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Full text of "Six ans au Congo : lettres de soeur Marie-Godeliève"

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JOHN  M.  KELLY  LIBDADY 


Donated  by 
The  Redemptorists  of 
the  Toronto  Province 

from  the  Library  Collection  of 
Holy  Redeemer  Collège,  Windsor 


University  of 
St.  Michael's  Collège,  Toronto 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/sixansaucongoletOOmariuoft 


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HO!  Y  REOEEMER  î^rtîRî^Jf,  WINDSOR 

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(Extrait  du  lournal  de  Bruxelles  du  22  Mars  1897) 

E  6  Juin  1892,  partaient  d'Anvers,  pour 
le  Congo,  cinq  vaillantes  Religieuses  de 
la  Congrégation  des  Sœurs  de  la  Charité, 
dont  la  Maison-mère  est  à  Gand.  L^une  de  ces 
héroïnes  était  Sœur  Marie-Godelieve,  originaire 
des  environs  de  Poperinghe,  un  type  exquis  de  la 
race  flamande,  une  femme  d'élite,  une  grande 
Belge,  une  Sainte  ! 

Je  veux  vous  raconter  son  histoire.  Je  la 
connais  bien  car,  lecteur  assidu  des  lettres  de 
la  Religieuse,  je  n'ai  cessé  de  la  suivre  dans  son 
héroïque  action  sur  la  terre  africaine.  Flamande, 
elle  écrivait  admirablement  le  français  :  ses  lettres 
pleines  de  gaîté,  d'humour  et  de  foi  sont  des 
petits  chets-d'œuvre  de  style  familier.  «  La  joie 
dans  le  sacrifice  !»  on  a  dit  cela  du  Père 
De  Deken,  un  autre  héros.  On  peut  le  répéter 
de   Sœur  Godelieve. 

5 


Lettres  de  Sœur  Marie-Godelieve 


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H0V1  WDEEMER  l\^^A^  ViliSDSOIl 


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Elle  débarquait  à  Banana  (Congo)  le  lo  Juillet 
1892.  Après  avoir  passé  une  année  dans  les 
Maisons  de  son  Ordre  à  Moanda  et  à  Nemlao, 
elle  partit  en  Septembre  1893  ayec  quatre  de 
ses  Consœurs  pour  «  le  royaume  de  cet  admirable 
Père  Cambier  »,  qui  est  occupé  à  renouveler 
là-bas  les  prodiges  de  Saint  François-Xavier, 
ce  grand  Jésuite,  qui  écrivait  des  Indes  et  du 
Japon  à  son  Général  :  «  De  grâce,  envoyez-moi 
des  Belges  !  »   Da  mihi  Belgas  ! 

Après  dix  semaines  d'un  voyage  épuisant, 
les  cinq  Sœurs  de  Charité  arrivent  au  commen- 
cement de  l'année  1894  à  St.  Joseph  de  Lulua- 
bourg,  sous  le  commandement  du  Père  De 
Deken.  On  se  demande  comment  de  faibles 
femmes  ont  pu  accomplir  une  pareille  odyssée  ! 
Il  leur  a  fallu,  sans  doute,  toute  la  puissance 
et  l'énergie  de  l'apostolat  pour  résister  à  de 
pareilles  fatigues. 

Notre  héroïne  vient  de  mourir  au  centre 
de  l'Afrique,  au  siège  de  la  florissante  Mission 
de  Luluabourg,  après  quatre  années  et  demie 
d'apostolat  ! 

Quelle  grandeur  morale  jaillit  de  ce  cadavre, 
quelles  preuves  d'immortalité,  quelles  démonstra- 
tions  de  vérité  ! 

En  comparaison  de  petite  Sœur  Godelieve 
que    sommes-nous,    nous    autres,    riches    oisifs. 


bourgeois  affairés,  politiciens  ambitieux  ?  Nous 
discutons  des  thèses,  nous  formulons  des  pro- 
grammes, nous  discourons  avec  plus  ou  moins 
d'éloquence  sur  les  conditions  de  la  félicité 
humaine.  Mais,  que  faisons-nous  ?  Quels  sont 
nos  actes  ?  Est-ce  que  nous  payons  de  notre 
personne  ?  Payons-nous  même  de  notre  poche 
comme  il  conviendrait  de  le  faire?  Hélas!  non, 
nous  ne  savons  pas  même  sacrifier  notre  amour- 
propre  au  triomphe  de  la  vérité  intégrale.  Nous 
nous  contentons  de  la  pratique  banale  du  chris- 
tianisme, dont  nous  aimons  à  vanter  la  puissance 
dans  les   âmes  des   autres. 

Que  devient  notre  virilité  devant  la  vie  et 
la  mort  d'une  femme  telle  que  petite  Sœur 
G'odelieve  ?  Un  sujet  de  plaisanterie.  Nous  avons 
la  prétention  de  nous  vouer  au  salut  de  l'Etat 
et  même  de  la  société  moderne  et  nous  ne 
songeons  pas  au  salut  des  âmes.  Cette  petite 
fille  de  Poperinghe   nous  fait  honte. 

Dors  en  paix,  ô  femme  héroïque,  dans  ta 
robe  blanche,  au  milieu  des  nègres  à  qui  tu  as 
fait  matériellement  sentir  l'œuvre  de  la  Rédemp- 
tion, et  prie  pour  ceux  qui  t'ont  comprise  et 
qui  t'ont  aimée  !  O  pleusi,  ô  sainte  petite  Sœur 
Godelieve,  priez    pour  nous  ! 

FÉLIX  DE  Breux 


(Extrait  du  Bien  Public  du  3 1  Décembre  i  893) 

A  l'arrivée  de  Sœur  Godelieve  à  Léopoldville,  un 
Européen  écrit  la  lettre  suivante  à  un  ami  de  Gand  : 

Ki7ichassa,  i3  Novembre  iSçj 

Le  R.  P.  De  Deken  est  arrivé  à  Léopold- 
ville avec  une  caravane  de  cinq  Sœurs  de  Charité 
de  Gand,  en  destination  pour  le  pays  des  Ba- 
chilanges.  Le  voyage  de  Matadi  à  Léopoldville,. 
à  travers  la  région  accidentée  des  cataractes, 
s'est  fait  dans  les  meilleures  conditions  :  17  jours 
de  marche  avec  arrêt  à  mi-chemin,  à  Lukungu^ 
de  cinq  jours  de  repos.  C'est  à  ce  relais  que 
les   voyageurs  doivent  changer  de   porteurs. 

En  confiant  à  l'explorateur  du  Thibet  avec 
Bonvallot  et  le  prince  d'Orléans,  cette  difficile 
mission  de  mener  dans  le  Haut-Congo  nos 
premières  Religieuses,  le  Supérieur  Général  des 
Missionnaires  de  Scheut,  le  très  Révérend  père 
Van  Aertselaer,  a  fait  acte  de  prévoyante  sagesse, 
et  il  a  donné  la  mesure  de  sa  haute  sollicitude 
pour  les  héroïques  femmes  qui  s'en  vont,  si 
loin  que  soit  marqué  le  pas  de  nos  explora- 
teurs, créer  des  asiles  aux  enfants  délaissés  de 
la  race  noire. 

Alors  qu'il  est  rare,  très  rare,  qu'une  cara- 
vane de   cinq    blancs,    de  jeunes    gens   presque 


tous  sortis  des  rangs  de  l'armée,  forts  et  pleins 
de  ressources,  nous  arrive  sans  déchet  à  I.éopold- 
ville,  les  Religieuses  ont  fait  la  route  sans  le 
moindre  accroc,  alertes  et  joyeuses  jusqu'au  bout. 
A  l'étape.  Dieu  sait  après  quelle  route!  elles 
égayaient  les  voyageurs  que  les  hasards  du 
chemin  faisaient  leurs  compagnons  d'un  jour,  par 
leur  bonne  humeur  et  les  édifiaient  par  leur 
simple  et   pénétrante  piété. 

D'ici  à  Luebo,  il  y  a  26  à  30  jours  de 
voyage  dans  une  rivière  merveilleuse  où  il  y  a 
tant  et  tant  d'hippopotames  que  nos  bonnes  Sœurs 
elles-mêmes  ne  résisteront  pas  au  plaisir  de  leur 
envoyer  quelques  balles.  De  Luebo  à  Luluabourg, 
le  voyage  doit  être  fait  par  terre,  8  à  10  jours 
de  marche.  Mais  déjà  on  se  trouve  dans  un 
pays  profondément  remué  par  le  R  P.  Cam- 
bier.  Les  Missionnaires  y  seront   chez  elles. 

Le  R.  P.  Cambier  viendra  au  devant  d'elles; 
300  à  400  hommes  de  sa  Mission,  des  meil- 
leurs porteurs  de  hamac  du  continent  noir,  lui 
feront  escorte;  les  indigènes  glaneront  les  bran- 
ches du  chemin  par  où  elles  doivent  passer  ; 
des  centaines  de  femmes  se  disputeront  l'hon- 
neur de  les  porter  par  delà  les  rivières  à  travers 
les  marais  et  les  villages  demeureront  vides  pen- 
dant une  nuit  afin  d'en  céder  les  cabanes  aux 
nobles   voyageuses. 


Que  Dieu  les  ait  sous  sa  sainte  garde  f 
Nul  que  Lui  ne  les  connaît!  Et  moi-même  qui 
vous  écris  et  qui  conserverai  comme  précieuse 
relique  un  peu  de  la  terre  que  leurs  pas  ont 
foulée,  je  ne  sais  rien  d'elles  qu'un  nom  d'emprunt 
qui  n'est  pas  même  celui  que  leur  mère  mur- 
murait jadis  sur  leur  berceau!...  Du  lointain  pays 
où  elles  s'en  vont,  nulle  d'elles  jamais  ne  re- 
viendra; elles  le  savent,  et  n'en  perdent  pas 
leur  vaillant  sourire....  et  leur  tombe  même,  un 
jour  glorieuse  aux  anges,  restera  ignorée  des 
hommes!....  Que  Dieu  les  garde  donc  et  soit 
leur  récompense,  puisque  c'est  Lui  seul  qu'elles 
viennent  si  loin  chercher  dans  les  plus  misé- 
rables et  les  plus  abandonnées  de  ses  créatures  ! 


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Itinéraire  d'Anvers  au  Congo 


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SOMMAIRE  :  Voyage  d'Anvers  au  Congo 

A  bord  de  l'Ella  Woerinann,  Juin  i8ç2 
Chère  et  digne  Supérieure, 


OUS  voici  au  terme  de  la  première  étape  de 
notre  voyage  vers  le  Congo!...  Nous  nous 
réjouissons  à  la  pensée  qu'aujourd'hui  nous 
mettrons  le  pied  sur  la  terre  ferme,  c'est  quelque 
chose  quand  pendant  huit  jours  on  a  été  dans  la 
balançoire  !  Les  jumelles  fonctionnent  de  bon  matin 
et,   à   tour  de  rôle,  on  interroge  l'horizon.  Bientôt  un 


(1)   Les   lettres    de    Sœur    Marie-Godelieve   ont   été    publiées   par 
l'excellente  Revue  des  Pères  de  Scheut  :  Missions  en  Chine  et  ait  Congo. 


II 


cri  de  joie  retentit  :  <.<  Terre!  Terre!  »  En  effet,  la 
première  île  du  groupe  des  Madère  se  montre  à 
nos  regards;  d'abord  comme  un  nuage,  elle  s'éclaircit 
bientôt  en  se  rapprochant,  c'est  Porto-Santo.  Elle 
est  inhabitée  du  côté  où  nous  l'avons  en  vue  et  ne 
présente  que  des  montagnes  désertes  et  des  rochers 
abrupts  couverts  d'une  sorte  de  lave  qui,  éclairée 
par  le  soleil,  lui  donne  un  aspect  doré.  En-deça  les 
montagnes  l'île  est  d'une  grande  fertilité  et  est 
peuplée  d'environ  20,000  habitants.  Une  seconde  île 
apparaît,  c'est  l'île  Déserta,  ainsi  appelée  parce  qu'elle 
est  entièrement  déserte.  Plus  petite  que  la  première, 
elle  forme  le  domaine  des  lapins  sauvages  qui  se 
nourrissent  de  la  maigre  verdure  des  rochers  et  célè- 
brent joyeusement  leur  liberté  et  la  paix  de  leurs 
frontières. 


Arrivée  à  l'île  Madère 

Mais  voici  la  grande  île  Madère.  De  nature  vol- 
canique comme  le  reste  du'  groupe,  elle  est  d'une 
extrême  fertilité  et  produit  surtout  beaucoup  de  rai- 
sins, dont  on  tire  l'excellent  vin  de  Madère  si  re- 
nommé dans  toute  l'Europe.  Les  montagnes  sont 
parsemées  de  maisons  blanches  aux  toits  plus  ou 
moins  aplatis,  ce  qui  leur  donne  un  aspect  char- 
mant. Nous  contournons  l'île  pour  entrer  dans  la 
baie  de  Funchal,  capitale  de  Madère.  Une  masse  de 
petites  barques  de  toute  forme  et  grandeur  viennent 
à  notre  rencontre.  C'est  tout  d'abord  un  représentant 
de  l'autorité  portugaise  accompagné  d'un  médecin 
qui  viennent  s'enquérir  de  l'état  sanitaire  de  notre 
Woermann.  Le  capitaine  leur  signifie  que  tout  va  bien, 
et  ils  se  retirent.  Vient  ensuite  la  douane;  l'un  des 
employés,  fort  de  quelques  mots  français,  nous  fait 
des  longues  harangues  dont  le  premier  mot  est  encore 


12 


à  comprendre.  Mais  déjà  nous  sommes  entourés  de 
barquettes.  Les  unes  portent  des  matelots  qui  nous 
invitent  à  descendre,  les  autres  sont  chargées  de 
marchandises  telles  que  :  petits  paniers,  cigares,  fruits, 
etc.,  c'est  tout  un  petit  marché   en   pleine  mer. 

J'oubliai  de  vous  dire  qu'à  chaque  escale,  le  dra- 
peau national  flotte  à  la  poupe  du  navire,  tandis  que 
le  pavillon  de  la  Compagnie  est  hissé  au  haut  des 
mâts  ;  on  fait  aussi  d'autres  signaux  au  moyen  de 
drapeaux  multicolores,  et  dès  que  le  drapeau,  alle- 
mand apparaît  sur  la  tour  du  port,  le  canon  retentit 
pour  le  saluer...  Nous  voici  prêtes  à  partir  en  Novices 
de  la  Maison-mère,  car  nous  sommes  fières  de  nos 
grandes  guimpes  gantoises.  Nous  remettant  entre 
les  mains  de  la  divine  Providence,  nous  descendons 
dans  une  barque,  vraie  coquille  de  noix,  et,  à  force 
de  rames,  on  nous  fait  gagner  le  rivage.  Heureuses 
de  fouler  la  terre  ferme,  nous  nous  avançons  ma- 
gistralement dans  la  belle  ville  de  Funchal,  vrai 
paradis  terrestre  tant  pour  la  douceur  du  climat  qui 
est  un  printemps  perpétuel  que  pour  la  richesse  de 
la  végétation  et  l'air  de  fête  que  respirent  ses  mai- 
sons blanches  ornées  de  verdure.  Les  rues  sont 
étroites  et  pavées  en  dessins  avec  des  cailloux.  Les 
habitants  au  teint  brun  et  aux  cheveux  noirs  sont 
pour  la  plupart  des  métis.  On  y  rencontre  beaucoup 
d'Anglais  et  d'autres  Européens,  car  Funchal  est 
devenue  une  station  pour  les  malades  pulmonaires. 
Sauf  de  rares  exceptions,  le  costume  est  européen, 
on  se  croirait  dans  un  des  faubourgs  de  Bruxelles. 
Après  avoir  été  à  la  poste  pour  notre  télégramme 
et  pour  nos  lettres,  nous  nous  dirigeons  vers  le 
Jardin  botanique  où  nous  trouvons  réunies  toutes 
les  richesses  de  la  végétation  des  tropiques  :  de 
magnifiques  palmiers  y  offrent  leur  ombre  bienfai- 
sante, des  oliviers  en  fleurs,  des  orangers  chargés  de 


13 


fruits  et  mille  autres  arbres  fruitiers  avec  les  magni- 
fiques parterres  qui  les  séparent  en  font  un  véri- 
table palais  fé(  rique. 

J'avais  l'appareil  photographique  avec  moi,  et, 
d'un  point  dominant  toute  la  ville,  j'ai  pris  deux 
belles  vues;  fasse  le  Ciel  que  le  développement  en 
réussisse,  et  vous  aurez  une  idée  de  ce  bijou  africain. 

Mais,  continuons  notre  promenade  et  dirigeons 
nous  vers  l'endroit  favOri  d'une  Religieuse,  l'église. 
Nous  voici  devant  celle  d'un  couvent  tout  juste  à 
l'heure  du  Salut.  Le  prêtre,  en  chaire,  fait  une  allo- 
cution en  portugais,  tandis  que  la  pieuse  assistance 
l'écoute  à  genoux  ;  puis,  précédé  de  trois  enfants  de 
chœur  en  soutane  rouge  et  en  petite  blouse  blanche, 
il  se  dirige  vers  l'autel.  Il  n'a  plus  de  chape  à 
mettre,  il  l'avait  déjà  pour  prêcher.  Le  Salut  est 
chanté  par  des  Religieuses  dont  je  vous  parlerai 
tantôt.  Nous  sommes  bien  touchées  de  la  dévotion 
de  toutes  ces  personnes  qui,  agenouillées  par  terre 
sur  un  tapis  (car  ici  point  de  chaises,  sauf  quelques- 
unes  pour  les  malades),  se  comportent  de  la  manière 
la  plus  édifiante.  L'église  est  magnifiquement  ornée, 
on  n'aperçoit  de  toutes  parts  que  tentures  et  fleurs, 
l'autel  surmonté  d'une  statue  du  Sacré-Cœur  est 
inondé  de  lumières.  Avec  quelle  ferveur  nous  implo- 
rons les  bénédictions  de  Jésus  pour  nos  chers  Supé- 
rieurs, nos  consœurs  et  nos  familles  !  Le  Salut  se 
termine  et  une  scène  bien  différente  de  la  première 
nous  frappe  d'étonnement  !  Cette  foule,  tout  à  l'heure 
si  recueillie,  transforme  l'église  en  un  lieu  de  récréation. 
On  se  salue,  on  se  raconte  les  nouvelles  du  jour 
et  comme  vous  vous  y  attendez  bien,  les  visiteuses 
inconnues  ne  sont  pas  le  moindre  objet  de  leur 
babil,  la  familiarité  va  si  loin  qu'on  se  parle  presque 
sur  les  marches  de  l'autel.  Ce  peuple  regarde 
vraiment  Dieu  comme    son    Père  et   ne  connaît  pas 


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3 
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cette  crainte  servile  qui  en  fait  un  Juge  sévère. 
Une  demoiselle  vient  nous  inviter  à  visiter  le 
couvent  et  pendant  que  quelques-uns  d^s  Pères 
continuent  la  promenade  avec  le  médecin  du  bord, 
nous  suivons  notre  conductrice.  Les  Religieuses,  ou 
plutôt  les  personnes  qui  habitent  ce  monastère 
—  car  jusqu'ici  elles  n'ont  ni  Règle,  ni  Vœux,  elles 
s'associent  pour  mener  une  vie  pieuse  en  communauté 
et  seront,  peut-être,  plus  tard  érigées  en  Congré- 
gation —  forment  demi-cercle  à  la  grande  porte 
d'entrée  pour  nous  recevoir  avec  toute  la  bienveil- 
lance possible.  Elles  nous  promènent  dans  les  vastes 
corridors  du  cloître  anciennement  occupé  par  des 
moines,  nous  montrent  le  chœur,  quelques  oratoires 
remarquables,  entr'autres  celui  de  St.  Antoine,  grand' 
Patron  des  Portugais  et  les  tableaux  antiques  qu'elles 
possèdent.  A  la  vue  des  belles  fleurs  qu'on  voit  de 
tous  côtés,  l'envie  me  prend  d'en  avoir  aussi  pour 
le  modeste   autel  du  navire. 

L'un  des  Pères  se  fait  l'interprète  de  mon  désir 
auprès  d'une  Sœur  connaissant  quelques  éléments 
d'anglais  et  l'on  m'apporte  tout  un  bouquet  de 
fleurs  naturelles  avec  une  branche  de  rosier  en' 
plumes,  c'en  était  assez  pour  ma  première  enquête. 
Nous  quittons  le  couvent  après  force  accolades,  char- 
mées de  leur  gentillesse,  mais  un  peu  tristes  de  ne 
pas  avoir  encore  reçu  le  don  des  langues  pour  les 
comprendre  !.... 

En  voilà  maintenant  assez  sur  Madère  !  Ah  ! 
j'oubliais  :  c'est  demain  la  St.  Antoine,  les  rues  sont 
parsemées  de  feux  de  joie,  et  l'église  qui  lui  est 
dédiée  est  tout  illuminée  jusque  bien  avant  dans  la  nuit. 
Pour  nous,  revenues  au  bateau  vers  9  heures, 
nous  préparons  bien  vite  l'autel,  avec  soin  cependant, 
car  notre  bon  Jésus  va  avant  tout,  puis  nous  nous 
livrons  au  repos. 

"5 


Arrivée  aux  Iles  Canaries 

Le  lendemain  13  juin  nous  quittons  Funchal 
pour  Ténérife,  une  des  îles  Canaries,  nous  y  arrivons 
le  mardi  14.  Personne  d'entre  nous  ne  sent  plus  la 
moindre  indisposition;  cette  petite  fatigue  de  Madère 
a  même  dépouillé  Sœur  Hygine  des  derniers  vestiges 
de   son    mal. 

Nous  sommes  au  port  de  Santa-Cruz,  ville 
principale  de  Ténérife.  Même  formalité  qu'à  l'escale 
précédente,  même  nombre  de  barques  venant  nous 
saluer.  Nous  faisons  notre  toilette,  pas  l'habit,  mais 
belle  jaquette,  beau  scapulaire  et  puis,  jupon  bleu, 
guimpe  et  voile  du  dimanche.  Pour  la  première  fois 
nous  nous  munissons  de  notre  parasol,  car  nous 
apercevons  sur  la  rive  un  monsieur  qui  se  promène 
avec  l'ombrelle  ouverte.  —  Nous  voilà  dans  la  bar- 
quette. Aujourd'hui  c'est  l'espagnol  qui  frappe  nos 
oreilles;  c'est  moins  dur  que  le  portugais,  mais  les  gens, 
toujours  bruns  et  métis,  semblent  bien  plus  bavards 
qu'à  Aladère.  C'est  un  petit  défaut  à  côté  d'une 
grande  qualité  :  ils  sont  plus  droits  que  nos  ciceroni 
de  Funchal.  Notre  bon  Père  De  Deken,  en  costume 
chinois,  nous  précède  à  la  poste,  au  couvent.  Mais, 
quel  couvent!  Il  est  habité  par  des  Sœurs  de  Charité 
espagnoles  et  Dieu  sait  si  elles  y  font  honneur  ! 
Dans  toute  l'Europe,  il  n'y  a  pas  un  Établissement 
d'aussi  exquise  propreté.  Les  parloirs  sont  de  vrais 
petits  salons  :  portes  et  fenêtres  garnies  de  grands 
rideaux  rouges  ou  bleus  pour  la  fraîcheur  et  par- 
tout des  tapisseries   admirablement   bien   faites. 

A  l'hôpital,  pas  la  moindre  odeur  et  pourtant 
on  y  trouve  de  tout!  Et  l'orphelinat?  Jamais  je  n'ai 
vu  des  dortoirs  aussi  bien  arrangés  !  Tous  les  lits 
ont  leur  couvre-lit  en  coton  jaune  clair  avec  fleurs 
roses,   ce   qui    fait   très-bel   effet;    le    drap    supérieur 

16 


et  la  taie  d'oreiller  des  orphelines  sont  garnis  d'une 
large  dentelle  au  crochet;  pour  les  orphelins,  on  se 
passe  de  ce  luxe.  Le  dortoir  des  tout  petits  est 
entouré  de  lits-berceaux  pourvus  chacun  d'un  mous- 
tiquaire, et  tout  cela  est  si  blanc  et  si  gentil  qu'on 
se  croirait  vraiment  dans  une  autre  sphère.  Au  ves- 
tiaire, le  linge  est  disposé  en  dessins  dans  les 
vitrines  et  orné  ça  et  là  de  fleurs  artificielles.  Je 
me  hasarde  à  faire  connaître  par  signes  plutôt 
encore  que  par  paroles  mon  désir  d'avoir  quelques 
fleurs,  car  celles  reçues  dimanche  étaient  insufiisantes 
pour  orner  quelque  peu  notre  pauvre  autel,  et  aussitôt 
la  bonne  supérieure  m'en  donne  de  quoi  faire  deux 
jolis  bouquets.  Je  la  remercie  de  sa  générosité  et 
nous  quittons  charmées  de  tout  ce  que  nous  avons 
vu  aussi  bien  qu'édifiées  de  leur  charité,  de  leur 
dévoûment  et  de  leur  zèle  pour  les  âmes  qui  leur 
sont   confiées. 

De  là,  nous  nous  dirigeons  vers  les  trois  églises 
de  la  ville;  elles  sont  magnifiques;  les  fenêtres  en 
sont  garnies  de  draperies  rouges  aux  franges  d'or, 
les  piliers  de  même;  les  autels  dorés  et  ornés  de 
sculptures  incrustées  ça  et  là  de  fleurs  en  argent 
massif  J'ai  pris  la  photographie  du  maître-autel  de 
l'église  de  la  Conception,  mais  je  crains  qu'elle  ne 
soit  voilée  car  il  faisait  très-sombre.  On  nous  a  montré 
un  superbe  dais  en  argent  massif  qui  surmonte  le 
Tabernacle  aux  jours  de  fêle;  il  était  plus  haut  que 
moi  et  entièrement  ciselé.  Point  de  chaises  à  l'église, 
mais  le  long  de  la  nef  principale  une  rangée  de 
bancs.  Nous  regrettons  de  ne  plus  nous  trouver  ici 
à  la  Fête-Dieu,  car  les  processions  sont  splendides 
et,  suivant  l'usage  espagnol,  une  danse  s'exécute 
devant,  le  St.  Sacrement.  C'est  une  petite  mortifica- 
tion que  nous  offrons  volontiers  pour  obtenir  les 
bénédictions   de  Dieu  à  notre  futu-c  ]\Iission.  —  Le 


17 


costume  des  femmes  est  déjà  un  peu  modifié  :  elles- 
portent  un  large  jupon,  se  couvrent  les  épaules  d'un 
long  châle  noir  et  gris  et  se  coiffent  d'un  petit  mou- 
choir blanc  (en  satin,  si  la  bourse  le  permet).  Ce  petit 
mouchoir  est  remplacé  par  un  chapeau  rond  en  paille, 
à  bords  exigus  si  elles  ont  quelque  fardeau  à  portera- 
car  elles  plantent  tout  sur  la  tête  et  marchent  ainsi 
d'un  pas  aussi  ferme  que  le  premier  fantassin  du 
pays.  —  Les  toits  en  pente  disparaissent  presqu'entière- 
ment  pour  faire  place  aux  plates-formes. 

Vers  le  miheu  de  la  nuit,  nous  levons  l'ancre 
et  nous  avançons  vers  Las-Palmas,  emportant  de 
Santa-Cruz  un  meilleur  souvenir  encore  que  de  Fun- 
chal   :    une  dévotion  plus  solide  parmi  le  peuple. 

i^Juin.  Aujourd'hui,  nous  n'avons  que  deux  Mes- 
ses, une  de  moins  qu'aux  jours  ordinaires,  nous  tâchons 
d'y  suppléer  en  priant  encore  avec  plus  de  ferveur. 
A  8  heures,  au  i"^  déjeûner,  l'ancre  est  déjà  jetée 
en  face  de  la  capitale  de  Grand  Canaria  (en  langage 
du   pays). 

Arrivée  à  Las  Palmas 

Pas  tous  les  jours  promenade,  aussi  nous  restons- 
cette  fois  au  logis,  d'ailleurs  les  détails  principaux 
de  cet  endroit  vous  sont  déjà  connus.  Cela  ne  nous 
empêchera  pas  de  voir  des  indigènes;  ils  arrivent 
de  toutes  parts  dans  les  barquettes  traditionnelles 
pour  vendre  des  cigares,  des  oranges  et  des  bananes; 
mais,  dès  qu'ils  aperçoivent  une  Sœur,  ils  oublient 
pour  ainsi  dire  leur  métier  et  viennent  baiser  la 
croix,  le  chapelet  en  demandant  rosario,  rosariol 
Nous  leur  en  distribuons  ainsi  que  des  scapulaires, 
des  médailles,  des  images,  etc.  Avec  quelle  joie  ils 
s'en   revêtent!   Heureux  chrétiens,    ils    ont  appris    à 

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aimer  Jésus,  à  honorer  Marie  et  leur  visage  bruni 
par  le  soleil  s'illumine  d'un  bonheur  que  ne  connaît 
pas  l'incrédule  de  nos  cités.  D'une  main  ils  tiennent 
la  médaille  ou  le  rosaire  tandis  qu'en  signe  de 
remercîment  ils  portent  l'autre  à  la  bouche  et  nous 
montrent  le  Ciel.  Je  n'oublierai  jamais  la  profonde 
impression  que  me  fit  celte  piété!  «  Voilà,  dit  le 
«  R.  P.  Supérieur,  ce  que  l'Espagne  a  fait  des  îles 
«  Canaries!  »  —  «  Voilà,  ajoutai-je,  ce  que  nous  espé- 
«  rons  faire  du  Congo  avec  la  grâce  de  Dieu  et 
«  le  généreux  concours  de  nos  compatriotes!  »  Si 
nous  sommes  déçues  dans  notre  espérance,  car  les 
desseins  de  Dieu  sont  impénétrables,  ce  ne  sera  point 
faute  de  dévoûment  de  notre  part,  car  nous  sommes 
prêtes  à  tout!  travailler,  prier,  souffrir,  voilà  désor- 
mais notre  vie,  oui,  voilà  le  désir  de  nos  cœurs, 
heureuses  sommes-nous  de  pouvoir  offrir  au  Divin 
Maître  tout  ce  que  nous  avons  et  tout  ce  que  nous 
sommes  pour  arracher  ne  fût-ce  qu'une  seule  âme 
à  l'enfer!... 

Ma,intenant,  adieu  Las  Palmas!  Le  troisième  siffle- 
ment se  fait  entendre,  il  nous  faut  voguer  vers  un  autre 
port  et  célébrer  en  plein  Océan  la  belle  solennité 
de  la  Fête-Dieu  !  Nous  ornons  l'autel  avec  un  soin 
scrupuleux,  nos  draperies  rouges  de  tous  les  jours 
sont  remplacées  par  le  velours  bleu  que  nous  drapons 
devant  le  grand  miroir,  le  bas  de  l'autel  est  recouvert 
de  draperies  de  coton.  Il  faut  bien  montrer  à  notre 
équipage  protestant,  si  curieux  de  toutes  ces  choses, 
que  nous  tenons  compte  des  fêtes  et  que  nous  avons 
la  gloire  de  Dieu  à  cœur.  Les  fleurs  reçues  précé- 
demment font  merveille  dans  la  draperie  bleue,  et 
nous  nous  livrons  au  repos  avec  la  douce  certitude 
que  Jésus  est  content  de  nous!  Le  lendemain,  nous 
avons  le  bonheur  de  communier  et  d'entendre  cinq 
Messes. 


19 


Lettres  de  Sœur  Marie-Godelieve 


Nous  chantons  le  Suh  tuuin,  VAve  verum,  le 
Magnificat,  tout  cela  de  si  grand  cœur  que  notre 
médecin,  d'ordinaire  grand  dormeur,  se  lève  de  bon 
matin,  et,  tout  luthérien  qu'il  est,  est  alléché  par  la 
mélodie.  Depuis  lors,  il  n'en  est  que  plus  gentil  à 
notre  égard.  Puisse  la  grâce  une  bonne  fois  le  remuer 
ainsi  que  notre  bon  capitaine,  qui  vraiment  nous  entoure 
de  soins  et  d'égards!... 

Comme  la  journée  pourrait  paraître  longue,  faute 
d'occupations  distrayantes  :  on  ne  sait  pas  toujours 
prier  et  notre  règlement  ne  comporte  pas  tant  de 
récréation,  j'en  profite  pour  écrire  une  douzaine  de 
pages  d'impressions  de  voyage  et  ainsi  le  coucher 
du  soleil  vers  7  heures  est  assez  vite  arrivé. 

—  Nous  commençons  déjà  à  nous  nourrir  de 
fruits  africains  :  cerises,  pêches,  bananes,  figues  fraî- 
ches; ils  paraissent  un  peu  fades  les  premières  fois 
mais   on   s'y  habitue  vite. 

Les  jours  raccourcissent  à  mesure  que  nous 
approchons  de  l'Equateur  :  à  4  1/2  h.  du  matin  il 
fait  encore  presque  noir,  et  vers  6  1/2  h.  au  milieu 
du  dîner  on  est  obligé  d'allumer  les  lampes.  Nous 
n'avons  pas  encore  les  fortes  chaleurs,  quoique  ce 
soir  nous  passions  le  Tropique  du  Cancer. 

ij  Juin.  La  mer  est  un  peu  grosse  aujourd'hui, 
le  roulis  auquel  déjà  nous  étions  habituées  se  fait 
sentir  plus  fortement,  et,  de  temps  en  temps,  nous 
donne  quelques  bonnes  secousses.  Une  vague  eut 
même  la  hardiesse  de  visiter,  sans  permission,  la 
cabine  du  Père  Supérieur  et  celle  du  capitaine.  Dès 
son  lever,  le  premier  dut  prendre  un  bain  de  pieds 
à  l'eau   de  mer. 

Les  Prêtres  doivent  se  tenir  à  deux  pour  célébrer 
leur  Messe,  car  le  calice  menace  de  se  renverser. 
Nous  avons  eu  trois  Messes  et  la  S*®  Communion, 
notre  Viatique  pour  le  Congo.  Nous  en   avons  bien 


20 


besoin,  car,  au  milieu  de  l'Océan,  loin  de  tout  ce 
qui  nous  est  cher,  en  route  vers  des  régions  inconnues, 
nous  serions  bien  sujettes  à  quelque  découragement  ou 
appréhension,  si  Jésus  n'était  là  pour  remplacer  tout 
pour  nous!  Il  se  fait  notre  soutien,  notre  force,  notre 
consolation  et  c'est  Lui  qui  répand  dans  nos  cœurs 
cette  douce  \oiti  qui  ne  nous  a  pas  encore  quittées 
depuis  notre  départ.  En  effet,  nos  figures  qui  mai- 
grissent un  peu  dès  l'abord,  s'arrondissent  comme 
la  pleine  lune. 

Voici  maintenant  autre  chose  :  le  capitaine  me 
dit  ce  midi  de  me  préparer  à  recevoir  un  nouveau 
baptême  dont  il  n'est  pas  fait  mention  dans  mon 
catéchisme.  Vous  devinez  ce  dont  il  s'agit,  aussi  je 
le  remercie  de  sa  prévenance,  ajoutant  que  je  gar- 
derai plutôt  le  tiroir  toute  la  journée,  et  lui  de 
répondre  :  «  Alors  la  cérémonie  se  passera  dans  la 
cabine.  »  Heureusement  que  le  Père  Supérieur  se 
propose  de  nous  racheter,  sans  quoi!...  une  douche 
à  la.  mode  du  jour! 

Nous  arriverons  probablement  dimanche  prochain 
à  Gorée,  situé  dans  un  îlot  sur  les  côtes  du  Séné- 
gal,  ce   sera  notre   première   halte  chez   les   nègres. 


Arrivée   à   Gorée 

Nous  voici  au  Sénégal,  possession  française;  tous 
les  habitants  connaissent  plus  ou  moins  le  dialecte 
de  leur  mère-patrie,  de  sorte  que  le  français  vient 
bien  à   point  ici. 

Le  dimanche,  ip  Juin,  nous  arrivons  pendant 
la  cinquième  Messe  au  port  de  Gorée,  presque  sans 
nous  en  apercevoir,  tant  nous  prions  avec  ferveur 
pour  notre  chère  Révérende  Mère. 

Gorée  n'a  pas  très-bel  aspect,  des  maisons  blanches 


21 


assez  sales  avec  plate-forme,  une  petite  tour  et  quel- 
ques forts.  Un  peu  plus  loin  on  distingue  clairement 
la  côte  du  continent  africain,  le  port  de  Dakar  et 
les  palmiers  qui  l'entourent.  Pour  la  première  fois, 
nous  jetons  les  yeux  sur  ce  continent  désormais 
témoin  de  nos  labeurs  et  de  notre  vie  nouvelle,  le 
cœur  nous  bat  bien  fort  d'espérance  et  de  confiance 
en  Dieu,  du  désir  de  Lui  gagner  tant  d'âmes  plon- 
gées encore  dans  les  ténèbres  du  paganisme  et 
nous  renouvelons  de  grand  cœur  à  cette  intention 
l'offrande  de  tout  ce  que  nous  sommes  et  de  tout 
ce  que  nous  avons!...  Mais  pourquoi  ne  nous  arrive- 
t-il  pas  ici  de  petites  barques  comme  à  nos  escales 
précédentes?  Ah  !  c'est  qu'aujourd'hui  on  célèbre  la, 
solennité  du  St.  Sacrement  et  précisément  à  cette 
heure  la  cloche   appelle  les  fidèles  au   saint  lieu. 

Enfin,  voici  une  barquette  en  route  :  c'est  le 
médecin  officiel  qui,  amené  par  six  nègres  noirs 
comme  du  jais,  vient  inspecter  l'état  des  habitants 
du  «Woermann  ».  Il  est  en  blanc  et,  pour  être  un  fran- 
çais, semble  fort  raide  sous  son  casque.  Monsieur 
son  interprête,  aussi  noir  que  le  reste  de  la  popula- 
tion, fait  tout  lui-même,  tandis  que  le  docteur  se 
borne  à  lancer  des  regards  qui  ne  sont  rien  moins 
qu'agréables  sur  tout  notre  équipage  allemand.  Son 
visage  pourtant  s'éclaircit  en  apercevant  des  Mission- 
naires qu'il  croit  être  ses  compatriotes,  et  il  nous 
annonce  que  la  Messe  vient  de  sonner;  ce  n'est 
pas  qu'il  compte  y  aller  lui-même  (plus  tard  nous 
avons  appris  qu'au  Sénégal  aucun  Français  ne 
met  le  pied  à  l'église,  sinon  pour  un  enterrement). 
Ils  font  contraste  avec  les  Espagnols  et  les  Portu- 
gais qui  sont  partout  les  premiers.  —  Le  capitaine 
accompagne  notre  homme  pour  chercher  des  ouvriers» 
il  n'en  trouve  pas  :  les  chrétiens  Sénégalais  ne  tra- 
vaillent pas  le  dimanche,  encore  moins  un  jour  de 


22 


fête.  Il  faudra  donc  mouiller  un  jour  et  demi  en 
face  de  notre  première  population  nègre.  Vers  midi, 
le  capitaine  fait  vigoureusement  siffler  la  machine  et 
hisse  le  pavillon  pour  inviter  une  barque  à  venir 
nous  prendre  et  nous  laisser  mettre  pied  à  terre. 
On  a  appris  que  ce  ne  sera  qu'un  franc  aller 
et  retour,  aussi  tout  le  monde  sera  de  la  partie. 
Nous  sommes  donc  à  Gorée.  Déjà  les  fortes  chaleurs 
se  font  sentir;  depuis  Las  Palmas  le  vent  rafraîchis- 
sant du  Nord  a  fait  place  à  un  vent  tiède  venant 
du  continent;  aussi  ne  faut-il  pas  travailler  pour 
transpirer;  malgré  tout,  nous  n'avons  pas  le  courage 
de  renoncer  déjà  aux  guimpes  gantoises  et  nous 
nous  contentons  de  notre  petite  ombrelle.  Il  est  aisé' 
de  voir  que  c'est  jour  de  fête  :  tous  les  nègres  sont 
en  grande  toilette  :  le  rouge,  le  bleu,  le  jaune,  le 
blanc,  toutes  les  nuances  de  l'arc-en-ciel.  C'est  un 
vrai  carnaval!  Si  nous  les  admirons,  eux,  ils  ne  nous 
admirent  pas  moins  et  poussent  leur  longue  langue 
rouge  entre  leurs  dents  d'ivoire  pour  témoigner  tous 
leurs  sentiments!...  La  plupart  sont  assis  ou  croupis 
dans  le  sable,  tous  ceux  qui  portent  bonnet  ou  chapeau 
se  découvrent  respectueusement  à  notre  passage.  Nous 
nous  dirigeons  vers  l'église.  Elle  est  assez  grande  et 
bien  ornée  pour  la  circonstance  :  partout  des  oriflam- 
mes en  papier  avec  dessins  et  inscriptions  en  or, 
des  bouquets  de  fleurs  artificielles,  des  tentures,  etc. 
Ce  n'est  plus  à  l'orientale  :  il  y  a  des  bancs  pour 
s'agenouiller,  d'autres  pour  s'asseoir.  Nous  entrons 
précisément  à  l'heure  des  Vêpres.  Les  deux  Pères 
du  S'  Esprit  qui  desservent  la  Mission  entonnent 
le  Dcus  in  adjutoriuui,  et  toute  l'assistance  d'y  répondre, 
mais  plus  mélodieusement  que  vous  ne  le  croiriez, 
avec  accompagnement  d'harmonium  et  de  trombone. 
Je  regarde  si  ce  sont  bien  des  nègres  qui  chantent 
aussi  parfaitement  l'Office  et  il  le  faut  puisqu'aucun 


23 


Français  n'est  à  y  rencontrer.  Leur  bouche,  du  reste^ 
est  assez  grande  pour  livrer  passage  aux  sons,  on 
y  mettrait  presque  une  fournée  de  pains.  Cela  n'em- 
pêche d'émouvoir  profondément  le  cœur  de  quiconque, 
pour  la  première  fois,  est  témoin  d'une  ferveur  aussi 
grande  chez  ceux  qui,  hier  encore  païens,  pourraient 
déjà  aujourd'hui  servir  de  modèle  à  plus  d'un  chrétien. 
Après  les  Vêpres  vient  la  procession!  oui,  en  plein 
pays  africain,  procession!...  Nous  quittons  Gorée  émer- 
veillées du  changement  que  la  Religion  a  pu  opérer 
chez  ces  peuplades  naguère  livrées  à  toutes  les 
horreurs  du  paganisme  et,  de  plus,  bien  désireuses 
d'opérer,  avec  la  grâce  de  Dieu,  les  mêmes  effets 
chez   nos  futurs   Congolais! 

Nous  voici  revenues  à  notre  «  Ella  Woermann  ». 
Le  capitaine  eut  la  gentillesse  de  nous  attendre  pour 
le  dîner,  sans  quoi  l'estomac  eût  pu  rester  vide,  ou 
plutôt  rempli  de  Gorée  jusqu'au  lendemain.  Oubliant 
que  le  capitaine  est  protestant,  je  lui  fais  une  longue 
description  des  cérémonies  auxquelles  nous  avons 
assisté;  cela  ne  l'ennuie  pas  le  moins  du  monde, 
bien  au  contraire,  il  aime  ces  choses-là!  «  Ce  n'est 
pas  impossible  qu'un  jour  je  me  fasse  catholique,  »  me 
dit-il.  Il  a  interrogé  le  Père  Baltus,  fort  versé  en 
allemand,  sur  nos  constitutions  et  notre  genre  de 
vie  et  comparant  ensuite  avec  les  couvents  protestants 
il  n'a  pu  s'empêcher  d'admirer  les  Sœurs  de  Charité. 
Priez  un  peu,  s'il  vous  plaît,  pour  que,  touchée  par 
une  grâce  toute  puissante,  cette  âme  devienne  le 
partage   du  Christ! 

20  Juin.  Aujourd'hui,  ce  n'est  plus  fête,  aussi  le 
monde  ne  manque  pas  pour  décharger  les  marchan- 
dises. Le  costume  de  fête  a  disparu  et  déjà  le  costume 
d'Adam  n'est  plus  si  rare  pour  les  enfants.  Vers 
midi,  nous  levons  l'ancre;  nous  nous  dirigeons  sur 
Monrovia.  Nous  remarquons  un  petit  steamer  à  vapeur. 


24 


c'est  un  anversois,  le  Roubaix,  Quel  bonheur  de  voir 
un  compatriote!  Le  sifflet  à  vapeur  le  salue,  de  part 
et  d'autre  les  drapeaux  sont  arborés,  chapeaux  et 
mouchoirs  s'agitent  en  signe  d'amitié!  A  la  vue  de 
ce  cher  drapeau  belge,  flottant  au  milieu  de  l'Océan, 
sur  un  frêle  bateau,  l'amour  de  la  patrie  se  réveille 
et  Sœur  Humilienne,  qui  a  tout  su  quitter  les  yeux 
secs,  verse  des  larmes  d'émotion!  Qu'on  dise  encore 
après  cela  que  dans  le  cœur  d'une  Religieuse  il  n'y 
a  point  de  sentiment  national!...  Certes,  mais  l'amour 
de  sa  Congrégation  est  encore  plus  fort,  aussi  notre 
plus  grande  joie  en  arrivant  au  Congo  sera  d'y 
trouver  nos  chères  Consœurs  et  d'y  recevoir  bien 
vite   de  vos  nouvelles.  Tarderez-vous  longtemps? 

21  Juin.  S'  Louis  de  Gonzague.  Ce  bon  Patron 
de  la  ieunesse  n'est  pas  salué  fort  amicalement  par 
nos  Sœurs.  L'une  après  l'autre  est  prise  du  mal  de 
mer.  Le  R.  P.  Supérieur  l'attribue  à  la  chaleur 
suffocante  jointe  au  tangage  qui  a  succédé  au  roulis. 

Mais  que  se  prépare-t-il?  Les  ouvriers  roulent 
en  toute  hâte  la  tente,  attachent  tout  ce  qui,  sur 
le  pont,  pourrait  voler.  Le  capitaine  morne  et  inquiet 
interroge  l'horizon  avec  sa  longue  vue;  dans  le  loin- 
tain, les  vagues  s'agitent.  On  nous  dit  qu'une  tempête 
ge  prépare.  Nous  nous  confions  en  la  divine  Provi- 
dence; nous  prions  et  nous  attendons  calmement  notre 
sort.  Quand  on  a  tout  quitté  pour  Dieu  on  est  assez 
vite  prête  à  paraître  devant  Lui.  D'ailleurs,  si  nous 
mourons,  c'est  sa  sainte  volonté,  et  quoi  de  plus 
parfait  que  la  conformité  à  cette  volonté  divine  ?  Déjà 
le  ciel  est  sombre  el  menaçant  :  nous  courons  un  double 
danger,  car  le  vent  peut  nous  pousser  sur  les  récifs  de  la 
côte  et  alors  c'en  est  fait  du  «  Woermann  »  et  de  tous 
ses  habitants  !..  Mais  Dieu  veille  sur  nous.  Voilà  qu'au 
moment  où  la  tempête  semblait  prête  à  éclater,  le 
ciel  s'éclaircit,   les   nuages  se   dispersent!   Rien    que 


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les  prières  de  nos  bien  aimées  Sœurs  de  Belgique 
ont  pu  opérer  pareil  prodige.  Nous  en  sommes  quit- 
tes pour  une  bonne  averse  qui  rafraîchit  l'air,  et 
dans  le  Sacré-Cœur  de  Jésus  nous  contiimons  gaiment 
notre  voyage. 

22  Juin.  Sœur  Hygine  qui  n'a  pas  fermé  l'œil 
passe  toute  la  journée  dans  son  fauteuil  sur  le  pont, 
jeûnant  à  l'eau  claire.  Les  deux  autres  Sœurs  en 
allant  un  peu  mieux  semblent  m'avoir  cédé  quelque 
chose  de  leur  intérieur;  je  suis  toute  disposée  à 
soigner  à  mon  tour  pour  les  poissons.  Ce  ne  sont 
pas  des  cancans  de  nonnette,  les  Pères  s'en  ressen- 
tent plus  encore  que  nous,  et  l'on  tient  parlement 
à  chaque  heure  officielle  de  repas. 

Dans  l'après-midi,  une  pluie  battante,  comme  il 
y  en  a  sous  les  tropiques,  vient  nous  rafraîchir  et 
plus  ou  moins  nous  guérir.  C'est  que  nous  appro- 
chons des  côtes  de  Libéria  où  la  pluie  a  toute 
liberté  de  tomber   du    i'^  Janvier  au  31    Décembre. 


Arrivée  à  Monrovia 

feiidi,  23  Juin.  Une  bonne  nuit  nous  a  complè- 
tement remises.  Il  fait  chaud  dans  toute  la  force  du 
terme,  mais  quand  le  ciel  est  ouvert  cela  ne  vous 
abat  point. 

Libéria  se  montre  à  l'horizon,  nous  nous  appro- 
chons lentement  mais  sûrement  de  Monrovia,  port 
principal  du  territoire  libérien.  Notre  visite  y  est 
annoncée  par  un  bateau  de  la  compagnie,  «  l'Edouard 
Bohlen  »  que  nous  avions  trouvé  à  Las  Palmas,  car 
ici  les  huit  nègres  à  bord  qui  comptent  regagner 
leur  patrie  doivent  être  remplacés  par  une  trentaine 
de  leurs  compatriotes.  La  nouvelle  s'en  est  suffisam- 
ment répandue,  car  à  peine   nous    aperçoit-on   qu'on 

26 


arrive  de  toutes  parts  offrir  ses  services.  Le  capi- 
taine compte  plus  de  loo  candidats  pour  30  qu'on 
en  désire. 

Je  ne  puis  vous  donner  une  juste  idée  du  spec- 
tacle que  nous  avons    sous  les    yeux.  Nous    voyons 
jusqu'à    39    petits    canots    creusés    dans    des    troncs 
d'arbres,  que  l'on  fait  avancer  avec  des  pagaies  aux 
formes  bizarres.  Si  j'étais  artiste-dessinateur,  je  vous 
enverrais  un  croquis,  mais...  dans  chaque  canot,  5  ou 
6  noirs   à  genoux  dans   l'eau    (car   leur  embarcation 
est   toujours   à   moitié   remplie)   et   vêtus   à   la    mode 
du  jour.  Les  nègres  de  Monrovia  et  de  tout  Libéria 
passent  pour  civilisés,  ils  ont  été  importés  du  Brésil 
au   nombre   de    1.500.000   et    constituent    une   Répu- 
blique, mais   à  leur  guise;  c'est  un  bel   exemple  de 
l'ingratitude    du    nègre    pour    le    gouvernement.   Je 
vous  laisse  juger   du  degré  de  leur  civilisation  :  les 
enfants  en  costume  d'Adam,  les  hommes,  du  grand 
chic,   en   pantalon    et  veste,  le    commun    du    peuple 
en   un   carré   d'étoffe   drapé   en   culotte  tantôt  à  une 
jambe,   tantôt   aux   deux.   Quelles    bizarreries!   Lears 
canots,  sans  gouvernail,  ne  voguent  pas  toujours  au 
gré    des    navigateurs    et    bien   souvent    ils    font    la 
culbute    jetant    tout    l'équipage    à   la    mer.    Celui-ci 
n'en  est   nullement  incommodé,  car  nageant    comme 
un    poisson   (on   dirait   qu'ils   ont  le   pied    sur    terre 
ferme)    chacun   de    son    côté    se    met   en    devoir    de 
retourner  le  navire  :  on  le  secoue  jusqu'à  ce  que  l'eau 
en   soit   à   moitié   partie,    alors    houp!    dedans!    et    à 
genoux  dans  le  bain....  Arrivés  à  «  l'Ella  AVoermann  »> 
ceux  qui  viennent   se  présenter   et   qui   pour  la   cir- 
constance sont  en   toilette,  sont  coiffés  d'un  fond  de 
panier  ou  d'un  chapeau  en  jonc,  quelques-uns  d'une 
espèce  de  casquette  en  toile  cirée;   ils  s'élancent  sur 
le  bateau  avec  une  agilité  de  lièvre   et  commencent 
des    pourparlers    sans   fin.   D'après   Père   De   Deken, 

27 


leur  langage  ne  ressemble  [à  rien  de  mieux  qu'à 
un  croassement,  de  grenouille.  C'est  ainsi  qu'ils  passent 
devant  le  premier  officier;  les  plus  jeunes  et  les  plus 
forts  ont  la  préférence,  parce  qu'ils  sont  faciles  à  dresser. 
La  revue  terminée.'^ceux  qui  ne  sont  pas  agréés  rega- 
gnent leur  canot  à  la  nage  et  une  pipe  en  bouche  au 
milieu  d'un  tintamarre  à  abasourdir  les  moins  délicats. 
Les  nouveaux  enrôlés  s'en  vont  vraiment  à  la  manière 
des  apôtres  sans  bâton,  sans  chaussure,  sans  bourse,, 
n'ayant  qu'un  habit,  sans  se  retourner  pour  rendre 
leurs  derniers  devoirs  à  leurs  parents,  à  peine  un 
ou  deux  reçoit  encore  ime  petite  caisse,  dernier 
apanage  d'une   mère  ^désolée. 

Pour  nous  reposer  un  peu  les  yeux,  nous  les 
arrêtons  sur  la  «  Gertrude  Woermann  »  qui  mouille 
en  face  de  nous,  elle  vient  du  Dahomey.  Elle  n'est 
pas  aussi  favorisée  que  nous,  car  la  variole  a  éclaté 
à  bord,  2  1  nègres,  plus  2  Européens  ont  succombé. 
Le  capitaine  y  apporte  les  lettres  de  nos  Pères.  Pour 
une  fois,  nous  passons  outre,  car  le  mal  de  mer 
nous  a  empêchées  de  mettre  ordre  au  bureau.  A 
petite  distance,  nous  apercevons  la  ville  de  Monrovia 
qui,  à  part  quelques  factoreries,  se  compose  de  cases 
en  bois  de  palmier.  Il  y  a  défense  d'y  mettre  pied 
à  terre  à  cause  de  l'insalubrité  du  climat,  mais  le 
médecin  qui  descend  partout  pour  enrichir  sa  collec- 
tion de  papillons,  nous  a  parlé  de  la  richesse  de  la 
végétation  et  de  la  sauvagerie  des  habitants.  C'est 
tout  ce  qu'on  trouve  à  y  remarquer.  Le  soir,  nous 
quittons  le  port  gratifiés  encore  d'une  bonne  averse. 

24  fum.  Fête  de  S^  [ean  Baptiste  et  de  Sœur 
Albanie.  Mauvais  temps,  pas  de  soleil,  averses  pres- 
que continuelles,  vent,  odeurs  malsaines,  c'est  l'haleine 
de  Libéria.  Avec  cela.  Sœur  Hygine  ne  va  pas  mieux, 
tout  ce  qu'elle  prend  c'est  pour  la  mer.  Sœur  Albanie 
fait  de  tout  :  prier,  manger,  restituer,  travailler,  s'endor- 

28 


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mir  sur   son   livre   ou  son  buvard.  «  Quelle  vie!  dit- 
elle.    »    En  effet,  elle  célèbre  bien   sa  fête. 

Tant  bien  que  mal,  nous  filons  pour  le  cap 
Palmas  qui  mettra  fin  à  toutes  les  intempéries  dont 
Libéria  gratifie  tous  ses  visiteurs.  Sœur  Humilienne 
devient  célèbre  :  pendant  plus  de  lo  minutes  un 
nègre  l'a  contemplée,  bouche  béante  et  avec  une 
indescriptible  stupéfaction;  il  ne  pouvait  se  figurer 
à  quoi  servirait  le  tricot  qu'elle  maniait  si  habilement  ; 
portant  une  espèce  de  mouchoir  en  bouche,  tantôt 
il  montrait  son  pantalon,  tantôt  sa  veste;  nos  bruyants 
éclats  de  rire  n'étaient  pas  en  état  d'altérer  son  sérieux. 
La  scène  eut  duré  encore  si  le  médecin  n'eut  signifié 
au  noir  de  se  retirer.  Ah!  c'est  qu'une  paire  de  bas 
n'a  jamais  fait  partie  du  trousseau  d'un  nègre  m.onro- 
vien. 

2^  Juin.  Fête  dit  Sacré-Cœur.  C'est  bien  aujourd'hui 
que  nos  cœurs  sont  à  la  chère  Maison-mère  pour 
fêter  le  grand  Maître,  Protecteur  et  Père  de  •  notre 
Congrégation  bien-aimée!  Le  velours  et  les  fleurs 
reparaissent  sur  l'autel,  avec  une  ferveur  toute  spé- 
ciale nous  entendons  les  trois  Messes,  nous  recevons 
le  bon  Jésus  dans  notre  cœur.  Il  est  vrai,  nous  ne 
pouvons  donner  à  la  fête  autant  de  solennité  exté- 
rieure que  si  nous  étions  dans  la  patrie,  mais  le  bon 
Maître  considère  notre  bonne  volonté  et  n'exaucera 
pas  moins  nos  vœux  ardents  pour  cette  grande  famille 
des  Sœurs  de  Charité  à  laquelle,  plus  que  jamais, 
nous  sommes  fières  d'appartenir!  Puissions-nous  tou- 
jours nous  montrer  dignes  de  cet  honneur,  dignes 
de  tous  les  bienfaits  dont  nous  sommes  l'objet,  dignes 
surtout  de  toutes  les  grâces  que  notre  divin  Epoux 
nous  a  ménagées  afin,  qu'avec  nos  bien-aimées  Con- 
sœurs, nous  soyons  la  consolation  de  nos  dignes 
Supérieurs   et  la  joie  du   Sacré   Cœur  de  Jésus!' 


29 


Arrivée   à   Accra 

Dimanche  26  Juin.  Nous  arrivons  à  Accra,  sur 
la  Côte  d'or.  La  ville  forme  deux  parties  distinctes 
reliées  par  une  spacieuse  avenue  qui,  splendidement 
éclairée  le  soir,  apparaît  au  loin  comme  un  sillon 
lumineux.  La  plupart  des  habitants  sont  protestants 
ou  mahométans;  il  y  a  quelques  catholiques,  mais  en 
nombre  encore  trop  restreint  pour  y  établir  une  station 
de  Missionnaires.  Le  costume  des  indigènes  est  encore 
plus  primitif  qu'à  Monrovia.  Ici,  plus  d'embarcations 
à  rames.  Les  navigateurs  se  servent  de  pagaies  dont 
la  forme  varie  suivant  les  peuplades.  Et  avec  leurs 
pagaies,  ils  vous  rament  en  mesure,  chantant,  mais 
à  leur   façon,  quelque  joyeux   air   de   nautonnier. 

Le  lendemain,  nous  quittons  Accra  et  nous  voguons 
à  la  garde  de  Dieu  vers  les  embouchures  du  Niger. 
Ici,  c'est  de  «  Gare  à  vous,  capitaine!  »  car  la  mer  si 
calme  cache  de  redoutables  bancs  de  sable  où  plus  d'un 
navire  vint  se  briser!...  La  chaleur  est  assez  tem- 
pérée, un  léger  nuage  nous  dérobe  aux  rayons  du 
brûlant  soleil,  c'est  un  temps  à  souhait  pour  aller.... 
laver!  On  nous  donne  gratis  eau  et  savon  au  choix, 
et  nous  voici  à  la  besogne,  au  grand  ébahissement 
des  noirs  qui  ne  savent  pas  encore  comment  on  lave 
en  Belgique!  Laver,  rincer,  sécher,  plier  et  remettre 
en  place  tout  se  fait  en  un  seul  jour  sur  un  bateau 
«    à   vapeur    ». 

Ainsi  nous  passons  le  Niger.  Quel  fleuve  magni- 
fique! Trois  fois  aussi  large  que  l'Escaut  devant 
Anvers,  il  est  parsemé  de  petites  îles  verdoyantes  : 
ce  sont  de  riants  bosquets  où  des  milliers  d'oiseaux 
chantent  la  gloire  de  Celui  qui  a  créé  toutes  ces 
merveilles  et  qui,  hélas!  est  encore  si  peu  connu 
dans   ces    régions   où   Satan  règne   en   maître!... 

Le  28,  nous  arrivons  à  Bagomna,  centre  de  quel- 


30 


ques  factoreries.  Nous  y  jetons  l'ancre  jusqu'au  len- 
demain pour  avoir  le  plaisir  d'y  saluer  un  compatriote 
qui,  à  bord  de  «  l'Anna  Woermann  .y,  s'apprête  à 
rentrer  dans  sa  patrie.  Le  géomètre,  natif  de  Turnhout, 
pendant  un  séjour  de  3  ans,  n'a  été  malade  qu'une 
seule  et  unique  fois!  Bon  défi  à  ceux  qui  disent  tant 
de  mal  du  Congo!... 

Le   2ç,    nous    poursuivons    jusqu'à    Bakana.    Ici, 
rien  de  marquant! 


.  Arrivée  à  Calabar 

Le  Vendredi,  i'  fuillet,  nous  abordons  à  l'Ancien 
Calabar,  qui  mérite  bien  une  petite  halte.  La  ville,' 
située  au  pied  d'une  montagne,  est  presqu'entièrement 
formée  de  huttes  de  nègres,  mais  sur  les  bords  du 
fleuve  sont  établies  de  nombreuses  et  importantes 
factoreries.  A  Calabar,  on  se  chauffe  pour  rien! 
Depuis  dimanche,  nous  avons  été  obligées  de  prendre 
notre  accoutrement  de  Missionnaires  du  Congo.  Ici, 
je  foule  pour  la  première  fois  la  terre  ferme  du 
continent  africain  (Madère,  Ténérife,  Gorée  ne  sont 
que  des  îles)  et  comme  le  cœur  me  battait!  Et  la 
première  physionomie  vivante  que  j'aperçois  c'est  : 
un  âne  blanc  au  service  d'une  des  factoreries.  Quelle 
rencontre!...  Un  peu  plus  loin,  nous  voyons  quelques 
pauvres  négresses  à  demi-vêtues  qui  vendent  des 
fruits.  Pauvres  âmes  !  elles  ont  un  air  si  triste,  si 
abattu,  oh!  sans  doute,  elles  ne  connaissent  pas  encore 
le   bon   Dieu,  source   de  toute   consolation! 

A  l'ombre  de  notre  parasol,  nous  gravissons  la 
montagne  dont  le  sommet  est  occupé  par  le  Consulat 
anglais,  vraie  résidence  seigneuriale  que  ma  plume 
ne  réussirait  pas   à   vous   décrire. 

Du  haut  de  la  colline,  le  panorama  est  admirable, 


31 


nous  essayons  d'en  prendre  une  vue  photographique 
et  puis,  nous  nous  dirigeons  vers  l'intérieur  de  la 
ville  par  ce  qu'on  appelle  ici  une  grande  route  (et 
ce  qu'en  Flandre  on  ne  compterait  que  pour  un 
humble  sentier);  à  travers  bois  et  broussailles,  nous  attei- 
gnons l'imposante  cité.  A  notre  aspect,  un  noir 
s'élance  hors  de  la  première  hutte  en  s'écriant  : 
«  Catholique!  oh!  Catholique!  »  et  il  nous  presse  la 
main  avec  effusion.  C'est  le  seul  converti  de  l'endroit, 
naguère  il  séjournait  à  Sierra-Leona,  et  c'est  là 
qu'il  reçut  la  grâce  du  S'  Baptême.  Notre  nouvel  ami 
nous  accompagne  en  ville.  Les  enfants  y  fourmillent. 
Les  huttes  sont  construites  en  bois  de  palmier  ou 
de  bambou.  Une  ouverture  de  hauteur  d'homme  y 
fait  l'office  de  porte.  A  l'entrée,  vous  remarquez 
coqs,  poules,  canards,  oies,  chèvres,  etc.  qui  ont  libre 
accès  dans  le  palais  où  leurs  maîtres  sont  accroupis 
auprès  d'un  feu  dont  l'épaisse  fumée  supplée  aisément 
à  la  flamme  absente!  Et  dire  que,  pour  arriver  à 
ce  degré  de  soi-disante  civilisation,  les  protestants 
ont  établi  là  une  Mission  depuis  près  de  40  ans! 
Quelle  honte  pour  nous,  si  nous  n'obtenions  meilleur 
résultat!  Mais  non,  avec  la  grâce  de  Dieu,  nous 
travaillerons,  nous  nous  sacrifierons  et  Jésus  fécondera 
nos  labeurs  pour  sa  gloire  et  pour  le  salut  des 
âmes! 

Au  retour,  nous  allons  saluer  Monsieur  le  Consul 
anglais  et  y  échanger  quelque  monnaie.  Nous  y 
recevons  le  meilleur  accueil.  Il  ne  saurait  en  être 
autrement,  car  un  blanc,  à  quelque  nation  qu'il 
appartienne,  se  réjouit  toujours  en  rencontrant  ici 
un  autre  frère   d'Europe. 

Voilà  notre  curiosité  dûment  satisfaite  et  nous 
remontons  à  bord  vers   6   heures. 

Smnedi  2  /îiilleL  Nous  quittons  Calabar  et  nous 
voguons  lestement. 

32 


^  /uillet.  Aujourd'hui,  grande  solennité  maritime! 
C'est  le  moment  du  fameux  baptême  bien  connu 
de  tous  ceux  qui  passent  l'EquateUr!  Vers  midi, 
arrive  sur  le  pont  le  dieu  Neptune  avec  son  cor- 
tège :  ministres,  officiers,  pompier,  barbier,  etc.  Deux 
hommes  de  l'équipage  passent  d'abord  sur  le  banc 
de  torture.  Ils  sont  noircis,  rasés,  inondés  !  Les  Pères 
Wolters  et  De  Cock  sont  appelés  à  comparaître, 
on  les  traite  avec  un  peu  plus  de  respect,  on  les 
revêt  d'un  imperméable  pour  faire  leur  toilette  à  la 
Neptune.  Après  qu'ils  ont  gaîment  reçu  leur  douche, 
le  R.  P.  De  Deken  paie  le  rachat  de  ses  autres 
compagnons  et  des  cinq  Sœurs.  Les  matelots  ne 
résistent  pourtant  pas  au  plaisir  de  nous  surprendre 
l'une  après  l'autre  par  une  petite  aspersion  qui  ne' 
fait  pas  le  compte  de  nos  guimpes.  Enfin  tout  se 
remet  et  nous  gardons  un  joyeux  souvenir  de  notre 
baptême  du   4  Juillet   1892. 

Le  soir,  nous  sommes  en  vue  de  Sette-Lama 
{Congo  français).  Nous  y  faisons  halte  la  nuit,'  mais 
n'avons  pas  le  loisir  d'aller  y  voir  la  Mission  desservie 
par  les  Pères  du  S'  Esprit.  Avant  de  lever  l'ancre, 
nous  recevons  la  visite  de  quelques  Français  et  nous 
avons  occasion  de  juger  que  les  nègres  congolais 
surpassent  en  laideur  tous  les  noirs  que  nous  avons 
rencontrés  jusqu'ici;  ceux  du  Congo  belge,  nous 
dit-on,  ne  sont  guère  ni  plus  attrayants,  ni  plus 
propres.  Ces  pauvres  malheureux  sont  sujets  à 
d'horribles  plaies  provoquées  par  la  plus  légère  bles- 
sure. Notre  bon  docteur  allemand  nous  initie  au 
traitement  de  ces  plaies  et  Sœur  Albanie  prend 
bonne  note  de  ces  précieux  renseignements  qui  nous 
deviendront  si   utiles. 

Demain  nous  serons  à  Loango  et  Vendredi  nous 
mettrons  pied  à  terre  sur  les  rives  du  Congo!  Arrivées 
à  destination,  nous  nous  empresserons  de  vous  annon- 
cer notre  bonne  arrivée. 

33 


Nous  estimons  devoir  à  vos  ferventes  prières 
notre  traversée  exceptionnellement  heureuse!  Vous 
remerciant  avec  effusion  de  vcs  pieux  souvenirs,  nous 
vous  assurons  des  nôtres  et  le  grand  Océan  qui 
maintenant  nous  sépare  n'arrête  pas  nos  coeurs  pressés- 
de  vous  réitérer  l'hommage  de  leur  profond  respect 
et  de  leur  filial  attachement. 

Sœur  Marie- Godeliève 


34 


2'  Xeftrf 


SOMMAIRE  :  Arrivée  au  Congo.  —  Réception  chez 
les  Consœurs  à  Moanda 


Moanda,  75  /utllet  i8ç2 

Chère  et  digne  Révérende  Mère, 

RACES  soient  rendues  à  Dieu  !  Vos  cinq  enfants 
parties  de   Gand  le   6  Juin  ont  abordé  saines 
et  sauves  le   10  Juillet   à   Banana,  après  une 
traversée  exceptionnellement  heureuse. 

Le  R.  P.  Huberlant,  Provicaire  apostolique  du 
Congo,  vint  nous  recevoir  au  débarcadère,  et  son 
accueil  paternel  nous  fut  une  compensation  à  la 
peine  que  nous  éprouvions  de  quitter  le  bon  capitaine 
de  «  l'Ella  Woermann  ».  Ce  dernier,  tout  protestant  qu'il 
soit,  non  content  de  nous  avoir  prodigué  au  cours 
du  voyage  les  attentions  les  plus  délicates,  a  tenu 
à  nous  donner  une  dernière  marque  de  sympathie 
en  nous  gratifiant  de  dix  kilos  d'excellent  bœuf,  d'une 
vingtaine  de  bouteilles  de  bière,  de  plusieurs  bou- 
teilles de  vin  et  d'une  provision  d'allumettes.  Que 
Dieu  le  récompense  en  lui  faisant  connaître  la  vérité, 
l'homme  généreux  qui  pleurait  en  nous  voyant 
quitter  son  bord!  Nous  logeâmes  à  l'Hôtel  de  Banana, 
et   nous  nous  dirigeâmes  le  lendemain,  en  suivant  la 


35 


plage,  vers  le  couvent  de  nos  Sœurs  de  Moanda. 
A  tour  de  rôle,  nous  marchions  à  pieds  ou  montions 
qui  une  ânesse,  qui  un  ânon,  tandis  qu'un  gros 
baudet  portait  nos  valises.  Après  deux  heures  de 
marche  joyeuse,  nous  rencontrâmes  nos  chères  Con- 
sœurs. On  ne  décrit  pas  des  scènes  de  ce  genre, 
les  élans  de  joie  et  de  dévouement,  les  questions 
des  anciennes,  les  réponses  des  nouvelles!  Ah!  qu'il 
fait  bon  s'aimer  en  Dieu  et  se  sacrifier  ensemble 
au  salut  des  pauvres  noirs  que  Dieu  a  aimés  jusqu'à 
mourir  pour  eux! 

Peu  après  nous  entendons  retentir  la  cloche  du 
couvent;  du  milieu  des  palmiers,  celui-ci  émerge 
pavoisé  de  drapeaux  et  d'oriflammes,  orné  de  chro- 
nogrammes et  de  guirlandes.  Les  portes  de  la  cha- 
pelle s'ouvrent  devant  nous  et,  agenouillées  devant 
l'autel,  nous  chantons  à  pleine  voix  le  Te  Deum 
d'actions  de  grâces;  puis  nous  pénétrons  dans  le 
couvent,  et  nous  voilà  installées  au  Congo,  pour  y 
vivre  et  travailler,  pour  y  souffrir  et  mourir,  si  Dieu 
le  juge  bon. 

Nos  Sœurs  aînées  ont  orné  la  chapelle  encore 
inachevée  de  la  façon  la  plus  charmante.  Les  poutres 
et  les  solives  du  toit  sont  cachées  par  des  draperies 
rouges;  une  belle  image  du  Sacré-Cœur  exposée 
au-dessus  de  l'autel,  ressort  vivement  d'un  nuage  de 
flanelle  blanche;  des  fleurs  sans  cesse  renouvelées, 
une  exquise  propreté  :  tout  témoigne  de  l'amour  qui 
brûle  au  cœur  de  nos  Sœurs  pour  leur  divin  Epoux, 
le  Dieu  du  Tabernacle.  Malheureusement  les  orne- 
ments nécessaires  au  saint  Sacrifice  et  les  draperies 
se  détériorent  bien  vite  au  Congo,  par  le  fait  des 
insectes  et  de  l'humidité.  Au  départ,  vous  m'avez 
engagée,  chère  Mère,  à  demander  avec  confiance  ce 
que  je  jugerais  nécessaire.  Nous  serions  donc  bien 
heureuses    de    recevoir    de    nouveaux  ornements,   et 

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aussi  un  encensoir  —  nous  n'en  avons  pas  —  et 
aussi  —  oh!  ne  faites  donc  pas  de  grands  yeux!  ~ 
un  ostensoir  devant  lequel  nous  prierons  le  Bon  Jésus 
du  Congo  de  bénir  notre  Mère  et  nos  Sœurs  de 
Gand. 

Nous  sommes  arrivées  à  la  meilleure  époque 
pour  nous  acclimater,  l'hiver  congolais.  Les  nuits 
sont  fraîches,  l'air  est  très-sec  et  la  chaleur  ne  dépasse 
guère  celle   de  nos  belles  journées  du   mois   de  juin, 

A  l'ouverture  de  nos  caisses,  j'ai  trouvé  mes 
appareils  et  ingrédients  de  photographie  en  fort  bon 
•état,  je  vais  donc  être  en  mesure  de  vous  envoyer 
bientôt  des  spécimens  de  mon  talent. 

Sœur  Marie-Godeliève 


37 


SOMMAIRE  :  Départ  pour  la.  Mission  de  Nemlao 

Nevilao,  2j  Août  i8ç2 

Mes  Chères  Consœurs, 

E  25  Juillet,  nous  sommes  allées  au  nombre 
de  cinq,  sous  la  conduite  du  R.  P.  Huber- 
lant,  au  village  de  Nemlao,  situé  à  3  lieues 
de  Moanda.  Nemlao  est  le  siège  d'une  mission  catho- 
lique, abandonnée,  il  y  a  deux  ans,  par  les  Pères 
français  du  S'.  Esprit,  et  que  desserviront  dorénavant 
les  Pères  de  Scheut.  Nous  emploierons  quelques 
semaines  à  mettre  tout  en  ordre  dans  la  maison; 
après  quoi,  nous  nous  rendrons  à  Boma  où  tout  est 
disposé  pour  une  troisième  résidence  des  Sœurs. 
Disons  quelques  mots  de  ce  qu'on  vient  de  nous 
donner  à  débarbouiller.  Nemlao,  situé  sur  une  hauteur 
d'un  sol  très-fertile,  est  entouré  par  une  ceinture 
verdoyante  de  splendides  palmiers.  Malheureusement 
l'accès  n'en  est  pas  très-facile,  parce  qu'un  marais 
fangeux,  large  d'environ  cent  mètres,  étale  entre  la 
butte  et  le  rivage  où  nous  abordons,  la  luxuriante 
végétation  de  plantes  aquatiques  aussi  bizarres 
que  gigantesques.  Au  prix  de  longs  labeurs,  les. 
Pères  français  ont  jeté  à  travers  cette  infecte  sentine 


38 


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une  route  large  et  solide.  Montons  maintenant  à 
l'escalade  de  la  colline;  au  haut  nous  trouverons  tout 
d'abord  une  construction  percée  de  deux  portes  qui 
sert  à  remiser  les  vivres  et  les  caisses.  Plus  loin 
parallèlement  à  cette  construction,  se  dresse  sur  des 
piliers  de  fer  et  entourée  d'une  véranda,  la  maison 
des  Missionnaires.  C'est  grand  et  inoccupé  depuis 
deux  ans;  le  balai  et  les  torchons  ne  manqueront 
pas   de  besogne. 

Au  deuxième  dimanche  qui  suivit  notre  arrivée 
le  R.  P.  F.  Garmyn,  pour  nous  donner  quelque  peu 
de  distraction,  nous  conduisit  au  village  païen.  La 
première  construction  qui  s'offrit  à  notre  vue  fut  un  des 
palais  du  roi  de  Nemlao.  Sa  Majesté,  étendue  sur  une 
natte,  se  leva  à  notre  approche,  nous  fit  de  grands 
saints,  nous  présenta  sa  large  patte  noire  et  nous 
mena  vers  son  second  palais.  On  y  pénètre  par  un 
corridor  dont  les  murs  sont  faits  d'un  clayonnage 
en  feuilles  de  palmiers,  pour  déboucher  ensuite  dans 
une.  vaste  cour  au  milieu  de  laquelle  se  dresse  un 
hangar  où  l'on  a  enfumé  pendant  trois  mois,  afin 
de  le  conserver  par  dessication,  le  corps  du  roi 
défunt.  C'est  dans  cette  cour  que  le  souverain  actuel 
tient  ses  palabres,  rend,  la  justice  et  occupe  une 
maisonnette  où  réside  sa  famille.  Le  mobilier  de  ce 
palais  n'est  pas  très-compliqué  :  deux  chaises,  une 
natte  servant  de  lit  et  des  estampes  européennes 
piquées  aux  parois.  Avant  d'entrer  dans  cette  somp- 
tueuse résidence,  nous  remarquons  une  statue  informe, 
fichée  dans  le  sol  et  toute  criblée  de  flèches.  Le 
roi  nous  explique  que  c'est  le  médecin  de  la  cour. 
Est-on  malade,  il  suffit  d'une  offrande  quelconque 
faite  à  ce  mannequin  pour  être  certain  d'une  prompte 
guérison,  La  Majesté  fut  un  peu  déconcertée  de 
nous  voir  rire  de  ce  système  thérapeutique.  De 
là,    nous  •  allâmes    visiter    le    reste    du    village,    en 


39 


franchissent  les  hautes  herbes  et  les  broussailles,  car 
les  rues  n'existent  pas.  Les  cabanes  sont  semées  ça  et 
là,  à  l'aventure,  et  la  plupart  semblent  être  sur  le  point 
de  s'écrouler,  tant  elles  penchent  à  droite  ou  à  gauche^ 

Aussi,  sommes-nous  un  peu  étonnées  d'apercevoir 
cinq  cabanes  assises  bien  verticalement  et  formant 
une  enceinte  circulaire  au  milieu  de  laquelle  est 
assis  sur  une  natte  le  premier  Ministre  du  Royaume. 
Son  Excellence  est  vêtue  d'une  pièce  de  coton  colorié, 
la  tête  couverte  d'un  bonnet  turc,  les  poignets  et 
les  chevilles  chargés  de  lourds  anneaux.  Le  person- 
nage a  devant  lui  un  gobelet  qui  lui  sert  à  boire 
de  l'eau  et  une  sorte  de  balai  en  feuilles  de  palmier. 
Il  nous  salue  amicalement  et  ordonne  d'amener  en 
notre  présence  deux  de  ses  cinq  femmes.  Ces  créatures 
nous  saluent  timidement  et  vont  s'asseoir  sur  deux 
tabourets,  à  distance  respectueuse.  Je  demandai  si 
cette  timidité  n'était  pas  causée  par  le  balai.  —  Pas 
précisément,  répondit  son  Excellence,  cet  instrument 
me  sert  à  chasser  les  moustiques,  pourtant  si  mes 
femmes  ne  venaient  pas  assez  vite  à  mon  ordre, 
vous  comprenez! 

N'allez  pas  croire  d'après  tout  cela  que  ces 
minuscules  potentats  n'aient  aucune  idée  de  politesse 
et  de  civilisation.  Nous  avions  fait  visite  au  roi  de 
Nemlao:  il  tint  à  honneur  de  nous  faire  la  même 
civilité.  Peu  de  jours  après,  vers  8  heures  du  matin, 
j'entends  un  bruit  de  pas  sous  la  véranda.  Je  sors 
et  me  trouve  en  présence  de  Sa  Majesté  accom- 
pagnée de  son  fils.  Le  roi  était  en  grand  uniforme  : 
pagne  rouge,  veste  noire,  casquette  de  collégien, 
anneaux  d'argent  aux  bras  et  aux  jambes,  dix  colHers 
de  perles,  un  chapelet  de  Lourdes,  un  couteau  avec 
fourreau  et  manche  en  argent  et  enfin  le  sceptre 
royal,  long  bâton  orné  de  clous  en  cuivre  et  surmonté 
d'un   magot  sculpté. 


40 


Je  parlais  tout  à  l'heure  de  politesse,  je  dois  me 
rétracter  un  peu,  car  la  visite  du  monarque  n'était 
pas  tout  à  fait  désintéressée.  Après  que  je  lui  eus  pré- 
senté une  chaise  et  tiré  ma  révérence,  nous  entamâmes 
la  conversation  plus  par  gestes  qu'en  paroles,  parce 
que  je  ne  suis  pas  encore  très-ferrée  en  Congolais* 
Nous  finîmes  par  nous  comprendre  très-bien.  Sa 
Majesté  a  décidé  que  désormais  la  reine,  sa  première 
femme,  ne  portera  plus  de  pagne,  mais  bien  une 
robe  à  l'européenne.  En  conséquence,  le  roi  déballe 
une  pièce  de  coton  dont  il  désire  que  nous  fassions 
une  robe  à  sa  royale  moitié.  Et  voilà  comme  quoi 
nous  sommes  devenues  les  tailleuses  de  la  cour  de 
Nemlao.  C'est  avec  du  miel  qu'qn  prend  les  mouches  : 
nous  ferons  la  robe  et  la  garnirons  de  force  colifichets. 

Sœur  Marie-Godeliève 


^ 


41 


BBiIBBarVClBI 


4'  mtvi 

SOMMAIRE:  «  Sœur  Marie  Godeliève  fait  part  de  ses 
prejiiières  impressions  de  Missionnaire  » 

•  Nemlao,  le  21  Octobre  18 ç2 
Chère  Révérende  Mère, 

NE  mère  s'intéresse  aux  moindres  détails  de 
la  position  de  ses  enfants.  Je  vous  dirai  donc 
que  nous  avons  à  la  mission  des  chèvres, 
des  poules,  des  moutons,  et  que  des  oiseaux  parés 
des  plus  brillantes  couleurs  voltig-ent  et  gazouillent 
dans  les  bocages  qui  nous  environnent.  Malheureu- 
sement les  serpents  sont  assez  communs  dans  la 
région,  les  singes  abondent  et  sont  d'une  telle  inso- 
lence qu'ils  viennent  piller  les  fruits  de  nos  champs. 
C'est  grand  dommage  qu'il  n'y  ait  point  parmi  nous 
quelque  Diane  chasseresse,  car  on  prétend  que  la 
chair  de   ces  voleurs   est  excellente. 

Vous  pensez  bien,  chère  Mère,  que  je  ne  vais 
pas  vous  faire  un  cours  d'histoire  naturelle  à  propos 
de  toutes  ces  bêtes  bonnes  ou  mauvaises,  mais  que 
je  vais  plutôt  vous  parler  de  notre  trésor  à  nous, 
des  chères  petites  sauvagesses  que  l'on  nous  a  données 
a  éduquer. 

Le  bon   Dieu   bénit  visiblement  nos   efforts,   car 


42 


Les  Sœurs  de  la  Charité  à  Nemlao 


après  un  séjour  de  quelques  semaines  chez  nous, 
ces  chères  enfants  nous  donnent  déjà  bien  des  con- 
solations. Leur  piété  surtout  est  frappante.  A  les 
voir  agenouillées  comme  des  chérubins  de  bronze, 
les  yeux  fermés  et  les  mains  jointes,  réciter  le  Pater 
et  l'Ave,  le  cœur  le  plus  dur  se  sentirait  ému.  Et 
avec  quelle  ardeur  elles  se  livrent  à  l'étude  des  autres 
prières  et  du  catéchisme,  afin  de  recevoir  au  plus  tôt 
le  Baptême!  Enfin,  ce  qui  est  bien  caractéristique, 
dès  que  je  leur  eus  mis  au  cou  une  médaille  de  la 
Sainte  Vierge,  elles  se  dépouillèrent  aussitôt  de  leurs 
colliers  de  perles  et  de  coquillages,  préférant  à  ces 
ornements  l'image  de  celle  qu'elles  savent  mainte- 
nant être  leur  Mère  du  Ciel.  Elles  raffolent  également 
des  cantiques  que  nous  leur  enseignons  en  l'honneur 
de  Marie;  malheureusement,  nous  manquons,  pour 
diriger  ces  chants,  d'un  instrument  de  musique;  si 
donc,  vous  connaissez  en  Belgique  une  personne 
disposant  d'un  harmonium  dont  elle  ne  se  sert  plus, 
allez  lui  dire  tout  bas  à  l'oreille  de  nous  céder 
l'objet,  le  bon  Dieu  soldera  pour  nous  en  paradis 
et  nos  fillettes  payeront  un  gros  intérêt  en  prières 
quotidiennes. 

D'après  ce  que  je  viens  de  dire,  n'allez  pas  conclure 
que  nos  enfants  soient  déjà  civilisées,  modestes  et 
polies  à  l'égal  des  pensionnaires  d'un  couvent  euro- 
péen. Passer  du  paganisme  le  plus  grossier  et  du 
ca)inihalisinc  aux  mœurs  chrétiennes,  ce  n'est  pas 
l'œuvre  d'un  jour;  d'autant  plus  que  nos  élèves  appar- 
tiennent à  une  des  tribus  les  plus  sauvages  du  Haut- 
Congo.  C'est  ainsi  qu'aux  premiers  jours  de  leur 
arrivée,  j'en  ai  surpris  plusieurs  qui,  mangeaient  du 
sable,  d'autres  qui  dévoraient  comme  friandises  des 
souris   mortes,   des   vers   de   terre   et  des  limaces. 

C'est  pis  encore  au  point  de  vue  moral.  Le 
mensonge  et  le   vol   semblent   tellement  faire   partie 


43 


de  la  nature  des  nègres  qu'ils  les  regardent  comme 
des  talents,  sinon  comme  des  vertus.  Au  commence- 
ment de  leur  séjour  ici,  beaucoup  de  mes  enfants 
s'enfuyaient  le  soir  pour  aller  dévaster  les  champs 
de  mais.  Hier  soir,  la  lune  en  son  plein  leur  rappe- 
lant les  danses  et  les  chants  nocturnes  de  leur  pays, 
je  leur  permis  d'exécuter  autour  de  moi  leur 
sarabande  nationale.  Et  les  petits  corps  noirs  s'agitaient 
avec  une  frénésie  à  faire  peur,  tandis  que  des  cris 
perçants  alternaient  avec  des  chants  dont  la  nourri- 
ture et  la  boisson  étaient  le  thème  invariable. 

Je  dois  avouer  cependant  que  ce  caractère  sauvage 
cède  peu  à  peu  la  place  à  des  habitudes  plus  policées. 
Dès  maintenant,  nos  fillettes  rougiraient  de  profiter 
des  ténèbres  pour  se  livrer  à  la  maraude  ou  de 
manger  des  choses  auxquelles  nous  leur  avions 
défendu  de  toucher.  Un  tel  résultat  obtenu  en  si 
peu  de  temps  nous  fait  espérer  qu'avec  de  la  patience 
nous  ferons  de  nos  petites  sauvagesses  de  bonnes 
et  ferventes  chrétiennes. 

Il  est  des  choses  cependant  que  notre  pauvreté 
et  les  exigences  du  climat  nous  empêcheront  de 
réformer  à  fond.  C'est  ainsi  que  le  costume  de  nos 
orphelines  se  compose  d'un  simple  pagne,  brasse 
d'étoffe  bleue  qui  les  entoure  depuis  les  aisselles 
jusqu'aux  genoux.  Leur  nourriture,  également  très 
simple,  se  compose  de  riz,  de  haricots,  de  grappes 
de  maïs  qu'elles  cuisent  ou  rôtissent  sans  les  égrener. 
Pour  toute  batterie  de  cuisine,  elles  ont  une  mar- 
mite et  des  boîtes  à  conserves,  de  cuillères  ou 
fourchettes  il  n'en  est  pas  question  ;  dès  que  la 
pitance  est  cuite  à  point,  une  portion  est  déposée 
sur  le  bois  de  la  table  en  présence  de  chaque  con- 
vive; on  dit  la  prière  avant  le  repas  et  les  cinq 
doigts  noirs  ont  bientôt  fait  de  rafler  jusqu'au  dernier 
grain  de  riz. 


44 


En  classe,  où  je  suis  leur  maîtresse,  je  puis  vous 
assurer  que  nos  négrillonnes  sont  attentives  et 
appliquées,  à  rendre  des  points  aux  jeunes  filles 
européennes  les  plus   studieuses. 

Ah!  j^allais  oublier  un  détail  encore.  Je  disais 
tout  à  l'heure  que  mes  élèves  n'étaient  vêtues  que 
d'un  pagne,  je  me  trompe,  car  elles  sont  tatouées 
des  pieds  à  la  tête;  le  front,  les  bras,  là  poitrine, 
le  ventre,  le  dos  et  les  jambes,  tout  est  couvert 
d'incisions  et  de  boursouflures.  Quelques-unes  ont 
jusqu'à  dix  trous  dans  le  lobe  de  chaque  oreille, 
tandis  que  d'autres  ont  de  semblables  ouvertures  dans 
les  lèvres.  Les  unes  et  les  autres  ont  grand  soin 
de  passer  de  temps  en  temps  un  bâtonnet  dans 
chacun  de  ces  éléments  de  beauté,  afin  d'en  empêcher 
l'oblitération.  Il  en  est  aussi  qui  portent  aux  bras 
et  aux  jambes  des  anneaux  en  fil  de  cuivre  ou  de 
plomb,  ou  même  des  ceintures  de  même  matière,  et 
toutes  sont  très  fières  de  cet  attirail.  Avec  la  grâce 
de  Dieu,  nous  tâcherons  de  leur  apprendre  qu'à  la 
jeune  fille  chrétienne,  noire  ou  blanche,  il  n'est  telle 
parure   que   la  modestie. 

Sœur  Marie-Godeliève 


^ 


45 


5=  ttttvi 

SOMMAIRE  :  Première  Nuit  de  Noël  au  Congo 

Nemlao,  22  Janvier  18 çj 
Chère  Supérieure, 

L  n'y  a  pas  que  de  mauvaises  nouvelles  au 
Congo  :  je  suis  heureuse  de  vous  faire  part 
d'une  double  cérémonie  qui  a  grandement 
réjoui  le  cœur  de  vos  enfants  de  Nemlao,  à  savoir 
la  célébration  de  la  fête  de  Noël  et  le  baptême  de 
sept  jeunes  négresses. 

Des  poètes  chrétiens  ont  chanté  dans  leurs  vers 
les  gloires  de  la  triomphante  nuit  où  naquit  le  Sauveur; 
je  n'ai  nullement  la  prétention  de  marcher  sur  leurs 
traces  et  dirai  seulement  l'impression  que  m'a  faite 
la  Noël  à  Nemlao,  la  première  Noël  des  Sœurs  de 
Charité  volontairement  exilées  sur  les  rives  du  Congo. 

Dès  la  veille,  tous  nos  gens,  hommes  et  femmes, 
s'étaient  ingéniés  à  donner  un  air  de  fête  à  tout  le 
domaine  de  la  Mission;  des  feuilles  de  palmier  jon- 
chaient le  sol,  des  guirlandes  de  fleurs  se  balançaient 
de  toutes  parts,  des  étoffes  drapées  faisaient  à  notre 
chapelle   un  luxe  qui  rappelait  la  chrétienne  Europe. 

Mais  voici  qu'a  sonné  le  premier  coup  de  minuit. 
A   ce  signal,    de    gros   pétards   éclatent,    illuminant 

46 


la  nuit  de  rouges  éclairs;  le  tam-tam  gronde  sour- 
dement, tandis  que  s'élève  dans  le  lointain  un  chan^ 
d'une  mélodie  suave,  dont  les  notes  harmonieuses 
deviennent  plus  distinctes  à  mesure  que  les  exécu- 
tants se  rapprochent  de  nous.  Nos  jeunes  nègres, 
figurant  les  bergers  de  Bethléhem,  sont  partis  de 
l'extrémité  de  la  Mission  et  viennent  à  nous  d'un 
pas  rythmé,  en  lançant  aux  échos  étonnés  le  cantique 
bien  connu  :  «  Les  anges  dans  nos   campagnes.  » 

Bientôt  après,  le  R.  P.  De  Cock  entonne  le  solen- 
nel Gloria  in  excelsis,  la  victime  sainte  descend  sur 
l'autel  et  voit  réunis  à  ses  pieds  et  plongés  dans 
le  plus  profond  recueillement  une  foule  de  pauvres 
noirs,  plus  malheureux,  à  coup  sûr,  que  les  bergers 
de  Bethléhem,  puisque  la  plupart  sont  encore  païens. 
A  8  heures  du  matin,  l'affluence  n'est  pas  moins 
grande  aux  trois  Messes  célébrées  successivement 
par  le  R.  M.  D'Hooghe.  A  ces  cérémonies  religieuses, 
les  nègres  font  ensuite  succéder  leurs  danses  indi- 
gènes, exécutées  au  son  du  tam-tam.,  accompagnées 
des  grimaces  et  des  cabrioles  les  plus  divertissantes. 
Ces  pauvres  gens  paraissaient  être  heureux  comme 
ils  ne  l'ont  jamais  été,  et  je  suis  certaine  qu'ils  gar- 
deront de  la  Xoël  chrétienne  un  souvenir  qui  ne 
pourra  qu'influer   grandement  sur   leur  conversion. 

Le  6  Janvier,  jour  de  l'Epiphanie,  nous  eûmes 
une  autre  joie  :  nous  offrions  à  notre  Epoux  céleste 
un  présent  plus  agréable  à  son  cœur  que  l'or,  la 
myrrhe  et  l'encens  présentés  par  les  Mages  :  sept 
petits  anges  —  tout  noirs,  sans  doute,  mais  anges 
tout  de  même  —  que  nous  avions  préparés  au  Baptême. 
Afin  de  produire  sur  les  nègres  du  voisinage 
une  impression  plus  profonde,  nous  avons  voulu 
rehausser  par  tous  les  moyens  l'éclat  déjà  si  imposant 
des  cérémonies   de  la  liturgie  chrétienrîe. 

Dès   la   veille,  tous   les   bâtiments  de  la  jMission 


47 


étaient  pavoises.  Au  faîte  à  côté  du  pavillon  étoile 
de  l'Etat  indépendant,  l'étendard  de  la  Mission  dérou- 
lait sur  fond  blanc  sa  belle  croix  bleue.  De  grand 
matin,  le  canon  se  mit  à  gronder  par  intervalles 
réguliers.  A  lo  heures,  nos  nègres,  rangés  en  cortège, 
croix  en  tête,  se  rendirent  à  l'école  pour  y  prendre 
les  sept  postulantes  et  les  conduire  processionnelle- 
ment  à   la   chapelle. 

Ces  dernières  furent  d'abord  arrêtées  sous  le 
porche  par  le  Prêtre  officiant  qui  accomplit  sur  elles 
les  cérémonies  de  l'exorcisme.  Le  cortège  s'étant 
ensuite  dirigé  vers  les  fonts  baptismaux,  l'immense 
assemblée  suivit  tous  les  détails  de  l'acte  imposant 
avec  une  attention  qui  se  changea  bientôt  en  une 
émotion  presque  poignante,  tant  elle  était  vive,  lorsque 
les  enfants  furent  conduites  au  pied  de  l'autel  pour 
y  recevoir,  comme  symbole  de  leur  régénération,  la 
robe   blanche   des  Vierges   et   des   enfants  de  Dieu. 

Tous  les  païens  présents  semblaient  envier  le 
sort  des  sept  privilégiées.  Au  sortir  de  la  chapelle, 
je  n'entendis  qu'un  cri  :  «  Ma  Sœur,  ma  Sœur,  quand 
donc  pourrai-je   aussi  recevoir  le  Baptême?  » 

Vous  le  voyez,  les  petites  affaires  des  petites 
Sœurs  de  Nemlao  ne  vont  pas  trop  mal,  et  j'espère 
pouvoir  bientôt  vous  annoncer  de  nouveaux  triomphes 
de  la  gloire  Dieu. 

Sœur  Marie-Godeliève 


48 


Bois  de  la  Mission  de  Moanda 


6^  ÎTrfïrt 


SOMMAIRE  :    Baptême   de  mourants.  —  Soins  donnés 
aux  malades.  —  Madam.oiselle  Tonnerre- 


Nemlao,  24  Mars  i8çj 


Chères  Consœurs, 

ÉciDÉMENT  le  bon  Maître  paraît  vouloir  traiter 
ses  petites  servantes  en  enfants  gâtées  !  En 
effet,  tandis  que  d'une  part  nos  négrillonnes 
de  la  chère  mission  de  Nemlao  se  forment  peu  à 
peu  à  la  vie  chrétienne  et  apprennent  à  aimer  de 
tout  cœur  le  Dieu  naguère  inconnu,  d'autre  part 
que  nous  voici  bien  acclimatées  et  jouissant  toutes 
d'une  excellente  santé,  nous  sommes  à  même  de 
nous  rendre  dans  les  villages  voisins,  à  l'effet  d'y 
visiter  les  malades,  de  soulager  et  de  baptiser  les 
moribonds.  Les  nègres,  d'ailleurs,  n'ont  plus  de  pré- 
ventions contre  les  Mères  blanches;  nous  ne  sommes 
plus  pour  eux  les  spectres  effrayants  dont  l'apparition 
faisait  fuir  des  villages  entiers;  on  nous  reçoit  main- 
tenant comme  des  anges  du  ciel,  on  a  confiance  en 
nos  remèdes,  on  vient  de  bien  loin  implorer  nos  soins. 
C'est  ainsi  qu'il  y  a  peu  de  jours,  on  vint  deman- 
der notre  secours  pour  une  femme  qui  agonisait  au 
"village  de  Nfoukou,  à  une  bonne  lieue  de  la  ÎMission, 


49 


Sœur  Marie  qui  parle  déjà  très  bien  la  langue  Fiote 
et  Sœur  Albanie,  notre  pharmacienne,  la  Nganga 
—  comme  disent  les  nègres,  —  se  rendirent  à  l'endroit 
désigné,  trouvèrent  une  malheureuse  négresse  qu'une 
attaque  d'apoplexie  avait  privée  de  l'usage  de  la  parole, 
mais  possédant  encore  pleine  connaissance,  et  se 
mirent  à  prodiguer  leurs  soins  à  la  malade  en  pré- 
sence  de   nègres  émerveillés  de   tant  de  charité. 

Nos  Sœurs,  convaincues  que  la  pauvre  créature 
touchait  à  sa  fin,  lui  exposèrent  les  points  essentiels 
de  notre  foi,  lui  demandant  ensuite  si  elle  ne  con- 
sentirait point  à  recevoir  le  baptême.  La  mourante 
éclairée  par  la  grâce,  fit  un  effort  suprême  et  balbutia  : 
Mboté,  Mboté,  (volontiers,  volontiers)  !  L'eau  sainte  fut 
aussitôt  versée  sur  son  front,  et  la  païenne  de  tout 
à  l'heure  devenue  la  chrétienne  Marie-Vincent  se 
sentit  si  heureuse,  qu'à  défaut  de  paroles,  elle  témoigna 
la  joie  dont  son  cœur  débordait  par  les  gestes  les 
plus  expressifs  et  un  sourire  qui  ne  quitta  plus  ses 
lèvres,  jusqu'au  moment  où  elle  rendit  le  dernier 
soupir  pour  aller  rejoindre  au  ciel  les  anges  devenus 
ses  frères. 

Aussitôt  après,  Sœur  j\Iarie  demanda  permission 
d'enterrer  la  défunte  au  cimetière  de  la  Mission.  — 
Non,  répondirent  les  assistants,  nous  irriterions  notre 
grand  fétiche  et  nous  ne  pourrions  plus  obtenir  de 
pluie!  —  Comment!  riposta  la  Sœur,  vous  vous  trom- 
pez, mes  bons  amis;  la  pluie,  c'est  le  Dieu  tout- 
puissant  que  nous  adorons  qui  la  fait  tomber.  —  Cette 
réponse  donna  lieu  à  une  longue  discussion  entre 
les  noirs;  mais,  finalement,  les  pauvres  gens  ne  purent 
secouer  leurs  craintes  ridicules.  Daigne  le  Dieu  de 
lumière   éclairer  bientôt   ces  aveugles! 

Autre  cas  du  même  genre.  Vendredi  dernier^ 
un  noir  de  notre  village  se  trouvant  à  la  mort,  un 
de  nos  chrétiens  parvint  à  s'introduire  dans  sa  case 

50 


et  à  le  préparer  au  baptême.  M.  Janssens  se  trou- 
vant de  passage  à  la  Mission,  fut  prié  d'aller  ondoyer 
le  moribond,  et  celui-ci  mourut  la  nuit  suivante,  au 
milieu  des  transports  d'une  joie  qu'il  ne  savait 
comment  manifester.  Le  lendemain,  le  frère  du 
défunt  vint  nous  demander  :  —  Où  pensez-vous  que 
soit  maintenant  mon  frère?  —  Au  Ciel,  répondit  Sœur 
Albanie,  et  soyez  certain,  mon  bon  ami,  qu'il  y  est 
plus  heureux  que  jamais  nègre  ne  le  fut  en  ce  monde. 
L'homme  nous  regarda,  tout  ahuri,  tandis  qu'une 
lueur  d'espérance  brillait   dans   ses   yeux. 

Vous  voyez  donc  les  fruits  de  salut  que  pourraient 
produire  nos  visites  à  domicile,  si  nous  étions  assez 
nombreuses  pour  nous  rendre  à  tous  les  appels 
qu'on  nous  adresse.  Ah!  c'est  bien  ici  qu'il  faut  dire 
avec  l'Evangile  :  la  moisson  est  grande,  mais  les 
ouvriers  sont  rares!  L'autre  jour  encore,  nos  Sœurs 
arrivèrent  trop  tard  près  d'un  pauvre  enfant  qui 
venait  d'expirer.  Elles  exprimèrent  aux  parents  le 
vif  regret  qu'elles  éprouvaient  de  n'avoir  pu  donner 
à  leur  fils  son  passei^port  pour  le  Ciel.  La  mère, 
profondément  affligée,  promit  formellement  de  nous 
avertir  au  plus  tôt  si  pareil  cas  se  présentait  encore 
chez   elle   ou   parmi   ses   connaissances. 

Indépendamment  des  visites  que  nous  faisons 
aux  mourants,  nous  traitons  à  la  Mission  même  un 
grand  nombre  de  malades.  Tous  les  matins,  nous 
voyons  accroupis  devant  la  résidence,  une  foule  de 
malheureux  qui  implorent  les  bons  soins  de  notre 
Nganga,  la  plupart  pour  des  plaies  si  horribles  qu'on 
n'en  a  pas  l'idée  en  Europe.  Ces  pauvres  gens  ne 
savent  comment  nous  témoigner  leur  reconnaissance 
et  en  viennent  peu  à  peu  à  estimer  notre  sainte 
religion.  Or,  au  point  de  vue  des  conversions,  c'est 
un  immense  résultat.  Nous  semons  maintenant  ;  bientôt 
nous  récolterons.   Puasse    Dieu    que  la    moisson    soit 


51 


Lettres  de  Sœurs  Marie-  Godeliève 


abondante;  c'est   la   seule  récompense   que  nous  Lui 
demandons. 

Je  vous  disais  tout  à  l'heure  que  notre  Orphelinat 
nous  donnait  les  plus  douces  consolations.  Permettez- 
moi  de  vous  conter  à  ce  sujet  l'histoire  de  l'aînée 
de  nos  négrillonnes  qui  porte  le  nom  terrible  de 
Nboula  (Tonnerre).  Agée  d'environ  12  ans,  elle  fut 
jugée  trop  grande  par  les  agents  de  l'Etat  pour  être 
admise  dans  la  caravane  de  fillettes  qu'on  nous 
expédiait  du  Haut- Congo,  C'est  qu'en  effet  les 
femmes  sont  très  précoces  en  ces  parages,  et  beau- 
coup de  païennes  sont  déjà  perdues  de  mœurs  à 
l'âge  où  l'on  fait  en  Belgique  la  première  Commu- 
nion! Nboula  fut  donc  rebutée;  mais  après  un  jour 
de  navigation,  on  fut  stupéfait  de  la  trouver  dans 
la  bande  dont  on  avait  voulu  l'exclure  et  les  agents, 
touchés  de  compassion,  lui  permirent  de  rester. 
Toutefois,  le  Docteur  Etienne,  qui  nous  la  présenta, 
eut  soin  de  nous  la  recommander  d'une  façon  toute 
spéciale,  afin  qu'elle  ne  corrompît  point  nos  autres 
fillettes. 

Eh  bien,  le  croiriez-vous,  la  mauvaise  Nboula  est 
devenue  le  modèle  de  l'orphelinat.  Elle  n'a  point  encore 
reçu  le  baptême,  mais  elle  le  désire  avec  une  ardeur 
sans  pareille  et  ne  cesse  de  prier  pour  l'obtenir.  Le 
isoir,  tandis  que  ses  compagnes  dorment  à  poings 
fermés,  Tonnerre,  agenouillée  sur  sa  couchette,  défile 
chapelets  sur  chapelets,  afin  que  sa  Mère  du  Ciel, 
comme  elle  dit,  dise  à  Jésus  qu'on  doit  bien  faire 
de  Nboula  une  chrétienne.  Elle  s'ingénie  d'ailleurs  à 
nous  rendre  tous  les  services  possibles.  La  Sœur 
surveillante,  doit-elle  s'absenter  un  instant,  Nboula 
la  remplace  et  s'acquitte  à  merveille  de  sa  fonction. 
L'une  de  ses  compagnes  est-elle  mise  en  pénitence, 
Nboula  est  plus  affligée  que  si  elle-même  était  punie 
et  ne  veut  plus  jouer  avant  d'avoir  obtenu  le  pardon 

52 


de  la  délinquante.  Aussi  gaie  que  pieuse,  elle  ne 
cesse  de  chanter  du  matin  au  soir  les  pièces  et  les 
cantiques  que  nous  lui  avons  enseignés.  Lorsqu'elle 
est  à  la  lessive  avec  les  Sœurs,  elle  se  plaît  à  lancer 
continuellement  et  à  haute  voix  de  ferventes  oraisons 
jaculatoires.  Elle  est  humble  à  accepter  avec  une 
patience  étonnante  des  observations  même  imméritées. 
Zélée  comme  une  apôtre,  elle  n'a  pas  de  plus  grand 
plaisir  que  d'enseigner  aux  plus  petites  les  prières 
et   le  catéchisme. 

Et  maintenant,  que  dites-vous  de  notre  noire 
Madeleine?  Quelle  que  soit  sa  couleur,  n'est-ce  pas 
une  belle  fleur  à  offrir  au  bon  Dieu?  Puissions-nous 
posséder  beaucoup  de  semblables  tonnerres  :  on  ver- 
rait bientôt  nos  nègres  cruels  et  débauchés  repro- 
duire la  vie  d'innocence  et  de  douceur  des  premiers 
chrétiens! 

Amen  !  il  est  neuf  heures  du  soir  et  le  courrier 
part  demain;  je   cesse. 

Sœur  Marie-Godeliève 


53 


r  tîiîvt 


SOMMAIRE  :  Journée   de  la  religieuse  à  l'Orphelinat 
de  Nemlao 


JVemlao,  ç  Juin  iSçj 


Chère  Révérende  Mère, 

EUT-ÊTRE  VOUS  plaignez-vous  de  ne  recevoir 
que  trop  rarement  de  nos  nouvelles;  c'est 
que  la  besogne  ne  manque  pas  à  Nemlao; 
pour  vous  en  convaincre,  je  vais  vous  détailler 
l'emploi  de  ma  journée. 

Nous  sommes  deux  Sœurs  à  prendre  notre  repas 
dans  la  salle  qui  sert  à  nos  enfants  de  classe  et  de 
dortoir.  D'un  côté  de  la  place  se  trouvent  nos  lits 
et  quatre  bancs  d'étude  ;  de  l'autre  sont  étendues  par 
terre  les  nattes  sur  lesquelles  ronflent  nos  quarante 
négrillonnes.  Levées  à  5  heures,  nous  vaquons  jus- 
qu'à six  à  la  prière  et  à  la  Méditation,  puis  nous 
éveillons  nos  dormeuses,  qui  s'agenouillent  sur  place, 
pour  réciter  en  commun  la  prière  du  matin.  Cela 
fait,  chacune  doit  porter  au  dehors  sa  couverture 
de  coton  pour  l'aérer;  on  replie  soigneusement  les 
nattes  à  dormir,  on  change  de  pagne,  et  c'est  en 
silence  qu'on  se  rend  processionnellement  à  la  cha- 
pelle. 


54 


La  Sainte  Messe  commence  à  six  heures  et 
demie.  A  genoux  sur  le  plancher,  mes  fillettes  ont 
un  maintien  religieux  qui  fait  plaisir  à  voir.  A  la 
•consécration,  c'est  jusqu'à  terre  qu'elles  baissent  le 
front,  afin  de  prier  pour  leurs  bienfaiteurs. 

Vient  ensuite  le  déjeuner,  au  réfectoire,  où  chaque 
convive  prend  sa  place  sur  une  grosse  perche  qui 
sert  de  banc.  On  dit  la  prière,  on  découvre  la  grande 
marmite  de  riz  bouilli,  les  portions  sont  distribuées 
et  reçues  au  moyen  de  la  fourchette  d'Adam  et  les 
mâchoires  vont  leur  train;   le  caquet   aussi. 

J'en  profite  pour  aller  prendre  moi-même  une 
bouchée  de  riz,  un  peu  de  pain,  de  chikwangue  et 
de  café;  je  conduis  ensuite  tout  mon  monde  à  la 
source  pour  y  puiser  l'eau  nécessaire  à  la  cuisine; 
puis,  c'est  à  la  forêt  qu'on  va  chercher  du  combustible, 
non  sans  se  munir  auparavant  d'un  solide  gourdin 
et  sans  avoir  invoqué  nos  anges  gardiens.  C'est  que 
les  serpents  sont  nombreux  dans  les  broussailles, 
mais  un  coup  de  bâton  les  brise  comme  du  verre 
€t  jusqu'ici  nous  n'avons  aucun  accident  à  déplorer. 
Nous  n'avons  rien  à  redouter  d'autres  animaux;  le 
chat  sauvage  et  le  chacal  abondent  cependant,  mais 
ils  ne  rôdent  que  la  nuit  et  nous  avons  alors  autre 
chose  à  faire  que  de  les  empêcher  de  prendre  leurs 
ébats. 

Au  retour  du  bois,  ablutions  générales  dans  un 
grand  bac  en  zinc  placé  près  de  la  source.  A  dix 
heures  et  demie  commence  la  classe;  on  y  apprend 
à  lire,  à  écrire  et  compter  dans  les  trois  langues 
que  parlent  nos  mioches,  le  Fiote,  le  Ba-Ngala  et 
le  Bayanzi.  Cette  différence  d'idiomes  n'est  pas  sans 
nous  donner  de  grands  embarras;  mais  puisque 
nous  sommes  Missionnaires,  nous  avons  droit  aux 
lumières  du  S'.-Esprit;  et  s'il  nous  arrive,  en  traduisant 
d'une  langue  dans  une  autre,  de  prononcer  un  mot 


55 


de  travers,  les  petites  gaillardes  nous  reprennent 
aussitôt,  non  sans  avoir  ri  d'abord  de  notre  bévue. 
La  leçon  de   religion   se  donne  l'après-midi. 

C'est  en  ce  point  surtout  que  nos  enfants  nous 
donnent  toute  satisfaction.  Lorsqu'elles  apprirent  der- 
nièrement que  Jawa,  leur  ancienne  condisciple,  avait 
été  baptisée  en  Europe,  ce  fut  une  explosion  d'étonne- 
ment  et  de  sainte  jalousie.  -  Comment!  disait-on, 
cette  Jav^'a  qui  nous  a  volé  plus  d'une  poule,  la 
voilà  baptisée!  Est-elle  donc  plus  sage  que  nous? 
Ma  Sœur,  vous  aviez  dit  que  nous  serions  baptisées 
dès  que  nous  saurions  les  prières  et  le  catéchisme, 
eh  bien,  voilà  que  nous  avons  appris  le  Notre  Père, 
le  Je  vous  salue  Marie,  le  Je  crois  en  Dieu,  et 
d'autres  prières  bien  longues,  bien  longues,  et  sept 
grandes  leçons  de  Catéchisme  :  et  nous  ne  sommes 
pas  baptisées,  et  Jawa  est  baptisée!  Pourquoi  ma 
Sœur? 

Mais  revenons  à  notre  ordre  du  jour.  On  dîne 
à  onze  heures  et  demie  et  les  fillettes  enfournent 
les  pois  et  le  poisson  salé,  de  manière  à  prouver 
qu'elles  appartiennent  à  la  race  pour  laquelle  se 
bourrer  le  ventre  est  l'action  la  plus  importante  de 
la  vie.  On  lave  ensuite  les  assiettes  et  les  cuillères, 
don  de  Monsieur  le  Gouverneur;  puis  on  va,  jusqu'à 
deux  heures,  babiller  et  jouer  sous  un  gigantesque 
boabab,  dont  le  tronc  mesure  quatorze  mètres  de 
circonférence.  La  semaine  dernière,  au  cours  de  cette 
récréation,  je  déballai  une  caisse  de  jouets  envoyés 
d'Europe  à  mes  petits  oiseaux  noirs,  il  y  avait  deux 
chevaux  de  bois,  un  âne  idem,  deux  poupées,  trois 
coqs  en  carton,  etc.  etc.  Un  Australien  visitant 
l'Exposition  de  Chicago  n'eût  point  été  plus  émer- 
veillé que  mes  fillettes.  Après  une  stupéfaction 
silencieuse,  ce  furent  des  cris,  des  larmes,  des  rires, 
des  bonds  et  des  danses  à  n'en  pas  finir  ;  et  quand 


le  lendemain,  le  prince  de  Croy  vint  nous  voir, 
chacune  vint  lui  faire  admirer  son  lot,  persuadée  que 
l'Européen  n'avait  point  l'idée  de  semblables  merveilles. 

Ce  fut  bien  autre  chose  lorsque  je  reçus  lundi 
dernier,  de  Mère  Elisa,  une  collection  d'images 
relatives  à  l'Ancien  et  au  Nouveau  Testament.  Devant 
ces  gravures  suspendues  aussitôt  aux  murs  de  la 
classe,  ce  furent  des  processions,  des  gestes  effarés 
d'admiration  et  les  demandes  les  plus  drolatiques!  — 
Venaient-elles   du   ciel   ces   belles   moukandas? 

Les  chères  petites  nous  posent  d'ailleurs  parfois 
sur  la  religion  des  questions  assez  embarrassantes. 
—  Dieu  est-Il  blanc  ou  noir  ?  —  Au  Ciel,  y  a-t-il 
comme  au  Congo  des  serpents  et  des  chiques,  ou 
est-ce  comme  en  Europe  ou  n'existent  pas  ces' 
vilaines  bêtes?  Les  noirs  et  les  blancs  sont-ils  dans 
le  même  Ciel?  Qui  donne  à  manger  aux  âmes  des 
Limbes,  puisqu'on  n'y  voit  ni  Dieu,  ni  Marie,  ni  les 
anges,  ni  les  saints?  —  Et  ces  questions  sont  longtemps 
débattues  à  la  récréation  avant  qu'on  ne  vienne 
nous   en   demander   la  solution! 

Après  une  seconde  classe  qui  dure  de  deux  à 
quatre  heures,  vient  le  travail  aux  champs  jusqu'à 
six  heures.  Des  chansonnettes  indigènes  ou  des 
cantiques  chrétiens  aident  à  manoeuvrer  en  cadence 
la  petite  houe  congolaise,  dont  sont  munies  nos 
sarcleuses.  De  six  heures  à  six  heures  et  demie,  on 
s'occupe  au  moyen  de  cruches,  portées  sur  la  tête, 
à  aller  puiser  à  la  source  l'eau  nécessaire  pour 
arroser  les  plantations. 

Peu  après,  le  soir  tombe  brusquement,  et  comme 
les  nuits  sont  fraîches  au  Congo,  on  se  réunit  autour 
du  feu  pour  réciter  le  chapelet.  Que  la  marmite  de 
riz  qui  bout  au  milieu  du  cercle  ne  donne  pas 
quelques  distractions  :  je  ne  voudrais  en  répondre; 
mais  quand  le    riz   a    été  ingurgité,  on   répare   tout 


57 


manquement  par  une  fervente  prière  du  soir,  et  l'on 
va  prendre  son   repos. 

Vous  le  voyez,  chère  Mère,  rien  de  dramatique 
dans  la  journée  des  Religieuses  de  Nemlao.  Lentement, 
mais  sûrement,  leurs  pupilles  se  civilisent  et  se 
dépouillent  de  leur  enveloppe  païenne.  Nous  mettons 
à  ce  travail  toute  notre  bonne  volonté  :  Dieu  fera 
le  reste. 

Sœur  Marie-Godeliève 


^ 


58 


8'  Xattre 


SOMMAIRE  :  Arbres  et  plantes  du  Bas-Congo-  Voyage  de 
Nemlao  à  Borna 


Nemlao,  28  Jttillet  iSçj 

Chère  Supérieure, 

E   vais  à   votre   intention,   coudre  bout  à  bout 
—  c'est  métier  de  femme  —  un  tas  de  petites 
choses.  Vous  ai-je   déjà   parlé  de  nos  arbres 
et  de  nos  plantes?   Non!    —   Réparons   en  ce   cas. 

A  tout  seigneur,  tout  honneur!  Le  géant  de  nos 
arbres,  c'est  le  boabab.  Mais,  sauf  l'ombrage  que 
fournissent  ses  branches  immenses,  il  n'est  utile  qu'à 
deux  choses  :  son  fruit,  vide  de  la  pulpe,  sert  de 
panier  et  cette  pulpe  est  excellente...  pour  nettoyer 
les  couteaux. 

Mais  voici  Tarbre-providence  des  pays  chauds  : 
le  palmier.  Ses  feuilles  servent  à  une  foule  d'usages, 
on  en  fait  des  guirlandes  pour  les  jours  de  fête; 
d'excellents  balais,  des  couvertures  de  huttes,  des 
coussins  que  les  nègres  se  placent  sur  la  tête  ou 
sur  les  épaules  pour  transporter  de  lourds  fardeaux. 
Puis  il  y  a  son  fruit;  une  énorme  demi-lune  toute 
pleine  de  noix  d'un  rouge  pâle  qui  se  change  en 
rouge  brun  aux  extrémités.  De  ces  noix,  on  extrait 
une  huile  fine,  excellente  pour  la  table  et  une  huile 


59 


plus  grossière  qui  sert  à  fabriquer  des  bougies  et 
du  savon.  Le  palmier  donne  encore  une  sorte  de 
bière,  le  malafou,  dont  les  nègres  sont  très-friands 
et  qui  nous  sert  de  levure  pour  le  pain.  Pour  obtenir  le 
malafou,  on  pratique,  à  la  cime  de  l'arbre,  une  incision 
sous  laquelle  on    attache  une  calebasse. 

Le  palmier  n'est  pas  seul  à  nous  donner  ses 
fruits.  D'autres  arbres  produisent  les  bananes,  les 
papayes,  des  oranges,  des  citrons,  des  avocats,  etc. 
Et  ce  qui  frappe  le  plus  l'Européen  nouvellement 
arrivé,  c'est  que  ces  arbres  portent,  en  même  temps, 
pendant  presque  toute  l'année,  des  fruits  mûrs,  d'autres 
qui  sont  à  peine  noués,  et  des  fleurs.  Les  pommes 
assez  semblables  à  celles  des  Flandres,  ont  un  goût 
très-difiérent;  une  poire,  jaune  à  l'extérieur,  est  rouge 
au  dedans;  im  petit  fruit  vert  a  juste  le  parfum  de 
la  fraise. 

Comme  plantes  alimentaires,  on  a  le  manioc 
dont  la  racine,  longtemps  macérée  dans  l'eau,  sert 
à  préparer,  sous  le  nom  de  chikwangues,  une  sorte 
de  galettes;  le  maïs  dont  on  fait  deux  récoltes  par 
an  sur  le  même  terrain;  la  patate  douce,  betterave 
souterraine  dont  la  chair  ressemble  à  la  pomme  de 
terre,  tout  en  étant  plus  aqueuse;  les  gousses  vertes 
ou  rouges  du  piment,  qui  remplace  le  poivre;  des 
fèves  brunes,  très-bonnes  ;  des  pois,  pas  mauvais, 
mais   peu  de   rapport. 

Les  légumes  européens  réussissent  mal  dans 
notre  jardin  ;  il  en  est  même  qu'il  nous  est  impossible 
d'obtenir,  par  exemple  :  la  laitue  pommée,  les  choux, 
les  pommes  de  terre.  Mais  j'ai  dit  tout  à  l'heure 
les  compensations   de  la   Providence. 

Sautons  à  d'autres  sujets;  attachons  les  morceaux 
à  d'autres  morceaux;  je  n'ai  pas  le  temps  de  mieux 
coudre. 

Ma   petite  Jawa,  qui  est  maintenant  à  Gand,  ne 

60 


peut  qu'être  devenue  bien  sage;  mais  c'était,  lorsque 
je  l'avais  pour  élève,  la  plus  espiègle  gamine  de 
tout  mon    noir   troupeau. 

On  m'a  demandé  ce  que  font  au  Congo  les 
officiers  et  soldats  belges?  Les  uns  restent  dans  le 
Bas-Congo,  à  Banana,  Boma,  Matadi,  pour  instruire 
les  soldats  nègres;  d'autres  sont  commis  à  la  défense 
des  stations  de  l'Etat  dans  le  Haut-Congo;  d'autres 
enfin   font   la   guerre   aux   ravisseurs   d'esclaves. 

Dans  les  endroits  occupés,  par  les  Européens, 
ce  sont  les  nègres  qui  bâtissent  les  maisons,  guidés 
en  cela  par  les  blancs.  La  plupart  de  ces  maisons 
sont  en  fer  ou  en  bois;  on  commence  à  bâtir  en 
briques  rouges.  Les  nègres,  soit  ouvriers,  soit  sol- 
dats, ne  sont  pas  du  pays  seulement;  il  en  vient 
d'Egypte,  d'Abyssinie,  du  vSénégal,  du  Zanzibar;  et 
si  l'intelligence  de  ces  moricauds  laisse  souvent  à 
désirer,  ils  paient  largement  par  leur  travail  le  kilo 
de  riz   qui  leur  sert  de    pitance  journalière. 

Terminons  ce  méli-mélo  par  le  récit  d'un  petit 
voyage.  Il  s'agissait  de  traverser  le  fleuve,  le  Congo, 
pour  aller  inspecter  à  Boma  le  local  destiné  aux 
Sœurs.  Je  fus  de  l'expédition  avec  notre  bonne  Mère 
et  un  négrillon  de  14  ans.  A  cinq  heures  et  demie 
du  matin,  nous  montions  dans  le  canot  de  la  Mission  ; 
à  sept  heures,  nos  intrépides  petites  rameuses  nous 
déposaient  à  Banana,  où  nous  prîmes  place  sur  le 
vapeur  Prince  Baudouin.  Celui-ci  fit  d'abord  escale 
à  San-Antonio,  en  face  de  Banana,  sur  la  côte 
portugaise,  où  nous  arrivâmes  vers  dix  heures;  puis 
le  navire  reprit  sa  course  sur  le  fleuve,  nous  permet- 
tant d'admirer  à  l'aise  une  foule  d'îles  qu'une 
végétation  luxuriante  ainsi  que  d'innombrables  oiseaux 
au  brillant  plumage  font  ressembler  au  paradis  terrestre, 
A  travers  des  trouées  ouvertes  dans  le  sombre 
feuillage,  on  aperçoit  les  toits  gris  des  huttes  habitées 

61 


par  les  insulaires,  les  canots  en  troncs  d'arbres  é vidés 
qu'on  a  tirés  sur  la  plage.  Ici,  c'est  un  crocodile  qui 
plonge  avec  Iracas;  là,  un  hippopotame  qui  nous 
regarde  passer,  planté  sur  ses  courtes  jambes.  De 
temps  en  temps,  les  nègres,  cachés  dans  les  brous- 
sailles, saluent  notre  steamer  par  des  cris  qui 
ressemblent  étonnamment  au  hennissement  des  che- 
vaux. Un  boa  d'au  moins  quatre  mètres  de  longueur 
franchit,  en  nageant,  une  large  crique,  et  disparaît 
dans  les  hautes  herbes. 

Mais  la  vue  de  toutes  ces  magnificences  ne 
nous  a  pas  ôté  l'appétit  :  ma  Mère  ouvre  le  havresac 
et  en  retire  des  œufs  durs,  des  tartines  et  une  bou- 
teille d'eau  rougie.  Avec  cela,  les  petites  nonnes 
iront  bien  jusqu'à  Borna,  la  capitale,  que  nous  atteig- 
nons d'ailleurs  à  six  heures  et  demie.  Durant  un 
quart-d'heure,  nous  gravissons  et  descendons  des 
monticules  sur  lesquelles  se  dressent,  coquettes  au 
possible,  les  maisons  des  blancs,  des  villas  entourées 
de  parcs  fleuris.  Là-haut,  sur  une  petite  montagne, 
c'est  l'église  en  fer,  flanquée  de  la  cure  à  la  porte 
de   laquelle   nous   allons  frapper. 

Le  Père  De  Cock,  titulaire  de  cette  cure,  n'aura 
pas  volé  sa  place  en  paradis.  Il  est  seul  à  s'occuper  des 
blancs  et  des  noirs,  de  la  paroisse,  de  l'hôpital  et 
d'une  école  modèle.  Le  presbytère  en  bois  est  de 
belle  apparence  et  très-commode.  L'église  fait  bon 
effet  à  l'extérieur,  mais  il  est  bien  difficile  d'orner 
intérieurement  des  murs  en  tôle.  A  la  Messe,  une 
chose  m'a  d'abord  assez  étonnée  :  les  enfants  chan- 
tent à  haute  voix  leurs  prières  durant  tout  le 
Saint  Sacrifice;  mais  je  pense  qu'on  se  ferait  vite 
à  cette  piété,  un  jreu  tapageuse,  c'est  vrai,  mais  où 
chacun   du  moins  paie  de  sa  personne. 

A  récole-colonie,  c'est  un  négrillon  qui  fait  la 
cuisine  et  pas  trop  mal.  Mais  c'est  l'hôpital  des  noirs 

62 


qu'il  faut  voir!.  Quelle  misère!  Les  malades,  couchés 
deux  par  deux  sur  des  lits  en  bambou,  sont'  soignés 
par  des  nègres  dont  la  malpropreté  dégoûterait  un 
vidangeur.  Le  médecin,  noble  et  digne  chrétien,  se 
dévoue  autant  qu'il  peut;  mais  que  faire  dans  ces 
conditions  pour  les  120  noirs  qui  gémissent  sur  ces 
misérables  couchettes?  Encore,  se  félicite-t-il  des 
résultats  obtenus  :  naguère,  ces  malades  étaient 
couchés  nus  sous   des   arbres! 

Ah!  j'allais  oublier  de  vous  dire  que  nous 
voyageons  gratis  sur  les  vaisseaux  de  l'Etat.  —  Sur 
l'Akassa  nous  aurions  dû  payer  le  passage  et  deux 
repas  que  nous  avions  pris.  Le  capitaine,  qui  ne 
comprend  cependant  ni  français,  ni  flamand,  ne 
voulut  pas  accepter  un  centime,  bien  que  les  nonnes 
ne  l'eussent  salué  à  l'arrivée  que  par  une  légère 
inclination.  Que  Dieu  récompense  ce  protestant  de 
sa  courtoise   charité! 

A  bientôt  des  histoires  du  même  genre,  si  celles-ci 
vous  plaisent. 

Sœur  Marie-Godeliève 


63 


'à^Wi 


9°  Wittvt 

SOMMAIRE  :  Sœur  Godelieva  est  désignée  pour  se 
rendre  avec  quatre  de  ses  consœurs  à  Luluabourg 
sous  la  conduite  du  R.  P.  De  Deken. 

Matadi,   /j  Septembre  iSçj. 

Chère  Révérende  Mère, 

EPUIS  un  an,  nous  étions  heureuses  de  soigner 
les  malades  qui  se  pressaient  aux  portes  de 
notre  résidence  de  Memlao,  et  d'instruire  les 
jeun(\s  négresses  arrachées  à  l'esclavage  dans  le 
Haut-Congo  par  nos  braves  soldats.  Nous  espérions 
cependant  qu'un  champ  plus  vaste  s'ouvrirait  un 
jour  à  notre  zèle,  et  nos  regards  se  tournaient  vers 
ces  régions  lointaines,  dont  on  nous  disait  les  mer- 
veilles et  les  horreurs,  où  Dieu  fait  croître  les  majes- 
tueuses forêts,  où  pullulent  les  plus  gigantesques 
animaux  de  la  création,  où  d'innombrables  peuplades 
pourchassées  par  les  sanguinaires  esclavagistes  implo- 
rent le  secours  de  nos  guerriers  et  de  nos  mission- 
naires. Il  y  a  là,  nous  disions-nous,  bien  des  plaies 
à  panser,  des  cœurs  à  consoler,  des  intelligences  à 
former,  des  âmes  k  sauver  :  quel  bonheur  si  Dieu 
voulait  bien  nous  agréer  pour  une  telle  entreprise! 
Eh  bien,  c'est  fait!  Le  15  Août,  le  R.  P.  De 
Deken  venait  frapper  à  notre  porte,  et  nous  dépei- 

64 


Révérend  Père  De  Deken 

Missionnaire  au  Cougo 


gnait  la  florissante  mission  de  Loulouabourg,  ajou- 
tant qu'il  venait  chercher  des  religieuses  pour  cette 
région.  Si  tous  les  cœurs  tressaillirent  d'espérance 
et  de  joie,  restait  à  savoir  quelles  seraient  les  élues. 
Mère  Amalia  résolut  de  prendre  avec  elle  Sœur 
Humilienne,  Sœur  Albanie,  Sœur  Hygine  et  moi. 
Les  enfants  furent  conduites  chez  nos  Sœurs  de 
Moanda;  les  bagages  furent  emballés  en  toute  hâte, 
et,  le  2  Septembre,  le  Prin.cc  Baudouin  vint  prendre 
à  son  bord  la  petite  caravane,  tandis  que  notre  rési- 
dence de  Memlao  restait  à  la  garde  des  chrétiens 
de   l'endroit. 

A  Banana,  on  nous  remit  de  nombreuses  lettres 
arrivées  d'Europe.  Quand  aurons-nous  encore  pareil 
bonheur?  Nos  parents  et  nos  amis  ignorent  que  nous 
allons  nous  enfoncer  jusqu'au  centre  de  l'immense 
et  sombre  continent  :  adieu  donc,  une  fois  encore, 
vous  tous  qui  nous  aimez;  à  l'appel  de  Dieu,  nous 
élargissons  l'espace  qui  nous  sépare  de  vous;  mais 
ni  le  temps,  ni  la  distance  n'effaceront  de  nos  cœurs 
votre  souvenir   chéri! 

A  7  heures  du  soir,  nous  atteignons  Boma,  la 
capitale.  Le  R.  P.  Calon  nous  prend  au  débarcadère, 
pour  nous  conduire  à  la  cure,  où  nous  reçoit  le 
P.  De  Cleene.  Le  lendemain,  3  Septembre,  le  Gou- 
verneur général  de  l'Etat  nous  donne  audience,  et, 
dans  les  termes  de  la  plus  exquise  bienveillance, 
nous  fait  part  des  mesures  prises  par  lui  pour  assurer 
le  succès  de  notre  voyage;  des  ordres  ont  été  donnés 
pour  nous  fournir  les  porteurs  nécessaires;  des  lettres 
de  recommandation  sont  déjà  transmises  à  toutes 
les  stations  situées  sur   notre   parcours. 

Au  cours  d'une  visite  que  nous  rendons  ensuite 
à  M.  le  Dr  Reiter,  celui-ci  nous  comble  des  plus 
sages  conseils  pour  les  précautions  hygiéniques  à 
prendre  durant   le  voyage,   et   sa  bonne  dame  nous 

65 


force  d'agréer  une  foule  de  petits  cadeaux  très  utiles. 
Le  4  Septembre,  le  bateau  nous  dépose  à  Matadi. 
Réception  flamande  —  on  sait  ce  que  cela  veut  dire 
—  chez  le  bon  Père  D'Hooghe.  Le  même  soir,  deux 
d'entre  nous  vont  visiter  nos  Sœurs  de  l'Hôpital  de 
Kikanda.  J'aurais  bien  désiré  en  faire  autant;  mais 
par  suite  d'un  gonflement  qui  s'est  produit  au  talon 
droit,  je  suis  condamnée  par  le  docteur  au  repos 
absolu.  Le  lendemain  cependant,  j'obtiens  d'être  trans- 
portée en  hamac  chez  nos  consœurs.  Dirai-je  les 
mille  prévenances  dont  celles-ci  nous  ont  comblées? 
En  remplacement  des  pères  et  des  mères  que  nous 
avons  quittés  pour  son  amour,  le  Dieu  de  bonté 
nous  a  donné  des  Sœurs  qui  jalousent  un  peu,  c'est 
vrai,  le  lot  qui  nous  est  échu,  mais  qui  s'en  vengent 
en  se  privant  du  nécessaire,  pour  rendre  moins  péni- 
ble notre  lointain  voyage.  Le  bobo  que  j'avais  au 
pied  ne  tient  point  devant  les  soins  dont  je  suis 
entourée;  Sœur  Albanie,  que  la  fièvre  avait  un  peu 
fatiguée,  retrouve  bonne  mine  et  belle  humeur  ;  enfin, 
pour  comble  de  bonheur,  M.  Buysse,  aumônier  de 
nos  sœurs,  veut  bien  nous  donner  une  retraite  de 
trois  jours,  d'où  nous  sortons  alertes  comme  de  petites 
hirondelles  qui  vont  prendre  leur  vol  pour  les  pays 
du  soleil. 

Sœur  Marie  Godeliève 


66 


*%  iS^  Vp»  i{f«  it«  ^T«  aT*  »>  vT«  4,t»  4»t4  «SW  ]SW  «^tk  *fk  iSU  »T«  -1^ 


18^  lettre 


SOMMAIRE  :    Voyage  vers  L.uluat)ourg  dans  le 
Haut- Congo 


Léopoldville,  75  Octobre  i8çj 

Chère  et  digne  Supérieure, 

I'est  le  19  Septembre  que  nous  avons  quitté 
Matadi  pour  entreprendre  notre  grand  voyage 
vers  Luluabourg.  Dès  4  heures  du  matin, 
nous  nous  disposons  au  départ.  Avant  de  monter 
en  wagon,  nous  entrons  à  la  chapelle  de  Matadi  où 
la  bénédiction  du  S^  Sacrement  suit  le  chant  du 
Tantum  ergo  et  du  Laudate.  En  route  maintenant 
sous  la  garde  de  Dieu  :  nous  allons  commencer  la 
première  étape  de  notre   voyage  par  terre. 

La  compagnie  du  chemin  de  fer  avait  mis  à 
notre  disposition  deux  wagons,  l'un  pour  nous, 
l'autre  pour  la  seconde  équipe  de  nos  porteurs  et 
nos  bagages.  M.  D'Hooghe  photographie  notre  groupe, 
nous  donnons  l'accolade  d'adieu  à  nos  Sœurs  de 
Kinkanda,  la  machine  siffle,  nous  faisons  un  grand 
signe  de  croix  :   en   route  pour  Luluabourg! 

Nous  avons  bien  fait  de  nous  armer  du  signe 
de  la  Croix  et  de  nous  recommander  à  la  protec- 
tion   de    nos    bons    anges.    Si   l'on    n'a  pas    la    tête 

07 

LeiJres  ne  Sœurs  Marù'-Gjdeliève  » 


solide,  c'est  prudence  que  de  ne  pas  regarder  de 
côté  et  d'autre,  tandis  que  le  train  franchit  d'effroyables 
ravins  ou  semble  vouloir  se  ruer  à  travers  des 
montagnes   de  pierre. 

Tantôt  on  roule  entre  les  parois  verticales  de 
rochers  ouverts  par  la  dynamite;  tantôt  on  court  sur 
le  flanc  d'une  montagne  à  l'opposé  de  laquelle  le 
grand  fleuve  coule  en  vagues  limoneuses.  Toutefois^ 
hâtons-nous  de  le  dire,  ce  n'est  qu'aux  environs  de 
Matadi,  à  la  tête  de  la  ligne,  que  nos  ingénieurs 
auront  à  lutter  contre  de  semblables  obstacles.  Après 
les  merveilles  que  l'on  admire  ici,  le  reste  ne  sera 
qu'un  jeu. 

La  première  halte  est  aux  Eaicx-Boiines.  Plus 
loin,  dans  une  vallée  coulent  les  eaux  verdâtres  de 
la  Mpozo,  qui  vont  heurter  plus  bas  les  flots  brunâtres 
du  Congo.  Nous  longeons  cet  aflluent  durant  quel- 
ques minutes,  nous  franchissons  le  magnifique  pont 
suspendu  qui  le  traverse  et,  par  mille  sinuosités, 
nous  arrivons  à  la  station  de  Palabala.yLdi  grosse 
locomotive  qui  nous  a  remorquées  jusqu'ici  cède  la 
place  à  une  plus  petite  qui,  se  mettant  à  l'arrière 
du  train,  nous  pousse  jusqu'au  terminus  de  la  voie. 
Nous  y  mettons  pied  à  terre  et  nous  enfilons  un 
sentier  qui  nous  conduit  à  la  station  de  Nkengé^;  où 
le  docteur  et  deux  employés  nous  font  accueil.  Le 
réfectoire  où  l'on  nous  sert  du  bœuf  et  de  l'antilope 
est  une  case  en  paille;  une  autre  case  nous  est 
donnée  comme  dortoir;  nous  y  étendons  nos  matelas 
sur  le  plancher  et  nous  nous  reposons  à  merveille, 
tandis  que  nos  porteurs  dorment  à  la  belle  étoile 
rangés  les  uns  à  côté  des  autres  comme  des  sardi- 
nes dans  une  boîte. 


68 


Commencement   du   voyage   en   caravane 

Au  réveil,  une  petite  pluie  nous  permet  de  nous 
laver  les  yeux;  puis  on  entame  courageusement  le 
fameux  voyage  en  caravane.  Toutefois,  comme  à 
toute  chose  il  faut  un  apprentissage,  la  première 
•étape  est  assez  pénible;  chacun  de  nos  porteurs 
n'est  pas  encore  bien  à  son  affaire  et  nous  ne  som- 
mes pas  habituées  à  l'escalade  des  montagnes,  au 
passage  des  ruisseaux.  Quand  je  dis  «  nous  »  faisons 
une  restriction  :  par  suite  d'un  malaise,  c'est  dans 
un  hamac  porté  par  de  robustes  nègres  que  je  suis 
mes  vaillantes  Sœurs  qui  trottinent  sous  le  soleil 
ardent;  j'en  suis  vraiment  honteuse,  et  j'espère  bien 
pouvoir  demain  m'escrimer  de  mes  jambes;  ne  suis-je 
pas  trop  grande  pour  être  traitée  comme  une   enfant  ? 

Après  une  marche  de  trois  heures,  nous  atteig- 
nons Congo-da-Lemba,  où  M.  Gillis,  ermite  en  ce 
lieu,  nous  offre  une  franche  hospitalité.  Les  trois 
chambres  mises  à  notre  disposition  ne  sont  pavées 
qu'en  terre  battue,  sur  laquelle  nous  étendons  nos 
matelas.  C'est  une  imprudence  que  Sœur  Albanie, 
notre  pharmacienne,  paie  le  lendemain  par  un  accès 
de  fièvre;  la  voilà  qui  boude  à  l'excellent  dîner  que 
nous  attaquons  de  toutes  nos  dents,  se  couche  un 
moment,  puis  va  promener  son  malaise  à  travers 
les  plantations   de   bananiers    et  de  caféiers. 

Comme  nous  avons  rejoint  ici  la  bande  des 
porteurs  partis  avant  nous,  le  P.  De  Deken  fait 
l'inspection,  assigne  les  rôles  et  pose  les  conditions  : 
à  chaque  homme  une  charge  de  30  kilos,  et  pas 
de  matabiche  (pourboire)  avant  qu'on  ait  atteint 
Lukungu. 

Le  21,  le  P.  Buysse  nous  quitte  et  nous  entamons 
la  seconde  étape.  Il  faudra,  paraît-il,  nous  armer  de 
courage    et    bien    lacer    nos  souliers,    car    la   partie 

69 


sera  dure,  si  dure  même  que,  jusqu'à  Feutrée  d'une 
forêt  servant  de  repaire  à  des  buffles  sauvages,  le 
Père  De  Deken  nous  ordonne  à  toutes  de  monter 
en  hamac.  Nos  robustes  porteurs  prennent  le  trot  et 
nous  déposent,  une  demi-heure  après,  sur  la  lisière 
de  la  sombre  forêt.  A  chacun  maintenant  de  se  tirer 
d'affaire!  Par  un  étroit  sentier  qui  court  sous  la 
sombre  voûte  des  arbres  séculaires,  on  commence 
ces  interminables  montées  et  descentes  célèbres  dans 
la  mémoire  et  plus  encore  dans  les  jambes  de 
quiconque  a  passé  par  la  forêt  des  buffles.  On  y 
trébuche  contre  des  pierres,  on  heurte  des  racines, 
on  grimpe  des  pentes  qui  semblent  raides  comme 
un  mur,  on  glisse  aux  descentes  plus  vite  et  plus 
loin  qu'on  ne  voudrait.  Encore  devons-nous  nous 
applaudir  d'exécuter  cette  dangereuse  traversée  pen- 
dant la  saison  sèche;  à  l'époque  des  pluies,  quand 
le  terreau  spongieux,  qui  forme  le  sol  en  maints 
endroits,  est  imbibé  d'eau,  je  ne  conçois  pas  qu'on 
puisse  s'en   tirer. 

Après  quatre  heures  de  gymnastique,  nous  fran- 
chissons un  pont  suspendu,  jeté  sur  la  Loufou,  et 
prenons  possession  de  deux  cases  bâties  sur  l'autre 
rive.  La  Providence  a  écarté  de  notre  route  les 
buffles  farouches  dont  nous  avons  vu  seulement 
quelques  traces;  mais,  bon  Dieu!  comme  on  a 
transpiré.  Les  guimpes  et  les  voiles  sont  dans  un 
état  lamentable  ;  aussi  Mère  AmaUa  décide-t-elle  que, 
dorénavant,  nous  nous  coifferons  tout  simplement 
d'un  large  chapeau  de  paille  recouvert  de  coton 
gris.  La  transformation  nous  fit  bien  rire  d'abord; 
mais  nous  ne  tardâmes  pas  à  en  reconnaître  les  avan- 
tages et  à  constater  que  la  jeunesse  fait  toujours 
bien  de  suivre   les   conseils   de   l'âge   mûr. 

Les  eaux  de  la  Loufou  sont  d'une  limpidité  si 
parfaite,  qu'à  la  soirée  nous   nous    installons   sur   un 


70 


rocher  qui  se  prolonge  dans  la  rivière,  pour  prendre 
un  solennel  bain  de  pieds  et  même  pour  procéder 
à  une  petite  lessive.  Qui  sait,  en  efiet,  quand  nous 
trouverons  encore  des   eaux   si  pures  ? 

Le  2  2  Septembre,  nous  devons  encore  nous  es- 
crimer à  l'escalade  de  nombreuses  montagnes,  mais 
enti  aînées  déjà  par  les  exercices  précédents,  nous 
nous  en  tirons  allègrement.  D'ailleurs,  le  Père  De 
Dekcn,  un  expert  en  fait  de  voyages,  connaît  un 
moyen  de  faire  oublier  la  fatigue.  Après  la  prière  du 
matin,  dite  à  haute  voix,  tout  en  marchant,  il  entame 
la  récitation  du  rosaire  de  trois  chapelets  en  rappe- 
lant avant  chaque  Ave  Maria  une  particularité  du 
mystère  médité  pour  chaque  dizaine.  La  prière,  la 
méditation,  la  marche,  tout  va  de  pair;  les  parole^ 
scandent  la  marche  et  la  vivacité  de  l'allure  semble 
vraiment  aider  à  pénétrer  plus  avant  dans  les  mys- 
tères :  on  croit  se  rendre  avec  Marie  chez  sa  cousine,  à 
Bethléhem,  au  Temple;  on  voit  Jésus  agonisant, 
frappé  de  verges,  couronné  d'épines,  gravissant  le 
calvaire;  Il  sort  glorieux  de  son  tombeau,  le  voilà 
qui  monte  majestueusement  au  Ciel  pour  y  préparer 
notre  place.  On  arrive  de  la  sorte  au  dernier  Ave 
Maria  et  l'on  est  tout  étonné  d'avoir  fourni  pas  mal 
de  kilomètres.  Les  soldats  emploient,  pour  atteindre 
le  même  but,  les  tambours  et  le  clairon,  ce  sont 
là  des  artifices  trop  belliqueux  '  pour  de  petites 
nonnes;  nous  ne  dédaignons  pas  d'ailleurs  d'avoir 
recours  à  la  musique;  nous  entamons,  pour  rythmer 
la  marche,  des  hymnes  et  des  cantiques;  c'est  ainsi 
que  nous  faisons  à  pied  la  grande  moitié  des  étapes 
journalières. 

Voici  Ndembôli,  ancien  village,  nous  y  trouvons 
une  grande  case  qu'une  cloison  divise  en  deux 
appartements.  Nos  porteurs  voudraient  pousser  jusqu'à 
Banza- ÀJantéka,     siège     d'une    mission    protestante. 

71 


L'avantage  de  gagner  une  heure  sur  la  marche  de 
demain  serait  bien  minime,  puisque  là-bas  nous  per- 
drions deux  heures  à  planter  et  replier  la  tente, 
tandis  qu'ici  nous  avons   un  refuge  tout  préparé. 

Le  23  Septembre,  nous  partons  à  cinq  heures 
et  demie  du  matin  pour  atteindre  à  onze  heures 
Unionzo.  Le  logis  est  moins  confortable  que  celui 
de  la  veille.  A  l'inverse  des  Européens,  les  nègres 
commencent  leurs  constructions  par  le  toit  et  finissent 
par  les  murs  en  paille  ou  en  pisé.  Notre  refuge  encore 
en  construction  n'est  donc  qu'un  toit  reposant  sur 
des  poteaux,  sauf  un  mur  de  paille  qui  s'élève  à 
hauteur  d'homme  d'un  seul  côté.  Père  De  Deken 
promet  un  matabiche  si  nos  porteurs  consentent  à 
clôturer  le  reste  de  la  même  façon.  C'est  fait  en  un 
instant;  nous  masquons  tant  bien  que  mal  la  partie 
supérieure  du  mur  d'enceinte  par  des  couvertures 
et  des  bandes  d'étoffe;  on  dispose  les  lits  de  camp, 
on  suspend  les  hamacs  aux  solives  du  toit  :  et  nous 
voilà  logées  presqu'aussi  confortablement  que  les 
saltimbanques  des   foires  européennes. 

Pauvres  petites  Sœurs  !  dira-t-on.  —  Ah  !  bien 
non,  ne  nous  plaignez  pas  :  jamais  nous  n'avons  tant  ri , 
tant  jacassé  que  dans  nos  lits  aériens.  La  joie,  dit-on, 
réconforte  autant  que  le  sommeil;  il  faut  qu'il  en 
soit  bien  ainsi,  puisque  nous  étions  bien  alertes  le 
lendemain;  et  cependant,  nous  avions  beau  nous 
balancer  comme  des  bébés  dans  nos  couchettes 
mobiles,  le  sommeil  ne  venait  point.  A  certain  moment 
Sœur  Humilienne  descendit  de  son  perchoir  pour 
demander  à  Sœur  H3^gine  :  «  Dormez- vous  déjà?  — 
Non,  camarade!  —  Et  les  voilà  s'établissant  sur  une 
couverture  déployée  sur  le  sol.  Elles  y  furent  bientôt 
relancées  par  des  myriades  de  ces  cruelles  fourmis 
d'Afrique  dont  la  morsure  est  si  cuisante.  Force 
leur  fut   de   déballer   un   matelas   et   de  disposer  les 


Inauguration  du  pont  du  Kwilu 


choses  de  manière  à  fermer  le  passage  à  leurs 
minuscules  ennemis.  Dormirent-elles  mieux  que  nous? 
j'en  doute;  cela  ne  les  empêcha  pas  le  lendemain 
d'arpenter  lestement  les  montagnes  et  les  vallées 
qui  nous  séparent  de  Nsckololo. 

A  ce  poste,  la  case  de  refuge  pour  les  voya- 
geurs est  à  peine  commencée  :  autant  vaut  loger 
à  la  belle  étoile.  Père  De  Deken  ne  veut  pas  nous 
exposer  à  cet  essai;  nous  nous  contentons  en 
conséquence  de  prendre  un  petit  rafraîchissement, 
nous  recevons  gravement  le  salut  militaire  que  nous 
adresse  la  femme  du  gardien  noir,  et  nous  piquons 
vers  la  rivière  du  Kiviliù  que  nous  franchissons  à 
onze  heures  et  demie  du  soir.  —  Belle  promenade 
de  dimanche!  n'est-ce  pas?  —  Eh!  sans  doute,  si 
nous  avions  eu  le  matin  le  bonheur  d'entendre  la 
sainte  Messe,  cette  marche  de  plus  de  douze  heures 
ne  nous  eût  semblé  qu'une  excursion  de  vacances, 
tant   la   bonne   humeur  met   de  ressort   aux  jambes. 

N'exagérons  rien  toutefois;  le  soleil  a  tapé  dur 
sur  nos  chapeaux  de  paille;  aussi  ne  voilà-t-il  pas 
qu'au  passage  de  la  rivière,  je  suis  prise  d'une 
syncope  ridicule,  et  qu'on  doit  me  transporter 
solennellement  comme  un  lustre  ('epuis  la  pirogue 
jusqu'à  la  case  de  refuge  heureusement  très-proche. 
Un  accès  de  fièvre  quoi!  violent  mais  très-court, 
puisque  le  lendemain  Père  De  Deken  ayant  fait 
stopper  pour  nous  remettre  de  nos  fatigues,  je  me 
remis  assez  pour  que  le  mardi,  26,  nous  reprenions 
la  marche.  Toutefois,  Père  De  Deken,  fort  sévère  pour 
les  imprudences,  m'avait  consignée  dans  un  hamac, 
avec  défense  formelle  d'en  descendre,  quelles  que 
fussent  les  difficultés   du   terrain. 

Cela  m'empêchait  assez  souvent  de  voir  com- 
ment mes  consœurs  se  tiraient  d'affaire  au  passage 
des    nombreux    ruisseaux    dépourvus     de    pont.     En 

73 


voici  un  pourtant  en  travers  duquel  s'allonge  un 
tronc  d'arbre.  En  trois  bonds  P.  De  Deken  est  à 
l'autre  bord.  Mes  compagnes,  ayant  moins  la  pratique 
de  semblables  choses,  cherchent  un  moyen  moins 
périlleux.  Sœur  Hygine  croit  avoir  trouvé  :  elle 
s'assied  à  califourchon  sur  le  tronc  d'arbre,  et, 
s'aidant  des  mains,  s'avance  par  de  petits  sauts 
répétés,  à  la  façon  des  grenouilles.  Malheureusement 
le  pont  rustique  était  hérissé  vers  le  milieu  de'  longs 
et  gros  clous  :  allez  donc  vous  asseoir  là-dessus!  La 
pauvre  Sœur  interloquée  ne  sait  d'abord  quel  parti 
prendre  !  impossible  d'avancer,  reculer  n'était  pas  facile;, 
et  les  gros  nègres,  au  lieu  de  lui  venir  en  aide, 
riaient  aux  éclats  de  sa  mésaventure.  Elle  vint  à 
bout  cependant  de  revenir  à  nous,  en  exécutant  à 
reculons  les  sauts  qui  l'avaient  d'abord  portée  en 
avant,  suivit  en  amont  le  cours  du  ruisseau  et  finit 
par  trouver  un  endroit  où  le  courant  était  assez 
étroit  pour  qu'elle  pût  le  franchir  d'un  seul  bond. 
La  malheureuse  tentative  la  décidée  comme  nous 
à  se  servir  en  pareille  occurence,  des  épaules  d'un 
nègre,  malgré  la  répugnance  qu'on  éprouve  d'abord 
à  se  prêter   à  cette    manœuvre. 

A  Nkengé,  nous  logeons  dans  une  case  véri- 
tablement luxueuse.  Jugez  donc  :  des  cloisons  la 
divisent  en  multiples  cellules  où  nous  pourrions  nous 
prendre  pour  de  paisibles  Clarisses  d'un  couvent 
d'Europe.  Il  est  vrai  que,  durant  la  nuit,  une  horrible 
tornade  nous  rappela   que  nous   étions  en   Afrique. 

Le  27  Septembre,  nous  rencontrons  M.  l'ingé- 
nieur Poullet  qui  se  rend  au  ruisseau  —  à  jamais 
célèbre  par  les  vaillants  exploits  de  Sœur  Hygine 
—    à  l'effet    d'y   construire    un    pont   moins    primitif. 

C'est  par  une  plaine  peu  mouvementée  que  nous 
avançons.  Aujourd'hui,  en  revanche,  la  chaleur  est  si 
forte  que  le  Père  De  Deken  qui  fait  tout  le  voyage 


74 


à  pied,  est  assez  abattu  lorsque  nous  arrivons  à 
Nsona.  Quant  à  chère  Mère  Amalia,  c'est  merveille 
à  la  voir  trottiner  malgré  ses  quarante  ans  et  mon- 
trer l'exemple  d'une  attaque  vigoureuse  au  plat  de 
riz  qui  nous  sert  de  dîner.  Par  contre.  Sœur  Albanie 
doit  encore  recourir  à  une  prise  de  la  bienheureuse 
quinine  que  Sœur  Hygine  porte  toujours  dans  une 
gibecière,   comme  un    chasseur  en   campagne. 


Arrivée  à   Lukungu 

Le  28,  nous  faisons  tous  nos  efforts  pour  atteindre 
LukungiL,  station  érigée  par  l'Etat  à  peu  près  à 
mi-route  de  Léopoldville  et  Matadi.  Les  porteurs  ne 
sont  pas  moins  impatients  de  toucher  au  terme  de 
leur  labeur,  de  recevoir  leur  solde  et  leur  matabiche. 
D'autres  noirs  les  remplaceront  jusqu'à  Léopoldville. 
On  part  donc  à  cinq  heures  du  matin  pour  arriver 
à  Lukîtngu  vers  huit  heures  et  demie.  M.  Verycken, 
cornmissaire  du  district  et  tous  les  employés  euro- 
péens nous  font  l'accueil  le  plus  bienveillant.  Un 
chimbek  (case)  est  aussitôt  mis  à  notre  disposition; 
ce  sera  notre  «  chez  nous  »  pour  les  quelques  jours 
nécessaires  au  recrutement  de  nouveaux  porteurs. 
Tandis  qu'on  s'occupe  à  l'inspection  des  charges  de 
ceux  qui  nous  ont  accompagnés  jusqu'ici,  nous 
remplaçons  nos  chapeaux  de  paille  par  nos  voiles 
de  religieuses  et  remettons  en  ordre  nos  costumes. 
Les  nègres  de  l'endroit,  accourus  en  foule,  sont  tout 
ébahis  de  notre  accoutrement.  —  Comme  elles  sont 
drôles,  disent-ils  en  riant,  les  femmes  de  celui  qui 
vient  parler  du  Ciel!  Tandis  que  s'égaient  à  notre 
sujet  ces  pauvres  gens  pour  qui  la  virginité  chrétienne 
est   un   mystère,    nous    nous   dirigeons   vers  la  salle 


75 


où  nous  devons  manger  à  table  d'hôte.  C'est  bien 
un  peu  péniblo  de  devoir  se  produire  ainsi,  mais  je 
dois  rendre  ju-ùce  à  la  respectueuse  réserve  que 
nous  témoignent  tous  les  agents   de  l'Etat. 

Le  lendemain,  nous  passons  nos  loisirs  forcés  à 
visiter  d'abord  le  jardin  de  la  station;  la  plupart 
des  légumes  européens  croissent  très-bien  à  Lukungu. 
Puis,  la  curiosité  nous  pousse  jusqu'à  la  Mission 
protestante  dont  les  luxueuses  installations  ne  laissent 
rien  à  désirer.  Il  ne  nous  fut  pas  donné  d'y  voir 
un  seul  visage  européen.  Eh  !  gentlemen,  tranquillisez- 
vous  :  nous  n'envions  ni  vos  richesses,  ni  vos  palais, 
car  nous  avons  mieux  que  cela  :  la  joie  du  sacrifice 
dans  la  pauvreté;  les  constructions  de  notre  future 
mission  seront  bien  modestes,  sans  doute;  mais  nous 
avons  l'ambition  de  nous  y  faire  aimer  par  une 
nombreuse  famille  dont  nous  serons  les  mères,  où 
Dieu  sera  béni,  où  nous  chanterons  le  nom  de  la 
Vierge  entre  les  vierges,  où  nous  mourrons  heureuses 
d'avoir  donné  des  âmes  au  Ciel! 

Le  dimanche,  28,  nous  avons  la  chance,  à  l'occa- 
sion du  marché,  de  pouvoir  admirer  le  costume  gala 
des  femmes  indigènes.  Quelle  horreur!  Ces  créatures, 
barbouillées  du  haut  en  bas  d'un  noir  graisseux  rayé  de 
lignes  rouges,  n'ont  pour  tout  vêtement  qu'un  minus- 
cule lambeau  de  toile.  En  revanche,  pour  faire  parade 
de  leurs  richesses  devant  les  femmes  européennes, 
elles  ont  arboré  des  colliers  et  bracelets  de  perles 
et  de  verroteries,  nous  contemplent  du  haut  de  leur 
grandeur  et  nous  saluent  d'un  solennel  Mboté.  Ah! 
grand  Dieu!  quand  viendra  le  miracle  qui  changera 
ces  femmes  hideuses  en  chrétiennes  chastes  et 
modestes  ! 


76 


Départ   de   Lukungu 

Le  mardi,  3  Octobre,  les  nouveaux  porteurs  sont 
enrôlés  et  nous  quittons  Lukungu,  vers  deux  heures 
après-midi,  en  compagnie  de  M.  Antoine  qui  a  mission 
dans  un  endroit  près  duquel  nous  allons  passer. 
L'étape  n'est  que  deux  lieues  et  demie,  mais  il  nous 
faut  l'effectuer  par  un  sentier  qui  long-e  en  certains 
endroits  des  ravins  effrayants,  presqu'à  l'égal  de 
ceux  de  Matadi.  Mais  les  montagnes  sont  moins 
escarpées;  le  sol  n'est  plus  aride  et  pierreux,  mais 
si  fertile  et  d'une  culture  si  aisée  que  de  nombreux 
villages  montrent  partout  des  cases  proprettes  qui 
font  plaisir   à  voir. 

A  cinq  heures,  nous  campons  à  Mfoimfou.  Les 
soldats  de  M.  Antoine  nous  ont  précédées  pour  y 
dresser  sa  tente.  Nous  nous  installons  dans  un 
chimbek  dont  nous  remplaçons  la  porte  absente  par 
une  couverture;  on  soupe  en  plein  air,  on  récite  en 
chœur  la  prière  du  soir  et  :  bonsoir  la  compagnie, 
nous  dormons  comme   des   marmottes. 

Aussi,  le  lendemain,  à  huit  heures  du  matin, 
nous  avons  arpenté  déjà  plusieurs  lieues  pour 
atteindre  une  rivière  à  Mpioka.  C'est  trop  tôt  pour 
stopper  :  nous  passons  en  pirogue  jusqu'à  Kungila, 
c'est-à-dire  à  trois  lieues  plus  loin.  Au  cours  de  ce 
trajet,  nous  remarquons  dans  des  terrains  marécageux 
de  magnifiques  lis  blancs  striés  de  filets  rouges. 
Quelle  femme  n'aime  pas  les  fleurs?  Nous  composons 
un  énorme  bouquet  dont  nous  ornons  notre  table 
à  la   case  de   Kungila. 

En  revanche,  nous  n'avons  guère  à  nous  louer 
de  nos  porteurs  de  Lukungu.  Au  lieu  de  nos  gros 
gaillards  de  Matadi,  hauts  de  taille  et  de  large  enco- 
lure, nous  avons  maintenant  de  petits  êtres  si  mous 
et  si  faibles  qu'une  caisse  de  trente  kilos  les  écrase 


77 


et  qu'en  un  endroit,  bien  peu  difficile  cependant,  ils 
doivent  être  six  pour  porter  en  hamac  ma  petite  per- 
sonne. J'ajoute  pourtant  que  ce  dernier  cas  ne  se 
présenta  qu'une  seule  fois;  le  Capita,  blessé  dans 
son  honneur,  ne  prenant  avec  lui  que  le  plus  solide 
de  ses  hommes,  tint  à  devoir  de  nous  soulever  sur 
ses  épaules   aux  passages  les   plus  impraticables. 

A  cette  halte  de  Kungila,  un  chef  indigène  vient 
en  grand  apparat  présenter  ses  hommages  à  M. 
Antoine;  le  brave  moricaud  n'est  pas  pauvre;  la  preuve, 
c'est  qu'il  porte  l'un  sur  l'autre  trois  gilets  européens, 
qu'il  a  double  pagne  et  qu'un  énorme  bâton  de  com- 
mandant lui  donne  bien  le  droit  de  ne  s'avancer 
qu'avec  la  majestueuse  prestance  d'Un  empereur 
romain.  Bien  plus,  il  est  en  mesure  d'offrir  à  l'agent 
de  l'Etat  un  bouc  et  quelques  œufs,  cadeaux  dont  il 
a   bien   soin   de  vanter  lui-même  la  magnificence. 

Le  5  Octobre,  nous  atteignons  Kendolo,  où  le 
susdit  bouc  fait  les  frais  d'un  repas  d'adieu,  après 
lequel  M.  Antoine  nous  quitte  pour  se  diriger  vers 
l'intérieur.  Nous  profitons  du  temps  qui  nous  reste 
jusqu'au  soir  pour  enlever  de  nos  pauvres  pieds  les 
chiques  qui  s'y  sont  logées  par  escadrons.  Sœur 
Hygine  est  très  adroite  à  cette  manœuvre  ;  sans  vous 
faire  trop  de  mal,  elle  ôte  à  la  pointe  de  l'aiguille 
jusqu'au  dernier  œuf  de  ces  vilaines  bestioles.  Mais 
ces  dernières  savent  s'en  venger  :  c'est  aux  pieds 
de  notre  bonne  Sœur  que  ces  insectes  malfaisants 
s'acharnent  plus  souvent  et  pénètrent  plus  profon- 
dément. 

Le  6  Octobre,  c'était  à  Kendolo,  jour  de  marché. 
Or,  la  plupart  de  nos  porteurs  sont  originaires  des 
environs,  et  tous  désirent  assister  à  cette  foire,  pour 
se  procurer  :  manioc,  chikwangue,  noix  de  palme  et 
surtout  pour  se  gorger  de  malafou,  Champagne  des 
noirs.  En  conséquence,  les  Capitas  viennent  demander 

78 


Orphelinat  des  Sœurs  de  la  Charité  a  Moanda 


a  Père  De  Deken  un  jour  de  repos.  Mais  celui-ci 
connaît  son  monde  :  un  nègre  qui  est  ivre,  doit  boire 
pendant  huit  jours  pour  se  dégriser. —  Nenni,  répond-il, 
nous  partons  pour  la  Loiiasi;  libre  à  vous  de  vous 
attarder,  pourvu  que  le  soir  vous  nous  rejoigniez  !  — 
Ainsi  fut  fait,  les  plus  vaillants  des  porteurs  se  joignant 
à  nous.  Une  vraie  promenade  d'ailleurs,  par  une  route 
facile  et  si  belle  que  les  cantiques  et  les  chansons 
partent  comme  d'eux-mêmes.  Tout  le  répertoire  de 
Sœur  Humilienne  y  passe,  et  ce  n'est  qu'à  la  der- 
nière demi-lieue  que  nous  montons  en  hamac  pour 
atteindre  la  halte  où  les  retardataires  nous  rejoignent 
■dans  la   soirée. 


Arrivée  à  l'Inkissi 

Le  7,  nous  logeons  à  Nsundi;  le  8,  non  loin  de 
la  rivière  hikissi.  Nous  y  faisons  la  rencontre  de  M. 
Mils  qui  retourne  en  Europe,  emmenant  avec  lui  une 
centaine  de  Bangalas  tant  hommes  que  femmes,  que 
l'on  pourra  voir  à  l'Exposition  d'Anvers.  Sur  les 
bords  même  de  l'Inkissi  nous  croisons  une  autre 
bande  ayant  la  même  destination.  L'un  de  ces  noirs, 
horriblement  tatoué,  ayant  appris  quelques  éléments 
de  français  à  la  Mission  de  la  Nouvelle-Anvers,  est 
très  fier  de  pouvoir  faire  montre  de  sa  science  en 
venant  nous  saluer.  Les  autres  suivent  l'orateur, 
s'ébahissent  d'abord  à  l'aspect  des  femmes  blanches, 
mais  ne  tardent  pas  à  révéler  leurs  instincts  de 
cannibales  en  supputant  en  leur  langue  le  poids  de 
chair  à  rôtir  que  chacune  de  nous  pourrait  fournir.  Or, 
cette  langue,  je  la  comprends,  les  drôles  s'en  aper- 
çoivent et  ne  peuvent  se  rendre  compte  d'un  tel  pro- 
dige. Je  leur  parle  de  quelques-unes  de  mes  élèves 
de  Nemlao,  originaires  du  pays  des  Bangalas.  Et  tous 

79 


aussitôt  de  me  presser  de  questions  au  sujet  de  ces 
enfants  dont  ils  se  rappelaient  le  départ.  —  Où  sont 
maintenant  ces  fillettes?  —  Que  font-elles  ?  —  Que 
mangent-elles?  —  Ont-elles  une  maison  comme  les 
blancs?  —  Est-ce  comme  cela  qu'on  nous  traitera?  — 
Est-ce  loin  le  Mputu  (Europe)  des  blancs?  Oh!  y  a, 
ya,  encore  une  lune  sur  les  pieds,  sur  les  pieds  !  Et 
puis  une  autre  lune  sur  le  bateau  !  Et  puis  ce  sera 
le  Mputu,  le  Mputu  des  blancs! 

Pendant  ces  pourparlers,  le  petit  Moustique 
(Magunga),  l'un  des  deux  jeunes  boys  qui  nous  accom- 
pagnent, s'était  caché  dans  le  coin  le  plus  obscur 
et  le  plus  reculé  de  la  case.  Après  le  départ  de  nos 
visiteurs,  il  nous  affirma  que  ces  hommes  étaient 
précisément  ceux  qui,  l'an  dernier,  l'avaient  déjà  lié 
à  un  arbre  et  allaient  le  tuer,  après  la  destruction  de 
son  village  natal,  lorsque  le  capitaine  d'un  steamer 
le  délivra.  Petit  bonhomme  est  maintenant  en  train 
de  devenir  chrétien  et  je  pense  que  son  aventure  a 
été  racontée   dans  les  Annales  de  Scheut. 

Le  lendemain  g,  tandis  que  nous  cheminons  vers 
Swen^z,  une  fumée,  qui  s'élève  à  quelque  distance, 
nous  fait  croire  d'abord  à  un  incendie  qui  se  pro- 
page dans  les  hautes  herbes.  Père  De  Deken  nous 
détrompe  :  cette  fumée  n'est  qu'une  vapeur  produite 
par  la  chute  de  l'Inkissi,  en  un  endroit  où  cette 
rivière  a  cent  mètres  de  largeur.  La  chute  elle-même 
a  huit  mètres  de  hauteur.  Cette  effroyable  masse 
d'eau  produit  en  se  précipitant  un  bruit  que  l'on 
entend   à  plus  d'une  lieue. 

A  Swerigi,  le  gardien  noir  du  poste  se  met  en 
quatre  pour  nous  servir,  ouvrir  les  lits  de  camp, 
disposer  le  repas,  et  le  reste  :  chose  d'autant  plus 
méritoire  que  le  brave  homme  est  manchot.  La 
femme,  non  moins  prévenante,  nous  présente  des 
œufs    et   des    ananas.    Malgré   tous   ces    bons    soins, 

80 


nous  eussions  préféré  passer  outre  et  faire  double 
étape,  car  nous  étions  arrivées  de  fort  bonne  heure, 
mais  nos  porteurs  s'y  refusent  allé^-uant  la  nécessité 
de  faire  des  provisions  au  marché  du  lendemain. 
Nous  profitons  de  cet  arrêt  forcé  pour  lessiver  pas 
mal  de  choses  qui  en  ont  grand  besoin.  Mais  à  nous 
voir  à  genoux,  bras  nus  jusqu'aux  coudes,  frottant 
et  savonnant,  la  bonne  femme  noire  est  suffoquée 
d'une  véritable  indignation  ;  elle  va,  elle  vient,  elle 
bougonne,  poings  sur  les  hanches,  prétendant  que 
les  femmes  blanches  ne  doivent  pas  ainsi  s'avilir  jus- 
qu'au travail  des  esclaves,  qu'on  n'a  seulement  qu'à 
lui  laisser  le  temps  d'expédier  cette  besogne.  Pauvre 
et  brave  créature!  elle  ignore  que  la  loi  du  travail 
est  générale  ;  elle  ignore  encore  plus  qu'une  Sœur 
de  charité  s'est  constituée  volontairement  la  servante 
du  Christ  et  ne  reculera  devant  rien  de  ce  qui  peut 
sauver  des  âmes!  Laisse-nous  donc  à  noire  lessive, 
compatissante  négresse,  et  si  tu  crois  que  cela  nous 
ôte  de  notre  bonne  humeur,  viens  donc  écouter  nos 
chansons! 

Le  lendemain,  lo,  nous  pouvons  nous  mettre  en 
marche  de  bonne  heure,  malgré  l'excuse  alléguée 
hier,  parce  que  Père  De  Deken  a  eu  l'adresse  de 
se  faire  remettre  par  les  Capitas,  les  mukandas 
(billets)  qui  spécifient  les  conditions  acceptées  par 
nos  porteurs  et  le  taux  du  salaire  qu'ils  auront  à 
toucher.  Il  en  résulte  qu'il  n'est  plus  question  de 
marché  et  que  nos  moricauds  paieront  leur  entête- 
ment d'hier  en  faisant  aujourd'hui  double  étape. 
Nous  dépassons  en  effet  la  halte  de  Kinfmmo  pour 
atteindre  à  midi  seulement  la  Louila.  Malheureuse- 
ment le  porteur  chargé  de  nos  provisions  traîne  la 
jambe,  et  ce  n'est  qu'à  une  heure  que  nous  pouvons 
satisfaire  l'appétit  qu'a  développé  cette  longue  marche^ 
Nous  nous  en  ressentons  si    peu   que,   le  lende- 


Leilres  de  Sœur  Xlarie-Codeliève 


main,  nous  trottons  depuis  le  grand  matin  jusqu'à 
onze  heures  et  demie.  A  la  halte  nommée  Scknibao, 
une  foule  de  curieux  viennent  nous  contempler, 
nous  offrant  des  plantains  (sorte  d'énormes  bananes), 
tandis  qu'un  Haoussa,  trardien  du  poste,  nous  fait 
cadeau  d'une  cruche  de  ]\Iassanga,  boisson  très-rafraî- 
chissante qu'on  tire  de  la  canne  à  sucre.  Après 
avoir  largement  satisfait  leur  curiosité,  les  indigènes 
se  retirent  pour  revenir  bientôt  affublés  de  bandes 
de  toile  à  mouchoirs,  afin,  sans  doute,  de  nous 
prouver  que,  si  nous  sommes  largement  vêtues,  eux 
ne  sont  pas  si  pauvres  qu'ils  en  ont  l'air.  Puis,  ils 
nous  régalent  d'un  charivari  dont  voici  le  motif. 
Hier,  c'était  la  nouvelle  lune;  or,  sous  les  tropiques 
une  lisière  de  la  terre  se  montre  nettement  dès  le 
lendemain;  de  plus,  la  lune  est  pour  le  nègre  l'astre 
favori;  c'est  à  sa  douce  lumière,  alors  qu'un  air 
moins  brûlant  que  celui  du  jour  est  embaumé  par 
les  mille  parfums  de  la  forêt,  qu'on  célèbre  les  fêtes 
joyeuses  et  terribles,  qu'on  se  livre  à  la  danse,  que 
les  guerriers  chantent  leurs  exploits  :  il  n'est  donc 
pas  étonnant  que  la  réapparition  de  la  lune  soit 
saluée  par  des  transports  de  joie,  des  cris  variés  et 
le   grincement   du   tam-tam. 


Arrivée   à  Léopoldville 

Enfin,  le  12  Octobre,  nous  touchons  au  terme 
de  la  route  des  caravanes.  Le  cœur  débordant  de 
reconnaissance  envers  le  Dieu  qui  nous  a  conduites 
par  la  main  et  préservées  de  tout  mal  sérieux  pen- 
dant cette  première  partie  de  notre  lointaine  expédition, 
nous  entonnons  le  solennel  Te  Deum ;  puis,  entourées 
de   nos   gens   qui   traduisent    leur  contentement  par 

82 


des    hennissements    et    des    chants    baroques,     nous 
entrons  à  Léopoldville. 

Père  De  Deken  avait  averti  par  courrier  spécial 
le  Commissaire  de  District.  Celui-ci  étant  absent  et 
son  lieutenant  ne  trouvant  pas  que  la  station  pût 
nous  offrir  un  logis  convenable,  —  nous  sommes 
faciles  à  contenter  cependant  —  le  dit  lieutenant 
s'était  adressé  au  Docteur  Sims,  missionnaire  protes- 
tant établi  non  loin  des  bâtiments  de  l'Etat.  M.  Sims 
s'empressa  de  mettre  à  notre  disposition  une  vaste 
demeure.  Et  voilà  Père  De  Deken  et  cinq  Sœurs 
de  Charité  installés  au  cœur  d'une  mission  protes- 
tante. J'ajoute  que,  non  content  d'être  très-fier  de 
nous  donner  l'hospitalité,  le  bon  Docteur  ne  sait 
•qu'imaginer  pour  nous  être  utile  et  nous  mettre  à 
même  de  vaquer,  en  toute  liberté,  à  nos  exercices 
de  piété.  Dans  une  des  cinq  chambres  de  notre 
établissement  se  dresse  un  autel  où  nous  avons  le 
bonheur  de  voir  célébrer  chaque  jour  le  S'  Sacrifice 
et  de  nourrir  notre  âme  du  Pain  des  forts  en  prévision 
des  fatigues  qui  nous  attendent  !  Nous  sommes  à 
peine  au  quart  de  notre  voyage,  mais  la  Providence 
veille  sur  nous  et  de  quelque  manière  qu'Elle  dis- 
pose .  de  nous.   Elle   nous  trouvera   prêtes. 


Halte   à  Léopoldville 

je  terminais  ma  page  précédente  en  vous  con- 
tant comment,  pour  la  durée  de  notre  séjour  à 
Léopoldville,  la  Providence  nous  a  fait  trouver  asile 
à  la  mission  protestante   du   bon  Docteur  Sims. 

Et  si  je  parle  de  Providence,  ce  n'est  pas  à 
tort  :  jamais  nous  n'aurions  pu  rêver  un  accueil 
plus    cordial,    une    installation     plus    confortable.    Le 


83 


logis  est  si  spacieux  que,  d'une  chambre  voisine  de 
celle  du  Père  De  Deken,  nous  avons  pu  faire  une 
chapelle  où  nous  avons  journellement  le  bonheur 
d'entendre  la  S'®  Messe,  et  de  recevoir  le  Pain  des 
forts.  Au  dehors  de  la  maison,  de  magnifiques  allées 
bordées  de  fleurs  et  d'ananas  nous  permettent  de 
nous  livrer,  matin  et  soir,  à  des  promenades  délicieuses, 
A  voir  alors  le  Père  De  Deken  y  réciter  son 
bréviaire,  deux  ou  trois  Sœurs  y  dérouler  ensemble 
leur  chapelet,  tandis  que  les  autres  méditent  en 
silence,  on  se  croirait  au  jardin  d'un  couvent  euro- 
péen  à  l'époque   de   la   Retraite. 


Excursion   à  Brazzaville  (i) 

Nous  avons  passé  la  première  quinzaine  à 
rapetasser  nos  pauvres  vêtements,  ainsi  qu'à  soigner 
les   bobos   occasionnés   par  les    fatigues   du   voyage. 

Nous  eimes  ensuite  à  répondre  à  l'aimable 
invitation  que  nous  adressait  M^''  Angouard,  vicaire 
apostblique  de  l'Oubangi,  en  résidence  à  Brazzaville, 
de  l'autre  côté  du  fleuve,  sur  la  rive  française.  M.  de 
Brazza,  commissaire  général  du  Congo  français^ 
nous  a  fait  prendre  par  le  steamer  Djoué  qui,  après 
une  heure  et  demie  de  navigation,  nous  déposa  sur 
le   rivage. 

Là,  point  de  route  encore,  mais  un  simple  sentier 


(i)  En  attendant  le  bateau  qui  doit  les  transporter  à  Luiua- 
burg  par  le  Kassaï,  les  Sœurs  font  un  assez  long  séjour,  à  Léo- 
poldville. 

Elles  profitent  de  leurs  loisirs  pour  faire  une  excursion  sur  la 
rive  droite  du  Congo  et  rendre  une  visite  au  Couvent  des  Sœurs 
de  S'  Joseph  à  Brazzaville  où  elles  furent  reçues  à  bras  ouverts  et 
séjournèrent    pendant   quelques  jours. 

84 


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Un  campement  près  de  Moanda 


traversant  les  hautes  herbes  et  par  lequel  nous  arri- 
vons en  quelques  minutes  au  couvent  des  Sœurs 
de  S'  Joseph  de  Cluny,  installées  à  Brazzaville  depuis 
un   an. 

Les  lits  de  camp  que  nous  avons  emportés  sont 
aussitôt  dressés  dans  le  dortoir  commun,  et  voilà 
les  deux  communautés  comme  fondues  en  une  seule; 
car  il  est  inutile,  n'est-ce  pas,  de  vous  décrire 
l'accueil  qui  nous  est  fait.  Sans  doute,  ces  bonnes 
Sœurs  sont  françaises  et  nous  sommes  flamandes; 
leur  voile  ne  ressemble  pas  à  notre  coiffure;  c'est 
la  première  fois  que  nous  les  voyons  et,  probable- 
ment, nous  ne  les  verrons  plus  en  ce  monde,  — 
tout  cela  n'est  que  trop  vrai,  mais  ce  qui  l'est  aussi,  c'est 
que  le  Jésus  que  nous  aimons,  elles  L'ont  choisi 
comme  nous  pour  l'Epoux  divin  auquel  on  sacrifie 
tout;  les  malheureux  nègres  pour  lesquels  elles  se 
dévouent,  c'est  pour  eux  que  nous  avons  quitté 
notre  Flandre  bien  aimée;  la  mort  qu'elles  espèrent, 
la  mort  au  champ  d'honneur  de  la  charité,  c'est  celle 
que  nous  ambitionnons;  en  voilà  bien  assez  pour  se 
connaître,  pour  s'embrasser  à  plein  cœur,  pour  rire, 
comrtve  doivent  le  faire  les  Bienheureux  du  Paradis. 

Le  lendemain,  dimanche  29  Octobre,  nous  nous 
dirigeons  vers  la  résidence  des  Pères  du  S'  Esprit, 
résidence  bâtie  sur  une  hauteur  à  quelques  minutes 
du  couvent.  Après  la  S'*'  Messe,  Père  De  Deken 
nous  introduit  auprès  de  Monseigneur.  L'Evêque- 
missionnaire  nous  reçoit  avec  une  bonté  toute  pater- 
nelle, nous  prodigue  ses  encouragements  et  ses 
conseils  et  finit  par  nous  inviter  à  visiter  les 
installations  de  la  résidence.  Lui-même  daigne  nous 
montrer  l'atelier,  l'école,  la  cuisine,  la  basse-cour,  les 
plantations,  le  jardin  et  surtout  la  magnifique  église, 
la  cathédrale  qu'il  est  en  train  de  bâtir.  Si  je  dis 
cathédrale,   c'est  sans   aucune   exagération    :  l'église 

85 


de  Brazzaville  est  incontestablement  le  plus  beau 
monument  religieux  de  toute  l'x^frique  équatoriale. 
Avec  quelles  ressources  Monseigneur  a  tenté  cette 
entreprise  grandiose,  on  le  comprendra  lorsque  j'aurai 
dit  que  le  Prélat  a  dû  travailler  lui-même  à  façonner 
les  briques,  à  scier  les  bois.  On  compte  inaugurer 
le  temple  aux  fêtes  de  Pâques,  le  pieux  Evêque  étant 
persuadé  que  la  Providence  saura  bien  d'ici-là  lui 
procurer  l'ameublement  indispensable. 

Emerveillées  autant  qu'édifiées,  nous  prenons 
congé  de  Monseigneur  pour  revenir  au  Couvent  où, 
pendant  dix  jours,  nous  fûmes  témoins  du  zèle  de 
de  ces  quatre  bonnes  Religieuses  à  instruire  la  jeu- 
nesse en  même  temps  que  nous  étions  confondues 
des  bons  soins  qu'elles  nous  prodiguaient,  se  privant 
en  notre  faveur  de  choses  qui  leur  étaient  bien 
nécessaires. 

Elles  ne  sont  pas  riches  en  effet;  les  caisses  qui 
leur  sont  envoyées  d'Europe  ne  parviennent  que  dif- 
ficilement à  destination  et  les  épreuves  n'ont  pas 
épargné  la  naissante  communauté.  A  plusieurs  repri- 
ses, les  tornades  ont  enlevé  le  toit  de  la  maison, 
ébranlé  les  murs,  gâté  les  provisions.  Puis  encore,  la 
santé  de  la  bonne  Supérieure  est  tellement  épuisée 
par  les  privations,  qu'une  issue  fatale  est  grandement 
à  craindre.  Mais,  religieuses  et  françaises,  les  Sœurs 
de  S'  Joseph  narguent  la  misère,  et  quand  nous  leur 
faisons  remarquer  que  cinq  bouches  de  plus  —  cinq 
bouches  flamandes  qui  n'ont  pas  l'habitude  de  bouder 
plat  —  vont  faire  large  brèche  à  leurs  provisions  : 
—  Est-ce  notre  affaire  de  songer  à  cela?  —  répon- 
dent-elles gaîment  :  —  Celui  qui  multipliait  jadis 
les  pains  saura   bien   y   pourvoir! 

Les  convenances  nous  ordonnaient  de  profiter 
de  notre  séjour  à  la  rive  française  pour  aller  remer- 
cier M.  de  Brazza  de  son  obligeance  à  notre  égard. 

86 


En  conséquence,  le  jour  de  la  Toussaint,  Sœur  Xavier 
nous  conduisit  au  poste  militaire  où  nous  fûmes 
reçues  avec  une  politesse  toute  française  par  M.  l'Ad- 
ministrateur. Malheureusement,  M.  le  commissaire, 
M.  de  Brazza,  gardant  la  chambre  à  cause  d'une 
fièvre  hématurique,  ne  put  donner  audience  qu'à  notre 
chère  Mère,  à  laquelle  il  offrit  ses  encouragements, 
l'assurant  ensuite  du  bonheur  qu'il  avait  à  mettre 
son  steamer  à  notre  disposition  pour  le  retour  à 
Léopoldville 

11  fit  plus;  le  dimanche  suivant,  au  moment  où 
nous  adressions  nos  adieux  à  Mgr  Angouard,  on 
nous  annonça  la  visite  de  M.  de  Brazza;  le  vaillant 
explorateur  s'était  fait  transporter  en  hamac  pour 
venir  en  personne  complimenter  notre  bon  Père  De 
Deken  au  sujet  de  son  fameux  voyage  au  Thibet, 
et  lui  présenter  ses  vœux  pour  ses  courses  actuelles 
au  continent  noir.  Père  De  Deken  n'était  plus  avec 
nous,  ayant  quitté  la  veille  la  rive  française  sur 
l'annonce  inopinée  de  l'arrivée  à  Léopoldville  des  • 
trois  Missionnaires  qui  devaient  se  joindre  à  notre 
caravane  :  les  Pères  Hoornaert  et  De  Clercq  et  le 
Frère  Buyle.  Ce  contretemps  n'empêcha  pas  M.  de 
Brazza,  un  expert  en  fait  de  voyages  en  Afrique,  de 
s'informer  de  la  quantité  de  manioc  dont  nous  dis- 
posions pour  la  nourriture  de  nos  porteurs  de  baga- 
ges et  de  nous  donner  à  nous-mêmes  six  grandes 
cruches  de  vin  européen. 

C'est  de  tout  cœur  que  nous  prions  la  Providence 
d'acquitter  envers  ce  grand  chrétien  la  dette  légitime 
de   notre  reconnaissance. 

Retour  à   Léopoldville 

Le  lundi,  6  Novembre,  tandis  que  nous  effec- 
tuions   la    traversée   de  retour,    nous   croisâmes    sur 

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l'immense  fieuve  le  steamer  Ville  de  Bruxelles,  qui 
avait  à  bord  les  Missionnaires  nouvellement  arrivés. 
Ceux-ci  veulent  profiter  de  l'arrêt  que  nous  faisons 
à  Léopold ville  pour  aller  saluer  leurs  confrères  de 
Berghe  S*^  Marie,  ils  s'y  reposeront  jusqu'à  ce  que 
le  Stanley  soit  en  mesure  de  nous  emmener  tous 
jusqu'à   Luluabourg. 

Quant  à  nous,  à  peine  de  retour  chez  le  Doc- 
teur wSims,  nous  avons  hâte  de  nous  mettre  à  la 
besogne  pour  montrer  à  nos  amis  de  Brazzaville  que 
les  cœurs  flamands  n'oublient  pas  un  bienfait;  et 
peu  de  jours  après,  nous  avions  le  bonheur  de 
transmettre  quelques  objets  de  lingerie  pour  les 
Sœurs,  deux  rochets   et  des  bas  pour  Monseigneur, 

Satisfaites  d'avoir  payé  notre  dette  dans  la 
mesure  du  possible,  nous  entreprenons  ensuite  d'en 
acquitter  une  autre  envers  le  bon  ministre  protes- 
tant qui  nous  abrite  sous  son  toit  en  le  forçant  de 
nous  permettre  de  travailler  à  ses  effets  d'habillements. 
Et  cet  homme  est  si  aimable  qu'à  le  voir  nous 
remercier,  on  dirait  vraiment  que  s'est  nous  qui 
l'obligeons. 

Que  Dieu  récompense  ce  noble  cœur!  Qu'il 
ouvre  à  la  vraie  lumière  les  yeux  de  cet  homme 
droit  et  généreux,  c'est  la  prière  que  nous  ne 
cesserons  de  redire  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  exaucée. 
Cette  grâce,  j'ai  la  plus  intime  confiance  que  nous 
l'obtiendrons,  parce  que  jamais  homme  ne  l'a  méritée 
comme  le  Docteur  Sims.  Il  la  mérite  par  une 
serviabilité  qui  le  fait  aimer  de  tous  les  blancs;  il 
la  mérite  par  les  cordiales  relations  qu'il  entretient 
avec  tous  les  missionnaires  catholiques,  belges  ou 
français;  il  la  mérite  enfin  par  son  estime  pour  notre 
sainte  religion  qu'il  reconnaît  ouvertement  comme 
supérieure  à  la  sienne;  il  la  mérite  enfin  par  son 
zèle    et    son   dévouement,    car   vraiment    c'est    pour 


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Dieu  et  pour  les  âmes  que  cet  homme  travaille.  — 
Sims  est  protestant,  disait  dernièrement  de  lui  un 
de  ses  coreligionnaires,  mais  il  travaille  comme  un 
missionnaire  catholique.  —  Chères  Sœurs,  Vous  nous 
aiderez,  n'est-ce  pas,  à  faire  entrer  cette  âme  d'élite 
dans  le   sein  de  la  seule   véritable  Eglise. 

Parlerai-je  d'une  excursion  au  camp  de  Kin- 
chassa?  M.  le  commandant  Richard  nous  ayant  rendu 
plusieurs  bons  offices  nous  avait  mis  dans  l'obligation 
d'affronter  deux  heures  de  marche  à  travers  la 
brousse.  Où  nous  pensions  n'accomplir  qu'un  devoir, 
ne  rencontrer  que  des  tentes  et  des  talus  en  terre, 
un  véritable  enchantement  nous  attendait.  Des  allées 
larges  comme  des  boulevards,  et  que  bordent  des 
ananas,  des  manguiers  et  des  cocotiers;  des  planta- 
tions de  caféiers,  papayiers,  cacaotiers,  bananiers; 
des  champs  de  riz  et  de  patates;  des  parterres  où 
les  cactus  épineux  se  marient  aux  fleurs  européennes; 
un  potager  qu'on  dirait  entretenu  par  le  plus  soigneux 
de  nos  jardiniers  flamands  :  nous  n'avons  rien  vu  de 
semblable  au  Congo  ;  et  c'est  en  toute  sincérité  que  nous 
avons  félicité  M.  Richard  de  cette  ravissante  création. 

Et  maintenant,  nous  mettons  souvent  le  nez  à 
la  fenêtre,  car  c'est  le  cas  ou  jamais  de  nous  demander 
l'une  à  l'autre  :  Sœur  Anne,  ne  vois-tu  rien  venir? 
Le  Stanley  qui  doit  nous  transporter  est  au  port 
depuis  huit  jours  :  mais  Dieu  .sait  quand  il  partira. 
En  attendant,  nous  prions  —  beaucoup,  je  vous  assure 
—  pour  nos  bienfaiteurs  et  les  amis  de  nos  missions; 
nous  espérons,  de  notre  côté,  qu'ils  n'oublieront  pas 
notre  guide  si  dévoué,  le  bon  Père  De  Deken,  et 
les  cinq  petites  Religieuses  fort  désireuses  de  faire 
du  bien,  mais  auxquelles  il  faut  obtenir  la  grâce  de 
Celui   qui  seul   peut   bénir  leurs  travaux! 


89 


SOMMAIRE  :  Voyage  de  Léopoldville  à  Lusambo 


A  bord  de  la  Ville  d'Anvers,  8  Janvier  i8ç4 

Mes   biens  chères  Consœurs, 

E  vous  ai  rendu  compte  précédemment  de  notre 
voyage  en  caravane  airtsi  que  de  notre  séjour 
à  Léopoldville  chez  le  docteur  Sims.  Nous 
avons  fait  depuis  lors  une  promena(^o  bien  autre- 
ment longue,  car  au  moment  où  j'entreprends  de 
développer  mes  notes  journalières,  nous  nous  trouvons 
à  Lusambo   après  cinq  semaines  de  navigation. 

Vous  avez  sans  doute  trouvé  bien  arides  mes 
récits  précédents  :  pas  un  mot  de  souvenir  pour 
l'heureux  temps  du  noviciat,  pas  une  parole  d'af- 
fection pour  vous  toutes,  pas  un  terme  de  vénération 
pour  notre  Mère  bien-aimée;  une  tartine  sans  beurre 
pour  tout  dire  !  J'ose  pourtant  présenter  une  excuse. 
On  désirait  savoir  comment  une  femme  apprécierait 
les  difficultés  et  les  périls  de  la  fameuse  route  des 
caravanes.  Or,  pour  obéir  à  cette  injonction,  je  devais 
jouer  à  l'écrivain,  au  lieu  de  babiller  tout  à  mon 
aise  et  de  dire  tout  ce  qui  me  venait  à  la  pensée, 
tout  ce  que  je  sentais  dans  le   cœur. 

Aujourd'hui,  les  conditions  sont  changées  :  nous 


90 


Monseigneur  Van    Ronslé 

Vicaire  apostolique  du  Congo 


voyageons  en  compagnie  de  jeunes  Missionnaires 
qui  rédigent  des  notes  plus  sérieuses  que  les  miennes. 
La  petite  nonne  pourra  donc  reprendre  un  ton  plus 
conforme  à  son  caractère  et  n'écrire  que  pour  ses 
Sœurs.  Si  sa  plume  laisse  échapper  quelque  drôlerie, 
Sœur  Odulpha  verra  bien  que  sa  Godeliève  est  au 
Congo  ce  qu'elle  était  à  Gand  et  qu'elle  comprend 
toujours  les  choses   de  travers. 

Tout  ceci,  c'est   l'exorde,  comme  disent  les  pré- 
dicateurs;  venons  au  récit  de  notre  long  voyage. 


Départ  de  Léopoldville 

Après  des  semaines  et  des  semaines  d'attente 
à  Léopoldville,  le  Stanley  vint  nous  prendre  le  30 
Novembre  à  la  Mission  du  Docteur  Sims.  Et  nous 
voilà  derechef  invStallées  dans  d'étroites  cabines  comme 
à  VElla-  Woeruian,  et  celles  d'entre  nous  qui  occupent 
les  couchettes  supérieures  de  ces  cabines  sont  forcées, 
pour  les  atteindre,  de  faire  de  la  gymnastique.  De 
cela,  l'on  ne  fait  que  rire;  mais  ce  qui  n'est  pas 
gai  du  tout,  c'est  qu'il  pleut  durant  toute  la  journée 
du  départ;  or  notre  Stanley,  qui  se  fait  vieux,  n'est 
plus  du  tout  imperméable,  non  plus  que  le  toit  en 
forme  de  tente  qui  protège  le  pont  :  ce  qui  fait 
que   nos  lits   sont  rafraîchis   plus   que  de  raison. 

Et  ce  temps  maussade  rétrécit  si  bien  l'horizon, 
que  c'est  à  peine  si  nous  nous  apercevons  qu'après 
avoir  traversé  le  fleuve  dans  toute  sa  largeur,  nous 
longeons  la  rive  française,  pour  entrer  ensuite  dans 
le  Stanley-Pool.  Là,  des  îles  nombreuses  attirent 
notre  attention  par  les  arbres  singuliers  qu'on  y 
voit  de  toutes  parts  :  arbres  sans  branches  ni  feuilles, 
et   tout   semblables,    n'était  l'écorce    encore   vivante, 


91 


à  des  poteaux  télégraphiques.  Ce  sont  des  palmiers 
borassus  que  l'on  a  décapités  de  la  sorte  pour  recueillir 
et  convertir  en  un  malafou,  de  première  classe,  la 
sève  qui,  suivant  son  cours  ordinaire,  monte  dans 
l'arbre  et  s'échappe  par  la  blessure. 

Plus  loin,  nous  croisons  la  Ville  de  Bruxelles 
qui  rentre  à  Léopoldville  pour  s'y  dépouiller  de  sa 
vieille  carapace  rouillée  que  va  remplacer  une  coque 
toute  neuve.  Or,  comme  d'un  navire  à  des  Religieuses 
la  transition  n'est  que  naturelle,  je  vous  dirai  que 
nous  aspirons  à  nous  défaire  de  tout  ce  qui  n'est 
pas  religieux  dans  notre  costume  —  le  chapeau  de 
paille,  par  exemple  —  ainsi  qu'à  reprendre  le  règle- 
ment de  la  vie  de  Communauté  :  nous  serons  alors 
toutes  neuves  comme  la  Ville  de  Bruxelles. 

Vers  5  heures,  nous  stoppons  de  l'autre  côté  du 
Pool,  à  Kimpoka,  siège  d'une  mission  protestante. 
Des  nègres  nous  regardent  curieusement,  mais  de 
loin;  les  ministres  anglais,  dont  pas  un  ne  se  montre, 
les  auraient-ils  mis  en  garde  contre  le  mauvais  œil 
des  religieuses  papistes?  Nous  saurons  bien  ailleurs 
dissiper  ces  préjugés  et  montrer  aux  noirs  ce  qu'est 
une  Sœur  de  Charité;  mais  ici,  n'en  ayant  pas  le 
temps,  nous  restons  tranquillement  à  bord,  tandis  que 
tous  les  nègres  du  bateau,  sauf  les  chauffeurs  et  les 
boys,   vont   passer  la  nuit   sur  la   terre  ferme. 

Ils  rentrent  le  lendemain,  de  grand  matin,  avec 
haches  et  bagages,  en  se  bousculant  et  criaiit  à 
rendre  sourds  les  crocodiles  du  fleuve.  Le  Stanley 
donne  trois  coups  de  sifflet  et  i*eprend  sa  course  par 
un  temps  magnifique,  cette  fois.  De  plus.  Père  De 
Deken,  indisposé  hier,  va  très  bien  aujourd'hui;  en 
conséquence,  nous  n'avons  plus  mine  longue  comme 
hier  :  on  prie,  on  chante,  on  babille,  tout  en  s'occu- 
pant  de  quelque   travail   manuel. 

A  la   nuit,  nous  jetons  l'ancre  sur  la  rive  droite 


92 


dans  un  port  naturel  qu'entoure  la  sombre  forêt. 
Aussitôt,  les  Bangalas  enrôlés  pour  faire  office  de 
bûcherons,  descendent  armés  de  leurs  cog-nées,  afin  de 
couper  les  bois  nécessaire  à  la  machine  pour  le  len- 
demain. Jusque  vers  le  matin,  l'écho  nous  apporte 
le  fracas  des  arbres  qui  s'écroulent;  puis  vers  4  heures, 
tout  le  bois  abattu  et  débité  en  bûches  est  emma- 
gasiné dans  la  cale,  de  manière  à  nous  permettre 
de  partir  vers  5  heures. 

Alors,  tandis  que  les  travailleurs  de  la  nuit  ron- 
flent étendus  sur  le  pont  comme  des  chiens  morts, 
nous  voyons  défiler  sur  les  rives  des  plaines  fertiles 
et  des  coteaux  verdoyants  que  marquent  de  taches 
grises  de  nombreux  villages.  Tel  celui  de  Msuafa, 
royaume  du  fameux  Ngobila,  un  vieux  juif  relié  en 
cuir  noir,  qui  nous  demande  400  mitakos,soit  40  francs, 
pour  un  vieux  bouc  tout  décharné.  —  Ce  n'est  pas 
chez  toi  que  nous  établirons  jamais  nos  pénates,  mon 
vieux  bonhomme! 

Le  lendemain  nous  stoppons  d'assez  bonne  heure, 
ce  qui  nous  permet  de  descendre  à  terre  pour  nous 
dégourdir  un  peu  les  jambes.  Nous  poussons  jusque 
dans  la  forêt  en  évitant,  autant  que  possible,  les 
nids  de  plus  d'un  mètre  de  hauteur  que  construisent 
les  fourmis-termites,  méchantes  bestioles  qui  pincent 
jusqu'au  sang.  Des  traces  nombreuses  d'hippopotame 
nous  prouvent  que  l'énorme  amphibie  n'est  pas  rare 
dans  ces  parages.  Enfin,  Sœur  Humilienne,  notre 
savante  botaniste,  trouve  une  sorte  de  pomme  dont 
la  pellicule  poreuse  secrète  un  suc  laiteux  qui  s'attache 
fortement  aux  doigts.  Moustique,  notre  petit  boy, 
nous  apprend  que  c'est  la  liane  à  caoutchouc,  fruit 
tellement  imbibé  de  ce  produit  visqueux,  qu'en  le 
découpant  et  le  froissant*  dans  les  mains,  on  obtient 
en   peu  de   temps   une    boulette   élastique. 

Le  lendemain,  3  Décembre,  tête  de  S'  François- 


93 


Xavier,  le  patron  des  Missionnaires;  et  de  plus  c'est 
au  Congo,  jour  de  dimanche.  Un  autel  a  été  dressé 
sur  le  pont,  et  nous  avons  le  bonheur  d'entendre  la 
messe   et  de   communier. 


Arrivée   à    Berghe  S'e  Marie 

Le  lundi,  4,  nous  apercevons  sur  une  colline 
encore  lointaine,  la  résidence  de  Berghe  S*-  Marie, 
la  première  qu'aieat  fondée  les  Pères  de  Scheut. 
Une  heure  après,  nous  abordons,  saluées  à  la  rive 
par  le  R.  P.  Van  Ronslé,  supérieur   de   la  Mission. 

Tandis  que  nous  gravissons  la  colline,  par  une 
allée  magnifique  bordée  d'arbres  divers,  Père  Baltus 
amène  à  notre  rencontre  la  bande  pétulante  de  ses 
négrillons.  Dans  leur  admiration  de  voir  des  femmes 
blan elles,  ces  enfants  ouvrent  tellement  la  bouche 
que  je  puis  m'assurer  qu'ils  l'ont  très-grande,  avec 
des  dents  magnifiques;  mais  ils  ont  bon  cœur  aussi 
et   nous  accablent  de  Malamon-Mingi. 

Bientôt,  nous  atteignons  une  première  cour  réser- 
vée aux  petites  filles  qui  n'en  peuvent  point  sortir 
et  nous  attendent  en  conséquence  modestement 
rangées  devant  leur  quartier.  Ici,  la  première  impression 
n'est  point  l'étofinement  comme  chez  les  garçons, 
mais  une  confiance  sans  bornes  avec  une  joie  que 
tout  traduit  :  les  éclairs  des  grands  yeux  blancs, 
les  visages  radieux,  les  cris  d'un  enthousiasme  presque 
sauvage  qui  partent  en  fusées  de  bouches  garnies 
de  perles  nacrées.  Et  comme  on  s'empresse  autour 
de  nous,  comme  on  saisit  hardiment  nos  mains  et 
nos  robes!  Bon  gré,  mal  gré,  nous  sommes  forcées 
d'entrer  chez  ces  bonnes  petites  et  de  leur  permettre 
de  satisfaire  leur  curiosité.  Que  de  choses  extraordinai- 
res nous  leur  offrons  en  effet  en  nos  personnes!  Nos 


94 


croix,  nos  chapelets,  nos  ceintures,  notre  voile  :  on 
veut  tout  voir,  tout  palper.  Ces  filles  de  mère  Eve 
vont  plus  loin  :  elles  soulèvent  nos  voiles  et  même 
nos  bandeaux  pour  s'assurer  que  nous  avons  des 
cheveux.  Puis,  nos  bas,  nos  souliers  :  quelle  affaire  ! 

Ensuite  pour  nous  montrer  qu'elles  veuleut  être 
de  bonnes  petites  chrétiennes,  voilà  qu'elles  nous 
récitent  leurs  prières  et  ce  qu'elles  savent  du  caté- 
chisme, ajoutant,  avec  une  moue  désolée,  que  les 
garçons  sont  bien  plus  savants,  parce  qu'ils  ont  un 
Père  toujours  avec  eux,  tandis  qu'elles  n'ont  point 
de  maman  blanche  pour  les  instruire.  J'avoue  qu'à 
ce  moment,  si  mes  supérieurs  avaient  dit  un  mot, 
j'eusse  très-volontiers  été  la  première  maman!  mais 
ce  mot  ne  fut  pas  prononcé.  Je  tâchai  de  sécher 
les  larmes  causées  par  cet  échec,  en  promettant 
d'intercéder  pour  que  d'autres  quittassent,  comme 
nous,  parents  et  patrie,  pour  leur  apporter  l'amour 
de  mères  bien  tendres.  La  maison  qu'on  destine  à 
ces  dernières  sera  bientôt  terminée,  d'ailleurs  :  le  Bon 
Dieu  pourra-t-il  ne  pas  exaucer  ces  chères  enfants 
qui  ne  demandent  qu'un  peu  d'affection  avec  les 
leçons   du  salut! 

De  la  cour  des  filles,  nous  allâmes  saluer  à  la 
chapelle  le  Dieu  qui  nous  a  jugées  dignes  de  L'aider 
à  sauver  les  âmes  rachetées  par  son  sang!  Il  fallut 
encore  visiter  le  dortoir,  l'école  et  la  cuisine  des 
garçons,  très-jaloux  de  ce  que  nous  avions  donné 
tant  de  temps  aux  petites  filles.  Le  repas  nous  fut 
ensuite  servi  sous  la  véranda  de  la  résidence  des 
Pères,  d'où  la  vue  plonge  au  loin  sur  le  fleuve.  Après 
quoi,  nous  reprîmes  le  chemin  de  la  rive,  parce  que 
les  environs  de  Berghe  sont  trop  déboisés  pour 
qu'on  pût  y  faire  la  provision  de  chauffage  néces- 
saire pour  l'étape  suivante. 

Je    n'oublierai    pas   de    longtemps    les    sanglots 


95 


poussés  par  les  fillettes  au  moment  de  notre  pas- 
sage devant  leur  maisonnette  et  leurs  supplications 
pour  obtenir  en  souvenir  une  image  ou  une  médaille. 
Ah!  pauvres  petites,  c'est  bien  autre  chose  que  j'aurais 
voulu  vous  donner! 


Départ  de  Berghe  8'*=  Marie 

On  s'embarque,  on  enfile  le  Kassaï;  Père  Van 
Ronslè  nous  accompagne  jusqu'à  la  halte  prochaine, 
tandis  que  les  Père  Hoornaert  et  De  Clercq  devien- 
nent nos  compagnons  de  voyage  jusqu'à  Loulouabourg. 

Il  paraît  qu'en  Afi-ique  les  fleuves  ont  d'autres 
allures  qu'en  Europe  :  ils  s'élargissent  à  mesure  qu'on 
les  remonte.  En  effet,  le  Congo,  relativement  étroit 
dans  la  région  des  cataractes,  atteint  en  face  de 
Berghe  la  largeur  d'un  bras  de  mer;  et  le  Kassaï 
qui  n'a  l'air  de  rien  à  son  confluent  s'étend  bientôt 
jusqu'à  ressembler  à  un  lac  dont  on  distingue  à 
peine  les  rives.  Aussi  les  hippopotames  y  sont-ils 
très  nombreux;  le  5  et  le  6  Décembre  on  leur  tire 
quelques  coups  de  fusil,  mais  sans  résultat.  Le  7,  on 
s'arrête  à  Moutchi,  grand  village  sis  au  confluent 
du  Kassaï   et  de  la  Mfini. 


Voyage  sur  la  Mfini 

■  Le  8  nous  enfilons  la  Mfini  pour  une  raison  que 
je  vous  dirai  plus  tard,  et  nous  constatons  que  cette 
région,  peu  connue  jusqu'ici,  est  aussi  fertile  que 
populeuse,  et  que  nos  Missionnaires  y  trouveraient 
de  magnifiques  emplacements  pour  leurs  résidences. 
On  nous  dit,  il  est  vrai,  que  les  habitants  sont 
cannibales  :  raison  de    plus    pour   qu'on   leur  vienne 

96 


en  aide!  et  quelle  densité  de  population!  C'est  un 
village  pour  ainsi  dire  continu  qui  se  développe  sur 
les  deux  rives.  De  plus,  ces  gens  sont  laborieux 
comme  en  témoignent  de  belles  cultures;  industrieux 
aussi,  puisqu'ils  savent  tisser  de  longs  et  beaux  pagnes 
qui  descendent  jusqu'à  la  cheville  des  hommes,  jus- 
qu'aux genoux  des  femmes.  Quant  aux  enfants,  leur 
costume  est  ici  comme  ailleurs,  celui  de  Père  Adam 
encore  innocent.  Pour  achever  la  question  de  parure 
disons  que  ces  naturels,  moins  tatoués  par  les  inci- 
sions que  les  Bangalas,  se  fardent  de  noir,  de  rouge 
et  de  blanc,  ce  qui,  joint  à  leur  chevelure  montée  de 
mille  façons  grotesques,  les  rend  absolument  hideux. 

La  journée  du  g  nous  réservait  une  émotion. 
S'appuyant  sur  une  carte  erronée,  le  capitaine  cher- 
chait inutilement  sur  les  rives  une  forêt  que  la  dite 
carte  marquait  en  cet  endroit.  Un  canal  latéral  se 
présente,  le  steamer  y  pénètre,  une  forêt  se  montre 
au  bout  de  ce  canal  qui  se  termine  en  impasse  et 
nous  forçons  de  vapeur  pour  atteindre  cette  forêt, 
lorsque  tout  à  coup,  d'un  village  situé  en  deçà  et  que 
nous  n'avions  pas  aperçu,  les  femmes  et  les  enfants 
fuient  à  la  débandade  en  poussant  des  cris  de  terreur, 
tandis  que  les  hommes,  armés  d'arcs,  de  flèches  et 
de  lances  se  forment  en  bataillon  et  marchent  vers  le 
navire  en  jetant  des  clameurs  de  défi. 

Nos  Bangalas  ont  beau  crier  :  Pas  de  guerre, 
du  bois  seulement!  les  guerriers  ne  changent  pas 
d'attitude  et  suivent  sur  le  rivage  la  course  du  Stanley 
qui  s'avance  vers  la  forêt.  Vous  comprenez  si  les 
pauvres  petites  religieuses  devenaient  chaire  de  poule 
en  considérant  la  mine  farouche  de  ces  cannibales, 
leurs  gestes  féroces,  les  plumes  et  les  cornes  dont 
ils  se  coiffent,  pour  mieux  ressembler  sans  doute  à 
Lucifer.  On  parvint  cependant  à  s'expliquer  un  peu  : 
on  nous  refuse  des  vivres,  mais  nous  pouvons  couper 


97 


Letires  de  Sœur  Marie-Godeliève 


du  bois,  à  condition  de  partir  le  même  jour  :  douze 
guerriers  restent  en  place  pour  surveiller  l'opération, 
tandis  que  les  autres  vont  rassurer  les  fuyards.  Aussi, 
quand  vers  3  heures,  nous  revenons  sur  nos  pas 
pour  rentrer  dans  la  rivière,  tout  est  en  paix  au 
village,  ou  plutôt  en  fête,  car  le  chef  s'imaginant 
avoir  chassé  les  blancs  a  donné  le  signal  d'une 
danse  générale. 

On  stoppe  à  la  soirée  près  d'une  côte  revêtue 
d'une  végétation  si  touffue  que  nous  la,  croyions 
complètement  inhabitée.  Le  lendemain  cependant  voici 
qu'on  aperçoit  se  faufiler  à  travers  les  roseaux  une 
barque  montée  par  un  seul  homme.  Hélé  par  nos 
nègres  qui  lui  font  des  signes  d'amitié,  cet  indigène 
s'enhardit  jusqu'à  s'approcher  du  vaisseau  ;  puis  appre- 
nant que  nous  désirons  acheter  des  vivres,  il  s'éloigne 
pour  avertir  les  habitants  du  voisinage.  Quelques 
minutes  après,  quelle  n'est  pas  notre  stupéfaction  de 
nous  voir  entourées  par  des  centaines  de  pirogues, 
manœuvrées  les  unes  par  des  hommes,  les  autres  par 
des  femmes!  Tout  ce  monde  crie,  se  démène,  s'em- 
presse, mais  sans  les  démonstrations  belliqueuses  qui, 
pas  plus  tard  qu'hier,  effrayaient  si  bien  certaine  sœur 
missionnaire  quelle  s'était  accroupie  derrière  une  porte 
de  peur  d'être  percée  d'une  lance  ou  d'une  flèche. 
Aujourd'hui  c'est  à  qui  nous  vendra  des  provisions 
de  toute  espèce,  parmi  lesquelles  un  animal  que  les 
bouchers  de  Gand  n'ont  pas  l'habitude  de  débiter. 
C'est  ici  bien  certainement  le  pays  des  chiens;  pas 
une  barque  qui  n'en  apporte  en  échange  de  vieux 
fer,  de  fil  laiton,  de  boîtes  en  fer  blanc  qui  servent 
à  confectionner  des  lances,  des  anneaux  ou  des 
bracelets. 

A  l'arrêt  du  soir,  nous  assistons  à  une  scène  du 
même  genre,  mais  plus  tapageuse  encore,  si  c'est 
possible;   les   marchés   de    poisson   de   nos    Flandres 


sont  silencieux  en  comparaison  de  cette  cohue.  Au 
beau  milieu  du  vacarme,  voici  qu'une  pirogue  chavire, 
versant  à  l'eau  ses  deux  pagayeuses!  Les  deux  naïades 
ne  font  que  rire  de  l'aventure  et  relèvent  leur  esquif 
en  un   clin  d'œil. 

A  remonter  le  cours  de  la  Mfini,  notre  capitaine 
avait  pour  but  de  visiter  un  poste  qu'on  vient  d'établir 
à  Malapi,  non  loin  du  lac  Léopold  II.  Nous  ne  savions 
d'ailleurs  rien  de  ce  Malapi,  si  ce  n'est  que  nous  le 
trouverions  à  l'embouchure  de  la  Likata,  tributaire 
de  la  Mfini.  Le  lo  Décembre  seulement,  nous  attei- 
gnons cette  embouchure  en  face  de  laquelle  se  dresse 
sur  une  côte  abrupte  le  Malapi,  naguère  encore  inconnu 
des  plus  savants  géographes. 

Aussi  notre  arrivée  fait-elle  sensation;  les  indi- 
gènes, postés  en  grand  nombre  sur  le  rivage,  semblent 
frappés  de  stupeur  à  la  vue  de  notre  navire,  de  cette 
grande  pirogue  qui  marche  seule  et  crache  de  la 
fumée.  En  conséquence,  tous  ces  noirs  se  sont  munis 
de  leurs  armes  et  la  reine  du  pays  s'est  informée 
de  nos  intentions  près  des  deux  blancs  qui  gardent 
le  poste;  puis,  apprenant  qu'il  ne -s'agit  que  de  ravi- 
taillement, elle  est  partie  sans  nous  laisser  le  temps 
de  lui  tirer  notre  révérence. 

Bien  que  ces  indigènes  soient  cannibales,  les 
deux  agents  ne  se  croient  pas  en  danger  de  passer 
par  la  casserole;  bien  plus,  on  va  les  considérer  main- 
tenant comme  deux  grands  chefs,  puisqu'ils  disposent 
pour  leur  service  d'un  si  grand  bateau.  Leur  vie 
n'en  est  pas  moins  bien  triste,  isolés  comme  ils  sont 
de  toute  communication,  ignorant  même  la  date  où 
l'on  viendra  leur  apporter  des  secours  et  des  nouvelles 
du  monde  civilisé. 

Pauvres  gens  qui  pour  un  peu  d'argent  acceptent 
un  tel  sort!  Et  nous  qui  savons  que  chacun  de  nos 
pas  est  compté  pour  le  ciel,  nous  craindrions  de  ren- 


99 


contrer  la  peine  et  la  souffrance!  Oh!  non,  Seigneur 
Jésus  :  nous  voilà  :  prenez-nous,  faites  de  nous  les 
instruments  de  votre  gloire  et  du  salut  des  âmes; 
nous  nous  inquiétons  de  tout  le  reste  comme  d'une 
pelure   de  pomme! 

Retour  au  Kassaï 

Le  1 1  Décembre,  nous  rebroussons  chemin  pour 
regagner  le  Kassaï,  ce  qui  nous  ramène  devant  ce 
village  où  l'on  prétendait  naguère  ne  nous  recevoir 
qu'à  coups  de  flèches.  L'accueil  est  moins  belliqueux 
aujourd'hui,  mais  très  froid;  personne  ne  se  présente 
pour  vendre  des  vivres.  Peu  nous  importe,  nous  avons 
des  provisions  de  reste,  et  d'ailleurs  une  magnifique 
capture  nous  fournit  le  lendemain  une  abondance 
d'excellente  viande. 

En  effet,  tandis  que  les  Bangalas  s'occupent  à 
couper  du  bois,  Père  De  Deken  et  le  capitaine  vont 
chasser  l'hippo.  Nous  disons  un  Ave  pour  les  préserver 
d'un  danger  toujours  réel  quand  on  s'attaque  à  de 
tels  monstres,  et  bientôt  nous  entendons  les  fusils 
crépiter  au  loin.  Puis,  les  cris  des  noirs  nous  avertissent 
de  la  victoire  remportée  par  nos  chasseurs,  et  nous 
voyons  revenir  la  pirogue  traînant  à  la  remorque 
une  bête  pesant  à  elle  seule  autant  que  trois  bœufs. 
On  la  haie  sur  le  rivage  pour  la  dépouiller  de  sa 
peau  épaisse  de  quatre  centimètres.  Cette  peau,  on 
la  découpe  toute  fraîche  en  lanières  qui,  tordues  ou 
séchées,  constituent  la  chicotte  ou  fouet  dont  on 
fustige  au  Congo  les  paresseux  et  les  malfaiteurs. 
On  retire  ensuite  du  cadavre  un  estomac  d'une 
amplitude  à  renfermer  une  charretée  de  fourrage. 
Puis  enfin,  de  la  viande  divisée,  on  donne  nne  part 
à  chaque  travailleur,  et  toute  la  nuit  se  passe  à  fricoter. 


ICO 


Le  13,  nous  sortons  de  la  Mfini  pour  remonter 
le  Kassaï.  Tout  est  énorme  en  Afrique  :  le  Kassaï, 
qui  n'est  pourtant  qu'un  affluent  du  Congo,  est  large 
en   cet   endroit  de  plus   d'une  lieue  et  demie. 

Le  15,  vers  10  heures  du  matin,  un  cri  retentit: 
«  Bateau,  bateau  !  »  C'est  la  Ville  d'Anvers  qui  remonte 
le  fleuve  derrière  nous.  Le  6  du  même  mois,  nous 
avions  croisé  le  petit  steamer  Katanga  voguant  à 
toute  vapeur  vers  Léopoldville,  pour  demander,  en 
destination  du  sud  de  l'Etat,  un  grand  navire,  des 
canons  et  des  soldats.  Nous  ignorions  tout  autre 
détail;  aussi  nos  inquiétudes  étaient-elles  grandes 
au  sujet   de   nos  Missionnaires  de  Loulouabourg. 


Rencontre  de   la    «  Ville   d'Anvers  » 

A  4  heures,  nous  stoppons,  et  la  Ville  d'An- 
vers vient  accoster  notre  Stanley,  tandis  que  trois 
cents  soldats  nègres,  bien  équipés,  bien  armés,  bien 
disciplinés,  vont  camper  sur  la  berge  pour  y  passer 
la  nuit.  Père  De  Deken  va  s'enquérir  aussitôt  des 
nouvelles,  apprend  que  les  Arabes  ont  tué  deux 
blancs  dans  les  parages  de  l'est,  que  des  alliés  de 
l'Etat  se  sont  révoltés  dans  la  même  contrée,  mais 
que  tout  est  en  paix  à  Loulouabourg  et  Luebo;  la 
preuve,  c'est  que  les  garnisons  de  ces  places  sont 
allées  châtier  les  rebelles  et  doivent  être  remplacées 
à  leurs  postes  par  le  contingent  qu'amène  la  Ville 
d'Anvers.  —    Deo   gratias! 

Remises  de  nos  émotions,  nous  continuons 
d'annoter  les  petits  incidents  du  voyage.  Le  16,  véri- 
table nuage  de  vilains  papillons  jaunes  qui  s'obstinent 
à  se  poser  sur  nos  livres,  nos  mains  et  nos  vête- 
ments. Le  18,  on  rejoint  la  Ville  d'Anvers  qui,  plus 
alerte  que  nous,  avait  pris  l'avance,  mais  a  dû  stop- 


lOI 


per  durant  un  jour,  je  ne  sais  pour  quelle  cause. 
Le  lendemain,  nous  jetons  l'ancre  près  de  deux, 
termitières  hautes  de  plus  de  deux  mètres.  Des 
traces  de  buffles,  animal  très  farouche,  nous  font 
craindre  de  pousser  trop  loin  notre  promenade;^ 
néanmoins,  sœur  Humilienne,  notre  botaniste,  en 
rapporte  un  bouquet  de  fleurs  si  variées  que  notre 
ingénieur  mécanicien  déclare  n'en  avoir  pas  vu  tant 
d'espèces  réunies  durant  les  trois  ans  de  séjour  qu'il  a 
fait  au   Congo. 

Le  20,  notre  bonne  Mère  est  prise  de  la  fièvre, 
en  un  moment  où  nous  avions  cependant  de  la  besogne 
pour  nous  divertir,  parce  que  notre  renommée  de 
tailleuses  s'étant  répandue  jusqu'à  bord  de  la  Ville 
d'Anvers,  le  capitaine  de  ce  navire  nous  a  fait 
passer  une  pièce  d'américani,  nous  priant  de  lui 
confectionner  vestons,  gilets  et  le  reste.  La  fête  de 
Saint  Thomas,  21,  vint  heureusement  distraire  un 
peu  notre  chère  malade.  Il  est  d'usage,  paraît-il, 
qu'en  certains  endroits  on  tâche  à  pareil  jour  d'en- 
fermer le  père  de  famille,  xdu  le  chef  de  communauté, 
pour  ne  le  relâcher  qu'à  certaines  conditions.  Nous 
essayâmes  en  conséquence  de  surprendre  notre  bon 
vieux  Père  De  Deken;  mais,  sans  avoir  l'air  de  se 
tenir  sur  ses  gardes,  il  sut  déjouer  toutes  nos  tentatives, 
à  la  grande  hilarité  de  notre  Mère,  dont  la  fièvre 
parut  un  instant  conjurée,  mais  pour  reprendre 
ensuite  de  plus  belle  et  ne  déloger  qu'après  quatre 
jours. 

Arrivée  à  Nzonzadi 

Le  22,  nous  atterrissons  à  Nzonzadi,  où  le 
célèbre  M.  Cadenas  dirige  une  factorerie  de  la  Soci- 
été Anonyme  Belge.  Nos  deux  petites  femmes 
originaires  de  Loulouabourg  ont  ici  des  connaissances  j 


102 


en  conséquence,  elles  se  parent  du  beau  pagne  rouge 
qu'elles  ont  acheté  dans  le  Bas-Congo,  se  chargent 
de  colliers  de  perles,  et,  pour  faire  parade  de  leur 
richesse,  tiennent  chacune  un  petit  chien  sous  le 
bras  ;  puis,  dans  ce  splendide  apparat,  elles  vont 
s'exhiber  à  la  station,  et  conter  les  merveilles  qu'elles 
ont  vu  à  Kikanda,  Matadi,  Léo,  etc.  Il  eût  fallu  les 
entendre  !  L'amplification,  les  fleurs  oratoires,  l'art 
de  se  faire  valoir  :  tout  leur  est  aussi  familier  qu'à 
n'importe   quel    avocat  ! 

Le  malafou  produit  par  le  palmier  de  ces  parages 
se  vend  à  si  bon  compte,  que  notre  capitaine  en 
achète  une  large  provision,  pour  remplacer  avec 
avantage  durant  quelques  jours  le  thé  du  bord,  boisson 
très  hygiénique,  dit-on,  dans  les  pays  chauds,  mais 
qui  a  le  tort  de  ressembler  un  peu  trop  à  la  tisane 
de  chiendent. 

Nous  sommes  partis  avant  la  Ville  d' Anvers; 
mais  celle-ci,  plus  jeune  et  plus  alerte,  nous  dépasse 
bientôt  et  parvient  le  même  jour  à  Bena-Bendi, 
siège  d'une  autre  station,  tandis  que  nous  devons 
stopper  à  deux  lieues  en  aval,  où  nous  essuyons  le* 
soir  un  formidable  orage. 


Arrivée  à  Bena-Bendi 

Le  lendemain,  dès  8  heures,  nous  rejoignons  notre 
rivale,  et  passons  tout  le  jour  à  faire  du  bois.  A 
Bena-Bendi,  sis  au  confluent  du  Sankourou  (Sankuru), 
les  crocodiles  ne  sont  pas  rares,  et  les  éléphants  si 
nombreux  et  si  peu  civilisés,  que,  hier  encore,  deux 
de  ces  gigantesques  animaux  s'amusaient  à  tout  briser 
derrière  la  maison  de  M.  Piron.  Celui-ci  nous  déclare 
humblement    avoir  sué    de   peur.  Je    le    crois   bien   : 


103 


d'un  coup  d'épaule,  les  porteurs  d'ivoire  auraient  pu 
renverser  tout  l'édifice! 

Le  dimanche  24,  au  lieu  de  continuer  à  remonter 
le  Kassaï  jusqu'à  Luebo,  dont  nous  ne  sommes  éloignés 
que  de  quatre  étapes,  et  par  où  nous  devons  passer 
pour  atteindre  Loulouabourg,  nous  enfilons  le  San- 
kourou,  pour  nous  rendre  à  Lusambo,  distant  de  huit 
jours.  Ainsi  le  veut  M.  le  commissaire  de  Léopoldville, 
par  l'ordre  duquel  nous  avons  fait  précédemment  une 
excursion  semblable  dans  la  Mfini.  Les  Anglais  disent 
que  le  temps,  c'est  de  l'argent;  mais  au  Congo  le 
temps  n'est  rien  du  tout  :  on  arrive  toujours!  Et 
d'ailleurs  le  bon  Dieu  dispose  tout  à  l'avantage  de 
ceux  qu'il  aime.  Si  nous  n'avions  pas  remonté  la 
Mfini,  nous  ignorerions  encore  combien  les  régions 
adjacentes  se  prêteraient  à  l'établissement  de  nom- 
breuses missions;  et  si  nous  n'avions  pas  visité  Lusambo, 
nous  ne  posséderions  pas  le  trésor  qui  nous  rend 
si  heureuses  au  moment  où  je  vous  écris.  Mais  n'anti- 
cipons pas,  et  ne  soyons  pas  trop  curieuses  :  on  vous 
expliquera  la   chose  en  son  temps. 


Entrée  dans  le  Sankourou 

C'est  donc  le  24  Décembre  que  nous  nous  enga- 
geons dans  le  Sankourou.  Le  24,  direz-vous  :  mais 
c'est  la  veille  de  Noël!  Nous  le  savons  bien;  aussi 
venez  donc  voir  comment  nous  passons  tout  le  jour  à 
garnir  notre  Stanley  de  drapeaux,  de  verdure,  et 
même  de  sonnettes  attachées  ça  et  là,  ce  qui  est 
ici  le  grand  luxe.  Au  soir,  M.  Cook,  capitaine  de 
la  Villr  d'Anvers,  passe  à  notre  bord,  ainsi  que 
son  médecin,  un  Allemand,  pour  prendre  leur  part 
d'un  petit   dîner   où   ne  manquaient  ni  les  fleurs,   ni 


104 


même  le  menu,  artistement  calligraphié  par  un  des 
Pères.  Et  comme  il  n'est  point  de  fête  sans  musique, 
M.  Openrade,  notre  capitaine,  nous  met  largement 
à  contribution;  nos  cantiques  ordinaires,  le  Minuit 
ch?'étiens,  le  Stille  nacht  des  Allemands  nous  mènent 
jusqu'à  1 1  heures,  où  commencent  les  préparatifs  de 
la  fête   spirituelle. 


Nuit  de  Noël 

On  dresse  un  autel  que  nous  ornons  de  toutes 
les  richesses  de  notre  pauvreté;  nous  endossons  notre 
-costume  le  plus  neuf;  Père  De  Deken  fait  la  méditation 
à  haute  voix,  et  quand  minuit  vient  à  sonner,  un' 
missionnaire  monte  à  l'autel  pour  chanter  cette  messe 
solennelle,  qui,  ce  même  jour  et  par  tout  l'univers, 
célèbre  le  grand  Dieu  devenu  si  petit  pour  notre 
amour.  Avec  quelle  ardeur  nous  unissons  nos  voix 
à  celle  du  prêtre  pour  lancer  aux  échos  le  Gloria 
in  excelsis  des  anges  de  Bet/iléetJi  /  Avec  quel  bon- 
heur nous  nous  agenouillons  ensuite  au  banquet  divin! 
Une  seconde  messe  chantée  sert  d'action  de  grâces; 
viennent  ensuite  quelques  heures  de  repos,  puis  une 
troisième  messe.  O  la  délicieuse  nuit  de  Noël!  Elle 
sera  l'un  des  beaux  souvenirs  de  notre  vie,  et  j'aurai 
bonheur  à  y  penser,  même  quand  ce  ne  sera  plus 
sur  le  pont  d'un  navire,  au  sein  de  l'immense  continent 
barbare,  mais  au  ciel,  que  nous  chanterons  avec  les 
anges  :  Minuit,  chrétiens,   c'est  l'heure  soleiinellef 

Avec  le  jour,  nous  reprenons  notre  voyage  et 
traversons  des  contrées  où,  plus  d'une  fois,  les  steamers 
ont  servi  de  but  à  des  flèches  empoisonnées  dont 
la  moindre  piqûre  amène  promptement  la  mort.  ]\Iais 
rien  de  désagréable  ne  nous  arrive  :  pourrait-il  en 
être  autrement  un  jour   de  Noël? 


105 


Vers  4  heures,  nous  jetons  Tancre  près  d'un  village 
dont  les  habitants  sont  tous  coiffés  d'une  large  feuille 
à  laquelle  ils  savent  donner  les  formes  les  plus  diverses 
des  chapeaux  européens.  Le  26,  on  est  à  Makikamu, 
où  M.  Andréa,  gérant  d'un  comptoir  américain,  nous 
permet  de  dévaliser  son  potager,  ce  qui  nous  met 
à  même  de  nous  régaler  d'une  excellente  salade  de  con- 
combres aux  tomates.  A  la  tombée  du  jour,  nous 
rejoignons  la  Ville  d' Anvers  au  camp  de  Badinga,  dont 
l'officier  vient  de  recevoir  l'ordre  de  regagner  Lusambo 
avec  tout  son  monde.  Un  déménagement  de  ce  genre 
est  peu  de  chose  pour  les  soldats  noirs;  ils  se  con- 
tentent de  rouler  dans  leur  natte  à  coucher  quelques 
hardes  de  leur  équipement,  et  de  fourrer  dans  un 
panier  une  assiette,  un  pot,  des  tranches  de  manioc  : 
les  voilà  prêts. 

Le  lendemain,  l'équipage  du  Stanley  se  trouve 
augmenté  de  40  hommes,  tandis  que  la  Ville  d'Anvers 
s'est  chargée  du  reste;  les  pirogues  sont  amarrées 
aux  flancs  des  steamers,  et  l'on  part  en  ce  bel  équi- 
page. On  fait  escale  vers  midi  pour  acheter  des 
provisions,  mais  au  moment  du  départ,  non  seule- 
ment les  nouveaux  arrivés  semblent  rester  sourds 
aux  coups  dp  sifflet  que  lance  la  machine  pour  les 
rappeler  à  bord,  mais  on  constate  qu'ils  ont  dévasté 
des  champs  de  manioc  ;  ce  dont  la  chicotte  fait  aussitôt 
justice  pour  les  plus  coupables. .  Et  c'est  bien  fait  ! 
C'est  de  ces  déprédations  que  les  indigènes  se  vengent 
au   moyen   de   leurs    terribles    flèches    empoisonnées. 

Le  29,  nous  sommes  reçus  dans  un  charmant 
village  avec  toutes  les  démonstrations  de  la  confiance 
et  de  la  joie.  Le  chef  nous  adresse  une  longue  haran- 
gue, et  les  enfants  nous  tendent  amicalement  leur 
petite  main  noire.  Le  30,  de  la  couchette  où  me 
retient  un  peu  de  fièvre,  j'entends  le  bruit  d'une 
correction  modèle  que  reçoivent  en  hurlant  le  garçoa 

106 


Hutte  du  village  de  Lusambo 


d'hôtel    et    le    cuisinier,   coupables    sans    doute    d'un 
méfait  habituel  à   la  race  noire,  un  vol  quelconque. 


Arrivée  à  Lusambo 

Enfin,  le  31,  dernier  jour  de  l'an,  nous  arrivons 
en  vue  de  Lusambo.  Les  deux  steamers  qui  filent 
côte  à  côte  sont  salués  par  trois  formidables  coups 
de  canons,  tandis  que  des  centaines  de  nègres  postés 
sur  la  rive  très-haute,  nous  considèrent  avec  tant 
d'ébahissement  qu'un  rire  unanime  nous  échappe. 

Au  débarcadère,  M.  Le  Marinel,  inspecteur  géné- 
ral, vient  en  compagnie  du  capitaine  Légat,  nous 
souhaiter  la  bienvenue,  et  nous  prier  de  prendre  nos 
repas  à  la  station  durant  tout  notre  séjour  à  Lusambo. 
Vers  le  soir,  c'est  M.  Santrade  qui  nous  apporte 
nos  étrennes,  dix  gentilles  petites  filles.  De  joie,  ma 
fièvre  s'est  envolée,  et  je  commence  1894  avec  autant 
d'entrain  que  mes  sœurs,  enthousiasmées  d'avoir 
trouvé,  sans  le  chercher,  le  noyau  de  l'orphelinat  que 
la  Providence  saura  bien  développer. 

Le  i*""  Janvier,  promenade  par  toute  la  ville, 
acclamations  des  nègres  qui  s'attroupent  tellement 
qu'on  peut  à  peine  circuler.  Le  lendemain,  nous 
rencontrons  le  grand  chef  Pania-Mutambo.  Ancien 
esclave,  cet  homme,  à  force  d'adresse  et  d'énergie, 
est  aujourd'hui  maître  absolu  d'un  village  de  dix  à 
quinze  mille  âmes;  jadis  ami  des  Arabes,  il  est  main- 
tenant l'allié  fidèle  de  l'Etat,  et  va  prendre  part,  en 
cette  qualité,  à  la  prochaine  expédition  contre  les 
esclavagistes. 

Un  autre  grand  chef,  Zappo-Zappo,  vient  lui-même 
visiter  notre  navire;  il  a  pour  escorte  une  compagnie 
de  femmes  géantes  armées  de  beaux  fusils,  et  des 
pagayeurs  dont  les  rames  sont  très  finement  sculptées. 


107 


Le  3,  nous  déménageons  et  quittons  le  Stanley, 
qui  reste  aux  ordres  de  M.  ]^e  Marinel,  pour  passer 
à  bord  de  la  Ville  d' Anvers,  chargée  de  nous  trans- 
porter à  Luebo,  en  descendant  d'abord  le  Sankourou. 
Tandis  qu'on  complète  par  de  nombreuses  pointes 
d'ivoire  le  chargement  de  notre  nouveau  steamer, 
Père  De  Deken  nous  conduit  en  promenade  jusqu'au 
village  voisin,  le  plus  beau  que  nous  ayons  vu.  Les 
cases  rondes,  aux  toits  pointus  couverts  en  feuilles 
de  bananier,  sont  régulièrement  alignées  des  deux 
côtés  d'une  large  route  qu'ombragent  de  magnifiques 
palmiers.  Notre  arrivée  met  tout  en  émoi  dans  cette 
collection  de  ruches  humaines,  et,  de  tous  côtés,  on 
accourt  en  foule.  Nous  nous  enrouons  à  répondre 
aux  affectueux  Majo,  malïngele  mafo  qu'on  nous 
adresse  de  toutes  parts  ;  pour  une  main  que  nous 
serrons,  cent  autres,  de  toute  taille  et  de  toute  couleur, 
se  tendent  vers  nous.  Enfin,  le  chef  lui-même,  vieillard 
à  qui  le  long  usage  de  l'autorité  donne  une  physio- 
nomie presque  majestueuse,  vient  nous  saluer  avec 
bienveillance.  N'était  le  vilain  fétiche  qu'il  porte  sur 
la  tête,  on  le  prendrait  pour  un  patriarche  des  temps 
bibliques.  Son  fils,  non  moins  grave  que  lui,  nous 
escorte  au  départ  jusqu'aux  limites  de  son  domaine, 
écartant  les  indiscrets  dont  l'élan  gêne  notre  passage. 

Le  soir,  nous  allons  pour  la  dernière  fois  prendre 
notre  repas  au  salon  des  officiers,  où  toujours  nous 
avons  occupé  la  place  d'honneur.  Le  lendemain,  4  Jan- 
vier, M.  Le  Marinel  nous  offre  en  cadeau  vingt  petites 
filles;  nous  en  achetons  une  autre  pour  une  brasse 
d'étoffe;  une  autre  encore  se  donne  d'elle-même;  et 
nous  voilà  riches  de  trente-deux  orphelines.  Que  le 
bon  Dieu  veuille  continuer  à  nous  gâter  de  la  sorte  : 
c'est   une    armée   que    nous   aurons   bientôt   enrôlée. 

Vers  9  heures  du  matin  de  ce  même  jour,  nous 
quittons   Lusambo   pour  revenir    à   Bena-Bendi.  Che- 

108 


min  faisant,  nous  rencontrons  la  Princesse  Clé/nentine 
qui  nous  apporterait  des  lettres  d'Europe,  si  celles- 
ci  n'avaient  disparu  dans  une  échauffourée  qui  s'est 
produite  sur  la  route  des  caravanes.  Plaise  à  Dieu 
que   ma  missive  n'éprouve  pas  le  même   sort. 

Le  8  Janvier,  nous  nous  retrouvons  à  Bena-Bendi 
dans  les  eaux  du  Kassaï  qu'il  faut  remonter  jusqu'à 
B^na-Lundi,  d'où  nous  gagnerons  Luebo  par  la  Lulua 
(Louloua).  De  Luebo,  nous  aurons  encore  à  effectuer 
huit  jours  de  voyage  par  terre,  ce  qui  portera  le 
total  de  notre  course  à  plus  de  350  lieues.  De  Lou- 
louabourg,  si  mon  babil  ne  vous  ennuie  pas  trop, 
je  vous  enverrai  promptement  une  autre  lettre,  dont 
je  voudrais  que  chaque  mot  vous  soit,  comme  chaque 
syllabe  de  la  présente,  un  témoignage  de  l'affection' 
que  vous  porte   à   toutes   votre  petite   sœur 

Marie-Godeliève 


109 


12"  ttttvt 


SOMMAIRE  :  Fin  du  voyage  et  arrivée  à  destination 


S^  Joseph  de  Luluahourg,  2  Février  18 Q4. 


Chères  Consœurs, 

ous  y  sommes  enfin!  Si  je  ne  me  trompe,  j'ai 
laissé  mon  récit  au  moment  où  le  S  janvier, 
nous  avions  atteint  Bena-Bendi.  Pour  le  reste 
du  voyage,  je  crains  fort  d'oublier  plusieurs  détails, 
parce    que  j'ai  perdu   mon   cahier  de  notes. 

Le  10,  nous  arrivions  à  Bena-L2t7idi,  sis  au  con- 
fluent du  Kassaï  et  de  la  Louloua  (Lulua).  Le  len- 
demain nous  enfilions  le  lit  rocheux  de  cette  dernière. 
Les  indigènes  qui  en  habitent  les  rives  paraissent 
très- farouches;  en  plus  d'un  endroit,  nous  les  avons 
vus  embusqués  derrière  les  arbres,  épiant  tous  nos 
mouvements,  prêts  à  nous  décocher  leurs  flèches 
meurtrières. 


Arrivée  à  Luebo 

•  Nous  atteignons  pourtant  sains  et  saufs  la  station 
de  Liiebo,  à  l'endroit  où  la  rivière  de  ce  nom  vient 
se  jeter  dans  la  Louloua.  A  partir  de  ce  poste 
jusqu'à  Loulouabourg,   la  navigation   n'est  plus  pos- 


IIO 


sible  à  cause  des  chutes  et  des  rapides;  c'est  donc 
par  terre  que  nous  aurons  à  effectuer  le  reste  du 
voyage,   environ  trente-cinq  lieues . 

Nous  attendons  ici  l'arrivée  de  nos  porteurs,  et 
la  Ville  d'Anvers  stoppe  pour  quelques  jours,  parce 
qu'elle  doit  embarquer  quatre  cents  esclaves  libérés 
et  les  conduire  dans  le  Bas-Congo,  où  nos  officiers 
les  formeront  au  métier  de  soldats.  Nous  profitons 
de  cet  arrêt  pour  préparer  à  bord  notre  nourriture; 
à  la  factorerie,  cela  revient  à  15  francs  par  jour  et 
par  tête.  Puis,  nous  nous  rendons  en  promenade  aux 
chutes  du  Luebo.  La  fertilité  de  cette  région  dépasse 
toute  description.  Au  jardin  de  la  factorerie,  tous 
les  légumes  d'Europe;  dans  la  campagne  voisine,  le 
riz,  le  manioc,  le  maïs,  le  millet^  la  patate  :  quel 
contraste  avec  la  brousse  sauvage  dont  nos  yeux 
sont  fatigués  depuis  si  longtemps. 

Je  dirai  peu  de  chose  de  la  chute.  Pourtant 
cette  masse  d'eau  qui  tombe  en  mugissant  dans  un 
abîme  toujours  couvert  d'un  nuage  de  vapeur  nous 
a  paru  d'un  effet  bien  grandiose;  mais  de  petites 
flamandes  qui  n'ont  rien  vu  de  semblable  dans  leur 
pays  de  plaines  sont  facilement  impressionnées  par 
un  spectacle  de  ce  genre;  et  puis  on  nous  a  dit  que 
ceci  n'est  qu'une  fuite  de  gouttière  en  comparaison 
des  Falls   du  Congo. 

Au  retour  de  la  promenade,  un  courrier  nous 
attend,  annonçant  pour  le  lendemain  l'arrivée  de 
Père  Garmyn  et  de  180  porteurs.  Effectivement,  le 
samedi  13,  vers  10  heures,  l'avant-garde  se  présente, 
commandée  par  un  interprête  du  nom  de  Petro,  et 
quelques  Capitas  qui  se  sont  mis  en  frais  de  toilette 
pour  paraître  avantageusement  en  notre  présence. 
L'un  porte  sur  l'oreille  un  chapeau  à  plumet  qui 
faisait  jadis  l'ornement  d'un  garde  civique;  l'autre 
est  serré  dans  la  vareuse,  trop  étroite  pour  lui,  d'ua 


III 


marin  portugais;  le  troisième  resplendit  sous  la  veste 
rouge  d'un  soldat  anglais.  Enfin,  vers  2  heures  de 
ce  même  jour,  c'est  Père  Garmyn  lui-même  que 
nous  avons  l'honneur  de  saluer,  et  qui  nous  apporte 
les  meilleures  nouvelles  de  nos  Pères  de  Louloua- 
bourg  ainsi  que  de   l'état  de    la  Mission. 

Séance  tenante,  on  distribue  les  charges,  et, 
comme  les  nègres  de  ces  parages  sont  bien  moins 
robustes  que  ceux  du  Bas-Congo,  nous  constatons 
que,  pour  une  caisse  de  30  kilos,  il  faudra  deux 
porteurs.  Le  dimanche  matin,  je  prends  les  devants 
avec  mes  trente-deux  négrillonnes,  afin  de  leur  laisser 
le  loisir  de  se  reposer  de  temps  à  autre.  Mais  je 
m'aperçois  bientôt  que  la  marche  les  fatigue  bien 
moins  que  moi;  c'est  en  se  jouant  que  ces  petits 
cabris  franchissent  les  montagnes  et  les  descentes! 
Quant  à  moi,  bien  essoufflée,  je  suis  fort  aise,  après 
quatre  heures  de  voyage,  d'arriver  au  gros  village 
où  la  caravane   doit  passer  la   nuit. 

Les  huttes  y  sont  carrées,  mais  si  basses  et  si 
étroites  qu'un  homme  de  taille  ordinaire  ne  pourrait 
se  tenir  debout  ni  s'étendre  de  son  long.  Il  est  vrai 
que  deux  cases  plus  spacieuses  ont  été  construites 
pour  les  blancs  de  passage  et  soigneusement  balayées 
à  notre  intention.  A  l'arrivée  du  gros  de  la  troupe, 
le  chef  du  village  nous  offre  une  chèvre  qui  fait 
les  frais   du  souper. 

Le  lendemain,  je  permets  à  nos  gamines  de 
gambader  à  l'avant-garde,  et  me  joins  à  mes  sœurs 
qui  tâchent  de  rompre  par  la  prière  et  les  chants 
la  monotomie  du  long  trajet  qui  nous  mène  par 
un  sentier  sinueux  au  gros  village  de  Tjiroulika. 
Le  chef,  en  costume  européen  complet,  vient  nous 
saluer,  tandis  que  ses  hommes  nous  présentent  les 
armes.  Puis,  il  fait  apporter  sa  chaise  longue  ornée 
de  clous  dorés  et   s'installe  jusqu'au   soir  dans  notre 


112 


case,  se  donnant  beaucoup  de  peine  pour  chasser, 
au  moyen  d'un  mouchoir  agité,  les  mauvais  esprits 
et  ce  gros  nuage  orageux  qui  noircit  l'horizon.  Entre- 
temps, il  présente  à  notre  admiration  sa  noire 
moitié,  richement  parée  de  nombreux  anneaux  de 
cuivre,  dont  l'un  des  plus  gros  lui  pend  au  bout 
du  nez. 

Enfin,  le  20  Janvier,  nous  atteignons  une  route 
qui  mène  à  la  station  que  l'Etat  possède  à  Louloua- 
bourg.  Deux  heures  après  nous  la  quittons  pour 
enfiler  un  sentier  se  dirigeant  vers  la  Mission.  Trois 
heures  de  marche  encore  :  nous  sommes  à  N'Doumba, 
gros  village  sis  à  une  lieue  seulement  de  S' Joseph, 
et  que  gouvernent  trois  chefs  qui  viennent  nous' 
saluer  très  respectueusement  et  nous  offrir  trois 
poule  blanches,  en  honneur,  sans  doute,  de  notre 
couleur. 


Arrivée  à  Loulouabourg 

Empressées  que  nous  sommes  d'arriver  au  but, 
nous  ne  prenons  que  quelques  instants  de  repos,  et 
nous  sortons  à  peine  du  village  qu'apparaissent, 
venant  à  notre  rencontre,  le  Révérend  Père  Supé- 
rieur Général  et  le  Père  Cambier,  tous  deux  res- 
plendissants de  santé,  et  ravis  de  nous  voir  nous- 
mêmes  en  si  bon  état.  On  poursuit  la  marche,  et 
l'on  atteint  bientôt,  au  faîte  d'une  hauteur  sise  en 
face  de  S'  Joseph,  la  magnifique  route  créée  par  le 
Rév.  Père  Supérieur  durant  les  difEérentes  absences 
du  Père  Cambier.  C'est  un  véritable  boulevard,  large 
à  laisser  passer  une  armée,  s'allongeant  en  ligne 
droite  entre  des  rangées  de  palmiers  et  de  bana- 
niers, et  s'enfonçant  dans  la  vallée,  pour  remonter 
ensuite  la  côte  de  S*  Joseph. 


"3 


lettres  de  Sœur  Marie- Godelieve 


De  la  hauteur  d'où  nous  découvrons  la  Mission, 
le  spectacle  est  absolument  ravissant,  mais  la  des- 
cription qu'en  a  faite  naguère  le  Père  Garmyn  est 
maintenant  bien  en  dessous  de  la  réalité,  parce  que 
le  Rév.  Père  Van  Aertselaer  a  beaucoup  ajouté  aux 
merveilleuses  dispositions  improvisées  à  la  hâte  par 
le  Père  Cambier.  Les  huttes  en  paille  ont  fait  place 
à  des  maisonnettes  en  pisé,  blanchies  ensuite  au 
moyen  d'une  sorte  de  terre  plastique,  voir  même 
enjolivées  de  dessins  aux  couleurs  voyantes;  les 
rues  sont  aussi  plus  longues,  plus  peuplées,  bien 
alignées;  les  cultures  de  manioc,  d'arachides,  de  patates 
douces,  de  maïs  et  de  riz,  ainsi  que  les  plantations 
de  palmiers  et  de  bananiers  sont  plus  vastes,  et  la 
brousse  inculte  qui  les  entoure  n'en  fait  que  mieux 
ressortir  la  beauté. 

Lorsque  nous  arrivons  à  mi-côte  de  la  rampe, 
un  immense  drapeau  apparaît  tout  à  coup  au  sommet 
de  la  résidence.  Quelques  pas  encore  et  nous  voici 
devant  les  quartiers  respectifs  habités  par  les  Baloubas, 
les  Bena-Loulonas,  les  Kaniokas,  les  Batétélas  et 
les  Angolais.  Tous  ces  noirs,  en  habits  de  fête,  sont 
groupés  devant  leur  quartier  national  et  nous  saluent 
par  de  frénétiques  battements  de  mains  et  des  moyos 
retentissants.  Et  les  enfants  donc!  un  groupe  d'une 
centaine  de  garçonnets,  un  autre  d'autant  de  fillettes  : 
quels  cris,  quels  trépignements  d'allégresse,  tandis 
que  nous  obliquons  vers  la  droite  pour  atteindre  le 
centre  de   la   Mission. 

Au  milieu  d'une  vaste  cour,  voici  deux  maisons 
en  briques  :  l'une  qu'occupe  le  Rév.  Père  Supérieur, 
l'autre  que  nous  occuperons  en  attendant  l'achève- 
ment de  notre  couvent.  Plus  loin,  c'est  une  longue 
maison  en  pisé,  habitation  des  Pères;  la  chapelle  que 
va  bientôt  remplacer  une  grande  église  en  briques, 
le  fameux  hangar   des  métiers,   etc. 


114 


Remettant  à  plus  tard  d'inspecter  tout  cela  plus 
en  détail,  nous  entr'ouvrons,  en  filles  d'Eve  curieuses, 
la  porte  de  l'appartement  du  R.  P.  Supérieur,  Un 
bijou,  ce  petit  logis,  le  plus  beau  certainement  qui 
soit  au  Congo.  Les  nègres  ont  bien  fait  de  donner 
à  Père  Cambier  le  nom  de  Nyanga-Bonka,  le  médecin 
sorcier.  Figurez-vous  que  tout  l'ameublement  est 
l'œuvre  exclusive  de  ses  mains,  lui,  presque  toujours 
absent  pour  des  fondations,  des  palabres,  des  récon- 
ciliations. Et  quel  ameublement!  une  magnifique  table 
de  salon,  qu'un  vernis  quelconque  ne  saurait  que 
déparer,  les  fenêtres  à  fermeture  d'ivoire;  en  ivoire 
la  grande  croix,  le  porte-manteau;  et  puis,  des  chaises 
longues,  des  pliants  et  des  étagères  du  goût  le 
plus   exquis. 

Vient  ensuite  un  solennel  Te  Deitin  d'actions 
de  grâces  à  la  chapelle;  puis  un  joyeux  repas  pris 
en  commun,  pour  cette  fois;  puis  enfin  l'ouverture 
de  nos  caisses.  Hélas  !  trois  fois  hélas  !  que  d'avaries, 
que  d'objets  réduits  en  compote  par  les  cahots,  les 
chutes  et  la  pluie!  Mais,  vive  la  joie  quand  même, 
et  la  sainte  pauvreté!  Ce  fut  la  richesse  de  notre 
Divin  Maître  qui,  d'ailleurs,  nous  a  réservé  des 
compensations  de  plus  d'un  genre.  Cent  fillettes  à 
instruire,  beaucoup  de  malades  à  soigner. 

Ces  fillettes  rachetées  de  l'esclavage,  sont  répar- 
ties dans  les  ménages  de  la  Mission  et  gagnent  leur 
nourriture  en  cherchant  l'eau,  le  bois  et  en  soignant 
les  petits  enfants.  Une  trentaine  seulement,  celles 
que  nous  avons  amenées  de  Lusambo,  seront  pen- 
sionnaires, en  ce  sens  qu'elles  habitent  avec  nous. 
Les  autres  ont  leurs  heures  pour  venir  assister  aux 
leçons  et  réciter  les  prières.  L'enseignement  sera 
purement  reHgieux,  sauf  pour  les  termes  de  la  politesse 
usuelle  que  les  garçons  apprendront  en  français  et 
les  filles   en  flamand. 


115 


J'ai  parlé  d'une  centaine  de  fillettes  sans  compter 
les  nôtres,  mais  ce  nombre  va  s'accroître  consi- 
dérablement, tous  les  chefs  des  environs  désirant 
nous  confier  les  leurs,  et  Monsieur  Le  Marinel  ayant 
donné  l'ordre  de  nous  amener  les  enfants  de  la 
station  de  l'Etat  dès  que  nos  bâtisses  sont  terminées. 
Quant  aux  chefs  sus-indiqués,  dès  le  surlendemain 
de  notre  arrivée,  cinq  des  plus  notables,  suivis  d'une 
nombreuse  escorte,  nous  demandaient  audience,  payant 
à  l'avance  cette  faveur  par  le  don  d'une  chèvre  qu'ils 
attachaient   bien   en   évidence   devant   notre   porte. 

Enfin,  chères  Sœurs,  nous  voilà  installées  à 
S*  Joseph  de  Loulouabourg,  loin,  bien  loin  de  la  chère 
Maison-mère  de  Gand  et  de  tous  ceux  que  nous 
aimons.  C'est  ici  le  champ  que  Dieu  nous  donne  à 
défricher;  c'est  ici  qu'il  faudra  se  dévouer  jusqu'à 
la  mort  pour  donner  des  âmes  à  Jésus.  Ah!  que 
sommes-nous  pour  une  telle  œuvre?  Priez  donc,  chères 
Sœurs,  pour  les  exilées  volontaires  du  centre  de 
l'Afrique.  A  ce  prix,  ce  seront  des  armées  d'âmes 
que,  vous  et  nous,  nous  enverrons  au  Ciel  et  Sœur 
Godeliève,  dans  la  patrie  céleste,  pourra  vous  présenter 
toute  une  légion  d'anges  de  sa  Mission  de  Louloua- 
bourg. 

Sœur  Marie  Godeliève 


ii6 


]W  fritre 


SOMMAIRE  :  Occupations  de  Sœur  Godelieve  —  inaugu- 
ration de  la  chapelle  —  baptême  de  nègres 

Loulouaboîtrg,    ij  Mat  iSç4 

Très  chers  Parents,  chers  Frère  et  Sœur, 

'est  le  cœur  débordant  d'allégresse  que  je 
vous  adresse  ces  quelques  lignes;  vous  jugerez 
vous  mêmes  si  nous  avons  à  remercier  la 
divine  Providence  pour  les  bénédictions  qu'elle  répand 
sur   nos  travaux. 

Dès  maintenant,  la  Mission  renferme  plus  de  mille 
personnes,  pour  le  soin  desquelles  chacune  de  nous 
a  son  département  particulier.  Notre  sœur  Hygine 
a  fonction  de  diriger  les  deux  cents  jeunes  gens 
qui  cultivent  les  champs  de  la  Mission.  Cent  mala- 
des, pour  la  plupart  incurables,  sont  à  l'hôpital  de 
sœur  Albanie.  Sœur  Humilienne  est  chargée  de  la 
cuisine  et  du  jardin  potager.  Notre  bonne  mère  Amalia, 
Mokenlenge,  la  Grande  Maîtresse,  comme  disent  les 
noirs,  est  à  la  tête  du  ménage;  et  moi,  la  petite 
sœur  Godelieve,  je  suis  la  mieux  partagée,  car  je 
commande  à  plus  de  deux  cent  cinquante  filles  et 
fillettes;  je  les  instruis,  je  leur  parle  à  plein  cœur 
du  bon  Dieu,  je  veille  à  leur  équipement,  et  je  cul- 
tive avec   elles   au-delà   de   trois   hectares, 

117 


Avec  pareille  besogne,  on  n'a  pas  le  temps  de 
s'ennuyer,  je  vous  assure;  à  peine  ai-je  celui  de 
dormir,  puisque  je  suis  sur  pied  depuis  quatre  heu- 
res du  matin  jusqu'à  neuf  heures  du  soir.  Heureu- 
sement qu'à  raison  de  ce  métier  de  fantassin  toujours 
en  marche,  le  bon  Dieu  nous  préserve  ici  des  chiques, 
et  autres  méchantes  bestioles  qui  naguère,  au  Bas- 
Congo,  nous  mettaient  en  compote  les  genoux  et 
les  talons. 

Après  nos  exercices  spirituels  du  matin,  je 
descends  fièrement  de  la  colline  sur  laquelle  est 
juchée  la  Mission,  pour  conduire  mon  régiment  au 
bain  dans  la  rivière  de  Mikalai,  C'est  le  seul  moyen 
pratique  de  débarbouiller  promptement  mes  mioches. 
Que  ne  pouvez-vous  me  voir  dirigeant,  avec  le  long 
bâton  qui  me  sert  de  sceptre,  les  exercices  aquatiques 
de  mes  noires  grenouillettes!  En  classe,  où  nous 
nous  rendons  ensuite,  au  lieu  de  bancs  et  de  pupitres 
mes  élèves  n'ont  que  le  sable  dont  est  jonché  le  sol, 
et  sur  lequel  elles  sont  assises  ou  accroupies  dans 
toutes  les  positions  imaginables.  L'étude,  la  récitation 
de  la  prière  et  du  catéchisme,  sont  coupées  par  le 
travail  aux  champs,  où  la  manœuvre  des  petites  houes 
et  des  bâtons  pointus  qui  fouillent  le  sol  n'est 
interrompue  que  par  de  bruyants  éclats  de  rire,  ou 
bien  encore  par  la  trouvaille  précieuse  d'une  sauterelle 
ou  d'un  limaçon  ;  ces  morceaux  de  choix  sont  fourrés 
soigneusement  derrière  l'oreille,  et  maintenus  en 
place  par  les  cheveux  crépus;  le  soir,  on  se  régale 
de  ces  petites  bêtes,  après  les  avoir  fait  cuire  dans 
le  hidia  (pâte  de  manioc).  A  la  chapelle  enfin,  vous 
pleureriez  d'attendrissement  à  voir  avec  quel  recueil- 
lement, quelle  piété  naïve  et  souriante,  mes  élèves 
adorent  le  Dieu  qu'elles  ignoraient  naguère  encore! 

Aujourd'hui,  fête  de  la  Pentecôte,  c'est  la  kermesse 
chez   vous.  Et   chez   nous  donc!  A   tous  nos  nègres 


ii8 


on  a  fait  présent  d'un  mouchoir  de  poche,  ce  qui 
vaut  trois  mitakos  et  met  à  même  de  faire  bombance 
durant  quinze  jours.  Et  pourquoi  cette  largesse,  me 
direz-vous?  —  Eh  bien,  je  le  répète,  c'est  à  cause 
de  notre  kermesse,  de  la  fête  de  l'église,  quoi! 
Vous  avez  appris  précédemment  l'incendie  de  notre 
chapelle.  Or,  Père  Cambier,  qui  rit  toujours  et  ne 
s'étonne  de  rien,  s'est  empressé  d'improviser  un 
vaste  oratoire  jusqu'à  l'érection  de  l'église  définitive, 
et  c'est  aujourd'hui  même  qu'on  célébrait  pour  la 
première  fois  dans   la  chapelle   provisoire. 

Il  est  vrai  qu'à  cette  cérémonie,  des  bougies  et 
des  cierges  emmanchés  dans  des  bouteilles  tenaient 
lieu  des  candélabres  détruits  par  le  feu,  et  que  l'autel 
n'était  drapé  que  d'un  moustiquaire  et  de  quelques» 
mètres  de  cotonnade.  Mais,  en  revanche,  plus  de 
huit  cents  noirs  adoraient  le  Dieu  de  l'Eucharistie, 
recueillis  et  pieux  à  faire  l'admiration  des  anges. 
Et,  naguère  encore,  ces  malheureux  croupissaient 
dans  l'ignorance  païenne  la  plus  grossière,  se  nourris- 
saient de  chair  humaine,  et  se  livraient  à  d'abomi- 
nables désordres.  Et  maintenant,  il  n'en  est  pas  un  qui 
ne  se  fasse  une  joie  d'assister  au  salut  que  nous  chan- 
tons tous  les  soirs  en  l'honneur  de  la  Vierge  toute 
pure;  pas  un  qui  veuille  mourir  sans  le  baptême. 
L'heure  de  la  délivrance  par  le  Christ  semble  donc 
avoir  sonné  pour  ces  peuples  infortunés.  Nous  ne  som- 
mes ici  que  depuis  trois  mois  :  et  déjà  l'eau  sainte  a 
coulé  sur  le  front  de  deux  cents  élus,  dont  leurs  com- 
pagnons envient  le  bonheur;  demain,  on  doit  accorder 
la  même  faveur  à  tous  les  enfants  iigés  de  moins 
de  sept  ans. 

Fête-Dieu,  2^  Âlai.  —  Nos  travaux  m'ont  forcée 
d'interrompre  ma  lettre.  Tous  les  mioches  ont  été 
baptisés,  comme  je  vous  l'annonçais  précédemment. 
Pour  ma    part,  je    suis  marraine    d'une  trentaine   de 

119 


fillettes  et  d'un  gros  gamin  bien  pétulant  qui  porte 
maintenant  le  nom  de  Camille,  en  souvenir  de  qui 
vous  savez  bien.  Pour  la  même  raison,  une  des  fil- 
lettes s'appelle  Fidelia,  une  autre  Elise,  et  toutes  deux 
sont  gentilles  à  ravir.  La  dernière  est  vive  à  faire 
croire  qu'elle  est  née  le  jour  d'un  tremblement  de 
terre. 

Une  cérémonie  de  même  genre,  mais  plus  gran- 
diose aura  lieu  dimanche  prochain.  Trente  jeunes 
gens,  autant  de  jeunes  filles,  vont  se  préparer  par  le 
baptême  au  sacrement  du  mariage.  On  s'occupe  dès 
à  présent  à  construire  le  village  que  les  jeunes 
ménages  iront  occuper  aux  abords  de  la  Mission, 
village  qui  sera  par  le  fait  exclusivement  chrétien. 
Tandis  que  les  garçons  bâtissent  leurs  futures  maisons, 
les  filles  plantent  des  arbres  sur  les  accotements  du 
chemin  qui  reliera  le  village  à  la  Mission,  et  tous 
reçoivent  journellement  des  instructions  religieuses 
spéciales. 

10  Jum.  —  Vraiment!  on  n'a  pas  le  temps  de 
respirer  au  Congo  :  voici  près  d'un  mois  que  j'ai 
commencé  cette  lettre.  Qu'à  cela  ne  tienne  :  au  Ciel 
nous  pourrons  nous  reposer.  En  attendant,  narrons 
au  galop  nos  petites  nouvelles.  On  a  baptisé,  non 
pas  trente,  mais  trente -six  de  nos  jeunes  filles  en 
âge  de  se  marier.  Leur  place  est  prise  déjà  dans 
mon  régiment  par  un  escadron  de  nouvelles  recrues 
que  le  P.  Garmyn  vient  de  nous  envoyer  de  Kalala, 

Quant  aux  fiancées  maintenant  baptisées,  et  dont 
je  suis  également  la  marraine,  je  voudrais  bien  leur 
offrir  une  friandise  quelconque  au  jour  de  leur  mariage, 
mais  où  la  trouver?  A  moins  qu'avant  cette  époque 
le  bon  Dieu  ne  veuille  bien  envoyer  dans  nos  environs 
un  de  ces  nuages  de  sauterelles  qu'amène  souvent 
la  saison  sèche.  Deux  fois  déjà,  des  vols  énormes  de 
ces  insectes   se   sont  abattus  non  loin  de  la  Mission. 


I20 


Il  faudrait  voir  alors  les  hommes,  les  femmes,  les 
enfants  tout  abandonner  pour  courir  au  festin  que 
leur  envoie  la  Providence.  Ils  entassent  ces  sauterelles 
dans  des  corbeilles,  des  pots,  des  calebasses.  «  C'est 
de  la  viande,  »  disent-ils  en  se  léchant  les  babines. 
Ces  insectes,  qui  nous  paraissent  si  dégoûtants,  les 
afïriandent  tellement  qu'ils  leur  font  la  chasse  même 
la  nuit,  en  s'éclairant  au  moyen  d'une  braise  rouge 
qu'ils  agitent  à  tour  de  bras.  Avec  pareille  lanterne, 
nous  serions  aveuglés;  mais  les  nègres  ont,  je  pense, 
des  yeux    de   chat. 

Si  les  sauterelles  sont  parfois  une  manne  qui 
tombe  du  ciel,  elles  sont  bien  à  redouter  sous  un 
autre  rapport.  La  semaine  dernière,  ce  fléau  s'abattit 
sur  les  terrains  cultivés  de  la  IMission.  Je  me  trouvais 
à  ce  moment  près  de  Xikalai,  plantant,  avec  mes 
enfants,  des  bananiers  autour  de  l'hôpital.  Tout  à 
coup,  le  ciel  s'obscurcit,  et  mes  fillettes  se  mirent 
à  crier  :  «  Maîtresse,  les  sauterelles,  les  sauterelles 
à  la  Mission  !  .;  Sans  perdre  une  seconde,  nous  esca- 
ladons la  montagne;  et  les  enfants  de  crier,  de  tapager, 
de  battre  les  buissons,  si  bien  que  les  voraces  bestioles 
s'envolèrent  enfin  en  une  masse  compacte,  mais  pour 
continuer  à  tournoyer  longtemps  au-dessus  de  nos 
moissons.  Il  fallut  que  tous  les  hommes  s'y  missent, 
faisant  un  vacarme  à  faire  fuir  le  diable  en  personne, 
et  qui  finit  par  forcer  les  sauterelles  à  chercher  une 
région  plus  tranquille.  Dieu  soit  loué  :  notre  mais, 
nos  patates,  notre  manioc,  nos  fèves,  étaient  sauvés 
d'une  entière   destruction  ! 

J'allais  commettre  un  oubli  que  je  ne  me  serais 
point  pardonné.  Mon  bon  père,  sachez  que  parmi  les 
jeunes  gens  baptisés  récemment  on  a  choisi  le  plus 
grand  pour  lui  donner  votre  nom.  De  lui  et  des  autres 
renseignés  précédemment  comme  portant  les  noms 
de  la    famille,  j'espère    pouvoir   prochainement   vous 


121 


envoyer  le  portrait  avec  le  mien  au  milieu  du  groupe. 
Le  voyage  avait  complètement  détraqué  notre  appareil 
photographique;  mais  un  agent  de  l'Etat  nous  a  cédé 
le  sien,  dont  je  me  suis  servi  pour  tirer  quelques 
épreuves  passables.  Je  veux  faire  mieux,  cependant, 
et,  si  je  réussis,  vous  verrez  que  votre  fille  et  votre 
sœur  ne  se  porte  pas  trop  mal,  et  qu'elle  pourrait 
même  craindre  de  voir  arriver  un  embonpoint  peu 
compatible  avec  ses  fonctions  de  commandant  d'infan- 
terie. 

Et  ce  n'est  pas  de  corps  seulement  que  je  suis 
vaillante.  Oh!  que  j'aime  mes  travaux,  ma  chère 
Mission,  mes  enfants,  ma  nouvelle  patrie,  mon  Congo! 
Je  ne  voudrais  pas  échanger  mon  sort  ni  pour  celui 
de  roi,  ni  pour  celui  d'empereur.  Sauver  des  âmes, 
en  sauver  beaucoup,  moi,  petite  sœur  Godeliève^ 
aurai-je  assez  de  toute  l'éternité  pour  remercier  Dieu 
d'une  telle  faveur? 

Sœur  Marie-Godeliève 


^ 


122 


Sœur  Marie  Albanie  avec  quelques  enfants  de  l'écol; 
de  Luluabourg 


SOMMAIRE  :  Ecole  de  Sœur  Godeliève 


Loulouabourg,  20  Novembre  i8g4 

Chères  Consœurs, 

PRÈS  un  silence  de  plus  de  deux  ans,  oserai-je 
bien  encore  vous  écrire  ?  Grondez-moi  fort, 
bien  fort!  Quand  je  serai  certaine  que  vous 
l'avez   fait,  je    serai    plus   certaine    de    mon    pardon. 

D'ailleurs,  la  coupable  peut  plaider  des  circon- 
stances atténuantes,  comme  vous  allez  voir. 

Que  pouvais-je  vous  dire  d'intéressant,  quand 
j'habitais  avec  mes  Sœurs  ce  petit  coin  de  Nemlao, 
dans  le  Bas-Congo?  Mais  aujourd'hui,  c'est  au  beau 
pays  de  Loulouabourg  que  votre  sœur  travaille  à  la 
vigne  du  Seigneur.  Sur  ce  beau  plateau  de  l'Afrique 
centrale,  tel  que  j'en  avais  toujours  rêvé,  j'ai  trouvé 
la  véritable  vie  de  sœur-missionnaire,  vie  de  labeur 
et  de  sacrifices,  sans  doute,  mais  où  les  succès  et 
les  consolations  font  oublier  toute  peine. 

Jugez-en.  Je  n'avais  au  Bas-Congo  qu'une  soixan- 
taine d'élèves  :  j'en  ai  maintenant  près  de  trois  cents. 
Sur  ce  nombre,  une  bonne  centaine  sont  baptisées; 
les  autres  auront  bientôt  le  même  bonheur;  toutes 
sont  aussi  dociles  à  nos  ordres,  aussi  diligentes  à 
l'étude    que   vaillantes    au   travail   manuel.  Les  plus 


123 


grandes  se  disposent  maintenant  à  la  première  com- 
munion, et  vingt  des  plus  âgées  sont  mariées  chré- 
tiennement, et  constituent  la  première  population  du 
village  exclusivement  chrétien  de  Lourdes-Notre- 
Dame, 

Vous  comprenez  assez  qu'on  n'obtient  pas  sans 
peine  de  pareils  résultats,  La  première  besogne,  et 
la  plus  ardue,  c'est  d'apprivoiser  nos  petites  sauva- 
gesses  à  leur  arrivée,  car,  au  premier  abord,  elles 
ont  aussi  peur  des  femmes  blanches  que  vos  petites 
européennes  ne  craignent  Croquemitaine  ou  le  loup- 
garou.  Ce  n'est  qu'après  avoir  effacé  cette  impression 
première,  qu'on  peut  leur  renseigner  les  prières  et  le 
catéchisme,  ainsi  que  les  former  à  la  vie  chrétienne, 
en  employant  tour   à  tour  la  douceur  et  la  fermeté. 

Nos  travaux  à  nous,  si  consolants  qu'en  soient 
les  résultats,  ne  sont  pourtant  qu'une  minime  partie 
de  l'œuvre  immense  et  si  visiblement  bénie  par  Dieu 
de  notre  grand  chef,  le  Père  Cambier,  Nganga-Backa, 
comme  disent  les  nègres.  En  attendant  l'achèvement 
des  vastes  locaux  qu'il  nous  prépare,  nous  nous 
contentons  très  joyeusement  d'installations  provisoires, 
aussi  primitives  qu'on  peut  les  imaginer  au  Congo- 
C'est  ainsi,  par  exemple,  que  l'Institut  scientifique 
de  Loulouabourg   a   pour  local   un   coin   de  l'étable. 

C'est  là  que  nos  négrillonnes  assistent  aux  leçons 
de  leur  petite  sœur  Marie-Godeliève,  Quatre  vaches 
congolaises,  donnant  chacune  une  pinte  de  lait  par 
jour,  occupent  un  côté  de  <-  l'appartement  »,  mêlant 
leurs  sourds  beuglements  aux  criailleries  des  mioches 
assises  de  l'autre  côté  sur  une  bonne  couche  de  sable, 
et  répétant  à  tue-tête  la  leçon  que  j'ai  formulée  tant 
bien   que  mal  en  leur  Beiia-Lulua. 

Ouand  je  dis  «  assises  »,  encore  faut-il  s'entendre, 
car,  pour  un  nègre,  s'asseoir,  c'est  prendre  la  posi- 
tion qu'il  juge  la  plus  confortable  pour  le   moment. 


124 


En  conséquence,  s'il  est  de  mes  élèves  qui  sont 
assises  comme  l'entendrait  un  européen,  d'autres  le 
sont  dans  les  positions  les  plus  invraisemblables,  sur 
le  dos,  sur  le  flanc,  sur  le  ventre,  les  jambes  en 
l'air,  etc.  Qu'importe  après  tout,  si  la  leçon  va  son 
train  ? 

Je  passe  sous  silence  notre  hôpital,  et  nos  autres 
œuvres,  qui  toutes,  grâces  à  Dieu,  sont  aussi  floris- 
santes qu'on  puisse  le  désirer.  Dieu  nous  gâte  abso- 
lument, au  point  que  j'allais  oublier  de  vous  parler 
de  ma  santé,  tant  je  me  porte  à  merveille... 

Sœur  Marie-Godeliève 


125 


15^  f  etîn 

SOMMAIRE  :  Progrès  de  la,  Mission  de  St.  Joseph 

Loulouahourg,  jo  Novembre  i8ç^ 

Chère  et  digne   Mère, 

ES  travailleuses  sont  aux  champs,  profitons 
de  ces  quelques  minutes  de  loisir  pour  com- 
pléter les  détails  donnés  précédemment. 

Béni  soit  saint  Joseph  !  depuis  un  mois,  notre 
chère  Mission  ne  fait  que  progresser  en  quantité 
comme  en    qualité. 

En  quantité  d'abord  :  A  la  Toussaint,  tous  les 
piembres  de  huit  familles  ont  solennellement  abjuré 
le  paganisme.  Ces  âmes  généreuses,  longtemps  instrui- 
tes et  formées  par  le  Père  Cambier,  tiendront  la 
promesse  de  leur  baptême,  s'il  faut  en  juger  par  ces 
derniers  temps.  De  plus,  leur  exemple  a  fait  école  : 
vingt  autres  familles  font  de  vives  instances  pour 
recevoir  au  plutôt  l'onde  salutaire,  fréquentent  assi- 
dûment le  catéchisme  et  vivent  dès  maintenant  en 
chrétiens  modèles. 

Des  adultes  passons  aux  enfants.  Je  crois  vous 
l'avoir  dit  antérieurement  :  une  vingtaine  de  mes 
mioches  se  préparaient  depuis  longtemps  au  Sacre- 
ment qui  fait  entrer  dans  la  grande  famille  du  Christ. 


126 


Elles  ont  été  satisfaites  le  second  dimanche  de 
novembre  et  portent  maintenant  les  noms  qui  restaient 
à  donner  d'après  la  Revue  de  ScJicut.  Seulement, 
comme  bon  nombre  de  ces  étiquettes  étaient  intitulées  : 
«  Marie  »  j'ai  jointe  à  l'une  d'elles  :  «  Adulpha  » 
certaine  de  réjouir  ainsi  le  cœur  de  mon  ancienne 
«  petite  Mère  »  de  l'Ecole  gardienne.  —  Et  votre 
pupille,  vous  l'aimerez  bien,  Mère  Adulpha,  car  elle 
est  douce  comme  un  ange,  et  les  ravisseurs  aux- 
quels nous  l'avons  achetée,  l'avaient  maltraitée  jusqu'à 
lui   crever  un  œil! 

Enfin,  hier  encore  le  Père  Senden  a  baptisé  douze 
bébés  noirs.  Et  cette  récolte  d'âmes,  nous  l'avons 
faite  en   un  mois! 

Mais  je  vous  disais  tantôt  qu'il  y  avait  progrès 
non-seulement  pour  le  nombre,  mais  aussi  pour  la 
qualité.  C'est  que  nous  avons  eu  dernièrement  la 
visite  du  Père  Van  Ronslé  qui,  possédant  le  pouvoir 
de  confirmer,  a  fait  de  nos  adultes  baptisés,  de  nos 
communiants  et  communiantes  des  chrétiens  à  même 
de  défendre  leur  foi.  Je  ne  vous  décrirai  pas  la 
cérémonie,  mais  je  vous  dois  un  détail  d'une  saveur 
bien  africaine.  Nos  quatorze  communiantes,  nos  vingt- 
quatre  jeunes  femmes  de  Lourdes-Notre-Dame  étaient 
tellement  désireuses  de  bien  recevoir  l'auguste  Sacre- 
ment, qu'elles  se  sont  mises  à  scruter  leur  conscience 
dans  tous  ses  coins  et  recoins.  Y  rencontrant  des 
larcins  de  jadis  et  ces  mensonges  si  naturels  à  la 
race  noire,  elles  crurent  qu'à  cette  fois,  il  ne  suffisait 
plus  de  s'en  accuser  en  confession,  mais  qu'il  fallait 
en  faire  amende  honorable  et  publique.  Et  les  voilà, 
faisant  leur  «  coulpe  »  comme  de  vieilles  Religieuses, 
implorant  le  pardon  de  celles  qu'elles  avaient  calom- 
niées ou  volées.  Elles  ajoutaient  naïvement  toute- 
fois que,  depuis  leur  première  Communion,  elles 
n'avaient  plus    commis  ces   fautes  et  juraient  de  n'y 

127 


plus  retomber.  Cet  héroïsme  avec  ses  formes  câlines 
et  tout  humbles  m'a  touchée  délicieusement.  Et, 
bien  sûr,  vous  allez  prier,  ma  bonne  Mère,  pour 
obtenir  la  persévérance  de  mes  gentilles  Madeleines. 

Un  mot  maintenant  du  matériel.  Le  Père  Cambier 
construit  actuellement  un  magnifique  hangar  sur 
colonnes,  où  pourront  gaîment  s'installer  nos  artistes, 
nos  artisanes  et  nos  étudiants.  Il  en  était  temps. 
Un  ouragan  a  gravement  endommagé  l'école-étable 
où  je  tenais  mes  cinq  classes  :  elle  menace  ruine. 
Provisoirement,  je  suis  donc  obligée  de  «  professer  » 
sous  la  véranda.  Notre  chère  Mère  qui  s'est  réservé 
l'enseignement  du  catéchisme,  trône  à  cet  effet  sur 
une  caisse  vide  dans  un  coin  de  notre  ancienne 
maison.  La  joyeuse  Sœur  Albanie  ose  encore  donner 
leçon  de  chant  dans  mon  étable  dégarnie  dont  le 
toit  s'est  effondré  d'un  côté  jusqu'à  terre  —  en  sorte 
qu'on  n'y  voit  presque  plus.  Qu'importe!  dit-elle,  plus 
il  fait  noir  dans  le  local,  plus  les  voix  sont  claires. 
En  Europe,  n'aveugle-t-on  pas  les  pinsons  pour  les 
faire  mieux  chanter!  —  J'avais  toujours  dit  que 
Sœur  Albanie  ferait  au  Congo  de  grandes  découvertes  f 

Finissons  maintenant.  Le  jour  baisse  et  m'avertit 
qu'il  est  temps  d'aller  inspecter  le  travail  de  mon 
bataillon  de  sarcleuses,  piocheuses,  défricheuses,  et  le 
reste,  me  laissant  tout  juste  le  temps  de  vous  dire 
que,  de  la  bonne  Mère  de  Gand,  je  suis  toujours  la 
petite 

Sœur  Marie  Godeliève 


128 


SOM  MAIRE  :  Prospérité  de  la  Mission  St.  Joseph 

Luluaboiorg,  4  Septembre  iSç^ 

Chère  et  digne  Révérende  Mère,  ' 

kAi^|N  vient  de  nous  annoncer  le  prochain  départ 
MjBSJj  d'un  courrier  pour  l'Europe.  Vite  à  la  besogne 
■f^  '  pour  vous  communiquer  quelques  petites  nou- 
velles concernant  notre  chère  et  florissante  Mission 
de  Loulouabourg. 

Dieu  continue  à  bénir  notre  œuvre.  Le  nombre 
de  nos  chrétiens  grandit  sans  cesse  et  leur  ferveur 
augmente  chaque  jour.  Notre  mission  compte  environ 
1500  nègres.  Nous  avons  dans  notre  école  de  filles 
près  de  250  élèves  dont  150  ont  déjà  reçu  le  Saint 
Baptême.  Hier  encore  nous  sont  arrivées  cinquante 
nouvelles  élèves.  Outre  l'école  gardienne  à  laquelle 
se  dévoue  notre  chère  Mère  Amalia,  il  y  a  encore 
cinq  divisions  qui  viennent  tour  à  tour  assister  aux 
instructions,  aux  leçons  de  chant  et  de  couture.  Nos 
enfants  sont  également  employées  aux  travaux  des 
champs  et  initiées  aux  différents  métiers  en  rapport 
avec  leur  sexe  et  leur  condition. 

Nous  constatons  avec  bonheur  que  nos  négresses 
commencent   à  prendre   goût   au   travail.   Il  ne   faut 

129 

Lettres  de  Sœur  Marie-Godeliève  8 


plus  les  pousser  comme  jadis.  Elles  sont  fières  de  la 
grande  étendue  de  leurs  plantations,  et  surtout  bien 
aises  d'avoir  beaucoup  de  manioc  et  de  patates  à  la 
saison  où   le  maïs  n'est   plus  à   trouver. 

En  outre,  la  piété  se  développant  en  même  temps 
que  l'esprit  de  travail,  il  ne  faut  plus  exercer  une 
surveillance  aussi  sévère  ni  aussi  constante.  Les  enfants 
apprennent  à  travailler  sous  le  regard  de  Dieu  et 
dans  l'intention  de  Lui  plaire.  C'est  ainsi  que  personne 
ne  commencerait  sa  besogne  sans  s'être  mise  à  genoux 
pour  l'offrir  à  Jésus.  Dès  que  le  tambour  annonce 
la  fin  du  travail,  chacun  se  rend  à  la  chapelle  pour 
demander  la  bénédiction  du  Seigneur  en  récompense 
des   efforts   qu'il  a  fallu  se   faire. 

Grâce  au  zèle  et  au  travail  persévérant  du 
R.  P.  De  Clercq,  nous  possédons  déjà  différents  livres 
en  langue  congolaise  (catéchisme,  histoire  sainte, 
grammaire),  dont  l'usage  nous  est  d'une  très-grande 
utilité  pour  l'instruction  de  nos  filles.  Aussi  consta- 
tons-nous que,  depuis  lors,  nos  enfants  font  plus  de 
progrès  dans  la  connaissance  de  notre  Sainte  Religion. 

Le  R.  P.  Directeur  vient  lui-même  faire,  chaque 
semaine,  une  instruction  pratique  sur  le  catéchisme. 
J'ai  la  consolation  de  vous  dire  que  nos  enfants  en 
tirent  le  plus  grand  profit. 

Quelques-unes  de  nos  pensionnaires  communient 
chaque  semaine,  d'autres  tous  les  quinze  jours,  et  le  reste 
s'efforce   généreusement  de  mériter  la  même  faveur. 

Quatre  Bena-Diabolos  (enfants  du  diable)  seront 
prochainement  régénérées  dans  le  Saint  Baptême  et 
viendront  grossir  le  nombre  toujours  croissant  de  nos 
chrétiennes.  L'une  d'entre  elles,  une  brave  Moluba, 
vendue  quatre  ou  cinq  fois  avant  de  nous  parvenir, 
ne  tarit  point  quand  elle  nous  raconte  la  faim,  la 
soif,  les  souffrances  et  tous  les  mauvais  traitements 
qu'elle  a  endurés. 


130 


Le  fameux  Ngongo,  chef  des  Bena-Luhma,  qui 
nous  a  causé  tant  d'ennuis,  vient  d'être  tué  dans  une 
guerre,  ses  sujets  l'ont  enterré  dans  le  lit  d'une  rivière 
afin  de  dérober  ses  dépouilles  aux  mains  de  l'ennemi  \ 
^lais,  auront-ils  pu  dérober  son  âme  à  celles  du 
juste  Juge?... 

On  me  dit  que  le  courrier  part  à  l'instant.  Il  faut 
que  je  cesse.  Je  ne  prends  plus  que  le  temps  de  me 
recommander  à  vos  pieux  souvenirs  et  à  ceux  de 
toutes  nos  chères  consœurs  de  la  Congrégation. 

Votre  fille  soumise  et  dévouée, 
Sœur  Marie  Godeliève 


131 


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SOMMAIRE  :  Piété  des  chrétiens  de  la  Mission 

Loulouahourg ,  /j  Janvier  i8ç6 

Ma  chère  Mère, 

|OMMENCER  cette  lettre  —  que  probablement 
je  n'aurai  pas  le  temps  de  terminer  en  une 
K  seule  fois  —  en  vous  offrant  nos  vœux  de 
nouvel  an,  ce  serait  bien  banal.  A  quoi  bon  d'ailleurs? 
Vous  connaissez  vos  filles,  nous  connaissons  notre 
JMère!  Je  préfère  vous  faire  part  des  étrennes  que 
le  bon  Maître  nous  a  fait  parvenir. 

A  la  récente  fête  de  Noël,  pendant  la  Messe  de 
minuit  célébrée  d'une  manière  très-solennelle,  nos 
baptisées  de  la  Toussaint  ont  pu  s'approcher  de  la 
Table  Sainte.  Puis,  les  rois  mages  sont  arrivés  avec 
leurs  présents  :  amenant  au  Baptême  trente  couples 
et  cinq  jeunes  filles.  Les  promesses  faites  d'une  voix 
bien  ferme  seront  gardées.  C'est  chose  absolument 
ravissante  de  voir  ces  noirs,  les  uns  jeunes  encore, 
les  autres  déjà  courbés  par  l'âge  et  la  souffrance, 
venir  s'agenouiller  devant  l'autel  et  prier  avec  une 
ferveur  que  nous   envions. 

Mais  les  joies  les  plus  pures  sont  toujours  accom- 
pagnées de  quelque  peine.  Vgrs   vous  rappelez,  sans 

132 


doute,  Chère  Mère,  combien  nous  fûmes  édifiées  lors 
de  notre  passage  à  Las  Palmas,  en  voyant  les  bons 
indigènes  du  pays  nous  assaillir  jusqu'au  bateau  qui 
nous  amenait  d'Europe,  pour  obtenir  une  crcix,  un 
scapulaire,  une  médaille,  une  image.  La  même  scène 
s'est  reproduite  ici,  la  veille  de  l'Epiphanie,  mais  avec 
ceci  de  plus  touchant  que  nous  avions  connu  ces 
hommes  avant  leur  conversion  et  ne  pouvions  assez 
admirer  la  transformation  produite  en  eux  par  la 
grâce.  Malheureusement,  nous  n'étions  pas  à  même 
de  satisfaire  leur  sainte  avidité.  Il  est  vrai  que,  notre 
provision  de  chapelets  se  trouvant  épuisée.  Père 
Cambier  en  avait  fait  confectionner  avec  des  perles 
impropres  pour  l'échange.  Mais  ces  chapelets  n'avaient 
pas  de  croix;  et  les  femmes  qui  se  croient  plus  de 
droits  à  la  protection  de  la  Reine  du  Ciel  et  de  la 
terre  gémissaient  de  ne  pas  recevoir  une  petite 
médaille,  une   petite   image   de   la   S'^  Vierge. 

Les  images  surtout  sont  convoitées.  Il  n'est  pas 
jusqu'à  ce  vieil  anthropophage  d'Abraham  dont  la 
peau  rugueuse  et  toute  ratatinée  flotte  sur  un  sque- 
lette déhanché,  qui  ne  vienne  presque  chaque  jour, 
un  quart  d'heure  durant,  nous  importuner  à  ce  sujet. 
Et  le  pauvre  homme  nous  quitte  toujours  tout  désolé  : 
il  ne  possède  encore  ni  l'image  de  son  saint  Patron, 
ni  celle  de  son  Ange  gardien. 

Ajoutons  maintenant  que  les  baptisés  de  la  veille 
de  l'Epiphanie  furent,  le  même  jour,  mariés  religieu- 
sement. Il  en  fut  de  même  de  plusieurs  jeunes  ména- 
ges, parmi  lesquels  je  dois  noter  votre  Marie  Kapinga 
et  son  gros  Alexis.  Le  surlendemain,  vingt  autres 
couples   demandaient  la  grâce  de  la  régénération. 

Aussi,  Lourdes  Notre-Dame  continue-t-il  à  s'ar- 
rondir. C'est  une  vraie  paroisse  maintenant,  et  même 
une  commune,  ayant  cure,  chapelle  et  conseil  com- 
munal. Le  curé,  c'est   actuellement  le   Père   Senden. 


133 


Le  bourgmestre  se  nomme  x\lexis;  le  premier  échevin^ 
déjà  père  de   famille,  s'appelle  Jacob. 

Je  crois  vous  avoir  annoncé  précédemment  la 
construction  d'un  hangar  de  métiers,  sous  lequel  nos 
artistes  auraient  largement  place  pour  se  livrer  à 
leurs  travaux  et  dont  un  coin  remplacerait  notre 
école  renversée  par  un  ouragan.  Nous  avions  compté 
sans  une  récolte  phénoménale  de  riz,  arachides  et 
mais;  le  hangar  est  maintenant  une  grange  et  la 
classe  doit,  comme  ci-devant,  se  tenir  sous  la  véranda» 

Mes  élèves  sont  espiègles  parfois  —  je  ne  leur 
ai  pourtant  point  conté  certains  de  mes  tours  de 
jadis  —  mais  elles  ont  bon  cœur  et  grand  courage. 
Elles  jubilent  pour  le  moment.  Nous  venons  de 
récolter  les  noix  d'arachides...  une  friandise  sans 
pareille  pour  ces  pauvres  enfants!  Or,  dans  le 
domaine  réservé  pour  l'école,  nous  en  avons  recueilli 
soixante  paniers.  Maintenant,  bien  malgré  moi,  je 
clos  ma  lettre,  pour  aller  voir  si  l'on  ne  se  donne 
pas  d'indigestion. 

Votre  toute  soumise  enfant. 
Sœur  Marie-Godeliève 


134 


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18°  Wivt 


SOMMAIRE  :  Village  chrétien  de  Lourdes  Notre-Dame 
Carême  des  nègres 

Loulouahourg,  2g  Mai  i8ç6 

Bien  chère  Révérende  Mère, 

[E  suis  sûre  de  vous  faire  grand  plaisir  en  vous 
disant  à  la  hâte  un  mot  de  notre  peuple  noir. 
C'est  étonnant  comme  nos  fillettes,  nos 
fleurs  noires  des  tropiques,  grandissent  et  se  déve- 
loppent. Le  mois  dernier,  dix  des  plus  âgées  se  sont 
mariées,  pour  aller  ensuite  grossir  la  paroisse  du 
Père   Senden. 

Cette  paroisse,  Lourdes  Notre-Dame,  devient  im- 
posante, depuis  surtout  que  Monsieur  le  Curé  s'est 
mis  à  bâtir  pour  ses  gens  des  maisons,  de  vraies 
maisons,  en  briques  séchées  au  soleil,  qui  font  de 
leurs  .habitants  de  vrais  Mukale,  chefs,  très  fiers 
d'être  logés   en   de  pareils  palais. 

Monsieur  le  Curé  n'a  pas  oublié  le  Bon  Dieu  : 
la  chapelle  est  inaugurée  depuis  quelque  temps  et 
le  S'^  Sacrement  y  repose;  mais,  faute  de  personnel, 
on  n'y  dit  la  messe  que  le  samedi.  Aux  autres  jours, 
nos  anciennes  élèves  viennent  l'entendre  en  notre 
chapelle. 

Et  n'allez  pas  croire  qu'elles  se  fassent  tirer  l'oreille 


135 


pour  cela!  On  les  voit  arriver  tout  essoufflées  de  leur 
course,  bien  avant  l'heure  du  saint  sacrifice.  Parfois 
même,  comme  elles  n'ont  pas  d'iiorloge,  elles  pré- 
viennent notre  lever,  et,  quand  nous  quittons  notre 
dortoir,  nous  les  voyons  assises  au  feu  de  la  sentinelle 
qui  garde  la  cour  pendant  la  nuit.  L'autre  jour,  on 
en  a  trouvé  qui  s'étaient  endormies  près  de  la  porte 
encore  fermée  de  la  chapelle.  Leur  exemple  a  stimulé 
les  femmes  et  jeunes  filles  du  bourg  de  S*  Joseph  : 
c'est  à  qui  sera  la  première  à  la  chapelle,  pour  réciter, 
avant  la  messe,  d'innombrables  Pater  et  Ave,  pour 
faire  cour  à  Jésus  durant  des  heures  entières. 

A  Pâques,  i8  des  plus  sages  ont  pu  faire  leur 
première  communion,  et  semblent  répondre  de  tout 
leur  cœur  à  l'amour  du  doux  Sauveur;  13  autres 
viennent  d'être  baptisées,  en  sorte  que  parmi  les  enfants 
confiées  à  nos  soins,  nous  comptons  maintenant  192 
chrétiennes.  Il  ne  nous  reste  que  22  païennes,  trop 
ignorantes  ou  trop  sauvages  encore  pour  devenir  les 
enfants   du   Bon  Dieu. 

Toutes  les  baptisées  ont  passé  le  carême  d'une 
manière  vraiment  édifiante.  Alors  qu'en  fait  de  nour- 
riture animale,  une  souris,  un  os,  sont  pour  elles  une 
friandise,  la  plupart  se  sont  complètement  privées 
de  viande  durant  tout  ce  temps;  les  moins  ferventes 
n'en  ont  goiité  que  le  Dimanche.  Une  petiote,  vers 
la  mi-carême,  ayant  pris  au  piège  une  souris  gras- 
souillette, vint,  triomphante,  me  montrer  sa  capture. 
Puis,  prise  d'un  remords:  —  Ce  serait  pourtant,  dit-elle, 
im  beau  sacrifice  à  faire  au  bon  Dieu!  —  Sans  doute» 
dis-je,  car  le  bon  Dieu  ne  regarde  pas  à  la  matière 
d'un  sacrifice,  mais  à  ce  qu'il  coiite.  —  Bien,  ma  Sœur; 
en  ce  cas,  je  vais  donner  mon  gibier  à  ma  mère  qui 
est   encore   païenne! 

Et  comment  une  telle  générosité  n'attirerait-elle 
pas  sur  nos  enfants  et  sur  nos  œuvres  les  bénédictions 

136 


du  ciel?  Aussi,  le  nombre  des  catéchumènes  ne  fait 
que  croître,  et  devons-nous  avoir  à  la  Pentecôte 
bon  nombre  de  baptêmes  d'adultes.  La  communion 
mensuelle  est  de  règle  à  peu  près  générale,  les  con- 
fessions sont  plus  fréquentes  encore,  car  si  nos  chré- 
tiens, faibles  encore,  viennent  à  retomber  dans  l'une 
de  leurs  anciennes  erreurs,  ils  ont  assez  de  foi  pour 
ne  pas  vouloir  rester  longtemps   dans   cet  état. 

Pour  changer  de  gamme,  j'ajoute  que  nous  pous- 
sons nos  plantations  toujours  plus  avant  dans  la 
brousse,  piquant  du  manioc,  plantant  du  maïs,  des 
patates,  des  fèves,  etc.  En  récompense  de  leur  activité, 
les  plus  vaillantes  parmi  nos  fillettes,  une  trentaine, 
ont  reçu  chacune,  pour  en  disposer  comme  elles 
l'entendent,  un  petit  lopin  de  terre,  où  tout  est  en 
ordre  comme  dans  les  cultures  faites  en  commun.  En 
ce  moment,  on  redouble  de  travail,  car  la  saison  des 
pluies  va  bientôt  finir. 

Moi-même,  chère  Mère,  je  suis  un  peu  pressée  : 
je  dois  faire  tout  à  l'heure  une  distribution  de  nattes, 
tamis,  pots,  paniers,  etc.,  et  le  soleil  baisse  à  l'horizon. 
Permettez-moi  donc  de  vous  quitter,  en  implorant 
votre  bénédiction. 

Sœur  Marie-Godeliève 


137 


19'  mtvî 


SOMMAIRE  :  Procession  de  la   Fête  Dieu, 
d'une  statue  de  /S'  Joseph 


Arrivée 


Loulouabourg,  Juillet  i8ç6 


Chère  Supérieure, 


'apprends  à  l'instant  qu'un  courrier  part  à 
midi  vers  Lusambo.  En  conséquence,  avec 
permission  de  notre  bonne  Supérieure,  j'ai 
congédié  tout  mon  petit  monde,  pour  consacrer  les 
quelques  instants  qui  me  restent  à  vous  présenter 
avec  nos  respects  et  nos  souvenirs,  les  quelques 
nouvelles   du  moment. 

Ce  ne  sera  pas  long  :  ou  vous  a  décrit  tant 
de  fois  déjà,  la  physionomie  de  la  Mission,  ses  habitants^ 
ses  cultures,  son  expansion  toujours  grandissante.  Pas 
d'événement  notable  à  citer  non  plus.  En  revanche,  les 
consolations  n'ont  pas  manqué  dans  ces  derniers  temps, 

La  Pentecôte  a  été  célébrée  avec  une  grande 
ferveur.  Quelle  joie  pour  nous  de  voir  la  Foi  chré- 
tienne illuminer  et  transformer  de  plus  en  plus  ces 
cœurs   naguère   encore   si  bestialement  abrutis! 

Et  la  Fête-Dieu,  la  procession!  Ici,  point  de 
pompe  ni  de  brillants  décors  :  mais  un  spectacle  à 
ravir  les  anges;  une  phalange  de  chrétiens  qui,  s'étant 
d'abord  nourris  à  la  table  sainte  de  Jésus-Eucharistie, 
lui  font  cortège  avec  une  foi  que  trahit  tout  leur 
maintien;    une    foule    compacte   de   païens,   écoutent 


138 


en  un  religieux  silence  les  chants  sacrés,  se  proster- 
nant, et  subissant  dans  leur  ignorance  l'invincible 
ascendant  du  Dieu  qu'ils  sont  appelés  à  servir  comme 
le  font  leurs  frères.  —  Achevez,  ô  Jésus,  votre  con- 
quête, prenez  ces  cœurs  qui  vous  entrevoient  et  qui 
vous  cherchent  ! 

J'allais  oublier  de  vous  dire  que  nous  avons 
reçu  dernièrement  une  très  importante  visite.  Des 
charges  étant  arrivées  pour  nous  à  Lusambo,  Père 
Cambier  députa  pour  les  prendre  une  escouade  de 
porteurs.  A  leur  retour,  ces  gens,  tous  chrétiens, 
racontent  qu'ils  rapportent  un  homme  enfermé  dans 
une  caisse,  un  homme  bien  vivant  cependant,  car  il 
leur  a  parlé  durant  le  voyage.  Aussitôt,  grand  attrou- 
pement, pour  considérer  au  sortir  de  sa  boîte  ce 
personnage  extraordinaire.  C'était  une  belle  statue 
de  S*-Joseph,  en  grandeur  moyenne,  portant  l'enfant 
Jésus  sur  ses  bras.  Exclamations  à  n'en  pas  finir  ! 
Explications  et  propos  à  désopiler  la  rate  d'un  mori- 
bond! La  nouvelle  se  répand  au  loin.  Voici  venir 
les  païens  de  Kanoa,  Kanioka,  etc.,  se  pressant  autour 
de  l'homme  blanc  qui  paraît  vivant,  et  qui  pourtant 
n'est  pas  vivant. 

Bref,  la  cohue  devint  telle,  qu'en  attendant  la 
construction  d'un  piédestal,  il  fallut  couvrir  notre 
bon  saint  d'une  housse.  Aujourd'hui,  seigneur  et  maître 
du  domaine  qui  porte  son  nom,  il  trône  dans  l'église 
paroissiale,  sourit  à  la  naïve  piété  de  ses  sujets  et 
leur  obtient  les  grâces  de  persévérance,  dont  nous 
sommes  témoins   tous   les  jours. 

A    plus   tard,   chère   Révérende   Mère,  et,   pour 

mériter    de   votre    part    une    grosse    bénédiction,   je 

vais  tâcher  de  bien  remplir  auparavant  mon   carnet 

à   nouvelles. 

Sœur  Marie  Godeliève 


139 


28^  f  attira 

SOMMAIRE  :  Statistique  de  la  Mission.  —  Repas  des 
nègres.  —  Fausse  alerte 

Loulouabourg,  20  Août  i8g6 

Chère  Supérieure, 

lEN  n'est   brutal  comme  un  chiffre,  a-t-on  dit. 
Je  retourne  cet  aphorisme  un  peu  grossier  pour 
proclamer  :    rien   d'éloquent,  rien  de  consolant 
comme  un  chiffre.  Jugez-en! 

Au  lundi  de  la  Pentecôte  nous  comptions  ici 
1360  habitants,  dont  plus  d'un  tiers  sont  baptisés. 
Depuis  la  formation  de  la  Mission,  on  a  conféré  1258 
baptêmes.  Depuis  l'installation  des  Sœurs,  nous  avons 
eu  72  décès  parmi  nos  élèves  baptisées.  Actuellement 
l'école  gardienne  de  Mère  Amalia  compte  50  bébés. 
Mon  externat  est  fréquenté  par  25 1  négrillonnes.  Des 
malades  soignés  à  notre  hôpital  un  bon  régiment 
est   parti   pour  le  ciel;  il    en   reste   72. 

Poursuivons  la  nomenclature.  Les  femmes  char- 
gées de  cultiver  les  terres  sous  la  surveillance  de 
Sœur  Hygine  sont  divisées  en  deux  bataillons.  Le 
premier,  dont  l'effectif  est  de  176  têtes,  s'occupe  pres- 
que exclusivement  de  la  culture  du  riz.  L'autre 
d'importance  à  peu  près  égale  doit  prendre  soin  des 
plantations    de   manioc,   de    fruits    divers   et   surtout 


140 


d'arachides  dont  ces  femmes  tirent  l'huile  nécessaire 
pour  la  cuisine  et  pour  les  lampes  de  nos  divers 
sanctuaires. 

Malgré  l'étendue  toujours  grandissante  de  nos 
plantations,  dix  minutes  de  marche  en  longueur  sur 
cinq  en  largeur,  nous  ne  pouvons  parvenir  encore  à 
subvenir  à  la  subsistance  de  notre  monde.  En  con- 
séquence tous  les  quinze  jours,  les  hommes  reçoivent 
en  supplément  un  mouchoir,  les  femmes  trois  bâton- 
nets de  cuivre  qui  leur  servent  de  marchandises 
d'échange.  De  plus,  les  plus  laborieux  ont  en  propre 
un  champ  qui  leur  donne  à  suffisance  manioc,  maïs 
et  millet.  Avec  le  salaire  reçu  pour  le  travail  en 
commun,  ils  peuvent  ainsi  se  procurer  quelque  dou- 
ceur à  leur  convenance  :  viande,  huile,  poisson   etc. 

Les  paresseux  n'ayant  pas  la  ressource  d'un  champ 
qui  leur  soit  réservé,  n'ont  que  le  salaire  ci-dessus 
indiqué  pour  se  procurer  le  nécessaire.  Durant  la 
saison  des  pluies  la  chose  est  assez  facile.  40  épis 
de  maïs  s'achètent  alors  pour  un  bout  de  fil  de  cuivre. 
Mais  quand  vient  la  saiso,n  sèche,  malheur  au  fainéant 
qui  doit  donner  trois  bâtonnets  en  métal  pour  obtenir 
25  à  30  épis.  Allez  vivre  avec  cela  pendant  quinze 
jours! 

Aussi  pour  garantir  nos  enfants  de  semblable 
misère  tachons-nous  de  leur  inspirer  l'amour  du  travail 
en  leur  mettant  sous  les  yeux  les  conséquences  de 
la  paresse.  Ainsi  présentée  la  leçon  est  tellement 
comprise,  qu'à  quarante  des  plus  grandes  il  a  fallu 
concéder  pour  leur  usage  personnel,  un  lopin  de  terre 
mesurant  45  pieds  sur  25.  Elles  y  cultivent  du  manioc, 
des  patates,  des  fèves,  du  maïs,  que  sais-je  encore? 
Plusieurs  ont  bordé  leur  propriété  d'ananas  et  de 
bananiers.  En  sont  elles  fières,  les  chères   petites! 

De  la  culture  à  la  cuisine,  la  transition  va  d'elle- 
même,  c'est  la  première  qui  fournit  à  la  seconde.  Les 


141 


nègres  préparent-ils  leurs  mets?  Bien  certainement! 
Mais  écrire  comme  on  l'a  fait,  que  des  enfants  de 
trois  ans  en  sont  capables,  c'est  commettre  une  grosse 
exagération. 

Voici  comment  pour  cuisiner,  procède  une  ména- 
gère de  Loulouabourg. 

A  l'aurore,  vers  5  heures,  elle  pile,  dans  un 
mortier  fait  du  tronc  d'un  arbre  creux,  la  provision 
nécessaire  du  manioc  préalablement  trempé  pour  en 
extraire  un  suc  malsain.  Le  manioc  est  ensuite  soi- 
gneusement séché,  parfois  fumé.  La  farine  obtenue 
passe  deux  ou  trois  fois  par  le  tamis,  pour  la  rendre 
bien  fine.  Quand  on  veut  la  rendre  plus  légère  on 
y  ajoute  de  la  farine  de  maïs  également  produite 
par  le  concassement  et  le  tamissage. 

Telle  est  la  matière  première  du  bidia  national. 
Quant  c'est  fait,  la  négresse  chauffe  de  l'eau  dans  un 
vase,  y  verse  de  la  farine,  remue  pour  obtenir  la 
pâte;  et  comme,  dans  le  cas  où  elle  n'a  pas  de  petits 
enfants,  elle  doit,  dès  le  matin,  aller  travailler  au 
champ,  elle  cache  le  récipient  sous  un  grand  pot, 
un  panier,  pour  en  défendre  le  contenu  contre  les 
poules  et  les  souris.  Elle  ferme  alors  par  des  crochets 
la  porte  de  paille  de  sa  hutte,  et,  dès  le  signal 
donné  par  le  tambour,  elle  part  le  panier  au  bras, 
la  houe  sur  l'épaule  se  rendant  à  l'appel  qui  se 
fait  dans  la  grande  cour.  A  midi  son  bidia  s'est 
cuit  tout  seul.  Il  ne  reste  qu'à  le  tourner  pendant 
un  quart  d'heure,  au  moyen  d'un  gros  bâton  faisant 
l'office  de  cuiller  pour  le  rendre  bien  homogène  et 
bien  compact.  Au  moyen  d'une  écuelle  mouillée,  la 
cuisinière  fait  glisser  la  boule  de  pâte  sur  l'assiette 
de  son  seigneur  et  maître,  lui  donne  belle  forme 
et  dore  la  pitance  au  moyen  d'un  peu  d'huile  de 
palme.  Comme  condiment,  elle  place  à  côté  du  plat 
de  résistance  un  petit  pot  contenant  manioc,  patates 


142 


écrasées,  feuilles  de  fèves  hachées,  le  tout  cuit  dans 
l'huile  et  relevé  par  des  cendres  ayant  un  goût 
prononcé  de  sel.  Monsieur  peut  revenir  :  son  festin 
est  complet. 

Je  dis  son  festin,  car  mari  et  femme  ne  mangent 
jamais  ensemble.  Le  mari  partage  d'abord  avec  ses 
fils;  le  reste  est  pour  la  femme  et  les  filles.  Chez 
nos  chrétiens  nous  sommes  parvenus  à  détruire  cet 
usage   tout   païen. 

Tel  est  du  premier  janvier  jusqu'au  31  décembre, 
le  menu  de  messieurs  les  nègres  !  Bidia,  toujours 
bidia   :   tout   autre   mets  n'est  que   hors   d'œuvre. 

Changeons  de  note.  Les  serpents  sont  ici  très 
nombreux.  Dans  un  champ  de  manioc,  le  plus  éloigné, 
il  est  vrai,  de  notre  logis,  nos  enfants  en  ont  tué 
récemment  une  douzaine.  Ces  serpents,  heureusement, 
ne  méritent  pas  la  terrible  réputation  de  leurs  con- 
génères des  bois.  Ils  s'en  prennent  rarement  aux 
passants,  et  le  cas  échéant  quelques  gouttes  d'ammo- 
niac ont  promptement  raison  du  gonflement  .causé 
par  la  morsure.  Ces  reptiles  des  champs  ne  se  glissent 
guère  non  plus  dans  nos  habitations  et  moins  encore 
sous  les  meubles.  Il  est  vrai  que  nous  ne  sommes 
pas  si  riches  sous   ce  rapport. 

Terminons  par  un  coq  à  l'âne,  où  vous  verrez 
quel   fonds    on  peut    faire  sur  la  parole  d'un  nègre. 

Vers  le  soir  du  dimanche  7  Juin,  un  moricaud 
tout  essoufflé  parvient  à  la  Mission,  court  à  Père 
Cambier,  et  lui  annonce  que  Kalamba,  le  féroce 
Kalamba  suivi  d'une  grosse  troupe  de  gens  armés, 
vient  de  passer  le  Miao,  et  se  dirige  vers  la  Mission, 
tuant,  pillant  tout  sur  son   passage. 

Père  Cambier  connaît  son  monde,  et  sait  qu'un 
nègre  ment  jusqu'à  croire  à  son  mensonge.  Mais 
l'individu  soutient  sa  thèse  avec  une  telle  conviction 
—  il  a  vu  de  ses  yeux  le  formidable  ennemi  —  que  l'on 

143 


commence  à  craindre,  à  se  précautionner  en  toute 
hâte,  la  rivière  indiquée  ne  coulant  qu'à  trois  lieues  d'ici. 

Providentiellement,  M''  le  Commissaire  de  district 
se  trouvait  chez  les  Pères.  Il  fait  venir  aussitôt  de 
la  station  voisine  un  officier  blanc,  des  soldats  noirs 
et  un  canon.  En  même  temps,  le  chef  des  Zappo- 
Zappos,  nos  fidèles  alliés,  donne  à  ses  guerriers  l'ordre 
de  se  tenir  sous  les  armes,  tandis  que  tous  nos  gens 
en  âge  de  combattre  se  munissent  de  lances,  cou- 
teaux,  arcs,  flèches,  bâtons  pointus. 

Pour  nous,  qui  n'aurions  en  l'occurence  d'autre 
défense  que  la  fuite,  nous  faisons  doucement  nos 
paquets,  et  nous  nous  couchons  tout  habillées,  pré- 
voyant pour  le  lundi  8  Juin  une  seconde  édition 
du  i8  Juillet  1895. 

Elle  arrive  annoncée  par  le  chant  du  coq,  l'au- 
rore de  ce  jour  redouté;  cependant  les  premiers 
rayons  du  soleil  n'illuminent  que  des  champs  déserts 
et  des  forêts  silencieuses.  Où  se  trouve  donc  Kalamba? 
L'officier  blanc  bien  escorté  part  à  sa  recherche,  et 
parvient  sans  coup  férir,  jusqu'aux  bords  de  la  Miao^ 
dont  les  eaux  écumantes  roulent  comme  d'ordinaire 
entre  les  rochers  qui  lui  font  rive. 

Pas  de  Kalamba,  pas  de  meurtriers,  pas  de  pil- 
lards. Un  chef  ami  qui  habite  les  bords  de  la 
rivière  affirme  que  la  nouvelle  ne  peut  venir  que 
d'un   menteur   ou  d'un  fou. 

Dès  avant  le  retour  de  l'officier,  le  nouvelliste 
avait  opté  lui-même  pour  la  première  épithète  :  il 
avait  disparu.  Quant  à  Kalamba,  si  brute  qu'il  soit, 
il  ne  l'est  pas  assez  pour  envier  le  sort  de  Ngongo, 
son  ccmparse  de  1895;  il  préfère  se  tenir  coi,  loin 
de  l'atteinte  des  blancs,  et  savourer  tranquillement 
son  vulgaire  bidia,  plutôt  que  d'avoir  à  digérer  une 
balle. 

Tandis  que  j'écris  hâtivement,  Mère  Amalia  vient 


144 


non  moins  hâtivement  me  dire  qu'on  va  sonner  la 
prière.  Autrefois,  jadis,  j'avais  aussi  dans  ma  poche 
un  ognon  qui  me  disait  l'heure.  Mais  il  lui  a  pris 
une  maladie  de  cœur  dont  il  est  mort....  le  ressort 
est  cassé.  Depuis,  je  me  suis  exercée,  comme  le  font 
les  noirs,  à  distinguer  l'heure  par  la  hauteur  du  soleil. 
Je  m'en  tire  assez  bien,  paraît-il,  puisque  pas  une 
fois  je  n'ai  manqué  mon  train.  Pourvu  que  je  ne 
manque  pas  celui  du   Paradis! 

Pour  parer  à  tel  malheur,  veuillez,  s'il  vous  plaît, 
me  bénir    et   prier  un  peu  pour  petite 

Sœur  Marie-Godeliève 


145 


Lettres  de  Sœur  Aïarie-Godeliève 


filtrait 


d'une  lettre  adressée  à  la  Supérieure  de  la  Maison- 
mère  de  Gand.par  le  Révérend  Père  De  Clercq, 
missionnaire  à  Luluabourg,  qui  a  assisté  la 
Sœur  Marie-Godeliêve  dans  ses  derniers  mo- 
ments. 

Très-Révérende  Supérieure, 

L  a  plu  à  la  divine  Providence  d'envoyer  une 
rude  épreuve  à  votre  communauté  de  la 
Mission  de  Luluabourg!  Mercredi,  14  Octobre, 
à  neuf  heures  du  soir,  la  bonne  Sœur  Marie-Godeliève 
a  remis  sa  belle  et  sainte  âme  entre  les  mains  de 
son  Créateur!  C'est  le  cas  de  dire  :  «  Dominus  dédit, 
Dominus  abstulit!  Sit  nomen  Domini  benedictum!  » 
Dieu  nous  l'avait  donnée.  Dieu  nous  l'a  reprise,  que 
son   saint  Nom  soit  béni! 

La  Sœur  n'a  été  alitée  que  trois  jours.  Elle  a 
senti  un  premier  malaise  le  samedi  soir.  Prise  de  la 
fièvre,  elle  s'est  couchée  le  dimanche.  La  fièvre  ne 
tarda  pas  à  monter  et  dès  le  lendemain  elle  se 
déclara  hématurique.  Cependant  l'état  de  la  malade 
n'inspirait  encore  aucune  inquiétude  ni  le  lundi  ni 
le  mardi.  Le  mercredi,  vers  3  heures  de  l'après-midi^ 
on  vint  m'appeler  en  toute  hâte.  J'accours  et  je 
trouve  le  R.  P.  Cambier  qui  jugea  le  cas  fort  dan- 
gereux. Aussitôt,  j'administre  les  derniers  Sacrements 


146 


à  la  chère  moribonde  qui  jouissait  encore  de  toute 
sa  présence  d'esprit.  Ah!  quelle  belle  âme!  Quel 
ardent   désir  d'aller  au  Ciel! 

Pendant  qu'on  lui  donnait  un  purgatif,  elle  nous 
disait  dans  un  moment  de  délire  :  «  Père,  vos  remè- 
des m'arrachent  au  Ciel!  J'étais  si  près  d'y  aller, 
et  vous   m'arrêtez!  » 

Vers  le  déclin  du  jour,  se  manifestèrent  les  pre- 
miers signes  précurseurs  de  la  mort.  Toute  la  Mission 
était  réunie  devant  le  lit  de  la  malade....  La  sainte 
Religieuse  expira  doucement  à  9  heures  du  soir,  au 
milieu  de  ses  consœurs  attristées  et  de  ses  enfants 
éplorées. 

Ma  plume  est  impuissante  à  vous  décrire  les 
scènes  de  douleur  qui  se  passèrent  chez  les  nègres 
de  la  Mission.  Leurs  lamentations  et  leurs  gémisse- 
ments eussent  arraché  des  larmes  à  une  pierre. 

Les  manifestations  de  respect  et  de  sympathie 
dont  la  défunte  a  été  l'objet  démontrent  la  grande 
popularité  acquise  par  vos  dignes  Religieuses  sur  la 
terre  Africaine. 

L'enterrement  a  été  une  démonstration  grandiose 
en  faveur  de  vos  vaillantes  Missionnaires.  Les  nègres 
sont  accourus  en  foule  pour  déposer  aux  pieds  de 
l'héroïne  un  dernier  hommage  de  leur  estime  et  de 
leur  reconnaissance.  Tous  les  Agents  de  l'Htat  de 
la  station  de  Luluabourg  ont  tenu  à  s'associer  au 
deuil   qui   vient   de   frapper  notre   Mission. 

J'ai  la  conviction  que  la  sainte  Sœur  Godeliève 
a  déjà  reçu  là-haut  la  récompense  que  Dieu  réserve 
à  celles  qui  s'immolent  pour  la  gloire  de   son  nom. 


147 


%ûtm  iî  Bomv  Wâvh^Mmalia 


à  ses  Consœurs  de  Gand 


Neinlao,   22   Novembre   1892 


Chères   Consœurs, 

ONT-ELLES  heureuses,  les  négrillonnes  de  notre 
orphelinat,  soignées  comme  des  poupons  euro- 
péens par  les  mamans  blanches  et  arrachées 
naguère  au  plus  abrutissant  esclavage,  l'une  d'elles 
au  moment  même  où  son  propre  père  allait  la  tuer 
pour  la  manger!  Et  pour  nous,  quelle  joie  de  voir 
augmenter  de  jour  en  jour  le  nombre  de  nos  pupilles, 
—  On  nous  en  annonce  une  nouvelle  caravane.  — 
Quel  bonheur  de  consacrer  notre  existence  à  faire 
de  ces  infortunées  de  bonnes  et  ferventes  chrétiennes  ! 
N'était  la  récompense  que  nous  attendons  au 
Ciel,  nous  serions  déjà  bien  payées  de  nos  soins 
par  l'affection  sans  limites  de  nos  orphelines.  Dernière- 
ment quatre  d'entre  elles  avaient  été  désignées  pour 
aller  recevoir  une  éducation  complète  dans  un  institut 
de  Belgique.  Les  élues,  se  considérant  comme  des 
condamnées,  se  lamentaient  à  fendre  le  cœur  et  ne 
cessaient  de  crier  :  —  Non,  non,  pas  quitter  bonnes 
Sœurs;  et  puis,  en  Belgique,  froid,  froid  :  nous  mourir! 


148 


—  Et  elles  s'accrochaient  à  ma  robe.  Je  réussis  à 
«aimer  un  peu  cette  bruyante  explosion  de  douleur 
par  le  don  d'un  collier  de  perles,  et,  à  force  de  bonnes 
paroles,  je  pus  conduire  les  condamnées  jusqu'au 
bateau  qui  devait  les  emmener.  Mais  là,  je  faillis 
échouer  contre  la  préoccupation  qui  n'abandonne 
jamais  le  nègre,  celle  du  ventre.  —  Mère,  beaucoup  de 
manioc  et  de  maïs  en  Europe?  —  Oui,  et  aussi  d'autres 
bonnes  choses,  mes  enfants.  —  Bien;  mais  petites 
négresses  aimer  soleil  chaud,  mourir  de  froid!  —  Ne 
craignez  rien;  j'écris  en  Europe,  pour  qu'on  vous 
donne  des  couvertures  et  qu'on  vous  fasse  grand 
feu.  En  attendant,  voici  de  bons  vêtements,  pour 
vous  couvrir  pendant  le  voyage.  —  Cette  déclara- 
tion diminua  les  appréhensions;  on  versa  quelques 
larmes  encore,  et  l'on  s'embarqua  courageusement. 

Quelques  détails  maintenant  sur  les  occupations 
et  la  tenue  de  nos  orphelines.  Malgré  l'ardeur  terrible 
du  soleil,  elles  ne  se  couvrent  jamais  la  tête;  bien 
au  contraire,  elles  ont  soin  de  se  raser  mutuellement 
les  cheveux,  au  moyen  de  morceaux  de  verre  lais- 
sant cà  et  là  quelques  tresses  disposées  suivant  les 
règles  de  la  coquetterie  africaine.  De  lits,  il  n'en 
est  pas  question;  la  nuit  venue,  chaque  fillette  s'enroule 
dans  une  couverture,  comme  une  chenille  dans  sa 
coque,  se  couche  par  terre  et  ne  tarde  pas  à  partir 
pour  le  pays  des  rêves,  où  les  anges  cuisent  pour 
leurs  hôtes  des  marmites  de  riz  grandes  comme  des 
maisons.  —  L'enseignement  de  la  religion  prend  une 
bonne, partie  de  la  matinée;  et  plusieurs  de  nos  élèves 
y  ont  fait  assez  de  progrès  pour  qu'on  ait  décidé 
de  les  baptiser  à  la  Noël.  La  seconde  partie  est 
consacrée   à  l'apprentissage   des  travaux  manuels. 

La  paresse  étant  le  péché  mignon  de  la  race 
noire,  il  a  fallu,  dans  les  commencements,  user  d'un 
peu  de  sévérité,  pour  stimuler  à  la  besogne  nos  petites 

149  • 


sauvages;   un   seul  mot   les  y  fait    aller   maintenant 
avec  une  joyeuse   docilité. 

Quand  cette  lettre  vous  parviendra,  vous  en  serez 
à  célébrer  les  fêtes  du  nouvel  an  et  à  vous  calfeutrer 
au  coin  du  feu,  pour  vous  préserver  des  rigueurs 
de  l'hiver.  Ici,  point  de  nouvel  an,  puisque  les  nègres 
ne  comptent  le  temps  que  par  lunes,  et  point  d'hiver,  la 
végétation  étant  aussi  active  et  florissante  en  Jan- 
vier qu'en  Mai.  Point  de  deuil  ici  dans  la  nature; 
et  je  vous  assure  bien  qu'à  l'orphelinat  de  Nemlao 
l'humeur  de  ses  habitants  ne  fait  jamais  contraste 
avec  le  riant  tableau  d'une  contrée  toujours  parée 
de  verdure  et  de  fleurs;  nulle  part,  même  dans  nos 
couvents  de  Belgique,  je  n'ai  vu  régner  une  paix,  un 
bonheur  si  continus.  Dieu  est  bon  pour  ses  enfants! 
De  petits  incidents  viennent  d'ailleurs  brocher  de 
temps  en  temps  sur  la  monotonie  de  notre  existence, 
si  joyeuse  qu'elle  soit.  Ainsi,  dernièrement,  une  bande 
de  singes  s'était  introduite  dans  notre  jardin  et  s'en 
prenait  à  nos  meilleurs  fruits,  à  la  barbe  de  notre 
domestique.  Celui-ci  indigné  de  tant  d'audace,  de  ren- 
trer dans  la  maison  et  de  s'armer  d'un  fusil.  Mais 
à  peine  apparaissait-il  muni  de  cet  engin  terrible, 
qu'une  sentinelle  postée  au  sommet  d'un  grand  arbre 
jeta  le  cri  d'alarme  :  kek,  kek,  kek  !  et  toute  la  troupe 
détala,  semblant  narguer  l'ennemi  par  ses  cabrioles. 
Tant  d'insolence  ne  pouvait  rester  impuni  ;  le  jardinier 
se  mit  en  embuscade  et  parvint  à  abattre  un  des 
maraudeurs  dont  la  chair,  mise  en  civet,  nous  a 
paru  plus  délicate  que  celle  du  meilleur  lièvre.  Une 
nuit,  que  munie  d'une  lanterne  je  faisais  la  ronde, 
je  me  trouvai  tout  à  coup  en  présence  d'un  animal 
ressemblant  fort  à  un  chien  et  dont  les  grands  yeux 
m'alarmèrent  d'abord.  J'avais  tort,  car  il  s'agissait 
d'une  antilope.  D'ailleurs  la  Providence  nous  garde 
visiblement,    car    personne,    jusqu'ici,    n'a    succombé 


150 


dans  la  Mission  par  le  tait  des  bêtes  féroces  ou  des 
serpents  très  nombreux  cependant.  —  Nous  sommes 
actuellement  à  la  saison  des  pluies,  et  pas  de  jour 
qui  n'ait  son  orage.  Nos  enfants  y  sont  tellement 
habituées  qu'elles  ne  dorment  jamais  mieux  que 
lorsque  la  foudre  roule  dans  le  ciel  ses  sourds 
grondements.  Si  la  pluie  tombe  à  flots,  elles  me 
demandent  la  permission  de  sortir  et  prennent  grand 
plaisir  à  recevoir  sur  leurs  membres  nus  cette  douche 
à  bon  marché. 

Le  dimanche  notre  chapelle  est  comble.  Attirés 
par  la  curiosité,  bon  nombre  de  noirs  du  voisinage, 
parmi  lesquels  le  roi  et  son  fils,  viennent  assister 
au  Saint  Sacrifice.  Ces  gens  sont  fort  satisfaits  d'ail- 
leurs de  nous  voir  résider  au  milieu  d'eux,  à  cause, 
des  soins  que  nous  leur  donnons  dans  leurs  mala- 
dies. La  science  pharmaceutique  de  Sœur  Albanie 
nous  est  fort  utile  à  ce  sujet,  et  nous  avons  pour 
clients  tous  les  personnages  de  la  Cour.  Grâce  à 
ces  rapports,  nous  espérons  bien  en  arriver  à  don- 
ner autre  chose  que  des  emplâtres  ou  des  vomitifs. 
Guérir  le  corps  est,  je  le  sais  bien,  une  œuvre  de 
miséricorde;  mais  sauver  des  âmes,  voilà  qui  fera 
rire  les  anges,  rager  le  démon  et  vaudra  aux  peti- 
tes Sœurs  de  Nemlao  un  bon  passeport  pour  le 
Paradis  ! 

Sœur  Amalia, 
Supérieure  du  couvent  de   Nemlao 


Ï51 


à  sa   Supérieure  de   Gand 

Moaiida,   21   Septembre    1892 
Chère   et  digne  Supérieure, 


m 


ENDONS  grâces  à  Dieu!  Tout  va  bien  dans 
notre  petite  ruche  de  Moanda.  D'une  part, 
toutes  nos  Sœurs,  alertes  comme  des  abeil- 
les, vont,  viennent,  instruisent  et  soulagent,  sans  perdre 
jamais  le  joyeux  sourire,  indice  de  cœurs  dévoués 
à  Dieu,  et  qui  leur  attire  la  confiance  de  ces  grands 
enfants,  les  pauvres  noirs  du  Congo.  D'autre  part, 
ainsi  que  je  vous  l'expliquerai  tout  à  l'heure,  la  popula- 
tion du  couvent  ne  cesse  de  s'accroître;  pas  assez 
cependant  pour  que  nous  ne  tâchions  pas  d'entrer 
en  relations  avec  les  villages  qui  nous  entourent, 
afin  d'y  recruter  des  écolières. 

C'est  ainsi  que  le  20  Août  je  me  suis  rendue, 
avec  le  Père  De  Grijse  et  deux  de  nos  Sœurs,  au 
village  de  Mpotou,  situé  à  une  lieue  de  Moanda, 
et  où  nous  savions  avoir  la  chance  d'être  bien  accueillis, 
d'autant  plus  que  nous  emportions,  pour  distribuer 
en  cadeaux,  des  médicaments,  des  mouchoirs  rouges, 
du  tabac  et  des  images. 

Un  certain  émoi  se  manifesta  cependant  à  notre 


152 


«ntrée.  Devant  une  case  ouverte  où  étcdent  exposés 
des  miroirs,  des  pots  et  des  idoles,  on  dansait  au 
son  du  tambour.  A  peine  sommes-nous  en  vue  que 
le  tambour  se  tait,  la  danse  cesse  et  les  idoles  sont 
mises  en  sûreté.  A  nos  questions,  on  répond  que  le 
chef  du  village  vient  de  mourir.  Nous  demandons 
à  voir  le  défunt,  et  suivis  d'une  nombreuse  escorte, 
nous  parvenons  à  une  case  d'où  s'échappe  une  épaisse 
fumée. 

Nous  entrons,  et,  au  delà  d'un  grand  feu,  nous 
distinguons  un  cadavre  enveloppé  d'étoffes  et  couché 
sur  une  natte.  D'un  côté,  une  femme,  armée  d'un 
petit  balai,  écarte  les  mouches;  de  l'autre,  nous  aperce- 
vons le  cercueil  destiné  au  défunt.  Sur  ce  cercueil 
est  placée  une  tête  d'homme  entourée  de  feuilles 
de  palmier,  coiffée  d'un  bonnet  de  nuit,  portant  au 
cou  un  collier  en  corail,  et  ombragée  par  un  grand 
parasol.  Aux  quatre  coins  de  ce  singulier  catafalque 
sont  attachées  des  images  européennes  :  une  dame 
en  négligé,  un  gros  monsieur  qui  fume  sa  pipe,  et 
les  étiquettes  illustrées  d'une  fabrique  de  tabac 
flamande. 

Incommodés  par  la  fumée,  nous  nous  hâtons  de 
quitter  cette  étrange  mortuaire,  pour  aller  offrir  nos 
compliments  de  condoléance  aux  parents  du  défunt. 
Ceux-ci,  hommes  et  femmes,  avaient  tout  le  corps 
peint  en  rouge.  Cette  couleur  est  ici  celle  du  deuil, 
tandis  qu'ailleurs  on  le  porte  en  blanc.  On  nous 
fit  excellent  accueil,  et,  comme  tout  le  village  était 
accouru  pour  nous  admirer,  le  Père  De  Grijse  pro- 
fita de  la  circonstance  pour  adresser  à  la  multitude 
une  allocution  sur  la  mort  et  la  vie  future.  Le  dis- 
cours fut  écouté  avec  la  plus  religieuse  attention. 
Après  quoi,  nous  étant  assis  pour  prendre  un  peu 
de  nourriture,  nous  offrîmes  une  tranche  de  viande 
à  l'un  des  nègres  qui  nous  entouraient.  Cet  homme 


153 


n'accepta  que  sur  l'assurance  formelle  qu'il  ne  s'agissait 
point  de  chair  humaine.  Voilà  donc  vos  filles  suspectées 
d'anthropophagie  :  voyez  ce  qu'il  nous  faudra  de 
dévouement    pour   détruire    de  semblables   préjugés  1 

Notre  visite,  j'en  suis  persuadée,  aura  déjà  grande- 
ment contribué  à  ce  résultat;  nous  revînmes  donc 
enchantées  de  notre  excursion.  D'autre  part,  le  bon 
Dieu  nous  comble  de  bénédictions  spirituelles  et 
temporelles.  Pour  ces  dernières,  je  vous  dirai  que 
j'en  suis  parfois  stupéfiée. 

Dernièrement,  nous  avions  absolument  besoin  d'un 
mouton;  nous  nous  mettons  en  prière,  et,  cinq  minutes 
après,  un  nègre  nous  apporte  ce  que  nous  demandions. 
Ainsi  en  est-il  arrivé  plusieurs  fois,  à  propos  de 
poules,  de  fruits,  etc.  Ainsi  encore,  le  Père  De  Grijse 
qui  se  remet  chez  nous  de  sa  maladie  contractée  à 
Loulouabourg,  se  voyait  appelé  subitement  et  pour 
cause  urgente  à  Banana,  alors  que  nous  n'avions 
aucune  monture  à  la  maison,  puisque  nos  ânes  avaient 
été  envoyés  à  un  pâturage  assez  éloigné.  —  Il  nous 
faut  un  âne,  dis-je  alors  à  nos  Sœurs  :  prions!  le 
bon  Dieu  nous  l'enverra.  Et  voilà  que,  peu  d'instants 
après,  deux  de  nos  ânes  reviennent  d'eux-mêmes  au 
couvent.  Mais  qu'est-ce  que  cela,  cependant,  en 
comparaison  des  faveurs  spirituelles  par  lesquelles 
la  Providence  veut  soutenir  notre  faiblesse  ?  Nos 
jeunes  négresses  de  l'orphelinat  se  portent  à  ravir, 
nous  aiment  comme  leurs  mères  et  font  d'étonnants 
progrès  dans  la  connaissance  de  la  religion.  La  petite 
Isabelle,  l'élue  de  la  première  heure,  ne  cesse  de 
dire  qu'elle  aussi  veut  devenir  Sœur  de  Charité.  Ne 
sera-ce  pas  joli,  ce  minois  tout  noir  sous  la  guimpe 
toute  blanche?  Qu'en  pensez-vous,  ma  Mère?  Et 
puis,  c'est  qu'Isabelle  n'est   plus  seule   chez   nous! 

Quarante  petites  filles  nous  ont  d'abord  été 
envoyées   du   Haut-Congo,   par   les    soins   de     l'Etat. 


154 


Puis,  le  28  Août,  vingt-cinq  fillettes  nous  sont  arri- 
vées des  Ba-Ngalas.  escortées  par  quelques  femmes 
qui  les  avaient  soignées  au  cours  du  voyage.  Enfin,  le 
7  Septembre,  le  docteur  De  Corte,  médecin  de  l'Etat, 
nous  a  amené  vingt  enfants  de  la  tribu  des  Basokos. 
Parmi  ces  dernières,  plusieurs  qui  étaient  gravement 
malades  sont  maintenant  rétablies;  une  seule  est 
morte,  huit  jours  après  son  baptême. 

Puisse  ce  petit  ange,  prémices  de  la  Mission  de 
Moanda,  intercéder  au  ciel  en  faveur  de  ses  infor- 
tunés compatriotes  et  nous  obtenir  à  nous,  d'être 
toujours  les  vaillantes   ouvrières   du  Bon  Dieu. 

Sœur  Marie-Etienne, 
Supérieure  du   couvent  de  Moanda 


155 


tttlvi^  bî  la  Bomv  Wavit 

à  ses  Consœurs   de   Gand 

Moanda,  20  Mars  1892 

Chères   Consœurs, 

E  suis  heureuse  de  n'avoir  que  de  bonnes 
nouvelles  à  vous  annoncer.  A  part  quelques 
petites  misères  inhérentes  à  la  vie  d'Afrique, 
nous  jouissons  toutes  d'une  excellente  santé,  ce  dont 
nous  avons  bien  besoin,  car  la  besogne  ne  manque 
pas  à  Moanda. 

Mère  Elise  m'a  confié  la  fonction  de  cuisinière. 
Ma  première  installation  fut  très  primitive.  J'avais 
le  feuillage  d'un  arbre  pour  toit,  du  bois  pour 
combustible,  quelques  pierres  pour  foyer.  Depuis,  on 
a  mis  à  ma  disposition  un  local  plus  confortable. 
Vous  dirai-je  en  quoi  consiste  notre  nourriture? 
Les  poules  ne  manquent  pas,  mais  elles  sont  très 
petites.  Nous  avons  aussi  de  la  viande  de  chèvre  et 
de  mouton.  Celui-ci  est  moins  beau  que  son  con- 
génère d'Europe;  il  a  les  jambes  excessivement 
longues  et  ne  porte  pas  de  laine.  Les  poissons  et 
les  légumes  abondent.  Presque  chaque  matin,  les  nègres 
viennent  tenir  marché  devant  notre  maison,  nous 
offrant  en   vente   des  poules,   des   œufs,  des  cannes 

156 


Réfectoire  de  l'orphelinat  de  Moanda 


à  sucre,  du  maïs,  des  ananas,  des  citrons,  du  riz  et 
divers   légumes   du   pays. 

Nous  donnons  en  échange  des  morceaux  d'étoffe  ; 
mais  le  moindre  marché  nous  prend  parfois  une 
demi-heure,  parce  que  les  nègres  insistent  toujours 
pour  avoir  du  rhum,  au  lieu  d'étoffe.  Nous  nous 
gardons  bien  de  céder  à  leurs  exigences,  parce  que 
nous  savons  que  cette  boisson,  pour  laquelle  ils  sont 
passionnés,  exerce  parmi  eux  les  ravages  les  plus 
affreux.  Comme  je  commence  à  parler  un  peu  le 
Congolais  et  que  les  nègres  savent  quelques  bribes 
d'anglais,  je  puis  assez  bien  me  tirer  d'affaire  pour 
traiter  nos  achats.  Mère  Elise  m'a  donné  pour  aide 
dans  mes  fonctions  Sœur  Etienne,  qui  a,  en  outre, 
le  département  spécial  de  la  boulangerie.  Ma  chère 
compagne  ne  dispose  point  encore  d'un  four  modèle, 
tel  que  celui  de  nos  Sociétés  Coopératives  d'Europe.  De 
jour  à  autre,  elle  nous  cuit  du  pain  dans  un  appa- 
reil ainsi  établi.  On  a  commencé  par  creuser  en  terre 
une  fosse  de  deux  mètres  de  profondeur.  Dans  une 
des  parois  verticales  de  cette  fosse,  on  a  foré  un 
trou  ayant  forme  de  four.  Le  haut  de  ce  four  com- 
munique avec  l'air  extérieur  par  une  sorte  de  boyau 
recouvert  d'une   buse   en   bois  :    c'est   la   cheminée. 

Et  le  climat  que  vous  en  dirai-je,  sinon  qu'il  est 
bien  moins  meurtrier  qu'on  ne  le  pense  en  Belgique.  La 
température  que  nous  avons  à  Moanda  est  très 
supportable;  il  est  vrai  que  notre  situation  est 
privilégiée,  puisque  notre  maison  étant  située  sur  le 
bord  de  la  mer,  nous  jouissons  toujours  d'une  brise 
rafraîchissante.  Ce  qui  n'empêche  pas  cependant  que 
l'on  ne  transpire  beaucoup,  sans  pourtant  en  ressen- 
tir le  même  affaiblissement  qu'en  Europe.  —  Et  la 
fièvre  africaine  ?  Nous  en  avons  toutes  été  atteintes 
et,  pour  ma  part,  je  l'ai  eue  trois  fois.  Ce  n'est  pas 
bien  terrible  :  une  dose  de  quinine,  un  peu  de  repos,  et 


157 


l'on   est   rétabli.    Ces   petites   misères    sont  bien    vite 

oubliées    et    sont    d'ailleurs    largement    compensées, 

par  les  douces  consolations  que  le  Seigneur  ne  cesse  de 

nous    procurer.    Ainsi    la    touchante    cérémonie     du 

baptême   de    nos    enfants   congolais    eût   suffi   à   elle 

seule  à  nous  payer  largement  de  tous  nos  sacrifices. 

Hier  encore,  la    fête    de   Saint  Joseph  nous  a  valu 

de  bien   douces  joies.  Comme  nous  ne  possédons  pas 

encore   une   statue   de   Saint  Joseph,    nous    y    avons 

suppléé   en  exposant  à  la  vénération  de   nos  nègres 

une  image  de   ce  bon  Saint. 

A  cette  image  nous  avons  fait  un  encadrement 

au    moyen    d'une    pièce    d'étoffe    rouge    et  blanche, 

ainsi  que  de  fleurs  et  de  branches  de  palmier.  Restait  à 

trouver  un  bouquet  qu'on  pût  placer  devant  l'image. 

Sœur  Godefride  et  moi,  accompagnées  de  nos  petites 

négresses,   nous   allâmes   cueillir   diverses   plantes   et 

de  la  verdure  qui,  piquées  dans  une  boîte  à  prunes, 

formèrent  une   belle    corbeille    bien    fraîche   et  bien 

parfumée.  Puis,  bien  contentes  de  notre  œuvre,  nous 

nous   sommes   agenouillées    devant    notre    bon  père 

Saint  Joseph,  et  nous  l'avons  prié  avec  tant  d'ardeur 

qu'il    sera    bien   obligé   de    couvrir   de    sa  puissante 

protection  l'œuvre  naissante  des  Sœurs  missionnaires 

du   Congo. 

Sœur  Marie 


158 


[Xtxtxt  xM  x.txxxxxx 


à  sa   Supérieure  de  Gand 

Moanda,  22  Mars  1892 

Ma   chère   Mère, 

|OUS  voilà  donc  parvenues  enfin  à  notre  rési- 
dence de  Moanda,  fières  et  heureuses  de 
pouvoir  consacrer  notre  vie  à  ce  malheureux 
peuple  du  Congo.  Oh!  dans  quel  abîme  de  misères 
physiques  et  morales  sont  plongées  les  innombrables 
peuplades  de  notre  nouvelle  patrie,  et  combien  nous 
avons  à  remercier  Dieu  de  nous  avoir  appelées  au 
sublime  apostolat  de  Sœurs-missionnaires!  Que  de 
bien  à  faire  ici!  Fasse  Dieu  que  bientôt  de  nouvelles 
recrues  viennent  grossir  nos  rangs  et  partager 
notre   immense  labeur! 

Notre  couvent  de  Moanda  occupe  une  situation 
magnifique,  sur  une  falaise  assez  élevée  pour  nous 
permettre  de  voir  passer  tous  les  navires'  venant 
d'Europe.  Devant  nous,  la  vaste  mer;  derrière,  une 
forêt  où  croissent  le  baobab,  le  palmier,  le  cocotier, 
le  manguier  et  d'autres  arbres  dont  j'ignore  encore 
le  nom. 

Le  plancher  de  nos  constructions  est  élevé  de 
plus  d'un  mètre  au    dessus    du    sol,   au    moyen    de 

159 


pilotis,  afin  de  nous  préserver  d'une  foule  d'insectes 
qui  tourmentent  les  gens  et  rongent  le  bois,  La 
maison  bien  aménagée,  a  quatre  appartements  :  le 
réfectoire,  atelier,  salle  de  réception  et  dortoir- 
Deux  autres  constructions,  la  chapelle  et  l'orphelinat 
sont  à  quelques  pas  de  la  maison.  Le  personnel 
employé  à  notre  service  se  compose  d'une  négresse 
noire  comme  jais,  forte  et  bien  membrée;  une  jeune 
fille  de  14  ans;  une  famille  chrétienne  et  un  vieux 
nègre  dont  la  besogne  est  d'aller  chercher  à  dos 
d'ânes  l'eau  nécessaire  aux  besoins  de  la  maison. 
Et  puis,  nous  avons  trois  enfants,  les  prémices  de 
notre  orphelinat.  Leurs  mères  sont  venues  elles-mêmes 
nous  les  offrir.  Il  y  a  une  petite  fille,  un  petit  garçon  et 
un  bébé  de  quelques  mois.  Le  bon  Père  Garmyn 
s'occupa  aussitôt  du  baptême  de  nos  mioches  et 
nous  découpâmes  dans  un  drap  de  lit  les  robes 
blanches  nécessaires  à  la  cérémonie.  La  petite  fille 
reçut  le  nom  d'Isabelle;  le  petit  garçon  a  pour 
patron  Saint  Jean.  —  Vous  dirai-je  la  joie  que  cette 
fête  a  mise  dans  nos  cœurs?  Puissions-nous  avoir  sou- 
vent le  même  bonheur,  car  il  faut  vivre  au  milieu 
d'un  peuple  paiën  pour  apprécier  l'immense  bienfait 
d'une  éducation  chrétienne.  Nos  enfants  sont  main- 
tenant la  joie  de  la  communauté.  Le  petit  Jean  sur- 
tout est  gai  comme  un  pinson,  et  d'une  ouverture 
de  cœur  qui  pourrait  'servir  de  modèle  à  maints 
enfants  d'Europe.  A  la  chapelle,  il  se  conduit  comme 
un  ange,  tenant  ses  mains  jointes  à  la  hauteur  du 
menton,  sauf  lorsqu'un....  insecte  quelconque  le  pique 
trop  fort.  Docile  comme  un  petit  agneau,  il  obéit  à 
un  seul  coup  d'œil.  Reçoit-il  une  réprimande  :  les 
larmes  aux  yeux,  il  nous  tend  aussitôt  sa  petite  main 
noire,  et  part  d'un  bon  rire,  dès  qu'il  a  obtenu  son 
pardon.  Jamais,  même  en  Belgique,  je  n'ai  vu  d'en- 
fant aussi  aimable.  Depuis  hier,  Jean  a  un  compagnon, 

160 


un  petit  garçon  de  sept  ans  que  AI.  Huberlant  a 
racheté  de  l'esclavage  moyennant  75  francs.  Depuis 
notre  arrivée  nous  n'avons  constaté  de  la  part  des 
noirs  que  d'excellentes  dispositions  à  notre  égard. 
Quant  aux  blancs,  nous  n'en  avons  reçu  que  des 
marques  de  sympathie  et  de  respect.  Dès  les  pre- 
miers jours,  tous  les  hauts  fonctionnaires  belges  ont 
bravé  les  ardeurs  du  soleil  pour  venir  nous  rendre 
visite  et  nous  assurer  aide  et  protection.  —  Tout 
n'est  pas  rose  cependant  dans  notre  nouvelle  existence; 
car,  à  côté  de  ces  visites  encourageantes,  nous  en 
recevons  d'autres  qui  manquent  absolument  de  char- 
mes; je  veux  parler  des  insectes  et  des  bêtes 
malfaisantes.  Ainsi,  dès  le  jour  de  notre  arrivée,  un 
léopard  a  rôdé  autour  de  la  maison.  Quelques  jours 
après,  un  jeune  chrétien,  attaché  momentanément  à 
notre  service,  fut  cruellement  mordu  à  la  main  par 
un  scorpion.  Grâce  à  une  incision  opérée  par  le 
Père  Garmyn,  une  ligature  au  poignet  et  une  injection 
d'ammoniac,  la  blessure  fut  guérie  en  trois  jours. 
Le  requin  se  montre  parfois  dans  les  eaux  de  la 
mer  qui  baigne  notre  falaise,  et  les  crocodiles  parais- 
sent être  assez  nombreux  dans  nos  environs.  C'est 
ainsi  que  dernièrement,  un  capitaine  de  navire  vint 
nous  raconter  que  le  médecin  de  son  bord  avait  été 
appelé  pour  donner  ses  soins  à  un  nègre  affreusement 
mutilé  par  un  crocodile.  Si  le  malheureux  avait  échappé 
à  la  mort,  c'est  que  l'affreuse  bête  l'avait  saisi  par 
le  travers  du  corps  et  n'avait  pu  l'avaler.  De  temps 
en  temps  une  négresse  qui  va  laver  son  linge  au 
bord  de  l'eau  est  saisie  et  emportée  par  l'horrible 
saurien  qui  s'avance  si  doucement  sous  l'eau  qu'il  a 
happé  sa  proie,  avant  que  celle-ci  s'aperçoive  du  dan- 
ger. N'allez  pas  croire  que  tout  cela  nous  fasse  bien 
peur.  Oh  non!  on  s'y  fait  vite;  et  puis,  ne  devons- 
nous    pas    être   heureuses    d'avoir    quelque  chose    à 

161 


Lettres  de  Sœur  Marie-Godeliève 


offrir   au   Divin   Maître   pour  le   salut   de   nos  chers 
noirs? 

Nous  sommes  restées  toutes  les  dix  à  Moanda 
jusqu'au  15  Mars.  A  cette  date,  le  Père  Huberlant 
est  venu  prendre  pour  le  couvent  de  Matadi  la 
Mère  iVmalia  et  les  Soeurs  Josepha,  Vincent,  Chris- 
tine et  Damienne.  Nous  ne  sommes  donc  que  cinq 
pour  desservir  la  mission  de  Moanda.  Et  de  toutes 
parts  cependant  on  demande  des  rehgieuses!  Hier 
encore  le  Père  Cambier  nous  écrivait  de  Loulouabourg, 
suppliant  qu'on  lui  envoie  au  plustôt  quelques  reli- 
gieuses auxquelles  il  confierait  les  petites  négresses 
qui  ne  cessent  d'affluer  à  cette  station.  Que  c'est 
donc  le  cas  de  dire  avec  l'Evangile  :  la  moisson  est 
grande,  mais  les  ouvrières  sont  rares!  N'est-ce  pas, 
ma  Mère,  vous  allez  nous  envoyer  bientôt  une  nouvelle 
caravane  de  vaillantes  coopératrices  !  Comme  nous 
allons  prier  afin   que   ce   vœu   se  réalise! 

Sœur  Elise 


162 


à  sa  Supérieure  de  Gand 

Moanda,   ii  Septembie  1893 

Chère   et   digne  Supérieure, 

OS  Sœurs  de  Nemlao  viennent  d'être  appelées 
d'urgence  dans  le  Haut-Kassaï  pour  y  prêter 
leur  concours  au  vaillant  Père  Cambier, 
fondateur  de  la  florissante  Mission  de  Loulouabourg. 
En  conséquence,  on  a  transféré  chez  nous  les  fillettes 
de  leur  orphelinat. 

Les  nègres,  tout  autant  que  les  blancs,  sont 
d'ordinaire  éprouvés  dans  leur  santé  par  un  change- 
ment de  climat.  Or,  à  Moanda,  le  voisinage  de  la 
mer  rend  l'air  plus  frais  et  plus  vif  qu'à  Nemlao; 
la  plupart  des  orphelines  furent  donc,  dès  les  pre- 
mier jours,  attaquées  par  diverses  maladies.  Chez 
plusieurs  enfants,  la  fièvre  fut  même  si  violente  que 
l'on  dût   procéder  en  toute  hâte  au   baptême. 

Nous  n'eûmes,  cependant,  à  regretter  qu'un  seul 
décès.  Une  fillette  se  trouva  si  mal  le  i''  Septembre  au 
matin,  qu'elle-même  me  dit  en  langue  fiote  :  —  Ce 
soir,  moi  mourir,  et  pas  encore  baptisée!  ~  Le  désires- 
tu  bien  d'être  baptisée,  mon  enfant?  —  Oui,  ma  Sœur, 
et   bien   vite!....   Or,    l'état    de    la    petite    postulante 

163 


s'aggrava  bientôt  de  telle  sorte  qu'en  l'absence  du 
Père  De  (jrijse  je  ne  pus  différer  le  baptême.  L'eau 
sainte  eut  à  peine  coulé  sur  le  front  de  Marie- Agnès 
qu'elle  se  mit  à  dire  et  à  répéter  de  toutes  ses 
forces  :  —  Moi,  contente!  moi  heureuse,  moi  aller 
au  Ciel!  —  tellement  que  toutes  les  Sœurs  présen- 
tes en  étaient  émues  jusqu'aux  larmes.  Et  le  lendemain, 
à  midi,  la  petite  privilégiée  prenait  son  vol  pour 
aller  occuper  sa   place  parmi   les   anges! 

Les  autres  enfants  sont  aujourd'hui  parfaitement 
acclimatées.  Chaque  jour  nous  les  conduisons  à  la 
forêt  pour  y  faire  du  bois  et  y  puiser  de  l'eau.  C'est 
chose  vraiment  amusante  de  les  voir  s'y  rendre 
marchant  au  pas  militaire,  dont  elles  marquent  la 
cadence  en  chantant  à  gorge  déployée  une  ritour- 
nelle, toujours  la  même.  Mais,  qu'un  serpent  vienne 
à  se  montrer,  alors,  c'est  un  cri  général  :  Nioka^ 
nioka!  Un  serpent!  un  serpent!  Les  plus  petites  vien- 
nent s'accrocher  à  la  robe  de  la  Sœur,  et  les  plus 
grandes,  armées  d'un  bâton,  courent  à  l'ennemi  et 
le  brisent  en  poussant  des  cris  sauvages.  Et  l'on 
reprend  tout  aussitôt  la  marche  et   la   chanson. 

Nous  eûmes  dernièrement  une  petite  scène  qui 
montre  bien  à  quelle  misère  nos  chères  enfants 
étaient  réduites  naguère.  Notre  domestique,  ayant 
reçu  ordre  de  tuer  une  chèvre,  avait  suspendu  aux 
branches  d'un  arbre  la  peau  de  la  victime.  Au 
retour  de  l'excursion  journalière  à  la  forêt,  nos  fillettes 
découvrirent  cette  peau  toute  fraîche  encore  et  toute 
sanglante.  Et  toutes  aussitôt  d'accourir  vers  moi  me 
suppliant  de  leur  accorder  cette  dépouille.  -  Et  qu'en 
ferez-vous,  mes  enfants?  —  Bon  à  manger,  ma  Sœur! 
me  répondirent-elles  en  montrant  leurs  dents  aigiies. 
Leurs  instances  furent  si  pressantes  que  je  dus  céder  à 
leurs  désirs,  j'étais  curieuse  d'ailleurs  de  voir  com- 
ment elles  se  tireraient  de   ce   régal.  Ce  ne   fut  pas 

164 


long.  Le  domestique  divàsa  la  peau  en  un  nombre 
de  morceaux  égal  à  celui  des  enfants;  un  grand 
feu  fut  allumé  où  chacune  grilla  sa  portion  sans 
même  en  ôter  les  poils;  un  quart-d'heure  après,  l'affaire 
était  finie,  il  ne  restait  plus  rien  de  ce  singulier 
festin  et  nos  bambines  se  léchaient  consciencieuse- 
ment les  lèvres. 

Le  soir  du  même  jour  fut  marqué  par  un  inci- 
dent moins  joyeux.  Vers  six  heures  et  demie,  toute 
la  troupe  rangée  autour  d'un  grand  feu  récitait  le 
chapelet,  quand  une  fillette  se  mit  à  pousser  un  cri 
déchirant  :  elle  venait  d'être  piquée  par  un  scorpion. 
Or,  en  ces  climats  brûlants,  un  accident  de  ce  genre 
est  toujours  dangereux  et  souvent  mortel.  Je  me 
hâtai  donc  de  pratiquer  une  profonde  incision  suivie 
d'un  injection  d'ammoniac.  Grâces  à  Dieu  le  remède 
fut  efficace. 

Tout  en  se  plaisant  parfaitement  chez  nous,  je 
dois  dire  que  nos  orphelines  regrettent  les  Sœurs  de 
Nemlao  et  surtout  Sœur  Marie-Godeliève,  leur  an- 
cienne maîtresse.  Ces  regrets  nous  charment  :  ils 
prouvent  que  nos  enfants  ont  du  cœur;  et  ce  cœur, 
nous  savons  le  secret  de  le  prendre  d'assaut.  Quant  à 
nos  Sœurs  parties  pour  cette  Mission  de  Loulouabourg, 
dont  le  succès,  paraît-il,  dépasse  toutes  les  espérances, 
j'avoue  que  nous  en  sommes  un  peu  jalouses.  Nos 
cœurs  et  nos  souhaits  les  suivent  dans  leur  cou- 
rageuse entreprise,  sans  doute  ;  mais  si,  par  insuffisance 
de  personnel,  nous  sommes  maintenant  clouées  à 
Moanda,  nous  espérons  bien  que  le  bon  Dieu  saura 
susciter  telle  circonstance  qui  nous  appellera,  nous 
aussi,  dans  le  Haut-Congo.  La  moisson  d'âmes  s'y 
présente  mûre  et  abondante  :  que  ne  sommes-nous 
à  même  de  la  recueillir!  Ah!  si  j'habitais  encore 
notre  chère  Belgique  où  tant  de  saints  prêtres  et 
de  religieuses  dévouées  ne  savent  que  faire  de  leur 

165 


zèle,  j'irais  crier  partout  :  venez  donc,  vous  qui 
aimez  Dieu  et  qui  aimez  les  âmes!  des  millions  de 
malheureux  vous  tendent  les  bras,  vous  suppliant 
de  les  arracher  à  la  barbarie  et  à  Satan  !  Je  sais 
bien  que  tout  le  monde  ne  rirait  pas  de  ce  sermon 
d'une  petite  nonne!  Dans  cette  Flandre  bénie  où 
jamais  un  cri  de  détresse  n'est  resté  sans  écho,  les 
riches  nous  ofiFriraient  leur  or,  les  cœurs  vaillants 
sacrifieraient  leur  vie,  et  ceux  que  leur  devoir  enchaîne 
au  sol  natal  aideraient  par  leurs  prières  ceux  qui 
s'immolent  au  Congo  pour  la  cause  de  Dieu,  des 
âmes  et   de  la  patrie. 

Sœur  Marie 


i66 


Wtr^  iî  Bùtnv  Jlmalia 


à  sa  Supérieure  de  Gand 


Ltthiabourg,    15  Novembre  1894 

Chère   et  digne  Supérieure, 

E  sors  de  l'église  et  vous  écris  sous  l'impression 
de  la  cérémonie  qui  vient  de  s'accomplir  en 
présence  de  toute  la  population  de  notre 
Mission  :  nous  avons  chanté  le  Te  Deum  solennel 
à  l'occasion  de  la  fête  du  Roi.  Père  Cambier  qui 
sait  l'effet  produit  sur  les  nègres  par  les  pompes  du 
culte,  avait  convoqué  en  ce  jour  les  Missionnaires 
des  autres  stations.  Quatre  prêtres  officiaient  et  nous 
avions  déployé,  pour  orner  le  temple,  toutes  les 
ressources  de  notre  misère  ;  mais  quelle  richesse  de 
conversions  nous  pouvons  présenter  à  Dieu,  comme 
fruit  de   notre   humble   labeur  ! 

Voici  la  statistique  d'un  seul  mois.  Le  i''  Novem- 
bre à  la  Toussaint  :  32  baptêmes,  18  premières 
communions,  18  mariages  religieux.  Dimanche  pro- 
chain, 19  Novembre,  nous  aurons  environ  80  baptêmes. 
Le  20,  encore  plusieurs  mariages.  Et  les  recrues 
pour  la  conversion  se  présentent  en  tel  nombre  que  les 
bienfaiteurs  et  bienfaitrices  d'Europe  qui  désirent  don- 
ner des  noms  pour  le  bapt  ême  seront  servis  à  souhait. 


167 


Dès  maintenant,  la  Mission  centrale  avec  ses 
dépendances,  reliées  à  nous  par  de  belles  routes 
plantées,  compte  près  de  1600  habitants,  dont  bon 
nombre  assistent  journellement  à  la  Messe  avec  une 
piété  qui  nous  ravit.  Deux  Messes  tous  les  jours  : 
les  adultes  entendent  la  Messe  du  Père  Cambier, 
les  enfants,   celle   du  Père   De  Clercq. 

Le  dimanche,  notre  église  est  absolument  trop 
petite  :  nos  400  enfants  la  remplissent,  les  adultes 
doivent  rester  au  dehors.  Ce  jour-là  on  donne  à  la 
IMesse  chantée  toute  la  solennité  possible  et  nos  enfants, 
chargés  de  la  partie  musicale,  chantent  à  faire  honneur 
à  maint  jubé   de  Belgique. 

Et  quel  touchant  spectacle  que  ces  1600  têtes 
noires  inclinées  jusqu'à  terre  au  moment  de  la  consé- 
cration, là  même  où  naguère  encore  le  nom  de  Dieu 
n'avait  jamais   été  prononcé! 

D'après  ce  court  aperçL,  vous  ne  vous  étonnerez 
pas,  digne  Supérieure,  si  chaque  jour  nous  remercions 
le  Seigneur  de  nous  avoir  choisies  pour  être  les 
ouvrières  de  cette  moisson,  et  si,  parmi  les  bienfaits 
que  nous  vous  devons,  nous  regardons  comme  le 
plus  précieux  celui  de  nous  avoir  envoyées  au  Congo. 

Sœur  Amalia 


^ 


168 


;:M?^.t^lMÉM!^M^îMl^tMl^^I*^^^^ 


Ï>ltr0  iî  Bomv  filisa 


à    sa    Supérieure    de    Gand 


Berghe-S^^'-Maric,   15  Mai  1895 

Chère    Mère, 

OUS  sommes  installées  depuis  cinq  mois  à 
Berghe,  au  berceau  des  Missions  belges  du 
Congo.  Nous  y  sommes  parfaitement  heureu- 
ses et  très-bien  portantes  maintenant,  après  quelques 
accès  de  fièvre  amenés  par  le  changement  de  climat. 

Si  je  parle  de  notre  bonheur,  ce  n'est  pas  que 
notre  séjour  ait  le  luxe,  ni  même  le  confort  des 
riches  Missions  protestantes  que  nous  avons  rencon- 
trées au  cours  de  notre  voyage  ;  nos  visées  vont 
plus  loin  ;  les  Pères  de  Scheut,  campés^  ici  depuis 
bientôt  sept  ans,  se  sont  appliqués  avant  tout  à  former 
des  âmes  solidement  chrétiennes,  les  fillettes  qu'ils 
nous  ont  confiées  sont  pénétrées  de  la  foi  la  plus 
vive,  et  la  prière  est  leur  seul  recours  en  tout  danger. 
Je  n'en  citerai  qu'un  exemple  :  dernièrement  un  adulte 
baptisé  vint  à  mourir.  En  ce  moment,  nos  enfants 
se  trouvaient  éparpillées  dans  nos  champs  de  cultu- 
res. A  la  nouvelle  du  décès,  toutes  tombèrent  à  genoux 
implorant  pour  le  défunt  la  miséricorde  divine.  Ces 
groupes  prosternés,  ces  têtes  noires  profondément 
inclinées,  l'ardente  et  silencieuse  prière  succédant  au 
pétulant  babil;  c'est  un  spectacle  qu'on  n'oublie  pas. 


169 


Ces  enfants  vraiment  pieuses  ont  également  du 
cœur.  La  semaine  dernière,  noire  Sœur  cuisinière  dut 
garder  le  lit  pendant  quatre  jours.  Les  trois  négril- 
lonnes qui  lui  servaient  d'aides,  allaient  passer  auprès 
de  la  malade  tous  leurs  moments  de  loisir,  priant  pour 
elle  et  tâchant  de  la  consoler  par  leurs  câlineries. 

Ce  mois  de  mai  nous  a  permis  de  constater 
aussi  la  dévotion  filiale  de  nos  élèves  envers  la 
douce  Mère  du  Ciel.  Faute  d'une  statue,  nous  avions 
exposé,  dans  un  encadrement  de  fleurs,  la  plus  belle 
et  la  plus  grande  de  nos  images.  Chaque  soir,  tous 
les  habitants  de  la  colonie  viennent  entendre  les 
cantiques  en  langue  Bobangi,  exécutés  par  nos  entants 
avec  l'entrain  de  la  plus  ardente  confiance.  —  Si 
vous  priez  bien,  leur  avons-nous  dit,  vous  verrez 
que  l'an  prochain  un  bienfaiteur  vous  fera  don  d'une 
statue  parée    des  plus  belles  couleurs. 

Quant  aux  progrès  de  la  Mission,  je  me  con- 
tenterai de  vous  citer  quelques  chiffres.  Au  jour  de 
l'Epiphanie,  nous  avons  eu  vingt  premières  commu- 
nions; à  la  Pentecôte,  nous  aurons  quarante  confir- 
mations et  prochainement  bon  nombre  de  baptêmes. 

Nous  aurons  ensuite  à  nous  occuper  d'une  cara- 
vane de  femmes  et  d'enfants  récemment  délivrés 
des  mains  des  Arabes.  Ces  pauvres  gens  nous  sont 
arrivés  dans  un  état  bien  lamentable;  en  voici  un 
échantillon.  Un  petit  garçon  vient  de  faire  sa 
i^'^  communion  en  une  contenance  peu  commune. 
Le  malheureux  bambin  dut  rester  assis  par  terre, 
ne  pouvant  ni  se  tenir  debout,  ni  s'agenouiller,  parce 
que  les  liens  qu'il  a  portés  si  longtemps  ont  com- 
plètement tordu  tous  ses  membres.  Que  nous  som- 
mes heureuses  de  pouvoir  travailler  à  adoucir  et  guérir 
tant  de   maux  du   corps   et   de   l'âme. 

Sœur  Marie-Elisa 


170 


TfrZ' 


Sœur  Marie-Hilda  avec  quelques  enfants  de  l'orphelinat 
de  Berghe  S'''  Marie 


^i*i*i*i*':*i*i*i*i*i*i*^^ 


à  sa  Supérieure  de  Gand 

Berghe-S^-Marie,  24  Mai  1897 
Chère  Révérende  Mère, 


N  steamer  qui  passe  me  permet  de  vous  donner 
quelques  nouvelles  au  sujet  de  notre  chère 
Mission. 

Dieu  merci,  tout  va  bien!  La  santé  des  Sœurs 
est  bonne,  et  c'est  fort  heureux,  car  notre  popula- 
tion grandit  sans  cesse  ;  à  notre  arrivée,  l'on  comptait 
à  peine  cinquante  habitants,  tandis  que  maintenant 
nous  en  avons  quatre  cents.  En  décomposant  ce 
chiffre,  nous  trouvons  les  quinze  familles  chrétiennes 
du  village  exclusivement  chrétien  de  S"^-Croix,  près 
de  deux  cents  négrillons  chez  les  Pères  et  cent- 
cinquante  fillettes  chez  nous. 

De  celles-ci,  nous  avons  reçu,  voici  quinze  jours, 
par  les  Agents  de  l'Etat,  une  escouade  qui  présentait 
au  moment  du  débarquement  le  plus  lamentable 
spectacle.  Recueillies  par  les  soldats  ou  rachetées 
de  l'esclavage,  bon  nombre  de  ces  enfants  étaient 
exténuées  à  ne  pouvoir  se  tenir  debout  et  presque 
toutes  portaient  des  plaies  à  demi  cicatrisées  qui 
attestaient  la  cruauté   de  leurs   anciens   maîtres.   Au 

171 


cours  des  premières  journées,  la  plupart  de  ces  petites 
ne  sortaient  guère,  même  pendant  le  jour,  d'un 
assoupissement  qui  trahissait  leur  extrême  faiblesse; 
et  pour  plusieurs  ce  sommeil  alourdi  de  l'épuisement  se 
termina   par  la   mort. 

Le  reste  de  la  troupe  a  maintenant  repris  ses 
forces  et  se  soumet  joyeusement  aux  règles  suivies 
par  les  enrégimentées  de  la  première  heure.  Celles- 
ci  nous  donnent  pleine  satisfaction  ;  beaucoup  sont 
baptisées,  une  dizaine  se  disposent  à  recevoir  pro- 
chainement la  même  faveur  et  quelques-unes  des 
plus  avancées  feront  leur  première  communion.  Toutes 
sont  d'une  piété  vraiment  exemplaire  et  nous  voyons 
se  développer  graduellement  chez  les  plus  grandes 
le  goût  du  travail.  Nous  espérons  en  former  ainsi 
de  bonnes  ménagères  qui,  plus  tard,  iront  rejoindre 
leurs  devancières   à  S'^-Croix. 

Voulez-vous  une  idée  de  notre  vie  journalière. 
A  cinq  heures  et  demie  du  matin,  au  premier  signal, 
tout  mon  petit  monde  est  debout,  La  toilette  est 
bientôt  faite,  car  on  ne  tient  pas  à  arriver  en  retard 
à  la  sainte  Messe,  On  déjeune  au  sortir  de  la  cha- 
pelle et  à  7  heures,  la  cloche  donne  le  signal  du 
travail.  On  s'y  rend,  en  deux  lignes,  chaque  fillette 
portant  l'instrument  de  la  besogne  qu'on  mesure  à 
ses  forces  :  cruches  pour  puiser  l'eau,  la  houe  pour 
défricher,  la  hache  pour  couper  les  buissons,  des 
paniers,  etc.  Nous  traçons  des  chemins,  nous  remuons 
le  sol,  on  plante  du  riz,  du  maïs,  du  manioc,  des 
patates,  des  arachides  et,  rien  qu'avec  le  secours  de 
nos  enfants,  nous  exploitons  déjà  plusieurs  hectares 
de  terrain.  Depuis  le  mois  d'Octobre,  par  exemple, 
nous  avons  déjà  eu  deux  récoltes  de  maïs  et  nous 
venons  d'en  planter  pour  la  troisième  fois. 

L'arachide  dont  le  fruit  rappelle  l'amande  est 
une   vraie    friandise   dont  nos  enfants   ne   se  lassent 


172 


pas.  Plante  très-productive  d'ailleurs,  elle  porte  une 
dizaine  de  tig-es  dont  chacune  donne  une  trentaine 
de   noix. 

Les  fèves  sont  également  une  ressource  précieuse, 
dont  le  grand  avantage  est  de  venir  à  point  lorsque 
les  autres  récoltes   ne   donnent   plus. 

Le  travail  aux  champs  cesse  aux  heures  les 
plus  chaudes  de  la  journée.  A  dix  heures,  c'est  la 
leçon  de  catéchisme  qui  suit  la  préparation  du  dîner. 
A  la  récréation  de  midi,  tandis  que  les  plus  petites 
folâtrent  à  leur  guise,  les  plus  grandes  enfilent  des 
perles  pour  en  former  des  ornements  de  tout  modèle.  A 
deux  heures,  chapelet  à  la  chapelle,  puis  la  classe 
où  l'on  enseigne,  en  langue  du  pays,  prières,  caté- 
chisme, lecture,  écriture,  calcul,  etc.  Un  vrai  programme 
du  gouvernement  ! 

Et  que  mes  élèves  soient  attentives  et  zélées, 
j'en  donne  pour  preuve  une  collection  de  devoirs  et 
de  petits  ouvrages  destinée  à  l'Exposition  de  Bruxelles. 
Sans  doute,  ces  naïfs  essais  ne  peuvent  être  mis  en 
comparaison  avec  les  chefs-d'œuvre  produits  par 
vos  grandes  maisons  d'éducation.  Mais  aussi  que 
peut-on  exiger  d'une  petite  sauvage  qui,  hier  encore, 
ne  savait  pas  qu'elle  avait  une  âme!  Si  le  Jury  ne 
croit  pas  devoir  décerner  une  médaille  d'or  à  nos 
enfants,  le  Bon  Dieu  leur  a  certainement  déjà  accordé 
une   Mention  honorable  de  bonne  volonté. 

Voilà  ma  page  remplie  et  mon  heure  de  loisir 
écoulée.  Il  me  reste  tout  juste  la  place  et  le  temps 
pour  réclamer,  avec  vos  bonnes  prières,  votre  mater- 
nelle bénédiction. 

Sœur  Marie-Hilda 


173 


|lf  f  f  f  f  ff^f  f  f  f  f 

>'^<   *^«»^J  '^j   t^l  '^5  '^5  8^5    '^3  t^>  »^T   t^»  t^«   »^«  »^<»W.< 


ïdïre  ht  Bomv  '^nmxixmm 

à    sa    Supérieure  de   Gand 

Loulouahourg,  25  Mai  1897 

Chère  Révérende  Mère, 

|^^B»J|N  nous  a  fait  savoir  tout  récemment  que  la 
i^^Jj  Maison  de  Gand  vient  d'envoyer  à  notre 
l^ta  «^1  secours  un  renfort  de  cinq  nouvelles  Sœurs. 
A  ces  vaillantes,  nous  crions  par-dessus  les  conti- 
nents et  les  mers  :  venez,  hâtez- vous,  la  moisson 
ne  cesse  de  grandir  et  nos  bras  fatigués  ne  peuvent 
suffire   à  la  récolter! 

Ces  chères  compagnes  trouveront  leur  logis  tout 
prêt,  un  nouveau  couvent,  assez  vaste  pour  abriter 
une  nombreuse  communauté,  assez  solide  pour  résister 
à  tous  les  ouragans.  Notre  ancienne  demeure  était 
en  pisé;  les  murs  de  la  nouvelle  seront  en  belles 
briques  bien  cuites. 

La  pose  de  ces  briques  est  le  dernier  travail 
qui  reste  à  terminer;  le  toit  et  les  lourds  poteaux 
qui  le  supportent,  tout  est  déjà  en  place.  Trouvez 
étrange,  si  bon  vous  semble,  qu'en  Afrique  on  com- 
mence les  constructions  par  la  toiture  tandis  qu'en 
Europe  on  débute  par  les  caves  et  les  murs!  Nos 
architectes,  c'est  à  dire  nos  Pères,  ont  de  bons  motifs 
pour  en  agir  de  la  sorte.  Ils  se  réservent  d'ordinaire 

174 


pour  eux-mêmes  les  travaux  de  maçonnerie.  Or,  le 
soleil  du  Congo  ne  pardonne  guère  au  blanc  qui 
brave  ses  rayons. 

La  fin  de  ces  travaux  va  donc  coïncider  avec 
l'arrivée  de  nos  nouvelles  Sœurs.  Quelles  que  soient 
les  aptitudes  de  celles-ci,  chacune  pourra  trouver 
des  occupations  à  son  choix,  car  il  en  est  de  tout 
genre. 

Sœur  Albanie,  chargée  de  la  pharmacie,  voit 
augmenter  chaque  jour  sa   nombreuse   clientèle. 

Sœur  Hygine,  chef  de  nos  exploitations  agricoles, 
fait  reculer  à  chaque  saison  les  frontières  de  son 
vaste  domaine. 

Notre  bonne  Mère  Amalia,  tout  en  gardant  la 
direction  de  la  Maison,  s'est  réservée  l'école  gardienne. 
Or,  bien  que  celle-ci  ne  soit  pas  encore  adoptée,  le 
gouvernement  la  favorise  grandement  en  y  amenant, 
de  temps  à  autre,  de  gros  pelotons  de  négrillonnes 
rachetées  de  l'esclavage  et  portant  d'ordinaire  sur 
leurs  pauvres  petits  membres  des  marques  indélébiles 
de   la  barbarie   africaine. 

Quant  à  l'école  de  nos  grandes  filles,  elle  est 
privée  de  maîtresse  depuis  le  départ  pour  le  ciel  de 
notre  chère  et  tant  regrettée  Sœur  Godeliève.  Puisse 
la  nouvelle   titulaire  arriver   bientôt! 

A  propos  de  Sœur  Godeliève,  les  noirs  préten- 
dent mordicus  qu'elle  quitte  le  paradis  chaque  jour, 
pour  venir  se  promener  au  milieu  de  nos  plantations. 
Hier  encore,  ils  l'ont  vue,  disent-ils.  C'était  vers  trois 
heures  de  l'après-midi,  donc  en  pleine  lumière,  alors 
qu'on  s'occupe  à  travailler  et  non  point  à  rêver.  A 
ce  moment,  se  produisit  tout  à  coup  un  complet 
remue-ménage  parmi  le  personnel  de  la  Mission  : 
hommes,  femmes,  enfants,  laissant  sur  place  leurs 
outils  de  travail,  couraient  dans  la  même  direction 
en  poussant   des  cris   d'étonnement   et    de  joie. 

Ï75 


On  pénètre  dans  les  broussailles,  on  se  disperse, 
on  se  rejoint.  Les  bras  tendus  paraissent  sur  le  point  de 
saisir  quelque  chose  qui  voltigerait  au-dessus  des 
hautes  herbes.  A  certain  moment,  nous  voyons  de 
loin  tous  les  mouvements  converger  tellement  vers  ' 
un  même  point  que,  sûrement,  on  va  réussir,  mettre, 
la  main  sur  l'insaisissable  apparition.  Mais  non,  la 
bande  se  disloque;  les  uns  s'arrêtent,  les  autres 
poursuivent  qui  à  droite,  qui  à  gauche,  et  finale- 
ment une  panique  instantanée  les  amène  à  fond  de 
train  vers   la   Mission. 

Notez  qu'il  y  avait  là  plus  de  huit  cents  per- 
sonnes. Peut-on  admettre  que  toutes  aient  été  vic- 
times  au   même   instant,   de   la   même  hallucination? 

Deux  noirs,  interrogés  par  l'un  de  nos  Pères, 
affirment  avoir  vu  de  très-près  une  chose  qu'ils  compa- 
rent à  des  tshilulu-tshitoka,  c'est-à-dire  à  une  forme 
drapée  d'étoffes  blanches  qui  s'avançait  doucement 
vers  la  cime  des  hautes  herbes.  C'est  la  seule  réponse 
un  p(eu   nette  qu'on   ait  obtenue  jusqu'ici.* 

Au  reste,  qu'il  s'agisse  d'un  enfantillage,  que 
l'imagination  de  nos  chrétiens  frappée  par  les  vertus 
héroïques  de  notre  chère  défunte  croie  la  voir  partout; 
on  bien  que  Dieu  veuille  faire  éclater  les  mérites 
de  sa  servante;  peu  nous  importe,  nous  qui  voyons 
sous  nos  yeux  les  résultats  de  ses  travaux,  nous  à 
qui  Dieu  fait  la  grâce  de  pouvoir  les  continuer  en 
bénissant  chaque  jour  nos  humbles  efforts. 

Il  n'est  point  de  fête  de  l'Eglise  où  nous  n'ayons  à 
enregistrer  des  baptêmes,  des  premières  communions, 
des  mariages.  Les  nouveaux  époux  vont  immédiate- 
ment s'établir  à  notre  bien-aimé  Lourdes-Notre-Dame 
dont  la  population  exclusivement  chrétienne  grandit 
ainsi  journellement  et  nous  comble  de  joie  par  sa 
foi,  son  zèle  et  la  pureté  de  ses  mœurs.  C'est  une  colonie 
chrétienne  et  modèle  dans  toute  la   force  du  terme. 

176 


A  titre  de  curiosité,  je  me  permets  d'ajouter  ici 
le  texte  Congolais  du  Pater  et  de  l'Ave  que  nos 
négrillonnes  récitent  chaque  jour  pour  leurs  bien- 
faiteurs d'Europe. 

Pater. 

Tatu  wetu,  udi  mu  dinlu,  dina  diebe  ditumbe, 
bumvue  bukalenge  buebe  bakuitabe,  badi  pashi  bitabe 
mu  diyi  diebe  bu  mudi  muitable  badi  mulu.  Utuse 
tuetu  tshia  kudia  lelo,  tulekele  bietu  mu  tudi  tulekela 
bakwabo,  kulekedi  mutshima  wetu  ateketshele  malu 
mabi,  utumbishe  bintu   bibi.  Amen. 

Ave. 

Mogo  Maria,  wakatamba  kutambula  grasia,  Mfidi 
Mukuli  udi  ebeng,  wakonsa  ebeng,  bimpe  udi  utamba 
bakashi  bonso,  wakonsa  bimpe  ne  Jesu  muana  wa 
munda  mwebe.  Maria  sancta,  baba  a  Mfidi  Mukulu, 
tusambile  têtu  bantu  babi  kua  kuela  kwa  têtu 
katataka  tutadi  fa  kufwa.  Amen. 

Sœur  Humilienne 


177 


TABLE  DES  MATIERES. 


Pages 
Préface ^  5 

Lettres  de  Sœur  Marie-Godeliève  à  sa  Supérieure  et  ses 
Consœurs  de  la  Maison-mère  de  Gand. 

1"  Lettre  :  Voyage  au  Congo II 

2"  Lettre  :   Arrivée   au  Congo.  —  Réception  chez   les  Consœurs  à 

Moanda 35 

3«  Lettre  :  Départ  pour  la  Mission  de  Nemlao 38 

4^  Lettre  :  Sœur  Marie-Godeliève  fait  part  de  ses  premières  impres- 
sions de  Missionnaire 42 

5®  Lettre  :  Première  nuit  de  Noël  au  Congo 46 

6*  Lettre  :   Baptême  de  mourants.  —  Soins  donnés  au  malades.  — 

Mademoiselle  Tonnerre 49 

7®  Lettre  :  Journée  de  la  religieuse  à  l'orphelinat  de  Nemlao       .      .     54 
8*  Lettre  :  Arbres  et  plantes  du  Bas-Congo.  —  Voyage  de  Nemlao 

à  Boma 59 

9^  Lettre  :  Sœur  Godeliève  est  désignée  pour  se  rendre  avec  quatre 
de  ses   (onsœurs  à   Luluabourg  sous   la  conduite   du 

R.  P.  De  Deken 64 

10' Lettre  :  Voyage  vers  Luluabourg  dans  le  Haut-CongM       ...     67 

II"  Lettre  ;  Voyage  de  Léopoldville  à  Lusambo 90 

12»  Lettre  :  Fin  du  voyage  et  arrivée  à  destination IIO 

13*  Lettre  :  Occupations  de  Sœur  Godeliève.  —  Inauguration  de  la 

chapelle.  —  Baptême  de  nègres 117 

14*  Lettre  :  École  de  Sœiur  Godeliève 123 

15e  Lettre  :  Progrès  de  la  Mission  de  S*  Joseph 126 

168  Lettre  :  Prospérité  de  la  Mission  de  S' Joseph 129 

I7«  Lettre  :  Piété  des  chrétiens  de  la  Mission 132 

i8«  Lettre  :  Village  chrétien  de  Lourdes  Notre-Dame.  —  Carême 

des  nègres 135 

19®  Lettre  :  Procession  de  la  Fête-Dieu.  —  Arrivée  d'une   statue 

de  S' Joseph 138 


179 


Pages 
20^  Lettre  :   Statistique   de  la  Mission.   —  Repas   des   nègres.    — 

Fausse  alerte 1 40 


Extrait  d'une  lettre  adressée  à  la  Supérieure  de  la  Maisoa-mère  de 
Gand,  par  le  Rév.  Père  De  Clercq,  missionnaire  à  Luluabourg, 
qui  a  assisté  la  Sœur  Marie-Godeliève  dans  ses  derniers  moments  146 

Lettre  de  Sœur  Marie- Amalia  à  ses  Consœurs  de  G.ind 

Lettre  de  Sœur  Marie-Etienne  à  sa  Supérieure  de  GaiiJ 

Lettre  de  Sœur  Marie  à  ses  Consœurs  de  Gand. 

Lettre  de  Sœur  Marie  Elise  à  sa  Supérieure  de  Gand 

Lettre  de  Sœur  Marie  à  sa  Supérieure  de  Gand , 

Lettre  de  Sœur  Amalia  à  sa  Supérieure  de  Gand 

Lettre  de  Sœur  Élisa  à  sa  Supérieure  de  Gand   . 

Lettre  de  Sœur  Hilda  à  sa  Supérieure  de  Gand, 

Lettre  de  Sœur  Humilienne  à  sa  Supérieure  de  GanU 


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BV  3625  .C63  M37  1898  SMC 

Marie-Godel ieve, 

Six  ans  au  Congo   47234598 


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