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JOHN M. KELLY LIBDADY
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(Extrait du lournal de Bruxelles du 22 Mars 1897)
E 6 Juin 1892, partaient d'Anvers, pour
le Congo, cinq vaillantes Religieuses de
la Congrégation des Sœurs de la Charité,
dont la Maison-mère est à Gand. L^une de ces
héroïnes était Sœur Marie-Godelieve, originaire
des environs de Poperinghe, un type exquis de la
race flamande, une femme d'élite, une grande
Belge, une Sainte !
Je veux vous raconter son histoire. Je la
connais bien car, lecteur assidu des lettres de
la Religieuse, je n'ai cessé de la suivre dans son
héroïque action sur la terre africaine. Flamande,
elle écrivait admirablement le français : ses lettres
pleines de gaîté, d'humour et de foi sont des
petits chets-d'œuvre de style familier. « La joie
dans le sacrifice !» on a dit cela du Père
De Deken, un autre héros. On peut le répéter
de Sœur Godelieve.
5
Lettres de Sœur Marie-Godelieve
^^.
H0V1 WDEEMER l\^^A^ ViliSDSOIl
^
Elle débarquait à Banana (Congo) le lo Juillet
1892. Après avoir passé une année dans les
Maisons de son Ordre à Moanda et à Nemlao,
elle partit en Septembre 1893 ayec quatre de
ses Consœurs pour « le royaume de cet admirable
Père Cambier », qui est occupé à renouveler
là-bas les prodiges de Saint François-Xavier,
ce grand Jésuite, qui écrivait des Indes et du
Japon à son Général : « De grâce, envoyez-moi
des Belges ! » Da mihi Belgas !
Après dix semaines d'un voyage épuisant,
les cinq Sœurs de Charité arrivent au commen-
cement de l'année 1894 à St. Joseph de Lulua-
bourg, sous le commandement du Père De
Deken. On se demande comment de faibles
femmes ont pu accomplir une pareille odyssée !
Il leur a fallu, sans doute, toute la puissance
et l'énergie de l'apostolat pour résister à de
pareilles fatigues.
Notre héroïne vient de mourir au centre
de l'Afrique, au siège de la florissante Mission
de Luluabourg, après quatre années et demie
d'apostolat !
Quelle grandeur morale jaillit de ce cadavre,
quelles preuves d'immortalité, quelles démonstra-
tions de vérité !
En comparaison de petite Sœur Godelieve
que sommes-nous, nous autres, riches oisifs.
bourgeois affairés, politiciens ambitieux ? Nous
discutons des thèses, nous formulons des pro-
grammes, nous discourons avec plus ou moins
d'éloquence sur les conditions de la félicité
humaine. Mais, que faisons-nous ? Quels sont
nos actes ? Est-ce que nous payons de notre
personne ? Payons-nous même de notre poche
comme il conviendrait de le faire? Hélas! non,
nous ne savons pas même sacrifier notre amour-
propre au triomphe de la vérité intégrale. Nous
nous contentons de la pratique banale du chris-
tianisme, dont nous aimons à vanter la puissance
dans les âmes des autres.
Que devient notre virilité devant la vie et
la mort d'une femme telle que petite Sœur
G'odelieve ? Un sujet de plaisanterie. Nous avons
la prétention de nous vouer au salut de l'Etat
et même de la société moderne et nous ne
songeons pas au salut des âmes. Cette petite
fille de Poperinghe nous fait honte.
Dors en paix, ô femme héroïque, dans ta
robe blanche, au milieu des nègres à qui tu as
fait matériellement sentir l'œuvre de la Rédemp-
tion, et prie pour ceux qui t'ont comprise et
qui t'ont aimée ! O pleusi, ô sainte petite Sœur
Godelieve, priez pour nous !
FÉLIX DE Breux
(Extrait du Bien Public du 3 1 Décembre i 893)
A l'arrivée de Sœur Godelieve à Léopoldville, un
Européen écrit la lettre suivante à un ami de Gand :
Ki7ichassa, i3 Novembre iSçj
Le R. P. De Deken est arrivé à Léopold-
ville avec une caravane de cinq Sœurs de Charité
de Gand, en destination pour le pays des Ba-
chilanges. Le voyage de Matadi à Léopoldville,.
à travers la région accidentée des cataractes,
s'est fait dans les meilleures conditions : 17 jours
de marche avec arrêt à mi-chemin, à Lukungu^
de cinq jours de repos. C'est à ce relais que
les voyageurs doivent changer de porteurs.
En confiant à l'explorateur du Thibet avec
Bonvallot et le prince d'Orléans, cette difficile
mission de mener dans le Haut-Congo nos
premières Religieuses, le Supérieur Général des
Missionnaires de Scheut, le très Révérend père
Van Aertselaer, a fait acte de prévoyante sagesse,
et il a donné la mesure de sa haute sollicitude
pour les héroïques femmes qui s'en vont, si
loin que soit marqué le pas de nos explora-
teurs, créer des asiles aux enfants délaissés de
la race noire.
Alors qu'il est rare, très rare, qu'une cara-
vane de cinq blancs, de jeunes gens presque
tous sortis des rangs de l'armée, forts et pleins
de ressources, nous arrive sans déchet à I.éopold-
ville, les Religieuses ont fait la route sans le
moindre accroc, alertes et joyeuses jusqu'au bout.
A l'étape. Dieu sait après quelle route! elles
égayaient les voyageurs que les hasards du
chemin faisaient leurs compagnons d'un jour, par
leur bonne humeur et les édifiaient par leur
simple et pénétrante piété.
D'ici à Luebo, il y a 26 à 30 jours de
voyage dans une rivière merveilleuse où il y a
tant et tant d'hippopotames que nos bonnes Sœurs
elles-mêmes ne résisteront pas au plaisir de leur
envoyer quelques balles. De Luebo à Luluabourg,
le voyage doit être fait par terre, 8 à 10 jours
de marche. Mais déjà on se trouve dans un
pays profondément remué par le R P. Cam-
bier. Les Missionnaires y seront chez elles.
Le R. P. Cambier viendra au devant d'elles;
300 à 400 hommes de sa Mission, des meil-
leurs porteurs de hamac du continent noir, lui
feront escorte; les indigènes glaneront les bran-
ches du chemin par où elles doivent passer ;
des centaines de femmes se disputeront l'hon-
neur de les porter par delà les rivières à travers
les marais et les villages demeureront vides pen-
dant une nuit afin d'en céder les cabanes aux
nobles voyageuses.
Que Dieu les ait sous sa sainte garde f
Nul que Lui ne les connaît! Et moi-même qui
vous écris et qui conserverai comme précieuse
relique un peu de la terre que leurs pas ont
foulée, je ne sais rien d'elles qu'un nom d'emprunt
qui n'est pas même celui que leur mère mur-
murait jadis sur leur berceau!... Du lointain pays
où elles s'en vont, nulle d'elles jamais ne re-
viendra; elles le savent, et n'en perdent pas
leur vaillant sourire.... et leur tombe même, un
jour glorieuse aux anges, restera ignorée des
hommes!.... Que Dieu les garde donc et soit
leur récompense, puisque c'est Lui seul qu'elles
viennent si loin chercher dans les plus misé-
rables et les plus abandonnées de ses créatures !
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BAmm ^^v
Itinéraire d'Anvers au Congo
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SOMMAIRE : Voyage d'Anvers au Congo
A bord de l'Ella Woerinann, Juin i8ç2
Chère et digne Supérieure,
OUS voici au terme de la première étape de
notre voyage vers le Congo!... Nous nous
réjouissons à la pensée qu'aujourd'hui nous
mettrons le pied sur la terre ferme, c'est quelque
chose quand pendant huit jours on a été dans la
balançoire ! Les jumelles fonctionnent de bon matin
et, à tour de rôle, on interroge l'horizon. Bientôt un
(1) Les lettres de Sœur Marie-Godelieve ont été publiées par
l'excellente Revue des Pères de Scheut : Missions en Chine et ait Congo.
II
cri de joie retentit : <.< Terre! Terre! » En effet, la
première île du groupe des Madère se montre à
nos regards; d'abord comme un nuage, elle s'éclaircit
bientôt en se rapprochant, c'est Porto-Santo. Elle
est inhabitée du côté où nous l'avons en vue et ne
présente que des montagnes désertes et des rochers
abrupts couverts d'une sorte de lave qui, éclairée
par le soleil, lui donne un aspect doré. En-deça les
montagnes l'île est d'une grande fertilité et est
peuplée d'environ 20,000 habitants. Une seconde île
apparaît, c'est l'île Déserta, ainsi appelée parce qu'elle
est entièrement déserte. Plus petite que la première,
elle forme le domaine des lapins sauvages qui se
nourrissent de la maigre verdure des rochers et célè-
brent joyeusement leur liberté et la paix de leurs
frontières.
Arrivée à l'île Madère
Mais voici la grande île Madère. De nature vol-
canique comme le reste du' groupe, elle est d'une
extrême fertilité et produit surtout beaucoup de rai-
sins, dont on tire l'excellent vin de Madère si re-
nommé dans toute l'Europe. Les montagnes sont
parsemées de maisons blanches aux toits plus ou
moins aplatis, ce qui leur donne un aspect char-
mant. Nous contournons l'île pour entrer dans la
baie de Funchal, capitale de Madère. Une masse de
petites barques de toute forme et grandeur viennent
à notre rencontre. C'est tout d'abord un représentant
de l'autorité portugaise accompagné d'un médecin
qui viennent s'enquérir de l'état sanitaire de notre
Woermann. Le capitaine leur signifie que tout va bien,
et ils se retirent. Vient ensuite la douane; l'un des
employés, fort de quelques mots français, nous fait
des longues harangues dont le premier mot est encore
12
à comprendre. Mais déjà nous sommes entourés de
barquettes. Les unes portent des matelots qui nous
invitent à descendre, les autres sont chargées de
marchandises telles que : petits paniers, cigares, fruits,
etc., c'est tout un petit marché en pleine mer.
J'oubliai de vous dire qu'à chaque escale, le dra-
peau national flotte à la poupe du navire, tandis que
le pavillon de la Compagnie est hissé au haut des
mâts ; on fait aussi d'autres signaux au moyen de
drapeaux multicolores, et dès que le drapeau, alle-
mand apparaît sur la tour du port, le canon retentit
pour le saluer... Nous voici prêtes à partir en Novices
de la Maison-mère, car nous sommes fières de nos
grandes guimpes gantoises. Nous remettant entre
les mains de la divine Providence, nous descendons
dans une barque, vraie coquille de noix, et, à force
de rames, on nous fait gagner le rivage. Heureuses
de fouler la terre ferme, nous nous avançons ma-
gistralement dans la belle ville de Funchal, vrai
paradis terrestre tant pour la douceur du climat qui
est un printemps perpétuel que pour la richesse de
la végétation et l'air de fête que respirent ses mai-
sons blanches ornées de verdure. Les rues sont
étroites et pavées en dessins avec des cailloux. Les
habitants au teint brun et aux cheveux noirs sont
pour la plupart des métis. On y rencontre beaucoup
d'Anglais et d'autres Européens, car Funchal est
devenue une station pour les malades pulmonaires.
Sauf de rares exceptions, le costume est européen,
on se croirait dans un des faubourgs de Bruxelles.
Après avoir été à la poste pour notre télégramme
et pour nos lettres, nous nous dirigeons vers le
Jardin botanique où nous trouvons réunies toutes
les richesses de la végétation des tropiques : de
magnifiques palmiers y offrent leur ombre bienfai-
sante, des oliviers en fleurs, des orangers chargés de
13
fruits et mille autres arbres fruitiers avec les magni-
fiques parterres qui les séparent en font un véri-
table palais fé( rique.
J'avais l'appareil photographique avec moi, et,
d'un point dominant toute la ville, j'ai pris deux
belles vues; fasse le Ciel que le développement en
réussisse, et vous aurez une idée de ce bijou africain.
Mais, continuons notre promenade et dirigeons
nous vers l'endroit favOri d'une Religieuse, l'église.
Nous voici devant celle d'un couvent tout juste à
l'heure du Salut. Le prêtre, en chaire, fait une allo-
cution en portugais, tandis que la pieuse assistance
l'écoute à genoux ; puis, précédé de trois enfants de
chœur en soutane rouge et en petite blouse blanche,
il se dirige vers l'autel. Il n'a plus de chape à
mettre, il l'avait déjà pour prêcher. Le Salut est
chanté par des Religieuses dont je vous parlerai
tantôt. Nous sommes bien touchées de la dévotion
de toutes ces personnes qui, agenouillées par terre
sur un tapis (car ici point de chaises, sauf quelques-
unes pour les malades), se comportent de la manière
la plus édifiante. L'église est magnifiquement ornée,
on n'aperçoit de toutes parts que tentures et fleurs,
l'autel surmonté d'une statue du Sacré-Cœur est
inondé de lumières. Avec quelle ferveur nous implo-
rons les bénédictions de Jésus pour nos chers Supé-
rieurs, nos consœurs et nos familles ! Le Salut se
termine et une scène bien différente de la première
nous frappe d'étonnement ! Cette foule, tout à l'heure
si recueillie, transforme l'église en un lieu de récréation.
On se salue, on se raconte les nouvelles du jour
et comme vous vous y attendez bien, les visiteuses
inconnues ne sont pas le moindre objet de leur
babil, la familiarité va si loin qu'on se parle presque
sur les marches de l'autel. Ce peuple regarde
vraiment Dieu comme son Père et ne connaît pas
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cette crainte servile qui en fait un Juge sévère.
Une demoiselle vient nous inviter à visiter le
couvent et pendant que quelques-uns d^s Pères
continuent la promenade avec le médecin du bord,
nous suivons notre conductrice. Les Religieuses, ou
plutôt les personnes qui habitent ce monastère
— car jusqu'ici elles n'ont ni Règle, ni Vœux, elles
s'associent pour mener une vie pieuse en communauté
et seront, peut-être, plus tard érigées en Congré-
gation — forment demi-cercle à la grande porte
d'entrée pour nous recevoir avec toute la bienveil-
lance possible. Elles nous promènent dans les vastes
corridors du cloître anciennement occupé par des
moines, nous montrent le chœur, quelques oratoires
remarquables, entr'autres celui de St. Antoine, grand'
Patron des Portugais et les tableaux antiques qu'elles
possèdent. A la vue des belles fleurs qu'on voit de
tous côtés, l'envie me prend d'en avoir aussi pour
le modeste autel du navire.
L'un des Pères se fait l'interprète de mon désir
auprès d'une Sœur connaissant quelques éléments
d'anglais et l'on m'apporte tout un bouquet de
fleurs naturelles avec une branche de rosier en'
plumes, c'en était assez pour ma première enquête.
Nous quittons le couvent après force accolades, char-
mées de leur gentillesse, mais un peu tristes de ne
pas avoir encore reçu le don des langues pour les
comprendre !....
En voilà maintenant assez sur Madère ! Ah !
j'oubliais : c'est demain la St. Antoine, les rues sont
parsemées de feux de joie, et l'église qui lui est
dédiée est tout illuminée jusque bien avant dans la nuit.
Pour nous, revenues au bateau vers 9 heures,
nous préparons bien vite l'autel, avec soin cependant,
car notre bon Jésus va avant tout, puis nous nous
livrons au repos.
"5
Arrivée aux Iles Canaries
Le lendemain 13 juin nous quittons Funchal
pour Ténérife, une des îles Canaries, nous y arrivons
le mardi 14. Personne d'entre nous ne sent plus la
moindre indisposition; cette petite fatigue de Madère
a même dépouillé Sœur Hygine des derniers vestiges
de son mal.
Nous sommes au port de Santa-Cruz, ville
principale de Ténérife. Même formalité qu'à l'escale
précédente, même nombre de barques venant nous
saluer. Nous faisons notre toilette, pas l'habit, mais
belle jaquette, beau scapulaire et puis, jupon bleu,
guimpe et voile du dimanche. Pour la première fois
nous nous munissons de notre parasol, car nous
apercevons sur la rive un monsieur qui se promène
avec l'ombrelle ouverte. — Nous voilà dans la bar-
quette. Aujourd'hui c'est l'espagnol qui frappe nos
oreilles; c'est moins dur que le portugais, mais les gens,
toujours bruns et métis, semblent bien plus bavards
qu'à Aladère. C'est un petit défaut à côté d'une
grande qualité : ils sont plus droits que nos ciceroni
de Funchal. Notre bon Père De Deken, en costume
chinois, nous précède à la poste, au couvent. Mais,
quel couvent! Il est habité par des Sœurs de Charité
espagnoles et Dieu sait si elles y font honneur !
Dans toute l'Europe, il n'y a pas un Établissement
d'aussi exquise propreté. Les parloirs sont de vrais
petits salons : portes et fenêtres garnies de grands
rideaux rouges ou bleus pour la fraîcheur et par-
tout des tapisseries admirablement bien faites.
A l'hôpital, pas la moindre odeur et pourtant
on y trouve de tout! Et l'orphelinat? Jamais je n'ai
vu des dortoirs aussi bien arrangés ! Tous les lits
ont leur couvre-lit en coton jaune clair avec fleurs
roses, ce qui fait très-bel effet; le drap supérieur
16
et la taie d'oreiller des orphelines sont garnis d'une
large dentelle au crochet; pour les orphelins, on se
passe de ce luxe. Le dortoir des tout petits est
entouré de lits-berceaux pourvus chacun d'un mous-
tiquaire, et tout cela est si blanc et si gentil qu'on
se croirait vraiment dans une autre sphère. Au ves-
tiaire, le linge est disposé en dessins dans les
vitrines et orné ça et là de fleurs artificielles. Je
me hasarde à faire connaître par signes plutôt
encore que par paroles mon désir d'avoir quelques
fleurs, car celles reçues dimanche étaient insufiisantes
pour orner quelque peu notre pauvre autel, et aussitôt
la bonne supérieure m'en donne de quoi faire deux
jolis bouquets. Je la remercie de sa générosité et
nous quittons charmées de tout ce que nous avons
vu aussi bien qu'édifiées de leur charité, de leur
dévoûment et de leur zèle pour les âmes qui leur
sont confiées.
De là, nous nous dirigeons vers les trois églises
de la ville; elles sont magnifiques; les fenêtres en
sont garnies de draperies rouges aux franges d'or,
les piliers de même; les autels dorés et ornés de
sculptures incrustées ça et là de fleurs en argent
massif J'ai pris la photographie du maître-autel de
l'église de la Conception, mais je crains qu'elle ne
soit voilée car il faisait très-sombre. On nous a montré
un superbe dais en argent massif qui surmonte le
Tabernacle aux jours de fêle; il était plus haut que
moi et entièrement ciselé. Point de chaises à l'église,
mais le long de la nef principale une rangée de
bancs. Nous regrettons de ne plus nous trouver ici
à la Fête-Dieu, car les processions sont splendides
et, suivant l'usage espagnol, une danse s'exécute
devant, le St. Sacrement. C'est une petite mortifica-
tion que nous offrons volontiers pour obtenir les
bénédictions de Dieu à notre futu-c ]\Iission. — Le
17
costume des femmes est déjà un peu modifié : elles-
portent un large jupon, se couvrent les épaules d'un
long châle noir et gris et se coiffent d'un petit mou-
choir blanc (en satin, si la bourse le permet). Ce petit
mouchoir est remplacé par un chapeau rond en paille,
à bords exigus si elles ont quelque fardeau à portera-
car elles plantent tout sur la tête et marchent ainsi
d'un pas aussi ferme que le premier fantassin du
pays. — Les toits en pente disparaissent presqu'entière-
ment pour faire place aux plates-formes.
Vers le miheu de la nuit, nous levons l'ancre
et nous avançons vers Las-Palmas, emportant de
Santa-Cruz un meilleur souvenir encore que de Fun-
chal : une dévotion plus solide parmi le peuple.
i^Juin. Aujourd'hui, nous n'avons que deux Mes-
ses, une de moins qu'aux jours ordinaires, nous tâchons
d'y suppléer en priant encore avec plus de ferveur.
A 8 heures, au i"^ déjeûner, l'ancre est déjà jetée
en face de la capitale de Grand Canaria (en langage
du pays).
Arrivée à Las Palmas
Pas tous les jours promenade, aussi nous restons-
cette fois au logis, d'ailleurs les détails principaux
de cet endroit vous sont déjà connus. Cela ne nous
empêchera pas de voir des indigènes; ils arrivent
de toutes parts dans les barquettes traditionnelles
pour vendre des cigares, des oranges et des bananes;
mais, dès qu'ils aperçoivent une Sœur, ils oublient
pour ainsi dire leur métier et viennent baiser la
croix, le chapelet en demandant rosario, rosariol
Nous leur en distribuons ainsi que des scapulaires,
des médailles, des images, etc. Avec quelle joie ils
s'en revêtent! Heureux chrétiens, ils ont appris à
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aimer Jésus, à honorer Marie et leur visage bruni
par le soleil s'illumine d'un bonheur que ne connaît
pas l'incrédule de nos cités. D'une main ils tiennent
la médaille ou le rosaire tandis qu'en signe de
remercîment ils portent l'autre à la bouche et nous
montrent le Ciel. Je n'oublierai jamais la profonde
impression que me fit celte piété! « Voilà, dit le
« R. P. Supérieur, ce que l'Espagne a fait des îles
« Canaries! » — « Voilà, ajoutai-je, ce que nous espé-
« rons faire du Congo avec la grâce de Dieu et
« le généreux concours de nos compatriotes! » Si
nous sommes déçues dans notre espérance, car les
desseins de Dieu sont impénétrables, ce ne sera point
faute de dévoûment de notre part, car nous sommes
prêtes à tout! travailler, prier, souffrir, voilà désor-
mais notre vie, oui, voilà le désir de nos cœurs,
heureuses sommes-nous de pouvoir offrir au Divin
Maître tout ce que nous avons et tout ce que nous
sommes pour arracher ne fût-ce qu'une seule âme
à l'enfer!...
Ma,intenant, adieu Las Palmas! Le troisième siffle-
ment se fait entendre, il nous faut voguer vers un autre
port et célébrer en plein Océan la belle solennité
de la Fête-Dieu ! Nous ornons l'autel avec un soin
scrupuleux, nos draperies rouges de tous les jours
sont remplacées par le velours bleu que nous drapons
devant le grand miroir, le bas de l'autel est recouvert
de draperies de coton. Il faut bien montrer à notre
équipage protestant, si curieux de toutes ces choses,
que nous tenons compte des fêtes et que nous avons
la gloire de Dieu à cœur. Les fleurs reçues précé-
demment font merveille dans la draperie bleue, et
nous nous livrons au repos avec la douce certitude
que Jésus est content de nous! Le lendemain, nous
avons le bonheur de communier et d'entendre cinq
Messes.
19
Lettres de Sœur Marie-Godelieve
Nous chantons le Suh tuuin, VAve verum, le
Magnificat, tout cela de si grand cœur que notre
médecin, d'ordinaire grand dormeur, se lève de bon
matin, et, tout luthérien qu'il est, est alléché par la
mélodie. Depuis lors, il n'en est que plus gentil à
notre égard. Puisse la grâce une bonne fois le remuer
ainsi que notre bon capitaine, qui vraiment nous entoure
de soins et d'égards!...
Comme la journée pourrait paraître longue, faute
d'occupations distrayantes : on ne sait pas toujours
prier et notre règlement ne comporte pas tant de
récréation, j'en profite pour écrire une douzaine de
pages d'impressions de voyage et ainsi le coucher
du soleil vers 7 heures est assez vite arrivé.
— Nous commençons déjà à nous nourrir de
fruits africains : cerises, pêches, bananes, figues fraî-
ches; ils paraissent un peu fades les premières fois
mais on s'y habitue vite.
Les jours raccourcissent à mesure que nous
approchons de l'Equateur : à 4 1/2 h. du matin il
fait encore presque noir, et vers 6 1/2 h. au milieu
du dîner on est obligé d'allumer les lampes. Nous
n'avons pas encore les fortes chaleurs, quoique ce
soir nous passions le Tropique du Cancer.
ij Juin. La mer est un peu grosse aujourd'hui,
le roulis auquel déjà nous étions habituées se fait
sentir plus fortement, et, de temps en temps, nous
donne quelques bonnes secousses. Une vague eut
même la hardiesse de visiter, sans permission, la
cabine du Père Supérieur et celle du capitaine. Dès
son lever, le premier dut prendre un bain de pieds
à l'eau de mer.
Les Prêtres doivent se tenir à deux pour célébrer
leur Messe, car le calice menace de se renverser.
Nous avons eu trois Messes et la S*® Communion,
notre Viatique pour le Congo. Nous en avons bien
20
besoin, car, au milieu de l'Océan, loin de tout ce
qui nous est cher, en route vers des régions inconnues,
nous serions bien sujettes à quelque découragement ou
appréhension, si Jésus n'était là pour remplacer tout
pour nous! Il se fait notre soutien, notre force, notre
consolation et c'est Lui qui répand dans nos cœurs
cette douce \oiti qui ne nous a pas encore quittées
depuis notre départ. En effet, nos figures qui mai-
grissent un peu dès l'abord, s'arrondissent comme
la pleine lune.
Voici maintenant autre chose : le capitaine me
dit ce midi de me préparer à recevoir un nouveau
baptême dont il n'est pas fait mention dans mon
catéchisme. Vous devinez ce dont il s'agit, aussi je
le remercie de sa prévenance, ajoutant que je gar-
derai plutôt le tiroir toute la journée, et lui de
répondre : « Alors la cérémonie se passera dans la
cabine. » Heureusement que le Père Supérieur se
propose de nous racheter, sans quoi!... une douche
à la. mode du jour!
Nous arriverons probablement dimanche prochain
à Gorée, situé dans un îlot sur les côtes du Séné-
gal, ce sera notre première halte chez les nègres.
Arrivée à Gorée
Nous voici au Sénégal, possession française; tous
les habitants connaissent plus ou moins le dialecte
de leur mère-patrie, de sorte que le français vient
bien à point ici.
Le dimanche, ip Juin, nous arrivons pendant
la cinquième Messe au port de Gorée, presque sans
nous en apercevoir, tant nous prions avec ferveur
pour notre chère Révérende Mère.
Gorée n'a pas très-bel aspect, des maisons blanches
21
assez sales avec plate-forme, une petite tour et quel-
ques forts. Un peu plus loin on distingue clairement
la côte du continent africain, le port de Dakar et
les palmiers qui l'entourent. Pour la première fois,
nous jetons les yeux sur ce continent désormais
témoin de nos labeurs et de notre vie nouvelle, le
cœur nous bat bien fort d'espérance et de confiance
en Dieu, du désir de Lui gagner tant d'âmes plon-
gées encore dans les ténèbres du paganisme et
nous renouvelons de grand cœur à cette intention
l'offrande de tout ce que nous sommes et de tout
ce que nous avons!... Mais pourquoi ne nous arrive-
t-il pas ici de petites barques comme à nos escales
précédentes? Ah ! c'est qu'aujourd'hui on célèbre la,
solennité du St. Sacrement et précisément à cette
heure la cloche appelle les fidèles au saint lieu.
Enfin, voici une barquette en route : c'est le
médecin officiel qui, amené par six nègres noirs
comme du jais, vient inspecter l'état des habitants
du «Woermann ». Il est en blanc et, pour être un fran-
çais, semble fort raide sous son casque. Monsieur
son interprête, aussi noir que le reste de la popula-
tion, fait tout lui-même, tandis que le docteur se
borne à lancer des regards qui ne sont rien moins
qu'agréables sur tout notre équipage allemand. Son
visage pourtant s'éclaircit en apercevant des Mission-
naires qu'il croit être ses compatriotes, et il nous
annonce que la Messe vient de sonner; ce n'est
pas qu'il compte y aller lui-même (plus tard nous
avons appris qu'au Sénégal aucun Français ne
met le pied à l'église, sinon pour un enterrement).
Ils font contraste avec les Espagnols et les Portu-
gais qui sont partout les premiers. — Le capitaine
accompagne notre homme pour chercher des ouvriers»
il n'en trouve pas : les chrétiens Sénégalais ne tra-
vaillent pas le dimanche, encore moins un jour de
22
fête. Il faudra donc mouiller un jour et demi en
face de notre première population nègre. Vers midi,
le capitaine fait vigoureusement siffler la machine et
hisse le pavillon pour inviter une barque à venir
nous prendre et nous laisser mettre pied à terre.
On a appris que ce ne sera qu'un franc aller
et retour, aussi tout le monde sera de la partie.
Nous sommes donc à Gorée. Déjà les fortes chaleurs
se font sentir; depuis Las Palmas le vent rafraîchis-
sant du Nord a fait place à un vent tiède venant
du continent; aussi ne faut-il pas travailler pour
transpirer; malgré tout, nous n'avons pas le courage
de renoncer déjà aux guimpes gantoises et nous
nous contentons de notre petite ombrelle. Il est aisé'
de voir que c'est jour de fête : tous les nègres sont
en grande toilette : le rouge, le bleu, le jaune, le
blanc, toutes les nuances de l'arc-en-ciel. C'est un
vrai carnaval! Si nous les admirons, eux, ils ne nous
admirent pas moins et poussent leur longue langue
rouge entre leurs dents d'ivoire pour témoigner tous
leurs sentiments!... La plupart sont assis ou croupis
dans le sable, tous ceux qui portent bonnet ou chapeau
se découvrent respectueusement à notre passage. Nous
nous dirigeons vers l'église. Elle est assez grande et
bien ornée pour la circonstance : partout des oriflam-
mes en papier avec dessins et inscriptions en or,
des bouquets de fleurs artificielles, des tentures, etc.
Ce n'est plus à l'orientale : il y a des bancs pour
s'agenouiller, d'autres pour s'asseoir. Nous entrons
précisément à l'heure des Vêpres. Les deux Pères
du S' Esprit qui desservent la Mission entonnent
le Dcus in adjutoriuui, et toute l'assistance d'y répondre,
mais plus mélodieusement que vous ne le croiriez,
avec accompagnement d'harmonium et de trombone.
Je regarde si ce sont bien des nègres qui chantent
aussi parfaitement l'Office et il le faut puisqu'aucun
23
Français n'est à y rencontrer. Leur bouche, du reste^
est assez grande pour livrer passage aux sons, on
y mettrait presque une fournée de pains. Cela n'em-
pêche d'émouvoir profondément le cœur de quiconque,
pour la première fois, est témoin d'une ferveur aussi
grande chez ceux qui, hier encore païens, pourraient
déjà aujourd'hui servir de modèle à plus d'un chrétien.
Après les Vêpres vient la procession! oui, en plein
pays africain, procession!... Nous quittons Gorée émer-
veillées du changement que la Religion a pu opérer
chez ces peuplades naguère livrées à toutes les
horreurs du paganisme et, de plus, bien désireuses
d'opérer, avec la grâce de Dieu, les mêmes effets
chez nos futurs Congolais!
Nous voici revenues à notre « Ella Woermann ».
Le capitaine eut la gentillesse de nous attendre pour
le dîner, sans quoi l'estomac eût pu rester vide, ou
plutôt rempli de Gorée jusqu'au lendemain. Oubliant
que le capitaine est protestant, je lui fais une longue
description des cérémonies auxquelles nous avons
assisté; cela ne l'ennuie pas le moins du monde,
bien au contraire, il aime ces choses-là! « Ce n'est
pas impossible qu'un jour je me fasse catholique, » me
dit-il. Il a interrogé le Père Baltus, fort versé en
allemand, sur nos constitutions et notre genre de
vie et comparant ensuite avec les couvents protestants
il n'a pu s'empêcher d'admirer les Sœurs de Charité.
Priez un peu, s'il vous plaît, pour que, touchée par
une grâce toute puissante, cette âme devienne le
partage du Christ!
20 Juin. Aujourd'hui, ce n'est plus fête, aussi le
monde ne manque pas pour décharger les marchan-
dises. Le costume de fête a disparu et déjà le costume
d'Adam n'est plus si rare pour les enfants. Vers
midi, nous levons l'ancre; nous nous dirigeons sur
Monrovia. Nous remarquons un petit steamer à vapeur.
24
c'est un anversois, le Roubaix, Quel bonheur de voir
un compatriote! Le sifflet à vapeur le salue, de part
et d'autre les drapeaux sont arborés, chapeaux et
mouchoirs s'agitent en signe d'amitié! A la vue de
ce cher drapeau belge, flottant au milieu de l'Océan,
sur un frêle bateau, l'amour de la patrie se réveille
et Sœur Humilienne, qui a tout su quitter les yeux
secs, verse des larmes d'émotion! Qu'on dise encore
après cela que dans le cœur d'une Religieuse il n'y
a point de sentiment national!... Certes, mais l'amour
de sa Congrégation est encore plus fort, aussi notre
plus grande joie en arrivant au Congo sera d'y
trouver nos chères Consœurs et d'y recevoir bien
vite de vos nouvelles. Tarderez-vous longtemps?
21 Juin. S' Louis de Gonzague. Ce bon Patron
de la ieunesse n'est pas salué fort amicalement par
nos Sœurs. L'une après l'autre est prise du mal de
mer. Le R. P. Supérieur l'attribue à la chaleur
suffocante jointe au tangage qui a succédé au roulis.
Mais que se prépare-t-il? Les ouvriers roulent
en toute hâte la tente, attachent tout ce qui, sur
le pont, pourrait voler. Le capitaine morne et inquiet
interroge l'horizon avec sa longue vue; dans le loin-
tain, les vagues s'agitent. On nous dit qu'une tempête
ge prépare. Nous nous confions en la divine Provi-
dence; nous prions et nous attendons calmement notre
sort. Quand on a tout quitté pour Dieu on est assez
vite prête à paraître devant Lui. D'ailleurs, si nous
mourons, c'est sa sainte volonté, et quoi de plus
parfait que la conformité à cette volonté divine ? Déjà
le ciel est sombre el menaçant : nous courons un double
danger, car le vent peut nous pousser sur les récifs de la
côte et alors c'en est fait du « Woermann » et de tous
ses habitants !.. Mais Dieu veille sur nous. Voilà qu'au
moment où la tempête semblait prête à éclater, le
ciel s'éclaircit, les nuages se dispersent! Rien que
25
les prières de nos bien aimées Sœurs de Belgique
ont pu opérer pareil prodige. Nous en sommes quit-
tes pour une bonne averse qui rafraîchit l'air, et
dans le Sacré-Cœur de Jésus nous contiimons gaiment
notre voyage.
22 Juin. Sœur Hygine qui n'a pas fermé l'œil
passe toute la journée dans son fauteuil sur le pont,
jeûnant à l'eau claire. Les deux autres Sœurs en
allant un peu mieux semblent m'avoir cédé quelque
chose de leur intérieur; je suis toute disposée à
soigner à mon tour pour les poissons. Ce ne sont
pas des cancans de nonnette, les Pères s'en ressen-
tent plus encore que nous, et l'on tient parlement
à chaque heure officielle de repas.
Dans l'après-midi, une pluie battante, comme il
y en a sous les tropiques, vient nous rafraîchir et
plus ou moins nous guérir. C'est que nous appro-
chons des côtes de Libéria où la pluie a toute
liberté de tomber du i'^ Janvier au 31 Décembre.
Arrivée à Monrovia
feiidi, 23 Juin. Une bonne nuit nous a complè-
tement remises. Il fait chaud dans toute la force du
terme, mais quand le ciel est ouvert cela ne vous
abat point.
Libéria se montre à l'horizon, nous nous appro-
chons lentement mais sûrement de Monrovia, port
principal du territoire libérien. Notre visite y est
annoncée par un bateau de la compagnie, « l'Edouard
Bohlen » que nous avions trouvé à Las Palmas, car
ici les huit nègres à bord qui comptent regagner
leur patrie doivent être remplacés par une trentaine
de leurs compatriotes. La nouvelle s'en est suffisam-
ment répandue, car à peine nous aperçoit-on qu'on
26
arrive de toutes parts offrir ses services. Le capi-
taine compte plus de loo candidats pour 30 qu'on
en désire.
Je ne puis vous donner une juste idée du spec-
tacle que nous avons sous les yeux. Nous voyons
jusqu'à 39 petits canots creusés dans des troncs
d'arbres, que l'on fait avancer avec des pagaies aux
formes bizarres. Si j'étais artiste-dessinateur, je vous
enverrais un croquis, mais... dans chaque canot, 5 ou
6 noirs à genoux dans l'eau (car leur embarcation
est toujours à moitié remplie) et vêtus à la mode
du jour. Les nègres de Monrovia et de tout Libéria
passent pour civilisés, ils ont été importés du Brésil
au nombre de 1.500.000 et constituent une Répu-
blique, mais à leur guise; c'est un bel exemple de
l'ingratitude du nègre pour le gouvernement. Je
vous laisse juger du degré de leur civilisation : les
enfants en costume d'Adam, les hommes, du grand
chic, en pantalon et veste, le commun du peuple
en un carré d'étoffe drapé en culotte tantôt à une
jambe, tantôt aux deux. Quelles bizarreries! Lears
canots, sans gouvernail, ne voguent pas toujours au
gré des navigateurs et bien souvent ils font la
culbute jetant tout l'équipage à la mer. Celui-ci
n'en est nullement incommodé, car nageant comme
un poisson (on dirait qu'ils ont le pied sur terre
ferme) chacun de son côté se met en devoir de
retourner le navire : on le secoue jusqu'à ce que l'eau
en soit à moitié partie, alors houp! dedans! et à
genoux dans le bain.... Arrivés à « l'Ella AVoermann »>
ceux qui viennent se présenter et qui pour la cir-
constance sont en toilette, sont coiffés d'un fond de
panier ou d'un chapeau en jonc, quelques-uns d'une
espèce de casquette en toile cirée; ils s'élancent sur
le bateau avec une agilité de lièvre et commencent
des pourparlers sans fin. D'après Père De Deken,
27
leur langage ne ressemble [à rien de mieux qu'à
un croassement, de grenouille. C'est ainsi qu'ils passent
devant le premier officier; les plus jeunes et les plus
forts ont la préférence, parce qu'ils sont faciles à dresser.
La revue terminée.'^ceux qui ne sont pas agréés rega-
gnent leur canot à la nage et une pipe en bouche au
milieu d'un tintamarre à abasourdir les moins délicats.
Les nouveaux enrôlés s'en vont vraiment à la manière
des apôtres sans bâton, sans chaussure, sans bourse,,
n'ayant qu'un habit, sans se retourner pour rendre
leurs derniers devoirs à leurs parents, à peine un
ou deux reçoit encore ime petite caisse, dernier
apanage d'une mère ^désolée.
Pour nous reposer un peu les yeux, nous les
arrêtons sur la « Gertrude Woermann » qui mouille
en face de nous, elle vient du Dahomey. Elle n'est
pas aussi favorisée que nous, car la variole a éclaté
à bord, 2 1 nègres, plus 2 Européens ont succombé.
Le capitaine y apporte les lettres de nos Pères. Pour
une fois, nous passons outre, car le mal de mer
nous a empêchées de mettre ordre au bureau. A
petite distance, nous apercevons la ville de Monrovia
qui, à part quelques factoreries, se compose de cases
en bois de palmier. Il y a défense d'y mettre pied
à terre à cause de l'insalubrité du climat, mais le
médecin qui descend partout pour enrichir sa collec-
tion de papillons, nous a parlé de la richesse de la
végétation et de la sauvagerie des habitants. C'est
tout ce qu'on trouve à y remarquer. Le soir, nous
quittons le port gratifiés encore d'une bonne averse.
24 fum. Fête de S^ [ean Baptiste et de Sœur
Albanie. Mauvais temps, pas de soleil, averses pres-
que continuelles, vent, odeurs malsaines, c'est l'haleine
de Libéria. Avec cela. Sœur Hygine ne va pas mieux,
tout ce qu'elle prend c'est pour la mer. Sœur Albanie
fait de tout : prier, manger, restituer, travailler, s'endor-
28
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mir sur son livre ou son buvard. « Quelle vie! dit-
elle. » En effet, elle célèbre bien sa fête.
Tant bien que mal, nous filons pour le cap
Palmas qui mettra fin à toutes les intempéries dont
Libéria gratifie tous ses visiteurs. Sœur Humilienne
devient célèbre : pendant plus de lo minutes un
nègre l'a contemplée, bouche béante et avec une
indescriptible stupéfaction; il ne pouvait se figurer
à quoi servirait le tricot qu'elle maniait si habilement ;
portant une espèce de mouchoir en bouche, tantôt
il montrait son pantalon, tantôt sa veste; nos bruyants
éclats de rire n'étaient pas en état d'altérer son sérieux.
La scène eut duré encore si le médecin n'eut signifié
au noir de se retirer. Ah! c'est qu'une paire de bas
n'a jamais fait partie du trousseau d'un nègre m.onro-
vien.
2^ Juin. Fête dit Sacré-Cœur. C'est bien aujourd'hui
que nos cœurs sont à la chère Maison-mère pour
fêter le grand Maître, Protecteur et Père de • notre
Congrégation bien-aimée! Le velours et les fleurs
reparaissent sur l'autel, avec une ferveur toute spé-
ciale nous entendons les trois Messes, nous recevons
le bon Jésus dans notre cœur. Il est vrai, nous ne
pouvons donner à la fête autant de solennité exté-
rieure que si nous étions dans la patrie, mais le bon
Maître considère notre bonne volonté et n'exaucera
pas moins nos vœux ardents pour cette grande famille
des Sœurs de Charité à laquelle, plus que jamais,
nous sommes fières d'appartenir! Puissions-nous tou-
jours nous montrer dignes de cet honneur, dignes
de tous les bienfaits dont nous sommes l'objet, dignes
surtout de toutes les grâces que notre divin Epoux
nous a ménagées afin, qu'avec nos bien-aimées Con-
sœurs, nous soyons la consolation de nos dignes
Supérieurs et la joie du Sacré Cœur de Jésus!'
29
Arrivée à Accra
Dimanche 26 Juin. Nous arrivons à Accra, sur
la Côte d'or. La ville forme deux parties distinctes
reliées par une spacieuse avenue qui, splendidement
éclairée le soir, apparaît au loin comme un sillon
lumineux. La plupart des habitants sont protestants
ou mahométans; il y a quelques catholiques, mais en
nombre encore trop restreint pour y établir une station
de Missionnaires. Le costume des indigènes est encore
plus primitif qu'à Monrovia. Ici, plus d'embarcations
à rames. Les navigateurs se servent de pagaies dont
la forme varie suivant les peuplades. Et avec leurs
pagaies, ils vous rament en mesure, chantant, mais
à leur façon, quelque joyeux air de nautonnier.
Le lendemain, nous quittons Accra et nous voguons
à la garde de Dieu vers les embouchures du Niger.
Ici, c'est de « Gare à vous, capitaine! » car la mer si
calme cache de redoutables bancs de sable où plus d'un
navire vint se briser!... La chaleur est assez tem-
pérée, un léger nuage nous dérobe aux rayons du
brûlant soleil, c'est un temps à souhait pour aller....
laver! On nous donne gratis eau et savon au choix,
et nous voici à la besogne, au grand ébahissement
des noirs qui ne savent pas encore comment on lave
en Belgique! Laver, rincer, sécher, plier et remettre
en place tout se fait en un seul jour sur un bateau
« à vapeur ».
Ainsi nous passons le Niger. Quel fleuve magni-
fique! Trois fois aussi large que l'Escaut devant
Anvers, il est parsemé de petites îles verdoyantes :
ce sont de riants bosquets où des milliers d'oiseaux
chantent la gloire de Celui qui a créé toutes ces
merveilles et qui, hélas! est encore si peu connu
dans ces régions où Satan règne en maître!...
Le 28, nous arrivons à Bagomna, centre de quel-
30
ques factoreries. Nous y jetons l'ancre jusqu'au len-
demain pour avoir le plaisir d'y saluer un compatriote
qui, à bord de « l'Anna Woermann .y, s'apprête à
rentrer dans sa patrie. Le géomètre, natif de Turnhout,
pendant un séjour de 3 ans, n'a été malade qu'une
seule et unique fois! Bon défi à ceux qui disent tant
de mal du Congo!...
Le 2ç, nous poursuivons jusqu'à Bakana. Ici,
rien de marquant!
. Arrivée à Calabar
Le Vendredi, i' fuillet, nous abordons à l'Ancien
Calabar, qui mérite bien une petite halte. La ville,'
située au pied d'une montagne, est presqu'entièrement
formée de huttes de nègres, mais sur les bords du
fleuve sont établies de nombreuses et importantes
factoreries. A Calabar, on se chauffe pour rien!
Depuis dimanche, nous avons été obligées de prendre
notre accoutrement de Missionnaires du Congo. Ici,
je foule pour la première fois la terre ferme du
continent africain (Madère, Ténérife, Gorée ne sont
que des îles) et comme le cœur me battait! Et la
première physionomie vivante que j'aperçois c'est :
un âne blanc au service d'une des factoreries. Quelle
rencontre!... Un peu plus loin, nous voyons quelques
pauvres négresses à demi-vêtues qui vendent des
fruits. Pauvres âmes ! elles ont un air si triste, si
abattu, oh! sans doute, elles ne connaissent pas encore
le bon Dieu, source de toute consolation!
A l'ombre de notre parasol, nous gravissons la
montagne dont le sommet est occupé par le Consulat
anglais, vraie résidence seigneuriale que ma plume
ne réussirait pas à vous décrire.
Du haut de la colline, le panorama est admirable,
31
nous essayons d'en prendre une vue photographique
et puis, nous nous dirigeons vers l'intérieur de la
ville par ce qu'on appelle ici une grande route (et
ce qu'en Flandre on ne compterait que pour un
humble sentier); à travers bois et broussailles, nous attei-
gnons l'imposante cité. A notre aspect, un noir
s'élance hors de la première hutte en s'écriant :
« Catholique! oh! Catholique! » et il nous presse la
main avec effusion. C'est le seul converti de l'endroit,
naguère il séjournait à Sierra-Leona, et c'est là
qu'il reçut la grâce du S' Baptême. Notre nouvel ami
nous accompagne en ville. Les enfants y fourmillent.
Les huttes sont construites en bois de palmier ou
de bambou. Une ouverture de hauteur d'homme y
fait l'office de porte. A l'entrée, vous remarquez
coqs, poules, canards, oies, chèvres, etc. qui ont libre
accès dans le palais où leurs maîtres sont accroupis
auprès d'un feu dont l'épaisse fumée supplée aisément
à la flamme absente! Et dire que, pour arriver à
ce degré de soi-disante civilisation, les protestants
ont établi là une Mission depuis près de 40 ans!
Quelle honte pour nous, si nous n'obtenions meilleur
résultat! Mais non, avec la grâce de Dieu, nous
travaillerons, nous nous sacrifierons et Jésus fécondera
nos labeurs pour sa gloire et pour le salut des
âmes!
Au retour, nous allons saluer Monsieur le Consul
anglais et y échanger quelque monnaie. Nous y
recevons le meilleur accueil. Il ne saurait en être
autrement, car un blanc, à quelque nation qu'il
appartienne, se réjouit toujours en rencontrant ici
un autre frère d'Europe.
Voilà notre curiosité dûment satisfaite et nous
remontons à bord vers 6 heures.
Smnedi 2 /îiilleL Nous quittons Calabar et nous
voguons lestement.
32
^ /uillet. Aujourd'hui, grande solennité maritime!
C'est le moment du fameux baptême bien connu
de tous ceux qui passent l'EquateUr! Vers midi,
arrive sur le pont le dieu Neptune avec son cor-
tège : ministres, officiers, pompier, barbier, etc. Deux
hommes de l'équipage passent d'abord sur le banc
de torture. Ils sont noircis, rasés, inondés ! Les Pères
Wolters et De Cock sont appelés à comparaître,
on les traite avec un peu plus de respect, on les
revêt d'un imperméable pour faire leur toilette à la
Neptune. Après qu'ils ont gaîment reçu leur douche,
le R. P. De Deken paie le rachat de ses autres
compagnons et des cinq Sœurs. Les matelots ne
résistent pourtant pas au plaisir de nous surprendre
l'une après l'autre par une petite aspersion qui ne'
fait pas le compte de nos guimpes. Enfin tout se
remet et nous gardons un joyeux souvenir de notre
baptême du 4 Juillet 1892.
Le soir, nous sommes en vue de Sette-Lama
{Congo français). Nous y faisons halte la nuit,' mais
n'avons pas le loisir d'aller y voir la Mission desservie
par les Pères du S' Esprit. Avant de lever l'ancre,
nous recevons la visite de quelques Français et nous
avons occasion de juger que les nègres congolais
surpassent en laideur tous les noirs que nous avons
rencontrés jusqu'ici; ceux du Congo belge, nous
dit-on, ne sont guère ni plus attrayants, ni plus
propres. Ces pauvres malheureux sont sujets à
d'horribles plaies provoquées par la plus légère bles-
sure. Notre bon docteur allemand nous initie au
traitement de ces plaies et Sœur Albanie prend
bonne note de ces précieux renseignements qui nous
deviendront si utiles.
Demain nous serons à Loango et Vendredi nous
mettrons pied à terre sur les rives du Congo! Arrivées
à destination, nous nous empresserons de vous annon-
cer notre bonne arrivée.
33
Nous estimons devoir à vos ferventes prières
notre traversée exceptionnellement heureuse! Vous
remerciant avec effusion de vcs pieux souvenirs, nous
vous assurons des nôtres et le grand Océan qui
maintenant nous sépare n'arrête pas nos coeurs pressés-
de vous réitérer l'hommage de leur profond respect
et de leur filial attachement.
Sœur Marie- Godeliève
34
2' Xeftrf
SOMMAIRE : Arrivée au Congo. — Réception chez
les Consœurs à Moanda
Moanda, 75 /utllet i8ç2
Chère et digne Révérende Mère,
RACES soient rendues à Dieu ! Vos cinq enfants
parties de Gand le 6 Juin ont abordé saines
et sauves le 10 Juillet à Banana, après une
traversée exceptionnellement heureuse.
Le R. P. Huberlant, Provicaire apostolique du
Congo, vint nous recevoir au débarcadère, et son
accueil paternel nous fut une compensation à la
peine que nous éprouvions de quitter le bon capitaine
de « l'Ella Woermann ». Ce dernier, tout protestant qu'il
soit, non content de nous avoir prodigué au cours
du voyage les attentions les plus délicates, a tenu
à nous donner une dernière marque de sympathie
en nous gratifiant de dix kilos d'excellent bœuf, d'une
vingtaine de bouteilles de bière, de plusieurs bou-
teilles de vin et d'une provision d'allumettes. Que
Dieu le récompense en lui faisant connaître la vérité,
l'homme généreux qui pleurait en nous voyant
quitter son bord! Nous logeâmes à l'Hôtel de Banana,
et nous nous dirigeâmes le lendemain, en suivant la
35
plage, vers le couvent de nos Sœurs de Moanda.
A tour de rôle, nous marchions à pieds ou montions
qui une ânesse, qui un ânon, tandis qu'un gros
baudet portait nos valises. Après deux heures de
marche joyeuse, nous rencontrâmes nos chères Con-
sœurs. On ne décrit pas des scènes de ce genre,
les élans de joie et de dévouement, les questions
des anciennes, les réponses des nouvelles! Ah! qu'il
fait bon s'aimer en Dieu et se sacrifier ensemble
au salut des pauvres noirs que Dieu a aimés jusqu'à
mourir pour eux!
Peu après nous entendons retentir la cloche du
couvent; du milieu des palmiers, celui-ci émerge
pavoisé de drapeaux et d'oriflammes, orné de chro-
nogrammes et de guirlandes. Les portes de la cha-
pelle s'ouvrent devant nous et, agenouillées devant
l'autel, nous chantons à pleine voix le Te Deum
d'actions de grâces; puis nous pénétrons dans le
couvent, et nous voilà installées au Congo, pour y
vivre et travailler, pour y souffrir et mourir, si Dieu
le juge bon.
Nos Sœurs aînées ont orné la chapelle encore
inachevée de la façon la plus charmante. Les poutres
et les solives du toit sont cachées par des draperies
rouges; une belle image du Sacré-Cœur exposée
au-dessus de l'autel, ressort vivement d'un nuage de
flanelle blanche; des fleurs sans cesse renouvelées,
une exquise propreté : tout témoigne de l'amour qui
brûle au cœur de nos Sœurs pour leur divin Epoux,
le Dieu du Tabernacle. Malheureusement les orne-
ments nécessaires au saint Sacrifice et les draperies
se détériorent bien vite au Congo, par le fait des
insectes et de l'humidité. Au départ, vous m'avez
engagée, chère Mère, à demander avec confiance ce
que je jugerais nécessaire. Nous serions donc bien
heureuses de recevoir de nouveaux ornements, et
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aussi un encensoir — nous n'en avons pas — et
aussi — oh! ne faites donc pas de grands yeux! ~
un ostensoir devant lequel nous prierons le Bon Jésus
du Congo de bénir notre Mère et nos Sœurs de
Gand.
Nous sommes arrivées à la meilleure époque
pour nous acclimater, l'hiver congolais. Les nuits
sont fraîches, l'air est très-sec et la chaleur ne dépasse
guère celle de nos belles journées du mois de juin,
A l'ouverture de nos caisses, j'ai trouvé mes
appareils et ingrédients de photographie en fort bon
•état, je vais donc être en mesure de vous envoyer
bientôt des spécimens de mon talent.
Sœur Marie-Godeliève
37
SOMMAIRE : Départ pour la. Mission de Nemlao
Nevilao, 2j Août i8ç2
Mes Chères Consœurs,
E 25 Juillet, nous sommes allées au nombre
de cinq, sous la conduite du R. P. Huber-
lant, au village de Nemlao, situé à 3 lieues
de Moanda. Nemlao est le siège d'une mission catho-
lique, abandonnée, il y a deux ans, par les Pères
français du S'. Esprit, et que desserviront dorénavant
les Pères de Scheut. Nous emploierons quelques
semaines à mettre tout en ordre dans la maison;
après quoi, nous nous rendrons à Boma où tout est
disposé pour une troisième résidence des Sœurs.
Disons quelques mots de ce qu'on vient de nous
donner à débarbouiller. Nemlao, situé sur une hauteur
d'un sol très-fertile, est entouré par une ceinture
verdoyante de splendides palmiers. Malheureusement
l'accès n'en est pas très-facile, parce qu'un marais
fangeux, large d'environ cent mètres, étale entre la
butte et le rivage où nous abordons, la luxuriante
végétation de plantes aquatiques aussi bizarres
que gigantesques. Au prix de longs labeurs, les.
Pères français ont jeté à travers cette infecte sentine
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une route large et solide. Montons maintenant à
l'escalade de la colline; au haut nous trouverons tout
d'abord une construction percée de deux portes qui
sert à remiser les vivres et les caisses. Plus loin
parallèlement à cette construction, se dresse sur des
piliers de fer et entourée d'une véranda, la maison
des Missionnaires. C'est grand et inoccupé depuis
deux ans; le balai et les torchons ne manqueront
pas de besogne.
Au deuxième dimanche qui suivit notre arrivée
le R. P. F. Garmyn, pour nous donner quelque peu
de distraction, nous conduisit au village païen. La
première construction qui s'offrit à notre vue fut un des
palais du roi de Nemlao. Sa Majesté, étendue sur une
natte, se leva à notre approche, nous fit de grands
saints, nous présenta sa large patte noire et nous
mena vers son second palais. On y pénètre par un
corridor dont les murs sont faits d'un clayonnage
en feuilles de palmiers, pour déboucher ensuite dans
une. vaste cour au milieu de laquelle se dresse un
hangar où l'on a enfumé pendant trois mois, afin
de le conserver par dessication, le corps du roi
défunt. C'est dans cette cour que le souverain actuel
tient ses palabres, rend, la justice et occupe une
maisonnette où réside sa famille. Le mobilier de ce
palais n'est pas très-compliqué : deux chaises, une
natte servant de lit et des estampes européennes
piquées aux parois. Avant d'entrer dans cette somp-
tueuse résidence, nous remarquons une statue informe,
fichée dans le sol et toute criblée de flèches. Le
roi nous explique que c'est le médecin de la cour.
Est-on malade, il suffit d'une offrande quelconque
faite à ce mannequin pour être certain d'une prompte
guérison, La Majesté fut un peu déconcertée de
nous voir rire de ce système thérapeutique. De
là, nous • allâmes visiter le reste du village, en
39
franchissent les hautes herbes et les broussailles, car
les rues n'existent pas. Les cabanes sont semées ça et
là, à l'aventure, et la plupart semblent être sur le point
de s'écrouler, tant elles penchent à droite ou à gauche^
Aussi, sommes-nous un peu étonnées d'apercevoir
cinq cabanes assises bien verticalement et formant
une enceinte circulaire au milieu de laquelle est
assis sur une natte le premier Ministre du Royaume.
Son Excellence est vêtue d'une pièce de coton colorié,
la tête couverte d'un bonnet turc, les poignets et
les chevilles chargés de lourds anneaux. Le person-
nage a devant lui un gobelet qui lui sert à boire
de l'eau et une sorte de balai en feuilles de palmier.
Il nous salue amicalement et ordonne d'amener en
notre présence deux de ses cinq femmes. Ces créatures
nous saluent timidement et vont s'asseoir sur deux
tabourets, à distance respectueuse. Je demandai si
cette timidité n'était pas causée par le balai. — Pas
précisément, répondit son Excellence, cet instrument
me sert à chasser les moustiques, pourtant si mes
femmes ne venaient pas assez vite à mon ordre,
vous comprenez!
N'allez pas croire d'après tout cela que ces
minuscules potentats n'aient aucune idée de politesse
et de civilisation. Nous avions fait visite au roi de
Nemlao: il tint à honneur de nous faire la même
civilité. Peu de jours après, vers 8 heures du matin,
j'entends un bruit de pas sous la véranda. Je sors
et me trouve en présence de Sa Majesté accom-
pagnée de son fils. Le roi était en grand uniforme :
pagne rouge, veste noire, casquette de collégien,
anneaux d'argent aux bras et aux jambes, dix colHers
de perles, un chapelet de Lourdes, un couteau avec
fourreau et manche en argent et enfin le sceptre
royal, long bâton orné de clous en cuivre et surmonté
d'un magot sculpté.
40
Je parlais tout à l'heure de politesse, je dois me
rétracter un peu, car la visite du monarque n'était
pas tout à fait désintéressée. Après que je lui eus pré-
senté une chaise et tiré ma révérence, nous entamâmes
la conversation plus par gestes qu'en paroles, parce
que je ne suis pas encore très-ferrée en Congolais*
Nous finîmes par nous comprendre très-bien. Sa
Majesté a décidé que désormais la reine, sa première
femme, ne portera plus de pagne, mais bien une
robe à l'européenne. En conséquence, le roi déballe
une pièce de coton dont il désire que nous fassions
une robe à sa royale moitié. Et voilà comme quoi
nous sommes devenues les tailleuses de la cour de
Nemlao. C'est avec du miel qu'qn prend les mouches :
nous ferons la robe et la garnirons de force colifichets.
Sœur Marie-Godeliève
^
41
BBiIBBarVClBI
4' mtvi
SOMMAIRE: « Sœur Marie Godeliève fait part de ses
prejiiières impressions de Missionnaire »
• Nemlao, le 21 Octobre 18 ç2
Chère Révérende Mère,
NE mère s'intéresse aux moindres détails de
la position de ses enfants. Je vous dirai donc
que nous avons à la mission des chèvres,
des poules, des moutons, et que des oiseaux parés
des plus brillantes couleurs voltig-ent et gazouillent
dans les bocages qui nous environnent. Malheureu-
sement les serpents sont assez communs dans la
région, les singes abondent et sont d'une telle inso-
lence qu'ils viennent piller les fruits de nos champs.
C'est grand dommage qu'il n'y ait point parmi nous
quelque Diane chasseresse, car on prétend que la
chair de ces voleurs est excellente.
Vous pensez bien, chère Mère, que je ne vais
pas vous faire un cours d'histoire naturelle à propos
de toutes ces bêtes bonnes ou mauvaises, mais que
je vais plutôt vous parler de notre trésor à nous,
des chères petites sauvagesses que l'on nous a données
a éduquer.
Le bon Dieu bénit visiblement nos efforts, car
42
Les Sœurs de la Charité à Nemlao
après un séjour de quelques semaines chez nous,
ces chères enfants nous donnent déjà bien des con-
solations. Leur piété surtout est frappante. A les
voir agenouillées comme des chérubins de bronze,
les yeux fermés et les mains jointes, réciter le Pater
et l'Ave, le cœur le plus dur se sentirait ému. Et
avec quelle ardeur elles se livrent à l'étude des autres
prières et du catéchisme, afin de recevoir au plus tôt
le Baptême! Enfin, ce qui est bien caractéristique,
dès que je leur eus mis au cou une médaille de la
Sainte Vierge, elles se dépouillèrent aussitôt de leurs
colliers de perles et de coquillages, préférant à ces
ornements l'image de celle qu'elles savent mainte-
nant être leur Mère du Ciel. Elles raffolent également
des cantiques que nous leur enseignons en l'honneur
de Marie; malheureusement, nous manquons, pour
diriger ces chants, d'un instrument de musique; si
donc, vous connaissez en Belgique une personne
disposant d'un harmonium dont elle ne se sert plus,
allez lui dire tout bas à l'oreille de nous céder
l'objet, le bon Dieu soldera pour nous en paradis
et nos fillettes payeront un gros intérêt en prières
quotidiennes.
D'après ce que je viens de dire, n'allez pas conclure
que nos enfants soient déjà civilisées, modestes et
polies à l'égal des pensionnaires d'un couvent euro-
péen. Passer du paganisme le plus grossier et du
ca)inihalisinc aux mœurs chrétiennes, ce n'est pas
l'œuvre d'un jour; d'autant plus que nos élèves appar-
tiennent à une des tribus les plus sauvages du Haut-
Congo. C'est ainsi qu'aux premiers jours de leur
arrivée, j'en ai surpris plusieurs qui, mangeaient du
sable, d'autres qui dévoraient comme friandises des
souris mortes, des vers de terre et des limaces.
C'est pis encore au point de vue moral. Le
mensonge et le vol semblent tellement faire partie
43
de la nature des nègres qu'ils les regardent comme
des talents, sinon comme des vertus. Au commence-
ment de leur séjour ici, beaucoup de mes enfants
s'enfuyaient le soir pour aller dévaster les champs
de mais. Hier soir, la lune en son plein leur rappe-
lant les danses et les chants nocturnes de leur pays,
je leur permis d'exécuter autour de moi leur
sarabande nationale. Et les petits corps noirs s'agitaient
avec une frénésie à faire peur, tandis que des cris
perçants alternaient avec des chants dont la nourri-
ture et la boisson étaient le thème invariable.
Je dois avouer cependant que ce caractère sauvage
cède peu à peu la place à des habitudes plus policées.
Dès maintenant, nos fillettes rougiraient de profiter
des ténèbres pour se livrer à la maraude ou de
manger des choses auxquelles nous leur avions
défendu de toucher. Un tel résultat obtenu en si
peu de temps nous fait espérer qu'avec de la patience
nous ferons de nos petites sauvagesses de bonnes
et ferventes chrétiennes.
Il est des choses cependant que notre pauvreté
et les exigences du climat nous empêcheront de
réformer à fond. C'est ainsi que le costume de nos
orphelines se compose d'un simple pagne, brasse
d'étoffe bleue qui les entoure depuis les aisselles
jusqu'aux genoux. Leur nourriture, également très
simple, se compose de riz, de haricots, de grappes
de maïs qu'elles cuisent ou rôtissent sans les égrener.
Pour toute batterie de cuisine, elles ont une mar-
mite et des boîtes à conserves, de cuillères ou
fourchettes il n'en est pas question ; dès que la
pitance est cuite à point, une portion est déposée
sur le bois de la table en présence de chaque con-
vive; on dit la prière avant le repas et les cinq
doigts noirs ont bientôt fait de rafler jusqu'au dernier
grain de riz.
44
En classe, où je suis leur maîtresse, je puis vous
assurer que nos négrillonnes sont attentives et
appliquées, à rendre des points aux jeunes filles
européennes les plus studieuses.
Ah! j^allais oublier un détail encore. Je disais
tout à l'heure que mes élèves n'étaient vêtues que
d'un pagne, je me trompe, car elles sont tatouées
des pieds à la tête; le front, les bras, là poitrine,
le ventre, le dos et les jambes, tout est couvert
d'incisions et de boursouflures. Quelques-unes ont
jusqu'à dix trous dans le lobe de chaque oreille,
tandis que d'autres ont de semblables ouvertures dans
les lèvres. Les unes et les autres ont grand soin
de passer de temps en temps un bâtonnet dans
chacun de ces éléments de beauté, afin d'en empêcher
l'oblitération. Il en est aussi qui portent aux bras
et aux jambes des anneaux en fil de cuivre ou de
plomb, ou même des ceintures de même matière, et
toutes sont très fières de cet attirail. Avec la grâce
de Dieu, nous tâcherons de leur apprendre qu'à la
jeune fille chrétienne, noire ou blanche, il n'est telle
parure que la modestie.
Sœur Marie-Godeliève
^
45
5= ttttvi
SOMMAIRE : Première Nuit de Noël au Congo
Nemlao, 22 Janvier 18 çj
Chère Supérieure,
L n'y a pas que de mauvaises nouvelles au
Congo : je suis heureuse de vous faire part
d'une double cérémonie qui a grandement
réjoui le cœur de vos enfants de Nemlao, à savoir
la célébration de la fête de Noël et le baptême de
sept jeunes négresses.
Des poètes chrétiens ont chanté dans leurs vers
les gloires de la triomphante nuit où naquit le Sauveur;
je n'ai nullement la prétention de marcher sur leurs
traces et dirai seulement l'impression que m'a faite
la Noël à Nemlao, la première Noël des Sœurs de
Charité volontairement exilées sur les rives du Congo.
Dès la veille, tous nos gens, hommes et femmes,
s'étaient ingéniés à donner un air de fête à tout le
domaine de la Mission; des feuilles de palmier jon-
chaient le sol, des guirlandes de fleurs se balançaient
de toutes parts, des étoffes drapées faisaient à notre
chapelle un luxe qui rappelait la chrétienne Europe.
Mais voici qu'a sonné le premier coup de minuit.
A ce signal, de gros pétards éclatent, illuminant
46
la nuit de rouges éclairs; le tam-tam gronde sour-
dement, tandis que s'élève dans le lointain un chan^
d'une mélodie suave, dont les notes harmonieuses
deviennent plus distinctes à mesure que les exécu-
tants se rapprochent de nous. Nos jeunes nègres,
figurant les bergers de Bethléhem, sont partis de
l'extrémité de la Mission et viennent à nous d'un
pas rythmé, en lançant aux échos étonnés le cantique
bien connu : « Les anges dans nos campagnes. »
Bientôt après, le R. P. De Cock entonne le solen-
nel Gloria in excelsis, la victime sainte descend sur
l'autel et voit réunis à ses pieds et plongés dans
le plus profond recueillement une foule de pauvres
noirs, plus malheureux, à coup sûr, que les bergers
de Bethléhem, puisque la plupart sont encore païens.
A 8 heures du matin, l'affluence n'est pas moins
grande aux trois Messes célébrées successivement
par le R. M. D'Hooghe. A ces cérémonies religieuses,
les nègres font ensuite succéder leurs danses indi-
gènes, exécutées au son du tam-tam., accompagnées
des grimaces et des cabrioles les plus divertissantes.
Ces pauvres gens paraissaient être heureux comme
ils ne l'ont jamais été, et je suis certaine qu'ils gar-
deront de la Xoël chrétienne un souvenir qui ne
pourra qu'influer grandement sur leur conversion.
Le 6 Janvier, jour de l'Epiphanie, nous eûmes
une autre joie : nous offrions à notre Epoux céleste
un présent plus agréable à son cœur que l'or, la
myrrhe et l'encens présentés par les Mages : sept
petits anges — tout noirs, sans doute, mais anges
tout de même — que nous avions préparés au Baptême.
Afin de produire sur les nègres du voisinage
une impression plus profonde, nous avons voulu
rehausser par tous les moyens l'éclat déjà si imposant
des cérémonies de la liturgie chrétienrîe.
Dès la veille, tous les bâtiments de la jMission
47
étaient pavoises. Au faîte à côté du pavillon étoile
de l'Etat indépendant, l'étendard de la Mission dérou-
lait sur fond blanc sa belle croix bleue. De grand
matin, le canon se mit à gronder par intervalles
réguliers. A lo heures, nos nègres, rangés en cortège,
croix en tête, se rendirent à l'école pour y prendre
les sept postulantes et les conduire processionnelle-
ment à la chapelle.
Ces dernières furent d'abord arrêtées sous le
porche par le Prêtre officiant qui accomplit sur elles
les cérémonies de l'exorcisme. Le cortège s'étant
ensuite dirigé vers les fonts baptismaux, l'immense
assemblée suivit tous les détails de l'acte imposant
avec une attention qui se changea bientôt en une
émotion presque poignante, tant elle était vive, lorsque
les enfants furent conduites au pied de l'autel pour
y recevoir, comme symbole de leur régénération, la
robe blanche des Vierges et des enfants de Dieu.
Tous les païens présents semblaient envier le
sort des sept privilégiées. Au sortir de la chapelle,
je n'entendis qu'un cri : « Ma Sœur, ma Sœur, quand
donc pourrai-je aussi recevoir le Baptême? »
Vous le voyez, les petites affaires des petites
Sœurs de Nemlao ne vont pas trop mal, et j'espère
pouvoir bientôt vous annoncer de nouveaux triomphes
de la gloire Dieu.
Sœur Marie-Godeliève
48
Bois de la Mission de Moanda
6^ ÎTrfïrt
SOMMAIRE : Baptême de mourants. — Soins donnés
aux malades. — Madam.oiselle Tonnerre-
Nemlao, 24 Mars i8çj
Chères Consœurs,
ÉciDÉMENT le bon Maître paraît vouloir traiter
ses petites servantes en enfants gâtées ! En
effet, tandis que d'une part nos négrillonnes
de la chère mission de Nemlao se forment peu à
peu à la vie chrétienne et apprennent à aimer de
tout cœur le Dieu naguère inconnu, d'autre part
que nous voici bien acclimatées et jouissant toutes
d'une excellente santé, nous sommes à même de
nous rendre dans les villages voisins, à l'effet d'y
visiter les malades, de soulager et de baptiser les
moribonds. Les nègres, d'ailleurs, n'ont plus de pré-
ventions contre les Mères blanches; nous ne sommes
plus pour eux les spectres effrayants dont l'apparition
faisait fuir des villages entiers; on nous reçoit main-
tenant comme des anges du ciel, on a confiance en
nos remèdes, on vient de bien loin implorer nos soins.
C'est ainsi qu'il y a peu de jours, on vint deman-
der notre secours pour une femme qui agonisait au
"village de Nfoukou, à une bonne lieue de la ÎMission,
49
Sœur Marie qui parle déjà très bien la langue Fiote
et Sœur Albanie, notre pharmacienne, la Nganga
— comme disent les nègres, — se rendirent à l'endroit
désigné, trouvèrent une malheureuse négresse qu'une
attaque d'apoplexie avait privée de l'usage de la parole,
mais possédant encore pleine connaissance, et se
mirent à prodiguer leurs soins à la malade en pré-
sence de nègres émerveillés de tant de charité.
Nos Sœurs, convaincues que la pauvre créature
touchait à sa fin, lui exposèrent les points essentiels
de notre foi, lui demandant ensuite si elle ne con-
sentirait point à recevoir le baptême. La mourante
éclairée par la grâce, fit un effort suprême et balbutia :
Mboté, Mboté, (volontiers, volontiers) ! L'eau sainte fut
aussitôt versée sur son front, et la païenne de tout
à l'heure devenue la chrétienne Marie-Vincent se
sentit si heureuse, qu'à défaut de paroles, elle témoigna
la joie dont son cœur débordait par les gestes les
plus expressifs et un sourire qui ne quitta plus ses
lèvres, jusqu'au moment où elle rendit le dernier
soupir pour aller rejoindre au ciel les anges devenus
ses frères.
Aussitôt après, Sœur j\Iarie demanda permission
d'enterrer la défunte au cimetière de la Mission. —
Non, répondirent les assistants, nous irriterions notre
grand fétiche et nous ne pourrions plus obtenir de
pluie! — Comment! riposta la Sœur, vous vous trom-
pez, mes bons amis; la pluie, c'est le Dieu tout-
puissant que nous adorons qui la fait tomber. — Cette
réponse donna lieu à une longue discussion entre
les noirs; mais, finalement, les pauvres gens ne purent
secouer leurs craintes ridicules. Daigne le Dieu de
lumière éclairer bientôt ces aveugles!
Autre cas du même genre. Vendredi dernier^
un noir de notre village se trouvant à la mort, un
de nos chrétiens parvint à s'introduire dans sa case
50
et à le préparer au baptême. M. Janssens se trou-
vant de passage à la Mission, fut prié d'aller ondoyer
le moribond, et celui-ci mourut la nuit suivante, au
milieu des transports d'une joie qu'il ne savait
comment manifester. Le lendemain, le frère du
défunt vint nous demander : — Où pensez-vous que
soit maintenant mon frère? — Au Ciel, répondit Sœur
Albanie, et soyez certain, mon bon ami, qu'il y est
plus heureux que jamais nègre ne le fut en ce monde.
L'homme nous regarda, tout ahuri, tandis qu'une
lueur d'espérance brillait dans ses yeux.
Vous voyez donc les fruits de salut que pourraient
produire nos visites à domicile, si nous étions assez
nombreuses pour nous rendre à tous les appels
qu'on nous adresse. Ah! c'est bien ici qu'il faut dire
avec l'Evangile : la moisson est grande, mais les
ouvriers sont rares! L'autre jour encore, nos Sœurs
arrivèrent trop tard près d'un pauvre enfant qui
venait d'expirer. Elles exprimèrent aux parents le
vif regret qu'elles éprouvaient de n'avoir pu donner
à leur fils son passei^port pour le Ciel. La mère,
profondément affligée, promit formellement de nous
avertir au plus tôt si pareil cas se présentait encore
chez elle ou parmi ses connaissances.
Indépendamment des visites que nous faisons
aux mourants, nous traitons à la Mission même un
grand nombre de malades. Tous les matins, nous
voyons accroupis devant la résidence, une foule de
malheureux qui implorent les bons soins de notre
Nganga, la plupart pour des plaies si horribles qu'on
n'en a pas l'idée en Europe. Ces pauvres gens ne
savent comment nous témoigner leur reconnaissance
et en viennent peu à peu à estimer notre sainte
religion. Or, au point de vue des conversions, c'est
un immense résultat. Nous semons maintenant ; bientôt
nous récolterons. Puasse Dieu que la moisson soit
51
Lettres de Sœurs Marie- Godeliève
abondante; c'est la seule récompense que nous Lui
demandons.
Je vous disais tout à l'heure que notre Orphelinat
nous donnait les plus douces consolations. Permettez-
moi de vous conter à ce sujet l'histoire de l'aînée
de nos négrillonnes qui porte le nom terrible de
Nboula (Tonnerre). Agée d'environ 12 ans, elle fut
jugée trop grande par les agents de l'Etat pour être
admise dans la caravane de fillettes qu'on nous
expédiait du Haut- Congo, C'est qu'en effet les
femmes sont très précoces en ces parages, et beau-
coup de païennes sont déjà perdues de mœurs à
l'âge où l'on fait en Belgique la première Commu-
nion! Nboula fut donc rebutée; mais après un jour
de navigation, on fut stupéfait de la trouver dans
la bande dont on avait voulu l'exclure et les agents,
touchés de compassion, lui permirent de rester.
Toutefois, le Docteur Etienne, qui nous la présenta,
eut soin de nous la recommander d'une façon toute
spéciale, afin qu'elle ne corrompît point nos autres
fillettes.
Eh bien, le croiriez-vous, la mauvaise Nboula est
devenue le modèle de l'orphelinat. Elle n'a point encore
reçu le baptême, mais elle le désire avec une ardeur
sans pareille et ne cesse de prier pour l'obtenir. Le
isoir, tandis que ses compagnes dorment à poings
fermés, Tonnerre, agenouillée sur sa couchette, défile
chapelets sur chapelets, afin que sa Mère du Ciel,
comme elle dit, dise à Jésus qu'on doit bien faire
de Nboula une chrétienne. Elle s'ingénie d'ailleurs à
nous rendre tous les services possibles. La Sœur
surveillante, doit-elle s'absenter un instant, Nboula
la remplace et s'acquitte à merveille de sa fonction.
L'une de ses compagnes est-elle mise en pénitence,
Nboula est plus affligée que si elle-même était punie
et ne veut plus jouer avant d'avoir obtenu le pardon
52
de la délinquante. Aussi gaie que pieuse, elle ne
cesse de chanter du matin au soir les pièces et les
cantiques que nous lui avons enseignés. Lorsqu'elle
est à la lessive avec les Sœurs, elle se plaît à lancer
continuellement et à haute voix de ferventes oraisons
jaculatoires. Elle est humble à accepter avec une
patience étonnante des observations même imméritées.
Zélée comme une apôtre, elle n'a pas de plus grand
plaisir que d'enseigner aux plus petites les prières
et le catéchisme.
Et maintenant, que dites-vous de notre noire
Madeleine? Quelle que soit sa couleur, n'est-ce pas
une belle fleur à offrir au bon Dieu? Puissions-nous
posséder beaucoup de semblables tonnerres : on ver-
rait bientôt nos nègres cruels et débauchés repro-
duire la vie d'innocence et de douceur des premiers
chrétiens!
Amen ! il est neuf heures du soir et le courrier
part demain; je cesse.
Sœur Marie-Godeliève
53
r tîiîvt
SOMMAIRE : Journée de la religieuse à l'Orphelinat
de Nemlao
JVemlao, ç Juin iSçj
Chère Révérende Mère,
EUT-ÊTRE VOUS plaignez-vous de ne recevoir
que trop rarement de nos nouvelles; c'est
que la besogne ne manque pas à Nemlao;
pour vous en convaincre, je vais vous détailler
l'emploi de ma journée.
Nous sommes deux Sœurs à prendre notre repas
dans la salle qui sert à nos enfants de classe et de
dortoir. D'un côté de la place se trouvent nos lits
et quatre bancs d'étude ; de l'autre sont étendues par
terre les nattes sur lesquelles ronflent nos quarante
négrillonnes. Levées à 5 heures, nous vaquons jus-
qu'à six à la prière et à la Méditation, puis nous
éveillons nos dormeuses, qui s'agenouillent sur place,
pour réciter en commun la prière du matin. Cela
fait, chacune doit porter au dehors sa couverture
de coton pour l'aérer; on replie soigneusement les
nattes à dormir, on change de pagne, et c'est en
silence qu'on se rend processionnellement à la cha-
pelle.
54
La Sainte Messe commence à six heures et
demie. A genoux sur le plancher, mes fillettes ont
un maintien religieux qui fait plaisir à voir. A la
•consécration, c'est jusqu'à terre qu'elles baissent le
front, afin de prier pour leurs bienfaiteurs.
Vient ensuite le déjeuner, au réfectoire, où chaque
convive prend sa place sur une grosse perche qui
sert de banc. On dit la prière, on découvre la grande
marmite de riz bouilli, les portions sont distribuées
et reçues au moyen de la fourchette d'Adam et les
mâchoires vont leur train; le caquet aussi.
J'en profite pour aller prendre moi-même une
bouchée de riz, un peu de pain, de chikwangue et
de café; je conduis ensuite tout mon monde à la
source pour y puiser l'eau nécessaire à la cuisine;
puis, c'est à la forêt qu'on va chercher du combustible,
non sans se munir auparavant d'un solide gourdin
et sans avoir invoqué nos anges gardiens. C'est que
les serpents sont nombreux dans les broussailles,
mais un coup de bâton les brise comme du verre
€t jusqu'ici nous n'avons aucun accident à déplorer.
Nous n'avons rien à redouter d'autres animaux; le
chat sauvage et le chacal abondent cependant, mais
ils ne rôdent que la nuit et nous avons alors autre
chose à faire que de les empêcher de prendre leurs
ébats.
Au retour du bois, ablutions générales dans un
grand bac en zinc placé près de la source. A dix
heures et demie commence la classe; on y apprend
à lire, à écrire et compter dans les trois langues
que parlent nos mioches, le Fiote, le Ba-Ngala et
le Bayanzi. Cette différence d'idiomes n'est pas sans
nous donner de grands embarras; mais puisque
nous sommes Missionnaires, nous avons droit aux
lumières du S'.-Esprit; et s'il nous arrive, en traduisant
d'une langue dans une autre, de prononcer un mot
55
de travers, les petites gaillardes nous reprennent
aussitôt, non sans avoir ri d'abord de notre bévue.
La leçon de religion se donne l'après-midi.
C'est en ce point surtout que nos enfants nous
donnent toute satisfaction. Lorsqu'elles apprirent der-
nièrement que Jawa, leur ancienne condisciple, avait
été baptisée en Europe, ce fut une explosion d'étonne-
ment et de sainte jalousie. - Comment! disait-on,
cette Jav^'a qui nous a volé plus d'une poule, la
voilà baptisée! Est-elle donc plus sage que nous?
Ma Sœur, vous aviez dit que nous serions baptisées
dès que nous saurions les prières et le catéchisme,
eh bien, voilà que nous avons appris le Notre Père,
le Je vous salue Marie, le Je crois en Dieu, et
d'autres prières bien longues, bien longues, et sept
grandes leçons de Catéchisme : et nous ne sommes
pas baptisées, et Jawa est baptisée! Pourquoi ma
Sœur?
Mais revenons à notre ordre du jour. On dîne
à onze heures et demie et les fillettes enfournent
les pois et le poisson salé, de manière à prouver
qu'elles appartiennent à la race pour laquelle se
bourrer le ventre est l'action la plus importante de
la vie. On lave ensuite les assiettes et les cuillères,
don de Monsieur le Gouverneur; puis on va, jusqu'à
deux heures, babiller et jouer sous un gigantesque
boabab, dont le tronc mesure quatorze mètres de
circonférence. La semaine dernière, au cours de cette
récréation, je déballai une caisse de jouets envoyés
d'Europe à mes petits oiseaux noirs, il y avait deux
chevaux de bois, un âne idem, deux poupées, trois
coqs en carton, etc. etc. Un Australien visitant
l'Exposition de Chicago n'eût point été plus émer-
veillé que mes fillettes. Après une stupéfaction
silencieuse, ce furent des cris, des larmes, des rires,
des bonds et des danses à n'en pas finir ; et quand
le lendemain, le prince de Croy vint nous voir,
chacune vint lui faire admirer son lot, persuadée que
l'Européen n'avait point l'idée de semblables merveilles.
Ce fut bien autre chose lorsque je reçus lundi
dernier, de Mère Elisa, une collection d'images
relatives à l'Ancien et au Nouveau Testament. Devant
ces gravures suspendues aussitôt aux murs de la
classe, ce furent des processions, des gestes effarés
d'admiration et les demandes les plus drolatiques! —
Venaient-elles du ciel ces belles moukandas?
Les chères petites nous posent d'ailleurs parfois
sur la religion des questions assez embarrassantes.
— Dieu est-Il blanc ou noir ? — Au Ciel, y a-t-il
comme au Congo des serpents et des chiques, ou
est-ce comme en Europe ou n'existent pas ces'
vilaines bêtes? Les noirs et les blancs sont-ils dans
le même Ciel? Qui donne à manger aux âmes des
Limbes, puisqu'on n'y voit ni Dieu, ni Marie, ni les
anges, ni les saints? — Et ces questions sont longtemps
débattues à la récréation avant qu'on ne vienne
nous en demander la solution!
Après une seconde classe qui dure de deux à
quatre heures, vient le travail aux champs jusqu'à
six heures. Des chansonnettes indigènes ou des
cantiques chrétiens aident à manoeuvrer en cadence
la petite houe congolaise, dont sont munies nos
sarcleuses. De six heures à six heures et demie, on
s'occupe au moyen de cruches, portées sur la tête,
à aller puiser à la source l'eau nécessaire pour
arroser les plantations.
Peu après, le soir tombe brusquement, et comme
les nuits sont fraîches au Congo, on se réunit autour
du feu pour réciter le chapelet. Que la marmite de
riz qui bout au milieu du cercle ne donne pas
quelques distractions : je ne voudrais en répondre;
mais quand le riz a été ingurgité, on répare tout
57
manquement par une fervente prière du soir, et l'on
va prendre son repos.
Vous le voyez, chère Mère, rien de dramatique
dans la journée des Religieuses de Nemlao. Lentement,
mais sûrement, leurs pupilles se civilisent et se
dépouillent de leur enveloppe païenne. Nous mettons
à ce travail toute notre bonne volonté : Dieu fera
le reste.
Sœur Marie-Godeliève
^
58
8' Xattre
SOMMAIRE : Arbres et plantes du Bas-Congo- Voyage de
Nemlao à Borna
Nemlao, 28 Jttillet iSçj
Chère Supérieure,
E vais à votre intention, coudre bout à bout
— c'est métier de femme — un tas de petites
choses. Vous ai-je déjà parlé de nos arbres
et de nos plantes? Non! — Réparons en ce cas.
A tout seigneur, tout honneur! Le géant de nos
arbres, c'est le boabab. Mais, sauf l'ombrage que
fournissent ses branches immenses, il n'est utile qu'à
deux choses : son fruit, vide de la pulpe, sert de
panier et cette pulpe est excellente... pour nettoyer
les couteaux.
Mais voici Tarbre-providence des pays chauds :
le palmier. Ses feuilles servent à une foule d'usages,
on en fait des guirlandes pour les jours de fête;
d'excellents balais, des couvertures de huttes, des
coussins que les nègres se placent sur la tête ou
sur les épaules pour transporter de lourds fardeaux.
Puis il y a son fruit; une énorme demi-lune toute
pleine de noix d'un rouge pâle qui se change en
rouge brun aux extrémités. De ces noix, on extrait
une huile fine, excellente pour la table et une huile
59
plus grossière qui sert à fabriquer des bougies et
du savon. Le palmier donne encore une sorte de
bière, le malafou, dont les nègres sont très-friands
et qui nous sert de levure pour le pain. Pour obtenir le
malafou, on pratique, à la cime de l'arbre, une incision
sous laquelle on attache une calebasse.
Le palmier n'est pas seul à nous donner ses
fruits. D'autres arbres produisent les bananes, les
papayes, des oranges, des citrons, des avocats, etc.
Et ce qui frappe le plus l'Européen nouvellement
arrivé, c'est que ces arbres portent, en même temps,
pendant presque toute l'année, des fruits mûrs, d'autres
qui sont à peine noués, et des fleurs. Les pommes
assez semblables à celles des Flandres, ont un goût
très-difiérent; une poire, jaune à l'extérieur, est rouge
au dedans; im petit fruit vert a juste le parfum de
la fraise.
Comme plantes alimentaires, on a le manioc
dont la racine, longtemps macérée dans l'eau, sert
à préparer, sous le nom de chikwangues, une sorte
de galettes; le maïs dont on fait deux récoltes par
an sur le même terrain; la patate douce, betterave
souterraine dont la chair ressemble à la pomme de
terre, tout en étant plus aqueuse; les gousses vertes
ou rouges du piment, qui remplace le poivre; des
fèves brunes, très-bonnes ; des pois, pas mauvais,
mais peu de rapport.
Les légumes européens réussissent mal dans
notre jardin ; il en est même qu'il nous est impossible
d'obtenir, par exemple : la laitue pommée, les choux,
les pommes de terre. Mais j'ai dit tout à l'heure
les compensations de la Providence.
Sautons à d'autres sujets; attachons les morceaux
à d'autres morceaux; je n'ai pas le temps de mieux
coudre.
Ma petite Jawa, qui est maintenant à Gand, ne
60
peut qu'être devenue bien sage; mais c'était, lorsque
je l'avais pour élève, la plus espiègle gamine de
tout mon noir troupeau.
On m'a demandé ce que font au Congo les
officiers et soldats belges? Les uns restent dans le
Bas-Congo, à Banana, Boma, Matadi, pour instruire
les soldats nègres; d'autres sont commis à la défense
des stations de l'Etat dans le Haut-Congo; d'autres
enfin font la guerre aux ravisseurs d'esclaves.
Dans les endroits occupés, par les Européens,
ce sont les nègres qui bâtissent les maisons, guidés
en cela par les blancs. La plupart de ces maisons
sont en fer ou en bois; on commence à bâtir en
briques rouges. Les nègres, soit ouvriers, soit sol-
dats, ne sont pas du pays seulement; il en vient
d'Egypte, d'Abyssinie, du vSénégal, du Zanzibar; et
si l'intelligence de ces moricauds laisse souvent à
désirer, ils paient largement par leur travail le kilo
de riz qui leur sert de pitance journalière.
Terminons ce méli-mélo par le récit d'un petit
voyage. Il s'agissait de traverser le fleuve, le Congo,
pour aller inspecter à Boma le local destiné aux
Sœurs. Je fus de l'expédition avec notre bonne Mère
et un négrillon de 14 ans. A cinq heures et demie
du matin, nous montions dans le canot de la Mission ;
à sept heures, nos intrépides petites rameuses nous
déposaient à Banana, où nous prîmes place sur le
vapeur Prince Baudouin. Celui-ci fit d'abord escale
à San-Antonio, en face de Banana, sur la côte
portugaise, où nous arrivâmes vers dix heures; puis
le navire reprit sa course sur le fleuve, nous permet-
tant d'admirer à l'aise une foule d'îles qu'une
végétation luxuriante ainsi que d'innombrables oiseaux
au brillant plumage font ressembler au paradis terrestre,
A travers des trouées ouvertes dans le sombre
feuillage, on aperçoit les toits gris des huttes habitées
61
par les insulaires, les canots en troncs d'arbres é vidés
qu'on a tirés sur la plage. Ici, c'est un crocodile qui
plonge avec Iracas; là, un hippopotame qui nous
regarde passer, planté sur ses courtes jambes. De
temps en temps, les nègres, cachés dans les brous-
sailles, saluent notre steamer par des cris qui
ressemblent étonnamment au hennissement des che-
vaux. Un boa d'au moins quatre mètres de longueur
franchit, en nageant, une large crique, et disparaît
dans les hautes herbes.
Mais la vue de toutes ces magnificences ne
nous a pas ôté l'appétit : ma Mère ouvre le havresac
et en retire des œufs durs, des tartines et une bou-
teille d'eau rougie. Avec cela, les petites nonnes
iront bien jusqu'à Borna, la capitale, que nous atteig-
nons d'ailleurs à six heures et demie. Durant un
quart-d'heure, nous gravissons et descendons des
monticules sur lesquelles se dressent, coquettes au
possible, les maisons des blancs, des villas entourées
de parcs fleuris. Là-haut, sur une petite montagne,
c'est l'église en fer, flanquée de la cure à la porte
de laquelle nous allons frapper.
Le Père De Cock, titulaire de cette cure, n'aura
pas volé sa place en paradis. Il est seul à s'occuper des
blancs et des noirs, de la paroisse, de l'hôpital et
d'une école modèle. Le presbytère en bois est de
belle apparence et très-commode. L'église fait bon
effet à l'extérieur, mais il est bien difficile d'orner
intérieurement des murs en tôle. A la Messe, une
chose m'a d'abord assez étonnée : les enfants chan-
tent à haute voix leurs prières durant tout le
Saint Sacrifice; mais je pense qu'on se ferait vite
à cette piété, un jreu tapageuse, c'est vrai, mais où
chacun du moins paie de sa personne.
A récole-colonie, c'est un négrillon qui fait la
cuisine et pas trop mal. Mais c'est l'hôpital des noirs
62
qu'il faut voir!. Quelle misère! Les malades, couchés
deux par deux sur des lits en bambou, sont' soignés
par des nègres dont la malpropreté dégoûterait un
vidangeur. Le médecin, noble et digne chrétien, se
dévoue autant qu'il peut; mais que faire dans ces
conditions pour les 120 noirs qui gémissent sur ces
misérables couchettes? Encore, se félicite-t-il des
résultats obtenus : naguère, ces malades étaient
couchés nus sous des arbres!
Ah! j'allais oublier de vous dire que nous
voyageons gratis sur les vaisseaux de l'Etat. — Sur
l'Akassa nous aurions dû payer le passage et deux
repas que nous avions pris. Le capitaine, qui ne
comprend cependant ni français, ni flamand, ne
voulut pas accepter un centime, bien que les nonnes
ne l'eussent salué à l'arrivée que par une légère
inclination. Que Dieu récompense ce protestant de
sa courtoise charité!
A bientôt des histoires du même genre, si celles-ci
vous plaisent.
Sœur Marie-Godeliève
63
'à^Wi
9° Wittvt
SOMMAIRE : Sœur Godelieva est désignée pour se
rendre avec quatre de ses consœurs à Luluabourg
sous la conduite du R. P. De Deken.
Matadi, /j Septembre iSçj.
Chère Révérende Mère,
EPUIS un an, nous étions heureuses de soigner
les malades qui se pressaient aux portes de
notre résidence de Memlao, et d'instruire les
jeun(\s négresses arrachées à l'esclavage dans le
Haut-Congo par nos braves soldats. Nous espérions
cependant qu'un champ plus vaste s'ouvrirait un
jour à notre zèle, et nos regards se tournaient vers
ces régions lointaines, dont on nous disait les mer-
veilles et les horreurs, où Dieu fait croître les majes-
tueuses forêts, où pullulent les plus gigantesques
animaux de la création, où d'innombrables peuplades
pourchassées par les sanguinaires esclavagistes implo-
rent le secours de nos guerriers et de nos mission-
naires. Il y a là, nous disions-nous, bien des plaies
à panser, des cœurs à consoler, des intelligences à
former, des âmes k sauver : quel bonheur si Dieu
voulait bien nous agréer pour une telle entreprise!
Eh bien, c'est fait! Le 15 Août, le R. P. De
Deken venait frapper à notre porte, et nous dépei-
64
Révérend Père De Deken
Missionnaire au Cougo
gnait la florissante mission de Loulouabourg, ajou-
tant qu'il venait chercher des religieuses pour cette
région. Si tous les cœurs tressaillirent d'espérance
et de joie, restait à savoir quelles seraient les élues.
Mère Amalia résolut de prendre avec elle Sœur
Humilienne, Sœur Albanie, Sœur Hygine et moi.
Les enfants furent conduites chez nos Sœurs de
Moanda; les bagages furent emballés en toute hâte,
et, le 2 Septembre, le Prin.cc Baudouin vint prendre
à son bord la petite caravane, tandis que notre rési-
dence de Memlao restait à la garde des chrétiens
de l'endroit.
A Banana, on nous remit de nombreuses lettres
arrivées d'Europe. Quand aurons-nous encore pareil
bonheur? Nos parents et nos amis ignorent que nous
allons nous enfoncer jusqu'au centre de l'immense
et sombre continent : adieu donc, une fois encore,
vous tous qui nous aimez; à l'appel de Dieu, nous
élargissons l'espace qui nous sépare de vous; mais
ni le temps, ni la distance n'effaceront de nos cœurs
votre souvenir chéri!
A 7 heures du soir, nous atteignons Boma, la
capitale. Le R. P. Calon nous prend au débarcadère,
pour nous conduire à la cure, où nous reçoit le
P. De Cleene. Le lendemain, 3 Septembre, le Gou-
verneur général de l'Etat nous donne audience, et,
dans les termes de la plus exquise bienveillance,
nous fait part des mesures prises par lui pour assurer
le succès de notre voyage; des ordres ont été donnés
pour nous fournir les porteurs nécessaires; des lettres
de recommandation sont déjà transmises à toutes
les stations situées sur notre parcours.
Au cours d'une visite que nous rendons ensuite
à M. le Dr Reiter, celui-ci nous comble des plus
sages conseils pour les précautions hygiéniques à
prendre durant le voyage, et sa bonne dame nous
65
force d'agréer une foule de petits cadeaux très utiles.
Le 4 Septembre, le bateau nous dépose à Matadi.
Réception flamande — on sait ce que cela veut dire
— chez le bon Père D'Hooghe. Le même soir, deux
d'entre nous vont visiter nos Sœurs de l'Hôpital de
Kikanda. J'aurais bien désiré en faire autant; mais
par suite d'un gonflement qui s'est produit au talon
droit, je suis condamnée par le docteur au repos
absolu. Le lendemain cependant, j'obtiens d'être trans-
portée en hamac chez nos consœurs. Dirai-je les
mille prévenances dont celles-ci nous ont comblées?
En remplacement des pères et des mères que nous
avons quittés pour son amour, le Dieu de bonté
nous a donné des Sœurs qui jalousent un peu, c'est
vrai, le lot qui nous est échu, mais qui s'en vengent
en se privant du nécessaire, pour rendre moins péni-
ble notre lointain voyage. Le bobo que j'avais au
pied ne tient point devant les soins dont je suis
entourée; Sœur Albanie, que la fièvre avait un peu
fatiguée, retrouve bonne mine et belle humeur ; enfin,
pour comble de bonheur, M. Buysse, aumônier de
nos sœurs, veut bien nous donner une retraite de
trois jours, d'où nous sortons alertes comme de petites
hirondelles qui vont prendre leur vol pour les pays
du soleil.
Sœur Marie Godeliève
66
*% iS^ Vp» i{f« it« ^T« aT* »> vT« 4,t» 4»t4 «SW ]SW «^tk *fk iSU »T« -1^
18^ lettre
SOMMAIRE : Voyage vers L.uluat)ourg dans le
Haut- Congo
Léopoldville, 75 Octobre i8çj
Chère et digne Supérieure,
I'est le 19 Septembre que nous avons quitté
Matadi pour entreprendre notre grand voyage
vers Luluabourg. Dès 4 heures du matin,
nous nous disposons au départ. Avant de monter
en wagon, nous entrons à la chapelle de Matadi où
la bénédiction du S^ Sacrement suit le chant du
Tantum ergo et du Laudate. En route maintenant
sous la garde de Dieu : nous allons commencer la
première étape de notre voyage par terre.
La compagnie du chemin de fer avait mis à
notre disposition deux wagons, l'un pour nous,
l'autre pour la seconde équipe de nos porteurs et
nos bagages. M. D'Hooghe photographie notre groupe,
nous donnons l'accolade d'adieu à nos Sœurs de
Kinkanda, la machine siffle, nous faisons un grand
signe de croix : en route pour Luluabourg!
Nous avons bien fait de nous armer du signe
de la Croix et de nous recommander à la protec-
tion de nos bons anges. Si l'on n'a pas la tête
07
LeiJres ne Sœurs Marù'-Gjdeliève »
solide, c'est prudence que de ne pas regarder de
côté et d'autre, tandis que le train franchit d'effroyables
ravins ou semble vouloir se ruer à travers des
montagnes de pierre.
Tantôt on roule entre les parois verticales de
rochers ouverts par la dynamite; tantôt on court sur
le flanc d'une montagne à l'opposé de laquelle le
grand fleuve coule en vagues limoneuses. Toutefois^
hâtons-nous de le dire, ce n'est qu'aux environs de
Matadi, à la tête de la ligne, que nos ingénieurs
auront à lutter contre de semblables obstacles. Après
les merveilles que l'on admire ici, le reste ne sera
qu'un jeu.
La première halte est aux Eaicx-Boiines. Plus
loin, dans une vallée coulent les eaux verdâtres de
la Mpozo, qui vont heurter plus bas les flots brunâtres
du Congo. Nous longeons cet aflluent durant quel-
ques minutes, nous franchissons le magnifique pont
suspendu qui le traverse et, par mille sinuosités,
nous arrivons à la station de Palabala.yLdi grosse
locomotive qui nous a remorquées jusqu'ici cède la
place à une plus petite qui, se mettant à l'arrière
du train, nous pousse jusqu'au terminus de la voie.
Nous y mettons pied à terre et nous enfilons un
sentier qui nous conduit à la station de Nkengé^; où
le docteur et deux employés nous font accueil. Le
réfectoire où l'on nous sert du bœuf et de l'antilope
est une case en paille; une autre case nous est
donnée comme dortoir; nous y étendons nos matelas
sur le plancher et nous nous reposons à merveille,
tandis que nos porteurs dorment à la belle étoile
rangés les uns à côté des autres comme des sardi-
nes dans une boîte.
68
Commencement du voyage en caravane
Au réveil, une petite pluie nous permet de nous
laver les yeux; puis on entame courageusement le
fameux voyage en caravane. Toutefois, comme à
toute chose il faut un apprentissage, la première
•étape est assez pénible; chacun de nos porteurs
n'est pas encore bien à son affaire et nous ne som-
mes pas habituées à l'escalade des montagnes, au
passage des ruisseaux. Quand je dis « nous » faisons
une restriction : par suite d'un malaise, c'est dans
un hamac porté par de robustes nègres que je suis
mes vaillantes Sœurs qui trottinent sous le soleil
ardent; j'en suis vraiment honteuse, et j'espère bien
pouvoir demain m'escrimer de mes jambes; ne suis-je
pas trop grande pour être traitée comme une enfant ?
Après une marche de trois heures, nous atteig-
nons Congo-da-Lemba, où M. Gillis, ermite en ce
lieu, nous offre une franche hospitalité. Les trois
chambres mises à notre disposition ne sont pavées
qu'en terre battue, sur laquelle nous étendons nos
matelas. C'est une imprudence que Sœur Albanie,
notre pharmacienne, paie le lendemain par un accès
de fièvre; la voilà qui boude à l'excellent dîner que
nous attaquons de toutes nos dents, se couche un
moment, puis va promener son malaise à travers
les plantations de bananiers et de caféiers.
Comme nous avons rejoint ici la bande des
porteurs partis avant nous, le P. De Deken fait
l'inspection, assigne les rôles et pose les conditions :
à chaque homme une charge de 30 kilos, et pas
de matabiche (pourboire) avant qu'on ait atteint
Lukungu.
Le 21, le P. Buysse nous quitte et nous entamons
la seconde étape. Il faudra, paraît-il, nous armer de
courage et bien lacer nos souliers, car la partie
69
sera dure, si dure même que, jusqu'à Feutrée d'une
forêt servant de repaire à des buffles sauvages, le
Père De Deken nous ordonne à toutes de monter
en hamac. Nos robustes porteurs prennent le trot et
nous déposent, une demi-heure après, sur la lisière
de la sombre forêt. A chacun maintenant de se tirer
d'affaire! Par un étroit sentier qui court sous la
sombre voûte des arbres séculaires, on commence
ces interminables montées et descentes célèbres dans
la mémoire et plus encore dans les jambes de
quiconque a passé par la forêt des buffles. On y
trébuche contre des pierres, on heurte des racines,
on grimpe des pentes qui semblent raides comme
un mur, on glisse aux descentes plus vite et plus
loin qu'on ne voudrait. Encore devons-nous nous
applaudir d'exécuter cette dangereuse traversée pen-
dant la saison sèche; à l'époque des pluies, quand
le terreau spongieux, qui forme le sol en maints
endroits, est imbibé d'eau, je ne conçois pas qu'on
puisse s'en tirer.
Après quatre heures de gymnastique, nous fran-
chissons un pont suspendu, jeté sur la Loufou, et
prenons possession de deux cases bâties sur l'autre
rive. La Providence a écarté de notre route les
buffles farouches dont nous avons vu seulement
quelques traces; mais, bon Dieu! comme on a
transpiré. Les guimpes et les voiles sont dans un
état lamentable ; aussi Mère AmaUa décide-t-elle que,
dorénavant, nous nous coifferons tout simplement
d'un large chapeau de paille recouvert de coton
gris. La transformation nous fit bien rire d'abord;
mais nous ne tardâmes pas à en reconnaître les avan-
tages et à constater que la jeunesse fait toujours
bien de suivre les conseils de l'âge mûr.
Les eaux de la Loufou sont d'une limpidité si
parfaite, qu'à la soirée nous nous installons sur un
70
rocher qui se prolonge dans la rivière, pour prendre
un solennel bain de pieds et même pour procéder
à une petite lessive. Qui sait, en efiet, quand nous
trouverons encore des eaux si pures ?
Le 2 2 Septembre, nous devons encore nous es-
crimer à l'escalade de nombreuses montagnes, mais
enti aînées déjà par les exercices précédents, nous
nous en tirons allègrement. D'ailleurs, le Père De
Dekcn, un expert en fait de voyages, connaît un
moyen de faire oublier la fatigue. Après la prière du
matin, dite à haute voix, tout en marchant, il entame
la récitation du rosaire de trois chapelets en rappe-
lant avant chaque Ave Maria une particularité du
mystère médité pour chaque dizaine. La prière, la
méditation, la marche, tout va de pair; les parole^
scandent la marche et la vivacité de l'allure semble
vraiment aider à pénétrer plus avant dans les mys-
tères : on croit se rendre avec Marie chez sa cousine, à
Bethléhem, au Temple; on voit Jésus agonisant,
frappé de verges, couronné d'épines, gravissant le
calvaire; Il sort glorieux de son tombeau, le voilà
qui monte majestueusement au Ciel pour y préparer
notre place. On arrive de la sorte au dernier Ave
Maria et l'on est tout étonné d'avoir fourni pas mal
de kilomètres. Les soldats emploient, pour atteindre
le même but, les tambours et le clairon, ce sont
là des artifices trop belliqueux ' pour de petites
nonnes; nous ne dédaignons pas d'ailleurs d'avoir
recours à la musique; nous entamons, pour rythmer
la marche, des hymnes et des cantiques; c'est ainsi
que nous faisons à pied la grande moitié des étapes
journalières.
Voici Ndembôli, ancien village, nous y trouvons
une grande case qu'une cloison divise en deux
appartements. Nos porteurs voudraient pousser jusqu'à
Banza- ÀJantéka, siège d'une mission protestante.
71
L'avantage de gagner une heure sur la marche de
demain serait bien minime, puisque là-bas nous per-
drions deux heures à planter et replier la tente,
tandis qu'ici nous avons un refuge tout préparé.
Le 23 Septembre, nous partons à cinq heures
et demie du matin pour atteindre à onze heures
Unionzo. Le logis est moins confortable que celui
de la veille. A l'inverse des Européens, les nègres
commencent leurs constructions par le toit et finissent
par les murs en paille ou en pisé. Notre refuge encore
en construction n'est donc qu'un toit reposant sur
des poteaux, sauf un mur de paille qui s'élève à
hauteur d'homme d'un seul côté. Père De Deken
promet un matabiche si nos porteurs consentent à
clôturer le reste de la même façon. C'est fait en un
instant; nous masquons tant bien que mal la partie
supérieure du mur d'enceinte par des couvertures
et des bandes d'étoffe; on dispose les lits de camp,
on suspend les hamacs aux solives du toit : et nous
voilà logées presqu'aussi confortablement que les
saltimbanques des foires européennes.
Pauvres petites Sœurs ! dira-t-on. — Ah ! bien
non, ne nous plaignez pas : jamais nous n'avons tant ri ,
tant jacassé que dans nos lits aériens. La joie, dit-on,
réconforte autant que le sommeil; il faut qu'il en
soit bien ainsi, puisque nous étions bien alertes le
lendemain; et cependant, nous avions beau nous
balancer comme des bébés dans nos couchettes
mobiles, le sommeil ne venait point. A certain moment
Sœur Humilienne descendit de son perchoir pour
demander à Sœur H3^gine : « Dormez- vous déjà? —
Non, camarade! — Et les voilà s'établissant sur une
couverture déployée sur le sol. Elles y furent bientôt
relancées par des myriades de ces cruelles fourmis
d'Afrique dont la morsure est si cuisante. Force
leur fut de déballer un matelas et de disposer les
Inauguration du pont du Kwilu
choses de manière à fermer le passage à leurs
minuscules ennemis. Dormirent-elles mieux que nous?
j'en doute; cela ne les empêcha pas le lendemain
d'arpenter lestement les montagnes et les vallées
qui nous séparent de Nsckololo.
A ce poste, la case de refuge pour les voya-
geurs est à peine commencée : autant vaut loger
à la belle étoile. Père De Deken ne veut pas nous
exposer à cet essai; nous nous contentons en
conséquence de prendre un petit rafraîchissement,
nous recevons gravement le salut militaire que nous
adresse la femme du gardien noir, et nous piquons
vers la rivière du Kiviliù que nous franchissons à
onze heures et demie du soir. — Belle promenade
de dimanche! n'est-ce pas? — Eh! sans doute, si
nous avions eu le matin le bonheur d'entendre la
sainte Messe, cette marche de plus de douze heures
ne nous eût semblé qu'une excursion de vacances,
tant la bonne humeur met de ressort aux jambes.
N'exagérons rien toutefois; le soleil a tapé dur
sur nos chapeaux de paille; aussi ne voilà-t-il pas
qu'au passage de la rivière, je suis prise d'une
syncope ridicule, et qu'on doit me transporter
solennellement comme un lustre ('epuis la pirogue
jusqu'à la case de refuge heureusement très-proche.
Un accès de fièvre quoi! violent mais très-court,
puisque le lendemain Père De Deken ayant fait
stopper pour nous remettre de nos fatigues, je me
remis assez pour que le mardi, 26, nous reprenions
la marche. Toutefois, Père De Deken, fort sévère pour
les imprudences, m'avait consignée dans un hamac,
avec défense formelle d'en descendre, quelles que
fussent les difficultés du terrain.
Cela m'empêchait assez souvent de voir com-
ment mes consœurs se tiraient d'affaire au passage
des nombreux ruisseaux dépourvus de pont. En
73
voici un pourtant en travers duquel s'allonge un
tronc d'arbre. En trois bonds P. De Deken est à
l'autre bord. Mes compagnes, ayant moins la pratique
de semblables choses, cherchent un moyen moins
périlleux. Sœur Hygine croit avoir trouvé : elle
s'assied à califourchon sur le tronc d'arbre, et,
s'aidant des mains, s'avance par de petits sauts
répétés, à la façon des grenouilles. Malheureusement
le pont rustique était hérissé vers le milieu de' longs
et gros clous : allez donc vous asseoir là-dessus! La
pauvre Sœur interloquée ne sait d'abord quel parti
prendre ! impossible d'avancer, reculer n'était pas facile;,
et les gros nègres, au lieu de lui venir en aide,
riaient aux éclats de sa mésaventure. Elle vint à
bout cependant de revenir à nous, en exécutant à
reculons les sauts qui l'avaient d'abord portée en
avant, suivit en amont le cours du ruisseau et finit
par trouver un endroit où le courant était assez
étroit pour qu'elle pût le franchir d'un seul bond.
La malheureuse tentative la décidée comme nous
à se servir en pareille occurence, des épaules d'un
nègre, malgré la répugnance qu'on éprouve d'abord
à se prêter à cette manœuvre.
A Nkengé, nous logeons dans une case véri-
tablement luxueuse. Jugez donc : des cloisons la
divisent en multiples cellules où nous pourrions nous
prendre pour de paisibles Clarisses d'un couvent
d'Europe. Il est vrai que, durant la nuit, une horrible
tornade nous rappela que nous étions en Afrique.
Le 27 Septembre, nous rencontrons M. l'ingé-
nieur Poullet qui se rend au ruisseau — à jamais
célèbre par les vaillants exploits de Sœur Hygine
— à l'effet d'y construire un pont moins primitif.
C'est par une plaine peu mouvementée que nous
avançons. Aujourd'hui, en revanche, la chaleur est si
forte que le Père De Deken qui fait tout le voyage
74
à pied, est assez abattu lorsque nous arrivons à
Nsona. Quant à chère Mère Amalia, c'est merveille
à la voir trottiner malgré ses quarante ans et mon-
trer l'exemple d'une attaque vigoureuse au plat de
riz qui nous sert de dîner. Par contre. Sœur Albanie
doit encore recourir à une prise de la bienheureuse
quinine que Sœur Hygine porte toujours dans une
gibecière, comme un chasseur en campagne.
Arrivée à Lukungu
Le 28, nous faisons tous nos efforts pour atteindre
LukungiL, station érigée par l'Etat à peu près à
mi-route de Léopoldville et Matadi. Les porteurs ne
sont pas moins impatients de toucher au terme de
leur labeur, de recevoir leur solde et leur matabiche.
D'autres noirs les remplaceront jusqu'à Léopoldville.
On part donc à cinq heures du matin pour arriver
à Lukîtngu vers huit heures et demie. M. Verycken,
cornmissaire du district et tous les employés euro-
péens nous font l'accueil le plus bienveillant. Un
chimbek (case) est aussitôt mis à notre disposition;
ce sera notre « chez nous » pour les quelques jours
nécessaires au recrutement de nouveaux porteurs.
Tandis qu'on s'occupe à l'inspection des charges de
ceux qui nous ont accompagnés jusqu'ici, nous
remplaçons nos chapeaux de paille par nos voiles
de religieuses et remettons en ordre nos costumes.
Les nègres de l'endroit, accourus en foule, sont tout
ébahis de notre accoutrement. — Comme elles sont
drôles, disent-ils en riant, les femmes de celui qui
vient parler du Ciel! Tandis que s'égaient à notre
sujet ces pauvres gens pour qui la virginité chrétienne
est un mystère, nous nous dirigeons vers la salle
75
où nous devons manger à table d'hôte. C'est bien
un peu péniblo de devoir se produire ainsi, mais je
dois rendre ju-ùce à la respectueuse réserve que
nous témoignent tous les agents de l'Etat.
Le lendemain, nous passons nos loisirs forcés à
visiter d'abord le jardin de la station; la plupart
des légumes européens croissent très-bien à Lukungu.
Puis, la curiosité nous pousse jusqu'à la Mission
protestante dont les luxueuses installations ne laissent
rien à désirer. Il ne nous fut pas donné d'y voir
un seul visage européen. Eh ! gentlemen, tranquillisez-
vous : nous n'envions ni vos richesses, ni vos palais,
car nous avons mieux que cela : la joie du sacrifice
dans la pauvreté; les constructions de notre future
mission seront bien modestes, sans doute; mais nous
avons l'ambition de nous y faire aimer par une
nombreuse famille dont nous serons les mères, où
Dieu sera béni, où nous chanterons le nom de la
Vierge entre les vierges, où nous mourrons heureuses
d'avoir donné des âmes au Ciel!
Le dimanche, 28, nous avons la chance, à l'occa-
sion du marché, de pouvoir admirer le costume gala
des femmes indigènes. Quelle horreur! Ces créatures,
barbouillées du haut en bas d'un noir graisseux rayé de
lignes rouges, n'ont pour tout vêtement qu'un minus-
cule lambeau de toile. En revanche, pour faire parade
de leurs richesses devant les femmes européennes,
elles ont arboré des colliers et bracelets de perles
et de verroteries, nous contemplent du haut de leur
grandeur et nous saluent d'un solennel Mboté. Ah!
grand Dieu! quand viendra le miracle qui changera
ces femmes hideuses en chrétiennes chastes et
modestes !
76
Départ de Lukungu
Le mardi, 3 Octobre, les nouveaux porteurs sont
enrôlés et nous quittons Lukungu, vers deux heures
après-midi, en compagnie de M. Antoine qui a mission
dans un endroit près duquel nous allons passer.
L'étape n'est que deux lieues et demie, mais il nous
faut l'effectuer par un sentier qui long-e en certains
endroits des ravins effrayants, presqu'à l'égal de
ceux de Matadi. Mais les montagnes sont moins
escarpées; le sol n'est plus aride et pierreux, mais
si fertile et d'une culture si aisée que de nombreux
villages montrent partout des cases proprettes qui
font plaisir à voir.
A cinq heures, nous campons à Mfoimfou. Les
soldats de M. Antoine nous ont précédées pour y
dresser sa tente. Nous nous installons dans un
chimbek dont nous remplaçons la porte absente par
une couverture; on soupe en plein air, on récite en
chœur la prière du soir et : bonsoir la compagnie,
nous dormons comme des marmottes.
Aussi, le lendemain, à huit heures du matin,
nous avons arpenté déjà plusieurs lieues pour
atteindre une rivière à Mpioka. C'est trop tôt pour
stopper : nous passons en pirogue jusqu'à Kungila,
c'est-à-dire à trois lieues plus loin. Au cours de ce
trajet, nous remarquons dans des terrains marécageux
de magnifiques lis blancs striés de filets rouges.
Quelle femme n'aime pas les fleurs? Nous composons
un énorme bouquet dont nous ornons notre table
à la case de Kungila.
En revanche, nous n'avons guère à nous louer
de nos porteurs de Lukungu. Au lieu de nos gros
gaillards de Matadi, hauts de taille et de large enco-
lure, nous avons maintenant de petits êtres si mous
et si faibles qu'une caisse de trente kilos les écrase
77
et qu'en un endroit, bien peu difficile cependant, ils
doivent être six pour porter en hamac ma petite per-
sonne. J'ajoute pourtant que ce dernier cas ne se
présenta qu'une seule fois; le Capita, blessé dans
son honneur, ne prenant avec lui que le plus solide
de ses hommes, tint à devoir de nous soulever sur
ses épaules aux passages les plus impraticables.
A cette halte de Kungila, un chef indigène vient
en grand apparat présenter ses hommages à M.
Antoine; le brave moricaud n'est pas pauvre; la preuve,
c'est qu'il porte l'un sur l'autre trois gilets européens,
qu'il a double pagne et qu'un énorme bâton de com-
mandant lui donne bien le droit de ne s'avancer
qu'avec la majestueuse prestance d'Un empereur
romain. Bien plus, il est en mesure d'offrir à l'agent
de l'Etat un bouc et quelques œufs, cadeaux dont il
a bien soin de vanter lui-même la magnificence.
Le 5 Octobre, nous atteignons Kendolo, où le
susdit bouc fait les frais d'un repas d'adieu, après
lequel M. Antoine nous quitte pour se diriger vers
l'intérieur. Nous profitons du temps qui nous reste
jusqu'au soir pour enlever de nos pauvres pieds les
chiques qui s'y sont logées par escadrons. Sœur
Hygine est très adroite à cette manœuvre ; sans vous
faire trop de mal, elle ôte à la pointe de l'aiguille
jusqu'au dernier œuf de ces vilaines bestioles. Mais
ces dernières savent s'en venger : c'est aux pieds
de notre bonne Sœur que ces insectes malfaisants
s'acharnent plus souvent et pénètrent plus profon-
dément.
Le 6 Octobre, c'était à Kendolo, jour de marché.
Or, la plupart de nos porteurs sont originaires des
environs, et tous désirent assister à cette foire, pour
se procurer : manioc, chikwangue, noix de palme et
surtout pour se gorger de malafou, Champagne des
noirs. En conséquence, les Capitas viennent demander
78
Orphelinat des Sœurs de la Charité a Moanda
a Père De Deken un jour de repos. Mais celui-ci
connaît son monde : un nègre qui est ivre, doit boire
pendant huit jours pour se dégriser. — Nenni, répond-il,
nous partons pour la Loiiasi; libre à vous de vous
attarder, pourvu que le soir vous nous rejoigniez ! —
Ainsi fut fait, les plus vaillants des porteurs se joignant
à nous. Une vraie promenade d'ailleurs, par une route
facile et si belle que les cantiques et les chansons
partent comme d'eux-mêmes. Tout le répertoire de
Sœur Humilienne y passe, et ce n'est qu'à la der-
nière demi-lieue que nous montons en hamac pour
atteindre la halte où les retardataires nous rejoignent
■dans la soirée.
Arrivée à l'Inkissi
Le 7, nous logeons à Nsundi; le 8, non loin de
la rivière hikissi. Nous y faisons la rencontre de M.
Mils qui retourne en Europe, emmenant avec lui une
centaine de Bangalas tant hommes que femmes, que
l'on pourra voir à l'Exposition d'Anvers. Sur les
bords même de l'Inkissi nous croisons une autre
bande ayant la même destination. L'un de ces noirs,
horriblement tatoué, ayant appris quelques éléments
de français à la Mission de la Nouvelle-Anvers, est
très fier de pouvoir faire montre de sa science en
venant nous saluer. Les autres suivent l'orateur,
s'ébahissent d'abord à l'aspect des femmes blanches,
mais ne tardent pas à révéler leurs instincts de
cannibales en supputant en leur langue le poids de
chair à rôtir que chacune de nous pourrait fournir. Or,
cette langue, je la comprends, les drôles s'en aper-
çoivent et ne peuvent se rendre compte d'un tel pro-
dige. Je leur parle de quelques-unes de mes élèves
de Nemlao, originaires du pays des Bangalas. Et tous
79
aussitôt de me presser de questions au sujet de ces
enfants dont ils se rappelaient le départ. — Où sont
maintenant ces fillettes? — Que font-elles ? — Que
mangent-elles? — Ont-elles une maison comme les
blancs? — Est-ce comme cela qu'on nous traitera? —
Est-ce loin le Mputu (Europe) des blancs? Oh! y a,
ya, encore une lune sur les pieds, sur les pieds ! Et
puis une autre lune sur le bateau ! Et puis ce sera
le Mputu, le Mputu des blancs!
Pendant ces pourparlers, le petit Moustique
(Magunga), l'un des deux jeunes boys qui nous accom-
pagnent, s'était caché dans le coin le plus obscur
et le plus reculé de la case. Après le départ de nos
visiteurs, il nous affirma que ces hommes étaient
précisément ceux qui, l'an dernier, l'avaient déjà lié
à un arbre et allaient le tuer, après la destruction de
son village natal, lorsque le capitaine d'un steamer
le délivra. Petit bonhomme est maintenant en train
de devenir chrétien et je pense que son aventure a
été racontée dans les Annales de Scheut.
Le lendemain g, tandis que nous cheminons vers
Swen^z, une fumée, qui s'élève à quelque distance,
nous fait croire d'abord à un incendie qui se pro-
page dans les hautes herbes. Père De Deken nous
détrompe : cette fumée n'est qu'une vapeur produite
par la chute de l'Inkissi, en un endroit où cette
rivière a cent mètres de largeur. La chute elle-même
a huit mètres de hauteur. Cette effroyable masse
d'eau produit en se précipitant un bruit que l'on
entend à plus d'une lieue.
A Swerigi, le gardien noir du poste se met en
quatre pour nous servir, ouvrir les lits de camp,
disposer le repas, et le reste : chose d'autant plus
méritoire que le brave homme est manchot. La
femme, non moins prévenante, nous présente des
œufs et des ananas. Malgré tous ces bons soins,
80
nous eussions préféré passer outre et faire double
étape, car nous étions arrivées de fort bonne heure,
mais nos porteurs s'y refusent allé^-uant la nécessité
de faire des provisions au marché du lendemain.
Nous profitons de cet arrêt forcé pour lessiver pas
mal de choses qui en ont grand besoin. Mais à nous
voir à genoux, bras nus jusqu'aux coudes, frottant
et savonnant, la bonne femme noire est suffoquée
d'une véritable indignation ; elle va, elle vient, elle
bougonne, poings sur les hanches, prétendant que
les femmes blanches ne doivent pas ainsi s'avilir jus-
qu'au travail des esclaves, qu'on n'a seulement qu'à
lui laisser le temps d'expédier cette besogne. Pauvre
et brave créature! elle ignore que la loi du travail
est générale ; elle ignore encore plus qu'une Sœur
de charité s'est constituée volontairement la servante
du Christ et ne reculera devant rien de ce qui peut
sauver des âmes! Laisse-nous donc à noire lessive,
compatissante négresse, et si tu crois que cela nous
ôte de notre bonne humeur, viens donc écouter nos
chansons!
Le lendemain, lo, nous pouvons nous mettre en
marche de bonne heure, malgré l'excuse alléguée
hier, parce que Père De Deken a eu l'adresse de
se faire remettre par les Capitas, les mukandas
(billets) qui spécifient les conditions acceptées par
nos porteurs et le taux du salaire qu'ils auront à
toucher. Il en résulte qu'il n'est plus question de
marché et que nos moricauds paieront leur entête-
ment d'hier en faisant aujourd'hui double étape.
Nous dépassons en effet la halte de Kinfmmo pour
atteindre à midi seulement la Louila. Malheureuse-
ment le porteur chargé de nos provisions traîne la
jambe, et ce n'est qu'à une heure que nous pouvons
satisfaire l'appétit qu'a développé cette longue marche^
Nous nous en ressentons si peu que, le lende-
Leilres de Sœur Xlarie-Codeliève
main, nous trottons depuis le grand matin jusqu'à
onze heures et demie. A la halte nommée Scknibao,
une foule de curieux viennent nous contempler,
nous offrant des plantains (sorte d'énormes bananes),
tandis qu'un Haoussa, trardien du poste, nous fait
cadeau d'une cruche de ]\Iassanga, boisson très-rafraî-
chissante qu'on tire de la canne à sucre. Après
avoir largement satisfait leur curiosité, les indigènes
se retirent pour revenir bientôt affublés de bandes
de toile à mouchoirs, afin, sans doute, de nous
prouver que, si nous sommes largement vêtues, eux
ne sont pas si pauvres qu'ils en ont l'air. Puis, ils
nous régalent d'un charivari dont voici le motif.
Hier, c'était la nouvelle lune; or, sous les tropiques
une lisière de la terre se montre nettement dès le
lendemain; de plus, la lune est pour le nègre l'astre
favori; c'est à sa douce lumière, alors qu'un air
moins brûlant que celui du jour est embaumé par
les mille parfums de la forêt, qu'on célèbre les fêtes
joyeuses et terribles, qu'on se livre à la danse, que
les guerriers chantent leurs exploits : il n'est donc
pas étonnant que la réapparition de la lune soit
saluée par des transports de joie, des cris variés et
le grincement du tam-tam.
Arrivée à Léopoldville
Enfin, le 12 Octobre, nous touchons au terme
de la route des caravanes. Le cœur débordant de
reconnaissance envers le Dieu qui nous a conduites
par la main et préservées de tout mal sérieux pen-
dant cette première partie de notre lointaine expédition,
nous entonnons le solennel Te Deum ; puis, entourées
de nos gens qui traduisent leur contentement par
82
des hennissements et des chants baroques, nous
entrons à Léopoldville.
Père De Deken avait averti par courrier spécial
le Commissaire de District. Celui-ci étant absent et
son lieutenant ne trouvant pas que la station pût
nous offrir un logis convenable, — nous sommes
faciles à contenter cependant — le dit lieutenant
s'était adressé au Docteur Sims, missionnaire protes-
tant établi non loin des bâtiments de l'Etat. M. Sims
s'empressa de mettre à notre disposition une vaste
demeure. Et voilà Père De Deken et cinq Sœurs
de Charité installés au cœur d'une mission protes-
tante. J'ajoute que, non content d'être très-fier de
nous donner l'hospitalité, le bon Docteur ne sait
•qu'imaginer pour nous être utile et nous mettre à
même de vaquer, en toute liberté, à nos exercices
de piété. Dans une des cinq chambres de notre
établissement se dresse un autel où nous avons le
bonheur de voir célébrer chaque jour le S' Sacrifice
et de nourrir notre âme du Pain des forts en prévision
des fatigues qui nous attendent ! Nous sommes à
peine au quart de notre voyage, mais la Providence
veille sur nous et de quelque manière qu'Elle dis-
pose . de nous. Elle nous trouvera prêtes.
Halte à Léopoldville
je terminais ma page précédente en vous con-
tant comment, pour la durée de notre séjour à
Léopoldville, la Providence nous a fait trouver asile
à la mission protestante du bon Docteur Sims.
Et si je parle de Providence, ce n'est pas à
tort : jamais nous n'aurions pu rêver un accueil
plus cordial, une installation plus confortable. Le
83
logis est si spacieux que, d'une chambre voisine de
celle du Père De Deken, nous avons pu faire une
chapelle où nous avons journellement le bonheur
d'entendre la S'® Messe, et de recevoir le Pain des
forts. Au dehors de la maison, de magnifiques allées
bordées de fleurs et d'ananas nous permettent de
nous livrer, matin et soir, à des promenades délicieuses,
A voir alors le Père De Deken y réciter son
bréviaire, deux ou trois Sœurs y dérouler ensemble
leur chapelet, tandis que les autres méditent en
silence, on se croirait au jardin d'un couvent euro-
péen à l'époque de la Retraite.
Excursion à Brazzaville (i)
Nous avons passé la première quinzaine à
rapetasser nos pauvres vêtements, ainsi qu'à soigner
les bobos occasionnés par les fatigues du voyage.
Nous eimes ensuite à répondre à l'aimable
invitation que nous adressait M^'' Angouard, vicaire
apostblique de l'Oubangi, en résidence à Brazzaville,
de l'autre côté du fleuve, sur la rive française. M. de
Brazza, commissaire général du Congo français^
nous a fait prendre par le steamer Djoué qui, après
une heure et demie de navigation, nous déposa sur
le rivage.
Là, point de route encore, mais un simple sentier
(i) En attendant le bateau qui doit les transporter à Luiua-
burg par le Kassaï, les Sœurs font un assez long séjour, à Léo-
poldville.
Elles profitent de leurs loisirs pour faire une excursion sur la
rive droite du Congo et rendre une visite au Couvent des Sœurs
de S' Joseph à Brazzaville où elles furent reçues à bras ouverts et
séjournèrent pendant quelques jours.
84
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Un campement près de Moanda
traversant les hautes herbes et par lequel nous arri-
vons en quelques minutes au couvent des Sœurs
de S' Joseph de Cluny, installées à Brazzaville depuis
un an.
Les lits de camp que nous avons emportés sont
aussitôt dressés dans le dortoir commun, et voilà
les deux communautés comme fondues en une seule;
car il est inutile, n'est-ce pas, de vous décrire
l'accueil qui nous est fait. Sans doute, ces bonnes
Sœurs sont françaises et nous sommes flamandes;
leur voile ne ressemble pas à notre coiffure; c'est
la première fois que nous les voyons et, probable-
ment, nous ne les verrons plus en ce monde, —
tout cela n'est que trop vrai, mais ce qui l'est aussi, c'est
que le Jésus que nous aimons, elles L'ont choisi
comme nous pour l'Epoux divin auquel on sacrifie
tout; les malheureux nègres pour lesquels elles se
dévouent, c'est pour eux que nous avons quitté
notre Flandre bien aimée; la mort qu'elles espèrent,
la mort au champ d'honneur de la charité, c'est celle
que nous ambitionnons; en voilà bien assez pour se
connaître, pour s'embrasser à plein cœur, pour rire,
comrtve doivent le faire les Bienheureux du Paradis.
Le lendemain, dimanche 29 Octobre, nous nous
dirigeons vers la résidence des Pères du S' Esprit,
résidence bâtie sur une hauteur à quelques minutes
du couvent. Après la S'*' Messe, Père De Deken
nous introduit auprès de Monseigneur. L'Evêque-
missionnaire nous reçoit avec une bonté toute pater-
nelle, nous prodigue ses encouragements et ses
conseils et finit par nous inviter à visiter les
installations de la résidence. Lui-même daigne nous
montrer l'atelier, l'école, la cuisine, la basse-cour, les
plantations, le jardin et surtout la magnifique église,
la cathédrale qu'il est en train de bâtir. Si je dis
cathédrale, c'est sans aucune exagération : l'église
85
de Brazzaville est incontestablement le plus beau
monument religieux de toute l'x^frique équatoriale.
Avec quelles ressources Monseigneur a tenté cette
entreprise grandiose, on le comprendra lorsque j'aurai
dit que le Prélat a dû travailler lui-même à façonner
les briques, à scier les bois. On compte inaugurer
le temple aux fêtes de Pâques, le pieux Evêque étant
persuadé que la Providence saura bien d'ici-là lui
procurer l'ameublement indispensable.
Emerveillées autant qu'édifiées, nous prenons
congé de Monseigneur pour revenir au Couvent où,
pendant dix jours, nous fûmes témoins du zèle de
de ces quatre bonnes Religieuses à instruire la jeu-
nesse en même temps que nous étions confondues
des bons soins qu'elles nous prodiguaient, se privant
en notre faveur de choses qui leur étaient bien
nécessaires.
Elles ne sont pas riches en effet; les caisses qui
leur sont envoyées d'Europe ne parviennent que dif-
ficilement à destination et les épreuves n'ont pas
épargné la naissante communauté. A plusieurs repri-
ses, les tornades ont enlevé le toit de la maison,
ébranlé les murs, gâté les provisions. Puis encore, la
santé de la bonne Supérieure est tellement épuisée
par les privations, qu'une issue fatale est grandement
à craindre. Mais, religieuses et françaises, les Sœurs
de S' Joseph narguent la misère, et quand nous leur
faisons remarquer que cinq bouches de plus — cinq
bouches flamandes qui n'ont pas l'habitude de bouder
plat — vont faire large brèche à leurs provisions :
— Est-ce notre affaire de songer à cela? — répon-
dent-elles gaîment : — Celui qui multipliait jadis
les pains saura bien y pourvoir!
Les convenances nous ordonnaient de profiter
de notre séjour à la rive française pour aller remer-
cier M. de Brazza de son obligeance à notre égard.
86
En conséquence, le jour de la Toussaint, Sœur Xavier
nous conduisit au poste militaire où nous fûmes
reçues avec une politesse toute française par M. l'Ad-
ministrateur. Malheureusement, M. le commissaire,
M. de Brazza, gardant la chambre à cause d'une
fièvre hématurique, ne put donner audience qu'à notre
chère Mère, à laquelle il offrit ses encouragements,
l'assurant ensuite du bonheur qu'il avait à mettre
son steamer à notre disposition pour le retour à
Léopoldville
11 fit plus; le dimanche suivant, au moment où
nous adressions nos adieux à Mgr Angouard, on
nous annonça la visite de M. de Brazza; le vaillant
explorateur s'était fait transporter en hamac pour
venir en personne complimenter notre bon Père De
Deken au sujet de son fameux voyage au Thibet,
et lui présenter ses vœux pour ses courses actuelles
au continent noir. Père De Deken n'était plus avec
nous, ayant quitté la veille la rive française sur
l'annonce inopinée de l'arrivée à Léopoldville des •
trois Missionnaires qui devaient se joindre à notre
caravane : les Pères Hoornaert et De Clercq et le
Frère Buyle. Ce contretemps n'empêcha pas M. de
Brazza, un expert en fait de voyages en Afrique, de
s'informer de la quantité de manioc dont nous dis-
posions pour la nourriture de nos porteurs de baga-
ges et de nous donner à nous-mêmes six grandes
cruches de vin européen.
C'est de tout cœur que nous prions la Providence
d'acquitter envers ce grand chrétien la dette légitime
de notre reconnaissance.
Retour à Léopoldville
Le lundi, 6 Novembre, tandis que nous effec-
tuions la traversée de retour, nous croisâmes sur
S?
l'immense fieuve le steamer Ville de Bruxelles, qui
avait à bord les Missionnaires nouvellement arrivés.
Ceux-ci veulent profiter de l'arrêt que nous faisons
à Léopold ville pour aller saluer leurs confrères de
Berghe S*^ Marie, ils s'y reposeront jusqu'à ce que
le Stanley soit en mesure de nous emmener tous
jusqu'à Luluabourg.
Quant à nous, à peine de retour chez le Doc-
teur wSims, nous avons hâte de nous mettre à la
besogne pour montrer à nos amis de Brazzaville que
les cœurs flamands n'oublient pas un bienfait; et
peu de jours après, nous avions le bonheur de
transmettre quelques objets de lingerie pour les
Sœurs, deux rochets et des bas pour Monseigneur,
Satisfaites d'avoir payé notre dette dans la
mesure du possible, nous entreprenons ensuite d'en
acquitter une autre envers le bon ministre protes-
tant qui nous abrite sous son toit en le forçant de
nous permettre de travailler à ses effets d'habillements.
Et cet homme est si aimable qu'à le voir nous
remercier, on dirait vraiment que s'est nous qui
l'obligeons.
Que Dieu récompense ce noble cœur! Qu'il
ouvre à la vraie lumière les yeux de cet homme
droit et généreux, c'est la prière que nous ne
cesserons de redire jusqu'à ce qu'elle soit exaucée.
Cette grâce, j'ai la plus intime confiance que nous
l'obtiendrons, parce que jamais homme ne l'a méritée
comme le Docteur Sims. Il la mérite par une
serviabilité qui le fait aimer de tous les blancs; il
la mérite par les cordiales relations qu'il entretient
avec tous les missionnaires catholiques, belges ou
français; il la mérite enfin par son estime pour notre
sainte religion qu'il reconnaît ouvertement comme
supérieure à la sienne; il la mérite enfin par son
zèle et son dévouement, car vraiment c'est pour
•a
G
o
'a
aj
a,
ci
Xi
O
Dieu et pour les âmes que cet homme travaille. —
Sims est protestant, disait dernièrement de lui un
de ses coreligionnaires, mais il travaille comme un
missionnaire catholique. — Chères Sœurs, Vous nous
aiderez, n'est-ce pas, à faire entrer cette âme d'élite
dans le sein de la seule véritable Eglise.
Parlerai-je d'une excursion au camp de Kin-
chassa? M. le commandant Richard nous ayant rendu
plusieurs bons offices nous avait mis dans l'obligation
d'affronter deux heures de marche à travers la
brousse. Où nous pensions n'accomplir qu'un devoir,
ne rencontrer que des tentes et des talus en terre,
un véritable enchantement nous attendait. Des allées
larges comme des boulevards, et que bordent des
ananas, des manguiers et des cocotiers; des planta-
tions de caféiers, papayiers, cacaotiers, bananiers;
des champs de riz et de patates; des parterres où
les cactus épineux se marient aux fleurs européennes;
un potager qu'on dirait entretenu par le plus soigneux
de nos jardiniers flamands : nous n'avons rien vu de
semblable au Congo ; et c'est en toute sincérité que nous
avons félicité M. Richard de cette ravissante création.
Et maintenant, nous mettons souvent le nez à
la fenêtre, car c'est le cas ou jamais de nous demander
l'une à l'autre : Sœur Anne, ne vois-tu rien venir?
Le Stanley qui doit nous transporter est au port
depuis huit jours : mais Dieu .sait quand il partira.
En attendant, nous prions — beaucoup, je vous assure
— pour nos bienfaiteurs et les amis de nos missions;
nous espérons, de notre côté, qu'ils n'oublieront pas
notre guide si dévoué, le bon Père De Deken, et
les cinq petites Religieuses fort désireuses de faire
du bien, mais auxquelles il faut obtenir la grâce de
Celui qui seul peut bénir leurs travaux!
89
SOMMAIRE : Voyage de Léopoldville à Lusambo
A bord de la Ville d'Anvers, 8 Janvier i8ç4
Mes biens chères Consœurs,
E vous ai rendu compte précédemment de notre
voyage en caravane airtsi que de notre séjour
à Léopoldville chez le docteur Sims. Nous
avons fait depuis lors une promena(^o bien autre-
ment longue, car au moment où j'entreprends de
développer mes notes journalières, nous nous trouvons
à Lusambo après cinq semaines de navigation.
Vous avez sans doute trouvé bien arides mes
récits précédents : pas un mot de souvenir pour
l'heureux temps du noviciat, pas une parole d'af-
fection pour vous toutes, pas un terme de vénération
pour notre Mère bien-aimée; une tartine sans beurre
pour tout dire ! J'ose pourtant présenter une excuse.
On désirait savoir comment une femme apprécierait
les difficultés et les périls de la fameuse route des
caravanes. Or, pour obéir à cette injonction, je devais
jouer à l'écrivain, au lieu de babiller tout à mon
aise et de dire tout ce qui me venait à la pensée,
tout ce que je sentais dans le cœur.
Aujourd'hui, les conditions sont changées : nous
90
Monseigneur Van Ronslé
Vicaire apostolique du Congo
voyageons en compagnie de jeunes Missionnaires
qui rédigent des notes plus sérieuses que les miennes.
La petite nonne pourra donc reprendre un ton plus
conforme à son caractère et n'écrire que pour ses
Sœurs. Si sa plume laisse échapper quelque drôlerie,
Sœur Odulpha verra bien que sa Godeliève est au
Congo ce qu'elle était à Gand et qu'elle comprend
toujours les choses de travers.
Tout ceci, c'est l'exorde, comme disent les pré-
dicateurs; venons au récit de notre long voyage.
Départ de Léopoldville
Après des semaines et des semaines d'attente
à Léopoldville, le Stanley vint nous prendre le 30
Novembre à la Mission du Docteur Sims. Et nous
voilà derechef invStallées dans d'étroites cabines comme
à VElla- Woeruian, et celles d'entre nous qui occupent
les couchettes supérieures de ces cabines sont forcées,
pour les atteindre, de faire de la gymnastique. De
cela, l'on ne fait que rire; mais ce qui n'est pas
gai du tout, c'est qu'il pleut durant toute la journée
du départ; or notre Stanley, qui se fait vieux, n'est
plus du tout imperméable, non plus que le toit en
forme de tente qui protège le pont : ce qui fait
que nos lits sont rafraîchis plus que de raison.
Et ce temps maussade rétrécit si bien l'horizon,
que c'est à peine si nous nous apercevons qu'après
avoir traversé le fleuve dans toute sa largeur, nous
longeons la rive française, pour entrer ensuite dans
le Stanley-Pool. Là, des îles nombreuses attirent
notre attention par les arbres singuliers qu'on y
voit de toutes parts : arbres sans branches ni feuilles,
et tout semblables, n'était l'écorce encore vivante,
91
à des poteaux télégraphiques. Ce sont des palmiers
borassus que l'on a décapités de la sorte pour recueillir
et convertir en un malafou, de première classe, la
sève qui, suivant son cours ordinaire, monte dans
l'arbre et s'échappe par la blessure.
Plus loin, nous croisons la Ville de Bruxelles
qui rentre à Léopoldville pour s'y dépouiller de sa
vieille carapace rouillée que va remplacer une coque
toute neuve. Or, comme d'un navire à des Religieuses
la transition n'est que naturelle, je vous dirai que
nous aspirons à nous défaire de tout ce qui n'est
pas religieux dans notre costume — le chapeau de
paille, par exemple — ainsi qu'à reprendre le règle-
ment de la vie de Communauté : nous serons alors
toutes neuves comme la Ville de Bruxelles.
Vers 5 heures, nous stoppons de l'autre côté du
Pool, à Kimpoka, siège d'une mission protestante.
Des nègres nous regardent curieusement, mais de
loin; les ministres anglais, dont pas un ne se montre,
les auraient-ils mis en garde contre le mauvais œil
des religieuses papistes? Nous saurons bien ailleurs
dissiper ces préjugés et montrer aux noirs ce qu'est
une Sœur de Charité; mais ici, n'en ayant pas le
temps, nous restons tranquillement à bord, tandis que
tous les nègres du bateau, sauf les chauffeurs et les
boys, vont passer la nuit sur la terre ferme.
Ils rentrent le lendemain, de grand matin, avec
haches et bagages, en se bousculant et criaiit à
rendre sourds les crocodiles du fleuve. Le Stanley
donne trois coups de sifflet et i*eprend sa course par
un temps magnifique, cette fois. De plus. Père De
Deken, indisposé hier, va très bien aujourd'hui; en
conséquence, nous n'avons plus mine longue comme
hier : on prie, on chante, on babille, tout en s'occu-
pant de quelque travail manuel.
A la nuit, nous jetons l'ancre sur la rive droite
92
dans un port naturel qu'entoure la sombre forêt.
Aussitôt, les Bangalas enrôlés pour faire office de
bûcherons, descendent armés de leurs cog-nées, afin de
couper les bois nécessaire à la machine pour le len-
demain. Jusque vers le matin, l'écho nous apporte
le fracas des arbres qui s'écroulent; puis vers 4 heures,
tout le bois abattu et débité en bûches est emma-
gasiné dans la cale, de manière à nous permettre
de partir vers 5 heures.
Alors, tandis que les travailleurs de la nuit ron-
flent étendus sur le pont comme des chiens morts,
nous voyons défiler sur les rives des plaines fertiles
et des coteaux verdoyants que marquent de taches
grises de nombreux villages. Tel celui de Msuafa,
royaume du fameux Ngobila, un vieux juif relié en
cuir noir, qui nous demande 400 mitakos,soit 40 francs,
pour un vieux bouc tout décharné. — Ce n'est pas
chez toi que nous établirons jamais nos pénates, mon
vieux bonhomme!
Le lendemain nous stoppons d'assez bonne heure,
ce qui nous permet de descendre à terre pour nous
dégourdir un peu les jambes. Nous poussons jusque
dans la forêt en évitant, autant que possible, les
nids de plus d'un mètre de hauteur que construisent
les fourmis-termites, méchantes bestioles qui pincent
jusqu'au sang. Des traces nombreuses d'hippopotame
nous prouvent que l'énorme amphibie n'est pas rare
dans ces parages. Enfin, Sœur Humilienne, notre
savante botaniste, trouve une sorte de pomme dont
la pellicule poreuse secrète un suc laiteux qui s'attache
fortement aux doigts. Moustique, notre petit boy,
nous apprend que c'est la liane à caoutchouc, fruit
tellement imbibé de ce produit visqueux, qu'en le
découpant et le froissant* dans les mains, on obtient
en peu de temps une boulette élastique.
Le lendemain, 3 Décembre, tête de S' François-
93
Xavier, le patron des Missionnaires; et de plus c'est
au Congo, jour de dimanche. Un autel a été dressé
sur le pont, et nous avons le bonheur d'entendre la
messe et de communier.
Arrivée à Berghe S'e Marie
Le lundi, 4, nous apercevons sur une colline
encore lointaine, la résidence de Berghe S*- Marie,
la première qu'aieat fondée les Pères de Scheut.
Une heure après, nous abordons, saluées à la rive
par le R. P. Van Ronslé, supérieur de la Mission.
Tandis que nous gravissons la colline, par une
allée magnifique bordée d'arbres divers, Père Baltus
amène à notre rencontre la bande pétulante de ses
négrillons. Dans leur admiration de voir des femmes
blan elles, ces enfants ouvrent tellement la bouche
que je puis m'assurer qu'ils l'ont très-grande, avec
des dents magnifiques; mais ils ont bon cœur aussi
et nous accablent de Malamon-Mingi.
Bientôt, nous atteignons une première cour réser-
vée aux petites filles qui n'en peuvent point sortir
et nous attendent en conséquence modestement
rangées devant leur quartier. Ici, la première impression
n'est point l'étofinement comme chez les garçons,
mais une confiance sans bornes avec une joie que
tout traduit : les éclairs des grands yeux blancs,
les visages radieux, les cris d'un enthousiasme presque
sauvage qui partent en fusées de bouches garnies
de perles nacrées. Et comme on s'empresse autour
de nous, comme on saisit hardiment nos mains et
nos robes! Bon gré, mal gré, nous sommes forcées
d'entrer chez ces bonnes petites et de leur permettre
de satisfaire leur curiosité. Que de choses extraordinai-
res nous leur offrons en effet en nos personnes! Nos
94
croix, nos chapelets, nos ceintures, notre voile : on
veut tout voir, tout palper. Ces filles de mère Eve
vont plus loin : elles soulèvent nos voiles et même
nos bandeaux pour s'assurer que nous avons des
cheveux. Puis, nos bas, nos souliers : quelle affaire !
Ensuite pour nous montrer qu'elles veuleut être
de bonnes petites chrétiennes, voilà qu'elles nous
récitent leurs prières et ce qu'elles savent du caté-
chisme, ajoutant, avec une moue désolée, que les
garçons sont bien plus savants, parce qu'ils ont un
Père toujours avec eux, tandis qu'elles n'ont point
de maman blanche pour les instruire. J'avoue qu'à
ce moment, si mes supérieurs avaient dit un mot,
j'eusse très-volontiers été la première maman! mais
ce mot ne fut pas prononcé. Je tâchai de sécher
les larmes causées par cet échec, en promettant
d'intercéder pour que d'autres quittassent, comme
nous, parents et patrie, pour leur apporter l'amour
de mères bien tendres. La maison qu'on destine à
ces dernières sera bientôt terminée, d'ailleurs : le Bon
Dieu pourra-t-il ne pas exaucer ces chères enfants
qui ne demandent qu'un peu d'affection avec les
leçons du salut!
De la cour des filles, nous allâmes saluer à la
chapelle le Dieu qui nous a jugées dignes de L'aider
à sauver les âmes rachetées par son sang! Il fallut
encore visiter le dortoir, l'école et la cuisine des
garçons, très-jaloux de ce que nous avions donné
tant de temps aux petites filles. Le repas nous fut
ensuite servi sous la véranda de la résidence des
Pères, d'où la vue plonge au loin sur le fleuve. Après
quoi, nous reprîmes le chemin de la rive, parce que
les environs de Berghe sont trop déboisés pour
qu'on pût y faire la provision de chauffage néces-
saire pour l'étape suivante.
Je n'oublierai pas de longtemps les sanglots
95
poussés par les fillettes au moment de notre pas-
sage devant leur maisonnette et leurs supplications
pour obtenir en souvenir une image ou une médaille.
Ah! pauvres petites, c'est bien autre chose que j'aurais
voulu vous donner!
Départ de Berghe 8'*= Marie
On s'embarque, on enfile le Kassaï; Père Van
Ronslè nous accompagne jusqu'à la halte prochaine,
tandis que les Père Hoornaert et De Clercq devien-
nent nos compagnons de voyage jusqu'à Loulouabourg.
Il paraît qu'en Afi-ique les fleuves ont d'autres
allures qu'en Europe : ils s'élargissent à mesure qu'on
les remonte. En effet, le Congo, relativement étroit
dans la région des cataractes, atteint en face de
Berghe la largeur d'un bras de mer; et le Kassaï
qui n'a l'air de rien à son confluent s'étend bientôt
jusqu'à ressembler à un lac dont on distingue à
peine les rives. Aussi les hippopotames y sont-ils
très nombreux; le 5 et le 6 Décembre on leur tire
quelques coups de fusil, mais sans résultat. Le 7, on
s'arrête à Moutchi, grand village sis au confluent
du Kassaï et de la Mfini.
Voyage sur la Mfini
■ Le 8 nous enfilons la Mfini pour une raison que
je vous dirai plus tard, et nous constatons que cette
région, peu connue jusqu'ici, est aussi fertile que
populeuse, et que nos Missionnaires y trouveraient
de magnifiques emplacements pour leurs résidences.
On nous dit, il est vrai, que les habitants sont
cannibales : raison de plus pour qu'on leur vienne
96
en aide! et quelle densité de population! C'est un
village pour ainsi dire continu qui se développe sur
les deux rives. De plus, ces gens sont laborieux
comme en témoignent de belles cultures; industrieux
aussi, puisqu'ils savent tisser de longs et beaux pagnes
qui descendent jusqu'à la cheville des hommes, jus-
qu'aux genoux des femmes. Quant aux enfants, leur
costume est ici comme ailleurs, celui de Père Adam
encore innocent. Pour achever la question de parure
disons que ces naturels, moins tatoués par les inci-
sions que les Bangalas, se fardent de noir, de rouge
et de blanc, ce qui, joint à leur chevelure montée de
mille façons grotesques, les rend absolument hideux.
La journée du g nous réservait une émotion.
S'appuyant sur une carte erronée, le capitaine cher-
chait inutilement sur les rives une forêt que la dite
carte marquait en cet endroit. Un canal latéral se
présente, le steamer y pénètre, une forêt se montre
au bout de ce canal qui se termine en impasse et
nous forçons de vapeur pour atteindre cette forêt,
lorsque tout à coup, d'un village situé en deçà et que
nous n'avions pas aperçu, les femmes et les enfants
fuient à la débandade en poussant des cris de terreur,
tandis que les hommes, armés d'arcs, de flèches et
de lances se forment en bataillon et marchent vers le
navire en jetant des clameurs de défi.
Nos Bangalas ont beau crier : Pas de guerre,
du bois seulement! les guerriers ne changent pas
d'attitude et suivent sur le rivage la course du Stanley
qui s'avance vers la forêt. Vous comprenez si les
pauvres petites religieuses devenaient chaire de poule
en considérant la mine farouche de ces cannibales,
leurs gestes féroces, les plumes et les cornes dont
ils se coiffent, pour mieux ressembler sans doute à
Lucifer. On parvint cependant à s'expliquer un peu :
on nous refuse des vivres, mais nous pouvons couper
97
Letires de Sœur Marie-Godeliève
du bois, à condition de partir le même jour : douze
guerriers restent en place pour surveiller l'opération,
tandis que les autres vont rassurer les fuyards. Aussi,
quand vers 3 heures, nous revenons sur nos pas
pour rentrer dans la rivière, tout est en paix au
village, ou plutôt en fête, car le chef s'imaginant
avoir chassé les blancs a donné le signal d'une
danse générale.
On stoppe à la soirée près d'une côte revêtue
d'une végétation si touffue que nous la, croyions
complètement inhabitée. Le lendemain cependant voici
qu'on aperçoit se faufiler à travers les roseaux une
barque montée par un seul homme. Hélé par nos
nègres qui lui font des signes d'amitié, cet indigène
s'enhardit jusqu'à s'approcher du vaisseau ; puis appre-
nant que nous désirons acheter des vivres, il s'éloigne
pour avertir les habitants du voisinage. Quelques
minutes après, quelle n'est pas notre stupéfaction de
nous voir entourées par des centaines de pirogues,
manœuvrées les unes par des hommes, les autres par
des femmes! Tout ce monde crie, se démène, s'em-
presse, mais sans les démonstrations belliqueuses qui,
pas plus tard qu'hier, effrayaient si bien certaine sœur
missionnaire quelle s'était accroupie derrière une porte
de peur d'être percée d'une lance ou d'une flèche.
Aujourd'hui c'est à qui nous vendra des provisions
de toute espèce, parmi lesquelles un animal que les
bouchers de Gand n'ont pas l'habitude de débiter.
C'est ici bien certainement le pays des chiens; pas
une barque qui n'en apporte en échange de vieux
fer, de fil laiton, de boîtes en fer blanc qui servent
à confectionner des lances, des anneaux ou des
bracelets.
A l'arrêt du soir, nous assistons à une scène du
même genre, mais plus tapageuse encore, si c'est
possible; les marchés de poisson de nos Flandres
sont silencieux en comparaison de cette cohue. Au
beau milieu du vacarme, voici qu'une pirogue chavire,
versant à l'eau ses deux pagayeuses! Les deux naïades
ne font que rire de l'aventure et relèvent leur esquif
en un clin d'œil.
A remonter le cours de la Mfini, notre capitaine
avait pour but de visiter un poste qu'on vient d'établir
à Malapi, non loin du lac Léopold II. Nous ne savions
d'ailleurs rien de ce Malapi, si ce n'est que nous le
trouverions à l'embouchure de la Likata, tributaire
de la Mfini. Le lo Décembre seulement, nous attei-
gnons cette embouchure en face de laquelle se dresse
sur une côte abrupte le Malapi, naguère encore inconnu
des plus savants géographes.
Aussi notre arrivée fait-elle sensation; les indi-
gènes, postés en grand nombre sur le rivage, semblent
frappés de stupeur à la vue de notre navire, de cette
grande pirogue qui marche seule et crache de la
fumée. En conséquence, tous ces noirs se sont munis
de leurs armes et la reine du pays s'est informée
de nos intentions près des deux blancs qui gardent
le poste; puis, apprenant qu'il ne -s'agit que de ravi-
taillement, elle est partie sans nous laisser le temps
de lui tirer notre révérence.
Bien que ces indigènes soient cannibales, les
deux agents ne se croient pas en danger de passer
par la casserole; bien plus, on va les considérer main-
tenant comme deux grands chefs, puisqu'ils disposent
pour leur service d'un si grand bateau. Leur vie
n'en est pas moins bien triste, isolés comme ils sont
de toute communication, ignorant même la date où
l'on viendra leur apporter des secours et des nouvelles
du monde civilisé.
Pauvres gens qui pour un peu d'argent acceptent
un tel sort! Et nous qui savons que chacun de nos
pas est compté pour le ciel, nous craindrions de ren-
99
contrer la peine et la souffrance! Oh! non, Seigneur
Jésus : nous voilà : prenez-nous, faites de nous les
instruments de votre gloire et du salut des âmes;
nous nous inquiétons de tout le reste comme d'une
pelure de pomme!
Retour au Kassaï
Le 1 1 Décembre, nous rebroussons chemin pour
regagner le Kassaï, ce qui nous ramène devant ce
village où l'on prétendait naguère ne nous recevoir
qu'à coups de flèches. L'accueil est moins belliqueux
aujourd'hui, mais très froid; personne ne se présente
pour vendre des vivres. Peu nous importe, nous avons
des provisions de reste, et d'ailleurs une magnifique
capture nous fournit le lendemain une abondance
d'excellente viande.
En effet, tandis que les Bangalas s'occupent à
couper du bois, Père De Deken et le capitaine vont
chasser l'hippo. Nous disons un Ave pour les préserver
d'un danger toujours réel quand on s'attaque à de
tels monstres, et bientôt nous entendons les fusils
crépiter au loin. Puis, les cris des noirs nous avertissent
de la victoire remportée par nos chasseurs, et nous
voyons revenir la pirogue traînant à la remorque
une bête pesant à elle seule autant que trois bœufs.
On la haie sur le rivage pour la dépouiller de sa
peau épaisse de quatre centimètres. Cette peau, on
la découpe toute fraîche en lanières qui, tordues ou
séchées, constituent la chicotte ou fouet dont on
fustige au Congo les paresseux et les malfaiteurs.
On retire ensuite du cadavre un estomac d'une
amplitude à renfermer une charretée de fourrage.
Puis enfin, de la viande divisée, on donne nne part
à chaque travailleur, et toute la nuit se passe à fricoter.
ICO
Le 13, nous sortons de la Mfini pour remonter
le Kassaï. Tout est énorme en Afrique : le Kassaï,
qui n'est pourtant qu'un affluent du Congo, est large
en cet endroit de plus d'une lieue et demie.
Le 15, vers 10 heures du matin, un cri retentit:
« Bateau, bateau ! » C'est la Ville d'Anvers qui remonte
le fleuve derrière nous. Le 6 du même mois, nous
avions croisé le petit steamer Katanga voguant à
toute vapeur vers Léopoldville, pour demander, en
destination du sud de l'Etat, un grand navire, des
canons et des soldats. Nous ignorions tout autre
détail; aussi nos inquiétudes étaient-elles grandes
au sujet de nos Missionnaires de Loulouabourg.
Rencontre de la « Ville d'Anvers »
A 4 heures, nous stoppons, et la Ville d'An-
vers vient accoster notre Stanley, tandis que trois
cents soldats nègres, bien équipés, bien armés, bien
disciplinés, vont camper sur la berge pour y passer
la nuit. Père De Deken va s'enquérir aussitôt des
nouvelles, apprend que les Arabes ont tué deux
blancs dans les parages de l'est, que des alliés de
l'Etat se sont révoltés dans la même contrée, mais
que tout est en paix à Loulouabourg et Luebo; la
preuve, c'est que les garnisons de ces places sont
allées châtier les rebelles et doivent être remplacées
à leurs postes par le contingent qu'amène la Ville
d'Anvers. — Deo gratias!
Remises de nos émotions, nous continuons
d'annoter les petits incidents du voyage. Le 16, véri-
table nuage de vilains papillons jaunes qui s'obstinent
à se poser sur nos livres, nos mains et nos vête-
ments. Le 18, on rejoint la Ville d'Anvers qui, plus
alerte que nous, avait pris l'avance, mais a dû stop-
lOI
per durant un jour, je ne sais pour quelle cause.
Le lendemain, nous jetons l'ancre près de deux,
termitières hautes de plus de deux mètres. Des
traces de buffles, animal très farouche, nous font
craindre de pousser trop loin notre promenade;^
néanmoins, sœur Humilienne, notre botaniste, en
rapporte un bouquet de fleurs si variées que notre
ingénieur mécanicien déclare n'en avoir pas vu tant
d'espèces réunies durant les trois ans de séjour qu'il a
fait au Congo.
Le 20, notre bonne Mère est prise de la fièvre,
en un moment où nous avions cependant de la besogne
pour nous divertir, parce que notre renommée de
tailleuses s'étant répandue jusqu'à bord de la Ville
d'Anvers, le capitaine de ce navire nous a fait
passer une pièce d'américani, nous priant de lui
confectionner vestons, gilets et le reste. La fête de
Saint Thomas, 21, vint heureusement distraire un
peu notre chère malade. Il est d'usage, paraît-il,
qu'en certains endroits on tâche à pareil jour d'en-
fermer le père de famille, xdu le chef de communauté,
pour ne le relâcher qu'à certaines conditions. Nous
essayâmes en conséquence de surprendre notre bon
vieux Père De Deken; mais, sans avoir l'air de se
tenir sur ses gardes, il sut déjouer toutes nos tentatives,
à la grande hilarité de notre Mère, dont la fièvre
parut un instant conjurée, mais pour reprendre
ensuite de plus belle et ne déloger qu'après quatre
jours.
Arrivée à Nzonzadi
Le 22, nous atterrissons à Nzonzadi, où le
célèbre M. Cadenas dirige une factorerie de la Soci-
été Anonyme Belge. Nos deux petites femmes
originaires de Loulouabourg ont ici des connaissances j
102
en conséquence, elles se parent du beau pagne rouge
qu'elles ont acheté dans le Bas-Congo, se chargent
de colliers de perles, et, pour faire parade de leur
richesse, tiennent chacune un petit chien sous le
bras ; puis, dans ce splendide apparat, elles vont
s'exhiber à la station, et conter les merveilles qu'elles
ont vu à Kikanda, Matadi, Léo, etc. Il eût fallu les
entendre ! L'amplification, les fleurs oratoires, l'art
de se faire valoir : tout leur est aussi familier qu'à
n'importe quel avocat !
Le malafou produit par le palmier de ces parages
se vend à si bon compte, que notre capitaine en
achète une large provision, pour remplacer avec
avantage durant quelques jours le thé du bord, boisson
très hygiénique, dit-on, dans les pays chauds, mais
qui a le tort de ressembler un peu trop à la tisane
de chiendent.
Nous sommes partis avant la Ville d' Anvers;
mais celle-ci, plus jeune et plus alerte, nous dépasse
bientôt et parvient le même jour à Bena-Bendi,
siège d'une autre station, tandis que nous devons
stopper à deux lieues en aval, où nous essuyons le*
soir un formidable orage.
Arrivée à Bena-Bendi
Le lendemain, dès 8 heures, nous rejoignons notre
rivale, et passons tout le jour à faire du bois. A
Bena-Bendi, sis au confluent du Sankourou (Sankuru),
les crocodiles ne sont pas rares, et les éléphants si
nombreux et si peu civilisés, que, hier encore, deux
de ces gigantesques animaux s'amusaient à tout briser
derrière la maison de M. Piron. Celui-ci nous déclare
humblement avoir sué de peur. Je le crois bien :
103
d'un coup d'épaule, les porteurs d'ivoire auraient pu
renverser tout l'édifice!
Le dimanche 24, au lieu de continuer à remonter
le Kassaï jusqu'à Luebo, dont nous ne sommes éloignés
que de quatre étapes, et par où nous devons passer
pour atteindre Loulouabourg, nous enfilons le San-
kourou, pour nous rendre à Lusambo, distant de huit
jours. Ainsi le veut M. le commissaire de Léopoldville,
par l'ordre duquel nous avons fait précédemment une
excursion semblable dans la Mfini. Les Anglais disent
que le temps, c'est de l'argent; mais au Congo le
temps n'est rien du tout : on arrive toujours! Et
d'ailleurs le bon Dieu dispose tout à l'avantage de
ceux qu'il aime. Si nous n'avions pas remonté la
Mfini, nous ignorerions encore combien les régions
adjacentes se prêteraient à l'établissement de nom-
breuses missions; et si nous n'avions pas visité Lusambo,
nous ne posséderions pas le trésor qui nous rend
si heureuses au moment où je vous écris. Mais n'anti-
cipons pas, et ne soyons pas trop curieuses : on vous
expliquera la chose en son temps.
Entrée dans le Sankourou
C'est donc le 24 Décembre que nous nous enga-
geons dans le Sankourou. Le 24, direz-vous : mais
c'est la veille de Noël! Nous le savons bien; aussi
venez donc voir comment nous passons tout le jour à
garnir notre Stanley de drapeaux, de verdure, et
même de sonnettes attachées ça et là, ce qui est
ici le grand luxe. Au soir, M. Cook, capitaine de
la Villr d'Anvers, passe à notre bord, ainsi que
son médecin, un Allemand, pour prendre leur part
d'un petit dîner où ne manquaient ni les fleurs, ni
104
même le menu, artistement calligraphié par un des
Pères. Et comme il n'est point de fête sans musique,
M. Openrade, notre capitaine, nous met largement
à contribution; nos cantiques ordinaires, le Minuit
ch?'étiens, le Stille nacht des Allemands nous mènent
jusqu'à 1 1 heures, où commencent les préparatifs de
la fête spirituelle.
Nuit de Noël
On dresse un autel que nous ornons de toutes
les richesses de notre pauvreté; nous endossons notre
-costume le plus neuf; Père De Deken fait la méditation
à haute voix, et quand minuit vient à sonner, un'
missionnaire monte à l'autel pour chanter cette messe
solennelle, qui, ce même jour et par tout l'univers,
célèbre le grand Dieu devenu si petit pour notre
amour. Avec quelle ardeur nous unissons nos voix
à celle du prêtre pour lancer aux échos le Gloria
in excelsis des anges de Bet/iléetJi / Avec quel bon-
heur nous nous agenouillons ensuite au banquet divin!
Une seconde messe chantée sert d'action de grâces;
viennent ensuite quelques heures de repos, puis une
troisième messe. O la délicieuse nuit de Noël! Elle
sera l'un des beaux souvenirs de notre vie, et j'aurai
bonheur à y penser, même quand ce ne sera plus
sur le pont d'un navire, au sein de l'immense continent
barbare, mais au ciel, que nous chanterons avec les
anges : Minuit, chrétiens, c'est l'heure soleiinellef
Avec le jour, nous reprenons notre voyage et
traversons des contrées où, plus d'une fois, les steamers
ont servi de but à des flèches empoisonnées dont
la moindre piqûre amène promptement la mort. ]\Iais
rien de désagréable ne nous arrive : pourrait-il en
être autrement un jour de Noël?
105
Vers 4 heures, nous jetons Tancre près d'un village
dont les habitants sont tous coiffés d'une large feuille
à laquelle ils savent donner les formes les plus diverses
des chapeaux européens. Le 26, on est à Makikamu,
où M. Andréa, gérant d'un comptoir américain, nous
permet de dévaliser son potager, ce qui nous met
à même de nous régaler d'une excellente salade de con-
combres aux tomates. A la tombée du jour, nous
rejoignons la Ville d' Anvers au camp de Badinga, dont
l'officier vient de recevoir l'ordre de regagner Lusambo
avec tout son monde. Un déménagement de ce genre
est peu de chose pour les soldats noirs; ils se con-
tentent de rouler dans leur natte à coucher quelques
hardes de leur équipement, et de fourrer dans un
panier une assiette, un pot, des tranches de manioc :
les voilà prêts.
Le lendemain, l'équipage du Stanley se trouve
augmenté de 40 hommes, tandis que la Ville d'Anvers
s'est chargée du reste; les pirogues sont amarrées
aux flancs des steamers, et l'on part en ce bel équi-
page. On fait escale vers midi pour acheter des
provisions, mais au moment du départ, non seule-
ment les nouveaux arrivés semblent rester sourds
aux coups dp sifflet que lance la machine pour les
rappeler à bord, mais on constate qu'ils ont dévasté
des champs de manioc ; ce dont la chicotte fait aussitôt
justice pour les plus coupables. . Et c'est bien fait !
C'est de ces déprédations que les indigènes se vengent
au moyen de leurs terribles flèches empoisonnées.
Le 29, nous sommes reçus dans un charmant
village avec toutes les démonstrations de la confiance
et de la joie. Le chef nous adresse une longue haran-
gue, et les enfants nous tendent amicalement leur
petite main noire. Le 30, de la couchette où me
retient un peu de fièvre, j'entends le bruit d'une
correction modèle que reçoivent en hurlant le garçoa
106
Hutte du village de Lusambo
d'hôtel et le cuisinier, coupables sans doute d'un
méfait habituel à la race noire, un vol quelconque.
Arrivée à Lusambo
Enfin, le 31, dernier jour de l'an, nous arrivons
en vue de Lusambo. Les deux steamers qui filent
côte à côte sont salués par trois formidables coups
de canons, tandis que des centaines de nègres postés
sur la rive très-haute, nous considèrent avec tant
d'ébahissement qu'un rire unanime nous échappe.
Au débarcadère, M. Le Marinel, inspecteur géné-
ral, vient en compagnie du capitaine Légat, nous
souhaiter la bienvenue, et nous prier de prendre nos
repas à la station durant tout notre séjour à Lusambo.
Vers le soir, c'est M. Santrade qui nous apporte
nos étrennes, dix gentilles petites filles. De joie, ma
fièvre s'est envolée, et je commence 1894 avec autant
d'entrain que mes sœurs, enthousiasmées d'avoir
trouvé, sans le chercher, le noyau de l'orphelinat que
la Providence saura bien développer.
Le i*"" Janvier, promenade par toute la ville,
acclamations des nègres qui s'attroupent tellement
qu'on peut à peine circuler. Le lendemain, nous
rencontrons le grand chef Pania-Mutambo. Ancien
esclave, cet homme, à force d'adresse et d'énergie,
est aujourd'hui maître absolu d'un village de dix à
quinze mille âmes; jadis ami des Arabes, il est main-
tenant l'allié fidèle de l'Etat, et va prendre part, en
cette qualité, à la prochaine expédition contre les
esclavagistes.
Un autre grand chef, Zappo-Zappo, vient lui-même
visiter notre navire; il a pour escorte une compagnie
de femmes géantes armées de beaux fusils, et des
pagayeurs dont les rames sont très finement sculptées.
107
Le 3, nous déménageons et quittons le Stanley,
qui reste aux ordres de M. ]^e Marinel, pour passer
à bord de la Ville d' Anvers, chargée de nous trans-
porter à Luebo, en descendant d'abord le Sankourou.
Tandis qu'on complète par de nombreuses pointes
d'ivoire le chargement de notre nouveau steamer,
Père De Deken nous conduit en promenade jusqu'au
village voisin, le plus beau que nous ayons vu. Les
cases rondes, aux toits pointus couverts en feuilles
de bananier, sont régulièrement alignées des deux
côtés d'une large route qu'ombragent de magnifiques
palmiers. Notre arrivée met tout en émoi dans cette
collection de ruches humaines, et, de tous côtés, on
accourt en foule. Nous nous enrouons à répondre
aux affectueux Majo, malïngele mafo qu'on nous
adresse de toutes parts ; pour une main que nous
serrons, cent autres, de toute taille et de toute couleur,
se tendent vers nous. Enfin, le chef lui-même, vieillard
à qui le long usage de l'autorité donne une physio-
nomie presque majestueuse, vient nous saluer avec
bienveillance. N'était le vilain fétiche qu'il porte sur
la tête, on le prendrait pour un patriarche des temps
bibliques. Son fils, non moins grave que lui, nous
escorte au départ jusqu'aux limites de son domaine,
écartant les indiscrets dont l'élan gêne notre passage.
Le soir, nous allons pour la dernière fois prendre
notre repas au salon des officiers, où toujours nous
avons occupé la place d'honneur. Le lendemain, 4 Jan-
vier, M. Le Marinel nous offre en cadeau vingt petites
filles; nous en achetons une autre pour une brasse
d'étoffe; une autre encore se donne d'elle-même; et
nous voilà riches de trente-deux orphelines. Que le
bon Dieu veuille continuer à nous gâter de la sorte :
c'est une armée que nous aurons bientôt enrôlée.
Vers 9 heures du matin de ce même jour, nous
quittons Lusambo pour revenir à Bena-Bendi. Che-
108
min faisant, nous rencontrons la Princesse Clé/nentine
qui nous apporterait des lettres d'Europe, si celles-
ci n'avaient disparu dans une échauffourée qui s'est
produite sur la route des caravanes. Plaise à Dieu
que ma missive n'éprouve pas le même sort.
Le 8 Janvier, nous nous retrouvons à Bena-Bendi
dans les eaux du Kassaï qu'il faut remonter jusqu'à
B^na-Lundi, d'où nous gagnerons Luebo par la Lulua
(Louloua). De Luebo, nous aurons encore à effectuer
huit jours de voyage par terre, ce qui portera le
total de notre course à plus de 350 lieues. De Lou-
louabourg, si mon babil ne vous ennuie pas trop,
je vous enverrai promptement une autre lettre, dont
je voudrais que chaque mot vous soit, comme chaque
syllabe de la présente, un témoignage de l'affection'
que vous porte à toutes votre petite sœur
Marie-Godeliève
109
12" ttttvt
SOMMAIRE : Fin du voyage et arrivée à destination
S^ Joseph de Luluahourg, 2 Février 18 Q4.
Chères Consœurs,
ous y sommes enfin! Si je ne me trompe, j'ai
laissé mon récit au moment où le S janvier,
nous avions atteint Bena-Bendi. Pour le reste
du voyage, je crains fort d'oublier plusieurs détails,
parce que j'ai perdu mon cahier de notes.
Le 10, nous arrivions à Bena-L2t7idi, sis au con-
fluent du Kassaï et de la Louloua (Lulua). Le len-
demain nous enfilions le lit rocheux de cette dernière.
Les indigènes qui en habitent les rives paraissent
très- farouches; en plus d'un endroit, nous les avons
vus embusqués derrière les arbres, épiant tous nos
mouvements, prêts à nous décocher leurs flèches
meurtrières.
Arrivée à Luebo
• Nous atteignons pourtant sains et saufs la station
de Liiebo, à l'endroit où la rivière de ce nom vient
se jeter dans la Louloua. A partir de ce poste
jusqu'à Loulouabourg, la navigation n'est plus pos-
IIO
sible à cause des chutes et des rapides; c'est donc
par terre que nous aurons à effectuer le reste du
voyage, environ trente-cinq lieues .
Nous attendons ici l'arrivée de nos porteurs, et
la Ville d'Anvers stoppe pour quelques jours, parce
qu'elle doit embarquer quatre cents esclaves libérés
et les conduire dans le Bas-Congo, où nos officiers
les formeront au métier de soldats. Nous profitons
de cet arrêt pour préparer à bord notre nourriture;
à la factorerie, cela revient à 15 francs par jour et
par tête. Puis, nous nous rendons en promenade aux
chutes du Luebo. La fertilité de cette région dépasse
toute description. Au jardin de la factorerie, tous
les légumes d'Europe; dans la campagne voisine, le
riz, le manioc, le maïs, le millet^ la patate : quel
contraste avec la brousse sauvage dont nos yeux
sont fatigués depuis si longtemps.
Je dirai peu de chose de la chute. Pourtant
cette masse d'eau qui tombe en mugissant dans un
abîme toujours couvert d'un nuage de vapeur nous
a paru d'un effet bien grandiose; mais de petites
flamandes qui n'ont rien vu de semblable dans leur
pays de plaines sont facilement impressionnées par
un spectacle de ce genre; et puis on nous a dit que
ceci n'est qu'une fuite de gouttière en comparaison
des Falls du Congo.
Au retour de la promenade, un courrier nous
attend, annonçant pour le lendemain l'arrivée de
Père Garmyn et de 180 porteurs. Effectivement, le
samedi 13, vers 10 heures, l'avant-garde se présente,
commandée par un interprête du nom de Petro, et
quelques Capitas qui se sont mis en frais de toilette
pour paraître avantageusement en notre présence.
L'un porte sur l'oreille un chapeau à plumet qui
faisait jadis l'ornement d'un garde civique; l'autre
est serré dans la vareuse, trop étroite pour lui, d'ua
III
marin portugais; le troisième resplendit sous la veste
rouge d'un soldat anglais. Enfin, vers 2 heures de
ce même jour, c'est Père Garmyn lui-même que
nous avons l'honneur de saluer, et qui nous apporte
les meilleures nouvelles de nos Pères de Louloua-
bourg ainsi que de l'état de la Mission.
Séance tenante, on distribue les charges, et,
comme les nègres de ces parages sont bien moins
robustes que ceux du Bas-Congo, nous constatons
que, pour une caisse de 30 kilos, il faudra deux
porteurs. Le dimanche matin, je prends les devants
avec mes trente-deux négrillonnes, afin de leur laisser
le loisir de se reposer de temps à autre. Mais je
m'aperçois bientôt que la marche les fatigue bien
moins que moi; c'est en se jouant que ces petits
cabris franchissent les montagnes et les descentes!
Quant à moi, bien essoufflée, je suis fort aise, après
quatre heures de voyage, d'arriver au gros village
où la caravane doit passer la nuit.
Les huttes y sont carrées, mais si basses et si
étroites qu'un homme de taille ordinaire ne pourrait
se tenir debout ni s'étendre de son long. Il est vrai
que deux cases plus spacieuses ont été construites
pour les blancs de passage et soigneusement balayées
à notre intention. A l'arrivée du gros de la troupe,
le chef du village nous offre une chèvre qui fait
les frais du souper.
Le lendemain, je permets à nos gamines de
gambader à l'avant-garde, et me joins à mes sœurs
qui tâchent de rompre par la prière et les chants
la monotomie du long trajet qui nous mène par
un sentier sinueux au gros village de Tjiroulika.
Le chef, en costume européen complet, vient nous
saluer, tandis que ses hommes nous présentent les
armes. Puis, il fait apporter sa chaise longue ornée
de clous dorés et s'installe jusqu'au soir dans notre
112
case, se donnant beaucoup de peine pour chasser,
au moyen d'un mouchoir agité, les mauvais esprits
et ce gros nuage orageux qui noircit l'horizon. Entre-
temps, il présente à notre admiration sa noire
moitié, richement parée de nombreux anneaux de
cuivre, dont l'un des plus gros lui pend au bout
du nez.
Enfin, le 20 Janvier, nous atteignons une route
qui mène à la station que l'Etat possède à Louloua-
bourg. Deux heures après nous la quittons pour
enfiler un sentier se dirigeant vers la Mission. Trois
heures de marche encore : nous sommes à N'Doumba,
gros village sis à une lieue seulement de S' Joseph,
et que gouvernent trois chefs qui viennent nous'
saluer très respectueusement et nous offrir trois
poule blanches, en honneur, sans doute, de notre
couleur.
Arrivée à Loulouabourg
Empressées que nous sommes d'arriver au but,
nous ne prenons que quelques instants de repos, et
nous sortons à peine du village qu'apparaissent,
venant à notre rencontre, le Révérend Père Supé-
rieur Général et le Père Cambier, tous deux res-
plendissants de santé, et ravis de nous voir nous-
mêmes en si bon état. On poursuit la marche, et
l'on atteint bientôt, au faîte d'une hauteur sise en
face de S' Joseph, la magnifique route créée par le
Rév. Père Supérieur durant les difEérentes absences
du Père Cambier. C'est un véritable boulevard, large
à laisser passer une armée, s'allongeant en ligne
droite entre des rangées de palmiers et de bana-
niers, et s'enfonçant dans la vallée, pour remonter
ensuite la côte de S* Joseph.
"3
lettres de Sœur Marie- Godelieve
De la hauteur d'où nous découvrons la Mission,
le spectacle est absolument ravissant, mais la des-
cription qu'en a faite naguère le Père Garmyn est
maintenant bien en dessous de la réalité, parce que
le Rév. Père Van Aertselaer a beaucoup ajouté aux
merveilleuses dispositions improvisées à la hâte par
le Père Cambier. Les huttes en paille ont fait place
à des maisonnettes en pisé, blanchies ensuite au
moyen d'une sorte de terre plastique, voir même
enjolivées de dessins aux couleurs voyantes; les
rues sont aussi plus longues, plus peuplées, bien
alignées; les cultures de manioc, d'arachides, de patates
douces, de maïs et de riz, ainsi que les plantations
de palmiers et de bananiers sont plus vastes, et la
brousse inculte qui les entoure n'en fait que mieux
ressortir la beauté.
Lorsque nous arrivons à mi-côte de la rampe,
un immense drapeau apparaît tout à coup au sommet
de la résidence. Quelques pas encore et nous voici
devant les quartiers respectifs habités par les Baloubas,
les Bena-Loulonas, les Kaniokas, les Batétélas et
les Angolais. Tous ces noirs, en habits de fête, sont
groupés devant leur quartier national et nous saluent
par de frénétiques battements de mains et des moyos
retentissants. Et les enfants donc! un groupe d'une
centaine de garçonnets, un autre d'autant de fillettes :
quels cris, quels trépignements d'allégresse, tandis
que nous obliquons vers la droite pour atteindre le
centre de la Mission.
Au milieu d'une vaste cour, voici deux maisons
en briques : l'une qu'occupe le Rév. Père Supérieur,
l'autre que nous occuperons en attendant l'achève-
ment de notre couvent. Plus loin, c'est une longue
maison en pisé, habitation des Pères; la chapelle que
va bientôt remplacer une grande église en briques,
le fameux hangar des métiers, etc.
114
Remettant à plus tard d'inspecter tout cela plus
en détail, nous entr'ouvrons, en filles d'Eve curieuses,
la porte de l'appartement du R. P. Supérieur, Un
bijou, ce petit logis, le plus beau certainement qui
soit au Congo. Les nègres ont bien fait de donner
à Père Cambier le nom de Nyanga-Bonka, le médecin
sorcier. Figurez-vous que tout l'ameublement est
l'œuvre exclusive de ses mains, lui, presque toujours
absent pour des fondations, des palabres, des récon-
ciliations. Et quel ameublement! une magnifique table
de salon, qu'un vernis quelconque ne saurait que
déparer, les fenêtres à fermeture d'ivoire; en ivoire
la grande croix, le porte-manteau; et puis, des chaises
longues, des pliants et des étagères du goût le
plus exquis.
Vient ensuite un solennel Te Deitin d'actions
de grâces à la chapelle; puis un joyeux repas pris
en commun, pour cette fois; puis enfin l'ouverture
de nos caisses. Hélas ! trois fois hélas ! que d'avaries,
que d'objets réduits en compote par les cahots, les
chutes et la pluie! Mais, vive la joie quand même,
et la sainte pauvreté! Ce fut la richesse de notre
Divin Maître qui, d'ailleurs, nous a réservé des
compensations de plus d'un genre. Cent fillettes à
instruire, beaucoup de malades à soigner.
Ces fillettes rachetées de l'esclavage, sont répar-
ties dans les ménages de la Mission et gagnent leur
nourriture en cherchant l'eau, le bois et en soignant
les petits enfants. Une trentaine seulement, celles
que nous avons amenées de Lusambo, seront pen-
sionnaires, en ce sens qu'elles habitent avec nous.
Les autres ont leurs heures pour venir assister aux
leçons et réciter les prières. L'enseignement sera
purement reHgieux, sauf pour les termes de la politesse
usuelle que les garçons apprendront en français et
les filles en flamand.
115
J'ai parlé d'une centaine de fillettes sans compter
les nôtres, mais ce nombre va s'accroître consi-
dérablement, tous les chefs des environs désirant
nous confier les leurs, et Monsieur Le Marinel ayant
donné l'ordre de nous amener les enfants de la
station de l'Etat dès que nos bâtisses sont terminées.
Quant aux chefs sus-indiqués, dès le surlendemain
de notre arrivée, cinq des plus notables, suivis d'une
nombreuse escorte, nous demandaient audience, payant
à l'avance cette faveur par le don d'une chèvre qu'ils
attachaient bien en évidence devant notre porte.
Enfin, chères Sœurs, nous voilà installées à
S* Joseph de Loulouabourg, loin, bien loin de la chère
Maison-mère de Gand et de tous ceux que nous
aimons. C'est ici le champ que Dieu nous donne à
défricher; c'est ici qu'il faudra se dévouer jusqu'à
la mort pour donner des âmes à Jésus. Ah! que
sommes-nous pour une telle œuvre? Priez donc, chères
Sœurs, pour les exilées volontaires du centre de
l'Afrique. A ce prix, ce seront des armées d'âmes
que, vous et nous, nous enverrons au Ciel et Sœur
Godeliève, dans la patrie céleste, pourra vous présenter
toute une légion d'anges de sa Mission de Louloua-
bourg.
Sœur Marie Godeliève
ii6
]W fritre
SOMMAIRE : Occupations de Sœur Godelieve — inaugu-
ration de la chapelle — baptême de nègres
Loulouaboîtrg, ij Mat iSç4
Très chers Parents, chers Frère et Sœur,
'est le cœur débordant d'allégresse que je
vous adresse ces quelques lignes; vous jugerez
vous mêmes si nous avons à remercier la
divine Providence pour les bénédictions qu'elle répand
sur nos travaux.
Dès maintenant, la Mission renferme plus de mille
personnes, pour le soin desquelles chacune de nous
a son département particulier. Notre sœur Hygine
a fonction de diriger les deux cents jeunes gens
qui cultivent les champs de la Mission. Cent mala-
des, pour la plupart incurables, sont à l'hôpital de
sœur Albanie. Sœur Humilienne est chargée de la
cuisine et du jardin potager. Notre bonne mère Amalia,
Mokenlenge, la Grande Maîtresse, comme disent les
noirs, est à la tête du ménage; et moi, la petite
sœur Godelieve, je suis la mieux partagée, car je
commande à plus de deux cent cinquante filles et
fillettes; je les instruis, je leur parle à plein cœur
du bon Dieu, je veille à leur équipement, et je cul-
tive avec elles au-delà de trois hectares,
117
Avec pareille besogne, on n'a pas le temps de
s'ennuyer, je vous assure; à peine ai-je celui de
dormir, puisque je suis sur pied depuis quatre heu-
res du matin jusqu'à neuf heures du soir. Heureu-
sement qu'à raison de ce métier de fantassin toujours
en marche, le bon Dieu nous préserve ici des chiques,
et autres méchantes bestioles qui naguère, au Bas-
Congo, nous mettaient en compote les genoux et
les talons.
Après nos exercices spirituels du matin, je
descends fièrement de la colline sur laquelle est
juchée la Mission, pour conduire mon régiment au
bain dans la rivière de Mikalai, C'est le seul moyen
pratique de débarbouiller promptement mes mioches.
Que ne pouvez-vous me voir dirigeant, avec le long
bâton qui me sert de sceptre, les exercices aquatiques
de mes noires grenouillettes! En classe, où nous
nous rendons ensuite, au lieu de bancs et de pupitres
mes élèves n'ont que le sable dont est jonché le sol,
et sur lequel elles sont assises ou accroupies dans
toutes les positions imaginables. L'étude, la récitation
de la prière et du catéchisme, sont coupées par le
travail aux champs, où la manœuvre des petites houes
et des bâtons pointus qui fouillent le sol n'est
interrompue que par de bruyants éclats de rire, ou
bien encore par la trouvaille précieuse d'une sauterelle
ou d'un limaçon ; ces morceaux de choix sont fourrés
soigneusement derrière l'oreille, et maintenus en
place par les cheveux crépus; le soir, on se régale
de ces petites bêtes, après les avoir fait cuire dans
le hidia (pâte de manioc). A la chapelle enfin, vous
pleureriez d'attendrissement à voir avec quel recueil-
lement, quelle piété naïve et souriante, mes élèves
adorent le Dieu qu'elles ignoraient naguère encore!
Aujourd'hui, fête de la Pentecôte, c'est la kermesse
chez vous. Et chez nous donc! A tous nos nègres
ii8
on a fait présent d'un mouchoir de poche, ce qui
vaut trois mitakos et met à même de faire bombance
durant quinze jours. Et pourquoi cette largesse, me
direz-vous? — Eh bien, je le répète, c'est à cause
de notre kermesse, de la fête de l'église, quoi!
Vous avez appris précédemment l'incendie de notre
chapelle. Or, Père Cambier, qui rit toujours et ne
s'étonne de rien, s'est empressé d'improviser un
vaste oratoire jusqu'à l'érection de l'église définitive,
et c'est aujourd'hui même qu'on célébrait pour la
première fois dans la chapelle provisoire.
Il est vrai qu'à cette cérémonie, des bougies et
des cierges emmanchés dans des bouteilles tenaient
lieu des candélabres détruits par le feu, et que l'autel
n'était drapé que d'un moustiquaire et de quelques»
mètres de cotonnade. Mais, en revanche, plus de
huit cents noirs adoraient le Dieu de l'Eucharistie,
recueillis et pieux à faire l'admiration des anges.
Et, naguère encore, ces malheureux croupissaient
dans l'ignorance païenne la plus grossière, se nourris-
saient de chair humaine, et se livraient à d'abomi-
nables désordres. Et maintenant, il n'en est pas un qui
ne se fasse une joie d'assister au salut que nous chan-
tons tous les soirs en l'honneur de la Vierge toute
pure; pas un qui veuille mourir sans le baptême.
L'heure de la délivrance par le Christ semble donc
avoir sonné pour ces peuples infortunés. Nous ne som-
mes ici que depuis trois mois : et déjà l'eau sainte a
coulé sur le front de deux cents élus, dont leurs com-
pagnons envient le bonheur; demain, on doit accorder
la même faveur à tous les enfants iigés de moins
de sept ans.
Fête-Dieu, 2^ Âlai. — Nos travaux m'ont forcée
d'interrompre ma lettre. Tous les mioches ont été
baptisés, comme je vous l'annonçais précédemment.
Pour ma part, je suis marraine d'une trentaine de
119
fillettes et d'un gros gamin bien pétulant qui porte
maintenant le nom de Camille, en souvenir de qui
vous savez bien. Pour la même raison, une des fil-
lettes s'appelle Fidelia, une autre Elise, et toutes deux
sont gentilles à ravir. La dernière est vive à faire
croire qu'elle est née le jour d'un tremblement de
terre.
Une cérémonie de même genre, mais plus gran-
diose aura lieu dimanche prochain. Trente jeunes
gens, autant de jeunes filles, vont se préparer par le
baptême au sacrement du mariage. On s'occupe dès
à présent à construire le village que les jeunes
ménages iront occuper aux abords de la Mission,
village qui sera par le fait exclusivement chrétien.
Tandis que les garçons bâtissent leurs futures maisons,
les filles plantent des arbres sur les accotements du
chemin qui reliera le village à la Mission, et tous
reçoivent journellement des instructions religieuses
spéciales.
10 Jum. — Vraiment! on n'a pas le temps de
respirer au Congo : voici près d'un mois que j'ai
commencé cette lettre. Qu'à cela ne tienne : au Ciel
nous pourrons nous reposer. En attendant, narrons
au galop nos petites nouvelles. On a baptisé, non
pas trente, mais trente -six de nos jeunes filles en
âge de se marier. Leur place est prise déjà dans
mon régiment par un escadron de nouvelles recrues
que le P. Garmyn vient de nous envoyer de Kalala,
Quant aux fiancées maintenant baptisées, et dont
je suis également la marraine, je voudrais bien leur
offrir une friandise quelconque au jour de leur mariage,
mais où la trouver? A moins qu'avant cette époque
le bon Dieu ne veuille bien envoyer dans nos environs
un de ces nuages de sauterelles qu'amène souvent
la saison sèche. Deux fois déjà, des vols énormes de
ces insectes se sont abattus non loin de la Mission.
I20
Il faudrait voir alors les hommes, les femmes, les
enfants tout abandonner pour courir au festin que
leur envoie la Providence. Ils entassent ces sauterelles
dans des corbeilles, des pots, des calebasses. « C'est
de la viande, » disent-ils en se léchant les babines.
Ces insectes, qui nous paraissent si dégoûtants, les
afïriandent tellement qu'ils leur font la chasse même
la nuit, en s'éclairant au moyen d'une braise rouge
qu'ils agitent à tour de bras. Avec pareille lanterne,
nous serions aveuglés; mais les nègres ont, je pense,
des yeux de chat.
Si les sauterelles sont parfois une manne qui
tombe du ciel, elles sont bien à redouter sous un
autre rapport. La semaine dernière, ce fléau s'abattit
sur les terrains cultivés de la IMission. Je me trouvais
à ce moment près de Xikalai, plantant, avec mes
enfants, des bananiers autour de l'hôpital. Tout à
coup, le ciel s'obscurcit, et mes fillettes se mirent
à crier : « Maîtresse, les sauterelles, les sauterelles
à la Mission ! .; Sans perdre une seconde, nous esca-
ladons la montagne; et les enfants de crier, de tapager,
de battre les buissons, si bien que les voraces bestioles
s'envolèrent enfin en une masse compacte, mais pour
continuer à tournoyer longtemps au-dessus de nos
moissons. Il fallut que tous les hommes s'y missent,
faisant un vacarme à faire fuir le diable en personne,
et qui finit par forcer les sauterelles à chercher une
région plus tranquille. Dieu soit loué : notre mais,
nos patates, notre manioc, nos fèves, étaient sauvés
d'une entière destruction !
J'allais commettre un oubli que je ne me serais
point pardonné. Mon bon père, sachez que parmi les
jeunes gens baptisés récemment on a choisi le plus
grand pour lui donner votre nom. De lui et des autres
renseignés précédemment comme portant les noms
de la famille, j'espère pouvoir prochainement vous
121
envoyer le portrait avec le mien au milieu du groupe.
Le voyage avait complètement détraqué notre appareil
photographique; mais un agent de l'Etat nous a cédé
le sien, dont je me suis servi pour tirer quelques
épreuves passables. Je veux faire mieux, cependant,
et, si je réussis, vous verrez que votre fille et votre
sœur ne se porte pas trop mal, et qu'elle pourrait
même craindre de voir arriver un embonpoint peu
compatible avec ses fonctions de commandant d'infan-
terie.
Et ce n'est pas de corps seulement que je suis
vaillante. Oh! que j'aime mes travaux, ma chère
Mission, mes enfants, ma nouvelle patrie, mon Congo!
Je ne voudrais pas échanger mon sort ni pour celui
de roi, ni pour celui d'empereur. Sauver des âmes,
en sauver beaucoup, moi, petite sœur Godeliève^
aurai-je assez de toute l'éternité pour remercier Dieu
d'une telle faveur?
Sœur Marie-Godeliève
^
122
Sœur Marie Albanie avec quelques enfants de l'écol;
de Luluabourg
SOMMAIRE : Ecole de Sœur Godeliève
Loulouabourg, 20 Novembre i8g4
Chères Consœurs,
PRÈS un silence de plus de deux ans, oserai-je
bien encore vous écrire ? Grondez-moi fort,
bien fort! Quand je serai certaine que vous
l'avez fait, je serai plus certaine de mon pardon.
D'ailleurs, la coupable peut plaider des circon-
stances atténuantes, comme vous allez voir.
Que pouvais-je vous dire d'intéressant, quand
j'habitais avec mes Sœurs ce petit coin de Nemlao,
dans le Bas-Congo? Mais aujourd'hui, c'est au beau
pays de Loulouabourg que votre sœur travaille à la
vigne du Seigneur. Sur ce beau plateau de l'Afrique
centrale, tel que j'en avais toujours rêvé, j'ai trouvé
la véritable vie de sœur-missionnaire, vie de labeur
et de sacrifices, sans doute, mais où les succès et
les consolations font oublier toute peine.
Jugez-en. Je n'avais au Bas-Congo qu'une soixan-
taine d'élèves : j'en ai maintenant près de trois cents.
Sur ce nombre, une bonne centaine sont baptisées;
les autres auront bientôt le même bonheur; toutes
sont aussi dociles à nos ordres, aussi diligentes à
l'étude que vaillantes au travail manuel. Les plus
123
grandes se disposent maintenant à la première com-
munion, et vingt des plus âgées sont mariées chré-
tiennement, et constituent la première population du
village exclusivement chrétien de Lourdes-Notre-
Dame,
Vous comprenez assez qu'on n'obtient pas sans
peine de pareils résultats, La première besogne, et
la plus ardue, c'est d'apprivoiser nos petites sauva-
gesses à leur arrivée, car, au premier abord, elles
ont aussi peur des femmes blanches que vos petites
européennes ne craignent Croquemitaine ou le loup-
garou. Ce n'est qu'après avoir effacé cette impression
première, qu'on peut leur renseigner les prières et le
catéchisme, ainsi que les former à la vie chrétienne,
en employant tour à tour la douceur et la fermeté.
Nos travaux à nous, si consolants qu'en soient
les résultats, ne sont pourtant qu'une minime partie
de l'œuvre immense et si visiblement bénie par Dieu
de notre grand chef, le Père Cambier, Nganga-Backa,
comme disent les nègres. En attendant l'achèvement
des vastes locaux qu'il nous prépare, nous nous
contentons très joyeusement d'installations provisoires,
aussi primitives qu'on peut les imaginer au Congo-
C'est ainsi, par exemple, que l'Institut scientifique
de Loulouabourg a pour local un coin de l'étable.
C'est là que nos négrillonnes assistent aux leçons
de leur petite sœur Marie-Godeliève, Quatre vaches
congolaises, donnant chacune une pinte de lait par
jour, occupent un côté de <- l'appartement », mêlant
leurs sourds beuglements aux criailleries des mioches
assises de l'autre côté sur une bonne couche de sable,
et répétant à tue-tête la leçon que j'ai formulée tant
bien que mal en leur Beiia-Lulua.
Ouand je dis « assises », encore faut-il s'entendre,
car, pour un nègre, s'asseoir, c'est prendre la posi-
tion qu'il juge la plus confortable pour le moment.
124
En conséquence, s'il est de mes élèves qui sont
assises comme l'entendrait un européen, d'autres le
sont dans les positions les plus invraisemblables, sur
le dos, sur le flanc, sur le ventre, les jambes en
l'air, etc. Qu'importe après tout, si la leçon va son
train ?
Je passe sous silence notre hôpital, et nos autres
œuvres, qui toutes, grâces à Dieu, sont aussi floris-
santes qu'on puisse le désirer. Dieu nous gâte abso-
lument, au point que j'allais oublier de vous parler
de ma santé, tant je me porte à merveille...
Sœur Marie-Godeliève
125
15^ f etîn
SOMMAIRE : Progrès de la, Mission de St. Joseph
Loulouahourg, jo Novembre i8ç^
Chère et digne Mère,
ES travailleuses sont aux champs, profitons
de ces quelques minutes de loisir pour com-
pléter les détails donnés précédemment.
Béni soit saint Joseph ! depuis un mois, notre
chère Mission ne fait que progresser en quantité
comme en qualité.
En quantité d'abord : A la Toussaint, tous les
piembres de huit familles ont solennellement abjuré
le paganisme. Ces âmes généreuses, longtemps instrui-
tes et formées par le Père Cambier, tiendront la
promesse de leur baptême, s'il faut en juger par ces
derniers temps. De plus, leur exemple a fait école :
vingt autres familles font de vives instances pour
recevoir au plutôt l'onde salutaire, fréquentent assi-
dûment le catéchisme et vivent dès maintenant en
chrétiens modèles.
Des adultes passons aux enfants. Je crois vous
l'avoir dit antérieurement : une vingtaine de mes
mioches se préparaient depuis longtemps au Sacre-
ment qui fait entrer dans la grande famille du Christ.
126
Elles ont été satisfaites le second dimanche de
novembre et portent maintenant les noms qui restaient
à donner d'après la Revue de ScJicut. Seulement,
comme bon nombre de ces étiquettes étaient intitulées :
« Marie » j'ai jointe à l'une d'elles : « Adulpha »
certaine de réjouir ainsi le cœur de mon ancienne
« petite Mère » de l'Ecole gardienne. — Et votre
pupille, vous l'aimerez bien, Mère Adulpha, car elle
est douce comme un ange, et les ravisseurs aux-
quels nous l'avons achetée, l'avaient maltraitée jusqu'à
lui crever un œil!
Enfin, hier encore le Père Senden a baptisé douze
bébés noirs. Et cette récolte d'âmes, nous l'avons
faite en un mois!
Mais je vous disais tantôt qu'il y avait progrès
non-seulement pour le nombre, mais aussi pour la
qualité. C'est que nous avons eu dernièrement la
visite du Père Van Ronslé qui, possédant le pouvoir
de confirmer, a fait de nos adultes baptisés, de nos
communiants et communiantes des chrétiens à même
de défendre leur foi. Je ne vous décrirai pas la
cérémonie, mais je vous dois un détail d'une saveur
bien africaine. Nos quatorze communiantes, nos vingt-
quatre jeunes femmes de Lourdes-Notre-Dame étaient
tellement désireuses de bien recevoir l'auguste Sacre-
ment, qu'elles se sont mises à scruter leur conscience
dans tous ses coins et recoins. Y rencontrant des
larcins de jadis et ces mensonges si naturels à la
race noire, elles crurent qu'à cette fois, il ne suffisait
plus de s'en accuser en confession, mais qu'il fallait
en faire amende honorable et publique. Et les voilà,
faisant leur « coulpe » comme de vieilles Religieuses,
implorant le pardon de celles qu'elles avaient calom-
niées ou volées. Elles ajoutaient naïvement toute-
fois que, depuis leur première Communion, elles
n'avaient plus commis ces fautes et juraient de n'y
127
plus retomber. Cet héroïsme avec ses formes câlines
et tout humbles m'a touchée délicieusement. Et,
bien sûr, vous allez prier, ma bonne Mère, pour
obtenir la persévérance de mes gentilles Madeleines.
Un mot maintenant du matériel. Le Père Cambier
construit actuellement un magnifique hangar sur
colonnes, où pourront gaîment s'installer nos artistes,
nos artisanes et nos étudiants. Il en était temps.
Un ouragan a gravement endommagé l'école-étable
où je tenais mes cinq classes : elle menace ruine.
Provisoirement, je suis donc obligée de « professer »
sous la véranda. Notre chère Mère qui s'est réservé
l'enseignement du catéchisme, trône à cet effet sur
une caisse vide dans un coin de notre ancienne
maison. La joyeuse Sœur Albanie ose encore donner
leçon de chant dans mon étable dégarnie dont le
toit s'est effondré d'un côté jusqu'à terre — en sorte
qu'on n'y voit presque plus. Qu'importe! dit-elle, plus
il fait noir dans le local, plus les voix sont claires.
En Europe, n'aveugle-t-on pas les pinsons pour les
faire mieux chanter! — J'avais toujours dit que
Sœur Albanie ferait au Congo de grandes découvertes f
Finissons maintenant. Le jour baisse et m'avertit
qu'il est temps d'aller inspecter le travail de mon
bataillon de sarcleuses, piocheuses, défricheuses, et le
reste, me laissant tout juste le temps de vous dire
que, de la bonne Mère de Gand, je suis toujours la
petite
Sœur Marie Godeliève
128
SOM MAIRE : Prospérité de la Mission St. Joseph
Luluaboiorg, 4 Septembre iSç^
Chère et digne Révérende Mère, '
kAi^|N vient de nous annoncer le prochain départ
MjBSJj d'un courrier pour l'Europe. Vite à la besogne
■f^ ' pour vous communiquer quelques petites nou-
velles concernant notre chère et florissante Mission
de Loulouabourg.
Dieu continue à bénir notre œuvre. Le nombre
de nos chrétiens grandit sans cesse et leur ferveur
augmente chaque jour. Notre mission compte environ
1500 nègres. Nous avons dans notre école de filles
près de 250 élèves dont 150 ont déjà reçu le Saint
Baptême. Hier encore nous sont arrivées cinquante
nouvelles élèves. Outre l'école gardienne à laquelle
se dévoue notre chère Mère Amalia, il y a encore
cinq divisions qui viennent tour à tour assister aux
instructions, aux leçons de chant et de couture. Nos
enfants sont également employées aux travaux des
champs et initiées aux différents métiers en rapport
avec leur sexe et leur condition.
Nous constatons avec bonheur que nos négresses
commencent à prendre goût au travail. Il ne faut
129
Lettres de Sœur Marie-Godeliève 8
plus les pousser comme jadis. Elles sont fières de la
grande étendue de leurs plantations, et surtout bien
aises d'avoir beaucoup de manioc et de patates à la
saison où le maïs n'est plus à trouver.
En outre, la piété se développant en même temps
que l'esprit de travail, il ne faut plus exercer une
surveillance aussi sévère ni aussi constante. Les enfants
apprennent à travailler sous le regard de Dieu et
dans l'intention de Lui plaire. C'est ainsi que personne
ne commencerait sa besogne sans s'être mise à genoux
pour l'offrir à Jésus. Dès que le tambour annonce
la fin du travail, chacun se rend à la chapelle pour
demander la bénédiction du Seigneur en récompense
des efforts qu'il a fallu se faire.
Grâce au zèle et au travail persévérant du
R. P. De Clercq, nous possédons déjà différents livres
en langue congolaise (catéchisme, histoire sainte,
grammaire), dont l'usage nous est d'une très-grande
utilité pour l'instruction de nos filles. Aussi consta-
tons-nous que, depuis lors, nos enfants font plus de
progrès dans la connaissance de notre Sainte Religion.
Le R. P. Directeur vient lui-même faire, chaque
semaine, une instruction pratique sur le catéchisme.
J'ai la consolation de vous dire que nos enfants en
tirent le plus grand profit.
Quelques-unes de nos pensionnaires communient
chaque semaine, d'autres tous les quinze jours, et le reste
s'efforce généreusement de mériter la même faveur.
Quatre Bena-Diabolos (enfants du diable) seront
prochainement régénérées dans le Saint Baptême et
viendront grossir le nombre toujours croissant de nos
chrétiennes. L'une d'entre elles, une brave Moluba,
vendue quatre ou cinq fois avant de nous parvenir,
ne tarit point quand elle nous raconte la faim, la
soif, les souffrances et tous les mauvais traitements
qu'elle a endurés.
130
Le fameux Ngongo, chef des Bena-Luhma, qui
nous a causé tant d'ennuis, vient d'être tué dans une
guerre, ses sujets l'ont enterré dans le lit d'une rivière
afin de dérober ses dépouilles aux mains de l'ennemi \
^lais, auront-ils pu dérober son âme à celles du
juste Juge?...
On me dit que le courrier part à l'instant. Il faut
que je cesse. Je ne prends plus que le temps de me
recommander à vos pieux souvenirs et à ceux de
toutes nos chères consœurs de la Congrégation.
Votre fille soumise et dévouée,
Sœur Marie Godeliève
131
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SOMMAIRE : Piété des chrétiens de la Mission
Loulouahourg , /j Janvier i8ç6
Ma chère Mère,
|OMMENCER cette lettre — que probablement
je n'aurai pas le temps de terminer en une
K seule fois — en vous offrant nos vœux de
nouvel an, ce serait bien banal. A quoi bon d'ailleurs?
Vous connaissez vos filles, nous connaissons notre
JMère! Je préfère vous faire part des étrennes que
le bon Maître nous a fait parvenir.
A la récente fête de Noël, pendant la Messe de
minuit célébrée d'une manière très-solennelle, nos
baptisées de la Toussaint ont pu s'approcher de la
Table Sainte. Puis, les rois mages sont arrivés avec
leurs présents : amenant au Baptême trente couples
et cinq jeunes filles. Les promesses faites d'une voix
bien ferme seront gardées. C'est chose absolument
ravissante de voir ces noirs, les uns jeunes encore,
les autres déjà courbés par l'âge et la souffrance,
venir s'agenouiller devant l'autel et prier avec une
ferveur que nous envions.
Mais les joies les plus pures sont toujours accom-
pagnées de quelque peine. Vgrs vous rappelez, sans
132
doute, Chère Mère, combien nous fûmes édifiées lors
de notre passage à Las Palmas, en voyant les bons
indigènes du pays nous assaillir jusqu'au bateau qui
nous amenait d'Europe, pour obtenir une crcix, un
scapulaire, une médaille, une image. La même scène
s'est reproduite ici, la veille de l'Epiphanie, mais avec
ceci de plus touchant que nous avions connu ces
hommes avant leur conversion et ne pouvions assez
admirer la transformation produite en eux par la
grâce. Malheureusement, nous n'étions pas à même
de satisfaire leur sainte avidité. Il est vrai que, notre
provision de chapelets se trouvant épuisée. Père
Cambier en avait fait confectionner avec des perles
impropres pour l'échange. Mais ces chapelets n'avaient
pas de croix; et les femmes qui se croient plus de
droits à la protection de la Reine du Ciel et de la
terre gémissaient de ne pas recevoir une petite
médaille, une petite image de la S'^ Vierge.
Les images surtout sont convoitées. Il n'est pas
jusqu'à ce vieil anthropophage d'Abraham dont la
peau rugueuse et toute ratatinée flotte sur un sque-
lette déhanché, qui ne vienne presque chaque jour,
un quart d'heure durant, nous importuner à ce sujet.
Et le pauvre homme nous quitte toujours tout désolé :
il ne possède encore ni l'image de son saint Patron,
ni celle de son Ange gardien.
Ajoutons maintenant que les baptisés de la veille
de l'Epiphanie furent, le même jour, mariés religieu-
sement. Il en fut de même de plusieurs jeunes ména-
ges, parmi lesquels je dois noter votre Marie Kapinga
et son gros Alexis. Le surlendemain, vingt autres
couples demandaient la grâce de la régénération.
Aussi, Lourdes Notre-Dame continue-t-il à s'ar-
rondir. C'est une vraie paroisse maintenant, et même
une commune, ayant cure, chapelle et conseil com-
munal. Le curé, c'est actuellement le Père Senden.
133
Le bourgmestre se nomme x\lexis; le premier échevin^
déjà père de famille, s'appelle Jacob.
Je crois vous avoir annoncé précédemment la
construction d'un hangar de métiers, sous lequel nos
artistes auraient largement place pour se livrer à
leurs travaux et dont un coin remplacerait notre
école renversée par un ouragan. Nous avions compté
sans une récolte phénoménale de riz, arachides et
mais; le hangar est maintenant une grange et la
classe doit, comme ci-devant, se tenir sous la véranda»
Mes élèves sont espiègles parfois — je ne leur
ai pourtant point conté certains de mes tours de
jadis — mais elles ont bon cœur et grand courage.
Elles jubilent pour le moment. Nous venons de
récolter les noix d'arachides... une friandise sans
pareille pour ces pauvres enfants! Or, dans le
domaine réservé pour l'école, nous en avons recueilli
soixante paniers. Maintenant, bien malgré moi, je
clos ma lettre, pour aller voir si l'on ne se donne
pas d'indigestion.
Votre toute soumise enfant.
Sœur Marie-Godeliève
134
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18° Wivt
SOMMAIRE : Village chrétien de Lourdes Notre-Dame
Carême des nègres
Loulouahourg, 2g Mai i8ç6
Bien chère Révérende Mère,
[E suis sûre de vous faire grand plaisir en vous
disant à la hâte un mot de notre peuple noir.
C'est étonnant comme nos fillettes, nos
fleurs noires des tropiques, grandissent et se déve-
loppent. Le mois dernier, dix des plus âgées se sont
mariées, pour aller ensuite grossir la paroisse du
Père Senden.
Cette paroisse, Lourdes Notre-Dame, devient im-
posante, depuis surtout que Monsieur le Curé s'est
mis à bâtir pour ses gens des maisons, de vraies
maisons, en briques séchées au soleil, qui font de
leurs .habitants de vrais Mukale, chefs, très fiers
d'être logés en de pareils palais.
Monsieur le Curé n'a pas oublié le Bon Dieu :
la chapelle est inaugurée depuis quelque temps et
le S'^ Sacrement y repose; mais, faute de personnel,
on n'y dit la messe que le samedi. Aux autres jours,
nos anciennes élèves viennent l'entendre en notre
chapelle.
Et n'allez pas croire qu'elles se fassent tirer l'oreille
135
pour cela! On les voit arriver tout essoufflées de leur
course, bien avant l'heure du saint sacrifice. Parfois
même, comme elles n'ont pas d'iiorloge, elles pré-
viennent notre lever, et, quand nous quittons notre
dortoir, nous les voyons assises au feu de la sentinelle
qui garde la cour pendant la nuit. L'autre jour, on
en a trouvé qui s'étaient endormies près de la porte
encore fermée de la chapelle. Leur exemple a stimulé
les femmes et jeunes filles du bourg de S* Joseph :
c'est à qui sera la première à la chapelle, pour réciter,
avant la messe, d'innombrables Pater et Ave, pour
faire cour à Jésus durant des heures entières.
A Pâques, i8 des plus sages ont pu faire leur
première communion, et semblent répondre de tout
leur cœur à l'amour du doux Sauveur; 13 autres
viennent d'être baptisées, en sorte que parmi les enfants
confiées à nos soins, nous comptons maintenant 192
chrétiennes. Il ne nous reste que 22 païennes, trop
ignorantes ou trop sauvages encore pour devenir les
enfants du Bon Dieu.
Toutes les baptisées ont passé le carême d'une
manière vraiment édifiante. Alors qu'en fait de nour-
riture animale, une souris, un os, sont pour elles une
friandise, la plupart se sont complètement privées
de viande durant tout ce temps; les moins ferventes
n'en ont goiité que le Dimanche. Une petiote, vers
la mi-carême, ayant pris au piège une souris gras-
souillette, vint, triomphante, me montrer sa capture.
Puis, prise d'un remords: — Ce serait pourtant, dit-elle,
im beau sacrifice à faire au bon Dieu! — Sans doute»
dis-je, car le bon Dieu ne regarde pas à la matière
d'un sacrifice, mais à ce qu'il coiite. — Bien, ma Sœur;
en ce cas, je vais donner mon gibier à ma mère qui
est encore païenne!
Et comment une telle générosité n'attirerait-elle
pas sur nos enfants et sur nos œuvres les bénédictions
136
du ciel? Aussi, le nombre des catéchumènes ne fait
que croître, et devons-nous avoir à la Pentecôte
bon nombre de baptêmes d'adultes. La communion
mensuelle est de règle à peu près générale, les con-
fessions sont plus fréquentes encore, car si nos chré-
tiens, faibles encore, viennent à retomber dans l'une
de leurs anciennes erreurs, ils ont assez de foi pour
ne pas vouloir rester longtemps dans cet état.
Pour changer de gamme, j'ajoute que nous pous-
sons nos plantations toujours plus avant dans la
brousse, piquant du manioc, plantant du maïs, des
patates, des fèves, etc. En récompense de leur activité,
les plus vaillantes parmi nos fillettes, une trentaine,
ont reçu chacune, pour en disposer comme elles
l'entendent, un petit lopin de terre, où tout est en
ordre comme dans les cultures faites en commun. En
ce moment, on redouble de travail, car la saison des
pluies va bientôt finir.
Moi-même, chère Mère, je suis un peu pressée :
je dois faire tout à l'heure une distribution de nattes,
tamis, pots, paniers, etc., et le soleil baisse à l'horizon.
Permettez-moi donc de vous quitter, en implorant
votre bénédiction.
Sœur Marie-Godeliève
137
19' mtvî
SOMMAIRE : Procession de la Fête Dieu,
d'une statue de /S' Joseph
Arrivée
Loulouabourg, Juillet i8ç6
Chère Supérieure,
'apprends à l'instant qu'un courrier part à
midi vers Lusambo. En conséquence, avec
permission de notre bonne Supérieure, j'ai
congédié tout mon petit monde, pour consacrer les
quelques instants qui me restent à vous présenter
avec nos respects et nos souvenirs, les quelques
nouvelles du moment.
Ce ne sera pas long : ou vous a décrit tant
de fois déjà, la physionomie de la Mission, ses habitants^
ses cultures, son expansion toujours grandissante. Pas
d'événement notable à citer non plus. En revanche, les
consolations n'ont pas manqué dans ces derniers temps,
La Pentecôte a été célébrée avec une grande
ferveur. Quelle joie pour nous de voir la Foi chré-
tienne illuminer et transformer de plus en plus ces
cœurs naguère encore si bestialement abrutis!
Et la Fête-Dieu, la procession! Ici, point de
pompe ni de brillants décors : mais un spectacle à
ravir les anges; une phalange de chrétiens qui, s'étant
d'abord nourris à la table sainte de Jésus-Eucharistie,
lui font cortège avec une foi que trahit tout leur
maintien; une foule compacte de païens, écoutent
138
en un religieux silence les chants sacrés, se proster-
nant, et subissant dans leur ignorance l'invincible
ascendant du Dieu qu'ils sont appelés à servir comme
le font leurs frères. — Achevez, ô Jésus, votre con-
quête, prenez ces cœurs qui vous entrevoient et qui
vous cherchent !
J'allais oublier de vous dire que nous avons
reçu dernièrement une très importante visite. Des
charges étant arrivées pour nous à Lusambo, Père
Cambier députa pour les prendre une escouade de
porteurs. A leur retour, ces gens, tous chrétiens,
racontent qu'ils rapportent un homme enfermé dans
une caisse, un homme bien vivant cependant, car il
leur a parlé durant le voyage. Aussitôt, grand attrou-
pement, pour considérer au sortir de sa boîte ce
personnage extraordinaire. C'était une belle statue
de S*-Joseph, en grandeur moyenne, portant l'enfant
Jésus sur ses bras. Exclamations à n'en pas finir !
Explications et propos à désopiler la rate d'un mori-
bond! La nouvelle se répand au loin. Voici venir
les païens de Kanoa, Kanioka, etc., se pressant autour
de l'homme blanc qui paraît vivant, et qui pourtant
n'est pas vivant.
Bref, la cohue devint telle, qu'en attendant la
construction d'un piédestal, il fallut couvrir notre
bon saint d'une housse. Aujourd'hui, seigneur et maître
du domaine qui porte son nom, il trône dans l'église
paroissiale, sourit à la naïve piété de ses sujets et
leur obtient les grâces de persévérance, dont nous
sommes témoins tous les jours.
A plus tard, chère Révérende Mère, et, pour
mériter de votre part une grosse bénédiction, je
vais tâcher de bien remplir auparavant mon carnet
à nouvelles.
Sœur Marie Godeliève
139
28^ f attira
SOMMAIRE : Statistique de la Mission. — Repas des
nègres. — Fausse alerte
Loulouabourg, 20 Août i8g6
Chère Supérieure,
lEN n'est brutal comme un chiffre, a-t-on dit.
Je retourne cet aphorisme un peu grossier pour
proclamer : rien d'éloquent, rien de consolant
comme un chiffre. Jugez-en!
Au lundi de la Pentecôte nous comptions ici
1360 habitants, dont plus d'un tiers sont baptisés.
Depuis la formation de la Mission, on a conféré 1258
baptêmes. Depuis l'installation des Sœurs, nous avons
eu 72 décès parmi nos élèves baptisées. Actuellement
l'école gardienne de Mère Amalia compte 50 bébés.
Mon externat est fréquenté par 25 1 négrillonnes. Des
malades soignés à notre hôpital un bon régiment
est parti pour le ciel; il en reste 72.
Poursuivons la nomenclature. Les femmes char-
gées de cultiver les terres sous la surveillance de
Sœur Hygine sont divisées en deux bataillons. Le
premier, dont l'effectif est de 176 têtes, s'occupe pres-
que exclusivement de la culture du riz. L'autre
d'importance à peu près égale doit prendre soin des
plantations de manioc, de fruits divers et surtout
140
d'arachides dont ces femmes tirent l'huile nécessaire
pour la cuisine et pour les lampes de nos divers
sanctuaires.
Malgré l'étendue toujours grandissante de nos
plantations, dix minutes de marche en longueur sur
cinq en largeur, nous ne pouvons parvenir encore à
subvenir à la subsistance de notre monde. En con-
séquence tous les quinze jours, les hommes reçoivent
en supplément un mouchoir, les femmes trois bâton-
nets de cuivre qui leur servent de marchandises
d'échange. De plus, les plus laborieux ont en propre
un champ qui leur donne à suffisance manioc, maïs
et millet. Avec le salaire reçu pour le travail en
commun, ils peuvent ainsi se procurer quelque dou-
ceur à leur convenance : viande, huile, poisson etc.
Les paresseux n'ayant pas la ressource d'un champ
qui leur soit réservé, n'ont que le salaire ci-dessus
indiqué pour se procurer le nécessaire. Durant la
saison des pluies la chose est assez facile. 40 épis
de maïs s'achètent alors pour un bout de fil de cuivre.
Mais quand vient la saiso,n sèche, malheur au fainéant
qui doit donner trois bâtonnets en métal pour obtenir
25 à 30 épis. Allez vivre avec cela pendant quinze
jours!
Aussi pour garantir nos enfants de semblable
misère tachons-nous de leur inspirer l'amour du travail
en leur mettant sous les yeux les conséquences de
la paresse. Ainsi présentée la leçon est tellement
comprise, qu'à quarante des plus grandes il a fallu
concéder pour leur usage personnel, un lopin de terre
mesurant 45 pieds sur 25. Elles y cultivent du manioc,
des patates, des fèves, du maïs, que sais-je encore?
Plusieurs ont bordé leur propriété d'ananas et de
bananiers. En sont elles fières, les chères petites!
De la culture à la cuisine, la transition va d'elle-
même, c'est la première qui fournit à la seconde. Les
141
nègres préparent-ils leurs mets? Bien certainement!
Mais écrire comme on l'a fait, que des enfants de
trois ans en sont capables, c'est commettre une grosse
exagération.
Voici comment pour cuisiner, procède une ména-
gère de Loulouabourg.
A l'aurore, vers 5 heures, elle pile, dans un
mortier fait du tronc d'un arbre creux, la provision
nécessaire du manioc préalablement trempé pour en
extraire un suc malsain. Le manioc est ensuite soi-
gneusement séché, parfois fumé. La farine obtenue
passe deux ou trois fois par le tamis, pour la rendre
bien fine. Quand on veut la rendre plus légère on
y ajoute de la farine de maïs également produite
par le concassement et le tamissage.
Telle est la matière première du bidia national.
Quant c'est fait, la négresse chauffe de l'eau dans un
vase, y verse de la farine, remue pour obtenir la
pâte; et comme, dans le cas où elle n'a pas de petits
enfants, elle doit, dès le matin, aller travailler au
champ, elle cache le récipient sous un grand pot,
un panier, pour en défendre le contenu contre les
poules et les souris. Elle ferme alors par des crochets
la porte de paille de sa hutte, et, dès le signal
donné par le tambour, elle part le panier au bras,
la houe sur l'épaule se rendant à l'appel qui se
fait dans la grande cour. A midi son bidia s'est
cuit tout seul. Il ne reste qu'à le tourner pendant
un quart d'heure, au moyen d'un gros bâton faisant
l'office de cuiller pour le rendre bien homogène et
bien compact. Au moyen d'une écuelle mouillée, la
cuisinière fait glisser la boule de pâte sur l'assiette
de son seigneur et maître, lui donne belle forme
et dore la pitance au moyen d'un peu d'huile de
palme. Comme condiment, elle place à côté du plat
de résistance un petit pot contenant manioc, patates
142
écrasées, feuilles de fèves hachées, le tout cuit dans
l'huile et relevé par des cendres ayant un goût
prononcé de sel. Monsieur peut revenir : son festin
est complet.
Je dis son festin, car mari et femme ne mangent
jamais ensemble. Le mari partage d'abord avec ses
fils; le reste est pour la femme et les filles. Chez
nos chrétiens nous sommes parvenus à détruire cet
usage tout païen.
Tel est du premier janvier jusqu'au 31 décembre,
le menu de messieurs les nègres ! Bidia, toujours
bidia : tout autre mets n'est que hors d'œuvre.
Changeons de note. Les serpents sont ici très
nombreux. Dans un champ de manioc, le plus éloigné,
il est vrai, de notre logis, nos enfants en ont tué
récemment une douzaine. Ces serpents, heureusement,
ne méritent pas la terrible réputation de leurs con-
génères des bois. Ils s'en prennent rarement aux
passants, et le cas échéant quelques gouttes d'ammo-
niac ont promptement raison du gonflement .causé
par la morsure. Ces reptiles des champs ne se glissent
guère non plus dans nos habitations et moins encore
sous les meubles. Il est vrai que nous ne sommes
pas si riches sous ce rapport.
Terminons par un coq à l'âne, où vous verrez
quel fonds on peut faire sur la parole d'un nègre.
Vers le soir du dimanche 7 Juin, un moricaud
tout essoufflé parvient à la Mission, court à Père
Cambier, et lui annonce que Kalamba, le féroce
Kalamba suivi d'une grosse troupe de gens armés,
vient de passer le Miao, et se dirige vers la Mission,
tuant, pillant tout sur son passage.
Père Cambier connaît son monde, et sait qu'un
nègre ment jusqu'à croire à son mensonge. Mais
l'individu soutient sa thèse avec une telle conviction
— il a vu de ses yeux le formidable ennemi — que l'on
143
commence à craindre, à se précautionner en toute
hâte, la rivière indiquée ne coulant qu'à trois lieues d'ici.
Providentiellement, M'' le Commissaire de district
se trouvait chez les Pères. Il fait venir aussitôt de
la station voisine un officier blanc, des soldats noirs
et un canon. En même temps, le chef des Zappo-
Zappos, nos fidèles alliés, donne à ses guerriers l'ordre
de se tenir sous les armes, tandis que tous nos gens
en âge de combattre se munissent de lances, cou-
teaux, arcs, flèches, bâtons pointus.
Pour nous, qui n'aurions en l'occurence d'autre
défense que la fuite, nous faisons doucement nos
paquets, et nous nous couchons tout habillées, pré-
voyant pour le lundi 8 Juin une seconde édition
du i8 Juillet 1895.
Elle arrive annoncée par le chant du coq, l'au-
rore de ce jour redouté; cependant les premiers
rayons du soleil n'illuminent que des champs déserts
et des forêts silencieuses. Où se trouve donc Kalamba?
L'officier blanc bien escorté part à sa recherche, et
parvient sans coup férir, jusqu'aux bords de la Miao^
dont les eaux écumantes roulent comme d'ordinaire
entre les rochers qui lui font rive.
Pas de Kalamba, pas de meurtriers, pas de pil-
lards. Un chef ami qui habite les bords de la
rivière affirme que la nouvelle ne peut venir que
d'un menteur ou d'un fou.
Dès avant le retour de l'officier, le nouvelliste
avait opté lui-même pour la première épithète : il
avait disparu. Quant à Kalamba, si brute qu'il soit,
il ne l'est pas assez pour envier le sort de Ngongo,
son ccmparse de 1895; il préfère se tenir coi, loin
de l'atteinte des blancs, et savourer tranquillement
son vulgaire bidia, plutôt que d'avoir à digérer une
balle.
Tandis que j'écris hâtivement, Mère Amalia vient
144
non moins hâtivement me dire qu'on va sonner la
prière. Autrefois, jadis, j'avais aussi dans ma poche
un ognon qui me disait l'heure. Mais il lui a pris
une maladie de cœur dont il est mort.... le ressort
est cassé. Depuis, je me suis exercée, comme le font
les noirs, à distinguer l'heure par la hauteur du soleil.
Je m'en tire assez bien, paraît-il, puisque pas une
fois je n'ai manqué mon train. Pourvu que je ne
manque pas celui du Paradis!
Pour parer à tel malheur, veuillez, s'il vous plaît,
me bénir et prier un peu pour petite
Sœur Marie-Godeliève
145
Lettres de Sœur Aïarie-Godeliève
filtrait
d'une lettre adressée à la Supérieure de la Maison-
mère de Gand.par le Révérend Père De Clercq,
missionnaire à Luluabourg, qui a assisté la
Sœur Marie-Godeliêve dans ses derniers mo-
ments.
Très-Révérende Supérieure,
L a plu à la divine Providence d'envoyer une
rude épreuve à votre communauté de la
Mission de Luluabourg! Mercredi, 14 Octobre,
à neuf heures du soir, la bonne Sœur Marie-Godeliève
a remis sa belle et sainte âme entre les mains de
son Créateur! C'est le cas de dire : « Dominus dédit,
Dominus abstulit! Sit nomen Domini benedictum! »
Dieu nous l'avait donnée. Dieu nous l'a reprise, que
son saint Nom soit béni!
La Sœur n'a été alitée que trois jours. Elle a
senti un premier malaise le samedi soir. Prise de la
fièvre, elle s'est couchée le dimanche. La fièvre ne
tarda pas à monter et dès le lendemain elle se
déclara hématurique. Cependant l'état de la malade
n'inspirait encore aucune inquiétude ni le lundi ni
le mardi. Le mercredi, vers 3 heures de l'après-midi^
on vint m'appeler en toute hâte. J'accours et je
trouve le R. P. Cambier qui jugea le cas fort dan-
gereux. Aussitôt, j'administre les derniers Sacrements
146
à la chère moribonde qui jouissait encore de toute
sa présence d'esprit. Ah! quelle belle âme! Quel
ardent désir d'aller au Ciel!
Pendant qu'on lui donnait un purgatif, elle nous
disait dans un moment de délire : « Père, vos remè-
des m'arrachent au Ciel! J'étais si près d'y aller,
et vous m'arrêtez! »
Vers le déclin du jour, se manifestèrent les pre-
miers signes précurseurs de la mort. Toute la Mission
était réunie devant le lit de la malade.... La sainte
Religieuse expira doucement à 9 heures du soir, au
milieu de ses consœurs attristées et de ses enfants
éplorées.
Ma plume est impuissante à vous décrire les
scènes de douleur qui se passèrent chez les nègres
de la Mission. Leurs lamentations et leurs gémisse-
ments eussent arraché des larmes à une pierre.
Les manifestations de respect et de sympathie
dont la défunte a été l'objet démontrent la grande
popularité acquise par vos dignes Religieuses sur la
terre Africaine.
L'enterrement a été une démonstration grandiose
en faveur de vos vaillantes Missionnaires. Les nègres
sont accourus en foule pour déposer aux pieds de
l'héroïne un dernier hommage de leur estime et de
leur reconnaissance. Tous les Agents de l'Htat de
la station de Luluabourg ont tenu à s'associer au
deuil qui vient de frapper notre Mission.
J'ai la conviction que la sainte Sœur Godeliève
a déjà reçu là-haut la récompense que Dieu réserve
à celles qui s'immolent pour la gloire de son nom.
147
%ûtm iî Bomv Wâvh^Mmalia
à ses Consœurs de Gand
Neinlao, 22 Novembre 1892
Chères Consœurs,
ONT-ELLES heureuses, les négrillonnes de notre
orphelinat, soignées comme des poupons euro-
péens par les mamans blanches et arrachées
naguère au plus abrutissant esclavage, l'une d'elles
au moment même où son propre père allait la tuer
pour la manger! Et pour nous, quelle joie de voir
augmenter de jour en jour le nombre de nos pupilles,
— On nous en annonce une nouvelle caravane. —
Quel bonheur de consacrer notre existence à faire
de ces infortunées de bonnes et ferventes chrétiennes !
N'était la récompense que nous attendons au
Ciel, nous serions déjà bien payées de nos soins
par l'affection sans limites de nos orphelines. Dernière-
ment quatre d'entre elles avaient été désignées pour
aller recevoir une éducation complète dans un institut
de Belgique. Les élues, se considérant comme des
condamnées, se lamentaient à fendre le cœur et ne
cessaient de crier : — Non, non, pas quitter bonnes
Sœurs; et puis, en Belgique, froid, froid : nous mourir!
148
— Et elles s'accrochaient à ma robe. Je réussis à
«aimer un peu cette bruyante explosion de douleur
par le don d'un collier de perles, et, à force de bonnes
paroles, je pus conduire les condamnées jusqu'au
bateau qui devait les emmener. Mais là, je faillis
échouer contre la préoccupation qui n'abandonne
jamais le nègre, celle du ventre. — Mère, beaucoup de
manioc et de maïs en Europe? — Oui, et aussi d'autres
bonnes choses, mes enfants. — Bien; mais petites
négresses aimer soleil chaud, mourir de froid! — Ne
craignez rien; j'écris en Europe, pour qu'on vous
donne des couvertures et qu'on vous fasse grand
feu. En attendant, voici de bons vêtements, pour
vous couvrir pendant le voyage. — Cette déclara-
tion diminua les appréhensions; on versa quelques
larmes encore, et l'on s'embarqua courageusement.
Quelques détails maintenant sur les occupations
et la tenue de nos orphelines. Malgré l'ardeur terrible
du soleil, elles ne se couvrent jamais la tête; bien
au contraire, elles ont soin de se raser mutuellement
les cheveux, au moyen de morceaux de verre lais-
sant cà et là quelques tresses disposées suivant les
règles de la coquetterie africaine. De lits, il n'en
est pas question; la nuit venue, chaque fillette s'enroule
dans une couverture, comme une chenille dans sa
coque, se couche par terre et ne tarde pas à partir
pour le pays des rêves, où les anges cuisent pour
leurs hôtes des marmites de riz grandes comme des
maisons. — L'enseignement de la religion prend une
bonne, partie de la matinée; et plusieurs de nos élèves
y ont fait assez de progrès pour qu'on ait décidé
de les baptiser à la Noël. La seconde partie est
consacrée à l'apprentissage des travaux manuels.
La paresse étant le péché mignon de la race
noire, il a fallu, dans les commencements, user d'un
peu de sévérité, pour stimuler à la besogne nos petites
149 •
sauvages; un seul mot les y fait aller maintenant
avec une joyeuse docilité.
Quand cette lettre vous parviendra, vous en serez
à célébrer les fêtes du nouvel an et à vous calfeutrer
au coin du feu, pour vous préserver des rigueurs
de l'hiver. Ici, point de nouvel an, puisque les nègres
ne comptent le temps que par lunes, et point d'hiver, la
végétation étant aussi active et florissante en Jan-
vier qu'en Mai. Point de deuil ici dans la nature;
et je vous assure bien qu'à l'orphelinat de Nemlao
l'humeur de ses habitants ne fait jamais contraste
avec le riant tableau d'une contrée toujours parée
de verdure et de fleurs; nulle part, même dans nos
couvents de Belgique, je n'ai vu régner une paix, un
bonheur si continus. Dieu est bon pour ses enfants!
De petits incidents viennent d'ailleurs brocher de
temps en temps sur la monotonie de notre existence,
si joyeuse qu'elle soit. Ainsi, dernièrement, une bande
de singes s'était introduite dans notre jardin et s'en
prenait à nos meilleurs fruits, à la barbe de notre
domestique. Celui-ci indigné de tant d'audace, de ren-
trer dans la maison et de s'armer d'un fusil. Mais
à peine apparaissait-il muni de cet engin terrible,
qu'une sentinelle postée au sommet d'un grand arbre
jeta le cri d'alarme : kek, kek, kek ! et toute la troupe
détala, semblant narguer l'ennemi par ses cabrioles.
Tant d'insolence ne pouvait rester impuni ; le jardinier
se mit en embuscade et parvint à abattre un des
maraudeurs dont la chair, mise en civet, nous a
paru plus délicate que celle du meilleur lièvre. Une
nuit, que munie d'une lanterne je faisais la ronde,
je me trouvai tout à coup en présence d'un animal
ressemblant fort à un chien et dont les grands yeux
m'alarmèrent d'abord. J'avais tort, car il s'agissait
d'une antilope. D'ailleurs la Providence nous garde
visiblement, car personne, jusqu'ici, n'a succombé
150
dans la Mission par le tait des bêtes féroces ou des
serpents très nombreux cependant. — Nous sommes
actuellement à la saison des pluies, et pas de jour
qui n'ait son orage. Nos enfants y sont tellement
habituées qu'elles ne dorment jamais mieux que
lorsque la foudre roule dans le ciel ses sourds
grondements. Si la pluie tombe à flots, elles me
demandent la permission de sortir et prennent grand
plaisir à recevoir sur leurs membres nus cette douche
à bon marché.
Le dimanche notre chapelle est comble. Attirés
par la curiosité, bon nombre de noirs du voisinage,
parmi lesquels le roi et son fils, viennent assister
au Saint Sacrifice. Ces gens sont fort satisfaits d'ail-
leurs de nous voir résider au milieu d'eux, à cause,
des soins que nous leur donnons dans leurs mala-
dies. La science pharmaceutique de Sœur Albanie
nous est fort utile à ce sujet, et nous avons pour
clients tous les personnages de la Cour. Grâce à
ces rapports, nous espérons bien en arriver à don-
ner autre chose que des emplâtres ou des vomitifs.
Guérir le corps est, je le sais bien, une œuvre de
miséricorde; mais sauver des âmes, voilà qui fera
rire les anges, rager le démon et vaudra aux peti-
tes Sœurs de Nemlao un bon passeport pour le
Paradis !
Sœur Amalia,
Supérieure du couvent de Nemlao
Ï51
à sa Supérieure de Gand
Moaiida, 21 Septembre 1892
Chère et digne Supérieure,
m
ENDONS grâces à Dieu! Tout va bien dans
notre petite ruche de Moanda. D'une part,
toutes nos Sœurs, alertes comme des abeil-
les, vont, viennent, instruisent et soulagent, sans perdre
jamais le joyeux sourire, indice de cœurs dévoués
à Dieu, et qui leur attire la confiance de ces grands
enfants, les pauvres noirs du Congo. D'autre part,
ainsi que je vous l'expliquerai tout à l'heure, la popula-
tion du couvent ne cesse de s'accroître; pas assez
cependant pour que nous ne tâchions pas d'entrer
en relations avec les villages qui nous entourent,
afin d'y recruter des écolières.
C'est ainsi que le 20 Août je me suis rendue,
avec le Père De Grijse et deux de nos Sœurs, au
village de Mpotou, situé à une lieue de Moanda,
et où nous savions avoir la chance d'être bien accueillis,
d'autant plus que nous emportions, pour distribuer
en cadeaux, des médicaments, des mouchoirs rouges,
du tabac et des images.
Un certain émoi se manifesta cependant à notre
152
«ntrée. Devant une case ouverte où étcdent exposés
des miroirs, des pots et des idoles, on dansait au
son du tambour. A peine sommes-nous en vue que
le tambour se tait, la danse cesse et les idoles sont
mises en sûreté. A nos questions, on répond que le
chef du village vient de mourir. Nous demandons
à voir le défunt, et suivis d'une nombreuse escorte,
nous parvenons à une case d'où s'échappe une épaisse
fumée.
Nous entrons, et, au delà d'un grand feu, nous
distinguons un cadavre enveloppé d'étoffes et couché
sur une natte. D'un côté, une femme, armée d'un
petit balai, écarte les mouches; de l'autre, nous aperce-
vons le cercueil destiné au défunt. Sur ce cercueil
est placée une tête d'homme entourée de feuilles
de palmier, coiffée d'un bonnet de nuit, portant au
cou un collier en corail, et ombragée par un grand
parasol. Aux quatre coins de ce singulier catafalque
sont attachées des images européennes : une dame
en négligé, un gros monsieur qui fume sa pipe, et
les étiquettes illustrées d'une fabrique de tabac
flamande.
Incommodés par la fumée, nous nous hâtons de
quitter cette étrange mortuaire, pour aller offrir nos
compliments de condoléance aux parents du défunt.
Ceux-ci, hommes et femmes, avaient tout le corps
peint en rouge. Cette couleur est ici celle du deuil,
tandis qu'ailleurs on le porte en blanc. On nous
fit excellent accueil, et, comme tout le village était
accouru pour nous admirer, le Père De Grijse pro-
fita de la circonstance pour adresser à la multitude
une allocution sur la mort et la vie future. Le dis-
cours fut écouté avec la plus religieuse attention.
Après quoi, nous étant assis pour prendre un peu
de nourriture, nous offrîmes une tranche de viande
à l'un des nègres qui nous entouraient. Cet homme
153
n'accepta que sur l'assurance formelle qu'il ne s'agissait
point de chair humaine. Voilà donc vos filles suspectées
d'anthropophagie : voyez ce qu'il nous faudra de
dévouement pour détruire de semblables préjugés 1
Notre visite, j'en suis persuadée, aura déjà grande-
ment contribué à ce résultat; nous revînmes donc
enchantées de notre excursion. D'autre part, le bon
Dieu nous comble de bénédictions spirituelles et
temporelles. Pour ces dernières, je vous dirai que
j'en suis parfois stupéfiée.
Dernièrement, nous avions absolument besoin d'un
mouton; nous nous mettons en prière, et, cinq minutes
après, un nègre nous apporte ce que nous demandions.
Ainsi en est-il arrivé plusieurs fois, à propos de
poules, de fruits, etc. Ainsi encore, le Père De Grijse
qui se remet chez nous de sa maladie contractée à
Loulouabourg, se voyait appelé subitement et pour
cause urgente à Banana, alors que nous n'avions
aucune monture à la maison, puisque nos ânes avaient
été envoyés à un pâturage assez éloigné. — Il nous
faut un âne, dis-je alors à nos Sœurs : prions! le
bon Dieu nous l'enverra. Et voilà que, peu d'instants
après, deux de nos ânes reviennent d'eux-mêmes au
couvent. Mais qu'est-ce que cela, cependant, en
comparaison des faveurs spirituelles par lesquelles
la Providence veut soutenir notre faiblesse ? Nos
jeunes négresses de l'orphelinat se portent à ravir,
nous aiment comme leurs mères et font d'étonnants
progrès dans la connaissance de la religion. La petite
Isabelle, l'élue de la première heure, ne cesse de
dire qu'elle aussi veut devenir Sœur de Charité. Ne
sera-ce pas joli, ce minois tout noir sous la guimpe
toute blanche? Qu'en pensez-vous, ma Mère? Et
puis, c'est qu'Isabelle n'est plus seule chez nous!
Quarante petites filles nous ont d'abord été
envoyées du Haut-Congo, par les soins de l'Etat.
154
Puis, le 28 Août, vingt-cinq fillettes nous sont arri-
vées des Ba-Ngalas. escortées par quelques femmes
qui les avaient soignées au cours du voyage. Enfin, le
7 Septembre, le docteur De Corte, médecin de l'Etat,
nous a amené vingt enfants de la tribu des Basokos.
Parmi ces dernières, plusieurs qui étaient gravement
malades sont maintenant rétablies; une seule est
morte, huit jours après son baptême.
Puisse ce petit ange, prémices de la Mission de
Moanda, intercéder au ciel en faveur de ses infor-
tunés compatriotes et nous obtenir à nous, d'être
toujours les vaillantes ouvrières du Bon Dieu.
Sœur Marie-Etienne,
Supérieure du couvent de Moanda
155
tttlvi^ bî la Bomv Wavit
à ses Consœurs de Gand
Moanda, 20 Mars 1892
Chères Consœurs,
E suis heureuse de n'avoir que de bonnes
nouvelles à vous annoncer. A part quelques
petites misères inhérentes à la vie d'Afrique,
nous jouissons toutes d'une excellente santé, ce dont
nous avons bien besoin, car la besogne ne manque
pas à Moanda.
Mère Elise m'a confié la fonction de cuisinière.
Ma première installation fut très primitive. J'avais
le feuillage d'un arbre pour toit, du bois pour
combustible, quelques pierres pour foyer. Depuis, on
a mis à ma disposition un local plus confortable.
Vous dirai-je en quoi consiste notre nourriture?
Les poules ne manquent pas, mais elles sont très
petites. Nous avons aussi de la viande de chèvre et
de mouton. Celui-ci est moins beau que son con-
génère d'Europe; il a les jambes excessivement
longues et ne porte pas de laine. Les poissons et
les légumes abondent. Presque chaque matin, les nègres
viennent tenir marché devant notre maison, nous
offrant en vente des poules, des œufs, des cannes
156
Réfectoire de l'orphelinat de Moanda
à sucre, du maïs, des ananas, des citrons, du riz et
divers légumes du pays.
Nous donnons en échange des morceaux d'étoffe ;
mais le moindre marché nous prend parfois une
demi-heure, parce que les nègres insistent toujours
pour avoir du rhum, au lieu d'étoffe. Nous nous
gardons bien de céder à leurs exigences, parce que
nous savons que cette boisson, pour laquelle ils sont
passionnés, exerce parmi eux les ravages les plus
affreux. Comme je commence à parler un peu le
Congolais et que les nègres savent quelques bribes
d'anglais, je puis assez bien me tirer d'affaire pour
traiter nos achats. Mère Elise m'a donné pour aide
dans mes fonctions Sœur Etienne, qui a, en outre,
le département spécial de la boulangerie. Ma chère
compagne ne dispose point encore d'un four modèle,
tel que celui de nos Sociétés Coopératives d'Europe. De
jour à autre, elle nous cuit du pain dans un appa-
reil ainsi établi. On a commencé par creuser en terre
une fosse de deux mètres de profondeur. Dans une
des parois verticales de cette fosse, on a foré un
trou ayant forme de four. Le haut de ce four com-
munique avec l'air extérieur par une sorte de boyau
recouvert d'une buse en bois : c'est la cheminée.
Et le climat que vous en dirai-je, sinon qu'il est
bien moins meurtrier qu'on ne le pense en Belgique. La
température que nous avons à Moanda est très
supportable; il est vrai que notre situation est
privilégiée, puisque notre maison étant située sur le
bord de la mer, nous jouissons toujours d'une brise
rafraîchissante. Ce qui n'empêche pas cependant que
l'on ne transpire beaucoup, sans pourtant en ressen-
tir le même affaiblissement qu'en Europe. — Et la
fièvre africaine ? Nous en avons toutes été atteintes
et, pour ma part, je l'ai eue trois fois. Ce n'est pas
bien terrible : une dose de quinine, un peu de repos, et
157
l'on est rétabli. Ces petites misères sont bien vite
oubliées et sont d'ailleurs largement compensées,
par les douces consolations que le Seigneur ne cesse de
nous procurer. Ainsi la touchante cérémonie du
baptême de nos enfants congolais eût suffi à elle
seule à nous payer largement de tous nos sacrifices.
Hier encore, la fête de Saint Joseph nous a valu
de bien douces joies. Comme nous ne possédons pas
encore une statue de Saint Joseph, nous y avons
suppléé en exposant à la vénération de nos nègres
une image de ce bon Saint.
A cette image nous avons fait un encadrement
au moyen d'une pièce d'étoffe rouge et blanche,
ainsi que de fleurs et de branches de palmier. Restait à
trouver un bouquet qu'on pût placer devant l'image.
Sœur Godefride et moi, accompagnées de nos petites
négresses, nous allâmes cueillir diverses plantes et
de la verdure qui, piquées dans une boîte à prunes,
formèrent une belle corbeille bien fraîche et bien
parfumée. Puis, bien contentes de notre œuvre, nous
nous sommes agenouillées devant notre bon père
Saint Joseph, et nous l'avons prié avec tant d'ardeur
qu'il sera bien obligé de couvrir de sa puissante
protection l'œuvre naissante des Sœurs missionnaires
du Congo.
Sœur Marie
158
[Xtxtxt xM x.txxxxxx
à sa Supérieure de Gand
Moanda, 22 Mars 1892
Ma chère Mère,
|OUS voilà donc parvenues enfin à notre rési-
dence de Moanda, fières et heureuses de
pouvoir consacrer notre vie à ce malheureux
peuple du Congo. Oh! dans quel abîme de misères
physiques et morales sont plongées les innombrables
peuplades de notre nouvelle patrie, et combien nous
avons à remercier Dieu de nous avoir appelées au
sublime apostolat de Sœurs-missionnaires! Que de
bien à faire ici! Fasse Dieu que bientôt de nouvelles
recrues viennent grossir nos rangs et partager
notre immense labeur!
Notre couvent de Moanda occupe une situation
magnifique, sur une falaise assez élevée pour nous
permettre de voir passer tous les navires' venant
d'Europe. Devant nous, la vaste mer; derrière, une
forêt où croissent le baobab, le palmier, le cocotier,
le manguier et d'autres arbres dont j'ignore encore
le nom.
Le plancher de nos constructions est élevé de
plus d'un mètre au dessus du sol, au moyen de
159
pilotis, afin de nous préserver d'une foule d'insectes
qui tourmentent les gens et rongent le bois, La
maison bien aménagée, a quatre appartements : le
réfectoire, atelier, salle de réception et dortoir-
Deux autres constructions, la chapelle et l'orphelinat
sont à quelques pas de la maison. Le personnel
employé à notre service se compose d'une négresse
noire comme jais, forte et bien membrée; une jeune
fille de 14 ans; une famille chrétienne et un vieux
nègre dont la besogne est d'aller chercher à dos
d'ânes l'eau nécessaire aux besoins de la maison.
Et puis, nous avons trois enfants, les prémices de
notre orphelinat. Leurs mères sont venues elles-mêmes
nous les offrir. Il y a une petite fille, un petit garçon et
un bébé de quelques mois. Le bon Père Garmyn
s'occupa aussitôt du baptême de nos mioches et
nous découpâmes dans un drap de lit les robes
blanches nécessaires à la cérémonie. La petite fille
reçut le nom d'Isabelle; le petit garçon a pour
patron Saint Jean. — Vous dirai-je la joie que cette
fête a mise dans nos cœurs? Puissions-nous avoir sou-
vent le même bonheur, car il faut vivre au milieu
d'un peuple paiën pour apprécier l'immense bienfait
d'une éducation chrétienne. Nos enfants sont main-
tenant la joie de la communauté. Le petit Jean sur-
tout est gai comme un pinson, et d'une ouverture
de cœur qui pourrait 'servir de modèle à maints
enfants d'Europe. A la chapelle, il se conduit comme
un ange, tenant ses mains jointes à la hauteur du
menton, sauf lorsqu'un.... insecte quelconque le pique
trop fort. Docile comme un petit agneau, il obéit à
un seul coup d'œil. Reçoit-il une réprimande : les
larmes aux yeux, il nous tend aussitôt sa petite main
noire, et part d'un bon rire, dès qu'il a obtenu son
pardon. Jamais, même en Belgique, je n'ai vu d'en-
fant aussi aimable. Depuis hier, Jean a un compagnon,
160
un petit garçon de sept ans que AI. Huberlant a
racheté de l'esclavage moyennant 75 francs. Depuis
notre arrivée nous n'avons constaté de la part des
noirs que d'excellentes dispositions à notre égard.
Quant aux blancs, nous n'en avons reçu que des
marques de sympathie et de respect. Dès les pre-
miers jours, tous les hauts fonctionnaires belges ont
bravé les ardeurs du soleil pour venir nous rendre
visite et nous assurer aide et protection. — Tout
n'est pas rose cependant dans notre nouvelle existence;
car, à côté de ces visites encourageantes, nous en
recevons d'autres qui manquent absolument de char-
mes; je veux parler des insectes et des bêtes
malfaisantes. Ainsi, dès le jour de notre arrivée, un
léopard a rôdé autour de la maison. Quelques jours
après, un jeune chrétien, attaché momentanément à
notre service, fut cruellement mordu à la main par
un scorpion. Grâce à une incision opérée par le
Père Garmyn, une ligature au poignet et une injection
d'ammoniac, la blessure fut guérie en trois jours.
Le requin se montre parfois dans les eaux de la
mer qui baigne notre falaise, et les crocodiles parais-
sent être assez nombreux dans nos environs. C'est
ainsi que dernièrement, un capitaine de navire vint
nous raconter que le médecin de son bord avait été
appelé pour donner ses soins à un nègre affreusement
mutilé par un crocodile. Si le malheureux avait échappé
à la mort, c'est que l'affreuse bête l'avait saisi par
le travers du corps et n'avait pu l'avaler. De temps
en temps une négresse qui va laver son linge au
bord de l'eau est saisie et emportée par l'horrible
saurien qui s'avance si doucement sous l'eau qu'il a
happé sa proie, avant que celle-ci s'aperçoive du dan-
ger. N'allez pas croire que tout cela nous fasse bien
peur. Oh non! on s'y fait vite; et puis, ne devons-
nous pas être heureuses d'avoir quelque chose à
161
Lettres de Sœur Marie-Godeliève
offrir au Divin Maître pour le salut de nos chers
noirs?
Nous sommes restées toutes les dix à Moanda
jusqu'au 15 Mars. A cette date, le Père Huberlant
est venu prendre pour le couvent de Matadi la
Mère iVmalia et les Soeurs Josepha, Vincent, Chris-
tine et Damienne. Nous ne sommes donc que cinq
pour desservir la mission de Moanda. Et de toutes
parts cependant on demande des rehgieuses! Hier
encore le Père Cambier nous écrivait de Loulouabourg,
suppliant qu'on lui envoie au plustôt quelques reli-
gieuses auxquelles il confierait les petites négresses
qui ne cessent d'affluer à cette station. Que c'est
donc le cas de dire avec l'Evangile : la moisson est
grande, mais les ouvrières sont rares! N'est-ce pas,
ma Mère, vous allez nous envoyer bientôt une nouvelle
caravane de vaillantes coopératrices ! Comme nous
allons prier afin que ce vœu se réalise!
Sœur Elise
162
à sa Supérieure de Gand
Moanda, ii Septembie 1893
Chère et digne Supérieure,
OS Sœurs de Nemlao viennent d'être appelées
d'urgence dans le Haut-Kassaï pour y prêter
leur concours au vaillant Père Cambier,
fondateur de la florissante Mission de Loulouabourg.
En conséquence, on a transféré chez nous les fillettes
de leur orphelinat.
Les nègres, tout autant que les blancs, sont
d'ordinaire éprouvés dans leur santé par un change-
ment de climat. Or, à Moanda, le voisinage de la
mer rend l'air plus frais et plus vif qu'à Nemlao;
la plupart des orphelines furent donc, dès les pre-
mier jours, attaquées par diverses maladies. Chez
plusieurs enfants, la fièvre fut même si violente que
l'on dût procéder en toute hâte au baptême.
Nous n'eûmes, cependant, à regretter qu'un seul
décès. Une fillette se trouva si mal le i'' Septembre au
matin, qu'elle-même me dit en langue fiote : — Ce
soir, moi mourir, et pas encore baptisée! ~ Le désires-
tu bien d'être baptisée, mon enfant? — Oui, ma Sœur,
et bien vite!.... Or, l'état de la petite postulante
163
s'aggrava bientôt de telle sorte qu'en l'absence du
Père De (jrijse je ne pus différer le baptême. L'eau
sainte eut à peine coulé sur le front de Marie- Agnès
qu'elle se mit à dire et à répéter de toutes ses
forces : — Moi, contente! moi heureuse, moi aller
au Ciel! — tellement que toutes les Sœurs présen-
tes en étaient émues jusqu'aux larmes. Et le lendemain,
à midi, la petite privilégiée prenait son vol pour
aller occuper sa place parmi les anges!
Les autres enfants sont aujourd'hui parfaitement
acclimatées. Chaque jour nous les conduisons à la
forêt pour y faire du bois et y puiser de l'eau. C'est
chose vraiment amusante de les voir s'y rendre
marchant au pas militaire, dont elles marquent la
cadence en chantant à gorge déployée une ritour-
nelle, toujours la même. Mais, qu'un serpent vienne
à se montrer, alors, c'est un cri général : Nioka^
nioka! Un serpent! un serpent! Les plus petites vien-
nent s'accrocher à la robe de la Sœur, et les plus
grandes, armées d'un bâton, courent à l'ennemi et
le brisent en poussant des cris sauvages. Et l'on
reprend tout aussitôt la marche et la chanson.
Nous eûmes dernièrement une petite scène qui
montre bien à quelle misère nos chères enfants
étaient réduites naguère. Notre domestique, ayant
reçu ordre de tuer une chèvre, avait suspendu aux
branches d'un arbre la peau de la victime. Au
retour de l'excursion journalière à la forêt, nos fillettes
découvrirent cette peau toute fraîche encore et toute
sanglante. Et toutes aussitôt d'accourir vers moi me
suppliant de leur accorder cette dépouille. - Et qu'en
ferez-vous, mes enfants? — Bon à manger, ma Sœur!
me répondirent-elles en montrant leurs dents aigiies.
Leurs instances furent si pressantes que je dus céder à
leurs désirs, j'étais curieuse d'ailleurs de voir com-
ment elles se tireraient de ce régal. Ce ne fut pas
164
long. Le domestique divàsa la peau en un nombre
de morceaux égal à celui des enfants; un grand
feu fut allumé où chacune grilla sa portion sans
même en ôter les poils; un quart-d'heure après, l'affaire
était finie, il ne restait plus rien de ce singulier
festin et nos bambines se léchaient consciencieuse-
ment les lèvres.
Le soir du même jour fut marqué par un inci-
dent moins joyeux. Vers six heures et demie, toute
la troupe rangée autour d'un grand feu récitait le
chapelet, quand une fillette se mit à pousser un cri
déchirant : elle venait d'être piquée par un scorpion.
Or, en ces climats brûlants, un accident de ce genre
est toujours dangereux et souvent mortel. Je me
hâtai donc de pratiquer une profonde incision suivie
d'un injection d'ammoniac. Grâces à Dieu le remède
fut efficace.
Tout en se plaisant parfaitement chez nous, je
dois dire que nos orphelines regrettent les Sœurs de
Nemlao et surtout Sœur Marie-Godeliève, leur an-
cienne maîtresse. Ces regrets nous charment : ils
prouvent que nos enfants ont du cœur; et ce cœur,
nous savons le secret de le prendre d'assaut. Quant à
nos Sœurs parties pour cette Mission de Loulouabourg,
dont le succès, paraît-il, dépasse toutes les espérances,
j'avoue que nous en sommes un peu jalouses. Nos
cœurs et nos souhaits les suivent dans leur cou-
rageuse entreprise, sans doute ; mais si, par insuffisance
de personnel, nous sommes maintenant clouées à
Moanda, nous espérons bien que le bon Dieu saura
susciter telle circonstance qui nous appellera, nous
aussi, dans le Haut-Congo. La moisson d'âmes s'y
présente mûre et abondante : que ne sommes-nous
à même de la recueillir! Ah! si j'habitais encore
notre chère Belgique où tant de saints prêtres et
de religieuses dévouées ne savent que faire de leur
165
zèle, j'irais crier partout : venez donc, vous qui
aimez Dieu et qui aimez les âmes! des millions de
malheureux vous tendent les bras, vous suppliant
de les arracher à la barbarie et à Satan ! Je sais
bien que tout le monde ne rirait pas de ce sermon
d'une petite nonne! Dans cette Flandre bénie où
jamais un cri de détresse n'est resté sans écho, les
riches nous ofiFriraient leur or, les cœurs vaillants
sacrifieraient leur vie, et ceux que leur devoir enchaîne
au sol natal aideraient par leurs prières ceux qui
s'immolent au Congo pour la cause de Dieu, des
âmes et de la patrie.
Sœur Marie
i66
Wtr^ iî Bùtnv Jlmalia
à sa Supérieure de Gand
Ltthiabourg, 15 Novembre 1894
Chère et digne Supérieure,
E sors de l'église et vous écris sous l'impression
de la cérémonie qui vient de s'accomplir en
présence de toute la population de notre
Mission : nous avons chanté le Te Deum solennel
à l'occasion de la fête du Roi. Père Cambier qui
sait l'effet produit sur les nègres par les pompes du
culte, avait convoqué en ce jour les Missionnaires
des autres stations. Quatre prêtres officiaient et nous
avions déployé, pour orner le temple, toutes les
ressources de notre misère ; mais quelle richesse de
conversions nous pouvons présenter à Dieu, comme
fruit de notre humble labeur !
Voici la statistique d'un seul mois. Le i'' Novem-
bre à la Toussaint : 32 baptêmes, 18 premières
communions, 18 mariages religieux. Dimanche pro-
chain, 19 Novembre, nous aurons environ 80 baptêmes.
Le 20, encore plusieurs mariages. Et les recrues
pour la conversion se présentent en tel nombre que les
bienfaiteurs et bienfaitrices d'Europe qui désirent don-
ner des noms pour le bapt ême seront servis à souhait.
167
Dès maintenant, la Mission centrale avec ses
dépendances, reliées à nous par de belles routes
plantées, compte près de 1600 habitants, dont bon
nombre assistent journellement à la Messe avec une
piété qui nous ravit. Deux Messes tous les jours :
les adultes entendent la Messe du Père Cambier,
les enfants, celle du Père De Clercq.
Le dimanche, notre église est absolument trop
petite : nos 400 enfants la remplissent, les adultes
doivent rester au dehors. Ce jour-là on donne à la
IMesse chantée toute la solennité possible et nos enfants,
chargés de la partie musicale, chantent à faire honneur
à maint jubé de Belgique.
Et quel touchant spectacle que ces 1600 têtes
noires inclinées jusqu'à terre au moment de la consé-
cration, là même où naguère encore le nom de Dieu
n'avait jamais été prononcé!
D'après ce court aperçL, vous ne vous étonnerez
pas, digne Supérieure, si chaque jour nous remercions
le Seigneur de nous avoir choisies pour être les
ouvrières de cette moisson, et si, parmi les bienfaits
que nous vous devons, nous regardons comme le
plus précieux celui de nous avoir envoyées au Congo.
Sœur Amalia
^
168
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Ï>ltr0 iî Bomv filisa
à sa Supérieure de Gand
Berghe-S^^'-Maric, 15 Mai 1895
Chère Mère,
OUS sommes installées depuis cinq mois à
Berghe, au berceau des Missions belges du
Congo. Nous y sommes parfaitement heureu-
ses et très-bien portantes maintenant, après quelques
accès de fièvre amenés par le changement de climat.
Si je parle de notre bonheur, ce n'est pas que
notre séjour ait le luxe, ni même le confort des
riches Missions protestantes que nous avons rencon-
trées au cours de notre voyage ; nos visées vont
plus loin ; les Pères de Scheut, campés^ ici depuis
bientôt sept ans, se sont appliqués avant tout à former
des âmes solidement chrétiennes, les fillettes qu'ils
nous ont confiées sont pénétrées de la foi la plus
vive, et la prière est leur seul recours en tout danger.
Je n'en citerai qu'un exemple : dernièrement un adulte
baptisé vint à mourir. En ce moment, nos enfants
se trouvaient éparpillées dans nos champs de cultu-
res. A la nouvelle du décès, toutes tombèrent à genoux
implorant pour le défunt la miséricorde divine. Ces
groupes prosternés, ces têtes noires profondément
inclinées, l'ardente et silencieuse prière succédant au
pétulant babil; c'est un spectacle qu'on n'oublie pas.
169
Ces enfants vraiment pieuses ont également du
cœur. La semaine dernière, noire Sœur cuisinière dut
garder le lit pendant quatre jours. Les trois négril-
lonnes qui lui servaient d'aides, allaient passer auprès
de la malade tous leurs moments de loisir, priant pour
elle et tâchant de la consoler par leurs câlineries.
Ce mois de mai nous a permis de constater
aussi la dévotion filiale de nos élèves envers la
douce Mère du Ciel. Faute d'une statue, nous avions
exposé, dans un encadrement de fleurs, la plus belle
et la plus grande de nos images. Chaque soir, tous
les habitants de la colonie viennent entendre les
cantiques en langue Bobangi, exécutés par nos entants
avec l'entrain de la plus ardente confiance. — Si
vous priez bien, leur avons-nous dit, vous verrez
que l'an prochain un bienfaiteur vous fera don d'une
statue parée des plus belles couleurs.
Quant aux progrès de la Mission, je me con-
tenterai de vous citer quelques chiffres. Au jour de
l'Epiphanie, nous avons eu vingt premières commu-
nions; à la Pentecôte, nous aurons quarante confir-
mations et prochainement bon nombre de baptêmes.
Nous aurons ensuite à nous occuper d'une cara-
vane de femmes et d'enfants récemment délivrés
des mains des Arabes. Ces pauvres gens nous sont
arrivés dans un état bien lamentable; en voici un
échantillon. Un petit garçon vient de faire sa
i^'^ communion en une contenance peu commune.
Le malheureux bambin dut rester assis par terre,
ne pouvant ni se tenir debout, ni s'agenouiller, parce
que les liens qu'il a portés si longtemps ont com-
plètement tordu tous ses membres. Que nous som-
mes heureuses de pouvoir travailler à adoucir et guérir
tant de maux du corps et de l'âme.
Sœur Marie-Elisa
170
TfrZ'
Sœur Marie-Hilda avec quelques enfants de l'orphelinat
de Berghe S''' Marie
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à sa Supérieure de Gand
Berghe-S^-Marie, 24 Mai 1897
Chère Révérende Mère,
N steamer qui passe me permet de vous donner
quelques nouvelles au sujet de notre chère
Mission.
Dieu merci, tout va bien! La santé des Sœurs
est bonne, et c'est fort heureux, car notre popula-
tion grandit sans cesse ; à notre arrivée, l'on comptait
à peine cinquante habitants, tandis que maintenant
nous en avons quatre cents. En décomposant ce
chiffre, nous trouvons les quinze familles chrétiennes
du village exclusivement chrétien de S"^-Croix, près
de deux cents négrillons chez les Pères et cent-
cinquante fillettes chez nous.
De celles-ci, nous avons reçu, voici quinze jours,
par les Agents de l'Etat, une escouade qui présentait
au moment du débarquement le plus lamentable
spectacle. Recueillies par les soldats ou rachetées
de l'esclavage, bon nombre de ces enfants étaient
exténuées à ne pouvoir se tenir debout et presque
toutes portaient des plaies à demi cicatrisées qui
attestaient la cruauté de leurs anciens maîtres. Au
171
cours des premières journées, la plupart de ces petites
ne sortaient guère, même pendant le jour, d'un
assoupissement qui trahissait leur extrême faiblesse;
et pour plusieurs ce sommeil alourdi de l'épuisement se
termina par la mort.
Le reste de la troupe a maintenant repris ses
forces et se soumet joyeusement aux règles suivies
par les enrégimentées de la première heure. Celles-
ci nous donnent pleine satisfaction ; beaucoup sont
baptisées, une dizaine se disposent à recevoir pro-
chainement la même faveur et quelques-unes des
plus avancées feront leur première communion. Toutes
sont d'une piété vraiment exemplaire et nous voyons
se développer graduellement chez les plus grandes
le goût du travail. Nous espérons en former ainsi
de bonnes ménagères qui, plus tard, iront rejoindre
leurs devancières à S'^-Croix.
Voulez-vous une idée de notre vie journalière.
A cinq heures et demie du matin, au premier signal,
tout mon petit monde est debout, La toilette est
bientôt faite, car on ne tient pas à arriver en retard
à la sainte Messe, On déjeune au sortir de la cha-
pelle et à 7 heures, la cloche donne le signal du
travail. On s'y rend, en deux lignes, chaque fillette
portant l'instrument de la besogne qu'on mesure à
ses forces : cruches pour puiser l'eau, la houe pour
défricher, la hache pour couper les buissons, des
paniers, etc. Nous traçons des chemins, nous remuons
le sol, on plante du riz, du maïs, du manioc, des
patates, des arachides et, rien qu'avec le secours de
nos enfants, nous exploitons déjà plusieurs hectares
de terrain. Depuis le mois d'Octobre, par exemple,
nous avons déjà eu deux récoltes de maïs et nous
venons d'en planter pour la troisième fois.
L'arachide dont le fruit rappelle l'amande est
une vraie friandise dont nos enfants ne se lassent
172
pas. Plante très-productive d'ailleurs, elle porte une
dizaine de tig-es dont chacune donne une trentaine
de noix.
Les fèves sont également une ressource précieuse,
dont le grand avantage est de venir à point lorsque
les autres récoltes ne donnent plus.
Le travail aux champs cesse aux heures les
plus chaudes de la journée. A dix heures, c'est la
leçon de catéchisme qui suit la préparation du dîner.
A la récréation de midi, tandis que les plus petites
folâtrent à leur guise, les plus grandes enfilent des
perles pour en former des ornements de tout modèle. A
deux heures, chapelet à la chapelle, puis la classe
où l'on enseigne, en langue du pays, prières, caté-
chisme, lecture, écriture, calcul, etc. Un vrai programme
du gouvernement !
Et que mes élèves soient attentives et zélées,
j'en donne pour preuve une collection de devoirs et
de petits ouvrages destinée à l'Exposition de Bruxelles.
Sans doute, ces naïfs essais ne peuvent être mis en
comparaison avec les chefs-d'œuvre produits par
vos grandes maisons d'éducation. Mais aussi que
peut-on exiger d'une petite sauvage qui, hier encore,
ne savait pas qu'elle avait une âme! Si le Jury ne
croit pas devoir décerner une médaille d'or à nos
enfants, le Bon Dieu leur a certainement déjà accordé
une Mention honorable de bonne volonté.
Voilà ma page remplie et mon heure de loisir
écoulée. Il me reste tout juste la place et le temps
pour réclamer, avec vos bonnes prières, votre mater-
nelle bénédiction.
Sœur Marie-Hilda
173
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ïdïre ht Bomv '^nmxixmm
à sa Supérieure de Gand
Loulouahourg, 25 Mai 1897
Chère Révérende Mère,
|^^B»J|N nous a fait savoir tout récemment que la
i^^Jj Maison de Gand vient d'envoyer à notre
l^ta «^1 secours un renfort de cinq nouvelles Sœurs.
A ces vaillantes, nous crions par-dessus les conti-
nents et les mers : venez, hâtez- vous, la moisson
ne cesse de grandir et nos bras fatigués ne peuvent
suffire à la récolter!
Ces chères compagnes trouveront leur logis tout
prêt, un nouveau couvent, assez vaste pour abriter
une nombreuse communauté, assez solide pour résister
à tous les ouragans. Notre ancienne demeure était
en pisé; les murs de la nouvelle seront en belles
briques bien cuites.
La pose de ces briques est le dernier travail
qui reste à terminer; le toit et les lourds poteaux
qui le supportent, tout est déjà en place. Trouvez
étrange, si bon vous semble, qu'en Afrique on com-
mence les constructions par la toiture tandis qu'en
Europe on débute par les caves et les murs! Nos
architectes, c'est à dire nos Pères, ont de bons motifs
pour en agir de la sorte. Ils se réservent d'ordinaire
174
pour eux-mêmes les travaux de maçonnerie. Or, le
soleil du Congo ne pardonne guère au blanc qui
brave ses rayons.
La fin de ces travaux va donc coïncider avec
l'arrivée de nos nouvelles Sœurs. Quelles que soient
les aptitudes de celles-ci, chacune pourra trouver
des occupations à son choix, car il en est de tout
genre.
Sœur Albanie, chargée de la pharmacie, voit
augmenter chaque jour sa nombreuse clientèle.
Sœur Hygine, chef de nos exploitations agricoles,
fait reculer à chaque saison les frontières de son
vaste domaine.
Notre bonne Mère Amalia, tout en gardant la
direction de la Maison, s'est réservée l'école gardienne.
Or, bien que celle-ci ne soit pas encore adoptée, le
gouvernement la favorise grandement en y amenant,
de temps à autre, de gros pelotons de négrillonnes
rachetées de l'esclavage et portant d'ordinaire sur
leurs pauvres petits membres des marques indélébiles
de la barbarie africaine.
Quant à l'école de nos grandes filles, elle est
privée de maîtresse depuis le départ pour le ciel de
notre chère et tant regrettée Sœur Godeliève. Puisse
la nouvelle titulaire arriver bientôt!
A propos de Sœur Godeliève, les noirs préten-
dent mordicus qu'elle quitte le paradis chaque jour,
pour venir se promener au milieu de nos plantations.
Hier encore, ils l'ont vue, disent-ils. C'était vers trois
heures de l'après-midi, donc en pleine lumière, alors
qu'on s'occupe à travailler et non point à rêver. A
ce moment, se produisit tout à coup un complet
remue-ménage parmi le personnel de la Mission :
hommes, femmes, enfants, laissant sur place leurs
outils de travail, couraient dans la même direction
en poussant des cris d'étonnement et de joie.
Ï75
On pénètre dans les broussailles, on se disperse,
on se rejoint. Les bras tendus paraissent sur le point de
saisir quelque chose qui voltigerait au-dessus des
hautes herbes. A certain moment, nous voyons de
loin tous les mouvements converger tellement vers '
un même point que, sûrement, on va réussir, mettre,
la main sur l'insaisissable apparition. Mais non, la
bande se disloque; les uns s'arrêtent, les autres
poursuivent qui à droite, qui à gauche, et finale-
ment une panique instantanée les amène à fond de
train vers la Mission.
Notez qu'il y avait là plus de huit cents per-
sonnes. Peut-on admettre que toutes aient été vic-
times au même instant, de la même hallucination?
Deux noirs, interrogés par l'un de nos Pères,
affirment avoir vu de très-près une chose qu'ils compa-
rent à des tshilulu-tshitoka, c'est-à-dire à une forme
drapée d'étoffes blanches qui s'avançait doucement
vers la cime des hautes herbes. C'est la seule réponse
un p(eu nette qu'on ait obtenue jusqu'ici.*
Au reste, qu'il s'agisse d'un enfantillage, que
l'imagination de nos chrétiens frappée par les vertus
héroïques de notre chère défunte croie la voir partout;
on bien que Dieu veuille faire éclater les mérites
de sa servante; peu nous importe, nous qui voyons
sous nos yeux les résultats de ses travaux, nous à
qui Dieu fait la grâce de pouvoir les continuer en
bénissant chaque jour nos humbles efforts.
Il n'est point de fête de l'Eglise où nous n'ayons à
enregistrer des baptêmes, des premières communions,
des mariages. Les nouveaux époux vont immédiate-
ment s'établir à notre bien-aimé Lourdes-Notre-Dame
dont la population exclusivement chrétienne grandit
ainsi journellement et nous comble de joie par sa
foi, son zèle et la pureté de ses mœurs. C'est une colonie
chrétienne et modèle dans toute la force du terme.
176
A titre de curiosité, je me permets d'ajouter ici
le texte Congolais du Pater et de l'Ave que nos
négrillonnes récitent chaque jour pour leurs bien-
faiteurs d'Europe.
Pater.
Tatu wetu, udi mu dinlu, dina diebe ditumbe,
bumvue bukalenge buebe bakuitabe, badi pashi bitabe
mu diyi diebe bu mudi muitable badi mulu. Utuse
tuetu tshia kudia lelo, tulekele bietu mu tudi tulekela
bakwabo, kulekedi mutshima wetu ateketshele malu
mabi, utumbishe bintu bibi. Amen.
Ave.
Mogo Maria, wakatamba kutambula grasia, Mfidi
Mukuli udi ebeng, wakonsa ebeng, bimpe udi utamba
bakashi bonso, wakonsa bimpe ne Jesu muana wa
munda mwebe. Maria sancta, baba a Mfidi Mukulu,
tusambile têtu bantu babi kua kuela kwa têtu
katataka tutadi fa kufwa. Amen.
Sœur Humilienne
177
TABLE DES MATIERES.
Pages
Préface ^ 5
Lettres de Sœur Marie-Godeliève à sa Supérieure et ses
Consœurs de la Maison-mère de Gand.
1" Lettre : Voyage au Congo II
2" Lettre : Arrivée au Congo. — Réception chez les Consœurs à
Moanda 35
3« Lettre : Départ pour la Mission de Nemlao 38
4^ Lettre : Sœur Marie-Godeliève fait part de ses premières impres-
sions de Missionnaire 42
5® Lettre : Première nuit de Noël au Congo 46
6* Lettre : Baptême de mourants. — Soins donnés au malades. —
Mademoiselle Tonnerre 49
7® Lettre : Journée de la religieuse à l'orphelinat de Nemlao . . 54
8* Lettre : Arbres et plantes du Bas-Congo. — Voyage de Nemlao
à Boma 59
9^ Lettre : Sœur Godeliève est désignée pour se rendre avec quatre
de ses (onsœurs à Luluabourg sous la conduite du
R. P. De Deken 64
10' Lettre : Voyage vers Luluabourg dans le Haut-CongM ... 67
II" Lettre ; Voyage de Léopoldville à Lusambo 90
12» Lettre : Fin du voyage et arrivée à destination IIO
13* Lettre : Occupations de Sœur Godeliève. — Inauguration de la
chapelle. — Baptême de nègres 117
14* Lettre : École de Sœiur Godeliève 123
15e Lettre : Progrès de la Mission de S* Joseph 126
168 Lettre : Prospérité de la Mission de S' Joseph 129
I7« Lettre : Piété des chrétiens de la Mission 132
i8« Lettre : Village chrétien de Lourdes Notre-Dame. — Carême
des nègres 135
19® Lettre : Procession de la Fête-Dieu. — Arrivée d'une statue
de S' Joseph 138
179
Pages
20^ Lettre : Statistique de la Mission. — Repas des nègres. —
Fausse alerte 1 40
Extrait d'une lettre adressée à la Supérieure de la Maisoa-mère de
Gand, par le Rév. Père De Clercq, missionnaire à Luluabourg,
qui a assisté la Sœur Marie-Godeliève dans ses derniers moments 146
Lettre de Sœur Marie- Amalia à ses Consœurs de G.ind
Lettre de Sœur Marie-Etienne à sa Supérieure de GaiiJ
Lettre de Sœur Marie à ses Consœurs de Gand.
Lettre de Sœur Marie Elise à sa Supérieure de Gand
Lettre de Sœur Marie à sa Supérieure de Gand ,
Lettre de Sœur Amalia à sa Supérieure de Gand
Lettre de Sœur Élisa à sa Supérieure de Gand .
Lettre de Sœur Hilda à sa Supérieure de Gand,
Lettre de Sœur Humilienne à sa Supérieure de GanU
ï8o
BV 3625 .C63 M37 1898 SMC
Marie-Godel ieve,
Six ans au Congo 47234598
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