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SOCIALISME CHINOIS.
PRINTKn lîV P.. J. r.RII.T.. I.KYDKX (HOI.Î.AND).
SOCIALISME CHINOIS.
LE PHILOSOPHE
ET L'IDÉE DE
PAR
MEH-TI
SOLIDARITÉ
ALEXANDRA DAVID
£ondze» :
£u2>ac et (B"
4(3, Steat éRu3j*ff Sizeei
1907
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Monsieur STEPHEN PICHON,
SÉNATEUR, MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES.
Avec toute ma reconnaissance pour
la très obligeante collaboration donnée
à mes recherches sur Meh-ti.
PREFACE.
Lorsque j'entendis, pour la première fois, parler de
Meh-ti et de sa doctrine de V Amour Universel
j'éprouvai tout d'abord un profond étonnement.
L'admirable compassion bouddhiste avait-elle inspiré
le penseur chinois bien avant l'époque où les disciples
de Çakya-Muni devaient apporter la «Bonne Loi»
dans l'Empire? Ou bien allais-je retrouver sous le
pinceau d'un St. Paul jaune, le fougueux hymne à
la divine charité que chante si brillamment l'apôtre
chrétien: «Quand même je distribuerais tous mes
biens pour nourrir les pauvres; quand je livrerais
mon corps pour être brûlé , si je n'ai point la charité
cela ne me sert à rien?» ^)
Je connaissais déjà trop l'esprit chinois pour lui
prêter de semblables enthousiasmes. Positifs, étroite-
ment pondérés, les Lettrés de l'Empire du Milieu
ont toujours paru rechercher, avant tout, les réalis-
ations pratiques et le souci du bon ordre social a
inspiré beaucoup plus d'entre eux que les problèmes
transcendants de la métaphysique. Comment pré-
i) Première épitre aux Corinthiens XIII,
VIII
coniser la ucharité» sentiment abstrait, s'exerçant
envers le prochain par amour de Dieu , à un peuple
aux tendances fortement matérialistes et utilitaires
tel qu'est le peuple chinois , en dépit de ses sym-
boles et de ses superstitions ? . . , L'étude du traité de
Meh-ti devait pleinement confirmer mon opinion
première. Ce n'était pas , en effet , l'Amour du pro-
chain, de l'Humanité; l'Amour, avec tout ce que,
sous ce terme , nous entendons de passion impétueuse,
d'entraînement irraisonné, et souvent irraisonnable,
que prêchait le vieux philosophe , mais un sentiment
plus terre à terre, d'essence purement sociale, visant
l'ordre dans l'Etat, la sécurité et le bien-être publics,
bref, un précepte de sage prévoyance portant ses
fruits en lui-même et non une vertu céleste.
Le précepte chrétien : <: Aimez votre prochain comme
vous-même» fait bien partie de l'enseignement de
Meh-ti , mais il lui est donné un motif absolument
utilitaire, un motif s'adressant à l'égoïsme naturel
et légitime de l'individu : «Aimez votre prochain
comme vous même, dit Meh-ti, pour votre mutuel
avantage. >
Cette formule résume toute la doctrine du vieux
philosophe chinois, c'est celle aussi, de notre moderne
Solidarité et cette parenté m'a paru de nature à
éveiller l'intérêt d'un certain nombre de nos contem-
porains.
Dans l'ouvrage de Meh-ti, la nécessité de l'entr'aide
IX
mutuelle sert de thème à de multiples développe-
ments. Le Maître s'efforce de nous démontrer qu'en
tous les domaines , la solidarité est productrice
d'ordre d'harmonie, de bonheur moral et matériel. Pour
donner plus de poids à ses assertions , Meh-ti ne
manque pas, selon l'invariable coutume chinoise, de
nous représenter son principe d'Amour Universel
comme directement inspiré par l'exemple du Ciel «dont
les dons généreux sont sans partialité , qui a donné
l'existence à tous les êtres et les nourrit tous. > ^) Il invoque
aussi l'Antiquité, cette époque héroïque de l'histoire
chinoise où vivaient les Yao , les Chtm et autres saints
empereurs qui passent pour avoir été les modèles de
toute sagesse. Par des traits empruntés aux vieilles
chroniques il nous les montre mettant en pratique le
principe de l'Amour Universel. Mais au milieu même de
ces discours, concessions faites, peut-être, aux mœurs
et aux croyances de ses contemporains, Meh-ti
n'abandonne point son principal argument et c'est
toujours le très utilitaire: < Aimez-vous les uns les
autres pour votre mutuel avantage;> qui revient
comme la raison décisive qui doit emporter notre
adhésion au principe de la solidarité. Ainsi, en dépit
i) Nous attribuerions plutôt ce rôle à la Terre, mère et nourri-
cière du genre liumain , mais les idées cosmogoniques des Chinois
diffèrent des nôtres et le Ciel est souvent considéré par eux, comme
une sorte d'époux sans lequel la Terre, non fécondée, serait demeurée
stérile. Le Ciel figure alors le principe actif, l'énergie et la Terre le
principe passif, la matière.
des 25 siècles qui les séparent, le vieux philosophe
chinois et nos sociologues modernes peuvent se ren-
contrer sur le terrain commun de cette sagesse pra-
tique, doublement sage, qui n'essaie point de généraliser,
parmi les humains, des vertus exceptionnelles et
anormales, mais, prenant l'homme tel qu'il est, s'appuie
sur son instinctif et légitime égoïsme , s'efforçant de
lui démontrer que l'intérêt bien compris de cet
égoïsme doit le porter à ce respect de l'égoïsme d'autrui
sans lequel il ne peut exister ni ordre ni bonheur
social.
On croit que Mch-ti naquit dans la province de
Sung et qu'il y occupa quelque fonction publique.
Les dates précises de sa naissance et de sa mort
nous sont inconnues. Il résulte, toutefois, de ses
œuvres qu'il vécut après Confucius (Khoung-Tse).
Il parait probable qu'il fut le contemporain de
Mencius (Meng-tse) ^) ou , du moins, qu'il était mort
depuis peu Icrsqu'enseigna ce Maître. En tous cas,
on peut, sans trop courir le risque d'une erreur,
fixer l'époque . de ce philosophe au V<^ siècle avant
notre ère. De même que Khoung-Tse et tant d'autres
I ) La manie de latiniser les noms, qui sévissait autrefois, à fait de
KIwHug-Tse Confucius et de Men<;-Tsc Mencius. Dans la suite de
cet ouvrage ces deux philosophes seront désignés par leur nom
chinois.
XI
philosophes, Meh-ti n'écrivit pas lui-même. Le traité qui
nous est parvenu a été rédigé par l'un , ou peut-être par
plusieurs, de ses disciples. Il contient cependant un
chapitre formé de sentences et de pensées détachées
qui passent pour être l'expression textuelle des paro-
les du Maître , peut-être même pour avoir été écrites
de sa main.
Le texte de l'ouvrage contenant l'exposé des théories
de Meh-Ti est des plus obscurs et souvent, de l'opinion
des sinologues les plus autorisés, absolument incom-
préhensible. La rédaction originale était-elle d'une
lecture aussi difficile.-' — Il serait malaisé de se prononcer
à ce sujet. L'on sait qu'une destruction générale de
tous les ouvrages philosophiques fut ordonnée par
l'empereur Thsin-Chi-Hoang-Ti. ^) Le zèle courageux
de Lettrés bravant la mort édictée par le souverain,
parvint à sauver nombre d'exemplaires des livres des
anciens penseurs. Plus tard on retrouva ceux-ci, au
hasard , et souvent par fragments épars, dans les
cachettes où ils avaient été enfouis. Au fur et à
mesure de leur découverte on s'occupa de recon-
stituer les œuvres des philosophes à qui ils appar-
tenaient. Il est impossible que , dans cette besogne,
des altérations ne se soient point produites. Maints
caractères durent être modifiés et c'est peut être à
ce fait qu'il faut attribuer l'obscurité de tant de
passages de Meh-Ti.
I) En 213 av. J. C.
ABRÉGÉ DE LA PRÉFACE CHINOISE.
Préface du Gouverneur de la Province de
Chen-si S. E. Pi-yen, écrite la 48e année
du règne de K i en-Ion g. ^).
«La présente édition a été réimprimée, il y a
<'2Ç) ans, par la librairie de la province de
Tché-kiang d'après l'original du gouverneur.»
Les 4 volumes qui la composent sont for-
«
«
I) Soit en 1754 de notre ère. Kien-long est cet empereur pnëte
connu par „rEloge de Moukden" et les célèbres „Vers sur le Thé."
Sa renommée parvint jusqu'en Europe et Voltaire rima à son sujet
une lettre humoristique:
Reçois mes compliments, charmant roi de la Chine;
Ton trùne est donc placé sur la double colline!
On sait dans l'Occident que , malgré mes travers.
J'ai toujours fort aimé les rois qui font des vers.
O toi que sur le trône un feu céleste enflamme
Dis-moi si ce grand art dont nous sommes épris
Est aussi difficile à Pékin qu'à Paris.
Ton peuple est-il soumis à cette loi si dure
Qui veut qu'avec six pieds d'une égale mesure,
De deux-alexandrins côte à côte marchant,
L'un serve pour la rime et l'autre pour le sens?
Si bien que sans rien perdre, en bravant cet usage.
On pourrait retrancher la moitié d'un ouvrage.
XV
«mes de ceux que l'on a retrouvé dispersés,
«sous la dynastie Song. > ^)
«Ils étaient conservé dans un monastère
«taoïste.»
«Ils sont identiques à ceux que le vice-roi
«Van-Kin présenta à l'empereur Kien-long.»
«Sous la dynastie Ming une autre édition
«avait été publiée mais elle était incomplète. Il
«y manque les chapitres relatant les propres
«paroles de Meh-ti et ceux traitant de la défense
«des villes en cas de guerre.»
«Moi, Pi-yen, j'ai réuni les textes épars je
«les ai examinés, complétés confrontés et corrigés.
«J'ai consacré deux ans à ce travail.»
«Parmi les Lettrés on raille Meh-ti à propos
«des chapitres concernant l'économie à observer
«pour les funérailles.»
«Dans ces chapitres, Meh-ti n'a pas méprisé
«Khoung-tse. Il n'a fait que se rapporter aux
«coutumes de l'ancienne dynastie Hia.»
«Meng-tse, le premier, commença à lutter
«contre Meh-ti et Yang-tchou en disant qu'ils
«ne sont point disciples des saints hommes.»
«Meng-tse dit: si la doctrine de Yang-tchou
«et celle de Meh-ti ne sont point détruites la
«doctrine de Khoung-tse ne fera plus de progrès.
«Meng-tse les détestait tous deux.»
I) Vers le Ville siècle.
XVI
«Beaucoup de chapitres de cet ouvrage sont
«rédigés par des disciples de Meh-ti et non par
«lui-même. Néanmoins ils sont de date ancienne
«et méritent le respect.»
«D'après plusieurs auteurs, Meh-ti vécut après
«la mort des soixante dix principaux disciples de
«Khoung-tse.»
«D'autres prétendent qu'il était contemporain
«de Khoung-tse.»
«Moi, Pi-Yen, je n'ose me prononcer.»
«En examinant nombre de caractères que l'on
«trouve dans l'ouvrage de Meh-ti, on les reconnaît
«comme très anciens, inusités aujourd'hui ou
«ayant été modifiés. On est ainsi amené à con-
«clure que cet ouvrage a été rédigé peu après
«l'époque de Khoung-tse.»
«Ceux qui ont le goût des œuvres antiques
«ont de quoi le satisfaire et un bon aliment
«pour leurs études.»
«L'an 48e du règne de Kien-long»
< Pi-Yen. »
«Au Palais du gouverneur, dans la
■ «ville de Si-Ngan.»
Chapitre I.
L'AMOUR UNIVERSEL.
Deux caractères chinois représentant une main
saisissant deux tiges de blé: ainsi s'exprime, dans la
langue imagée des vieux Lettrés, l'Amour, qui , dans
un même embrassement, réunit des multitudes : l'Amour
égal pour tous, V Amour universel.
Malgré la poésie tout orientale du symbole et
l'ampleur des termes par lesquel il s'exprime, nous
ne nous trouvons point — nous l'avons déjà indiqué
dans la préface — en présence d'une doctrine à
l'usage d'enthousiastes ou de mystiques. L'Amour
prêché par Meh-ti n'emprunte ses mobiles et ses
arguments ni à la sentimentalité, ni à des considéra-
tions métaphysiques; il n'a rien d'héroïque. Par lui
ne doivent point se goûter les joies spéciales du renon-
cement , du sacrifice , ces voluptés âpres et fausses
violentant l'instinct et la nature, tout ce sadisme particu-
lier dont l'étrange ivresse rend, à certains, la douleur plus
délicieuse que le plaisir, la mort plus tentante que la vie.
La pensée du Maître chinois s'exprime avec une
simplicité, une candeur que les esprits antichés de
philosophies à panache trouveront sans doute pauvre,
i8
voire même , peut-être basse et triviale en son but
matériel franchement avoué. Pour ma part , je trouve,
à cette simplicité, une force primant celle des plus
brillants discours. Si jamais l'harmonie, la concorde
doivent régner parmi les hommes ce sera, certes,
par la compréhension de l'ingénu précepte de Meh-ti :
«Aimez votre prochain comme vous-même pour votre
plus grand profit mutuel.»
Il ne s'agit point ici , de sentiments spéculatifs :
Aimer, pour notre philosophe, signifie agir. Dans
ses leçons, il ne s'attarde pas à discuter la valeur
ou le bien fondé de l'amour réciproque qu'il préconise,
mais envisage ses résultats: La raison qui doit nous
porter à nous aimer mutuellement , ou plutôt, à agir les
uns envers les autres, comme des gens éprouvant, les uns
pour les autres, des sentiments cordiaux, c'est que
chacun de nous y trouvera un bénéfice immédiat et
tangible. Le sentiment n'est intéressant que par .ses
fruits. Le philosophe suppose le cas le plus ordinaire
où les actes matériels sont le reflet des conceptions
mentales de celui qui les accomplit. Il exhorte .ses
disciples à développer , en eux , les sentiments de
bienveillance afin de les amener à se conduire en
hommes bienveillants ; mais on peut très bien imaginer
les théories de ce Maître adoptées par des individus
enlevant à la pratique de l'entr'aide réciproque toute
filiation morale ^) pour en faire une loi strictement
I) C'est ce qui choque des sinolo.çues chrétiens tels que I.et^ge
qui reprochent A Meh-ti d'avoir présenté l'amour mutuel, non comme un
19
d'intérêt, et même purement égoïste, destinée à
assurer la paix et le bonheur de chaque membre de
la société.
Meh-ti fut, de son vivant et après sa mort, en
butte à des attaques violentes. On lui reprochait,
surtout, la notion d'égalité qu'il entendait introduire
dans l'amour mutuel. Les caractères chinois dont il
se servait pour exprimer l'Amour Universel compren-
nent, en effet, d'après Meng-tse et la plupart des auteurs
chinois , cette idée d'égalité. Aussi Meng-tse les
rendait ils, comme je l'indiquais plus haut, par «amour
égal pour tous > (aimer tout le monde également).
Cette proposition paraissait odieuse à la majorité des
Lettrés :
«La secte de Meh aime tout le monde indi-
«stinctement ; elle ne reconnaît point de parents ,
«ne point reconnaître de parents c'est être
«comme des brutes et des bêtes fauves.» (Meng-
«tse ler Livre VI — 9).
La logique exige , en effet , que le principe de
devoir, mais comme une source d'avantages* pour chacum (Voir
Legge, Chinese classics , Vol II Works of Mencius Prolegomena
p. 117). J. Edkins s'insurge de même contre ce point de vue utili-
taire d'un sentiment dans lequel il est habitué à voir une vertu et
qu'il base sur des motifs mystiques: eje suis porté à aimer mon
frère en humanité parce que Christ est mort pour lui comme pour
moi.» Il veut que notre amour pour notre prochain naisse de notre
obéissance à la volonté de Dieu (Voir notice of the character and
Writings of Meli-tsi, Journal of the Norih China Eranch of the Royal
Asiatic Society May 1859 II).
20
r Amour universel comporte l'égalité de cet amour.
Si nous sommes trop aisément portés à léser autrui
dans les circonstances ou notre intérêt nous semble
en opposition avec le sien , si nous infligeons la
douleur à notre prochain pour nous l'éviter à nous-
mêmes ou nous procurer une jouissance, c'est que
l'amour de notre propre personne prime celui que
nous portons à notre prochain. Le même sentiment
nous pousse, à sacrifier l'inconnu , l'indifférent au
bénéfice de nos proches , de nos amis. En supposant
que nous éprouvions pour tout homme une réelle
sympathie , si celle-ci varie d'intensité ne continuerons-
nous pas d'avantager celui pour qui elle sera la plus
vive au détriment de celui pour qui elle sera
moindre.'' . . .
Mentï-tse et les autres détracteurs de Meh-ti ne
manquèrent point de pousser ainsi, le principe jus-
que dans ses plus rigoureuses conséquences et de
s'en servir pour ameuter les colères contre le téméraire
capable d'oser prétendre , sur la terre consacrée de la
Piété filiale, qu'il convient d'aimer d'égal amour, son père
son fils et le passant inconnu que l'on croise dans la rue.
Reste à savoir si Meh-ti suivait ainsi son idée
jusque dans ses applications extrêmes ^) ou bien si ,
1) Dans son étude sur Meli-ti , Leg<^e affirme que jamais le iiliilo-
sophe n'a ])rétendu, lui-mcme, (lu'il fallait aimer tout le monde d'un
amour d'égale intensité et que ce .sont ses disciples ([ui ont poussé
son idée jusqu'à cette déclaration extrême. {Legije, Chinese classics II
The Woïk-i of Mencius prolegomena p. ii8).
21
comme la majorité des philosophes et des moralistes,
il ne la laissait pas fléchir en y apportant les tem-
péraments nécessaires pour la rendre plus aisément
acceptable. Un penseur tel que lui n'était pas sans
comprendre combien la nature et l'éducation s'oppo-
sent à ce que la généralité des hommes éprouvent
une égale sympathie pour chacun de leurs semblables.
Nulle part nous ne le voyons, du reste, renier on
attaquer les sentiments d'affection familiale. Tout au
contraire , à maintes reprises, nous l'entendons qualifier
de «désordre > les cas où la piété filiale, l'amour paternel
et fraternel sont offensés. Il accepte intégralement la
loi morale des devoirs des enfants envers leurs
parents et place sur la même ligne, les considérant
comme aussi impératifs, les devoirs des parents
envers leurs enfants.
Cependant, comme je le disais plus haut, Meh-ti
ne se meut pas dans le domaine spéculatif, mais sur
un terrain positif. Avec lui , la piété filiale , l'amour
paternel ou fraternel deviennent choses concrètes. Il
ne sonde pas les cœurs , ne scrute point les cons-
ciences pour analyser la nature intime des sentiments
qui y vivent. Pour lui, point de ces affections, sincères
pourtant, mais que trahissent les actes; rien que des
faits précis : L'entr'aide mutuelle le dévouement
dans les difficultés de la vie , le bien-être assuré
à ses proches par tous les moyens en son pouvoir,
voilà ce que vise notre philosophe dans le cadre des
relations familiales , voilà ce qu'il rêve d'étendre à
la c;rande fainillc comj)renant la Chine toul entière. ^)
Par une coincidence singulière, le philosophe
chinois , précédant de plusieurs siècles l'Evangile, se
rencontre avec lui dans le tableau succint qu'il nous
trace des œuvres de celui qui a adopté le principe
de l'Amour Universel. Les termes mêmes sontinden-
tiques :
«Celui qui adhère au principe de la vdistinc-
«tion» dit: Comment pourrais-je être pour la
«personne de mon semblable comme pour ma
«propre personne et pour les parents de mon
«semblable, comme pour mes propres parents?
«Raisonnant de cette manière il peut voir son
«semblable avoir faim et ne pas le nourrir, avoir
«froid et ne pas le vêtir, être malade et ne pas
«le soigner, mort et ne pas l'en-sevelir. Le langage
i) Il n'est pas douteux que Meh-li n'ait voulu, à côté de l'assistance
purement matérielle, le sentiment chaleureux qui lui donne un prix tout
différent, mais il ne l'a point exprimé aussi nettement que Khoung-tsc:
«Tseu-Veou demanda ce que c'était que la piété filiale. Le Pliilo-
«soplie (Khoung-tse) dit: Maintenant ceux cpii sont considérés comme
«ayant de la piété filiale sont ceux qui nourrissent leur père et leur
«mère, mais ce soin s'étend également aux chiens et aux chevaux,
«car on leur procure aussi leur nourritui e. Si on n'a pas de vénération
«et de respect pour ses parents, quelle différence y aurait-il dans notre
«manière d'agir ?>
«T.seu-hia demanda ce que c'était que la piété filiale. Le Philosophe
«dit: c'est dans la manière d'agir et de se comporter que réside toute
«la difficulté. Si les pères et mères ont des travaux à faire et que les enfants
«les exemptent de leurs peines, si ces derniers ont le boire et le manger
«en abondance, et qu'ils leur en cèdent une ])arlie, est-ce là exercer
«la piété tiliale ?; (Lniretiens philosophiques ler livre chap. I, 7 et 8).
23
«et la conduite de celui qui adhère au principe
«de l'Amour universel sont différents : celui-ci
«dit: J'ai compris que celui qui veut jouer un
«rôle élevé parmi les hommes doit considérer la
«personne de son semblable comme sa propre
«personne , les parents de son semblable comme
«ses propres parents. Ce n'est qu'ainsi qu'il peut
«parvenir à ce rang. Raisonnant dans ce sens,
«quand il voit son semblable avoir faim, il le
«nourrit, avoir froid, il le vêt; être malade il le
«soigne; mort, il l'ensevelit.»^)
C'est précisément à cause du caractère matériel
de ses desiderata que Meh-ti arrive à concilier,
jusqu'à un certain point et avec une ingéniosité
attrayante . la doctrine de l'amour égal pour tous et
les attachements particuliers des liens du sang ou
l) Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite: Venez, vous qui
êtes bénis de mon Père. . . . car j'ai eu faim et vous m'avez donné
à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire; j'étais étranger
et vous m'avez recueilli; j'étais nu et vous m'avez vêtu; j'étais malade
et vous m'avez visité, j'étais en prison et vous êtes venu me voir.
Alors les justes lui répondront: Seigneur quand est-ce que nous
t'avons vu avoir faim et que nous t'avons donné à manger; ou avoir
soif et que nous t'avons donné à boire etc. ... Et le Roi répondant,
leur dira: Je vous le dis, en vérité en tant que vous avez fait ces
clioses à l'un des plus petits de mes frères, vous me les avez faites à
moi-même » Selon la formule orientale, la scène, comme dans Meh-ti,
est reprise en sens inverse et le Roi, c'est-à-dire Jésus, reproche aux
ïmauditS) qui sont à sa gauche, de n'avoir point donné à manger à
ceux qui avaient faim etc : ( V^oir Evangile selon St. Matthieu XXV, 34 à 46).
24
de l'amitic. Comme toujours il en appelle à notre
intérêt :
«. . . . Ceux qui condamnent le principe de
«l'Amour universel disent :> II (l'amour universel)
cn'est pas avantageux au dévouement entier qui
;nous est prescrit (envers les parents); il fait
injure à la Piété filiale. Notre Maitre dit. <cUn
«fils pénétré de piété filiale a à cœur le bonheur
"de ses parents, il envisage donc comment
«celui-ci peut être assuré. Dans cet ordre d'idées,
(doit-il désirer que les hommes aiment et pro-
< curent des satisfactions à .ses parents. Il est
(évident qu'il le désire. Que doit-il faire lui-même,
cen vue d'atteindre ce but.' Il faut qu'il s'exerce
; à aimer les parents des autres et à leur procurer
(des satisfactions afin que l'on se conduise de même
«envers les siens . . . .»
En cherchant, au contraire à léser les parents des
autres, il est évident que les siens propres courent le
risque de représailles.
Ce mode de conduite, ajoute le philosophe , ne
doit pas être considéré comme bon seulement en
quelques cas isolés. Il peut . il doit , s'étendre jusqu'
à devenir une régie générale. Il n'\- a rien en lui,
que de parfaitement conforme au sens humain.
Et il termine en citant ces antiques vers du Livre
des Rois :
«Chaque parole trouve sa réponse
«Chaque action sa récompense.
25
«On m'a jeté une pêche,
«J'ai rendu une prune.»
Ce principe de l'Amour universel, dit Meh-ti,
beaucoup le combattent ou le raillent et cependant,
dans la pratique, n'est ce pas vers lui que l'on se
tourne, ne sont-ce pas ses adeptes que l'on s'efforce
de rencontrer?
'Voici un officier sur le point de prendre
part à une bataille, ou bien voici un fonc-
tionnaire près d'être chargé d'une mission dans un
pays lointain A qui confieront-ils la garde de
-leurs parents , la surveillance de leur maison,
le soin de leur femme et de leurs enfants? Je
pense qu'il n'y a pas, sous le ciel, un homme
ou une femme assez stupide pour, s'il con-
damne le principe de l'Amour universel, main-
tenir sa foi jusqu'au bout (en accordant sa
confiance ;i un égoïste qui n'a pas le respect
des intérêts d'autrui) .... C'est en paroles que
«l'on condamne le principe de l'Amour universel
< et quand vient l'occasion de choisir entre lui
et le principe contraire , c'est à lui que l'on
donne la préférence. Les paroles et la conduite
sont, ici, en contradiction. ...»
Meh-ti se retourne ensuite contre ceux qui, tout
en admirant ses théories, les déclarent impraticables,
l'amour de «soi > parlant trop haut en chacun
de nous.
26
La puissance de l'cgoïsme, la crainte causée par
la souffrance, l'ardeur passionnée que l'on apporte à
la recherche de la jouissance , le Maître chinois ne
les ignore pas, mais son calme philosophique n'en
est point troublé : Des choses plus difficiles ont été
accomplies par les hommes , répond-il. Ils ont su ,
maintes fois , vaincre leur égoïsme, subir volontaire-
ment la douleur, renoncer aux joies de la vie,
parlois à la vie elle-même, et cela souvent pour un
but ridicule, une ambition grotesque, des préjugés
absurdes. Puis, aussitôt, il cherche à confirmer ses
dires par des exemples puisés dans l'histoire de
son pays :
«Le prince Ling de Ching aimait beaucoup les
«hommes minces. A son époque les fonction-
«naires réduisaient, d'eux-mêmes, leur nourri-
«ture jusqu' à la valeur d'une seule poignée de
«riz (afin de ne pas engraisser). Ils poussaient
«même le zèle si loin que certains étaient devenus
«d'une faiblesse extrême. Ils ne pouvaient plus
«marcher qu'avec l'aide d'une canne et, dans
«le cours de leurs promenades ils devaient se
«soutenir aux murailles.»
Une phrase brève , un tranquille haussement d'épau-
les pour cette manifestion de la sottise humaine est
toute la conclusion du philosophe :
«Il ne faudrait pas plus d'une génération pour
«changer les mœurs du peuple, tant est grande
«son envie d'imiter celles de .ses supérieurs.»
27
Un autre exemple succède a celui-ci. Par deux
fois on le retrouve dans l'ouvrage de Meh-ti , soit
I que le trait cite fut très populaire en Chine à l'époque
de notre auteur, soit que celui-ci le trouvât particu-
lièrement caractéristique, ce qu'il paraît-être, en
effet :
«Kâu-chien, le roi de Yiieh admirait passion-
«nément la bravoure. Il employa trois années à
«y exercer ses officiers, puis, ne sachant pas
«s'il était arrivé à les rendre vraiment intrépides,
«il fit mettre le feu à un navire sur lequel
«ils se trouvaient réunis. Alors, saisissant un
«tambour, il se mit à le battre de ses propres mains
«pressant les officiers d'entrer dans le feu. Quand
«ils entendirent le tambour ceux-ci se précipitèrent
«à l'envi parmi les flammes, les derniers rangs
«marchant sur les corps de ceux qui les avaient
«précédés, et ils piétinèrent le feu. Une centaine
«périrent ainsi, soit dans les flammes, soit
«noyés, mais les survivants ne se retirèrent que
«lorsque le souverain battit de nouveau le tam-
«bour pour les rappeler.
«Faire le sacrifice de sa vie, supporter la
«mort dans les flammes est chose difficile; ceux-ci
«se trouvèrent capables de ces actes parce qu'ils
«désiraient plaire à leur souverain. ...»
Le philosophe laisse tomber ces exemples, mais
il ne conclut pas, comme l'on pourrait s'y attendre,
en paroles véhémentes à l'adresse de ceux qui
28
déclarent au-dessus des forces humaines la pratique
de sa doctrine d'universelle bienveillance , alors que
les sacrifices qu'elle entraînerait seraient si légers
en comparaison de ceux que les hommes savent
parfois, s'imposer pour des buts bien vains.
La placidité constitue le fond même de la sagesse
orrentale tont imprégnée de déterminisme : Les hom-
mes sont tels qu'ils peuvent être. Le penseur, sans
doute, plus pour sa propre satisfaction que dans
l'espoir de les transformer, leur signale les erreurs de
conduite qui causent leurs maux ; si la foule à qui
il s'adresse ne peut le comprendre il ne s'en irrite
point.
Pourquoi , alors que non seulement elle répond à
nos sentiments idéaux d'humanité, de générosité mais
satisfait également nos intérêts matériels, pourquoi
la théorie de l' Amour universel, ou solidarité n'est
elle pas mieux accueillie.'*
«Elle ne plait pas aux grands, aux chefs» répond
Meh-ti.
Faut-il sous ces paroles, chercher une arrière-
pensée de révolte, l'expression d'un socialisme com-
battif? On en éprouverait aisément la tentation mais
il convient , je crois , de s'en garder.
Pourquoi les «grands» les «chefs» repoussent-ils la
doctrine de P Amour îiniversel et entravent-ils sa
propagation.' Pourquoi se montrent-ils hostiles au
principe de la solidarité.' Pensent-ils que la désunion
29
des petits, les luttes qu'ils se livrent sont la meilleure
sauvegarde de la situation privilégiée dont ils jouis-
sent? Croient-ils qu'à la faveur des dissensions sépa-
rant les éléments populaires, leur autorité, leurs
exactions s'exercent plus aisément? — Peut-être
est-ce l'opinion de Meh-ti, mais il ne l'exprime pas
et nous risquerions de travestir sa pensée en nous
lançant dans la voie hasardeuse des déductions trop
légèrement fondées.
L'originalité de l'enseignement de Meh-ti résidant
tout entière dans ses théories sur l'Amour universel,
il convient, je pense, de ne pas se borner, sur ce
point, à quelques brèves citations. On trouvera donc
ci-dessous, une traduction in-extenso des trois chapi-
tres spécialement consacrés à ce sujet. Ils renferment
les principes fondamentaux prêches par le philosophe et
forment la base de tout son système. Malgré les
nombreuses redites qu'ils contiennent, j'ai cru devoir
n'y rien retrancher.
L'AMOUR UNIVERSEL.^)
I.
«C'est l'affaire des sages d'assurer le bon gouver-
nement du monde. Ils doivent toutefois savoir d'où
provient le désordre et le trouble , sans cette connais-
sance leur but ne sera pas atteint.»
<De même, le médecin qui entreprend de guérir
un malade doit savoir d'où provient sa maladie et
alors il peut la combattre avec succès. Sans cette con-
naissance ses soins seront vains.»
«Pourquoi voudrions-nous faire échapper à cette
règle ceux qui doivent réprimer le désordre .-'>
«Les sages doivent d'abord connaître d'où provient
le dé.sordre et ensuite ils pourront le combattre.*
«C'est l'affaire des sages d'assurer le bon gouver-
nement du monde. Ils doivent étudier les causes de
désordre , après cet examen ils trouveront qu'elles
proviennent du manque d'amour mutuel.»
«Quand les ministres, les fils n'ont point des sentiments
1) l,a traduction anglaise de I-egee a servi de s^uide pour les trois
chapitres suivants.
31
filiaux envers leur souverain ou leur père cela est
appelé désordre.
«Quand un fils s'aime lui-même et n'aime pas son
père , il porte préjudice à son père et cherche son
propre avantage. Quand un frère cadet s'aime lui-
même et n'aime pas son aîné, il porte préjudice à
son aîné et cherche, son propre avantage. Quand
un ministre s'aime lui-même et n'aime pas son sou-
verain , il porte préjudice à son souverain et cherche
son propre avantage : tous ces cas sont appelés
désordre.»
«Quand le père n'est pas bon envers son fils, le
frère aîné envers son cadet, quand le souverain n'est
pas bienveillant envers son ministre : ces cas sont
également qualifiés de désordre.»
«Quand le père s'aime lui-même et n'aime pas son
fils , il porte préjudice à son fils et cherche son
propre avantage. Quand le frère aîné etc . . . .»
«Comment ces choses se produisent-elles.'' — Elles
proviennent du manque d'amour mutuel.»
«Prenez pour exemple un brigand, un voleur: la
même chose se produit avec eux.»
«Le voleur aime sa propre maison et non la maison
de son prochain, il dévalisera la maison de son prochain
an profit de la sienne. Le brigand aime sa propre per-
sonne et non celle de son prochain. Il usera de violence
envers son prochain pour son profit personnel.»
«Comment ceci se produit-il.-' — Tout cela provi-
ent du manque d'amour mutuel.»
32
«Prenons l'exemple d'un grand fonctionnaire jetant
le trouble dans les familles et celui des princes atta-
quant d'autres Etats. C'est encore la même chose.»
«Le grand fonctionnaire aime sa propre famille et
n'aime pas celle de son voisin , ainsi il portera le
trouble dans la famille d'autrui au bénéfice de la
sienne. Les princes aiment leurs propres Etats et
n'aiment point les Etats voisins ; ils attaquent donc
ceux-ci au profit des leurs.»
«Tous les désordres existant dans le royaume
s'expliquent de même. Quand on en recherche la
cause, on trouve qu'elle réside dans le manque
d'amour mutuel.»
«Supposons que ce mutuel et universel amour pré-
vale dans tout le royaume; si les hommes aiment
leur prochain comme eux-mêmes il leur déplaira, de
montrer des sentiments non filiaux. Regardant leurs
fils , leurs frères , leurs ministres comme eux-mêmes
ils ne pourront pas se montrer mauvais envers eux.»
«Et comment pourrait-il, alors exister des voleurs et
des brigands? — Si chaque homme regarderait la
maison de .son prochain comme sa propre maison
qui volerait ? ^) — Si chacun considérait la personne
de son prochain comme sa propre personne, qui lui
ferait violence? Voleurs et brigands disparaîtraient.»
«Les grands fonctionnaires voudraient-ils porter
i) Ne poviri ait-on pas dire philôt . Si cliacini avait dans sa propre
maison tout ce (pii lui est nécessaire, qui sonj^eruil à aller pilier
celle son prochain? (Note île l'auteur).
33
le trouble dans les familles et les princes attaquer les
Etats étrangers? — Si les fonctionnaires regardaient
les familles des autres comme la leur qui y porterait
le trouble? Si les princes considéraient les Etats
d'autrui comme le leur qui commencerait à attaquer?
Les fonctionnaires troublant les familles et les princes
attaquant les Etats disparaîtraient.»
«Si, de cette façon, l'Amour Universel prévalait
dans tout le royaume, un Etat n'en attaquerait pas
un autre, ^) une famille ne porterait pas le désordre dans
une autre; les voleurs et les brigands n'existeraient
plus ; gouverneurs et ministres , pères et fils , tous
seraient animés de sentiments filiaux et bienveillants :
Danà ces conditions la nation serait bien gouvernée.
Par cette raison, les sages, dont le rôle est d'assurer
le bon gouvernement du royaume, doivent défendre
la haine et exhorter à l'amour. Il est certain que
l'universel et mutuel amour fera régner un ordre
heureux dans le pays et que la haine mutuelle y
mettra le trouble. Voilà ce que notre Maître le phi-
losophe Meh, voulait exprimer quand il di.sait : -Nous
devons par dessus tout inculquer l'amour d'autrui.»
II
Notre Maître le philosophe Meh, dit: «Ce que les
I) Le système féod.il existait alors et l'Empire comprenait nombre
(le principautés, de petits Etats vassaux souvent en lutte les uns
contre les autres.
34
«hommes bienfaisants considèrent comme une charge
«leur incombant c'est de provoquer et de développer
«tout ce qui peut-être avantageux à la nation et
«d'éloigner tout ce qui peut lui être préjudiciable.
«Voilà ce qu'ils considèrent comme leur fonction.»
Et quelles sont les choses avantageuses à la nation,
et quelles sont celles qui lui sont préjudiciables .-'
Notre Maître dit: «Les attaques mutuelles des
«Etats les uns contre les autres; l'empiétement des
«familles sur les droits des autres familles , les vols
«mutuels d'homme à homme, le manque de bien-
«veillance de la part des gouverneurs et des maîtres,
«le défaut de loyauté de la part des ministres ; le
«manque au devoir filial et aux sentiments de ten-
« dresse entre les pères et les fils et le manque de
«concorde entre les frères: ces choses et d'autres sem-
«blables, sont les choses préjudiciables au royaume.»
Et de quelle cause proviennent ces faits préju-
diciables.'* N'est-ce point du manque d'amour mutuel?
Notre Maître dit: «Oui, ils sont produits par le
manque d'amour mutuel. Voici un prince qui ne
sait aimer que son propre Etat et n'aime pas l'Etat
voisin. Pour augmenter la puissance de son Etat il
cherchera à diminuer celle de l'Etat voisin en atta-
quant celui-ci. Voici un chef de famille qui n'aime
que sa propre famille et n'aime pas les familles des
autres ; il cherchera à augmenter la puissance de la
sienne au détriment des familles d'autrui. Voici un
homme qui n'aime (pic lui-même et n'aime pas son
35
prochain, ne volera-t-il pas autrui pour augmenter
ses propres ressources. Ainsi, les princes qui n'aiment
pas les autres princes ont leurs champs de bataille;
les chefs de famille qui n'aiment point les autres
familles portent tort à ces autres familles , les hommes
qui ne s'aiment pas mutuellement s'entre-volent, les
gouverneurs, et les ministres n'aimant pas autrui
deviennent malveillants et déloyaux, les pères, les
fils , les frères ne s'aimant pas entre eux perdent
le sentiment des devoirs filiaux , paternels et fraternels
et sont entraînés à d'irréconciliables inimitiés. Main-
tenant — ■ les hommes , en général , n'aimant pas leur
prochain — le fort cause du préjudice au faible, le
riche malmène le pauvre , le noble est insolent envers
l'homme du peuple et le trompeur dupe les esprits
simples. Toutes les misères , les usurpations de pouvoir,
les inimitiés et les haines existant dans le monde
ont leur origine dans le défaut d'amour mutuel.
Aussi, les hommes bienfaisants, les véritables huma-
nitaires condamnent-t-ils cet égoïsme.»
Ils le condamnent, mais comment pourront-ils le
détruire .-'
Notre Maître-dit: «Ils estiment pouvoir le détruire
par la loi de l'universel amour et l'aide avantageuse
qu'elle engage les hommes à se prêter mutuellement.»
Comment cet universel amour et cette entr'aide
avantageuse s'établiront-ils .''
Notre Maître dit: ';Cela débutera en regardant
les autres royaumes comme le sien propre, les
36
autres familles comme la sienne propre, les autres
hommes comme soi même. Cela étant, les princes
aimant les autres n'auront plus de champs de
bataille; les chefs de famille aimant les autres ne
leur porteront plus préjudice; les hommes aimant
leur prochain ne commettront ni vol ni méfaits
contre lui; les gouverneurs et les ministres aimant
autrui seront bienveillants et loyaux ; les pères et les
fils s'entr'aimant seront bons et animés de sentiments
filiaux, les frères s'aimant entr'eux seront en bon accord
et facilement réconciliés s'il survient quelque brouille.
Alors, les hommes, en général, aimant autrui, le fort
ne causera pas de préjudice au faible; les plus nom-
breux ne voudront point dépouiller les moins nom-
breux; le riche n'outragera pas le pauvre, le noble
ne sera pas insolent envers l'homme du peuple et
le trompeur ne dupera point l'homme simple.
La voie par laquelle toutes les misères les injus-
tices, les inimitiés et les haines ne peuvent trouver
accès (dans la société) est celle de l'universel amour.
Pour cette raison les humanitaires l'apprécient.
Oui , mais ceux qui enseignent dans le royaume et
les hommes du premier rang disent: «Il est vrai que
si cet amour universel existait, ce serait un grand bien,
mais il est la chose la plus difficile qui soit au monde.»
Notre Maître dit: «C'est parce que ceux qui ensei-
gnent , les Lettrés et les hommes éminents , ne com-
prennent pas les grands avantages de cette loi qu'ils
raisonnent ainsi. Prenez pour exemple les cas où il
17
faut donner l'assaut à une ville , combattre sur le
champ de bataille, ou sacrifier sa propre vie pour
sauver l'honneur. Tous les peuples en tous lieux , ont
considéré ces choses comme difficiles. Cependant s'il
plait à un gouverneur de les demander, les fonc-
tionnaires et le peuple sont capables de les accom-
plir. Combien plus aisément devraient-ils parvenir à
l'amour universel et à l'échange de bons offices qui
sont de nature si différente!
Quand un homme en aime d'autres ceux-ci répon-
dent en l'aimant ; quand un homme procure un profit,
une satisfaction à d'autres hommes ceux-ci répondent
en lui procurant profit et satisfaction. ^) Quand un
homme cause du tort à d'autres, ceux-ci répondent
en lui causant du tort; quand un homme en hait
d'autres, ceux-ci répondent en le haïssant. Qu'y
a-t-il de surprenant à cela.? Ce sont seulement les
gouverneurs, les chefs qui ne veulent pas baser le
gouvernement sur ce principe et ainsi, les fonction-
naires ne dirigent pas leurs actes d'après lui.
Autrefois le prince Wan de Tsin aima que les
fonctionnaires fussent grossièrement vêtus. Tous por-
tèrent alors, des fourrures de bélier, des ceintures
de cuir et des manteaux de coton blanchi. Ainsi
I) Cette règle, logique en son essence, souffre de nombreiiises
exceptions. Une éducation rationnelle et persévérante, en modifiant
les idées des hommes, amènerait seule un état de mœurs où la
justice et la haute utilité sociale de ce mode d'agir le feraient géné-
ralement admettre et pratiquer (Note de l'auteur).
38
vêtus ils assistaient au lever du prince sortaient au-
dehors et circulaient à la Cour. Pourquoi agissaient-ils
ainsi? Le souverain aimait cette manière de faire et,
à cause de cela les courtisans la pratiquaient.
Le prince Ling de Chii aimait que ses fonction-
naires fussent minces et pour ce motif, ceux-ci s'as-
treignaient eux-mêmes à ne prendre qu'un seul repas
(par jour). Ils retenaient leur souffle en serrant leur
ceinture et pour se lever devaient s'appuyer au mur.
Dans l'espace d'un an ils prenaient un teint terreux
comme s'ils allaient mourrir d'inanition. Pourquoi
aîïissaient-t-ils ainsi.' Le souverain aimait cette façon
de faire et eux se trouvaient capables de la suivre.
Kâu-chien , le roi de Yiieh désirait que ses fonc-
tionnaires fussent courageux et s'efforçait de les rendre
tels. Lors d'une réunion où ils étaient tous assem-
blés il mit le feu sur le navire où ils se trouvaient
et leur dit: «Tous les objets précieux de Yùeh sont
ici» alors de ses propres mains il battit un tambour
et les pressa d'entrer dans le feu. Quand ils enten-
dirent le roulement du tambour ils se précipitèrent à
l'envi dans les flammes et piétinèrent le feu. Une
centaine d'entre eux avaient péri quand le roi battit
le gong pour rappeler les autres.
Se priver d'aliments , porter de mauvais vêtements,
sacrifier sa vie pour l'honneur, voilà des actions
difficiles à accomplir. Cependant lorsqu'elles plaisent
au souverain on se trouve capable de les faire.
Combien pourrait-on mieux arriver à l'universel
39
amour et à l'cntr'aide mutuelle qui sont d'une nature
si différente.
Quand un homme en aime d'autres ceux-ci repon-
dent en l'aimant; quand un homme procure satis-
faction et profit à d'autres hommes ceux-ci répondent
en lui procurant satisfaction et profit; quand un
homme en hait d'autres, ceux-ci répondent en le
haïssant, quand un homme nuit à d'autres ceux-ci
répondent en lui nuisant. Mais les gouvernants ne
veulent point diriger leur gouvernement d'après ce
principe et ainsi, les fonctionnaires ne peuvent diriger
leurs actes d'après lui.
Oui, mais les fontionnaires et les hommes éminents
disent: «Parfaitement, la pratique universelle de
l'amour mutuel serait bonne, mais c'est un rêve
irréalisable. C'est comme si l'on voulait saisir la
montagne Tâi , pour sauter avec elle au-dessus de Ho
ou de Chî.
Notre Maître dit: Ceci est une mauvaise compa-
raison. Saisir la montagne Tâi et sauter avec elle
au-dessus de Ho ou de Chî pourrait être appelé un
tour de force extraordinaire et il ne s'est jamais
trouvé , depuis l'antiquité jusqu'à nos jours , personne
pour l'accomplir. Mais combien est différente la loi
de l'universel amour et de l'entr'aide mutuelle ou
échange de profits.
Jadis de sages rois la pratiquèrent. Comment savons-
nous qu'ils agirent ainsi .^
Quand Yii eut soumis tout le pays situé à l'ouest.
40
il fît le Ho occidental et le Yii-tâu pour conduire
plus loin les eaux de Chû-sun-wang; au nord il fit
le Fang-yuan, le Pâi-chû, le Hâu-chih- tî et le Tâu
de Fû-to; il établit aussi le Tî-chù et entailla le
Lung-man pour l'avantage de Yen , Tâi , Hù , Mo et
des gens du Ho occidental; à l'est, il draina les
eaux de Lû-fang et le marais de Mang-chù, les
réduisant à neuf canaux pour amoindrir la quantité
d'eau dans la région orientale et faire profiter du
surplus la population de Chî-châu ; et au sud il fit
le Chiang, le Han , le Hwâi , le lit du courant oriental
et les cinq lacs au profit de Ching, Chû, Yiieh et
des populations du sud barbare. Telles furent les
œuvres de Yii et je suis d'avis qu'on l'imite en pra-
tiquant de même l'amour universel ^).
Quand le roi Wan ramena au bon ordre les con-
trées occidentales, sa lumière se répandit comme celle
du soleil ou de la lune aux quatre points cardinaux.
Il ne permit pas que les grands Etats insultassent les
petits ; il ne permit pas aux masses d'opprimer les
orphelins et les veuves ; il ne permit pas la violence ,
il interdit qu'on enlevât aux gens mariés leur grain ,
leurs chiens ou leurs porcs. Le ciel, cela a été
constaté, répandit ses bénédictions sur le roi Wan.
Les vieillards et les gens privés d'enfants , purent
(sous son règne) accomplir le nombre de leurs jours,
les isolés et ceux qui étaient sans famille purent alors
l) Voir au sujet de ces travaux, la Note sur Yao, Cluin et Vu.
41
vivre parmi leurs concitoyens ^), les jeunes enfants et
les orphelins trouvèrent des tuteurs pour les élever.
Tels furent les œuvres du roi Wan ; et je suis partisan
que l'on pratique , maintenant , le même amour mutuel.
Si ceux qui gouvernent le royaume désirent vraiment
et sincèrement tout ce qui peut enrichir le pays et
détestent ce qui peut l'appauvrir; s'ils désirent qu'il
soit bien administré et détestent le désordre ils doiv-
ent encourager l'universel et mutuel amour et
l'entr'aide réciproque. Telle était la loi des sages
rois ; c'est le moyen d'assurer le bon ordre dans
une nation.
III
Notre Maître, le philosophe Meh , dit: «C'est le
rôle des hommes aimant leurs semblables de provoquer
et d'encourager tout ce qui peut être avantageux
au pays et d'écarter tout ce qui peut lui être préju-
diciable.
Quels sont actuellement les faits les plus préjudi-
ciables à un pays. Il y en a beaucoup. Par exemple
les agressions des grands Etats attaquant les petits,
l'oppression des familles d'humble condition par les
familles puissantes et des faibles par les forts, du
i) Il faut probablement entendre par là: purent se mêler à leurs
concitoyens qui les accueillirent avec bienveillance et leur tinrent
lieu de famille.
42
petit nombre par ceux (|ui sont en majorité , les
pièges que l'on tend par ruse aux naïfs , l'insolence
des grands envers les petits. Du même ordre sont le
défaut de bienveillance chez les gouvernants, la mal-
honnêteté des ministres le manque de bonté des
pères et le défaut de fidélité au devoir filial , de la
part des enfants. A ceci peut encore s'ajouter les
actes de ceux qui emploient les armes tranchantes,
les drogues empoisonnées, l'eau et le feu pour voler
et blesser autrui.
Continuant notre enquête demandons nous d'où
proviennent tous ces faits regrettables ? Est-ce de
l'amour porté à autrui et du désir de lui procurer
un profit.-* — On peut répondre, non; et l'on peut
aussi ajouter : II est évident qu'ils proviennent de la
haine que l'on a pour autrui et du désir de lui faire
du mal. Si l'on demande encore si ceux qui haïssent
et blessent leur prochain sont ceux qui adhèrent au
principe d'aimer tous leurs semblables ou ceux qui
font des distinctions entre eux , on peut répondre :
Ceux qui font des distinctions. Ainsi c'est le principe
de faire des distinctions entre un homme et un autre
qui donne naissance à ce qu'il y a de plus con-
damnable dans l'Empire.
Notre Maître dit : Celui qui critique les autres doit
avoir le moyen de les transformer. Condamner un
homme sans avoir le moyen de le rendre meilleur
est comme sauver quelqu'un des flammes pour le
noyer. Les discours que l'on tient alors sont hors de
43
propos. Sur ce point notre Maître dit : Le principe
d'aimer tous ses semblables doit prendre la place de
celui qui enseigne qu'il faut établir des distinctions
entre eux. Si l'on nous demande maintenant: Com-
ment l'Amour universel transformera-t-il les faits
qui se produisent par le principe de la distinction.^ —
Nons répondons : Si les princes se comportaient
envers les Etats étrangers comme envers le leur
propre, emploieraient, ils les forces de leur Etat pour
en attaquer un autre.'* Si les chefs de famille consi-
déraient les familles des autres comme la leur, le
quel d'entre eux voudrait se servir de la puissance dont
jouit sa famille pour porter le trouble dans une
autre .^ Et maintenant, si les Etats ne s'entre-atta-
quaient pas, si les citoyens d'une capitale ne cher-
chaient pas à nuire à ceux d'une autre; si les familles
cessaient de se rendre coupables de mutuelles agres-
sions cela serait-il préjudiciable ou avantageux à
l'Empire.^ On doit répondre que cela serait avan-
tageux. Poursuivons notre enquête. Demandons
nous comment cet état avantageux se produira. Pro-
viendra-t-il de la haine et de la violence exercée
contre autrui.^ On doit répondre non. Et l'on peut
ajouter: Cet état provient évidemment de l'amour
porté à autrui et du bien que l'on veut aux autres.
Et qui sont ceux qui aiment leur prochain et
lui veulent du bien. Sont-ce ceux qui sont partisans du
principe de la distinction, ou ceux qui aiment tous
leurs semblables.^ Ainsi, c'est le principe de l'Universel
44
et mutuel amour qui donne naissance à tout ce qui
est le plus profitable à la nation. Pour cette raison
nous devons conclure que ce principe est juste.
Notre Maître dit, peu de temps après : Le rôle des
humanitaires est de stimuler et de provoquer ce qui
est avantageux au royaume et d'écarter ce qui lui
est préjudiciable. Nous avons démontré que le principe
de l'amour universel produit tout ce qui est avan-
tageux au royaume et que celui qui fait des distinc-
tions entre les hommes produit tout ce qui lui est
préjudiciable. Par cette raison notre Maître dit : Le
principe de la distinction entre un homme et un
autre est faux et mauvais. Celui de l'Amour universel
est aussi juste que les côtés d'un carré (qui doivent
être parfaitement égaux entre eux). Maintenant, si
nous désirons le bien du royaume et choisissons
dans ce but le principe de l'Amour Universel, alors
les oreilles subtiles et les yeux perçants des individus
entendront et verront les uns pour les autres , les
membres vigoureux des individus emploieront leur
activité les uns pour les autres et les hommes possé-
dant des connaissances s'instruiront les uns les autres.
Il arrivera alors que le vieillard qui n'a ni femme
ni enfants trouvera des soutiens qui lui permettront
d'accomplir le nombre de ses jours et que les petits
et les faibles ([ui n'ont point de parents trouveront
des hommes pour les aider et les élever.
Pour quelle raison, lorsqu'on leur parle du
principe de l'Amour Universel, ceux qui enseignent
45
dans le royaume le condamnent-ils? Telle qu'ils
l'énoncent leur condamnation ne doit pas nous arrêter.
Ils disent: < Il est possible que le principe soit bon,
mais comment le mettre en pratique?»
Notre Maître dit: En supposant qu'il ne puisse
pas être pratiqué, il paraît difficile, néanmoins, de con-
tinuer à le condamner. Mais comment peut-il être
bon et impossible à être mis en pratique?
Citons deux exemples pouvant servir de témoignage
sur ce sujet : Supposons deux individus dont l'un
tient pour le principe de la distinction et l'autre est
partisan de l'amour universel, Le premier de ceux-ci
dit: Comment puis-je être pour la personne de mon
semblable comme pour ma propre personne et pour
les parents de mon semblable comme pour mes
propres parents. Raisonnant de cette façon il peut
voir son semblable avoir faim et ne pas le nourrir,
avoir froid et ne pas le vêtir, être malade et ne pas
le soigner, mort et ne pas l'ensevelir. Le langage et
la conduite de celui qui adhère au principe de
l'Amour Universel sont différents. Celui-ci dit: J'ai
compris que celui qui veut jouer un rôle élevé parmi
les hommes doit considérer la personne de son sem-
blable comme sa propre personne, les parents de son
semblable comme ses propres parents, ce n'est
qu'ainsi qu'il peut parvenir à ce rang. Raisonnant
dans ce sens, quand il voit son semblable avoir faim,
il le nourrit; avoir froid, il le vêt; être malade, il
le soigne; mort il l'ensevelit. Tel est le langage de
46
celui qui professe le principe de l'amour universel et
telle est sa conduite
Les paroles de chacun de ces hommes sont la con-
damnation de celles de l'autre et leur conduite est en
opposition absolue. Supposons maintenant que leurs
paroles soient tout à fait sincères et qu'ils veuillent
baser tous leurs actes sur elles. Ainsi paroles et actes,
chez tous deux, seraient en parfaite concordance et
les paroles suivies d'effets. Ceci étant donné, sup-
posons le cas suivant : Voici une plaine au milieu de
la campagne et un officier revêtu de sa cotte de
maille, de son hausse col et de son casque. Il est sur
le point de prendre part à une bataille. Quelle en
sera, pour lui, l'issue: la vie ou la mort.''... Nul ne
peut le prévoir. Ou bien voici un fonctionnaire sur le
point d'être chargé d'une mission dans un pays
lointain; l'issue du voyage, l'aller, le retour sont
pleins d'incertitude. Dans ces deux suppositions, à
qui cet officier ou ce fonctionnaire confiera-t-il la sur-
veillance de sa niai.son, la garde de ses parents, le
soin de sa femme et de ses enfants.'' Je doute qu'il )■
ait sous le ciel, un homme ou une femme assez stupidc
pour — même s'il condamne le principe de l'Amour
Universel — maintenir sa foi jusqu'au bout. (En
accordant sa confiance à un égoïste qui n'a point le
respect des intérêts d'autrui). C'est en parole que l'on
condamne le principe de l'Amour Universel et quand
se présente l'occasion de choisir entre lui et le
principe contraire, c'est à lui que l'on donne la
47
préférence. Les paroles et la conduite sont ici en
contradiction.
Malgré cet exemple qui les condamne, les adver-
saires du principe de l'Amour Universel ne désar-
ment pas. Ils disent: «Ce principe peut, peut-être,
suffire à diriger la détermination d'un fonctionnaire,
d'un officier, mais elle ne pourrait diriger celle d'un
souverain.»
Qu'on nous permette d'affirmer ceci en donnant
deux exemples: Supposons deux souverains: L'un
des deux est partisan du principe de l'Amour
Universel, l'autre de celui de faire des distinctions. Dans
ce cas, le dernier des deux dira: «Comment pour-
rais-je agir envers mon peuple, comme j'agis envers
moi-même .-' Ceci est tout à fait opposé aux sentiments
humains. La vie de l'homme, sur la terre, s'écoule
dans un bref instant ; elle peut être comparée à la
course d'un attelage de chevaux sautant au-dessus
d'un étroit précipice. . Raisonnant dans ce sens il
pourra voir son peuple affamé et ne pas le nourrir,
avoir froid et ne pas le vêtir , être malade et ne
pas le soigner, mourir et ne pas lui donner de
sépulture. Tel sera le langage du souverain partisan
du principe de la distinction et telle sera sa conduite.
Celui qui est partisan du principe de l'Amour Uni-
versel aura un langage et une conduite différents. Il
dira : «J'ai compris que celui qui veut se montrer un
souverain intelligent doit se préoccuper d'abord de
son peuple et ne penser qu'après à lui-même. Raison-
48
nant dans ce sens, quand son peuple sera affame
il s'occupera de le nourrir quand celui-ci aura froid
il le vêtira, quand il sera en proie aux maladies il
le soignera ; il pourvoira à la sépulture des morts.
Tels seront le langage et la conduite d'un souverain
qui adhère au principe de l'Amour Universel. Si nous
comparons ces deux souverains nous trouvons que
les paroles de l'un sont la condamnation de celles de
l'autre et que leurs actions sont opposées. Supposons
que leurs paroles soient également sincères, que leurs
actes y correspondent et posons-nous les questions
suivantes: Voici une année où la peste se répand
dans le peuple , beaucoup souffrent du froid et de la
famine , des multitudes meurent dans les fo.ssés et dans
les canaux. Si à cette époque le peuple devait élire
un roi lequel de ces deux souverains pensez-vous
qu'il préférerait .'' Je doute qu'il y ait quelqu'un
d'assez stupide , sous le ciel, pour ne pas choisir le
souverain qui adhère au principe de l'Amour Uni-
versel, même si, lui-même, a toujours, jusque là,
condamné ce principe. C'est en paroles que l'on con-
damne ce principe et quand se présente l'occasion
de choisir entre lui et le principe contraire c'est à
lui que l'on donne la préférence. Les paroles que
l'on prononce et la conduite que l'on tient sont en
contradiction. Je ne puis comprendre pourquoi, d'un
bout à l'autre du royaume, les Lettrés condamnent
le principe de l'Amour L^niversel lorsqu'ils en enten-
dent parler.
49
Dans le cas où ils cessent de le condamner ils
disent: «Que cet Universel Amour soit bienfaisant
et juste; nous vous l'accordons; mais comment
pourrait-il entrer dans la pratique? L'impossibilité
de le faire entrer dans la pratique est égale à
celle de saisir la montagne Tâi et de sauter avec
elle au-dessus de Chiang ou de Ho. Nous désirons
aussi cet Amour Universel, mais c'est une chose
irréalisable!»
Notre Maître dit: «Saisir la montagne Tâi et sauter
avec elle au-dessus de Chiang ou de Ho est une
action qui n'a jamais été accomplie, depuis la plus
haute antiquité jusqu' à nos jours , tandis que l'Amour
Universel et l'échange des bons services mutuels ont
été pratiqués par les anciens sages et par six rois.»
Comment savons-nous que les anciens sages et ces
six rois les pratiquèrent .-^
Notre Maître dit : «Je n'existais pas à l'époque où
ils vivaient. Je n'ai pas entendu leur voix ni vu leur
visage, mais je sais ce qu'ils ont dit par ce qui en
a été transmis à la postérité, inscrit sur des bambous
ou sur des étoffes , gravé sur le métal , sur des pierres
et sur des vases.
Il est dit dans : la «; Grande déclaration», Le roi
Wan était comme le soleil et la lune, sa brillante
clarté rayonnait sur les quatre points de la contrée
de l'Ouest.
D'après ces paroles, le roi Wan exerçait large-
ment le principe de l'amour Universel , il est comparé
50
au soleil et à la lune dont la clarté se répand sans
partialité sur tous les points de la terre. Ainsi se
répandait , sur tous , l'amour universel du roi Wan.
Et ce n'est pas seulement la «Grande déclaration»
qui parle en ces termes. Nous trouvons la même
chose dans «la Déclaration de Yû». Yû dit: «Foules
écoutez-moi. Ce n'est pas de mon seul chef que j'ose
vous parler en faveur de la guerre. Nous exécutons
contre le stupide prince de Miâo, les représailles
approuvées par le ciel. Guidant vos armées je marche
donc devant vous pour châtier le prince de Miâo i).»
Ainsi Yii battit le prince de Miâo non point pour
accroître sa richesse, non pour obtenir honneur et
profit. Il le fit en cherchant ce qui pouvait être
utile au royaume et en écartant ce qui pouvait lui
être un danger.
Nous trouvons encore un exemple semblable dans
«Les discours de Thang». Thang dit: «Moi l'enfant
de Lî , je prends la liberté d'employer une victime
de couleur sombre et je parle ainsi devant Toi ,
ô Ciel , suprême souverain : Il y a actuellement
une grande sécheresse et il est juste que j'en sois
rendu responsable. Je ne sais en quoi, mais j'ai
l) Bien que la phrase suivante semble indiquer que Yû poursuivait
contre le prince de Mido la vengeance de dommages fait à son peuple,
l'idée qu'il sert d'instrument à la colùre céleste est en contradiction
avec les sentiments exprimés à ce sujet par Meh-ti au roi de Lou-
iang (Voir chap. ii. La Guérie). Il est vrai que toutes les citations
comprises dans ce passage sont quelque peu dénaturées.
51
péché contre les Pouvoirs qui sont en haut et en
bas. C'est à ton esprit, ô ciel, à discerner ces choses.
Si le peuple t'a offensé j'en assume la responsabilité.
Si je t'ai offensé, le peuple ne doit pas en supporter
les conséquences ^).»
Par ces paroles nous pouvons nous rendre compte
que Thang, possédant la dignité souveraine et les
richesses d'un royaume , ne reculait pas à s'offrir lui-
même en sacrifice expiatoire au Ciel et aux Génies.
On voit par là, que Thang possédait le principe de
l'Amour universel.
Et ce ne sont oas seulement les «Déclarations» les
1) Cette dernière citation , est tirée du discours que Tching-Thang
adresse à tous les grands de l'empire qu'il avait assemblés pour s'en
faire reconnaître roi, après avoir renversé Kie le dernier souverain
descendant du grand empereur Yu. Le texte en est quelque peu
altéré. Dans le Chou-king, Tching-Thang commence par rappeler les
crimes de Kie et les châtiments qu'ils méritaient puis continue: «Je
n'ai pas osé laisser de si grands crimes impunis, mais j'ai osé offrir le
sacrifice d'un bœuf noir, j'ai osé avertir l'auguste ciel et la divine
souveraine (la Terre) . . . Chargé aujourd'hui de vos royaumes et de
vos familles, je crains d'offenser le Haut et le Bas (le Ciel et la Terre)
et parce que je ne sais pas si je suis coupable, ma crainte est
pareille à celle d'un homme qui appréhende de tomber dans un pro-
fond abîme» (Tching-Thang éprouvait des scrupules sur la légitimité
de l'acte qui l'avait fait déposséder Kie pour prendre sa place) ....
Gardez- vous de suivre des lois ou des coutumes injustes.... Si vous
faites quelque chose de louables' je ne puis le cacher et si je tombe
dans quelque faute je n'oserai me la pardonner. Tout est examiné avec
attention dans le cœur du Souverain suprême (Chang-Ti). Tous vos
actes criminels, si vous en commettez, retombent sur moi seul: mais
si, moi, j'en commets, vous n'y avez nulle part . . (^Chou-king.)
52
«Discours de Thang» que nous pouvons citer, nous
trouvons la même idée dans les Poèmes de Châu.
L'un de ces poèmes dit:
Large et longue est la Voie royale
Sans détours, sans injustice
La Voie royale est plane et horizontale
Sans injustice, sans détours.
Elle est droite comme une flèche.
Elle est polie comme une pierre à aiguiser.
Les fonctionnaires y marchent.
Le bas peuple la voit.
Cette voie n'est-elle pas celle dont nous parlons?
Autrefois , Wan et Wû travaillèrent avec justice et
impartialité à récompenser les héros et à punir les
oppresseurs , ne manifestant aucun favoritisme en
faveur de leur propre parenté. Il ressort de là que
Wan et Wû possédaient le principe de l'Amour
Universel. Ce que notre Maître enseigne est encore
une fois donné en exemple par eux.
Même , dans ce cas , les discours de ceux qui con-
damnent le principe de l'Amour Universel ne cessent
pas. Ils disent: «L'amour Universel porte tort à la
piété filiale.»
Notre Maître dit : Mettons cette objection à l'épreuve.
Un fils ayant à cœur le bien de ses parents se
préoccupe de savoir de quelle façon celui-ci peut-
53
être assuré. Pensant ainsi, doit il désirer que les
hommes aiment et assistent ses parents, ou doit-il
désirer que l'on haïsse et que l'on porte tort à ses
parents? Il est évident qu'il doit désirer que les
hommes aiment et assistent ses parents et que doit-il
faire lui-même, en premier lieu, pour atteindre ce
but? Si, le premier, je m'exerce à aimer et à aider
les parents des autres hommes , ceux-ci , en retour ,
aimeront-ils et aideront-ils mes parents ou si moi, le
premier, je hais les parents des autres hommes et
leur cause du préjudice, ceux-ci, en retour , aimeront-
ils et aideront-ils mes parents ? Il est certain que je
dois premièrement m'exercer à aimer et à assister
les parents des autres hommes et qu'eux, en retour,
aimeront et assisteront mes parents. La conclusion de
ceci est qu'un fils dévoué n'a pas à choisir. Il doit
tout d'abord aimer et faire du bien aux parents des
autres. Si l'on pense que cet exemple est un fait
isolé , bon à être suivi , à l' occasion , par un fils dévoué,
mais non suffisant pour être considéré comme une
rèele sénérale. nous citerons en témoignage ce
passage des livres des anciens rois. Il est dit dans
le Ta Yâ:
«Chaque parole trouve sa réponse
Chaque action sa récompense.
On m'a jeté une pêche
J'ai rendu une prune.»
Ces paroles démontrent que celui qui aime les
54
autres en sera aimé et que celui qui les haïra en sera
haï. Comment, lorsqu'ils entendent ceci, les Lettrés peu-
vent-ils condamner le principe de l'Amour Universel ?
Est-ce qu'ils le trouvent si difficile, ou même im-
possible, à réaliser dans la pratique? Mais beaucoup
de choses difficiles ont été accomplies:
Le roi Ling de Ching, par exemple, aimait énor-
mément les hommes minces. A son époque les fonc-
tionnaires de Ching restreignaient d'eux-mêmes leur
nourriture jusqu' à la valeur d'une poignée de riz.
Certains en étaient arrivés (par suite de ce régime)
à ne plus pouvoir se lever sans l'aide d'un bâton et
lorsqu'ils marchaient, ils devaient se soutenir aux
murailles. Il est difficile de se priver soi-même de
nourriture , ceux-ci se trouvèrent capables de le faire
parce qu'ils voulaient plaire au roi Ling. — Il ne
faudrait pas plus d'une génération pour transformer
les mœurs du peuple tant il a grand désir de se
modeler sur ses supérieurs.
De même, Kâu-chien, le roi de Yiieh prisait énor-
mément la bravoure. Il employa trois ans à y exercer
ses officiers et alors, ne sachant pas s'il était parvenu
à son but, il mit le feu à un navire sur lequel ils se
trouvaient et leur enjoignit, par un roulement de
tambour , de se précipiter en avant, dans les flammes.
Les officiers avancèrent , un rang passant sur les corps
du rang précédent, tant qu'un nombre considérable
d'entre eux périrent dans l'eau ou dans les flammes , et
ils ne se retirèrent que lorsque le tambour battit de nou-
55
veau pour le leur commander. On pourrait dire de ces
officiers qu'ils étaient pleins de respect. Faire le sacri-
fice de sa vie dans les flammes est une chose difficile
mais ceux-ci se trouvèrent capables de la faire parce
qu'ils voulaient plaire à leur roi. Il ne faudrait pas
plus d'une génération pour transformer les mœurs
du peuple tant il a grande envie de se modeler sur
ses supérieurs.
Le Duc Wan de Tsin aimait beaucoup les vête-
ments de toile grossière. De son temps, les fonction-
naires de Tsin portaient d'amples vêtements de ce
tissu , avec des fourrures de peau de bélier, des cein-
turons de cuir et de grossières sandales de canevas.
Ainsi habillés, ils allaient au lever du duc, sortaient
et se promenaient à la cour. Il est difficile de porter
des vêtements semblables , ceux-ci se trouvèrent capa-
bles de le faire parce qu'ils voulaient plaire au duc
Wan. Il ne faudrait pas plus d'une génération pour
changer les mœurs du peuple tant il a grande
envie de se modeler sur ses supérieurs.
Une nourriture insuffisante , un navire en feu , des
vêtements grossiers sont parmi les choses les plus
difficiles que l'on puisse affronter, mais parce qu'il
plaisait au souverain qu'on endurât les souffrances qu'el-
les causaient il s'est trouvé des hommes capables de les
endurer. Il ne faudrait pas plus d'une génération pour
changer les mœurs du peuple. Pourquoi.? — Parce
qu'il a grand désir de se modeler sur ses supérieurs.
Etablissons une comparaison, nous verrons combien
56
l'Amour universel est plus profitable et plus aisé à
pratiquer! A mon avis, la seule raison pour laquelle
il n'est pas pratiqué est que les grands n'y prennent
pas plaisir. Si les grands en étaient partisans , si, par
des récompenses, ils encourageaient les hommes à
s'entr'aider, s'ils punissaient ceux qui tenteraient de
s'opposer à ce qu'il y eut, entre eux, échange , réci-
proque de bons offices, à mon avis, la pratique de
l'Amour universel et de l'entr'aide mutuelle, s'établirait
tout naturellement, comme le feu s'élève en l'air et
l'eau retombe en bas. Rien ne serait capable de s'y
opposer. Cet amour universel est la voie des sages
rois. C'est le principe qui assure la paix aux rois , aux
princes et aux grands; c'est le moyen d'assurer, en
abondance, les aliments et les vêtements aux masses
populaires. La meilleure œuvre, pour l'homme supé-
rieur , est de bien se pénétrer du principe de l'Amour
universel et de le pratiquer. Il commande au souve-
rain d'être bienveillant, au ministre d'être dévoué,
au père d'être bon, et au fils d'avoir de la piété
filiale, au frère aîné d'être affectueux et au cadet
d'être obéissant. Donc, l'homme supérieur qui souhaite
voir les rois bienveillants, les ministres loyaux, les
pères bons, les fils animés par la piété filiale, les
frères aines affectueux et les cadets obéissants, doit
s'attacher à établir la nécessité de pratiquer l'Amour
Universel. Il est la voie des sages rois, il serait la
plus avantageuse des choses pour les multitudes
populaires.
Chapitre FI.
LA VIE PUBLIQUE.
Le Gouvernement. — La Socie'té. — Les Lois.
«Les êtres de la Nature ont une cause et des
«efifets, les actions humaines ont un principe et
«des conséquences: connaître les causes et les
«effets, les principes et les conséquences c'est
«approcher très près de la méthode rationnelle avec
«laquelle on parvint à la perfection» (Ta-Hio).
On chercherait en vain, dans Meh-ti, les magistrales
déclarations qui surgissent parfois du fond monotone
des traités relatant les discours de Confucius. Toute-
fois, s'il n'a pas su exprimer, avec l'ampleur de son
célèbre devancier, des idées qui sont lieux communs
et indiscutées dans l'Inde et dans l'Extrême-Orient,
Meh-ti en reste pénétré. Le grand principe énoncé
ci-dessus : Cest seulement par une connaissance appro-
fondie des choses sur lesquelles on exerce son activité
que Von parvient à se comporter sainenierit et logique-
ment dans tous les actes de la vie^ apparaît comme
58
inspirant tout particulièrement le philosophe dans ses
théories sociales et gouvernementales.
Oui sera le chef de la nation? — L'empereur,
nominativement du moins. Meh-ti n'entrevoit pas
la possibilité d'un Etat sans prince à sa tête. Mais,
bien qu'il n'ait rien d'un souverain constitutionnel,
le monarque dépeint par le Maître chinois est encore
plus loin d'être un autocrate. A lui respect, honneurs,
dévouement, c'est entendu; mais qu'il sache ne
pas se fier à ses seules lumières, qu'il ne s'imagine
pas assez sage pour assumer à lui seul la charge de
diriger les destinées de l'Empire. Le soin du Gouver-
nement est le propre de «ceux qui savent» des gens
experts , des sages , des savants , des esprits supé-
rieurs. C'est en groupant autour de lui une aristocratie
intellectuelle , dont il prendra l'avis en toutes circon-
stances, en déléguant, pour le représenter dans les
provinces reculées, des hommes éclairés ayant une
connaissance très nette des besoins et des instincts de
l'homme, que le souverain arrivera à faire régner
le bon ordre dans ses Etats.
«Quand on est roi et qu'on ne retient pas
«les savants auprès de soi, le royaume est perdu. >
«Sans les sages le royaume ne pourra se
«conserver.»
«Les savants et les sages sont choses plus
«précieuses pour un royaume que les richesses
«matérielles.»
59
«Les anciens rois et les princes qui gouver-
«naient un royaume voulaient tous que leur
«royaume fût riche, la population nombreuse et
«les lois pénales observées.»
«Cependant ils ne parvenaient pas à ce but.»
«Pourquoi?»
«Meh-ti dit: C'est qu'ils ne choissisaient pas
«les sages capables et vertueux pour les com-
« mettre à la direction des affaires du Gouver-
«nement.»
«Meh-ti dit : Aujourd'hui les rois et les princes
«qui gouvernent un royaume et désirent sa con-
«servation, ne considèrent pas que donner la
«préférence aux sages vertueux est le fondement
«d'un bon gouvernement.»
«Est-ce celui qui se croit noble et sage qui
«assurera un bon gouvernement.''»
«Non. Mais par les soins de celui qui se croit
«stupide et vil (exagération familière de la poli-
«tesse chinoise signifiant celui qui a une modeste
»opinion de lui-même) le gouvernement devien-
«dra bon.»
«Les saints hommes écoutent la parole des
«saees, imitent leurs actions. Ils examinent leurs
«capacités et les chargent ensuite d'une fonction.»
«Ainsi, chacun d'eux est employé selon son
«talent. Et tous les fonctionnaires choisis de la
«sorte sont sages et vertueux.»
«Avec de tels fonctionnaires tout sera bien
6o
«administré, le pays s'enrichira et les pays voi-
«sins seront bien traités*.
«Et les sages du dehors seront attirés (dans
«le pays).x>
«Ainsi le Ciel enrichira ces rois, (ceux qui
«agissent de la sorte) leurs vassaux seront soumis,
«le peuple les aimera et les sages auront pour
«eux un afifectueux attachement.»
«Alors les entreprises projetées réussiront, le
«pays sera bien gardé et l'on sera fort dans
«les expéditions militaires.»
«C'est en suivant ce système que les rois des
«trois anciennes dynasties réussirent à régner.»
«Voici trois principes fondamentaux: Confier
«des charges importantes aux sages, leur allouer
«de eros traitements et rendre des ordonnances
«très nettes (très précises).
«Les anciens rois étaient accoutumés à em-
«ployer des sages en leur donnant honneurs et trai-
«tements élevés. De toute leur vie ils ne se lassaient
«point d'eux et les sages, à leur tour, habitués
«à avoir des rois éclairés, les servaient de toutes
«leurs forces sans jamais se lasser.»
«S'il se produisait d'heureux résultats les sages
«les attribuaient au roi préférant que le roi en
«eût le contentement.»
«C'est ainsi que gouvernaient les anciens rois,»
«Le rois d'aujourd'hui doivent les imiter.»
6i
Retenons cette pensée : les sages attribuent au roi
les heureux résultats de leur initiative intelligente.
Nous la retrouverons sous d'autres formes lorsque
nous aurons à examiner l'attitude conseillée au souverain.
Meh-ti nous laissera entendre , alors , qu'un monarque
soliveau , sans aucun don de l'esprit , peut occuper le
trône à la plus grande satisfaction de ses sujets s'il
s'entoure de conseillers habiles et se borne à agir
sous leur tutelle.
«Les anciens rois disaient: «On ne doit pas
«laisser participer aux affaires publiques celui
«qui convoite les charges publiques. On ne doit
«point laisser participer aux appointements (le bud-
«get pour les fonctionnaires) celui qui est cupide.»
«Si les sages ne viennent pas au roi , alors ce
«sont les incapables qui l'entourent. S'il en est
«ainsi, ce que les rois louent en paroles élogieuses
«n'est pas conforme à la sagesse et le gouverne-
«ment est dans une mauvaise voie. >
«Car, alors, le gouvernement punira et récom-
«pensera sans se conformer à la sagesse. S'il en est
«ainsi , les sages perdront courage et les méchants
«ne seront pas corrigés.»
«Alors , il n'y aura plus ni piété fihale ni
«fraternité ni bienséance ni moralité. Les fonc-
«tionnaires seront des voleurs sans patriotisme.
«Quand le roi sera éprouvé par le malheur on
«ne mourra plus pour lui. Il n'y aura plus de
62
»justice dans les jugements, plus d'équité dans
»le partage des richesses. Les délibérations res-
iteront sans résultats, les affaires ne se feront
«plus, les frontières seront mal gardées, on sera
«faible dans les expéditions militaires.»
«Ce sont ces causes qui firent que les mauvais
«rois des trois anciennes dynasties perdirent leur
«royaume.»
«Comment se fait-il que tant comprennent les
«petites choses et non la grande.-*»
« Voici : aujourd'hui quand les rois ont besoin
«d'un vêtement, ne sachant le confectionner eux-
«mêmes ils se servent d'un bon ouvrier. Ne
«sachant pas tuer un bœuf ou un mouton (lorsqu'ils
«en ont besoin) ils se servent d'un bon abatteur.»
«Cependant, en dépit de ces exemples, les
«rois ne savent pas établir un bon gouvernement
«en choisissant (pour la direction des affaires)
«des hommes sages et en employant des gens
«capables (de gouverner).»
«Lorsque le royaume est en danger, on ne
«sait pas se servir des hommes capables; on
«emploie (pour exercer l'autorité) ses proches
«parents , ceux qui sont riches et nobles sans
«motif (Meh-ti veut dire, sans l'avoir légitime-
«ment mérité par leurs actes) et ceux dont le
«physique agréable flatte la vue.»
«Agir de la sorte, est-ce intelligent.'' — Cer-
«tes non.»
63
«De cette façon ceux qui sont incapables de
«gouverner cent hommes sont promus à des
«fonctions comportant le gouvernement de mille
«hommes. Et ainsi de suite en progressant,
«jusqu' aux plus hauts fonctionnaires.»
«Le peuple est mal gouverné par ces fonc-
«tionnaires chargé d'une besogne dix fois plus
«lourde que celle dont ils seraient capables.»
«La cause de tout ceci c'est que les princes
«ne comprennent pas qu'un bon gouvernement
«s'établit en confiant le pouvoir à des hommes
«capables et vertueux.»
«Les anciens saints rois imitaient le Ciel
«qui, sans regarder si l'on est riche ou pauvre,
»de noble ou de basse condition, élève les sages
«et rejette les incapables.»
Cette dernière pensée n'est elle pas remarquable .-'
C'est la constatation , pure et simple , d'un fait
courant que les moralistes négligent volontiers:
Celui qui ne sait pas se conduire , qui est inha-
bile ou ignorant vis à vis de la nature et de ses
semblables , voit retomber sur lui les conséquences
néfastes d'actes mal dirigés , mal adaptés. Nulle senti-
mentalité n'entre en jeu , nulle considération touchant
les bonnes intentions de l'homme qui se trompe.
Il ne s'agit ni de Bien ni de Mal. La vertu récom-
pensée c'est l'intelligence qui, en toutes circonstances,
fait discerner le parti le plus sage à prendre la meil-
64
leure attitude à garder. Cette conception peu répandue
chez nous est, comme je l'indiquais plus haut, très
familière aux Hindous et aux Chinois *).
«Les anciens rois disaient : Si l'on pratique
«cette doctrine en grand i^la doctrine qui pré-
«conise l'emploi des gens capables et éclairés
«sur les matières que l'on remet à leur direction
«l'Empire prospérera; si on la pratique en petit
«le peuple ne sera pas malheureux; si on la
«pratique avec persévérance le peuple en retirera
«des avantages pendant toute son existence.»
D'après les vues de Meh-ti, tout atome d'intelli-
gence, si l'on peut ainsi s'exprimer, doit être recueilli
et employé pour le plus grand bien de la nation ;
toute disposition naturelle pour l'étude, toute faculté
supérieure doivent être encouragées et utilisées, quel que
soit le degré occupé dans la hiérarchie sociale par l'in-
dividu qui les manifeste. Cette hiérarchie est, d'ailleurs,
une échelle que chacun monte et descend aisément selon
les fluctuations que subit sa personnalité. Tel qui , par
ses mérites, s'est élevé au rang de premier ministre
peut déchoir jusqu'au degré le plus vil , si sa moralité
ne se maintient pas à la hauteur du rôle qu'il a
assumé Tel , au contraire , qui est né dans la plus
i) Ajmnena âvritam jnana7n ; tcna muhyantijaiitavas L'ignorance-
couvre la science ainsi errent les êtres (Bliagavad GUA V. 15).
6s
infime condition peut, par son intelligence, par son
talent ou la noblesse de ses sentiments et de ses
aspirations, se voir promu à de hautes dignités.
Meh-ti, comme tous les penseurs de llnde ou de
l'Extrême-Orient, tient le savoir pour la chose la
plus hautement respectable qui soit au monde. Mais
tandis que nombre de ceux-ci estiment le savoir pour
lui-même, pour l'élévation mentale qu'il confère à
l'homme, notre philosophe, fidèle à ses tendances
pratiques, le considère, surtout, comme un agent
d'ordre et de bonheur au sein des Sociétés humaines.
Le Haut et le Bas, le Noble et le Vil, suivant
les caractéristiques expressions chinoises, restent des
démarcations respectées par Meh-ti ; mais nul , d'après
lui, ne peut s'assurer pour jamais en sa noblesse,
tandis que, d'autre part, le vilain n'est pas irrémé-
diablement voué à son humble condition :
«Dans leur politique les anciens rois préfé-
« raient les gens vertueux, les gens capables,
«fussent-ils ouvriers ou cultivateurs. S'ils mon-
«traient des capacités on les élevait, on leur
«donnait de hautes fonctions avec de gros
«appointements.»
«En donnant tout cela (dignités et appointe-
«ments élevés) aux sages, ce n'est pas pour eux-
«mêmes qu'on le leur donne, mais parce qu'ils
«servent au bon accomplissement des choses.*
«On est donc classé selon sa vertu , on sert
5
66
«l'Etat en occupant les charges publiques, selon
«son travail on est récompensé, selon son mérite
«on participe aux appointements.»
«Ainsi les fonctionnaires n'ont pas de noblesse
«irrévocable et le peuple n'a pas de bassesse
«irrémédiable.»
«Si l'on a du talent on est élevé, sans talent
«on déchoit.»
«C'est ainsi qu'il faut gouverner.»
«C'est ainsi qu' autrefois l'empereur Yao éleva
«Chun à P'ou-ts'é. Il lui confia le gouvernement
«et l'Empire prospéra i).»
«L'empereur Yu éleva Yi à Yn-fang, l'empe-
«reur Tching Thang -) éleva Y-yn.»
«En ce temps là les hauts fonctionnaires et
«tous les (autres) administraient (ce qui leur était
«confié) avec une prudente sagesse. De même, les
«marchands et tous (les sujets) s'encourageaient
«mutuellement à plaire aux rois.»
«Les sages vertueux aident le roi; quand on
«possède de tels sages toutes choses s'accomplissent
«convenablement.»
«Aussi est-ce une nécessité absolue d'élever
«aux emplois les sages vertueux. Ceci est le prin-
«cipe essentiel du gouvernement.»
«Les anciens saints rois ne tenaient compte
i) Voir à la fin de l'ouvrage, la Note sur Vao, Cluui, Vu et Vi.
2) L'empereur Tching-Tiiang, celui qui ilélrùiia le roi Kie.
67
«ni des liens de parenté, ni de la noblesse
«d'origine, ni des agréments physiques.»
«Ils élevaient, enrichissaient, anoblissaient les
«sages vertueux, ils les choisissaient pour foncti-
«onnaires. Les autres étaient relégués (au second
«plan).
Ainsi le peuple était saisi d'émulation et tous
s'exhortaient à devenir sages et vertueux.»
«
«
La nécessité que le gouvernement du peuple soit
assuré par des hommes sages et capables étant établie,
il s'agissait d'examiner comment le nombre de ces
hommes «plus précieux pour l'Etat que les plus pré-
cieuses richesses» pouvait être accru. J'aime peu, je
l'avoue, le système proposé par Meh-ti. Il n'y a pas
à nier que les préoccupations utilitaires prêtées par
le philosophe à ses contemporains , ne soient l'expres-
sion d'une tendance naturelle en tous les temps. Gagner
de l'argent, recevoir des prérogatives honorifiques,
sont, certes, des buts capables d'entraîner l'homme
dans la voie qu'il sait y mener. S'il ne s'agissait
que d'érudition pure, on comprendrait aisément
qu'un jeune homme s'adonnât à l'étude de la chimie
ou des mathématiques dans l'espoir qu' étant devenu
maître en ces matières , il lui soit conféré une chaire
comportant de forts émoluments. Mais Meh-ti demande
plus que de simples savants. Il veut des ministres
intègres , des fonctionnaires désintéressés , dévoués au
bien public, des philosophes capables d'étudier les
68
secrets ressorts de l'individu et d'en déduire les règles
qu'il convient de lui dicter, de passionnés chercheurs
consacrant leur vie à la découverte des lois de la
nature afin de mettre l'homme en garde contre celles
qui le menacent et de lui apprendre à se servir de
celles dont il peut tirer avantage. Croit-il que l'appât
du gain, l'attrait de distinctions puériles soient suffi-
sants à faire éclore ces vertus supérieures? N'y a-t-il
pas certaine contradiction entre le désintéressement
attendu d'un fonctionnaire vertueux et la tendance
intéressée qu'on lui suppose en cherchant à agir sur
lui par la perspective d'un traitement élevé? Assurer
une large existence à celui qui, par ses travaux ou
son assiduité à s'occuper des affaires publiques, con-
tribue au bien général, accorder des marques spé-
ciales d'estime aux personnalités les plus utiles à la
nation est évidemment de bonne politique, toutefois
d'autres mesures s'imposent encore à la société qui
tient à s'assurer une ample floraison d'individualités
remarquables par leur mentalité élevée. Khoung-tse ,
qui partage les idées de Meh-ti quant à l'influence
exercée par les récompenses et les châtiments sur la
moralité publique, préconise un troisième moyen, le
meilleur semble-t-il , et qui satisfait mieux nos senti-
ments de dignité: «Elevez aux charges publiques et
aux honneurs les hommes vertueux , dit-il , et donnée
de rinstruction a cetix qui ne peuvent se la procurer
par eux-mcmes , alors le peuple sera excite à la vertu,»
(Lun-Yu, II, 20).
69
Sur cette question du Gouvernement, Khoung-tse,
en dépit de l'étroitesse qu'il manifeste parfois, a
émis des pensées — peut-être , hélas ! plus idéales que
pratiques — d'une rare élévation.
«Ki-kang-tsc (questionna Khoung-tse sur le gou-
«vernement. Khoung-tse répondit avec déférence :
«Le gouvernement, c'est ce qui est juste et droit.
«Si vous gouvernez avec justice et droiture, qui
«oserait ne pas être juste et droit.''»
«Ki-kang-tse ayant une grande crainte des
«voleurs questionna Khoung-tse à leur sujet.
«Khoung-tse lui répondit avec déférence : si vous
«ne désirez point les biens des autres, quand
«même vous les en récompenseriez, vos sujets
«ne voleraient point. ;>
«Ki-kang-tse questionna de nouveau Khoung-tse
«sur la manière de gouverner , en disant : Si je
«mets à mort ceux qui ne respectent aucune loi,
«pour favoriser ceux qui observent les lois, qu'
«adviendra-t-il de là .'' — Khoung-tse répondit avec
«déférence: Vous qui gouvernez les affaires
«publiques, qu' avez-vous besoin d'employer les
«supplices.'' Aimez la vertu, et le peuple sera ver-
«tueux. Les vertus d'un homme supérieur sont
«comme le vent, les vertus d'un homme vul-
«gaire sont comme l'herbe: l'herbe, lorsque le
«vent passe dessus, s'incline.» (Lun-Yu XII).
Bien qu'il soit persuadé que la conduite des hommes
en vue exerce une influence considérable sur les
70
mœurs du peuple (On a pu, dans le chapitre précédent,
l'entendre s'exprimer à ce sujet, d'une façon absolument
catégorique) Meh-ti use d'un langage plus prosaïque :
«Là, où il y a beaucoup de sages le pays est
«prospère ; là , où il y en a peu le pays est pauvre.
«Aussi les rois doivent-ils veiller à ce que les
«sages soient nombreux dans leur royaume.»
«Mais par quels moyens aura-t-on beaucoup
«de sages?»
«Meh-ti dit: Si vous voulez avoir beaucoup de
«bons archers , vous devez les enrichir , les anoblir,
«les honorer, leur donner des louanges.»
«Combien faut-il, plus encore, enrichir, anoblir,
«louer, honorer les sages très vertueux, très
«éloquents, possédant de nombreux talents, qui
• «sont les richesses d'un royaume .''«
«Le principe des anciens rois était : Ne pas
«enrichir, ne pas anoblir, ne pas appeler près
«de soi ceux qui n'étaient point des sages.»
«Les riches et les noble du royaume appre-
«nant ces dispositions se retiraient en pensant:
«Autrefois je me fiais sur ma richesse, sur ma
«noblesse, aujourd'hui le roi élève les sages sans
«considérer leur pauvreté ou la bassesse de leur
«origine. Il faut donc que je devienne un sage.»
«De même ceux qui désirent faire partie de
«l'entourage du roi prennent la résolution de
«devenir des sages *).»
l) Il est à penser que le premier effet de la «sagesse» serait de
71
«Ainsi, dans toutes les classes de la Société,
«on est encouragé à devenir sage.»
«Si l'on confère de hautes charges sans appointe-
«ments le peuple ne prendra pas confiance.»
«Il se dira: le roi ne m'aime pas sincèrement
«et il se sert de moi pour une besogne vaine,
«sans utilité, puisqu'il l'évalue à une si minime
«rétribution.»
«S'il existait un vassal qui voulut gouverner
«son pays par ce système (celui de préférer les
«savants et les sages) il se dirait : Je récompen-
«serai et anoblirai les archers habiles et je punirai
«les mauvais.»
«Il demanderait: Oui se rejouira et qui
«craindra.-* — On lui répondrait: L'habile archer
«se réjouira et le mauvais craindra.»
«La récompense attirera les archers habiles.»
«De même, en sera-t-il , pour les fidèles servi-
«teurs de l'Etat.»
Un assez curieux tableau est celui que trace Meh-ti
de l'origine des gouvernements :
«Meh-ti dit: Dans l'antiquité, quand le peuple
«commençait à naître n'ayant ni lois ni gouver-
«nement les hommes avaient des opinions dififé-
«rentes. Un homme représentait une opinion.
leur faire considérer comme très futile leur désir d'appartenir à la
cour du souverain. (Note de l'Auteur).
72
«deux hommes deux opinions, dix hommes dix
«opinions.
«Quand les hommes sont nombreux les diverses
«opinions sont nombreuses et lorsqu' un homme
«adhère à une opinion et en réprouve une autre
«la division se produit (entre les humains),
«Alors le père, le fils, le frère se plaignent
«les uns des autres et se séparent faute de pouvoir
«s'accorder, les divers peuples de l'univers s'entre
«nuisent de toutes façons. On ne sert pas du
«surplus de force que l'on possède pour s'entr'aider,
«on ne partage pas le superflu des richesses,
«on n'enseigne pas la bonne doctrine.»
«Les hommes vivaient donc sans ordre, comme
«les animaux 1) parce qu'il n'y avait pas de chef
«légitime.»
«On choisit alors un homme sage et capable
«pour en faire l'empereur. L'empereur établi,
«comme ses forces étaient insuffisantes , on choisit
«d'autres hommes sages et capables pour être
«les trois premiers ministres. Mais l'univers était
«grand , ces premiers chefs ne pouvaient pas
«connaître ce qui concernait les pays lointains.
«On institua la division en plusieurs royaumes
«par l'établissement de rois et de vassaux. Quand
i) Meh-ti ne semble pas avoir eu grande connaissance des mœurs
des animaux, dont certains, au contraire, se donnent des chefs et vivent
d'après des règles très strictes.
71
«ceux-ci furent nommés, comme leurs forces
«n'étaient pas suffisantes, on choisit des hommes
«sages et capables et on en fit des chefs ....
Ces chefs, princes et rois, choisis, d'après Meh-ti,
pour leur intelligence, leurs capacités spéciales, ont
pour devoir de réaliser les espérances que leurs con-
temporains ont fondées sur eux, et d'employer pour
le bien général , les facultés auxquelles ils doivent leur
élévation :
«Anciennement, quand, par la volonté du ciel,
«on fondait une capitale et on instituait des chefs ,
«ce n'était pas pour les anoblir, les enrichir,
«leur procurer une sinécure. C'était pour qu'ils
«augmentassent le bien-être du peuple en élimi-
«nant les causes de malheur et ainsi , rendissent
«le peuple heureux.»
Mais cet âge d'or est loin !
«Aujourd'hui les rois et les princes n'agissent
«plus ainsi, trouvant le contraire plus aisé. Ils
(établissent comme princes leurs pères et leurs
(frères, ils s'entourent de vieux amis qu'ils
«
«(
«i
«nomment chefs.»
«Alors le peuple sait que le roi établit des
«chefs d'une façon arbitraire, il se détourne et
«ne s'accorde plus avec le roi.»
Cet. empereur, ces chefs: les plus savants les plus
sages d'entre le peuple, exerceront-ils sur lui une
autorité absolue , leur volonté fera-t-elle loi .-* — On
serait tenté de le croire et l'on accepterait peut-
74
être sans peine, l'idée que des maîtres aussi distingués
que les veut Meh-ti , présidassent aux destinées des
intelligences plus faibles:
«Quand tous ceux-ci (les princes, les chefs etc.)
«furent établis l'empereur dit : ce que nous approu-
«vons il faut que tous l'approuvent, ce que nous
«réprouvons il faut que tous le réprouvent.»
Et à l'autre bout de la hiérarchie sociale , le simple
chef de village tient le même langage :
«Le chef du village est un homme vertueux
«du village. Quand il administre ses concitoyens
«il dit: ce que nous approuvons il faut que tous
«l'approuvent, ce que nous réprouvons il faut
«que tous le réprouvent.»
Nous risquerions cependant de nous égarer complète-
ment sur l'idéal rêvé par Meh-ti si nous prenions ces
paroles au sens impératif et despotique qu'elles sem-
blent avoir de prime abord. Un examen plus attentif
nous a bientôt éclairé sur la véritable pensée du
philosophe. Il n a nullement entendu imposer aux
masses populaires une servile sujétion. Pour le bon
ordre social il faut qu'elles approuvent les actes de
leur souverain, mais celui-ci doit agir de façon à
s'attirer leur approbation spontanée.
La prescription suivante commence à nous préparer
à l'interprétation très spéciale que Meh-ti donne à
son précepte.
L'empereur et le chef de village disent aussi :
75
«Si nous commettons des fautes il faut nous
«en avertir.»
Et ce n'est point là une de ces vaines formules
d'humilité , familières à la politesse chinoise. Non. De
tous temps les Chinois ont considéré comme un
droit, et même comme un devoir, de blâmer le
Pouvoir s'écartant , à leur avis, de la voie juste.
Nombreux sont, dans l'histoire, les Lettrés qui
fidèles à cette impulsion de leur conscience , ont ,
sans hésiter , revêtu la robe et le bonnet de cérémonie
pour aller déposer au palais, ou lire, devant l'empe-
reur, le discours flétrissant les exactions du trône
ou la dissolution des mœurs de la cour. Beaucoup
savaient d'avance le sort qui les attendait car, pour
quelques uns dont les réprimandes furent, sinon suivies
d'effet, du moins accueillies avec respect, combien
payèrent de leur vie leur tranquille audace et leur
courageuse indépendance d'esprit!
D'après Meh-ti , il convient donc, non pas que le
peuple approuve en esclave , les paroles tombant de
la bouche impériale mais, plutôt, que le souverain,
possédant une pleine connaissance des besoins et des
aspirations de son peuple , ne prenne que des initiatives
que tous puissent approuver ^) car :
I) C'est le conseil que le minisU-e Yi donnait déjà à l'empereur
Yu avant son élévation au trône: «Prends garde de t'attirer la désappro-
bation des cent familles.» (Expression figurée signifiant en Chine l'en-
semble de la population).
76
«Ce système (la hiérarchie indiquée ci-dessus
«ne consiste pas à gouverner le peuple par l'omni-
« potence d'un seul dont l'autorité s'exerce sur
«tous.»
Bien loin de là. L'idée de solidarité qui forme la base
de la doctrine de Meh-ti réapparaît ici avec force.
Il y a de notables différences entre les facultés des
différents hommes : Le noble et le vil existent et le
philosophe s'incline devant ce fait. Mais de ce que
le vil reste inférieur au noble; de ce qu'il constitue
dans la nation le Bas, tandis que le noble en est
le Hmit, il ne s'en suit pas qu'il n'ai point droit
au bonheur. Et ce n'est point seulement de la
simple bonté, de la charité, que Meh-ti exige du
HûJit envers le Bas. Le peuple n'est pas un troupeau
à qui l'on doit simplement nourriture et bons traite-
ments. Le Bas a une pensée et le premier devoir du
Hant est de pénétrer cette pensée de s'en imprégner,
afin de pouvoir, lorsqu'il prendra quelque mesure
concernant la nation , tenir compte des aspirations et
des besoins populaires et agir en conséquence.
Cependant, le Bas, lui aussi, doit s'efforcer de
comprendre la pensée du Haut , l'admettre et ne pas,
par une ignorance entêtée, s'opposer à sa réalisation.
Mais le Bas c'est la faiblesse et c'est toujours aux
plus forts que le philosophe impose la plus large part
de devoirs: «Le Haut gouvernera avec force le Bas
travaillera avec force.) C'est ainsi que la paix et la
prospérité régneront dans l'Empire : Mais le Bas
77
n'obéira volontiers aux suggestions du Haut, il ne
donnera joyeusement son labeur que s'il a conscience
qu'il travaille pour son propre bien et qu'il recueillira
les fruits de ses efforts. Ce n'est, d'ailleurs, que pour
de telles tâches que Meh-ti reconnaît aux gouver-
nants le droit de disposer de l'activité du peuple.
Bref une constante communion de pensées, une perpé-
tuelle collaboration entre les éléments les plus intellec-
tuels de la nation et les masses populaires , tel paraît
être l'idéal social de Meh-ti :
«Les anciens saints rois ont compris qu'il faut
«nommer des chefs d'accord avec le peuple ; alors
«entre le Haut et le Bas il y aura échange de
«pensées.»
«Meh-ti dit : Si les monarques actuels veulent
«sincèrement que leur royaume soit prospère et
«florissant, ils doivent considérer que l'entente
«entre le peuple et le souverain constitue un
«principe fondamental de gouvernement.»
«Meh-ti dit: La fonction du sage consiste à
«rechercher ce qui est de nature à faire régner
«la paix entre le gouvernement et le peuple et
«ensuite, à le réaliser et, d'autre part, à consi-
«dérer ce qui est propre à amener le trouble
«entre la Haut et le Bas et à l'éviter.»
«Mais qu'est-ce qui assure la paix entre le
«Haut et le Bas? — C'est que les monarques
«s'assimilent les sentiments du Bas. Alors la paix
«règne; autrement c'est le trouble.»
78
«Comment sait-on cela?»
«Quand les souverains s'assimilent les senti-
«ments du Bas (autrement dit, parviennent à
«entrer dans la manière de voir du peuple, à
«comprendre le point de vue sous lequel il envi-
«sage les choses) par ce fait, ils comprennent ce
«qui est le bien et le mal du peuple.»
«Si les souverains ne se sont pas assimilé les
«sentiments du peuple , ils ne comprennent pas le
«bien et le mal du peuple. Alors les châtiments
«et les récompenses qu'ils distribueront ne seront
«point conformes à la justice et le royaume sera
«troublé. Donc, lorsqu' on doit récompenser ou
«châtier, si l'on ne s'est pas encore assimilé les
«sentiments du Bas , il faut absolument se livrer à
«un examen préalable (c'est-à-dire se rendre compte
«des sentiments par lesquels le peuple juge et agit ^). »
«Comment se fait-il, aujourd'hui, que ceux
«qui sont en haut ne peuvent pas gouverner ceux
«qui sont en bas et que ceux qui sont en bas ne
«peuvent pas servir ceux qui sont en haut.''»
«C'est parce que le Haut et le Bas se mépri-
«sent mutuellement.»
«l'ourquoi .''»
i) «Si d.aus les délil^érations vous voyez surgir des doutes, des poiuts
difficiles à déterminer, ne concluez rien d'abord, attendez que vous
soyez instruit. Assurez- vous de la certitude de vos jugements. Quand la
raison naturelle vous démontre une chose, ne vous y opposez pas.»
(Discours du ministre Yi à l'empereur Vu rapporté dans le Ckott-King).
79
«Parce que leur manière de voir est différente. »
«La question sociale est nue question (V éducation >■> a
dit avec beaucoup de raison un de nos hommes d'Etat
contemporains. Cette pensée est susceptible de plus d'une
interprétation , mais de quelque façon qu'on l'entende,
il reste certain que l'angle spécial sous lequel un
individu considère la vie, décide en grande partie de
la conduite qu'il y tiendra. L'on se hait souvent
faute de se comprendre et l'on rêve volontiers d'ex-
terminer les êtres où les choses dont on n a point
su découvrir l'utilité.
On voit que ce n'est pas d'hier qu'est né l'anta-
gonisme qui sépare les différentes classes sociales et
qu' entre elles , le mépris et la haine ne sont pas ,
comme certains paraissent le croire, des sentiments
nouveaux , produits de notre civilisation moderne.
Les philosophes confucéistes envisagent de la même
manière l'attitude que doivent observer les chefs
vis-a-vis du peuple qu'ils dirigent. Au dixième chapitre
du Ta-Hio (la grande Etude) nous trouvons cette
citation emprunté au Livre des Vers :
«Le seul prince qui inspire de la joie.
«C'est celui qui est le père et la mère du
«peuple!»
et immédiatement après est donnée l'explication
suivante :
«Ce que le peuple aime, l'aimer; ce que le
«peuple hait, le haïr: voilà ce qui est appelé être
«le père et la mère du peuple.»
8o
Le grand penseur Tchou-hi, dans un commentaire
de ce même chapitre , dit :
«Celui qui est dans la position la plus élevée
«de la société ne doit pas négliger de prendre
«en sérieuse considération ce que les hommes ou
«les populations attendent de lui.»
Un autre Maître : Thoung-Yang-hiu-chi , également
à propos de ce même chapitre, s'exprime, ainsi:
«Le gouvernement d'un empire consiste dans
«l'application des règles de droiture et d'équité
«naturelles, que nous avons en nous, à tous les
«actes du gouvernement ainsi qu'au choix des
«hommes que l'on emploie, qui, par leur bonne
«ou mauvaise administration conservent ou per-
«dent l'empire. Il faut que dans ce qu'ils aiment
«et dans ce qu'ils haïssent, ils se conforment
«toujours au sentiment du peuple.»
Nous voici loin de l'autorité despotique. L'on peut
même trouver bizarre l'insistance apportée par Meh-ti
à exiger sagesse et science de ceux qui détiennent
l'autorité si leur science et leur sagesse ne doivent
point leur servir à conduire les foules ignorantes et
si, leur autorité n'étant qu'un vain mot, ils ne sont
cjue de simples instruments habiles à comprendre les
volontés du peuple et à les exécuter.
Toutefois, cet asservissement n'« st qu' apparent.
Il n'est point question que l'ignorant confie au sage
le soin de satisfaire ses caprices mais seulement que
le savant , s'étant enquis des besoins réels et des
8i
souffrances des masses, emploie son intelligence à
trouver les moyens de satisfaire les premiers et de
supprimer ou d'alléger notablement les secondes.
Nous verrons aussi , plus tard , que ces sages , faisant
fonction d'éducateurs, tendront à éclairer le peuple et
à lui inculquer de justes notions touchant ce qui
est désirable ou regrettable pour l'homme.
Le peuple ayant éprouvé, par expérience , les senti-
ments dont ses chefs sont animés à son égard aura
confiance en eux et donnera volontiers son travail
lorsqu'il en sera requis :
«Alors , quand le roi nourrira des projets pour
«le bien du peuple, le peuple en ayant connais-
«sance aidera le roi pour le bien général.»
«Et lorsque le peuple aura des sujets de
«plaintes, lorsque des causes de malheur pèse-
«ront sur lui, le roi , en ayant connaissance aidera
«le peuple à les détruire.»
Le chef suprême devra être parfaitement au cou-
rant des dispositions et des actes de ses sujets. Comme
il n'est qu'un simple mortel , aux sens très limités ,
il devra se faire adresser de fréquents rapports par
les fonctionnaires des divers degrés hiérarchiques. De
cette manière, le plus reculé des villages de l'Empire
se trouvera en communication avec le souverain et ,
d'un bout à l'autre de ses Etats , celui-ci encouragera
les uns par des récompenses et réprimera les mau-
vaises tendances des autres par des châtiments :
«Ainsi au loin, à des milliers de lieues, s'il
6
82
«est des hommes adonnés au bien , les gens de
«la maison et ceux du dehors pourront l'ignorer
«mais le roi le saura et les récompensera.»
«Il en sera de même pour celui qui fait le mal.»
«La vue et l'ouie des empereurs serait ainsi
«quasi divine.»
«Les paroles des anciens rois n'étaient pas divines,
«seulement , ils savaient employer les yeux et les
«oreilles des autres pour aider leur vue et leurs oreil-
«les, de même aussi (employaient- ils) les discours
«des autres, le cœur des autres, les bras des autres.»
«Avec beaucoup d'aides de ce genre ils réus-
«sirent en tout.»
«C'est en usant de ce moyen que les anciens
«rois ont mérité du peuple et laissé une glorieuse
«renommée.»
«Anciennement, les rois et les vassaux allaient
«rendre hommage à l'empereur au printemps
«et à l'automne; ils recevaient alors ses austères
«enseignements et, à leur retour, ils gouver-
«naient d'après ces enseignements »
«En ce temps là, aucun d'eux n'osait y con-
«trevenir.»
«Les récompenses et les châtiments étaient
«appliqués conformément à la justice. Ou ne tuait
«pas des innocents. C'était le résultat de l'accord
«existant entre le' Haut et le Bas.»
Meh-ti, nous l'avons déjà vu, croit beaucoup à
l'efficacité des récompenses et des châtiments, mais
83
il est loin de rejeter l'influence de l'exemple, surtout
de l'exemple venant de haut. Il reste toujours fidèle
au tranquille dédain de son :
«Il ne faudrait pas deux générations pour
«changer les mœurs du peuple tant celui-ci montre
«d'empressement à calquer les siennes sur celles
«de ses Maîtres.»
Il y revient en termes plus élevés, citant des noms
illustres dans l'histoire des âges lointains :
«Jadis Yao eut Chun et Chun eut Yu ; avec
«de tels sages, point n'était besoin d'autres en-
«couragements.»
Mais peut-être songe-t-il que les Yao les Chun
sont rares et que, si l'éloquence puissante de vertus
supérieures vient à faire défaut , ou si , trop endurcie,
l'oreille des foules n'en peut saisir l'harmonie, il est
utile que des avertissements plus matériels rappellent
ceux qui s'en écartent aux sentiments de probité et
de mutuel respect sans lesquels il n'est point de
société possible. Les pénalités sont donc nécessaires.
Mais que le souverain et les chefs appelés à les
appliquer y prennent garde : Destinés à sauvegarder
l'ordre , les châtiments dégénèrent aisément en causes
de désordres. Une extrême prudence doit diriger
leur emploi :
«Les anciens rois instituèrent les cinq péna-
«lités ^) pour maintenir le peuple et, plus tard,
i) Les cinq pénalités sont: i". La fustigation au moyen d'un bam-
bou mince. 2". La bastonnade avec un gros bambou. 3". L'exil tem-
84
«ces mêmes pénalités servirent à troubler l'Em-
«pire. Est-ce que ces pénalités n'étaient pas
«bonnes? — Si, mais l'on s'en servait mai.»
«D'après les anciens livres, celui qui sait bien
«se servir des pénalités s'en sert pour gouverner
«le peuple. Celui qui s'en sert mal en fait cinq
«crimes.»
«Il est dit dans le livre des anciens rois: De
«la bouche il sort du bien, de la bouche sort
«aussi la guerre '), Ce qui signifie: Lorsque l'on
«sait bien employer la bouche il en sort des
«paroles qui ont de bons effets, quand on s'en
«sert mal il en sort de mauvaises paroles amenant
«des conflits. Est-ce donc que la bouche est
«mauvaise.'' — Non, c'est la manière de s'en
«servir.»
La bonne manière de se servir des châtiments
c'est, vraisemblablement, selon Meh-ti, que le peuple
tout entier puisse approuver et la nature des peines
et l'application qui en est faite. Il faut qu'ils frappent
des individus dont les actes ont porté atteinte à la
sécurité de leurs .semblables et qu'ils constituent, ainsi,
un avertissement salutaire pour ceux qui seraient
tentés de les imiter. Tout le système de notre philo-
sophe est, dans son ensemble, empreint d'un esprit
très matérialiste. 11 fait rarement appel aux scnti-
poraire. 4". Le bannissenieiu à peipctuité. 5". La peine de mort.
I) Paroles de l'empereur Cliuii. (Chou-King).
85
meiits abstraits et semble peu compter sur l'amour
de l'idéal pour diriger la conduite de l'homme au
sein de la Société :
«En cultivant la confiance du peuple, on le
«tient: On le mène par l'appât des richesses et
«des honneurs, on le châtie pour ses fautes.»
Meh-ti ne sacrifice point au culte de la Beauté. Il n'est
point artiste. La musique, dont Khoung-tse fait si grand
cas, l'architecture, les Beaux Arts en général, pa-
raissent le laisser froid. Les forces du peuple et les
fonds publics ne doivent point être employés à de
vains travaux. Que l'on cultive le sol , que l'on
emmagasine des céréales pour parer aux années de
disette et, surtout, que l'on ne demande aux masses
que la somme strictement indispensable d'impôts, voilà
l'important. Avoir l'estomac satisfait est un grand
pas fait vers la vertu , pense très prosaïquement et
très philosophiquement Meh-ti. L'individu qui, les
sens repus, digère dans une douce quiétude est bien
plus aisément, que le pauvre hère, porté à la mansu-
étude, à l'aménité et à tous les sentiments qui ren-
dent les rapports sociaux faciles et agréables.
«Dans les années d'abondance le peuple est
«bon et humain, pendant la famine il est mau-
«vais et avare».
Les gouvernants porteront donc une minutieuse
vigilance à veiller au bien-être du peuple.
86
«Les céréales sont l'objet de Tattente du peuple
«et ce qui nourrit le roi. Si le peuple manque
«de céréales le roi non plus ne sera pas nourri ^).
«Si le peuple n'a pas de nourriture il ne pourra
«pas servir le roi. Il faut absolument s'occuper
«de la question de la nourriture.»
«Le sol doit être soigneusement cultivé et les
«dépenses publiques réglées avec économie.»
«Il ne faut pas imposer fortement les céréales »
«Pendant les famines, si l'on veut que le
«royaume se maintienne, il faut que chacun
«diminue son luxe, ou ses dépenses, depuis le
«roi jusqu' aux serviteurs.*
«On dit: quand la richesse publique est insuffi-
«sante c'est le temps de l'adversité. — Quand
«la nourriture ne suffit pas (à rassasier le peuple)
«alors, c'est sa répartition qu'il faut modifier.»
«Sous les anciens saints rois il y eut aussi des
«famines — Pourquoi le peuple n'en souffrait-il
«pas.-* ....
«Parce que les rois s'employaient de toutes
«leurs forces à atténuer les calamités en réduisant
«leur luxe.»
«Parce qu'ils étudiaient les moyens de pro-
«duire beaucoup de richesse et modéraient les
«dépenses publiques.»
«La prévoyance est ce qu'il y a de plus
I) Les impôts se payaient en nature.
87
«essentiel dans un royaume. — La nourriture
«est le bien le plus précieux d'un pays.»
«Quand le roi fait des dépenses considérables
«et inutiles, le trésor se vide, le peuple en
«souffre.»
«Alors le pays se ruine par le criminel manque
«de prévoyance.»
«Il est dit dans les anciens livres : Ouand un
«royaume n'a pas devant lui pour trois ans de
«nourriture assurée, ce royaume n'est pas véri-
«tablement un royaume.»
«Lorsque l'on perçoit des impôts équitable-
«ment et pour des œuvres durables, le peuple
«donne du sien mais ne souffre point de dommage.»
«Ce n'est pas cela qui fait souffrir le peuple.
«Le peuple souffre quand le roi lève de lourds
«impôts pour des travaux inutiles.»
«Quand les saints hommes gouvernent, ils
«recherchent toujours l'économie dans les ouvrages
«où il faut dépenser les richesses publiques. Ils
«ne dépensent pas inutilement le labeur du peuple,
«ils ne fatiguent pas son zèle.»
L'ordre dans la Société s'établit au moyen des lois.
La loi est indispensable:
«Meh-ti dit: Dans ce monde, pour faire une
«œuvre quelconque, on est forcé d'avoir une règle.
88
«car, sans règle l'œuvre ne vient pas à bonne
«fin. Les ministres et les généraux les plus capa-
«bles ont tous une règle. Tous les ouvriers en
«ont une pour accomplir leurs travaux. Pour
«faire un rond, un carré, une ligne droite, l'ouvrier
«a des instruments. Sans règle l'ouvrier ne fera pas
«un travail parfait. Les règles sont indispensables »
«Si l'on n'a pas de loi pour gouverner l'empire
«et le royaume, on est inférieur aux ouvriers.»
Meh-ti ayant ainsi démontré la nécessité des codes,
tente de nous dire ce qu'ils doivent être mais comme
il s'en tient à des généralités , un certain vague demeure
sur la législation rêvée par lui. Nous savons, du
moins que, malgré la religieuse admiration qu'il
témoigne aux âges passés , en dépit de la vénération
qu'il conseille envers les parents , les maîtres et les
souverains , ce n'est ni l'antiquité des exemples ni la
qualité de ceux qui nous les fournissent qui , d'après
lui , doivent nous décider à les suivre. Il nous faut
réserver notre assentiment aux seules règles établies
en conformité avec l'action du Ciel , ce mysté-
rieux Ciel par lequel les Chinois désignent tant
de choses, mais identifient en tous cas, la Nature et
la Raison.
«Qu'est ce qui constitue une bonne loi.''»
«Faut-il toujours imiter son père et sa mère .-^ —
«En ce monde il y a beaucoup de pères et de
«mères mais peu de vertueux. Ce système n'est
«pas bon.»
89
«Si ce système n'est pas bon il ne faut pas
«remployer.»
«Faut-il toujours imiter son maître? — En ce
«monde il y a beaucoup de maîtres et peu de
«vertueux. Ce système n'est pas bon.»
«Si ce système n'est pas bon il ne faut pas
«l'employer.»
«Faut-il toujours imiter son souverain.'' — En
«ce monde les souverains sont nombreux et peu
«d'entre eux sont vertueux. Ce système n'est pas
«bon etc. :
«Parents, maîtres et rois ne sont pas ceux
«qu'il faut prendre pour modèles.»
«Mais quel est le modèle à l'imitation de qui
«l'on peut établir des lois.^»
«C'est le Ciel qu'il faut imiter. Le Ciel agit
«universellement, sans partialité, ses dons sont
«généreux, son action permanente, toujours
«égale.»
«Dans tout ce que nous faisons il faut prendre
«modèle sur le Ciel.»
Meh-ti nous l'avons dit, est ennemi du luxe; il ne
comprend pas les jouissances esthétiques , le souci
du confort ou , peut-être , il affecte de ne pas les
comprendre parce qu'il juge que ces satisfactions ne
peuvent être le partage de tous. La production de
90
l'objet de luxe, à quelque catégorie qu'il appartienne,
nécessite une somme de travail considérable , et la
multitude des choses superflues dont est fait le luxe
des civilisations rafi(înées, entraîne forcément une
telle dépense d'activité qu'il faut , pour y suffire , tout
le temps et toutes les forces d'une partie considérable
de la nation. Or, qu'un homme s'emploie pour em-
bellir l'existence d'un autre, qu'une classe d'individus
se consacre à préparer les jouissances d'une autre,
voilà ce que Meh-ti ne peut admettre. Non. Pas
même le plus infime parmi les «vils» ne doit un tel
sacrifice de lui-même , dut-il l'accomplir en faveur
du plus sage des «nobles» ou du souverain en per-
sonne. Plutôt que de le demander, le philosophe
préfère que la nation, tout entière, s'en tienne à l'au-
stérité un peu terne de la satisfaction pure et simple
des besoins matériels tels que nous les tenons direc-
tement de la nature. Meh-ti n'a, certes, jamais songé
à unifier les situations sociales. Il souhaitait même,
nous l'avons vu, que les hommes utiles à l'Etat
fussent mis dans une position de fortune très supérieure
à celle de la masse. Il admet parfaitement que le
palais du souverain , que les demeures de ses ministres
différent du logis d'un pauvre artisan. Ce qu'il pour-
suit , c'est l'excès. De par les lois de la nature , un
certain minimum en nourriture, vêtement, habitation ,
est indispensable à l'homme. Ce minimum indispen-
sable : manger à sa faim, être vêtu , logé de façon à
se garantir des intempéries, chaque homme, parce
91
qu' homme, doit en être pourvu avant qu'il puisse
être question de superflu pour aucun. Que le mérite,
les services rendus à la Société soient ensuite récom-
pensés par l'octroi d'un bien-être plus grand c'est
justice , mais encore faut-il que ce bien-être ne nécessite
pas une somme de travail assez forte pour priver
le peuple de ce minimum de repos, de liberté qui,
lui aussi , est au nombre des besoins qui nous sont
catégoriquement imposés par la nature.
«Les saints rois disaient: Dans tous les corps
«de métiers , les artisans doivent travailler de
«tout leur pouvoir.»
«Il faut se borner (quant à la production) à
«ce qui suffit aux besoins du peuple. Il en est
«de même en ce qui concerne la nourriture et
«la boisson. De même , aussi, pour les vêtements,
«les voitures, les bateaux, les armes. Les saints
«rois ne cherchaient que le nécessaire sans
«aucun superflu.»
«En construisant des habitations on ne recher-
«chait (au temps des saints rois) que la seule
«utilité: qu'elles protégeassent contre les intem-
«péries, qu'elles fussent propres, avec des nmrs
«assez élevés pour séparer les sexes et compre-
«nant une chambre réservée pour offrir les
«sacrifices.»
«On ne se livrait, alors, à aucune dépense inu-
«tile , l'on évitait surtout, tout ce qui ne concou-
«rait pas au bien public.»
92
«Meh-ti-dit : Les anciens ne savaient pas con-
«struire des maisons, ils habitaient des cavernes
«et souftraient de l'humidité ^).
«Les saints rois firent construire des maisons
«et des palais.»
«Les bons principes de construction veulent
«que la maison soit surélevée pour éviter l'humi-
«dité, que les murs soient hauts pour se pré-
«server du vent et séparer les sexes. Il ne faut
«pas aller au delà de ce principe.»
Que le peuple n'entretienne point un amour immodéré
de la jouissance et des raffinements du confort. Meh-ti
veut l'artisan frugal et travailleur , mais il ne veut
pas qu'en face de lui , un autre homme , un parasite ,
lui donne le spectacle d'un luxe insolent.
Point de paix possible dans l'Etat ou les uns
manquent du nécessaire quand les autres regorgent
de superflu, La table somptueuse , le vêtement luxueux
sont une provocation insensée dans le pays où cer-
tains souffrent du froid et de la faim. Meh-ti ne se
départ pas de son calme philosophique il ne jette
pas l'anathcme aux fous qui bravent les révoltes
populaires , escomptant la faiblesse mentale , la timidité
des masses. Il dit simplement:
«On voudrait en vain que le pays soit exempt
I) Les chinois disliiii^iienl dix périodes préhistoriques. L'abandon
des cavernes, par l'homme, maujue la fin de la septième de ces
périodes.
93
«de troubles alors que des riches vivent dans
«le luxe tandis que des pauvres soufifrent du froid
«et de la faim: cela n'est pas possible.»
Et après cette péremptoire affirmation il se détourne,
abordant un autre sujet, laissant les gouvernants
s'obstiner, s'ils le veulent, à cette chimérique besogne
de prêcher l'union en cultivant des éléments de haine et
de faire sortir l'ordre social de ce qui est, normale-
ment et logiquement . un désordre , une monstruosité.
Nous retrouverons ces mêmes idées lorsque nous
aurons à examiner les devoirs que Meh-ti prescrit
aux souverains, l'attitude qu'il leur assigne dans
l'Etat.
Jusque dans les derniers hommages rendus aux
morts , le philosophe , s'écartant complètement sur ce
point des doctrines de Khoung-tse, entend que l'on
ne se départe pas d'une stricte simplicité. Il insiste
d'une façon toute particulière , sur le côté préjudiciable
à la société, du long deuil remis en honneur par les
confucéistes. Il veut que les témoignages du plus pro-
fond respect accompagnent les morts à leur dernière,
demeure , mais la constante recherche d'utilité pratique,
qui constitue la base de son enseignement ne lui
permet pas d'admettre que les défunts occupent le
temps des vivants ou immobilisent leur activité au
détriment du bien général. Après les funérailles, les
parents du mort retourneront donc à leurs occupations
94
habituelles. Le cérémonial adopté par Khoung-tse
les obligeait, au contraire, à se retirer du monde,
à donner leur démission des charges publiques, s'ils
étaient fonctionnaires , afin de v^ivre dans la retraite
durant un temps plus ou moins long , suivant le degré
de parenté qui les liait au défunt. Cette période
d'isolement et d'inactivité durait 3 ans pour le deuil
d'un père ou d'une mère.
Les morts ne doivent pas, non plus, être, pour
leurs proches, l'occasion de dépenses considérables.
Il est plus sage de consacrer les ressources dont on
dispose à des œuvres profitables aux vivants. Les
morts n'ont pas besoin d'une demeure plus spacieuse
que celle des vivants. Donc, point de ces immenses
tombeaux, semblables à des palais, entourés de
vastes parcs , où se complaisait la vanité des Chi-
nois: C'est soustraire à l'agriculture des terres où
croit la nourriture de la nation. Enfin, les précau-
tions sanitaires, concernant la tombe, ne sont pas
oubliée :
<•< Parmi les hommes des siècles passés, les uns
«se livraient à de grandes dépenses pour les
«funérailles et portaient longtemps le deuil. Ils
«croyaient, en cela, faire preuve de sentiments
^humains et de piété filiale. Les autres les désap-
'<prouvaient complètement.;»
«Ces hommes étaient en contradiction par
«leurs paroles et par leurs actions. Cependant
«les uns et les autres prétendaient également
95
<' qu'ils suivaient les préceptes des anciens rois
<'Yao, Chun. Yu , Thang et Wou. .
<'Si, faire de grandes de'penses pour les funé-
" railles et porter longtemps le deuil peut réelle-
cment être profitable au bien public alors, c'est
«^^ faire preuve de sentiments d'humanité et de
c piété filiale. Il convient donc de se conformer
'^à cette coutume. i>
«Si, au contraire, cette coutume n'est point
^profitable au bien public , c'est pécher contre
'l'humanité et la piété filiale que de la consen-er
'et l'on doit interdire de la sui\Te.-:
' Ceux qui sont partisans de cette coutume pré-
«tendent qu'elle est conforme aux bons principes
«sociaux. Ils font des frais immenses pour les
«funérailles des rois , des princes . des grands
«vassaux. Quant à l'empereur, ils font par-
«fois enterrer plusieurs centaines d hommes avec
«son cadavre. Ils se lammentent jusqu'à se rendre
malade.»
«Ils disent encore : Lorsqu'elles portent le deuil,
«les personnes distinguées se font soutenir et
«^marchent avec un bâton pendant trois années
^v entières.»
«Si les rois et les princes mettent ces théories
len pratique, ils devront cesser de s'occuper des
«affaires du gouvernement. Si l'agriculteur y
«. adhère, il ne pourra plus vaquer à ses travaux.
«Il en sera de même des ouvriers et des femmes.*
96
«Faire de grandes dépenses pour les morts
«c'est suprimer des richesses déjà conquises et
«porter un long deuil (en restant inactif) c'est
«empêcher de naître, les richesses de l'avenir»
«Ceci est un désordre, en Haut comme en
«Bas, c'est ruiner le peuple matériellement et
«moralement.»
«Les anciens saints rois en cdictant les pres-
«crîptions relatives aux funérailles ont dit: Le
«cercueil sera épais de trois pouces, le mort sera
«revêtu d'un triple vêtement. La fosse ne doit
«pas être creusée jusqu'à rencontrer l'eau. Elle
«doit être assez profonde pour que les mauvaises
«odeurs ne s'en échappent pas. Le terrain entou-
«rant la tombe ne doit pas être trop étendu ').
«Les survivants ne doivent point porter de
«long deuil, ni se rendre malade; ils doivent se
«livrer à leurs travaux habituels.
La nourriture et les vêtements sont les biens
des hommes vivants: on sait être économe
lorsqu'il s'agit d'eux. Les funérailles sont le bien
des hommes morts : pourquoi donc ne ferait-on
pas preuve d'économie à leur sujet .-'
«
«
«
«
î) Meh-li en repienant, pour son compte, ces régies des anciens
rois ajoute; <.(^ue le terrain entourant le tombeau soit tout juste aussi
grand qu'il faut pour contenir les parents et les amis venant célébrer
les rites funèbres et que le sacrifice oftert au.\ Mdnes soit proportionné
à la fortune de la famille.»
97
La question de l'accroissement de la population a
aussi été examinée par Meh-ti. Je ne pense pas que
la crainte de la dépopulation ait jamais été bien
sérieuse en Chine. Toutefois, le philosophe considé-
rant chaque individu comme un élément de production
et de richesse, devait s'élever contre toutes les causes
capables de ralentir la natalité ou de supprimer des
existences humaines avant leur terme naturel. Dans
cette immense Asie centrale, la terre ne manquait
pas. L'Etat valait par le nombre de ses sujets, par
l'étendue de sol que ceux-ci pouvaient couvrir et mettre
en valeur. Le philosophe reproche aux gouvernants,
ses contemporains, de gaspiller cette richesse par
excellence : l'homme :
«Doubler la population est difficile. 11 existe
«cependant des moyens d'y parvenir.»
«D'après l'ancien système des saints rois, un
«garçon se mariait toujours à 20 ans, une fille
«à 15 ans.»
«Ceux qui gouvernent aujourd'hui, accumulent
«les causes de dépopulation : Ils surchargent le
«peuple de lourds impôts, ceux qui meurent,
«faute d'avoir de quoi subsister, sont innombrables.
«A cause des guerres, les couples restent long-
«temps séparés. Ceux qui périssent par le fer et
«les maladies sont innombrables.»
Par les fragments qui précèdent , on aura pu se
7
98
faire une idée assez, nette du système gouvernemental
et social de Meh-ti ; les subdivisions, ci-après, traitant
du Souverain, du Citoyen, de la Guerre aideront
encore à la compléter. Je n'ajouterai, ici, que quel-
ques dernières citations. Certaines d'entre elles se
rattachent à des sujets déjà traités, j'ai cru, cepen-
dant, devoir les présenter à part car elles font partie,
dans le Traité de Meh-ti, d'un chapitre particulier,
passant pour reproduire des préceptes que le Maître
aurait textuellement exprimés tels que nous les retrou-
vons, ou peut-être même, qu'il aurait écrits de sa main.
D'abord, l'importance de la responsabilité qui incombe
aux Gouvernants:
«La conservation d'un pays, les périls qu'il,
«court dépendent de son gouvernement.»
Une note dédaigneuse pour la faiblesse mentale des
foules, leur amour des oripeaux:
«Lorsqu'on eut institué les uniformes avec les
«ornements qu'ils comportent, alors le peuple
«fut amené cà respecter l'autorité.» (Fait partie
des «Notes prises par Meh-ti dans ses moments,
«de loisir»).
Revenant sur la question des récompenses et des
châtiments, le philosophe estime, contrairement à nos
idées actuelles sur la similitude des peines quelle que
soit la personne châtiée , que cette similitude serait , non
de la véritable égalité, mais une réelle iniquité. Ce qui
est châtiment pénible pour tel individu de telle con-
99
dition sociale, peut-être supporté avec la plus par-
faite indifférence par tel autre d'une condition diffé-
rente. Lorsqu'on sort des peines corporelles, où la
sensibilité nerveuse du supplicié est le principal fac-
teur modifiant la dureté du châtiment (Encore la honte
d'un châtiment public peut-elle, en bien des cas, être
plus sensible que la douleur physique elle même) la plus
grosse part de souffrance, toute la souffrance peut-on
dire, réside dans la conception morale du condamné, dans
ses sensations psychiques. Les différences d'éducation
sont les principales causes des divergences existant
entre la mentalité des divers individus et l'éducation
que l'on reçoit varie d'après la classe sociale où l'on
voit le jour. C'est en suivant ce raisonnement que
Meh-ti, par amour de l'égalité, rejette l'égalité des
peines. Il veut que le châtiment soit châtiment réel,
senti par l'homme que l'on châtie ; il veut qu'il soit dosé
de façon à ce que les uns ne le portent pas d'un cœur
allègre à tandis que les autres en restent, jamais écrasés :
«Récompenser les mérites du Haut et ceux
«du Bas est chose due.»
«Il faut distinguer, lorsque l'on châtie, entre
«ceux du Haut et ceux du Bas. Les individus
«de ces deux classes ne se ressemblent pas et ne
«sont pas du même genre. Une uniformité de
«traitement serait de la confusion (du désordre).»
Puis, notre Voa: Populi, vox Dei exprimé en style
chinois :
«Toutes les bouches peuvent parler; lorsque
100
«la parole sort du peuple, on connaît la vérité.»
Enfin , pour terminer , deux phrases , dont l'une
serait à sa place dans la profession de foi électorale
de n'importe lequel de nos socialistes modernes :
«Quand on veut le bien du peuple, il faut
«rendre équitables les avantages attachés au
«Pouvoir et détruire les maux qu'il engendre.»
Et dont la seconde, plus brève, plus dure, nous
ouvre , brusquement , les horizons rougeoyants des
révoltes et des revanches :
«Ordonner à autrui ce que l'on ne fait pas
«soi-même est une provocation.»
IL LE SOUVERAIN.
Les passages du Traité de Meh-ti concernant le rôle,
les devoirs, l'attitude du souverain dans l'Etat, ne
nous apprendront rien que nous n'ayons , déjà , au
moins entrevu dans les pages précédentes. La per-
sonne du chef de la nation est, d'ailleurs, intimement
liée aux questions concernant le gouvernement et
l'image du souverain idéal, tel que le concevait le
philosophe, devait, forcément, se dessiner très nette
à travers les théories sociales qu'il émettait.
Un premier point que je relevais , ci-dessus , c'est
que Meh-ti semble s'accommoder parfaitement du roi
soliveau , brave homme bien intentionné , habile uni-
quement à choisir des conseillers de valeur qui dic-
teront les discours et dirigeront les initiatives du trône.
Nous retrouvons ici cette idée avec de plus amples
développements :
«Les eaux des fleuves reçoivent les eau.x de
«toutes les rivières affluentes et de toutes les
«sources qui les composent. La plus précieuse
«des fourrures se compose de plusieurs martres.
«Un roi a besoin de conseillers sérieux et capables.
«De telles gens n'usurpent point le pouvoir. Par
102
s ce moyen, si le roi n'a pas lui-même de hautes
«vertus (une haute valeur) il y sera supplée par
«ses conseillers vertueux et capables.»
«Lorsqu'on regarde teindre de la soie on pense :
«si on la teint en bleu elle sera bleue, en jaune elle
«sera jaune. Ce qui entre en elle change sa couleur.
«Il faut porter son attention sur la couleur.»
«Il en est de même en ce qui concerne les
«affaires de l'Etat, en cela aussi il y a des tein-
«tures. Depuis l'empereur Chun, jusqu'à nos jours,
«tous les monarques ont été teints (influencés)
«par leurs différents ministres. Si ceux-ci sont
«bons, le souverain l'est aussi.»
«Si, au contraire, les ministres sont des adula-
«teurs donnant de mauvais conseils, le roi, le
«royaume et le peuple sont malheureux et vont
«à leur perte.»
Si, au pis aller, les capacités et la haute moralité
des conseillers du trône peuvent suffire à assurer le
bon ordre et le bien-être dans l'empire, il ne s'ensuit
pas que Meh-ti ne prise grandement le chef d'Etat
capable de donner, lui-même, une sage direction aux
affaires publiques et d'être, à son tour, l'inspirateur
de ses ministres. Celui-là sera le souverain ami de
la raison , s'appHquant à étudier les causes profondes
des actes et des besoins humains , le conducteur
d'hommes qui comprend la difficulté de son rôle et
c'est à lui (lue vont toutes les sympathies du philosophe :
«Qu'est-ce qui peut rendre un souverain heu-
I03
«reux? — Ce sont des actes conformes à la
«raison.»
«Un roi sachant se conduire se donne la peine
«d'étudier le monde pour le connaître. Il donne
«sa confiance à de bons fonctionnaires.»
«Un roi qui ne sait pas régner se fait du mal
«à l'esprit et au corps , son royaume périclite et
«lui-même est déshonoré.
«Ceux des anciens rois qui furent malheureux
«attachaient du prix à leur royaume et aimaient
«leur propre personne.»
«S'ils ont mal réussi (à se conduire sur le
«trône) c'est qu'ils ignoraient certaines causes
«essentielles, c'est qu'ils subissaient des influences
«contraires à la raison.»
Mais, plus qu'à toutes autres choses, Meh-ti paraît
tenir à ce que le souverain conserve , dans sa haute
situation, une absolue simplicité de vie. Il est le chef
de la nation, le père du peuple et non leur maître.
Le respect , le dévouement, il doit les inspirer par sa
conduite, par sa sagesse, par les services éclairés
qu'il rend à la cause publique. Qu'il se garde de
chercher à en imposer à la naïveté des foules par le
vain étalage d'un faste qui ne saurait être que cou-
pable , puisqu'il se satisfait aux dépens des caisses de
l'Etat. Le souci de la juste mesure, que nous avons
déjà pu remarquer chez le philosophe, dans des ques-
tions de ce genre , l'inspire encore ici. Le souverain
est le premier dans l'Etat ; il est logique que sa vie
I04
soit entourée des agréments que peut procurer la
richesse. Le système des forts émoluments attachés
aux fonctions importantes, que Meh-ti préconise,
ne peut se trouver en défaut. Mais le Maître chinois,
sans préciser les détails de l'existence impériale et des
prérogatives d'ordre matériel qu'elle comporte, nous
laisse clairement comprendre qu'une vie large, un
grand bien-être sont tout ce que le souverain est en
droit d'exiger légitimement. Tout ce qui est de pur
luxe et ne sert qu'à l'ostentation est rigoureusement
proscrit. Il n'est point besoin d'ajouter que les dépenses
faites pour la satisfaction de goûts repréhensibles ou
préjudiciables au bon ordre social le sont encore
bien davantage:
«Les anciens rois faisaient construire des palais
«pour se procurer une vie confortable ^) et non
I) Un ancien philosophe chinois Hoài-Nan-tse, confirme la simpli-
cité de ces temps antiques, par la description qu'il fait de la demeure
impériale de Yao: «Le toît était de paille et de terre, les pluies de
«l'été y faisaient croître l'herbe et le couvraient de verdure. Après la
«porte d'entrée, qui était tournée au midi, venait une grande cour
«servant de salle d'audience. Au bout de cette cour, entourée de mu-
«railles, était une grande salle où l'on gardait les poids et mesures
cpour les marchés qui se tenaient dans cette enceinte. Au-delà de
«cette salle, au fond d'une seconde cour, se trouvait l'humble maison
«où le prince demeurait avec sa famille. La salle d'audience était
«élevée au dessus du sol, l'on y montait par des degrés faits de gazon.
«Comme l'on était obligé d'attendre pour être admis à son tour à
«l'audience on avait planté des arbres autour des portes afin que les
«fonctionnaires et le peuple puissent y être à l'abri du soleil.» (Cité
par Pauthier).
105
«par vainc ostentation. Leurs vêtements servaient
«aux besoins de leur corps et non à flatter leur
«vanité.»
«Eux-mêmes étaient économes pour donner
«l'exemple au peuple. Ainsi le peuple pouvait
«être gouverné et les richesses publiques se trou-
«vaient suffisantes.»
«De nos jours les rois ont une autre conduite.
«Ils lèvent de lourds impôts pour construire
«des palais luxueux.»
«S'ils construisent de tels palais, leur entou-
«rage veut les imiter et les ressources publi-
«ques ne suffisent plus à se prémunir contre
«la famine et à secourir les malheureux. Alors
«le pays s'appauvrit et le peuple est difficile à
«gouverner.»
«
«
«
«
«
Si les rois veulent sincèrement que le gouver-
nement s'exerce sans qu'il s'élève de troubles
dans le royaume, ils doivent ménager la dépense
en construisant des palais.»
Quand les peuples anciens ne connaissaient
«pas encore l'art de l'habillement, ils se cou-
«vraient avec la peau des animaux pour se pré-
«server des intempéries. Ils ne connaissaient pas
«le luxe d'ajourd'hui.»
«Les saints rois pensant que ces habits ne
«plaisaient pas au peuple firent enseigner aux
«femmes l'élevage des vers à soie et la culture du
«chanvre et du coton pour en tisser des vêtements.»
io6
«Les vêtements étaient alors peu coûteux. Les
«saints rois étaient vêtus avec simplicité et non
pour éblouir les }'eux et parader devant le
«
» vulgaire.»
«Un peuple économe est aisé à gouverner, un
«roi économe est aisi à contenter. Un trésor
«public toujours plein peut parer à l'imprévu
«sans qu'il y ait besoin de porter tort à l'armée
«(problablement en restreignant les effectifs et le
«budget de la guerre) sans accabler le peuple
«d'impôts. C'est ainsi que l'on battra ses en-
«nemis.»
«De nos jours, les rois aiment le luxe, ils
«imposent lourdement et inutilement le peuple
«pour satisfaire ce goût. Ils trouvent dans leurs
«vêtements le prétexte d'une vaine ostentation.
«De là vient que le peuple se déprave et
«devient mal aisé à gouverner. Il est difficile aussi
«de donner des avis au roi.»
«Si le roi éprouve le désir sincère d'éviter les
«troubles dans son royaume, il doit absolument
«être économe en ce qui concerne ses vêtements.»
«Les anciens ignoraient l'art de préparer la
«nourriture , ils vivaient simplement. Les saints
«hommes ont enseigné l'agriculture pour qu'elle
«subvienne à la nourriture du peuple. Cette
«nourriture suffisait à substanter et à fortifier
«l'homme. C'était là son but, elle n'en avait point
«d'autre.»
I07
«L'économie régnait , le peuple était riche et
«le royaume bien administré.»
«Aujourd'hui, tout est différent. Les rois char-
«gent le peuple de lourds impots pour soutenir
«le luxe effréné dont ils jouissent d'un bout
«à l'autre de l'année (le luxe de leur table).»
«Le roi agissant de la sorte, son entourage
«l'imite. Ainsi les riches vivent dans le luxe,
«tandis que les pauvres souffrent du froid et de
«la faim.»
«On voudrait en vain, alors, qu'il n'y ait point
«de troubles dans le royaume, cela n'est plus
«possible.»
«Si le roi a le désir sincère de gouverner son
«royaume en évitant les troubles, il doit absolu-
«ment être économe dans les dépenses faites
«pour la table.»
«Les peuples anciens ne savaient pas construire
«des bateaux ni des voitures. A cette époque
«on ne voyageait pas, il ne se faisait pas de
«transactions commerciales. Les saints rois firent
«construire des bateaux et des voitures pour les
«besoins du peuple.»
«En les construisant on ne se préoccupait que
«de l'utilité de la solidité. La dépense était petite
«et le profit (celui que l'on tirait de ces moyens
«de communication) était grand. Ainsi le peuple
«était heureux.»
«Les lois étaient observées sans qu'on eut
io8
«besoin d'user de contrainte et le peuple, sans
«être accablé, pouvoyait abondamment aux be-
«soins du roi. De cette manière le peuple était
«soumis.»
«De nos jours les rois agissent différemment.
«Ils construisent des bateaux et des voiture
«de luxe et, pour subvenir à la dépense, ils im-
«posent lourdement le peuple. Aussi le peuple
«est-il malheureux.»
«Si le roi se comporte de cette manière, son
«entourage l'imite et le peuple souffre du froid
»et de la faim.»
«De là , un grand nombre de crimes et de châti-
«ments sévères. Ces deux choses (crime et répres-
«sion) mettent le trouble dans un royaume.»
«Si le roi a le désir sincère que la paix régne
«dans son royaume, il doit absolument modérer
«ses dépenses en ce qui concerne les bateaux et
«les voitures.»
«Jadis , les très saints hommes ont rassemblé
«dans leur palais privé, les éléments d'un certain
«luxe, mais ils n'allaient point, dans cette voie,
«jusqu'aux excès coupables. Le peuple ne pou-
«vait pas se plaindre qu'il y eut, au palais, des
«filles recluses (les concubines du souverain, les
«danseuses, les musiciennes, toutes les femmes
«réservées aux plaisirs impériaux et leurs sui-
« vantes.)»
«Il n'y avait point de veufs dans le royaume.
109
«pas de filles recluses au palais. De cette façon
«la population était nombreuse.»
«De nos jours, dans les grands royaumes, les
«filles enfermées dans les palais privés se comp-
«tent par milliers. Dans les petits royaumes, les
«palais privés en renferment des centaines.»
«La population n'est plus équilibrée et diminue.
«Si le roi a le désir sincère que la population
«soit nombreuse, il doit absolument resteindre le
«nombre des habitantes de son palais privé (le
«palais ou vivent les femmes).»
«Dans les cinq points précédents (les palais —
«la table — la parure — les bateaux et les
«voitures — les femmes) les saints hommes
«se montrent ennemis des dépenses superflues
«et exagérées , les mauvais rois agissent con-
«trairement. Par l'économie on prospère, par la
«prodigalité on se perd.»
Tout ce qui précède n'offre rien qui sorte des idées
habituellement exprimées par les auteurs chinois sur
les devoirs du souverain. L'on s'est fait, pendant
longtemps, une idée passablement fausse des véri-
tables sentiments que les classes lettrées entretiennent,
en Chine, au sujet du Pouvoir impérial. Celui-ci n'a
jamais été, de leur part, l'objet d'une idolâtrie servile.
Les paroles de Yu à Chun, il y a plus de quarante
siècles: «Le gouvernement consiste d'abord à pro-
curer au peuple ce qui est nécessaire à sa conservation :
Veau, le feu, les céréales, le bois, les métaux .... à
1 lO
lui procurer l'usage utile de toutes ces choses . ... a le
préserver de tout ce qui peut nuire a sa santé et a sa
vie ^) nous montrent l'opinion que se faisaient du rôle
du souverain, les Chinois des vieux âges. Ceux des
temps presque modernes, ne paraissaient, pas avoir
notablement changé d'avis. L'Encyclopédie historique
rédigée sous l'empereur Khang-hi, et avec son appro-
bation (XVIIe siècle) se charge de nous le démontrer
dans la déclaration suivante :
cLe Fils du Ciel (l'empereur; a été établi
«pour le bien et dans l'intérêt de l'empire et
«non l'empire établi pour le bien et dans l'intérêt
«du souverain.»
i) Cliou-King.
III. LE CITOYEN.
Le terme citoyen, que j'ai déjà employé à diverses
reprises, pourra paraître un peu impropre en parlant
d'un pays et d'une époque où la monarchie absolue,
du moins en apparence, ne permettait guère, au
peuple, de concevoir même l'idée de ce que nous
appelons aujourd'hui des «droit politiques.» Cependant,
Meh-ti déclare avec tant d'insistance que les masses
ne doivent point être un veule troupeau d'esclaves,
que chaque individualité est un chaînon actif et utile
dans la grande chaîne de la solidarité nationale, il
déclare si nettement que la voix du peuple doit être
écoutée et obéie que, vraiment, il me parait , à défaut
d'un autre mot plus exact pouvoir dénommer citoyen,
le Chinois quelconque à qui Meh-ti demande sa colla-
boration, petite ou grande, exigeant en retour, pour
lui, des avantages précis.
Le philosophe, ennemi d"une égalité anti-naturelle,
mesure d'après la valeur personnelle de chacun, l'éten-
due de cette collaboration et de ces avantages: Ou
le citoyen est un homme ordinaire aux facultés peu
développées ou moyennes, ou bien il est doué d'une
I 12
intelligence supérieure. Dans le premier cas, il veillera
à se bien acquitter de la besogne modeste dont il
peut se charger :
«Que celui qui est apte à vaquer à une occu-
«pation déterminée se livre à celle-ci.»
Il cultivera les vertus domestiques élèvera soigneuse-
ment ses enfants afin d'en faire des individualités
utiles à leurs semblables. En échange, un Gouverne-
ment, digne de respect , lui assurera la paix, la sécu-
rité matérielle , la facilité de subvenir aisément à ses
besoins, une vieillesse honorée et paisible. Dans le
second cas, l'homme, dépassant le niveau habituel
de ses semblables , doit éviter de se complaire dans
une oisiveté dédaigneuse. Meh-ti n'admet pas qu'il
.se retire de l'action, qu'il regarde de haut, l'agitation
de la foule et ses aspirations puériles, qu'il se dé-
tourne , choqué par le spectacle des appétits grossiers,
et qu'il se cloître dans sa sagesse, savourant la soli-
taire et orgueilleuse jouissance de sa supériorité. Le
philosophe ne comprend-il pas la joie de cet isolement
dans la «tour d'ivoire» dressée au sommet inaccessible,
d'un roc abrupt ^) fermée aux hideurs de la mêlée
vile où se ruent les foules stupides.^ Je ne sais. Les
penseurs chinois ont toujours exalte l'action pratique ;
i) Certains, dans cette race jaune, si pratiquement utilitaire, ont pour-
tant éprouvé ce goût du détachement. En écrivant ces lignes je revois
de naïves images chinoises: paysage sauvage montagne escarpée por-
tant à sa cime, si minuscule, si perdu dans la nue , un couvent Tao-sse
ou Bouddhiste, ou la cabane de queltjue docte anachorète.
113
ils méditent pour agir ensuite. A part le mystique
Lao-tse et Yang-tchou qui, exception à peu près
unique dans le monde jaune, a chanté la libre vie,
la folie de la contrainte et la royauté de Tinstinct,
on n'en trouverait guère qui aient conçu le monde
autrement que sous l'aspect d'une vaste administra-
tion dont chaque homme est un fonctionnaire ayant
pour stricte devoir de s'asseoir à son bureau et
d'y expédier de la besogne au lieu de rêver aux
nuées :
«Les hommes qui sont capables de grandes
«choses ne se refusent point à accepter la charge
«des affaires. Ils ne dédaignent rien. Par cela
»
«même ils sont aptes à assumer la charge de
«l'empire.»
Au contraire:
«Celui qui n'est pas capable d'exercer une
«fonction et qui, cependant, en conserve la charge,
«montre clairement qu'il n'y est pas à sa place.»
Meh-ti sait que, dans un groupement social, les
individualités les plus remarquables sont, souvent
aussi, celles qui se plient le moins aisément à l'ordre
établi et que le sentiment du joug à subir les irrite
parfois, jusqu'à la révolte ouverte. Il faut éviter de
vouloir les mater quand même, de les faire passer
par le sentier, trop étroit à leur taille, par où défi-
lent les moutonnières multitudes: on les y briserait
sans profit. Pourquoi perdre le bénéfice que procurera
à la Société une utilisation bien appropriée de ces
8
114
valeurs réelles? Ces hommes ne sont point capables
d'obéir , mais ils sauront commander :
«Un bon cheval est difficile à monter mais
«on peut le charger lourdement et le faire mar-
«cher longtemps. Ainsi est-il difficile d'obtenir
«l'obéissance d'un homme de talent, mais il peut
«faire un bon chef.»
Deux lignes nous renseignent sur l'attitude sociale
du sasfe dans les différentes conditions de fortune :
«La règle du sage est: étant pauvre il est
«honnête; étant riche il se conduit conformément
«à la raison.»
Et quelle est cette conduite que le philos phe
juge conforme à la raison.' — C'est se garder de
posséder égoïstement les biens matériels ou intellectuels,
dont une circonstance heureuse , d'ordre naturel ou
d'ordre social, n jus a fait détenteurs.
Meh-ti s'exprime sur ce point, avec une force
qui ne laisse aucun doute sur l'inflexible rigueur de
ses principes de solidarité :
«Comment peut-on être sage .^>
«Voici : Celui qui possède la force doit être
«empressé à aider les hommes ; celui qui possède
«des richesses doit s'efforcer d'y faire participer
«les homm.es ; celui qui possède la doctrine (c'est-
«à-dire, dans le langage de l'époque, celui qui
«est savant , qui possède des connaissances) doit
«enseigner les hommes. ^
Enfin, sur le môme sujet, cette déclaration catégo-
115
rique, qui éclaire vivement la société rêvée par
Meh-ti :
«Celui qui détient des richesses, sans vouloir
«les partager avec autrui, n'est pas digne que
«l'on soit son ami!»
IV. LA GUERRE.
Puis-je dire que Meh-ti fut un pacifiste? — Je le
crois. Il suffit de s'entendre, au préalable, sur la signi-
fication à donner au terme «pacifiste.»
Le pacifiste est-il, exclusivement, l'individu imbu
du principe de la non résistance an 7nal, prêché de nos
jours par Tolstoï, d'après Jésus .'' Doit-il exécuter la
parole évangélique: «Faites du bien à ceux qui vous
haïssent .... A celui qui te frappe sur une joue pré-
sente aussi l'autre, et à celui qui t'ôte ton manteau
ne refuse pas ta tunique .... Si quelqu'un t'ôte ce
qui est à toi , ne le redemande pas . . . . ^)».
Doit-il, comme certains Chrétiens russes, brûler et
détruire les armes qu'il possède, pour attendre, sans
défense, les coups de l'ennemi .^ Enfin , pour prendre un
exemple tout proche de nous, doit-il, ainsi que certains
i) Evangile selon st Luc. VI.
Epictùte exprime des sentiments analogues: ^Le sage attend toujours
des méchants plus de mal qu'il n'en reçoit. Un tel m'a dit des injures;
je lui rends grAce de ce qu'il ne m'a pas battu. Il m'a battu; je lui
rends grâce de ce qu'il ne m'a pas blessé. Il m'a blessé; je lui rends
grAce, de ce qu'il ne m'a pas tué. [iMa.riiius iVEpictlte.)
117
l'enseignent , vouloir licencier l'armée nationale et faire
passer la charrue à la place où s'élèvent les forts
actuels, tandis que ses voisins conservent leur formi-
dable appareil d'attaque et de défense ? Certes, si on
veut l'entendre de cette manière, Meh-ti est loin
d'être un pacifiste :
«Les soldats sont les ongles d'un pays ....
«La construction des fortifications coûte de la
«peine au peuple, mais cette peine n'est pas
«inutile . . . ,»
Il répète, maintes fois, des déclarations analogues et
ne pas être en état de défendre ses frontières lui
paraît un des pires malheurs qui puissent accabler
un pays.
Si l'on veut, au contraire, dénommer pacifiste
l'homme résolu à respecter, selon les principes de la
plus rigoureuse justice, les droits de ses voisins, l'homme
qui professe que s'approprier une province , en y en-
voyant une armée pour faire violence à ses habitants,
est un acte aussi dénué de gloire, aussi vil et criminel
que de se glisser, seul, dans une maison , d'en assom-
mer le maître pour emporter son bœuf ou son argent,
ou de détrousser, sur une route déserte, le voyageur
isolé : alors , Meh-ti est un véritable pacifiste.
Déterminé à ne porter atteinte , en aucune occasion, à
la personne ou à la propriété d'autrui — que cet autrui
soit un individu ou une nation — le Maître chinois
prétend imposer le même respect en ce qui le concerne.
Il conserve l'armée , la veut puissante , mais entend s'en
Ii8
servir uniquement contre ceux qui tenteraient de se
départir , envers lui , de l'équité dont il a fait sa loi.
Les fragments suivants permettront, d'ailleurs, de
juger ses sentiments :
«Aujourd'hui, si un homme entre dans le jardin
«d'autrui et y vole des pêches et des prunes, la
«foule le blâme et les autorités le punissent.
«Pourquoi .'' — Parce qu'il a causé du tort à
«son prochain.»
«Celui qui vole un chien, un porc, des poules
«pèche plus gravement encore contre la justice
«que le voleur de fruits. Pourquoi .-^ — Parce
«qu'il porte , à autrui , un préjudice plus consi-
«dérable.»
«Son insociabilité est plus prononcée et son
«délit plus important.»
«Pour la même raison, l'insociabilité de celui
«qui ^ole un cheval ou un bœuf est plus accen-
«tuée que celle du voleur de chiens.»
«Pour la même raison, plus grande encore est
«l'insociabilité de celui qui tue un innocent, qui
«vole ses vêtements et ses armes.»
«Tous ces voleurs sont unanimement blâmés.»
«Aujourd'hui, cependant, lorsqu'on attaque un
«royaume, nul ne blâme cet acte. On le loue en
«proclamant qu'il est dans la nature humaine.»
«Quand on tue un homme la foule dit : c'est un
«crime qui mérite une mort.»
«Selon cette appréciation, celui qui tue dix
119
«hommes commet dix crimes et encourt dix
«fois la peine de mort. De même celui qui tue mille
«hommes .... Mais ceux qui commettent le plus
«grand des crimes contre la justice en attaquant des
«royaumes, au lieu de les blâmer on les loue,
«tenant leur acte pour juste. On écrit de sem-
«blables maximes pour les léguer à la postérité.»
«Pourquoi écrit on cela.-*»
«Voici un homme qui, voyant peu de noir le
«déclare noir, puis, voyant beaucoup de noir le
«déclare blanc.»
«On dit que cet homme ne sait pas distinguer
«le noir du blanc.»
«Aujourd'hui, cependant, lorsqu'un petit délit
«est commis on sait le blâmer, mais lorsque un
«grand méfait est commis, lorsqu'on attaque
«une nation, on ne sait point blâmer cet acte et ,
«bien au contraire, on le glorifie.»
«Cela s'appelle-t-il savoir distinguer la justice
«de l'iniquité.''»
«Nous savons donc que les hommes discernent
«mal ce qui est juste de ce qui inique.»
Revenant, en d'autres termes, sur la même idée
Meh-ti dit encore :
«Ceux que le monde regarde comme gens
«intelligents savent de petites choses mais ne
«discernent pas les grandes.»
«Voici un homme qui a volé un chien, un
120
«porc on déclare qu'il a commis un délit. et
«offensé la justice.»
«Lorsque l'on vole un royaume ou une ville,
«les mêmes gens qui condamnaient le vol du
«chien ou du porc, déclarent cet acte juste et
«en accord avec les lois de l'humanité.»
«Ils ne savent donc que de petites choses.»
Les sentiments pacifiques de Meh-ti ne s'exprimè-
rent pas seulement dans ses entretiens avec ses disci-
ples. Il sut, en certaines circonstances, s'interposer
entre des adversaires et dissuader des souverains de
donner suite à leurs projets belliqueux:
«Kong - chou - pan , construisait une échelle
«aérienne ^) d'après les ordres du roi de Tsou. Ce
«roi attendait que l'échelle fut achevée pour atta-
«quer le roi de Song.»
«Meh-ti, l'ayant appris, quitta le royaume de
«Lou, où il se trouvait, et se dirigea vers le royaume
«de Tsy. Après dix jours et dix nuits de voyage
«il arriva au pays de Yng.»
«Il vit Kong-chou-pan et celui-ci lui dit:
«Maître qu' avez- vous à m'ordonner.^*»
«Meh-ti lui répondit: Il y a des incursions
«dans le Nord, je désire que vous me prêtiez vos
«services pour exterminer les assaillants.»
«Kong-chou-pan n'entendit pas cette demande
«avec satisfaction.»
I) Un machine de guerre servant dans l'attaque des villes fortifiées.
121
«Meh-ti continua: «Je vous offre mille taëls
«d'argent.»
«Kong-chou-pan répliqua: cj'ai des senti-
«ments humanitaires, je ne veux point tuer des
«hommes.»
«Meh-ti se levant, le salua et dit: «J'ai cepen-
«dant appris que vous vous disposiez à attaquer le
«royaume de Song. Que vous ont fait ses habi-
«tants? S'ils ne sont point coupables envers vous
«et que vous les attaquiez, cela s'appelle-t-il avoir
«des sentiments humanitaires.^ . . . .»
«Kong-chou-pan convint que Meh-ti avait
«raison.»
«Meh-ti poursuivit: Pourquoi donc n'abandon-
«nez-vous pas ce projet d'attaque.»
«Kong-chou-pan répondit: Le roi a arrêté
«ce projet.»
«Alors Meh-ti se rendit auprès du souverain
«et s'efforça de le convaincre qu'il devait renoncer
«à son entreprise. Après de longues discussions,
«le roi se rendit enfin aux avis de Meh-ti.»
Un autre passage, nous montre Meh-ti faisant justice
des conquérants qui se posent en instruments de la
volonté divine , châtiant , au nom du Ciel , les peu-
ples coupables. Quoique notre philosophe ait été
plus porté aux spéculations religieuses, que le célèbre
Khoung-tse et qu'il ait affirmé sa pleine foi dans les
génies, les dieux et le pouvoir qu'ils ont sur les hu-
mains, il n'aime pas qu'on se substitue à eux sous
122
prétexte de servir leur courroux ou de venger leur
honneur. Dieux, génies et le Ciel souverain, sauront
eux mêmes pourvoir à ce soin. Le vieux bon sens
chinois réapparaît: à chacun son affaire:
«Le roi Lou-iang-ouen se disposait à attaquer
«le royaume de Tchen.»
«Meh-ti s'efforçait de l'en détourner et lui
«disait: Supposons que dans votre royaume, les
«grandes villes attaquent les petites, les familles
«puissantes attaquent les familles plus humbles,
«que diriez-vous?»
«Lou-iang-ouen répondit: Dans le royaume de
«Lou , tous sont mes sujets. Si les puissants
«attaquaient les faibles, je les punirais.»
«Meh-ti répliqua: Le Ciel possède tout l'uni-
«vers, comme vous possédez votre royaume. Si
«vous attaquez les gens de Tchen est-ce que le
«Ciel ne vous punira pas.-*»
«Lou-iang-ouen dit: Pourquoi tentez-vous de
«me dissuader d'entreprendre cette guerre.^ En
«attaquant les gens de Tchen j'accomplis la
«volonté du Ciel , car, depuis trois générations, ils
«se sont rendus coupables de crimes et ont tué
«leurs souverains. J'aide le Ciel en les châtiant.»
«Meh-ti répondit: Imaginez qu'un père ayant
«un mauvais fils le châtie et que tous les pères
«du voisinage , s'armant de bâtons , se mettent
«à le battre aussi en disant: En le frappant
«nous accomplissons la volonté de son père.
123
«Ne serait ce point là une action déraisonnable?
«C'est ce que vous prétendez faire.»
Ayant affirmé par ces discours très nets, combien
il désapprouve toute politique agressive , Meh-ti change
de ton et , supposant que le pays attaqué ait dû faire
marcher son armée contre des assaillants, il montre
une sévérité excessive dans le code militaire dont il
énonce brièvement les principaux articles. Le peu
d'importance que les peuples de l'Extrême-Orient
attachent à la vie humaine, l'inspire évidemment,
dans cette esquisse où la peine capitale paraît-être
l'unique châtiment:
«Il faut que la discipline soit sévère. Celui qui
«refuse d'obéir doit être condamné à mort.»
«Il faut choisir des hommes de confiance pour
«porter les ordres et rétribuer largement les
«porteurs d'ordres importants.»
Cette concession faite à son système qui veut, en
tous cas, que le dévouement, la vertu civique aient
non seulement une récompense morale, mais une
récompense matérielle, le philosophe en revient à la
répression.
«Ceux qui ne porteraient pas les ordres dont
«ils ont été chargés seront condamnés à mort.»
«Les traîtres seront mis à mort.»
«Les officiers de grades inférieurs qui , de leur
«propre autorité, donneraient des ordres impor-
124
«taiits sans s'être concertés avec les chefs supé-
« rieurs, seront condamnés à mort.»
Meh-ti entre ensuite dans des détails sur la tactique,
les instructions à donner aux troupes etc. :
«Les chefs doivent, tous les matins, faire une
«allocution aux officiers et aux soldats pour les
«encourager.»
«Les ordres doivent être rédigés en paroles
«simples et claires.»
«Il ne suffit pas de donner des ordres écrits,
«il faut les expliquer minutieusement à l'armée.»
«Il ne faut choisir pour officiers que des hom-
«mes d'une capacité certaine.»
Et ce trait, un peu naïf, qui nous reporte aux armées
et aux guerres d'antan :
«:Se servir de femmes déguisées en mendiantes
«pour espionner l'ennemi.»
Le traité de Meh-ti comprend encore plusieurs
chapitres uniquement consacrés à des questions mili-
taires, mais, de l'avis des critiques chinois et des
sinologues européens les plus autorisés , ceux-ci ne
sont point l'œuvre du philosophe. Ses disciples les
auraient empruntés à de vieux auteurs militaires et
les auraient introduits au milieu des discours de leur
Maître, peut-être, pour se garder des attaques de
125
leurs adversaires qui reprochaient à Meh-ti son manque
de patriotisme. En prétendant, en effet, qu'il conve-
nait de substituer à la haine absurde et aveugfle de
l'étranger, de l'homme d'une autre race, des senti-
ments d'universelle bienveillance et de solidarité pra-
tique, Meh-ti soulevait, contre lui, les mêmes détrac-
teurs ignorants ou intéressés qui l'accusaient déjà
d'outrager la Piété filiale et de vouloir ramener les
Chinois à l'état de bêtes fauves, parce qu'il préten-
dait qu'aimer sa famille ne signifie pas nécessaire-
ment haïr et molester, au besoin, ceux qui ne nous sont
pas rattachés par les liens du sang. Toutefois, le
philosophe avait suffisamment fait justice de ses dé-
clamations banales auprès de tout esprit sensé. Le
subterfuge enfantin, de ses disciples, montre simple-
ment, quelle distance séparait leur mentalité de celle
de leur Maître.
Leur caractère apocryphe se trouvant constaté, il
serait inutile et tout à fait en dehors de notre sujet,
de donner une analyse détaillée de ces chapitres. Je
me bornerai à en indiquer rapidement le contenu :
— De la façon de garder les portes de la ville,
— Manière de se défendre contre les assauts, par
les échelles et divers autres moyens. — Les fossés
remplis d'eau qui doivent entourer les fortifications;
les barques montées par des hommes armés, qui doivent
y circuler.
— Repousser les assauts en chassant l'ennemi au
moyen d'une épaisse fumée produite par des fours
126
placés sous les remparts et dont les cheminées s'ou-
vrent, de cent en cent pas, au niveau de ces remparts.
— Les machines de guerre destinées à lancer des
pierres, du sable et des matériaux enflammés.
— Divers stratagèmes destinés à tromper l'ennemi
en lui faisant supposer qu'il a à faire à un nombre
beaucoup plus considérable d'adversaires.
— Des pratiques d'ordre religieux: S'efforcer
d'apaiser , par des sacrifices , les génies qui poussent
l'ennemi à la guerre et tâcher de se rendre propices
les mânes des ancêtres de l'ennemi afin que, média-
trices occultes, elles agissent sur lui et le ramènent
à des sentiments pacifiques.
Enfin, à côté de ces puérilités, notons quelques con-
seils qui, s'ils ne sont pas de Meh-ti, méritent cependant
d'être cités. Ils diffèrent peu de ce que pourrait écrire,
à ce sujet, un de nos généraux contemporains :
«Avant d'ordonner un mouvement de troupe,
«il faut observer et étudier les positions dont on
«est maître; observer et étudier de même celles
«de l'ennemi. Bien connaître les force dont
«celui-ci dispose et celles dont on dispose réelle-
«ment soi-même, ainsi que toutes les circonstances
«spéciales, susceptibles d'exercer une influence
«quelconque. Il faut aussi assembler les officiers
«et demander leur avis, consulter aussi (ceci
«probablement en cas de siège) les notables et
«les vieillards de la ville.»
Pour terminer, relevons cette pensée qui, elle, est
12/
bien dans l'esprit de notre philosophe et peut, sans
invraisemblance, être considérée comme authentique:
«Si la division, l'animosité existent entre le
«souverain (le Pouvoir) et le peuple , alors , eût-on
«tous les engins de guerre possible, le pays ne
«pourra pas se défendre.»
Chapitre III.
LA VIE PRIVÉE.
I. L'HOMME — LE SAGE.
Dans ses considérations sur la vie sociale, Meh-ti
s'est déjà exprimé d'une manière très explicite sur
le rôle de Ihomme dans le monde, du citoyen dans
l'Etat. Il peut se définir, en deux mots, par cette
formule, si simple en apparence et pourtant si difficile,
semble-t-il, à réaliser : que chacun occupe, da?is la société,
la place pour laquelle le désignent ses aptitudes naturelles.
Le «Haut» en haut, le «Bas» en bas. Tous deux sont
nécessaires; il est impossible que tous deux n'existent
pas. Le devoir de l'homme, son bonheur aussi, est
de n'aborder que des tâches pour lesquelles la nature
l'a quahfié et d'aborder, sans défaillance, sans paresse,
toutes celles-là.
L'homme, pour les Chinois, n'est point ce roi
déchu, ce banni de l'Eden que nous dépeignent les
légendes mosaïstes. Les traditions du monde jaune ne
129
placent pas à l'aurore des âges de l'humanité l'ère
de perfection et de bonheur où elle aurait atteint
l'apogée de sa grandeur. Nous ne pouvons entrer,
ici , dans des considérations détaillées sur l'histoire
des premiers âges du monde telle que la conçoivent
les Chinois. Il suffira de dire que ceux-ci voient, en
l'homme , le dernier venu parmi les habitants de la
terre et que, d'après eux, son apparition fut précédée
par celle d'êtres aux formes gigantesques et étranges
dont les espèces ont disparu. Au-delà, se place la
formation de la planète elle-même et, au-delà encore ,
la formation des espaces célestes qui nous environ-
nent i). Enfin, l'homme, à son apparition, était peu
répandu sur la surface du globe (les Chinois ne le
font point descendre d'un unique couple primitif) les
grands animaux, au contraire, pullulaient. L'homme,
qui leur était inférieur en force , menait une exis-
tence misérable , vivant à l'ombre des cavernes ou
«perché sur les arbres». Il est curieux de rapprocher
ce dernier trait de la vie de nos arrière-ancêtres du
fait que, dans les figures emblématiques personni-
fiant les trois grands âges ou règnes du monde, le
dernier: le règne de l'homme, est représenté par
une figure presque simiesque 2). H ne faudrait pas,
sans doute, se hâter de tirer de cette rencontre des
1) Ce sont les trois grands règnes: le règne du Ciel le règne de
la Terre le règne de l'Homme. Thien-hoang Thi-hoang et Jin-hoang.
2) Vol. 3 Kiouan, cité par Pauthier.
9
I30
déductions, qui pourraient être hasardeuses, sur les
théories transformistes de l'antiquité chinoise; quoi
qu'il en soit, et c'est tout ce qui intéresse notre
sujet, les philosophes chinois considèrent l'humanité
comme partie de la presque animalité et s'élevant de
plus en plus, par un perfectionnement constant. C'est
de cette conception que s'inspirent les moralistes
pour exhorter les hommes à travailler sans trêve à
leur développement mental.
Ainsi, les saints rois auxquels Meh-ti, de même
que la plupart des autres philosophes, nous renvoie
sans cesse , comme aux meilleurs des modèles, ne sont
ni des héros fabuleux, ni des dieux. La période où
ils vécurent, toute lointaine qu'elle soit, est fort
distante de la naissance de l'humanité ; elle appar-
tient à l'histoire. Avant eux, en remontant dans le
passé s'étendent des siècles et des siècles de vie civi-
lisée où des arts, des sciences se trouvaient déjà en
honneur. Il ne faudrait pas que les discours, habi-
tuels aux auteurs chinois, touchant la sagesse
antique, nous induisisent en erreur et nous portassent à
rapprocher des traditions juives, dont nous sommes
nourris, des traditions qui, ainsi qu'on a pu l'entre-
voir dans les quelques lignes précédentes, en différent
en tous points. Yao et Chun furent des sages remar-
quables, des législateurs de génie, de tels hommes
sont rares. Voilà, simplement, quelle est la pensée des
Maîtres, et pourquoi tous s'en réfèrent à leurs
en.seignements et s'appuient sur leur autorité. Que
131
les figures de ces illustres monarques n'aient pas
été modifiées, amplifiées au cours des siècles, qu'une
sorte d'apothéose ne soit pas venue grandir le rôle
qu'ils ont véritablement joué et que l'histoire n'ait
pas accueilli certains traits surajoutés, effets inévita-
bles de l'imagination populaire portée à exalter ses
héros, il serait imprudent de le nier; mais, tout
admirables qu'on nous les dépeigne, ces grands saints
ne nous sont jamais présentés que comme des hom-
mes , rien que des hommes. C'est donc dans leur
humanité seule qu'ils ont puisé leur sagesse; à leur
exemple, c'est en nous, dans notre raison, que nous
devons puiser la nôtre.
En premier lieu , nous remarquons que Meh-ti cherche
à définir les éléments qu'il voit se mêler, se heurter
dans la mentalité humaine. Il a observé les conflits
qui s'élèvent en nous, les dissentiments intimes qui
nous déchirent parfois, mais la tradition à laquelle
il se rapporte ne lui permet pas de leur donner pour
raison la faiblesse de la chair maudite et corrompue
depuis la chute originelle et les aspirations de l'esprit
gardant , avec le vague souvenir de sa primitive sagesse,
l'attrait instinctif de la pure beauté morale. Mettra-
t-il donc les voix antagonistes, qui parlent en nous,
sur le compte des influences diverses exercées par les
particularités physiques de l'organisme, l'éducation,
l'hérédité et l'atavisme, les exemples, l'ambiance dans
laquelle nous nous mouvons? — Le Maître a, cer-
tainement, pensé à ces problèmes, tout au moins au
132
dernier d'entre eux ^), mais le peu de goût que mon-
trent, en général, les Chinois, pour les recherches qui
ne leur paraissent pas d'ordre immédiatement pratique
l'a, sans doute, porté à ne pas s'y attarder. Quoi qu'il
en soit, nous devons nous contenter, sur ce point,
de quelques phrases brèves que la difficulté et l'obs-
curité du texte ne laissent pas que de rendre encore
plus vagues. Elles semblent se résumer à la simple
constatation d'un fait: Dans l'homme coexistent des
éléments de natures diverses qui lui inspirent, chacun,
des sentiments différents :
«Tous les êtres humains, dans tout l'univers,
«ont en eux des sentiments tenant du Ciel et des
«sentiments tenant de la Terre ^). En eux est la
«concordance du Yin et du Yang, le principe
«passif et le principe actif, la matière et l'énergie.
«Les plus saints ne peuvent rien changer à
«ce fait.»
Voilà ce qu'est l'homme, voilà d'ailleurs pour,
la pensée orientale, ce que sont toutes les manifes-
tations naturelles et il ne saurait en être autrement
car c'est précisément la division de la Sîibstancc ou
i) Meb-ti revient en maints passages sur l'action produite par les
influences extérieures et spécialement par les fréquentations, le genre
de vie et les conditions matérielles (bien-être ou misère) dans les-
quelles on se trouve.
2) Ciel et terre doivent s'entendre selon le symbolisme chinois comme
l'expression des principes positifs et négatifs: en somme le Vingetle
Yang pris, peut-être, dans une acception jjIus matérialisée.
133
de l Existence absolue en ces deux aspects, le Yin
et le Yang, qui constitue le monde des phéno-
mènes et tous les êtres qui s'y meuvent. Leur réunion,
au contraire, est ce repos, inconscience et suprême
conscience, cet énigmatique Non-être, source de
l'Etre, dont parlent les mystiques hindous. L'on sait
que les théories chinoises offrent de nombreux points
de ressemblance avec celles de l'Inde,
Mais, tandis que le vulgaire subit, sans les com-
prendre, les mouvements des divers éléments qui se
mêlent et se combattent en lui, tandis qu'il ne discerne
pas, chez autrui et dans la nature qui l'environne,
l'action de ces mêmes éléments, le sage, qu'une claire
analyse a instruit, communie, au contraire, avec l'univers:
«Les saints hommes sont en communion avec
«le Ciel et la terre, avec les quatre saisons,
«avec les aspects du Yin et du Yang se mani-
« Testant dans les sentiments humains, avec les
«autres hommes et femmes et avec les animaux.»
Meh-ti, cela va sans dire, s'occupe surtout à nous
dépeindre l'homme supérieur, tel qu'il le comprend.
Il exhorte chacun à tendre vers ce modèle, à s'en
rapprocher dans la mesure de ses forces, mais, en
dehors de la sagesse par excellence , impliquant des
connaissances étendues et un cerveau d'élite, le philo-
sophe en reconnaît une autre , plus humble mais
tout aussi nécessaire au bien social , qui devrait être
en tous les hommes. Quelle est-elle.'* — Simplement
la conscience de ses aptitudes propres et la probité
134
de n'entreprendre que ce dont on est capable, mais
aussi, comme je le disais en commençant, de travailler
vaillamment à la tâche, grande ou petite, que l'on
est en état de bien remplir.
«Meh-ti dit: Que celui qui est capable de
«parler et de discuter, parle et discute; que
«celui qui est capable de parler de livres (de litté-
«rature ou de science) en parle, que celui qui
«est apte à vaquer à une occupation déterminée
«se livre à celle-ci. Alors toutes choses s'accom-
«pliront selon la raison et la justice.»
On pourra objecter qu'une telle connaissance de
soi même est déjà le fait d'une mentalité très supé-
rieure et que le propre de l'ignorance est, générale-
ment, de porter les individus à une présomption tout
à fait exagérée de leurs talents et de leur valeur
intellectuelle. Meh-ti ne pouvait manquer de le savoir :
«Si la sagesse et la réflexion manquent, les
«désirs seront déraisonnables.»
Peut-être, tout en donnant aux hommes l'excellent
conseil de ne pas présumer de leurs forces , compte-
t-il sur la vigilance des Pouvoirs Publics pour em-
pêcher que la témérité des esprits vulgaires puisse
s'exercer d'une façon préjudiciable à la nation, en
atteignant à des charges pour lesquelles ils ne sont
nullement qualifiés.
Que doivent donc être ces savants, ces sages, cer-
veaux du pays «plus précieux que les plus précieuses
richesses» mais susceptibles de causer les plus grands
135
maux si leur sagesse n'est qu'une vaine attitude , si leur
science ne s'élève point au-dessus d'une stérile érudi-
tion et ne leur inspire pas de véritables sentiments
de solidarité les rendant incapables de jamais abuser
de la confiance que les masses mettent en eux :
«Un savant doit à sa science joindre la pra-
«tique de la vertu.»
L'existence du sage est un progrès constant vers
le plein développement des facultés et de la haute
spiritualité qui constituent l'idéal humain :
«Les fortes actions du sage se fortifient chaque
«jour; ses désirs s'avancent chaque jour (vers
«leur accomplissement) ses vertus fleurissent chaque
«jour.»
Le sage est sévère pour lui , indulgent pour autrui :
«Le sage se traite durement, il est condes-
«cendant envers son prochain. Le commun des
«hommes fait le contraire.»
Mais cette sévérité n'a rien qui ressemble à une
déprimante humilité. Le sage est ferme et confiant
en lui-même:
«Le sage avance et ne perd pas son but;
«quand il s'examine il est sévère pour lui. Quand
«bien même il se trouverait mêlé au vulgaire et
«sans fonctions (dans l'Etat) il ne se plaindra
«pas car il a confiance en lui. Il vaincra toujours
«les difficultés qu'il rencontrera »
Est-il besoin de dire , après avoir exposé les théories
de Meh-ti sur l'Amour Universel, que le sage
I) Ceci peut nous paraître étrange. Il faut savoir qu'en Chine, sur-
tout autrefois, les obsèques étaient l'occasion de dépenses énormes.
Non seulement les longues cérémonies, se répétant à divers intervalles
pendant les 3 années que durait un grand deuil, entraînaient des frais
considérables, mais la construction des tombeaux, parfois de véritables
palais, situés dans d'immenses parcs, réservés à un unique défunt,
absorbaient des fortunes. Meli-ti juge plus sensé de les consacrer au
bien des vivants.
136
est dévoué a autrui, qu'il a l'amour de l'Humanité:
«Les sages veillent à la bonne conservation
«de leur santé, cependant ils ne fuient pas les r
«difficultés s'il s'agit du bien du prochain.»
«Ils ne cachent pas leurs richesses sous la
«terre.»
«Ils n'épuisent pas leur fortune en frais exa-
«gérés pour les funérailles ^).
II. MORALE.
Les maximes suivantes ont trait à la conduite de
l'homme dans la vie et à ses sentiments intimes. Rien
ne les désignant, d'une façon particulière, pour être
classées sous l'un des titres précédents elles sont
reproduites, sans ordre spécial, telles qu'elles ont
été glanées à travers le traité de Meh-ti:
«Aimer son prochain , c'est s'aimer soi-même.
«Le soi-même est dans ce que l'on aime.»
»I1 ne faut pas se servir de ce qui est caché
«dans le cœur pour tarir l'amour, ni de ce qui
«sort de la bouche pour tarir la douceur.»
«Celui qui n'a pas, en lui, un point d'appui
«solide, ne peut poursuivre des buts élevés et
«généreux.»
«Celui qui ne se fait pas d'amis parmi ceux
«qui sont près de lui ne s'occupera pas de ceux
«qui viennent de loin.»
«Celui qui pose des questions sans discerne-
«ment ne s'astreint pas à écouter avec soin.»
«Celui qui, malgré les vicissitudes matérielles,
138
«n'abandonne pas la pratique des vertus est un
«vrai saint.»
Cette dernière remarque peut se rapprocher du
souci, très grand, que montre Meh-ti, de pourvoir am-
plement aux besoins de tous. Il ne croit pas, comme
d'autres ont tenté de le soutenir, que la misère soit
moralisatrice. «Un vrai saint» peut, sans doute, se
montrer supérieur aux circonstances extérieures, si
déprimantes qu'elles soient, mais le philosophe, tout
en admirant cette individualité d'élite, sait qu'elle
est rare et que vouloir exiger de la multitude un
effort aussi disproportionné à sa mentalité est une
folle utopie.
«Celui qui n'est pas ferme dans la pratique
«de la vertu, qui ne s'éclaire pas sur toutes
«choses, qui soutient des opinions sans examen
«approfondi n'est pas digne que l'on entretienne
«des relations avec lui.»
«Celui qui n'a pas des principes solides ne
«portera pas de grands fruits.»
«Celui qui est incapable de fortes résolutions
«n'a pas une profonde sagesse.»
«Celui qui n'est par sincère dans ses paroles
«n'est pas parfait dans ses actions.»
«Celui qui agit sans sincérité verra sa répu-
«tation diminuer.»
«Celui dont le cœur n'est pas gouverné par la
«bonté ne sera d'aucune utilité.»
139
«Ce qui s'écoule d'une source impure sera
«impur.»
«Par son extérieur le sage manifeste son cœur.»
«Les anciens disent: Le sage ne se regarde
«pas dans l'eau comme dans un miroir, mais il
se regarde dans les hommes. Quand on se mire
dans l'eau on voit sa figure, quand on se voit
dans les hommes on sait ce qui est heureux
«ou néfaste.»
«Quand on est maître de soi on ne trouve pas
«autrui condamnable.»
«Il ne faut pas se préoccuper de l'abondance
des paroles mais de leur sagesse. Ne vous pré-
occupez pas qu'elles soient élégantes mais qu'elles
soient réfléchies^).»
Meh-ti se rendait du royaume de Lou au
royaume de Tsi. Il rencontra un ami qui lui dit :
De nos jours personne ne pratique la justice il
«n'y a que vous seul qui peiniez à la pratiquer.
«N'est-ce point vrai.-*»
«Meh-ti répondit: Prenons un exemple. Voici
«un homme qui a dix fils, un seul d'entre eux
cultive la terre et les neuf autres ne font rien.
î:Cet unique cultivateur est obligé de travailler
•(davantage. Pourquoi.'' — Parce qu'il y a beau-
:<coup de bouches qui mangent et que le culti-
xvateur est seul.»
«
«
«_
«
«
«
«
I) Le philosophe grec Chrysippe exprimait une opinion analogue.
I40
De nos jours, personne ne pratique la justice,
«aussi devriez-vous m'encourager à la pratiquer
«davantage. Pourquoi cherchez-vous à m'en dis-
«suader?
»L'Humanité est le plus grand principe du
«monde: il faut la pratiquer, même si persojine
«ne la pratique.»
Chapitre IV.
OPINIONS RELIGIEUSES
& PHILOSOPHIOUES.
I. LES GENIES ET LES MANES.
Employer toutes ses forces dans
ce qui convient à la voie de l'homme
ne point s'égarer dans ce que l'on
ne neut savoir ....
Il est des choses qu'il n'est pas
donné à l'homme d'éclaircir.
(TCHOU-Hl).
Meh-ti est loin du transcendant mysticisme de
Lao-tse. L'action pratique, l'action sociale, l'occupe
tout entier. Que l'empire soit riche, puissant, que
la population y jouisse d'un heureux bien-être et
d'une parfaite se'curité voilà son souci. Alors même
qu'il expose la doctrine sur laquelle est basé tout
son système , qu'il s'efforce de faire de nous des
adeptes et des apôtres de son Amour Universel,
jamais le philosophe n'invoque, pour nous convaincre,
que des motifs purement matériels et humains : le bon
142
ordre social et , surtout , notre propre intérêt. C'eût
été pourtant le cas, pour un esprit religieux, ou
simplement quelque peu porté aux rêveries métaphy-
siques, de faire intervenir, dans un semblable sujet,
des arguments extra-terrestres, tels que ceux sur
lesquels s'appuie, par exemple, l'Epitre de Paul aux
Corinthiens. Mais non, génies, mânes ou l'empereur
suprême (Chang-ti) ne jouent aucun rôle dans ces
discours. Si l'on nous y propose l'imitation du Ciel
«dont les dons généreux se répandent sur tous» c'est
uniquement pour nous donner un haut exemple ,
celui de la nature et nous ne pourrions, quelque désir
que nous en ayons, rien y trouver qui ressemble
au commandement d'une Puissance supérieure.
Pourtant , en d'autres occasions , Meh-ti s'est plu à
affirmer sa foi entière aux Génies aux Mânes et à l'action
que ces êtres spirituels exercent sur les hommes. Cette
foi s'exprime d'une manière naïve, enfantine. Elle
ressemble à celle qu'aurait confessé le plus humble
des artisans ou des laboureurs contemporains du
philosophe. Nous ne sommes point habitués à cette
simplicité d'esprit chez les Lettrés chinois. L'espèce
d'affectation avec laquelle Meh-ti reprend des
fables qui devaient être du domaine populaire (telle
que celle de Tou-pé) s'explique , scmble-t-il , par
l'irritation que lui causait l'ambiguité de l'attitude
de Khoung-tse dans les questions religieuses.
La prudente réserve de ce dernier plaisait aux
Chinois ; elle est dans l'esprit de leur race. Elle est,
143
du reste, il faut bien l'avouer, souverainement politique
de la part du grand sociologue et sans, doute, aussi,
souverainement sensée. Mais il est des caractères que
l'incertitude, les situations non tranchées irritent jusqu'
à l'exaspération et qui préfèrent contraindre leur
esprit à l'acceptation de dogmes puérils , s'ils les
croient susceptibles de donner une raison d'être à
leurs actes et de satisfaire, ainsi, le trop primitif et
trop fruste besoin de logique qui les domine. Ceux-là
ne peuvent souffrir les dilettanti placides qui savent
considérer la multiple complexité des idées et des
choses , s'arrêter souriants , entre deux doutes d'égale
force, accepter les X insolubles qui se dressent au
fond de chaque problème, et marcher avec calme et
douceur, par une route bordée d'impénétrables brumes,
vers un but qu'ils confessent ignorer.
«Le saint homme, dit Tchou-hi en parlant de
«Khoung-tse, ne s'entretenait que des choses qui
«étaient parfaitement droites, conformes à la
«raison et accessibles à ses investigations.»
Quelqu'un s'étant avisé un jour de l'interroger sur
la inanière dont il convenait de servir les esprits et
les génies, Khoung-tse lui répondit:
«Quand on n'est pas encore en état de servir
«les hommes, comment pourrait-on servir les
«esprits et les génies.»
Le même, insistant et demandant ce que c'était que
la mort , le Maître répliquait :
144
«Quand on ne sait pas ce que c'est que la vie
«comment pourrait-on connaître la mort?»
Sous une forme dififérente, les livres bouddhiques
nous donnent maintes réponses analogues attribuées
au Bouddha ou à certains de ses premiers disciples.
Lorsque le moine Mâlounkyâpoutta demande au
Bienheureux Bouddha :
«Le monde est-il éternel ou est -il borné dans
«le temps? Le monde est-il infini ou a-t-il une
fin? Le Bouddha continue-t-il à vivre au-delà de
«la mort?»
Le Maître se récuse nettement.
«T'ai-je jamais dit, répond-il, que je t'enseignerai
«si le monde est, ou n'est pas éternel, s'il est limité
«ou infini , si la force vitale est identique au
«corps ou en est distincte ou si le Bouddha sur-
«vit ou ne survit pas après la mort, ou si le
«Bouddha, après la mort, survit et ne survit
«pas en même temps, ou s'il ne survit pas i)?. . . »
Les rêveries de Meh-ti ne s'élèvent pas assez haut
dans cette sphère, pour nous donner à penser que le tour-
ment du mystère éternel l'ait profondément troublé.
Dans les passages ou le philosophe traite des génies
et des mânes nous relevons, surtout, une impression
de vive irritation contre le précepte de Khoung-tse :
«Il faut révérer les esprits et se tenir loin
«d'eux.»
l) Majjhimà-Nikdya cité par Oldenberg et par Warren.
145
Ce conseil , où perce une certaine finesse ironique ,
déplaisait fortement à Meh-ti. Il n'était pas loin de
voir, dans sa diplomatique réserve, l'effet d'une abomi-
nable hypocrisie destinée à duper les simples.
Je n'oserais dire que Khoung-tse ait émis, en son
for intérieur, cet axiome, tant répété et tant honni
aussi en des temps plus modernes: «Il faut une reli-
gion pour le peuple» mais, peut-être, Meh-ti soup-
çonnait-il son illustre devancier d'avoir nourri cette
secrète pensée.
«Kong-mong dit: S'il n'existe pas de génies,
«pourquoi le sage devrait-il apprendre les rites
«du sacrifice?»
«Meh-ti répondit: Ceux qui prétendent qu'il
«n'existe pas de génies mais qu'il faut, pourtant,
«apprendre les rites du sacrifice, sont semblables
«à des gens qui diraient: «Il n'y a pas d'hôtes
«à recevoir, mais il faut, pourtant, apprendre le
«cérémonial concernant la réception des hôtes; ou
«bien encore: «Il n'existe pas de poissons, mais
«il faut fabriquer des filets de pêche.»
Pourquoi ce non-sens.'* Le philosophe le demande.
Cependant, l'existence des Génies et des Mânes,
leur rôle providentiel lui semble souhaitable pour la
sauvegarde du bon ordre social.
La tendance qu'il montre à croire que les récom-
penses et les châtiments extérieurs sont les mobiles
les plus propres à guider l'homme à travers la vie
devait , en eftet , porter Meh-ti à désirer au-dessus de
lO
146
la justice du souverain, toujours forcément imparfaite,
puisque humaine, une autre justice, supérieure, suprê-
mement clairvoyante et à laquelle nul ne puisse se
soustraire. D'après sa conception , qui a , dans tous
les siècles, été celle d'un grand nombre — en dépit
des démentis quotidiens qu'elle reçoit — le croyant
devait être maintenu dans le devoir par la crainte de
ces gendarmes immatériels dont il peuplait le ciel et
la terre. Son opinion s'exprime à ce sujet de la façon
la plus classique :
«Meh-ti dit: Quand moururent les saints rois
«des trois premières dynasties, la justice disparut
«du monde. Les vassaux guerroyaient les uns
«contre les autres; du haut en bas, dans toutes
«les classes sociales les devoirs étaient méconnus
«les hommes se nuisaient les uns aux autres,
«l'Empire était en proie à un grand trouble.»
«Pourquoi.-"»
«Parce qu'on doutait de l'existence des esprits,
«des génies et des mânes et que l'on ne com-
« prenait pas que ceux-ci peuvent di.spenser des
«récompenses et des châtiments.»
«Si l'on pouvait arriver, aujourd'hui, à ce que
«les hommes croient que les génies et les mânes
«peuvent les récompenser ou les punir suivant
«leurs actes, est-ce que le trouble pourrait exister
«dans le monde?»
Meh-ti commence, ainsi, par établir la haute utilité
des Génies, des Esprits et des Mânes, puis, lorsqu'il
147
croit nous en avoir persuadé, il sollicite, de nous, un
acte de foi, tandis qu'il affirme, pour sa part, la
fermeté de sa croyance en ces occultes gardiens du
bon ordre social.
Les discours du philosophe étant rapportés par
fragments hachés et sans liaison , nous ne pouvons
évidemment pas y trouver la trace d'une semblable
méthode dans les discussions relatives aux Esprits ,
mais cette méthode ressort de la manière dont Meh-ti
insiste sur le profit que la moralité publique doit
tirer de leur action.
L'incrédulité n'est pas née d'hier. Elle existait à
l'époque de Meh-ti comme aux temps bibliques. Si
notre philosophe ne pouvait gémir, comme le Psalmiste :
«L'insensé dit en son cœur: Il n'y a point de
«Dieu !»
c'était, uniquement, parce que la Chine n'a jamais
eu de mot pour exprimer l'idée de cet absolu per-
sonnifié. Mais nombreux étaient ceux qui, sans se
livrer à de bruyantes déclamations blasphématoires,
contraires à la préciosité raffinée de la politesse chi-
noise «enseignaient — c'est Meh-ti qui le constate —
le soir et le matin, qu'il n'existe ni génies ni mânes.»
A côté de la négation formelle se plaçait le sourire
des indifférents. Tching-tse devait, longtemps, après i)
dépeindre cette demi-foi que le bon ton et la sagesse
l) Tching-tse est un philosolie de l'Ecole néo-confucéiste; il vivait
au IXe siècle de notre ère.
148
officielle dictaient aux Lettrés ; elle n'avait point
changé depuis l'époque de Meh-ti :
«Il y a des hommes qui ont trop de foi dans
«les esprits et les génies, ils sont dans l'erreur
«aussi bien que ceux qui n'ont pas foi en eux et
«ne les révèrent point.»
Enfin, s'il se trouvait des hommes qu' intéressait
le problème des multiples manifestations de la vie,
leurs dissertations, d'essence purement philosophique,
n'étaient pas de nature à satisfaire le désir de religion
terre à terre et à effet pratique que poursuivait Meh-ti.
On en jugera par ce fragment du Tchoung-Yoïing
(l'Invariabilité dans le Milieu).
«Le Philosophe (Khoung-tse) dit: Que les
«facultés des puissances subtiles, du ciel et delà
«terre sont vastes et profondes!»
«On cherche à les entendre et on ne les entend
«pas ; identifiées à là substance des choses , elles ne
«peuvent en être séparées.»
«Elles font que , dans tout l'univers , les hommes
«purifient et sanctifient leur cœur, se revêtent
«de leurs habits de fête pour offrir des sacrifices
«et des oblations à leurs ancêtres. C'est un
«océan d'intelligences subtiles ! Elles sont partout,
«au dessus de nous, à notre gauche, à notre
«droite ; elles nous environnent de toutes parts ^) !»
i) Un commentaire de Tcliou-hi, le chef de l'Ecole néo-confu-
céiste dit.-
<.On ne peut voir ni entendre ces esprits subtils, c'est-à-dire qu'ils
149
Ces rêveries d'esprits supérieurs nous mènent loin
du but passablement prosaïque de Meh-ti. Les «puis-
sances subtiles^), dont parle Khoung-tse, sont infini-
ment trop subtiles pour jouer le rôle que notre philo-
sophe prétend leur confier, c'est donc, vers des êtres
plus tangibles ; qu'il tente d'orienter notre foi :
«Meh-ti dit: Si les rois, les princes, les mem-
«bres des hautes classes sociales veulent réelle-
«ment chercher le bien public et détruire les
«causes de maux, ils doivent absolument étudier
«la question de l'existence des génies et des
«mânes.»
«Ceux qui se livrent à cette étude prennent
«pour règle que ce que tout le monde a vu et
«entendu doit être considéré comme vrai.»
«S'il en est ainsi, pourquoi ne pas se rendre
«dans un bourg, dans un village et y poser des
«questions.''»
«Depuis l'antiquité jusqu'à nos jours des hommes
«ont vu, parfois, les génies et les mânes, ils ont
«entendu leur voix. Pourquoi dire, alors, qu'il
«n'existe ni Génies ni Mânes .-•» -
«Si nul n'avait vu ni entendu les génies et les
«mânes comment aurait-on pu dire qu'ils exis-
«taient.^»
«Aujourd'hui , ceux qui s'obstinent à dire qu'il
Ksont dérobés à nos regards par leur propre nature. Ils sont identifiés
c^avec la substance des choses telles qu'elles existent . . . . >
150
«n'y a pas de génies ni de mânes disent encore :
«Il y a nombre personnes (jui s'imaginent avoir
«vu et entendu des génies et des mânes.»
<I\Ieh-ti dit: Si l'on tient pour vrai ce que
«tout le monde a vu et entendu je citerai l'exemple
«de Tou-pé:
«Le roi Siuen , de la dynastie Tcheou avait tué
«son ministre Tou-pé qui n'avait commis aucun
«crime. Tou-pé dit : Le roi me tue malgré mon
«innocence, si les morts n'avaient point la faculté
«de continuer à avoir conscience, tout s'arrêterait
«là. Si les morts conservent cette faculté, dans
«trois ans le roi l'apprendra.»
«Trois ans après, ce roi assassin chassait à
«Phou-tien avec ses vassaux. Il y avait là quelques
«centaines de voitures et des milliers de personnes
«de la suite étaient répandues dans les champs.»
«Au milieu du jour, Tou-pé parut, assis dans
«un char attelé d'un cheval blanc. Il était habillé
«tout de rouge et tenait en main un arc rouge
«portant une flèche rouge. Il poursuivit le roi
«assassin.»
«Il tira, sa flèche entra dans la voiture du
«roi et atteignit celui-ci au cœur. Ainsi mourut
«ce roi.»
«A cette époque, tous ceux qui accompag-
«naient le roi ont vu ce fait. Tous ceux qui
«étaient au loin l'ont appris.»
«Cet événement est relaté dans le livre cano-
151
«nique du Printemps et de l'Automne i). Il sert
«d'enseignement aux rois et aux ministres et leur
«apprend que tous ceux qui mettront à mort des
«innocents seront châtiés par les génies et les
«mânes.»
«Devant ce fait historique peut on douter de
«l'existence des génies et des mânes2)?:>
Meh-ti nous raconte, ensuite, l'histoire de Mou-kong
roi de Tchen qui, se trouvant dans un temple, vit
apparaître Kiu-Mang, le génie de l'Orient, sous la
forme d'un oiseau à tête humaine et d'autres aven-
tures du même genre, rapportées dans les vieilles
chroniques et il conclut :
«Dans les vallées profondes, dans les forêts et
«les lieux obscurs où il n'y a personne, il faut
«croire qu'il y a des génies qui nous voient.»
Les incrédules, on se l'imagine, ne se tenaient pas
pour battus et savaient répliquer. La bonne foi d'un
témoin, même de nombreux témoins, n'est pas une
preuve absolue, disaient-ils; nos sens sont sujets à
l'erreur :
1) Le Tchun-tsieou, le cimiuièmc des livres canoniques.
2) Ce type de légende est classique, on le retrouve dans toutes
les mythologies , dan.s toutes les religions et sous toutes les latitudes
Les ^histoires;, contées par Meh-ti, me rappellent celles rassemblées
par un religieux de la Cie. de Jésus, le R. P. Schouppe. Lui aussi
•avait entrepris de convaincre le monde de l'existence de l'Enfer par
le récit d'anecdotes tragiques et d'apparitions surnaturelles. Sa bro-
chure intitulée < l'Enfer-, parut vers l88o.
152
«Aujourd'hui , ceux qui prétendent qu'il n'existe
«pas de génies disent encore:
«La sensation éprouvée par les oreilles et les
«yeux, même de toute une foule, suffît-elle à
«trancher la doute?»
Et le philosophe sentant, certainement, qu'il lui
était difficile de résister de ce côte, se retranche, alors,
derrière un rempart inviolable : les paroles et les
actes des «saints rois>. Il sait que le religieux respect
dont leur mémoire est entourée ne permettra pas à
la libre critique de s'exercer :
«Meh-ti dit: Si la sensation éprouvée par les
«yeux et les oreilles n'est pas digne de foi, ne
«nous appuyons pas sur elle pour éclaircir nos
«doutes.»
«Mais les saints rois Yao, Chun,Yu, Thang,
«Ouen et Wou sont-ils dignes de foiV»
«Ils sont unaninement pris pour guides.»
«Puisqu'il en est ainsi, examinons leurs actes.»
«Quand Wou châtia le roi Chéou, de la dy-
«nastie Yn, il ordonna à ses vassaux d'offrir un
«sacrifice. Ce roi croyait donc à l'existence des
«mânes. S'il n'y avait pas cru pourquoi aurait
«il ordonné de leur présenter des offrandes .^ ^)
i) Le fait auquel il esl (ait allusion est le suivant: Le roi Chéuu-
sin ayant exaspéré le pays par sa tyrannie et ses abominables cruau-
tés, le prince Wou-Wang en profita pour l'attaquer. A la première
lune de l'année, avant de livrer bataille, il offrit des sacrifices au Ciel
et accomplit les rites en l'honneur des Esprits. Il vainquit Chéou-Sin
et fut proclamé emj)ereur à sa place en 1122 av. J. C.
153
«Les rois des trois premières dynasties agirent
«de façon analogue. Ils firent construire le Temple
«des Ancêtres.»
D'autres exemples suivent encore et Meh-ti poursuit :
«D'après tous ces témoignages, non seulement
«les mânes existent , mais les anciens rois croyaient
«aussi qu'elles récompensaient ou châtiaient les
«hommes, suivant leurs œuvres.»
Puis le philosophe en revient â son idée première,
la seule, probablement, qui lui tienne â cœur et pour
laquelle il s'est livré à toutes les tentatives de démon-
strations qui précèdent:
«La croyance aux génies et aux exprits, si
«elle est répandue dans l'empire, servira de moyen
«pour gouverner et rendre le peuple heureux.»
«Sans cette croyance personne n'accomplirait
«plus son devoir.»
«Par conséquent, les rois , les princes, les Let-
«trés, les hommes supérieurs qui veulent le bien
«public, doivent croire à l'existence des génies
«et des mânes et les vénérer. Telle est la doctrine
«des saints rois.»
Et maintenant, il suffira de se rappeler les déclara-
tions , si nettes , du chapitre de V Amour Universel pour
sentir la contradiction latente existant entre elles et
cette affirmation :
«Sans la croyance aux génies et aux mânes
«personne n'accomplirait plus son devoir.»
154
Meh-ti s'est évertue, jusqu'à nous lasser par ses
perpétuelles redites, de nous convaincre que l'accom-
plissement des devoirs d'homme à homme, l'entr'aidc
mutuelle, la fraternelle et universelle solidarité deve-
naient, pour nous, une source de profits immédiats et
matériels. Toute son argumentation tendait à nous
démontrer que la loi de V Amour Universel x\éX.2\\.Y<^?>
un devoir impératif, mais un mode avantageux de
rapports réciproques et que, si nous nous aimions les
uns les autres, nous y trouverions, mutuellement, un
bénéfice direct.
Je ne voudrais pas m'aventurer à la légère, mais,
si l'on considère l'animosité extrême des Lettrés contre
Meh-ti et sa doctrine rationaliste d'universelle soli-
darité, si l'on pense à la réprobation qui a poursuivi
sa mémoire jusqu'à nos jours i) l'on pourra se deman-
der, si beaucoup des considérations précédentes ne
sont pas. comme les chapitres sur l'art de la guerre,
l'œuvre de disciples trop bien intentionnés. L'hypo-
thèse n'a , en soi , rien d'invraisemblable. Je ne cherche
pas à faire de notre philosophe un négateur du monde
mystérieux des êtres invisibles. Meh-ti croyait, évidem-
ment , aux génies. Le demi scepticisme de Khoung-tse
a pu l'irriter et lui dicter, par contradiction, une
profession de foi empreinte de quelqu' exagération.
Admettons, même, qu'il ait cru aux légendes des
I) Un Lettré m'a dit qu'il était encore actuellement interdit de
parler des doctrines de Meh-ti dans les écoles chinoises.
155
génies-oiseaux à face humaine. J'ai connu des Lettrés
fort distingués , très imbus de culture européenne qui,
tout en s'en cachant , ajoutaient foi à des fables de
ce genre. Ceci n'enlèverait rien à la contradiction
flagrante que je viens de signaler. Jusqu'à preuve cer-
taine du contraire, il est donc permis de supposer
que des disciples inintelligents ont essayé, par des
discours apocryphes, de justifier leur Maître de l'accu-
sation d'impiété comme ils ont tenté de le justifier,
aussi , de celle d'antipatriotisme.
II. LE DESTIN — LE LIBRE ARBITRE.
Bien avant Tepoque de Meh-ti , vers le XVe siècle
avant notre ère, la question de la liberté des actes et
de la volonté d'agir qui précède l'acte s'était, déjà
posée dans l'Inde. Les penseurs l'avaient résolue
comme elle devait , forcément , l'être dans un pays où
la crrande loi du < Karma ;> , l'enchaînement éternel et
immuable des causes et des effets, constitue le fondement
de toute philosophie. Chaque acte, chaque pensée, procè-
dent d'un autre acte et d'une autre pensée. Toujours, quel-
que chose a précédé et engendré la manifestation , de
quelque ordre qu'elle soit , que nous voyons se produire
ou que nous produisons nous-mêmes. Ainsi, les événe-
ments et les êtres sont, à l'infini, déterminés les uns
par les autres. A côté de mobiles extérieurs, de la
grosse trame de cet enchaînement de transformations
(jui constituent l'existence , les sages hindous avaient
su découvrir les fils plus ténus des causes intimes que
l'individu porte en lui : qui sont lui. C'est parce que
tu es tel, toi, que la constitution propre de ton être
renferme tels éléments que ceux-ci détermineront
telles œuvres spéciales que tu accompliras:
« .
e
«
«
«
157
«Toutes les œuvres possibles procèdent des
«attributs (ou des qualités) naturels. Celui que
trouble l'orgueil s'en fait honneur à lui-même
«et dit: «j'en suis l'auteur.»
Tout homme, malgré lui-même, est mis en
action par les attributs (ou les qualités inhé-
rentes à) de sa matière.»
[Bhagavad-Gîtâ.]
Parmi les philosophes connus de Meh-ti , certains,
comme devait le faire, en des temps plus modernes,
le célèbre Tchou-hi, avaient, sans doute, exprimé
de semblables idées i). Toutefois , Meh-ti ne nous dé-
signe aucun de ses penseurs, tandis qu'il accuse
Khoung-tse et ces disciples , de pervertir les sentiments
du peuple, de le pousser à s'abandonner à l'inertie et
à tous ses mauvais penchants en lui prêchant le fata-
lisme. L'accusation est étrange. Nul plus que Khoung-
tse n'a exhorté les hommes à travailler , sans relâche ,
à leur perfectionnement physique et mental. Sans
doute, ce Maître croit à l'enchaînement des causes
et des effets :
«Les êtres de la nature ont une cause et des
«effets; les actions humaines ont un principe et
«des conséquences. [La Grande Etude L]
1) L'homme, ainsi que les autres êtres produits, obéissent cliacun
à leur propre principe ou raison d'être, aux lois spéciales de leur
propre nature. > (Tchou-hi).
158
Mais le propre, précisément, de son système — et ce
point lui est, justement, commun avec son adversaire —
c'est de s'accommoder des conséquences de causes
sur lesquelles il n'a pas eu d'action , telles , par exemple,
que les facultés de ses contemporains. Sans chercher
à leur demander d'être ce que leur nature propre ne
leur permet pas d'être, il s'efiforce de tirer parti de
chacun d'eux, suivant ses aptitudes, pour le bien
général de la Société ^).
Autant que l'incertitude de textes très altérés peut
nous le permettre , nous devons croire que Meh-ti
s'attaquait à une fraction d'ignorants , se parant peut-
être du titre de disciples de Khoung-tse, qui avaient
porté jusqu' en ses plus extrêmes conséquences la
croyance, assez mal définie, au «Décret céleste.»
Qu'est-ce que le «Décret céleste»? — A peu près
ce qu' en d'autres pays l'on a nommé «la volonté de
Dieu ou des dieux.» C'est la même idée d'interven-
tion, dans les affaires humaines, d'une puissance
supérieure agissant d'une façon occulte. La seule
différence que nous y relevions est que , chez les peu-
I) Le Lun-Vu (livre des entretiens philosophiques) rapporte le trait
suivant: cPe-niéou (un disciple de Koung-tse) étant malade, le philo-
fsophe demanda à le voir. Il lui prit la main à travers la croisée
«et dit: <.Je le perds! C'était la destinée de ce jeune homme qu'il
*eut cette maladie. C'était sa destinée !> Pourrait on songer à déduire
d'une exclamation de ce genre, ou de qiielqu' autre semblable, que
Khoung-tse profe.'îsait, systématiquement, des doctrines fatalistes?
159
pies où règne la croyance en un dieu personnel , sa
volonté est une volonté s'exprimant, se manifestant
comme la nôtre. L'antropomorphisme de cette con-
ception nous la rend immédiatement intelligible. Il
n'en va pas de même en Chine où , pour nous faire
une idée nette de ce que signifie le «Décret céleste
il faudrait commencer par comprendre parfaitement
ce que les Chinois entendent par le Ciel. On se rap-
pellera que cette question fut le point de départ de
la grande querelle entre les jésuites et les dominicains ,
missionnaires en Chine au XVIIIe siècle. Je ne songe
pas à exposer ici , en détail , les diverses acceptions
dans lesquelles, suivant les différents philosophes,
peut-être pris le terme Ciel ^). Ce serait sortir du
cadre de cette étude. Il est toutefois certain que
l'Empereur suprême (Chang-ti) est pour, une grande
majorité de Chinois, un être réel un souverain des
Génies et des Mânes. Mais ce personnage n'est aucu-
nement revêtu des attributs que nous sommes habitués
à prêter au Dieu des nations chrétiennes. Il suffit de
parcourir quelques ouvrages chinois pour constater
que le Ciel (Thien) est, pour les Lettrés, tout autre
chose qu'un être personnel. Ils voient en lui le Prin-
cipe primordial , la Raison suprême , la Substance
universelle. Dès lors, le «Décret céleste» prend une
I) Ou plus exactement, les divers termes chinois que nous tradui-
sons uniformément par Ciel. Les deux principaux sont Thien le ciel,
Chang-ti l'Empereur suprême.
i6o
toute autre signification. Nous pouvons l'entendre
comme la Loi universelle régissant tous les êtres,
nous pouvons voir, le «Décret du Ciel» dans chacune
des lois particulières émanant de cette grande loi
directrice , dans chacune des manifestations matérielles
qui en sont le produit. Si, partant de cette concep-
tion, l'on en vient à affirmer: le «Décret céleste»
préside a tout événement , il dirige toutes choses , rien
ne se fait que par lui: on a proclamé l'immuabilité
et la perpétuelle activité des lois de la nature dans
le domaine psychique comme dans le domaine ma-
tériel. L'on admettra qu'il y a quelque distance de
ce principe à celui qui dicte, par exemple, le fata-
lisme des musulmans.
Si nous revenons, au contraire, à la majorité, peu
éclairée, pour qui le Ciel se résume en l'Empereur
suprême , nous comprenons , sans peine , comment le
«décret céleste» a pu, pour elle, prendre la forme
d'une doctrine fataliste. En dépit de toutes les subti-
lités théologiques, ne doit-il pas en être rationnelle-
ment ainsi chaque fois que l'on admet le dogme d'une
volonté divine régissant le monde. La liberté implique
l'isolement absolu et l'indépendance absolue. Elle ne
peut exister là où il y a engendrement , influences
subies, et surtout entière sujétion à une puissance
dominatrice. Le croyant au «décret de l'Empereur
suprême» ou à la volonté directrice d'un dieu devrait,
s'il raisonnait logiquement , en arriver à l'attitude com-
battue par Meh-ti et se dire:
«:
i6i
cSi mon destin veut que je sois riche, je
«serai riche s'il veut que je sois pauvre, je serai
«pauvre. Si le pays est troublé c'est l'effet
«de la destinée. Si je meurs jeune c'est que telle
«était ma destinée.»
Pareils raisonnements se sont produits sous toutes les
latitudes. Notre philosophe craint leurs effets néfastes :
«Si la destinée est si puissante, inutile de son-
«ger à lui résister. Voilà comment l'on parle du
«haut en bas (de la Société).»
«Alors il serait inutile aussi que chacun tra-
«vaillât selon son état, que l'on fit de bonnes
«actions, que l'on s'occupât à améliorer sa situa-
«tion et à chercher les moyens d'éviter les maux.»
«Alors le royaume tomberait dans un désordre
«complet et finirait par périr.»
Craintes vaines. Quelques déprimantes que puissent
être certaines doctrines et quelque grande que puisse
être leur action sur les hommes, ceux-ci leur échap-
pent toujours pour une grande part. C'est qu'à côté de
l'esprit qui raisonne, argumente et rêve , d'autres élé-
ments coexistent dans l'organisme humain et que ces élé-
ments veulent vivre, agir , se mouvoir selon leur nature :
«Tout homme, malgré lui-même, est mis en
«action par les qualités inhérentes à sa matière ^).»
Les fidèles à qui Calvin prêchait la doctrine de
I) Bagavad Gîtâ.
II
l62
la prédestination auraient dû se dire que , puisque ,
de toute éternité, Dieu a décrété le salut des uns
et la perte des autres , puisque certains sont «.pré-
«parés pour la perdition-» et certains «préparés pour
«la gloire i)» il était tout à fait indifférent qu'ils
allassent au Temple accomplir leurs dévotions. Ils
s'y rendaient, cependant, avec empressement, et
cela non point tant parce qu'ils se jugeaient parmi
les bienheureux «élus» par le bon plaisir divin , mais
parce qu'ils portaient en eux une tendance naturelle
à la religiosité et satisfesaient par les pratiques dévotes
à certains de leurs instincts intimes.
Le fatalisme des musulmans, que l'on considère sou-
vent, comme la cause de leur décadence actuelle, ne les
a pas empêchés d'être, jadis, des conquérants hardis, de
fonder des empires et des civilisations brillantes ; pro-
bablement parce qu' à cette époque, le sang des
fidèles du Prophète avait une vitalité , une vigueur
qu'il a perdues depuis.
Meh-ti paraît surtout viser à imprégner la conscience
populaire du sentiment de la responsabilité. Il veut
que ce sentiment se présente d'une façon nette et
simpliste. Dans la forme, un peu vulgaire, des conseils
qu'il donne aux gouvernants, nous sentons qu'il leur
dicte le langage qu'ils devront tenir au peuple illettré,
I) EpUie de l'ApAtre Paul aux Romains IX.
i63
peu apte à goûter les complexités multiples des théo-
ries philosophiques. Il s'attache d'abord à convaincre le
Pouvoir de l'influence néfaste des doctrines qu'il combat:
«Meh-ti dit: Tous les rois des temps passés
«désiraient que leur royaume fût riche , sa popu-
«lation nombreuse et les lois observées. Ils n'y
«parvenaient pas.»
» Pourquoi?»
«Parce qu'il se trouvait, parmi le peuple,
«beaucoup de gens qui adhéraient au système de
«la destinée.»
«Les gouvernants désireux du bien public
«doivent extirper ce principe funeste.»
«Se servir des discours que tiennent les par-
«tisans de la destinée c'est détruire la justice
«dans le monde.»
Meh-ti va nous dire pourquoi et nous donner un
échantillon de ces discours qu'il réprouve:
«Les fatalistes disent: Quand le roi récompense
«un homme c'est que sa destinée le veut ainsi
«et non pas parce qu'il est un sage. Quand le
«roi châtie un homme c'est que sa destinée le
«veut ainsi et non pas parce qu'il est coupable.»
«En suivant ce principe personne n'accompli-
«rait plus son devoir. Le peuple désapprouverait
«les châtiments infligés par l'autorité.»
«Les fatalistes sont responsables de ce que
«produisent les principes qu'ils répandent. Ils nui-
«sent à la morale.»
164
Le philosophe reprend ensuite des faits tirés de
l'antiquité et veut s'en servir comme d'arguments.
«D'après le texte de l'histoire canonique (le
«Chou-king) il est nettement dit que le roi Thang
«châtia le roi Kie non parce que la destinée de
«celui-ci le voulait , mais parce que, par sa propre
«faute et sans y être contraint, il avait eu une
«mauvaise conduite.»
Le roi Kie nous est dépeint dans les anales chinoises
comme un abominable tyran, son vassal le prince
Thang en le détrônant pour prendre sa place , invoqua
précisément, pour se justifier «l'ordre du Ciel» qui
commandait son châtiment et non l'utilité de se débar-
rasser d'un despote malfaisant. Dans les deux discours
de Thang, relatés dans le Chou-king, celui-ci insiste
fortement sur le fait qu'il a servi d'instrument au Ciel.
Meh-ti envisage maintenant les mêmes exemples à
un autre point de vue :
«Quand les mauvais rois Kie et Cheou 1) (Cheou-
«sin) régnaient, le pays était en proie à des trou-
i) Un passage du Chou-king, concernant ce souverain, nous donne
une idée de l'acception courante dans laquelle était prise, à cette
époque, l'expression décret céleste. Tsou-Y annonce au roi Chcou-sin
une importante victoire du prince Wen-Wang qui projetait de le ren-
verser du trône (la mort l'empcclia de poursuivre son dessein, qui fut
réalisé par son fds Wou-Wang). Il déjjeint au souverain menacé cpie
ses crimes ont lassé le peuple et le Ciel et qu'il n'a aucun appui à
attendre: < Le roi dit: Hélas! hélas! la destinée de ma vie ne repose-t-
elle pas sur les décrets du ciel?) Tsou-Y se retira en disant: Hélas!
hélas! quoi donc! avec des crimes si nombreux, peut-on espérer dans
les décrets du Ciel?»
i65
«blés. Quand les rois Thang (Tching-Thang) et
«Wou (Wou-Wang) prirent le sceptre le royaume
«fut en paix.»
«C'est donc la vertu des rois Thang et Wou
«qui mirent la paix dans le royaume , tandis que
«s'était la faute de Kie et de Cheou s'il était
«troublé.»
«Tout ceci dépandait donc de la manière de
«gouverner et ne venait point de la destinée.»
«Les fatalistes ne comprennent pas cela. Ils
sont de faux amis du peuple.»
«Si tout dépendait réellement de la fatalité
pourquoi les bons rois se donnneraient-ils tant
de peine pour le bien public.''»
Les enseignements de Meh-ti sur la question de la
liberté de vouloir et d'agir n'offrent, on a pu le con-
stater, qu'un très médiocre intérêt. La question n'est,
du reste . pas réellement abordée et le philosophe s'en
tient à des redites qui de son temps, déjà, devaient
être bien banales. Il convient, toutefois, avant de
porter un jugement sur lui, de tenir compte des rema-
niements, des altérations qu'a subi le texte de ses
discours. Les réserves, touchant le rôle possible de
ses disciples, que j'ai faites en plusieurs endroits et
notamment au sujet des passages traitant des Génies
et des Mânes s'imposent également ici. Quoi qu'il en
soit, il serait difficile de supposer que Meh-ti ait eu
i66
sur la liberté des actions et de la volonté une doctrine
personelle. On serait plutôt tenté de croire qu'
ennemi de toute discussion qui lui paraissait dépasser
les objets intéressant immédiatement le côté matériel
de la vie sociale il n'ait rien enseigné à ce sujet. En
face d'indolents trop portés à se décharger sur les
puissances supérieures du soin de toutes choses le
philosophe a, peut être tout simplement émis dans
le style de l'époque, ce précepte commun à tous les
hommes d'action :
«Aide-toi, le ciel t'aidera.»
Je serais bien près pour ma part , de m'arrêter à
cette idée.
Chapitre V.
MELANGES.
I. PAROLES CANONIQUES.
On trouve dans le Traite de Meh-ti, un chapitre
spécial dont certains passages ont déjà été reproduits
à la fin de l'exposé sur le gouvernement. Les textes
compris dans ce chapitre passent pour être la trans-
cription textuelle de paroles prononcées par le philo-
sophe ou, peut-être même, pour avoir été écrits de
sa main. Ce chapitre est l'un des plus obscurs de
tout l'ouvrage , un de ceux ou le texte paraît le plus
altéré. Il est accompagné de notes marginales et de
commentaires par lesquels on a voulu interpréter la
pensée du Maître. Dans leur état actuel, avec les
altérations qu'elles ont subies, ces notes ne sont pas
moins confuses que le texte qu'elles prétendent éclaircir.
Enfin, les sentences et préceptes donnés pour être
textuellement de Meh-ti sont reproduits deux fois
suivant un agencement différent. Mon collaborateur
i68
chinois et moi , avons jugé prudent de profiter ici
des sages avis du penseur que nous lisions et de ne
pas nous aventurer témërai renient au-delà de nos
forces.
Nous n'avons pas , je le répète , songé un seul
instant à faire œuvre de sinologues, de philologues
et à nous adresser au monde des savants spécialistes.
Ce n'est ici qu'un ouvrage de vulgarisation destiné au
public lettré et l'on y a, à dessein , laissé de côté tout
ce qui , par suite des difficultés très grandes du texte,
aurait été susceptible d'être interprêté de façon erronée.
On ne trouvera donc, ci-dessous, que quelques unes —
la moindre partie — des «Paroles canoniques».
«Quand on se livre à une recherche, il faut
«chercher avec persévérance jusqu'à épuiser la
«question.»
«Traiter autrui comme soi-même, cela est
«grand.»
«Pour accomplir de belles actions il faut être
«courageux.»
Une note à la suite de cette maxime dit :
«Lors qu'on veut accomplir quelque belle action
«il faut la faire et oublier les peines (qu'elle peut
«entraîner).»
«La véritable gloire est doublement de la gloire.»
«Se proposer le bien d'autrui et pouvoir
«s'abaisser (pour lui) est la manifestation d'un
«cœur droit. Rien n'égale la droiture.»
169
«L'exagération de la piété filiale n'est pas le
«juste milieu (c'est-à-dire la vertu).»
Une note dit :
«Pratiquer la piété filiale d'une façon exagérée
«n'est pas de la vertu.»
«S'aider .soi-même c'est avoir une espérance.»
«Il ne faut pas s'appu3^er sur son autorité et
«gaspiller les richesses.»
«L'homme énergique réussira toujours ce qu'il
«s'efforcera d'accomplir.»
«Sur la terre, l'homme ne fait que sentir et exer-
«cer son intelligence.*
«Faire dégénérer en dispute une discussion
«scientifique est l'acte d'un esprit inférieur.»
«Lorsqu'une chose vous a réussi il faut tâcher
«que les autres la fassent aussi.»
«La médisance est un grand mal mais la répu-
«tation qui triomphe d'elle, en la réfutant, en
«devient plus haute.»
«En louant ce qui est vrai l'on prouve que
«l'on possède un réel savoir.»
«Lorsqu'un homme est recommandable par sa
«science littéraire c'est une véritable recomman-
« dation.»
«Lorsqu'on possède un grand savoir il faut faire
«part de ses connaissances aux autres.»
«Celui qui sait distinguer le temps opportun
«est en union avec les circonstances.»
«Un roi n'est qu'un nom.»
I/o
«Quand on veut acquérir un mérite il faut pas,
«pour le faire, attendre un moment précis comme
«lorsqu'on veut porter des vêtements de fourrure ^).»
<vSe faire approuver en tout est l'avantage de
«l'éloquence.»
«Celui qui fait du tort aux autres se fait grand
«tort à lui-même.»
«L'humanité c'est l'amour, la justice est le
«profit (qu'on en retire).»
«Ce qui constitue l'humanité est (le sentiment)
«intérieur. La justice (en) est (la manifestation)
»cxtérieure.»
I) Qui s'endossaient, à une date officielle. Un peu comme les toi-
lettes et les chapeaux d'hiver des femmes font leur apparition en masse
le jour de la Toussaint dans les pays du centre de l'Europe.
V
I
IL OPINIONS DIVERSES.
«Si les mauvaises paroles n'entrent pas dans
»les oreilles , si elles ne sortent pas de la bouche,
«si le cœur ne nourrit pas la pensée de nuire
«à autrui, les malveillants ne seront point à
«craindre^).»
«La discussion sert à mettre en lumière le
«pour et le contre, à examiner la situation d'un
«royaume bien ou mal gouverné, à élucider les
«raisons des divergences, à scruter le vrai et le
«faux, à trancher les doutes. Elle sert à appro-
«fondir les causes de tout ce qui existe.»
«Il existe des causes qui ont produit des effets
«identiques, cependant ces causes ne sont pas
«nécessairement identiques.»
«Quand deux coqs se battent (dans les com-
«bats de coqs) ce ne sont pas deux coqs qui se
«battent, ce sont des hommes qui font battre
«des coqs.»
I) On pourrait trouver des opinions analogues dans les oeuvres de
Tolstoï.
172
«Ou-tna dit à Meh-ti : Ceux qui blâment leurs
«contemporains et louent les anciens rois ressem-
«blent à ceux qui loueraient des os desséchés.»
«Meh-ti répondit: Ce qui fait vivre l'empire ce
«sont les enseignements des anciens rois. Louer
«les anciens rois c'est louer ce qui fait vivre
«l'empire.»
«Quand des discours peuvent élever la niora-
«lité il faut les conserver. Ceux qui ne peuvent
«contribuer à élever la moralité ne doivent pas
«être conservés. Perpétuer de telles paroles est
»racte de gens légers. «
«Meh-ti avait envoyé Kao-che au royaume de
«Oui. Le roi de ce pays lui donna une haute
«situation avec de grands appointements.»
«Pendant trois audiences Kao-che exposa au
«roi tout ce qu'il avait à lui dire, mais celui-ci
«ne tint pas compte de ses conseils.»
«Alors Kao-che le quitta et se rendit dans le
«royaume de Tsy.»
«A son retour il dit à Meh-ti. A cause de
«vous, le roi m'a élevé à de hautes fonctions
«et m'a attribué de gros ai)pointements ; mais il
«n'a pas écouté mes conseils et je l'ai quitté.
«Croyez- vous que le roi de Oui ne va pas me
«considérer comme un fou .'' >
«Meh-ti répondit: Vous avez parfaitement agi
«en le quittant. Si l'on vous appelle fou , quel
«mal en aurez-vous.^>
173
»Jadis la même aventure advint à Tcheou-
Kong-tan. Tous ses contemporains le traitèrent
«de fou , mais la postérité a loué ses vertus et
«exalté son nom jusqu'à nos jours.»
«Kao-che dit: En effet, j'ai bien agi. Autre-
«fois vous avez dit: L'homme vraiment ami de
«l'humanité repousse les honneurs que veut lui
«donner un roi sans principes. Le cas s'est
«présenté.»
«Alors Meh-ti loua Kao-che en présence d'autres
«disciples.»
«Les prétendus sages, selon le monde, se
«fâchent si, lorsqu'ils sont pauvres , on les déclare
«riches. Cependant, alors qu'ils sont dénués du
«sentiment de la justice, si on les proclame
«justes , ils sont satisfaits. Cela n'est-il pas dérai-
«sonnable.'*»
«Meh-ti dit: Si l'on propose à un de nos con-
«temporains de tuer un porc et qu'il ne soit pas
«en état de le faire, il refusera. Mais si on lui
«propose d'être ministre du royaume, bien qu'il
«n'en soit pas capable il acceptera tout de même.
N'est-ce point déraisonnable?)
«
r»
«Kong-mong dit à Meh-ti: «Le sage ne parle
«que lonsqu'il est interrogé, de même qu'une
«cloche résonne quand on la frappe et sans cela
«reste silencieuse.»
174
«Meh-ti repondit: Vos paroles ont trois faces,
«vous n'en connaissez qu'une et vous ne la com-
« prenez pas »
«Si les rois se conduisent mal et qu'on aille
«les reprendre on dit que cela est irrespectueux.»
«Si leur entourage s'unit pour leur faire des
«remontrances on dit que c'est une conspiration.»
«Le sage doute que ces appréciations soient
«justes.»
«Si les rois administrent bien leurs Etats c'e.st
«toujours en suivant les conseils des sages.»
«Il est donc profitable aux rois que ceux-ci
«résonnent alors même qu'ils' ne sont point
«frappés comme la cloche (qu'ils donnent leurs
«avis sans attendre qu'on les leur demande).»
«Si les rois se livrent à des actes extravagants
«et iniques, à des actions qui ne profitent à
«personne , alors , quoique n'ayant pas été frappés
«comme la cloche, les sages sonneront.»
«Vous, vous prétendez que les sages attendent
«en silence qu'on les interroge et que si on ne
«les y invite pas ils ne donnent pas leur avis.
«Ce que vous appelez un sage n'est pas vraiment
«un sage.>
«Meh-ti dit: Notre siècle est troublé. On y
«rencontre beaucoup de gens à la recherche de
«jolies filles mais peu qui cherchent le Bien.»
175
«Un jour Kong-mong ayant revêtu un costume
«de Lettré gradué , alla voir Meh-ti et lui demanda
«si un Lettré devait commencer par revêtir les
«vêtements de son grade et s'en aller ensuite
«enseigner le monde ou s'il convenait d'intervertir
«ces deux actes.»
«Meh-ti répondit: Il n'est nul besoin, pour
«enseigner, d'endosser un habit spécial.»
«Meh-ti dit à certains de ces disciples : Pourquoi
«n'étudiez-vous pas.!* Ceux-ci répondirent. Dans
«notre famille personne ne s'adonne à l'étude.*
«Meh-ti répliqua: Votre réponse est mau-
«vaise. Est-ce que celui qui désire un bien dit:
«Personne dans ma famille ne le désire donc je
«ne dois pas le vouloir. Est-ce que celui qui
«poursuit la richesse dit : Dans ma famille personne
« ne la convoite donc je ne dois pas la vouloir.!*»
«Kao-tse dit à Meh-ti: , En gouvernant un
«royaume je m'inspire des bons principes.*
«Meh-ti répondit: Gouverner selon les bons
«principes est ceci: Les paroles que la bouche
«prononce, le corps les accomplit. Toi tu ne
««fais que parler, tu n'agis point. Ton corps se
comporte ainsi d'une façon anormale.»
«Si tu n'es pas en état de gouverner ton corps
«comment peux-tu gouverner un royaume .? Com-
«mence par te gouverner toi-même.»
176
«Meh-ti voyageait dans le royaume de Tsou.
«Il voulait voir le roi. Celui-ci s'excusa sur
«sa vieillesse et délégua Mou-ho pour voir
«Meh-ti.
«Meh-ti exposa ses doctrines à l'envoyé. Celui-ci,
«très satisfait, dit à Meh-ti: Vos paroles sont
«vraiment bonnes, mais les rois sont de hauts
«personnages, ils ont l'habitude de dire: Ce que
«fait un homme vil (un manant) nous ne pou-
«vons le faire nous même.»
«Meh-ti répondit: Vraiment.? — Quand l'em-
»pereur prend pour se guérir la médecine extraite
«d'une plante est-ce qu'il se dit: Ceci provient
«d'une petite plante vulgaire, je ne le prendrai
«point.''» ,
«Les agriculteurs paient l'impôt en nature. Le
«roi se sert des grains pour son usage et pour
«offrir des sacrifices au Ciel. Est-ce-qu'il dit: Je
«ne me servirai pas de ce qui provient de gens
«vils (du peuple)."*»
«Est-ce que les vilains ne valent pas la plus
«ordinaire des plantes médicinales.-'»
«Vous et votre roi devez savoir comment agit
«le roi Thang.»
«Ce roi allait voir Y-ing. Le fils de Phong
«conduisait la voiture royale. Celui-ci demanda en
«cours de route: Ou se rend Votre Majesté .^>
«Le roi répondit: Je vais voir V-ing. Le con
177
«ducteur dit : Ce Y-ing est un homme du peuple i).
«Si Votre Majesté veut le voir il sera préférable
«de le mander auprès d'Elle. Pourquoi ce vilain
«serait-il si honoré?»
«Le roi répondit: Tu ne sais ce que tu dis:
«Je suppose qu'il y ait un médicament améliorant
«la vue et l'ouïe. Je te persuaderai certainement
«de le prendre. Ce Y-ing est semblable à un
«bon remède pouvant procurer du bien au
«royaume (par ses sages conseils). Et toi tu cher-
«ches à me dissuader de l'aller voir. C'est que
«tu ne me veux pas de bien.»
«Et le roi le congédia ne le voulant plus
«comme conducteur.»
«Chen-t'ou-ti dit à Tchéou-Kong: Pourquoi
«mépriserait- on les hommes des cla.sses inférieures ?
«Les perles sortent des eaux boueuses et pour-
«tant tous les princes les apprécient. Que l'on
«change donc d'opinion, (Extrait des notes prises
par Meh-ti dans ses moments de loisir).»
«Tse-king me demanda: Est-il utile de beau-
coup parler.? — J'ai répondu: Les grenouilles
crient nuit et jour, leur langue sèche et per-
« sonne ne les écoute. Il est inutile de beaucoup
«parler, seulement, il faut parler en temps oppor-
«
«
I) Y-ing avait probablement une humble origine, mais à cette
époque if était ministre du roi Tching-Thang (iSe siècle avant J. C.)
12
178
«tun. [Extrait des notes prises par Meh-ti dans
«ses moments de loisir »]
Il eut été superflu d'accompagner ces citations d'un
commentaire quelconque. On y a retrouvé bon nombre
d'idées déjà énoncées précédemment. Le rôle presque
providentiel, des sages, dans l'Etat, est de nouveau
mis en lumière. Meh-ti affirme, une fois de plus, leur
droit , leur devoir même, de parler haut en toutes les
occasions où le Pouvoir leur paraît s'engager dans
une mauvaise voie. Sous une forme , parfois , un peu
railleuse, le philosophe nous engage aussi, à une juste
modération dans les jugements que nous portons sur
notre propre valeur afin de ne pas être tenté de
nous charger de tâches dépassant nos forces. Enfin,
d'une façon encore plus nette et avec une véhémence
plus grande que dans les passages déjà cités, Meh-ti
proteste contre le dédain , le mépris que les hautes
classes sociales affectent pour le peuple et nous
affirme , catégoriquement , que la valeur personnelle
constitue seule la véritable noblesse et seule, donne
droit à des témoignages spéciaux de déférence.
NOTE
SUR YAO, CHUN, YU ET YI.
Plus d'un lecteur, au cours de cet ouvrage, se sera
sans doute demandé quels étaient ces saints rois , Yao
Chun et Yu , dont les noms reviennent si fréquemment
dans les discours de Meh-ti. La note suivante leur
permettra de se faire une idée succinte de la vie et
des œuvres de ces illustres personnages.
C'est par l'histoire du règne de Yao que débute
le Chou-King l'un des cinq livres sacrés des Chinois.
Ces vénérables annales, qui nous permettent de
remonter dans les vieux âges du monde jaune jusqu'à
près de vingt-quatre siècles avant notre ère, ne mar-
quent pas, comme leur haute antiquité pourrait le
faire supposer, les premiers jours de la période histo-
rique dans l'Empire du Milieu. En deçà de Yao,
vécurent d'autres souverains dont les œuvres et les
noms sont connus. Ce n'est qu'au delà du grand
Hoang-Ti (2698 av. J. C.) que l'histoire, moins pré-
cise, commence à se dissoudre parmi la confusion
i8o
des légendes, et que les êtres, perdant peu à peu de
leur réalité, se transforment en mythes pour entrer,
enfin , définitivement dans le domaine du rêve après
l'énigmatique figure de Fou-hi.
Yao succéda à son frère détrôné par les grands,
après dix ans d'excès de toutes natures. (2357 av. J. C.)
Savant, penseur et sage, du fond lointain de ces
siècles reculés il est resté, pour la Chine, le type
idéal du souverain.
Les philosophes et les sociologues, à commencer
par Khoung-tse, n'ont jamais cessé de le proposer
comme modèle et de s'en rapporter à ses enseigne-
ments. Yao porta un grand intértêt aux études astro-
nomiques; non pas à une astrologie puérille, comme
nombre de nos rois du Moyen-Age . mais à des recher-
ches véritablement scientifiques. L'année de 365 jours
était déjà en usage à son époque. Comme philosophe
il recommanda l'étude raisonnée des lois qui prési-
dent à l'ordre universel afin de s'inspirer d'elles dans
les règles à édicter aux hommes. Enfin, le sentiment
de sa responsabilité, en tant que chef de l'Etat, lui
dictait des déclarations du genre de celles-ci:
«Le peuple a-t-il froid, c'est moi qui en suis
«la cause ;. a-t-il faim, c'est ma faute; tombe-t-il
«dans quelque ruine, c'est moi qui dois m'en
«regarder l'auteur. (Chou-king^).»
A l'époque de ce monarque , la succession au trône
i) Cilé par Pauthier.
i8i
n'était pas héréditaire, Yao s'occupa de choisir son
successeur et, ayant écarté son propre fils comme
incapable d'une charge aussi lourde, il jeta les yeux
sur Chun. Les nobles de son conseil, bien que Chun
fut un homme du peuple, encouragèrent l'empereur
dans son projet:
«Yu-chun dirent les grands, quoique fils d'un
«père aveugle qui n'a ni talent, ni esprit: quoi-
«que né d'une méchante mère, dont il est mal-
«traité et quoique frère de Siang qui est plein
«d'orgueil, garde les régies de l'obéissance filiale,
«et vit en paix. Insensiblement il est parvenu
«à corriger les défauts de sa famille et à empêcher
«qu'elle ne commette de grandes fautes.»
«Alors l'empereur dit: — Je veux lui donner
«mes deux filles en mariage, pour voir comment
«il se comportera avec elles et comment il les
«dirigera. Ayant donc tout préparé, il donna ses
«deux filles à Chun, quoique celui-ci fut d'une
«condition inférieure. Yao en les faisant partir
«leur ordonna de respecter leur nouvel époux.»
(Chou-king.)
Dans sa nouvelle situation Chun réalisa l'espoir
que l'on avait fondé sur lui :
«On admira en Chun une prudence, une bien-
«veillance parfaites jointes à un grand génie,
«beaucoup de douceur et de gravité ; il fut sincère
«et il releva ses talents par une grande modestie.»
(Chou-king).
l82
L'empereur Yao , satisfait du résultat de l'épreuve ,
s'associa alors, le sage Chun qui, dès ce moment,
participa à la direction de l'Empire. Il succéda à
son bienfaiteur lorsque celui-ci mourut à l'âge de
ii8 ans (2255 av. J. C).
Chun parcourut successivement toutes les provinces
de l'Empire en étudiant minutieusement les mœurs
et les besoins et partant de ces bases pour ordonner
les réformes ou les travaux publics nécessaires. Il unifia
les poids et les mesures , régla les dates où les princes
vassaux devaient rendre compte de leur administra-
tion , réforma le code pénal , creusa des canaux ,
opéra une nouvelle division de l'empire en provin-
ces etc.
Yu parvint à l'empire à peu près par les
mêmes voies que Chun. Dans cette époque si
lointaine de nous que, trop habitués aux légendes,
nous serions facilement tentés de peupler de fantas-
tiques héros, Yu jette la note déconcertante d'un
étrange modernisme. Yu était ingénieur. Un ingé-
nieur génial , dont la prodigieuse activité et les tra-
vaux gigantesques nous confondent encore aujourd'hui.
A l'époque de Yu , les fleuves et les rivières de la
Chine, laissés sans direction, se répandaient souvent
en crues dévastatrices, se créaient des lits nouveaux
et causaient de graves perturbations. Sous le règne
de Yao (en 2297 av. J. C.) une inondation diluvienne
avait précisément éprouvé l'Empire. Des lacs s'étaient
formés d'énormes amas d'eau restaient sans écoule-
i83
ment, submergeant encore , des années après le désastre,
de vastes étendues de terrain. L'Empereur Chun
confia a Yu le soin de remédier aux tristes effets
du cataclysme et d'empêcher, pour l'avenir, le retour
de calamités semblables. C'était lui demander de ré-
gulariser le régime des eaux d'une grande partie
du pays. Sous Yao, d'autres fonctionnaires l'avaient
déjà entrepris sans résultat. Yu, tout jeune encore,
nous disent les chroniques, accepta cette lourde
tâche.
Nous trouvons dans le Chou-king, un récit, affectant
la forme d'un rapport, qui nous donne une idée des
travaux gigantesques exécutés par le futur empereur.
D'un bout à l'autre du pays, ce sont des rivières
que l'on endigue ou dont l'on rectifie le cours, des
montagnes que l'on perce pour ouvrir un passage aux
hautes eaux, des lacs que l'on creuse, d'autres que
l'on assèche. C'est le grand fleuve Hoang-ho qui est
dirigé à travers une brèche taillée dans la montagne
Loung-men , puis divisé en neuf branches avant d'être
déversé à la mer. C'est le fleuve Kiang qui est l'objet
de travaux semblables sur une longueur de cinq cents
lieues. Beaucoup de chaussées et de digues construites
par Yu subsistent, dit-on, encore aujourd'hui. Les plus
anciens livres historiques de la Chine , entre autres
un, datant du commencement de la dynastie Tcheou
(iioo av. J. C), assurent, positivement, que Yu con-
nut les propriétés du triangle rectangle et qu'il s'en
servit pour exécuter ses travaux de nivellement. Enfin
i84
il détermina la «hauteur des principales montagnes»
et étudia les ressources agricoles et la production
industrielle des diverses provinces pour dresser des
tables devant servir à établir les impôts ^). Bref, par
les aménagements intelligents , et les voies de commu-
nication qu'il a créés dans le pays, Yu se trouve être
l'un des premiers artisans de la grandeur de la Chine.
L'empereur Chun sachant que, chez Yu, le savant
se doublait d'un sage, le choisit pour lui succéder
et, en attendant, l'associa à sa dignité souveraine
comme lui-même avait été, autrefois, associé à Yao.
Yu repoussa d'abord cet honneur, mais se rendit
ensuite aux instances de l'empereur et fut solennelle-
ment installé en 2224 avant notre ère. Dix-huit ans
plus tard (2208 av. J. C.) Chun mourrait et Yu restait
seul sur le trône qu'il occupa encore dix ans.
Alors qu'il était ministre, Yu avait distingué un de
ses collègues nommé Yi. Le Chou-king rapporte cer-
tains conseils, adressés par ce dernier au futur empe-
reur, qui nous le montrent comme digne, en tous
points, de l'estime que celui-ci lui accordait 2).
Yi souhaitait, à l'exemple de ses devanciers,
laisser la couronne à Yi. Il ne paraît pas , cependant,
qu'il ait songé à les imiter complètement car nous
ne voyons pas qu'il ait, de son vivant, appelé Yi à
partager avec lui la charge de l'Empire. A sa mort
1) Voyez Chou King et Pautliier.
2) On a vu quelques uns de ces conseils, au chap. II. Le Gouver-
nement.
i85
les grands du pays, méconnaissant les volontés de
leur souverain, écartèrent Yi du trône et y placèrent
un fils de l'empereur défunt, nommé Ki. Ils n'eurent
guère à se louer de la voie nouvelle dans laquelle
ils s'étaient engagés en substituant la succession par
voie d'hérédité au libre choix par élection. Les des-
cendants du grand Yu n'eurent rien de son génie,
son petit fils, Tai-Kang ayant lassé les nobles et le
peuple par son incapacité et ses déportements, fut
détrôné et exilé en 2159 av. J. C. Un de ses frères
lui succéda, mais, vers 1766 av. J. C. , le roi Kie
exaspéra définitivement les Chinois contre les arrière-
petits-fils de Yu. Tching-Thang, le déposséda et fonda
une nouvelle dynastie.
TABLE DES MATIERES.
Pages.
Préface vu
Abrégé de la Préface chinoise xiv
CHAPITRE I. L'Amour Universel 17
Trois chapitres de Meh-ti sur l'Amour
Universel 30
CHAPITRE II. La Vie Publique
Le Gouvernement — la Société — les Lois 57
Le Souverain loi
Le Citoyen m
La Guerre 116
CHAPITRE III. La Vie Privée
L'Homme — le Sage 128
Morale 137
CHAPITRE IV. Opinions religieuses et philosophiques
Les Génies — les Mânes 141
Le Destin — le Libre arbitre 156
CHAPITRE V. Mélanges
Paroles canoniques 167
Opinions diverses 171
Note sur Yao, Chun , Vu et Yi 179
1
I
B
128
M64ID3
cop.2
David-Neel, Alexandra
Socialisme chinois
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