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Full text of "Socialisme chinois. Le philosophe Meh-ti et l'idée de solidarite"

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SOCIALISME  CHINOIS. 


PRINTKn   lîV  P..  J.    r.RII.T..   I.KYDKX   (HOI.Î.AND). 


SOCIALISME  CHINOIS. 


LE  PHILOSOPHE 


ET  L'IDÉE  DE 


PAR 


MEH-TI 
SOLIDARITÉ 


ALEXANDRA   DAVID 


£ondze»  : 

£u2>ac  et   (B" 

4(3,   Steat  éRu3j*ff   Sizeei 


1907 


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Monsieur  STEPHEN  PICHON, 

SÉNATEUR,  MINISTRE  DES  AFFAIRES  ETRANGERES. 


Avec  toute  ma  reconnaissance  pour 
la  très  obligeante  collaboration  donnée 
à  mes  recherches  sur   Meh-ti. 


PREFACE. 


Lorsque  j'entendis,  pour  la  première  fois,  parler  de 
Meh-ti  et  de  sa  doctrine  de  V Amour  Universel 
j'éprouvai  tout  d'abord  un  profond  étonnement. 
L'admirable  compassion  bouddhiste  avait-elle  inspiré 
le  penseur  chinois  bien  avant  l'époque  où  les  disciples 
de  Çakya-Muni  devaient  apporter  la  «Bonne  Loi» 
dans  l'Empire?  Ou  bien  allais-je  retrouver  sous  le 
pinceau  d'un  St.  Paul  jaune,  le  fougueux  hymne  à 
la  divine  charité  que  chante  si  brillamment  l'apôtre 
chrétien:  «Quand  même  je  distribuerais  tous  mes 
biens  pour  nourrir  les  pauvres;  quand  je  livrerais 
mon  corps  pour  être  brûlé ,  si  je  n'ai  point  la  charité 
cela  ne  me  sert  à  rien?»  ^) 

Je  connaissais  déjà  trop  l'esprit  chinois  pour  lui 
prêter  de  semblables  enthousiasmes.  Positifs,  étroite- 
ment pondérés,  les  Lettrés  de  l'Empire  du  Milieu 
ont  toujours  paru  rechercher,  avant  tout,  les  réalis- 
ations pratiques  et  le  souci  du  bon  ordre  social  a 
inspiré  beaucoup  plus  d'entre  eux  que  les  problèmes 
transcendants    de    la    métaphysique.    Comment    pré- 


i)  Première  épitre  aux  Corinthiens  XIII, 


VIII 


coniser  la  ucharité»  sentiment  abstrait,  s'exerçant 
envers  le  prochain  par  amour  de  Dieu ,  à  un  peuple 
aux  tendances  fortement  matérialistes  et  utilitaires 
tel  qu'est  le  peuple  chinois ,  en  dépit  de  ses  sym- 
boles et  de  ses  superstitions  ? . . ,  L'étude  du  traité  de 
Meh-ti  devait  pleinement  confirmer  mon  opinion 
première.  Ce  n'était  pas ,  en  effet ,  l'Amour  du  pro- 
chain, de  l'Humanité;  l'Amour,  avec  tout  ce  que, 
sous  ce  terme ,  nous  entendons  de  passion  impétueuse, 
d'entraînement  irraisonné,  et  souvent  irraisonnable, 
que  prêchait  le  vieux  philosophe ,  mais  un  sentiment 
plus  terre  à  terre,  d'essence  purement  sociale,  visant 
l'ordre  dans  l'Etat,  la  sécurité  et  le  bien-être  publics, 
bref,  un  précepte  de  sage  prévoyance  portant  ses 
fruits  en  lui-même  et  non  une  vertu  céleste. 

Le  précepte  chrétien  :  <:  Aimez  votre  prochain  comme 
vous-même»  fait  bien  partie  de  l'enseignement  de 
Meh-ti ,  mais  il  lui  est  donné  un  motif  absolument 
utilitaire,  un  motif  s'adressant  à  l'égoïsme  naturel 
et  légitime  de  l'individu  :  «Aimez  votre  prochain 
comme  vous  même,  dit  Meh-ti,  pour  votre  mutuel 
avantage.  > 

Cette  formule  résume  toute  la  doctrine  du  vieux 
philosophe  chinois,  c'est  celle  aussi,  de  notre  moderne 
Solidarité  et  cette  parenté  m'a  paru  de  nature  à 
éveiller  l'intérêt  d'un  certain  nombre  de  nos  contem- 
porains. 

Dans  l'ouvrage  de  Meh-ti,  la  nécessité  de  l'entr'aide 


IX 

mutuelle  sert  de  thème  à  de  multiples  développe- 
ments. Le  Maître  s'efforce  de  nous  démontrer  qu'en 
tous  les  domaines ,  la  solidarité  est  productrice 
d'ordre  d'harmonie,  de  bonheur  moral  et  matériel.  Pour 
donner  plus  de  poids  à  ses  assertions ,  Meh-ti  ne 
manque  pas,  selon  l'invariable  coutume  chinoise,  de 
nous  représenter  son  principe  d'Amour  Universel 
comme  directement  inspiré  par  l'exemple  du  Ciel  «dont 
les  dons  généreux  sont  sans  partialité ,  qui  a  donné 
l'existence  à  tous  les  êtres  et  les  nourrit  tous.  >  ^)  Il  invoque 
aussi  l'Antiquité,  cette  époque  héroïque  de  l'histoire 
chinoise  où  vivaient  les  Yao ,  les  Chtm  et  autres  saints 
empereurs  qui  passent  pour  avoir  été  les  modèles  de 
toute  sagesse.  Par  des  traits  empruntés  aux  vieilles 
chroniques  il  nous  les  montre  mettant  en  pratique  le 
principe  de  l'Amour  Universel.  Mais  au  milieu  même  de 
ces  discours,  concessions  faites,  peut-être,  aux  mœurs 
et  aux  croyances  de  ses  contemporains,  Meh-ti 
n'abandonne  point  son  principal  argument  et  c'est 
toujours  le  très  utilitaire:  <  Aimez-vous  les  uns  les 
autres  pour  votre  mutuel  avantage;>  qui  revient 
comme  la  raison  décisive  qui  doit  emporter  notre 
adhésion  au  principe  de  la  solidarité.  Ainsi,  en  dépit 


i)  Nous  attribuerions  plutôt  ce  rôle  à  la  Terre,  mère  et  nourri- 
cière du  genre  liumain ,  mais  les  idées  cosmogoniques  des  Chinois 
diffèrent  des  nôtres  et  le  Ciel  est  souvent  considéré  par  eux,  comme 
une  sorte  d'époux  sans  lequel  la  Terre,  non  fécondée,  serait  demeurée 
stérile.  Le  Ciel  figure  alors  le  principe  actif,  l'énergie  et  la  Terre  le 
principe  passif,  la  matière. 


des  25  siècles  qui  les  séparent,  le  vieux  philosophe 
chinois  et  nos  sociologues  modernes  peuvent  se  ren- 
contrer sur  le  terrain  commun  de  cette  sagesse  pra- 
tique, doublement  sage,  qui  n'essaie  point  de  généraliser, 
parmi  les  humains,  des  vertus  exceptionnelles  et 
anormales,  mais,  prenant  l'homme  tel  qu'il  est,  s'appuie 
sur  son  instinctif  et  légitime  égoïsme ,  s'efforçant  de 
lui  démontrer  que  l'intérêt  bien  compris  de  cet 
égoïsme  doit  le  porter  à  ce  respect  de  l'égoïsme  d'autrui 
sans  lequel  il  ne  peut  exister  ni  ordre  ni  bonheur 
social. 


On  croit  que  Mch-ti  naquit  dans  la  province  de 
Sung  et  qu'il  y  occupa  quelque  fonction  publique. 
Les  dates  précises  de  sa  naissance  et  de  sa  mort 
nous  sont  inconnues.  Il  résulte,  toutefois,  de  ses 
œuvres  qu'il  vécut  après  Confucius  (Khoung-Tse). 
Il  parait  probable  qu'il  fut  le  contemporain  de 
Mencius  (Meng-tse)  ^)  ou ,  du  moins,  qu'il  était  mort 
depuis  peu  Icrsqu'enseigna  ce  Maître.  En  tous  cas, 
on  peut,  sans  trop  courir  le  risque  d'une  erreur, 
fixer  l'époque  .  de  ce  philosophe  au  V<^  siècle  avant 
notre  ère.  De  même  que  Khoung-Tse  et  tant  d'autres 


I  )  La  manie  de  latiniser  les  noms,  qui  sévissait  autrefois,  à  fait  de 
KIwHug-Tse  Confucius  et  de  Men<;-Tsc  Mencius.  Dans  la  suite  de 
cet  ouvrage  ces  deux  philosophes  seront  désignés  par  leur  nom 
chinois. 


XI 

philosophes,  Meh-ti  n'écrivit  pas  lui-même.  Le  traité  qui 
nous  est  parvenu  a  été  rédigé  par  l'un ,  ou  peut-être  par 
plusieurs,  de  ses  disciples.  Il  contient  cependant  un 
chapitre  formé  de  sentences  et  de  pensées  détachées 
qui  passent  pour  être  l'expression  textuelle  des  paro- 
les du  Maître ,  peut-être  même  pour  avoir  été  écrites 
de  sa  main. 

Le  texte  de  l'ouvrage  contenant  l'exposé  des  théories 
de  Meh-Ti  est  des  plus  obscurs  et  souvent,  de  l'opinion 
des  sinologues  les  plus  autorisés,  absolument  incom- 
préhensible. La  rédaction  originale  était-elle  d'une 
lecture  aussi  difficile.-'  —  Il  serait  malaisé  de  se  prononcer 
à  ce  sujet.  L'on  sait  qu'une  destruction  générale  de 
tous  les  ouvrages  philosophiques  fut  ordonnée  par 
l'empereur  Thsin-Chi-Hoang-Ti.  ^)  Le  zèle  courageux 
de  Lettrés  bravant  la  mort  édictée  par  le  souverain, 
parvint  à  sauver  nombre  d'exemplaires  des  livres  des 
anciens  penseurs.  Plus  tard  on  retrouva  ceux-ci,  au 
hasard ,  et  souvent  par  fragments  épars,  dans  les 
cachettes  où  ils  avaient  été  enfouis.  Au  fur  et  à 
mesure  de  leur  découverte  on  s'occupa  de  recon- 
stituer les  œuvres  des  philosophes  à  qui  ils  appar- 
tenaient. Il  est  impossible  que ,  dans  cette  besogne, 
des  altérations  ne  se  soient  point  produites.  Maints 
caractères  durent  être  modifiés  et  c'est  peut  être  à 
ce  fait  qu'il  faut  attribuer  l'obscurité  de  tant  de 
passages  de  Meh-Ti. 


I)  En  213  av.  J.  C. 


ABRÉGÉ  DE  LA  PRÉFACE  CHINOISE. 


Préface    du    Gouverneur  de  la  Province  de 

Chen-si  S.  E.  Pi-yen,  écrite  la  48e  année 

du  règne  de  K  i  en-Ion  g.  ^). 


«La  présente  édition  a  été  réimprimée,  il  y  a 
<'2Ç)     ans,    par    la    librairie    de   la    province    de 
Tché-kiang  d'après  l'original  du  gouverneur.» 
Les    4    volumes    qui    la  composent  sont  for- 


« 
« 


I)  Soit  en  1754  de  notre  ère.  Kien-long  est  cet  empereur  pnëte 
connu  par  „rEloge  de  Moukden"  et  les  célèbres  „Vers  sur  le  Thé." 
Sa  renommée  parvint  jusqu'en  Europe  et  Voltaire  rima  à  son  sujet 
une  lettre  humoristique: 

Reçois  mes  compliments,  charmant  roi  de  la  Chine; 
Ton  trùne  est  donc  placé  sur  la  double  colline! 
On  sait  dans  l'Occident  que ,  malgré  mes  travers. 
J'ai  toujours  fort  aimé  les  rois  qui  font  des  vers. 
O  toi  que  sur  le  trône  un  feu  céleste  enflamme 
Dis-moi  si  ce  grand  art  dont  nous  sommes  épris 
Est  aussi  difficile  à   Pékin  qu'à  Paris. 
Ton  peuple  est-il  soumis  à  cette  loi  si  dure 
Qui  veut  qu'avec  six  pieds  d'une  égale  mesure, 
De  deux-alexandrins  côte  à  côte  marchant, 
L'un  serve  pour  la  rime  et  l'autre  pour  le  sens? 
Si  bien  que  sans  rien  perdre,  en  bravant  cet  usage. 
On  pourrait  retrancher  la  moitié  d'un  ouvrage. 


XV 

«mes    de    ceux    que   l'on    a    retrouvé  dispersés, 
«sous  la  dynastie  Song.  >  ^) 

«Ils  étaient  conservé  dans  un  monastère 
«taoïste.» 

«Ils  sont  identiques  à  ceux  que  le  vice-roi 
«Van-Kin  présenta  à  l'empereur  Kien-long.» 

«Sous  la  dynastie  Ming  une  autre  édition 
«avait  été  publiée  mais  elle  était  incomplète.  Il 
«y  manque  les  chapitres  relatant  les  propres 
«paroles  de  Meh-ti  et  ceux  traitant  de  la  défense 
«des  villes  en  cas  de  guerre.» 

«Moi,  Pi-yen,  j'ai  réuni  les  textes  épars  je 
«les  ai  examinés,  complétés  confrontés  et  corrigés. 
«J'ai  consacré  deux  ans  à  ce  travail.» 

«Parmi  les  Lettrés  on  raille  Meh-ti  à  propos 
«des  chapitres  concernant  l'économie  à  observer 
«pour  les  funérailles.» 

«Dans  ces  chapitres,  Meh-ti  n'a  pas  méprisé 
«Khoung-tse.  Il  n'a  fait  que  se  rapporter  aux 
«coutumes  de  l'ancienne  dynastie  Hia.» 

«Meng-tse,  le  premier,  commença  à  lutter 
«contre  Meh-ti  et  Yang-tchou  en  disant  qu'ils 
«ne  sont  point  disciples  des  saints  hommes.» 

«Meng-tse  dit:  si  la  doctrine  de  Yang-tchou 
«et  celle  de  Meh-ti  ne  sont  point  détruites  la 
«doctrine  de  Khoung-tse  ne  fera  plus  de  progrès. 

«Meng-tse  les  détestait  tous  deux.» 


I)  Vers  le  Ville  siècle. 


XVI 

«Beaucoup  de  chapitres  de  cet  ouvrage  sont 
«rédigés  par  des  disciples  de  Meh-ti  et  non  par 
«lui-même.  Néanmoins  ils  sont  de  date  ancienne 
«et  méritent  le  respect.» 

«D'après  plusieurs  auteurs,  Meh-ti  vécut  après 
«la  mort  des  soixante  dix  principaux  disciples  de 
«Khoung-tse.» 

«D'autres  prétendent  qu'il  était  contemporain 
«de  Khoung-tse.» 

«Moi,  Pi-Yen,  je  n'ose  me  prononcer.» 

«En  examinant  nombre  de  caractères  que  l'on 
«trouve  dans  l'ouvrage  de  Meh-ti,  on  les  reconnaît 
«comme  très  anciens,  inusités  aujourd'hui  ou 
«ayant  été  modifiés.  On  est  ainsi  amené  à  con- 
«clure  que  cet  ouvrage  a  été  rédigé  peu  après 
«l'époque  de  Khoung-tse.» 

«Ceux  qui  ont  le  goût  des  œuvres  antiques 
«ont  de  quoi  le  satisfaire  et  un  bon  aliment 
«pour  leurs  études.» 

«L'an  48e  du  règne  de  Kien-long» 
<  Pi-Yen.  » 
«Au  Palais  du  gouverneur,  dans  la 
■  «ville  de  Si-Ngan.» 


Chapitre    I. 

L'AMOUR  UNIVERSEL. 


Deux  caractères  chinois  représentant  une  main 
saisissant  deux  tiges  de  blé:  ainsi  s'exprime,  dans  la 
langue  imagée  des  vieux  Lettrés,  l'Amour,  qui ,  dans 
un  même  embrassement,  réunit  des  multitudes  :  l'Amour 
égal  pour  tous,  V Amour  universel. 

Malgré  la  poésie  tout  orientale  du  symbole  et 
l'ampleur  des  termes  par  lesquel  il  s'exprime,  nous 
ne  nous  trouvons  point  —  nous  l'avons  déjà  indiqué 
dans  la  préface  —  en  présence  d'une  doctrine  à 
l'usage  d'enthousiastes  ou  de  mystiques.  L'Amour 
prêché  par  Meh-ti  n'emprunte  ses  mobiles  et  ses 
arguments  ni  à  la  sentimentalité,  ni  à  des  considéra- 
tions métaphysiques;  il  n'a  rien  d'héroïque.  Par  lui 
ne  doivent  point  se  goûter  les  joies  spéciales  du  renon- 
cement ,  du  sacrifice ,  ces  voluptés  âpres  et  fausses 
violentant  l'instinct  et  la  nature,  tout  ce  sadisme  particu- 
lier dont  l'étrange  ivresse  rend,  à  certains,  la  douleur  plus 
délicieuse  que  le  plaisir,  la  mort  plus  tentante  que  la  vie. 

La  pensée  du  Maître  chinois  s'exprime  avec  une 
simplicité,  une  candeur  que  les  esprits  antichés  de 
philosophies  à  panache  trouveront  sans  doute  pauvre, 


i8 


voire  même  ,  peut-être  basse  et  triviale  en  son  but 
matériel  franchement  avoué.  Pour  ma  part ,  je  trouve, 
à  cette  simplicité,  une  force  primant  celle  des  plus 
brillants  discours.  Si  jamais  l'harmonie,  la  concorde 
doivent  régner  parmi  les  hommes  ce  sera,  certes, 
par  la  compréhension  de  l'ingénu  précepte  de  Meh-ti  : 
«Aimez  votre  prochain  comme  vous-même  pour  votre 
plus  grand  profit  mutuel.» 

Il  ne  s'agit  point  ici ,  de  sentiments  spéculatifs  : 
Aimer,  pour  notre  philosophe,  signifie  agir.  Dans 
ses  leçons,  il  ne  s'attarde  pas  à  discuter  la  valeur 
ou  le  bien  fondé  de  l'amour  réciproque  qu'il  préconise, 
mais  envisage  ses  résultats:  La  raison  qui  doit  nous 
porter  à  nous  aimer  mutuellement ,  ou  plutôt,  à  agir  les 
uns  envers  les  autres,  comme  des  gens  éprouvant,  les  uns 
pour  les  autres,  des  sentiments  cordiaux,  c'est  que 
chacun  de  nous  y  trouvera  un  bénéfice  immédiat  et 
tangible.  Le  sentiment  n'est  intéressant  que  par  .ses 
fruits.  Le  philosophe  suppose  le  cas  le  plus  ordinaire 
où  les  actes  matériels  sont  le  reflet  des  conceptions 
mentales  de  celui  qui  les  accomplit.  Il  exhorte  .ses 
disciples  à  développer ,  en  eux ,  les  sentiments  de 
bienveillance  afin  de  les  amener  à  se  conduire  en 
hommes  bienveillants  ;  mais  on  peut  très  bien  imaginer 
les  théories  de  ce  Maître  adoptées  par  des  individus 
enlevant  à  la  pratique  de  l'entr'aide  réciproque  toute 
filiation    morale  ^)    pour    en  faire  une  loi  strictement 


I)  C'est    ce    qui    choque    des    sinolo.çues    chrétiens  tels  que   I.et^ge 
qui  reprochent  A  Meh-ti  d'avoir  présenté  l'amour  mutuel,  non  comme  un 


19 

d'intérêt,  et  même  purement  égoïste,  destinée  à 
assurer  la  paix  et  le  bonheur  de  chaque  membre  de 
la  société. 

Meh-ti  fut,  de  son  vivant  et  après  sa  mort,  en 
butte  à  des  attaques  violentes.  On  lui  reprochait, 
surtout,  la  notion  d'égalité  qu'il  entendait  introduire 
dans  l'amour  mutuel.  Les  caractères  chinois  dont  il 
se  servait  pour  exprimer  l'Amour  Universel  compren- 
nent, en  effet,  d'après  Meng-tse  et  la  plupart  des  auteurs 
chinois ,  cette  idée  d'égalité.  Aussi  Meng-tse  les 
rendait  ils,  comme  je  l'indiquais  plus  haut,  par  «amour 
égal  pour  tous  >  (aimer  tout  le  monde  également). 
Cette  proposition  paraissait  odieuse  à  la  majorité  des 
Lettrés  : 

«La  secte  de  Meh  aime  tout  le  monde  indi- 
«stinctement  ;  elle  ne  reconnaît  point  de  parents  , 
«ne  point  reconnaître  de  parents  c'est  être 
«comme  des  brutes  et  des  bêtes  fauves.»  (Meng- 
«tse  ler  Livre  VI — 9). 
La    logique    exige ,    en    effet ,    que    le    principe  de 


devoir,  mais  comme  une  source  d'avantages*  pour  chacum  (Voir 
Legge,  Chinese  classics ,  Vol  II  Works  of  Mencius  Prolegomena 
p.  117).  J.  Edkins  s'insurge  de  même  contre  ce  point  de  vue  utili- 
taire d'un  sentiment  dans  lequel  il  est  habitué  à  voir  une  vertu  et 
qu'il  base  sur  des  motifs  mystiques:  eje  suis  porté  à  aimer  mon 
frère  en  humanité  parce  que  Christ  est  mort  pour  lui  comme  pour 
moi.»  Il  veut  que  notre  amour  pour  notre  prochain  naisse  de  notre 
obéissance  à  la  volonté  de  Dieu  (Voir  notice  of  the  character  and 
Writings  of  Meli-tsi,  Journal  of  the  Norih  China  Eranch  of  the  Royal 
Asiatic  Society  May  1859  II). 


20 

r Amour  universel  comporte  l'égalité  de  cet  amour. 
Si  nous  sommes  trop  aisément  portés  à  léser  autrui 
dans  les  circonstances  ou  notre  intérêt  nous  semble 
en  opposition  avec  le  sien ,  si  nous  infligeons  la 
douleur  à  notre  prochain  pour  nous  l'éviter  à  nous- 
mêmes  ou  nous  procurer  une  jouissance,  c'est  que 
l'amour  de  notre  propre  personne  prime  celui  que 
nous  portons  à  notre  prochain.  Le  même  sentiment 
nous  pousse,  à  sacrifier  l'inconnu ,  l'indifférent  au 
bénéfice  de  nos  proches ,  de  nos  amis.  En  supposant 
que  nous  éprouvions  pour  tout  homme  une  réelle 
sympathie ,  si  celle-ci  varie  d'intensité  ne  continuerons- 
nous  pas  d'avantager  celui  pour  qui  elle  sera  la  plus 
vive  au  détriment  de  celui  pour  qui  elle  sera 
moindre.''  .  .  . 

Mentï-tse  et  les  autres  détracteurs  de  Meh-ti  ne 
manquèrent  point  de  pousser  ainsi,  le  principe  jus- 
que dans  ses  plus  rigoureuses  conséquences  et  de 
s'en  servir  pour  ameuter  les  colères  contre  le  téméraire 
capable  d'oser  prétendre ,  sur  la  terre  consacrée  de  la 
Piété  filiale,  qu'il  convient  d'aimer  d'égal  amour,  son  père 
son  fils  et  le  passant  inconnu  que  l'on  croise  dans  la  rue. 

Reste  à  savoir  si  Meh-ti  suivait  ainsi  son  idée 
jusque    dans    ses  applications  extrêmes  ^)  ou  bien  si , 

1)  Dans  son  étude  sur  Meli-ti ,  Leg<^e  affirme  que  jamais  le  iiliilo- 
sophe  n'a  ])rétendu,  lui-mcme,  (lu'il  fallait  aimer  tout  le  monde  d'un 
amour  d'égale  intensité  et  que  ce  .sont  ses  disciples  ([ui  ont  poussé 
son  idée  jusqu'à  cette  déclaration  extrême.  {Legije,  Chinese  classics  II 
The  Woïk-i  of  Mencius  prolegomena  p.  ii8). 


21 

comme  la  majorité  des  philosophes  et  des  moralistes, 
il  ne  la  laissait  pas  fléchir  en  y  apportant  les  tem- 
péraments nécessaires  pour  la  rendre  plus  aisément 
acceptable.  Un  penseur  tel  que  lui  n'était  pas  sans 
comprendre  combien  la  nature  et  l'éducation  s'oppo- 
sent à  ce  que  la  généralité  des  hommes  éprouvent 
une  égale  sympathie  pour  chacun  de  leurs  semblables. 
Nulle  part  nous  ne  le  voyons,  du  reste,  renier  on 
attaquer  les  sentiments  d'affection  familiale.  Tout  au 
contraire ,  à  maintes  reprises,  nous  l'entendons  qualifier 
de  «désordre  >  les  cas  où  la  piété  filiale,  l'amour  paternel 
et  fraternel  sont  offensés.  Il  accepte  intégralement  la 
loi  morale  des  devoirs  des  enfants  envers  leurs 
parents  et  place  sur  la  même  ligne,  les  considérant 
comme  aussi  impératifs,  les  devoirs  des  parents 
envers  leurs  enfants. 

Cependant,  comme  je  le  disais  plus  haut,  Meh-ti 
ne  se  meut  pas  dans  le  domaine  spéculatif,  mais  sur 
un  terrain  positif.  Avec  lui ,  la  piété  filiale ,  l'amour 
paternel  ou  fraternel  deviennent  choses  concrètes.  Il 
ne  sonde  pas  les  cœurs ,  ne  scrute  point  les  cons- 
ciences pour  analyser  la  nature  intime  des  sentiments 
qui  y  vivent.  Pour  lui,  point  de  ces  affections,  sincères 
pourtant,  mais  que  trahissent  les  actes;  rien  que  des 
faits  précis  :  L'entr'aide  mutuelle  le  dévouement 
dans  les  difficultés  de  la  vie ,  le  bien-être  assuré 
à  ses  proches  par  tous  les  moyens  en  son  pouvoir, 
voilà  ce  que  vise  notre  philosophe  dans  le  cadre  des 
relations    familiales ,    voilà    ce    qu'il    rêve  d'étendre  à 


la  c;rande  fainillc  comj)renant  la  Chine  toul  entière.  ^) 
Par  une  coincidence  singulière,  le  philosophe 
chinois ,  précédant  de  plusieurs  siècles  l'Evangile,  se 
rencontre  avec  lui  dans  le  tableau  succint  qu'il  nous 
trace  des  œuvres  de  celui  qui  a  adopté  le  principe 
de  l'Amour  Universel.  Les  termes  mêmes  sontinden- 
tiques  : 

«Celui  qui  adhère  au  principe  de  la  vdistinc- 
«tion»  dit:  Comment  pourrais-je  être  pour  la 
«personne  de  mon  semblable  comme  pour  ma 
«propre  personne  et  pour  les  parents  de  mon 
«semblable,  comme  pour  mes  propres  parents? 
«Raisonnant  de  cette  manière  il  peut  voir  son 
«semblable  avoir  faim  et  ne  pas  le  nourrir,  avoir 
«froid  et  ne  pas  le  vêtir,  être  malade  et  ne  pas 
«le  soigner,  mort  et  ne  pas  l'en-sevelir.  Le  langage 


i)  Il  n'est  pas  douteux  que  Meh-li  n'ait  voulu,  à  côté  de  l'assistance 
purement  matérielle,  le  sentiment  chaleureux  qui  lui  donne  un  prix  tout 
différent,   mais  il  ne  l'a  point  exprimé  aussi  nettement  que  Khoung-tsc: 

«Tseu-Veou  demanda  ce  que  c'était  que  la  piété  filiale.  Le  Pliilo- 
«soplie  (Khoung-tse)  dit:  Maintenant  ceux  cpii  sont  considérés  comme 
«ayant  de  la  piété  filiale  sont  ceux  qui  nourrissent  leur  père  et  leur 
«mère,  mais  ce  soin  s'étend  également  aux  chiens  et  aux  chevaux, 
«car  on  leur  procure  aussi  leur  nourritui  e.  Si  on  n'a  pas  de  vénération 
«et  de  respect  pour  ses  parents,  quelle  différence  y  aurait-il  dans  notre 
«manière  d'agir ?> 

«T.seu-hia  demanda  ce  que  c'était  que  la  piété  filiale.  Le  Philosophe 
«dit:  c'est  dans  la  manière  d'agir  et  de  se  comporter  que  réside  toute 
«la  difficulté.  Si  les  pères  et  mères  ont  des  travaux  à  faire  et  que  les  enfants 
«les  exemptent  de  leurs  peines,  si  ces  derniers  ont  le  boire  et  le  manger 
«en  abondance,  et  qu'ils  leur  en  cèdent  une  ])arlie,  est-ce  là  exercer 
«la  piété  tiliale  ?;    (Lniretiens  philosophiques  ler  livre  chap.  I,  7  et  8). 


23 

«et  la  conduite  de  celui  qui  adhère  au  principe 
«de  l'Amour  universel  sont  différents  :  celui-ci 
«dit:  J'ai  compris  que  celui  qui  veut  jouer  un 
«rôle  élevé  parmi  les  hommes  doit  considérer  la 
«personne  de  son  semblable  comme  sa  propre 
«personne ,  les  parents  de  son  semblable  comme 
«ses  propres  parents.  Ce  n'est  qu'ainsi  qu'il  peut 
«parvenir  à  ce  rang.  Raisonnant  dans  ce  sens, 
«quand  il  voit  son  semblable  avoir  faim,  il  le 
«nourrit,  avoir  froid,  il  le  vêt;  être  malade  il  le 
«soigne;  mort,  il  l'ensevelit.»^) 

C'est  précisément  à  cause  du  caractère  matériel 
de  ses  desiderata  que  Meh-ti  arrive  à  concilier, 
jusqu'à  un  certain  point  et  avec  une  ingéniosité 
attrayante .  la  doctrine  de  l'amour  égal  pour  tous  et 
les    attachements    particuliers    des    liens    du  sang  ou 


l)  Alors  le  Roi  dira  à  ceux  qui  seront  à  sa  droite:  Venez,  vous  qui 
êtes  bénis  de  mon  Père.  . . .  car  j'ai  eu  faim  et  vous  m'avez  donné 
à  manger,  j'ai  eu  soif  et  vous  m'avez  donné  à  boire;  j'étais  étranger 
et  vous  m'avez  recueilli;  j'étais  nu  et  vous  m'avez  vêtu;  j'étais  malade 
et  vous  m'avez  visité,  j'étais  en  prison  et  vous  êtes  venu  me  voir. 
Alors  les  justes  lui  répondront:  Seigneur  quand  est-ce  que  nous 
t'avons  vu  avoir  faim  et  que  nous  t'avons  donné  à  manger;  ou  avoir 
soif  et  que  nous  t'avons  donné  à  boire  etc. ...  Et  le  Roi  répondant, 
leur  dira:  Je  vous  le  dis,  en  vérité  en  tant  que  vous  avez  fait  ces 
clioses  à  l'un  des  plus  petits  de  mes  frères,  vous  me  les  avez  faites  à 
moi-même  »  Selon  la  formule  orientale,  la  scène,  comme  dans  Meh-ti, 
est  reprise  en  sens  inverse  et  le  Roi,  c'est-à-dire  Jésus,  reproche  aux 
ïmauditS)  qui  sont  à  sa  gauche,  de  n'avoir  point  donné  à  manger  à 
ceux  qui  avaient  faim  etc  :  (  V^oir  Evangile  selon  St.  Matthieu  XXV,  34  à  46). 


24 

de    l'amitic.    Comme    toujours    il    en  appelle  à  notre 
intérêt  : 

«.  .  .  .  Ceux    qui    condamnent    le    principe    de 

«l'Amour  universel  disent  :>   II  (l'amour  universel) 

cn'est  pas  avantageux  au  dévouement  entier  qui 

;nous    est    prescrit    (envers    les    parents);  il  fait 

injure   à  la  Piété  filiale.  Notre  Maitre  dit.   <cUn 

«fils  pénétré  de  piété  filiale  a  à  cœur  le  bonheur 

"de     ses     parents,     il    envisage    donc    comment 

«celui-ci  peut  être  assuré.  Dans  cet  ordre  d'idées, 

(doit-il    désirer    que  les  hommes  aiment  et  pro- 

< curent    des    satisfactions    à    .ses    parents.    Il  est 

(évident  qu'il  le  désire.  Que  doit-il  faire  lui-même, 

cen  vue  d'atteindre  ce  but.'    Il  faut  qu'il  s'exerce 

;  à  aimer  les  parents  des  autres  et  à  leur  procurer 

(des  satisfactions  afin  que  l'on  se  conduise  de  même 

«envers  les  siens . . . .» 

En  cherchant,  au  contraire  à  léser  les  parents  des 

autres,  il  est  évident  que  les  siens  propres  courent  le 

risque  de  représailles. 

Ce  mode  de  conduite,  ajoute  le  philosophe ,  ne 
doit  pas  être  considéré  comme  bon  seulement  en 
quelques  cas  isolés.  Il  peut .  il  doit ,  s'étendre  jusqu' 
à  devenir  une  régie  générale.  Il  n'\-  a  rien  en  lui, 
que  de  parfaitement  conforme  au  sens  humain. 
Et  il  termine  en  citant  ces  antiques  vers  du  Livre 
des  Rois  : 

«Chaque  parole  trouve  sa  réponse 
«Chaque  action  sa  récompense. 


25 

«On  m'a  jeté  une  pêche, 
«J'ai  rendu  une  prune.» 

Ce  principe  de  l'Amour  universel,  dit  Meh-ti, 
beaucoup  le  combattent  ou  le  raillent  et  cependant, 
dans  la  pratique,  n'est  ce  pas  vers  lui  que  l'on  se 
tourne,  ne  sont-ce  pas  ses  adeptes  que  l'on  s'efforce 
de  rencontrer? 

'Voici    un    officier    sur    le    point    de   prendre 
part     à     une    bataille,    ou  bien    voici  un  fonc- 
tionnaire près  d'être  chargé  d'une  mission  dans  un 
pays    lointain    A  qui  confieront-ils  la  garde  de 
-leurs    parents ,    la   surveillance    de  leur  maison, 
le    soin  de  leur  femme  et  de  leurs  enfants?  Je 
pense  qu'il  n'y  a  pas,  sous  le  ciel,  un  homme 
ou    une    femme    assez    stupide    pour,   s'il    con- 
damne le  principe  de  l'Amour  universel,  main- 
tenir   sa    foi    jusqu'au    bout    (en    accordant    sa 
confiance    ;i    un    égoïste   qui  n'a  pas  le  respect 
des    intérêts  d'autrui)  ....  C'est  en  paroles  que 
«l'on  condamne  le  principe  de  l'Amour  universel 
<  et    quand    vient   l'occasion    de  choisir  entre  lui 
et    le    principe    contraire ,    c'est    à  lui  que  l'on 
donne  la  préférence.  Les  paroles  et  la  conduite 
sont,  ici,  en  contradiction.  ...» 
Meh-ti    se    retourne    ensuite  contre  ceux  qui,  tout 
en  admirant  ses  théories,  les  déclarent  impraticables, 
l'amour     de     «soi  >     parlant    trop    haut     en     chacun 
de  nous. 


26 


La  puissance  de  l'cgoïsme,  la  crainte  causée  par 
la  souffrance,  l'ardeur  passionnée  que  l'on  apporte  à 
la  recherche  de  la  jouissance ,  le  Maître  chinois  ne 
les  ignore  pas,  mais  son  calme  philosophique  n'en 
est  point  troublé  :  Des  choses  plus  difficiles  ont  été 
accomplies  par  les  hommes ,  répond-il.  Ils  ont  su , 
maintes  fois ,  vaincre  leur  égoïsme,  subir  volontaire- 
ment la  douleur,  renoncer  aux  joies  de  la  vie, 
parlois  à  la  vie  elle-même,  et  cela  souvent  pour  un 
but  ridicule,  une  ambition  grotesque,  des  préjugés 
absurdes.  Puis,  aussitôt,  il  cherche  à  confirmer  ses 
dires  par  des  exemples  puisés  dans  l'histoire  de 
son  pays  : 

«Le  prince  Ling  de  Ching  aimait  beaucoup  les 
«hommes    minces.    A   son    époque    les  fonction- 
«naires    réduisaient,    d'eux-mêmes,    leur   nourri- 
«ture  jusqu'  à  la  valeur  d'une  seule    poignée  de 
«riz    (afin   de   ne    pas  engraisser).  Ils  poussaient 
«même  le  zèle  si  loin  que  certains  étaient  devenus 
«d'une    faiblesse    extrême.  Ils  ne  pouvaient  plus 
«marcher    qu'avec    l'aide    d'une    canne    et,  dans 
«le    cours    de    leurs   promenades  ils  devaient  se 
«soutenir  aux  murailles.» 
Une  phrase  brève  ,  un  tranquille  haussement  d'épau- 
les   pour   cette  manifestion  de  la  sottise  humaine  est 
toute  la  conclusion  du  philosophe  : 

«Il  ne  faudrait  pas  plus  d'une  génération  pour 
«changer  les  mœurs  du  peuple,  tant  est  grande 
«son    envie    d'imiter    celles    de    .ses    supérieurs.» 


27 

Un    autre    exemple    succède  a  celui-ci.    Par    deux 
fois    on    le    retrouve    dans    l'ouvrage  de  Meh-ti ,  soit 
I  que  le  trait  cite  fut  très  populaire  en  Chine  à  l'époque 

de  notre  auteur,  soit  que  celui-ci  le  trouvât  particu- 
lièrement caractéristique,  ce  qu'il  paraît-être,  en 
effet  : 

«Kâu-chien,  le  roi  de  Yiieh  admirait  passion- 
«nément  la  bravoure.  Il  employa  trois  années  à 
«y  exercer  ses  officiers,  puis,  ne  sachant  pas 
«s'il  était  arrivé  à  les  rendre  vraiment  intrépides, 
«il  fit  mettre  le  feu  à  un  navire  sur  lequel 
«ils  se  trouvaient  réunis.  Alors,  saisissant  un 
«tambour,  il  se  mit  à  le  battre  de  ses  propres  mains 
«pressant  les  officiers  d'entrer  dans  le  feu.  Quand 
«ils  entendirent  le  tambour  ceux-ci  se  précipitèrent 
«à  l'envi  parmi  les  flammes,  les  derniers  rangs 
«marchant  sur  les  corps  de  ceux  qui  les  avaient 
«précédés,  et  ils  piétinèrent  le  feu.  Une  centaine 
«périrent  ainsi,  soit  dans  les  flammes,  soit 
«noyés,  mais  les  survivants  ne  se  retirèrent  que 
«lorsque  le  souverain  battit  de  nouveau  le  tam- 
«bour  pour  les  rappeler. 

«Faire    le    sacrifice    de    sa    vie,    supporter   la 

«mort  dans  les  flammes  est  chose  difficile;  ceux-ci 

«se  trouvèrent  capables  de  ces  actes  parce  qu'ils 

«désiraient  plaire  à  leur  souverain.  ...» 

Le    philosophe    laisse    tomber   ces  exemples,  mais 

il  ne  conclut  pas,  comme  l'on  pourrait  s'y  attendre, 

en     paroles     véhémentes    à    l'adresse    de    ceux    qui 


28 


déclarent  au-dessus  des  forces  humaines  la  pratique 
de  sa  doctrine  d'universelle  bienveillance ,  alors  que 
les  sacrifices  qu'elle  entraînerait  seraient  si  légers 
en  comparaison  de  ceux  que  les  hommes  savent 
parfois,  s'imposer  pour  des  buts  bien  vains. 

La  placidité  constitue  le  fond  même  de  la  sagesse 
orrentale  tont  imprégnée  de  déterminisme  :  Les  hom- 
mes sont  tels  qu'ils  peuvent  être.  Le  penseur,  sans 
doute,  plus  pour  sa  propre  satisfaction  que  dans 
l'espoir  de  les  transformer,  leur  signale  les  erreurs  de 
conduite  qui  causent  leurs  maux  ;  si  la  foule  à  qui 
il  s'adresse  ne  peut  le  comprendre  il  ne  s'en  irrite 
point. 

Pourquoi ,  alors  que  non  seulement  elle  répond  à 
nos  sentiments  idéaux  d'humanité,  de  générosité  mais 
satisfait  également  nos  intérêts  matériels,  pourquoi 
la  théorie  de  l' Amour  universel,  ou  solidarité  n'est 
elle  pas  mieux  accueillie.'* 

«Elle  ne  plait  pas  aux  grands,  aux  chefs»  répond 
Meh-ti. 

Faut-il  sous  ces  paroles,  chercher  une  arrière- 
pensée  de  révolte,  l'expression  d'un  socialisme  com- 
battif?  On  en  éprouverait  aisément  la  tentation  mais 
il  convient ,  je  crois ,  de  s'en  garder. 

Pourquoi  les  «grands»  les  «chefs»  repoussent-ils  la 
doctrine  de  P Amour  îiniversel  et  entravent-ils  sa 
propagation.'  Pourquoi  se  montrent-ils  hostiles  au 
principe  de  la  solidarité.'  Pensent-ils  que  la  désunion 


29 

des  petits,  les  luttes  qu'ils  se  livrent  sont  la  meilleure 
sauvegarde  de  la  situation  privilégiée  dont  ils  jouis- 
sent? Croient-ils  qu'à  la  faveur  des  dissensions  sépa- 
rant les  éléments  populaires,  leur  autorité,  leurs 
exactions  s'exercent  plus  aisément?  —  Peut-être 
est-ce  l'opinion  de  Meh-ti,  mais  il  ne  l'exprime  pas 
et  nous  risquerions  de  travestir  sa  pensée  en  nous 
lançant  dans  la  voie  hasardeuse  des  déductions  trop 
légèrement  fondées. 

L'originalité  de  l'enseignement  de  Meh-ti  résidant 
tout  entière  dans  ses  théories  sur  l'Amour  universel, 
il  convient,  je  pense,  de  ne  pas  se  borner,  sur  ce 
point,  à  quelques  brèves  citations.  On  trouvera  donc 
ci-dessous,  une  traduction  in-extenso  des  trois  chapi- 
tres spécialement  consacrés  à  ce  sujet.  Ils  renferment 
les  principes  fondamentaux  prêches  par  le  philosophe  et 
forment  la  base  de  tout  son  système.  Malgré  les 
nombreuses  redites  qu'ils  contiennent,  j'ai  cru  devoir 
n'y  rien  retrancher. 


L'AMOUR  UNIVERSEL.^) 


I. 

«C'est  l'affaire  des  sages  d'assurer  le  bon  gouver- 
nement du  monde.  Ils  doivent  toutefois  savoir  d'où 
provient  le  désordre  et  le  trouble ,  sans  cette  connais- 
sance leur  but  ne  sera  pas  atteint.» 

<De  même,  le  médecin  qui  entreprend  de  guérir 
un  malade  doit  savoir  d'où  provient  sa  maladie  et 
alors  il  peut  la  combattre  avec  succès.  Sans  cette  con- 
naissance ses  soins  seront  vains.» 

«Pourquoi  voudrions-nous  faire  échapper  à  cette 
règle  ceux  qui  doivent  réprimer  le  désordre  .-'> 

«Les  sages  doivent  d'abord  connaître  d'où  provient 
le  dé.sordre  et  ensuite  ils  pourront  le  combattre.* 

«C'est  l'affaire  des  sages  d'assurer  le  bon  gouver- 
nement du  monde.  Ils  doivent  étudier  les  causes  de 
désordre ,  après  cet  examen  ils  trouveront  qu'elles 
proviennent  du  manque  d'amour  mutuel.» 

«Quand  les  ministres,  les  fils  n'ont  point  des  sentiments 


1)  l,a  traduction  anglaise  de  I-egee  a  servi  de  s^uide  pour  les  trois 
chapitres  suivants. 


31 

filiaux  envers  leur  souverain  ou  leur  père  cela  est 
appelé  désordre. 

«Quand  un  fils  s'aime  lui-même  et  n'aime  pas  son 
père ,  il  porte  préjudice  à  son  père  et  cherche  son 
propre  avantage.  Quand  un  frère  cadet  s'aime  lui- 
même  et  n'aime  pas  son  aîné,  il  porte  préjudice  à 
son  aîné  et  cherche,  son  propre  avantage.  Quand 
un  ministre  s'aime  lui-même  et  n'aime  pas  son  sou- 
verain ,  il  porte  préjudice  à  son  souverain  et  cherche 
son  propre  avantage  :  tous  ces  cas  sont  appelés 
désordre.» 

«Quand  le  père  n'est  pas  bon  envers  son  fils,  le 
frère  aîné  envers  son  cadet,  quand  le  souverain  n'est 
pas  bienveillant  envers  son  ministre  :  ces  cas  sont 
également  qualifiés  de  désordre.» 

«Quand  le  père  s'aime  lui-même  et  n'aime  pas  son 
fils ,  il  porte  préjudice  à  son  fils  et  cherche  son 
propre  avantage.  Quand  le  frère  aîné  etc  .  .  .  .» 

«Comment  ces  choses  se  produisent-elles.''  — Elles 
proviennent  du  manque  d'amour  mutuel.» 

«Prenez  pour  exemple  un  brigand,  un  voleur:  la 
même  chose  se  produit  avec  eux.» 

«Le  voleur  aime  sa  propre  maison  et  non  la  maison 
de  son  prochain,  il  dévalisera  la  maison  de  son  prochain 
an  profit  de  la  sienne.  Le  brigand  aime  sa  propre  per- 
sonne et  non  celle  de  son  prochain.  Il  usera  de  violence 
envers  son  prochain  pour  son  profit  personnel.» 

«Comment  ceci  se  produit-il.-'  —  Tout  cela  provi- 
ent du  manque  d'amour  mutuel.» 


32 

«Prenons  l'exemple  d'un  grand  fonctionnaire  jetant 
le  trouble  dans  les  familles  et  celui  des  princes  atta- 
quant   d'autres  Etats.  C'est  encore  la  même  chose.» 

«Le  grand  fonctionnaire  aime  sa  propre  famille  et 
n'aime  pas  celle  de  son  voisin ,  ainsi  il  portera  le 
trouble  dans  la  famille  d'autrui  au  bénéfice  de  la 
sienne.  Les  princes  aiment  leurs  propres  Etats  et 
n'aiment  point  les  Etats  voisins  ;  ils  attaquent  donc 
ceux-ci  au  profit  des  leurs.» 

«Tous  les  désordres  existant  dans  le  royaume 
s'expliquent  de  même.  Quand  on  en  recherche  la 
cause,  on  trouve  qu'elle  réside  dans  le  manque 
d'amour  mutuel.» 

«Supposons  que  ce  mutuel  et  universel  amour  pré- 
vale dans  tout  le  royaume;  si  les  hommes  aiment 
leur  prochain  comme  eux-mêmes  il  leur  déplaira,  de 
montrer  des  sentiments  non  filiaux.  Regardant  leurs 
fils ,  leurs  frères ,  leurs  ministres  comme  eux-mêmes 
ils  ne  pourront  pas  se  montrer  mauvais  envers  eux.» 

«Et  comment  pourrait-il,  alors  exister  des  voleurs  et 
des  brigands?  —  Si  chaque  homme  regarderait  la 
maison  de  .son  prochain  comme  sa  propre  maison 
qui  volerait  ?  ^)  —  Si  chacun  considérait  la  personne 
de  son  prochain  comme  sa  propre  personne,  qui  lui 
ferait    violence?  Voleurs  et  brigands  disparaîtraient.» 

«Les    grands     fonctionnaires    voudraient-ils    porter 


i)  Ne  poviri  ait-on  pas  dire  philôt .  Si  cliacini  avait  dans  sa  propre 
maison  tout  ce  (pii  lui  est  nécessaire,  qui  sonj^eruil  à  aller  pilier 
celle  son  prochain?  (Note  île  l'auteur). 


33 

le  trouble  dans  les  familles  et  les  princes  attaquer  les 
Etats  étrangers?  —  Si  les  fonctionnaires  regardaient 
les  familles  des  autres  comme  la  leur  qui  y  porterait 
le  trouble?  Si  les  princes  considéraient  les  Etats 
d'autrui  comme  le  leur  qui  commencerait  à  attaquer? 
Les  fonctionnaires  troublant  les  familles  et  les  princes 
attaquant  les  Etats  disparaîtraient.» 

«Si,  de  cette  façon,  l'Amour  Universel  prévalait 
dans  tout  le  royaume,  un  Etat  n'en  attaquerait  pas 
un  autre,  ^)  une  famille  ne  porterait  pas  le  désordre  dans 
une  autre;  les  voleurs  et  les  brigands  n'existeraient 
plus  ;  gouverneurs  et  ministres ,  pères  et  fils ,  tous 
seraient  animés  de  sentiments  filiaux  et  bienveillants  : 
Danà  ces  conditions  la  nation  serait  bien  gouvernée. 
Par  cette  raison,  les  sages,  dont  le  rôle  est  d'assurer 
le  bon  gouvernement  du  royaume,  doivent  défendre 
la  haine  et  exhorter  à  l'amour.  Il  est  certain  que 
l'universel  et  mutuel  amour  fera  régner  un  ordre 
heureux  dans  le  pays  et  que  la  haine  mutuelle  y 
mettra  le  trouble.  Voilà  ce  que  notre  Maître  le  phi- 
losophe Meh,  voulait  exprimer  quand  il  di.sait  :  -Nous 
devons   par   dessus    tout  inculquer  l'amour  d'autrui.» 


II 
Notre  Maître  le  philosophe  Meh,  dit:  «Ce  que  les 


I)  Le  système  féod.il  existait  alors  et  l'Empire  comprenait  nombre 
(le  principautés,  de  petits  Etats  vassaux  souvent  en  lutte  les  uns 
contre  les  autres. 


34 

«hommes  bienfaisants  considèrent  comme  une  charge 
«leur  incombant  c'est  de  provoquer  et  de  développer 
«tout  ce  qui  peut-être  avantageux  à  la  nation  et 
«d'éloigner  tout  ce  qui  peut  lui  être  préjudiciable. 
«Voilà  ce  qu'ils  considèrent  comme  leur  fonction.» 

Et  quelles  sont  les  choses  avantageuses  à  la  nation, 
et  quelles  sont  celles  qui   lui  sont  préjudiciables .-' 

Notre  Maître  dit:  «Les  attaques  mutuelles  des 
«Etats  les  uns  contre  les  autres;  l'empiétement  des 
«familles  sur  les  droits  des  autres  familles ,  les  vols 
«mutuels  d'homme  à  homme,  le  manque  de  bien- 
«veillance  de  la  part  des  gouverneurs  et  des  maîtres, 
«le  défaut  de  loyauté  de  la  part  des  ministres  ;  le 
«manque  au  devoir  filial  et  aux  sentiments  de  ten- 
«  dresse  entre  les  pères  et  les  fils  et  le  manque  de 
«concorde  entre  les  frères:  ces  choses  et  d'autres  sem- 
«blables,  sont  les  choses  préjudiciables  au  royaume.» 

Et  de  quelle  cause  proviennent  ces  faits  préju- 
diciables.'* N'est-ce  point  du  manque  d'amour  mutuel? 

Notre  Maître  dit:  «Oui,  ils  sont  produits  par  le 
manque  d'amour  mutuel.  Voici  un  prince  qui  ne 
sait  aimer  que  son  propre  Etat  et  n'aime  pas  l'Etat 
voisin.  Pour  augmenter  la  puissance  de  son  Etat  il 
cherchera  à  diminuer  celle  de  l'Etat  voisin  en  atta- 
quant celui-ci.  Voici  un  chef  de  famille  qui  n'aime 
que  sa  propre  famille  et  n'aime  pas  les  familles  des 
autres  ;  il  cherchera  à  augmenter  la  puissance  de  la 
sienne  au  détriment  des  familles  d'autrui.  Voici  un 
homme    qui    n'aime   (pic  lui-même  et  n'aime  pas  son 


35 

prochain,  ne  volera-t-il  pas  autrui  pour  augmenter 
ses  propres  ressources.  Ainsi,  les  princes  qui  n'aiment 
pas  les  autres  princes  ont  leurs  champs  de  bataille; 
les  chefs  de  famille  qui  n'aiment  point  les  autres 
familles  portent  tort  à  ces  autres  familles ,  les  hommes 
qui  ne  s'aiment  pas  mutuellement  s'entre-volent,  les 
gouverneurs,  et  les  ministres  n'aimant  pas  autrui 
deviennent  malveillants  et  déloyaux,  les  pères,  les 
fils ,  les  frères  ne  s'aimant  pas  entre  eux  perdent 
le  sentiment  des  devoirs  filiaux ,  paternels  et  fraternels 
et  sont  entraînés  à  d'irréconciliables  inimitiés.  Main- 
tenant — ■  les  hommes ,  en  général ,  n'aimant  pas  leur 
prochain  —  le  fort  cause  du  préjudice  au  faible,  le 
riche  malmène  le  pauvre ,  le  noble  est  insolent  envers 
l'homme  du  peuple  et  le  trompeur  dupe  les  esprits 
simples.  Toutes  les  misères ,  les  usurpations  de  pouvoir, 
les  inimitiés  et  les  haines  existant  dans  le  monde 
ont  leur  origine  dans  le  défaut  d'amour  mutuel. 
Aussi,  les  hommes  bienfaisants,  les  véritables  huma- 
nitaires condamnent-t-ils  cet  égoïsme.» 

Ils  le  condamnent,  mais  comment  pourront-ils  le 
détruire .-' 

Notre  Maître-dit:  «Ils  estiment  pouvoir  le  détruire 
par  la  loi  de  l'universel  amour  et  l'aide  avantageuse 
qu'elle  engage  les  hommes  à  se  prêter  mutuellement.» 

Comment  cet  universel  amour  et  cette  entr'aide 
avantageuse   s'établiront-ils .'' 

Notre  Maître  dit:  ';Cela  débutera  en  regardant 
les     autres     royaumes     comme     le     sien    propre,    les 


36 

autres    familles    comme    la   sienne  propre,  les  autres 
hommes    comme    soi    même.   Cela    étant,    les  princes 
aimant     les     autres     n'auront     plus     de     champs    de 
bataille;    les    chefs   de    famille   aimant   les    autres   ne 
leur    porteront    plus    préjudice;    les    hommes   aimant 
leur     prochain     ne     commettront    ni    vol  ni    méfaits 
contre    lui;    les    gouverneurs   et    les  ministres  aimant 
autrui  seront  bienveillants  et  loyaux  ;  les  pères  et  les 
fils  s'entr'aimant  seront  bons  et  animés  de  sentiments 
filiaux,  les  frères  s'aimant  entr'eux  seront  en  bon  accord 
et  facilement  réconciliés  s'il  survient  quelque  brouille. 
Alors,  les  hommes,  en  général,  aimant  autrui,  le  fort 
ne  causera  pas  de  préjudice  au  faible;  les  plus  nom- 
breux   ne   voudront    point  dépouiller  les  moins  nom- 
breux;  le    riche    n'outragera  pas  le  pauvre,  le  noble 
ne    sera    pas    insolent    envers   l'homme  du  peuple  et 
le  trompeur  ne  dupera  point  l'homme  simple. 

La  voie  par  laquelle  toutes  les  misères  les  injus- 
tices, les  inimitiés  et  les  haines  ne  peuvent  trouver 
accès  (dans  la  société)  est  celle  de  l'universel  amour. 
Pour  cette  raison  les  humanitaires  l'apprécient. 

Oui ,  mais  ceux  qui  enseignent  dans  le  royaume  et 
les  hommes  du  premier  rang  disent:  «Il  est  vrai  que 
si  cet  amour  universel  existait,  ce  serait  un  grand  bien, 
mais  il  est  la  chose  la  plus  difficile  qui  soit  au  monde.» 
Notre  Maître  dit:  «C'est  parce  que  ceux  qui  ensei- 
gnent ,  les  Lettrés  et  les  hommes  éminents ,  ne  com- 
prennent pas  les  grands  avantages  de  cette  loi  qu'ils 
raisonnent    ainsi.    Prenez  pour  exemple  les  cas  où  il 


17 

faut  donner  l'assaut  à  une  ville ,  combattre  sur  le 
champ  de  bataille,  ou  sacrifier  sa  propre  vie  pour 
sauver  l'honneur.  Tous  les  peuples  en  tous  lieux ,  ont 
considéré  ces  choses  comme  difficiles.  Cependant  s'il 
plait  à  un  gouverneur  de  les  demander,  les  fonc- 
tionnaires et  le  peuple  sont  capables  de  les  accom- 
plir. Combien  plus  aisément  devraient-ils  parvenir  à 
l'amour  universel  et  à  l'échange  de  bons  offices  qui 
sont  de  nature  si  différente! 

Quand  un  homme  en  aime  d'autres  ceux-ci  répon- 
dent en  l'aimant  ;  quand  un  homme  procure  un  profit, 
une  satisfaction  à  d'autres  hommes  ceux-ci  répondent 
en  lui  procurant  profit  et  satisfaction.  ^)  Quand  un 
homme  cause  du  tort  à  d'autres,  ceux-ci  répondent 
en  lui  causant  du  tort;  quand  un  homme  en  hait 
d'autres,  ceux-ci  répondent  en  le  haïssant.  Qu'y 
a-t-il  de  surprenant  à  cela.?  Ce  sont  seulement  les 
gouverneurs,  les  chefs  qui  ne  veulent  pas  baser  le 
gouvernement  sur  ce  principe  et  ainsi,  les  fonction- 
naires ne  dirigent  pas  leurs  actes  d'après  lui. 

Autrefois  le  prince  Wan  de  Tsin  aima  que  les 
fonctionnaires  fussent  grossièrement  vêtus.  Tous  por- 
tèrent alors,  des  fourrures  de  bélier,  des  ceintures 
de    cuir    et    des    manteaux    de    coton    blanchi.  Ainsi 


I)  Cette  règle,  logique  en  son  essence,  souffre  de  nombreiiises 
exceptions.  Une  éducation  rationnelle  et  persévérante,  en  modifiant 
les  idées  des  hommes,  amènerait  seule  un  état  de  mœurs  où  la 
justice  et  la  haute  utilité  sociale  de  ce  mode  d'agir  le  feraient  géné- 
ralement admettre  et  pratiquer  (Note  de  l'auteur). 


38 

vêtus  ils  assistaient  au  lever  du  prince  sortaient  au- 
dehors  et  circulaient  à  la  Cour.  Pourquoi  agissaient-ils 
ainsi?  Le  souverain  aimait  cette  manière  de  faire  et, 
à  cause  de  cela  les  courtisans  la  pratiquaient. 

Le  prince  Ling  de  Chii  aimait  que  ses  fonction- 
naires fussent  minces  et  pour  ce  motif,  ceux-ci  s'as- 
treignaient eux-mêmes  à  ne  prendre  qu'un  seul  repas 
(par  jour).  Ils  retenaient  leur  souffle  en  serrant  leur 
ceinture  et  pour  se  lever  devaient  s'appuyer  au  mur. 
Dans  l'espace  d'un  an  ils  prenaient  un  teint  terreux 
comme  s'ils  allaient  mourrir  d'inanition.  Pourquoi 
aîïissaient-t-ils  ainsi.'  Le  souverain  aimait  cette  façon 
de  faire  et  eux  se  trouvaient  capables  de  la  suivre. 

Kâu-chien ,  le  roi  de  Yiieh  désirait  que  ses  fonc- 
tionnaires fussent  courageux  et  s'efforçait  de  les  rendre 
tels.  Lors  d'une  réunion  où  ils  étaient  tous  assem- 
blés il  mit  le  feu  sur  le  navire  où  ils  se  trouvaient 
et  leur  dit:  «Tous  les  objets  précieux  de  Yùeh  sont 
ici»  alors  de  ses  propres  mains  il  battit  un  tambour 
et  les  pressa  d'entrer  dans  le  feu.  Quand  ils  enten- 
dirent le  roulement  du  tambour  ils  se  précipitèrent  à 
l'envi  dans  les  flammes  et  piétinèrent  le  feu.  Une 
centaine  d'entre  eux  avaient  péri  quand  le  roi  battit 
le  gong  pour  rappeler  les  autres. 

Se  priver  d'aliments ,  porter  de  mauvais  vêtements, 
sacrifier  sa  vie  pour  l'honneur,  voilà  des  actions 
difficiles  à  accomplir.  Cependant  lorsqu'elles  plaisent 
au  souverain  on  se  trouve  capable  de  les  faire. 
Combien     pourrait-on     mieux     arriver    à     l'universel 


39 

amour  et  à  l'cntr'aide  mutuelle  qui  sont  d'une  nature 
si  différente. 

Quand  un  homme  en  aime  d'autres  ceux-ci  repon- 
dent en  l'aimant;  quand  un  homme  procure  satis- 
faction et  profit  à  d'autres  hommes  ceux-ci  répondent 
en  lui  procurant  satisfaction  et  profit;  quand  un 
homme  en  hait  d'autres,  ceux-ci  répondent  en  le 
haïssant,  quand  un  homme  nuit  à  d'autres  ceux-ci 
répondent  en  lui  nuisant.  Mais  les  gouvernants  ne 
veulent  point  diriger  leur  gouvernement  d'après  ce 
principe  et  ainsi,  les  fonctionnaires  ne  peuvent  diriger 
leurs  actes  d'après  lui. 

Oui,  mais  les  fontionnaires  et  les  hommes  éminents 
disent:  «Parfaitement,  la  pratique  universelle  de 
l'amour  mutuel  serait  bonne,  mais  c'est  un  rêve 
irréalisable.  C'est  comme  si  l'on  voulait  saisir  la 
montagne  Tâi ,  pour  sauter  avec  elle  au-dessus  de  Ho 
ou  de  Chî. 

Notre  Maître  dit:  Ceci  est  une  mauvaise  compa- 
raison. Saisir  la  montagne  Tâi  et  sauter  avec  elle 
au-dessus  de  Ho  ou  de  Chî  pourrait  être  appelé  un 
tour  de  force  extraordinaire  et  il  ne  s'est  jamais 
trouvé ,  depuis  l'antiquité  jusqu'à  nos  jours ,  personne 
pour  l'accomplir.  Mais  combien  est  différente  la  loi 
de  l'universel  amour  et  de  l'entr'aide  mutuelle  ou 
échange  de  profits. 

Jadis  de  sages  rois  la  pratiquèrent.  Comment  savons- 
nous  qu'ils  agirent  ainsi  .^ 

Quand  Yii  eut  soumis  tout  le  pays  situé  à  l'ouest. 


40 

il  fît  le  Ho  occidental  et  le  Yii-tâu  pour  conduire 
plus  loin  les  eaux  de  Chû-sun-wang;  au  nord  il  fit 
le  Fang-yuan,  le  Pâi-chû,  le  Hâu-chih-  tî  et  le  Tâu 
de  Fû-to;  il  établit  aussi  le  Tî-chù  et  entailla  le 
Lung-man  pour  l'avantage  de  Yen ,  Tâi ,  Hù ,  Mo  et 
des  gens  du  Ho  occidental;  à  l'est,  il  draina  les 
eaux  de  Lû-fang  et  le  marais  de  Mang-chù,  les 
réduisant  à  neuf  canaux  pour  amoindrir  la  quantité 
d'eau  dans  la  région  orientale  et  faire  profiter  du 
surplus  la  population  de  Chî-châu  ;  et  au  sud  il  fit 
le  Chiang,  le  Han  ,  le  Hwâi ,  le  lit  du  courant  oriental 
et  les  cinq  lacs  au  profit  de  Ching,  Chû,  Yiieh  et 
des  populations  du  sud  barbare.  Telles  furent  les 
œuvres  de  Yii  et  je  suis  d'avis  qu'on  l'imite  en  pra- 
tiquant de  même  l'amour  universel  ^). 

Quand  le  roi  Wan  ramena  au  bon  ordre  les  con- 
trées occidentales,  sa  lumière  se  répandit  comme  celle 
du  soleil  ou  de  la  lune  aux  quatre  points  cardinaux. 
Il  ne  permit  pas  que  les  grands  Etats  insultassent  les 
petits  ;  il  ne  permit  pas  aux  masses  d'opprimer  les 
orphelins  et  les  veuves  ;  il  ne  permit  pas  la  violence , 
il  interdit  qu'on  enlevât  aux  gens  mariés  leur  grain , 
leurs  chiens  ou  leurs  porcs.  Le  ciel,  cela  a  été 
constaté,  répandit  ses  bénédictions  sur  le  roi  Wan. 
Les  vieillards  et  les  gens  privés  d'enfants ,  purent 
(sous  son  règne)  accomplir  le  nombre  de  leurs  jours, 
les  isolés  et  ceux  qui  étaient   sans  famille  purent  alors 


l)   Voir  au  sujet  de  ces  travaux,  la  Note  sur  Yao,  Cluin  et  Vu. 


41 

vivre  parmi  leurs  concitoyens  ^),  les  jeunes  enfants  et 
les  orphelins  trouvèrent  des  tuteurs  pour  les  élever. 
Tels  furent  les  œuvres  du  roi  Wan  ;  et  je  suis  partisan 
que  l'on  pratique ,  maintenant ,  le  même  amour  mutuel. 
Si  ceux  qui  gouvernent  le  royaume  désirent  vraiment 
et  sincèrement  tout  ce  qui  peut  enrichir  le  pays  et 
détestent  ce  qui  peut  l'appauvrir;  s'ils  désirent  qu'il 
soit  bien  administré  et  détestent  le  désordre  ils  doiv- 
ent encourager  l'universel  et  mutuel  amour  et 
l'entr'aide  réciproque.  Telle  était  la  loi  des  sages 
rois  ;  c'est  le  moyen  d'assurer  le  bon  ordre  dans 
une  nation. 


III 


Notre  Maître,  le  philosophe  Meh ,  dit:  «C'est  le 
rôle  des  hommes  aimant  leurs  semblables  de  provoquer 
et  d'encourager  tout  ce  qui  peut  être  avantageux 
au  pays  et  d'écarter  tout  ce  qui  peut  lui  être  préju- 
diciable. 

Quels  sont  actuellement  les  faits  les  plus  préjudi- 
ciables à  un  pays.  Il  y  en  a  beaucoup.  Par  exemple 
les  agressions  des  grands  Etats  attaquant  les  petits, 
l'oppression  des  familles  d'humble  condition  par  les 
familles    puissantes    et    des    faibles    par   les  forts,  du 


i)  Il  faut  probablement  entendre  par  là:  purent  se  mêler  à  leurs 
concitoyens  qui  les  accueillirent  avec  bienveillance  et  leur  tinrent 
lieu  de  famille. 


42 

petit  nombre  par  ceux  (|ui  sont  en  majorité ,  les 
pièges  que  l'on  tend  par  ruse  aux  naïfs ,  l'insolence 
des  grands  envers  les  petits.  Du  même  ordre  sont  le 
défaut  de  bienveillance  chez  les  gouvernants,  la  mal- 
honnêteté des  ministres  le  manque  de  bonté  des 
pères  et  le  défaut  de  fidélité  au  devoir  filial ,  de  la 
part  des  enfants.  A  ceci  peut  encore  s'ajouter  les 
actes  de  ceux  qui  emploient  les  armes  tranchantes, 
les  drogues  empoisonnées,  l'eau  et  le  feu  pour  voler 
et  blesser  autrui. 

Continuant  notre  enquête  demandons  nous  d'où 
proviennent  tous  ces  faits  regrettables  ?  Est-ce  de 
l'amour  porté  à  autrui  et  du  désir  de  lui  procurer 
un  profit.-*  —  On  peut  répondre,  non;  et  l'on  peut 
aussi  ajouter  :  II  est  évident  qu'ils  proviennent  de  la 
haine  que  l'on  a  pour  autrui  et  du  désir  de  lui  faire 
du  mal.  Si  l'on  demande  encore  si  ceux  qui  haïssent 
et  blessent  leur  prochain  sont  ceux  qui  adhèrent  au 
principe  d'aimer  tous  leurs  semblables  ou  ceux  qui 
font  des  distinctions  entre  eux ,  on  peut  répondre  : 
Ceux  qui  font  des  distinctions.  Ainsi  c'est  le  principe 
de  faire  des  distinctions  entre  un  homme  et  un  autre 
qui  donne  naissance  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  con- 
damnable dans  l'Empire. 

Notre  Maître  dit  :  Celui  qui  critique  les  autres  doit 
avoir  le  moyen  de  les  transformer.  Condamner  un 
homme  sans  avoir  le  moyen  de  le  rendre  meilleur 
est  comme  sauver  quelqu'un  des  flammes  pour  le 
noyer.  Les  discours  que  l'on  tient  alors  sont  hors  de 


43 

propos.  Sur  ce  point  notre  Maître  dit  :  Le  principe 
d'aimer  tous  ses  semblables  doit  prendre  la  place  de 
celui  qui  enseigne  qu'il  faut  établir  des  distinctions 
entre  eux.  Si  l'on  nous  demande  maintenant:  Com- 
ment l'Amour  universel  transformera-t-il  les  faits 
qui  se  produisent  par  le  principe  de  la  distinction.^  — 
Nons  répondons  :  Si  les  princes  se  comportaient 
envers  les  Etats  étrangers  comme  envers  le  leur 
propre,  emploieraient,  ils  les  forces  de  leur  Etat  pour 
en  attaquer  un  autre.'*  Si  les  chefs  de  famille  consi- 
déraient les  familles  des  autres  comme  la  leur,  le 
quel  d'entre  eux  voudrait  se  servir  de  la  puissance  dont 
jouit  sa  famille  pour  porter  le  trouble  dans  une 
autre .^  Et  maintenant,  si  les  Etats  ne  s'entre-atta- 
quaient  pas,  si  les  citoyens  d'une  capitale  ne  cher- 
chaient pas  à  nuire  à  ceux  d'une  autre;  si  les  familles 
cessaient  de  se  rendre  coupables  de  mutuelles  agres- 
sions cela  serait-il  préjudiciable  ou  avantageux  à 
l'Empire.^  On  doit  répondre  que  cela  serait  avan- 
tageux. Poursuivons  notre  enquête.  Demandons 
nous  comment  cet  état  avantageux  se  produira.  Pro- 
viendra-t-il  de  la  haine  et  de  la  violence  exercée 
contre  autrui.^  On  doit  répondre  non.  Et  l'on  peut 
ajouter:  Cet  état  provient  évidemment  de  l'amour 
porté  à  autrui  et  du  bien  que  l'on  veut  aux  autres. 
Et  qui  sont  ceux  qui  aiment  leur  prochain  et 
lui  veulent  du  bien.  Sont-ce  ceux  qui  sont  partisans  du 
principe  de  la  distinction,  ou  ceux  qui  aiment  tous 
leurs  semblables.^  Ainsi,  c'est  le  principe  de  l'Universel 


44 

et  mutuel  amour  qui  donne  naissance  à  tout  ce  qui 
est  le  plus  profitable  à  la  nation.  Pour  cette  raison 
nous  devons  conclure  que  ce  principe  est  juste. 

Notre  Maître  dit,  peu  de  temps  après  :  Le  rôle  des 
humanitaires  est  de  stimuler  et  de  provoquer  ce  qui 
est    avantageux    au    royaume  et  d'écarter  ce  qui  lui 
est  préjudiciable.  Nous  avons  démontré  que  le  principe 
de    l'amour   universel    produit   tout    ce  qui  est  avan- 
tageux au  royaume  et  que  celui  qui  fait  des  distinc- 
tions   entre    les    hommes    produit  tout  ce  qui  lui  est 
préjudiciable.    Par    cette  raison  notre  Maître  dit  :  Le 
principe   de   la    distinction    entre    un    homme    et    un 
autre  est  faux  et  mauvais.  Celui  de  l'Amour  universel 
est    aussi  juste  que  les  côtés  d'un  carré  (qui  doivent 
être    parfaitement    égaux    entre  eux).  Maintenant,  si 
nous    désirons    le    bien    du    royaume    et    choisissons 
dans    ce  but  le  principe  de  l'Amour  Universel,  alors 
les  oreilles  subtiles  et  les  yeux  perçants  des  individus 
entendront    et    verront    les    uns    pour  les  autres ,  les 
membres    vigoureux    des    individus    emploieront  leur 
activité  les  uns  pour  les  autres  et  les  hommes  possé- 
dant des  connaissances  s'instruiront  les  uns  les  autres. 
Il    arrivera    alors    que    le    vieillard  qui  n'a  ni  femme 
ni    enfants   trouvera  des  soutiens  qui  lui  permettront 
d'accomplir  le  nombre  de  ses  jours  et  que  les  petits 
et    les    faibles   ([ui  n'ont  point  de  parents  trouveront 
des  hommes  pour  les  aider  et  les  élever. 

Pour     quelle     raison,     lorsqu'on     leur     parle     du 
principe    de  l'Amour  Universel,  ceux  qui  enseignent 


45 

dans  le  royaume  le  condamnent-ils?  Telle  qu'ils 
l'énoncent  leur  condamnation  ne  doit  pas  nous  arrêter. 
Ils  disent:  <  Il  est  possible  que  le  principe  soit  bon, 
mais  comment  le  mettre  en  pratique?» 

Notre  Maître  dit:  En  supposant  qu'il  ne  puisse 
pas  être  pratiqué,  il  paraît  difficile,  néanmoins,  de  con- 
tinuer à  le  condamner.  Mais  comment  peut-il  être 
bon  et  impossible  à  être  mis  en  pratique? 

Citons  deux  exemples  pouvant  servir  de  témoignage 
sur    ce    sujet  :    Supposons    deux    individus    dont  l'un 
tient    pour  le  principe  de  la  distinction  et  l'autre  est 
partisan  de  l'amour  universel,  Le  premier  de  ceux-ci 
dit:  Comment  puis-je  être  pour  la  personne  de  mon 
semblable    comme  pour  ma  propre  personne  et  pour 
les     parents     de    mon    semblable    comme    pour    mes 
propres    parents.    Raisonnant    de    cette  façon  il  peut 
voir    son    semblable  avoir  faim  et  ne  pas  le  nourrir, 
avoir  froid  et  ne  pas  le  vêtir,  être  malade  et  ne  pas 
le  soigner,  mort  et  ne  pas  l'ensevelir.  Le  langage  et 
la     conduite     de     celui    qui    adhère    au    principe    de 
l'Amour    Universel    sont    différents.  Celui-ci  dit:  J'ai 
compris  que  celui  qui   veut  jouer  un  rôle  élevé  parmi 
les  hommes  doit  considérer  la  personne  de  son  sem- 
blable comme  sa  propre  personne,  les  parents  de  son 
semblable     comme     ses     propres     parents,     ce    n'est 
qu'ainsi    qu'il    peut    parvenir    à    ce  rang.  Raisonnant 
dans  ce  sens,  quand  il  voit  son  semblable  avoir  faim, 
il    le    nourrit;    avoir   froid,  il  le  vêt;  être  malade,  il 
le    soigne;    mort  il  l'ensevelit.  Tel  est  le  langage  de 


46 

celui  qui  professe  le  principe  de  l'amour  universel  et 
telle  est  sa  conduite 

Les  paroles  de  chacun  de  ces  hommes  sont  la  con- 
damnation de  celles  de  l'autre  et  leur  conduite  est  en 
opposition  absolue.  Supposons  maintenant  que  leurs 
paroles  soient  tout  à  fait  sincères  et  qu'ils  veuillent 
baser  tous  leurs  actes  sur  elles.  Ainsi  paroles  et  actes, 
chez  tous  deux,  seraient  en  parfaite  concordance  et 
les  paroles  suivies  d'effets.  Ceci  étant  donné,  sup- 
posons le  cas  suivant  :  Voici  une  plaine  au  milieu  de 
la  campagne  et  un  officier  revêtu  de  sa  cotte  de 
maille,  de  son  hausse  col  et  de  son  casque.  Il  est  sur 
le  point  de  prendre  part  à  une  bataille.  Quelle  en 
sera,  pour  lui,  l'issue:  la  vie  ou  la  mort.''...  Nul  ne 
peut  le  prévoir.  Ou  bien  voici  un  fonctionnaire  sur  le 
point  d'être  chargé  d'une  mission  dans  un  pays 
lointain;  l'issue  du  voyage,  l'aller,  le  retour  sont 
pleins  d'incertitude.  Dans  ces  deux  suppositions,  à 
qui  cet  officier  ou  ce  fonctionnaire  confiera-t-il  la  sur- 
veillance de  sa  niai.son,  la  garde  de  ses  parents,  le 
soin  de  sa  femme  et  de  ses  enfants.''  Je  doute  qu'il  )■ 
ait  sous  le  ciel,  un  homme  ou  une  femme  assez  stupidc 
pour  —  même  s'il  condamne  le  principe  de  l'Amour 
Universel  —  maintenir  sa  foi  jusqu'au  bout.  (En 
accordant  sa  confiance  à  un  égoïste  qui  n'a  point  le 
respect  des  intérêts  d'autrui).  C'est  en  parole  que  l'on 
condamne  le  principe  de  l'Amour  Universel  et  quand 
se  présente  l'occasion  de  choisir  entre  lui  et  le 
principe     contraire,     c'est    à    lui    que    l'on    donne  la 


47 

préférence.  Les  paroles  et  la  conduite  sont  ici  en 
contradiction. 

Malgré  cet  exemple  qui  les  condamne,  les  adver- 
saires du  principe  de  l'Amour  Universel  ne  désar- 
ment pas.  Ils  disent:  «Ce  principe  peut,  peut-être, 
suffire  à  diriger  la  détermination  d'un  fonctionnaire, 
d'un  officier,  mais  elle  ne  pourrait  diriger  celle  d'un 
souverain.» 

Qu'on  nous  permette  d'affirmer  ceci  en  donnant 
deux  exemples:  Supposons  deux  souverains:  L'un 
des  deux  est  partisan  du  principe  de  l'Amour 
Universel,  l'autre  de  celui  de  faire  des  distinctions.  Dans 
ce  cas,  le  dernier  des  deux  dira:  «Comment  pour- 
rais-je  agir  envers  mon  peuple,  comme  j'agis  envers 
moi-même .-'  Ceci  est  tout  à  fait  opposé  aux  sentiments 
humains.  La  vie  de  l'homme,  sur  la  terre,  s'écoule 
dans  un  bref  instant  ;  elle  peut  être  comparée  à  la 
course  d'un  attelage  de  chevaux  sautant  au-dessus 
d'un  étroit  précipice.  .  Raisonnant  dans  ce  sens  il 
pourra  voir  son  peuple  affamé  et  ne  pas  le  nourrir, 
avoir  froid  et  ne  pas  le  vêtir ,  être  malade  et  ne 
pas  le  soigner,  mourir  et  ne  pas  lui  donner  de 
sépulture.  Tel  sera  le  langage  du  souverain  partisan 
du  principe  de  la  distinction  et  telle  sera  sa  conduite. 
Celui  qui  est  partisan  du  principe  de  l'Amour  Uni- 
versel aura  un  langage  et  une  conduite  différents.  Il 
dira  :  «J'ai  compris  que  celui  qui  veut  se  montrer  un 
souverain  intelligent  doit  se  préoccuper  d'abord  de 
son  peuple  et  ne  penser  qu'après  à  lui-même.  Raison- 


48 

nant  dans  ce  sens,  quand  son  peuple  sera  affame 
il  s'occupera  de  le  nourrir  quand  celui-ci  aura  froid 
il  le  vêtira,  quand  il  sera  en  proie  aux  maladies  il 
le  soignera  ;  il  pourvoira  à  la  sépulture  des  morts. 
Tels  seront  le  langage  et  la  conduite  d'un  souverain 
qui  adhère  au  principe  de  l'Amour  Universel.  Si  nous 
comparons  ces  deux  souverains  nous  trouvons  que 
les  paroles  de  l'un  sont  la  condamnation  de  celles  de 
l'autre  et  que  leurs  actions  sont  opposées.  Supposons 
que  leurs  paroles  soient  également  sincères,  que  leurs 
actes  y  correspondent  et  posons-nous  les  questions 
suivantes:  Voici  une  année  où  la  peste  se  répand 
dans  le  peuple ,  beaucoup  souffrent  du  froid  et  de  la 
famine ,  des  multitudes  meurent  dans  les  fo.ssés  et  dans 
les  canaux.  Si  à  cette  époque  le  peuple  devait  élire 
un  roi  lequel  de  ces  deux  souverains  pensez-vous 
qu'il  préférerait .''  Je  doute  qu'il  y  ait  quelqu'un 
d'assez  stupide ,  sous  le  ciel,  pour  ne  pas  choisir  le 
souverain  qui  adhère  au  principe  de  l'Amour  Uni- 
versel, même  si,  lui-même,  a  toujours,  jusque  là, 
condamné  ce  principe.  C'est  en  paroles  que  l'on  con- 
damne ce  principe  et  quand  se  présente  l'occasion 
de  choisir  entre  lui  et  le  principe  contraire  c'est  à 
lui  que  l'on  donne  la  préférence.  Les  paroles  que 
l'on  prononce  et  la  conduite  que  l'on  tient  sont  en 
contradiction.  Je  ne  puis  comprendre  pourquoi,  d'un 
bout  à  l'autre  du  royaume,  les  Lettrés  condamnent 
le  principe  de  l'Amour  L^niversel  lorsqu'ils  en  enten- 
dent parler. 


49 

Dans  le  cas  où  ils  cessent  de  le  condamner  ils 
disent:  «Que  cet  Universel  Amour  soit  bienfaisant 
et  juste;  nous  vous  l'accordons;  mais  comment 
pourrait-il  entrer  dans  la  pratique?  L'impossibilité 
de  le  faire  entrer  dans  la  pratique  est  égale  à 
celle  de  saisir  la  montagne  Tâi  et  de  sauter  avec 
elle  au-dessus  de  Chiang  ou  de  Ho.  Nous  désirons 
aussi  cet  Amour  Universel,  mais  c'est  une  chose 
irréalisable!» 

Notre  Maître  dit:  «Saisir  la  montagne  Tâi  et  sauter 
avec  elle  au-dessus  de  Chiang  ou  de  Ho  est  une 
action  qui  n'a  jamais  été  accomplie,  depuis  la  plus 
haute  antiquité  jusqu'  à  nos  jours  ,  tandis  que  l'Amour 
Universel  et  l'échange  des  bons  services  mutuels  ont 
été    pratiqués    par  les  anciens  sages  et  par  six  rois.» 

Comment  savons-nous  que  les  anciens  sages  et  ces 
six  rois  les  pratiquèrent  .-^ 

Notre  Maître  dit  :  «Je  n'existais  pas  à  l'époque  où 
ils  vivaient.  Je  n'ai  pas  entendu  leur  voix  ni  vu  leur 
visage,  mais  je  sais  ce  qu'ils  ont  dit  par  ce  qui  en 
a  été  transmis  à  la  postérité,  inscrit  sur  des  bambous 
ou  sur  des  étoffes ,  gravé  sur  le  métal ,  sur  des  pierres 
et  sur  des  vases. 

Il  est  dit  dans  :  la  «; Grande  déclaration»,  Le  roi 
Wan  était  comme  le  soleil  et  la  lune,  sa  brillante 
clarté  rayonnait  sur  les  quatre  points  de  la  contrée 
de  l'Ouest. 

D'après  ces  paroles,  le  roi  Wan  exerçait  large- 
ment le  principe  de  l'amour  Universel ,  il  est  comparé 


50 

au  soleil  et  à  la  lune  dont  la  clarté  se  répand  sans 
partialité  sur  tous  les  points  de  la  terre.  Ainsi  se 
répandait ,  sur  tous ,  l'amour  universel  du  roi  Wan. 

Et  ce  n'est  pas  seulement  la  «Grande  déclaration» 
qui  parle  en  ces  termes.  Nous  trouvons  la  même 
chose  dans  «la  Déclaration  de  Yû».  Yû  dit:  «Foules 
écoutez-moi.  Ce  n'est  pas  de  mon  seul  chef  que  j'ose 
vous  parler  en  faveur  de  la  guerre.  Nous  exécutons 
contre  le  stupide  prince  de  Miâo,  les  représailles 
approuvées  par  le  ciel.  Guidant  vos  armées  je  marche 
donc  devant  vous  pour  châtier  le  prince  de  Miâo  i).» 

Ainsi  Yii  battit  le  prince  de  Miâo  non  point  pour 
accroître  sa  richesse,  non  pour  obtenir  honneur  et 
profit.  Il  le  fit  en  cherchant  ce  qui  pouvait  être 
utile  au  royaume  et  en  écartant  ce  qui  pouvait  lui 
être  un  danger. 

Nous  trouvons  encore  un  exemple  semblable  dans 
«Les  discours  de  Thang».  Thang  dit:  «Moi  l'enfant 
de  Lî ,  je  prends  la  liberté  d'employer  une  victime 
de  couleur  sombre  et  je  parle  ainsi  devant  Toi , 
ô  Ciel ,  suprême  souverain  :  Il  y  a  actuellement 
une  grande  sécheresse  et  il  est  juste  que  j'en  sois 
rendu    responsable.    Je    ne    sais    en    quoi,    mais   j'ai 


l)  Bien  que  la  phrase  suivante  semble  indiquer  que  Yû  poursuivait 
contre  le  prince  de  Mido  la  vengeance  de  dommages  fait  à  son  peuple, 
l'idée  qu'il  sert  d'instrument  à  la  colùre  céleste  est  en  contradiction 
avec  les  sentiments  exprimés  à  ce  sujet  par  Meh-ti  au  roi  de  Lou- 
iang  (Voir  chap.  ii.  La  Guérie).  Il  est  vrai  que  toutes  les  citations 
comprises  dans  ce  passage  sont  quelque  peu  dénaturées. 


51 

péché  contre  les  Pouvoirs  qui  sont  en  haut  et  en 
bas.  C'est  à  ton  esprit,  ô  ciel,  à  discerner  ces  choses. 
Si  le  peuple  t'a  offensé  j'en  assume  la  responsabilité. 
Si  je  t'ai  offensé,  le  peuple  ne  doit  pas  en  supporter 
les  conséquences  ^).» 

Par  ces  paroles  nous  pouvons  nous  rendre  compte 
que  Thang,  possédant  la  dignité  souveraine  et  les 
richesses  d'un  royaume ,  ne  reculait  pas  à  s'offrir  lui- 
même  en  sacrifice  expiatoire  au  Ciel  et  aux  Génies. 
On  voit  par  là,  que  Thang  possédait  le  principe  de 
l'Amour  universel. 

Et  ce  ne  sont  oas  seulement  les  «Déclarations»  les 


1)  Cette  dernière  citation ,  est  tirée  du  discours  que  Tching-Thang 
adresse  à  tous  les  grands  de  l'empire  qu'il  avait  assemblés  pour  s'en 
faire  reconnaître  roi,  après  avoir  renversé  Kie  le  dernier  souverain 
descendant  du  grand  empereur  Yu.  Le  texte  en  est  quelque  peu 
altéré.  Dans  le  Chou-king,  Tching-Thang  commence  par  rappeler  les 
crimes  de  Kie  et  les  châtiments  qu'ils  méritaient  puis  continue:  «Je 
n'ai  pas  osé  laisser  de  si  grands  crimes  impunis,  mais  j'ai  osé  offrir  le 
sacrifice  d'un  bœuf  noir,  j'ai  osé  avertir  l'auguste  ciel  et  la  divine 
souveraine  (la  Terre)  . . .  Chargé  aujourd'hui  de  vos  royaumes  et  de 
vos  familles,  je  crains  d'offenser  le  Haut  et  le  Bas  (le  Ciel  et  la  Terre) 
et  parce  que  je  ne  sais  pas  si  je  suis  coupable,  ma  crainte  est 
pareille  à  celle  d'un  homme  qui  appréhende  de  tomber  dans  un  pro- 
fond abîme»  (Tching-Thang  éprouvait  des  scrupules  sur  la  légitimité 
de  l'acte  qui  l'avait  fait  déposséder  Kie  pour  prendre  sa  place)  .... 
Gardez- vous  de  suivre  des  lois  ou  des  coutumes  injustes....  Si  vous 
faites  quelque  chose  de  louables'  je  ne  puis  le  cacher  et  si  je  tombe 
dans  quelque  faute  je  n'oserai  me  la  pardonner.  Tout  est  examiné  avec 
attention  dans  le  cœur  du  Souverain  suprême  (Chang-Ti).  Tous  vos 
actes  criminels,  si  vous  en  commettez,  retombent  sur  moi  seul:  mais 
si,  moi,  j'en  commets,  vous  n'y  avez  nulle  part .    .  (^Chou-king.) 


52 

«Discours  de  Thang»  que  nous  pouvons  citer,  nous 
trouvons  la  même  idée  dans  les  Poèmes  de  Châu. 
L'un  de  ces  poèmes  dit: 

Large  et  longue  est  la  Voie  royale 
Sans  détours,  sans  injustice 
La  Voie  royale  est  plane  et  horizontale 
Sans  injustice,  sans  détours. 

Elle  est  droite  comme  une  flèche. 

Elle  est  polie  comme  une  pierre  à  aiguiser. 

Les  fonctionnaires  y  marchent. 

Le  bas  peuple  la  voit. 

Cette  voie  n'est-elle  pas  celle  dont  nous  parlons? 
Autrefois ,  Wan  et  Wû  travaillèrent  avec  justice  et 
impartialité  à  récompenser  les  héros  et  à  punir  les 
oppresseurs ,  ne  manifestant  aucun  favoritisme  en 
faveur  de  leur  propre  parenté.  Il  ressort  de  là  que 
Wan  et  Wû  possédaient  le  principe  de  l'Amour 
Universel.  Ce  que  notre  Maître  enseigne  est  encore 
une  fois  donné  en  exemple  par  eux. 

Même ,  dans  ce  cas ,  les  discours  de  ceux  qui  con- 
damnent le  principe  de  l'Amour  Universel  ne  cessent 
pas.  Ils  disent:  «L'amour  Universel  porte  tort  à  la 
piété  filiale.» 

Notre  Maître  dit  :  Mettons  cette  objection  à  l'épreuve. 
Un  fils  ayant  à  cœur  le  bien  de  ses  parents  se 
préoccupe    de    savoir    de    quelle    façon    celui-ci  peut- 


53 

être    assuré.    Pensant    ainsi,    doit    il   désirer   que    les 
hommes    aiment    et    assistent   ses  parents,  ou  doit-il 
désirer    que    l'on    haïsse  et  que  l'on  porte  tort  à  ses 
parents?    Il    est    évident    qu'il    doit    désirer    que    les 
hommes  aiment  et  assistent  ses  parents  et  que  doit-il 
faire    lui-même,    en    premier  lieu,    pour  atteindre  ce 
but?  Si,  le  premier,   je  m'exerce  à  aimer  et  à  aider 
les    parents  des    autres   hommes ,  ceux-ci ,  en  retour , 
aimeront-ils  et  aideront-ils  mes  parents  ou  si  moi,  le 
premier,    je    hais    les    parents  des  autres  hommes  et 
leur  cause  du  préjudice,  ceux-ci,  en  retour ,  aimeront- 
ils    et    aideront-ils    mes  parents  ?  Il  est  certain  que  je 
dois    premièrement    m'exercer   à    aimer  et  à  assister 
les  parents  des  autres  hommes  et  qu'eux,  en  retour, 
aimeront  et  assisteront  mes  parents.  La  conclusion  de 
ceci    est    qu'un    fils    dévoué  n'a  pas  à  choisir.  Il  doit 
tout    d'abord  aimer  et  faire  du  bien  aux  parents  des 
autres.    Si    l'on    pense    que    cet   exemple    est    un  fait 
isolé ,  bon  à  être  suivi ,  à  l' occasion ,  par  un  fils  dévoué, 
mais    non    suffisant    pour    être  considéré  comme  une 
rèele    sénérale.     nous     citerons    en     témoignage     ce 
passage    des   livres   des    anciens    rois.  Il  est  dit  dans 
le  Ta  Yâ: 

«Chaque  parole  trouve  sa  réponse 
Chaque  action  sa  récompense. 
On  m'a  jeté  une  pêche 
J'ai  rendu  une  prune.» 

Ces    paroles    démontrent   que    celui    qui    aime    les 


54 

autres  en  sera  aimé  et  que  celui  qui  les  haïra  en  sera 
haï.  Comment,  lorsqu'ils  entendent  ceci,  les  Lettrés  peu- 
vent-ils condamner  le  principe  de  l'Amour  Universel  ? 
Est-ce  qu'ils  le  trouvent  si  difficile,  ou  même  im- 
possible, à  réaliser  dans  la  pratique?  Mais  beaucoup 
de  choses  difficiles  ont  été  accomplies: 

Le  roi  Ling  de  Ching,  par  exemple,  aimait  énor- 
mément les  hommes  minces.  A  son  époque  les  fonc- 
tionnaires   de    Ching  restreignaient  d'eux-mêmes  leur 
nourriture   jusqu'    à   la    valeur  d'une  poignée  de  riz. 
Certains    en   étaient  arrivés  (par  suite  de  ce  régime) 
à   ne  plus  pouvoir  se  lever  sans  l'aide  d'un  bâton  et 
lorsqu'ils    marchaient,    ils    devaient    se    soutenir  aux 
murailles.    Il   est    difficile   de   se   priver  soi-même  de 
nourriture ,  ceux-ci  se  trouvèrent  capables  de  le  faire 
parce    qu'ils    voulaient   plaire    au    roi  Ling.   —  Il  ne 
faudrait    pas    plus  d'une  génération  pour  transformer 
les    mœurs    du    peuple   tant   il   a   grand   désir  de  se 
modeler  sur  ses  supérieurs. 

De  même,  Kâu-chien,  le  roi  de  Yiieh  prisait  énor- 
mément la  bravoure.  Il  employa  trois  ans  à  y  exercer 
ses  officiers  et  alors,  ne  sachant  pas  s'il  était  parvenu 
à  son  but,  il  mit  le  feu  à  un  navire  sur  lequel  ils  se 
trouvaient  et  leur  enjoignit,  par  un  roulement  de 
tambour ,  de  se  précipiter  en  avant,  dans  les  flammes. 
Les  officiers  avancèrent ,  un  rang  passant  sur  les  corps 
du  rang  précédent,  tant  qu'un  nombre  considérable 
d'entre  eux  périrent  dans  l'eau  ou  dans  les  flammes ,  et 
ils  ne  se  retirèrent  que  lorsque  le  tambour  battit  de  nou- 


55 

veau  pour  le  leur  commander.  On  pourrait  dire  de  ces 
officiers  qu'ils  étaient  pleins  de  respect.  Faire  le  sacri- 
fice de  sa  vie  dans  les  flammes  est  une  chose  difficile 
mais  ceux-ci  se  trouvèrent  capables  de  la  faire  parce 
qu'ils  voulaient  plaire  à  leur  roi.  Il  ne  faudrait  pas 
plus  d'une  génération  pour  transformer  les  mœurs 
du  peuple  tant  il  a  grande  envie  de  se  modeler  sur 
ses  supérieurs. 

Le  Duc  Wan  de  Tsin  aimait  beaucoup  les  vête- 
ments de  toile  grossière.  De  son  temps,  les  fonction- 
naires de  Tsin  portaient  d'amples  vêtements  de  ce 
tissu ,  avec  des  fourrures  de  peau  de  bélier,  des  cein- 
turons de  cuir  et  de  grossières  sandales  de  canevas. 
Ainsi  habillés,  ils  allaient  au  lever  du  duc,  sortaient 
et  se  promenaient  à  la  cour.  Il  est  difficile  de  porter 
des  vêtements  semblables ,  ceux-ci  se  trouvèrent  capa- 
bles de  le  faire  parce  qu'ils  voulaient  plaire  au  duc 
Wan.  Il  ne  faudrait  pas  plus  d'une  génération  pour 
changer  les  mœurs  du  peuple  tant  il  a  grande 
envie  de  se  modeler  sur  ses  supérieurs. 

Une  nourriture  insuffisante ,  un  navire  en  feu ,  des 
vêtements  grossiers  sont  parmi  les  choses  les  plus 
difficiles  que  l'on  puisse  affronter,  mais  parce  qu'il 
plaisait  au  souverain  qu'on  endurât  les  souffrances  qu'el- 
les causaient  il  s'est  trouvé  des  hommes  capables  de  les 
endurer.  Il  ne  faudrait  pas  plus  d'une  génération  pour 
changer  les  mœurs  du  peuple.  Pourquoi.?  —  Parce 
qu'il  a  grand  désir  de  se  modeler  sur  ses  supérieurs. 
Etablissons   une   comparaison,    nous  verrons  combien 


56 

l'Amour    universel    est   plus    profitable  et  plus  aisé  à 
pratiquer!    A  mon  avis,  la  seule  raison  pour  laquelle 
il  n'est  pas  pratiqué  est  que  les  grands  n'y  prennent 
pas  plaisir.  Si  les  grands  en  étaient  partisans ,  si,  par 
des    récompenses,    ils    encourageaient   les   hommes  à 
s'entr'aider,  s'ils  punissaient  ceux  qui  tenteraient    de 
s'opposer  à    ce  qu'il  y  eut,  entre  eux,  échange ,  réci- 
proque  de   bons   offices,   à  mon  avis,  la  pratique  de 
l'Amour  universel  et  de  l'entr'aide  mutuelle,  s'établirait 
tout   naturellement,   comme    le  feu  s'élève  en  l'air  et 
l'eau    retombe  en  bas.    Rien  ne  serait  capable  de  s'y 
opposer.    Cet    amour    universel    est  la  voie  des  sages 
rois.  C'est  le  principe  qui  assure  la  paix  aux  rois ,  aux 
princes    et  aux  grands;  c'est  le  moyen  d'assurer,  en 
abondance,  les  aliments  et  les  vêtements  aux  masses 
populaires.  La  meilleure  œuvre,  pour  l'homme  supé- 
rieur ,  est  de  bien  se  pénétrer  du  principe  de  l'Amour 
universel  et   de  le  pratiquer.  Il  commande  au  souve- 
rain  d'être   bienveillant,    au    ministre    d'être   dévoué, 
au    père    d'être    bon,    et    au    fils  d'avoir   de  la  piété 
filiale,    au    frère    aîné    d'être   affectueux    et    au  cadet 
d'être  obéissant.  Donc,  l'homme  supérieur  qui  souhaite 
voir    les    rois   bienveillants,  les  ministres  loyaux,  les 
pères    bons,    les    fils   animés   par   la  piété  filiale,  les 
frères   aines   affectueux    et  les  cadets  obéissants,  doit 
s'attacher  à  établir  la  nécessité  de  pratiquer  l'Amour 
Universel.    Il    est    la  voie  des  sages  rois,  il  serait  la 
plus    avantageuse    des    choses     pour    les    multitudes 
populaires. 


Chapitre  FI. 

LA  VIE  PUBLIQUE. 


Le  Gouvernement.  —  La  Socie'té.  —  Les  Lois. 

«Les  êtres  de  la  Nature  ont  une  cause  et  des 
«efifets,  les  actions  humaines  ont  un  principe  et 
«des  conséquences:  connaître  les  causes  et  les 
«effets,  les  principes  et  les  conséquences  c'est 
«approcher  très  près  de  la  méthode  rationnelle  avec 
«laquelle  on  parvint  à  la  perfection»   (Ta-Hio). 

On  chercherait  en  vain,  dans  Meh-ti,  les  magistrales 
déclarations  qui  surgissent  parfois  du  fond  monotone 
des  traités  relatant  les  discours  de  Confucius.  Toute- 
fois, s'il  n'a  pas  su  exprimer,  avec  l'ampleur  de  son 
célèbre  devancier,  des  idées  qui  sont  lieux  communs 
et  indiscutées  dans  l'Inde  et  dans  l'Extrême-Orient, 
Meh-ti  en  reste  pénétré.  Le  grand  principe  énoncé 
ci-dessus  :  Cest  seulement  par  une  connaissance  appro- 
fondie des  choses  sur  lesquelles  on  exerce  son  activité 
que  Von  parvient  à  se  comporter  sainenierit  et  logique- 
ment   dans    tous   les   actes  de  la  vie^  apparaît  comme 


58 

inspirant  tout  particulièrement  le  philosophe  dans  ses 
théories  sociales  et  gouvernementales. 

Oui  sera  le  chef  de  la  nation?  —  L'empereur, 
nominativement  du  moins.  Meh-ti  n'entrevoit  pas 
la  possibilité  d'un  Etat  sans  prince  à  sa  tête.  Mais, 
bien  qu'il  n'ait  rien  d'un  souverain  constitutionnel, 
le  monarque  dépeint  par  le  Maître  chinois  est  encore 
plus  loin  d'être  un  autocrate.  A  lui  respect,  honneurs, 
dévouement,  c'est  entendu;  mais  qu'il  sache  ne 
pas  se  fier  à  ses  seules  lumières,  qu'il  ne  s'imagine 
pas  assez  sage  pour  assumer  à  lui  seul  la  charge  de 
diriger  les  destinées  de  l'Empire.  Le  soin  du  Gouver- 
nement est  le  propre  de  «ceux  qui  savent»  des  gens 
experts ,  des  sages ,  des  savants ,  des  esprits  supé- 
rieurs. C'est  en  groupant  autour  de  lui  une  aristocratie 
intellectuelle ,  dont  il  prendra  l'avis  en  toutes  circon- 
stances, en  déléguant,  pour  le  représenter  dans  les 
provinces  reculées,  des  hommes  éclairés  ayant  une 
connaissance  très  nette  des  besoins  et  des  instincts  de 
l'homme,  que  le  souverain  arrivera  à  faire  régner 
le  bon  ordre  dans  ses  Etats. 

«Quand    on   est    roi    et   qu'on    ne    retient   pas 

«les   savants  auprès  de  soi,  le  royaume  est  perdu. > 
«Sans    les    sages    le    royaume    ne    pourra    se 

«conserver.» 

«Les    savants    et    les    sages   sont    choses   plus 

«précieuses    pour    un  royaume  que  les  richesses 

«matérielles.» 


59 

«Les  anciens  rois  et  les  princes  qui  gouver- 
«naient  un  royaume  voulaient  tous  que  leur 
«royaume  fût  riche,  la  population  nombreuse  et 
«les  lois  pénales  observées.» 

«Cependant   ils  ne  parvenaient  pas  à  ce  but.» 
«Pourquoi?» 

«Meh-ti  dit:  C'est  qu'ils  ne  choissisaient  pas 
«les  sages  capables  et  vertueux  pour  les  com- 
«  mettre  à  la  direction  des  affaires  du  Gouver- 
«nement.» 

«Meh-ti  dit  :  Aujourd'hui  les  rois  et  les  princes 
«qui  gouvernent  un  royaume  et  désirent  sa  con- 
«servation,  ne  considèrent  pas  que  donner  la 
«préférence  aux  sages  vertueux  est  le  fondement 
«d'un  bon  gouvernement.» 

«Est-ce  celui  qui  se  croit  noble  et  sage  qui 
«assurera  un  bon  gouvernement.''» 

«Non.  Mais  par  les  soins  de  celui  qui  se  croit 
«stupide  et  vil  (exagération  familière  de  la  poli- 
«tesse  chinoise  signifiant  celui  qui  a  une  modeste 
»opinion  de  lui-même)  le  gouvernement  devien- 
«dra  bon.» 

«Les  saints  hommes  écoutent  la  parole  des 
«saees,  imitent  leurs  actions.  Ils  examinent  leurs 
«capacités  et  les  chargent  ensuite  d'une  fonction.» 
«Ainsi,  chacun  d'eux  est  employé  selon  son 
«talent.  Et  tous  les  fonctionnaires  choisis  de  la 
«sorte  sont  sages  et  vertueux.» 

«Avec    de    tels    fonctionnaires   tout   sera   bien 


6o 


«administré,  le  pays  s'enrichira  et  les  pays  voi- 
«sins  seront  bien  traités*. 

«Et  les  sages  du  dehors  seront  attirés  (dans 
«le  pays).x> 

«Ainsi  le  Ciel  enrichira  ces  rois,  (ceux  qui 
«agissent  de  la  sorte)  leurs  vassaux  seront  soumis, 
«le  peuple  les  aimera  et  les  sages  auront  pour 
«eux  un  afifectueux  attachement.» 

«Alors  les  entreprises  projetées  réussiront,  le 
«pays  sera  bien  gardé  et  l'on  sera  fort  dans 
«les  expéditions  militaires.» 

«C'est  en  suivant  ce  système  que  les  rois  des 
«trois  anciennes  dynasties  réussirent  à  régner.» 

«Voici  trois  principes  fondamentaux:  Confier 
«des  charges  importantes  aux  sages,  leur  allouer 
«de  eros  traitements  et  rendre  des  ordonnances 
«très  nettes  (très  précises). 

«Les  anciens  rois  étaient  accoutumés  à  em- 
«ployer  des  sages  en  leur  donnant  honneurs  et  trai- 
«tements  élevés.  De  toute  leur  vie  ils  ne  se  lassaient 
«point  d'eux  et  les  sages,  à  leur  tour,  habitués 
«à  avoir  des  rois  éclairés,  les  servaient  de  toutes 
«leurs  forces  sans  jamais  se  lasser.» 

«S'il  se  produisait  d'heureux  résultats  les  sages 
«les  attribuaient  au  roi  préférant  que  le  roi  en 
«eût  le  contentement.» 

«C'est  ainsi  que  gouvernaient  les  anciens  rois,» 

«Le  rois  d'aujourd'hui  doivent  les  imiter.» 


6i 

Retenons  cette  pensée  :  les  sages  attribuent  au  roi 
les  heureux  résultats  de  leur  initiative  intelligente. 
Nous  la  retrouverons  sous  d'autres  formes  lorsque 
nous  aurons  à  examiner  l'attitude  conseillée  au  souverain. 
Meh-ti  nous  laissera  entendre ,  alors ,  qu'un  monarque 
soliveau ,  sans  aucun  don  de  l'esprit ,  peut  occuper  le 
trône  à  la  plus  grande  satisfaction  de  ses  sujets  s'il 
s'entoure  de  conseillers  habiles  et  se  borne  à  agir 
sous  leur  tutelle. 

«Les  anciens  rois  disaient:  «On  ne  doit  pas 
«laisser  participer  aux  affaires  publiques  celui 
«qui  convoite  les  charges  publiques.  On  ne  doit 
«point  laisser  participer  aux  appointements  (le  bud- 
«get  pour  les  fonctionnaires)  celui  qui  est  cupide.» 

«Si  les  sages  ne  viennent  pas  au  roi ,  alors  ce 
«sont  les  incapables  qui  l'entourent.  S'il  en  est 
«ainsi,  ce  que  les  rois  louent  en  paroles  élogieuses 
«n'est  pas  conforme  à  la  sagesse  et  le  gouverne- 
«ment  est  dans  une  mauvaise  voie.  > 

«Car,  alors,  le  gouvernement  punira  et  récom- 
«pensera  sans  se  conformer  à  la  sagesse.  S'il  en  est 
«ainsi ,  les  sages  perdront  courage  et  les  méchants 
«ne  seront  pas  corrigés.» 

«Alors ,  il  n'y  aura  plus  ni  piété  fihale  ni 
«fraternité  ni  bienséance  ni  moralité.  Les  fonc- 
«tionnaires  seront  des  voleurs  sans  patriotisme. 
«Quand  le  roi  sera  éprouvé  par  le  malheur  on 
«ne    mourra    plus    pour    lui.  Il  n'y  aura  plus  de 


62 


»justice  dans  les  jugements,  plus  d'équité  dans 
»le  partage  des  richesses.  Les  délibérations  res- 
iteront  sans  résultats,  les  affaires  ne  se  feront 
«plus,  les  frontières  seront  mal  gardées,  on  sera 
«faible  dans  les  expéditions  militaires.» 

«Ce  sont  ces  causes  qui  firent  que  les  mauvais 
«rois  des  trois  anciennes  dynasties  perdirent  leur 
«royaume.» 

«Comment  se  fait-il  que  tant  comprennent  les 
«petites  choses  et  non  la  grande.-*» 

«  Voici  :  aujourd'hui  quand  les  rois  ont  besoin 
«d'un  vêtement,  ne  sachant  le  confectionner  eux- 
«mêmes  ils  se  servent  d'un  bon  ouvrier.  Ne 
«sachant  pas  tuer  un  bœuf  ou  un  mouton  (lorsqu'ils 
«en  ont  besoin)  ils  se  servent  d'un  bon  abatteur.» 

«Cependant,  en  dépit  de  ces  exemples,  les 
«rois  ne  savent  pas  établir  un  bon  gouvernement 
«en  choisissant  (pour  la  direction  des  affaires) 
«des  hommes  sages  et  en  employant  des  gens 
«capables  (de  gouverner).» 

«Lorsque  le  royaume  est  en  danger,  on  ne 
«sait  pas  se  servir  des  hommes  capables;  on 
«emploie  (pour  exercer  l'autorité)  ses  proches 
«parents ,  ceux  qui  sont  riches  et  nobles  sans 
«motif  (Meh-ti  veut  dire,  sans  l'avoir  légitime- 
«ment  mérité  par  leurs  actes)  et  ceux  dont  le 
«physique  agréable  flatte  la  vue.» 

«Agir  de  la  sorte,  est-ce  intelligent.''  —  Cer- 
«tes  non.» 


63 

«De  cette  façon  ceux  qui  sont  incapables  de 
«gouverner  cent  hommes  sont  promus  à  des 
«fonctions  comportant  le  gouvernement  de  mille 
«hommes.  Et  ainsi  de  suite  en  progressant, 
«jusqu'  aux  plus  hauts  fonctionnaires.» 

«Le  peuple  est  mal  gouverné  par  ces  fonc- 
«tionnaires  chargé  d'une  besogne  dix  fois  plus 
«lourde  que  celle  dont  ils  seraient  capables.» 

«La  cause  de  tout  ceci  c'est  que  les  princes 
«ne  comprennent  pas  qu'un  bon  gouvernement 
«s'établit  en  confiant  le  pouvoir  à  des  hommes 
«capables  et  vertueux.» 

«Les  anciens  saints  rois  imitaient  le  Ciel 
«qui,  sans  regarder  si  l'on  est  riche  ou  pauvre, 
»de  noble  ou  de  basse  condition,  élève  les  sages 
«et  rejette  les  incapables.» 

Cette  dernière  pensée  n'est  elle  pas  remarquable .-' 
C'est  la  constatation ,  pure  et  simple ,  d'un  fait 
courant  que  les  moralistes  négligent  volontiers: 
Celui  qui  ne  sait  pas  se  conduire ,  qui  est  inha- 
bile ou  ignorant  vis  à  vis  de  la  nature  et  de  ses 
semblables ,  voit  retomber  sur  lui  les  conséquences 
néfastes  d'actes  mal  dirigés ,  mal  adaptés.  Nulle  senti- 
mentalité n'entre  en  jeu ,  nulle  considération  touchant 
les  bonnes  intentions  de  l'homme  qui  se  trompe. 
Il  ne  s'agit  ni  de  Bien  ni  de  Mal.  La  vertu  récom- 
pensée c'est  l'intelligence  qui,  en  toutes  circonstances, 
fait  discerner  le  parti  le  plus  sage  à  prendre  la  meil- 


64 

leure  attitude  à  garder.  Cette  conception  peu  répandue 
chez  nous  est,  comme  je  l'indiquais  plus  haut,  très 
familière  aux  Hindous  et  aux  Chinois  *). 


«Les  anciens  rois  disaient  :  Si  l'on  pratique 
«cette  doctrine  en  grand  i^la  doctrine  qui  pré- 
«conise  l'emploi  des  gens  capables  et  éclairés 
«sur  les  matières  que  l'on  remet  à  leur  direction 
«l'Empire  prospérera;  si  on  la  pratique  en  petit 
«le  peuple  ne  sera  pas  malheureux;  si  on  la 
«pratique  avec  persévérance  le  peuple  en  retirera 
«des  avantages  pendant  toute  son  existence.» 


D'après  les  vues  de  Meh-ti,  tout  atome  d'intelli- 
gence, si  l'on  peut  ainsi  s'exprimer,  doit  être  recueilli 
et  employé  pour  le  plus  grand  bien  de  la  nation  ; 
toute  disposition  naturelle  pour  l'étude,  toute  faculté 
supérieure  doivent  être  encouragées  et  utilisées,  quel  que 
soit  le  degré  occupé  dans  la  hiérarchie  sociale  par  l'in- 
dividu qui  les  manifeste.  Cette  hiérarchie  est,  d'ailleurs, 
une  échelle  que  chacun  monte  et  descend  aisément  selon 
les  fluctuations  que  subit  sa  personnalité.  Tel  qui ,  par 
ses  mérites,  s'est  élevé  au  rang  de  premier  ministre 
peut  déchoir  jusqu'au  degré  le  plus  vil ,  si  sa  moralité 
ne  se  maintient  pas  à  la  hauteur  du  rôle  qu'il  a 
assumé    Tel ,   au  contraire ,  qui    est    né    dans  la  plus 


i)  Ajmnena  âvritam  jnana7n  ;  tcna  muhyantijaiitavas  L'ignorance- 
couvre  la  science    ainsi  errent  les  êtres  (Bliagavad  GUA  V.  15). 


6s 

infime  condition  peut,  par  son  intelligence,  par  son 
talent  ou  la  noblesse  de  ses  sentiments  et  de  ses 
aspirations,  se  voir  promu  à  de  hautes  dignités. 

Meh-ti,  comme  tous  les  penseurs  de  llnde  ou  de 
l'Extrême-Orient,  tient  le  savoir  pour  la  chose  la 
plus  hautement  respectable  qui  soit  au  monde.  Mais 
tandis  que  nombre  de  ceux-ci  estiment  le  savoir  pour 
lui-même,  pour  l'élévation  mentale  qu'il  confère  à 
l'homme,  notre  philosophe,  fidèle  à  ses  tendances 
pratiques,  le  considère,  surtout,  comme  un  agent 
d'ordre  et  de  bonheur    au  sein  des  Sociétés  humaines. 

Le  Haut  et  le  Bas,  le  Noble  et  le  Vil,  suivant 
les  caractéristiques  expressions  chinoises,  restent  des 
démarcations  respectées  par  Meh-ti  ;  mais  nul ,  d'après 
lui,  ne  peut  s'assurer  pour  jamais  en  sa  noblesse, 
tandis  que,  d'autre  part,  le  vilain  n'est  pas  irrémé- 
diablement voué  à  son  humble  condition  : 

«Dans  leur  politique  les  anciens  rois  préfé- 
«  raient  les  gens  vertueux,  les  gens  capables, 
«fussent-ils  ouvriers  ou  cultivateurs.  S'ils  mon- 
«traient  des  capacités  on  les  élevait,  on  leur 
«donnait  de  hautes  fonctions  avec  de  gros 
«appointements.» 

«En  donnant  tout  cela  (dignités  et  appointe- 
«ments  élevés)  aux  sages,  ce  n'est  pas  pour  eux- 
«mêmes  qu'on  le  leur  donne,  mais  parce  qu'ils 
«servent  au  bon  accomplissement  des  choses.* 

«On    est    donc    classé    selon  sa  vertu ,  on  sert 

5 


66 

«l'Etat  en  occupant  les  charges  publiques,  selon 
«son  travail  on  est  récompensé,  selon  son  mérite 
«on  participe  aux  appointements.» 

«Ainsi  les  fonctionnaires  n'ont  pas  de  noblesse 
«irrévocable  et  le  peuple  n'a  pas  de  bassesse 
«irrémédiable.» 

«Si  l'on  a  du  talent  on  est  élevé,  sans  talent 
«on  déchoit.» 

«C'est  ainsi  qu'il  faut  gouverner.» 

«C'est  ainsi  qu'  autrefois  l'empereur  Yao  éleva 
«Chun  à  P'ou-ts'é.  Il  lui  confia  le  gouvernement 
«et  l'Empire  prospéra  i).» 

«L'empereur  Yu  éleva  Yi  à  Yn-fang,  l'empe- 
«reur  Tching  Thang  -)  éleva  Y-yn.» 

«En  ce  temps  là  les  hauts  fonctionnaires  et 
«tous  les  (autres)  administraient  (ce  qui  leur  était 
«confié)  avec  une  prudente  sagesse.  De  même,  les 
«marchands  et  tous  (les  sujets)  s'encourageaient 
«mutuellement  à  plaire  aux  rois.» 

«Les  sages  vertueux  aident  le  roi;  quand  on 
«possède  de  tels  sages  toutes  choses  s'accomplissent 
«convenablement.» 

«Aussi  est-ce  une  nécessité  absolue  d'élever 
«aux  emplois  les  sages  vertueux.  Ceci  est  le  prin- 
«cipe  essentiel  du  gouvernement.» 

«Les    anciens    saints    rois    ne   tenaient  compte 


i)  Voir    à  la  fin  de  l'ouvrage,  la  Note  sur  Vao,  Cluui,  Vu  et  Vi. 
2)  L'empereur  Tching-Tiiang,  celui  qui  ilélrùiia  le  roi  Kie. 


67 

«ni     des    liens    de    parenté,    ni    de    la    noblesse 
«d'origine,  ni  des  agréments  physiques.» 

«Ils  élevaient,  enrichissaient,  anoblissaient  les 
«sages  vertueux,  ils  les  choisissaient  pour  foncti- 
«onnaires.  Les  autres  étaient  relégués  (au  second 
«plan). 

Ainsi  le  peuple  était  saisi  d'émulation  et  tous 
s'exhortaient  à  devenir  sages  et  vertueux.» 


« 
« 


La    nécessité   que    le  gouvernement  du  peuple  soit 
assuré  par  des  hommes  sages  et  capables  étant  établie, 
il   s'agissait   d'examiner   comment   le   nombre   de  ces 
hommes  «plus  précieux   pour  l'Etat  que  les  plus  pré- 
cieuses   richesses»   pouvait  être  accru.  J'aime  peu,  je 
l'avoue,  le  système  proposé  par  Meh-ti.  Il  n'y  a  pas 
à    nier    que    les  préoccupations  utilitaires  prêtées  par 
le  philosophe  à  ses  contemporains ,  ne  soient  l'expres- 
sion d'une  tendance  naturelle  en  tous  les  temps.  Gagner 
de    l'argent,    recevoir   des   prérogatives  honorifiques, 
sont,    certes,    des  buts  capables  d'entraîner  l'homme 
dans    la    voie    qu'il    sait    y   mener.    S'il    ne  s'agissait 
que    d'érudition    pure,     on    comprendrait     aisément 
qu'un  jeune  homme  s'adonnât  à  l'étude  de  la  chimie 
ou  des  mathématiques  dans  l'espoir  qu'  étant  devenu 
maître  en  ces  matières ,  il  lui  soit  conféré  une  chaire 
comportant  de  forts  émoluments.  Mais  Meh-ti  demande 
plus    que    de   simples   savants.    Il    veut  des  ministres 
intègres ,  des  fonctionnaires  désintéressés ,  dévoués  au 
bien    public,    des    philosophes   capables   d'étudier  les 


68 

secrets  ressorts  de  l'individu  et  d'en  déduire  les  règles 
qu'il  convient  de  lui  dicter,  de  passionnés  chercheurs 
consacrant    leur   vie    à    la   découverte  des  lois  de  la 
nature  afin  de  mettre  l'homme  en  garde  contre  celles 
qui    le    menacent    et  de  lui  apprendre  à  se  servir  de 
celles  dont  il  peut  tirer  avantage.  Croit-il  que  l'appât 
du    gain,  l'attrait  de  distinctions  puériles  soient  suffi- 
sants à  faire  éclore  ces  vertus  supérieures?  N'y  a-t-il 
pas    certaine    contradiction    entre  le  désintéressement 
attendu    d'un    fonctionnaire   vertueux    et    la  tendance 
intéressée  qu'on  lui  suppose  en  cherchant  à  agir  sur 
lui  par  la  perspective  d'un  traitement  élevé?  Assurer 
une    large    existence  à  celui  qui,  par  ses  travaux  ou 
son  assiduité  à  s'occuper  des  affaires  publiques,  con- 
tribue   au    bien    général,    accorder    des  marques  spé- 
ciales   d'estime   aux  personnalités  les  plus  utiles  à  la 
nation    est  évidemment  de  bonne  politique,  toutefois 
d'autres    mesures    s'imposent   encore  à  la  société  qui 
tient     à    s'assurer  une  ample  floraison  d'individualités 
remarquables    par  leur  mentalité  élevée.  Khoung-tse , 
qui    partage  les    idées    de  Meh-ti  quant    à  l'influence 
exercée  par  les  récompenses  et  les  châtiments  sur  la 
moralité  publique,   préconise  un  troisième  moyen,  le 
meilleur  semble-t-il ,    et  qui  satisfait  mieux  nos  senti- 
ments   de    dignité:    «Elevez   aux  charges  publiques  et 
aux   honneurs   les   hommes  vertueux ,  dit-il ,  et  donnée 
de    rinstruction   a  cetix  qui  ne  peuvent  se  la  procurer 
par  eux-mcmes ,  alors  le  peuple  sera  excite  à  la  vertu,» 
(Lun-Yu,   II,   20). 


69 

Sur  cette  question  du  Gouvernement,  Khoung-tse, 
en  dépit  de  l'étroitesse  qu'il  manifeste  parfois,  a 
émis  des  pensées  —  peut-être ,  hélas  !  plus  idéales  que 
pratiques  —  d'une  rare  élévation. 

«Ki-kang-tsc  (questionna  Khoung-tse  sur  le  gou- 
«vernement.  Khoung-tse  répondit  avec  déférence  : 
«Le  gouvernement,  c'est  ce  qui  est  juste  et  droit. 
«Si  vous  gouvernez  avec  justice  et  droiture,  qui 
«oserait  ne  pas  être  juste  et  droit.''» 

«Ki-kang-tse  ayant  une  grande  crainte  des 
«voleurs  questionna  Khoung-tse  à  leur  sujet. 
«Khoung-tse  lui  répondit  avec  déférence  :  si  vous 
«ne  désirez  point  les  biens  des  autres,  quand 
«même  vous  les  en  récompenseriez,  vos  sujets 
«ne  voleraient  point. ;> 

«Ki-kang-tse  questionna  de  nouveau  Khoung-tse 
«sur  la  manière  de  gouverner ,  en  disant  :  Si  je 
«mets  à  mort  ceux  qui  ne  respectent  aucune  loi, 
«pour  favoriser  ceux  qui  observent  les  lois,  qu' 
«adviendra-t-il  de  là  .''  —  Khoung-tse  répondit  avec 
«déférence:  Vous  qui  gouvernez  les  affaires 
«publiques,  qu'  avez-vous  besoin  d'employer  les 
«supplices.''  Aimez  la  vertu,  et  le  peuple  sera  ver- 
«tueux.  Les  vertus  d'un  homme  supérieur  sont 
«comme  le  vent,  les  vertus  d'un  homme  vul- 
«gaire  sont  comme  l'herbe:  l'herbe,  lorsque  le 
«vent  passe  dessus,  s'incline.»  (Lun-Yu  XII). 
Bien  qu'il  soit  persuadé  que  la  conduite  des  hommes 
en    vue    exerce    une    influence    considérable    sur   les 


70 

mœurs  du  peuple  (On  a  pu,  dans  le  chapitre  précédent, 
l'entendre  s'exprimer  à  ce  sujet,  d'une  façon  absolument 
catégorique)  Meh-ti  use  d'un  langage  plus  prosaïque  : 

«Là,  où  il  y  a  beaucoup  de  sages  le  pays  est 
«prospère  ;  là  ,  où  il  y  en  a  peu  le  pays  est  pauvre. 
«Aussi  les  rois  doivent-ils  veiller  à  ce  que  les 
«sages  soient  nombreux  dans  leur  royaume.» 

«Mais  par  quels  moyens  aura-t-on  beaucoup 
«de  sages?» 

«Meh-ti  dit:  Si  vous  voulez  avoir  beaucoup  de 
«bons  archers ,  vous  devez  les  enrichir ,  les  anoblir, 
«les  honorer,  leur  donner  des  louanges.» 

«Combien  faut-il,  plus  encore,  enrichir,  anoblir, 
«louer,  honorer  les  sages  très  vertueux,  très 
«éloquents,  possédant  de  nombreux  talents,  qui 
•  «sont  les  richesses  d'un  royaume .''« 

«Le  principe  des  anciens  rois  était  :  Ne  pas 
«enrichir,  ne  pas  anoblir,  ne  pas  appeler  près 
«de  soi  ceux  qui  n'étaient  point  des  sages.» 

«Les  riches  et  les  noble  du  royaume  appre- 
«nant  ces  dispositions  se  retiraient  en  pensant: 
«Autrefois  je  me  fiais  sur  ma  richesse,  sur  ma 
«noblesse,  aujourd'hui  le  roi  élève  les  sages  sans 
«considérer  leur  pauvreté  ou  la  bassesse  de  leur 
«origine.  Il  faut  donc  que  je  devienne  un  sage.» 

«De  même  ceux  qui  désirent  faire  partie  de 
«l'entourage  du  roi  prennent  la  résolution  de 
«devenir  des   sages  *).» 


l)    Il    est    à    penser    que   le    premier  effet  de  la  «sagesse»  serait  de 


71 

«Ainsi,  dans  toutes  les  classes  de  la  Société, 
«on  est  encouragé  à  devenir  sage.» 

«Si  l'on  confère  de  hautes  charges  sans  appointe- 
«ments  le  peuple  ne  prendra  pas  confiance.» 

«Il  se  dira:  le  roi  ne  m'aime  pas  sincèrement 
«et  il  se  sert  de  moi  pour  une  besogne  vaine, 
«sans  utilité,  puisqu'il  l'évalue  à  une  si  minime 
«rétribution.» 

«S'il  existait  un  vassal  qui  voulut  gouverner 
«son  pays  par  ce  système  (celui  de  préférer  les 
«savants  et  les  sages)  il  se  dirait  :  Je  récompen- 
«serai  et  anoblirai  les  archers  habiles  et  je  punirai 
«les  mauvais.» 

«Il  demanderait:  Oui  se  rejouira  et  qui 
«craindra.-*  —  On  lui  répondrait:  L'habile  archer 
«se  réjouira  et  le  mauvais  craindra.» 

«La   récompense   attirera  les  archers  habiles.» 

«De  même,  en  sera-t-il ,  pour  les  fidèles  servi- 
«teurs  de  l'Etat.» 

Un  assez  curieux  tableau  est  celui  que  trace  Meh-ti 
de  l'origine  des  gouvernements  : 

«Meh-ti  dit:  Dans  l'antiquité,  quand  le  peuple 
«commençait  à  naître  n'ayant  ni  lois  ni  gouver- 
«nement  les  hommes  avaient  des  opinions  dififé- 
«rentes.    Un    homme    représentait    une    opinion. 


leur    faire    considérer    comme    très    futile  leur  désir  d'appartenir  à  la 
cour  du  souverain.  (Note  de  l'Auteur). 


72 


«deux  hommes  deux  opinions,  dix  hommes  dix 
«opinions. 

«Quand  les  hommes  sont  nombreux  les  diverses 
«opinions  sont  nombreuses  et  lorsqu'  un  homme 
«adhère  à  une  opinion  et  en  réprouve  une  autre 
«la  division    se  produit  (entre  les  humains), 

«Alors  le  père,  le  fils,  le  frère  se  plaignent 
«les  uns  des  autres  et  se  séparent  faute  de  pouvoir 
«s'accorder,  les  divers  peuples  de  l'univers  s'entre 
«nuisent  de  toutes  façons.  On  ne  sert  pas  du 
«surplus  de  force  que  l'on  possède  pour  s'entr'aider, 
«on  ne  partage  pas  le  superflu  des  richesses, 
«on  n'enseigne  pas  la  bonne  doctrine.» 

«Les  hommes  vivaient  donc  sans  ordre,  comme 
«les  animaux  1)  parce  qu'il  n'y  avait  pas  de  chef 
«légitime.» 

«On  choisit  alors  un  homme  sage  et  capable 
«pour  en  faire  l'empereur.  L'empereur  établi, 
«comme  ses  forces  étaient  insuffisantes  ,  on  choisit 
«d'autres  hommes  sages  et  capables  pour  être 
«les  trois  premiers  ministres.  Mais  l'univers  était 
«grand ,  ces  premiers  chefs  ne  pouvaient  pas 
«connaître    ce   qui    concernait  les  pays  lointains. 

«On  institua  la  division  en  plusieurs  royaumes 
«par  l'établissement  de  rois  et  de  vassaux.  Quand 


i)  Meh-ti  ne  semble  pas  avoir  eu  grande  connaissance  des  mœurs 
des  animaux,  dont  certains,  au  contraire,  se  donnent  des  chefs  et  vivent 
d'après  des  règles  très  strictes. 


71 

«ceux-ci     furent     nommés,    comme    leurs    forces 
«n'étaient  pas  suffisantes,  on  choisit  des  hommes 
«sages  et  capables  et  on  en  fit  des  chefs  .... 
Ces  chefs,  princes  et  rois,  choisis,  d'après  Meh-ti, 
pour    leur    intelligence,  leurs  capacités  spéciales,  ont 
pour  devoir  de  réaliser  les  espérances  que  leurs  con- 
temporains ont  fondées  sur  eux,  et  d'employer  pour 
le  bien  général ,  les  facultés  auxquelles  ils  doivent  leur 
élévation  : 

«Anciennement,  quand,  par  la  volonté  du  ciel, 
«on  fondait  une  capitale  et  on  instituait  des  chefs , 
«ce  n'était  pas  pour  les  anoblir,  les  enrichir, 
«leur  procurer  une  sinécure.  C'était  pour  qu'ils 
«augmentassent  le  bien-être  du  peuple  en  élimi- 
«nant  les  causes  de  malheur  et  ainsi ,  rendissent 
«le  peuple  heureux.» 
Mais  cet  âge  d'or  est  loin  ! 

«Aujourd'hui  les  rois  et  les  princes  n'agissent 
«plus  ainsi,  trouvant  le  contraire  plus  aisé.  Ils 
(établissent  comme  princes  leurs  pères  et  leurs 
(frères,     ils     s'entourent    de    vieux    amis    qu'ils 


« 

«( 

«i 


«nomment  chefs.» 

«Alors    le    peuple    sait    que    le  roi  établit  des 


«chefs    d'une    façon  arbitraire,  il  se  détourne  et 

«ne  s'accorde  plus  avec  le  roi.» 

Cet.  empereur,  ces  chefs:  les  plus  savants  les  plus 

sages    d'entre    le    peuple,    exerceront-ils   sur    lui  une 

autorité    absolue ,    leur  volonté  fera-t-elle  loi  .-*  —  On 

serait    tenté   de    le    croire    et    l'on   accepterait   peut- 


74 

être  sans  peine,  l'idée  que  des  maîtres  aussi  distingués 
que  les  veut  Meh-ti ,  présidassent  aux  destinées  des 
intelligences  plus  faibles: 

«Quand  tous  ceux-ci  (les  princes,  les  chefs  etc.) 

«furent  établis  l'empereur  dit  :  ce  que  nous  approu- 

«vons  il  faut  que  tous  l'approuvent,  ce  que  nous 

«réprouvons  il  faut  que  tous  le  réprouvent.» 

Et  à  l'autre  bout  de  la  hiérarchie  sociale ,  le  simple 

chef  de  village  tient  le  même  langage  : 

«Le  chef  du  village  est  un  homme  vertueux 
«du  village.  Quand  il  administre  ses  concitoyens 
«il  dit:  ce  que  nous  approuvons  il  faut  que  tous 
«l'approuvent,  ce  que  nous  réprouvons  il  faut 
«que  tous  le  réprouvent.» 

Nous  risquerions  cependant  de  nous  égarer  complète- 
ment sur  l'idéal  rêvé  par  Meh-ti  si  nous  prenions  ces 
paroles  au  sens  impératif  et  despotique  qu'elles  sem- 
blent avoir  de  prime  abord.  Un  examen  plus  attentif 
nous  a  bientôt  éclairé  sur  la  véritable  pensée  du 
philosophe.  Il  n  a  nullement  entendu  imposer  aux 
masses  populaires  une  servile  sujétion.  Pour  le  bon 
ordre  social  il  faut  qu'elles  approuvent  les  actes  de 
leur  souverain,  mais  celui-ci  doit  agir  de  façon  à 
s'attirer  leur  approbation  spontanée. 

La  prescription  suivante  commence  à  nous  préparer 
à  l'interprétation  très  spéciale  que  Meh-ti  donne  à 
son  précepte. 

L'empereur  et  le  chef  de  village  disent  aussi  : 


75 

«Si    nous   commettons   des  fautes  il  faut  nous 
«en  avertir.» 

Et  ce  n'est  point  là  une  de  ces  vaines  formules 
d'humilité ,  familières  à  la  politesse  chinoise.  Non.  De 
tous  temps  les  Chinois  ont  considéré  comme  un 
droit,  et  même  comme  un  devoir,  de  blâmer  le 
Pouvoir  s'écartant ,  à  leur  avis,  de  la  voie  juste. 
Nombreux  sont,  dans  l'histoire,  les  Lettrés  qui 
fidèles  à  cette  impulsion  de  leur  conscience ,  ont , 
sans  hésiter ,  revêtu  la  robe  et  le  bonnet  de  cérémonie 
pour  aller  déposer  au  palais,  ou  lire,  devant  l'empe- 
reur, le  discours  flétrissant  les  exactions  du  trône 
ou  la  dissolution  des  mœurs  de  la  cour.  Beaucoup 
savaient  d'avance  le  sort  qui  les  attendait  car,  pour 
quelques  uns  dont  les  réprimandes  furent,  sinon  suivies 
d'effet,  du  moins  accueillies  avec  respect,  combien 
payèrent  de  leur  vie  leur  tranquille  audace  et  leur 
courageuse  indépendance   d'esprit! 

D'après  Meh-ti ,  il  convient  donc,  non  pas  que  le 
peuple  approuve  en  esclave ,  les  paroles  tombant  de 
la  bouche  impériale  mais,  plutôt,  que  le  souverain, 
possédant  une  pleine  connaissance  des  besoins  et  des 
aspirations  de  son  peuple ,  ne  prenne  que  des  initiatives 
que  tous  puissent  approuver  ^)  car  : 


I)  C'est  le  conseil  que  le  minisU-e  Yi  donnait  déjà  à  l'empereur 
Yu  avant  son  élévation  au  trône:  «Prends  garde  de  t'attirer  la  désappro- 
bation des  cent  familles.»  (Expression  figurée  signifiant  en  Chine  l'en- 
semble de  la  population). 


76 


«Ce  système  (la  hiérarchie  indiquée  ci-dessus 
«ne  consiste  pas  à  gouverner  le  peuple  par  l'omni- 
«  potence  d'un  seul  dont  l'autorité  s'exerce  sur 
«tous.» 
Bien  loin  de  là.  L'idée  de  solidarité  qui  forme  la  base 
de  la  doctrine  de  Meh-ti  réapparaît  ici  avec  force. 
Il  y  a  de  notables  différences  entre  les  facultés  des 
différents  hommes  :  Le  noble  et  le  vil  existent  et  le 
philosophe  s'incline  devant  ce  fait.  Mais  de  ce  que 
le  vil  reste  inférieur  au  noble;  de  ce  qu'il  constitue 
dans  la  nation  le  Bas,  tandis  que  le  noble  en  est 
le  Hmit,  il  ne  s'en  suit  pas  qu'il  n'ai  point  droit 
au  bonheur.  Et  ce  n'est  point  seulement  de  la 
simple  bonté,  de  la  charité,  que  Meh-ti  exige  du 
HûJit  envers  le  Bas.  Le  peuple  n'est  pas  un  troupeau 
à  qui  l'on  doit  simplement  nourriture  et  bons  traite- 
ments. Le  Bas  a  une  pensée  et  le  premier  devoir  du 
Hant  est  de  pénétrer  cette  pensée  de  s'en  imprégner, 
afin  de  pouvoir,  lorsqu'il  prendra  quelque  mesure 
concernant  la  nation ,  tenir  compte  des  aspirations  et 
des  besoins  populaires  et  agir  en  conséquence. 

Cependant,  le  Bas,  lui  aussi,  doit  s'efforcer  de 
comprendre  la  pensée  du  Haut ,  l'admettre  et  ne  pas, 
par  une  ignorance  entêtée,  s'opposer  à  sa  réalisation. 
Mais  le  Bas  c'est  la  faiblesse  et  c'est  toujours  aux 
plus  forts  que  le  philosophe  impose  la  plus  large  part 
de  devoirs:  «Le  Haut  gouvernera  avec  force  le  Bas 
travaillera  avec  force.)  C'est  ainsi  que  la  paix  et  la 
prospérité     régneront    dans    l'Empire  :    Mais    le    Bas 


77 

n'obéira  volontiers  aux  suggestions  du  Haut,  il  ne 
donnera  joyeusement  son  labeur  que  s'il  a  conscience 
qu'il  travaille  pour  son  propre  bien  et  qu'il  recueillira 
les  fruits  de  ses  efforts.  Ce  n'est,  d'ailleurs,  que  pour 
de  telles  tâches  que  Meh-ti  reconnaît  aux  gouver- 
nants le  droit  de  disposer  de  l'activité  du  peuple. 
Bref  une  constante  communion  de  pensées,  une  perpé- 
tuelle collaboration  entre  les  éléments  les  plus  intellec- 
tuels de  la  nation  et  les  masses  populaires ,  tel  paraît 
être  l'idéal  social  de  Meh-ti  : 

«Les  anciens  saints  rois  ont  compris  qu'il  faut 
«nommer  des  chefs  d'accord  avec  le  peuple  ;  alors 
«entre  le  Haut  et  le  Bas  il  y  aura  échange  de 
«pensées.» 

«Meh-ti  dit  :  Si  les  monarques  actuels  veulent 
«sincèrement  que  leur  royaume  soit  prospère  et 
«florissant,  ils  doivent  considérer  que  l'entente 
«entre  le  peuple  et  le  souverain  constitue  un 
«principe  fondamental  de  gouvernement.» 

«Meh-ti  dit:  La  fonction  du  sage  consiste  à 
«rechercher  ce  qui  est  de  nature  à  faire  régner 
«la  paix  entre  le  gouvernement  et  le  peuple  et 
«ensuite,  à  le  réaliser  et,  d'autre  part,  à  consi- 
«dérer  ce  qui  est  propre  à  amener  le  trouble 
«entre  la  Haut  et  le  Bas  et  à  l'éviter.» 

«Mais  qu'est-ce  qui  assure  la  paix  entre  le 
«Haut  et  le  Bas?  —  C'est  que  les  monarques 
«s'assimilent  les  sentiments  du  Bas.  Alors  la  paix 
«règne;  autrement  c'est  le  trouble.» 


78 

«Comment  sait-on  cela?» 

«Quand  les  souverains  s'assimilent  les  senti- 
«ments  du  Bas  (autrement  dit,  parviennent  à 
«entrer  dans  la  manière  de  voir  du  peuple,  à 
«comprendre  le  point  de  vue  sous  lequel  il  envi- 
«sage  les  choses)  par  ce  fait,  ils  comprennent  ce 
«qui  est  le  bien  et  le  mal  du  peuple.» 

«Si    les  souverains  ne  se  sont  pas  assimilé  les 

«sentiments  du  peuple  ,   ils  ne  comprennent  pas  le 

«bien    et  le  mal  du  peuple.  Alors  les  châtiments 

«et  les  récompenses  qu'ils  distribueront  ne  seront 

«point  conformes  à  la  justice  et  le  royaume  sera 

«troublé.    Donc,    lorsqu'  on  doit  récompenser  ou 

«châtier,  si  l'on    ne  s'est  pas  encore  assimilé  les 

«sentiments  du  Bas  ,  il  faut  absolument  se  livrer  à 

«un  examen  préalable  (c'est-à-dire  se  rendre  compte 

«des  sentiments  par  lesquels  le  peuple  juge  et  agit  ^).  » 

«Comment    se    fait-il,    aujourd'hui,    que    ceux 

«qui  sont  en  haut  ne  peuvent  pas  gouverner  ceux 

«qui  sont  en  bas  et  que  ceux  qui  sont  en  bas  ne 

«peuvent  pas  servir  ceux  qui  sont  en  haut.''» 

«C'est  parce  que  le  Haut  et  le   Bas  se  mépri- 
«sent  mutuellement.» 
«l'ourquoi .''» 


i)  «Si  d.aus  les  délil^érations  vous  voyez  surgir  des  doutes,  des  poiuts 
difficiles    à    déterminer,    ne    concluez  rien  d'abord,  attendez  que  vous 
soyez  instruit.  Assurez- vous  de  la  certitude  de  vos  jugements.  Quand  la 
raison    naturelle   vous    démontre  une  chose,  ne  vous  y  opposez  pas.» 
(Discours  du  ministre  Yi  à  l'empereur  Vu  rapporté  dans  le  Ckott-King). 


79 

«Parce  que  leur  manière  de  voir  est  différente. » 
«La  question  sociale  est  nue  question  (V éducation >■>  a 
dit  avec  beaucoup  de  raison  un  de  nos  hommes  d'Etat 
contemporains.  Cette  pensée  est  susceptible  de  plus  d'une 
interprétation ,  mais  de  quelque  façon  qu'on  l'entende, 
il  reste  certain  que  l'angle  spécial  sous  lequel  un 
individu  considère  la  vie,  décide  en  grande  partie  de 
la  conduite  qu'il  y  tiendra.  L'on  se  hait  souvent 
faute  de  se  comprendre  et  l'on  rêve  volontiers  d'ex- 
terminer les  êtres  où  les  choses  dont  on  n  a  point 
su  découvrir  l'utilité. 

On  voit  que  ce  n'est  pas  d'hier  qu'est  né  l'anta- 
gonisme qui  sépare  les  différentes  classes  sociales  et 
qu'  entre  elles ,  le  mépris  et  la  haine  ne  sont  pas , 
comme  certains  paraissent  le  croire,  des  sentiments 
nouveaux ,  produits  de  notre  civilisation  moderne. 

Les  philosophes  confucéistes  envisagent  de  la  même 
manière  l'attitude  que  doivent  observer  les  chefs 
vis-a-vis  du  peuple  qu'ils  dirigent.  Au  dixième  chapitre 
du  Ta-Hio  (la  grande  Etude)  nous  trouvons  cette 
citation  emprunté  au  Livre  des  Vers  : 

«Le  seul  prince  qui  inspire  de  la  joie. 
«C'est    celui    qui    est    le    père    et    la  mère  du 
«peuple!» 
et    immédiatement     après    est    donnée    l'explication 
suivante  : 

«Ce  que  le  peuple  aime,  l'aimer;  ce  que  le 
«peuple  hait,  le  haïr:  voilà  ce  qui  est  appelé  être 
«le  père  et  la  mère  du  peuple.» 


8o 

Le  grand  penseur  Tchou-hi,  dans  un  commentaire 
de  ce  même  chapitre ,  dit  : 

«Celui    qui    est  dans  la  position  la  plus  élevée 

«de    la   société   ne  doit  pas  négliger  de  prendre 

«en  sérieuse  considération  ce  que  les  hommes  ou 

«les  populations  attendent  de  lui.» 

Un  autre  Maître  :  Thoung-Yang-hiu-chi ,  également 

à  propos  de  ce  même  chapitre,  s'exprime,  ainsi: 

«Le   gouvernement   d'un  empire  consiste  dans 

«l'application    des    règles   de  droiture  et  d'équité 

«naturelles,   que  nous  avons  en  nous,  à  tous  les 

«actes    du    gouvernement   ainsi   qu'au    choix  des 

«hommes  que  l'on  emploie,  qui,  par  leur  bonne 

«ou    mauvaise  administration  conservent  ou  per- 

«dent  l'empire.  Il  faut  que  dans  ce  qu'ils  aiment 

«et    dans    ce    qu'ils    haïssent,    ils  se  conforment 

«toujours  au  sentiment  du  peuple.» 

Nous  voici  loin  de  l'autorité  despotique.  L'on  peut 

même  trouver  bizarre  l'insistance  apportée  par  Meh-ti 

à    exiger   sagesse   et  science    de  ceux  qui  détiennent 

l'autorité    si    leur    science    et  leur  sagesse  ne  doivent 

point    leur    servir    à  conduire  les  foules  ignorantes  et 

si,    leur  autorité   n'étant  qu'un  vain  mot,   ils  ne  sont 

cjue  de  simples  instruments  habiles  à  comprendre  les 

volontés  du  peuple  et  à  les  exécuter. 

Toutefois,  cet  asservissement  n'«  st  qu'  apparent. 
Il  n'est  point  question  que  l'ignorant  confie  au  sage 
le  soin  de  satisfaire  ses  caprices  mais  seulement  que 
le    savant ,    s'étant    enquis    des    besoins    réels    et  des 


8i 

souffrances  des  masses,  emploie  son  intelligence  à 
trouver  les  moyens  de  satisfaire  les  premiers  et  de 
supprimer  ou  d'alléger  notablement  les  secondes. 
Nous  verrons  aussi ,  plus  tard  ,  que  ces  sages ,  faisant 
fonction  d'éducateurs,  tendront  à  éclairer  le  peuple  et 
à  lui  inculquer  de  justes  notions  touchant  ce  qui 
est  désirable  ou  regrettable  pour  l'homme. 

Le  peuple  ayant  éprouvé,  par  expérience ,  les  senti- 
ments dont  ses  chefs  sont  animés  à  son  égard  aura 
confiance  en  eux  et  donnera  volontiers  son  travail 
lorsqu'il  en  sera  requis  : 

«Alors ,  quand  le  roi  nourrira  des  projets  pour 
«le  bien  du  peuple,  le  peuple  en  ayant  connais- 
«sance  aidera  le  roi  pour  le  bien  général.» 

«Et     lorsque     le     peuple    aura    des    sujets    de 
«plaintes,    lorsque    des    causes  de  malheur  pèse- 
«ront  sur  lui,  le  roi ,  en  ayant  connaissance  aidera 
«le  peuple  à  les  détruire.» 
Le    chef   suprême  devra  être  parfaitement  au  cou- 
rant des  dispositions  et  des  actes  de  ses  sujets.  Comme 
il    n'est    qu'un    simple    mortel ,  aux   sens  très  limités , 
il    devra    se    faire  adresser  de  fréquents  rapports  par 
les  fonctionnaires  des  divers  degrés  hiérarchiques.  De 
cette  manière,  le  plus  reculé  des  villages  de  l'Empire 
se   trouvera   en  communication  avec  le  souverain  et , 
d'un  bout  à  l'autre  de  ses  Etats ,  celui-ci  encouragera 
les    uns    par    des    récompenses  et  réprimera  les  mau- 
vaises tendances  des  autres  par  des  châtiments  : 

«Ainsi    au    loin,    à  des  milliers  de  lieues,  s'il 

6 


82 

«est  des  hommes  adonnés  au  bien ,  les  gens  de 
«la  maison  et  ceux  du  dehors  pourront  l'ignorer 
«mais  le  roi  le  saura  et  les  récompensera.» 

«Il  en  sera  de  même  pour  celui  qui  fait  le  mal.» 

«La  vue  et  l'ouie  des  empereurs  serait  ainsi 
«quasi  divine.» 

«Les  paroles  des  anciens  rois  n'étaient  pas  divines, 
«seulement ,  ils  savaient  employer  les  yeux  et  les 
«oreilles  des  autres  pour  aider  leur  vue  et  leurs  oreil- 
«les,  de  même  aussi  (employaient- ils)  les  discours 
«des  autres,  le  cœur  des  autres,  les  bras  des  autres.» 

«Avec  beaucoup  d'aides  de  ce  genre  ils  réus- 
«sirent  en  tout.» 

«C'est  en  usant  de  ce  moyen  que  les  anciens 
«rois  ont  mérité  du  peuple  et  laissé  une  glorieuse 
«renommée.» 

«Anciennement,  les  rois  et  les  vassaux  allaient 
«rendre  hommage  à  l'empereur  au  printemps 
«et  à  l'automne;  ils  recevaient  alors  ses  austères 
«enseignements  et,  à  leur  retour,  ils  gouver- 
«naient  d'après  ces  enseignements  » 

«En  ce  temps  là,  aucun  d'eux  n'osait  y  con- 
«trevenir.» 

«Les     récompenses    et    les    châtiments    étaient 

«appliqués  conformément  à  la  justice.  Ou  ne  tuait 

«pas  des  innocents.  C'était  le  résultat  de  l'accord 

«existant  entre  le'  Haut  et  le  Bas.» 

Meh-ti,    nous    l'avons    déjà    vu,    croit   beaucoup  à 

l'efficacité    des    récompenses   et  des  châtiments,  mais 


83 

il  est  loin  de  rejeter  l'influence  de  l'exemple,  surtout 
de  l'exemple  venant  de  haut.  Il  reste  toujours  fidèle 
au  tranquille  dédain  de  son  : 

«Il     ne    faudrait    pas    deux    générations    pour 

«changer  les  mœurs  du  peuple  tant  celui-ci  montre 

«d'empressement  à  calquer  les  siennes  sur  celles 

«de  ses   Maîtres.» 
Il  y  revient  en  termes  plus  élevés,  citant  des  noms 
illustres  dans  l'histoire  des  âges  lointains  : 

«Jadis    Yao    eut  Chun  et  Chun  eut  Yu  ;   avec 

«de    tels  sages,  point  n'était  besoin  d'autres   en- 

«couragements.» 
Mais  peut-être  songe-t-il  que  les  Yao  les  Chun 
sont  rares  et  que,  si  l'éloquence  puissante  de  vertus 
supérieures  vient  à  faire  défaut ,  ou  si ,  trop  endurcie, 
l'oreille  des  foules  n'en  peut  saisir  l'harmonie,  il  est 
utile  que  des  avertissements  plus  matériels  rappellent 
ceux  qui  s'en  écartent  aux  sentiments  de  probité  et 
de  mutuel  respect  sans  lesquels  il  n'est  point  de 
société  possible.  Les  pénalités  sont  donc  nécessaires. 
Mais  que  le  souverain  et  les  chefs  appelés  à  les 
appliquer  y  prennent  garde  :  Destinés  à  sauvegarder 
l'ordre ,  les  châtiments  dégénèrent  aisément  en  causes 
de  désordres.  Une  extrême  prudence  doit  diriger 
leur  emploi  : 

«Les    anciens  rois    instituèrent    les    cinq  péna- 

«lités  ^)    pour  maintenir  le  peuple  et,   plus  tard, 

i)  Les  cinq  pénalités  sont:    i".  La  fustigation  au  moyen  d'un  bam- 
bou mince.  2".  La  bastonnade  avec  un   gros  bambou.  3".  L'exil  tem- 


84 

«ces  mêmes  pénalités  servirent  à  troubler  l'Em- 
«pire.  Est-ce  que  ces  pénalités  n'étaient  pas 
«bonnes?  —  Si,  mais  l'on  s'en  servait  mai.» 

«D'après  les  anciens  livres,  celui  qui  sait  bien 
«se  servir  des  pénalités  s'en  sert  pour  gouverner 
«le  peuple.  Celui  qui  s'en  sert  mal  en  fait  cinq 
«crimes.» 

«Il    est  dit  dans  le  livre  des  anciens  rois:  De 
«la    bouche    il    sort  du  bien,  de  la  bouche  sort 
«aussi  la  guerre  '),  Ce  qui  signifie:  Lorsque  l'on 
«sait    bien    employer    la    bouche    il    en  sort  des 
«paroles    qui    ont  de  bons  effets,  quand  on  s'en 
«sert  mal  il  en  sort  de  mauvaises  paroles  amenant 
«des    conflits.    Est-ce    donc    que    la    bouche   est 
«mauvaise.''    —    Non,    c'est    la    manière  de  s'en 
«servir.» 
La    bonne    manière    de    se    servir    des    châtiments 
c'est,  vraisemblablement,   selon  Meh-ti,  que  le  peuple 
tout    entier    puisse  approuver  et  la  nature  des  peines 
et  l'application  qui  en  est  faite.  Il  faut  qu'ils  frappent 
des    individus    dont  les  actes  ont  porté  atteinte  à  la 
sécurité  de  leurs  .semblables  et  qu'ils  constituent,  ainsi, 
un    avertissement    salutaire    pour    ceux    qui    seraient 
tentés  de  les  imiter.  Tout  le  système  de  notre  philo- 
sophe   est,  dans  son  ensemble,  empreint  d'un  esprit 
très    matérialiste.    11    fait    rarement    appel  aux  scnti- 


poraire.    4".    Le    bannissenieiu    à    peipctuité.    5".    La    peine  de  mort. 
I)  Paroles  de  l'empereur  Cliuii.  (Chou-King). 


85 

meiits  abstraits  et  semble  peu  compter  sur  l'amour 
de  l'idéal  pour  diriger  la  conduite  de  l'homme  au 
sein  de  la  Société  : 

«En  cultivant  la  confiance  du  peuple,  on  le 
«tient:  On  le  mène  par  l'appât  des  richesses  et 
«des  honneurs,  on  le  châtie  pour  ses  fautes.» 


Meh-ti  ne  sacrifice  point  au  culte  de  la  Beauté.  Il  n'est 
point  artiste.  La  musique,  dont  Khoung-tse  fait  si  grand 
cas,  l'architecture,  les  Beaux  Arts  en  général,  pa- 
raissent le  laisser  froid.  Les  forces  du  peuple  et  les 
fonds  publics  ne  doivent  point  être  employés  à  de 
vains  travaux.  Que  l'on  cultive  le  sol ,  que  l'on 
emmagasine  des  céréales  pour  parer  aux  années  de 
disette  et,  surtout,  que  l'on  ne  demande  aux  masses 
que  la  somme  strictement  indispensable  d'impôts,  voilà 
l'important.  Avoir  l'estomac  satisfait  est  un  grand 
pas  fait  vers  la  vertu ,  pense  très  prosaïquement  et 
très  philosophiquement  Meh-ti.  L'individu  qui,  les 
sens  repus,  digère  dans  une  douce  quiétude  est  bien 
plus  aisément,  que  le  pauvre  hère,  porté  à  la  mansu- 
étude, à  l'aménité  et  à  tous  les  sentiments  qui  ren- 
dent les  rapports  sociaux  faciles  et  agréables. 

«Dans    les    années    d'abondance    le  peuple  est 

«bon    et  humain,  pendant  la  famine  il  est  mau- 

«vais  et  avare». 
Les    gouvernants    porteront     donc    une    minutieuse 
vigilance  à  veiller  au  bien-être  du  peuple. 


86 

«Les  céréales  sont  l'objet  de  Tattente  du  peuple 
«et  ce  qui  nourrit  le  roi.  Si  le  peuple  manque 
«de  céréales  le  roi  non  plus  ne  sera  pas  nourri  ^). 
«Si  le  peuple  n'a  pas  de  nourriture  il  ne  pourra 
«pas  servir  le  roi.  Il  faut  absolument  s'occuper 
«de  la  question  de  la  nourriture.» 

«Le  sol  doit  être  soigneusement  cultivé  et  les 
«dépenses  publiques  réglées  avec  économie.» 

«Il  ne  faut  pas  imposer  fortement  les  céréales  » 

«Pendant  les  famines,  si  l'on  veut  que  le 
«royaume  se  maintienne,  il  faut  que  chacun 
«diminue  son  luxe,  ou  ses  dépenses,  depuis  le 
«roi  jusqu'  aux  serviteurs.* 

«On  dit:  quand  la  richesse  publique  est  insuffi- 
«sante  c'est  le  temps  de  l'adversité.  —  Quand 
«la  nourriture  ne  suffit  pas  (à  rassasier  le  peuple) 
«alors,  c'est  sa  répartition  qu'il  faut  modifier.» 

«Sous  les  anciens  saints  rois  il  y  eut  aussi  des 
«famines  —  Pourquoi  le  peuple  n'en  souffrait-il 
«pas.-* .... 

«Parce  que  les  rois  s'employaient  de  toutes 
«leurs  forces  à  atténuer  les  calamités  en  réduisant 
«leur  luxe.» 

«Parce  qu'ils  étudiaient  les  moyens  de  pro- 
«duire  beaucoup  de  richesse  et  modéraient  les 
«dépenses  publiques.» 

«La    prévoyance    est    ce   qu'il    y    a    de    plus 


I)  Les  impôts  se  payaient  en  nature. 


87 


«essentiel  dans  un  royaume.  —  La  nourriture 
«est  le  bien  le  plus  précieux  d'un  pays.» 

«Quand  le  roi  fait  des  dépenses  considérables 
«et  inutiles,  le  trésor  se  vide,  le  peuple  en 
«souffre.» 

«Alors  le  pays  se  ruine  par  le  criminel  manque 
«de  prévoyance.» 

«Il  est  dit  dans  les  anciens  livres  :  Ouand  un 
«royaume  n'a  pas  devant  lui  pour  trois  ans  de 
«nourriture  assurée,  ce  royaume  n'est  pas  véri- 
«tablement  un  royaume.» 

«Lorsque  l'on  perçoit  des  impôts  équitable- 
«ment  et  pour  des  œuvres  durables,  le  peuple 
«donne  du  sien  mais  ne  souffre  point  de  dommage.» 

«Ce  n'est  pas  cela  qui  fait  souffrir  le  peuple. 
«Le  peuple  souffre  quand  le  roi  lève  de  lourds 
«impôts  pour  des  travaux  inutiles.» 

«Quand  les  saints  hommes  gouvernent,  ils 
«recherchent  toujours  l'économie  dans  les  ouvrages 
«où  il  faut  dépenser  les  richesses  publiques.  Ils 
«ne  dépensent  pas  inutilement  le  labeur  du  peuple, 
«ils  ne  fatiguent  pas  son  zèle.» 


L'ordre  dans  la  Société  s'établit  au  moyen  des  lois. 
La  loi  est  indispensable: 

«Meh-ti    dit:    Dans  ce  monde,  pour  faire  une 
«œuvre  quelconque,  on  est  forcé  d'avoir  une  règle. 


88 


«car,    sans    règle  l'œuvre    ne  vient  pas  à  bonne 
«fin.  Les  ministres  et  les  généraux  les  plus  capa- 
«bles    ont    tous    une  règle.  Tous  les  ouvriers  en 
«ont    une    pour    accomplir    leurs    travaux.   Pour 
«faire  un  rond,  un  carré,  une  ligne  droite,  l'ouvrier 
«a  des  instruments.  Sans  règle  l'ouvrier  ne  fera  pas 
«un  travail  parfait.  Les  règles  sont  indispensables  » 
«Si  l'on  n'a  pas  de  loi  pour  gouverner  l'empire 
«et   le    royaume,  on  est  inférieur  aux  ouvriers.» 
Meh-ti  ayant  ainsi  démontré  la  nécessité  des  codes, 
tente  de  nous  dire  ce  qu'ils  doivent  être  mais  comme 
il  s'en  tient  à  des  généralités ,  un  certain  vague  demeure 
sur    la    législation    rêvée    par    lui.    Nous    savons,  du 
moins     que,     malgré     la     religieuse    admiration    qu'il 
témoigne  aux  âges  passés ,  en  dépit  de  la  vénération 
qu'il    conseille    envers    les  parents ,  les  maîtres  et  les 
souverains ,  ce  n'est  ni  l'antiquité  des  exemples  ni  la 
qualité  de  ceux  qui  nous  les  fournissent  qui ,  d'après 
lui ,    doivent    nous    décider   à    les  suivre.  Il  nous  faut 
réserver    notre  assentiment  aux  seules  règles  établies 
en     conformité     avec    l'action     du    Ciel  ,    ce    mysté- 
rieux     Ciel    par    lequel    les    Chinois    désignent    tant 
de  choses,  mais  identifient  en  tous  cas,  la  Nature  et 
la  Raison. 

«Qu'est  ce  qui  constitue  une  bonne  loi.''» 
«Faut-il  toujours  imiter  son  père  et  sa  mère .-^  — 
«En    ce  monde    il  y  a  beaucoup  de  pères  et  de 
«mères  mais  peu   de  vertueux.  Ce  système  n'est 
«pas  bon.» 


89 


«Si  ce  système  n'est  pas  bon  il  ne  faut  pas 
«remployer.» 

«Faut-il  toujours  imiter  son  maître?  —  En  ce 
«monde  il  y  a  beaucoup  de  maîtres  et  peu  de 
«vertueux.  Ce  système  n'est  pas  bon.» 

«Si  ce  système  n'est  pas  bon  il  ne  faut  pas 
«l'employer.» 

«Faut-il  toujours  imiter  son  souverain.''  —  En 
«ce  monde  les  souverains  sont  nombreux  et  peu 
«d'entre  eux  sont  vertueux.  Ce  système  n'est  pas 
«bon  etc.  : 

«Parents,  maîtres  et  rois  ne  sont  pas  ceux 
«qu'il  faut  prendre  pour  modèles.» 

«Mais  quel  est  le  modèle  à  l'imitation  de  qui 
«l'on  peut  établir  des  lois.^» 

«C'est  le  Ciel  qu'il  faut  imiter.  Le  Ciel  agit 
«universellement,  sans  partialité,  ses  dons  sont 
«généreux,  son  action  permanente,  toujours 
«égale.» 

«Dans  tout  ce  que  nous  faisons  il  faut  prendre 
«modèle  sur  le  Ciel.» 


Meh-ti  nous  l'avons  dit,  est  ennemi  du  luxe;  il  ne 
comprend  pas  les  jouissances  esthétiques ,  le  souci 
du  confort  ou ,  peut-être ,  il  affecte  de  ne  pas  les 
comprendre  parce  qu'il  juge  que  ces  satisfactions  ne 
peuvent    être    le    partage   de  tous.  La  production  de 


90 

l'objet  de  luxe,  à  quelque  catégorie  qu'il  appartienne, 
nécessite  une  somme  de  travail  considérable ,  et  la 
multitude  des  choses  superflues  dont  est  fait  le  luxe 
des  civilisations  rafi(înées,  entraîne  forcément  une 
telle  dépense  d'activité  qu'il  faut ,  pour  y  suffire ,  tout 
le  temps  et  toutes  les  forces  d'une  partie  considérable 
de  la  nation.  Or,  qu'un  homme  s'emploie  pour  em- 
bellir l'existence  d'un  autre,  qu'une  classe  d'individus 
se  consacre  à  préparer  les  jouissances  d'une  autre, 
voilà  ce  que  Meh-ti  ne  peut  admettre.  Non.  Pas 
même  le  plus  infime  parmi  les  «vils»  ne  doit  un  tel 
sacrifice  de  lui-même ,  dut-il  l'accomplir  en  faveur 
du  plus  sage  des  «nobles»  ou  du  souverain  en  per- 
sonne. Plutôt  que  de  le  demander,  le  philosophe 
préfère  que  la  nation,  tout  entière,  s'en  tienne  à  l'au- 
stérité un  peu  terne  de  la  satisfaction  pure  et  simple 
des  besoins  matériels  tels  que  nous  les  tenons  direc- 
tement de  la  nature.  Meh-ti  n'a,  certes,  jamais  songé 
à  unifier  les  situations  sociales.  Il  souhaitait  même, 
nous  l'avons  vu,  que  les  hommes  utiles  à  l'Etat 
fussent  mis  dans  une  position  de  fortune  très  supérieure 
à  celle  de  la  masse.  Il  admet  parfaitement  que  le 
palais  du  souverain  ,  que  les  demeures  de  ses  ministres 
différent  du  logis  d'un  pauvre  artisan.  Ce  qu'il  pour- 
suit ,  c'est  l'excès.  De  par  les  lois  de  la  nature ,  un 
certain  minimum  en  nourriture,  vêtement,  habitation , 
est  indispensable  à  l'homme.  Ce  minimum  indispen- 
sable :  manger  à  sa  faim,  être  vêtu ,  logé  de  façon  à 
se    garantir    des    intempéries,  chaque  homme,  parce 


91 

qu'  homme,  doit  en  être  pourvu  avant  qu'il  puisse 
être  question  de  superflu  pour  aucun.  Que  le  mérite, 
les  services  rendus  à  la  Société  soient  ensuite  récom- 
pensés par  l'octroi  d'un  bien-être  plus  grand  c'est 
justice ,  mais  encore  faut-il  que  ce  bien-être  ne  nécessite 
pas  une  somme  de  travail  assez  forte  pour  priver 
le  peuple  de  ce  minimum  de  repos,  de  liberté  qui, 
lui  aussi ,  est  au  nombre  des  besoins  qui  nous  sont 
catégoriquement  imposés  par  la  nature. 

«Les  saints  rois  disaient:  Dans  tous  les  corps 
«de  métiers ,  les  artisans  doivent  travailler  de 
«tout  leur  pouvoir.» 

«Il  faut  se  borner  (quant  à  la  production)  à 
«ce  qui  suffit  aux  besoins  du  peuple.  Il  en  est 
«de  même  en  ce  qui  concerne  la  nourriture  et 
«la  boisson.  De  même  ,  aussi,  pour  les  vêtements, 
«les  voitures,  les  bateaux,  les  armes.  Les  saints 
«rois  ne  cherchaient  que  le  nécessaire  sans 
«aucun  superflu.» 

«En  construisant  des  habitations  on  ne  recher- 
«chait  (au  temps  des  saints  rois)  que  la  seule 
«utilité:  qu'elles  protégeassent  contre  les  intem- 
«péries,  qu'elles  fussent  propres,  avec  des  nmrs 
«assez  élevés  pour  séparer  les  sexes  et  compre- 
«nant  une  chambre  réservée  pour  offrir  les 
«sacrifices.» 

«On  ne  se  livrait,  alors,  à  aucune  dépense  inu- 
«tile ,  l'on  évitait  surtout,  tout  ce  qui  ne  concou- 
«rait  pas  au  bien  public.» 


92 

«Meh-ti-dit  :  Les  anciens  ne  savaient  pas  con- 
«struire  des  maisons,  ils  habitaient  des  cavernes 
«et  souftraient  de  l'humidité  ^). 

«Les  saints  rois  firent  construire  des  maisons 
«et  des  palais.» 

«Les    bons    principes   de    construction  veulent 

«que  la  maison  soit  surélevée  pour  éviter  l'humi- 

«dité,    que    les    murs   soient   hauts  pour  se  pré- 

«server    du  vent  et  séparer  les  sexes.  Il  ne  faut 

«pas  aller  au  delà  de  ce  principe.» 

Que  le  peuple  n'entretienne  point  un  amour  immodéré 

de  la  jouissance  et  des  raffinements  du  confort.  Meh-ti 

veut    l'artisan    frugal    et    travailleur ,    mais  il  ne  veut 

pas   qu'en  face  de  lui ,  un  autre  homme ,  un  parasite , 

lui  donne  le  spectacle  d'un  luxe  insolent. 

Point  de  paix  possible  dans  l'Etat  ou  les  uns 
manquent  du  nécessaire  quand  les  autres  regorgent 
de  superflu,  La  table  somptueuse  ,  le  vêtement  luxueux 
sont  une  provocation  insensée  dans  le  pays  où  cer- 
tains souffrent  du  froid  et  de  la  faim.  Meh-ti  ne  se 
départ  pas  de  son  calme  philosophique  il  ne  jette 
pas  l'anathcme  aux  fous  qui  bravent  les  révoltes 
populaires ,  escomptant  la  faiblesse  mentale ,  la  timidité 
des  masses.  Il  dit  simplement: 

«On  voudrait  en  vain  que  le  pays  soit  exempt 


I)  Les  chinois  disliiii^iienl  dix  périodes  préhistoriques.  L'abandon 
des  cavernes,  par  l'homme,  maujue  la  fin  de  la  septième  de  ces 
périodes. 


93 

«de    troubles    alors    que    des    riches  vivent  dans 
«le  luxe  tandis  que  des  pauvres  soufifrent  du  froid 
«et  de  la  faim:  cela  n'est  pas  possible.» 
Et  après  cette  péremptoire  affirmation  il  se  détourne, 
abordant    un    autre    sujet,    laissant    les    gouvernants 
s'obstiner,  s'ils  le  veulent,   à  cette  chimérique  besogne 
de  prêcher  l'union  en  cultivant  des  éléments  de  haine  et 
de   faire  sortir  l'ordre  social   de  ce  qui  est,  normale- 
ment et  logiquement .   un  désordre ,  une  monstruosité. 
Nous    retrouverons    ces    mêmes  idées  lorsque  nous 
aurons    à    examiner    les    devoirs    que  Meh-ti  prescrit 
aux    souverains,     l'attitude     qu'il    leur    assigne    dans 
l'Etat. 


Jusque  dans  les  derniers  hommages  rendus  aux 
morts ,  le  philosophe ,  s'écartant  complètement  sur  ce 
point  des  doctrines  de  Khoung-tse,  entend  que  l'on 
ne  se  départe  pas  d'une  stricte  simplicité.  Il  insiste 
d'une  façon  toute  particulière  ,  sur  le  côté  préjudiciable 
à  la  société,  du  long  deuil  remis  en  honneur  par  les 
confucéistes.  Il  veut  que  les  témoignages  du  plus  pro- 
fond respect  accompagnent  les  morts  à  leur  dernière, 
demeure ,  mais  la  constante  recherche  d'utilité  pratique, 
qui  constitue  la  base  de  son  enseignement  ne  lui 
permet  pas  d'admettre  que  les  défunts  occupent  le 
temps  des  vivants  ou  immobilisent  leur  activité  au 
détriment  du  bien  général.  Après  les  funérailles,  les 
parents  du  mort  retourneront  donc  à  leurs  occupations 


94 

habituelles.  Le  cérémonial  adopté  par  Khoung-tse 
les  obligeait,  au  contraire,  à  se  retirer  du  monde, 
à  donner  leur  démission  des  charges  publiques,  s'ils 
étaient  fonctionnaires ,  afin  de  v^ivre  dans  la  retraite 
durant  un  temps  plus  ou  moins  long ,  suivant  le  degré 
de  parenté  qui  les  liait  au  défunt.  Cette  période 
d'isolement  et  d'inactivité  durait  3  ans  pour  le  deuil 
d'un  père  ou  d'une  mère. 

Les  morts  ne  doivent  pas,  non  plus,  être,  pour 
leurs  proches,  l'occasion  de  dépenses  considérables. 
Il  est  plus  sage  de  consacrer  les  ressources  dont  on 
dispose  à  des  œuvres  profitables  aux  vivants.  Les 
morts  n'ont  pas  besoin  d'une  demeure  plus  spacieuse 
que  celle  des  vivants.  Donc,  point  de  ces  immenses 
tombeaux,  semblables  à  des  palais,  entourés  de 
vastes  parcs ,  où  se  complaisait  la  vanité  des  Chi- 
nois: C'est  soustraire  à  l'agriculture  des  terres  où 
croit  la  nourriture  de  la  nation.  Enfin,  les  précau- 
tions sanitaires,  concernant  la  tombe,  ne  sont  pas 
oubliée  : 

<•< Parmi  les  hommes  des  siècles  passés,  les  uns 
«se  livraient  à  de  grandes  dépenses  pour  les 
«funérailles  et  portaient  longtemps  le  deuil.  Ils 
«croyaient,  en  cela,  faire  preuve  de  sentiments 
^humains  et  de  piété  filiale.  Les  autres  les  désap- 
'<prouvaient  complètement.;» 

«Ces  hommes  étaient  en  contradiction  par 
«leurs  paroles  et  par  leurs  actions.  Cependant 
«les    uns    et    les    autres    prétendaient  également 


95 

<' qu'ils    suivaient    les    préceptes   des  anciens  rois 
<'Yao,  Chun.  Yu ,  Thang  et  Wou. . 

<'Si,  faire  de  grandes  de'penses  pour  les  funé- 
"  railles  et  porter  longtemps  le  deuil  peut  réelle- 
cment  être  profitable  au  bien  public  alors,  c'est 
«^^  faire  preuve  de  sentiments  d'humanité  et  de 
c piété  filiale.  Il  convient  donc  de  se  conformer 
'^à  cette  coutume.  i> 

«Si,  au  contraire,  cette  coutume  n'est  point 
^profitable  au  bien  public ,  c'est  pécher  contre 
'l'humanité  et  la  piété  filiale  que  de  la  consen-er 
'et  l'on  doit  interdire  de  la  sui\Te.-: 

'  Ceux  qui  sont  partisans  de  cette  coutume  pré- 
«tendent  qu'elle  est  conforme  aux  bons  principes 
«sociaux.  Ils  font  des  frais  immenses  pour  les 
«funérailles  des  rois ,  des  princes .  des  grands 
«vassaux.  Quant  à  l'empereur,  ils  font  par- 
«fois  enterrer  plusieurs  centaines  d  hommes  avec 
«son  cadavre.  Ils  se  lammentent  jusqu'à  se  rendre 
malade.» 

«Ils  disent  encore  :  Lorsqu'elles  portent  le  deuil, 
«les  personnes  distinguées  se  font  soutenir  et 
«^marchent  avec  un  bâton  pendant  trois  années 
^v  entières.» 

«Si  les  rois  et  les  princes  mettent  ces  théories 
len  pratique,  ils  devront  cesser  de  s'occuper  des 
«affaires  du  gouvernement.  Si  l'agriculteur  y 
«. adhère,  il  ne  pourra  plus  vaquer  à  ses  travaux. 
«Il  en  sera  de  même  des  ouvriers  et  des  femmes.* 


96 

«Faire  de  grandes  dépenses  pour  les  morts 
«c'est  suprimer  des  richesses  déjà  conquises  et 
«porter  un  long  deuil  (en  restant  inactif)  c'est 
«empêcher  de  naître,  les  richesses  de  l'avenir» 
«Ceci  est  un  désordre,  en  Haut  comme  en 
«Bas,  c'est  ruiner  le  peuple  matériellement  et 
«moralement.» 

«Les  anciens  saints  rois  en  cdictant  les  pres- 
«crîptions  relatives  aux  funérailles  ont  dit:  Le 
«cercueil  sera  épais  de  trois  pouces,  le  mort  sera 
«revêtu  d'un  triple  vêtement.  La  fosse  ne  doit 
«pas  être  creusée  jusqu'à  rencontrer  l'eau.  Elle 
«doit  être  assez  profonde  pour  que  les  mauvaises 
«odeurs  ne  s'en  échappent  pas.  Le  terrain  entou- 
«rant  la  tombe  ne  doit  pas  être  trop  étendu  '). 
«Les  survivants  ne  doivent  point  porter  de 
«long  deuil,  ni  se  rendre  malade;  ils  doivent  se 
«livrer  à  leurs  travaux  habituels. 

La  nourriture  et  les  vêtements  sont  les  biens 
des  hommes  vivants:  on  sait  être  économe 
lorsqu'il  s'agit  d'eux.  Les  funérailles  sont  le  bien 
des  hommes  morts  :  pourquoi  donc  ne  ferait-on 
pas  preuve  d'économie  à  leur  sujet .-' 


« 
« 
« 
« 


î)  Meh-li  en  repienant,  pour  son  compte,  ces  régies  des  anciens 
rois  ajoute;  <.(^ue  le  terrain  entourant  le  tombeau  soit  tout  juste  aussi 
grand  qu'il  faut  pour  contenir  les  parents  et  les  amis  venant  célébrer 
les  rites  funèbres  et  que  le  sacrifice  oftert  au.\  Mdnes  soit  proportionné 
à  la  fortune  de  la  famille.» 


97 

La  question  de  l'accroissement  de  la  population  a 
aussi  été  examinée  par  Meh-ti.  Je  ne  pense  pas  que 
la  crainte  de  la  dépopulation  ait  jamais  été  bien 
sérieuse  en  Chine.  Toutefois,  le  philosophe  considé- 
rant chaque  individu  comme  un  élément  de  production 
et  de  richesse,  devait  s'élever  contre  toutes  les  causes 
capables  de  ralentir  la  natalité  ou  de  supprimer  des 
existences  humaines  avant  leur  terme  naturel.  Dans 
cette  immense  Asie  centrale,  la  terre  ne  manquait 
pas.  L'Etat  valait  par  le  nombre  de  ses  sujets,  par 
l'étendue  de  sol  que  ceux-ci  pouvaient  couvrir  et  mettre 
en  valeur.  Le  philosophe  reproche  aux  gouvernants, 
ses  contemporains,  de  gaspiller  cette  richesse  par 
excellence  :  l'homme  : 

«Doubler  la  population  est  difficile.  11  existe 
«cependant  des  moyens  d'y  parvenir.» 

«D'après  l'ancien  système  des  saints  rois,  un 
«garçon  se  mariait  toujours  à  20  ans,  une  fille 
«à   15  ans.» 

«Ceux  qui  gouvernent  aujourd'hui,  accumulent 
«les  causes  de  dépopulation  :  Ils  surchargent  le 
«peuple  de  lourds  impôts,  ceux  qui  meurent, 
«faute  d'avoir  de  quoi  subsister,  sont  innombrables. 
«A  cause  des  guerres,  les  couples  restent  long- 
«temps  séparés.  Ceux  qui  périssent  par  le  fer  et 
«les  maladies  sont  innombrables.» 


Par    les    fragments    qui  précèdent ,  on   aura  pu  se 

7 


98 

faire  une  idée  assez,  nette  du  système  gouvernemental 
et  social  de  Meh-ti  ;  les  subdivisions,  ci-après,  traitant 
du  Souverain,  du  Citoyen,  de  la  Guerre  aideront 
encore  à  la  compléter.  Je  n'ajouterai,  ici,  que  quel- 
ques dernières  citations.  Certaines  d'entre  elles  se 
rattachent  à  des  sujets  déjà  traités,  j'ai  cru,  cepen- 
dant, devoir  les  présenter  à  part  car  elles  font  partie, 
dans  le  Traité  de  Meh-ti,  d'un  chapitre  particulier, 
passant  pour  reproduire  des  préceptes  que  le  Maître 
aurait  textuellement  exprimés  tels  que  nous  les  retrou- 
vons, ou  peut-être  même,  qu'il  aurait  écrits  de  sa  main. 

D'abord,  l'importance  de  la  responsabilité  qui  incombe 
aux    Gouvernants: 

«La    conservation    d'un  pays,    les  périls  qu'il, 
«court  dépendent  de  son  gouvernement.» 
Une  note  dédaigneuse  pour  la  faiblesse  mentale  des 
foules,  leur  amour  des  oripeaux: 

«Lorsqu'on  eut  institué  les  uniformes  avec  les 

«ornements    qu'ils    comportent,    alors    le   peuple 

«fut    amené    cà   respecter  l'autorité.»  (Fait  partie 

des   «Notes  prises  par  Meh-ti  dans  ses  moments, 

«de  loisir»). 

Revenant    sur    la  question  des  récompenses  et  des 

châtiments,  le  philosophe  estime,  contrairement  à  nos 

idées  actuelles  sur  la  similitude  des  peines  quelle  que 

soit  la  personne  châtiée ,  que  cette  similitude  serait ,  non 

de  la  véritable  égalité,  mais  une  réelle  iniquité.  Ce  qui 

est    châtiment  pénible  pour  tel  individu  de  telle  con- 


99 

dition  sociale,  peut-être  supporté  avec  la  plus  par- 
faite indifférence  par  tel  autre  d'une  condition  diffé- 
rente. Lorsqu'on  sort  des  peines  corporelles,  où  la 
sensibilité  nerveuse  du  supplicié  est  le  principal  fac- 
teur modifiant  la  dureté  du  châtiment  (Encore  la  honte 
d'un  châtiment  public  peut-elle,  en  bien  des  cas,  être 
plus  sensible  que  la  douleur  physique  elle  même)  la  plus 
grosse  part  de  souffrance,  toute  la  souffrance  peut-on 
dire,  réside  dans  la  conception  morale  du  condamné,  dans 
ses  sensations  psychiques.  Les  différences  d'éducation 
sont  les  principales  causes  des  divergences  existant 
entre  la  mentalité  des  divers  individus  et  l'éducation 
que  l'on  reçoit  varie  d'après  la  classe  sociale  où  l'on 
voit  le  jour.  C'est  en  suivant  ce  raisonnement  que 
Meh-ti,  par  amour  de  l'égalité,  rejette  l'égalité  des 
peines.  Il  veut  que  le  châtiment  soit  châtiment  réel, 
senti  par  l'homme  que  l'on  châtie  ;  il  veut  qu'il  soit  dosé 
de  façon  à  ce  que  les  uns  ne  le  portent  pas  d'un  cœur 
allègre  à  tandis  que  les  autres  en  restent,  jamais  écrasés  : 
«Récompenser  les  mérites  du  Haut  et  ceux 
«du  Bas  est  chose  due.» 

«Il  faut  distinguer,  lorsque  l'on  châtie,  entre 
«ceux  du  Haut  et  ceux  du  Bas.  Les  individus 
«de  ces  deux  classes  ne  se  ressemblent  pas  et  ne 
«sont  pas  du  même  genre.  Une  uniformité  de 
«traitement  serait  de  la  confusion  (du  désordre).» 
Puis,  notre  Voa:  Populi,  vox  Dei  exprimé  en  style 
chinois  : 

«Toutes    les    bouches    peuvent  parler;  lorsque 


100 

«la  parole  sort  du  peuple,  on  connaît  la  vérité.» 
Enfin ,    pour    terminer ,    deux    phrases ,  dont  l'une 
serait  à  sa  place  dans  la  profession  de  foi  électorale 
de  n'importe  lequel  de  nos  socialistes  modernes  : 

«Quand    on    veut    le    bien    du    peuple,  il  faut 

«rendre    équitables     les    avantages    attachés    au 

«Pouvoir    et    détruire  les  maux  qu'il  engendre.» 

Et    dont    la   seconde,    plus  brève,  plus  dure,  nous 

ouvre ,    brusquement ,    les    horizons    rougeoyants    des 

révoltes  et  des  revanches  : 

«Ordonner    à    autrui    ce    que    l'on  ne  fait  pas 
«soi-même  est  une  provocation.» 


IL  LE  SOUVERAIN. 


Les  passages  du  Traité  de  Meh-ti  concernant  le  rôle, 
les  devoirs,  l'attitude  du  souverain  dans  l'Etat,  ne 
nous  apprendront  rien  que  nous  n'ayons ,  déjà ,  au 
moins  entrevu  dans  les  pages  précédentes.  La  per- 
sonne du  chef  de  la  nation  est,  d'ailleurs,  intimement 
liée  aux  questions  concernant  le  gouvernement  et 
l'image  du  souverain  idéal,  tel  que  le  concevait  le 
philosophe,  devait,  forcément,  se  dessiner  très  nette 
à  travers  les  théories  sociales  qu'il  émettait. 

Un  premier  point  que  je  relevais ,  ci-dessus ,  c'est 
que  Meh-ti  semble  s'accommoder  parfaitement  du  roi 
soliveau ,  brave  homme  bien  intentionné ,  habile  uni- 
quement à  choisir  des  conseillers  de  valeur  qui  dic- 
teront les  discours  et  dirigeront  les  initiatives  du  trône. 
Nous  retrouvons  ici  cette  idée  avec  de  plus  amples 
développements  : 

«Les  eaux  des  fleuves  reçoivent  les  eau.x  de 
«toutes  les  rivières  affluentes  et  de  toutes  les 
«sources  qui  les  composent.  La  plus  précieuse 
«des  fourrures  se  compose  de  plusieurs  martres. 
«Un  roi  a  besoin  de  conseillers  sérieux  et  capables. 
«De  telles  gens  n'usurpent  point  le  pouvoir.  Par 


102 

s  ce  moyen,  si  le  roi  n'a  pas  lui-même  de  hautes 
«vertus  (une  haute  valeur)  il  y  sera  supplée  par 
«ses  conseillers  vertueux  et  capables.» 

«Lorsqu'on  regarde  teindre  de  la  soie  on  pense  : 
«si  on  la  teint  en  bleu  elle  sera  bleue,  en  jaune  elle 
«sera  jaune.  Ce  qui  entre  en  elle  change  sa  couleur. 
«Il  faut  porter  son  attention  sur  la  couleur.» 

«Il  en  est  de  même  en  ce  qui  concerne  les 
«affaires  de  l'Etat,  en  cela  aussi  il  y  a  des  tein- 
«tures.  Depuis  l'empereur  Chun,  jusqu'à  nos  jours, 
«tous  les  monarques  ont  été  teints  (influencés) 
«par  leurs  différents  ministres.  Si  ceux-ci  sont 
«bons,  le  souverain  l'est  aussi.» 

«Si,  au  contraire,  les  ministres  sont  des  adula- 

«teurs    donnant    de    mauvais   conseils,  le  roi,  le 

«royaume  et  le  peuple  sont  malheureux  et  vont 

«à  leur  perte.» 

Si,  au  pis  aller,  les  capacités  et  la  haute  moralité 

des    conseillers    du  trône  peuvent  suffire  à  assurer  le 

bon  ordre  et  le  bien-être  dans  l'empire,  il  ne  s'ensuit 

pas    que    Meh-ti    ne  prise  grandement  le  chef  d'Etat 

capable  de   donner,  lui-même,  une  sage  direction  aux 

affaires    publiques  et  d'être,  à  son  tour,  l'inspirateur 

de    ses    ministres.    Celui-là    sera   le  souverain  ami  de 

la  raison  ,  s'appHquant  à  étudier  les  causes  profondes 

des    actes    et    des    besoins    humains ,    le    conducteur 

d'hommes    qui    comprend  la  difficulté  de  son  rôle  et 

c'est  à  lui  (lue  vont  toutes  les  sympathies  du  philosophe  : 

«Qu'est-ce    qui    peut  rendre  un  souverain  heu- 


I03 

«reux?    —    Ce    sont    des   actes   conformes    à  la 

«raison.» 

«Un  roi  sachant  se  conduire  se  donne  la  peine 

«d'étudier  le  monde  pour  le  connaître.   Il    donne 

«sa  confiance  à  de  bons  fonctionnaires.» 

«Un  roi  qui  ne  sait  pas  régner  se  fait  du  mal 

«à   l'esprit  et  au  corps  ,  son  royaume  périclite  et 

«lui-même  est  déshonoré. 

«Ceux  des  anciens  rois  qui  furent  malheureux 

«attachaient  du  prix  à  leur  royaume  et  aimaient 

«leur  propre  personne.» 

«S'ils    ont    mal    réussi    (à    se    conduire    sur  le 

«trône)    c'est    qu'ils    ignoraient    certaines    causes 

«essentielles,  c'est  qu'ils  subissaient  des  influences 

«contraires  à  la  raison.» 
Mais,  plus  qu'à  toutes  autres  choses,  Meh-ti  paraît 
tenir  à  ce  que  le  souverain  conserve ,  dans  sa  haute 
situation,  une  absolue  simplicité  de  vie.  Il  est  le  chef 
de  la  nation,  le  père  du  peuple  et  non  leur  maître. 
Le  respect ,  le  dévouement,  il  doit  les  inspirer  par  sa 
conduite,  par  sa  sagesse,  par  les  services  éclairés 
qu'il  rend  à  la  cause  publique.  Qu'il  se  garde  de 
chercher  à  en  imposer  à  la  naïveté  des  foules  par  le 
vain  étalage  d'un  faste  qui  ne  saurait  être  que  cou- 
pable ,  puisqu'il  se  satisfait  aux  dépens  des  caisses  de 
l'Etat.  Le  souci  de  la  juste  mesure,  que  nous  avons 
déjà  pu  remarquer  chez  le  philosophe,  dans  des  ques- 
tions de  ce  genre ,  l'inspire  encore  ici.  Le  souverain 
est   le  premier  dans  l'Etat  ;  il  est  logique  que  sa  vie 


I04 

soit  entourée  des  agréments  que  peut  procurer  la 
richesse.  Le  système  des  forts  émoluments  attachés 
aux  fonctions  importantes,  que  Meh-ti  préconise, 
ne  peut  se  trouver  en  défaut.  Mais  le  Maître  chinois, 
sans  préciser  les  détails  de  l'existence  impériale  et  des 
prérogatives  d'ordre  matériel  qu'elle  comporte,  nous 
laisse  clairement  comprendre  qu'une  vie  large,  un 
grand  bien-être  sont  tout  ce  que  le  souverain  est  en 
droit  d'exiger  légitimement.  Tout  ce  qui  est  de  pur 
luxe  et  ne  sert  qu'à  l'ostentation  est  rigoureusement 
proscrit.  Il  n'est  point  besoin  d'ajouter  que  les  dépenses 
faites  pour  la  satisfaction  de  goûts  repréhensibles  ou 
préjudiciables  au  bon  ordre  social  le  sont  encore 
bien  davantage: 

«Les  anciens  rois  faisaient  construire  des  palais 
«pour   se  procurer  une  vie  confortable  ^)  et  non 


I)  Un  ancien  philosophe  chinois  Hoài-Nan-tse,  confirme  la  simpli- 
cité de  ces  temps  antiques,  par  la  description  qu'il  fait  de  la  demeure 
impériale  de  Yao:  «Le  toît  était  de  paille  et  de  terre,  les  pluies  de 
«l'été  y  faisaient  croître  l'herbe  et  le  couvraient  de  verdure.  Après  la 
«porte  d'entrée,  qui  était  tournée  au  midi,  venait  une  grande  cour 
«servant  de  salle  d'audience.  Au  bout  de  cette  cour,  entourée  de  mu- 
«railles,  était  une  grande  salle  où  l'on  gardait  les  poids  et  mesures 
cpour  les  marchés  qui  se  tenaient  dans  cette  enceinte.  Au-delà  de 
«cette  salle,  au  fond  d'une  seconde  cour,  se  trouvait  l'humble  maison 
«où  le  prince  demeurait  avec  sa  famille.  La  salle  d'audience  était 
«élevée  au  dessus  du  sol,  l'on  y  montait  par  des  degrés  faits  de  gazon. 
«Comme  l'on  était  obligé  d'attendre  pour  être  admis  à  son  tour  à 
«l'audience  on  avait  planté  des  arbres  autour  des  portes  afin  que  les 
«fonctionnaires  et  le  peuple  puissent  y  être  à  l'abri  du  soleil.»  (Cité 
par  Pauthier). 


105 

«par  vainc  ostentation.  Leurs  vêtements  servaient 
«aux  besoins  de  leur  corps  et  non  à  flatter  leur 
«vanité.» 

«Eux-mêmes  étaient  économes  pour  donner 
«l'exemple  au  peuple.  Ainsi  le  peuple  pouvait 
«être  gouverné  et  les  richesses  publiques  se  trou- 
«vaient  suffisantes.» 

«De  nos  jours  les  rois  ont  une  autre  conduite. 
«Ils  lèvent  de  lourds  impôts  pour  construire 
«des  palais  luxueux.» 

«S'ils  construisent  de  tels  palais,  leur  entou- 
«rage  veut  les  imiter  et  les  ressources  publi- 
«ques  ne  suffisent  plus  à  se  prémunir  contre 
«la  famine  et  à  secourir  les  malheureux.  Alors 
«le  pays  s'appauvrit  et  le  peuple  est  difficile  à 
«gouverner.» 


« 
« 
« 
« 

« 


Si  les  rois  veulent  sincèrement  que  le  gouver- 
nement s'exerce  sans  qu'il  s'élève  de  troubles 
dans  le  royaume,  ils  doivent  ménager  la  dépense 
en  construisant  des  palais.» 

Quand  les  peuples  anciens  ne  connaissaient 
«pas  encore  l'art  de  l'habillement,  ils  se  cou- 
«vraient  avec  la  peau  des  animaux  pour  se  pré- 
«server  des  intempéries.  Ils  ne  connaissaient  pas 
«le  luxe  d'ajourd'hui.» 

«Les  saints  rois  pensant  que  ces  habits  ne 
«plaisaient  pas  au  peuple  firent  enseigner  aux 
«femmes  l'élevage  des  vers  à  soie  et  la  culture  du 
«chanvre  et  du  coton  pour  en  tisser  des  vêtements.» 


io6 


«Les  vêtements  étaient  alors  peu  coûteux.  Les 
«saints    rois  étaient  vêtus  avec  simplicité  et  non 
pour     éblouir    les    }'eux    et    parader    devant    le 


« 


»  vulgaire.» 


«Un  peuple  économe  est  aisé  à  gouverner,  un 
«roi  économe  est  aisi  à  contenter.  Un  trésor 
«public  toujours  plein  peut  parer  à  l'imprévu 
«sans  qu'il  y  ait  besoin  de  porter  tort  à  l'armée 
«(problablement  en  restreignant  les  effectifs  et  le 
«budget  de  la  guerre)  sans  accabler  le  peuple 
«d'impôts.  C'est  ainsi  que  l'on  battra  ses  en- 
«nemis.» 

«De  nos  jours,  les  rois  aiment  le  luxe,  ils 
«imposent  lourdement  et  inutilement  le  peuple 
«pour  satisfaire  ce  goût.  Ils  trouvent  dans  leurs 
«vêtements    le    prétexte   d'une  vaine  ostentation. 

«De  là  vient  que  le  peuple  se  déprave  et 
«devient  mal  aisé  à  gouverner.  Il  est  difficile  aussi 
«de  donner  des  avis  au  roi.» 

«Si  le  roi  éprouve  le  désir  sincère  d'éviter  les 
«troubles  dans  son  royaume,  il  doit  absolument 
«être  économe  en  ce  qui  concerne  ses  vêtements.» 

«Les  anciens  ignoraient  l'art  de  préparer  la 
«nourriture ,  ils  vivaient  simplement.  Les  saints 
«hommes  ont  enseigné  l'agriculture  pour  qu'elle 
«subvienne  à  la  nourriture  du  peuple.  Cette 
«nourriture  suffisait  à  substanter  et  à  fortifier 
«l'homme.  C'était  là  son  but,  elle  n'en  avait  point 
«d'autre.» 


I07 

«L'économie  régnait ,  le  peuple  était  riche  et 
«le  royaume  bien  administré.» 

«Aujourd'hui,  tout  est  différent.  Les  rois  char- 
«gent  le  peuple  de  lourds  impots  pour  soutenir 
«le  luxe  effréné  dont  ils  jouissent  d'un  bout 
«à  l'autre  de  l'année  (le  luxe  de  leur  table).» 

«Le  roi  agissant  de  la  sorte,  son  entourage 
«l'imite.  Ainsi  les  riches  vivent  dans  le  luxe, 
«tandis  que  les  pauvres  souffrent  du  froid  et  de 
«la  faim.» 

«On  voudrait  en  vain,  alors,  qu'il  n'y  ait  point 
«de  troubles  dans  le  royaume,  cela  n'est  plus 
«possible.» 

«Si  le  roi  a  le  désir  sincère  de  gouverner  son 
«royaume  en  évitant  les  troubles,  il  doit  absolu- 
«ment  être  économe  dans  les  dépenses  faites 
«pour  la   table.» 

«Les  peuples  anciens  ne  savaient  pas  construire 
«des  bateaux  ni  des  voitures.  A  cette  époque 
«on  ne  voyageait  pas,  il  ne  se  faisait  pas  de 
«transactions  commerciales.  Les  saints  rois  firent 
«construire  des  bateaux  et  des  voitures  pour  les 
«besoins  du   peuple.» 

«En  les  construisant  on  ne  se  préoccupait  que 
«de  l'utilité  de  la  solidité.  La  dépense  était  petite 
«et  le  profit  (celui  que  l'on  tirait  de  ces  moyens 
«de  communication)  était  grand.  Ainsi  le  peuple 
«était  heureux.» 

«Les    lois    étaient    observées    sans    qu'on    eut 


io8 


«besoin  d'user  de  contrainte  et  le  peuple,  sans 
«être  accablé,  pouvoyait  abondamment  aux  be- 
«soins  du  roi.  De  cette  manière  le  peuple  était 
«soumis.» 

«De  nos  jours  les  rois  agissent  différemment. 
«Ils  construisent  des  bateaux  et  des  voiture 
«de  luxe  et,  pour  subvenir  à  la  dépense,  ils  im- 
«posent  lourdement  le  peuple.  Aussi  le  peuple 
«est-il  malheureux.» 

«Si  le  roi  se  comporte  de  cette  manière,  son 
«entourage  l'imite  et  le  peuple  souffre  du  froid 
»et  de  la  faim.» 

«De  là ,  un  grand  nombre  de  crimes  et  de  châti- 
«ments  sévères.  Ces  deux  choses  (crime  et  répres- 
«sion)  mettent  le  trouble  dans  un  royaume.» 

«Si  le  roi  a  le  désir  sincère  que  la  paix  régne 
«dans  son  royaume,  il  doit  absolument  modérer 
«ses  dépenses  en  ce  qui  concerne  les  bateaux  et 
«les  voitures.» 

«Jadis ,  les  très  saints  hommes  ont  rassemblé 
«dans  leur  palais  privé,  les  éléments  d'un  certain 
«luxe,  mais  ils  n'allaient  point,  dans  cette  voie, 
«jusqu'aux  excès  coupables.  Le  peuple  ne  pou- 
«vait  pas  se  plaindre  qu'il  y  eut,  au  palais,  des 
«filles  recluses  (les  concubines  du  souverain,  les 
«danseuses,  les  musiciennes,  toutes  les  femmes 
«réservées  aux  plaisirs  impériaux  et  leurs  sui- 
«  vantes.)» 

«Il  n'y  avait  point  de  veufs  dans  le  royaume. 


109 

«pas   de  filles  recluses  au  palais.  De  cette  façon 
«la  population  était  nombreuse.» 

«De  nos  jours,  dans  les  grands  royaumes,  les 
«filles  enfermées  dans  les  palais  privés  se  comp- 
«tent  par  milliers.  Dans  les  petits  royaumes,  les 
«palais  privés  en  renferment  des  centaines.» 

«La  population  n'est  plus  équilibrée  et  diminue. 
«Si  le  roi  a  le  désir  sincère  que  la  population 
«soit  nombreuse,  il  doit  absolument  resteindre  le 
«nombre  des  habitantes  de  son  palais  privé  (le 
«palais  ou  vivent  les  femmes).» 

«Dans  les  cinq  points  précédents  (les  palais  — 
«la    table    —    la    parure    —    les  bateaux  et  les 
«voitures    —    les    femmes)     les    saints    hommes 
«se    montrent  ennemis    des    dépenses    superflues 
«et   exagérées ,    les    mauvais    rois   agissent    con- 
«trairement.    Par  l'économie  on  prospère,  par  la 
«prodigalité    on  se  perd.» 
Tout  ce  qui  précède  n'offre  rien  qui  sorte  des  idées 
habituellement    exprimées  par  les  auteurs  chinois  sur 
les    devoirs    du    souverain.    L'on    s'est   fait,  pendant 
longtemps,    une    idée    passablement    fausse    des  véri- 
tables sentiments  que  les  classes  lettrées  entretiennent, 
en    Chine,  au  sujet  du  Pouvoir  impérial.  Celui-ci  n'a 
jamais  été,  de  leur  part,  l'objet  d'une  idolâtrie  servile. 
Les    paroles  de  Yu  à  Chun,  il  y  a  plus  de  quarante 
siècles:     «Le    gouvernement   consiste    d'abord   à   pro- 
curer au  peuple  ce  qui  est  nécessaire  à  sa  conservation  : 
Veau,   le  feu,    les    céréales,  le  bois,  les  métaux  ....  à 


1  lO 

lui  procurer  l'usage  utile  de  toutes  ces  choses  .  ...  a  le 
préserver  de  tout  ce  qui  peut  nuire  a  sa  santé  et  a  sa 
vie  ^)  nous  montrent  l'opinion  que  se  faisaient  du  rôle 
du  souverain,  les  Chinois  des  vieux  âges.  Ceux  des 
temps  presque  modernes,  ne  paraissaient,  pas  avoir 
notablement  changé  d'avis.  L'Encyclopédie  historique 
rédigée  sous  l'empereur  Khang-hi,  et  avec  son  appro- 
bation (XVIIe  siècle)  se  charge  de  nous  le  démontrer 
dans  la  déclaration   suivante  : 

cLe  Fils  du  Ciel  (l'empereur;  a  été  établi 
«pour  le  bien  et  dans  l'intérêt  de  l'empire  et 
«non  l'empire  établi  pour  le  bien  et  dans  l'intérêt 
«du  souverain.» 


i)  Cliou-King. 


III.    LE  CITOYEN. 


Le  terme  citoyen,  que  j'ai  déjà  employé  à  diverses 
reprises,  pourra  paraître  un  peu  impropre  en  parlant 
d'un  pays  et  d'une  époque  où  la  monarchie  absolue, 
du  moins  en  apparence,  ne  permettait  guère,  au 
peuple,  de  concevoir  même  l'idée  de  ce  que  nous 
appelons  aujourd'hui  des  «droit  politiques.»  Cependant, 
Meh-ti  déclare  avec  tant  d'insistance  que  les  masses 
ne  doivent  point  être  un  veule  troupeau  d'esclaves, 
que  chaque  individualité  est  un  chaînon  actif  et  utile 
dans  la  grande  chaîne  de  la  solidarité  nationale,  il 
déclare  si  nettement  que  la  voix  du  peuple  doit  être 
écoutée  et  obéie  que,  vraiment,  il  me  parait ,  à  défaut 
d'un  autre  mot  plus  exact  pouvoir  dénommer  citoyen, 
le  Chinois  quelconque  à  qui  Meh-ti  demande  sa  colla- 
boration, petite  ou  grande,  exigeant  en  retour,  pour 
lui,  des  avantages  précis. 

Le  philosophe,  ennemi  d"une  égalité  anti-naturelle, 
mesure  d'après  la  valeur  personnelle  de  chacun,  l'éten- 
due de  cette  collaboration  et  de  ces  avantages:  Ou 
le  citoyen  est  un  homme  ordinaire  aux  facultés  peu 
développées    ou  moyennes,  ou  bien  il  est  doué  d'une 


I  12 

intelligence  supérieure.  Dans  le  premier  cas,  il  veillera 
à  se  bien  acquitter  de  la  besogne  modeste  dont  il 
peut  se  charger  : 

«Que  celui  qui  est  apte  à  vaquer  à  une  occu- 
«pation  déterminée  se  livre  à  celle-ci.» 
Il  cultivera  les  vertus  domestiques  élèvera  soigneuse- 
ment ses  enfants  afin  d'en  faire  des  individualités 
utiles  à  leurs  semblables.  En  échange,  un  Gouverne- 
ment, digne  de  respect ,  lui  assurera  la  paix,  la  sécu- 
rité matérielle ,  la  facilité  de  subvenir  aisément  à  ses 
besoins,  une  vieillesse  honorée  et  paisible.  Dans  le 
second  cas,  l'homme,  dépassant  le  niveau  habituel 
de  ses  semblables ,  doit  éviter  de  se  complaire  dans 
une  oisiveté  dédaigneuse.  Meh-ti  n'admet  pas  qu'il 
.se  retire  de  l'action,  qu'il  regarde  de  haut,  l'agitation 
de  la  foule  et  ses  aspirations  puériles,  qu'il  se  dé- 
tourne ,  choqué  par  le  spectacle  des  appétits  grossiers, 
et  qu'il  se  cloître  dans  sa  sagesse,  savourant  la  soli- 
taire et  orgueilleuse  jouissance  de  sa  supériorité.  Le 
philosophe  ne  comprend-il  pas  la  joie  de  cet  isolement 
dans  la  «tour  d'ivoire»  dressée  au  sommet  inaccessible, 
d'un  roc  abrupt  ^)  fermée  aux  hideurs  de  la  mêlée 
vile  où  se  ruent  les  foules  stupides.^  Je  ne  sais.  Les 
penseurs  chinois  ont  toujours  exalte  l'action  pratique  ; 


i)  Certains,  dans  cette  race  jaune,  si  pratiquement  utilitaire,  ont  pour- 
tant éprouvé  ce  goût  du  détachement.  En  écrivant  ces  lignes  je  revois 
de  naïves  images  chinoises:  paysage  sauvage  montagne  escarpée  por- 
tant à  sa  cime,  si  minuscule,  si  perdu  dans  la  nue ,  un  couvent  Tao-sse 
ou  Bouddhiste,  ou  la  cabane  de  queltjue  docte  anachorète. 


113 

ils  méditent  pour  agir  ensuite.  A  part  le  mystique 
Lao-tse  et  Yang-tchou  qui,  exception  à  peu  près 
unique  dans  le  monde  jaune,  a  chanté  la  libre  vie, 
la  folie  de  la  contrainte  et  la  royauté  de  Tinstinct, 
on  n'en  trouverait  guère  qui  aient  conçu  le  monde 
autrement  que  sous  l'aspect  d'une  vaste  administra- 
tion dont  chaque  homme  est  un  fonctionnaire  ayant 
pour  stricte  devoir  de  s'asseoir  à  son  bureau  et 
d'y  expédier  de  la  besogne  au  lieu  de  rêver  aux 
nuées  : 

«Les  hommes  qui  sont  capables  de  grandes 
«choses  ne  se  refusent  point  à  accepter  la  charge 
«des    affaires.    Ils    ne    dédaignent    rien.  Par  cela 

» 

«même    ils    sont    aptes   à    assumer  la  charge  de 
«l'empire.» 
Au  contraire: 

«Celui    qui    n'est    pas    capable    d'exercer    une 
«fonction  et  qui,  cependant,  en  conserve  la  charge, 
«montre  clairement  qu'il  n'y  est  pas  à  sa  place.» 
Meh-ti    sait   que,    dans    un   groupement  social,  les 
individualités     les    plus    remarquables    sont,    souvent 
aussi,  celles  qui  se  plient  le  moins  aisément  à  l'ordre 
établi    et   que  le  sentiment  du  joug  à  subir  les  irrite 
parfois,    jusqu'à    la    révolte  ouverte.  Il  faut  éviter  de 
vouloir   les    mater    quand    même,  de  les  faire  passer 
par    le  sentier,  trop  étroit  à  leur  taille,  par  où  défi- 
lent   les    moutonnières   multitudes:  on  les  y  briserait 
sans  profit.  Pourquoi  perdre  le  bénéfice  que  procurera 
à    la    Société    une    utilisation   bien  appropriée  de  ces 

8 


114 

valeurs    réelles?    Ces  hommes  ne  sont  point  capables 
d'obéir ,  mais  ils  sauront  commander  : 

«Un  bon  cheval  est  difficile  à  monter  mais 
«on  peut  le  charger  lourdement  et  le  faire  mar- 
«cher  longtemps.  Ainsi  est-il  difficile  d'obtenir 
«l'obéissance  d'un  homme  de  talent,  mais  il  peut 
«faire  un  bon  chef.» 
Deux  lignes  nous  renseignent  sur  l'attitude  sociale 
du  sasfe  dans  les  différentes  conditions  de  fortune  : 

«La    règle    du    sage    est:    étant   pauvre  il  est 

«honnête;  étant  riche  il  se  conduit  conformément 

«à  la  raison.» 

Et    quelle    est    cette    conduite    que    le    philos  phe 

juge    conforme    à    la    raison.'    —  C'est  se  garder  de 

posséder  égoïstement  les  biens  matériels  ou  intellectuels, 

dont    une    circonstance   heureuse ,  d'ordre  naturel  ou 

d'ordre  social,  n  jus  a  fait  détenteurs. 

Meh-ti  s'exprime  sur  ce  point,  avec  une  force 
qui  ne  laisse  aucun  doute  sur  l'inflexible  rigueur  de 
ses  principes  de  solidarité  : 

«Comment  peut-on  être  sage  .^> 
«Voici  :  Celui  qui  possède  la  force  doit  être 
«empressé  à  aider  les  hommes  ;  celui  qui  possède 
«des  richesses  doit  s'efforcer  d'y  faire  participer 
«les  homm.es  ;  celui  qui  possède  la  doctrine  (c'est- 
«à-dire,  dans  le  langage  de  l'époque,  celui  qui 
«est  savant ,  qui  possède  des  connaissances)  doit 
«enseigner  les  hommes.  ^ 
Enfin,  sur  le  môme  sujet,  cette  déclaration  catégo- 


115 

rique,     qui     éclaire    vivement    la    société    rêvée    par 

Meh-ti  : 

«Celui  qui  détient  des  richesses,  sans  vouloir 
«les  partager  avec  autrui,  n'est  pas  digne  que 
«l'on  soit  son  ami!» 


IV.  LA  GUERRE. 


Puis-je  dire  que  Meh-ti  fut  un  pacifiste?  —  Je  le 
crois.  Il  suffit  de  s'entendre,  au  préalable,  sur  la  signi- 
fication à  donner  au  terme  «pacifiste.» 

Le  pacifiste  est-il,  exclusivement,  l'individu  imbu 
du  principe  de  la  non  résistance  an  7nal,  prêché  de  nos 
jours  par  Tolstoï,  d'après  Jésus .''  Doit-il  exécuter  la 
parole  évangélique:  «Faites  du  bien  à  ceux  qui  vous 
haïssent  ....  A  celui  qui  te  frappe  sur  une  joue  pré- 
sente aussi  l'autre,  et  à  celui  qui  t'ôte  ton  manteau 
ne  refuse  pas  ta  tunique ....  Si  quelqu'un  t'ôte  ce 
qui  est  à  toi ,  ne  le  redemande  pas  .  .  .  .  ^)». 

Doit-il,  comme  certains  Chrétiens  russes,  brûler  et 
détruire  les  armes  qu'il  possède,  pour  attendre,  sans 
défense,  les  coups  de  l'ennemi  .^  Enfin ,  pour  prendre  un 
exemple  tout  proche  de  nous,  doit-il,  ainsi  que  certains 


i)  Evangile  selon  st  Luc.  VI. 

Epictùte  exprime  des  sentiments  analogues:  ^Le  sage  attend  toujours 
des  méchants  plus  de  mal  qu'il  n'en  reçoit.  Un  tel  m'a  dit  des  injures; 
je  lui  rends  grAce  de  ce  qu'il  ne  m'a  pas  battu.  Il  m'a  battu;  je  lui 
rends  grâce  de  ce  qu'il  ne  m'a  pas  blessé.  Il  m'a  blessé;  je  lui  rends 
grAce,  de  ce  qu'il  ne  m'a  pas  tué.  [iMa.riiius  iVEpictlte.) 


117 

l'enseignent ,  vouloir  licencier  l'armée  nationale  et  faire 
passer  la  charrue  à  la  place  où  s'élèvent  les  forts 
actuels,  tandis  que  ses  voisins  conservent  leur  formi- 
dable appareil  d'attaque  et  de  défense  ?  Certes,  si  on 
veut  l'entendre  de  cette  manière,  Meh-ti  est  loin 
d'être  un  pacifiste  : 

«Les    soldats    sont    les    ongles  d'un   pays .... 

«La    construction    des    fortifications   coûte  de  la 

«peine    au    peuple,    mais    cette    peine    n'est  pas 

«inutile  .  .  .  ,» 

Il  répète,  maintes  fois,  des  déclarations  analogues  et 

ne    pas    être    en    état    de   défendre  ses  frontières  lui 

paraît   un    des    pires    malheurs  qui  puissent  accabler 

un  pays. 

Si  l'on  veut,  au  contraire,  dénommer  pacifiste 
l'homme  résolu  à  respecter,  selon  les  principes  de  la 
plus  rigoureuse  justice,  les  droits  de  ses  voisins,  l'homme 
qui  professe  que  s'approprier  une  province ,  en  y  en- 
voyant une  armée  pour  faire  violence  à  ses  habitants, 
est  un  acte  aussi  dénué  de  gloire,  aussi  vil  et  criminel 
que  de  se  glisser,  seul,  dans  une  maison ,  d'en  assom- 
mer le  maître  pour  emporter  son  bœuf  ou  son  argent, 
ou  de  détrousser,  sur  une  route  déserte,  le  voyageur 
isolé  :  alors ,  Meh-ti  est  un  véritable  pacifiste. 

Déterminé  à  ne  porter  atteinte  ,  en  aucune  occasion,  à 
la  personne  ou  à  la  propriété  d'autrui  —  que  cet  autrui 
soit  un  individu  ou  une  nation  —  le  Maître  chinois 
prétend  imposer  le  même  respect  en  ce  qui  le  concerne. 
Il  conserve  l'armée  ,  la  veut  puissante ,  mais  entend  s'en 


Ii8 


servir  uniquement  contre  ceux  qui  tenteraient  de  se 
départir ,  envers  lui ,  de  l'équité  dont  il  a  fait  sa  loi. 
Les  fragments  suivants  permettront,  d'ailleurs,  de 
juger  ses  sentiments  : 

«Aujourd'hui,  si  un  homme  entre  dans  le  jardin 
«d'autrui  et  y  vole  des  pêches  et  des  prunes,  la 
«foule  le  blâme  et  les  autorités  le  punissent. 
«Pourquoi .''  —  Parce  qu'il  a  causé  du  tort  à 
«son  prochain.» 

«Celui  qui  vole  un  chien,  un  porc,  des  poules 
«pèche  plus  gravement  encore  contre  la  justice 
«que  le  voleur  de  fruits.  Pourquoi  .-^  —  Parce 
«qu'il  porte ,  à  autrui ,  un  préjudice  plus  consi- 
«dérable.» 

«Son  insociabilité  est  plus  prononcée  et  son 
«délit  plus  important.» 

«Pour  la  même  raison,  l'insociabilité  de  celui 
«qui  ^ole  un  cheval  ou  un  bœuf  est  plus  accen- 
«tuée  que  celle  du  voleur  de  chiens.» 

«Pour  la  même  raison,  plus  grande  encore  est 
«l'insociabilité  de  celui  qui  tue  un  innocent,  qui 
«vole  ses  vêtements  et  ses  armes.» 

«Tous  ces  voleurs  sont  unanimement  blâmés.» 

«Aujourd'hui,  cependant,  lorsqu'on  attaque  un 
«royaume,  nul  ne  blâme  cet  acte.  On  le  loue  en 
«proclamant    qu'il  est  dans   la  nature  humaine.» 

«Quand  on  tue  un  homme  la  foule  dit  :  c'est  un 
«crime  qui  mérite  une  mort.» 

«Selon    cette    appréciation,    celui    qui  tue  dix 


119 

«hommes  commet  dix  crimes  et  encourt  dix 
«fois  la  peine  de  mort.  De  même  celui  qui  tue  mille 
«hommes  ....  Mais  ceux  qui  commettent  le  plus 
«grand  des  crimes  contre  la  justice  en  attaquant  des 
«royaumes,  au  lieu  de  les  blâmer  on  les  loue, 
«tenant  leur  acte  pour  juste.  On  écrit  de  sem- 
«blables  maximes  pour  les  léguer  à  la  postérité.» 

«Pourquoi  écrit  on  cela.-*» 
«Voici    un    homme    qui,    voyant  peu  de  noir  le 
«déclare  noir,  puis,  voyant  beaucoup  de  noir  le 
«déclare   blanc.» 

«On  dit  que  cet  homme  ne  sait  pas  distinguer 
«le  noir  du  blanc.» 

«Aujourd'hui,  cependant,  lorsqu'un  petit  délit 
«est  commis  on  sait  le  blâmer,  mais  lorsque  un 
«grand  méfait  est  commis,  lorsqu'on  attaque 
«une  nation,  on  ne  sait  point  blâmer  cet  acte  et , 
«bien  au  contraire,  on  le  glorifie.» 

«Cela  s'appelle-t-il  savoir  distinguer  la  justice 
«de  l'iniquité.''» 

«Nous  savons  donc  que  les  hommes  discernent 
«mal  ce  qui  est  juste  de  ce  qui  inique.» 

Revenant,    en    d'autres    termes,  sur  la  même  idée 
Meh-ti  dit  encore  : 

«Ceux  que  le  monde  regarde  comme  gens 
«intelligents  savent  de  petites  choses  mais  ne 
«discernent  pas  les  grandes.» 

«Voici    un    homme    qui    a    volé  un  chien,  un 


120 


«porc    on    déclare    qu'il    a    commis    un    délit. et 
«offensé  la  justice.» 

«Lorsque  l'on  vole  un  royaume  ou  une  ville, 
«les  mêmes  gens  qui  condamnaient  le  vol  du 
«chien  ou  du  porc,  déclarent  cet  acte  juste  et 
«en  accord  avec  les  lois  de  l'humanité.» 

«Ils  ne  savent  donc  que  de  petites  choses.» 
Les  sentiments  pacifiques  de  Meh-ti  ne  s'exprimè- 
rent pas  seulement  dans  ses  entretiens  avec  ses  disci- 
ples. Il  sut,  en  certaines  circonstances,  s'interposer 
entre  des  adversaires  et  dissuader  des  souverains  de 
donner  suite  à  leurs  projets  belliqueux: 

«Kong  -  chou  -  pan  ,  construisait  une  échelle 
«aérienne  ^)  d'après  les  ordres  du  roi  de  Tsou.  Ce 
«roi  attendait  que  l'échelle  fut  achevée  pour  atta- 
«quer  le  roi  de  Song.» 

«Meh-ti,  l'ayant  appris,  quitta  le  royaume  de 
«Lou,  où  il  se  trouvait,  et  se  dirigea  vers  le  royaume 
«de  Tsy.  Après  dix  jours  et  dix  nuits  de  voyage 
«il  arriva  au  pays  de  Yng.» 

«Il  vit  Kong-chou-pan  et  celui-ci  lui  dit: 
«Maître  qu'  avez- vous  à  m'ordonner.^*» 

«Meh-ti  lui  répondit:  Il  y  a  des  incursions 
«dans  le  Nord,  je  désire  que  vous  me  prêtiez  vos 
«services  pour  exterminer  les  assaillants.» 

«Kong-chou-pan  n'entendit  pas  cette  demande 
«avec  satisfaction.» 


I)  Un  machine  de  guerre  servant  dans  l'attaque  des  villes  fortifiées. 


121 


«Meh-ti  continua:  «Je  vous  offre  mille  taëls 
«d'argent.» 

«Kong-chou-pan  répliqua:  cj'ai  des  senti- 
«ments  humanitaires,  je  ne  veux  point  tuer  des 
«hommes.» 

«Meh-ti  se  levant,  le  salua  et  dit:  «J'ai  cepen- 
«dant  appris  que  vous  vous  disposiez  à  attaquer  le 
«royaume  de  Song.  Que  vous  ont  fait  ses  habi- 
«tants?  S'ils  ne  sont  point  coupables  envers  vous 
«et  que  vous  les  attaquiez,  cela  s'appelle-t-il  avoir 
«des  sentiments  humanitaires.^  .  .  .  .» 

«Kong-chou-pan  convint  que  Meh-ti  avait 
«raison.» 

«Meh-ti  poursuivit:  Pourquoi  donc  n'abandon- 
«nez-vous  pas  ce  projet  d'attaque.» 

«Kong-chou-pan  répondit:  Le  roi  a  arrêté 
«ce  projet.» 

«Alors    Meh-ti    se    rendit  auprès  du  souverain 
«et  s'efforça  de  le  convaincre  qu'il  devait  renoncer 
«à   son  entreprise.  Après  de  longues  discussions, 
«le  roi  se  rendit  enfin  aux  avis  de  Meh-ti.» 
Un  autre  passage,  nous  montre  Meh-ti  faisant  justice 
des    conquérants    qui  se  posent  en  instruments  de  la 
volonté    divine ,    châtiant ,   au  nom  du  Ciel ,  les  peu- 
ples   coupables.     Quoique    notre    philosophe    ait    été 
plus  porté  aux  spéculations  religieuses,  que  le  célèbre 
Khoung-tse  et  qu'il  ait  affirmé  sa  pleine  foi  dans  les 
génies,  les  dieux  et  le  pouvoir  qu'ils  ont  sur  les  hu- 
mains,   il    n'aime  pas  qu'on  se  substitue  à  eux  sous 


122 

prétexte  de  servir  leur  courroux  ou  de  venger  leur 
honneur.  Dieux,  génies  et  le  Ciel  souverain,  sauront 
eux  mêmes  pourvoir  à  ce  soin.  Le  vieux  bon  sens 
chinois  réapparaît:  à  chacun  son  affaire: 

«Le  roi  Lou-iang-ouen  se  disposait  à  attaquer 
«le  royaume  de  Tchen.» 

«Meh-ti  s'efforçait  de  l'en  détourner  et  lui 
«disait:  Supposons  que  dans  votre  royaume,  les 
«grandes  villes  attaquent  les  petites,  les  familles 
«puissantes  attaquent  les  familles  plus  humbles, 
«que  diriez-vous?» 

«Lou-iang-ouen  répondit:  Dans  le  royaume  de 
«Lou ,  tous  sont  mes  sujets.  Si  les  puissants 
«attaquaient  les  faibles,  je  les  punirais.» 

«Meh-ti  répliqua:  Le  Ciel  possède  tout  l'uni- 
«vers,  comme  vous  possédez  votre  royaume.  Si 
«vous  attaquez  les  gens  de  Tchen  est-ce  que  le 
«Ciel  ne  vous  punira  pas.-*» 

«Lou-iang-ouen  dit:  Pourquoi  tentez-vous  de 
«me  dissuader  d'entreprendre  cette  guerre.^  En 
«attaquant  les  gens  de  Tchen  j'accomplis  la 
«volonté  du  Ciel ,  car,  depuis  trois  générations,  ils 
«se  sont  rendus  coupables  de  crimes  et  ont  tué 
«leurs  souverains.  J'aide  le  Ciel  en  les  châtiant.» 
«Meh-ti  répondit:  Imaginez  qu'un  père  ayant 
«un  mauvais  fils  le  châtie  et  que  tous  les  pères 
«du  voisinage ,  s'armant  de  bâtons ,  se  mettent 
«à  le  battre  aussi  en  disant:  En  le  frappant 
«nous     accomplissons    la    volonté    de    son    père. 


123 

«Ne  serait  ce  point  là  une  action  déraisonnable? 
«C'est  ce  que  vous  prétendez  faire.» 


Ayant  affirmé  par  ces  discours  très  nets,  combien 
il  désapprouve  toute  politique  agressive ,  Meh-ti  change 
de  ton  et ,  supposant  que  le  pays  attaqué  ait  dû  faire 
marcher  son  armée  contre  des  assaillants,  il  montre 
une  sévérité  excessive  dans  le  code  militaire  dont  il 
énonce  brièvement  les  principaux  articles.  Le  peu 
d'importance  que  les  peuples  de  l'Extrême-Orient 
attachent  à  la  vie  humaine,  l'inspire  évidemment, 
dans  cette  esquisse  où  la  peine  capitale  paraît-être 
l'unique  châtiment: 

«Il   faut  que  la  discipline  soit  sévère.  Celui  qui 
«refuse  d'obéir  doit  être  condamné  à  mort.» 

«Il  faut  choisir  des  hommes  de  confiance  pour 

«porter    les    ordres    et    rétribuer    largement    les 

«porteurs  d'ordres  importants.» 

Cette    concession  faite  à  son  système  qui  veut,  en 

tous    cas,    que  le  dévouement,  la  vertu  civique  aient 

non     seulement   une    récompense    morale,    mais    une 

récompense  matérielle,   le  philosophe  en  revient  à  la 

répression. 

«Ceux    qui  ne  porteraient  pas  les  ordres  dont 

«ils    ont  été  chargés  seront  condamnés  à  mort.» 

«Les  traîtres  seront  mis  à  mort.» 

«Les  officiers  de  grades  inférieurs  qui ,  de  leur 

«propre  autorité,  donneraient  des  ordres  impor- 


124 

«taiits    sans  s'être  concertés  avec  les  chefs  supé- 
«  rieurs,  seront  condamnés  à  mort.» 


Meh-ti  entre  ensuite  dans  des  détails  sur  la  tactique, 
les  instructions  à  donner  aux  troupes  etc.  : 

«Les  chefs  doivent,  tous  les  matins,  faire  une 
«allocution  aux  officiers  et  aux  soldats  pour  les 
«encourager.» 

«Les  ordres  doivent  être  rédigés  en  paroles 
«simples  et  claires.» 

«Il    ne    suffit  pas  de  donner  des  ordres  écrits, 

«il  faut  les  expliquer  minutieusement  à  l'armée.» 

«Il  ne  faut  choisir  pour  officiers  que  des  hom- 

«mes  d'une  capacité  certaine.» 

Et  ce  trait,  un  peu  naïf,  qui  nous  reporte  aux  armées 

et  aux  guerres  d'antan  : 

«:Se  servir  de  femmes  déguisées  en  mendiantes 
«pour  espionner  l'ennemi.» 


Le  traité  de  Meh-ti  comprend  encore  plusieurs 
chapitres  uniquement  consacrés  à  des  questions  mili- 
taires,  mais,  de  l'avis  des  critiques  chinois  et  des 
sinologues  européens  les  plus  autorisés ,  ceux-ci  ne 
sont  point  l'œuvre  du  philosophe.  Ses  disciples  les 
auraient  empruntés  à  de  vieux  auteurs  militaires  et 
les  auraient  introduits  au  milieu  des  discours  de  leur 
Maître,    peut-être,    pour    se    garder  des   attaques  de 


125 

leurs  adversaires  qui  reprochaient  à  Meh-ti  son  manque 
de  patriotisme.  En  prétendant,  en  effet,  qu'il  conve- 
nait de  substituer  à  la  haine  absurde  et  aveugfle  de 
l'étranger,  de  l'homme  d'une  autre  race,  des  senti- 
ments d'universelle  bienveillance  et  de  solidarité  pra- 
tique, Meh-ti  soulevait,  contre  lui,  les  mêmes  détrac- 
teurs ignorants  ou  intéressés  qui  l'accusaient  déjà 
d'outrager  la  Piété  filiale  et  de  vouloir  ramener  les 
Chinois  à  l'état  de  bêtes  fauves,  parce  qu'il  préten- 
dait qu'aimer  sa  famille  ne  signifie  pas  nécessaire- 
ment haïr  et  molester,  au  besoin,  ceux  qui  ne  nous  sont 
pas  rattachés  par  les  liens  du  sang.  Toutefois,  le 
philosophe  avait  suffisamment  fait  justice  de  ses  dé- 
clamations banales  auprès  de  tout  esprit  sensé.  Le 
subterfuge  enfantin,  de  ses  disciples,  montre  simple- 
ment, quelle  distance  séparait  leur  mentalité  de  celle 
de  leur  Maître. 

Leur  caractère  apocryphe  se  trouvant  constaté,  il 
serait  inutile  et  tout  à  fait  en  dehors  de  notre  sujet, 
de  donner  une  analyse  détaillée  de  ces  chapitres.  Je 
me  bornerai  à  en  indiquer  rapidement  le  contenu  : 

—  De  la  façon  de  garder  les  portes  de  la  ville, 

—  Manière  de  se  défendre  contre  les  assauts,  par 
les  échelles  et  divers  autres  moyens.  —  Les  fossés 
remplis  d'eau  qui  doivent  entourer  les  fortifications; 
les  barques  montées  par  des  hommes  armés,  qui  doivent 
y  circuler. 

—  Repousser  les  assauts  en  chassant  l'ennemi  au 
moyen    d'une    épaisse    fumée    produite  par  des  fours 


126 

placés    sous  les   remparts  et  dont  les  cheminées  s'ou- 
vrent, de  cent  en  cent  pas,  au  niveau  de  ces  remparts. 

—  Les  machines  de  guerre  destinées  à  lancer  des 
pierres,  du  sable  et  des  matériaux  enflammés. 

—  Divers  stratagèmes  destinés  à  tromper  l'ennemi 
en  lui  faisant  supposer  qu'il  a  à  faire  à  un  nombre 
beaucoup  plus  considérable  d'adversaires. 

—  Des  pratiques  d'ordre  religieux:  S'efforcer 
d'apaiser ,  par  des  sacrifices ,  les  génies  qui  poussent 
l'ennemi  à  la  guerre  et  tâcher  de  se  rendre  propices 
les  mânes  des  ancêtres  de  l'ennemi  afin  que,  média- 
trices occultes,  elles  agissent  sur  lui  et  le  ramènent 
à  des  sentiments  pacifiques. 

Enfin,  à  côté  de  ces  puérilités,  notons  quelques  con- 
seils qui,  s'ils  ne  sont  pas  de  Meh-ti,  méritent  cependant 
d'être  cités.  Ils  diffèrent  peu  de  ce  que  pourrait  écrire, 
à  ce  sujet,  un  de  nos  généraux   contemporains  : 

«Avant  d'ordonner  un  mouvement  de  troupe, 
«il  faut  observer  et  étudier  les  positions  dont  on 
«est  maître;  observer  et  étudier  de  même  celles 
«de  l'ennemi.  Bien  connaître  les  force  dont 
«celui-ci  dispose  et  celles  dont  on  dispose  réelle- 
«ment  soi-même,  ainsi  que  toutes  les  circonstances 
«spéciales,  susceptibles  d'exercer  une  influence 
«quelconque.  Il  faut  aussi  assembler  les  officiers 
«et  demander  leur  avis,  consulter  aussi  (ceci 
«probablement  en  cas  de  siège)  les  notables  et 
«les  vieillards  de  la  ville.» 
Pour  terminer,  relevons  cette  pensée  qui,  elle,  est 


12/ 

bien    dans    l'esprit  de  notre  philosophe  et  peut,  sans 

invraisemblance,  être  considérée  comme  authentique: 

«Si    la    division,    l'animosité   existent  entre  le 

«souverain  (le  Pouvoir)  et  le  peuple ,  alors ,  eût-on 

«tous    les  engins  de  guerre  possible,  le  pays  ne 

«pourra  pas  se  défendre.» 


Chapitre  III. 

LA  VIE  PRIVÉE. 


I.  L'HOMME  —  LE  SAGE. 


Dans  ses  considérations  sur  la  vie  sociale,  Meh-ti 
s'est  déjà  exprimé  d'une  manière  très  explicite  sur 
le  rôle  de  Ihomme  dans  le  monde,  du  citoyen  dans 
l'Etat.  Il  peut  se  définir,  en  deux  mots,  par  cette 
formule,  si  simple  en  apparence  et  pourtant  si  difficile, 
semble-t-il,  à  réaliser  :  que  chacun  occupe,  da?is  la  société, 
la  place  pour  laquelle  le  désignent  ses  aptitudes  naturelles. 
Le  «Haut»  en  haut,  le  «Bas»  en  bas.  Tous  deux  sont 
nécessaires;  il  est  impossible  que  tous  deux  n'existent 
pas.  Le  devoir  de  l'homme,  son  bonheur  aussi,  est 
de  n'aborder  que  des  tâches  pour  lesquelles  la  nature 
l'a  quahfié  et  d'aborder,  sans  défaillance,  sans  paresse, 
toutes  celles-là. 

L'homme,  pour  les  Chinois,  n'est  point  ce  roi 
déchu,  ce  banni  de  l'Eden  que  nous  dépeignent  les 
légendes  mosaïstes.  Les  traditions  du  monde  jaune  ne 


129 

placent  pas  à  l'aurore  des  âges  de  l'humanité  l'ère 
de  perfection  et  de  bonheur  où  elle  aurait  atteint 
l'apogée  de  sa  grandeur.  Nous  ne  pouvons  entrer, 
ici ,  dans  des  considérations  détaillées  sur  l'histoire 
des  premiers  âges  du  monde  telle  que  la  conçoivent 
les  Chinois.  Il  suffira  de  dire  que  ceux-ci  voient,  en 
l'homme ,  le  dernier  venu  parmi  les  habitants  de  la 
terre  et  que,  d'après  eux,  son  apparition  fut  précédée 
par  celle  d'êtres  aux  formes  gigantesques  et  étranges 
dont  les  espèces  ont  disparu.  Au-delà,  se  place  la 
formation  de  la  planète  elle-même  et,  au-delà  encore , 
la  formation  des  espaces  célestes  qui  nous  environ- 
nent i).  Enfin,  l'homme,  à  son  apparition,  était  peu 
répandu  sur  la  surface  du  globe  (les  Chinois  ne  le 
font  point  descendre  d'un  unique  couple  primitif)  les 
grands  animaux,  au  contraire,  pullulaient.  L'homme, 
qui  leur  était  inférieur  en  force ,  menait  une  exis- 
tence misérable ,  vivant  à  l'ombre  des  cavernes  ou 
«perché  sur  les  arbres».  Il  est  curieux  de  rapprocher 
ce  dernier  trait  de  la  vie  de  nos  arrière-ancêtres  du 
fait  que,  dans  les  figures  emblématiques  personni- 
fiant les  trois  grands  âges  ou  règnes  du  monde,  le 
dernier:  le  règne  de  l'homme,  est  représenté  par 
une  figure  presque  simiesque  2).  H  ne  faudrait  pas, 
sans    doute,   se  hâter  de  tirer  de  cette  rencontre  des 


1)  Ce    sont    les    trois  grands  règnes:  le  règne  du  Ciel  le  règne  de 
la   Terre  le  règne  de  l'Homme.  Thien-hoang  Thi-hoang  et  Jin-hoang. 

2)  Vol.  3  Kiouan,  cité  par  Pauthier. 

9 


I30 

déductions,  qui  pourraient  être  hasardeuses,  sur  les 
théories  transformistes  de  l'antiquité  chinoise;  quoi 
qu'il  en  soit,  et  c'est  tout  ce  qui  intéresse  notre 
sujet,  les  philosophes  chinois  considèrent  l'humanité 
comme  partie  de  la  presque  animalité  et  s'élevant  de 
plus  en  plus,  par  un  perfectionnement  constant.  C'est 
de  cette  conception  que  s'inspirent  les  moralistes 
pour  exhorter  les  hommes  à  travailler  sans  trêve  à 
leur  développement  mental. 

Ainsi,    les    saints    rois    auxquels    Meh-ti,    de    même 
que   la    plupart    des  autres  philosophes,  nous  renvoie 
sans  cesse ,   comme  aux  meilleurs  des  modèles,  ne  sont 
ni   des    héros  fabuleux,  ni  des  dieux.  La  période  où 
ils    vécurent,    toute    lointaine    qu'elle    soit,    est    fort 
distante    de    la    naissance  de  l'humanité  ;  elle  appar- 
tient   à    l'histoire.   Avant  eux,  en  remontant  dans  le 
passé  s'étendent  des  siècles  et  des  siècles  de  vie  civi- 
lisée   où  des  arts,  des  sciences  se  trouvaient  déjà  en 
honneur.    Il  ne    faudrait   pas    que  les  discours,  habi- 
tuels    aux    auteurs     chinois,     touchant    la     sagesse 
antique,  nous  induisisent  en  erreur  et  nous  portassent  à 
rapprocher    des   traditions  juives,  dont  nous  sommes 
nourris,    des  traditions  qui,  ainsi  qu'on  a  pu  l'entre- 
voir dans  les  quelques  lignes  précédentes,  en  différent 
en  tous  points.  Yao  et  Chun  furent  des  sages  remar- 
quables,   des    législateurs    de  génie,   de  tels  hommes 
sont  rares.  Voilà,  simplement,  quelle  est  la  pensée  des 
Maîtres,     et     pourquoi     tous     s'en     réfèrent    à    leurs 
en.seignements    et    s'appuient    sur    leur  autorité.  Que 


131 

les  figures  de  ces  illustres  monarques  n'aient  pas 
été  modifiées,  amplifiées  au  cours  des  siècles,  qu'une 
sorte  d'apothéose  ne  soit  pas  venue  grandir  le  rôle 
qu'ils  ont  véritablement  joué  et  que  l'histoire  n'ait 
pas  accueilli  certains  traits  surajoutés,  effets  inévita- 
bles de  l'imagination  populaire  portée  à  exalter  ses 
héros,  il  serait  imprudent  de  le  nier;  mais,  tout 
admirables  qu'on  nous  les  dépeigne,  ces  grands  saints 
ne  nous  sont  jamais  présentés  que  comme  des  hom- 
mes ,  rien  que  des  hommes.  C'est  donc  dans  leur 
humanité  seule  qu'ils  ont  puisé  leur  sagesse;  à  leur 
exemple,  c'est  en  nous,  dans  notre  raison,  que  nous 
devons  puiser  la  nôtre. 

En  premier  lieu  ,  nous  remarquons  que  Meh-ti  cherche 
à  définir  les  éléments  qu'il  voit  se  mêler,  se  heurter 
dans  la  mentalité  humaine.  Il  a  observé  les  conflits 
qui  s'élèvent  en  nous,  les  dissentiments  intimes  qui 
nous  déchirent  parfois,  mais  la  tradition  à  laquelle 
il  se  rapporte  ne  lui  permet  pas  de  leur  donner  pour 
raison  la  faiblesse  de  la  chair  maudite  et  corrompue 
depuis  la  chute  originelle  et  les  aspirations  de  l'esprit 
gardant ,  avec  le  vague  souvenir  de  sa  primitive  sagesse, 
l'attrait  instinctif  de  la  pure  beauté  morale.  Mettra- 
t-il  donc  les  voix  antagonistes,  qui  parlent  en  nous, 
sur  le  compte  des  influences  diverses  exercées  par  les 
particularités  physiques  de  l'organisme,  l'éducation, 
l'hérédité  et  l'atavisme,  les  exemples,  l'ambiance  dans 
laquelle  nous  nous  mouvons?  —  Le  Maître  a,  cer- 
tainement, pensé  à  ces  problèmes,  tout  au  moins  au 


132 

dernier  d'entre  eux  ^),  mais  le  peu  de  goût  que  mon- 
trent, en  général,  les  Chinois,  pour  les  recherches  qui 
ne  leur  paraissent  pas  d'ordre  immédiatement  pratique 
l'a,  sans  doute,  porté  à  ne  pas  s'y  attarder.  Quoi  qu'il 
en  soit,  nous  devons  nous  contenter,  sur  ce  point, 
de  quelques  phrases  brèves  que  la  difficulté  et  l'obs- 
curité du  texte  ne  laissent  pas  que  de  rendre  encore 
plus  vagues.  Elles  semblent  se  résumer  à  la  simple 
constatation  d'un  fait:  Dans  l'homme  coexistent  des 
éléments  de  natures  diverses  qui  lui  inspirent,  chacun, 
des  sentiments   différents  : 

«Tous    les  êtres  humains,  dans  tout  l'univers, 
«ont  en  eux  des  sentiments  tenant  du  Ciel  et  des 
«sentiments  tenant  de  la  Terre  ^).  En  eux  est  la 
«concordance    du    Yin    et    du  Yang,  le  principe 
«passif  et  le  principe  actif,  la  matière  et  l'énergie. 
«Les    plus    saints    ne    peuvent    rien    changer    à 
«ce  fait.» 
Voilà    ce    qu'est    l'homme,    voilà    d'ailleurs  pour, 
la    pensée    orientale,    ce  que  sont  toutes  les  manifes- 
tations   naturelles   et    il  ne  saurait  en  être  autrement 
car    c'est   précisément  la  division  de  la  Sîibstancc  ou 


i)  Meb-ti  revient  en  maints  passages  sur  l'action  produite  par  les 
influences  extérieures  et  spécialement  par  les  fréquentations,  le  genre 
de  vie  et  les  conditions  matérielles  (bien-être  ou  misère)  dans  les- 
quelles on  se  trouve. 

2)  Ciel  et  terre  doivent  s'entendre  selon  le  symbolisme  chinois  comme 
l'expression  des  principes  positifs  et  négatifs:  en  somme  le  Vingetle 
Yang  pris,  peut-être,  dans  une  acception  jjIus  matérialisée. 


133 

de  l Existence  absolue  en  ces  deux  aspects,  le  Yin 
et  le  Yang,  qui  constitue  le  monde  des  phéno- 
mènes et  tous  les  êtres  qui  s'y  meuvent.  Leur  réunion, 
au  contraire,  est  ce  repos,  inconscience  et  suprême 
conscience,  cet  énigmatique  Non-être,  source  de 
l'Etre,  dont  parlent  les  mystiques  hindous.  L'on  sait 
que  les  théories  chinoises  offrent  de  nombreux  points 
de  ressemblance  avec  celles  de  l'Inde, 

Mais,    tandis    que   le  vulgaire  subit,  sans  les  com- 
prendre,   les  mouvements  des  divers  éléments  qui  se 
mêlent  et  se  combattent  en  lui,  tandis  qu'il  ne  discerne 
pas,    chez    autrui    et  dans  la  nature  qui  l'environne, 
l'action  de  ces  mêmes  éléments,  le  sage,  qu'une  claire 
analyse  a  instruit,  communie,  au  contraire,  avec  l'univers: 
«Les  saints  hommes  sont  en  communion  avec 
«le    Ciel   et    la    terre,    avec    les   quatre  saisons, 
«avec    les  aspects  du  Yin  et  du  Yang  se  mani- 
«  Testant    dans   les    sentiments  humains,  avec  les 
«autres  hommes  et  femmes  et  avec  les  animaux.» 
Meh-ti,    cela  va  sans  dire,  s'occupe  surtout  à  nous 
dépeindre    l'homme  supérieur,  tel  qu'il  le  comprend. 
Il    exhorte    chacun    à  tendre    vers  ce  modèle,  à  s'en 
rapprocher    dans    la   mesure   de  ses  forces,  mais,  en 
dehors    de  la  sagesse  par  excellence ,  impliquant  des 
connaissances  étendues  et  un  cerveau  d'élite,  le  philo- 
sophe   en    reconnaît    une    autre ,    plus    humble    mais 
tout  aussi  nécessaire  au  bien  social ,  qui  devrait  être 
en    tous  les  hommes.  Quelle  est-elle.'*  —  Simplement 
la    conscience    de   ses  aptitudes  propres  et  la  probité 


134 

de  n'entreprendre  que  ce  dont  on  est  capable,  mais 
aussi,  comme  je  le  disais  en  commençant,  de  travailler 
vaillamment  à  la  tâche,  grande  ou  petite,  que  l'on 
est  en  état  de  bien  remplir. 

«Meh-ti    dit:    Que    celui    qui    est    capable    de 
«parler    et    de    discuter,    parle    et    discute;    que 
«celui  qui  est  capable  de  parler  de  livres  (de  litté- 
«rature    ou    de   science)    en  parle,  que  celui  qui 
«est  apte  à  vaquer  à  une  occupation  déterminée 
«se  livre  à  celle-ci.  Alors  toutes  choses  s'accom- 
«pliront  selon  la  raison  et  la  justice.» 
On    pourra   objecter    qu'une   telle   connaissance  de 
soi    même    est  déjà  le  fait  d'une  mentalité  très  supé- 
rieure   et  que  le  propre  de  l'ignorance  est,  générale- 
ment, de  porter  les  individus  à  une  présomption  tout 
à    fait    exagérée    de    leurs   talents    et   de  leur  valeur 
intellectuelle.  Meh-ti  ne  pouvait  manquer  de  le  savoir  : 
«Si    la    sagesse    et  la  réflexion  manquent,  les 
«désirs  seront  déraisonnables.» 
Peut-être,  tout  en  donnant  aux  hommes  l'excellent 
conseil  de  ne  pas  présumer  de  leurs  forces ,  compte- 
t-il    sur    la   vigilance    des  Pouvoirs  Publics  pour  em- 
pêcher   que    la   témérité    des  esprits  vulgaires  puisse 
s'exercer    d'une    façon    préjudiciable    à    la  nation,  en 
atteignant    à    des    charges  pour  lesquelles  ils  ne  sont 
nullement  qualifiés. 

Que  doivent  donc  être  ces  savants,  ces  sages,  cer- 
veaux du  pays  «plus  précieux  que  les  plus  précieuses 
richesses»  mais  susceptibles  de  causer  les  plus  grands 


135 

maux  si  leur  sagesse  n'est  qu'une  vaine  attitude  ,  si  leur 
science  ne  s'élève  point  au-dessus  d'une  stérile  érudi- 
tion et  ne  leur  inspire  pas  de  véritables  sentiments 
de  solidarité  les  rendant  incapables  de  jamais  abuser 
de  la  confiance  que  les  masses  mettent  en  eux  : 

«Un    savant   doit  à  sa  science  joindre  la  pra- 
«tique  de  la  vertu.» 
L'existence    du    sage  est  un  progrès  constant  vers 
le    plein    développement    des    facultés  et  de  la  haute 
spiritualité  qui  constituent  l'idéal  humain  : 

«Les  fortes  actions  du  sage  se  fortifient  chaque 
«jour;    ses    désirs    s'avancent    chaque  jour  (vers 
«leur  accomplissement)  ses  vertus  fleurissent  chaque 
«jour.» 
Le  sage  est  sévère  pour  lui ,  indulgent  pour  autrui  : 
«Le    sage    se    traite    durement,  il  est  condes- 
«cendant    envers  son  prochain.    Le  commun  des 
«hommes  fait  le  contraire.» 
Mais    cette    sévérité    n'a    rien  qui  ressemble  à  une 
déprimante    humilité.    Le    sage    est  ferme  et  confiant 
en  lui-même: 

«Le  sage  avance  et  ne  perd  pas  son  but; 
«quand  il  s'examine  il  est  sévère  pour  lui.  Quand 
«bien  même  il  se  trouverait  mêlé  au  vulgaire  et 
«sans  fonctions  (dans  l'Etat)  il  ne  se  plaindra 
«pas  car  il  a  confiance  en  lui.  Il  vaincra  toujours 
«les  difficultés  qu'il  rencontrera  » 
Est-il  besoin  de  dire ,  après  avoir  exposé  les  théories 
de     Meh-ti     sur     l'Amour    Universel,    que    le    sage 


I)  Ceci  peut  nous  paraître  étrange.  Il  faut  savoir  qu'en  Chine,  sur- 
tout autrefois,  les  obsèques  étaient  l'occasion  de  dépenses  énormes. 
Non  seulement  les  longues  cérémonies,  se  répétant  à  divers  intervalles 
pendant  les  3  années  que  durait  un  grand  deuil,  entraînaient  des  frais 
considérables,  mais  la  construction  des  tombeaux,  parfois  de  véritables 
palais,  situés  dans  d'immenses  parcs,  réservés  à  un  unique  défunt, 
absorbaient  des  fortunes.  Meli-ti  juge  plus  sensé  de  les  consacrer  au 
bien  des  vivants. 


136 

est    dévoué    a  autrui,  qu'il  a  l'amour  de  l'Humanité: 
«Les    sages   veillent    à    la  bonne  conservation 
«de    leur   santé,    cependant  ils  ne  fuient  pas  les  r 

«difficultés  s'il  s'agit  du  bien  du  prochain.» 

«Ils  ne  cachent  pas  leurs  richesses  sous  la 
«terre.» 

«Ils  n'épuisent  pas  leur  fortune  en  frais  exa- 
«gérés  pour  les  funérailles  ^). 


II.    MORALE. 


Les  maximes  suivantes  ont  trait  à  la  conduite  de 
l'homme  dans  la  vie  et  à  ses  sentiments  intimes.  Rien 
ne  les  désignant,  d'une  façon  particulière,  pour  être 
classées  sous  l'un  des  titres  précédents  elles  sont 
reproduites,  sans  ordre  spécial,  telles  qu'elles  ont 
été  glanées  à  travers  le  traité  de  Meh-ti: 

«Aimer  son  prochain ,  c'est  s'aimer  soi-même. 
«Le  soi-même  est  dans  ce  que  l'on  aime.» 

»I1  ne  faut  pas  se  servir  de  ce  qui  est  caché 
«dans  le  cœur  pour  tarir  l'amour,  ni  de  ce  qui 
«sort  de  la  bouche  pour  tarir  la  douceur.» 

«Celui  qui  n'a  pas,  en  lui,  un  point  d'appui 
«solide,  ne  peut  poursuivre  des  buts  élevés  et 
«généreux.» 

«Celui  qui  ne  se  fait  pas  d'amis  parmi  ceux 
«qui  sont  près  de  lui  ne  s'occupera  pas  de  ceux 
«qui  viennent  de  loin.» 

«Celui    qui    pose    des  questions  sans  discerne- 
«ment  ne  s'astreint  pas  à  écouter  avec  soin.» 
«Celui    qui,  malgré  les  vicissitudes  matérielles, 


138 

«n'abandonne  pas  la  pratique  des  vertus  est  un 
«vrai  saint.» 
Cette  dernière  remarque  peut  se  rapprocher  du 
souci,  très  grand,  que  montre  Meh-ti,  de  pourvoir  am- 
plement aux  besoins  de  tous.  Il  ne  croit  pas,  comme 
d'autres  ont  tenté  de  le  soutenir,  que  la  misère  soit 
moralisatrice.  «Un  vrai  saint»  peut,  sans  doute,  se 
montrer  supérieur  aux  circonstances  extérieures,  si 
déprimantes  qu'elles  soient,  mais  le  philosophe,  tout 
en  admirant  cette  individualité  d'élite,  sait  qu'elle 
est  rare  et  que  vouloir  exiger  de  la  multitude  un 
effort  aussi  disproportionné  à  sa  mentalité  est  une 
folle  utopie. 

«Celui  qui  n'est  pas  ferme  dans  la  pratique 
«de  la  vertu,  qui  ne  s'éclaire  pas  sur  toutes 
«choses,  qui  soutient  des  opinions  sans  examen 
«approfondi  n'est  pas  digne  que  l'on  entretienne 
«des  relations  avec  lui.» 

«Celui  qui  n'a  pas  des  principes  solides  ne 
«portera  pas  de  grands  fruits.» 

«Celui  qui  est  incapable  de  fortes  résolutions 
«n'a  pas  une  profonde  sagesse.» 

«Celui  qui  n'est  par  sincère  dans  ses  paroles 
«n'est  pas  parfait  dans  ses  actions.» 

«Celui  qui  agit  sans  sincérité  verra  sa  répu- 
«tation  diminuer.» 

«Celui  dont  le  cœur  n'est  pas  gouverné  par  la 
«bonté  ne  sera  d'aucune  utilité.» 


139 

«Ce    qui    s'écoule   d'une    source    impure    sera 
«impur.» 

«Par  son  extérieur  le  sage  manifeste  son  cœur.» 

«Les    anciens    disent:    Le   sage  ne  se  regarde 

«pas   dans  l'eau  comme  dans  un  miroir,  mais  il 

se  regarde  dans  les  hommes.  Quand  on  se  mire 

dans   l'eau  on  voit  sa  figure,  quand  on  se  voit 

dans    les    hommes    on   sait    ce  qui  est  heureux 

«ou  néfaste.» 

«Quand  on  est  maître  de  soi  on  ne  trouve  pas 
«autrui  condamnable.» 

«Il  ne  faut  pas  se  préoccuper  de  l'abondance 
des  paroles  mais  de  leur  sagesse.  Ne  vous  pré- 
occupez pas  qu'elles  soient  élégantes  mais  qu'elles 
soient  réfléchies^).» 

Meh-ti  se  rendait  du  royaume  de  Lou  au 
royaume  de  Tsi.  Il  rencontra  un  ami  qui  lui  dit  : 
De  nos  jours  personne  ne  pratique  la  justice  il 
«n'y  a  que  vous  seul  qui  peiniez  à  la  pratiquer. 
«N'est-ce  point  vrai.-*» 

«Meh-ti  répondit:  Prenons  un  exemple.  Voici 
«un  homme  qui  a  dix  fils,  un  seul  d'entre  eux 
cultive  la  terre  et  les  neuf  autres  ne  font  rien. 
î:Cet  unique  cultivateur  est  obligé  de  travailler 
•(davantage.  Pourquoi.''  —  Parce  qu'il  y  a  beau- 
:<coup  de  bouches  qui  mangent  et  que  le  culti- 
xvateur  est  seul.» 


« 
« 
«_ 

« 
« 
« 


« 


I)  Le  philosophe  grec  Chrysippe  exprimait  une  opinion  analogue. 


I40 


De  nos  jours,  personne  ne  pratique  la  justice, 
«aussi  devriez-vous  m'encourager  à  la  pratiquer 
«davantage.  Pourquoi  cherchez-vous  à  m'en  dis- 
«suader? 

»L'Humanité  est  le  plus  grand  principe  du 
«monde:  il  faut  la  pratiquer,  même  si  persojine 
«ne  la  pratique.» 


Chapitre  IV. 

OPINIONS  RELIGIEUSES 
&  PHILOSOPHIOUES. 


I.  LES  GENIES  ET  LES  MANES. 


Employer  toutes  ses  forces  dans 
ce  qui  convient  à  la  voie  de  l'homme 
ne  point  s'égarer  dans  ce  que  l'on 
ne  neut  savoir  .... 

Il  est  des  choses  qu'il  n'est  pas 
donné  à  l'homme  d'éclaircir. 

(TCHOU-Hl). 

Meh-ti  est  loin  du  transcendant  mysticisme  de 
Lao-tse.  L'action  pratique,  l'action  sociale,  l'occupe 
tout  entier.  Que  l'empire  soit  riche,  puissant,  que 
la  population  y  jouisse  d'un  heureux  bien-être  et 
d'une  parfaite  se'curité  voilà  son  souci.  Alors  même 
qu'il  expose  la  doctrine  sur  laquelle  est  basé  tout 
son  système ,  qu'il  s'efforce  de  faire  de  nous  des 
adeptes  et  des  apôtres  de  son  Amour  Universel, 
jamais  le  philosophe  n'invoque,  pour  nous  convaincre, 
que  des  motifs  purement  matériels  et  humains  :  le  bon 


142 

ordre  social  et ,  surtout ,  notre  propre  intérêt.  C'eût 
été  pourtant  le  cas,  pour  un  esprit  religieux,  ou 
simplement  quelque  peu  porté  aux  rêveries  métaphy- 
siques, de  faire  intervenir,  dans  un  semblable  sujet, 
des  arguments  extra-terrestres,  tels  que  ceux  sur 
lesquels  s'appuie,  par  exemple,  l'Epitre  de  Paul  aux 
Corinthiens.  Mais  non,  génies,  mânes  ou  l'empereur 
suprême  (Chang-ti)  ne  jouent  aucun  rôle  dans  ces 
discours.  Si  l'on  nous  y  propose  l'imitation  du  Ciel 
«dont  les  dons  généreux  se  répandent  sur  tous»  c'est 
uniquement  pour  nous  donner  un  haut  exemple , 
celui  de  la  nature  et  nous  ne  pourrions,  quelque  désir 
que  nous  en  ayons,  rien  y  trouver  qui  ressemble 
au  commandement  d'une  Puissance  supérieure. 

Pourtant ,  en  d'autres  occasions ,  Meh-ti  s'est  plu  à 
affirmer  sa  foi  entière  aux  Génies  aux  Mânes  et  à  l'action 
que  ces  êtres  spirituels  exercent  sur  les  hommes.  Cette 
foi  s'exprime  d'une  manière  naïve,  enfantine.  Elle 
ressemble  à  celle  qu'aurait  confessé  le  plus  humble 
des  artisans  ou  des  laboureurs  contemporains  du 
philosophe.  Nous  ne  sommes  point  habitués  à  cette 
simplicité  d'esprit  chez  les  Lettrés  chinois.  L'espèce 
d'affectation  avec  laquelle  Meh-ti  reprend  des 
fables  qui  devaient  être  du  domaine  populaire  (telle 
que  celle  de  Tou-pé)  s'explique ,  scmble-t-il ,  par 
l'irritation  que  lui  causait  l'ambiguité  de  l'attitude 
de  Khoung-tse  dans  les  questions  religieuses. 

La  prudente  réserve  de  ce  dernier  plaisait  aux 
Chinois  ;    elle  est  dans  l'esprit  de  leur  race.   Elle  est, 


143 

du  reste,  il  faut  bien  l'avouer,  souverainement  politique 
de  la  part  du  grand  sociologue  et  sans,  doute,  aussi, 
souverainement  sensée.  Mais  il  est  des  caractères  que 
l'incertitude,  les  situations  non  tranchées  irritent  jusqu' 
à  l'exaspération  et  qui  préfèrent  contraindre  leur 
esprit  à  l'acceptation  de  dogmes  puérils ,  s'ils  les 
croient  susceptibles  de  donner  une  raison  d'être  à 
leurs  actes  et  de  satisfaire,  ainsi,  le  trop  primitif  et 
trop  fruste  besoin  de  logique  qui  les  domine.  Ceux-là 
ne  peuvent  souffrir  les  dilettanti  placides  qui  savent 
considérer  la  multiple  complexité  des  idées  et  des 
choses ,  s'arrêter  souriants ,  entre  deux  doutes  d'égale 
force,  accepter  les  X  insolubles  qui  se  dressent  au 
fond  de  chaque  problème,  et  marcher  avec  calme  et 
douceur,  par  une  route  bordée  d'impénétrables  brumes, 
vers  un  but  qu'ils  confessent  ignorer. 

«Le  saint  homme,  dit  Tchou-hi  en  parlant  de 

«Khoung-tse,  ne  s'entretenait  que  des  choses  qui 

«étaient    parfaitement    droites,     conformes    à    la 

«raison  et  accessibles  à  ses  investigations.» 

Quelqu'un   s'étant  avisé  un  jour  de  l'interroger  sur 

la    inanière    dont  il  convenait  de  servir  les  esprits  et 

les  génies,  Khoung-tse  lui  répondit: 

«Quand    on  n'est  pas  encore  en  état  de  servir 
«les     hommes,    comment    pourrait-on    servir    les 
«esprits  et  les  génies.» 
Le  même,  insistant  et  demandant  ce  que  c'était  que 
la  mort ,  le  Maître  répliquait  : 


144 

«Quand  on  ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  la  vie 
«comment  pourrait-on  connaître  la  mort?» 
Sous  une  forme  dififérente,  les  livres  bouddhiques 
nous  donnent  maintes  réponses  analogues  attribuées 
au  Bouddha  ou  à  certains  de  ses  premiers  disciples. 
Lorsque  le  moine  Mâlounkyâpoutta  demande  au 
Bienheureux  Bouddha  : 

«Le    monde   est-il  éternel  ou  est -il  borné  dans 
«le    temps?    Le    monde  est-il  infini  ou  a-t-il  une 
fin?  Le  Bouddha  continue-t-il  à  vivre  au-delà  de 
«la  mort?» 
Le  Maître  se  récuse  nettement. 

«T'ai-je  jamais  dit,  répond-il,  que  je  t'enseignerai 
«si  le  monde  est,  ou  n'est  pas  éternel,  s'il  est  limité 
«ou    infini ,    si    la    force    vitale    est  identique  au 
«corps  ou  en  est   distincte  ou  si  le  Bouddha  sur- 
«vit    ou    ne    survit    pas    après    la  mort,  ou  si  le 
«Bouddha,    après   la    mort,    survit    et    ne  survit 
«pas  en  même  temps,  ou  s'il  ne  survit  pas  i)?. . .  » 
Les  rêveries  de  Meh-ti  ne  s'élèvent  pas  assez  haut 
dans  cette  sphère,  pour  nous  donner  à  penser  que  le  tour- 
ment   du  mystère  éternel  l'ait   profondément  troublé. 
Dans  les  passages  ou  le  philosophe  traite  des  génies 
et  des    mânes  nous  relevons,  surtout,  une  impression 
de    vive  irritation  contre  le  précepte  de  Khoung-tse  : 
«Il    faut    révérer    les    esprits    et    se    tenir    loin 
«d'eux.» 


l)  Majjhimà-Nikdya  cité  par  Oldenberg  et  par  Warren. 


145 

Ce  conseil ,  où  perce  une  certaine  finesse  ironique , 
déplaisait  fortement  à  Meh-ti.  Il  n'était  pas  loin  de 
voir,  dans  sa  diplomatique  réserve,  l'effet  d'une  abomi- 
nable hypocrisie  destinée  à  duper  les  simples. 

Je  n'oserais  dire  que  Khoung-tse  ait  émis,  en  son 
for  intérieur,  cet  axiome,  tant  répété  et  tant  honni 
aussi  en  des  temps  plus  modernes:  «Il  faut  une  reli- 
gion pour  le  peuple»  mais,  peut-être,  Meh-ti  soup- 
çonnait-il son  illustre  devancier  d'avoir  nourri  cette 
secrète  pensée. 

«Kong-mong  dit:  S'il  n'existe  pas  de  génies, 
«pourquoi  le  sage  devrait-il  apprendre  les  rites 
«du  sacrifice?» 

«Meh-ti    répondit:    Ceux    qui  prétendent  qu'il 
«n'existe  pas  de  génies  mais  qu'il  faut,  pourtant, 
«apprendre  les  rites  du  sacrifice,  sont  semblables 
«à    des  gens  qui   diraient:   «Il  n'y  a  pas  d'hôtes 
«à  recevoir,  mais  il  faut,  pourtant,  apprendre  le 
«cérémonial  concernant  la  réception  des  hôtes;  ou 
«bien  encore:   «Il  n'existe  pas  de  poissons,  mais 
«il  faut  fabriquer  des  filets  de  pêche.» 
Pourquoi  ce  non-sens.'*  Le  philosophe  le  demande. 
Cependant,    l'existence    des   Génies  et  des  Mânes, 
leur    rôle  providentiel  lui   semble  souhaitable  pour  la 
sauvegarde  du  bon  ordre  social. 

La  tendance  qu'il  montre  à  croire  que  les  récom- 
penses et  les  châtiments  extérieurs  sont  les  mobiles 
les  plus  propres  à  guider  l'homme  à  travers  la  vie 
devait ,  en  eftet ,  porter  Meh-ti  à  désirer  au-dessus  de 

lO 


146 

la  justice  du  souverain,  toujours  forcément  imparfaite, 
puisque  humaine,  une  autre  justice,  supérieure,  suprê- 
mement clairvoyante  et  à  laquelle  nul  ne  puisse  se 
soustraire.  D'après  sa  conception ,  qui  a ,  dans  tous 
les  siècles,  été  celle  d'un  grand  nombre  —  en  dépit 
des  démentis  quotidiens  qu'elle  reçoit  —  le  croyant 
devait  être  maintenu  dans  le  devoir  par  la  crainte  de 
ces  gendarmes  immatériels  dont  il  peuplait  le  ciel  et 
la  terre.  Son  opinion  s'exprime  à  ce  sujet  de  la  façon 
la  plus  classique  : 

«Meh-ti  dit:  Quand  moururent  les  saints  rois 
«des  trois  premières  dynasties,  la  justice  disparut 
«du  monde.  Les  vassaux  guerroyaient  les  uns 
«contre  les  autres;  du  haut  en  bas,  dans  toutes 
«les  classes  sociales  les  devoirs  étaient  méconnus 
«les  hommes  se  nuisaient  les  uns  aux  autres, 
«l'Empire  était  en  proie  à  un  grand  trouble.» 
«Pourquoi.-"» 

«Parce  qu'on  doutait  de  l'existence  des  esprits, 
«des  génies  et  des  mânes  et  que  l'on  ne  com- 
«  prenait  pas  que  ceux-ci  peuvent  di.spenser  des 
«récompenses  et  des  châtiments.» 

«Si  l'on  pouvait  arriver,  aujourd'hui,  à  ce  que 
«les  hommes  croient  que  les  génies  et  les  mânes 
«peuvent  les  récompenser  ou  les  punir  suivant 
«leurs  actes,  est-ce  que  le  trouble  pourrait  exister 
«dans  le  monde?» 
Meh-ti  commence,  ainsi,  par  établir  la  haute  utilité 
des  Génies,  des  Esprits  et  des  Mânes,  puis,  lorsqu'il 


147 

croit  nous  en  avoir  persuadé,  il  sollicite,  de  nous,  un 
acte  de  foi,  tandis  qu'il  affirme,  pour  sa  part,  la 
fermeté  de  sa  croyance  en  ces  occultes  gardiens  du 
bon  ordre  social. 

Les  discours  du  philosophe  étant  rapportés  par 
fragments  hachés  et  sans  liaison ,  nous  ne  pouvons 
évidemment  pas  y  trouver  la  trace  d'une  semblable 
méthode  dans  les  discussions  relatives  aux  Esprits , 
mais  cette  méthode  ressort  de  la  manière  dont  Meh-ti 
insiste  sur  le  profit  que  la  moralité  publique  doit 
tirer  de  leur  action. 

L'incrédulité  n'est  pas  née  d'hier.  Elle  existait  à 
l'époque  de  Meh-ti  comme  aux  temps  bibliques.  Si 
notre  philosophe  ne  pouvait  gémir,  comme  le  Psalmiste  : 
«L'insensé  dit  en  son  cœur:  Il  n'y  a  point  de 
«Dieu  !» 
c'était,  uniquement,  parce  que  la  Chine  n'a  jamais 
eu  de  mot  pour  exprimer  l'idée  de  cet  absolu  per- 
sonnifié. Mais  nombreux  étaient  ceux  qui,  sans  se 
livrer  à  de  bruyantes  déclamations  blasphématoires, 
contraires  à  la  préciosité  raffinée  de  la  politesse  chi- 
noise «enseignaient  —  c'est  Meh-ti  qui  le  constate  — 
le  soir  et  le  matin,  qu'il  n'existe  ni  génies  ni  mânes.» 

A  côté  de  la  négation  formelle  se  plaçait  le  sourire 
des  indifférents.  Tching-tse  devait,  longtemps,  après  i) 
dépeindre  cette  demi-foi  que   le  bon  ton  et  la  sagesse 


l)  Tching-tse    est  un  philosolie  de  l'Ecole  néo-confucéiste;  il  vivait 
au  IXe  siècle  de  notre  ère. 


148 

officielle    dictaient    aux    Lettrés  ;    elle    n'avait    point 
changé  depuis  l'époque  de  Meh-ti  : 

«Il  y  a  des  hommes  qui  ont  trop  de  foi  dans 

«les    esprits   et   les  génies,  ils  sont  dans  l'erreur 

«aussi  bien  que  ceux  qui  n'ont  pas  foi  en  eux  et 

«ne  les  révèrent  point.» 

Enfin,    s'il    se    trouvait   des    hommes  qu'  intéressait 

le    problème    des    multiples    manifestations  de  la  vie, 

leurs  dissertations,  d'essence  purement  philosophique, 

n'étaient  pas  de  nature  à  satisfaire  le  désir  de  religion 

terre  à  terre  et  à  effet  pratique  que  poursuivait  Meh-ti. 

On    en    jugera    par    ce    fragment  du   Tchoung-Yoïing 

(l'Invariabilité  dans  le  Milieu). 

«Le  Philosophe  (Khoung-tse)  dit:  Que  les 
«facultés  des  puissances  subtiles,  du  ciel  et  delà 
«terre  sont  vastes  et  profondes!» 

«On  cherche  à  les  entendre  et  on  ne  les  entend 
«pas  ;  identifiées  à  là  substance  des  choses  ,  elles  ne 
«peuvent  en  être  séparées.» 

«Elles  font  que ,  dans  tout  l'univers ,  les  hommes 
«purifient  et  sanctifient  leur  cœur,  se  revêtent 
«de  leurs  habits  de  fête  pour  offrir  des  sacrifices 
«et  des  oblations  à  leurs  ancêtres.  C'est  un 
«océan  d'intelligences  subtiles  !  Elles  sont  partout, 
«au  dessus  de  nous,  à  notre  gauche,  à  notre 
«droite  ;  elles  nous  environnent  de  toutes  parts ^)  !» 


i)  Un   commentaire    de    Tcliou-hi,    le    chef   de   l'Ecole    néo-confu- 
céiste  dit.- 

<.On    ne    peut  voir  ni  entendre  ces  esprits  subtils,   c'est-à-dire  qu'ils 


149 

Ces  rêveries  d'esprits  supérieurs  nous  mènent  loin 
du  but  passablement  prosaïque  de  Meh-ti.  Les  «puis- 
sances subtiles^),  dont  parle  Khoung-tse,  sont  infini- 
ment trop  subtiles  pour  jouer  le  rôle  que  notre  philo- 
sophe prétend  leur  confier,  c'est  donc,  vers  des  êtres 
plus  tangibles  ;  qu'il  tente  d'orienter  notre  foi  : 

«Meh-ti  dit:  Si  les  rois,  les  princes,  les  mem- 
«bres  des  hautes  classes  sociales  veulent  réelle- 
«ment  chercher  le  bien  public  et  détruire  les 
«causes  de  maux,  ils  doivent  absolument  étudier 
«la  question  de  l'existence  des  génies  et  des 
«mânes.» 

«Ceux  qui  se  livrent  à  cette  étude  prennent 
«pour  règle  que  ce  que  tout  le  monde  a  vu  et 
«entendu  doit  être  considéré  comme  vrai.» 

«S'il  en  est  ainsi,  pourquoi  ne  pas  se  rendre 
«dans  un  bourg,  dans  un  village  et  y  poser  des 
«questions.''» 

«Depuis  l'antiquité  jusqu'à  nos  jours  des  hommes 
«ont  vu,  parfois,  les  génies  et  les  mânes,  ils  ont 
«entendu  leur  voix.  Pourquoi  dire,  alors,  qu'il 
«n'existe  ni  Génies  ni  Mânes  .-•»     - 

«Si  nul  n'avait  vu  ni  entendu  les  génies  et  les 
«mânes  comment  aurait-on  pu  dire  qu'ils  exis- 
«taient.^» 

«Aujourd'hui ,  ceux  qui  s'obstinent  à  dire  qu'il 


Ksont  dérobés  à  nos  regards  par  leur  propre  nature.  Ils  sont  identifiés 
c^avec  la  substance  des  choses  telles  qu'elles  existent . . . .  > 


150 

«n'y  a  pas  de  génies  ni  de  mânes  disent  encore  : 
«Il  y  a  nombre  personnes  (jui  s'imaginent  avoir 
«vu  et  entendu  des  génies  et  des  mânes.» 

<I\Ieh-ti  dit:  Si  l'on  tient  pour  vrai  ce  que 
«tout  le  monde  a  vu  et  entendu  je  citerai  l'exemple 
«de  Tou-pé: 

«Le  roi  Siuen  ,  de  la  dynastie  Tcheou  avait  tué 
«son  ministre  Tou-pé  qui  n'avait  commis  aucun 
«crime.  Tou-pé  dit  :  Le  roi  me  tue  malgré  mon 
«innocence,  si  les  morts  n'avaient  point  la  faculté 
«de  continuer  à  avoir  conscience,  tout  s'arrêterait 
«là.  Si  les  morts  conservent  cette  faculté,  dans 
«trois  ans  le  roi   l'apprendra.» 

«Trois  ans  après,  ce  roi  assassin  chassait  à 
«Phou-tien  avec  ses  vassaux.  Il  y  avait  là  quelques 
«centaines  de  voitures  et  des  milliers  de  personnes 
«de  la  suite  étaient  répandues  dans  les  champs.» 
«Au  milieu  du  jour,  Tou-pé  parut,  assis  dans 
«un  char  attelé  d'un  cheval  blanc.  Il  était  habillé 
«tout  de  rouge  et  tenait  en  main  un  arc  rouge 
«portant  une  flèche  rouge.  Il  poursuivit  le  roi 
«assassin.» 

«Il  tira,  sa  flèche  entra  dans  la  voiture  du 
«roi  et  atteignit  celui-ci  au  cœur.  Ainsi  mourut 
«ce  roi.» 

«A  cette  époque,  tous  ceux  qui  accompag- 
«naient  le  roi  ont  vu  ce  fait.  Tous  ceux  qui 
«étaient  au  loin  l'ont  appris.» 

«Cet    événement  est  relaté  dans  le  livre  cano- 


151 

«nique  du  Printemps  et  de  l'Automne  i).  Il  sert 
«d'enseignement  aux  rois  et  aux  ministres  et  leur 
«apprend  que  tous  ceux  qui  mettront  à  mort  des 
«innocents  seront  châtiés  par  les  génies  et  les 
«mânes.» 

«Devant   ce    fait  historique  peut  on  douter  de 
«l'existence  des  génies  et  des  mânes2)?:> 

Meh-ti  nous  raconte,  ensuite,  l'histoire  de  Mou-kong 
roi  de  Tchen  qui,  se  trouvant  dans  un  temple,  vit 
apparaître  Kiu-Mang,  le  génie  de  l'Orient,  sous  la 
forme  d'un  oiseau  à  tête  humaine  et  d'autres  aven- 
tures du  même  genre,  rapportées  dans  les  vieilles 
chroniques  et  il  conclut  : 

«Dans  les  vallées  profondes,  dans  les  forêts  et 

«les    lieux    obscurs  où  il  n'y  a  personne,  il  faut 

«croire  qu'il  y  a  des  génies  qui   nous  voient.» 

Les  incrédules,  on  se  l'imagine,  ne  se  tenaient  pas 

pour  battus  et  savaient  répliquer.  La  bonne  foi  d'un 

témoin,    même    de  nombreux  témoins,  n'est  pas  une 

preuve    absolue,    disaient-ils;    nos    sens    sont  sujets  à 

l'erreur  : 

1)  Le  Tchun-tsieou,  le  cimiuièmc  des  livres  canoniques. 

2)  Ce  type  de  légende  est  classique,  on  le  retrouve  dans  toutes 
les  mythologies  ,  dan.s  toutes  les  religions  et  sous  toutes  les  latitudes 
Les  ^histoires;,  contées  par  Meh-ti,  me  rappellent  celles  rassemblées 
par  un  religieux  de  la  Cie.  de  Jésus,  le  R.  P.  Schouppe.  Lui  aussi 
•avait  entrepris  de  convaincre  le  monde  de  l'existence  de  l'Enfer  par 
le  récit  d'anecdotes  tragiques  et  d'apparitions  surnaturelles.  Sa  bro- 
chure intitulée  < l'Enfer-,  parut  vers  l88o. 


152 

«Aujourd'hui ,  ceux  qui  prétendent  qu'il  n'existe 
«pas  de  génies  disent  encore: 

«La  sensation  éprouvée  par  les  oreilles  et  les 
«yeux,    même    de    toute    une  foule,  suffît-elle  à 
«trancher  la  doute?» 
Et    le    philosophe    sentant,    certainement,  qu'il  lui 
était  difficile  de  résister  de  ce  côte,  se  retranche,  alors, 
derrière     un    rempart    inviolable  :    les    paroles    et    les 
actes  des   «saints  rois>.  Il  sait  que  le  religieux  respect 
dont    leur    mémoire    est  entourée  ne  permettra  pas  à 
la  libre  critique  de  s'exercer  : 

«Meh-ti  dit:  Si  la  sensation  éprouvée  par  les 
«yeux  et  les  oreilles  n'est  pas  digne  de  foi,  ne 
«nous  appuyons  pas  sur  elle  pour  éclaircir  nos 
«doutes.» 

«Mais  les  saints  rois  Yao,  Chun,Yu,  Thang, 

«Ouen  et  Wou  sont-ils  dignes  de  foiV» 

«Ils  sont  unaninement  pris  pour  guides.» 

«Puisqu'il  en  est  ainsi,  examinons  leurs  actes.» 

«Quand    Wou  châtia  le  roi  Chéou,  de  la  dy- 

«nastie  Yn,   il  ordonna  à  ses  vassaux  d'offrir  un 

«sacrifice.    Ce  roi  croyait  donc  à  l'existence  des 

«mânes.    S'il    n'y  avait    pas    cru  pourquoi  aurait 

«il    ordonné    de    leur    présenter  des  offrandes  .^  ^) 


i)  Le  fait  auquel  il  esl  (ait  allusion  est  le  suivant:  Le  roi  Chéuu- 
sin  ayant  exaspéré  le  pays  par  sa  tyrannie  et  ses  abominables  cruau- 
tés, le  prince  Wou-Wang  en  profita  pour  l'attaquer.  A  la  première 
lune  de  l'année,  avant  de  livrer  bataille,  il  offrit  des  sacrifices  au  Ciel 
et  accomplit  les  rites  en  l'honneur  des  Esprits.  Il  vainquit  Chéou-Sin 
et  fut  proclamé  emj)ereur  à  sa  place  en  1122  av.  J.  C. 


153 

«Les  rois  des  trois  premières  dynasties  agirent 
«de  façon  analogue.  Ils  firent  construire  le  Temple 
«des  Ancêtres.» 
D'autres  exemples  suivent  encore  et  Meh-ti  poursuit  : 
«D'après  tous  ces  témoignages,  non  seulement 
«les  mânes  existent ,  mais  les  anciens  rois  croyaient 
«aussi    qu'elles    récompensaient    ou  châtiaient  les 
«hommes,  suivant  leurs  œuvres.» 
Puis  le  philosophe  en  revient  â  son  idée  première, 
la  seule,  probablement,  qui  lui  tienne  â  cœur  et  pour 
laquelle  il  s'est  livré  à  toutes  les  tentatives  de  démon- 
strations qui   précèdent: 

«La    croyance    aux    génies    et  aux  exprits,  si 

«elle  est  répandue  dans  l'empire,  servira  de  moyen 

«pour    gouverner    et    rendre  le  peuple  heureux.» 

«Sans    cette    croyance  personne  n'accomplirait 

«plus  son  devoir.» 

«Par  conséquent,  les  rois ,  les  princes,  les  Let- 
«trés,  les  hommes  supérieurs  qui  veulent  le  bien 
«public,  doivent  croire  à  l'existence  des  génies 
«et  des  mânes  et  les  vénérer.  Telle  est  la  doctrine 
«des  saints  rois.» 

Et  maintenant,  il  suffira  de  se  rappeler  les  déclara- 
tions ,  si  nettes ,  du  chapitre  de  V  Amour  Universel  pour 
sentir  la  contradiction  latente  existant  entre  elles  et 
cette  affirmation  : 

«Sans  la  croyance  aux  génies  et  aux  mânes 
«personne  n'accomplirait  plus  son  devoir.» 


154 

Meh-ti  s'est  évertue,  jusqu'à  nous  lasser  par  ses 
perpétuelles  redites,  de  nous  convaincre  que  l'accom- 
plissement des  devoirs  d'homme  à  homme,  l'entr'aidc 
mutuelle,  la  fraternelle  et  universelle  solidarité  deve- 
naient, pour  nous,  une  source  de  profits  immédiats  et 
matériels.  Toute  son  argumentation  tendait  à  nous 
démontrer  que  la  loi  de  V Amour  Universel  x\éX.2\\.Y<^?> 
un  devoir  impératif,  mais  un  mode  avantageux  de 
rapports  réciproques  et  que,  si  nous  nous  aimions  les 
uns  les  autres,  nous  y  trouverions,  mutuellement,  un 
bénéfice  direct. 

Je  ne  voudrais  pas  m'aventurer  à  la  légère,  mais, 
si  l'on  considère  l'animosité  extrême  des  Lettrés  contre 
Meh-ti  et  sa  doctrine  rationaliste  d'universelle  soli- 
darité, si  l'on  pense  à  la  réprobation  qui  a  poursuivi 
sa  mémoire  jusqu'à  nos  jours  i)  l'on  pourra  se  deman- 
der, si  beaucoup  des  considérations  précédentes  ne 
sont  pas.  comme  les  chapitres  sur  l'art  de  la  guerre, 
l'œuvre  de  disciples  trop  bien  intentionnés.  L'hypo- 
thèse n'a ,  en  soi ,  rien  d'invraisemblable.  Je  ne  cherche 
pas  à  faire  de  notre  philosophe  un  négateur  du  monde 
mystérieux  des  êtres  invisibles.  Meh-ti  croyait,  évidem- 
ment ,  aux  génies.  Le  demi  scepticisme  de  Khoung-tse 
a  pu  l'irriter  et  lui  dicter,  par  contradiction,  une 
profession  de  foi  empreinte  de  quelqu'  exagération. 
Admettons,    même,    qu'il    ait   cru   aux    légendes  des 


I)    Un    Lettré    m'a    dit    qu'il    était    encore  actuellement  interdit  de 
parler  des  doctrines  de  Meh-ti  dans  les  écoles  chinoises. 


155 

génies-oiseaux  à  face  humaine.  J'ai  connu  des  Lettrés 
fort  distingués ,  très  imbus  de  culture  européenne  qui, 
tout  en  s'en  cachant ,  ajoutaient  foi  à  des  fables  de 
ce  genre.  Ceci  n'enlèverait  rien  à  la  contradiction 
flagrante  que  je  viens  de  signaler.  Jusqu'à  preuve  cer- 
taine du  contraire,  il  est  donc  permis  de  supposer 
que  des  disciples  inintelligents  ont  essayé,  par  des 
discours  apocryphes,  de  justifier  leur  Maître  de  l'accu- 
sation d'impiété  comme  ils  ont  tenté  de  le  justifier, 
aussi ,  de  celle  d'antipatriotisme. 


II.    LE  DESTIN  —  LE  LIBRE  ARBITRE. 


Bien  avant  Tepoque  de  Meh-ti ,  vers  le  XVe  siècle 
avant  notre  ère,  la  question  de  la  liberté  des  actes  et 
de    la    volonté  d'agir  qui    précède  l'acte  s'était,  déjà 
posée    dans    l'Inde.     Les     penseurs    l'avaient    résolue 
comme  elle  devait ,  forcément ,  l'être  dans  un  pays  où 
la  crrande  loi  du  <  Karma ;> ,  l'enchaînement  éternel  et 
immuable  des  causes  et  des  effets,  constitue  le  fondement 
de  toute  philosophie.  Chaque  acte,  chaque  pensée,  procè- 
dent d'un  autre  acte  et  d'une  autre  pensée.  Toujours,  quel- 
que chose  a  précédé  et  engendré  la  manifestation ,  de 
quelque  ordre  qu'elle  soit ,  que  nous  voyons  se  produire 
ou  que  nous  produisons  nous-mêmes.  Ainsi,  les  événe- 
ments et  les  êtres  sont,  à  l'infini,  déterminés  les  uns 
par  les  autres.  A   côté   de    mobiles   extérieurs,  de  la 
grosse  trame  de  cet  enchaînement  de  transformations 
(jui    constituent  l'existence  ,  les  sages  hindous  avaient 
su  découvrir  les  fils  plus  ténus  des  causes  intimes  que 
l'individu    porte  en  lui  :  qui  sont  lui.  C'est  parce  que 
tu  es  tel,  toi,  que  la  constitution  propre  de  ton  être 
renferme     tels     éléments    que    ceux-ci    détermineront 
telles  œuvres  spéciales  que  tu  accompliras: 


«  . 

e 

« 
« 
« 


157 

«Toutes    les    œuvres    possibles    procèdent  des 
«attributs    (ou    des    qualités)  naturels.  Celui   que 
trouble    l'orgueil    s'en    fait  honneur  à  lui-même 
«et  dit:  «j'en  suis  l'auteur.» 

Tout  homme,  malgré  lui-même,  est  mis  en 
action  par  les  attributs  (ou  les  qualités  inhé- 
rentes à)  de  sa  matière.» 

[Bhagavad-Gîtâ.] 

Parmi  les  philosophes  connus  de  Meh-ti ,  certains, 
comme  devait  le  faire,  en  des  temps  plus  modernes, 
le  célèbre  Tchou-hi,  avaient,  sans  doute,  exprimé 
de  semblables  idées  i).  Toutefois ,  Meh-ti  ne  nous  dé- 
signe aucun  de  ses  penseurs,  tandis  qu'il  accuse 
Khoung-tse  et  ces  disciples ,  de  pervertir  les  sentiments 
du  peuple,  de  le  pousser  à  s'abandonner  à  l'inertie  et 
à  tous  ses  mauvais  penchants  en  lui  prêchant  le  fata- 
lisme. L'accusation  est  étrange.  Nul  plus  que  Khoung- 
tse  n'a  exhorté  les  hommes  à  travailler ,  sans  relâche , 
à  leur  perfectionnement  physique  et  mental.  Sans 
doute,  ce  Maître  croit  à  l'enchaînement  des  causes 
et  des  effets  : 

«Les  êtres  de  la  nature  ont  une  cause  et  des 
«effets;  les  actions  humaines  ont  un  principe  et 
«des  conséquences.  [La  Grande  Etude  L] 


1)  L'homme,  ainsi  que  les  autres  êtres  produits,  obéissent  cliacun 
à  leur  propre  principe  ou  raison  d'être,  aux  lois  spéciales  de  leur 
propre  nature.  >  (Tchou-hi). 


158 

Mais  le  propre,  précisément,  de  son  système  —  et  ce 
point  lui  est,  justement,  commun  avec  son  adversaire  — 
c'est  de  s'accommoder  des  conséquences  de  causes 
sur  lesquelles  il  n'a  pas  eu  d'action  ,  telles ,  par  exemple, 
que  les  facultés  de  ses  contemporains.  Sans  chercher 
à  leur  demander  d'être  ce  que  leur  nature  propre  ne 
leur  permet  pas  d'être,  il  s'efiforce  de  tirer  parti  de 
chacun  d'eux,  suivant  ses  aptitudes,  pour  le  bien 
général  de  la  Société  ^). 

Autant  que  l'incertitude  de  textes  très  altérés  peut 
nous  le  permettre ,  nous  devons  croire  que  Meh-ti 
s'attaquait  à  une  fraction  d'ignorants ,  se  parant  peut- 
être  du  titre  de  disciples  de  Khoung-tse,  qui  avaient 
porté  jusqu'  en  ses  plus  extrêmes  conséquences  la 
croyance,  assez  mal  définie,  au  «Décret  céleste.» 

Qu'est-ce  que  le  «Décret  céleste»?  —  A  peu  près 
ce  qu'  en  d'autres  pays  l'on  a  nommé  «la  volonté  de 
Dieu  ou  des  dieux.»  C'est  la  même  idée  d'interven- 
tion, dans  les  affaires  humaines,  d'une  puissance 
supérieure  agissant  d'une  façon  occulte.  La  seule 
différence  que  nous  y  relevions  est  que ,  chez  les  peu- 


I)  Le  Lun-Vu  (livre  des  entretiens  philosophiques)  rapporte  le  trait 
suivant:  cPe-niéou  (un  disciple  de  Koung-tse)  étant  malade,  le  philo- 
fsophe  demanda  à  le  voir.  Il  lui  prit  la  main  à  travers  la  croisée 
«et  dit:  <.Je  le  perds!  C'était  la  destinée  de  ce  jeune  homme  qu'il 
*eut  cette  maladie.  C'était  sa  destinée  !>  Pourrait  on  songer  à  déduire 
d'une  exclamation  de  ce  genre,  ou  de  qiielqu'  autre  semblable,  que 
Khoung-tse  profe.'îsait,  systématiquement,  des  doctrines  fatalistes? 


159 

pies  où  règne  la  croyance  en  un  dieu  personnel ,  sa 
volonté  est  une  volonté  s'exprimant,  se  manifestant 
comme  la  nôtre.  L'antropomorphisme  de  cette  con- 
ception nous  la  rend  immédiatement  intelligible.  Il 
n'en  va  pas  de  même  en  Chine  où ,  pour  nous  faire 
une  idée  nette  de  ce  que  signifie  le  «Décret  céleste 
il  faudrait  commencer  par  comprendre  parfaitement 
ce  que  les  Chinois  entendent  par  le  Ciel.  On  se  rap- 
pellera que  cette  question  fut  le  point  de  départ  de 
la  grande  querelle  entre  les  jésuites  et  les  dominicains  , 
missionnaires  en  Chine  au  XVIIIe  siècle.  Je  ne  songe 
pas  à  exposer  ici ,  en  détail ,  les  diverses  acceptions 
dans  lesquelles,  suivant  les  différents  philosophes, 
peut-être  pris  le  terme  Ciel  ^).  Ce  serait  sortir  du 
cadre  de  cette  étude.  Il  est  toutefois  certain  que 
l'Empereur  suprême  (Chang-ti)  est  pour,  une  grande 
majorité  de  Chinois,  un  être  réel  un  souverain  des 
Génies  et  des  Mânes.  Mais  ce  personnage  n'est  aucu- 
nement revêtu  des  attributs  que  nous  sommes  habitués 
à  prêter  au  Dieu  des  nations  chrétiennes.  Il  suffit  de 
parcourir  quelques  ouvrages  chinois  pour  constater 
que  le  Ciel  (Thien)  est,  pour  les  Lettrés,  tout  autre 
chose  qu'un  être  personnel.  Ils  voient  en  lui  le  Prin- 
cipe primordial ,  la  Raison  suprême ,  la  Substance 
universelle.    Dès    lors,  le  «Décret  céleste»  prend  une 


I)  Ou  plus  exactement,  les  divers  termes  chinois  que  nous  tradui- 
sons uniformément  par  Ciel.  Les  deux  principaux  sont  Thien  le  ciel, 
Chang-ti  l'Empereur  suprême. 


i6o 

toute  autre  signification.  Nous  pouvons  l'entendre 
comme  la  Loi  universelle  régissant  tous  les  êtres, 
nous  pouvons  voir,  le  «Décret  du  Ciel»  dans  chacune 
des  lois  particulières  émanant  de  cette  grande  loi 
directrice ,  dans  chacune  des  manifestations  matérielles 
qui  en  sont  le  produit.  Si,  partant  de  cette  concep- 
tion, l'on  en  vient  à  affirmer:  le  «Décret  céleste» 
préside  a  tout  événement ,  il  dirige  toutes  choses ,  rien 
ne  se  fait  que  par  lui:  on  a  proclamé  l'immuabilité 
et  la  perpétuelle  activité  des  lois  de  la  nature  dans 
le  domaine  psychique  comme  dans  le  domaine  ma- 
tériel. L'on  admettra  qu'il  y  a  quelque  distance  de 
ce  principe  à  celui  qui  dicte,  par  exemple,  le  fata- 
lisme des  musulmans. 

Si  nous  revenons,  au  contraire,  à  la  majorité,  peu 
éclairée,  pour  qui  le  Ciel  se  résume  en  l'Empereur 
suprême ,  nous  comprenons  ,  sans  peine ,  comment  le 
«décret  céleste»  a  pu,  pour  elle,  prendre  la  forme 
d'une  doctrine  fataliste.  En  dépit  de  toutes  les  subti- 
lités théologiques,  ne  doit-il  pas  en  être  rationnelle- 
ment ainsi  chaque  fois  que  l'on  admet  le  dogme  d'une 
volonté  divine  régissant  le  monde.  La  liberté  implique 
l'isolement  absolu  et  l'indépendance  absolue.  Elle  ne 
peut  exister  là  où  il  y  a  engendrement ,  influences 
subies,  et  surtout  entière  sujétion  à  une  puissance 
dominatrice.  Le  croyant  au  «décret  de  l'Empereur 
suprême»  ou  à  la  volonté  directrice  d'un  dieu  devrait, 
s'il  raisonnait  logiquement ,  en  arriver  à  l'attitude  com- 
battue par  Meh-ti  et  se  dire: 


«: 


i6i 


cSi  mon  destin  veut  que  je  sois  riche,  je 
«serai  riche  s'il  veut  que  je  sois  pauvre,  je  serai 
«pauvre.  Si  le  pays  est  troublé  c'est  l'effet 
«de  la  destinée.  Si  je  meurs  jeune  c'est  que  telle 
«était  ma  destinée.» 
Pareils  raisonnements  se  sont  produits  sous  toutes  les 
latitudes.  Notre  philosophe  craint  leurs  effets  néfastes  : 

«Si  la  destinée  est  si  puissante,  inutile  de  son- 
«ger  à  lui  résister.  Voilà  comment  l'on  parle  du 
«haut  en  bas  (de  la  Société).» 

«Alors  il  serait  inutile  aussi  que  chacun  tra- 
«vaillât  selon  son  état,  que  l'on  fit  de  bonnes 
«actions,  que  l'on  s'occupât  à  améliorer  sa  situa- 
«tion  et  à  chercher  les  moyens  d'éviter  les  maux.» 

«Alors  le  royaume  tomberait  dans  un  désordre 
«complet  et  finirait  par  périr.» 

Craintes  vaines.  Quelques  déprimantes  que  puissent 
être  certaines  doctrines  et  quelque  grande  que  puisse 
être  leur  action  sur  les  hommes,  ceux-ci  leur  échap- 
pent toujours  pour  une  grande  part.  C'est  qu'à  côté  de 
l'esprit  qui  raisonne,  argumente  et  rêve ,  d'autres  élé- 
ments coexistent  dans  l'organisme  humain  et  que  ces  élé- 
ments veulent  vivre,  agir  ,  se  mouvoir  selon  leur  nature  : 
«Tout  homme,  malgré  lui-même,  est  mis  en 
«action  par  les  qualités  inhérentes  à  sa  matière  ^).» 

Les    fidèles    à    qui    Calvin   prêchait   la  doctrine  de 


I)  Bagavad  Gîtâ. 

II 


l62 

la  prédestination  auraient  dû  se  dire  que ,  puisque  , 
de  toute  éternité,  Dieu  a  décrété  le  salut  des  uns 
et  la  perte  des  autres ,  puisque  certains  sont  «.pré- 
«parés  pour  la  perdition-»  et  certains  «préparés  pour 
«la  gloire  i)»  il  était  tout  à  fait  indifférent  qu'ils 
allassent  au  Temple  accomplir  leurs  dévotions.  Ils 
s'y  rendaient,  cependant,  avec  empressement,  et 
cela  non  point  tant  parce  qu'ils  se  jugeaient  parmi 
les  bienheureux  «élus»  par  le  bon  plaisir  divin ,  mais 
parce  qu'ils  portaient  en  eux  une  tendance  naturelle 
à  la  religiosité  et  satisfesaient  par  les  pratiques  dévotes 
à  certains  de  leurs  instincts  intimes. 

Le  fatalisme  des  musulmans,  que  l'on  considère  sou- 
vent, comme  la  cause  de  leur  décadence  actuelle,  ne  les 
a  pas  empêchés  d'être,  jadis,  des  conquérants  hardis,  de 
fonder  des  empires  et  des  civilisations  brillantes  ;  pro- 
bablement parce  qu'  à  cette  époque,  le  sang  des 
fidèles  du  Prophète  avait  une  vitalité ,  une  vigueur 
qu'il  a  perdues  depuis. 


Meh-ti  paraît  surtout  viser  à  imprégner  la  conscience 
populaire  du  sentiment  de  la  responsabilité.  Il  veut 
que  ce  sentiment  se  présente  d'une  façon  nette  et 
simpliste.  Dans  la  forme,  un  peu  vulgaire,  des  conseils 
qu'il  donne  aux  gouvernants,  nous  sentons  qu'il  leur 
dicte  le  langage  qu'ils  devront  tenir  au  peuple  illettré, 

I)  EpUie  de  l'ApAtre  Paul  aux  Romains  IX. 


i63 

peu  apte  à  goûter  les  complexités  multiples  des  théo- 
ries philosophiques.  Il  s'attache  d'abord  à  convaincre  le 
Pouvoir  de  l'influence  néfaste  des  doctrines  qu'il  combat: 

«Meh-ti  dit:  Tous  les  rois  des  temps  passés 
«désiraient  que  leur  royaume  fût  riche ,  sa  popu- 
«lation  nombreuse  et  les  lois  observées.  Ils  n'y 
«parvenaient  pas.» 

»  Pourquoi?» 

«Parce  qu'il  se  trouvait,  parmi  le  peuple, 
«beaucoup  de  gens  qui  adhéraient  au  système  de 
«la  destinée.» 

«Les  gouvernants  désireux  du  bien  public 
«doivent  extirper  ce  principe  funeste.» 

«Se    servir   des  discours  que  tiennent  les  par- 
«tisans    de   la    destinée    c'est    détruire   la  justice 
«dans  le  monde.» 
Meh-ti    va    nous   dire  pourquoi  et  nous  donner  un 
échantillon  de  ces  discours  qu'il  réprouve: 

«Les  fatalistes  disent:  Quand  le  roi  récompense 
«un  homme  c'est  que  sa  destinée  le  veut  ainsi 
«et  non  pas  parce  qu'il  est  un  sage.  Quand  le 
«roi  châtie  un  homme  c'est  que  sa  destinée  le 
«veut  ainsi  et  non  pas  parce  qu'il  est  coupable.» 

«En  suivant  ce  principe  personne  n'accompli- 
«rait  plus  son  devoir.  Le  peuple  désapprouverait 
«les  châtiments  infligés  par  l'autorité.» 

«Les  fatalistes  sont  responsables  de  ce  que 
«produisent  les  principes  qu'ils  répandent.  Ils  nui- 
«sent  à  la  morale.» 


164 

Le    philosophe    reprend    ensuite    des    faits  tirés  de 
l'antiquité  et  veut  s'en  servir  comme  d'arguments. 

«D'après    le    texte  de  l'histoire    canonique  (le 
«Chou-king)  il  est  nettement  dit  que  le  roi  Thang 
«châtia  le  roi  Kie  non  parce  que  la  destinée  de 
«celui-ci  le  voulait ,  mais  parce  que,  par  sa  propre 
«faute   et  sans  y  être  contraint,  il  avait  eu  une 
«mauvaise  conduite.» 
Le  roi  Kie  nous  est  dépeint  dans  les  anales  chinoises 
comme    un    abominable    tyran,    son    vassal  le  prince 
Thang  en  le  détrônant  pour  prendre  sa  place ,  invoqua 
précisément,    pour    se   justifier  «l'ordre  du  Ciel»  qui 
commandait  son  châtiment  et  non  l'utilité  de  se  débar- 
rasser d'un  despote  malfaisant.  Dans  les  deux  discours 
de  Thang,  relatés  dans  le  Chou-king,  celui-ci  insiste 
fortement  sur  le  fait  qu'il  a  servi  d'instrument  au  Ciel. 
Meh-ti  envisage  maintenant  les  mêmes  exemples  à 
un  autre  point  de  vue  : 

«Quand  les  mauvais  rois  Kie  et  Cheou  1)  (Cheou- 
«sin)  régnaient,  le  pays  était  en  proie  à  des  trou- 

i)  Un  passage  du  Chou-king,  concernant  ce  souverain,  nous  donne 
une  idée  de  l'acception  courante  dans  laquelle  était  prise,  à  cette 
époque,  l'expression  décret  céleste.  Tsou-Y  annonce  au  roi  Chcou-sin 
une  importante  victoire  du  prince  Wen-Wang  qui  projetait  de  le  ren- 
verser du  trône  (la  mort  l'empcclia  de  poursuivre  son  dessein,  qui  fut 
réalisé  par  son  fds  Wou-Wang).  Il  déjjeint  au  souverain  menacé  cpie 
ses  crimes  ont  lassé  le  peuple  et  le  Ciel  et  qu'il  n'a  aucun  appui  à 
attendre:  <  Le  roi  dit:  Hélas!  hélas!  la  destinée  de  ma  vie  ne  repose-t- 
elle pas  sur  les  décrets  du  ciel?)  Tsou-Y  se  retira  en  disant:  Hélas! 
hélas!  quoi  donc!  avec  des  crimes  si  nombreux,  peut-on  espérer  dans 
les  décrets  du  Ciel?» 


i65 

«blés.  Quand  les  rois  Thang  (Tching-Thang)  et 
«Wou  (Wou-Wang)  prirent  le  sceptre  le  royaume 
«fut  en  paix.» 

«C'est  donc  la  vertu  des  rois  Thang  et  Wou 
«qui  mirent  la  paix  dans  le  royaume ,  tandis  que 
«s'était  la  faute  de  Kie  et  de  Cheou  s'il  était 
«troublé.» 

«Tout  ceci  dépandait  donc  de  la  manière  de 
«gouverner  et  ne  venait  point  de  la  destinée.» 


«Les  fatalistes  ne  comprennent  pas  cela.  Ils 
sont  de  faux  amis  du  peuple.» 

«Si  tout  dépendait  réellement  de  la  fatalité 
pourquoi  les  bons  rois  se  donnneraient-ils  tant 
de  peine  pour  le  bien  public.''» 


Les  enseignements  de  Meh-ti  sur  la  question  de  la 
liberté  de  vouloir  et  d'agir  n'offrent,  on  a  pu  le  con- 
stater, qu'un  très  médiocre  intérêt.  La  question  n'est, 
du  reste  .  pas  réellement  abordée  et  le  philosophe  s'en 
tient  à  des  redites  qui  de  son  temps,  déjà,  devaient 
être    bien    banales.    Il    convient,    toutefois,    avant  de 
porter  un  jugement  sur  lui,  de  tenir  compte  des  rema- 
niements,   des    altérations    qu'a   subi  le  texte  de  ses 
discours.    Les    réserves,    touchant  le  rôle  possible  de 
ses    disciples,    que  j'ai  faites  en  plusieurs  endroits  et 
notamment  au  sujet  des  passages  traitant  des  Génies 
et  des  Mânes  s'imposent  également  ici.  Quoi  qu'il  en 
soit,   il  serait  difficile  de  supposer  que  Meh-ti  ait  eu 


i66 


sur  la  liberté  des  actions  et  de  la  volonté  une  doctrine 
personelle.  On  serait  plutôt  tenté  de  croire  qu' 
ennemi  de  toute  discussion  qui  lui  paraissait  dépasser 
les  objets  intéressant  immédiatement  le  côté  matériel 
de  la  vie  sociale  il  n'ait  rien  enseigné  à  ce  sujet.  En 
face  d'indolents  trop  portés  à  se  décharger  sur  les 
puissances  supérieures  du  soin  de  toutes  choses  le 
philosophe  a,  peut  être  tout  simplement  émis  dans 
le  style  de  l'époque,  ce  précepte  commun  à  tous  les 
hommes  d'action  : 

«Aide-toi,  le  ciel  t'aidera.» 
Je    serais   bien   près  pour  ma  part ,  de  m'arrêter  à 
cette  idée. 


Chapitre  V. 

MELANGES. 


I.  PAROLES  CANONIQUES. 


On  trouve  dans  le  Traite  de  Meh-ti,  un  chapitre 
spécial  dont  certains  passages  ont  déjà  été  reproduits 
à  la  fin  de  l'exposé  sur  le  gouvernement.  Les  textes 
compris  dans  ce  chapitre  passent  pour  être  la  trans- 
cription textuelle  de  paroles  prononcées  par  le  philo- 
sophe ou,  peut-être  même,  pour  avoir  été  écrits  de 
sa  main.  Ce  chapitre  est  l'un  des  plus  obscurs  de 
tout  l'ouvrage ,  un  de  ceux  ou  le  texte  paraît  le  plus 
altéré.  Il  est  accompagné  de  notes  marginales  et  de 
commentaires  par  lesquels  on  a  voulu  interpréter  la 
pensée  du  Maître.  Dans  leur  état  actuel,  avec  les 
altérations  qu'elles  ont  subies,  ces  notes  ne  sont  pas 
moins  confuses  que  le  texte  qu'elles  prétendent  éclaircir. 
Enfin,  les  sentences  et  préceptes  donnés  pour  être 
textuellement  de  Meh-ti  sont  reproduits  deux  fois 
suivant    un    agencement    différent.  Mon  collaborateur 


i68 


chinois  et  moi ,  avons  jugé  prudent  de  profiter  ici 
des  sages  avis  du  penseur  que  nous  lisions  et  de  ne 
pas  nous  aventurer  témërai renient  au-delà  de  nos 
forces. 

Nous  n'avons  pas ,  je  le  répète ,  songé  un  seul 
instant  à  faire  œuvre  de  sinologues,  de  philologues 
et  à  nous  adresser  au  monde  des  savants  spécialistes. 
Ce  n'est  ici  qu'un  ouvrage  de  vulgarisation  destiné  au 
public  lettré  et  l'on  y  a,  à  dessein  ,  laissé  de  côté  tout 
ce  qui ,  par  suite  des  difficultés  très  grandes  du  texte, 
aurait  été  susceptible  d'être  interprêté  de  façon  erronée. 
On  ne  trouvera  donc,  ci-dessous,  que  quelques  unes  — 
la  moindre  partie  —  des  «Paroles  canoniques». 

«Quand  on  se  livre  à  une  recherche,  il  faut 
«chercher  avec  persévérance  jusqu'à  épuiser  la 
«question.» 

«Traiter  autrui  comme  soi-même,  cela  est 
«grand.» 

«Pour    accomplir  de  belles  actions  il  faut  être 
«courageux.» 
Une  note  à  la  suite  de  cette  maxime  dit  : 

«Lors  qu'on  veut  accomplir  quelque  belle  action 
«il  faut  la  faire  et  oublier  les  peines  (qu'elle  peut 
«entraîner).» 

«La  véritable  gloire  est  doublement  de  la  gloire.» 

«Se  proposer  le  bien  d'autrui  et  pouvoir 
«s'abaisser  (pour  lui)  est  la  manifestation  d'un 
«cœur  droit.  Rien  n'égale  la  droiture.» 


169 

«L'exagération    de  la  piété  filiale  n'est  pas  le 
«juste  milieu  (c'est-à-dire  la  vertu).» 
Une  note  dit  : 

«Pratiquer  la  piété  filiale  d'une  façon  exagérée 
«n'est  pas  de  la  vertu.» 

«S'aider  .soi-même  c'est  avoir  une  espérance.» 

«Il  ne  faut  pas  s'appu3^er  sur  son  autorité  et 
«gaspiller  les   richesses.» 

«L'homme  énergique  réussira  toujours  ce  qu'il 
«s'efforcera  d'accomplir.» 

«Sur  la  terre,  l'homme  ne  fait  que  sentir  et  exer- 
«cer  son  intelligence.* 

«Faire  dégénérer  en  dispute  une  discussion 
«scientifique  est  l'acte  d'un  esprit  inférieur.» 

«Lorsqu'une  chose  vous  a  réussi  il  faut  tâcher 
«que  les  autres  la  fassent  aussi.» 

«La  médisance  est  un  grand  mal  mais  la  répu- 
«tation  qui  triomphe  d'elle,  en  la  réfutant,  en 
«devient  plus  haute.» 

«En  louant  ce  qui  est  vrai  l'on  prouve  que 
«l'on  possède  un  réel  savoir.» 

«Lorsqu'un  homme  est  recommandable  par  sa 
«science  littéraire  c'est  une  véritable  recomman- 
«  dation.» 

«Lorsqu'on  possède  un  grand  savoir  il  faut  faire 
«part  de  ses  connaissances  aux  autres.» 

«Celui  qui  sait  distinguer  le  temps  opportun 
«est  en  union  avec  les  circonstances.» 

«Un  roi  n'est  qu'un  nom.» 


I/o 

«Quand  on  veut  acquérir  un  mérite  il  faut  pas, 
«pour  le  faire,  attendre  un  moment  précis  comme 
«lorsqu'on  veut  porter  des  vêtements  de  fourrure  ^).» 

<vSe  faire  approuver  en  tout  est  l'avantage  de 
«l'éloquence.» 

«Celui  qui  fait  du  tort  aux  autres  se  fait  grand 
«tort  à  lui-même.» 

«L'humanité  c'est  l'amour,  la  justice  est  le 
«profit  (qu'on  en  retire).» 

«Ce  qui  constitue  l'humanité  est  (le  sentiment) 
«intérieur.  La  justice  (en)  est  (la  manifestation) 
»cxtérieure.» 


I)  Qui  s'endossaient,  à  une  date  officielle.  Un  peu  comme  les  toi- 
lettes et  les  chapeaux  d'hiver  des  femmes  font  leur  apparition  en  masse 
le  jour  de  la  Toussaint  dans  les  pays  du  centre  de  l'Europe. 


V 
I 

IL    OPINIONS  DIVERSES. 


«Si  les  mauvaises  paroles  n'entrent  pas  dans 
»les  oreilles  ,  si  elles  ne  sortent  pas  de  la  bouche, 
«si  le  cœur  ne  nourrit  pas  la  pensée  de  nuire 
«à  autrui,  les  malveillants  ne  seront  point  à 
«craindre^).» 

«La  discussion  sert  à  mettre  en  lumière  le 
«pour  et  le  contre,  à  examiner  la  situation  d'un 
«royaume  bien  ou  mal  gouverné,  à  élucider  les 
«raisons  des  divergences,  à  scruter  le  vrai  et  le 
«faux,  à  trancher  les  doutes.  Elle  sert  à  appro- 
«fondir  les  causes  de  tout  ce  qui  existe.» 

«Il  existe  des  causes  qui  ont  produit  des  effets 
«identiques,  cependant  ces  causes  ne  sont  pas 
«nécessairement  identiques.» 

«Quand  deux  coqs  se  battent  (dans  les  com- 
«bats  de  coqs)  ce  ne  sont  pas  deux  coqs  qui  se 
«battent,  ce  sont  des  hommes  qui  font  battre 
«des  coqs.» 


I)    On  pourrait  trouver  des  opinions  analogues  dans  les  oeuvres  de 
Tolstoï. 


172 


«Ou-tna  dit  à  Meh-ti  :  Ceux  qui  blâment  leurs 
«contemporains  et  louent  les  anciens  rois  ressem- 
«blent    à  ceux  qui  loueraient  des  os  desséchés.» 

«Meh-ti  répondit:  Ce  qui  fait  vivre  l'empire  ce 
«sont  les  enseignements  des  anciens  rois.  Louer 
«les  anciens  rois  c'est  louer  ce  qui  fait  vivre 
«l'empire.» 

«Quand  des  discours  peuvent  élever  la  niora- 
«lité  il  faut  les  conserver.  Ceux  qui  ne  peuvent 
«contribuer  à  élever  la  moralité  ne  doivent  pas 
«être  conservés.  Perpétuer  de  telles  paroles  est 
»racte  de  gens  légers.  « 

«Meh-ti  avait  envoyé  Kao-che  au  royaume  de 
«Oui.  Le  roi  de  ce  pays  lui  donna  une  haute 
«situation  avec  de  grands  appointements.» 

«Pendant  trois  audiences  Kao-che  exposa  au 
«roi  tout  ce  qu'il  avait  à  lui  dire,  mais  celui-ci 
«ne  tint  pas  compte  de  ses  conseils.» 

«Alors  Kao-che  le  quitta  et  se  rendit  dans  le 
«royaume  de  Tsy.» 

«A  son  retour  il  dit  à  Meh-ti.  A  cause  de 
«vous,  le  roi  m'a  élevé  à  de  hautes  fonctions 
«et  m'a  attribué  de  gros  ai)pointements  ;  mais  il 
«n'a  pas  écouté  mes  conseils  et  je  l'ai  quitté. 
«Croyez- vous  que  le  roi  de  Oui  ne  va  pas  me 
«considérer  comme  un  fou  .'' > 

«Meh-ti  répondit:  Vous  avez  parfaitement  agi 
«en  le  quittant.  Si  l'on  vous  appelle  fou ,  quel 
«mal  en  aurez-vous.^> 


173 

»Jadis  la  même  aventure  advint  à  Tcheou- 
Kong-tan.  Tous  ses  contemporains  le  traitèrent 
«de  fou  ,  mais  la  postérité  a  loué  ses  vertus  et 
«exalté  son  nom  jusqu'à  nos  jours.» 

«Kao-che  dit:  En  effet,  j'ai  bien  agi.  Autre- 
«fois  vous  avez  dit:  L'homme  vraiment  ami  de 
«l'humanité  repousse  les  honneurs  que  veut  lui 
«donner  un  roi  sans  principes.  Le  cas  s'est 
«présenté.» 

«Alors  Meh-ti  loua  Kao-che  en  présence  d'autres 
«disciples.» 

«Les  prétendus  sages,  selon  le  monde,  se 
«fâchent  si,  lorsqu'ils  sont  pauvres ,  on  les  déclare 
«riches.  Cependant,  alors  qu'ils  sont  dénués  du 
«sentiment  de  la  justice,  si  on  les  proclame 
«justes ,  ils  sont  satisfaits.  Cela  n'est-il  pas  dérai- 
«sonnable.'*» 

«Meh-ti  dit:  Si  l'on  propose  à  un  de  nos  con- 
«temporains  de  tuer  un  porc  et  qu'il  ne  soit  pas 
«en  état  de  le  faire,  il  refusera.  Mais  si  on  lui 
«propose  d'être  ministre  du  royaume,  bien  qu'il 
«n'en  soit  pas  capable  il  acceptera  tout  de  même. 
N'est-ce  point  déraisonnable?) 


« 


r» 


«Kong-mong  dit  à  Meh-ti:  «Le  sage  ne  parle 
«que  lonsqu'il  est  interrogé,  de  même  qu'une 
«cloche  résonne  quand  on  la  frappe  et  sans  cela 
«reste  silencieuse.» 


174 

«Meh-ti  repondit:  Vos  paroles  ont  trois  faces, 
«vous  n'en  connaissez  qu'une  et  vous  ne  la  com- 
« prenez  pas  » 

«Si  les  rois  se  conduisent  mal  et  qu'on  aille 
«les  reprendre  on  dit  que  cela  est  irrespectueux.» 

«Si  leur  entourage  s'unit  pour  leur  faire  des 
«remontrances  on  dit  que  c'est  une  conspiration.» 

«Le  sage  doute  que  ces  appréciations  soient 
«justes.» 

«Si  les  rois  administrent  bien  leurs  Etats  c'e.st 
«toujours    en  suivant  les  conseils  des  sages.» 

«Il  est  donc  profitable  aux  rois  que  ceux-ci 
«résonnent  alors  même  qu'ils'  ne  sont  point 
«frappés  comme  la  cloche  (qu'ils  donnent  leurs 
«avis  sans  attendre  qu'on  les  leur  demande).» 

«Si  les  rois  se  livrent  à  des  actes  extravagants 
«et  iniques,  à  des  actions  qui  ne  profitent  à 
«personne ,  alors ,  quoique  n'ayant  pas  été  frappés 
«comme  la  cloche,  les  sages  sonneront.» 

«Vous,  vous  prétendez  que  les  sages  attendent 
«en  silence  qu'on  les  interroge  et  que  si  on  ne 
«les  y  invite  pas  ils  ne  donnent  pas  leur  avis. 
«Ce  que  vous  appelez  un  sage  n'est  pas  vraiment 
«un  sage.> 

«Meh-ti  dit:  Notre  siècle  est  troublé.  On  y 
«rencontre  beaucoup  de  gens  à  la  recherche  de 
«jolies  filles  mais  peu  qui  cherchent  le  Bien.» 


175 

«Un  jour  Kong-mong  ayant  revêtu  un  costume 
«de  Lettré  gradué  ,  alla  voir  Meh-ti  et  lui  demanda 
«si  un  Lettré  devait  commencer  par  revêtir  les 
«vêtements  de  son  grade  et  s'en  aller  ensuite 
«enseigner  le  monde  ou  s'il  convenait  d'intervertir 
«ces  deux  actes.» 

«Meh-ti  répondit:  Il  n'est  nul  besoin,  pour 
«enseigner,  d'endosser  un  habit  spécial.» 

«Meh-ti  dit  à  certains  de  ces  disciples  :  Pourquoi 
«n'étudiez-vous  pas.!*  Ceux-ci  répondirent.  Dans 
«notre  famille  personne  ne  s'adonne  à  l'étude.* 

«Meh-ti  répliqua:  Votre  réponse  est  mau- 
«vaise.  Est-ce  que  celui  qui  désire  un  bien  dit: 
«Personne  dans  ma  famille  ne  le  désire  donc  je 
«ne  dois  pas  le  vouloir.  Est-ce  que  celui  qui 
«poursuit  la  richesse  dit  :  Dans  ma  famille  personne 
«  ne  la  convoite  donc  je  ne  dois  pas  la  vouloir.!*» 

«Kao-tse  dit  à  Meh-ti:  ,  En  gouvernant  un 
«royaume  je  m'inspire  des  bons  principes.* 

«Meh-ti  répondit:  Gouverner  selon  les  bons 
«principes  est  ceci:  Les  paroles  que  la  bouche 
«prononce,  le  corps  les  accomplit.  Toi  tu  ne 
««fais  que  parler,  tu  n'agis  point.  Ton  corps  se 
comporte  ainsi  d'une  façon  anormale.» 

«Si  tu  n'es  pas  en  état  de  gouverner  ton  corps 
«comment  peux-tu  gouverner  un  royaume .?  Com- 
«mence  par  te  gouverner  toi-même.» 


176 

«Meh-ti  voyageait  dans  le  royaume  de  Tsou. 
«Il  voulait  voir  le  roi.  Celui-ci  s'excusa  sur 
«sa  vieillesse  et  délégua  Mou-ho  pour  voir 
«Meh-ti. 

«Meh-ti exposa  ses  doctrines  à  l'envoyé.  Celui-ci, 
«très  satisfait,  dit  à  Meh-ti:  Vos  paroles  sont 
«vraiment  bonnes,  mais  les  rois  sont  de  hauts 
«personnages,  ils  ont  l'habitude  de  dire:  Ce  que 
«fait  un  homme  vil  (un  manant)  nous  ne  pou- 
«vons  le  faire  nous  même.» 

«Meh-ti  répondit:  Vraiment.?  —  Quand  l'em- 
»pereur  prend  pour  se  guérir  la  médecine  extraite 
«d'une  plante  est-ce  qu'il  se  dit:  Ceci  provient 
«d'une  petite  plante  vulgaire,  je  ne  le  prendrai 
«point.''»  , 

«Les  agriculteurs  paient  l'impôt  en  nature.  Le 
«roi  se  sert  des  grains  pour  son  usage  et  pour 
«offrir  des  sacrifices  au  Ciel.  Est-ce-qu'il  dit:  Je 
«ne  me  servirai  pas  de  ce  qui  provient  de  gens 
«vils  (du  peuple)."*» 

«Est-ce  que  les  vilains  ne  valent  pas  la  plus 
«ordinaire  des  plantes  médicinales.-'» 

«Vous  et  votre  roi  devez  savoir  comment  agit 
«le  roi  Thang.» 

«Ce  roi  allait  voir  Y-ing.  Le  fils  de  Phong 
«conduisait  la  voiture  royale.  Celui-ci  demanda  en 
«cours  de  route:  Ou  se  rend  Votre  Majesté .^> 

«Le  roi  répondit:  Je  vais  voir  V-ing.  Le  con 


177 

«ducteur  dit  :  Ce  Y-ing  est  un  homme  du  peuple  i). 
«Si  Votre  Majesté  veut  le  voir  il  sera  préférable 
«de  le  mander  auprès  d'Elle.  Pourquoi  ce  vilain 
«serait-il  si  honoré?» 

«Le  roi  répondit:  Tu  ne  sais  ce  que  tu  dis: 
«Je  suppose  qu'il  y  ait  un  médicament  améliorant 
«la  vue  et  l'ouïe.  Je  te  persuaderai  certainement 
«de  le  prendre.  Ce  Y-ing  est  semblable  à  un 
«bon  remède  pouvant  procurer  du  bien  au 
«royaume  (par  ses  sages  conseils).  Et  toi  tu  cher- 
«ches  à  me  dissuader  de  l'aller  voir.  C'est  que 
«tu  ne  me  veux  pas  de  bien.» 

«Et  le  roi  le  congédia  ne  le  voulant  plus 
«comme  conducteur.» 

«Chen-t'ou-ti  dit  à  Tchéou-Kong:  Pourquoi 
«mépriserait- on  les  hommes  des  cla.sses  inférieures  ? 
«Les  perles  sortent  des  eaux  boueuses  et  pour- 
«tant  tous  les  princes  les  apprécient.  Que  l'on 
«change  donc  d'opinion,  (Extrait  des  notes  prises 
par  Meh-ti  dans  ses  moments  de  loisir).» 

«Tse-king    me  demanda:  Est-il  utile  de  beau- 
coup   parler.?   —    J'ai  répondu:  Les  grenouilles 
crient    nuit    et  jour,   leur  langue  sèche  et  per- 
«  sonne  ne  les  écoute.    Il  est  inutile  de  beaucoup 
«parler,  seulement,  il  faut  parler  en  temps  oppor- 


« 


« 


I)  Y-ing    avait    probablement    une    humble    origine,    mais    à    cette 
époque    if  était  ministre  du  roi  Tching-Thang  (iSe  siècle  avant  J.  C.) 


12 


178 

«tun.    [Extrait   des  notes  prises  par  Meh-ti  dans 
«ses  moments  de  loisir  »] 

Il  eut  été  superflu  d'accompagner  ces  citations  d'un 
commentaire  quelconque.  On  y  a  retrouvé  bon  nombre 
d'idées  déjà  énoncées  précédemment.  Le  rôle  presque 
providentiel,  des  sages,  dans  l'Etat,  est  de  nouveau 
mis  en  lumière.  Meh-ti  affirme,  une  fois  de  plus,  leur 
droit ,  leur  devoir  même,  de  parler  haut  en  toutes  les 
occasions  où  le  Pouvoir  leur  paraît  s'engager  dans 
une  mauvaise  voie.  Sous  une  forme ,  parfois ,  un  peu 
railleuse,  le  philosophe  nous  engage  aussi,  à  une  juste 
modération  dans  les  jugements  que  nous  portons  sur 
notre  propre  valeur  afin  de  ne  pas  être  tenté  de 
nous  charger  de  tâches  dépassant  nos  forces.  Enfin, 
d'une  façon  encore  plus  nette  et  avec  une  véhémence 
plus  grande  que  dans  les  passages  déjà  cités,  Meh-ti 
proteste  contre  le  dédain ,  le  mépris  que  les  hautes 
classes  sociales  affectent  pour  le  peuple  et  nous 
affirme ,  catégoriquement ,  que  la  valeur  personnelle 
constitue  seule  la  véritable  noblesse  et  seule,  donne 
droit  à  des  témoignages  spéciaux  de  déférence. 


NOTE 

SUR  YAO,  CHUN,  YU  ET  YI. 


Plus  d'un  lecteur,  au  cours  de  cet  ouvrage,  se  sera 
sans  doute  demandé  quels  étaient  ces  saints  rois ,  Yao 
Chun  et  Yu  ,  dont  les  noms  reviennent  si  fréquemment 
dans  les  discours  de  Meh-ti.  La  note  suivante  leur 
permettra  de  se  faire  une  idée  succinte  de  la  vie  et 
des  œuvres  de  ces  illustres  personnages. 

C'est  par  l'histoire  du  règne  de  Yao  que  débute 
le  Chou-King  l'un  des  cinq  livres  sacrés  des  Chinois. 
Ces  vénérables  annales,  qui  nous  permettent  de 
remonter  dans  les  vieux  âges  du  monde  jaune  jusqu'à 
près  de  vingt-quatre  siècles  avant  notre  ère,  ne  mar- 
quent pas,  comme  leur  haute  antiquité  pourrait  le 
faire  supposer,  les  premiers  jours  de  la  période  histo- 
rique dans  l'Empire  du  Milieu.  En  deçà  de  Yao, 
vécurent  d'autres  souverains  dont  les  œuvres  et  les 
noms  sont  connus.  Ce  n'est  qu'au  delà  du  grand 
Hoang-Ti  (2698  av.  J.  C.)  que  l'histoire,  moins  pré- 
cise,   commence   à   se   dissoudre   parmi   la   confusion 


i8o 

des  légendes,  et  que  les  êtres,  perdant  peu  à  peu  de 
leur  réalité,  se  transforment  en  mythes  pour  entrer, 
enfin ,  définitivement  dans  le  domaine  du  rêve  après 
l'énigmatique  figure  de  Fou-hi. 

Yao  succéda  à  son  frère  détrôné  par  les  grands, 
après  dix  ans  d'excès  de  toutes  natures.  (2357  av.  J.  C.) 
Savant,  penseur  et  sage,  du  fond  lointain  de  ces 
siècles  reculés  il  est  resté,  pour  la  Chine,  le  type 
idéal  du  souverain. 

Les  philosophes  et  les  sociologues,  à  commencer 
par  Khoung-tse,  n'ont  jamais  cessé  de  le  proposer 
comme  modèle  et  de  s'en  rapporter  à  ses  enseigne- 
ments. Yao  porta  un  grand  intértêt  aux  études  astro- 
nomiques; non  pas  à  une  astrologie  puérille,  comme 
nombre  de  nos  rois  du  Moyen-Age .  mais  à  des  recher- 
ches véritablement  scientifiques.  L'année  de  365  jours 
était  déjà  en  usage  à  son  époque.  Comme  philosophe 
il  recommanda  l'étude  raisonnée  des  lois  qui  prési- 
dent à  l'ordre  universel  afin  de  s'inspirer  d'elles  dans 
les  règles  à  édicter  aux  hommes.  Enfin,  le  sentiment 
de  sa  responsabilité,  en  tant  que  chef  de  l'Etat,  lui 
dictait  des  déclarations  du  genre  de  celles-ci: 

«Le    peuple    a-t-il  froid,  c'est  moi  qui  en  suis 

«la  cause  ;.  a-t-il  faim,  c'est  ma  faute;  tombe-t-il 

«dans    quelque    ruine,   c'est    moi    qui    dois  m'en 

«regarder  l'auteur.  (Chou-king^).» 

A  l'époque  de  ce  monarque ,  la  succession  au  trône 


i)  Cilé  par  Pauthier. 


i8i 


n'était  pas  héréditaire,  Yao  s'occupa  de  choisir  son 
successeur  et,  ayant  écarté  son  propre  fils  comme 
incapable  d'une  charge  aussi  lourde,  il  jeta  les  yeux 
sur  Chun.  Les  nobles  de  son  conseil,  bien  que  Chun 
fut  un  homme  du  peuple,  encouragèrent  l'empereur 
dans  son  projet: 

«Yu-chun  dirent  les  grands,  quoique  fils  d'un 
«père  aveugle  qui  n'a  ni  talent,  ni  esprit:  quoi- 
«que  né  d'une  méchante  mère,  dont  il  est  mal- 
«traité  et  quoique  frère  de  Siang  qui  est  plein 
«d'orgueil,  garde  les  régies  de  l'obéissance  filiale, 
«et  vit  en  paix.  Insensiblement  il  est  parvenu 
«à  corriger  les  défauts  de  sa  famille  et  à  empêcher 
«qu'elle  ne  commette  de  grandes  fautes.» 

«Alors  l'empereur  dit:  —  Je  veux  lui  donner 
«mes  deux  filles  en  mariage,  pour  voir  comment 
«il  se  comportera  avec  elles  et  comment  il  les 
«dirigera.  Ayant  donc  tout  préparé,  il  donna  ses 
«deux  filles  à  Chun,  quoique  celui-ci  fut  d'une 
«condition  inférieure.  Yao  en  les  faisant  partir 
«leur  ordonna  de  respecter  leur  nouvel  époux.» 
(Chou-king.) 
Dans  sa  nouvelle  situation  Chun  réalisa  l'espoir 
que  l'on  avait  fondé  sur  lui  : 

«On  admira  en  Chun  une  prudence,  une  bien- 
«veillance  parfaites  jointes  à  un  grand  génie, 
«beaucoup  de  douceur  et  de  gravité  ;  il  fut  sincère 
«et  il  releva  ses  talents  par  une  grande  modestie.» 
(Chou-king). 


l82 


L'empereur  Yao ,  satisfait  du  résultat  de  l'épreuve , 
s'associa  alors,  le  sage  Chun  qui,  dès  ce  moment, 
participa  à  la  direction  de  l'Empire.  Il  succéda  à 
son  bienfaiteur  lorsque  celui-ci  mourut  à  l'âge  de 
ii8  ans  (2255  av.  J.  C). 

Chun  parcourut  successivement  toutes  les  provinces 
de  l'Empire  en  étudiant  minutieusement  les  mœurs 
et  les  besoins  et  partant  de  ces  bases  pour  ordonner 
les  réformes  ou  les  travaux  publics  nécessaires.  Il  unifia 
les  poids  et  les  mesures ,  régla  les  dates  où  les  princes 
vassaux  devaient  rendre  compte  de  leur  administra- 
tion ,  réforma  le  code  pénal ,  creusa  des  canaux , 
opéra  une  nouvelle  division  de  l'empire  en  provin- 
ces etc. 

Yu  parvint  à  l'empire  à  peu  près  par  les 
mêmes  voies  que  Chun.  Dans  cette  époque  si 
lointaine  de  nous  que,  trop  habitués  aux  légendes, 
nous  serions  facilement  tentés  de  peupler  de  fantas- 
tiques héros,  Yu  jette  la  note  déconcertante  d'un 
étrange  modernisme.  Yu  était  ingénieur.  Un  ingé- 
nieur génial ,  dont  la  prodigieuse  activité  et  les  tra- 
vaux gigantesques  nous  confondent  encore  aujourd'hui. 
A  l'époque  de  Yu ,  les  fleuves  et  les  rivières  de  la 
Chine,  laissés  sans  direction,  se  répandaient  souvent 
en  crues  dévastatrices,  se  créaient  des  lits  nouveaux 
et  causaient  de  graves  perturbations.  Sous  le  règne 
de  Yao  (en  2297  av.  J.  C.)  une  inondation  diluvienne 
avait  précisément  éprouvé  l'Empire.  Des  lacs  s'étaient 
formés     d'énormes  amas  d'eau  restaient  sans  écoule- 


i83 

ment,  submergeant  encore ,  des  années  après  le  désastre, 
de  vastes  étendues  de  terrain.  L'Empereur  Chun 
confia  a  Yu  le  soin  de  remédier  aux  tristes  effets 
du  cataclysme  et  d'empêcher,  pour  l'avenir,  le  retour 
de  calamités  semblables.  C'était  lui  demander  de  ré- 
gulariser le  régime  des  eaux  d'une  grande  partie 
du  pays.  Sous  Yao,  d'autres  fonctionnaires  l'avaient 
déjà  entrepris  sans  résultat.  Yu,  tout  jeune  encore, 
nous  disent  les  chroniques,  accepta  cette  lourde 
tâche. 

Nous  trouvons  dans  le  Chou-king,  un  récit,  affectant 
la  forme  d'un  rapport,  qui  nous  donne  une  idée  des 
travaux  gigantesques  exécutés  par  le  futur  empereur. 
D'un  bout  à  l'autre  du  pays,  ce  sont  des  rivières 
que  l'on  endigue  ou  dont  l'on  rectifie  le  cours,  des 
montagnes  que  l'on  perce  pour  ouvrir  un  passage  aux 
hautes  eaux,  des  lacs  que  l'on  creuse,  d'autres  que 
l'on  assèche.  C'est  le  grand  fleuve  Hoang-ho  qui  est 
dirigé  à  travers  une  brèche  taillée  dans  la  montagne 
Loung-men ,  puis  divisé  en  neuf  branches  avant  d'être 
déversé  à  la  mer.  C'est  le  fleuve  Kiang  qui  est  l'objet 
de  travaux  semblables  sur  une  longueur  de  cinq  cents 
lieues.  Beaucoup  de  chaussées  et  de  digues  construites 
par  Yu  subsistent,  dit-on,  encore  aujourd'hui.  Les  plus 
anciens  livres  historiques  de  la  Chine ,  entre  autres 
un,  datant  du  commencement  de  la  dynastie  Tcheou 
(iioo  av.  J.  C),  assurent,  positivement,  que  Yu  con- 
nut les  propriétés  du  triangle  rectangle  et  qu'il  s'en 
servit  pour  exécuter  ses  travaux  de  nivellement.  Enfin 


i84 

il  détermina  la  «hauteur  des  principales  montagnes» 
et  étudia  les  ressources  agricoles  et  la  production 
industrielle  des  diverses  provinces  pour  dresser  des 
tables  devant  servir  à  établir  les  impôts  ^).  Bref,  par 
les  aménagements  intelligents  ,  et  les  voies  de  commu- 
nication qu'il  a  créés  dans  le  pays,  Yu  se  trouve  être 
l'un  des  premiers  artisans  de  la  grandeur  de  la  Chine. 

L'empereur  Chun  sachant  que,  chez  Yu,  le  savant 
se  doublait  d'un  sage,  le  choisit  pour  lui  succéder 
et,  en  attendant,  l'associa  à  sa  dignité  souveraine 
comme  lui-même  avait  été,  autrefois,  associé  à  Yao. 
Yu  repoussa  d'abord  cet  honneur,  mais  se  rendit 
ensuite  aux  instances  de  l'empereur  et  fut  solennelle- 
ment installé  en  2224  avant  notre  ère.  Dix-huit  ans 
plus  tard  (2208  av.  J.  C.)  Chun  mourrait  et  Yu  restait 
seul  sur  le  trône  qu'il  occupa  encore  dix  ans. 

Alors  qu'il  était  ministre,  Yu  avait  distingué  un  de 
ses  collègues  nommé  Yi.  Le  Chou-king  rapporte  cer- 
tains conseils,  adressés  par  ce  dernier  au  futur  empe- 
reur, qui  nous  le  montrent  comme  digne,  en  tous 
points,  de  l'estime  que  celui-ci  lui  accordait  2). 

Yi  souhaitait,  à  l'exemple  de  ses  devanciers, 
laisser  la  couronne  à  Yi.  Il  ne  paraît  pas ,  cependant, 
qu'il  ait  songé  à  les  imiter  complètement  car  nous 
ne  voyons  pas  qu'il  ait,  de  son  vivant,  appelé  Yi  à 
partager    avec  lui  la  charge  de  l'Empire.  A  sa  mort 

1)  Voyez  Chou  King  et  Pautliier. 

2)  On  a  vu  quelques  uns  de  ces  conseils,  au  chap.  II.   Le  Gouver- 
nement. 


i85 

les  grands  du  pays,  méconnaissant  les  volontés  de 
leur  souverain,  écartèrent  Yi  du  trône  et  y  placèrent 
un  fils  de  l'empereur  défunt,  nommé  Ki.  Ils  n'eurent 
guère  à  se  louer  de  la  voie  nouvelle  dans  laquelle 
ils  s'étaient  engagés  en  substituant  la  succession  par 
voie  d'hérédité  au  libre  choix  par  élection.  Les  des- 
cendants du  grand  Yu  n'eurent  rien  de  son  génie, 
son  petit  fils,  Tai-Kang  ayant  lassé  les  nobles  et  le 
peuple  par  son  incapacité  et  ses  déportements,  fut 
détrôné  et  exilé  en  2159  av.  J.  C.  Un  de  ses  frères 
lui  succéda,  mais,  vers  1766  av.  J.  C. ,  le  roi  Kie 
exaspéra  définitivement  les  Chinois  contre  les  arrière- 
petits-fils  de  Yu.  Tching-Thang,  le  déposséda  et  fonda 
une  nouvelle  dynastie. 


TABLE  DES  MATIERES. 


Pages. 
Préface vu 

Abrégé  de  la  Préface  chinoise xiv 

CHAPITRE     I.  L'Amour  Universel 17 

Trois    chapitres    de    Meh-ti    sur    l'Amour 
Universel 30 

CHAPITRE    II.  La  Vie  Publique 

Le  Gouvernement  —  la  Société  —  les  Lois     57 

Le  Souverain loi 

Le  Citoyen m 

La  Guerre 116 

CHAPITRE  III.  La  Vie  Privée 

L'Homme  —  le  Sage 128 

Morale 137 

CHAPITRE  IV.  Opinions  religieuses  et  philosophiques 

Les  Génies  —  les  Mânes 141 

Le  Destin  —  le  Libre  arbitre 156 

CHAPITRE    V.  Mélanges 

Paroles  canoniques 167 

Opinions  diverses 171 

Note  sur  Yao,  Chun ,  Vu  et  Yi 179 


1 


I 


B 
128 

M64ID3 
cop.2 


David-Neel,  Alexandra 
Socialisme  chinois 


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