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^
SOUVENIRS D'AFRIQUE ET D'ORIENT
LES
BAGHI-BOZOUKS
CHASSEURS D'AFRIQUE
LA CAVALERIE RÉGULIÈRE EN CAMPAGNE
PAR
LE VICOMTE DE NOE
/r
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEIJIIS
ROB VITIENICE, 3 BIS
1861
Tous droits réserTés
e<5
442442
LES
BAGHI-BOZOUKS
SOUVENIRS DE LA GUERRE D'ORIENT
Un grand pays a-t-il besoin d'une cavalerie irré-
gulière? Et ce besoin étant rlaconnu , comment
créer, comment employer cette force nouvelle?
Essais d'organisation, de mise en pratique, aA'^an-
tages et inconvénients des divers modes d'emploi
de la cavalerie irrégulière, ce sont là des problè-
mes dont Tarméc française, au lendemain de la
guerre d'Italie, a pu apprécier toute l'importance.
i
2 LES B\CHI-BOZOURS.
Les souvenirs que je voudrais grouper ici appor-
teront peut-être quelques informations utiles dans
un débat qui n'a rien perdu encore de son oppor-
tunité. J'ai suivi, depuis les tâtonnements du début
jusqu'à la plus affligeante conclusion, une expé-
rience tentée pour utiliser, comme force auxiliaire
à côté de nos troupes, un des corps les plus indis-
ciplinés de rOrient. C'est à titre de témoin et d'ac-'
leur que j'essaye de raconter une page tristement
significative de la guerre de Grimée; mais avant de
conduire le lecteur dans te camp des bachi-bozouks^
je dois dire quelques mots des autres corps de ca-
valerie irrégulièr^ auxquels on s'est trop hâté de
les comparer.
Dans les deux guerres récentes qui ont ému l'Eu-
rope, l'emploi de la cavalerie a été si restreint,
comparé à celui de l'infanterie, que les vieux cava-
liers ont dû s'émouvoir et s'écrier : « La cavalerie
s'en va f » Les observations d'un officier de cette
arme qui a servi trente-trois ans son pays ne pour-
LBS BACHI-BOZOUKS. 8
raient-elles combattre un pareil sentiment? Pour
ne parler que de la cavalerie irrëgulière, il faut
voir dans quelles conditions elle peut rendre quel-
ques services, et Ton comprendra mieux alors
pourquoi son rôle a été à peu prés nul dans la
l^uerre d'Orient.
La cavalerie irréguliére ne figure que dans un
petit jiombre d'armées européennes. L'Angleterre
n'en a jamais eu, rAutriche n'en possède point non
plus, ses uhlans sont de la cavalerie régulière; la
Prusse n'en a jamais montré en ligne. La France
a fait deux essais : l'un, avec les spahis, qui a été
couronné de succès, tout en laissant place à quel-
ques objections '; l'autre, des plus malheureux,
avec les bachùbozouks. Quanta la Russie, elle pos-
sède depuis longtemps dans le cosaque le vérilable
cavalier irrégulier. C'est à elle surtout qu'il faut
i. Les corps de spahis seront un instniment de gaerre d'au-
tant meUleui qu'on se rapprochera plos de leur forme primi-
tive, qa'oa a dénaturée par oae organisation imprudente.
4 LES BACHI-BOZOUKS.
demander des leçons sur remploi de cet élément
de guerre.
La cavalerie régulière a occupé beaucoup d'écri-
vains spéciaux, paimi lesquels il faut citer les gé-
néraux de Préval et de Létang, qui ont écrit des
pages dignes d'être méditées par les jeunes offi-
ciers de cavalerie. Le général de Préval surtout
raconte ce qu'il a vu, et les leçons que Ton peut
tirer de sa longue expérience, acquise dans les
grandes guerres du premier empire, n'en sont que
plus instructives ^ La cavalerie irréguliére n'a pas
eu d'aussi nombreux historiens. Deux écrivains
cependant sont à citer sur la matière : le général
-1. On regrette, quand on a lu les Commentaires, que César
soit tombé au moment d'entreprendre la guerre des Parthes,
dont il eût écrit Thistoire. On éprouve un regret pareil en
Toyant dans nos guerres modernes tomber trois de nos plus
grands généraux de cavalerie, sans qu'ils aient laissé aucun
écrit à la postérité : je veux parler de Murât, Montbrun et La-
salle. Que d'instructions, que de hautes leçons ces trois grands
jouteurs de cavalerie eussent pu nous léguer, avec un savoir-
faire que personne n'a pu atteindre Jusqu'à ce Jour!
LES BAGRI-BOZ0UK6. - 5
russe Benkendorf et le général français de Lélang;
encore ne nous ont-ils donné que des écrits de
quelques pages.
Le général Benkendorf, le premier en date^
puisque son étude est de 1816, s'occupe exclusive-
ment des cosaques et de leur utilité à la guerre. Ce
rapide tableau, où abondent les récits des combats
livrés contre nous de 1812 à 1815, fait briller le
cosaque à nos dépens; mais, comme on Ta dît
spirituellement, t notre amour-propre national n*a
nullement à s'en blesser : la France est assez riche
en gloire militaire. > Cet ouvrage est d'ailleurs
marqué au coin de la franchise. Il faut rendre cette
justice aux Russes, et nous avons été à même de
nous en convaincre dans la guerre de Crimée : ils
sont souvent plus véridiques que nous. Au dire et
au témoignage des militaires français acteurs dans
cette grande lutte, ils avouent avec un grand sen-
timent de vérité leurs succès, leurs fautes et leurs
revers. L'ouvrage de M. le général Benkendorf est
6 LES BACHI-BOZOUKS.
donc iafiniment curieux, et les officiers de caya-
lerie légère y puiseront d'utiles leçons. L'auteur
écrivait le sabre au poing, et c'est de la meilleure
littérature militaire.
L'écrit du général de Létang est plus concis
encore, mais il n'en a pas moins son importance,
surtout si l'on admet, ce qui est fort probable, que
le maréchal de Saint-Arnaud y ait puisé l'idée de
l'enfantement d'une cavalerie irréguliére en cam*
pagne, dont les bachirbozouks ou spahis d'Orient
devaient élre l'essai. Ce qui donnerait quelque
appui à cette croyance, c'est que Ton trouve dans
l'organisation proposée par le général de Létang
quelques traits propres à l'organisaiion des bachù'
bozouks : le commandement des régiments irrégu-
liers laissé à des lieutenants-colonels, les armes
envoyées de France^ Tirrégularité de l'équipe-
ment, de l'babiUement, « équipement, dit le gé-
néral, qui doit être aussi irrégulier qu'eux. • Tout
fait donc supposer qu'en créant les bacbir-bozouka.
LES BACHI-BOZOUKS. 7
on mettait en œuvre la théorie du général de
Létang.
Déjà, il faut le reconnaître, sous le premier
empire, Tidée d'une cavalerie irrégulière avait été
mise à Tessai. Au dire du général russe Benken-
dorf, Napoléon appréciait tellement l'importance
des cosaques, qu'il avait voulu les copier en méta-
morphosant des Polonais et des Français en cosa-
ques; c mais, remarque à ce propos le général
russe, la Yistule et la Seine ne sont pas le Don : le
cheval normand ne va pas chercher l'herbe sous la
neige, et le sol fortuné de la Russie est le seul qui
produise des cosaques. » A l'époque où écrivait le
général Benkendorf, la France ne pouvait pas
encore opposer le sol fortuné de l'Afrique à celui
de la Russie. Revenons à l'écrit de M. le général
de Létang : il trouva dès 4e début beaucoup d'ad-
versaires; il eut aussi d'éminents approbateurs,
entre autres le général de Préval. Depuis cette
époque cependant, les faits sont venus opposer aux
8 LES BACHNBOZOURS.
idées du général de Lëtang la plus éloquente des
réfutations. Le général demandait qu'on reçût dans
les régiments irréguliers des soldats d'infanterie.
Comment le général de Létang , cavalier con-
sommé, a-t-il pu commettre une pareille hérésie?
Qui ne sait combien il importe, pour faire la
guerre de partisan, d'être bon et audacieux cava-
lier, chose qui ne s'acquiert que par une longue
pratique? Or, conformément à cette théorie, le
corps des bachi-bozouks fut peuplé d'officiers , de
sous-offlciers et de caporaux d'infanterie dont
l'inexpérience était visible *. Ce n'est pas attaquer
l'infanterie française, dont la part a été si glorieuse
dans nos dernières guerres, que de lui refuser les
aptitudes spéciales exigées d'un corps de cava-
lerie irrégulière. L'événement a d'ailleurs donné
tort à la théorie aventureuse qu'on l'appelait à
justifier. Et pourtant celui qu'on chargea d'or-
1. J'en ai vu un qui tombait tous les dix pas, & la grande
hilarité de sa troupe.
LES BàCHI-BOZOUKS. 9
ganiser les baehi-bozouks était le plus propre sans
contredite mener à bien une pareille tâche. C'était
un habile et rude cavalier, un chef de partisans
s'il en fut, qui avait conduit sous le drapeau de la
France les cavaliers les plus audacieux du monde,
les Arabes; c'était le créateur des spahis d'Afrique^
le général Yusuf.
Qu'est-ce au fait qu'une cavalerie irrégulière?
quelle idée peut-on s'en former? Le général Benken-
dorf nous l'apprend, et le portrait est tracé de main
de mailre. a Le cavalier irrégulier, dil-il, n'est
soumis à aucun règlement de service en campagne
qui lui prescrive ce qu'il doit faire, comment il
doit se conduire dans telle ou telle circons'ancc. Il
peut agir comme il l'entend, puiser ses instinictions
^dans son jugement^ selon le degré d'intelligence
dont il est doué» et c'est une scmrce dont la force et
l'abondance ne peuvent être calculées. Puisse celte
mine féconde (les cosaques) ne pas être dilapidée
imprudemment et sans mesure! » Si Ton appliquait
1.
iO LES BACHI-B020UKS«
ces sages maximes aux spahis, on obtiendrait Télé*
ment véritable de la force que nous cherchons, et
le cosaque de Benkendorf trouverait un rude anta«
goniste dans le spahi d'Afrique. Ces deux types
sont placés à des extrémités opposées, l'un au nord,
l'autre au midi. Ils ont pu entrer en lice en Cri-
mée : à l'Aima, le peu de spahis qui s'y trouvaient
ont donné la mesure de ce que l'on pouvait atten-
dre d'eux; mais on s'esl empressé de les démon-
ter, eux si attachés à leurs chevaux. Voilà la c dila-
pidation imprudente, » carie bachi-bozouk esihien
inférieur au spahi.
Quand j'attaque l'organisation actuelle des spa-
his, il ne faut pas se méprendre : tel qu'il est, ce
corps est admirable; mais dans cette cavalerie, ha-
billée, armée uniformément^ tout est régulier. Elle
manœuvre par escadrons, par régiment, elle est
appelée quelquefois à faire les manœuvres de ligne,
et c'est sous ce point de vue que je l'attaque, parce
que l'on a faussé son but et son institution. Le gé-
LES BAGHI-BOZOUKS. il
nëral Yasaf, qui a créé les spahis, en conyiendra
tout le premier. Il voulait dans le principe laisser
l'Arabe à lui-même; il le connaissait trop bien : il
savait qu'il n*y avait rien à lui apprendre pour la
nature de la guerre à laquelle il élail destiné, et
que ces espèces de centaures seraient dénaturés si
on les régularisait.
La cavalerie turque, telle qu'elle est aujourd'hui,
et qui nous a fourni le bachir^ozouk^ peut-elle en-
trer en comparaison avec la cavalerie arabe? Sans
contredit, on peut affirmer l'infériorité de la pre-
mière, et cependant elle a eu ses beaux jours. Le
mameluck, aïeul du bachi-bozouk^ a joui à juste
titre d'une haute réputation. Nos régiments
d'Egypte, qui ont appris à le connaître, ont ad-
miré son intrépidité dans les plaines d'Héliopolis,
où tant de courage venait se briser sur nos invin-
cibles carrés. D'où vient une pareille décadence?
C'est cependant le même peuple, les enfants fana-
tisés du prophète. La destruction des mamelucks
It LES BACm-BOZOOKS^
a ensereli leur répuUtion et leur glorieux passé ;
le iadkt-^:;oiii, cavalier irrégalier de cet immense
empire> a perdu jusqu'à cette habileté, cette grice^
cette adresse à cheTal, qui faisaient l'admiration
de tons cenx qui ont tu les mamelucks. A l'appui
de ce que j'ayance, je citerai un seul fait, bien
caractéristique, et dont j'ai été témoin : au camp
de Varna, pour occuper leurs loisirs avant notre
entrée dans la Dobrutcha, les backt^zouks se li-
vraient au jeu du djerid, espèce de fantasia où cha-
cun déploie son adresse en se poursuivant, en
s'évitant à cheval, et qui consiste à se jeter un petit
bâton : — celui qui le reçoit est déclaré vaincu.
J'ai assisté plusieurs fois à ces exercices, et je
haussais les épaules, comparant ces cavaliers à
ceux qae j'avais vus en Afrique, dans les belles
fantasias de la province de Constantine surtout. Le
bachi'bozouk, sans grâce, sans adresse, maniant
mal son cheval, rapproché du superbe et brillant
cavalier de l'Afrique, me faisait pitié. Souvent
LES BACHNBOZOUKS. 13
quelques pahi, passant par là, détournait la tète
pour ne pas voir et se moquer de son coreligion-
naire. Tout manquait aux bachi-bozouks : cheraux,
habileté, adresse, jusqu'à la fiére allure du cavalier
arabe, rehaussée par une richesse de harnache-
ment, de costume, qui rappelle les plus beaux
temps de la chevalerie.
Ce point est donc acquis : nous possédons une
cavalerie 'irréguliére, dénaturée, il est vrai, mais
dont la base existe. Veut-on savoir quels services
elle pourrait rendre à la guerre^ Qu'on se rappelle
le rôle joué dans les guerres ducommencement de
ce siècle par la cavalerie irrégulière du Nord. La
campagne de 1812 s'ouvre, et le cosaque est sur
son vrai terrain. Napoléon a franchi la frontière
russe, il a une cavalerie régulière conduite pardes
généraux d'une habileté, d'une bravoure incom-
parables. Cette cavalerie va se trouver en face des
cosaques. Voyons ceux-ci à l'œuvre. Le général
Benkendorf nous fournira de nombreux exemples
14 LES BACHI-BOZOUKS.
Utiles à méditer'. Les cosaques ne sont entrés en
lutte avec notre cavalerie qu'à Moscou, c Le 16 sep-
tembre 1812, dit le général russe, un régiment de
cosaques, fort de deux cent soixante-quinze che-
vaux, fut assailli par une colonne de cinq cents
cuirassiers français sortie de Moscou. Cosaques et
cuirassiers se chargèrent pendant une heure; la
colonne française fut prise presque tout entière. »
Arrive 1813. Le 15 août de cette année, un régi-
ment de cosaques tombe à Timproviste sur une
colonne de grosse cavalerie, dlnfanterie légère et
d'arlillerie : tout est culbuté ou pris, et les cosaques
emmènent deux pièces de canon françaises et qua-
tre caissons. Il répugne à une plume française
d'insister sur de pareils faits; mais peut-on ad-
mettre qu'une cavalerie irrégulière réunie à notre
armée n'eût pas accompli de semblables prouesses?
1. Il a eu sous ses ordres dix-sept régiments de cosaques.
De 1812 à 1814^ quatre-vingtrdeux régiments de cosaques ont
combattu sous les drapeaux russes.
LES BACHI-BOZOUKS. ift
Sachons donc reconnaître une triste vérité : c'est
que de 1812 à 1814 les cosaques nous ont fait qua-
tre-vingt-dix mille prisonniers et pris trois cents
pièces de canon. Citons même un dernier ex\)loit
qui montre, avec plus d'éclat qu'aucun autre, ce
que l'on peut attendre d'une cavalerie irrégulière
audacieuse et (qu'on nous passe le mot) bien ou-
tillée. A Wippacb, le général Bcnkendorf tombe
au milieu des quartiers des généraux français Se-
bastiani, Excelmans et Golbert. Il est complète-
ment entouré et séparé de son corps. Il parvient
cependant à se dégager, marche toute la nuit à
trente pas des vedeltes et des patrouilles françai-
ses, qu'il voyait à la lueur des feux, et leur échappe
sans avoir perdu un seul homme. Un pareil trait
honore un chef de partisans plus peut-être qu'un
succès, car sa science consiste à savoir tourner les
talons à propos. On s'explique du reste cette ma-
nœuvre. Le sabre du cosaque est solidement fixé à
)a ceinture; le cavalier n'a point d'éperons ; sur
16. LES BACHUBOZOURS.
ses habits comme sur ses armes, il ne porte aa<
cune pièce de métal d'une trop grande sonorité;
il est exercé à retenir son haleine. Les chevaux
sont aussi peu bruyants que les hommes : il n'y a
pas un seul cheval entier dans les régiments du
Don. Voilà certes un remarquable type d'organi-
sation de Iroupe irrégulière, et qui la nuit doit
passer partout. En outre, le cheval du Don marche
l'amble, qai équivaut à un galop allongé, et la
bride qui sert à le conduire n'a aucune chatne« Ce
sont là de vrais cavaliers fantômes qui peuvent ac-
complir des prodiges,* conduits par des officiers
braves, audacieux et intelligents.
Tels étaient les cosaques en 1814. Comment les
avons-nous retrouvés en 1854? Ce n'étaient plus
les mêmes. Que faisaient ces fameux éclaireurs au
débarquement d'Oldfort? Le maréchal Saint-Ar-
naud Ta dit : « Je débarquai, écril-il, sans coup
férir. » Les avons-nous jamais vus rôder autour
de Kamiesh au début du siège? Les a-t-on vus
LES BACHI-BOZOUKS. 17
courir le long de la route du plateau de Cherso-
nèse à Balaclava, enlever les hommes isolés avant
que Ton eût mis cette route à Tabri d'un coup de
main, comme on le fit après la journée de Bala-
clava? Cependant il existait alors des cosaques^ et
le corps du général Liprandi, qui disposait d'une
nombreuse cavalerie, devait en avoir. Nous ne les
avons retrouvés que le 31 décembre 1854, en pous-
sant une reconnaissance. Au nombre de trois cents^
ils cherchèrent à tenir tête un instant au 1*' de
chasseurs d'Afrique, commandé par le colonel de
Ferrabouc, aujourd'hui général; mais ils furent
culbutés, et, pour se sauver plus vite, ils jetèrent
leurs lances, c La lance, dit le général Benken-
dorf, est l'arme dont le cosaque sait le mieux se
servir, et qu'il manie avec une dextérité incroya-
ble. » Quelle est la cause de cette infériorité? A
quoi faut-il attribuer la c dilapidation de cette mine
précieuse? > Sans doute à un essai d'organisation
régulière qui a dénaturé un corps né pour l'aven-
18 LES BACHI-BOZOUKS.
ture et les coups de main. Tâchons donc de médi-
ter cette leçon des faits; ne traitons pas les corps
irréguliers comme la force régulière; voyons,
malgré des^ vices d'organisation déjà signalés, ce
que sont encore nos spahis. Avec de pareils corps
en Crimée et en Italie, d'importants résultats se
seraient ajoutés sans nul doute aux succès obtenus.
On n'aurait pas vu, par exemple, avec des éclai-
reurs, deux armées de près de deux cenl mille
hommes se surprendre et s'entre-choquer à l'im-
proviste, comme à Solferino.
J'en ai dit assez pour montrer quel est le rôle
d'une cavalerie irrégulière. Les principes de la
formation d'une cavalerie pareille étant connus^
on verra s'ils ont été bien ou mal appliqués dans
l'organisation du corps dont il me reste à retracer
l'histoire, aidé de mes souvenirs.
LKS BACHI-BOZOUKS. 19
II
Appelé, par commission du ministre de la guerre,
à exercer un commandement dans le corps des
spahis d'Orient, je quittai la France le !•' juil-
let i8S4, à bord du Henri /F, placé sous les ordres
du capitaine Bonnefoi, un homme aimable s'il en
fut, et tenu en grande estime par les maréchaux
Bugeaud et Pélissier. Le li juillet, le Henri lY
arrivait à Gallipoli, apportant à cette malheureuse
petite ville le choléra, qui s'était mis comme pas-
sager à bord et qui ne tarda pas à faire ses victi-
mes, dont une des plus regrettées fut le générai
d'Elchingen, le digne fils de l'héroïque maréchal
Ney. Des ordres ayant été donnés pour que tous
les officiers de bacM-bczouks fussent immédiate-
20 LRS BACHI-BOZOURS.
ment dirigés sur Varna, je me rendis à bord de
YUlloa, et nous atteignîmes cette ville dans la ma-
tinée du 13. Je me jetai dans un canot, et au bout
de quelques instants j'arrivai devant une maison
fort simple qu'habitait le maréchal Saint-Arnaud,
commandant en chef de nos forces en Orient On
m'introduisit aussitôt dans son cabinet Je n'avais
pas revu le maréchal depuis que je Tavais quitté
capitaine dans la légion étrangère, au combat du
col de Mouzaïa en Afrique , où il venait d'être
blessé assez grièvement. Au lieu du brillant offi-
cier dont l'énergique physionomie était restée dans
mes souvenirs, je retrouvais un homme courbé
sous le poids des soucis du commandement et sous
les premières atteintes du mal qui devait l'enle-
ver. Le maréchal portait une redingote bleue; il
était coiffé d'un képi militaire, de couleur grise,
soutaché d'innombrables galons en soie jaune,
marque distinctive de son haut grade dans la hié-
rarchie de l'armée* Il m'accueillit avec sa bien-
LES BACHI-BOZOURS. «1
veillance habituelle, en arrêtant sar moi un regard
dont l'expression mélancolique semblait trahir un
pressentiment funeste. Notre conversation ne fut
pas longue : je reçus l'ordre de rejoindre immé-
diatement les bachùbozouks campés dans la plaine
de Varna, sous le canon de la place, et je m'em-
pressai d'obéir.
Le général Yusuf étant mon chef direct, puis-
qu'il était chargé de l'organisation de la cavalerie
irrégulîère, c'est à lui que je devais me présenter
en quittait le maréchal. Le général était absent;
mais notre célèbre peintre Horace Yernet, que
j'avais l'honneur de connaître depuis longues an-
nées, logeait avec lui et me reçuL Informé du
motif de ma visite, il fit seller un de ses che-
vaux et me donna un guide pour me conduire
au camp des bachi-bozouks, où j'allais faire con-
naissance à la fois avec mon chef et avec mes su-
bordonnés.
Bachùbozouk^ en turc, cela veut dire tête folle,
n LES BACHUBOZOUKS.
et l'expression ne paraîtra pas trop dure à qaicon^
que aura connu ces hordes barbares. Quelques
mots avant tout sur l'origine de ce corps qu'on
avait conçu la triste pensée de régulariser en quel-
ques jours. À la déclaration des hostilités entre la
Russie et la Turquie, la guerre sainte fut procla-
mée dans toute l'étendue de l'empire ottoman, et
des points les plus reculés accoururent tous les fi-
dèles à la défease de l'étendard du prophète. Les
mamelucks, les janissaires avaient été immolés; le
sultan avait régularisé son armée : tonte sa force
en cavalerie ne pouvait consister que dans la levée
de ces bandes d'irréguliersqui furent autrefois re*
doutables,la cavalerie turque ayant toujours passé
pour une des meilleures de l'Europe. L'élément
de ces bandes, c'étaient les bachi-bozouks. On en
vit venir des bords du Tigre, de l'Euphrate, du
golfe Persique^ des montagnes du Kurdistan, etc.
Au nombre de vingt-cinq à trente mille, ils s'abat-
tirent dans le camp d'Omer-Pacha, généraliâsime
LES BÂCHI-BOZOUKS. tl
des troupes ottomaiies. Us de?înrent bientôt un
embarras pour le général turc. Impatient de se
débarrasser de ces sauterelles qui lui dévoraient
tout, Omer-Pacha s'empressa de nous offrir une
partie de cette troupe indisciplinée. La France prit
quatre mille bachirbozouks à sa solde, et TAngle-
terre, notre alliée dans la lutte, le même nombre.
Je n'ai pas à m'occuper de ceux qui restèrent à
Omer-Pacha, ni des quatre mille qui échurent à
l'Angleterre sous les ordres d'un brave oflScier de
l'armée des Indes, le colonel Beatson^ Quant aux
quatre mille entrés à la solde de la France, et qui
prirent le nom de spahis d'Orient/je puis en par-
ler d'expérience.
Sur un espace immense étaient dispersées les
1. Rappelons seulement que les bachi-bozouks enrôlés par
l'ÀDgleterre furent pour Tarmée de la reine un grave embar-
ras. Une révolte ayant éclaté parmi ces troupes, le colonel
anglais périt en cherchant à la réprimer, et des vaisseaux an-
glais, embossés sur la plage, furent obligés de les mitrailler
pour en yenir à beat
24 LES B\CHI-BOZOUKS.
tentes des quatre mille bachi-'bozouks; je traversai
leur camp sans trop d'attention, préoccupé que
j'étais de me rendre auprès du chef dont j'atten-
dais les ordres. Quoique ayant servi longtemps en
Afrique, je n'avais jamais eu l'honneur d'être placé
sous le commandement du général Yusuf. On com-
prendra donc avec quel sentiment de curiosité un
peu inquiète je me présentai à lui. Je trouvai heu-
reusement dans le général l'homme aimable, l'ex-
cellent officier dont j'avais entendu vanter l'intel-
ligence. Yusuf m'accueillit avec une grâce toute
française. « Ah t me dit-il en me tendant la main
quand je lui appris l'objet de ma visite, je suis
charmé de vous voir; mais je n'ai pas de com-
mandement à vous donner. » Et aussitôt, voyant
sur mes traits une expression de désappointement
bien naturelle : « Restez près de moi, reprit-il ; je
vous offre ma table, peut-être trouverai-je l'occa-
sion de vous employer. » A de si bienveillantes
propositions, je n'avais à répondre qu'en remer-
LES BACHI-60Z0UKS. 25
ciant le général avec effusion, et je le quittai pour
visiter le camp.
Getle fois, étant moins distrait J'observai à Taise
le curieux spectacle qu'offrait le camp des bachi-
bozouks. Il y avait là un pêle-mêle de costumes et
d'armures dont l'effet, sous le radieux soleil
d'Orient, était indescriptible. Rien dans ces étran-
ges guerriers ne rappelait les temps modernes. Je
me croyais transporté au milieu des armées de
Darius. Telle était cependant la milice qu'il s'agis-
sait d'organiser pour seconder la tactique d'une
armée française. Cinq groupes étaient à distinguer
dans cette cavalerie, venue de tous les points du
monde musulman : les Albanais, les Âinautes, les
Kurdes, les Arabes de Syrie, les Turkomans des
bords du Tigre. Qu'on me permette de reproduire,
d'après mes notes, l'opinion que m'a laissée cha-
cun de ces éléments divers. « Albanais, très-bons
soldats, nous suivraient partout; Arnajites, diffi-
ciles à conduire, bons soldats : toucher à un, c'est
16 LES BACHI-BOZOUKS.
toucher à tous; Arabes de Syrie, très^bons soldats,
pouvant se plier facilement à notre discipline;
Kurdes, bons soldats, mais ne voulant accepter au-
cune subordination^ vous répondant toujours yok
{non en langue turque) quand on leur commande
quelque chose : ils se feraient plutôt fusiller que
de renoncer à leurs allures indépendantes; enfin
les Turkomans, détestables soldats, mous, pares-
seux, la pipe à la bouche, et toujours assis les
jambes croisées devant une tasse de café, leur
seule occupation : tous des cavaliers de l'Asie Mi-
neure. *
Pour l'armement, chacun s^était armé à sa guise,
qui d'une lance, qui d'un tromblon, qui d'un sa-
bre, qui d'une hache. Tous avaient des pistolets
attachés autour d'eux, et ces fidèles compagnons
ne les quittaient jamais. Leurs chevaux étaient de
petite taille, mal nourris, efflanqués, et, sauf les
chevaux de quelques Syriens qui avaient un cachet
de race, aucun ne me parut mériter une grande
LES BACHI-BOZOURS. 27
considération. Tous portaient une selle turque,
beaucoup plus petite et moins haute que nos selles
arabes, et qui se rapprochait beaucoup de la selle
dite à piquet, dont on fait usage dans les manèges ;
je ne saurais en donner une idée plus exacte.
Quant à la bride, la fantaisie de chacun s'était
donné libre carrière; beaucoup de chevaux d'ail-
leurs n'avaient que des bridons, ce qui leur per-
mettait de manger avec plus de facilité, attendu
qu'on ne les débridait jamais.
A l'époque où j'arrivais pour prendre mon com-
mandement dans cette turbulente milice, il y avait
déjà sous l'impulsion du général Yusuf un com-
mencement d'organisation. Le général faisait de
son mieux pour seconder l'ardeur du maréchal
Saint-Arnaud, qui voulait de prompts résultats.
On procédait à cette organisation le programme
du général de Létang à la main; on remplissait
les cadres français d'officiers, de sous-officiers et
de caporaux d'infanterie. Les seules choses qu'on
28 LES BACHI-BOZOUKS.
écarta de ce programme furent le tambour et la
trompette. Le général Benkendorf constate que
les cosaques du Don se passaient de ces instru-
ments d'appel. Le cri hurrah, lancé par Tofflcier,
suffisait pour qu'en moins d'une minute tout le
monde fût à cheval. Nous avions remplacé la
trompette et le hurrah cosaque par un crieur
public.
A ce moment de l'organisation, il y avait trois
brigades déjà formées, de deux régiments cha-
cune, avec un effectif de douze à treize cents che-
vaux par brigade. Les régiments étaient divisés
par pelotons , escadrons , suivant le système de
l'organisation française. Voulant donner une cer-
taine uniformité à l'armement, on avait fait venir
des lances de France, el chaque bachi-bozouk en
fut armé. Tous n'en conservaient pas moins l'ar-
senal qu'ils avaient apporté de leurs pays respec-
tifs. On avait adapté à ces lances des flammes pour
distinguer les numéros des brigades par série de^
LES BACHI-BOZOURS. 29
couleurs; on donna aussi des fusils à ceux qui n'en
ayaient point.
La première brigade était commandée par le
chef d'escadron d'état-major Magnan S la deuxième
par le capitaine de cavalerie du Preuil ^, et la
troisième par le capitaine d'état-major de Se-
rionne^. Le commandant Magnan et le capitaine
du Preuil parlaient tous deux fort bien le turc,
ayant été détachés de l'armée française pour l'in-
struction des troupes du sultan avant la guen-e.
Quant au commandant de la troisième brigade, le
capitaine de Sérionne, il ne savait pas un mot de
turc. Les deux premiers étaient donc à même d'être
très-utiles dans la formaiion de ces nouveaux corps.
Quant au troisième, il compensait l'ignorance du
turc par un mérite militaire auquel le maréchal
Saint-Arnaud avait rendu hautement justice. Notre
1. Tué comme colonel à Tassaut de Sébastopol.
2. Aujourd'hui lieutenant^colonel du 5* hussards.
3. Aujourd'hui chef-d*escadron d*élat-major.
2.
10 LES BACHI-BAZOUKS.
chef, le général Yusuf, qui parlait Tarabe, sefai-*
sait comprendre de quelques-uns de ces soldats ;
mais je crois que tous ne le comprenaient pas^ c'est
du moins ce que j'ai supposé dans plusieurs cir-
onstances.
Malgré les éléments hétérogènes qui compo-
saient ces bandes, chacun cherchait à lever les
obstacles et à seconder le général dans une entre-
prise qui offrait de si sérieuses difficultés. Chaque
soir le général rentrait du camp brisé de fatigue
morale et physique; mais au lieu de prendre un
repos qui lui était bien nécessaire, il nous propo-
sait de parcourir les bivouacs avec lui. M. Horace
Vernet nous accompagnait souvent dans cette pro-
menade nocturne, qui pour lui surtout n'était pas
sans charme. Que de fois n'avons-nous pas admiré
ces sauvages guerriers accroupis en cercle autour
de leurs feux, fumant gravement leur pipe, offrant
à la rougeâtre lueur des foyers du bivouac des vi-
sages brunis par le soleil, des vêlements de toutes
LES BACRI-fiOZOUKS. 81
formes et de toutes couleurs! Le vieil Orient était
là dans toute sa bizarrerie pittoresque. Le général
s'approchait des groupes, il échangeait avec les
soldats quelques paroles dont je ne pouvais saisir
le sens ; mais le mot de Moscou revenait souvent
dans la conversation. A ce mot, une expression
d'implacable fureur contractait tous les visages.
Kurdes, Albanais, Arnautes mettaient la main sur
leurs pistolets, en lançant avec fureur le mot arabe
itmchallah (espérons). Était-ce la haine du Russç
ou la soif du pillage qui faisait ainsi briller tous
les regards? Ce qui est certain, c'est que ces
hommes passaient à juste titre pour les premiers
pillards du monde, et la ceinture qu'ils avaient
roulée autour du corps paraissait largement gar-
nie de bien illicite. Quand le choléra en eut dé-
voré une partie dans la Dobrutcha, beaucoup de
morts avaient sur eux de 7 à 8,000 fr. en or. Je
vois encore toutes ces physionomies farouches au
milieu desquelles nous nous promenions sans
8S LES BAGHI-BOZOUKS.
armes et le cigare à la bouche. Ces hommes re-
doutés et bien dignes de leur triste réputation
étaient, je dois le dire, pleins de respect pour le
général Yusuf, qu'ils saluaient de leurs acclama-
tions et appelaient pacha. Le général obéissait lui-
même, dans ses rapports avec eux, à un système
arrélé, fort différent de celui de l'un des capi-
taines de Charles YIII qui, poar dresser Tinfante-
rie à combattre par rangs et par bataillons, faisait
pendre jusqu'à vingt soldats par jour, a C'est une
grosse erreur, nous disait-il, de croire que les châ-
timents, les coups et les rigueurs puissent mieux
convenir que la douceur pour dompter ces hom-
mes. > Le système paraissait bon, car rattache-
ment que le général Yusuf avait su inspirer allait
jusqu'à l'adoration.
Tout marchait ainsi à une organisation que l'on
avait déclarée impossible, quand le général vou-
lut un jour passer les nouveaux régiments en
revue. L'ensemble qu'il obtint, ceux qui ont vu
LES BAGHI-BOZOUKS. 38
une des plus belles pages de Decamps, la Bataille
des Cimbres, pourront se l'imaginer. Au milieu
de tout ce désordre, il y avait pourtant quelques
bons symptômes. Nos bachi-bozouks savaient exé-
cuter quelques mouvements imités de nos ma-
nœuvres; ils marchaient parfois en ordre, alignés,
dans un silence que notre propre cavalerie n'ob-
serve point toujours. Les infractions malheureu-
sement avaient leur tour : ce n'était pas seulement
aux revues qu'on trouvait nos irréguliers en faute,
et si je rappelle quelques autres méfaits commis
par eux aux abords des fontaines, où ils distri-
buaient trop libéralement des coups de baïonnette
et de pistolet aux soldats de Tarmée britannique,
c'est pour noter des souvenirs personnels qui se
rattachent à ces aventures trop fréquentes. Le gé-
néral Yusuf me chargeait en effet volontiers d'aller
arranger ces sortes d'affaires, et ma connaissance
de la langue anglaise me valut ainsi plus d'une
fois l'occasion de visiter le camp de nos alliés.
^ LES BÀGHI-BOZOUKS.
Parmi ces visites au camp anglais, je ne puis
oublier celles qui me valurent rhonneur d'être
admis auprès de lord Raglan, la première surtout.
Le noble lord, dont les traits se faisaient remar-
quer par une vive expression de noblesse et de
douceur, me reçut avec la politesse exquise d'un
homme de haute race. J'avais à me plaindre des
Écos^is, qui avaient couru sus aux bachi-bozouks
dans une querelle près des fontaines, et les avaient
maltraités au point de mettre la vie de quelques-
uns en danger. Le noble lord, après m'avoir écouté,
me dit qu'il allait me remettre-une lettre pour Toffi*
cier général qui commandait leur camp, et il se
mit en devoir de tailler avec une coquetterie char-
mante une plume entre ses jambes*. Je pris congé
de Sa Seigneurie en la remerciant de son bienveil-
lant accueil, et je montai à cheval pour aller por-
ter ma lettre au camp des Écossais. Je pus là
1. Lord Raglan avait perda un bras à Waterioo.
LfiS 6ACUNB0Z0UKS. 35
observer les états-majors anglais sous un autre
aspect, non moins digne d'attention. Le colonel
des highlanders était un gentleman tout habillé de
nankin 9 coiffé d'une casquette en toile cirée. Quand
je m'approchai de lui, il était gravement préoc-
cupé... de la confection d'une omelette! Au pre-
mier coup d'œil, je prévis que l'opération allait
avorter, et qu'au lieu d'une omelette, faute d'avoir
obtenu l'annexion des blancs et des jaunes, le
digne gentleman ne produirait que des œufs sur
le plat. Je saisis la fourchette, et j'opérai vivement
la fusion désirable. Il me remercia. Je l'aidai à
retourner son omelette, chose à laquelle il sem-
blait ne rien entendre. Tout ayant réussi de façon
à contenter les plus rigides maîtres de la cuisine
française, j'exposai au colonel l'objet de ma visite.
Son omelette à la main, il me fit entrer dans sa
tente et m'offrit de partager son repas. Je refusai,
mais je voulus savoir pourquoi un colonel de
higklandere était réduit à faire lui-même son ome-
86 LES BACHI-60Z0UKS.
lette. J'appris que le pauvre colonel avait perdu
tous ses domestiques, victimes du choléra, et je
reçus plus tard la triste nouvelle que cet excellent
homme, qui se montra des plus conciliants dans
l'affaire dont je venais l'entretenir, avait lui-même
succombé à cette cruelle maladie.
J'ai laissé la formation des bachi-bozouks au mo-
ment où l'on pouvait mettre en ligne trois bri-
gades. Une quatrième allait se former entin. Le
général Yusuf tenait beaucoup à cette quatrième
brigade^ qui aurait fait monter la cavalerie sous
ses ordres au chiffre de plus de cinq mille che-
vaux, ce qui était un assez bon commandement. Il
n'était pas dii&cile, en réalité, de se procurer des
bachi-bozouks. Le bureau de recrutement se trou-
vait à Choumla, au camp d'Omer-Pacha ; il n'y
avait qu'à écrire pour en avoir, et Je généralissime
ottoman mettait à s'en défaire le plus gracieux
empressement. Toutefois ce n'était pas à ce bureau
que le général voulait js'adresser. Le bruit lui
LfeS 6AetIUft020!IltS. 17
était arrivé, pendant qu'il organisait les autres
brigades, qu'une assez forte colonne de kachi^
boxoukê courait le long du Danube, faisant toute
sorte de fantasias et de gentillesses. Le général de
cayalerie anglaise , le héros de Balaclava, lord
Cardigan, battant Testrade le long du fleuve, les
avait rencontrés avec un chef à leur tèie, et ce
chef était une femme. L'imagination du général
Ynsuf ^'enflamma à cette nouvelle, et il dépécha
immédiatement un de ses officiers à la recherche
de la nouvelle Jeanne d'Arc et de sa colonne, afin
de rengager à se ranger sous les bannières de ta
France. L'amazone reçut Tambass^deur, mais sans
trop goéter la proposition. Cependant, d'humeur
aventureuse; comme bien l'cm pense, elle finit
par accepter, et dit qu'elle allait se mettre en route
avec ses troupes pour le camp français. Dans sa
course désordonnée, il lui était à peu prés indiffé-
rent d'aller soit d'un côté, soit do l'autre, puis-
qu'Me n'obéissait à personne; mais le général gar-
38 LES BAGHI-Ë0201IRS.
dait le secret jusqu'à parfaite conclusion de la
négociation. Quand il sut qu'il allait enfin avoir
dans ses rangs la c fameuse héroïne du Kurdistan^ »
il ne se tint pas de joie; sa quatrième brigade,
objet de ses rêves, était trouvée, et il me fit appe-
ler, f Colonel, me dit-il, jusqu'ici vous n'avez pas
eu de commandement. J'ai pensé à vous; j'attends
demain, vers les onze heures du matin, un millier
de bachi'bozouks que l'on a trouvé errant aux
bords du Danube; je vous en destine le comman-
dement, ce sera ma quatrième brigade. » Je re-
merciai avec effusion' le général. Il ne me dit
pas un mot de la Pucelle du Kurdistan^ comme on
l'appelait. Je sortis donc de la tente Irès-impatient
de voir mes mille bandits arriver au camp.
Le lendemain, l'amazone kurde fut exacte au
rendez-vous. A onze heures, on commença d'en-
tendre le charivari guerrier qui précédait la co-
lonne. La musique se composait de timbales, que
les cavaliers placés eatête frappaient comme des
LES BACHI.B020UKS. àô
démoniaques, en poussant des hurlements bar-
bares. On eût dit des sauvages des îles Sandwich
s'avançant à la rencontre du capitaine Cook. Aussi-
tôt arrivés dans notre camp, tous mirent pied à
terre. Les chefs se réunirent, et, conduits par le
chaous du général, ils se dirigèrent vers sa tente.
J'y avais été appelé avec les oflSciers commandant
les autres brigades, t Messieurs, nous avait dit le
général à la tête de ses cavaliers, vous allez voir
une femme. Je suis sûr d'obtenir de vous les
égards que l'on doit d'abord à une femme, à celle
surtout qui est entourée d'un prestige religieux
aux yeux de ceux qu'elle commande. » Quoique
fort surpris, nous nous inclinâmes en signe de
respect et d'obéissance. Bientôt parut la tête de la
députation ; mais, avant d'entrer, les chefs s'arrê-
tèrent : ils semblaient attendre quelqu'un. Une
femme se détacha du milieu de la haie qui se for-
mait pour lui livrer passage et entra la première
dans la tente. Le général s'avança, lui dit quel-
40 LES BAGBI-BOZ0UK&
ques mots en tare, et elle s'assit par terre, les
jambes croisées à Torienlale; tous les a^ssistantç
restèrent debout. Comment décrire cette héroïne?
Il faut, pour avoir une idée de cette étrange figure,
songer aux sorcières de Macbeth ou à Elisabeth
voyant sur sou lit de mort apparaître Tombre de
Marie Stuart. Quant au costume, rhéroîne kurde
portait un turban vert^ une veste rouge, des pan-
talons verts à la turque. Un caban de couleur fon-
cée, dont on ne pouvait bien préciser la nuance,
vu l'usage qu'elle eu avail fait au milieu des
camps, tombait sur ses épaules» Des pistolets, yata-
gans et autres ustensiles de guerre faisaient de
sa ceinture un véritable arsenal. Elle était petite^
et sans Texpression d'énergie répandue sur ses
traits, elle eût paru laide- La Pucelle duKurdUtan
n'était point jeune d'ailleurs.
A.peine accroupie, elle promena autour d'elle
des regards d'hyène et prononça d'une voix brève»
mais impérieuse^ le mot iott« qui veut dire en turc
de Ytm, Od s'ottfMresâade lui apporter 1» gargcni-
lelte; elle s'en empara pour j beire au gouloii
sans attendre qu'on lui apportât un Terre. Après
atôir satinait sa soif^ elle demanda du même ton
impératif une pipe, que Ton s'empressa éfalemenl
de lui apporter. Satisfaite sur ces deux points» elle
resta silencieuse ^ graye^ pendant que le général
parlait aux autres chefs. Le capitaiee de Sérionne,
qui dessinait fort bien, crut roccasioa bonae pour
fixer sur son calepin les traits de la Pucelle« Celles
â s'en aperçut tûeutôt, et lui lança un regard fou^
droyaut. Ou assure que les musulttaus considèreal
comme un affront d'ayoir leurs traits reiH'oduits
sur le papier. A en juger par ceux d'Afrique, ce
serait une grosse erreur; mais les musulmans de
l'Afrique française sont civilisés, el ceux-ci étaient
une troupe de fanatiques* Au bout de quelques
moments, le général Yusuf les congédia, et je res--
tai seul avec lui. i; Eb bien f tt» dit^il, voilà votre
qualriéme brigide^ mon cher colonel**» ^ Trés^
ht L£S BACHI-BOZOURS.
bien, lui répondis-je; mais la femme?... — Vous
la ig^arderez, me dit le général ; au sarplas nous
verrons plus tard. Faites toujours demain matin
le recensement de tous ces cavaliers avec l'aide
d'un kodja (secrétaire). »
Jamais les bachùbozouks ne débrident leurs che-
vaux, et quant à leurs armes, elles sont, comme
la bride de leurs chevaux, vissées sur eux. Lorsque
je vis mes hommes bien établis au bivouac, sur
l'emplacement qui leur avait été assigné, je fis
placer ma tente prés d'eux, afin de pouvoir dés le
lendemain commencer le recensement. J'eus tout
le loisir de les contempler. Us ressemblaient aux
autres bachi-4>ozouk8^ c'étaient des membres de la
même famille. Quant à la Pucelle, elle disparut
au milieu de ses gardes, et je ne pus l'aper-
cevoir de la journée, La tente d'une musulmane
est sacrée. La nuit vint Une fois les feux al-
lumés, je crus inutile de veiller plus longtemps
sur ma troupe, et j'allai me coucher. Pouvais-je
LES BÀCHI-BOZOUKS. 43
prévoir la fâcheuse surprise qui m'était réservée?
Dans la uuit^ vers les deux heures du matiû, un
affreux tapage, accompagné de coups furieux
appliqués sur les timbales, me réveilla en sui*saut.
J'écoulai, et il me sembla que les bachi-bozouks
exécutaient des danses de leur pays. Cédant à la
fatigue et rassuré d'ailleurs, je me rendormis;
mais vers les cinq heures du matin, au lever du
jour, quand j'entr'ouvris doucement les rideaux de
ma tente pour observer ma brigade, je crus rêver.
Onze cavaliers seulement m'étaient restés fidèles,
le reste avait pris la clef des champs. La Pucelie
du Kurdistan était partie à la tète de sa colonne.
Ainsi s'expliquait le bruit qui m'avait réveillé. Je
fis prendre aussitôt les noms des onze fidèles, ce qui
ne fut pas long, et je courus porter la triste nou-
velle au général Yusuf. Il eut peine d'abord à me
croire; il fallut bien cependant se rendre à l'évi-
dence : la quatrième brigade était désormais perdue
pour nous. Que devint-elle? se demandera-t-on.
44 i#BS BàCBNMZI^U&S*
•^ Ce que derMn&ent les hirondeUes. PersoBBe
ne le saiu Le plus triste ati milieu de ee dénaûment
comiqtte^ c'était mpi« Je perdais mon commande-
ment. Le général me consola, et me serrant la
maia : t Eh bieni colonel, yoas avesc perdu votre
brigade; mais vous me servirez de second^ et s'il
m'arrive malheur, voua prendrez le commande^
ment du tout. »
L'organisation paraissait alors terminée^ et Ton
croyait avoir un instrument de combat» Il restait à
le mettre en œuvre. L'expédition de la Dobrutcha
offrit roGCâsion d'éprouver la nouvelle milice» On
sait dans quelles circonstances fut décidée cette
funeste campagne : Je les rappellerai en quelques
mots. L'armée, depuis son arrivée en Turquie,
était inactive dans les camps^ et le choléra nous
étreignait déjà de ses serres cruelles. Beaucoup de
personnes ont dit et écrit que le maréchal Saint*
Arnaud, fatigué d'une inaction qui allait peu à son
caractère et voulant faire oublier l'épidànie, avait
LS6 BAGH^BOZOUKS. M
projeté une pointe dans la Dobnitcha pour distraire
ses troupes et les éloigner d'un pays qui, par suite
du temps et de l'agglomération, devenait mortel.
Je ne le crois pas : l'expédition de Grimée étant
arrêtée depuis longtemps dans sa pensée, la Do-
brutcha lui devenait nécessaire pour faire diver-
sion. De Galiipoli (3 Juin 1854), le maréchal écri-
vait : • La Grimée est mon idée favorite; j'ai pâli
sur ses plans. » C'était là qu'il voulait porter la
guerre, et non sur le Danube. Il avait tout le
monde contre lui) mai9 il avait son flainmlitairê^
comme il l'écrit lui-même. En pointant sur la
Dobmteha, il n'avait d'aube but que d'amener les
Russes de ce eMè^ tandis qu'avec- la flotte et son
armée il allait débarquer en Grimée. Un fait
semble justifier cette hypothèse, c'est que la pre-
mière division marchait derrière nous, qu'elle
s'arrêta nn moment à Baltchick, et que ce fut
de ce point même que plus tard elle fut embar-
quée.
46 LES BACHI-BOZOUKS.
III
Quoi qu'il en soit, nous reçûmes un jour l'ordre
de nous tenir prêts à lever notre camp, et le
22 juillet au matin nous nous mimes en marche;
rheure de la lutte était arrivée, et les quatre mille
bachi'bozoukê^ ayant le général Yusuf à leur tète,
s'ébranlèrent dans la direction de la Dobrutcha.
Par une journée magnifique, notre longue co-
lonne, dont Tensemble présentait un coup d'œil
imposant comme masse de cavalerie, quitta le
camp de Varna. Nous voyageâmes une grande
partie de la journée dans des forêts magnifiques,
et atteignîmes, vers le soir, une vallée charmante
et fertile, où il y avait un village sans habitants.
Pourquoi n'y en avait-il point? J'ai dû supposer
LES BACHI-BOZOURS. 47
que les popolations faisaient le vide devant les
bachi'bozouks. Le général Yusnf y établit son bi-
vouac et donna Tordre de dresser sa tente, la seule
qui existât dans la colonne; nous marchions sans
bagages, comme toute colonne légère doit faire.
L'endroit s'appelait Tchalal-Tchesmé. Comme
nous traversions la vallée pour. gagner une petite
éminence boisée où Ton devait planter la tente du
général, nous aperçûmes un de nos cavaliers mort '
et élendu sur le bord de la route; il était tout noir.
Le cheval broutait l'herbe paisiblement à côté du
cadavre de son maître. C'était le premier cholé-
rique depuis la formation des bachi-hozouks. A
Varna, le choléra sévissait dans le camp français
et anglais; mais il n'avait pas encore rendu visite
aux bachi'bozouks^ il attendait son heure. On en-
terra le pauvre Turc, dont la mort était attribuée
par quelques optimistes à l'insolation, car il avait ^
fait très-chaud toute la journée. Une énergique
expression de Yauvenargues m'était cependant
4i I4EI BACHl^BOZOUKS.
re^eûae en lïièmoire. Dans une page déchirante
écrile sur «ûe i^traita en Allemagne près de
Prague : « La mort, disait^il^ non» sttiYait en
silence. »
Le 23 juillet, k travers un pays plat, solilaire,
sans arbres, nous atteignîmes Eavarna, Ou Ton
derait biyouaquer. Aucune trace d'habitants. An
loin, en promenant les yeux sur l'horizon^ on
apercerait de petits renflements de terrain qui
ressemblaient à des miniatures de montagnes :
c'étaient les tombeaux des' Russes^ et il y en avait
beaucoup, assez, disait*on autour de moi, pour
contenir une armée. ^ Ceux qui parlaient ainsi
étaient^ils des alarmistes? Je le crus d'abord, mais
de tristes réalités allaient me prouver le contraire.
Le 24, nous atteignîmes Bajardjick; même pays,
même désolation : des lacs d'eau stagnante. Des
poules de Caithage, qui paraissent avoir pour ce
pays une prédilection particulière, s'enlevaient à
chaque instant sous les pieds de nos chevaux^ et
LES BACHi-«BOZOUKS. 4»
tronblaiient setileâ do bmit de leurs ailed le silence
de ces rastes solitudes. Le 26, nous arrivious à
Mangalia vers les onze heures du matin* Gomme
le général Yusuf savait que la première division,
forte de dix mille hommes, suirait U colobne
avec son artillerie, il prit quelques dispositions
pour assurer le passage des arrivanls. Mangalia
est bfttie sur le bord de la mer Noire, et il était
difflScile de s'y porter avec de rartillerie, la mer
délayant le sable dans plusieurs endroits, et les
i*oues pouvant s^y enfoncera chaque pas. Le géné-
ral fit faire quelques travaux. On établit une
,espèce de chaussée solide au moyen de poutres
que Ton put se procurer. Le travail dura plusieurs
heures. On avait adjoint aux quatre mille baehù
bozouks un magnifique régiment de lanciers turcs
de la garde du sullan, plus six pièces d'artillerie,
qui avaient fait leurs preuves à Silislrie. Le régi-
ment de lanciers avait deux colonels, Tun Turc et
Tautre Polonais, le brave et excellent colonel
50 LES B\GHI-BOZOUKS«
Kosielski. On fit passer les pièces d'arUllerie torque
pour essayer la chaussée; on s'assura qu'elle était
suffisamment solide, et on attendit avec confiance
l'arrivée de la première division.
Notre bivouac était établi autour de Mangalia.
Cette misérable petite ville, sale comme toutes les
villes turques, ne possédait que quelques puits, et
le général, dans sa sollicitude pour le renfort
attendu, en avait fait réserver quelques-uns pour
la division française ; des gardes avaient été établies
pour que personne n'en pût approcher.
Le 2S, à deux heures de l'après-midi, arriva
cette magnifique division au grand complet, avec
ses vieux régiments bronzés par le soleil d'Afrique
et le général Espinasseen tête *. Le général Yusuf
se porta avec son état-major à la rencontre de la
division ; il indiqua au général Espinasse les dis-
1. Le général Ganrobert, commandant de la division, chargé
par le maréchal Saint-Arnaud d*alier reconnaître la côte de
Crimée, était alors absent.
LES BAGHI-BOZOUKS. 51
positions qu'il avait prises pour assurer le passage
de la divison et lui garder quelques puits en ré-
serve. La réponse du général Espinasse signifiait
à peu prés ceci : f Général Yusuf, j'ai là dix mille
hommes fatigués, vos puits ne me suffisent pas;
ne pouvez-vous, avec vos bachi-bozouks ^ aller
camper ailleurs? » Les deux chefs ne tardè-
rent pas à se séparer, assez mécontents Tun de
Tautre.
Le lendemain de bonne heure, nous montâmes
à cheval; le général Yusuf laissa filer sa colonne,
et se dirigea vers la tente du général Espinasse.
J'accompagnais le général, qui était suivi de son
porte-fanion. Arrivé à la tenle, le général mit seul
pied à terre et entra. Je me tenais, avec le porte-
fanion qui gardait -son cheval, à une certaine dis-
tance; mais tout le monde sait que les tentes sont *
en toile, et que le bruit d'une conversation peut
facilement vous arriver. Quelques mois que je
saisis involontairement furent prononcés par le
général EspinâMe avant la fin de l'entretien. « 66*
néral, disaît-il à notre chef, ce n'eet pas one guerre
de ^nvage» que nous faisons. » Je cite ces mol»
parce qu'ils m'amènent à parler de» instructions
données par le maréchal Saint-Arnaud au géntoil
Yusttf ayant le départ de la colonne, c'est-à^ireà
une des nombreuses causes dont Tlnnuence a été
sensible sur la marche de la campagne. Dans ces
instructions écrites, le maréchal détaillait les fm'ces
russes que l'on pouvait rencontrer dans la Dobrut-
cba. ^ Il y avait, disait le maréchal, un corps
russe à Babadagh évalué à sept ou huit mille
hommes; dans les environs, un corps de cosaques,
et sur le bord de la mer, dans un petit village, nn
régiment de hussards avec quelques pièces d'artil-
lerie. € Tâchez de me souffler tout cela si vous
pouvez, ce serait là un bon coup. Je laisse à votre
expérience le soin défaire comme vous Tentendres
pour y arriver. » Puis venait un post-scriptum
ainsi conçu : « Le général Ef pinasse, qui vous suit
LK6 BAGHWB0Z0UK6. »S
atee la premiëro divisioù, déférera à vos ordres
selon 16B circoûstancf â. v
Le général YnsaU par les bachi^'bozouks que non»
avions dans nos rangs, et qui avaient été à Baba^
dagh, s'était fait renseigner sur les abords de cette
ville. On devait marcher longtemps en plaine, et
Babadagh se trouvait couvert par un rideau de
petits bois très*-fav0rables pour une surprise^ Il
avait donc fait son plan» et il raisonnait juste en
pensant que, par unemarche de nuit tenue secrM^
et comme il savait en faire, il pouvait tomber à
rimproviste sur les Russes, et sinon les souffler
tous, comme le demandait le maréchal, au moins
opérer une diversion utitè. Le plan étailbon^mais
il fallait être soutenu; on pouvait être ramené, et
le général Yusuf comptait beaucoup sur le post-
sêriptim de la lettre du maréchal> sur le concours
que lui prêterait la première division, pour exécu-
ter son coup demain. Le général Yusuf était donc
venu s'entendre avec le génial Espinasse* Quand
54 LES BACHI-BOZOUKS.
il revint à moi, il paraissait soucieux et préoccupé,
c Que veut dire, me demanda-t-il, le mot français
déférer? quelle en est la véritable signification? »
Je lui répondis que c'était faire une chose avec
déférence, mais non avec une obéissance passive*
Le général parut de plus en plus contrarié.
Nous marchions sur Eustendjé. Il faisait beau
temps; mais plus Ton avançait, plus la désolation
et la solitude portaient Tàme à la tristesse. Nous
atteignîmes Kustendjé dans la soirée. Le 1* régi-
ment de zouaves, commandé par le colonel Bour-
baki S nous y attendait. La vue de ces braves nous
fit du bien. Kustendjé était abandonné, les cosaques
l'avaient évacué depuis peu de temps, et, suivant
leur louable coutume, y avaient commis toutes
les horreurs possibles. Le colonel Bourbaki vint
saluer notre général, et tous deux s'assirent au
pied d'un petit monticule, en dehors de la ville,
1. Aujourd'hui général de division.
LES BACHI-BOZOUKS. 55
pour aviser aux dispositions à prendre. Le général
Yusuf m'envoya en avant établir le bivouac des
bachi-bozouks, qui fut assis dans la plaine, aux
bords d'un de ces lacs stagnants si con^nuns dans
la Dobrutcha. Nous avions à notre état-major une
sorte d'officier turc qui servait, je crois, au général
pour les renseignements dont il pouvait avoir be-
soin sur le pays. Il était maigre, grand, vieux et
trés-peu rassuré. Nous campâmes en carré, et tout
le temps que durèrent les travaux de Tinstallation,
ce brave Turc appréhendait une irruption des
Russes, c Ce sera certainement, me disait-il, pour
demain matin au petit jour, c'est la manière d'atta-
quer des Russes. ^ Profitez alors de la nuit, lui
dis-je, pour dormir de votre dernier sommeil. » Il
ne pouvait fermer les yeux, et ses terreurs ne s'é-
vanouirent qu'au lever de l'aurore. Le général
ayant donné l'ordre démontera cheval, nous nous
mîmes en route. Nous marchions depuis le matin,
et le général Yusuf, pour s'éclairer dans un pays qui
6 LES MCBI-BOZOUKS.
pouvait BOQs dêrenir à chaque instant hostile aux
approches de Babadagh, avait détaché la deuxième
brigade dé baehi^zouks^ sous les ordres du capi'*
taine du Preuil. Cette brigade devait pousser une
forte reconnaissance. Nous cheminions tranquille-
ment avec le reste de la troupe, quand, vers les onze
heures du matin, arriva à fond de train, sur un che-
val couvert d'écume, un sous^ofBcier mulâtre qui
appartenait au 4'' régiment de chasseurs d'Afrique^
et qui faisait partie de nos régiments irréguliers. I^
aborda respectueusement le général en 6tant son
képi, et lui annonça que l'on venait d'apercevoir
les premières vedettes russes. Ce sousrofficier était
fils du fameux général français ÀUard, qui a com-
battu dans rinde avec Rundjet-Sing. J'avoue que
mon cœur se dilata, car nous errions dans un
vide désespérant. On lui demanda quelle espèce
de troupes ce pouvait être; il nous annonça
des cosaques» Ce sous^'Offlcier mulâtre, venant
nous annoncer la bienvenue de ces enfaitts du
LES BACHI-B020ÛKS. Wi
Nord, présentait à TimaglBation un côntrasia pi-
quant.
Le général fit prendre tout de suite quelques
dispositions, et nous cpntiuuimes à chevaucher
au-devant de cette armée russe, que nous suppo-
sions couverle par son éternel rideau de cosaques.
Nous marchions depuis fort longtemps, toutes les
lunettes de c»npagne braquées sur l'horizon : on
n'apercerait rien^ pas un nuage de potisMëre qui
trahtt l'approche d'un ennemi queloofique. A un
endrmt appelé Kengeluk, le g^éral Yusuf s'arrêta :
on ne voyait pas de cosaques, et ou avait même
perdu toute trace de la direction prise par la
deuxième brigade, lancée en éclaireur?. Malgré
des ^voi$ successifs dans tous les sens, aucune
nouvelle n'arrivait au général. Plongé dans une
cruelle inquiétude, il était descendu de cheval,
et, arpentant le terrain, il exprimait avec véhé-
mence-toutes ses apprébenfiions. Un escadron de
Unciers turc» qu'il avait envoyé i la découverte
58 LES BACHNBOZOUKS.
ayec le capitaine Magnan était parti ; mais les
heures se passaient, et on n'entendait pas même
parier de cet escadron, commandé cependant par
un oificier des plus intelligents. J'étais resté con-
stamment aux côtés du général. Se tournant yers
moi : c Montez à cheval, me dit-il, prenez un ou
deux cavaliers; je compte sur vous pour m'appor-
ler enfin un mot sur ce qui se passe. » Je partis
aussitôt, je galopai dans toutes les directions, et
je vjs de loin quelque chose qui marchait eu bon
ordre. Je piquai dessus : c'étaient les lanciers turcs,
avec le capitaine Magnan, à la recherche d'êtres
invisibles. Ils n'avaient rien vu, rien entendu, et
rentraient au camp. Je rentrai avec eux. Mon che-
val était fourbu... Le général nous interrogea,
mais nous n'avions rien à lui dire. Il mâchait son
cigare, t C'est la première fois, disait-il, qu'il
voyait faire la guerre comme cela t Où étaient ses
spahis, les éclaireurs par excellence? » Tout à
coup arrive au galop, le-visage bouleversé, Tor-
LES BACHI-BOZOURS. 59
donnance du capitaine du Preuil, commandant la
deuxième brigade. Il versait des larmes. « Mon
capitaine, dit-il d'une voix étouffée, est acculé
dans un village par les cosaques ; si on n'arrive
pas promptement à son secours, c'en est fait de lui
et de son petit monde. > Ces derniers mots nous
frappèrent, car nous avions vu partir le capitaine
avec deux régiments. On fit monter à cheval au
plus vite deux nouveaux régiments, qui partirent
dans la direction indiquée par l'ordonnance. Ils
marchèrent longtemps, conduits par ce pauvre
homme, qui les égara au milieu des steppes, et
revinrent, au bout d'une heure ou deux, furieux
contre leur guide, qui semblait victime d'une hal-
lucination, et que le général paraissait avoir bonne
envie de faire fusiller. Tout s'expliqua enfin. Quel-
ques instants après on aperçut, du point où nous
étions placés, un petit nuage de poussière qui
s'élevait à l'horizon. Ledénoûment était tragique.
Le capitaine du Preuil, en lançant ses deux régi-
110 IIS fiACHUBO^OOtS.
mentam éclaireurs, en avait perda un, qui s'totit
enfoncé dans des régions inconnues sur sa gauche,
et qu'il n'avait point revu. Avec le régiment qui
lui restait, le capitaine avait atleiot un petit vil-
lage appelé Kamasani, et dans lequel se prêtas^
^ient quelques cosaques. Courir sus avec ses
cavaliers avait été l'affaire d'un instant; par mal-
heur, de tout son régiment il ttait arrivé lui neu-
vième, le reste n'avait pas voulu dépasser le vil-
lage, malgré la distribution de coups de plat de
sabre que leur apppliquait de toutes ses forces un
officier fort vigoureux, le capitaine de Polignac.
Ce qui advint de la petite troupe qui s'éiait hé-
roïquement jetée en avant se devine : ces neuf
braves, tous du cadra français, et nn bachi'dfozouk,
plus quelques lanciers de la garde tarque, furent
tués pour la plupart; le capitaine du Preuil resta
sur la place, percé de neuf coups de lanee. Le
seul bachûbozouk qui se fût bravement engagé
avec les Français enleva le capitaine sons le féu
us BACHNBOZOUKS. 61
des coups de carabine des cosaques, et disparut en
Remportant sur son cbeval.
Ce nuage de poussière que nous avions aperçu
dans le lointain, c'était Théroïque petite troupe
qui revenait toute meurtrie. Le capitaine du Preuil
était couvert de sang et de poussière, ses vèteptents
étaient en lambeaux, et sou moucboir teint de
sang lui enveloppait la tète. Il avait repris ses
sens et me reconnut. « Aht s'écria^-t-^il, les lâches,
ils m'ont abandonné. » Ce furent les premiers
mots qui sortirent de sa bouche. On s'empressa de
le transporter au camp, où il fut pansé. Le bacbi^
bozouk qui avait sauvé le capitaine fut présenté au
général Yusuf, qui le félicita, et en récooipense de
ce bel acte de dévouement le nomma bint^adU,
J'avais lu dans les relations des guerres du pre-
lùiiff empire que tel officier avait reçu dix, douze
et jusqu'à dix-neuf coups de lance, et qu'il en était
revenu. C'était alors une énigme pour moi; mais
quand Qn cpnsidiffe bien la lance d'un cosaque,
4
61 LES fiAGHI-BOiEOUKS.
qui est d'un pied et demi plus longue que la nôtre^
et que Ton regarde le fer qui est fixé au bout, tout
s'explique : ce fer ne dépasse pas 2 centimètres,
et n'a pas ces côtés triangulaires qui font ressem-
bler le fer de la lance française à la baïonnette si
meurtrière de l'infanterie.
Le 2* régiment, qui s'était détaché de la brigade
du capitaine du PreuiJ, rentra au camp fort tard
dans la soirée, ayant battu la campagne sans avoir
rien vu. Ainsi se terminait la première affaire où
les bachi'bozouks eussent été engagés. Le début
n'était pas heureux. Le général cependant, piqué
au jeu, se promit de prendre bonne revanche le
lendemain. Le 1*' régiment de zouaves, que nous
avions trouvé à Kustendjé, nous avait rejoints, au
nombre de quinze cents hommes. Cet appoint ve-
nait fort à propos. La nuit fut des plus calmes,
comme tous les calmes qui précèdent les grands
orages.
Le 28 juillet au matin, le temps était admirable,
LES BACHI-BOZOÛKS. 63
le soleil était éclatant, on avait oublié les peines de
la veille, et toute la cavalerie se préparait à se
mettre en marche. Les six pièces d'artillerie tur-
que devaient nous suivre, ainsi que les zouaves,
qui devaient se tenir à distance, au pas de Tinfan-
terie, mais nous rejoindre avec leur célérité bien
connue, si les circonstances l'exigeaient. Tout le
monde était dans les meilleures dispositions pour
venger le petit échec de la veille.
Avant de se mettre en route, le général Yusuf
fit appeler le capitaine de Sérionne, qui comman-
dait la troisième brigade, lui donna Tordre de se
porter en avant, de se bien éclairer, et surtout de
ne pas le perdre de vue et de se tenir toujours en
communication avec lui. La brigade, ayant reçu
ces instructions en termes bien précis, partit sur-
le-champ comme une volée d'oiseaux, et notre
colonne se mit en marche derrière elle au pas de
la cavalerie. Une plaine immense s'étendait devant
nous. Après l'avoir suivie pendant une ou deux
64 Les ËACfiI-602ÔUKS.
iienes, nous arrivâmes à une sorte dé Vdllon, ayant
la mer à notre droite, et devant nons la ville dé
Babadagh. Sur les bords de la mer, à notre droite
par conséquent, se trouvait ce petit village dans
lequel, d'après les indications du maréchal Saint-
Amand, devait stationner un régiment de hussards
russes avec quelques pièces d'artillerie. Llnten-
fion du général Yusuf, je le suppose, était de mar-
cher pendant quelque temps le cap sur Baba-
dagh, puis de se jeter brusquement à droite, de
tomber sur les Russes, et de les prendre eux et
leurs pièces. Le l^ de «ouaves aidant, la chose de-
venait possible. A ce moment toutefois, le général
Yusuf, ne voyant plus rien à Thorizon qui pût
Téclairer sur sa communication avec la troisième
brigade, commença d'avoir quelque Inquiétude. Il
me donna aussitôt Tordre de pousser en avant pour
voir si je ne découvrirais pas la direction que le
capitaine de Sérionne avait prise. Je partis, suivi
d'un trompette et d'un porte-fanion. Arrivé assez
LÉS BACHI-BOZOUKS. . M
loin, je me dirigeai sur une légère éminence, d'où
je pouvais plonger dans le vallon. Malgré une ex-
cellente lunetle, j*eus beau regarder, je ne. vis
rien. Bien éclairé sçr ce point; je dépêchai au gé-
néral mon trompette, chargé de lui expliquer c6
qui en était. Au bout de quelque temps, je vis un
fort nuage de poussière s'avancer vers moi : c'était
le général avec toute sa colonne qui arrivait au
grand trot. Le trompette, n'ayant rien compris à
mes instructions, avait annoncé au général que le
capitaine de Sérionne était engagé, et que j'enten-
dais la fusillade. On peut juger de la colère que
provoqua ce faux rapport quand on connut la vé-
rité. De telles méprises cependant sont des contre-
temps auxquels Thomme vieilli dans la guerre de-
vrait être préparé, et puis avec les bachi-bozoukt
il aurait fallu s'attendre à tout. Quoi qu'il en soit,
l'inspection des traces du sabot des chevaux sur le
sol m'ayant convaincu que la colonne d'éclaireurs
se dirigeait à gauche, je fis part de ma découverte
66 LES BACHI-BOZOURS.
au général. C'était un nouyeau mécompte : il vou-
lait aller à droite, et se voyait forcé d'aller à gau-
che. Un officier d'ordonnance reçut l'ordre de
courir à toute bride vers la colonne en marche et
d'arrêter son mouvement. Au bout de trois quarts
d'heure d'une course échevelée, il revint annoncer
qu'il avait rencontré la colonne de M. de Sérionne,
que celui-ci ne pouvait arrêter son mouvement,
ses tirailleurs étant engagé? avec la cavalerie russe.
Il ne nous restait plus qu'à marcher, et c'est ce que
nous finies. On descendit dans le vallon, on prit à
gauche au ^rand trot. Les zouaves flairaient de la
besogne, et couraient comme des lièvres. Arrivés
sur une éminence, nous eûmes enfin une idée
assez nette de l'action commencée. Cosaques et
bachi-bozouks se fusillaient à nos piods, dans des
prairies coupées par une petite rivière, sur laquelle
était jeté un pont conduisant au village de Periklé,
séparé de la rivière par une distance d'une ving-
taine de pas. Les cosaques, refoulés, avaient repassé
LES BàCHI-BOZOUKS. 67
la petite rivière ; les bachi-bazouks^ enlevés par le
cadre français, qui prenait toujours la tète^ les
poussaient dans le village, où Ton se fusillait à
bout portant. « Lâchez le»^ zouaves! » disait-on;
mais le général Yusuf, qui est fin, et qui croyait
à une embuscade, puisqu'il ne voyait rien de l'au-
tre côlé, les gardait comme réserve et pour le cas
critique. Il donna Tordre au brave commandant
Magnan de traverser la rivière avec ses deux ré-
giments, puis, se ravisant, fit arrêter le mouve-
ment, et le combat se changea en une fusillade
insignifiante.
Quelques cosaques et quelques bachi-bozouks
étendus par terre prouvaient que la lutte avait été
bonne, quoique courte. Ces derniers avaient en
quelque sorte rétabli leur réputation; mais le ca-
dre français aurait enlevé les plus lâches, et ils
combattaient sous les yeux de leur sultan, le géné-
ral Yusuf. Puis ce village les alléchait : il y avait
chance de pillage. Aussi, quand on sonna la re-
M LES BACHI-BOZOURS.
traite, cnl-on grand'peine à les réunir; le village
les fascinait évidemment. Ils ne revinrent qu'à
contre-cœur, quelques-uns rapportant des têtes
coupées qu'ils crurent'devoir mettre aux pieds de
leur pacha; mais, quoique la guerre d'Afrique
l'eût accoutumé à de pareilles horreurs, le général
Yusuf repoussa avec dégoût Thommage de ces
cannibales. Il s'empressa d'envoyer un parlemen-
taire à rhetman des cosaques pour l'assurer qu'il
déplorait cette manière de faire la guerre, et qu'il
repoussait toute participation à de pareils actes,
dont une punition sévère allait faire justice. Le
respect de la vérité m'oblige à dire que ce parle-
mentaire revint sans avoir pu remplir sa mission :
il eut beau agiter son mouchoir blanc, les cosa-
ques le reçurent à coups de carabine, et il nous
revint tout haletant, mais sain et sauf, dans la
soirée.
J'avais donc pu voir de prés des cosaques; mais
dans nos adversaires de 18S4 je ne retrouvai plus
L83 BACHI-BOZOURS. 60
le type tà connu de 1816. Ils portaient de longues
capotes brunes, et sous ces capotes une tunique
gros-vert sur les pattes de laquelle était marqué le
numéro de leur sotnia S des bottes chaussées par-
dessus le pantalon et des casquettes sans visière.
C'est la 17» sfdnia qui avait figuré dans ee petit
combat de Periklé.
Au combat succéda la marche par une chaleur
étouffante. On respirait du feu. Plusieurs orages se
formaient, les éclairs nous aveuglaient, et le ton-
nerre commençait à gronder. On marchaittoujours.
Les zouaves, fatigués de leur course impétueuse,
nous suivaient avec peine, cha^ant devant eux un
troupeau de moutons, prix d'une heureuse razzia*
Le général n'avait pas perdu Tespoir de rencontrer
les hussards russes ; mais à quatre heures du soir,
la poursuite s'étant trouvée inutile, ordre fut donné
de reprendre là direction de notre bivouac du
1. On sait que les cosaques sont organisés par compagnies
de cent hommes, qui forment ttne sotnia.
70 LES BACHI-BOZOUKS.
matin, le bivouac de Kerkaluz. L'orage continuait,
mais sans pluie ; des bouffées d'air chaud nous brû-
laient la figure, la soif nous étreignait à la gorge.
Nous revînmes à Kerkaluz sous le poids d'une va-
gue inquiétude que la présence d'un ennemi nou-
veau, le choléra» allait bientôt justifier.
IV
La journée touchait à sa fin, aucune goutte de
pluie n'était tombée, et le temps restait orageux.
Le général avait fait dresser sa tente sur une petite
élévation de terrain qui dominait tout le bivouac.
J'étais près de lui. Il était à pied, causant avec un
colossal hachirbozouk^ Turc du plus beau type, son
chaous * de prédilection. Il s'interrompit un mo-
1. Exécuteur des hautes-œuyres.
LES BACHI-B020URS. 71
ment pour me donner un ordre à porter dans le
bivouac, qui était à nos pieds. Je partis, et mon
absence ne dura point un quart d'heure. A mon
retour, le général était seul, et je remarquai une
profonde altération sur ses traits. « Vous avez vu,
me dit-il, le bachûbozouk avec lequel je causais il
n'y a qu'un instant? » Et sans me laisser le temps
de répondre : c Voilà qu'on l'enterre, ajouta-t-il,
il vient de mourir subitement! » Cet homme était
la première victime du fléau qui allait nous déci-
mer. Le choléra nous annonçait sa visite.
La nuit qui précéda cet événement sinistre fut
horrible. De dix heures du soir à minuit, deux
cents bachi-bozouks furent frappés et moururent.
Personne ne dormait. A chaque instant, le général
recevait d'affreuses nouvelles; mais son âme intré-
pide était plus forte que le mal. Il voulait recom-
mencer sa battue le lendemain, et avait môme fait
appeler le commandant Magnan pour lui donner
une petite colonne ; le choléra était trop bien notre
71 LB8 6ACHI.B020UKS.
maître, et il fallut abandonner ce projet. Enfin
nous vîmes poindre les premières clartés du ma-
tin, et en môme temps se dessinèrent au milieu du
crépuscule, sur notre droite, dans la direction de
Varna, les masses de la première division , com-
mandée par le général Espinasse, qui, resté en
arrière de nous, mais informé de nos deux enga«*
gements, accourait à notre aide. Il craignait que
nous n'eussions affaire à tout le corps d'armée
russe, que Ton évaluait à dix mille hommes avec
trente-cinq pièces de canon. Il avait décampé la nuit,
sans sacs, et ce fut peut-être sa seule faute, car les
sacs contenaient les couvertures, qui allaient deve-
nir plus précieuses que les fusils. Les Russes en
effet étaient loin, et peut-être aussi malades que
nous.
Les deux généraux réunis tinrent conseil. Leur
avis fut de battre en retraite et de regagner Varna
au plus vite. On n'avait pas d'autre moyen de con-
server quelque débris de Tinfortunée colonne. L'oiv
- LES fiACfil-ÈOZOUItS. 7à
dre de départ fut donne immédiatement. Le diffi-
cile était de mettre en mouvement les ftacAt-Jo-srotifo,
grands amateurs de café, et qui, en leur qualité
d'irréguliers, prolongeaient indéfiniment leur re-
pas du matin. Le crieur public remplaçait chez
nous, je l'ai dit, le tambour et la trompette : on lui
enjoignit d'annoncer le départ. Ce crieur avait un
accoutrement des plus bizarres. Il portait sur la
tête un casque orné d'une multitude de petites
glaces, qui le faisaient resisembler à un miroir
pour attirer les alouettes, avec trois queues énor-
mes de renard qui pendaient par derrière et un
plumet rouge. La veste bariolée du bachi-bozouk^
des gants à la Crispin, qu'il avait probablement
volés à quelque cuisinier, une paire d'épaulettes
de grenadiers complétaient son costume. Il était
monté sur un fort petit cheval, pas plus haut que
le mulet de Saucho. Il ne ressemblait pas mal ainsi
à un héros de quelque bal masqué du carnaval
parisien égaré dans la Dobrutcha. En revanche, il
5
74 LRS BACHI-BOZOURS.
avait une yoU de Stentor. Oo adit qae l'empereur
Nicolas parvenait à se faire entendre distinctement
de cent mille hommes. Notre crieur eût pu rendre
des points à l'empereur de toutes les Russies : il
eût fait manœuvrer les armées de Darius et de
Xercès avec autant de facilité que la plus chétive
patrouille. Ce porte-voix humain nous rendait les
plus grands services ; les chevaux eux-mêmes dres-
saient les oreilles quand il annonçait du haut de
sa monture que Fon allait se mettre en route. Le
jour de notre départ pour Varna, il accomplit plus
consciencieusement que jamais sa tâche; mais sa
voix ne nous appelait plus aux armes, et résonnait
à nos oreilles comme la trompette du jugement
dernier.
Avant de quitter cet affreux bivouac, on enterra
les morts, et on disposa tout pour le transport des
mourants. Puis commença le douloureux épisode
qui répandra un éclat à jamais sinistre sur le nom
de la Dobrutcha. On se mit en marche dans Tordre.
LBS BACHI-BOZOUKS. 75
suivant : la première division en tète, -^ les zona-*
ves ensuite,— -puis les tocAî-boirotiia, enfin un petit
corps d'arrière-garde composé d'infanterie. Dès les
premiers pas, on put comprendre ce que serait
cette retraite. A chaque instant, c'était un soldat,
un bachi'bozouk, un de ces vieux zouaves au teint
bronzé, vétérans d'Afrique, qui se roulait sur la
route, le visage contracté par les plus atroces souf-
frances. On courait à lui, il n'était déjà plus. Ainsi
se passa la première journée, pendant laquelle
nous perdîmes de vue la première division, que
nous retrouvâmes le lendemain matin aux bords
d'un lac, occupée à creuser de grandes fosses, au-
tour desquelles étaient entassées de nombreuses
victimes. On passa devant elle en silence. Personne
n'osait demander des nouvelles d'un ami, de peur
qu'on ne vous montrât ses restes au milieu des
cadavres amoncelés.
Pour donner une preuve de la rapidité avec la-
quelle sévissait l'horrible fléau, j'aurais le choix
76 LES BACHI-BOZOUICS.
entre mille exemples; J'en citerai un seal. Un
jeune sous-lieutenant du 6« régiment de dragons,
qui faisait partie de Tun des régiments de bachi--
bozouks, vint, pendant que nous étions en marche,
se plaindre au général Yusuf d'un violent mal de
tête; il ne pouvait plus suivre, et suppliait qu'on
le laissât reposer là où il était. Lergénéral, impas-
sible et préoccupé avant tout du devoir, lui or-
donna d'aller rejoindre sa compagnie... Le jeune
officier insista. Le général s'attendrit alors; il n'a-
vait pu voir sans émotion cette figure d'enfant toute
pâle et marquée de l'empreinte d'une mortelle
souffrance, c Partez au galop, lui dit-il. En avant!
en avant I et ne vous arrêtez que quand la transpi-
ration de votre corps égalera celle de votre cheval.
Croyez-moi, mon ami, ne vous laissez point abat-
tre, courez à bride abattue, et vous serez guéri. »
Le jeune homme, plein d'énergie, luttant contre
la douleur, partit à la voix de son général. A quel-
ques pas de là se trouvait un petit buisson, le seul
LES BACHI-BOZOUKS. 77
^ qu'on aperçût dans cette plaine maudite. L^offlcier
E l'avait remarqué, et, croyant trouver sous son
> ombre une trêve à ses souffrances, il se laissa
i glisser de cheval, à peine arrivé devant la chétive
oasis. Quand nous arrivâmes à notre tour, il ren-
t dait le dernier soupir. Malgré tous les secours
y qu'on lui prodigua , il mourut en quelques mi-
nutes à vingt-quatre ans I
[ Nous atteignîmes Kustendjé. On s'arrêta. Déjà
on ne s'occupait plus des morts de la route; mais
il fallait s'occuper de ceux qui expiraient aux
lieux de campement, sans quoi la peste aurait pu
se mettre de la partie, et quelques-uns croyaient
^ déjà l'avoir aux trousses. Je me souviens à ce pro-
pos de l'un de nos chirurgiens, nommé Perrin,
dont le courage était à la hauteur du dévouement,
et qui faisait des observations au milieu de nos
troupes journellement décimées, comme s'il se fût
trouvé à l'École de médecine. .Le matin de l'un
de ces tristes jours, je le vis accourir à moi, le
7S LES BACHI-BOZOUKS.
visage rayonnant, c Ghutt ne dites rien; je tiens
un magnifique cas de peste, des bubons bien au-
thentiques. Venez voir cela... » J'allai avec lui; le
bachi-bozouk "ven^di d*expirer; le docteur examina
bien les bubons, c Encore une illusion, me dit-il,
c'est toujours le choléra I > La science a aussi ses
mirages.
Le lendemain, après une nuit pleine d'angoisses,
on continua la marche sur Varna. Le brave com-
mandant Hagnan fut laissé avec un de ses régiments
pour creuser les fosses, enterrer les morts et rainas-
ser les mourants. Cet héroïque officier, tombé si
glorieusement devant Sébastopol le jour de l'assaut,
était capable de tous les dévouements. En racon-
tant ces heures lugubres, il est doux d'avoir à
reposer ses regards sur de si nobles natures et de
leur payer le tribut d*hommage dû à leur héroïsme.
La marche sur Varna fut aussi meurtrière que la
marche sur Kustendjé. C'est au milieu de mou-
rants frappés par centaines que nous arrivâmes à
LES BÂCHI-BOZOUKS. 7»
quelques lieues de la petite ville de Mangalia.
A cet endroit, il y eut halte. Le général voulait
arriver avant la colonne à Mangalia. Il partit donc
pour cette ville avec son état-major, me laissant le
commandement pendant cette halte, avec Tordre
de ne continuer la marche qu'après avoir reçu de
nouvelles instructions.
Déjà, par malheur, cette colonne ne présentait
plus que rimage de la déroute : les oflSiciers ne
marchaient plus avec leur troupe; les pelotons^
les escadrons, les régiments, tout était confondu,
et la consternation était peinte sur toutes les fi-
gures. Le cadre français présentait seul un con-
traste frappant, au point de vue de l'organisation
morale, avec les bachi-^bozouks. Nos officiers gar^
daient la tête haute et ne se mêlaient point avec
les soldats. C'était parmi les bachi-bozouks, troupe
désormais jugée, que régnait. le plus grand dés-
ordre. Beaucoup de ces malheureux, abandon-
nant leurs rangs, avaient fui vers Varna. J'eus'
80 LES BACHI-BOZOUKS.
beaucoap de peine è rallier et à masser lepea qui
m'en restait sur les bords d'un lac stagnant, lieu
choisi pour la halte. On s'arrêta ; les hommes ne
firent même pas le café, dont la préparation leur
aurait offert une distraction et un réconfortant.
Mes ordres réitérés furent inutiles; ils me regar-
daient d'un air morne et hébété, se couchaient là
où ils s'arrêtaient, et ne voulaient plus se relever.
Aucun abri ne s'offrait pour les protéger contre les
ardeurs d'un soleil de plomb, car nous n'avions
emporté aucune tente en partant de Varna. La po-
sition était horrible. A chaque instant les officiers
venaient me dire que la halte se prolongeait trop,
que les miasmes putrides qui s'exhalaient du lac
leur enlevaient sans cesse du monde, et qu'il était
à craindre que cet endroit ne fût notre tombeau à,
tous. J'avais les ordres du général, et, fidèle à
l'inflexible consigne militaire, je parvins pendant
quatre heures, malgré leurs supplications, à les
maintenir sur place. Au bout de ce temps, qui me
LES BACHI-BOZOURS. 81
parut un siècle, le général me dépêcha un de ses
officiers d'ordonnance pour m'inviter à venir le
rejoindre avec la colonne à Mangalia. Je quittai ce
lieu maudit; mais que de fosses marquèrent la
place que nous occupâmes seulement quelques
heures f Pour combien d'entre nous cette halte fut
la halte éternelle I
C'est un motif impérieux qui avait décidé le
général Yusuf à nous quitter. Il avait appris que
la première division était restée en arrière, que
les soldats tombaient par centaines sur les routes,
et qu'ils n'avaient même pas de vivres. Le géné-
ral était aussitôt parti pour Mangalia; il avait
4rouvé là un vapeur français, réuni quelques sub-
sistances, et envoyé les lanciers turcs avec quel-
ques bachi-bozouks porter à cette malheureuse di-
vision de quoi suffire aux premiers besoins. Le
colonel Kosielski conduisait seul la petite troupe
chargée de ravitailler la première division. Je paye
ici une dette de cœur et de reconnaissauce à ce
8) LES BÀCHI-BOZOUKS.
brave et digne officier polonais, dont le nom a été
oublié dans les ouvrages publiés sur la terrible
catastrophe. Il manqua payer de la vie ce grand
acte de dévouement, car, rentré le soir avec ses
cavaliers, brisé d'émotion et de fatigue, il tomba
sans connaissance au milieu de nous, et nous le
crûmes mort. Revenu à lui, il nous peignit dans
des termes qui faisaient venir les larmes aux
yeux l'état dans lequel il avait trouvé la première
division. Le choléra en avait dévoré une grande
partie; le général Espinasse avait perdu presque
tous ses aides de camp. Partout des cadavres, par-
tout aussi des mourants^ que les bachi-bozouks
hésitaient à emporter. Il avait fallu que le brave
colonel prêchât d'exemple, et, prenant lui-même
les malades dans ses bras, les plaçât sur les che*
vaux. On ne pouvait plus dignement remplir une
noble mission.
Ce n'est point à Mangalia même que fut fixé
notre bivouac. Il était impossible de s'établir dans
LES BACHI-BOZOUKS. 83
celte ville avec une colonne. Nous en fîmes donc
le tour et allâmes bivouaquer sur la route de
Varna. L'aspect de la malheureuse petite ville de
% Mangalia était horrible à contempler. Il faudrait
la plume de Thucydide racontant la peste d'Athè-
nes pour donner Tidée d'un spectacle aussi affreux
Les places, les rues, les maisons, les jardins re-
gorgeaient de malheureux entassés les uns sur les
autres; on en trouvait jusque dans les citerne,
où, cherchant un terme à leurs horribles souf-
frances, quelques-uns s'étaient précipités*. Il fal-
lait aviser au plus vite, sans quoi le fléau allait
nous dévorer. Le commandant Magnan avait ac-
compli sa mission à Kuslendjé et nous avait re-
joints. Le général Yusuf me fit appeler. « Colonel,
me dit-il, je compte sur votre dévouement aujour-
1. On a dit que, pour, apporter plus de diligence dans les
enten-emente, l'armée avait jeté ses morts dans les citernes.
Le fait est inexact. J'ai vu moi-môme un malheureux courir se
précipiter dans une citerne, où déjà plusieurs victimes du
même délire avaient trouvé la mort.
84 LES BACHIBOZOUKS.
d'hui, et sur celui de chacun de mes ofiBciers. Il
faut pénétrer dans la ville, et déblayer les mes,
les jardins, les maisons des morts qui s'y trouvent,
m'enterrer tout cela, et au plus vitç, avant l'ar-
rivée de la première division. Choisissez ce qu'il
vous faut de monde. Yoici des pelles, des pio-
ches; partez, et que l'on se mette à la besogne tout
de suite li
Je choisis aussitôt quelques bachùbozouks de
bonne volonté, et je leur adjoignis quelques sous-
ofSciers français dont je connaissais l'énergie.
Avec mes cent bachi-bozouks ei trois sous-ofiQciers
français armés de pelles et de pioches, ayant avec
moi le brave et dévoué docteur Pèlerin, ainsi que
notre chirurgien, je pénétrai dans la ville. Tra-
versant les rues de Mangalia, étroites et tortueuses
comme celles de toutes les villes turques, j'arrivai
sur la place de la Mosquée, où deux officiers de
notre brave marine et un chirurgien vinrent s'of-
frir à partager nos travaux. Je les remerciai vive-
LES BAGHI-BOZOUKS. 85
ment et nous commençâmes l'opération. C'est vers
la mosquée qu'accompagné du chirurgien Perrin
je me dirigeai d'abord. Un affreux spectacle nous
y attendait. Cette mosquée était littéralement en-
combrée de morts et de mourants, qui, les uns sur
les autres, s'étaient jetés dans cet asile vénéré de
leur croyance religieuse, espérant y trouver un
refuge contre l'implacable fléau. Couchés les uns
sur les autres, ils étaient là depuis quarante-huit
heures, au milieu d'une atmosphère infecte. Dès
qu'ils nous aperçurent, ceux que la vie n'avait pas
encore abandonnés cherchèrent à se soulever en
étendant les bras. « Varna! Varna! » s'écriaient-
ils. Varna, où le choléra les avait épargnés, était
pour eux le paradis, le salut.
Nous restâmes un quart d'heure, cherchant à les
consoler de notre mieux, leur promettant tout ce
qu'ils demandaient. Le chirurgien Perrin, d'un
courage et d'un dévouement au-dessus de tout
éloge, s'appliquait à dégager les mourants de des-
86 LES BACHI-BOZOUKS.
soas 163 morts. Héroïque et terrible travail ! car
Tentassement était considérable. Le docteur se
sentait à son poste dans ce lieu funèbre; il n'en
voulait plus sortir. Je le laissai pour chercher mes
hommes, que je craignais toujours de voir se dé-
bander. Sur mes trois sous-officiers, j'en trouvai
un mourant et Tautre mort. Ce dernier était un
vaillant soldat du i^"" régiment de hussards, et je
i*aimais beaucoup. C'était un des neuf braves qui
avaient suivi le capitaine du Preuil chargeant les
cosaques dans l'affaire de la première journée.
Comme il y était, je tenais de lui tous les détails
du combat. En me les racontant le soir au bivouac,
il me disait avec un accent de joie guerrière dont
je me souviens encore : « Enfin j'ai donc pu
rendre aux Russes le coup de sabre qu'ils ont al-
longé sur la figure de mon père en 1812 !. . . Il a été
longtemps leur prisonnier. Pauvre père, il me
Tavait fait promettre en partant! Eh bien ! un des
leurs en tient à travers le nez I Nous sommes
LES BÀCHI-BOZOUKS. 87
quittes, i Je retins mes larmes à la vue du corps
déjà glacé de ce brave soldat; il était temps de se
mettre à l'œuvre. J'envoyai une partie de mes
hommes creuser de grandes fosses au bord de la
mer, et, avec le reste, pénétrant dans les maisons^
dans les jardins, partout où nous apercevions des
morts, nous procédâmes à un enlèvement général
de tous les cadavres*. Parmi les difficultés de ce
rude labeur, je dois noter celle d'employer les 6a-
chi-bozouks^ qui ne nous aidaient qu'avec une ex-
trême répugnance. Il fallut en venir aux coups
pour les y forcer. La besogne terminée, nous quit-
tâmes ce foyer d'infection, et nous rentrâmes au
bivouac à la tombée de la nuit. L'opération avait
commencé à onze heures du matin! Je rendis
compte de ma mission au général Yusaf. Il avait
1. On a dit qae ropération n'avait pas eu un résultat com-
plet. Ce que je puis affirmer, c*est que j*ai présidé à l'enterre-
ment de douze à quinze cents victimes. CeUea que Ton a re**
trouvées plus tard avaient été frappées derrière nous.
88 LES BACRI-BOZOUKS.
comme nous tous le cœur navre ; mais le deycir
parlait plus haut, et sa figure gardait une stoïque
Les heures d'épreuve touchaient heureusement
à leur terme. Nous avions retrouvé à Mangalia le
général Canrobert. Sa présence avait produit le
meilleur effet sur les troupes. J'ai vu de pauvres
soldats embrasser les pans de son uniforme en
rappelant leur père. Le général contemplait avec
une profonde tristesse les restes de sa magnifique
division; mais la reconnaissance de ses soldats
adoucissait sa mâle douleur. La première division,
en retrouvant son chef, avait retrouvé l'espé-
rance.
On s'arrêta peu de temps à Mangalia, et dès
qu'on s'éloigna de cette petite ville; l'horrible
fléau sembla diminuer. Il y eut bien encore quel-
ques cas, mais le choléra se reposait; il avait assez
fait de victimes pour être fatigué. La moitié des
bachi'bdzouks étaient morts, une partie fuyait à
LES BÂCfll-BOZOURS. «9
lire d'aile vers Varna sans se retouraer ; le reste,
en désordre, demeurait encore fidèle au drapeau.
Nous reprîmes, pour rentrer à Varna, le même
chemin que nous avions suivi pour entrer dans la
Dobrutcba.
Notre marche de retour ne fut signalée que par
deux incidents, l'un dont notre bivouac de Ka-
pakli fut le théâtre, l'autre qui précéda de peu
notre rentrée à Varna. Le héros du premier épi-
sode était le chaous Mustapha. Qu'on imagine une
figure de bandit et un costume de pirate. Ce digne
chaous avait commis tous les crimes. D'où sortait-
il? Personne ne l'a jamais su, et peut-être tenait-il
à ce qu'on Tignorât. Il parlait même un peu l'an-
glais. Comme je comprenais cette langue, je pou-
vais, dans les récits qu'il faisait aux heures d'ex-
pansion, surprendre des atrocités de toute espèce.
C'était lui qui faisait administrer, sous sa direc-
tion intelligente, les rares coups de bâton que le
général Yusuf était obligé de faire donner parfois
M LES BACHI-IOZOUKS.
à des hommes dont plusieurs avaient mérité la
corde et les galères... A cet effet, Mustapha s'était
adjoint quatre estaflers qui, sur un signe, appré-
hendaient le patient et lui appliquaient sur le
ventre un cataplasme des moins émoUienls. Mus-
taphai qui était observateur de sa nature, avait
jugé que c'était le point le plus douloureux
de notre organisme, et il en faisait le siège
spécial de ses exécutions. La question ordinaire et
extraordinaire était jeu d'enfant à] côté de ce
moyen, et il était rare qu'au troisième coup le pa-
tient ne s'avouât pas coupable d'avoir incendié lô
ciel et la terre pour obtenir grâce. Son nom seul
faisait dresser les oreilles aux bachi-hozouks dont
la conscience était un peu troublée. Une de ses dis-
tractions favorites était de façonner lui-môme, tout
en marchant dans nos rangs, les baguettes qui ser-
vaient d'instruments de supplice à ses cstafiers.
Chaque soir, il distribuait les bâtons récoltés dans
la journée à ses dignes suppôts, qui le suivaient,
LES fiA€fil-BOZOUKS. 91
chargés du redoutable faisceau, graves et fiers
comme des licteurs romains.
Tel était Tbomme : roici maintenant Tépisode
en question. — Le jour où nous arrivâmes à Ka-
pakli pour la halte, le général voulait prendre un
peu de repos; son esprit avait été trop agité par
les derniers événements pour qu'il n'en eût pas
un impérieux besoin. Il avait donné à cet effet
une sévère consigne à Mustapha, qui avait pré-
paré ses baguettes, s'attendant bien à sortir enfin
de l'inaction que lai avait imposée le choléra. Il
connaissait à fond les bachi-bosouks^ et il savait
qu'il aurait plus d'une infraction à punir. Il avait
tracé aux irréguliers un cercle de Popilius qu*un
seul, plus hardi que les autres, osa franchir. Ac-
cueilli par une volée de coups de baguette, le pau-
vre diable se sauvait de toute la vitesse de son pe-
tit cheval, quand Mustapha voulut le poursuivre.
Le terrible chaous faillit être victime de cet excès
de zèle : un coup de pied du cheval qu'il reçut en
M LES BACHI-BOZOUKS.
pleine poitrine retendit roide sur le sol. Il restait
immobile, la face contre terre; on le crut mort. A
cette vue, on ne peut se figurer les cris de bon-
heur et de triomphe que poussèrent les bachi-bo-
zouks; mais Mustapha était encore de ce monde :
il leva la tête, il ouvrit un œil et dirigea sur les
rieurs un morne regard. L'effet fut électrique :
tous se sauvèrent comme des moineaux effarou-
chés, tant ils redoutaient que le chaous ne les eût
reconnus. On peut juger par ce fait de la terreur
qu'inspirait cet homme. Je ne sais ce qu^est de-
venu répouvantail des baehi'boz(mks\ mais s'il a
jamais rencontré, seul, la nuit, sur les routes de
l'Orient, quelqu'un de ses anciens frères d'armes,
je crains fort qu'il n'ait payé chèrement l'honneur
d'avoir été quelque temps l'exécuteur des œuvres
de notre justice militaire.
Le dernier épisode qui marqua notre retour fut
aussi un dernier contre-temps à mettre sur le
compte du choléra. Il fallait passer, pour regagner
LES BACHI-BOZOUKS. 9S
Varna^ près de la troisième division, qui avait ap-
pris les désastres causés dans nos rangs par le
fléau. J'étais chargé de masser les débris de nos
trois brigades et de les maintenir sur une petite
éminence boisée, tandis que le général Yusuf se
porterait de sa personne auprès du prince Napo-
léon, commandant la troisième division. Notre co-
lonne était réduite à une poignée d'hommes, et
j'avais pu faire ce jour-là une chose exception-
nelle en cavalerie : masser trois brigades dans un
bois d'un arpent carré ! Mais je n'étais pas à bout
de surprises. La troisième division, nous ayant
aperçus, se déploya en tirailleurs ; elle avait ordre
de ne laisser pénétrer aucun bachi-bozouk dans son
camp.Nousne pensions plus au choléra ; mais la troi-
sième division y pensait : elle avait établi un véri-
table cordon sanitaire autour d'elle ; nous étions des
pestiférés! On vint m'apprendre qu'un de mes ba-
chi-bozouks venait d'être tué par un tirailleur d'in-
fanterie. Il n'en était rien heureusement, et je
•4 LBS KACHI-BOZOUKS.
doute même que tes armes des tirailleurs fussent
chargées. Quelle conclusion cependant tirer de ce
fait? Une bien naturelle : c'est que si vous voulez
être reçu à bras ouverts, il ne faut pas avoir eu le
choléra.
Nous arrivâmes à Varna le 7 août 1854, et Ton
nous envoya camper loin de la ville, dans des bois
prés d'un grand lac. Quelques jours après, nous
reçûmes Tordre de reprendre notre ancien bi-
vouac sous le canon de Varna. La question d'orga-
nisation, qu'on avait complètement négligée pen-
dant le choléra, reparut alors sous une nouvelle
forme. Ce n'était plus la formation des bachùbo^
ztmks qu'il s'agissait de diriger, c'était leur licen-
ciement qu'il fallait régulariser. C'est un dernier
chapitre de leur histoire qui, comme tous les au-
tres, a sa signification militaire.
LBS KlCftUEOZODRS. n
Le général Yasuf était rentré à Varna, me lais*
sant le commandement des bachi-bozouks. Le voile
était tombé; il fallait renoncer à l'organisation qui
avait éveillé tant d'espérances. Entouré de gardes
et à^cbaousy j'occupais la tente que le sultan avait
mise à la disposition du général, vaste maison en
toile, avec une galerie commode pour la prome-
nade. Chaque jour, le général venait me trouver
dans cette belle habitation pour passer la revue
des backi-bozouks^ qui rentraient en fort petits
groupes dans le camp. Ce qui les alléchait, faut-il
le dire? c'était la solde qu'on leur faisait réguliè-
rement sous les yeux mêmes de leur sultan. Nous
possédions des mercenaires dans toute l'acception
du mot.
•6 LKS fiACHI-BOZOUKS.
Poavail-on utiliser ce qui nous restait de cette
masse confuse? La question fut posée un moment.
Nous avions parmi les bachi-bozouks des Arabes
de Syrie, excellents cavaliers, qui offraient une
grande analogie avec nos spahis d'Afrique. On
pensa qu'il serait facile d'en tirer quelques régi-
ments, dont le commandement, après triage, se-
rait destiné au brave capitaine Magnan, qui par-
lait leur langue. Commanïlée par un officier aussi
brave et aussi intelligent, cette cavalerie irrégu-
lière toute prête aurait pu rendre à TÂIma un im-
mense service. Je n'ai jamais su pourquoi l'idée
d'une telle création fut abandonnée. Il est pro-
bable que l'on était fatigué d'expériences. On des-
tinait au général Yusuf la division d'infanterie
turque, qu'il commandait en effet à l'Aima. Quoi
qu'il en soit, la perte des bachi-bozouks fut déci-
dée, et l'ordre de licenciement, signé par le maré-
chal Saint- Arnaud, arrivait à notre camp le
14 août.
LES BACHI-BOZOUKS. 97
Licencier, c'était là le difficile. Je fus chargé
par le général Yusuf de cette délicate opération.
Certain que nos hommes n'auraient plus rien à
ménager aussitôt que Tordre leur serait connu, je
pris bravement le parti de rapprocher ma tente
des lanciers turcs de la garde et des six pièces
d'artillerie qui campaient à leurs côtés. Je pen-
sais que je serais plus tranquille, et j'avais tous les
matins un secret plaisir à voir manœuvrer ce ma-
gnifique régiment de lanciers de la garde du sul-
tan. Leur discipline et leur tenue me faisaient
oublier agréablement les hordes barbares que je
commandais. Le soir, quand, après l'appel, alignés
sur le front de bandière, ces braves lanciers en-
tonnaient, selon leur habitude quotidienne, l'hymne
pour la conservation des jours de leur souverain,
je ne pouvais entendre sans un étrange sentiment
de mélancolie ce chant nocturne d'une extrême
douceur. Le lendemain du 14 août, jour où l'ordre
de licenciement était arrivé, je fis venir le crieur
6
U LBS BACHI-BOZOUKS.
d«s bachi-^fozouks pour que de sa plas belle yoix il
eût à leur notifier que c la France était satisfaite
de leurs immenses services et qu'elle les en re-
merciait, mais qu'elle n'avait plus besoin d'eux, et
que chacun eût à rentrer chez lui après solde faite,
ce qui allait avoir lieu immédiatement. » C'était leur
annoncer d'une manière gracieuse qu'ils étaient
congédiés. Ces paroles leur ayant été textuellement
rapportées, ils ne parurent, à mon grand plaiiûr,
témoigner aucune surprise. Ce n'étaient point des
anges, on a pu le voir, que ces bachi-hozouks. II
fallait préalablement les désarmer, ou du moins re-
tirer de leurs mains les armes que leur avait four-
nies la France. On prit jour pour cette opération.
Ils apportèrent tous d'assez bonne grâce, dans la
tente d'un ofHcier désigné, les fusils et les lances
dont on les avait armés. Enfin le fameux jour de
la solde arriva. Je convoquai tous leurs oJïïciers
dans ma tente; après les avoir de nouveau remer-
ciés au nom de la France, je les avertis que j'allais
LES BÂCHI-BOZOUKS. M
faire dresser des tiskras ou paSse-porls pour dix
hommes, afin que chacun pût se retirer dans son
pays respectif, La solde allait être réglée ce jour
même; le tiskra remis, chacun devait prendre la
direction que ce papier indiquait et quitter le camp
dès cinq heures précités du soir. Tous ces points
parfaitement éclaircis entre les chefs et moi, je les
congédiai et attendis les événements.
Les réclamations ne tardèrent point à se pro-.
duire; ma tente ne désemplissait pas. Bien peu de
nos bachi'bozouks étaient désireux d'aller où les
tiskras les portaient. Je les réunis, et à l'aide de
mon crieur je leur fis entendre que « les ordres de
leur sultan le général Yusuf étaient formels, et
que je tiendrais la main à ce qu'ils fussent exécu-
tés au pied de la lettre, que la solde commencerait
à quatre heures dû soir, et que si à cinq heures ils
n'avaient pas vidé les lieux, je prendrais telle me-
sure que je jugerais convenable pour en assurer
l'exécution. > Les choses allaient visiblement mal
iOO LES BÂCHI-BOZOUKS.
tourner; mais j'avais à côté de moi les braves lan-
ciers turcs de la garde, commandés par le colonel
Kosielski : je me rendis immédiatement à sa tente.
Au bout dé quelques minutes d'entretien, il fut
convenu qu'au moment de la solde, le colonel me
prêterait deux escadrons de lanciers; il m'offrit
même tout son régiment et six pièces de canon.
Pendant que les bachi-bozouks compteraient leur
argent, il serait facile de les entourer et de pren-
dre toutes les mesures nécessaires pour les enga-
ger amicalement au départ. J'acceptai les deux
escadrons, et j'attendis quatre heures.
Aquatre heures précises, les pièces de cinq francs
roulaient au milieu des bachi-bozouks. Je les lais-
sai admirer tout à leur aise notre belle monnaie,
et m'en fus vite chercher mes deux escadrons, qui
déjà étaient à cheval. Nous nous mîmes en mar-
che, sous le prétexte spécieux de nous diriger sur
la porte de Varna; puis, nous jetant brusquement
à gauche au grand tôt, nous entourâmes les bachi-
LES BACHI BO^iK.S. : 101
bozouks. Chaque lancier était dispôrs'i5.'.f5fl. tirail-
leur, la lance au poing. Les bachi-hozouk^, coii-
fiants, croyaient qu'on exécutait une manœuvre- . ;
habituelle qui ne les concernait nullement. Nous
attendîmes la fin de la recette. Comme j'avais une
heure devant moi, je rentrai dans ma tente. A peine
y étais-je, que se présenta à moi le bachi-bozouk
qui avait sauvé la vie au capitaine du Preuil dans
notre premier engagement avec les cosaques. On
venait de lui remeltre sa solde, et il n'avait touché
que la paye de simple cavalier, tandis qu'il récla-
mait celle de bim-bachi ou capilaine, grade auquel
l'avait nommé, disait-il, le général Yusuf. — C'était
vrai, je l'avais entendu. 11 avait porté sa réclama-
tion à Varna, et le général me le renvoyait. Je lui
dis que je n'avais encore aucun ordre à cet égard.
Il voulut s'empoiter, je le fis jeter hors de la tente.
Je ne le revis plus; mais j'ai su depuis qu'il s'était
payé lui-même en emmenant en Asie le cheval
qu'un capitaine avait confié à sa garde. Ils sont
6.
102 L^S 'bXCHI-BOZOUKS.
ainsi, les iàehv-bozouks j vous sauvant un jour la
vie et Vous volant le lendemain.
L'opération de la solde étant terminée, je rejoi-
gnis les lanciers turcs. Ha montre marquait cinq
heures moins un quart. Tous les bachi-bozouks
étaient assis à terre, les jambes croisées, et fumaient
paisiblement leurs pipes, attendant le moment de
faire le café. C'était mal choisir son temps, et je
vis qu'il fallait agir. Les yeux sur ma montre, je
donnais Tordre à Tofficier qui commandait les lan-
ciers turcs de commencer à jouer de la lance à cinq
heures précises. A l'heure dite, les lanciers s'avan-
cèrent sur les bachi-bozouks. Comme les chevaux
des irréguliers étaient toujours prôls, à la vue des
lanciers ils sautèrent en selle et gagnèrent Varna
au plus vite. La place était bien nettoyée, aucun
malheur n'était arrivé, et le licenciement définitif
des bachi-bozouks ou spahis d'Orient était con-
sommé à ma grande satisfaction. Les 6acAt-6o-3:oW:5,
perdus désormais pour nous, se répandirent à l'in-
LES BACHÎ-BOZOUKS. 103
stant dans Varna. Apprenant que les anciens spa-
his d'Orient inondaient sa ville, le pacha fit pro-
clamer à son de trompe sur les places et du haut
des édifices publics que tout bachi-bozouk qui se-
rait trouvé la nuit à Varna serait immédiatement
appréhendé et pendu haut et court. Entendant de
tous côtés annoncer ces bienveillantes dispositions
à leur égard, les bachi-bozouks se le tinrent pour
dit, et s'empres?èrent d'évacuer la ville au plus
vite.
Que devinrent les officiers dans ce licenciement
général? Tous les officiers d'infanterie (et malgré
la mortalité qui les avait frappés comme les au-
tres, il en restait encore beaucoup) furent versés
dans les corps d*où ils sortaient et d'où Ton n'au-
rait jamais dû les tirer. Rentrés dans leur véritable
élément, ils furent à la hauteur du grand rôle qu'a
joué l'infanterie dans les deux dernières guerres
entreprises par la France; mais cet hommage
môme rendu à l'infanterie française m'amène à dire
104 LES BACHI-BOZOURS.
quelques mots encore de la question posée au dé-
but de ce récit, à rechercher, puisque notre cava-
lerie régulière est formée, si l'expérience des bachi-
bozauks doit nous détourner de la formation d'une
cavalerie irrégulière. Or je crois en avoir assez dit
pour que cette expérience ne paraisse pas con-
cluante.
Régulière ou irrégulière, la cavalerie, la bonne
s'entend, ne se forme pas en six semaines. A la
suite de la guerre récente d'Italie, je me suis en-
tretenu avec des ofiBciers de chasseurs d'Afrique
qui ont eu l'honneur de se mesurer avec la cava-
lerie hongroise dans les plaines de Solferino. Eh
bien, ces officiers rendent justice à la bonté, à la
solidité de ces hussards hongrois, à leur adresse à
manier leurs chevaux et leurs armes : sont-ce des
enfants comme les fantassins imberbes que la môme
nation a mis en ligne contre nous dans cette guerre?
Non, sans contredit; ce sont pour la plupart de
vieux cavaliers qui ont blanchi dans le métier, et
LES BACHI-BOZOUKS. 105
cette cavalerie a prouvé une fois de plus combien
il faut de temps pour avoir une force qui Tégale.
La formation d'un corps de cavalerie régulière est
une œuvre lente, où une haute expérience doit in-
tervenir; les irréguliers se forment lentement
aussi, mais sous des influences étrangères à tout
système, et il faut en quelque sorte les accepter
tout prêts pour le combat. En tout cas, il faut
abandonner l'espoir de les régulariser en quelques
jours.
Revenons une dernière fois à nos bachi-bozouks.
Les officiers de cavalerie qui avaient fait partie de
la formation de ces spahis d'Orient furent tous di-
rigés sur les corps de cavalerie qui se trouvaient à
Aidos et à Bourgas avant le départ de l'expédition
de Crimée. Le contingent des bachi-bozouks, qui
présentait un effectif de quatre mille cavaliers dans
le principe, fut licencié au chiffre de seize cent
vingt-sept hommes. Le i" septembre 1854, la pe-
tite colonne d'officiers dont on m'avait donné le
i«6 LE6 BACHl-BOZOU&S.
commandement se mit en route pour sa destina-
tion. Partout sur notre passage, les habitants fai-
saient entendre des cris d'indignation contre les
étranges soldats que nous avions commandés. Les
plus horribles récits arrivaient à nos oreilles.
Dans un petit village, par exemple, ils avaient
coupé en morceaux un enfant de cinq mois : je
tiens l'histoire des parents eux-mêmes. Jugez du
reste*
Arrivés à destination, les ofiQciers furent versés
en^subsistance (c'est le terme technique) dans les
régiments de dragons, cuirassiers et chasseurs
d'Afrique qui se trouvaient à Aidos et à Bourgas.
Je fus ainsi versé au i«' régiment de chasseurs ,
d'Afrique, et je dus à cette circonstance l'honneur
de faire la eampagne de Crimée avec ce magnifi-
que régiment... Ainsi finirent, à peine nés, les
spahis d'Orient ou bachi-bozouks. Cette formation,
si vantée à l'origine, n'a pas été sans entraîner
d'assez lourdes charges. Un intendant de l'armée.
LES fiACHI-fiOZOUKS. i07
que j'eus l'honneur de voir à Varna, me montrait
un jour la comptabilité des bachi-hozouks étalée
sur sa table : t Tenez, voilà votre ouvrage, di-
sait-il ; c'est 400,000 francs que vous nous coûtez.
C'est à n'y rien comprendre, il faut payer de con-
fiance. Je n'attaque point l'honneur de vos offi-
ciers, vous êtes tous pauvres comme Job : nous
allons jeter tout cela au feu. Comment voulez-
vous que la cour des comptes s'y reconnaisse? »
L'intendant avait probablement raison; mais lais-
sons de côté la question financière pour exami-
ner quelles données utiles la France peut tirer,
à titre de compensation, d'une si coûteuse expé-
rience.
Il ne faut pas oublier que l'homme chargé de
l'organisation des bachi-bozouks était plus capable
qu'aucun autre de réussir : c'est ce que prouve la
part qu'il a prise à la formation des spahis d'Afri-
que. Il y a certes là de quoi le consoler de n'avoir
pas été plus heureux dans la création des spahis
108 LES BACHI-fiOZOUKS.
d'Orient» Cioimnent expliquer le succès d'une part,
réchec dcFaulre? Par un principe déjà indiqué ,
c'est qu'on n'obtient une. bonne cavalerie irrégu-
lière qu'à la condition de tenir sévèrement compte
de son origine. Quant à l'utilité d'une pareille
force, elle est incontestable, puisque tous les ter-
rains ne conviennent pas à la cavalerie régulière,
et que l'autre, sans bagages, sans nécessité de re-
tour au bivouac quitté le matin, peut partout pro-
mener ses chevaux, planter ses tentes au milieu
du silence. On sera donc conduit un jour ou l'au-
tre à un large emploi de la cavalerie irrégulîère
dans les. armées françaises. Sans insister sur l'op-
portunité d'une telle cavalerie, qui n'est plus dis-
cutable, je crois utile, en terminant ce récit, de
rappeler combien la formation de corps irréguliers
réclame de sollicitude et de prévoyance. Il suffit de
quelques précautions négligées et de circonstances
défavorables pour faire avorter une expérience
digne du plus haut intérêt.
LES BACHI-BOZOUKS. i09
Puisque nous en sommes sur ces considérations,
il faut dire encore une grosse vérité, et il n'y aura
pas une voix dans la cavalerie pour me contredire :
le recrutement de notre cavalerie est mauvais.
Quels hommes prend-on pour faire des cavaliers?
•— Des tanneurs, des cordonniers, des gens de
tous les états, qui n'ont jamais, comme on dit,
touché un cheval. Une telle méthode d'opérer est
vicieuse. Le premier empire procédait-il ainsi?
Non, certes. Ses hussards, où les prenait-il?
C'étaient presque tous des Alsaciens. D'où sor-
taient ces cuirassiers, la terreur des plaines d'Ey-
lati, de la Moskowa et même de Waterloo? De
Normandie, des pays enfin où on élève les che-
vaux et où on les aime. On s'est tant occupé de
l'infanterie, que, pour lui donner une spécialité,
on a créé les chasseurs à pied. On se garde bien de
prendre le premier venu : ce sont les chasseurs,
les braconniers, les montagnards qui servent à la
composition de ce corps. Pourquoi n'en fait-on pas
7
ilO LES BâCBNBOZOUKS.
autant pour la cavalerie? N'est-ce donc pas aussi
une spécialité dans Tannée ' ?
De glorieux sourenirs recommandent Tanne des
Lasalle et des Montbrun à l'attention de la France.
La race est-elle perdue de ces grands canductears
de cavalerie? Nous ne le pensons pas. Il y a seule-
ment pour la réveiller d'utiles tentatives à pour-
suivre, et la création bien dirigée d'une cavalerie
irrégulière doit compter au nombre de celles-là.
L'histoire des bachi-bùzouks a montré les écueits à
éviter; mais si la cavalerie irrégulière a eu ses mau-
vais jours, elle compte aussi dans ses annales des
pages meilleures qui indiquent la marche à suivre.
1. L'âge où commence l'éducation du cavalier soulève une
autre question que je ne fais qu'indiquer. Pourquoi les Arabes
sont-ils de si hardis et de briUants cavaliers 7 A quatre an»,
vous les voyez courir sur des chevaux sans bride, et quand
vous voulez former des officiers de cavalerie en France, vous
leur faites apprendre à monter à cheval à Saint-Cyr, quand
déjà les os commencent à se souder. C'est à la Flèche qu'il
faudrait envoyer les chevaux, et s'il y a là des enfants de six
ans, faites-les monter à cheval ; alors vous verrez arriver dans
vos régiments de véritables officiers de cavalerie.
LES
CHASSEURS D'AFRIQUE
L'année 1830 a vu commencer dans notre armée
un mouvement de transformation d'autant plus
digne d'étude, qu'on en connaît assez mal les ori-
gines et qu'on le voit se poursuivre encore. Mal-
gré l'exemple donné avec tant d'autorité par un
illustre anonyme*, beaucoup de chapitres de celte
histoire militaire restent à écrire. Que de pages in-
structives à tirer pourtant de ces années d'enfan-
tement, de ces épreuves fécondes au milieu des-
1. Voir les Zouaves et les Chasseurs à pied, uii vol. grand
ia-19« Paris» Siichel Lévy.
112 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
quelles se sont formés tant *de corps nouveaux,
espoir et orgueil de la France! C'est sur un de ces
corps que je voudrais aujourd'hui appeler l'atten-
tion, et ce n'est pas seulement le souvenir de
quelques années de commandement qui m'invite
à parler des chasseurs d'Afrique; leur histoire
m'attire par un autre côté : j'aime à y saluer les
débuts d'une ère de renouvellement pour la cava-
lerie française. L'heureuse influence que la créa-
lion des zouaves et des chasseurs à pied a exercée
sur nos régiments de ligne, la création des chas-
seurs d'Afrique l'a exercée sur nos escadrons. En
gardant toutes ses nobles qualités, toutes ses ver-
tus guerrières, le cavalier français a gagné de nou-
velles forces dans les leçons puisées à l'âpre école
d'Afrique. Notre cavalerie a montré dès lors une
variété d'aptitudes qu'oirne lui connaissait pas. A
côté des deux grandes divisions désignées sous le
nom de cavalerie légère et de grosse cavalerie^ on
a vu se placer un corps nouveau qui conciliait
LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 143
admirablement l'impéluosilé de Tune avec la soli-
dité de l'autre. Des" qualités militaires que l'an-
cienne tactique ne développait guère qu'isolément
se sont fondues en un ensemble digne de l'admira-
tion de tous les hommes de gjierre. Il nous a paru
opportun de dire à quel prix ces résultats ont été
obtenus. C'est au moment où se multiplient les
inventions nouvelles dans l'art de la guerre qu'il
convient de rechercher par quelle série d'efforls
un corps nouveau arrive à fixer sa place et à de-
venir un élément durable de la composition d'une
armée.
L'histoire des chasseurs, considérée comme
exemple des difficultés d'une création militaire
heiireusement surmontées, se résume dans deux
époques. La première s'étend de 1830 à i834;
l'élément arabe est conservé alors à côté de l'élé-
ment français dans la cavalerie nouvelle : le
1" chasseurs nous aidera surtout à caractériser ces
curieuses origines. Plus tard, l'élément -arabe dis-
114 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
parafa l'originalitë da nouveau oorps est com*
plëte, la jeunesse a succédé à l'enfance : les 2«, 3*
et 4* régiments représentent avec éclat la période
de vaillants efforts qui se termine en 1847 avec
la soumission d*Abd-el-Kader, et que nous pou-
vons raconter d'après nos propres souvenirs.
Les premiers chasseurs qui parurent dans TAfri-
que française portèrent plusieurs dénominations.
On les appela chasseurs algériens^ et même cha$*
seurs numides^ en souvenir sans doute de la re-
doutable cavalerie d'Annibal, qulmmortalisa la
journée de Cannes. Une dénomination plus signi-
ficative est celle de zouaves à cheval^ que nous
avons trouvée en compulsant les archives de la
guerre. Quand on forma les chasseurs d'Afrique,
ç
' LES CHASSEURS D'AFftlQUE. m
' les zouaves étaient à peine créés, puisque les prc*
■ miers essais d'organisation de cette nouvelle in-
fanterie datent d'octobre 1830, et que la formation
r des chasseurs est du mois de décembre de la mémo
année. Déjà cependant on pressentait une sorte de
fraternité entre ces deux corps, nés sur la même
terre et dans le même temps. Zouaves et chasseurs
se prêtèrent en effet toujours un mutuel et frater-
liel appui.
Avant le chasseur d'Afrique, l'armée avait déjà
le chasseur à cheval, créé en 1780. Le chasseur à
cheval avait noblement répondu à l'appel du pays;
il s'était couvert de gloire, depuis Hohenlinden,
sous Monlbrun, son colonel, jusqu'aux champs
néfastes de Waterloo *. Ce fut un régiment de
chasseurs français qui servit de noyau à la créa-
tion nouvelle. Le 17« régiment de chasseurs à
1. On sait qu*ane des dernières charges de cette sanglante
Journée fut exécutée par le 3^ chasseurs, colonel de Lawœs-
t!nc, sur les dragons anglais de la garde.
il6 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
cheval, aujourd'hui 12« de Tanne, et qui faisait
partie de l'expédition de la conquête en 1830,
fournit les premiers éléments de la formation des
chasseurs d'Afrique. L'organisation des chasseurs
algériens ou zouaves à cheval porte la dale du
15 décembre 1830. Il entrait dans cette organisa*
lion deux catégories bien distinctes : l'une compo-
sée d'hommes habillés, équipés, montés aux frais
de l'État; l'autre comprenant les cavaliers habillés,
équipés, montés k leurs frais, et chargés de nourrir
eurs chevaux. Les premiers étaient les cavaliers
pris dans le 17« régiment de chasseurs et les enrôlés
volontaires. Les autres étaient des Arabes : ils ne
formèrent dans le principe qu'un escadron, sous
les ordres de M. Marey-Monge. C'est dans ce corps
arabe qu'apparut pour la première fois un jeune
homme dont la fortune militaire devait grandir
rapidement, en raison de ses services et d'une
énergie peu commune jointe à une audace non
moins rare; ce jeune homme, c'était le capitaine
LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 117
Yusaf ^ La prise de la casbah de Bone en 1832
montra ce que valait cet homme. Un tel épisode
ouvre dignement la série des combats où figuré-
rent les organisateurs de notre cavalerie africaine.
Le 29 avril 1832, cent vingt Turcs, aidés d'un
Français, M. d*Armandy, capitaine d'artillerie, et
le capitaine Yusuf, commandant l'expédition, se
rendirent maîtres de la casbah de Bone et nous
ouvrirent les portes d'une nouvelle province, celle
de Conslantine. Ibrahim-Bey commandait la place.
Le capitaine Yusuf l'aborda en lui adressant ces
fières paroles devant quelques Turcs dévoués au
bey : € Tu as trahi la France, et la France veut
avoir vengeance de ta trahison. Je suis son envoyé,
et je viens te dire en son nom qu'il faut sur-Ic-
champ abandonner la place ou mourir. » Ibrahim,
furieux, répondit : t Si dans une heure tu es en-
core sur mon territoire, je te fais couper la létc.
1. Aujourd'hui général do division.
7.
118 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
— Et moi, ajouta le fier mameluck, je puis t'aur
noncer que si un poil de ma barbe est touché, le
roi des Français te fera couper par morceaux. »
Le bey pâlit, mais il ordonna aux Turcs de se saisir
du téméraire. Les sabres furent tirés, la lutte
s'engagea. Prompt comme la foudre, Yusuf courut
à un Turc dont il fit voler la tête d'un coup de
sabre; deux, trois têtes tombèrent î Ibrahim, muet,
son yatagan à moitié tiré du fourreau, était cloué
au mur par les deux pistolets du capitaine d'Ar-
mandy, qui le magnétisait de son regard de feu.
Le bey et ses esclaves demandèrent grâce; ils sor-
tirent de la citadelle au nombre de trente, et allè-
rent se jeter dans les montagnes. Le drapeau vert
de Mahomet fut remplacé par J'étendard français.
Yusuf ordonna ensuite à la garnison vaincue de
faire une décharge générale de ses armes en l'hon-
neur de notre pavillon : un seul Turc refusa. Quel-
ques années après, on voyait encore sur le mur
blanc du pavillon du bey l'empreinte de cinq doigts
lES CHASSEURS D'AFRIQUE. i\9
sanglants; ce sang, c'était celui dû Turc qui re-
fusa de tirer un coup de fusil en l'honneur de
notre drapeau. Il avait suffi de deux hommes in-
trépides pour prendre une yille.
Les cent vingt Turcs qui concoururent à l'expé-
dition de Bone furent tous, depuis, incorporés à
l'élément arabe des chasseurs d'Afrique. Ils y ap-
portaient cet esprit aventureux, un peu roma-
nesque, des races orientales, esprit qui, combiné
avec la bravoure française, devait donner au nou-
veau corps sa physionomie distincte. Un de ces
Turcs, nommé Malek, avait mené une vie digne
d'un héros de Byron. Né dans l'île d'Elbe et tombé
aux mains de corsaires tunisiens, il avait été vendu
au bey, qui en avait fait son esclave. L'enfant
grandissait, et le bey, ayant reconnu en lui une
rare intelligence, lui avait donné un emploi dans
son sérail. Or le bey avait une fille nommée Zumla,
belle comme une houri. Le jeune esclave la vit,
et les deux enfants s'aimèrent. Le malheur voulut
120 LES CnASSEURS D'AFRIQUE.
qa'un certain KIoughi, Grec de naissance et porte-
pipe du bey, surprît leurs rendez-vous. Le misé-
rable se fit acheter son silence par une rente men-
suelle de cent sequins. Tous les mois, pendant un
an, le pacte fut scrupuleusement exécuté. Un jour
vint néanmoins où Malek perdit patience, et un
coup de yatagan frappa le Grec au moment môme
où il comptait ses écus; puis Malek fit disparaître
le cadavre. Il se croyait à Tabri de tout soupçon,
et le lendemain il était parli de bonne heure pour
faire, au nom du bey, une collecte d'impôts dans
quelques villages, quand un esclave dépêché par
Zumla vint lui apprendre qu'on savait tout, et que
le bey avait envoyé des gardes à sa poursuite.
Malek échappa aux gardes, qui suivirent de près
l'esclave; mais il fut blessé dans la lutte, et ne
parvint qu'à grand'peine à se tirer de leurs mains.
C'est un marabout de l'Algérie qui donna asile au
fugitif et qui le guérit. Quand Malek fut hors do
danger, le marabout l'accompagna jusqu'à un
LES CHASSEURS D'AFRIQUE, M
mille de son habitation, lui remit une bouise con-
tenant' vingt douros, un cheval et un chapeleL II
n*est pas besoin d'ajouter que le cheval conduisit
aussitôt Malek aux avant-postes français.
Tels étaient les hommes qui combattaient à côte
de nous. Il était aussi utile qu'intéressant d'étu-
dier ces mâles caractères. Ce qui mérite surtout
d'être signalé dans cette première époque de la
formation, c'est l'influence morale qu'exercèrent
sur nos cavaliers français la hardiesse et la bril-
lante habileté des cavaliers arabes. Les prouesses
de ces cavaliers incomparables devaient naturelle-
ment stimuler l'amour-propre de nos Français, les
forcer pour ainsi dire à se mettre à leur hauteur,
même à les surpasser. Cette émulation généreuse
ne pouvait que tourner à l'avantage d'une organi-
sation qui devait devenir plus tard toute française,
quand ces mêmes Arabes eurent été distraits des
rangs des chasseurs pour former les corps indi-
gènes de spahis.
123 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
Aux chasseurs algériens cependant avait suc-
cédé le 1" régiment de chasseurs d'Afrique, créé
en vertu d'une ordonnance du 17 novembre 1831.
Ce régiment comprenait : 1* l'escadron des chas-
seurs algériens; 2° trois cents hommes tirés des
régiments de France; 3» quarante enrôlés volon-
taires; 4* vingt hommes par escadron du lir chas-
seurs (ancien 17«). D'abord formé à quatre esca-
drons, ce régiment prit tout de suite le service des
avant-postes, service que Ton aurait pu raisonna-
blement exiger de trois régiments de même force.
Sans vêtements, sans chaussures, au milieu de la
pluie et de la boue, ces braves soldats montrèrent
une discipline et une bonne volonté dignes de
vieilles bandes. C'est qu'ils avaient un rude colo-
nel, un vieux soldat de l'empire, M. de Schauen-
bourg *. Avec un tel homme, le succès de l'organi-
sation n'était point douteux.
1. Mort général de brigade; mais il ne fut pas donné à ce
braye soldat de porter les insignes de son grade. Cloué sur soq
LKS CHASSEURS D'AFRIQUE. 123
Le régiment débuta d'une manière brillanle à
raffaire d'El-Ouffia, qui eut lieu le 6 avril 1832,
cinq mois après ^ formation. On n'avait point eu
encore te temps de distribuer toutes les armes el
tous les fourniments, lorsque le colonel Schauen^
bourg reçut Tordre de partir la nuit. On commen-
çait alors ces fameuses marches nocturnes *, silen-
cieuses, pénibles, mais prélude ordinaire de .ces
audacieuses razzias dont le mot est passé dans
noU*e langue, et qui ont enfin formé celte valeu-
reuse infanterie de Crimée dont Tactivilé et 1
courage ne connaissaient ni le jour ni la nuit. A
Taffaire d'El-Ouffla, le général de Faudoas, bril-
lant officier du premier empire comme M. de
Schauenbourg, conduisait la colonne. Il s'agissait
lit de mort, il se fit apporter ses épaulettes de général, et ex*
prima, ea les voyant, le regret de ne pouvoir les montrer au
feu.
1. En parlant de ces inarches de nuit, le soldat disait, pour
dépeindre un des supplices de Tenfer, qu*on y faisait trois
mardies de nuit par semaine.
114 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
de châtier des iribus qui venaient nous insulter à
la porte d'Alger. Le succès fut complet : les Arabes,
culbutés, furent chassés le sabre dans les reins pen-
dant plusieurs lieues, et apprirent à connaître aux
premiers coups l'audace et la valeur des nouveaux
cavaliers. CqUo expédition fut d'un excellent effet
pour le moral du nouveau régiment. On pour-
suivit aussitôt son organisation en dépit de toutes
les difficultés, et le 1*' juillet le régiment se trou-
vait fort de huit escadrons. Une plus belle occa-
sion devait donner la mesure de ce que l'on pou-
vait attendre de cette troupe et de celui qui la
commandait : c'est le combat de Bouffarik, livré
le 1" octobre 1832. Le lO d'infanterie légère, un
bataillon de zouaves, les chasseurs d'Afrique et
deux pièces de canon étaient réunis à neuf heures
te
du soir au pont d'Oul-el-Kerma. La colonne se
• dirigea sur Bouffarik; à six heures du matin le
combat s'engagea : le brave colonel Schauenbourg,
renversé de cheval, ayant la clavicule cassée,
LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 125
donna Tordre à son régiment de lui passer sur le
corps et fit sonner la charge. Les chasseurs, lancés
sur l'ennemi, enlevèrent deux drapeaux ; leur com-
mandant, Marey-Monge, lua un des porte-fanions
de sa main, et dans la liste des noms cités honora-
blement, on trouve ceux de trois généraux futurs :
Marion, de Drée, de Prémonvillc.
La période franco-arabe de Thistoire des chas-
seurs d'Afrique, représentée surtout par le 1« ré-
giment de ce corps, commence en 1830, et s'achève,
nous l'avons dit, en 1834. En 1832, un nouveau
régiment était créé, qui représente une autre pé-
riode de ces annales militaires que le moment n'est
pas encore venu de raconter.
A partir de 1834, le 1" chasseurs prit une phy-
sionomie spéciale comme dépositaire des tradi-
tions du corps qui, dès Tannée 1840, comptera
quatre régiments. Il en personnifia la jeunesse, les
autres en annoncèrent la maturité. Rappelons en
peu de mots les derniers traits de son hisloire.
116 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
Après le choléra de 183S Tint 1836, ane année de
repos. £e régiment devait en tout servir de point
de départ, et c'est pendant cette année de repos
qu'on y essaya diverses améliorations applicables
au nouveau corps. L'habillement, Tarmement et
le harnachement furent bien coordonnés pour le
service auquel était appelé cette cavalerie nouvelle
et pour la nature du pays où elle faisait la guerre.
Avec un harnachement dépourvu d'accessoires inu-
tiles et de parade, tels que la schabraque, avec une
^. selle dile à la hongroise, et qui restera toujours, mal-
f, gré toutes les modifications, la vraie selle de cavale*
1; rie légère, monté sur le cheval du pays, sobre, plein
de feu et d'énergie, vôtu à la légère avec sa veste
d'écurie, le fusil du voltigeur en bandoulière, coiffé
de ce képy algérien qui s'est promené sur tous les
champs de bataille des dernières guerres, le chas-
seur d'Afrique offrit bientôt 1*». type parfait du ca-
valier léger en campagne. Celte tenue n'a pas va-
rié ; elle est devenue particulière aux quatre ré-
LES CHASSËUaS 0'AFaiQUE. 127
giments. Les Arabes reconnai^aieatautloiii, avec
terreur/ Tuniforme bleu de ciel de nos chasseurs
quand ils arrivaient dans la plaine.
Le 31 décembre 1839 se livra le combat d'Oued-
Laleg, sous les yeux du maréchal Valée. Le colo-
nel du !«' chasseur, M. de BourjoUy, enfonça, à
la tête de son r^iment, les carrés de rin&nterie
régulière de l'émir, et lui tua trois cents hommes.
Le vieux maréchal Yalée se trouvait au milieu des
chasseurs, qui, électrisés par sa présence, enlevè-
rent trois drapeaux, un canon et lés tambours de la
nouvelle infanteried'Abd-el-Kader. Trois chasseurs
d& l""', dont les noms no doivent pas être oubliés,
-* Amet, Raymond, Lefèvre, — prirent chacun un
drapeau. Celte belle victoire répondait à l'échec du
même nom que nous avions subi quelque temps
auparavant, au même lieu, dans une attaque de
convoi.
. A TAfifroun, le S7 avril 1840, on vit encore le 1"
chasseurs, sous les yeux du duc d'Orléans, charger
M LES CHASSEURS D'AFRIQU .
domptable. Il y a cependant diverses nuances de
bravoure, et si la furie guerrière a droit souvent
à l'admiration, une estime pins raisonnée est due
au courage non moins solide du régiment qui, les
yeux fixés sur son chef, emporte pas â pas une po-
sition et se maintient avec une fermeté modeste
dans le rôle que lui assigne Iç plan général d'un
combat.
La formation du 2* chasseurs eut lieu à Oran.
Dès le début, il donna un exemple d'indiscipline.
L'imprudence d'un soldat de ce régiment, qui avait
soulevé en pleine rue le voile d'une Mauresque, et
que le général Desmichels avait ftfit exposer, l'uni-
forme retourné, sur la grande place d'Oran, pro-
voqua une prise d'armes de ses camarades, qui
rompirent ses liens et le ramenèrent en triomphe
à la caserne. Bientôt éclata une sorte de révolte :
les soldats du bataillon espagnol de la légion étran-
gère, envoyés pour la réprimer^ pactisèrent avec les
mutins aux cris de : Ytva los cazadores del Africat
LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 131
Le mourement eût pris des proportions inquiëlan«
tes, si le colonel de Lètang ne se fût élancé à che*
Tal au-devant de cette troupe indisciplinée, et par
quelques nobles paroles militairement accentuées
ne Veut ramenée au sentiment du devoir. Cette
première page de Thistoire du 2» chasseurs est
triste, mais le régiment Ta en quelque sorte effacée
par mille actions d'éclat. On le vit, par exemple,
se couvrir de gloiro aucombatdela Sikkakh,oàle8
belles dispositions du général Bugeaud nous assu-
rèrent une victoire complète. Après la paix de la
Tafna, placé sous le commandement du colonel
Randon S le ^ chasseurs, fort de onze cents che-
vaux, s'exerça, dans des courses pénibles, aux mar-
ches qu'il devait exécuter plus tard sous le feu de
Tennemi; il rivalisa bientôt d'adresse et d'habileté
en équitation avec les Arabes. La transformation
de la cavalerie française s'accomplissait ainsi peu
1. Depms maréchal de France et ministre de la guerre.
132 LES CHASS&URS D'AFRIQUE.
à peu ; pour le tir à cheval au galop, elle lutlait
déjà de précision avec les cavaliers indigènes. La
réputation des chasseurs d'Afrique, comme tireurs
et cavaliers^ s'était^ dès cette époque, répandue
dans toute l'Europe.
Le 9 novembre 1840^ 4e 2« régiment de chasseurs
se signala près d-Oran. Le général Lamoricière,
chargeant à sa tète, cherchait à reprendre le corps
du colonel de Maussion, tué dans le combat. Suivi
deson chef d'état-major, M. de Grény, et d'un ma-
réchal des logis du 2% il put enlever à l'ennemi les
restes du brave colonel ; mais le maréchal des lo-
gis trouva la mort aux côtés du général. Au com-
bat del Amria, le général Lamoriciëre signala aussi
la belle conduite du 2® régiment : c Son colonel
(Randon), dit-il dans son rapport, a exécuté un
mouvement avec l'audace et la célérilé qui con-
viennent à l'arme. » A cette affaire se rattache le
nom du commandant du génie Bizot, tué dans les
tranchées de Sébastopol comme général. Que de
LES CHASSEURS .D'AFRIQUE. 133
jeunes illustrations d'Afrique devaient tomber sur
les champs de Crimée I Citons encore le combat de
Sidi-Rachet, où se montrèrent avec un rare éclat
les qualités spéciales du 2* chasseurs. Fougueux»
bouillant, il se lançait à l'aventure, ne doutant ja-
mais du succès. Dans une position désespérée, il
trouvait à décupler sa valeur. Le chasseur du !•'
enfonçait des carrés en ligne, comme à l'Oued-
Laleg; le chasseur du 2' avait des allures plus in-
dépendantes; il combattait toujours en fourrageur
c'était son esprit, et il s'en tirait bien.
Tels étaient, en 1848, les principaux titres mi-
laires du régiment où j'étais appelé à servir. A l'é-
poque démon arrivée, toute la cavalerie était réu-
nie au quartier de Kergenthal, situé â un quart de
lieue d'Oran. C'est là que je devais trouver bara-
qué le 2* régiment de chasseurs d'Afrique. Les of-
ficiers occupaient un pavillon séparé, dit pavillon
de la Mosquée. Colonnades en marbre ciselé, fon-
taine dans la cour, dallée aussi de marbre blanr.
8
m LfiS CHASSEURS D'AFRIOUE.
galeries peintes et cintrées, rien de ee qui fait le
Ittxe des grandes demeures masnlman^ ne man-
quait à ce charmant paTÎUon. La salle des délibé-
rations da conseil offrait surtout un aspect pitto-
resque. Il y avait^ à l'époque dont je parle> un ca-
pitaine du 2*, nommé Joly, qui joignait un certaiii
talent d'artiste à ses qualités militaires. Armé de
son pinceau, il avait peint sur le mur des sujets
tirés de l'histoire militaire de la France. Arec du
papier colorié et fort habilement découpé^ il avait
fait des vitraux d'église; seulement il avait rem-
placé les sujets religieux par des armoiries qui re-
présentaient tout le blason de la chevalme fran-
çaise. Le plafond figuraitleschamps élyséens oùdoi-
ventserendre tous les braves. On voyait DuGuesclia
tendre la main à Murât, et le grand Gondé causer
avec Ney. Des cartouches entre les grands sujets
donnaient l'uniforme exact des régiments français
depuis rinvention de la poudre. L'ensemble avait
un cachet d'originalité qui frappa Horace Yemet
LES CHASSEURS D^ÀFRIQUE. 135
lui-même, quand il passa par Oran pour aller étu-
dier le terrain d'Isly. Au milieu de ces baraques
d'hommes et de chevaux se développait une cour
spacieuse. Il y avait dans un coin de cette cour un
banc nommé banc de M. de Crac. Que d*aventu-
res romanesques, d'ardents récits de jeunesse,
mais ausssi que d'effrayants épisodes ce banc n'a*
t-il pas entendu raconter! Ce fut là qu'un soir, au
milieu d'une joyeuse causerie, tomba soudain l'hor-
rible nouvelle de la catastrophe de Sidi-Brahim,
signal d'une campagne à laquelle le 2^ chasseurs
allait prendre une large part.
La province, depuis la bataille d'Isly, vivait
dans un repos absolu. L'émir Abdnel-Kader, retiré
dans le Maroc, jouissait en secret de la défaite du
fils de l'empereur, qui n'avait point voulu écouter
ses avis et avait vu en un jour fondre toute son
armée. L'idée lui vint tout à coup de rallumer la
guerre et de tenter une irruption soudaine sur nos
frontières. On était alors au mois de septembre 184S.
136 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
Les Arabes ayant rentré toutes leurs récolles,
rempli leurs silos, Âbd-el-Kader, avec ce tact qui
lui était naturel, avait choisi ce moment favorable
chez un peuple à la fois agriculleur et guerrier,
pour envahir comme un torrent nos possessions de
rOuest. Les nouvellesse succédaient, les unes bon-
nes, les aufres mauvaises, suivant les gens qui les
débitaient; celles qui émanaient de celte popula*
tion moitié française, moitié espagnole, qui ha-
bite la ville d'Oran, étaient grossies par la peur et
prenaient des proportions effrayantes. On pouvait
lui pardonner ses craintes, justifiées malheureuse-
ment depuis par une affreuse certitude, car elle se
rappelait les événements de 1840 dans la mitidja
d'Alger, où le fer et la flamme, promenés jusqu'aux
portes de la ville, avaient mis le comble au déses-
poir des colons.
Heureusement, un officier général brave, ré-
solu, expérimenté, commandait la province : c'é-
tait le général Lamoricière. Il sut, par son sang-
LES CHASSEUttS D'AFRIQUE. «37
froid, son calme au milieu des défections des tri-
bus amies la veille, faire passer dans les eœurs les
plus timides une confiance qu'il n'avait peut-être
pas lai-même. En effet, sa position était des plus
critiques : en une nuit, tous les Douers et les
Smélas restés fidèles, et qui campaient sous le ca-
non d'Oran, nous avaient abandonnés. Le général
Lamoricière perdait en eux une précieuse res-
source : c'étaient des guides intelligents, connais-
sant bien le pays. Il demeurait réduit aux seules
forces françaises qu'il avait avec lui. L'orage était
partout; de tous côtés, les tribus en révolte cou-
raient aux armes. Déjii, à Mostaganem, les Flittas
révoltés avaient eu v.ne rencontre avec ^nos trou-
pes. Malgré le peu de ressources que le général La-
moricière avait sous la main, il voulut refouler le
torrent qui s'avançait sur lui : il marcha droit à
l'ennemi, en cherchant à rallier sur sa route ses
troupes disséminées. A la tête du 2° régiment de
chasseurs, il sortit d'Oran. Quoiqu'il eût avis de
8/
!38 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
rengagement desFlittas, il résolut de chercher l'é-
mir partout où il pourrait le rencontrer. Le géné-
ral maréha dans la direction de Sidi-Brahim. Il
s'arrêta à Bridia, à six lieues d'Oran, pour y ral-
lier et masser sa colonne; il y fit halte dans la soi-
rée. Ce premier bivouac présentait l'aspect le plus
animé : tous ces régiments, qui ne s'étaient pas vus
depuis longtemps , fraternisaient avec cette gaieté
française qui ne fait pas faute, même dans les re-
vers. Je me souviens d'un des muletiers ou sol-
dats chargés de conduire les cantines des officiers,
et qui appartenait au 2® régiment de chasseurs; cet
enfant de Paris, monté sur des caisses entassées,
récitait en langue sabir, ou mauvais arabe, des pro-
clamations qui étaient la parodie burlesque des cé-
lèbres allocutions adressées à l'armée d'Egypte.
Lors de la formation du 2% avant que la casquetle
traditionnelle fût trouvée, les chasseurs avaient
porté d'abord un chapska de lancier trés-bas de
forme ; puis on y avait substitué un chapeau gris à
LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 199
la H^nrl IV, orné d'une plume noire. L'essai mal-
heureux de ce chapeau ne dura guère, et la coif-
fure du bon roi Henri fut reléguée au magasin.
Notre muletier en avait probablement dérobé un,
et, coiffé de ce sambreroy auquel il avait ajouté une
énorme plume d'autruche, il ressemblait assez à
Charles I** en déroute haranguant ses cavaliers.
L'armée d'Afrique, au milieu de ses fatigues et de
ses privations, a pu souvent retremper son moral
au milieu des lazzis de quelques joyeux enfants
des rues de Paris. Soit sous le soleil brûlant d'A-
frique, soit sur les plateaux neigeux de Sébasto-
pol, l'esprit parisien, si railleur, si militairement
spirituel, se retrouve partout le même. Il date de
loin, au reste, t Laissez aller la Pie (le cheval de
Turenne), s'écriaient quelques soldats après la
mort de ce grand homme, nos généraux ont perdu
la tête! • Ces soldats de Turenne ne faisaient que
devancer nos zouaves, t Joue-leur la Casquette,
disaient ceux-ci quand ils étaient serrés d'un
140 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
peu trop près, ils croiront que Bugeaud est avec
nous! 1
Ayant rallié ses troupes, le général Lamoricière
se dirigea surAïn-Tcmoucbcn. Ce petit camp, pen-
dant deux jours, avait été entouré par les Arabes,
ivres de leur premier succès. Bou-Hamedi, lieute-
nant d'Abd-el-Kader, le tenait bloque ; mais c'était
un vieux zouave, le capitaine Saffranet,qui y com-
mandait. N'ayant aucun moyen de résistance, il usa
de ruse, etavec des bûches placées tout autourdc ses
cmparts de terre, il simula une puissante artille-
rie, se refusa à entrer en aucun accommodement, me-
naçant, sans poudre^ de se faire sauter, lui et toute
sa garnison, plutôt que de se rendre. 11 sauva ainsi
sa chétive place. Quand on arriva en vue de ce pe-
tit fortin, la fanfare du 2e régiment de chasseurs
entonna l'air fameux : La victoire est à nous t Le
soir, dans le camp débloqué, on but à la santé de la
. France, du capitaine des zouaves et de sa petite gar-
• nison.
LES CHASSEURS D'AFRIQUE. iU
Le lendemain, la colonne passa sur le terrain
appelé les Trois-Marabouts, qui avait été témoin
de la plus honteuse capitulation conclue par une
troupe française. Toule une colonne, avec soixante
et dix mille cartouches, s'était rendue à discrétion.
C'était un petit Baylen, mais dont les conséquen-
ces furent plus désastreuses peut-être; le général
Dupont au moins sauva et ses troupes et ses baga-
ges, tandis que celte malheureuse colonne d'A-
frique fut massacrée tout entière quelques, mois
après sur les bords de la Malouïa, dans le Maroc.
Le général Lamoriciére s'arrêta un moment sur
ce théâtre de honte, couvert encore de débris
de souliers, de chiffons et de papiers à car-
touches qui n'avaient point servi, puis il se
rabattit à droite cl prit la direction des Traras,
dont il longea les montagnes, et entra à Ghemma-
Razouat sans avoir rencontré l'ennemi. Ayant
appris que le général Lamoriciére était sorti de
son camp pour marcher à lui, Abd-el-Kadcr s'était
Ht LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
renfermé dans Nedroma, aa pied des nKmtagnes
des Traras^ dont les populations lui étaient dé-
vouées. C'est là que le général vint enfin l'attaquer ;
le V régiment de chasseurs préluda par une charge
brillante sur les hauteurs de Nedroma. Acculée à
des précipices affreux, toute cette population, qui
eût pu être anéantie» ne trouva grâce que devant
la clémence et Thumanilé du jeune général fnai-
çais.
L'émir, ayant foi datis le sud, se rabattit ensuite
sur le Maroc, où il rejoignit sa déira. Rentré à
6bemma,}e général résolut de marcher sur la Ma-
louîa, où cette smala était campée, afin de d^ivrer
les prisonniers qu'emmenait Abd-el-Kader. Cette
pointe n'eut pas un succès complet : l'émir, in-
formé de notre approche, avait fui dans l'intérieur
du pays ; on dut renoncer à revoir nos malheu-
reux compatriotes. La colonne rentra à Ghemma
pour y faire des vivres et prendre quelque repos*
C'est là que nous recueillîmes quelques données
LES CHASSEtBS D'AFRIQUE. 141
sur le triste sort des prisonniers de l'émîr, grâce à
une rencontre assez singulière pcmr que j'en dise
quelques, mots.
Un matin que j'étais de service dans une excur-
âion de fourrageurs, un sous-offîcier du 2* Tint me
prëyenir que dans un champ d'orge voisia on
apercevait des Arabes embusqués, et que l'on dé-
eeutrait fort distinctement le bout de leurs longs
fusils. Je pris quelques chasseurs avec moi, et, en
compagnie du sous-officier, je me dirigeai vers
Tendroit où Ton présumait les Arabes cachés. En
regardant à une certaine dislance arec une excel-
lente lorgnette, je ne ris qu^un seul fusil poindre
dans les orges. Je fis approcher les chassseurs,
Tarme haute en cas d'atlaque; ceux-ci me ramenè-
rent bientôt un homme qui n'avait pour tout vêle-
ment qu^une kandoura, ou chemise arabe en laine
avec un capuchon. Il était très-pâle, et ses yeux
exprimaient une profonde terreur. Ce malheureux
était en proie au délire. On le conduisit immédia-
146 LES CHASSEURS D'AFRIQtJE.
compagnons, car la J9gure de nos gardiens n'an-
nonçait rien de bon, et nous convînmes de cher-
cher à nous soustraire par la fuite au sort qui
nous attendait. L'un appartenait au train des équi-
pages,. l'autre était un soldat du bataillon. Notre
projet bien mûri, nous attendîmes une occasion
favorable, qui ne tarda pas à se présenter. Tous
les officiers étaient allés à une fête voisine, et les
Arabes étaient occupés à empiler autour de nous
des broussailles desséchées; nous étions loin de
nous douter dans quelle intention. Au moment où
ils couraient de tous côtés pour chercher de
rherbe, mes deux camarades et moi, avec des
galettes dans nos capuchons, nous prîmes notre
volée sans être aperçus, comme la nuit commen-
çait à tomber, et nous courûmes nous cacher dans
les roseaux qui bordent la rivière. Il n'était que
temps. A peine étions-nous établis dans notre ca-
chette, qu'une vaste lueur éclaira l'horizon, puis
éclata une fusillade affreuse, qui n'était couverte
Les chasseurs d'afriqce. ïm
que par les cris des victimes que l'on immolait.
Gela dura vingt minutes, puis tout rentra dans le
silence. Bien cachés, nous remerciâmes Dieu de
nous avoir fait échapper à une mort imminente.
Le massacre était consommé ! Soudain nous enten-
dîmes craquer les roseaux autour de nous : c'é-
taient des Arabes qui venaient laver dans Teau
leurs mains ensanglantées. Quand ils se retirèrent,
nous étions bien sauvés. »
Le seul cependant qui survécut à cette nuit ter-
rible, ce fut le frater; ses compagnons, troublés
par la peur, se noyèrent dans une rivière que le
barbier put traverser à la nage. Après ce dernier
incident,- quaire jours de marche l'avaient enfin
conduit, haletant et affamé, dans le champ d'orge
où nous l'avions recueilli.
Notre campagne de 1845 ne fut plus marquée
par aucun incident notable, et jusqu'en 1847 l'his-
toire du 2* chasseurs peut se résumer en deux mots :
il guerroya toujours. Pour avoir toutefois une idée
Uê LES CfiASSËURS D'AFRIQUE.
exacte des services que rendit à l'armée d'Afrique
le corps créé en 1830 et fortifié par des adjonc-
tions précieuses de 1832 à 1840, c'est avec les 3* et
4* chasseurs qu'il faut assister aux plus impor-
tantes opérations de la guerre dont la soumission
d'Âbd-el-Kader marqua le dénoûment.
Il
Le 3* régiment de chasseurs d'Afrique fut orga-
nisé dans la province de Constantine le 1" février
1833. Les deux précédents régiments avaient été
créés dans les capitales mêmes des provinces où
ils devaient agir, Alger, Oran : il en fut de môme
pour le 4% créé à Bone; mais à l'époque de la for-
mation du 3* régiment dans la province de Cons-
tantine, la capitale appartenait encore au bey Ach-
• LES CHASSEURS D'AFRIQUE. î49
met et ne devait s'ouvrir à nos troupes victo-
rieuses qu'en 1837.
Le S** chasseurs d'Afrique fut formé de deux es-
cadrons du !•', foyer précieux qui alimenta tous
les autres régiments de l'arme, et de militaires de
tous grades tirés des différents corps de cavalerie
de France. Son premier colonel fut M. Boyor,
mais son commandement ne fut guère que nomi-
nal; l'organisateur réel fut le colonel Corréard,
qui lui succéda. Sous l'impulsion de ce digne chef,
qui avait fait les guerres du premier empire avec
les vieux dragons d'Espagne, le 3* régiment ne
, pouvait que marcher sur les traces des deux
autres.
De 1833 à 1836, l'histoire du 3« régiment de
chasseurs nous le montre, se plaçant, par sa disci-
pline, sa tenue modèle, au rang des plus vieux
régiments. Il se prépare à la grande tâche que lui
assigne le choix de la province désignée pour son
berceau. Il s'agit de donner à cette province sa
150 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
vraie capitale. Les deux expéditions de Constan-
tine ont été souvent racontées *. Ce qui importe à
noire sujet, c'est d'indiquer la part qu'y prit le
3* chasseurs. Lors de la première expédition, c'est
surtout dans les épreuves d'une retraite triste-
ment célèbre que le 3^ chasseurs se montra admi-
rable. Le 26 octobre 1836, notre armée, se reti-
rant en bon ordre et se battant toujours, arrivait
à Sidi-Tamtam. Le lendemain, elle avait à fran-
chir le col difficile de Ras-el-Akba : des tribus,
accourues de loin au secours du bey Achmet, n'a-
vaient pu passer les rivières, grossies par les
pluies, et étaient venues à ce col dans l'espoir de
melire la colonne entre deux feux et de l'anéan-
tir; mais les 2*^ et 17* légers et le 59« de ligne, qui
couvraient la retraite, s'immortalisèrent dar.s cette
journée : un instant la marche de l'armée se
trouva ralentie; aussitôt le 3^^ chasseurs, ayant le
1. Voyez la Revue du 1^^ mars 1838 et du 15 août 18/i5.
LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 15j
colonel GorrréarJ à sa têle, fil une charge des plus
brillantes. L'ennemi, culbuté, sabré sur les hau-
teurs de Sidi-Tamlam, paya cher sa téniérilé. Les
Arabes abandonnèrent dès lors la poursuite, et le
20 octobre les Français rentraient à Bone.
Lors de la deuxième expédition, c'est encore par
une charge intrépide que s'illustra le 3« chas-
seurs. Sur les hauteurs dti Coudiat-Aty, avec le
47« de ligne, il chassa les troupes d'Achmet du
plateau qui dominait la ville. Le maréchal Valée,
dans son rapport, cite la belle conduite de ce ré-
giment. L'expédition des Portes de Fer, qui dé-
chirait le honteux traité de la Tafna, lui fournit
encore l'occasion de montrer sa valeur. Le 30 oc-
tobre, à rOued-Hamza, sous les yeux du duc d'Or-
léans, il exécuta une vigoureuse charge sur la ca-
valerie de Ben-Salem, premier lieutenant de l'é-
mir. On le vit bientôt se signaler, sous le général
Galbois, à Ain-Babouch, chez les Aractas. Là
tomba le lieutenant Lepic, digne fils d*an de nos
152 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
plus braves généraux de l'empire, frappé, comme
son père, dans une charge de cavalerie. Ce fut
l'occasion d'une des plus heureuses razzias de nos
chasseurs, qui ramenèrent à Constantine 30,000
tètes de bétail.
Transportons-nous de la province de Constan-
tine dans celle de Bonc. C'est là que le 4* chas-
seurs d'Afrique fut formé le l**" janvier 1840. Plus
que tout autre peut-être, il offrit l'assemblage des
qualités propres aux diverses fractions de ce
corps. Son premier colonel, M. de Bourgon, était
un de ces hommes rares dont les créations repo-
sent sur des bases sûres que rien n'ébranle. Nulle
main n'était plus propre à donner une impulsion
vigoureuse à une arme que cet énergique officier
comprenait si bien. Aussi le 4* chasseurs fut brave,
discipliné, d'une tenue irréprochable comme le
1*% fougueux comme le 2% indépendant comme
lui *. A peine formé, le 21 avril 1840, il débuta
1. Cette indépendance <^taît favorisée par le rôle même qu'on
^
1.ES CHASSEURS D'AFRIQUE. 153
d'une manière brillante chez les Aractas. Le 13
août de la même année, le colonel Bourgon, char-
geant à sa tête sur THachera, fit prendre à son ré-
giment cette belle place qu'il n'a plus quittée de-
puis. Enfin le !•' septembre 1840, avec le 3% il
traça l'une des plus belles pages de l'histoire des
chasseurs d'Afrique. L'ennemi, sous les ordres de
Hadj-Mustapha, frère de Témir Abd-el-Kader, était
venu établir son camp près de Sétif. Le colonel
Levasseur sortit de cette place pour l'attaquer avec
les 22« et 61® de lign*^, les 3« et 4» chasseurs.
Après avoir marché pendant deux heures, cette
colonne rencontra la nombreuse cavalerie de l'é-
mir, qui chercha immédiatement à l'envelopper
en la débordant sur ses ailes. Ce mouvement des
Arabes avait pour but de couvrir leur camp de
Medjazergua, qu'ils venaient de lever; deux ba-
lai donna. An lien de rattacher à la province où il était né, on
le fit courir dans toutes les provinces, si bien qu'il mérita le
sarnom de régiment voyageur, qui lui est resté.
9.
m LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
taillons d'infanterie régulière, forts chacun de
six à sept cents hommes, protégeaient leur re-
traite. A la vue de nos colonnes qui s'avançaient
sur elle, cette infanterie, nouvellement discipli-
née à Teuropéenne, se forma en carré. Le colonel
Bourgon, enlevant vigoureusement le 4*» chas-
seurs, s'élança sur cette colonne d'infanterie avec
une rare impétuosité. Les carrés furent enfoncés,
taillés en pièces. Les Arabes qui parvinrent à se
sauver se jetèrent dans des ravins profonds, où le
sabre de nos cavaliers ne pouvait les atteindre;
beaucoup d'entre eux, grièvement blessés, y pé-
rirent. La rfàvalerie ennemie voulut alors se por-
ter au secours de son infanterie : la nôtre aussi ar-
rivait au pas de course. On se battit de part et
d'autre avec une grande intrépidité; mais tout fut
culbuté par nos chasseurs. A la vue de celte dé-
route, un bataillon des réguliers de l'émir, qui
était resté en position spectateur du combat, s'em-
pressa de battre en retraite pour échapper à U
LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 155
destruction qui Tattendait, et regagna en toute
hâte les hauteurs les plus reculées. Le 4« chas-
seurs, nouvellement formé, n'avait pas encore reçu
son étendard ; il était digne de lui d'en prendre
un à l'ennemi. Le maréchal des logis Tellier entra
dans le carré, tua le porte-drapeau, et enleva l'é-
tendard du bataillon de Témir. Cette rude affaire
devait coûter aux chasseurs un de leurs plus
braves officiers, le commandant de l'Esparda,
tué dans la charge.
A partir de ce jour mémorable, le 4* chasseurs
poursuivit ses succès chez les Ouled-Assas, chez
les Beni-Sala. Au bout d'un an, treize cents chas-
seurs, bien équipés et d'une bravoure à toute
épreuve, donnaient la mesure de celui qui les
avait formés. De l'Est, le 4» alla dans la province
d'Alger, assista aux ravitaillements de Medeah et
de Milianah, sous le général Changarnier. Le
15 juin 1842, il était dans le Sud. On le vit se dis-
tinguer à rOued-Foddah. Avec son nouveau colo-
156 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
ncl Taitas, il assisla au brillant combat contre les
Kabyles du Réou; enfin Tannée 1843 le trouva à
Taguiu, sous M. le duc d'Aumale. Tout devait
s'effacer devant ce beau fait d'armes qui amena la
prise de la smala d'Abd-el-Kader, et fournit la
preuve éclatante de ce qu'on peut attendre d'un
habile emploi de la cavalerie d'Afrique.
Au commencement de mai 1843, M. le duc d'Au-
male quilla Boghar avec les 38*, 64'» de ligne, les
zouaves et les chasseurs d'Afrique (le 4*» seul). Le
jeune prince marchait sur la smala de l'émir. Des
renseignements dignes de foi la plaçait dans les
environs de Goudjillat. Il fallait franchir des dis-
tances énormes avant de trouver une goutle d'eau.
Il importait aujeune général d'atteindre Goudjillat
le plus proraptement possible. Une marche rapide
l'y coniluisit; mais, h peine arrivé, il apprit que
la smala était à Ouessek-ou-Rekaï, quatorze lieues
dans le Sud-puesl. Il continua d'avancer; à Oues-
sek-ou-Rekaï, des coureurs que Ton venait de
_-^
LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 157
surprendre donnèrent enfin un renseignement
plus précis : Tennemi était en un lieu appelé
Taguin, nom que devait conserver cette mémo-
rable journée. Le général Lamoricière ma-
nœuvrait dans cette direction, ce qui avait sans
doute décidé ces brusques mouvements de la
smala de l'émir. Fuyant toujours devant le gé-
néral Lamoricière, Témir ne soupçonnait nulle-
ment que la colonne du prince s'avançait aussi
sur lui. A cette nouvelle, M. le duc d'Aumale
marcha aussitôt sur Taguin, soit pour atteindre
la smala, soit pour la mettre entre deux feux.
Le plan était simple en apparence; il n'en fallait
pas moins pour l'exécuter des soldats et des offi-
ciers comme il en avait sous ses ordres. Il lui res-
tait encore vingt lieues de désert à franchir. Après
une course fatigante avec sa cavalerie, sans avoir
rien pu découvrir, M. le duc d'Aumale s'arrêta.
Son infanterie était fort éloignée de lui, et ne pou-
vait le rejoindre de plusieurs heures. Pendant
138 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
celte courle halte, des cavaliers ennemis faits pri-
sonniers par sa petite colonne Tavertirent qu'il
touchait presque à la smala. Malgré les observa-
tions des généraux, malgré les supplications et
les prières des Arabes nos alliés, qui, frappés de
la faiblesse de la troupe d'attaque, le conjuraient
d'atteindre son infanterie, le prince prit une hé-
roïque résolution : il donna immédiatement Tor-
dre de la charge. Les chasseurs d'Afrique, lancés
avec cette impétuosité qui était le trait dislinctif
de leur allure, arrivèrent comme un ouragan, sui-
vis des spahis, au milieu de ce camp immense,
renversant tout sur leur passage, en dépit d'une
fusillade effroyable qui partait de toutes les ten-
tes. Ils gagnèrent ainsi la tète de la colonne enne-
mie, qui cherchait à s'enfuir: se rabattant sur elle,
ils lui coupèrent la retraite, passèrent sur le ven-
tre de l'infanterie régulière de l'émir, qui se dé-
fendit en désespérée Enfin toute la smala tomba
en notre pouvoir.
LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 159
Bientôt le 4* chasseurs se trouva transporté sur
un autre théâtre, dans la province d'Oran. L'expé-
rience avait démontré que les plus grandes diffi-
cultés de notre domination viendraient toujours
de cette province, et on jugea que le 2" et le 4« chas-
seurs d'Afrique n'étaient point de trop dans ce
foyer perpétuel d'insurreclion. Les événements
ont justifié cette mesure, et il fut donné à ces deux
vaillants régiments de porter les derniers coups à
la puissance de l'émir. Il semblait que la fortune
sourît au 4' chasseurs. Son séjour dans la pro-
vince d'Oran fut marqué par un des plus impor-
tants faits d'armes de la guerre d'Afrique, le com-
bat de Malah, où le premier et le plus habile des
lieutenants de l'émir perdit son armée et la vie.
Le combat de Malah fut livré en novembre 1843
par undeces générauxque Mazarin désignaitsous
le nom d'heur eux, le général Tempoure. Sorli de
Mascara à la poursuite des restes de l'infanterie de
l'émir^ que ce dernier avait confiée au commande^
MH LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
vint terrible ; tous les drapeaux restèrent en leur
pouvoir. On sait que Ben-Allal, témoin de la dé-
faite de ses troupes, ne voulut pas survivre à sa
honte, et qu'il trouva la mort dans une lutte hé-
roïque contre le capitaine Cassaignoles, suivi de
deux brigadiers de chasseurs et d'un sous-officier
de spahis. L'émir perdit en Ben-Allal son meil-
leur ami, le compagnon fidèle de sa fortune, le
plus habile et le plus intrépide de ses lieutenants.
Le maréchal Bugeaud, qui savait honorer le cou-
rage, même chez son ennemi, ordonna que les
honneurs militaires fussent rendus à Ben-Allal
comme à un officier supérieur de Tarmèe fran-
çaise. Au cercle de Mostaganem, on voyait, à l'épo-
que où j'étais en Afrique, les deux tambours et le
drapeau des réguliers de l'armée d'Abd-el-Kader :
c'étaient les trophées du 4« chasseurs d'Afrique,
qui doivent appartenir aujourd'hui aux chasseurs
de la garde.
L'année qui suivit ce brillant combat devait
LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 1G3
compter parmi les plus belles dans les annales de
la guerre d'Afrique et aussi dans les fastes des
chasseurs, représentés à Isly par les 2« et 4* régi-
ments. On n'ignore pas que Tordre de bataille
adopté par le maréchal Bugeaud ressemblait à une
tête de porc y c'est l'expression dont le maréchal
lui-même s'est servi dans son glorieux bullelin.
La cavalerie était dans l'intérieur de la tête, suc
deux colonnes, attendant l'heure de fondre sur
l'ennemi comme l'ouragan. On marcha d'abord
lentement; quand on se fut approché, on vit que
ce qui figurait de loin une grande redoute était
l'immense tente du général marocain, le prince
impérial Siiii- Mohamed, dont les abords étaient
garnis d'artillerie. Le moment parut propice au
maréchal pour lancer toute sa cavalerie. Les 2^ et
4' chasseurs d'Afrique, sous le commandement du
colonel Morris, se précipitèrent hors du carré
comme une avalanche.. Rien ne devait résister
à l'entrain de ces vigoureux cavaliers, et bien-
164 LES CHASSEURS D'AFRIQIE.
tôt l'armée marocaine fut en pleine déroute.
La bataille d'Isly marque le terme de cette élude .
une fois soumis à l'épreuve d'une bataille rangée,
les chasseurs d'Afrique ont fixé leur place dans
l'armée française. Les suivre en Grimée, en Italie,
ce serait encore raconter de belles pages, mais où
ils n'apparaissent plus aussi indépendants du reste
de l'armée que durant les années de formation la-
borieuse que nous avons tenu surtout à mettre en
lumière. Rappelonsseulementceltebrillante charge
du 4* chasseurs à Balaclava, qui arrêta le feu de
l'artillerie russe foudroyant la cavalerie légère
anglaise en retraite *. Les chasseurs d'Afrique eu-
rent aussi quelques heureux combats d'avant-garde
avec les cosaques ; les quatre régiments assistèrent
à la bataille de Traktir*, mais sans avoir l'occasion
d'y donner. Après la campagne de Crimée, les
trois premiers régiments rentrèrent en Afrique; le
%. Voyez la Reuue du 15 mars 1860.
LÈS CHASSEUhS D'AFRlQtfÈ. io^
4*, licencié, forma les chasseurs à cheval de la .
gai'de. L'Italie rappela les 1", 2« et 3« chasseurs à
la vie guerrière, et leur dernier titre de gloire est
l'admirable mouvement qui termina la bataille de
Solferino.
Les faits et les souvenirs que nous venons de
rapprocher ont amplement montré ce que valait
cette jeune cavalerie. On a vu les succès qu'elle a
obtenus. Il reste à indiquer à quelles conditions
elle a réussi Jusqu'à l'époque actuelle, la célérité
semblait la principale qualité de la cavalerie lé-
gère. Aujourd'hui on lui demandé non-seulement
l'agilité, mais la sûreté, la persistance des mouve-
ments, non-seulement la fougue de l'attaque, mais
la justesse du tir. C'est à l'école des Arabes que se
sont formés les représentants français de cette ca-
valerie nouvelle. Les Arabes ne connaissent pas
les distinctions établies dans notre armée entre la
grosse cavalerie et la cavalerie légère. Le com-
battant à cheval est tour à tour chez eux un éclai-
\CAi LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
reur habile el le plus patient des marcheurs. Sans
effacer les dislinctions traditionnelles entre nos
divers corps de cavalerie, on peut se féliciter de
la tendance qui depuis les campagnes d'Afrique
est venue rapprocher de plus en plus ce que la
théorie avait trop séparé. Le !•' chasseurs nous a
montré une solidité à toute épreuve, le 2® une
fougue irrésistible; les deux autres régiments,
raccord de ces deux grandes qualités militaires.
La bataille d'Isly est venue sanctionner ce pré-
cieux accord par la victoire. Dès lors une ère
nouvelle, pressentie depuis 1830, a définitivement
commencé pour la cavalerie, et l'on a pu prédire
les grands faits d'armes de Balaclava et de Sol-
ferino.
Aujourd'hui môme néanmoins c'est encore vers
l'Afrique qu'il faut se tourner si l'ont veut savoir
comment de tels résultats ont été obtenus et
comment ils se maintiendront. C'est là que se
conserve, môme au sein de la paix, l'habitude des
LES CHASSEURS D'AFRIQUE. ici
rudes exercices, qui place le chasseur d'Afrique
au niveau du cavalier arabe. Jamais d'ailleurs il
n'a été plus important d'assurer à la cavalerie tout
entière les qualités que s'est acquises le redoutable
corps formé en 1830. Il est certain que le syslème
perfectionné de l'artillerie amènera de graves mo-
difications dans la cavalerie. La France eut comme
le pressentiment du rôle nouveau léservé à son
armée, quand elle donna les zouaves à l'infanterie
et les chasseurs d'Afrique à la cavalerie. Pour ces
derniers, la France eut le bonheur de trouver une
ressource précieuse dans le pays môme ; malgré
l'infériorité de sa taille, le cheval d'Afrique, par
les qualités qui lui sont inhérentes, résumait à lui
seul tous les besoins delà cavalerie nouvelle, des-
tinée à fondre en elle les deux types de l'ancienne
cavalerie. Ea effet, ce noble cheval de guerre por-
tait également bien le carabinier, le cuirassier,
ces cavaliers gigantesques, et les sveltes combat-
tants qui ont illustré l'uniforme des hussards et
^68 LÈS CHASSEURS D'AF'RÏQiJÉ.
des lanciei*s. On peut môme assurer que par la
taille les chasseurs d'Afrique appartenaient bien
plus à la grosse cavalerie qu'à la cavalerie légère.
On vit les chasseurs d'Afrique charger en ligne à
rOueJ-LaIeg avec le colonel Bourjolly, enlever
des batteries à Isly sous le colonel Morris, four-
rager en maintes occasions brillantes sous les co-
lonels Létang et Tarlas. Ils résumaient donc à
eux seuls les deux éléments distincts de la cavale-
rie d'Europe. En outre, la guerre d'Afrique récla-
mail de longues et pénibles marches sous un ciel
brûlant, à la poursuite de populations qui fuyaient
toujours, et de combattants braves, mais qui guer-
royaient à la manière des Parthes. Cette cavalerie
avait donc affaire à un ennemi souvent insaisissa-
ble; ce vaillant cheval, chargé d'un poids extrême
en raison du surcroît de bagage qu'il devait sup-
porter dans un pays sans ressource, se tira avec
honneur d'une si difficile position, à ce point que
sa réputation bien établie l'a fait appeler sur les
LES CHASSEURS D'AfRÎQUÊ. 169
champs de bataille de l'Europe^ où il n'a certes pas
faillie ce que Ton devait en attendre.
Le rôle nouveau que joue Tartillerie dans les
grandes luttes de notre époque semble supprimer
une division empruntée au moyen âge; il rend
inutile cette grosse cavalerie, ces cuirassiers im-
mortels d'Ëylau et de la Moskowa, pour lesquels
leur armure n'est plus une défense contre les ar-
mes de précision inventées de nos jours. La mobi-
lité, Télaslicité, si je puis me servir de cette ex-
pression, doivent être les principes fondamentaux
de la nouvelle cavalerie, qui devra sortir de ces
modifications apportées aux engins de guerre. La
cavalerie est appelée à une tactique nouvelle. Il
s'agira pour elle d'être transportée vivement d'un
point à un autre, d'être toujours prête à jouer in-
dislinctement tous les rôles, et surtout le dernier,
celui qui achève et complète les victoires. La pour-
suite d'une armée battue et en déroute, cette par-
lie de l'action exigera une cavalerie d'autant plus
10
170 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
agile, d'autant plus manœuvrière, que ce dénoû-
ment se produit, à de rares exceptions près, au
moment où quelques heures seulement sont accor-
dées avant la chute du jour. li faudra donc une
cavalerie qui, ayant pu combattre en ligne loute
la journée, trouve encore dans son élément consti-
tutif la vigueur, l'entrain, Taudace de Ta cavalerie
légère, qui, répandue de tous côtés dans la plaine,
coupe les fuyards, ramasse les pièces que l'on
cherche à sauver, assure enfin ces triomphes qui,
dans une sei*le bataille, font tomber les empires.
Tel fut le rôle de la cavalerie française à léna.
Le contact des cavaliers arabes, fondus dans la
cavalerie d'Afrique dès sa naissance, a rendu de
plus cet éminent service d'assurer à la cavalerie
française une supériorité dans le tir qui lui avait
manqué jusqu'alors*. Il serait donc logique de
1. Le feu de la cavalerie Jusqu'à nos guerres d'Afrique
n'avait d'autre but que de faire signaler par les avant-postes
les surprises de l'ennemi.
LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 171
dire que les chasseurs d'Afrique renferment dans
leur organisation le secret d'une cavalerie future,
dont le changement de tactique et la marche pro-
gressive des sciences doivent nécessairement ame-
ner la création. On peut préciser le jour où les
anciennes divisions feront place dans cette belle
arme à un principe unique. Il en résultera une
économie réelle pour TÉtat, et on disposera d'une
cavalerie plus nombreuse à mettre en lignele jour
d'une bataille, puisqu'il est prouvé que la grosse
cavalerie donne plus de chevaux laissés en arrière
et inutiles en campagne * que les.aulres corps de
1. La grosse cavalerie, qui s*est couverte de gloire dans les
campagues immortelles du premier e'mpire, n*a pu trouver de-
puis 1815 une seule occasion de justifier la confiance que Ton
peut à juste titre avoir en elle. Appelée deux fois à de grandes
luttes, en Grimée et en Italie, l'occasion a semblé fuir devant
elle. Les lanciers se sont trouvés dans le môme cas, sauf un
engagement dans la journée de Solferino, où un témoin ocu-
laire a vu un grand nombre de ces braves cavaliers jeter leurs
lances à terre pour se servir de leurs sabres. Rien ne prouve
mieux la nécessité de ramener la cavalerie française au type
créé en Afrique, et dont tant de campagnes beureuses ont éta-
bli la supériorité.
174 LES CHASSEURS D'AFRIQUE.
l'arme. Tous les chevaux n'offrent point, il esi vrai,
les qualités éminenles du cheval d'Afrique, dont la
vigueuretlasobriétésont devenues proverbiales. La
France, tournant un regard de sollicitude sur sa
nouvelle colonie, puise aujourd'hui une partie de
ses chevaux de guerre dans cette race vaillante ap-
pelée cheval de l'Algérie; l'autre race reste à créer
en France. Nous en possédons toutefois les élé-
ments essentiels. Il est deux régions françaises qui
peuvent servir à tous les besoins de la cavalerie
dans son double objet, l'ancienne Navarre, où pays
de Tarbe?, et la Normandie. La Navarre est pour
ainsi dire, sous ce rapport, l'Arabie de la France.
Dans ses belles vallées, arrosées par les gaves du
Bigorre, on trouve une race digne de la race afri-
caine, qui fournira un complément indispensable
aux levées failes dans le Sahara, aujourd'hui sur-
tout que le système est adopté de remonter en
grande partie la cavalerie légère avec des chevaux
d'Afrique. Quant à la Normandie, elle est appelée
LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 173
à doter la France d'un cheval à l'encolure haute et
fière, à Tœil hardi, aux membres larges et nerveux,
qui portera aisément les plus lourds cavaliers. Le
cheval normand se plie à tous les services et sup-
porte les plus rudes fatigues. Fondre ces deux ra-
ces, ce serait placer enfin notre cavalerie à la hau-
teur des besoins que le changement de tactique
semble réclamer désormais. Ainsi organisée, la
cavalerie lout entière entrerait d'autant plus faci-
lement dans le cadre unique qu'il convient d'assi-
gner a l'arme. Le pays s'affranchirait en môme
temps du tribut qu'il paye à l'étranger, et de ce
jour on aurait trouvé le rôle véritable que la cava-
lerie est appelée à remplir dans la tactique nou-
velle des armées.
10.
LA
CAVALERIE RÉGULIÈRE
EN CAMPAGNE
SOUVENIRS D'AFRIQUE ET DE CRIMÉE
Parmi les services que la guerre d'Afrique a
rendus à Tarmée française, il en est un qu'on ou-
blie trop peut-être. Des corps nouveaux, dont le
nom est dans toutes les bouches, ne sont pas seu-
lement sortis de celte lutte opiniâtre et glorieuse
contre un ennemi regardé comme insaisissable :
les anciens corps ont mieux compris, de leur côté,
quelle part distincte leur revenait dans l'ensemble
de ces fonctions diverses qui composent le rôled'une
178 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
• Un seul moment de la vie d'un peuple où la ca-
valerie est bien employée suffit pour payer toutes
lesdépense$ qu'elle a occasionnées pendant un
temps considérable. > Ce bon emploi de la cava-
lerie, quelques hommes éminenls nous ont appris
par quels moyens on pouvait l'assurer. Le capi-
taine anglais Nolan, par exemple, a dit avec raison
que si la cavalerie est déchue de sa haute réputa-
tion, elle ne peut s'en prendre qu'à cette tactique
moderne qui la lient en lisière, système timide et
qui devrait être inconnu à des cavaliers*. Dans
minée en 185/ï, Tannée même où le brave Nolan mourait
héroïquement à Balaclava.
1. Combien ne doit-on pas regretter que le capitaine Nolan
se soit placé par sa mort héroïque en contradiction avec ce
qu'il avait écrit sur la cavalerie ! « Tout dépend do Tà-propos,
disait le brave Nolan. Il y a plus à attendre de l'inspiration du
génie que des règles. Un officier ne devrait janiïais craindre d'en-
gager sa responsabilité, ni d'agir contre des ordres toutes les
fois qu'il peut éviter un revers. » L'homme qui avait sur le rôle
de roffîcier des idées si hautes et si larges est cependant le
même qui, le 25 octobre 1854, à Balaclava, portait à lord Lu-
can l'ordre de charger donné par lord Raglan, placé trop loin
du théâtre de l'action pour la bien diriger. Le brave Nolan
EN CAMPAGNE. 1?9
notre guerre africaine, cette tactique, en ce qui
touche la cavalerie régulière du moins, n'a que
Irop souvent prévalu. Que faudrait-H pour rendre
à ce corps redoutable sa vie puissante d'autrefois?
Revenir aux bonnes traditions, à celles de Fré-
déric II et de Napoléon, c'est-à-dire rétablir les
grands commandements de cavalerie sous des of-
ficiers consommés, agissant vis-à-vis de l'ennemi
avec l'indépendance qui appartient à des chefs
spéciaux.
Ces principes essentiels d'un bon emploi de la
cavalerie avaient trouvé un illustre partisan dans
le maréchal Bugeaud luî-môme. Mal disposé pour
la cavalerie à son arrivée en Afrique, le maréchal
avait fini par se rendre à l'évidence, et par recon-
naître quels importants services il en pourrait at-
tendre pour assurer le succès du nouveau pland'opé-
insista pour la stricte exécution de l'ordre qu*il apportait; la
charge s'exécuta, et rinfortuné capitaine tomba des premiers
dans ce mouvement, qui devait ajouter une page aussi funèbre
que glorieuse à Thistoire de la cavalerie anglaise.
1»0 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
rationsfu'il traçait à Tarmée d'Algérie. A la bataille
d'Isly, pleine liberté fut donnée au commandantde
la cavalerie. On sait quel fut le brillant résultat de
cette journée: les masses decavalerie régulièrema-
rocaine enfoncées par le 2* régiment de chasseurs
d'Afrique et repoussées loin du champ de bâtai Ile,
la dispersion complète de la cavalerie noire de
l'empereur Abderrhaman, la prise du camp maro-
cain par le 4» chasseurs d'Afrique et les spahis. En
homme de guerre consommé, le maréchal Bugeaud
avait en quelque sorte prévu, dès la veille du
combat, ce qu'aurait de décisif dans une pareille
affaire la libre action de la cavalerie. Nous en
trouvons la preuve dans une relation due à la
plume même du maréchal et .publiée dans la
Revue ^, On y lit ce curieux passage : « Je me ren-
dis au camp de la cavalerie, où une petite fête en
mon honneur était improvisée ; je développai toute
1. Livraison du !«' mars 1845.
EN CAMPAGNE. ISi
ma théorie. Ces jeunes têtes s'échauffèrent; les
cœurs étaient électrisés. Ah I m*écriai-je, avec des
hommes tels que vous la victoire n'est plus dou-
teuse I » Un pareil éloge, venant d*un pareil homme
de guerre, était comme la promesse du succès pour
cette arme, et la confiance du brave maréchal fut
pleinement justifiée. Renfermée dans le carré stra-
tégique dont le système de combat exigeait la for-
mation, la cavalerie régulière pouvait en sortir
sans rien compromettre. Elle avait ainsi toute
l'indépendance convenable^ à ses allures, et la
journée dlsly, restée célèbre dans les fasies de nos
réguliers, est la preuve mémorable de ce qu*un
chefhabile pourrait encoreoblenird'eux en pareille
occasion*.
i. Rappelons à ce propos qa'ane des qualités qui font le chef
habile, c'est une soUicitude paternelle pour le soldat. Le sur-
nom familier du maréchal, le père Bugeaud, montre assez à
quel point cette qualité, plus rare qu'on no IMmagine, était
développée chez le vainqueur d'Isly. A cette soirée même où il
adressait à notre cavalerie de si cordiales et si chaleureuses
11
18» LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
Cette arme, telle qu'elle est aujourd'hui consti-
tuée eu France, comprend la grosse cavalerie,
les cuirassiers, qui, depuis 1815 et Fimmortelle
charge de Waterloo, n'ont jamais donné dans une
occasion mémorable; — la cavalerie de ligne (dra-
gons et lanciers), qui s'est illustrée à Ëupatoria ;
— la cavalerie légère, hussards et chasseurs,
troupe brillante qu'on a trop négligée dans cer-
taines expéditions d'Afrique, comme on cherche à
le prouver dans ces souvenirs.
paroles, le père ne brilla pas moins chez lui qae le capitaine.
Au lieu de punch, rofficier d*ordonnance offrait au chef de
l'armée, dont la sobriété était bien connue, de Teau sucrée
dans le quart (gobelet en étain du soldat en campagne) . Après
avoir porté le gobelet à ses lèvres : « Il n'y a pas beaucoup de
sucre dans mon quaii, » dit le maréchal. L'officier s*excusa en
assurant qu'il avait' mis dans le verre toute la ration d'une
compagnie. Le maréchal ne répondit que par un sourire em-
preint d'une charmante bonhomie. Le lendemain, la bataille
d'Isly était gagnée, et chaque compagnie recevait le soir une
double ration de sucre et de café, prise en grande partie sans
doute dans les caisses de l'ennemi. Je tiens cette anecdote de
l'officier d'ordonnance lui-môme, alors capitaine, et frappé de-
puis à Magenta, comme colonel du i^^ zouaves^ — M. Paulze
d'Jvoy,
EN CAMPAGNE. i83
Quand douze escadrons de chasseurs et de hus-
sards s'embarquèrent pour TÂlgérie au commen-
cement du mois de décembre 1839, ils étaient ap-
pelés à soutenir, en regard des chasseurs d'Afrique
et des spahis, l'honneur de la cavalerie française
sur un terrain nouveau pour elle. Quel spectacle
présentait alors notre colonie? On se retrouvait en
pleine lutte après une courte période de paix ; les
expéditions allaient se succéder, toutes diverses
de caractère et d'aspect, mais la plupart faisant bril-
ler notre infanterie par-dessus tous les autres corps
de l'armée. On a un peu oublié tout cela, et il
n'est pas inutile de rappeler en quelques mots au
milieu de quels événements nous allions entrer
en campagne.
184 LA CAVALERIE RËOULIËRE
Le traité de la Tafna était rompu. L'expédition
des Portes de Fer, traitée par l'opposition d'alors
de voyage pittoresque^ avait fourni à rëmir Abd-
eUKader un prétexte d'hostilité qu'il s'était em-
pressé de saisir, c Tenez-vous pour averti, avait-il
écrit au maréchal Yalée le 18 novembre 1839, je
suis décidé à la guerre, ainsi que tous les croyants.»
Cette lettre était postérieure de quelques jours à
peine à un assassinat commis sur un de nos braves
officiers, qui avait sous ses ordres la colonne pla-
cée au camp de l'Oued-Laleg. Le commandant
Raffet était tombé dans un affreux guet-apens, et
sa tête avait été portée aux pieds de Témir par un
des officiers mêmes d'Âbd-el-Kader, le lieutenant
Béchir. Le maréchal Yalée, qui venait de gagner
le bâton de commandement sur la brèche de Cons-
tantine, avait juré aussitôt de venger l'affront fait
à la France. La guerre était déclarée.
Le 20 novembre 1839, Abd-el-Kader passait la
Chiffa. Ce même jour, les deux convois de Mered
EN CAMPAGNE. 185
et de rOued-Laleg, sortis de Bouffarik, éprou-
vaient un affreux échec. Le premier était ramené,
le second taillé en pièces. Le 21, une sortie tentée
par le commandant de l'Oued-Laleg fut encore
plus funeste à nos armes. Attaquée par quinze
cents cavaliers des Hadjoutes, les plus habiles et
les plus ardents de nos ennemis, cette malheu-
reuse colonne, après une défense héroïque, fut
écrasée; cent cinq hommes, oGBciers et soldats,
restèrent sur place. Au milieu des cadavres se
trouvait le corps du capitaine de Grandchamp, hor-
riblement défiguré ; le capitaine fut sauvé cepen-
dant, et une de nos divisions d'infanterie garde en-
core a sa tèle cette noble figure militaire . Il y avait là
une cruelle mais utile leçon pour les jeunes offi-
ciers qui sont appelés à conduire des convois. Le
manque de présence d'esprit fut pour le comman-
dant du convoi de TOued-Laleg, qui n'avait pas
fait parquer ses voitures, la cause d'un désastre où
furent entraînés avec lui plusieurs de ses compa-
i86 LA CAVALERIE REGULIERE
goons d'armes. C'est dans l'étude de pareils faits
que doit se recueillir celui qui est appelé à com-
mander un jour.
La guerre avait donc éclaté aux portes d'Alger.
Le gouvernement français s'empressa d'envoyer
des renforts pour soutenir une lutte qui s'annon-
çait comme terrible. Plusieurs régiments d'infan-
terie furent désignés pour aller venger l'insulte
faite à l'honneur de nos armes. La cavalerie régu-
lière ne fut pas oubliée, et j'ai indiqué la date à
laquelle douze escadrons, appelés en Afrique,
quittaient la France. Les l"', 4«, 8% 9* de chas-
seurs, les S« et 6* de hussards fournissaient cha-
cun deux escadrons, sous le commandement de
leur chef respectif. J'eus l'honneur d'appartenir
aux escadrons du 5« de hussards, commandant de
Charbonnel '.
Les douze escadrons de France débarquèrent à
1. Tué dans les funestes journées de Juin 1848, comme re-
présentant du peuple.
EN CAMPAGNE. 187
Alger dans tes premiers jours de janvier 1840.
Déjà un éclatant succès avait marqué nos pre-
mières opérations contre Témir. Une dépêche
télégraphique, datée de Blidah 31 décembre, an-
nonçait à la France le glorieux combat de TOued-
Laleg, livré par le maréchal Valée en personne^
et où l'infanterie et les chasseurs d'Afrique fai-
saient éprouver aux réguliers d'Abd-el-Kader une
déroute complète. Le colonel Changarnier, à la
tôle du 2* léger, le colonel Bourjolly, à la tête des
chasseurs d'Afrique, illustraient déjà des noms
dont l'armée devait plus tard être si fière. Le colo-
nel Changarnier nous apparaissait alors comme le
type de Tabnégation militaire et du génie qui sait
attendre son heure; il montrait en même temps
dans l'aclion une bravoure à toute épreuve, et on
disait de lui avec raison que c'était un Murât d'tn-
fanterie. Après la belle victoire de TOued-Laleg,
on pensait qu'un tel coup porté au fanatisme des
musulmans rangés sous l'étendard du premier
188 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
chef guerrier qu'ils eussent à nous opposer, suffi-
rait pour ramener la tranquillité et la confiance
au milieu de nos possessions envahies. C'était peu
connaître Tennemi patient et rusé que nous avions
à combattre. Abd-el-Kader ne pliait sous l'orage
que pour se relever bientôt plus hardi. De notre
côté, heureusement, la suspension des hostilités
fut employée à d'utiles travaux d'organisation.
Dès le mois de janvier 1840, toute l'armée se
trouva concentrée autour d'Alger, formée en deux
division?, plus une de réserve, composée de trois
vieux et solides régiments d'Afrique, le 2«et le !?•
léger, le 23« et le 24<* de ligne. Les douze esca-
drons arrivés de France faisaient partie de cette
réserve. On procéda sans retard à leur organisa-
tion, en les fondant dans deux régiments appelés
régiments de marche^ sous les ordres de deux chefs
•
expérimentés et braves, les colonels Korte et Milt-
gen. On ne pouvait faire un meilleur choix pour
conduire de jeunes cavaliers dont la plupart n'a-
EN CAMPAGNE. 189
vaient jamais yu le feu ; le premier eut le com-
mandement du 2* régiment, et le !•' régiment échut
au second. Mon régiment était sous les ordres du
colonel Korte, officier de cavalerie des plus distin-
gués par sa bravoure et son talent de manœuvrier.
Nous étions à bonne école, dans le cas toutefois où
il nous serait permis d'agir.
Sous l'impulsion de ces deux habiles chefs, la
cavalerie régulière de France eut bientôt pris les
allures de sa glorieuse compagne d'Afrique. Elle
fut appropriée au pays et à la nature de la guerre
qu'elle était appelée à faire. Le lourd shako fut
remplacé par ce traditionnel képi d'Afrique, qui
a été vu sur tous les champs de bataille de l'Eu-
rope. La chabraque fut aussi supprimée comme
un inutile objet de parade. Dans un pays où le sol-
dat doit tout emporter avec lui, même du bois,
comme dans la province de Constantine, pour faire
cuire la soupe, le cheval est souvent chargé à tel
point qu'on se demande où trouvera place le cava-
11.
190 LA CAVALERIE RÉGULIER
lier. Le bois et le fourrage unis par des courroies
à la palette de derrière, le manteau, la marmite,
la faucille pour couper l'orge, la hache four tail-
ler le bois, la. gourde enfin, assujettis sur le de-
vanl, dérobent à l'œil le petit coursier arabe,
quand un de nos cuirassiers est monté dessus. Et
cependant quelle ardeur, quelle sobriété, quelle
vigueur chez ce cheval d'Afrique t La Crimée est
là pour lui signer ses lettres de noblesse parmi les
ciievaux de guerre dans tous les pays où le porte-
ront les destinées de la France.
Toute cette cavalerie, jusqu'à la reprise des
hostilités, fut cantonnée dans les environs d'Al-
ger. Les possessions françaises, à cette époque,
commençaient à Alger; du côté du sud, elles finis-,
saient à une douzaine de lieues, à Blidah, qui
était constamment bloquée; du côté de Test, il
fallait une forte colonne pour aller à la Maison-
Carrée, située à six lieues de la ville. Entre ces
distances, les Arabes coupaient les routes, et les
EN CAMPAGNE. 191
têtes quand ils pouvaient. Les Hadjoutes, cava-
liers hardis, rusés, téméraires môme, jetaient la
terreur parmi les colons.
Le 2« régiment de marche était cantonné à
Hussfîn-Dey, situé à trois lieues d'Alger. Ce fut
de ce point que nous partîmes pour notra p.re-'
mière expédition dans le pays; mais avant de
prendre part à l'expédition projetée, nous nous
étions exercés à différentes manœuvres sous la.
direction du général de Dampierre, qui nous com-
mandait. Hussein-Dey se trouve placé au bord de
la mer, et tous les matins nos malheureux che-
vaux français, pour s'acclimater au sable du dé-
sert, devaient galoper pendant de longues heures
sur une plage sablonneuse, où ils enfonçaient jus
qu'au ventre. Pour les récompenser de ce travail,
on leur donnait de l'orge, nourriture des chevaux
du pays ; ils n'y voulurent pas toucher. Force fut
de faire venir de l'avoine de France, ce qui ne les
nourrissait guère mieux. Ils ne mouraient pas en-
in LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
core, mais ils étaient maigres à faire peur. Ici déjà
se révélait une des difficultés de l'emploi de la ca-
valerie dans une guerre lointaine. La subsistance
du cheval est une des graves questions qui, en pa-
reille occurrence, doivent préoccuper les chefs de
corps.
L'ordre de se mettre en campagne ne tarda pas
d'arriver; les douze escadrons de France étaient
appelés à l'honneur de marcher contre les Arabes.
Une nouvelle organisation fut donnée à Tannée.
La !'« division était commandée par M. le duc
d'Orléans, la 2« par le général vicomte Schramm;
la réserve, où se trouvait la cavalerie de France,
restait sous les ordres de M. le général vicomte de
Dampierre. Le maréchal Yalëe commandait en
chef. Officier d'artillerie du plus haut mérite, il
s'était illustré dans les guerres du premier em-
pire avant d'inscrire son nom sur les murs de
Constantine. Le maréchal était vieux, mais il con-
servait toute la vigueur du jeune âge; c'était une
EN CAMPAGNE. 193
sorte de Radetzky, montant à cheval dès le matin
et n'en descendant que. le soir. Il connaissait tout,
sauf la cavalerie, à laquelle il n'entendait rien.
Un acte de piraterie venait d'être commis sur
un navire français à Cherchell; on avait voulu en
tirer vengeance. Tel était le but de Texpëdilion à
laquelle la cavalerie de France allait prendre part.
Nos troupes formaient un effectif de douze mille
hommes; ces braves espéraient rencontrer sur leur
chemin, à Cherchell, les miliciens d'Abd-el-Kader
et leur donner une rude leçon. La concentration
du corps d^armée eut lieu à Bouffarik. Il n'y eut
poin^de revue préparatoire avant l'ébranlement
des colonnes, beaucoup de nos jeunes soldats ne
connaissaient pas même le maréchal de vue; quant
aux oQiciers, plusieurs, comme moi, étaient dans
la même ignorance, et je n'ai pas oublié un petit
incident de cette première journée de marche où
j'eus le regret d'être acteur. Le 12 mars, jour -où
l'aimée se mettait en route, la pluie tombait à tor-
196 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
bes : il n'est rien de tel que de demander aux. re^
nards comment se font les terriers. Nous avions
marché toute la journée avant d'arriver à ce bi-
vouac. Le soldat français a le génie des mauvaises
situations : un de mes hommes me construisit un
lit formé de roseaux, mais tellement haut, qu'il
fallait monter à cheval pour se jeter dessus. Je m'y
endormis de ce doux sommeil de l|i jeunesse insou-
ciante. Le matin, mon lit de roseaux flottait en
quelque sorte dans la boue, et je me trouvais à peu
prés dans la situation de Moïse abandonné sur le
Nil. Un bon verre de café, cette liqueur aimée du
soldat d'Afrique, eut bientôt fait raison du brouil-
lard de la nuit. .
L'armée se remit en route sans retard: elle
marchait sur trois colonnes, dont Tune suivait le
pied de l'Atlas dans toute la longueur de la plaine :
celle-ci était sous les ordres du général Duvivier*,
1. Tué dans les journées néfastes de juin 1848 par une balle
française.
EN CAMPAGNE. 197
grande et sévère figuremilitaire, empreinte, dans
sa dignité hautaine, de je ne sais quel ascétisme mo-
nastique. La seconde, sous les ordres du maréchal
gouverneur, prit le milieu delà plaine; la cavale-
rie de France marchait avec elle. La troisième ,
partie de Goléah, longea le Sahel. Le général La- .
moricière commandait cette colonne. Le jeune et
vaillantMarceau revivait dans ce chef illustre. Tout
semblait sourire au brillant officier, et rien ne pré-
sageait alors les tristes vicissitudes au milieu des-
quelles devait se poursuivre sa carrière.
D'Alger à Cherchell, on compte environ trente
lieues. Les Hadjoutes, tribu guerrière et les plus
hardis cavaliers que posséda jamais l'Afrique, ha-
bitaient Ja partie de la plaine qui s'étend depuis la
Chiffa jusqu'à Textrémité de celle dite de laMitidja,
et dont la surface mesure près de dix lieues de l'est
à l'ouest. Dans sa largeur, elle peut avoir aussi
neuf ou dix lieues du nord au sud. Placés au
centre avec la colonne du maréchal, nous pouvions
198 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
apercevoir la marche des deux autres colonnes par
le feu qu'elles mettaient aux tentes des tribus de
ces Hadjoutes. La plaine était une mer de flammes.
Nous marchâmes ainsi pendant deux jours^ brû-
lant et dévastant tout, nous arrêtant chaque nuit
pour prendre nos bivouacs. Une pluie continuelle
rendait affreux les chemins, qui étaient coupés de
ravins et de torrents. Les Arabes, toujours bien
prévenus par leurs éclaireurs, qui sont les premiers
du monde, fuyaient comme des P^rthes, ne laissant
enlre nos mains que les bœufs et les moutons qui
ne pouvaient suivre leur émigration; cette ressource
suffisait à peine à nos besoins. Le troisième jour
au soir, les trois colonnes réunies atteignirent les
confins de la plaine, et Ton s'arrêta devant une es-
pèce de vieux château romain appelé Bordj-el-
Arba. L'armée se trouvait concentrée dans les
mains du vieux maréchal.
Pendant toute cette marche, depuis le camp de
Blidah jusqu'à Bordj-el-Arba, aucune manœuvre
EN CAMPAGNE. 199
ne fut exécutée, soit pour attirer les Arabes ^ soit
pour se retourner contre eux. Le maréchal gouver-
neur, officier d'artillerie si distingué , marchait
comme un boulet qui sort de la gueule d'une pièce,
toujours droit devant lui. La cavalerie de France,
massée comme un troupeau de moutons, au milieu
du convoi, ne fut pas même employée à couvrir et
à proléger nos flancs. C'était à notre vaillante in-
fanterie, 2% 17* léger, 23% 24* de ligne, numéros
devenus si illustres, qu'appartenait le soin d'écar-
ter les moucherons qui voltigeaient autour de la
' colonne, en les harcelant sans cesse. La cavalerie
française faisait en quelque sorte partie du convoi
plutôt que de la troupe active.
A notre arrivée à Cherchell, l'armée, en débou-
chant dans la vallée de l'Oued-Hachem, trouva la
cavalerie arabe disposée à lui disputer le passage.
Le vieux maréchal fit usage de ses canons ; plus
heureux que nous, deux escadrons du !•» de chas-
seurs d'Afrique, appuyés par le 17« léger, furent
SOO LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
lancés sar rennemi ; les Arabes s'enfuirent laissant
quelques morts. L'année passa sans être autrement
inquiétée. La cavalerie de France était restée spec-
tatrice impassible du premier combat de cavalerie
de cette campagne. Il était évident qu'appelée à la
lutte, elle eût noblement fait son devoir.
Enfin le 15^ nous étions à Gherchell; les portes
furent enfoncées à coups de canon. On n'y trouva
qu'un vieux Turc aveugle et une vieille femme
folle. Gherchell, à cette époque, n'était point la
charmante petite ville qui se voit aujourd'hui. Sale
comme toutes les villes arabes , son plus grand
commerce consistait en grains. L'armée resta trois
jours bivouaquée autour de ses murs. On
établit des blockhaus sur les hauteurs qui la domi-
nent, et on y laissa une garnison. Pendant ce temps,
les Arabes nous observaient, ne sachant si nous al-
lions à Médéah ou à Milianah. L'armée se remit
en marche; l'occupation de Gherchell mettait fin
à la campagne. Le colonel du l?*" léger. Bedeau,
EN CAMPAGNE. 201
chargé du commandement de Gherchell avec soa
régiment et le 2« bataillon léger d'Afrique , vint
prendre congé du maréchal au moment où la der-
nière ligne s'éloignait. J'avais vu ce jeune colonel
à Alger, et j'avais été frappé de son aptitude pré-
maturée au commandement. La province de Con-
stantine, qu'il allait être bientôt appelée à diriger,
se rappelle encore avec reconnaissance son admi-
nistration intégre et ferme *.
Il restait à revenir à Blidah. On apporta dans
cette seconde partie dé l'expédition la même cé-
lérité, que dans la précédente. Notre colonne ac-
complit cette marche en deux jours; elle semblait
battre en retraite devant des nuées d'Arabes qui la
poursuivaient avec une furie et de sauvages cla-
meurs bien faites pour atteindre le moral de trou-
pes moins aguerries que les nôtres. Un de ces dé-
sastres qui sont comme le châtiment de ces opéra-
1. Il a formé un digne élève, le général Desvaax, comman-
dant la division de Constantine.
202 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
4ion$ précipitées marqua notre première journée
démarche. L'armée avait atteint vers dix heures
du soir les bords de la Chiffa , suivie par plus de
huit cents cavaliers arabes que le feu de notre in-
fanterie tenait seul en respect. Une crue subite
avait considérablement grossi cette rivière torren-
tielle. On prit immédiatement des dispositions
pour la franchir. La cavalerie de France, attachée
au convoi de la colonne, passa des premières. La
nuit était alors d'une obscurité complète ; Tarrière-
garde, forcément arrêtée pour tenir tête aux Ara-
bes, se vit bientôt séparée du corps principal. L'ar-
mée marchait cependant. A onze heures, cette mal-
heureuse arrière- garde atteignit enfin les bords de
la Chiffa^ se battant et se retournant sans cesse. Con-
tre leur habitude, les Arabes tiraient toujours
sur elle. La pluie ne discontinuait pas, l'infanterie
marchait dans une mer de boue; lés chevaux des
offlciers supérieurs qui conduisaient ces héroïques
soldats y enfonçaient jusqu'au ventre .Alors se passa,
EN CAMPAGNE. 203
éclaire par la seule lueur de la fusillade, un de ces
drames militaires que Ton n'oublie point quand on
y a une fois assisté. L'arrière-garde tenta le pas-
sage. Pendant deux heures, nous entendîmes les
cris des malbèureux fantassins que le courant en-
traînait et qui appelaient leurs camarades à leur
çecours. Impossible de les sauver, tant la nuit
était noire. Par moments, on distinguait les Ara-
bes courant sur la berge comme de blancs fantô-
mes, et faisant tomber sous leur yatagan la tête
des soldats qui atteignaient la rive opposée. Les plus
heureux, s'accrochant à des arbres entiers qu'en-
traînait le courant, parvinrent à se sauver. Toute
la nuit on entendit battre, au milieu de cris d'an-
goisse, la marche des régiments pour rallier les
bonmies dispersés. Combien ne revirent plus le
drapeau I Quand le jour reparut, il éclaira une
scène d'horreur. Des sacs, des fusils abandonnés
n'attestaient que trop les luttes affreuses dont la
berge opposée avait été le théâtre. Comme les cha-
t04 LA CAVAL«RIE RÉGUL ËRE
cals, les Arabes avaienl fai dès le retour du soleil,
emportant leurs sanglants trophées.
Le lendemain, Tarmée continua sa marche, et
ne rencontra plus qu'un petit nombre de tirailleurs
trop peu redoutables. Blidah revit dans ses murs ,
morne et grave, la même colonne qui en était
partie si joyeuse, si pleine de confiance et de vie.
L'impression produite par cette courte expédition
de Cherchell fut pénible pour ceux qui eurent
^ riionneur d'y prendre part. Une cavalerie amenée
à tant de frais devenant inutile, embarrassante
même pour le chef, confondue avec les mulets et
les cacolets du convoi, beaucoup de malades pour
un mince succès, beaucoup de chevaux morts
de fatigue sans que les cavaliers eussent même tiré
le sabre, telle fut pour nous cette première expé-
dition, tels furent les fruits d'un élément nouveau
mis à la disposition d'un chef habile, mais pour qui
le réle de la cavalerie était lettre morte. La France
EN CAMPAGNE. 205
payait les frais d'une force qui dépérissait dans ses
mains.
La cavalerie n'était pas cependant au bout de ses
déceptions. Abd-el-Kader venait de se diriger vers
Test pour donner la main à son lieutenant Ben-Sa-
lem. Le but de ce mouvement de l'émir était d'ap-
peler à la guerre sainte les tribus kabyles et de
menacer notre camp du Fondouck. Le maré-
chal, instruit de ces menées, résolut de marcher à
lui et de l'attaquer dans les positions qu'il venait
de prendre. En conséquence , une petite colonne
fut organisée ; elle se composait d'infanterie, de
batteries d'obusiers de montagne, et du ï"" régiment
de marche (cavalerie de France), auquel j'avais
l'honneur d'appartenir. Cette colonne était placée
sous les ordres du général de division Schramm ;
mais le vieux maréchal ne devait pas tarder à la
rejoindre. M. le duc d'Orléans, arrivé en Afrique
pour prendre part, avec M. le duc d'Aumale, aux
travaux de l'armée, s'était rendu à Bouffarick pour
12
t06 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
réunir la première division, qui devait seconder
un grand mouvement accompli sur Mëdéah.
Pendant que le prince procédait à rorganisation
de son corps, nous nous dirigions vers le Fondouck.
La colonne partit le 17 avril 1840, et le maréchal
Valée, escorté d'infanterie et de chasseurs d'Afri-
que, arriva le 19 au bivouac et prit le commande-
ment des troupes. La cavalerie de France avait
maintenant deux généraux, le vicomte de Dam-
pierre et le général Blanquefort, arriyé comme in-
specteur général de cavalerie. Ce fut ce dernier
qui nous commanda dans cetle petite expédition.
L'émir, campé à l'Oued-Had^ du côté opposé à la
rive que nous occupions, se présenta à nous de
front. Abd-el-Kader se montrait môme en per-
sonne à deux portées de canon de la rivière. L'in-
fanterie la passa, chassa l'émir de toutes ses posi-
tions. On retint la cavalerie inactive. Le lendemain,
môme manœuvre, môme engagement, môme suc-
cès de l'infanterie dans la vallée de l'Oued^Zeïtoun,
EN CAMPAGNE. 207
dont les Arabes cherchèrent à nous disputer l'en-
trée; môme inaction de la cavalerie. Le coup de
main exécuté, la colonne rentrait à Alger.
La cavalerie française avait appris qu'une autre
expédition se préparait: elle se consola eiï pensant
qu'elle allait bientôt combattre sous les yeux de
deux jeunes princes chers à Parmée; elle attendait
son heure, et cette heure si désirée semblait enfin
venue. La grande expédition de Médéah allait
partir, les deux régiments de marche en devaient
faire partie. A peine rentrés du Fondouck, nous
fûmes dirigés sur Blidah, où se concentrait toute
Tarmée. Alafln d'avril, le corps expéditionnaire
destiné à pénéirer dans la province de Titterie et
à occuper Méfféah était réuni au camp de Blidah ;
il était fort d'environ neuf mille hommes de trou-
pes de toutes armes, et les huit cents chevaux de
la cavalerie de France entraient dans sa composi-
tion. L'émir Abd-el-Kader se préparait à nous faire
une vigoureuse résistance; tous les cavaliers de la
208 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
plaine du Chéliff avaient été convoqués à la
guerre sainte, et tonte son infanterie régulière de-
vait nous disputer le passage. Les forces de Témir
se montaient à dix ou douze mille cavaliers, et à
six ou sept mille fantassins. La prise de Médëah
était le but de la campagne.
Le 27 avril, l'armée passa la Chiffa. Elle mar-
chait sur quatre colonnes. M. le duc d'Orléans for-
mait l'avant-garde avec sa première division ; le
prince royal avait Tordre de se prolonger dans la
direction de Bordj-el-Arba, de passer TOued-Ger
et de prendre position à la tète du lac AUoula, de
manière à déborder le bois des Karésas^dans lequel
les autres colonnes devaient pénétrer. M, le duc
d'Orléans quitta le camp à cinq heu^s du matin
et arriva à la position indiquée sans avoir ren-
contré l'ennemi. Le colonel Lamoricière occupait
l'extrême droite. Le général de Rumigny marchait
au centre avec la 2' division. Le maréchal Valée,
avec le reste et toute la cavalerie de France, mar-
# EN CAMPAGNE. 209
chait entre lai'* et la 2* division. Le beau temps
était revenu; le soldat était gai, plein d'ardeur;
un soleil éclatant faisait briller les armes et ani*
mait le paysage. Aucun Arabe n'avait encore paru
dans la plaine, quand, vers quatre heures du soir,
à la sortie du bois des Karésas, on signala la pré-
sence de Tennemi. Toute la cavalerie du kalifat
de Milianah, M'Barek, débouchait par la gorge de
rOued-Ger, et se déployait parallèlement à notre
flanc gauche. A la sortie du bois, des champs d'orge
qui avaient déjà atteint une assez grande hauteur,
ainsi que des champs de fèves où un homme à
pied disparaissait complètement, s'offrirent à notre
vue. Des compagnies de voltigeurs furent dé-
ployées en tirailleurs à travers ces moissons, et
un feu très- vif s'engagea entre nos soldats et la
cavalerie arabe. Le vieux maréchal avait arrêté sa
colonne, et des aides de camp couraient en tout
sens porter des ordres. Il existe un momenrpour ,
le militaire, quand l'action va s'engager, où la tète
12.
210 LA CAVALERIE R GULIÉRË
lui pétille comme s'il avait bu un verre de Cham-
pagne. J'éprouvais alors une de ces émotions. J'au-
rais embrassé volontiers chacun de ces petits volti-
geurs qui tantôt couraient, le dos voûté, le fusil
prêt à faire feu, tantôt rampaient comme des
chats, s'embusquaient comme des renards, tous,
la figure radieuse, empreinte de cette joie eni-
vrante que donne l'odeur de la poudre, dignes re-
présentants de cette valeureuse infanterie fran-
çaise, type de bravoure et de gaieté.
Bientôt le canon, à la voix plus sévère, se mitde
la partie, et des ordres ne tardèrent point d'arri-
ver à nos colonels. Le nôtre était un vieux d'Afri-
que. Brillant cavalier, la figure ouverte, un cigare
à la bouche, il se présenta sur le front de son ré-
giment. « Deuxième régiment, nous dit le brave
Korte, nous allons charger; ne vous mettez pas
plusieurs contre un seul: que chacun choisisse ron
homme! Je compte sur vous. » Toutes nos poitrines
EN CAMPAGNE. 211
se dilatèrent, l'heure de la cavalerie de France
avait donc sonné I Nos escadrons s'ébranlèrent
comme nne avalanche à travers ce pays, dont une
grande partie est couverte de profond silos. Le
cheval aussi a son instinct, et nous traversâmes la
plaine comme un torrent. Le vieux maréchal, au
galop, se trouva un moment au milieu de nos es-
cadrons; qui faisaient voler la poussière à ne plus
se reconnaître. Une course désordonnée nous con-
duisit au bord de l'Oued-Ger, que la cavalerie
arabe s'était empressée de traverser en voyant
Touragan qui s'avançait sur elle. Le prince royal
n'avait pas attendu lès ordres du maréchal pour
mettre sa belle division aux prises avec l'ennemi.
Ayant à ses côtés M. le duc d'Aumale, il chargeait
à la tête des chasseurs d'Afrique. Ce prince si
jeune comprenait par intuition le rôle véritable
de la cavalerie. Il necraignait pas d'engager sa
responsabilité et de saisir l'occasion, qui, pour
celte arme, ne dure souvent qu'une seconde. Les
212 LA CWâLERIË RÉGULIÈRE
Arabes, culbutés, acculés au Bouroumi, furen
impitoyablement sabrés.
Dans cette charge tombaM. de Menardeau, jeune
officier de lanciers qui était venu comme volon-
taire combattre dans nos rangs. Un aulre épisode
moins tragique marqua cette partie de l'action. Un
notaire d*Alger, ayant, je ne sais pour quelle cause,
renoncé aux papiers d'affaires, suivait l'armée, à
la recherche sans doute d'émotions inaccoutumées.
Vêtu d'un habit noir, d'un pantalon de môme cou-
leur, coiffé d'un chapeau rond, la cravate blanche
traditionnelle au cou, il montait un fort petit che-
val, qu'il avait souvent peiile à bien conduire,
n'ayant qu'un bras. Entraîné par une bravoure
toute guerrière, il suivit l'impulsion de la charge;
mais sa monture, mal dirigée, resta en arrière.
Des Arabes l'aperçurent, et lui donnèrent une
chasse telle qu'il en perdit son chapeau. Prolitan
d'un énorme buisson qu'il rencontra dans sa
course, il se laissa glisser de son cheval, se blottit
EN CAMPAGNE. 213
sotts les branches, et put ainsi échapper au yata-
gan qui le menaçait, Le soir, on retrouva le pau-
vre notaire presque évanoui. On s'empressa de le
confier à un convoi de blessés qui se dirigeait sur
Alger. Mais qu'était devenu le chapeau rond?
C'était ce que chacun se demandait, quand le len-
demain on vit apparaître un cavalier arabe portant
ce chapeau comme un trophée par-dessus son ca-
puchon et défiant nos tirailleurs à la manière des
guerriers d'Homère, quoique avec de moins poéti-
ques injures.
Pendant que ces faits se passaient à notre gau-
che, toute la cavalecie de France était arrivée sur
les bords de l'Oued-Ger. Là se renouvela la que-
relle qui eut lieu après la mort de Turenne. Nos
deux généraux se disputèrent sur la tactique à
suivre en pareil cas; Tun voulait passer, Tautrene
le roulait pas. Chacun avait ses raisons, et les dé-
fendait en citant Jomini. Pendant la dispute, les
colonels s'étaient lancés en avant; les escadrons
214 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
tirent de môme : on s'engagea avec les Arabes. Ils
tinrent bon et se battirent bravement. Il était tard,
près de sept heures du soir; la nuit mit fin à la
poursuite. Arrivée au pied des montagnes de l'Af-
froûn, qui a donné son nom à ce combat, Tarmée
victorieuse s'arrêta. Le 28, l'ennemi ayant com-
plètement disparu par la vallée de l'Oued-Ger, le
maréchal se porta par la plaine de la .Mitidja au
sahel des Beni-Menad. On évacua les blessés, et
pendant toute la journée on ne vit que quelques
cavaliers ennemis qui vinrent exécuter leur fan-
tasia à Tarrière-garde, et parmi lesquels se trou-
vait l'homme au chapeau noir.'
La journée du 29 avril fut mieux remplie; elle
compte parmi les plus intéressantes delà guerre
d'Afrique. Vers neuf heures, on aperçut un corps
de cavalerie considérable sur notre droite. Le
vieux maréchal fit arrêter la colonne, et on prit
des dispositions de combat. La cavalerie de
France fut placée sur deux lignes. Le mare-
EN CAMPAGNE. 215
chai marchait ou semblait marcher le dos
tourné à Alger, dans la direction de Touest. Tout
à coup, au moment où les lignes venaient de se
former, quatre énormes colonnes de cavalerie,
Abd-el-Kader en tête, bannières déployées, défilè-
rent devant nous, à la distance d'un quart de lieue,
au nombre de vingt mille chevaux. L'émir courait
le cap sur Alger. C'est une des marches les plus
hardies et les plus çavantes qu'ait jamais exécutées
Abd-el-Kader. S'il eût persisté dans son mouve-
ment, il s'abattait dans les environs d'Alger, y
portait le feu et la dévastation, et accomplissait
peut-être le vœu qu'il avait juré, d'aller à la fon-
taine de la mosquée y faire boire sa cavale noire.
Cette manœuvre était digne des armées européen-
nes. Tout le but cependant de cette marche hardie
était de nous dérober un convoi de dix mille têtes
de bétail, de six cents chameaux chargés de vivres,
et un rassemblement énorme, une véritable smala
de femmes et d'enfants. Le vieux maréch^ s'y
216 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
laissa prendre, et Abd-el-Kader vit sa rase de
Parlhe lui réussir. Après une démonstration offen-
sive, notre mouvement fut arrêté. Quelles furent
la douleur et la rage des soldats en voyant une si
belle proie leur échapper, on Timaglnesans peine.
C'eût été le beau jour de la cavalerie française;
elle était animée de ce feu sacré qui présage les
grands succès. Cette hésitation a été bien repro-
chée depuis au maréchal Valée. Boû tacticien du
reste, il comprit assez vite le mouvement de l'émir,
et les colonnes d'Abd-el-Kader furent énergique-'
ment poursuivies. Notre cavalerie régulière fut
par malheur négligée, comme toujours, dans cette
période d'opérations, tandis que les cavaliers en-
nemis profitaient de l'initiative que leur laissait
l'émir pour attaquer sans cesse nos colonnes. Un
combat terrible s'engagea même le 1*"^ mai, jour
de la Saint-Philippe, après quelques mouvements
qui indiquaient chez notre armée l'intention de
s'arrêter dans sa marche. Tous les cavaliers arabes
EN CAMPAGNE. 217
et tous les contingents arrivés de Toucst attaquè-
rent notre infanterie avec une furie et une anleur
remarquables. L'infanterie française et la légion
étrangère se couvrirent de gloire; la cavalerie ré-
gulière, retenue par des ordres supérieurs, resta
spectatrice de ce beau fait d'armes. Le terrai .i lui
élait cependant très-favorable; celle des Arabes était
fort nombreuse, et l'ennemi, plein d'audace^ sem-
blait la provoquer à la lutte par les fantasias brillan-
tes qu'il exécutait au milieu de la fumée et de la
poudre. De ce jour, la cavalerie ne compte plus dans
la série d'opérations qui marquèrent en Afrique
Tannée 1840. Les chevaux, chargés d'orge et de
farine, marchaient la tête baissée au milieu des
mulets du convoi. Nous rendions, sous ce rapport,
de grands services à l'armée, en assurant sa subsis-
tance ; mais était-ce donc là le rôle que l'on nous
avait destiné? La France, en envoyant ses douze
plus beaux escadrons de cavalerie, pouvait-elle
prévoir qu'ils seraient convertis en chevaux dcbAl?
13
ftis LÀ Cavalerie régulière
Les autres luouvemeats de cette campagne n*z^^
partenant pas au cadre que je me suis tracé, je
crois inutile d'y insister. La prise de Mëdéah et te
combat du 20 mai 1840, tels sont les principaus^
épisodes de cette expédition, oq la cavalerie régii*
liére cessa d'être sérieusement employée. Au comt
bat du 20 mai, elle eut toutefois un moment Tes-
poir d'entrer çn ligne; on nous fit monter, dès la
pointe du jour, sur la route qui menait au col de
Milianah, avec Tordre de nous masser sur un pla-
teau devenu célèbre sous le nom de Plateau du
Déjeuner. Allions-nous donc combattre? Toute la
cavalerie gravit ces pentes à une allure si pronon-
cée, que Ton se sérail cru emporté dan3 une
charge. Hélas I sans le savoir, nous tournions le
dos à l'ennemi. L'armée, débarrassée de notre
présence, s'engagea dans un bois d'oliviers. Abd-
el-Kader se rua aussitôt avec fureur sur rarrière-
garde du colonel Bedeau. Un combat sanglant
s'engagea^ on se fusillait à bout portant. Un des
EN CAMPAGNE. liO
mamelons qui dominaient le plateau où la cavale-
rie de France était massée fut abandonné par un
bataillon du 1S« léger à la suite d'une fausse ma-
nœuvre, et l'infanterie régulière de l'émir courut
s'en emparer. La position était plongeante, et les
Arabes ouvrirent bientôt sur nous un feu ef*
froyable. Pas une de leurs balles n'était perdue,
le bruit qu'elles faisaient en venant frapper sur
nos gamelles ressemblait au cliquetis de la grêle
sur un vitrage. Nos malheureiix cavaliers étaient
acculés comme des chevreuils dans une battue
royale. Il y eut beaucoup de victimes. La cavalerie
fut obligée de se défendre à pied avec des fusils :
elle se changeait en infanterie. Cette boucherie
durait depuis quelque temps, lorsque, heureuse*
ment pour nous, un bataillon de zouaves, conduit
par le commandant Renault S vint nous arracher
à une destruction complète. De son côté, le régi-
1. Aujourd'hui général de division.
220 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
ment chargé de proléger le gros de l'armée, Thé-
roïque 17* léger, tenait toujours bon. Tous les
efforts de l'ennemi étaient concentrés sur ces va-
leureux bataillons. Le nez cassé d'une balle^ le
pommeau de son épée brisé dans ses vaillantes
mains, enveloppé de son caban, rouge du sang
qui coulait à flots de sa blessure, le brave colonel
Bedeau électrisait sa troupe, et restait calme, im-
passible, au milieu de son carré, qui vomissait la
mort de tous côtés, mais la recevait aussi avec un
courage et une abnégation stoïques. Le combat du
20 mai 1840 honorera à jamais l'infanterie fran-
çaise. La cavalerie eut aussi ses morts, mais elle
combattit à pied : le noble sang de l'infanterie
cluit passé dans ses veines.
Après la prise de Médéah et le glorieux combat
du 20, l'armée revint à Alger pour se reposer de
SCS fatigues. Toute la cavalerie française rentra
dans ses cantonnements. Les deux jeunes princes
qui s'étaient à si juste titre attiré la sympathie et
EN CAMPAGNE. 221
resUme du soldat retournèrent en France. La
santë chancelante de M. le duc d'Orléans Tenlevait
à l'armée, qui le vit partir avec douleur; les re-
grets de la cavalerie ne furent pas les moindres.
Le prince avait élé colonel de cavalerie, il avait
sérieusement étudié toufes les ressources de cette
arme, l'emploi que Ton en pouvait tirer. En lisant
les grandes choses accomplies par la cavalerie du
premier empire, en voyant son rôle actuel, ne se
promettail-il pas de rendre à ce corps injustement
négligé son éclatante auréole? La mort a emporté
le secret de cette âme généreuse, de celle intelli-
gence si ouverte à toutes les nobles pensées.
Mais parmi les grands souvenirs que laisse la
terre d'Afrique à tout oITicier de cavalerie, il en
est un que la générosité militaire ne permet pas
d'omettre, c'est celui de l'ennemi môme que nous,
avons combattu. On ne l'ignore pas, c'est comme
habile cavalier qu'Abd-el-Kader a surtout réussi à
prolonger contre nos régiments une lulte inégale.
«£2 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
Après avoir vu le brave émir agir et combattre, je
devais le revoir prisonnier, et les paroles qui sont
restées dans ma mémoire ne sont pas inutiles
peut-être à citer comme indice de ce singulier ca-
ractère de l'Arabe, chez qui le moindre incident
fait reparaître le cavalier et l'homme de guerre.
C'est à la veille d'une révolution que le vaillant
adversaire qui nous avait résisté pendant quatorze
années déposait ses armes aux pieds du général
Lamoricière. A l'époque où l'émir captif venait
d'arriver à Toulon, j'eus la bonne fortune d'être
introduit auprès de lui, en compagnie du colonel
Daurnas, qui voulut bien me servir d'interprète.
La prison d'Abd-el-Kader était une des tours du
fort Lamalgue, dont la mer bat le pied. Nous arri-
vâmes, par un escalier tortueux et étroit, à un
palier encombré de pantoufles arabes; une petite
porte, où moji guide alla frapper discrètement,
s'ouvrit aussitôt. Un nègre de taille colossale parut
devant nous, et à la vue de l'uniforme français se
j
EN CxVMPAGNE. Î23
retira respectueusement, nous laissant face à face
ayec Féitiiri
Assis les jambes croisées, à la manière orien-
tale, sur un petit sofa de coton rouge qui était
adossé contre la muraille, le prisonnier tenait
entre ses mains, dignes d'une femme, ses pieds,
qui ne leur cédaient ni en blancheur ni en déli-
catesse. Ce qui me frappa surtout dans sa physio-
nomie, c'est le regard d'une profonde douceur
qui s'échappait de ces yeux d'un bleu tendre d'où
avaient dû faillir tant d'éclairs; c'est aussi le sou-
rire fin et gracieux qui laissait parfois apparaître
sous les moustaches des dents d'une remarquable
blancheur.
Après les compliments d'usage, Témir engagea
la conversation. En reconnaissant l'uniforme que
j'avais l'honneur de porter, l'uniforme de ces chas-
seurs d'Afrique qui avaient été de si rudes anta-
gonistes pour ses cavaliers rouges, Abd-el-Kader
me. tendit la main. Ce ne fut pas sans émotion que
L
924 LA CWALEHIE RÉGULIÈRE
je sentis l'étreinte de cette main si doace, mais
dont un signe avait envoyé tant d'hommes à la mort.
• Est-il vrai, me dit-il, qu'au lieu d'un sultan
vous en possédiez sept aujourd'hui? (Abd-el-Kader
faisait allusion aux sept membres du gouverne-
ment provisoire.)
— Oui, lui répondis-jc, cola est vrai.
— As-tu jamais vu qu'un corps, pour bien mar-
cher, ait besoin de tant de télés? Une seule suffit,
crois-moi, quand elle est bonne. »
Je ne pus m'cmpéchcr dé sourire de la justesse
d'appréciation de l'enfant du désert. Il se fil un
moment de silence; puis la conversation reprit
une tournure militaire ctsurlout intéressante pour
des cavaliers. Il me vint en effet à l'idée de poser
à l'émir une question relative à mon arme. C'était
le moyen de le rendre expansif. Parler cheval à
un Arabe, c'est i arler chiffons à une femme. « As-
tii jamais ou des chevaux tués sous toi à la guerre?
lui demandai-je.
ËiN CAMPAGN . 223
— Oui, me répondit l'émir, donl la figure s'illu-
mina comme s*il revoyait les chaudes plaines de
TAfrique. J'ai eu cinq, chevaux tués sous moi, sans
compter les blessés; mais le plus grand danger
auquel j'aie échappé en combattant contre vous,
c'est un tout petit colonel qui me Ta fait courir*.
Il tomba la nuit dans mon campf et je fus obligé
de me sauver avec une seule pantoufle, de me je-
ter sur le premier cheval nu que je pus saisir. Je
courais au milieu des lentes, mêlé à vos grena-
diers, dont les balles sifflaient dans toutes les di-
rections; une m'atteignit à Toreille. » Et ce disant,
rémir leva son turban et me montra son oicille
gauche coupée par le projeciile.
t Va, lui dis-je, tu n*cs plus notre ennemi. Tu
auras un beau château, un beau parc, de beaux
chevaux pour te distraire dans ton exil. »
L'émir, à ces mots, devint grave. Sa flgurc piit
1. C'était le colonel Gentil.
i:i.
I2fj Lk CAVALERIE RÉGULIÈRE '
une expression de dédain. Puis, prenant un fo
lard de coton de quinze sous qu'il avait, comme
tous les Arabes, noué à la ceinture : < Tiens, me
dit-il en se penchant vers les barreaux de la fe-
nêtre de sa prison, tu me remplirais ceci de toutes
les pierreries de TOrient, que je les jetterais dans
ce gouffre (il montrait la mer). J'ai stipulé pour
ma liberté, et Lamoricière m'a envové son sabre.
Qa'avais-je à faire de son sabre ? J'avais sa parole,
et je pensais que la parole d'un général français
valait mieux que son épée. »
De ce moment l'émir ne parla plus, et resta
plongé dans une mélancolique rêverie, jetant ses
regards vers le sud, où le reportaient ses tristes
pensées. Mes yeux s'arrêtèrent alors sur son jeune
fils, âgé de neuf ans, — l'âge d'Annibal lorsqu'il
accompagnait à la guerre son père Amilcar. L'en-
fant, vêtu d'un burnous bleu de ciel, avait l'air
maladif. Je lui offris des bonbons. Il les prit dans
sa main. Au bout de quelques minutes, une forte
EN CAMPAGNE. * Î27
odeur de caramel se répandit dans la chambre. Le
petit Jugurtha avait jeté les sucreries de Tinfidèle
dans le feu qui servait à faire le café que nous of-
frait rémir. J'admirai ce trait de l'enfant numide;
je l'aurais volontiers embrassé, si je n'avais craint
de blesser la susceptibilité du père, qui, plongé
dans ses réflexions, gardait un morne silence. Je
me retirai bientôt, profondément ému de cette cn-
irevuc, et me souvenant surtout d'un trait carac-
téristique : c'est que la seule pensée qui pendant
cette causerie eût un moment distrait Témir pri-
sonnier de son immense tristesse, était le souvenir
d'un combat de cavalerie et de cinq chevaux lues
sous lui.
U% LA CAVALEniE nLGULlÉRE
II
Les campagnes do 1840 montrcnl quel emploi
on fit de la cavalerie régulière dans un des mo-
ments les plus critiques de notre guerre contre
rémir. En remontant vers ces souvenirs déjà loin-
tains, mais que noire armée ne saurait trop médi-
ter, j*ai pcut-ôlre réussi à prouver combien pèse à
nos corps réguliers de cavalerie le rôle secondaire
auquel ils se voient condamnés, quand ils n'ont
pas à leur tête un chef spécial. L'occasion pour
eux csl dans le génie de celui qui les commande.
La dernière grande charge de cavalerie est, on le
sait, celle de Waterloo. Ney en assuma toute la
responsabilité, et on lui a reproché d'avoir engagé
toutes SCS forces, ? ans aucune réserve pour la fin
EiN CAMPAGiNE. 2^3
de celle funeste jouraée. L'hisloire justifiera N. y.
Sans l'arrivée des Prussiens, Ney ajoutait à ses
litres celui de prince de Waterloo, donné par les
homjnes intrépides qu'il entraîna dans sa course
foudroyante.
La Crimée nous offre sur l'emploi de la cavalerie
régulière des pages plus instructives encore, et ce
que j'ai dit de futilité d'un commandement spécial
pour celte arme, toute spéciale clle-môme, s'est
trouvé plus d'une fois confirmé par les glorieux
épisodes de notre dernière guerre d'Orient. J'en
citerai trois : Balaclava, le combat du 31 décembre
1854, Koughil. Ce sont des noms et des dates que
les hussards et les dragons de France n'oublieront
certes pas.
Après le licenciement des bachi-bozouks^ j'avais
obtenu l'honneur de combattre dans les rangs du
1«' chasseurs d'Afrique. A la bataille de l'Aima,
notre cavalerie n'avait point encore paru en Cri-
mée; c'est avec ce noble régiment qu'elle y fit son
SSO Lk CAVALERIE RÉGULIÈRE
entrée. Le 28 octobre 18S4 avait lieu le combat de
Balaclara, auquel j'assistai. Je ne puis malheureu-
sement raconter ici que ce que j'ai tu : je donne
des impressions de soldat, et non des appréciations
d'historien. Il sera aisé pourtant de dégager de ce
bref récit deux faits essentiels : le désastre causé
par une charge de cavalerie, dont un chef spècîafl
n'avait pas eu l'initiative, puis l'honorable inter-
venlion de la cavalerie française après la faule com-
mise.
Nous étions en bataille depuis le matin, sur une
petite éminence voisine des hauteurs de Balaclava.
La plaine de Balaclava s'étendait à nos pieds. Sur
notre droite, vers dix heures, des fumées blanchâ-
tres signalaient les obus russes qui éclataient;
peu après, à la distance où j'étais placé, je vis de
grands points noirs qui avaient Vair de courir et de
descendre des petits mamelons oft étaient des forts
turcs; c'étaient les troupes ottomanes qui, chassées
par les Russes, fuyaient éperdues dans la plaine.
^
EN CAMPAGNE. Î31
Elles étaient suivies par une niasse de cavalerie
russe qui, fusillée par les highlanders, se rabattit •
sur les dragons anglais, sous les ordres du vieux
général Scarlett; mais, repoussée avec perte, elle
regagna les hauteurs, où elle aurait pu être anéan-
tie si la cavalerie légère anglaise, sous les ordres
de lord Cardigan, profitant de la fortune. Veut char-
gée pendant sa retraite. Là était Toccasion, là de-
vait s'exercer Tiniliative du général de cavalerie,
et plus tard on put reconnaître que la bravoure ne
remplace pas l'initiative. Un instant après, toute
la cavalerie anglaise occupait les crêtes où passe la
roule Voronzof. Elle y reçut l'ordre écrit de char-
ger l'ennemi; mais cet ennemi avait disparu: on
n'apercevait plus que quelques batteries dans le
fond de la plaine, et des masses d'infanterie cou-
ronnant les hauteurs de Tediouchine, où se trou-
vaient également deuxbafteries d'artillerie. Quant
à la cavalerie russe de Liprandi, cinq ou six mille
chevaux, elle s'était retirée jusqu'au pont de Kreut-
m LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
zen. Malgré l'observaiion du général anglais La-
, can, l'ordre écrit fui répété impérativement, el la
cavalerie anglaise se lança au galop de charge sur
les batteries russes, qui ze trouvaient à quatre kilo-
mètres delà route. Le combat de Baiaclava était en-
gagé, mais nous restions spectateurs de toute celte
première partie de Taclion. Tout à coup, un aide
de camp arrive et dit au général Moriis de descen-
dre dans la plaine. Nous partons au grand trot, en
colonne par pelotons; nos deux régiments de chas-
seurs d'Afrique, car le 4® nous avait rcjoinîs, se
mcitent en balaille. A peine le mouvement ttait-il
accompli, qu'un obus vint éclater sur l'aigle du 1^'
régiment; mais il ne tua personne. Un effroyable
tumulte se faisait entendre dans le fond de la
plaine,une fusillade et une canonnade terribles sa-
luaient la charge héroïque, mais absurJc, couime
l'a fort bien dit le général rxisse, delà cavalerie lé-
gère anglaise. Peu après, un nuage de poussière
d'oùsortaient des hourras tûutbritanDiqucss'avança
EN CâMPAGiNE. 283
sur nous : c'était l'infortunée cavalerie qui revenait
mutilée et décimée. L'artillerie russe, qui était sur.
les hauteurs à notre gauche, commença de mitrail-
ler ces nobles débris. Le général Morris n'hésita
pas et lança le 4*» chasseurs d'Afrique contre les
Russes. Deux escadrons s'élancèrent bravement,
sabrèrent deux lignes de tirailleurs et vinrent
échouer sur les carrés l'usses ; ils opérèrent leur
retraite en bon ordre. L'artillerie russe, si leste,
eut bientôt rattelé ses pièces, se retirant à la liâte
devant les chasseurs. Néanmoins le restant de
la cavalerie anglaise était sauvé par l'intervention
du général Morris,
Après la charge de la cavalerie anglaise et celle
de nos chasseurs d'Afrique, nous demeurâmes toute
la journée en présence de l'armée russe, nos tirail-
leurs répandus devant les leurs, sansqu'un coup de
fusil fût échangé. Je vis arriver vers nous, pendant
ces heures de (rêve, un officier qni a clé connu et
vénéré de toute Tarmée française: je veux pai 1er du
M4 LA CAVALERIE RËGULIE E
colonel la Tour du Pin K Ce brave soldat était à
pied, un cornet acoustique à la main (il était très-
sourd); son cheval avait été tué sous lui. Il vint
sur notre front demander un autre cheval ; mais per-
sonne n'en avait à lui donner. Le colonel Kosiel-
flki se trouvait en avant à quelques pas de nous r il
lui montra un cheval anglais échappé de la charge,
et qui se promenait tranquillement au pied des
montagnes, à notre gauche, où il y avait beaucoup
de tirailleurs russes encore embusqués. La Tour du
Pin allait tranquillement essayer de Iç prendre,
lorsque Ton courut après lui pour l'en empêcher: il
est probable qu'il n'en fût pas revenu. Cet officier
cherchait le danger partout où il pouvait le trouver,
et je me rappelle son désespoir à Inkermann lors-
qu'il sut que Ton se battait aussi avec fureur aux
1. On a pu lire ici même, outre de remarquables ôcrits de
M. de la Toar du Pin, les pages que lui a consacrées M. Paul
de Molènes dans ses Commentaires d'un soldat, — Revue du
15 janvier, du l^r et 15 février 1860.
EN CAMPAGNE. 235
tranchées, pendant qu'une lutte non moins chaude
était engagée sur les collines. Il aurait voulu en
quelque sorte se dédoubler, se trouver le même
jour, à la même heure, aux deux batailles.
Le combat du 31 décembre 1854, sans avoir la
même importance que celui de Balada va, a montré
la supériorité de la cavalerie régulière française
sur les irréguliers russes. Le 31 décembre, le géné-
ral Canroberl ordonna une reconnaissance dans la
direction de la vallée de Baïdar. Le général Mor-
ris en avait le commandement avec onze escadrons
de cavalerie. Le temps était exceptionnel, un soleil
radieux faisait scintiller les casques de nos dra-
gons. Le l*"" chasseurs d'Afrique , avec le général
d'Allonville, était en tête. A rentrée d'un petit
bois, trois cents cosaques du Don vouluren t nous dis-
puter l'entrée d'une gorge assez étroite. Le taillis
était peu élevé; on pouvait s'y sabrer à l'aise. Les
trois cents cosaques se mirent en ligne et nous at-
tendirent. Au commandement de leur colonel de
no LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
FcrraboucS nos braves chasseurs meltcnt le sabre
à la main^ et les voilà partis sur les cosaques,
à la mode d'Afrique, un peu en fourrageurs. Les
cosaques leur envoyèrent une volée de coups de
carabine qui ne les arrêta pas, et,^ bientôt abordés,
ils se mirent en retraite. C'étaient de vaillants sol-
dats que ces cosaques, il faut leur rendre justice;
ils se battaient à merveille, tout en se débarrassant
de leurs lances, qui probablement les gênaient, et
ils firent, bien qu'après avoir été brossés, une pe-
tite rel»'aite fort gaillarde, en nous tuant et nous
blessant assez de monde. Je ne puis omettre un
trait de bravoure de l'un de ces irréguliers. Les
cosaques étaient en pleine retraite, et poursés par
nos chasseurs hors du petit bois, ils cherchaient
à regagner, sur leur droite et un peu en arrière,
de petites collines où probablement ils avaient du
renfort et quelque aitillerie volante. J'aperçus
1. Aujourd'hui général do brigade.
EN CAMPAGNE. Î37
un cosaque démonté qui, cherchant à gravir à
pied une de ces hauteurs, avait été arrêté dans
sa course. Cinq chasseurs l'entouraient; il te-
nait sa lance d'une main et un pistolet de Tautre.
Je le vis luttant au milieu de ses cinq adversaires,
qui lui lâchèrent leurs coups de fusil sans l'at-
teindre. Il tua l'un d'eux, en blessa un autre, et se
sauva à toutes jambes du côté des Russes qui ve-
naient à son secours. Les trois autres chasseurs, à
cette vue, s'arrêtèrent; l'intrépide cosaque parais-
sait blessé, car il avait de la peine à passer un pe-
tit fossé; SCS camarades l'enlevèrent sur leurs che-
vaux et disparurent. Nous rentrâmes au camp avec
quelques têtes cassées, entre autres un vieux ma-
réchal des logis de chasseurs décoré de la veille.
Le général Ganrobert fit déposer sa croix sur son
lit de mort.
Il est fâclieux pour la cavalerie régulière de
France qu'elle n'ait pu se mesurer avec la cavale-
rie du général Liprandi comme avec les cosaques.
m LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
Elle 06 pal connaître la yaleur des réguliers rus-
ses que par quelques prises insignifiantes : il lui
fut permis d'étudier les détails de Tarmement^ mais
non de voir riiomine à l'œuvre. C'est ainsi que je
vi» arriver dans notre camp des chevaux qu'une
panique nocturne avait chassés des bivouacs rus-
ses. Pour un officier curieux de comparer les
ressources offertes à son arme dans les divers
pays, c'était une heureuse fortune, et j'en profitai,
tout en regrettant de ne pouvoir faire connaissance
avec les cavaliers russes eux-mêmes. Les chevaux
de ces réguliers avaient la tête grosse, le corps
long. Ils n'offraient aucun signe de bonne race ;
cependant leur état de santé était bien supérieur à
celui des chevaux anglais à la même époque (dé-
cembre 1854), et s'ils n'étaient pas beaux, ils pa-
raissaient du moins résister bravement au climat.
Ils étaient chez eux à vrai dire, habitués à des in-
tempéries plus sérieuses encore. Ce qui est certain,
c'est que les officiers français ou anglais qui ache-
EN CAMPAGNE. S99
tèrent des chevaux imsses en furent assez con-
tents.
Pour suivre l'ordre des datçs, je devrais parler
ici de la bataille d'Inkermann ; mais la cavalerie
fut peu occupée dans cette grande affaire. Les sui-
tes de la bataille eurent néanmoins quelque intër
rèt pour elle. La bataille s'était livrée le iS octobre,
et les chevaux des officiers anglais tués dans cette
mémorable journée étaient vendus le 3 novembre.
Cette vente par enchères fut annoncée dans tous
les corps français. Quelques officiers par besoin,
d'autres par curiosité^ s'y rendirent. Jetais du
nombre de3 curieux, et je pus recueillir d'utiles
observations sur les chevaux- employés dans l'ar-
mée de nos alliés. Ces chevaux commençaient à se
ressentir du dépérissement qui devait avoir des
suites si funestes pour la cavalerie de la reine. J'eus
aussi l'occasion, à cette visite, grâce à l'obligeance
d'un officier anglais, de remarquer la supériorité
de certains détails d'équipement russe, constatée
240 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
par des dépouilles prises sur rennemi à Balaclava.
L'oflicier en question était le colon 1 du 5« de dra-
gons anglais. Fort jeune, il avait au plus haut
point la courtoisie de manières qui distingue les
officiers britanniques. Tout en causant avec lui, je
lui exprimais mon opinion sur nos képis d'Afri-
que, si peu propres à garantir la têle de nos cava-
liers dans les combats d'Europe *. Je lui disais que
cette coiffure, fort bonne pour l'Afrique, avait un
défaut dans nos luîtes corps à corps avec la cava-
lerie russe, et Je lui cilais l'exemple d'un sous-of-
ficicr de chasseurs d'Afrique, du 4% qui avait eu la
tête fendue à Balaclava. € Venez donc luncher avec
moi demain, me dil-il ; je vous montrerai quelque
chose. » J'acceptai son aimable invitation. Après
lo lancheon, il hq paraissait plus songer à l'objet
dont il m'avait parlé, car il était aussi modeste que
brave. Je lui rappelai sa promesse. Il alla dans le
1. Les Arabes ne £C soi vent jamais de leurs yatagans contre
la tétc d'un ennemi que s'ils le croient znort ou blessé.
EN CAMPAGNE. SiVl
fond de satentectm'apporlason cas'iue, qui étail
littéralement fendu jusqu'à un foulard qu'il avait
eu le bonheur de mettre dedans. C'était un hus-
sard fusse, dans la charge de la grosse cavalerie,
qui l'avait gratifié de ce coup, t Un bon revolver
m'en a heureusement débarrassé, me dit-il. Vous
voyez que nos casques ne sont pas plus que vos
képis d'Afrique à Tabri du poignet de ces gaillards-
là. — Quelle coiffure faudrait-il donc adopter, re-
pris-je, pour parer le point le plus vulnérable du
cavalier? — Il y a deux choses, me répondit le co-
lonel : ou arriver à la parade, ce que j'ai oublié
défaire ce jour-là, ou prendre ceci, —mo dit-il en
courant chercher un shako de hulan russe qui gi-
sait dans un coin de la lente. » Et il se mit, avec
iin sabre, à frapper dessus sans en entamer un mor-
ceau. « Apportez-moi une. hache, » cria-t-il à l'un
de ses dragons. La hache fut apportée. Le colonel
avait la main vigoureuse; la hache ne fut pas plus
heureuse que le sabre sur ce shako informe.
14
tit LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
c Parbleu, repris-jeen riant, on dit que le souve-
rain de toutes les Russies est souvent volé; au
moins il tient là un fournisseur consciencieux. »
S'il ne fut pas donné à la cavalerie régulière
d'inaugurer la campagne d'Orient, c'est à elle
qu'appartint l'honneur de la clore. Le dernier
combat livré sur la terre de Crimée est celui de
Koughil, où celte cavalerie se couvrit de gloire.
Sébastopol venait de tomber; mais la guerre du-
rait encore. Le maréchal Pélissier, peiËsaot que
ses phalanges pourraient bien avoir à lutter en rase
campagne avec l'armée russe, avait envoyé à Eu-
patoria une partie de sa cavalerie, — le 4« de hus-
sards, le 6« et le 7« de dragons, — sous les ordres
du général d'AlIonville. A Balaclava, on avait pu
reconnaître le danger de ne point imprimer à la
cavalerie une direction spéciale; l'affaire du 31 dé*
cembre avait fait ressortir la supériorité de no»
réguliers sur les cosaques : le combat de Koughil
mit en plein relief les bons résultats d'une large
EN CAMPAGNE. 2U
initiative laissée aux chefs de cavalerie. Le maré-
chal PéHssier avait compté sur le général d'Al^
lonville pour rejeter au loin les troupes que les
Russes entretenaient autour d'Eupatoria, et mena-
cer ensuite la grande ligne de communication do
l'ennemi, de Siinféropol à Pérécop. Ses espéran-
ces ne furent pas trompées. Le 29 septembre 18SS,
le combat se livrait à Koughil. La cavalerie russe
était commandée par le général Korf, officier de la
plus haute distinction et du plus grand mérite dans
son arme. C'était avec cette illustration mosco-
vite que le général français allait se trouver aux
prises.
Trois colonnes quittèrent Eupatoria le 29, à trois
heures du matin, pour marcher à l'ennemi. Le gé-
néral d'AUonville était à la tête de l'une d'elles; il
avait sous ses ordres directs un corps ainsi com-
posé : trois régiments de cavalerie, 4« hussards,
6« et 7« dragons, une batterie d'artillerie à cheval,
des bataillons turcs et égyptiens, et la cavalerie ir-
su LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
régulière turque*. Cette colonne Iraversa l'un des
bras du lac Sasik, et marcha parChiban sur Djoll-
chak, rendez- vous commun. Les deux autres co-
lonnes avaient poussé devant elles les escadrons
russes, qui s'étaient successivement repliés sur
leurs réseiTes. Le général d'Allonville était en
marche, lorsque le colonel polonais Kosielski, ga-
lopant sur les flancs de la colonne, aperçut la ca-
valerie russe défiler par quelques mamelons et
faisant une halte. Il en prévint le général, qui en-
voya immédiatement à la tête de colonne (4® hus-
sards) l'ordre de charger. Il y a un moment où
rimpulsion doit être donnée à la cavalerie qu'on
veut mener à la victoire, moment qui, une fois
1. Ce corps fut porté, avant la fin de la guerre, à près de
32,000 hommes : division française de Failly, 8,000; — cava-
lerie française, 1,200; — cavalerie anglaise, 800; — artillerie
anglaise et française, trois batteries; — infanterie de marine,
200; — génie, deux compagnies; — armée égyptienne (infan-
terie et cavalerie), 18,000; — artillerie turque, trois batteries;
— environ 32,000 combattants.
EN CAMPAGNE. 2^5
passé, ne se retrouve plus. Ce moment avait été
saisi. Le ¥ de hussards est lancé; il est soutenu
par le général de Champéron avec ses dragons, di-
gnes ce jour-là de nos vieux dragons d'Espagne.
Le 6<» régiment de dragons, ayant à sa tôle le co-
lonel Resayre, suivi du 7«, colonel Duhesme, ap-
puyant sur la droite, seconde le mouvement des
hussards et tombe sur les escadrons de hulans qui
cherchaient à rétablir le combat et à sauver les
pièces. Une affreuse mêlée s'engage ; la cavalerie
russe est culbutée, sabrée, poursuivie l'épée dans
les reins sur un espace d'environ deux lieues. Six
bouches à feu, douze caissons, cent soixante-neuf
prisonniers, deux cent cinquante chevaux du
IS*' de hulans, avec son commandant, le colonel
Andreouski, tué de la main d'un de nos braves
hussards, voilà les trophées de cette belle journée,
digne, pour la cavalerie, de la glorieuse affaire ue
Saarsfield en Prusse.
Qu'on réfléchisse mainlcnant sur ce rôle de la
J4.
S46 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
cavalerie française, si différent suivant les occa-
sions. Dans la campagne d'Afrique de 1840, le
commandement d'un chef non spécial lui enlève
toute activité, au grand détriment des colonnes ex-
péditionnaires qui prodiguent leur sang, faute
d'être appuyées par un corps dont la place était
marquée sur leurs flancs, et non au milieu d'un
convoi. En Crimée, à Balaclava, le commande-
ment d'un chef non spécial occasionne de plus
grands désastres encore, non parce qu'il empêche
d'agir, mais parce qu'il provoque l'action hors de
propos. A côté de ces tristes souvenirs se placent
des combats où la cavalerie est réellement maltresse
d'elle-même. Et alors quelle fiére attitude! quels
brillants résultats f Je n'ai cité que deux exemples;
mais si l'on remontait plus loin dans le passé, vers
les guerres du début de ce siècle, on en rencontre-
rait mille. La guerre de Crimée a semblé heureu-
sement clore une période de funeste inaction pour
la cavalerie française. Récemment, en Italie en-
EN CAMPAG^^E. Î47
core, si elle n'a pu que montrer son intrépidité
sans porter des coups décisifs, on doit croire que la
campagne, en se prolongeant, ne lui eût pas épar-
gné les occasions de bien agir. Ce qui est désor-
mais acquis, c'est que la tactique moderne entre
dans une voie plus favorable à l'emploi actif de la
cavalerie. Tous les écrivains militaires doivent se
ranger à l'opinion du capitaine Nolan, formulée
en quelques lignes qui sont la plus naturelle con-
clusion de ces pages, c Aujourd'hui, dit l'écrivain
anglais, on ne recherche plus les plaines unies pour
livrer bataille; mais môme dans les pays coupés la
cavalerie doit appuyer les autres armes. » Quand
l'utilité d'un corps est ainsi reconnue, il ne reste
plHS qu'à l'employer le plus efficacement possible.
Or, pour atteindre ce but, il suffit de suivre l'exem-
ple des grands capitaines qui avaient le bon sens
de ne pas donner aux chefs de cavalerie Tordre de
l'action sans leur laisser en mente temps la liberté
des mouvements.
2'i8 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
Un fait considérable, en venant augmenter pour
les chefs de cavaleriq les difficultés du comman-
dement, ajoute aussi une force nouvelle à l'opi-
nion qui voudrait voir ces chefs investis de l'auto-
rité nécessaire pour raccomplissement d'une tâche
spéciale. Ce fait, c'est la puissance croissante de
l'artillerie, qui doit modifier si profondément la
tactique en général, et le rôle de la cavalerie en
particulier, A Solferino, la cavalerie autrichienne
essaya vainement à deux leprises d'attaquer la ca-
valerie du général Desvaux; les trouées énormes
que notre artillerie faisait dans les escadrons en-
nemis à plus d'un quart de lieue les forcèrent à
tourner bride. Des chefs de cavalerie consommés
et livrés à eux-mêmes peuvent seuls déterminer la
part et le rôle possible de leur arme en présence
des nouveaux moyens de destruction. Beaucoup
de personnes pensent, je le sais, que les terribles
engins dont dispose aujourd'hui l'artillerie doivent
nécessairement modifier, sinon annuler, le rôle
EN CAMPAGNE. 249
de la cavalerie dans les luttes futures. S'il nous
élait permis de formuler une opinion, nous dirions
que plus rartiilcrie augmentera ses moyens de
puissance, plus large et plus beau sera le rôle de
la cavalerie, et cette appréciation n'est pas en dés-
accord avec Texpérience. Si vous laissez le combat
se livrer entre les deux armes de Tinfanterie et de
rartillerie, si vous laissez à cette dernière toute la-
titude de choisir ses positions, de s'y maintenir
jusqu'à ce que rinfanterie vienne les enlever, cer-
tainement le rôle de la cavalerie s'efface devant
une pareille incurie ; mais si vous donnez à la ca-
valerie son véritable rôle, qui est de harceler cette
artillerie sans cesse, de l'empêcher de se mettre en
batterie, de l'inquiéter môme quand elle s'y trouve,
alors le plus simple bon sens suffit pour indiquer
l'utilité d'un pareil auxiliaire. A l'appui d'une ca-
valerie paralysant l'effet de l'artillerie en posiiion,
on pourrait trouver de nombreux exemples dans
les grandes pages du règne de Louis XÏV; mais en
250 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
des questions qui intéressent surtout notre temps^
il vaut mieux ne citer que des faits contemporains,
A Isly, la fougue de la cavalerie française fut telle
que les Marocains, dont les canons défendaient
l'approche des tentes, ne purent même les rechar-
ger. Admettons que les Marocains ne soient pas de
très-bons artilleurs : conlestera-t-on l'habileté des
artilleurs russes? Eh bien, à Balaclava, Tartillerie
russe, placée sur des hauteurs à pentes très-roides,
soutenue par des bataillons d'infanterie, fut obli-
gée, par l'impétuosité de la charge des chasseurs
d'Afrique, de ratteler ses pièces et de se sauver au
plus vite, et ne reparut plus de la journée. Que
conclure de pareils faits? C'estque plus les moyens
de destruction seront multipliés et puissants, plus
aussi la cavalerie deviendra utile. Ce raisonnement
s'appuie sur une vertu qui honorera toujours les
artilleurs •: c'est qu'ils aiment mieux mourir sur
leurs pièces que de les abandonner. Ne les voit-on
pas souvent en effet dédaigner l'occasion qui s'of-
EN CAMPAGNE. 2Si
fre à eux d'échapper à Tétreinte de Tennemi et
préférer la mort? Des» traits de ce genre ont encore
été signalés à Solferino. Toute artillerie qui accep*
tera le combat pied à pied avec la cavalerie doit
nécessairement tomber entre les mains d'une
troupe hardie et manœuvrière.
Quoi qu'il en soit, il est bien démontré que ne*
tre cavalerie régulière ne le cède en rien à celle
d'aucune grande puissance, à commencer par rAn<*
gleterre. Un écrivain anglais, Thackwell, l'histo-
rien de la seconde guerre des Sikhs, avoue lui-
même qu'à la bataille de Chillianwalla, dans l'Inde,
la cavalerie anglaise fut inférieure à celle des peu-
plades qu'elle combattait. On doit reconnaîlre
cependant qu'en Crimée la cavalerie anglaise a
montré, sinon un heureux esprit d'initiative, du
moins une incontestable bravoure. La Russie ne
peut nous opposer qu'une cavalerie irrégulière,
dont l'affaire du 31 décembre 1854 elle combatde
Koughil ont établi l'infériorité. La Prusse a des
rA LA CAVALERIE RÉGULIÈRE
corps bien exercés sans doute, mais auxquels
manque l'indispensable expérience de la guerre.
Reste rAutriche, qui a une belle et magnifique
cavalerie, et pourtant ceux qui ont pu comparer
en Ilalie ses hussards hongrois, si braves, û soli-
des, h nos chasseurs d'Afrique, savent auquel des
deux corps appartient l'avantage.
Il ne faudrait pas oublier une des causes essen-
tielles de la supériorité de notre cavalerie. Cette
cause, c'est le cheval lui-même, le cheval qui nous
vient d'Afrique, ce noble et intelligent animal qui
rachète ses formes grêles par tant de bravoure et
de vigueur. Le mérite du clHival arabe comme che-
val de guerre a été démontré avec une rare auto-
rité dans la Revue *. Que de fois il m'a été donnù
de reconnaître ce qu'il y avait de justesse dans
l'opinion exprimée à ce sujet par M. le général
Daumas! J'en appelle d'ailleurs à tous ceux qui ont
1. Voyez le Cheval de guerre dans la livraison du 15 mai
1853.
EN CAMPAGNE. 253
fait en Afrique, avec les généraux Lamoncière,
Cayaignac, Bedeau, ces longues courses devenues
proverbialement célèbres sous le nom de razzias.
Ces courses nous offraient des occasions toujours
f nouvelles d'admirer dans le cheval arabe une des
i^ premières vertus du cheval de guerre, la sobriété. .
La Crimée a mis encore mieux en évidence cette
précieuse qualité, dont nos guerres d'Afrique nous
obligeaient souvent à tirer paf ti. Les mômes ani-
maux que dans lesChotts on nourrissait avec de mai-
gres touffes de feuilles de thym ou de chône-liégeoht
supporté des privations non moins dures sur le
plateau de la Chersonëse, et quand on me demanda
pendant le terrible hiver de 1854, si le cheval
d'Afrique pourrait se passer d'orge ou même de
foin, je n'hésitai pas à répondre aflarmativement.
Notre cavalerie a donc en elle tous les éléments
qui font la supériorité d'un corps militaire. Il s'a-
git de laisser aux chefs qui la commandent une
plus libre disposition d'eux-mêmes aux jours de
15
s
lOli'-
154 LA CAVALERIE RÉGtLlÉRE EN CAMPAGNE.
combat. L'arme est des mieux trempées. L'exemple
de l'Afrique en 1840 montre combien une cavale-
rie régulière peut souffrir de Talteinte portée i la
spontanéité du commandement; les heureux com-
bats de la Crimée nous apprennent combien, au
contraire^ elle puise de force et d'ardeur dans la
libre action du chef.
FIN.
TABLE
1» wàfBmrÊOtovn.. . i
iM OUMMBS d'Afrique 111
La CAVALHUB KÉGCUàRB EN CAMPAGNE 175
IHick. Impr. de Pillet fils atné, rue des Grands-Augustins, 5.
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2002