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Full text of "Souvenirs d'Afrique et d'Orient: Les bachibozouks et les chasseurs d'Afrique"

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^ 






SOUVENIRS D'AFRIQUE ET D'ORIENT 



LES 



BAGHI-BOZOUKS 



CHASSEURS D'AFRIQUE 



LA CAVALERIE RÉGULIÈRE EN CAMPAGNE 



PAR 



LE VICOMTE DE NOE 



/r 




PARIS 

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEIJIIS 

ROB VITIENICE, 3 BIS 

1861 

Tous droits réserTés 

e<5 



442442 



LES 



BAGHI-BOZOUKS 



SOUVENIRS DE LA GUERRE D'ORIENT 



Un grand pays a-t-il besoin d'une cavalerie irré- 
gulière? Et ce besoin étant rlaconnu , comment 
créer, comment employer cette force nouvelle? 
Essais d'organisation, de mise en pratique, aA'^an- 
tages et inconvénients des divers modes d'emploi 
de la cavalerie irrégulière, ce sont là des problè- 
mes dont Tarméc française, au lendemain de la 

guerre d'Italie, a pu apprécier toute l'importance. 

i 



2 LES B\CHI-BOZOURS. 

Les souvenirs que je voudrais grouper ici appor- 
teront peut-être quelques informations utiles dans 
un débat qui n'a rien perdu encore de son oppor- 
tunité. J'ai suivi, depuis les tâtonnements du début 
jusqu'à la plus affligeante conclusion, une expé- 
rience tentée pour utiliser, comme force auxiliaire 
à côté de nos troupes, un des corps les plus indis- 
ciplinés de rOrient. C'est à titre de témoin et d'ac-' 
leur que j'essaye de raconter une page tristement 
significative de la guerre de Grimée; mais avant de 
conduire le lecteur dans te camp des bachi-bozouks^ 
je dois dire quelques mots des autres corps de ca- 
valerie irrégulièr^ auxquels on s'est trop hâté de 
les comparer. 

Dans les deux guerres récentes qui ont ému l'Eu- 
rope, l'emploi de la cavalerie a été si restreint, 
comparé à celui de l'infanterie, que les vieux cava- 
liers ont dû s'émouvoir et s'écrier : « La cavalerie 
s'en va f » Les observations d'un officier de cette 
arme qui a servi trente-trois ans son pays ne pour- 



LBS BACHI-BOZOUKS. 8 

raient-elles combattre un pareil sentiment? Pour 
ne parler que de la cavalerie irrëgulière, il faut 
voir dans quelles conditions elle peut rendre quel- 
ques services, et Ton comprendra mieux alors 
pourquoi son rôle a été à peu prés nul dans la 
l^uerre d'Orient. 

La cavalerie irréguliére ne figure que dans un 
petit jiombre d'armées européennes. L'Angleterre 
n'en a jamais eu, rAutriche n'en possède point non 
plus, ses uhlans sont de la cavalerie régulière; la 
Prusse n'en a jamais montré en ligne. La France 
a fait deux essais : l'un, avec les spahis, qui a été 
couronné de succès, tout en laissant place à quel- 
ques objections '; l'autre, des plus malheureux, 
avec les bachùbozouks. Quanta la Russie, elle pos- 
sède depuis longtemps dans le cosaque le vérilable 
cavalier irrégulier. C'est à elle surtout qu'il faut 



i. Les corps de spahis seront un instniment de gaerre d'au- 
tant meUleui qu'on se rapprochera plos de leur forme primi- 
tive, qa'oa a dénaturée par oae organisation imprudente. 



4 LES BACHI-BOZOUKS. 

demander des leçons sur remploi de cet élément 
de guerre. 

La cavalerie régulière a occupé beaucoup d'écri- 
vains spéciaux, paimi lesquels il faut citer les gé- 
néraux de Préval et de Létang, qui ont écrit des 
pages dignes d'être méditées par les jeunes offi- 
ciers de cavalerie. Le général de Préval surtout 
raconte ce qu'il a vu, et les leçons que Ton peut 
tirer de sa longue expérience, acquise dans les 
grandes guerres du premier empire, n'en sont que 
plus instructives ^ La cavalerie irréguliére n'a pas 
eu d'aussi nombreux historiens. Deux écrivains 
cependant sont à citer sur la matière : le général 



-1. On regrette, quand on a lu les Commentaires, que César 
soit tombé au moment d'entreprendre la guerre des Parthes, 
dont il eût écrit Thistoire. On éprouve un regret pareil en 
Toyant dans nos guerres modernes tomber trois de nos plus 
grands généraux de cavalerie, sans qu'ils aient laissé aucun 
écrit à la postérité : je veux parler de Murât, Montbrun et La- 
salle. Que d'instructions, que de hautes leçons ces trois grands 
jouteurs de cavalerie eussent pu nous léguer, avec un savoir- 
faire que personne n'a pu atteindre Jusqu'à ce Jour! 



LES BAGRI-BOZ0UK6. - 5 

russe Benkendorf et le général français de Lélang; 
encore ne nous ont-ils donné que des écrits de 
quelques pages. 

Le général Benkendorf, le premier en date^ 
puisque son étude est de 1816, s'occupe exclusive- 
ment des cosaques et de leur utilité à la guerre. Ce 
rapide tableau, où abondent les récits des combats 
livrés contre nous de 1812 à 1815, fait briller le 
cosaque à nos dépens; mais, comme on Ta dît 
spirituellement, t notre amour-propre national n*a 
nullement à s'en blesser : la France est assez riche 
en gloire militaire. > Cet ouvrage est d'ailleurs 
marqué au coin de la franchise. Il faut rendre cette 
justice aux Russes, et nous avons été à même de 
nous en convaincre dans la guerre de Crimée : ils 
sont souvent plus véridiques que nous. Au dire et 
au témoignage des militaires français acteurs dans 
cette grande lutte, ils avouent avec un grand sen- 
timent de vérité leurs succès, leurs fautes et leurs 
revers. L'ouvrage de M. le général Benkendorf est 



6 LES BACHI-BOZOUKS. 

donc iafiniment curieux, et les officiers de caya- 
lerie légère y puiseront d'utiles leçons. L'auteur 
écrivait le sabre au poing, et c'est de la meilleure 
littérature militaire. 

L'écrit du général de Létang est plus concis 
encore, mais il n'en a pas moins son importance, 
surtout si l'on admet, ce qui est fort probable, que 
le maréchal de Saint-Arnaud y ait puisé l'idée de 
l'enfantement d'une cavalerie irréguliére en cam* 
pagne, dont les bachirbozouks ou spahis d'Orient 
devaient élre l'essai. Ce qui donnerait quelque 
appui à cette croyance, c'est que Ton trouve dans 
l'organisation proposée par le général de Létang 
quelques traits propres à l'organisaiion des bachù' 
bozouks : le commandement des régiments irrégu- 
liers laissé à des lieutenants-colonels, les armes 
envoyées de France^ Tirrégularité de l'équipe- 
ment, de l'babiUement, « équipement, dit le gé- 
néral, qui doit être aussi irrégulier qu'eux. • Tout 
fait donc supposer qu'en créant les bacbir-bozouka. 



LES BACHI-BOZOUKS. 7 

on mettait en œuvre la théorie du général de 
Létang. 

Déjà, il faut le reconnaître, sous le premier 
empire, Tidée d'une cavalerie irrégulière avait été 
mise à Tessai. Au dire du général russe Benken- 
dorf, Napoléon appréciait tellement l'importance 
des cosaques, qu'il avait voulu les copier en méta- 
morphosant des Polonais et des Français en cosa- 
ques; c mais, remarque à ce propos le général 
russe, la Yistule et la Seine ne sont pas le Don : le 
cheval normand ne va pas chercher l'herbe sous la 
neige, et le sol fortuné de la Russie est le seul qui 
produise des cosaques. » A l'époque où écrivait le 
général Benkendorf, la France ne pouvait pas 
encore opposer le sol fortuné de l'Afrique à celui 
de la Russie. Revenons à l'écrit de M. le général 
de Létang : il trouva dès 4e début beaucoup d'ad- 
versaires; il eut aussi d'éminents approbateurs, 
entre autres le général de Préval. Depuis cette 
époque cependant, les faits sont venus opposer aux 



8 LES BACHNBOZOURS. 

idées du général de Lëtang la plus éloquente des 
réfutations. Le général demandait qu'on reçût dans 
les régiments irréguliers des soldats d'infanterie. 
Comment le général de Létang , cavalier con- 
sommé, a-t-il pu commettre une pareille hérésie? 
Qui ne sait combien il importe, pour faire la 
guerre de partisan, d'être bon et audacieux cava- 
lier, chose qui ne s'acquiert que par une longue 
pratique? Or, conformément à cette théorie, le 
corps des bachi-bozouks fut peuplé d'officiers , de 
sous-offlciers et de caporaux d'infanterie dont 
l'inexpérience était visible *. Ce n'est pas attaquer 
l'infanterie française, dont la part a été si glorieuse 
dans nos dernières guerres, que de lui refuser les 
aptitudes spéciales exigées d'un corps de cava- 
lerie irrégulière. L'événement a d'ailleurs donné 
tort à la théorie aventureuse qu'on l'appelait à 
justifier. Et pourtant celui qu'on chargea d'or- 

1. J'en ai vu un qui tombait tous les dix pas, & la grande 
hilarité de sa troupe. 



LES BàCHI-BOZOUKS. 9 

ganiser les baehi-bozouks était le plus propre sans 

contredite mener à bien une pareille tâche. C'était 

un habile et rude cavalier, un chef de partisans 

s'il en fut, qui avait conduit sous le drapeau de la 

France les cavaliers les plus audacieux du monde, 

les Arabes; c'était le créateur des spahis d'Afrique^ 

le général Yusuf. 

Qu'est-ce au fait qu'une cavalerie irrégulière? 

quelle idée peut-on s'en former? Le général Benken- 

dorf nous l'apprend, et le portrait est tracé de main 

de mailre. a Le cavalier irrégulier, dil-il, n'est 

soumis à aucun règlement de service en campagne 

qui lui prescrive ce qu'il doit faire, comment il 

doit se conduire dans telle ou telle circons'ancc. Il 

peut agir comme il l'entend, puiser ses instinictions 

^dans son jugement^ selon le degré d'intelligence 

dont il est doué» et c'est une scmrce dont la force et 

l'abondance ne peuvent être calculées. Puisse celte 

mine féconde (les cosaques) ne pas être dilapidée 

imprudemment et sans mesure! » Si Ton appliquait 

1. 



iO LES BACHI-B020UKS« 

ces sages maximes aux spahis, on obtiendrait Télé* 
ment véritable de la force que nous cherchons, et 
le cosaque de Benkendorf trouverait un rude anta« 
goniste dans le spahi d'Afrique. Ces deux types 
sont placés à des extrémités opposées, l'un au nord, 
l'autre au midi. Ils ont pu entrer en lice en Cri- 
mée : à l'Aima, le peu de spahis qui s'y trouvaient 
ont donné la mesure de ce que l'on pouvait atten- 
dre d'eux; mais on s'esl empressé de les démon- 
ter, eux si attachés à leurs chevaux. Voilà la c dila- 
pidation imprudente, » carie bachi-bozouk esihien 
inférieur au spahi. 

Quand j'attaque l'organisation actuelle des spa- 
his, il ne faut pas se méprendre : tel qu'il est, ce 
corps est admirable; mais dans cette cavalerie, ha- 
billée, armée uniformément^ tout est régulier. Elle 
manœuvre par escadrons, par régiment, elle est 
appelée quelquefois à faire les manœuvres de ligne, 
et c'est sous ce point de vue que je l'attaque, parce 
que l'on a faussé son but et son institution. Le gé- 



LES BAGHI-BOZOUKS. il 

nëral Yasaf, qui a créé les spahis, en conyiendra 
tout le premier. Il voulait dans le principe laisser 
l'Arabe à lui-même; il le connaissait trop bien : il 
savait qu'il n*y avait rien à lui apprendre pour la 
nature de la guerre à laquelle il élail destiné, et 
que ces espèces de centaures seraient dénaturés si 
on les régularisait. 

La cavalerie turque, telle qu'elle est aujourd'hui, 
et qui nous a fourni le bachir^ozouk^ peut-elle en- 
trer en comparaison avec la cavalerie arabe? Sans 
contredit, on peut affirmer l'infériorité de la pre- 
mière, et cependant elle a eu ses beaux jours. Le 
mameluck, aïeul du bachi-bozouk^ a joui à juste 
titre d'une haute réputation. Nos régiments 
d'Egypte, qui ont appris à le connaître, ont ad- 
miré son intrépidité dans les plaines d'Héliopolis, 
où tant de courage venait se briser sur nos invin- 
cibles carrés. D'où vient une pareille décadence? 
C'est cependant le même peuple, les enfants fana- 
tisés du prophète. La destruction des mamelucks 



It LES BACm-BOZOOKS^ 

a ensereli leur répuUtion et leur glorieux passé ; 
le iadkt-^:;oiii, cavalier irrégalier de cet immense 
empire> a perdu jusqu'à cette habileté, cette grice^ 
cette adresse à cheTal, qui faisaient l'admiration 
de tons cenx qui ont tu les mamelucks. A l'appui 
de ce que j'ayance, je citerai un seul fait, bien 
caractéristique, et dont j'ai été témoin : au camp 
de Varna, pour occuper leurs loisirs avant notre 
entrée dans la Dobrutcha, les backt^zouks se li- 
vraient au jeu du djerid, espèce de fantasia où cha- 
cun déploie son adresse en se poursuivant, en 
s'évitant à cheval, et qui consiste à se jeter un petit 
bâton : — celui qui le reçoit est déclaré vaincu. 
J'ai assisté plusieurs fois à ces exercices, et je 
haussais les épaules, comparant ces cavaliers à 
ceux qae j'avais vus en Afrique, dans les belles 
fantasias de la province de Constantine surtout. Le 
bachi'bozouk, sans grâce, sans adresse, maniant 
mal son cheval, rapproché du superbe et brillant 
cavalier de l'Afrique, me faisait pitié. Souvent 



LES BACHNBOZOUKS. 13 

quelques pahi, passant par là, détournait la tète 
pour ne pas voir et se moquer de son coreligion- 
naire. Tout manquait aux bachi-bozouks : cheraux, 
habileté, adresse, jusqu'à la fiére allure du cavalier 
arabe, rehaussée par une richesse de harnache- 
ment, de costume, qui rappelle les plus beaux 
temps de la chevalerie. 

Ce point est donc acquis : nous possédons une 
cavalerie 'irréguliére, dénaturée, il est vrai, mais 
dont la base existe. Veut-on savoir quels services 
elle pourrait rendre à la guerre^ Qu'on se rappelle 
le rôle joué dans les guerres ducommencement de 
ce siècle par la cavalerie irrégulière du Nord. La 
campagne de 1812 s'ouvre, et le cosaque est sur 
son vrai terrain. Napoléon a franchi la frontière 
russe, il a une cavalerie régulière conduite pardes 
généraux d'une habileté, d'une bravoure incom- 
parables. Cette cavalerie va se trouver en face des 
cosaques. Voyons ceux-ci à l'œuvre. Le général 
Benkendorf nous fournira de nombreux exemples 



14 LES BACHI-BOZOUKS. 

Utiles à méditer'. Les cosaques ne sont entrés en 
lutte avec notre cavalerie qu'à Moscou, c Le 16 sep- 
tembre 1812, dit le général russe, un régiment de 
cosaques, fort de deux cent soixante-quinze che- 
vaux, fut assailli par une colonne de cinq cents 
cuirassiers français sortie de Moscou. Cosaques et 
cuirassiers se chargèrent pendant une heure; la 
colonne française fut prise presque tout entière. » 
Arrive 1813. Le 15 août de cette année, un régi- 
ment de cosaques tombe à Timproviste sur une 
colonne de grosse cavalerie, dlnfanterie légère et 
d'arlillerie : tout est culbuté ou pris, et les cosaques 
emmènent deux pièces de canon françaises et qua- 
tre caissons. Il répugne à une plume française 
d'insister sur de pareils faits; mais peut-on ad- 
mettre qu'une cavalerie irrégulière réunie à notre 
armée n'eût pas accompli de semblables prouesses? 



1. Il a eu sous ses ordres dix-sept régiments de cosaques. 
De 1812 à 1814^ quatre-vingtrdeux régiments de cosaques ont 
combattu sous les drapeaux russes. 



LES BACHI-BOZOUKS. ift 

Sachons donc reconnaître une triste vérité : c'est 
que de 1812 à 1814 les cosaques nous ont fait qua- 
tre-vingt-dix mille prisonniers et pris trois cents 
pièces de canon. Citons même un dernier ex\)loit 
qui montre, avec plus d'éclat qu'aucun autre, ce 
que l'on peut attendre d'une cavalerie irrégulière 
audacieuse et (qu'on nous passe le mot) bien ou- 
tillée. A Wippacb, le général Bcnkendorf tombe 
au milieu des quartiers des généraux français Se- 
bastiani, Excelmans et Golbert. Il est complète- 
ment entouré et séparé de son corps. Il parvient 
cependant à se dégager, marche toute la nuit à 
trente pas des vedeltes et des patrouilles françai- 
ses, qu'il voyait à la lueur des feux, et leur échappe 
sans avoir perdu un seul homme. Un pareil trait 
honore un chef de partisans plus peut-être qu'un 
succès, car sa science consiste à savoir tourner les 
talons à propos. On s'explique du reste cette ma- 
nœuvre. Le sabre du cosaque est solidement fixé à 
)a ceinture; le cavalier n'a point d'éperons ; sur 



16. LES BACHUBOZOURS. 

ses habits comme sur ses armes, il ne porte aa< 
cune pièce de métal d'une trop grande sonorité; 
il est exercé à retenir son haleine. Les chevaux 
sont aussi peu bruyants que les hommes : il n'y a 
pas un seul cheval entier dans les régiments du 
Don. Voilà certes un remarquable type d'organi- 
sation de Iroupe irrégulière, et qui la nuit doit 
passer partout. En outre, le cheval du Don marche 
l'amble, qai équivaut à un galop allongé, et la 
bride qui sert à le conduire n'a aucune chatne« Ce 
sont là de vrais cavaliers fantômes qui peuvent ac- 
complir des prodiges,* conduits par des officiers 
braves, audacieux et intelligents. 

Tels étaient les cosaques en 1814. Comment les 
avons-nous retrouvés en 1854? Ce n'étaient plus 
les mêmes. Que faisaient ces fameux éclaireurs au 
débarquement d'Oldfort? Le maréchal Saint-Ar- 
naud Ta dit : « Je débarquai, écril-il, sans coup 
férir. » Les avons-nous jamais vus rôder autour 
de Kamiesh au début du siège? Les a-t-on vus 



LES BACHI-BOZOUKS. 17 

courir le long de la route du plateau de Cherso- 
nèse à Balaclava, enlever les hommes isolés avant 
que Ton eût mis cette route à Tabri d'un coup de 
main, comme on le fit après la journée de Bala- 
clava? Cependant il existait alors des cosaques^ et 
le corps du général Liprandi, qui disposait d'une 
nombreuse cavalerie, devait en avoir. Nous ne les 
avons retrouvés que le 31 décembre 1854, en pous- 
sant une reconnaissance. Au nombre de trois cents^ 
ils cherchèrent à tenir tête un instant au 1*' de 
chasseurs d'Afrique, commandé par le colonel de 
Ferrabouc, aujourd'hui général; mais ils furent 
culbutés, et, pour se sauver plus vite, ils jetèrent 
leurs lances, c La lance, dit le général Benken- 
dorf, est l'arme dont le cosaque sait le mieux se 
servir, et qu'il manie avec une dextérité incroya- 
ble. » Quelle est la cause de cette infériorité? A 
quoi faut-il attribuer la c dilapidation de cette mine 
précieuse? > Sans doute à un essai d'organisation 
régulière qui a dénaturé un corps né pour l'aven- 



18 LES BACHI-BOZOUKS. 

ture et les coups de main. Tâchons donc de médi- 
ter cette leçon des faits; ne traitons pas les corps 
irréguliers comme la force régulière; voyons, 
malgré des^ vices d'organisation déjà signalés, ce 
que sont encore nos spahis. Avec de pareils corps 
en Crimée et en Italie, d'importants résultats se 
seraient ajoutés sans nul doute aux succès obtenus. 
On n'aurait pas vu, par exemple, avec des éclai- 
reurs, deux armées de près de deux cenl mille 
hommes se surprendre et s'entre-choquer à l'im- 
proviste, comme à Solferino. 

J'en ai dit assez pour montrer quel est le rôle 
d'une cavalerie irrégulière. Les principes de la 
formation d'une cavalerie pareille étant connus^ 
on verra s'ils ont été bien ou mal appliqués dans 
l'organisation du corps dont il me reste à retracer 
l'histoire, aidé de mes souvenirs. 



LKS BACHI-BOZOUKS. 19 



II 



Appelé, par commission du ministre de la guerre, 
à exercer un commandement dans le corps des 
spahis d'Orient, je quittai la France le !•' juil- 
let i8S4, à bord du Henri /F, placé sous les ordres 
du capitaine Bonnefoi, un homme aimable s'il en 
fut, et tenu en grande estime par les maréchaux 
Bugeaud et Pélissier. Le li juillet, le Henri lY 
arrivait à Gallipoli, apportant à cette malheureuse 
petite ville le choléra, qui s'était mis comme pas- 
sager à bord et qui ne tarda pas à faire ses victi- 
mes, dont une des plus regrettées fut le générai 
d'Elchingen, le digne fils de l'héroïque maréchal 
Ney. Des ordres ayant été donnés pour que tous 
les officiers de bacM-bczouks fussent immédiate- 



20 LRS BACHI-BOZOURS. 

ment dirigés sur Varna, je me rendis à bord de 
YUlloa, et nous atteignîmes cette ville dans la ma- 
tinée du 13. Je me jetai dans un canot, et au bout 
de quelques instants j'arrivai devant une maison 
fort simple qu'habitait le maréchal Saint-Arnaud, 
commandant en chef de nos forces en Orient On 
m'introduisit aussitôt dans son cabinet Je n'avais 
pas revu le maréchal depuis que je Tavais quitté 
capitaine dans la légion étrangère, au combat du 
col de Mouzaïa en Afrique , où il venait d'être 
blessé assez grièvement. Au lieu du brillant offi- 
cier dont l'énergique physionomie était restée dans 
mes souvenirs, je retrouvais un homme courbé 
sous le poids des soucis du commandement et sous 
les premières atteintes du mal qui devait l'enle- 
ver. Le maréchal portait une redingote bleue; il 
était coiffé d'un képi militaire, de couleur grise, 
soutaché d'innombrables galons en soie jaune, 
marque distinctive de son haut grade dans la hié- 
rarchie de l'armée* Il m'accueillit avec sa bien- 



LES BACHI-BOZOURS. «1 

veillance habituelle, en arrêtant sar moi un regard 
dont l'expression mélancolique semblait trahir un 
pressentiment funeste. Notre conversation ne fut 
pas longue : je reçus l'ordre de rejoindre immé- 
diatement les bachùbozouks campés dans la plaine 
de Varna, sous le canon de la place, et je m'em- 
pressai d'obéir. 

Le général Yusuf étant mon chef direct, puis- 
qu'il était chargé de l'organisation de la cavalerie 
irrégulîère, c'est à lui que je devais me présenter 
en quittait le maréchal. Le général était absent; 
mais notre célèbre peintre Horace Yernet, que 
j'avais l'honneur de connaître depuis longues an- 
nées, logeait avec lui et me reçuL Informé du 
motif de ma visite, il fit seller un de ses che- 
vaux et me donna un guide pour me conduire 
au camp des bachi-bozouks, où j'allais faire con- 
naissance à la fois avec mon chef et avec mes su- 
bordonnés. 

Bachùbozouk^ en turc, cela veut dire tête folle, 



n LES BACHUBOZOUKS. 

et l'expression ne paraîtra pas trop dure à qaicon^ 
que aura connu ces hordes barbares. Quelques 
mots avant tout sur l'origine de ce corps qu'on 
avait conçu la triste pensée de régulariser en quel- 
ques jours. À la déclaration des hostilités entre la 
Russie et la Turquie, la guerre sainte fut procla- 
mée dans toute l'étendue de l'empire ottoman, et 
des points les plus reculés accoururent tous les fi- 
dèles à la défease de l'étendard du prophète. Les 
mamelucks, les janissaires avaient été immolés; le 
sultan avait régularisé son armée : tonte sa force 
en cavalerie ne pouvait consister que dans la levée 
de ces bandes d'irréguliersqui furent autrefois re* 
doutables,la cavalerie turque ayant toujours passé 
pour une des meilleures de l'Europe. L'élément 
de ces bandes, c'étaient les bachi-bozouks. On en 
vit venir des bords du Tigre, de l'Euphrate, du 
golfe Persique^ des montagnes du Kurdistan, etc. 
Au nombre de vingt-cinq à trente mille, ils s'abat- 
tirent dans le camp d'Omer-Pacha, généraliâsime 



LES BÂCHI-BOZOUKS. tl 

des troupes ottomaiies. Us de?înrent bientôt un 
embarras pour le général turc. Impatient de se 
débarrasser de ces sauterelles qui lui dévoraient 
tout, Omer-Pacha s'empressa de nous offrir une 
partie de cette troupe indisciplinée. La France prit 
quatre mille bachirbozouks à sa solde, et TAngle- 
terre, notre alliée dans la lutte, le même nombre. 
Je n'ai pas à m'occuper de ceux qui restèrent à 
Omer-Pacha, ni des quatre mille qui échurent à 
l'Angleterre sous les ordres d'un brave oflScier de 
l'armée des Indes, le colonel Beatson^ Quant aux 
quatre mille entrés à la solde de la France, et qui 
prirent le nom de spahis d'Orient/je puis en par- 
ler d'expérience. 
Sur un espace immense étaient dispersées les 



1. Rappelons seulement que les bachi-bozouks enrôlés par 
l'ÀDgleterre furent pour Tarmée de la reine un grave embar- 
ras. Une révolte ayant éclaté parmi ces troupes, le colonel 
anglais périt en cherchant à la réprimer, et des vaisseaux an- 
glais, embossés sur la plage, furent obligés de les mitrailler 
pour en yenir à beat 



24 LES B\CHI-BOZOUKS. 

tentes des quatre mille bachi-'bozouks; je traversai 
leur camp sans trop d'attention, préoccupé que 
j'étais de me rendre auprès du chef dont j'atten- 
dais les ordres. Quoique ayant servi longtemps en 
Afrique, je n'avais jamais eu l'honneur d'être placé 
sous le commandement du général Yusuf. On com- 
prendra donc avec quel sentiment de curiosité un 
peu inquiète je me présentai à lui. Je trouvai heu- 
reusement dans le général l'homme aimable, l'ex- 
cellent officier dont j'avais entendu vanter l'intel- 
ligence. Yusuf m'accueillit avec une grâce toute 
française. « Ah t me dit-il en me tendant la main 
quand je lui appris l'objet de ma visite, je suis 
charmé de vous voir; mais je n'ai pas de com- 
mandement à vous donner. » Et aussitôt, voyant 
sur mes traits une expression de désappointement 
bien naturelle : « Restez près de moi, reprit-il ; je 
vous offre ma table, peut-être trouverai-je l'occa- 
sion de vous employer. » A de si bienveillantes 
propositions, je n'avais à répondre qu'en remer- 



LES BACHI-60Z0UKS. 25 

ciant le général avec effusion, et je le quittai pour 
visiter le camp. 

Getle fois, étant moins distrait J'observai à Taise 
le curieux spectacle qu'offrait le camp des bachi- 
bozouks. Il y avait là un pêle-mêle de costumes et 
d'armures dont l'effet, sous le radieux soleil 
d'Orient, était indescriptible. Rien dans ces étran- 
ges guerriers ne rappelait les temps modernes. Je 
me croyais transporté au milieu des armées de 
Darius. Telle était cependant la milice qu'il s'agis- 
sait d'organiser pour seconder la tactique d'une 
armée française. Cinq groupes étaient à distinguer 
dans cette cavalerie, venue de tous les points du 
monde musulman : les Albanais, les Âinautes, les 
Kurdes, les Arabes de Syrie, les Turkomans des 
bords du Tigre. Qu'on me permette de reproduire, 
d'après mes notes, l'opinion que m'a laissée cha- 
cun de ces éléments divers. « Albanais, très-bons 
soldats, nous suivraient partout; Arnajites, diffi- 
ciles à conduire, bons soldats : toucher à un, c'est 



16 LES BACHI-BOZOUKS. 

toucher à tous; Arabes de Syrie, très^bons soldats, 
pouvant se plier facilement à notre discipline; 
Kurdes, bons soldats, mais ne voulant accepter au- 
cune subordination^ vous répondant toujours yok 
{non en langue turque) quand on leur commande 
quelque chose : ils se feraient plutôt fusiller que 
de renoncer à leurs allures indépendantes; enfin 
les Turkomans, détestables soldats, mous, pares- 
seux, la pipe à la bouche, et toujours assis les 
jambes croisées devant une tasse de café, leur 
seule occupation : tous des cavaliers de l'Asie Mi- 
neure. * 

Pour l'armement, chacun s^était armé à sa guise, 
qui d'une lance, qui d'un tromblon, qui d'un sa- 
bre, qui d'une hache. Tous avaient des pistolets 
attachés autour d'eux, et ces fidèles compagnons 
ne les quittaient jamais. Leurs chevaux étaient de 
petite taille, mal nourris, efflanqués, et, sauf les 
chevaux de quelques Syriens qui avaient un cachet 
de race, aucun ne me parut mériter une grande 



LES BACHI-BOZOURS. 27 

considération. Tous portaient une selle turque, 
beaucoup plus petite et moins haute que nos selles 
arabes, et qui se rapprochait beaucoup de la selle 
dite à piquet, dont on fait usage dans les manèges ; 
je ne saurais en donner une idée plus exacte. 
Quant à la bride, la fantaisie de chacun s'était 
donné libre carrière; beaucoup de chevaux d'ail- 
leurs n'avaient que des bridons, ce qui leur per- 
mettait de manger avec plus de facilité, attendu 
qu'on ne les débridait jamais. 

A l'époque où j'arrivais pour prendre mon com- 
mandement dans cette turbulente milice, il y avait 
déjà sous l'impulsion du général Yusuf un com- 
mencement d'organisation. Le général faisait de 
son mieux pour seconder l'ardeur du maréchal 
Saint-Arnaud, qui voulait de prompts résultats. 
On procédait à cette organisation le programme 
du général de Létang à la main; on remplissait 
les cadres français d'officiers, de sous-officiers et 
de caporaux d'infanterie. Les seules choses qu'on 



28 LES BACHI-BOZOUKS. 

écarta de ce programme furent le tambour et la 
trompette. Le général Benkendorf constate que 
les cosaques du Don se passaient de ces instru- 
ments d'appel. Le cri hurrah, lancé par Tofflcier, 
suffisait pour qu'en moins d'une minute tout le 
monde fût à cheval. Nous avions remplacé la 
trompette et le hurrah cosaque par un crieur 
public. 

A ce moment de l'organisation, il y avait trois 
brigades déjà formées, de deux régiments cha- 
cune, avec un effectif de douze à treize cents che- 
vaux par brigade. Les régiments étaient divisés 
par pelotons , escadrons , suivant le système de 
l'organisation française. Voulant donner une cer- 
taine uniformité à l'armement, on avait fait venir 
des lances de France, el chaque bachi-bozouk en 
fut armé. Tous n'en conservaient pas moins l'ar- 
senal qu'ils avaient apporté de leurs pays respec- 
tifs. On avait adapté à ces lances des flammes pour 
distinguer les numéros des brigades par série de^ 



LES BACHI-BOZOURS. 29 

couleurs; on donna aussi des fusils à ceux qui n'en 
ayaient point. 

La première brigade était commandée par le 
chef d'escadron d'état-major Magnan S la deuxième 
par le capitaine de cavalerie du Preuil ^, et la 
troisième par le capitaine d'état-major de Se- 
rionne^. Le commandant Magnan et le capitaine 
du Preuil parlaient tous deux fort bien le turc, 
ayant été détachés de l'armée française pour l'in- 
struction des troupes du sultan avant la guen-e. 
Quant au commandant de la troisième brigade, le 
capitaine de Sérionne, il ne savait pas un mot de 
turc. Les deux premiers étaient donc à même d'être 
très-utiles dans la formaiion de ces nouveaux corps. 
Quant au troisième, il compensait l'ignorance du 
turc par un mérite militaire auquel le maréchal 
Saint-Arnaud avait rendu hautement justice. Notre 



1. Tué comme colonel à Tassaut de Sébastopol. 

2. Aujourd'hui lieutenant^colonel du 5* hussards. 

3. Aujourd'hui chef-d*escadron d*élat-major. 

2. 



10 LES BACHI-BAZOUKS. 

chef, le général Yusuf, qui parlait Tarabe, sefai-* 
sait comprendre de quelques-uns de ces soldats ; 
mais je crois que tous ne le comprenaient pas^ c'est 
du moins ce que j'ai supposé dans plusieurs cir- 
onstances. 

Malgré les éléments hétérogènes qui compo- 
saient ces bandes, chacun cherchait à lever les 
obstacles et à seconder le général dans une entre- 
prise qui offrait de si sérieuses difficultés. Chaque 
soir le général rentrait du camp brisé de fatigue 
morale et physique; mais au lieu de prendre un 
repos qui lui était bien nécessaire, il nous propo- 
sait de parcourir les bivouacs avec lui. M. Horace 
Vernet nous accompagnait souvent dans cette pro- 
menade nocturne, qui pour lui surtout n'était pas 
sans charme. Que de fois n'avons-nous pas admiré 
ces sauvages guerriers accroupis en cercle autour 
de leurs feux, fumant gravement leur pipe, offrant 
à la rougeâtre lueur des foyers du bivouac des vi- 
sages brunis par le soleil, des vêlements de toutes 



LES BACRI-fiOZOUKS. 81 

formes et de toutes couleurs! Le vieil Orient était 
là dans toute sa bizarrerie pittoresque. Le général 
s'approchait des groupes, il échangeait avec les 
soldats quelques paroles dont je ne pouvais saisir 
le sens ; mais le mot de Moscou revenait souvent 
dans la conversation. A ce mot, une expression 
d'implacable fureur contractait tous les visages. 
Kurdes, Albanais, Arnautes mettaient la main sur 
leurs pistolets, en lançant avec fureur le mot arabe 
itmchallah (espérons). Était-ce la haine du Russç 
ou la soif du pillage qui faisait ainsi briller tous 
les regards? Ce qui est certain, c'est que ces 
hommes passaient à juste titre pour les premiers 
pillards du monde, et la ceinture qu'ils avaient 
roulée autour du corps paraissait largement gar- 
nie de bien illicite. Quand le choléra en eut dé- 
voré une partie dans la Dobrutcha, beaucoup de 
morts avaient sur eux de 7 à 8,000 fr. en or. Je 
vois encore toutes ces physionomies farouches au 
milieu desquelles nous nous promenions sans 



8S LES BAGHI-BOZOUKS. 

armes et le cigare à la bouche. Ces hommes re- 
doutés et bien dignes de leur triste réputation 
étaient, je dois le dire, pleins de respect pour le 
général Yusuf, qu'ils saluaient de leurs acclama- 
tions et appelaient pacha. Le général obéissait lui- 
même, dans ses rapports avec eux, à un système 
arrélé, fort différent de celui de l'un des capi- 
taines de Charles YIII qui, poar dresser Tinfante- 
rie à combattre par rangs et par bataillons, faisait 
pendre jusqu'à vingt soldats par jour, a C'est une 
grosse erreur, nous disait-il, de croire que les châ- 
timents, les coups et les rigueurs puissent mieux 
convenir que la douceur pour dompter ces hom- 
mes. > Le système paraissait bon, car rattache- 
ment que le général Yusuf avait su inspirer allait 
jusqu'à l'adoration. 

Tout marchait ainsi à une organisation que l'on 
avait déclarée impossible, quand le général vou- 
lut un jour passer les nouveaux régiments en 
revue. L'ensemble qu'il obtint, ceux qui ont vu 



LES BAGHI-BOZOUKS. 38 

une des plus belles pages de Decamps, la Bataille 
des Cimbres, pourront se l'imaginer. Au milieu 
de tout ce désordre, il y avait pourtant quelques 
bons symptômes. Nos bachi-bozouks savaient exé- 
cuter quelques mouvements imités de nos ma- 
nœuvres; ils marchaient parfois en ordre, alignés, 
dans un silence que notre propre cavalerie n'ob- 
serve point toujours. Les infractions malheureu- 
sement avaient leur tour : ce n'était pas seulement 
aux revues qu'on trouvait nos irréguliers en faute, 
et si je rappelle quelques autres méfaits commis 
par eux aux abords des fontaines, où ils distri- 
buaient trop libéralement des coups de baïonnette 
et de pistolet aux soldats de Tarmée britannique, 
c'est pour noter des souvenirs personnels qui se 
rattachent à ces aventures trop fréquentes. Le gé- 
néral Yusuf me chargeait en effet volontiers d'aller 
arranger ces sortes d'affaires, et ma connaissance 
de la langue anglaise me valut ainsi plus d'une 
fois l'occasion de visiter le camp de nos alliés. 



^ LES BÀGHI-BOZOUKS. 

Parmi ces visites au camp anglais, je ne puis 
oublier celles qui me valurent rhonneur d'être 
admis auprès de lord Raglan, la première surtout. 
Le noble lord, dont les traits se faisaient remar- 
quer par une vive expression de noblesse et de 
douceur, me reçut avec la politesse exquise d'un 
homme de haute race. J'avais à me plaindre des 
Écos^is, qui avaient couru sus aux bachi-bozouks 
dans une querelle près des fontaines, et les avaient 
maltraités au point de mettre la vie de quelques- 
uns en danger. Le noble lord, après m'avoir écouté, 
me dit qu'il allait me remettre-une lettre pour Toffi* 
cier général qui commandait leur camp, et il se 
mit en devoir de tailler avec une coquetterie char- 
mante une plume entre ses jambes*. Je pris congé 
de Sa Seigneurie en la remerciant de son bienveil- 
lant accueil, et je montai à cheval pour aller por- 
ter ma lettre au camp des Écossais. Je pus là 

1. Lord Raglan avait perda un bras à Waterioo. 



LfiS 6ACUNB0Z0UKS. 35 

observer les états-majors anglais sous un autre 
aspect, non moins digne d'attention. Le colonel 
des highlanders était un gentleman tout habillé de 
nankin 9 coiffé d'une casquette en toile cirée. Quand 
je m'approchai de lui, il était gravement préoc- 
cupé... de la confection d'une omelette! Au pre- 
mier coup d'œil, je prévis que l'opération allait 
avorter, et qu'au lieu d'une omelette, faute d'avoir 
obtenu l'annexion des blancs et des jaunes, le 
digne gentleman ne produirait que des œufs sur 
le plat. Je saisis la fourchette, et j'opérai vivement 
la fusion désirable. Il me remercia. Je l'aidai à 
retourner son omelette, chose à laquelle il sem- 
blait ne rien entendre. Tout ayant réussi de façon 
à contenter les plus rigides maîtres de la cuisine 
française, j'exposai au colonel l'objet de ma visite. 
Son omelette à la main, il me fit entrer dans sa 
tente et m'offrit de partager son repas. Je refusai, 
mais je voulus savoir pourquoi un colonel de 
higklandere était réduit à faire lui-même son ome- 



86 LES BACHI-60Z0UKS. 

lette. J'appris que le pauvre colonel avait perdu 
tous ses domestiques, victimes du choléra, et je 
reçus plus tard la triste nouvelle que cet excellent 
homme, qui se montra des plus conciliants dans 
l'affaire dont je venais l'entretenir, avait lui-même 
succombé à cette cruelle maladie. 

J'ai laissé la formation des bachi-bozouks au mo- 
ment où l'on pouvait mettre en ligne trois bri- 
gades. Une quatrième allait se former entin. Le 
général Yusuf tenait beaucoup à cette quatrième 
brigade^ qui aurait fait monter la cavalerie sous 
ses ordres au chiffre de plus de cinq mille che- 
vaux, ce qui était un assez bon commandement. Il 
n'était pas dii&cile, en réalité, de se procurer des 
bachi-bozouks. Le bureau de recrutement se trou- 
vait à Choumla, au camp d'Omer-Pacha ; il n'y 
avait qu'à écrire pour en avoir, et Je généralissime 
ottoman mettait à s'en défaire le plus gracieux 
empressement. Toutefois ce n'était pas à ce bureau 
que le général voulait js'adresser. Le bruit lui 



LfeS 6AetIUft020!IltS. 17 

était arrivé, pendant qu'il organisait les autres 
brigades, qu'une assez forte colonne de kachi^ 
boxoukê courait le long du Danube, faisant toute 
sorte de fantasias et de gentillesses. Le général de 
cayalerie anglaise , le héros de Balaclava, lord 
Cardigan, battant Testrade le long du fleuve, les 
avait rencontrés avec un chef à leur tèie, et ce 
chef était une femme. L'imagination du général 
Ynsuf ^'enflamma à cette nouvelle, et il dépécha 
immédiatement un de ses officiers à la recherche 
de la nouvelle Jeanne d'Arc et de sa colonne, afin 
de rengager à se ranger sous les bannières de ta 
France. L'amazone reçut Tambass^deur, mais sans 
trop goéter la proposition. Cependant, d'humeur 
aventureuse; comme bien l'cm pense, elle finit 
par accepter, et dit qu'elle allait se mettre en route 
avec ses troupes pour le camp français. Dans sa 
course désordonnée, il lui était à peu prés indiffé- 
rent d'aller soit d'un côté, soit do l'autre, puis- 
qu'Me n'obéissait à personne; mais le général gar- 



38 LES BAGHI-Ë0201IRS. 

dait le secret jusqu'à parfaite conclusion de la 
négociation. Quand il sut qu'il allait enfin avoir 
dans ses rangs la c fameuse héroïne du Kurdistan^ » 
il ne se tint pas de joie; sa quatrième brigade, 
objet de ses rêves, était trouvée, et il me fit appe- 
ler, f Colonel, me dit-il, jusqu'ici vous n'avez pas 
eu de commandement. J'ai pensé à vous; j'attends 
demain, vers les onze heures du matin, un millier 
de bachi'bozouks que l'on a trouvé errant aux 
bords du Danube; je vous en destine le comman- 
dement, ce sera ma quatrième brigade. » Je re- 
merciai avec effusion' le général. Il ne me dit 
pas un mot de la Pucelle du Kurdistan^ comme on 
l'appelait. Je sortis donc de la tente Irès-impatient 
de voir mes mille bandits arriver au camp. 

Le lendemain, l'amazone kurde fut exacte au 
rendez-vous. A onze heures, on commença d'en- 
tendre le charivari guerrier qui précédait la co- 
lonne. La musique se composait de timbales, que 
les cavaliers placés eatête frappaient comme des 



LES BACHI.B020UKS. àô 

démoniaques, en poussant des hurlements bar- 
bares. On eût dit des sauvages des îles Sandwich 
s'avançant à la rencontre du capitaine Cook. Aussi- 
tôt arrivés dans notre camp, tous mirent pied à 
terre. Les chefs se réunirent, et, conduits par le 
chaous du général, ils se dirigèrent vers sa tente. 
J'y avais été appelé avec les oflSciers commandant 
les autres brigades, t Messieurs, nous avait dit le 
général à la tête de ses cavaliers, vous allez voir 
une femme. Je suis sûr d'obtenir de vous les 
égards que l'on doit d'abord à une femme, à celle 
surtout qui est entourée d'un prestige religieux 
aux yeux de ceux qu'elle commande. » Quoique 
fort surpris, nous nous inclinâmes en signe de 
respect et d'obéissance. Bientôt parut la tête de la 
députation ; mais, avant d'entrer, les chefs s'arrê- 
tèrent : ils semblaient attendre quelqu'un. Une 
femme se détacha du milieu de la haie qui se for- 
mait pour lui livrer passage et entra la première 
dans la tente. Le général s'avança, lui dit quel- 



40 LES BAGBI-BOZ0UK& 

ques mots en tare, et elle s'assit par terre, les 
jambes croisées à Torienlale; tous les a^ssistantç 
restèrent debout. Comment décrire cette héroïne? 
Il faut, pour avoir une idée de cette étrange figure, 
songer aux sorcières de Macbeth ou à Elisabeth 
voyant sur sou lit de mort apparaître Tombre de 
Marie Stuart. Quant au costume, rhéroîne kurde 
portait un turban vert^ une veste rouge, des pan- 
talons verts à la turque. Un caban de couleur fon- 
cée, dont on ne pouvait bien préciser la nuance, 
vu l'usage qu'elle eu avail fait au milieu des 
camps, tombait sur ses épaules» Des pistolets, yata- 
gans et autres ustensiles de guerre faisaient de 
sa ceinture un véritable arsenal. Elle était petite^ 
et sans Texpression d'énergie répandue sur ses 
traits, elle eût paru laide- La Pucelle duKurdUtan 
n'était point jeune d'ailleurs. 

A.peine accroupie, elle promena autour d'elle 
des regards d'hyène et prononça d'une voix brève» 
mais impérieuse^ le mot iott« qui veut dire en turc 



de Ytm, Od s'ottfMresâade lui apporter 1» gargcni- 
lelte; elle s'en empara pour j beire au gouloii 
sans attendre qu'on lui apportât un Terre. Après 
atôir satinait sa soif^ elle demanda du même ton 
impératif une pipe, que Ton s'empressa éfalemenl 
de lui apporter. Satisfaite sur ces deux points» elle 
resta silencieuse ^ graye^ pendant que le général 
parlait aux autres chefs. Le capitaiee de Sérionne, 
qui dessinait fort bien, crut roccasioa bonae pour 
fixer sur son calepin les traits de la Pucelle« Celles 
â s'en aperçut tûeutôt, et lui lança un regard fou^ 
droyaut. Ou assure que les musulttaus considèreal 
comme un affront d'ayoir leurs traits reiH'oduits 
sur le papier. A en juger par ceux d'Afrique, ce 
serait une grosse erreur; mais les musulmans de 
l'Afrique française sont civilisés, el ceux-ci étaient 
une troupe de fanatiques* Au bout de quelques 
moments, le général Yusuf les congédia, et je res-- 
tai seul avec lui. i; Eb bien f tt» dit^il, voilà votre 
qualriéme brigide^ mon cher colonel**» ^ Trés^ 



ht L£S BACHI-BOZOURS. 

bien, lui répondis-je; mais la femme?... — Vous 
la ig^arderez, me dit le général ; au sarplas nous 
verrons plus tard. Faites toujours demain matin 
le recensement de tous ces cavaliers avec l'aide 
d'un kodja (secrétaire). » 

Jamais les bachùbozouks ne débrident leurs che- 
vaux, et quant à leurs armes, elles sont, comme 
la bride de leurs chevaux, vissées sur eux. Lorsque 
je vis mes hommes bien établis au bivouac, sur 
l'emplacement qui leur avait été assigné, je fis 
placer ma tente prés d'eux, afin de pouvoir dés le 
lendemain commencer le recensement. J'eus tout 
le loisir de les contempler. Us ressemblaient aux 
autres bachi-4>ozouk8^ c'étaient des membres de la 
même famille. Quant à la Pucelle, elle disparut 
au milieu de ses gardes, et je ne pus l'aper- 
cevoir de la journée, La tente d'une musulmane 
est sacrée. La nuit vint Une fois les feux al- 
lumés, je crus inutile de veiller plus longtemps 
sur ma troupe, et j'allai me coucher. Pouvais-je 



LES BÀCHI-BOZOUKS. 43 

prévoir la fâcheuse surprise qui m'était réservée? 
Dans la uuit^ vers les deux heures du matiû, un 
affreux tapage, accompagné de coups furieux 
appliqués sur les timbales, me réveilla en sui*saut. 
J'écoulai, et il me sembla que les bachi-bozouks 
exécutaient des danses de leur pays. Cédant à la 
fatigue et rassuré d'ailleurs, je me rendormis; 
mais vers les cinq heures du matin, au lever du 
jour, quand j'entr'ouvris doucement les rideaux de 
ma tente pour observer ma brigade, je crus rêver. 
Onze cavaliers seulement m'étaient restés fidèles, 
le reste avait pris la clef des champs. La Pucelie 
du Kurdistan était partie à la tète de sa colonne. 
Ainsi s'expliquait le bruit qui m'avait réveillé. Je 
fis prendre aussitôt les noms des onze fidèles, ce qui 
ne fut pas long, et je courus porter la triste nou- 
velle au général Yusuf. Il eut peine d'abord à me 
croire; il fallut bien cependant se rendre à l'évi- 
dence : la quatrième brigade était désormais perdue 
pour nous. Que devint-elle? se demandera-t-on. 



44 i#BS BàCBNMZI^U&S* 

•^ Ce que derMn&ent les hirondeUes. PersoBBe 
ne le saiu Le plus triste ati milieu de ee dénaûment 
comiqtte^ c'était mpi« Je perdais mon commande- 
ment. Le général me consola, et me serrant la 
maia : t Eh bieni colonel, yoas avesc perdu votre 
brigade; mais vous me servirez de second^ et s'il 
m'arrive malheur, voua prendrez le commande^ 
ment du tout. » 

L'organisation paraissait alors terminée^ et Ton 
croyait avoir un instrument de combat» Il restait à 
le mettre en œuvre. L'expédition de la Dobrutcha 
offrit roGCâsion d'éprouver la nouvelle milice» On 
sait dans quelles circonstances fut décidée cette 
funeste campagne : Je les rappellerai en quelques 
mots. L'armée, depuis son arrivée en Turquie, 
était inactive dans les camps^ et le choléra nous 
étreignait déjà de ses serres cruelles. Beaucoup de 
personnes ont dit et écrit que le maréchal Saint* 
Arnaud, fatigué d'une inaction qui allait peu à son 
caractère et voulant faire oublier l'épidànie, avait 



LS6 BAGH^BOZOUKS. M 

projeté une pointe dans la Dobnitcha pour distraire 
ses troupes et les éloigner d'un pays qui, par suite 
du temps et de l'agglomération, devenait mortel. 
Je ne le crois pas : l'expédition de Grimée étant 
arrêtée depuis longtemps dans sa pensée, la Do- 
brutcha lui devenait nécessaire pour faire diver- 
sion. De Galiipoli (3 Juin 1854), le maréchal écri- 
vait : • La Grimée est mon idée favorite; j'ai pâli 
sur ses plans. » C'était là qu'il voulait porter la 
guerre, et non sur le Danube. Il avait tout le 
monde contre lui) mai9 il avait son flainmlitairê^ 
comme il l'écrit lui-même. En pointant sur la 
Dobmteha, il n'avait d'aube but que d'amener les 
Russes de ce eMè^ tandis qu'avec- la flotte et son 
armée il allait débarquer en Grimée. Un fait 
semble justifier cette hypothèse, c'est que la pre- 
mière division marchait derrière nous, qu'elle 
s'arrêta nn moment à Baltchick, et que ce fut 
de ce point même que plus tard elle fut embar- 
quée. 



46 LES BACHI-BOZOUKS. 



III 



Quoi qu'il en soit, nous reçûmes un jour l'ordre 
de nous tenir prêts à lever notre camp, et le 
22 juillet au matin nous nous mimes en marche; 
rheure de la lutte était arrivée, et les quatre mille 
bachi'bozoukê^ ayant le général Yusuf à leur tète, 
s'ébranlèrent dans la direction de la Dobrutcha. 

Par une journée magnifique, notre longue co- 
lonne, dont Tensemble présentait un coup d'œil 
imposant comme masse de cavalerie, quitta le 
camp de Varna. Nous voyageâmes une grande 
partie de la journée dans des forêts magnifiques, 
et atteignîmes, vers le soir, une vallée charmante 
et fertile, où il y avait un village sans habitants. 
Pourquoi n'y en avait-il point? J'ai dû supposer 



LES BACHI-BOZOURS. 47 

que les popolations faisaient le vide devant les 
bachi'bozouks. Le général Yusnf y établit son bi- 
vouac et donna Tordre de dresser sa tente, la seule 
qui existât dans la colonne; nous marchions sans 
bagages, comme toute colonne légère doit faire. 
L'endroit s'appelait Tchalal-Tchesmé. Comme 
nous traversions la vallée pour. gagner une petite 
éminence boisée où Ton devait planter la tente du 
général, nous aperçûmes un de nos cavaliers mort ' 
et élendu sur le bord de la route; il était tout noir. 
Le cheval broutait l'herbe paisiblement à côté du 
cadavre de son maître. C'était le premier cholé- 
rique depuis la formation des bachi-hozouks. A 
Varna, le choléra sévissait dans le camp français 
et anglais; mais il n'avait pas encore rendu visite 
aux bachi'bozouks^ il attendait son heure. On en- 
terra le pauvre Turc, dont la mort était attribuée 
par quelques optimistes à l'insolation, car il avait ^ 
fait très-chaud toute la journée. Une énergique 
expression de Yauvenargues m'était cependant 



4i I4EI BACHl^BOZOUKS. 

re^eûae en lïièmoire. Dans une page déchirante 
écrile sur «ûe i^traita en Allemagne près de 
Prague : « La mort, disait^il^ non» sttiYait en 
silence. » 

Le 23 juillet, k travers un pays plat, solilaire, 
sans arbres, nous atteignîmes Eavarna, Ou Ton 
derait biyouaquer. Aucune trace d'habitants. An 
loin, en promenant les yeux sur l'horizon^ on 
apercerait de petits renflements de terrain qui 
ressemblaient à des miniatures de montagnes : 
c'étaient les tombeaux des' Russes^ et il y en avait 
beaucoup, assez, disait*on autour de moi, pour 
contenir une armée. ^ Ceux qui parlaient ainsi 
étaient^ils des alarmistes? Je le crus d'abord, mais 
de tristes réalités allaient me prouver le contraire. 

Le 24, nous atteignîmes Bajardjick; même pays, 
même désolation : des lacs d'eau stagnante. Des 
poules de Caithage, qui paraissent avoir pour ce 
pays une prédilection particulière, s'enlevaient à 
chaque instant sous les pieds de nos chevaux^ et 



LES BACHi-«BOZOUKS. 4» 

tronblaiient setileâ do bmit de leurs ailed le silence 
de ces rastes solitudes. Le 26, nous arrivious à 
Mangalia vers les onze heures du matin* Gomme 
le général Yusuf savait que la première division, 
forte de dix mille hommes, suirait U colobne 
avec son artillerie, il prit quelques dispositions 
pour assurer le passage des arrivanls. Mangalia 
est bfttie sur le bord de la mer Noire, et il était 
difflScile de s'y porter avec de rartillerie, la mer 
délayant le sable dans plusieurs endroits, et les 
i*oues pouvant s^y enfoncera chaque pas. Le géné- 
ral fit faire quelques travaux. On établit une 
,espèce de chaussée solide au moyen de poutres 
que Ton put se procurer. Le travail dura plusieurs 
heures. On avait adjoint aux quatre mille baehù 
bozouks un magnifique régiment de lanciers turcs 
de la garde du sullan, plus six pièces d'artillerie, 
qui avaient fait leurs preuves à Silislrie. Le régi- 
ment de lanciers avait deux colonels, Tun Turc et 
Tautre Polonais, le brave et excellent colonel 



50 LES B\GHI-BOZOUKS« 

Kosielski. On fit passer les pièces d'arUllerie torque 
pour essayer la chaussée; on s'assura qu'elle était 
suffisamment solide, et on attendit avec confiance 
l'arrivée de la première division. 

Notre bivouac était établi autour de Mangalia. 
Cette misérable petite ville, sale comme toutes les 
villes turques, ne possédait que quelques puits, et 
le général, dans sa sollicitude pour le renfort 
attendu, en avait fait réserver quelques-uns pour 
la division française ; des gardes avaient été établies 
pour que personne n'en pût approcher. 

Le 2S, à deux heures de l'après-midi, arriva 
cette magnifique division au grand complet, avec 
ses vieux régiments bronzés par le soleil d'Afrique 
et le général Espinasseen tête *. Le général Yusuf 
se porta avec son état-major à la rencontre de la 
division ; il indiqua au général Espinasse les dis- 



1. Le général Ganrobert, commandant de la division, chargé 
par le maréchal Saint-Arnaud d*alier reconnaître la côte de 
Crimée, était alors absent. 



LES BAGHI-BOZOUKS. 51 

positions qu'il avait prises pour assurer le passage 
de la divison et lui garder quelques puits en ré- 
serve. La réponse du général Espinasse signifiait 
à peu prés ceci : f Général Yusuf, j'ai là dix mille 
hommes fatigués, vos puits ne me suffisent pas; 
ne pouvez-vous, avec vos bachi-bozouks ^ aller 
camper ailleurs? » Les deux chefs ne tardè- 
rent pas à se séparer, assez mécontents Tun de 
Tautre. 

Le lendemain de bonne heure, nous montâmes 
à cheval; le général Yusuf laissa filer sa colonne, 
et se dirigea vers la tente du général Espinasse. 
J'accompagnais le général, qui était suivi de son 
porte-fanion. Arrivé à la tenle, le général mit seul 
pied à terre et entra. Je me tenais, avec le porte- 
fanion qui gardait -son cheval, à une certaine dis- 
tance; mais tout le monde sait que les tentes sont * 
en toile, et que le bruit d'une conversation peut 
facilement vous arriver. Quelques mois que je 
saisis involontairement furent prononcés par le 



général EspinâMe avant la fin de l'entretien. « 66* 
néral, disaît-il à notre chef, ce n'eet pas one guerre 
de ^nvage» que nous faisons. » Je cite ces mol» 
parce qu'ils m'amènent à parler de» instructions 
données par le maréchal Saint-Arnaud au géntoil 
Yusttf ayant le départ de la colonne, c'est-à^ireà 
une des nombreuses causes dont Tlnnuence a été 
sensible sur la marche de la campagne. Dans ces 
instructions écrites, le maréchal détaillait les fm'ces 
russes que l'on pouvait rencontrer dans la Dobrut- 
cba. ^ Il y avait, disait le maréchal, un corps 
russe à Babadagh évalué à sept ou huit mille 
hommes; dans les environs, un corps de cosaques, 
et sur le bord de la mer, dans un petit village, nn 
régiment de hussards avec quelques pièces d'artil- 
lerie. € Tâchez de me souffler tout cela si vous 
pouvez, ce serait là un bon coup. Je laisse à votre 
expérience le soin défaire comme vous Tentendres 
pour y arriver. » Puis venait un post-scriptum 
ainsi conçu : « Le général Ef pinasse, qui vous suit 



LK6 BAGHWB0Z0UK6. »S 

atee la premiëro divisioù, déférera à vos ordres 
selon 16B circoûstancf â. v 

Le général YnsaU par les bachi^'bozouks que non» 
avions dans nos rangs, et qui avaient été à Baba^ 
dagh, s'était fait renseigner sur les abords de cette 
ville. On devait marcher longtemps en plaine, et 
Babadagh se trouvait couvert par un rideau de 
petits bois très*-fav0rables pour une surprise^ Il 
avait donc fait son plan» et il raisonnait juste en 
pensant que, par unemarche de nuit tenue secrM^ 
et comme il savait en faire, il pouvait tomber à 
rimproviste sur les Russes, et sinon les souffler 
tous, comme le demandait le maréchal, au moins 
opérer une diversion utitè. Le plan étailbon^mais 
il fallait être soutenu; on pouvait être ramené, et 
le général Yusuf comptait beaucoup sur le post- 
sêriptim de la lettre du maréchal> sur le concours 
que lui prêterait la première division, pour exécu- 
ter son coup demain. Le général Yusuf était donc 
venu s'entendre avec le génial Espinasse* Quand 



54 LES BACHI-BOZOUKS. 

il revint à moi, il paraissait soucieux et préoccupé, 
c Que veut dire, me demanda-t-il, le mot français 
déférer? quelle en est la véritable signification? » 
Je lui répondis que c'était faire une chose avec 
déférence, mais non avec une obéissance passive* 
Le général parut de plus en plus contrarié. 

Nous marchions sur Eustendjé. Il faisait beau 
temps; mais plus Ton avançait, plus la désolation 
et la solitude portaient Tàme à la tristesse. Nous 
atteignîmes Kustendjé dans la soirée. Le 1* régi- 
ment de zouaves, commandé par le colonel Bour- 
baki S nous y attendait. La vue de ces braves nous 
fit du bien. Kustendjé était abandonné, les cosaques 
l'avaient évacué depuis peu de temps, et, suivant 
leur louable coutume, y avaient commis toutes 
les horreurs possibles. Le colonel Bourbaki vint 
saluer notre général, et tous deux s'assirent au 
pied d'un petit monticule, en dehors de la ville, 

1. Aujourd'hui général de division. 



LES BACHI-BOZOUKS. 55 

pour aviser aux dispositions à prendre. Le général 
Yusuf m'envoya en avant établir le bivouac des 
bachi-bozouks, qui fut assis dans la plaine, aux 
bords d'un de ces lacs stagnants si con^nuns dans 
la Dobrutcha. Nous avions à notre état-major une 
sorte d'officier turc qui servait, je crois, au général 
pour les renseignements dont il pouvait avoir be- 
soin sur le pays. Il était maigre, grand, vieux et 
trés-peu rassuré. Nous campâmes en carré, et tout 
le temps que durèrent les travaux de Tinstallation, 
ce brave Turc appréhendait une irruption des 
Russes, c Ce sera certainement, me disait-il, pour 
demain matin au petit jour, c'est la manière d'atta- 
quer des Russes. ^ Profitez alors de la nuit, lui 
dis-je, pour dormir de votre dernier sommeil. » Il 
ne pouvait fermer les yeux, et ses terreurs ne s'é- 
vanouirent qu'au lever de l'aurore. Le général 
ayant donné l'ordre démontera cheval, nous nous 
mîmes en route. Nous marchions depuis le matin, 
et le général Yusuf, pour s'éclairer dans un pays qui 



6 LES MCBI-BOZOUKS. 

pouvait BOQs dêrenir à chaque instant hostile aux 
approches de Babadagh, avait détaché la deuxième 
brigade dé baehi^zouks^ sous les ordres du capi'* 
taine du Preuil. Cette brigade devait pousser une 
forte reconnaissance. Nous cheminions tranquille- 
ment avec le reste de la troupe, quand, vers les onze 
heures du matin, arriva à fond de train, sur un che- 
val couvert d'écume, un sous^ofBcier mulâtre qui 
appartenait au 4'' régiment de chasseurs d'Afrique^ 
et qui faisait partie de nos régiments irréguliers. I^ 
aborda respectueusement le général en 6tant son 
képi, et lui annonça que l'on venait d'apercevoir 
les premières vedettes russes. Ce sousrofficier était 
fils du fameux général français ÀUard, qui a com- 
battu dans rinde avec Rundjet-Sing. J'avoue que 
mon cœur se dilata, car nous errions dans un 
vide désespérant. On lui demanda quelle espèce 
de troupes ce pouvait être; il nous annonça 
des cosaques» Ce sous^'Offlcier mulâtre, venant 
nous annoncer la bienvenue de ces enfaitts du 



LES BACHI-B020ÛKS. Wi 

Nord, présentait à TimaglBation un côntrasia pi- 
quant. 

Le général fit prendre tout de suite quelques 
dispositions, et nous cpntiuuimes à chevaucher 
au-devant de cette armée russe, que nous suppo- 
sions couverle par son éternel rideau de cosaques. 
Nous marchions depuis fort longtemps, toutes les 
lunettes de c»npagne braquées sur l'horizon : on 
n'apercerait rien^ pas un nuage de potisMëre qui 
trahtt l'approche d'un ennemi queloofique. A un 
endrmt appelé Kengeluk, le g^éral Yusuf s'arrêta : 
on ne voyait pas de cosaques, et ou avait même 
perdu toute trace de la direction prise par la 
deuxième brigade, lancée en éclaireur?. Malgré 
des ^voi$ successifs dans tous les sens, aucune 
nouvelle n'arrivait au général. Plongé dans une 
cruelle inquiétude, il était descendu de cheval, 
et, arpentant le terrain, il exprimait avec véhé- 
mence-toutes ses apprébenfiions. Un escadron de 
Unciers turc» qu'il avait envoyé i la découverte 



58 LES BACHNBOZOUKS. 

ayec le capitaine Magnan était parti ; mais les 
heures se passaient, et on n'entendait pas même 
parier de cet escadron, commandé cependant par 
un oificier des plus intelligents. J'étais resté con- 
stamment aux côtés du général. Se tournant yers 
moi : c Montez à cheval, me dit-il, prenez un ou 
deux cavaliers; je compte sur vous pour m'appor- 
ler enfin un mot sur ce qui se passe. » Je partis 
aussitôt, je galopai dans toutes les directions, et 
je vjs de loin quelque chose qui marchait eu bon 
ordre. Je piquai dessus : c'étaient les lanciers turcs, 
avec le capitaine Magnan, à la recherche d'êtres 
invisibles. Ils n'avaient rien vu, rien entendu, et 
rentraient au camp. Je rentrai avec eux. Mon che- 
val était fourbu... Le général nous interrogea, 
mais nous n'avions rien à lui dire. Il mâchait son 
cigare, t C'est la première fois, disait-il, qu'il 
voyait faire la guerre comme cela t Où étaient ses 
spahis, les éclaireurs par excellence? » Tout à 
coup arrive au galop, le-visage bouleversé, Tor- 



LES BACHI-BOZOURS. 59 

donnance du capitaine du Preuil, commandant la 
deuxième brigade. Il versait des larmes. « Mon 
capitaine, dit-il d'une voix étouffée, est acculé 
dans un village par les cosaques ; si on n'arrive 
pas promptement à son secours, c'en est fait de lui 
et de son petit monde. > Ces derniers mots nous 
frappèrent, car nous avions vu partir le capitaine 
avec deux régiments. On fit monter à cheval au 
plus vite deux nouveaux régiments, qui partirent 
dans la direction indiquée par l'ordonnance. Ils 
marchèrent longtemps, conduits par ce pauvre 
homme, qui les égara au milieu des steppes, et 
revinrent, au bout d'une heure ou deux, furieux 
contre leur guide, qui semblait victime d'une hal- 
lucination, et que le général paraissait avoir bonne 
envie de faire fusiller. Tout s'expliqua enfin. Quel- 
ques instants après on aperçut, du point où nous 
étions placés, un petit nuage de poussière qui 
s'élevait à l'horizon. Ledénoûment était tragique. 
Le capitaine du Preuil, en lançant ses deux régi- 



110 IIS fiACHUBO^OOtS. 

mentam éclaireurs, en avait perda un, qui s'totit 
enfoncé dans des régions inconnues sur sa gauche, 
et qu'il n'avait point revu. Avec le régiment qui 
lui restait, le capitaine avait atleiot un petit vil- 
lage appelé Kamasani, et dans lequel se prêtas^ 
^ient quelques cosaques. Courir sus avec ses 
cavaliers avait été l'affaire d'un instant; par mal- 
heur, de tout son régiment il ttait arrivé lui neu- 
vième, le reste n'avait pas voulu dépasser le vil- 
lage, malgré la distribution de coups de plat de 
sabre que leur apppliquait de toutes ses forces un 
officier fort vigoureux, le capitaine de Polignac. 
Ce qui advint de la petite troupe qui s'éiait hé- 
roïquement jetée en avant se devine : ces neuf 
braves, tous du cadra français, et nn bachi'dfozouk, 
plus quelques lanciers de la garde tarque, furent 
tués pour la plupart; le capitaine du Preuil resta 
sur la place, percé de neuf coups de lanee. Le 
seul bachûbozouk qui se fût bravement engagé 
avec les Français enleva le capitaine sons le féu 



us BACHNBOZOUKS. 61 

des coups de carabine des cosaques, et disparut en 
Remportant sur son cbeval. 

Ce nuage de poussière que nous avions aperçu 
dans le lointain, c'était Théroïque petite troupe 
qui revenait toute meurtrie. Le capitaine du Preuil 
était couvert de sang et de poussière, ses vèteptents 
étaient en lambeaux, et sou moucboir teint de 
sang lui enveloppait la tète. Il avait repris ses 
sens et me reconnut. « Aht s'écria^-t-^il, les lâches, 
ils m'ont abandonné. » Ce furent les premiers 
mots qui sortirent de sa bouche. On s'empressa de 
le transporter au camp, où il fut pansé. Le bacbi^ 
bozouk qui avait sauvé le capitaine fut présenté au 
général Yusuf, qui le félicita, et en récooipense de 
ce bel acte de dévouement le nomma bint^adU, 

J'avais lu dans les relations des guerres du pre- 
lùiiff empire que tel officier avait reçu dix, douze 
et jusqu'à dix-neuf coups de lance, et qu'il en était 
revenu. C'était alors une énigme pour moi; mais 
quand Qn cpnsidiffe bien la lance d'un cosaque, 

4 



61 LES fiAGHI-BOiEOUKS. 

qui est d'un pied et demi plus longue que la nôtre^ 
et que Ton regarde le fer qui est fixé au bout, tout 
s'explique : ce fer ne dépasse pas 2 centimètres, 
et n'a pas ces côtés triangulaires qui font ressem- 
bler le fer de la lance française à la baïonnette si 
meurtrière de l'infanterie. 

Le 2* régiment, qui s'était détaché de la brigade 
du capitaine du PreuiJ, rentra au camp fort tard 
dans la soirée, ayant battu la campagne sans avoir 
rien vu. Ainsi se terminait la première affaire où 
les bachi'bozouks eussent été engagés. Le début 
n'était pas heureux. Le général cependant, piqué 
au jeu, se promit de prendre bonne revanche le 
lendemain. Le 1*' régiment de zouaves, que nous 
avions trouvé à Kustendjé, nous avait rejoints, au 
nombre de quinze cents hommes. Cet appoint ve- 
nait fort à propos. La nuit fut des plus calmes, 
comme tous les calmes qui précèdent les grands 
orages. 

Le 28 juillet au matin, le temps était admirable, 



LES BACHI-BOZOÛKS. 63 

le soleil était éclatant, on avait oublié les peines de 
la veille, et toute la cavalerie se préparait à se 
mettre en marche. Les six pièces d'artillerie tur- 
que devaient nous suivre, ainsi que les zouaves, 
qui devaient se tenir à distance, au pas de Tinfan- 
terie, mais nous rejoindre avec leur célérité bien 
connue, si les circonstances l'exigeaient. Tout le 
monde était dans les meilleures dispositions pour 
venger le petit échec de la veille. 

Avant de se mettre en route, le général Yusuf 
fit appeler le capitaine de Sérionne, qui comman- 
dait la troisième brigade, lui donna Tordre de se 
porter en avant, de se bien éclairer, et surtout de 
ne pas le perdre de vue et de se tenir toujours en 
communication avec lui. La brigade, ayant reçu 
ces instructions en termes bien précis, partit sur- 
le-champ comme une volée d'oiseaux, et notre 
colonne se mit en marche derrière elle au pas de 
la cavalerie. Une plaine immense s'étendait devant 
nous. Après l'avoir suivie pendant une ou deux 



64 Les ËACfiI-602ÔUKS. 

iienes, nous arrivâmes à une sorte dé Vdllon, ayant 
la mer à notre droite, et devant nons la ville dé 
Babadagh. Sur les bords de la mer, à notre droite 
par conséquent, se trouvait ce petit village dans 
lequel, d'après les indications du maréchal Saint- 
Amand, devait stationner un régiment de hussards 
russes avec quelques pièces d'artillerie. Llnten- 
fion du général Yusuf, je le suppose, était de mar- 
cher pendant quelque temps le cap sur Baba- 
dagh, puis de se jeter brusquement à droite, de 
tomber sur les Russes, et de les prendre eux et 
leurs pièces. Le l^ de «ouaves aidant, la chose de- 
venait possible. A ce moment toutefois, le général 
Yusuf, ne voyant plus rien à Thorizon qui pût 
Téclairer sur sa communication avec la troisième 
brigade, commença d'avoir quelque Inquiétude. Il 
me donna aussitôt Tordre de pousser en avant pour 
voir si je ne découvrirais pas la direction que le 
capitaine de Sérionne avait prise. Je partis, suivi 
d'un trompette et d'un porte-fanion. Arrivé assez 



LÉS BACHI-BOZOUKS. . M 

loin, je me dirigeai sur une légère éminence, d'où 
je pouvais plonger dans le vallon. Malgré une ex- 
cellente lunetle, j*eus beau regarder, je ne. vis 
rien. Bien éclairé sçr ce point; je dépêchai au gé- 
néral mon trompette, chargé de lui expliquer c6 
qui en était. Au bout de quelque temps, je vis un 
fort nuage de poussière s'avancer vers moi : c'était 
le général avec toute sa colonne qui arrivait au 
grand trot. Le trompette, n'ayant rien compris à 
mes instructions, avait annoncé au général que le 
capitaine de Sérionne était engagé, et que j'enten- 
dais la fusillade. On peut juger de la colère que 
provoqua ce faux rapport quand on connut la vé- 
rité. De telles méprises cependant sont des contre- 
temps auxquels Thomme vieilli dans la guerre de- 
vrait être préparé, et puis avec les bachi-bozoukt 
il aurait fallu s'attendre à tout. Quoi qu'il en soit, 
l'inspection des traces du sabot des chevaux sur le 
sol m'ayant convaincu que la colonne d'éclaireurs 
se dirigeait à gauche, je fis part de ma découverte 



66 LES BACHI-BOZOURS. 

au général. C'était un nouyeau mécompte : il vou- 
lait aller à droite, et se voyait forcé d'aller à gau- 
che. Un officier d'ordonnance reçut l'ordre de 
courir à toute bride vers la colonne en marche et 
d'arrêter son mouvement. Au bout de trois quarts 
d'heure d'une course échevelée, il revint annoncer 
qu'il avait rencontré la colonne de M. de Sérionne, 
que celui-ci ne pouvait arrêter son mouvement, 
ses tirailleurs étant engagé? avec la cavalerie russe. 
Il ne nous restait plus qu'à marcher, et c'est ce que 
nous finies. On descendit dans le vallon, on prit à 
gauche au ^rand trot. Les zouaves flairaient de la 
besogne, et couraient comme des lièvres. Arrivés 
sur une éminence, nous eûmes enfin une idée 
assez nette de l'action commencée. Cosaques et 
bachi-bozouks se fusillaient à nos piods, dans des 
prairies coupées par une petite rivière, sur laquelle 
était jeté un pont conduisant au village de Periklé, 
séparé de la rivière par une distance d'une ving- 
taine de pas. Les cosaques, refoulés, avaient repassé 



LES BàCHI-BOZOUKS. 67 

la petite rivière ; les bachi-bazouks^ enlevés par le 
cadre français, qui prenait toujours la tète^ les 
poussaient dans le village, où Ton se fusillait à 
bout portant. « Lâchez le»^ zouaves! » disait-on; 
mais le général Yusuf, qui est fin, et qui croyait 
à une embuscade, puisqu'il ne voyait rien de l'au- 
tre côlé, les gardait comme réserve et pour le cas 
critique. Il donna Tordre au brave commandant 
Magnan de traverser la rivière avec ses deux ré- 
giments, puis, se ravisant, fit arrêter le mouve- 
ment, et le combat se changea en une fusillade 
insignifiante. 

Quelques cosaques et quelques bachi-bozouks 
étendus par terre prouvaient que la lutte avait été 
bonne, quoique courte. Ces derniers avaient en 
quelque sorte rétabli leur réputation; mais le ca- 
dre français aurait enlevé les plus lâches, et ils 
combattaient sous les yeux de leur sultan, le géné- 
ral Yusuf. Puis ce village les alléchait : il y avait 
chance de pillage. Aussi, quand on sonna la re- 



M LES BACHI-BOZOURS. 

traite, cnl-on grand'peine à les réunir; le village 
les fascinait évidemment. Ils ne revinrent qu'à 
contre-cœur, quelques-uns rapportant des têtes 
coupées qu'ils crurent'devoir mettre aux pieds de 
leur pacha; mais, quoique la guerre d'Afrique 
l'eût accoutumé à de pareilles horreurs, le général 
Yusuf repoussa avec dégoût Thommage de ces 
cannibales. Il s'empressa d'envoyer un parlemen- 
taire à rhetman des cosaques pour l'assurer qu'il 
déplorait cette manière de faire la guerre, et qu'il 
repoussait toute participation à de pareils actes, 
dont une punition sévère allait faire justice. Le 
respect de la vérité m'oblige à dire que ce parle- 
mentaire revint sans avoir pu remplir sa mission : 
il eut beau agiter son mouchoir blanc, les cosa- 
ques le reçurent à coups de carabine, et il nous 
revint tout haletant, mais sain et sauf, dans la 
soirée. 

J'avais donc pu voir de prés des cosaques; mais 
dans nos adversaires de 18S4 je ne retrouvai plus 



L83 BACHI-BOZOURS. 60 

le type tà connu de 1816. Ils portaient de longues 
capotes brunes, et sous ces capotes une tunique 
gros-vert sur les pattes de laquelle était marqué le 
numéro de leur sotnia S des bottes chaussées par- 
dessus le pantalon et des casquettes sans visière. 
C'est la 17» sfdnia qui avait figuré dans ee petit 
combat de Periklé. 

Au combat succéda la marche par une chaleur 
étouffante. On respirait du feu. Plusieurs orages se 
formaient, les éclairs nous aveuglaient, et le ton- 
nerre commençait à gronder. On marchaittoujours. 
Les zouaves, fatigués de leur course impétueuse, 
nous suivaient avec peine, cha^ant devant eux un 
troupeau de moutons, prix d'une heureuse razzia* 
Le général n'avait pas perdu Tespoir de rencontrer 
les hussards russes ; mais à quatre heures du soir, 
la poursuite s'étant trouvée inutile, ordre fut donné 
de reprendre là direction de notre bivouac du 

1. On sait que les cosaques sont organisés par compagnies 
de cent hommes, qui forment ttne sotnia. 



70 LES BACHI-BOZOUKS. 

matin, le bivouac de Kerkaluz. L'orage continuait, 
mais sans pluie ; des bouffées d'air chaud nous brû- 
laient la figure, la soif nous étreignait à la gorge. 
Nous revînmes à Kerkaluz sous le poids d'une va- 
gue inquiétude que la présence d'un ennemi nou- 
veau, le choléra» allait bientôt justifier. 



IV 



La journée touchait à sa fin, aucune goutte de 
pluie n'était tombée, et le temps restait orageux. 
Le général avait fait dresser sa tente sur une petite 
élévation de terrain qui dominait tout le bivouac. 
J'étais près de lui. Il était à pied, causant avec un 
colossal hachirbozouk^ Turc du plus beau type, son 
chaous * de prédilection. Il s'interrompit un mo- 

1. Exécuteur des hautes-œuyres. 



LES BACHI-B020URS. 71 

ment pour me donner un ordre à porter dans le 
bivouac, qui était à nos pieds. Je partis, et mon 
absence ne dura point un quart d'heure. A mon 
retour, le général était seul, et je remarquai une 
profonde altération sur ses traits. « Vous avez vu, 
me dit-il, le bachûbozouk avec lequel je causais il 
n'y a qu'un instant? » Et sans me laisser le temps 
de répondre : c Voilà qu'on l'enterre, ajouta-t-il, 
il vient de mourir subitement! » Cet homme était 
la première victime du fléau qui allait nous déci- 
mer. Le choléra nous annonçait sa visite. 

La nuit qui précéda cet événement sinistre fut 
horrible. De dix heures du soir à minuit, deux 
cents bachi-bozouks furent frappés et moururent. 
Personne ne dormait. A chaque instant, le général 
recevait d'affreuses nouvelles; mais son âme intré- 
pide était plus forte que le mal. Il voulait recom- 
mencer sa battue le lendemain, et avait môme fait 
appeler le commandant Magnan pour lui donner 
une petite colonne ; le choléra était trop bien notre 



71 LB8 6ACHI.B020UKS. 

maître, et il fallut abandonner ce projet. Enfin 
nous vîmes poindre les premières clartés du ma- 
tin, et en môme temps se dessinèrent au milieu du 
crépuscule, sur notre droite, dans la direction de 
Varna, les masses de la première division , com- 
mandée par le général Espinasse, qui, resté en 
arrière de nous, mais informé de nos deux enga«* 
gements, accourait à notre aide. Il craignait que 
nous n'eussions affaire à tout le corps d'armée 
russe, que Ton évaluait à dix mille hommes avec 
trente-cinq pièces de canon. Il avait décampé la nuit, 
sans sacs, et ce fut peut-être sa seule faute, car les 
sacs contenaient les couvertures, qui allaient deve- 
nir plus précieuses que les fusils. Les Russes en 
effet étaient loin, et peut-être aussi malades que 
nous. 

Les deux généraux réunis tinrent conseil. Leur 
avis fut de battre en retraite et de regagner Varna 
au plus vite. On n'avait pas d'autre moyen de con- 
server quelque débris de Tinfortunée colonne. L'oiv 



- LES fiACfil-ÈOZOUItS. 7à 

dre de départ fut donne immédiatement. Le diffi- 
cile était de mettre en mouvement les ftacAt-Jo-srotifo, 
grands amateurs de café, et qui, en leur qualité 
d'irréguliers, prolongeaient indéfiniment leur re- 
pas du matin. Le crieur public remplaçait chez 
nous, je l'ai dit, le tambour et la trompette : on lui 
enjoignit d'annoncer le départ. Ce crieur avait un 
accoutrement des plus bizarres. Il portait sur la 
tête un casque orné d'une multitude de petites 
glaces, qui le faisaient resisembler à un miroir 
pour attirer les alouettes, avec trois queues énor- 
mes de renard qui pendaient par derrière et un 
plumet rouge. La veste bariolée du bachi-bozouk^ 
des gants à la Crispin, qu'il avait probablement 
volés à quelque cuisinier, une paire d'épaulettes 
de grenadiers complétaient son costume. Il était 
monté sur un fort petit cheval, pas plus haut que 
le mulet de Saucho. Il ne ressemblait pas mal ainsi 
à un héros de quelque bal masqué du carnaval 
parisien égaré dans la Dobrutcha. En revanche, il 

5 



74 LRS BACHI-BOZOURS. 

avait une yoU de Stentor. Oo adit qae l'empereur 
Nicolas parvenait à se faire entendre distinctement 
de cent mille hommes. Notre crieur eût pu rendre 
des points à l'empereur de toutes les Russies : il 
eût fait manœuvrer les armées de Darius et de 
Xercès avec autant de facilité que la plus chétive 
patrouille. Ce porte-voix humain nous rendait les 
plus grands services ; les chevaux eux-mêmes dres- 
saient les oreilles quand il annonçait du haut de 
sa monture que Fon allait se mettre en route. Le 
jour de notre départ pour Varna, il accomplit plus 
consciencieusement que jamais sa tâche; mais sa 
voix ne nous appelait plus aux armes, et résonnait 
à nos oreilles comme la trompette du jugement 
dernier. 

Avant de quitter cet affreux bivouac, on enterra 
les morts, et on disposa tout pour le transport des 
mourants. Puis commença le douloureux épisode 
qui répandra un éclat à jamais sinistre sur le nom 
de la Dobrutcha. On se mit en marche dans Tordre. 



LBS BACHI-BOZOUKS. 75 

suivant : la première division en tète, -^ les zona-* 
ves ensuite,— -puis les tocAî-boirotiia, enfin un petit 
corps d'arrière-garde composé d'infanterie. Dès les 
premiers pas, on put comprendre ce que serait 
cette retraite. A chaque instant, c'était un soldat, 
un bachi'bozouk, un de ces vieux zouaves au teint 
bronzé, vétérans d'Afrique, qui se roulait sur la 
route, le visage contracté par les plus atroces souf- 
frances. On courait à lui, il n'était déjà plus. Ainsi 
se passa la première journée, pendant laquelle 
nous perdîmes de vue la première division, que 
nous retrouvâmes le lendemain matin aux bords 
d'un lac, occupée à creuser de grandes fosses, au- 
tour desquelles étaient entassées de nombreuses 
victimes. On passa devant elle en silence. Personne 
n'osait demander des nouvelles d'un ami, de peur 
qu'on ne vous montrât ses restes au milieu des 
cadavres amoncelés. 

Pour donner une preuve de la rapidité avec la- 
quelle sévissait l'horrible fléau, j'aurais le choix 



76 LES BACHI-BOZOUICS. 

entre mille exemples; J'en citerai un seal. Un 
jeune sous-lieutenant du 6« régiment de dragons, 
qui faisait partie de Tun des régiments de bachi-- 
bozouks, vint, pendant que nous étions en marche, 
se plaindre au général Yusuf d'un violent mal de 
tête; il ne pouvait plus suivre, et suppliait qu'on 
le laissât reposer là où il était. Lergénéral, impas- 
sible et préoccupé avant tout du devoir, lui or- 
donna d'aller rejoindre sa compagnie... Le jeune 
officier insista. Le général s'attendrit alors; il n'a- 
vait pu voir sans émotion cette figure d'enfant toute 
pâle et marquée de l'empreinte d'une mortelle 
souffrance, c Partez au galop, lui dit-il. En avant! 
en avant I et ne vous arrêtez que quand la transpi- 
ration de votre corps égalera celle de votre cheval. 
Croyez-moi, mon ami, ne vous laissez point abat- 
tre, courez à bride abattue, et vous serez guéri. » 
Le jeune homme, plein d'énergie, luttant contre 
la douleur, partit à la voix de son général. A quel- 
ques pas de là se trouvait un petit buisson, le seul 



LES BACHI-BOZOUKS. 77 

^ qu'on aperçût dans cette plaine maudite. L^offlcier 

E l'avait remarqué, et, croyant trouver sous son 

> ombre une trêve à ses souffrances, il se laissa 

i glisser de cheval, à peine arrivé devant la chétive 

oasis. Quand nous arrivâmes à notre tour, il ren- 
t dait le dernier soupir. Malgré tous les secours 

y qu'on lui prodigua , il mourut en quelques mi- 

nutes à vingt-quatre ans I 
[ Nous atteignîmes Kustendjé. On s'arrêta. Déjà 

on ne s'occupait plus des morts de la route; mais 
il fallait s'occuper de ceux qui expiraient aux 
lieux de campement, sans quoi la peste aurait pu 
se mettre de la partie, et quelques-uns croyaient 
^ déjà l'avoir aux trousses. Je me souviens à ce pro- 
pos de l'un de nos chirurgiens, nommé Perrin, 
dont le courage était à la hauteur du dévouement, 
et qui faisait des observations au milieu de nos 
troupes journellement décimées, comme s'il se fût 
trouvé à l'École de médecine. .Le matin de l'un 
de ces tristes jours, je le vis accourir à moi, le 



7S LES BACHI-BOZOUKS. 

visage rayonnant, c Ghutt ne dites rien; je tiens 
un magnifique cas de peste, des bubons bien au- 
thentiques. Venez voir cela... » J'allai avec lui; le 
bachi-bozouk "ven^di d*expirer; le docteur examina 
bien les bubons, c Encore une illusion, me dit-il, 
c'est toujours le choléra I > La science a aussi ses 
mirages. 

Le lendemain, après une nuit pleine d'angoisses, 
on continua la marche sur Varna. Le brave com- 
mandant Hagnan fut laissé avec un de ses régiments 
pour creuser les fosses, enterrer les morts et rainas- 
ser les mourants. Cet héroïque officier, tombé si 
glorieusement devant Sébastopol le jour de l'assaut, 
était capable de tous les dévouements. En racon- 
tant ces heures lugubres, il est doux d'avoir à 
reposer ses regards sur de si nobles natures et de 
leur payer le tribut d*hommage dû à leur héroïsme. 
La marche sur Varna fut aussi meurtrière que la 
marche sur Kustendjé. C'est au milieu de mou- 
rants frappés par centaines que nous arrivâmes à 



LES BÂCHI-BOZOUKS. 7» 

quelques lieues de la petite ville de Mangalia. 
A cet endroit, il y eut halte. Le général voulait 
arriver avant la colonne à Mangalia. Il partit donc 
pour cette ville avec son état-major, me laissant le 
commandement pendant cette halte, avec Tordre 
de ne continuer la marche qu'après avoir reçu de 
nouvelles instructions. 

Déjà, par malheur, cette colonne ne présentait 
plus que rimage de la déroute : les oflSiciers ne 
marchaient plus avec leur troupe; les pelotons^ 
les escadrons, les régiments, tout était confondu, 
et la consternation était peinte sur toutes les fi- 
gures. Le cadre français présentait seul un con- 
traste frappant, au point de vue de l'organisation 
morale, avec les bachi-^bozouks. Nos officiers gar^ 
daient la tête haute et ne se mêlaient point avec 
les soldats. C'était parmi les bachi-bozouks, troupe 
désormais jugée, que régnait. le plus grand dés- 
ordre. Beaucoup de ces malheureux, abandon- 
nant leurs rangs, avaient fui vers Varna. J'eus' 



80 LES BACHI-BOZOUKS. 

beaucoap de peine è rallier et à masser lepea qui 
m'en restait sur les bords d'un lac stagnant, lieu 
choisi pour la halte. On s'arrêta ; les hommes ne 
firent même pas le café, dont la préparation leur 
aurait offert une distraction et un réconfortant. 
Mes ordres réitérés furent inutiles; ils me regar- 
daient d'un air morne et hébété, se couchaient là 
où ils s'arrêtaient, et ne voulaient plus se relever. 
Aucun abri ne s'offrait pour les protéger contre les 
ardeurs d'un soleil de plomb, car nous n'avions 
emporté aucune tente en partant de Varna. La po- 
sition était horrible. A chaque instant les officiers 
venaient me dire que la halte se prolongeait trop, 
que les miasmes putrides qui s'exhalaient du lac 
leur enlevaient sans cesse du monde, et qu'il était 
à craindre que cet endroit ne fût notre tombeau à, 
tous. J'avais les ordres du général, et, fidèle à 
l'inflexible consigne militaire, je parvins pendant 
quatre heures, malgré leurs supplications, à les 
maintenir sur place. Au bout de ce temps, qui me 



LES BACHI-BOZOURS. 81 

parut un siècle, le général me dépêcha un de ses 
officiers d'ordonnance pour m'inviter à venir le 
rejoindre avec la colonne à Mangalia. Je quittai ce 
lieu maudit; mais que de fosses marquèrent la 
place que nous occupâmes seulement quelques 
heures f Pour combien d'entre nous cette halte fut 
la halte éternelle I 

C'est un motif impérieux qui avait décidé le 
général Yusuf à nous quitter. Il avait appris que 
la première division était restée en arrière, que 
les soldats tombaient par centaines sur les routes, 
et qu'ils n'avaient même pas de vivres. Le géné- 
ral était aussitôt parti pour Mangalia; il avait 
4rouvé là un vapeur français, réuni quelques sub- 
sistances, et envoyé les lanciers turcs avec quel- 
ques bachi-bozouks porter à cette malheureuse di- 
vision de quoi suffire aux premiers besoins. Le 
colonel Kosielski conduisait seul la petite troupe 
chargée de ravitailler la première division. Je paye 
ici une dette de cœur et de reconnaissauce à ce 



8) LES BÀCHI-BOZOUKS. 

brave et digne officier polonais, dont le nom a été 
oublié dans les ouvrages publiés sur la terrible 
catastrophe. Il manqua payer de la vie ce grand 
acte de dévouement, car, rentré le soir avec ses 
cavaliers, brisé d'émotion et de fatigue, il tomba 
sans connaissance au milieu de nous, et nous le 
crûmes mort. Revenu à lui, il nous peignit dans 
des termes qui faisaient venir les larmes aux 
yeux l'état dans lequel il avait trouvé la première 
division. Le choléra en avait dévoré une grande 
partie; le général Espinasse avait perdu presque 
tous ses aides de camp. Partout des cadavres, par- 
tout aussi des mourants^ que les bachi-bozouks 
hésitaient à emporter. Il avait fallu que le brave 
colonel prêchât d'exemple, et, prenant lui-même 
les malades dans ses bras, les plaçât sur les che* 
vaux. On ne pouvait plus dignement remplir une 
noble mission. 

Ce n'est point à Mangalia même que fut fixé 
notre bivouac. Il était impossible de s'établir dans 



LES BACHI-BOZOUKS. 83 

celte ville avec une colonne. Nous en fîmes donc 
le tour et allâmes bivouaquer sur la route de 
Varna. L'aspect de la malheureuse petite ville de 
% Mangalia était horrible à contempler. Il faudrait 
la plume de Thucydide racontant la peste d'Athè- 
nes pour donner Tidée d'un spectacle aussi affreux 
Les places, les rues, les maisons, les jardins re- 
gorgeaient de malheureux entassés les uns sur les 
autres; on en trouvait jusque dans les citerne, 
où, cherchant un terme à leurs horribles souf- 
frances, quelques-uns s'étaient précipités*. Il fal- 
lait aviser au plus vite, sans quoi le fléau allait 
nous dévorer. Le commandant Magnan avait ac- 
compli sa mission à Kuslendjé et nous avait re- 
joints. Le général Yusuf me fit appeler. « Colonel, 
me dit-il, je compte sur votre dévouement aujour- 

1. On a dit que, pour, apporter plus de diligence dans les 
enten-emente, l'armée avait jeté ses morts dans les citernes. 
Le fait est inexact. J'ai vu moi-môme un malheureux courir se 
précipiter dans une citerne, où déjà plusieurs victimes du 
même délire avaient trouvé la mort. 



84 LES BACHIBOZOUKS. 

d'hui, et sur celui de chacun de mes ofiBciers. Il 
faut pénétrer dans la ville, et déblayer les mes, 
les jardins, les maisons des morts qui s'y trouvent, 
m'enterrer tout cela, et au plus vitç, avant l'ar- 
rivée de la première division. Choisissez ce qu'il 
vous faut de monde. Yoici des pelles, des pio- 
ches; partez, et que l'on se mette à la besogne tout 
de suite li 

Je choisis aussitôt quelques bachùbozouks de 
bonne volonté, et je leur adjoignis quelques sous- 
ofSciers français dont je connaissais l'énergie. 
Avec mes cent bachi-bozouks ei trois sous-ofiQciers 
français armés de pelles et de pioches, ayant avec 
moi le brave et dévoué docteur Pèlerin, ainsi que 
notre chirurgien, je pénétrai dans la ville. Tra- 
versant les rues de Mangalia, étroites et tortueuses 
comme celles de toutes les villes turques, j'arrivai 
sur la place de la Mosquée, où deux officiers de 
notre brave marine et un chirurgien vinrent s'of- 
frir à partager nos travaux. Je les remerciai vive- 



LES BAGHI-BOZOUKS. 85 

ment et nous commençâmes l'opération. C'est vers 
la mosquée qu'accompagné du chirurgien Perrin 
je me dirigeai d'abord. Un affreux spectacle nous 
y attendait. Cette mosquée était littéralement en- 
combrée de morts et de mourants, qui, les uns sur 
les autres, s'étaient jetés dans cet asile vénéré de 
leur croyance religieuse, espérant y trouver un 
refuge contre l'implacable fléau. Couchés les uns 
sur les autres, ils étaient là depuis quarante-huit 
heures, au milieu d'une atmosphère infecte. Dès 
qu'ils nous aperçurent, ceux que la vie n'avait pas 
encore abandonnés cherchèrent à se soulever en 
étendant les bras. « Varna! Varna! » s'écriaient- 
ils. Varna, où le choléra les avait épargnés, était 
pour eux le paradis, le salut. 

Nous restâmes un quart d'heure, cherchant à les 
consoler de notre mieux, leur promettant tout ce 
qu'ils demandaient. Le chirurgien Perrin, d'un 
courage et d'un dévouement au-dessus de tout 
éloge, s'appliquait à dégager les mourants de des- 



86 LES BACHI-BOZOUKS. 

soas 163 morts. Héroïque et terrible travail ! car 
Tentassement était considérable. Le docteur se 
sentait à son poste dans ce lieu funèbre; il n'en 
voulait plus sortir. Je le laissai pour chercher mes 
hommes, que je craignais toujours de voir se dé- 
bander. Sur mes trois sous-officiers, j'en trouvai 
un mourant et Tautre mort. Ce dernier était un 
vaillant soldat du i^"" régiment de hussards, et je 
i*aimais beaucoup. C'était un des neuf braves qui 
avaient suivi le capitaine du Preuil chargeant les 
cosaques dans l'affaire de la première journée. 
Comme il y était, je tenais de lui tous les détails 
du combat. En me les racontant le soir au bivouac, 
il me disait avec un accent de joie guerrière dont 
je me souviens encore : « Enfin j'ai donc pu 
rendre aux Russes le coup de sabre qu'ils ont al- 
longé sur la figure de mon père en 1812 !. . . Il a été 
longtemps leur prisonnier. Pauvre père, il me 
Tavait fait promettre en partant! Eh bien ! un des 
leurs en tient à travers le nez I Nous sommes 



LES BÀCHI-BOZOUKS. 87 

quittes, i Je retins mes larmes à la vue du corps 
déjà glacé de ce brave soldat; il était temps de se 
mettre à l'œuvre. J'envoyai une partie de mes 
hommes creuser de grandes fosses au bord de la 
mer, et, avec le reste, pénétrant dans les maisons^ 
dans les jardins, partout où nous apercevions des 
morts, nous procédâmes à un enlèvement général 
de tous les cadavres*. Parmi les difficultés de ce 
rude labeur, je dois noter celle d'employer les 6a- 
chi-bozouks^ qui ne nous aidaient qu'avec une ex- 
trême répugnance. Il fallut en venir aux coups 
pour les y forcer. La besogne terminée, nous quit- 
tâmes ce foyer d'infection, et nous rentrâmes au 
bivouac à la tombée de la nuit. L'opération avait 
commencé à onze heures du matin! Je rendis 
compte de ma mission au général Yusaf. Il avait 



1. On a dit qae ropération n'avait pas eu un résultat com- 
plet. Ce que je puis affirmer, c*est que j*ai présidé à l'enterre- 
ment de douze à quinze cents victimes. CeUea que Ton a re** 
trouvées plus tard avaient été frappées derrière nous. 



88 LES BACRI-BOZOUKS. 

comme nous tous le cœur navre ; mais le deycir 
parlait plus haut, et sa figure gardait une stoïque 



Les heures d'épreuve touchaient heureusement 
à leur terme. Nous avions retrouvé à Mangalia le 
général Canrobert. Sa présence avait produit le 
meilleur effet sur les troupes. J'ai vu de pauvres 
soldats embrasser les pans de son uniforme en 
rappelant leur père. Le général contemplait avec 
une profonde tristesse les restes de sa magnifique 
division; mais la reconnaissance de ses soldats 
adoucissait sa mâle douleur. La première division, 
en retrouvant son chef, avait retrouvé l'espé- 
rance. 

On s'arrêta peu de temps à Mangalia, et dès 
qu'on s'éloigna de cette petite ville; l'horrible 
fléau sembla diminuer. Il y eut bien encore quel- 
ques cas, mais le choléra se reposait; il avait assez 
fait de victimes pour être fatigué. La moitié des 
bachi'bdzouks étaient morts, une partie fuyait à 



LES BÂCfll-BOZOURS. «9 

lire d'aile vers Varna sans se retouraer ; le reste, 
en désordre, demeurait encore fidèle au drapeau. 
Nous reprîmes, pour rentrer à Varna, le même 
chemin que nous avions suivi pour entrer dans la 
Dobrutcba. 

Notre marche de retour ne fut signalée que par 
deux incidents, l'un dont notre bivouac de Ka- 
pakli fut le théâtre, l'autre qui précéda de peu 
notre rentrée à Varna. Le héros du premier épi- 
sode était le chaous Mustapha. Qu'on imagine une 
figure de bandit et un costume de pirate. Ce digne 
chaous avait commis tous les crimes. D'où sortait- 
il? Personne ne l'a jamais su, et peut-être tenait-il 
à ce qu'on Tignorât. Il parlait même un peu l'an- 
glais. Comme je comprenais cette langue, je pou- 
vais, dans les récits qu'il faisait aux heures d'ex- 
pansion, surprendre des atrocités de toute espèce. 
C'était lui qui faisait administrer, sous sa direc- 
tion intelligente, les rares coups de bâton que le 
général Yusuf était obligé de faire donner parfois 



M LES BACHI-IOZOUKS. 

à des hommes dont plusieurs avaient mérité la 
corde et les galères... A cet effet, Mustapha s'était 
adjoint quatre estaflers qui, sur un signe, appré- 
hendaient le patient et lui appliquaient sur le 
ventre un cataplasme des moins émoUienls. Mus- 
taphai qui était observateur de sa nature, avait 
jugé que c'était le point le plus douloureux 
de notre organisme, et il en faisait le siège 
spécial de ses exécutions. La question ordinaire et 
extraordinaire était jeu d'enfant à] côté de ce 
moyen, et il était rare qu'au troisième coup le pa- 
tient ne s'avouât pas coupable d'avoir incendié lô 
ciel et la terre pour obtenir grâce. Son nom seul 
faisait dresser les oreilles aux bachi-hozouks dont 
la conscience était un peu troublée. Une de ses dis- 
tractions favorites était de façonner lui-môme, tout 
en marchant dans nos rangs, les baguettes qui ser- 
vaient d'instruments de supplice à ses cstafiers. 
Chaque soir, il distribuait les bâtons récoltés dans 
la journée à ses dignes suppôts, qui le suivaient, 



LES fiA€fil-BOZOUKS. 91 

chargés du redoutable faisceau, graves et fiers 
comme des licteurs romains. 

Tel était Tbomme : roici maintenant Tépisode 
en question. — Le jour où nous arrivâmes à Ka- 
pakli pour la halte, le général voulait prendre un 
peu de repos; son esprit avait été trop agité par 
les derniers événements pour qu'il n'en eût pas 
un impérieux besoin. Il avait donné à cet effet 
une sévère consigne à Mustapha, qui avait pré- 
paré ses baguettes, s'attendant bien à sortir enfin 
de l'inaction que lai avait imposée le choléra. Il 
connaissait à fond les bachi-bosouks^ et il savait 
qu'il aurait plus d'une infraction à punir. Il avait 
tracé aux irréguliers un cercle de Popilius qu*un 
seul, plus hardi que les autres, osa franchir. Ac- 
cueilli par une volée de coups de baguette, le pau- 
vre diable se sauvait de toute la vitesse de son pe- 
tit cheval, quand Mustapha voulut le poursuivre. 
Le terrible chaous faillit être victime de cet excès 
de zèle : un coup de pied du cheval qu'il reçut en 



M LES BACHI-BOZOUKS. 

pleine poitrine retendit roide sur le sol. Il restait 
immobile, la face contre terre; on le crut mort. A 
cette vue, on ne peut se figurer les cris de bon- 
heur et de triomphe que poussèrent les bachi-bo- 
zouks; mais Mustapha était encore de ce monde : 
il leva la tête, il ouvrit un œil et dirigea sur les 
rieurs un morne regard. L'effet fut électrique : 
tous se sauvèrent comme des moineaux effarou- 
chés, tant ils redoutaient que le chaous ne les eût 
reconnus. On peut juger par ce fait de la terreur 
qu'inspirait cet homme. Je ne sais ce qu^est de- 
venu répouvantail des baehi'boz(mks\ mais s'il a 
jamais rencontré, seul, la nuit, sur les routes de 
l'Orient, quelqu'un de ses anciens frères d'armes, 
je crains fort qu'il n'ait payé chèrement l'honneur 
d'avoir été quelque temps l'exécuteur des œuvres 
de notre justice militaire. 

Le dernier épisode qui marqua notre retour fut 
aussi un dernier contre-temps à mettre sur le 
compte du choléra. Il fallait passer, pour regagner 



LES BACHI-BOZOUKS. 9S 

Varna^ près de la troisième division, qui avait ap- 
pris les désastres causés dans nos rangs par le 
fléau. J'étais chargé de masser les débris de nos 
trois brigades et de les maintenir sur une petite 
éminence boisée, tandis que le général Yusuf se 
porterait de sa personne auprès du prince Napo- 
léon, commandant la troisième division. Notre co- 
lonne était réduite à une poignée d'hommes, et 
j'avais pu faire ce jour-là une chose exception- 
nelle en cavalerie : masser trois brigades dans un 
bois d'un arpent carré ! Mais je n'étais pas à bout 
de surprises. La troisième division, nous ayant 
aperçus, se déploya en tirailleurs ; elle avait ordre 
de ne laisser pénétrer aucun bachi-bozouk dans son 
camp.Nousne pensions plus au choléra ; mais la troi- 
sième division y pensait : elle avait établi un véri- 
table cordon sanitaire autour d'elle ; nous étions des 
pestiférés! On vint m'apprendre qu'un de mes ba- 
chi-bozouks venait d'être tué par un tirailleur d'in- 
fanterie. Il n'en était rien heureusement, et je 



•4 LBS KACHI-BOZOUKS. 

doute même que tes armes des tirailleurs fussent 
chargées. Quelle conclusion cependant tirer de ce 
fait? Une bien naturelle : c'est que si vous voulez 
être reçu à bras ouverts, il ne faut pas avoir eu le 
choléra. 

Nous arrivâmes à Varna le 7 août 1854, et Ton 
nous envoya camper loin de la ville, dans des bois 
prés d'un grand lac. Quelques jours après, nous 
reçûmes Tordre de reprendre notre ancien bi- 
vouac sous le canon de Varna. La question d'orga- 
nisation, qu'on avait complètement négligée pen- 
dant le choléra, reparut alors sous une nouvelle 
forme. Ce n'était plus la formation des bachùbo^ 
ztmks qu'il s'agissait de diriger, c'était leur licen- 
ciement qu'il fallait régulariser. C'est un dernier 
chapitre de leur histoire qui, comme tous les au- 
tres, a sa signification militaire. 



LBS KlCftUEOZODRS. n 



Le général Yasuf était rentré à Varna, me lais* 
sant le commandement des bachi-bozouks. Le voile 
était tombé; il fallait renoncer à l'organisation qui 
avait éveillé tant d'espérances. Entouré de gardes 
et à^cbaousy j'occupais la tente que le sultan avait 
mise à la disposition du général, vaste maison en 
toile, avec une galerie commode pour la prome- 
nade. Chaque jour, le général venait me trouver 
dans cette belle habitation pour passer la revue 
des backi-bozouks^ qui rentraient en fort petits 
groupes dans le camp. Ce qui les alléchait, faut-il 
le dire? c'était la solde qu'on leur faisait réguliè- 
rement sous les yeux mêmes de leur sultan. Nous 
possédions des mercenaires dans toute l'acception 
du mot. 



•6 LKS fiACHI-BOZOUKS. 

Poavail-on utiliser ce qui nous restait de cette 
masse confuse? La question fut posée un moment. 
Nous avions parmi les bachi-bozouks des Arabes 
de Syrie, excellents cavaliers, qui offraient une 
grande analogie avec nos spahis d'Afrique. On 
pensa qu'il serait facile d'en tirer quelques régi- 
ments, dont le commandement, après triage, se- 
rait destiné au brave capitaine Magnan, qui par- 
lait leur langue. Commanïlée par un officier aussi 
brave et aussi intelligent, cette cavalerie irrégu- 
lière toute prête aurait pu rendre à TÂIma un im- 
mense service. Je n'ai jamais su pourquoi l'idée 
d'une telle création fut abandonnée. Il est pro- 
bable que l'on était fatigué d'expériences. On des- 
tinait au général Yusuf la division d'infanterie 
turque, qu'il commandait en effet à l'Aima. Quoi 
qu'il en soit, la perte des bachi-bozouks fut déci- 
dée, et l'ordre de licenciement, signé par le maré- 
chal Saint- Arnaud, arrivait à notre camp le 
14 août. 



LES BACHI-BOZOUKS. 97 

Licencier, c'était là le difficile. Je fus chargé 
par le général Yusuf de cette délicate opération. 
Certain que nos hommes n'auraient plus rien à 
ménager aussitôt que Tordre leur serait connu, je 
pris bravement le parti de rapprocher ma tente 
des lanciers turcs de la garde et des six pièces 
d'artillerie qui campaient à leurs côtés. Je pen- 
sais que je serais plus tranquille, et j'avais tous les 
matins un secret plaisir à voir manœuvrer ce ma- 
gnifique régiment de lanciers de la garde du sul- 
tan. Leur discipline et leur tenue me faisaient 
oublier agréablement les hordes barbares que je 
commandais. Le soir, quand, après l'appel, alignés 
sur le front de bandière, ces braves lanciers en- 
tonnaient, selon leur habitude quotidienne, l'hymne 
pour la conservation des jours de leur souverain, 
je ne pouvais entendre sans un étrange sentiment 
de mélancolie ce chant nocturne d'une extrême 
douceur. Le lendemain du 14 août, jour où l'ordre 
de licenciement était arrivé, je fis venir le crieur 

6 



U LBS BACHI-BOZOUKS. 

d«s bachi-^fozouks pour que de sa plas belle yoix il 
eût à leur notifier que c la France était satisfaite 
de leurs immenses services et qu'elle les en re- 
merciait, mais qu'elle n'avait plus besoin d'eux, et 
que chacun eût à rentrer chez lui après solde faite, 
ce qui allait avoir lieu immédiatement. » C'était leur 
annoncer d'une manière gracieuse qu'ils étaient 
congédiés. Ces paroles leur ayant été textuellement 
rapportées, ils ne parurent, à mon grand plaiiûr, 
témoigner aucune surprise. Ce n'étaient point des 
anges, on a pu le voir, que ces bachi-hozouks. II 
fallait préalablement les désarmer, ou du moins re- 
tirer de leurs mains les armes que leur avait four- 
nies la France. On prit jour pour cette opération. 
Ils apportèrent tous d'assez bonne grâce, dans la 
tente d'un ofHcier désigné, les fusils et les lances 
dont on les avait armés. Enfin le fameux jour de 
la solde arriva. Je convoquai tous leurs oJïïciers 
dans ma tente; après les avoir de nouveau remer- 
ciés au nom de la France, je les avertis que j'allais 



LES BÂCHI-BOZOUKS. M 

faire dresser des tiskras ou paSse-porls pour dix 
hommes, afin que chacun pût se retirer dans son 
pays respectif, La solde allait être réglée ce jour 
même; le tiskra remis, chacun devait prendre la 
direction que ce papier indiquait et quitter le camp 
dès cinq heures précités du soir. Tous ces points 
parfaitement éclaircis entre les chefs et moi, je les 
congédiai et attendis les événements. 

Les réclamations ne tardèrent point à se pro-. 
duire; ma tente ne désemplissait pas. Bien peu de 
nos bachi'bozouks étaient désireux d'aller où les 
tiskras les portaient. Je les réunis, et à l'aide de 
mon crieur je leur fis entendre que « les ordres de 
leur sultan le général Yusuf étaient formels, et 
que je tiendrais la main à ce qu'ils fussent exécu- 
tés au pied de la lettre, que la solde commencerait 
à quatre heures dû soir, et que si à cinq heures ils 
n'avaient pas vidé les lieux, je prendrais telle me- 
sure que je jugerais convenable pour en assurer 
l'exécution. > Les choses allaient visiblement mal 



iOO LES BÂCHI-BOZOUKS. 

tourner; mais j'avais à côté de moi les braves lan- 
ciers turcs de la garde, commandés par le colonel 
Kosielski : je me rendis immédiatement à sa tente. 
Au bout dé quelques minutes d'entretien, il fut 
convenu qu'au moment de la solde, le colonel me 
prêterait deux escadrons de lanciers; il m'offrit 
même tout son régiment et six pièces de canon. 
Pendant que les bachi-bozouks compteraient leur 
argent, il serait facile de les entourer et de pren- 
dre toutes les mesures nécessaires pour les enga- 
ger amicalement au départ. J'acceptai les deux 
escadrons, et j'attendis quatre heures. 

Aquatre heures précises, les pièces de cinq francs 
roulaient au milieu des bachi-bozouks. Je les lais- 
sai admirer tout à leur aise notre belle monnaie, 
et m'en fus vite chercher mes deux escadrons, qui 
déjà étaient à cheval. Nous nous mîmes en mar- 
che, sous le prétexte spécieux de nous diriger sur 
la porte de Varna; puis, nous jetant brusquement 
à gauche au grand tôt, nous entourâmes les bachi- 



LES BACHI BO^iK.S. : 101 

bozouks. Chaque lancier était dispôrs'i5.'.f5fl. tirail- 
leur, la lance au poing. Les bachi-hozouk^, coii- 
fiants, croyaient qu'on exécutait une manœuvre- . ; 
habituelle qui ne les concernait nullement. Nous 
attendîmes la fin de la recette. Comme j'avais une 
heure devant moi, je rentrai dans ma tente. A peine 
y étais-je, que se présenta à moi le bachi-bozouk 
qui avait sauvé la vie au capitaine du Preuil dans 
notre premier engagement avec les cosaques. On 
venait de lui remeltre sa solde, et il n'avait touché 
que la paye de simple cavalier, tandis qu'il récla- 
mait celle de bim-bachi ou capilaine, grade auquel 
l'avait nommé, disait-il, le général Yusuf. — C'était 
vrai, je l'avais entendu. 11 avait porté sa réclama- 
tion à Varna, et le général me le renvoyait. Je lui 
dis que je n'avais encore aucun ordre à cet égard. 
Il voulut s'empoiter, je le fis jeter hors de la tente. 
Je ne le revis plus; mais j'ai su depuis qu'il s'était 
payé lui-même en emmenant en Asie le cheval 
qu'un capitaine avait confié à sa garde. Ils sont 

6. 



102 L^S 'bXCHI-BOZOUKS. 

ainsi, les iàehv-bozouks j vous sauvant un jour la 
vie et Vous volant le lendemain. 

L'opération de la solde étant terminée, je rejoi- 
gnis les lanciers turcs. Ha montre marquait cinq 
heures moins un quart. Tous les bachi-bozouks 
étaient assis à terre, les jambes croisées, et fumaient 
paisiblement leurs pipes, attendant le moment de 
faire le café. C'était mal choisir son temps, et je 
vis qu'il fallait agir. Les yeux sur ma montre, je 
donnais Tordre à Tofficier qui commandait les lan- 
ciers turcs de commencer à jouer de la lance à cinq 
heures précises. A l'heure dite, les lanciers s'avan- 
cèrent sur les bachi-bozouks. Comme les chevaux 
des irréguliers étaient toujours prôls, à la vue des 
lanciers ils sautèrent en selle et gagnèrent Varna 
au plus vite. La place était bien nettoyée, aucun 
malheur n'était arrivé, et le licenciement définitif 
des bachi-bozouks ou spahis d'Orient était con- 
sommé à ma grande satisfaction. Les 6acAt-6o-3:oW:5, 
perdus désormais pour nous, se répandirent à l'in- 



LES BACHÎ-BOZOUKS. 103 

stant dans Varna. Apprenant que les anciens spa- 
his d'Orient inondaient sa ville, le pacha fit pro- 
clamer à son de trompe sur les places et du haut 
des édifices publics que tout bachi-bozouk qui se- 
rait trouvé la nuit à Varna serait immédiatement 
appréhendé et pendu haut et court. Entendant de 
tous côtés annoncer ces bienveillantes dispositions 
à leur égard, les bachi-bozouks se le tinrent pour 
dit, et s'empres?èrent d'évacuer la ville au plus 
vite. 

Que devinrent les officiers dans ce licenciement 
général? Tous les officiers d'infanterie (et malgré 
la mortalité qui les avait frappés comme les au- 
tres, il en restait encore beaucoup) furent versés 
dans les corps d*où ils sortaient et d'où Ton n'au- 
rait jamais dû les tirer. Rentrés dans leur véritable 
élément, ils furent à la hauteur du grand rôle qu'a 
joué l'infanterie dans les deux dernières guerres 
entreprises par la France; mais cet hommage 
môme rendu à l'infanterie française m'amène à dire 



104 LES BACHI-BOZOURS. 

quelques mots encore de la question posée au dé- 
but de ce récit, à rechercher, puisque notre cava- 
lerie régulière est formée, si l'expérience des bachi- 
bozauks doit nous détourner de la formation d'une 
cavalerie irrégulière. Or je crois en avoir assez dit 
pour que cette expérience ne paraisse pas con- 
cluante. 

Régulière ou irrégulière, la cavalerie, la bonne 
s'entend, ne se forme pas en six semaines. A la 
suite de la guerre récente d'Italie, je me suis en- 
tretenu avec des ofiBciers de chasseurs d'Afrique 
qui ont eu l'honneur de se mesurer avec la cava- 
lerie hongroise dans les plaines de Solferino. Eh 
bien, ces officiers rendent justice à la bonté, à la 
solidité de ces hussards hongrois, à leur adresse à 
manier leurs chevaux et leurs armes : sont-ce des 
enfants comme les fantassins imberbes que la môme 
nation a mis en ligne contre nous dans cette guerre? 
Non, sans contredit; ce sont pour la plupart de 
vieux cavaliers qui ont blanchi dans le métier, et 



LES BACHI-BOZOUKS. 105 

cette cavalerie a prouvé une fois de plus combien 
il faut de temps pour avoir une force qui Tégale. 
La formation d'un corps de cavalerie régulière est 
une œuvre lente, où une haute expérience doit in- 
tervenir; les irréguliers se forment lentement 
aussi, mais sous des influences étrangères à tout 
système, et il faut en quelque sorte les accepter 
tout prêts pour le combat. En tout cas, il faut 
abandonner l'espoir de les régulariser en quelques 
jours. 

Revenons une dernière fois à nos bachi-bozouks. 
Les officiers de cavalerie qui avaient fait partie de 
la formation de ces spahis d'Orient furent tous di- 
rigés sur les corps de cavalerie qui se trouvaient à 
Aidos et à Bourgas avant le départ de l'expédition 
de Crimée. Le contingent des bachi-bozouks, qui 
présentait un effectif de quatre mille cavaliers dans 
le principe, fut licencié au chiffre de seize cent 
vingt-sept hommes. Le i" septembre 1854, la pe- 
tite colonne d'officiers dont on m'avait donné le 



i«6 LE6 BACHl-BOZOU&S. 

commandement se mit en route pour sa destina- 
tion. Partout sur notre passage, les habitants fai- 
saient entendre des cris d'indignation contre les 
étranges soldats que nous avions commandés. Les 
plus horribles récits arrivaient à nos oreilles. 
Dans un petit village, par exemple, ils avaient 
coupé en morceaux un enfant de cinq mois : je 
tiens l'histoire des parents eux-mêmes. Jugez du 
reste* 

Arrivés à destination, les ofiQciers furent versés 
en^subsistance (c'est le terme technique) dans les 
régiments de dragons, cuirassiers et chasseurs 
d'Afrique qui se trouvaient à Aidos et à Bourgas. 
Je fus ainsi versé au i«' régiment de chasseurs , 
d'Afrique, et je dus à cette circonstance l'honneur 
de faire la eampagne de Crimée avec ce magnifi- 
que régiment... Ainsi finirent, à peine nés, les 
spahis d'Orient ou bachi-bozouks. Cette formation, 
si vantée à l'origine, n'a pas été sans entraîner 
d'assez lourdes charges. Un intendant de l'armée. 



LES fiACHI-fiOZOUKS. i07 

que j'eus l'honneur de voir à Varna, me montrait 
un jour la comptabilité des bachi-hozouks étalée 
sur sa table : t Tenez, voilà votre ouvrage, di- 
sait-il ; c'est 400,000 francs que vous nous coûtez. 
C'est à n'y rien comprendre, il faut payer de con- 
fiance. Je n'attaque point l'honneur de vos offi- 
ciers, vous êtes tous pauvres comme Job : nous 
allons jeter tout cela au feu. Comment voulez- 
vous que la cour des comptes s'y reconnaisse? » 
L'intendant avait probablement raison; mais lais- 
sons de côté la question financière pour exami- 
ner quelles données utiles la France peut tirer, 
à titre de compensation, d'une si coûteuse expé- 
rience. 

Il ne faut pas oublier que l'homme chargé de 
l'organisation des bachi-bozouks était plus capable 
qu'aucun autre de réussir : c'est ce que prouve la 
part qu'il a prise à la formation des spahis d'Afri- 
que. Il y a certes là de quoi le consoler de n'avoir 
pas été plus heureux dans la création des spahis 



108 LES BACHI-fiOZOUKS. 

d'Orient» Cioimnent expliquer le succès d'une part, 
réchec dcFaulre? Par un principe déjà indiqué , 
c'est qu'on n'obtient une. bonne cavalerie irrégu- 
lière qu'à la condition de tenir sévèrement compte 
de son origine. Quant à l'utilité d'une pareille 
force, elle est incontestable, puisque tous les ter- 
rains ne conviennent pas à la cavalerie régulière, 
et que l'autre, sans bagages, sans nécessité de re- 
tour au bivouac quitté le matin, peut partout pro- 
mener ses chevaux, planter ses tentes au milieu 
du silence. On sera donc conduit un jour ou l'au- 
tre à un large emploi de la cavalerie irrégulîère 
dans les. armées françaises. Sans insister sur l'op- 
portunité d'une telle cavalerie, qui n'est plus dis- 
cutable, je crois utile, en terminant ce récit, de 
rappeler combien la formation de corps irréguliers 
réclame de sollicitude et de prévoyance. Il suffit de 
quelques précautions négligées et de circonstances 
défavorables pour faire avorter une expérience 
digne du plus haut intérêt. 



LES BACHI-BOZOUKS. i09 

Puisque nous en sommes sur ces considérations, 
il faut dire encore une grosse vérité, et il n'y aura 
pas une voix dans la cavalerie pour me contredire : 
le recrutement de notre cavalerie est mauvais. 
Quels hommes prend-on pour faire des cavaliers? 
•— Des tanneurs, des cordonniers, des gens de 
tous les états, qui n'ont jamais, comme on dit, 
touché un cheval. Une telle méthode d'opérer est 
vicieuse. Le premier empire procédait-il ainsi? 
Non, certes. Ses hussards, où les prenait-il? 
C'étaient presque tous des Alsaciens. D'où sor- 
taient ces cuirassiers, la terreur des plaines d'Ey- 
lati, de la Moskowa et même de Waterloo? De 
Normandie, des pays enfin où on élève les che- 
vaux et où on les aime. On s'est tant occupé de 
l'infanterie, que, pour lui donner une spécialité, 
on a créé les chasseurs à pied. On se garde bien de 
prendre le premier venu : ce sont les chasseurs, 
les braconniers, les montagnards qui servent à la 
composition de ce corps. Pourquoi n'en fait-on pas 

7 



ilO LES BâCBNBOZOUKS. 

autant pour la cavalerie? N'est-ce donc pas aussi 
une spécialité dans Tannée ' ? 

De glorieux sourenirs recommandent Tanne des 
Lasalle et des Montbrun à l'attention de la France. 
La race est-elle perdue de ces grands canductears 
de cavalerie? Nous ne le pensons pas. Il y a seule- 
ment pour la réveiller d'utiles tentatives à pour- 
suivre, et la création bien dirigée d'une cavalerie 
irrégulière doit compter au nombre de celles-là. 
L'histoire des bachi-bùzouks a montré les écueits à 
éviter; mais si la cavalerie irrégulière a eu ses mau- 
vais jours, elle compte aussi dans ses annales des 
pages meilleures qui indiquent la marche à suivre. 

1. L'âge où commence l'éducation du cavalier soulève une 
autre question que je ne fais qu'indiquer. Pourquoi les Arabes 
sont-ils de si hardis et de briUants cavaliers 7 A quatre an», 
vous les voyez courir sur des chevaux sans bride, et quand 
vous voulez former des officiers de cavalerie en France, vous 
leur faites apprendre à monter à cheval à Saint-Cyr, quand 
déjà les os commencent à se souder. C'est à la Flèche qu'il 
faudrait envoyer les chevaux, et s'il y a là des enfants de six 
ans, faites-les monter à cheval ; alors vous verrez arriver dans 
vos régiments de véritables officiers de cavalerie. 



LES 



CHASSEURS D'AFRIQUE 



L'année 1830 a vu commencer dans notre armée 
un mouvement de transformation d'autant plus 
digne d'étude, qu'on en connaît assez mal les ori- 
gines et qu'on le voit se poursuivre encore. Mal- 
gré l'exemple donné avec tant d'autorité par un 
illustre anonyme*, beaucoup de chapitres de celte 
histoire militaire restent à écrire. Que de pages in- 
structives à tirer pourtant de ces années d'enfan- 
tement, de ces épreuves fécondes au milieu des- 

1. Voir les Zouaves et les Chasseurs à pied, uii vol. grand 
ia-19« Paris» Siichel Lévy. 



112 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

quelles se sont formés tant *de corps nouveaux, 
espoir et orgueil de la France! C'est sur un de ces 
corps que je voudrais aujourd'hui appeler l'atten- 
tion, et ce n'est pas seulement le souvenir de 
quelques années de commandement qui m'invite 
à parler des chasseurs d'Afrique; leur histoire 
m'attire par un autre côté : j'aime à y saluer les 
débuts d'une ère de renouvellement pour la cava- 
lerie française. L'heureuse influence que la créa- 
lion des zouaves et des chasseurs à pied a exercée 
sur nos régiments de ligne, la création des chas- 
seurs d'Afrique l'a exercée sur nos escadrons. En 
gardant toutes ses nobles qualités, toutes ses ver- 
tus guerrières, le cavalier français a gagné de nou- 
velles forces dans les leçons puisées à l'âpre école 
d'Afrique. Notre cavalerie a montré dès lors une 
variété d'aptitudes qu'oirne lui connaissait pas. A 
côté des deux grandes divisions désignées sous le 
nom de cavalerie légère et de grosse cavalerie^ on 
a vu se placer un corps nouveau qui conciliait 



LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 143 

admirablement l'impéluosilé de Tune avec la soli- 
dité de l'autre. Des" qualités militaires que l'an- 
cienne tactique ne développait guère qu'isolément 
se sont fondues en un ensemble digne de l'admira- 
tion de tous les hommes de gjierre. Il nous a paru 
opportun de dire à quel prix ces résultats ont été 
obtenus. C'est au moment où se multiplient les 
inventions nouvelles dans l'art de la guerre qu'il 
convient de rechercher par quelle série d'efforls 
un corps nouveau arrive à fixer sa place et à de- 
venir un élément durable de la composition d'une 
armée. 

L'histoire des chasseurs, considérée comme 
exemple des difficultés d'une création militaire 
heiireusement surmontées, se résume dans deux 
époques. La première s'étend de 1830 à i834; 
l'élément arabe est conservé alors à côté de l'élé- 
ment français dans la cavalerie nouvelle : le 
1" chasseurs nous aidera surtout à caractériser ces 
curieuses origines. Plus tard, l'élément -arabe dis- 



114 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

parafa l'originalitë da nouveau oorps est com* 
plëte, la jeunesse a succédé à l'enfance : les 2«, 3* 
et 4* régiments représentent avec éclat la période 
de vaillants efforts qui se termine en 1847 avec 
la soumission d*Abd-el-Kader, et que nous pou- 
vons raconter d'après nos propres souvenirs. 



Les premiers chasseurs qui parurent dans TAfri- 
que française portèrent plusieurs dénominations. 
On les appela chasseurs algériens^ et même cha$* 
seurs numides^ en souvenir sans doute de la re- 
doutable cavalerie d'Annibal, qulmmortalisa la 
journée de Cannes. Une dénomination plus signi- 
ficative est celle de zouaves à cheval^ que nous 
avons trouvée en compulsant les archives de la 
guerre. Quand on forma les chasseurs d'Afrique, 



ç 



' LES CHASSEURS D'AFftlQUE. m 

' les zouaves étaient à peine créés, puisque les prc* 

■ miers essais d'organisation de cette nouvelle in- 

fanterie datent d'octobre 1830, et que la formation 
r des chasseurs est du mois de décembre de la mémo 

année. Déjà cependant on pressentait une sorte de 
fraternité entre ces deux corps, nés sur la même 
terre et dans le même temps. Zouaves et chasseurs 
se prêtèrent en effet toujours un mutuel et frater- 
liel appui. 

Avant le chasseur d'Afrique, l'armée avait déjà 
le chasseur à cheval, créé en 1780. Le chasseur à 
cheval avait noblement répondu à l'appel du pays; 
il s'était couvert de gloire, depuis Hohenlinden, 
sous Monlbrun, son colonel, jusqu'aux champs 
néfastes de Waterloo *. Ce fut un régiment de 
chasseurs français qui servit de noyau à la créa- 
tion nouvelle. Le 17« régiment de chasseurs à 



1. On sait qu*ane des dernières charges de cette sanglante 
Journée fut exécutée par le 3^ chasseurs, colonel de Lawœs- 
t!nc, sur les dragons anglais de la garde. 



il6 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

cheval, aujourd'hui 12« de Tanne, et qui faisait 
partie de l'expédition de la conquête en 1830, 
fournit les premiers éléments de la formation des 
chasseurs d'Afrique. L'organisation des chasseurs 
algériens ou zouaves à cheval porte la dale du 
15 décembre 1830. Il entrait dans cette organisa* 
lion deux catégories bien distinctes : l'une compo- 
sée d'hommes habillés, équipés, montés aux frais 
de l'État; l'autre comprenant les cavaliers habillés, 
équipés, montés k leurs frais, et chargés de nourrir 
eurs chevaux. Les premiers étaient les cavaliers 
pris dans le 17« régiment de chasseurs et les enrôlés 
volontaires. Les autres étaient des Arabes : ils ne 
formèrent dans le principe qu'un escadron, sous 
les ordres de M. Marey-Monge. C'est dans ce corps 
arabe qu'apparut pour la première fois un jeune 
homme dont la fortune militaire devait grandir 
rapidement, en raison de ses services et d'une 
énergie peu commune jointe à une audace non 
moins rare; ce jeune homme, c'était le capitaine 



LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 117 

Yusaf ^ La prise de la casbah de Bone en 1832 
montra ce que valait cet homme. Un tel épisode 
ouvre dignement la série des combats où figuré- 
rent les organisateurs de notre cavalerie africaine. 
Le 29 avril 1832, cent vingt Turcs, aidés d'un 
Français, M. d*Armandy, capitaine d'artillerie, et 
le capitaine Yusuf, commandant l'expédition, se 
rendirent maîtres de la casbah de Bone et nous 
ouvrirent les portes d'une nouvelle province, celle 
de Conslantine. Ibrahim-Bey commandait la place. 
Le capitaine Yusuf l'aborda en lui adressant ces 
fières paroles devant quelques Turcs dévoués au 
bey : € Tu as trahi la France, et la France veut 
avoir vengeance de ta trahison. Je suis son envoyé, 
et je viens te dire en son nom qu'il faut sur-Ic- 
champ abandonner la place ou mourir. » Ibrahim, 
furieux, répondit : t Si dans une heure tu es en- 
core sur mon territoire, je te fais couper la létc. 



1. Aujourd'hui général do division. 

7. 



118 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

— Et moi, ajouta le fier mameluck, je puis t'aur 
noncer que si un poil de ma barbe est touché, le 
roi des Français te fera couper par morceaux. » 
Le bey pâlit, mais il ordonna aux Turcs de se saisir 
du téméraire. Les sabres furent tirés, la lutte 
s'engagea. Prompt comme la foudre, Yusuf courut 
à un Turc dont il fit voler la tête d'un coup de 
sabre; deux, trois têtes tombèrent î Ibrahim, muet, 
son yatagan à moitié tiré du fourreau, était cloué 
au mur par les deux pistolets du capitaine d'Ar- 
mandy, qui le magnétisait de son regard de feu. 
Le bey et ses esclaves demandèrent grâce; ils sor- 
tirent de la citadelle au nombre de trente, et allè- 
rent se jeter dans les montagnes. Le drapeau vert 
de Mahomet fut remplacé par J'étendard français. 
Yusuf ordonna ensuite à la garnison vaincue de 
faire une décharge générale de ses armes en l'hon- 
neur de notre pavillon : un seul Turc refusa. Quel- 
ques années après, on voyait encore sur le mur 
blanc du pavillon du bey l'empreinte de cinq doigts 



lES CHASSEURS D'AFRIQUE. i\9 

sanglants; ce sang, c'était celui dû Turc qui re- 
fusa de tirer un coup de fusil en l'honneur de 
notre drapeau. Il avait suffi de deux hommes in- 
trépides pour prendre une yille. 

Les cent vingt Turcs qui concoururent à l'expé- 
dition de Bone furent tous, depuis, incorporés à 
l'élément arabe des chasseurs d'Afrique. Ils y ap- 
portaient cet esprit aventureux, un peu roma- 
nesque, des races orientales, esprit qui, combiné 
avec la bravoure française, devait donner au nou- 
veau corps sa physionomie distincte. Un de ces 
Turcs, nommé Malek, avait mené une vie digne 
d'un héros de Byron. Né dans l'île d'Elbe et tombé 
aux mains de corsaires tunisiens, il avait été vendu 
au bey, qui en avait fait son esclave. L'enfant 
grandissait, et le bey, ayant reconnu en lui une 
rare intelligence, lui avait donné un emploi dans 
son sérail. Or le bey avait une fille nommée Zumla, 
belle comme une houri. Le jeune esclave la vit, 
et les deux enfants s'aimèrent. Le malheur voulut 



120 LES CnASSEURS D'AFRIQUE. 

qa'un certain KIoughi, Grec de naissance et porte- 
pipe du bey, surprît leurs rendez-vous. Le misé- 
rable se fit acheter son silence par une rente men- 
suelle de cent sequins. Tous les mois, pendant un 
an, le pacte fut scrupuleusement exécuté. Un jour 
vint néanmoins où Malek perdit patience, et un 
coup de yatagan frappa le Grec au moment môme 
où il comptait ses écus; puis Malek fit disparaître 
le cadavre. Il se croyait à Tabri de tout soupçon, 
et le lendemain il était parli de bonne heure pour 
faire, au nom du bey, une collecte d'impôts dans 
quelques villages, quand un esclave dépêché par 
Zumla vint lui apprendre qu'on savait tout, et que 
le bey avait envoyé des gardes à sa poursuite. 
Malek échappa aux gardes, qui suivirent de près 
l'esclave; mais il fut blessé dans la lutte, et ne 
parvint qu'à grand'peine à se tirer de leurs mains. 
C'est un marabout de l'Algérie qui donna asile au 
fugitif et qui le guérit. Quand Malek fut hors do 
danger, le marabout l'accompagna jusqu'à un 



LES CHASSEURS D'AFRIQUE, M 

mille de son habitation, lui remit une bouise con- 
tenant' vingt douros, un cheval et un chapeleL II 
n*est pas besoin d'ajouter que le cheval conduisit 
aussitôt Malek aux avant-postes français. 

Tels étaient les hommes qui combattaient à côte 
de nous. Il était aussi utile qu'intéressant d'étu- 
dier ces mâles caractères. Ce qui mérite surtout 
d'être signalé dans cette première époque de la 
formation, c'est l'influence morale qu'exercèrent 
sur nos cavaliers français la hardiesse et la bril- 
lante habileté des cavaliers arabes. Les prouesses 
de ces cavaliers incomparables devaient naturelle- 
ment stimuler l'amour-propre de nos Français, les 
forcer pour ainsi dire à se mettre à leur hauteur, 
même à les surpasser. Cette émulation généreuse 
ne pouvait que tourner à l'avantage d'une organi- 
sation qui devait devenir plus tard toute française, 
quand ces mêmes Arabes eurent été distraits des 
rangs des chasseurs pour former les corps indi- 
gènes de spahis. 



123 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

Aux chasseurs algériens cependant avait suc- 
cédé le 1" régiment de chasseurs d'Afrique, créé 
en vertu d'une ordonnance du 17 novembre 1831. 
Ce régiment comprenait : 1* l'escadron des chas- 
seurs algériens; 2° trois cents hommes tirés des 
régiments de France; 3» quarante enrôlés volon- 
taires; 4* vingt hommes par escadron du lir chas- 
seurs (ancien 17«). D'abord formé à quatre esca- 
drons, ce régiment prit tout de suite le service des 
avant-postes, service que Ton aurait pu raisonna- 
blement exiger de trois régiments de même force. 
Sans vêtements, sans chaussures, au milieu de la 
pluie et de la boue, ces braves soldats montrèrent 
une discipline et une bonne volonté dignes de 
vieilles bandes. C'est qu'ils avaient un rude colo- 
nel, un vieux soldat de l'empire, M. de Schauen- 
bourg *. Avec un tel homme, le succès de l'organi- 
sation n'était point douteux. 

1. Mort général de brigade; mais il ne fut pas donné à ce 
braye soldat de porter les insignes de son grade. Cloué sur soq 



LKS CHASSEURS D'AFRIQUE. 123 

Le régiment débuta d'une manière brillanle à 
raffaire d'El-Ouffia, qui eut lieu le 6 avril 1832, 
cinq mois après ^ formation. On n'avait point eu 
encore te temps de distribuer toutes les armes el 
tous les fourniments, lorsque le colonel Schauen^ 
bourg reçut Tordre de partir la nuit. On commen- 
çait alors ces fameuses marches nocturnes *, silen- 
cieuses, pénibles, mais prélude ordinaire de .ces 
audacieuses razzias dont le mot est passé dans 
noU*e langue, et qui ont enfin formé celte valeu- 
reuse infanterie de Crimée dont Tactivilé et 1 
courage ne connaissaient ni le jour ni la nuit. A 
Taffaire d'El-Ouffla, le général de Faudoas, bril- 
lant officier du premier empire comme M. de 
Schauenbourg, conduisait la colonne. Il s'agissait 



lit de mort, il se fit apporter ses épaulettes de général, et ex* 
prima, ea les voyant, le regret de ne pouvoir les montrer au 
feu. 

1. En parlant de ces inarches de nuit, le soldat disait, pour 
dépeindre un des supplices de Tenfer, qu*on y faisait trois 
mardies de nuit par semaine. 



114 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

de châtier des iribus qui venaient nous insulter à 
la porte d'Alger. Le succès fut complet : les Arabes, 
culbutés, furent chassés le sabre dans les reins pen- 
dant plusieurs lieues, et apprirent à connaître aux 
premiers coups l'audace et la valeur des nouveaux 
cavaliers. CqUo expédition fut d'un excellent effet 
pour le moral du nouveau régiment. On pour- 
suivit aussitôt son organisation en dépit de toutes 
les difficultés, et le 1*' juillet le régiment se trou- 
vait fort de huit escadrons. Une plus belle occa- 
sion devait donner la mesure de ce que l'on pou- 
vait attendre de cette troupe et de celui qui la 
commandait : c'est le combat de Bouffarik, livré 
le 1" octobre 1832. Le lO d'infanterie légère, un 
bataillon de zouaves, les chasseurs d'Afrique et 

deux pièces de canon étaient réunis à neuf heures 

te 
du soir au pont d'Oul-el-Kerma. La colonne se 

• dirigea sur Bouffarik; à six heures du matin le 

combat s'engagea : le brave colonel Schauenbourg, 

renversé de cheval, ayant la clavicule cassée, 



LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 125 

donna Tordre à son régiment de lui passer sur le 
corps et fit sonner la charge. Les chasseurs, lancés 
sur l'ennemi, enlevèrent deux drapeaux ; leur com- 
mandant, Marey-Monge, lua un des porte-fanions 
de sa main, et dans la liste des noms cités honora- 
blement, on trouve ceux de trois généraux futurs : 
Marion, de Drée, de Prémonvillc. 

La période franco-arabe de Thistoire des chas- 
seurs d'Afrique, représentée surtout par le 1« ré- 
giment de ce corps, commence en 1830, et s'achève, 
nous l'avons dit, en 1834. En 1832, un nouveau 
régiment était créé, qui représente une autre pé- 
riode de ces annales militaires que le moment n'est 
pas encore venu de raconter. 

A partir de 1834, le 1" chasseurs prit une phy- 
sionomie spéciale comme dépositaire des tradi- 
tions du corps qui, dès Tannée 1840, comptera 
quatre régiments. Il en personnifia la jeunesse, les 
autres en annoncèrent la maturité. Rappelons en 
peu de mots les derniers traits de son hisloire. 



116 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

Après le choléra de 183S Tint 1836, ane année de 
repos. £e régiment devait en tout servir de point 
de départ, et c'est pendant cette année de repos 
qu'on y essaya diverses améliorations applicables 
au nouveau corps. L'habillement, Tarmement et 
le harnachement furent bien coordonnés pour le 
service auquel était appelé cette cavalerie nouvelle 
et pour la nature du pays où elle faisait la guerre. 
Avec un harnachement dépourvu d'accessoires inu- 
tiles et de parade, tels que la schabraque, avec une 
^. selle dile à la hongroise, et qui restera toujours, mal- 

f, gré toutes les modifications, la vraie selle de cavale* 

1; rie légère, monté sur le cheval du pays, sobre, plein 

de feu et d'énergie, vôtu à la légère avec sa veste 
d'écurie, le fusil du voltigeur en bandoulière, coiffé 
de ce képy algérien qui s'est promené sur tous les 
champs de bataille des dernières guerres, le chas- 
seur d'Afrique offrit bientôt 1*». type parfait du ca- 
valier léger en campagne. Celte tenue n'a pas va- 
rié ; elle est devenue particulière aux quatre ré- 



LES CHASSËUaS 0'AFaiQUE. 127 

giments. Les Arabes reconnai^aieatautloiii, avec 
terreur/ Tuniforme bleu de ciel de nos chasseurs 
quand ils arrivaient dans la plaine. 

Le 31 décembre 1839 se livra le combat d'Oued- 
Laleg, sous les yeux du maréchal Valée. Le colo- 
nel du !«' chasseur, M. de BourjoUy, enfonça, à 
la tête de son r^iment, les carrés de rin&nterie 
régulière de l'émir, et lui tua trois cents hommes. 
Le vieux maréchal Yalée se trouvait au milieu des 
chasseurs, qui, électrisés par sa présence, enlevè- 
rent trois drapeaux, un canon et lés tambours de la 
nouvelle infanteried'Abd-el-Kader. Trois chasseurs 
d& l""', dont les noms no doivent pas être oubliés, 
-* Amet, Raymond, Lefèvre, — prirent chacun un 
drapeau. Celte belle victoire répondait à l'échec du 
même nom que nous avions subi quelque temps 
auparavant, au même lieu, dans une attaque de 
convoi. 

. A TAfifroun, le S7 avril 1840, on vit encore le 1" 
chasseurs, sous les yeux du duc d'Orléans, charger 



M LES CHASSEURS D'AFRIQU . 

domptable. Il y a cependant diverses nuances de 
bravoure, et si la furie guerrière a droit souvent 
à l'admiration, une estime pins raisonnée est due 
au courage non moins solide du régiment qui, les 
yeux fixés sur son chef, emporte pas â pas une po- 
sition et se maintient avec une fermeté modeste 
dans le rôle que lui assigne Iç plan général d'un 
combat. 

La formation du 2* chasseurs eut lieu à Oran. 
Dès le début, il donna un exemple d'indiscipline. 
L'imprudence d'un soldat de ce régiment, qui avait 
soulevé en pleine rue le voile d'une Mauresque, et 
que le général Desmichels avait ftfit exposer, l'uni- 
forme retourné, sur la grande place d'Oran, pro- 
voqua une prise d'armes de ses camarades, qui 
rompirent ses liens et le ramenèrent en triomphe 
à la caserne. Bientôt éclata une sorte de révolte : 
les soldats du bataillon espagnol de la légion étran- 
gère, envoyés pour la réprimer^ pactisèrent avec les 
mutins aux cris de : Ytva los cazadores del Africat 



LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 131 

Le mourement eût pris des proportions inquiëlan« 
tes, si le colonel de Lètang ne se fût élancé à che* 
Tal au-devant de cette troupe indisciplinée, et par 
quelques nobles paroles militairement accentuées 
ne Veut ramenée au sentiment du devoir. Cette 
première page de Thistoire du 2» chasseurs est 
triste, mais le régiment Ta en quelque sorte effacée 
par mille actions d'éclat. On le vit, par exemple, 
se couvrir de gloiro aucombatdela Sikkakh,oàle8 
belles dispositions du général Bugeaud nous assu- 
rèrent une victoire complète. Après la paix de la 
Tafna, placé sous le commandement du colonel 
Randon S le ^ chasseurs, fort de onze cents che- 
vaux, s'exerça, dans des courses pénibles, aux mar- 
ches qu'il devait exécuter plus tard sous le feu de 
Tennemi; il rivalisa bientôt d'adresse et d'habileté 
en équitation avec les Arabes. La transformation 
de la cavalerie française s'accomplissait ainsi peu 

1. Depms maréchal de France et ministre de la guerre. 



132 LES CHASS&URS D'AFRIQUE. 

à peu ; pour le tir à cheval au galop, elle lutlait 
déjà de précision avec les cavaliers indigènes. La 
réputation des chasseurs d'Afrique, comme tireurs 
et cavaliers^ s'était^ dès cette époque, répandue 
dans toute l'Europe. 

Le 9 novembre 1840^ 4e 2« régiment de chasseurs 
se signala près d-Oran. Le général Lamoricière, 
chargeant à sa tète, cherchait à reprendre le corps 
du colonel de Maussion, tué dans le combat. Suivi 
deson chef d'état-major, M. de Grény, et d'un ma- 
réchal des logis du 2% il put enlever à l'ennemi les 
restes du brave colonel ; mais le maréchal des lo- 
gis trouva la mort aux côtés du général. Au com- 
bat del Amria, le général Lamoriciëre signala aussi 
la belle conduite du 2® régiment : c Son colonel 
(Randon), dit-il dans son rapport, a exécuté un 
mouvement avec l'audace et la célérilé qui con- 
viennent à l'arme. » A cette affaire se rattache le 
nom du commandant du génie Bizot, tué dans les 
tranchées de Sébastopol comme général. Que de 



LES CHASSEURS .D'AFRIQUE. 133 

jeunes illustrations d'Afrique devaient tomber sur 
les champs de Crimée I Citons encore le combat de 
Sidi-Rachet, où se montrèrent avec un rare éclat 
les qualités spéciales du 2* chasseurs. Fougueux» 
bouillant, il se lançait à l'aventure, ne doutant ja- 
mais du succès. Dans une position désespérée, il 
trouvait à décupler sa valeur. Le chasseur du !•' 
enfonçait des carrés en ligne, comme à l'Oued- 
Laleg; le chasseur du 2' avait des allures plus in- 
dépendantes; il combattait toujours en fourrageur 
c'était son esprit, et il s'en tirait bien. 

Tels étaient, en 1848, les principaux titres mi- 
laires du régiment où j'étais appelé à servir. A l'é- 
poque démon arrivée, toute la cavalerie était réu- 
nie au quartier de Kergenthal, situé â un quart de 
lieue d'Oran. C'est là que je devais trouver bara- 
qué le 2* régiment de chasseurs d'Afrique. Les of- 
ficiers occupaient un pavillon séparé, dit pavillon 
de la Mosquée. Colonnades en marbre ciselé, fon- 
taine dans la cour, dallée aussi de marbre blanr. 

8 



m LfiS CHASSEURS D'AFRIOUE. 

galeries peintes et cintrées, rien de ee qui fait le 
Ittxe des grandes demeures masnlman^ ne man- 
quait à ce charmant paTÎUon. La salle des délibé- 
rations da conseil offrait surtout un aspect pitto- 
resque. Il y avait^ à l'époque dont je parle> un ca- 
pitaine du 2*, nommé Joly, qui joignait un certaiii 
talent d'artiste à ses qualités militaires. Armé de 
son pinceau, il avait peint sur le mur des sujets 
tirés de l'histoire militaire de la France. Arec du 
papier colorié et fort habilement découpé^ il avait 
fait des vitraux d'église; seulement il avait rem- 
placé les sujets religieux par des armoiries qui re- 
présentaient tout le blason de la chevalme fran- 
çaise. Le plafond figuraitleschamps élyséens oùdoi- 
ventserendre tous les braves. On voyait DuGuesclia 
tendre la main à Murât, et le grand Gondé causer 
avec Ney. Des cartouches entre les grands sujets 
donnaient l'uniforme exact des régiments français 
depuis rinvention de la poudre. L'ensemble avait 
un cachet d'originalité qui frappa Horace Yemet 



LES CHASSEURS D^ÀFRIQUE. 135 

lui-même, quand il passa par Oran pour aller étu- 
dier le terrain d'Isly. Au milieu de ces baraques 
d'hommes et de chevaux se développait une cour 
spacieuse. Il y avait dans un coin de cette cour un 
banc nommé banc de M. de Crac. Que d*aventu- 
res romanesques, d'ardents récits de jeunesse, 
mais ausssi que d'effrayants épisodes ce banc n'a* 
t-il pas entendu raconter! Ce fut là qu'un soir, au 
milieu d'une joyeuse causerie, tomba soudain l'hor- 
rible nouvelle de la catastrophe de Sidi-Brahim, 
signal d'une campagne à laquelle le 2^ chasseurs 
allait prendre une large part. 

La province, depuis la bataille d'Isly, vivait 
dans un repos absolu. L'émir Abdnel-Kader, retiré 
dans le Maroc, jouissait en secret de la défaite du 
fils de l'empereur, qui n'avait point voulu écouter 
ses avis et avait vu en un jour fondre toute son 
armée. L'idée lui vint tout à coup de rallumer la 
guerre et de tenter une irruption soudaine sur nos 
frontières. On était alors au mois de septembre 184S. 



136 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

Les Arabes ayant rentré toutes leurs récolles, 
rempli leurs silos, Âbd-el-Kader, avec ce tact qui 
lui était naturel, avait choisi ce moment favorable 
chez un peuple à la fois agriculleur et guerrier, 
pour envahir comme un torrent nos possessions de 
rOuest. Les nouvellesse succédaient, les unes bon- 
nes, les aufres mauvaises, suivant les gens qui les 
débitaient; celles qui émanaient de celte popula* 
tion moitié française, moitié espagnole, qui ha- 
bite la ville d'Oran, étaient grossies par la peur et 
prenaient des proportions effrayantes. On pouvait 
lui pardonner ses craintes, justifiées malheureuse- 
ment depuis par une affreuse certitude, car elle se 
rappelait les événements de 1840 dans la mitidja 
d'Alger, où le fer et la flamme, promenés jusqu'aux 
portes de la ville, avaient mis le comble au déses- 
poir des colons. 

Heureusement, un officier général brave, ré- 
solu, expérimenté, commandait la province : c'é- 
tait le général Lamoricière. Il sut, par son sang- 



LES CHASSEUttS D'AFRIQUE. «37 

froid, son calme au milieu des défections des tri- 
bus amies la veille, faire passer dans les eœurs les 
plus timides une confiance qu'il n'avait peut-être 
pas lai-même. En effet, sa position était des plus 
critiques : en une nuit, tous les Douers et les 
Smélas restés fidèles, et qui campaient sous le ca- 
non d'Oran, nous avaient abandonnés. Le général 
Lamoricière perdait en eux une précieuse res- 
source : c'étaient des guides intelligents, connais- 
sant bien le pays. Il demeurait réduit aux seules 
forces françaises qu'il avait avec lui. L'orage était 
partout; de tous côtés, les tribus en révolte cou- 
raient aux armes. Déjii, à Mostaganem, les Flittas 
révoltés avaient eu v.ne rencontre avec ^nos trou- 
pes. Malgré le peu de ressources que le général La- 
moricière avait sous la main, il voulut refouler le 
torrent qui s'avançait sur lui : il marcha droit à 
l'ennemi, en cherchant à rallier sur sa route ses 
troupes disséminées. A la tête du 2° régiment de 

chasseurs, il sortit d'Oran. Quoiqu'il eût avis de 

8/ 



!38 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

rengagement desFlittas, il résolut de chercher l'é- 
mir partout où il pourrait le rencontrer. Le géné- 
ral maréha dans la direction de Sidi-Brahim. Il 
s'arrêta à Bridia, à six lieues d'Oran, pour y ral- 
lier et masser sa colonne; il y fit halte dans la soi- 
rée. Ce premier bivouac présentait l'aspect le plus 
animé : tous ces régiments, qui ne s'étaient pas vus 
depuis longtemps , fraternisaient avec cette gaieté 
française qui ne fait pas faute, même dans les re- 
vers. Je me souviens d'un des muletiers ou sol- 
dats chargés de conduire les cantines des officiers, 
et qui appartenait au 2® régiment de chasseurs; cet 
enfant de Paris, monté sur des caisses entassées, 
récitait en langue sabir, ou mauvais arabe, des pro- 
clamations qui étaient la parodie burlesque des cé- 
lèbres allocutions adressées à l'armée d'Egypte. 
Lors de la formation du 2% avant que la casquetle 
traditionnelle fût trouvée, les chasseurs avaient 
porté d'abord un chapska de lancier trés-bas de 
forme ; puis on y avait substitué un chapeau gris à 



LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 199 

la H^nrl IV, orné d'une plume noire. L'essai mal- 
heureux de ce chapeau ne dura guère, et la coif- 
fure du bon roi Henri fut reléguée au magasin. 
Notre muletier en avait probablement dérobé un, 
et, coiffé de ce sambreroy auquel il avait ajouté une 
énorme plume d'autruche, il ressemblait assez à 
Charles I** en déroute haranguant ses cavaliers. 
L'armée d'Afrique, au milieu de ses fatigues et de 
ses privations, a pu souvent retremper son moral 
au milieu des lazzis de quelques joyeux enfants 
des rues de Paris. Soit sous le soleil brûlant d'A- 
frique, soit sur les plateaux neigeux de Sébasto- 
pol, l'esprit parisien, si railleur, si militairement 
spirituel, se retrouve partout le même. Il date de 
loin, au reste, t Laissez aller la Pie (le cheval de 
Turenne), s'écriaient quelques soldats après la 
mort de ce grand homme, nos généraux ont perdu 
la tête! • Ces soldats de Turenne ne faisaient que 
devancer nos zouaves, t Joue-leur la Casquette, 
disaient ceux-ci quand ils étaient serrés d'un 



140 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

peu trop près, ils croiront que Bugeaud est avec 
nous! 1 

Ayant rallié ses troupes, le général Lamoricière 
se dirigea surAïn-Tcmoucbcn. Ce petit camp, pen- 
dant deux jours, avait été entouré par les Arabes, 
ivres de leur premier succès. Bou-Hamedi, lieute- 
nant d'Abd-el-Kader, le tenait bloque ; mais c'était 
un vieux zouave, le capitaine Saffranet,qui y com- 
mandait. N'ayant aucun moyen de résistance, il usa 
de ruse, etavec des bûches placées tout autourdc ses 
cmparts de terre, il simula une puissante artille- 
rie, se refusa à entrer en aucun accommodement, me- 
naçant, sans poudre^ de se faire sauter, lui et toute 
sa garnison, plutôt que de se rendre. 11 sauva ainsi 
sa chétive place. Quand on arriva en vue de ce pe- 
tit fortin, la fanfare du 2e régiment de chasseurs 
entonna l'air fameux : La victoire est à nous t Le 
soir, dans le camp débloqué, on but à la santé de la 
. France, du capitaine des zouaves et de sa petite gar- 
• nison. 



LES CHASSEURS D'AFRIQUE. iU 

Le lendemain, la colonne passa sur le terrain 
appelé les Trois-Marabouts, qui avait été témoin 
de la plus honteuse capitulation conclue par une 
troupe française. Toule une colonne, avec soixante 
et dix mille cartouches, s'était rendue à discrétion. 
C'était un petit Baylen, mais dont les conséquen- 
ces furent plus désastreuses peut-être; le général 
Dupont au moins sauva et ses troupes et ses baga- 
ges, tandis que celte malheureuse colonne d'A- 
frique fut massacrée tout entière quelques, mois 
après sur les bords de la Malouïa, dans le Maroc. 
Le général Lamoriciére s'arrêta un moment sur 
ce théâtre de honte, couvert encore de débris 
de souliers, de chiffons et de papiers à car- 
touches qui n'avaient point servi, puis il se 
rabattit à droite cl prit la direction des Traras, 
dont il longea les montagnes, et entra à Ghemma- 
Razouat sans avoir rencontré l'ennemi. Ayant 
appris que le général Lamoriciére était sorti de 
son camp pour marcher à lui, Abd-el-Kadcr s'était 



Ht LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

renfermé dans Nedroma, aa pied des nKmtagnes 
des Traras^ dont les populations lui étaient dé- 
vouées. C'est là que le général vint enfin l'attaquer ; 
le V régiment de chasseurs préluda par une charge 
brillante sur les hauteurs de Nedroma. Acculée à 
des précipices affreux, toute cette population, qui 
eût pu être anéantie» ne trouva grâce que devant 
la clémence et Thumanilé du jeune général fnai- 
çais. 

L'émir, ayant foi datis le sud, se rabattit ensuite 
sur le Maroc, où il rejoignit sa déira. Rentré à 
6bemma,}e général résolut de marcher sur la Ma- 
louîa, où cette smala était campée, afin de d^ivrer 
les prisonniers qu'emmenait Abd-el-Kader. Cette 
pointe n'eut pas un succès complet : l'émir, in- 
formé de notre approche, avait fui dans l'intérieur 
du pays ; on dut renoncer à revoir nos malheu- 
reux compatriotes. La colonne rentra à Ghemma 
pour y faire des vivres et prendre quelque repos* 
C'est là que nous recueillîmes quelques données 



LES CHASSEtBS D'AFRIQUE. 141 

sur le triste sort des prisonniers de l'émîr, grâce à 
une rencontre assez singulière pcmr que j'en dise 
quelques, mots. 

Un matin que j'étais de service dans une excur- 
âion de fourrageurs, un sous-offîcier du 2* Tint me 
prëyenir que dans un champ d'orge voisia on 
apercevait des Arabes embusqués, et que l'on dé- 
eeutrait fort distinctement le bout de leurs longs 
fusils. Je pris quelques chasseurs avec moi, et, en 
compagnie du sous-officier, je me dirigeai vers 
Tendroit où Ton présumait les Arabes cachés. En 
regardant à une certaine dislance arec une excel- 
lente lorgnette, je ne ris qu^un seul fusil poindre 
dans les orges. Je fis approcher les chassseurs, 
Tarme haute en cas d'atlaque; ceux-ci me ramenè- 
rent bientôt un homme qui n'avait pour tout vêle- 
ment qu^une kandoura, ou chemise arabe en laine 
avec un capuchon. Il était très-pâle, et ses yeux 
exprimaient une profonde terreur. Ce malheureux 
était en proie au délire. On le conduisit immédia- 



146 LES CHASSEURS D'AFRIQtJE. 

compagnons, car la J9gure de nos gardiens n'an- 
nonçait rien de bon, et nous convînmes de cher- 
cher à nous soustraire par la fuite au sort qui 
nous attendait. L'un appartenait au train des équi- 
pages,. l'autre était un soldat du bataillon. Notre 
projet bien mûri, nous attendîmes une occasion 
favorable, qui ne tarda pas à se présenter. Tous 
les officiers étaient allés à une fête voisine, et les 
Arabes étaient occupés à empiler autour de nous 
des broussailles desséchées; nous étions loin de 
nous douter dans quelle intention. Au moment où 
ils couraient de tous côtés pour chercher de 
rherbe, mes deux camarades et moi, avec des 
galettes dans nos capuchons, nous prîmes notre 
volée sans être aperçus, comme la nuit commen- 
çait à tomber, et nous courûmes nous cacher dans 
les roseaux qui bordent la rivière. Il n'était que 
temps. A peine étions-nous établis dans notre ca- 
chette, qu'une vaste lueur éclaira l'horizon, puis 
éclata une fusillade affreuse, qui n'était couverte 



Les chasseurs d'afriqce. ïm 

que par les cris des victimes que l'on immolait. 
Gela dura vingt minutes, puis tout rentra dans le 
silence. Bien cachés, nous remerciâmes Dieu de 
nous avoir fait échapper à une mort imminente. 
Le massacre était consommé ! Soudain nous enten- 
dîmes craquer les roseaux autour de nous : c'é- 
taient des Arabes qui venaient laver dans Teau 
leurs mains ensanglantées. Quand ils se retirèrent, 
nous étions bien sauvés. » 

Le seul cependant qui survécut à cette nuit ter- 
rible, ce fut le frater; ses compagnons, troublés 
par la peur, se noyèrent dans une rivière que le 
barbier put traverser à la nage. Après ce dernier 
incident,- quaire jours de marche l'avaient enfin 
conduit, haletant et affamé, dans le champ d'orge 
où nous l'avions recueilli. 

Notre campagne de 1845 ne fut plus marquée 
par aucun incident notable, et jusqu'en 1847 l'his- 
toire du 2* chasseurs peut se résumer en deux mots : 
il guerroya toujours. Pour avoir toutefois une idée 



Uê LES CfiASSËURS D'AFRIQUE. 

exacte des services que rendit à l'armée d'Afrique 
le corps créé en 1830 et fortifié par des adjonc- 
tions précieuses de 1832 à 1840, c'est avec les 3* et 
4* chasseurs qu'il faut assister aux plus impor- 
tantes opérations de la guerre dont la soumission 
d'Âbd-el-Kader marqua le dénoûment. 



Il 



Le 3* régiment de chasseurs d'Afrique fut orga- 
nisé dans la province de Constantine le 1" février 
1833. Les deux précédents régiments avaient été 
créés dans les capitales mêmes des provinces où 
ils devaient agir, Alger, Oran : il en fut de môme 
pour le 4% créé à Bone; mais à l'époque de la for- 
mation du 3* régiment dans la province de Cons- 
tantine, la capitale appartenait encore au bey Ach- 



• LES CHASSEURS D'AFRIQUE. î49 

met et ne devait s'ouvrir à nos troupes victo- 
rieuses qu'en 1837. 

Le S** chasseurs d'Afrique fut formé de deux es- 
cadrons du !•', foyer précieux qui alimenta tous 
les autres régiments de l'arme, et de militaires de 
tous grades tirés des différents corps de cavalerie 
de France. Son premier colonel fut M. Boyor, 
mais son commandement ne fut guère que nomi- 
nal; l'organisateur réel fut le colonel Corréard, 
qui lui succéda. Sous l'impulsion de ce digne chef, 
qui avait fait les guerres du premier empire avec 
les vieux dragons d'Espagne, le 3* régiment ne 
, pouvait que marcher sur les traces des deux 
autres. 

De 1833 à 1836, l'histoire du 3« régiment de 
chasseurs nous le montre, se plaçant, par sa disci- 
pline, sa tenue modèle, au rang des plus vieux 
régiments. Il se prépare à la grande tâche que lui 
assigne le choix de la province désignée pour son 
berceau. Il s'agit de donner à cette province sa 



150 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

vraie capitale. Les deux expéditions de Constan- 
tine ont été souvent racontées *. Ce qui importe à 
noire sujet, c'est d'indiquer la part qu'y prit le 
3* chasseurs. Lors de la première expédition, c'est 
surtout dans les épreuves d'une retraite triste- 
ment célèbre que le 3^ chasseurs se montra admi- 
rable. Le 26 octobre 1836, notre armée, se reti- 
rant en bon ordre et se battant toujours, arrivait 
à Sidi-Tamtam. Le lendemain, elle avait à fran- 
chir le col difficile de Ras-el-Akba : des tribus, 
accourues de loin au secours du bey Achmet, n'a- 
vaient pu passer les rivières, grossies par les 
pluies, et étaient venues à ce col dans l'espoir de 
melire la colonne entre deux feux et de l'anéan- 
tir; mais les 2*^ et 17* légers et le 59« de ligne, qui 
couvraient la retraite, s'immortalisèrent dar.s cette 
journée : un instant la marche de l'armée se 
trouva ralentie; aussitôt le 3^^ chasseurs, ayant le 

1. Voyez la Revue du 1^^ mars 1838 et du 15 août 18/i5. 



LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 15j 

colonel GorrréarJ à sa têle, fil une charge des plus 
brillantes. L'ennemi, culbuté, sabré sur les hau- 
teurs de Sidi-Tamlam, paya cher sa téniérilé. Les 
Arabes abandonnèrent dès lors la poursuite, et le 
20 octobre les Français rentraient à Bone. 

Lors de la deuxième expédition, c'est encore par 
une charge intrépide que s'illustra le 3« chas- 
seurs. Sur les hauteurs dti Coudiat-Aty, avec le 
47« de ligne, il chassa les troupes d'Achmet du 
plateau qui dominait la ville. Le maréchal Valée, 
dans son rapport, cite la belle conduite de ce ré- 
giment. L'expédition des Portes de Fer, qui dé- 
chirait le honteux traité de la Tafna, lui fournit 
encore l'occasion de montrer sa valeur. Le 30 oc- 
tobre, à rOued-Hamza, sous les yeux du duc d'Or- 
léans, il exécuta une vigoureuse charge sur la ca- 
valerie de Ben-Salem, premier lieutenant de l'é- 
mir. On le vit bientôt se signaler, sous le général 
Galbois, à Ain-Babouch, chez les Aractas. Là 
tomba le lieutenant Lepic, digne fils d*an de nos 



152 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

plus braves généraux de l'empire, frappé, comme 
son père, dans une charge de cavalerie. Ce fut 
l'occasion d'une des plus heureuses razzias de nos 
chasseurs, qui ramenèrent à Constantine 30,000 
tètes de bétail. 

Transportons-nous de la province de Constan- 
tine dans celle de Bonc. C'est là que le 4* chas- 
seurs d'Afrique fut formé le l**" janvier 1840. Plus 
que tout autre peut-être, il offrit l'assemblage des 
qualités propres aux diverses fractions de ce 
corps. Son premier colonel, M. de Bourgon, était 
un de ces hommes rares dont les créations repo- 
sent sur des bases sûres que rien n'ébranle. Nulle 
main n'était plus propre à donner une impulsion 
vigoureuse à une arme que cet énergique officier 
comprenait si bien. Aussi le 4* chasseurs fut brave, 
discipliné, d'une tenue irréprochable comme le 
1*% fougueux comme le 2% indépendant comme 
lui *. A peine formé, le 21 avril 1840, il débuta 

1. Cette indépendance <^taît favorisée par le rôle même qu'on 



^ 



1.ES CHASSEURS D'AFRIQUE. 153 

d'une manière brillante chez les Aractas. Le 13 
août de la même année, le colonel Bourgon, char- 
geant à sa tête sur THachera, fit prendre à son ré- 
giment cette belle place qu'il n'a plus quittée de- 
puis. Enfin le !•' septembre 1840, avec le 3% il 
traça l'une des plus belles pages de l'histoire des 
chasseurs d'Afrique. L'ennemi, sous les ordres de 
Hadj-Mustapha, frère de Témir Abd-el-Kader, était 
venu établir son camp près de Sétif. Le colonel 
Levasseur sortit de cette place pour l'attaquer avec 
les 22« et 61® de lign*^, les 3« et 4» chasseurs. 
Après avoir marché pendant deux heures, cette 
colonne rencontra la nombreuse cavalerie de l'é- 
mir, qui chercha immédiatement à l'envelopper 
en la débordant sur ses ailes. Ce mouvement des 
Arabes avait pour but de couvrir leur camp de 
Medjazergua, qu'ils venaient de lever; deux ba- 



lai donna. An lien de rattacher à la province où il était né, on 
le fit courir dans toutes les provinces, si bien qu'il mérita le 
sarnom de régiment voyageur, qui lui est resté. 

9. 



m LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

taillons d'infanterie régulière, forts chacun de 
six à sept cents hommes, protégeaient leur re- 
traite. A la vue de nos colonnes qui s'avançaient 
sur elle, cette infanterie, nouvellement discipli- 
née à Teuropéenne, se forma en carré. Le colonel 
Bourgon, enlevant vigoureusement le 4*» chas- 
seurs, s'élança sur cette colonne d'infanterie avec 
une rare impétuosité. Les carrés furent enfoncés, 
taillés en pièces. Les Arabes qui parvinrent à se 
sauver se jetèrent dans des ravins profonds, où le 
sabre de nos cavaliers ne pouvait les atteindre; 
beaucoup d'entre eux, grièvement blessés, y pé- 
rirent. La rfàvalerie ennemie voulut alors se por- 
ter au secours de son infanterie : la nôtre aussi ar- 
rivait au pas de course. On se battit de part et 
d'autre avec une grande intrépidité; mais tout fut 
culbuté par nos chasseurs. A la vue de celte dé- 
route, un bataillon des réguliers de l'émir, qui 
était resté en position spectateur du combat, s'em- 
pressa de battre en retraite pour échapper à U 



LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 155 

destruction qui Tattendait, et regagna en toute 
hâte les hauteurs les plus reculées. Le 4« chas- 
seurs, nouvellement formé, n'avait pas encore reçu 
son étendard ; il était digne de lui d'en prendre 
un à l'ennemi. Le maréchal des logis Tellier entra 
dans le carré, tua le porte-drapeau, et enleva l'é- 
tendard du bataillon de Témir. Cette rude affaire 
devait coûter aux chasseurs un de leurs plus 
braves officiers, le commandant de l'Esparda, 
tué dans la charge. 

A partir de ce jour mémorable, le 4* chasseurs 
poursuivit ses succès chez les Ouled-Assas, chez 
les Beni-Sala. Au bout d'un an, treize cents chas- 
seurs, bien équipés et d'une bravoure à toute 
épreuve, donnaient la mesure de celui qui les 
avait formés. De l'Est, le 4» alla dans la province 
d'Alger, assista aux ravitaillements de Medeah et 
de Milianah, sous le général Changarnier. Le 
15 juin 1842, il était dans le Sud. On le vit se dis- 
tinguer à rOued-Foddah. Avec son nouveau colo- 



156 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

ncl Taitas, il assisla au brillant combat contre les 
Kabyles du Réou; enfin Tannée 1843 le trouva à 
Taguiu, sous M. le duc d'Aumale. Tout devait 
s'effacer devant ce beau fait d'armes qui amena la 
prise de la smala d'Abd-el-Kader, et fournit la 
preuve éclatante de ce qu'on peut attendre d'un 
habile emploi de la cavalerie d'Afrique. 

Au commencement de mai 1843, M. le duc d'Au- 
male quilla Boghar avec les 38*, 64'» de ligne, les 
zouaves et les chasseurs d'Afrique (le 4*» seul). Le 
jeune prince marchait sur la smala de l'émir. Des 
renseignements dignes de foi la plaçait dans les 
environs de Goudjillat. Il fallait franchir des dis- 
tances énormes avant de trouver une goutle d'eau. 
Il importait aujeune général d'atteindre Goudjillat 
le plus proraptement possible. Une marche rapide 
l'y coniluisit; mais, h peine arrivé, il apprit que 
la smala était à Ouessek-ou-Rekaï, quatorze lieues 
dans le Sud-puesl. Il continua d'avancer; à Oues- 
sek-ou-Rekaï, des coureurs que Ton venait de 



_-^ 



LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 157 

surprendre donnèrent enfin un renseignement 
plus précis : Tennemi était en un lieu appelé 
Taguin, nom que devait conserver cette mémo- 
rable journée. Le général Lamoricière ma- 
nœuvrait dans cette direction, ce qui avait sans 
doute décidé ces brusques mouvements de la 
smala de l'émir. Fuyant toujours devant le gé- 
néral Lamoricière, Témir ne soupçonnait nulle- 
ment que la colonne du prince s'avançait aussi 
sur lui. A cette nouvelle, M. le duc d'Aumale 
marcha aussitôt sur Taguin, soit pour atteindre 
la smala, soit pour la mettre entre deux feux. 
Le plan était simple en apparence; il n'en fallait 
pas moins pour l'exécuter des soldats et des offi- 
ciers comme il en avait sous ses ordres. Il lui res- 
tait encore vingt lieues de désert à franchir. Après 
une course fatigante avec sa cavalerie, sans avoir 
rien pu découvrir, M. le duc d'Aumale s'arrêta. 
Son infanterie était fort éloignée de lui, et ne pou- 
vait le rejoindre de plusieurs heures. Pendant 



138 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

celte courle halte, des cavaliers ennemis faits pri- 
sonniers par sa petite colonne Tavertirent qu'il 
touchait presque à la smala. Malgré les observa- 
tions des généraux, malgré les supplications et 
les prières des Arabes nos alliés, qui, frappés de 
la faiblesse de la troupe d'attaque, le conjuraient 
d'atteindre son infanterie, le prince prit une hé- 
roïque résolution : il donna immédiatement Tor- 
dre de la charge. Les chasseurs d'Afrique, lancés 
avec cette impétuosité qui était le trait dislinctif 
de leur allure, arrivèrent comme un ouragan, sui- 
vis des spahis, au milieu de ce camp immense, 
renversant tout sur leur passage, en dépit d'une 
fusillade effroyable qui partait de toutes les ten- 
tes. Ils gagnèrent ainsi la tète de la colonne enne- 
mie, qui cherchait à s'enfuir: se rabattant sur elle, 
ils lui coupèrent la retraite, passèrent sur le ven- 
tre de l'infanterie régulière de l'émir, qui se dé- 
fendit en désespérée Enfin toute la smala tomba 
en notre pouvoir. 



LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 159 

Bientôt le 4* chasseurs se trouva transporté sur 
un autre théâtre, dans la province d'Oran. L'expé- 
rience avait démontré que les plus grandes diffi- 
cultés de notre domination viendraient toujours 
de cette province, et on jugea que le 2" et le 4« chas- 
seurs d'Afrique n'étaient point de trop dans ce 
foyer perpétuel d'insurreclion. Les événements 
ont justifié cette mesure, et il fut donné à ces deux 
vaillants régiments de porter les derniers coups à 
la puissance de l'émir. Il semblait que la fortune 
sourît au 4' chasseurs. Son séjour dans la pro- 
vince d'Oran fut marqué par un des plus impor- 
tants faits d'armes de la guerre d'Afrique, le com- 
bat de Malah, où le premier et le plus habile des 
lieutenants de l'émir perdit son armée et la vie. 
Le combat de Malah fut livré en novembre 1843 
par undeces générauxque Mazarin désignaitsous 
le nom d'heur eux, le général Tempoure. Sorli de 
Mascara à la poursuite des restes de l'infanterie de 
l'émir^ que ce dernier avait confiée au commande^ 



MH LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

vint terrible ; tous les drapeaux restèrent en leur 
pouvoir. On sait que Ben-Allal, témoin de la dé- 
faite de ses troupes, ne voulut pas survivre à sa 
honte, et qu'il trouva la mort dans une lutte hé- 
roïque contre le capitaine Cassaignoles, suivi de 
deux brigadiers de chasseurs et d'un sous-officier 
de spahis. L'émir perdit en Ben-Allal son meil- 
leur ami, le compagnon fidèle de sa fortune, le 
plus habile et le plus intrépide de ses lieutenants. 
Le maréchal Bugeaud, qui savait honorer le cou- 
rage, même chez son ennemi, ordonna que les 
honneurs militaires fussent rendus à Ben-Allal 
comme à un officier supérieur de Tarmèe fran- 
çaise. Au cercle de Mostaganem, on voyait, à l'épo- 
que où j'étais en Afrique, les deux tambours et le 
drapeau des réguliers de l'armée d'Abd-el-Kader : 
c'étaient les trophées du 4« chasseurs d'Afrique, 
qui doivent appartenir aujourd'hui aux chasseurs 
de la garde. 
L'année qui suivit ce brillant combat devait 



LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 1G3 

compter parmi les plus belles dans les annales de 
la guerre d'Afrique et aussi dans les fastes des 
chasseurs, représentés à Isly par les 2« et 4* régi- 
ments. On n'ignore pas que Tordre de bataille 
adopté par le maréchal Bugeaud ressemblait à une 
tête de porc y c'est l'expression dont le maréchal 
lui-même s'est servi dans son glorieux bullelin. 
La cavalerie était dans l'intérieur de la tête, suc 
deux colonnes, attendant l'heure de fondre sur 
l'ennemi comme l'ouragan. On marcha d'abord 
lentement; quand on se fut approché, on vit que 
ce qui figurait de loin une grande redoute était 
l'immense tente du général marocain, le prince 
impérial Siiii- Mohamed, dont les abords étaient 
garnis d'artillerie. Le moment parut propice au 
maréchal pour lancer toute sa cavalerie. Les 2^ et 
4' chasseurs d'Afrique, sous le commandement du 
colonel Morris, se précipitèrent hors du carré 
comme une avalanche.. Rien ne devait résister 
à l'entrain de ces vigoureux cavaliers, et bien- 



164 LES CHASSEURS D'AFRIQIE. 

tôt l'armée marocaine fut en pleine déroute. 
La bataille d'Isly marque le terme de cette élude . 
une fois soumis à l'épreuve d'une bataille rangée, 
les chasseurs d'Afrique ont fixé leur place dans 
l'armée française. Les suivre en Grimée, en Italie, 
ce serait encore raconter de belles pages, mais où 
ils n'apparaissent plus aussi indépendants du reste 
de l'armée que durant les années de formation la- 
borieuse que nous avons tenu surtout à mettre en 
lumière. Rappelonsseulementceltebrillante charge 
du 4* chasseurs à Balaclava, qui arrêta le feu de 
l'artillerie russe foudroyant la cavalerie légère 
anglaise en retraite *. Les chasseurs d'Afrique eu- 
rent aussi quelques heureux combats d'avant-garde 
avec les cosaques ; les quatre régiments assistèrent 
à la bataille de Traktir*, mais sans avoir l'occasion 
d'y donner. Après la campagne de Crimée, les 
trois premiers régiments rentrèrent en Afrique; le 

%. Voyez la Reuue du 15 mars 1860. 



LÈS CHASSEUhS D'AFRlQtfÈ. io^ 

4*, licencié, forma les chasseurs à cheval de la . 
gai'de. L'Italie rappela les 1", 2« et 3« chasseurs à 
la vie guerrière, et leur dernier titre de gloire est 
l'admirable mouvement qui termina la bataille de 
Solferino. 

Les faits et les souvenirs que nous venons de 
rapprocher ont amplement montré ce que valait 
cette jeune cavalerie. On a vu les succès qu'elle a 
obtenus. Il reste à indiquer à quelles conditions 
elle a réussi Jusqu'à l'époque actuelle, la célérité 
semblait la principale qualité de la cavalerie lé- 
gère. Aujourd'hui on lui demandé non-seulement 
l'agilité, mais la sûreté, la persistance des mouve- 
ments, non-seulement la fougue de l'attaque, mais 
la justesse du tir. C'est à l'école des Arabes que se 
sont formés les représentants français de cette ca- 
valerie nouvelle. Les Arabes ne connaissent pas 
les distinctions établies dans notre armée entre la 
grosse cavalerie et la cavalerie légère. Le com- 
battant à cheval est tour à tour chez eux un éclai- 



\CAi LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

reur habile el le plus patient des marcheurs. Sans 
effacer les dislinctions traditionnelles entre nos 
divers corps de cavalerie, on peut se féliciter de 
la tendance qui depuis les campagnes d'Afrique 
est venue rapprocher de plus en plus ce que la 
théorie avait trop séparé. Le !•' chasseurs nous a 
montré une solidité à toute épreuve, le 2® une 
fougue irrésistible; les deux autres régiments, 
raccord de ces deux grandes qualités militaires. 
La bataille d'Isly est venue sanctionner ce pré- 
cieux accord par la victoire. Dès lors une ère 
nouvelle, pressentie depuis 1830, a définitivement 
commencé pour la cavalerie, et l'on a pu prédire 
les grands faits d'armes de Balaclava et de Sol- 
ferino. 

Aujourd'hui môme néanmoins c'est encore vers 
l'Afrique qu'il faut se tourner si l'ont veut savoir 
comment de tels résultats ont été obtenus et 
comment ils se maintiendront. C'est là que se 
conserve, môme au sein de la paix, l'habitude des 



LES CHASSEURS D'AFRIQUE. ici 

rudes exercices, qui place le chasseur d'Afrique 
au niveau du cavalier arabe. Jamais d'ailleurs il 
n'a été plus important d'assurer à la cavalerie tout 
entière les qualités que s'est acquises le redoutable 
corps formé en 1830. Il est certain que le syslème 
perfectionné de l'artillerie amènera de graves mo- 
difications dans la cavalerie. La France eut comme 
le pressentiment du rôle nouveau léservé à son 
armée, quand elle donna les zouaves à l'infanterie 
et les chasseurs d'Afrique à la cavalerie. Pour ces 
derniers, la France eut le bonheur de trouver une 
ressource précieuse dans le pays môme ; malgré 
l'infériorité de sa taille, le cheval d'Afrique, par 
les qualités qui lui sont inhérentes, résumait à lui 
seul tous les besoins delà cavalerie nouvelle, des- 
tinée à fondre en elle les deux types de l'ancienne 
cavalerie. Ea effet, ce noble cheval de guerre por- 
tait également bien le carabinier, le cuirassier, 
ces cavaliers gigantesques, et les sveltes combat- 
tants qui ont illustré l'uniforme des hussards et 



^68 LÈS CHASSEURS D'AF'RÏQiJÉ. 

des lanciei*s. On peut môme assurer que par la 
taille les chasseurs d'Afrique appartenaient bien 
plus à la grosse cavalerie qu'à la cavalerie légère. 
On vit les chasseurs d'Afrique charger en ligne à 
rOueJ-LaIeg avec le colonel Bourjolly, enlever 
des batteries à Isly sous le colonel Morris, four- 
rager en maintes occasions brillantes sous les co- 
lonels Létang et Tarlas. Ils résumaient donc à 
eux seuls les deux éléments distincts de la cavale- 
rie d'Europe. En outre, la guerre d'Afrique récla- 
mail de longues et pénibles marches sous un ciel 
brûlant, à la poursuite de populations qui fuyaient 
toujours, et de combattants braves, mais qui guer- 
royaient à la manière des Parthes. Cette cavalerie 
avait donc affaire à un ennemi souvent insaisissa- 
ble; ce vaillant cheval, chargé d'un poids extrême 
en raison du surcroît de bagage qu'il devait sup- 
porter dans un pays sans ressource, se tira avec 
honneur d'une si difficile position, à ce point que 
sa réputation bien établie l'a fait appeler sur les 



LES CHASSEURS D'AfRÎQUÊ. 169 

champs de bataille de l'Europe^ où il n'a certes pas 
faillie ce que Ton devait en attendre. 

Le rôle nouveau que joue Tartillerie dans les 
grandes luttes de notre époque semble supprimer 
une division empruntée au moyen âge; il rend 
inutile cette grosse cavalerie, ces cuirassiers im- 
mortels d'Ëylau et de la Moskowa, pour lesquels 
leur armure n'est plus une défense contre les ar- 
mes de précision inventées de nos jours. La mobi- 
lité, Télaslicité, si je puis me servir de cette ex- 
pression, doivent être les principes fondamentaux 
de la nouvelle cavalerie, qui devra sortir de ces 
modifications apportées aux engins de guerre. La 
cavalerie est appelée à une tactique nouvelle. Il 
s'agira pour elle d'être transportée vivement d'un 
point à un autre, d'être toujours prête à jouer in- 
dislinctement tous les rôles, et surtout le dernier, 
celui qui achève et complète les victoires. La pour- 
suite d'une armée battue et en déroute, cette par- 
lie de l'action exigera une cavalerie d'autant plus 

10 



170 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

agile, d'autant plus manœuvrière, que ce dénoû- 
ment se produit, à de rares exceptions près, au 
moment où quelques heures seulement sont accor- 
dées avant la chute du jour. li faudra donc une 
cavalerie qui, ayant pu combattre en ligne loute 
la journée, trouve encore dans son élément consti- 
tutif la vigueur, l'entrain, Taudace de Ta cavalerie 
légère, qui, répandue de tous côtés dans la plaine, 
coupe les fuyards, ramasse les pièces que l'on 
cherche à sauver, assure enfin ces triomphes qui, 
dans une sei*le bataille, font tomber les empires. 
Tel fut le rôle de la cavalerie française à léna. 

Le contact des cavaliers arabes, fondus dans la 
cavalerie d'Afrique dès sa naissance, a rendu de 
plus cet éminent service d'assurer à la cavalerie 
française une supériorité dans le tir qui lui avait 
manqué jusqu'alors*. Il serait donc logique de 



1. Le feu de la cavalerie Jusqu'à nos guerres d'Afrique 
n'avait d'autre but que de faire signaler par les avant-postes 
les surprises de l'ennemi. 



LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 171 

dire que les chasseurs d'Afrique renferment dans 
leur organisation le secret d'une cavalerie future, 
dont le changement de tactique et la marche pro- 
gressive des sciences doivent nécessairement ame- 
ner la création. On peut préciser le jour où les 
anciennes divisions feront place dans cette belle 
arme à un principe unique. Il en résultera une 
économie réelle pour TÉtat, et on disposera d'une 
cavalerie plus nombreuse à mettre en lignele jour 
d'une bataille, puisqu'il est prouvé que la grosse 
cavalerie donne plus de chevaux laissés en arrière 
et inutiles en campagne * que les.aulres corps de 

1. La grosse cavalerie, qui s*est couverte de gloire dans les 
campagues immortelles du premier e'mpire, n*a pu trouver de- 
puis 1815 une seule occasion de justifier la confiance que Ton 
peut à juste titre avoir en elle. Appelée deux fois à de grandes 
luttes, en Grimée et en Italie, l'occasion a semblé fuir devant 
elle. Les lanciers se sont trouvés dans le môme cas, sauf un 
engagement dans la journée de Solferino, où un témoin ocu- 
laire a vu un grand nombre de ces braves cavaliers jeter leurs 
lances à terre pour se servir de leurs sabres. Rien ne prouve 
mieux la nécessité de ramener la cavalerie française au type 
créé en Afrique, et dont tant de campagnes beureuses ont éta- 
bli la supériorité. 



174 LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 

l'arme. Tous les chevaux n'offrent point, il esi vrai, 
les qualités éminenles du cheval d'Afrique, dont la 
vigueuretlasobriétésont devenues proverbiales. La 
France, tournant un regard de sollicitude sur sa 
nouvelle colonie, puise aujourd'hui une partie de 
ses chevaux de guerre dans cette race vaillante ap- 
pelée cheval de l'Algérie; l'autre race reste à créer 
en France. Nous en possédons toutefois les élé- 
ments essentiels. Il est deux régions françaises qui 
peuvent servir à tous les besoins de la cavalerie 
dans son double objet, l'ancienne Navarre, où pays 
de Tarbe?, et la Normandie. La Navarre est pour 
ainsi dire, sous ce rapport, l'Arabie de la France. 
Dans ses belles vallées, arrosées par les gaves du 
Bigorre, on trouve une race digne de la race afri- 
caine, qui fournira un complément indispensable 
aux levées failes dans le Sahara, aujourd'hui sur- 
tout que le système est adopté de remonter en 
grande partie la cavalerie légère avec des chevaux 
d'Afrique. Quant à la Normandie, elle est appelée 



LES CHASSEURS D'AFRIQUE. 173 

à doter la France d'un cheval à l'encolure haute et 
fière, à Tœil hardi, aux membres larges et nerveux, 
qui portera aisément les plus lourds cavaliers. Le 
cheval normand se plie à tous les services et sup- 
porte les plus rudes fatigues. Fondre ces deux ra- 
ces, ce serait placer enfin notre cavalerie à la hau- 
teur des besoins que le changement de tactique 
semble réclamer désormais. Ainsi organisée, la 
cavalerie lout entière entrerait d'autant plus faci- 
lement dans le cadre unique qu'il convient d'assi- 
gner a l'arme. Le pays s'affranchirait en môme 
temps du tribut qu'il paye à l'étranger, et de ce 
jour on aurait trouvé le rôle véritable que la cava- 
lerie est appelée à remplir dans la tactique nou- 
velle des armées. 



10. 



LA 

CAVALERIE RÉGULIÈRE 

EN CAMPAGNE 

SOUVENIRS D'AFRIQUE ET DE CRIMÉE 



Parmi les services que la guerre d'Afrique a 
rendus à Tarmée française, il en est un qu'on ou- 
blie trop peut-être. Des corps nouveaux, dont le 
nom est dans toutes les bouches, ne sont pas seu- 
lement sortis de celte lutte opiniâtre et glorieuse 
contre un ennemi regardé comme insaisissable : 
les anciens corps ont mieux compris, de leur côté, 
quelle part distincte leur revenait dans l'ensemble 
de ces fonctions diverses qui composent le rôled'une 



178 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

• Un seul moment de la vie d'un peuple où la ca- 
valerie est bien employée suffit pour payer toutes 
lesdépense$ qu'elle a occasionnées pendant un 
temps considérable. > Ce bon emploi de la cava- 
lerie, quelques hommes éminenls nous ont appris 
par quels moyens on pouvait l'assurer. Le capi- 
taine anglais Nolan, par exemple, a dit avec raison 
que si la cavalerie est déchue de sa haute réputa- 
tion, elle ne peut s'en prendre qu'à cette tactique 
moderne qui la lient en lisière, système timide et 
qui devrait être inconnu à des cavaliers*. Dans 

minée en 185/ï, Tannée même où le brave Nolan mourait 
héroïquement à Balaclava. 

1. Combien ne doit-on pas regretter que le capitaine Nolan 
se soit placé par sa mort héroïque en contradiction avec ce 
qu'il avait écrit sur la cavalerie ! « Tout dépend do Tà-propos, 
disait le brave Nolan. Il y a plus à attendre de l'inspiration du 
génie que des règles. Un officier ne devrait janiïais craindre d'en- 
gager sa responsabilité, ni d'agir contre des ordres toutes les 
fois qu'il peut éviter un revers. » L'homme qui avait sur le rôle 
de roffîcier des idées si hautes et si larges est cependant le 
même qui, le 25 octobre 1854, à Balaclava, portait à lord Lu- 
can l'ordre de charger donné par lord Raglan, placé trop loin 
du théâtre de l'action pour la bien diriger. Le brave Nolan 



EN CAMPAGNE. 1?9 

notre guerre africaine, cette tactique, en ce qui 
touche la cavalerie régulière du moins, n'a que 
Irop souvent prévalu. Que faudrait-H pour rendre 
à ce corps redoutable sa vie puissante d'autrefois? 
Revenir aux bonnes traditions, à celles de Fré- 
déric II et de Napoléon, c'est-à-dire rétablir les 
grands commandements de cavalerie sous des of- 
ficiers consommés, agissant vis-à-vis de l'ennemi 
avec l'indépendance qui appartient à des chefs 
spéciaux. 

Ces principes essentiels d'un bon emploi de la 
cavalerie avaient trouvé un illustre partisan dans 
le maréchal Bugeaud luî-môme. Mal disposé pour 
la cavalerie à son arrivée en Afrique, le maréchal 
avait fini par se rendre à l'évidence, et par recon- 
naître quels importants services il en pourrait at- 
tendre pour assurer le succès du nouveau pland'opé- 

insista pour la stricte exécution de l'ordre qu*il apportait; la 
charge s'exécuta, et rinfortuné capitaine tomba des premiers 
dans ce mouvement, qui devait ajouter une page aussi funèbre 
que glorieuse à Thistoire de la cavalerie anglaise. 



1»0 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

rationsfu'il traçait à Tarmée d'Algérie. A la bataille 
d'Isly, pleine liberté fut donnée au commandantde 
la cavalerie. On sait quel fut le brillant résultat de 
cette journée: les masses decavalerie régulièrema- 
rocaine enfoncées par le 2* régiment de chasseurs 
d'Afrique et repoussées loin du champ de bâtai Ile, 
la dispersion complète de la cavalerie noire de 
l'empereur Abderrhaman, la prise du camp maro- 
cain par le 4» chasseurs d'Afrique et les spahis. En 
homme de guerre consommé, le maréchal Bugeaud 
avait en quelque sorte prévu, dès la veille du 
combat, ce qu'aurait de décisif dans une pareille 
affaire la libre action de la cavalerie. Nous en 
trouvons la preuve dans une relation due à la 
plume même du maréchal et .publiée dans la 
Revue ^, On y lit ce curieux passage : « Je me ren- 
dis au camp de la cavalerie, où une petite fête en 
mon honneur était improvisée ; je développai toute 

1. Livraison du !«' mars 1845. 



EN CAMPAGNE. ISi 

ma théorie. Ces jeunes têtes s'échauffèrent; les 
cœurs étaient électrisés. Ah I m*écriai-je, avec des 
hommes tels que vous la victoire n'est plus dou- 
teuse I » Un pareil éloge, venant d*un pareil homme 
de guerre, était comme la promesse du succès pour 
cette arme, et la confiance du brave maréchal fut 
pleinement justifiée. Renfermée dans le carré stra- 
tégique dont le système de combat exigeait la for- 
mation, la cavalerie régulière pouvait en sortir 
sans rien compromettre. Elle avait ainsi toute 
l'indépendance convenable^ à ses allures, et la 
journée dlsly, restée célèbre dans les fasies de nos 
réguliers, est la preuve mémorable de ce qu*un 
chefhabile pourrait encoreoblenird'eux en pareille 
occasion*. 



i. Rappelons à ce propos qa'ane des qualités qui font le chef 
habile, c'est une soUicitude paternelle pour le soldat. Le sur- 
nom familier du maréchal, le père Bugeaud, montre assez à 
quel point cette qualité, plus rare qu'on no IMmagine, était 
développée chez le vainqueur d'Isly. A cette soirée même où il 
adressait à notre cavalerie de si cordiales et si chaleureuses 

11 



18» LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

Cette arme, telle qu'elle est aujourd'hui consti- 
tuée eu France, comprend la grosse cavalerie, 
les cuirassiers, qui, depuis 1815 et Fimmortelle 
charge de Waterloo, n'ont jamais donné dans une 
occasion mémorable; — la cavalerie de ligne (dra- 
gons et lanciers), qui s'est illustrée à Ëupatoria ; 
— la cavalerie légère, hussards et chasseurs, 
troupe brillante qu'on a trop négligée dans cer- 
taines expéditions d'Afrique, comme on cherche à 
le prouver dans ces souvenirs. 

paroles, le père ne brilla pas moins chez lui qae le capitaine. 
Au lieu de punch, rofficier d*ordonnance offrait au chef de 
l'armée, dont la sobriété était bien connue, de Teau sucrée 
dans le quart (gobelet en étain du soldat en campagne) . Après 
avoir porté le gobelet à ses lèvres : « Il n'y a pas beaucoup de 
sucre dans mon quaii, » dit le maréchal. L'officier s*excusa en 
assurant qu'il avait' mis dans le verre toute la ration d'une 
compagnie. Le maréchal ne répondit que par un sourire em- 
preint d'une charmante bonhomie. Le lendemain, la bataille 
d'Isly était gagnée, et chaque compagnie recevait le soir une 
double ration de sucre et de café, prise en grande partie sans 
doute dans les caisses de l'ennemi. Je tiens cette anecdote de 
l'officier d'ordonnance lui-môme, alors capitaine, et frappé de- 
puis à Magenta, comme colonel du i^^ zouaves^ — M. Paulze 
d'Jvoy, 



EN CAMPAGNE. i83 



Quand douze escadrons de chasseurs et de hus- 
sards s'embarquèrent pour TÂlgérie au commen- 
cement du mois de décembre 1839, ils étaient ap- 
pelés à soutenir, en regard des chasseurs d'Afrique 
et des spahis, l'honneur de la cavalerie française 
sur un terrain nouveau pour elle. Quel spectacle 
présentait alors notre colonie? On se retrouvait en 
pleine lutte après une courte période de paix ; les 
expéditions allaient se succéder, toutes diverses 
de caractère et d'aspect, mais la plupart faisant bril- 
ler notre infanterie par-dessus tous les autres corps 
de l'armée. On a un peu oublié tout cela, et il 
n'est pas inutile de rappeler en quelques mots au 
milieu de quels événements nous allions entrer 
en campagne. 



184 LA CAVALERIE RËOULIËRE 

Le traité de la Tafna était rompu. L'expédition 
des Portes de Fer, traitée par l'opposition d'alors 
de voyage pittoresque^ avait fourni à rëmir Abd- 
eUKader un prétexte d'hostilité qu'il s'était em- 
pressé de saisir, c Tenez-vous pour averti, avait-il 
écrit au maréchal Yalée le 18 novembre 1839, je 
suis décidé à la guerre, ainsi que tous les croyants.» 
Cette lettre était postérieure de quelques jours à 
peine à un assassinat commis sur un de nos braves 
officiers, qui avait sous ses ordres la colonne pla- 
cée au camp de l'Oued-Laleg. Le commandant 
Raffet était tombé dans un affreux guet-apens, et 
sa tête avait été portée aux pieds de Témir par un 
des officiers mêmes d'Âbd-el-Kader, le lieutenant 
Béchir. Le maréchal Yalée, qui venait de gagner 
le bâton de commandement sur la brèche de Cons- 
tantine, avait juré aussitôt de venger l'affront fait 
à la France. La guerre était déclarée. 

Le 20 novembre 1839, Abd-el-Kader passait la 
Chiffa. Ce même jour, les deux convois de Mered 



EN CAMPAGNE. 185 

et de rOued-Laleg, sortis de Bouffarik, éprou- 
vaient un affreux échec. Le premier était ramené, 
le second taillé en pièces. Le 21, une sortie tentée 
par le commandant de l'Oued-Laleg fut encore 
plus funeste à nos armes. Attaquée par quinze 
cents cavaliers des Hadjoutes, les plus habiles et 
les plus ardents de nos ennemis, cette malheu- 
reuse colonne, après une défense héroïque, fut 
écrasée; cent cinq hommes, oGBciers et soldats, 
restèrent sur place. Au milieu des cadavres se 
trouvait le corps du capitaine de Grandchamp, hor- 
riblement défiguré ; le capitaine fut sauvé cepen- 
dant, et une de nos divisions d'infanterie garde en- 
core a sa tèle cette noble figure militaire . Il y avait là 
une cruelle mais utile leçon pour les jeunes offi- 
ciers qui sont appelés à conduire des convois. Le 
manque de présence d'esprit fut pour le comman- 
dant du convoi de TOued-Laleg, qui n'avait pas 
fait parquer ses voitures, la cause d'un désastre où 
furent entraînés avec lui plusieurs de ses compa- 



i86 LA CAVALERIE REGULIERE 

goons d'armes. C'est dans l'étude de pareils faits 
que doit se recueillir celui qui est appelé à com- 
mander un jour. 

La guerre avait donc éclaté aux portes d'Alger. 
Le gouvernement français s'empressa d'envoyer 
des renforts pour soutenir une lutte qui s'annon- 
çait comme terrible. Plusieurs régiments d'infan- 
terie furent désignés pour aller venger l'insulte 
faite à l'honneur de nos armes. La cavalerie régu- 
lière ne fut pas oubliée, et j'ai indiqué la date à 
laquelle douze escadrons, appelés en Afrique, 
quittaient la France. Les l"', 4«, 8% 9* de chas- 
seurs, les S« et 6* de hussards fournissaient cha- 
cun deux escadrons, sous le commandement de 
leur chef respectif. J'eus l'honneur d'appartenir 
aux escadrons du 5« de hussards, commandant de 
Charbonnel '. 

Les douze escadrons de France débarquèrent à 

1. Tué dans les funestes journées de Juin 1848, comme re- 
présentant du peuple. 



EN CAMPAGNE. 187 

Alger dans tes premiers jours de janvier 1840. 
Déjà un éclatant succès avait marqué nos pre- 
mières opérations contre Témir. Une dépêche 
télégraphique, datée de Blidah 31 décembre, an- 
nonçait à la France le glorieux combat de TOued- 
Laleg, livré par le maréchal Valée en personne^ 
et où l'infanterie et les chasseurs d'Afrique fai- 
saient éprouver aux réguliers d'Abd-el-Kader une 
déroute complète. Le colonel Changarnier, à la 
tôle du 2* léger, le colonel Bourjolly, à la tête des 
chasseurs d'Afrique, illustraient déjà des noms 
dont l'armée devait plus tard être si fière. Le colo- 
nel Changarnier nous apparaissait alors comme le 
type de Tabnégation militaire et du génie qui sait 
attendre son heure; il montrait en même temps 
dans l'aclion une bravoure à toute épreuve, et on 
disait de lui avec raison que c'était un Murât d'tn- 
fanterie. Après la belle victoire de TOued-Laleg, 
on pensait qu'un tel coup porté au fanatisme des 
musulmans rangés sous l'étendard du premier 



188 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

chef guerrier qu'ils eussent à nous opposer, suffi- 
rait pour ramener la tranquillité et la confiance 
au milieu de nos possessions envahies. C'était peu 
connaître Tennemi patient et rusé que nous avions 
à combattre. Abd-el-Kader ne pliait sous l'orage 
que pour se relever bientôt plus hardi. De notre 
côté, heureusement, la suspension des hostilités 
fut employée à d'utiles travaux d'organisation. 
Dès le mois de janvier 1840, toute l'armée se 
trouva concentrée autour d'Alger, formée en deux 
division?, plus une de réserve, composée de trois 
vieux et solides régiments d'Afrique, le 2«et le !?• 
léger, le 23« et le 24<* de ligne. Les douze esca- 
drons arrivés de France faisaient partie de cette 
réserve. On procéda sans retard à leur organisa- 
tion, en les fondant dans deux régiments appelés 

régiments de marche^ sous les ordres de deux chefs 

• 

expérimentés et braves, les colonels Korte et Milt- 
gen. On ne pouvait faire un meilleur choix pour 
conduire de jeunes cavaliers dont la plupart n'a- 



EN CAMPAGNE. 189 

vaient jamais yu le feu ; le premier eut le com- 
mandement du 2* régiment, et le !•' régiment échut 
au second. Mon régiment était sous les ordres du 
colonel Korte, officier de cavalerie des plus distin- 
gués par sa bravoure et son talent de manœuvrier. 
Nous étions à bonne école, dans le cas toutefois où 
il nous serait permis d'agir. 

Sous l'impulsion de ces deux habiles chefs, la 
cavalerie régulière de France eut bientôt pris les 
allures de sa glorieuse compagne d'Afrique. Elle 
fut appropriée au pays et à la nature de la guerre 
qu'elle était appelée à faire. Le lourd shako fut 
remplacé par ce traditionnel képi d'Afrique, qui 
a été vu sur tous les champs de bataille de l'Eu- 
rope. La chabraque fut aussi supprimée comme 
un inutile objet de parade. Dans un pays où le sol- 
dat doit tout emporter avec lui, même du bois, 
comme dans la province de Constantine, pour faire 
cuire la soupe, le cheval est souvent chargé à tel 

point qu'on se demande où trouvera place le cava- 

11. 



190 LA CAVALERIE RÉGULIER 

lier. Le bois et le fourrage unis par des courroies 
à la palette de derrière, le manteau, la marmite, 
la faucille pour couper l'orge, la hache four tail- 
ler le bois, la. gourde enfin, assujettis sur le de- 
vanl, dérobent à l'œil le petit coursier arabe, 
quand un de nos cuirassiers est monté dessus. Et 
cependant quelle ardeur, quelle sobriété, quelle 
vigueur chez ce cheval d'Afrique t La Crimée est 
là pour lui signer ses lettres de noblesse parmi les 
ciievaux de guerre dans tous les pays où le porte- 
ront les destinées de la France. 

Toute cette cavalerie, jusqu'à la reprise des 
hostilités, fut cantonnée dans les environs d'Al- 
ger. Les possessions françaises, à cette époque, 
commençaient à Alger; du côté du sud, elles finis-, 
saient à une douzaine de lieues, à Blidah, qui 
était constamment bloquée; du côté de Test, il 
fallait une forte colonne pour aller à la Maison- 
Carrée, située à six lieues de la ville. Entre ces 
distances, les Arabes coupaient les routes, et les 



EN CAMPAGNE. 191 

têtes quand ils pouvaient. Les Hadjoutes, cava- 
liers hardis, rusés, téméraires môme, jetaient la 
terreur parmi les colons. 

Le 2« régiment de marche était cantonné à 
Hussfîn-Dey, situé à trois lieues d'Alger. Ce fut 
de ce point que nous partîmes pour notra p.re-' 
mière expédition dans le pays; mais avant de 
prendre part à l'expédition projetée, nous nous 
étions exercés à différentes manœuvres sous la. 
direction du général de Dampierre, qui nous com- 
mandait. Hussein-Dey se trouve placé au bord de 
la mer, et tous les matins nos malheureux che- 
vaux français, pour s'acclimater au sable du dé- 
sert, devaient galoper pendant de longues heures 
sur une plage sablonneuse, où ils enfonçaient jus 
qu'au ventre. Pour les récompenser de ce travail, 
on leur donnait de l'orge, nourriture des chevaux 
du pays ; ils n'y voulurent pas toucher. Force fut 
de faire venir de l'avoine de France, ce qui ne les 
nourrissait guère mieux. Ils ne mouraient pas en- 



in LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

core, mais ils étaient maigres à faire peur. Ici déjà 
se révélait une des difficultés de l'emploi de la ca- 
valerie dans une guerre lointaine. La subsistance 
du cheval est une des graves questions qui, en pa- 
reille occurrence, doivent préoccuper les chefs de 
corps. 

L'ordre de se mettre en campagne ne tarda pas 
d'arriver; les douze escadrons de France étaient 
appelés à l'honneur de marcher contre les Arabes. 
Une nouvelle organisation fut donnée à Tannée. 
La !'« division était commandée par M. le duc 
d'Orléans, la 2« par le général vicomte Schramm; 
la réserve, où se trouvait la cavalerie de France, 
restait sous les ordres de M. le général vicomte de 
Dampierre. Le maréchal Yalëe commandait en 
chef. Officier d'artillerie du plus haut mérite, il 
s'était illustré dans les guerres du premier em- 
pire avant d'inscrire son nom sur les murs de 
Constantine. Le maréchal était vieux, mais il con- 
servait toute la vigueur du jeune âge; c'était une 



EN CAMPAGNE. 193 

sorte de Radetzky, montant à cheval dès le matin 
et n'en descendant que. le soir. Il connaissait tout, 
sauf la cavalerie, à laquelle il n'entendait rien. 

Un acte de piraterie venait d'être commis sur 
un navire français à Cherchell; on avait voulu en 
tirer vengeance. Tel était le but de Texpëdilion à 
laquelle la cavalerie de France allait prendre part. 
Nos troupes formaient un effectif de douze mille 
hommes; ces braves espéraient rencontrer sur leur 
chemin, à Cherchell, les miliciens d'Abd-el-Kader 
et leur donner une rude leçon. La concentration 
du corps d^armée eut lieu à Bouffarik. Il n'y eut 
poin^de revue préparatoire avant l'ébranlement 
des colonnes, beaucoup de nos jeunes soldats ne 
connaissaient pas même le maréchal de vue; quant 
aux oQiciers, plusieurs, comme moi, étaient dans 
la même ignorance, et je n'ai pas oublié un petit 
incident de cette première journée de marche où 
j'eus le regret d'être acteur. Le 12 mars, jour -où 
l'aimée se mettait en route, la pluie tombait à tor- 



196 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

bes : il n'est rien de tel que de demander aux. re^ 
nards comment se font les terriers. Nous avions 
marché toute la journée avant d'arriver à ce bi- 
vouac. Le soldat français a le génie des mauvaises 
situations : un de mes hommes me construisit un 
lit formé de roseaux, mais tellement haut, qu'il 
fallait monter à cheval pour se jeter dessus. Je m'y 
endormis de ce doux sommeil de l|i jeunesse insou- 
ciante. Le matin, mon lit de roseaux flottait en 
quelque sorte dans la boue, et je me trouvais à peu 
prés dans la situation de Moïse abandonné sur le 
Nil. Un bon verre de café, cette liqueur aimée du 
soldat d'Afrique, eut bientôt fait raison du brouil- 
lard de la nuit. . 

L'armée se remit en route sans retard: elle 
marchait sur trois colonnes, dont Tune suivait le 
pied de l'Atlas dans toute la longueur de la plaine : 
celle-ci était sous les ordres du général Duvivier*, 

1. Tué dans les journées néfastes de juin 1848 par une balle 
française. 



EN CAMPAGNE. 197 

grande et sévère figuremilitaire, empreinte, dans 
sa dignité hautaine, de je ne sais quel ascétisme mo- 
nastique. La seconde, sous les ordres du maréchal 
gouverneur, prit le milieu delà plaine; la cavale- 
rie de France marchait avec elle. La troisième , 
partie de Goléah, longea le Sahel. Le général La- . 
moricière commandait cette colonne. Le jeune et 
vaillantMarceau revivait dans ce chef illustre. Tout 
semblait sourire au brillant officier, et rien ne pré- 
sageait alors les tristes vicissitudes au milieu des- 
quelles devait se poursuivre sa carrière. 

D'Alger à Cherchell, on compte environ trente 
lieues. Les Hadjoutes, tribu guerrière et les plus 
hardis cavaliers que posséda jamais l'Afrique, ha- 
bitaient Ja partie de la plaine qui s'étend depuis la 
Chiffa jusqu'à Textrémité de celle dite de laMitidja, 
et dont la surface mesure près de dix lieues de l'est 
à l'ouest. Dans sa largeur, elle peut avoir aussi 
neuf ou dix lieues du nord au sud. Placés au 
centre avec la colonne du maréchal, nous pouvions 



198 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

apercevoir la marche des deux autres colonnes par 
le feu qu'elles mettaient aux tentes des tribus de 
ces Hadjoutes. La plaine était une mer de flammes. 
Nous marchâmes ainsi pendant deux jours^ brû- 
lant et dévastant tout, nous arrêtant chaque nuit 
pour prendre nos bivouacs. Une pluie continuelle 
rendait affreux les chemins, qui étaient coupés de 
ravins et de torrents. Les Arabes, toujours bien 
prévenus par leurs éclaireurs, qui sont les premiers 
du monde, fuyaient comme des P^rthes, ne laissant 
enlre nos mains que les bœufs et les moutons qui 
ne pouvaient suivre leur émigration; cette ressource 
suffisait à peine à nos besoins. Le troisième jour 
au soir, les trois colonnes réunies atteignirent les 
confins de la plaine, et Ton s'arrêta devant une es- 
pèce de vieux château romain appelé Bordj-el- 
Arba. L'armée se trouvait concentrée dans les 
mains du vieux maréchal. 

Pendant toute cette marche, depuis le camp de 
Blidah jusqu'à Bordj-el-Arba, aucune manœuvre 



EN CAMPAGNE. 199 

ne fut exécutée, soit pour attirer les Arabes ^ soit 
pour se retourner contre eux. Le maréchal gouver- 
neur, officier d'artillerie si distingué , marchait 
comme un boulet qui sort de la gueule d'une pièce, 
toujours droit devant lui. La cavalerie de France, 
massée comme un troupeau de moutons, au milieu 
du convoi, ne fut pas même employée à couvrir et 
à proléger nos flancs. C'était à notre vaillante in- 
fanterie, 2% 17* léger, 23% 24* de ligne, numéros 
devenus si illustres, qu'appartenait le soin d'écar- 
ter les moucherons qui voltigeaient autour de la 
' colonne, en les harcelant sans cesse. La cavalerie 
française faisait en quelque sorte partie du convoi 
plutôt que de la troupe active. 

A notre arrivée à Cherchell, l'armée, en débou- 
chant dans la vallée de l'Oued-Hachem, trouva la 
cavalerie arabe disposée à lui disputer le passage. 
Le vieux maréchal fit usage de ses canons ; plus 
heureux que nous, deux escadrons du !•» de chas- 
seurs d'Afrique, appuyés par le 17« léger, furent 



SOO LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

lancés sar rennemi ; les Arabes s'enfuirent laissant 
quelques morts. L'année passa sans être autrement 
inquiétée. La cavalerie de France était restée spec- 
tatrice impassible du premier combat de cavalerie 
de cette campagne. Il était évident qu'appelée à la 
lutte, elle eût noblement fait son devoir. 

Enfin le 15^ nous étions à Gherchell; les portes 
furent enfoncées à coups de canon. On n'y trouva 
qu'un vieux Turc aveugle et une vieille femme 
folle. Gherchell, à cette époque, n'était point la 
charmante petite ville qui se voit aujourd'hui. Sale 
comme toutes les villes arabes , son plus grand 
commerce consistait en grains. L'armée resta trois 
jours bivouaquée autour de ses murs. On 
établit des blockhaus sur les hauteurs qui la domi- 
nent, et on y laissa une garnison. Pendant ce temps, 
les Arabes nous observaient, ne sachant si nous al- 
lions à Médéah ou à Milianah. L'armée se remit 
en marche; l'occupation de Gherchell mettait fin 
à la campagne. Le colonel du l?*" léger. Bedeau, 



EN CAMPAGNE. 201 

chargé du commandement de Gherchell avec soa 
régiment et le 2« bataillon léger d'Afrique , vint 
prendre congé du maréchal au moment où la der- 
nière ligne s'éloignait. J'avais vu ce jeune colonel 
à Alger, et j'avais été frappé de son aptitude pré- 
maturée au commandement. La province de Con- 
stantine, qu'il allait être bientôt appelée à diriger, 
se rappelle encore avec reconnaissance son admi- 
nistration intégre et ferme *. 

Il restait à revenir à Blidah. On apporta dans 
cette seconde partie dé l'expédition la même cé- 
lérité, que dans la précédente. Notre colonne ac- 
complit cette marche en deux jours; elle semblait 
battre en retraite devant des nuées d'Arabes qui la 
poursuivaient avec une furie et de sauvages cla- 
meurs bien faites pour atteindre le moral de trou- 
pes moins aguerries que les nôtres. Un de ces dé- 
sastres qui sont comme le châtiment de ces opéra- 

1. Il a formé un digne élève, le général Desvaax, comman- 
dant la division de Constantine. 



202 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

4ion$ précipitées marqua notre première journée 
démarche. L'armée avait atteint vers dix heures 
du soir les bords de la Chiffa , suivie par plus de 
huit cents cavaliers arabes que le feu de notre in- 
fanterie tenait seul en respect. Une crue subite 
avait considérablement grossi cette rivière torren- 
tielle. On prit immédiatement des dispositions 
pour la franchir. La cavalerie de France, attachée 
au convoi de la colonne, passa des premières. La 
nuit était alors d'une obscurité complète ; Tarrière- 
garde, forcément arrêtée pour tenir tête aux Ara- 
bes, se vit bientôt séparée du corps principal. L'ar- 
mée marchait cependant. A onze heures, cette mal- 
heureuse arrière- garde atteignit enfin les bords de 
la Chiffa^ se battant et se retournant sans cesse. Con- 
tre leur habitude, les Arabes tiraient toujours 
sur elle. La pluie ne discontinuait pas, l'infanterie 
marchait dans une mer de boue; lés chevaux des 
offlciers supérieurs qui conduisaient ces héroïques 
soldats y enfonçaient jusqu'au ventre .Alors se passa, 



EN CAMPAGNE. 203 

éclaire par la seule lueur de la fusillade, un de ces 
drames militaires que Ton n'oublie point quand on 
y a une fois assisté. L'arrière-garde tenta le pas- 
sage. Pendant deux heures, nous entendîmes les 
cris des malbèureux fantassins que le courant en- 
traînait et qui appelaient leurs camarades à leur 
çecours. Impossible de les sauver, tant la nuit 
était noire. Par moments, on distinguait les Ara- 
bes courant sur la berge comme de blancs fantô- 
mes, et faisant tomber sous leur yatagan la tête 
des soldats qui atteignaient la rive opposée. Les plus 
heureux, s'accrochant à des arbres entiers qu'en- 
traînait le courant, parvinrent à se sauver. Toute 
la nuit on entendit battre, au milieu de cris d'an- 
goisse, la marche des régiments pour rallier les 
bonmies dispersés. Combien ne revirent plus le 
drapeau I Quand le jour reparut, il éclaira une 
scène d'horreur. Des sacs, des fusils abandonnés 
n'attestaient que trop les luttes affreuses dont la 
berge opposée avait été le théâtre. Comme les cha- 



t04 LA CAVAL«RIE RÉGUL ËRE 

cals, les Arabes avaienl fai dès le retour du soleil, 
emportant leurs sanglants trophées. 

Le lendemain, Tarmée continua sa marche, et 
ne rencontra plus qu'un petit nombre de tirailleurs 
trop peu redoutables. Blidah revit dans ses murs , 
morne et grave, la même colonne qui en était 
partie si joyeuse, si pleine de confiance et de vie. 
L'impression produite par cette courte expédition 
de Cherchell fut pénible pour ceux qui eurent 
^ riionneur d'y prendre part. Une cavalerie amenée 
à tant de frais devenant inutile, embarrassante 
même pour le chef, confondue avec les mulets et 
les cacolets du convoi, beaucoup de malades pour 
un mince succès, beaucoup de chevaux morts 
de fatigue sans que les cavaliers eussent même tiré 
le sabre, telle fut pour nous cette première expé- 
dition, tels furent les fruits d'un élément nouveau 
mis à la disposition d'un chef habile, mais pour qui 
le réle de la cavalerie était lettre morte. La France 



EN CAMPAGNE. 205 

payait les frais d'une force qui dépérissait dans ses 
mains. 

La cavalerie n'était pas cependant au bout de ses 
déceptions. Abd-el-Kader venait de se diriger vers 
Test pour donner la main à son lieutenant Ben-Sa- 
lem. Le but de ce mouvement de l'émir était d'ap- 
peler à la guerre sainte les tribus kabyles et de 
menacer notre camp du Fondouck. Le maré- 
chal, instruit de ces menées, résolut de marcher à 
lui et de l'attaquer dans les positions qu'il venait 
de prendre. En conséquence , une petite colonne 
fut organisée ; elle se composait d'infanterie, de 
batteries d'obusiers de montagne, et du ï"" régiment 
de marche (cavalerie de France), auquel j'avais 
l'honneur d'appartenir. Cette colonne était placée 
sous les ordres du général de division Schramm ; 
mais le vieux maréchal ne devait pas tarder à la 
rejoindre. M. le duc d'Orléans, arrivé en Afrique 
pour prendre part, avec M. le duc d'Aumale, aux 
travaux de l'armée, s'était rendu à Bouffarick pour 

12 



t06 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

réunir la première division, qui devait seconder 
un grand mouvement accompli sur Mëdéah. 

Pendant que le prince procédait à rorganisation 
de son corps, nous nous dirigions vers le Fondouck. 
La colonne partit le 17 avril 1840, et le maréchal 
Valée, escorté d'infanterie et de chasseurs d'Afri- 
que, arriva le 19 au bivouac et prit le commande- 
ment des troupes. La cavalerie de France avait 
maintenant deux généraux, le vicomte de Dam- 
pierre et le général Blanquefort, arriyé comme in- 
specteur général de cavalerie. Ce fut ce dernier 
qui nous commanda dans cetle petite expédition. 
L'émir, campé à l'Oued-Had^ du côté opposé à la 
rive que nous occupions, se présenta à nous de 
front. Abd-el-Kader se montrait môme en per- 
sonne à deux portées de canon de la rivière. L'in- 
fanterie la passa, chassa l'émir de toutes ses posi- 
tions. On retint la cavalerie inactive. Le lendemain, 
môme manœuvre, môme engagement, môme suc- 
cès de l'infanterie dans la vallée de l'Oued^Zeïtoun, 



EN CAMPAGNE. 207 

dont les Arabes cherchèrent à nous disputer l'en- 
trée; môme inaction de la cavalerie. Le coup de 
main exécuté, la colonne rentrait à Alger. 

La cavalerie française avait appris qu'une autre 
expédition se préparait: elle se consola eiï pensant 
qu'elle allait bientôt combattre sous les yeux de 
deux jeunes princes chers à Parmée; elle attendait 
son heure, et cette heure si désirée semblait enfin 
venue. La grande expédition de Médéah allait 
partir, les deux régiments de marche en devaient 
faire partie. A peine rentrés du Fondouck, nous 
fûmes dirigés sur Blidah, où se concentrait toute 
Tarmée. Alafln d'avril, le corps expéditionnaire 
destiné à pénéirer dans la province de Titterie et 
à occuper Méfféah était réuni au camp de Blidah ; 
il était fort d'environ neuf mille hommes de trou- 
pes de toutes armes, et les huit cents chevaux de 
la cavalerie de France entraient dans sa composi- 
tion. L'émir Abd-el-Kader se préparait à nous faire 
une vigoureuse résistance; tous les cavaliers de la 



208 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

plaine du Chéliff avaient été convoqués à la 
guerre sainte, et tonte son infanterie régulière de- 
vait nous disputer le passage. Les forces de Témir 
se montaient à dix ou douze mille cavaliers, et à 
six ou sept mille fantassins. La prise de Médëah 
était le but de la campagne. 

Le 27 avril, l'armée passa la Chiffa. Elle mar- 
chait sur quatre colonnes. M. le duc d'Orléans for- 
mait l'avant-garde avec sa première division ; le 
prince royal avait Tordre de se prolonger dans la 
direction de Bordj-el-Arba, de passer TOued-Ger 
et de prendre position à la tète du lac AUoula, de 
manière à déborder le bois des Karésas^dans lequel 
les autres colonnes devaient pénétrer. M, le duc 
d'Orléans quitta le camp à cinq heu^s du matin 
et arriva à la position indiquée sans avoir ren- 
contré l'ennemi. Le colonel Lamoricière occupait 
l'extrême droite. Le général de Rumigny marchait 
au centre avec la 2' division. Le maréchal Valée, 
avec le reste et toute la cavalerie de France, mar- 



# EN CAMPAGNE. 209 

chait entre lai'* et la 2* division. Le beau temps 
était revenu; le soldat était gai, plein d'ardeur; 
un soleil éclatant faisait briller les armes et ani* 
mait le paysage. Aucun Arabe n'avait encore paru 
dans la plaine, quand, vers quatre heures du soir, 
à la sortie du bois des Karésas, on signala la pré- 
sence de Tennemi. Toute la cavalerie du kalifat 
de Milianah, M'Barek, débouchait par la gorge de 
rOued-Ger, et se déployait parallèlement à notre 
flanc gauche. A la sortie du bois, des champs d'orge 
qui avaient déjà atteint une assez grande hauteur, 
ainsi que des champs de fèves où un homme à 
pied disparaissait complètement, s'offrirent à notre 
vue. Des compagnies de voltigeurs furent dé- 
ployées en tirailleurs à travers ces moissons, et 
un feu très- vif s'engagea entre nos soldats et la 
cavalerie arabe. Le vieux maréchal avait arrêté sa 
colonne, et des aides de camp couraient en tout 
sens porter des ordres. Il existe un momenrpour , 
le militaire, quand l'action va s'engager, où la tète 

12. 



210 LA CAVALERIE R GULIÉRË 

lui pétille comme s'il avait bu un verre de Cham- 
pagne. J'éprouvais alors une de ces émotions. J'au- 
rais embrassé volontiers chacun de ces petits volti- 
geurs qui tantôt couraient, le dos voûté, le fusil 
prêt à faire feu, tantôt rampaient comme des 
chats, s'embusquaient comme des renards, tous, 
la figure radieuse, empreinte de cette joie eni- 
vrante que donne l'odeur de la poudre, dignes re- 
présentants de cette valeureuse infanterie fran- 
çaise, type de bravoure et de gaieté. 

Bientôt le canon, à la voix plus sévère, se mitde 
la partie, et des ordres ne tardèrent point d'arri- 
ver à nos colonels. Le nôtre était un vieux d'Afri- 
que. Brillant cavalier, la figure ouverte, un cigare 
à la bouche, il se présenta sur le front de son ré- 
giment. « Deuxième régiment, nous dit le brave 
Korte, nous allons charger; ne vous mettez pas 
plusieurs contre un seul: que chacun choisisse ron 
homme! Je compte sur vous. » Toutes nos poitrines 



EN CAMPAGNE. 211 

se dilatèrent, l'heure de la cavalerie de France 
avait donc sonné I Nos escadrons s'ébranlèrent 
comme nne avalanche à travers ce pays, dont une 
grande partie est couverte de profond silos. Le 
cheval aussi a son instinct, et nous traversâmes la 
plaine comme un torrent. Le vieux maréchal, au 
galop, se trouva un moment au milieu de nos es- 
cadrons; qui faisaient voler la poussière à ne plus 
se reconnaître. Une course désordonnée nous con- 
duisit au bord de l'Oued-Ger, que la cavalerie 
arabe s'était empressée de traverser en voyant 
Touragan qui s'avançait sur elle. Le prince royal 
n'avait pas attendu lès ordres du maréchal pour 
mettre sa belle division aux prises avec l'ennemi. 
Ayant à ses côtés M. le duc d'Aumale, il chargeait 
à la tête des chasseurs d'Afrique. Ce prince si 
jeune comprenait par intuition le rôle véritable 
de la cavalerie. Il necraignait pas d'engager sa 
responsabilité et de saisir l'occasion, qui, pour 
celte arme, ne dure souvent qu'une seconde. Les 



212 LA CWâLERIË RÉGULIÈRE 

Arabes, culbutés, acculés au Bouroumi, furen 
impitoyablement sabrés. 

Dans cette charge tombaM. de Menardeau, jeune 
officier de lanciers qui était venu comme volon- 
taire combattre dans nos rangs. Un aulre épisode 
moins tragique marqua cette partie de l'action. Un 
notaire d*Alger, ayant, je ne sais pour quelle cause, 
renoncé aux papiers d'affaires, suivait l'armée, à 
la recherche sans doute d'émotions inaccoutumées. 
Vêtu d'un habit noir, d'un pantalon de môme cou- 
leur, coiffé d'un chapeau rond, la cravate blanche 
traditionnelle au cou, il montait un fort petit che- 
val, qu'il avait souvent peiile à bien conduire, 
n'ayant qu'un bras. Entraîné par une bravoure 
toute guerrière, il suivit l'impulsion de la charge; 
mais sa monture, mal dirigée, resta en arrière. 
Des Arabes l'aperçurent, et lui donnèrent une 
chasse telle qu'il en perdit son chapeau. Prolitan 
d'un énorme buisson qu'il rencontra dans sa 
course, il se laissa glisser de son cheval, se blottit 



EN CAMPAGNE. 213 

sotts les branches, et put ainsi échapper au yata- 
gan qui le menaçait, Le soir, on retrouva le pau- 
vre notaire presque évanoui. On s'empressa de le 
confier à un convoi de blessés qui se dirigeait sur 
Alger. Mais qu'était devenu le chapeau rond? 
C'était ce que chacun se demandait, quand le len- 
demain on vit apparaître un cavalier arabe portant 
ce chapeau comme un trophée par-dessus son ca- 
puchon et défiant nos tirailleurs à la manière des 
guerriers d'Homère, quoique avec de moins poéti- 
ques injures. 

Pendant que ces faits se passaient à notre gau- 
che, toute la cavalecie de France était arrivée sur 
les bords de l'Oued-Ger. Là se renouvela la que- 
relle qui eut lieu après la mort de Turenne. Nos 
deux généraux se disputèrent sur la tactique à 
suivre en pareil cas; Tun voulait passer, Tautrene 
le roulait pas. Chacun avait ses raisons, et les dé- 
fendait en citant Jomini. Pendant la dispute, les 
colonels s'étaient lancés en avant; les escadrons 



214 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

tirent de môme : on s'engagea avec les Arabes. Ils 
tinrent bon et se battirent bravement. Il était tard, 
près de sept heures du soir; la nuit mit fin à la 
poursuite. Arrivée au pied des montagnes de l'Af- 
froûn, qui a donné son nom à ce combat, Tarmée 
victorieuse s'arrêta. Le 28, l'ennemi ayant com- 
plètement disparu par la vallée de l'Oued-Ger, le 
maréchal se porta par la plaine de la .Mitidja au 
sahel des Beni-Menad. On évacua les blessés, et 
pendant toute la journée on ne vit que quelques 
cavaliers ennemis qui vinrent exécuter leur fan- 
tasia à Tarrière-garde, et parmi lesquels se trou- 
vait l'homme au chapeau noir.' 

La journée du 29 avril fut mieux remplie; elle 
compte parmi les plus intéressantes delà guerre 
d'Afrique. Vers neuf heures, on aperçut un corps 
de cavalerie considérable sur notre droite. Le 
vieux maréchal fit arrêter la colonne, et on prit 
des dispositions de combat. La cavalerie de 
France fut placée sur deux lignes. Le mare- 



EN CAMPAGNE. 215 

chai marchait ou semblait marcher le dos 
tourné à Alger, dans la direction de Touest. Tout 
à coup, au moment où les lignes venaient de se 
former, quatre énormes colonnes de cavalerie, 
Abd-el-Kader en tête, bannières déployées, défilè- 
rent devant nous, à la distance d'un quart de lieue, 
au nombre de vingt mille chevaux. L'émir courait 
le cap sur Alger. C'est une des marches les plus 
hardies et les plus çavantes qu'ait jamais exécutées 
Abd-el-Kader. S'il eût persisté dans son mouve- 
ment, il s'abattait dans les environs d'Alger, y 
portait le feu et la dévastation, et accomplissait 
peut-être le vœu qu'il avait juré, d'aller à la fon- 
taine de la mosquée y faire boire sa cavale noire. 
Cette manœuvre était digne des armées européen- 
nes. Tout le but cependant de cette marche hardie 
était de nous dérober un convoi de dix mille têtes 
de bétail, de six cents chameaux chargés de vivres, 
et un rassemblement énorme, une véritable smala 
de femmes et d'enfants. Le vieux maréch^ s'y 



216 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

laissa prendre, et Abd-el-Kader vit sa rase de 
Parlhe lui réussir. Après une démonstration offen- 
sive, notre mouvement fut arrêté. Quelles furent 
la douleur et la rage des soldats en voyant une si 
belle proie leur échapper, on Timaglnesans peine. 
C'eût été le beau jour de la cavalerie française; 
elle était animée de ce feu sacré qui présage les 
grands succès. Cette hésitation a été bien repro- 
chée depuis au maréchal Valée. Boû tacticien du 
reste, il comprit assez vite le mouvement de l'émir, 
et les colonnes d'Abd-el-Kader furent énergique-' 
ment poursuivies. Notre cavalerie régulière fut 
par malheur négligée, comme toujours, dans cette 
période d'opérations, tandis que les cavaliers en- 
nemis profitaient de l'initiative que leur laissait 
l'émir pour attaquer sans cesse nos colonnes. Un 
combat terrible s'engagea même le 1*"^ mai, jour 
de la Saint-Philippe, après quelques mouvements 
qui indiquaient chez notre armée l'intention de 
s'arrêter dans sa marche. Tous les cavaliers arabes 



EN CAMPAGNE. 217 

et tous les contingents arrivés de Toucst attaquè- 
rent notre infanterie avec une furie et une anleur 
remarquables. L'infanterie française et la légion 
étrangère se couvrirent de gloire; la cavalerie ré- 
gulière, retenue par des ordres supérieurs, resta 
spectatrice de ce beau fait d'armes. Le terrai .i lui 
élait cependant très-favorable; celle des Arabes était 
fort nombreuse, et l'ennemi, plein d'audace^ sem- 
blait la provoquer à la lutte par les fantasias brillan- 
tes qu'il exécutait au milieu de la fumée et de la 
poudre. De ce jour, la cavalerie ne compte plus dans 
la série d'opérations qui marquèrent en Afrique 
Tannée 1840. Les chevaux, chargés d'orge et de 
farine, marchaient la tête baissée au milieu des 
mulets du convoi. Nous rendions, sous ce rapport, 
de grands services à l'armée, en assurant sa subsis- 
tance ; mais était-ce donc là le rôle que l'on nous 
avait destiné? La France, en envoyant ses douze 
plus beaux escadrons de cavalerie, pouvait-elle 
prévoir qu'ils seraient convertis en chevaux dcbAl? 

13 



ftis LÀ Cavalerie régulière 

Les autres luouvemeats de cette campagne n*z^^ 
partenant pas au cadre que je me suis tracé, je 
crois inutile d'y insister. La prise de Mëdéah et te 
combat du 20 mai 1840, tels sont les principaus^ 
épisodes de cette expédition, oq la cavalerie régii* 
liére cessa d'être sérieusement employée. Au comt 
bat du 20 mai, elle eut toutefois un moment Tes- 
poir d'entrer çn ligne; on nous fit monter, dès la 
pointe du jour, sur la route qui menait au col de 
Milianah, avec Tordre de nous masser sur un pla- 
teau devenu célèbre sous le nom de Plateau du 
Déjeuner. Allions-nous donc combattre? Toute la 
cavalerie gravit ces pentes à une allure si pronon- 
cée, que Ton se sérail cru emporté dan3 une 
charge. Hélas I sans le savoir, nous tournions le 
dos à l'ennemi. L'armée, débarrassée de notre 
présence, s'engagea dans un bois d'oliviers. Abd- 
el-Kader se rua aussitôt avec fureur sur rarrière- 
garde du colonel Bedeau. Un combat sanglant 
s'engagea^ on se fusillait à bout portant. Un des 



EN CAMPAGNE. liO 

mamelons qui dominaient le plateau où la cavale- 
rie de France était massée fut abandonné par un 
bataillon du 1S« léger à la suite d'une fausse ma- 
nœuvre, et l'infanterie régulière de l'émir courut 
s'en emparer. La position était plongeante, et les 
Arabes ouvrirent bientôt sur nous un feu ef* 
froyable. Pas une de leurs balles n'était perdue, 
le bruit qu'elles faisaient en venant frapper sur 
nos gamelles ressemblait au cliquetis de la grêle 
sur un vitrage. Nos malheureiix cavaliers étaient 
acculés comme des chevreuils dans une battue 
royale. Il y eut beaucoup de victimes. La cavalerie 
fut obligée de se défendre à pied avec des fusils : 
elle se changeait en infanterie. Cette boucherie 
durait depuis quelque temps, lorsque, heureuse* 
ment pour nous, un bataillon de zouaves, conduit 
par le commandant Renault S vint nous arracher 
à une destruction complète. De son côté, le régi- 

1. Aujourd'hui général de division. 



220 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

ment chargé de proléger le gros de l'armée, Thé- 
roïque 17* léger, tenait toujours bon. Tous les 
efforts de l'ennemi étaient concentrés sur ces va- 
leureux bataillons. Le nez cassé d'une balle^ le 
pommeau de son épée brisé dans ses vaillantes 
mains, enveloppé de son caban, rouge du sang 
qui coulait à flots de sa blessure, le brave colonel 
Bedeau électrisait sa troupe, et restait calme, im- 
passible, au milieu de son carré, qui vomissait la 
mort de tous côtés, mais la recevait aussi avec un 
courage et une abnégation stoïques. Le combat du 
20 mai 1840 honorera à jamais l'infanterie fran- 
çaise. La cavalerie eut aussi ses morts, mais elle 
combattit à pied : le noble sang de l'infanterie 
cluit passé dans ses veines. 

Après la prise de Médéah et le glorieux combat 
du 20, l'armée revint à Alger pour se reposer de 
SCS fatigues. Toute la cavalerie française rentra 
dans ses cantonnements. Les deux jeunes princes 
qui s'étaient à si juste titre attiré la sympathie et 



EN CAMPAGNE. 221 

resUme du soldat retournèrent en France. La 
santë chancelante de M. le duc d'Orléans Tenlevait 
à l'armée, qui le vit partir avec douleur; les re- 
grets de la cavalerie ne furent pas les moindres. 
Le prince avait élé colonel de cavalerie, il avait 
sérieusement étudié toufes les ressources de cette 
arme, l'emploi que Ton en pouvait tirer. En lisant 
les grandes choses accomplies par la cavalerie du 
premier empire, en voyant son rôle actuel, ne se 
promettail-il pas de rendre à ce corps injustement 
négligé son éclatante auréole? La mort a emporté 
le secret de cette âme généreuse, de celle intelli- 
gence si ouverte à toutes les nobles pensées. 

Mais parmi les grands souvenirs que laisse la 
terre d'Afrique à tout oITicier de cavalerie, il en 
est un que la générosité militaire ne permet pas 
d'omettre, c'est celui de l'ennemi môme que nous, 
avons combattu. On ne l'ignore pas, c'est comme 
habile cavalier qu'Abd-el-Kader a surtout réussi à 
prolonger contre nos régiments une lulte inégale. 



«£2 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

Après avoir vu le brave émir agir et combattre, je 
devais le revoir prisonnier, et les paroles qui sont 
restées dans ma mémoire ne sont pas inutiles 
peut-être à citer comme indice de ce singulier ca- 
ractère de l'Arabe, chez qui le moindre incident 
fait reparaître le cavalier et l'homme de guerre. 
C'est à la veille d'une révolution que le vaillant 
adversaire qui nous avait résisté pendant quatorze 
années déposait ses armes aux pieds du général 
Lamoricière. A l'époque où l'émir captif venait 
d'arriver à Toulon, j'eus la bonne fortune d'être 
introduit auprès de lui, en compagnie du colonel 
Daurnas, qui voulut bien me servir d'interprète. 
La prison d'Abd-el-Kader était une des tours du 
fort Lamalgue, dont la mer bat le pied. Nous arri- 
vâmes, par un escalier tortueux et étroit, à un 
palier encombré de pantoufles arabes; une petite 
porte, où moji guide alla frapper discrètement, 
s'ouvrit aussitôt. Un nègre de taille colossale parut 
devant nous, et à la vue de l'uniforme français se 



j 



EN CxVMPAGNE. Î23 

retira respectueusement, nous laissant face à face 
ayec Féitiiri 

Assis les jambes croisées, à la manière orien- 
tale, sur un petit sofa de coton rouge qui était 
adossé contre la muraille, le prisonnier tenait 
entre ses mains, dignes d'une femme, ses pieds, 
qui ne leur cédaient ni en blancheur ni en déli- 
catesse. Ce qui me frappa surtout dans sa physio- 
nomie, c'est le regard d'une profonde douceur 
qui s'échappait de ces yeux d'un bleu tendre d'où 
avaient dû faillir tant d'éclairs; c'est aussi le sou- 
rire fin et gracieux qui laissait parfois apparaître 
sous les moustaches des dents d'une remarquable 
blancheur. 

Après les compliments d'usage, Témir engagea 
la conversation. En reconnaissant l'uniforme que 
j'avais l'honneur de porter, l'uniforme de ces chas- 
seurs d'Afrique qui avaient été de si rudes anta- 
gonistes pour ses cavaliers rouges, Abd-el-Kader 
me. tendit la main. Ce ne fut pas sans émotion que 



L 



924 LA CWALEHIE RÉGULIÈRE 

je sentis l'étreinte de cette main si doace, mais 
dont un signe avait envoyé tant d'hommes à la mort. 
• Est-il vrai, me dit-il, qu'au lieu d'un sultan 
vous en possédiez sept aujourd'hui? (Abd-el-Kader 
faisait allusion aux sept membres du gouverne- 
ment provisoire.) 

— Oui, lui répondis-jc, cola est vrai. 

— As-tu jamais vu qu'un corps, pour bien mar- 
cher, ait besoin de tant de télés? Une seule suffit, 
crois-moi, quand elle est bonne. » 

Je ne pus m'cmpéchcr dé sourire de la justesse 
d'appréciation de l'enfant du désert. Il se fil un 
moment de silence; puis la conversation reprit 
une tournure militaire ctsurlout intéressante pour 
des cavaliers. Il me vint en effet à l'idée de poser 
à l'émir une question relative à mon arme. C'était 
le moyen de le rendre expansif. Parler cheval à 
un Arabe, c'est i arler chiffons à une femme. « As- 
tii jamais ou des chevaux tués sous toi à la guerre? 
lui demandai-je. 



ËiN CAMPAGN . 223 

— Oui, me répondit l'émir, donl la figure s'illu- 
mina comme s*il revoyait les chaudes plaines de 
TAfrique. J'ai eu cinq, chevaux tués sous moi, sans 
compter les blessés; mais le plus grand danger 
auquel j'aie échappé en combattant contre vous, 
c'est un tout petit colonel qui me Ta fait courir*. 
Il tomba la nuit dans mon campf et je fus obligé 
de me sauver avec une seule pantoufle, de me je- 
ter sur le premier cheval nu que je pus saisir. Je 
courais au milieu des lentes, mêlé à vos grena- 
diers, dont les balles sifflaient dans toutes les di- 
rections; une m'atteignit à Toreille. » Et ce disant, 
rémir leva son turban et me montra son oicille 
gauche coupée par le projeciile. 

t Va, lui dis-je, tu n*cs plus notre ennemi. Tu 
auras un beau château, un beau parc, de beaux 
chevaux pour te distraire dans ton exil. » 

L'émir, à ces mots, devint grave. Sa flgurc piit 



1. C'était le colonel Gentil. 

i:i. 



I2fj Lk CAVALERIE RÉGULIÈRE ' 

une expression de dédain. Puis, prenant un fo 
lard de coton de quinze sous qu'il avait, comme 
tous les Arabes, noué à la ceinture : < Tiens, me 
dit-il en se penchant vers les barreaux de la fe- 
nêtre de sa prison, tu me remplirais ceci de toutes 
les pierreries de TOrient, que je les jetterais dans 
ce gouffre (il montrait la mer). J'ai stipulé pour 
ma liberté, et Lamoricière m'a envové son sabre. 
Qa'avais-je à faire de son sabre ? J'avais sa parole, 
et je pensais que la parole d'un général français 
valait mieux que son épée. » 

De ce moment l'émir ne parla plus, et resta 
plongé dans une mélancolique rêverie, jetant ses 
regards vers le sud, où le reportaient ses tristes 
pensées. Mes yeux s'arrêtèrent alors sur son jeune 
fils, âgé de neuf ans, — l'âge d'Annibal lorsqu'il 
accompagnait à la guerre son père Amilcar. L'en- 
fant, vêtu d'un burnous bleu de ciel, avait l'air 
maladif. Je lui offris des bonbons. Il les prit dans 
sa main. Au bout de quelques minutes, une forte 



EN CAMPAGNE. * Î27 

odeur de caramel se répandit dans la chambre. Le 
petit Jugurtha avait jeté les sucreries de Tinfidèle 
dans le feu qui servait à faire le café que nous of- 
frait rémir. J'admirai ce trait de l'enfant numide; 
je l'aurais volontiers embrassé, si je n'avais craint 
de blesser la susceptibilité du père, qui, plongé 
dans ses réflexions, gardait un morne silence. Je 
me retirai bientôt, profondément ému de cette cn- 
irevuc, et me souvenant surtout d'un trait carac- 
téristique : c'est que la seule pensée qui pendant 
cette causerie eût un moment distrait Témir pri- 
sonnier de son immense tristesse, était le souvenir 
d'un combat de cavalerie et de cinq chevaux lues 
sous lui. 



U% LA CAVALEniE nLGULlÉRE 



II 



Les campagnes do 1840 montrcnl quel emploi 
on fit de la cavalerie régulière dans un des mo- 
ments les plus critiques de notre guerre contre 
rémir. En remontant vers ces souvenirs déjà loin- 
tains, mais que noire armée ne saurait trop médi- 
ter, j*ai pcut-ôlre réussi à prouver combien pèse à 
nos corps réguliers de cavalerie le rôle secondaire 
auquel ils se voient condamnés, quand ils n'ont 
pas à leur tête un chef spécial. L'occasion pour 
eux csl dans le génie de celui qui les commande. 
La dernière grande charge de cavalerie est, on le 
sait, celle de Waterloo. Ney en assuma toute la 
responsabilité, et on lui a reproché d'avoir engagé 
toutes SCS forces, ? ans aucune réserve pour la fin 



EiN CAMPAGiNE. 2^3 

de celle funeste jouraée. L'hisloire justifiera N. y. 
Sans l'arrivée des Prussiens, Ney ajoutait à ses 
litres celui de prince de Waterloo, donné par les 
homjnes intrépides qu'il entraîna dans sa course 
foudroyante. 

La Crimée nous offre sur l'emploi de la cavalerie 
régulière des pages plus instructives encore, et ce 
que j'ai dit de futilité d'un commandement spécial 
pour celte arme, toute spéciale clle-môme, s'est 
trouvé plus d'une fois confirmé par les glorieux 
épisodes de notre dernière guerre d'Orient. J'en 
citerai trois : Balaclava, le combat du 31 décembre 
1854, Koughil. Ce sont des noms et des dates que 
les hussards et les dragons de France n'oublieront 
certes pas. 

Après le licenciement des bachi-bozouks^ j'avais 
obtenu l'honneur de combattre dans les rangs du 
1«' chasseurs d'Afrique. A la bataille de l'Aima, 
notre cavalerie n'avait point encore paru en Cri- 
mée; c'est avec ce noble régiment qu'elle y fit son 



SSO Lk CAVALERIE RÉGULIÈRE 

entrée. Le 28 octobre 18S4 avait lieu le combat de 
Balaclara, auquel j'assistai. Je ne puis malheureu- 
sement raconter ici que ce que j'ai tu : je donne 
des impressions de soldat, et non des appréciations 
d'historien. Il sera aisé pourtant de dégager de ce 
bref récit deux faits essentiels : le désastre causé 
par une charge de cavalerie, dont un chef spècîafl 
n'avait pas eu l'initiative, puis l'honorable inter- 
venlion de la cavalerie française après la faule com- 
mise. 

Nous étions en bataille depuis le matin, sur une 
petite éminence voisine des hauteurs de Balaclava. 
La plaine de Balaclava s'étendait à nos pieds. Sur 
notre droite, vers dix heures, des fumées blanchâ- 
tres signalaient les obus russes qui éclataient; 
peu après, à la distance où j'étais placé, je vis de 
grands points noirs qui avaient Vair de courir et de 
descendre des petits mamelons oft étaient des forts 
turcs; c'étaient les troupes ottomanes qui, chassées 
par les Russes, fuyaient éperdues dans la plaine. 



^ 



EN CAMPAGNE. Î31 

Elles étaient suivies par une niasse de cavalerie 
russe qui, fusillée par les highlanders, se rabattit • 
sur les dragons anglais, sous les ordres du vieux 
général Scarlett; mais, repoussée avec perte, elle 
regagna les hauteurs, où elle aurait pu être anéan- 
tie si la cavalerie légère anglaise, sous les ordres 
de lord Cardigan, profitant de la fortune. Veut char- 
gée pendant sa retraite. Là était Toccasion, là de- 
vait s'exercer Tiniliative du général de cavalerie, 
et plus tard on put reconnaître que la bravoure ne 
remplace pas l'initiative. Un instant après, toute 
la cavalerie anglaise occupait les crêtes où passe la 
roule Voronzof. Elle y reçut l'ordre écrit de char- 
ger l'ennemi; mais cet ennemi avait disparu: on 
n'apercevait plus que quelques batteries dans le 
fond de la plaine, et des masses d'infanterie cou- 
ronnant les hauteurs de Tediouchine, où se trou- 
vaient également deuxbafteries d'artillerie. Quant 
à la cavalerie russe de Liprandi, cinq ou six mille 
chevaux, elle s'était retirée jusqu'au pont de Kreut- 



m LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

zen. Malgré l'observaiion du général anglais La- 
, can, l'ordre écrit fui répété impérativement, el la 
cavalerie anglaise se lança au galop de charge sur 
les batteries russes, qui ze trouvaient à quatre kilo- 
mètres delà route. Le combat de Baiaclava était en- 
gagé, mais nous restions spectateurs de toute celte 
première partie de Taclion. Tout à coup, un aide 
de camp arrive et dit au général Moriis de descen- 
dre dans la plaine. Nous partons au grand trot, en 
colonne par pelotons; nos deux régiments de chas- 
seurs d'Afrique, car le 4® nous avait rcjoinîs, se 
mcitent en balaille. A peine le mouvement ttait-il 
accompli, qu'un obus vint éclater sur l'aigle du 1^' 
régiment; mais il ne tua personne. Un effroyable 
tumulte se faisait entendre dans le fond de la 
plaine,une fusillade et une canonnade terribles sa- 
luaient la charge héroïque, mais absurJc, couime 
l'a fort bien dit le général rxisse, delà cavalerie lé- 
gère anglaise. Peu après, un nuage de poussière 
d'oùsortaient des hourras tûutbritanDiqucss'avança 



EN CâMPAGiNE. 283 

sur nous : c'était l'infortunée cavalerie qui revenait 
mutilée et décimée. L'artillerie russe, qui était sur. 
les hauteurs à notre gauche, commença de mitrail- 
ler ces nobles débris. Le général Morris n'hésita 
pas et lança le 4*» chasseurs d'Afrique contre les 
Russes. Deux escadrons s'élancèrent bravement, 
sabrèrent deux lignes de tirailleurs et vinrent 
échouer sur les carrés l'usses ; ils opérèrent leur 
retraite en bon ordre. L'artillerie russe, si leste, 
eut bientôt rattelé ses pièces, se retirant à la liâte 
devant les chasseurs. Néanmoins le restant de 
la cavalerie anglaise était sauvé par l'intervention 
du général Morris, 

Après la charge de la cavalerie anglaise et celle 
de nos chasseurs d'Afrique, nous demeurâmes toute 
la journée en présence de l'armée russe, nos tirail- 
leurs répandus devant les leurs, sansqu'un coup de 
fusil fût échangé. Je vis arriver vers nous, pendant 
ces heures de (rêve, un officier qni a clé connu et 
vénéré de toute Tarmée française: je veux pai 1er du 



M4 LA CAVALERIE RËGULIE E 

colonel la Tour du Pin K Ce brave soldat était à 
pied, un cornet acoustique à la main (il était très- 
sourd); son cheval avait été tué sous lui. Il vint 
sur notre front demander un autre cheval ; mais per- 
sonne n'en avait à lui donner. Le colonel Kosiel- 
flki se trouvait en avant à quelques pas de nous r il 
lui montra un cheval anglais échappé de la charge, 
et qui se promenait tranquillement au pied des 
montagnes, à notre gauche, où il y avait beaucoup 
de tirailleurs russes encore embusqués. La Tour du 
Pin allait tranquillement essayer de Iç prendre, 
lorsque Ton courut après lui pour l'en empêcher: il 
est probable qu'il n'en fût pas revenu. Cet officier 
cherchait le danger partout où il pouvait le trouver, 
et je me rappelle son désespoir à Inkermann lors- 
qu'il sut que Ton se battait aussi avec fureur aux 



1. On a pu lire ici même, outre de remarquables ôcrits de 
M. de la Toar du Pin, les pages que lui a consacrées M. Paul 
de Molènes dans ses Commentaires d'un soldat, — Revue du 
15 janvier, du l^r et 15 février 1860. 



EN CAMPAGNE. 235 

tranchées, pendant qu'une lutte non moins chaude 
était engagée sur les collines. Il aurait voulu en 
quelque sorte se dédoubler, se trouver le même 
jour, à la même heure, aux deux batailles. 

Le combat du 31 décembre 1854, sans avoir la 
même importance que celui de Balada va, a montré 
la supériorité de la cavalerie régulière française 
sur les irréguliers russes. Le 31 décembre, le géné- 
ral Canroberl ordonna une reconnaissance dans la 
direction de la vallée de Baïdar. Le général Mor- 
ris en avait le commandement avec onze escadrons 
de cavalerie. Le temps était exceptionnel, un soleil 
radieux faisait scintiller les casques de nos dra- 
gons. Le l*"" chasseurs d'Afrique , avec le général 
d'Allonville, était en tête. A rentrée d'un petit 
bois, trois cents cosaques du Don vouluren t nous dis- 
puter l'entrée d'une gorge assez étroite. Le taillis 
était peu élevé; on pouvait s'y sabrer à l'aise. Les 
trois cents cosaques se mirent en ligne et nous at- 
tendirent. Au commandement de leur colonel de 



no LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

FcrraboucS nos braves chasseurs meltcnt le sabre 
à la main^ et les voilà partis sur les cosaques, 
à la mode d'Afrique, un peu en fourrageurs. Les 
cosaques leur envoyèrent une volée de coups de 
carabine qui ne les arrêta pas, et,^ bientôt abordés, 
ils se mirent en retraite. C'étaient de vaillants sol- 
dats que ces cosaques, il faut leur rendre justice; 
ils se battaient à merveille, tout en se débarrassant 
de leurs lances, qui probablement les gênaient, et 
ils firent, bien qu'après avoir été brossés, une pe- 
tite rel»'aite fort gaillarde, en nous tuant et nous 
blessant assez de monde. Je ne puis omettre un 
trait de bravoure de l'un de ces irréguliers. Les 
cosaques étaient en pleine retraite, et poursés par 
nos chasseurs hors du petit bois, ils cherchaient 
à regagner, sur leur droite et un peu en arrière, 
de petites collines où probablement ils avaient du 
renfort et quelque aitillerie volante. J'aperçus 

1. Aujourd'hui général do brigade. 



EN CAMPAGNE. Î37 

un cosaque démonté qui, cherchant à gravir à 
pied une de ces hauteurs, avait été arrêté dans 
sa course. Cinq chasseurs l'entouraient; il te- 
nait sa lance d'une main et un pistolet de Tautre. 
Je le vis luttant au milieu de ses cinq adversaires, 
qui lui lâchèrent leurs coups de fusil sans l'at- 
teindre. Il tua l'un d'eux, en blessa un autre, et se 
sauva à toutes jambes du côté des Russes qui ve- 
naient à son secours. Les trois autres chasseurs, à 
cette vue, s'arrêtèrent; l'intrépide cosaque parais- 
sait blessé, car il avait de la peine à passer un pe- 
tit fossé; SCS camarades l'enlevèrent sur leurs che- 
vaux et disparurent. Nous rentrâmes au camp avec 
quelques têtes cassées, entre autres un vieux ma- 
réchal des logis de chasseurs décoré de la veille. 
Le général Ganrobert fit déposer sa croix sur son 
lit de mort. 

Il est fâclieux pour la cavalerie régulière de 
France qu'elle n'ait pu se mesurer avec la cavale- 
rie du général Liprandi comme avec les cosaques. 



m LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

Elle 06 pal connaître la yaleur des réguliers rus- 
ses que par quelques prises insignifiantes : il lui 
fut permis d'étudier les détails de Tarmement^ mais 
non de voir riiomine à l'œuvre. C'est ainsi que je 
vi» arriver dans notre camp des chevaux qu'une 
panique nocturne avait chassés des bivouacs rus- 
ses. Pour un officier curieux de comparer les 
ressources offertes à son arme dans les divers 
pays, c'était une heureuse fortune, et j'en profitai, 
tout en regrettant de ne pouvoir faire connaissance 
avec les cavaliers russes eux-mêmes. Les chevaux 
de ces réguliers avaient la tête grosse, le corps 
long. Ils n'offraient aucun signe de bonne race ; 
cependant leur état de santé était bien supérieur à 
celui des chevaux anglais à la même époque (dé- 
cembre 1854), et s'ils n'étaient pas beaux, ils pa- 
raissaient du moins résister bravement au climat. 
Ils étaient chez eux à vrai dire, habitués à des in- 
tempéries plus sérieuses encore. Ce qui est certain, 
c'est que les officiers français ou anglais qui ache- 



EN CAMPAGNE. S99 

tèrent des chevaux imsses en furent assez con- 
tents. 

Pour suivre l'ordre des datçs, je devrais parler 
ici de la bataille d'Inkermann ; mais la cavalerie 
fut peu occupée dans cette grande affaire. Les sui- 
tes de la bataille eurent néanmoins quelque intër 
rèt pour elle. La bataille s'était livrée le iS octobre, 
et les chevaux des officiers anglais tués dans cette 
mémorable journée étaient vendus le 3 novembre. 
Cette vente par enchères fut annoncée dans tous 
les corps français. Quelques officiers par besoin, 
d'autres par curiosité^ s'y rendirent. Jetais du 
nombre de3 curieux, et je pus recueillir d'utiles 
observations sur les chevaux- employés dans l'ar- 
mée de nos alliés. Ces chevaux commençaient à se 
ressentir du dépérissement qui devait avoir des 
suites si funestes pour la cavalerie de la reine. J'eus 
aussi l'occasion, à cette visite, grâce à l'obligeance 
d'un officier anglais, de remarquer la supériorité 
de certains détails d'équipement russe, constatée 



240 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

par des dépouilles prises sur rennemi à Balaclava. 
L'oflicier en question était le colon 1 du 5« de dra- 
gons anglais. Fort jeune, il avait au plus haut 
point la courtoisie de manières qui distingue les 
officiers britanniques. Tout en causant avec lui, je 
lui exprimais mon opinion sur nos képis d'Afri- 
que, si peu propres à garantir la têle de nos cava- 
liers dans les combats d'Europe *. Je lui disais que 
cette coiffure, fort bonne pour l'Afrique, avait un 
défaut dans nos luîtes corps à corps avec la cava- 
lerie russe, et Je lui cilais l'exemple d'un sous-of- 
ficicr de chasseurs d'Afrique, du 4% qui avait eu la 
tête fendue à Balaclava. € Venez donc luncher avec 
moi demain, me dil-il ; je vous montrerai quelque 
chose. » J'acceptai son aimable invitation. Après 
lo lancheon, il hq paraissait plus songer à l'objet 
dont il m'avait parlé, car il était aussi modeste que 
brave. Je lui rappelai sa promesse. Il alla dans le 

1. Les Arabes ne £C soi vent jamais de leurs yatagans contre 
la tétc d'un ennemi que s'ils le croient znort ou blessé. 



EN CAMPAGNE. SiVl 

fond de satentectm'apporlason cas'iue, qui étail 
littéralement fendu jusqu'à un foulard qu'il avait 
eu le bonheur de mettre dedans. C'était un hus- 
sard fusse, dans la charge de la grosse cavalerie, 
qui l'avait gratifié de ce coup, t Un bon revolver 
m'en a heureusement débarrassé, me dit-il. Vous 
voyez que nos casques ne sont pas plus que vos 
képis d'Afrique à Tabri du poignet de ces gaillards- 
là. — Quelle coiffure faudrait-il donc adopter, re- 
pris-je, pour parer le point le plus vulnérable du 
cavalier? — Il y a deux choses, me répondit le co- 
lonel : ou arriver à la parade, ce que j'ai oublié 
défaire ce jour-là, ou prendre ceci, —mo dit-il en 
courant chercher un shako de hulan russe qui gi- 
sait dans un coin de la lente. » Et il se mit, avec 
iin sabre, à frapper dessus sans en entamer un mor- 
ceau. « Apportez-moi une. hache, » cria-t-il à l'un 
de ses dragons. La hache fut apportée. Le colonel 
avait la main vigoureuse; la hache ne fut pas plus 
heureuse que le sabre sur ce shako informe. 

14 



tit LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

c Parbleu, repris-jeen riant, on dit que le souve- 
rain de toutes les Russies est souvent volé; au 
moins il tient là un fournisseur consciencieux. » 

S'il ne fut pas donné à la cavalerie régulière 
d'inaugurer la campagne d'Orient, c'est à elle 
qu'appartint l'honneur de la clore. Le dernier 
combat livré sur la terre de Crimée est celui de 
Koughil, où celte cavalerie se couvrit de gloire. 
Sébastopol venait de tomber; mais la guerre du- 
rait encore. Le maréchal Pélissier, peiËsaot que 
ses phalanges pourraient bien avoir à lutter en rase 
campagne avec l'armée russe, avait envoyé à Eu- 
patoria une partie de sa cavalerie, — le 4« de hus- 
sards, le 6« et le 7« de dragons, — sous les ordres 
du général d'AlIonville. A Balaclava, on avait pu 
reconnaître le danger de ne point imprimer à la 
cavalerie une direction spéciale; l'affaire du 31 dé* 
cembre avait fait ressortir la supériorité de no» 
réguliers sur les cosaques : le combat de Koughil 
mit en plein relief les bons résultats d'une large 



EN CAMPAGNE. 2U 

initiative laissée aux chefs de cavalerie. Le maré- 
chal PéHssier avait compté sur le général d'Al^ 
lonville pour rejeter au loin les troupes que les 
Russes entretenaient autour d'Eupatoria, et mena- 
cer ensuite la grande ligne de communication do 
l'ennemi, de Siinféropol à Pérécop. Ses espéran- 
ces ne furent pas trompées. Le 29 septembre 18SS, 
le combat se livrait à Koughil. La cavalerie russe 
était commandée par le général Korf, officier de la 
plus haute distinction et du plus grand mérite dans 
son arme. C'était avec cette illustration mosco- 
vite que le général français allait se trouver aux 
prises. 

Trois colonnes quittèrent Eupatoria le 29, à trois 
heures du matin, pour marcher à l'ennemi. Le gé- 
néral d'AUonville était à la tête de l'une d'elles; il 
avait sous ses ordres directs un corps ainsi com- 
posé : trois régiments de cavalerie, 4« hussards, 
6« et 7« dragons, une batterie d'artillerie à cheval, 
des bataillons turcs et égyptiens, et la cavalerie ir- 



su LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

régulière turque*. Cette colonne Iraversa l'un des 
bras du lac Sasik, et marcha parChiban sur Djoll- 
chak, rendez- vous commun. Les deux autres co- 
lonnes avaient poussé devant elles les escadrons 
russes, qui s'étaient successivement repliés sur 
leurs réseiTes. Le général d'Allonville était en 
marche, lorsque le colonel polonais Kosielski, ga- 
lopant sur les flancs de la colonne, aperçut la ca- 
valerie russe défiler par quelques mamelons et 
faisant une halte. Il en prévint le général, qui en- 
voya immédiatement à la tête de colonne (4® hus- 
sards) l'ordre de charger. Il y a un moment où 
rimpulsion doit être donnée à la cavalerie qu'on 
veut mener à la victoire, moment qui, une fois 



1. Ce corps fut porté, avant la fin de la guerre, à près de 
32,000 hommes : division française de Failly, 8,000; — cava- 
lerie française, 1,200; — cavalerie anglaise, 800; — artillerie 
anglaise et française, trois batteries; — infanterie de marine, 
200; — génie, deux compagnies; — armée égyptienne (infan- 
terie et cavalerie), 18,000; — artillerie turque, trois batteries; 
— environ 32,000 combattants. 



EN CAMPAGNE. 2^5 

passé, ne se retrouve plus. Ce moment avait été 
saisi. Le ¥ de hussards est lancé; il est soutenu 
par le général de Champéron avec ses dragons, di- 
gnes ce jour-là de nos vieux dragons d'Espagne. 
Le 6<» régiment de dragons, ayant à sa tôle le co- 
lonel Resayre, suivi du 7«, colonel Duhesme, ap- 
puyant sur la droite, seconde le mouvement des 
hussards et tombe sur les escadrons de hulans qui 
cherchaient à rétablir le combat et à sauver les 
pièces. Une affreuse mêlée s'engage ; la cavalerie 
russe est culbutée, sabrée, poursuivie l'épée dans 
les reins sur un espace d'environ deux lieues. Six 
bouches à feu, douze caissons, cent soixante-neuf 
prisonniers, deux cent cinquante chevaux du 
IS*' de hulans, avec son commandant, le colonel 
Andreouski, tué de la main d'un de nos braves 
hussards, voilà les trophées de cette belle journée, 
digne, pour la cavalerie, de la glorieuse affaire ue 
Saarsfield en Prusse. 
Qu'on réfléchisse mainlcnant sur ce rôle de la 

J4. 



S46 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

cavalerie française, si différent suivant les occa- 
sions. Dans la campagne d'Afrique de 1840, le 
commandement d'un chef non spécial lui enlève 
toute activité, au grand détriment des colonnes ex- 
péditionnaires qui prodiguent leur sang, faute 
d'être appuyées par un corps dont la place était 
marquée sur leurs flancs, et non au milieu d'un 
convoi. En Crimée, à Balaclava, le commande- 
ment d'un chef non spécial occasionne de plus 
grands désastres encore, non parce qu'il empêche 
d'agir, mais parce qu'il provoque l'action hors de 
propos. A côté de ces tristes souvenirs se placent 
des combats où la cavalerie est réellement maltresse 
d'elle-même. Et alors quelle fiére attitude! quels 
brillants résultats f Je n'ai cité que deux exemples; 
mais si l'on remontait plus loin dans le passé, vers 
les guerres du début de ce siècle, on en rencontre- 
rait mille. La guerre de Crimée a semblé heureu- 
sement clore une période de funeste inaction pour 
la cavalerie française. Récemment, en Italie en- 



EN CAMPAG^^E. Î47 

core, si elle n'a pu que montrer son intrépidité 
sans porter des coups décisifs, on doit croire que la 
campagne, en se prolongeant, ne lui eût pas épar- 
gné les occasions de bien agir. Ce qui est désor- 
mais acquis, c'est que la tactique moderne entre 
dans une voie plus favorable à l'emploi actif de la 
cavalerie. Tous les écrivains militaires doivent se 
ranger à l'opinion du capitaine Nolan, formulée 
en quelques lignes qui sont la plus naturelle con- 
clusion de ces pages, c Aujourd'hui, dit l'écrivain 
anglais, on ne recherche plus les plaines unies pour 
livrer bataille; mais môme dans les pays coupés la 
cavalerie doit appuyer les autres armes. » Quand 
l'utilité d'un corps est ainsi reconnue, il ne reste 
plHS qu'à l'employer le plus efficacement possible. 
Or, pour atteindre ce but, il suffit de suivre l'exem- 
ple des grands capitaines qui avaient le bon sens 
de ne pas donner aux chefs de cavalerie Tordre de 
l'action sans leur laisser en mente temps la liberté 
des mouvements. 



2'i8 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

Un fait considérable, en venant augmenter pour 
les chefs de cavaleriq les difficultés du comman- 
dement, ajoute aussi une force nouvelle à l'opi- 
nion qui voudrait voir ces chefs investis de l'auto- 
rité nécessaire pour raccomplissement d'une tâche 
spéciale. Ce fait, c'est la puissance croissante de 
l'artillerie, qui doit modifier si profondément la 
tactique en général, et le rôle de la cavalerie en 
particulier, A Solferino, la cavalerie autrichienne 
essaya vainement à deux leprises d'attaquer la ca- 
valerie du général Desvaux; les trouées énormes 
que notre artillerie faisait dans les escadrons en- 
nemis à plus d'un quart de lieue les forcèrent à 
tourner bride. Des chefs de cavalerie consommés 
et livrés à eux-mêmes peuvent seuls déterminer la 
part et le rôle possible de leur arme en présence 
des nouveaux moyens de destruction. Beaucoup 
de personnes pensent, je le sais, que les terribles 
engins dont dispose aujourd'hui l'artillerie doivent 
nécessairement modifier, sinon annuler, le rôle 



EN CAMPAGNE. 249 

de la cavalerie dans les luttes futures. S'il nous 
élait permis de formuler une opinion, nous dirions 
que plus rartiilcrie augmentera ses moyens de 
puissance, plus large et plus beau sera le rôle de 
la cavalerie, et cette appréciation n'est pas en dés- 
accord avec Texpérience. Si vous laissez le combat 
se livrer entre les deux armes de Tinfanterie et de 
rartillerie, si vous laissez à cette dernière toute la- 
titude de choisir ses positions, de s'y maintenir 
jusqu'à ce que rinfanterie vienne les enlever, cer- 
tainement le rôle de la cavalerie s'efface devant 
une pareille incurie ; mais si vous donnez à la ca- 
valerie son véritable rôle, qui est de harceler cette 
artillerie sans cesse, de l'empêcher de se mettre en 
batterie, de l'inquiéter môme quand elle s'y trouve, 
alors le plus simple bon sens suffit pour indiquer 
l'utilité d'un pareil auxiliaire. A l'appui d'une ca- 
valerie paralysant l'effet de l'artillerie en posiiion, 
on pourrait trouver de nombreux exemples dans 
les grandes pages du règne de Louis XÏV; mais en 



250 LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

des questions qui intéressent surtout notre temps^ 
il vaut mieux ne citer que des faits contemporains, 
A Isly, la fougue de la cavalerie française fut telle 
que les Marocains, dont les canons défendaient 
l'approche des tentes, ne purent même les rechar- 
ger. Admettons que les Marocains ne soient pas de 
très-bons artilleurs : conlestera-t-on l'habileté des 
artilleurs russes? Eh bien, à Balaclava, Tartillerie 
russe, placée sur des hauteurs à pentes très-roides, 
soutenue par des bataillons d'infanterie, fut obli- 
gée, par l'impétuosité de la charge des chasseurs 
d'Afrique, de ratteler ses pièces et de se sauver au 
plus vite, et ne reparut plus de la journée. Que 
conclure de pareils faits? C'estque plus les moyens 
de destruction seront multipliés et puissants, plus 
aussi la cavalerie deviendra utile. Ce raisonnement 
s'appuie sur une vertu qui honorera toujours les 
artilleurs •: c'est qu'ils aiment mieux mourir sur 
leurs pièces que de les abandonner. Ne les voit-on 
pas souvent en effet dédaigner l'occasion qui s'of- 



EN CAMPAGNE. 2Si 

fre à eux d'échapper à Tétreinte de Tennemi et 
préférer la mort? Des» traits de ce genre ont encore 
été signalés à Solferino. Toute artillerie qui accep* 
tera le combat pied à pied avec la cavalerie doit 
nécessairement tomber entre les mains d'une 
troupe hardie et manœuvrière. 

Quoi qu'il en soit, il est bien démontré que ne* 
tre cavalerie régulière ne le cède en rien à celle 
d'aucune grande puissance, à commencer par rAn<* 
gleterre. Un écrivain anglais, Thackwell, l'histo- 
rien de la seconde guerre des Sikhs, avoue lui- 
même qu'à la bataille de Chillianwalla, dans l'Inde, 
la cavalerie anglaise fut inférieure à celle des peu- 
plades qu'elle combattait. On doit reconnaîlre 
cependant qu'en Crimée la cavalerie anglaise a 
montré, sinon un heureux esprit d'initiative, du 
moins une incontestable bravoure. La Russie ne 
peut nous opposer qu'une cavalerie irrégulière, 
dont l'affaire du 31 décembre 1854 elle combatde 
Koughil ont établi l'infériorité. La Prusse a des 



rA LA CAVALERIE RÉGULIÈRE 

corps bien exercés sans doute, mais auxquels 
manque l'indispensable expérience de la guerre. 
Reste rAutriche, qui a une belle et magnifique 
cavalerie, et pourtant ceux qui ont pu comparer 
en Ilalie ses hussards hongrois, si braves, û soli- 
des, h nos chasseurs d'Afrique, savent auquel des 
deux corps appartient l'avantage. 

Il ne faudrait pas oublier une des causes essen- 
tielles de la supériorité de notre cavalerie. Cette 
cause, c'est le cheval lui-même, le cheval qui nous 
vient d'Afrique, ce noble et intelligent animal qui 
rachète ses formes grêles par tant de bravoure et 
de vigueur. Le mérite du clHival arabe comme che- 
val de guerre a été démontré avec une rare auto- 
rité dans la Revue *. Que de fois il m'a été donnù 
de reconnaître ce qu'il y avait de justesse dans 
l'opinion exprimée à ce sujet par M. le général 
Daumas! J'en appelle d'ailleurs à tous ceux qui ont 

1. Voyez le Cheval de guerre dans la livraison du 15 mai 
1853. 



EN CAMPAGNE. 253 

fait en Afrique, avec les généraux Lamoncière, 
Cayaignac, Bedeau, ces longues courses devenues 
proverbialement célèbres sous le nom de razzias. 
Ces courses nous offraient des occasions toujours 
f nouvelles d'admirer dans le cheval arabe une des 

i^ premières vertus du cheval de guerre, la sobriété. . 

La Crimée a mis encore mieux en évidence cette 
précieuse qualité, dont nos guerres d'Afrique nous 
obligeaient souvent à tirer paf ti. Les mômes ani- 
maux que dans lesChotts on nourrissait avec de mai- 
gres touffes de feuilles de thym ou de chône-liégeoht 
supporté des privations non moins dures sur le 
plateau de la Chersonëse, et quand on me demanda 
pendant le terrible hiver de 1854, si le cheval 
d'Afrique pourrait se passer d'orge ou même de 
foin, je n'hésitai pas à répondre aflarmativement. 
Notre cavalerie a donc en elle tous les éléments 
qui font la supériorité d'un corps militaire. Il s'a- 
git de laisser aux chefs qui la commandent une 
plus libre disposition d'eux-mêmes aux jours de 

15 



s 



lOli'- 



154 LA CAVALERIE RÉGtLlÉRE EN CAMPAGNE. 

combat. L'arme est des mieux trempées. L'exemple 
de l'Afrique en 1840 montre combien une cavale- 
rie régulière peut souffrir de Talteinte portée i la 
spontanéité du commandement; les heureux com- 
bats de la Crimée nous apprennent combien, au 
contraire^ elle puise de force et d'ardeur dans la 
libre action du chef. 



FIN. 



TABLE 



1» wàfBmrÊOtovn.. . i 

iM OUMMBS d'Afrique 111 

La CAVALHUB KÉGCUàRB EN CAMPAGNE 175 



IHick. Impr. de Pillet fils atné, rue des Grands-Augustins, 5. 



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1 




3 lilDS QSM liBS DliA 



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îJÇATE DUE 







3 blOS DBM bBS ObA 



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2002