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SOUVENIRS DE GUERRE
D'UN VIEUX CROISEUR
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur
en 1922.
LE CAPITAINE DE FRÉGATE
CHARLES DUMESNIL,
COMMANDANT LE CROISEUR
" LATOUCHE-TRÉVILLE '
CONTRE-AMIRAL DUMESNIL
SOUVEXIRS DE GUERRE
D'UN VIEUX CROISEUR
(1914-1915)
Préface du général GOURAUD
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANGIÈRE — 6*
Tous droits réservés
Imprime eu France.
Droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous paya.
THE LIBRARY
Aley, le 10 septembre 1921.
Mon cher amiral,
J'ai lu avec le plus vif intérêt les pages claires
et vivantes de votre livre et je vous félicite de les
avoir écrites à la gloire de votre « vieux croiseur ».
Sans doute y ai-je trouvé un plaisir particulier
puisque le Latouche-Tréville a navigué sur ces
côtes de Syrie ou je sers aujourd'hui, et j'ai noté
avec émotion Vhommage que vous rendez à la fidélité
du Liban et aux vieilles amitiés que la France avait
nouées de tout temps en ce pays et qui sont la base
même de notre mandat; sans doute aussi parce que
vous faites revivre ces durs et glorieux combats des
Dardanelles. Je vois encore dans la belle lumière
des Détroits, ce jour de bataille du 4 juin, le La-
touche-Tréville battant de ses canons le terrible
ravin de Kerevez-Déré, et entouré des éclatements
des obus turcs qui ne manquaient pas tous leur but.
Mais, ce que j'aime surtout et qui est bien fran-
çais, ce sont « les forces insoupçonnées et V influence
sur les événements des volontés ardentes »; c'est
« l'énergie, le courage, la confiance, la joie même »
qui animent votre livre comme elles ont été l'âme du
Latouche-Tréville. >
vin SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
Ce sont ces forces qui ont fait marcher et com-
battre le « Vieux croiseur » aussi bien que des bâti-
ments modernes, de même que sur les champs de
bataille du front elles ont fait vivre et ressusciter
tant de régiments après tant de batailles.
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AVANT-PROPOS
Cinq ans se sont écoulés et j'ai, seulement
aujourd'hui, trouvé le temps de rassembler mes
souvenirs et d'écrire, comme je l'avais désiré, les
quelques pages sans prétention qui vont suivre.
Pourquoi ai-je cédé à ce désir? Pour rendre
hommage à mes compagnons d'armes, tout
d'abord. Parce qu'il m'a semblé, ensuite, qu'il
serait intéressant pour toute une jeunesse aimant
la Marine, cette Marine que la France connaît
si peu, de savoir avec quelques détails et accom-
pagnée de quelques anecdotes, la vie menée sur
un croiseur par des officiers et des marins durant
quinze mois de cette guerre.
Je serais très largement payé de mon travail si,
au moment où le déséquilibre général actuel des
esprits pousse tant de familles à orienter leurs
enfants vers les affaires, l'industrie, le négoce, etc.,
toutes les situations dans lesquelles on peut
espérer « gagner rapidement de l'argent », je
réussissais à ramener vers la Marine quelques
enfants parmi ceux qui sont attirés vers les aven-
x SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
tures par leur tempérament imaginatif et leur
amour des voyages et de l'imprévu.
Je ne puis leur souhaiter de voir une guerre,
mais je suis convaincu fermement que la renais-
sance de la France est proche et que nous devrons
bientôt montrer le pavillon dans le monde entier.
Pour ce jour-là, il nous faudra les officiers et les
équipages de la victoire, des jeunes hommes
ardents, intelligents, cultivés, qui fassent dire
dans toutes les parties du monde que les Fran-
çais ont eu bien raison de verser leur sang et leur
or sans compter pour conserver la race. Et je
puis affirmer à tous ceux-là qui auront persisté
dans leur vocation qu'ils seront alors payés de
leurs peines, car ils connaîtront, en pratiquant
le plus beau des métiers, la joie de voir saluer en
leurs personnes, dans les contrées les plus recu-
lées, les représentants d'une nation qui, de tra-
dition immémoriale, a fait passer le Droit, la
Justice et tous les plus beaux sentiments de
l'Humanité, avant ses intérêts.
Ils ne regretteront pas alors d'avoir abordé
courageusement et traversé la période de médio-
crité, si pénible actuellement, pour tous ceux
qui font leur carrière de la vie militaire.
Enfin je dois, pour être tout à fait sincère, dire
que ces pages m'ont procuré plus de plaisir à
écrire qu'elles ne m'ont coûté d'effort. Le lecteur
pensera même probablement qu'un peu plus d'ef-
AVANT-PROPOS Xi
fort en eût amélioré la forme littéraire ; je crois
qu'il se trompe, car le travail ne peut plus à mon
âge, hélas ! me donner les qualités d'écrivain qui
me manquent.
Ce que j'ai cherché surtout, c'est à rendre
l'impression très exacte de la vie que nous avons
menée, mes compagnons et moi. Et il n'y a dans
ce livre rien qui ne soit l'expression stricte de la
vérité et la reproduction aussi fidèle que possible
des incidents qui nous sont advenus et des sen-
timents que j'ai éprouvés.
J'ai supprimé, autant que je l'ai pu, tout ce qui
pouvait m'être personnel, mais le lecteur com-
prendra bien que je ne pouvais, dans maintes
circonstances où j'ai joué nécessairement le rôle
principal, faire abstraction de ma personnalité.
Je n'en ai pas de gêne d'ailleurs et je préfère,
pour terminer cet avant-propos, avouer que je
nourris le secret espoir de voir quelques-uns des
lecteurs, intéressés par ces pages, y trouver
l'exemple de ce qu'une foi et une volonté ardentes,
jointes à une conviction tenace, peuvent arriver
à produire, en groupant, dans un milieu aussi
favorable que celui du Latouche-Tréville, les cou-
rages et les bonnes volontés de tout le personnel,
afin d'aboutir à des résultats qui dépassèrent les
possibilités du matériel.
SOUVENIRS DE GUERRE
D'UN VIEUX CROISEUR
CHAPITRE PREMIER
LA PRISE DE COMMANDEMENT
DERNIÈRES SEMAINES DE PAIX
DE LA RUE ROYALE A SMYRNE
MINISTÈRE DE LA MARINE
Direction militaire
des services.de la Flotte.
Service du personnel militaire
de la Flotte.
Bureau de l'état-major
de la Flotte.
Conformément aux ordres du ministre de la Marine,
il est ordonné à M. le capitaine de frégate Dumes-
nil (C.H.), nommé au commandement du Latouche-Trêville.
de cesser ses services à Paris le 1er juin 1914 et de se
2 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
rendre à Marseille où il devra arriver le 10 juin 1914, pour
prendre passage sur le paquebot quittant ce port le
11 juin 1914.
Paris, le 11 mai 1914.
Le chef du personnel militaire de la Flotte,
FÉRAT7D.
Le Latouche-Tréville était un vieux croiseur
cuirassé qui semblait destiné à terminer son
existence dans un port de France comme ponton,
ou mieux comme annexe de l'école de canonnage,
lorsque des incidents en Orient et la nécessité
d'y montrer notre pavillon « pour quelques se-
maines w, le firent armer rapidement au début
de 1913. Mais, en marine comme ailleurs, le pro-
visoire dure souvent et en juin 1914 je partais
de France pour remplacer le capitaine de frégate
Marcotte de Sainte-Marie arrivé au terme régle-
mentaire des dix-huit mois de son commandement.
J'en éprouvai un vif plaisir, non seulement à
cause de la perspective du séjour sur les côtes
de Syrie et dans l'Archipel, mais aussi pour le
seul fait de quitter le métier fatigant du minis-
tère et de reprendre la vie saine du service à la
mer. Si j'avais soupçonné que la guerre dût
éclater six semaines plus tard, j'aurais il est
vrai postulé le commandement d'un navire plus
moderne, mais j'aurais eu tort, car c'est sur ce
vieux bateau que j'ai eu les plus belles satisfac-
tions de ma carrière d'officier.
LA PRISE DE COMMANDEMENT 3
Je partis effectivement de Marseille le 12 juin,
à bord du Karnak commandé par le capitaine
Cousin, un de mes anciens camarades de lycée,
et nous arrivâmes le 16 à Alexandrie. Là, j'appris
que le Latouche-Trêville avait quitté les côtes de
Syrie pour Smyrne en raison des troubles de la
région, dirigés contre la population chrétienne ;
je m'embarquai alors le 17 sur le paquebot
Osmanieh de la « Khedivial Main Line » ; le 20,
j'étais à Smyrne, et le dimanche 21 juin 1914,
je prenais enfin mon commandement.
Il ne me fallut pas longtemps pour m'aper-
cevoir que j'étais sur un « bon bateau ». Officiers
jeunes, gais, vivant en parfaite harmonie ; équi-
page heureux, de bon esprit et d'excellente tenue.
Je bénéficiai grandement de cet état de choses,
dont tout le mérite revenait à mon prédécesseur,
la grande majorité du personnel étant à bord
depuis l'armement.
Notre séjour à Smyrne dura du 20 juin au
17 juillet. Malgré la sorte de contrainte qui pesait
sur la ville du fait des récents massacres de chré-
tiens dans la région avoisinante, du côté d'Aivali
principalement, et les inquiétudes légitimes de
bien des familles de la colonie grecque, ce séjour
fut gai et très agréable.
La délégation des six puissances, chargée d'en-
quêter sur les massacres des chrétiens et sur les
pillages de leurs biens, arriva à Smyrne peu
après moi. Elle était présidée par M. Ledoulx,
4 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
consul de France et premier drogman de notre
ambassade à Constantinople, et il entrait dans
mes attributions de renforcer son autorité par
ma présence et aussi de lui porter éventuel-
lement assistance. En fait, cette commission,
destinée à calmer l'émotion publique, était vouée
à l'insuccès et mon rôle se borna pratique-
ment à réinstaller le 3 juillet une famille fran-
çaise, la famille Loir, dans ses propriétés de Di-
kili.
En dehors de ce rôle « officiel », je fus un com-
mandant très occupé par les cérémonies et récep-
tions de toutes sortes. J'arrivais en effet à l'époque
des distributions de prix et il me fallut « honorer
de ma présence » la plupart d'entre elles et rece-
voir force compliments. J'ai conservé ainsi le
souvenir d'une représentation à l'hôpital français,
dirigé alors par l'excellente mère de Grancey,
connue et aimée de tant de marins, où un drame
tiré de l'histoire sainte était donné par une
troupe de jeunes filles. Elles faisaient, ma foi, des
guerriers délicieux et elles nous débitèrent des
vers français de valeur médiocre, mais avec un
accent tout à fait drôle et une conviction char-
mante.
Le second du bord ne manquait jamais de
volontaires dans ces occasions, pour composer
la délégation obligatoire de marins en uniforme,
car ceux-ci étaient toujours accueillis à merveille.
Religieux, religieuses, élèves, spectateurs, tout le
LA PRISE DE COMMANDEMENT 5
monde leur faisait fête et on leur prodiguait les
gâteaux et les rafraîchissements. Le matelot est
toujours très sensible à ce dernier genre d'argu-
ments, mais l'atmosphère si enthousiaste des con-
grégations françaises du Levant, où chaque marin
comprenait que sa présence était une occasion
de fêter vraiment la France, ne pouvait manquer
de le conquérir tout entier.
J'avoue bien volontiers, pour ma part, que ce
premier séjour à Smyrne et mon contact plus
intime avec nos congrégations m'a fait mieux
voir la vérité contenue dans la phrase de Gam-
betta que répétait volontiers notre ancien ambas-
sadeur M. Constans : « L'anticléricalisme n'est pas
un article d'exportation. »
Les visites officielles, les messes consulaires, la
fête du 14 juillet et aussi les cérémonies funèbres à
la mémoire de l'archiduc héritier d'Autriche, as-
sassiné à Serajevo et dont la mort fut le prélude
de la Grande Guerre, constituèrent de multiples
obligations qui achevèrent de remplir pleinement
nos journées, les miennes surtout, et c'est le
17 juillet seulement que je pus appareiller pour
ma première tournée dans l'Archipel.
J'avais prévu ma rentrée à Smyrne pour le
4 août mais les événements se chargèrent d'écourter
et de modifier ce programme !
II
QUARANTE JOURS DANS L'ARCHIPEL
Nous visitâmes successivement :
Ad ali a, — où nos alliés futurs, les Italiens,
alors en possession du Dodécanèse, s'efforçaient
d'étendre leur influence et où leurs missions d'ex-
ploration s'étaient déjà rendu compte de la richesse
agricole de la région desservie par ce port et de
son importance future pour l'exportation des
céréales. Il y avait alors quelque chose d'assez
amusant dans le mouvement maritime d'Adalia
où le petit port, bon tout au plus pour des bar-
casses, voyait arriver chaque semaine et mouiller
au large de ses jetées à moitié effondrées : quatre
paquebots italiens, deux autrichiens, un anglais
et un américain.
Les Autrichiens semblaient déjà céder le pas
aux Italiens et s'éloigner vers Alaya. Les uns et
les autres continuaient à entretenir dans le pays
des missions archéologiques, amplement justifiées
par le grand nombre de monuments anciens dont
les vestiges importants sont répandus sur tous
les points intéressants de cette côte. Mais per-
LA PRISE DE COMMANDEMENT 7
sonne ne peut empêcher les archéologues d'être
des gens intelligents et instruits et de s'intéresser
à d'autres sujets que les vieilles pierres. Nous,
Français, possédons une école d'Athènes dont
l'exclusivisme scientifique, tout à son honneur,
est certainement une rareté dans le domaine de
l'archéologie internationale.
Makry. — Charmante rade, ville assez coquette
bâtie à proximité d'anciens marais et où, disaient
nos instructions nautiques, « pas un habitant ne
commettrait la folie de passer, même une seule
nuit, en été ». Mais nos instructions nautiques ne
sont pas toujours d'hier et si les habitants de
Makry prennent encore de la quinine en été, il
est certain pourtant que la malaria ne fait plus
chez eux de ravages sérieux.
L'agent consulaire de France, homme âgé, avait
gardé l'ancienne tradition et il habitait la cam-
pagne pendant la saison chaude. La France d'ail-
leurs ne pouvait suffire à absorber tous les instants
de ce brave homme, car il n'y avait à Makry
qu' « un seul » protégé français. Et pour être sûr
que ses intérêts seraient convenablement sauve-
gardés, ce protégé était devenu drogman de
l'agence consulaire dont il gérait pratiquement
toutes les affaires. Mais je n'ai pas ouï dire qu'il
ait jamais usé de sa situation autrement que pour
augmenter notre prestige, car, fournisseur, com-
merçant, meunier, chef du service des phares,
8 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
représentant de deux compagnies italiennes et
d'une compagnie autrichienne rivale des précé-
dentes, c'était, on le voit, un homme des plus im-
portants et des plus utiles dans cet heureux pays.
Sarsalah-Dalaman. — Le golfe de Makry ren-
ferme dans sa partie nord plusieurs baies saines
et très intéressantes. Nous fûmes mouiller pour une
journée dans l'une d'elles, la baie de Sarsalah,
tout à fait ignorée de nos Instructions et servant
de port aux petits navires du khédive d'Egypte,
propriétaire des grands terrains d'alluvions qui
forment le delta du fleuve Dalaman et d'une
partie des collines voisines. Le khédive avait déjà
dépensé de très grosses sommes pour assécher
le delta et le mettre en culture ; les travaux
étaient fort bien dirigés par un ingénieur autri-
chien et Son Altesse avait une façon assez origi-
nale d'occuper une fraction de son armée en l'en-
voyant travailler là pendant l'été sous la conduite
d'officiers. En hiver, les travaux étaient faits par
des paysans turcs qui descendaient des montagnes.
Sarsalah pouvait faire un excellent petit port
de ravitaillement et de repos pour des sous-
marins; j'eus l'occasion quelques mois plus tard
de revenir le visiter avec le Latouche-Trêville.
Marmarice, — dont tout l'intérêt réside dans
sa belle rade, bien connue des marines de guerre,
les escadres pouvant y mouiller en toute saison.
LA PRISE DE COMMANDEMENT 9
Rhodes. — Rhodes était une des relâches les
plus intéressantes de notre tournée. La ville
était tout naturellement le lieu de résidence du
général italien gouverneur du Dodécanèse, mais
nous y avions encore une influence et des intérêts
importants, lesquels se trouvaient entre les mains
d'un vice-consul actif et intelligent, M. Laffon.
J'étais trop vieux dans la marine pour n'avoir
pas visité déjà Rhodes et les établissements des
anciens chevaliers. Je pus constater que les nou-
veaux maîtres de l'île s'étaient préoccupés des
monuments archéologiques et qu'ils s'efforçaient
non seulement d'en arrêter le délabrement mais
encore de les restaurer ; le travail commencé par
l'Hospice des Chevaliers, sous la direction du
major italien Bojancé, était déjà fort avancé.
Quelques esprits chagrins trouveront peut-être
que le major a trop restauré (Viollet-le-Duc a
bien ses détracteurs), mais, pour ma part, je
préfère cela à l'abandon absolu pratiqué sous
le régime turc. La restauration de l'Auberge de
France, dont notre ambassadeur à Constanti-
nople, M. Bompard, fit, je crois, entièrement les
frais, fait bonne figure d'ailleurs à côté de celle
de l'Hospice des Chevaliers.
Symi. — Nous stoppâmes quelques heures en
quittant Rhodes devant ce curieux petit port
de Symi où la population tout entière est com-
posée de plongeurs pratiquant la pêche des
10 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
éponges dans l'Archipel et sur les côtes de la Tri-
politaine. Le consul de France à Rhodes m'avait
accompagné et une foule considérable (la popu-
lation au complet) massée sur les quais atten-
dait avec curiosité l'arrivée de l'embarcation du
navire de guerre français. En guise de démons-
tration, au moment où nous mettions le pied à
, terre, toute la marmaille dissimulée entre les
jambes des parents se jeta à l'eau en poussant
de grands cris. Il y avait là certainement plus
d'une centaine d'enfants de quatre à dix ans ;
tous nageaient comme des poissons, et tous plon-
gèrent et disparurent sous l'eau où certains
d'entre eux restèrent plus d'une minute ! Nous ne
pûmes refuser de prendre un « petit café » au cercle
de la ville donnant sur l'unique place dominée
par la montagne et nous y écoutâmes des compli-
ments et souhaits de bienvenue d'autant plus
chauds que leurs auteurs voulaient fronder ainsi
l'autorité italienne, celle de l'occupant du pays.
Dans l'espèce, cette autorité était représentée
par... un carabinier !
Je n'ai pas besoin de dire que si l'occupant
avait été Français, la manifestation eût été
dirigée contre la France, à l'arrivée du premier
navire étranger. En dehors de Rhodes, où il
existe une colonie turque assez importante, et
de Kos, la population de toutes les îles du Dodé-
canèse est en effet presque entièrement d'origine
grecque et naturellement xénophobe.
LA PRISE DE COMMANDEMENT 11
Kiuluk. — Ce petit port avait une certaine
importance du fait d'un trafic de minerai pour le
compte d'une société autrichienne.
On se rend en quelques heures de Kiuluk à
Milasa par une route assez médiocre.
Milasa est une ville tout à fait turque qui a
le mérite de posséder un monument dont l'archi-
tecture rappelle, paraît-il, le mausolée d'Hali-
carnasse, encore que les dimensions en soient
très réduites. Je ne manquai point d'aller le visiter
avec quelques officiers et toutes les beautés nous
en furent détaillées par un charmant garçon,
M. Paris, élève de l'école d'Athènes en tournée ;
mais nous nous sommes demandé pendant long-
temps, mes officiers et moi, comment cette visite
allongée par les explications de notre cicérone
convaincu n'avait valu de coups de soleil à aucun
d'entre nous. Milasa, au mois de juillet, est un
des pays les plus chauds que je connaisse !
Fort heureusement, le Turc, à rencontre du
Grec, a conservé l'amour des petits jardins om-
bragés de verdure et des fontaines rafraîchis-
santes, et le déjeuner que nous fîmes après cette
visite nous remit pleinement en état d'affronter
la route du retour.
Kos. — La France n'a pas d'intérêts particu-
liers à Kos, mais l'île présente deux curiosités :
Un platane gigantesque planté par Hippocrate
et dont les rameaux supportés par des colonnes
12 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
de marbre couvrent toute une place de la ville.
Un banc de sable qui prolonge la pointe nord-
est et que les jeunes navigateurs feront bien de
toujours contourner à bonne distance.
Boudroum. — Boudroum offre aux visiteurs
une citadelle des plus intéressantes construite par
les chevaliers de Rhodes et, en grande partie dit-on,
avec les ruines du mausolée d'Halicarnasse. Cette
citadelle servait de prison et pouvait contenir fa-
cilement 1 500 à 2 000 prisonniers. Le prisonnier
turc est logé et le gouvernement lui alloue en outre
généreusement... du pain et de l'eau ; à lui de s'of-
rir le couchage et les extras de nourriture, s'il le
peut et s'il le désire. Malgré ce régime Spartiate et
une garde très débonnaire, les évasions, me disait
le gouverneur, sont excessivement rares. Le Turc
est fataliste et, lorsqu'il est pris, il se résigne à
son sort avec la plus grande philosophie, quelle
que soit la durée prévue pour son emprisonne-
ment.
Leros. — Port-Laki, dans l'île de Leros, est
un mouillage excellent et une sorte d'oasis où les
familles des riches Grecs d'Egypte avaient leur
maison de campagne et venaient passer l'été.
Nous eûmes là, un certain temps pendant la
guerre, un centre de stationnement de patrouil-
leurs.
En quittant Leros pour Santorin, le télégramme
LA PRISE DE COMMANDEMENT 13
officiel que j'avais envoyé à Paris fut présenté
au ministère sous la forme suivante :
L'Éros Latouche-Tréville venant de Kos et Boudroum,
mouillera Santorin le 27 courant.
Ce télégramme eut, paraît-il, un vif succès et
provoqua la gaieté de tous mes amis du cabinet
du ministre que j'avais quitté quelques semaines
plus tôt. C'était immérité, hélas ! Assurément, le
Latouche-Tréville, à part son commandant, ren-
fermait assez d'éléments jeunes pour se placer
sous l'égide du dieu de l'Amour, mais les îles de
l'Archipel que nous avions fréquentées depuis
notre départ de Smyrne vivent sur une réputa-
tion que rien ne peut plus légitimer. En Grèce
comme ailleurs, les charmantes déesses et les
prêtresses d'amour ont cessé d'aimer la campagne
et la solitude ; l'attrait de la capitale leur a fait
déserter les îles.
Santorin. — Santorin est bien certainement
l'île la plus curieuse de l'Archipel. Cet ancien
volcan, dont il ne reste que le sommet et dont la
mer, pénétrant par les fractures de la couronne,
a éteint le cratère, offre un aspect d'un caractère
unique. Les îlots du centre, de formation relati-
vement récente, sont des produits d'éruption et.
au moment de leur projection, on se représente
quel spectacle grandiose dut offrir la mer, bouil-
lante et agitée comme une gigantesque chaudière.
14 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
Les bords intérieurs du cratère sont très élevés
et à pic ; on les gravit par des escaliers aujour-
d'hui presque confortables, mais qui étaient, il y
a quelques années, si glissants que seuls les indi-
gènes et les ânes ou les mulets pouvaient les
monter ou les descendre. Lorsque le visiteur est
arrivé au sommet de la falaise, il aperçoit lesg
villages de l'île, tous assez riches, et les vignes
splendides qui s'étalent sur la partie extérieure
du cône descendant en pente douce vers la mer.
Les vignes, plantées sur un terrain volcanique
très fertile et dont les grappes mûrissent sous un
soleil de feu, produisent en abondance le vin
généreux qui constitue la principale richesse de
l'île. Ce vin, vendangé et conservé sur la hauteur,
est descendu par les procédés les plus primitifs,
c'est-à-dire dans des outres en peau de bouc et
à dos d'âne, jusqu'au bas des falaises. Là le rocher
a été creusé pour former des quais auxquels les
petits voiliers accostent directement, car la falaise
continue à descendre à pic dans la mer jusqu'à
une grande profondeur. C'est sur ces quais que
l'on dépose les barriques pour les remplir, c'est
là également que l'on débarque toutes les mar-
chandises et tous les produits qu'il faut ensuite
monter aux villages à dos d'animal.
On voit que les procédés modernes et rapides
de manutention ne sont pas encore pratiqués
dans l'île.
A part le vin, Santorin n'exporte guère que la
LA PRISE DE COMMANDEMENT i'6
pouzzolane. Celle-ci forme en grande partie les
falaises, qu'il suffît ainsi de gratter en quelque
sorte pour la faire tomber dans les cales des
navires. On pourra en exporter beaucoup encore
avant que l'île ne diminue sensiblement de gros-
seur, mais le revenu est minime car le prix reste
peu élevé. <*
C'est sur cette curieuse île de Santorin, au vil-
lage de Thera, la capitale, que les pères lazaristes
occupent depuis plus d'un siècle un établisse-
ment fondé par les jésuites. Ils cultivent les vignes
qui leur appartiennent et avec lesquelles ils font
de très bon vin... et ils tiennent aussi une école
de garçons réputée pour l'excellence de son ensei-
gnement. Les garçons étaient en vacances, ce
que les lazaristes déplorèrent pour l'honneur de
leur établissement ; mais il en résulta alors
que les bons pères se consacrèrent entièrement
à la visite de leur maison et de leurs caves, et
qu'ils nous firent déguster tous leurs vins jus-
qu'aux années les plus reculées. Est-ce à cela
qu'il faut attribuer l'absence de vertige à la des-
cente des escaliers sur le dos de nos mules, encore
que celles-ci comme toutes leurs congénères aient
la fâcheuse habitude de se tenir constamment
dans l'endroit le plus périlleux? Je ne saurais
l'affirmer, mais je puis dire que nous soutînmes
l'offensive des lazaristes avec beaucoup de vail-
lance.
Je rappelle volontiers ce souvenir, car j'utilisai
ifi SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
quelques années plus tard les crus de Santorin
avec un grand succès. Le hasard m' ayant conduit
à passer la dernière année de la guerre à Milo,
comme chef des patrouilles de la mer Egée,
j'eus à me préoccuper du ravitaillement en vin,
car le produit qu'on nous envoyait sous ce nom
n'avait avec le vrai « pinard » que de lointains
rapports. Je renouai alors mes relations avec les
pères et, pendant une année, je fis pratiquement
le trust du vin de Santorin, au grand profit de
mes patrouilleurs qui y puisèrent un réconfort
très nécessaire en maintes circonstances de leur
dur métier. Je suis certain que beaucoup s'en
rappelleront longtemps.
Mais, pour revenir à mes souvenirs d'avant-
guerre, je n'ai peut-être pas besoin de trop
affirmer que les promenades et les dégustations
de vins ne constituaient pas toutes mes occupa-
tions au cours de cette tournée dans l'Archipel
et que je me consacrais encore plus volontiers à la
visite de nos très nombreux établissements reli-
gieux dont l'enseignement a contribué si grande-
ment à diffuser notre langue et à accroître notre
influence en faisant aimer la France.
A Santorin, j'avais vu aussi les filles de la
Charité qui ont une école et un hôpital et rendu
visite également à l'évêque catholique, Mgr Ca-
milleri, un prélat excellent et très français de
cœur. Le 27 juillet, nous avions reçu dans l'après-
midi de nombreux visiteurs à bord du Latouche
LA PRISE DE COMMANDEMENT 17
Tréville et fait nos adieux à tout le monde, car
nous partions le lendemain de bonne heure pour
Delos. M. Paris, qui avait été mon hôte depuis
l'excursion de Milasa, avait organisé la tradition-
nelle visite de l'île sous le patronage de l'école
d'Athènes et nous avions convenu que le paiement
de sa traversée consisterait eh une grande confé-
rence faite sur place à Delos pour tous les membres
profanes du bord.
Mais nos projets allaient être modifiés!
En effet, cette même nuit, vers une heure du
matin, on m'apportait un télégramme chiffré du
ministère, m'ordonnant de me rendre à Syra et
d'y charbonner immédiatement. Malgré l'isole-
ment du reste du monde où nous vivions depuis
plusieurs jours, nous avions intercepté plusieurs
« sans fil » et nous savions que la situation poli-
tique était tendue; je compris donc immédiate-
ment que des choses graves allaient sans doute
se produire et à 3 heures et demie du matin, nous
nous mettions en route, anxieux des nouvelles
qui pouvaient nous attendre à Syra.
Delos. — Delos est sur la route de Syra. Con-
tournant l'île par le nord, je mis le nez du bâti-
ment devant toutes les richesses archéologiques
provenant des fouilles de l'école d'Athènes et je
stoppai pour débarquer M. Paris. Du haut de la
passerelle, nous pouvions contempler la série des
temples en partie reconstitués et leurs innom-
2
18 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
brables pierres déjà chauffées par un soleil impla-
cable. A cet aspect et au souvenir de Milasa, la
perte forcée de cette visite à Delos nous apparut,
faut-il l'avouer à notre honte, comme moins
regrettable.
Cependant, la barque de l'île avait accosté le
bord et M. Paris poussait déjà. Je mis aussitôt
en route sur Syra et nous échangeâmes avec des
signes de main les derniers adieux. Je ne devais
plus revoir ce charmant et intelligent garçon qui
fut malheureusement tué dès le début de la
guerre.
Syra, 28 juillet (11 h. 30). — Tout le monde
est un peu émotionné, mais je sens que le ravi-
taillement sera rapide malgré la fatigue résultant
de cette tournée rapide et par de fortes tempéra-
tures. Chacun s'emploie en effet et les fournis-
seurs sont forcés de sortir de leur nonchalance
habituelle. Le charbon et les vivres seront là
dans le délai minimum et tout sera prêt dans le
même temps qu'il nous faut pour les visites de
machines indispensables. Le vaguemestre revient
de la poste, mais on ne lui a remis aucun télé-
gramme pour nous; je, le renvoie pour insister,
mais toujours rien. A 7 heures du soir, je puis
fixer le temps qui nous sera encore nécessaire
pour nos travaux et notre ravitaillement et je
câble à Paris que nous serons prêts à appareiller
à partir de 4 heures du soir le lendemain 29 juillet ;
LA PRISE DE COMMANDEMENT 49
il ne me reste plus qu'à attendre des ordres.
Les feuilles locales ne donnent pas de rensei-
gnements intéressants et parlent même peu de la
tension politique.
Le consul de France ne sait rien.
29 juillet (2 heures du soir). — Tout a marché
admirablement, les visites de machines sont ter-
minées, les vivres et approvisionnements sont à
bord et* à 3 heures du soir nous aurons ter-
miné l'embarquement de nos 500 tonnes de char-
bon.
C'est un record par cette chaleur et dans ce
four qu'est le port de Syra au mois de juillet, mais
j'en verrai bien d'autres. J'ai déjà apprécié l'état-
major et l'équipage du Latouche-Tréville, mais ils
me réservent encore des surprises.
J'envoie de nouveau le vaguemestre au télé-
graphe.
2 heures et demie. — Le vaguemestre rapporte
enfin trois télégrammes chiffrés, l'un d'eux était
là depuis hier. Comme l'adresse portait Santorin
(où il n'avait d'ailleurs pas été retransmis), l'em-
ployé ne s'était pas donné la peine de le recher-
cher, malgré l'insistance du vaguemestre. Je ne
crois pas à de la mauvaise volonté mais plutôt
à de l'indolence... il fait si chaud en ce moment
dans les bureaux...
Les trois télégrammes chiffrés nous enjoignaient
de rallier Bizerte immédiatement.
3 heures. — Les fournisseurs sont payés et nous
20 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
levons l'ancre, gagnant ainsi une heure sur mes
prévisions.
En route sur Bizerte !
Bizerte, le 1« août 1914.
No 24.
Rapport de mer de
Syra à Bizerte.
Le capitaine de frégate Dumesnil,
commandant le croiseur cuirassé Latouche-Tréville,
à Monsieur le ministre de la Marine.
Grâce à l'entrain de l'équipage, fatigué cependant par
une navigation de douze jours très intensive et extrême-
ment chaude et grâce au zèle de mes officiers, nous avons
pu quitter Syra à 3 heures du soir le 28 juillet, après avoir
embarqué 500 tonnes de charbon et complété l'eau, l'huile
et les vivres.
Dans l'ignorance de la situation politique exacte, je
me suis arrangé pour passer de nuit près des côtes étran-
gères ou de jour hors de vue.
Le temps a été constamment beau. La marche a été
légèrement contrariée par une petite brise de la région
nord-ouest et une assez forte dérive.
Il n'y a eu aucun incident de navigation et à 8 heures
du soir, le 1er août, nous mouillions devant l'entrée de la
darse de Sidi-Abdallah.
Informé de la mobilisation, j'ai pris immédiatement,
d'accord avec M. le vice-amiral préfet maritime, toutes
les mesures pour que le bâtiment, qui est entièrement
prêt, puisse accomplir toute mission dans les meilleures
conditions possibles, dès qu'il en recevra l'ordre.
Signé : Dumbsnil.
* *
Je me suis peut-être étendu un peu longuement
sur cette première partie d'avant-guerre ; le lec-
LA PRISE DE COMMANDEMENT 21
teur voudra bien m'en excuser. La prise de pos-
session de son navire est inséparable, chez un
commandant, d'une période d'enthousiasme et
d'entrain ; cette période, dans les circonstances
où je me trouvais, a laissé chez moi de très vifs
souvenirs et je n'ai pas résisté au plaisir d'écrire,
après tant d'autres, sur cette navigation dans
l'Archipel si pleine d'attraits pour les marins.
Mon commandement de « temps de paix »
dura exactement quarante jours, dont dix-huit
à la mer. La rapide tournée de quatorze jours que
je viens de raconter surtout par son côté tou-
risme, tous ceux qui ont navigué comprendront
bien qu'elle représentait, au mois de juillet, dans
l'Archipel et sur un bâtiment aussi mauvais
comme habitabilité que le Latouche-Tréville, un
effort sérieux pour tout le monde, officiers et
équipage. Beaucoup d'appareillages et de mouil-
lages, des exercices, des tirs, de la navigation de
nuit... et des promenades de jour sur des îles où
la végétation est rare et le soleil brûlant, tout
cela permet à un commandant de voir comment
le personnel est entraîné et comment il accepte
la fatigue. Je me suis souvent félicité d'avoir
débuté par cette épreuve, car c'est elle qui m'a
donné pleine confiance pour la suite dans mon
état-major et dans mon équipage. J'étais déjà
trop ancien dans la marine pour ne pas savoir
que sur un vieux bateau comme celui-là, tant
valait le personnel tant vaudrait le matériel. Ras-
28 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
suré sur la qualité du premier, je n'avais plus
d'inquiétudes sérieuses sur le second. Et il n'en
fallait pas moins pour me tranquilliser, car si je
pouvais, par exemple, faire nettoyer rapidement
notre carène sale, il m'était difficile, par contre,
de refondre aussi vite les deux groupes de chau-
dières en mauvais état ou même de songer à
effectuer de multiples petits travaux qui nous
auraient été utiles, à moins de consentir à une
indisponibilité que je ne voulais envisager à aucun
prix dans les circonstances si graves qui venaient
de surgir.
CHAPITRE II
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GUERRE
I
A BIZERTE
Il est bien difficile de se représenter, après ces
années écoulées, les sentiments éprouvés au début
de la guerre. La lecture des divers documents
conservés et les efforts de mémoire sont insuffi-
sants pour évoquer le souvenir précis de l'état
de fièvre joyeuse dans lequel on vivait et dans
lequel on sentait vivre son entourage. Bien des
choses me reviennent pourtant depuis que j'ai
résolu d'écrire ces pages et je me souviens de ma
satisfaction d'alors à me sentir l'esprit clair et
l'énergie intacte au moment où, la mobilisation
générale décrétée, il devenait certain que j'aurais
à faire la guerre comme commandant de bâti-
ment. Comme dans toutes les grandes circons-
tances traversées au cours de ma vie, je sentais
ma lucidité et mon sang- froid accrus; je n'avais
24 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
à coup sûr aucune décision grave à prendre au
moment même et mon rôle se bornait à ordonner
et à surveiller l'exécution des mesures de mobi-
lisation, mais dans ce simple rôle ma mémoire
se retrouvait sûre et sans défaillance pour pres-
crire les ordres destinés à hâter notre complète
disponibilité. Je voyais aussi que ces ordres
seraient parfaitement compris et exécutés et la
perspective de cette besogne courante de métier,
bien prescrite et bien accomplie dans de sem-
blables circonstances, me remplissait de joie.
Tout se passa sans accroc. Nous reçûmes, le
soir de notre arrivée, l'avis de la mobilisation
générale à compter du lendemain 2 août et je
retrouve dans mon journal, à la date du 3 août,
la note suivante :
Entre 8 heures du matin le 2 août et 3 heures de l'après-
midi le 3, le bâtiment a pu, par ses propres moyens, se
caréner complètement, embarquer 250 tonnes de charbon,
cinquante jours de vivres, le matériel et les munitions
nécessaires, six mois de matières consommables et enfin
débarquer tout le matériel inutile. A 3 heures, toutes les
dispositions de mobilisation sont terminées.
L'état-major du Latouche-Trêville comprenait :
Lieutenant de vaisseau : Thouroude (F.-E.), offi-
cier en second.
Enseignes de vaisseau : Le Moaligou (R.-E.).
— — Urvoy de Portzampare
(Y.-F.-C.-A.-M.).
— — Lucas (C.-P.-H.).
— — Aurert (M.-L.-A.).
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GUERRE 25
Enseignes de vaisseau : Bard (F. -M. -A.).
— — Le Breton (F.-C.-C.-H.).
Mécanicien principal de lre classe : Lesc aille (R.).
— — de 2e classe : Lagane (A.).
— — — — Venaud (J.).
— — — — Vivier (A.).
Docteur Plazy (L.), médecin de première classe,
médecin-major.
Commissaire de deuxième classe : de Kernaflen
de Kergos (F.-M.-J.).
Presque tous ces officiers, je l'ai déjà dit, étaient
à bord depuis dix-huit mois ; deux ou trois seule-
ment étaient embarqués depuis moins d'une année ;
seul Thouroude était nouveau venu. Il embarqua
le 3 août 1914 et sa désignation fut pour moi
une bonne surprise, car nous avions fait ensemble
l'école de canonnage et je connaissais les grandes
qualités de cet excellent officier ; je fus par la suite
bien souvent à même de les mieux apprécier.
Le 3 août, à 5 heures du soir, nous mouillions
à la baie Ponty où se trouvait déjà le Bruix,
commandé par le capitaine de vaisseau Tirard ;
X Amiral-Char ner, commandé par le capitaine de
frégate Causse, un de mes plus vieux amis, nous
rejoignit une heure plus tard. Ainsi se trouvait
constituée une division « homogène » de croiseurs
cuirassés dont la valeur était, hélas ! bien faible
mais où régnait, certes, le plus bel esprit mili-
taire. Et les services rendus, au cours de la guerre,
86 80UVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
par ces vieux navires peuvent être mis avanta-
geusement en parallèle avec ceux de beaucoup
de bâtiments plus modernes.
4 août 1914 (4 heures du matin). — Une com-
munication de la préfecture maritime nous fait
connaître que la guerre est déclarée entre la France
et l'Allemagne.
5 h. 55 (par T. S. F.). — Bizerte à Courbet: Je vous informe
que Bône a été attaqué ce matin par croiseur allemand.
7 heures. — Philippe ville attaqué signale que le croiseur
allemand fait route à toute vitesse dans l'ouest.
Telles furent pour nous les premières mani-
festations de la guerre sur mer.
A 7 h. 15, notre chef de division, le Bruix,
signalait à bras :
Allumez toutes les chaudières et prévenez quand vous
serez prêts à appareiller.
A 7 h. 40, nos seize chaudières étaient à trente
minutes de pression, par un phénomène de rapi-
dité que je ne me charge pas d'expliquer. Allions-
nous avoir l'honneur de nous placer sur la route
du Gœben? Aucune hypothèse ne nous semblait
alors impossible dans cet ordre d'idées, mais
celle-ci ne se réalisa pas. Nous n'aurions couru
d'ailleurs aucun danger, car on sait que le Gœben
préféra la route du large.
Mon premier ordre du jour. — J'ai toujours
aimé à maintenir le contact avec les équipages
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GUERRE tl
placés sous mon commandement, par la voie de
Tordre du jour. Le marin français, comme tous nos
compatriotes, est sensible aux idées élevées et
il se rend fort bien compte de la sincérité de celles
qui lui sont présentées ; il subit alors leur influence
sans exiger qu'elles lui soient présentées sous une
forme bien remarquable au point de vue littéraire.
C'est sans doute grâce à cela que le journal du
Latouche-Tréville du 4 août renferme la phrase
suivante :
7 heures du soir. — Un ordre du jour du commandant
est lu à l'équipage qui acclame la France.
Voici ce premier ordre dont je n'avais pas
ciselé longuement les phrases mais qui ne conte-
nait rien que je n'aie pensé et senti profondément.
Équipage !
Malgré notre bon droit, malgré notre loyauté et nos
efforts pour conserver la paix, la guerre est déclarée entre
la France et l'Allemagne.
C'est la vie de notre pays qui va se disputer.
Ou la France sera victorieuse ou elle disparaîtra et
devra subir le joug odieux de la plus brutale des nations.
Vaincre ou mourir doit donc être la devise de tous les
Français.
Ayons une pensée vers nos familles et vers ceux que
nous aimons, mais songeons que l'Honneur, pour un marin
français, vaut plus que la vie.
Songeons à nos frères de l'armée et aux familles qui,
à la frontière de l'Est, vont subir le premier choc des
armées et souhaitons pouvoir, nous aussi, servir la France.
Quelle que soit la mission confiée au Latouche-Tréville,
j'ai pu suffisamment apprécier depuis quelques jours le
28 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
cœur de mon équipage pour savoir qu'il nous aidera de
tout ce cœur, mes officiers et moi, dans l'accomplissement
de cette mission.
Sachez de votre côté que, si grave et si désespérée que
puisse être un jour notre situation, jamais votre comman-
dant ne fera l'injure à son équipage de croire qu'il puisse
amener son pavillon.
Mais il est un rôle plus obscur et plus pénible que nous
pouvons avoir à remplir. C'est celui qui consiste à rester
sur le pied de guerre et à ne ménager ni ses veilles ni ses
fatigues, sans avoir la joie de combattre. Pour ce rôle-là
autant que pour l'autre, Équipage, je compte pleinement
sur votre abnégation et sur votre dévouement de tous les
instants.
Vive la France !
Vive la République !
Signé : Dtjmesnil.
Le présent ordre sera lu à l'équipage et restera affiché
dans les batteries jusqu'à nouvel ordre.
Je ne prévoyais pas, certes, en écrivant ces
lignes, la fatigue des longs mois de croisière par
lesquels nous allions débuter. Mais pour cette
période ingrate, j'avais bien raison de compter
à l'avance sur mon équipage.
II
CROISIÈRES SUR LES CÔTES MAROCAINES
C'est le 7 août seulement que nos trois croi-
seurs reçurent l'ordre de faire route sur Casa-
blanca et d'y relever le Cornwall chargé de la
protection des convois entre Casablanca et Gi-
braltar.
Le 5, nous avions eu l'avis officiel de la décla-
ration de guerre de l'Angleterre à l'Allemagne,
nouvelle escomptée mais dont la confirmation
fut accueillie avec la satisfaction dont on se sou-
vient. Les T. S. F. nous tinrent aussi au courant
des pérégrinations du Gœben et du Breslau qui se
terminèrent si malencontreusement par l'entrée
de ces deux bâtiments dans les Dardanelles.
Le séjour à Bizerte fut employé à parfaire les
dispositions intérieures prises à la mobilisation.
Celles-ci comportaient le débarquement d'une
assez grande quantité de matériel, mais cette
quantité fut réduite au strict minimum afin de
ne pas trop réduire le maigre confort intérieur
d'un bâtiment déjà peu habitable et de prévoir
le cas où la guerre se prolongerait longtemps. Bien
29
30 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
nous prit de ne pas avoir envisagé des combats
imminents et d'avoir pensé aux longues croisières
à la mer ; lorsque, beaucoup plus tard, les combats
eurent leur tour, ce fut, d'ailleurs, sans inconvé-
nients sérieux pour le matériel ainsi conservé.
J'ai vu par la suite bien des grands bâtiments
regretter de n'avoir pas suivi notre exemple.
Le 7 août, à 22 h. 30, le Bruix, V Amiral- Char ner
et le Latouche-Trêville faisaient route en ligne de
file à 12 nœuds, tous feux éteints, sur Gibraltar.
Nous commencions la série des longs séjours à la
mer avec, pour aliment principal de l'esprit, les
T. S. F. interceptés et les communiqués de la
station du Poldhu.
Le 11 au matin, nous mouillions avec le Braix
à Casablanca, Y Amiral-Char ner étant resté au pas-
sage à Gibraltar pour y charbonner.
Le général Lyautey, ayant entrepris d'envoyer
en France toutes les bonnes troupes marocaines
en ne conservant que celles indispensables et en
utilisant des territoriaux partout où faire se pour-
rait, notre rôle allait consister à escorter jusqu'à
Gibraltar les paquebots transportant ces troupes
afin de leur éviter toute rencontre fâcheuse
avec les croiseurs allemands en promenade dans
l'Atlantique.
Le premier convoi, celui de Ylmêréthie, m'échut
le soir même de l'arrivée. Nous laissâmes le
paquebot le lendemain matin à l'entrée du détroit
et avant notre séparation, j'envoyai nos vœux au
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GUERRE 31
général commandant les troupes. La réponse
arriva aussitôt :
Le général, très touché du témoignage affectueux du
croiseur Latouche-Tréville, remercie le commandant, les
officiers et l'équipage. Grâce au courage de notre vail-
lante marine, la division arrivera sûrement à bon port et
prendra part à la bataille qui libérera la France et l'huma-
nité du joug odieux de l'Allemagne !
Cette réponse circula aussitôt parmi l'équipage
rassemblé sur le pont pour voir s'éloigner Ylmé-
réthie, et on sentit que ce général avait bonne
presse. C'est un plaisir de peiner devant les feux
et de veiller une partie de sa nuit pour escorter
des camarades qui vont si gaiement vers le Boche.
Combien de ces camarades de notre première
escorte, officiers et soldats, sont tombés sur les
champs de bataille avant d'avoir vu luire le
soleil de la victoire, mais la division est arrivée
à bon port et, reconstituée plusieurs fois après
de lourdes pertes, elle a bien, suivant les paroles
du général, contribué à « libérer la France et
l'humanité du joug odieux de l'Allemagne ».
A Gibraltar où nous fûmes charbonner le jour
même, le vice-amiral Brock, commandant en
chef, m'annonça qu'il avait capté un T. S. F.
de sir Edward Grey à l'ambassadeur d'Angleterre
à Vienne pour le charger de transmettre au gou-
vernement autrichien la déclaration de guerre de
la France, motivée par la présence de nombreux
contingents autrichiens à la frontière d'Alsace.
32 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
A 3 heures du soir, le 13, nous repartîmes pour
Casablanca avec notre plein d'eau et de char-
bon.
Ce fut notre première visite à ce port de Gi-
braltar où se firent tous nos ravitaillements pen-
dant notre séjour dans l'Atlantique, et c'est un
endroit de repos qui devint vite sympathique à
tout le personnel du bord.
Au cours de ces premiers mois de guerre, on
faisait son service avec une ardeur extrême et on
donnait un effort un peu supérieur à sa résistance
physique. Les rôles de veille avaient été établis
en effet pour des manœuvres de durée limitée,
et lorsque la veille ne fut plus faite « pour rire »
et que les manœuvres n'eurent plus de terme
prévu, ces rôles ne correspondirent plus à la
réalité. Je dus prendre rapidement des mesures
pour ménager un équipage sur lequel la campagne
de Syrie avait déjà produit ses effets et qui,
dans cette fièvre du début, ne se serait jamais
plaint. J'étais heureusement secondé par notre
excellent médecin-major, le docteur Plazy, qui
ne me laissait rien ignorer de l'état général du
bord, dont il suivait pas à pas les modifications,
et c'est bien grâce à ses conseils que l'hygiène
fut toujours parfaite. Mais, malgré toutes les
mesures prises, la vie restait fatigante, pour les
officiers principalement, et lorsque nous nous sen-
tions à l'abri derrière les barrages de Gibraltar,
la première nuit de notre arrivée, chacun gagnait
LES PRExMIÈRES. SEMAINES DE GUERRE 83
rapidement sa couchette ou son hamac avec une
satisfaction non déguisée.
Le 16 août, c'est avec le paquebot Martinique
transportant en France 1 100 hommes de troupes
marocaines du tabor de Rabat que nous échan-
gions nos vœux.
Latouche-Tréville à Martinique.
Dites au commandant des troupes les vœux profonds
que nous formons, mon équipage, mes officiers et moi,
pour lui et ses officiers ainsi que pour les vaillantes troupes
marocaines qu'ils vont conduire à la victoire. Ces vœux
les accompagneront à la frontière.
Martinique à Latouche-Tréville.
Le commandant du 5e bataillon de tirailleurs maro-
cains, ses officiers et son bataillon entier vous remer-
cient de tout cœur. Ils forment également des vœux pour
ceux sous la protection desquels leur voyage a commencé
vers la gloire et la victoire. — In cha'llah !
Comme les troupes de Ylméréthie, le 5e bataillon
de tirailleurs marocains eut toutes les sympathies
de l'équipage du Latouche-Tréville, qui se tradui-
sirent par des acclamations prolongées lorsque
nous défilâmes à contre -bord de la Marti-
nique.
On jugera sans doute le récit de ces petites
manifestations d'un faible intérêt, surtout si l'on
envisage l'importance des événements maritimes
qui se sont déroulés au cours de cette guerre. J'ai
3
34 SOUVENIRS D'UN VIKUX CROISEUR
cru cependant devoir les relater pour montrer
ce qu'était la vie courante d'un bâtiment de croi-
sière et parce que ce sont des petits faits de ce
genre qui créaient une heureuse diversion à la
monotonie de la vie du bord, si difficile parfois à
supporter dans les circonstances angoissantes des
premières semaines de la guerre.
Ces diversions étaient indispensables. Un com-
mandant reçoit des confidences et j'ai connu bien
des officiers et marins qui supportaient mal la vie
de croisière au moment où la France semblait
menacée et où les deuils commençaient à se mul-
tiplier ; combien auraient voulu pouvoir prendre
un fusil et se battre côte à côte avec leurs cama-
rades de l'armée, qu'il m'a fallu convaincre du
mérite de notre métier ingrat, souvent fatigant
et dangereux aussi.
Les croiseurs allemands auraient pu venir dans
nos parages et les émissions de T. S. F. nous firent
croire plusieurs fois à leur présence rapprochée ;
mais ils ne tentèrent jamais de s'opposer à ce
rapatriement des troupes marocaines dont ils
ignorèrent peut-être l'importance. Et pourtant
la rade de Casablanca resta plus d'une fois sans
protection ; quelques coups de canon eussent alors
suffi pour couler plusieurs paquebots et compli-
quer nos affaires, plus encore par la répercussion
d'un tel acte de guerre sur les populations indi-
gènes que du fait de la perte des navires eux-
mêmes.
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GOERRE 35
Premier voyage a Dakar. — Le 16 août, à
Tanger où nous venions de nous ravitailler en
vivres, arriva un télégramme du ministère :
Envoyez immédiatement Latouche-Tréville chercher
paquebot Gascogne à Dakar et le convoyer jusqu'à Casa-
blanca. Latouche-Tréville restera à Dakar le temps stric-
tement nécessaire pour charbonner.
A 4 heures du soir, nous faisions route, enchantés
de cet imprévu. La vitesse réglée à 13 nœuds, notre
officier mécanicien en chef, Lescaille, restait sou-
riant. Je l'avais connu, six semaines auparavant,
préoccupé lorsque nous dépassions 11 nœuds et
depuis lors nos machines et nos chaudières
n'avaient pourtant guère eu de repos, mais la
confiance dans notre étoile avait gagné tout le
monde et l'estime pour le vieux Latouche, qui fai-
sait bonne figure de navire moderne, croissait
chaque jour parmi le personnel du bord.
17 août. — La traversée s'annonce comme
devant être superbe. Nous naviguons avec une
seule carte de la côte d'Afrique bien peu détaillée
et manquant d'exactitude, mais notre antique
sondeur Thomson nous rend de précieux services.
Le 18, à 14 heures, nous captons un T. S. F.
en anglais :
La Negra South Teneriffe, prenez garde à un croiseur
auxiliaire allemand, le Kaiser-Wilhelm-der- Grosse, qui
croise dans vos parages. — Consul.
Et chacun fait la réflexion que malgré la vitesse
de notre vieux croiseur, qui nous paraît splen-
36 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
dide, il y a peu de chances que nous soyons
jamais à même d'engager le combat avec le grand
paquebot allemand.
Le 20 août, nous approchons du terme de
notre voyage et j'envoie un long T. S. F. en clair
à Marine Dakar pour demander à recevoir, dès
notre arrivée, les approvisionnements « les plus
divers », du charbon naturellement mais aussi de
la farine, du café, du sucre, des fayots, etc., etc.
Le ministre a télégraphié que nous ne devions
rester que le temps strictement nécessaire, nous
sommes en guerre et les ordres doivent être exé-
cutés à la lettre.
A 7 heures du matin, le 21, nous sommes amarrés
sur un coffre dans le port de Dakar et mes souve-
nirs de midship de deuxième classe ne me rappel-
lent guère la belle ville que j'ai devant les yeux. Il y
a quelque chose de changé depuis vingt-sept ans !
Mais voici qui va me rappeler cependant le
temps jadis, lorsque nous croisions sur le navire-
école, Ylphigénie, entre Dakar et la Praya, Dakar
nous étant interdit à cause de la peste et les Antilles
à cause de la fièvre jaune. Mon camarade Faure,
commandant la marine, me signale en effet que
la situation sanitaire à terre est très mauvaise
par suite d'une épidémie grave de peste pneumo-
nique et bubonique frappant les blancs comme
les noirs. Il faudra donc consigner tout le monde
à bord malgré la chaleur étouffante qu'on aimerait
à fuir un peu dans la soirée.
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GUERRE 37
Je pourrai heureusement, paraît-il, éviter en
partie la fatigue du charbonnage à mon équipage
grâce au concours de. 50 laptots qui, m'affirme-
t-on, ont subi une triple vaccination et sont
indemnes de la peste. Ils n'avaient pas, hélas !
été vaccinés contre la paresse et, leur inexpérience
s'y ajoutant, obligea nos soutiers à prêter aux
opérations d'embarquement du charbon un très
large concours.
C'est à Dakar que je f}s la connaissance du
gouverneur de l'Afrique Occidentale, le si sympa-
thique M. Merlaud-Ponty, dont la mort survenue
au cours de la guerre fut une grande perte pour
le pays.
Le 22, à 4 h. 30 du soir, nous repartions pour
Casablanca escortant trois navires. Toutes les
troupes que nous étions chargés d'escorter n'ayant
pu prendre place sur la Gascogne, le surplus avait
été embarqué à bord du Sallandrouze-de-Lamor-
naix, et V Aquitaine, allant à Ténérifîe, m'avait
demandé à profiter également de la protection
du convoi.
Au moment du départ, M. Ponty m'envoya le
texte d'un télégramme qu'il adressait à Paris :
A toutes fins utiles, consul général Angleterre me
signale qu'il vient de recevoir information qu'il existe un
danger entre latitude 24° 40' nord et longitude 17° 14'
ouest.
Les quatre bâtiments en route, nous cher-
châmes, mes officiers et moi, où pouvait bien
38 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
exister ce danger. « Entre » devait évidemment
être remplacé par les mots « par » ou « par environ »,
mais sur notre unique carte le danger se trouvait
alors dans les terres, au voisinage toutefois du
Rio del Oro.
Les circonstances de la navigation et un temps
bouché ne me permirent pas d'ailleurs d'aperce-
voir la côte dans ces parages et je ne fus pas
tenté de me rendre compte de quelle nature pou-
vait être le danger signalé et s'il existait un rap-
port entre lui et le Kaiser-Wilhelm-der- Grosse.
Mon convoi arriva à bon port et Y Aquitaine put
gagner Ténérifîe sans encombre.
Quelques jours plus tard, j'appris que le petit
croiseur Highflyer, qui croisait sur la côte d'Afrique,
avait, au mouillage du Rio del Oro, surpris le
Kaiser-Wilhelm-der- Grosse, occupé à se ravitailler,
avec un charbonnier de chaque bord, et qu'il
l'avait coulé après un court engagement. Nous
étions passés à une distance relativement faible
du croiseur auxiliaire allemand, que des circons-
tances plus favorables m'auraient peut-être permis
d'aller reconnaître.
J'éprouvai un dépit, qui persista longtemps,
à la pensée qu'un peu de chance m'eût permis de
combattre, victorieusement sans aucun doute, l'en-
nemi avec mon Latouche-Tréville. A quel niveau
n'eût pas été porté instantanément notre moral !
J'ai eu l'occasion de m'entretenir de cet épi-
sode de la guerre, en janvier 1920, avec le capi-
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GUERRE 39
taine de vaisseau Buller, l'ancien commandant du
Highflyer, alors commandant du cuirassé Malaya
à bord duquel je me rendais d'Angleterre en
Allemagne comme membre de la Commission na-
vale de contrôle, et nous fûmes conduits à rire
ensemble du feu avec lequel je racontais les
détails qui me revenaient en foule bien que ce
fût un souvenir déjà lointain de ma carrière.
Le 28 août, à 6 heures du matin, nous avions
mouillé sur rade de Casablanca avec notre convoi
comprenant 2 200 officiers et soldats et j'étais
descendu non sans plaisir dans mes appartements
pour y prendre un peu de repos, lorsque à 9 heures
du matin, je fus prévenu qu'un petit navire à
vapeur battant pavillon portugais paraissait avoir
le feu à bord. En effet, quelques instants plus
tard, tout l'arrière de ce bâtiment, YAfrica-I™,
était en flammes. Peu de temps après arrivait un
officier de la direction du port de Casablanca por-
teur de renseignements.
UAfrica-I*T était un très vieux cargo chargé
d'essence et l'explosion avait eu lieu au cours de
son déchargement ; il avait encore environ
4 000 caisses à bord et on craignait fortement qu'il
rte vînt à couler étant donné le très mauvais état
de sa coque. Or, ce navire était mouillé précisé-
ment à l'entrée du nouveau port de Casablanca
en construction et son épave allait constituer
une gêne considérable pour la navigation. Etant
chef de rade, il m'appartenait de prendre les
4u SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
mesures immédiates qui s'imposaient et celles-ci
consistaient évidemment à changer YAfrica-I^T de
mouillage avant que toute la cargaison n'ait fait
explosion s'il en était temps encore. J'avais alors
à bord un forgeron remarquable, le quartier-
maître mécanicien Mirassou, dont j'avais bien
souvent admiré la dextérité en le regardant tra-
vailler sur le pont avant, du haut de ma passe-
relle. Sous la conduite de l'enseigne de vaisseau
de corvée Maurice Aubert, Mirassou et quelques
hommes se rendirent immédiatement à bord du
vapeur en flammes et lorsque je les rejoignis
quelques instants plus tard, ils avaient déjà esca-
ladé le bord avec une amarre pendante qui avait
servi à la descente de l'équipage en fuite. En
quelques coups de masse, Mirassou eut vite fait
de sectionner la chaîne, d'un fort calibre pour-
tant, et cinq minutes s'étaient à peine écoulées
que tout mon monde avait quitté YAjrica après
avoir frappé sur son avant la remorque d'un
petit vapeur de la direction du port dont je pris
le commandement. Il était temps, car YAfrica-IeT
était maintenant complètement en flammes et
ce fut un superbe brûlot que je dirigeai au milieu
de la rade parsemée de navires. A 11 heures du
matin, après une navigation majestueuse et im-
pressionnante, nous cassions volontairement la
remorque, à petite distance de la côte et le brûlot
allait rapidement s'échouer à côté de la Roche-
Noire. Ce fut un travail bien fait et l'équipe qui
LES PREMIERES SEMAINES DE GUERRE 44
l'avait accompli méritait bien la mise à l'ordre
du jour de la division navale du Maroc que lui
accorda sur ma demande le commandant Simon.
Je ne sais pas si le général Lyautey s'est jamais
douté de l'importance du service que le Latouche-
Tréville rendit ce jour-là au futur port de Casa-
blanca.
La vie, à cette époque, ne manquait pas d'im-
prévus, on le voit. Ni d'activité non plus, car à
une heure de l'après-midi, le môme jour, nous
repartions vers Gibraltar escortant des troupes.
28 août, 15 h. 40.
Gibraltar à Casablanca par T. S. F.
Croiseur allemand Kaiser -Wilhelm-der- Grosse , coulé par
Highflyer.
J'ai déjà écrit dans des pages précédentes l'effet
que nous produisit cette nouvelle.
A Gibraltar, du 30 août au 5 septembre. —
Notre première détente depuis plus de trois se-
maines ; le personnel en a besoin, le matériel
aussi. Mais, hélas ! les chaudières ne se nettoient
pas seules et les travaux dans de vieilles machines
sont nombreux après une période de navigation
intensive ; je ne pourrai donc donner à l'équipage
un repos aussi complet que je le voudrais. Le doc-
teur Plazy est satisfait de l'état général et j'es-
père que cette première relâche dans une ville
où nos permissionnaires vont jouir d'un peu de
42 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
liberté, plaisir qu'ils n'ont pas eu depuis long-
temps, n'aura pas de fâcheuses conséquences pour
la santé du bord. Cette petite préoccupation va
vite disparaître d'ailleurs devant celles si sérieuses
qui vont surgir. Tous ceux qui ont, comme nous,
tenu la mer au début de la guerre se rappellent
en effet l'attente des communiqués aux heures
graves et le moment où le timonier du bord leur
apportait la prose française ou anglaise avec
laquelle nos esprits angoissés devaient se satisfaire.
Le 31 août, nous apprenons que, du 23 au
26 août, les Alliés, occupés à résister à la marche
allemande, avaient perdu 5 à 6 000 hommes mais
que les pertes ennemies étaient énormes et hors
de proportion avec les nôtres.
Les Russes avaient de grands succès et ces
succès avaient même pour effet de provoquer
l'évacuation d'une partie des troupes allemandes
de Belgique.
Le 1er septembre. — Succès des Français à l'aile
gauche alliée ; continuation de nos progrès en
Lorraine. Les Russes avancent en Galicie.
2 septembre. — A notre droite, l'ennemi se replie
devant nous. Au centre, alternativement succès et
échecs ; à l'aile gauche, grande bataille en cours.
Par ordre impérial, Saint-Pétersbourg s'appel-
lera désormais Petrograd.
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GUERRE 43
Le 3 septembre. — On cite des noms : Rethel,
Saint-Quentin, Vervins, Péronne.
Notre armée n'est entamée nulle part, le moral
est excellent. Les pertes ont été complétées par
des renforts.
Mais on ajoute, après le communiqué officiel,
que les forts de Paris ont été solidement armés
et largement fournis en munitions ; d'immenses
approvisionnements ont été emmagasinés et tout
est prêt en cas de siège.
Les Russes ont été probablement mis en échec
en Prusse Orientale, mais ils ont remporté une
éclatante victoire sur les Autrichiens en Galicie.
4 septembre. — Le transfert à Bordeaux du
gouvernement français est basé sur des raisons
purement militaires. Paris, avec ses forts, va
devenir en effet un appui pour nos troupes qui
manœuvrent autour.
Les Allemands sont à 40 milles de Paris.
Les Russes investissent Kônigsberg et ont in-
fligé des pertes énormes aux Autrichiens.
Le cardinal Délia Chiesa a été élu pape et le
recrutement des 100 000 hommes de lord Kit-
chener est plus qu'à moitié terminé.
5 septembre. — Depuis mercredi, dit le com-
muniqué, les armées n'ont pas été en contact du
côté de Compiègne et de Senlis.
Mais M. Sazonof a informé le Foreign Office
44 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROI'SEUR
de la prise de Lernberg avec d'énormes approvi-
sionnements.
Les « rouleaux compresseurs », représentant la
Russie, qui figuraient, par surcroît, dans tous les
journaux illustrés et aux vitrines de tous les
libraires de Gibraltar, ne pouvaient arriver à dis-
siper notre impression d'anxiété croissante. Nous
pouvons nous rappeler maintenant avec une douce
gaieté la prose des communiqués. N'en gardons
pas rancune aux auteurs, car leur rôle fut, à cer-
taines heures, bien difficile et, à tout prendre,
c'est grâce à eux et aux poilus que la langue
française s'est enrichie de l'expression si pitto-
resque « bourrer le crâne ».
Mais ceux qui me liront se rappelleront leurs
propres angoisses et comprendront le désir que
j'avais de suivre les variations du moral de tous
les jeunes hommes groupés sous mon comman-
dement. Mon second, le brave et solide comman-
dant Thouroude, n'a pas oublié ces heures, j'en
suis certain, ni nos entretiens. Mais sa confiance
était aussi inébranlable et contagieuse que la
mienne et, aux pires moments, notre anxiété ne
put l'entamer. J'eus vite fait en outre de cons-
tater que je n'avais à craindre à bord aucun
énervement ni aucune diminution de résistance
physique du fait des épreuves par lesquelles le
pays passait. La gaieté jeune et franche régnait
toujours au carré des officiers; elle s'était faite
LES PREMIERES SEMAINES DE GUERRE 45
plus grave simplement, elle devenait une coquet-
terie. Dans l'équipage, on ne raisonnait pas tant
et si la fameuse phrase « on les aura » n'avait pas
encore été prononcée, elle pouvait déjà résumer
en somme le sentiment de tous. Il ne faut pas
oublier d'ailleurs que la fatigue saine d'une exis-
tence aussi dure mais aussi gaiement consentie
que celle que menait l'équipage du Lato uche-T ré-
ville depuis un mois et demi devient assez vite
exclusive du vagabondage de l'esprit ou de la
neurasthénie.
L'attitude de tous fut parfaite pendant ce sé-
jour à Gibraltar. Nos alliés étaient à la joie de
leurs succès sur mer et dans les colonies allemandes.
Les captures des vaisseaux de commerce de l'en-
nemi ou la destruction de ses croiseurs faisaient
passer un vent de satisfaction fort compréhensible
dans la foule des officiers et marins de la grande
forteresse maritime britannique. Nous étions en-
core des alliés de trop fraîche date et de fréquen-
tation trop récente pour que l'envahissement de
la France fût ressenti bien sérieusement à Gi-
braltar. L'Anglais a pour habitude, d'ailleurs,
d'encaisser les coups sans s'attendre pour cela
à des condoléances ; nous encaissâmes avec di-
gnité, nous aussi, à cette époque la plus angois-
sante et la plus grave sans doute que nous ayons
connue.
Et notre vie de croisière reprit son cours.
46 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
Le 5 septembre, à Tanger.
ORDRE
Le capitaine de frégate commandant porte à la con-
naissance de l'équipage les termes du décret qui a élevé
au grade de chevalier de la Légion d'honneur :
M. Benoit (Joseph-Edouard), maire de Badonviller
(Meurthe-et-Moselle).
« Conduite héroïque dans l'exercice de ses fonctions.
A la suite des actes de sauvagerie et de meurtre commis
par les soldats allemands dans sa commune (sa femme
étant assassinée et sa maison incendiée), il a, avec un sang-
froid et une fermeté admirables, continué à assurer sans
défaillance la protection et la sécurité de la population-
« A sauvé, par la suite, la vie d'un prisonnier allemand
menacé par la juste colère des habitants, donnant ainsi
un magnifique exemple d'énergie et de grandeur d'âme. »
Bord, Tanger, le 5 septembre 1914.
Le capitaine de frégate commandant,
Signé : Dumesnil.
Un décret de ce genre, avec ses considérants,
ne pouvait qu'élever les sentiments du personnel
et accroître notre cohésion morale par une haine
commune de l'ennemi.
Nous restons quelques jours à Tanger, sous les
feux et prêts à un appareillage immédiat si un
navire ennemi était signalé par le cap Spartel.
Sur la demande de notre ministre plénipoten-
tiaire, M. Couget, je prends aussi toutes mes dis-
positions pour participer à une défense éven-
LES PREMIERES SEMAINES DE GUERRE 47
tuelle de la légation, car une colonne de 1 500 indi-
gènes venant du sud est signalée en marche sur
Tanger. Nous donnons même des cartouches de
37 millimètres au commandant Toulat, le chef
du tabor n° 1.
Les nouvelles du front restent angoissantes et
l'avance allemande qui se révèle de temps à autre
par des noms de villes occupées, prononcées pour
la première fois dans les communiqués, est impres-
sionnant. Nous savons bien que notre retraite ne
peut se prolonger longtemps et qu'une grande
bataille est proche ; cette bataille, dans quelles
conditions les nôtres pourront-ils la faire? Peu
importe, la confiance reste intacte, aussi bien chez
le commandant qui raisonne les faits, que chez
le plus simple des matelots du bord auquel la
géographie reste étrangère. Ce sentiment, je le
lis sur toutes les physionomies et j'en suis remué
profondément. Qu'il est bon de se sentir Français et
entouré de Français dans de telles circonstances ;
c'est alors qu'un chef sent naître en lui et se déve-
lopper ce sentiment de paternité que connaissent
tous les officiers qui ont vraiment commandé.
Le 7 septembre, était arrivé à Tanger le Cassard.
battant pavillon du chef de la division navale du
Maroc, le capitaine de vaisseau Prosper Simon,
sous les ordres duquel nous étions maintenant
détachés, et le 10 au soir, le Latouche-Trêville
faisait route sur Casablanca.
La bataille de la Marne était déjà gagnée, nous
48 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
le sentions, mais nous savions seulement par les
communiqués que les Allemands, mis en échec,
« semblaient esquisser un mouvement de retraite ».
C'est à Casablanca le lendemain, puis les jours
suivants, que nous allions suivre notre victoire,
chantée magnifiquement dans ces communiqués
maintenant pleinement sincères, et mesurer ainsi
l'étendue du danger couru.
A bord du Latouche comme dans bien des coins
de France, le général Joffre était désormais le
père Joffre, et sa présence là-bas sur le front suffi-
sait pour donner à tout le monde la tranquillité
d'esprit qui permet de penser à ses petites affaires
tout en faisant bien son service. La guerre durera
maintenant ce qu'elle durera ; on se sait invinci-
bles et il est par conséquent inutile de « s'en faire ».
Le 15 septembre, le petit pavois fut hissé pour
fêter la victoire de nos armées.
On pensait pourtant à ceux qui se battaient au
front et à toutes les familles dans la peine et
dans le besoin, car je retrouve cet ordre du 15 sep-
tembre 1914 :
ORDRE
Le capitaine de frégate commandant porte à la connais-
sance de l'équipage du Latouche-Tréville l'appel du comité
du « Secours National » :
Comité de Secours National.
(Sous le haut patronage de M. le président de la République.)
« Le comité du Secours National a adressé l'appel
suivant :
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GUERRE 49
« Avec l'appui et l'assentiment du gouvernement et
après entente avec les pouvoirs publics,
« Le comité du Secours National, qui comprend les
représentants de tous les groupements nationaux et de
toutes les forces sociales de la France, a ouvert une sous-
cription s'adressant à tous les Français et à nos nombreux
amis à l'étranger.
« Son but est de venir en aide, à Paris et en province,
aux femmes, aux enfants, aux vieillards dans le besoin,
sans distinction d'opinions ni de croyances religieuses.
« Le comité demande à tous de souscrire généreuse-
ment, afin de donner à nos vaillants défenseurs la certi-
tude que nous lutterons contre la misère pendant qu'ils
lutteront contre l'ennemi. »
Équipage,
Plusieurs d'entre vous ont senti aussi le désir de venir
en aide à tous ceux qui sont dans le besoin.
Je vous autorise à prendre part à cette souscription.
Mais beaucoup ont leurs charges personnelles.
Que chacun donne ce qu'il voudra, ce qu'il pourra.
La souscription ne portera qu'un nom : Latouche-Tréville,
qui nous réunira tous, commandant, officiers, officiers
mariniers, quartiers-maîtres et marins.
Le capitaine de frégate commandant,
Signé : Dumesnil.
15 septembre 1914.
Tour le monde voulut donner et nous réunîmes
immédiatement 2 554 francs qui furent envoyés
au comité du Secours National. La réponse arriva
peu de temps après :
Le comité du Secours National vous remercie de votre
précieuse initiative et vous prie de transmettre aux
officiers et à l'équipage de votre bâtiment, le Latouche-
Tréville, l'expression de toute sa reconnaissance.
50 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
Quand le devoir d'assistance est rempli par ceux mêmes
qui se sont consacrés à la défense du pays, les espoirs les
plus glorieux sont fondés.
Agréez, etc.
Je sus vite que ces remerciements avaient fait
bonne impression à bord et que le Secours Na-
tional avait bonne presse sur le gaillard d'avant.
La vie continuait. En escorte et dans les mouil-
lages de la côte, notre surveillance se fit plus
attentive encore si possible. Le croiseur auxi-
liaire allemand Kronprinz-Wilhelm était dans
l'Atlantique où il avait visité fin août un voilier
russe. Des croiseurs légers ennemis pouvaient
aussi surgir d'un moment à l'autre.
Le 25, nous fîmes un nouveau voyage à Dakar
pour escorter cette fois 600 femmes sénégalaises,
300 enfants et 70 ou 80 Sénégalais rapatriés. On
sait que les Sénégalais qui font partie des troupes
d'Algérie ou du Maroc sont autorisés à emmener
leurs femmes avec eux ; ce sont ces dernières
qu'il fallait renvoyer dans leurs foyers au mo-
ment où leurs maris allaient faire la guerre sur
le front français.
La femme du tirailleur sénégalais apporte en
Afrique une aide précieuse au service de l'inten-
dance, car c'est une femme énergique et débrouil-
larde qui remplit des fonctions variées et indis-
pensables auprès de nos soldats indigènes, habi-
tués dans leur village à utiliser la servitude des
femmes pour tous les soins domestiques.
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GUERRE 51
Tous les tirailleurs ne sont pas mariés, mais les
célibataires sont pris en pension dans les ménages.
En dehors de ses obligations conjugales ou extra-
conjugales, qu'elle paraît remplir à la satisfaction
de tout le monde, la Sénégalaise prépare les
repas, blanchit le linge, soigne les enfants... et en
fait de nouveaux ; ce qui ne l'empêche pas au
jour du combat de participer au ravitaillement
en munitions et même, dit-on, de faire parfois
le coup de feu. C'est en définitive une femme
robuste, gaie, utile et qui n'a pas froid aux yeux.
Je me rappelle une anecdote bien caractéris-
tique de ses qualités de résistance, qui me fut
contée à Casablanca par le colonel Targe. Ce der-
nier assistait un jour au départ pour la France
d'un bataillon de Sénégalais et au moment où
les tirailleurs quittaient le camp pour se rendre
au port, distant de 2 kilomètres environ, accom-
pagnés par les femmes, une de celles-ci fut prise
des douleurs de l'enfantement. Immédiatement,
elle courut à une fontaine voisine où elle termina
l'opération avec l'aide d'une amie ; puis l'enfant
lavé, mis dans sa calebasse et la calebasse sur le
dos, elle repartit au pas gymnastique à la pour-
suite du bataillon, qu'elle avait rejoint au mo-
ment où il arrivait sur le quai d'embarquement.
Quel exemple pour les femmes européennes !
Je passai avec soin l'inspection de la Circassie
qui transportait tout mon monde et cet examen
me satisfit pleinement. Chacun avait déjà choisi
52 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
sa place à bord ; les nattes, matelas, couvertures,
ustensiles divers, etc., tout était bien disposé et,
sur le pont, l'eau coulait à flots de toutes les
prises d'eau. Les Sénégalaises sont très propres
et les mères de famille, un enfant de quelques
mois étroitement serré sur leur dos par le pagne,
en lavaient deux ou trois autres et se baignaient
elles-mêmes avec la plus vive satisfaction. Tous
ces petits négrillons, complètement nus, avec leurs
figures gaies, leurs gros ventres, leurs nombril»
énormes, poussant des cris sous la friction trop
énergique de leurs mères, formaient avec celles-ci
le tableau le plus amusant du monde.
La traversée fut excellente et à l'arrivée on
constata qu'il y avait eu cinq naissances et trois
décès parmi les enfants. Le temps superbe me
permit, sans abandonner la Circassie, de longer
la côte du Rio del Oro en rectifiant par des obser-
vations le tracé très incorrect de notre carte,
mais nous ne pûmes, hélas ! apercevoir le moindre
bâtiment suspect. La seule coque reconnue fut
celle de ce pauvre Jean-Bart échoué près des
îlots Pedro de Galle et Virginie à l'endroit où il
avait fait naufrage quelques années auparavant,
et bien que l'épave très droite fît encore figure
à distance, il n'était pas possible de la confondre
avec un navire ennemi. J'ai vu pourtant, pen-
dant la guerre, des confusions de ce genre bien
curieuses ; j'en parlerai plus tard.
Nous étions à Dakar le 1er octobre ; la peste se-
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GUERRE 53
vissait toujours dans ce charmant pays ; toutefois,
l'épidémie était en décroissance et n'affectait plus
guère les blancs ; par contre, certains villages de
l'intérieur avaient perdu presque la moitié de
leur population.
Le 5, après avoir charbonné, nous repartions,
escortant de nouveau la Circassie qui avait pris
des tirailleurs à destination de Marseille. La fin
de cette traversée, contrariée un peu au début
par l'alizé, fut superbe. Le bord était bien aéré
par la brise, la chaleur était très supportable et
je sentais que mécaniciens, chauffeurs, hommes
de veille, tous accomplissaient leur besogne avec
plaisir. Nous avions de superbes couchers de
soleil et deux jours de suite je pus montrer le
« rayon vert » aux officiers qui se trouvaient avec
moi sur le pont.
Dans cette splendeur, entre le ciel et l'eau, ma
pensée se reportait bien souvent vers ceux qui se
battaient là-bas sur la terre de France, et je pres-
sentais que le moment approchait où bien des
esprits souffriraient davantage encore de ne pou-
voir prendre une part plus directe à l'action et
au danger. Mais ne faisions-nous pas notre besogne
en conscience, tout notre devoir, en attendant
des jours plus glorieux s'il devait s'en produire?
Le 12 octobre, nous étions de nouveau à Gi-
braltar pour charbonner et faire les visites de
machine indispensables. Ce fut là notre dernier
séjour ; il dura jusqu'au 17.
54 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
J'ai conservé le meilleur souvenir de Gibraltar.
L'amiral Brock, qui y commandait en chef, me
réserva toujours un excellent accueil, malgré qu'il
eût la réputation d'un homme original, parfois
difficile et un peu brusque. La question des char-
bonnages donnait souvent lieu à des difficultés ;
nous étions pressés et le seul moyen d'aller vite
et d'avoir d'excellent charbon eût été de prendre
le cardifï de l'Amirauté comme les navires de
guerre anglais, mais la fusion des approvisionne-
ments alliés n'était nullement faite au début de la
guerre et la corporation des marchands de charbon
est, à Gibraltar, une puissance avec laquelle le
commandant en chef lui-même doit compter.
Il y avait de gros stocks dans le commerce ; ces
stocks, nous aurions voulu éviter d'y puiser,
parce que le charbon en était de qualité médiocre,
rendant plus difficile le travail de la chauffe et
se consumant vite, nous obligeant par conséquent
à des charbonnages plus fréquents. Les marchands
de charbon de Gibraltar ont, en outre, de longue
date, une très mauvaise presse parmi nos officiers
mécaniciens ; ceux-ci, malgré leur contrôle et leur
surveillance, ne peuvent jamais réussir à retrouver
dans leurs soutes tout le charbon soi-disant em-
barqué et c'est un phénomène qui complique
ensuite les écritures. Qui dévoilera les mystères
des bascules servant à la pesée des sacs et des
trucs de prestidigitateur des marchands et de
leurs employés?
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GUERRE 55
J'obtins presque toujours, en raison de l'ur-
gence de mes missions, de puiser dans les stocks
de l'Amirauté ; sinon dans le cardifî en roches,
du moins dans les 20 000 tonnes de briquettes de
cardifî dont les navires de guerre anglais ne vou-
laient pas et que nos chauffeurs trouvaient bien
supérieures comme qualité aux briquettes fran-
çaises. De cela je reste reconnaissant à l'amiral
Brock. Il voulut bien me recevoir aussi à l'Ami-
rauté, cette charmante oasis au milieu du rocher
aride de Gibraltar, et m'admettre à l'honneur
de contempler de près son perroquet, qui était
un oiseau fort sympathique, jouant un rôle impor-
tant dans la maison.
Je n'oublierai pas non plus notre consul, M. de
Fougères, toujours aimable et prévenant pour le
Latouche-T réville, hospitalier pour son comman-
dant et ses officiers et qui nous a laissé, ainsi que
Mme de Fougères, le meilleur souvenir.
III
NOUS RALLIONS L'ARMÉE NAVALE
Notre situation n'allait pas tarder à changer.
Le 22 octobre, à 10 heures du matin, nous étions
sur rade de Tanger où nous venions d'embarquer
nos vivres et de compléter notre eau, lorsque le
chef de division nous communiqua le télégramme
ministériel suivant:
Envoyez le Latouche-T réville à Malte aux ordres du
commandant de l'armée navale.
Rallier l'armée navale, quel honneur et quelles
perspectives ouvertes !
Depuis le début des hostilités, nous vivons
dans l'ignorance de tout ce qui se fait du côté de
l'Adriatique, mais nous supposons bien qu'il se
prépare quelque chose contre la flotte autrichienne.
Nous avons reçu des lettres et il ne faut pas, par
le temps qui court, un renseignement bien précis
pour broder de nombreuses variations sur le
thème qu'il suggère. Ne dit-on pas que l'armée
navale, pour remonter l'Adriatique, veut se faire
précéder par des éclaireurs et que, pour ne pas
5C
LES PREMIERES SEMAINES DE GUERRE S7
mettre en péril des bâtiments neufs, en cas de
rencontre avec les sous-marins, on a songé aux
vieux navires comme le Latouche-Tréville. Bien
d'autres hypothèses sont mises en avant, car le
type démodé de notre vieux petit navire a l'avan-
tage, en la circonstance, de permettre de nom-
breuses suppositions, mais personne à bord ne
doute en tout cas qu'un rôle glorieux ne nous soit
réservé.
A 10 heures du matin, nous est arrivé le signal ;
à une heure de l'après-midi, nous appareillons
et Lescaille, qui ne doute plus de rien et qui subit
sans doute inconsciemment l'influence de toutes
les volontés des 400 hommes présents à bord,
n'hésite pas à me proposer de régler l'allure à
15 nœuds. C'est fou !... J'approuve naturellement
et nous filons vers Bizerte.
22 octobre, 14 heures, par T. S. F. (en clair).
Cassard à Latouche-Tréville .
Adieu. Je vous souhaite de voir l'ennemi.
14 h. 10, par T. S. F. (en clair).
Latouche-Tréville à Cassard.
Je vous remercie du fond du cœur, aucun souhait ne
pouvait m'être plus agréable.
Je garde toujours une pensée pour cet excellent
commandant Prosper Simon, mon chef de divi-
sion pendant quelques semaines, qui sut si bien,
58 S0UVENIR8 D'UN VIEUX CROISEUR
au moment de notre séparation, dire les paroles
qu'il fallait et qui devaient toucher le cœur de
tout le monde à bord.
Il s'écoula pourtant plusieurs mois encore avant
que son souhait ne s'accomplît et ce furent de
durs mois. Mais n'anticipons pas ; pour le moment,
le Latouche fait route à une allure qu'il n'espérait
plus jamais atteindre et l'officier de manœuvre,
de Portzamparc, calcule déjà l'heure de l'entrée
à Bizerte.
Nous comptons y arriver le 24 dans l'après-midi ;
mais voici qu'il nous faut stopper devant Alger
pour déposer un malade atteint d'entérite grave.
Par surcroît de malheur, le corps médical a choisi
le terme de « diarrhée cholériforme » pour carac-
tériser la maladie en question, bien qu'elle n'ait
aucun rapport avec le choléra et rien de conta-
gieux. Ce vocable a pour effet d'affoler l'excellent
homme, soucieux de ses responsabilités, qui com-
mande la marine à Alger et il ne consent à la mise
à terre du malade qu'après avoir obtenu l'assu-
rance que l'état sanitaire de notre grande colonie
africaine ne risque pas d'être compromis.
Nous perdons là trois heures. L'impatience est
à son comble parmi l'état-major et dans l'équi-
page.
Enfin, la course reprend. Mais arriverons-nous
encore de jour devant Bizerte et, si le soleil est
couché, nous laissera-t-on entrer pour charbonner
sans retard et continuer sur Malte?
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GUERRE
59
24 octobre, 9 h. 30 matin, par T. S. F.
Bizerte à Latouche-Tréville.
Je vous transmets télégramme suivant de commandant
en chef qui paraît être pour vous : « Relâchez Bizerte
complétez charbon et vivres et ralliez Paxo le plus tôt
possible. »
Qui paraît être pour vous???
Voyons où est Paxo...? Nous ne sommes pas
encore très familiarisés avec la géographie de la
côte occidentale de Grèce et nous ignorons tout
des mouvements de l'armée navale.
La vérification est vite faite; il ne peut s'agir
que de nous et nous n'avons plus aucun doute
sur notre sort futur. Si l'armée a choisi une base
dans les îles Ioniennes, c'est qu'il se prépare
quelque chose de sérieux et le Latouche-Tréville
est appelé à y jouer un rôle important !
Il ne s'agit plus de perdre une minute et notre
T. S. F. se répand dans les airs.
Midi 30, par T. S. F.
Latouche-Tréville à Bizerte pour amiral Bizerte.
Latouche-Tréville arrivera Bizerte vers 10 heures du
soir. Je demande à entrer aussitôt pour compléter le plus
promptement possible vivres, charbon et matériel.
P Aurons besoin entre autres : charbon, 425 tonnes ;
huile olive, 600 kilogr. ; farine, 6 000 kilogr. ; vin,
11 000 litres ; bois à brûler, 4 500 kilogr. ; 6 coffres a médi-
caments.
EU SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
Personnel : second maître de manœuvre, un ; mate-
lots : un canonnier, un électricien, un chauffeur, un
mécanicien, un tailleur, quatre sans spécialité.
Je remettrai en outre, aussitôt arrivé, les billets vivres et
matériel non dénommés ici.
En raison de l'urgence mission, je désirerais obtenir
toutes délivrances des magasins de façon que je puisse
partir demain dimanche soir (1224).
9 heures du soir. — Nos signaux de reconnais-
sance sont bien prêts, nous approchons.
Soyons prudents, le port est prévenu de notre
arrivée, mais une méprise est toujours possible
en temps de guerre et elle serait plus fâcheuse que
jamais dans les circonstances où nous sommes.
L'officier de manœuvre a saisi les jumelles mys-
térieuses embarquées à la mobilisation et essayées
avec tant de soin à Bizerte ; tout le inonde est
attentif et les veilleurs scrutent l'horizon déjà
très sombre.
Voici une silhouette de patrouilleur. Vite les
jumelles mystérieuses et la lampe qui ne l'est pas
moins. Hélas ! le patrouilleur ne paraît pas s'in-
téresser à nous et la jumelle braquée sur les lumières
imperceptibles que nous croyons distinguer à son
bord ne révèle rien. La vitesse a été réduite, mais
nous approchons cependant rapidement des jetées
de F avant-port ; nos brefs et discrets allumages
des signaux de reconnaissance restent toujours
sans réponse. Que faire? Allons-nous passer la
nuit dehors?
Soudain, illumination splendide ! L'arraisonneur
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GUERRE 61
nous attaque avec des fanaux magnifiques... mais
peu discrets. Nous sommes à peine à 300 mètres
de la passe. L'entrée est accordée.
Il est 10 heures du soir lorsque nous nous
engageons dans le canal. A part les mécaniciens
et chauffeurs de service, tout le monde est sur le
pont et il nous paraît que l'on se couche bien tôt
à Bizerte, car les bords du canal sont déserts
malgré l'intérêt évident qu'il y aurait pour les
spectateurs à voir passer un navire chargé d'une
mission aussi importante.
A minuit, nous mouillons dans le lac à i'entrée
du port de Sidi-Abdallah.
Dimanche 25 octobre. — Le charbonnage com-
mence à 7 heures du matin. Nous remplissons les
soutes et nous bourrons 80 tonnes de charbon
dans l'entrepont. Les vivres, approvisionne-
ments, etc., tout est embarqué sans que l'entrain
du personnel se ralentisse un seul instant ; c'est
une fièvre d'activité contagieuse.
A 9 h. 30 du soir, nous sommes en route pour
sortir de Bizerte.
Le lendemain 26 octobre, nousdoublons la pointe
sud-est de Sicile et nous mettons le cap sur Paxo.
Ce nom, à peu près inconnu de nous il y a trois
jours, nous paraît familier et important à la fois.
Le 27 octobre, à 5 heures du matin, nous aper-
cevons le Waldeck- Rousseau; nos routes con-
vergent légèrement.
62 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
11 h. 20, par T. S. F.
Courbet à W aldeck-Rousseau et à Latouche-Trêville.
Rendez-vous entre Sainte-Maure et Céphalonie où vous
charbonnerez.
Le Courbet porte le pavillon de l'amiral Boue
de Lapeyrère. C'est le commandant en chef qui
nous a parlé !
4 heures du soir. — Nous voici au cap Dukato,
mais pas d'armée navale. Pas de charbonnier
non plus. Nous apercevons enfin, dans la baie de
Vassilica,le vendeur Saint- Michel et je m'approche
de lui. Le capitaine s'offre à nous donner du
charbon, de l'eau et de la viande. En deux heures
et demie, nous embarquons 100 tonnes de charbon,
50 tonnes d'eau, des moutons et du fourrage.
7 heures, par T. S. F. (soir).
Latouche-Trêville à commandant en chef.
Charbonnage terminé, je prends vos ordres.
Le grand moment est arrivé. Quelle sera la
réponse?
9 h. 25 du soir, par T. S. F.
Courbet à Latouche-Trêville.
Rendez-vous demain matin à 7 heures du matin à
Dukato.
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GUERRE 63
Voici qui calme un peu plus notre ardeur, déjà
légèrement touchée par le commandant du Saint-
Michel, ignorant de tout projet d'offensive en
Adriatique, mais peu au courant évidemment.
Profitons du moins de ce répit pour faire reposer
le personnel qui n'a guère soufflé depuis notre
départ de Tanger. Dukato n'est qu'à quelques
milles de distance et nous avons près de dix heures
devant nous.
28 octobre, 5 h. 30 du matin. — L'armée navale
arrive majestueusement route au sud.
Ordre au Latouche-Tr faille de se placer derrière le
Jean-Bart.
Le mouvement exécuté, je soupçonne que
l'amiral Lapeyrère, en plaçant ainsi le pauvre
petit croiseur, dont nous sommes si fiers, encore
qu'il soit vieux et démodé, derrière le Courbet
et le Jean-Bart pour former division avec ces
deux superbes cuirassés, a voulu plaisanter un
peu son ancien officier d'ordonnance. Je ne
bronche pas et pendant une heure nous exécu-
tons avec l'armée navale des évolutions comme
au beau temps des manœuvres d'avant-guerre.
Enfin, l'armée stoppe et le commandant du
Latouche-T réville est appelé à bord de l'amiral.
« Eh bien, mon p'tit? » C'est la phrase d'entrée
familière avec laquelle le commandant en chef
accueille les officiers qu'il connaît particulière-
64 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
ment. Suit un rapide exposé de mes instructions.
Notre mission consistera à remplacer momenta-
nément le Z)' Entrecaste aux au nord de Gorfou et
à visiter les bâtiments de commerce.
Je ne me sens même plus le courage de poser
une question insidieuse sur les projets futurs du
commandant en chef. Je viens de vivre dans un
rêve depuis une semaine et cette chute dans la
plus plate des réalités m'a effondré. Je regagne
ma baleinière, où je sens peser sur moi les regards
de tout l'armement qui voudrait bien apporter
aux camarades du bord la primeur de quelque
confidence sensationnelle du commandant.
Allons ! Avant, garçons, et souque un coup !
Nous partons vers le nord.
J'ai pu me composer un visage où le désappoin-
tement n'apparaît pas trop. Rentré à bord, j'ex-
pose la mission sous son jour le plus favorable et,
encore qu'il faille cesser d'évoquer la gloire envi-
sagée jusque-là, les esprits finissent par être satis-
faits. Nous continuons un métier actif et nous
serons aux premières loges s'il y a quelque chose
à faire.
D'ailleurs, je me rappelle qu'avant de quitter
le Courbet, j'ai laissé entre les mains du chef
d'état -major d'armée l'exposé de l'état du
Latouche-T réville, exposé favorable, cela va de
soi, et j'en relis les conclusions :
En résumé, le LoAouche-Tréville, malgré son âge et
l'état de ses appareils moteurs et évaporatoires, ne court
LES PREMIERES SEMAINES DE GIJKRRE 65
pas de risques d'immobilisation sensiblement supérieurs
à ceux d'un bâtiment plus moderne.
Il est immédiatement utilisable pour tout service que le
commandant en chef voudra bien lui confier.
v-
Vous entendez bien, « tout service », et le com-
mandant en chef ne peut manquer de comprendre
qu'après cela il ne saurait nous mettre à l'écart
s'il s'agit d'aller au combat.
5
CHAPITRE III
LES CROISIÈRES DE BLOCUS
I
LE BLOCUS DU CANAL D'OTRANTE
Et, pour « tout service », nous voici le 28 oc-
tobre au nord de Corfou, arrêtant et visitant des
navires de commerce grecs et italiens qui ne
cherchent guère à nous éviter et essayant de
découvrir l'identité de passagers suspects ou la
contrebande de guerre dissimulée au moyen de
faux connaissements. La chasse est peu fructueuse
en général et le commissaire d'armée chargé par
le commandant en chef de trancher les cas dou-
teux nous apparaît alors d'une mansuétude inad-
missible !
Les listes des articles considérés comme contre-
bande et passibles de saisie sont bien réduits, il
est vrai, à cette époque, et nos amis les Anglais,
imbus des principes de la liberté commerciale,
mettront longtemps à accepter l'inscription sur
67
68 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
ces listes de bien des matières premières dont
l'ennemi avait pourtant grand besoin pour la
fabrication de ses munitions ou de son matériel
de guerre. Et c'est un des officiers généraux de
notre marine qui aura le premier le mérite de
faire comprendre à nos alliés la nécessité d'im-
poser des restrictions plus grandes dans les impor-
tations allemandes.
30 octobre. — Nos illusions continuent à s'en-
voler. L'armée navale s'est concentrée à quelques
milles du Latouche-T réville et fait route vers le
nord... sans nous.
Les T. S. F. nous apprendront peu de temps
après que les cuirassés ont fait une démonstration
devant Gattaro et que le Léon-Gambetta a détruit
à Lissa les appareils du phare et de la télégraphie,
puis coupé le câble.
Ce raid de l'armée navale dura trois jours.
On a beaucoup discuté à l'époque sur l'oppor-
tunité de ces randonnées en Adriatique et des
séjours constants à la mer de notre armée na-
vale. Les bénéfices aux yeux de beaucoup ap-
paraissaient comme peu en rapport avec la
consommation énorme de charbon et les ris-
ques courus. Ces risques croissaient d'ailleurs
avec le temps et l'entraînement des sous-ma-
rins ennemis, et finalement nous faillîmes perdre
le Jean-Bart qui fut torpillé à l'avant en mer
Ionienne. La discussion fut close et les cuirassés
LES CROISIÈRES DE BLOCUS 69
cessèrent alors de naviguer, sauf en cas de né-
cessité.
En dehors de toute controverse, je dois à la
vérité de dire que nous considérions alors la ques-
tion surtout au point de vue particulier de notre
désir de contribuer au rôle d'éclairage et de pro-
tection de l'armée navale, mais je confesse aujour-
d'hui que nos prétentions étaient excessives... et
notre vitesse insuffisante !
Le 31 octobre, le D'Entrecasteaux ayant repris
son poste auprès de la sortie nord de la rade de
Corfou, nous fûmes refoulés vers l'ouest où le
sentiment de notre inutilité commença à se glisser
à bord. N'étant pas sur une route commerciale,
nous ne rencontrions plus, naturellement, aucun
navire à arraisonner et nos journées se passaient
à tourner en rond sur l'eau, à petite vitesse. La
vie devint terriblement monotone ; nous nous
mîmes déjà à regretter le Maroc et pourtant nous
devions connaître de plus mauvais jours au cours
des mois qui suivirent.
Notre incorporation dans la croisière du blocus
du canal d'Otrante dura jusqu'au 15 novembre.
Ce blocus était tenu par les croiseurs de l'armée
navale, le D' Entrecasteaux et nous, et il s'étendait
entre Santa Maria di Leuca et la côte d'Albanie.
En dehors du poste occupé par le D^Entrecas-
teaux, les visites étaient presque aussi rares pour
les autres croiseurs que pour nous et dans cette
vie monotone le seul événement saillant finissait
70 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
par être l'arrivée du courrier de France, distribué
une fois par semaine sur la ligne du blocus.
Les ravitaillements de l'armée navale en charbon
ou en vivres se faisaient à l'abri des îles Ioniennes
et les croiseurs avaient parfois le privilège d'effec-
tuer le leur dans un mouillage ; c'est ainsi que
nous fûmes conduits à passer trente-six heures
dans la petite baie de Dragamesti. Là, les indi-
gènes du pays vendaient du poisson et des petits
cochons à demi sauvages dont le bord fit une
ample provision ; comme toujours en pareil cas,
plusieurs de ces animaux devinrent des amis et
leur mise à mort fut plus tard une chose fort diffi-
cile à faire accepter par l'équipage. Les périodes
de ravitaillement, si courtes qu'elles fussent,
offraient l'avantage de nous permettre de recueillir
quelques renseignements sur la vie extérieure car
les capitaines des vapeurs charbonniers accostés
successivement par tous les navires de guerre
étaient presque toujours de très braves gens
recueillant beaucoup d'informations de toutes
sortes, souvent fantaisistes, et les distribuant
avec beaucoup de camaraderie et de générosité.
Ceci était précieux pour nous qui depuis long-
temps étions privés de journaux et de lettres,
notre métier de coureur des mers étant peu favo-
rable à la bonne marche de nos courriers.
Pendant notre séjour sur la croisière d'Otrante,
les communiqués de T. S. F. continuèrent à rester
pour les grands événements notre meilleure source
LES CROISIÈRES DE BLOCUS 71
d'informations. Nous eûmes alors la satisfaction
orgueilleuse de suivre les efforts infructueux des
armées allemandes à Dixmude et à Nieuport et
de connaître la page héroïque de nos camarades
du bataillon des fusiliers marins. Le moral de la
marine tout entière fut retrempé par le courage de
ces 6 000 hommes et dans la suite cela resta
toujours une bonne fortune pour un commandant
de recevoir à son bord quelqu'un "ayant appartenu
à la « Brigade ».
Le 15 novembre, nous reçûmes l'ordre de nous
ravitailler et d'aller prendre immédiatement le
poste de croisière de blocus au sud du détroit de
Messine, jusqu'à l'arrivée de la Provence. Le 16,
nous complétâmes notre charbon, embarquâmes
le cortège habituel de bœufs vivants destiné à
nous fournir de la viande de boucherie et nous
fîmes route sur notre nouveau poste. L'ancien
avait été le tombeau de nos orgueilleux espoirs
et nous l'abandonnions sans aucun regret.
II
CROISIÈRE SUD DE MESSINE
Le 17, nous étions à poste et c'est le 20 après-
midi que la Provence,, commandant Vesco —
celui-là même qui devait couler plus tard sur sa
passerelle si héroïquement — vint nous relever.
Nous avions, au cours de ces trois jours, arrai-
sonné plusieurs navires mais sans découvrir quoi
que ce soit de suspect. Notre expérience du
blocus grandissait certainement, mais elle n'avait
pas encore eu l'occasion de donner des fruits bien
sérieux.
72
III
CROISIÈRE CAP RON-ILE MARITTIMO
Cependant, lorsque le 20 novembre nous re-
çûmes du commandant en chef l'ordre de prendre
la direction de la croisière cap Bon-île Marittimo
(Sicile) avec sous nos ordres le La Hire, le Volti-
geur, le Tirailleur et le Chasseur, personne ne
douta à bord que nous ne fassions destinés à
jouer un rôle important dans les croisières de
blocus de la Méditerranée.
Je me mis aussitôt à préparer un questionnaire
pour mes commandants, afin d'utiliser au mieux
les facultés de leurs navires et d'assurer un blocus
vraiment effectif. Hélas ! en arrivant le 21 sur la
croisière, je n'y trouvai que le seul Voltigeur et
je dus me hâter de l'expédier à Bizerte, où se
trouvaient déjà ses trois camarades, pour son
ravitaillement dont il avait un besoin urgent et
pour réparer quelques avaries dues au mauvais
temps. Et le lendemain 22 novembre, je recevais
du commandant en chef l'ordre d'expédier à
Malte le Voltigeur, le Chasseur, le Tirailleur; ma
couronne s'effritait !
73
74 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
Il me restait pourtant le seul La Hire, mais il
vaut mieux dire tout de suite que nous ne le
retrouvâmes qu'au moment de changer de croi-
sière et de passer sous les ordres du Jaurégui-
berry portant le pavillon du contre- amiral Dar-
rieus.
La croisière cap Bon-île Marittimo, assurée
ainsi par le seul Latouche-Trévïlle, dura du 21 au
30 novembre. Comme la précédante, elle donna
peu de résultats mais elle fut par contre très
mouvementée comme navigation. De jour comme
de nuit, de nombreux paquebots passaient, au
large du cap Bon, la plupart étaient anglais et
venaient d'Egypte chargés de troupes, de chevaux
ou de matériel de guerre. De jour, la reconnais-
sance des navires alliés pouvait se faire d'assez
loin, mais de nuit il fallait nécessairement leur
couper la route à bonne vitesse pour, après nous
être rapprochés d'eux, les faire stopper et les
arraisonner, afin de connaître leur nationalité.
Il y eut des journées dures pour nos machines
et, malgré un certain entraînement aux nuits
blanches, j'éprouvai moi aussi une fatigue assez
sérieuse.
Nous eûmes trente-six heures d'un repos « re-
latif » au milieu de cette croisière. Dans la nuit
du 25 au 26, un coup de vent de nord-ouest se
leva ; il fut assez violent pour arrêter toute navi-
gation dans ces parages et pour nous obliger à
mettre à la cape d'abord et, ensuite, à fuir devant
LES CROISIÈRES DE BLOCUS 75
le temps jusqu'à ce que nous ayons trouvé un
peu d'abri sous le cap Kelibia. Nous avions me-
suré, le 26 au matin, un grand nombre de lames
de plus de 12 mètres de hauteur, ce qui est assez
rare en Méditerranée et en fuyant vent arrière,
nous eûmes plusieurs fois l'arrière capelé par la
lame, sans avaries sérieuses fort heureusement.
C'est pendant ce coup de vent que je pus vérifier
les qualités nautiques du Latouche-Tréville et
apprécier combien ce bon vieux navire tenait
bien la mer et s'élevait facilement à la lame lors-
qu'il était relativement lège ; c'était heureusement
notre cas, car, tenant la mer depuis déjà onze
jours sans charbonner, nos soutes étaient aux
trois quarts vides.
Nous restâmes pourtant sur la croisière jus-
qu'au 30 novembre. Un vapeur hollandais, YOphir,
nous avait été signalé comme suspect et porteur
d'un chargement important de contrebande et
nous avions un grand espoir que ce serait notre
première saisie. Le 28, après un faux espoir con-
sistant dans la poursuite pendant trois heures
d'un vapeur qui fut reconnu japonais, notre méca-
nicien en chef vint m'informer que ces courses
à grande vitesse épuisaient rapidement nos soutes
et qu'il serait prudent de ne pas prolonger la
croisière pendant plus de vingt-quatre heures.
Nous tînmes encore toute la journée du 29, mais,
hélas ! sans apercevoir YOphir, et le 30, à 6 heures
du matin, nous prîmes le chemin de Bizerte ayant
76 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
abandonné toute espérance. A 10 heures du matin,
nous prenions un coffre à l'entrée de l'arsenal de
Sidi- Abdallah ; il nous restait seulement 6 tonnes
de charbon dans nos soutes^ après quinze jours de
croisière ininterrompue.
IV
CROISIÈRE BIZERTE-SARD AIGNE
(1er décembre 1914 au 20 mars 1915.) *
Je dois maintenant raconter la période la plus
déprimante de notre campagne de guerre.
Fatigue physique pour l'état-major et l'équi-
page pendant les longs séjours à la mer au cours
d'un hiver fort rude, manque de réconfort moral ;
tels furent les deux éléments que j'eus à com-
battre et dont j'eus la satisfaction de rester vain-
queur. Je n'entreprendrai pas d'ailleurs le récit
détaillé mais monotone de cette croisière et je
me bornerai à essayer de faire revivre pour le
lecteur la physionomie générale de notre existence
du moment.
Nous étions arrivés à Bizerte le 30 novembre.
Charbonnage, ravitaillement, nettoyages et visites
des machines et chaudières, tout fut terminé en
une semaine et nous quittâmes aussitôt Bizerte
pour rallier le Jauréguiberry au sud de la Sar-
daigne. A partir de ce moment, notre existence
devint « très régulière » et composée de séjours
77
78 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
à la mer d'une dizaine de jours, séparés par des
relâches à Bizerte de la durée strictement néces-
saire à nos charbonnages et ravitaillements.
L'expérience des croisières précédentes com-
mençait à porter ses fruits à bord du Latouche-
Tréville et peu à peu nous devenions des virtuoses
du blocus. Dans chaque quart, un enseigne était
spécialisé dans les visites et il avait toujours avec
lui le même personnel. Ce n'est pas une sinécure
que de se rendre par presque tous les temps, en
baleinière, à bord d'un navire de commerce qu'il
faut escalader le plus généralement au moyen
d'une échelle de corde branlante. Et il faut aussi
une certaine pratique pour, en arrivant sur le
pont d'un grand paquebot neutre muni d'un
revolver et d'un sabre, arme peu favorable aux
exercices de gymnastique, se présenter correcte-
ment et subir sans broncher l'examen de nom-
breux passagers et parfois de jolies passagères.
Je n'ai naturellement jamais pu être témoin de
ces scènes, mais il m'est revenu que mes jeunes
enseignes étaient parvenus à se tirer très hono-
rablement, en toutes circonstances, d'une aussi
dure épreuve. A chaque équipe était adjoint un
fourrier porteur des documents composant le
Code du parfait bloqueur et, en particulier, de
Y Album des papiers de bord, splendide volume
édité par notre État-Major Général pour per-
mettre aux officiers de distinguer le vrai du faux
dans les papiers de toutes les marines de com-
LES CROISIERES DE BLOCUS 79
merce de l'étranger. Le rôle de ce fourrier, pas
toujours entraîné aux exercices physiques, était
encore plus difficile que celui de son chef et la
façon de porter le fameux album avec élégance
pendant la montée de l'échelle de corde resta
toujours un problème insoluble. Aussi, soucieux
du prestige de mes marins, ne tardai-je pas à
rendre facultatif le port dudit album... Pour être
véridique, je dois ajouter que je fus influencé
dans ma décision par l'avis de mes officiers visi-
teurs, unanimes à déclarer que le splendide volume
était certainement du plus bel effet au point de
vue décoratif mais que, par ailleurs, ils avaient
cessé de le consulter depuis longtemps, après en
avoir reconnu l'inutilité !
Le Latouche-Tréville, comme la plupart de nos
bâtiments, possédait des baleinières à dames ; ce
genre d'embarcation, acceptable pour la naviga-
tion à l'aviron en eau calme, fut rapidement
reconnu comme impropre à tout service sérieux
avec les grosses mers que nous avions le plus
souvent. Mes mécaniciens confectionnèrent alors
des tolets en bronze, le maître charpentier suré-
leva les bancs et nous eûmes deux embarcations
excellentes avec lesquelles les armements, en-
traînés par une pratique incessante, pouvaient
manier l'aviron par les plus gros temps. Tout
était d'ailleurs minutieusement organisé pour la
mise à la mer de la baleinière de service dans
laquelle se trouvaient réunis au préalable l'arme-
80 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
ment et l'équipage de visite, officier compris. Les
bossoirs de baleinières étaient immédiatement sur
l'arrière de la passerelle et sous les yeux, par con-
séquent, du commandant et de l'officier de quart ;
il était facile ainsi de surveiller les moindres dé-
tails et de donner en temps voulu l'ordre d'amener
les garants et de déclancher l'appareil de mise à
l'eau. Cette opération se faisait très facilement
et sans danger à une vitesse de 5 à 6 nœuds et,
en manœuvrant convenablement pour se rappro-
cher au préalable du navire à visiter, la balei-
nière pouvait presque toujours gagner le bord
abrité de ce navire avant d'avoir quitté l'abri du
Latouche-Trêville lui-même.
Le hissage à bord, après la visite, n'était pas
toujours chose aussi simple, mais il ne nous arriva
cependant qu'une seule fois d'avoir une avarie
sérieuse. Ce fut le 21 janvier 1915. Nous avions
subi la veille un coup de vent de nord-nord-est
resté célèbre à Bizerte, car la mer fut si grosse
qu'elle renversa une partie de la grande jetée
extérieure. Le matin, le temps s' étant calmé, je
fis visiter au sud de Spartivento un voilier ren-
contré et suspect de transporter des Boches d'Es-
pagne en Italie. Lorsqu'il fallut hisser la balei-
nière, le vent s'était levé de nord-ouest et avait
déjà beaucoup fraîchi; nous n'étions à l'abri
d'aucune terre et l'embarcation ne put être com-
plètement protégée de la mer de nord-ouest et
de la houle de nord-est provenant du coup de
LES CROISIÈRES DE BLOCUS 81
vent de la veille. Par malheur, un des garants
s'engagea et suspendit le hissage et l'embarca-
tion fut capelée par une lame. Le personnel tout
entier prit un bain complet mais personne ne
lâcha sa tire-veille et tous purent grimper à bord
sans accident. Les papiers du fourrier étaient hu-
mides, mais cela n'eut aucune conséquence grave !
Je parle allègrement maintenant des petites
épreuves de cette période de notre vie mais il
m'est arrivé plus d'une fois de suivre la balei-
nière de service avec quelque angoisse.
L'hiver fut, cette année-là, particulièrement dur
et je ne crois pas que nous ayons fait une seule
croisière à la mer sans avoir subi du mauvais
temps. J'avais dû procéder à une réfection com-
plète de la passerelle ; elle se ressentait trop de
l'époque où le bâtiment avait servi de bateau-
école à Toulon et en rade des îles d'Hyères et,
bien qu'elle fût assez élevée, on y était douché
un peu trop complètement en marchant contre
la mer. Le maître charpentier, aidé du maître
voilier, réussit à la rendre à peu près tenable par
tous les temps.
Il me fallut aussi songer à moi, car ma chambre
de veille sur la passerelle inférieure ne résistait ni
à la pluie ni aux paquets de mer et, si j'avais
réussi pendant la bonne saison à suppléer à ce
défaut d'étanchéité en me constituant un abri
occasionnel avec mes vêtements imperméables, je
6
82 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
ne pouvais songer à continuer le même procédé
pendant tout l'hiver.
Les travaux furent conduits avec rapidité et
je me souviendrai toujours avec plaisir de ce logis,
certes peu luxueux, mais qui m'a semblé souvent
confortable et où j'ai passé tant d'heures bonnes
et mauvaises. J'ai pu y prendre à tout moment
ce minimum de repos si nécessaire à un comman-
dant, que les exigences du temps de guerre con-
duisent à déranger jour et nuit pour les plus
petites choses et qui doit profiter de tous les ins-
tants pour réparer ses fatigues et éviter que
l'accablement physique ne vienne diminuer sa
résistance intellectuelle.
Le corps humain est heureusement une machine
admirable qui, par l'entraînement, arrive à des
résultats surprenants. Pendant des mois, j'ai été
dérangé vingt fois par nuit et j'étais arrivé à ce
résultat de me réveiller et d'être entièrement
lucide pour écouter la communication du timo-
nier, avant même que celui-ci n'ait entrouvert
ma porte. Un gros porte-voix, aboutissant près
de mon oreille lorsque j'étais couché sur le lit
de ma chambre de veille, me mettait en communi-
cation directe avec l'officier de quart sur la pas-
serelle supérieure à 5 ou 6 mètres de distance.
Rien de ce qui se passait sur cette passerelle ne
m'échappait et je pouvais intervenir à tout mo-
ment en cas d'incident nécessitant ma présence.
Chaque nuit, sur la croisière, je me relevais ainsi
LES CROISIERES DE BLOCUS 83
plusieurs fois pour les arraisonnements ou les
visites des navires rencontrés. Après ces séances,
plus ou moins longues, je reprenais mon « état de
veille ».
Cette existence ne laisse pas toutefois que d'être
fatigante à la longue. J'attribue de l'avoir par-
faitement supportée pendant si longtemps au fait
d'avoir eu une chambre habitable placée assez
près du poste de commandement pour avoir l'im-
pression nette de le contrôler d'une façon com-
plète et pour savoir qu'en quelques secondes à
peine je pouvais y être effectivement.
Et ce sera pour nous un des enseignements pra-
tiques de la guerre que d'avoir reconnu l'impé-
rieuse nécessité des chambres de veille habitables
et commodes, assez nettement pour ne plus hésiter
à les exiger de nos constructeurs sur les navires
de tous les types. Combien de commandants de
torpilleurs conserveront le souvenir et la trace
des fatigues excessives qui leur ont été imposées
par suite des défauts d'installation de leurs passe-
relles.
Malheureusement, à bord du Latouche-T réville,
le confortable de ceux qui ne vivaient pas comme
moi obligatoirement sur la passerelle n'était pas
bien brillant non plus. Des trois bâtiments de ce
type encore en service, notre vieux croiseur était
de beaucoup le moins habitable, car son spardeck
ne comportant pas de logements pour l'équipage,
ce dernier était entassé dans des entreponts
84 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
étroits et presque sans aucune aération à la mer.
Le personnel du pont prenait l'air largement pen-
dant les heures de quart et de veille trop nom-
breuses, mais les mécaniciens et chauffeurs
n'avaient que le gaillard et le pont avant, lorsque
la mer ne les rendait pas intenables, c'est-à-dire
fort peu de temps et d'espace, pour respirer de
l'air pur. Pour augmenter cet espace, le pont
étant très encombré par les emba °ations, j'avais
mis à la disposition de l'équipage, pendant plu-
sieurs heures par jour, la petite partie du pont
arrière réservée généralement aux officiers ; cette
tentative n'eut pas de succès, moins à cause des
escarbilles qui rendent l'arrière peu agréable à
la mer qu'à cause de la difficulté de modifier les
habitudes du matelot. Sur le gaillard d'avant le
marin est chez lui, il y a son coin, si petit soit-il,
et c'est là qu'il se retrouve avec les copains pour
raconter les histoires du jour, parler de la der-
nière ou de la prochaine relâche et des affaires
du pays. L'équipage du Latouche-1 Véville ne se
différenciait pas des autres à cet égard.
Je conférai alors avec mon second et avec le
médecin-major et nous ne vîmes, comme moyen
d'améliorer l'hygiène, que le rétablissement de la
gymnastique rendue obligatoire pour tout le
monde sans exception. Et chaque fois que le
temps le permettait, la bordée non de quart entre-
prenait un steeple-chase varié, au milieu des
panneaux, des chantiers d'embarcations et des
LES CROISIÈRES DE BLOCUS 85
obstacles multiples, qui couvraient notre pont
comme celui de tous les navires de la marine fran-
çaise se piquant d'avoir vraiment une valeur mili-
taire. En temps de paix déjà, les marins en général
ne sont pas fanatiques de ce genre d'exercices
physiques forcés et les mécaniciens, en particu-
lier, les détestent cordialement... Pour s'y sous-
traire, il n'est pas de ruses machiavéliques aux-
quelles ils n'aient recours et, pensant en moi-
même que la guerre pouvait bien ne pas avoir
modifié beaucoup ces sentiments, je riais sous
cape des difficultés auxquelles mon second allait
avoir à faire face. C'est lui pourtant qui finit par
avoir raison, car il déjoua toutes les ruses et son
auxiliaire Aubert, l'enseigne fusilier chargé de la
gymnastique, ne badinait pas avec les consignes.
Dès lors, il ne resta plus pour éviter « l'hygiène
obligatoire » que le mauvais temps, hélas ! trop
fréquent.
Le froid devint aussi très vif, les montagnes de
Sardaigne étaient souvent couvertes de neige et,
lorsque la brise avait passé sur leurs sommets
avant de venir jusqu'à nous, elle était glaciale.
Ce fut l'époque où notre provision d'excellents
souliers achetés si bon marché à Gibraltar com-'
mença à s'épuiser et où il devint très difficile de
recevoir des chaussures du magasin d'habille-
ment ; il fallut alors autoriser l'achat des galoches
en cuir a semelles de bois, que l'on trouvait facile-
ment dans les magasins de Ferryville. Ces galoches
86 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
ne manquaient pas de confortable, mais le bord
devint singulièrement bruyant.
C'est le 10 décembre 1914 que j'appris à n'en
plus douter la mort de mon prédécesseur, le capi-
taine de frégate Marcotte de Sainte-Marie, tué à
l'ennemi. C'était un brave officier que j'avais,
plus que d'autres, des raisons d'aimer et d'es-
timer et je retrouve l'Ordre du jour avec lequel
j'honorai sa mémoire à bord du bâtiment qu'il
avait si bien commandé.
lre Armée navale.
Croiseur cuirassé
Lato uche-Trév Me.
Équipage,
Bien que la nouvelle officielle ne me soit pas encore
parvenue de la mort du commandant Marcotte de Sainte-
Marie, des renseignements précis ne permettent plus
malheureusement de douter de la fin glorieuse de votre
ancien commandant.
Il est mort « en héros », m'écrit-on, et tout fait supposer
qu'il a été la victime d'un de ces actes du traîtrise ou de
lâcheté dont les Allemands sont coutumiers et par les-
quels ils ont achevé depuis longtemps de déshonorer leur
pays.
Vous avez su, par les journaux et les lettres particu-
lières, la conduite héroïque de nos camarades sur le front.
Le sol d'Ypres et de Dixmude a été largement arrosé
par le sang des marins de France et notre pensée doit
aller indistinctement vers tous ceux, officiers, officiera-
mariniers et marins qui ont déjà fait et font encore chaque
jour le sacrifice de leur vie pour la patrie.
Certes, vous devez les envier et non les pleurer.
LES CROISIÈRES DE BLOCUS 87
Mais le souvenir des morts doit rester impérissable dans
votre mémoire.
Que chacun de vous, en guise d'hommage, reporte donc
aujourd'hui, comme je le fais moi-même, sa pensée vers
le capitaine de frégate Marcotte de Sainte-Marie, tué à
l'ennemi.
Je sais combien il était attaché à son Latouche-T réville
et à tous ceux qui avaient été sous ses ordres. Aussi cette
pensée vers lui de ses officiers et de son équipage est, sans
nul doute, la façon de l'honorer qui peut le toucher le plus
dans le coin de terre où il repose.
Vive la France !
Bord, en mer, le 10 décembre 1914.
Le capitaine de frégate commandant :
Dumesnil.
Le présent Ordre restera affiché dans la batterie, dans
le carré et dans les postes pendant quarante-huit heures.
J'espère que sa veuve aura reçu la lettre où je
lui envoyais, avec mes respectueuses condoléances,
une copie de cet Ordre du jour en guise d'hom-
mage.
Le commandant de Sainte-Marie avait été aimé
à bord où la plus grande partie de l'état-major
et de l'équipage avaient été sous ses ordres et je
suis certain que tous répondirent à mon appel.
L'existence que nous menions sur la croisière
fut rapidement fatigante, monotone et sans sti-
mulant, car, si les visites de navires étaient nom-
breuses, les captures dans cette partie de la
Méditerranée furent toujours insignifiantes et
88 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
nous n'en fîmes aucune pour notre part. Aussi
ne laissai-je pas que d'avoir quelques soucis
d'ordre moral, concernant un équipage que j'avais
toujours connu si vibrant et si plein de foi et
d'énergie, lorsque je constatai que les cas d'ivresse,
au cours de nos relâches à Bizerte, allaient en
croissant.
Ces relâches étaient, je l'ai déjà dit, toujours
assez courtes et bien remplies par le ravitaille-
ment et quelques travaux indispensables ; néan-
moins, je m'efforçais de donner un peu de détente
à tout le monde et mon second était aussi large
que possible pour les permissions de l'équipage.
Mais il est malheureusement encore de tradition
parmi beaucoup de marins, lorsqu'ils sont à terre
et qu'ils ont dans leur poche de larges économies,
de dépenser une forte proportion de cet argent
au cabaret. A cette époque, les cabarets ne man-
quaient pas à Ferryville et l'unique rue de cette
localité en était largement pourvue des deux côtés.
Beaucoup d'habitants avaient même changé de
métier, paraît-il, et troqué le leur contre celui
plus lucratif de débitant de boisson. Ne disait-on
pas que le premier magistrat du pays en avait lui-
même donné l'exemple ! Comment lutter dans
ces conditions et comment empêcher que des
hommes qui peinent durement à la mer, pour ne
guère trouver mieux au mouillage, se laissent aller
à fêter, le verre en main, le plus petit succès par-
venu à leurs oreilles par les communiqués? Ils
LES CROISIÈRES DE RLOCUS 89
résistaient parfois au premier débit, mais après
avoir ricoché dans un second puis dans un troi-
sième, il s'en rencontrait toujours un autre où
ils s'échouaient finalement, comme la bille d'une
roulette qui ne peut éviter son trou.
Il fallut punir et cependant je n'ai jamais vu
autant de circonstances atténuantes, ni si bien
compris la nécessité absolue de la restriction des
licences pour combattre l'ivrognerie.
Dans mon équipage, le fond pourtant restait
bon, car à cette même époque eut lieu à bord la
création d'une « Caisse permanente de secours
pour les œuvres de guerre », à laquelle tous ceux
qui n'avaient aucune charge de famille étaient
conviés à verser une partie de leurs économies
au lieu de les boire et cet appel eut un grand
succès. Il nous permit par la suite de renouveler
notre premier versement au Secours National et
de consacrer d'autres sommes assez importantes
à des œuvres intéressantes, comme celle des pri-
sonniers de guerre.
Mais il était manifeste qu'à bord la « vie ani-
male » dominait de plus en plus. L'existence que
nous menions y prêtait trop pour que cette ten-
dance pût être combattue bien longtemps d'une
façon efficace par les conseils ou les raisonnements.
Les événements extérieurs eux-mêmes ne me
venaient pas suffisamment en aide, car la guerre
de tranchées commencée depuis un certain temps
perdait chaque jour de l'intérêt pour des hommes
90 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
si éloignés du centre de l'action sur terre. Il fau-
drait toutefois, se gardant d'être injuste, juger,
par l'accomplissement des devoirs, les mérites de
chacun. Ceux de l'équipage du Latouche-Tréville,
du personnel mécanicien et chauffeur en particu-
lier et plus spécialement des équipes de travaux,
étaient grands. Nous avions en effet, en commen-
çant la guerre, des chaudières en assez mauvais
état et dont la refonte eût exigé, en temps normal,
trois ou quatre mois d'indisponibilité. Je ne pou-
vais, bien entendu, maintenant moins que jamais,
envisager une indisponibilité, quelle qu'en fût la
durée, sans avoir tout tenté pour l'éviter. La ten-
tative fut faite et, grâce au dévouement du per-
sonnel mécanicien et chauffeur, elle réussit plei-
nement.
J'ai dit le mauvais temps qui régnait presque
constamment au cours de nos croisières ; ceci
ne nous empêcha pas de travailler, à la mer
comme au mouillage, pour réparer les groupes
de chaudières qui en avaient besoin. Nous ob-
tînmes à ce moment un large concours de l'arsenal
de Bizerte dirigé alors par M. Petithomme, ingé-
nieur en chef des constructions navales, officier
supérieur dont on ne saurait trop dire l'intelli-
gence et le dévouement dans ces fonctions et
qui nous aida personnellement par tous les moyens.
Les équipes du bord démontaient, à la mer, les
parties des chaudières en mauvais état et, à la
première relâche, les laissaient au port pour les
LES CROISIÈRES DE BLOCUS 91
reprendre réparées à une relâche suivante et les
remonter, à la mer également. On peut facile-
ment se représenter l'effort ainsi fourni et lorsque
le commandant en chef le reconnut officiellement
en mars, à la fin de tous les travaux, les officiers
et le personnel auxquels il témoignait sa satisfac-
tion l'avaient bien méritée.
Grâce à eux, disait le texte, le Latouche-Tréville a pu
assurer sans un jour d'indisponibilité une croisière inin-
terrompue.
Nous étions au huitième mois de la guerre, nous
l'avions commencée avec un vieux croiseur prêt
à s'enfouir pendant des mois au fond d'un arsenal
pour y entreprendre des réparations importantes
et indispensables et, « grâce à eux », sans un jour
d'indisponibilité et malgré une vie plutôt active,
le vieux croiseur était en assez bon état pour pou-
voir continuer la guerre pendant des mois, sans
grosses réparations.
Oui, c'est encore un des jours où je me suis
senti fier et heureux d'avoir ces hommes-là sous
mes ordres.
Je retrouve le texte d'une dépêche ministérielle
adressée au commandant en chef, qui nous par-
vint vers le milieu de février et dont voici la fin :
... Pour que notre maîtrise de la mer porte tous ses
fruits, pour que la guerre économique, dont la marine a
charge, seconde d'une manière efficace celle que nos
armées soutiennent sur terre avec une indomptable
énergie, il est indispensable que nos croisières poursuivent
92 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
leur œuvre avec une pareille vigilance et une pareille
fermeté. Je n'ignore rien des difficultés que comporte
leur tâche, ni combien les résultats qu'elle doit nous pro-
curer peuvent paraître lointains aux officiers et marins
qui, chaque jour au prix de mille fatigues et souvent
de danger, effectuent en cette saison les visites de navires
en haute mer.
Votre sollicitude et vos encouragements ne leur font
pas défaut, mais je désire que vous leur signaliez que le
gouvernement de la République attache une haute valeur
à leur rôle et qu'il saura reconnaître la manière dont ce
rôle aura été rempli...
Les hommes du Latouche dont j'ai dit l'énergie
pouvaient bien se placer au premier rang parmi
ceux que visait cette dépêche ministérielle et ils
faisaient assurément tout ce qui était en leur pou-
voir pour seconder la vaillance de leurs camarades
des armées de la République.
Pour mieux faire ressortir l'effort physique
accompli, je puis dire encore qu'une épidémie de
grippe, assez bénigne heureusement, avait sévi
à bord en février, frappant principalement les
chauffeurs. Et l'on comprendra facilement après
cela l'intérêt que je portais aux efforts d'Aubert,
l'enseigne de vaisseau de détail, pour améliorer
la « vie matérielle » du bord.
Chacun à son métier et la besogne sera bien
faite !
Le Latouche-T réville n'était pas un navire très
compliqué et il exigeait surtout du personnel,
pour le service de temps de guerre, un effort phy-
sique. Au commandant et aux officiers d'assurer le
LES CROISIERES DE BLOCUS 93
côté technique et moral, c'était leur devoir et
c'était pour cela qu'ils avaient été instruits.
Dans les circonstances toujours délicates du
temps de guerre, le mérite d'un officier remplis-
sant bien ses fonctions apparaîtra souvent à juste
titre supérieur à celui de ses subalternes, du fait
que l'officier se voit tout naturellement confier
les fonctions les plus importantes ; mais, s'il les
remplit mal ou médiocrement, il a moins d'ex-
cuses qu'un de ses subordonnés. Et, dans cet
ordre d'idées, plus un officier est haut en grade et
moins il est excusable d'être inférieur à sa tâche
dans les besognes exigeant des qualités d'ordre
moral : caractère, sang-froid, énergie, courage, etc.,
car il avait le devoir, dès l'origine, d'acquérir et
de développer chez lui de telles qualités s'il vou-
lait être digne, par la suite, de l'honneur qu'on
lui réservait, celui de commander à d'autres
hommes.
Aussi la logique voudrait sans doute que l'on
ne portât pas au pinacle les officiers et, d'une
façon plus générale, tous les hommes qui com-
mandent à d'autres, chaque fois qu'ils font « en
des circonstances opportunes » la preuve qu'ils
possèdent bien ces qualités morales ; mais que
l'on fût sévère, et même parfois impitoyable pour
ceux qui ne les ont pas.
Mais je ne suis pas sûr que la logique soit tou-
jours une des règles de nos institutions !
94 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
Je reviens à Aubert, chargé de la coopérative
du bord. Il avait des fournisseurs excellents non
seulement pour les menues fournitures d'habille-
ment qu'aime le marin et pour les objets de toi-
lette et la parfumerie, mais aussi pour l'alimenta-
tion. Sous son habile direction, les thés de 5 heures
à la mer avaient pris un grand essor, malgré la
concurrence déloyale du chocolat des chauffeurs
qui, pour sa confection, monopolisaient à leur
profit la chaleur des foyers. Le thé était réellement
à bas prix, car pour 10 centimes on avait une
tasse toute sucrée, et deux petits gâteaux secs ;
à notre époque de vie chère, ce prix apparaît
comme tout à fait ridicule et pourtant Aubert
réalisait là-dessus des bénéfices importants qui
lui permettaient d'améliorer notablement l'ordi-
naire des grands jours.
Le thé était, il est vrai, confectionné dans une
baille en bois, il était sucré à la cassonade et les
tasses étaient remplacées, pour chacun, par le
quart en fer-blanc que possède tout marin ; mais
j'affirme, pour l'avoir goûté, qu'il était néan-
moins excellent.
Et pour nous avoir aidés à passer un peu plus
agréablement les longues semaines d'une croi-
sière souvent pénible, en améliorant la « vie ani-
male » du personnel et en l'agrémentant de petits
bien-être aussi innocents", je ne crois pas exagéré
de dire que Maurice Aubert fut un « bienfaiteur »
pour le bord. Je suis certain que beaucoup des
LES CROISIÈRES DE BLOCUS 95
anciens de l'équipage penseront comme moi, au
souvenir de cette époque, si ces lignes leur
tombent sous les yeux.
Les incidents de notre croisière furent rares.
J'ai déjà dit que nous ne fîmes aucune capture
et, en fait, il ne pouvait se faire beaucoup de
contrebande dans les parages où nous exercions
notre blocus au vu et au su de tous. Par contre,
nous savions qu'un assez grand nombre d'Alle-
mands mobilisés cherchaient à passer d'Espagne
en Italie, généralement sur des voiliers, et y
réussissaient souvent. Le La Hire avait pu en
capturer quelques-uns cependant et j'aurais aimé
à en faire autant. Nous visitions donc tout ce qui
pouvait être suspect et je fus ainsi conduit à
arrêter vers la fin de janvier un courrier italien
allant de Cagliari à Naples. Il soufflait ce jour-là
un vent violent et le capitaine devait supposer
toute visite impossible en raison de l'état de la
mer, ce qui augmenta mes soupçons. Un malen-
contreux hasard voulut que nos machines, habi-
tuées à partir au commandement, eussent un
léger retard au moment où je manœuvrais pour
m'approcher et pour abriter la baleinière de
visite; le jas de notre ancre qui débordait beau-
coup le gaillard d'avant vint alors heurter légère-
ment la dunette du petit paquebot, brisant un
hublot et faisant quelques avaries insignifiantes
aux superstructures. Le navire visité, il fut hélas !
96 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
impossible de découvrir le moindre Boche à bord
et le capitaine reçut l'autorisation de continuer
son voyage ; mais il s'y refusa comme un beau
diable en déclarant que l'ébranlement dû au choc
pouvait avoir dérangé sa cargaison, causé des
avaries dans les œuvres vives et qu'il devait
rentrer à Cagliari pour passer au bassin et visiter
la coque !
J'entrevis un moment les conséquences finan-
cières, désastreuses pour la France, de ces diverses
opérations. Je me rassurai pourtant en pensant
que nous avions un consul à Cagliari et, de fait,
je crois que l'affaire se termina fort simplement.
J'appris plus tard que le bâtiment avait besoin
d'être caréné et que le capitaine, prenant avec
beaucoup d'initiative les intérêts de sa compa-
gnie, avait pensé que les frais de ce carénage pour-
raient sans doute être mis à notre compte.
Le 12 février, nous eûmes à remplir une petite
mission consistant à embarquer au sud de la
Sardaigne le capitaine de vaisseau Michael
H. Hodges, de la marine britannique, et à le con-
duire à Malte. Le commandant Hodges trans-
borda du Jules-Ferry par un temps assez médiocre
et devint mon hôte pour vingt-quatre heures.
C'était un charmant homme dont j'ai conservé
un excellent souvenir et qui voulut bien se trouver
satisfait de mon hospitalité. Il portait à Malte
les dépêches de l'Amirauté à l'amiral Carden,
relatives à l'expédition des Dardanelles.
LES CROISIÈRES DE BLOCUS 97
A Malte, je reçus le meilleur accueil de l'amiral
de Lapeyrère qui m'offrit d'y rester vingt-quatre
heures... pour charbonner ! Nous étions devenus
un peu sauvages après ces deux moi» et demi de
croisières et il nous eût fallu plus de vingt- quatre
heures pour nous acclimater dans ce pays de
gens trop... civilisés. Nos soutes étant encore plus
qu'à moitié pleines, mieux valait nous replonger
immédiatement dans nctre saine misère ; c'est ce
que nous fîmes. Arrivés à 8 h. 30 du matin, nous
repartions à 10 h. 45 pour notre poste de croisière.
Le 20 mars 1915, à 3 heures du soir, nous étions
sur la croisière lorsque nous parvint le T. S. F.
suivant :
Marine Bizerte à Latouchc.
Commandant en chef donne l'ordre au Latouche-Tréville
de se disposer à partir pour aller se mettre à la disposition
du vice-amiral Saint-Louis sur la côte de Syrie. Il lui
indiquera dès que possible rendez-vous.
A 10 heures du soir, nous faisions route sur
Bizerte pour y entrer le 21 au matin.
Je crois inutile de dire que la nouvelle de notre
départ pour la Syrie avait été accueillie à bord
avec une grande joie. C'est sur les côtes de Syrie
que le Latouche-Tréville avait fait campagne pen-
dant dix-huit mois avec mon prédécesseur et,
quoique la situation fût bien changée depuis lors
et qu'il ne pût s'agir pour le moment d'autre
chose que de croiser au large des côtes et de se
7
98 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
présenter en ennemis là où le bâtiment avait été
tant de fois accueilli en ami, toutes sortes d'es-
poirs surgissaient dans les esprits. Tous ceux qui
avaient connu la Syrie, le prestige dont la France
y jouissait et la sympathie que nous inspirions
aux habitants, ne pouvaient croire qu'une expé-
dition n'y fût pas faite plus ou moins prochaine-
ment, coïncidant avec un soulèvement presque
général des populations et aboutissant à la con-
quête du pays par les Alliés. Les nouveaux du
bord acceptaient de leur côté les suppositions les
plus favorables, mais, nouveaux ou anciens, tous
éprouvaient une satisfaction indiscutable à quitter
une croisière pénible et ingrate pour quelque
chose d'inconnu.
Le commandant de l'escadre de Syrie était le
vice-amiral Dartige du Fournet qui venait d'ar-
borer son pavillon sur le Saint-Louis en quit-
tant la préfecture maritime de Bizerte. Nous le
connaissions donc bieD et, en dehors de son
activité et de son intelligence que chacun de
nous appréciait, nous lui étions reconnaissants
de toute l'aide que nous avions trouvée dans
l'arsenal placé sous son haut commandement.
J'ai dit précédemment la remise en état de nos
chaudières. A la fin de février, nous avions pu
également changer un de nos canons de 14 centi-
mètres en mauvais état, et il ne nous restait,
pour être parfaitement prêts à suivre notre nou-
velle destination, qu'à çharbonner et à nous ravi-
LES CROISIÈRES DE BLOCUS 99
tailler. Ce fut vite fait et le 24 au matin nous
partions pour Navarin, notre premier rendez-
vous.
Le 25, en mer, nous reçûmes par T. S. F. l'ordre
de rallier directement Port-Saïd et le 27, à
8 heures du matin, le Latouche-Trcville s'amarrait
dans le Canal.
LE BLOCUS DES COTES DE SYRIE
Nos espoirs au sujet du rôle qui venait de nous
être dévolu ne se réalisèrent pas, mais le court
séjour que nous fîmes dans l'escadre de Syrie,
fut loin d'être une déception. Après nos longs
mois d'hiver entre Bizerte et la Sardaigne, tout
devait d'ailleurs nous paraître beau.
Port-Saïd ne se ressentait de la guerre que par
une recrudescence de mouvement et tous mes
officiers furent ravis de revoir leurs nombreuses
relations dans ce pays où ils avaient, à plusieurs
reprises avant la guerre, reçu un si cordial accueil.
Je passai là moi-même quatre jours de détente
fort agréables et fort utiles en attendant l'arrivée
du Saint-Louis, navire amiral, en tournée sur la
côte.
L'amiral Dartige du Fournet rentra le 30 mars,
et le 1er avril nous appareillions pour Alexan-
drette en longeant les côtes.
Toutes les dispositions de combat ont été prises
et, bien qu'il ne puisse y avoir de sérieux engage-
100
LES CROISIÈRES DE BLOCUS 101
ments en perspective, cette simple mesure a suffi
pour donner une tout autre allure au personnel.
Chacun relève la tête et il est facile de voir sur
les physionomies que l'accablement résultant de
nos précédentes croisières de blocus n'a laissé
aucune trace à bord.
1er avril. — A midi, devant Gaza, rappelé au
branle-bas de combat. A notre aspect, les habi-
tants s'enfuient vers l'intérieur des terres. Ordre
nous a été donné de détruire l'appontement si le
temps le permettait, la houle ayant empêché
jusqu'à présent les bâtiments de l'escadre d'opérer
cette destruction ; la mer est presque calme et il
semble que ce sera un jeu pour nous.
Cependant, comme par un fait exprès, la houle
paraît reprendre lorsque nous sommes en position
à 1 500 mètres environ et le roulis, quoique assez
faible, dérègle fortement notre tir. Toutes les
poitrines vibrent aux premiers coup» de canon,
mais, hélas ! force nous est de ressentir quelque
humiliation lorsque je suis obligé de faire cesser
le tir après avoir dépensé 19 coups de 14 centi-
mètres et 6 coups de 65 millimètres, sans résultat
bien appréciable.
Je préfère ne pas écrire ici les qualificatifs qui
sont prodigués à l'adresse de l'appontement de
Gaza, par les canonniers principalement !
Dans l'après-midi, nous défilons devant Jafïa
et Ascalon. Le temps est splendide et quels sou-
102 SOUVENIRS D'UN VIUUX CROISEUR
venirs le spectacle de cette côte n'éveille-t-il pas
chez la plupart d'entre nous? Est-il possible que
la Palestine soit aux mains des Turcs, sans que la
France puisse y exercer son contrôle de puis-
sance protectrice des chrétiens d'Orient? Est-ce
donc une page d'histoire nouvelle qui commence,
rompant avec les traditions de tant de siècles?
2 avril. — De 9 heures du matin à la nuit, nous
défilons devant Beyrouth et les villes de la côte,
jusqu'à l'île Rouad. Nous naviguons par des fonds
supérieurs à 100 mètres pour éviter les mines qui
pourraient avoir été mouillées à proximité de
terre à notre intention, mais le rivage descend
vite sur toutes ces côtes de Syrie et nous ne
sommes pas assez éloignés de terre pour ne pas
être distingués nettement par les habitants, qui
ne peuvent avoir oublié la silhouette caractéris-
tique du Latouche-T réville.
Beyrouth, où les congrégations françaises étaient
si puissantes. Le Liban, où la population maro-
nite nous restera entièrement fidèle et préférera
mourir de faim plutôt que de renier sa foi tradi-
tionnelle dans notre pays !
Le commandant en chef des forces turques en
Syrie est Djemal Pacha, l'ancien ministre de la
Marine ottomane dont je ne puis manquer de me
rappeler la visite en France. Il y reçut le plus
cordial accueil, et, après avoir visité nos princi-
paux ports, ne tarit pas de louanges sur la flotte
LES CROISIÈRES DE BLOCUS 103
française et de protestations d'affection pour notre
pays ; ce qui ne l'empêcha pas, paraît-il, de faire
des gorges chaudes sur notre marine dès son retour.
à Constantinople et de traiter sans tendresse, peu
de temps après, les partisans de la France.
Le 3 avril, nous sommes à Alexandrette où
notre rôle principal consiste à surveiller un navire
américain chargeant de la réglisse pour le compte
d'une maison de New- York ; son chargement total
doit comprendre 3 500 tonnes de racines de ré-
glisse. Voilà, pensâmes-nous, de quoi calmer la
toux de bien des enfants américains ; mais cette
réglisse était uniquement destinée à la prépara-
tion du tabac de Virginie !
Notre première capture. — C'est le 7 avril
que nous advint cet événement important. Un
télégramme de l'amiral nous avait enjoint de
surveiller le vapeur américain Indiana se rendant
à Mersina et signalé comme suspect. Nous arri-
vâmes à Mersina à la pointe du jour et la visite
de V Indiana me conduisit à en prononcer la cap-
ture et à l'expédier immédiatement à Alexandrie
sous le commandement de Le Moaligou. Le même
jour, nous capturâmes également une balancelle
turque que nous ramenâmes à la remorque à
Alexandrette.
Vraiment ce fut une belle journée !
Et comment supposer que le tribunal des prises,
104 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
appelé à statuer deux ans plus tard sur la vali-
dité de notre prise, oserait l'annuler?
Le 15 avril, nous ralliâmes le Saint-Louis sur
rade de Caïffa et il devint évident pour tous que
la capture de YIndiana nous valait un grand pres-
tige aux yeux de l'amiral, lorsque nous reçûmes
de celui-ci l'ordre d'aller détruire le pont du
chemin de fer de Saint- Jean-d' Acre.
Fort heureusement, nous avions l'expérience de
l'appontement de Gaza pour nous rendre modestes
et nous engager à étudier attentivement l'opéra-
tion afin de n'y pas perdre la face. La chance
nous favorisa et bien que la mer ne fût pas abso-
lument calme, c'est avec une dépense modérée
de munitions que nous réussîmes à effectuer la
destruction ordonnée. En rentrant à Caïffa pour
rendre compte de ma mission, j'aperçus amarré
derrière le Saint-Louis un gros caïquc qui venait
d'être arrêté et qui était chargé entièrement de
superbes oranges; je profitai de la satisfaction
de l'amiral pour me faire donner 2 000 oranges
que l'armement de mon vapeur ne mit pas long-
temps à embarquer. Elles étaient succulentes.
Ce fut notre récompense et l'amiral eût été bien
inspiré en achevant de prendre la cargaison au
lieu de se laisser apitoyer par les larmes et les cris
du batelier, soi-disant ami de la France, et de le
relâcher. Il aurait ainsi découvert en effet que, sous
le chargement, se trouvait du haschich de contre-
LES CROISIÈRES DE BLOCUS 105
bande et que la perspective de perdre ce haschich
dont la valeur était bien supérieure à celle des
oranges, causait seule la douleur du batelier !
Mais les gens de la côte sont d'habiles comé-
diens. Peu de temps après, le navire amiral arrête
à nouveau un petit voilier à bord duquel se trou-
vaient un couple de vieillards, homme et femme,
et une toute jeune fille. Leurs réponses à l'in-
terrogatoire de l'officier visiteur paraissent un peu
louches à ce dernier, qui amène à bord les deux
vieux. Ils se jettent alors aux genoux de l'amiral
qui se trouvait là, pleurent, gémissent, se frappent
la poitrine, invoquent le saint nom d'Allah, et
l'interprète questionné traduit qu'ils aiment la
France et que les Français ne voudront pas faire
du mal à deux pauvres vieux qui ont réussi à
s'échapper avec leur petite- fille devant l'arrivée
des soldats turcs pour gagner une autre localité
de la côte où des parents leur offriront un abri.
L'amiral se laisse attendrir et les fait relâcher.
Il ne manque pas d'observer cependant, en regar-
dant avec quelques officiers la petite- fille assise
dans l'embarcation que les vieux n'ont pas encore
regagnée, qu'elle ne paraît pas trop effrayée de
voir des chrétiens et qu'elle semble même lancer
du côté des officiers quelques œillades encoura-
geantes ; mais il est bien difficile de se rendre
compte de l'expression exacte de la physionomie
à l'abri d'un voile.
Et il y eut de la gaieté sur le navire amiral
106 SOUVENIRS D'UiN VIEUX CROISEUR
lorsque l'on apprit quelques jours plus tard que
les vieux n'étaient pas mariés et que la jeune fille
ne leur était en rien parente, mais qu'il s'agissait
simplement d'une fillette conduite contre son gré
chez un riche Turc pour faire partie de son harem.
Les œillades de cette enfant n'avaient d'autre
but que d'obtenir une délivrance qu'elle ne savait
pas ou n'osait pas réclamer plus clairement.
Le 19 avril, nous étions à Port-Saïd depuis
quarante-huit heures ; notre ravitaillement était
presque achevé, mais nous avions commencé à
entreprendre quelques travaux de machine, lorsque
l'amiral me fit appeler et me demanda si nous
pourrions appareiller le soir même pour Alexandrie
afin d'escorter un convoi vers Moudros, le Jauré-
guiberry, bâtiment de corvée, ayant quelque empê-
chement. Je répondis que nous ferions de notre
mieux pour être prêts, mais j'étais certain par
avance qu'aucun obstacle ne pourrait se produire
lorsqu'il s'agissait de nous rapprocher des Darda-
nelles, ces Dardanelles déjà trop fameuses par
le souvenir du 18 mars, mais où, chuchotait-on,
se préparait une revanche éclatante. Il réappa-
raissait comme étrange, ce terme de « corvée » pour
qualifier la chance que nous avions d'aller, ne
fût-ce que dans leur voisinage.
Et à 5 heures, le même soir, nous étions en route
vers Alexandrie.
L'expédition des Dardanelles avait été tenue
LES CROISIÈRES DE BLOCUS 107
naturellement aussi secrète que possible, mais le
premier projet de débarquement direct formé par
les Anglais, pour leur personnel et leur matériel,
ayant été immédiatement reconnu impraticable,
une base militaire avait dû être créée à Alexandrie.
C'est là que tous les transports vidaient les troupes,
les chevaux, l'artillerie, le matériel de toute sorte
et les énormes approvisionnements dont s accom-
pagnent tous les corps expéditionnaires, ceux de
nos alliés plus particulièrement. Ce changement
de plan avait obligé à retarder le débarquement
lui-même et par suite de ce retard, si quelques
détails en étaient encore restés secrets, l'opéra-
tion elle-même était, je n'ai pas besoin de le dire,
parfaitement connue dans le grand port égyptien
lorsque nous y arrivâmes. Je me rappelle que nous
en discutâmes plus d'une fois, et probablement
avec notre parti pris de « pro-Syriens » convaincus
que l'effort des Alliés aurait dû être tout d'abord
dirigé vers une contrée que nous jugions si facile
à libérer.
Je ne veux certes pas entamer ici de grandes
controverses ; elles n'auraient pas leur place
dans ce volume sans prétention et au milieu des
simples souvenirs de guerre qui le composent ;
pourtant je dois dire que j'avais été dès mon
arrivée en Syrie très frappé de la situation spé-
ciale de la région d'Alexandrette et de la nécessité
absolue d'une expédition de ce côté. Cette impres-
sion avait été si vive que j'exposai immédiatement
108 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
mes idées par lettre à une des hautes personnalités
de la marine, avec l'espoir d'apporter quelques
arguments dans la discussion et en faveur d'un
projet qui, me semblait-il, ne pouvait manquer
d'être mis à l'ordre du jour à brève échéance.
A cette époque, les tunnels du Taurus et de
l'Amanus n'étaient pas terminés et ils consti-
tuaient deux interruptions de la voie ferrée du
Bagdad, reliée au réseau syrien. Il existait une
bonne route de montagne pour franchir le Taurus
et le non-achèvement de ce premier tunnel n'avait
d'autre inconvénient que d'obliger à un transbor-
dement des troupes et du matériel ; mais il n'en
était pas de même pour l'Amanus. car les routes de
cette montagne, médiocres en tout temps, étaient
impraticables en hiver ; aussi en toute saison les
convois devaient, plus ou moins, utiliser la route
passant par Alexandrette pour rejoindre Alep.
Or, nous savions de source certaine que six mois
étaient encore nécessaires pour achever le tunnel
de l'Amanus et le mettre en service. Les opéra-
tions découlant de cette situation pouvaient être
à plus ou moins grande envergure, mais les Alliés,
en débarquant dans la baie d'Alexandrette et en
obligeant ainsi l'ennemi à combattre loin de ses
bases, auraient contre-balancé ce même inconvé-
nient chez eux. Les faibles effectifs turcs permet-
taient une surprise facile, que la situation géogra-
phique eût ensuite permis d'exploiter d'autant
mieux que nous aurions eu pour nous tous ces
LE8 CROISIÈRES DL BLOCUS 409
Arméniens montagnards qui peuplent la région.
La route d'Alexandrette-Alep coupée, les tra-
vaux du tunnel de l'Amanus arrêtés, la Syrie
tombait entre nos mains et la question de la
défense de l'Egypte ne se posait plus.
Ma lettre, en admettant qu'elle eût pu être de
quelque utilité, devait arriver hélas ! beaucoup
trop tard, car, je l'ignorais à ce moment, l'expédi-
tion des Dardanelles était décidée par les Alliés
et, une fois la lourde machine mise en branle
nous étions voués à subir les conséquences de
cette désastreuse opération d'une conception si
discutable. Et ces conséquences étaient profondes,
car les ressources en personnel et en matériel
absorbées pour nous maintenir accrochés à la
pointe de Gallipoli allaient être si considérables,
qu'il nous faudrait renoncer absolument à jeter
les yeux ailleurs. Pendant plusieurs mois encore
pourtant, l'occasion resta favorable pour causer
de graves embarras à l'ennemi dans cette région
d'Alexandrette dont je viens de parler.
Le 20 avril, je retrouve à Alexandrie non seule-
ment mon convoi, qui n'attend qu'un ordre pour
se mettre en route, mais... ma prise de Mersina,
le vapeur Indiana. Notre consul général, M. de
Refîye, ne me cache pas que les Américains ont
protesté contre cette capture d'un de leurs na-
vires de commerce et plus particulièrement contre
la mesure, prise en conformité de nos règlements,
110 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
qui veut que le bâtiment capteur hisse le pavillon
de sa nation à bord du bâtiment capturé. Et, en
effet, le commandant du Tenessee alors à Alexan-
drie, auquel je vais faire visite, me parle de cette
affaire. Aux États-Unis, chaque État a ses lois
particulières et notre règlement sur le droit inter-
national, qui précise que tout navire de commerce
américain doit avoir un commandant et des offi-
ciers citoyens américains, est dans son tort, me
dit-il, en ne tenant pas compte de la législation
de l'état du Maine, conformément à laquelle
YIndiana, régulièrement enregistré, peut porter le
pavillon des États-Unis sans avoir à bord un seul
Américain. Ma discussion avec le commandant
Becker se prolonge un peu et je vois qu'il revient
volontiers sur ce qu'il considère comme un affront
au pavillon américain.
« Parlons en camarades, lui dis-je alors. Croyez-
vous sincèrement que le pavillon américain soit
bien placé à la poupe des bâtiments comme Vln-
diana, appartenant à cette compagnie Hadji-
Daoud connue dans l'Archipel pour se livrer à
toutes les contrebandes. Et vous portez-vous
garant que les capitaines et les états-majors de
ladite compagnie, appartenant on ne sait trop à
quelle nationalité, ne commettent pas fréquem-
ment des actes que le pavillon américain ferait
mieux de ne pas couvrir? »
Mon argument a porté et, en camarade, le
commandant Becker m'avoue ne pas professer
LES CROISIERES DE BLOCUS 111
une très haute estime pour la compagnie en ques-
tion. Il m'avoue même avoir entendu affirmer,
de bonne source, que les soutes à charbon de la
plupart de ces navires ont des doubles cloisons
formant compartiments secrets pour la contre-
bande. Je le remercie du renseignement et nous
nous quittons les meilleurs amis du monde.
Mon convoi étant retardé par les navires anglais
qui devaient en faire partie et qui n'étaient pas
prêts, je m'étais déjà mis en mesure de profiter
du renseignement du commandant Becker et de
reprendre la visite de Y Indiana, lorsque l'ordre
de départ nous parvint enfin. On avait décidé
de ne pas attendre les navires anglais et le
22 avril à midi, nous appareillions d'Alexandrie,
escortant les six transports : Italie, Moulonia,
Petite- Savoie, Pelion, Djurdjura et Yunnan.
Le 25 avril, à 2 heures du soir, je mouillais avec
mon convoi sur la rade de Moudros où se trou-
vaient la Foudre, la Drôme et quelques rares
navires français et anglais.
CHAPITRE IV
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL
I
AUX DARDANELLES
LA PÉRIODE DES COMRATS
Donc, le 25 avril 1915, à 2 heures de l'après-midi,
nous avions mouillé sur^la rade de Moudros, un
peu surpris de la trouver presque déserte, alors
que nous pensions y rencontrer une foule de bâti-
ments de guerre et de transports. Mais en rap-
prochant ce fait des détonations sourdes, plus
distinctes depuis notre arrivée et sur la nature
desquelles il était maintenant impossible de se
méprendre, nous comprenions que la partie était
engagée ; aussi notre désir d'avoir des nouvelles
était-il grand.
La Foudre, un des deux seuls bâtiments de
guerre présents, était alors commandée par un
de mes bons amis, le capitaine de frégate Maxence
Carré. J'étais à son bord quelques instants après
113 8
114 SOUVKNIRS D'UJN VIEUX CROISEUR
et c'est de lui que j'obtiens les premières précisions
sur les opérations, commencées depuis le matin
seulement.
L'amiral Guépratte, commandant la division
des Dardanelles, qui a sous ses ordres les forces
navales françaises chargées de préparer le débar-
quement de nos troupes, d'assurer leur mise à
terre et de les appuyer ensuite, ne dispose que de
deux cuirassés, le Jauréguiberry, navire amiral,
et le Henri-IV et d'une escadrille de torpilleurs.
La J eanne-d' Arc, commandant Grasset, venue
comme moi quelques jours auparavant en escorte
d'un convoi, et YAskold, croiseur russe, se sont
également rangés sous ses ordres.
Il n'y a plus dès lors aucun doute dans mon
esprit et, si modeste que puisse être l'aide que
nous apporterons à l'amiral, cette aide doit lui
être offerte sans délai. Toute communication par
T. S. F. étant interdite, j'irai porter mon offre
moi-même.
Mais nous ne pouvons pas arriver ainsi au
hasard et il serait bon d'avoir les ordres de la
division afin de savoir dans quelle région opèrent
nos bâtiments et quelles sont les conventions spé-
ciales pour le ralliement. Ces ordres, le lieutenant
de vaisseau Moreau, qui commande la direction
du port de Moudros, croit qu'il en existe encore
un exemplaire et il s'offre à aller le rechercher.
Je fais signaler au Latouche-T réville d'être prêt
à appareiller le plus promptement possible. Je
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 115
sais qu'il faudra faire au préalable dans les ma-
chines quelques petits travaux indispensables, mais
mon signal aura calmé l'impatience des esprits et
je n'ai aucune inquiétude à cet égard, les tra-
vaux seront faits vite et bien.
Moreau tarde un peu dans ses recherches et
mon vieux camarade Maxence Carré a entrepris
de me raconter tous les avatars de son navire,
ses mécomptes et ses espoirs ; il le fait avec ce
feu et cette conviction qu'il apporte en toutes
choses de son métier. Je l'écoute, mais aucune de
ses paroles ne pénètre dans mon cerveau préoc-
cupé uniquement du grand événement qui vient
de surgir, car je sens profondément que notre
heure est arrivée de jouer vraiment un rôle dans
cette guerre.
Et j'interpelle le commandant de la Foudre
avec cette familiarité dont nous usons toujours
entre nous :
« Maxence, je te quitte pour rentrer à mon
bord, car je n'entends pas la moitié des choses
certainement fort intéressantes que tu me racontes.
Envoie-moi Moreau, je te prie, dès qu'il arrivera. »
À peine ai-je mis le pied sur la coupée du
Latouche, que je lis la même question sur les vi-
sages de tous ceux qui saluent mon arrivée :
a Où allons-nous? » et je réponds avant que la
question elle-même ait été formulée :
« Thouroude, prévenez-moi dès que nous serons
H« SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
prêts à appareiller et faites-moi apporter de suite
les cartes de Lemnos aux Dardanelles. »
Ah ! le bel éclair de joie dans tous les yeux !
Dans cinq minutes, le dernier homme du bord
saura certainement la nouvelle.
Et, lorsque vers 5 h. 30 du soir, mon second
vint me prévenir que nous pouvions appareiller
et que tout était prêt, j'attachai la même significa-
tion que lui à ces trois derniers mots. Oui, je sen-
tais que tout était prêt, matériel et personnel,
et que nous pouvions aller en confiance vers
notre destin. Moreau m'avait apporté l'ordre n° 34
de la division de complément, c'était l'appella-
tion officielle de la division cuirassée que comman-
dait l'amiral Guépratte, et je savais que le débar-
quement de nos troupes avait dû s'effectuer près
du Saillant du vieux fort de Koum-Kalé, c'est
donc de ce côté qu'il me faudrait chercher le Jau-
réguiberry, toutes les opérations sur la presqu'île
de Gallipoli ayant été réservées aux Anglais. Je
donnai l'ordre de mettre aux postes d'appareil-
lage.
A 6 heures du soir, nous étions en route. Le jour
tomba rapidement et il faisait déjà presque nuit
lorsque nous doublâmes la pointe sud-est de
Lemnos. Nous filions allègrement à la vitesse de
14 nœuds.
Le bruit du canon grandissait à mesure que
nous avancions et le temps passait vite. A l'excep-
tion du personnel mécanicien et chauffeur de ser-
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL H7
vice, tout l'équipage était sur le pont ; tous les
officiers sur la passerelle. Et chacun scrutait
ardemment l'horizon devant nous.
Nous marchions au canon ! Nous allions aider
les nôtres aux prises avec l' ennemi, nous allions
enfin nous battre, et point n'était, besoin de
paroles pour exprimer l'allégresse et la force des
sentiments que chacun ressentait et qu'il sentait
pareils chez ceux qui l'entouraient.
Vers 9 heures du soir, l'horizon paraît s'éclairer,
embrasé d'une grande lueur rougeâtre. Puis des
milliers de petites lueurs apparaissent qui sont des
feux de navires, et d'autres feux plus brillants qui
sont les faisceaux des projecteurs des bâtiments
de guerre éclairant la côte ; au milieu d'eux, un
gigantesque phare tournant, c'est le projecteur de
Chanak que nous apprendrons bientôt à con-
naître. Enfin des éclairs jettent constamment des
lueurs plus vives en divers points de l'horizon,
ce sont les lueurs des grosses pièces des cuirassés
alliés tirant sans relâche.
Nous nous rapprochons, tout s'accentue et
s'éclaire davantage ; la canonnade devient un rou-
lement ininterrompu.
Nous approchons toujours et on a la sensa-
tion que nous allons entrer à l'aveuglette dans la
forêt de navires que nous sentons là, tout près
de nous, bien qu'il soit impossible de les distinguer.
118 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
Notre position est incertaine car il est difficile
d'évaluer quelle a été linfluence du courant sur
notre route et la vitesse finit par être impression-
nante. Il s'agit pourtant d'arriver au plus vite ;
le spectacle de plus en plus grandiose dont nous
sommes témoins dit assez que la lutte est ardente
et peut-être notre concours sera-t-il immédiate-
ment utile.
Presque devant nous, une partie plus sombre
dans l'horizon de feu, ce doit être l'entrée des
Détroits, je fais mettre le cap du navire légère-
ment à sa droite. Nous croisons un énorme bâti-
ment brillamment illuminé dans lequel nous re-
connaissons un navire-hôpital en route vers Mou-
dros, plein de blessés sans doute.
Nous sommes entrés dans la zone où sont
mouillés des navires de toute sorte, transportant des
troupes, cargos, chalutiers, remorqueurs, etc., etc.,
ils sont évidemment hors de portée de l'ennemi et
presque tous sont éclairés.
Cette zone franchie, voici celle où les navires de
guerre au mouillage, tous feux soigneusement
masqués, exécutent leur terrible bombardement.
La vitesse a été diminuée depuis quelque temps
et la terre ne paraît plus très loin lorsque, tout
à coup, une grosse masse noire se détache sur
le fond sombre de la côte et je reconnais immédia-
tement la silhouette unique et si caractéristique du
Jauréguiberry, avec sa coque courte et très haute
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 119
sur l'eau et ses deux mâts militaires. La chance
nous a favorisés et quelques minutes plus tard nous
sommes à côté du navire amiral et à 200 mètres
environ par bâbord à lui. Il est à l'ancre et
un courant de 4 à 5 nœuds, dans lequel nous res-
tons immobiles, le maintient parallèle à la côte.
Il est 10 heures du soir.
C'est peu de chose pour un armement de balei-
nière, qui a fait croisière en pleine mer pendant
tout l'hiver, de franchir 200 mètres et d'étaler
un courant de 5 nœuds ; aussi quelques minutes
après avoir stoppé et laissé le quart à mon second,
je suis accosté le long du Jauréguiberry dont
j'escalade l'échelle de combat sans que mon
arrivée ait paru intéresser qui que ce soit. Il est
tout à fait évident que l'attrait est par tribord
où, de temps à autre, on canonne la terre et
que la présence du Latouche lui-même n'est pas
connue. Le timonier que je charge d'aller prévenir
l'aide de camp de service ne paraît pas particu-
lièrement surpris néanmoins de me voir ; son
intérêt a dû être émoussé dans la journée par des
choses plus sérieuses.
« Commandant, l'amiral vous prie d'entrer ! »
Et je pénètre dans la salle à manger où l'amiral
Guépratte, en veston et d'une correction impec-
cable comme toujours, me tend la main le plus
aimablement du monde.
420 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
« Bonjour, cher ami, comment allez-vous et
d'où sortez- vous? »
J'annonce l'arrivée à bon port du convoi
mouillé sur rade de Moudros et j'expose que les
circonstances m'ont paru assez sérieuses pour
venir offrir les services de mon bâtiment, trop
heureux si nous pouvons être de quelque utilité.
« Comment, si vous pouvez être utile ; mais je
crois bien et je vous garde. »
Et s'adressant à un général qui traverse la salle
à manger l'air un peu préoccupé :
« N'est-ce pas, mon général? Permettez-moi de
vous présenter le capitaine de frégate Dumesnil,
commandant le Latouche-Tréville, qui vient offrir
les services de son bâtiment. Et je viens de lui
répondre que nous le gardons. »
Je comprends que je suis en présence du
général d'Amade qui me tend la main, acquiesce
d'un geste poli et s'éloigne l'air toujours absorbé.
Ma conversation avec l'amiral est brève, mais
il la termine par une de ces phrases dont il a le
secret :
« Eh bien ! mon cher commandant, au revoir. Et
afin de vous témoigner ma gratitude, je confie pour
demain au Latouche-Tréville le poste d'honneur,
le plus avancé dans les Dardanelles. Rentrez à
votre bord et allez mouiller derrière nous ; vous
recevrez mes instructions dans la nuit. »
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 121
Au poste le plus avancé ! A deux pas de l'en-
droit où le 18 mars l'héroïque Bouvet a creusé
son tombeau dans les flots ! Ah le brave homme,
il avait trouvé immédiatement le chemin de mon
coeur et je lui adressai un profond et chaleureux
merci.
Mon discours préparatoire au combat était tout
fait, je n'avais qu'à répéter aux officiers et à
l'équipage les paroles de l'amiral. C'est ce que je
fis dès mon retour à bord et je n'eus aucune sur-
prise à lire, le lendemain au jour, la joie et la
fierté sur tous les visages. Je puis dire que j'en
éprouvai néanmoins un sentiment profond d'or-
gueil et de plaisir.
Allons, le métal était bien trempé ; il n'y avait
à bord qu'une seule âme et nous pouvions nous
présenter avec confiance sous le feu de l'ennemi !
26 avril. — Les instructions de l'amiral nous
enjoignent de prendre poste à l'intérieur des Dar-
danelles de façon à battre le cimetière de Koum-
Kalé, le Méandre et la plaine de Troie. Éventuelle-
ment, nous aurons à contrebattre les batteries
ennemies tirant sur nos troupes.
L'appareillage a lieu à 5 h. 45 et l'action,
interrompue jusqu'à présent semble-t-il, recom-
mence de toutes parts lorsque nous sommes à
poste.
Le temps est splendide et le spectacle, vu de
122 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
la passerelle, unique. Lorsque les circonstances
nous permettent de détacher les yeux de notre
champ d'action pour les reporter sur la presqu'île
de Gallipoli où les Anglais, appuyés par leurs
cuirassés, sont accrochés, l'aspect est tout aussi
passionnant. Partout c'est un crépitement de
fusillade au milieu duquel on distingue les
tac-tac des mitrailleuses et que vient soutenir
une canonnade intense. Les obus soulèvent des
panaches de poussière ou des gerbes d'eau énormes
et sur des kilomètres carrés, la terre comme la
mer paraissent être en proie à la frénésie d'un
génie de destruction.
Notre mise en action n'a pas été simple et dans
l'exécution de ces bombardements, pour lesquels
nos appareils de conduite du tir ne sont guère
appropriés, l'officier de tir Lucas rencontre bien
des difficultés. Les points à viser sont rares dans
cette plaine du Méandre et lorsqu'un pointeur a
été bien éduqué sur la passerelle, il trouve en
descendant de plusieurs mètres un aspect tout
différent du paysage qui le déroute. L'isolement
des pointeurs dans nos tourelles fermées constitue
aussi une gêne sérieuse.
Mais la bonne volonté est si grande chez tout
le monde, l'esprit si tendu, que les intelligences
les plus simples paraissent se développer subite-
ment et comprendre immédiatement toutes les
explications. Et bien peu de temps s'est écoulé
depuis notre entrée dans les Détroits que déjà
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 123
le bâtiment est apte à faire un plein usage de tous
ses moyens. Il le faut, car il ne s'agit plus mainte-
nant de détruire le pont de Saint-Jean-d'Acre
ou de bombarder les convois de chameaux circu-
lant sur la route d'Alexandrette ; ici nous avons
devant nous des ennemis sérieux, ainsi qu'en
témoignent leurs ripostes et les gerbes d'eau qui
se soulèvent de temps à autre dans notre voisi-
nage, et nous les savons accrochés là, devant nous,
dans ce cimetière de Koum-Kalé en partie con-
quis par nos trois bataillons qui ont emporté
la veille de haute lutte tout le petit village à
moitié détruit.
C'est à la Savoie que reviendra l'honneur de
déloger les Turcs, en prenant en enfilade de ses
canons la butte derrière laquelle ils sont retran-
chés, mais nous battons la plaine et les parages
du Méandre, empêchant ainsi l'arrivée des ren-
forts turcs, puis la fuite des défenseurs du cime-
tière qui vont de ce fait être bientôt capturés
par nos soldats.
Notre matinée est bien remplie ; la Jeanne-
cTArc et le Henri-IV nous ont rejoints et les trois
bâtiments canonnent avec entrain les mêmes
objectifs en défilant à tour de rôle devant eux.
Et, dans l'après-midi, nous nous étonnons déjà
des difficultés auxquelles nous nous sommes
heurtés le matin ; non seulement dans la plaine
nous attaquons vigoureusement et instantané-
ment à la moindre alerte, mais nous trouvons
iii SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
tout le temps nécessaire pour contre-battre les
batteries ennemies établies sur les crêtes de la
côte d'Asie, alors que quelques heures plus tôt
nous pouvions à peine les repérer. Chacun en
distingue maintenant les canons comme de minus-
cules bâtons noirs qui font un petit mouvement
presque imperceptible en arrière, au départ du
coup.
Les projectiles ennemis? Il est trop facile vrai-
ment de les éviter. Lorsque l'adversaire règle son
tir et que les coups se rapprochent de nous, un
changement d'allure des machines et le voilà
dérouté. Sur la passerelle se trouvent le comman-
dant,' l'officier de tir et un nombreux personnel
pour la veille, le tir ou les signaux. Tout ce
monde suit le petit jeu auquel nous gagnons
toujours. Pourtant nous commençons à soup-
çonner qu'on y perd quelquefois, lorsque la
Jeanne-d'Arc reçoit deux projectiles de 15 centi-
mètres dont l'un tue ou met hors de combat
l'armement d'une casemate presque en entier.
Sur le moment, nous nous rendons compte seule-
ment que le grand croiseur a été touché et ceci
ne diminue pas la haute idée que nous avons
de notre Latouche, presque aussi puissant et
tellement plus petit, que les projectiles ennemis
ne peuvent parvenir à atteindre !
A 7 heures du soir, nous sommes de retour au
mouillage derrière le Jauréguiberry. Chacun à bord
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 125
a conscience d'avoir bien fait son devoir, cela se
voit.
Mais nous n'avons pas terminé, car il faut main-
tenant aider au rembarquement des troupes fran-
çaises. Le succès du débarquement à Gallipoli
est assuré et les opérations sur la côte d'Asie, qui
n'étaient qu'une simple diversion, sont terminées.
Une partie importante de nos troupes, tenue jus-
qu'alors en réserve, va occuper au cap Hellès la
droite de la ligne franco-anglaise et les trois
bataillons de Koum-Kalé les rejoindront après
avoir comblé leurs vides.
Le général en chef sir Jan Hamilton se décide
dans la nuit à maintenir nos troupes sur la côte
d'Asie, conformément à la suggestion du général
d'Amade, mais son ordre arrive trop tard. Le
rembarquement est commencé et on ne peut plus
l'interrompre. Tout est terminé à 4 heures du
matin et les embarcations du Latouche-T réville,
avec deux enseignes, Le Moaligou et Le Breton,
ont rendu de précieux services.
27 avril. — Nous nous ravitaillons en munitions
au mouillage de Tenedos.
L'amiral Guépratte vient passer l'inspection.
Il s'est fait précéder d'un signal nous remer-
ciant du précieux et dévoué concours que nous
lui avons apporté ; aussi cela augmente-t-il encore
le succès qu'il a tout naturellement parmi les
186 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
équipages grâce à son allure originale depuis long-
temps populaire et au prestige que lui vaut son cou-
rage personnel. L'amiral aborde avec moi le sujet
des récompenses et sur mon insistance qu'il n'en
saurait être de meilleure que de nous conserver,
s'il juge que le bâtiment est réellement apte à lui
rendre des services, je sens que l'émotion le gagne.
« Et comment pourrai -je penser autrement,
mon cher commandant, n'avez-vous pas fait vos
preuves? Vous avez raison et, dans les conditions
où je suis, on n'a pas le droit d'abandonner si
facilement un bâtiment de choix avec un personnel
de choix. Je télégraphie au ministre pour de-
mander qu'il vous laisse à ma disposition. Merci. »
A 6 heures du soir, la J eanne-(T Arc appareille
pour regagner l'escadre de Syrie.
Le 28 et le 29 avril, nous reprîmes notre faction
dans les Dardanelles. Il ne s'agissait plus mainte-
nant que de contrebattre les batteries ennemies
de la côte d'Asie, tirant sur nos troupes au cap
H elles ou dans la baie de Morto. Nous commen-
cions à être rompus à notre métier, mais l'ennemi
paraissait apprendre le sien également. Les batte-
ries, se dissimulant derrière les crêtes, devenaient
à peu près invisibles et impossibles à battre. Les
gerbes se faisaient plus nombreuses autour de
nous, nous encadrant fréquemment et le bruit des
projectiles ennemis éclatant dans l'eau se trans-
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 127
mettait à la coque, produisant un bruit métal-
lique si net que le personnel des fonds avait
constamment l'impression de chocs directs. Cepen-
dant, nous ne fûmes pas touchés.
Les mines dérivantes se firent aussi plus nom-
breuses et il fallut organiser un service de veille
spécial contre ces engins peu agréables à rencon-
trer, pour permettre de les couler ou de les éviter
à temps. Nous avions à bord, heureusement,
comme chef de pièce de 65 millimètres, un canon-
nier nommé Safforès qui était un pointeur mer-
veilleux, il commença par se révéler dans le cou-
lage des mines. Il se faisait quelquefois des
matches entre navires anglais et français lors-
qu'une mine passait entre les deux. Quand Saf-
forès était présent, le résultat n'était pas douteux.
Nous attendions que l'Anglais ait tiré un certain
nombre de coups pour lui permettre de se rendre
compte de la difficulté d'atteindre le but et en
trois coups, quelquefois moins, Safforès touchait
la mine et la coulait.
30 avril. — L'amiral nous transmet à une heure
du matin l'ordre de rallier la côte de Syrie, il
annonce en même temps qu'il viendra passer
l'inspection dans la matinée.
A 10 heures en effet, l'amiral Guépratte monte
à bord, puis, après avoir passé rapidement devant
l'équipage et avoir prononcé quelques paroles
d'adieu, il descend chez moi et me remet l'ori-
128 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
ginal, écrit de sa main, de l'ordre du jour que je
reproduis ci-après :
DIVISION DE COMPLÉMENT
DE L'ARMÉE NAVALE
Amiral.
ORDRE DU JOUR
Au moment où le contre-amiral, commandant la force
navale détachée aux Dardanelles, a le regret de se séparer
du croiseur cuirassé le Latouche-Tréville, après une féconde
et malheureusement trop courte collaboration, l'amiral
tient à offrir au commandant de ce bâtiment l'expres-
sion de sa toute cordiale reconnaissance et il le prie de
bien vouloir être son interprète auprès de son état-major,
petit état-major et équipage.
A ce titre, il ne saurait mieux faire que de lui donner
connaissance des termes dans lesquels il a entretenu le chef
du département et le commandant en chef au sujet du La-
touche-Tréville dans son message journalier du 29 courant :
« ... Le Latouche-Tréville va se ravitailler en charbon
et faire route pour l'Egypte. Par la précision de son tir,
ce bâtiment a rendu à la division et au corps expédition-
naire d'Orient les plus précieux services.
« En battant vivement le cimetière de Koum-Kalé,
le pont du Méandre et les colonnes ennemies, il a puis-
samment contribué au succès de l'opération, à la démora-
lisation de l'ennemi et à la reddition de nombreux prison-
niers ottomans... »
Le présent Ordre du jour sera lu par un officier aux
équipages de la division assemblés, et affiché pendant
huit jours dans les batteries.
Jauréguiberry, Kum-Kalé, le 28, ÏV.16.
Le contre-amiral,
commandant la division de complément,
Simé : GîtApiutte.
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 129
Je demande à l'amiral si c'est bien la réponse
du ministre qu'il a reçue, car le délai me paraît
un peu bref. Il me répond que c'est un télégramme
de Malte, mais si précis et si impératif qu'il ne
peut que me renvoyer malgré le regret qu'il en
éprouve.
Je vois qu'il n'est plus possible d'insister, mais
aucun ordre n'ayant fixé l'heure de mon appareil-
lage, je décide qu'il aura lieu à la nuit seulement.
La vue est trop belle de ces côtes ingrates et
dénudées, où tant des nôtres sont déjà tombés
pour la France, pour que nous n'en emplissions
pas nos yeux tout le jour avant de les quitter
définitivement.
30 avril, à 13 h. 35 (signal à bras).
Jaurêguiberry à Lalouche.
Amiral à commandant. — Je reçois télégramme sui-
vant : « Conservez Latouche-Tréville jusqu'à arrivée
Saint-Louis qui a ordre presser réparations. » Charmé de
cette bonne nouvelle, je me félicite de conserver votre
précieuse assistance.
30 avril, 13 h. 45 (à bras).
Commandant à amiral. — Mes respectueux remercie-
ments. Dois-je me préparer à appareiller pour bombarder
In-Tepé?
Cependant la situation de nos troupes devenait
chaque jour plus difficile au cap Hellès. Les ren-
forts attendus de France n'arrivaient pas et
.comme les pertes étaient fort élevées par suite du
grand nombre de troupes turques et de leur mor-
9
130 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
dant, il avait fallu faire monter toutes les réserves
et le personnel de l'arrière sur la ligne de feu.
Le 1er mai, nous avions contrebattu les batte-
ries ennemies en tirant du mouillage. Le service
de la base militaire à terre était assuré par des
marins, ainsi que le transport des blessés et nous
devions fournir 80 hommes, ce qui rendait très
difficile le service des pièces à la mer sous les feux.
Le 2 mai, nous appareillâmes cependant dans
ces conditions pour aller soutenir nos troupes en
faisant un feu de barrage dans le ravin du Kerevés-
Déré qui servait d'abri pour les renforts des
Turcs avant leurs attaques. Nous constatâmes ce
jour-là que l'ennemi avait encore fait des progrès
sérieux dans le tir contre un navire en marche,
car nous fûmes solidement encadrés et arrosés
par la mitraille provenant d'obus, dont aucun,
pourtant ne nous toucha directement.
L'ennemi perfectionnait ses méthodes de tir,
nous prenions l'habitude de l'arrosage ; il y avait
compensation !
Notre médecin, le docteur Plazy, chargé du
service à la plage, en rentrant ce soir-là à bord
pour quelques instants, nous dit que la nuit pré-
cédente avait été particulièrement chaude et que
l'on comptait 1 200 blessés environ.
C'est le 4 mai 1915 que nous reçûmes le bap-
tême du feu. Depuis 5 heures du matin, nous
étions à notre poste habituel pour le bombarde-
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 131
ment du ravin du Kerevés-Déré, lorsqu'un obus,
éclatant sur un hauban du mât avant, tua un
de nos observateurs de mines et blessa l'autre.
C'est ainsi que mourut pour la France le quartier-
maître de timonerie Jaguin, bon marin et brave
garçon, le fils d'un des nôtres, l'officier des équi-
pages Jaguin que nous avions tous connu à
Dakar. La mitraille arrosant la passerelle où se
tenaient à découvert tant de gens, y compris le
commandant, ne fit pas d'autres victimes par le
plus étonnant des hasards. Les matelas de hamacs
qui constituaient un entourage soi-disant de pro-
tection furent perforés de bout en bout par des
éclats d'obus ; ma chambre de veille devint une
écumoire (il faisait heureusement très chaud),
mais personne ne fut atteint.
Ceci nous donna toutefois sérieusement à penser
sur notre méthode d'éviter les projectiles de l'en-
nemi, et sans y renoncer entièrement, je donnai
des ordres pour la compléter... par la mise à l'abri
de tout le personnel qu'il n'était pas absolument
indispensable de conserver dehors.
Je dus résister au vif désir que nous avions de
bombarder la batterie que nous soupçonnions
d'avoir tué Jaguin. Depuis la veille en effet,
j'avais renoncé à contrebattre les batteries, car
nos soutes se vidaient rapidement et aucun trans-
port n'avait de cartouches de 14 centimètres pour
nous ravitailler. Or, la situation était sérieuse et il
fallait avant tout soutenir nos troupes... quitte
132 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
à régler plus tard nos démêlés personnels avec
les batteries.
Dans l'après-midi du même jour, vers 4 heures
du soir, nous vîmes arriver le Trident battant
pavillon de l'amiral Guépratte. L'ennemi l'avait
aperçu et l'arrosait copieusement, mais c'était
une des coquetteries de l'amiral que de ne pas
se cacher et de donner l'exemple du courage le
plus absolu.
C'est un exemple qui a son prix !
Nous bénéficiâmes largement de l'arrosage en
question, car l'amiral monta à notre bord ; il
venait me demander de rester toute la nuit devant
ce Kerevés-Déré dont nous commencions à devenir
des spécialistes et d'y continuer notre bombarde-
ment. La lettre qu'il me fit lire et dans laquelle
le général d'Amade lui demandait ce concours
était singulièrement pessimiste ; je savais la situa-
tion sérieuse, puisque toute la matinée nous avions
dû fournir encore, malgré notre appareillage, une
centaine d'hommes à la base du cap Hellès, mais
je ne la soupçonnais pas critique à ce point.
Le général exposait que nos troupes étaient
éreintées par plusieurs jours et plusieurs nuits de
combats. Une partie des troupes noires épuisées
avaient dû se replier sous l'effort des Turcs et il
avait fallu remettre en ligne toutes les troupes
blanches sans exception. Il fallait à tout prix
essayer d'enrayer l'avance de l'ennemi, qui rece-
vait sans cesse des troupes fraîches de Smyrne
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 133
et de Constantinople, jusqu'à ce que nos propres
renforts soient arrivés ; faute de quoi, le général
envisageait les pires éventualités.
Je remerciai l'amiral de s'être déplacé lui-même
pour mieux me faire comprendre la gravité de la
situation et je l'assurai que nous ferions de notre
mieux.
Les dispositions auxquelles je m'arrêtai furent
les suivantes : je résolus de mouiller à la tombée
de la nuit à un endroit bien repéré me permet-
tant d'éclairer un gros rocher de la falaise qui
formait un bon point à viser et de tirer avec des
hausses connues. Pour pouvoir quitter rapide-
ment le mouillage en cas de danger, je ne pouvais
songer à utiliser nos ancres de bossoir si lourdes
et si lentes à manœuvrer, aussi pris-je le parti
d'employer une ancre plus légère avec un câble
en fil d'acier, bien décidé, si les attaques de l'en-
nemi devenaient trop sérieuses, à mettre en
marche instantanément et à casser mon câble
en laissant l'ancre au fond.
Mais cette ancre si légère allait-elle être suffi-
sante pour tenir le bâtiment à son poste avec le
fort courant qui cherchait à l'entraîner?
Il y eut un moment d'anxiété pendant que
notre câble filait sur le pont mal éclairé et plusieurs
fois sa tension fut si forte que nous craignîmes
de le voir casser. Subitement, il fallut cesser de
filer, car un nœud s'était fait dans le fil d'acier.
Notre anxiété redoubla ; était-ce l'ancre qui allait
134 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
quitter le fond, était-ce le câble qui allait casser?
Ils tinrent bon tous les deux, nous étions à poste !
La nuit s'était faite et les batteries ennemies
n'avaient guère pu nous apercevoir. Le moment
critique était arrivé, mais le danger pour nous était
peu de chose en regard des incidents plus ou
moins graves qui pouvaient nous empêcher de
mener à bien notre mission. Tout le monde avait
bien compris cela, j'en étais certain rien qu'à la
façon dont tous mes ordres s'exécutaient.
Chacun à son poste de combat, je donnai
l'ordre d'allumer les deux projecteurs de l'avant,
le projecteur bas éclairant notre gros rocher et le
projecteur haut pointé plus loin dans la direction
générale du Kerevés-Déré, formant sur le plateau
une barre lumineuse.
Encore un petit moment d'anxiété; le projec-
tile qui nous a frappés le matin a fait des avaries
dans les circuits des projecteurs, la réparation de
fortune faite à la hâte ne. nous donnera-t-elle pas
d'ennuis? Mais je suis vite rassuré, car les deux
projecteurs s'allument.
Nous sommes dans le sens du courant, paral-
lèles à la côte et ce sont les pièces de bâbord qui
vont prendre part au tir. Je donne l'ordre de
commencer le feu, la première salve part aussitôt,
suivie bientôt d'une deuxième.
Attendons la riposte ! Elle ne tarde pas, nous
entendons des sifflements de projectiles, mais sans
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 135
voir les gerbes dans la nuit. Le tir paraît assez
mal réglé.
Nous continuons le feu. Soudain nous sommes
touchés simultanément par plusieurs projectiles.
« Incendie à bord ! » me signale d'en bas le
porte-voix du poste central.
Diable... C'est plus sérieux. Je fais éteindre le
projecteur bas et nous continuons le tir en visant
tant bien que mal sur le rocher encore très faible-
ment éclairé par la lueur du projecteur haut.
Renseignement pris, l'incendie n'a pas de gra-
vité. Le projectile", de petit calibre, en éclatant a
traversé le pont supérieur au-dessus des chambres
de Lescaille et de Portzamparc. Le rondier, ayant
aperçu la fumée, a donné l'alarme et l'équipe
spéciale a eu vite fait d'éteindre le commencement
d'incendie. Les conséquences ne furent sérieuses
que pour mes deux pauvres officiers, car le zèle des
pompiers joint aux ravages du projectile eut pour
résultat de détruire entièrement leurs garde-robes.
D'autres projectiles frappèrent sur les parties
cuirassées, mais c'étaient aussi des projectiles de
petit calibre et ils ne nous firent aucun mal.
Cette attaque heureuse de l'ennemi ne se renou-
vela pas à notre extrême surprise. Le gros projec-
teur de Chanak essaya bien de nous éclairer et il
resta pendant un certain temps braqué sur nous,
mais bien qu'il fût aveuglant, sa portée n'était
évidemment pas suffisante pour que les batteries
136 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
puissent nous distinguer. L'ennemi tira encore
pendant quelque temps sans que nous puissions
voir ses points de chute, puis, fatigué sans doute
de s'attaquer à un ennemi invisible et peut-
être fortement protégé, il cessa complètement
le feu.
Il ne le reprit même pas lorsque j'eus fait ral-
lumer le second projecteur et cette nuit, sur l'issue
de laquelle nous n'avions pas été sans in-
quiétudes, se termina le plus simplement du
monde.
Nous ne cessâmes pas d'éclairer le plateau et de
tirer des salves toutes les cinq minutes, dans la
direction de notre faisceau. Ces salves compre-
naient alternativement deux coups de 14 centi-
mètres et trois coups de 65 millimètres. J'ai déjà
dit la pénurie extrême de munitions de combat
dans laquelle nous nous trouvions et je me résolus
à épuiser un stock de munitions d'exercice que
j'avais encore en soute. Je composai donc les
salves de 14 centimètres d'un obus chargé en
mélinite et d'un obus d'exercice lesté de sable.
Les salves de 65 millimètres comprenaient deux
obus d'exercice pour un obus de combat. Dès les
premières salves, je pus me rendre compte que
l'effet produit était excellent ; les projectiles d'exer-
cice ricochant sur le sol desséché soulevaient une
succession de gerbes énormes de poussière qui,
éclairées par le projecteur, amplifiaient sensible-
ment l'effet moral des salves. Pas plus que le
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 137
projecteur de Chanak, le nôtre n'était capable
de déceler hors de sa faible portée la présence
des troupes turques qui auraient voulu traverser
son barrage lumineux, mais l'impression produite
par ce bombardement périodique et cet éclai-
rage ininterrompu durent avoir leur effet, car les
troupes turques n'attaquèrent pas cette nuit-là,
pendant laquelle les nôtres purent prendre un
repos relatif.
Notre dispositif de mouillage tint jusqu'à une
heure du matin. A ce moment, nous chassâmes
et je dus mettre les machines en avant pour
regagner notre poste et mouiller à nouveau ; cette
fois nous tînmes jusqu'à 4 heures du matin.
L'ancre ayant alors chassé de nouveau et comme
le jour ne pouvait tarder, je la fis relever et
nous restâmes à notre poste en manœuvrant
les machines.
Lorsque, à 5 heures du matin, je reçus de l'amiral
l'ordre de sortir des Détroits, il y avait vingt-
quatre heures exactement que nous étions au poste
de combat et nous avions tiré plus de 400 coups
de canon. Tout le monde était fatigué mais chacun
avait le sentiment d'avoir fait cette fois une
« bonne besogne ».
Le général d'Amade nous adressa ses remercie-
ments. Ils étaient mérités.
J'y veux joindre ici l'appréciation de l'amiral
Guépratte dans une note dont j'ai supprimé
quelques phrases trop personnelles :
138 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
DIVISION DE COMPLÉMENT
DE L'ARMÉE NAVALE
Amiral.
... Le 4 mai au matin, les troupes françaises étaient épui-
sées par quatre jours et quatre nuits de luttes incessantes.
... Le général me demandait de barrer la route aux
colonnes d'assaut ennemies tentant d'escalader les pentes
occidentales du ravin de Kerevés-Déré. Ce rôle échut au
Latouche-Tréville et ce fut une bonne fortune pour tous,
car faire aussi bien eût été difficile ; faire mieux, impos-
sible.
... Et quelle allégresse profonde lorsque, dès le lende-
main 5 mai, à midi, nos soldats, jetant un coup d'œil
anxieux sur le large, virent apparaître et grossir à l'horizon
les diverses unités du convoi, amenant à toute vapeur
au cap Hellès la belle division Bailloud.
... Il n'est donc que trop juste de dire que, dans la journée
du 4 au 5 mai 1915, le Latouche-Tréville a sauvé le corps
expéditionnaire d'Orient et a bien mérité de l'armée
navale et de la France.
Sujjren, le 14 juillet 1915.
Le contre-amiral commandant la 2e division
de l'escadre des Dardanelles,
Si°né : Guépbatte.
Le 9 mai, nous eûmes encore une journée très
dure. J'en retrouve trace dans les notes de mon
secrétaire, le quartier-maître fourrier Brun, un
brave et excellent garçon que j'avais promu aux
hautes fonctions d'historiographe du combat. Ces
AUX DARDANELLES/ET DANS L'ARCHIPEL 139
fonctions, plus modestes que leur titre, consis-
taient pour Brun à noter tous les incidents dont
il était témoin et il ne manquait jamais de relever
en particulier avec soin les gerbes des projectiles
tombant à moins de 100 mètres du bord. Les
progrès de l'ennemi continuaient et ces gerbes
étaient devenues si nombreuses que notre histo-
riographe méprisait les petits projectiles pour
n'enregistrer que les gerbes des gros obus qui
tombaient parfois si près et soulevaient de telles
quantités d'eau que je me souviens d'avoir été
douché dans le blockhaus par une eau noirâtre
et empestée à la suite de l'explosion à proximité
immédiate de notre avant d'un obus de gros
calibre. La coque ne fut pas touchée mais la pres-
sion transmise dans l'eau par l'éclatement fut telle
que les tôles de l'éperon, à bâbord et à tribord,
furent très légèrement renfoncées vers l'intérieur.
Ce jour-là, 9 mai, les notes de Brun disent que
nous vîmes tomber près du bord vingt-quatre pro-
jectiles de gros calibre. L'un d'eux éclata à bâbord
milieu, si près de la coque que le bâtiment fut
tout entier violemment ébranlé. Des outils pendus
aux cloisons de l'atelier des machines furent dé-
crochés, une glace dans un poste cassée ; les vibra-
tions de la poutre constituée par le navire dans son
sens longitudinal se firent même sentir si loin
qu'une grande boîte en fonte renfermant une
vanne et fixée sur la coque à tribord, c'est-à-dire
du bord opposé à l'explosion et à plus de 30 mètres
HO SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
de distance, fut brisée net. Secoués fortement dans
le blockhaus, nous ne doutâmes pas un instant
d'avoir cette fois une avarie sérieuse et Thouroude
reçut l'ordre au poste central de prendre immé-
diatement ses dispositions pour combattre la voie
d'eau. Il était déjà sur les lieux mais... rien ne se
produisit. Et il fut toujours impossible de décou-
vrir sur la coque la moindre trace de l'éclatement
de ce projectile.
C'est ainsi que, peu à peu, nous prîmes mieux
conscience des qualités de résistance de notre
vieux croiseur. Les projectiles utilisés contre nous
par l'ennemi n'avaient pas été spécialement étu-
diés pour le tir contre des bâtiments, et notre
cuirassement, bien que peu épais et insignifiant
pour un combat naval moderne, constituait dans
le cas présent une protection très réelle. Le per-
sonnel des fonds s'entraînait également et les
secousses des projectiles ou le bruit de leurs écla-
tements se répercutant sur la coque n'avaient
plus grand effet sur les nerfs.
On plaisantait les Turcs ; le moral était toujours
excellent !
10 mai 18 h. 25 (signal à bras).
Jauréguiberry à Latouche.
Chef état-major à commandant. — Amiral a reçu télé-
gramme suivant de Paris : « Latouche-Tréville restera
définitivement sous vos ordres. »
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 141
Enfin ! Nous avons notre récompense. Il s'agit
seulement de continuer à la justifier par les ser-
vices rendus.
Et nous en parlons ensemble lorsque j'ai réuni
tous mes officiers pour examiner les conséquences
de notre changement de situation.
« Tenez-vous à mes côtés. Soyez à tout moment,
à bord en particulier, des propagateurs d'énergie,
de courage, de confiance et de joie même. Entre-
tenons soigneusement cet esprit admirable de
cohésion qui décuple la force des équipages pour
profiter de toute celle de notre admirable per-
sonnel.
« Notre bâtiment n'est ni neuf, ni moderne,
mais il peut, en rassemblant les énergies de ceux
qui le montent, rendre d'importants services ; il
vient d'en faire la preuve.
« Croyons aux forces insoupçonnées et à l'in-
fluence sur les événements du groupement de nos
volontés ardentes. Des risques existent, mais à
les courir pour notre pays nous éprouvons tous,
j'en suis sûr, une joie profonde, car comme moi
depuis longtemps vous avez fait, ainsi que tout
officier, que tout Français, le sacrifice complet
de votre vie. Et la tâche, en restant aussi belle,
devient toute simple ; nous n'avons plus rien à
perdre et tout à gagner.
« Mais ayons le ferme espoir, mieux la certitude,
de mener au feu jusqu'au bout notre Latouche-
U2 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
Tréville, encore qu'il ne puisse jamais, bien en-
tendu, être question de peser les risques à courir
au poste d'honneur où nous sommes. »
C'était le 11 mai, je retrouve mes paroles presque
textuelles et je me rappelle aussi l'émotion qui
m'étreignit lorsque je restai seul après avoir laissé
partir successivement, allant chacun à leur be-
sogne, tous les jeunes officiers si braves et si pleins
de cœur dont je sentais être le guide et le récon-
fort, mais sur lesquels j'avais la joie de pouvoir
m'appuyer avec la plus absolue confiance. Beau-
coup à coup sûr, dans notre Marine, les égalaient
par le courage ou les surpassaient par les qualités
techniques, mais ceux-là étaient les miens, ils
avaient fait leurs preuves et je savais qu'ils étaient
capables de tous les sacrifices !
10 mai, 19 h. 20 (par T. S. F.).
C. V. D. à Courbet.
Commandant Corte-II télégraphie ce qui suit : sous-
marin vu est certainement allemand. Type très grand
gros canon. Il s'est dérobé en venant en travers et en
plongeant. Kiosque a disparu à 7 000 mètres et périscope
à 5 000 mètres. Artillerie impuissante.
Ainsi, les sous-marins allemands ont commencé
à circuler en Méditerranée. Voici qui va peut-être
compliquer la question, s'ils viennent de nos côtés.
Ils y vinrent et le premier fut signalé par le
Jauréguiberry.
AUX
DARDANELLES ET DANS L'ARCfflPEL ik\
23 mai, 10 h. 30 (T. S. F.)-
Jauréguiberry à Patrie.
Anercu nettement périscope sous-marin avec sillage
à 4 rniHes sud-ouest" entrée Dardanelles. Ai prévenu
Henri-lV.
Il n'y avait aucun doute et pourtant, chez
quelques-uns, il y eut du scepticisme. Il est si
facile de confondre le sillage d'un poisson avec
un périscope !
Nos alliés mirent à la mer les filets de protec-
tion sur leurs cuirassés. Nous n'avions pas de
filets et nos bâtiments se protégèrent par leur
vitesse et des routes en zigzag.
Le 25 mai, tous les doutes furent dissipés et
le départage fait entre les deux méthodes de
protection, car le cuirassé anglais Triamph, ayant
ses filets en place, fut torpillé et coulé par un
sous-marin à l'ouest de la presqu'île de Gallipoh.
Ce n'est pas médire, je crois, de nos alliés que
de dire au'ils sont tenaces et qu'ils aiment à être
convaincus des défauts d'une méthode avant
d'en changer.
Aussi, le 27 mai, à 6 heures du matin, le cui-
rassé anglais Majestic était-il coulé au mouil-
lage dans le sud du cap Hellès. Lé sous-marin,
négligeant les nombreux transports mouillés a
144 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
droite et à gauche du Majestic, avait défilé à
contre-bord, comme à la parade, et lancé dans
d'excellentes conditions ses torpilles qui avaient
traversé les filets et frappé en plein dans la
coque du Majestic.
Les filets eurent un autre inconvénient plus
terrible, car, le navire ayant chaviré sur bâbord,
les filets de tribord, décrivant dans les airs un
large cercle, s'abattirent comme un gigantesque
épervier sur les hommes qui nageaient pour se
sauver et firent un grand nombre de victimes.
Cependant, la force navale française des Darda-
nelles avait été augmentée d'une nouvelle divi-
sion cuirassée et l'escadre ainsi constituée se trou-
vait placée depuis le 21 mai sous le commande-
ment du vice-amiral Nicol. Le vaillant amiral
Guépratte conservait le commandement de sa
division qui formait maintenant la 2e division de
l'escadre des Dardanelles. Le cuirassé Patrie por-
tait le pavillon du vice-amiral.
Dans notre corps expéditionnaire, un grand
changement s'était produit également. Le général
d'Amade avait été remplacé par le général Gou-
raud et on fondait de grands espoirs sur ce chef
si brave et si aimé du soldat.
Le général Gouraud ne fut pas long à se rendre
compte combien la tâche qui lui avait été confiée
était ardue, et de la difficulté des offensives dans un
terrain aussi accidenté et en présence d'un ennemi
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 145
brave, bien entraîné et supérieur en nombre. Par
surcroît, à ce moment même, la présence des
sous-marins lui enlevait le soutien de l'artillerie
de tous ces cuirassés qui venaient de rallier les
Dardanelles.
C'est le 4 juin 1915 que le général Gouraud crut
pouvoir pousser une première offensive sérieuse,
en liaison avec les troupes anglaises qui formaient
l'aile gauche. En France, le Parlement, incom-
plètement renseigné sur la situation, attendait
avec impatience cette offensive et personne ne
doutait du succès et de l'étendue de ses consé-
quences. Le général Gouraud était moins con-
fiant à coup sûr mais il avait vu toutes ses troupes
et savait leur courage ; il avait en outre étudié
avec soin tous les détails de l'offensive et en avait
surveillé lui-même les préparatifs, il en escomptait
donc un résultat favorable.
L'avant-veille, nous étions au mouillage de
Moudros, lorsque l'amiral Nicol me fit appeler
et m'informa que le général Gouraud, lui ayant
demandé le concours d'un bâtiment pour appuyer
l'offensive de ses troupes, il avait décidé de con-
fier cette mission au Latouche-Tréville.
Je remerciai l'amiral de l'honneur qui nous
était fait et je demandai à aller voir le général
pour régler certains détails de notre concours et
obtenir, si possible, une appréciation de notre tir.
Le lendemain matin, je me rendis ainsi en tor-
pilleur au cap H elles et je fus introduit auprès du
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146 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
commandant en chef; je l'avais déjà rencontré
avant la guerre et nous avions des amis com-
muns. Son accueil fut, comme à l'habitude,
simple et bienveillant et je pus lui exposer en
détail la nature et l'étendue des services que nous
étions susceptibles de lui rendre et établir quelques
conventions indispensables pour notre liaison.
Toutefois le général ne put s'engager à me
fournir une observation de notre tir. Ah ! cette
observation, que de fois, je l'ai souhaitée pen-
dant notre séjour aux Dardanelles ! Ai-je assez
jalousé et admiré nos alliés lorsque je voyais
dans les plaines et sur les coteaux dénudés de la
presqu'île de Gallipoli les obus des grosses pièces
des cuirassés anglais tombant sans discontinuer
en soulevant des nuages de poussière gigantesques
et que je sentais cette puissance, bien disciplinée
par une observation rigoureuse des points de
chiite, en train de désorganiser les batteries de
l'ennemi si soigneusement dissimulées pour moi.
Hélas ! les Français n'étaient pas les seuls aux
prises avec bien des difficultés et ma jalousie
ainsi que mon admiration diminuèrent beau-
coup lorsque j'eus acquis la certitude qu'un
grand nombre de ces énormes projectiles étaient
tirées pratiquement... au hasard dans la cam-
pagne !
Enfin, puisque l'observation nous manquer?
demain, nous ferons de notre mieux pour qu<
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 147
l'effet moral vienne compenser, le cas échéant,
l'insuffisance de l'effet matériel.
4 juin. ~ Nous avons quitté Moudros à 5 heures
du matin. Il a été convenu avec le général Gouraud
que nous canonnerons vigoureusement à 11 heures
et demie précises les ouvrages du Rognon et le
ravin du Kerevés-Déré. Ce sont là des endroits
qui nous sont familiers !
Nous marchons à bonne vitesse, tout en faisant
des routes en zigzag. Notre mât de flèche arrière
a été calé et nous devons avoir, à grande dis-
tance, avec notre coque plutôt basse, une vague
silhouette de destroyer.
11 heures (par T. S. F.).
Sous-marin au sud du cap Hellès.
Nous entrons dans les Détroits, laissant là le
torpilleur Chasseur qui nous a accompagné, avec
l'ordre de croiser en travers de l'entrée pour gêner
les sous-marins. Nous allons reconnaître un bon
poste pour le bombardement et prendre les ali-
gnements qui nous permettront dans un instant
de le retrouver ; puis nous faisons un grand tour
sur nous-même.
Il y a déjà quelque temps que nous ne sommes
pas venus ici et les batteries ennemies paraissent
nous ménager aujourd'hui.
Le moment approche.
148 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
11 h. 28. — Nous sommes revenus prendre
notre poste à grande vitesse et nous nous y
maintenons en marchant à allure réduite contre
un très fort courant.
11 h. 30. — A l'heure précise, le feu se déclenche
en salves de toutes nos pièces battantes. Les autres
sont prêtes à riposter aux attaques des batteries
ennemies qui ne vont guère tarder. Les canons de
65 millimètres font la veille contre les sous-marins.
Tout marche à merveille et notre contribution
à la préparation de l'attaque ne doit pas être
négligeable. L'heure du déclenchement de l'offen-
sive générale de nos troupes est midi et nous leur
devons au préalable un quart d'heure de bom-
bardement.
11 h. 35. — Mon attention est tout entière
dirigée sur le ravin du Kerevés-Déré ; un timonier
qui vient d'en bas me glisse un papier dans la
main. J'y jette un coup d'œil et je lis :
T. S. F., 11 h. 20.
Un sous-marin dans les Détroits.
Est-ce le même? Si oui, il remonte vers nous
depuis un quart d'heure, mais le courant est fort
et il ne peut être encore très près.
Je mets le papier dans ma poche. Inutile de
troubler personne car chacun doit être attentif
à son rôle et l'heure n'est pas encore venue de
nous en aller.
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 149
Brun, l'historiographe, me regarde et je sens
qu'il ne voudrait pas que j'oublie le papier dans
ma poche s'il s'agit de quelque incident qui vaille
la peine d'être enregistré.
11 h. 50. — Nous avons fourni notre quart
d'heure de bombardement et même cinq minutes
de supplément. Notre rôle a été bien rempli et
il est terminé pour le moment. Ne tentons pas
davantage le sous-marin et filons !...
Et à bonne allure nous repartons en abattant
sur la droite pour éviter le plus possible le tir des
batteries qui commence à être gênant. Nous repre-
nons les zigzags.
Et la manœuvre recommence. Après quelques
moments de navigation, nous regagnons notre
poste à grande vitesse et nous arrosons l'ennemi
pendant un quart d'heure environ, puis nous
filons. Et ainsi de suite.
12 h. 10, par T. S. F.
Cornwallis à Latouche.
Aérostat signale sous-marin dans Détroits. Une bouée
a souvent été prise pour un sous-marin.
12 h. 30, par T. S. F.
Général Gouraud à général Hamilton.
Sous-marin signalé au sud du cap Hellès à 11 heures
est remonté dans les Détroits.
Est-ce une bouée ou un sous-marin? Supposons
le pire et continuons notre tactique, qui ne réduit
450 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
en rien le concours que nous pouvons apporter
à nos troupes, car si nous tirions sans discontinuer
nos soutes seraient rapidement vides, et qui a
l'avantage de laisser à un sous-marin bien peu
de chances de pouvoir se placer en position de
lancement, avec un courant aussi violent, pendant
notre quart d'heure de stationnement.
Par contre, ce quart d'heure est suffisant pour
permettre aux batteries de nous arroser copieu-
sement et le carnet de l'historiographe se remplit
rapidement. Mais personne ne pourrait songer
à se plaindre en voyant les gerbes qui environnent
aussi nos camarades, les deux torpilleurs Trident
et Sape et les deux chalutiers Camargue et
Râteau lesquels, presque à toucher terre en face
du ravin du Kerevés, font de leur mieux avec
les moyens réduits dont ils disposent pour inter-
dire à l'ennemi le passage sur la plage et à l'orifice
du ravin. Ah ! les braves petits bateaux !
D'ailleurs, ne nous plaignons pas trop de l'arro-
sage ennemi. Nous savons, par expérience, le
bruit et le choc que produisent sur une coque les
projectiles éclatant dans l'eau à proximité et ces
gerbes qui nous entourent constituent pour nous
une véritable protection contre les torpilles. L'effet
moral des projectiles ennemis sur le personnel
enfermé dans la coque d'un sous-marin cherchant
à se rapprocher de nous serait tel en effet qu'il
n'oserait, je crois, venir à distance de lance-
ment.
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 151
Mais il est écrit que nous allons payer
cette protection, si problématique qu'elle puisse
être.
A 5 h. 30 du soir, nous sommes encadrés par
les coups d'une batterie de 21 centimètres et un
obus éclate sur le pont arrière au-dessus du carré ;
une partie des éclats ravage le carré, détruisant
tout, mais sans y allumer d'incendie. Sur le pont,
un chef de pièce de 65 millimètres, le petit Fri-
quet, un gamin de Paris, brave et gai, la joie du
bord, est tué net. Des éclats pénètrent aussi par
l'avant dans la tourelle de 19 centimètres arrière,
ricochant, tuant un des servants. Cinq hommes
sont blessés.
La tourelle cesse de fonctionner. Mais le chef
de cette tourelle est un jeune enseigne, Bard ;
il fait lui-même le premier pansement d'un ser-
vant mortellement blessé, l'évacué et envoie les
autres se faire panser en bas. Puis il recherche
les causes de l'arrêt de la tourelle ; c'est un petit
éclat de projectile logé dans les engrenages et
que l'on enlève facilement. Et quelques minutes
se sont à peine écoulées que les blessés sont de
retour, le mort est remplacé et la pièce de 19 cen-
timètres recommence à tirer avec le même calme
qu'à l'exercice.
N'avais-je pas raison de compter pleinement
sur des jeunes gens comme celui-là, qui,, à vingt-
cinq ans, donnaient de telles preuves de leur
sang-froid et de leur commandement?
158 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
18 h. 25, par T. S. F.
Patrie à Latouche.
Prière de ne pas rester plus longtemps que sera demandé
par militaires. Rejoindre Moudros quand terminé.
18 h. 30, par T. S. F.
Latouche à Patrie.
Attaque troupes françaises continue.
Nous avions tiré 380 coups de canon lorsque,
à 7 h. 30 du soir, le général Gouraud nous informa
que le combat était terminé, en nous remerciant
de l'appui efficace que nous lui avions prêté. Le
succès de cette offensive n'avait pas malheureuse-
ment été aussi grand qu'on l'avait espéré et les quel-
ques gains enregistrés avaient été chèrement payés.
L'entrée de nuit à Moudros étant interdite,
c'est au large de Lemnos, étendus côte à côte sous
les pavillons qui leur servaient de linceul, que nos
morts furent veillés.
Le Latouche- T réville eut sa récompense en arri-
vant au mouillage, lorsque l'amiral Nicol me fit
communiquer le télégramme qu'il avait reçu du
général Gouraud :
Vous prie de remercier le Latouche -T réville de l'aide
qu'il nous a apportée aujourd'hui ; sa conduite comme
celle des torpilleurs et chalutiers a été admirée de tous.
Que pouvions-nous souhaiter de plus que les
remerciements si sincères de ce grand soldat?
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 153
Le général, m'écrivait encore quelques jours plus
tard quelqu'un de son entourage immédiat, m'a
répété que le Latouche-Tréville avait été pour lui
une consolation de cette journée un peu décevante.
Oui, nous savions que le spectacle du bon vieux
petit bateau qui travaillait de son mieux, en
manœuvrant sous les projectiles ennemis et au
milieu des gerbes d'eau qui l'entouraient cons-
tamment, avait été un puissant réconfort moral
pour tous ceux de nos soldats qui pouvaient le
contempler du haut de la falaise tout en luttant
contre l'ennemi.
Nous étions bien payés de notre effort !
II
LA CHASSE AUX SOUS-MARINS
Si invraisemblable que cela puisse paraître
actuellement, les croiseurs, à cette époque, furent
employés très activement à rechercher les sous-
marins. Ceux-ci étaient heureusement encore peu
actifs, mal entraînés et aussi fort peu nombreux
dans le bassin oriental de la Méditerranée, sauf
dans les parages des Dardanelles. Le Latouche-
Tréville fut bien entendu au premier rang des
bâtiments employés à la chasse.
Le 14 mai, nous fûmes détachés des Dardanelles
pour aller explorer la côte de Caramanie, suivant
les instructions de l'amiral sir John de Robeck,
commandant en chef les forces navales alliées, qui
avait été informé que des centres de ravitaille-
ment pour sous-marins existaient dans les nom-
breuses baies peu connues de cette côte.
Notre tournée dura trois jours. Nous fîmes là
un voyage d'exploration des plus intéressants
mais sans rien découvrir. A coup sûr, un grand
nombre d'anses profondes et bien abritées étaient
susceptibles de recevoir des sous-marins, mais
154
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 155
nous ne trouvâmes aucun entrepôt de pétrole ou
d'approvisionnements, et la difficulté des commu-
nications avec l'intérieur dans des endroits comme
Kakawa ou Port-Tristomos y rendait bien probléma-
tique l'établissement de centres de ravitaillement.
Cependant à Port-Tristomos, notre compagnie
de débarquement fut reçue à coups de fusil et
bien m'en prit d'avoir été assez avisé pour venir
mouiller juste à l'entrée de la baie, inaccessible
pour nous, donnant accès au village. Les arme-
ments des pièces étaient à leurs postes et quelques
salves d'artillerie eurent vite fait de rendre silen-
cieux les soldats ennemis qui, embusqués dans la
montagne surplombant le village désert, cher-
chaient à atteindre nos hommes.
Avant de rallier les Dardanelles, je passai par
la baie de Makry afin de revoir la petite anse de
Sarsalah qui, avant la guerre, nous avait fourni
un si bon mouillage pour notre visite aux pro-
priétés du khédive à Dalaman. Elle était silen-
cieuse et déserte, mais l'appontement, les magasins,
la belle citerne tout cela représentait un ensemble
d'établissements si propres à être utilisés par les
sous-marins et si accessibles par la route que nous
avions parcourue à cheval dix mois plus tôt et qui
devait être tout à fait terminée, que je n'hésitai pas
à consacrer quelques obus à la mise hors de service
des installations les plus essentielles. Ce fut vite
fait ; nous avions acquis quelque pratique depuis
l'époque déjà lointaine de l'appontement de Gaza !
*56 SOUVEINMRS D'UN VIEUX CROISEIR
J'ai pensé souvent depuis à la belle cible que
nous offrîmes plus d'une fois aux sous-marins
pendant cette randonnée et d'autres qui suivirent.
A la mer, j'avais pris l'habitude de zigzaguer
constamment, le jour au moins, bien avant que
la chose n'ait été rendue réglementaire ; mais à
l'entrée des rades ou dans les rades elles-mêmes,
que de fois nous nous sommes exposés. Ceci pour-
tant paraissait alors aussi normal à ceux qui
l'avaient ordonné qu'à ceux qui l'exécutaient et, je
le répète, le danger ne fut jamais très grand, car les
sous-marins étaient ailleurs que dans ces endroits
déserts où ils n'avaient aucun gibier à chasser.
Le commandant de l'escadre de Syrie, le vice-
amiral Dartige du Fournet, circulait lui-même à
cette époque, étendant un peu son domaine, car
je le croisai dans les parages de Castelorizo. Il
avait mis son pavillon sur la J eanne-fî Arc et je
profitai de la circonstance pour me rendre en
pleine mer à bord du croiseur et aller m'entretenir
quelques instants avec mon ancien chef.
Le 21 mai, nous étions depuis quelque temps
déjà à notre poste de combat dans les Dardanelles,
lorsque le télégramme suivant nous parvint :
12 h. 05, par T. S. F.
Sufjren à Latouche.
Veuillez vous rendre urgence à Athènes. Vous vous
mettrez immédiatement en relations avec ministres de
France et Angleterre au sujet de sous-marins ennemis
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 157
signalés dans golfe Athènes. Sitôt renseigné tant sur eux
que sur leurs bases, dépôts de pétrole, vous agirez au
mieux des intérêts supérieurs du pays. Je compte sur
vous. ^
Chaque mission, quelle qu'elle fût, intéressait
tout le monde à bord. L'imprévu nous attirait
et comme nous avions pris quelque habitude des
changements, le lecteur peut s'en douter, nous
étions toujours prêts à partir pour toute destina-
tion. Pour cette fois, le but était proche et, après
avoir quitté les Détroits à 2 heures du soir le
21 mai, nous mouillions le 22 à 6 heures du matin
sur rade de Phalère. Peu de temps après, j'étais
à terre en costume civil et je prenais le train à
destination d'Athènes.
«
J'éprouve une drôle de sensation dans les rues
de la capitale grecque à me trouver au milieu
de cette foule gaie, insouciante, si éloignée de la
guerre et de la vie que j'ai menée depuis des mois.
Ma démarche d'ailleurs se ressent du séjour pro-
longé à bord ; elle manque d'assurance. Et l'im-
pression est bien plus violente encore lorsque,
en attendant que notre Ministre puisse me rece-
voir et en faisant les cent pas sur le trottoir, je
tombe dans un petit marché aux fleurs. Il est déjà
plus de 8 heures du matin et un soleil magnifique
et chaud éclaire les roses et les œillets qui sont là
à profusion, accentuant leurs couleurs et déve-
loppant leurs parfums. Des femmes, des jeunes
158 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
filles, en costumes d'été légers et transparents,
passent au milieu des fleurs, en marchandent
les gerbes et ajoutent par leur grâce au charme
de ce spectacle, banal pour tous, stupéfiant pour
moi seul.
Comment, il existe encore des pays de soleil
aussi splendides, des femmes et des fleurs !... La
guerre que nous menons depuis des mois est-elle
vraiment une réalité?
Et je sens mes jambes qui se dérobent presque
sous moi en respirant le parfum fort et exquis
de ce petit coin d'Athènes.
Je conférai avec M. Deville et avec sir Francis
Elliot. Ce dernier tenait d'une personne dont il
ne mettait pas en doute la bonne foi que « cinq
sous-marins allemands étaient dans la baie
d'Athènes à l'abri de Salamine, se cachant le
jour et venant la nuit en surface pour leurs tra-
vaux et leur ravitaillement ».
Je n'avais pas encore à cette époque la notion
exacte de la surexcitation que pouvait provoquer
la question des sous-marins dans les cerveaux
des habitants de l'Archipel, mais le renseignement
ma parut légèrement empreint d'exagération. En
divisant par cinq pour le rendre plus vraisem-
blable, il nous restait cependant encore un sous-
marin que nous cherchâmes en conscience pen-
dant toute la nuit dans le golfe d'Athènes. Ce fut
en vain d'ailleurs.
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 459
Le 27 mai, le croiseur cuirassé Dupleix ralliait le
mouillage de Moudros où nous nous trouvions. Il
venait de Boudroum et il y avait eu une surprise
malheureuse. Des embarcations, envoyées dans
le petit port intérieur pour visiter les navires
et les établissements à terre suspects de donner
assistance aux sous-marins, avaient été accueil-
lies à coups de fusil par l'ennemi malgré les con-
séquences graves qui pouvaient résulter pour la
ville de cet acte d'hostilité. Deux officiers et plu-
sieurs marins du Dupleix avaient été tués et une
vingtaine étaient prisonniers.
Nous reçûmes de l'amiral l'ordre de nous rendre
immédiatement à Boudroum pour y compléter les
opérations du Dupleix.
Le 28 au point du jour, nous appareillions et il
faisait déjà nuit lorsque nous mouillâmes à Kos.
Je pus voir néanmoins le capitaine italien gou-
verneur de l'île et recueillir de lui un certain
nombre de renseignements; c'est ainsi que j'ap-
pris que la ville avait été bombardée le jour même
par deux croiseurs anglais. Cette mesure intem-
pestive coupait court à mes projets d'entrer en
relations avec le caïmacan Mehemed Faik, homme
très courtois, qui m'avait fait visiter la forteresse
et les prisons de Boudroum en juillet 1914, et de
lui poser un ultimatum pour la restitution des
prisonniers.
Il ne me restait plus qu'à m'assurer de la
besogne faite par nos alliés et le lendemain 29,
160 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
après avoir quitté Kos à 4 heures du matin,
j'étais à 5 heures et demie devant les murs de
la forteresse, dont je connaissais l'épaisseur. On
voyait qu'ils avaient fort bien supporté les égra-
tignures des obus français et anglais et je n'eus
aucune envie de vider mes soutes contre ces pierres.
La destruction des navires dans le petit port
était presque entière et il ne me fallut qu'un
bien petit nombre de projectiles pour la para-
chever. Il ne pouvait être question après cela
d'autres représailles contre la ville, car je n'avais
aucune envie d'adopter les procédés boches, bien
que la fusillade de nos embarcations ait eu toutes
les allures d'un guet-apens.
Il eût été dangereux de prolonger notre station
devant le port si les sous-marins le considéraient
réellement comme un centre de ravitaillement,
car il pouvait s'en trouver dans les parages et,
à 7 heures du matin, nous repartîmes pour Mou-
dros à vitesse réduite.
J'allai voir, dès mon retour, mon camarade de
Saint-Seine, commandant le Dupleix, qui avait
reçu une balle dans le bras et qui s'était conduit
très courageusement pendant cette affaire. Il était
victime de la malechance et d'un peu de manque
d'expérience de la guerre sur cette côte où il
allait pour la première fois. Il perdit son comman-
dement dans cette histoire.
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 461
Il n'y a que les officiers n'ayant jamais rien
fait qui n'ont pas couru de risques. On n'apprend,
il est vrai, la guerre qu'en la faisant, mais si la
pratique et l'expérience vous enseignent beau-
coup de choses et apprennent à un commandant
à réduire les chances de pertes ou d'accidents tout
en augmentant son offensivité, il ne s'ensuit pas
moins qu'une vigilance de tous les instants ne
suffit pas toujours pour vous garantir contre le
danger.
Je ne tire pour ma part aucune vanité d'avoir
eu peu de pertes et pas d'accidents pendant la
durée d'un commandement plutôt actif, car je
confesse que, si sûr de moi que je me sois senti dans
maintes circonstances graves, il est bien rare que
l'expérience acquise postérieurement à ces cir-
constances ne m'ait pas démontré que je devais
attribuer malgré tout, et pour une part plus ou
moins grande, à ma chance de m'en être tiré
indemne.
Soyons donc modestes en toutes circonstances
et indulgents pour ceux qui sont à la peine
lorsque le succès ne couronne pas pleinement leurs
efforts. Honneur au courage malheureux ! Dans
la Marine plus que partout ailleurs nous pouvons,
je crois, réclamer le bénéfice de cet adage.
Il y avait alors dans l'escadre des Dardanelles
deux croiseurs cuirassés de même type : le Dupleix
et le Kléber. Le Kléber n'eut pas de chance non
plus, car, à la même époque, en passant devant
il
162 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
Scala-Nova sur la côte d'Asie Mineure, une inat-
tention de l'officier de quart le fit échouer assez
près de la côte pour que l'ennemi pût se rendre
compte de la situation critique du bâtiment et
amener en hâte des batteries de campagne pour
le bombarder.
Grâce à la ténacité du commandant Du Couëdic,
le Kléber put se déséchouer après avoir couru de
grands risques.
Du Couëdic perdit aussi son commandement
dans cette affaire. C'était normal, mais il ne fit
que grandir pourtant dans l'estime de ses cama-
rades de l'escadre des Dardanelles.
Dans le courant de juin, je fus détaché pour
une courte croisière dans les Cyclades et nous
pûmes prendre quelques jours de repos dans le
charmant petit port de Syra. Il y faisait bien
chaud, dans la journée, mais quels délicieux
dîners nous faisions le soir, mes officiers et moi,
dans ce petit restaurant grec du quai, alors que
grouillait autour de nous cette foule pittoresque
de pêcheurs et de marins de toutes sortes et que
les embarcations, les voiliers ou les petits vapeurs
arrivaient et repartaient sans cesse.
La fraîcheur venait et, après avoir pris le mastic
traditionnel, nous mangions des tas de choses
exquises que Moudros ne produisait guère : des
concombres et des tomates, du poisson sortant
de l'eau, des melons délicieusement sucrés, du
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 163
yaourt, des figues fraîches, le tout arrosé d'un
petit vin blanc glacé qui renfermait tous les par-
fums de l'Attique.
J'avais été chargé de mettre un peu d'ordre
dans la croisière contre les sous-marins que nous
venions d'organiser dans ces parages avec quelques
chalutiers et c'est à ce moment que je me fis une
notion plus exacte de l'imagination des informa-
teurs ; il est vrai de dire, à leur décharge, qu'on
avait promis des primes fort importantes pour les
renseignements conduisant à la destruction de
l'ennemi. Dans ces îles de l'Archipel où tout le
monde est marin et où l'habitant est d'une so-
briété sans exemple, les déplacements ne coûtent
pas cher ; aussi combien d'insulaires firent des
voyages considérables pour apporter au com-
mandant en chef des renseignements puisés uni-
quement dans leur esprit inventif et parfois d'une
puérilité admirable. Et lorsque la prime entrevue
se réduisait à une somme insignifiante, cet argent,
destiné à ne pas décourager les bonnes volontés,
faisait la boule de neige dans la bouche de l'infor-
mateur rentré chez lui et en cascade dans les
oreilles de ses auditeurs. A peu de frais, les Alliés
conquéraient ainsi une réputation de générosité
et aussi de naïveté qui n'étaient méritées ni
l'une ni l'autre, mais qui entretenaient la pro-
duction incessante et le transport des fausses
nouvelles.
464 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
J'eus personnellement bien des preuves de cette
imagination pendant que je me trouvais ainsi
dans les Cyclades.
Je fus obligé un jour d'acheter tout le tabac
d'un contrebandier qui se faisait fort de nous faire
trouver un sous-marin dans les parages du Dodé-
canèse. Le tabac, vendu soi-disant à prix coû-
tant, n'était pas cher, mais il était fort médiocre
et la coopérative n'en tira qu'un modeste profit.
Ceci se passait dans l'île Mykoni, à peu de distance
de Syra, et, suivant les indications du contreban-
dier, je l'envoyai aux abords d'une des îles du
Dodécanèse sur un de mes chalutiers, lequel
croisa là vainement pendant une semaine. Le
contrebandier abandonna alors la partie et de-
manda à être débarqué dans l'île la plus proche.
Je me suis toujours demandé s'il avait trouvé
ce procédé pour éviter la police grecque avec
laquelle il avait eu de fâcheux démêlés ou s'il ne
voulait pas tout simplement renouveler sa pro-
vision de contrebande !
Il m'avait d'ailleurs été garanti comme animé
de sentiments extrêmement francophiles !...
Une autre fois, j'étais mouillé pour la nuit,
devant cette même île de Mykoni, lorsqu'on vint,
assez tard dans la soirée, me prévenir qu'un second
contrebandier (il y en a tellement dans l'Archipel !)
se faisait fort de me montrer un poste de ravitail-
lement pour sous-marins, établi sous la mer. On
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 165
parlait assez souvent depuis quelque temps de
ce procédé de ravitaillement; il m'avait toujours
laissé rêveur, mais je résolus de profiter de l'occa-
sion pour éclaircir cette question si l'homme con-
sentait à venir en personne nous montrer l'en-
droit. Il possédait une embarcation et il accepta
à condition d'être remorqué sur une partie du
parcours ; il m'indiqua lui-même le point approxi-
matif où il voulait se rendre sur la côte de l'île
Nio, à une trentaine de milles plus au sud.
Tout fut convenu et le montant de la prime fixé ;
puis, , dans la nuit, nous installâmes dans son
embarcation un petit canon, une mitrailleuse, un
équipement complet de scaphandrier et, au point
du jour, le Latouche-Tréville lui-même remorqua
l'embarcation avec tout son matériel, le contre-
bandier, un enseigne de vaisseau, un officier mé-
canicien et une dizaine de marins du bord ; c'était
une véritable expédition.
Assez loin du point à explorer, nous lâchâmes
la remorque et l'embarcation partit vent arrière,
à bonne allure grâce à la brise qui venait de se
lever ; un sous-marin pouvait être dans ces pa-
rages et il s'agissait dans ce cas de le surprendre.
Nous fîmes demi-tour et remontâmes vers Mykoni
pour ne pas lui donner l'éveil.
Vers 5 heures du soir, nous nous trouvions de
nouveau dans les parages indiqués, mais rien
n'était en vue. Nous continuâmes dans le sud et,
à la chute du jour, nous aperçûmes enfin une voile
166 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
à grande distance ; l'ayant chassée, nous recon-
nûmes presque aussitôt notre embarcation, que
nous pûmes rejoindre avant qu'il ne fît complète-
ment nuit. Les officiers étaient très excités ; les
recherches avaient été longues, mais l'énorme cha-
land qu'ils avaient découvert, hermétiquement
clos et posé à plat sur le fond dans un endroit
désert et abrité, leur avait paru très suspect. Il
n'y avait guère de doute, c'était bien un poste
de ravitaillement de sous-marins.
Moins prompt à m'enflammer, je posai quelques
questions et je ne fus pas convaincu, mais fina-
lement je déclarai, à leur grande satisfaction,
que nous ne partirions pas sans en avoir le cœur
net. Et, par une nuit complètement noire, nous
fimes route sur la côte de l'île toute proche et
nous réussîmes à nous glisser dans une petite
crique où nous avions à peine la place d'éviter
mais où nous ne courions aucun risque. Le lende-
main, à l'aube, pour profiter de la période de calme
qui ne dure que quelques heures, le matin en été
sur ces côtes, nos scaphandriers étaient déjà à la
besogne. J'arrivai moi-même presque aussitôt avec
un canot à vapeur, un plomb de sonde et une
lunette de plongeur ; celle-ci était d'ailleurs bien
inutile car l'eau était transparente au point de
laisser voir admirablement le fond par de grandes
profondeurs. En sondant, je constatai d'abord
que le chaland était sur un fond assez en pente,
puis j'aperçus sur le sable blanc une sorte de ligne
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPKL 1S7
noire qui me fit bien l'effet d'être une aussière
de remorque. En la suivant, nous arrivâmes en
effet à un second chaland plus incliné encore
que le premier, puis enfin à un troisième com-
plètement chaviré.
Il n'y avait, hélas ! plus de doute à avoir et le
contrebandier lui-même dut se résigner à la perte
de sa prime.
J'allais regagner le bord, lorsque j'entendis
pousser des cris ; c'était un homme que nos marins
avaient aperçu à terre paraissant se cacher et
qu'ils étaient allés capturer subrepticement.
L'homme se débattait comme un beau diable en
bredouillant dans un langage incompréhensible
pour les matelots mais qu'ils soupçonnaient fort
d'être de l'allemand !
Je n'eus pas trop de peine à voir qu'il s'agissait
d'un mauvais anglais mélangé de grec et je finis
par comprendre que l'homme était un employé
du consul anglais de Santorin, lequel l'avait mis
là pour surveiller le centre de ravitaillement et
pour le prévenir dès que le sous-marin apparaî-
trait. Ce poste, qu'il occupait très consciencieuse-
ment depuis trois semaines et pour lequel il tou-
chait une allocation de 10 shellings par jour, lui
paraissait très intéressant. Je le fis relâcher bien
entendu, en lui disant que nous avions découvert
des choses extrêmement importantes dont il fal-
lait que son chef fût prévenu de toute urgence
et je lui confiai une lettre pour le consul anglais
168 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
de Santorin, dans laquelle j'engageais ce der-
nier à faire désormais l'économie de sa surveil-
lance.
Aussitôt que possible, j'informai l'Amiral pour
éviter le retour d'une méprise et je finis un peu
plus tard par savoir que les chalands étaient^es
chalands anglais remorqués d'Alexandrie en
Egypte à la fin de l'hiver précédent. Dans un
mauvais temps, la remorque avait cassé et les
chalands étaient partis à la côte. L'un d'eux
s'était crevé sur les roches et rempli d'eau, puis
il avait chaviré et coulé ; les deux autres s'étaient
remplis plus lentement et ceci expliquait que le
dernier n'ait coulé qu'après avoir tendu sa re-
morque et alors qu'il était déjà par de petits fonds
sur le sable de la côte relativement peu inclinée.
Eh bien ! l'affaire n'était pas terminée ! Six
semaines plus tard, j'étais à Mytilène, c'est-à-dire
fort loin de Nio, et j'avais des relations quoti-
diennes très amicales avec le capitaine de vais-
seau Heathcoat Grant, commandant le vieux cui-
rassé anglais Canopus. Un jour, le commandant
Grant me parla très confidentiellement d'une
information des plus intéressantes qu'il venait
de recevoir de source absolument sûre. Il s'agissait
d'un ravitaillement de sous-marins au moyen de
citernes mouillées sous l'eau dans une baie très
abritée de l'Archipel. Il fallait agir et il s'apprêtait
à faire vérifier sans retard cette information.
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 169
Je me rappelai alors la petite baie de Nio.
— Et ce ravitaillement se trouve-t-il loin d'ici?
— Assez loin.
— Ne serait-ce pas quelque part dans les
Cyclades, du côté de l'île de Nio par exem-
ple?
— Comment, vous avez reçu aussi cette infor-
mation? On m'avait assuré que j'étais le seul à la
posséder !
Je racontai alors mon histoire au commandant
Grant et nous en rîmes beaucoup.
Dans l'Archipel, la valeur d'un renseignement
varie sensiblement en raison inverse du carré des
distances.
A la fin de juin, je fus envoyé à Rhodes. Il deve-
nait indispensable d'utiliser les îles du Dodéca-
nèse pour la chasse contre les sous-marins qui
commençaient à circuler nombreux dans l'Ar-
chipel et à torpiller nos transports et j'allai voir
à ce sujet le général Croce, gouverneur du Dodé-
canèse. Nous nous étions connus avant la guerre
et il fut charmant. Nous nous mîmes d'accord
rapidement et je continuai ma mission, allant
notamment reconnaître Port-Laki dans l'île de
Leros, une de mes relâches d'ayant-guerre. Il
s'agissait cette fois de l'utiliser comme centre
de ravitaillement pour notre première escadrille
de chalutiers destinés à la patrouille contre les
sous-marins. Cette charmante rade était bien
4.0 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISUUK
choisie pour abriter nos bâtiments, mais malgré
ma première entrevue avec le général Croce et
nos accords, je dus revenir à Rhodes une dizaine
de jours plus tard pour discuter à nouveau de son
utilisation et en régler les conditions.
Notre entente fut très vite complète comme à
mon premier voyage, mais, moi parti, il y eut
encore quelques petites difficultés.
Nos amis étaient un peu susceptibles sur la
question du Dodécanèse, de possession relative-
ment récente pour eux .et encore incertaine. Aussi,
au début, le plus petit manque de doigté de la
part des commandants qui fréquentaient les îles
était-il facilement l'occasion de malentendus ou
de froissements. Ce fut passager d'ailleurs, car la
durée et la gravité de la guerre ne tardèrent pas
à montrer à tous les Alliés la nécessité de la com-
munauté d'efforts la plus absolue.
Jusqu'au milieu de juillet, nous croisâmes ainsi
très activement dans l'Archipel. Nous étions
arrivés à naviguer de nuit dans toutes ces îles
aussi bien que de jour, tellement leur aspect nous
était devenu familier et nous aimions beaucoup
la navigation de nuit, car chacun à bord nourris-
sait le secret espoir que nous pourrions surprendre
ainsi quelque sous-marin ennemi naviguant en
surface et le couler. Pour cette fois, notre ambi-
tion était trop forte. Notre succès se borna à
n'être jamais attaqués nous-mêmes, mais il n'alla
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 171
jamais jusqu'à la destruction de l'ennemi ni même
jusqu'à sa rencontre.
Cette période d'une navigation très active dans
la saison chaude était fatigante pour tout le per-
sonnel, les chauffeurs et les mécaniciens princi-
palement, car j'ai dit au début de ces pages le
manque d'habitabilité de notre vieux croiseur,
où les espaces étaient insuffisants pour loger
l'équipage de temps de guerre. En outre, tout le
personnel se ressentait d'avoir été sur la brèche
depuis un an sans la moindre défaillance ni le
moindre arrêt.
A part notre petite épidémie de grippe bénigne
au cours de l'hiver précédent, nous n'avions
cependant jamais eu plus de malades que la nor-
male et la santé générale était restée bonne. Mais
nous étions sans doute au point critique, car, le
12 juillet, les exempts de service se firent plus
nombreux et quand nous mouillâmes le 16 sur
rade de Moudros, je jugeai nécessaire de consulter
le médecin en chef, docteur Labadens, et de
mettre l'Amiral au courant de la situation.
Il fut alors décidé de nous faire reposer et c'est
ainsi que, le 19 juillet, le Latouehe-Tréville appa-
reillait pour Mytilène afin de prendre la direction
de la croisière de blocus de la côte d'Asie Mineure ;
l'amiral Nicol, commandant l'escadre des Darda-
nelles, avait pris passage à mon bord pour une
petite tournée d'inspection. A 4 heures de l'après-
472 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
midi, le même jour, nous jetions l'ancre au mouil-
lage de Port-Iero où se trouvait le Bruix que
nous allions remplacer et deux bâtiments anglais,
le Canopus et VEuryalus.
Il nous fallait dès ce moment renoncer à l'es-
poir de participer aux combats, mais la période
en était close pratiquement pour tous les bâti-
ments de guerre, depuis notre journée du 4 juin
dont j'ai fait le récit dans ce chapitre. Les gros
navires ne s'engageaient plus dans les Darda-
nelles sous le feu des forts et, pour effectuer leurs
bombardements, ils s'entouraient d'un luxe indis-
pensable de torpilleurs et de chalutiers que nous
n'avions pas connu.
Bien peu de bâtiments dans notre marine ont
eu, je crois, la chance de pouvoir, comme le
Latouche-T réville, pendant une période de près
de six semaines, lutter contre un ennemi visible,
lui donner des coups et en recevoir en pleine
lumière, avec en outre la satisfaction d'avoir uti-
lement combattu. •
Ce qui ne nous avait pas empêché d'ailleurs
d'avoir notre bonne part des dangers provenant
de « l'ennemi invisible » !
III
LE BLOCUS DE LA CÔTE D'ASIE MINEURE
J'étais bien préparé aux fonctions qui venaient
de m'être confiées, c'est-à-dire la direction d'un
blocus et de la chasse aux sous-marins, dès l'ins-
tant où l'on ne me demandait plus le concours
effectif du Latouche-Tréville. La situation sani-
taire aurait rendu en effet nos appareillages bien
difficiles ; nous avions en arrivant à Mitylène
50 à 60 hommes exempts de service chaque jour
et ce chiffre ne fit que croître pour atteindre 90
vers le milieu d'août, sans compter 25 à 30 exempts
partiels. Le bord était un vaste hôpital que nous
rendîmes aussi confortable que possible en amar-
rant le navire en travers au vent pour que l'air,
balayant les batteries, les aérât et les rendît
moins chaudes, et en installant avec des tentes
un certain nombre de postes de couchage sur le
pont.
La chaleur était très forte, mais le paysage res-
tait cependant plus reposant qu'à Moudros, car
les yeux pouvaient s'arrêter ici sur des collines
boisées et sur une végétation que nous n'avions
173
174 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
pas connue depuis longtemps. Il n'y avait heureu-
sement aucun cas grave de maladie ; nous avions
affaire simplement à un personnel épuisé par un
effort trop prolongé, et qui, soutenu par une
énergie morale sans pareille, n'avait jamais me-
suré sa résistance physique et en avait dépassé
les limites.
Les anciens du bord, ceux qui avaient fait la
campagne de Syrie avant la guerre, officiers,
sous-officiers et matelots, étaient naturellement
les plus fatigués et certains d'entre eux n'arri-
vaient pas à se remettre après la période normale
de traitement de dix à douze jours.
En évitant les zones fiévreuses de l'île, il fut
possible d'envoyer à terre des permissionnaires
et d'organiser quelques promenades, mais je me
trouvai aussitôt aux prises avec une autre diffi-
culté, celle d'éviter à mes hommes le contact des
réfugiés d'Asie Mineure. Il y avait alors, en effet,
à Mitylène, des milliers de Grecs sujets ottomans
qui avaient réussi à s'enfuir de la côte turque d'en
face par crainte des massacres ou de la conscrip-
tion militaire et qui, privés de ressources, n'avaient
pas tardé à tomber dans la plus affreuse misère.
On voyait couramment dans les rues de la ville
de Mitylène des femmes et des enfants réduits à
ia plus extrême maigreur et mourant littérale-
ment de faim. La présence des bâtiments alliés
avait tout naturellement attiré aux abords de la
rade de Port-Iero où nous avions notre mouillage
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 175
un certain nombre de ces réfugiés et leur sta-
tionnement dans nos parages constituait un danger
permanent pour la santé de notre équipage.
Un autre inconvénient, moins grave mais sé-
rieux également, résidait dans les nombreux dé-
bits qui, dans ces pays grecs, naissent sous les
pas du marin. A chaque débarcadère, à tous les
points de vue, dans tous les endroits pittoresques
où le permissionnaire a quelque chance de passer,
le petit cabaretier a vite fait de dresser une table
en l'abritant de feuillage ou de vieilles toiles et
d'exposer la bière ou la limonade, dont les bou-
teilles, rafraîchissant dans l'eau, attirent le pro-
meneur altéré par la chaleur. Et, dissimulée dans
un coin, se trouve la bouteille de Koniak, affreux
tord-boyaux offert en cachette et qui assomme
rapidement le consommateur.
Je dus prendre des mesures et quitter la rade
de Port-Iero même où la surveillance dos permis-
sionnaires était trop difficile, pour venir mouiller
dans la petite baie de Lontraki qui servait d'abri
à tous les torpilleurs et chalutiers placés sous mes
ordres. Là je pus louer et avoir à ma disposition
complète, au débarcadère même, une vaste étendue
de terrain parfaitement salubre et plantée de
vieux oliviers où, sous le ciel admirable de l'an-
tique Lesbos, le petit confort bien modeste de
notre installation prenait un aspect idyllique, et
où les étrangers ne pouvaient que difficilement
se glisser.
176 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
J'avais bien autorisé quelques « petits cafés »
en plein air, le marin les aime tant au retour de
sa promenade, mais le Koniak y était formelle-
ment interdit. Et comme il restait encore à bord
du Latouche-T réville quelques solides quartiers-
maîtres canonniers valides, j'en détachai pour la
surveillance et pour l'observation de mes con-
signes. Ils étaient armés du sabre-baïonnette pour
le prestige et de la canne pour les exécutions ; et
les cris douloureux d'un jeune imprudent, qui
avait voulu pénétrer un soir dans notre domaine
et qui se frottait les côtes, suffirent pour inspirer
à ses concitoyens un saint respect de notre pro-
priété. Ce respect se maintint tant que je fus là,
mais je me suis laissé dire que mon successeur
eut quelques ennuis pour avoir été un peu faible
et n'avoir pas fait respecter impitoyablement les
consignes.
J'ai gardé un souvenir charmant et bien vif de
ce petit mouillage de Loutraki. Notre propriété
était prolongée en pente douce par des jardins
potagers jusqu'au sommet d'une pittoresque
petite colline où se trouvait une source alimentant
les jardins pour l'arrosage. La source était abon-
dante et beaucoup d'eau était perdue. Je pus la
louer pour une durée de trois années pour un prix
assez modique et installer sur 200 ou 300 mètres
une canalisation, avec des poteries achetées dans
l'île, de façon à conduire l'eau jusqu'au débar-
cadère. Le tuyautage du débarcadère fut fourni
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 477
par mon ami le commandant Grant du Canopus
et je donnai ainsi une eau excellente à tous les
bâtiments alliés.
Le blocus de la côte d'Asie Mineure avait été
déclaré le 31 mai par l'amiral de Robeck et la
zone française qui m'était dévolue allait du nord
de l'île de Chio jusqu'au sud du détroit de
Samos. J'avais pour exercer cette surveillance les
torpilleurs de la 4e escadrille, dont la Pique, com-
mandée par un officier intelligent et dévoué, le
lieutenant de vaisseau Degrenand, fut le chef
de file pendant presque tout mon séjour; et
quelques-uns de ces petits chalutiers, comme le
Chambon, le Râteau, la Provence, la Henriette,
qui avaient si longtemps dragué sous les obus
dans les Dardanelles. C'était une satisfaction vrai-
ment très grande pour moi de retrouver là de
tels camarades et d'avoir sous mes ordres des
officiers et des équipages aussi ardents et aussi
courageux. Presque aussitôt, se joignirent à eux
le Richelieu et l'escadrille des mouilleurs de filets
de Bongrain, un des compagnons de Charcot dans
son expédition antarctique et un des meilleurs
officiers que j'aie rencontrés. Enfin je vis arriver
peu après de Quillacq, un spécialiste obstiné et
intelligent des mines et des filets qui débutait alors
avec le Jules- Couette, dont il avait conquis le com-
mandement grâce à sa ténacité et à sa conviction.
J'étais bien secondé, mais la tâche ne laissait
pas que d'être assez lourde pour toug ces petits
42
178 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
navires en raison de l'étendue des côtes à garder
et des missions inopinées dues à la présence des
sous-marins signalés dans la zone ou aux abords
de la zone et qu'il fallait chasser immédiatement.
Leurs attaques, contre les bâtiments se rendant
aux Dardanelles, continuaient et c'est pendant
mon séjour à Mitylène que fut coulé le superbe
transport anglais Royal George chargé de troupes.
Ce torpillage eut lieu aux abords de Kaudeliousa,
en dehors de ma zone, et les survivants, trop peu
nombreux, avaient été déjà recueillis lorsque mes
torpilleurs arrivèrent sur les lieux.
Le canal central de l'Archipel, qu'empruntaient
alors tous les transports de troupes et de maté-
riel se rendant d'Egypte aux Dardanelles, était
vraiment peu patrouillé à cette époque et j'en
ai exprimé plus d'une fois mes regrets verbale-
ment et par écrit ; mais les moyens dont dispo-
saient les Alliés n'étaient pas ce qu'ils furent par
la suite et les esprits n'avaient pas non plus une
opinion bien nette sur la façon dont il fallait
conduire la chasse contre les sous-marins. Cette
chasse, il faut bien le dire également, resta par-
ticulièrement difficile en Méditerranée, où les
grands fonds et les régions très saines dans les-
quelles les sous-marins opéraient, leur permet-
taient presque toujours de se dérober instantané-
ment à nos attaques, par la plongée.
Je rencontrai à Port-Iero, dans le capitaine de
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 179
vaisseau Heathcoat Grant, commandant le Ca-
nopus, un des officiers alliés que j'ai le plus appré-
ciés pendant la guerre et je le considère toujours,
depuis lors, comme un véritable ami. Il avait eu
un rôle brillant aux Falkland et c'était un homme
toujours prêt à l'action, comprenant la collabora-
tion dans le sens le plus large et le meilleur du
mot. Nous mîmes en commun toutes les res-
sources dont nous disposions pour tenter la cap-
ture des sous-marins dans les parages de Mity-
lène et dans la région de Smyrne et je me souviens
que les soutes du Canopus étaient inépuisables.
Nous avions tant de peine à fournir tout ce qui
était nécessaire pour la transformation et le mouil-
lage des filets de l'escadrille Richelieu que les
superbes rouleaux de fil d'acier et le matériel de
toute sorte qui sortaient du navire anglais étaient
pour le maître de manœuvre du Latourfic-T réville
un grand sujet d'admiration !
Bongrain était d'une activité et d'une ingénio-
sité sans pareilles et il ne fallut que bien peu de
jours pour mouiller nos nasses et rendre dange-
reux pour les sous-marins l'accès de cette rade
de Smyrne où j'étais venu en juin 1914 prendre
mon commandement. Aux filets vinrent se joindre
des mines apportées par la Drame et qu'un de nos
officiers, le lieutenant de vaisseau Desmazures,
disposa et mouilla avec un petit navire anglais,
la Gazelle. Il y apporta un zèle et une compétence
180 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
qui provoquèrent les éloges de nos alliés, bons
juges dans ces questions.
Tous ces efforts pourtant ne donnèrent pas
d'autre résultat tangible, pendant le séjour d'un
mois que je fis à Mitylène, que d'écarter les sous-
marins qui cessèrent complètement d'être signalés
dans ces parages.
On a plus d'une fois constaté au cours de cette
guerre combien les sous-marins ennemis furent
prudents et si des critiques à ce sujet ont été
maintes fois formulées à leur endroit, ils auraient
peut-être pu répondre que pendant bien long-
temps, le gibier ne leur manqua pas dans des
endroits où leurs risques étaient très faibles; et
ceci pouvait justifier leur manque certain de goût
pour l'inconnu suspect de receler quelque piège.
Nos sous-marins risquèrent plus, mais ils ne
furent pas très heureux. C'est vers cette époque,
en juillet 1915, que notre sous-marin le Mariotte
tenta la remontée des Dardanelles et se perdit
près de Kilid-Bahr. Nous l'avions escorté peu
de temps auparavant depuis Syra jusqu'à Mou-
dros et j'avais eu, sur cette rade, l'occasion de
m'entretenir avec son commandant qui m'avait
fait la meilleure impression et m'avait paru qua-
lifié pour mener à bien sa difficile entreprise.
C'est pendant notre séjour à Mitylène que me
fut communiqué un singulier document d'une
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 181
authenticité cependant indiscutable. Bien qu'il
n'ait pas de rapport apparent avec notre croisière,
je le reproduis cependant ci-après. Des documents
de telle nature, nous éclairant sur la véritable
mentalité allemande, n'étaient-ils pas de nature
à galvaniser les énergies les plus défaillantes et
à nous assurer le succès final?
EXTRAIT DU BULLETIN DE RENSEIGNEMENTS
D'UNE ARMÉE VOISINE
Les dix commandements du soldat allemand.
Neuvième commandement.
« Soyez durs pour l'ennemi. »
La guerre n'est pas l'heure de la pitié et il n'y a pas de
place pour la pitié dans le cœur du soldat. Le soldat doit
être dur : dureté du corps et dureté de l'âme. Devenez
durs guerriers. Il n'est qu'une morale pour le soldat en
campagne : se battre valeureusement, se battre avec les
armes. En guerre, la bonté, c'est de nuire à V ennemi par
tous les moyens, et c'est pécher que d'avoir pitié de lui. Le
soldat qui a trouvé du vin et qui l'offre à son hôte malade
au lieu de le donner à ses camarades ou de le livrer à ses
chefs, commet un crime, car le vin donne courage et force
à nos guerriers.
Le soldat qui donne sa miche de pain aux enfants de
l'ennemi et souffre lui-même de la faim pèche contre la
patrie. Le pain de la patrie est sacré. Le soldat qui cède
sa couverture à une femme qui a froid au lieu de la porter
à des camarades dans la tranchée, pèche contre la patrie.
Il vaut mieux laisser cent femmes et enfants de l'ennemi
mourir de faim que de laisser souffrir un seul soldat alle-
mand.
En guerre, fleurissent la bravoure, la discipline et la
\ai SOUVI'JNIUS D'UN VlKUX CEOtSEtiB
camaraderie ; la pitié n'y pousse pas. La terre où pousse
la pitié est fécondée par les larmes, le champ de bataille
par le sang.
Vous êtes tragédiens sous le ciel étoile et Dieu seul
vous regarde. Que ceux qui vous combattent avec la
plume de la calomnie, la sarbacane de l'envie, l'hydre du
mensonge, crachent sur vous et vous accusent devant le
suprême justicier.
Que de châteaux pillés, des villes ouvertes anéanties,
des vaisseaux neutres brisés sur nos mines dressent contre
vous leur témoignage que du fond du marais croupi de
la morale, des écumeurs de toutes les nations, pharisiens
édentés à la gueule largement ouverte, au ventre bedon-
nant, croassent contre nous : Droit des peuples! Soyez
sans peur, vos témoins sont vos victoires. Quel juge vous
condamnera?
Un mot a-t-il jamais renversé un chêne ou même agité
une feuille? Et vous, soldats, vous hésiteriez devant ces
mots? Guerriers, devenez durs...
P. C. Le chef d'E. M. de la D. E. S.,
Signé, : Frank.
Copie conforme transmise à M. le médecin chef de
l'hôpital d'évacuation n° 3.
Pendant cette période, je fis plusieurs tournées
en torpilleur pour inspecter et organiser la croi-
sière et nos défenses. Je me souviens notamment
d'un voyage à Samos qui m'a laissé des souvenirs
bien pittoresques.
Je ne veux pas parler seulement de la nuit que
je passai à Port-Vathy, la capitale de l'île, où
notre agent consulaire m'avait fait réserver la
« chambre d'honneur » du premier hôtel de la
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 183
ville. Elle était probablement moins souvent
habitée que les autres chambres de l'hôtel et les
punaises qui la peuplaient devaient par suite être
affamées, car leurs colonies m'attaquèrent avec une
férocité telle que je ne pus trouver un peu de
repos qu'en m'installant au milieu de la pièce,
dans un fauteuil dont j'avais, au préalable, placé
les quatre pieds dans des assiettes remplies d'eau.
En quittant Port-Iero pour Samos, je rencon-
trai dans le canal de Chio le chalutier Râteau
commandé par le lieutenant de vaisseau Faurie,
qui m'annonça la capture d'un Allemand nommé
Cari Acker, signalé depuis longtemps comme un
agent d'espionnage des plus dangereux. Cet indi-
vidu étant tombé à l'eau au quai de Port-Vathy
avait été sauvé par deux matelots français, l'un
de la Henriette, minuscule chalutier commandé
par l'enseigne Auverny, et l'autre du Râteau.
Transporté sur ce dernier navire, il avait été
reconnu et gardé comme prisonnier.
Nous avions alors à Samos un agent consulaire
nommé Missir, actif et très soucieux de nos inté-
rêts. Je le trouvai fort ému par cette capture
qui lui avait été racontée d'une façon bien ori-
ginale par le préfet de l'île.
La capture de Cari Acker avait, d'après le
préfet, été organisée comme dans un roman poli-
cier. Ravisseurs postés sur le quai, au café où
l'intéressé prenait paisiblement chaque soir son
184 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISfcUR
mastic, court-circuit dans le courant électrique
de la ville au moment propice, poussée vers la
mer lorsque le consommateur se levait un peu
inquiet, bouillon de quelques instants avant le
repêchage et enlèvement final. On voit que tout
y était.
La Grèce avait depuis quelque temps déjà pro-
clamé sa souveraineté sur l'île de Samos et y avait
installé ses fonctionnaires e*t, bien que cette situa-
tion n'eût pas été reconnue officiellement par les
puissances, elle était acceptée en fait. Aussi les
protestations énergiques du préfet accompagnant
le récit que je viens d'ébaucher avaient-elles fait
la plus vive impression sur notre excellent agent
consulaire, entrevoyant déjà toutes les compli-
cations diplomatiques qui allaient inévitable-
ment s'ensuivre et qui risquaient de compromettre
sa carrière.
Je n'eus pas beaucoup de peine cependant à
rappeler à notre agent son rôle et les traditions
françaises de la famille Missir et je le priai de ne
pas se considérer comme renseigné par un récit
fort suspect, étant données les sympathies dont
jouissaient les Allemands en Grèce à cette époque,
sympathies dont le préfet de Samos avait donné
maintes fois des preuves vis-à-vis dudit Cari
Acker lui-même, dont les agissements constituaient
cependant une violation ouverte de la neutralité
grecque au détriment des Alliés. Je lui dis que
mes premiers renseignements me donnaient une
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 185
opinion toute différente et je l'engageai à pro-
céder lui-même à une enquête rigoureuse et à
m'en faire connaître les résultats.
J'avais eu bien raison de compter avec l'exa-
gération si prompte à se faire jour dans les cer-
veaux de ces îles du soleil, car, le lendemain, le
rapport de notre agent consulaire remettait toutes
les choses au point ! Le mastic est très bon à
Samos mais il est très capiteux et il ne faut pas
dès lors s'étonner si quelque consommateur des
cafés du quai de Port-Vathy, dont le pas est mal
assuré, glisse et prend un bain forcé. Les eaux
sont si tièdes en été que le mal n'est pas grand
en général ; dans le cas particulier de Cari Acker,
les conséquences en furent désastreuses pour lui,
car, sauvé par nos marins et conduit en sol fran-
çais, c'est-à-dire sur un chalutier mouillé à
quelques mètres du quai, afin d'y recevoir les
premiers soins, il vit son identité reconnue et fut
maintenu en état d'arrestation.
Je n'avais vu dans cet épisode de la guerre
qu'un accident fortuit et heureux et l'amiral
Nicol, commandant l'escadre des Dardanelles,
informé par moi de la présence de l'agent alle-
mand à bord du Râteau, avait lui-même transmis
par T. S. F. ses félicitations au commandant de ce
bâtiment. J'invitai donc Missir à communiquer
au préfet de Samos les résultats de son enquête
afin de remettre les choses au point et je conti-
186 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
nuai ma tournée d'inspection qui devait, trente-
six heures plus tard, me ramener à Mitylène.
C'est sur la route du retour que je commençai
à prendre notion de l'excellente qualité de la
capture que nous avions faite, par les T. S. F.
qui me parvinrent.
Le préfet ayant télégraphié sa version, la Grèce
avait protesté, les chancelleries étaient en mouve-
ment et, en cascade, cela revenait vers l'amiral
puis vers moi.
9 août, 16 h. 05, par T. S. F.
Patrie à Latouche.
Ministre demande d'urgence détails télégraphiques sur
arrestation du sujet allemand Acker à Vathy.
A ce T. S. F. capté par le torpilleur Arc sur
lequel je me trouvais encore, je répondis en priant
l'amiral d'attendre l'arrivée de mon rapport.
Cari Acker était certainement un agent très
utile pour le gouvernement allemand et plein de
qualités, mais il ne devait pas être chanceux, car
les circonstances ne le favorisèrent pas. Dans
mon rapport, j'avais suggéré de nommer une
commission d'enquête pour éclaircir nettement
cette affaire, mais le gouvernement français,
malgré toutes les présomptions en sa faveur,
voulut témoigner de son amitié pour la Grèce et il
donna l'ordre de relâcher Cari Acker.
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 137
Hélas, lorsque cet ordre parvint à l'amiral Nicol,
il y avait deux heures que l'intéressé avait été
confié aux Anglais et l'amiral de Robeck qui
commandait en chef les forces alliées aux Darda-
nelles refusa de se dessaisir d'un aussi dangereux
individu, sans ordre de son gouvernement.
C'est ainsi que Cari Acker fut envoyé à Malte.
Dans l'intervalle, il était devenu plus suspect
encore. En effet, ayant été, lors de son arresta-
tion, trouvé porteur d'une somme très impor-
tante en or, cet or fut, suivant les prescriptions
réglementaires, échangé contre une somme équi-
valente en billets de banque français. Fouillé
de nouveau à Moudros, on avait naturellement
découvert ces billets et ses explications ayant été
trouvées des plus confuses, il s'était produit
un malentendu fâcheux pour sa réputation qui
avait abouti à la confiscation des billets !
Je vous dis que c'était un homme manquant
de chance !...
Cependant nos alliés lui réservèrent à Malte un
gîte confortable et correspondant à ses mérites,
sans qu'il eût pour cela à débourser quoi que ce
soit.
J'y arrivai moi-même deux semaines plus tard
environ et, comme, dans l'intervalle, j'avais par
hasard recueilli des renseignements qui démon-
traient de façon précise la participation d'Acker
488 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
au rôle des sous-marins allemands opérant dans
l'Archipel, je me précipitai chez le commandant
en chef, persuadé d'être accueilli avec la plus
grande reconnaissance. Mais cette histoire avait
sans doute ennuyé l'Amiral de Lapeyrère qui,
fort aise de la voir entre les mains de nos alliés,
ne voulait plus en entendre parler et je fus re-
foulé vers le chef d'état-major qui, après m' avoir
écouté d'un ton poli, me pria, avec une grande
indifférence, de lui laisser mes rapports !...
Beaucoup plus tard, j'appris que les démarches
de la reine Sophie avaient fini par avoir gain de
cause auprès du gouvernement britannique et
que Cari Acker avait été autorisé à regagner
l'Allemagne. Toutefois, comme la seule voie qui
lui fût ouverte alors était la Bulgarie et que ce
pays était fort suspect, il avait été spécifié que le
départ de Malte ne pourrait avoir lieu « avant
que les sentiments de la Bulgarie envers les Alliés
ne fussent nets ».
Peu de temps après, la Bulgarie entrait en guerre
contre nous, fermant à Cari Acker sa dernière
porte de rentrée en Allemagne. Il fallut bien le
conserver à Malte !
Peut-être y est-il encore !
J'eus l'occasion, pendant que j'étais à Mity-
lène, de refaire connaissance avec la compagnie
Hadji Daoud, à laquelle appartenait YIndiana
que j'avais capturé quelque temps auparavant
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 489
à Mersina. J'avais vu pendant mon séjour à Mou-
dros combien tous mes camarades souffraient de
la pénurie de fruits et de légumes frais, qui n'exis-
taient là qu'en petite quantité et à des prix très
élevés, et je m'étais promis, si je le pouvais,
d'améliorer leur sort. Je savais que l'île de Chio
était un centre de production considérable de
fruits et de légumes ; il ne s'agissait donc que
de trouver un fournisseur, ce qui fut vite fait,
et un bateau que ledit fournisseur promit de se
procurer lui-même. La compagnie Hadji Daoud
était si suspecte alors que ses bâtiments n'osaient
plus naviguer ; ceci permit d'affréter à bon compte
un tout petit navire de cette société, le Montana,
qui reçut un permis particulier pour le service
auquel il allait se livrer.
Si ce souvenir m'est revenu, c'est que le capi-
taine du Montana offrait une particularité bien
spéciale et qui m'a toujours fait penser que ce
bâtiment n'aurait pas dû, pour porter pavillon
américain, invoquer comme VIndiana la loi de
l'État du Maine mais bien plutôt celle de l'État
d'Utah. Ledit capitaine passait en effet pour
avoir sept femmes légitimes, une dans chacune des
îles principales de l'Archipel où le service très
actif de son petit navire le conduisait à faire de
courtes relâches. Cette circulation incessante, lui
interdisant les longs séjours au port d'armement,
en famille, il avait jugé préférable de s'en créer
plusieurs. Et, si toute cette histoire n'a pas été
*»0 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
inventée par l'interprète du Latouche-Tréville, le
brave Handjian, notre capitaine avait non seule-
ment plusieurs femmes, mais aussi de nombreux
enfants avec chacune d'elles.
Et ceci me rappelle la légende d'un dessin
anglais ; une fillette dit à un officier de marine :
— Mon oncle, qu'est-ce que la bigamie?
Et l'oncle répond :
— Ma nièce, c'est avoir deux femmes dans le
même port !...
C'est pendant notre séjour à Port-Iero qu'eut
lieu le débarquement anglais à Suvla, lequel se
termina si malheureusement par un échec. Il
avait été conservé parfaitement secret et, s'il
avait réussi, eût pu avoir des conséquences très
sérieuses ; mais il semble bien que les troupes qui
y participèrent manquèrent de moyens et que
l'affaire ne fut pas préparée assez soigneusement,
eu égard précisément aux conséquences impor-
tantes qui devaient en découler.
Nous avions vu séjourner sur rade de Port-
Iero plusieurs transports britanniques chargés de
troupes, car pour dérouter l'ennemi on faisait
courir le bruit, depuis un certain temps déjà, d'un
projet de débarquement des Alliés dans la région
de Smyrne ; le capitaine de vaisseau Burmester,
qui commandait YEuryalus à Mitylène depuis
notre arrivée, avait aussi joué un rôle très actif
dans le débarquement des troupes anglaises à
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL 491
Suvla. Pour toutes ces raisons, nous nous intéres-
sâmes vivement à cette expédition malheureuse.
L'équivalent d'un échec aussi sérieux venait
d'ailleurs de frapper le corps expéditionnaire fran-
çais peu de temps auparavant, car le 30 juin le
général Gouraud avait été grièvement blessé et
avait dû abandonner son commandement.
C'en sera fini désormais des chances de succès
de l'expédition des Dardanelles. L'amour-propre
des Alliés et la ténacité britannique la continue-
ront longtemps encore cependant ; mais doréna-
vant nous immobiliserons seulement des forces
ennemies, et au prix de quels sacrifices, jusqu'au
moment où l'évacuation sera enfin décidée.
Au milieu d'août, j'avais dû écrire à l'Amiral
pour lui annoncer les résultats négatifs de la
tentative entreprise pour rétablir la santé de
notre personnel, par cette période de repos à
Mitylène. Une épidémie de grippe venait de se
déclarer ; la forme en était très bénigne, mais, sur
des hommes en aussi complet état de réceptivité,
cela avait suffi pour faire croître immédiatement
le nombre des exempts à un point tel que je com-
mençais à craindre d'être immobilisé complètement.
Lorsque je reçus, le 19 août, l'ordre de remettre
la direction de la croisière au Bruix et d'appa-
reiller aussitôt prêt pour Malte, nous avions un
quart environ de l'équipage alité ou indisponible.
192 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
Le 20 août, nous faisions route sur Malte, mais
où étaient les vitesses d'antan !... Nous avions
si peu de chauffeurs valides qu'il nous fallait
cette fois adopter une allure bien modeste. Elle
nous conduisit à destination cependant et le
23 août, à 7 heures du matin, nous nous amar-
rions dans le port de Malte derrière le Diderot.
Tous les cuirassés étaient là et nous faisions bien
modeste figure avec notre coque sale, notre tenue
de guerre et notre personnel réduit et en partie
invisible, à côté de ces magnifiques navires asti-
qués, garnis d'équipages de belle tenue et pleins
d'animation.
CHAPJTRE V
LES DERNIÈRES SEMAINES
DU COMMANDEMENT
LE REPOS A TOULON
Séjour a Malte. — L'armée navale en général,
et plus particulièrement Fétat-major d'armée,
n'avait pas très bonne presse dans l'escadre des
Dardanelles. '
Faut-il s'en étonner et les « gens de l'arrière »
n'ont-ils pas toujours été traités un peu sévère-
ment par « ceux du front? » On accusait, dans les
carrés, le commandant en chef de trop se désin-
téresser de ceux de ses bâtiments qui, placés sous
le haut commandement de l'amiral de Robeck,
échappaient pratiquement à son contrôle, alors
qu'il restait l'intermédiaire obligatoire pour la pré-
sentation au ministre des propositions formulées en
faveur du personnel de cette escadre qui chaque
jour se distinguait dans quelque acte héroïque.
193 13
194 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
Je dois à la vérité de déclarer que l'atmosphère
de Malte contrastait tellement avec celle de Mou-
dros que nous eûmes nous aussi une impression
défavorable ; mais cette atmosphère n'était-elle
pas provoquée en grande partie par l'ignorance
absolue dans laquelle nos officiers et nos équi-
pages étaient tenus, comme le reste de la France,
des faits et gestes de leurs camarades?
L'amiral Boue de Lapeyrère m'invita à dé-
jeuner et me demanda quelques détails sur notre
rôle dans l'escadre des Dardanelles. Je ne laissai
pas que d'être étonné lorsque je vis combien il
était peu au courant des incidents principaux de
l'existence que nous y avions menée.
— Pourquoi ne m'avez-vous pas écrit tout cela,
mon p'tit?
— Ma foi, amiral, la partie essentielle de ce que
je vous raconte se trouve dans mes rapports
officiels, mais bien des détails n'y figurent pas
évidemment, car vous savez aussi bien que moi
que ce n'est pas au moment des actions les plus
dures que l'on fait les plus beaux rapports. Moins
on a de choses à raconter et plus volontiers on
les détaille.
L'amiral rit et me dit :
— J'irai demain à votre bord et je remettrai
moi-même les croix de guerre que votre per-
gonnel a méritées. Et vous m'écrirez directement
pour me faire des propositions en faveur de ceux
DERNIÈRES SEMAINES DU COMMANDEMENT 195
que vous jugez n'avoir pas été récompensés pour
les services qu'ils ont rendus.
Et le commandant en chef tint pleinement sa
parole. Dans la lettre que je lui adressai pour
accompagner mes propositions, je lui disais :
... Le personnel placé sous mes ordres s'est dépensé
sans compter depuis le début de la guerre dans un métier
très actif. Aux Dardanelles, il a fait, en toutes circons-
tances, pleinement son devoir.
Au moment où la fatigue et la maladie ont fini par
avoir raison de son courage, ce serait pour moi un très
gros crève-cœur que de ne pas lui voir attribuer les récom-
penses qu'il a si bien méritées.
J'eus la satisfaction quelque temps après de voir
le ministre approuver mes propositions, et voici
les termes dans lesquels le commandant en chef
les avait transmises, par une lettre dont il me fît
donner copie.
Jults-Ferry, Malte, le 5 septembre 1915.
Monsieur lk ministre,
Je vous adresse ci-joint un certain nombre de proposi-
tions supplémentaires de récompenses qui ont été établies,
sur mon ordre, par M. le commandant du Latouche-Tré-
ville et qui ont trait aux opérations auxquelles a pris part
ce bâtiment aux Dardanelles depuis le 26 avril.
Le rôle joué par le Latouche-Tréville est glorieux. En
toutes circonstances, l'état-major et l'équipage se sont
distingués d'une façon très remarquable. Aussi suis-je
heureux de vous transmettre, en les appuyant très favo-
rablement, toutes les propositions formulées par le com-
mandant de ce croiseur.
Signé : De Lapeyrère.
196 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
Il y avait bien longtemps que l'amiral de Lapey-
rère n'en était plus à faire ses preuves de courage,
aussi cette appréciation de notre rôle prenait-elle,
sous sa plume, une valeur à laquelle je fus parti-
culièrement sensible.
La remise des croix de guerre par le comman-'
dant en chef eut lieu à bord du Latouche-Tréville
le 24 août à 10 heures du matin, et ce fut une céré-
monie émouvante pour nous. Sur les seize croix
de guerre avec palme qui étaient attribuées au
bâtiment, plusieurs allaient à des camarades qui
reposaient dans le paisible petit cimetière de
Moudros et dont nous évoquions le souvenir.
Un certain nombre de citations d'escadre ou de
division avaient aussi récompensé maintes actions
d'éclat, mais je ne pouvais m'empêcher de penser
à tous ceux qui avaient fait simplement leur
devoir mais auxquels nulle occasion spéciale
n'avait permis de se distinguer et dont le nom
ne fut pas proclamé ce jour-là. Ceux-là, c'était
tout le reste de cet équipage ; ce sont eux qui nous
avaient donné, sans défaillance, cette aide admi-
rable grâce à laquelle le Latouche-Tréville était
à l'honneur. Comment aurais-je pu les séparer
des autres dans mon esprit?
* *
Le commandant en chef avait, sur l'avis du
médecin d'armée, décidé de nous envoyer en
DERNIÈRES SEMAINES DU COMMANDEMENT 197
France pour changer une partie de l'équipage, et
le lendemain, 25 août, à 9 heures du matin, nous
quittions Malte.
La traversée fut belle et, malgré la fatigue géné-
rale, le phénomène bien connu des marins fran-
çais ne manqua pas de se produire. La vitesse
augmenta sans ordre assez sensiblement et nous
donnions deux nœuds de plus qu'au départ de
Mitylène, lorsque le 27 août, au jour, nous re-
connûmes les côtes de Provence.
A 8 heures du matin, nous entrions en rade de
Toulon.
Le séjour a Toulon. — Nous eûmes les hon-
neurs de la presse dans notre grand port de guerre
et même dans la presse parisienne, bien que
notre incognito alors réglementaire fût respecté
et je retrouve un article du Matin, que j'eus la
surprise amusée de lire à Paris où je m'étais
rendu pour deux ou trois jours.
UN HÉROÏQUE REVENANT
Après trente-trois mois de mer
Toulon, 1er septembre. — D'un correspondant parti-
culier du Matin. — C'est avec émotion que les Toulonnais
virent entrer récemment en rade un petit croiseur cui-
rassé qu'ils avaient perdu de vue depuis longtemps déjà.
Ce bâtiment portait avec fierté une Ion ue flamme de
guerre, symboJe de ses longs mois de campagne.
Il avait déjà vingt mois de mer au moment de la décla-
ration de guerre. A ce moment, on l'envoya dans les eaux
d'Orient où il resta jusqu'à ces temps derniers.
Tous ceux de nos u poilus » qui ont pris part aux opéra-
1(8 80UVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
tions de Gallipoli le connaissent fort bien. C'est un petit
bateau trapu, aux cheminées enfoncées, Il avait l'air
d'une coque de noix au milieu des grandes unités. Cepen-
dant, autant que ses grands frères, il a soutenu le renom
de la marine française au cours de cette campagne des
Dardanelles.
Je me suis entretenu avec quelques-uns de ses marins.
Oh ! les braves gens !...
Depuis trente-trois mois, ils n'avaient pas mis pied
à terre. Là-bas, aux Dardanelles, ils avaient pris part
aux opérations de toutes les journées des 26, 27 et 28 avril
puis des 3, 4 et 5 mai, sans compter de multiples opéra-
tions de détail. Entre temps, ils avaient assuré un service
des plus pénibles. Et pourtant, aujourd'hui, sur ce quai
de Toulon où ils viennent de débarquer, ils sont aussi
alertes, aussi joyeux que le jour lointain du départ.
L'histoire dira un jour ce que nous devons à l'héroïque
équipage de ce bateau, ainsi d'ailleurs qu'à tous ceux des
autres bâtiments français qui sont aux Dardanelles depuis
le commencement des hostilités.
L'amiral Boue de Lapeyrère avait tenu, avant la ren-
trée du petit navire en rade de Toulon, à se rendre à bord,
où il remit aux officiers et aux matelots les croix de guerre
qu'ils avaient si vaillamment gagnées.
Le commandant en chef nous avait accordé
trois semaines de repos et je les donnai intégrale-
ment à tous ceux qui me furent désignés par le
docteur Plazy. Les moins fatigués durent partager
en deux ce délai pour que tout le monde puisse
avoir une permission. Enfin soixante officiers
mariniers et marins trop épuisés pour continuer
la campagne furent envoyés à l'hôpital et débar-
qués ; le préfet maritime n'avait pu me remplacer
un plus grand nombre d'hommes, car nos dépôts
étaient presque vides.
DERNIÈRES SEMAINES DU COMMANDEM ENT 199
Nous eûmes l'air d'un navire en réserve pendant
cette période, mais lorsque tout le monde eut
rallié et que je passai l'inspection de l'équipage,
il me sembla ne voir que des physionomies nou-
velles tant les visages de ces hommes qui avaient
pu aller au pays, jusqu'au fond de la Bretagne,
et voir leurs parents, leurs femmes, leurs enfants,
tous ceux dont les avaient privés, depuis tant de
mois, leur vie dangereuse et pénible, respiraient
la joie et la gaieté.
Il me semblait que nous étions prêts à nouveau
pour toutes les besognes.
Le mal était plus profond pourtant que je ne le
supposais, car mon successeur dut quelques se-
maines plus tard prendre une mesure plus radi-
cale et 'procéder au remplacement de la presque
totalité de l'ancien équipage.
A Toulon, l'arsenal remit en état le carré des
officiers qui avait été ravagé par un obus le 4 juin
et réparé provisoirement à Moudros par un navire-
atelier anglais.
Les officiers possédaient un piano, placé dans
l'arrière-carré un peu moins éprouvé, qui avait
été réduit à l'état d'écumoire par les éclats du
projectile. Les mécaniciens avaient cependant
réussi à rétablir quelques octaves du milieu dont
Bard, excellent musicien, tirait le meilleur parti
pour entretenir la gaieté de ses camarades. Ce
blessé fut remplacé, gratuitement je crois, par un
200 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
piano neuf et le marchand l'exposa dans sa vitrine
comme un trophée.
C'est son successeur qui eut l'honneur d'accom-
pagner les chansons du barde du Latouche-Tré-
ville, le gabier breveté Lespagnol. Je ne résiste
pas au désir d'en reproduire une ici. Les vers
en peuvent prêter à la critique, mais je m'en vou-
drais beaucoup d'y apporter la moindre modifica-
tion et personne ne viendra contester le « souffle
lyrique » de cette poésie !
EN SOUVENIR DU COMBAT DE KOUM-KALÉ
26 AVRIL 1915.
Le chant des canons (Air : V Ame des violons).
PREMIER COUPLET
Il est minuit, la plaine s'illumine,
Et les shrapnells éclatent avec bruit.
Pour nos soldats, la fête se termine.
Car l'ennemi en déroute a fui.
C'est la retraite. La mitraille endiablée
Hache les fuyards éperdus dans le noir
De cette nuit par les hommes troublée
En s'entre-tuant dans le calme du soir.
REFRAIN
Écoutez nos petits canons
Pousser leur beau chant de victoire.
L'auréole est autour des fronts
De leurs servants baignés de gloire.
Au-dessus du champ de carnage,
Quand la fusillade fait rage,
DERNIÈRES SEMAINES DU COMMANDEMENT 201
Une voix souligne la chanson,
C'est celle de nos petits canons.
2e COUPLET
Leur chant de guerre annonce la victoire
De nos vaillants et superbes troupiers.
Les Turcs ont disparu dans la nuit noire,
Cinq cents des leurs sont restés prisonniers.
Pour enlever sur la côte asiatique
La forteresse turque de Koum-Kalé,
Marins et soldats de la République
Joyeusement au combat sont allés.
REFRAIN
Écoutez la voix du canon
Résonner là... Dans ia montagne,
L'écho répète la chanson.
Au loin là-bas dans la campagne
Constantinople se réveille.
Enver a la puce à l'oreille
Et von Der Goltz perd la raison
Au chant de guerre de nos canons.
3e COUPLET
Le lendemain, le combat recommence.
La lutte est dure, les Turcs sont nombreux;
Mais le Latouche est venu en silence,
Et pan, voilà qu'il tire sur tous ces gueux.
Nos petits canons enveloppés de fumée
Parlent à tous ceux qu'entourent l'horizon,
A tous ces morts dont la plaine est semée,
Tristes victimes du chant de nos canons.
REFRAIN
Écoutez-la, cette chanson.
Sa musique peut sembler cruelle
Aux ennemis de la raison,
Tout comme aux Turcs des Dardanelles.
Mais à cette voix claironnante
La France soudainement enfante
202 SOUVENIRS DU.N VIEUX CROISEUR
Les héros des fiers bataillons
Qui font chanter les petits canons.
4e COUPLET
Tremble, tyran, oh ! sinistre vampire,
Qui tel un fauve est assoiffé de sang,
Tu n'auras pas le sol de cet empire,
Car nous tuerons les vautours allemands.
Si, aveuglés, les Turcs ont fait la guerre
Pour le roi de Prusse... Guillaume le maudit,
Le vieux Bosphore sera leur cimetière,
Tu leur auras préparé un bon lit.
REFRAIN
Entends l'acier de nos canons
Qui pénètre jusqu'aux entrailles
D'un corps en décomposition.
Par les Dardanelles qui bâillent,
La Turquie de douleur chancelle,
Atteinte d'une blessure mortelle.
Elle voudrait demander pardon
Et meurt du chant de nos canons.
Lespagnol.
Le bâtiment fut également caréné et, la coque
une fois nettoyée, nous constatâmes avec plaisir
que les obus ennemis n'y avaient laissé d'autres
traces que deux renfoncements sans importance
à l'extrême avant. %
C'était un solide petit navire que le Latouche-
Tréville!...
II
RETOUR A MOUDROS
LE DÉBARQUEMENT DES ALLIÉS
A SALONIQUE
à
Nous avions reçu l'ordre de rallier Moudros et
le 21 septembre, à 5 heures du soir, nous quittions
Toulon, heureux à la perspective de reprendre
notre place dans la fraction active de l'escadre
des Dardanelles.
La traversée fut belle, sans incident, et le 26,
à 6 h. 30 du matin, nous mouillions sur rade de
Moudros.
La situation sanitaire y était assez médiocre
et la dysenterie notamment faisait des ravages
sérieux. Elle avait frappé l'amiral Nicol qui
avait dû rentrer en France et qui venait d'être
remplacé par mon ancien chef sur la côte de Syrie :
le vice- amiral Dartige du Fournet.
Ce dernier ne me laissa pas longtemps inactif,
car je reçus l'ordre d'appareiller trois jours après
mon arrivée pour me rendre à Salonique.
Mes instructions consistaient à préparer le dé-
barquement des Alliés, en me concertant avec les
203
204 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
autorités grecques et notamment, après avoir
déterminé le point le plus convenable pour le
mouillage du filet destiné à protéger la rade
contre les entreprises des sous-marins, à arrêter
avec ces autorités les mesures les plus propres
pour que ce filet ne gênât pas le trafic commercial.
Je devais en outre servir de poste télégraphique
pour toutes les communications entre Salonique
et Moudros.
Ma mission dura une semaine et fut des plus
intéressantes.
Au moment de mon départ pour Salonique, les
pourparlers se continuaient encore entre les Alliés
et le gouvernement grec au sujet du débarquement
des troupes; aussi avais-je reçu ordre de mettre
beaucoup de discrétion dans mes démarches et
de les faire en costume civil.
Mais, comme je l'écrivais trois jours plus tard à
l'amiral, « lorsqu'une mission militaire anglaise
en uniforme, accompagnée de deux officiers fran-
çais en uniforme, s'installe à terre à l'hôtel, loue
des terrains, des maisons et fait les multiples
démarches qui doivent nécessairement précéder
l'arrivée des troupes, il devient difficile de parler
de discrétion !... »
Je ne raconterai pas en détail les multiples
démarches que je fus conduit à faire tant auprès
du général Moschopoulos, commandant le corps
d'armée grec, qu'auprès du colonel Messalas, chef
de la défense et commandant les forts.
DERNIÈRES SEMAINES DU COMMANDEMENT 205
Le général Moschopoulos était un charmant
homme, francophile mais très loyaliste, que j'ai
retrouvé avec bien du plaisir à Corfou lorsque j'y
fus envoyé comme commandant de la division
de la mer Ionienne après l'armistice. Son rôle à
l'époque dont je parle maintenant était difficile,
car il y avait manifestement des résistances très
fortes à notre action de la part du roi Constantin
et les tiraillements qui se produisaient entre le roi
et le président du Conseil, M. Venizelos, ne pou-
vaient manquer de se traduire par des ordres et des
contre-ordres, qui gênaient fortement ma mission.
Le colonel Messalas, qui paraissait avoir ses
communications particulières avec Athènes, était,
en apparence au moins, plus favorable au débar-
quement rapide des Alliés, mais ses déclarations
ne concordaient pas toujours avec celles du gé-
néral Moschopoulos.
Notre consul général, qui m'accompagnait par-
fois dans mes démarches, était à cette époque un
charmant homme dont la connaissance des Grecs
et des habitudes de ce pays me fut souvent pré-
cieuse à consulter. C'était aussi un fonctionnaire
des plus zélés, réglant d'une façon scrupuleuse
sa conduite sur celle de notre ministre à Athènes.
Nos communications télégraphiques, même offi-
cielles, entre Salonique et Athènes, ayant été
coupées par le gouvernement grec dès mon arrivée,
cela rendit malheureusement de ce fait sa colla-
boration moins effective.
206 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
Deux officiers fort intelligents et dont j'eus à
Salonique une aide très utile furent aussi le colonel
Braquet, notre attaché militaire à Athènes, et le
colonel Bousquier, de l'ancienne mission mili-
taire en Grèce.
A
Au début tout se passa assez bien et le 1er oc-
tobre, tout était prêt pour le mouillage des filets
et l'arrivée des premiers transports. Je venais
d'en prévenir l'amiral par T. S. F., lorsque je
fus informé par notre consul général qu'un aide
de camp du général Moschopoulos était venu lui
faire une communication verbale pour lui dire
qu'il empêcherait, fût-ce par la force, toute opé-
ration de débarquement. Quelques heures plus
tard, le général me confirmait de vive voix cette
communication, conforme aux ordres qu'il avait
reçus de M. Venizelos.
Toutes les difficultés avaient disparu le lende-
main, mais les transports de troupes et les mouil-
leurs de filets qui avaient été mis en route le 1er
étaient rentrés à Moudros et l'amiral se refusait
maintenant à les laisser partir avant d'avoir
reçu du gouvernement français l'assurance qu'un
nouveau contre-ordre ne se produirait pas. Cette
attitude était pleinement justifiée par les dangers
que les sous-marins faisaient courir à nos trans-
ports de troupes.
J'insistai cependant pour profiter des bonnes
dispositions des autorités et pour hâter le débar-
quement, mais ce n'est que le 5 octobre à une heure
DERN1ÈUES SEMAINES DU COMMANDEMENT 207
du matin que les premiers transports chargés de
matériel mouillèrent sur rade.
Tout était prêt. Les filets avaient été mouillés
et ils constituaient la première protection d'une
rade dans laquelle les Alliés allaient pendant des
mois envoyer sans relâche du personnel et du
matériel pour aboutir cette fois au succès final.
C'est en effet, notre armée d'Orient qui allait
trois ans plus tard remporter sur l'ennemi les
premières victoires décisives et préparer ainsi la
capitulation de l'armée allemande.
Le dernier épisode de mes pourparlers avait
été la lettre officielle que m'adressait le 4 octo-
bre au soir le colonel Messalas pour protester
de la violation de la neutralité de la Grèce du
du fait mouillage des filets contre les sous-
marins.
J'y avais répondu en exposant que, dans la
guerre moderne, ces filets faisaient partie inté-
grante du dispositif de débarquement des troupes
auquel le gouvernement grec avait donné son
adhésion et que la liberté laissée aux autorités
du port d'assurer elles-mêmes le contrôle de la
navigation au passage du filet montrait combien
j'avais eu à cœur de respecter la neutralité de la
Grèce.
Je ne sais pas trop, si cette question est discutée
plus tard par les experts en droit international,
quelle sera à leurs yeux la valeur de mon
argument ! Elle ne fut pas trop mal jugée de
SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
l'amiral qui écrivait quelques jours plus tard au
ministre :
...Le Latouche-Tréville est à Salonique où je l'ai envoyé
dès le 29 septembre et où son commandant a donné une
fois de plus sa mesure, dans les pourparlers qui ont pré-
paré l'envoi des troupes...
Il était temps que ma mission prît fin, car il
me fallut m' aliter à mon tour. Pendant ces
quelques jours, j'avais dû mener une existence
fatigante, faisant le jour de nombreuses démarches
et appareillant la nuit pour chercher dans le golfe
de Salonique une position me permettant de com-
muniquer mes T. S. F. à l'amiral avec nos mé-
diocres appareils.
Cette situation s'améliora un peu les derniers
jours lorsque le capitaine de vaisseau Larken,
venu avec le Doris pour régler le mouillage des
filets anglais, se chargea de mes messages, mais
je ne pus empêcher néanmoins la petite crise de
dysenterie qui m'avait frappé de faire des progrès.
Les bons soins de Plazy et du repos me remirent
toutefois assez promptement et j'étais déjà sur
pied lorsque, quelques jours plus tard, le général
Sarrail, le nouveau commandant en chef de
l'armée d'Orient, arriva sur rade de Salonique à
bord de la Provence.
C'est par un de ses officiers d'ordonnance que
j'appris, tout à fait fortuitement, que je venais
d'être promu capitaine de vaisseau.
III
LE DEPART
C'est le 25 octobre que je quittai le com-
mandement du Latouche-Tréville. Le vice-amiral
Moreau, nommé au commandement de l'escadre
de Syrie, m'avait fait l'honneur de me demander
d'être son chef d'état-major ; j'avais accepté et
il me fallait partir sans attendre mon successeur.
J'avais le cœur serré ce jour-là, lorsque, à
8 heures du matin, après avoir salué le drapeau
en commun, je dus faire mes adieux à tous ceux
qui m'avaient si vaillamment secondé depuis
seize mois et ma voix n'était pas toujours très
assurée en prononçant les quelques mots que
voici :
Équipage,
Je vous ai réunis pour vous faire mes adieux, mais ce
sont aussi des souhaits que je veux vous adresser.
Vous avez connu des heures glorieuses dont chacun
peut être fier. Et d'avoir été aux Dardanelles sur le
Latouche-Tréville restera toujours un titre de gloire.
De tout mon cœur, je vous souhaite de revoir des
moments pareils.
Mais rappelez-vous en toutes circonstances que « no-
blesse oblige » et que ceux qui ont l'honneur de fouler
209 \ 4
210 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
du pied le pont de ce navire où a coulé le sang de nos
camarades ont le devoir d'être les premiers à la peine et
au danger.
Maintenant, je dois vous quitter et vous sentez bien que
ce n'est pas sans tristesse. J'ai rencontré parmi vous trop
de braves cœurs pour pouvoir m'en séparer sans regrets.
J'ai aussi vécu ici des heures trop belles pour qu'un peu
de mon âme ne reste pas attachée à ce navire en en fai-
sant quelque chose de vivant.
Aussi bien, soyez certains que, de près comme de loin,
je ressentirai vos joies et vos peines et je compatirai à
celles-ci comme je tressaillerai de plaisir aux premières.
Adieu, mes amis, et puissiez-vous vivre encore de belles
heures pour la Marine et pour la France.
Vive la France !
Le lendemain soir, je quittais Salonique à bord
de la Jeanne-d'Arc et, après avoir franchi la
passe, je restai longtemps à contempler la silhouette
du vieux petit croiseur qui montait la garde aux
filets et sur lequel je laissais tant de mon passé.
Mais la vie marche et, à cette époque moins que
jamais, il ne pouvait être question de regarder
en arrière. J'avais d'ailleurs la satisfaction de
savoir que le Latouche-T réville allait être en de
bonnes mains, celles de mon ami le commandant
Gazenave.
Sa première lettre, reçue à Port-Saïd, fut pour
me donner des nouvelles, qu'il savait m'être pré-
cieuses, du navire auquel je restais lié par de si
beaux souvenirs et cette lettre contenait des
passages touchants :
...Savez-vous qu'on se sent humble quand on vient
du Waldeck- Rousseau sur le Latouche-Tréville? Ici chacun
DERNIÈRES SEMAINES DU COMMANDEMENT 211
a un peu figure de héros et, hier, tandis que votre patron
de baleinière, la poitrine parée de la croix de guerre,
menait avec vigueur son armement, j'éprouvais quelque
honte de mon indignité et j'avais envie de lui passer la
barre.
FIN
Hôtel Kaiserhof,
Berlin, 26 juin 1920.
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Préface du général Gouraud vu
Avant-propos ix
CHAPITRE PREMIER
LA PRISE DE COMMANDEMENT
DERNIÈRES SEMAINES DE PAIX
I. — De la rue Royale à Smyrne 1
II. — Quarante jours dans l'Archipel 6
CHAPITRE II
LES PREMIÈRES SEMAINES DE GUERRE
I. — ABizerte 23
II. — Croisières sur les côtes marocaines 29
III. — Nous rallions l'armée navale 56
CHAPITRE III
LES CROISIÈRES DE BLOCUS
I. — Le blocus du canal d'Otrante 67
II. — Croisière sud de Messine 72
III. — Croisière cap Bon-île Marittimo 73
21S
214 SOUVENIRS D'UN VIEUX CROISEUR
Page».
IV. — Croisière Bizerte-Sardaigne 77
V. — Le blocus des côtes de Syrie 100
CHAPITRE IV
AUX DARDANELLES ET DANS L'ARCHIPEL
I. — Aux Dardanelles. — La période des com-
bats 113
II. — La chasse aux sous-marins 154
III. — Le blocus de la côte d'Asie Mineure 173
CHAPITRE V
LES DERNIÈRES SEMAINES DU COMMANDEMENT
I. — Le repos à Toulon 193
II. — Retour à Moudros. Le débarquement des
Alliés à Salonique 203
III. — Le départ 209
PARIS
TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Gie
8, rue Garancière
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