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Full text of "Souvenirs de-guerre d'un vieux croiseur (1914-1915)"

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SOUVENIRS  DE  GUERRE 

D'UN  VIEUX  CROISEUR 


Ce   volume  a  été   déposé   au  ministère   de   l'intérieur 
en  1922. 


LE    CAPITAINE    DE    FRÉGATE 

CHARLES   DUMESNIL, 

COMMANDANT    LE     CROISEUR 

"    LATOUCHE-TRÉVILLE    ' 


CONTRE-AMIRAL  DUMESNIL 


SOUVEXIRS  DE  GUERRE 

D'UN  VIEUX  CROISEUR 


(1914-1915) 


Préface  du  général  GOURAUD 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

PLON-NOURRIT  et  Cie,  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,    RUE   GARANGIÈRE   —  6* 

Tous  droits  réservés 


Imprime  eu  France. 

Droits  de  reproduction  et  de  traduction 
réservés  pour  tous  paya. 


THE  LIBRARY 


Aley,  le  10  septembre  1921. 

Mon  cher  amiral, 

J'ai  lu  avec  le  plus  vif  intérêt  les  pages  claires 
et  vivantes  de  votre  livre  et  je  vous  félicite  de  les 
avoir  écrites  à  la  gloire  de  votre  «  vieux  croiseur  ». 

Sans  doute  y  ai-je  trouvé  un  plaisir  particulier 
puisque  le  Latouche-Tréville  a  navigué  sur  ces 
côtes  de  Syrie  ou  je  sers  aujourd'hui,  et  j'ai  noté 
avec  émotion  Vhommage  que  vous  rendez  à  la  fidélité 
du  Liban  et  aux  vieilles  amitiés  que  la  France  avait 
nouées  de  tout  temps  en  ce  pays  et  qui  sont  la  base 
même  de  notre  mandat;  sans  doute  aussi  parce  que 
vous  faites  revivre  ces  durs  et  glorieux  combats  des 
Dardanelles.  Je  vois  encore  dans  la  belle  lumière 
des  Détroits,  ce  jour  de  bataille  du  4  juin,  le  La- 
touche-Tréville battant  de  ses  canons  le  terrible 
ravin  de  Kerevez-Déré,  et  entouré  des  éclatements 
des  obus  turcs  qui  ne  manquaient  pas  tous  leur  but. 

Mais,  ce  que  j'aime  surtout  et  qui  est  bien  fran- 
çais, ce  sont  «  les  forces  insoupçonnées  et  V influence 
sur  les  événements  des  volontés  ardentes  »;  c'est 
«  l'énergie,  le  courage,  la  confiance,  la  joie  même  » 
qui  animent  votre  livre  comme  elles  ont  été  l'âme  du 
Latouche-Tréville.  > 


vin       SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

Ce  sont  ces  forces  qui  ont  fait  marcher  et  com- 
battre le  «  Vieux  croiseur  »  aussi  bien  que  des  bâti- 
ments modernes,  de  même  que  sur  les  champs  de 
bataille  du  front  elles  ont  fait  vivre  et  ressusciter 
tant  de  régiments  après  tant  de  batailles. 


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AVANT-PROPOS 


Cinq  ans  se  sont  écoulés  et  j'ai,  seulement 
aujourd'hui,  trouvé  le  temps  de  rassembler  mes 
souvenirs  et  d'écrire,  comme  je  l'avais  désiré,  les 
quelques  pages  sans  prétention  qui  vont  suivre. 

Pourquoi  ai-je  cédé  à  ce  désir?  Pour  rendre 
hommage  à  mes  compagnons  d'armes,  tout 
d'abord.  Parce  qu'il  m'a  semblé,  ensuite,  qu'il 
serait  intéressant  pour  toute  une  jeunesse  aimant 
la  Marine,  cette  Marine  que  la  France  connaît 
si  peu,  de  savoir  avec  quelques  détails  et  accom- 
pagnée de  quelques  anecdotes,  la  vie  menée  sur 
un  croiseur  par  des  officiers  et  des  marins  durant 
quinze  mois  de  cette  guerre. 

Je  serais  très  largement  payé  de  mon  travail  si, 
au  moment  où  le  déséquilibre  général  actuel  des 
esprits  pousse  tant  de  familles  à  orienter  leurs 
enfants  vers  les  affaires,  l'industrie,  le  négoce,  etc., 
toutes  les  situations  dans  lesquelles  on  peut 
espérer  «  gagner  rapidement  de  l'argent  »,  je 
réussissais  à  ramener  vers  la  Marine  quelques 
enfants  parmi  ceux  qui  sont  attirés  vers  les  aven- 


x  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

tures  par  leur  tempérament  imaginatif  et  leur 
amour  des  voyages  et  de  l'imprévu. 

Je  ne  puis  leur  souhaiter  de  voir  une  guerre, 
mais  je  suis  convaincu  fermement  que  la  renais- 
sance de  la  France  est  proche  et  que  nous  devrons 
bientôt  montrer  le  pavillon  dans  le  monde  entier. 
Pour  ce  jour-là,  il  nous  faudra  les  officiers  et  les 
équipages  de  la  victoire,  des  jeunes  hommes 
ardents,  intelligents,  cultivés,  qui  fassent  dire 
dans  toutes  les  parties  du  monde  que  les  Fran- 
çais ont  eu  bien  raison  de  verser  leur  sang  et  leur 
or  sans  compter  pour  conserver  la  race.  Et  je 
puis  affirmer  à  tous  ceux-là  qui  auront  persisté 
dans  leur  vocation  qu'ils  seront  alors  payés  de 
leurs  peines,  car  ils  connaîtront,  en  pratiquant 
le  plus  beau  des  métiers,  la  joie  de  voir  saluer  en 
leurs  personnes,  dans  les  contrées  les  plus  recu- 
lées, les  représentants  d'une  nation  qui,  de  tra- 
dition immémoriale,  a  fait  passer  le  Droit,  la 
Justice  et  tous  les  plus  beaux  sentiments  de 
l'Humanité,  avant  ses  intérêts. 

Ils  ne  regretteront  pas  alors  d'avoir  abordé 
courageusement  et  traversé  la  période  de  médio- 
crité, si  pénible  actuellement,  pour  tous  ceux 
qui  font  leur  carrière  de  la  vie  militaire. 

Enfin  je  dois,  pour  être  tout  à  fait  sincère,  dire 
que  ces  pages  m'ont  procuré  plus  de  plaisir  à 
écrire  qu'elles  ne  m'ont  coûté  d'effort.  Le  lecteur 
pensera  même  probablement  qu'un  peu  plus  d'ef- 


AVANT-PROPOS  Xi 

fort  en  eût  amélioré  la  forme  littéraire  ;  je  crois 
qu'il  se  trompe,  car  le  travail  ne  peut  plus  à  mon 
âge,  hélas  !  me  donner  les  qualités  d'écrivain  qui 
me  manquent. 

Ce  que  j'ai  cherché  surtout,  c'est  à  rendre 
l'impression  très  exacte  de  la  vie  que  nous  avons 
menée,  mes  compagnons  et  moi.  Et  il  n'y  a  dans 
ce  livre  rien  qui  ne  soit  l'expression  stricte  de  la 
vérité  et  la  reproduction  aussi  fidèle  que  possible 
des  incidents  qui  nous  sont  advenus  et  des  sen- 
timents que  j'ai  éprouvés. 

J'ai  supprimé,  autant  que  je  l'ai  pu,  tout  ce  qui 
pouvait  m'être  personnel,  mais  le  lecteur  com- 
prendra bien  que  je  ne  pouvais,  dans  maintes 
circonstances  où  j'ai  joué  nécessairement  le  rôle 
principal,  faire  abstraction  de  ma  personnalité. 
Je  n'en  ai  pas  de  gêne  d'ailleurs  et  je  préfère, 
pour  terminer  cet  avant-propos,  avouer  que  je 
nourris  le  secret  espoir  de  voir  quelques-uns  des 
lecteurs,  intéressés  par  ces  pages,  y  trouver 
l'exemple  de  ce  qu'une  foi  et  une  volonté  ardentes, 
jointes  à  une  conviction  tenace,  peuvent  arriver 
à  produire,  en  groupant,  dans  un  milieu  aussi 
favorable  que  celui  du  Latouche-Tréville,  les  cou- 
rages et  les  bonnes  volontés  de  tout  le  personnel, 
afin  d'aboutir  à  des  résultats  qui  dépassèrent  les 
possibilités  du  matériel. 


SOUVENIRS  DE  GUERRE 

D'UN  VIEUX  CROISEUR 


CHAPITRE   PREMIER 

LA  PRISE  DE  COMMANDEMENT 
DERNIÈRES   SEMAINES    DE    PAIX 


DE    LA    RUE    ROYALE    A   SMYRNE 


MINISTÈRE  DE  LA  MARINE 

Direction  militaire 
des  services.de  la  Flotte. 

Service  du  personnel  militaire 
de  la  Flotte. 

Bureau  de  l'état-major 
de  la  Flotte. 


Conformément  aux  ordres  du  ministre  de  la  Marine, 
il  est  ordonné  à  M.  le  capitaine  de  frégate  Dumes- 
nil  (C.H.), nommé  au  commandement  du  Latouche-Trêville. 
de  cesser  ses  services  à  Paris  le  1er  juin  1914  et  de  se 


2  SOUVENIRS    D'UN    VIEUX   CROISEUR 

rendre  à  Marseille  où  il  devra  arriver  le  10  juin  1914,  pour 
prendre  passage  sur  le  paquebot  quittant  ce  port  le 
11  juin  1914. 

Paris,  le  11  mai  1914. 

Le  chef  du  personnel  militaire  de  la  Flotte, 

FÉRAT7D. 

Le  Latouche-Tréville  était  un  vieux  croiseur 
cuirassé  qui  semblait  destiné  à  terminer  son 
existence  dans  un  port  de  France  comme  ponton, 
ou  mieux  comme  annexe  de  l'école  de  canonnage, 
lorsque  des  incidents  en  Orient  et  la  nécessité 
d'y  montrer  notre  pavillon  «  pour  quelques  se- 
maines w,  le  firent  armer  rapidement  au  début 
de  1913.  Mais,  en  marine  comme  ailleurs,  le  pro- 
visoire dure  souvent  et  en  juin  1914  je  partais 
de  France  pour  remplacer  le  capitaine  de  frégate 
Marcotte  de  Sainte-Marie  arrivé  au  terme  régle- 
mentaire des  dix-huit  mois  de  son  commandement. 
J'en  éprouvai  un  vif  plaisir,  non  seulement  à 
cause  de  la  perspective  du  séjour  sur  les  côtes 
de  Syrie  et  dans  l'Archipel,  mais  aussi  pour  le 
seul  fait  de  quitter  le  métier  fatigant  du  minis- 
tère et  de  reprendre  la  vie  saine  du  service  à  la 
mer.  Si  j'avais  soupçonné  que  la  guerre  dût 
éclater  six  semaines  plus  tard,  j'aurais  il  est 
vrai  postulé  le  commandement  d'un  navire  plus 
moderne,  mais  j'aurais  eu  tort,  car  c'est  sur  ce 
vieux  bateau  que  j'ai  eu  les  plus  belles  satisfac- 
tions de  ma  carrière  d'officier. 


LA   PRISE   DE   COMMANDEMENT  3 

Je  partis  effectivement  de  Marseille  le  12  juin, 
à  bord  du  Karnak  commandé  par  le  capitaine 
Cousin,  un  de  mes  anciens  camarades  de  lycée, 
et  nous  arrivâmes  le  16  à  Alexandrie.  Là,  j'appris 
que  le  Latouche-Trêville  avait  quitté  les  côtes  de 
Syrie  pour  Smyrne  en  raison  des  troubles  de  la 
région,  dirigés  contre  la  population  chrétienne  ; 
je  m'embarquai  alors  le  17  sur  le  paquebot 
Osmanieh  de  la  «  Khedivial  Main  Line  »  ;  le  20, 
j'étais  à  Smyrne,  et  le  dimanche  21  juin  1914, 
je  prenais  enfin  mon  commandement. 

Il  ne  me  fallut  pas  longtemps  pour  m'aper- 
cevoir  que  j'étais  sur  un  «  bon  bateau  ».  Officiers 
jeunes,  gais,  vivant  en  parfaite  harmonie  ;  équi- 
page heureux,  de  bon  esprit  et  d'excellente  tenue. 
Je  bénéficiai  grandement  de  cet  état  de  choses, 
dont  tout  le  mérite  revenait  à  mon  prédécesseur, 
la  grande  majorité  du  personnel  étant  à  bord 
depuis  l'armement. 

Notre  séjour  à  Smyrne  dura  du  20  juin  au 
17  juillet.  Malgré  la  sorte  de  contrainte  qui  pesait 
sur  la  ville  du  fait  des  récents  massacres  de  chré- 
tiens dans  la  région  avoisinante,  du  côté  d'Aivali 
principalement,  et  les  inquiétudes  légitimes  de 
bien  des  familles  de  la  colonie  grecque,  ce  séjour 
fut  gai  et  très  agréable. 

La  délégation  des  six  puissances,  chargée  d'en- 
quêter sur  les  massacres  des  chrétiens  et  sur  les 
pillages  de  leurs  biens,  arriva  à  Smyrne  peu 
après  moi.  Elle  était    présidée  par  M.  Ledoulx, 


4  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

consul  de  France  et  premier  drogman  de  notre 
ambassade  à  Constantinople,  et  il  entrait  dans 
mes  attributions  de  renforcer  son  autorité  par 
ma  présence  et  aussi  de  lui  porter  éventuel- 
lement assistance.  En  fait,  cette  commission, 
destinée  à  calmer  l'émotion  publique,  était  vouée 
à  l'insuccès  et  mon  rôle  se  borna  pratique- 
ment à  réinstaller  le  3  juillet  une  famille  fran- 
çaise, la  famille  Loir,  dans  ses  propriétés  de  Di- 
kili. 

En  dehors  de  ce  rôle  «  officiel  »,  je  fus  un  com- 
mandant très  occupé  par  les  cérémonies  et  récep- 
tions de  toutes  sortes.  J'arrivais  en  effet  à  l'époque 
des  distributions  de  prix  et  il  me  fallut  «  honorer 
de  ma  présence  »  la  plupart  d'entre  elles  et  rece- 
voir force  compliments.  J'ai  conservé  ainsi  le 
souvenir  d'une  représentation  à  l'hôpital  français, 
dirigé  alors  par  l'excellente  mère  de  Grancey, 
connue  et  aimée  de  tant  de  marins,  où  un  drame 
tiré  de  l'histoire  sainte  était  donné  par  une 
troupe  de  jeunes  filles.  Elles  faisaient,  ma  foi,  des 
guerriers  délicieux  et  elles  nous  débitèrent  des 
vers  français  de  valeur  médiocre,  mais  avec  un 
accent  tout  à  fait  drôle  et  une  conviction  char- 
mante. 

Le  second  du  bord  ne  manquait  jamais  de 
volontaires  dans  ces  occasions,  pour  composer 
la  délégation  obligatoire  de  marins  en  uniforme, 
car  ceux-ci  étaient  toujours  accueillis  à  merveille. 
Religieux,  religieuses,  élèves,  spectateurs,  tout  le 


LA   PRISE   DE   COMMANDEMENT  5 

monde  leur  faisait  fête  et  on  leur  prodiguait  les 
gâteaux  et  les  rafraîchissements.  Le  matelot  est 
toujours  très  sensible  à  ce  dernier  genre  d'argu- 
ments, mais  l'atmosphère  si  enthousiaste  des  con- 
grégations françaises  du  Levant,  où  chaque  marin 
comprenait  que  sa  présence  était  une  occasion 
de  fêter  vraiment  la  France,  ne  pouvait  manquer 
de  le  conquérir  tout  entier. 

J'avoue  bien  volontiers,  pour  ma  part,  que  ce 
premier  séjour  à  Smyrne  et  mon  contact  plus 
intime  avec  nos  congrégations  m'a  fait  mieux 
voir  la  vérité  contenue  dans  la  phrase  de  Gam- 
betta  que  répétait  volontiers  notre  ancien  ambas- 
sadeur M.  Constans  :  «  L'anticléricalisme  n'est  pas 
un  article  d'exportation.  » 

Les  visites  officielles,  les  messes  consulaires,  la 
fête  du  14  juillet  et  aussi  les  cérémonies  funèbres  à 
la  mémoire  de  l'archiduc  héritier  d'Autriche,  as- 
sassiné à  Serajevo  et  dont  la  mort  fut  le  prélude 
de  la  Grande  Guerre,  constituèrent  de  multiples 
obligations  qui  achevèrent  de  remplir  pleinement 
nos  journées,  les  miennes  surtout,  et  c'est  le 
17  juillet  seulement  que  je  pus  appareiller  pour 
ma  première  tournée  dans  l'Archipel. 

J'avais  prévu  ma  rentrée  à  Smyrne  pour  le 
4  août  mais  les  événements  se  chargèrent  d'écourter 
et  de  modifier  ce  programme  ! 


II 

QUARANTE    JOURS    DANS    L'ARCHIPEL 

Nous  visitâmes  successivement  : 

Ad ali a,  —  où  nos  alliés  futurs,  les  Italiens, 
alors  en  possession  du  Dodécanèse,  s'efforçaient 
d'étendre  leur  influence  et  où  leurs  missions  d'ex- 
ploration s'étaient  déjà  rendu  compte  de  la  richesse 
agricole  de  la  région  desservie  par  ce  port  et  de 
son  importance  future  pour  l'exportation  des 
céréales.  Il  y  avait  alors  quelque  chose  d'assez 
amusant  dans  le  mouvement  maritime  d'Adalia 
où  le  petit  port,  bon  tout  au  plus  pour  des  bar- 
casses,  voyait  arriver  chaque  semaine  et  mouiller 
au  large  de  ses  jetées  à  moitié  effondrées  :  quatre 
paquebots  italiens,  deux  autrichiens,  un  anglais 
et  un  américain. 

Les  Autrichiens  semblaient  déjà  céder  le  pas 
aux  Italiens  et  s'éloigner  vers  Alaya.  Les  uns  et 
les  autres  continuaient  à  entretenir  dans  le  pays 
des  missions  archéologiques,  amplement  justifiées 
par  le  grand  nombre  de  monuments  anciens  dont 
les  vestiges  importants  sont  répandus  sur  tous 
les  points  intéressants  de  cette  côte.  Mais  per- 


LA   PRISE   DE   COMMANDEMENT  7 

sonne  ne  peut  empêcher  les  archéologues  d'être 
des  gens  intelligents  et  instruits  et  de  s'intéresser 
à  d'autres  sujets  que  les  vieilles  pierres.  Nous, 
Français,  possédons  une  école  d'Athènes  dont 
l'exclusivisme  scientifique,  tout  à  son  honneur, 
est  certainement  une  rareté  dans  le  domaine  de 
l'archéologie  internationale. 

Makry.  —  Charmante  rade,  ville  assez  coquette 
bâtie  à  proximité  d'anciens  marais  et  où,  disaient 
nos  instructions  nautiques,  «  pas  un  habitant  ne 
commettrait  la  folie  de  passer,  même  une  seule 
nuit,  en  été  ».  Mais  nos  instructions  nautiques  ne 
sont  pas  toujours  d'hier  et  si  les  habitants  de 
Makry  prennent  encore  de  la  quinine  en  été,  il 
est  certain  pourtant  que  la  malaria  ne  fait  plus 
chez  eux  de  ravages  sérieux. 

L'agent  consulaire  de  France,  homme  âgé,  avait 
gardé  l'ancienne  tradition  et  il  habitait  la  cam- 
pagne pendant  la  saison  chaude.  La  France  d'ail- 
leurs ne  pouvait  suffire  à  absorber  tous  les  instants 
de  ce  brave  homme,  car  il  n'y  avait  à  Makry 
qu'  «  un  seul  »  protégé  français.  Et  pour  être  sûr 
que  ses  intérêts  seraient  convenablement  sauve- 
gardés, ce  protégé  était  devenu  drogman  de 
l'agence  consulaire  dont  il  gérait  pratiquement 
toutes  les  affaires.  Mais  je  n'ai  pas  ouï  dire  qu'il 
ait  jamais  usé  de  sa  situation  autrement  que  pour 
augmenter  notre  prestige,  car,  fournisseur,  com- 
merçant,  meunier,   chef   du   service   des   phares, 


8  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

représentant  de  deux  compagnies  italiennes  et 
d'une  compagnie  autrichienne  rivale  des  précé- 
dentes, c'était,  on  le  voit,  un  homme  des  plus  im- 
portants et  des  plus  utiles  dans  cet  heureux  pays. 

Sarsalah-Dalaman.  — Le  golfe  de  Makry  ren- 
ferme dans  sa  partie  nord  plusieurs  baies  saines 
et  très  intéressantes.  Nous  fûmes  mouiller  pour  une 
journée  dans  l'une  d'elles,  la  baie  de  Sarsalah, 
tout  à  fait  ignorée  de  nos  Instructions  et  servant 
de  port  aux  petits  navires  du  khédive  d'Egypte, 
propriétaire  des  grands  terrains  d'alluvions  qui 
forment  le  delta  du  fleuve  Dalaman  et  d'une 
partie  des  collines  voisines.  Le  khédive  avait  déjà 
dépensé  de  très  grosses  sommes  pour  assécher 
le  delta  et  le  mettre  en  culture  ;  les  travaux 
étaient  fort  bien  dirigés  par  un  ingénieur  autri- 
chien et  Son  Altesse  avait  une  façon  assez  origi- 
nale d'occuper  une  fraction  de  son  armée  en  l'en- 
voyant travailler  là  pendant  l'été  sous  la  conduite 
d'officiers.  En  hiver,  les  travaux  étaient  faits  par 
des  paysans  turcs  qui  descendaient  des  montagnes. 

Sarsalah  pouvait  faire  un  excellent  petit  port 
de  ravitaillement  et  de  repos  pour  des  sous- 
marins;  j'eus  l'occasion  quelques  mois  plus  tard 
de  revenir  le  visiter  avec  le  Latouche-Trêville. 

Marmarice,  —  dont  tout  l'intérêt  réside  dans 
sa  belle  rade,  bien  connue  des  marines  de  guerre, 
les  escadres  pouvant  y  mouiller  en  toute  saison. 


LA    PRISE   DE   COMMANDEMENT  9 

Rhodes.  —  Rhodes  était  une  des  relâches  les 
plus  intéressantes  de  notre  tournée.  La  ville 
était  tout  naturellement  le  lieu  de  résidence  du 
général  italien  gouverneur  du  Dodécanèse,  mais 
nous  y  avions  encore  une  influence  et  des  intérêts 
importants,  lesquels  se  trouvaient  entre  les  mains 
d'un  vice-consul  actif  et   intelligent,  M.  Laffon. 

J'étais  trop  vieux  dans  la  marine  pour  n'avoir 
pas  visité  déjà  Rhodes  et  les  établissements  des 
anciens  chevaliers.  Je  pus  constater  que  les  nou- 
veaux maîtres  de  l'île  s'étaient  préoccupés  des 
monuments  archéologiques  et  qu'ils  s'efforçaient 
non  seulement  d'en  arrêter  le  délabrement  mais 
encore  de  les  restaurer  ;  le  travail  commencé  par 
l'Hospice  des  Chevaliers,  sous  la  direction  du 
major  italien  Bojancé,  était  déjà  fort  avancé. 
Quelques  esprits  chagrins  trouveront  peut-être 
que  le  major  a  trop  restauré  (Viollet-le-Duc  a 
bien  ses  détracteurs),  mais,  pour  ma  part,  je 
préfère  cela  à  l'abandon  absolu  pratiqué  sous 
le  régime  turc.  La  restauration  de  l'Auberge  de 
France,  dont  notre  ambassadeur  à  Constanti- 
nople,  M.  Bompard,  fit,  je  crois,  entièrement  les 
frais,  fait  bonne  figure  d'ailleurs  à  côté  de  celle 
de  l'Hospice  des  Chevaliers. 

Symi.  —  Nous  stoppâmes  quelques  heures  en 
quittant  Rhodes  devant  ce  curieux  petit  port 
de  Symi  où  la  population  tout  entière  est  com- 
posée   de    plongeurs    pratiquant    la    pêche    des 


10  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

éponges  dans  l'Archipel  et  sur  les  côtes  de  la  Tri- 
politaine.  Le  consul  de  France  à  Rhodes  m'avait 
accompagné  et  une  foule  considérable  (la  popu- 
lation au  complet)  massée  sur  les  quais  atten- 
dait avec  curiosité  l'arrivée  de  l'embarcation  du 
navire  de  guerre  français.  En  guise  de  démons- 
tration, au  moment  où  nous  mettions  le  pied  à 
,  terre,  toute  la  marmaille  dissimulée  entre  les 
jambes  des  parents  se  jeta  à  l'eau  en  poussant 
de  grands  cris.  Il  y  avait  là  certainement  plus 
d'une  centaine  d'enfants  de  quatre  à  dix  ans  ; 
tous  nageaient  comme  des  poissons,  et  tous  plon- 
gèrent et  disparurent  sous  l'eau  où  certains 
d'entre  eux  restèrent  plus  d'une  minute  !  Nous  ne 
pûmes  refuser  de  prendre  un  «  petit  café  »  au  cercle 
de  la  ville  donnant  sur  l'unique  place  dominée 
par  la  montagne  et  nous  y  écoutâmes  des  compli- 
ments et  souhaits  de  bienvenue  d'autant  plus 
chauds  que  leurs  auteurs  voulaient  fronder  ainsi 
l'autorité  italienne,  celle  de  l'occupant  du  pays. 

Dans  l'espèce,  cette  autorité  était  représentée 
par...  un  carabinier  ! 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  si  l'occupant 
avait  été  Français,  la  manifestation  eût  été 
dirigée  contre  la  France,  à  l'arrivée  du  premier 
navire  étranger.  En  dehors  de  Rhodes,  où  il 
existe  une  colonie  turque  assez  importante,  et 
de  Kos,  la  population  de  toutes  les  îles  du  Dodé- 
canèse  est  en  effet  presque  entièrement  d'origine 
grecque  et  naturellement  xénophobe. 


LA   PRISE    DE   COMMANDEMENT  11 

Kiuluk.  —  Ce  petit  port  avait  une  certaine 
importance  du  fait  d'un  trafic  de  minerai  pour  le 
compte  d'une  société  autrichienne. 

On  se  rend  en  quelques  heures  de  Kiuluk  à 
Milasa  par  une  route  assez  médiocre. 

Milasa  est  une  ville  tout  à  fait  turque  qui  a 
le  mérite  de  posséder  un  monument  dont  l'archi- 
tecture rappelle,  paraît-il,  le  mausolée  d'Hali- 
carnasse,  encore  que  les  dimensions  en  soient 
très  réduites.  Je  ne  manquai  point  d'aller  le  visiter 
avec  quelques  officiers  et  toutes  les  beautés  nous 
en  furent  détaillées  par  un  charmant  garçon, 
M.  Paris,  élève  de  l'école  d'Athènes  en  tournée  ; 
mais  nous  nous  sommes  demandé  pendant  long- 
temps, mes  officiers  et  moi,  comment  cette  visite 
allongée  par  les  explications  de  notre  cicérone 
convaincu  n'avait  valu  de  coups  de  soleil  à  aucun 
d'entre  nous.  Milasa,  au  mois  de  juillet,  est  un 
des  pays  les  plus  chauds  que  je  connaisse  ! 

Fort  heureusement,  le  Turc,  à  rencontre  du 
Grec,  a  conservé  l'amour  des  petits  jardins  om- 
bragés de  verdure  et  des  fontaines  rafraîchis- 
santes, et  le  déjeuner  que  nous  fîmes  après  cette 
visite  nous  remit  pleinement  en  état  d'affronter 
la  route  du  retour. 

Kos.  —  La  France  n'a  pas  d'intérêts  particu- 
liers à  Kos,  mais  l'île  présente   deux   curiosités  : 

Un  platane  gigantesque  planté  par  Hippocrate 
et  dont  les  rameaux  supportés  par  des  colonnes 


12  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

de  marbre  couvrent  toute  une  place  de  la  ville. 
Un  banc  de  sable  qui  prolonge  la  pointe  nord- 
est  et  que  les  jeunes  navigateurs  feront  bien  de 
toujours  contourner  à  bonne  distance. 

Boudroum.  —  Boudroum  offre  aux  visiteurs 
une  citadelle  des  plus  intéressantes  construite  par 
les  chevaliers  de  Rhodes  et,  en  grande  partie  dit-on, 
avec  les  ruines  du  mausolée  d'Halicarnasse.  Cette 
citadelle  servait  de  prison  et  pouvait  contenir  fa- 
cilement 1  500  à  2  000  prisonniers.  Le  prisonnier 
turc  est  logé  et  le  gouvernement  lui  alloue  en  outre 
généreusement...  du  pain  et  de  l'eau  ;  à  lui  de  s'of- 
rir  le  couchage  et  les  extras  de  nourriture,  s'il  le 
peut  et  s'il  le  désire.  Malgré  ce  régime  Spartiate  et 
une  garde  très  débonnaire,  les  évasions,  me  disait 
le  gouverneur,  sont  excessivement  rares.  Le  Turc 
est  fataliste  et,  lorsqu'il  est  pris,  il  se  résigne  à 
son  sort  avec  la  plus  grande  philosophie,  quelle 
que  soit  la  durée  prévue  pour  son  emprisonne- 
ment. 

Leros.  —  Port-Laki,  dans  l'île  de  Leros,  est 
un  mouillage  excellent  et  une  sorte  d'oasis  où  les 
familles  des  riches  Grecs  d'Egypte  avaient  leur 
maison  de  campagne  et  venaient  passer  l'été. 

Nous  eûmes  là,  un  certain  temps  pendant  la 
guerre,  un  centre  de  stationnement  de  patrouil- 
leurs. 

En  quittant  Leros  pour  Santorin,  le  télégramme 


LA    PRISE   DE   COMMANDEMENT  13 

officiel  que  j'avais  envoyé  à  Paris  fut  présenté 
au  ministère  sous  la  forme  suivante  : 

L'Éros  Latouche-Tréville  venant  de  Kos  et  Boudroum, 
mouillera  Santorin  le  27  courant. 

Ce  télégramme  eut,  paraît-il,  un  vif  succès  et 
provoqua  la  gaieté  de  tous  mes  amis  du  cabinet 
du  ministre  que  j'avais  quitté  quelques  semaines 
plus  tôt.  C'était  immérité,  hélas  !  Assurément,  le 
Latouche-Tréville,  à  part  son  commandant,  ren- 
fermait assez  d'éléments  jeunes  pour  se  placer 
sous  l'égide  du  dieu  de  l'Amour,  mais  les  îles  de 
l'Archipel  que  nous  avions  fréquentées  depuis 
notre  départ  de  Smyrne  vivent  sur  une  réputa- 
tion que  rien  ne  peut  plus  légitimer.  En  Grèce 
comme  ailleurs,  les  charmantes  déesses  et  les 
prêtresses  d'amour  ont  cessé  d'aimer  la  campagne 
et  la  solitude  ;  l'attrait  de  la  capitale  leur  a  fait 
déserter  les  îles. 

Santorin.  —  Santorin  est  bien  certainement 
l'île  la  plus  curieuse  de  l'Archipel.  Cet  ancien 
volcan,  dont  il  ne  reste  que  le  sommet  et  dont  la 
mer,  pénétrant  par  les  fractures  de  la  couronne, 
a  éteint  le  cratère,  offre  un  aspect  d'un  caractère 
unique.  Les  îlots  du  centre,  de  formation  relati- 
vement récente,  sont  des  produits  d'éruption  et. 
au  moment  de  leur  projection,  on  se  représente 
quel  spectacle  grandiose  dut  offrir  la  mer,  bouil- 
lante et  agitée  comme  une  gigantesque  chaudière. 


14  SOUVENIRS   D'UN    VIEUX   CROISEUR 

Les  bords  intérieurs  du  cratère  sont  très  élevés 
et  à  pic  ;  on  les  gravit  par  des  escaliers  aujour- 
d'hui presque  confortables,  mais  qui  étaient,  il  y 
a  quelques  années,  si  glissants  que  seuls  les  indi- 
gènes et  les  ânes  ou  les  mulets  pouvaient  les 
monter  ou  les  descendre.  Lorsque  le  visiteur  est 
arrivé  au  sommet  de  la  falaise,  il  aperçoit  lesg 
villages  de  l'île,  tous  assez  riches,  et  les  vignes 
splendides  qui  s'étalent  sur  la  partie  extérieure 
du  cône  descendant  en  pente  douce  vers  la  mer. 

Les  vignes,  plantées  sur  un  terrain  volcanique 
très  fertile  et  dont  les  grappes  mûrissent  sous  un 
soleil  de  feu,  produisent  en  abondance  le  vin 
généreux  qui  constitue  la  principale  richesse  de 
l'île.  Ce  vin,  vendangé  et  conservé  sur  la  hauteur, 
est  descendu  par  les  procédés  les  plus  primitifs, 
c'est-à-dire  dans  des  outres  en  peau  de  bouc  et 
à  dos  d'âne,  jusqu'au  bas  des  falaises.  Là  le  rocher 
a  été  creusé  pour  former  des  quais  auxquels  les 
petits  voiliers  accostent  directement,  car  la  falaise 
continue  à  descendre  à  pic  dans  la  mer  jusqu'à 
une  grande  profondeur.  C'est  sur  ces  quais  que 
l'on  dépose  les  barriques  pour  les  remplir,  c'est 
là  également  que  l'on  débarque  toutes  les  mar- 
chandises et  tous  les  produits  qu'il  faut  ensuite 
monter  aux  villages  à  dos  d'animal. 

On  voit  que  les  procédés  modernes  et  rapides 
de  manutention  ne  sont  pas  encore  pratiqués 
dans  l'île. 

A  part  le  vin,  Santorin  n'exporte  guère  que  la 


LA  PRISE   DE   COMMANDEMENT  i'6 

pouzzolane.  Celle-ci  forme  en  grande  partie  les 
falaises,  qu'il  suffît  ainsi  de  gratter  en  quelque 
sorte  pour  la  faire  tomber  dans  les  cales  des 
navires.  On  pourra  en  exporter  beaucoup  encore 
avant  que  l'île  ne  diminue  sensiblement  de  gros- 
seur, mais  le  revenu  est  minime  car  le  prix  reste 
peu  élevé.  <* 

C'est  sur  cette  curieuse  île  de  Santorin,  au  vil- 
lage de  Thera,  la  capitale,  que  les  pères  lazaristes 
occupent  depuis  plus  d'un  siècle  un  établisse- 
ment fondé  par  les  jésuites.  Ils  cultivent  les  vignes 
qui  leur  appartiennent  et  avec  lesquelles  ils  font 
de  très  bon  vin...  et  ils  tiennent  aussi  une  école 
de  garçons  réputée  pour  l'excellence  de  son  ensei- 
gnement. Les  garçons  étaient  en  vacances,  ce 
que  les  lazaristes  déplorèrent  pour  l'honneur  de 
leur  établissement  ;  mais  il  en  résulta  alors 
que  les  bons  pères  se  consacrèrent  entièrement 
à  la  visite  de  leur  maison  et  de  leurs  caves,  et 
qu'ils  nous  firent  déguster  tous  leurs  vins  jus- 
qu'aux années  les  plus  reculées.  Est-ce  à  cela 
qu'il  faut  attribuer  l'absence  de  vertige  à  la  des- 
cente des  escaliers  sur  le  dos  de  nos  mules,  encore 
que  celles-ci  comme  toutes  leurs  congénères  aient 
la  fâcheuse  habitude  de  se  tenir  constamment 
dans  l'endroit  le  plus  périlleux?  Je  ne  saurais 
l'affirmer,  mais  je  puis  dire  que  nous  soutînmes 
l'offensive  des  lazaristes  avec  beaucoup  de  vail- 
lance. 

Je  rappelle  volontiers  ce  souvenir,  car  j'utilisai 


ifi  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

quelques  années  plus  tard  les  crus  de  Santorin 
avec  un  grand  succès.  Le  hasard  m' ayant  conduit 
à  passer  la  dernière  année  de  la  guerre  à  Milo, 
comme  chef  des  patrouilles  de  la  mer  Egée, 
j'eus  à  me  préoccuper  du  ravitaillement  en  vin, 
car  le  produit  qu'on  nous  envoyait  sous  ce  nom 
n'avait  avec  le  vrai  «  pinard  »  que  de  lointains 
rapports.  Je  renouai  alors  mes  relations  avec  les 
pères  et,  pendant  une  année,  je  fis  pratiquement 
le  trust  du  vin  de  Santorin,  au  grand  profit  de 
mes  patrouilleurs  qui  y  puisèrent  un  réconfort 
très  nécessaire  en  maintes  circonstances  de  leur 
dur  métier.  Je  suis  certain  que  beaucoup  s'en 
rappelleront  longtemps. 

Mais,  pour  revenir  à  mes  souvenirs  d'avant- 
guerre,  je  n'ai  peut-être  pas  besoin  de  trop 
affirmer  que  les  promenades  et  les  dégustations 
de  vins  ne  constituaient  pas  toutes  mes  occupa- 
tions au  cours  de  cette  tournée  dans  l'Archipel 
et  que  je  me  consacrais  encore  plus  volontiers  à  la 
visite  de  nos  très  nombreux  établissements  reli- 
gieux dont  l'enseignement  a  contribué  si  grande- 
ment à  diffuser  notre  langue  et  à  accroître  notre 
influence  en  faisant  aimer  la  France. 

A  Santorin,  j'avais  vu  aussi  les  filles  de  la 
Charité  qui  ont  une  école  et  un  hôpital  et  rendu 
visite  également  à  l'évêque  catholique,  Mgr  Ca- 
milleri,  un  prélat  excellent  et  très  français  de 
cœur.  Le  27  juillet,  nous  avions  reçu  dans  l'après- 
midi  de  nombreux  visiteurs  à  bord  du  Latouche 


LA   PRISE   DE   COMMANDEMENT  17 

Tréville  et  fait  nos  adieux  à  tout  le  monde,  car 
nous  partions  le  lendemain  de  bonne  heure  pour 
Delos.  M.  Paris,  qui  avait  été  mon  hôte  depuis 
l'excursion  de  Milasa,  avait  organisé  la  tradition- 
nelle visite  de  l'île  sous  le  patronage  de  l'école 
d'Athènes  et  nous  avions  convenu  que  le  paiement 
de  sa  traversée  consisterait  eh  une  grande  confé- 
rence faite  sur  place  à  Delos  pour  tous  les  membres 
profanes  du  bord. 

Mais  nos  projets  allaient  être  modifiés! 

En  effet,  cette  même  nuit,  vers  une  heure  du 
matin,  on  m'apportait  un  télégramme  chiffré  du 
ministère,  m'ordonnant  de  me  rendre  à  Syra  et 
d'y  charbonner  immédiatement.  Malgré  l'isole- 
ment du  reste  du  monde  où  nous  vivions  depuis 
plusieurs  jours,  nous  avions  intercepté  plusieurs 
«  sans  fil  »  et  nous  savions  que  la  situation  poli- 
tique était  tendue;  je  compris  donc  immédiate- 
ment que  des  choses  graves  allaient  sans  doute 
se  produire  et  à  3  heures  et  demie  du  matin,  nous 
nous  mettions  en  route,  anxieux  des  nouvelles 
qui  pouvaient  nous  attendre  à  Syra. 

Delos.  —  Delos  est  sur  la  route  de  Syra.  Con- 
tournant l'île  par  le  nord,  je  mis  le  nez  du  bâti- 
ment devant  toutes  les  richesses  archéologiques 
provenant  des  fouilles  de  l'école  d'Athènes  et  je 
stoppai  pour  débarquer  M.  Paris.  Du  haut  de  la 
passerelle,  nous  pouvions  contempler  la  série  des 
temples  en  partie  reconstitués   et  leurs  innom- 

2 


18  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

brables  pierres  déjà  chauffées  par  un  soleil  impla- 
cable. A  cet  aspect  et  au  souvenir  de  Milasa,  la 
perte  forcée  de  cette  visite  à  Delos  nous  apparut, 
faut-il  l'avouer  à  notre  honte,  comme  moins 
regrettable. 

Cependant,  la  barque  de  l'île  avait  accosté  le 
bord  et  M.  Paris  poussait  déjà.  Je  mis  aussitôt 
en  route  sur  Syra  et  nous  échangeâmes  avec  des 
signes  de  main  les  derniers  adieux.  Je  ne  devais 
plus  revoir  ce  charmant  et  intelligent  garçon  qui 
fut  malheureusement  tué  dès  le  début  de  la 
guerre. 

Syra,  28  juillet  (11  h.  30).  —  Tout  le  monde 
est  un  peu  émotionné,  mais  je  sens  que  le  ravi- 
taillement sera  rapide  malgré  la  fatigue  résultant 
de  cette  tournée  rapide  et  par  de  fortes  tempéra- 
tures. Chacun  s'emploie  en  effet  et  les  fournis- 
seurs sont  forcés  de  sortir  de  leur  nonchalance 
habituelle.  Le  charbon  et  les  vivres  seront  là 
dans  le  délai  minimum  et  tout  sera  prêt  dans  le 
même  temps  qu'il  nous  faut  pour  les  visites  de 
machines  indispensables.  Le  vaguemestre  revient 
de  la  poste,  mais  on  ne  lui  a  remis  aucun  télé- 
gramme pour  nous;  je,  le  renvoie  pour  insister, 
mais  toujours  rien.  A  7  heures  du  soir,  je  puis 
fixer  le  temps  qui  nous  sera  encore  nécessaire 
pour  nos  travaux  et  notre  ravitaillement  et  je 
câble  à  Paris  que  nous  serons  prêts  à  appareiller 
à  partir  de  4  heures  du  soir  le  lendemain  29  juillet  ; 


LA    PRISE   DE   COMMANDEMENT  49 

il   ne   me  reste  plus  qu'à  attendre   des   ordres. 

Les  feuilles  locales  ne  donnent  pas  de  rensei- 
gnements intéressants  et  parlent  même  peu  de  la 
tension  politique. 

Le  consul  de  France  ne  sait  rien. 

29  juillet  (2  heures  du  soir).  —  Tout  a  marché 
admirablement,  les  visites  de  machines  sont  ter- 
minées, les  vivres  et  approvisionnements  sont  à 
bord  et*  à  3  heures  du  soir  nous  aurons  ter- 
miné l'embarquement  de  nos  500  tonnes  de  char- 
bon. 

C'est  un  record  par  cette  chaleur  et  dans  ce 
four  qu'est  le  port  de  Syra  au  mois  de  juillet,  mais 
j'en  verrai  bien  d'autres.  J'ai  déjà  apprécié  l'état- 
major  et  l'équipage  du  Latouche-Tréville,  mais  ils 
me  réservent  encore  des  surprises. 

J'envoie  de  nouveau  le  vaguemestre  au  télé- 
graphe. 

2  heures  et  demie.  —  Le  vaguemestre  rapporte 
enfin  trois  télégrammes  chiffrés,  l'un  d'eux  était 
là  depuis  hier.  Comme  l'adresse  portait  Santorin 
(où  il  n'avait  d'ailleurs  pas  été  retransmis),  l'em- 
ployé ne  s'était  pas  donné  la  peine  de  le  recher- 
cher, malgré  l'insistance  du  vaguemestre.  Je  ne 
crois  pas  à  de  la  mauvaise  volonté  mais  plutôt 
à  de  l'indolence...  il  fait  si  chaud  en  ce  moment 
dans  les  bureaux... 

Les  trois  télégrammes  chiffrés  nous  enjoignaient 
de  rallier  Bizerte  immédiatement. 

3  heures.  —  Les  fournisseurs  sont  payés  et  nous 


20  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

levons  l'ancre,  gagnant  ainsi  une  heure  sur  mes 
prévisions. 

En  route  sur  Bizerte  ! 

Bizerte,  le  1«  août  1914. 
No  24. 
Rapport  de  mer  de 
Syra  à  Bizerte. 

Le  capitaine  de  frégate  Dumesnil, 

commandant  le  croiseur  cuirassé  Latouche-Tréville, 

à  Monsieur  le  ministre  de  la  Marine. 

Grâce  à  l'entrain  de  l'équipage,  fatigué  cependant  par 
une  navigation  de  douze  jours  très  intensive  et  extrême- 
ment chaude  et  grâce  au  zèle  de  mes  officiers,  nous  avons 
pu  quitter  Syra  à  3  heures  du  soir  le  28  juillet,  après  avoir 
embarqué  500  tonnes  de  charbon  et  complété  l'eau,  l'huile 
et  les  vivres. 

Dans  l'ignorance  de  la  situation  politique  exacte,  je 
me  suis  arrangé  pour  passer  de  nuit  près  des  côtes  étran- 
gères ou  de  jour  hors  de  vue. 

Le  temps  a  été  constamment  beau.  La  marche  a  été 
légèrement  contrariée  par  une  petite  brise  de  la  région 
nord-ouest  et  une  assez  forte  dérive. 

Il  n'y  a  eu  aucun  incident  de  navigation  et  à  8  heures 
du  soir,  le  1er  août,  nous  mouillions  devant  l'entrée  de  la 
darse  de  Sidi-Abdallah. 

Informé  de  la  mobilisation,  j'ai  pris  immédiatement, 
d'accord  avec  M.  le  vice-amiral  préfet  maritime,  toutes 
les  mesures  pour  que  le  bâtiment,  qui  est  entièrement 
prêt,  puisse  accomplir  toute  mission  dans  les  meilleures 
conditions  possibles,  dès  qu'il  en  recevra  l'ordre. 

Signé  :  Dumbsnil. 
*  * 

Je  me  suis  peut-être  étendu  un  peu  longuement 
sur  cette  première  partie  d'avant-guerre  ;  le  lec- 


LA   PRISE  DE   COMMANDEMENT  21 

teur  voudra  bien  m'en  excuser.  La  prise  de  pos- 
session de  son  navire  est  inséparable,  chez  un 
commandant,  d'une  période  d'enthousiasme  et 
d'entrain  ;  cette  période,  dans  les  circonstances 
où  je  me  trouvais,  a  laissé  chez  moi  de  très  vifs 
souvenirs  et  je  n'ai  pas  résisté  au  plaisir  d'écrire, 
après  tant  d'autres,  sur  cette  navigation  dans 
l'Archipel  si  pleine  d'attraits  pour  les  marins. 

Mon  commandement  de  «  temps  de  paix  » 
dura  exactement  quarante  jours,  dont  dix-huit 
à  la  mer.  La  rapide  tournée  de  quatorze  jours  que 
je  viens  de  raconter  surtout  par  son  côté  tou- 
risme, tous  ceux  qui  ont  navigué  comprendront 
bien  qu'elle  représentait,  au  mois  de  juillet,  dans 
l'Archipel  et  sur  un  bâtiment  aussi  mauvais 
comme  habitabilité  que  le  Latouche-Tréville,  un 
effort  sérieux  pour  tout  le  monde,  officiers  et 
équipage.  Beaucoup  d'appareillages  et  de  mouil- 
lages, des  exercices,  des  tirs,  de  la  navigation  de 
nuit...  et  des  promenades  de  jour  sur  des  îles  où 
la  végétation  est  rare  et  le  soleil  brûlant,  tout 
cela  permet  à  un  commandant  de  voir  comment 
le  personnel  est  entraîné  et  comment  il  accepte 
la  fatigue.  Je  me  suis  souvent  félicité  d'avoir 
débuté  par  cette  épreuve,  car  c'est  elle  qui  m'a 
donné  pleine  confiance  pour  la  suite  dans  mon 
état-major  et  dans  mon  équipage.  J'étais  déjà 
trop  ancien  dans  la  marine  pour  ne  pas  savoir 
que  sur  un  vieux  bateau  comme  celui-là,  tant 
valait  le  personnel  tant  vaudrait  le  matériel.  Ras- 


28  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX    CROISEUR 

suré  sur  la  qualité  du  premier,  je  n'avais  plus 
d'inquiétudes  sérieuses  sur  le  second.  Et  il  n'en 
fallait  pas  moins  pour  me  tranquilliser,  car  si  je 
pouvais,  par  exemple,  faire  nettoyer  rapidement 
notre  carène  sale,  il  m'était  difficile,  par  contre, 
de  refondre  aussi  vite  les  deux  groupes  de  chau- 
dières en  mauvais  état  ou  même  de  songer  à 
effectuer  de  multiples  petits  travaux  qui  nous 
auraient  été  utiles,  à  moins  de  consentir  à  une 
indisponibilité  que  je  ne  voulais  envisager  à  aucun 
prix  dans  les  circonstances  si  graves  qui  venaient 
de  surgir. 


CHAPITRE  II 
LES  PREMIÈRES  SEMAINES  DE  GUERRE 

I 

A    BIZERTE 

Il  est  bien  difficile  de  se  représenter,  après  ces 
années  écoulées,  les  sentiments  éprouvés  au  début 
de  la  guerre.  La  lecture  des  divers  documents 
conservés  et  les  efforts  de  mémoire  sont  insuffi- 
sants pour  évoquer  le  souvenir  précis  de  l'état 
de  fièvre  joyeuse  dans  lequel  on  vivait  et  dans 
lequel  on  sentait  vivre  son  entourage.  Bien  des 
choses  me  reviennent  pourtant  depuis  que  j'ai 
résolu  d'écrire  ces  pages  et  je  me  souviens  de  ma 
satisfaction  d'alors  à  me  sentir  l'esprit  clair  et 
l'énergie  intacte  au  moment  où,  la  mobilisation 
générale  décrétée,  il  devenait  certain  que  j'aurais 
à  faire  la  guerre  comme  commandant  de  bâti- 
ment. Comme  dans  toutes  les  grandes  circons- 
tances traversées  au  cours  de  ma  vie,  je  sentais 
ma  lucidité  et  mon  sang- froid  accrus;  je  n'avais 


24  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

à  coup  sûr  aucune  décision  grave  à  prendre  au 
moment  même  et  mon  rôle  se  bornait  à  ordonner 
et  à  surveiller  l'exécution  des  mesures  de  mobi- 
lisation, mais  dans  ce  simple  rôle  ma  mémoire 
se  retrouvait  sûre  et  sans  défaillance  pour  pres- 
crire les  ordres  destinés  à  hâter  notre  complète 
disponibilité.  Je  voyais  aussi  que  ces  ordres 
seraient  parfaitement  compris  et  exécutés  et  la 
perspective  de  cette  besogne  courante  de  métier, 
bien  prescrite  et  bien  accomplie  dans  de  sem- 
blables circonstances,  me  remplissait  de  joie. 

Tout  se  passa  sans  accroc.  Nous  reçûmes,  le 
soir  de  notre  arrivée,  l'avis  de  la  mobilisation 
générale  à  compter  du  lendemain  2  août  et  je 
retrouve  dans  mon  journal,  à  la  date  du  3  août, 
la  note  suivante  : 

Entre  8  heures  du  matin  le  2  août  et  3  heures  de  l'après- 
midi  le  3,  le  bâtiment  a  pu,  par  ses  propres  moyens,  se 
caréner  complètement,  embarquer  250  tonnes  de  charbon, 
cinquante  jours  de  vivres,  le  matériel  et  les  munitions 
nécessaires,  six  mois  de  matières  consommables  et  enfin 
débarquer  tout  le  matériel  inutile.  A  3  heures,  toutes  les 
dispositions  de  mobilisation  sont  terminées. 

L'état-major  du  Latouche-Trêville  comprenait  : 
Lieutenant  de  vaisseau  :  Thouroude  (F.-E.),  offi- 
cier en  second. 
Enseignes  de  vaisseau  :  Le  Moaligou  (R.-E.). 

—  —        Urvoy  de  Portzampare 

(Y.-F.-C.-A.-M.). 

—  —        Lucas  (C.-P.-H.). 

—  —        Aurert  (M.-L.-A.). 


LES   PREMIÈRES   SEMAINES   DE   GUERRE     25 

Enseignes  de  vaisseau  :  Bard  (F. -M. -A.). 

—  —        Le  Breton  (F.-C.-C.-H.). 

Mécanicien  principal  de  lre  classe  :  Lesc aille  (R.). 

—  —       de  2e  classe  :  Lagane  (A.). 

—  —  —      —     Venaud  (J.). 

—  —  —      —     Vivier  (A.). 
Docteur  Plazy  (L.),  médecin  de  première  classe, 

médecin-major. 
Commissaire  de  deuxième  classe  :  de  Kernaflen 
de  Kergos  (F.-M.-J.). 

Presque  tous  ces  officiers,  je  l'ai  déjà  dit,  étaient 
à  bord  depuis  dix-huit  mois  ;  deux  ou  trois  seule- 
ment étaient  embarqués  depuis  moins  d'une  année  ; 
seul  Thouroude  était  nouveau  venu.  Il  embarqua 
le  3  août  1914  et  sa  désignation  fut  pour  moi 
une  bonne  surprise,  car  nous  avions  fait  ensemble 
l'école  de  canonnage  et  je  connaissais  les  grandes 
qualités  de  cet  excellent  officier  ;  je  fus  par  la  suite 
bien  souvent  à  même  de  les  mieux  apprécier. 

Le  3  août,  à  5  heures  du  soir,  nous  mouillions 
à  la  baie  Ponty  où  se  trouvait  déjà  le  Bruix, 
commandé  par  le  capitaine  de  vaisseau  Tirard  ; 
X  Amiral-Char  ner,  commandé  par  le  capitaine  de 
frégate  Causse,  un  de  mes  plus  vieux  amis,  nous 
rejoignit  une  heure  plus  tard.  Ainsi  se  trouvait 
constituée  une  division  «  homogène  »  de  croiseurs 
cuirassés  dont  la  valeur  était,  hélas  !  bien  faible 
mais  où  régnait,  certes,  le  plus  bel  esprit  mili- 
taire. Et  les  services  rendus,  au  cours  de  la  guerre, 


86  80UVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

par  ces  vieux  navires  peuvent  être  mis  avanta- 
geusement en  parallèle  avec  ceux  de  beaucoup 
de  bâtiments  plus  modernes. 

4  août  1914  (4  heures  du  matin).  —  Une  com- 
munication de  la  préfecture  maritime  nous  fait 
connaître  que  la  guerre  est  déclarée  entre  la  France 
et  l'Allemagne. 

5 h. 55  (par  T. S.  F.). —  Bizerte  à  Courbet:  Je  vous  informe 
que  Bône  a  été  attaqué  ce  matin  par  croiseur  allemand. 

7  heures.  —  Philippe  ville  attaqué  signale  que  le  croiseur 
allemand  fait  route  à  toute  vitesse  dans  l'ouest. 

Telles  furent  pour  nous  les  premières  mani- 
festations de  la  guerre  sur  mer. 

A  7  h.  15,  notre  chef  de  division,  le  Bruix, 
signalait  à  bras  : 

Allumez  toutes  les  chaudières  et  prévenez  quand  vous 
serez  prêts  à  appareiller. 

A  7  h.  40,  nos  seize  chaudières  étaient  à  trente 
minutes  de  pression,  par  un  phénomène  de  rapi- 
dité que  je  ne  me  charge  pas  d'expliquer.  Allions- 
nous  avoir  l'honneur  de  nous  placer  sur  la  route 
du  Gœben?  Aucune  hypothèse  ne  nous  semblait 
alors  impossible  dans  cet  ordre  d'idées,  mais 
celle-ci  ne  se  réalisa  pas.  Nous  n'aurions  couru 
d'ailleurs  aucun  danger,  car  on  sait  que  le  Gœben 
préféra  la  route  du  large. 

Mon  premier  ordre  du  jour.  —  J'ai  toujours 
aimé  à  maintenir  le  contact  avec  les  équipages 


LES  PREMIÈRES  SEMAINES  DE  GUERRE  tl 

placés  sous  mon  commandement,  par  la  voie  de 
Tordre  du  jour.  Le  marin  français,  comme  tous  nos 
compatriotes,  est  sensible  aux  idées  élevées  et 
il  se  rend  fort  bien  compte  de  la  sincérité  de  celles 
qui  lui  sont  présentées  ;  il  subit  alors  leur  influence 
sans  exiger  qu'elles  lui  soient  présentées  sous  une 
forme  bien  remarquable  au  point  de  vue  littéraire. 
C'est  sans  doute  grâce  à  cela  que  le  journal  du 
Latouche-Tréville  du  4  août  renferme  la  phrase 
suivante  : 

7  heures  du  soir.  —  Un  ordre  du  jour  du  commandant 
est  lu  à  l'équipage  qui  acclame  la  France. 

Voici  ce  premier  ordre  dont  je  n'avais  pas 
ciselé  longuement  les  phrases  mais  qui  ne  conte- 
nait rien  que  je  n'aie  pensé  et  senti  profondément. 

Équipage  ! 

Malgré  notre  bon  droit,  malgré  notre  loyauté  et  nos 
efforts  pour  conserver  la  paix,  la  guerre  est  déclarée  entre 
la  France  et  l'Allemagne. 

C'est  la  vie  de  notre  pays  qui  va  se  disputer. 

Ou  la  France  sera  victorieuse  ou  elle  disparaîtra  et 
devra  subir  le  joug  odieux  de  la  plus  brutale  des  nations. 

Vaincre  ou  mourir  doit  donc  être  la  devise  de  tous  les 
Français. 

Ayons  une  pensée  vers  nos  familles  et  vers  ceux  que 
nous  aimons,  mais  songeons  que  l'Honneur,  pour  un  marin 
français,  vaut  plus  que  la  vie. 

Songeons  à  nos  frères  de  l'armée  et  aux  familles  qui, 
à  la  frontière  de  l'Est,  vont  subir  le  premier  choc  des 
armées  et  souhaitons  pouvoir,  nous  aussi,  servir  la  France. 

Quelle  que  soit  la  mission  confiée  au  Latouche-Tréville, 
j'ai  pu  suffisamment  apprécier  depuis  quelques  jours  le 


28  SOUVENIRS   D'UN  VIEUX   CROISEUR 

cœur  de  mon  équipage  pour  savoir  qu'il  nous  aidera  de 
tout  ce  cœur,  mes  officiers  et  moi,  dans  l'accomplissement 
de  cette  mission. 

Sachez  de  votre  côté  que,  si  grave  et  si  désespérée  que 
puisse  être  un  jour  notre  situation,  jamais  votre  comman- 
dant ne  fera  l'injure  à  son  équipage  de  croire  qu'il  puisse 
amener  son  pavillon. 

Mais  il  est  un  rôle  plus  obscur  et  plus  pénible  que  nous 
pouvons  avoir  à  remplir.  C'est  celui  qui  consiste  à  rester 
sur  le  pied  de  guerre  et  à  ne  ménager  ni  ses  veilles  ni  ses 
fatigues,  sans  avoir  la  joie  de  combattre.  Pour  ce  rôle-là 
autant  que  pour  l'autre,  Équipage,  je  compte  pleinement 
sur  votre  abnégation  et  sur  votre  dévouement  de  tous  les 
instants. 

Vive  la  France  ! 

Vive  la  République  ! 

Signé  :  Dtjmesnil. 

Le  présent  ordre  sera  lu  à  l'équipage  et  restera  affiché 
dans  les  batteries  jusqu'à  nouvel  ordre. 

Je  ne  prévoyais  pas,  certes,  en  écrivant  ces 
lignes,  la  fatigue  des  longs  mois  de  croisière  par 
lesquels  nous  allions  débuter.  Mais  pour  cette 
période  ingrate,  j'avais  bien  raison  de  compter 
à  l'avance  sur  mon  équipage. 


II 

CROISIÈRES    SUR   LES    CÔTES    MAROCAINES 

C'est  le  7  août  seulement  que  nos  trois  croi- 
seurs reçurent  l'ordre  de  faire  route  sur  Casa- 
blanca et  d'y  relever  le  Cornwall  chargé  de  la 
protection  des  convois  entre  Casablanca  et  Gi- 
braltar. 

Le  5,  nous  avions  eu  l'avis  officiel  de  la  décla- 
ration de  guerre  de  l'Angleterre  à  l'Allemagne, 
nouvelle  escomptée  mais  dont  la  confirmation 
fut  accueillie  avec  la  satisfaction  dont  on  se  sou- 
vient. Les  T.  S.  F.  nous  tinrent  aussi  au  courant 
des  pérégrinations  du  Gœben  et  du  Breslau  qui  se 
terminèrent  si  malencontreusement  par  l'entrée 
de  ces  deux  bâtiments  dans  les  Dardanelles. 

Le  séjour  à  Bizerte  fut  employé  à  parfaire  les 
dispositions  intérieures  prises  à  la  mobilisation. 
Celles-ci  comportaient  le  débarquement  d'une 
assez  grande  quantité  de  matériel,  mais  cette 
quantité  fut  réduite  au  strict  minimum  afin  de 
ne  pas  trop  réduire  le  maigre  confort  intérieur 
d'un  bâtiment  déjà  peu  habitable  et  de  prévoir 
le  cas  où  la  guerre  se  prolongerait  longtemps.  Bien 

29 


30  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

nous  prit  de  ne  pas  avoir  envisagé  des  combats 
imminents  et  d'avoir  pensé  aux  longues  croisières 
à  la  mer  ;  lorsque,  beaucoup  plus  tard,  les  combats 
eurent  leur  tour,  ce  fut,  d'ailleurs,  sans  inconvé- 
nients   sérieux  pour  le  matériel  ainsi   conservé. 

J'ai  vu  par  la  suite  bien  des  grands  bâtiments 
regretter  de  n'avoir  pas  suivi  notre  exemple. 

Le  7  août,  à  22  h.  30,  le  Bruix,  V Amiral- Char ner 
et  le  Latouche-Trêville  faisaient  route  en  ligne  de 
file  à  12  nœuds,  tous  feux  éteints,  sur  Gibraltar. 
Nous  commencions  la  série  des  longs  séjours  à  la 
mer  avec,  pour  aliment  principal  de  l'esprit,  les 
T.  S.  F.  interceptés  et  les  communiqués  de  la 
station  du  Poldhu. 

Le  11  au  matin,  nous  mouillions  avec  le  Braix 
à  Casablanca,  Y  Amiral-Char  ner  étant  resté  au  pas- 
sage à  Gibraltar  pour  y  charbonner. 

Le  général  Lyautey,  ayant  entrepris  d'envoyer 
en  France  toutes  les  bonnes  troupes  marocaines 
en  ne  conservant  que  celles  indispensables  et  en 
utilisant  des  territoriaux  partout  où  faire  se  pour- 
rait, notre  rôle  allait  consister  à  escorter  jusqu'à 
Gibraltar  les  paquebots  transportant  ces  troupes 
afin  de  leur  éviter  toute  rencontre  fâcheuse 
avec  les  croiseurs  allemands  en  promenade  dans 
l'Atlantique. 

Le  premier  convoi,  celui  de  Ylmêréthie,  m'échut 
le  soir  même  de  l'arrivée.  Nous  laissâmes  le 
paquebot  le  lendemain  matin  à  l'entrée  du  détroit 
et  avant  notre  séparation,  j'envoyai  nos  vœux  au 


LES  PREMIÈRES  SEMAINES  DE  GUERRE   31 

général    commandant    les    troupes.    La    réponse 
arriva  aussitôt  : 

Le  général,  très  touché  du  témoignage  affectueux  du 
croiseur  Latouche-Tréville,  remercie  le  commandant,  les 
officiers  et  l'équipage.  Grâce  au  courage  de  notre  vail- 
lante marine,  la  division  arrivera  sûrement  à  bon  port  et 
prendra  part  à  la  bataille  qui  libérera  la  France  et  l'huma- 
nité du  joug  odieux  de  l'Allemagne  ! 

Cette  réponse  circula  aussitôt  parmi  l'équipage 
rassemblé  sur  le  pont  pour  voir  s'éloigner  Ylmé- 
réthie,  et  on  sentit  que  ce  général  avait  bonne 
presse.  C'est  un  plaisir  de  peiner  devant  les  feux 
et  de  veiller  une  partie  de  sa  nuit  pour  escorter 
des  camarades  qui  vont  si  gaiement  vers  le  Boche. 

Combien  de  ces  camarades  de  notre  première 
escorte,  officiers  et  soldats,  sont  tombés  sur  les 
champs  de  bataille  avant  d'avoir  vu  luire  le 
soleil  de  la  victoire,  mais  la  division  est  arrivée 
à  bon  port  et,  reconstituée  plusieurs  fois  après 
de  lourdes  pertes,  elle  a  bien,  suivant  les  paroles 
du  général,  contribué  à  «  libérer  la  France  et 
l'humanité  du  joug  odieux  de  l'Allemagne  ». 

A  Gibraltar  où  nous  fûmes  charbonner  le  jour 
même,  le  vice-amiral  Brock,  commandant  en 
chef,  m'annonça  qu'il  avait  capté  un  T.  S.  F. 
de  sir  Edward  Grey  à  l'ambassadeur  d'Angleterre 
à  Vienne  pour  le  charger  de  transmettre  au  gou- 
vernement autrichien  la  déclaration  de  guerre  de 
la  France,  motivée  par  la  présence  de  nombreux 
contingents   autrichiens   à   la   frontière   d'Alsace. 


32  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

A  3  heures  du  soir,  le  13,  nous  repartîmes  pour 
Casablanca  avec  notre  plein  d'eau  et  de  char- 
bon. 

Ce  fut  notre  première  visite  à  ce  port  de  Gi- 
braltar où  se  firent  tous  nos  ravitaillements  pen- 
dant notre  séjour  dans  l'Atlantique,  et  c'est  un 
endroit  de  repos  qui  devint  vite  sympathique  à 
tout  le  personnel  du  bord. 

Au  cours  de  ces  premiers  mois  de  guerre,  on 
faisait  son  service  avec  une  ardeur  extrême  et  on 
donnait  un  effort  un  peu  supérieur  à  sa  résistance 
physique.  Les  rôles  de  veille  avaient  été  établis 
en  effet  pour  des  manœuvres  de  durée  limitée, 
et  lorsque  la  veille  ne  fut  plus  faite  «  pour  rire  » 
et  que  les  manœuvres  n'eurent  plus  de  terme 
prévu,  ces  rôles  ne  correspondirent  plus  à  la 
réalité.  Je  dus  prendre  rapidement  des  mesures 
pour  ménager  un  équipage  sur  lequel  la  campagne 
de  Syrie  avait  déjà  produit  ses  effets  et  qui, 
dans  cette  fièvre  du  début,  ne  se  serait  jamais 
plaint.  J'étais  heureusement  secondé  par  notre 
excellent  médecin-major,  le  docteur  Plazy,  qui 
ne  me  laissait  rien  ignorer  de  l'état  général  du 
bord,  dont  il  suivait  pas  à  pas  les  modifications, 
et  c'est  bien  grâce  à  ses  conseils  que  l'hygiène 
fut  toujours  parfaite.  Mais,  malgré  toutes  les 
mesures  prises,  la  vie  restait  fatigante,  pour  les 
officiers  principalement,  et  lorsque  nous  nous  sen- 
tions à  l'abri  derrière  les  barrages  de  Gibraltar, 
la  première  nuit  de  notre  arrivée,  chacun  gagnait 


LES   PRExMIÈRES. SEMAINES   DE   GUERRE     83 

rapidement  sa  couchette  ou  son  hamac  avec  une 
satisfaction  non  déguisée. 

Le  16  août,  c'est  avec  le  paquebot  Martinique 
transportant  en  France  1 100  hommes  de  troupes 
marocaines  du  tabor  de  Rabat  que  nous  échan- 
gions nos  vœux. 

Latouche-Tréville  à  Martinique. 

Dites  au  commandant  des  troupes  les  vœux  profonds 
que  nous  formons,  mon  équipage,  mes  officiers  et  moi, 
pour  lui  et  ses  officiers  ainsi  que  pour  les  vaillantes  troupes 
marocaines  qu'ils  vont  conduire  à  la  victoire.  Ces  vœux 
les  accompagneront  à  la  frontière. 

Martinique  à  Latouche-Tréville. 

Le  commandant  du  5e  bataillon  de  tirailleurs  maro- 
cains, ses  officiers  et  son  bataillon  entier  vous  remer- 
cient de  tout  cœur.  Ils  forment  également  des  vœux  pour 
ceux  sous  la  protection  desquels  leur  voyage  a  commencé 
vers  la  gloire  et  la  victoire.  —  In  cha'llah  ! 

Comme  les  troupes  de  Ylméréthie,  le  5e  bataillon 
de  tirailleurs  marocains  eut  toutes  les  sympathies 
de  l'équipage  du  Latouche-Tréville,  qui  se  tradui- 
sirent par  des  acclamations  prolongées  lorsque 
nous  défilâmes  à  contre -bord  de  la  Marti- 
nique. 

On  jugera  sans  doute  le  récit  de  ces  petites 
manifestations  d'un  faible  intérêt,  surtout  si  l'on 
envisage  l'importance  des  événements  maritimes 
qui  se  sont  déroulés  au  cours  de  cette  guerre.  J'ai 

3 


34  SOUVENIRS    D'UN   VIKUX   CROISEUR 

cru  cependant  devoir  les  relater  pour  montrer 
ce  qu'était  la  vie  courante  d'un  bâtiment  de  croi- 
sière et  parce  que  ce  sont  des  petits  faits  de  ce 
genre  qui  créaient  une  heureuse  diversion  à  la 
monotonie  de  la  vie  du  bord,  si  difficile  parfois  à 
supporter  dans  les  circonstances  angoissantes  des 
premières  semaines  de  la  guerre. 

Ces  diversions  étaient  indispensables.  Un  com- 
mandant reçoit  des  confidences  et  j'ai  connu  bien 
des  officiers  et  marins  qui  supportaient  mal  la  vie 
de  croisière  au  moment  où  la  France  semblait 
menacée  et  où  les  deuils  commençaient  à  se  mul- 
tiplier ;  combien  auraient  voulu  pouvoir  prendre 
un  fusil  et  se  battre  côte  à  côte  avec  leurs  cama- 
rades de  l'armée,  qu'il  m'a  fallu  convaincre  du 
mérite  de  notre  métier  ingrat,  souvent  fatigant 
et  dangereux  aussi. 

Les  croiseurs  allemands  auraient  pu  venir  dans 
nos  parages  et  les  émissions  de  T.  S.  F.  nous  firent 
croire  plusieurs  fois  à  leur  présence  rapprochée  ; 
mais  ils  ne  tentèrent  jamais  de  s'opposer  à  ce 
rapatriement  des  troupes  marocaines  dont  ils 
ignorèrent  peut-être  l'importance.  Et  pourtant 
la  rade  de  Casablanca  resta  plus  d'une  fois  sans 
protection  ;  quelques  coups  de  canon  eussent  alors 
suffi  pour  couler  plusieurs  paquebots  et  compli- 
quer nos  affaires,  plus  encore  par  la  répercussion 
d'un  tel  acte  de  guerre  sur  les  populations  indi- 
gènes que  du  fait  de  la  perte  des  navires  eux- 
mêmes. 


LES  PREMIÈRES  SEMAINES  DE  GOERRE   35 

Premier  voyage  a  Dakar.  —  Le  16  août,  à 
Tanger  où  nous  venions  de  nous  ravitailler  en 
vivres,  arriva  un  télégramme  du  ministère  : 

Envoyez  immédiatement  Latouche-Tréville  chercher 
paquebot  Gascogne  à  Dakar  et  le  convoyer  jusqu'à  Casa- 
blanca. Latouche-Tréville  restera  à  Dakar  le  temps  stric- 
tement nécessaire  pour  charbonner. 

A  4  heures  du  soir,  nous  faisions  route,  enchantés 
de  cet  imprévu.  La  vitesse  réglée  à  13  nœuds,  notre 
officier  mécanicien  en  chef,  Lescaille,  restait  sou- 
riant. Je  l'avais  connu,  six  semaines  auparavant, 
préoccupé  lorsque  nous  dépassions  11  nœuds  et 
depuis  lors  nos  machines  et  nos  chaudières 
n'avaient  pourtant  guère  eu  de  repos,  mais  la 
confiance  dans  notre  étoile  avait  gagné  tout  le 
monde  et  l'estime  pour  le  vieux  Latouche,  qui  fai- 
sait bonne  figure  de  navire  moderne,  croissait 
chaque  jour  parmi  le  personnel  du  bord. 

17  août.  —  La  traversée  s'annonce  comme 
devant  être  superbe.  Nous  naviguons  avec  une 
seule  carte  de  la  côte  d'Afrique  bien  peu  détaillée 
et  manquant  d'exactitude,  mais  notre  antique 
sondeur  Thomson  nous  rend  de  précieux  services. 

Le  18,  à  14  heures,  nous  captons  un  T.  S.  F. 
en  anglais  : 

La  Negra  South  Teneriffe,  prenez  garde  à  un  croiseur 
auxiliaire  allemand,  le  Kaiser-Wilhelm-der-  Grosse,  qui 
croise  dans  vos  parages.  —  Consul. 

Et  chacun  fait  la  réflexion  que  malgré  la  vitesse 
de  notre  vieux  croiseur,  qui  nous  paraît  splen- 


36  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

dide,  il  y  a  peu  de  chances  que  nous  soyons 
jamais  à  même  d'engager  le  combat  avec  le  grand 
paquebot  allemand. 

Le  20  août,  nous  approchons  du  terme  de 
notre  voyage  et  j'envoie  un  long  T.  S.  F.  en  clair 
à  Marine  Dakar  pour  demander  à  recevoir,  dès 
notre  arrivée,  les  approvisionnements  «  les  plus 
divers  »,  du  charbon  naturellement  mais  aussi  de 
la  farine,  du  café,  du  sucre,  des  fayots,  etc.,  etc. 

Le  ministre  a  télégraphié  que  nous  ne  devions 
rester  que  le  temps  strictement  nécessaire,  nous 
sommes  en  guerre  et  les  ordres  doivent  être  exé- 
cutés à  la  lettre. 

A  7  heures  du  matin,  le  21,  nous  sommes  amarrés 
sur  un  coffre  dans  le  port  de  Dakar  et  mes  souve- 
nirs de  midship  de  deuxième  classe  ne  me  rappel- 
lent guère  la  belle  ville  que  j'ai  devant  les  yeux.  Il  y 
a  quelque  chose  de  changé  depuis  vingt-sept  ans  ! 

Mais  voici  qui  va  me  rappeler  cependant  le 
temps  jadis,  lorsque  nous  croisions  sur  le  navire- 
école,  Ylphigénie,  entre  Dakar  et  la  Praya,  Dakar 
nous  étant  interdit  à  cause  de  la  peste  et  les  Antilles 
à  cause  de  la  fièvre  jaune.  Mon  camarade  Faure, 
commandant  la  marine,  me  signale  en  effet  que 
la  situation  sanitaire  à  terre  est  très  mauvaise 
par  suite  d'une  épidémie  grave  de  peste  pneumo- 
nique  et  bubonique  frappant  les  blancs  comme 
les  noirs.  Il  faudra  donc  consigner  tout  le  monde 
à  bord  malgré  la  chaleur  étouffante  qu'on  aimerait 
à  fuir  un  peu  dans  la  soirée. 


LES  PREMIÈRES  SEMAINES  DE  GUERRE   37 

Je  pourrai  heureusement,  paraît-il,  éviter  en 
partie  la  fatigue  du  charbonnage  à  mon  équipage 
grâce  au  concours  de.  50  laptots  qui,  m'affirme- 
t-on,  ont  subi  une  triple  vaccination  et  sont 
indemnes  de  la  peste.  Ils  n'avaient  pas,  hélas  ! 
été  vaccinés  contre  la  paresse  et,  leur  inexpérience 
s'y  ajoutant,  obligea  nos  soutiers  à  prêter  aux 
opérations  d'embarquement  du  charbon  un  très 
large  concours. 

C'est  à  Dakar  que  je  f}s  la  connaissance  du 
gouverneur  de  l'Afrique  Occidentale,  le  si  sympa- 
thique M.  Merlaud-Ponty,  dont  la  mort  survenue 
au  cours  de  la  guerre  fut  une  grande  perte  pour 
le  pays. 

Le  22,  à  4  h.  30  du  soir,  nous  repartions  pour 
Casablanca  escortant  trois  navires.  Toutes  les 
troupes  que  nous  étions  chargés  d'escorter  n'ayant 
pu  prendre  place  sur  la  Gascogne,  le  surplus  avait 
été  embarqué  à  bord  du  Sallandrouze-de-Lamor- 
naix,  et  V Aquitaine,  allant  à  Ténérifîe,  m'avait 
demandé  à  profiter  également  de  la  protection 
du  convoi. 

Au  moment  du  départ,  M.  Ponty  m'envoya  le 
texte  d'un  télégramme  qu'il  adressait  à  Paris  : 

A  toutes  fins  utiles,  consul  général  Angleterre  me 
signale  qu'il  vient  de  recevoir  information  qu'il  existe  un 
danger  entre  latitude  24°  40'  nord  et  longitude  17°  14' 
ouest. 

Les  quatre  bâtiments  en  route,  nous  cher- 
châmes, mes  officiers  et  moi,   où  pouvait  bien 


38  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

exister  ce  danger.  «  Entre  »  devait  évidemment 
être  remplacé  par  les  mots  «  par  »  ou  «  par  environ  », 
mais  sur  notre  unique  carte  le  danger  se  trouvait 
alors  dans  les  terres,  au  voisinage  toutefois  du 
Rio  del  Oro. 

Les  circonstances  de  la  navigation  et  un  temps 
bouché  ne  me  permirent  pas  d'ailleurs  d'aperce- 
voir la  côte  dans  ces  parages  et  je  ne  fus  pas 
tenté  de  me  rendre  compte  de  quelle  nature  pou- 
vait être  le  danger  signalé  et  s'il  existait  un  rap- 
port entre  lui  et  le  Kaiser-Wilhelm-der- Grosse. 
Mon  convoi  arriva  à  bon  port  et  Y  Aquitaine  put 
gagner  Ténérifîe  sans  encombre. 

Quelques  jours  plus  tard,  j'appris  que  le  petit 
croiseur  Highflyer,  qui  croisait  sur  la  côte  d'Afrique, 
avait,  au  mouillage  du  Rio  del  Oro,  surpris  le 
Kaiser-Wilhelm-der-  Grosse,  occupé  à  se  ravitailler, 
avec  un  charbonnier  de  chaque  bord,  et  qu'il 
l'avait  coulé  après  un  court  engagement.  Nous 
étions  passés  à  une  distance  relativement  faible 
du  croiseur  auxiliaire  allemand,  que  des  circons- 
tances plus  favorables  m'auraient  peut-être  permis 
d'aller  reconnaître. 

J'éprouvai  un  dépit,  qui  persista  longtemps, 
à  la  pensée  qu'un  peu  de  chance  m'eût  permis  de 
combattre,  victorieusement  sans  aucun  doute,  l'en- 
nemi avec  mon  Latouche-Tréville.  A  quel  niveau 
n'eût  pas  été  porté  instantanément  notre  moral  ! 

J'ai  eu  l'occasion  de  m'entretenir  de  cet  épi- 
sode de  la  guerre,  en  janvier  1920,  avec  le  capi- 


LES  PREMIÈRES  SEMAINES  DE  GUERRE   39 

taine  de  vaisseau  Buller,  l'ancien  commandant  du 
Highflyer,  alors  commandant  du  cuirassé  Malaya 
à  bord  duquel  je  me  rendais  d'Angleterre  en 
Allemagne  comme  membre  de  la  Commission  na- 
vale de  contrôle,  et  nous  fûmes  conduits  à  rire 
ensemble  du  feu  avec  lequel  je  racontais  les 
détails  qui  me  revenaient  en  foule  bien  que  ce 
fût  un  souvenir  déjà  lointain  de  ma  carrière. 

Le  28  août,  à  6  heures  du  matin,  nous  avions 
mouillé  sur  rade  de  Casablanca  avec  notre  convoi 
comprenant  2  200  officiers  et  soldats  et  j'étais 
descendu  non  sans  plaisir  dans  mes  appartements 
pour  y  prendre  un  peu  de  repos,  lorsque  à  9  heures 
du  matin,  je  fus  prévenu  qu'un  petit  navire  à 
vapeur  battant  pavillon  portugais  paraissait  avoir 
le  feu  à  bord.  En  effet,  quelques  instants  plus 
tard,  tout  l'arrière  de  ce  bâtiment,  YAfrica-I™, 
était  en  flammes.  Peu  de  temps  après  arrivait  un 
officier  de  la  direction  du  port  de  Casablanca  por- 
teur de  renseignements. 

UAfrica-I*T  était  un  très  vieux  cargo  chargé 
d'essence  et  l'explosion  avait  eu  lieu  au  cours  de 
son  déchargement  ;  il  avait  encore  environ 
4  000  caisses  à  bord  et  on  craignait  fortement  qu'il 
rte  vînt  à  couler  étant  donné  le  très  mauvais  état 
de  sa  coque.  Or,  ce  navire  était  mouillé  précisé- 
ment à  l'entrée  du  nouveau  port  de  Casablanca 
en  construction  et  son  épave  allait  constituer 
une  gêne  considérable  pour  la  navigation.  Etant 
chef   de   rade,   il   m'appartenait   de   prendre   les 


4u  SOUVENIRS   D'UN    VIEUX   CROISEUR 

mesures  immédiates  qui  s'imposaient  et  celles-ci 
consistaient  évidemment  à  changer  YAfrica-I^T  de 
mouillage  avant  que  toute  la  cargaison  n'ait  fait 
explosion  s'il  en  était  temps  encore.  J'avais  alors 
à  bord  un  forgeron  remarquable,  le  quartier- 
maître  mécanicien  Mirassou,  dont  j'avais  bien 
souvent  admiré  la  dextérité  en  le  regardant  tra- 
vailler sur  le  pont  avant,  du  haut  de  ma  passe- 
relle. Sous  la  conduite  de  l'enseigne  de  vaisseau 
de  corvée  Maurice  Aubert,  Mirassou  et  quelques 
hommes  se  rendirent  immédiatement  à  bord  du 
vapeur  en  flammes  et  lorsque  je  les  rejoignis 
quelques  instants  plus  tard,  ils  avaient  déjà  esca- 
ladé le  bord  avec  une  amarre  pendante  qui  avait 
servi  à  la  descente  de  l'équipage  en  fuite.  En 
quelques  coups  de  masse,  Mirassou  eut  vite  fait 
de  sectionner  la  chaîne,  d'un  fort  calibre  pour- 
tant, et  cinq  minutes  s'étaient  à  peine  écoulées 
que  tout  mon  monde  avait  quitté  YAjrica  après 
avoir  frappé  sur  son  avant  la  remorque  d'un 
petit  vapeur  de  la  direction  du  port  dont  je  pris 
le  commandement.  Il  était  temps,  car  YAfrica-IeT 
était  maintenant  complètement  en  flammes  et 
ce  fut  un  superbe  brûlot  que  je  dirigeai  au  milieu 
de  la  rade  parsemée  de  navires.  A  11  heures  du 
matin,  après  une  navigation  majestueuse  et  im- 
pressionnante, nous  cassions  volontairement  la 
remorque,  à  petite  distance  de  la  côte  et  le  brûlot 
allait  rapidement  s'échouer  à  côté  de  la  Roche- 
Noire.  Ce  fut  un  travail  bien  fait  et  l'équipe  qui 


LES   PREMIERES   SEMAINES    DE   GUERRE      44 

l'avait  accompli  méritait  bien  la  mise  à  l'ordre 
du  jour  de  la  division  navale  du  Maroc  que  lui 
accorda  sur  ma  demande  le  commandant  Simon. 

Je  ne  sais  pas  si  le  général  Lyautey  s'est  jamais 
douté  de  l'importance  du  service  que  le  Latouche- 
Tréville  rendit  ce  jour-là  au  futur  port  de  Casa- 
blanca. 

La  vie,  à  cette  époque,  ne  manquait  pas  d'im- 
prévus, on  le  voit.  Ni  d'activité  non  plus,  car  à 
une  heure  de  l'après-midi,  le  môme  jour,  nous 
repartions  vers  Gibraltar  escortant  des  troupes. 

28  août,  15  h.  40. 
Gibraltar  à  Casablanca  par  T.  S.   F. 

Croiseur  allemand  Kaiser -Wilhelm-der-  Grosse  , coulé  par 
Highflyer. 

J'ai  déjà  écrit  dans  des  pages  précédentes  l'effet 
que  nous  produisit  cette  nouvelle. 

A  Gibraltar,  du  30  août  au  5  septembre.  — 
Notre  première  détente  depuis  plus  de  trois  se- 
maines ;  le  personnel  en  a  besoin,  le  matériel 
aussi.  Mais,  hélas  !  les  chaudières  ne  se  nettoient 
pas  seules  et  les  travaux  dans  de  vieilles  machines 
sont  nombreux  après  une  période  de  navigation 
intensive  ;  je  ne  pourrai  donc  donner  à  l'équipage 
un  repos  aussi  complet  que  je  le  voudrais.  Le  doc- 
teur Plazy  est  satisfait  de  l'état  général  et  j'es- 
père que  cette  première  relâche  dans  une  ville 
où  nos  permissionnaires  vont  jouir  d'un  peu  de 


42  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

liberté,  plaisir  qu'ils  n'ont  pas  eu  depuis  long- 
temps, n'aura  pas  de  fâcheuses  conséquences  pour 
la  santé  du  bord.  Cette  petite  préoccupation  va 
vite  disparaître  d'ailleurs  devant  celles  si  sérieuses 
qui  vont  surgir.  Tous  ceux  qui  ont,  comme  nous, 
tenu  la  mer  au  début  de  la  guerre  se  rappellent 
en  effet  l'attente  des  communiqués  aux  heures 
graves  et  le  moment  où  le  timonier  du  bord  leur 
apportait  la  prose  française  ou  anglaise  avec 
laquelle  nos  esprits  angoissés  devaient  se  satisfaire. 

Le  31  août,  nous  apprenons  que,  du  23  au 
26  août,  les  Alliés,  occupés  à  résister  à  la  marche 
allemande,  avaient  perdu  5  à  6  000  hommes  mais 
que  les  pertes  ennemies  étaient  énormes  et  hors 
de  proportion  avec  les  nôtres. 

Les  Russes  avaient  de  grands  succès  et  ces 
succès  avaient  même  pour  effet  de  provoquer 
l'évacuation  d'une  partie  des  troupes  allemandes 
de  Belgique. 

Le  1er  septembre.  —  Succès  des  Français  à  l'aile 
gauche  alliée  ;  continuation  de  nos  progrès  en 
Lorraine.  Les  Russes  avancent  en  Galicie. 

2  septembre.  —  A  notre  droite,  l'ennemi  se  replie 
devant  nous.  Au  centre,  alternativement  succès  et 
échecs  ;  à  l'aile  gauche,  grande  bataille  en  cours. 

Par  ordre  impérial,  Saint-Pétersbourg  s'appel- 
lera désormais  Petrograd. 


LES  PREMIÈRES  SEMAINES  DE  GUERRE   43 

Le  3  septembre.  —  On  cite  des  noms  :  Rethel, 
Saint-Quentin,  Vervins,  Péronne. 

Notre  armée  n'est  entamée  nulle  part,  le  moral 
est  excellent.  Les  pertes  ont  été  complétées  par 
des  renforts. 

Mais  on  ajoute,  après  le  communiqué  officiel, 
que  les  forts  de  Paris  ont  été  solidement  armés 
et  largement  fournis  en  munitions  ;  d'immenses 
approvisionnements  ont  été  emmagasinés  et  tout 
est  prêt  en  cas  de  siège. 

Les  Russes  ont  été  probablement  mis  en  échec 
en  Prusse  Orientale,  mais  ils  ont  remporté  une 
éclatante  victoire  sur  les  Autrichiens  en  Galicie. 

4  septembre.  —  Le  transfert  à  Bordeaux  du 
gouvernement  français  est  basé  sur  des  raisons 
purement  militaires.  Paris,  avec  ses  forts,  va 
devenir  en  effet  un  appui  pour  nos  troupes  qui 
manœuvrent  autour. 

Les  Allemands  sont  à  40  milles  de  Paris. 

Les  Russes  investissent  Kônigsberg  et  ont  in- 
fligé des  pertes  énormes  aux  Autrichiens. 

Le  cardinal  Délia  Chiesa  a  été  élu  pape  et  le 
recrutement  des  100  000  hommes  de  lord  Kit- 
chener  est  plus  qu'à  moitié  terminé. 

5  septembre.  —  Depuis  mercredi,  dit  le  com- 
muniqué, les  armées  n'ont  pas  été  en  contact  du 
côté  de  Compiègne  et  de  Senlis. 

Mais  M.  Sazonof  a  informé  le  Foreign   Office 


44  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX    CROI'SEUR 

de  la  prise  de  Lernberg  avec  d'énormes  approvi- 
sionnements. 

Les  «  rouleaux  compresseurs  »,  représentant  la 
Russie,  qui  figuraient,  par  surcroît,  dans  tous  les 
journaux  illustrés  et  aux  vitrines  de  tous  les 
libraires  de  Gibraltar,  ne  pouvaient  arriver  à  dis- 
siper notre  impression  d'anxiété  croissante.  Nous 
pouvons  nous  rappeler  maintenant  avec  une  douce 
gaieté  la  prose  des  communiqués.  N'en  gardons 
pas  rancune  aux  auteurs,  car  leur  rôle  fut,  à  cer- 
taines heures,  bien  difficile  et,  à  tout  prendre, 
c'est  grâce  à  eux  et  aux  poilus  que  la  langue 
française  s'est  enrichie  de  l'expression  si  pitto- 
resque «  bourrer  le  crâne  ». 

Mais  ceux  qui  me  liront  se  rappelleront  leurs 
propres  angoisses  et  comprendront  le  désir  que 
j'avais  de  suivre  les  variations  du  moral  de  tous 
les  jeunes  hommes  groupés  sous  mon  comman- 
dement. Mon  second,  le  brave  et  solide  comman- 
dant Thouroude,  n'a  pas  oublié  ces  heures,  j'en 
suis  certain,  ni  nos  entretiens.  Mais  sa  confiance 
était  aussi  inébranlable  et  contagieuse  que  la 
mienne  et,  aux  pires  moments,  notre  anxiété  ne 
put  l'entamer.  J'eus  vite  fait  en  outre  de  cons- 
tater que  je  n'avais  à  craindre  à  bord  aucun 
énervement  ni  aucune  diminution  de  résistance 
physique  du  fait  des  épreuves  par  lesquelles  le 
pays  passait.  La  gaieté  jeune  et  franche  régnait 
toujours  au  carré  des  officiers;  elle  s'était  faite 


LES  PREMIERES  SEMAINES  DE  GUERRE   45 

plus  grave  simplement,  elle  devenait  une  coquet- 
terie. Dans  l'équipage,  on  ne  raisonnait  pas  tant 
et  si  la  fameuse  phrase  «  on  les  aura  »  n'avait  pas 
encore  été  prononcée,  elle  pouvait  déjà  résumer 
en  somme  le  sentiment  de  tous.  Il  ne  faut  pas 
oublier  d'ailleurs  que  la  fatigue  saine  d'une  exis- 
tence aussi  dure  mais  aussi  gaiement  consentie 
que  celle  que  menait  l'équipage  du  Lato uche-T ré- 
ville depuis  un  mois  et  demi  devient  assez  vite 
exclusive  du  vagabondage  de  l'esprit  ou  de  la 
neurasthénie. 

L'attitude  de  tous  fut  parfaite  pendant  ce  sé- 
jour à  Gibraltar.  Nos  alliés  étaient  à  la  joie  de 
leurs  succès  sur  mer  et  dans  les  colonies  allemandes. 
Les  captures  des  vaisseaux  de  commerce  de  l'en- 
nemi ou  la  destruction  de  ses  croiseurs  faisaient 
passer  un  vent  de  satisfaction  fort  compréhensible 
dans  la  foule  des  officiers  et  marins  de  la  grande 
forteresse  maritime  britannique.  Nous  étions  en- 
core des  alliés  de  trop  fraîche  date  et  de  fréquen- 
tation trop  récente  pour  que  l'envahissement  de 
la  France  fût  ressenti  bien  sérieusement  à  Gi- 
braltar. L'Anglais  a  pour  habitude,  d'ailleurs, 
d'encaisser  les  coups  sans  s'attendre  pour  cela 
à  des  condoléances  ;  nous  encaissâmes  avec  di- 
gnité, nous  aussi,  à  cette  époque  la  plus  angois- 
sante et  la  plus  grave  sans  doute  que  nous  ayons 
connue. 

Et  notre  vie  de  croisière  reprit  son  cours. 


46  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 


Le  5  septembre,  à  Tanger. 

ORDRE 

Le  capitaine  de  frégate  commandant  porte  à  la  con- 
naissance de  l'équipage  les  termes  du  décret  qui  a  élevé 
au  grade  de  chevalier  de  la  Légion  d'honneur  : 

M.  Benoit  (Joseph-Edouard),  maire  de  Badonviller 
(Meurthe-et-Moselle). 

«  Conduite  héroïque  dans  l'exercice  de  ses  fonctions. 
A  la  suite  des  actes  de  sauvagerie  et  de  meurtre  commis 
par  les  soldats  allemands  dans  sa  commune  (sa  femme 
étant  assassinée  et  sa  maison  incendiée),  il  a,  avec  un  sang- 
froid  et  une  fermeté  admirables,  continué  à  assurer  sans 
défaillance  la  protection  et  la  sécurité  de  la  population- 

«  A  sauvé,  par  la  suite,  la  vie  d'un  prisonnier  allemand 
menacé  par  la  juste  colère  des  habitants,  donnant  ainsi 
un  magnifique  exemple  d'énergie  et  de  grandeur  d'âme.  » 

Bord,  Tanger,  le  5  septembre  1914. 

Le  capitaine  de  frégate  commandant, 
Signé  :  Dumesnil. 

Un  décret  de  ce  genre,  avec  ses  considérants, 
ne  pouvait  qu'élever  les  sentiments  du  personnel 
et  accroître  notre  cohésion  morale  par  une  haine 
commune  de  l'ennemi. 

Nous  restons  quelques  jours  à  Tanger,  sous  les 
feux  et  prêts  à  un  appareillage  immédiat  si  un 
navire  ennemi  était  signalé  par  le  cap  Spartel. 
Sur  la  demande  de  notre  ministre  plénipoten- 
tiaire, M.  Couget,  je  prends  aussi  toutes  mes  dis- 
positions  pour   participer   à   une   défense   éven- 


LES  PREMIERES  SEMAINES  DE  GUERRE   47 

tuelle  de  la  légation,  car  une  colonne  de  1  500  indi- 
gènes venant  du  sud  est  signalée  en  marche  sur 
Tanger.  Nous  donnons  même  des  cartouches  de 
37  millimètres  au  commandant  Toulat,  le  chef 
du  tabor  n°  1. 

Les  nouvelles  du  front  restent  angoissantes  et 
l'avance  allemande  qui  se  révèle  de  temps  à  autre 
par  des  noms  de  villes  occupées,  prononcées  pour 
la  première  fois  dans  les  communiqués,  est  impres- 
sionnant. Nous  savons  bien  que  notre  retraite  ne 
peut  se  prolonger  longtemps  et  qu'une  grande 
bataille  est  proche  ;  cette  bataille,  dans  quelles 
conditions  les  nôtres  pourront-ils  la  faire?  Peu 
importe,  la  confiance  reste  intacte,  aussi  bien  chez 
le  commandant  qui  raisonne  les  faits,  que  chez 
le  plus  simple  des  matelots  du  bord  auquel  la 
géographie  reste  étrangère.  Ce  sentiment,  je  le 
lis  sur  toutes  les  physionomies  et  j'en  suis  remué 
profondément.  Qu'il  est  bon  de  se  sentir  Français  et 
entouré  de  Français  dans  de  telles  circonstances  ; 
c'est  alors  qu'un  chef  sent  naître  en  lui  et  se  déve- 
lopper ce  sentiment  de  paternité  que  connaissent 
tous  les  officiers  qui  ont  vraiment  commandé. 

Le  7  septembre,  était  arrivé  à  Tanger  le  Cassard. 
battant  pavillon  du  chef  de  la  division  navale  du 
Maroc,  le  capitaine  de  vaisseau  Prosper  Simon, 
sous  les  ordres  duquel  nous  étions  maintenant 
détachés,  et  le  10  au  soir,  le  Latouche-Trêville 
faisait  route  sur  Casablanca. 

La  bataille  de  la  Marne  était  déjà  gagnée,  nous 


48  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

le  sentions,  mais  nous  savions  seulement  par  les 
communiqués  que  les  Allemands,  mis  en  échec, 
«  semblaient  esquisser  un  mouvement  de  retraite  ». 

C'est  à  Casablanca  le  lendemain,  puis  les  jours 
suivants,  que  nous  allions  suivre  notre  victoire, 
chantée  magnifiquement  dans  ces  communiqués 
maintenant  pleinement  sincères,  et  mesurer  ainsi 
l'étendue  du  danger  couru. 

A  bord  du  Latouche  comme  dans  bien  des  coins 
de  France,  le  général  Joffre  était  désormais  le 
père  Joffre,  et  sa  présence  là-bas  sur  le  front  suffi- 
sait pour  donner  à  tout  le  monde  la  tranquillité 
d'esprit  qui  permet  de  penser  à  ses  petites  affaires 
tout  en  faisant  bien  son  service.  La  guerre  durera 
maintenant  ce  qu'elle  durera  ;  on  se  sait  invinci- 
bles et  il  est  par  conséquent  inutile  de  «  s'en  faire  ». 

Le  15  septembre,  le  petit  pavois  fut  hissé  pour 
fêter  la  victoire  de  nos  armées. 

On  pensait  pourtant  à  ceux  qui  se  battaient  au 
front  et  à  toutes  les  familles  dans  la  peine  et 
dans  le  besoin,  car  je  retrouve  cet  ordre  du  15  sep- 
tembre 1914  : 

ORDRE 

Le  capitaine  de  frégate  commandant  porte  à  la  connais- 
sance de  l'équipage  du  Latouche-Tréville  l'appel  du  comité 
du  «  Secours  National  »  : 

Comité  de  Secours  National. 
(Sous  le  haut  patronage  de  M.  le  président  de  la  République.) 

«  Le  comité  du  Secours  National  a  adressé  l'appel 
suivant  : 


LES  PREMIÈRES  SEMAINES  DE  GUERRE   49 

«  Avec  l'appui  et  l'assentiment  du  gouvernement  et 
après  entente  avec  les  pouvoirs  publics, 

«  Le  comité  du  Secours  National,  qui  comprend  les 
représentants  de  tous  les  groupements  nationaux  et  de 
toutes  les  forces  sociales  de  la  France,  a  ouvert  une  sous- 
cription s'adressant  à  tous  les  Français  et  à  nos  nombreux 
amis  à  l'étranger. 

«  Son  but  est  de  venir  en  aide,  à  Paris  et  en  province, 
aux  femmes,  aux  enfants,  aux  vieillards  dans  le  besoin, 
sans  distinction  d'opinions  ni  de  croyances  religieuses. 

«  Le  comité  demande  à  tous  de  souscrire  généreuse- 
ment, afin  de  donner  à  nos  vaillants  défenseurs  la  certi- 
tude que  nous  lutterons  contre  la  misère  pendant  qu'ils 
lutteront  contre  l'ennemi.  » 

Équipage, 

Plusieurs  d'entre  vous  ont  senti  aussi  le  désir  de  venir 
en  aide  à  tous  ceux  qui  sont  dans  le  besoin. 

Je  vous  autorise  à  prendre  part  à  cette  souscription. 

Mais  beaucoup  ont  leurs  charges  personnelles. 

Que  chacun  donne  ce  qu'il  voudra,  ce  qu'il  pourra. 

La  souscription  ne  portera  qu'un  nom  :  Latouche-Tréville, 
qui  nous  réunira  tous,  commandant,  officiers,  officiers 
mariniers,  quartiers-maîtres  et  marins. 

Le  capitaine  de  frégate  commandant, 

Signé  :  Dumesnil. 
15  septembre  1914. 

Tour  le  monde  voulut  donner  et  nous  réunîmes 
immédiatement  2  554  francs  qui  furent  envoyés 
au  comité  du  Secours  National.  La  réponse  arriva 
peu  de  temps  après  : 

Le  comité  du  Secours  National  vous  remercie  de  votre 
précieuse  initiative  et  vous  prie  de  transmettre  aux 
officiers  et  à  l'équipage  de  votre  bâtiment,  le  Latouche- 
Tréville,  l'expression  de  toute  sa  reconnaissance. 


50  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

Quand  le  devoir  d'assistance  est  rempli  par  ceux  mêmes 
qui  se  sont  consacrés  à  la  défense  du  pays,  les  espoirs  les 
plus  glorieux  sont  fondés. 

Agréez,  etc. 

Je  sus  vite  que  ces  remerciements  avaient  fait 
bonne  impression  à  bord  et  que  le  Secours  Na- 
tional avait  bonne  presse  sur  le  gaillard  d'avant. 

La  vie  continuait.  En  escorte  et  dans  les  mouil- 
lages de  la  côte,  notre  surveillance  se  fit  plus 
attentive  encore  si  possible.  Le  croiseur  auxi- 
liaire allemand  Kronprinz-Wilhelm  était  dans 
l'Atlantique  où  il  avait  visité  fin  août  un  voilier 
russe.  Des  croiseurs  légers  ennemis  pouvaient 
aussi  surgir  d'un  moment  à  l'autre. 

Le  25,  nous  fîmes  un  nouveau  voyage  à  Dakar 
pour  escorter  cette  fois  600  femmes  sénégalaises, 
300  enfants  et  70  ou  80  Sénégalais  rapatriés.  On 
sait  que  les  Sénégalais  qui  font  partie  des  troupes 
d'Algérie  ou  du  Maroc  sont  autorisés  à  emmener 
leurs  femmes  avec  eux  ;  ce  sont  ces  dernières 
qu'il  fallait  renvoyer  dans  leurs  foyers  au  mo- 
ment où  leurs  maris  allaient  faire  la  guerre  sur 
le  front  français. 

La  femme  du  tirailleur  sénégalais  apporte  en 
Afrique  une  aide  précieuse  au  service  de  l'inten- 
dance, car  c'est  une  femme  énergique  et  débrouil- 
larde qui  remplit  des  fonctions  variées  et  indis- 
pensables auprès  de  nos  soldats  indigènes,  habi- 
tués dans  leur  village  à  utiliser  la  servitude  des 
femmes  pour  tous  les  soins  domestiques. 


LES  PREMIÈRES  SEMAINES  DE  GUERRE   51 

Tous  les  tirailleurs  ne  sont  pas  mariés,  mais  les 
célibataires  sont  pris  en  pension  dans  les  ménages. 
En  dehors  de  ses  obligations  conjugales  ou  extra- 
conjugales, qu'elle  paraît  remplir  à  la  satisfaction 
de  tout  le  monde,  la  Sénégalaise  prépare  les 
repas,  blanchit  le  linge,  soigne  les  enfants...  et  en 
fait  de  nouveaux  ;  ce  qui  ne  l'empêche  pas  au 
jour  du  combat  de  participer  au  ravitaillement 
en  munitions  et  même,  dit-on,  de  faire  parfois 
le  coup  de  feu.  C'est  en  définitive  une  femme 
robuste,  gaie,  utile  et  qui  n'a  pas  froid  aux  yeux. 

Je  me  rappelle  une  anecdote  bien  caractéris- 
tique de  ses  qualités  de  résistance,  qui  me  fut 
contée  à  Casablanca  par  le  colonel  Targe.  Ce  der- 
nier assistait  un  jour  au  départ  pour  la  France 
d'un  bataillon  de  Sénégalais  et  au  moment  où 
les  tirailleurs  quittaient  le  camp  pour  se  rendre 
au  port,  distant  de  2  kilomètres  environ,  accom- 
pagnés par  les  femmes,  une  de  celles-ci  fut  prise 
des  douleurs  de  l'enfantement.  Immédiatement, 
elle  courut  à  une  fontaine  voisine  où  elle  termina 
l'opération  avec  l'aide  d'une  amie  ;  puis  l'enfant 
lavé,  mis  dans  sa  calebasse  et  la  calebasse  sur  le 
dos,  elle  repartit  au  pas  gymnastique  à  la  pour- 
suite du  bataillon,  qu'elle  avait  rejoint  au  mo- 
ment où  il  arrivait  sur  le  quai  d'embarquement. 

Quel  exemple  pour  les  femmes  européennes  ! 

Je  passai  avec  soin  l'inspection  de  la  Circassie 
qui  transportait  tout  mon  monde  et  cet  examen 
me  satisfit  pleinement.  Chacun  avait  déjà  choisi 


52  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

sa  place  à  bord  ;  les  nattes,  matelas,  couvertures, 
ustensiles  divers,  etc.,  tout  était  bien  disposé  et, 
sur  le  pont,  l'eau  coulait  à  flots  de  toutes  les 
prises  d'eau.  Les  Sénégalaises  sont  très  propres 
et  les  mères  de  famille,  un  enfant  de  quelques 
mois  étroitement  serré  sur  leur  dos  par  le  pagne, 
en  lavaient  deux  ou  trois  autres  et  se  baignaient 
elles-mêmes  avec  la  plus  vive  satisfaction.  Tous 
ces  petits  négrillons,  complètement  nus,  avec  leurs 
figures  gaies,  leurs  gros  ventres,  leurs  nombril» 
énormes,  poussant  des  cris  sous  la  friction  trop 
énergique  de  leurs  mères,  formaient  avec  celles-ci 
le  tableau  le  plus  amusant  du  monde. 

La  traversée  fut  excellente  et  à  l'arrivée  on 
constata  qu'il  y  avait  eu  cinq  naissances  et  trois 
décès  parmi  les  enfants.  Le  temps  superbe  me 
permit,  sans  abandonner  la  Circassie,  de  longer 
la  côte  du  Rio  del  Oro  en  rectifiant  par  des  obser- 
vations le  tracé  très  incorrect  de  notre  carte, 
mais  nous  ne  pûmes,  hélas  !  apercevoir  le  moindre 
bâtiment  suspect.  La  seule  coque  reconnue  fut 
celle  de  ce  pauvre  Jean-Bart  échoué  près  des 
îlots  Pedro  de  Galle  et  Virginie  à  l'endroit  où  il 
avait  fait  naufrage  quelques  années  auparavant, 
et  bien  que  l'épave  très  droite  fît  encore  figure 
à  distance,  il  n'était  pas  possible  de  la  confondre 
avec  un  navire  ennemi.  J'ai  vu  pourtant,  pen- 
dant la  guerre,  des  confusions  de  ce  genre  bien 
curieuses  ;  j'en  parlerai  plus  tard. 

Nous  étions  à  Dakar  le  1er  octobre  ;  la  peste  se- 


LES  PREMIÈRES  SEMAINES  DE  GUERRE   53 

vissait  toujours  dans  ce  charmant  pays  ;  toutefois, 
l'épidémie  était  en  décroissance  et  n'affectait  plus 
guère  les  blancs  ;  par  contre,  certains  villages  de 
l'intérieur  avaient  perdu  presque  la  moitié  de 
leur  population. 

Le  5,  après  avoir  charbonné,  nous  repartions, 
escortant  de  nouveau  la  Circassie  qui  avait  pris 
des  tirailleurs  à  destination  de  Marseille.  La  fin 
de  cette  traversée,  contrariée  un  peu  au  début 
par  l'alizé,  fut  superbe.  Le  bord  était  bien  aéré 
par  la  brise,  la  chaleur  était  très  supportable  et 
je  sentais  que  mécaniciens,  chauffeurs,  hommes 
de  veille,  tous  accomplissaient  leur  besogne  avec 
plaisir.  Nous  avions  de  superbes  couchers  de 
soleil  et  deux  jours  de  suite  je  pus  montrer  le 
«  rayon  vert  »  aux  officiers  qui  se  trouvaient  avec 
moi  sur  le  pont. 

Dans  cette  splendeur,  entre  le  ciel  et  l'eau,  ma 
pensée  se  reportait  bien  souvent  vers  ceux  qui  se 
battaient  là-bas  sur  la  terre  de  France,  et  je  pres- 
sentais que  le  moment  approchait  où  bien  des 
esprits  souffriraient  davantage  encore  de  ne  pou- 
voir prendre  une  part  plus  directe  à  l'action  et 
au  danger.  Mais  ne  faisions-nous  pas  notre  besogne 
en  conscience,  tout  notre  devoir,  en  attendant 
des  jours  plus  glorieux  s'il  devait  s'en  produire? 

Le  12  octobre,  nous  étions  de  nouveau  à  Gi- 
braltar pour  charbonner  et  faire  les  visites  de 
machine  indispensables.  Ce  fut  là  notre  dernier 
séjour  ;  il  dura  jusqu'au  17. 


54  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

J'ai  conservé  le  meilleur  souvenir  de  Gibraltar. 
L'amiral  Brock,  qui  y  commandait  en  chef,  me 
réserva  toujours  un  excellent  accueil,  malgré  qu'il 
eût  la  réputation  d'un  homme  original,  parfois 
difficile  et  un  peu  brusque.  La  question  des  char- 
bonnages donnait  souvent  lieu  à  des  difficultés  ; 
nous  étions  pressés  et  le  seul  moyen  d'aller  vite 
et  d'avoir  d'excellent  charbon  eût  été  de  prendre 
le  cardifï  de  l'Amirauté  comme  les  navires  de 
guerre  anglais,  mais  la  fusion  des  approvisionne- 
ments alliés  n'était  nullement  faite  au  début  de  la 
guerre  et  la  corporation  des  marchands  de  charbon 
est,  à  Gibraltar,  une  puissance  avec  laquelle  le 
commandant   en  chef  lui-même  doit  compter. 

Il  y  avait  de  gros  stocks  dans  le  commerce  ;  ces 
stocks,  nous  aurions  voulu  éviter  d'y  puiser, 
parce  que  le  charbon  en  était  de  qualité  médiocre, 
rendant  plus  difficile  le  travail  de  la  chauffe  et 
se  consumant  vite,  nous  obligeant  par  conséquent 
à  des  charbonnages  plus  fréquents.  Les  marchands 
de  charbon  de  Gibraltar  ont,  en  outre,  de  longue 
date,  une  très  mauvaise  presse  parmi  nos  officiers 
mécaniciens  ;  ceux-ci,  malgré  leur  contrôle  et  leur 
surveillance,  ne  peuvent  jamais  réussir  à  retrouver 
dans  leurs  soutes  tout  le  charbon  soi-disant  em- 
barqué et  c'est  un  phénomène  qui  complique 
ensuite  les  écritures.  Qui  dévoilera  les  mystères 
des  bascules  servant  à  la  pesée  des  sacs  et  des 
trucs  de  prestidigitateur  des  marchands  et  de 
leurs  employés? 


LES  PREMIÈRES  SEMAINES  DE  GUERRE   55 

J'obtins  presque  toujours,  en  raison  de  l'ur- 
gence de  mes  missions,  de  puiser  dans  les  stocks 
de  l'Amirauté  ;  sinon  dans  le  cardifî  en  roches, 
du  moins  dans  les  20  000  tonnes  de  briquettes  de 
cardifî  dont  les  navires  de  guerre  anglais  ne  vou- 
laient pas  et  que  nos  chauffeurs  trouvaient  bien 
supérieures  comme  qualité  aux  briquettes  fran- 
çaises. De  cela  je  reste  reconnaissant  à  l'amiral 
Brock.  Il  voulut  bien  me  recevoir  aussi  à  l'Ami- 
rauté, cette  charmante  oasis  au  milieu  du  rocher 
aride  de  Gibraltar,  et  m'admettre  à  l'honneur 
de  contempler  de  près  son  perroquet,  qui  était 
un  oiseau  fort  sympathique,  jouant  un  rôle  impor- 
tant dans  la  maison. 

Je  n'oublierai  pas  non  plus  notre  consul,  M.  de 
Fougères,  toujours  aimable  et  prévenant  pour  le 
Latouche-T réville,  hospitalier  pour  son  comman- 
dant et  ses  officiers  et  qui  nous  a  laissé,  ainsi  que 
Mme  de  Fougères,  le  meilleur  souvenir. 


III 


NOUS    RALLIONS    L'ARMÉE    NAVALE 


Notre  situation  n'allait  pas  tarder  à  changer. 
Le  22  octobre,  à  10  heures  du  matin,  nous  étions 
sur  rade  de  Tanger  où  nous  venions  d'embarquer 
nos  vivres  et  de  compléter  notre  eau,  lorsque  le 
chef  de  division  nous  communiqua  le  télégramme 
ministériel  suivant: 

Envoyez  le  Latouche-T réville  à  Malte  aux  ordres  du 
commandant  de  l'armée  navale. 

Rallier  l'armée  navale,  quel  honneur  et  quelles 
perspectives  ouvertes  ! 

Depuis  le  début  des  hostilités,  nous  vivons 
dans  l'ignorance  de  tout  ce  qui  se  fait  du  côté  de 
l'Adriatique,  mais  nous  supposons  bien  qu'il  se 
prépare  quelque  chose  contre  la  flotte  autrichienne. 
Nous  avons  reçu  des  lettres  et  il  ne  faut  pas,  par 
le  temps  qui  court,  un  renseignement  bien  précis 
pour  broder  de  nombreuses  variations  sur  le 
thème  qu'il  suggère.  Ne  dit-on  pas  que  l'armée 
navale,  pour  remonter  l'Adriatique,  veut  se  faire 
précéder  par  des  éclaireurs  et  que,  pour  ne  pas 

5C 


LES  PREMIERES  SEMAINES  DE  GUERRE   S7 

mettre  en  péril  des  bâtiments  neufs,  en  cas  de 
rencontre  avec  les  sous-marins,  on  a  songé  aux 
vieux  navires  comme  le  Latouche-Tréville.  Bien 
d'autres  hypothèses  sont  mises  en  avant,  car  le 
type  démodé  de  notre  vieux  petit  navire  a  l'avan- 
tage, en  la  circonstance,  de  permettre  de  nom- 
breuses suppositions,  mais  personne  à  bord  ne 
doute  en  tout  cas  qu'un  rôle  glorieux  ne  nous  soit 
réservé. 

A  10  heures  du  matin,  nous  est  arrivé  le  signal  ; 
à  une  heure  de  l'après-midi,  nous  appareillons 
et  Lescaille,  qui  ne  doute  plus  de  rien  et  qui  subit 
sans  doute  inconsciemment  l'influence  de  toutes 
les  volontés  des  400  hommes  présents  à  bord, 
n'hésite  pas  à  me  proposer  de  régler  l'allure  à 
15  nœuds.  C'est  fou  !...  J'approuve  naturellement 
et  nous  filons  vers  Bizerte. 

22  octobre,  14  heures,  par  T.  S.  F.  (en  clair). 

Cassard  à  Latouche-Tréville . 
Adieu.  Je  vous  souhaite  de  voir  l'ennemi. 

14  h.  10,  par  T.  S.  F.  (en  clair). 

Latouche-Tréville  à  Cassard. 

Je  vous  remercie  du  fond  du  cœur,  aucun  souhait  ne 
pouvait  m'être  plus  agréable. 

Je  garde  toujours  une  pensée  pour  cet  excellent 
commandant  Prosper  Simon,  mon  chef  de  divi- 
sion pendant  quelques  semaines,  qui  sut  si  bien, 


58  S0UVENIR8   D'UN    VIEUX    CROISEUR 

au  moment  de  notre  séparation,  dire  les  paroles 
qu'il  fallait  et  qui  devaient  toucher  le  cœur  de 
tout  le  monde  à  bord. 

Il  s'écoula  pourtant  plusieurs  mois  encore  avant 
que  son  souhait  ne  s'accomplît  et  ce  furent  de 
durs  mois.  Mais  n'anticipons  pas  ;  pour  le  moment, 
le  Latouche  fait  route  à  une  allure  qu'il  n'espérait 
plus  jamais  atteindre  et  l'officier  de  manœuvre, 
de  Portzamparc,  calcule  déjà  l'heure  de  l'entrée 
à  Bizerte. 

Nous  comptons  y  arriver  le  24  dans  l'après-midi  ; 
mais  voici  qu'il  nous  faut  stopper  devant  Alger 
pour  déposer  un  malade  atteint  d'entérite  grave. 
Par  surcroît  de  malheur,  le  corps  médical  a  choisi 
le  terme  de  «  diarrhée  cholériforme  »  pour  carac- 
tériser la  maladie  en  question,  bien  qu'elle  n'ait 
aucun  rapport  avec  le  choléra  et  rien  de  conta- 
gieux. Ce  vocable  a  pour  effet  d'affoler  l'excellent 
homme,  soucieux  de  ses  responsabilités,  qui  com- 
mande la  marine  à  Alger  et  il  ne  consent  à  la  mise 
à  terre  du  malade  qu'après  avoir  obtenu  l'assu- 
rance que  l'état  sanitaire  de  notre  grande  colonie 
africaine  ne  risque  pas  d'être  compromis. 

Nous  perdons  là  trois  heures.  L'impatience  est 
à  son  comble  parmi  l'état-major  et  dans  l'équi- 
page. 

Enfin,  la  course  reprend.  Mais  arriverons-nous 
encore  de  jour  devant  Bizerte  et,  si  le  soleil  est 
couché,  nous  laissera-t-on  entrer  pour  charbonner 
sans  retard  et  continuer  sur  Malte? 


LES  PREMIÈRES  SEMAINES  DE  GUERRE 


59 


24  octobre,  9  h.  30  matin,  par  T.  S.  F. 

Bizerte  à  Latouche-Tréville. 
Je  vous  transmets  télégramme  suivant  de  commandant 
en  chef  qui  paraît  être  pour  vous  :  «  Relâchez  Bizerte 
complétez  charbon  et  vivres  et  ralliez  Paxo  le  plus  tôt 
possible.  » 

Qui  paraît  être  pour  vous??? 

Voyons  où  est  Paxo...?  Nous  ne  sommes  pas 
encore  très  familiarisés  avec  la  géographie  de  la 
côte  occidentale  de  Grèce  et  nous  ignorons  tout 
des  mouvements  de  l'armée  navale. 

La  vérification  est  vite  faite;  il  ne  peut  s'agir 
que  de  nous  et  nous  n'avons  plus  aucun  doute 
sur  notre  sort  futur.  Si  l'armée  a  choisi  une  base 
dans  les  îles  Ioniennes,  c'est  qu'il  se  prépare 
quelque  chose  de  sérieux  et  le  Latouche-Tréville 
est  appelé  à  y  jouer  un  rôle  important  ! 

Il  ne  s'agit  plus  de  perdre  une  minute  et  notre 
T.  S.  F.  se  répand  dans  les  airs. 

Midi  30,  par  T.  S.  F. 

Latouche-Tréville  à  Bizerte  pour  amiral  Bizerte. 

Latouche-Tréville  arrivera  Bizerte  vers  10  heures  du 
soir.  Je  demande  à  entrer  aussitôt  pour  compléter  le  plus 
promptement  possible  vivres,  charbon  et  matériel. 
P  Aurons  besoin  entre  autres  :  charbon,  425  tonnes  ; 
huile  olive,  600  kilogr.  ;  farine,  6  000  kilogr.  ;  vin, 
11  000  litres  ;  bois  à  brûler,  4  500  kilogr.  ;  6  coffres  a  médi- 
caments. 


EU  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

Personnel  :  second  maître  de  manœuvre,  un  ;  mate- 
lots :  un  canonnier,  un  électricien,  un  chauffeur,  un 
mécanicien,  un  tailleur,  quatre  sans  spécialité. 

Je  remettrai  en  outre,  aussitôt  arrivé,  les  billets  vivres  et 
matériel  non  dénommés  ici. 

En  raison  de  l'urgence  mission,  je  désirerais  obtenir 
toutes  délivrances  des  magasins  de  façon  que  je  puisse 
partir  demain  dimanche  soir  (1224). 

9  heures  du  soir.  —  Nos  signaux  de  reconnais- 
sance sont  bien  prêts,  nous  approchons. 

Soyons  prudents,  le  port  est  prévenu  de  notre 
arrivée,  mais  une  méprise  est  toujours  possible 
en  temps  de  guerre  et  elle  serait  plus  fâcheuse  que 
jamais  dans  les  circonstances  où  nous  sommes. 

L'officier  de  manœuvre  a  saisi  les  jumelles  mys- 
térieuses embarquées  à  la  mobilisation  et  essayées 
avec  tant  de  soin  à  Bizerte  ;  tout  le  inonde  est 
attentif  et  les  veilleurs  scrutent  l'horizon  déjà 
très  sombre. 

Voici  une  silhouette  de  patrouilleur.  Vite  les 
jumelles  mystérieuses  et  la  lampe  qui  ne  l'est  pas 
moins.  Hélas  !  le  patrouilleur  ne  paraît  pas  s'in- 
téresser à  nous  et  la  jumelle  braquée  sur  les  lumières 
imperceptibles  que  nous  croyons  distinguer  à  son 
bord  ne  révèle  rien.  La  vitesse  a  été  réduite,  mais 
nous  approchons  cependant  rapidement  des  jetées 
de  F  avant-port  ;  nos  brefs  et  discrets  allumages 
des  signaux  de  reconnaissance  restent  toujours 
sans  réponse.  Que  faire?  Allons-nous  passer  la 
nuit  dehors? 

Soudain,  illumination  splendide  !  L'arraisonneur 


LES   PREMIÈRES   SEMAINES   DE   GUERRE      61 

nous  attaque  avec  des  fanaux  magnifiques...  mais 
peu  discrets.  Nous  sommes  à  peine  à  300  mètres 
de  la  passe.  L'entrée  est  accordée. 

Il  est  10  heures  du  soir  lorsque  nous  nous 
engageons  dans  le  canal.  A  part  les  mécaniciens 
et  chauffeurs  de  service,  tout  le  monde  est  sur  le 
pont  et  il  nous  paraît  que  l'on  se  couche  bien  tôt 
à  Bizerte,  car  les  bords  du  canal  sont  déserts 
malgré  l'intérêt  évident  qu'il  y  aurait  pour  les 
spectateurs  à  voir  passer  un  navire  chargé  d'une 
mission  aussi  importante. 

A  minuit,  nous  mouillons  dans  le  lac  à  i'entrée 
du  port  de  Sidi-Abdallah. 

Dimanche  25  octobre.  —  Le  charbonnage  com- 
mence à  7  heures  du  matin.  Nous  remplissons  les 
soutes  et  nous  bourrons  80  tonnes  de  charbon 
dans  l'entrepont.  Les  vivres,  approvisionne- 
ments, etc.,  tout  est  embarqué  sans  que  l'entrain 
du  personnel  se  ralentisse  un  seul  instant  ;  c'est 
une  fièvre  d'activité  contagieuse. 

A  9  h.  30  du  soir,  nous  sommes  en  route  pour 
sortir  de  Bizerte. 

Le  lendemain  26  octobre,  nousdoublons  la  pointe 
sud-est  de  Sicile  et  nous  mettons  le  cap  sur  Paxo. 
Ce  nom,  à  peu  près  inconnu  de  nous  il  y  a  trois 
jours,  nous  paraît  familier  et  important  à  la  fois. 

Le  27  octobre,  à  5  heures  du  matin,  nous  aper- 
cevons le  Waldeck- Rousseau;  nos  routes  con- 
vergent légèrement. 


62  SOUVENIRS    D'UN    VIEUX    CROISEUR 

11  h.  20,  par  T.  S.  F. 

Courbet  à  W aldeck-Rousseau  et  à  Latouche-Trêville. 

Rendez-vous  entre  Sainte-Maure  et  Céphalonie  où  vous 
charbonnerez. 

Le  Courbet  porte  le  pavillon  de  l'amiral  Boue 
de  Lapeyrère.  C'est  le  commandant  en  chef  qui 
nous  a  parlé  ! 

4  heures  du  soir.  —  Nous  voici  au  cap  Dukato, 
mais  pas  d'armée  navale.  Pas  de  charbonnier 
non  plus.  Nous  apercevons  enfin,  dans  la  baie  de 
Vassilica,le  vendeur  Saint- Michel  et  je  m'approche 
de  lui.  Le  capitaine  s'offre  à  nous  donner  du 
charbon,  de  l'eau  et  de  la  viande.  En  deux  heures 
et  demie,  nous  embarquons  100  tonnes  de  charbon, 
50  tonnes  d'eau,  des  moutons  et  du  fourrage. 

7  heures,  par  T.  S.  F.  (soir). 

Latouche-Trêville  à  commandant  en  chef. 
Charbonnage  terminé,  je  prends  vos  ordres. 

Le  grand  moment  est  arrivé.  Quelle  sera  la 
réponse? 

9  h.  25  du  soir,  par  T.  S.  F. 

Courbet  à  Latouche-Trêville. 

Rendez-vous  demain  matin  à  7  heures  du  matin  à 
Dukato. 


LES  PREMIÈRES  SEMAINES  DE  GUERRE   63 

Voici  qui  calme  un  peu  plus  notre  ardeur,  déjà 
légèrement  touchée  par  le  commandant  du  Saint- 
Michel,  ignorant  de  tout  projet  d'offensive  en 
Adriatique,  mais  peu  au  courant  évidemment. 

Profitons  du  moins  de  ce  répit  pour  faire  reposer 
le  personnel  qui  n'a  guère  soufflé  depuis  notre 
départ  de  Tanger.  Dukato  n'est  qu'à  quelques 
milles  de  distance  et  nous  avons  près  de  dix  heures 
devant  nous. 

28  octobre,  5  h.  30  du  matin.  —  L'armée  navale 
arrive  majestueusement  route  au  sud. 

Ordre  au  Latouche-Tr faille  de  se  placer  derrière  le 
Jean-Bart. 

Le  mouvement  exécuté,  je  soupçonne  que 
l'amiral  Lapeyrère,  en  plaçant  ainsi  le  pauvre 
petit  croiseur,  dont  nous  sommes  si  fiers,  encore 
qu'il  soit  vieux  et  démodé,  derrière  le  Courbet 
et  le  Jean-Bart  pour  former  division  avec  ces 
deux  superbes  cuirassés,  a  voulu  plaisanter  un 
peu  son  ancien  officier  d'ordonnance.  Je  ne 
bronche  pas  et  pendant  une  heure  nous  exécu- 
tons avec  l'armée  navale  des  évolutions  comme 
au   beau  temps  des  manœuvres  d'avant-guerre. 

Enfin,  l'armée  stoppe  et  le  commandant  du 
Latouche-T réville  est  appelé  à  bord  de  l'amiral. 

«  Eh  bien,  mon  p'tit?  »  C'est  la  phrase  d'entrée 
familière  avec  laquelle  le  commandant  en  chef 
accueille   les   officiers   qu'il   connaît   particulière- 


64  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

ment.  Suit  un  rapide  exposé  de  mes  instructions. 
Notre  mission  consistera  à  remplacer  momenta- 
nément le  Z)' Entrecaste aux  au  nord  de  Gorfou  et 
à  visiter  les  bâtiments  de  commerce. 

Je  ne  me  sens  même  plus  le  courage  de  poser 
une  question  insidieuse  sur  les  projets  futurs  du 
commandant  en  chef.  Je  viens  de  vivre  dans  un 
rêve  depuis  une  semaine  et  cette  chute  dans  la 
plus  plate  des  réalités  m'a  effondré.  Je  regagne 
ma  baleinière,  où  je  sens  peser  sur  moi  les  regards 
de  tout  l'armement  qui  voudrait  bien  apporter 
aux  camarades  du  bord  la  primeur  de  quelque 
confidence  sensationnelle  du  commandant. 

Allons  !  Avant,  garçons,  et  souque  un  coup  ! 
Nous  partons  vers  le  nord. 

J'ai  pu  me  composer  un  visage  où  le  désappoin- 
tement n'apparaît  pas  trop.  Rentré  à  bord,  j'ex- 
pose la  mission  sous  son  jour  le  plus  favorable  et, 
encore  qu'il  faille  cesser  d'évoquer  la  gloire  envi- 
sagée jusque-là,  les  esprits  finissent  par  être  satis- 
faits. Nous  continuons  un  métier  actif  et  nous 
serons  aux  premières  loges  s'il  y  a  quelque  chose 
à  faire. 

D'ailleurs,  je  me  rappelle  qu'avant  de  quitter 
le  Courbet,  j'ai  laissé  entre  les  mains  du  chef 
d'état -major  d'armée  l'exposé  de  l'état  du 
Latouche-T réville,  exposé  favorable,  cela  va  de 
soi,  et    j'en  relis  les  conclusions  : 

En  résumé,  le  LoAouche-Tréville,  malgré  son  âge  et 
l'état  de  ses  appareils  moteurs  et  évaporatoires,  ne  court 


LES    PREMIERES   SEMAINES    DE   GIJKRRE      65 

pas  de  risques  d'immobilisation  sensiblement  supérieurs 
à  ceux  d'un  bâtiment  plus  moderne. 

Il  est  immédiatement  utilisable  pour  tout  service  que  le 
commandant  en  chef  voudra  bien  lui  confier. 

v- 

Vous  entendez  bien,  «  tout  service  »,  et  le  com- 
mandant en  chef  ne  peut  manquer  de  comprendre 
qu'après  cela  il  ne  saurait  nous  mettre  à  l'écart 
s'il  s'agit  d'aller  au  combat. 


5 


CHAPITRE   III 
LES  CROISIÈRES  DE  BLOCUS 

I 

LE  BLOCUS  DU  CANAL  D'OTRANTE 

Et,  pour  «  tout  service  »,  nous  voici  le  28  oc- 
tobre au  nord  de  Corfou,  arrêtant  et  visitant  des 
navires  de  commerce  grecs  et  italiens  qui  ne 
cherchent  guère  à  nous  éviter  et  essayant  de 
découvrir  l'identité  de  passagers  suspects  ou  la 
contrebande  de  guerre  dissimulée  au  moyen  de 
faux  connaissements.  La  chasse  est  peu  fructueuse 
en  général  et  le  commissaire  d'armée  chargé  par 
le  commandant  en  chef  de  trancher  les  cas  dou- 
teux nous  apparaît  alors  d'une  mansuétude  inad- 
missible ! 

Les  listes  des  articles  considérés  comme  contre- 
bande et  passibles  de  saisie  sont  bien  réduits,  il 
est  vrai,  à  cette  époque,  et  nos  amis  les  Anglais, 
imbus  des  principes  de  la  liberté  commerciale, 
mettront  longtemps  à  accepter  l'inscription  sur 

67 


68  SOUVENIRS   D'UN    VIEUX   CROISEUR 

ces  listes  de  bien  des  matières  premières  dont 
l'ennemi  avait  pourtant  grand  besoin  pour  la 
fabrication  de  ses  munitions  ou  de  son  matériel 
de  guerre.  Et  c'est  un  des  officiers  généraux  de 
notre  marine  qui  aura  le  premier  le  mérite  de 
faire  comprendre  à  nos  alliés  la  nécessité  d'im- 
poser des  restrictions  plus  grandes  dans  les  impor- 
tations allemandes. 

30  octobre.  —  Nos  illusions  continuent  à  s'en- 
voler. L'armée  navale  s'est  concentrée  à  quelques 
milles  du  Latouche-T réville  et  fait  route  vers  le 
nord...  sans  nous. 

Les  T.  S.  F.  nous  apprendront  peu  de  temps 
après  que  les  cuirassés  ont  fait  une  démonstration 
devant  Gattaro  et  que  le  Léon-Gambetta  a  détruit 
à  Lissa  les  appareils  du  phare  et  de  la  télégraphie, 
puis  coupé  le  câble. 

Ce  raid  de  l'armée  navale  dura  trois  jours. 
On  a  beaucoup  discuté  à  l'époque  sur  l'oppor- 
tunité de  ces  randonnées  en  Adriatique  et  des 
séjours  constants  à  la  mer  de  notre  armée  na- 
vale. Les  bénéfices  aux  yeux  de  beaucoup  ap- 
paraissaient comme  peu  en  rapport  avec  la 
consommation  énorme  de  charbon  et  les  ris- 
ques courus.  Ces  risques  croissaient  d'ailleurs 
avec  le  temps  et  l'entraînement  des  sous-ma- 
rins ennemis,  et  finalement  nous  faillîmes  perdre 
le  Jean-Bart  qui  fut  torpillé  à  l'avant  en  mer 
Ionienne.  La  discussion  fut  close  et  les  cuirassés 


LES   CROISIÈRES    DE    BLOCUS  69 

cessèrent  alors  de  naviguer,  sauf  en  cas  de  né- 
cessité. 

En  dehors  de  toute  controverse,  je  dois  à  la 
vérité  de  dire  que  nous  considérions  alors  la  ques- 
tion surtout  au  point  de  vue  particulier  de  notre 
désir  de  contribuer  au  rôle  d'éclairage  et  de  pro- 
tection de  l'armée  navale,  mais  je  confesse  aujour- 
d'hui que  nos  prétentions  étaient  excessives...  et 
notre  vitesse  insuffisante  ! 

Le  31  octobre,  le  D'Entrecasteaux  ayant  repris 
son  poste  auprès  de  la  sortie  nord  de  la  rade  de 
Corfou,  nous  fûmes  refoulés  vers  l'ouest  où  le 
sentiment  de  notre  inutilité  commença  à  se  glisser 
à  bord.  N'étant  pas  sur  une  route  commerciale, 
nous  ne  rencontrions  plus,  naturellement,  aucun 
navire  à  arraisonner  et  nos  journées  se  passaient 
à  tourner  en  rond  sur  l'eau,  à  petite  vitesse.  La 
vie  devint  terriblement  monotone  ;  nous  nous 
mîmes  déjà  à  regretter  le  Maroc  et  pourtant  nous 
devions  connaître  de  plus  mauvais  jours  au  cours 
des  mois  qui  suivirent. 

Notre  incorporation  dans  la  croisière  du  blocus 
du  canal  d'Otrante  dura  jusqu'au  15  novembre. 
Ce  blocus  était  tenu  par  les  croiseurs  de  l'armée 
navale,  le  D' Entrecasteaux  et  nous,  et  il  s'étendait 
entre  Santa  Maria  di  Leuca  et  la  côte  d'Albanie. 
En  dehors  du  poste  occupé  par  le  D^Entrecas- 
teaux,  les  visites  étaient  presque  aussi  rares  pour 
les  autres  croiseurs  que  pour  nous  et  dans  cette 
vie  monotone  le  seul  événement  saillant  finissait 


70  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX    CROISEUR 

par  être  l'arrivée  du  courrier  de  France,  distribué 
une  fois  par  semaine  sur  la  ligne  du  blocus. 

Les  ravitaillements  de  l'armée  navale  en  charbon 
ou  en  vivres  se  faisaient  à  l'abri  des  îles  Ioniennes 
et  les  croiseurs  avaient  parfois  le  privilège  d'effec- 
tuer le  leur  dans  un  mouillage  ;  c'est  ainsi  que 
nous  fûmes  conduits  à  passer  trente-six  heures 
dans  la  petite  baie  de  Dragamesti.  Là,  les  indi- 
gènes du  pays  vendaient  du  poisson  et  des  petits 
cochons  à  demi  sauvages  dont  le  bord  fit  une 
ample  provision  ;  comme  toujours  en  pareil  cas, 
plusieurs  de  ces  animaux  devinrent  des  amis  et 
leur  mise  à  mort  fut  plus  tard  une  chose  fort  diffi- 
cile à  faire  accepter  par  l'équipage.  Les  périodes 
de  ravitaillement,  si  courtes  qu'elles  fussent, 
offraient  l'avantage  de  nous  permettre  de  recueillir 
quelques  renseignements  sur  la  vie  extérieure  car 
les  capitaines  des  vapeurs  charbonniers  accostés 
successivement  par  tous  les  navires  de  guerre 
étaient  presque  toujours  de  très  braves  gens 
recueillant  beaucoup  d'informations  de  toutes 
sortes,  souvent  fantaisistes,  et  les  distribuant 
avec  beaucoup  de  camaraderie  et  de  générosité. 
Ceci  était  précieux  pour  nous  qui  depuis  long- 
temps étions  privés  de  journaux  et  de  lettres, 
notre  métier  de  coureur  des  mers  étant  peu  favo- 
rable à  la  bonne  marche  de  nos  courriers. 

Pendant  notre  séjour  sur  la  croisière  d'Otrante, 
les  communiqués  de  T.  S.  F.  continuèrent  à  rester 
pour  les  grands  événements  notre  meilleure  source 


LES   CROISIÈRES   DE   BLOCUS  71 

d'informations.  Nous  eûmes  alors  la  satisfaction 
orgueilleuse  de  suivre  les  efforts  infructueux  des 
armées  allemandes  à  Dixmude  et  à  Nieuport  et 
de  connaître  la  page  héroïque  de  nos  camarades 
du  bataillon  des  fusiliers  marins.  Le  moral  de  la 
marine  tout  entière  fut  retrempé  par  le  courage  de 
ces  6  000  hommes  et  dans  la  suite  cela  resta 
toujours  une  bonne  fortune  pour  un  commandant 
de  recevoir  à  son  bord  quelqu'un  "ayant  appartenu 
à  la  «  Brigade  ». 

Le  15  novembre,  nous  reçûmes  l'ordre  de  nous 
ravitailler  et  d'aller  prendre  immédiatement  le 
poste  de  croisière  de  blocus  au  sud  du  détroit  de 
Messine,  jusqu'à  l'arrivée  de  la  Provence.  Le  16, 
nous  complétâmes  notre  charbon,  embarquâmes 
le  cortège  habituel  de  bœufs  vivants  destiné  à 
nous  fournir  de  la  viande  de  boucherie  et  nous 
fîmes  route  sur  notre  nouveau  poste.  L'ancien 
avait  été  le  tombeau  de  nos  orgueilleux  espoirs 
et  nous  l'abandonnions  sans  aucun  regret. 


II 

CROISIÈRE    SUD    DE    MESSINE 

Le  17,  nous  étions  à  poste  et  c'est  le  20  après- 
midi  que  la  Provence,,  commandant  Vesco  — 
celui-là  même  qui  devait  couler  plus  tard  sur  sa 
passerelle  si  héroïquement  —  vint  nous  relever. 
Nous  avions,  au  cours  de  ces  trois  jours,  arrai- 
sonné plusieurs  navires  mais  sans  découvrir  quoi 
que  ce  soit  de  suspect.  Notre  expérience  du 
blocus  grandissait  certainement,  mais  elle  n'avait 
pas  encore  eu  l'occasion  de  donner  des  fruits  bien 
sérieux. 


72 


III 

CROISIÈRE    CAP    RON-ILE    MARITTIMO 

Cependant,  lorsque  le  20  novembre  nous  re- 
çûmes du  commandant  en  chef  l'ordre  de  prendre 
la  direction  de  la  croisière  cap  Bon-île  Marittimo 
(Sicile)  avec  sous  nos  ordres  le  La  Hire,  le  Volti- 
geur, le  Tirailleur  et  le  Chasseur,  personne  ne 
douta  à  bord  que  nous  ne  fassions  destinés  à 
jouer  un  rôle  important  dans  les  croisières  de 
blocus  de  la  Méditerranée. 

Je  me  mis  aussitôt  à  préparer  un  questionnaire 
pour  mes  commandants,  afin  d'utiliser  au  mieux 
les  facultés  de  leurs  navires  et  d'assurer  un  blocus 
vraiment  effectif.  Hélas  !  en  arrivant  le  21  sur  la 
croisière,  je  n'y  trouvai  que  le  seul  Voltigeur  et 
je  dus  me  hâter  de  l'expédier  à  Bizerte,  où  se 
trouvaient  déjà  ses  trois  camarades,  pour  son 
ravitaillement  dont  il  avait  un  besoin  urgent  et 
pour  réparer  quelques  avaries  dues  au  mauvais 
temps.  Et  le  lendemain  22  novembre,  je  recevais 
du  commandant  en  chef  l'ordre  d'expédier  à 
Malte  le  Voltigeur,  le  Chasseur,  le  Tirailleur;  ma 
couronne   s'effritait  ! 

73 


74  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

Il  me  restait  pourtant  le  seul  La  Hire,  mais  il 
vaut  mieux  dire  tout  de  suite  que  nous  ne  le 
retrouvâmes  qu'au  moment  de  changer  de  croi- 
sière et  de  passer  sous  les  ordres  du  Jaurégui- 
berry  portant  le  pavillon  du  contre- amiral  Dar- 
rieus. 

La  croisière  cap  Bon-île  Marittimo,  assurée 
ainsi  par  le  seul  Latouche-Trévïlle,  dura  du  21  au 
30  novembre.  Comme  la  précédante,  elle  donna 
peu  de  résultats  mais  elle  fut  par  contre  très 
mouvementée  comme  navigation.  De  jour  comme 
de  nuit,  de  nombreux  paquebots  passaient,  au 
large  du  cap  Bon,  la  plupart  étaient  anglais  et 
venaient  d'Egypte  chargés  de  troupes,  de  chevaux 
ou  de  matériel  de  guerre.  De  jour,  la  reconnais- 
sance des  navires  alliés  pouvait  se  faire  d'assez 
loin,  mais  de  nuit  il  fallait  nécessairement  leur 
couper  la  route  à  bonne  vitesse  pour,  après  nous 
être  rapprochés  d'eux,  les  faire  stopper  et  les 
arraisonner,   afin    de   connaître   leur   nationalité. 

Il  y  eut  des  journées  dures  pour  nos  machines 
et,  malgré  un  certain  entraînement  aux  nuits 
blanches,  j'éprouvai  moi  aussi  une  fatigue  assez 
sérieuse. 

Nous  eûmes  trente-six  heures  d'un  repos  «  re- 
latif »  au  milieu  de  cette  croisière.  Dans  la  nuit 
du  25  au  26,  un  coup  de  vent  de  nord-ouest  se 
leva  ;  il  fut  assez  violent  pour  arrêter  toute  navi- 
gation dans  ces  parages  et  pour  nous  obliger  à 
mettre  à  la  cape  d'abord  et,  ensuite,  à  fuir  devant 


LES   CROISIÈRES   DE   BLOCUS  75 

le  temps  jusqu'à  ce  que  nous  ayons  trouvé  un 
peu  d'abri  sous  le  cap  Kelibia.  Nous  avions  me- 
suré, le  26  au  matin,  un  grand  nombre  de  lames 
de  plus  de  12  mètres  de  hauteur,  ce  qui  est  assez 
rare  en  Méditerranée  et  en  fuyant  vent  arrière, 
nous  eûmes  plusieurs  fois  l'arrière  capelé  par  la 
lame,  sans  avaries  sérieuses  fort  heureusement. 
C'est  pendant  ce  coup  de  vent  que  je  pus  vérifier 
les  qualités  nautiques  du  Latouche-Tréville  et 
apprécier  combien  ce  bon  vieux  navire  tenait 
bien  la  mer  et  s'élevait  facilement  à  la  lame  lors- 
qu'il était  relativement  lège  ;  c'était  heureusement 
notre  cas,  car,  tenant  la  mer  depuis  déjà  onze 
jours  sans  charbonner,  nos  soutes  étaient  aux 
trois  quarts  vides. 

Nous  restâmes  pourtant  sur  la  croisière  jus- 
qu'au 30  novembre.  Un  vapeur  hollandais,  YOphir, 
nous  avait  été  signalé  comme  suspect  et  porteur 
d'un  chargement  important  de  contrebande  et 
nous  avions  un  grand  espoir  que  ce  serait  notre 
première  saisie.  Le  28,  après  un  faux  espoir  con- 
sistant dans  la  poursuite  pendant  trois  heures 
d'un  vapeur  qui  fut  reconnu  japonais,  notre  méca- 
nicien en  chef  vint  m'informer  que  ces  courses 
à  grande  vitesse  épuisaient  rapidement  nos  soutes 
et  qu'il  serait  prudent  de  ne  pas  prolonger  la 
croisière  pendant  plus  de  vingt-quatre  heures. 
Nous  tînmes  encore  toute  la  journée  du  29,  mais, 
hélas  !  sans  apercevoir  YOphir,  et  le  30,  à  6  heures 
du  matin,  nous  prîmes  le  chemin  de  Bizerte  ayant 


76  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

abandonné  toute  espérance.  A  10  heures  du  matin, 
nous  prenions  un  coffre  à  l'entrée  de  l'arsenal  de 
Sidi- Abdallah  ;  il  nous  restait  seulement  6  tonnes 
de  charbon  dans  nos  soutes^  après  quinze  jours  de 
croisière  ininterrompue. 


IV 

CROISIÈRE    BIZERTE-SARD  AIGNE 

(1er  décembre  1914  au  20  mars  1915.)    * 

Je  dois  maintenant  raconter  la  période  la  plus 
déprimante  de  notre  campagne  de  guerre. 

Fatigue  physique  pour  l'état-major  et  l'équi- 
page pendant  les  longs  séjours  à  la  mer  au  cours 
d'un  hiver  fort  rude,  manque  de  réconfort  moral  ; 
tels  furent  les  deux  éléments  que  j'eus  à  com- 
battre et  dont  j'eus  la  satisfaction  de  rester  vain- 
queur. Je  n'entreprendrai  pas  d'ailleurs  le  récit 
détaillé  mais  monotone  de  cette  croisière  et  je 
me  bornerai  à  essayer  de  faire  revivre  pour  le 
lecteur  la  physionomie  générale  de  notre  existence 
du  moment. 

Nous  étions  arrivés  à  Bizerte  le  30  novembre. 
Charbonnage,  ravitaillement,  nettoyages  et  visites 
des  machines  et  chaudières,  tout  fut  terminé  en 
une  semaine  et  nous  quittâmes  aussitôt  Bizerte 
pour  rallier  le  Jauréguiberry  au  sud  de  la  Sar- 
daigne.  A  partir  de  ce  moment,  notre  existence 
devint  «  très  régulière  »  et  composée  de  séjours 

77 


78  SOUVENIRS   D'UN    VIEUX    CROISEUR 

à  la  mer  d'une  dizaine  de  jours,  séparés  par  des 
relâches  à  Bizerte  de  la  durée  strictement  néces- 
saire à  nos  charbonnages  et  ravitaillements. 

L'expérience  des  croisières  précédentes  com- 
mençait à  porter  ses  fruits  à  bord  du  Latouche- 
Tréville  et  peu  à  peu  nous  devenions  des  virtuoses 
du  blocus.  Dans  chaque  quart,  un  enseigne  était 
spécialisé  dans  les  visites  et  il  avait  toujours  avec 
lui  le  même  personnel.  Ce  n'est  pas  une  sinécure 
que  de  se  rendre  par  presque  tous  les  temps,  en 
baleinière,  à  bord  d'un  navire  de  commerce  qu'il 
faut  escalader  le  plus  généralement  au  moyen 
d'une  échelle  de  corde  branlante.  Et  il  faut  aussi 
une  certaine  pratique  pour,  en  arrivant  sur  le 
pont  d'un  grand  paquebot  neutre  muni  d'un 
revolver  et  d'un  sabre,  arme  peu  favorable  aux 
exercices  de  gymnastique,  se  présenter  correcte- 
ment et  subir  sans  broncher  l'examen  de  nom- 
breux passagers  et  parfois  de  jolies  passagères. 
Je  n'ai  naturellement  jamais  pu  être  témoin  de 
ces  scènes,  mais  il  m'est  revenu  que  mes  jeunes 
enseignes  étaient  parvenus  à  se  tirer  très  hono- 
rablement, en  toutes  circonstances,  d'une  aussi 
dure  épreuve.  A  chaque  équipe  était  adjoint  un 
fourrier  porteur  des  documents  composant  le 
Code  du  parfait  bloqueur  et,  en  particulier,  de 
Y  Album  des  papiers  de  bord,  splendide  volume 
édité  par  notre  État-Major  Général  pour  per- 
mettre aux  officiers  de  distinguer  le  vrai  du  faux 
dans  les  papiers  de  toutes  les  marines  de  com- 


LES   CROISIERES   DE   BLOCUS  79 

merce  de  l'étranger.  Le  rôle  de  ce  fourrier,  pas 
toujours  entraîné  aux  exercices  physiques,  était 
encore  plus  difficile  que  celui  de  son  chef  et  la 
façon  de  porter  le  fameux  album  avec  élégance 
pendant  la  montée  de  l'échelle  de  corde  resta 
toujours  un  problème  insoluble.  Aussi,  soucieux 
du  prestige  de  mes  marins,  ne  tardai-je  pas  à 
rendre  facultatif  le  port  dudit  album...  Pour  être 
véridique,  je  dois  ajouter  que  je  fus  influencé 
dans  ma  décision  par  l'avis  de  mes  officiers  visi- 
teurs, unanimes  à  déclarer  que  le  splendide  volume 
était  certainement  du  plus  bel  effet  au  point  de 
vue  décoratif  mais  que,  par  ailleurs,  ils  avaient 
cessé  de  le  consulter  depuis  longtemps,  après  en 
avoir  reconnu  l'inutilité  ! 

Le  Latouche-Tréville,  comme  la  plupart  de  nos 
bâtiments,  possédait  des  baleinières  à  dames  ;  ce 
genre  d'embarcation,  acceptable  pour  la  naviga- 
tion à  l'aviron  en  eau  calme,  fut  rapidement 
reconnu  comme  impropre  à  tout  service  sérieux 
avec  les  grosses  mers  que  nous  avions  le  plus 
souvent.  Mes  mécaniciens  confectionnèrent  alors 
des  tolets  en  bronze,  le  maître  charpentier  suré- 
leva les  bancs  et  nous  eûmes  deux  embarcations 
excellentes  avec  lesquelles  les  armements,  en- 
traînés par  une  pratique  incessante,  pouvaient 
manier  l'aviron  par  les  plus  gros  temps.  Tout 
était  d'ailleurs  minutieusement  organisé  pour  la 
mise  à  la  mer  de  la  baleinière  de  service  dans 
laquelle  se  trouvaient  réunis  au  préalable  l'arme- 


80  SOUVENIRS    D'UN    VIEUX    CROISEUR 

ment  et  l'équipage  de  visite,  officier  compris.  Les 
bossoirs  de  baleinières  étaient  immédiatement  sur 
l'arrière  de  la  passerelle  et  sous  les  yeux,  par  con- 
séquent, du  commandant  et  de  l'officier  de  quart  ; 
il  était  facile  ainsi  de  surveiller  les  moindres  dé- 
tails et  de  donner  en  temps  voulu  l'ordre  d'amener 
les  garants  et  de  déclancher  l'appareil  de  mise  à 
l'eau.  Cette  opération  se  faisait  très  facilement 
et  sans  danger  à  une  vitesse  de  5  à  6  nœuds  et, 
en  manœuvrant  convenablement  pour  se  rappro- 
cher au  préalable  du  navire  à  visiter,  la  balei- 
nière pouvait  presque  toujours  gagner  le  bord 
abrité  de  ce  navire  avant  d'avoir  quitté  l'abri  du 
Latouche-Trêville  lui-même. 

Le  hissage  à  bord,  après  la  visite,  n'était  pas 
toujours  chose  aussi  simple,  mais  il  ne  nous  arriva 
cependant  qu'une  seule  fois  d'avoir  une  avarie 
sérieuse.  Ce  fut  le  21  janvier  1915.  Nous  avions 
subi  la  veille  un  coup  de  vent  de  nord-nord-est 
resté  célèbre  à  Bizerte,  car  la  mer  fut  si  grosse 
qu'elle  renversa  une  partie  de  la  grande  jetée 
extérieure.  Le  matin,  le  temps  s' étant  calmé,  je 
fis  visiter  au  sud  de  Spartivento  un  voilier  ren- 
contré et  suspect  de  transporter  des  Boches  d'Es- 
pagne en  Italie.  Lorsqu'il  fallut  hisser  la  balei- 
nière, le  vent  s'était  levé  de  nord-ouest  et  avait 
déjà  beaucoup  fraîchi;  nous  n'étions  à  l'abri 
d'aucune  terre  et  l'embarcation  ne  put  être  com- 
plètement protégée  de  la  mer  de  nord-ouest  et 
de  la  houle  de  nord-est  provenant  du  coup  de 


LES   CROISIÈRES   DE    BLOCUS  81 

vent  de  la  veille.  Par  malheur,  un  des  garants 
s'engagea  et  suspendit  le  hissage  et  l'embarca- 
tion fut  capelée  par  une  lame.  Le  personnel  tout 
entier  prit  un  bain  complet  mais  personne  ne 
lâcha  sa  tire-veille  et  tous  purent  grimper  à  bord 
sans  accident.  Les  papiers  du  fourrier  étaient  hu- 
mides, mais  cela  n'eut  aucune  conséquence  grave  ! 

Je  parle  allègrement  maintenant  des  petites 
épreuves  de  cette  période  de  notre  vie  mais  il 
m'est  arrivé  plus  d'une  fois  de  suivre  la  balei- 
nière de  service  avec  quelque  angoisse. 

L'hiver  fut,  cette  année-là,  particulièrement  dur 
et  je  ne  crois  pas  que  nous  ayons  fait  une  seule 
croisière  à  la  mer  sans  avoir  subi  du  mauvais 
temps.  J'avais  dû  procéder  à  une  réfection  com- 
plète de  la  passerelle  ;  elle  se  ressentait  trop  de 
l'époque  où  le  bâtiment  avait  servi  de  bateau- 
école  à  Toulon  et  en  rade  des  îles  d'Hyères  et, 
bien  qu'elle  fût  assez  élevée,  on  y  était  douché 
un  peu  trop  complètement  en  marchant  contre 
la  mer.  Le  maître  charpentier,  aidé  du  maître 
voilier,  réussit  à  la  rendre  à  peu  près  tenable  par 
tous  les  temps. 

Il  me  fallut  aussi  songer  à  moi,  car  ma  chambre 
de  veille  sur  la  passerelle  inférieure  ne  résistait  ni 
à  la  pluie  ni  aux  paquets  de  mer  et,  si  j'avais 
réussi  pendant  la  bonne  saison  à  suppléer  à  ce 
défaut  d'étanchéité  en  me  constituant  un  abri 
occasionnel  avec  mes  vêtements  imperméables,  je 

6 


82  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

ne  pouvais  songer  à  continuer  le  même  procédé 
pendant  tout  l'hiver. 

Les  travaux  furent  conduits  avec  rapidité  et 
je  me  souviendrai  toujours  avec  plaisir  de  ce  logis, 
certes  peu  luxueux,  mais  qui  m'a  semblé  souvent 
confortable  et  où  j'ai  passé  tant  d'heures  bonnes 
et  mauvaises.  J'ai  pu  y  prendre  à  tout  moment 
ce  minimum  de  repos  si  nécessaire  à  un  comman- 
dant, que  les  exigences  du  temps  de  guerre  con- 
duisent à  déranger  jour  et  nuit  pour  les  plus 
petites  choses  et  qui  doit  profiter  de  tous  les  ins- 
tants pour  réparer  ses  fatigues  et  éviter  que 
l'accablement  physique  ne  vienne  diminuer  sa 
résistance  intellectuelle. 

Le  corps  humain  est  heureusement  une  machine 
admirable  qui,  par  l'entraînement,  arrive  à  des 
résultats  surprenants.  Pendant  des  mois,  j'ai  été 
dérangé  vingt  fois  par  nuit  et  j'étais  arrivé  à  ce 
résultat  de  me  réveiller  et  d'être  entièrement 
lucide  pour  écouter  la  communication  du  timo- 
nier, avant  même  que  celui-ci  n'ait  entrouvert 
ma  porte.  Un  gros  porte-voix,  aboutissant  près 
de  mon  oreille  lorsque  j'étais  couché  sur  le  lit 
de  ma  chambre  de  veille,  me  mettait  en  communi- 
cation directe  avec  l'officier  de  quart  sur  la  pas- 
serelle supérieure  à  5  ou  6  mètres  de  distance. 
Rien  de  ce  qui  se  passait  sur  cette  passerelle  ne 
m'échappait  et  je  pouvais  intervenir  à  tout  mo- 
ment en  cas  d'incident  nécessitant  ma  présence. 
Chaque  nuit,  sur  la  croisière,  je  me  relevais  ainsi 


LES   CROISIERES   DE   BLOCUS  83 

plusieurs  fois  pour  les  arraisonnements  ou  les 
visites  des  navires  rencontrés.  Après  ces  séances, 
plus  ou  moins  longues,  je  reprenais  mon  «  état  de 
veille  ». 

Cette  existence  ne  laisse  pas  toutefois  que  d'être 
fatigante  à  la  longue.  J'attribue  de  l'avoir  par- 
faitement supportée  pendant  si  longtemps  au  fait 
d'avoir  eu  une  chambre  habitable  placée  assez 
près  du  poste  de  commandement  pour  avoir  l'im- 
pression nette  de  le  contrôler  d'une  façon  com- 
plète et  pour  savoir  qu'en  quelques  secondes  à 
peine  je  pouvais  y  être  effectivement. 

Et  ce  sera  pour  nous  un  des  enseignements  pra- 
tiques de  la  guerre  que  d'avoir  reconnu  l'impé- 
rieuse nécessité  des  chambres  de  veille  habitables 
et  commodes,  assez  nettement  pour  ne  plus  hésiter 
à  les  exiger  de  nos  constructeurs  sur  les  navires 
de  tous  les  types.  Combien  de  commandants  de 
torpilleurs  conserveront  le  souvenir  et  la  trace 
des  fatigues  excessives  qui  leur  ont  été  imposées 
par  suite  des  défauts  d'installation  de  leurs  passe- 
relles. 

Malheureusement,  à  bord  du  Latouche-T réville, 
le  confortable  de  ceux  qui  ne  vivaient  pas  comme 
moi  obligatoirement  sur  la  passerelle  n'était  pas 
bien  brillant  non  plus.  Des  trois  bâtiments  de  ce 
type  encore  en  service,  notre  vieux  croiseur  était 
de  beaucoup  le  moins  habitable,  car  son  spardeck 
ne  comportant  pas  de  logements  pour  l'équipage, 
ce    dernier    était    entassé    dans    des    entreponts 


84  SOUVENIRS    D'UN    VIEUX    CROISEUR 

étroits  et  presque  sans  aucune  aération  à  la  mer. 
Le  personnel  du  pont  prenait  l'air  largement  pen- 
dant les  heures  de  quart  et  de  veille  trop  nom- 
breuses, mais  les  mécaniciens  et  chauffeurs 
n'avaient  que  le  gaillard  et  le  pont  avant,  lorsque 
la  mer  ne  les  rendait  pas  intenables,  c'est-à-dire 
fort  peu  de  temps  et  d'espace,  pour  respirer  de 
l'air  pur.  Pour  augmenter  cet  espace,  le  pont 
étant  très  encombré  par  les  emba  °ations,  j'avais 
mis  à  la  disposition  de  l'équipage,  pendant  plu- 
sieurs heures  par  jour,  la  petite  partie  du  pont 
arrière  réservée  généralement  aux  officiers  ;  cette 
tentative  n'eut  pas  de  succès,  moins  à  cause  des 
escarbilles  qui  rendent  l'arrière  peu  agréable  à 
la  mer  qu'à  cause  de  la  difficulté  de  modifier  les 
habitudes  du  matelot.  Sur  le  gaillard  d'avant  le 
marin  est  chez  lui,  il  y  a  son  coin,  si  petit  soit-il, 
et  c'est  là  qu'il  se  retrouve  avec  les  copains  pour 
raconter  les  histoires  du  jour,  parler  de  la  der- 
nière ou  de  la  prochaine  relâche  et  des  affaires 
du  pays.  L'équipage  du  Latouche-1 Véville  ne  se 
différenciait  pas  des  autres  à  cet  égard. 

Je  conférai  alors  avec  mon  second  et  avec  le 
médecin-major  et  nous  ne  vîmes,  comme  moyen 
d'améliorer  l'hygiène,  que  le  rétablissement  de  la 
gymnastique  rendue  obligatoire  pour  tout  le 
monde  sans  exception.  Et  chaque  fois  que  le 
temps  le  permettait,  la  bordée  non  de  quart  entre- 
prenait un  steeple-chase  varié,  au  milieu  des 
panneaux,   des   chantiers   d'embarcations  et   des 


LES   CROISIÈRES    DE   BLOCUS  85 

obstacles  multiples,  qui  couvraient  notre  pont 
comme  celui  de  tous  les  navires  de  la  marine  fran- 
çaise se  piquant  d'avoir  vraiment  une  valeur  mili- 
taire. En  temps  de  paix  déjà,  les  marins  en  général 
ne  sont  pas  fanatiques  de  ce  genre  d'exercices 
physiques  forcés  et  les  mécaniciens,  en  particu- 
lier, les  détestent  cordialement...  Pour  s'y  sous- 
traire, il  n'est  pas  de  ruses  machiavéliques  aux- 
quelles ils  n'aient  recours  et,  pensant  en  moi- 
même  que  la  guerre  pouvait  bien  ne  pas  avoir 
modifié  beaucoup  ces  sentiments,  je  riais  sous 
cape  des  difficultés  auxquelles  mon  second  allait 
avoir  à  faire  face.  C'est  lui  pourtant  qui  finit  par 
avoir  raison,  car  il  déjoua  toutes  les  ruses  et  son 
auxiliaire  Aubert,  l'enseigne  fusilier  chargé  de  la 
gymnastique,  ne  badinait  pas  avec  les  consignes. 
Dès  lors,  il  ne  resta  plus  pour  éviter  «  l'hygiène 
obligatoire  »  que  le  mauvais  temps,  hélas  !  trop 
fréquent. 

Le  froid  devint  aussi  très  vif,  les  montagnes  de 
Sardaigne  étaient  souvent  couvertes  de  neige  et, 
lorsque  la  brise  avait  passé  sur  leurs  sommets 
avant  de  venir  jusqu'à  nous,  elle  était  glaciale. 

Ce  fut  l'époque  où  notre  provision  d'excellents 
souliers  achetés  si  bon  marché  à  Gibraltar  com-' 
mença  à  s'épuiser  et  où  il  devint  très  difficile  de 
recevoir  des  chaussures  du  magasin  d'habille- 
ment ;  il  fallut  alors  autoriser  l'achat  des  galoches 
en  cuir  a  semelles  de  bois,  que  l'on  trouvait  facile- 
ment dans  les  magasins  de  Ferryville.  Ces  galoches 


86  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

ne  manquaient  pas  de  confortable,  mais  le  bord 
devint  singulièrement  bruyant. 

C'est  le  10  décembre  1914  que  j'appris  à  n'en 
plus  douter  la  mort  de  mon  prédécesseur,  le  capi- 
taine de  frégate  Marcotte  de  Sainte-Marie,  tué  à 
l'ennemi.  C'était  un  brave  officier  que  j'avais, 
plus  que  d'autres,  des  raisons  d'aimer  et  d'es- 
timer et  je  retrouve  l'Ordre  du  jour  avec  lequel 
j'honorai  sa  mémoire  à  bord  du  bâtiment  qu'il 
avait  si  bien  commandé. 


lre  Armée  navale. 

Croiseur  cuirassé 
Lato  uche-Trév  Me. 


Équipage, 

Bien  que  la  nouvelle  officielle  ne  me  soit  pas  encore 
parvenue  de  la  mort  du  commandant  Marcotte  de  Sainte- 
Marie,  des  renseignements  précis  ne  permettent  plus 
malheureusement  de  douter  de  la  fin  glorieuse  de  votre 
ancien  commandant. 

Il  est  mort  «  en  héros  »,  m'écrit-on,  et  tout  fait  supposer 
qu'il  a  été  la  victime  d'un  de  ces  actes  du  traîtrise  ou  de 
lâcheté  dont  les  Allemands  sont  coutumiers  et  par  les- 
quels ils  ont  achevé  depuis  longtemps  de  déshonorer  leur 
pays. 

Vous  avez  su,  par  les  journaux  et  les  lettres  particu- 
lières, la  conduite  héroïque  de  nos  camarades  sur  le  front. 

Le  sol  d'Ypres  et  de  Dixmude  a  été  largement  arrosé 
par  le  sang  des  marins  de  France  et  notre  pensée  doit 
aller  indistinctement  vers  tous  ceux,  officiers,  officiera- 
mariniers  et  marins  qui  ont  déjà  fait  et  font  encore  chaque 
jour  le  sacrifice  de  leur  vie  pour  la  patrie. 

Certes,  vous  devez  les  envier  et  non  les  pleurer. 


LES   CROISIÈRES   DE   BLOCUS  87 

Mais  le  souvenir  des  morts  doit  rester  impérissable  dans 
votre  mémoire. 

Que  chacun  de  vous,  en  guise  d'hommage,  reporte  donc 
aujourd'hui,  comme  je  le  fais  moi-même,  sa  pensée  vers 
le  capitaine  de  frégate  Marcotte  de  Sainte-Marie,  tué  à 
l'ennemi. 

Je  sais  combien  il  était  attaché  à  son  Latouche-T réville 
et  à  tous  ceux  qui  avaient  été  sous  ses  ordres.  Aussi  cette 
pensée  vers  lui  de  ses  officiers  et  de  son  équipage  est,  sans 
nul  doute,  la  façon  de  l'honorer  qui  peut  le  toucher  le  plus 
dans  le  coin  de  terre  où  il  repose. 

Vive  la  France  ! 
Bord,  en  mer,  le  10  décembre  1914. 

Le  capitaine  de  frégate  commandant  : 
Dumesnil. 

Le  présent  Ordre  restera  affiché  dans  la  batterie,  dans 
le  carré  et  dans  les  postes  pendant  quarante-huit  heures. 

J'espère  que  sa  veuve  aura  reçu  la  lettre  où  je 
lui  envoyais,  avec  mes  respectueuses  condoléances, 
une  copie  de  cet  Ordre  du  jour  en  guise  d'hom- 
mage. 

Le  commandant  de  Sainte-Marie  avait  été  aimé 
à  bord  où  la  plus  grande  partie  de  l'état-major 
et  de  l'équipage  avaient  été  sous  ses  ordres  et  je 
suis  certain  que  tous  répondirent  à  mon  appel. 

L'existence  que  nous  menions  sur  la  croisière 
fut  rapidement  fatigante,  monotone  et  sans  sti- 
mulant, car,  si  les  visites  de  navires  étaient  nom- 
breuses, les  captures  dans  cette  partie  de  la 
Méditerranée    furent    toujours    insignifiantes    et 


88  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

nous  n'en  fîmes  aucune  pour  notre  part.  Aussi 
ne  laissai-je  pas  que  d'avoir  quelques  soucis 
d'ordre  moral,  concernant  un  équipage  que  j'avais 
toujours  connu  si  vibrant  et  si  plein  de  foi  et 
d'énergie,  lorsque  je  constatai  que  les  cas  d'ivresse, 
au  cours  de  nos  relâches  à  Bizerte,  allaient  en 
croissant. 

Ces  relâches  étaient,  je  l'ai  déjà  dit,  toujours 
assez  courtes  et  bien  remplies  par  le  ravitaille- 
ment et  quelques  travaux  indispensables  ;  néan- 
moins, je  m'efforçais  de  donner  un  peu  de  détente 
à  tout  le  monde  et  mon  second  était  aussi  large 
que  possible  pour  les  permissions  de  l'équipage. 
Mais  il  est  malheureusement  encore  de  tradition 
parmi  beaucoup  de  marins,  lorsqu'ils  sont  à  terre 
et  qu'ils  ont  dans  leur  poche  de  larges  économies, 
de  dépenser  une  forte  proportion  de  cet  argent 
au  cabaret.  A  cette  époque,  les  cabarets  ne  man- 
quaient pas  à  Ferryville  et  l'unique  rue  de  cette 
localité  en  était  largement  pourvue  des  deux  côtés. 
Beaucoup  d'habitants  avaient  même  changé  de 
métier,  paraît-il,  et  troqué  le  leur  contre  celui 
plus  lucratif  de  débitant  de  boisson.  Ne  disait-on 
pas  que  le  premier  magistrat  du  pays  en  avait  lui- 
même  donné  l'exemple  !  Comment  lutter  dans 
ces  conditions  et  comment  empêcher  que  des 
hommes  qui  peinent  durement  à  la  mer,  pour  ne 
guère  trouver  mieux  au  mouillage,  se  laissent  aller 
à  fêter,  le  verre  en  main,  le  plus  petit  succès  par- 
venu à  leurs  oreilles  par  les  communiqués?  Ils 


LES   CROISIÈRES   DE   RLOCUS  89 

résistaient  parfois  au  premier  débit,  mais  après 
avoir  ricoché  dans  un  second  puis  dans  un  troi- 
sième, il  s'en  rencontrait  toujours  un  autre  où 
ils  s'échouaient  finalement,  comme  la  bille  d'une 
roulette  qui  ne  peut  éviter  son  trou. 

Il  fallut  punir  et  cependant  je  n'ai  jamais  vu 
autant  de  circonstances  atténuantes,  ni  si  bien 
compris  la  nécessité  absolue  de  la  restriction  des 
licences  pour  combattre  l'ivrognerie. 

Dans  mon  équipage,  le  fond  pourtant  restait 
bon,  car  à  cette  même  époque  eut  lieu  à  bord  la 
création  d'une  «  Caisse  permanente  de  secours 
pour  les  œuvres  de  guerre  »,  à  laquelle  tous  ceux 
qui  n'avaient  aucune  charge  de  famille  étaient 
conviés  à  verser  une  partie  de  leurs  économies 
au  lieu  de  les  boire  et  cet  appel  eut  un  grand 
succès.  Il  nous  permit  par  la  suite  de  renouveler 
notre  premier  versement  au  Secours  National  et 
de  consacrer  d'autres  sommes  assez  importantes 
à  des  œuvres  intéressantes,  comme  celle  des  pri- 
sonniers de  guerre. 

Mais  il  était  manifeste  qu'à  bord  la  «  vie  ani- 
male »  dominait  de  plus  en  plus.  L'existence  que 
nous  menions  y  prêtait  trop  pour  que  cette  ten- 
dance pût  être  combattue  bien  longtemps  d'une 
façon  efficace  par  les  conseils  ou  les  raisonnements. 
Les  événements  extérieurs  eux-mêmes  ne  me 
venaient  pas  suffisamment  en  aide,  car  la  guerre 
de  tranchées  commencée  depuis  un  certain  temps 
perdait  chaque  jour  de  l'intérêt  pour  des  hommes 


90  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

si  éloignés  du  centre  de  l'action  sur  terre.  Il  fau- 
drait toutefois,  se  gardant  d'être  injuste,  juger, 
par  l'accomplissement  des  devoirs,  les  mérites  de 
chacun.  Ceux  de  l'équipage  du  Latouche-Tréville, 
du  personnel  mécanicien  et  chauffeur  en  particu- 
lier et  plus  spécialement  des  équipes  de  travaux, 
étaient  grands.  Nous  avions  en  effet,  en  commen- 
çant la  guerre,  des  chaudières  en  assez  mauvais 
état  et  dont  la  refonte  eût  exigé,  en  temps  normal, 
trois  ou  quatre  mois  d'indisponibilité.  Je  ne  pou- 
vais, bien  entendu,  maintenant  moins  que  jamais, 
envisager  une  indisponibilité,  quelle  qu'en  fût  la 
durée,  sans  avoir  tout  tenté  pour  l'éviter.  La  ten- 
tative fut  faite  et,  grâce  au  dévouement  du  per- 
sonnel mécanicien  et  chauffeur,  elle  réussit  plei- 
nement. 

J'ai  dit  le  mauvais  temps  qui  régnait  presque 
constamment  au  cours  de  nos  croisières  ;  ceci 
ne  nous  empêcha  pas  de  travailler,  à  la  mer 
comme  au  mouillage,  pour  réparer  les  groupes 
de  chaudières  qui  en  avaient  besoin.  Nous  ob- 
tînmes à  ce  moment  un  large  concours  de  l'arsenal 
de  Bizerte  dirigé  alors  par  M.  Petithomme,  ingé- 
nieur en  chef  des  constructions  navales,  officier 
supérieur  dont  on  ne  saurait  trop  dire  l'intelli- 
gence et  le  dévouement  dans  ces  fonctions  et 
qui  nous  aida  personnellement  par  tous  les  moyens. 
Les  équipes  du  bord  démontaient,  à  la  mer,  les 
parties  des  chaudières  en  mauvais  état  et,  à  la 
première  relâche,  les  laissaient  au  port  pour  les 


LES   CROISIÈRES   DE   BLOCUS  91 

reprendre  réparées  à  une  relâche  suivante  et  les 
remonter,  à  la  mer  également.  On  peut  facile- 
ment se  représenter  l'effort  ainsi  fourni  et  lorsque 
le  commandant  en  chef  le  reconnut  officiellement 
en  mars,  à  la  fin  de  tous  les  travaux,  les  officiers 
et  le  personnel  auxquels  il  témoignait  sa  satisfac- 
tion l'avaient  bien  méritée. 

Grâce  à  eux,  disait  le  texte,  le  Latouche-Tréville  a  pu 
assurer  sans  un  jour  d'indisponibilité  une  croisière  inin- 
terrompue. 

Nous  étions  au  huitième  mois  de  la  guerre,  nous 
l'avions  commencée  avec  un  vieux  croiseur  prêt 
à  s'enfouir  pendant  des  mois  au  fond  d'un  arsenal 
pour  y  entreprendre  des  réparations  importantes 
et  indispensables  et,  «  grâce  à  eux  »,  sans  un  jour 
d'indisponibilité  et  malgré  une  vie  plutôt  active, 
le  vieux  croiseur  était  en  assez  bon  état  pour  pou- 
voir continuer  la  guerre  pendant  des  mois,  sans 
grosses  réparations. 

Oui,  c'est  encore  un  des  jours  où  je  me  suis 
senti  fier  et  heureux  d'avoir  ces  hommes-là  sous 
mes  ordres. 

Je  retrouve  le  texte  d'une  dépêche  ministérielle 
adressée  au  commandant  en  chef,  qui  nous  par- 
vint vers  le  milieu  de  février  et  dont  voici  la  fin  : 

...  Pour  que  notre  maîtrise  de  la  mer  porte  tous  ses 
fruits,  pour  que  la  guerre  économique,  dont  la  marine  a 
charge,  seconde  d'une  manière  efficace  celle  que  nos 
armées  soutiennent  sur  terre  avec  une  indomptable 
énergie,  il  est  indispensable  que  nos  croisières  poursuivent 


92  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

leur  œuvre  avec  une  pareille  vigilance  et  une  pareille 
fermeté.  Je  n'ignore  rien  des  difficultés  que  comporte 
leur  tâche,  ni  combien  les  résultats  qu'elle  doit  nous  pro- 
curer peuvent  paraître  lointains  aux  officiers  et  marins 
qui,  chaque  jour  au  prix  de  mille  fatigues  et  souvent 
de  danger,  effectuent  en  cette  saison  les  visites  de  navires 
en  haute  mer. 

Votre  sollicitude  et  vos  encouragements  ne  leur  font 
pas  défaut,  mais  je  désire  que  vous  leur  signaliez  que  le 
gouvernement  de  la  République  attache  une  haute  valeur 
à  leur  rôle  et  qu'il  saura  reconnaître  la  manière  dont  ce 
rôle  aura  été  rempli... 

Les  hommes  du  Latouche  dont  j'ai  dit  l'énergie 
pouvaient  bien  se  placer  au  premier  rang  parmi 
ceux  que  visait  cette  dépêche  ministérielle  et  ils 
faisaient  assurément  tout  ce  qui  était  en  leur  pou- 
voir pour  seconder  la  vaillance  de  leurs  camarades 
des  armées  de  la  République. 

Pour  mieux  faire  ressortir  l'effort  physique 
accompli,  je  puis  dire  encore  qu'une  épidémie  de 
grippe,  assez  bénigne  heureusement,  avait  sévi 
à  bord  en  février,  frappant  principalement  les 
chauffeurs.  Et  l'on  comprendra  facilement  après 
cela  l'intérêt  que  je  portais  aux  efforts  d'Aubert, 
l'enseigne  de  vaisseau  de  détail,  pour  améliorer 
la  «  vie  matérielle  »  du  bord. 

Chacun  à  son  métier  et  la  besogne  sera  bien 
faite  ! 

Le  Latouche-T réville  n'était  pas  un  navire  très 
compliqué  et  il  exigeait  surtout  du  personnel, 
pour  le  service  de  temps  de  guerre,  un  effort  phy- 
sique. Au  commandant  et  aux  officiers  d'assurer  le 


LES    CROISIERES   DE   BLOCUS  93 

côté  technique  et  moral,   c'était  leur  devoir  et 
c'était  pour  cela  qu'ils  avaient  été  instruits. 

Dans  les  circonstances  toujours  délicates  du 
temps  de  guerre,  le  mérite  d'un  officier  remplis- 
sant bien  ses  fonctions  apparaîtra  souvent  à  juste 
titre  supérieur  à  celui  de  ses  subalternes,  du  fait 
que  l'officier  se  voit  tout  naturellement  confier 
les  fonctions  les  plus  importantes  ;  mais,  s'il  les 
remplit  mal  ou  médiocrement,  il  a  moins  d'ex- 
cuses qu'un  de  ses  subordonnés.  Et,  dans  cet 
ordre  d'idées,  plus  un  officier  est  haut  en  grade  et 
moins  il  est  excusable  d'être  inférieur  à  sa  tâche 
dans  les  besognes  exigeant  des  qualités  d'ordre 
moral  :  caractère,  sang-froid,  énergie,  courage,  etc., 
car  il  avait  le  devoir,  dès  l'origine,  d'acquérir  et 
de  développer  chez  lui  de  telles  qualités  s'il  vou- 
lait être  digne,  par  la  suite,  de  l'honneur  qu'on 
lui  réservait,  celui  de  commander  à  d'autres 
hommes. 

Aussi  la  logique  voudrait  sans  doute  que  l'on 
ne  portât  pas  au  pinacle  les  officiers  et,  d'une 
façon  plus  générale,  tous  les  hommes  qui  com- 
mandent à  d'autres,  chaque  fois  qu'ils  font  «  en 
des  circonstances  opportunes  »  la  preuve  qu'ils 
possèdent  bien  ces  qualités  morales  ;  mais  que 
l'on  fût  sévère,  et  même  parfois  impitoyable  pour 
ceux  qui  ne  les  ont  pas. 

Mais  je  ne  suis  pas  sûr  que  la  logique  soit  tou- 
jours une  des  règles  de  nos  institutions  ! 


94  SOUVENIRS   D'UN    VIEUX   CROISEUR 

Je  reviens  à  Aubert,  chargé  de  la  coopérative 
du  bord.  Il  avait  des  fournisseurs  excellents  non 
seulement  pour  les  menues  fournitures  d'habille- 
ment qu'aime  le  marin  et  pour  les  objets  de  toi- 
lette et  la  parfumerie,  mais  aussi  pour  l'alimenta- 
tion. Sous  son  habile  direction,  les  thés  de  5  heures 
à  la  mer  avaient  pris  un  grand  essor,  malgré  la 
concurrence  déloyale  du  chocolat  des  chauffeurs 
qui,  pour  sa  confection,  monopolisaient  à  leur 
profit  la  chaleur  des  foyers.  Le  thé  était  réellement 
à  bas  prix,  car  pour  10  centimes  on  avait  une 
tasse  toute  sucrée,  et  deux  petits  gâteaux  secs  ; 
à  notre  époque  de  vie  chère,  ce  prix  apparaît 
comme  tout  à  fait  ridicule  et  pourtant  Aubert 
réalisait  là-dessus  des  bénéfices  importants  qui 
lui  permettaient  d'améliorer  notablement  l'ordi- 
naire des  grands  jours. 

Le  thé  était,  il  est  vrai,  confectionné  dans  une 
baille  en  bois,  il  était  sucré  à  la  cassonade  et  les 
tasses  étaient  remplacées,  pour  chacun,  par  le 
quart  en  fer-blanc  que  possède  tout  marin  ;  mais 
j'affirme,  pour  l'avoir  goûté,  qu'il  était  néan- 
moins excellent. 

Et  pour  nous  avoir  aidés  à  passer  un  peu  plus 
agréablement  les  longues  semaines  d'une  croi- 
sière souvent  pénible,  en  améliorant  la  «  vie  ani- 
male »  du  personnel  et  en  l'agrémentant  de  petits 
bien-être  aussi  innocents",  je  ne  crois  pas  exagéré 
de  dire  que  Maurice  Aubert  fut  un  «  bienfaiteur  » 
pour  le  bord.   Je  suis  certain  que  beaucoup  des 


LES   CROISIÈRES    DE   BLOCUS  95 

anciens  de  l'équipage  penseront  comme  moi,  au 
souvenir  de  cette  époque,  si  ces  lignes  leur 
tombent  sous  les  yeux. 

Les  incidents  de  notre  croisière  furent  rares. 

J'ai  déjà  dit  que  nous  ne  fîmes  aucune  capture 
et,  en  fait,  il  ne  pouvait  se  faire  beaucoup  de 
contrebande  dans  les  parages  où  nous  exercions 
notre  blocus  au  vu  et  au  su  de  tous.  Par  contre, 
nous  savions  qu'un  assez  grand  nombre  d'Alle- 
mands mobilisés  cherchaient  à  passer  d'Espagne 
en  Italie,  généralement  sur  des  voiliers,  et  y 
réussissaient  souvent.  Le  La  Hire  avait  pu  en 
capturer  quelques-uns  cependant  et  j'aurais  aimé 
à  en  faire  autant.  Nous  visitions  donc  tout  ce  qui 
pouvait  être  suspect  et  je  fus  ainsi  conduit  à 
arrêter  vers  la  fin  de  janvier  un  courrier  italien 
allant  de  Cagliari  à  Naples.  Il  soufflait  ce  jour-là 
un  vent  violent  et  le  capitaine  devait  supposer 
toute  visite  impossible  en  raison  de  l'état  de  la 
mer,  ce  qui  augmenta  mes  soupçons.  Un  malen- 
contreux hasard  voulut  que  nos  machines,  habi- 
tuées à  partir  au  commandement,  eussent  un 
léger  retard  au  moment  où  je  manœuvrais  pour 
m'approcher  et  pour  abriter  la  baleinière  de 
visite;  le  jas  de  notre  ancre  qui  débordait  beau- 
coup le  gaillard  d'avant  vint  alors  heurter  légère- 
ment la  dunette  du  petit  paquebot,  brisant  un 
hublot  et  faisant  quelques  avaries  insignifiantes 
aux  superstructures.  Le  navire  visité,  il  fut  hélas  ! 


96  SOUVENIRS   D'UN    VIEUX   CROISEUR 

impossible  de  découvrir  le  moindre  Boche  à  bord 
et  le  capitaine  reçut  l'autorisation  de  continuer 
son  voyage  ;  mais  il  s'y  refusa  comme  un  beau 
diable  en  déclarant  que  l'ébranlement  dû  au  choc 
pouvait  avoir  dérangé  sa  cargaison,  causé  des 
avaries  dans  les  œuvres  vives  et  qu'il  devait 
rentrer  à  Cagliari  pour  passer  au  bassin  et  visiter 
la  coque  ! 

J'entrevis  un  moment  les  conséquences  finan- 
cières, désastreuses  pour  la  France,  de  ces  diverses 
opérations.  Je  me  rassurai  pourtant  en  pensant 
que  nous  avions  un  consul  à  Cagliari  et,  de  fait, 
je  crois  que  l'affaire  se  termina  fort  simplement. 
J'appris  plus  tard  que  le  bâtiment  avait  besoin 
d'être  caréné  et  que  le  capitaine,  prenant  avec 
beaucoup  d'initiative  les  intérêts  de  sa  compa- 
gnie, avait  pensé  que  les  frais  de  ce  carénage  pour- 
raient sans  doute  être  mis  à  notre  compte. 

Le  12  février,  nous  eûmes  à  remplir  une  petite 
mission  consistant  à  embarquer  au  sud  de  la 
Sardaigne  le  capitaine  de  vaisseau  Michael 
H.  Hodges,  de  la  marine  britannique,  et  à  le  con- 
duire à  Malte.  Le  commandant  Hodges  trans- 
borda du  Jules-Ferry  par  un  temps  assez  médiocre 
et  devint  mon  hôte  pour  vingt-quatre  heures. 
C'était  un  charmant  homme  dont  j'ai  conservé 
un  excellent  souvenir  et  qui  voulut  bien  se  trouver 
satisfait  de  mon  hospitalité.  Il  portait  à  Malte 
les  dépêches  de  l'Amirauté  à  l'amiral  Carden, 
relatives  à  l'expédition  des  Dardanelles. 


LES    CROISIÈRES   DE   BLOCUS  97 

A  Malte,  je  reçus  le  meilleur  accueil  de  l'amiral 
de  Lapeyrère  qui  m'offrit  d'y  rester  vingt-quatre 
heures...  pour  charbonner  !  Nous  étions  devenus 
un  peu  sauvages  après  ces  deux  moi»  et  demi  de 
croisières  et  il  nous  eût  fallu  plus  de  vingt- quatre 
heures  pour  nous  acclimater  dans  ce  pays  de 
gens  trop...  civilisés.  Nos  soutes  étant  encore  plus 
qu'à  moitié  pleines,  mieux  valait  nous  replonger 
immédiatement  dans  nctre  saine  misère  ;  c'est  ce 
que  nous  fîmes.  Arrivés  à  8  h.  30  du  matin,  nous 
repartions  à  10  h.  45  pour  notre  poste  de  croisière. 

Le  20  mars  1915,  à  3  heures  du  soir,  nous  étions 
sur  la  croisière  lorsque  nous  parvint  le  T.  S.  F. 
suivant  : 

Marine  Bizerte  à  Latouchc. 

Commandant  en  chef  donne  l'ordre  au  Latouche-Tréville 
de  se  disposer  à  partir  pour  aller  se  mettre  à  la  disposition 
du  vice-amiral  Saint-Louis  sur  la  côte  de  Syrie.  Il  lui 
indiquera  dès  que  possible  rendez-vous. 

A  10  heures  du  soir,  nous  faisions  route  sur 
Bizerte  pour  y  entrer  le  21  au  matin. 

Je  crois  inutile  de  dire  que  la  nouvelle  de  notre 
départ  pour  la  Syrie  avait  été  accueillie  à  bord 
avec  une  grande  joie.  C'est  sur  les  côtes  de  Syrie 
que  le  Latouche-Tréville  avait  fait  campagne  pen- 
dant dix-huit  mois  avec  mon  prédécesseur  et, 
quoique  la  situation  fût  bien  changée  depuis  lors 
et  qu'il  ne  pût  s'agir  pour  le  moment  d'autre 
chose  que  de  croiser  au  large  des  côtes  et  de  se 

7 


98  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

présenter  en  ennemis  là  où  le  bâtiment  avait  été 
tant  de  fois  accueilli  en  ami,  toutes  sortes  d'es- 
poirs surgissaient  dans  les  esprits.  Tous  ceux  qui 
avaient  connu  la  Syrie,  le  prestige  dont  la  France 
y  jouissait  et  la  sympathie  que  nous  inspirions 
aux  habitants,  ne  pouvaient  croire  qu'une  expé- 
dition n'y  fût  pas  faite  plus  ou  moins  prochaine- 
ment, coïncidant  avec  un  soulèvement  presque 
général  des  populations  et  aboutissant  à  la  con- 
quête du  pays  par  les  Alliés.  Les  nouveaux  du 
bord  acceptaient  de  leur  côté  les  suppositions  les 
plus  favorables,  mais,  nouveaux  ou  anciens,  tous 
éprouvaient  une  satisfaction  indiscutable  à  quitter 
une  croisière  pénible  et  ingrate  pour  quelque 
chose  d'inconnu. 

Le  commandant  de  l'escadre  de  Syrie  était  le 
vice-amiral  Dartige  du  Fournet  qui  venait  d'ar- 
borer son  pavillon  sur  le  Saint-Louis  en  quit- 
tant la  préfecture  maritime  de  Bizerte.  Nous  le 
connaissions  donc  bieD  et,  en  dehors  de  son 
activité  et  de  son  intelligence  que  chacun  de 
nous  appréciait,  nous  lui  étions  reconnaissants 
de  toute  l'aide  que  nous  avions  trouvée  dans 
l'arsenal  placé  sous  son  haut  commandement. 

J'ai  dit  précédemment  la  remise  en  état  de  nos 
chaudières.  A  la  fin  de  février,  nous  avions  pu 
également  changer  un  de  nos  canons  de  14  centi- 
mètres en  mauvais  état,  et  il  ne  nous  restait, 
pour  être  parfaitement  prêts  à  suivre  notre  nou- 
velle destination,  qu'à  çharbonner  et  à  nous  ravi- 


LES   CROISIÈRES   DE   BLOCUS  99 

tailler.  Ce  fut  vite  fait  et  le  24  au  matin  nous 
partions  pour  Navarin,  notre  premier  rendez- 
vous. 

Le  25,  en  mer,  nous  reçûmes  par  T.  S.  F.  l'ordre 
de  rallier  directement  Port-Saïd  et  le  27,  à 
8  heures  du  matin,  le  Latouche-Trcville  s'amarrait 
dans  le  Canal. 


LE  BLOCUS  DES  COTES  DE  SYRIE 

Nos  espoirs  au  sujet  du  rôle  qui  venait  de  nous 
être  dévolu  ne  se  réalisèrent  pas,  mais  le  court 
séjour  que  nous  fîmes  dans  l'escadre  de  Syrie, 
fut  loin  d'être  une  déception.  Après  nos  longs 
mois  d'hiver  entre  Bizerte  et  la  Sardaigne,  tout 
devait  d'ailleurs  nous  paraître  beau. 

Port-Saïd  ne  se  ressentait  de  la  guerre  que  par 
une  recrudescence  de  mouvement  et  tous  mes 
officiers  furent  ravis  de  revoir  leurs  nombreuses 
relations  dans  ce  pays  où  ils  avaient,  à  plusieurs 
reprises  avant  la  guerre,  reçu  un  si  cordial  accueil. 
Je  passai  là  moi-même  quatre  jours  de  détente 
fort  agréables  et  fort  utiles  en  attendant  l'arrivée 
du  Saint-Louis,  navire  amiral,  en  tournée  sur  la 
côte. 

L'amiral  Dartige  du  Fournet  rentra  le  30  mars, 
et  le  1er  avril  nous  appareillions  pour  Alexan- 
drette  en  longeant  les  côtes. 

Toutes  les  dispositions  de  combat  ont  été  prises 
et,  bien  qu'il  ne  puisse  y  avoir  de  sérieux  engage- 
100 


LES   CROISIÈRES   DE   BLOCUS  101 

ments  en  perspective,  cette  simple  mesure  a  suffi 
pour  donner  une  tout  autre  allure  au  personnel. 
Chacun  relève  la  tête  et  il  est  facile  de  voir  sur 
les  physionomies  que  l'accablement  résultant  de 
nos  précédentes  croisières  de  blocus  n'a  laissé 
aucune  trace  à  bord. 

1er  avril.  —  A  midi,  devant  Gaza,  rappelé  au 
branle-bas  de  combat.  A  notre  aspect,  les  habi- 
tants s'enfuient  vers  l'intérieur  des  terres.  Ordre 
nous  a  été  donné  de  détruire  l'appontement  si  le 
temps  le  permettait,  la  houle  ayant  empêché 
jusqu'à  présent  les  bâtiments  de  l'escadre  d'opérer 
cette  destruction  ;  la  mer  est  presque  calme  et  il 
semble  que  ce  sera  un  jeu  pour  nous. 

Cependant,  comme  par  un  fait  exprès,  la  houle 
paraît  reprendre  lorsque  nous  sommes  en  position 
à  1  500  mètres  environ  et  le  roulis,  quoique  assez 
faible,  dérègle  fortement  notre  tir.  Toutes  les 
poitrines  vibrent  aux  premiers  coup»  de  canon, 
mais,  hélas  !  force  nous  est  de  ressentir  quelque 
humiliation  lorsque  je  suis  obligé  de  faire  cesser 
le  tir  après  avoir  dépensé  19  coups  de  14  centi- 
mètres et  6  coups  de  65  millimètres,  sans  résultat 
bien  appréciable. 

Je  préfère  ne  pas  écrire  ici  les  qualificatifs  qui 
sont  prodigués  à  l'adresse  de  l'appontement  de 
Gaza,  par  les  canonniers  principalement  ! 

Dans  l'après-midi,  nous  défilons  devant  Jafïa 
et  Ascalon.  Le  temps  est  splendide  et  quels  sou- 


102         SOUVENIRS   D'UN   VIUUX   CROISEUR 

venirs  le  spectacle  de  cette  côte  n'éveille-t-il  pas 
chez  la  plupart  d'entre  nous?  Est-il  possible  que 
la  Palestine  soit  aux  mains  des  Turcs,  sans  que  la 
France  puisse  y  exercer  son  contrôle  de  puis- 
sance protectrice  des  chrétiens  d'Orient?  Est-ce 
donc  une  page  d'histoire  nouvelle  qui  commence, 
rompant  avec  les  traditions  de  tant  de  siècles? 

2  avril.  —  De  9  heures  du  matin  à  la  nuit,  nous 
défilons  devant  Beyrouth  et  les  villes  de  la  côte, 
jusqu'à  l'île  Rouad.  Nous  naviguons  par  des  fonds 
supérieurs  à  100  mètres  pour  éviter  les  mines  qui 
pourraient  avoir  été  mouillées  à  proximité  de 
terre  à  notre  intention,  mais  le  rivage  descend 
vite  sur  toutes  ces  côtes  de  Syrie  et  nous  ne 
sommes  pas  assez  éloignés  de  terre  pour  ne  pas 
être  distingués  nettement  par  les  habitants,  qui 
ne  peuvent  avoir  oublié  la  silhouette  caractéris- 
tique du  Latouche-T réville. 

Beyrouth,  où  les  congrégations  françaises  étaient 
si  puissantes.  Le  Liban,  où  la  population  maro- 
nite nous  restera  entièrement  fidèle  et  préférera 
mourir  de  faim  plutôt  que  de  renier  sa  foi  tradi- 
tionnelle dans  notre  pays  ! 

Le  commandant  en  chef  des  forces  turques  en 
Syrie  est  Djemal  Pacha,  l'ancien  ministre  de  la 
Marine  ottomane  dont  je  ne  puis  manquer  de  me 
rappeler  la  visite  en  France.  Il  y  reçut  le  plus 
cordial  accueil,  et,  après  avoir  visité  nos  princi- 
paux ports,  ne  tarit  pas  de  louanges  sur  la  flotte 


LES   CROISIÈRES   DE   BLOCUS  103 

française  et  de  protestations  d'affection  pour  notre 
pays  ;  ce  qui  ne  l'empêcha  pas,  paraît-il,  de  faire 
des  gorges  chaudes  sur  notre  marine  dès  son  retour. 
à  Constantinople  et  de  traiter  sans  tendresse,  peu 
de  temps  après,  les  partisans  de  la  France. 

Le  3  avril,  nous  sommes  à  Alexandrette  où 
notre  rôle  principal  consiste  à  surveiller  un  navire 
américain  chargeant  de  la  réglisse  pour  le  compte 
d'une  maison  de  New- York  ;  son  chargement  total 
doit  comprendre  3  500  tonnes  de  racines  de  ré- 
glisse. Voilà,  pensâmes-nous,  de  quoi  calmer  la 
toux  de  bien  des  enfants  américains  ;  mais  cette 
réglisse  était  uniquement  destinée  à  la  prépara- 
tion du  tabac  de  Virginie  ! 

Notre  première  capture.  —  C'est  le  7  avril 
que  nous  advint  cet  événement  important.  Un 
télégramme  de  l'amiral  nous  avait  enjoint  de 
surveiller  le  vapeur  américain  Indiana  se  rendant 
à  Mersina  et  signalé  comme  suspect.  Nous  arri- 
vâmes à  Mersina  à  la  pointe  du  jour  et  la  visite 
de  V Indiana  me  conduisit  à  en  prononcer  la  cap- 
ture et  à  l'expédier  immédiatement  à  Alexandrie 
sous  le  commandement  de  Le  Moaligou.  Le  même 
jour,  nous  capturâmes  également  une  balancelle 
turque  que  nous  ramenâmes  à  la  remorque  à 
Alexandrette. 

Vraiment  ce  fut  une  belle  journée  ! 

Et  comment  supposer  que  le  tribunal  des  prises, 


104         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

appelé  à  statuer  deux  ans  plus  tard  sur  la  vali- 
dité de  notre  prise,  oserait  l'annuler? 

Le  15  avril,  nous  ralliâmes  le  Saint-Louis  sur 
rade  de  Caïffa  et  il  devint  évident  pour  tous  que 
la  capture  de  YIndiana  nous  valait  un  grand  pres- 
tige aux  yeux  de  l'amiral,  lorsque  nous  reçûmes 
de  celui-ci  l'ordre  d'aller  détruire  le  pont  du 
chemin  de  fer  de  Saint- Jean-d' Acre. 

Fort  heureusement,  nous  avions  l'expérience  de 
l'appontement  de  Gaza  pour  nous  rendre  modestes 
et  nous  engager  à  étudier  attentivement  l'opéra- 
tion afin  de  n'y  pas  perdre  la  face.  La  chance 
nous  favorisa  et  bien  que  la  mer  ne  fût  pas  abso- 
lument calme,  c'est  avec  une  dépense  modérée 
de  munitions  que  nous  réussîmes  à  effectuer  la 
destruction  ordonnée.  En  rentrant  à  Caïffa  pour 
rendre  compte  de  ma  mission,  j'aperçus  amarré 
derrière  le  Saint-Louis  un  gros  caïquc  qui  venait 
d'être  arrêté  et  qui  était  chargé  entièrement  de 
superbes  oranges;  je  profitai  de  la  satisfaction 
de  l'amiral  pour  me  faire  donner  2  000  oranges 
que  l'armement  de  mon  vapeur  ne  mit  pas  long- 
temps à  embarquer.  Elles  étaient  succulentes. 

Ce  fut  notre  récompense  et  l'amiral  eût  été  bien 
inspiré  en  achevant  de  prendre  la  cargaison  au 
lieu  de  se  laisser  apitoyer  par  les  larmes  et  les  cris 
du  batelier,  soi-disant  ami  de  la  France,  et  de  le 
relâcher.  Il  aurait  ainsi  découvert  en  effet  que,  sous 
le  chargement,  se  trouvait  du  haschich  de  contre- 


LES   CROISIÈRES   DE   BLOCUS  105 

bande  et  que  la  perspective  de  perdre  ce  haschich 
dont  la  valeur  était  bien  supérieure  à  celle  des 
oranges,  causait  seule  la  douleur  du  batelier  ! 

Mais  les  gens  de  la  côte  sont  d'habiles  comé- 
diens. Peu  de  temps  après,  le  navire  amiral  arrête 
à  nouveau  un  petit  voilier  à  bord  duquel  se  trou- 
vaient un  couple  de  vieillards,  homme  et  femme, 
et  une  toute  jeune  fille.  Leurs  réponses  à  l'in- 
terrogatoire de  l'officier  visiteur  paraissent  un  peu 
louches  à  ce  dernier,  qui  amène  à  bord  les  deux 
vieux.  Ils  se  jettent  alors  aux  genoux  de  l'amiral 
qui  se  trouvait  là,  pleurent,  gémissent,  se  frappent 
la  poitrine,  invoquent  le  saint  nom  d'Allah,  et 
l'interprète  questionné  traduit  qu'ils  aiment  la 
France  et  que  les  Français  ne  voudront  pas  faire 
du  mal  à  deux  pauvres  vieux  qui  ont  réussi  à 
s'échapper  avec  leur  petite- fille  devant  l'arrivée 
des  soldats  turcs  pour  gagner  une  autre  localité 
de  la  côte  où  des  parents  leur  offriront  un  abri. 

L'amiral  se  laisse  attendrir  et  les  fait  relâcher. 
Il  ne  manque  pas  d'observer  cependant,  en  regar- 
dant avec  quelques  officiers  la  petite- fille  assise 
dans  l'embarcation  que  les  vieux  n'ont  pas  encore 
regagnée,  qu'elle  ne  paraît  pas  trop  effrayée  de 
voir  des  chrétiens  et  qu'elle  semble  même  lancer 
du  côté  des  officiers  quelques  œillades  encoura- 
geantes ;  mais  il  est  bien  difficile  de  se  rendre 
compte  de  l'expression  exacte  de  la  physionomie 
à  l'abri  d'un  voile. 

Et  il  y  eut  de  la  gaieté  sur  le  navire  amiral 


106         SOUVENIRS    D'UiN   VIEUX    CROISEUR 

lorsque  l'on  apprit  quelques  jours  plus  tard  que 
les  vieux  n'étaient  pas  mariés  et  que  la  jeune  fille 
ne  leur  était  en  rien  parente,  mais  qu'il  s'agissait 
simplement  d'une  fillette  conduite  contre  son  gré 
chez  un  riche  Turc  pour  faire  partie  de  son  harem. 
Les  œillades  de  cette  enfant  n'avaient  d'autre 
but  que  d'obtenir  une  délivrance  qu'elle  ne  savait 
pas  ou  n'osait  pas  réclamer  plus  clairement. 

Le  19  avril,  nous  étions  à  Port-Saïd  depuis 
quarante-huit  heures  ;  notre  ravitaillement  était 
presque  achevé,  mais  nous  avions  commencé  à 
entreprendre  quelques  travaux  de  machine,  lorsque 
l'amiral  me  fit  appeler  et  me  demanda  si  nous 
pourrions  appareiller  le  soir  même  pour  Alexandrie 
afin  d'escorter  un  convoi  vers  Moudros,  le  Jauré- 
guiberry,  bâtiment  de  corvée,  ayant  quelque  empê- 
chement. Je  répondis  que  nous  ferions  de  notre 
mieux  pour  être  prêts,  mais  j'étais  certain  par 
avance  qu'aucun  obstacle  ne  pourrait  se  produire 
lorsqu'il  s'agissait  de  nous  rapprocher  des  Darda- 
nelles, ces  Dardanelles  déjà  trop  fameuses  par 
le  souvenir  du  18  mars,  mais  où,  chuchotait-on, 
se  préparait  une  revanche  éclatante.  Il  réappa- 
raissait comme  étrange,  ce  terme  de  «  corvée  »  pour 
qualifier  la  chance  que  nous  avions  d'aller,  ne 
fût-ce  que  dans  leur  voisinage. 

Et  à  5  heures,  le  même  soir,  nous  étions  en  route 
vers  Alexandrie. 

L'expédition   des   Dardanelles  avait  été  tenue 


LES   CROISIÈRES   DE    BLOCUS  107 

naturellement  aussi  secrète  que  possible,  mais  le 
premier  projet  de  débarquement  direct  formé  par 
les  Anglais,  pour  leur  personnel  et  leur  matériel, 
ayant  été  immédiatement  reconnu  impraticable, 
une  base  militaire  avait  dû  être  créée  à  Alexandrie. 
C'est  là  que  tous  les  transports  vidaient  les  troupes, 
les  chevaux,  l'artillerie,  le  matériel  de  toute  sorte 
et  les  énormes  approvisionnements  dont  s  accom- 
pagnent tous  les  corps  expéditionnaires,  ceux  de 
nos  alliés  plus  particulièrement.  Ce  changement 
de  plan  avait  obligé  à  retarder  le  débarquement 
lui-même  et  par  suite  de  ce  retard,  si  quelques 
détails  en  étaient  encore  restés  secrets,  l'opéra- 
tion elle-même  était,  je  n'ai  pas  besoin  de  le  dire, 
parfaitement  connue  dans  le  grand  port  égyptien 
lorsque  nous  y  arrivâmes.  Je  me  rappelle  que  nous 
en  discutâmes  plus  d'une  fois,  et  probablement 
avec  notre  parti  pris  de  «  pro-Syriens  »  convaincus 
que  l'effort  des  Alliés  aurait  dû  être  tout  d'abord 
dirigé  vers  une  contrée  que  nous  jugions  si  facile 
à  libérer. 

Je  ne  veux  certes  pas  entamer  ici  de  grandes 
controverses  ;  elles  n'auraient  pas  leur  place 
dans  ce  volume  sans  prétention  et  au  milieu  des 
simples  souvenirs  de  guerre  qui  le  composent  ; 
pourtant  je  dois  dire  que  j'avais  été  dès  mon 
arrivée  en  Syrie  très  frappé  de  la  situation  spé- 
ciale de  la  région  d'Alexandrette  et  de  la  nécessité 
absolue  d'une  expédition  de  ce  côté.  Cette  impres- 
sion avait  été  si  vive  que  j'exposai  immédiatement 


108         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

mes  idées  par  lettre  à  une  des  hautes  personnalités 
de  la  marine,  avec  l'espoir  d'apporter  quelques 
arguments  dans  la  discussion  et  en  faveur  d'un 
projet  qui,  me  semblait-il,  ne  pouvait  manquer 
d'être  mis  à  l'ordre  du  jour  à  brève  échéance. 

A  cette  époque,  les  tunnels  du  Taurus  et  de 
l'Amanus  n'étaient  pas  terminés  et  ils  consti- 
tuaient deux  interruptions  de  la  voie  ferrée  du 
Bagdad,  reliée  au  réseau  syrien.  Il  existait  une 
bonne  route  de  montagne  pour  franchir  le  Taurus 
et  le  non-achèvement  de  ce  premier  tunnel  n'avait 
d'autre  inconvénient  que  d'obliger  à  un  transbor- 
dement des  troupes  et  du  matériel  ;  mais  il  n'en 
était  pas  de  même  pour  l'Amanus.  car  les  routes  de 
cette  montagne,  médiocres  en  tout  temps,  étaient 
impraticables  en  hiver  ;  aussi  en  toute  saison  les 
convois  devaient,  plus  ou  moins,  utiliser  la  route 
passant  par  Alexandrette  pour  rejoindre  Alep. 
Or,  nous  savions  de  source  certaine  que  six  mois 
étaient  encore  nécessaires  pour  achever  le  tunnel 
de  l'Amanus  et  le  mettre  en  service.  Les  opéra- 
tions découlant  de  cette  situation  pouvaient  être 
à  plus  ou  moins  grande  envergure,  mais  les  Alliés, 
en  débarquant  dans  la  baie  d'Alexandrette  et  en 
obligeant  ainsi  l'ennemi  à  combattre  loin  de  ses 
bases,  auraient  contre-balancé  ce  même  inconvé- 
nient chez  eux.  Les  faibles  effectifs  turcs  permet- 
taient une  surprise  facile,  que  la  situation  géogra- 
phique eût  ensuite  permis  d'exploiter  d'autant 
mieux  que  nous  aurions  eu  pour  nous  tous  ces 


LE8   CROISIÈRES   DL   BLOCUS  409 

Arméniens  montagnards  qui  peuplent  la  région. 

La  route  d'Alexandrette-Alep  coupée,  les  tra- 
vaux du  tunnel  de  l'Amanus  arrêtés,  la  Syrie 
tombait  entre  nos  mains  et  la  question  de  la 
défense  de  l'Egypte  ne  se  posait  plus. 

Ma  lettre,  en  admettant  qu'elle  eût  pu  être  de 
quelque  utilité,  devait  arriver  hélas  !  beaucoup 
trop  tard,  car,  je  l'ignorais  à  ce  moment,  l'expédi- 
tion des  Dardanelles  était  décidée  par  les  Alliés 
et,  une  fois  la  lourde  machine  mise  en  branle 
nous  étions  voués  à  subir  les  conséquences  de 
cette  désastreuse  opération  d'une  conception  si 
discutable.  Et  ces  conséquences  étaient  profondes, 
car  les  ressources  en  personnel  et  en  matériel 
absorbées  pour  nous  maintenir  accrochés  à  la 
pointe  de  Gallipoli  allaient  être  si  considérables, 
qu'il  nous  faudrait  renoncer  absolument  à  jeter 
les  yeux  ailleurs.  Pendant  plusieurs  mois  encore 
pourtant,  l'occasion  resta  favorable  pour  causer 
de  graves  embarras  à  l'ennemi  dans  cette  région 
d'Alexandrette  dont  je  viens  de  parler. 

Le  20  avril,  je  retrouve  à  Alexandrie  non  seule- 
ment mon  convoi,  qui  n'attend  qu'un  ordre  pour 
se  mettre  en  route,  mais...  ma  prise  de  Mersina, 
le  vapeur  Indiana.  Notre  consul  général,  M.  de 
Refîye,  ne  me  cache  pas  que  les  Américains  ont 
protesté  contre  cette  capture  d'un  de  leurs  na- 
vires de  commerce  et  plus  particulièrement  contre 
la  mesure,  prise  en  conformité  de  nos  règlements, 


110         SOUVENIRS    D'UN    VIEUX   CROISEUR 

qui  veut  que  le  bâtiment  capteur  hisse  le  pavillon 
de  sa  nation  à  bord  du  bâtiment  capturé.  Et,  en 
effet,  le  commandant  du  Tenessee  alors  à  Alexan- 
drie, auquel  je  vais  faire  visite,  me  parle  de  cette 
affaire.  Aux  États-Unis,  chaque  État  a  ses  lois 
particulières  et  notre  règlement  sur  le  droit  inter- 
national, qui  précise  que  tout  navire  de  commerce 
américain  doit  avoir  un  commandant  et  des  offi- 
ciers citoyens  américains,  est  dans  son  tort,  me 
dit-il,  en  ne  tenant  pas  compte  de  la  législation 
de  l'état  du  Maine,  conformément  à  laquelle 
YIndiana,  régulièrement  enregistré,  peut  porter  le 
pavillon  des  États-Unis  sans  avoir  à  bord  un  seul 
Américain.  Ma  discussion  avec  le  commandant 
Becker  se  prolonge  un  peu  et  je  vois  qu'il  revient 
volontiers  sur  ce  qu'il  considère  comme  un  affront 
au  pavillon  américain. 

«  Parlons  en  camarades,  lui  dis-je  alors.  Croyez- 
vous  sincèrement  que  le  pavillon  américain  soit 
bien  placé  à  la  poupe  des  bâtiments  comme  Vln- 
diana,  appartenant  à  cette  compagnie  Hadji- 
Daoud  connue  dans  l'Archipel  pour  se  livrer  à 
toutes  les  contrebandes.  Et  vous  portez-vous 
garant  que  les  capitaines  et  les  états-majors  de 
ladite  compagnie,  appartenant  on  ne  sait  trop  à 
quelle  nationalité,  ne  commettent  pas  fréquem- 
ment des  actes  que  le  pavillon  américain  ferait 
mieux  de  ne  pas  couvrir?  » 

Mon  argument  a  porté  et,  en  camarade,  le 
commandant  Becker  m'avoue  ne   pas  professer 


LES   CROISIERES    DE   BLOCUS  111 

une  très  haute  estime  pour  la  compagnie  en  ques- 
tion. Il  m'avoue  même  avoir  entendu  affirmer, 
de  bonne  source,  que  les  soutes  à  charbon  de  la 
plupart  de  ces  navires  ont  des  doubles  cloisons 
formant  compartiments  secrets  pour  la  contre- 
bande. Je  le  remercie  du  renseignement  et  nous 
nous  quittons  les  meilleurs  amis  du  monde. 

Mon  convoi  étant  retardé  par  les  navires  anglais 
qui  devaient  en  faire  partie  et  qui  n'étaient  pas 
prêts,  je  m'étais  déjà  mis  en  mesure  de  profiter 
du  renseignement  du  commandant  Becker  et  de 
reprendre  la  visite  de  Y  Indiana,  lorsque  l'ordre 
de  départ  nous  parvint  enfin.  On  avait  décidé 
de  ne  pas  attendre  les  navires  anglais  et  le 
22  avril  à  midi,  nous  appareillions  d'Alexandrie, 
escortant  les  six  transports  :  Italie,  Moulonia, 
Petite- Savoie,  Pelion,  Djurdjura  et    Yunnan. 

Le  25  avril,  à  2  heures  du  soir,  je  mouillais  avec 
mon  convoi  sur  la  rade  de  Moudros  où  se  trou- 
vaient la  Foudre,  la  Drôme  et  quelques  rares 
navires  français  et  anglais. 


CHAPITRE   IV 
AUX  DARDANELLES  ET  DANS  L'ARCHIPEL 


I 

AUX    DARDANELLES 
LA    PÉRIODE     DES     COMRATS 

Donc,  le  25  avril  1915,  à  2  heures  de  l'après-midi, 
nous  avions  mouillé  sur^la  rade  de  Moudros,  un 
peu  surpris  de  la  trouver  presque  déserte,  alors 
que  nous  pensions  y  rencontrer  une  foule  de  bâti- 
ments de  guerre  et  de  transports.  Mais  en  rap- 
prochant ce  fait  des  détonations  sourdes,  plus 
distinctes  depuis  notre  arrivée  et  sur  la  nature 
desquelles  il  était  maintenant  impossible  de  se 
méprendre,  nous  comprenions  que  la  partie  était 
engagée  ;  aussi  notre  désir  d'avoir  des  nouvelles 
était-il  grand. 

La  Foudre,  un  des  deux  seuls  bâtiments  de 
guerre  présents,  était  alors  commandée  par  un 
de  mes  bons  amis,  le  capitaine  de  frégate  Maxence 
Carré.  J'étais  à  son  bord  quelques  instants  après 

113  8 


114         SOUVKNIRS   D'UJN    VIEUX    CROISEUR 

et  c'est  de  lui  que  j'obtiens  les  premières  précisions 
sur  les  opérations,  commencées  depuis  le  matin 
seulement. 

L'amiral  Guépratte,  commandant  la  division 
des  Dardanelles,  qui  a  sous  ses  ordres  les  forces 
navales  françaises  chargées  de  préparer  le  débar- 
quement de  nos  troupes,  d'assurer  leur  mise  à 
terre  et  de  les  appuyer  ensuite,  ne  dispose  que  de 
deux  cuirassés,  le  Jauréguiberry,  navire  amiral, 
et  le  Henri-IV  et  d'une  escadrille  de  torpilleurs. 

La  J eanne-d'  Arc,  commandant  Grasset,  venue 
comme  moi  quelques  jours  auparavant  en  escorte 
d'un  convoi,  et  YAskold,  croiseur  russe,  se  sont 
également  rangés  sous  ses  ordres. 

Il  n'y  a  plus  dès  lors  aucun  doute  dans  mon 
esprit  et,  si  modeste  que  puisse  être  l'aide  que 
nous  apporterons  à  l'amiral,  cette  aide  doit  lui 
être  offerte  sans  délai.  Toute  communication  par 
T.  S.  F.  étant  interdite,  j'irai  porter  mon  offre 
moi-même. 

Mais  nous  ne  pouvons  pas  arriver  ainsi  au 
hasard  et  il  serait  bon  d'avoir  les  ordres  de  la 
division  afin  de  savoir  dans  quelle  région  opèrent 
nos  bâtiments  et  quelles  sont  les  conventions  spé- 
ciales pour  le  ralliement.  Ces  ordres,  le  lieutenant 
de  vaisseau  Moreau,  qui  commande  la  direction 
du  port  de  Moudros,  croit  qu'il  en  existe  encore 
un  exemplaire  et  il  s'offre  à  aller  le  rechercher. 

Je  fais  signaler  au  Latouche-T réville  d'être  prêt 
à  appareiller  le  plus  promptement  possible.   Je 


AUX    DARDANELLES   ET   DANS   L'ARCHIPEL    115 

sais  qu'il  faudra  faire  au  préalable  dans  les  ma- 
chines quelques  petits  travaux  indispensables,  mais 
mon  signal  aura  calmé  l'impatience  des  esprits  et 
je  n'ai  aucune  inquiétude  à  cet  égard,  les  tra- 
vaux seront  faits  vite  et  bien. 

Moreau  tarde  un  peu  dans  ses  recherches  et 
mon  vieux  camarade  Maxence  Carré  a  entrepris 
de  me  raconter  tous  les  avatars  de  son  navire, 
ses  mécomptes  et  ses  espoirs  ;  il  le  fait  avec  ce 
feu  et  cette  conviction  qu'il  apporte  en  toutes 
choses  de  son  métier.  Je  l'écoute,  mais  aucune  de 
ses  paroles  ne  pénètre  dans  mon  cerveau  préoc- 
cupé uniquement  du  grand  événement  qui  vient 
de  surgir,  car  je  sens  profondément  que  notre 
heure  est  arrivée  de  jouer  vraiment  un  rôle  dans 
cette  guerre. 

Et  j'interpelle  le  commandant  de  la  Foudre 
avec  cette  familiarité  dont  nous  usons  toujours 
entre  nous  : 

«  Maxence,  je  te  quitte  pour  rentrer  à  mon 
bord,  car  je  n'entends  pas  la  moitié  des  choses 
certainement  fort  intéressantes  que  tu  me  racontes. 
Envoie-moi  Moreau,  je  te  prie,  dès  qu'il  arrivera.  » 

À  peine  ai-je  mis  le  pied  sur  la  coupée  du 
Latouche,  que  je  lis  la  même  question  sur  les  vi- 
sages de  tous  ceux  qui  saluent  mon  arrivée  : 
a  Où  allons-nous?  »  et  je  réponds  avant  que  la 
question  elle-même  ait  été  formulée  : 

«  Thouroude,  prévenez-moi  dès  que  nous  serons 


H«         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

prêts  à  appareiller  et  faites-moi  apporter  de  suite 
les  cartes  de  Lemnos  aux  Dardanelles.  » 

Ah  !  le  bel  éclair  de  joie  dans  tous  les  yeux  ! 
Dans  cinq  minutes,  le  dernier  homme  du  bord 
saura  certainement  la  nouvelle. 

Et,  lorsque  vers  5  h.  30  du  soir,  mon  second 
vint  me  prévenir  que  nous  pouvions  appareiller 
et  que  tout  était  prêt,  j'attachai  la  même  significa- 
tion que  lui  à  ces  trois  derniers  mots.  Oui,  je  sen- 
tais que  tout  était  prêt,  matériel  et  personnel, 
et  que  nous  pouvions  aller  en  confiance  vers 
notre  destin.  Moreau  m'avait  apporté  l'ordre  n°  34 
de  la  division  de  complément,  c'était  l'appella- 
tion officielle  de  la  division  cuirassée  que  comman- 
dait l'amiral  Guépratte,  et  je  savais  que  le  débar- 
quement de  nos  troupes  avait  dû  s'effectuer  près 
du  Saillant  du  vieux  fort  de  Koum-Kalé,  c'est 
donc  de  ce  côté  qu'il  me  faudrait  chercher  le  Jau- 
réguiberry,  toutes  les  opérations  sur  la  presqu'île 
de  Gallipoli  ayant  été  réservées  aux  Anglais.  Je 
donnai  l'ordre  de  mettre  aux  postes  d'appareil- 
lage. 

A  6  heures  du  soir,  nous  étions  en  route.  Le  jour 
tomba  rapidement  et  il  faisait  déjà  presque  nuit 
lorsque  nous  doublâmes  la  pointe  sud-est  de 
Lemnos.  Nous  filions  allègrement  à  la  vitesse  de 
14  nœuds. 

Le  bruit  du  canon  grandissait  à  mesure  que 
nous  avancions  et  le  temps  passait  vite.  A  l'excep- 
tion du  personnel  mécanicien  et  chauffeur  de  ser- 


AUX  DARDANELLES   ET   DANS   L'ARCHIPEL    H7 

vice,  tout  l'équipage  était  sur  le  pont  ;  tous  les 
officiers  sur  la  passerelle.  Et  chacun  scrutait 
ardemment  l'horizon  devant  nous. 

Nous  marchions  au  canon  !  Nous  allions  aider 
les  nôtres  aux  prises  avec  l' ennemi,  nous  allions 
enfin  nous  battre,  et  point  n'était,  besoin  de 
paroles  pour  exprimer  l'allégresse  et  la  force  des 
sentiments  que  chacun  ressentait  et  qu'il  sentait 
pareils  chez  ceux  qui  l'entouraient. 

Vers  9  heures  du  soir,  l'horizon  paraît  s'éclairer, 
embrasé  d'une  grande  lueur  rougeâtre.  Puis  des 
milliers  de  petites  lueurs  apparaissent  qui  sont  des 
feux  de  navires,  et  d'autres  feux  plus  brillants  qui 
sont  les  faisceaux  des  projecteurs  des  bâtiments 
de  guerre  éclairant  la  côte  ;  au  milieu  d'eux,  un 
gigantesque  phare  tournant,  c'est  le  projecteur  de 
Chanak  que  nous  apprendrons  bientôt  à  con- 
naître. Enfin  des  éclairs  jettent  constamment  des 
lueurs  plus  vives  en  divers  points  de  l'horizon, 
ce  sont  les  lueurs  des  grosses  pièces  des  cuirassés 
alliés  tirant  sans  relâche. 

Nous  nous  rapprochons,  tout  s'accentue  et 
s'éclaire  davantage  ;  la  canonnade  devient  un  rou- 
lement ininterrompu. 

Nous  approchons  toujours  et  on  a  la  sensa- 
tion que  nous  allons  entrer  à  l'aveuglette  dans  la 
forêt  de  navires  que  nous  sentons  là,  tout  près 
de  nous,  bien  qu'il  soit  impossible  de  les  distinguer. 


118         SOUVENIRS   D'UN    VIEUX   CROISEUR 

Notre  position  est  incertaine  car  il  est  difficile 
d'évaluer  quelle  a  été  linfluence  du  courant  sur 
notre  route  et  la  vitesse  finit  par  être  impression- 
nante. Il  s'agit  pourtant  d'arriver  au  plus  vite  ; 
le  spectacle  de  plus  en  plus  grandiose  dont  nous 
sommes  témoins  dit  assez  que  la  lutte  est  ardente 
et  peut-être  notre  concours  sera-t-il  immédiate- 
ment utile. 

Presque  devant  nous,  une  partie  plus  sombre 
dans  l'horizon  de  feu,  ce  doit  être  l'entrée  des 
Détroits,  je  fais  mettre  le  cap  du  navire  légère- 
ment à  sa  droite.  Nous  croisons  un  énorme  bâti- 
ment brillamment  illuminé  dans  lequel  nous  re- 
connaissons un  navire-hôpital  en  route  vers  Mou- 
dros,  plein  de  blessés  sans  doute. 

Nous  sommes  entrés  dans  la  zone  où  sont 
mouillés  des  navires  de  toute  sorte,  transportant  des 
troupes,  cargos,  chalutiers,  remorqueurs,  etc.,  etc., 
ils  sont  évidemment  hors  de  portée  de  l'ennemi  et 
presque  tous  sont  éclairés. 

Cette  zone  franchie,  voici  celle  où  les  navires  de 
guerre  au  mouillage,  tous  feux  soigneusement 
masqués,  exécutent  leur  terrible  bombardement. 
La  vitesse  a  été  diminuée  depuis  quelque  temps 
et  la  terre  ne  paraît  plus  très  loin  lorsque,  tout 
à  coup,  une  grosse  masse  noire  se  détache  sur 
le  fond  sombre  de  la  côte  et  je  reconnais  immédia- 
tement la  silhouette  unique  et  si  caractéristique  du 
Jauréguiberry,  avec  sa  coque  courte  et  très  haute 


AUX    DARDANELLES   ET    DANS    L'ARCHIPEL    119 

sur  l'eau  et  ses  deux  mâts  militaires.  La  chance 
nous  a  favorisés  et  quelques  minutes  plus  tard  nous 
sommes  à  côté  du  navire  amiral  et  à  200  mètres 
environ  par  bâbord  à  lui.  Il  est  à  l'ancre  et 
un  courant  de  4  à  5  nœuds,  dans  lequel  nous  res- 
tons immobiles,  le  maintient  parallèle  à  la  côte. 
Il  est  10  heures  du  soir. 

C'est  peu  de  chose  pour  un  armement  de  balei- 
nière, qui  a  fait  croisière  en  pleine  mer  pendant 
tout  l'hiver,  de  franchir  200  mètres  et  d'étaler 
un  courant  de  5  nœuds  ;  aussi  quelques  minutes 
après  avoir  stoppé  et  laissé  le  quart  à  mon  second, 
je  suis  accosté  le  long  du  Jauréguiberry  dont 
j'escalade  l'échelle  de  combat  sans  que  mon 
arrivée  ait  paru  intéresser  qui  que  ce  soit.  Il  est 
tout  à  fait  évident  que  l'attrait  est  par  tribord 
où,  de  temps  à  autre,  on  canonne  la  terre  et 
que  la  présence  du  Latouche  lui-même  n'est  pas 
connue.  Le  timonier  que  je  charge  d'aller  prévenir 
l'aide  de  camp  de  service  ne  paraît  pas  particu- 
lièrement surpris  néanmoins  de  me  voir  ;  son 
intérêt  a  dû  être  émoussé  dans  la  journée  par  des 
choses  plus  sérieuses. 

«  Commandant,  l'amiral  vous  prie  d'entrer  !  » 
Et  je  pénètre  dans  la  salle  à  manger  où  l'amiral 
Guépratte,  en  veston  et  d'une  correction  impec- 
cable comme  toujours,  me  tend  la  main  le  plus 
aimablement  du  monde. 


420         SOUVENIRS    D'UN   VIEUX   CROISEUR 

«  Bonjour,  cher  ami,  comment  allez-vous  et 
d'où  sortez- vous?  » 

J'annonce  l'arrivée  à  bon  port  du  convoi 
mouillé  sur  rade  de  Moudros  et  j'expose  que  les 
circonstances  m'ont  paru  assez  sérieuses  pour 
venir  offrir  les  services  de  mon  bâtiment,  trop 
heureux  si  nous  pouvons  être  de  quelque  utilité. 

«  Comment,  si  vous  pouvez  être  utile  ;  mais  je 
crois  bien  et  je  vous  garde.  » 

Et  s'adressant  à  un  général  qui  traverse  la  salle 
à  manger  l'air  un  peu  préoccupé  : 

«  N'est-ce  pas,  mon  général?  Permettez-moi  de 
vous  présenter  le  capitaine  de  frégate  Dumesnil, 
commandant  le  Latouche-Tréville,  qui  vient  offrir 
les  services  de  son  bâtiment.  Et  je  viens  de  lui 
répondre  que  nous  le  gardons.  » 

Je  comprends  que  je  suis  en  présence  du 
général  d'Amade  qui  me  tend  la  main,  acquiesce 
d'un  geste  poli  et  s'éloigne  l'air  toujours  absorbé. 

Ma  conversation  avec  l'amiral  est  brève,  mais 
il  la  termine  par  une  de  ces  phrases  dont  il  a  le 
secret  : 

«  Eh  bien  !  mon  cher  commandant,  au  revoir.  Et 
afin  de  vous  témoigner  ma  gratitude,  je  confie  pour 
demain  au  Latouche-Tréville  le  poste  d'honneur, 
le  plus  avancé  dans  les  Dardanelles.  Rentrez  à 
votre  bord  et  allez  mouiller  derrière  nous  ;  vous 
recevrez  mes  instructions  dans  la  nuit.  » 


AUX   DARDANELLES   ET   DANS   L'ARCHIPEL    121 

Au  poste  le  plus  avancé  !  A  deux  pas  de  l'en- 
droit où  le  18  mars  l'héroïque  Bouvet  a  creusé 
son  tombeau  dans  les  flots  !  Ah  le  brave  homme, 
il  avait  trouvé  immédiatement  le  chemin  de  mon 
coeur  et  je  lui  adressai  un  profond  et  chaleureux 
merci. 

Mon  discours  préparatoire  au  combat  était  tout 
fait,  je  n'avais  qu'à  répéter  aux  officiers  et  à 
l'équipage  les  paroles  de  l'amiral.  C'est  ce  que  je 
fis  dès  mon  retour  à  bord  et  je  n'eus  aucune  sur- 
prise à  lire,  le  lendemain  au  jour,  la  joie  et  la 
fierté  sur  tous  les  visages.  Je  puis  dire  que  j'en 
éprouvai  néanmoins  un  sentiment  profond  d'or- 
gueil et  de  plaisir. 

Allons,  le  métal  était  bien  trempé  ;  il  n'y  avait 
à  bord  qu'une  seule  âme  et  nous  pouvions  nous 
présenter  avec  confiance  sous  le  feu  de  l'ennemi  ! 

26  avril.  —  Les  instructions  de  l'amiral  nous 
enjoignent  de  prendre  poste  à  l'intérieur  des  Dar- 
danelles de  façon  à  battre  le  cimetière  de  Koum- 
Kalé,  le  Méandre  et  la  plaine  de  Troie.  Éventuelle- 
ment, nous  aurons  à  contrebattre  les  batteries 
ennemies  tirant  sur  nos  troupes. 

L'appareillage  a  lieu  à  5  h.  45  et  l'action, 
interrompue  jusqu'à  présent  semble-t-il,  recom- 
mence de  toutes  parts  lorsque  nous  sommes  à 
poste. 

Le  temps  est  splendide  et  le  spectacle,  vu  de 


122         SOUVENIRS    D'UN   VIEUX   CROISEUR 

la  passerelle,  unique.  Lorsque  les  circonstances 
nous  permettent  de  détacher  les  yeux  de  notre 
champ  d'action  pour  les  reporter  sur  la  presqu'île 
de  Gallipoli  où  les  Anglais,  appuyés  par  leurs 
cuirassés,  sont  accrochés,  l'aspect  est  tout  aussi 
passionnant.  Partout  c'est  un  crépitement  de 
fusillade  au  milieu  duquel  on  distingue  les 
tac-tac  des  mitrailleuses  et  que  vient  soutenir 
une  canonnade  intense.  Les  obus  soulèvent  des 
panaches  de  poussière  ou  des  gerbes  d'eau  énormes 
et  sur  des  kilomètres  carrés,  la  terre  comme  la 
mer  paraissent  être  en  proie  à  la  frénésie  d'un 
génie  de  destruction. 

Notre  mise  en  action  n'a  pas  été  simple  et  dans 
l'exécution  de  ces  bombardements,  pour  lesquels 
nos  appareils  de  conduite  du  tir  ne  sont  guère 
appropriés,  l'officier  de  tir  Lucas  rencontre  bien 
des  difficultés.  Les  points  à  viser  sont  rares  dans 
cette  plaine  du  Méandre  et  lorsqu'un  pointeur  a 
été  bien  éduqué  sur  la  passerelle,  il  trouve  en 
descendant  de  plusieurs  mètres  un  aspect  tout 
différent  du  paysage  qui  le  déroute.  L'isolement 
des  pointeurs  dans  nos  tourelles  fermées  constitue 
aussi  une  gêne  sérieuse. 

Mais  la  bonne  volonté  est  si  grande  chez  tout 
le  monde,  l'esprit  si  tendu,  que  les  intelligences 
les  plus  simples  paraissent  se  développer  subite- 
ment et  comprendre  immédiatement  toutes  les 
explications.  Et  bien  peu  de  temps  s'est  écoulé 
depuis  notre  entrée  dans  les  Détroits  que  déjà 


AUX   DARDANELLES   ET   DANS    L'ARCHIPEL    123 

le  bâtiment  est  apte  à  faire  un  plein  usage  de  tous 
ses  moyens.  Il  le  faut,  car  il  ne  s'agit  plus  mainte- 
nant de  détruire  le  pont  de  Saint-Jean-d'Acre 
ou  de  bombarder  les  convois  de  chameaux  circu- 
lant sur  la  route  d'Alexandrette  ;  ici  nous  avons 
devant  nous  des  ennemis  sérieux,  ainsi  qu'en 
témoignent  leurs  ripostes  et  les  gerbes  d'eau  qui 
se  soulèvent  de  temps  à  autre  dans  notre  voisi- 
nage, et  nous  les  savons  accrochés  là,  devant  nous, 
dans  ce  cimetière  de  Koum-Kalé  en  partie  con- 
quis par  nos  trois  bataillons  qui  ont  emporté 
la  veille  de  haute  lutte  tout  le  petit  village  à 
moitié  détruit. 

C'est  à  la  Savoie  que  reviendra  l'honneur  de 
déloger  les  Turcs,  en  prenant  en  enfilade  de  ses 
canons  la  butte  derrière  laquelle  ils  sont  retran- 
chés, mais  nous  battons  la  plaine  et  les  parages 
du  Méandre,  empêchant  ainsi  l'arrivée  des  ren- 
forts turcs,  puis  la  fuite  des  défenseurs  du  cime- 
tière qui  vont  de  ce  fait  être  bientôt  capturés 
par  nos  soldats. 

Notre  matinée  est  bien  remplie  ;  la  Jeanne- 
cTArc  et  le  Henri-IV  nous  ont  rejoints  et  les  trois 
bâtiments  canonnent  avec  entrain  les  mêmes 
objectifs  en  défilant  à  tour  de  rôle  devant  eux. 
Et,  dans  l'après-midi,  nous  nous  étonnons  déjà 
des  difficultés  auxquelles  nous  nous  sommes 
heurtés  le  matin  ;  non  seulement  dans  la  plaine 
nous  attaquons  vigoureusement  et  instantané- 
ment  à  la  moindre  alerte,   mais  nous   trouvons 


iii        SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

tout  le  temps  nécessaire  pour  contre-battre  les 
batteries  ennemies  établies  sur  les  crêtes  de  la 
côte  d'Asie,  alors  que  quelques  heures  plus  tôt 
nous  pouvions  à  peine  les  repérer.  Chacun  en 
distingue  maintenant  les  canons  comme  de  minus- 
cules bâtons  noirs  qui  font  un  petit  mouvement 
presque  imperceptible  en  arrière,  au  départ  du 
coup. 

Les  projectiles  ennemis?  Il  est  trop  facile  vrai- 
ment de  les  éviter.  Lorsque  l'adversaire  règle  son 
tir  et  que  les  coups  se  rapprochent  de  nous,  un 
changement  d'allure  des  machines  et  le  voilà 
dérouté.  Sur  la  passerelle  se  trouvent  le  comman- 
dant,' l'officier  de  tir  et  un  nombreux  personnel 
pour  la  veille,  le  tir  ou  les  signaux.  Tout  ce 
monde  suit  le  petit  jeu  auquel  nous  gagnons 
toujours.  Pourtant  nous  commençons  à  soup- 
çonner qu'on  y  perd  quelquefois,  lorsque  la 
Jeanne-d'Arc  reçoit  deux  projectiles  de  15  centi- 
mètres dont  l'un  tue  ou  met  hors  de  combat 
l'armement  d'une  casemate  presque  en  entier. 
Sur  le  moment,  nous  nous  rendons  compte  seule- 
ment que  le  grand  croiseur  a  été  touché  et  ceci 
ne  diminue  pas  la  haute  idée  que  nous  avons 
de  notre  Latouche,  presque  aussi  puissant  et 
tellement  plus  petit,  que  les  projectiles  ennemis 
ne  peuvent  parvenir  à  atteindre  ! 

A  7  heures  du  soir,  nous  sommes  de  retour  au 
mouillage  derrière  le  Jauréguiberry.  Chacun  à  bord 


AUX   DARDANELLES    ET    DANS    L'ARCHIPEL    125 

a  conscience  d'avoir  bien  fait  son  devoir,  cela  se 
voit. 

Mais  nous  n'avons  pas  terminé,  car  il  faut  main- 
tenant aider  au  rembarquement  des  troupes  fran- 
çaises. Le  succès  du  débarquement  à  Gallipoli 
est  assuré  et  les  opérations  sur  la  côte  d'Asie,  qui 
n'étaient  qu'une  simple  diversion,  sont  terminées. 
Une  partie  importante  de  nos  troupes,  tenue  jus- 
qu'alors en  réserve,  va  occuper  au  cap  Hellès  la 
droite  de  la  ligne  franco-anglaise  et  les  trois 
bataillons  de  Koum-Kalé  les  rejoindront  après 
avoir  comblé  leurs  vides. 

Le  général  en  chef  sir  Jan  Hamilton  se  décide 
dans  la  nuit  à  maintenir  nos  troupes  sur  la  côte 
d'Asie,  conformément  à  la  suggestion  du  général 
d'Amade,  mais  son  ordre  arrive  trop  tard.  Le 
rembarquement  est  commencé  et  on  ne  peut  plus 
l'interrompre.  Tout  est  terminé  à  4  heures  du 
matin  et  les  embarcations  du  Latouche-T réville, 
avec  deux  enseignes,  Le  Moaligou  et  Le  Breton, 
ont  rendu  de  précieux  services. 

27  avril.  —  Nous  nous  ravitaillons  en  munitions 
au  mouillage  de  Tenedos. 

L'amiral  Guépratte  vient  passer  l'inspection. 
Il  s'est  fait  précéder  d'un  signal  nous  remer- 
ciant du  précieux  et  dévoué  concours  que  nous 
lui  avons  apporté  ;  aussi  cela  augmente-t-il  encore 
le   succès   qu'il   a  tout   naturellement   parmi   les 


186         SOUVENIRS    D'UN    VIEUX   CROISEUR 

équipages  grâce  à  son  allure  originale  depuis  long- 
temps populaire  et  au  prestige  que  lui  vaut  son  cou- 
rage personnel.  L'amiral  aborde  avec  moi  le  sujet 
des  récompenses  et  sur  mon  insistance  qu'il  n'en 
saurait  être  de  meilleure  que  de  nous  conserver, 
s'il  juge  que  le  bâtiment  est  réellement  apte  à  lui 
rendre  des  services,  je  sens  que  l'émotion  le  gagne. 
«  Et  comment  pourrai -je  penser  autrement, 
mon  cher  commandant,  n'avez-vous  pas  fait  vos 
preuves?  Vous  avez  raison  et,  dans  les  conditions 
où  je  suis,  on  n'a  pas  le  droit  d'abandonner  si 
facilement  un  bâtiment  de  choix  avec  un  personnel 
de  choix.  Je  télégraphie  au  ministre  pour  de- 
mander qu'il  vous  laisse  à  ma  disposition.  Merci.  » 

A  6  heures  du  soir,  la  J eanne-(T Arc  appareille 
pour  regagner  l'escadre  de  Syrie. 

Le  28  et  le  29  avril,  nous  reprîmes  notre  faction 
dans  les  Dardanelles.  Il  ne  s'agissait  plus  mainte- 
nant que  de  contrebattre  les  batteries  ennemies 
de  la  côte  d'Asie,  tirant  sur  nos  troupes  au  cap 
H  elles  ou  dans  la  baie  de  Morto.  Nous  commen- 
cions à  être  rompus  à  notre  métier,  mais  l'ennemi 
paraissait  apprendre  le  sien  également.  Les  batte- 
ries, se  dissimulant  derrière  les  crêtes,  devenaient 
à  peu  près  invisibles  et  impossibles  à  battre.  Les 
gerbes  se  faisaient  plus  nombreuses  autour  de 
nous,  nous  encadrant  fréquemment  et  le  bruit  des 
projectiles  ennemis  éclatant  dans  l'eau  se  trans- 


AUX   DARDANELLES   ET   DANS   L'ARCHIPEL    127 

mettait  à  la  coque,  produisant  un  bruit  métal- 
lique si  net  que  le  personnel  des  fonds  avait 
constamment  l'impression  de  chocs  directs.  Cepen- 
dant, nous  ne  fûmes  pas  touchés. 

Les  mines  dérivantes  se  firent  aussi  plus  nom- 
breuses et  il  fallut  organiser  un  service  de  veille 
spécial  contre  ces  engins  peu  agréables  à  rencon- 
trer, pour  permettre  de  les  couler  ou  de  les  éviter 
à  temps.  Nous  avions  à  bord,  heureusement, 
comme  chef  de  pièce  de  65  millimètres,  un  canon- 
nier  nommé  Safforès  qui  était  un  pointeur  mer- 
veilleux, il  commença  par  se  révéler  dans  le  cou- 
lage des  mines.  Il  se  faisait  quelquefois  des 
matches  entre  navires  anglais  et  français  lors- 
qu'une mine  passait  entre  les  deux.  Quand  Saf- 
forès était  présent,  le  résultat  n'était  pas  douteux. 
Nous  attendions  que  l'Anglais  ait  tiré  un  certain 
nombre  de  coups  pour  lui  permettre  de  se  rendre 
compte  de  la  difficulté  d'atteindre  le  but  et  en 
trois  coups,  quelquefois  moins,  Safforès  touchait 
la  mine  et  la  coulait. 

30  avril.  —  L'amiral  nous  transmet  à  une  heure 
du  matin  l'ordre  de  rallier  la  côte  de  Syrie,  il 
annonce  en  même  temps  qu'il  viendra  passer 
l'inspection  dans  la  matinée. 

A  10  heures  en  effet,  l'amiral  Guépratte  monte 
à  bord,  puis,  après  avoir  passé  rapidement  devant 
l'équipage  et  avoir  prononcé  quelques  paroles 
d'adieu,  il  descend  chez  moi  et  me  remet  l'ori- 


128         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX    CROISEUR 

ginal,  écrit  de  sa  main,  de  l'ordre  du  jour  que  je 
reproduis  ci-après  : 

DIVISION  DE  COMPLÉMENT 

DE  L'ARMÉE  NAVALE 

Amiral. 

ORDRE  DU  JOUR 

Au  moment  où  le  contre-amiral,  commandant  la  force 
navale  détachée  aux  Dardanelles,  a  le  regret  de  se  séparer 
du  croiseur  cuirassé  le  Latouche-Tréville,  après  une  féconde 
et  malheureusement  trop  courte  collaboration,  l'amiral 
tient  à  offrir  au  commandant  de  ce  bâtiment  l'expres- 
sion de  sa  toute  cordiale  reconnaissance  et  il  le  prie  de 
bien  vouloir  être  son  interprète  auprès  de  son  état-major, 
petit  état-major  et  équipage. 

A  ce  titre,  il  ne  saurait  mieux  faire  que  de  lui  donner 
connaissance  des  termes  dans  lesquels  il  a  entretenu  le  chef 
du  département  et  le  commandant  en  chef  au  sujet  du  La- 
touche-Tréville dans  son  message  journalier  du  29  courant  : 

«  ...  Le  Latouche-Tréville  va  se  ravitailler  en  charbon 
et  faire  route  pour  l'Egypte.  Par  la  précision  de  son  tir, 
ce  bâtiment  a  rendu  à  la  division  et  au  corps  expédition- 
naire d'Orient  les  plus  précieux  services. 

«  En  battant  vivement  le  cimetière  de  Koum-Kalé, 
le  pont  du  Méandre  et  les  colonnes  ennemies,  il  a  puis- 
samment contribué  au  succès  de  l'opération,  à  la  démora- 
lisation de  l'ennemi  et  à  la  reddition  de  nombreux  prison- 
niers ottomans...  » 

Le  présent  Ordre  du  jour  sera  lu  par  un  officier  aux 
équipages  de  la  division  assemblés,  et  affiché  pendant 
huit  jours  dans  les  batteries. 

Jauréguiberry,  Kum-Kalé,  le  28,  ÏV.16. 

Le  contre-amiral, 
commandant  la  division  de  complément, 

Simé  :  GîtApiutte. 


AUX   DARDANELLES    ET   DANS   L'ARCHIPEL    129 

Je  demande  à  l'amiral  si  c'est  bien  la  réponse 
du  ministre  qu'il  a  reçue,  car  le  délai  me  paraît 
un  peu  bref.  Il  me  répond  que  c'est  un  télégramme 
de  Malte,  mais  si  précis  et  si  impératif  qu'il  ne 
peut  que  me  renvoyer  malgré  le  regret  qu'il  en 
éprouve. 

Je  vois  qu'il  n'est  plus  possible  d'insister,  mais 
aucun  ordre  n'ayant  fixé  l'heure  de  mon  appareil- 
lage, je  décide  qu'il  aura  lieu  à  la  nuit  seulement. 

La  vue  est  trop  belle  de  ces  côtes  ingrates  et 
dénudées,  où  tant  des  nôtres  sont  déjà  tombés 
pour  la  France,  pour  que  nous  n'en  emplissions 
pas  nos  yeux  tout  le  jour  avant  de  les  quitter 
définitivement. 

30  avril,  à  13  h.  35  (signal  à  bras). 

Jaurêguiberry  à  Lalouche. 

Amiral  à  commandant.  —  Je  reçois  télégramme  sui- 
vant :  «  Conservez  Latouche-Tréville  jusqu'à  arrivée 
Saint-Louis  qui  a  ordre  presser  réparations.  »  Charmé  de 
cette  bonne  nouvelle,  je  me  félicite  de  conserver  votre 
précieuse  assistance. 

30  avril,  13  h.  45  (à  bras). 

Commandant  à  amiral.  —  Mes  respectueux  remercie- 
ments. Dois-je  me  préparer  à  appareiller  pour  bombarder 
In-Tepé? 

Cependant  la  situation  de  nos  troupes  devenait 
chaque  jour  plus  difficile  au  cap  Hellès.  Les  ren- 
forts attendus  de  France  n'arrivaient  pas  et 
.comme  les  pertes  étaient  fort  élevées  par  suite  du 
grand  nombre  de  troupes  turques  et  de  leur  mor- 

9 


130         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX    CROISEUR 

dant,  il  avait  fallu  faire  monter  toutes  les  réserves 
et  le  personnel  de  l'arrière  sur  la  ligne  de  feu. 

Le  1er  mai,  nous  avions  contrebattu  les  batte- 
ries ennemies  en  tirant  du  mouillage.  Le  service 
de  la  base  militaire  à  terre  était  assuré  par  des 
marins,  ainsi  que  le  transport  des  blessés  et  nous 
devions  fournir  80  hommes,  ce  qui  rendait  très 
difficile  le  service  des  pièces  à  la  mer  sous  les  feux. 

Le  2  mai,  nous  appareillâmes  cependant  dans 
ces  conditions  pour  aller  soutenir  nos  troupes  en 
faisant  un  feu  de  barrage  dans  le  ravin  du  Kerevés- 
Déré  qui  servait  d'abri  pour  les  renforts  des 
Turcs  avant  leurs  attaques.  Nous  constatâmes  ce 
jour-là  que  l'ennemi  avait  encore  fait  des  progrès 
sérieux  dans  le  tir  contre  un  navire  en  marche, 
car  nous  fûmes  solidement  encadrés  et  arrosés 
par  la  mitraille  provenant  d'obus,  dont  aucun, 
pourtant  ne  nous  toucha  directement. 

L'ennemi  perfectionnait  ses  méthodes  de  tir, 
nous  prenions  l'habitude  de  l'arrosage  ;  il  y  avait 
compensation  ! 

Notre  médecin,  le  docteur  Plazy,  chargé  du 
service  à  la  plage,  en  rentrant  ce  soir-là  à  bord 
pour  quelques  instants,  nous  dit  que  la  nuit  pré- 
cédente avait  été  particulièrement  chaude  et  que 
l'on  comptait  1  200  blessés  environ. 

C'est  le  4  mai  1915  que  nous  reçûmes  le  bap- 
tême du  feu.  Depuis  5  heures  du  matin,  nous 
étions  à  notre  poste  habituel  pour  le  bombarde- 


AUX   DARDANELLES   ET    DANS   L'ARCHIPEL    131 

ment  du  ravin  du  Kerevés-Déré,  lorsqu'un  obus, 
éclatant  sur  un  hauban  du  mât  avant,  tua  un 
de  nos  observateurs  de  mines  et  blessa  l'autre. 
C'est  ainsi  que  mourut  pour  la  France  le  quartier- 
maître  de  timonerie  Jaguin,  bon  marin  et  brave 
garçon,  le  fils  d'un  des  nôtres,  l'officier  des  équi- 
pages Jaguin  que  nous  avions  tous  connu  à 
Dakar.  La  mitraille  arrosant  la  passerelle  où  se 
tenaient  à  découvert  tant  de  gens,  y  compris  le 
commandant,  ne  fit  pas  d'autres  victimes  par  le 
plus  étonnant  des  hasards.  Les  matelas  de  hamacs 
qui  constituaient  un  entourage  soi-disant  de  pro- 
tection furent  perforés  de  bout  en  bout  par  des 
éclats  d'obus  ;  ma  chambre  de  veille  devint  une 
écumoire  (il  faisait  heureusement  très  chaud), 
mais  personne  ne  fut  atteint. 

Ceci  nous  donna  toutefois  sérieusement  à  penser 
sur  notre  méthode  d'éviter  les  projectiles  de  l'en- 
nemi, et  sans  y  renoncer  entièrement,  je  donnai 
des  ordres  pour  la  compléter...  par  la  mise  à  l'abri 
de  tout  le  personnel  qu'il  n'était  pas  absolument 
indispensable  de  conserver  dehors. 

Je  dus  résister  au  vif  désir  que  nous  avions  de 
bombarder  la  batterie  que  nous  soupçonnions 
d'avoir  tué  Jaguin.  Depuis  la  veille  en  effet, 
j'avais  renoncé  à  contrebattre  les  batteries,  car 
nos  soutes  se  vidaient  rapidement  et  aucun  trans- 
port n'avait  de  cartouches  de  14  centimètres  pour 
nous  ravitailler.  Or,  la  situation  était  sérieuse  et  il 
fallait  avant  tout  soutenir  nos  troupes...  quitte 


132         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

à  régler  plus  tard  nos  démêlés  personnels  avec 
les  batteries. 

Dans  l'après-midi  du  même  jour,  vers  4  heures 
du  soir,  nous  vîmes  arriver  le  Trident  battant 
pavillon  de  l'amiral  Guépratte.  L'ennemi  l'avait 
aperçu  et  l'arrosait  copieusement,  mais  c'était 
une  des  coquetteries  de  l'amiral  que  de  ne  pas 
se  cacher  et  de  donner  l'exemple  du  courage  le 
plus  absolu. 

C'est  un  exemple  qui  a  son  prix  ! 

Nous  bénéficiâmes  largement  de  l'arrosage  en 
question,  car  l'amiral  monta  à  notre  bord  ;  il 
venait  me  demander  de  rester  toute  la  nuit  devant 
ce  Kerevés-Déré  dont  nous  commencions  à  devenir 
des  spécialistes  et  d'y  continuer  notre  bombarde- 
ment. La  lettre  qu'il  me  fit  lire  et  dans  laquelle 
le  général  d'Amade  lui  demandait  ce  concours 
était  singulièrement  pessimiste  ;  je  savais  la  situa- 
tion sérieuse,  puisque  toute  la  matinée  nous  avions 
dû  fournir  encore,  malgré  notre  appareillage,  une 
centaine  d'hommes  à  la  base  du  cap  Hellès,  mais 
je  ne  la  soupçonnais  pas  critique  à  ce  point. 

Le  général  exposait  que  nos  troupes  étaient 
éreintées  par  plusieurs  jours  et  plusieurs  nuits  de 
combats.  Une  partie  des  troupes  noires  épuisées 
avaient  dû  se  replier  sous  l'effort  des  Turcs  et  il 
avait  fallu  remettre  en  ligne  toutes  les  troupes 
blanches  sans  exception.  Il  fallait  à  tout  prix 
essayer  d'enrayer  l'avance  de  l'ennemi,  qui  rece- 
vait sans  cesse  des  troupes  fraîches  de  Smyrne 


AUX    DARDANELLES    ET    DANS    L'ARCHIPEL    133 

et  de  Constantinople,  jusqu'à  ce  que  nos  propres 
renforts  soient  arrivés  ;  faute  de  quoi,  le  général 
envisageait  les  pires  éventualités. 

Je  remerciai  l'amiral  de  s'être  déplacé  lui-même 
pour  mieux  me  faire  comprendre  la  gravité  de  la 
situation  et  je  l'assurai  que  nous  ferions  de  notre 
mieux. 

Les  dispositions  auxquelles  je  m'arrêtai  furent 
les  suivantes  :  je  résolus  de  mouiller  à  la  tombée 
de  la  nuit  à  un  endroit  bien  repéré  me  permet- 
tant d'éclairer  un  gros  rocher  de  la  falaise  qui 
formait  un  bon  point  à  viser  et  de  tirer  avec  des 
hausses  connues.  Pour  pouvoir  quitter  rapide- 
ment le  mouillage  en  cas  de  danger,  je  ne  pouvais 
songer  à  utiliser  nos  ancres  de  bossoir  si  lourdes 
et  si  lentes  à  manœuvrer,  aussi  pris-je  le  parti 
d'employer  une  ancre  plus  légère  avec  un  câble 
en  fil  d'acier,  bien  décidé,  si  les  attaques  de  l'en- 
nemi devenaient  trop  sérieuses,  à  mettre  en 
marche  instantanément  et  à  casser  mon  câble 
en  laissant  l'ancre  au  fond. 

Mais  cette  ancre  si  légère  allait-elle  être  suffi- 
sante pour  tenir  le  bâtiment  à  son  poste  avec  le 
fort  courant  qui  cherchait  à  l'entraîner? 

Il  y  eut  un  moment  d'anxiété  pendant  que 
notre  câble  filait  sur  le  pont  mal  éclairé  et  plusieurs 
fois  sa  tension  fut  si  forte  que  nous  craignîmes 
de  le  voir  casser.  Subitement,  il  fallut  cesser  de 
filer,  car  un  nœud  s'était  fait  dans  le  fil  d'acier. 
Notre  anxiété  redoubla  ;  était-ce  l'ancre  qui  allait 


134         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

quitter  le  fond,  était-ce  le  câble  qui  allait  casser? 
Ils  tinrent  bon  tous  les  deux,  nous  étions  à  poste  ! 

La  nuit  s'était  faite  et  les  batteries  ennemies 
n'avaient  guère  pu  nous  apercevoir.  Le  moment 
critique  était  arrivé,  mais  le  danger  pour  nous  était 
peu  de  chose  en  regard  des  incidents  plus  ou 
moins  graves  qui  pouvaient  nous  empêcher  de 
mener  à  bien  notre  mission.  Tout  le  monde  avait 
bien  compris  cela,  j'en  étais  certain  rien  qu'à  la 
façon  dont  tous  mes  ordres  s'exécutaient. 

Chacun  à  son  poste  de  combat,  je  donnai 
l'ordre  d'allumer  les  deux  projecteurs  de  l'avant, 
le  projecteur  bas  éclairant  notre  gros  rocher  et  le 
projecteur  haut  pointé  plus  loin  dans  la  direction 
générale  du  Kerevés-Déré,  formant  sur  le  plateau 
une  barre  lumineuse. 

Encore  un  petit  moment  d'anxiété;  le  projec- 
tile qui  nous  a  frappés  le  matin  a  fait  des  avaries 
dans  les  circuits  des  projecteurs,  la  réparation  de 
fortune  faite  à  la  hâte  ne.  nous  donnera-t-elle  pas 
d'ennuis?  Mais  je  suis  vite  rassuré,  car  les  deux 
projecteurs  s'allument. 

Nous  sommes  dans  le  sens  du  courant,  paral- 
lèles à  la  côte  et  ce  sont  les  pièces  de  bâbord  qui 
vont  prendre  part  au  tir.  Je  donne  l'ordre  de 
commencer  le  feu,  la  première  salve  part  aussitôt, 
suivie  bientôt  d'une  deuxième. 

Attendons  la  riposte  !  Elle  ne  tarde  pas,  nous 
entendons  des  sifflements  de  projectiles,  mais  sans 


AUX   DARDANELLES   ET    DANS   L'ARCHIPEL    135 

voir  les  gerbes  dans  la  nuit.  Le  tir  paraît  assez 
mal  réglé. 

Nous  continuons  le  feu.  Soudain  nous  sommes 
touchés  simultanément  par  plusieurs  projectiles. 

«  Incendie  à  bord  !  »  me  signale  d'en  bas  le 
porte-voix  du  poste  central. 

Diable...  C'est  plus  sérieux.  Je  fais  éteindre  le 
projecteur  bas  et  nous  continuons  le  tir  en  visant 
tant  bien  que  mal  sur  le  rocher  encore  très  faible- 
ment éclairé  par  la  lueur  du  projecteur  haut. 

Renseignement  pris,  l'incendie  n'a  pas  de  gra- 
vité. Le  projectile",  de  petit  calibre,  en  éclatant  a 
traversé  le  pont  supérieur  au-dessus  des  chambres 
de  Lescaille  et  de  Portzamparc.  Le  rondier,  ayant 
aperçu  la  fumée,  a  donné  l'alarme  et  l'équipe 
spéciale  a  eu  vite  fait  d'éteindre  le  commencement 
d'incendie.  Les  conséquences  ne  furent  sérieuses 
que  pour  mes  deux  pauvres  officiers,  car  le  zèle  des 
pompiers  joint  aux  ravages  du  projectile  eut  pour 
résultat  de  détruire  entièrement  leurs  garde-robes. 

D'autres  projectiles  frappèrent  sur  les  parties 
cuirassées,  mais  c'étaient  aussi  des  projectiles  de 
petit  calibre  et  ils  ne  nous  firent  aucun  mal. 

Cette  attaque  heureuse  de  l'ennemi  ne  se  renou- 
vela pas  à  notre  extrême  surprise.  Le  gros  projec- 
teur de  Chanak  essaya  bien  de  nous  éclairer  et  il 
resta  pendant  un  certain  temps  braqué  sur  nous, 
mais  bien  qu'il  fût  aveuglant,  sa  portée  n'était 
évidemment  pas  suffisante  pour  que  les  batteries 


136         SOUVENIRS    D'UN   VIEUX   CROISEUR 

puissent  nous  distinguer.  L'ennemi  tira  encore 
pendant  quelque  temps  sans  que  nous  puissions 
voir  ses  points  de  chute,  puis,  fatigué  sans  doute 
de  s'attaquer  à  un  ennemi  invisible  et  peut- 
être  fortement  protégé,  il  cessa  complètement 
le  feu. 

Il  ne  le  reprit  même  pas  lorsque  j'eus  fait  ral- 
lumer le  second  projecteur  et  cette  nuit,  sur  l'issue 
de  laquelle  nous  n'avions  pas  été  sans  in- 
quiétudes, se  termina  le  plus  simplement  du 
monde. 

Nous  ne  cessâmes  pas  d'éclairer  le  plateau  et  de 
tirer  des  salves  toutes  les  cinq  minutes,  dans  la 
direction  de  notre  faisceau.  Ces  salves  compre- 
naient alternativement  deux  coups  de  14  centi- 
mètres et  trois  coups  de  65  millimètres.  J'ai  déjà 
dit  la  pénurie  extrême  de  munitions  de  combat 
dans  laquelle  nous  nous  trouvions  et  je  me  résolus 
à  épuiser  un  stock  de  munitions  d'exercice  que 
j'avais  encore  en  soute.  Je  composai  donc  les 
salves  de  14  centimètres  d'un  obus  chargé  en 
mélinite  et  d'un  obus  d'exercice  lesté  de  sable. 
Les  salves  de  65  millimètres  comprenaient  deux 
obus  d'exercice  pour  un  obus  de  combat.  Dès  les 
premières  salves,  je  pus  me  rendre  compte  que 
l'effet  produit  était  excellent  ;  les  projectiles  d'exer- 
cice ricochant  sur  le  sol  desséché  soulevaient  une 
succession  de  gerbes  énormes  de  poussière  qui, 
éclairées  par  le  projecteur,  amplifiaient  sensible- 
ment l'effet  moral  des  salves.   Pas  plus  que  le 


AUX   DARDANELLES   ET   DANS   L'ARCHIPEL    137 

projecteur  de  Chanak,  le  nôtre  n'était  capable 
de  déceler  hors  de  sa  faible  portée  la  présence 
des  troupes  turques  qui  auraient  voulu  traverser 
son  barrage  lumineux,  mais  l'impression  produite 
par  ce  bombardement  périodique  et  cet  éclai- 
rage ininterrompu  durent  avoir  leur  effet,  car  les 
troupes  turques  n'attaquèrent  pas  cette  nuit-là, 
pendant  laquelle  les  nôtres  purent  prendre  un 
repos  relatif. 

Notre  dispositif  de  mouillage  tint  jusqu'à  une 
heure  du  matin.  A  ce  moment,  nous  chassâmes 
et  je  dus  mettre  les  machines  en  avant  pour 
regagner  notre  poste  et  mouiller  à  nouveau  ;  cette 
fois  nous  tînmes  jusqu'à  4  heures  du  matin. 
L'ancre  ayant  alors  chassé  de  nouveau  et  comme 
le  jour  ne  pouvait  tarder,  je  la  fis  relever  et 
nous  restâmes  à  notre  poste  en  manœuvrant 
les  machines. 

Lorsque,  à  5  heures  du  matin,  je  reçus  de  l'amiral 
l'ordre  de  sortir  des  Détroits,  il  y  avait  vingt- 
quatre  heures  exactement  que  nous  étions  au  poste 
de  combat  et  nous  avions  tiré  plus  de  400  coups 
de  canon.  Tout  le  monde  était  fatigué  mais  chacun 
avait  le  sentiment  d'avoir  fait  cette  fois  une 
«  bonne  besogne  ». 

Le  général  d'Amade  nous  adressa  ses  remercie- 
ments. Ils  étaient  mérités. 

J'y  veux  joindre  ici  l'appréciation  de  l'amiral 
Guépratte  dans  une  note  dont  j'ai  supprimé 
quelques  phrases  trop  personnelles  : 


138         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX    CROISEUR 


DIVISION  DE  COMPLÉMENT 

DE  L'ARMÉE  NAVALE 


Amiral. 


...  Le  4  mai  au  matin,  les  troupes  françaises  étaient  épui- 
sées par  quatre  jours  et  quatre  nuits  de  luttes  incessantes. 

...  Le  général  me  demandait  de  barrer  la  route  aux 
colonnes  d'assaut  ennemies  tentant  d'escalader  les  pentes 
occidentales  du  ravin  de  Kerevés-Déré.  Ce  rôle  échut  au 
Latouche-Tréville  et  ce  fut  une  bonne  fortune  pour  tous, 
car  faire  aussi  bien  eût  été  difficile  ;  faire  mieux,  impos- 
sible. 

...  Et  quelle  allégresse  profonde  lorsque,  dès  le  lende- 
main 5  mai,  à  midi,  nos  soldats,  jetant  un  coup  d'œil 
anxieux  sur  le  large,  virent  apparaître  et  grossir  à  l'horizon 
les  diverses  unités  du  convoi,  amenant  à  toute  vapeur 
au  cap  Hellès  la  belle  division  Bailloud. 

...  Il  n'est  donc  que  trop  juste  de  dire  que,  dans  la  journée 
du  4  au  5  mai  1915,  le  Latouche-Tréville  a  sauvé  le  corps 
expéditionnaire  d'Orient  et  a  bien  mérité  de  l'armée 
navale  et  de  la  France. 

Sujjren,  le  14  juillet  1915. 

Le  contre-amiral  commandant  la  2e  division 
de  l'escadre  des  Dardanelles, 

Si°né  :  Guépbatte. 


Le  9  mai,  nous  eûmes  encore  une  journée  très 
dure.  J'en  retrouve  trace  dans  les  notes  de  mon 
secrétaire,  le  quartier-maître  fourrier  Brun,  un 
brave  et  excellent  garçon  que  j'avais  promu  aux 
hautes  fonctions  d'historiographe  du  combat.  Ces 


AUX    DARDANELLES/ET   DANS    L'ARCHIPEL    139 

fonctions,  plus  modestes  que  leur  titre,  consis- 
taient pour  Brun  à  noter  tous  les  incidents  dont 
il  était  témoin  et  il  ne  manquait  jamais  de  relever 
en  particulier  avec  soin  les  gerbes  des  projectiles 
tombant  à  moins  de  100  mètres  du  bord.  Les 
progrès  de  l'ennemi  continuaient  et  ces  gerbes 
étaient  devenues  si  nombreuses  que  notre  histo- 
riographe méprisait  les  petits  projectiles  pour 
n'enregistrer  que  les  gerbes  des  gros  obus  qui 
tombaient  parfois  si  près  et  soulevaient  de  telles 
quantités  d'eau  que  je  me  souviens  d'avoir  été 
douché  dans  le  blockhaus  par  une  eau  noirâtre 
et  empestée  à  la  suite  de  l'explosion  à  proximité 
immédiate  de  notre  avant  d'un  obus  de  gros 
calibre.  La  coque  ne  fut  pas  touchée  mais  la  pres- 
sion transmise  dans  l'eau  par  l'éclatement  fut  telle 
que  les  tôles  de  l'éperon,  à  bâbord  et  à  tribord, 
furent  très  légèrement  renfoncées  vers  l'intérieur. 
Ce  jour-là,  9  mai,  les  notes  de  Brun  disent  que 
nous  vîmes  tomber  près  du  bord  vingt-quatre  pro- 
jectiles de  gros  calibre.  L'un  d'eux  éclata  à  bâbord 
milieu,  si  près  de  la  coque  que  le  bâtiment  fut 
tout  entier  violemment  ébranlé.  Des  outils  pendus 
aux  cloisons  de  l'atelier  des  machines  furent  dé- 
crochés, une  glace  dans  un  poste  cassée  ;  les  vibra- 
tions de  la  poutre  constituée  par  le  navire  dans  son 
sens  longitudinal  se  firent  même  sentir  si  loin 
qu'une  grande  boîte  en  fonte  renfermant  une 
vanne  et  fixée  sur  la  coque  à  tribord,  c'est-à-dire 
du  bord  opposé  à  l'explosion  et  à  plus  de  30  mètres 


HO         SOUVENIRS   D'UN    VIEUX   CROISEUR 

de  distance,  fut  brisée  net.  Secoués  fortement  dans 
le  blockhaus,  nous  ne  doutâmes  pas  un  instant 
d'avoir  cette  fois  une  avarie  sérieuse  et  Thouroude 
reçut  l'ordre  au  poste  central  de  prendre  immé- 
diatement ses  dispositions  pour  combattre  la  voie 
d'eau.  Il  était  déjà  sur  les  lieux  mais...  rien  ne  se 
produisit.  Et  il  fut  toujours  impossible  de  décou- 
vrir sur  la  coque  la  moindre  trace  de  l'éclatement 
de  ce  projectile. 

C'est  ainsi  que,  peu  à  peu,  nous  prîmes  mieux 
conscience  des  qualités  de  résistance  de  notre 
vieux  croiseur.  Les  projectiles  utilisés  contre  nous 
par  l'ennemi  n'avaient  pas  été  spécialement  étu- 
diés pour  le  tir  contre  des  bâtiments,  et  notre 
cuirassement,  bien  que  peu  épais  et  insignifiant 
pour  un  combat  naval  moderne,  constituait  dans 
le  cas  présent  une  protection  très  réelle.  Le  per- 
sonnel des  fonds  s'entraînait  également  et  les 
secousses  des  projectiles  ou  le  bruit  de  leurs  écla- 
tements se  répercutant  sur  la  coque  n'avaient 
plus  grand  effet  sur  les  nerfs. 

On  plaisantait  les  Turcs  ;  le  moral  était  toujours 
excellent  ! 

10  mai   18  h.  25  (signal  à  bras). 

Jauréguiberry  à  Latouche. 

Chef  état-major  à  commandant.  —  Amiral  a  reçu  télé- 
gramme suivant  de  Paris  :  «  Latouche-Tréville  restera 
définitivement  sous  vos  ordres.  » 


AUX    DARDANELLES    ET    DANS    L'ARCHIPEL    141 

Enfin  !  Nous  avons  notre  récompense.  Il  s'agit 
seulement  de  continuer  à  la  justifier  par  les  ser- 
vices rendus. 

Et  nous  en  parlons  ensemble  lorsque  j'ai  réuni 
tous  mes  officiers  pour  examiner  les  conséquences 
de  notre  changement  de  situation. 

«  Tenez-vous  à  mes  côtés.  Soyez  à  tout  moment, 
à  bord  en  particulier,  des  propagateurs  d'énergie, 
de  courage,  de  confiance  et  de  joie  même.  Entre- 
tenons soigneusement  cet  esprit  admirable  de 
cohésion  qui  décuple  la  force  des  équipages  pour 
profiter  de  toute  celle  de  notre  admirable  per- 
sonnel. 

«  Notre  bâtiment  n'est  ni  neuf,  ni  moderne, 
mais  il  peut,  en  rassemblant  les  énergies  de  ceux 
qui  le  montent,  rendre  d'importants  services  ;  il 
vient  d'en  faire  la  preuve. 

«  Croyons  aux  forces  insoupçonnées  et  à  l'in- 
fluence sur  les  événements  du  groupement  de  nos 
volontés  ardentes.  Des  risques  existent,  mais  à 
les  courir  pour  notre  pays  nous  éprouvons  tous, 
j'en  suis  sûr,  une  joie  profonde,  car  comme  moi 
depuis  longtemps  vous  avez  fait,  ainsi  que  tout 
officier,  que  tout  Français,  le  sacrifice  complet 
de  votre  vie.  Et  la  tâche,  en  restant  aussi  belle, 
devient  toute  simple  ;  nous  n'avons  plus  rien  à 
perdre  et  tout  à  gagner. 

«  Mais  ayons  le  ferme  espoir,  mieux  la  certitude, 
de  mener  au  feu  jusqu'au  bout  notre  Latouche- 


U2         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

Tréville,  encore  qu'il  ne  puisse  jamais,  bien  en- 
tendu, être  question  de  peser  les  risques  à  courir 
au  poste  d'honneur  où  nous  sommes.  » 

C'était  le  11  mai,  je  retrouve  mes  paroles  presque 
textuelles  et  je  me  rappelle  aussi  l'émotion  qui 
m'étreignit  lorsque  je  restai  seul  après  avoir  laissé 
partir  successivement,  allant  chacun  à  leur  be- 
sogne, tous  les  jeunes  officiers  si  braves  et  si  pleins 
de  cœur  dont  je  sentais  être  le  guide  et  le  récon- 
fort, mais  sur  lesquels  j'avais  la  joie  de  pouvoir 
m'appuyer  avec  la  plus  absolue  confiance.  Beau- 
coup à  coup  sûr,  dans  notre  Marine,  les  égalaient 
par  le  courage  ou  les  surpassaient  par  les  qualités 
techniques,  mais  ceux-là  étaient  les  miens,  ils 
avaient  fait  leurs  preuves  et  je  savais  qu'ils  étaient 
capables  de  tous  les  sacrifices  ! 

10  mai,  19  h.  20  (par  T.  S.  F.). 

C.  V.  D.  à  Courbet. 

Commandant  Corte-II  télégraphie  ce  qui  suit  :  sous- 
marin  vu  est  certainement  allemand.  Type  très  grand 
gros  canon.  Il  s'est  dérobé  en  venant  en  travers  et  en 
plongeant.  Kiosque  a  disparu  à  7  000  mètres  et  périscope 
à  5  000  mètres.  Artillerie  impuissante. 

Ainsi,  les  sous-marins  allemands  ont  commencé 
à  circuler  en  Méditerranée.  Voici  qui  va  peut-être 
compliquer  la  question,  s'ils  viennent  de  nos  côtés. 

Ils  y  vinrent  et  le  premier  fut  signalé  par  le 
Jauréguiberry. 


AUX 


DARDANELLES    ET   DANS    L'ARCfflPEL    ik\ 


23  mai,  10  h.  30  (T.  S.  F.)- 

Jauréguiberry  à  Patrie. 
Anercu   nettement  périscope   sous-marin   avec  sillage 
à    4    rniHes   sud-ouest"  entrée    Dardanelles.    Ai   prévenu 


Henri-lV. 

Il   n'y   avait   aucun  doute   et   pourtant,   chez 

quelques-uns,  il  y  eut  du  scepticisme.   Il  est  si 

facile  de  confondre  le  sillage  d'un  poisson  avec 
un  périscope  ! 

Nos  alliés  mirent  à  la  mer  les  filets  de  protec- 
tion sur  leurs  cuirassés.  Nous  n'avions  pas  de 
filets  et  nos  bâtiments  se  protégèrent  par  leur 
vitesse  et  des  routes  en  zigzag. 

Le  25  mai,  tous  les  doutes  furent  dissipés  et 
le  départage  fait  entre  les  deux  méthodes  de 
protection,  car  le  cuirassé  anglais  Triamph,  ayant 
ses  filets  en  place,  fut  torpillé  et  coulé  par  un 
sous-marin  à  l'ouest  de  la  presqu'île  de  Gallipoh. 

Ce  n'est  pas  médire,  je  crois,  de  nos  alliés  que 
de  dire  au'ils  sont  tenaces  et  qu'ils  aiment  à  être 
convaincus    des    défauts    d'une    méthode    avant 

d'en  changer. 

Aussi,  le  27  mai,  à  6  heures  du  matin,  le  cui- 
rassé anglais  Majestic  était-il  coulé  au  mouil- 
lage dans  le  sud  du  cap  Hellès.  Lé  sous-marin, 
négligeant   les   nombreux   transports   mouillés   a 


144         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX    CROISEUR 

droite  et  à  gauche  du  Majestic,  avait  défilé  à 
contre-bord,  comme  à  la  parade,  et  lancé  dans 
d'excellentes  conditions  ses  torpilles  qui  avaient 
traversé  les  filets  et  frappé  en  plein  dans  la 
coque  du  Majestic. 

Les  filets  eurent  un  autre  inconvénient  plus 
terrible,  car,  le  navire  ayant  chaviré  sur  bâbord, 
les  filets  de  tribord,  décrivant  dans  les  airs  un 
large  cercle,  s'abattirent  comme  un  gigantesque 
épervier  sur  les  hommes  qui  nageaient  pour  se 
sauver  et   firent  un  grand  nombre  de  victimes. 

Cependant,  la  force  navale  française  des  Darda- 
nelles avait  été  augmentée  d'une  nouvelle  divi- 
sion cuirassée  et  l'escadre  ainsi  constituée  se  trou- 
vait placée  depuis  le  21  mai  sous  le  commande- 
ment du  vice-amiral  Nicol.  Le  vaillant  amiral 
Guépratte  conservait  le  commandement  de  sa 
division  qui  formait  maintenant  la  2e  division  de 
l'escadre  des  Dardanelles.  Le  cuirassé  Patrie  por- 
tait le  pavillon  du  vice-amiral. 

Dans  notre  corps  expéditionnaire,  un  grand 
changement  s'était  produit  également.  Le  général 
d'Amade  avait  été  remplacé  par  le  général  Gou- 
raud  et  on  fondait  de  grands  espoirs  sur  ce  chef 
si  brave  et  si  aimé  du  soldat. 

Le  général  Gouraud  ne  fut  pas  long  à  se  rendre 
compte  combien  la  tâche  qui  lui  avait  été  confiée 
était  ardue,  et  de  la  difficulté  des  offensives  dans  un 
terrain  aussi  accidenté  et  en  présence  d'un  ennemi 


AUX   DARDANELLES   ET   DANS    L'ARCHIPEL     145 

brave,  bien  entraîné  et  supérieur  en  nombre.  Par 
surcroît,  à  ce  moment  même,  la  présence  des 
sous-marins  lui  enlevait  le  soutien  de  l'artillerie 
de  tous  ces  cuirassés  qui  venaient  de  rallier  les 
Dardanelles. 

C'est  le  4  juin  1915  que  le  général  Gouraud  crut 
pouvoir  pousser  une  première  offensive  sérieuse, 
en  liaison  avec  les  troupes  anglaises  qui  formaient 
l'aile  gauche.  En  France,  le  Parlement,  incom- 
plètement renseigné  sur  la  situation,  attendait 
avec  impatience  cette  offensive  et  personne  ne 
doutait  du  succès  et  de  l'étendue  de  ses  consé- 
quences. Le  général  Gouraud  était  moins  con- 
fiant à  coup  sûr  mais  il  avait  vu  toutes  ses  troupes 
et  savait  leur  courage  ;  il  avait  en  outre  étudié 
avec  soin  tous  les  détails  de  l'offensive  et  en  avait 
surveillé  lui-même  les  préparatifs,  il  en  escomptait 
donc  un  résultat  favorable. 

L'avant-veille,  nous  étions  au  mouillage  de 
Moudros,  lorsque  l'amiral  Nicol  me  fit  appeler 
et  m'informa  que  le  général  Gouraud,  lui  ayant 
demandé  le  concours  d'un  bâtiment  pour  appuyer 
l'offensive  de  ses  troupes,  il  avait  décidé  de  con- 
fier cette  mission  au  Latouche-Tréville. 

Je  remerciai  l'amiral  de  l'honneur  qui  nous 
était  fait  et  je  demandai  à  aller  voir  le  général 
pour  régler  certains  détails  de  notre  concours  et 
obtenir,  si  possible,  une  appréciation  de  notre  tir. 
Le  lendemain  matin,  je  me  rendis  ainsi  en  tor- 
pilleur au  cap  H  elles  et  je  fus  introduit  auprès  du 

10 


146         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

commandant  en  chef;  je  l'avais  déjà  rencontré 
avant  la  guerre  et  nous  avions  des  amis  com- 
muns. Son  accueil  fut,  comme  à  l'habitude, 
simple  et  bienveillant  et  je  pus  lui  exposer  en 
détail  la  nature  et  l'étendue  des  services  que  nous 
étions  susceptibles  de  lui  rendre  et  établir  quelques 
conventions  indispensables  pour  notre  liaison. 

Toutefois  le  général  ne  put  s'engager  à  me 
fournir  une  observation  de  notre  tir.  Ah  !  cette 
observation,  que  de  fois,  je  l'ai  souhaitée  pen- 
dant notre  séjour  aux  Dardanelles  !  Ai-je  assez 
jalousé  et  admiré  nos  alliés  lorsque  je  voyais 
dans  les  plaines  et  sur  les  coteaux  dénudés  de  la 
presqu'île  de  Gallipoli  les  obus  des  grosses  pièces 
des  cuirassés  anglais  tombant  sans  discontinuer 
en  soulevant  des  nuages  de  poussière  gigantesques 
et  que  je  sentais  cette  puissance,  bien  disciplinée 
par  une  observation  rigoureuse  des  points  de 
chiite,  en  train  de  désorganiser  les  batteries  de 
l'ennemi  si  soigneusement  dissimulées  pour  moi. 

Hélas  !  les  Français  n'étaient  pas  les  seuls  aux 
prises  avec  bien  des  difficultés  et  ma  jalousie 
ainsi  que  mon  admiration  diminuèrent  beau- 
coup lorsque  j'eus  acquis  la  certitude  qu'un 
grand  nombre  de  ces  énormes  projectiles  étaient 
tirées  pratiquement...  au  hasard  dans  la  cam- 
pagne ! 

Enfin,    puisque    l'observation    nous    manquer? 
demain,   nous   ferons   de  notre  mieux   pour  qu< 


AUX   DARDANELLES   ET    DANS    L'ARCHIPEL    147 

l'effet  moral  vienne  compenser,   le  cas  échéant, 
l'insuffisance  de  l'effet  matériel. 

4  juin.  ~  Nous  avons  quitté  Moudros  à  5  heures 
du  matin.  Il  a  été  convenu  avec  le  général  Gouraud 
que  nous  canonnerons  vigoureusement  à  11  heures 
et  demie  précises  les  ouvrages  du  Rognon  et  le 
ravin  du  Kerevés-Déré.  Ce  sont  là  des  endroits 
qui  nous  sont  familiers  ! 

Nous  marchons  à  bonne  vitesse,  tout  en  faisant 
des  routes  en  zigzag.  Notre  mât  de  flèche  arrière 
a  été  calé  et  nous  devons  avoir,  à  grande  dis- 
tance, avec  notre  coque  plutôt  basse,  une  vague 
silhouette  de  destroyer. 

11  heures  (par  T.  S.  F.). 
Sous-marin  au  sud  du  cap  Hellès. 

Nous  entrons  dans  les  Détroits,  laissant  là  le 
torpilleur  Chasseur  qui  nous  a  accompagné,  avec 
l'ordre  de  croiser  en  travers  de  l'entrée  pour  gêner 
les  sous-marins.  Nous  allons  reconnaître  un  bon 
poste  pour  le  bombardement  et  prendre  les  ali- 
gnements qui  nous  permettront  dans  un  instant 
de  le  retrouver  ;  puis  nous  faisons  un  grand  tour 
sur  nous-même. 

Il  y  a  déjà  quelque  temps  que  nous  ne  sommes 
pas  venus  ici  et  les  batteries  ennemies  paraissent 
nous  ménager  aujourd'hui. 

Le  moment  approche. 


148         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

11  h.  28.  —  Nous  sommes  revenus  prendre 
notre  poste  à  grande  vitesse  et  nous  nous  y 
maintenons  en  marchant  à  allure  réduite  contre 
un  très  fort  courant. 

11  h.  30.  —  A  l'heure  précise,  le  feu  se  déclenche 
en  salves  de  toutes  nos  pièces  battantes.  Les  autres 
sont  prêtes  à  riposter  aux  attaques  des  batteries 
ennemies  qui  ne  vont  guère  tarder.  Les  canons  de 
65  millimètres  font  la  veille  contre  les  sous-marins. 

Tout  marche  à  merveille  et  notre  contribution 
à  la  préparation  de  l'attaque  ne  doit  pas  être 
négligeable.  L'heure  du  déclenchement  de  l'offen- 
sive générale  de  nos  troupes  est  midi  et  nous  leur 
devons  au  préalable  un  quart  d'heure  de  bom- 
bardement. 

11  h.  35.  —  Mon  attention  est  tout  entière 
dirigée  sur  le  ravin  du  Kerevés-Déré  ;  un  timonier 
qui  vient  d'en  bas  me  glisse  un  papier  dans  la 
main.  J'y  jette  un  coup  d'œil  et  je  lis  : 

T.  S.  F.,  11  h.  20. 
Un  sous-marin  dans  les  Détroits. 

Est-ce  le  même?  Si  oui,  il  remonte  vers  nous 
depuis  un  quart  d'heure,  mais  le  courant  est  fort 
et  il  ne  peut  être  encore  très  près. 

Je  mets  le  papier  dans  ma  poche.  Inutile  de 
troubler  personne  car  chacun  doit  être  attentif 
à  son  rôle  et  l'heure  n'est  pas  encore  venue  de 
nous  en  aller. 


AUX    DARDANELLES    ET    DANS    L'ARCHIPEL    149 

Brun,  l'historiographe,  me  regarde  et  je  sens 
qu'il  ne  voudrait  pas  que  j'oublie  le  papier  dans 
ma  poche  s'il  s'agit  de  quelque  incident  qui  vaille 
la  peine  d'être  enregistré. 

11  h.  50.  —  Nous  avons  fourni  notre  quart 
d'heure  de  bombardement  et  même  cinq  minutes 
de  supplément.  Notre  rôle  a  été  bien  rempli  et 
il  est  terminé  pour  le  moment.  Ne  tentons  pas 
davantage  le  sous-marin  et  filons  !... 

Et  à  bonne  allure  nous  repartons  en  abattant 
sur  la  droite  pour  éviter  le  plus  possible  le  tir  des 
batteries  qui  commence  à  être  gênant.  Nous  repre- 
nons les  zigzags. 

Et  la  manœuvre  recommence.  Après  quelques 
moments  de  navigation,  nous  regagnons  notre 
poste  à  grande  vitesse  et  nous  arrosons  l'ennemi 
pendant  un  quart  d'heure  environ,  puis  nous 
filons.  Et  ainsi  de  suite. 

12  h.  10,  par  T.  S.  F. 
Cornwallis  à  Latouche. 

Aérostat  signale  sous-marin  dans  Détroits.  Une  bouée 
a  souvent  été  prise  pour  un  sous-marin. 

12  h.  30,  par  T.  S.  F. 

Général  Gouraud  à  général  Hamilton. 

Sous-marin  signalé  au  sud  du  cap  Hellès  à  11  heures 
est  remonté  dans  les  Détroits. 

Est-ce  une  bouée  ou  un  sous-marin?  Supposons 
le  pire  et  continuons  notre  tactique,  qui  ne  réduit 


450         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

en  rien  le  concours  que  nous  pouvons  apporter 
à  nos  troupes,  car  si  nous  tirions  sans  discontinuer 
nos  soutes  seraient  rapidement  vides,  et  qui  a 
l'avantage  de  laisser  à  un  sous-marin  bien  peu 
de  chances  de  pouvoir  se  placer  en  position  de 
lancement,  avec  un  courant  aussi  violent,  pendant 
notre  quart  d'heure  de  stationnement. 

Par  contre,  ce  quart  d'heure  est  suffisant  pour 
permettre  aux  batteries  de  nous  arroser  copieu- 
sement et  le  carnet  de  l'historiographe  se  remplit 
rapidement.  Mais  personne  ne  pourrait  songer 
à  se  plaindre  en  voyant  les  gerbes  qui  environnent 
aussi  nos  camarades,  les  deux  torpilleurs  Trident 
et  Sape  et  les  deux  chalutiers  Camargue  et 
Râteau  lesquels,  presque  à  toucher  terre  en  face 
du  ravin  du  Kerevés,  font  de  leur  mieux  avec 
les  moyens  réduits  dont  ils  disposent  pour  inter- 
dire à  l'ennemi  le  passage  sur  la  plage  et  à  l'orifice 
du  ravin.  Ah  !  les  braves  petits  bateaux  ! 

D'ailleurs,  ne  nous  plaignons  pas  trop  de  l'arro- 
sage ennemi.  Nous  savons,  par  expérience,  le 
bruit  et  le  choc  que  produisent  sur  une  coque  les 
projectiles  éclatant  dans  l'eau  à  proximité  et  ces 
gerbes  qui  nous  entourent  constituent  pour  nous 
une  véritable  protection  contre  les  torpilles.  L'effet 
moral  des  projectiles  ennemis  sur  le  personnel 
enfermé  dans  la  coque  d'un  sous-marin  cherchant 
à  se  rapprocher  de  nous  serait  tel  en  effet  qu'il 
n'oserait,  je  crois,  venir  à  distance  de  lance- 
ment. 


AUX   DARDANELLES    ET   DANS   L'ARCHIPEL    151 

Mais  il  est  écrit  que  nous  allons  payer 
cette  protection,  si  problématique  qu'elle  puisse 
être. 

A  5  h.  30  du  soir,  nous  sommes  encadrés  par 
les  coups  d'une  batterie  de  21  centimètres  et  un 
obus  éclate  sur  le  pont  arrière  au-dessus  du  carré  ; 
une  partie  des  éclats  ravage  le  carré,  détruisant 
tout,  mais  sans  y  allumer  d'incendie.  Sur  le  pont, 
un  chef  de  pièce  de  65  millimètres,  le  petit  Fri- 
quet,  un  gamin  de  Paris,  brave  et  gai,  la  joie  du 
bord,  est  tué  net.  Des  éclats  pénètrent  aussi  par 
l'avant  dans  la  tourelle  de  19  centimètres  arrière, 
ricochant,  tuant  un  des  servants.  Cinq  hommes 
sont  blessés. 

La  tourelle  cesse  de  fonctionner.  Mais  le  chef 
de  cette  tourelle  est  un  jeune  enseigne,  Bard  ; 
il  fait  lui-même  le  premier  pansement  d'un  ser- 
vant mortellement  blessé,  l'évacué  et  envoie  les 
autres  se  faire  panser  en  bas.  Puis  il  recherche 
les  causes  de  l'arrêt  de  la  tourelle  ;  c'est  un  petit 
éclat  de  projectile  logé  dans  les  engrenages  et 
que  l'on  enlève  facilement.  Et  quelques  minutes 
se  sont  à  peine  écoulées  que  les  blessés  sont  de 
retour,  le  mort  est  remplacé  et  la  pièce  de  19  cen- 
timètres recommence  à  tirer  avec  le  même  calme 
qu'à  l'exercice. 

N'avais-je  pas  raison  de  compter  pleinement 
sur  des  jeunes  gens  comme  celui-là,  qui,,  à  vingt- 
cinq  ans,  donnaient  de  telles  preuves  de  leur 
sang-froid  et  de  leur  commandement? 


158         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX    CROISEUR 


18  h.  25,  par  T.  S.  F. 
Patrie  à  Latouche. 

Prière  de  ne  pas  rester  plus  longtemps  que  sera  demandé 
par  militaires.  Rejoindre  Moudros  quand  terminé. 

18  h.  30,  par  T.  S.  F. 
Latouche  à  Patrie. 

Attaque  troupes  françaises  continue. 


Nous  avions  tiré  380  coups  de  canon  lorsque, 
à  7  h.  30  du  soir,  le  général  Gouraud  nous  informa 
que  le  combat  était  terminé,  en  nous  remerciant 
de  l'appui  efficace  que  nous  lui  avions  prêté.  Le 
succès  de  cette  offensive  n'avait  pas  malheureuse- 
ment été  aussi  grand  qu'on  l'avait  espéré  et  les  quel- 
ques gains  enregistrés  avaient  été  chèrement  payés. 

L'entrée  de  nuit  à  Moudros  étant  interdite, 
c'est  au  large  de  Lemnos,  étendus  côte  à  côte  sous 
les  pavillons  qui  leur  servaient  de  linceul,  que  nos 
morts  furent  veillés. 

Le  Latouche- T réville  eut  sa  récompense  en  arri- 
vant au  mouillage,  lorsque  l'amiral  Nicol  me  fit 
communiquer  le  télégramme  qu'il  avait  reçu  du 
général  Gouraud  : 

Vous  prie  de  remercier  le  Latouche -T réville  de  l'aide 
qu'il  nous  a  apportée  aujourd'hui  ;  sa  conduite  comme 
celle  des  torpilleurs  et  chalutiers  a  été  admirée  de  tous. 

Que  pouvions-nous  souhaiter  de  plus  que  les 
remerciements  si  sincères  de  ce  grand  soldat? 


AUX    DARDANELLES    ET   DANS    L'ARCHIPEL    153 

Le  général,  m'écrivait  encore  quelques  jours  plus 
tard  quelqu'un  de  son  entourage  immédiat,  m'a 
répété  que  le  Latouche-Tréville  avait  été  pour  lui 
une  consolation  de  cette  journée  un  peu  décevante. 

Oui,  nous  savions  que  le  spectacle  du  bon  vieux 
petit  bateau  qui  travaillait  de  son  mieux,  en 
manœuvrant  sous  les  projectiles  ennemis  et  au 
milieu  des  gerbes  d'eau  qui  l'entouraient  cons- 
tamment, avait  été  un  puissant  réconfort  moral 
pour  tous  ceux  de  nos  soldats  qui  pouvaient  le 
contempler  du  haut  de  la  falaise  tout  en  luttant 
contre  l'ennemi. 

Nous  étions  bien  payés  de  notre  effort  ! 


II 

LA    CHASSE   AUX    SOUS-MARINS 

Si  invraisemblable  que  cela  puisse  paraître 
actuellement,  les  croiseurs,  à  cette  époque,  furent 
employés  très  activement  à  rechercher  les  sous- 
marins.  Ceux-ci  étaient  heureusement  encore  peu 
actifs,  mal  entraînés  et  aussi  fort  peu  nombreux 
dans  le  bassin  oriental  de  la  Méditerranée,  sauf 
dans  les  parages  des  Dardanelles.  Le  Latouche- 
Tréville  fut  bien  entendu  au  premier  rang  des 
bâtiments  employés  à  la  chasse. 

Le  14  mai,  nous  fûmes  détachés  des  Dardanelles 
pour  aller  explorer  la  côte  de  Caramanie,  suivant 
les  instructions  de  l'amiral  sir  John  de  Robeck, 
commandant  en  chef  les  forces  navales  alliées,  qui 
avait  été  informé  que  des  centres  de  ravitaille- 
ment pour  sous-marins  existaient  dans  les  nom- 
breuses baies  peu  connues  de  cette  côte. 

Notre  tournée  dura  trois  jours.  Nous  fîmes  là 
un  voyage  d'exploration  des  plus  intéressants 
mais  sans  rien  découvrir.  A  coup  sûr,  un  grand 
nombre  d'anses  profondes  et  bien  abritées  étaient 
susceptibles    de   recevoir    des    sous-marins,    mais 

154 


AUX    DARDANELLES    ET    DANS    L'ARCHIPEL    155 

nous  ne  trouvâmes  aucun  entrepôt  de  pétrole  ou 
d'approvisionnements,  et  la  difficulté  des  commu- 
nications avec  l'intérieur  dans  des  endroits  comme 
Kakawa  ou  Port-Tristomos  y  rendait  bien  probléma- 
tique l'établissement  de  centres  de  ravitaillement. 

Cependant  à  Port-Tristomos,  notre  compagnie 
de  débarquement  fut  reçue  à  coups  de  fusil  et 
bien  m'en  prit  d'avoir  été  assez  avisé  pour  venir 
mouiller  juste  à  l'entrée  de  la  baie,  inaccessible 
pour  nous,  donnant  accès  au  village.  Les  arme- 
ments des  pièces  étaient  à  leurs  postes  et  quelques 
salves  d'artillerie  eurent  vite  fait  de  rendre  silen- 
cieux les  soldats  ennemis  qui,  embusqués  dans  la 
montagne  surplombant  le  village  désert,  cher- 
chaient à  atteindre  nos  hommes. 

Avant  de  rallier  les  Dardanelles,  je  passai  par 
la  baie  de  Makry  afin  de  revoir  la  petite  anse  de 
Sarsalah  qui,  avant  la  guerre,  nous  avait  fourni 
un  si  bon  mouillage  pour  notre  visite  aux  pro- 
priétés du  khédive  à  Dalaman.  Elle  était  silen- 
cieuse et  déserte,  mais  l'appontement,  les  magasins, 
la  belle  citerne  tout  cela  représentait  un  ensemble 
d'établissements  si  propres  à  être  utilisés  par  les 
sous-marins  et  si  accessibles  par  la  route  que  nous 
avions  parcourue  à  cheval  dix  mois  plus  tôt  et  qui 
devait  être  tout  à  fait  terminée,  que  je  n'hésitai  pas 
à  consacrer  quelques  obus  à  la  mise  hors  de  service 
des  installations  les  plus  essentielles.  Ce  fut  vite 
fait  ;  nous  avions  acquis  quelque  pratique  depuis 
l'époque  déjà  lointaine  de  l'appontement  de  Gaza  ! 


*56         SOUVEINMRS   D'UN   VIEUX   CROISEIR 

J'ai  pensé  souvent  depuis  à  la  belle  cible  que 
nous  offrîmes  plus  d'une  fois  aux  sous-marins 
pendant  cette  randonnée  et  d'autres  qui  suivirent. 
A  la  mer,  j'avais  pris  l'habitude  de  zigzaguer 
constamment,  le  jour  au  moins,  bien  avant  que 
la  chose  n'ait  été  rendue  réglementaire  ;  mais  à 
l'entrée  des  rades  ou  dans  les  rades  elles-mêmes, 
que  de  fois  nous  nous  sommes  exposés.  Ceci  pour- 
tant paraissait  alors  aussi  normal  à  ceux  qui 
l'avaient  ordonné  qu'à  ceux  qui  l'exécutaient  et,  je 
le  répète,  le  danger  ne  fut  jamais  très  grand,  car  les 
sous-marins  étaient  ailleurs  que  dans  ces  endroits 
déserts  où  ils  n'avaient  aucun  gibier  à  chasser. 

Le  commandant  de  l'escadre  de  Syrie,  le  vice- 
amiral  Dartige  du  Fournet,  circulait  lui-même  à 
cette  époque,  étendant  un  peu  son  domaine,  car 
je  le  croisai  dans  les  parages  de  Castelorizo.  Il 
avait  mis  son  pavillon  sur  la  J eanne-fî Arc  et  je 
profitai  de  la  circonstance  pour  me  rendre  en 
pleine  mer  à  bord  du  croiseur  et  aller  m'entretenir 
quelques  instants  avec  mon  ancien  chef. 

Le  21  mai,  nous  étions  depuis  quelque  temps 
déjà  à  notre  poste  de  combat  dans  les  Dardanelles, 
lorsque  le  télégramme  suivant  nous  parvint  : 

12  h.  05,  par  T.  S.  F. 
Sufjren  à  Latouche. 

Veuillez  vous  rendre  urgence  à  Athènes.  Vous  vous 
mettrez  immédiatement  en  relations  avec  ministres  de 
France  et  Angleterre  au  sujet  de  sous-marins  ennemis 


AUX   DARDANELLES    ET    DANS    L'ARCHIPEL    157 

signalés  dans  golfe  Athènes.  Sitôt  renseigné  tant  sur  eux 
que  sur  leurs  bases,  dépôts  de  pétrole,  vous  agirez  au 
mieux  des  intérêts  supérieurs  du  pays.  Je  compte  sur 
vous.  ^ 

Chaque  mission,  quelle  qu'elle  fût,  intéressait 
tout  le  monde  à  bord.  L'imprévu  nous  attirait 
et  comme  nous  avions  pris  quelque  habitude  des 
changements,  le  lecteur  peut  s'en  douter,  nous 
étions  toujours  prêts  à  partir  pour  toute  destina- 
tion. Pour  cette  fois,  le  but  était  proche  et,  après 
avoir  quitté  les  Détroits  à  2  heures  du  soir  le 
21  mai,  nous  mouillions  le  22  à  6  heures  du  matin 
sur  rade  de  Phalère.  Peu  de  temps  après,  j'étais 
à  terre  en  costume  civil  et  je  prenais  le  train  à 
destination  d'Athènes. 

« 

J'éprouve  une  drôle  de  sensation  dans  les  rues 
de  la  capitale  grecque  à  me  trouver  au  milieu 
de  cette  foule  gaie,  insouciante,  si  éloignée  de  la 
guerre  et  de  la  vie  que  j'ai  menée  depuis  des  mois. 
Ma  démarche  d'ailleurs  se  ressent  du  séjour  pro- 
longé à  bord  ;  elle  manque  d'assurance.  Et  l'im- 
pression est  bien  plus  violente  encore  lorsque, 
en  attendant  que  notre  Ministre  puisse  me  rece- 
voir et  en  faisant  les  cent  pas  sur  le  trottoir,  je 
tombe  dans  un  petit  marché  aux  fleurs.  Il  est  déjà 
plus  de  8  heures  du  matin  et  un  soleil  magnifique 
et  chaud  éclaire  les  roses  et  les  œillets  qui  sont  là 
à  profusion,  accentuant  leurs  couleurs  et  déve- 
loppant leurs  parfums.  Des  femmes,  des  jeunes 


158         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

filles,  en  costumes  d'été  légers  et  transparents, 
passent  au  milieu  des  fleurs,  en  marchandent 
les  gerbes  et  ajoutent  par  leur  grâce  au  charme 
de  ce  spectacle,  banal  pour  tous,  stupéfiant  pour 
moi  seul. 

Comment,  il  existe  encore  des  pays  de  soleil 
aussi  splendides,  des  femmes  et  des  fleurs  !...  La 
guerre  que  nous  menons  depuis  des  mois  est-elle 
vraiment  une  réalité? 

Et  je  sens  mes  jambes  qui  se  dérobent  presque 
sous  moi  en  respirant  le  parfum  fort  et  exquis 
de  ce  petit  coin  d'Athènes. 

Je  conférai  avec  M.  Deville  et  avec  sir  Francis 
Elliot.  Ce  dernier  tenait  d'une  personne  dont  il 
ne  mettait  pas  en  doute  la  bonne  foi  que  «  cinq 
sous-marins  allemands  étaient  dans  la  baie 
d'Athènes  à  l'abri  de  Salamine,  se  cachant  le 
jour  et  venant  la  nuit  en  surface  pour  leurs  tra- 
vaux et  leur  ravitaillement  ». 

Je  n'avais  pas  encore  à  cette  époque  la  notion 
exacte  de  la  surexcitation  que  pouvait  provoquer 
la  question  des  sous-marins  dans  les  cerveaux 
des  habitants  de  l'Archipel,  mais  le  renseignement 
ma  parut  légèrement  empreint  d'exagération.  En 
divisant  par  cinq  pour  le  rendre  plus  vraisem- 
blable, il  nous  restait  cependant  encore  un  sous- 
marin  que  nous  cherchâmes  en  conscience  pen- 
dant toute  la  nuit  dans  le  golfe  d'Athènes.  Ce  fut 
en  vain  d'ailleurs. 


AUX   DARDANELLES   ET    DANS    L'ARCHIPEL    459 

Le  27  mai,  le  croiseur  cuirassé  Dupleix  ralliait  le 
mouillage  de  Moudros  où  nous  nous  trouvions.  Il 
venait  de  Boudroum  et  il  y  avait  eu  une  surprise 
malheureuse.  Des  embarcations,  envoyées  dans 
le  petit  port  intérieur  pour  visiter  les  navires 
et  les  établissements  à  terre  suspects  de  donner 
assistance  aux  sous-marins,  avaient  été  accueil- 
lies à  coups  de  fusil  par  l'ennemi  malgré  les  con- 
séquences graves  qui  pouvaient  résulter  pour  la 
ville  de  cet  acte  d'hostilité.  Deux  officiers  et  plu- 
sieurs marins  du  Dupleix  avaient  été  tués  et  une 
vingtaine  étaient  prisonniers. 

Nous  reçûmes  de  l'amiral  l'ordre  de  nous  rendre 
immédiatement  à  Boudroum  pour  y  compléter  les 
opérations  du  Dupleix. 

Le  28  au  point  du  jour,  nous  appareillions  et  il 
faisait  déjà  nuit  lorsque  nous  mouillâmes  à  Kos. 
Je  pus  voir  néanmoins  le  capitaine  italien  gou- 
verneur de  l'île  et  recueillir  de  lui  un  certain 
nombre  de  renseignements;  c'est  ainsi  que  j'ap- 
pris que  la  ville  avait  été  bombardée  le  jour  même 
par  deux  croiseurs  anglais.  Cette  mesure  intem- 
pestive coupait  court  à  mes  projets  d'entrer  en 
relations  avec  le  caïmacan  Mehemed  Faik,  homme 
très  courtois,  qui  m'avait  fait  visiter  la  forteresse 
et  les  prisons  de  Boudroum  en  juillet  1914,  et  de 
lui  poser  un  ultimatum  pour  la  restitution  des 
prisonniers. 

Il  ne  me  restait  plus  qu'à  m'assurer  de  la 
besogne  faite  par  nos  alliés  et  le  lendemain  29, 


160         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX    CROISEUR 

après  avoir  quitté  Kos  à  4  heures  du  matin, 
j'étais  à  5  heures  et  demie  devant  les  murs  de 
la  forteresse,  dont  je  connaissais  l'épaisseur.  On 
voyait  qu'ils  avaient  fort  bien  supporté  les  égra- 
tignures  des  obus  français  et  anglais  et  je  n'eus 
aucune  envie  de  vider  mes  soutes  contre  ces  pierres. 
La  destruction  des  navires  dans  le  petit  port 
était  presque  entière  et  il  ne  me  fallut  qu'un 
bien  petit  nombre  de  projectiles  pour  la  para- 
chever. Il  ne  pouvait  être  question  après  cela 
d'autres  représailles  contre  la  ville,  car  je  n'avais 
aucune  envie  d'adopter  les  procédés  boches,  bien 
que  la  fusillade  de  nos  embarcations  ait  eu  toutes 
les  allures  d'un  guet-apens. 

Il  eût  été  dangereux  de  prolonger  notre  station 
devant  le  port  si  les  sous-marins  le  considéraient 
réellement  comme  un  centre  de  ravitaillement, 
car  il  pouvait  s'en  trouver  dans  les  parages  et, 
à  7  heures  du  matin,  nous  repartîmes  pour  Mou- 
dros  à  vitesse  réduite. 

J'allai  voir,  dès  mon  retour,  mon  camarade  de 
Saint-Seine,  commandant  le  Dupleix,  qui  avait 
reçu  une  balle  dans  le  bras  et  qui  s'était  conduit 
très  courageusement  pendant  cette  affaire.  Il  était 
victime  de  la  malechance  et  d'un  peu  de  manque 
d'expérience  de  la  guerre  sur  cette  côte  où  il 
allait  pour  la  première  fois.  Il  perdit  son  comman- 
dement  dans  cette  histoire. 


AUX   DARDANELLES    ET    DANS    L'ARCHIPEL    461 

Il  n'y  a  que  les  officiers  n'ayant  jamais  rien 
fait  qui  n'ont  pas  couru  de  risques.  On  n'apprend, 
il  est  vrai,  la  guerre  qu'en  la  faisant,  mais  si  la 
pratique  et  l'expérience  vous  enseignent  beau- 
coup de  choses  et  apprennent  à  un  commandant 
à  réduire  les  chances  de  pertes  ou  d'accidents  tout 
en  augmentant  son  offensivité,  il  ne  s'ensuit  pas 
moins  qu'une  vigilance  de  tous  les  instants  ne 
suffit  pas  toujours  pour  vous  garantir  contre  le 
danger. 

Je  ne  tire  pour  ma  part  aucune  vanité  d'avoir 
eu  peu  de  pertes  et  pas  d'accidents  pendant  la 
durée  d'un  commandement  plutôt  actif,  car  je 
confesse  que,  si  sûr  de  moi  que  je  me  sois  senti  dans 
maintes  circonstances  graves,  il  est  bien  rare  que 
l'expérience  acquise  postérieurement  à  ces  cir- 
constances ne  m'ait  pas  démontré  que  je  devais 
attribuer  malgré  tout,  et  pour  une  part  plus  ou 
moins  grande,  à  ma  chance  de  m'en  être  tiré 
indemne. 

Soyons  donc  modestes  en  toutes  circonstances 
et  indulgents  pour  ceux  qui  sont  à  la  peine 
lorsque  le  succès  ne  couronne  pas  pleinement  leurs 
efforts.  Honneur  au  courage  malheureux  !  Dans 
la  Marine  plus  que  partout  ailleurs  nous  pouvons, 
je  crois,  réclamer  le  bénéfice  de  cet  adage. 

Il  y  avait  alors  dans  l'escadre  des  Dardanelles 
deux  croiseurs  cuirassés  de  même  type  :  le  Dupleix 
et  le  Kléber.  Le  Kléber  n'eut  pas  de  chance  non 
plus,  car,  à  la  même  époque,  en  passant  devant 

il 


162         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX    CROISEUR 

Scala-Nova  sur  la  côte  d'Asie  Mineure,  une  inat- 
tention de  l'officier  de  quart  le  fit  échouer  assez 
près  de  la  côte  pour  que  l'ennemi  pût  se  rendre 
compte  de  la  situation  critique  du  bâtiment  et 
amener  en  hâte  des  batteries  de  campagne  pour 
le  bombarder. 

Grâce  à  la  ténacité  du  commandant  Du  Couëdic, 
le  Kléber  put  se  déséchouer  après  avoir  couru  de 
grands  risques. 

Du  Couëdic  perdit  aussi  son  commandement 
dans  cette  affaire.  C'était  normal,  mais  il  ne  fit 
que  grandir  pourtant  dans  l'estime  de  ses  cama- 
rades de  l'escadre  des  Dardanelles. 

Dans  le  courant  de  juin,  je  fus  détaché  pour 
une  courte  croisière  dans  les  Cyclades  et  nous 
pûmes  prendre  quelques  jours  de  repos  dans  le 
charmant  petit  port  de  Syra.  Il  y  faisait  bien 
chaud,  dans  la  journée,  mais  quels  délicieux 
dîners  nous  faisions  le  soir,  mes  officiers  et  moi, 
dans  ce  petit  restaurant  grec  du  quai,  alors  que 
grouillait  autour  de  nous  cette  foule  pittoresque 
de  pêcheurs  et  de  marins  de  toutes  sortes  et  que 
les  embarcations,  les  voiliers  ou  les  petits  vapeurs 
arrivaient  et  repartaient  sans  cesse. 

La  fraîcheur  venait  et,  après  avoir  pris  le  mastic 
traditionnel,  nous  mangions  des  tas  de  choses 
exquises  que  Moudros  ne  produisait  guère  :  des 
concombres  et  des  tomates,  du  poisson  sortant 
de  l'eau,   des  melons  délicieusement   sucrés,   du 


AUX   DARDANELLES    ET    DANS    L'ARCHIPEL    163 

yaourt,  des  figues  fraîches,  le  tout  arrosé  d'un 
petit  vin  blanc  glacé  qui  renfermait  tous  les  par- 
fums de  l'Attique. 

J'avais  été  chargé  de  mettre  un  peu  d'ordre 
dans  la  croisière  contre  les  sous-marins  que  nous 
venions  d'organiser  dans  ces  parages  avec  quelques 
chalutiers  et  c'est  à  ce  moment  que  je  me  fis  une 
notion  plus  exacte  de  l'imagination  des  informa- 
teurs ;  il  est  vrai  de  dire,  à  leur  décharge,  qu'on 
avait  promis  des  primes  fort  importantes  pour  les 
renseignements  conduisant  à  la  destruction  de 
l'ennemi.  Dans  ces  îles  de  l'Archipel  où  tout  le 
monde  est  marin  et  où  l'habitant  est  d'une  so- 
briété sans  exemple,  les  déplacements  ne  coûtent 
pas  cher  ;  aussi  combien  d'insulaires  firent  des 
voyages  considérables  pour  apporter  au  com- 
mandant en  chef  des  renseignements  puisés  uni- 
quement dans  leur  esprit  inventif  et  parfois  d'une 
puérilité  admirable.  Et  lorsque  la  prime  entrevue 
se  réduisait  à  une  somme  insignifiante,  cet  argent, 
destiné  à  ne  pas  décourager  les  bonnes  volontés, 
faisait  la  boule  de  neige  dans  la  bouche  de  l'infor- 
mateur rentré  chez  lui  et  en  cascade  dans  les 
oreilles  de  ses  auditeurs.  A  peu  de  frais,  les  Alliés 
conquéraient  ainsi  une  réputation  de  générosité 
et  aussi  de  naïveté  qui  n'étaient  méritées  ni 
l'une  ni  l'autre,  mais  qui  entretenaient  la  pro- 
duction incessante  et  le  transport  des  fausses 
nouvelles. 


464         SOUVENIRS   D'UN    VIEUX   CROISEUR 

J'eus  personnellement  bien  des  preuves  de  cette 
imagination  pendant  que  je  me  trouvais  ainsi 
dans  les  Cyclades. 

Je  fus  obligé  un  jour  d'acheter  tout  le  tabac 
d'un  contrebandier  qui  se  faisait  fort  de  nous  faire 
trouver  un  sous-marin  dans  les  parages  du  Dodé- 
canèse.  Le  tabac,  vendu  soi-disant  à  prix  coû- 
tant, n'était  pas  cher,  mais  il  était  fort  médiocre 
et  la  coopérative  n'en  tira  qu'un  modeste  profit. 
Ceci  se  passait  dans  l'île  Mykoni,  à  peu  de  distance 
de  Syra,  et,  suivant  les  indications  du  contreban- 
dier, je  l'envoyai  aux  abords  d'une  des  îles  du 
Dodécanèse  sur  un  de  mes  chalutiers,  lequel 
croisa  là  vainement  pendant  une  semaine.  Le 
contrebandier  abandonna  alors  la  partie  et  de- 
manda à  être  débarqué  dans  l'île  la  plus  proche. 

Je  me  suis  toujours  demandé  s'il  avait  trouvé 
ce  procédé  pour  éviter  la  police  grecque  avec 
laquelle  il  avait  eu  de  fâcheux  démêlés  ou  s'il  ne 
voulait  pas  tout  simplement  renouveler  sa  pro- 
vision de  contrebande  ! 

Il  m'avait  d'ailleurs  été  garanti  comme  animé 
de  sentiments  extrêmement  francophiles  !... 

Une  autre  fois,  j'étais  mouillé  pour  la  nuit, 
devant  cette  même  île  de  Mykoni,  lorsqu'on  vint, 
assez  tard  dans  la  soirée,  me  prévenir  qu'un  second 
contrebandier  (il  y  en  a  tellement  dans  l'Archipel  !) 
se  faisait  fort  de  me  montrer  un  poste  de  ravitail- 
lement pour  sous-marins,  établi  sous  la  mer.  On 


AUX   DARDANELLES    ET   DANS    L'ARCHIPEL    165 

parlait  assez  souvent  depuis  quelque  temps  de 
ce  procédé  de  ravitaillement;  il  m'avait  toujours 
laissé  rêveur,  mais  je  résolus  de  profiter  de  l'occa- 
sion pour  éclaircir  cette  question  si  l'homme  con- 
sentait à  venir  en  personne  nous  montrer  l'en- 
droit. Il  possédait  une  embarcation  et  il  accepta 
à  condition  d'être  remorqué  sur  une  partie  du 
parcours  ;  il  m'indiqua  lui-même  le  point  approxi- 
matif où  il  voulait  se  rendre  sur  la  côte  de  l'île 
Nio,  à  une  trentaine  de  milles  plus  au  sud. 

Tout  fut  convenu  et  le  montant  de  la  prime  fixé  ; 
puis, ,  dans  la  nuit,  nous  installâmes  dans  son 
embarcation  un  petit  canon,  une  mitrailleuse,  un 
équipement  complet  de  scaphandrier  et,  au  point 
du  jour,  le  Latouche-Tréville  lui-même  remorqua 
l'embarcation  avec  tout  son  matériel,  le  contre- 
bandier, un  enseigne  de  vaisseau,  un  officier  mé- 
canicien et  une  dizaine  de  marins  du  bord  ;  c'était 
une  véritable  expédition. 

Assez  loin  du  point  à  explorer,  nous  lâchâmes 
la  remorque  et  l'embarcation  partit  vent  arrière, 
à  bonne  allure  grâce  à  la  brise  qui  venait  de  se 
lever  ;  un  sous-marin  pouvait  être  dans  ces  pa- 
rages et  il  s'agissait  dans  ce  cas  de  le  surprendre. 
Nous  fîmes  demi-tour  et  remontâmes  vers  Mykoni 
pour  ne  pas  lui  donner  l'éveil. 

Vers  5  heures  du  soir,  nous  nous  trouvions  de 
nouveau  dans  les  parages  indiqués,  mais  rien 
n'était  en  vue.  Nous  continuâmes  dans  le  sud  et, 
à  la  chute  du  jour,  nous  aperçûmes  enfin  une  voile 


166         SOUVENIRS    D'UN    VIEUX   CROISEUR 

à  grande  distance  ;  l'ayant  chassée,  nous  recon- 
nûmes presque  aussitôt  notre  embarcation,  que 
nous  pûmes  rejoindre  avant  qu'il  ne  fît  complète- 
ment nuit.  Les  officiers  étaient  très  excités  ;  les 
recherches  avaient  été  longues,  mais  l'énorme  cha- 
land qu'ils  avaient  découvert,  hermétiquement 
clos  et  posé  à  plat  sur  le  fond  dans  un  endroit 
désert  et  abrité,  leur  avait  paru  très  suspect.  Il 
n'y  avait  guère  de  doute,  c'était  bien  un  poste 
de  ravitaillement  de  sous-marins. 

Moins  prompt  à  m'enflammer,  je  posai  quelques 
questions  et  je  ne  fus  pas  convaincu,  mais  fina- 
lement je  déclarai,  à  leur  grande  satisfaction, 
que  nous  ne  partirions  pas  sans  en  avoir  le  cœur 
net.  Et,  par  une  nuit  complètement  noire,  nous 
fimes  route  sur  la  côte  de  l'île  toute  proche  et 
nous  réussîmes  à  nous  glisser  dans  une  petite 
crique  où  nous  avions  à  peine  la  place  d'éviter 
mais  où  nous  ne  courions  aucun  risque.  Le  lende- 
main, à  l'aube,  pour  profiter  de  la  période  de  calme 
qui  ne  dure  que  quelques  heures,  le  matin  en  été 
sur  ces  côtes,  nos  scaphandriers  étaient  déjà  à  la 
besogne.  J'arrivai  moi-même  presque  aussitôt  avec 
un  canot  à  vapeur,  un  plomb  de  sonde  et  une 
lunette  de  plongeur  ;  celle-ci  était  d'ailleurs  bien 
inutile  car  l'eau  était  transparente  au  point  de 
laisser  voir  admirablement  le  fond  par  de  grandes 
profondeurs.  En  sondant,  je  constatai  d'abord 
que  le  chaland  était  sur  un  fond  assez  en  pente, 
puis  j'aperçus  sur  le  sable  blanc  une  sorte  de  ligne 


AUX   DARDANELLES   ET    DANS   L'ARCHIPKL    1S7 

noire  qui  me  fit  bien  l'effet  d'être  une  aussière 
de  remorque.  En  la  suivant,  nous  arrivâmes  en 
effet  à  un  second  chaland  plus  incliné  encore 
que  le  premier,  puis  enfin  à  un  troisième  com- 
plètement chaviré. 

Il  n'y  avait,  hélas  !  plus  de  doute  à  avoir  et  le 
contrebandier  lui-même  dut  se  résigner  à  la  perte 
de  sa  prime. 

J'allais  regagner  le  bord,  lorsque  j'entendis 
pousser  des  cris  ;  c'était  un  homme  que  nos  marins 
avaient  aperçu  à  terre  paraissant  se  cacher  et 
qu'ils  étaient  allés  capturer  subrepticement. 
L'homme  se  débattait  comme  un  beau  diable  en 
bredouillant  dans  un  langage  incompréhensible 
pour  les  matelots  mais  qu'ils  soupçonnaient  fort 
d'être  de  l'allemand  ! 

Je  n'eus  pas  trop  de  peine  à  voir  qu'il  s'agissait 
d'un  mauvais  anglais  mélangé  de  grec  et  je  finis 
par  comprendre  que  l'homme  était  un  employé 
du  consul  anglais  de  Santorin,  lequel  l'avait  mis 
là  pour  surveiller  le  centre  de  ravitaillement  et 
pour  le  prévenir  dès  que  le  sous-marin  apparaî- 
trait. Ce  poste,  qu'il  occupait  très  consciencieuse- 
ment depuis  trois  semaines  et  pour  lequel  il  tou- 
chait une  allocation  de  10  shellings  par  jour,  lui 
paraissait  très  intéressant.  Je  le  fis  relâcher  bien 
entendu,  en  lui  disant  que  nous  avions  découvert 
des  choses  extrêmement  importantes  dont  il  fal- 
lait que  son  chef  fût  prévenu  de  toute  urgence 
et  je  lui  confiai  une  lettre  pour  le  consul  anglais 


168         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

de  Santorin,  dans  laquelle  j'engageais  ce  der- 
nier à  faire  désormais  l'économie  de  sa  surveil- 
lance. 

Aussitôt  que  possible,  j'informai  l'Amiral  pour 
éviter  le  retour  d'une  méprise  et  je  finis  un  peu 
plus  tard  par  savoir  que  les  chalands  étaient^es 
chalands  anglais  remorqués  d'Alexandrie  en 
Egypte  à  la  fin  de  l'hiver  précédent.  Dans  un 
mauvais  temps,  la  remorque  avait  cassé  et  les 
chalands  étaient  partis  à  la  côte.  L'un  d'eux 
s'était  crevé  sur  les  roches  et  rempli  d'eau,  puis 
il  avait  chaviré  et  coulé  ;  les  deux  autres  s'étaient 
remplis  plus  lentement  et  ceci  expliquait  que  le 
dernier  n'ait  coulé  qu'après  avoir  tendu  sa  re- 
morque et  alors  qu'il  était  déjà  par  de  petits  fonds 
sur  le  sable  de  la  côte  relativement  peu  inclinée. 

Eh  bien  !  l'affaire  n'était  pas  terminée  !  Six 
semaines  plus  tard,  j'étais  à  Mytilène,  c'est-à-dire 
fort  loin  de  Nio,  et  j'avais  des  relations  quoti- 
diennes très  amicales  avec  le  capitaine  de  vais- 
seau Heathcoat  Grant,  commandant  le  vieux  cui- 
rassé anglais  Canopus.  Un  jour,  le  commandant 
Grant  me  parla  très  confidentiellement  d'une 
information  des  plus  intéressantes  qu'il  venait 
de  recevoir  de  source  absolument  sûre.  Il  s'agissait 
d'un  ravitaillement  de  sous-marins  au  moyen  de 
citernes  mouillées  sous  l'eau  dans  une  baie  très 
abritée  de  l'Archipel.  Il  fallait  agir  et  il  s'apprêtait 
à  faire  vérifier  sans  retard  cette  information. 


AUX   DARDANELLES   ET   DANS   L'ARCHIPEL    169 

Je  me  rappelai  alors  la  petite  baie  de  Nio. 

—  Et  ce  ravitaillement  se  trouve-t-il  loin  d'ici? 

—  Assez  loin. 

—  Ne  serait-ce  pas  quelque  part  dans  les 
Cyclades,  du  côté  de  l'île  de  Nio  par  exem- 
ple? 

—  Comment,  vous  avez  reçu  aussi  cette  infor- 
mation? On  m'avait  assuré  que  j'étais  le  seul  à  la 
posséder  ! 

Je  racontai  alors  mon  histoire  au  commandant 
Grant  et  nous  en  rîmes  beaucoup. 

Dans  l'Archipel,  la  valeur  d'un  renseignement 
varie  sensiblement  en  raison  inverse  du  carré  des 
distances. 

A  la  fin  de  juin,  je  fus  envoyé  à  Rhodes.  Il  deve- 
nait indispensable  d'utiliser  les  îles  du  Dodéca- 
nèse  pour  la  chasse  contre  les  sous-marins  qui 
commençaient  à  circuler  nombreux  dans  l'Ar- 
chipel et  à  torpiller  nos  transports  et  j'allai  voir 
à  ce  sujet  le  général  Croce,  gouverneur  du  Dodé- 
canèse.  Nous  nous  étions  connus  avant  la  guerre 
et  il  fut  charmant.  Nous  nous  mîmes  d'accord 
rapidement  et  je  continuai  ma  mission,  allant 
notamment  reconnaître  Port-Laki  dans  l'île  de 
Leros,  une  de  mes  relâches  d'ayant-guerre.  Il 
s'agissait  cette  fois  de  l'utiliser  comme  centre 
de  ravitaillement  pour  notre  première  escadrille 
de  chalutiers  destinés  à  la  patrouille  contre  les 
sous-marins.    Cette    charmante    rade    était    bien 


4.0         SOUVENIRS    D'UN    VIEUX    CROISUUK 

choisie  pour  abriter  nos  bâtiments,  mais  malgré 
ma  première  entrevue  avec  le  général  Croce  et 
nos  accords,  je  dus  revenir  à  Rhodes  une  dizaine 
de  jours  plus  tard  pour  discuter  à  nouveau  de  son 
utilisation  et  en  régler  les  conditions. 

Notre  entente  fut  très  vite  complète  comme  à 
mon  premier  voyage,  mais,  moi  parti,  il  y  eut 
encore  quelques  petites  difficultés. 

Nos  amis  étaient  un  peu  susceptibles  sur  la 
question  du  Dodécanèse,  de  possession  relative- 
ment récente  pour  eux  .et  encore  incertaine.  Aussi, 
au  début,  le  plus  petit  manque  de  doigté  de  la 
part  des  commandants  qui  fréquentaient  les  îles 
était-il  facilement  l'occasion  de  malentendus  ou 
de  froissements.  Ce  fut  passager  d'ailleurs,  car  la 
durée  et  la  gravité  de  la  guerre  ne  tardèrent  pas 
à  montrer  à  tous  les  Alliés  la  nécessité  de  la  com- 
munauté d'efforts  la  plus  absolue. 

Jusqu'au  milieu  de  juillet,  nous  croisâmes  ainsi 
très  activement  dans  l'Archipel.  Nous  étions 
arrivés  à  naviguer  de  nuit  dans  toutes  ces  îles 
aussi  bien  que  de  jour,  tellement  leur  aspect  nous 
était  devenu  familier  et  nous  aimions  beaucoup 
la  navigation  de  nuit,  car  chacun  à  bord  nourris- 
sait le  secret  espoir  que  nous  pourrions  surprendre 
ainsi  quelque  sous-marin  ennemi  naviguant  en 
surface  et  le  couler.  Pour  cette  fois,  notre  ambi- 
tion était  trop  forte.  Notre  succès  se  borna  à 
n'être  jamais  attaqués  nous-mêmes,  mais  il  n'alla 


AUX    DARDANELLES    ET    DANS    L'ARCHIPEL    171 

jamais  jusqu'à  la  destruction  de  l'ennemi  ni  même 
jusqu'à  sa  rencontre. 

Cette  période  d'une  navigation  très  active  dans 
la  saison  chaude  était  fatigante  pour  tout  le  per- 
sonnel, les  chauffeurs  et  les  mécaniciens  princi- 
palement, car  j'ai  dit  au  début  de  ces  pages  le 
manque  d'habitabilité  de  notre  vieux  croiseur, 
où  les  espaces  étaient  insuffisants  pour  loger 
l'équipage  de  temps  de  guerre.  En  outre,  tout  le 
personnel  se  ressentait  d'avoir  été  sur  la  brèche 
depuis  un  an  sans  la  moindre  défaillance  ni  le 
moindre  arrêt. 

A  part  notre  petite  épidémie  de  grippe  bénigne 
au  cours  de  l'hiver  précédent,  nous  n'avions 
cependant  jamais  eu  plus  de  malades  que  la  nor- 
male et  la  santé  générale  était  restée  bonne.  Mais 
nous  étions  sans  doute  au  point  critique,  car,  le 
12  juillet,  les  exempts  de  service  se  firent  plus 
nombreux  et  quand  nous  mouillâmes  le  16  sur 
rade  de  Moudros,  je  jugeai  nécessaire  de  consulter 
le  médecin  en  chef,  docteur  Labadens,  et  de 
mettre  l'Amiral  au  courant  de  la  situation. 

Il  fut  alors  décidé  de  nous  faire  reposer  et  c'est 
ainsi  que,  le  19  juillet,  le  Latouehe-Tréville  appa- 
reillait pour  Mytilène  afin  de  prendre  la  direction 
de  la  croisière  de  blocus  de  la  côte  d'Asie  Mineure  ; 
l'amiral  Nicol,  commandant  l'escadre  des  Darda- 
nelles, avait  pris  passage  à  mon  bord  pour  une 
petite  tournée  d'inspection.  A  4  heures  de  l'après- 


472         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

midi,  le  même  jour,  nous  jetions  l'ancre  au  mouil- 
lage de  Port-Iero  où  se  trouvait  le  Bruix  que 
nous  allions  remplacer  et  deux  bâtiments  anglais, 
le  Canopus  et  VEuryalus. 

Il  nous  fallait  dès  ce  moment  renoncer  à  l'es- 
poir de  participer  aux  combats,  mais  la  période 
en  était  close  pratiquement  pour  tous  les  bâti- 
ments de  guerre,  depuis  notre  journée  du  4  juin 
dont  j'ai  fait  le  récit  dans  ce  chapitre.  Les  gros 
navires  ne  s'engageaient  plus  dans  les  Darda- 
nelles sous  le  feu  des  forts  et,  pour  effectuer  leurs 
bombardements,  ils  s'entouraient  d'un  luxe  indis- 
pensable de  torpilleurs  et  de  chalutiers  que  nous 
n'avions  pas  connu. 

Bien  peu  de  bâtiments  dans  notre  marine  ont 
eu,  je  crois,  la  chance  de  pouvoir,  comme  le 
Latouche-T réville,  pendant  une  période  de  près 
de  six  semaines,  lutter  contre  un  ennemi  visible, 
lui  donner  des  coups  et  en  recevoir  en  pleine 
lumière,  avec  en  outre  la  satisfaction  d'avoir  uti- 
lement combattu.  • 

Ce  qui  ne  nous  avait  pas  empêché  d'ailleurs 
d'avoir  notre  bonne  part  des  dangers  provenant 
de  «  l'ennemi  invisible  »  ! 


III 

LE    BLOCUS    DE    LA    CÔTE    D'ASIE    MINEURE 

J'étais  bien  préparé  aux  fonctions  qui  venaient 
de  m'être  confiées,  c'est-à-dire  la  direction  d'un 
blocus  et  de  la  chasse  aux  sous-marins,  dès  l'ins- 
tant où  l'on  ne  me  demandait  plus  le  concours 
effectif  du  Latouche-Tréville.  La  situation  sani- 
taire aurait  rendu  en  effet  nos  appareillages  bien 
difficiles  ;  nous  avions  en  arrivant  à  Mitylène 
50  à  60  hommes  exempts  de  service  chaque  jour 
et  ce  chiffre  ne  fit  que  croître  pour  atteindre  90 
vers  le  milieu  d'août,  sans  compter  25  à  30  exempts 
partiels.  Le  bord  était  un  vaste  hôpital  que  nous 
rendîmes  aussi  confortable  que  possible  en  amar- 
rant le  navire  en  travers  au  vent  pour  que  l'air, 
balayant  les  batteries,  les  aérât  et  les  rendît 
moins  chaudes,  et  en  installant  avec  des  tentes 
un  certain  nombre  de  postes  de  couchage  sur  le 
pont. 

La  chaleur  était  très  forte,  mais  le  paysage  res- 
tait cependant  plus  reposant  qu'à  Moudros,  car 
les  yeux  pouvaient  s'arrêter  ici  sur  des  collines 
boisées  et  sur  une  végétation  que  nous  n'avions 

173 


174         SOUVENIRS   D'UN    VIEUX   CROISEUR 

pas  connue  depuis  longtemps.  Il  n'y  avait  heureu- 
sement aucun  cas  grave  de  maladie  ;  nous  avions 
affaire  simplement  à  un  personnel  épuisé  par  un 
effort  trop  prolongé,  et  qui,  soutenu  par  une 
énergie  morale  sans  pareille,  n'avait  jamais  me- 
suré sa  résistance  physique  et  en  avait  dépassé 
les  limites. 

Les  anciens  du  bord,  ceux  qui  avaient  fait  la 
campagne  de  Syrie  avant  la  guerre,  officiers, 
sous-officiers  et  matelots,  étaient  naturellement 
les  plus  fatigués  et  certains  d'entre  eux  n'arri- 
vaient pas  à  se  remettre  après  la  période  normale 
de  traitement  de  dix  à  douze  jours. 

En  évitant  les  zones  fiévreuses  de  l'île,  il  fut 
possible  d'envoyer  à  terre  des  permissionnaires 
et  d'organiser  quelques  promenades,  mais  je  me 
trouvai  aussitôt  aux  prises  avec  une  autre  diffi- 
culté, celle  d'éviter  à  mes  hommes  le  contact  des 
réfugiés  d'Asie  Mineure.  Il  y  avait  alors,  en  effet, 
à  Mitylène,  des  milliers  de  Grecs  sujets  ottomans 
qui  avaient  réussi  à  s'enfuir  de  la  côte  turque  d'en 
face  par  crainte  des  massacres  ou  de  la  conscrip- 
tion militaire  et  qui,  privés  de  ressources,  n'avaient 
pas  tardé  à  tomber  dans  la  plus  affreuse  misère. 
On  voyait  couramment  dans  les  rues  de  la  ville 
de  Mitylène  des  femmes  et  des  enfants  réduits  à 
ia  plus  extrême  maigreur  et  mourant  littérale- 
ment de  faim.  La  présence  des  bâtiments  alliés 
avait  tout  naturellement  attiré  aux  abords  de  la 
rade  de  Port-Iero  où  nous  avions  notre  mouillage 


AUX    DARDANELLES   ET    DANS    L'ARCHIPEL    175 

un  certain  nombre  de  ces  réfugiés  et  leur  sta- 
tionnement dans  nos  parages  constituait  un  danger 
permanent  pour  la  santé  de  notre  équipage. 

Un  autre  inconvénient,  moins  grave  mais  sé- 
rieux également,  résidait  dans  les  nombreux  dé- 
bits qui,  dans  ces  pays  grecs,  naissent  sous  les 
pas  du  marin.  A  chaque  débarcadère,  à  tous  les 
points  de  vue,  dans  tous  les  endroits  pittoresques 
où  le  permissionnaire  a  quelque  chance  de  passer, 
le  petit  cabaretier  a  vite  fait  de  dresser  une  table 
en  l'abritant  de  feuillage  ou  de  vieilles  toiles  et 
d'exposer  la  bière  ou  la  limonade,  dont  les  bou- 
teilles, rafraîchissant  dans  l'eau,  attirent  le  pro- 
meneur altéré  par  la  chaleur.  Et,  dissimulée  dans 
un  coin,  se  trouve  la  bouteille  de  Koniak,  affreux 
tord-boyaux  offert  en  cachette  et  qui  assomme 
rapidement  le  consommateur. 

Je  dus  prendre  des  mesures  et  quitter  la  rade 
de  Port-Iero  même  où  la  surveillance  dos  permis- 
sionnaires était  trop  difficile,  pour  venir  mouiller 
dans  la  petite  baie  de  Lontraki  qui  servait  d'abri 
à  tous  les  torpilleurs  et  chalutiers  placés  sous  mes 
ordres.  Là  je  pus  louer  et  avoir  à  ma  disposition 
complète,  au  débarcadère  même,  une  vaste  étendue 
de  terrain  parfaitement  salubre  et  plantée  de 
vieux  oliviers  où,  sous  le  ciel  admirable  de  l'an- 
tique Lesbos,  le  petit  confort  bien  modeste  de 
notre  installation  prenait  un  aspect  idyllique,  et 
où  les  étrangers  ne  pouvaient  que  difficilement 
se  glisser. 


176         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

J'avais  bien  autorisé  quelques  «  petits  cafés  » 
en  plein  air,  le  marin  les  aime  tant  au  retour  de 
sa  promenade,  mais  le  Koniak  y  était  formelle- 
ment interdit.  Et  comme  il  restait  encore  à  bord 
du  Latouche-T réville  quelques  solides  quartiers- 
maîtres  canonniers  valides,  j'en  détachai  pour  la 
surveillance  et  pour  l'observation  de  mes  con- 
signes. Ils  étaient  armés  du  sabre-baïonnette  pour 
le  prestige  et  de  la  canne  pour  les  exécutions  ;  et 
les  cris  douloureux  d'un  jeune  imprudent,  qui 
avait  voulu  pénétrer  un  soir  dans  notre  domaine 
et  qui  se  frottait  les  côtes,  suffirent  pour  inspirer 
à  ses  concitoyens  un  saint  respect  de  notre  pro- 
priété. Ce  respect  se  maintint  tant  que  je  fus  là, 
mais  je  me  suis  laissé  dire  que  mon  successeur 
eut  quelques  ennuis  pour  avoir  été  un  peu  faible 
et  n'avoir  pas  fait  respecter  impitoyablement  les 
consignes. 

J'ai  gardé  un  souvenir  charmant  et  bien  vif  de 
ce  petit  mouillage  de  Loutraki.  Notre  propriété 
était  prolongée  en  pente  douce  par  des  jardins 
potagers  jusqu'au  sommet  d'une  pittoresque 
petite  colline  où  se  trouvait  une  source  alimentant 
les  jardins  pour  l'arrosage.  La  source  était  abon- 
dante et  beaucoup  d'eau  était  perdue.  Je  pus  la 
louer  pour  une  durée  de  trois  années  pour  un  prix 
assez  modique  et  installer  sur  200  ou  300  mètres 
une  canalisation,  avec  des  poteries  achetées  dans 
l'île,  de  façon  à  conduire  l'eau  jusqu'au  débar- 
cadère. Le  tuyautage  du  débarcadère  fut  fourni 


AUX   DARDANELLES   ET   DANS   L'ARCHIPEL    477 

par  mon  ami  le  commandant  Grant  du  Canopus 
et  je  donnai  ainsi  une  eau  excellente  à  tous  les 
bâtiments  alliés. 

Le  blocus  de  la  côte  d'Asie  Mineure  avait  été 
déclaré  le  31  mai  par  l'amiral  de  Robeck  et  la 
zone  française  qui  m'était  dévolue  allait  du  nord 
de  l'île  de  Chio  jusqu'au  sud  du  détroit  de 
Samos.  J'avais  pour  exercer  cette  surveillance  les 
torpilleurs  de  la  4e  escadrille,  dont  la  Pique,  com- 
mandée par  un  officier  intelligent  et  dévoué,  le 
lieutenant  de  vaisseau  Degrenand,  fut  le  chef 
de  file  pendant  presque  tout  mon  séjour;  et 
quelques-uns  de  ces  petits  chalutiers,  comme  le 
Chambon,  le  Râteau,  la  Provence,  la  Henriette, 
qui  avaient  si  longtemps  dragué  sous  les  obus 
dans  les  Dardanelles.  C'était  une  satisfaction  vrai- 
ment très  grande  pour  moi  de  retrouver  là  de 
tels  camarades  et  d'avoir  sous  mes  ordres  des 
officiers  et  des  équipages  aussi  ardents  et  aussi 
courageux.  Presque  aussitôt,  se  joignirent  à  eux 
le  Richelieu  et  l'escadrille  des  mouilleurs  de  filets 
de  Bongrain,  un  des  compagnons  de  Charcot  dans 
son  expédition  antarctique  et  un  des  meilleurs 
officiers  que  j'aie  rencontrés.  Enfin  je  vis  arriver 
peu  après  de  Quillacq,  un  spécialiste  obstiné  et 
intelligent  des  mines  et  des  filets  qui  débutait  alors 
avec  le  Jules- Couette,  dont  il  avait  conquis  le  com- 
mandement grâce  à  sa  ténacité  et  à  sa  conviction. 

J'étais  bien  secondé,  mais  la  tâche  ne  laissait 
pas  que  d'être  assez  lourde  pour  toug  ces  petits 

42 


178         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

navires  en  raison  de  l'étendue  des  côtes  à  garder 
et  des  missions  inopinées  dues  à  la  présence  des 
sous-marins  signalés  dans  la  zone  ou  aux  abords 
de  la  zone  et  qu'il  fallait  chasser  immédiatement. 
Leurs  attaques,  contre  les  bâtiments  se  rendant 
aux  Dardanelles,  continuaient  et  c'est  pendant 
mon  séjour  à  Mitylène  que  fut  coulé  le  superbe 
transport  anglais  Royal  George  chargé  de  troupes. 
Ce  torpillage  eut  lieu  aux  abords  de  Kaudeliousa, 
en  dehors  de  ma  zone,  et  les  survivants,  trop  peu 
nombreux,  avaient  été  déjà  recueillis  lorsque  mes 
torpilleurs  arrivèrent  sur  les  lieux. 

Le  canal  central  de  l'Archipel,  qu'empruntaient 
alors  tous  les  transports  de  troupes  et  de  maté- 
riel se  rendant  d'Egypte  aux  Dardanelles,  était 
vraiment  peu  patrouillé  à  cette  époque  et  j'en 
ai  exprimé  plus  d'une  fois  mes  regrets  verbale- 
ment et  par  écrit  ;  mais  les  moyens  dont  dispo- 
saient les  Alliés  n'étaient  pas  ce  qu'ils  furent  par 
la  suite  et  les  esprits  n'avaient  pas  non  plus  une 
opinion  bien  nette  sur  la  façon  dont  il  fallait 
conduire  la  chasse  contre  les  sous-marins.  Cette 
chasse,  il  faut  bien  le  dire  également,  resta  par- 
ticulièrement difficile  en  Méditerranée,  où  les 
grands  fonds  et  les  régions  très  saines  dans  les- 
quelles les  sous-marins  opéraient,  leur  permet- 
taient presque  toujours  de  se  dérober  instantané- 
ment à  nos  attaques,  par  la  plongée. 

Je  rencontrai  à  Port-Iero,  dans  le  capitaine  de 


AUX    DARDANELLES   ET   DANS    L'ARCHIPEL    179 

vaisseau  Heathcoat  Grant,  commandant  le  Ca- 
nopus,  un  des  officiers  alliés  que  j'ai  le  plus  appré- 
ciés pendant  la  guerre  et  je  le  considère  toujours, 
depuis  lors,  comme  un  véritable  ami.  Il  avait  eu 
un  rôle  brillant  aux  Falkland  et  c'était  un  homme 
toujours  prêt  à  l'action,  comprenant  la  collabora- 
tion dans  le  sens  le  plus  large  et  le  meilleur  du 
mot.  Nous  mîmes  en  commun  toutes  les  res- 
sources dont  nous  disposions  pour  tenter  la  cap- 
ture des  sous-marins  dans  les  parages  de  Mity- 
lène  et  dans  la  région  de  Smyrne  et  je  me  souviens 
que  les  soutes  du  Canopus  étaient  inépuisables. 
Nous  avions  tant  de  peine  à  fournir  tout  ce  qui 
était  nécessaire  pour  la  transformation  et  le  mouil- 
lage des  filets  de  l'escadrille  Richelieu  que  les 
superbes  rouleaux  de  fil  d'acier  et  le  matériel  de 
toute  sorte  qui  sortaient  du  navire  anglais  étaient 
pour  le  maître  de  manœuvre  du  Latourfic-T  réville 
un  grand  sujet  d'admiration  ! 

Bongrain  était  d'une  activité  et  d'une  ingénio- 
sité sans  pareilles  et  il  ne  fallut  que  bien  peu  de 
jours  pour  mouiller  nos  nasses  et  rendre  dange- 
reux pour  les  sous-marins  l'accès  de  cette  rade 
de  Smyrne  où  j'étais  venu  en  juin  1914  prendre 
mon  commandement.  Aux  filets  vinrent  se  joindre 
des  mines  apportées  par  la  Drame  et  qu'un  de  nos 
officiers,  le  lieutenant  de  vaisseau  Desmazures, 
disposa  et  mouilla  avec  un  petit  navire  anglais, 
la  Gazelle.  Il  y  apporta  un  zèle  et  une  compétence 


180         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

qui  provoquèrent  les  éloges  de  nos  alliés,  bons 
juges  dans  ces  questions. 

Tous  ces  efforts  pourtant  ne  donnèrent  pas 
d'autre  résultat  tangible,  pendant  le  séjour  d'un 
mois  que  je  fis  à  Mitylène,  que  d'écarter  les  sous- 
marins  qui  cessèrent  complètement  d'être  signalés 
dans  ces  parages. 

On  a  plus  d'une  fois  constaté  au  cours  de  cette 
guerre  combien  les  sous-marins  ennemis  furent 
prudents  et  si  des  critiques  à  ce  sujet  ont  été 
maintes  fois  formulées  à  leur  endroit,  ils  auraient 
peut-être  pu  répondre  que  pendant  bien  long- 
temps, le  gibier  ne  leur  manqua  pas  dans  des 
endroits  où  leurs  risques  étaient  très  faibles;  et 
ceci  pouvait  justifier  leur  manque  certain  de  goût 
pour  l'inconnu  suspect  de  receler  quelque  piège. 

Nos  sous-marins  risquèrent  plus,  mais  ils  ne 
furent  pas  très  heureux.  C'est  vers  cette  époque, 
en  juillet  1915,  que  notre  sous-marin  le  Mariotte 
tenta  la  remontée  des  Dardanelles  et  se  perdit 
près  de  Kilid-Bahr.  Nous  l'avions  escorté  peu 
de  temps  auparavant  depuis  Syra  jusqu'à  Mou- 
dros  et  j'avais  eu,  sur  cette  rade,  l'occasion  de 
m'entretenir  avec  son  commandant  qui  m'avait 
fait  la  meilleure  impression  et  m'avait  paru  qua- 
lifié pour  mener  à  bien  sa  difficile  entreprise. 

C'est  pendant  notre  séjour  à  Mitylène  que  me 
fut    communiqué    un    singulier    document    d'une 


AUX   DARDANELLES    ET   DANS    L'ARCHIPEL    181 

authenticité  cependant  indiscutable.  Bien  qu'il 
n'ait  pas  de  rapport  apparent  avec  notre  croisière, 
je  le  reproduis  cependant  ci-après.  Des  documents 
de  telle  nature,  nous  éclairant  sur  la  véritable 
mentalité  allemande,  n'étaient-ils  pas  de  nature 
à  galvaniser  les  énergies  les  plus  défaillantes  et 
à  nous  assurer  le  succès  final? 


EXTRAIT    DU   BULLETIN    DE    RENSEIGNEMENTS 
D'UNE    ARMÉE    VOISINE 


Les  dix  commandements  du  soldat  allemand. 
Neuvième  commandement. 

«  Soyez  durs  pour  l'ennemi.  » 

La  guerre  n'est  pas  l'heure  de  la  pitié  et  il  n'y  a  pas  de 
place  pour  la  pitié  dans  le  cœur  du  soldat.  Le  soldat  doit 
être  dur  :  dureté  du  corps  et  dureté  de  l'âme.  Devenez 
durs  guerriers.  Il  n'est  qu'une  morale  pour  le  soldat  en 
campagne  :  se  battre  valeureusement,  se  battre  avec  les 
armes.  En  guerre,  la  bonté,  c'est  de  nuire  à  V ennemi  par 
tous  les  moyens,  et  c'est  pécher  que  d'avoir  pitié  de  lui.  Le 
soldat  qui  a  trouvé  du  vin  et  qui  l'offre  à  son  hôte  malade 
au  lieu  de  le  donner  à  ses  camarades  ou  de  le  livrer  à  ses 
chefs,  commet  un  crime,  car  le  vin  donne  courage  et  force 
à  nos  guerriers. 

Le  soldat  qui  donne  sa  miche  de  pain  aux  enfants  de 
l'ennemi  et  souffre  lui-même  de  la  faim  pèche  contre  la 
patrie.  Le  pain  de  la  patrie  est  sacré.  Le  soldat  qui  cède 
sa  couverture  à  une  femme  qui  a  froid  au  lieu  de  la  porter 
à  des  camarades  dans  la  tranchée,  pèche  contre  la  patrie. 

Il  vaut  mieux  laisser  cent  femmes  et  enfants  de  l'ennemi 
mourir  de  faim  que  de  laisser  souffrir  un  seul  soldat  alle- 
mand. 

En  guerre,  fleurissent  la  bravoure,  la  discipline  et  la 


\ai         SOUVI'JNIUS   D'UN    VlKUX   CEOtSEtiB 

camaraderie  ;  la  pitié  n'y  pousse  pas.  La  terre  où  pousse 
la  pitié  est  fécondée  par  les  larmes,  le  champ  de  bataille 
par  le  sang. 

Vous  êtes  tragédiens  sous  le  ciel  étoile  et  Dieu  seul 
vous  regarde.  Que  ceux  qui  vous  combattent  avec  la 
plume  de  la  calomnie,  la  sarbacane  de  l'envie,  l'hydre  du 
mensonge,  crachent  sur  vous  et  vous  accusent  devant  le 
suprême  justicier. 

Que  de  châteaux  pillés,  des  villes  ouvertes  anéanties, 
des  vaisseaux  neutres  brisés  sur  nos  mines  dressent  contre 
vous  leur  témoignage  que  du  fond  du  marais  croupi  de 
la  morale,  des  écumeurs  de  toutes  les  nations,  pharisiens 
édentés  à  la  gueule  largement  ouverte,  au  ventre  bedon- 
nant, croassent  contre  nous  :  Droit  des  peuples!  Soyez 
sans  peur,  vos  témoins  sont  vos  victoires.  Quel  juge  vous 
condamnera? 

Un  mot  a-t-il  jamais  renversé  un  chêne  ou  même  agité 
une  feuille?  Et  vous,  soldats,  vous  hésiteriez  devant  ces 
mots?  Guerriers,  devenez  durs... 

P.  C.  Le  chef  d'E.  M.  de  la  D.  E.  S., 
Signé,  :  Frank. 

Copie  conforme  transmise  à  M.  le  médecin  chef  de 
l'hôpital  d'évacuation  n°  3. 

Pendant  cette  période,  je  fis  plusieurs  tournées 
en  torpilleur  pour  inspecter  et  organiser  la  croi- 
sière et  nos  défenses.  Je  me  souviens  notamment 
d'un  voyage  à  Samos  qui  m'a  laissé  des  souvenirs 
bien  pittoresques. 

Je  ne  veux  pas  parler  seulement  de  la  nuit  que 
je  passai  à  Port-Vathy,  la  capitale  de  l'île,  où 
notre  agent  consulaire  m'avait  fait  réserver  la 
«  chambre  d'honneur  »  du  premier  hôtel  de  la 


AUX   DARDANELLES   ET   DANS   L'ARCHIPEL    183 

ville.  Elle  était  probablement  moins  souvent 
habitée  que  les  autres  chambres  de  l'hôtel  et  les 
punaises  qui  la  peuplaient  devaient  par  suite  être 
affamées,  car  leurs  colonies  m'attaquèrent  avec  une 
férocité  telle  que  je  ne  pus  trouver  un  peu  de 
repos  qu'en  m'installant  au  milieu  de  la  pièce, 
dans  un  fauteuil  dont  j'avais,  au  préalable,  placé 
les  quatre  pieds  dans  des  assiettes  remplies  d'eau. 

En  quittant  Port-Iero  pour  Samos,  je  rencon- 
trai dans  le  canal  de  Chio  le  chalutier  Râteau 
commandé  par  le  lieutenant  de  vaisseau  Faurie, 
qui  m'annonça  la  capture  d'un  Allemand  nommé 
Cari  Acker,  signalé  depuis  longtemps  comme  un 
agent  d'espionnage  des  plus  dangereux.  Cet  indi- 
vidu étant  tombé  à  l'eau  au  quai  de  Port-Vathy 
avait  été  sauvé  par  deux  matelots  français,  l'un 
de  la  Henriette,  minuscule  chalutier  commandé 
par  l'enseigne  Auverny,  et  l'autre  du  Râteau. 
Transporté  sur  ce  dernier  navire,  il  avait  été 
reconnu  et  gardé  comme  prisonnier. 

Nous  avions  alors  à  Samos  un  agent  consulaire 
nommé  Missir,  actif  et  très  soucieux  de  nos  inté- 
rêts. Je  le  trouvai  fort  ému  par  cette  capture 
qui  lui  avait  été  racontée  d'une  façon  bien  ori- 
ginale par  le  préfet  de  l'île. 

La  capture  de  Cari  Acker  avait,  d'après  le 
préfet,  été  organisée  comme  dans  un  roman  poli- 
cier. Ravisseurs  postés  sur  le  quai,  au  café  où 
l'intéressé  prenait  paisiblement  chaque  soir  son 


184  SOUVENIRS    D'UN   VIEUX   CROISfcUR 

mastic,  court-circuit  dans  le  courant  électrique 
de  la  ville  au  moment  propice,  poussée  vers  la 
mer  lorsque  le  consommateur  se  levait  un  peu 
inquiet,  bouillon  de  quelques  instants  avant  le 
repêchage  et  enlèvement  final.  On  voit  que  tout 
y  était. 

La  Grèce  avait  depuis  quelque  temps  déjà  pro- 
clamé sa  souveraineté  sur  l'île  de  Samos  et  y  avait 
installé  ses  fonctionnaires  e*t,  bien  que  cette  situa- 
tion n'eût  pas  été  reconnue  officiellement  par  les 
puissances,  elle  était  acceptée  en  fait.  Aussi  les 
protestations  énergiques  du  préfet  accompagnant 
le  récit  que  je  viens  d'ébaucher  avaient-elles  fait 
la  plus  vive  impression  sur  notre  excellent  agent 
consulaire,  entrevoyant  déjà  toutes  les  compli- 
cations diplomatiques  qui  allaient  inévitable- 
ment s'ensuivre  et  qui  risquaient  de  compromettre 
sa  carrière. 

Je  n'eus  pas  beaucoup  de  peine  cependant  à 
rappeler  à  notre  agent  son  rôle  et  les  traditions 
françaises  de  la  famille  Missir  et  je  le  priai  de  ne 
pas  se  considérer  comme  renseigné  par  un  récit 
fort  suspect,  étant  données  les  sympathies  dont 
jouissaient  les  Allemands  en  Grèce  à  cette  époque, 
sympathies  dont  le  préfet  de  Samos  avait  donné 
maintes  fois  des  preuves  vis-à-vis  dudit  Cari 
Acker  lui-même,  dont  les  agissements  constituaient 
cependant  une  violation  ouverte  de  la  neutralité 
grecque  au  détriment  des  Alliés.  Je  lui  dis  que 
mes  premiers  renseignements  me  donnaient  une 


AUX   DARDANELLES   ET   DANS    L'ARCHIPEL    185 

opinion  toute  différente  et  je  l'engageai  à  pro- 
céder lui-même  à  une  enquête  rigoureuse  et  à 
m'en  faire  connaître  les  résultats. 

J'avais  eu  bien  raison  de  compter  avec  l'exa- 
gération si  prompte  à  se  faire  jour  dans  les  cer- 
veaux de  ces  îles  du  soleil,  car,  le  lendemain,  le 
rapport  de  notre  agent  consulaire  remettait  toutes 
les  choses  au  point  !  Le  mastic  est  très  bon  à 
Samos  mais  il  est  très  capiteux  et  il  ne  faut  pas 
dès  lors  s'étonner  si  quelque  consommateur  des 
cafés  du  quai  de  Port-Vathy,  dont  le  pas  est  mal 
assuré,  glisse  et  prend  un  bain  forcé.  Les  eaux 
sont  si  tièdes  en  été  que  le  mal  n'est  pas  grand 
en  général  ;  dans  le  cas  particulier  de  Cari  Acker, 
les  conséquences  en  furent  désastreuses  pour  lui, 
car,  sauvé  par  nos  marins  et  conduit  en  sol  fran- 
çais, c'est-à-dire  sur  un  chalutier  mouillé  à 
quelques  mètres  du  quai,  afin  d'y  recevoir  les 
premiers  soins,  il  vit  son  identité  reconnue  et  fut 
maintenu  en  état  d'arrestation. 

Je  n'avais  vu  dans  cet  épisode  de  la  guerre 
qu'un  accident  fortuit  et  heureux  et  l'amiral 
Nicol,  commandant  l'escadre  des  Dardanelles, 
informé  par  moi  de  la  présence  de  l'agent  alle- 
mand à  bord  du  Râteau,  avait  lui-même  transmis 
par  T.  S.  F.  ses  félicitations  au  commandant  de  ce 
bâtiment.  J'invitai  donc  Missir  à  communiquer 
au  préfet  de  Samos  les  résultats  de  son  enquête 
afin  de  remettre  les  choses  au  point  et  je  conti- 


186         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

nuai  ma  tournée  d'inspection  qui  devait,  trente- 
six  heures  plus  tard,  me  ramener  à  Mitylène. 
C'est  sur  la  route  du  retour  que  je  commençai 
à  prendre  notion  de  l'excellente  qualité  de  la 
capture  que  nous  avions  faite,  par  les  T.  S.  F. 
qui  me  parvinrent. 

Le  préfet  ayant  télégraphié  sa  version,  la  Grèce 
avait  protesté,  les  chancelleries  étaient  en  mouve- 
ment et,  en  cascade,  cela  revenait  vers  l'amiral 
puis  vers  moi. 

9  août,  16  h.  05,  par  T.  S.  F. 

Patrie  à  Latouche. 

Ministre  demande  d'urgence  détails  télégraphiques  sur 
arrestation  du  sujet  allemand  Acker  à  Vathy. 

A  ce  T.  S.  F.  capté  par  le  torpilleur  Arc  sur 
lequel  je  me  trouvais  encore,  je  répondis  en  priant 
l'amiral  d'attendre  l'arrivée  de  mon  rapport. 

Cari  Acker  était  certainement  un  agent  très 
utile  pour  le  gouvernement  allemand  et  plein  de 
qualités,  mais  il  ne  devait  pas  être  chanceux,  car 
les  circonstances  ne  le  favorisèrent  pas.  Dans 
mon  rapport,  j'avais  suggéré  de  nommer  une 
commission  d'enquête  pour  éclaircir  nettement 
cette  affaire,  mais  le  gouvernement  français, 
malgré  toutes  les  présomptions  en  sa  faveur, 
voulut  témoigner  de  son  amitié  pour  la  Grèce  et  il 
donna  l'ordre  de  relâcher  Cari  Acker. 


AUX    DARDANELLES   ET   DANS   L'ARCHIPEL    137 

Hélas,  lorsque  cet  ordre  parvint  à  l'amiral  Nicol, 
il  y  avait  deux  heures  que  l'intéressé  avait  été 
confié  aux  Anglais  et  l'amiral  de  Robeck  qui 
commandait  en  chef  les  forces  alliées  aux  Darda- 
nelles refusa  de  se  dessaisir  d'un  aussi  dangereux 
individu,  sans  ordre  de  son  gouvernement. 

C'est  ainsi  que  Cari  Acker  fut  envoyé  à  Malte. 

Dans  l'intervalle,  il  était  devenu  plus  suspect 
encore.  En  effet,  ayant  été,  lors  de  son  arresta- 
tion, trouvé  porteur  d'une  somme  très  impor- 
tante en  or,  cet  or  fut,  suivant  les  prescriptions 
réglementaires,  échangé  contre  une  somme  équi- 
valente en  billets  de  banque  français.  Fouillé 
de  nouveau  à  Moudros,  on  avait  naturellement 
découvert  ces  billets  et  ses  explications  ayant  été 
trouvées  des  plus  confuses,  il  s'était  produit 
un  malentendu  fâcheux  pour  sa  réputation  qui 
avait  abouti  à  la  confiscation  des  billets  ! 

Je  vous  dis  que  c'était  un  homme  manquant 
de  chance  !... 

Cependant  nos  alliés  lui  réservèrent  à  Malte  un 
gîte  confortable  et  correspondant  à  ses  mérites, 
sans  qu'il  eût  pour  cela  à  débourser  quoi  que  ce 
soit. 

J'y  arrivai  moi-même  deux  semaines  plus  tard 
environ  et,  comme,  dans  l'intervalle,  j'avais  par 
hasard  recueilli  des  renseignements  qui  démon- 
traient de  façon  précise  la  participation  d'Acker 


488         SOUVENIRS   D'UN    VIEUX   CROISEUR 

au  rôle  des  sous-marins  allemands  opérant  dans 
l'Archipel,  je  me  précipitai  chez  le  commandant 
en  chef,  persuadé  d'être  accueilli  avec  la  plus 
grande  reconnaissance.  Mais  cette  histoire  avait 
sans  doute  ennuyé  l'Amiral  de  Lapeyrère  qui, 
fort  aise  de  la  voir  entre  les  mains  de  nos  alliés, 
ne  voulait  plus  en  entendre  parler  et  je  fus  re- 
foulé vers  le  chef  d'état-major  qui,  après  m' avoir 
écouté  d'un  ton  poli,  me  pria,  avec  une  grande 
indifférence,  de  lui  laisser  mes  rapports  !... 

Beaucoup  plus  tard,  j'appris  que  les  démarches 
de  la  reine  Sophie  avaient  fini  par  avoir  gain  de 
cause  auprès  du  gouvernement  britannique  et 
que  Cari  Acker  avait  été  autorisé  à  regagner 
l'Allemagne.  Toutefois,  comme  la  seule  voie  qui 
lui  fût  ouverte  alors  était  la  Bulgarie  et  que  ce 
pays  était  fort  suspect,  il  avait  été  spécifié  que  le 
départ  de  Malte  ne  pourrait  avoir  lieu  «  avant 
que  les  sentiments  de  la  Bulgarie  envers  les  Alliés 
ne  fussent  nets  ». 

Peu  de  temps  après,  la  Bulgarie  entrait  en  guerre 
contre  nous,  fermant  à  Cari  Acker  sa  dernière 
porte  de  rentrée  en  Allemagne.  Il  fallut  bien  le 
conserver  à  Malte  ! 

Peut-être  y  est-il  encore  ! 

J'eus  l'occasion,  pendant  que  j'étais  à  Mity- 
lène,  de  refaire  connaissance  avec  la  compagnie 
Hadji  Daoud,  à  laquelle  appartenait  YIndiana 
que  j'avais  capturé   quelque  temps   auparavant 


AUX   DARDANELLES   ET   DANS    L'ARCHIPEL    489 

à  Mersina.  J'avais  vu  pendant  mon  séjour  à  Mou- 
dros  combien  tous  mes  camarades  souffraient  de 
la  pénurie  de  fruits  et  de  légumes  frais,  qui  n'exis- 
taient là  qu'en  petite  quantité  et  à  des  prix  très 
élevés,  et  je  m'étais  promis,  si  je  le  pouvais, 
d'améliorer  leur  sort.  Je  savais  que  l'île  de  Chio 
était  un  centre  de  production  considérable  de 
fruits  et  de  légumes  ;  il  ne  s'agissait  donc  que 
de  trouver  un  fournisseur,  ce  qui  fut  vite  fait, 
et  un  bateau  que  ledit  fournisseur  promit  de  se 
procurer  lui-même.  La  compagnie  Hadji  Daoud 
était  si  suspecte  alors  que  ses  bâtiments  n'osaient 
plus  naviguer  ;  ceci  permit  d'affréter  à  bon  compte 
un  tout  petit  navire  de  cette  société,  le  Montana, 
qui  reçut  un  permis  particulier  pour  le  service 
auquel  il  allait  se  livrer. 

Si  ce  souvenir  m'est  revenu,  c'est  que  le  capi- 
taine du  Montana  offrait  une  particularité  bien 
spéciale  et  qui  m'a  toujours  fait  penser  que  ce 
bâtiment  n'aurait  pas  dû,  pour  porter  pavillon 
américain,  invoquer  comme  VIndiana  la  loi  de 
l'État  du  Maine  mais  bien  plutôt  celle  de  l'État 
d'Utah.  Ledit  capitaine  passait  en  effet  pour 
avoir  sept  femmes  légitimes,  une  dans  chacune  des 
îles  principales  de  l'Archipel  où  le  service  très 
actif  de  son  petit  navire  le  conduisait  à  faire  de 
courtes  relâches.  Cette  circulation  incessante,  lui 
interdisant  les  longs  séjours  au  port  d'armement, 
en  famille,  il  avait  jugé  préférable  de  s'en  créer 
plusieurs.  Et,  si  toute  cette  histoire  n'a  pas  été 


*»0         SOUVENIRS   D'UN    VIEUX   CROISEUR 

inventée  par  l'interprète  du  Latouche-Tréville,  le 
brave  Handjian,  notre  capitaine  avait  non  seule- 
ment plusieurs  femmes,  mais  aussi  de  nombreux 
enfants  avec  chacune  d'elles. 

Et  ceci  me  rappelle  la  légende  d'un  dessin 
anglais  ;  une  fillette  dit  à  un  officier  de  marine  : 

—  Mon  oncle,  qu'est-ce  que  la  bigamie? 
Et  l'oncle  répond  : 

—  Ma  nièce,  c'est  avoir  deux  femmes  dans  le 
même  port  !... 

C'est  pendant  notre  séjour  à  Port-Iero  qu'eut 
lieu  le  débarquement  anglais  à  Suvla,  lequel  se 
termina  si  malheureusement  par  un  échec.  Il 
avait  été  conservé  parfaitement  secret  et,  s'il 
avait  réussi,  eût  pu  avoir  des  conséquences  très 
sérieuses  ;  mais  il  semble  bien  que  les  troupes  qui 
y  participèrent  manquèrent  de  moyens  et  que 
l'affaire  ne  fut  pas  préparée  assez  soigneusement, 
eu  égard  précisément  aux  conséquences  impor- 
tantes qui  devaient  en  découler. 

Nous  avions  vu  séjourner  sur  rade  de  Port- 
Iero  plusieurs  transports  britanniques  chargés  de 
troupes,  car  pour  dérouter  l'ennemi  on  faisait 
courir  le  bruit,  depuis  un  certain  temps  déjà,  d'un 
projet  de  débarquement  des  Alliés  dans  la  région 
de  Smyrne  ;  le  capitaine  de  vaisseau  Burmester, 
qui  commandait  YEuryalus  à  Mitylène  depuis 
notre  arrivée,  avait  aussi  joué  un  rôle  très  actif 
dans   le   débarquement   des   troupes   anglaises   à 


AUX   DARDANELLES    ET    DANS    L'ARCHIPEL    491 

Suvla.  Pour  toutes  ces  raisons,  nous  nous  intéres- 
sâmes vivement  à  cette  expédition  malheureuse. 

L'équivalent  d'un  échec  aussi  sérieux  venait 
d'ailleurs  de  frapper  le  corps  expéditionnaire  fran- 
çais peu  de  temps  auparavant,  car  le  30  juin  le 
général  Gouraud  avait  été  grièvement  blessé  et 
avait  dû  abandonner  son  commandement. 

C'en  sera  fini  désormais  des  chances  de  succès 
de  l'expédition  des  Dardanelles.  L'amour-propre 
des  Alliés  et  la  ténacité  britannique  la  continue- 
ront longtemps  encore  cependant  ;  mais  doréna- 
vant nous  immobiliserons  seulement  des  forces 
ennemies,  et  au  prix  de  quels  sacrifices,  jusqu'au 
moment  où  l'évacuation  sera  enfin  décidée. 

Au  milieu  d'août,  j'avais  dû  écrire  à  l'Amiral 
pour  lui  annoncer  les  résultats  négatifs  de  la 
tentative  entreprise  pour  rétablir  la  santé  de 
notre  personnel,  par  cette  période  de  repos  à 
Mitylène.  Une  épidémie  de  grippe  venait  de  se 
déclarer  ;  la  forme  en  était  très  bénigne,  mais,  sur 
des  hommes  en  aussi  complet  état  de  réceptivité, 
cela  avait  suffi  pour  faire  croître  immédiatement 
le  nombre  des  exempts  à  un  point  tel  que  je  com- 
mençais à  craindre  d'être  immobilisé  complètement. 
Lorsque  je  reçus,  le  19  août,  l'ordre  de  remettre 
la  direction  de  la  croisière  au  Bruix  et  d'appa- 
reiller aussitôt  prêt  pour  Malte,  nous  avions  un 
quart  environ  de  l'équipage  alité  ou  indisponible. 


192         SOUVENIRS   D'UN  VIEUX  CROISEUR 

Le  20  août,  nous  faisions  route  sur  Malte,  mais 
où  étaient  les  vitesses  d'antan  !...  Nous  avions 
si  peu  de  chauffeurs  valides  qu'il  nous  fallait 
cette  fois  adopter  une  allure  bien  modeste.  Elle 
nous  conduisit  à  destination  cependant  et  le 
23  août,  à  7  heures  du  matin,  nous  nous  amar- 
rions dans  le  port  de  Malte  derrière  le  Diderot. 
Tous  les  cuirassés  étaient  là  et  nous  faisions  bien 
modeste  figure  avec  notre  coque  sale,  notre  tenue 
de  guerre  et  notre  personnel  réduit  et  en  partie 
invisible,  à  côté  de  ces  magnifiques  navires  asti- 
qués, garnis  d'équipages  de  belle  tenue  et  pleins 
d'animation. 


CHAPJTRE  V 

LES    DERNIÈRES    SEMAINES 
DU  COMMANDEMENT 


LE    REPOS    A   TOULON 

Séjour  a  Malte.  —  L'armée  navale  en  général, 
et  plus  particulièrement  Fétat-major  d'armée, 
n'avait  pas  très  bonne  presse  dans  l'escadre  des 
Dardanelles.  ' 

Faut-il  s'en  étonner  et  les  «  gens  de  l'arrière  » 
n'ont-ils  pas  toujours  été  traités  un  peu  sévère- 
ment par  «  ceux  du  front?  »  On  accusait,  dans  les 
carrés,  le  commandant  en  chef  de  trop  se  désin- 
téresser de  ceux  de  ses  bâtiments  qui,  placés  sous 
le  haut  commandement  de  l'amiral  de  Robeck, 
échappaient  pratiquement  à  son  contrôle,  alors 
qu'il  restait  l'intermédiaire  obligatoire  pour  la  pré- 
sentation au  ministre  des  propositions  formulées  en 
faveur  du  personnel  de  cette  escadre  qui  chaque 
jour  se  distinguait  dans  quelque  acte  héroïque. 

193  13 


194         SOUVENIRS   D'UN    VIEUX    CROISEUR 

Je  dois  à  la  vérité  de  déclarer  que  l'atmosphère 
de  Malte  contrastait  tellement  avec  celle  de  Mou- 
dros  que  nous  eûmes  nous  aussi  une  impression 
défavorable  ;  mais  cette  atmosphère  n'était-elle 
pas  provoquée  en  grande  partie  par  l'ignorance 
absolue  dans  laquelle  nos  officiers  et  nos  équi- 
pages étaient  tenus,  comme  le  reste  de  la  France, 
des  faits  et  gestes  de  leurs  camarades? 

L'amiral  Boue  de  Lapeyrère  m'invita  à  dé- 
jeuner et  me  demanda  quelques  détails  sur  notre 
rôle  dans  l'escadre  des  Dardanelles.  Je  ne  laissai 
pas  que  d'être  étonné  lorsque  je  vis  combien  il 
était  peu  au  courant  des  incidents  principaux  de 
l'existence  que  nous  y  avions  menée. 

—  Pourquoi  ne  m'avez-vous  pas  écrit  tout  cela, 
mon  p'tit? 

—  Ma  foi,  amiral,  la  partie  essentielle  de  ce  que 
je  vous  raconte  se  trouve  dans  mes  rapports 
officiels,  mais  bien  des  détails  n'y  figurent  pas 
évidemment,  car  vous  savez  aussi  bien  que  moi 
que  ce  n'est  pas  au  moment  des  actions  les  plus 
dures  que  l'on  fait  les  plus  beaux  rapports.  Moins 
on  a  de  choses  à  raconter  et  plus  volontiers  on 
les  détaille. 

L'amiral  rit  et  me  dit  : 

—  J'irai  demain  à  votre  bord  et  je  remettrai 
moi-même  les  croix  de  guerre  que  votre  per- 
gonnel  a  méritées.  Et  vous  m'écrirez  directement 
pour  me  faire  des  propositions  en  faveur  de  ceux 


DERNIÈRES   SEMAINES   DU   COMMANDEMENT    195 

que  vous  jugez  n'avoir  pas  été  récompensés  pour 
les  services  qu'ils  ont  rendus. 

Et  le  commandant  en  chef  tint  pleinement  sa 
parole.  Dans  la  lettre  que  je  lui  adressai  pour 
accompagner  mes  propositions,  je  lui  disais  : 

...  Le  personnel  placé  sous  mes  ordres  s'est  dépensé 
sans  compter  depuis  le  début  de  la  guerre  dans  un  métier 
très  actif.  Aux  Dardanelles,  il  a  fait,  en  toutes  circons- 
tances, pleinement  son  devoir. 

Au  moment  où  la  fatigue  et  la  maladie  ont  fini  par 
avoir  raison  de  son  courage,  ce  serait  pour  moi  un  très 
gros  crève-cœur  que  de  ne  pas  lui  voir  attribuer  les  récom- 
penses qu'il  a  si  bien  méritées. 

J'eus  la  satisfaction  quelque  temps  après  de  voir 
le  ministre  approuver  mes  propositions,  et  voici 
les  termes  dans  lesquels  le  commandant  en  chef 
les  avait  transmises,  par  une  lettre  dont  il  me  fît 
donner  copie. 

Jults-Ferry,  Malte,  le  5  septembre  1915. 

Monsieur  lk  ministre, 

Je  vous  adresse  ci-joint  un  certain  nombre  de  proposi- 
tions supplémentaires  de  récompenses  qui  ont  été  établies, 
sur  mon  ordre,  par  M.  le  commandant  du  Latouche-Tré- 
ville  et  qui  ont  trait  aux  opérations  auxquelles  a  pris  part 
ce  bâtiment  aux  Dardanelles  depuis  le  26  avril. 

Le  rôle  joué  par  le  Latouche-Tréville  est  glorieux.  En 
toutes  circonstances,  l'état-major  et  l'équipage  se  sont 
distingués  d'une  façon  très  remarquable.  Aussi  suis-je 
heureux  de  vous  transmettre,  en  les  appuyant  très  favo- 
rablement, toutes  les  propositions  formulées  par  le  com- 
mandant de  ce  croiseur. 

Signé  :  De  Lapeyrère. 


196         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

Il  y  avait  bien  longtemps  que  l'amiral  de  Lapey- 
rère  n'en  était  plus  à  faire  ses  preuves  de  courage, 
aussi  cette  appréciation  de  notre  rôle  prenait-elle, 
sous  sa  plume,  une  valeur  à  laquelle  je  fus  parti- 
culièrement sensible. 

La  remise  des  croix  de  guerre  par  le  comman-' 
dant  en  chef  eut  lieu  à  bord  du  Latouche-Tréville 
le  24  août  à  10  heures  du  matin,  et  ce  fut  une  céré- 
monie émouvante  pour  nous.  Sur  les  seize  croix 
de  guerre  avec  palme  qui  étaient  attribuées  au 
bâtiment,  plusieurs  allaient  à  des  camarades  qui 
reposaient  dans  le  paisible  petit  cimetière  de 
Moudros  et  dont  nous  évoquions  le  souvenir. 

Un  certain  nombre  de  citations  d'escadre  ou  de 
division  avaient  aussi  récompensé  maintes  actions 
d'éclat,  mais  je  ne  pouvais  m'empêcher  de  penser 
à  tous  ceux  qui  avaient  fait  simplement  leur 
devoir  mais  auxquels  nulle  occasion  spéciale 
n'avait  permis  de  se  distinguer  et  dont  le  nom 
ne  fut  pas  proclamé  ce  jour-là.  Ceux-là,  c'était 
tout  le  reste  de  cet  équipage  ;  ce  sont  eux  qui  nous 
avaient  donné,  sans  défaillance,  cette  aide  admi- 
rable grâce  à  laquelle  le  Latouche-Tréville  était 
à  l'honneur.  Comment  aurais-je  pu  les  séparer 
des  autres  dans  mon  esprit? 


*  * 


Le  commandant  en  chef  avait,  sur  l'avis  du 
médecin    d'armée,    décidé    de    nous    envoyer    en 


DERNIÈRES   SEMAINES   DU   COMMANDEMENT    197 

France  pour  changer  une  partie  de  l'équipage,  et 
le  lendemain,  25  août,  à  9  heures  du  matin,  nous 
quittions  Malte. 

La  traversée  fut  belle  et,  malgré  la  fatigue  géné- 
rale, le  phénomène  bien  connu  des  marins  fran- 
çais ne  manqua  pas  de  se  produire.  La  vitesse 
augmenta  sans  ordre  assez  sensiblement  et  nous 
donnions  deux  nœuds  de  plus  qu'au  départ  de 
Mitylène,  lorsque  le  27  août,  au  jour,  nous  re- 
connûmes les  côtes  de  Provence. 

A  8  heures  du  matin,  nous  entrions  en  rade  de 
Toulon. 

Le  séjour  a  Toulon.  —  Nous  eûmes  les  hon- 
neurs de  la  presse  dans  notre  grand  port  de  guerre 
et  même  dans  la  presse  parisienne,  bien  que 
notre  incognito  alors  réglementaire  fût  respecté 
et  je  retrouve  un  article  du  Matin,  que  j'eus  la 
surprise  amusée  de  lire  à  Paris  où  je  m'étais 
rendu  pour  deux  ou  trois  jours. 

UN    HÉROÏQUE    REVENANT 

Après  trente-trois  mois  de  mer 

Toulon,  1er  septembre.  —  D'un  correspondant  parti- 
culier du  Matin.  —  C'est  avec  émotion  que  les  Toulonnais 
virent  entrer  récemment  en  rade  un  petit  croiseur  cui- 
rassé qu'ils  avaient  perdu  de  vue  depuis  longtemps  déjà. 

Ce  bâtiment  portait  avec  fierté  une  Ion  ue  flamme  de 
guerre,  symboJe  de  ses  longs  mois  de  campagne. 

Il  avait  déjà  vingt  mois  de  mer  au  moment  de  la  décla- 
ration de  guerre.  A  ce  moment,  on  l'envoya  dans  les  eaux 
d'Orient  où  il  resta  jusqu'à  ces  temps  derniers. 

Tous  ceux  de  nos  u  poilus  »  qui  ont  pris  part  aux  opéra- 


1(8         80UVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

tions  de  Gallipoli  le  connaissent  fort  bien.  C'est  un  petit 
bateau  trapu,  aux  cheminées  enfoncées,  Il  avait  l'air 
d'une  coque  de  noix  au  milieu  des  grandes  unités.  Cepen- 
dant, autant  que  ses  grands  frères,  il  a  soutenu  le  renom 
de  la  marine  française  au  cours  de  cette  campagne  des 
Dardanelles. 

Je  me  suis  entretenu  avec  quelques-uns  de  ses  marins. 
Oh  !  les  braves  gens  !... 

Depuis  trente-trois  mois,  ils  n'avaient  pas  mis  pied 
à  terre.  Là-bas,  aux  Dardanelles,  ils  avaient  pris  part 
aux  opérations  de  toutes  les  journées  des  26,  27  et  28  avril 
puis  des  3,  4  et  5  mai,  sans  compter  de  multiples  opéra- 
tions de  détail.  Entre  temps,  ils  avaient  assuré  un  service 
des  plus  pénibles.  Et  pourtant,  aujourd'hui,  sur  ce  quai 
de  Toulon  où  ils  viennent  de  débarquer,  ils  sont  aussi 
alertes,  aussi  joyeux  que  le  jour  lointain  du  départ. 

L'histoire  dira  un  jour  ce  que  nous  devons  à  l'héroïque 
équipage  de  ce  bateau,  ainsi  d'ailleurs  qu'à  tous  ceux  des 
autres  bâtiments  français  qui  sont  aux  Dardanelles  depuis 
le  commencement  des  hostilités. 

L'amiral  Boue  de  Lapeyrère  avait  tenu,  avant  la  ren- 
trée du  petit  navire  en  rade  de  Toulon,  à  se  rendre  à  bord, 
où  il  remit  aux  officiers  et  aux  matelots  les  croix  de  guerre 
qu'ils  avaient  si  vaillamment  gagnées. 

Le  commandant  en  chef  nous  avait  accordé 
trois  semaines  de  repos  et  je  les  donnai  intégrale- 
ment à  tous  ceux  qui  me  furent  désignés  par  le 
docteur  Plazy.  Les  moins  fatigués  durent  partager 
en  deux  ce  délai  pour  que  tout  le  monde  puisse 
avoir  une  permission.  Enfin  soixante  officiers 
mariniers  et  marins  trop  épuisés  pour  continuer 
la  campagne  furent  envoyés  à  l'hôpital  et  débar- 
qués ;  le  préfet  maritime  n'avait  pu  me  remplacer 
un  plus  grand  nombre  d'hommes,  car  nos  dépôts 
étaient  presque  vides. 


DERNIÈRES   SEMAINES   DU   COMMANDEM  ENT    199 

Nous  eûmes  l'air  d'un  navire  en  réserve  pendant 
cette  période,  mais  lorsque  tout  le  monde  eut 
rallié  et  que  je  passai  l'inspection  de  l'équipage, 
il  me  sembla  ne  voir  que  des  physionomies  nou- 
velles tant  les  visages  de  ces  hommes  qui  avaient 
pu  aller  au  pays,  jusqu'au  fond  de  la  Bretagne, 
et  voir  leurs  parents,  leurs  femmes,  leurs  enfants, 
tous  ceux  dont  les  avaient  privés,  depuis  tant  de 
mois,  leur  vie  dangereuse  et  pénible,  respiraient 
la  joie  et  la  gaieté. 

Il  me  semblait  que  nous  étions  prêts  à  nouveau 
pour  toutes  les  besognes. 

Le  mal  était  plus  profond  pourtant  que  je  ne  le 
supposais,  car  mon  successeur  dut  quelques  se- 
maines plus  tard  prendre  une  mesure  plus  radi- 
cale et 'procéder  au  remplacement  de  la  presque 
totalité  de  l'ancien  équipage. 

A  Toulon,  l'arsenal  remit  en  état  le  carré  des 
officiers  qui  avait  été  ravagé  par  un  obus  le  4  juin 
et  réparé  provisoirement  à  Moudros  par  un  navire- 
atelier  anglais. 

Les  officiers  possédaient  un  piano,  placé  dans 
l'arrière-carré  un  peu  moins  éprouvé,  qui  avait 
été  réduit  à  l'état  d'écumoire  par  les  éclats  du 
projectile.  Les  mécaniciens  avaient  cependant 
réussi  à  rétablir  quelques  octaves  du  milieu  dont 
Bard,  excellent  musicien,  tirait  le  meilleur  parti 
pour  entretenir  la  gaieté  de  ses  camarades.  Ce 
blessé  fut  remplacé,  gratuitement  je  crois,  par  un 


200         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

piano  neuf  et  le  marchand  l'exposa  dans  sa  vitrine 
comme  un  trophée. 

C'est  son  successeur  qui  eut  l'honneur  d'accom- 
pagner les  chansons  du  barde  du  Latouche-Tré- 
ville,  le  gabier  breveté  Lespagnol.  Je  ne  résiste 
pas  au  désir  d'en  reproduire  une  ici.  Les  vers 
en  peuvent  prêter  à  la  critique,  mais  je  m'en  vou- 
drais beaucoup  d'y  apporter  la  moindre  modifica- 
tion et  personne  ne  viendra  contester  le  «  souffle 
lyrique  »  de  cette  poésie  ! 

EN   SOUVENIR   DU    COMBAT   DE    KOUM-KALÉ 
26    AVRIL   1915. 


Le  chant  des  canons  (Air  :  V Ame  des  violons). 

PREMIER    COUPLET 

Il  est  minuit,  la  plaine  s'illumine, 
Et  les  shrapnells  éclatent  avec  bruit. 
Pour  nos  soldats,  la  fête  se  termine. 
Car  l'ennemi  en  déroute  a  fui. 
C'est  la  retraite.  La  mitraille  endiablée 
Hache  les  fuyards  éperdus  dans  le  noir 
De  cette  nuit  par  les  hommes  troublée 
En  s'entre-tuant  dans  le  calme  du  soir. 

REFRAIN 

Écoutez  nos  petits  canons 
Pousser  leur  beau  chant  de  victoire. 
L'auréole  est  autour  des  fronts 
De  leurs  servants  baignés  de  gloire. 
Au-dessus  du  champ  de  carnage, 
Quand  la  fusillade  fait  rage, 


DERNIÈRES   SEMAINES    DU   COMMANDEMENT    201 

Une  voix  souligne  la  chanson, 
C'est  celle  de  nos  petits  canons. 

2e   COUPLET 

Leur  chant  de  guerre  annonce  la  victoire 
De  nos  vaillants  et  superbes  troupiers. 
Les  Turcs  ont  disparu  dans  la  nuit  noire, 
Cinq  cents  des  leurs  sont  restés  prisonniers. 
Pour  enlever  sur  la  côte  asiatique 
La  forteresse  turque  de  Koum-Kalé, 
Marins  et  soldats  de  la  République 
Joyeusement  au  combat  sont  allés. 

REFRAIN 

Écoutez  la  voix  du  canon 
Résonner  là...  Dans  ia  montagne, 
L'écho  répète  la  chanson. 
Au  loin  là-bas  dans  la  campagne 
Constantinople  se  réveille. 
Enver  a  la  puce  à  l'oreille 
Et  von  Der  Goltz  perd  la  raison 
Au  chant  de  guerre  de  nos  canons. 

3e   COUPLET 

Le  lendemain,  le  combat  recommence. 
La  lutte  est  dure,  les  Turcs  sont  nombreux; 
Mais  le  Latouche  est  venu  en  silence, 
Et  pan,  voilà  qu'il  tire  sur  tous  ces  gueux. 
Nos  petits  canons  enveloppés  de  fumée 
Parlent  à  tous  ceux  qu'entourent  l'horizon, 
A  tous  ces  morts  dont  la  plaine  est  semée, 
Tristes  victimes  du  chant  de  nos  canons. 

REFRAIN 

Écoutez-la,  cette  chanson. 

Sa  musique  peut  sembler  cruelle 

Aux  ennemis  de  la  raison, 

Tout  comme  aux  Turcs  des  Dardanelles. 

Mais  à  cette  voix  claironnante 

La  France  soudainement  enfante 


202         SOUVENIRS   DU.N    VIEUX   CROISEUR 

Les  héros  des  fiers  bataillons 

Qui  font  chanter  les  petits  canons. 

4e   COUPLET 

Tremble,  tyran,  oh  !  sinistre  vampire, 
Qui  tel  un  fauve  est  assoiffé  de  sang, 
Tu  n'auras  pas  le  sol  de  cet  empire, 
Car  nous  tuerons  les  vautours  allemands. 
Si,  aveuglés,  les  Turcs  ont  fait  la  guerre 
Pour  le  roi  de  Prusse...  Guillaume  le  maudit, 
Le  vieux  Bosphore  sera  leur  cimetière, 
Tu  leur  auras  préparé  un  bon  lit. 

REFRAIN 

Entends  l'acier  de  nos  canons 
Qui  pénètre  jusqu'aux  entrailles 
D'un  corps  en  décomposition. 
Par  les  Dardanelles  qui  bâillent, 
La  Turquie  de  douleur  chancelle, 
Atteinte  d'une  blessure  mortelle. 
Elle  voudrait  demander  pardon 
Et  meurt  du  chant  de  nos  canons. 

Lespagnol. 


Le  bâtiment  fut  également  caréné  et,  la  coque 
une  fois  nettoyée,  nous  constatâmes  avec  plaisir 
que  les  obus  ennemis  n'y  avaient  laissé  d'autres 
traces  que  deux  renfoncements  sans  importance 
à  l'extrême  avant.  % 

C'était  un  solide  petit  navire  que  le  Latouche- 
Tréville!... 


II 

RETOUR    A    MOUDROS 
LE    DÉBARQUEMENT   DES   ALLIÉS 

A  SALONIQUE 

à 

Nous  avions  reçu  l'ordre  de  rallier  Moudros  et 
le  21  septembre,  à  5  heures  du  soir,  nous  quittions 
Toulon,  heureux  à  la  perspective  de  reprendre 
notre  place  dans  la  fraction  active  de  l'escadre 
des  Dardanelles. 

La  traversée  fut  belle,  sans  incident,  et  le  26, 
à  6  h.  30  du  matin,  nous  mouillions  sur  rade  de 
Moudros. 

La  situation  sanitaire  y  était  assez  médiocre 
et  la  dysenterie  notamment  faisait  des  ravages 
sérieux.  Elle  avait  frappé  l'amiral  Nicol  qui 
avait  dû  rentrer  en  France  et  qui  venait  d'être 
remplacé  par  mon  ancien  chef  sur  la  côte  de  Syrie  : 
le  vice- amiral  Dartige  du  Fournet. 

Ce  dernier  ne  me  laissa  pas  longtemps  inactif, 
car  je  reçus  l'ordre  d'appareiller  trois  jours  après 
mon  arrivée  pour  me  rendre  à  Salonique. 

Mes  instructions  consistaient  à  préparer  le  dé- 
barquement des  Alliés,  en  me  concertant  avec  les 

203 


204  SOUVENIRS   D'UN   VIEUX    CROISEUR 

autorités  grecques  et  notamment,  après  avoir 
déterminé  le  point  le  plus  convenable  pour  le 
mouillage  du  filet  destiné  à  protéger  la  rade 
contre  les  entreprises  des  sous-marins,  à  arrêter 
avec  ces  autorités  les  mesures  les  plus  propres 
pour  que  ce  filet  ne  gênât  pas  le  trafic  commercial. 

Je  devais  en  outre  servir  de  poste  télégraphique 
pour  toutes  les  communications  entre  Salonique 
et  Moudros. 

Ma  mission  dura  une  semaine  et  fut  des  plus 
intéressantes. 

Au  moment  de  mon  départ  pour  Salonique,  les 
pourparlers  se  continuaient  encore  entre  les  Alliés 
et  le  gouvernement  grec  au  sujet  du  débarquement 
des  troupes;  aussi  avais-je  reçu  ordre  de  mettre 
beaucoup  de  discrétion  dans  mes  démarches  et 
de  les  faire  en  costume  civil. 

Mais,  comme  je  l'écrivais  trois  jours  plus  tard  à 
l'amiral,  «  lorsqu'une  mission  militaire  anglaise 
en  uniforme,  accompagnée  de  deux  officiers  fran- 
çais en  uniforme,  s'installe  à  terre  à  l'hôtel,  loue 
des  terrains,  des  maisons  et  fait  les  multiples 
démarches  qui  doivent  nécessairement  précéder 
l'arrivée  des  troupes,  il  devient  difficile  de  parler 
de  discrétion  !...  » 

Je  ne  raconterai  pas  en  détail  les  multiples 
démarches  que  je  fus  conduit  à  faire  tant  auprès 
du  général  Moschopoulos,  commandant  le  corps 
d'armée  grec,  qu'auprès  du  colonel  Messalas,  chef 
de  la  défense  et  commandant  les  forts. 


DERNIÈRES   SEMAINES   DU   COMMANDEMENT    205 

Le  général  Moschopoulos  était  un  charmant 
homme,  francophile  mais  très  loyaliste,  que  j'ai 
retrouvé  avec  bien  du  plaisir  à  Corfou  lorsque  j'y 
fus  envoyé  comme  commandant  de  la  division 
de  la  mer  Ionienne  après  l'armistice.  Son  rôle  à 
l'époque  dont  je  parle  maintenant  était  difficile, 
car  il  y  avait  manifestement  des  résistances  très 
fortes  à  notre  action  de  la  part  du  roi  Constantin 
et  les  tiraillements  qui  se  produisaient  entre  le  roi 
et  le  président  du  Conseil,  M.  Venizelos,  ne  pou- 
vaient manquer  de  se  traduire  par  des  ordres  et  des 
contre-ordres,  qui  gênaient  fortement  ma  mission. 

Le  colonel  Messalas,  qui  paraissait  avoir  ses 
communications  particulières  avec  Athènes,  était, 
en  apparence  au  moins,  plus  favorable  au  débar- 
quement rapide  des  Alliés,  mais  ses  déclarations 
ne  concordaient  pas  toujours  avec  celles  du  gé- 
néral Moschopoulos. 

Notre  consul  général,  qui  m'accompagnait  par- 
fois dans  mes  démarches,  était  à  cette  époque  un 
charmant  homme  dont  la  connaissance  des  Grecs 
et  des  habitudes  de  ce  pays  me  fut  souvent  pré- 
cieuse à  consulter.  C'était  aussi  un  fonctionnaire 
des  plus  zélés,  réglant  d'une  façon  scrupuleuse 
sa  conduite  sur  celle  de  notre  ministre  à  Athènes. 
Nos  communications  télégraphiques,  même  offi- 
cielles, entre  Salonique  et  Athènes,  ayant  été 
coupées  par  le  gouvernement  grec  dès  mon  arrivée, 
cela  rendit  malheureusement  de  ce  fait  sa  colla- 
boration moins  effective. 


206         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

Deux  officiers  fort  intelligents  et  dont  j'eus  à 
Salonique  une  aide  très  utile  furent  aussi  le  colonel 
Braquet,  notre  attaché  militaire  à  Athènes,  et  le 
colonel  Bousquier,  de  l'ancienne  mission  mili- 
taire en  Grèce. 

A 

Au  début  tout  se  passa  assez  bien  et  le  1er  oc- 
tobre, tout  était  prêt  pour  le  mouillage  des  filets 
et  l'arrivée  des  premiers  transports.  Je  venais 
d'en  prévenir  l'amiral  par  T.  S.  F.,  lorsque  je 
fus  informé  par  notre  consul  général  qu'un  aide 
de  camp  du  général  Moschopoulos  était  venu  lui 
faire  une  communication  verbale  pour  lui  dire 
qu'il  empêcherait,  fût-ce  par  la  force,  toute  opé- 
ration de  débarquement.  Quelques  heures  plus 
tard,  le  général  me  confirmait  de  vive  voix  cette 
communication,  conforme  aux  ordres  qu'il  avait 
reçus  de  M.  Venizelos. 

Toutes  les  difficultés  avaient  disparu  le  lende- 
main, mais  les  transports  de  troupes  et  les  mouil- 
leurs de  filets  qui  avaient  été  mis  en  route  le  1er 
étaient  rentrés  à  Moudros  et  l'amiral  se  refusait 
maintenant  à  les  laisser  partir  avant  d'avoir 
reçu  du  gouvernement  français  l'assurance  qu'un 
nouveau  contre-ordre  ne  se  produirait  pas.  Cette 
attitude  était  pleinement  justifiée  par  les  dangers 
que  les  sous-marins  faisaient  courir  à  nos  trans- 
ports de  troupes. 

J'insistai  cependant  pour  profiter  des  bonnes 
dispositions  des  autorités  et  pour  hâter  le  débar- 
quement, mais  ce  n'est  que  le  5  octobre  à  une  heure 


DERN1ÈUES   SEMAINES   DU   COMMANDEMENT    207 

du  matin  que  les  premiers  transports  chargés  de 
matériel  mouillèrent  sur  rade. 

Tout  était  prêt.  Les  filets  avaient  été  mouillés 
et  ils  constituaient  la  première  protection  d'une 
rade  dans  laquelle  les  Alliés  allaient  pendant  des 
mois  envoyer  sans  relâche  du  personnel  et  du 
matériel  pour  aboutir  cette  fois  au  succès  final. 
C'est  en  effet, notre  armée  d'Orient  qui  allait 
trois  ans  plus  tard  remporter  sur  l'ennemi  les 
premières  victoires  décisives  et  préparer  ainsi  la 
capitulation  de  l'armée  allemande. 

Le  dernier  épisode  de  mes  pourparlers  avait 
été  la  lettre  officielle  que  m'adressait  le  4  octo- 
bre au  soir  le  colonel  Messalas  pour  protester 
de  la  violation  de  la  neutralité  de  la  Grèce  du 
du  fait  mouillage  des  filets  contre  les  sous- 
marins. 

J'y  avais  répondu  en  exposant  que,  dans  la 
guerre  moderne,  ces  filets  faisaient  partie  inté- 
grante du  dispositif  de  débarquement  des  troupes 
auquel  le  gouvernement  grec  avait  donné  son 
adhésion  et  que  la  liberté  laissée  aux  autorités 
du  port  d'assurer  elles-mêmes  le  contrôle  de  la 
navigation  au  passage  du  filet  montrait  combien 
j'avais  eu  à  cœur  de  respecter  la  neutralité  de  la 
Grèce. 

Je  ne  sais  pas  trop,  si  cette  question  est  discutée 
plus  tard  par  les  experts  en  droit  international, 
quelle  sera  à  leurs  yeux  la  valeur  de  mon 
argument  !   Elle  ne   fut  pas  trop  mal  jugée  de 


SOUVENIRS   D'UN    VIEUX   CROISEUR 

l'amiral  qui  écrivait  quelques  jours  plus  tard  au 
ministre  : 

...Le  Latouche-Tréville  est  à  Salonique  où  je  l'ai  envoyé 
dès  le  29  septembre  et  où  son  commandant  a  donné  une 
fois  de  plus  sa  mesure,  dans  les  pourparlers  qui  ont  pré- 
paré l'envoi  des  troupes... 

Il  était  temps  que  ma  mission  prît  fin,  car  il 
me  fallut  m' aliter  à  mon  tour.  Pendant  ces 
quelques  jours,  j'avais  dû  mener  une  existence 
fatigante,  faisant  le  jour  de  nombreuses  démarches 
et  appareillant  la  nuit  pour  chercher  dans  le  golfe 
de  Salonique  une  position  me  permettant  de  com- 
muniquer mes  T.  S.  F.  à  l'amiral  avec  nos  mé- 
diocres appareils. 

Cette  situation  s'améliora  un  peu  les  derniers 
jours  lorsque  le  capitaine  de  vaisseau  Larken, 
venu  avec  le  Doris  pour  régler  le  mouillage  des 
filets  anglais,  se  chargea  de  mes  messages,  mais 
je  ne  pus  empêcher  néanmoins  la  petite  crise  de 
dysenterie  qui  m'avait  frappé  de  faire  des  progrès. 

Les  bons  soins  de  Plazy  et  du  repos  me  remirent 
toutefois  assez  promptement  et  j'étais  déjà  sur 
pied  lorsque,  quelques  jours  plus  tard,  le  général 
Sarrail,  le  nouveau  commandant  en  chef  de 
l'armée  d'Orient,  arriva  sur  rade  de  Salonique  à 
bord  de  la  Provence. 

C'est  par  un  de  ses  officiers  d'ordonnance  que 
j'appris,  tout  à  fait  fortuitement,  que  je  venais 
d'être  promu  capitaine  de  vaisseau. 


III 

LE    DEPART 

C'est  le  25  octobre  que  je  quittai  le  com- 
mandement du  Latouche-Tréville.  Le  vice-amiral 
Moreau,  nommé  au  commandement  de  l'escadre 
de  Syrie,  m'avait  fait  l'honneur  de  me  demander 
d'être  son  chef  d'état-major  ;  j'avais  accepté  et 
il  me  fallait  partir  sans  attendre  mon  successeur. 

J'avais  le  cœur  serré  ce  jour-là,  lorsque,  à 
8  heures  du  matin,  après  avoir  salué  le  drapeau 
en  commun,  je  dus  faire  mes  adieux  à  tous  ceux 
qui  m'avaient  si  vaillamment  secondé  depuis 
seize  mois  et  ma  voix  n'était  pas  toujours  très 
assurée  en  prononçant  les  quelques  mots  que 
voici  : 

Équipage, 

Je  vous  ai  réunis  pour  vous  faire  mes  adieux,  mais  ce 
sont  aussi  des  souhaits  que  je  veux  vous  adresser. 

Vous  avez  connu  des  heures  glorieuses  dont  chacun 
peut  être  fier.  Et  d'avoir  été  aux  Dardanelles  sur  le 
Latouche-Tréville  restera  toujours  un  titre  de  gloire. 

De  tout  mon  cœur,  je  vous  souhaite  de  revoir  des 
moments  pareils. 

Mais  rappelez-vous  en  toutes  circonstances  que  «  no- 
blesse oblige  »  et  que  ceux  qui  ont  l'honneur  de  fouler 

209  \  4 


210         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

du  pied  le  pont  de  ce  navire  où  a  coulé  le  sang  de  nos 
camarades  ont  le  devoir  d'être  les  premiers  à  la  peine  et 
au  danger. 

Maintenant,  je  dois  vous  quitter  et  vous  sentez  bien  que 
ce  n'est  pas  sans  tristesse.  J'ai  rencontré  parmi  vous  trop 
de  braves  cœurs  pour  pouvoir  m'en  séparer  sans  regrets. 

J'ai  aussi  vécu  ici  des  heures  trop  belles  pour  qu'un  peu 
de  mon  âme  ne  reste  pas  attachée  à  ce  navire  en  en  fai- 
sant quelque  chose  de  vivant. 

Aussi  bien,  soyez  certains  que,  de  près  comme  de  loin, 
je  ressentirai  vos  joies  et  vos  peines  et  je  compatirai  à 
celles-ci  comme  je  tressaillerai  de  plaisir  aux  premières. 

Adieu,  mes  amis,  et  puissiez-vous  vivre  encore  de  belles 
heures  pour  la  Marine  et  pour  la  France. 

Vive  la  France  ! 

Le  lendemain  soir,  je  quittais  Salonique  à  bord 
de  la  Jeanne-d'Arc  et,  après  avoir  franchi  la 
passe,  je  restai  longtemps  à  contempler  la  silhouette 
du  vieux  petit  croiseur  qui  montait  la  garde  aux 
filets  et  sur  lequel  je  laissais  tant  de  mon  passé. 
Mais  la  vie  marche  et,  à  cette  époque  moins  que 
jamais,  il  ne  pouvait  être  question  de  regarder 
en  arrière.  J'avais  d'ailleurs  la  satisfaction  de 
savoir  que  le  Latouche-T réville  allait  être  en  de 
bonnes  mains,  celles  de  mon  ami  le  commandant 
Gazenave. 

Sa  première  lettre,  reçue  à  Port-Saïd,  fut  pour 
me  donner  des  nouvelles,  qu'il  savait  m'être  pré- 
cieuses, du  navire  auquel  je  restais  lié  par  de  si 
beaux  souvenirs  et  cette  lettre  contenait  des 
passages  touchants  : 

...Savez-vous  qu'on  se  sent  humble  quand  on  vient 
du  Waldeck- Rousseau  sur  le  Latouche-Tréville?  Ici  chacun 


DERNIÈRES   SEMAINES  DU   COMMANDEMENT    211 

a  un  peu  figure  de  héros  et,  hier,  tandis  que  votre  patron 
de  baleinière,  la  poitrine  parée  de  la  croix  de  guerre, 
menait  avec  vigueur  son  armement,  j'éprouvais  quelque 
honte  de  mon  indignité  et  j'avais  envie  de  lui  passer  la 
barre. 


FIN 


Hôtel  Kaiserhof, 
Berlin,  26  juin   1920. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 

Préface  du  général  Gouraud vu 

Avant-propos ix 


CHAPITRE  PREMIER 

LA  PRISE   DE   COMMANDEMENT 
DERNIÈRES    SEMAINES    DE    PAIX 

I.  —  De  la  rue  Royale  à  Smyrne 1 

II.  —  Quarante  jours  dans  l'Archipel 6 

CHAPITRE  II 

LES   PREMIÈRES   SEMAINES    DE   GUERRE 

I.  —  ABizerte 23 

II.  —  Croisières  sur  les  côtes  marocaines 29 

III.  —  Nous  rallions  l'armée  navale 56 

CHAPITRE  III 

LES   CROISIÈRES    DE   BLOCUS 

I.  —  Le  blocus  du  canal  d'Otrante 67 

II.  —  Croisière  sud  de  Messine 72 

III.  —  Croisière  cap  Bon-île  Marittimo 73 

21S 


214         SOUVENIRS   D'UN   VIEUX   CROISEUR 

Page». 

IV.  —  Croisière  Bizerte-Sardaigne 77 

V.  —  Le  blocus  des  côtes  de  Syrie 100 


CHAPITRE  IV 

AUX   DARDANELLES    ET   DANS    L'ARCHIPEL 

I.  —  Aux  Dardanelles.  —  La  période  des  com- 
bats    113 

II.  —  La  chasse  aux  sous-marins 154 

III.  —  Le  blocus  de  la  côte  d'Asie  Mineure 173 

CHAPITRE  V 

LES    DERNIÈRES    SEMAINES    DU    COMMANDEMENT 

I.  —  Le  repos  à  Toulon 193 

II.  —  Retour  à  Moudros.  Le  débarquement  des 

Alliés  à  Salonique 203 

III.  —  Le  départ 209 


PARIS 

TYPOGRAPHIE    PLON-NOURRIT    ET    Gie 

8,  rue  Garancière 


BRIGHAM  YOUNG  UNIVERSITY 


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