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Full text of "Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie, le Thibet, et la Chine pendant les années 1844, 1845 et 1846"

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I • GENERAL LIBRARY 



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Mvmis m nmi 



LA TARTARIE, LE THIBET ET LA CHINE. 



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> «■'"' 



PARIS. —IMPRIMERIE D'ADRIEN LE CLRRB ET C^^ 
Rue Cassette, 29, près Saint-Sulpice. 



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SOUVENIRS m VOYAGE 



DANS 



LA TARTARIE, LE THIBET ET LA CHINE 

PENDANT LES ANNÉES 1844, 1845 bt 1846, 

PAR M. HUG, 

PBlftTltB-HISStONNAIKK DE LA COIfGKÉGATION DE SAlltT-LAZAlE. 



Dilatet Deus Japbetb, et habitet in 
ubernacalis Sem. Gbnes. ix, 37. 




PARIS. 

LIBRAIRIE D'ADRIEN LE CLERE ET G<^ 

lUrnillEUBS DB ICOTEE SAINT PRRE f.R PAPE ET DR l'aRCHEV^CIIB, 

BUB CaSSBTTB, 29, PBÈS SAINT-SULPICE. 

1830. 



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1>S 

V.l 



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S.io. S5 

^^ SOimtS Dl MAGE 



DANS LA 



TARTARIE, LE THIBET ET LA CHINE. 



TARTARIE. 



X 



CHAPITRE PREMIER. 

Mission française de Pékin. -^ Goup-d'œil sur le royaume de Ouniot. 
—Préparatifs du départ. — Hôtellerie tartaro-chinoise.— Change- 
ment de costume.— Portrait et caractère de Samdadchiemba.— Satti- 
Oula (la bonne montagne].— Frimas et brigands de Satn-Oula,^ 
— Premier campement dans le désert. — Grande forêt impériale.— 
Monuments bouddhiques sur le sommet des montagnes.— Topogra- 
phie du royaume de Gec/ieA;/en.— Caractère de ses habitants.— 
Tragique exploitation d'une mine dV.— Deux Mongols demandent 
qu*on leur tire Thoroscope.— Aventure de Samdadchiemba.— En- 
virons de la ville de ToUm-Noor. 



La Mission française de Pékin^ jadis si florissante sous 
les premiers empereurs de la dynastie tartare-mandchoue^ 
avait été désolée et presque détruite par les nombreuses 
persécutions de Kia-King (i). Les Missionnaires avaient 
été chassés ou mis à mort; et en ce temps FEurope était 

(1) Cinquième empereur de la dynastie tartarc-mandchoue. Il monta 
sur le trùne en 1799. 

T. I. 1 



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â VOYAGE DANS LA TARTARIB. 

dans de trop grandes agitations, poor qu'on pût aller au se- 
cours de ces chrétientés lointaines. Long-temps eUes fu- 
rent presque abandonnées ; aussi, quand les Lazaristes fran- 
çais reparurent à Pékin, ils ne trouvèrent plus que débris et 
ruines. Grand nombre de chrétiens, pour se soustraire aux 
poursuites de Fautorité chinoise, avaient passé la grande 
muraille, et étaient allés demander aux déserts de la Tar- 
tarie un peu de paix et de liberté, vivant çà et là de quel- 
ques coins de terre que Ie§ Mongols leur permettaient de 
cultiver. A force de persévérance, les Missionnaires fini- 
rent par réunir ces chrétiens dispersés, se fixèrent au mi- 
lieu d'eux, et dirigèrent de là Fancienne Mission de Pékin, 
confiée immédiatement aux soins de quelques Lazaristes 
chinois. Les Missionnaires français n'auraient pu, sans im- 
prudence, s'établir comme autrefois au sein de la capitale 
de FEmpire. Leur présence eût compromis Favenir de cette 
Mission à peine renaissante. 

En visitant les chrétiens chinois de la Mongolie, plus 
d'une fois nous eûmes occasion de faire des excursions 
dans la Terre-des-herbes (1), et d'aller nous asseoir sous 
la tente des Mongols. Aussitôt que nous eûmes connu ce 
peuple nomade, nous Faim&mes, et nous nous senlimes 
au cœur un grand désir de lui annoncer la loi évangélique. 
Nous consacrâmes dès lors tous nos loisirs à l'étude des 
langues tartares. Dans le courant de l'année 1842^ le saint- 
siége vint mettre enfin le comble à nos vœux^ en érigeant 
la Mongolie en vicariat apostolique. 
[^ Vers le commencement de Fannée 1844, arrivèrent les 

(1) Nom par lequel on désig^ae les [>ayg incultes de la Tartarie. — 
îsaO'Ti. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 5 

courriers de Si^Wang (1), petite chrétienté chinoise, ou le 
Vicaire apostolique de Mongolie a fixé sa résidence épisco- 
pale. Le Prélat nous envoyait ses instructions pour le 
grand voyage que nous étions sur le point d^entreprendre, 
dans le dessein d'étudier le caractère et les mœurs des Tar- 
tares, et de reconnaître, s'il était possible, retendue et les 
limites du vicariat. Ce voyage, que nous méditions depuis 
long-temps, fut enfin arrêté; et nous envoyâmes un jeune 
Lama, nouvellement converti, à la recherche de quelques 
chameaux que nous avions mis au pâturage dans le 
royaume de Naiman. En attendant son retour, nous nous 
hâtâmes de terminer les ouvrages mongols, dont la rédac- 
tion nous occupait depuis quelque temps. 

Nos petits livres de prières et de doctrine étaient i»*éts; 
mais notre jeune Lama n'avait pas encore paru. Nous pen* 
sions pourtant qu'il ne pouvait guère tarder. Nous quittâ- 
mes donc la vallée des Eaux-Noires (2) , pour aller Fattendre 
aux Gorges-^oniiguës (3). Ce dernier poste nous paraissait 
plus favorable pour faire les préparatifo de notre voyage. 
Cependant les jours s'écoulaient dans une vaine attente ; 
les fi*atchears de l'automne commençaient à se faire pi- 
quantes, et nous redoutions beaucoup de commencer nos 
courses à travers les déserts de la Tartarie, pendant les 
froidures de l'hiver. Nous résolûmes donc d'envoyer à la 
découverte de nos chameaux et de notre Lama. Un Caté- 
chiste de bonne volonté, homme d'expédition et bon mar- 
cheur, se mit en route. Au jour fixé il fut de retour. Mais 

(1) Petit village chinois, situé au nord de la grande muraille , et 
éloigné de Suen-Hoa-Fou d*une journée de chemin. 

(2) Hé-Chuy. — (8) Pié-Ué-Keou. 



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4 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

ses recherches avaient été à peu près infructueuses. Seule- 
ment il avait appris d'un Tartare, que notre Lama était 
parti depuis quelques jours pour nous reconduire nos cha* 
Hieaux. Aussi, grande fut la surprise du courrier, quand il 
sutque personne n'avait encore paru.... Comment, disait-il, 
est-ce donc que j'ai le jarret meilleur qu'un chameau? Us 
sont partis de iVaeman avant moi..., et me voici arAvé 
avant eux ! Mes Pères spirituels, encore un jour de pa- 
tience^ je réponds que chameaux et Lama tout sera ici de- 
main... Plusieurs jours se passèrent, et nous étions toujours 
dans la même position. Nous renvoyâmes le courrier en- 
core une fois à la découverte, en lui recommandant d'aller 
jus(|uc sur les lieux mômes où les chameaux avaient été 
mis au pâturage, de voir les choses de ses propres yeux, 
sans se fier aux rapports de qui que ce fût. 

Pendant ces jours de pénible attente, nous continuâmes 
d'habiter les Gorges-^ontiguës, pays tartare dépendant du 
royaume Ouniot (1). Ces contrées paraissent avoir été bou- 
leversées par de grandes révolutions. Les habitants actuels 
prétendent que, dans les temps anciens, le pays était occupé 
par des tribus coréennes. Elles en auraient été chassées par 
les guerres, et se seraient réfugiées dans la presqu'île qu'elles 
possèdent encore aujourd'hui, entre la mer Jaune et la mer 
du Japon. On rencontre assez souvent, dans cette partie de 
la Tartarie, des restes de grandes villes, et des débris de 
châteaux-forts assez semblables à ceux du moyen-âge de 
l'Europe. Quand on fouille parmi ces décombres, il n'est 

(1) Malgré le peu dMmportânce des tribus tartares, on leur donnera 
le nom de royaume, parce que le chef de ces tribus est appelé Wmig 

(Koi). 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 5 

pas rare de trouver des lances, des flèches, des débris 
dlnstruments aratoires, et des urnes remplies de monnaies 
coréennes. 

Vers le milieu du dix-septième siècle, les Chinms com- 
mencèrent à pénétrer dans ce pays. A cette époque il était 
encore magnifique; les montagnes étaient couronnées de 
belles forêts, les tentes mongoles étaient disséminées çà 
et là dans le fond des vallées parmi de gras pâturages. 
Pour un prix très-modique, les Chinois obtinrent la per- 
mission de défricher le désert. Peu à peu la culture fit des 
progrès; les Tartares furent obligés d'émigrer, et de pousser 
ailleurs leurs troupeaux. Dès lors le pays changea bientôt 
de face. Tous les arbres furent arrachés, les forêts dispa- 
rurent du sommet des montagnes, les prairies furent in- 
cendiées, et les nouveaux cultivateurs se hâtèrent d'épuiser 
la fécondité de cette terre. 

Maintenant ces contrées ont été presque entièrement en- 
vahies par les Chinois; et c'est peut-être à leur système de 
dévastation, qu'on doit attribuer cette grande irrégularité 
des saisons qui désole ce malheureux pays. Les sécheresses 
y sont fréquentes, presque chaque année les vents du prin- 
temps dessèchent les terres. Le ciel prend un aspect sinis- 
tre, et les peuples effrayés sont dans l'attente de grandes 
calamités. Les vents redoublent de violence, et durent quel- 
quefois jusque bien avant dans la saison de Tété. On voit 
alors la poussière s'élever par tourbillons au haut des airs; 
l'atmosphère devient obscure et ténébreuse; et souvent en 
plein midi on est environpédes horreurs de la nuit, ou plu- 
tôt d'une obscurité épaisse, palpable, en quelque sorte, et 
mille fois plus affreuse que la nuit la plus sombre. Après 



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6 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

ces ouragans la pluie ne se fait pas long-temps attendre. 
Mais alors on la redoute plus qu'on ne la désire; car d'or- 
dinaire elle tombe avec fureur. Quelquefois le ciel se brise 
et s'ouvre brusquement, en laissant échapper tout à coup, 
comme une immense cascade, toute Teau dont il était 
chargé; bientôt les champs et les moissons disparaissent 
sous une mer boueuse, dont les énormes vagues suivent la 
pente des vallées, et entraînent tout sur leur passage. Le . 
torrent s'écoule avec vitesse, et quelques heures suflSsent 
pour que le sol reparaisse. Mais plus de moissons, presque 
plus même de terres végétales. U ne reste que des ravins 
profonds, encombrés de gravier, et où il n'y a plus d'es* 
pérance de pouvoir désormais faire passer la charrue. 

La grêle tombe fréquemment dans ce malheureux pays, 
et souvent elle est d'une grosseur extraordinaire. Nous 
y avons vu des gréions de la pesanteur de douze livres. U 
sufiSt quelquefois d'un instant pour exterminer des trou- 
peaux entiers. En 1843, pendant le temps d'un grand orage, 
on entendit dans les airs comme le bruit d'un vent terrible; 
et bientôt après il tomba dans un champ, non loin de notre 
maison, un morceau de glace plus gros qu'une meule de 
moulin. On le cassa avec des haches, et quoiqu'on fllt au 
temps des plus fortes chaleurs, il fut trois jours à se fondre 
entièrement. 

Les sécheresses et les inondations occasionnent quel- 
quefois des famines qui exterminent les habitants. Celle 
de 1832, douiième année du règne de Tao^Komng (i), est 
la plus terrible dont on ait entendu parler. Les Chinois di« 

(1) Sixième empereur de la dynastie tartare-mandchoue. Il occupe 
aujourd'hui le trône impérial. 



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VOYAGE DANS LA TARTARlE. 7 

sent qu'elle Ait partout annoncée par un pressentiment 
général dont on n'a jamais pu se rendre compte. Pen-- 
dant rhiver de 4831, il se répandit une sinistre rumeur. 
L'année prochaine, disait-on, il n'y aura ni pauvre ni riche ; 
le sang couvrira les montagnes; les ossements rempliront 
les vallées: ou fou, oukioung; hue man ehan, kou man 
tchouan. Ces paroles étaient dans toutes les bouches, et 
les enfimts les répétaient dans leurs jeux. On était dominé 
par ces sinistres appréhensions, quand commença l'an- 
néel832. Le printemps et l'été se passèrent sans pluies; 
en automne les gelées arrivèrent, que les moissons étaient 
encore en herbe; tout périt, la récolte fut entièrement 
nulle. La population se trouva bientôt réduite au plus 
grand dénûment. Maisons, champs, animaux, tout fut 
échangé contre du grain , qui se vendait alors au poids de l'or. 
Quand on eut achevé de dévorer l'herbe des montagnes , 
on fouilla dans la terre pour en extraire jusqu'aux racines. 
L^effrayant pronostic, qui avait été répété si souvent, eut 
tout son accomplissement. Plusieuro trouvèrent la mort 
sur les montagnes, où ils s^étaient traînés pour ramasser 
quelques brins d'herbe. Les cadavres jonchaient les che-« 
mins, les maisons en étaient encombrées, des villages en- 
tiera furent éteints jusqu'au dernier habitant. Il n'y avait 
ni pauvre ni riche; la famine avait passé sur tout le monde 
son impitoyable niveau. 

C'était dans ce triste pays que nous attendions avec 
quelque impatience le courrier que nous avions envoyé 
dans le royaume de Naiman, Le jour que nous avions fixé 
pour son retour arriva; beaucoup d'autres s'écoulèrent en- 
core; mais toujours point de chameaux, point de Lama, et 



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8 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

ce qui nous paraissait le plus étonnant, point de courrier 
non plus. Nous étions poussés à bout; nous ne [pouvions 
vivre plus long-temps dans cette douloureuse et inutile at- 
tente. Nous imaginâmes d'autres moyens, puisque ceux 
que nous pensions avoir entre les mains s'étaient évanouis. 
Le jour du départ fut irrévocablement fixé ; il fut en outre 
réglé, qu'un chrétien nous conduirait avec soncharriot jus- 
qu'à Tolon-NooTy éloigné des Garges-contiguës de près de 
cinquante lieues. XTolon-^Noor, nous renverrions ce con- 
ducteur temporaire, pour nous enfoncer seuls dans le dé- 
sert, et poursuivre ainsi notre pèlerinage. Ce projet faisait 
peur aux chrétiens ; ils ne comprenaient pas comment deux 
Européens pouvaient seuls entreprendre un long voyage 
dans un pays inconnu et ennemi; mais nous avions des 
raisons pour tenir à notre résolution. Nous ne voulions pas 
de Chinois pour nous accompagner. D nous paraissait ab« 
solument nécessaire de briser enfin les entraves dont on a 
su envelopper les Missionnaires de Chine. Les soins pré- 
cautionneux, ou plutôt la pusillanimité d'un Catéchiste ne 
nous valait rien dans les pays Tartares; un Chinois eût été 
pour nous un embarras. 

Le dimanche, veille de notre départ, tout était prêt'; nos 
deux petites malles étaient cadenassées, et les chrétiens 
étaient déjà venus nous faire leurs adieux. Cependant,' à la 
grande surprise de tout le monde, ce dimanche même, au so- 
leil couchant, le courrier arriva. A peine eut-il paru, que, 
sur sa figure triste et déconcertée, il nous fut aisé de lire les 
fâcheuses nouvelles qu'il apportait. — Mes Pères spirituels, 
dit-il, les choses sont mauvaises; tout est perdu, il n'y a 
plus rien à attendre; dans le royaume de Natman, il 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

n'existe plus de chameaux de la sainte Église. Le Lama» 
sans doute, a été tué; à mon avis, le diable est pour 
beaucoup dans cette aifaire. 

Les doutes et les craintes font souvent plus souifrir que 
la certitude du mal. Ces nouvelles, quoique accablantes, 
nous tirèrent de notre perplexité, sans changer en rien le 
plan que nous avions arrêté. Après avoir subi les longues 
condoléances de nos chrétiens, nous allâmes nous coucher, 
bien persuadés que cette nuit serait enfin celle qui précé- 
derait notre vie nomade. 

La nuit était déjà bien avancée, lorsque, tout à coup, 
des voix nombreuses se firent entendre au dehors^ des 
coups bruyants et multipliés ébranlaient la porte de notre 
habitation. Tout le monde se lève à la hâte; notre jeune 
Lama, les chameaux, tout était arrivé! ce fut comme une 
petite révolution. L'ordre du jour fut spontanément 
changé. Ce ne serait plus le lundi qu'on partirait , mais 
bien le mardi ; ce ne serait pas en charrette, mais bien avec 
des chameaux, et tout^à-fait à la manière tartare. On alla 
donc se recoucher avec enthousiasme, mais on se garda 
bien de dormir^ chacun de son côté dépensa les rapides 
heures de la nuit à former des plans sur le plus prompt 
équipement possible de la caravane. 

Le lendemain, tout en faisant les préparatifs pour le dé- 
part, notre Lama nous donna les raisons de son inexpli- 
cable refard. D'abord il avait éprouvé une longue maladie ; 
ensuite il avait été long-temps à la poursuite d'un cha- 
meau qui s'était échappé dans le désert ; enfin il avait été 
obligé de se rendre au tribunal pour se faire restituer un 
mulet qu'on lui avait volé. Un procès, une maladie, dos 



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iO VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

animaux perdus, étaient des raisons plus que suflSsantes 
pour le faire absoudre de son retard. Notre courrier était 
le seul qui ne participât point à la joie générale; car il était 
clair pour tout le monde, quHl s'était malbabilement tiré de 
la mission qui lui avait été confiée. 

La journée du lundi fut entièrement employée à réqui«* 
pement de la caravane. Tout le monde fut mis à contribu- 
tion. Les uns travaillaient à la réparation de notre maison 
de voyage, ou pour parler plus clairement, les uns rapié- 
çaient une tente de grosse toile bleue, pendant que d*au- 
très nous taillaient une bonne provision de clous de bois. 
Ici on récurait un chaudron de cuivre jaune, on consolidait 
un trépied disloqué; ailleurs on nous fabriquait des cordes, 
on rajustait les mille et une pièces des bâts de chameaux. 
Tailleurs, charpentiers, chaudronniers, cordiers, bourre- 
liers, gens de tout art et de tout métier abondaient dans la 
petite cour de notre habitation. Car enfin, grands et petits, 
tous nos chrétiens voulaient et entendaient que leurs Pères 
spirituels ne se missent en route que munis de tout le 
confortable possible. 

Le mardi matin, il ne restait plus qu*à perforer les na^ 
seaux des chameaux, et faire passer dans le trou une che- 
ville de bois qui devait en quelque façon servir de mors. 
Ce soin fut laissé à notre jeune Lama. Les cris sauvages et 
perçants que poussaient nos pauvres dromadaires, pendant 
cette douloureuse opération, eurent bientôt rassemblé tous 
les chrétiens du village. En ce moment notre Lama de- 
vint exclusivement le héros de l'expédition. La foule était 
rangée en cercle autour de lui. Chacun voulait voir com- 
ment, en tirant par petits coups la corde qui était attachée 



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' VOYAGE DANS LA TARTARIE. 11 

à la cheville enclavée dans le nez des chameaux, il savait 
les faire obéir et les faire accroupir à volonté. C'était chose 
nouvelle et curieuse pour les Chinois, que de voir notre 
Lama arranger et ficeler sur le dos des chameaux les ba- 
gages des deux Missionnaires voyageurs. Quand tout fut 
prêt, nous bûmes une tasse de thé, et nous nous rendîmes 
à la chapelle. Les chrétiens chantèrent les prières du dé- 
part; nous reçûmes leurs adieux mêlés de larmes, et nous 
nous mimes en route. Samdadchiemba(l), gravement placé 
sur un mulet noir de taille rabougrie, ouvrait la marche en 
traînant après lui deux chameaux chargés de nos bagages; 
puis suivaient les deux Missionnaires, MM. Gabet et Hue : 
le premier, monté sur une grande chamelle; l'autre sur 
un cheval blanc. 

Nous partîmes, bien décidés à abdiquer nos anciens usa- 
ges, et à nous faire Tartares. Cependant nous ne fûmes pas 
tout d'un coup, et dès notre premier pas, entièrement dé- 
barrassés du système chinois. Outre que nous nous étions 
mis en marche, escortés de chrétiens chinois, qui les uns 
à pied, les autres à cheval, nous accompagnaient un instant 
par honneur, nous devions prendre pour étape de notre 
première journée une auberge tenue par le grand Caté- 
chiste des GorgeS'Contigues. 

La marche de notre petite caravane ne s'exécuta pas 
tout d'abord avec un plein succès. Nous étions encore no- 
vices, et tout-à-fait inexpérimentés dans l'art de seller et 
de conduire des chameaux; aussi presque à chaque instant 
nous étions obligés de faire halte, tantôt pour arranger 

; (1) Nom thibétain de notre chamelier. 



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12 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

quelque bout de corde ou de bois qui blessait les animaux, 
tantôt pour consolider nos bagages mal assurés , et qui 
sans cesse menaçaient de chavirer. Malgré ces retards con- 
tinuels nous avancions pourtant; mais c'était toujours avec 
une inexprimable lenteur. Après avoir parcouru trente* 
cinq lis (1), nous sortîmes des champs cultivés, pour entrer 
dans la Terre-des- herbes. La marche fut alors plus r^u« 
lière; les chameaux se trouvaient plus à leur aise au mi« 
lieu du désert, et leurs pas semblaient devenir plus ra« 
pides. 

Nous gravîmes une haute montagne ; mais les droma- 
daires savaient se dédommager de la peine qu ils prenaient, 
en broutant à droite et à gauche de tendres tiges de su- 
reau, ou quelques feuilles de rosier sauvage. Les cris que 
nous étions obligés de pousser, pour aiguillonner ces ani- 
maux nonchalants, allaient donner Tépouvante à des re- 
nards, qui sortaient de leurs tanières et s'enfuyaient à noire 
approche. A peine fûmes-nous arrivés sur le sommet de 
cette montagne escarpée, que nous aperçûmes dans l'en- 
foncement Tauberge chrétienne de Yan-Pa-Eul. Nous nous 
y acheminâmes, et la route nous fut continuellement tra- 
cée par de fraîches et limpides eaux, qui, sortant des flancs 
de la montagne, vont se réunir à ses pieds et forment un 
magnifique ruisseau qui entoure l'auberge. Nous fûmes re- 
çus par l'aubergiste en chef, ou en style chinois, par /'m- 
tendant de la caisse. 

On rencontre quelquefois dans la Tartarie, non loin des 
frontières de Chine, quelques auberges isolées au milieu 

(l) Le li chinois est le dixième do la lieue de France, 



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VOYAGE DAISS LA TAUTARIE. 45 

du désert -, elles se composent ordinairement d'une im- 
mense enceinte carrée, formée par de longues perches en- 
trelacées de broussailles. Au milieu de ce carré est une mai- 
son de terre, haute tout au plus de dix pieds. A part quel- 
ques misérables petites chambres à droite et à gauche, le 
tout consiste en un vaste appartement, qui sert à la fois de 
cuisine, de réfectoire et de dortoir. Quand les voyageurs 
arrivent, ils se rendent tous dans cette grande salle, essen- 
tiellement sale, puante et enfumée. Un long et large kang 
est la place qui leur est destinée. On appelle kang une fa- 
çon de fourneau qui occupe plus des trois quarts de la 
salle. U s'élève à la hauteur de quatre pieds, et la voûte en 
est plate et unie : sur ce kang est une natte en roseaux; 
les personnes riches étendent de plus sur cette natte des 
tapis de feutre ou'des pelleteries. Sur le devant, trois im- 
menses chaudières incrustées dans de la terre glaise ser- 
vent à préparer le brouet des voyageurs. Les ouvertures 
par ou Ton chauffe ces marmites monstrueuses, com- 
muniquent avec rintérieur du kang, et y transmettent la 
chaleur : de sorte que continuellement, même pendant les 
terribles froids de Thiver, la température y est très-élevée. 
Aussitôt que les voyageurs arrivent, l'intendant de la caisse 
les invite à monter sur le kang: on va s'y asseoir, les jambes 
croisées à la manière des tailleurs, autoiu* d'une grande 
table dont les pieds ont tout au plus cinq ou six pouces de 
hauteur. La partie basse de la salle est réservée pour les 
gens de l'auberge, qui vont et viennent, entretiennent le 
feu sous les chaudières, font bouillir le thé, ou pétrissent la 
farine d'avoine et de sarrasin pour le repas des voyageurs. 
Le kang de ces auberges tartaro-chinoiscs est le théâtre le 



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/ 

^ 



14 VOYAGE DANS LA TARTARiE. 

plus animé et le plus pittoresque qu'on puisse imaginer : 
c'est là qu'on mange, qu'on boit, qu'on fume, qu'on joue, 
qu'on crie et qu'on se bat. Quand le soir arrive, ce kang, 
qui a servi tour à tour, pendant la journée, de restaurant, 
d'estaminet et de tripot, se transforme tout à coup en dor- 
toir. Les voyageurs déroulent leurs couvertures s'ils en 
ont, ou bien ils s'arrangent sous leurs habits les uns à côté 
des autres. Quand les hôtes sont nombreux, on se place 
sur deux lignes, mais toujours de manière à ce que les 
pieds soient opposés. Quoique tout le monde se couche, il 
ne s'ensuit pas que tout le monde s'endort; pendant que 
quelques-uns ronflent consciencieusement, les autres fu- 
ment, boivent du thé, ou s'abandonnent à de bruyantes 
causeries. Ce fantastique tableau, à demi-éclairé par la 
lueur terne et blafarde de la lampe, pénètre l'âme d'un vif 
sentiment d'horreur et de crainte. La lampe de ces hôtel-» 
leries est peu remarquable par son élégance. ; ordinaire- 
ment c'est une tasse cassée, contenant une longue mèche 
qui serpente dans une huile épaisse et nauséabonde. Ce 
fragment de porcelaine est niché dans un trou pratiqué 
dans le mur, ou bien placé entre deux chevilles de bois qui 
lui servent de piédestal. 

L'intendant de la caisse nous avait pr^ré pour loge- 
ment son petit cabinet particulier. Nous y soupâmes, mais 
nous ne voulûmes pas y coucher ; puisque nous étions voya* 
geurs tartares, et en possession d'une bonne et belle tente, 
nous entendions la dresser pour foire notre apprentissage. 
Cette résolution ne fâcha personne ; on comprit que nous 
agissions ainsi, non pas par mépris de l'auberge, mais par 
amour de la vie patriarcale. Quand donc la tente fut ten-» 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 15 

due^ quand nous eûmes déroulé par terre nos peaux de 
bouc, nous allumâmes un grand feu de broussailles pour 
nous réchauffer un peu, car les nuits commençaient déjà à 
être froides. Aussitôt que nous fûmes couchés, Vimpecteur 
des ténèbres se mit à frapper à coups redoublés sur un 
tamtam. Le bruit vibrant et sonore de cet instrument d'ai- 
rain, allait se répercuter dans les vallons, et donner Tépou- 
vante aux tigres et aux loups qui fréquentent ces déserts. 
Le jour n'avait pas encore paru, que nous étions sur pied. 
Avant de nous mettre en route, nous avions à faire une 
opération de grande importance^ nous devions changer de 
costume , et en quelque sorte nous métamorphoser. Les 
Missionnaires qui résident en Chine, portent tous, sans ex* 
ception, les habits des Chinois; rien ne les distingue des 
séculiers, des marchands; rien ne leur donne extérieure^ 
ment le moindre caractère religieux. U est flu^heux qu'on 
soit obligé de s'en tenir à ces habits séculiers; car ils sont 
un grand obstacle à la prédication de l'Evangile. Parmi les 
Tartares, im homme noir (1) qui se mêle de parler de reli- 
gion, n'excite que le rire ou le mépris. Un honome noir est 
censé s'occuper des choses du monde; les affaires reli- 
gieuses ne le regardent pas; elles appartiennent exclusive- 
ment au^ Lamas. Les raisons qui semblent avoir établi et 
conservé l'usage de l'habit mondain parmi les Missionnaires 
de Chine n'existant plus pour nous, nous crûmes pouvx>ir 
nous en dépouiller. Nous pensâmes que le temps était venu 
de nous donner enfin un extérieur ecclésiastique, et con« 

(1) Les Tartares appellent hara houmou (homme noir) les séculiers, 
peut-ôtre à cause des cheveux quUIs laissent croître. G*est par opposi- 
tion à la tète blanche des Lamas, qui sont obligés de se raser la tôte. 



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1G VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

forme à la sainteté de notre ministère. Les intentions que 
nous manifesta à ce sujet notre Vicaire apostolique dans ses 
instructions écrites, étant conformes à notre désir, nous 
ne balançâmes point. Nous résolûmes d'adopter le costume 
séculier des Lamas thibétains; nous disons costume sécu-» 
lier, parce qu'ils en ont un spécialement religieux, dont ils 
se revêtent quand ils prient dans les pagodes ou assistent 
à leurs cérémonies idolàtriques. Le costume des Lamas 
tliibétains fixa par préférence notre attention, parce qu'il 
était conforme aux habits que portait le jeune néophyte 
Samdadchiemba. 

Nous annonçâmes aux chrétiens de Thôtellerie, que nous 
étions décidés à ne plus ressembler à des marchands chi- 
nois ; que nous voulions retrancher la queue, et raser en- 
tièrement la tète. Cette nouvelle mit en mouvement leur 
sensiblerie ; il y en eut qui parurent verser des larmes; 
quelques-uns même cherchèrent par leurs discours à nous 
faire changer de résolution : mais leurs pathétiques paroles 
ne firent que glisser sur nos cœurs 3 un rasoir, que nous 
primes dans un petit paquet, fut la réponse que nous don- 
nâmes à leur argumentation. Nous le mimes entre les mains 
de Samdadchiemba, et il sufSt d'un instant pour faire tom- 
ber la longue tresse de cheveux que nous laissions croître 
depuis notre départ de France. Nous revêtîmes une grande 
robe jaune, qui s'ajustait sur le côté droit par cinq boutons 
dorés ; elle était serrée aux reins par une longue ceinture 
rouge ; par-dessus cette robe nous passâmes un gilet rouge, 
terminé à sa partie supérieure par un petit collet de ve- 
lours violet 3 un bonnet jaune surmonté d^une pommette 
rouge complétait notre nouveau costume. 



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VOÏAGE DANS LA TARTARIE. 17 

Le déjeuner suivit cette opération déci^ve ; mais il fut 
morne et silencieux. Quand Fintendant de la caisse apporta 
les petits verres et Fume où fumait le vin chaud des Chi- 
nois, nous lui déclarâmes qu'ayant changé d'habit, nous 
devions aussi modifier nos habitudes de vivre. — Emporte, 
lui dimes-nous, ce vin et ce réchaud ; dès aujourd'hui nous 
renonçons au vin et à la pipe. Tu sais, ajoutâme&dious en 
riant, que les bons Lamas s'abstiennent de fumer et de 
boire du vin. Les chrétiens chinois dont nous étions en- 
tourés ne riaient pas, eux; ils nous regardaient sans rien 
dire, et d' un œil de commisération : car ils étaient persuadés 
au fond du cœur, que nous mourrions de privations et de 
misère dans les déserts de la Tartarie. Quand le déjeûner 
fut fini, pendant que les gens de l'auberge pUaient la tente, 
sellaient les chameaux et organisaient le départ, nous 
prîmes quelques petits pains cuits à la vapeur d'eau, et 
nous allâmes cueillir le dessert sur des groseillers sau- 
vages , le long du ruisseau voisin. Bientôt on vint nous 
avertir que tout était prêt; nous enfourchâmes nos mon- 
tures, et nous prîmes la route de Tolon-^Noor^ accompa- 
gnés de notre seul Samdadchiemba. 

Voilà donc que nous étions lancés seuls et sans guide au 
milieu d'un monde nouveau ! Désormais nous ne devions 
plus trouver devant nous des sentiers battus par des Mis- 
sionnaires anciens; car nous marchions à travers un pays 
où nul n'avait encore prêché la vérité évangélique. C'en 
était fait; nous n'aurions plus à nos côtés ces chrétiens si 
empressés à nous servir^ et cherchant toujours par leurs soins 
à former autour du Missionnaire comme une atmosphère de 
la patrie. Nous étions abandonnés à nous-mêmes sur une 

T. I. 2 



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i8 VOYAGE DANS LA lARTARIE. 

terre enoeaûe, condamnés désonnais à truter nous-mêmes 
nos affiûresy sans espoir d'entendre jamais sur noire route 
une voix de frère et d'ami... Biais cpiMmporte? nous nous 
sentions au coeur courage et énerj^e; nous marchions en 
la force de celui qui a dit : Allez, et instruises toutes les 
nations; voilà que je suis avec vousjnsquà la consomma-- 
tion des siècles l 

Gonmie nous Tavons dit plu$ haut, Samdadchiemba 
était notre seul compagnon de voyage. Ce jeune homme 
n'était ni Chinois, ni Tartare, ni Thibétain. Cependant, au 
premier ooup-d'œil, il était facile de saisir en lui les traits 
qui distinguent ce qu'on est convenu d'appeler la race mon- 
golique. Un nez large et insolemment retroussé, une 
grande bouche fendue en ligne droite, des lèvres épaisses 
et saillantes, un teint fortement bronzé, tout contribuait à 
donner à sa physionomie un aspect sauvage et dédaigneux. 
Quand ses petits yeux sortaient de dessous de longues pau- 
pières entièrement dépouillées de cils, et qu'il vous regar- 
dait en plissant la peau de son front, il inspirait tout à la 
fois des sentiments de confiance et de peur. Rien de tran- 
ché sur cette étrange figure : ce n'était ni la malicieuse ruse 
du Chmois, ni la franche bonhomie du Tartare, ni la cou- 
rageuse énergie du Thibétain; mais il y avait un peu de 
tout cela. Samdadchiemba était un Dchiahour, Dans la 
suite nous aurons occasion de parler avec quelques détails 
de la patrie de notre jeune chamelier. 

A l'âge de onze ans, Samdadchiemba s'était échappé de 
sa lamaserie, pour se soustraire aux coups d'un maître 
dont il trouvait, disait-il, les corrections trop sévères. Il 
avait ensuite passé la plus grande partie de sa jeunesse er- 



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VOV^E PANS LÀ TARTARIE, 19 

raat et vi^gabood, tantôt dans las villes chinoises? ta^tôt 
dsm les déserts de la Tartarie* Il est aisé de comprendra 
que cette vie d'indépeindapce avmt peu poli r^spérité na^ 
turelle de son caractère; son inteUigWce était entj^ement 
inculte; mais en retour sa puissaqee nuisculaire était exor* 
bitante, et il n'était pas peu fier de cette quaUté, dont il ai** 
mait à faire pai^* Après avoir ^té instruit et baptisé par 
M. Gahet, il voulut s'attacher au service des Missionnaires. 
Le voyage que nous venions d'entreprcoodre était tout-à-fait 
en harmonie avec son humeur errante et aventureuse. Ce 
jeune homme ne nous était d'aucun secours pour nous di* 
riger à travers les déserts de la Tartarie ; le pays ne lui 
était pas plus connu qu'à nous. Nous avions donc pour 
seuls guides une bousside et ^'^?M>ellei|ta carte de l'empire 
i^binoia par Andrivfiau^oujw. 

Dès notre sortie de l'auberge Yan^Pa^Etd, im» ebemi* 
nftnaes sanseneombre et avec assex de suoeès^ si on en 
eaceepte quelques aialédielioas cpie mus e&mes à essuyer 
4e divefs mandiaiiâs ^ehinoii, en traversant «ne monl^^ 
gne. Les nombreux mulets, i^telés aux lourds charîols 
qu'ib cooduisMeoit, prenaient le naors a«x dents, aussitôt 
qu'ils apercevaient venir à eux notre petite file de dia^ 
ffleaux. Saisis d'épouvante', ils cbercfasMit à fuir à droits 
ou à «sttche, mettaient le désordre dans l'attelage, et quelt 
quefi»8 reavfiKsaient la voîUire» Les conducteurs se vea^ 
' geaieol alors de ce ecHitretenqitis, par mille io^réeations 
C(Hiti« la grosseur des ebameaux et la couleur jaune de jekis 
habits. 

La montagneque nous gnrvissioos est appelée SatH'-Oula 
c*est4Mlffe Bonne montagne. Il est probable que c'iesl par 



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20 VOYAGE DANS LA TARTARIE, 

opposition qu'on lui donne ce nom ; car elle est fameuse et 
renommée dans le pays, par les accidents fimestes et les 
aventures tragiques dont elle est le théâtre. Nous en fimes 
Pascension par un chemin rude, escarpé, et en grande 
partie encombré de débris de rochers. Vers le milieu de 
la montée, est un petit temple idolfttrique dédié à la déesse 
de la montagne, appelée SainrNai (la bonne vieille). Dans 
ce temple réside un religieux dont l'occupation est de jeter 
de temps en temps quelques pelletées de terre aux endroits 
du chemin que les eaux ont rendus tout-à-fiiit impraticables. 
Cette bonne action lui donne le droit d'exiger des voitu- 
riers qui passent devant sa cellule, une légère rétribution 
qui suffit à son entretien. 

Après avoir grimpé pendant près de trois heures, nous 
nous trouvâmes enfin au haut de la montagne, sur un im- 
mense plateau, qui de Test à l'ouest compte une grande 
journée de chemin. Du nord au midi, le prolongement est 
inconmiensurable. Du haut de ce plateau on découvre au 
loin, dans les plaines de la Tartane, les tentes des Mon- 
gols, rangées en amphithéâtre sur le penchant des collines, 
et ressemblant dans le lointain à de nombreuses ruches 
d'abeilles. Plusieurs fleuves prennent leur source aux 
flancs de cette montagne. On distingue entre tous les au- 
tres le Chara-Mouren (fleuve Jaune), que la vue peut sui- 
vre au loin dans son cours capricieux à travers le royaume 
de Gechekten. (Le Ckara-Mouren ne doit pas être con- 
f(»idu avec leHoang-Ifoy fameux fleuve Jaune delà Chine.) 
Après avoir arrosé les royaumes de Gechekten et de 
Naiman, ii traverse la barrière de pieux pour entrer 
en Ittantchourie, et coule du nord au midi jusqu'à la 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 21 

mer. A son embouchure il prend le nom de Léao^Ho. 

La Bonne montagne est fameuse par ses frimas. Il n'y a 
pas d'hiver que le froid n'y tue un nombre considérable de 
voyageurs. Souvent des convois entiers n'arrivant pas aux 
jours marqués, sont retrouvés sur la montagne; mais 
hommes et animaux tout est mort de froid. Aux dangers 
de la température se joignent ceux des voleurs et des bê- 
tes féroces. Les brigands y sont, pour ainsi parler, à de- 
meure fixe, attendant les voyageurs qui se rendent à To^ 
lon-Noor, ou qui en reviennent. Malheur à Fhomme qui 
tombe entre les mains de ces brigands! Ils ne se contentent 
pas d'enlever l'aident et les animaux ; ils arrachent même 
les habits, et abandonnent le malheureux détroussé, à la 
merci du froid et de la faim. 

i, Les voleurs de ces contrées savent assaisonner leur bri- 
gandage de politesse et de courtoisie. Us n'ont pas la 
malhonnêteté de vous braquer un pistolet sur la gorge, et 
de vous crier brutalement : La bourse ou la vie! Ils se pré- 
sentent modestement , et puis : Mon vieux frère aîné, je 
suis las d'aller à pied; veuille me prêter ton cheval.... Je 
suis sans argent, veuille me prêter ta bourse.... Il fait au- 
jourd'hui bien froid, veuille me prêter ton habit. Si le 
vieux frère atné a assez de charité pour prêter tout cela, 
on lui dit: Merci, mon frère; sinon, Thumble requête est 
spontanément appuyée de quelques coups de trique. Si 
cela ne suffit pas, on a recours au sabre. 

Le soleil commençait à baisser, que nous n'étions pas 
encore descendus du plateau. Nous songeâmes néanmoins 
à camper. Notre premier soin fiit de chercher dans ces 
lieux sauvages un poste convenable; c'est-à-dire un endroit 



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22 VOYAGE DANS LA TARTARIE, 

où il y eût du combustible, de Teau et du pâturage, trois 
choses essentielles dans un campement. De plus, vu le 
mauvais renom de h Bonne montagne, nous désirions trou- 
ver un site solitaire et isolé. Peu aguerris encore, et tout- 
à-fait novices daiis la vie nomade, la pensée des voleurs 
nous préoccupait sans cesse. Nous avions toujours peur de 
camper en vue des passants qui auraient bien pu venir 
nuitamment nous dévaliser et enlever nos animaux. Dn em 
foncement entouré de grands arbres fut le lieu que noua 
adoptâmes. Après avoir fait accroupir nos chameaux et 
avoir mis bas les charges, nous allâmes essayer de dresser 
notre tente sur une place bien unie que nous avions remar- 
quée au bord de la forêt impériale, et à côté d'une petite 
fontaine qui sortait de dessous le tronc d'un pin séculaire. 
La construction de notre petit palais de toile nous donna 
du tracas et de la fatigue. 

D'abord on s'y prit mal, puis un peu mieux, puis bien, 
Puis enfin il n'y manqua rien. 

Après ce premier travail, nous installâmes notre portier. 
Car nous avons oublié de dire qu'un portier faisait partie de 
notre caravane. Un gros clou de fer fut enfoncé en terre 
jusqu'à la tête. La tête du clou était traversée d'un an- 
neau suivi d'une longue chaîne, et au bout de la chaîne 
était retenu par un collier notre fidèle A rsa/an (i), dont l'of- 
fice était d'aboyer à l'approche des étrangers. Ayant ainsi 
assuré l'inviolabilité du territoire dont nous venions de 
prendre possession, nous allâmes recueillir des argots (2), et 

(1) Mot tartare-mongoi qui signifie Uon. 
(S) Les Tartares appellent argol la fiente des animaux» lorsqu'elle 
est desséchée et propre an chauffage. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 2S 

faire quelques &eot6 de branches sèches. Bietttftlla ottMne 
foi en train. Dès que nous irlmes Feau de notre chaudière 
entrer en âraHition, nous yprédpitftmes quelques paquets 
de Kommieny ou pftte préparée d'avance, et tirée en fil à 
peu près à la façon du vermicelle. En guise d'asâaisonne-* 
ment 9 nous y ajoutâmes quelques rognures d'une assez 
belle tranche de lard , dcmt nous avaient ftit hommage les 
chrétiens de YanrPa-Eut. A peine le ragoût fut-il soup- 
çonné cuit à point, que chacun exhiba de son sein son écuelle 
de bois, et la remplit de Kouamien. Notre souper était 
détestable, immangeable ! Nous nous regardâmes en riant, 
mais au fond du cœur un peu contrariés, carnous sentions 
que nos entrailles se tordaient de 6iim. Les fabricants de 
Kouamien le salent ordinairement, pour le rendre incor- 
ruptible, et pouvoir le conserver long-temps en magasin. 
Celui que nous avions acheté était horriblement salé. Il 
fallut donc se résigner à recommencer l'opération. Nous 
donnâmes le premier bouillon à Arsalan qui n'en voulut 
pas, et après avoir fidt le lavage à grande eau de cette mi- 
sérable soupe, nous la fîmes bouillh* une seconde fois. 
Cette seconde expérience ne fut guère plus heureuse que la 
première. Le potage demeurant toujours excessivementsalé, 
nous fûmes contraints d'y renoncer. Mais Samdadchiemba 
dont l'estomac était accoutumé et aguerri à toute sorte de 
cuisine, se précipita avec héroïsme sur la chaudière. Pour 
nous, dans ce contre temps, nous eûmes recours au sec et 
au firoid, comme disent les Chinois. Nous primes quelques 
petits pains dans le sac des provisions, et nous dirigeant 
vers la forêt de l'empereur, nous cherchâmes à assaisonner 
au moms notre repas d'une agréable promenade. 



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n VOYAGE DANS LA TARTARIE, 

Notre premier souper de la vie nomade fut moins 
triste que nous l'avions craint tout d^abord. La providence 
nous fit rencontrer dans la forêt des fruits délicieux, des 
Ngao-Ja-Eul et des Chan-ly-Hotmg. Le premier de ces fruits 
est une espèce de cerise sauvage, mais dont le goût est 
très-agréable. Il croit sur une petite tige qui n'a guère que 
quatre ou cinq pouces de hauteur. Le CAan^ly^H&ung est 
une toute petite pomme, rouge ponceau, et d'une saveur 
aigrelette ; on en fait une compote vraiment succulente. L'ar^ 
bre qui produit le Chan-ly-Houng est petit, mais très^ra* 
meux. 

La forêt impériale comprend plus décent lieues du nord 
au midi, et près de quatre-vingts de Test à l'ouest. L'empe- 
reur Khan-Hi, dans une de ses expéditions en Mongolie, la 
détermina pour le lieu de ses chasses. Il s'y rendait tous les 
ans ; et les empereurs qui lui ont succédé ont toujours 
suivi son exemple jusqu'à Kia-King^ qui, durant une 
partie de chasse, fut frappé de la foudre à Ge-ho-Eul. Il y 
a maintenant vingt*sept ans que ces grandes chasses sont 
interrompues. Tao-Kouang, fils et successeur deKia-King, 
s'est persuadé qu'une fatalité de mort était désormais atta- 
chée aux exercices de lâchasse. Depuis qu'il est monté sur 
le trône, il n'a jamais mis le pied à Ge-ho^Eul^ qu'on pour- 
rait regarder comme le Versailles des potentats chinois. 
Cependant la forêt et les animaux qui l'habitent n'y ont 
pas gagné. Malgré la peine d'exil perpétuel portée contre 
quiconque sera surpris les armes à la main dans la forêt, 
elle est continuellement encombrée de braconniers et de bû - 
obérons. Des gardiens sont partout distribués de distance 
en distance 5 mais ils semblent n'être là que pour avoir le 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. r» 

mQQi(^le de la vente du bois et du gibier. Ik favorisent le 
vol de tout leur pouvoir, à condition qu*on leur en laissera 
la plus grosse part. Les braccmniers sont surtout innombra- 
bles depuis la quatrième lune jusqu'à la septième. A cette 
époque, le bois des cerfs pousse de nouveaux rameaux qui 
contiennent une espèce de sang à moitié coagulé. C'est ce 
qu'on appelle Laih-joung dans le pays. Ces nouvelles 
pousses de bois de cerf jouent un grand rôle dans la mé- 
decine chinoise, et sont à cause décela d'une cherté exor- 
bitante. Un Lou'joung se vend jusqu'à cent cinquante 
onces d'argent. 

Les cerfs et les chevreuils se promènent dans cet im- 
mense parc, par troupeaux innombrables. Les tigres, les 
sangliers, les ours, les panthères et les loups n'y sont 
guère moins nombreux. Malheur aux bûcherons et aux 
chasseurs qui s'aventurent seuls ou en petit nombre dans 
les labyrinthes de la forêt ; ils disparaissent, sans que jamais 
on en puisse découvrir les moindres vestiges. 

La crainte de rencontrer quelqu'une de ces bêtes féroces 
nous empêcha de prolonger trop long-temps notre prome- 
nade. La nuit d'ailleurs commençant déjà à se faire, nous 
nous hâtâmes de regagner notre tente. 

Notre premier sommeil dans le désert fut assez paisible. 
A peine le jour commençait à blanchir, que nous nous 
levâmes. Une poignée de farine d'avoine détrempée dans 
du thé bouillant nous servit de déjeûner, et après avoir 
chargé nos chameaux, nous nous remîmes en marche. 
Nous étions toujours sur le plateau de la Bonne montagne. 
Bientôt nous nous trouvâmes en présence du grand obo, 
au pied duquel les Tartares viennent adorer l'esprit de la 



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2« VOYAGE DANS LA TARTARIE, 

montagne. Ce monument n*est autre chose qu^un éoorme 
tas de pierres amoncelées sans ordre. A la base est une 
grande urne de granit dans laquelle on brftie de Tencens. 
Le sommet est couronné d'un grand nombre de branches 
desséchées, fixées au hasard parmi les pierres. Au dessus 
de ces branches sont suspendus des ossements et des 
banderolles, chamarrés de sentences thibétaines ou mon-^ 
goles. Les dévots qui passent devant Yobo ne se contentent 
pas de faire des prostrations et de brûler des parfums, ils 
jettent encore de l'argent en assez grande quantité sur ce 
tas de pierres. Les Chinois qui passent par cette route , ne 
manquent pas non plus de s'arrêter devant Yobo; mais 
après avoir fait quelques génuflexions, ils ont soin de re- 
cueillir les offrandes que les Mongols ont eu la bonhomie 
d'y déposer. 

Dans toutes les contrées de la Tartarîe on rencontre 
fréquemment de ces monuments informes; toutes les 
montagnes en sont couronnées, et les Mongols en font l'ob- 
jet de fréquents pèlerinages. Ces obo nous rappelaient in- 
volontairement ces lieux élevés, loca excelsa, dont parle la 
Bible, et où les Juifs portaient souvent leurs adorations , 
contre la défense des prophètes. 

n était près de midi quand le terrain, commençant à s'in- 
cliner, nous avertit que nous touchions à la fin du plateau. 
Nous descendîmes par une pente rapide dans une vallée 
profonde, où nous trouvâmes une petite station mongole. 
Nous passâmes sans nous y arrêter, et nous allâmes dresser 
notre tente sur les bords d'un petit étang. Nous étions 
dans le royaume de Gechekten, pays coupé de collines, et 
arrosé par de nombreux ruisseaux. Les pâturages et le bois 



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VOTAGJif DANS LA TARTARtE. 27 

de chauffage s'y rencontrent partout en abondance. Mais les 
voleurs désolent incessamment ces malheureuses contrées. 
Les Chinois les ont envahies depuis long-temps, et en ont 
fait comme Tasile de tous les malfaiteurs. Habitant de Ge- 
chekten est devenu maintenant synonyme d'homme sans 
foi ni loi, qui n'a horreur d'aucun meurtre, et ne recule de- 
vant aucun crime. On dirait que, dans ce pays, la nature a 
vu avec regret les hommes empiéter sur ses droits. Par- 
tout où la charrue a passé, le terrain est devenu triste, 
aride et sablonneux. On n'y récolte que de l'avoine, dont 
les habitants se nourrissent habituellement. Dans le pays , 
il n'y a qu'un seul endroit de commerce, appelé en mon- 
gol Altan-Somé (temple d'or). C'était d'abord une grande 
lamaserie qui contenait près de deux mille Lamas. Peu à 
peu les Chinois s'y sont transportés, pour trafiquer avec les 
Tartares. En 1843 nous eûmes occasion de visiter ce 
poste; il avait déjà acquis l'importance d'une ville. Une 
grande route part de Altan^Somé, et se dirige vers le nord. 
Elle traverse le pays des Khalkha, le fleuve Keroulan, les 
monts Ktnggany et va jusqu'à Nertechink, ville de la Si- 
bérie. 

Le soleil venait de se coucher, et nous étions occupés 
dans l'intérieur de la tente à faire bouillir notre thé, lors- 
que Arsalan nous avertit par ses aboiements de la venue 
d'un étranger. Bientôt nous entendîmes le trot d*un che- 
val, et un cavalier parut à la porte.— Mendout nous cria 
le Tartare, en portant ses deux mains jointes au front. 
L'ayant invité à boire une tasse de thé, il attacha son che- 
val à un clou de la tente, et vint prendre place autour du 
foyer. Seigneurs Lamas, nous dit-il aussitôt qu'il fut as- 



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98 VOYAGE DANS LA TARTARIE, 

sis, sous quelle partie du ciel étes-vous nés? — Nous 
sommes du ciel d'occident. Et toi, quelle est ta patrie? — 
Ha pauvre iourte est vers le nord, au fond de cette grande 
vallée qui est à notre droite. — Ton pays de Gechekten est un 
beau pays. Le Mongol secoua la tête avec tristesse, et ne ré- 
pondit pas. — Frère, ajoutftmes^nous, après un moment de 
silence, la terre des herbes est encore très-étendue dans le 
royaume de Gechekten. Ne vaudrait^il pas mieux ensemen- 
cer vos prairies? Que faites-vous de ces pays incultes ? de 
belles nK>issons ne sont-elles pas préférables à ces herbes? 
Il nous répondit avec un ton de conviction profonde : Les 
Mongols sont faits pour vivre sous la tente et faire paître 
les troupeaux. Tant que cet usage s'est conservé dans no- 
tre royaume de Gechekten, nous avons été riches et heu- 
reux. Maintenant, depuis que les Mongols se sont mis à 
cultiver la terre et à bâtir des maisons, ils sont devenus 
pauvres. Les Kitat (Chinois) ont envahi le pays. Trou- 
peaux, terres, maisons, tout a passé entre leurs mains. Il 
nous reste encore quelques prairies; c'est là que vivent en- 
core sous latente ceux des Mongols qui n'ont pas été for* 
ces par la misère à émigrer dans d'autres contrées. — ^Puis- 
que les Chinois vous sont si funestes, pourquoi les avez- 
vous laissés pénétrer dans votre pays? — Celte parole est 
une vérité ; mais vous ne l'ignorez pas. Seigneurs Lamas, 
les Mongols sont simples; ils ont le cœur faible. Nous 
avons eu pitié de ces méchants Kitat, qui sont venus en 
pleurant nous demander l'aumône. On leur a laissé culti- 
ver, par compassion, quelque peu de terre. Les Mongols 
ont insensiblement suivi leur exemple, et abandonné la vie 
nomade. Ils ont bu leur vin et fumé leur tabac à crédit ; 



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VOYAGE DANS LA TARTARiE. 29 

ils ont acheté leur toile. Mais, quand le temps est venu de 
faire les comptes, tout a été fixé au quarante, au cinquante 
pour cent. Ils ont alors usé de violence, et les Mongols ont 
été forcés de leur abandonner tout, maisons, terres et 
troupeaux. — ^Vous ne pouvez donc pas demander justice 
aux tribunaux? — Justice aux tribunaux! oh, c^est impossi- 
ble; les Kitat .savent parier et mentir. U est impossible 
qu'un Mongol gagne un procès contre un Kitat..... Sei- 
gneurs Lamas, tout est perdu pour le royaume de Geckek^ 
ten.., A ces mots, le Mongol se leva, nous fit une génu- 
flexion, monta achevai, et disparut promptement dans le 
désert. 

Nous fîmes encore route pendant deux jours à travers 
le pays de Gechekten, et partout nous eûmes à remarquer 
le malaise et la souffrance de ses pauvres habitants. Ce- 
pendant cette contrée est naturellement d'une richesse 
étonnante, surtout en mines d*or et d'argent; mais ces 
trésors eux-mêmes ont été souvent la cause des plus 
grandes calamités. Malgré la sévère dtfense d'exploiter les 
mines, il arrive quelquefois que les bandits Chinois se ré- 
unissent par grandes troupes, et s'en vont les armes à la 
main fouiller les montagnes. Il existe des honmies qui ont 
une capacité remarquable pour découvrir des mines d'or ; 
ils se guident, dit-on, d'après la conformation des mon* 
tagnes et l'espèce des plantes qu'elles produisent. Il sufiit 
d'un honuue doué de ce funeste talent, pour porter la déso- 
lation dans de vastes contrées; il se voit bientôt suivi de 
gens sans aveu qui arrivent par milliers, et alors le pays 
qui est assigné devient le théâtre des plus grands crimes. 
Pendant que quelques-uns s'occupent de l'exploitation de 



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50 VOYAGE DANS LA TAUTARIE. 

la imiB, les autres vont exercer leur ))rigaodldg6 dajQs lô$ 
alentoiirs ; ils ne respectent ni les propriétés, ni les pef*- 
sonnes 9 et se portent à des excès qui surpa^^sent tout ce 
qu'on peut imaginer; le désordre dure jusqu'à ce que leur 
audace se soit adressée à quelque mandarin assez courai- 
geux et assez puissant pour les écraser* 

Des calamités de ce genre ont souvent désolé le pays 
de Gechekten ; mais rien n'est comparable à ce qui eut li^ 
dans le royaume de Quniot en 184i. A cette époque, un 
Chinois, regardeur de mines d'or, se transporta sur une 
montagne, et après avoir c<xistaté la présence du métal 
qu'il cherchait, il fit appel à ses compatriotes. Aussitôt tes 
bandits et les vagabonds accoururent de toute part jus- 
qu'au nombre de douze mille ; cette hideuse armée sub* 
jugua en quelque sorte le pays, et y exerça en toute li* 
berté, son brigandage pendant deux ans. La montagne 
presque tout entière passa au cneuset ; Tor en fut extrait 
en si grande quantité, qu'en Chine i^ valeur diminua tout 
à coup de UK^itié. Les habitants de ces contrées portèrent 
en vain leur plainte aux mandarins Chinois; ceux*ci, ne 
voyant aucun profit à se mêler de cette affaire^ refusèrent 
d'y porter remède^ Le rm de Ouniot n'osa pas non plaa se 
mesurar avec ces brigands dpnt le noisJ^re augmentait 
toujours davantage* 

Un jour la reine, se rendant à la sépulture de ses an-** 
cètres, fut obligée de traverser le vallcm où se trouvait 
réunie l'armée des mineurs ; son char fut bientôt environné; 
on la contraignit brutalement d'en descendre, et ce ne fut 
que par le sacrifice de ses joyaux, qu'elle put obtenir de 
c^ontinuar sa route* De retour dans sa demeure, la reine 



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YOYAG£ DANS LA TARTARIE. 31 

fmmfesUlhaiitemeBison kidignation; elle reprocha amè- 
rement au rot aa lidifité : Quelle boDiel disait-*^, dans 
votre royaume, votre époose même ne peut maintenant 
voyager ensteetél Le roi de Oumo^^ piqué deces reproches, 
convoqua les hompies de ses deuK banmftres et marcha 
incontinent contre les mineurs; ceux-ci ayant l'avantage 
du terrain et du nombre se défendirent long*temps; mais 
enfin ils lurent enfoncés par la cavalerie Tartare qui en 
fit une horrible boucherie. Un grand nombre alla cberdier 
une retraite dans Tintérieur de la mine ; les Mongols s*en 
aperçurent, et en bouchèrent rentrée avec de grosses 
pierres. Pendant plusieurs jours on entendit les hurle- 
ments de ces malheureux; mais on n'en eut pas pitié, et 
on les laissa mourir dans cet affireux réduit. Ceux qu'on 
prit vivants furent condmts au roi, qui leur fit crever les 
yeux et les lussa ensuite aller. 

^ Nous venions de quitter le royaume de Gechekfen pom 
entrer dans le Thakar, lorsque nous rencontrâmes un camp 
militaire, ob stationnnent quelques soldats Chinois chargés 
de veiller [à la sûretépubEque. L*heure de camper était ve- 
nue; mais ces soldats, au Heu de nous rassurer par leur pré- 
sence, ne fkîsâient, au contraire, qu'accroître nos craintes, 
car nous savions qu'Us étaient eux-mêmes les plus hardis vo- 
leurs de la contrée. Nous allâmes donc nous blottir entre 
deux rochers , oh nous trouvâmes juste ce qu'il fallait de 
place pour dresser notre tente. A peine eûmes-nous achevé 
d'organiser notre petite habitation, que nous aperçûmes 
dans le lointain, sur le flanc des montagnes environnantes, 
courir, au grand galop, de nombreux cavaliers. Dans leurs 
évolutions brusques et rapides, ils semblaient poursuivre 



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52 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

une proie qui leur échappait sans cesse. Deux de ces ca- 
valiersy qui sans doute nous avaient remarqués^ coururent 
vers nous avec rapidité; ils mirent pied à terre, et se pro- 
sternèrent à rentrée de notre tente; ces deux cavaliers 
étaient Tartares-Hongols. Hommes de prière» nous dirent- 
ils pleins d'émotion, nous.venons vous inviter à tirer un ho- 
roscope. Aujourd'hui on nous a volé deux chevaux; il y a 
long-temps que nous cherchons en vain les traces des 
voleurs ; hommes dont le pouvoir et la science sont sans 
bornes, enseignez-nous dans quel endroit nous retrouve- 
rons nos chevaux. — Frères, leur répondimes-nous, nous 
ne sommes pas Lamas de Bouddha; nous ne croyons 
pas aux horoscopes. Dire qu'on a le pouvoir de faire trouver 
les choses perdues, c'est proférer une parole mensongère 
et trompeuse... Ces pauvres Tartares redoublèrent de sol- 
licitations ; mais quand ils virent que nous étions inébran- 
lables dans notre résolution^ ils remontèrent à cheval pour 
regagner les montagnes. 

Samdadchiemba avait gardé le silence, et n'avait paru 
faire aucunement attention à cet incident. U était toujours 
resté accroupi auprès du foyer, sans détacher de ses lè- 
vres une tasse de thé qu'il tenait embrassée de ses deux 
mains. Il fronça enfin les sourcils, se leva brusquement, 
et alla à la porte de la tente. Les cavaliers étaient déjà loiu, 
mais le Dchiahour poussa de grands cris, et fit signe de la 
main pour les engager à revenir. Les Mongols, s'imaginant 
qu'on s'était décidé à leur tirer l'horoscope, ne balancè- 
rent pas à rebrousser chemin. Aussitôt qu'ils furent à 
portée de la voix : « Mes frères Mongols, leur cria Sam- 
dadchiemba, à l'avenir soyez plus prudents; veillez exac- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 35 

tement auprès de vos troupeaux , et on ne vous volera pas; 
Retenez bien ces paroles, car elles valent mieux que tous 
les horoscopes du nK)nde... » Après cette petite allocution, 
il rentra gravement dans la tente, et alla auprès du foyer 
continuer de bœre son thé. 

Nous fûmes tout d'abord contrariés de ce singulier pro- 
cédé; mais, comme les deux cavaliers n'en parurent pas 
choqués, nous finîmes par en rire. « Voilà qui est singu- 
lier, grommelait Samdadchiemba; ces Mongols ne se don- 
nent pas la peine de veiller sur leurs animaux ; et puis, 
quand on les leur a volés, ils courent partout se faire tirer 
des horoscopes. Personne ne leur parle franchement comme 
nous; les Lamas les entretiennent dans cette crédulité, 
qui est pour eux une source d'un bon revenu. Au reste, 
ajouta Samdadchiemba, en faisant un geste d'impatience, 
il n'y a pas moyen de faire autrement. Si vous leur dites 
que vous ne savez pas tirer l'horoscope, ils ne vous croient 
pas; ils demeurent ccmvaincus qu'on est peu disposé à les 
obliger. Pour se débarrasser d'eux, le plus court parti 
c'est de leur donner une réponse à l'aventure.... » A ces 
mots, Samdadchiemba se prit à rire, mais d'un rire si 
expansif, . que ses petits yeux en furent totalement mas- 
qués. « Est-ce que , par hasard , lui dimes-nous, tu aurais 
quelquefois tiré l'horoscope? — J'étais encore bien jeune ; 
j'avais tout au plus quinze ans ; je traversais alors la ban- 
nière rouge du Thakar. Je fus appelé par quelques Mon- 
gols, qui me conduisirent dans leur tente. Là, ils me 
prièrent de leur deviner où s'était sauvé un boeuf qu'ils 
avaient perdu depuis trois jours. J'avais beau leur pro- 
tester que je ne savais pas deviner, que je n'avais pas même 



T. I, 



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34 VOYAGE DANS LA TARTAUIB, 

appris à lire. « Tu nous trompes^ me disaieQ<>-ils; tu es 
un Dchiahour, et nous savons que les Lamas qui viennent 
de l'occident savent toujours deviner un peu. d Comme je 
n'avais pas moyen de me tirer de cet embarras, je m'a- 
visai de singer ce que j'avais vu quelquefois pratiquer par 
desLamas» en pareille circonstance. Je chargeai quelqu'un 
d'aller chercher onze crottins de mouton, les plus secs 
qu'il pourrait rencontrer. Je fus servi à l'instant. Je m'assis 
alors gravement; je comptai les crottins, je les divisai par 
catégories ; je les comptai de nouveau ; je les fis rouler sur 
ma robe; enfin je dis aux Mongols, qui attendaient avec 
impatience le résultat de l'horoscope : Si vous voulez 
trouver votre bœuf, allez le chercher du côté du nord. 
Aussitôt que j'eus prononcé ces paroles, quatre chevaux 
furent sellés , quatre honunes montèrent dessus, et s'en 
allèrent au grand galop à travers le désert, se dirigeant 
toujours vers le nord. Par le plus grand des hasards, le 
bœuf fut retrouvé; on me fêta pendant huit jours, et je ne 
partis qu'avec une bonne provision de beurre et de feuilles 
de thé. Maintenant que j'appartiens à la sainte Eglise, je 
sais que ces choses sont mauvaises et défendues. Sans 
cela^ j'aurais bien dit un mot d'horoscope à ces deux ca- 
valiers, et cela nous aurait peut*«étre valu de boire ce soir 
un bon thé au beurre. 

Ces chevaux volés ne justifiaient que trop le mauvais 
renom du pays où nous avions campé. Nous crûmes donc 
devoir prendre jJus de précautions que les jours précé- 
dents. Avant que la nuit se fît, nous ramenftmes le cheval 
et le mulet, et nous les attachâmes à deux clous fixés à 
rentrée de la tente. Nous fimes accroupir nos chameaux 



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VOVAGE DANS LÀ TARTARIË. 55 

à reatoar, de manière à ifltercepler tout passage. 0*aprës 
œs disposilinna^ parsDime ne pouTait venir jttai}a'à noua 
sanaque nous en fiissions avertis par les cbameaux qui, 
ail HKMndre bmit^ poussent des cris capables d^évaller 
Tbomme le plus profondément endormi. Enfin» après avoir 
suspendu à une des colonnes de la tente notre lanterne 
de voyage, que nous laissâmes allumée durant la nuit en* 
tière, nous essayâmes de prendre un peu de repoS; Cette 
nuit fut pour nous une longue insomnie; quant au Dchia- 
kanr, que rien ne troublait jamais, ilous rentèndlmes ron-- 
fier de toute la force de ses poumons jusqu'à Taube du 
jour. 

Nous fimes de grand matin nos préparatifs de départ; 
car nous avions liâle de quitter cet endroit «al famé, et 
d'arriver à Toltm-Noo^^ dont nous n'étions plus éloignés 
que de quelques lieues. 

Sur la route, un cavalier, qui v^ait avec imp^ùosité, 
s'arrêta brusquement devant nous. Après nous avoir fixés 
un instant : « Voilsétes les chefs des chrétiens des Gorges- 
cmtignësf nous cBl^^iL» Sur notre réponse affirmative, il 
ccmtinua sa route ati galop, en tournant qudquefois la tête 
pour nous considérer encore* C'était un Hongol, qui avait 
l'intendance des troupeaux des Gorges^ontiguës* D nous 
avait souvent vus dans cette chrétienté ; mais Fétrangetéde 
notre nouveau costume l'avait empêché de nous recon- 
naître. Nous flmes encore la rencontre des Tartares, qui, 
la veille, étaient venus nous prier de leur tirer l'horoscope. 
Us s'étaient rendus avant le jour sur la foire aux chevaux 
de Tolon-Noor, dans l'espérance d'y découvrir leurs ani- 
maux volés* Leurs recherches avaient été infructueuses 



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TiG VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

Les nombreux voyageurs tartares et chinois que nous 
rencontrions sur noti'e route^ étaient un indice que nous 
étions peu éloignés de la grande ville de TolonrNoor. Déjà 
nous apercevions, loin devant nous, reluire aux rayons du 
soleil la tdture dorée de deux magnifiques lamaserieS; qui 
sont bâties au nord de la ville. Nous cheminâmes long- 
temps à travers des tombeaux ; car partout les hommes se 
trouvent environnés des dâ)ris des générations éteintes. 
En voyant cette population nombreuse comme enveloppée 
dans une vaste enceinte d'ossements et de pierres tumu* 
laires, on eût dit la mort travaillant sans cesse au blocus 
des vivants. Dans cet immense cimetière, qui semble étrein- 
dre la ville, nous remarquâmes çà et là quelques petits 
jardins, où, à force de soins et de peines , on parvient à 
cultiver quelques méchants légumes : des porreaux, des 
épinards, des laitues dures et amëres, et des choux pommés, 
qui, depuis quelques années vaius de Russie, se sont mer- 
veilleusement acclimatés dans le nord de la Chine. 

Si on excepte ces quelques plantes potagères, les envi- 
rons de Tolon-Noor ne produisent absolument rien. Le 
sol est aride et sablonneux. Les eaux y sont extrêmement 
rares. Sur certains points seulement, on aperçoit quelques 
sources peu abondantes, et qui se dessèchent à la saison 
des chaleurs. 



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YQTAeE MNS LA TARTARUS. 57 



CHAPITRE II. 

Restaurant de Tolor^Noor, — Aspect de la ville. — Grandes fonderies 
de cloches et d*idoles.«» Bntretieas avec les Lamas de TolWhNoor, 

— Gampemeot. — Thé en brique. — Rencontre de la reine Mour- 
guevan. — Goût des Mongols pour les pèlerinages. — Violent orage. 

— Guerre des Anglais contre la Chine, racontée par un chef mongol. 

— Topographie des huit bannières du Tckakar, — Troupeaux de 
TEmpereur. -- Forme et ameublement des tentes. — Mœurs et 
coutumes tartares. — Campement aux trois lacs. — Apparitions 
nocturnes.-- Samdadchiemba raconte les aventure» de sa jeunesse. 

— Écureuils gris de la Tartane. — Arrivée à Chaborté* 



Notre entrée dans la ville de Tolon^Noor fut fatigante 
et pleine de perplexités ; car nous ne savions nullement 
cil aller mettre pied à terre. Nous errâmes long-temps 
comme dans un labyrinthe, en suivant des rues étroites, 
tortueuses, et où nos chameaux avaient peine à se faire 
jour au milieu d*un perpétuel encombrement d'hommes et 
de choses. Enfin nous entrâmes dans une auberge. Dé- 
charger nos diameaux, entasser notre bagage dans la pe- 
tite chambre qu'on nous avait donnée, aller au marché 
acheter de Fherbe, la distribuer aux animaux, tout cela se 
fit sans prendre haleine. Le chef d'hôtellerie vint, selon 
l'usage, nous remettre un cadenas; après avoir cadenassé 
la porte de notre chambre, nous allâmes, sans perdre de 
temps, dîner en ville; car nous étions affamés. Nous ne 
filmes pas long-temps à découvrir un drapeau triangulaire, 
flottant devant une maison ; c'était un restaurant. Nous y 



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38 VOYAGE DANS LA TARTARIB. 

entrâmes , et un long corridor nous eondoMt dans une 
salle spacieuse, où étaient distribuées avec ordre et symé- 
trie de nombreuses petites tables. Nous nous assîmes, et 
aussitôt on vint placer une théière devant cbt^cun de nous; 
c'est le prélude obligé de tous les repas. Il faut boire beau- 
coup, et boire toujours bouillant, avant de prendre la 
woiodrci cbose« Pendant qu'on est ainsi occupé à se gon- 
fler de thé, on reçoit la visite de Vintendant de la table. 
C'est ordinairement un personnage aux manières élégantes, 
et doué d'une prodigieuse volubilité de langue; il connaît 
du reste tous les pays et les affaires de tout le monde. Il 
finit cependant par vous demander l'ordre du service;' à 
mesure qu'on énonce les plats qu'on désire, il en répète 
les noms en chantant^ afin de l'annoncer au gouverneur 
de la marmite. On est servi avec une admirable prompti- 
tude ; mais, avant de commencer le repas, l'étiquette exige 
qu'on se lève et qu'on aille inviter à la ronde tous les con- 
vives qui se trouvent dans la salle. Venez, venez tous en- 
semble, leur crie-t-on en les conviant du geste, venez 
boire un petit verre de vin et manger un peu de riz. — 
Merci, merci, répond l'assemblée, venez plutdt vous as- 
seoir à notre table, c'est nous qui vous invitons. — Après 
cette formule cérémonieuse, on a manifesté son honneur, 
comme on dit dans le pays, et on peut prendre son repas 
en homme de qualité. 

Aussitôt qu'on se lève pour partir, Vintendant de la 
table parait; pendant qu'on traverse la salle, il chante de 
nouveau la nomenclature des mets qu'on a demandés, et 
termine en proclamant la dépense totale, d'une voix haute 
et intelligible. On passe ensuite au bureau, et on verse à 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 59 

la cAissè la somme désignée. En général, les restaurateurs 
chinois sont aussi habiles que ceux d'Europe pour exciter 
la vanité des convives, et pousser à la consommation des 
vivres. 

Deux motife nous avaient engagés à diriger d'abord notre 
marche vers Tolon-Noor. En premier lieu, nous avions à 
y faire quelques achats pour compléter nos ustensiles de 
voyage. De plus, il nous paraissait nécessaire de nous 
mettre en rapport avec les Lamas du pays, et de prendre 
des renseignements sur les points les plus importants de 
la Tartarie. 

Les petites provisions que nous avions à faire nous four- 
nirent Toccasion de parcourir les divers quartiers de la 
ville. Tolon-Noor (Sept-Lacs) est appelé par les Chinois 
Lama-Miao, c'est-à-dire, Couvent-de-Lamas. Les Mant- 
choux la nomment Nadan-Omo, et les Thibétains, Tsof" 
Dun. Ces noms ne sont que la traduction de Tolm-Noor, 
et veulent dire également Sept-Lacs. Sur la carte publiée 
par H. Andriveau-Goujon (1), cette ville est appelée Djo- 
Naiman-Soumé en mongol, Cent -Huit -Couvents. Nous 
avons inutilement cherché d'où pouvait lui venir ce nom, 
que personne ne lui donne dans le pays. 

Tolon^Noor n'est pas une ville murée, c'est une vaste 
agglomération de maisons laides et mal distribuées. Au 
milieu de ses rues étroites et tortueuses, on ne voit que 
bourbiers et cloaques. Pendant que les piétons marchent 
des deux côtés, à la file les uns des autres, sur un périlleux 

(i) A part quelques rares inexactitudeB, la carte de l'emiiire chinois 
publiée par M, Andriveau-Goiyon est excellente. Nous devons décla- 
rer ici, qu'elle dous a été d'un grand secours durant notre long voyage. 



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AO VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

trottoir, les cbarretteSy les earavanes de chameaux et de 
mulets se traînent péniblement dans une boue noire, 
puante et profonde. Il arrive assez souvent que les voitures 
versent; et alors il serait difficile d'exprimer le désordre et 
renccxnbrement de ces misérables rues. Les animaux 
meurent étouffés dans la boue ; les marchandises périssent, 
ou tombent entre les mains des filous qui accourent en 
foule augmenter la confusion. 

Malgré le peu d'agréments que présente Tolon^Noor, 
malgré la stérilité de ses environs, Textréme froidure de 
riiiver et les chaleurs étouffantes de Tété, la population de 
cette ville est immense, et le commerce y est prodigieux. 
Les marchandises russes y descendent par la route de 
Kiakta; les Tartares y conduisent incessamment de nom- 
breux troupeaux de bœufs, de chameaux et de chevaux; à 
leur retour, ils emportent du tabac, des toiles et du thé en 
briques. Ce perpétuel va-et-vient d'étrangers, donne à la 
population de Tolon-Noor un aspect vivant et animé. Les 
colporteurs courent dans les rues offrir aux passants les 
objets de leur petit commerce ; les marchands, du fond de 
leurs boutiques, appellent et agacent les acheteurs par des 
paroles flatteuses et courtoises; les Lamas, aux habits 
éclatants de rouge et de jaune, cherchent à se faire admi- 
rer par leur adresse à conduire au galop, dans d^s pas- 
sages difficiles, des chevaux fougueux et indomptés. 

Les commerçants de la province du Chan-Si sont ceux 
qui sont en plus grand nombre dans la ville de Tolon-- 
Noor; mais il en est peu qui s'y établissent d'une manière 
définitive. Après quelques années, quand leur coffre-fort 
est suffisamment rempli, ils s'en retournent dans leur pays. 



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VOYAGE DANS LÀ TARTARIE. i\ 

Siir cette vaste jdace de comoiefce, les GUsoia finissent 
toujours par faire fortune, et les Tartaves par se ruiner. 
Tolùn^Noor est comme une monstrueuse pompe pneu- 
matique, qui réussit merveilleusement à &ire le vide dans 
les bourses mongoles. 

Les magnifiques statues en fer et en airain qui sortent 
des grandes fonderies de Tolon^Noar scmt renommées, 
non-seulement dans toute la Tartane, mais encore dans 
les contrées les plus reculées du Thibet. Ses immenses ate- 
liers envoient dans tous les pays soumis au culte de Bouddha 
des idoles, des cloches, et divers vases usités dans les cé- 
rémonies idolàtriques. Les petites statues sont d'une seule 
pièce, mais les grandes sont coulées par parties, qui sont 
ensuite soudées ensemble. Pendant que nous étions à 
Tolon-Noor, nous vîmes partir pour le Thibet un convoi 
vraiment monstrueux: c'était une seule statue de Bouddha, 
chargée par pièces sur quatre-vingt-quatre chameaux. Un 
prince du royaume de (hêdchoU'Mourdehin, allant en pè- 
lerinage à Lha-Ssa, devait en faire hommage au Talé- 
Lama. 

Nous profitâmes de notre passage à To/on-iVbor pour 
&ire exécuter un Christ sur un magnifique modèle en 
bronze, venu de France. On Tavait si bien réussi, qu'il 
était assez difiicile de pouvoir distinguer la copie du mo- 
dèle. Ces ouvriers chinois travaillent promptement, à bon 
marché, mais surtout avec une étonnante complaisance ; 
ils sont bien loin d'avoir Tamour-propre et Fentétement de 
certains artistes d'Europe. Toujours ils se conforment au 
goût de leurs pratiques, et font aisément le sacrifice de 
leurs propres idées. Ils font d'abord leur ouvrage en pftte ; 



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42 VOYAGE DANS LA TAlITARlE. 

si on ne le timive pas à br fantaisie, ils reccmimenoent jus* 

qu'à 06 qu'on leur permette de trantHier au moule. 

Durant notre séjour à Tolon^No&Ty nous eûmes souvent 
occasion de visiter les lamaseries, et de nous mettre en 
rapport avec les prêtres idolâtres du bouddhisme. Les La- 
mas nous parurent peu instruits. En général, leur symbo- 
lisme n*est guère plus épuré que les croyances du vulgaire. 
Leur doctrine est toujours indécise et flottante au milieu 
d'un vaste panthéisme dont ib ne peuvent se rendre compte. 
Quand nous leur demandions quelque chose de net et de 
positif, ils étai^t toujours dans un embarras extrême, et 
se rejetaient les uns sur les autres. Les disciples nous di* 
saient que leurs maîtres savaient tout ; les nudtres invo* 
quaient la toute^science des grands Lamas; les grands 
Lamas eux-mêmes se regardaient comme des ignorants à 
côté des saints de certaines fiimeuses lamaseries. Toute- 
fois, discifdes et maîtres, grands et petits Lamas, tous s'ac- 
cordaient à dire que la doctrine venait de TOceident; ils 
étaient unanimes sur ce point. Plus vous avancerez vers 
l'Occident, nous disaient-ils, plus la doctrine se manifes- 
tera pure et lumineuse. Quand nous leur avions fttit l'ex- 
posé des vérités chrétiennes, ils ne discutaient jamais ; ils 
se contentaient de dire avec calme : Nous autres , nous 
n^avons pas là toutes les prières. Les Lamas de TOccident 
vous expliqueront tout, vous rendront compte de tout; 
nous avons foi aux traditions venues de FOccident. 

Au reste, ces paroles ne sont que la confirmation d'un 
fait qu'il est aisé de remarquer sur tous les points de la 
Tartarie. Il n'est pas une seule lamaserie de quelque im- 
portance, dont le grand Lama ou supérieur ne soit un 



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VOfACE DilNS LA TAHTARR. 45 

hmotùè venu du Thibet. U» Lama quelcomfHe, qui a IMl 
un V0y«ge à Lha^Ssa, est aasuié d'obieiiir à son retour la 
confiance de tous les Tartares. Il est regardé comme un 
homme supérieur^ comme un voyant aux yeux duquel ont 
été dévoilés tous les mystères des vies passées et futures, 
au sein même de Vétemel êanettmire, et dans la terre des 
esprits (1). 

Après avoir mûrement réfléchi sur tous les renseigne* 
ments que nous avions obtenus des Lamas, il flit décidé 
que nous dirigerions notre marche vers Toccident. Le 
i**' octobre, nous partîmes de Tolûn-Noor; et ce ne Ait 
pas sans peine que nous parvhimes à traverser cette misé- 
rable ville. Nos chameaux ne pouvaient avancer à travers 
ces bourbiers, que par trébuchements et soubresauts. Les 
charges chancelaient, branlaient sans cesse ; à chaque pas, 
nous tremblions de voir nos pauvres bétes de somme perdre 
réquilibre, et aller rouler dans la boue. Nous étions heu- 
reux, quand nous pouvions rencontrer quelque part une 
place un peu sèche pour faire accroupir les chameaux, et 
sangler de nouveau notre bagage. Samdadohiemba enra- 
geait; il allait et venait sans proférer une seule parole, 11 
se contentait de manifester son dépit en mordant ses lèvres. 

Quand nous itUnes arrivés à Textrémité de la ville, vers 
la partie occidentale , nous n^avions plus de cloaques à 
traverser; mais nous tombions dans un autre embarras. 
Devant nous, point de route tracée, pas le moindre sen- 
tier; c'était une longue et interminable chaîne de petites 
collines , d*un sable fin et mouvant , sur lequel nous ne 

(i) H'La^sa ( terre dea esprits ] çst appela en l^gue mopgole 
Monhe-Dhot (sanctuaire éternel). 



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A4 VOYAGE DANS LA TARTARIB. 

pouvions avancer qu*avec beaucoup de peine et de fiiâigue. 
Au milieu de ces sablières^ nous étions écrasés par une 
chaleur étouffante. Nos bêtes de charge étaient fumantes 
de sueur, et nous*>mémes nous étions dévorés par une soif 
ardente^ mais c'était en vain que nous cherchions autour 
de nous quelques gouttes d'eau pour nous rafraîchir. 

Il était déjà tard; et nous commencions à craindre de ne 
pouvoir rencontrer un endnût propice pour dresser notre 
tente. Le terrain se raffermit pourtant peu à peu, et nous 
pûmes découvrir enfin quelques traces de végétation. 
Bientôt les sables diminuèrent, et le sol devint de plus en 
plus beau et verdoyant. Nous aperçûmes sur notre gauche, 
et non loin de nous, l'ouverture d'une gorge. M. Gabet 
pressa sa chamelle, et courut au galop examiner ce poste. 
Il reparut bientôt sur le sommet d'une colline, il poussa un 
grand cri , et nous fit signe de la main. Nous nous diri- 
geâmes vers lui; car la Providence lui avait fait rencontrer 
un assez bon gîte. Un petit étang dont les eaux étaient à 
moitié cachées par des joncs épais et des plantes maréca- 
geuses, quelques broussailles disséminées çà et là sur les 
coteaux, c'était tout ce qu'il nous fallait. Âltérés,^ affamés, 
fatigués conune nous l'étions, nous ne pouvions ambition- 
ner rien de mieux. 

A peine les chameaux fiirent-ils accroupis, que chacun 
de nous, spontanément et sans délibérer, n'eut rien de plus 
pressé que de prendre sa petite écuelle de bois, et d'al- 
ler puiser quelques gorgées d'eau entre les joncs du ma- 
rais; l'eau était assez fraîche, mais elle saisissait violem- 
ment le nez par une forte odeur hydrochlorique. Je me 
ressouvins d'en avoir bu de semblable aux Pyrénées, dans 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 45 

la bonne ville d'Ax, et d'en avdr vu vendre dans ks phar- 
macies de France : cette eau se vendait au moins quinze sous 
la boutdlle^ tant elle était puante et nauséabonde. 

Après nous être suffisamment désaltérés^ les forces re* 
vinrent petit à petit. Nous pûmes alors dresser la tente, et 
nous mettre avec énergie chacun à notre ouvrage. H. Gabet 
alla faire quelques petits fagots parmi les diarmilles; Sam- 
dadchiemba ramassait des argols dans le pan de sa robe> et 
M. HuCy assis à l'entrée de la tente, essayait de s'initier à 
Fart culinaire, en vidant une poule dont Ârsalan convoitait 
les entrailles d'un œil avide et attentif. Nous voulions au 
moins une fois, à travers les déserts, nous donner le luxe 
d'un petit festin; nous voulions, par patriotisme, régaler 
notre Bchiahour d'un mets conditionné d'après les règles 
du Cuisinier français. La volaille fût donc artistement dé- 
pecée et plongée au fond de notre grande chaudière. Quel- 
ques racines de synapia confites dans de l'eau salée, des 
oignons, une gousse d'ail et un piment rouge c(Mnplétèrent 
l'assaisonnement. Bientôt le tout fut mis sans peine en ébul- 
lition; car ce jour-là nous étions riches en combustible. 
Samdadchiemba, après avoir i^ngé sa main dans la mar^ 
mite, en retira un fragment de volaille dont 41 fit l'inspec- 
tion ; il annonça aux convives que l'heure était venue : 
alors la marmite fut aussitôt retirée de dessus le trépied, et 
placée sur le gazon. Nous nous assîmes tout auprès, de 
mimière à pouvoir la toucher de nos genoux, et chacun des 
cœivives, armé de deux bâtonnets, s'efforça de saisir les 
morceaux qui flottaient à la surface d'un abondant liquide. 
Quand le repas fut achevé, et après avoir remercié le 
bon Dieu du festin qu'il nous avait s^rvi dans le désert, 



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46 VOYAGE DANS LA TAHTABIE. 

Samdadchiemba alla rincer le dumdrcm Àtir léft borda de 
rétang» Bientôt, pour compléter la fête, nom fîmes bouillir 
le thé mtmgol. Le thé doot usent les Tartares mongols 
n'est pas préparé de k même manière que oelui qui est 
consommé par les Chinois^ Ces dsmiers, comme on sait^ 
se servit, en général, des feuilles les phu petites et les 
plus tendres , qu'ils font simplement infuser dans Peau 
bouillante, de manière à lui donner une teinte dorée. Les 
feuilles grossières, auxquelles se trourent mêlées les bran^ 
ches les plus déliées^ sont pressées et coagulées ens^nUe 
dans un moule, où elles prennent la forme et répaiaseuf 
des briques qui sont eu usage dans la maçonnerie. Ainsi 
préparé, on le litre an commerce sous le nom de thé tar^ 
tare, parce qu'il est presque exclusivement employé par 
ce peuple, si oa en excepte toutefois les Russes, qui en 
font une grande consommation. Quand les Tartares veu^ 
lent faire le thé, ils oassmit un morceau de leur brique, le 
pulvérisent, et lefont bouillir dans leur marmite, jusqu'à ce 
que l'eau devienne rougefttre^ Us y jettent alors une poi^ 
gnée de sel, et l'â)ullition recommence. Dès que le liquidé 
est presque noir, on ajoute plein une écuelle de lait, puis 
on décante dans tme grande urne cette bdsson qui fait les 
délices des Tartares* Samdadchiemba en était enthtosiaste; 
pour nous , nous en buvions par nécessité» et faute de 
mieux. 

Le lendânain^ après avoir roulé notre tentei nous noies 
éloignâmes de c^ asile où nous avions demeuré quelques 
heiares. Itous le quittâmes sans regret» pàcoe que nous 
l'avions choisi et occupé sans alfecticsi. Cependant, avant 
d'abandonner cette terre hospitalière» sur laquelle nous 



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VOYAGE DANS LA TAUTAHIE. 47 

avions dormi ulie niât de notre vie, nous voulûmes y 
laisser un souvenir, un ex*»voto de reconnaissance : nous 
plantâmes une petite croix de bois à rendroit où avait été 
notre foyor de la veille, et cette règle fut dans la suite 
suivie dans tous nos autres campements. Des Missionnaires 
pouvaieirt-'ils laisser une autre trace de leur rapide passage 
à travers le désert? 

Nous avions fait tout au plus une heure de chemin, 
lorsque nous entendîmes derrière nous comme le piéti- 
nement de nombreux chevaux, et le bruit confus et indé-* 
tenrnné de plusieurs voix. Nous tournâmes la tète, et nouâ 
aperçûmes dans le Imntain une nombreuse caravane, qui 
s'avançât vers nous, à pas rapides. Bientôt nous fûmes 
atteints par trois cavaliers, et Tun d'eux, qu*à son èostume 
nous reconnûmes pour un Mandarin tartare, s'écria d'une 
voix étourdissante : « Seigneurs Lamas; votre patrie où 
est-elleî— Nous sommes du ciel d'occident. — Sur quelle 
contrée avez-vous fait passer votre ombre bienfaitrice î — 
Nous venons de la ville de Tolon-Noùr. — La paix a-t-ellë 
accompagné votre route? — Jusqu'ici nous avons chevau- 
ché avec bonheur.... Et vous autres, étes-vous en paix; 
quelle est votre patrie ? — Nous sommes Khalkkas, du 
royaume de Mourguevan, — Les pluies ont-elles été abon- 
dantes; vos troupeaux sont-ils en prospérité? — Tout est 
en paix dans nos pâturages. — Où se dirige votre caravane ? 
—^Nous allons courber nos fronts devant les Cinq-Tours... r^ 
Pendant cette conversation brusque et rapide, le reste de 
la troiipe arriva. Nous étions tout près Û'un ruisseau dont 
le rivage était bordé de broussailles. Le chef de la cara- 
vane donna ordre de faire halte; et aussitôt les chameaux. 



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JiS VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

arrivaQt à la file, décrivirent une graade drconfér^ce, au 
centre de laquelle vint se placer un char à quatre roues. 
Sok, soky s'écrièrent les chameliers! et les chameaux, 
obéissant à cet ordre^ s'accroupirent spontaném^t^ comme 
frappés d'un même coup. Pendant que des tentes nom- 
breuses s'élevaient comme par enchantement sur les bords 
du ruisseau, deux Mandarins décorés du glcri^ule bleu 
s'approchèrent de la voiture , en ouvrirent ^la portière, et 
aussitôt nous vîmes descendre une femme tartare, revêtue 
d'une longue robe de soie verte. C'était une reine du pays 
des Khalkhas, qui se rendait en pèlerinage à la fameuse 
lamaserie des Cinq-Tours^ dans la province du Chan-Si. 
Aussitôt qu'elle nous', aperçut, elle nous saltta, en élevant 
ses deux mains. « Seigneure Lamas, nous dit-elle, nous 
allons camper ici, cet endroit est-il heureux? — Royale 
pèlerine de Mourguevan, lui répondimes-nous, tu peux 
allumer en paix ton foyer en ce lieu. Pour nous, nous 
allons continuer notre route; car le soleil était déjà haut 
quand nous avons plié la tente. » A ces mots, nous prîmes 
congé de la nombreuse caravane des Tartares de Mour- 
guevan. 

Cependant mille pensées préoccupaient notre esprit, en 
voyant cette reine et sa nombreuse suite, poursuivant 
ainsi dans le désert leur lointain pèlerinage* Les dépenses 
ne les arrêtaient pas plus que les dangers, les fatigues et 
les privations du voyage. C'est que ces bons Mongols ont 
l'âme essentiellement religieuse ; la vie future les occupe 
sans cesse, les choses d'ici-bas ne sont rien à leurs yeux; 
aussi vivent-ils dans ce monde comme n'y vivant pas. Us 
ne cultivent pas la terre, ils ne bâtissent pas de maisons ; 



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VOYAGE DANS LÀ TÂRTARIE. ^9 

ils se regardent partout comme des étrangers qui ne fcMit 
que passer; et ce vif sentiment, dont ils sont prctfojidément 
pénétrés, se traduit toujours par de longs voyages. 

C'est une chose bien digne d'attention, que ce goût des 
pèlerinages, qui , dans tous les temps, s'est emparé des 
peuples religieux. Le culte du vrai Dieu conduisait les 
Juifs, plusieurs fois par an, au temple de Jérusalem. Dans 
l'antiquité, les hommes qui se donnaient quelque souci 
des croyances religieuses, s'en allaient en Egypte se faire 
initier aux mystères, et demander des leçons de sagesse 
aux prêtres d'Osiris. C'est aux voyageurs que le Sphinx 
mystérieux du montPhicéus proposait la profonde énigme 
dont Œdipe trouva la solution. Au moyen-âge, l'esprit de 
pèlerinage était dominant eor Europe, et les chrétiens de 
cette époque étaient pleins de ferveur pour ce genre de 
dévotion. Les Turcs, quand ils étaient encore croyants, se 
rendaient à la Mecque par grandes caravanes -, et de nos 
jours enfin, dans l'Asie centrale, on rencontre sans cesse 
de nombreux pèlerins qui vont et viennent, toujours 
poussés, toujours mus par un sentiment profond et sincère 
de religion. Il est à remarquer que les pèlerinages ont 
diminué en Europe, à mesure que la foi s'est faite rationa- 
liste, et qu'on s'est mis à discuter la vérité religieuse. Au 
contraire, plus la foi a été vive et simple parmi les peuples, 
plus aussi les pèlerinages ont été en vigueur. C'est que la 
vivacité et la simplicité de la foi donnent un sentiment 
plus profond et plus énergique de la condition de l'homme 
voyageur sur la terre ^ et alors il est naturel que ce sen- 
timent se manifeste par de saints voyages. Au reste, 
l'Eglise catholique, qui conserve dans son sein toutes les 

T. I. 4 



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50 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

vérités, a introduit dans la liturgie les processions, comme 
un souvenir des pèlerinages, et pour rappeler aux hommes 
que cette terre est comme un désert, où nous commençons 
tous en naissant le sérieux voyage de l'éternité. 

Nous avions laissé, loin derrière nous, les pèlerins de 
Mourguevan ; et déjà nous commencions à regretter de 
n'avoir pas campé avec eux, sur les bords du joli ruisseau 
et parmi les gras pâturages où ils avaient dressé leur tente. 
Des sentiments de crainte s'élevaient insensiblement dans 
nos cœurs, à mesure que nous apercevions de gros nuages 
noirs monter de Thorizon , s'étendre et obscurcir le ciel. 
Nous cherchions avec anxiété, de tout côté, un endroit où 
nous pussions faire halte ; mais nulle part nous ne ren- 
contrions de Feau. Pendant que nous étions dans cette 
perplexité, quelques grosses gouttes vinrent nous avertir 
que nous n'avions pas de temps à perdre. Campons vite, 
campons vite, s'écria Samdadchiemba avec impétuosité.... 
A quoi bon nous amuser à chercher de l'eau? campons 
avant que le ciel ne tombe. — Tu parles à merveille; 
mais où abreuver les animaux? A toi seul tu bois chaque 
soir un chaudron de thé; où iras-tu prendre de l'eau? — ^De 
l'eau? Mes Pères, tout à l'heure il va en tomber plus qu'il 
ne nous en faut. Campons vite, n'ayez pas peur. Certaine- 
ment aujourd'hui personne ne mourra de soif; nous ferons 
promptement des creux, et nous boirons l'eau de pluie. Non, 
non, reprit Samdadchiemba, pas besoin de faire des creux. 
Voyez-vous là-bas ce berger? voyez-vous ce troupeau? à 
coup sûr il y a de l'eau là-bas. Nous aperçûmes, en effet, 
dans un vallon, un homme qui poussait devant lui un grand 
troupeau de moutons. Nous quittâmes aussitôt notre route. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 5i 

et nousnotts dirigeftines de ce oMé k'pM précipités. La pluie, 
c|ui oommeiiça à tomber par torrents, vint encore redoubler 
la célérité de nott*e marche. Pour surcroît d*infortune, la 
charge d'un de nos chameaux chavira, et passa d*eotre ses 
bosses au dessous du ventre ; nous fiimes obligés de faire 
accroupir le dkameau, et de rajuster les bagages sur son 
dos. Nos habits étaient ruisselants, lorsque tiotis atrivftmes 
à un petit lac dont Peau était troublée et grossie par la pluie. 
Il n'y eut pas besoin de délibérer ce soir là sur Tendroit où 
nous devions dresser la tente, car nous n'avions pas à 
choisir : la terre était partout imbibée à une grande pro- 
fondeur. 

La violence de la pluie avait beaucoup diminué; mais la 
force du vent était devenue plus intense. Nous eâmes une 
peine horrible pour dérouler notre misérable tente, devenue 
semblable à un paquet de linge qu'on retirerait d'un cuvier 
de lessive. Les diflScultés augmentèrent encore, quand 
nous voulûmes essayer de la tendre ; et sans le secours de 
la force extraordinaire dont était doué Samdadchiemba, 
nous n'y serions jamais parvenus. Enfin nous eûmes un 
abri contre le vent et une petite pluie glaciale qui ne ces- 
sait de tomber. Aussitôt que le logement fiil disposé, Sam- 
dadchiemba nous adressa ces consolantes paroles : Mes 
Pères spirituels, je vous ai prédit qu'aujourd'hui nous ne 
mourrions pas de soif..,; mais mourir de faim, je n'en ré- 
ponds pas. — C'est qu'en effet nous étions dans Timpos- 
sibilité de pouvoir faire du feu. Dans cet endroit on n'a- 
percevait pas une branche, pas une racine. Alter à la 
recherche des argols, c'était peine perdue; la pluie avait 
réduit en boniffie cet unique chauffiige du désert. 



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52 VOYAGE DANS LÀ TARTARIE. 

Nous avions pris Dotre partie et nous étions sur le point 
de faire notre souper avec un peu de farine délayée dans 
de Teau froide, lorsque nous vtooes venir vers nous deux 
Tartares^ qui conduisaient un petit chameau. Après les sa- 
luts d*usage, Tun d'eux nous dit : Seigneurs Lamas, au- 
jourd'hui le ciel est tombé; vous ne pouvez pas sans doute 
dresser votre foyer. — Hélas! conunent pourrions* nous 
dresser un foyer puisque nous n'avons pas d'argols? — Les 
hommes sont tous frères et s'appartiennent entr'eux. Mais 
les hommes noirs doivent honorer et servir les saints ; 
voilà pourquoi nous sommes venus pour allumer votre 
feu.... Ces bons Tartaresnous avaient aperçus pendant 
que nous cherchions un campement; et présumant notre 
embarras^ ils s'étaient hâtés de venir nous offrir deux hotlos 
d'argols. Nous remerciâmes la Providence de ce secours 
inespéré, et le Dchiahour se mit aussitôt à préparer la fa- 
rine pour le souper. La dose fut un peu augmentée, en 
faveur des deux convives qui nous étaient survenus. 

Pendant notre modeste repas, nous remarquâmes que 
l'un de ces Tartares était l'objet de beaucoup de prévenances 
de la part de son compagnon. Nous lui demandâmes quel 
grade militaire il occupait dans la bannière bleue. — Quand 
les bannières du Tchakar ont marché, il y a deux ans, contre 
les rebelles du midi (1), j'avais le grade de Tckouanda — 
Comment tu étais de cette fameuse guerre du midi! Hais 
comment vous autres bergers, pouvez-vous avoir le cou- 
rage des soldats? Accoutumés à une vie paisible, vous de- 
vriez être étrangers à ce terrible métier, qui consiste à tuer 

(l) Les Anglais, qui à cette époque faisaient la guerre à la Oiine, 
étaient géçéralement appelés par les Tartares : HeMles du midi. 



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YOYAGB DÂMS LÀ TÂRTÀRIB. h3 

les autres, ou à se faire tuer. ~ Oui, oui, nods sommes 
bergers , c'est vi^ai : mais nous n'oublions pas non pkis 
que nous sommes soldats, et que les huH bannières oom* 
posent Tarmée de réserve du Grand^-Mattre (rEnqiereur)* 
Vous savez la règle de Tempire : quand rennemi paraH, 
on envoie d'abord tes milices des KUat. En second liea, les 
bannières du pays des 8^on se mettent en mouvement. 
Si la guerre ne finit pas, alors on n'a qu'à donner on signal 
aux bannières du Tckakar, le bruit de leur marché soiBt 
toujours pour foire rentrer les rd^Bes dans rendre. •-<• Bst^ 
ce que, pour cette guerre du micfi, toutes les bannières du 
Tchakar ont été convoquées? «— Oui, toutes. Au comment 
cément, on pensait que c'était peu de chose ; diacuu disait 
qu'on ne toucherait pas au Tchakar. Les mUiees àesKitat 
sont parties les premières, mais elle n'ont rien fait; les 
bannières des Solott ont aussi marché, mais elles n'ont pu 
résister aux chaleurs du midi : alors FEmpereur nous en^ 
voya sa sainte ordonnance. Chacun courut aussitôt dans 
les troupeaux saisir scxi meilleur cheval; on secoua la 
poussière àao^ les arcs et les carquois étaient recouverts; 
on gratta la rouille des lances. Dans chaque tente cm tua 
promptement des moutons, pour filtre le repas des adieux. 
Nos femmes et nos enfimts pleuraient; mais nous autres 
nous leur adressions des paroles de raison. Voilà six géné- 
rations, leur disionsHAous, que nous recevons les bienfaits 
du Saint'Mcâtre^ sans qu'il nous ait jamais rien demandé. 
Aujourd'hui qu'il a bescMn de nous, comment pourrions- 
nous reculer) Il nous a donné le beau pays du Tchakar 
pour faire paître nos troupeaux, et lui servir en même temps 
de barrière contre les Khalkhas. Maintenant, puisque c'est 



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54 VOYAGE QANS U TAflTAlU^. 

dii mai cpie vieiment lea r^Ues, oous devons marcber 
au midi, N'e«t*ce pas, Seî^oeurs Lamas, que la raisep se 
trouve dans ces papûle^l Oui, nous devions marcher,.. La 
sainle ordonnance parut au soleil levant, et déj^ à midi les 
ftociehous» à la t6te de leurshpmmes, se grouppèrent au- 
tourdes TcAouaiido/Ies Tci^mndamtémàxmXmNaiiroU'- 
Tekajffi; % nousattendait le Ougowrda, et iejoqr même nous 
marcbftmes MmPéking : de Pékingo^ nous conduisit à Tien^- 
T^isk- Fetoùnous sommes restés trms mois«-«- Vous étes^vous 
battus? avez-vous vu Tennemi* demanda Samdadcbiemba? 
--^ Non, il n'a pas osé paraître. Les £itat nous répétaient 
partout, que nous marchk»»s à une mort oertaine et inutile. 
Que feres-vous, nous disaient-ils, contre des monstres 
marins? Ils vivent dans Teau, comme des poissons; quand 
on s'y attend le moins, ils paraissent à la sur&ce, et lancent 
des Si'Koua (i) enflammés. Aussitôt qu*on bande Tare 
pour leur ^voyer des flèches, ils se replongent dans l'eau 
comme des grenouilles. Ils cherchaient ainsi à nous ef- 
fl'ayer ; mais nous autres soldi^ des huit bannières, nous 
n'avons pas peur. Avant notre départ, les grands Lamas 
avaient ouvert le livre des secrets célestes, et nous avaient 
assuré que l'affiiire aurait une heureuse issue. L'Empereur 
avait donné à chaqifê Tchouanda un Lama instruit dans 
la médecine et initié à tous les prestiges sacrés; ils devaient 
nous guérir des maladies du climat, et nous protéger contre 
la nuigie des monstres marins. Qu'avions-nous donc à 
eittindre? Les rebelles, ayant appris que les invincibles mi- 

(1) Si'koua yeat dire citrouille d'occident; c*est le nom qa*OQ donne 
au melon d'eau. Les Chinois ont nommé Si-kotM-poOf les bombes 
eurf^eoRes, 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 55 

lices du Tchakar approchaiçiit, opt été effrayé^ 6t ont 4e- 
mandé la paix. Le Saint-Maître^ dans son immense misé- 
ricorde, la leur a accordée, et alors nous sommes revenus 
dans nos prairies veiller à la garde de nos troupeaui^. 

Le récit de cette illustre épée était pour nous palpitant 
d'intérêt. Nous oubliâmes pendant quelque temps la nii- 
sère de notre position au milieu du désert. Nous eussjonç 
vivement désiré recueillir encore quelques détails sur l'ex- 
pédition des Anglais contre la Chine ; mais la nuit com- 
mençant à tomber, les deux Tartares reprirent la ipoute de 
leurs ïourtes. 

Quand nous fûmes seuls, nos pensées devinrent tristes 
et sombres. Ce n'était qu'en frémissant que nous songions 
à cette longue nuit qui conunençait à peine. Comment 
prendre un peu de repos? L'intérieur de la tente était 
comme un bourbier. Le grand feu que nous avions fait 
pendant long-temps, n'avait pu sécber les habits que nous 
portions. Il avait seulement suffi pour vaporiser une partie 
de l'eau dont ils étaient imbibés. La fourrure que nous dé- 
roulions la nuit sur la terre, afin de nous préserver de 
l'humidité pendant le sommeil, était dans un état affreux;.; 
elle ressemblait à la peau d'un animal noyé. Dans cette 
triste situation, une pensée pleine d'une douce mélancolie 
venait pourtant nous consoler. Nous nous disions au fond 
du cœur, que nous étions les disciples de celui qui a dit : 
Les renards ont des tanières , les oiseaux du ciel ont des 
nids; mais le Fils de l'Homme na pas ou reposer sa tête... 

Nous étions tellement &tigués, qu'après avoir veillé pen- 
dant la plus grande partie de la nuit, nos forces nous aban- 
donnèrent* Vaincus enfin par le sommeil, nous nous as- 



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56 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

souptmes quelques instants, accroupis sur les cendres, leâ 
bras serrés contre la poitrine, et la tête appuyée sur les 
genoux. 

Ce fut avec un inexprimable plaisir, que nous vtmes ar- 
river la fin de cette longue et triste nuit A Taube du jour, 
le ciel tout bleu et sans nuages nous présageait une heu- 
reuse compensation des misères de la veille. Bientôt un 
soleil pur et brillant vint nous donner Tespérance que 
nos habits encore mouillés se sécheraient facilement en 
route. Nous fîmes avec diligence les préparatife du départ, 
et la caravane se mit en mouvement. Le temps était ma* 
gnifique. Petit à petit les grandes herbes des prairies rele- 
vaient leur tête courbée par les eaux de la pluie ; le che- 
min commençait à se raffermir, et nous sentions déjà avec 
délices la douce chaleur des rayons du soleil. Enfin, pour 
achever d'épanouir nos cœurs, nous entrions dans les belles 
plaines de la bannière rouge, la plus pittoresquedu Tchakar. 

Tchakar signifie en mongol />ay5 limitrophe. Cette con*- 
trée est bornée, à Test, par le royaume de Geehekten ; à 
l'ouest, par le Toumet occidental; au nord, par le Sou- 
nioutf et au midi par la grande muraille. Son étendue est 
de cent-cinquante lieues en longueur, sur cent en largeur. 
Les habitants du Tchakar sont tous soldats de TEmpereur, 
et reçoivent annuellement une somme réglée d'après leurs 
titres. Les soldats à pied touchent douze onces d'argent par 
an, et les soldats à eheval, vingt-quatre. 

Le Tchakar est divisé en huit bannières-*-en chinois 
pa-ki — qu'on distingue par le nom de huit couleurs, sa- 
voir : bannière blanche, bleue, rouge, jaune, blanchâtre, 
bleuâtre, rougeâtre, jaunâtre. Chaque bannière a son terri- 



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VOYAGE DANS LA TARTARïE. 57 

toîre séparé, et possède une espèce de tribunal, nommé Nou- 
row-TVAûyn, préposé à la connaissance des affaires qui peu- 
vent survenir dans la bannière. Outre ce tribunal, dans cha- 
cune des huit bannières, il y a un chef appelé Ou-Gourdlia. 
Enfin, parmi ces huit Ou-Gourdha, on en choisît uû, qui est 
en même temps gouvemeur*général des huit bannières. 
Tous ces dignitaires sont établis et soldés par Fempereur 
de Chine. Au fond, le Tchakar n*est qu'un vaste camp, où 
stationne une armée de réserve. Afin sans doute que 
cette armée soit toujours prête à marcher au premier si- 
gnal, il est sévèrement défendu à ces Tartares de cultiver 
la terre. Ils doivent vivre de leur solde et du revenu de 
leurs troupeaux. Tout le terrain des huit bannières est 
inaliénable. Quelquefois il arrive qu'on en vend aux Chi- 
nois ; mais toujours la vente est déclarée nulle et invalide 
par les tribunaux. 

C'est dans les pâturages du Tchakar, que se trouvent les 
nombreux et magnifiques troupeaux de rEmpereur. Ces 
troupeaux se composent de chameaux, de chevaux, de 
bœufs et de moutons* U y a trois cent soixante troupeaux, 
qui contiennent chacun douze cents chevaux. D'après ce 
nombre, il est facile d'évaluer l'innombrable multitude 
d'animaux que possède l'Empereur. Un Tartare, décoré du 
globule blanc, est préposé à la garde de chaque troupeau. 
A de certaines époques, les inspecteurs généraux vienoent 
en faire la mite; et, s'ils trouvent un déficit dans le nombre» 
le berger en chef est tenu de compléter le troupeau à ses 
frais. Malgré cette mesure , les Tartares ne se font pas 
faute d'exploiter, à leur proât, les richesses du saint 
Mfâtre; ils ont recours à un échange frauduleux. Quand 



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58 VOYAGE DANS U TARTARICL 

les Chinois ont un mauvais cheval ou un bœuf décr^it> ils 
le conduisent aux bergers de TEmpereur qui, pour une 
somme très-modique, leur permettent de choisir à volonté 
dans les troupeaux. Par ce moyen, ayant tou joure le même 
nombre d'animaux, ils peuvent jouir de leur fraude avec 
paix et assurance. 

Jamais par un plus beau temps nous n'avions parcouru 
de plus belles contrées. Le désert est quelquefois hideux 
et horrible , quelquefois aussi il a ses charmes, charmes 
d'autant mieux sentis qu'ils sont plus rares, et qu'on les 
chercherait vainement dans les contrées habitées. La Tar- 
tarie a un aspect tout particulier^ rien au monde ne res- 
semble à un pays Tartare. Chez les nations civilisées, on 
rencontre partout sur ses pas des villes populeuses, une 
culture riche et variée, les mille produits des arte et de 
l'industrie, et les agitations incessantes du commerce. On s'y 
sent toujours entraîné et emporté comme dans un immense 
tourbillon. Dans les pays au contraire où la civilisation n'a 
pu encore se foire jour, ce ne sont que des forêts séculaires, 
avec toute la pompe de leur exubérante et gigantesque vé- 
gétation; l'âme est comme écrasée par cette puissante et 
majestueuse nature. La Tartarie ne ressemble en rien à 
' tout ceku Point de villes, point d'édifices, point d'arts, 
point d'industrie, point de culture, point de forêts; 
toujours et partout c'est une prairie, quelquefois en- 
trecoupée de lacs immenses, de fleuves majestueux, de 
hardies et imposantes montagnes; quelquefois se dér 
roulant en vastes et incommensurables plaines. Alors, 
quand on se trouve dans ces vertes solitudes, (font les 
bords vont se perdre bien loin dans l'horizon, on croi* 



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VOY49^ ^^^^ ^ TARTAfUB. ^^9 

rait étrei par un temps [calme, au milieu de Tocéw. L'as* 
pect des prairies i^e la Mongolie n'excite ni la joie ni la 
tristesse, mais plutôt un mélange de Tune et de Fautre, un 
sentiment mélancolique et religieux, qui peu à peu élève 
Fàme, sans lui faire perdre entièrement de vue les choses 
d'ici-bas ; sentiment qui tient plus du ciel que de la terre, 
et qui parait bien conforme à la nature d'ime intelligence 
servie par des organes. 

On rencontre quelquefois dans la Tartarie des plaines 
plus vivantes et plus animées qu'à l'ordinaire ; c'est lorsque 
la beauté des eaux et des pâturages y ont attiré de nom- 
breuses familles. On voit alors s'élever, de toute part, des 
tentes de diverses grosseurs, semblables à des ballons gon- 
flés par le gaz, et déjà prêts à s'élancer dans les airs. Les 
enfants, le dos surmonté d'une botte, courent çà et là dans 
les environs, à la recherche des argols, qu'ils vont amon<^ 
celer tout à l'entour de la tente. Les matrones donnent la 
chasse aux jeunes veaux, font bouillir le thé au grand air, 
ou préparent le laitage 3 tandis que les hommes mon- 
tés sur des chevaux fougueux, et armés d'une longue 
perche, galoppent dans tous les sens, pour diriger dans les 
bons pâturages les grands troupeaux qu'on voit se mou- 
voir et ondoyer dans le lointain, comme les flots de la mer. 

Toutefois, ces tableaux si animés disparaissent souvent 
tout à coup, et on ne rencontre plus rien de ce qui na- 
guère était si plein de vie. Honames , tentes , troupeaux, 
tout semble s'être brusquement évanoui. On aperçoit seu- 
lement dans le désert des cendres amoncelées, des foyers 
mal éteints, quelques ossen^nts que se disputent les oi- 
seaux de proie, seuls vestiges qui annoncent que le no- 



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60 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

made Mongol a la veiHe passé par-là. Et, si on demande 
la raison de ces migrations subites, il n*y en a pas diantre 
que celle-ci : les animaux avaient dévoré Therbe qui re- 
couvrait le sol; le chef a donc donné le signal du départ, 
et tous ces pasteurs ont plié leur tente ; ils ont poussé de- 
vant eux leurs troupeaux, et sont allés chercher ailleurs, 
nMmporte où, de nouveaux et plus frais pâturages. 

Après avoir cheminé pendant la journée entière, à tra- 
vers les délicieuses prairies de la bannière rouge, nous al- 
lâmes camper dans un vallon qui paraissait assez habité. A 
peine eûmes-nous mis pied h terre, que de nombreux Tar- 
tares s'empressèrent de venir à nous, et de nous offrir leurs 
services. Après nous avoir aidés à décharger nos cha- 
meaux, et à construire notre maison de toile bleue, ils 
nous prièrent d'aller prendre le thé sous leurs tentes. 
Comme il était déjà tard, nous demeurâmes chez nous. Les 
visites furent remises au lendemain ; car les hospitalières 
invitations de nos voisins nous déterminèr^t à stationner 
un jour parmi eux. Nous étions d'ailleurs bien aises de 
profiter de la beauté du temps et du site, pour réparer 
complètement les avaries que nous avions essuyées la 
veille. 

Le lendemain, le temps qui ne fut pas employé à notre 
petit ménage et à la récitation du Bréviaire, nous le con- 
sacrâmes à visiter les tentes mongoles. Pendant que Sam«- 
dadcUemba gardait le logis, nous nous mt^les en tournée. 
Nous dûmes d'abord veiller avec le plus grand soin à la 
sûreté de nos jambes, contre lesquelles s'élançaient avec 
rage des troupes de chiens énormes^ Un petit bftton suffi- 
sait pour notre défense ; mais, aussitôt que nous étions arri- 



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VOYAGE DANS LA TARTÂRIE. 61 

vés à rentrée d'une tente, nous devions déposer nos armes 
en dehors du seuil de la porte; ainsi Texige le cérémonial 
tartare. Entrer dans Fintérieur de la tente la main armée 
d'un fouet ou d'un bâton, c'est Finjure la plus sanglante 
qu'cm puisse faire à la famille ; c'est leur dire, en style fi- 
guré : Vous êtes tous des chiens. 

La manière de se présenter chez les Tartares est fran* 
che, simple, et débarrassée des innombrables formalités de 
l'urbanité chinoise. En entrant, on souhaite la paix à tout 
le monde en général, en disant : Amor ou Mendou; puis on 
va s^asseoir rondement à droite du chef de famille, qui est 
accroupi à Fopposite de la porte. Chacun alors prend, dans 
une bourse suspendue à la ceinture, la petite fiole de tabac 
à priser; on se la présente mutuellement, en accompagnant 
l'offre de quelques paroles de politesse. — ^Les pâturages 
sont-ils gras et abondants? vos troupeaux sont-ils en bon 
état? les cavales sont-elles fécondes? — ^Avez-vous che- 
vauché en paix? la tranquillité r^ne-t-elle en route, etc. 
Après ces paroles d'usage, prononcées de part et d'autre 
avec une excessive gravité, la ménagère tend la main aux 
étrangers, sans rien dire. Ceux-ci retirent promptement 
de leur sein leur écuelle de bois, indispensable vade-mc- 
cum des Tartares, la présentent à la ménagère, qui la leur 
rend bientôt après remplie de thé au lait. Dans les familles 
un peu aisées, on sert ordinairement devant les visiteurs 
une tablette chargée d'une modeste collation : du beurre, 
de la farine d'avoine, du petit millet grillé et des tranches 
de fromage ; le tout distribué séparément dans quatre pe* 
tits cofires en bois vernissé. On choisit à volonté quelques- 
unes de cesfriancUses tartares, qu'on mélange avec le thé. 



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Gâ VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

Ceux qui veulent traiter leurs hâtes magnifiquement, et 
de la manière la plus splendide, enfoncent à côté du foyer, 
dans les cendres chaudes, une petite bouteille en terre 
cuite, remplie de vin mongol. Ce vin n'est autre chose que 
du petit lait, qui après avoir été soumis pendant quelque 
temps à une fermentation vineuse, est enfin grossièrement 
traité par la distillation, dans un appareil qui fait office 
d'alambic. H faut vraiment être né Tartare pour s'accou- 
tumer à une pareille boisson; la saveur en est fade, et To- 
deur empyreumatique. 

La tente mongole affecte la forme cylindrique, depuis le 
sol jusqu'à demi-hauteur d'homme. Sur ce cylindre de huit 
à dix pieds de diamètre, est ajusté un cône tronqué, qui 
représente assez bien le chapeau d'un quînquet. La char- 
pente de la tente se compose, pour la partie inférieure, d'un 
treillis fait avec des barreaux croisés les uns sur les autres, 
de manière à pouvoir se resserrer et s'étendre comme un 
filet. Des barres de bois partent de la circonférence coni- 
que, et vont se réunir au sommet, à peu près comme les 
baguettes d'un parapluie. Cette charpente est ensuite en- 
veloppée d'un ou de plusieurs épais tapis de laine gros- 
sièrement foulée. La porte est basse, étroite, mais pour- 
tant elle a deux battants; une traverse de bois assez éle- 
vée en forme le seuil, de sorte que, pour entrer dans la 
tente, il faut en même temps lever le pied et baisser la tête. 
Outre la porte, il y aune autre ouverture pratiquée au des- 
sus du cône. C'est par là que s'échappe la fumée du foyer* 
Un morceau de feutre peut la fermer à volonté, par le 
moyen d'une corde, dont l'extrémité est attachée sur le 
devant de la porte. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 63 

LMntérieur de la tente est coirfme divisé en deux parties : 
le côté gauche, en entrant, est réservé aux hommes ; c'est 
là que doivent se rendre les étrangers. Un homme qui pas- 
serait par le côté droit, commettrait plus qu'une grossière 
inconvenance. La droite est occupée par les femmes ; et 
c'est là que se trouvent réunis tous les ustensiles du 
ménage : une grande urne en terre cuite pour conserver la 
provision d'eau -, des troncs d'arbres de diverses grosseurs 
creusés en forme de seau , et destinés à renfermer le lai- 
tage, suivant les diverses transformations qu'on lui fait su- 
bir. Au centre de la tente est un large trépied planté dans 
la terre, et toujours prêt à recevoir une grande marmite 
mobile, que l'on peut placer et retirer à volonté. Cette 
marmite est en fer, et de la forme d'une cloche. Derrière 
le foyer, et faisant face à la porte, est une espèce de ca- 
napé, meuble le plus bizarre que nous ayons rencontré 
chez les Tartares. Aux deux extrémités sont deux oreil- 
lers terminés à leur bout par des plaques de cuivre doré et 
habilement ciselé. Il n'existe peut-être pas une seule tente 
où on ne trouve ce petit lit, qui parait être un meuble de 
nécessité absolue ; mais, chose étrange et inexplicable! du- 
rant notre long voyage nous n'en avons jamais vu un seul 
qui parût fabriqué de fraîche date. Nous avons eu occasion 
de visiter des familles mongoles où tout portait l'empreinte 
de l'aisance, de l'opulence même; msûs toujours ce singu- 
lier canapé nous a paru une chose guenilleuse et d'une vé- 
tusté inexprimable. Quoique ce meuble s'en aille toujours 
en lambeaux, il dure pourtant toujours, et ne cesse de se 
transmettre de générations en générations. Dans les villes 
où se fait le commerce tartare, on a beau parcourir les ma- 



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Gi VOYAGE DANS LA TAUTARIE. 

gasins, les friperies et les dépôts de Mont-de-Piété, on ne 
rencontre jamais de ces meubles ni vieux ni neufs. 

A côté du canapé, vers le quartier des honunes, on place 
ordinairement une petite armoire carrée, où sont renfer- 
mées les mille et une bagatelles qui servent à enjoliver le 
costume de ce peuple simple et enfant. Cette armoii^ 
tient aussi lieu d*autel à une petite idole de Bouddha : 
cette divinité, en bois ou en cuivre doré, est ordinairement 
accroupie, lesiambescroisées, et emmaillottée jusqu'au cou 
d'une écharpe de vieux taifetas jaune. Neuf vases en cuivre, 
de la grosseur et de la forme de nos petits verres à liqueur, 
sont symétriquement alignés devant Bouddha : c'est dans 
ces petits calices, que les Tartares font journellement à 
leur idole des offrandes d'eau , de lait, de beurre et de 
farine; enfin quelques livres thibétains enveipppésde soie 
jaune, complètent l'ornement de la petite pagode. Ceux 
dont la tète est rasée, et qui gardent le célibat, ont seuls le 
privilège de toucher ces prières; un homme noir commet- 
trait un sacrilège, s'il s'avisait d'y porter ses mains impures 
et profanes. 

De nombreuses cornes de bouc, fixées à la charpente de 
la tente, complètent l'ameublement des habitations mon- 
goles : c'est là que sont suspendus des quartiers de viande 
de bœuf ou de mouton, des vessies remplies de beurre, 
des flèches, des arcs et un fusil à mèche; car il n'est pres- 
que pas de famille tartare qui ne possède au moins une arme 
à feu. Aussi nous avons été bien surpris, que M. Timkouski 
ait pu écrire, dans la relation de son voyage à Péking (1), 

(1) Voyage à Péking, à travers la Mongolie, par M. G. Tinikouski, 
€bap. Il, pag. 57. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 65 

ces mots étranges : Le bruit de nos armes à feu attira 
les Mongols; ils ne connaissent que leurs arcs et leurs 
flèches... L'écrivain russe aurait pu savoir, que les armes à 
feu ne sont pas si étrangères aux Tartares qu'il se Fima- 
gine ; puisqu'il est actuellement prouvé, que déjà vers le 
commencement du treizième siècle, Tcheng-Kis-Khan 
avait de Fartillerie dans ses armées. 

L'odeur qu'on respire dans l'intérieur des tentes mon- 
goles est rebutante et presque insupportable, quand on n'y 
est pas accoutumé. Cette odeur forte, et capable quelque- 
fois de faire bondir le cœur, provient de la graisse et du 
beurre dont sont imprégnés les habits et les objets qui sont 
à l'usage des Tartares. A cause de cette saleté habituelle, 
ils ont été nommés Tsao-Ta-Dze (Tartares puants) par les 
Chinois, qui eux-mêmes ne sont pas inodores, ni ti^ès-scru- 
puleux en fait de propreté. 

Parmi les Tartares, les soins de la famille et du ménage 
reposent entièrement sur la femme ^ c'est elle qui doit traire 
les vaches et préparer le laiti^e, aller puiser l'eau quel- 
quefois à une distance éloignée, ramasser les argols, les 
faire sécher, et puis les entasser autour de la tente. La 
confection des habits, le tannage des pelteteries, le foulage 
des laines, tout lui est abandonné 3 elle est seulement ai- 
dée, dans ces travaux divers, par ses enfants, quand ils sont 
encore jeunes. 

Les occupations des hommes sont très-bornées ^ elles 
consistent uniquement à diriger les troupeaux dans les 
bons pâturages; et ce soin est plutôt un plaisir qu'une 
peine, pour des honmies accoutumés dès leur enfance à 
monter à cheval. Ils ne se donnent de la fatigue, que lors- 



T, u 



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66 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

qu'ils sont obligés de poursuivre des animaux échappés. 
Alors ils se mettent au grand galop sur la piste; ils volent 
plutôt qu'ils ne courent^ tantôt sur le sommet des monta* 
gnes, tantôt dans de profonds ravins, jusqu'à ce qu'ils aient 
ramené au troupeau la béte qui s'était enfuie* Les Tar- 
tares vont quelquefois à la chasse ; mais dans cet exercice 
ils ont toujours plutôt en vue l'intérêt que le plaisir; ils ne 
s'arment du fusil ou de l'arc, que pour tuer des chevreuils, 
des cerfs et des faisans, dont ils font ordinairement cadeau 
à leurs rois. Pour les renards, ils les prennent toujours à la 
course ; ils craindraient autrement de gâter la peau, qui est 
très-estimée parmi eux. Les Tartares se moquent beau- 
coup des Chinois, quand ils les voient prendre des renards 
par ruse, et en faisant des chausse-trapes, où ces animaux 
vont se précipiter pendant la nuit. Pour nous, disait en 
notre présence un chasseur renommé de la bannière rouge, 
nous y allons franchement : quand nous apercevons le re- 
nard, nous sautons à cheval, et nous lui courons sus, jus- 
qu'à ce que nous l'ayons atteint. 

A part les courses à cheval, les Tartares mongols vivent 
habituellement dans une profonde oisiveté; ils passent une 
grande partie de la journée accroupis dans leur tente, dor- 
mant, buvant du thé au lait, ou fumant la pipe. Pourtant 
le Tartare, lui aussi, est parfois flâneur, et peut-être au- 
tant qu'un Parisien ; mais il flâne d'une autre manière ; il 
n'a besoin ni de canne, ni de lorgnon. Quand il lui vient 
en tête d'aller voir un peu ce qui se passe par le monde, 
il décroche son fouet, suspendu au-«dessus de la porte ; il 
monte sur un cheval toujours sellé à cet effet, et attaché 
à un poteau planté à l'entrée de la tente. Alors il s'élance 



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VOYAGE DANS LA TÂRTARIE. 67 

dans le désert^ n'importe de quel o6té; sll aperçoit un ca« 
valier dans le lointain, il se dirige vers lui; s'il voit 8*élever 
la filmée de quelque tente» il y court, et toujours sans 
autre but que de pouvoir causer un instant avec quelque 
étranger* 

Les deux jours que nous passâmes dans ces belles 
plaines du Tch^ikar, ne furent pas pour nous sans utilité. 
Nous pûmes à loisir sécher et remettre en bon état nos 
habits et notre bagage ; mais surtout nous eûmes occasion 
d'étudier de près les Tartares, et de nous initier aux habi-* 
tudes des peuples nomades. Quand nousflmes les prépara- 
tifs du départ, nos voisins Tartares vinrent nous aider à 
{dier la tente et à charger nos chameaux. Seigneurs La- 
mas, nous dirent *ils, vous camperez aujourd'hui aux 
Trois lacs; les pftturages y sont bons et abondants. Si vous 
marchez bien, vous y arriverez javant que le soleil dispa- 
raisse. En deçà et au ddà des Trois lacs, on ne trouve de 
l'eau que fort loin. Seigneurs Lamas, bonne route.*--Vous 
autres, soyez assis en paix, leur répondîmesHUOus... Et 
Samdadchiemba ouvrit de nouveau la marche, monté sur 
son petit mulet noir. Nous nous éloignâmes de ce campe* 
ment sans regret, et comme nous avions quitté tous les 
autres; à la seule différence que nous Imssftmes sur l'en-^ 
droit où nous avions dressé la tente, une plus grande quaiv- 
tité de cendres, et que les herbes d'alentour étaient plus 
foulées aux pieds que de coutume. 

Pendant la matinée le temps fut magnifique, quoique 
tm peu frais. Mais après midi le vent du nord se leva, et se 
mit à souffler avec violence. Bientôt il devint si piquant, 
que nous avions b regretter de n'être pas munis de nos 



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68 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

grands bonnets à poil, pour mettre un peu la figure à cou- 
vert. Nous pressâmes la marche, afin d*arriver tôt aux Trois 
lacs, et de nous faire un abri de notre chère tente. Dans 
Fespéranced^apercevoirces lacs qu^on nous avait indiqués, 
nous tournions sans cesse nos regards à droite et à gauche; 
mais c'était toujours en vain. U était déjà tard; et d'après ce 
que nous avaient dit les Tartares, nous avions à craindre 
d'avoir dépassé Tunique campement que nous pouvions 
rencontrer ce jour là. Cependant à force de regarder, nous 
aperçûmes un cavalier qui s'en allait lentement dans le 
fond d'un ravin. Il était très*éloigné de nous; mais nous ne 
pouvions nous dispenser d'aller lui demander quelques 
renseignements. H. Gabet s'élança de ce côté, de toute la 
vitesse des longues jambes de sa monture. Le cavalier en- 
tendit les cris de la chamelle, il tourna la tête ; et voyant 
qu'on allait vers lui, il fit volte face, et courut ventre à terre 
à rencontre de M. Gabet. Aussitôt qu'il fut à portée de se 
faire entendre : Saint personnage, s^écria-t-il, ton œil a-t-il 
aperçu les chèvres jaunes; j'ai perdu leurs traces. — ^Je n'ai 
pas vu les chèvres jaunes ; je cherche l'eau et je ne la 
trouve pas ; est-elle loin d'ici ? — Mais d'où es-tu ? où 
vas-tu?— Je suis de cette petite caravane que tu vois là-bas. 
On nous a dit qu'aujourd'hui nous trouverions des lacs sur 
notre route, que nous pourrions camper auprès. Jusqu'ici 
nous n'avons rien vu. — Gomment peut-il en être ainsi? Il y 
a à peine un instant que vous êtes passés non loin de Peau. 
Seigneur Lama, permets que je marche à côté de ton om* 
bre; je vais t'indiquer les Trois lacs. Et aussitôt il excite 
son cheval de trois rudes coups de fouet, pour le mettre en 
état de suivre les grandes enjambées de la chamelle. Dans 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. CO 

un instant ils eurent atteint la petite caravane, qui les at- 
tendait. Hommes de prière, nous dit le chasseur, vous êtes 
venus un peu trop knn; il vous faut rebrousserchemin* 
Voyez-vous là-bas, et il nous montrait la route du bout de 
son arc; voyez-vous ces cigognes qui planent aunlessus 
des herbes; c'est là que sont les Trois lacs... Merci, frère, 
lui r^[XMidtmes-nous, nous sommes attristés de ne pouvoir 
^indiquer les chèvres jaunes, aussi Inen que tu nous as 
montré les Trois lacs. Le chasseur mongol nous salua, en 
portant au front ses deux mains jointes, et nous nous diri- 
geâmes avec confiance vers Tendroit qu'il nous avait indi- 
qué. A peine avions-nous fait quelques pas vers cette di- 
rection, que nous pûmes remarquer les indices de la pré- 
sence des lacs. Les herbes étaient plus rares et moins 
vertes; elles craquuent comme des branches sèches sous 
les pas des animaux; les blanches efflorescences du salpêtre 
devenaient de plus en plus épaisses. Enfin nousnoustrouvft- 
mesanprès d'un lac, et à quelquedistance nousenaperçûmes 
deux autres. Nous mtmes promptement pied à terre, et 
nous essayâmes de dresser notre tente. Gomme le vent 
était d'une violence extrême, ce ne fut qu'à force de peine 
et de patience, que nous vînmes à bout de la consolider. 

Pendant que Samdadchiemba nous faisait bouillir le thé, 
nous nous délassions des fatigues de la ioumée, en exami* 
nant nos chameaux lécher voluptueusement le salpêtre 
dont le terrain était comme saupoudré. Nous aimions sur- 
tout à les regarder se pencher sur les bords du lac, et boire 
à l<mgs traits et insatiablement cette eau saumâtre, qui 
montait dans leur long cou comme dans un corps de 
pompe, n y avait déjà assez long-temps que nous nous 



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70 VOYAGE Dans la TARTARfE. 

donnions ce pittoresque délassement^ lorsque tout à coup, 
nous entendîmes derrière nous un bruit confus, tumul- 
tueux, et semblable au retentissement désordonné des 
voiles d*un navire qui sont agitées par des vents contraires 
et violents. BientAt nous pâmes distinguer, au milieu de 
cette tempête, les grands cris que poussait Samdadchiemba. 
Nous courûmes en toute hftte, et nous arrivâmes fort heu- 
reusement avant que le typhon eût décloué et emporté 
notre /otit;r«. Depuis notre arrivée, le vent, en augmentant 
de force, avait aussi changé de direction. D s*était mis à 
souffler précisément du c6té où nous avions tourné l'ou- 
verture de la tente. Un incendie était surtout à craindre, à 
cause des argols enflammés que le vent poussait de toute 
part. II fallut donc aussitôt faire la manœuvre, et chercher 
à virer de bord. Enfin nous parvfaimes à mettre notre 
tente en sûreté, et nous n'eûmes que la peur et un peu de 
fatigue pour tout mal. Ce contre-temps avait pourtant rem- 
bruni le caractère de notre Samdadchiemba. Il fut d'une 
humeur détestable pendant toute la soirée; car lèvent 
avait éteint le feu, et retardé par conséquent la préparation 
de son thé. 

Le vent se calma à mesure que la nuit se faisait, et le 
temps finit par devenir magnifique. Le ciel était pur, la 
lune belle, et les étoiles scintillantes. Seuls dans cette vaste 
solitude, nous n'apercevions dans le lointain que les formes 
bizarres et indéterminées des montagnes qui se dessinaient 
à l'horizon comme de gigantesques fantômes. Nous n'en- 
tendions que les mille voix des oiseaux aquatiques, qui se 
disputaient, sur la surface des lacs, l'extrémité des joncs et 
les larges feuilles de nénuphar. Samdadchiemba n'était pas 



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VOYAGE DANS LA TARTARfE. T1 

haaaoû à goftter les charmes de cette paix du désert. Il 
était parvenu à fallumer son feu, et la préparation du thé 
rabsopbait entièrement. Nous le laissâmes donc accroupi 
auprès de la marmite ; et nous allAmes réciter le chapelet, 
en nous promenant autour du grand lac qui avait à peu 
près une demi-lieue de circuit. Déjà nousavions parcouru 
la moitié de la circonférence du lac, priant alternative- 
ment, lorsque peu à peu nos v(»x s*altérèrent et notre 
marche se ralentit. Nous nous arrêtâmes sans rien dire, et 
nous prêtâmes un instant l'oreille, sans oser proférer une 
seule parole, fiiisant même des efforts pour empêcher le 
bruit de notre resjnration. Enfin nous nous exprimâmes 
Tun à l'autre le sujet de notice mutuelle terreur. Mais cela 
se fit d'une voix basse, et pleine d'&notion...— N'avez-vous 
pas entendu tout à l'heure, et tout près de nous, comme 
des voix humaines ?-*-Oui, ccmnme des voix nombreuses 
qui parleraient en secret.— Cependant nous sommes seuls 
ici ; la chose est bien surprenante... : ne parlons pas; prô-» 
tons encore rpreille.— On n'entend plus rien; sans doute 
nous nous sommes fait illusion... Nous nous remîmes en 
marche, et nous continuâmes la récitation de notre prière. 
Mais à peine avions-nous fidt quelques pas, que nous nous 
arrêtâmes de nouveau. Nous entendîmes fort distincte^ 
ment le même bruit. C'était comme le murmure confus et 
vague de plusieurs personnes qui discuteraient à voix mé«» 
diocre. Cependant nous n'apercevions rien. Nous montât 
mes alors sur un tertre, et à la faveur de la lune, nous vt* 
mes, à peu de distance de nous, se mouvoir dans les 
grandes herbes, comme des formes humaines. Nous enteu* 
dîmes clairement leur voix^ mais non pas d'une manière 



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72 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

. assez distincte pour savoir si c'était du chinois ou du tar- 
tare. Nous prîmes en toute Mte le chemin de notre tente, 
avançant sur la pointe des pieds et sans fake le moindre 
brait. Nous pensâmes que c'était une bande de voleurs, cpii, 
ayant aperçu notre tente, délibéraient sur les moyens de 
nous piller. 

Nous ne sommes pas ici en sûreté, dtmes-nous à Sam- 
dadchiemba. Nous avons découvert ici tout près une 
troupe d'hommes; nous avons entendu leur voix. Cours 
vite à la recherche des animaux, et ramène^es auprès de la 
tente. — ^Mais, dit Samdadchiemba en fronçant les sourcils, 
si les voleurs viennent, que ferons-nous? faudra4-il se bat-- 
tre?pourrons*nous les tuer? la sainte Eglise permet-elle 
cela? — ^Va d'abord chercher les animaux; nous te dirons 
plus tard ce qu'il faudra faire... Quand les animaux furent 
tous de retour, et attachés auprès de la tente, nous dîmes à 
notre intrépide Dchiahour de boire tranquillement son thé, 
et nous retournâmes vers l'endroit où nous avions entendu 
et aperçu nos mystérieux personnages. Nous dirigeâmes 
nos perquisitions dans tous les sens, sans rien entendre, 
sans rien apercevoir. On remarquait seulement à quelques 
pas du grand lac un sentier assez fréquenté; nous conjec- 
turâmes alors que ceux qui nous avaient donné l'alarme 
étaient tout simplement des passants inoffensifs, qui avaient 
suivi cette petite route cachée parmi les herbes. Nous re- 
tournâmes donc en paix vers la tente, oii nous trouvâmes 
notre valeureux Samdadchiemba aiguisant avec activité sur 
le retroussis de ses bottes en cuir, le grand coutelas russe 
qu'il avait acheté à Tolon-Noor. Hé bien ! nous dit-il avec 
Taccent de la colère, oii sont les brigands ; et en même 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 7S 

temps il tfttait avec son pouce le tranchant de son couteau. 
•—Il n'y a pas de voleurs, déroule les peaux de bouc, que 
nous prenions un peu de repos.—- C'est dommage ; car ceci 
me parait bien pointu et bien taillant. — C'est Uen, c'est 
bien, Samdadcbiemba; voilà que tu fois le brave, parce que 
tu sais qu'il n'y a pas de voleur. -*-0 mes Pères spirituels, 
ce n'est pas cela; il &ut toujours dire des paroles de fran- 
chise. Je ne disconviens pas que j'ai la mémoire très-mau* 
vaise et que je n'ai jamais pu apprendre beaucoup de 
prières; mais en foit de courage, je puis me vanter d'en 
avoir autant qu'un autre... Nous nous nrfmes àrire, en en- 
tendant ce singulier et imprévu rapprochement... Vous 
riez, mes Pères, reprit Samdadchiemba, oh , c'est que vous 
ne ccmnaissez pas les Dchiahours. Dans l'occident, le pays 
des TroiS'Vallons (!) a un grand renom. Mes compatriotes 
tiennent la vie pour peu de chose ; ils ne marchent jamais 
qu*armés d'un grand sabre et d'un fusil à mèche. Pour un 
mot, pour un regard, les voilà à se battre, à se massacrer. 
Un homme qui dans sa vie n'a tué personne, n'a* pas le 
droit de marcher le front haut. On ne peut pas dire que 
c'est un brave.— "Voilà qui est admirable ! Toi , tu es un 
brave, nous as-tu dit; combien donc as-tu tué d'hommes 
quand tu étais dans le pays des Trois-Vallom f,.« Samdad* 
chiemba parut déconcerté par cette question ; il tournait la 
tête de côté et d'autre, il riait d'un rire forcé. Enfin, pour 
faire diversion, il plongea son écuelle dans la marmite, et 
la retira pleine de thé... Voyons, voyons, lui dimes*nous, 
avale vite ton thé, et puis raconte-nous quelque chose de 
tes bravoures. 
(1) San-Tchouan. 



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74 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

Samdadchiemba essuya Fécuelle du pan de sa robe, et 
après ravoir replaoée daus son sein, il nous parla de la 
sorte ; Mes Pères spirituels, puiscpie vous voules que je 
vous parle de moi, je vais vous dire une histoire; c'est un 
gros péché que j'ai commis : mais je pense que Jéhovab me 
Fa pardonné, quand je suis entré dans la sainte Église. 

J'étais un tout jeune enfant ; j'avais alors tout au plus 
sept ans. J'étais dans les champs qui avoisinent la maison 
de mon père, occupé à faire paître une vieille ftnesse, la 
seule bête que nous eussions chez nous. Un de mes cama- 
rades, enfant du voisinage et à peu près de mon ftge, vint 
jouer avec moi. Bientôt nous nous prtmes de querelle; 
des malédictions nous en vînmes aux coups. En le frap- 
pant d'une grosse racine d'arbre que je tenais à la main, 
je lui donnai un si rude coup sur la tête, qu'il tomba sans 
mouvement à mes pieds. Quand je vis mon camarade 
étendu par terre, je demeurai un instant immobile et sans 
savoir ce que je devais faire. La peur s'empara de moi ; 
car je pensais qu'on allait me prendre et me tuer. J'exa^*^ 
minai d'abord quelque temps autour de moi, si je ne trou-» 
verais pas quelque trou pour cacher mon camarade; mais 
ce fût en vain. Je songeai alors à me cacher moi-même; 
à quelques pas de notre maison il y avait un grand tas de 
broussailles qu'on réservait pour le chauffage. Je me diri- 
geai vers ces broussailles, et je travaillai à &ire un trou 
qui pût aller à peu près jusqu'au centre. Enfin, après m'a- 
tre bien ensanglanté la figure et les mains à cette pénible 
besogne, je m'enfonçai dans ma cachette, bien décidé à ne 
plus en sortir. 

Quand la nuit fut venue, je compris qu'on me cherchait, 



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V0TA6B DANS LA TARTARIB. 75 

f entendais ma mère m*appeler à grands cris; mais je me 
gardais bien de répondre. Tétais même attentif à ne pas 
&ire remuer les broussailles^ de peur qu'on ne reconnût 
ma retraite, et qu'on ne vint me tuer. Ce qui m'efflrayait le 
plus, c'est que j'entendais beaucoup de monde crier et se 
disputer. Quand la nuit ftat passée, je sentis dès le matin 
une &im dévorante^ je me mis alors à pleurer ; encore même 
je n'osais pas pleurer tout à mon aise, j'avais toujours 
peur d'être entendu par les personnes qui passaient sans 
cesse à mes côtés. J'étais bien déterminé à ne pas sortir de 
dessous ces broussailles. — allais est-ce que tu n'avais pas peur 
de mourir de iaim?-^Cette pensée ne m'est jamais venue; 
j'avais faim, et voilà tout. Je m'étais caché pour ne pas 
mourir; car je pensais que si on ne me trouvait pas, on ne 
pourrait pas me tuer.-*-Voyons, achève vite ton histoire ; 
combien de temps restas -tu dans tes broussailles?— Tenez, 
j'ai entendu souvent dire au monde qu'on ne pouvait pas 
rester long-temps sans manger; mais on dit ça sans avoir 
essayé. Pour moi, je suis sûr qu'un enfant de sept ans peut 
vivre au moins trois jours et quatre nuits sans manger ab«-' 
solument rien. 

Après la quatrième nuit, dès le grand matin, on me 
trouva dans les broussailles. Quand je sentis qu'on venait 
me prendre, alors je commençai à me remuer ; je mis tout 
en désordre ; je cherchais à m'échapper. Aussitôt que mon 
père m'eut saisi par le bras, je me mis à pleurer et à 
sanglotter. <x Ne me tuez pas, ne me tuez pas, criais-je à 
mon père; ce n'est pas moi qui ai tué Nasamboyan.... » 
On m'emporta à la maison, car je ne voulais pas marcher. 
Pendant que je pleurais, que je me désolais, tout le monde 



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76 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

riait. Enfin, on me dit de n'avoir pas peur, que Namm- 
boyan n'était pas mort. Un instant après Nasamboyan 
parat; il était en effet plein de vie. Il avait pourtant à la 
figure une lai^ meurtrissure. Le coup que je lui avais 
donné l'avait seulement étourdi et renversé.... 

Quand le Dehiahour eut terminé sa narration, il nous 
regardait , tantôt Tun , tantôt Tautre , riant et répétant 
sans cesse, qu'un homme pouvait vivre trois jours sans 
manger. aSamdadchiemba, lui dtmes«>nous, voilà, sans 
contredit, qui est un beau commencement. Hais tu n'as 
pas encore dit combien tu avais tué d'hommes. — Je n'ai 
tué personne ; et c'est^ je crois, parce que je suis resté 
peu long-temps dans mon pays des Trois- Vallons. A l'âge 
de dix ans, on me fit entrer dans une grande lamaserie. 
J'eus pour mattre un vieux Lama très -rude; tous les 
jours, il me donnait des coups de barre, parce que je ne 
savais pas répéter les prières qu'il m'enseignait. Mais il 
avait beau me battre, c'était inutilement; je n'apprenais 
jamais rien. Alors il cessa de me faire étudier , et je fus 
chargé d'aller chercher de l'eau et de ramasser des ai^ols. 
Cependant je n'étais pas pour cela à l'abri des coups. 
Cette vie finit par me devenir insupportable. Un jour je 
m'échappai, et je courus du côté de la Tartarie. Après 
avoir marché quelques jours à l'aventure, et sans savoir où 
j'allais, je fis la rencontre d'un grand Lama qui se ren- 
dait à Péking. Je me mis à la suite de cette nombreuse 
caravane, et je fus employé à chasser un troupeau de 
moutons qui servait à la nourriture de la troupe. Il n'y 
avait pas déplace pour moi sous les tentes, et j'étais obligé 
de dormir en plein air. Un jour, j'avais été me coucher, à 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 77 

Tabri du vent, derrière un groupe de rochers; le leude* 
main je me réveiMai fort tard, et je ne trouvai plus per- 
sonne au campement; la caravane était partie ; j'étais aban* 
donné seul dans le désert. A cette époque, je ne savais 
pas ^tinguer les quatre points du ciel. Je fus donc obligé 
d'errer l<Hig-temps au hasard, jusqu'à ce que j'eusse ren- 
contré une station tartare. J'ai vécu ainsi pendant trois 
ans, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, payant de quel* 
ques légers services ceux qui me donnaient l'hospitalité. 
Enfin j'arrivai à Péking. Je me présentai aussitôt à la 
grande lamaserie de HoangSse , uniquement composée 
de Lamas Dchiahours et Thibétains. J'y fus facilement 
reçu ; et mes compatriotes s'étant cotisés pour m'acheter 
une écharpe rouge et un grand bonnet jaune, je pus as- 
sister au chœur à la récitation des prières^ et avoir ainsi 
part aux distributions des aumônes. — A ce mot de réci- 
tation de prières, nous demandâmes à Samdadchiemba 
comment il pouvait assister au chœur ^ puisqu'il n'avait 
appris ni à lire ni à prier.-*- La chose était fort aisée, 
reprit-il ; un de mes amis m'avait prêté son livre. Je le 
tenais sur mes genoux, et en bourdonnant entre mes le* 
vres, j'essayais d'imiter le ton de mes voisins; quand les 
autres tournaient un feuillet, j'en faisais autant. Ainsi il 
était difficile que le président du chœur s'aperçût de ma 
tridierie. 

a A ce sujet, il m'arriva une affaire assez grave, qui 
foillit me fiiire chasser de la lamaserie. Un méchant Lama, 
qui avait remarqué la manière dont je récitais les prières, 
aimait beaucoup à s*en moquer et à faire rire les autres à 
mes dépens. Quand la mère de l'Empereur mourut» nous 



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78 VOYAGE DAiNS LA TARTARIE. 

fûmes tous invités au Palaiêjawfke pour réciter les prière8« 
Avant que la cérémonie commençftt, j'étais fort tranquille 
à ma place, tenant mon livre sur mes genoux^ lorsque ce 
méchant Lama s'avança tout doucement derrière moi. Il 
approcha sa tête par dessus mon épaule, oomme pour lire 
dans le livre, ou plutôt pour me contrefaire; car il essayait 
d'imiter ma manière de bourdonner au chœuré Alors, la 
vapeur me montant à la tête, je lui donnai avec le poing 
un si rude coup sur la figure, qu'il alla tomber à la ren- 
verse, à quelques pas de moi. Cette aventure fit un 
grand éclat dans le Palais jaune. Les supérieurs en furent 
instruits, et d'après les règlements sévères de la discipline 
thibétaine, je devais être flagellé pendant trois jours avec 
le fouet noir; puis, les fers aux pieds et aux mains, en-* 
fermé dans la tour de la lamaserie pendant un an. Un 
des chefs, qui méconnaissait et s'intéressait un peu à moi, 
se fit entremetteur, n alla trouver les Lamas du tribunal 
de discipline, et leur dit, -^ ce qui était très-conforme à la 
vérité, «— que le disciple que j'avais frappé aimait à vexer 
tout le monde, qu'il m'avait poussé à bout. Il parla si bien 
en ma faveur, qu'il finit enfin par obtenir ma grftce. J'en 
fiis quitte pour faire une réparation. Je fis en sorte de 
rencontrer sur mes pas le Lama que j'avais offensé. «Frère 
aîné, lui dis-je, est-ce qu'aujourd'hui nous ne boirons 
pas ensemble une tasse de thé?... -^ Sortons boire du thé, 
me répondit-il; quelle raison aurais-je pour n'aller pas 
boire du thé?.«. » Nous nous rendîmes donc dans hi rue 
voisine, et nous entrâmes dans la première maison k thé 
que nous rencontrftmes. Après nous être assis à une des 
tables qui se trouvaient dans la salle, je présentai à mon 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 79 

compagnon ma petite fiole à tabac^ en lui disant : « Frère 
aîné, l'autre jour nous eûmes ensemble un peu d*affklre^ 
cela n'est pas bien. D faut avouer d'abord que tu avais eu 
tort; pour moi, j'en conviens, j'eus la main un peu trop 
pesante. Au reste, cette affaire est déjà vieille, il ne faut 
plus y penser... » Après ces quelques mots, nous nous 
mtmes à boire le thé, en disant de part et d'autre des pa- 
roles oiseuses. » 

Les anecdotes de notre Dchiahour nous avaient conduits 
bien avant dans la nuit. Déjà les chameaux s'étaient rele- 
vés pour aller brouter leur déjeûner sur les bords du lac. 
n nous restait peu de temps à donner au repos, a Je ne me 
couche pas, dit Samdadchiemba; je veillerai sur les cha* 
meaux. Le jour d'ailleurs paraîtra bientôt. En attendant, 
je vais faire bon feu et préparer le pan-tan. » 

Samdadchiemba ne tarda pas à crier que le ciel blan- 
chissait, et que le pan-tan était préparé. Nous nous levâmes 
promptement; et après avoir mangé une écuellée de pan- 
tan, ou, en d'autres termes , de farine d'avoine délayée 
dans de l'eau bouillante, nous plantâmes notre petite croix 
sur un tertre, et nous continuâmes notre pèlerinage. 

Il était déjà plus de midi, lorsque nous flmes la ren- 
contre de trois puits qui avaient été creusés à peu de 
distance Tun de l'autre. Quoiqu'il fût encore de (bonne 
heure, nous scmgeftmes néanmoins à camper. Une vaste 
plaine, où l'on n'apercevait aucune habitation, s'étendait 
devant nous jusqu'à l'horizon ; et on pouvait conjecturer 
qu'elle était dépourvue d'eau, puisque les Tartares y 
avaient creusé des puits. Nous dressâmes donc notre tente. 
Biais nous vîmes bientôt que ileus avions choisi un camp^ 



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80 VOYAGE DANS LÀ TÂRTARIE. 

ment détestable. A la mauvaiseié d'une eau salée et fétide, 
vint se joindre la rareté du chauffage. Nous cherchâmes 
long-temps des argols, mais inutilement. Enfin Samdad- 
chiemba, qui avait Fœil bon, crut découvrir au loin comme 
un vaste enclos, où, disait-il, avaient dû parquer des trou- 
peaux de bœufs. Il y conduisit un chameau dans Tespoir 
de faire une bonne provision de chauffage. Quand il fut 
de retour, il avait en effet ses sacs remplis de magnifiques 
argols. Par malheur, ils n'étaient pas assez secs; il était 
impossible de les faire brûler. Notre Dchiahour essaya d'un 
expédient. Il s'empara de la pelle en fer, et creusa une 
espèce de fourneau, surmonté d'une cheminée bâtie avec 
du gazon. Cette petite cuisine était en vérité fort champê- 
tre, fort jolie à voir; mais elle avait l'énorme inconvénient 
d'être d'une complète inutilité. Samdadchiemba avait beau 
arranger, et arranger encore son combustible , il avait beau 
l'exciter sans relâche, de toute la puissance de son soufiQo, 
c'était peine et temps perdus. Nous avions de la fumée, une 
fumée abondante, dont nous étions enveloppés, mais point 
de feu. L'eau de la marmite conservait toujours son immo- 
bilité désespérante. Nous dûmes renoncer à faire bouillir 
le thé et à préparer notre farine. Pourtant nous désirions 
dégourdir au moins notre eau, ne fût-ce que pour masquer 
un peu, par la chaleur, son goût saumâtre et son odeur in- 
supportable. Or voici le moyen que nous mîmes en usage. 
On rencontre, dans les plaines de la Mongolie une espèce 
d'écureuil à poil gris, et vivant dans des trous, à la façon 
des rats. Ces animaux pnitiquent au-dessus de l'ouverture 
de leur petite tanière, comme un dôme en miniature, com- 
posé d'herbes entrelacées avec art. Ils se mettent ainsi h 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 81 

Tabri de la pluie et du mauvais temps. Ces petites éléva- 
tions d^herbes sèches et brûlées par le soleil, ont la forme 
et la grosseur des monticules de terre mobile soulevés 
par les taupes. L'endroit où nous avions dressé la tente 
était fréquenté par un grand nombre d'écureuils gris. La 
soif nous rendit cruels, et nous nous mîmes à dégrader la 
demeure de ces pauvres petites bétes^ qui couraient se 
sauver dans leur trou, à mesure que nous approchions 
pour nous emparer de leur toit. A force de vandalisme, 
nous fîmes un fagot assez gros pour pouvoir chauffer Peau 
du puits, qui fut notre seul aliment pendant cette journée. 
Quoique l'impossibilité de faire du feu nous forçât par- 
fois à des économies, nos provisions diminuaient pourtant. 
II nous restait fort peu de farine et de petit millet grillé. 
Un cavalier Tartare, dont nous fîmes la rencontre, nous 
avertit que nous étions à peu de distance d'une station de 
commerce, nommée Chaborté (Bourbier). Cet endroit 
nous détournait de la route que nous suivions : mais nous 
ne pouvions nous approvisionner ailleurs, avant d'arriver 
à la Ville-Bleue, dont nous étions encore éloignés d'une 
centaine de lieues. Nous marchâmes donc un peu oblique- 
ment sur la gauche, et nous arrivâmes à Chaborté* 



T. I. 



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82 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 



CHAPITRE m. 

Pète des Pains-de-la-Lune. — Festin dans one tente mongole. — 
Toolholos ou rapsodes de la Tartarie. » Invocation à Timour. — 
Éducation tartare. — Industrie des femmes. — Mongols à la re- 
cherche de nos chevaux égarés. — VieUle ville abandonnée. — 
Route de Péking à Kiakiha, --> Commerce entre la Chine et la 
Russie. -< Couvent russe à Péking. — Un Tartare nous prie de gué- 
rir sa mère dangereusement malade. — Médecins tartares — 
Diable des fièvres intermittentes. — Divers genres de sépulture 
usités cbes les Mongols. -^ Lamaserie des Cinq-Tours.^ Funérailles 
des rois tartares. -^ Origine du royaume de Éfe. — Exercices 
gymnastiques des Tartares. — * Rencontre de trois loups.— Système 
de roulage chei les Mongols. 



Nous arrivâmes à Chaborté le quinzième jour de la hui- 
tième lune; époque de grandes réjouissances pour les Chi« 
nois. Cette fête, connue sous le nom de Yué-Ping (Pains- 
de-la-Lune), remonte à la plus haute antiquité. Elle a été 
établie pour honorer la lune d'un culte superstitieux. En 
ce jour de solennité, les travaux sont suspendus; les ou- 
vriers reçoivent de leurs maîtres une gratification pécu- 
niaire; chacun se revêt de ses beaux habits, et bientôt la 
joie éclate dans toutes les familles, au milieu des jeux et 
des festins. Les parents et les amis s'envoient mutuelle- 
ment des gâteaux de diverses grosseurs, où est gravée l'i- 
mage de la lune, c'est-à-dire, un petit bosquet au milieu 
duquel est un lièvre accroupi. 

Depuis le quatorzième siècle, cette fête a pris un carac- 
tère politique peu connu des Mongols, mais que la tradition 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE* 85 

a fidèlement conservé parmi les Chinois, Vers Tan 1368, 
les Chinois songèrent à secouer le joug de la dynastie tar* 
tare fondée par Tchiag-Ki$'Khan^ et qui gouvernait Tem*- 
pire depuis près de cent ans. Une vaste conjuration fut 
ourdie dans toutes les provinces 3 elle devait éclater sur tous 
les points, le quinzième jour de la huitième lunCi par le 
massacre des soldats mongols, établis dans chaque famille 
chinoise pour maintenir la conquête. Le signal fut donné 
de toutes parts, par un billet caché dans les gâteaux de la 
lune, qu'on avait coutume de s'envoyer mutuellement à 
pareille époque. Aussitôt les massacres commencèrent, et 
rarmée tartare, qui était disséminée dans toutes les mai* 
sons de Fempire, fut complètement anéantie. Cette cata- 
strophe mit fin à la domination mongole) et maintenant les 
Chinois, en célébrant la fête du Yué-Ping, se préoccupent 
moins des superstitions de la lune, que de Tévénement tra- 
gique auquel ils durent le recouvrement de leur indépen- 
dance nationale. 

Les Mongols Semblent avoir entièrement perdu le sovb^ 
venir de cette sanglante révolution; car tous les ans ils 
font, comme les Chinois, la fête des Pains-de-la-Lune, et 
cél^ent ainsi, sans le savoir, le triomphe que leurs enne- 
mis remportèrent autrefois sur leurs ancêtres. 

 un^ portée de fusil de Tendroit où nous avions campé, 
on voyait s'élever plusieurs tentes mongoles, dont la gran- 
deur et la propreté témoignaient de Taisance de ses habi- 
tants. Cette opinion était d'ailleurs confirmée par des 
troupeaux immenses de boeufs, de moutons et de chevaux, 
qui paissaient aux environs. Pendant que nous récitions le 
Biéviaire dans l'intérieur de notre tente, Samdadcbiœtba 



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8i VOYAGE DANS LÀ TARTARIE. 

alla rendre visite à ces Mongols. Bientôt après, nous vîmes 
venir vers nous un vieillard à grande barbe blanche, et 
dont les traits de la figure annonçaient un personnage dis- 
tingué. Il était accompagné d*un jeune Lama et d'un en- 
fant qu'il tenait par la main. — Seigneurs Lamas, nous dit 
le vieillard, tous les hommes sont frères ; mais ceux qui 
habitent sous la tente sont unis entre eux conune la chair 
et les os. Seigneurs Lamas, venez vous asseoir dans ma 
pauvre demeure. Le quinze de la lune est une époque so- 
lennelle ; vous êtes voyageurs et étrangers, vous ne pourrez 
pas ce soir occuper votre place au foyer de votre noble fa- 
mille. Venez vous reposer quelques jours parmi nous ; vo- 
tre présence nous amènera la paix et le bonheur... Nous 
dîmes à ce bon vieillard, que nous ne pouvions accepter 
entièrement son offre, mais que dans la soirée, après avoir 
récité nos prières, nous irions prendre le thé chez lui, et 
causer un instant de la nation mongole. Ce vénérable Tar- 
tare s'en retourna ; mais bientôt après le jeune Lama qui 
l'avait accompagné reparut, en nous disant que nous étions 
attendus. Nous pensâmes que nous ne pouvions pas nous 
dispenser de répondre à une invitation si pleine de cor- 
dialité et de franchise. Après avoir donc recommandé au 
Dchiahour de veiller avec soin sur notre demeure, nous 
suivîmes le jeune Lama qui était venu nous chercher. 

En entrant dans la tente mongole, nous fûmes étonnés 
d'y trouver une propreté à laquelle on est peu acoutumé 
en Tartane. Au centre il n'y avait pas de foyer; l'œil n'a- 
percevait nulle part ces grossiers instruments de cuisine, 
qui encombrent ordinairement les habitations tartares. U 
était aisé de voir que tout avait été arrangé et disposé pour 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 85 

une fête. Nous nous assîmes sur un grand tapis rouge, et 
bientôt on apporta, de la tente voisine qui servait de cui« 
çine, du thé au lait, avec des petits pains frits dans du 
beurre, des fromages, des raisins secs et des jujubes. 

Après avoir fait connaissance avec la nombreuse société 
mongole, au milieu de laquelle nous nous trouvions, la 
conversation s'engagea insensiblement sur la fête des Pains- 
de-la*Lune. Dans notre pays d'occident, leur dtmes-nous, 
on ne connaît pas cette fête desPains-de-la-Lune;on n'a. 
dore que Jéhovab, créateur du ciel, de la terre, du soleil, 
delà lune et de tout ce qui existe. — la sainte doc- 
trine 1 s'écria le vieillard, en portant au front ses deux 
mains jointes. Les Tartares, non plus, n'adorent pas la 
lune ; ils ont vu les Chinois célébrer cette fête, et ils en 
suivent l'usage» sans trop savoir pourquoi. — Oui, répondî- 
mes-nous, vous suivez cet usage, et vous ne savez pas 
pourquoi ! Cette parole est pleine de sens. Voici ce que 
nous avons entendu dire dans le pays des Kitat. Et alors 
nous racontâmes, dans cette tente nSongole, ce que nous 
savions de l'épouvantable journée des Yue-Ping. A notre 
récit, ces figures tartares étaient remplies d'étonnement et 
de stupéfaction. Les jeunes gens parlaient entre eux à voix 
basse ; mais le vieillard gardait un morne silence ; il avait 
baissé la tête, pour cacher de grosses larmes qui coulaient 
de ses yeux. Frère enrichi d'années, lui dtmes-nous, ce ré- 
cit ne paraît pas te surprendre; mais il a rempli ton cœur 
d'émotion. — Saints personnages, dit le vieillard après 
avoir relevé sa tête, et essuyé ses yeux du revers de sa 
main, cet événement terrible, qui cause un si grand éton- 
nement à cette jeunesse, ne m'est pas inconnu ; mais je 



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86 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

voudrais ne Tavoir jamais appris, et je repousse toujours 
son souvenir; car il fait monter la rougetir au flront de tout 
Tartare, dont le cœur n'a pas encore été vendu à la nation 
des Kitat. Un jour^ que nos grands Lamas connaissent, 
doit venir, et le sang de nos pères si indignement assassi- 
nés, sera enfin vengé. Quand l'homme saint qui doit nous 
commander sera apparu, chacun de nous se lèvera, et 
nous marcherons tous à sa suite. Alors nous irons, à la 
face du soleil, demander aux Kitat compte du sang tar- 
tare qu'ils ont répandu dans les ténèbres de leurs mai- 
sons. Les Mongols célèbrent chaque année cette fête ; le 
plus grand nombre n'y voit qu'une cérémonie indifférente; 
mais les Pains-de*la-Lune réveillenttoujours dans le cœur 
de quelques-uns le souvenir delà perfidie dont nous 
avons été la victime, et l'espérance d'une juste vengeance. 
Après un instant de silence, le vieillard ajouta : Saints 
personnages, quoi quil en soit, ce jour est véritablement un 
jour de fête , puisque vous avez daigné descendre dans 
notre pauvre habitation. Il n^est pas bien d'occuper nos 
cœurs de tristes pensées... Enfant, dit-il à un jeune homme 
qui était assis sur le seuil de la porte, si le mouton a suffi- 
samment bouilli, emporte les laitages. Pendant que celui-ci 
déblayait l'intérieur de la tente, le fils atné de la fiimille en- 
tra, portant de ses deux mains une petite table oblongue sur 
laquelle s'élevait un mouton coupé en quatre quartiers, en- 
tassés les uns sur les autres. Aussitôt que la table fut pla- 
cée au milieu des convives, le chef de famille, s'armant du 
couteau qui était suspendu à sa cemture, coupa la queue 
du mouton, la partagea en deux, et nous en offrit à cha-*> 
cun une moitié. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 87 

Parmi les Tartares, la queue est regardée comme la par- 
tie la plus exquise du mouton^ et par conséquent la plus 
honorable. Les queues des moutons tartares sont d'une 
forme et d'une grosseur remarquables; elles sont larges, 
ovales et épaisses; le poids de la graisse qui les entoure, 
varie de six à huit livres, suivant la grosseur du mouton. 
Après que le chef de famille nous eut donc fait hommage 
de cette grasse et succulente queue de mouton, voilà que 
tous les convives, armés de leur couteau, se mettent à dé- 
pecer, àVenvi, ces formidables quartiers de bouilli; bien 
entendu que dans ce festin tartare on ne trouvait ni as- 
siettes ni fourchettes ; chacun était obligé de placer sur 
ses genoux sa tranche de mouton et de la déchirer sans fa- 
çon de ses deux mains, sauf à essuyer de temps en temps, 
sur le devant du gilet, la graisse qui ruisselait de toute 
part. Pour nous, bien grand fut d'abord notre embarras. 
En nous offrant cette blanche queue de mouton, on avait 
été animé, sans contredit, des meilleures intentions du 
monde; mais nous n'étions pas encore assez sevrés de nos 
. préjugés européens, pour oser attaquer, sans pain et sans 
sel, ces morceaux de graisse qui tremblaient et pantelaient 
en quelque sorte entre nos doigts. Nous délibérâmes donc 
entre nous deux, et dans notre langue maternelle, sur le 
parti que nous avions à prendre en cette f&cheuse circon- 
stance. Remettre furtivement nos larges tranches de lard sur 
la table nous paraissait une grave imprudence ; parler fran- 
chement à notre amphitryon, et lui faire part de notre ré- 
pugnance pour leur mets favori, était chose impossible et 
contraire à l'étiquette tartare. Nous nous arrêtâmes donc 
au parti suivant. Nous coupâmes cette malencontreuse 



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88 VOYAGE DANS LA TARTARIE. ^ 

queue de mouton par petites tranches que nous offrîmes à 
chacun des convives, en les priant de vouloir bien parta- 
ger, en ce jour de fête, notre rare et précieux régal. D'a- 
bord nous eûmes à lutter contre des refus pleins de dé* 
vouement ; mais enfin on nous débarrassa à la ronde de ce 
mets immangeable, et il nous fut permis d'attaquer un 
gigot, dont la saveur était plus conforme aux souvenirs de 
notre première éducation. 

Après que ce repas homérique lut achevé, et qu'il ne 
restait plus au milieu de la tente qu'un monstrueux en- 
tassement d'os de mouton bien blancs et bien polis , un 
enfant alla détacher un violon à trois cordes, suspendu à 
une corne de bouc, et le présenta au chef de famille. Ce- 
lui-ci le fit passer à un jeune homme qui baissait modes- 
tement la tête, mais -dont les yeux s'animèrent tout à coup 
aussitôt qu'il eut entre les mains le violon mongol. Nobles 
et saints voyageurs, nous dit le chef de famille, j'ai invité 
un Toolholos pour embellir cette soirée de quelques ré- 
cits. Pendant que le vieillard nous adressait ces mots, le 
chanteur préludait déjà en promenant ses doigts sur les 
cordes de son instrument. Bientôt il se mit à chanter d'une 
voix forte et accentuée ; quelquefois il s'arrêtait, et entre- 
mêlait son chant de récits animés et pleins de feu. On 
voyait toutes ces figures tartares se pencher vers le chan- 
teur, et accompagner des mouvements de leur physionomie 
le sens des paroles. Le Toolholos chantait des sujets na- 
tionaux et dramatiques, qui excitaient vivement l'intérêt de 
ceux qui l' écoutaient. Pour nous, peu initiés que nous 
étions à l'histoire de la Tartarie, nous prenions un assez 
mince intérêt à tous ces personnages inconnus que le rap- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 89 

sodé mongol &isait passer tour à tour sur la scène* 
Il avait déjà chanté quelque temps, lorsque le yieillard 
lui présenta une grande tasse de vin de lait. Le chanteur 
posa aussitôt le violon sur ses genoux, et se hâta d'humée* 
ter avec cette liqueur mongole son gosier desséché par tant 
de merveilles qu'il venait de iticonter. Quand il eut achevé 
de boire, et pendant qu'il nétoyait de sa langue les bords 
encore humides de sa coupe. — ToolholoSy lui dtmes-nous, 
dans les chants que tu viens de faire entendre tout était 
beau et admirable. Cependant tu n'as encore rien dit de 
l'immortel Tamerlan : l'invocation à Timour est un chant 
fameux, et chéri des Mongols. — Oui, oui, s'écrièrent plu- 
sieurs voix à la fois, chante-nous l'invocation à Timour. 
n se fit un instant de silence, et le Toolholos ayant re- 
cueilli ses souvenirs, chanta sur un ton vigoureux et guer- 
rier les strophes suivantes : 

Quand le divin Timour habitait sous nos tentes, la 
nation mongole était redoutable et guerrière; ses 
mouvements disaient pencher la terre ; d'un regard 
elle glaçait d'effroi les dix mille peuples que le soleil 
éclaire. 

divin Timour, ta grande âme renaîtra-t-elle bientôt ? 
Reviens, reviens, nous t'attendons, ô Timour ! 

Nous vivons dans nos vastes prairies, tranquilles et 
doux comme des agneaux; cependant notre cœur 
bouillonne, il est encore plein de feu. Le souvenir des 
glorieux temps de Timour nous poursuit sans cesse. 
Où est le chef qui doit se mettre à notre tète, et nous 
rendre guerriers? 



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00 VOYAGE DANS fcA TARTARIE. 

divin Tlmonri ta grande âme renattra-trelle bientôt P 
Reriens, reriensy nous ^attendons, ÔTImourl 

Le Jeune Mongol a le bras assez vigoureux pour 
dompter, rétalon sauvage; 11 sait découvrir au loin, 
sur les herbes, les vestiges du chameau errant.... 
Hélas I il n*a plus de force pour bander Tare des 
ancêtres; ses yeux ne peuvent apercevoir les ruses de 
rennemi. 

divin Timour, ta grande âme renaîtra-t-elle bientôt? j 
Reviens, reviens, nous t'attendons, ô Timour. 

Nous avons aperçu, sur la colline sainte, flotter la 
rouge écbarpe du Lama, et Tespérance a fleuri dans 
nos tentes... Dis-le nous, ô Lama! Quand la prière 
est sur tes lèvres, Uomumstha te dévoile-t-il quelque 
chose des vies futures? 

divin Timour, ta grande àme renaitra-t-elle bientôt P 
Reviens, reviens, nous t'attendons, ô Timour. 

Nous avons brûlé le bois odorant aux pieds du di- 
vin Timour; le front courbé vers la terre, nous lui 
avons offert la verte feuille du thé et les laitages de 
nos troupeaux... Nous sommes prêts; les Mongols sont 
debout, ô Timour I... Et toi, Lama, fais descendre le 
bonheur sur nos fljèches et sur nos lances. 

divin Timour, ta grande âme renaîtra-t-elle bientôt? 
Reviens, reviens, nous t'attendons, ô Timour. 

Quand le troubadour tartare eut achevé ce chant na- 
tional, il se leva, nous fit une profonde inclination, et, après 
avoir suspendu son instrument de musique à une cheville 
de bois fixée aux parois de la tente, il sortit. Les familles 



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VOYAGÉ DANS LA TARTARIE. 91 

voisines, nous dit le vieillard, sont aussi en fSte; elles at«* 
tendent le chanteur; cependant, puisque vous paraissez 
écouter avec intérêt les chants tartares, nous conti- 
nuerons encore un instant. Nous avons dans notre propre 
famille un de nos frères, qui possède assez bien, dans sa 
mémoire, un grand nombre d'airs chéris des Mongols... • 
mais il ne sait pas faire parler les cordes de Tinstrument, 
ce n'est pas un Toolholos.... N'importe, dit en riant le 
vieillard, Nymho approche-toi; tu n'auras pas toujours des 
Lamas du ciel d'occident pour t'écouter. 

Aussitôt un^Mongol, qui se tenait accroupi dans un cdn, et 
que nous n'avions pas encore remarqué, se leva prompte- 
ment et vint occuper la place que le Toolkolos avait laissée 
vide. La physionomie de ce personnage était vraiment remar* 
quable ; son cou était enfoncé totalement eiitre ses larges 
épaules; ses grands yeux blaves et sans mouvement, con-- 
trastaient avec la noirceur de sa figure calcinée par le so- 
leil; enfin une chevelure, ou plutôt des poils mal peignés, 
et s'en allant par longues mèches de côté et d'autre, ache- 
vaient de lui donner un air tout-à-iait sauvage. D se mit 
à chanter; mais c'était une contrefaçon, une parodie du vé- 
ritable chant. Son grand mérite était de retenir long-temps 
son haleine, et de faire des fugues interminables et capables 
de faire tomber ses auditeurs en pâmoison -. Nous f&mes bieU'* 
tôt fatigués de ses criailleries,et nous attendions avec impa- 
tience un moment de repos pour lever la séance. Hais ce 
n'était pas chose aisée : on eût dit quece terrible virtuoseavait 
deviné notre pensée; quand il avait achevé un air, il avait le 
détestable talent de le joindre à un autre, sans jamais s'ar- 
rêter. Nous fCimes donc obligés de subir long-temps et 



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n VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

bien avant dans la nuit, tout Fennui de ses longues chan- 
sons. Il s'arrêta enfin, un instant, pour prendre une tasse 
de thé; il Tavala tout d'un trait, et il toussait déjà pour se 
préparer à recommencer.... Hais nous nous levâmes aufr- 
sitôt, nous offrîmes au chef de famille notre petite fiole de 
tabac à priser, et après avoir salué la compagnie nous al- 
lâmes retrouver notre tente. 

On rencontre souvent dans la Tartarie de ces Toolkolos, 
ou chanteurs ambulants, qui s'en vont, de tente en tente, 
célébrant partout les personnages et les événemeqts de 
leur patrie. Ils sont ordinairement pauvres ; un violon et 
une flûte, suspendus à leur ceinture, sont tout leur avoir : 
mais ils sont toujours reçus dans les familles mongoles avec 
affabilité et distinction; souvent ils y demeurent plu-* 
sieurs jours, et à leur départ on ne manque jamais de 
leur donner leur provision de voyage, des fromages, des 
vessies pleines de vin et des feuilles de thé. Ces poètes 
chanteurs, qui rappellent nos ménestrels et les rapsodes 
de la Grèce, sont aussi très-nombreux en Chine; mais 
nulle part, peut-être, ils ne sont aussi populaires que dans 
le Thibet. 

Le lendemain de la fête, le soleil venait à peine de se 
lever, qu'un jeune enfant parut à l'entrée de notre tente; 
il portait à la main un petit vase en bois rempli de lait, 
et à son bras était suspendu un petit panier de joncs gros* 
sièrement tressés ; dans ce panier il y avait quelques fro* 
mages frais et une tranche de beurre. Bientôt après parut 
aussi un vieux Lama, suivi d'un Tartare qui avait un sac 
d'argols chargé sur ses épaules. Nous les invitâmes tous à 
s'asseoir un instant dans notre tente. Frères de l'occident, 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. Ô3 

nous dit le Lama, veuillez accepter ces modiques offrandes 
que vous envde notre maître. Nous lui fimes une incH- 
nation, en signe de remerciement, et Samdadchiemba se 
hftta de &ire bouillir le thé. Comme nous pressions le 
Lama d'attendre qu'il fùt prêt : Je reviendrai ce soir, 
nous dit-il ; pour le moment je ne puis accepter votre 
offre; car je n'ai pas encore marqué à mon disciple la 
prière qu'il doit étudier pendant la ioumée. Et en disant 
cela, il nous montrait le jeune enfont qui nous avait ap- 
porté le laitage. 11 prit alors son disciple par la main, et 
ils s'en retournèrent vers leur habitation. 

Ce vieux Lama était le précepteur de la famille, et sa 
fonction consistait à diriger ce jeune en&nt dans l'étude 
des prières tUbétaines. L'éducation des Tartares est très- 
bornée. Ceux qui se rasent la tête sont en général les seuls 
qui apprennent à lire et à prier. On ne rencontre dans le 
pays aucune école publique. A l'exception de quelques 
riches Mongols, qui font quelquefois étudier leurs en&nts 
dans leurs familles, tous les jeunes Lamas sont obligés de 
se rendre dans les lamaseries. C'est là, en effet, que se 
trouvent concentrés les arts, les sciences et l'industrie ; 
ailleurs on n'en rencontre pas les moindres vestiges. Le 
Lama est non-seulement prêtre; mais il est de plus peintre, 
sculpteur, architecte et médecin; il est le cœur et la tète, 
l'oracle des honunes du monde. 

L'éducation des jeunes Mongols, qui n'entrent pas dans 
les lamaseries, consiste à s'exercer dès l'enfance au manie- 
ment de l'arc et du fîisil à mèche; l'équitation surtout les 
absorbe presque entièrement. Aussitôt qu*un enfant est 
aevré, et que ses forces se sont suffisamment développées, 



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94 VOYAGE DANS LA TARTARIB. 

on Texefce à aller à cheval : cm le fait monter en croupe» 
pois on commence une course au galop, pendant laquelle 
le jeune cavalier se cramponne de ses deux mains à la 
robe de son maître. Les Tartares s'accoutument ainsi de 
bonne heure au mouvement du cheval; et bientAt, à force 
d'habitude, ils finissent par s'identifier, en quelque sorte, 
avec leur monture. 

Il n'est peut-être pas de spectacle plus attrayant, que de 
voir les cavaliers mongols courir après un cheval indompté. 
Ils sont armés d'une longue et lourde perche, au bout de 
laquelle est une corde disposée en nosud coulant; ils se pré- 
cipitent, ils volent sur les traces du cheval qu'ils poursui- 
vent, tantàt dans des ravins scabreux et pleins d'anfra&- 
tuosités, tantôt sur le penchant des montagnes ; ils le suivent 
dans les détours les plus capricieux, jusqu'à ce qu'ils soient 
parvenus à le talonner. Alors ils prennent la bride avec 
leurs dents, saisissent à deux mains leur lourde perche, et 
se penchent en avant pour &ire pass^ le noeud coulant 
autour du cou du cheval. Dans cet exercice, ils doivent 
joindre une grande vigueur à beaucoup d'adresse, pour ar- 
rêter tout net le cheval le plus fougueux. Il arrive qud- 
quefois que la perche, les cordes, tout est brisé ; mais que 
le cavalier soit désarçonné, c'est ce que nous n'avons ja- 
mais vu. 

Le Mongol est tellement accoutumé à aller à cheval , 
qu'il se trouve toutrà-fait désorienté et comme jeté hors de 
sa sphère, aussitôt qu'il a mis pied à terre. Sa démarche 
est pesante et lourde; la forme arquée de ses jambes, aoa 
buste toujours penché en avant, ses regards qu'il promène 
incessamment autour de lui, tout annonce un cavalier, un 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 95 

honime qui passe la plus grande partie de ses jours sur un 
cheval ou sur un cbaoïeau. 

Quand les Tartares se trouvent en route pendant la nuit, 
il arrive souvent qu'ils ne se donnent pas mAme la peine de 
descendre de leurs animaux pour prendre leur sommeil. 
Si on demande aux voyageurs qu'on rencontre où ils ont 
passé la nuit... Temen dero (sur le chameau), répondent* 
ilsy d'une voix mélancolique. C'est un singulier spectacle, 
que de vdr les caravanes &ire halte en plein midi, lors- 
qu'elles ont trouvé un gras pâturage. Les chameaux se dis* 
peraent de côté et d'autre, broutant les grandes herbes de 
la prairie, tandis que les Tartares à califourchon entre les 
deux bosses de l'animal, dormit d'un sonmieil aussi pro- 
fond que s'ils étaient étendus dans un bon lit. 

Cette activité incessante, ces voyages continuels contri-* 
huent beaucoup à rendre les Tartares très-vigoureux, et 
capables de supporter les froids les plus terribles, sans 
qu'ils en paraissent le ipoins du monde incommodés. Dans 
les déserts de la Tartarie, et surtout dans le pays des Khad-^ 
khas, la froidure est si affreuse, que, pendant la plus grande 
partie de rhiver« le thermomètre ne peut plus marquer, à 
cause 46 la congélation du mercure. Souvent toute la terre 
est couverte de neige ; et si le vent du nord-ouest vient à 
' souffler, la plaine ressemble aussitôt à une mer bouleversée 
jusque dans ses fondements. Le vent soulève la neige par 
vagues inmienses, et pousse devant lui ces gigantesques 
avalanches. Alors les Tartares volent courageusement au 
secours de leurs troupeaux. On les voit bondir de côté et 
d'autre, exciter les animaux par leurs cris, et les conduire 
au loin à l'abri de quelque montagne* Quelquefrâ ces in-* 



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i)G VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

trépides pasteurs s'arrêtent immobilesau milieu de la tem- 
pête, comme pour défier la fureur des éléments^ et braver 
la froidure. 

L'éducation des femmes tartares n'est pas plus raffinée 
que celle des bonunes ; elles ne s'exercent pas au manie- 
ment de Tare et du fusil, mais Téquitation ne leur est pas 
étrangère, et elles y montrent autant d'habileté et de cou- 
rage que les bommes. Cependant ce n'est que dans des cas 
exceptionnels qu'elles montent à cheval; en voyage, par 
exemple, et lorsqu'il n'y a personne pour aller à la re- 
cherche des animaux qui se sont égarés. Ordinairement la 
garde des troupeaux ne les regarde pas; elles doivent s'oc- 
cuper, dans l'intérieur de leur tente, des détails du ménage 
et de la couture. Les femmes tartares sont renommées 
pour leur adresse à manier l'aiguille. Ce sont elles qui 
font les bottes, les chapeaux, et les divers habits qui consti- 
tuent le costume mongol. Les bottes en cuir qu'elles con- 
fectionnent sont , il est vrai, peu élégantes de forme, mais 
en revanche, elles sont d'une solidité étonnante. On ne 
comprend pas comment, avec les outils si grossiers et si 
imparfaits qui sont à leur usage, elles peuvent parvenir à 
faire des ouvrages j>resque indestructibles. Il faut dire 
qu'elles prennent bien leur temps, et qu'elles n'avancent 
que lentement dans leur travail. Les femmes tartares ex- 
cellent dans les broderies, qui sont ordinairement d'un 
goût, d'une finesse et d'une variété capables d'exciter l'ad- 
miration. Nous croyons pouvoir, avancer, qu'on ne trouve- 
rait peut-être nulle part, en France des broderies aussi 
belles et aussi parfaites, que celles que nous avons eu oc- 
casion de voir chez les Tartares. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 97 

En Tartarieon ne manie pas Faiguilie de la même ma- 
nière qu*en Chine. Quand les Chinois cousent, ils poussent 
Taiguille de bas en haut ; les Tartares au contraire la font 
descendre de haut en bas. En France ce n'est peut-être ni 
Tun ni Tautrô; si notre mémoire nous sert bien, il nous 
semble que les Français font courir Faiguilie horizontale- 
ment de droite à gauche. Il ne nous appartient pas de pro- 
noncer sur le mérite respectif de ces trois méthodes; nous 
abandonnons cette question au corps respectable des tail- 
leurs. 

Le dix-sept de la lune, nous nous rendîmes de grand 
matin à la station chinoise de Chaborté, pour y faire nos 
provisions de farine. Chaborté j comme Tannonce son nom 
mongol, est un pays humide et marécageux. Les maisons 
sont toutes bâties en terre, et enfermées dans une enceinte 
de murs très-élevés. Les rues sont irrégulières, tortueuses 
et étroites. Cette petite ville présente un aspect sombre et 
sinistre, et les Chinois qui Fhabitent ont Fair plus fripons 
que partout ailleurs. On y trouve à acheter toutes les 
choses dont les Mongols font ordinairement usage : de la 
fanne d'avoine et du petit millet grillé, des toiles de coton, 
et du thé en brique. Les Tartares y portent les produits 
du désert, c'est-à-dire du sel, des champignons et des pel- 
leteries. 

Dès que nous fûmes de retour, nous nous hâtâmes de 
faire nos préparatifs de départ. Pendant que nous mettions 
en ordre, dans Fintérieur de la tente, nos ustensiles et nos 
bagages, Samdadchiemba alla chercher les animaux qui 
paissaient aux environs. Un instant après, il revient traî- 
nant après lui les trois chameaux.—Y oilà les chameaux , nous 
T. 1. 7 



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98 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

cria-t-il d'une voix sombre ; mais le cheval et le mulet... 
où sont-ils? Tout à l'heure ils étaient encore en vue, car je 
leur avais lié les pieds pour les empêcher de s^égarer... n 
faut conclure qu'ils ont été volés... Il n'est jamais bon de 
camper trop près des Chinois; est-ce qu'on ne sait pas 
que les Chinois qui habitent la Tartane sont des voleurs 
de chevaux? — Ces paroles furent pour nous comme un 
coup de foudre. Cependant ce n'était pas le moment de 
nous abandonner à de stériles lamentations; il importait 
de courir promptement sur les traces des voleurs. Nous 
nous élançftmes donc chacun sur un chameau, et nous 
nous précipitâmes, dans une direction opposée, à la recher- 
che de nos animaux, laissant notre tente sous la protection 
d'Arsalan. Nos investigations ayant été infructueuses, nous 
primes le parti de nous rendre aux tentes des Mongols, et 
de leur déclarer que nos chevaux avaient été perdus tout 
près de leur habitation. 

D'après les lois tartares, lorsque les animaux d'une ca- 
ravane se sont égarés, ceux dans le voisinage desquels on 
a campé sont tenus d'aller à leur recherche, et même 
d'en donner d'autres à la place, dans le cas où ils ne pour- 
raient les retrouver. Cette loi paraîtra bien étrange, et peu 
conforme au droit qui régit les peuples européens. On vient 
camper dans le voisinage d'un Mongol, sans son aveu, sans 
l'avoir prévenu, sans le connaître, sans en être connu ; 
les animaux, le bagage, les hommes, tout est sous sa res- 
ponsabilité; si quelque chose disparatt, la loi suppose qu'il 
en est le voleur, ou du moins le complice. Cet usage a 
peut-être beaucoup contribué à rendre les Moogols si ha« 
biles dans l'art de suivre les animaux à la piste. A la seule 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 99 

inspection des traces légères et informes que Fanimal a 
laissées surriierbe, ils peuvent dire depuis combien de temps 
il est passé, et s'il était monté ou non par un homme. Une 
fois qu'ils se sont mis sur les traces, ils les suivent dans 
leurs mille détours, sans que rien soit capable de les leur 
faire perdre. 

Aussitôt que nous eûmes fait notre déclaration à nos 
voisins Mongols, le chef prit la parole et nous dit: — Sei- 
gneurs Lamas, ne permettez pas au chagrin d'entrer dans 
votre cœur. Vos animaux ne peuvent être perdus ; dans ces 
parages il n'y a ni voleurs, ni associés de voleurs. Je vais 
envoyer à la recherche; si vos chevaux ne se trouvent pas, 
vous choisirez à volonté dans nos troupeaux ceux qui vous 
conviendront le plus. Nous voulons que vous partiez d'ici 
aussi en paix que vous y êtes arrivés. Pendant qu'il parlait 
ainsi, huit Tartares montèrent à cheval, et traînant après 
eux leur longue perche à enlacer les chevaux, ils commen- 
cèrent leurs recherches. D'abord ils Ae dispersèrent et exé- 
cutèrent de nombreuses évolutions, courant dans tous les 
sens, et revenant quelquefois sur leurs pas. Enfin, ils se 
réunirent en escadron, et se précipitèrent au grand galop 
vers le chemin par lequel nous étions venus. — Voilà qu'ils 
sont sur les traces, nous dit le chef mongol qui considérait 
avec nous tous leurs mouvements; Seigneurs Lamas, ve- 
nez vous asseoir dans ma tente, nous boirons une tasse de 
thé en attendant le retour de vos chevaux. 

Après peut-être deux heures d'attente, un enfant Ée 
présenta à la porte, et nous avertit que les cavaliers reve- 
naient. Nous sortîmes à la hftte^ et jetant nos regards vers 
la route que nous avions suivie^ nous aperçûmes au milieu 



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100 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

d'un nuage de poussière, comme une grande troupe qui 
s'avançait avec la rapidité du vent. Nous pûmes bientôt 
distinguer les huit cavaliers, et nos deux animaux qu'on 
traînait par le licou ; tout venait ventre à terre. Aussitôt 
que les Tartares furent arrivés près de nous, ils nous di- 
rent, avec cet air de satisfaction qui succède à mie grande 
inquiétude, que dans leur pays on ne perdait jamais rien. 
Nous remerciâmes ces généreux Mongols du service si- 
gnalé qu'ils venaient de nous rendre; nous vantâmes leur 
liabileté, et après avoir pris congé d'eux, nous allâmes sel- 
ler nos fuyards et nous partîmes. Nous nous dirigeâmes 
vers la route de la Ville-Bleue^ que nous avions laissée un 
peu de côté pour aller nous approvisionner à Chaborté. 

Nous avions fait à peu près trois jours de marche, lors- 
que nous rencontrâmes dans le désert une imposante et 
majestueuse antiquité. C'était une grande ville déserte et 
abandonnée. Les remparts crénelés, les tours d'observa- 
tion, les quatre grandes portes situées aux quatre points 
cardinaux, tout était parfaitement conservé; mais tout 
était comme aux trois quarts enfoui dans la terre, et re- 
couvert d'un épais gazon. Depuis que cette ville avait été 
abandonnée, le sol s'étant insensiblement élevé avait pres- 
que fini par atteindre la hauteur des créneaux. Quand 
nous fûmes arrivés vis-à-vis la porte méridionale, nous dî- 
mes à Samdadchiemba de continuer la route, pendant que 
nous irions visiter la Vieille-Ville y comme la nomment les 
Tartares. Nous entrâmes dans cette vaste enceinte avec un 
profond saisissement de frayeur et de tristesse. On ne voit 
là ni décombres ni ruines, mais seulement la forme d'une 
belle et grande ville qui s'est enterrée à moitié, et que les 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 101 

herbes enveloppent comme d'un linceul funèbre. L'iné- 
galité du terrain semble dessiner encore la disposition des 
rues et des monuments principaux. Nous rencontrâmes un 
jeune berger mongol qui fumait silencieusement sa pipe, 
assis sur un monticule, pendant que son grand troupeau de 
chèvres broutait Fherbe sur les remparts et dans les rues 
désertes. Ce fut en vain que nous lui adressâmes quelques 
questions. Cette ville, à quelle époque avait-elle été bâtie? 
quel peuple Pavait habitée? quel événement, quelle révolu-* 
tion Ten avait chassé? c'est ce que nous ne pûmes savoir. 
Les Tartares appellent cet endroit la Vieille- Ville , mais leur 
science ne va pas plus loin. 

On rencontre souvent dans les déserts de la Mongolie de 
pareilles traces de grandes villes; mais tout ce qui se rat- 
tache à Torigine de ces monuments antiques est enveloppé 
de ténèbres. qu'un semblable spectacle remplit Fâme 
de tristesse ! Les ruines de la Grèce, les superbes décombres 
qu'on rencontre en Egypte, tout cela est mort, il est vrai, 
tout cela appartient au passé: cependant on peut encore 
se rendre compte de ce qu'on a sous les yeux; on peut 
suivre les révolutions nombreuses qui ont bouleversé ce 
pays. Quand on descend dans la tombe où avait été en- 
terrée vivante la ville d'Herculanum, on ne trouve plus, il 
est vrai, qu'un gigantesque cadavre; cependant les sou- 
venirs historiques sont toujours là pour le galvaniser. Mais 
ces vieilles villes abandonnées qu'on rencontre en Tartarie, 
il ne s'en est pas conservé le plus léger souvenir; ce sont 
des tombeaux sans épitaphe, autour desquels régnent une 
solitude et un silence que rien ne vient interrompre. 
Quelquefois seulement les Tartares s'y arrêtent un in- 



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102 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

stant^ dans leurs courses vagabondes, pour faire pattre leurs 
troupeaux, parce qu'ordinairement les pâturages y sont 
plus gras et plus abondants. 

Quoiqu'on ne puisse rien assuré au sujet de ces grandes 
cités, dont on retrouve encore les restes dans les déserts 
de la Tartane, on peut pourtant présumer que leur exis- 
tence ne remonte pas au-delà du treizième siècle. On sait 
qu*à cette époque les Mongols se rendirent maîtres de Tem- 
pire chinois, et que leur domination dura près d'un siècle. 
Ce lut alors, qu'au rapport des historiens chinois, on vit 
s'élever dans la Tartarie du nord, des villes nombreuses et 
florissantes. Vers le milieu du quatorzième siècle, la dyna- 
stie mongole fut chassée de la Chine. L'empereur Young-I/), 
qui voulait achever d'anéantir les Tartares, ravagea leur 
pays, et incendia leurs villes. U alla même les chercher 
jusqu'à trois fois au-delà du désert, à deux cents lieues au 
nord de la grande muraille. 

Après avoir laissé derrière nous la Vieille-Ville^ nous 
rencontrâmes une large route allant du midi au nord, et 
croisant sur celle que nous suivions d'orient en occident. 
C'est la route que suivent ordinairement les ambassades 
russes qui se rendent à Péking. Les Tartares lui donnent 
le nom de Koutcheou-Dcham, c'es^à-dire Chemin de la 
fille de l'Empereur, parce que cette voie fut tracée pour le 
voyage d'une princesse que l'empereur de Chine donnait 
en mariage à un roi des Khalkhas. Cette route, après avoir 
traversé le Tchakar et le Souniout occidental, entre dans 
le pays des Khalkhas, par le royaume de Mourguevan.lie 
là elle s'étend dans le grand désert de Gobi, du midi au 
nord, traverse le fleuve Toula tout près du Grand-Couren, 



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T0YA6B DANS LA TARTARIÈ. 106 

et va enfin aboutir aux fectoreries russes dd Kiakiha. 

En 1688, un traité de paix fut conclu entre Fempereur 
Khang-Hi et le Khan-Blane» roi des Oros^ c*est-à-dire le 
tzar de Russie. Les frontières des deux empires furent 
fixées ; et on désigna Kiaktha pour le lieu du commerce 
entre les deux peuples. Cette ville est en quelque sorte di* 
visée en deux parties. Au nord sont les factoreries russes, 
et au midi la station Tartaro-Chinoise. Le poste Intermé- 
diaire n'appartient, proprement dit, à aucune des deux puis- 
sances; il est réservé pour les afiEûres commerciales. Il 
n*est pas permis aux Russes de passer sur le territoire tar- 
tare, et réciproquement les sujets de Tempereur chinois 
n'ont pas le droit de traverser la frontière russe. Le com- 
merce de Kiaktha est assez considérable, et parait assez 
avantageux pour les deux peuples. Les Russes exportent 
des draps, des velours, des savons, el divers articles de quin- 
caiUerie. Ils reçoivent en échange du thé en brique, dont 
ils font une grande consommation. Conmie les produits rus- 
, ses sont ordinairement payés avec du thé en brique, il en 
résulte que les draps se vendent en Chine à un prix bien au 
dessous de ce qu'ils coûtent sur les marchés d'Europe. 
C'est faute d'être bien au courant du commerce de la Russie 
avec la Chine, que certains spéculateurs n'ont pu trouver 
à Canton un débouché convenable pour leurs marchandises. 

Le 14 juin 17S8, un nouveau traité de paix fut signé 
entre le comte Vladislavitch, ambassadeur extraordinaire 
du gouvernement russe, et les ministres de la cour de Pé- 
king. Depuis cette époque, la Russie entretient, dans la ca- 
pitale du Céleste-Empire, un couvent et une école, où se 
forment les interprètes pour le chinois et le tartare-mant- 



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104 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

chou. De dix en dix ans on renouvelle les personnes qui 
composent ces deux établissements, et on envoie de Saint- 
Pétersbourg de nouveaux religieux et d'autres étudiants. 
Cette petite caravane est conduite par un officier russe, 
chargé delà diriger, et de l'installer à son arrivée à Péking, 
puis de reconduire dans leur patrie les religieux qui ont 
fini leur temps, et les élèves qui ont terminé leurs études. 
Depuis Kiaktha jusqu'à Péking, les Russes voyagent aux 
frais du gouvernement chiiiois, et sont escortés de poste en 
poste par des troupes tartares. 

H. Timkouski, qui fut chargé en 18^ de conduire à Pé- 
king la caravane russe, dit, dans la relation de son voyage, 
qu'il n'a jamais pu savoir pourquoi les guides leur faisaient 
prendre une route différente de celle que les ambassades 
précédentes avaient suivie. Les Tartares nous en ont sou- 
vent donné la raison. Us neiîs ont dit que c'était une pré- 
caution politique du gouvernement chinois, qui ordonnait 
de faire avancer les Russes par des circuits et des détours, 
afin qu'ils ne puissent pas d'eux-mêmes reconnaître le che- 
min. Cette précaution est, sans contredit, bien ridicule ; et 
elle n'empêcherait certainement pas l'autocrate russe de 
trouver la route de Péking, s'il lui prenait un jour fantaisie 
d'aller présenter un cartel au Fils du Ciel. 

Cette route Aq Kiaktha, que nous rencontrâmes dans les 
déserts de la Tartarie, nous causa une émotion profonde. 
Voilà, nous disions-nous, un chemin qui va en Europe! et 
les souvenirs de la patrie vinrent bientôt nous assaillir. Nous 
nous rapprochâmes insensiblement; car nous éprouvions le 
besoin de parler de la France. Cette conversation avait pour 
nous tant de charmes, elle remplissait si bien notre cœur, 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. iOS 

que nous faisions route sans nous en apercevoir. La vue de- 
quelques tentes m(»ngoles, qui s*élevaient sur une colline» 
vînt brusquement rappeler nos pensées à la vie nomade. 
Un grand cri s'était fait entendre^ et nous remarquâmes au 
loin un Tartare qui gesticulait avec beaucoup de vivacité. 
Comme nous ne pouvicms discerner clairement à qui s'adres- 
saient ces signes, nous continuâmes notre route. Nous 
vîmes alors le Tartare sauter sur un cheval sellé, qui se 
trouvait à l'entrée de sa tente, et courir vers nous avec ra- 
pidité. Aussitôt qu'il nous eut atteints, il descendit prompte- 
ment, et s'étant mis à genoux : — a Seigneur Lamas, s'écria- 
t-il, en levant les mains au ciel, ayez pitié de moi ; ne con- 
tinuez pas votre route; venez guérir ma mère qui se meurt. 
Je sais que votre puissance est infinie; venez sauver ma 
mère par vos prières.» — La parabole du Samaritain se pré- 
senta à notre mémoire, et nous pensâmes que la charité 
nous défendait de passer outre. Nous rebroussâmes donc 
chemin, pour aller camper à côté de l'habitation de ce 
Tartare. 

Pendant que Samdadchiemba disposait notre tente, nous . 
allâmes, sans perdre de temps, visiter la malade. Elle était 
en effet dans un état presque désespéré. — Habitants du 
dé^rt, dîmes-nous aux personnes qui nous entouraient, 
nous ne sommes pas instruits dans la connaissance des sim- 
ples; nous ne savons pas compter sur les artères les mouve- 
ments de la vie; mais nous allons prier Jehovah pour cette 
infirme. jVous n'avez pas encore entendu parler de ce Dieu 
tout-puissant; vos Lamas ne le connaissent pas : mais ayez 
confiance, Jehovah est le maître de là* vie et de la mort. — 
La circonstance ne nous permettait pas de tenir un plus 



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i06 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

long discours à ces pauvres gens; plongés dans la douleur 
et préoccupés de leur malade, ils ne pouvaient prêter à 
nos paroles qu'une faible attention. Nous retoum&mes 
donc dans notre tente pour prier; le chef de la fiiinille nous 
y accompagna. Dès qu'il eut aperçu notre bréviaire ^ Sont- 
ce là, nous dit-il, ces toutes puissantes prières de Jehovah 
dont vous avez parlé? — Oui, lui répondîmes-nous; ce sont 
les seules véritables prières, les seules qui puissent sau- 
ver. — Il nous fit alors à chacun une prostration, en frap- 
pant la terre du front ; puis il prit notre bréviaire, et le fit 
toucher à sa tête, en signe de respect. Pendant tout le 
temps que dura la récitation des prières, le Tartare de- 
meura accroupi à rentrée de notre tente, gardant un pro- 
fond étreligieux silence. Quandnous eûmes terminé, il nous 
fit de nouveau une prostration. — Saints personnages, nous 
dit-il, comment reconnaître le bienfait immense que vous 
venez de m^accorder? Je suis pauvre, je ne puis vous offirir 
ni cheval ni mouton. — Frère mongol, lui dtmes-nous, con- 
serve ton cœur en paix; les prêtres de Jehovah ne doivent 
pas réciter leurs prières pour obtenir des richesses; puis- 
que tu n'es pas riche, reçois de nous cette légère offrande; 
et nous lui donnâmes un firagment de thé en brique. Le Tar- 
tare fut profondément ému de ce procédé. Il ne put pro- 
férer une parole; quelques larmes de reconnaissance furent 
sa seule réponse. 

Le lendemain matin nous apprîmes avec plaisir que Tétat 
de la malade s'était amélioré. Nous aurions bien voulu pou- 
voir demeurer encore quelques jours dans cet endroit, 
afin de cultiver le germe de foi qui avait été déposé au sein 
de cette famille; mais nous dûmes continuer notre route. 



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VOYAGE DANS LÀ TÂRTARIE. 107 

Quelques Tartares voulurent nous accompagner un instant 
pour nous témoigner leur reconnaissance. 

On a déjà dit que la médecine était exclusivement exer- 
cée en Tartarie par les Lamas. Aussitôt qu'une maladie se 
déclare dans une famille, on court à la lamaserie voisine 
inviter'un médecin. Celui-ci se rend auprès du malade, et 
commence par luitftter le pouls; il prend simultanément 
dans chacune de ses mains les poignets du malade, et pro- 
mène ses doigts sur les artères, à peu près comme les 
doigts du musicien courent sur les cordes d*un violon. La 
manière chinoise diffère de celle-ci, en ce que les doc- 
teurs chinois tàtent le pouls successivement sur les deux 
bras, et non pas en même temps. Quand le Lama a suflS- 
samment étudié la nature de la maladie, il prononce sa 
sentence. Gomme d'après Topinion religieuse des Tar- 
tares, c'est toujours un Tchutgour, ou diable, qui tourmente 
par sa présence la partie malade, il faut avant tout préparer 
par un traitement médical Fexpulsion de ce diable. Le Lama 
médecin est en même temps apothicaire ; la chimie minérale 
n'entre pour rien dans la préparation des spécifiques em- 
ployés par les Lanms : les remèdes sont toujours com- 
posés de végétaux pulvérisés, qu'on fait infuser ou coagu- 
ler, et qu'on arrondit en forme de pilule. Quand le petit 
magasin des pilules végétales se trouve vide, le docteur 
Lama ne se déconcerte pas pour cela; il inscrit sur quelques 
petits morceaux de papier, avec des caractères thibétains, le 
nom des remèdes, puis il roule ce papier entre ses doigts, 
après l'avoir un peu humecté de sa salive : le malade 
prend ces boulettes avec autant de confiance que si c'étaient 
de véritables pilules. Avaler le nom du remède ou le re- 



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iÙS VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

mède lui-même, disent les Tartares* cela revient absolu- 
ment au même. 

: Après le traitement médical employé pour faciliter Tex-* 
pulsion du diable, le Lama ordonne des prières, conformes 
à la qualité de ce diable qu'il faut déloger. Si le malade 
est pauvre, évidemment le Tchutgour est petit; et alors les 
prières sont courtes, peu. solennelles; quelquefois on se 
borne à une simple formule d'exorcisme; souvent même 
le Lama se contente de dire qu'il n'est besoin ni^de pi* 
Iules ni de prière, qu'il faut attendre avec patience que le 
malade guérisse ou succombe, suivant l'arrêt prononcé 
par Hormomtha. Mais si le malade est riche, s'il est pos- 
sesseur de nombreux troupeaux, les choses vont tout dif- 
féremment. D'abord il faut se bien persuader que le^diabic 
dont la présence a fait naître la maladie, est un diable puis- 
sant et terrible ; incontestablement c'est un des chefs des 
mauvais esprits ; et comme il n'est pas décent qu'un grand 
Tchutgour voyage comme un diablotin, on doit lui pré- 
parer de beaux habits, un beau chapeau, une belle paire 
de bottes, et surtout un jeune et vigoureux cheval : s'il 
n'y a pas tout cela, il est certain que le diable ne s'en ira 
pas : ce serait en vain qu'on administrerait des remèdes et 
qu'on réciterait des prières. U peut même arriver qu'un 
cheval ne suflSse pas; car parfois le diable est tellement 
élevé en dignité, qu'il tratne à sa suite un grand nombre 
de serviteurs et de courtisans : alors le nombre des che- 
vaux que le Lama exige est illimité ; cela dépend toujours 
de la richesse plus ou moins grande du malade. 

Tout étant disposé conformément au programme dressé 
par le médecin, la cérémonie commence. On invite plu- 



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VOYAGE DANS XA TARTARIE. 109 

^eurs Lamas des lamaseries voisines, et les prières se 
continuent pendant huit ou quinze jours, jusqu'à ce que les 
Lamas s'aperçoivent que le diable n'y est plus, c'est-à-dire 
autant de temps qu'ils ont envie de vivre aux dépens de la 
&mille [dont ils exploitent le thé et les moutons. Si au 
bout du compte le malade vient à mourir, c'est alors la 
preuve la plus certaine que les prières ont été bien récitées, 
et que le diable a été mis en fuite : il est vrai que le malade 
est mort ; mais il n'y perdra certainement pas : les Lamas 
assurent qu'il transmigrera dans un état plus fortuné que 
celui qu'il vient de quitter. 

Les prières que récitent les Lamas pour la guérison des 
malades, sont quelquefois accompagnées de rites lugubres 
et effrayants. M. Hue, étant chargé de la petite chrétienté 
de la Vallée-des-Eaux-NoireSy eut occasion de faire con- 
naissance avec une famille mongole, qu'il visitait de temps 
en temps, afin de s'initier aux usages et à la langue des 
Mongols. Un jour, la vieille tante du noble Tokoura, chef de 
cette famille, fut prise par les fièvres intermittentes. — J'in* 
viterais bien le docteur Lama, disait Tokoura^ nuiis s'il dé- 
clare qu'il y a un Tchutgour, que deviendrai-je? Les 
dépenses vont me ruiner. Après quelques jours d'attente, 
il se décida enfin à inviter le médecin ; ses prévisions ne 
furent pas trompées. Le Lama annonça que le diable y 
était, et qu'il foUait le chasser au plus vite ; les préparatifs 
se firent donc avec la plus grande activité : sur le soir huit 
Lamas arrivèrent, et se mirent à façonner, avec des herbes 
sèches, un grand mannequin qu'ils nommèrent le diable des 
fièvres intermittentes } par le moyen d'un pieu qu'ils avaient 



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ilO VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

enfoncé entre ses jambes, ils le firent tenir debout dans h 

tente où se trourait la malade. 

La cérémonie commença à onze heures de la nuit^ les 
Lamas vinrent se ranger en rond au fond de la tente, arô- 
mes de cymbales, de conques marines, de cloches, de tam- 
bourins, et de divers instruments de leur bruyante mu- 
sique. Le cercle était terminé sur Pavant par les Tartares 
de la famille, au nombre de neuf; ils étaient tous accrou* 
pis et pressés les uns contre les autres; la vieille à genoux, 
ou plutôt assise sur ses talons, était en face du mannequin 
qui réprésentait le diable des fièvres. Le Lama docteur 
avait devant lui un grand bassin en enivre, rempli de petit 
millet et de quelques statuettes fabriquées avec de la 
pftte de farine. Quelques argols enflammés jetaient, avec 
beaucoup de fumée, une lueur fantastique et vacillante 
sur cette étrange scène. 

Au signal donné, Porohestre exécuta une ouverture mu- 
sicale, capable d'eftrayer le diable le plus intrépide. Les 
homme» noirs ou séculiers battaient des mains en cadence, 
pour accompagner le son charivarique des instruments et 
les hurlements des prières. Quand cette musique infernale 
fut terminée, le grand Lama ouvrit le livre des exorcismes, 
quMl posa sur ses genoux. A mesure qu'il psalmodiait, il 
puisait dans le bassin de cuivre quelques grains de petit 
millet, et les projetait çà et là autour de lui, selon qu'il 
était marqué par la rubrique. Le grand Lama priait ordi- 
nairement seul, tantôt sur un ton lugubre et étouffé, tantôt 
par de longs et grands éclats de voix. Quelquefois il aban- 
donnait la manière cadencée et rhythmique de la prière; on 
eût dit alors qu'il entrait tout à coup dans un violent ac-^ 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. ill 

oèsdecol^ ; c'étaient des interpellations tives et animées, 
qu'il adressait, en gesticulant, au mannequin de paille. 
Après ce terrible exorcisme, il donnait un signal, en éten- 
dant ses deux bras à droite et à gauche; tous les Lamas 
entonnaient aussitôt un bruyant refrain, sur un ton préci-* 
pité et rapide; tous les instruments de musique étaient en 
jeu; les gens de la famille sortaient brusquement, à la file 
les uns des autres, faisaient en courant le tour de la tente, 
qu'ils frappaient violemment avec des pieux, pendant 
qu'ils poussaient des cris à faire dresser les cheveux sur 
la tête. Après avoir exécuté trois fois cette ronde infernale, 
la file rentra avec précipitation, et chacun se remit à sa 
place. Alors, pendant que tous les assistants se cachaient 
la figure des deux mains, le grand Lama se leva, pour 
aller mettre le feu au mannequin. Dès que la flamme com- 
mença à s'élever, il poussa un grand cri, qui fut à l'instant 
répété par toutes les voix. Les hommes noirs s'empa- 
rèrent du diable enflammé, et coururent le porter dans la 
prairie, loin de la tente. Pendant que le Tchutgour des 
fièvres intermittentes se consumait au milieu des cris et 
des imprécati<ms, les Lamas demeurés accroupis dans 
l'intérieur de la tente, chantaient leurs prières sur un ton 
paisible, grave et solennel. 

Les gens de la famille étant de retour de leur coura- 
geuse expédition, les chants cessèrent, pour faire place à 
de joyeuses exclamations, entrecoupées par de grands éclats 
de rire. Bientôt tout le monde sortit tumultuairement hors 
de la tente, et chacun tenant dans sa main une torche 
allumée, on se mit en marche : les honunes noirs al« 
laient les preimers, puis venait la vieille fiévreuse, soutenue 



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il2 VOYAGE DANS LA TÂRTARIE. 

à droite et à gauche, sous les bras, par deux membres de 
la famille ; derrière la malade marchaient les huit Lamas, 
qui faisaient retentir les airs de leur épouvantable musique. 
On conduisit ainsi la vieille dans une tente voisine ; car le 
Lama médecin avait décidé que, durant une lune entière, 
elle ne pourrait retourner dans son ancienne habitation. 

Après ce bizarre traitement, la malade fut entièrement 
guérie; les accès de fièvre ne revinrent plus. Comme Tac- 
cès devait précisément avoir lieu à Theure même où com- 
mença la scène infernale, il est probable que la fièvre fut 
naturellement coupée par une violente surexcitation, occa- 
sionnée par le spectacle le plus effrayant et le plus fantas- 
tique qu'on puisse imaginer. 

Quoique la plupart des Lamas cherchent à entretenir 
rignorante crédulité des Tartares, pour Fexploiter ensuite 
à leur profit, nous en avons pourtant rencontré quelque- 
fois, qui nous avouaient avec fianchise que la duplicité et 
rimposture jouaient un grand rôle dans toutes leurs céré- 
monies. Un supérieur de lamaserie nous disait un jour : 
Quand un homnie est malade, réciter des prières c'est con- 
venable ; «ar Bouddha est le mattre de la vie et de la mort ; 
c'est lui qui règle la transmigration des êtres : prendre 
des remèdes, c'est bien aussi; car le grand bienfait des 
herbes médicales nous vient de Bouddha. Que le Tchut- 
gour puisse se loger chez un malade, cela est croyable; 
mais que, pour le chasser et le décider à partir, il faille lui 
donner des habits et un cheval, voilà qui a été iqventé par 
les Lamas ignorants et trompeurs, qui veulent amasser des 
richesses aux dépens de leurs frères. 

La manière d'enterrer les morts parmi les Tartares n'est 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. ii5 

pas uniforme, et les Lamas ne sont convoqués que pour les 
funérailles les plus solennelles. Aux environs de la grande 
muraille, partout où les Mongols se trouvent mêlés aux 
Chinois, les usages de ces derniers ont insensiblement pré* 
valu. Ainsi, dans ces endroits, la numière chinoise est gé« 
uéralement en vigueur : le corps mort est enfermé dans un 
cercueil, qu'on dépose ensuite dans un tombeau. Dans le 
désert, parmi les peuples véritablement nomades, toute la 
cérémonie des funérailles consiste à transporter les cada- 
vres sur le sommet des montagnes, ou dans le fond des 
ravins. On les abandonne ainsi à la voracité des animaux 
sauvages et des oiseaux de proie. 11 n'est rien d'horrible à 
voir comme ces restes humains, qu'on rencontre parfois 
dans les déserts de la Tartane, et que se disputent avec 
acharnement les aigles et les loups. 

Les Tartares les plus riches font quelquefois brûler leurs 
morts avec assez de solennité. On b&tit avec de la terre une 
espèce de grand fourneau de forme pyramidale : avant 
qu'il soit terminé, on y place le cadavre debout, entouré de 
combustible ^ puis on continue la maçonnerie, de manière à 
ce que tout soit entièrement recouvert; on laisse seulement 
une petite porte dans le bas, et une ouverture au sommet, 
pour laisser passage à la fumée et entretenir un courant 
d'air. Pendant la combustion, des Lamas entourent le mo« 
nument et récitent des prières. Le cadavre étant sufSsam- 
ment brûlé, on démolit le fourneau, et on retire les osse- 
ments qu'on porte au grand JLama : celui-ci les réduit en 
poudre très-déliée, et après y avoir ajouté une quantité 
égale de forine de froment, il pétrit le tout avec soin, et fa- 
çonne de ses propres mains des gâteaux de diverses gros- 

T. I. 8 



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il4 VOYAGE DANS LA TARTARIË. 

seiirsi qu'il place eosuite les uns sur les autres, de ma- 
nière à figurer une petite pyramide. Quand les osse- 
ments ont été préparés de la sorte par le grand Lama, 
on les transporte en grande pompe dans une tourelle 
bâtie, par avance, dans un lieu désigné par le devin. 

On donne presque toujours aux cendres des Lamas une 
sépulture de ce genre. On rencontre un grand nombre de 
ces petites tours funéraires sur le sommet des montagnes 
et aux environs des lamaseries; on peut encore en voir dans 
les contrées d'où les Mongols ont été chassés par les Ghi«- 
nois* Ces pays ne portent presque plus l'empreinte du sé- 
jour des Tartares. Les lamaseries, les pâturages, les bergers 
avec leurs tentes et leurs troupeaux, tout a disparu, pour 
foire place à de nouveaux peuples, à de nouveaux monu- 
ments et à des mœurs nouvelles. Seulement quelques tou- 
relles élevées sur les sépultures restent encore debout, 
comme pour attester le droit des anciens possesseurs de 
des contrées, et protester contre Fenvahissement des A tVar. 

Le lieu le plus renommé des sépultures mongoles est 
dans la province du Chan^Si, à la fomeuse lamaserie des 
Ginq-Tours (Ou-Tay). Au dire des Tartares, la lamaserie 
des Cinq-Tours est le meilleur pays qu'on puisse trouver 
pour une bonne sépulture : la terre en est si sainte, que 
ceux qui ont le bonheur d'y être enterrés sont certains d'y 
effectuer une excellente transmigration. La merveilleuse 
sainteté de ce pays est attribuée à la présence de Bouddha, 
qui depuis quelques siècles s'y est logé dans l'intérieur 
d'une montagne. En 1842 le noble Tokoura, dont nous 
avons eu déjà occasion de parler, transporta les ossements 
de son père et de sa mère aux Ginq-Tours, et il eut le 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. i15 

bonheur infini d'y contempler le vieux Bouddha^ « Der- 
rière la grande lamaserie» nous dit-il, il y a une montagne 
trèsr-élevée qu'on dmt grayir en rampant des pieds et des 
mains. Avant d'arriver au sommet, on rencontre un por- 
tique taillé dans le roc. On se couche ventre à terre, et on 
regarde par une petite ouverture pas plus grande que le 
trou d'une embouchure de pipe : il faut rester assez long- 
temps avant de pouvoir distinguer quelque chose ; peu à 
peu on finit par s'habituer à regarder par ce petit trou, et 
on a enfin le bonheur d'apercevoir tout-à-fait dans l'en- 
foncement de la montagne la face du vieux Bouddha. Il est 
assis les jambes croisées, sans rien faire. Il y a autour de 
lui des Lamas de tous les pays qui lui font continuellement 
prostration. » 

Quoi qu'il en soit de l'anecdote de Tokoura^ il est cer- 
tain que les Tartares et les Thibétains mêmes se sont laissé 
fanat&er d'une nuinière inconcevable, au sujet de la lama- 
serie desCinq^Tours. On rencontre fi*équemment, dans lés 
déserts de la Tartarie, des Mongols portant sur leurs épaules 
les ossements de leurs parents, et se rendant eu caravane 
aux Ginq-Tours, pour acheter presque «u poids de l'or 
quelques {ueds de terre où ils puissent élever un petit mau- 
solée. Qu'est pas Jusqu'aux Mongols du Torgot, quin'entre- 
prennent des voyages d'une année entière, et d'une diffi-^ 
culte inouie, pour se rendre dans la province du Çhan-Si. 

Pour dire toute la venté sur le compte des Tartares, nous 
devons ajouter, que leurs rois usent parfois d'un système 
de sépulture qui est le comble de l'extravagapce et de la 
barbarie : on ti^nsporte le royal cadavre dans un vaste 
édifice construit en briques, et orné de nombreuses sta- 



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IIG VOYAGE DANS LA TARTAUIE. 

tues en pierre^ représentant des hommes, des lions, des élé- 
phants, des tigres, et divers sujets de la mythologie bouddhi- 
que. Avec riUustre défunt, on enterre dans un large caveau, 
placé au centre du bâtiment, de grosses sommes d'or et 
d'argent, des habits royaux, des pierres précieuses, enfin 
tout ce dont il pourra avoir besoin dans une autre vie. Ces 
enterrements monstrueux coûtent quelquefois la vie à un 
grand nombre d'esclaves : on prend des enfants de Tun et 
de l'autre sexe, remarquables par leur beauté, et on leur fait 
avaler du mercure jusqu'à ce qu'ils soient suffoqués; de 
cette manière, ils conservent, dit-on, la fraîcheur et le colo- 
ris de leur visage, au point de paraître encore vivants. Ces 
malheureuses victimes sont placées debout, autour du ca- 
davre de leur maître, continuant en quelque sorte de le 
servir comme pendant sa vie. Elles tiennent dans leurs 
mains la pipe, l'éventail, la petite fiole de tabac à priser, et 
tous les autres nombreux colifichets des majestés tartares. 
Pour garder ces trésors enfouis, on place dans le caveau 
une espèce d'are pouvant décocher une multitude de flèches 
à la file les unes des autres. Cet arc, ou plutôt ces arcs 
nombreux unis ensemble, sont tous bandés, et les flèches 
prêtes à partir. On place cette espèce de machine infernale 
de manière à ce qu'en ouvrant la porte du caveau, le 
mouvement fasse décocher la première flèche sur Fhonmie 
qui entre. Le décochement de la première flèche fait aus- 
sitôt partir la seconde et ainsi de suite jusqu'à la dernière; 
de sorte que le malheureux, que la cupidité ou la curiosité 
porterait à ouvrir cette porte, tomberait percé de mille 
traits dans le tombeau même qu'il voudrait profaner. On 
vend de ces machines meurtrières toutes préparées chez 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 117 

les fabricants d'arcs. Les Chinois en achètent quelquefois, 
pour garder leur maison pendant leur absence. 

Après deux jours de marche , nous entrâmes dans le 
pays appelé royaume de Éfe^ c'est une portion du territoire 
des huit bannières, que Tempereur ATien^Zon^ a démembré 
en &veur d'un prince des Khalkhas. Sun-Tché, fondateur de 
la dynastie Hantchoue, avait dit : a Dans le midi ne jamais 
établir des rois; dans le nord ne jamais interrompre les 
alliances. » Cette politique a été depuis exactement suivie 
par la cour de Péking. L'empereur Kien-Long, pour s'atta- 
cher le prince dont il est question, lui avait donné sa fille 
en mariage; il espérait par ce moyen le fixer à Péking, et 
diminuer ainsi la puissance toujours redoutée des souve- 
rains Khalkhas. H lui fit bfttir, dans l'enceinte même de la 
ville jaune, un palais aussi grand que magnifique : mais le 
prince mongol ne put se faire aux habitudes gênantes et 
tyranniques d'une cour. Au milieu de ht pompe et du luxe 
accumulés autour de lui, il était sans cesse poursuivi par 
le souvenir de sa tente et de ses troupeaux; il regrettait 
même les neiges et les frimas de son pays natal. Les ca- 
resses de la cour ne pouvant dissiper ses intolérables en- 
nuis, il parla de s'en retournerdans ses prairies du Khalkhas. 
D'un autre côté, sa jeune épouse, habituée à la mollesse de 
la cour de Péking, ne pouvait soutenir l'idée d'aller passer 
ses jours dans les déserts, en la compagnie des laitières 
et des gardiens de troupeaux. L'Empereur usa d'un tem- 
pérament, qui paraissait condescendre aux désirs de son 
gendre, sans trop contrarier la répugnance de sa fille. U 
démembra une portion du Tckakar et en dota le prince 
mongol; U lui fit bfttir au milieu de ces solitudes unejpetite 



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m VOYAGE DANS LA TARTARIB. 

ville magnifique, et lui donna cent familles d'esclaves ha- 
biles dans rindustrie et les arts de la Chine. De cette 
manière, en même temps que la jeune Mantchoue conser- 
vait ravantage d*habiter une ville, et d'avoir une cour, 
le prince mongol pouvait aussi, de son côté, jouir de la 
paix au milieu de la Terre des herbes, et y trouver toutes 
les délices de cette vie nomade, dans laquelle il avait passé 
ses premiers jours. 

Le roi de Éfe a amené avec lui, dans son petit royaume, 
un grand nombre de Mongols-Khalkhas, qui habitent, sous 
des tentes, le pays donné à leur prince. Ces Tartares ont 
conservé la réputation de force et de vigueur qu'on attribue 
généralement aux gens de leur nation. Us sont tenus pour 
les plus terribles lutteurs de la Mongolie méridionale. Dès 
leur bas ftge, ils s'adonnent aux exercices gymnastiques ; 
et chaque année, lorsqu'il doit y avoir à Péking quelque 
lutte publique, ils ne manquent pas de s'y rendre en 
grand nombre, pour obtenir les prix proposés aux vain- 
queurs, et soutenir la réputation de leur pays. Quoique de 
beaucoup supérieurs en force aux Chinois, ils ne laissent 
pas quelquefois d'être terrassés par leurs adversaires, ordir 
nairement plus agiles, mais surtout plus rusés. 

Dans la grande lutte de l'année 1813, un athlète du 
royaume de Éfe avait mis hors de combat tous ceux qui 
s'étaient présentés, Tartares ou Chinois. Son corps, de pro- 
portions gigantesques, était appuyé sur ses jambes comme 
sur deux inébranlables colonnes ; ses mains, semblables 
à des crampons, saisissaient ses antagonistes , les soule- 
vaient et les précipitaient à terre, presque sans effort. Nul 
n'avait pu tenir devant sa force prodigieuse , et on allait 



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?0¥AGE DANS LÀ TARTARIE. ItO 

lui assigner le prix , lorsqa*un Chinois se présenta sur 
rarène. D était maigre, de petite taille, et semblait de toute 
façon n*étre propre qu'à augmenter le nombre des vie*- 
toires du lutteur tartare. II s'avança cependant d'un air 
ferme et assuré; et le Goliath du ropume de Éfe se pré- 
parait déjà à rétreindre de ses bras vigoureux, lorsque le 
Chinois, qui avait la bouche remplie d^eau, la lui cracha 
inopinément au visage. Le premier mouvement du Tar*- 
tare fut de porter les mains à ses yeux, pour se débar- 
bouiller; mais le rusé Chinois, l'ayant saisi brusquement 
au corps, lui fit perdre l'équilibre, et le terrassa, au milieu 
des éclats de rire de tous les spectateurs. 

Ce trait nous a été raconté par un cavalier tartare qui 
voyagea quelque temps avec nous, pendant que nous 
traversions le royaume de Éfe. Chemin faisant, il nous 
faisait remarquer çà et là dans le lointain , des enfants 
qui jouaient à la lutte. C'est l'exercice fitvori de tous les 
habitants de notre pays de Éfe, nous disait-il; chez nous 
on n'estime que deux choses dans un homme, savoir bien 
aller à cheval, et être fort à la lutte. Nous rencontrâmes 
une troupe d'enfants, qui s'exerçaient à la gymnastique 
sur les bords du sentier que nous suivions; nous pûmes 
les examiner à loisir de dessus nos montures , et leur ar^ 
deur redoubla bientôt quand ils s'aperçurent que nous les 
regardions. Le plus grand de la troupe, qui ne paraissait 
pas avoir plus de huit à neuf ans, prit entre ses bras un de 
ses camarades, presque de même taille que lui, et tout 
rond d'embonpoint; puis il s'amusa aie jeter au-dessus de 
sa télé et à le recevoir entre ses mains, à peu près comme 
on ferait d'une balle. Il répéta sept à huit fois le même jeu; 



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i» VOYAGE DANS LA TARTÂRIE. « 

et pendant qu'à chaque coup nous frànissions de crainte 

pour kl vie de Tenfant, la bande joyeuse ne frisait que 

gambader , et qu'applaudir par ses cris au succès des 

acteurs. 

Le vingt-deuxième jour de la huitième lune, aussitôt que 
nous fûmes sortis du petit royaume de Éfe, nous gravîmes 
une montagne aux flancs de laquelle croissaient quelques 
bosquets de sapins et de bouleaux. Leur vue nous causa d'a- 
bord un plaisir extrême^ les déserts de la Tartane sont gé- 
néralement si déboisés et d'une nudité si monotone, qu'on 
ne peut s'empêcher d'éprouver un certain bien-aise, quand 
on rencontre, de temps à autre, quelques arbres sur son 
passage. Mais ces premiers mouvements de joie furent 
bientôt comprimés par un sentiment d'une nature bien 
différente ; nous fûmes comme glacés d'effroi, en aperce- 
vant, à un détour de la montagne trois loups énormes, qui 
semblaient nous attendre avec une calme intrépidité. A 
la vue de ces vilaines bétes, nous nous arrêtâmes brusque- 
ment et comme par instinct. Après ce premier instant de 
stupeur générale, Samdadchiemba descendit de son petit 
mulet, et courut tirailler avec violence le nez de nos cha- 
meaux. Ce moyen réussit à merveille ; nos pauvres ani* 
maux poussèrent des cris si perçants et si épouvantables, 
que les loups effrayés s'en allèrent à toutes jambes. Arsa- 
lan qui les voyait fuir, croyant sans doute que c'était 
de lui qu'ils avaient peur, se mit à les poursuivre de 
toute la force de ses jarrets ; bientôt les loups firent volte 
face, et le portier de notre tente eût été infailliblement 
dévoré, si M. Gabet n'eût volé à son secours en poussant 
de grands cris, et en tiraillant le nez de sa chamelle. Les 



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. VOYAGE DANS LA TARTARIE. m 

loups ayant pris la fuite une seconde fois, disparurent 
sans que personne songeftt plus à les poursuivre de nou- 
veau. 

Quoique le défaut de population paraisse abandonner 
les inunenses déserts de la Tartane aux bétes sauvages, 
les loups pourtant [s'y rencontrent assez rarement. Gela 
vient sans doute de la guerre incessante et acharnée que 
leur font les Mongols; ils les poursuivent partout à ou* 
trance; ils les regardent connue leur ennemi capital, àcause 
des grands dommages qu'ils peuvent causer à leurs trou- 
peaux. La nouvelle qu'un loup a apparu dans le voisinage, 
est, pour tout le monde, le signal de monter à cheval; 
comme il y a toujours, près de chaque tente, des chevaux 
sellés par avance, en un instant la plaine est couverte de 
nombreux cavaliers, tous armés de leur longue perche. Le 
loup a beau courir dans toutes les directions, il rencontre 
partout des cavaliers qui se précipitent sur lui. U n'est 
pas de montagne si raboteuse et si ardue, où les chevaux 
des Tartares, agiles conune des chevreuils, ne puissent l'al- 
ler poursuivre. Le cavalier qui est enfin parvenu à lui passer 
le nœud coulant autour du cou, se sauve au galop, en le 
traînant après lui, jusqu'à la tente la plus voisine; là, on 
lui lie fortement le museau, afin de pouvoir le torturer en 
toute sécurité; pc»ur le dénouement de la pièce, on écorche 
l'animal tout vif, puis on le met en liberté. Pendant l'été, 
il vit encore ainsi plusieurs jours; mais en hiver, exposé 
sans fourrure aux rigueurs de la saison, il meurt incon- 
tinent gelé de froid. 

n y avait encore peu de temps que nous avions perdu 
de vue nos trois loups, lorsque nous flmes une rencontre 



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m VOYACe DANS LÀ TARTARIE. 

assex Mzarre. Nous vîmes venir à nous deux chariots traî- 
nés chacun par trois bœu6, et suivant la même route que 
nous, mais en sens inverse. A chaque chariot étaient atta- 
chés, par de grosses chaînes en fer, douze chiens d'un aspect 
effirayant et féroce: quatre sur chaque côté, et quatre par 
derrière ; ces voitures étaient chargées de caisses carrées, 
enduites de vernis rouge; les conducteurs se tenaient assis 
sur les caisses, et dirigeaient de là leur attelage. II nous fat 
impossible de conjecturer quelle pouvait être la nature de 
leur chargement, pour qu'ils cnissent ne pouvoir (aire 
route qu'avec cette horrible escorte de cerbères. D'après 
les usages du pays, nous ne pûmes pas les questionner sur 
ce point ; la plus légère indiscrétion nous eût fait passer 
à leurs yeux pour des gens animés d'intentions mauvaises. 
Nous nous contentâmes de leur demander si nous étions 
encore très-éloignés de la lamaserie de Tckortcki, où nous 
espérions arriver ce jour-là; mais les aboiements des chiens 
et le fracas de leurs chaînes, nous empêchèrent d'entendre 
leur réponse. 

En cheminant dans le fond d'une vallée, nous remar- 
quâmes sur la crête d'une montagne peu élevée, qui était 
devant nous, comme une longue file d'objets immobiles et 
et de forme indéterminée. Bientôt la chose nous parut 
ressembler à de formidables batteries de canons, dressées 
sur une même ligne. Plus nous avancions, plus les objets 
se dessinant avec netteté venaient nous confirmer dans 
cette pensée. D nous semblait voir distinctement, les 
roues des fourgons, les affûts, les écouvilions, et surtout 
les bouches de ces nombreux canons braqués sur la plaine. 
Maïs comment faire entrer dans notre esprit, qu'une armée, 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. iSSi 

avec tout son train d*artillerie, pouvait se trouver là , datis 
le désert, au milieu de cette profonde solitude? Tout en 
nous abandonnant à mille conjectures extravagantes, nous 
pressions notre marche^ car nous étions impatients d'exa- 
miner de près cette étrange apparition. Notre illusion 
ne fut complètement dissipée, que lorsque nous arrivâmes 
tout-à-fait au-dessus de la montagne. Ce que nous 
avions pris pour des batteries de canons, était une 
longue caravane de petites charrettes mongoles. Nous 
rimes beaucoup de notre méprise, mais nous ne filmes nul- 
lement surpris d'être demeurés si long-temps dans Tillu* 
sion. Ces petites charrettes à deux roues étaient toutes 
au repos, et appuyées sur leur brancard ; chacune d'elles 
était.chargée d'un sac de sel, enveloppé dans une natte dont 
les rebords dépassaient l'extrémité du sac, de manière à 
figurer assez exactement la bouche d'un canon. Les Mon- 
gols conducteurs de cette caravane faisaient bouillir leur 
thé en plein air, pendant que leurs bœufs étaient occupés 
à brouter de l'autre côté de la montagne. 

Le transport des marchandises, à travers les déserts de 
la Tartarie, se fait ordinairement, à défaut de chameaux, 
par le moyen de ces petites charrettes à deux roues. 
Quelques barres de bois brut entrent seules dans leur fabri- 
cation; aussi elles sont d'une légèreté si grande, qu'un en- 
fant peut les soulever avec aisance. Les bœufs qui les 
traînent ont tous un petit cerclé en fer passé dans les na- 
rines; à ce cercle est une corde qui attache le bœuf à la 
voiture qui précède : ainsi toutes ces charrettes, depuis la 
première jusqu'à la dernière, se tiennent ensemble, et 
forment une longue file non interrompue. Les Mongols qui 



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iU VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

conduisent ces caravanes sont ordinairement à califour- 
chon sur les bœufis; rarement on les voit assis sur la voi- 
ture, et presque jamais à pied. La route qui va de Péking 
à Kiaktha, tous les chemins qui aboutisseni à Tolm-Noor, 
à Kou-Kou-Hote, ou au grand Kouren, sont incessamment 
couverts de ces longues files de voitures. Long-temps avant 
de les apercevoir, on entend le son lugubre et monotone 
des grosses cloches en fer que les bœufs portent suspen- 
dues à leur cou. 

Après avoir pris une écuellée de thé au lait avec les 
Mongols que nous avions recontrés sur la montagne , 
nous continuâmes quelque temps encore notre route. Le 
soleil était sur le point de se coucher, lorsque nous dres- 
sâmes notre tente sur les bords d'un ruisseau, à une cen- 
taine de pas environ de la lamaserie de Tchortchi. 



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VOYAGE DANS LA TARTAUIE. 125 



CHAPITRE IV. 

Jeune Lama converti au christianisme. — Lamaserie de Tchortchi. — 
Quêtes pour la construction des édifices religieux. -* Aspect des 
temples bouddhiques. — Récitation des prières lamanesques.— Dé • 
corations, peintures et sculptures des temples bouddhiques.— Topo- 
graphie du grand Kowm^ dans le pays des Kkalkkas, — Voyage 
du Guùon-Tamba à Péking. -* Le Kouren des mille Lamas. — 
Procès entre le Lama-Roi et ses ministres. — Achat d*un chevreuil. 

— Aigles de la Tartarie. — Towmt occidental. — Tartares agri- 
cttltears. — Arrivée k la Ville-Bleue.— Coup d*<Bii sur la nation 
mantchoue. — Littérature maotchoue. — État du christianisme eo 
Mantchourie. — Topographie et production de la Tartarie orientale. 

— Habileté des llantchous dans Texerdce de l'arc. 



Quoique nous n'eussions encore jamais visité la lamase- 
rie de Tchortchiy nous la connaissions pourtant beaucoup^ 
par les renseignements qu'on nous en avait donnés. C'est 
là qu'avait été élevé le jeune Lama, qui vint enseigner la 
langue mongole à M. Gabet, et dont la conversion au chris- 
tianisme d<Hina de si grandes espérances pour la propaga- 
tion de TEvangile parmi les peuples tartares. II était âgé 
de vingt-cinq ans, quand il sortit de sa lamaserie en 1837. 
U y avait passé quatorze ans, dans l'étude des livres la- 
manesques, et s'était rendu très-habile dans les littératures 
mongole et mantchoue. U n'avait encore de la langue thi- 
bétaine qu'une cmnaissance très-superficielle ; son maître, 
vieux Lama très*instruit et très-vénéré, non-seulement 
dans la lamaserie, mais encore dans toute l'étendue de la 
bannière jaunàtrci avait fondé sur son disciple de grandes 



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iâ6 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

espérances. Aussi ce ne fut qu'à son cœur défendant 
qu'il consentit à se séparer de lui pour quelque temps; il 
ne lui permit qu'un mois d'absence. Au moment de partir^ 
le disciple se prosterna, suivant l'usage, aux pieds de son 
maître, et le pria de consulter pour lui le livre des ora* 
clés. Après avoir lu quelques feuillets d'un livre thibétaîn, 
le vieux Lama lui adressa ces paroles : «Pendant quatorze 
ans, tu es toujours resté à côté de ton maître comme un fi- 
dèle Chabi (disciple), aujourd'hui pour la première fois tu 
vas t'éloigner de moi. L'avenir me cause une grande tris- 
tesse; souviens-toi donc de revenir à l'époque fixée. Si ton 
absence se prolonge au-delà d'une lune, ta destinée te 
condanme à ne jamais remettre le pied dans notre sainte 
lamaserie, d Le jeune disciple partit, bien résolu de suivre 
de point en point les instructions de son maître. 

Dès qu'il ftit arrivé dans notre Mission de Si^Wan^ 
M. Gabet prit, pour sujet de ses études mongoles, un ré- 
sumé historique de la religion chrétienne. Les conférences 
orales et écrites durèrent près d'un mms. Le jeune Lama, 
subjugué par la force de la vérité, abjura publiquement le 
bouddhisme, reçut le nom de Paul, et fat enfin baptisé 
après un fervent catéchuménat. La prédiction du vieux 
Lama a eu son entier accomplissement. Paul, depuis sa 
conversion, n'a jamais remis le pied dans la lamaserie dont 
il était sorti. 

Environ deux mille Lamas halritent la lamaserie de 
Tchùrtchi, qui est, dit-on, la lamaserie fkvoritede l'Em- 
pereur; il l'a comblée de présents et de privilèges. Les La- 
mas en charge reçoivent tous une pension de la cour de 
Péking. Ceux qui s^absentent de la lamaserie avec permis-* 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 127 

sion, et pour des msom approuvées des supérieurs, con^ 
tinuent d'avoir part aux distributious d'argent et de vivrea 
qui se font pendant leur absence* A leur retour ils reçoi- 
vent fidèlement tout ce qui leur revient. On doit sans 
doute attribuer aux faveurs impériales cet air d'aisance 
qu'on rencontre partout dans la lamaserie de Tchortchi. 
Les habitations y sont propres, quelquefois même élé- 
gantes; et jamais on n'y voit, comme ailleurs, des Lamas 
couverts de sales haillons. L'étude de la langue mantcfaoue 
y est très en honneur : preuve incontestable du grand dé- 
vouement de la lamaserie pour la dynastie régnante. 

A part quelques rares exceptions, les largesses impé- 
riales entreiit pour bien peu de chose dans la construction 
des launaseries. Ces monuments grandioses et somptueux, 
qu'on rencontre si souvent dans le désert, sont dus au zèle 
libre et spontané des Mongols. Si simples et si économes 
dans leur habillement et dans leur vivre, ces peuples 
sont d'une générosité, on peut même dire d'une prodiga- 
lité étonnante, dès qu'il s'agit de culte et de dépenses reli* 
gieuses. Quand on a résolu de construire quelque part un 
tenople bouddhique entouré de sa lamaserie, les Lamas 
quêteurs se mettent aussitôt en route, munis de passeports 
qui attestent la légitimité de leur mission. Ils se distri- 
buent les royaumes de Tartane, et vont de tente en tente 
demander des aumônes au nom du vieusff Bouddha. Aus- 
»tôt qu'ils sont arrivés dans une &mille, et qu'ils ont an- 
noncé le but de leur voyage, en montrant le bassin bénit 
où on dépose les offrandes, ils sont accueillis avec joie et 
enthousiasme. Dans ces circonstances, il n'est personne 
qui se dispense de donner : les riches déposent dans le 



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Ii8 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

badir (i) des lingots d'or ou d'argent 3 ceux qui ne pos-> 
sèdent pas des métaux précieux^ comme ils disent, offrent 
des bœufsy des chevaux ou des chameaux ^ les pauvres 
même contribuent selon la modicité de leurs ressources ; 
ils donnent des pains de beurre, des pdleteries, des cor- 
dages tresssés avec des poils de chameau on des crins de 
cheval. Au bout de quelque temps on a recueilli ainsi des 
sommes immenses^ alors, dans ces déserts en apparence 
si pauvres, on voit s'élever, comme par enchantement, des 
édifices dont la grandeur et les richesses défieraient les 
ressources des potentats les plus opulaits. C'est sans 
doute de cette manière, et par le concours empressé de 
tous les fidèles , qu'on vit autrefds surgir en Europe ces 
magnifiques cathédrales, dont les travaux gigantesques ne 
cessent d'accuser l'égoïsme et l'indifférence des temps mo« 



Les lamaseries qu'on voit en Tartarie sont toutes con^ 
struites en briques ou en pierres. LesLamas les plus pauvres 
seulement s'y, bâtissent des habitations en terre ; mais 
elles sont toujours si bien blanchies avec de la chaux, 
qu'elles ne contrastent nullement avec les autres de* 
meures. Les temples sont en général édifiés avec assez d'é- 
légance, et avec beaucoup de solidité : nuis ces monuments 
paraissent toujours écrasés^ ils sont trop bas, eu égard à 
leur dimension. Aux environs de la lamaserie on voit s'é« 
lever, avec profusion et sans ordre, des tours ou des pyra- 
mides grêles et élancées, reposant le plus souvent sur des 
bases larges, et peu en rapport avec la maigreur des cons- 

(1) C'est le nom du bassin dont se servent les Lamas pour demac 
der raurnôoe. ... 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 129 

structioDS qu'elles supportent. Il serait difficile de dire à 
quel ordre d'architecture connue peuvent se rattacher les 
temples bouddhiques de la Tartarie. C'est toujourT un 
bizarre système de baldaquins monstrueux, de péristyles à 
colonnes torses, et d'interminables gradins. A l'opposé de 
là grande porte d'entrée est une espèce d'autel en bois ou 
en pierre, affectant ordinairement la forme d'un cône ren- 
versé; c'est là-dessus que trônent les idoles. Rarement elles 
sont debout; on les voit presque toujours assises les jam- 
bes croisées. Ces idoles sont de stature colossale, mais 
leurs figures sont belles et régulières; à part la longueur 
démesurée des oreilles, elles appartiennent au type cauca- 
sien ; elles n'ont rien de ces physionomies monstrueuses et 
diaboliques des Pou-Ssa chinois. 

Sur le devant de la grande idole, et de niveau avec 
l'autel qu'elle occupe, est un siège doré où se place le 
Fô-vivant, grand Lama de la lamaserie. Toute l'enceinte 
du temple est occupée par de longues tables, presque au 
niveau du sol, espèces de divans placés à droite et à gauche 
du siège du grand Lama, et s'étendant d'un bout de la 
salle à l'autre. Ces divans sont recouverts de tapis, et entre 
chaque rang il y a un espace vide, pour que les Lamas 
puissent librement circuler. 

Quand l'heure des prières est arrivée , un Lama, qui a 
pour office 4'^ppeler au chœur les hôtes du couvent, va 
se placer devant la grande porte du temple, et souffle de 
toute la force de ses poumons dans une conque marine, 
en regardant tour à tour les quatre points cardinaux. Le 
bruit sonore de cet instrument, qui >peut aisément se faire 
entendre à une lieue de distance, va avertir au loin les 
t. I. 9 



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^30 VOYAGE DANS LA TARTARIB. 

Lamas, que la règle les appelle à la prière. Chacun alors 
prend le manteau et le chapeau des cérémonies, et on va 
se réunir dans la grande cour intérieure. Quand le mo- 
ment est arrivé, la conque marine résonne pour la troi* 
sième fois, la grande porte s'ouvre, et le F6-vivant fait 
son entrée dans le temple. Après qu'il s'est assis sur Tautel, 
tous les Lamas déposent au vestibule leurs bottes rouges, 
et avancent pieds-nus et en silence. A mesure qu'ils en- 
trent, ils adorent le Fô-vivant par trois prostrations; puis 
ils vont se placer sur le divan, chacun au rang de sa di- 
gnité. Ds sont assis les jambes croisées, toujours tournés 
en chœur, c'est-à-dire face à foce. 

Aussitôt que le mattre des cérémonies a donné le signal, 
en agitant une clochette, chacun murmure à voix basse 
comme des actes préparatoires, tout en déroulant sur les 
genoux le formulaire des prières marquées par la rubri- 
que. Après cette courte récitation , vient un instant de 
profond silence. La cloche s'agite de nouveau, et alors 
commence une psalmodie à deux chœurs, sur un ton 
grave et mélodieux. Les prières thibétaines, ordinairement 
coupées par versets, et écrites en style métrique et cadencé, 
se prêtent merveilleusement à l'harmonie. Quelquefois, à 
de certains repos fixés par la rubrique, les Lamas musi- 
ciens exécutent une musique qui est peu en rapport avec 
la mélodieuse gravité de la psalmodie. C'est un bruit con- 
fus et étourdissant de cloches, de cymbales, de tambou- 
rins, de conques marines , de trompettes, de sifflets, etc. 
Chaque musicien joue de son instrument avec une espèce 
de furie. C'est à qui produira le plus de bruit et le plus de 
désordre. 



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VOYAGE DANS LA TARTARÎË. iSl 

L'intérieur du temple est ordinairement encombré d'or- 
nements, de statuettes et de tableaux ayant rapport à la 
vie de Bouddha, et aux diverses transmigrations des Lamas 
les plus fameux. Des vases en cuivre, brillants comme de 
l'or, de la grosseur et de la forme de tasses à thé, sont 
placés en grand nombre sur plusieurs degrés, en amphi- 
théâtre, devant les idoles. C'est dans ces vases qu'on fait 
de perpétuelles offrandes de lait, de beurre, de vin mon- 
gol et de petit millet. Les extrémités de chaque gradin 
sont terminées par des cassolettes, où brûlent incessamment 
les plantes aromatiques recueillies sur les montagnes 
saintes du Thibet. De riches étoffes en soie, chargées de 
clinquant et de broderies d'or, forment, sur la Xêie des 
idoles, conime de grands pavillons, d'où pendent des ban- 
derolles, et des lanternes en papier peint ou en corne 
fondue. 

Les Lamas sont les seuls artistes mis à contribution 
pour les ornements et le décor des temples. Les peintures 
sont répandues partout ; mais elles sont presque toujours 
en dehors du goût et des principes généralement admis en 
Europe. Le bizarre et le grotesque y dominent; et les 
personnages, à l'exception des Bouddha, ont le plus sou- 
vent un aspect monstrueux et satanique. Les habits ne 
semblent jamais avoir été faits pour les Individus qui en 
sont affublés. On dirait que les membres cachés sous ces 
draperies sont cassés et disloqués. 

Au milieu de toutes ces peintures lamanesques, on ren- 
contre pourtant quelquefois des morceaux qui ne sont 
pas dépourvus de beautés. Un jour que nous visitions , 
dans le royaume de Gechekten^ la grande lamaserie ap- 



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132 VOYAGE DANS LA TARTAUIC. 

pelée Temple-d'Or ( Altan-Somné) , nous remarquftmes 
un tableau qui nous frappa d'étonnement. C'était une 
grande toile^ au centre de laquelle on avait représenté 
Bouddha assis sur un riche tapis. Autour de cette image , 
de grandeur naturelle, était comme une auréole de por- 
traits en miniature, exprimant allégoriquement les mille 
veilus de Bouddha. Nous ne pouvions nous lasser d'ad- 
mirer ce tableau, remarquable non-seulement par la pu- 
reté et la grâce du dessin, mais encore par l'expression 
des figures et la richesse du coloris. On eût dit que tous 
ces personnages étaient pleins de vie. Nous demandâmes 
à un vieux Lama, qui nous accompagnait, des renseigne- 
ments sur cette admirable pièce de peinture. « Ce tableau, 
nous répondit-il, en portant ses deux mains jointes au 
front, ce tableau est un trésor de la plus haute antiquité; 
il renferme toute la doctrine de Bouddha. Ce n'est pas 
une peinture mongole; elle vient du Thibet; elle a été 
composée par un saint de V Etemel sanctuaire. 

Les paysages sont, en général, mieux rendus que les 
sujets dramatiques. Les fleurs, les oiseaux, les arbres, les 
animaux mythologiques, tout cela est exprimé avec vérité 
et de manière à plaire aux yeux. Les couleurs sont sur- 
tout d'une vivacité et d'une fraîcheur étonnantes. Il est 
seulement dommage, que les peintres paysagistes n'aient 
qu'une faible connaissance de la perspective et du clair- 
obscur. 

Les Lamas sont de beaucoup meilleurs sculpteurs que 
peintres. Aussi ne ménagent-ils pas les sculptures daus 
leurs temples bouddhiques. Elles y sont répandues quel- 
quefois avec une profusion, qui peut, il est vrai, attester la 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 135 

fécondité de leur ciseau, mais qui ne fait pas Féloge de 
leur bon goût. Q^abord, tout autour du temple, ce sont 
des tigres , des lions et des éléphants accroupis sur des 
blocs de granit. Les grandes rampes en pierre bordant les 
degrés qui conduisent à la grande porte d*entrée, sont 
presque toujours taillées, ciselées et ornées de mille figu- 
rines bizarres, représentant des oiseaux, des reptiles, ou 
d'autres animaux imaginaires. Dans Tintérieur du temple, 
on ne voit de tous côtés que reliefs, tantôt en bois, tantôt 
en pierres, mais toujours exécutés avec une hardiesse et 
une vérité admirables. 

Quoique les lamaseries mongoles ne puissent être com- 
parées, pour la grandeur et les richesses, à celles du Thi- 
bet, il en est quelques-unes qui sont très-célèbres et très- 
renommées parmi les adorateurs de Bouddha. La plus 
fameuse de toutes est celle du Grand-Kouren (i) , dans le 
pays des Khalkhas. Comme nous avons eu occasion de la 
visiter durant le cours d*un de nos voyages dans le nord 
de la Tartarie, nous entrerons ici dans quelques détails. 

La lamaserie du Grand-Kouren est bâtie sur les bords 
de la rivière Toula. C'est là que commence une immense 
forêt qui s'étend au nord jusqu'aux frontières russes, l'es- 
pace de six ou sept joum<^s de marche. Vers l'orient, elle 
compte, dit-on, près de deux cents lieues d'étendue, jus- 
qu'au pays des Solons, dans la Hantchourie. Avant d'ar- 
river au Grand-Kouretty il faut cheminer pendant un mois 
entier à travers des plaines immenses, stériles, et sem- 
blables à un océan de sable. Ce grand désert de Gobi a 

(1) K(mrm en mongolfsig^ifle enceinte, * ' '" 



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i34 VOYAGE DANS LA TARTARiE. 

continueUement un aspect mélancolique et triste, Jaoïais 
un ruisseau, jamais même une petite source d'eau pour 
animer cette solitude -, jamais un arbre qui en interrompe 
la monotonie, Aussitôt qu'on est arrivé sur la cime des 
monts Kougour, qui bornent à Toccident les £tato du 
Guison-Tamba^ la nature change complètement de face. 
De toute part, ce sont des vallons pittoresques et animés, 
des montagnes rangées en amphithéâtre, et couronnées de 
forêts aussi anciennes que le monde. Le fond d'une grande 
Vallée sert de lit au fleuve Toula qui, ayant pris sa source 
dans les monts Barka, coule long-temps d'orient en occi- 
dent, arrose les plaines où paissent les troupeaux de la 
lamaserie 3 puis, après avoir fait un coude au-dessus du 
Kour^y va s'enfoncer dans la Sibérie, et se perdre enfin 
dans le lac fialkal. 

La lamaserie est bâtie au nord du fleuve^ sur les vastes 
flancs d'une montagne. Les divers temples où demeurent 
le Guison-Tamba et plusieurs autres grands Lamas, se 
font remarquer par leur élévation et par les tuiles dorées 
dont ils sont recouverts. Trente mille Lamas vivent habi- 
tuellement dans cette grande lamaserie, ou dans celles des 
environs, qui en sont comme les succursales. Au bas de 
là montagne, la plaine est incessamment couverte de pa-^ 
villons de grandeur différente, où séjournent les pèlerine 
jusqu'à ce que leur dévotion soit satisfaite. C'est Ih que se 
rendent pêle-mêle tous les adorateurs de Bouddha, venus 
des contrées les plus éloignées. Les U-Pi-Ta-Die ou Tar- 
tares aux peaux de poisson y plantent leurs tentes à côté 
des Torgot, descendus du sommet des saintes montagnes 
(Bokte-Oula). Les Thibétain$ et les Péboum des Hymalaya, 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. i» 

cheminaiit lentement avee leurs longues proeessions de 
iarligues, ou bœufs à long poil, vont se ecffifondre avec les 
Mantehous des bords du Songari et de TAmour, qui arri- 
vent portés sur des traîneaux. C'est un mouvement conti- 
nuel de pavillons qui se tendent ou se ploient ; ce sont des 
multitudes de pèlerins qui arrivent ou qui partent, sur des 
chameaux, des bœufs, des sarligues, des voitures, des traî- 
neaux, à pied, à cheval, en mille bizarres équipages. 

Vues de loin, les blanches cellules des Lamas, bâties en 
lignes horizontales, au-dessus les unes des autres sur le 
penchant de la montagne, ressemblent aux degrés d'un 
autel grandiose, dont le tabernacle serait le temple du 
Guison-Tamba. Du fond de ce sanctuaire, dont les do- 
rures et les vives couleurs resplendissent de toute part, le 
Lama-Roi reçoit les hommages perpétuels de cette foule 
d'adorateurs incessamment prosternés devant lui. Dans le 
pays il est appelé le Saint par excellence, et il n'est pas un 
seul Tartare Khalkha qui ne se fasse honneur de se dire 
son disciple. Quand on rencontre un habitant du Grand- 
Konren, si on lui demande d'où il est... Koure Bokte-Ain 
Chabi, répond41avec fierté, Je suù disciple du saint Kou^ 
ren. 

A une demi-lieue de la lamasme, et non loin des bords 
du fleuve Toula, se trouve une grande station de commer- 
çants chinois. Leurs maisons de bois ou de terre sont tou- 
jours entourées de palissades en pieux, pour se garantir des 
voleurs; car les pèlerins^ malgré toute leur dévotion, ne se 
font pa§ faute de piller sans scrupule le bien d'autrui. Une 
montre et quelques Ungots d'argent volés pendant la nuit 
dans la tente de M. Gabet, ne nous ont pas permis de 



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i36 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

croire, sans restriction» à la probité des disciples du Saint. 

Le commerce du Grand*Kouren est très-florissant; les 
marchandises russes et chinoises y abondent; dans les opé- 
rations commerciales, les paiements s'effectuent toujours 
avec des thés en brique. Qu'on vende un cheval, un cha- 
meau, une maison, ou des marchandises de quelque nature 
que ce soit, la convention du prix se fait en thés. Cinq 
thés représentent une valeur d'une once d'argent; ainsi le 
système monétaire, qui répugnait si fort aux idées de 
Franklin, n'est nullement en usage parmi les Tartares du 
nord. 

La cour de Péking entretient auGrand*Kouren quelques 
Mandarins, sous prétexte de nuiintenir le bon ordre parmi 
les Chinois qui résident dans ce pays; mais en réalité, c'est 
pour surveiller le Guison^Tamba, dont la puissance ne cesse 
de donner de l'ombrage à l'empereur de la Chine. Le gou- 
vernement de Péking n'a pas oublié que le fameux Tching- 
Kis'Khan est sorti de la tribu des Khalkhas, et que le 
souvenir de ses conquêtes ne s'est pas encore effacé de la 
mémoire de ces peuples belliqueux. Aussi le moindre 
mouvement qui s'opère au Grand-Kouren, ne manque pas 
d'aller donner l'alarme à l'empereur de Chine. 

Dans l'année 1839, le Guison-Tamba descendit à Pé- 
king pour rendre visite à l'Empereur Tao-Kouan. Aussi- 
tôt qu'en Chine on eut bruit de son dessein, la terreur 
s'empara de la cour, et le nom du grand Lama des Khal- 
khas fit pâlir l'empereur dans le fond de son palais. Des 
négociateurs furent envoyés pour tâcher de détour;ner le 
Guison-Tamba de ce voyage, ou du moins pour arranger 
les choses de manière h ne pas compromettre la sûreté de 



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VOYAGE DAm LÀ TÂRTARIB. i37 

l'empire. On ne vint pas à bout de changer la résolution 
du Lama-Roiy mais on régla qu'il n'aurait qu'une suite de 
trois mille Lamas, et qu'il viendrait sans être accompagné 
des trois autres souverains Khalkbas, qui s'étaient proposé 
de le suivre jusqu'à Péking. 

Aussitôt que le Guison-Tamba se mit en marche, toutes 
les tribus de la Tartarie s'ébranlèrent, et on vit accourir 
de toute part sur son passage des foules innombrables. 
Chaque tribu arrivait avec ses offrandes : des troupeaux de 
chevaux, de bœufs et de moutons, des lingots d'or et d'ar- 
gent, et des pierres précieuses. On avait creusé des puits 
de distance en distance, dans toute la traversée du grand 
désert de Gobi ; et les rois des divers pays par où le cor* 
tége devait passer, avaient disposé long-temps d'avance 
des provisions, dans tous les endroits fixés pour les campe- 
ments. Le Lama-RiM était dans un palanquin jaune, porté 
par quatre chevaux que conduisaient quatre grands di- 
gnitaires de la lamaserie. Les trois mille Lamas du cortège 
précédaient ou suivaient le palanquin, montés sur des che- 
vaux ou sur des chameaux, courant sans ordre dans tous 
les sens, et s'abandonnant à leur enthousiasme. Les deux 
côtés du passage étaient bordés de spectateurs, ou plutôt 
d'adorateurs, qui attendaient avec impatience l'arrivée du 
Saint. Quand le palanquin paraissait, tous tombaient à ge- 
noux, puis s'étendaient tout de leur long, le front touchant 
la terre, et les mains jointes par dessus la tète. On eût dit 
le passage d'une divinité qui daigne traverser la terre pour 
verser ses bénédictions sur les peuples. Le Guison-Tamba 
ccmtinua ainsi sa marche pompeuse et triomphale jusqu'à 
la grande .muraille^ là, il cessa d'être Dieu, pour n'être 



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138 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

plus que le prince de quelques tribus nomades, méprisées 
des Chinois, objet de leurs sarcasmes et de leurs moqueries, 
mais redoutées par la cour de Péking, à cause de la terri- 
ble influence qu'elles pouraient exercer sur les destinées 
de Tempire. 11 ne fut permis qu'à une moitié de la suite de 
passer la frontière; tout le reste fut forcé de camper au 
nord de la grande muraille, dans les plaines du Tchakar, 

Le Guison-*Tamba séjourna àPéking pendant trois mois, 
voyant l'Empereur de temps en temps, et recevant les ado- 
rations un peu suspectes des princes Hantchous et des 
granids dignitaires de Tempire. Enfin il délivra le gouver- 
nement chinois de sa présence importune ; et après avoir 
visité les lamaseries des Cinq-Tours et de la Ville-Bleue, il 
reprit la route de ses États; mais il ne lui fut pas donné 
d'y arriver: il mourut en chemin, victime, disent les Mon- 
gols, de la barbarie de TEmpereur, qui lui fit administrer à 
Péking un poison lent. Cette mort a ulcéré les Tartares 
Khalkas, sans trop les consterner ; car ils sont persuadés 
que leur Guison-Tamba ne meurt jamais réellement. ne 
fait que transmigrer dans un autre pays, pour revenir en-* 
suite plus jeune, plus frais et plus dispos. En 1844, ils ont 
appris en effet que leur Bouddha-vivant s'était incamé 
dans le Thibet; et ils ont été chercher solennellement cet 
enfant de cinq ans pour le replacer sur son trône impé- 
rissable. Pendant que nous étions campés dans le Kou* 
Kou-Noor, sur les bords de la mer Bleue, nous vtmes pas- 
ser la grande caravane des Khalkhas qui allait inviter à 
H* Loua le Lama-Roi du Grand-Kouren. 

Le Kouren des mille Lamas — Mingan Lamané Kouré^ 
est aussi une lamaserie célèbre, qui date de Tenvahisse- 



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TC 



VOUkGE DAN8 LA TAMARIB. IS9 

nienlde la Chine par les Maptchous. Quand C'Aun-rcA^(l), 
fondateur de la dynastie aetuellament régnante en Chine, 
descendait des forêts de ia Mantchourie, pour mareher 
9ur Pékingy il rencontra sur sa route un Lama du Thibet, 
qu'il consulta sur Fissue de son entreprise. Le Lama lui 
promit plein succès. Chun-Tcbé lui dit alors de le venir 
trouver quand il serait à Péking. Après que les Hantchous 
$e furent rendus mahres de lacapitale de Tempire, le Lama 
thibétain ne manqua pas de se trouver au rendez-vous. 
L'Empereujr reconnut celui qui lui avait tiré un bon horo- 
scope ; et pour lui en témoigner sa reconnaissance, il lui al- 
loua une vaste étendue de terrain pour construire une la^ 
maserie, et des revenus pour Tentretien de mille Lamas. 
Depuis cette époque la lamaserie des mille Lamas a pris 
du développement, et aujourd'hui elle en compte plus de 
quatre mille. Pourtant elle a toujours conservé le môme 
nom ; peu à peu les commerçants s'y sont transportés, et 
ont formé au& environs une assez grande ville, habitée con- 
jointement par les Chinois et les Tartares. Le principal 
commerce de l'endroit cmisiste en bestiaux. 

Le grand Lama de la lamaserie est en même temps sou« 
verain du pays. C'est lui qui rend la justice, fait les lois et 
crée les magistrats. Quand il est mort, on va, comme de 
juste, le chercher dans le Thibet, où il ne manque jamais 
de se métempsycoser. 

Quand nous visitâmes le Kouren des mille Lamas, tout 
était sens dessus dessous, à cause d'un procès qui s'était 

(1) Chun-Tché à cette époque n^avait que quatre ans ; Tanecdote 
doit doDc regarder son père, qui mourut aussitôt après la conquête. 
— Nous rapportons Tauecdote telle qu'elle nous a été racontée, ^ 



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ilO VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

âevé entre le Lama-Roi et ses quatre ministres, appelés en 
langue mongole JDckassak. Ces derniers s'étaient émanci- 
pés au point de se marier, et de se bâtir des maisons parti- 
culières, loin de la lamaserie ; toutes choses contraires aux 
règles lamanesques. Le grand Lama avait voulu les rappe- 
ler à Tordre; mais ces quatre Dchassak avaient amassé 
contre lui une multitude de griefs, et Pavaient accusé à 
Gé'ffo-Eul, auprès du Tou^Toun, grand Mandarin 
Mantchou qui peut connaître de toutes les affaires tarta- 
res. Le procès durait depuis deux mois, quand nous pas- 
sâmes à la lamaserie, et nous vîmes bientdt qu'elle se 
ressentait de Fabsence de ses chefs. Prières et études, tout 
était en vacance; la grande porte de la cour extérieure était 
ouverte, et paraissait n'avoir pas été fermée depuis long- 
temps. Nous entrâmes dans l'intérieur, et nous ne trou- 
vâmes qu'une morne solitude. L'herbe croissait de toute 
part dans les cours et sur les parois. Les portes des tem- 
ples étaient cadenassées ; mais à travers le jour des bat- 
tants on pouvait voir que les autels, les sièges des Lamas, 
les peintures, les statues, tout était couvert d'une épaisse 
poussière; tout attestait que la lamaserie était depuis long- 
temps en chômage. L'absence des supérieurs, jointe à l'in- 
certitude de l'issue du procès, avait relâché tous les liens 
de la discipline. Les Lamas s'étaient dispersés, et on com- 
mençait à regarder l'existence même de la lamaserie 
comme extrêmement compromise. Depuis, nous apprî- 
mes que le procès, grâce à d'énormes sommes d'argent, 
s'était terminé à l'avantage du Lama-Roi, et que les quatre 
Dchassak avaient été contraints de se conformer en tout 
aux ordres de leur souverain , 



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VOYAGE DANS LÀ TÂRTARIE. iil 

On peut encore mettre au nombre des lamaseries célè- 
bres celles de la Ville-Bleue, de Tolon-Noor, de Gé-Ho-EnI ; 
et en dedans de la grande muraille, celle de Péking et celle 
des Cinq-Tours dans le Cban-Si. 

Après avoir quitté la lamaserie de Tchortchi, comme 
nous entrions dans la bannière rouge, nous rencontrâmes 
un chasseur mongol, qui portait sur son cheval un magnifi* 
que chevreuil fraîchement tué. Nous en étions réduits depuis 
si long-temps à notre insipide farine d'avoine, assaisonnée 
de quelques morceaux de suif, que la vue de cette venai- 
son nous donna quelque envie de varier un peu notre 
nourriture; nous sentions d'ailleurs que notre estomac, 
affaibli par des privations journalières, réclamait impérieu- 
sement une alimentation plus substantielle. Après avoir 
donc salué le chasseur, nous lui demandâmes s'il serait 
disposé à nous vendre son chevreuil... Seigneurs Lamas, 
nous répondit-il, quand j'ai été me mettre en embuscade 
pour attendre les chevreuils, je n'avais dans mon cœur au- 
cune pensée de commerce. Les voituriers chinois qui sta- 
tionnent là haut, au-dessus de Tchortchi, ont voulu ache- 
ter ma chasse pour quatre cents sapèques; je leur ai dit : 
Non. Seigneurs Lamas, je ne puis pas vous parler comme 
à des Kitat; voilà mon chevreuil, prenez-le à discrétion. 
—Nous dîmes à Samdadchiemba de compter cinq cents sa- 
pèques au chasseur; et après avoir suspendu la bête au cou 
d'un chameau, nous continuâmes notre route. 

Cinq cents sapèques équivalent à peu près à cinquante 
sous de France; c'est le prix ordinaire d'un chevreuil; un 
mouton coûte trois fois plus cher* La venaison est peu 
estimée des Tarlares, et encore moins d^ Chinois. La 



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m [VOYAGB DANS LA TARTARtB. 

viande noire, disent-ils, ne vaut jamais ia blanchel Pour- 
tant, dans les grandes villes de Chine, et surtout à Péking, 
la viande noire paraît avec honneur sur la table des riches 
et des Mandarins, mais c*est à cause de sa rareté, et pour 
rompre la monotonie des mets ordinaires. Cette observa- 
tion ne regarde pas les Mantchous ; grands amateurs de la 
chasse, ils sont en général très-friands de toute espèce de 
venaison, et surtout de la viande d^ours, de cerf et de fei* 
san. 

Il n*était guère plus de midi, lorsque nous rencontrâmes 
un site d'une merveilleuse beauté. Après être passés par 
une étroite ouverture, pratiquée entre deux rochers dont 
le sommet se perdait dans les nues, nous nous trouvâmes 
dans une vaste enceinte, toute entourée de hautes monta- 
gnes, où croissaient çà et là quelques vieux pins. Une fon- 
taine abondante donnait naissance à un petit nusseau 
bordé d'angélique et de menthe sauvage. Ces eaux di- 
saient le tour de cette enceinte, parmi de grandes herbes, 
et s'échappaient à travers une ouverture semblable à celle 
par où nous étions entrés. Aussitôt que nous eûmes par- 
couru d'un regard les attrayantes beautés de ce site, Sam- 
dadchiemba nous présenta une motion pour y dresser 
immédiatement la tente. N'allons pas plus loin, nous 
dit-il; campons ici, s'il vous platt. Nous avons peu mar- 
ché, il est vrai 3 le soleil est encore très-haut; mais au- 
jourd'hui il faut camper de bonne heure, nous avons à tra- 
vailler ce chevreuil... Personne n'ayant eu rien à opposer 
au discours du préopinant, sa proposition fut adoptée à Tu- 
naoimité, et nous allâmes dresser notre tente sur les bords 
de la fentaine. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIB. U3 

Samdadchiemba nous avait souvent parlé de sa dexté- 
rité de boucher ; aussi était-il ivre de joie; il brûlait de 
nous montrer son savoir-faire. Après avoir suspendu le 
chevreuil à une grosse branche de pin, aiguisé son cou- 
teau sur un clou de la tente, et retroussé ses manches jus- 
qu'au coude, il nous demanda si nous voulions dépecer le 
chevreuil à la turque, à la chinoise ou à la tartare. N'ayant 
aucune raison suffisante pour préférer une manière plutôt 
qu'une autre, nous laissâmes à Samdadchiemba la liberté 
de suivre l'impulsion de son génie. Dans un instant il eut 
écorché et vidé l'animal; puis il détacha les chairs tout 
d'une pièce, sans séparer les membres^ ne laissant sus- 
pendu à l'arbre qu'un squelette avec ses os parfaitement 
nettoyés^ C'était la méthode turque; on en use souvent 
dans les longs voyages, afm de ne pas se charger du trans- 
port inutile des ossements. 

Aussitôt que l'opération fut terminée, Samdadchiemba 
détacha quelques tranches de notre grande pièce de ve- 
naison, et les mit frire dans de la vieille graisse de mou- 
ton. Cette manière de préparer du chevreuil n'était peut- 
être pas très-conforme aux règles de l'art culinaire ; mais 
la difficulté des circonstances ne nous permettait pas de 
mieux faire. Notre gala fut bientôt prêt; mais, contre notre 
attente, nous ne pûmes avoir la satisfaction d'être les pre- 
miers à en goûter. Déjà nous étions assis en triangle sur 
le gazon, ayant au milieu de nous le couvercle de la mar- 
mite qui nous servait de plat, lorsque tout à coup, voilà 
que nous entendons comme un ouragan fondre du haut 
des airs sur nos tètes. Un grand aigle tombe comme un 
trait sur notre souper^ et se relève avec la même rapidité, 



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1 Si VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

emportant dans ses serres quelques tranches de chevreuil. 
Quand nous fûmes revenus de notre épouvante, nous 
n'eûmes rien de mieux à faire que de rire de Faventure. 
Pourtant Samdadchiemba ne riait pas, lui ; il avait la rage 
dans lecœur^ non pas à cause du chevreuil escamoté, mais 
parce que Taigle en partant l'avait insolemment souffleté 
du bout de son aile. 

Cet événement servit à nous rendre plus précautionneux 
les jours suivants. Durant notre voyage nous avions plus 
d'une fois remarqué des aigles planer sur nos tétes^ et 
nous espionner à Theure des repas. Cependant aucun acci- 
dent n'avait encore eu lieu. Jamais notre farine d'avoine 
n'avait tenté la gloutonnerie de l'oiseau royal. 

On rencontre l'aigle presque partout dans les déserts de 
la Tartarie. On le voit tantôt *se balançant et faisant la 
ronde dans les airs, tantôt posé sur quelque tertre au mi- 
lieu de la plaine, y rester long-temps immobile comme 
une sentinelle. Personne ne lui fait la chasse; il peut faire 
son nid, élever ses aiglons, croître et vieillir sans être ja* 
mais tourmenté par les hommes. Souvent on en rencontre, 
qui, posés à terre, paraissent plus gros qu'un mouton or- 
dinaire; quand on s'approche d'eux, avant de pouvoir se 
lancer dans les airs, ils sont obligés de faire d'abord une 
longue course en battant des ailes ; après quoi^ parvenant 
à abandonner un peu le sol, ils s'élèvent à volonté dans 
l'espace. 

Après quelques jours de marche, nous quittâmes le 
pays des huit bannières, pour entrer dans le Toumet occi- 
dental. Lors de la conquête de la Chine par les Mantchous, 
le roi de Toumet s'étant distingué dans l'expédition 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. i45 

comme auxiliaire, le vainqueur, pour lui témoigner sa re- 
connaissance des services qu'il en avait reçus, lui donna 
les belles contrées situées au nord de Péking, en dehors de 
la grande muraille. Depuis cette époque, elles portent le 
nom de Toimet oriental, et Tancien Toumet a pris celui 
de Toumet occidental; ils sont séparés Tun de l'autre par 
le Tchakar. 

Les Tartares mongols du Toumet occidental ne mènent 
pas la vie pastorale et nomade; ils cultivent leurs terres, et 
s'adonnent à tous les arts des peuples civilisés. Il y avait 
déjà près d'un mois que nous marchions à travers le dé- 
sert, dressant au premier endroit venu notre tente d'un 
jour, accoutumés à ne voir au-dessus de nos tètes que le 
ciel, et sous nos pieds et autour de nous que d'intermina- 
bles prairies. Il y avait déjà long-temps que nous avions 
comme rompu avec le monde : car de loin en loin seule- 
ment nous apercevions quelques cavaliers Tartares qui tra* 
versaient rapidement la terre des herbes, semblables à des 
oiseaux de passage. Sans nous en douter, nos goûts s'é* 
talent insensiblement modifiés, et le désert de la Mongolie 
nous avait fait un tempérament ami de la paix et de la so- 
litude. Aussi, dès que nous fûmes dans les terres culti- 
vées, au milieu des agitations, des embarras et du tumulte, 
nous nous sentîmes comme opprimés et suffoqués par la 
civilisation; l'air nous manquait, et il nous semblait à cha- 
que instant que nous allions mourir asphyxiés. Cette im- 
pression pourtant ne fut que passagère; au bout du 
compte, nous trouvâmes bien plus commode et bien plus 
agréable, après une journée de marche, d'aller loger dans 
une auberge bien chaude et bien approvisionnée, que 

T. I. 10 



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146 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

d*ôtre obligés de dresser une tente, d'aller ramasser des 
bouses, et de préparer nous-mêmes notre pauvre nourri- 
ture avant de pouvoir prendre un peu de repos. 

Les habitants du Toumet occidental, comme bien on 
peut se l'imaginer, ont complètement perdu l'originalité 
du caractère mongol. Ils se sont tous plus ou moins cAt- 
noises, et on en rencontre beaucoup parmi eux qui n'en- 
tendent pas un mot de la langue mongole. Il en est même, 
qui laissent parfois percer un peu de mépris pour leurs 
frères du désert qui n'ont pas encore livré leurs prairies au 
soc de la charrue; ils les trouvent bien ridicules, de mener 
une vie perpétuellement errante, et de loger sous de mi- 
sérables tentes } tandis qu'il leur serait si aisé de se bâtir 
des maisons, et de demander des richesses et des jouis* 
sances à la terre qu'ils occupent. Au reste, ils ont quel- 
que raison de préférer le métier de laboureur à celui de 
berger; car ils habitent des plaines magnifiques, très-bien 
arrosées, d'une admirable fécondité, et favorables à la cul- 
ture de toute espèce de céréales. Quand nous traversâmes 
ce pays, la moisson était déjà faite; mais en voyant de 
tout côté les aires couvertes de grands amas de gerbes, on 
pouvait juger que la récolte avait été riche et abondante. 
Tout d'ailleurs, dans le Toumet, porte l'empreinte d'une 
grande aisance; nulle part sur la route, on ne rencontre, 
comme en Chine, de ces habitations délabrées, et sembla- 
bles à des ruines. On n'y voit jamais, comme ailleurs, de 
ces malheureux exténués de misère, et à moitié recouverts 
de quelques haillons; tous les paysans sont complètement 
et proprement vêtus. Mais leur aisance se manifeste sur- 
tout dans les arbres magnifiques qui entourent les villages^ 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. i47 

et bordent les chemins. Les autres pays tartares, cultivés 
par les Chinois, n'ont jamais un aspect semblable; les arbres 
ne peuvent y vieillir; on n'essaie pas même d'en planter, 
car on est assuré qu'ils seraient arrachés le lendemain, 
par des malheureux qui s'en feraient du bois de chauffage. 
Nous avions fait trois journées de marche dans les terres 
cultivées du Toumet, lorsque nous entrâmes dmsKou-Kou- 
Hote (1) (Ville-Bleue), appelée en chinois KouiHoa-Tchm. 
Il y a deux villes du même nom, à cinq lis de distance l'une 
de l'autre. On les distingue en les nommant l'une Ville 
vieille, et Fautre Ville neuve, ou bien encore Ville com^ 
merciale et Ville militaire. Nous entrâmes d'abord dans 
cette dernière, qui fut bâtie par l'empereur Khang-Hi, pour 
protéger l'empire contre^les ennemis du nord. La ville a 
un aspect beau, grandiose, et qui serait même admiré en 
Europe. Nous entendons seulement parler de son en- 
ceinte de murailles crénelées, construites en briques; car^ 
au dedans, les maisons basses, et en style chinois ne sont 
nullement en rapport avec les hauts et larges remparts qui 
les entourent; l'intérieur de la ville n'a de remarquable 
que sa régularité, et une grande et^ belle rue qui la perce 
d'orient en occident. Un Kiang-Kian ou conunandant de 
division militaire, y fait sa résidence avec dix mille soldats, 
qui tous les jours sont obligés de faire l'exercice. Ainsi 
cette ville peutêtre considérée comme une grande caserne. 
Les soldats de la ville neuve A^KoukourKhoton sont Tar- 
tares-Hantchous; mais si par avance on ne le savait pas, 
on ne le soupçonnerait guère, eu les entendant parler. 

(i) Ce serait plus correct d*écnre Koukou-Khoton. ( Not^ de l*ÉdiU) 



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118 VOYAGE DANS LA TÀKTARIE. 

Parmi eux, il n'en existe peut-être pas un seul qui soit 
capable de comprendre la langue de son pays. Déjà deux 
siècles se sont écoulés, depuis que les Mantchous se sont 
rendus maîtres du vaste empire chinois ; et on dirait que, 
pendant ces deux siècles, ils ont incessamment travaillé à 
se détruire eux-mêmes. Leurs mœurs, leur langue, leur 
pays même, tout est devenu chinois; aujourd'hui on peut 
assurer que la nationalité Hantchoue est anéantie sans 
ressource. Pour se rendre compte de cette étrange contre- 
révolution, et comprendre comment les Chinois ont pu 
s'assimiler leurs vainqueurs et s'emparer de la Mantchou- 
rie. il faut reprendre les choses de plus haut, et entrer 
dans quelques détails. 

Du temps de la dynastie des Ming (1), les Mantchous ou 
Tartares orientaux, après s'être fait long-temps la guerre 
entre eux, se choisirent un chef qui réunit toutes les tri- 
bus pour en faire un royaume. Dès lors ces peuples fa- 
rouches et barbares acquirent insensiblement une impor- 
tance capable de donner de l'ombragea la cour dePékîng. 
En 1618, leur puissance était si bien établie, que leur chef 
ne craignit pas de signaler à l'empereur chinois sept griefs 
dont il avait, disait-il, à se venger. Ce hardi manifeste fi- 
nissait ainsi : Pou?' venger ca sept injures, Je vais réduire 
et subjuguer la dynastie des Ming, — Bientôt l'empire fut 
bouleversé par de nombreuses révoltes ; le chef des re- 
belles assiège Péking, et s'en empare. Alors l'Empereur dés- 
espérant de sa fortune, va se pendre à un arbre du jardin 
impérial, après avoir écrit ces mots avec son propre 

(1) Cette dynastie chinoise a gouverné Tempire de 1898 à 1644. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. iiO 

sang : — Puisque Tempire succombe, il faut que le prince 
meure aussi. — Ou-San-Koueî, général des troupes chi- 
noises, appelle les Hantchous à son secours, pour Faider à 
réduire les rebelles. Ceux-ci sont mis en fuite; et pendant 
que le général chinois les poursuit dans le midi, le chef 
Tartare revient à Péking. Ayant trouvé le trône vacant, 
il s'y assit. 

Avant cet événement, la grande muraille, soigneusement 
gardée par la dynastie des Ming, défendait aux Mantchous 
d'entrer en Chine; réciproquement, l'entrée de la Mant* 
ehourie était interdite aux Chinois. Mais après la conquête 
de Tempire, il n'y eut plus de frontière qui séparât les deux 
peuples. La grande muraille fut franchie, et la circula- 
tion d'un pays à l'autre, une fois laissée libre, les popu- 
lations chinoises du Pe-Tchi-Li et du Chan-Toung, resser- 
rées dans leurs étroites provinces, se répandirent comme un 
torrent dans la Mantchourie. Le chef Tartare était consi- 
déré comme seul maître, seul possesseur des terres de son 
royaume; mais devenu empereur de Chine, il a distribué 
aux Hantchous ses vastes possessions, sous condition qu'on 
lui paierait annuellement de fortes redevances. A force 
d'usures, d*astuce et de persévérance, les Chinois ont fini par 
se rendre les maîtres de toutes les terres de leurs vainqueurs, 
et ne leur ont laissé que leurs titres, leurs corvées et leurs 
redevances. La qualité de Mantchous est ainsi devenue in- 
sensiblement un poids onéreux, que beaucoup ont cherché 
à secouer. D'après une loi, on doit faire tous les trois ans un 
recensement dans chaque bannière; ceux qui ne se présen- 
tent pas pour faire inscrire leurs noms sur les rôles, sont cen- 
sés ne plus appartenir à la nation Mantchoue; or tous ceux 



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im) VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

que r indigence fait soupirer après Feiemption des corvées et 
du service militaire ne se présentant pas au recensement, 
entrent par ce seul fait dans les rangs du peuple chinois. 
Ainsi, à mesure que les migrations ont fait passer par delà 
la grande muraille un grand nombre de Chinois, beaucoup 
de Mantchous ont abdiqué volontairement leur nationalité. 

La déchéance ou plutôt 1 extinction de la nation mant- 
choue marche aujourd'hui plus rapidement que jamais. 
Jusqu'au règne de Tao-Kouan, les contrées baignées par le 
Songari avaient été exclusivement habitées par les Mant- 
chous ; rentrée de ces vastes pays avait été interdite aux 
Chinois, et défense faite à qui que ce f&t d*y cultiver les 
terres. Dès les premières années du règne actuel, on mit 
ces contrées en vente, pour suppléer à l'indigence du trésor 
public. Les Chinois s'y sont précipités comme des oiseaux 
de proie, et quelques années ont suffi pour en faire dis- 
paraître tout ce qui pouvait rappeler le souvenir de leurs 
anciens possesseurs. Maintenant on chercherait vainement 
dans la Mantchourie une seule ville ou un seul village qui 
ne soit exclusivement composé de Chinois. 

Cependant, au milieu de cette transformation générale, 
il est encore quelques tribus, les Si-Po et les Solon qui 
ont conservé fidèlement leur type mantchou. Jusqu'à ce 
jour, leur territoire n'a été ni envahi par les Chinois , ni 
livré à la culture ^ elles continuent d'habiter sous des tentes, 
et de fournir des soldats aux armées impériales. On a re- 
marqué pourtant que leurs fréquentes apparitions à Péking, 
et quelquefois leur long séjour dans les garnisons des pro- 
vinces, commençaient à donner de terribles atteintes à 
leurs goûts et à leurs usages. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. i51 

Quand les Mentchous ont eu conquis ta Chine, ils ont 
en quelque sorte imposé aux vaincus une partie de leur 
costume et quelques usages (1). Mais les Chinois ont fait 
plus que cela; ils ont su forcer leurs conquérants à adopter 
leurs mœurs et leur langage. Maintenant on a beau par- 
courir la Mântchourie jusqu*au fleuve Amour ^ c'est tout 
comme si on voyageait dans quelque province de Chine. 
La couleur locale s'est complètement effacée; à part 
quelques peuplades nomades, personne ne parle le mant- 
chou; et il ne resterait peut-être plus aucune trace de cette 
belle langue, si les empereurs Khang-Hiei Kien-Loung ne 
lui avaient élevé des monuments impérissables, et qui fixe- 
ront toujours l'attention des orientalistes d'Europe. 

Autrefois les Mantchous n'avaient pas d'écriture parti- 
culière; ce fut seulement en 1624 que Tai-Tsou-Kao- 
ffoùng-Ti, chef des Tartares orientaux, chargea plu- 
sieurs savants de sa nation de dessiner des lettres d'après 
celles des Mongols. Plus tard, en 1641, un lettré plein de 
génie, nommé Tahai, perfectionna ce premier travail, et 
donna à l'écriture mantchoue tout le degré de finesse, d'é- 
légance et de clarté qu'on lui voit aujourd'hui. 

Chun-Tché s'occupa de faire traduire les chefs-^d'œuvrfe 
de la littérature chinoise. Khang-Hi établit une académie 
de savants, également versés dans le chinois et dans le tar- 
tare. On s'y occupait avec ardeur et persévérance de la 
traduction des livres classiques et historiques, et de la ré- 
daction de plusieurs dictionnaires. Pour exprimer des ob- 



(1) On sait que l'usage de fumer le tabac et de tresser les cheveut 
vient des Tartàres-Mantohous. 



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i5î VOYAGE DANS LA TAUTARIE. 

jets nouveaux et une foule de conceptions, qui jusqu'alors 
avaient été inconnus des Hantchous, il fallut inventer des 
expressions empruntées pour la plupart des Chinois, mais 
que Ton cherchait à accommoder par de Itères altérations 
au génie de Tidiome tartare. Ce procédé tendant à faire 
disparaître insensiblement Foriginalité de la langue mant- 
choue, Fempereur Kien^Loung y remédia ; il fit rédiger 
un dictionnaire dont tous les mots chinois furent bannis. On 
interrogea les vieillards et les savants les plus versés dans 
leur langue maternelle ; et des récompenses furent propo- 
sées à quiconque découvrirait une ancienne expression 
hors d'usage, et digne d'être consignée dans cet important 
ouvrage. 

Grâce à la sollicitude et au zèle éclairé des premiers 
souverains de la dynastie actuelle, il n'est maintenant au- 
cun bon livre chinois qui n'ait été traduit en mantchou. 
Toutes ces traductions jouissent de la plus grande authen- 
ticité possible, puisqu'elles ont été faites par de savantes 
académies, par ordre et sous les auspices de plusieurs em- 
pereurs, et que de plus elles ont été ensuite revues et corri- 
gées par d'autres académies non moins instruites, dont les 
membres savaient parfaitement la langue chinoise et l'i- 
diome mantchou. 

La langue mantchoue a reçu, par ces travaux conscien- 
cieux, un fondement solide y on pourra bien ne plus la par- 
ler; mais elle demeurera toujours comme langue savante, 
et sera d'un puissant secours pour les philologues qui vou- 
dront faire des progrès dans les études asiatiques. Outre 
les nombreuses et fidèles traductions des meilleurs livres 
chinois, on a encore en mantchou les principaux ouvrages 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. n^ 

de la littérature lamanesque, thibétaine et mongole. Ainsi 
quelques années de travail suffiraientà un homme appliqué, 
pour le mettre en état d'étudier avec fruit les monuments lit- 
téraires les plus précieux qu'on puisse rencontrer en Asie. 

La langue mantchoue est belle, harmonieuse, mais sur- 
tout d'une admirable clarté. L'étude en sera agréable et 
facile, surtout depuis la publication des Éléments de la 
grammaire mantchoue, par H. Conon de la Gabelentz (i)« 
Ce savant orientaliste a exposé avec une heureuse lucidité 
le mécanisme et les règles de la langue. Son excellent ou- 
vrage ne peut manquer d'être d'un grand secours, pour 
tous ceux qui voudront se livrer à l'étude d'une langue , 
qui menace de s'éteindre, dans le pays même où elle a pris 
naissance, mais que la France conservera au monde sa- 
vant. M. Conon de la Gabelentz dit, dans la préface de sa 
grammaire : «J'ai choisi la langue française pour la rédac- 
» tion de mon livre, parce que la France a été jusqu'à pré- 
B sent le seul pays où l'on a cultivé le mantchou ; de sorte 
p qu*il me paraît indispenisable, pour tous ceux qui veulent 
» se livrer à l'étude de cet idiome, de comprendre aussi la 
» langue française, comme celle dans laquelle sont écrits 
tous les livres qui se rapportent à cette littérature.» 

Pendant que les Missionnaires français enrichissaient 
leur patrie des trésors littéraires qu'ils avaient rencontrés 
dans ces pays lointains, ils ne cessaient de répandre en 
même temps les lumières du christianisme parmi ces peu- 
ples idolfttres, dont la religion n'est qu'un monstrueux 
assemblage de doctrines et de pratiques empruntées 

(1) Altemboarg en Saxe, comptoir d^ la littënitore. 



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iS4 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

tout k la fois k Lao-Tseu, h ConfiêeiuSy et k Bouddha. 
On sait que, dans les premiers temps de la dynastie ac- 
tuelle, les Missionnaires s'étaient acquis par leurs talents 
un grand crédit k la cour; ils accompagnaient toujours les 
empereurs, dans les longs et fréquents voyages qu'ils fai- 
saient k cette époque dans les terres de leur ancien em- 
pire. Ces ïélés prédicateurs de TÉvangile ne manquaient 
jamais de profiter de la protection* et de Finfluence dont 
ils jouissaient, pour répandre partout sur leur route la se- 
mence de la vraie doctrine. Telle fiit la première origine 
de rintroduction du christianisme en Mantchourie. On ne 
compta d'abord que peu de néophytes; mais leur nombre 
augmenta sensiblement dans la suite, par les migrations des 
Chinois, où se trouvaient toujours quelques familles chré- 
tiennes : ces Hissions ont fait partie du diocèse de P^king 
jusqu'k ces dernières années. M. Févéque de Nanking, ad- 
ministrateur du diocèse de Péking, se voyant au terme de 
sa carrière, craignit que les commotions politiques, dont le 
Portugal, sa patrie, était alors le théâtre, ne permissent pas 
k l'Eglise portugaise d'envoyer un assez grand nombre 
d'ouvriers pour cultiver le vaste champ qui lui était con- 
fié; en conséquence, il exposa ses alarmes k la sacrée 
Congrégation de propaganda fide^ et la supplia avec in- 
stance de prendre sous sa sollicitude des moissons déjk 
mûres, mais qui risquaient de périr, faute d'ouvriers qui 
vinssent les recueillir. La sacrée Congrégation, touchée des 
inquiétudes de ce vénérable et zélé vieillard, parmi les me- 
sures qu'elle prit pour subvenir aux besoins de ces impor- 
tantes Missions, démembra la Mantchourie du diocèse de 
Péking, et i'érigea en vicariat apostolique, qui fut confié k 



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TOYAGE DANS LA TARTARIE. iS» 

la société des Hissions étrangères. M. Térolles, Evèque de 
Colombie, fîit mis à la tête de ce nouveau vicariat. D ne 
fallait rien moins que la patience, le dévouement et toutes 
les vertus d'un apôtre, pour administrer cette chrétienté. 
Les préjugés des néophytes, peu initiés aux règles de la dis- 
cipline ecclésiastique , étaient pour M. VéroUes des obsta- 
cles plus difficiles à Vaincre, que Vendurcissement même 
des païens; mais son expérience et sa sagesse eurent 
bientôt triomphé de toutes les difficultés. La Mission a re- 
pris une nouvelle forme, et le nombre des chrétiens s'ac- 
crott chaque année. Tout fait espérer que le vicariat apo- 
stolique deMantchourie ne manquera pas de devenir Tune 
des plus florissantes Missions de FÂsie. 

La Mantchourie est bornée au nord par la Sibérie, au 
midi par le golfe Phou-Hai et la Corée, à Torient par la mer 
du Japon, et à Toccident par la Daurie russe et la Mongolie. 

Moukden, en chinois Chen^Yan, est la ville la plus im- 
portante de la Mantchourie, et doit être considérée comme 
la seconde capitale de TEmpire chinois. L'Empereur y a 
un palais et des tribunaux sur le modèle de ceux qui sont 
à Péking. Moukden est une grande et belle ville, entourée 
de remparts épais et élevés. Les rues sont larges, régu- 
lières, moins sales et moins tumultueuses que celles de 
Péking. tin grand quartier est uniquement habité par les 
princes de la ceinture jaune, c'est-à-dire, par les mem- 
bres de la famille nnpériale. Ils sont sous la surveillance 
d*un grand Mandarin, qui est chargé d'examiner leur con- 
duite, et de corriger les abus qui s'élèvent parmi eux. 
Ceux qui s'emportent trop loin au delà des règles qui leur 
sont prescrites, sont traduits devant le tribunal de ce ma- 



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i5G VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

gistrat suprême, qui a droit de prononcer contre eux un ju- 
gement sans appel. 

Après Houkden, les villes les plus renommées sont 
Ghirin, entourée de hautes palissades en pieux, et Nin- . 
goûta, berceau de la famille impériale régnante. Lao-Yan, 
Kai'-Tcheou et Kin-Tcheou sont remarquables par le 
grand commerce que la proximité de la mer y entretient. 

La Mantchourie, arrosée d'un grand nombre de fleuves 
et de rivières, est un pays naturellement fertile. Depuis que 
la culture est entre les mains des Chinois, le sol s'est en- 
richi d'un grand nombre de produits venus de Tinlérieur. 
Dans la partie méridionale, on cultive avec succès le riz 
sec, ou qui n'a pas besoin d'inondations, et le riz impé- 
rial découvert par l'empereur Kkang-Hi, Ces deux es- 
pèces de riz prospéreraient certainement en France. On y 
fait aussi d'abondantes récoltes de petit millet, de Kao- 
Léang ou millet des Indes (Holcus Sorgkum), dont on dis- 
tille une excellente eau-de-vie, de sésame, de lin, de chan- 
vre, et de tabac, le meilleur de tout l'Empire chinois. 

On cultive surtout, dans cette partie de la Mantchourie, 
le cotonnier à tige herbacée; il fournit du coton avec une 
abondance extraordinaire. Un Meou^ ou quinze pieds car- 
rés environ, en donne ordinairement jusqu'à deux mille 
livres. Les fruits du cotonnier croissent en forme de gousse 
ou de coque, et atteignent la grosseur d'une noix. Cette 
coque s'ouvre à mesure qu'elle mûrit, se divise en trois 
parties, et met à nu trois ou quatre petites houppes de 
coton, qui contiennent les graines. Pour séparer la graine, 
on se sert d'une espèce d'arc bien tendu, dont on fait vi- 
brer la corde sur les petites pelotes de coton ; après avoir 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 157 

réservé les semences pour Tannée suivai^te^ le restant des 
graines est employé à (aire une huile que Ton pourrait 
comparer pour sa qualité à celle de lin. La partie haute 
de la Hantchourie est trop froide pour permettre la cul- 
ture du cotonnier ; mais elle en est dédommagée par ses 
abondantes récoltes de blé. 

Outre ces productions , qui sont communes à la Chine> 
la Hantchourie en possède trois qui lui sont particulières. 
— L'orient de la barrière de pieux, dit un proverbe, pro- 
duit trois trésors (San pao, en chinois) (1) : ce sont le jin" 
seng, la peau de zibeline, et Therbe de Oula. 

La première de ces productions est connue depuis long* 
temps en Europe ; aussi n'avons-nous pu nous expliquer, 
qu'une académie savante ait osé, il y a quelques années, éle- 
ver des doutes surTexistence de cette plante, et demander 
sérieusement aux Missionnaires, si on ne devait pas la met* 
tre au nombre des êtres fabuleux* Le jin-seng est peut* 
être la branche de commerce la plus considérable de la 
Manf cfaourie ; et il n'est pas de petite pharmacie, en Chine, 
où on n'en trouve au moins quelques racines. 

La racine du jin-seng est pivotante, fusiforme et très-ra* 
boteuse ; rarement elle atteint la grosseur du petit doigt, 
et sa longueur varie de deux à trois pouces. Quand elle a 
subi la préparation convenable, elle est d'un blanc trans- 
parent quelquefois légèrement coloré de rouge ou de jaune. 
Rien ne nous a paru mieux ressembler à cette racine, que 
les petits rameaux de stalactites. 

Les Chinois disent des merveilles du jin-seng; quoiqu'il 

^ (4) Les Mantchous disent : Ilan Baclbai, et les Mongols Korban er- 
déni. Dans le Thibet, on les nomme Tchok-Soum, 



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iSiS VOÏAGB DANS LA TARTARIE. 

y ait beaucoup à rabattre gur les étonaantes propriétég 
qu*0Q lui attribue, on ne peut g^empAcber d'avouer que 
c'est un tonique qui agit avec succès sur Forganisation des 
Chinois. Les vieillards et les personnes faibles s'en servent, 
pour combattre leur état d'atonie et de prostration. Les 
médecins chinois disent assez communément, que l'usage 
du jin-seng, à cause de la grande chaleur qu'il excite dans 
le sang, serait plus nuisible qu'utile aux Européens, qui 
jouissent d'eux-mêmes d'un tempérament très-chaud. 
Quoi qu'il en soit de ce spécifique si prAné par les Chinois, 
et quelquefois si ridiculisé par les Européens, il est d'une 
cherté étonnante : une once se vend jusqu'à dix ou quinze 
taels d'argent. Ceux qui ont eu occasion d'étudier le ca* 
ractère des Chinois, ne feront pas difficulté de penser que 
cette cherté môme ne contribue pas peu à donner tant de 
célébrité Hujin^eng. Les riches et les Mandarins ne l'esti- 
ment tant, peut-être» que parce qu'il n'est pas à la portée 
du pauvre. Il en est beaucoup certainement qui n'en font 
usage que par ostentation, et pour acquérir le frivole re- 
nom de faire de grosses dépenses. 

La Corée produit du jin-seng, on le nomme Kao-ii^eng; 
mais il est d'une qualité bien inférieure à celui qu'on re- 
cueille en Hantchourie. 

Le second trésor de la Tartarie orientale est la peau de 
zibeline ; elle coûte aux chasseurs des dangers et des fati- 
gues incroyables : aussi est*elle d'un |»*ix excessif, et des- 
tinée au seul usage des princes et des grands dignitaires de 
l'empire. U n'en est pas ainsi de l'herbe de Oula; ce troi- 
sième trésor de la Mantchourie est au contraire à la portée 
des plus pauvres. Le Oula est une espèce de chaussure 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 159 

faite avec du cuir de bœuf; quand on la garnit d'une cer- 
taine qualité d'herbe qui croit seulement en Mantcbourie, 
et qu'on nomme herbe de oula {otUa-tsao), on éprouve 
aux pieds une chaleur douce et bienfaisante, même pen-» 
dant le temps des plus grandes froidures. Cette herbe de 
otUa se vend à vil prix; et c'est, sans contredit par cet en- 
droit qu'elle mérite véritablement le nom qu'on lui a 
donné. Pendant que les deux autres trésors vont entretenir 
l'orgueil et le luxe des grands ; celui-ci réchauffe les pieds 
du pauvre et du voyageur auxquels l'indigence interdit les 
bottes fourrées et les chaussures élégantes. 

Comme nous l'avons dit plus haut, les Tartares Mant- 
chous ont presque totalement abdiqué leurs mœurs pour 
adopter celles des Chinois; cependant, au milieu de cette 
transformation de leur caractère primitif, ils ont toujours 
conservé une grande prédilection pour la chasse, les 
courses à cheval et le tir de l'arc. Dans tous les temps, ils 
ont attaché une importance étonnante à ces divers exer- 
cices; et pour s'en convaincre, il n'est besoin que de par- 
courir un dictionnaire de la langue mantchoue* Tout ce 
qui a rapport à ces exercices est exprimé par des mots 
propres, et sans qu'on ait jamais besoin d'avoir recours à 
dés circonlocutions. Il y a des noms particuliers, non-seu- 
lement pour les différentes couleurs du cheval, pour son 
âge et ses qualités, mais encore pour tous ses mouvements. 
U en est de même pour tout ce qui regarde la chasse et le 
tir de l'arc. 

Les Mantcbous d'aujourd'hui sont encore d'excellents 
archers. On parle surtout beaucoup de l'habileté de ceux 
qui appartiennent à la tribu des Solons. Dans toutes les 



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i60 VOYAGE DANS LA TARTARIE, 

stations militaires, l'exercice de Tare se fait à des jours ré- 
glés, en présence des Mandarins et du peuple. Trois man- 
nequins en paille, de la hauteur d'un homme, sont disposés 
en ligne droite à vingt ou trente pas Fun de Tautre; le ca- 
valier se place sur une ligne parallèle , dbtante de la première 
d'environ une quinzaine de pas; son arc est bandé et la 
flèche prête à partir. Dès que le signal est donné, il pousse 
sou cheval au grand galop, et décoche une flèche sur le 
premier but ; sans s'arrêter, il retire une seconde flèche du 
carquois, bande Tare de nouveau, et lance la flèche contre 
le second mannequin; puis il fait ainsi de la même ma- 
nière une troisième fois, sur le troisième mannequin. Pen- 
dant ce temps le cheval va toujours ventre à terre, suivant 
la ligne tracée ; de sorte qu'il faut se tenir toujours ferme 
sur les étriers, et manœuvrer avec assez de promptitude 
pour ne pas se trouver trop éloigné du but qu'on veut 
frapper. Du premier mannequin au second, l'archer a beau 
se hâter pour prendre sa flèche du carquois et band^ 
Tare; il dépasse ordinairement le but, et est obligé de tirer 
un peu en arrière ; au troisième coup, le but étant très- 
loin, til doit décocher la flèche tout-à-fait derrière lui, à la 
manière des Parthes. Pour être réputé bon archer, il faut 
ficher une flèche dans chaque mannequin, a Savoir déco- 
» cher une flèche, dit un auteur mantchou, est la première 
x> et la plus importante science d'un Tartare ; quoique la 
» chose paraisse facile, les succès sont pourtant très*rares. 
» Combien qui s'exercent jour et nuit! combien qui dorment 
» l'arc entre les bras! et cependant où sont ceux qui se sont 
» rendus fameux? Les noms proclamés dans les concours 
» sont-ils nombreux? Ayez le corps droit et ferme, évitez les 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 161 

» postures vicieuses^ que vos épaules soient d'une immobilité 

». inébranlable Enfin fixez chaque flèche dans son but, 

» et vous pourrez vous réputer habile. » 

Le lendemain de notre arrivée à la ville militaire de 
Koukou'Khoton, nous en partîmes pour nous rendre à la 
ville marchande. Nous avions le cœur péniblement af- 
fecté, de nous être trouvés au sein d'une ville mantchoue, 
et de n'avoii; entendu parler constamment que la langue 
chinoise. Nous ne pouvions nous faire à Tidée d'un peuple 
apostat de sa nationalité, d'un peuple conquérant que rien 
ne distingue maintenant du peuple conquis, si ce n'est 
peut-être un peu moins d'industrie, et un peu plus de va- 
nité. Quand ce Lama thibétain promit au chef tartare la 
conquête de la Chine, et lui prédit qu'il serait bientôt assis 
sur le trône de Péking, il lui eût parlé plus vrai, s'il lui eût 
dit que son peuple tout entier, avec ses mœurs, son langage 
et son pays, allait s'engouffrer pour jamais dans l'empire 
chinois. Qu'une révolution jette à bas la dynastie actuelle, 
et les Mantchous seront obligés de se fondre dans l'empire. 
L'entrée de leur propre pays, entièrement occupé par les 
Chinois, leur sera même interdite. A propos d'une carte 
géographique de la Mantchourie, dressée par les PP. Jé- 
suites, d'après l'ordre de l'empereur Khang-Hi, le Père 
Duhalde dit qu'on s'est abstenu d'écrire des noms chinois 
sur cette carte ; et il en donne la raison suivante : « De 
» quelle utilité serait-il à un voyageur qui parcourrait la 
» Mantchourie, de savoir, par exemple, que le fleuve Sa-- 
B khalien-Oula est appelé par les Chinois Hé-Loung-Kiang^ 
» puisque ce n'est pas avec eux qu'il a à traiter, et que 
» les Tartares, dont il a besoin, n'ont peut-être jamais 

T. I. 11 



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lOi VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

D entendu ce nom chinois?» Cette observation pouvsdt 
être juste du temps de Khang-Hi; mais aujourd*bui il 
faudrait évidemment prendre le contre-pied de ce qu'elle 
dit. Car en parcourant la Mantchourie, c'est toujours 
avec les Chinois qu'on a à traiter ; et c'est toujours du 
Hê-Lovng-Kiang qu'on entend parler, et presque jamais 
du Sakhalien-Oula. 



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VOÏAGE DANS LA TÀRTARiE. 165 



CHAPITRE V. 

Vieille Ville-Bleue. — Quartier des tanneurs. — Fourberie des mar* 
chands chinois. Hôtel des Trois -Perfections. — Exploitation des 
Tartares par les Chinois. — - Maison de change. — Faux-monnayeur 
mongol. — Achat de deux robes en peau de mouton. — Place pour 
le commerce des chameaux. — Usages des chameliers. —Assassinat 
d*un grand Lama de la Ville-Bleue. — Insurrection des lamaseries. 

— Négociation entre la cour de Péking et celle de RXassa. — 
Lamas à domicile. — Lamas Tagabonds. — Lamas en communauté. 

— Politique de la dynastie mantchoue à Tégard des lamaseries. — 
Rencontre d'un Lama thlbétain. — Départ de la Ville-Bleue. 



De la ville Mantchoue à la vieille Ville-Bleue, nous 
eûmes tout au plus pour une demi-heure de marche. 
Nous y arrivâmes pap un large chemin, pratiqué entre de 
vastes jardins potagers qui environnent la ville. A Fex- 
ception des lamaseries, qui s'élèvent au-dessus des autres 
bâtiments, on ne voit qu'un immense ramassis de maisons 
et de boutiques pressées sans ordre les unes contre les au- 
tres. Les remparts de la vieille ville existent encore dans 
toute leur intégrité ; mais le trop-plein de la population a 
été obligé de les franchir. Insensiblement de nombreuses 
maisons ont été bâties au dehors, de grands quartiers se 
sont formés; et maintenant Textra-muros a acquis plus 
d'importance que la ville même. 

Nous entrâmes d'abord pair une assez large rue, qui ne 
nous présenta de remarquable qu'une grande lamaserie 



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IGi VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

appelée la lamaserie'des Cinq-Tours (1). Elle porte ce nom 
à cause d*une belle tour carrée qui s'élève à la partie sep- 
tentrionale de rédifice. Le sommet de cette haute tour 
sert de base à cinq autres tourelles terminées en flèche ; 
celle du milieu est très-élevée, et va, pour ainsi parler, se 
perdre dans les nues. Les quatre autres, égales entre elles, 
mais moins hautes que la première, sont assises sur les 
quatre coins, et servent comme d'accompagnement à la 
grande flèche du centre. 

hnmédiatement après la lamaserie, la rue que nous sui» 
vions flnit tout à coup, et nous n'eûmes plus, à droite et à 
gauche, que deux ruelles de misérable apparence. Nous 
choisîmes celle qui nous parut la moins sale, et nous avan- 
çâmes d'abord assez facilement ; mais plus nous allions en 
avant, plus elle devenait boueuse; bientôt ce ne fut plus 
qu'une longue fondrière remplie d'une fange noire et suf- 
focante de puanteur. Nous étions dans la rue des tan- 
neurs ; nous avancions à petit pas et frissonnant sans cesse; 
car le bourbeux liquide, tantôt cachait une grosse pierre 
sur laquelle il fallait monter avec effort, tantôt recouvrait 
un creux dans lequel nous nous enfoncions subitement. 
Nous n'eûmes pas fait cinquante pas, que nos animaux fu- 
rent couverts de boue et tout ruisselants de sueur. Pour 
comble d'infortune, nous entendîmes au loin devant nous 
pousser de grandes clameurs; c'étaient des cavaliers et des 
voituriers, qui s'approchaient par les tortuosités de la même 
ruelle, et avertissaient par leurs cris, d'attendre qu'ils fus- 
sent passés, avant de s'engager dans le même chemin. Rc- 

(1) Ce n'est pas la fameuse lamaserie^ des Cinq-Tours, doot nous 
avons déjà parlé, et qui se trouve dans la province du Chan-Sù 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 4C5 

culer ou se ranger à Fécart, était pour nous chose impos- 
sible ; nous nous mimes donc aussi de notre côté à pousser 
de grands cris, et nous continuAmes à marcher toujours 
en avant, attendant avec anxiété la fin de la pièce. A un 
détour de la ruelle le dénouement eut lieu; à la vue de 
nos chameaux, les chevaux s'épouvantèrent, firent volte- 
face, se jetèrent les uns sur les autres, et se précipitèrent 
par tous les passages qui leur présentaient une issue. De 
cette manière, grâce à nos bétes de somme^ nous conti- 
nuâmes notre route sans être obligés de céder le pas à per* 
sonne, et nous arrivâmes enfin, sans aucun fâcheux acci- 
dent, dans une rue assez spacieuse, et bordée de belles 
boutiques. 

Nous regardions incessamment de côté et d*autre, dans 
Fespoir de découvrir une auberge; mais c'était toujours en 
vain; il est d'usage dans les grandes villes du nord de la 
Chine et de la Tartarie, que chaque hôtellerie ne loge ex- 
clusivement qu'une sorte de voyageurs. Les unes sont 
pour les marchands de grains, les autres pour les mar- 
chands de chevaux, etc. Toutes ont leurs pratiques, sui- 
vant la nature de leur commerce, et ferment leur porte à 
tout ce qui n'est pas du même ressort. II n'y a qu'une es- 
pèce d'auberge qui loge les simples voyageurs; on la 
nomme auberge des hôtes passagers. C'était celle qui nous 
convenait ; mais nous avions beau marcher, nous n'en 
trouvions nulle part. Nous nous arrêtâmes un instant, pour 
demander aux passants de vouloir bien nous indiquer une 
auberge des hôtes passagers; aussitôt nous vîmes venir à 
nous avec empressement un jeune homfme qui s'était élancé 
du fond d'une boutique. — ^Vous cherchez une auberge, nous 



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166 VOYAGE DAN$ LA JARTARIE. 

dit-il, à l souffrez que je vous ponduise moi-même ; et à 
l'instant il se mit à marcher avec nous.— Vous trouveriez 
difficilement l'auberge qui vous convient dans cette Ville- 
Bleue. Les hommes sont innombrables ici pi y en a de bons, 
il y en a de mauvais; n'est-ce pas , Seigneurs Lamas, que 
les choses sont comme je dis? Les hommes ne sont pas 
tous de la ménie manière 3 et qui ne sait que |e$ méchants 
sont toujours plus nombreux que les bons? Teuez, que je 
vous dise une parole qui sorte du fond du cœur ! Dans la 
Ville-Bleue on trouverait diQScilement un hpmme qui se 
laisse conduire par la conscience 3 et pourtant cette con- 
science c'est un trésor... Vous aptres Tartares, vous savez 
ce que c'est que la conscience. Moi, je les connais depuis 
long-temps les Tartares; ils sont bons, ils ont le cœur 
droit. ]Wais nous autres Chinois, pe n'est pas pomme cela; 
nous sommes méchants, nous sommes fourbe^; à peine 
sur di3^ mille Chinois pourrait-on en trouver un seul qui 
suive la conscience. Dans cette ViUe-Bleue presque tout le 
monde fait métier de tropper les T^rtares, et de s'emparer 
de leur argent. 

Pendant que ce jeune Chinois aux manières dégagées et 
élégantes nous débitait avec volubilité toutes ces belles pa- 
roles, Il Allait de l'un à l'autre, tantôt nous offrant du ta- 
bac à priser, tantôt nous frappant doucement sur l'épaule 
en signe de camaraderie ; quelquefois il prenait nos che- 
vaux par la bride, et voulait lui-même les tratner. [Mais 
toutes ces pr^yens^ppes ne lui faisaient pas perdre de vue 
nos deux grosses caisses que portait up pb^meau. Les vives 
œillades qu'il y lauçAÎt de temps en temps, pous disaient 
assez qu'il se préoccupait beaucoup d^ ce qu'elles pou- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. «67 

vQient contenir; il se figurait qu'elles étaient seniplies de 
précieuses marchandises, dont il ferait aisément le mono- 
pole, n y avait déjà près d'une heure que nous allions 
dans tous les sens, et nous n'arrivions jamais à cette au- 
berge qu'pn nous prom^ttait avec tant d'emph^e. — ^Nous 
sommes (&cbés^ dîmes-nous à notre conducteur, de te voir 
prendre t^nt de peine, si encore nous savions clairement 
où tu nous mènes. — Laissez-moi faire, laissez-moi faire, 
Messeigneurs, je vous conduis dans une bonne, dans pne 
excellente auberge; ne dites pas quis je me donne beau- 
coup de peine, ne prononcez pas de ces paroles. Tenez, ces 
paroles me font rougir; comment, est-ce que nous ne 
sonunes pas tous frères ? Que signifie cette différence 
de Tartares et de Chinois? La langue n'est pas la même, 
les habits ne se ressemblent pas; mais nous savons que 
les hommes n'ont qu'un seul cœur, une seule conscience, 
une règle invariable de justice... Tenes, attendez-moi un 
instapt, dans un instant je sui^ aupiès de vous, Messei- 
gneurs;... et il disp^ut conuii^e un trait dans upe boutique 
voisine. Il revient bientôt, ep nous faisant avilie .excuses de 
nous avoir iait attendre. — Vous êtes bien fatigués, n'esirce 
pas ? oh ! cela se conçpit ; quand on est en route, c'est tou- 
jours conune cela. Ce n'est jamais conupe quandpn se trouve 
dans 8^ propre famille.— Tandis qu'il parlait aipsi, nous fdr 
mes acostés par un autre Chinois; il n'avait pas la figure 
joyeuse et épanouie du premier; il était maigre et (dé-r 
chamé ; ses lèvres mÎQces et pincées, ses petits yeux noir^ 
enfoncés dans leurs orbites donnaient àsaphysionojsiie u||g 
expression remarqpable de rou(»ri^. Seigneurs L^ipas, 
nous dit-il, vous êtes donc arrivés aujouitl'hui; c'est bien, 



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1C8 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

c'est bien. Vous avez fait route en paix;... ah ! c'est bien. 
Vos chameaux sont magnifiques ; vous avez dû voyager 
promptement et heureusement. Enfin vous êtes arrivés, 
c'est bien... Se-Eul, dit-il à Testafier qui s'était le pre- 
mier emparé de nous, tu conduis ces nobles Tartares dans 
une auberge; c'est bien. Prends bien garde que l'auberge 
soit bonne; il faut les conduire kï Auberge de l'équité 
étemelle. — Cest précisément là que nous allons. — ^A mer- 
veille; l'aubergiste est un de mes grands amis. Il ne sera 
pas inutile que j'y aille; je recommanderai bien ces nobles 
Tartares. Tiens, si je n'y allais pas, j'aurais quelque chose 
qui me pèserait sur le cœur. Quand on a le bonheur de 
rencontrer des frères, il faut bien leur être utile; n'est-ce 
pas, Messeigneurs, que nous sommes tous frères? Voyez- 
vous nous deux, — et il montrait son jeune partner. — Nous'' 
deux, nous sommes commis dans la même boutique; nous 
sommes accoutumés à traiter les affaires des Tartares. 
! c'est bien avantageux dans cette misérable Ville- 
Bleue, que d'avoir des gens de confiance I 

A voir ces deux personnages avec toutes leurs mani- 
festations d'un inépuisable dévouement, on les eût pris 
pour des amis de vieille date. Mais malheureusement pour 
eux, nous étions un peu au fait de la tactique chinoise, et 
nous n'avions pas dans le tempérament toute la bonhomie 
et toute la crédulité des Tartares. Nous demeurâmes donc 
convaincus que nous avions à faire à deux industriels, qui 
se préparaient à exploiter l'argent dont ils nous croyaient 



A force de regarder de tout côté, nous aperçûmes une 
enseigne, où était écrit en gros caractères chinois : Hôtel 



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VOYAGE DAiNS LA TARTAïliE. 169 

des trois perfections, loge les hôtes passagers à cheval ou 
à chameau, se charge de toute sorte d'affaires, sansjamais 
en compromettre le succès. Nous nous dirigeâmes immé- 
diatement vers le grand portail ; nos deux estafiers avaient 
beau nous protester que ce n'était pas là, nous entrâmes; 
et après avoir fait passer la caravane par une longue ave- 
nue, nous nous trouvftmeis dans la grande cour carrée de 
l'auberge. A la vue de la petite calotte bleue dont étaient 
coiiFés les gens qui circulaient dans la cour, nous connû- 
mes que nous étions dans une hôtellerie turque. 

Cela ne faisait pas le compte des deux Chinois; cepen- 
dant ils nous avaient suivis, et sans trop se déconcerter, ils 
continuèrent à jouer leur rôle. — Où sont les gens de Tau- 
berge, criaient-ils avec affectation; voyons qu'on ouvre 
une chambre grande, une chambre belle, une chambre 
propre. Leurs Excellences sont arrivées; il leur faut un 
appartement convenable. — ^Un chef de rhôtellerie se pré- 
sente, tenant à ses dents une clef, d'une main un balai, et 
de l'autre un plat pour arroser. Nos deux protecteurs s'em- 
parent à l'instant de tout cela. Laissez-nous faire, disent- 
ils; c'est nous qui voulons servir nos illustres amis; vous 
autres gens de l'auberge, vous ne faites les choses qu'à 
moitié, vous ne travaillez que pour l'argent... Et les voilà 
aussitôt arrosant, balayant, frottant dans la chambre qu'ils 
viennent d'ouvrir. Quand tout fut prêt, nous allâmes nous 
asseoir sur le Khang; pour eux ils voulurent, par respect, 
rester accroupis par terre. Au moment où on nous servait 
le thé, un jeune homme proprement habillé et d'une tour- 
nure élégante entra dans notre chambre; il tenait à la 
main les quatre coins d'un mouchoir de soie dont nous 



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170 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

ne pûmes apercevoir le contenu. — Seigneurs Lamas, nous 
dit le vieux roué, ce jeune homme est le fils du chef de 
notre maison de commerce ; notre maître vous a vus arri- 
ver, et il s'est empressé d'envoyer son fi^s vous demander 
si vous aviez fait en paix votre route. — Le jeune homme 
posa alors sur un^ petite table qui était devant nous son 
mouchoir de soie ^ voici quelques g&teaux pour boire le 
thé, nous dit-il; à la maison, mon père a donné ordre de 
vous préparer le riz. Quand vous aurez bu le thé, vous 
voudrez bien venir prendre un modique et mauvais repas 
dans notre vieille et pauvre habitation. — A quoi bon dé- 
penser ainsi votre cœur à cause de nous? — 1 voyez nos 
figures, s'écrièrent-ils tous à la fois, les paroles que vous 
prononcez les couvrent de rougeur... L'aubergiste coupa 
court, en portant le thé, à toutes ces fiistidieuses formules 
de la politesse chinoise. 

Pauvres Tartares, nous disions-nous, comme ils doi- 
vent être victorieusement exploités, quand ils ont le mal-; 
heur de tomber en de pareilles mains l Ces paroles, que 
nous prononçâmes en finançais, excitèrent gran<)ement la 
surprise de nos trois industriels. — Quel est l'illustre 
royaume de la Tartane que vos Excellences habitent, nous 
demanda Tun d'eux Y--Notre pauvre famille n'est pas dans 
la Tartarie; nous ne sommes pas Tartares. — Ahl vous n'ê- 
tes pas Tartares... Nous le savions bien; les Tartares n'ont 
pas un air si majestueux; leur personne ne respire pas 
cette grandeuf . Pourrait-on vous interroger sur votre no- 
ble patrie?— Nous sommes de l'occident; notre pays est 
très-loin d1ci.— Ah ! c'est bien cela, fit le vieux, vous êtes 
de l'occident; je le savais bien, moi... Ces jeunes gens 



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VOYAGE DANS U TARTARIE. 171 

comprefmept ^èa-pep de chosa; îl^ ne s^vepl pai$ r^g^rr 
der }es pbysiopQmies.. AI9! voq^ é|es de Toccid^t! mais 
je copnais beaucoup votre pay8^ j'y ai fait plus d'un 
voyage. —Nous spmmes charmés que tu connaisses notre 
pays. Sans doutp tu dois comprendre notre IangU0.r-Votre 
langue? je ne puis pas dire que je 1^ sais coipplètementi 
mais sur di^ mots j'en comprends bien toujours trois ou 
quatre. Pour parler, cela souffre quelque difficulté; mais 
peu importe, vous autres vous savez le chinois et le (artai«, 
c'est bien. Oh I les gens de votre pays sont des personna- 
ges de grande capacité... f^\ toujours été très-Iié avec vos 
compatriotes; je spis accoutumé à traiter leurs affaires. 
Quand ils viennent à }a Ville-Bleue, c'eat toujours moi qui 
suis chargé de faire leurs achats. 

Les intentions de ces amis de 90s compatriotes n'es- 
taient pas doiiteuses ; )eur grande en^i^ de traiter nos af- 
faires étfiit pour nous une forte raison de nous débarrasser 
de leurs offices. Quand nous eOimes fini le thé, ils nous fi- 
rent une grande révérence, et nous invitèrent h aller dtner 
chez eux. — Hesspigneurs, le riz est préparé» le chef de 
notre maison de commerce vous attend. — ^Ecoutez, répon- 
dî)[nas-nou8 gravement, disons quelques paroles pleines 
de raison, Vou^ vou^ éfies donné la peine de nous con- 
duire dans une auberge, c'est bien, c'est votre bon cœul* 
qui a fïit cela ; iei vous nous avez rendu beaucoup de ser- 
vices, vous ave?i arrogé et disposé oeci et cela, votre 
x^attre nous ^ envoyé des pAtisseries ; évidemipent vous 
êtes tous doués d'un coeur dont la bonté est inépuisable. 
S'il n'en était pas ainsi, pourquoi auriea^vous tant fait pour 
nous, qui sommes des étrangers? Maintenant vous nous 



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Ht VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

invitez à aller dtner chez vous; . . . cela est bien de votre part, 
mais il est bien aussi de la nôtre de ne pas accepter. Aller 
ainsi dîner chez le monde, sans être lié par de longs rap- 
ports, cela n*est pas conforme aux rites de la nation chi- 
noise, cela est également opposé aux mœurs de Tocci- 
dent... Ces paroles, prononcées avec gravité, désillusionnè- 
rent complètement nos industriels. — Si pour le moment 
nous n'allons pas dans votre boutique, ajoutâmes-nous, 
veuillez nous excuser auprès de votre maître; remerciez-le 
des attentions qu'il a eues pour nous. Avant de partir, peut- 
être nous aurons quelques achats à faire, et alors ce sera 
potirnousuneoccasiond'aller vous rendre visite. Maintenant 
nous allons prendre notre repas au restaurant turc qui est 
ici tout près. — C'est bien, dirent-ils d'un accent un peu 
dépité, c'est bien; ce restaurant est excellent... A ces 
mots, nous nous levâmes, et nous sortîmes tous ensemble ; 
nous, pour aller dîner en ville, eux pour aller rendre 
compte au chef de leur boutique de la pitoyable issue de 
leur intrigue; nous, riant beaucoup de leur désappointe- 
ment, eux fort centristes d'avoir si mal réussi dans leur 
manège. 

n n'est rien d'inique et de révoltant comme le trafic qui se 
fait ^tre les Chinois et les Tartares. Quand les Mongols, 
hommes simpleset ingénus, s'il en fut jamais, arrivent dans 
une ville de commerce, ils sont aussitôt entourés par des 
Chinois qui les entraînent comme de force chez eux. On 
leur prépare aussitôt du thé, on dételle leurs anhnaux, 
on leur rend mille petits services, on les caresse, on les 
flatte, on les magnétise en quelque sort«. Les Mongols, qui 
n'ont pas de duplicité dans le caractère, et qui n'en soup- 



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VOYAGE DANS LA TÀRTARIE. 173 

çonnent pas dans les autres, finissent bientôt par être 
émus et attendris de tous ces bons procédés. Us prennent 
au sérieux toutes les paroles de dévouement et de irater*- 
nité qu'on leur débite, et se persuadent enfin qu'ils ont eu 
le bonheur de rencontrer des gens de confiance. Convain- 
cus d'ailleurs de leur peu d'habileté pour les affaires com- 
merciales, ils sont enchantés de trouver des Avères, des 
Ahatou, comme ils disent, qui veulent bien se charger de 
vendre et d'acheter à leur place ; un bon dîner gratis, qu'on 
leur sert dans l'arrière-boutique finit toujours par les per- 
suader du dévouement de la clique chinoise. Si ces gens* 
là étaient intéressés, se dit le Tartare avec ingénuité, s'ils 
voulaient me voler, ils ne me donneraient pas un si bon 
dîner gratis, ils ne feraient pas de si grandes dépenses 
pour moi. 

C'est ordinairement pendant ce premier dîner, que les 
Chinois mettent enjeu tout ce que leur caractère renferme 
de méchanceté et de fourberie. Une fois qu'ils se sont 
emparés de ce pauvre Tartare, ils ne le lâchent plus 5 ils 
lui servent de l'eau-de-vie avec profusion, ils lui en font 
boire jusqu'à l'ivresse. Ils le gardent ainsi trois ou quatre 
jours dans leur maison, ne le perdent jamais de vue, le 
faisant fumer, boire et manger, pendant que les commis 
de la boutique vendent, comme ils l'entendent, ses ani- 
maux, et lui achètent les objets dont il peut avoir besoin; 
ordinairement, ils lui font payer les marchandises au prix 
double, et quelquefois triple, de la valeur courante. Malgré 
cela ils ont toujours le talent infernal de persuader à ce 
malheureux, qu'on lui fait faire un commerce très-avanta- 
geux. Aussi, quand il s'en retourne dans sa Terre des 



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in VOYAGE DANS LA TARTARIË. 

Heites, il e$t plein d'enthousiasme pour Fincroyable gé- 
nérosité des Kitat qui ont bien voulu traiter ses afiTaîres, et 
il se promet bien de revenir encore à la même boutique, 
lorsque, à Tavenir, il aura quelque chose à vendre ou à 
acheter. 

Les commerçants Chinois de la Ville-Bleue ne nous 
avaient invités à dîner chez eux^ que dans Tespoir de nous 
traiter à la tartare. Ils avaient compté s^emparer des 
cordons de notre bourse; mais en définitive ilà ne gagnèrent 
que les railleries de ceux qui eurent connaissance de 
toutes leurs tentatives, et du peu de succès qu'elles avaient 
eu. 

Le lendemain de notre] arrivée à KoukonrKhoton, nous 
nous mimes en mouvement pour acheter quelques habits 
d'hiver. Le froid commençant à se faire vivement sentir, il 
n'eût pas été prudent de s'aventurer dans le désert, sans 
habilleitient fourré. Afin de pouvoir faire nos petits achats 
avec plus de facilité, nous( allâmes d'abord vendre quelques 
onces d'argent. On sait que le système monétaire des Chi- 
nois se compose uniquement de petites pièces en cuivre, 
rondes, de la grosseur d'un demi-sou, et percées au centre 
d'un petit trou carré qui sert à les enfiler à une corde, et 
à faciliter ainsi leur transport. Cette monnsûe est la seule 
qui ait cours dans l'Empire; les Chinois l'appellent tsien, 
les Tartares dehos, et les Européens lui ont donné le nom 
de sapèque. L'or et l'argent ne sont pas monnayés; on les 
coule en lingots plus ou moins gros, puis on leâ livre à la 
circulation. L'or en sable et en feuilles a également cours 
dans le commerce; les maisons de banque qui achètent 
l'or et l'argent, en paient le prix en sapèques ou en billets 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 175 

de banque, qui représentent une valeur d'une somme de 
sapèques. ^Une once d'argent se vend ordinairement de 
dix-sept à dix-huit cents sapèques; cela varie d'après la 
rareté ou l'abondance de l'argent qui est en circulation 
dans le pays. 

Les changeurs ont une double manière de gagner dans 
leur commerce : s'ils donnent de l'argent un prix conve- 
nable, ils trompent sur le poids ; si leur balance et leur 
façon de peser sont conformes à la justice, ils diminuent 
pour lors le prix de l'argent. Mais quand Us ont affaire avec 
les Tartares, ils n'usent ordinairement ni de l'une ni de 
l'autre de ces deux manières de frauder; au contraire, ils 
pèsent l'argent avec scrupule, et tâchent même de trouver 
un peu plus que le poids réel, puis ils le paient au-dessus 
du prix courant; ils usent de ces moyens pour tromper 
plus efficacement les Tartares. Us ont l'air de perdre au 
change, et ils y perdraient réellement, à ne considérer que 
le poids et la valeur de l'argent; mais c'est sur le calcul 
qu'il prennent leur revanche. En réduisant l'argent en sa- 
pèques, ils commettent des erreurs volontaires; les Tar- 
tares, qui ne savent calculer que sur les grains de leur cha- 
pelet, étant incapables de découvrir la fourberie, sont 
obligés de prendre les comptes tels qu'on les leur fait. Ils 
sont toujours très-satisfaits de la vente de leur argent, 
parce qu'on le leur a bien pesé, et qu'ils en ont obtenu un 
prix avantageux. 

Dans la maison de change de la Ville-Bleue où nous 
allâmes vendre notre argent, les changeurs Chinois vou- 
lurent, selon leur habitude, user de cette dernière méthode, 
mais ils en hirent dupes. Le poids qu'assignait leur balance 



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170 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

était très^xact, et le prix qu'ils nous offraient était un peu 
au-dessus du cours ordinaire i le marché fut donc conclu. 
Le chef de ta banque prit le souan-party tablette à calcul 
dont se servent les Chinois, et après avoir compté avec 
une attention affectée, il nous annonça le résultat de son 
opération. — Ceci est une maison de change, dimes-nous; 
vous autres vous êtes les acheteurs, nous autres les ven- 
deurs ; vous avez fait votre calcul, nous allons donc faire 
le nôtre : donnez-nous un pinceau et un morceau de papier. 
— Rien de plus juste: vos paroles viennent de prononcer 
la loi fondamentale du commerce : et ils nous présentèrent 
leur écritoîre avec empressement. Nous saisîmes un pin- 
. ceau, et après une courte opération nous trouvâmes une 
différence de mille sapèques. — ^Intendant de la banque, ton 
souan-pan s'est trompé de mille sapèques. — Impossible ! 
est-ce que tout d'un coup j'aurais oublié mon souan-panf 
voyons que je recommence... II se mita faire jouer de 
nouveau les boulettes de sa mécanique à calcul, pendant 
que les personnes qui étaient dans la boutique- se regar- 
daient avec étonnement. Quand il eut fini... C'est bien 
cela, dit-il, je ne m'étais pas trompé ; et il fît passer la 
mécanique à un compère qui était à côté [de lui ; celui-ci 
vérifia le calcul, et leurs opérations furent identiques. — 
Vous voyez bien, dit le chef de la maison de change, il 
n'y a pas d'erreur. Comment donc se peut-il faire que cela 
ne s'accorde pas avec ce que vous avez écrit ? — Peu 
importe de savoir pourquoi ton calcul ne s'accorde pas 
avec le nôtre; ce qu'il y a de certain, c'est que ton calcul 
dit faux, et que le nôtre dit vrai. Tiens, tu vois ces petits 
caractères que nous avons tracés sur le papier, c'est bien 



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VOYAGE DANS LA TAUTARIE. 177 

Aulre chose queionsouanpan; ceci ne peut pas se tromper. 
Quand tous les calculateurs du monde feraient cette opé- 
ration, quand on y travaillerait la vie entière, on ne trou- 
verait Jamais autre chose que ceci; on trouverait toujours 
qu'il nous manque encore mille sapèques. 

Les gens de la boutique étaient très-embarrassés; ils 
commençaient déjà à rougir, lorsqu'un étranger, qui com- 
prit que TafiFaire prenait une fâcheuse tournure se posa 
comme arbitre. Je vais vous compter cela, dit-il. Il prit le 
souan-pan, et son calcul s'accorda avec le nôtre. L'intendant 
de la banque nous fit alors une révérence profonde. — Sei- 
gneurs Lamas, nous dit-il, vos mathématiques valent mieux 
que les miennes. — Non, ce n'est pas cela; ton souan-pan 
est excellent; mais où a-t-on jamais vu un calculateur qui 
ne commette jamais d'erreur? Toi, tu peux te tromper 
une fois; mais nous autres gens mal habiles nous nous 
trompons dix mille fois. Aujourd'hui, si nous avons ren- 
contré juste, c'est un bonheur... Ces paroles, en pareille 
circonstance, étaient rigoureusement exigées par la poli- 
tesse chinoise. Quand quelqu'un s'est compromis, on doit 
éviter de le faire rougir, ou, en style chinois, de lui enle- 
ver la face. 

Après que nos paroles eurent mis à couvert toutes les 
figures, chacun se jeta avec empressement sur le morceau 
de papier où nous avions dessiné quelques chiffres arabes. 
Voilà qui est un fameux souan-pan, se disaient-ils les uns 
aux autres; c'est simple, sûr et cxpéditif. — Seigneurs La- 
mas, que signifient ces caractères? Qu'est-ce que c'est que 
ce souan-pan ?— Ce souan-pan est infaillible , ces caractères 

sont ceux dont se servent les Mandarins de la littérature 
T. I. fô 



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118 VOYAGE DANS LA TAinAUlE. 
céleste pour calculer les éclipses et le cours des sai- 
sons (1) Après une courte dissertation sur le mérite des 

chiffres arabes, on nous compta très-exactement nos sa- 
pèques, et nous nous quittâmes bons amis. 

Les Chinois sont quelquefois victimes de leur propre 
fourberie, et on a vu même des Tartares les faire tomber 
dans leurs pièges. Un jour, un Mongol se présenta dans une 
maison de change, avec un youen-pao empaqueté et ficelé 
avec soin : on appelle youen-pao un lingot d'argent du poids 
de trois livres; — on sait qu'en Chine la livre est de seize 
onces ; — les trois livres ne sont jamais rigoureusement 
exactes; il y a toujours quatre ou cinq onces en sus, et les 
lingots atteignent ordinairement le poids de cinquante- 
deux onces. A peine le Tartare eut-il fait voir son youen- 
pao, la première pensée du commis de la boutique fut de 
le frauder de quelques onces. Après avoir pesé le lingot, 
il le trouva juste du poids de cinquante onces. —Mon lin- 
got a cinquante-deux onces, dit le Tartare , je l'ai pesé 
chez moi. — Vos balances tartares sont bonnes tout au 
plus pour peser des quartiers de mouton, mais elles ne 
valent rien pour peser de l'argent. Après quelques diflS- 
cultes de part et d'autre, le marché fut enfin conclu, et le 
youen-pao livré pour le poids de cinquante onces. Le Tar- 
tare reçut, selon l'usage de l'agent de change, un certificat 
attestant le poids et la valeur de l'argent ; puis il s'en re- 
tourna dans sa tente avec une bonne provision de sapèques 
et de billets de banque. 

Le soir, intendant de caisse de la maison de change de* 

(i) Les PP. Jésuites introduisirent à Tobservatoire de Pékin^ l*asa|^e 
des chiffres arabes. 



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VOYAGE DANS LA TAUTAUlE. 179 

manda compte aux commis des affaires qu'ils avaient traitées 
pendant la journée. Moi, dit l'un, j'ai acheté Un youen-pao ; 
j'ai gagné deux onces dessus^..; et il courut à la caisse 
chercher le yoMen-/>ao dont il avait fait emplette. Le chef de 
la maison , après avoir tourné et retourné ce lingot , fit la 
grimace. — Quel youen-pao as-tu acheté? Cette matière sera 
tout ce que tu voudras, mais assurément ce n'est pas de 
l'argent. — Bientôt le yowew-joao passe entre les mains de 
tous les commis, et chacun déclare qu'il est faux. — Je 
connais le Tartare qui m'a vendu ce youen-pao, dit l'ache- 
teur; il n'y a qu'à le dénoncer au tribunal. 

L'accusation fut portée; et les satellites se mirent aus- 
sitôt en route pour se saisir du faux monnayeur. L'afiaire 
était capitale, et il ne s'agissait de rien moins que de la 
peine de mort : le corps du délit était constant; le youen-- 
pao avait été examiné avec soin, il était réellement faux ; 
chacun savait aussi que le Tartare l'avait vendu : mais ce- 
lui-ci soutenait toujours effrontément qu'il n'était pas cou- 
pable de ce crime. — Le tout petit, fit le Tartare, demande 
humblement qu'il lui soit permis de prononcer une parole 
pour sa défense. — Parle, dit le Mandarin, mais sois bien 
attentif à ne dire que des paroles conformes à la vérité. — 
Il est vrai; ces jours-ci, j'ai vendu un youen-pao à la maison 
de change; mais il était de pur argent... Je ne suis qu'un 
Tartare, un homme simple, et c'est pour cela qu'on a sub- 
stitué dans la boutique, après mon départ, un lingot faux 
au véritable que j'ai donné... Je ne sais pas dire beaucoup 
de paroles ; mais je prie celui qui est notre père et mère 
de vouloir bien ordonner qu'on pèse ce faux youen-pao, — 
L'ordre fut aussitôt donné, et le youen-pao fut trouvé avoir 



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ISO VOYAGE DANS LA TARTAUIE. 

le poids de cinquante-deux onces Le Tartare passant 

alors sa main dans une de ses bottes^ en retira un petit 
paquet; et après avoir déroulé plusieurs enveloppes de 
chiffons, il montra un papier au Mandarin. — Voici, dit-il, 
un billet que j'ai reçu à la boutique, et qui atteste la va- 
leur et le poids de mon youen-pao. — Qu'on m'apporte ce 
billet, s'écria le Mandarin..... Quand il Feut parcouru des 
yeux, il ajouta avec un sourire plein de malice : d'après 
le témoignage même du commis qui a écrit ce billet, cet 
bomme mongol a vendu un youen-pao pesant cinquante 
onces... Ce lingot de faux argent est du poids de cin- 
quante-deux onces.... Où est la vérité? où sont les faux 

monnayeurs? La réponse à ces questions n'était une 

difficulté pour personne : chacun savait, le Mandarin savait 
très-bien lui-même, que le Tartare avait en effet vendu un 
youen-pao faux, et que la difiTérence du poids ne provenait 
que de la fraude du commis. N'importe, en cette circon- 
stance, le magistrat chinois voulut rester dans la légalité; 
et contrairement à la justice rendit son jugement en faveur 
du Tartare mongol. Les gens de la maison de change fu- 
rent roués de coups ; et ils eussent été mis à mort comme 
faux monnayeurs, si à force d'argent ils n'eussent apaisé 
la colère du Mandarin, et arrêté la rigueur des lois. 

Ce n'est que dans quelques circonstances rares et ex- 
traordinaires, que les Mongols parviennent à avoir le des- 
sus sur les Chinois. Dans le cours habituel des choses, ils 
sont partout et toujours dupes de leurs voisins qui, Ix force 
dlntrigues et d'astuce, finissent par les réduire à la mi- 
sère. 

Aussitôt que nous eûmes des sapèques, nous songeâmes 



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VOYAGE DANS LA TAUTAftIE. 181 

à faire Tacquisition de quelques habits d'hiver. Après avoir 
consulté la maigreur de notre bourse, nous nous arrê- 
tâmes à la résolution d'aller nous habiller dans une fripe- 
rie, et de nous accommoder de vieux habits. En Chine et 
en Tarlarie, on n'éprouve pas la moindre répugnance à se 
servir des vêtements d'autrui. Ceux qui ont à faire une vi- 
site d'étiquette, ou à se rendre à quelque fête, vont sans 
façon chez le voisin, lui emprunter tantôt un chapeau, tan- 
tôt une culotte, tantôt des souliers ou des bottes; personne 
n'est étonné de ces emprunts ; ils sont consacrés par Fu- 
sage. En se prêtant mutuellement les habits, on n'éprouve 
qu'une seule crainte, c'est que l'emprunteur ne les vende 
pour payer ses dettes, ou n'aille, après s'en être servi, les 
déposer au Hont-de-Piété. De plus, ceux qui ont besoin 
d'habits en achètent de vieux ou de neufs inditféremment. 
Dans ces circonstances, la question du bon marché est la 
seule qui soit prise en considération; on ne fait pas plus 
de difficulté de se loger dans la culotte d'autrui, qu'on n'en 
fait pour habiter une maison qui a déjà servi. 

Cette coutume, de se revêtir des habits du prochain, était 
peu conforme à nos goûts ; elle nous répugnait d'autant 
plus que, même depuis notre arrivée dans la Mission de 
Si-Wang, nous n'avions jamais été obligés de changer en 
cela nos vieilles habitudes. Cependant la modicité de notre 
viatique nous fit une obligation de passer par-dessus cette 
répugnance. Nous allâmes donc tâcher de nous habiller 
dans une friperie. Il n'est pas de petite ville où Ton ne ren- 
contre de nombreux magasins de vieux habits, provenant 
ordinairement des Monts-de-Piété (Tang-Pou). De tous 
ceux qui empruntent sur gages, il en est fort peu qui puis- 



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182 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

sent retirer les objets qu'ils ont déposés; ils les laissent 
ordinairement mourir, selon l'expression tartare et chi- 
noise ; c'est-à-dire que , laissant passer le terme fixé, ils 
perdent le droit de les retirer. Les friperies de la Ville- 
Bleue étaient encombrées de dépouilles tartares; c'était 
bien pe qu'il fallait pour nous assortir conformément au 
nouveau costume que nous avions adopté. 

D'abord nous visitâmes une première boutique. On nous 
présenta de misérables robes doublées en peau de mou- 
ton. Quoique ces guenilles fussent d'une extrême vétusté, 
et tellement vernissées de suif, qu'il eût été difficile d'assi- 
gner clairement quelle avait été leqr couleur primitive , le 
marchand nous en demanda un prix exorbitant. Après 
avoir long-temps discuté de part et d'autre, il nous fut im- 
possible de conclure l'affaire. Nous renonçâmes donc à 
cette première tentative; et. pour tout dire, nous devons 
ajouter que nous y renonçâmes avec une certaine satisfac- 
tion, car nous sentions notre amour-propre blessé d'être 
réduits à nous affubler de ces sales vêtements. Nous allâmes 
donc visiter un nouveau magasin de vieux habits, puis un 
autre, puis un grand nombre. Nous rencontrâmes des ha- 
bits magnifiques, de passables et qui eussent bien fait notre 
affaire j mais la considération de la dépense était toujours 
à. Le voyage que nous avions entrepris, pouvant durer 
plusieurs années, une économie excessive était pour nous 
un besoin, surtout dans le début. Après avoir couru toute 
la journée, aprfis avoir fait connaissance avec tous les chif- 
fonniers de la Ville-Bleue, et avoir bouleversé tous leurs 
vieux habits et tous leurs vieux galons, nous retournâmes 
chez le premier fripier nous accommoder des vêtements 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 483 

que nous avions déjà marchandés. Nous fîmes donc em- 
plette de deux antiques et vénérables robes de peaux de 
mouton recouvertes d'une étofTe que nous soupçonnâmes 
avoir été jadis de couleur jaune. Nous en flmes immédia- 
tement Fessai; mais nous nous aperçûmes bientôt que le 
tailleur de ces habits n'avait pas pris mesure sur nous. La 
robe de M. Gabet était trop courte; celle de M. Hue était 
trop longue. Faire un troc à Famiable était chose impos- 
sible; la taille des deux Missionnaires était trop dispropor- 
tionnée. Nous eûmes d'abord la pensée de retrancher ce 
qu'il y avait de trop à l'une, pour l'ajouter à l'autre; cela 
paraissait très-convenable. Mais il eût fallu avoir recours 
à un tailleur, et attaquer encore notre bourse... Cette con- 
sidération fit évanouir notre première idée, et nous nous 
décidâmes à porter nos habits tels qu'ils étaient. H. Hue 
prendrait le parti de relever aux reins, par le moyen d'une 
ceinture, le superflu de sa robe ; et M. Gabet se résigne- 
rait à exposer aux regards du public une partie de ses 
jambes : le tout n'ayant d'autre inconvénient que de fairç 
savoir au prochain, qu'on n'a pas toujours la faculté de 
s'habiller d'une manière exactement proportionnée à sa 
taille. 

Munis de nos habits de peau de mouton, nous deman- 
dâmes au fripier de nous étaler sa collection de vieux cha- 
peaux d'hiver. Nous en examinâmes plusieurs , et nous 
nous arrêtâmes enfin à deux bonnets en peau de renard, 
dont la forme élégante nous rappelait les hauts schakos des 
sapeurs. Quand nos achats furent terminés, chacun mit 
sous le bras son paquet de vieux habits, et nous rentrâmes 
à l'hôtel des Trois-Perfections. 



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i84 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

Nous séjournâmes encore deux jours à Koukou-Klioton ; 
outre que nous avions besoin d'un peu de repos, nous 
étions bien aise de visiter cette grande ville, et de faire 
connaissance avec les nombreuses et célèbres lamaseries 
qui y sont établies. 

La Ville-Bleue a une grande importance commerciale ; 
mais cette importance ne lui est venue que des lamaseries, 
dont le renom attire les Mongols des pays les plus éloignés ; 
aussi le commerce qui s'y fait, est-il presque exclusivement 
tartare. Les Mongols y conduisent, par grands troupeaux^ 
des bœufs, des chevaux, des moutons et des chameaux ; 
ils y voiturent aussi des pelleteries, des champignons et 
du sel, seuls produits des déserts de la Tartarie. Ils pren- 
nent en retour, du thé en brique, des toiles, des selles pour 
les chevaux , des bâtonnets odoriférants pour brûler de- 
vant leurs idoles, de la farine d'avoine, du petit millet, et 
quelques instruments de cuisine. La Ville-Bleue est sur- 
tout renommée pour son grand commerce de chameaux. 
Une vaste place, où aboutissent les rues principales de la 
ville, est le lieu où se réunissent tous les chameaux qui sont 
en vente. Des élévations en dos d*âne qui se prolongent 
d'un bout de la place à l'autre donnent à ce marché la 
ressemblance d'un champ où on aurait tracé d'énormes 
sillons. Tous les chameaux sont alignés et placés les uns 
à côté des autres, de manière à ce que leurs pieds de de- 
vant reposent sur la crête de ces grandes élévations. Une 
position semblable fait ressortir et grandit en quelque sorte 
la stature de ces animaux, dont la taille est déjà si gigan- 
tesque. Il serait difficile d'exprimer tout le brouhaha et 
toute la confusion de ces marchés. Aux cris des vendeurs 



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VOYAGE DANS LA lARTARIE. IS.^J 

et des acheteurs qui se querellent, ou qui causent comme au 
plus fort d'une émeute, se joignent incessamment les longs 
gémissements des chameaux, qu'on tiraille' par le nez afin 
dVssfiyer leur adresse à se mettre à genoux et à se relever. 

Pour juger de la force du chameau et du poids qu'il est 
capable de porter, on le charge par degrés ; tant qu'il peut 
se relever avec un fardeau quelconque, c'est une preuve 
qu'il pourra en supporter facilement le poids pendant la 
route. On use encore quelquefois de Texpérience suivante : 
pendant que le chameau est accroupi , un homme lui 
monte sur l'extrémité des talons, et se tient accroché de 
ses deux mains aux longs poils de la bosse postérieure ; si 
le chameau peut se relever, il est réputé de première force. 

Le commerce des chameaux ne se fait jamais que par 
entremetteurs ; le vendeur et l'acheteur ne traitent jamais 
l'affaire ensemble et téte-à-tête. On choisit des gens étran- 
gers à la vente, qui proposent, discutent et fixent le prix, 
Fun prenant les intérêts du vendeur, et l'autre ceux de 
l'acheteur. Ces parleurs de vente n'ont pas d'autre métier ; 
ils courent de marché en marché, pour pousser les affaires, 
comme ils disent. En général, ils se connaissent en bes- 
tiaux; ils ont le verbe très-délié, et sont surtout doués 
d'une fourberie à toute épreuve; ils discutent avec une élo- 
quence, tour à tour violente et cauteleuse, les défauts et les 
qualités de l'animal; mais aussitôt qu'il est question du 
prix, la langue cesse de fonctionner, et ils ne se parlent 
plus que par signes : ils se saisissent mutuellement la main, 
et c'est dans la longue et large manche de leur habit qu'ils 
expriment avec leurs doigts la hausse ou la baisse de leur 
commerce. Quand le marché est conclu, ils sont d'abord 



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im VOYAf.F DANS LA TARTARIF.. 

du dincr que doit psiyer Tachctcur; puis ils reçoivent un 
certain nombre de sapèques, conformément aux usages des 
diverses localités. 

Dans la Ville-Bleue, il existe cinq grandes lamaseries, 
habitées chacune par plus de deux mille Lamas ; en outre 
on en compte une quinzaine de moins considérables , et 
qui sont comme les succursales des premières. Sans crainte 
d'exagération, on peut porter au moins à vingt mille le 
nombre de ces Lamas résidants. Quant à ceux qui habitent 
les divers quartiers de la ville, pour s'occuper de commerçai 
et de maquignonnage, ils sont innombrables. La lamaserie 
des Cinq-Tours est la plus belle et la plus célèbre; c'est là 
que réside un ffobilgan, c'est-à-dire un grand Lama, qui, 
après s'être identifié avec la substance de Bouddha, a déjà 
subi plusieurs fois les lois de la transmigration. Il est au- 
jourd'hui placé dans la lamaserie des Cinq-Tours, sur l'au- 
tel qu'occupait autrefois le Guison-Tamba; il y monta à la 
suite d'un événement tragique qui faillit opérer une révo- 
lution dans l'empire. 

V empeveuv Khang-Ht, dans le cours de la grande expé- 
dition militaire qu'il fit en occident contre les Oelets, 
traversa un jour la Ville-Bleue, et voulut aller rendre vi- 
site au Guison-Tamba, qui était alors le grand Lama des 
Cinq-Tours. Celui-ci reçut l'Empereur sans se lever de 
dessus le trône qu'il occupait, et sans lui donner aucun té- 
moignage de respect. Au moment où Khang-Hi s'appro- 
chait pour lui parler, un Kian-Kan, grand Mandarin mili- 
taire, indigné du peu d'égard qu'on avait pour son maître, 
tira son sabre, fondit sur le Guison-Tamba, et le fit rouler 
mort sur les marches do son trône. Cet événement tragique 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 187 

mit en révolution toute la lamaserie, et bientôt Fexaspéra- 
tion se communiqua à tous les Lamas de la Ville- Bleue^ 
On courut aux armes de toute part, et les jours de FEm- 
pereur, qui n'avait que peu de monde à sa suite, furent 
exposés £iu plus grand danger. Pour essayer de calmer 
rirritation des Lamas, il reprocha publiquement au Kian- 
Kan son acte de violence. — Si le Gukon-Tamho.^ répon- 
dit le Kian-Kan, n'était pas un Bouddha-vivant, pourquoi 
ne s'est-il pas levé en présence du maître de l'univers ? 
S'il était un Bouddha-vivant, comrrient n'a-t-il pas su que 
j'allais le mettre à mort?.... Cependant le danger pour la 
vie de l'Empereur devenait d'heure en heure plus extrême. 
Il n'eut d'autre moyen d'évasion, que de se dépouiller de 
ses habits impériaux, et de se revêtir de ceux d'un simple 
soldat. Â la faveur de ce déguisement et de la confusion 
générale, il parvint à rejoindre son armée , qui n'était pas 
très-(Hoignée. La plus grande partie des gens qui avaient 
suivi l'Empereur dans la Ville-Bleue furent massacrés, et 
entre autres le meurtrier du Guison-Tamba. 

Les Mongols cherchèrent à tirer parti de ce mouvement. 
Bientôt on annonça que le Guison-Tamba ayait reparu, 
et qu'il avait transmigré dans le pays des Khalkhas ; ceu^- 
ci l'avaient pris sous leur protection, et avaient juré de ven- 
ger son assassinat. Les Lamas du Grand-Kouren s'organi- 
saient avec activité ; déj^ ils s'étaient dépouillés de leurs 
robes jaunes et rouges, pour revêtir des habits noirs, en mé- 
moire de l'événement funèbre de la Ville-Bleue ; depuis long- 
temps ils ne se rasaient plus la tête, et laissaient croître, en 
signe de deuil, leur barbe et leurs cheveux; tout enfin fai- 
sait présager un grand ébranlement des tribus tartares. H 



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183 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

ne fallut rien moins que la grande activité et les rares ta- 
lents diplomatiques de Tempereur Khang-Hi, pour en arrê- 
ter les progrès. Il entama promptement des négociations 
avec le Talé-Lama, souverain du Thibet. Celui-ci devait 
user de toute son influence sur les Lamas pour les faire 
rentrer dans Tordre, pendant que Khang-Hi intimiderait les 
rois Khalkhas par la puissance de ses troupes. Peu à peu 
la paix se rétablit ; les Lamas reprirent leurs habits jaunes 
et rouges; mais, pour garder un souvenir de leur coalition 
en faveur du Guison-Tamba, ils ont conservé une bordure 
noire, de la largeur d*un pouce, sur le collet de leur robe. 
Les Lamas Khalkhas sont encore les seuls aujourd'hui qui 
portent cette marque de distinction. 

Depuis cette époque, un Hobilgan a remplacé dans la 
Ville-Bleue le Guison-Tambay qui s'est définitivement in- 
stallé au Grand-Kouren, dans le pays des Khalkhas. Cepen- 
dant l'empereur Khang-Hi, dont le génie pénétrant se 
préoccupait sans cesse de l'avenir, n'était pas entièrement 
satisfait de tous ces arrangements. Il ne croyait pas à 
toutes ces doctrines de transmigration ; et il voyait claire- 
ment que les Khalkhas, en prétendant que le Guison- 
Tamba avait reparu parmi eux, n'avaient d'autre but que 
de tenir à leur disposition une puissance capable de lutter, 
au besoin, contre celle de l'Empereur chinois. Casser le 
Guison-'Tamba eût été d'une audace périlleuse. Il songea 
donc, tout en le tolérant, à neutraliser son influence. Il dé- 
créta, de concert avec la cour de Lha-Ssa, que le Guison- 
Tamba était reconnu légitime souverain du Grand-Kouren, 
mais qu'après ses morts successives, il serait toujours tenu 
d'aller transmigrer dans le Thibet... Khnnglfiespévaii avec 



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VOYAGE DANS LA TARTAKIE. 189 

raison , qu'un Thibélain d'origine épouserait difficilement 
les ressentiments des Khalkhas contre la cour de Péking. 

Le Guison-Tamba , plein de soumission et de respect 
pour les ordres de Khang-Hi et du Talé-Lama, n'a jamais 
manqué, depuis lors, d'aller effectuer sa métempsycose dans 
le Thibet. Cependant, comme on va le chercher dans son 
pays lorsqu'il est encore en bas-âge , il doit nécessaire- 
ment subir l'influence de ceux qui l'entourent. On prétend 
qu'il prend toujours, en grandissant , des sentiments peu 
favorables à la dynastie actuelle. En 1839, lorsque le Gui- 
son-Tamba fit à Péking le voyage dont nous avons parlé 
plus haut, les frayeurs que témoigna la cour ne prove- 
naient que du souvenir de tous ces anciens événements. 

Les Lamas qui affluent de tous les pays tartares dans 
les lamaseries de la Ville-Bleue, s'y fixent rarement d'une 
manière définitive. Après avoir pris leurs degrés dans ces 
espèces de grandes universités, ils s'en retournent chez 
eux ; car ils aiment mieux en général les petits établisse- 
ments, qui se trouvent disséminés en grand nombre dans 
la Terre des herbes. Us y mènent une vie plus libre, et plus 
conforme à l'indépendance de leur caractère. Quelquefois 
ils résident dans leurs propres familles, occupés comme 
les autres Tartares à la garde des troupeaux ; ils aiment 
mieux vivre tranquillement dans leur tente, que s'assujétir 
dans le couvent aux règles et à la récitation journalière 
des prières. Ces Lamas n'ont guère de religieux, que leurs 
habits jaunes ou rouges ; on les nomme Lamas à domicile. 

La seconde classe se compose de ceux qui ne sont fixés 
ni dans leurs familles, ni dans les lamaseries; ce sont les 
Lamas vagabonds. Ils vivent à peu près comme les oiseaux 



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1«J0 VOYAGE DANS LA TAUTARIE. 

voyageurs, sans se jamais fixer nulle part; ils sont sans 
cesse poussés par je ne sais quelle inquiétude secrète^ 
quelle vague antipathie du repos. Ils se mettent à voyager 
uniquement pour voyager, pour parcourir du chemin, pour 
changer de lieu; ils vont de lamaserie en lamaserie, et s'ar- 
rêtent, chemin faisant, dans toutes les tentes qu'ils ren- 
contrent, toujours assurés que l'hospitalité des Tartaresne 
leur fera jamais défaut. Us entrent sans façon, et vont s'as- 
seoir à côté du foyer ; on leur fait chauffer le thé, et tout 
en buvant ils énumèrent avec orgueil les pays qu'ils ont 
déjà parcourus. Si l'envie leur prend de passer la nuit dans 
la tente, ils s'étendent dans un coin et dorment profondé- 
ment jusqu'au lendemain. Le matin , avant de reprendre 
leur course vagabonde, ils s'arrêtent un instant sur le de- 
vant de la tente, regardant vaguement les nuages et la 
cime des montagnes, tournant la tête de côté et d'autre, 
comme pour interroger les vents. Enfin ils se mettent en 
marche, toujours sans but, uniquement dirigés par les sen- 
tiers qu'ils rencontrent par hasard devant eux. Ils s'en 
vont la tête penchée en avant, les yeux baissés, tenant à la 
main un long bâton, et portant sur leur dos un havre-sac 
en peau de bouc. Quand ils sont fatigués, ils vont se repo- 
ser au pied d'un rocher, sur le pic d'une montagne, au 
fond d'un ravin, là où les pousse l'inconstance de leur fan- 
taisie. Souvent dans leur route ils ne rencontrent que le 
désert; et alors, où la nuit les surprend, ils dorment sous le 
ciel qui est, disent-ils, comme le couvercle de cette im- 
mense tente qu'on appelle le monde. 

Ces Lamas vagabonds visitent tous les pays qui leur sont 
accessibles: la Chine, la Mantchourie, les Khalkhas, les 



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VOYAGE DAiNS LA TAUTAIUE. J91 

divers royaumes de la Mongolie méridionale, les Ouriang- 
hai, le Koukou-Noor, le nord et le midi des montagnes 
célestes, le Thibet, Tlnde et quelquefois même le Tur- 
kestan. Il n'y a pas de fleuve qu'ils n'aient traversé , de 
montagnes qu'ils n'aient gravies, de grand Lama devant qui 
ils ne se soient prosternés, de peuple chez lequel ils n'aient 
vécu, et dont ils ne connaissent les mœurs, les usages et 
la langue. Au milieu de leurs courses vagabpndes, le pé- 
ril de perdre le chemin et de s'égarer dans les déserts 
n'existe jamais pour eux. Voyageant sans but, les endroits 
où ils arrivent sont toujours ceux où ils voulaient aller. La 
légende du Juif-errant, qui marche et marche toujours, est 
exactement réalisée dans la personne de ces Lamas. On 
dirait qu'ils sont sous l'influence d'une puissance secrète, 
qui les fait incessamment aller de place en place. Dieu 
semble avoir mêlé au sang qui coule dans leurs veines, 
quelque chose de cette force motrice qui pousse les 
mondes chacun dans leur route, sans jamais leur permettre 
de s'arrêter. 

Les Lamas vivant en communauté sont ceux qui corn* 
posent la troisième classe. On appelle lamaserie une réu- 
nion de petites maisons bâties tout à l'entour d'un ou de 
plusieurs temples bouddhiques; ces habitations sont plus 
ou moins grandes, plus ou moins belles, suivant les facul- 
tés de ceux qui en sont les propriétaires. Les Lamas qui 
vivent ainsi en communauté, sont ordinairement plus régu- 
liers que les autres; ils sont plus assidus à la prière et à 
l'étude, n leur est permis de nourrir chez eux quelques 
bestiaux ; des vaches pour leur donner le lait et le beurre, 
base de leur nourriture journalière ; un cheval pour aller 



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VM VOYAGE DANS LA TAUTAUIE. 

faire quelques courses dans le désert^ et des moutons pour 

se régaler aux jours de fête. 

En général, toutes les lamaseries ont des fondations^ soit 
royales, soit impériales ; à certaines époques de Tannée les 
revenus sont distribués aux Lamas, suivant le degré qu'ils 
ont atteint dans la hiérarchie. Ceux qui ont la réputation 
d'être savants médecins, ou habiles tireurs de bonne-aven- 
ture, ont souvent occasion de recueillir en outre d'excel- 
lentes aubaines ; cependant on les voit rarement devenir 
riches. Les Lamas, avec leur caractère enfantin et impré- 
voyant, ne savent pas user modérément des biens qui leur 
sont venus tout à coup; ils dépensent l'argent avec au- 
tant de facilité qu'ils le gagnent. Tel Lama, qui la veille 
portait des habits sales et déchirés, rivalisera le lendemain, 
par la richesse de ses vêtements, avec le luxe des plus 
hauts dignitaires de la lamaserie. Aussitôt qu'il a à sa dis- 
position de l'argent ou des animaux, il court à la ville de 
commerce la plus rapprochée, s'habiller pompeusement 
de haut en bas; mais il est toujours probable qu'il n'usera 
pas lui-même ces magnifiques habits. Après quelques mois, 
il s'acheminera de nouveau vers la station chinoise, non 
plus pour faire l'élégant dans les beaux magasins de soie- 
ries, mais pour déposer les robes jaunes au Hont-de-Piété; 
et puis les Lamas ont beau avoir la volonté et l'espérance 
de retirer ce qu'ils portent au Tang-Pou, ils n'y réussissent 
presque jamais. Pour s'en convaincre, il n'est besoin que 
de parcourir les magasins de friperie dans les villes Tartiiro- 
chinoises; ils sont toujours encombrés d'objets lamanes- 
ques. 
Les Lamas sont en très-grand nombre dans la Tartarie; 



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VOYAGE Dans là TARTâRIË. 493 

d'après ce que nous avons pu remarquer^ nous croyons 
pouvoir avancer, sans crainte d'erreur, qu'ils conoposent au 
moins un tiers de la population. Dans presque toutes les 
familles, à TexcepUon de Tatné qui reste homme noir, 
tous les autres enfants mâles sont Lamas. Les Tartares 
embrassent cet état forcément, et non par inclination; ils 
sont Lamas ou hommes noirs, dès leur naissance, suivant 
la volonté de leurs parents, qui leur rasent la tête ou lais- 
sent croître leurs cheveux. Ainsi, à mesure qu'ils croissent 
en âge, ils s'habituent à leur état, et dans la suite une cer- 
taine exaltation religieuse finit par les y attacher forte* 
ment. 

On prétend que la politique de la dynastie Mantchoue 
tendrait à multiplier en Tartarie le nombre des Lamas; des 
Mandarins chinois nous l'ont assuré, et la chose parait 
assez probable. Ce qu'il y a de certain, c'est que le gou« 
vemement de Péking, pendant qu'il laisse dans la misère 
et l'abjection les bonzes chinois, honore et favorise le la- 
manisme d'une manière toute particulière. L'intention se* 
crête du gouvernement serait, dit-on, de &ire augmenter 
le nombre des Lamas, et d'arrêter par ce moyen les pro- 
grès de la population en Tartarie. Les souvenirs de l'an*^ 
cienne puissance des Mongols le préoccupent sans cesse; il 
sait qu'autrefois ils ont été maîtres de l'empire; et dans la 
crainte d'une nouvelle invasion, il s'applique à les affiûblir 
par tous les moyens possibles. Cependant, quoique la Mon-* 
goUe soit Irès-peu peuplée, eu égard à son immense éten- 
due de terrain, il peut en sortir au premier jour une armée 
formidable. Un grand Lama, le Guison-Tamba, par exem« 
pie , n'aurait qu'à faire un geste; et tous les Mongols, de- 

T. I. io 



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lui VOÏÂGE DAiNS LA TAUTAKIE. 

puis les frontières de la Sibérie jusqu'aux extrémités du 
Thibet, se levant oonune un seul homme^ iraient se préci- 
piter-avec la véhémence d*un torrent partout ou la voix de 
leur saint les appellerait. La paix profonde dont ils jouis- 
sent, depuis plus de deux siècles, semblerait avoir dû éner- 
ver leur caractère belliqueux* Cependant on peut encore 
remarquer qu'ils n'ont pas tout--à-fait perdu le goût des 
aventures guerrières* Les grandes campagnes du Khan- 
Tcing-Kîs, qui les conduisait à la conquête du monde, ne 
sont pas sorties de leur mémoire ; durant les longs loisirs de 
la vie nomade, ils aiment à s'en entretenir, et à repaitre 
ainsi leur imagination de vagues projets d'envahissement. 

Durant notre court séjour dans la Ville-Bleue, nous ne 
cessâmes d'avoir des relations avec les Lamas des plus 
fameuses lamaseries, cherchant toijgours à prendre de nou- 
veaux renseignements sur l'état du Bouddhisme en Tarta- 
rie et dans le Thibet. Tout ce qu'on nous dit, ne servit 
qu'à nous confirmer de plus en plus dans ce que nous 
avions appris par avance à ce sujet* Dans la Ville-Bleue, 
comme à Toton^Noary tout le monde nous répétait que la 
doctrine nous apparaîtrait plus sublime et plus lumineuse 
à mesure que nous avancerions vers l'occident* D'après ce 
que racontaient les Lamas qui avaient visité le Thibet 
Uia^Ssa était comme un grand foyer de lumière, dcMit les 
rayons allaient toujours s'affiiiblissant, en s'éloignant de 
leur centre. 

Un jour nous eûmes occasion d'entr«temr pendant 
quelque temps un Lama thibétain; les choses qu'il nous 
dît, en matière de religion, nous jetèrent dans le plus grand 
étounement. Un exposé de ht doctrine chrétienne que 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. J'Xi 

nous lui fîmes succinctement, parut peu le surprendre; il 
nous soutenait même que notre langage ne s'éloignait pas 
des croyances des grands Lamas du Thibet. — Il ne faut 
pas confondre, disait-il, les vérités religieuses, avec les 
nombreuses superstitions qui exercent Ja crédulité des 
ignorants. Les Tartares sont simples, ils se prosternent 
devant tout ce qu'ils rencontrent^ tout est Borhan à leurs 
yeux. Les Lamas, les livres de prières, les temples, les 
maisons des lamaseries, les pierres mêmes, et les ossements 
qu'ils amoncèlent sur les montagnes, tout est mis par 
eux sur le même rang^ à chaque pas ils se prosternent à 
terre, et portent leurs mains jointes au front en criant : 
Borhan, Borhan. — Mais les Lamas n'admettent-ils pas 
aussi des i9orAan« innombrables? — Ceci demande une 
explication, dit-il en souriant^ il n'y a qu'un seul et uni- 
que souverain qui a créé toutes choses, il est sans com- 
mencement et sans fin. Dans le Dchagar (l'Inde), il porte 
le nom de Bouddha, et dans le Thibet celui de Samtchè- 
Mitchéba (Étemel tout-puissant); les Dcha-Mi (Chinois), 
rappellent Fû, et les Sok-po-Mi (Tartares) le nomment Bor- 
han.*— Tu dis que Bouddha est unique; dans ce cas là, que 
seront le Talé-Lama de Lha^Ssa, le Bandchan du Djachi- 
Loumbo, le Tsong-Kaba des Sifan, le Kaldan de Tolon- 
Noor, le Guison-Tamba du Grand-Kouren, leHobilgan de 
la Ville-Bleue, les Hotoktou de Péking, et puis tous ces 
iMMnbreux Chaberons (1) qui résident dans les lamaseries 
de la Tartarie et du Thibet? -^ Tous sont également 

(1) En style lamanesque, on nomme Chaberons tous ceux qui, après 
leur mort, subissent des incarnations successites; ils sont regardés 
comme des Bonddha^vivants. 



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hiG VOYACE DANS LA TAKTABIE. 

Bouddha. — Bouddha est*il visible? — Non^ il est sans 
corps ; il est une substance spirituelle. — Ainsi Bouddha est 
unique; et pourtant il existe des Bouddha innombrables^ 
tels que les Chaberons et les autres... Bouddha est in- 
corporel, on ne peut le voir; et pourtant le Talé-Lama, le 
Guison-Tamba et tous les autres Chaberons sont visibles, 
et ont reçu un corps semblable au nôtre... Comment expli- 
ques-tu cela? — Cette doctrine, dit-il, en étendant le bras et 
en prenant un accent remarquable d'autorité, cette doc- 
trine est véritable ; c'est la doctrine de l'occident, mais 
elle est d'une profondeur insondable ; on ne peut l'expli- 
quer jusqu'au bout... 

Les paroles de ce Lama thibétain nous étonnaient étran- 
gement; l'unité de Dieu, le mystère de l'Incarnation, le 
dogme de la présence réelle nous paraissaient comme en- 
veloppés dans ses croyances ; cependant, avec des idées 
si saines en apparence, il admettait la métempsycose et 
une espèce de panthéisme dont il ne pouvait se rendre 
compte. 

Ces nouveaux renseignements sur la religion de Boud- 
dha nous firent augurer que nous trouverions en effet, 
parmi les Lamas du Thibet, un symbolisme plus épuré et 
au-dessus des croyances du vulgaire. Nous persistâmes 
donc dans la résolution que nous avions déjà adoptée, de 
pousser toujours en avant vers l'occident. 

Au moment de nous mettre en route, nous fîmes, selon 
l'usage, appeler le chef de rhotellerie, afin de régler les 
comptes. Nous avions calculé qu'un loyer de quatre jours 
pour trois honunes et six animaux, nous coûterait au 
moins deux onces d'argent ^ aussi fûmes-nous agréable- 



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VOYAGE DANS LA TARTARÏE. 107 

ment surpris d'entendre l'aubergiste nous dire : Seigneurs 
Lamas, ne comptons pas; versez trois cents sapèques h 
la caisse; et que cela suffise... Ma maison, ajouta-t-il, est 
nouvellement établie, et je prétends lui faire une bonne 
réputation. Puisque vous êtes d'un pays éloigné, je veux 
que vous puissiez dire h vos illustres compatriotes, que 
mon hôtellerie est digne de leur confiance... Nous lui ré- 
pondîmes que nous parlerions partout de son désintéresse- 
ment, et que nos compatriotes, lorsqu'ils auraient occasion 
de visiter la Yille-Bleue, ne manqueraient certainement 
pas de descendre à l'hôtel des Trois-Perfections. 



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198 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 



CHAPITRE VI. 

Rencontre d'un mangeur de Tartares. — Perte d'Arsalan. — Grande 
caravane de chameaux. — Arrivée de nuit à Tchagan- Kouren, — 
On refuse de nous recevoir dans les auberges. — Logement dans 
une bergerie. — Débordement du fleuve Jaune. — Aspect de Tchn- 
gan*Kouren. ^ Départ à travers les marécages. — Louage d*ane 
barque. — Arrivée sur les bords du fleuve Jaune. — Campement 
sous le portique d'une pagode. — Embarquement des chameaux. 
— Passage du fleuve Jaune. — Pénible marche dans les terres 
inondées. «-* Campement an bord de Teau. 



Nous quittâmes la VîUe-Bleue le quatrième jour de la 
neuvième lune; il y avait déjà plus d'un mois que nous 
étions en voyage. Ce ne fut qu'avec de grandes difficultés 
que la petite caravane put arriver hors de la ville. Les rues 
étaient encombrées d'hoinme«, de charrettes, d'animaux, 
et de bancs où les commerçants étalaient leurs diverses 
marchandises; nous ne pouvions avancer qu'à petits pas, 
et souvent même nous étions forcés de faire de longues 
haltes, avant de pouvoir gagner du terrain. Il était près 
de midi quand nous parvînmes enfin aux dernières mai- 
sons de la ville, du côté de la porte occidentale. Là seu- 
lement, sur une route large et unie, nos chameaux purent 
cheminer à leur aise de toute la longueur de leur pas. 
Une chaîne de rochers escarpés, qui s'élevaient à notre 
droite, nous mettait si bien à l'abri du vent du nord, que 
la rigueur de la saison ne se faisait nullement sentir. I^e 



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VOYAGE DANS LA TARTARÏK. IdO 

pays que nous parcourions était toujours dépendant du 
Toumet occidental. Nous retrouvâmes partout les mêmes 
marques d'aisance et de prospérité, que nous avions re- 
marquées à Forient de la ville. De tous côtés c'étaient de 
nombreux villages, avec tout leur accompagnement de la 
vie agricole et commerciale. Quoiqu'il ne nous fÙt pas pos- 
sible de dresser la tente au milieu des champs cultivés, 
nous voulûmes pourtant, autant que les circonstances le 
permettaient, nous retremper dans nos habitudes tartares. 
Au lieu d'entrer dans une hôtellerie pour prendre le repas 
du matin, nous allions nous asseoir sous un arbre ou au 
pied d'un rocher, et là nous déjeûnions avec quelques 
petits pains frits à l'huile, dont nous avions fait provision 
à la Ville-Bleue. Les allants et les venants riaient volon- 
tiers, en voyant cette manière de vivre un peu sauvage; 
mais au fond ils n'étaient nullement surpris. Les Tartares, 
peu accoutumés aux mœurs des peuples civilisés, ont le 
droit de faire leur cuisine au milieu des chemins, même 
dans les pays où les auberges sont le plus multipliées. 

Pendant la journée, cette façon de voyager n'avait au- 
cun inconvénient; mais comme il n'eût pas été prudent 
de passer la nuit dans la campagne, au soleil couché nous 
nous retirions dans une hôtellerie. Le soin de nos animaux, 
d'ailleurs, l'exigeait impérieusement. Ne trouvant rien à 
brouter dans la route, nous ne pouvions nous dispenser 
de leur acheter du fourrage, sous peine de les voir bientôt 
tomber d'inanition. 

Le second jour après notre départ de la Ville-Bleue , 
nous rencontrâmes, dans l'auberge où nous passâmes la 
nuit, un singulier personnage. Nous venions de décharger 



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»)0 VOYAGE DANS LA TAUTAUIE. 
nos cbameanx el de les attacher à une crèche sous un 
hangar, lorsque nous vîmes entrer dans la grande cour, 
un voyageur qui tirait après lui par le licou, un choval 
maigre et efflanqué; ce personnage n^était pas de rielic 
taille, mais en retour il avait un embonpoint prodigieux. 
Il était coiffé d*un large chapeau de paille, dont les rebords 
flexibles descendaient jusque sur ses épaules; un long 
sabre, qui pendait à sa ceinture, contrastait avec Fair réjoui 
de sa figure. — Intendant de la marmite, s'écria-t-il, en 
entrant, y-a-t-il place pour moi dans ton auberge? — Je 
n'ai qu'une chambre à donner aux voyageurs ; trois hom- 
mes mongols, qui viennent d'arriver tout à l'heure, l'occu- 
pent actuellement. Va voir s'ils peuvent te recevoir 

Le nouveau^venu se dirigea pesamment vers l'endroit où 
nous étions déjà installés. — Paix et bonheur. Seigneurs 
Lamas; occupez- vous toute la place de cette chambre? 
N'y en aurait-il pas encore un peu pour moi ? — Pourquoi 
n'y en aurait-il pas pour toi, puisqu'il y en a pour nous? 
Est-ce que nous ne sommes pas les uns et les autres des 
voyageurs? — Excellente parole, excellente parole ! Vous 
êtes Tartares, moi je suis Chinois; mais vous compre- 
nez merveilleusement^ les rites , vous savez que tous les 

hommes sont frères Après avoir dit ces mots, il alla 

attacher son cheval à la crèche, à côté de nos animaux ; 
puis il déposa son petit bagage sur le Rang, et s'étendit 
tout de son long comme un homme harassé... Ah*ya, 
ah-ya! faisait-il, me voici donc à l'auberçe;.... ah-ya, 
comme il fait bien meilleur ici qu'en route!.... ah-ya, 
voyons que je me repose un peu ! — Où vas-tu, lui dîmes- 
nous, pourquoi portes-tu un sabre quand tu voyages? 



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VOYAGE DANS LA TAnTAP.IE. 201 
Ab-ya, j'ai déjà fait beaucoup de chemin, et j'en ai en- 
core bien davantage à faire Je parcours les pays tar- 

lares; dans ces déserts il est bon d'avoir un sabre au côté, 
car on n'est pas toujours sûr de rencontrer de braves gens. 
— > Est-ce que tu serais de quelque société chinoise pour 
Texploitation du sel ou des champignons blancs? — Non, 
je suis d'une grande maison de commerce de Péking: je 
suis chargé d'aller réclamer les dettes chez les Tartares... 
Et vous autres, où allez-vous ? — Ces jours-ci nous passe- 
rons le fleuve Jaune à Tchagan^-Kouren, et nous continue- 
rons notre roule vers l'occident, en traversant le pays des 
Ortous. — Vous n'êles pas Mongols, à ce qu'il paraît. — 
Non, nous sommes du ciel d'occident. — Ah-ya. nous 
sommes donc à peu près la même chose, notre métier 
n'est pas différent. Vous êtes, comme moi, mangeurs de 
Tartares. — Mangeurs de Tartares,... dis-tu; mais qu'est- 
ce que cela signifte? — Oui, notre métier c'est de manger 
les Mongols. Nous autres, nous les mangeons par le com- 
merce, et vous autres par les prières. Les Mongols sont 
simples; pourquoi n'en profiterions-nous pas, pour gagner 
de l'argent? — Tu te trompes; depuis que nous sommes 
en Tartane, nous avons fait de grandes dépenses, mais , 
nous n'avons jamais pris aux Mongols une seule sapèque. 
— Ah-^a, ah-ya! — Tu te figures que nos chameaux, 

notre bagage, tout cela vient des Tartares Tu te 

trompes, tout a été acheté avec l'argent venu de notre 
pays. — Je croyais que vous étiez venus en Tartarie pour 
réciter des prières. — Tu as raison, nous y sommes 
en effet pour cela; nous ne savons pas faire le com- 
merce... Nous entrâmes dans quelques détails pour feire 



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%)2 VOYAGE DANS LA TARTAHIE. 

comprendre à ce bon vivant la différence qui existe entre 
les adorateurs du vrai Dieu et les sectateurs de Bouddha. 
Le désintéressement des ministres de la religion Tétonnait 
par-dessus tout. — Dans ce pays, disait-îl, les choses ne 
vont pas comme cela. Les Lamas ne récitent jamais des 
prières gratis... Pour mon compte, si ce n'était l'argent, 
je ne mettrais pas le pied dans la Tartarie... A ces mots, 
il se prit à rire avec épanouissement, tout eu avalant de^ 
grandes rasades de thé. — Ainsi ne dis pas que nous 
sommes du même métier ; dis simplement que tu es man- 
geur de Tartares. — Ah! je vous en réponds, s'écria-t-il 
avec Taccent d'un homme profondément convaincu ; nous 
autres marchands, nous sommes de véritables mangeurs 
de Tartares; nous les rongeons, nous les dévorons à belles 
dents. — Nous serions curieux de savoir comment tu t'y 
prends pour faire de si bons repas en Tartarie? — En 
vérité, est-ce que vous ne connaissez pas les Tartares? 
N'avez-vous pas remarqué qu'ils sont tous comme des 
enfants? Quand ils arrivent dans les endroits de com- 
merce, ils ont envie de tout ce qu'ils voient. Ordinaire- 
ment ils n'ont pas d'argent, mais nous venons à leur 
secours; on leur donne les marchandises] à crédit, et à ce 
titre ils doivent, comme de juste, les payer plus cher. 
Quand on emporte des marchandises, sans laisser de l'ar- 
gent, il faut bien qu'il y ait un petit intérêt de trente ou 
quarante pour cent. N'est-ce pas que cela est très-juste ? 
Petit à petit les intérêts s'accumulent, et puis on compte 
les intérêts des intérêts. Cela ne se fait qu'avec les Tar- 
tares; en Chine les lois de l'Empereur s'y opposent. Mais 
nous, qui sommes obligés de courir sans cesse dans la 



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VOYAGE DANS LA TARTAHÎE. 205 

Terre des herbes, nous pouvons bien exiger Tîntërôt de 
l'intérêt... N'est-ce pas que cela est très-juste? Une dette 
tartare ne s'éteint jamais ; elle se transmet de génération 
en génération. Tous les ans, on va chercher les intérêts, 
qui se paient en moutons, bœufs, chameaux, chevaux, etc. 
Cela vaut infiniment mieux que l'argent. Nous prenons les 
animaux des Tartares à bas prix, et puis nous les vendons 
très-cher sur le marché. ! la bonne chose qu'une dette 
tartare ! C'est une véritable mine d'or. 

Ce Yao-Tchang-Ti (exigeur de dettes), tout en nous 
exposant son système d'exploitation, ne cessait d'accom- 
pagner ses paroles de grands éclats de rire. Il parlait très- 
bien la langue mongole; son caractère était en même 
temps plein de souplesse et d'énergie. Il était facile de 
concevoir, que des débiteurs tartares devaient se trouver 
peu à leur aise entre ses mains. Comme il le disait lui- 
même, dans son langage pittoresque, c'était un véritable 
mangeur de Tartares. 

Le jour n'avait pas encore paru, que le Yao-Tchang-Tt 
était sur pied. — Seigneurs Lamas, nous dit-il, je vais 
seller mon cheval et partir tout de suite; aujourd'hui je 
veux faire route avec vous. — Singulier moyen de faire 
route avec le monde, que de partir quand on n'est pas en- 
core levé. — ^Ah-ya, ah-ya ! avec vos chameaux, vous autres, 
vous allez vite; vous m'aurez bientôt attrappé. Nous arri- 
verons ensemble à Y Enceinte-Blanche, Tchagan-Kouren. 
Il partit, et nous continuâmes à reposer jusqu'au lever du 
soleil. 

Cette journée nous fut funeste, nous eûmes à déplorer 
une perte; après quelques heures de marche, nous nous 



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20 1 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

aperçûmes qu'Arsalan ne suivait plus la caravane. Nous 
fimes une halte, et Samdadchiemba monté sur son petit 
mulet noir rebroussa chemin pour aller à la découverte. II 
parcourut tous les villages que nous avions rencontrés 
sur notre route; mais ses recherches furent inutiles, il re- 
vint sans avoir trouvé Ârsalan. — Ce chien était chinois, dit 
Samdadchiemba, il n'était pas ae<^utumé à la vie no- 
made; il se sera fatigué de courir le désert, et aura pris 
du service dans les terres cultivées... Que faut-il faire? 
faut -il attendre encore?— Non, partons; il est déjà tard, et 
il y à encore loin d'ici à X Enceinte-Blanche. — S'il n'y a 
pas de chien, hé bien, soit ; qu'il n'y ait pas de chien ; est-ce 
que nous ne pourrons pas faire route sans lui?... Après ces 
paroles sentimentales de Samdadchiemba, nous nous re* 
mîmes en route. 

Tout d'abord la perle d' Arsalan nous contrisla un peu ; 
nous étions accoutumés à le voir aller et venir dans les 
prairies, se jouer à travers les grandes herbes, courir après 
les écureuils gris, et donner l'épouvante aux aigles qui se 
posaient dans la plaine. Ses évolutions continuelles ser- 
vaient à rompre la monotonie des pays que nous parcou- 
rions, et abrégeaient en quelque sorte la longueur de la 
route. Sa fonction de portier était surtout un titre à nos 
regrets. Cependant, après que nos premiers mouvements 
de sensibilité furent passés, une mûre réflexion vint nous 
faire comprendre que cette perte n'était pas tout-à-fait 
aussi grande que nous l'avions d'abord imaginé. A mesure 
que nous avions fait des progrès dans la vie nomade, 
notre appréhension des voleurs s'était diminuée. Arsalan 
d'ailleui^ faisait assez mal son office de gardien ; des mar- 



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VOYAGE DA^S LA TAUTAIUK. 205 

ches journalières et forcées lui donnaient pendant la nuit 
un sommeil que rien ne pouvait troubler. La chose allait 
si loin^ que tous les matins nous avions beau aller et venir 
pour plier la tente et charger nos chameaux, Arsalan était 
toujours à récart, étendu parmi les herbes, et dormant 
d'un sommeil de plomb. Nous étions obligés de lui donner 
des coups pour l'avertir que la caravane alfait se mettre en 
route. Une fois, un chien vagabond fit sans aucune oppo- 
sition son enti'ée dans notre tente pendant la nuit, et eut 
le temps de dévorer notre bouillie de farine d'avoine, plus 
une chandelle, dont nous trouvâmes la mèche et quelques 
débris hors de la tente. Une considération d'économie finit 
enfin par calmer entièrement notre chagrin ; il fallait tous 
les jours à Ârsalan une ration de farine, pour le moins 
aussi grosse que celle de chacun de nous. Or nous n'é- 
tions pas assez riches pour avoir continuellement assis à 
notre table un hôte de trop bon appétit, et dont les ser- 
vices étaient incapables de compenser les dépenses qu'il 
nous occasionnait. 

D'après les renseignements qu'on nous avait donnés^ 
nous devions arriver ce jour-là même à VEnceinte-Blan" 
che. Le soleil s'était déjà couché, et nous avions beau re* 
garder au loin devant nous, on n'apercevait rien poindre 
à l'horizon qui annonçât la présence d*une ville. Enfin, 
nous découvrîmes dans le lointain comme des nuages 
épais de poussière qui semblaient s'avancer vers nous. Peu 
à peu nous vîmes clairement se dessiner les grandes 
formes de nombreux chameaux conduits par des commer» 
çants turcs ; ils transportaient'à Péking des marchandises 
venues des provinces de l'ouest. L'aspect de potre petite 



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iOO VOYAGE DANS LA TAHTAHfE. 

caravane était bien misérable à côté de cette interminable 
file de chameaux, tous chargés de caisses enveloppées de 
peaux de buffle. Nous demandâmes au conducteur qui ou- 
vrait la marche, si nous étions encore loin de Tchagan^ 
Kowen. — Vous voyez ici, dit-il en riant malicieusement^ 
un bout de notre caravane ; Tautre extrémité n'est pas en* 
core sortie de là ville. — ^Herci, lui répondlmes-nous, dans 
ce cas nous serons bientôt arrivés. — Oui, bientôt, vous avez 
tout au plus une quinzaine de lis.-^omment cela quinze 
lis? pourquoi dis-tu que tous tes chameaux ne sont pas 
encore sortis de Tckagan-Kourenf — Ce que je dis est vrai, 
mais vous ne savez pas que nous conduisons au moins dix- 
mille chameaux. — S'il est ainsi, nous n'avons pas de 
temps à perdre; bonne route, allez en paix; et nous 
pressâmes aussitôt notre marche. 

Ces chameliers avaient sur leur figure, noircie par le so* 
leil, quelque chose de sauvage et de misanthrope. Enve^ 
loppés des pieds à la tète avec des peaux de bouc, ils 
étaient placés entre les bosses de leurs chameaux, à peu 
près comme des ballots de marchandises; à peine s'ils dai- 
gnaient tourner la tête pour nous regarder. Cinq mois de 
noarche à travers le désert les avait presque entièrement 
abrutis. Tous les chameaux de cette fameuse caravane por- 
taient suspendues à leur cou des cloches thibétaines, dont 
le èon argentia et varié produisait une musique harmo- 
nieuse^ et qui contrastait avec la physionomie morne et ta* 
citurne des chameliers. Notre marche pourtant les forçait 
bien quelquefois à rompre le silence ; le malin Dchiahour 
avait trouvé moyen de les contraindre à faire attention à 
nous. Quelques chameaux, plus timides que les autres, s'ef- 



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VOYAGE DAiNS LA TARTAIUIî:. 207 

farouchaient à la vue de notre petit mulet, qu'ils prenaient 
sans doute pour une bête fauve. Cherchant alors à s'échap- 
per du côté opposé, ils entraînaient dans leur fuite les cha- 
meaux qui les suivaient ; de sorte que la caravane prenait 
par cette manœuvre la forme d'un arc immense. Ces brus- 
ques évolutions réveillaient un peu les chameliers de leur 
morne assoupissement; ils faisaient entendre un sourd 
grommèlement, et nous lançaient un regard sinistre pendant 
qu'ils ramenaient la file au milieu de la route. Samdad- 
chiemba, au contraire, riait aux éclats; nous avions beau 
lui crier de se tenir un peu à l'écart, pour ne pas effarou- 
cher les chameaux, il faisait la sourde oreille. Le déban- 
dement de la caravane était pour lui un ravissant spectacle, 
et c'était à dessein qu'il faisait incessamment caracoler son 
petit mulet noir. 

Le premier chamelier ne nous avait pas trompés. Sa file de 
chameaux était en effet interminable. Nous marchâmes jus- 
qu'à la nuit, resserrés à notre droite par la chaîne des 
rochers, et à notre gauche par la caravane qui s'avançait 
sous la forme d'ime barrière ambulante, et quelquefois, 
grâce à Samdadchiemba, conmie une grande spirale. 

II était nuit close, et nous étions encore en chemin, sans 
trop savoir où nous nous dirigions. Nous rencontrâmes un 
Chinois monté sur un âne , et qui s'en allait précipitam- 
ment.— Frère aîné, lui dîmes-nous, est-ce que Y Enceinte- 
Blanche est encore loin? — Non, frères, vous en êtes tout 
près. Voyez-vous, là-bas, scintiller ces lumières, ce sont 
celles de la ville; vous n'avez que cinq lis de route... C'é- 
tait beaucoup que cinq lis, pendant la nuit , et dans un 
pays inconnu; mais il fallut se résigner. Le ciel devenait 



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«08 VOYAGK DANS LA TARTARIE. 

de plus en plus bas et noir. Point de lune, point même 
d'étoiles pour éclairer un peu notre marche. Il nous sem- 
blait que nous marchions dans un ténébreux chaos et 
parmi des abîmes. Nous primes le parti d'aller à pied, 
dans l'espoir de voir un peu plus clair. Hais ce fut le con- 
traire : nous faisions quelques pas lentement et comme à 
tâtons ; puis, tout à coup, nous nous rejettions en arrière, 
de peur de heurter des montagnes ou de hautes murailles, 
qui paraissaient sortir subitement d'un abîme et se dresser 
devant nos yeux. Bientôt nous fômes ruisselants de sueur, 
et contraints de remonter sur nos animaux, dont la vue était 
plus sûre que la nôtre. Parbonheur que les charges de nos 
chameaux étaient solidement attachées. Quelle misère si, 
au milieu de ces ténèbres, les bagages eussent chaviré, 
comme il arrivait souvent pendant les premiers jours de 
notre voyage ! 

Nous arrivâmes à Tchagan-Kouren, sans pour cela voir di- 
minuer encore notre embarras. Nous étions dans une grande 
ville ; les auberges devaient y être nombreuses , mais où 
aller les chercher? Toutes les portes étaient fermées et 
personne dans les rues. Les chiens nombreux qui aboyaient 
et couraient après nous étaient les seuls indices que nous 
étions dans une ville habitée , et non pas dans une nécro- 
pole. Enfin, après avoir parcouru au hasard plusieurs rues 
désertes et silencieuses, nous entendîmes de grands coups 
de marteau résonner en cadence sur une enclume. Nous 
nous dirigeâmes de ce côté, et bientôt une grande lueur, 
une fumée épaisse, et des projectiles embrasés qui jaillis- 
saient dans la rue, nous annoncèrent que nous avions fait 
la découverte d une boutique de forgerons. Nous nous 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 209 

présentâmes à la porte, et nous priâmes très-humblement 
tous nos frères les forgerons de vouloir bien nous indiquer 
une auberge. D'abord on se permit quelques railleries sur 
les Tartares et sur les chameaux ; puis un garçon de la 
forge alluma une torche et sortit pour nous trouver 
un gite. 

Après avoir long-temps frappé et appelé à une première 
auberge, un homme se décida enfin à paraître. Il entr'ou- 
vrit sa porte et se mit à parlementer avec notre guide. 
Malheureusement, pendant ce temps-là , un de nos cha- 
meaux, vexé par un chien qui lui mordait les jambes, s'a- 
visa de pousser un grand cri. L'aubergiste leva la tête, jeta 
un coup-d'œil sur la pauvre caravane et referma soudain 
sa porte. Dans toutes les auberges où nous nous adres* 
sâmes, nous ftlmes accueillis à peu près de la même ma* 
nière. Aussitôt qu'on s'apercevait qu'il était question de 
loger des chameaux, on nous répondait, sans tergiverser, 
qu'il n'y avait pas de place. C'est que ces animaux sont, 
en effet, d'un grand embarras dans les auberges, et sou- 
vent la cause de grands désordres. Leur forme colossale 
et bizarre épouvante tellement . les chevaux, que souvent 
les voyageurs chinois, en entrant dans une hôtellerie, 
posent la condition qu'on n'y recevra pas de caravane 
tartare. Notre guide, ennuyé de voir tous ses efforts inu- 
tiles, nous souhaita une bonne nuit et s'en retourna dans 
sa forge. 

Nous étions brisés de faim, de soif et de fatigue; car il 
y avait long-temps que nous allions et venions au milieu 
d'une obscurité profonde, parcourant toutes les rues, sans 
trouver un endroit où nous pussions prendre tm peu de 



T. i. iA 



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210 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

repos. Dans cette triste et ftcheuse position, nous ne 
vîmes d'autre parti à prendre, que d'aller nous blottir, nous 
et nos animaux, dans quelque recoin, et d'attendre là, avec 
patience et pour l'amour de Dieu, que la nuit fût passée. 
Nous en étions à cette magnifique impression de voyage, 
lorsque nous entendîmes partir d'un enclos voisin des 
bêlements de moutons. Nous nous décidâmes à une der- 
nière tentative. Nous allâmes heurter à la porte, qui s'ou- 
vrit aussitôt. — Frère, ceci est-K;e une auberge? — Non, 
c'est une bergerie... Vous autres qui êtes- vous? — Nous 
sommes des voyageurs. La nuit nous a surpris en chemin ; 
lorsque nous sommes entrés dans la ville, toutes les auberges 
étaient fermées; personne ne veut nous recevoir Pen- 
dant que nous parlions ainsi, un vieillard s'avança, tenant 
à la main, pour s'éclairer une grosse branche enflammée. 
Aussitôt qu'il eut aperçu nos chameaux et notre costume... 
Mendoul Mendoul s'écria-t-il, seigneurs Lamas, entrez 
ici. Dans la cour il y a de la place pour vos animaux; ma 
maison est assez grande, vous vous reposerez ici pen- 
dant quelques jours... Nous avions rencontré une famille 
tartare, nous étions sauvés ! Mettre bas nos bagages et at- 
tacher nos animaux à des poteaux fut fait en un instant. 
Nous allâmes enfin nous asseoir autour du foyer mongol, 
où le thé au lait nous attendait. Frère, dîmes-nous au 
vieillard, il serait superflu de te demander si c'est à des 
Mongols que nous devons aujourd'hui l'hospitalité. — Oui, 
seigneurs Lamas , toute la maison est mongole. Depuis 
long-temps nous n'habitons plus sous la tente. Nous 
sommes venus bâtir ici une demeure pour faire le com- 
merce des moulons. Hélas ! insensiblement nous sommes 



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VOVAGE DANS LA TAUf AKIE. 2J1 

devenus chinois. — Votre manière de vivre a subi, ii est 
vrai, quelque changement, mais votre cœur est toujours 
demeuré tartare... Dans tout Tchagan^Kouren, nous n'a- 
vons pas rencontré une seule auberge chinoise qui ait 
voulu nous recevoir. — Ici le Tartare poussa un profond 
soupir^ et secoua tristement la tête. 

La conversation ne fut pas longue. Le chef de famille, 
qui avait remarqué Texcessive fatigue dont nous étions ac- 
cablés, avait déroulé un large tapis de feutre dans un coin 
de la salle; nous nous y étendîmes, en nous faisant un 
oreiller de notre bras, et dans un instant nous fûmes en- 
dormis d'un sommeil profond. Probablement nous serions 
demeurés dans la même position jusqu'au lendemain ma- 
tin , si Samdadchiemba n'était venu nous secouer pour 
nous avertir que le souper était prêt. Nous allâmes nous 
placer à côté de Tfttre, où nous trouvâmes deux grandes 
tasses de lait, des pains cuits sous la cendre, et quelques 
côtelettes de mouton bouilli , le tout disposé sur un esca- 
beau qui servait de table. C'était magnifique ! Après avoir 
soupe lestement et d'excellent appétit, nous échangeâmes 
une prise de tabac avec la famille , et nous retournâmes 
prendre notre sommeil où nous l'avions quitté. 

Le lendemain il était grand jour, quand nous nous le- 
vâmes. La veille, nous n'avions eu ni le temps ni la force 
de parler de notre voyage; aussi nous nous hâtâmes de 
communiquer notre itinéraire au Tartare, et de lui deman- 
der ses conseils. Aussitôt que nous eûmes dit que notre 
projet était de traverser le fleuve Jaune , et de continuer 
noti e route à travers le pays des Ortom, des exclamations 
s'élevèrent de toute part. — Ce voyage est impossible^ dit 



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9Ai VOYAGE DANS LA TARTAIUE. 

le vieux Tartare; le fleuve Jaune a débordé, depuis huit 

jours^ d'une manière affreuse : les eaux ne sont pas encore 

retirées, elles inondent toute la plaine Cette nouvelle 

nous fit frissonner ; car nous n'étions nullement préparés 
à trouver à Tchagan-Kouren un si sérieux obstacle. Nous 
savions bien que nous aurions à passer le fleuve Jaune, 
peut-être sur une mauvaise barque, et que cela serait d'un 
grand embarras à cause de nos chameaux; mais nous n'a- 
vions jamais pensé nous trouver en présence du Hoang- 
Hoy à l'époque d'un de ses plus fameux débordements. 
Outre que la saison des grandes pluies était passée depuis 
long-temps, cette année la sécheresse avait été à peu près 
générale. Ainsi il avait été impossible de s'attendre à une 
pareille crue d'eau. Cet événement surprenait aussi beau- 
coup les gens du pays; car annuellement les déborde- 
ments avaient lieu vers la sixième ou la septième lune. 

Dès que nous eûmes appris cette fâcheuse nouvelle, nous 
nous dirigeâmes promptement hors la ville, afin d'exami* 
ner par nous-mêmes, si les récits que nous avions entendus 
n'étaient pas exagérés. Bientôt nous pûmes nous convain- 
cre qu'on nous avait dit exactement la vérité. Le fleuve 
Jaune était devenu comme une vaste mer, dont il était im- 
possible d'apercevoir les limites. On voyait seulement, de 
loin en loin, des ilôts de verdure, des maisons, et quelques 
petits villages qui semblaient flotter sur les eaux. Nous 
consultâmes plusieurs personnes sur le parti que nous 
avions à prendre en cette déplorable circonstance. Mais les 
opinions n'étaient guère unanimes. Les uns disaient qu'il 
était inutile de penser à poursuivre notre route ; que, dans 
les endroits d*où les eaux s'étaient retirées, la vase était si 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 213 

glissante et si profonde, que les chameaux ne pourraient 
pas avancer ; que nous avions surtout à redouter lesplaines, 
encore inondées, où Ton rencontrait, presque à chaque pas, 
des précipices. D'autres avaient des paroles moins sinistres 
à nous dire ; ils nous assuraient que nous trouverions des 
barques, disposées d'étape en étape, pendant trois jours ; 
qu'il en coûterait peu de chose pour faire transporter les 
hommes et les bagages ; quant aux animaux, ils pourraient 
facilement suivre dans Teau jusqu'à la grande barque, qui 
nous ferait passer le lit du fleuve. 

L'état de la question ainsi posé, il fallait prendre un parti. 
Rebrousser chemin nous paraissait chose moralement im- 
possible. Nous nous étions dit que. Dieu aidant, nous irions 
jusqu'à Lha-Ssa, en passant par dessus tous les obstacles. 
Tourner le fleuve en remontant vers le nord, cela aug- 
mentait de beaucoup la longueur de notre route, et nous 
contraignait de plus à traverser le grand désert de Gobi. 
Demeurer à Tckagan-Kouren, et attendre patiemment pen- 
dant un mois que les eaux se fussent entièrement retirées, 
et que le terrain fût devenu assez sec pour présenter aux 
pieds de nos chameaux un chemin sûr et facile ; ce parti 
pouvait paraître assez prudent d'une part, mais de l'autre 
il nous exposait à de graves inconvénients. Nous ne pou- 
vions vivre long-temps dans une auberge avec cinq ani- 
maux , sans voir diminuer et maigrir à vue d'oeil notre 
petite bourse. Restait un quatrième parti, celui de nous 
mettre exclusivement sous la protection de la Providence, 
et d'aller en avant^ en dépit des bourbiers et des maré- 
cages. Il fut adopté, et nous retoumftmes au logis faire nos 
préparatifs de départ. 



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214 VOYAGE DANS LA TARTARÎE. 

Tchogan-Kouren est une grande et belle ville toute nou- 
vellement bâtie. Elle ne se trouve pas marquée sur la carte 
de Chine éditée par M. Andrivau-Goujon. Cela vient sans 
doute de ce qu'elle n'existait pas encore au temps où les 
anciens PP. Jésuites, résidant à Péking, furent chargés 
par VemfevQxxv Khang-Hi de tracer les cartes de Tempire. 
Nulle part , en parcourant la Chine , la Mantchourie et la 
Mongolie, nous n'avons rencontré de ville semblable à celle 
de XEnceinteSlmche, Les rues sont larges, propres, et 
peu tumultueuses; les maisons régulières, et d'une tour* 
nure assez élégante» témoignent de Taisance des habitants. 
On rencontre quelques grandes places, ornées d'arbres 
magnifiques. Cela nous a d'autant plus frappés, qu'on ne 
voit jamais rien de semblable dans les villes do Chine. Les 
boutiques, tenues avec propreté, sont assez bien fournies 
des produits de la Chine , et quelquefois même de mar* 
chandises européennes , venues par la Russie. Cependant 
la proximité de la Ville-Bleue nuit beaucoup au commerce 
de Tchagan-Kouren, Les Tartares se rendent toujours plus 
volontiers à Koukour-Khotan, dont l'importance commer- 
ciale est depuis long*temps connue dans toutes les contrées 
mongoles. 

La visite de Tchagaa^Kourm nous avait pris beaucoup 
plus de temps, que nous avions d'abord résolu d'y consa- 
crer. Il était près de midi, quand nous rentrâmes à la 
maison tartare qui nous donnait l'hospitalité. Nous trou- 
vâmes Samdadchiemba impatienté et de mauvaise humeur. 
Il nous demanda l'ordre du jour avec un laconisme affecté. 
-^ Aujourd'hui, lui répondlmes-nous, il est trop tard pour 
nous mettre en route; demain nous partirons, et ce sera 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. âl.N 

par les Ortous : on dit qu'à cause de Tinondation il n*y a 
plus de route^ hé bien, nous en ferons une. — Ces paroles 
déridèrent subitement le front de notre Dchiabour. — Voilà 
qui est bien, dit-il; voilà qui est bien! Quand on entreprend 
un voyage comme le nôtre, on ne doit pas avoir peur des cinq 
éléments. Ceux qui ont peur de mourir en route, ne doivent 

pas franchir le seuil de la porte; voilà la règle Le Tar- 

tare de la bergerie voulut se hasarder à faire quelques ob- 
jections contre notre projet ; mais Samdadcbienoba ne nous 
laissa pas la peine d'y répondre ; il s'empara de la parole, 
et le réfuta victorieusement : il alla même jusqu'à se per- 
mettre quelques propos durs et railleurs envers ce bon 
vieillard. — On voit bien, lui dit-il, que tu n'es plus qu'un 
Âitat. Tu crois maintenant que, pour pouvoir se mettre 
en route, il est nécessaire que la terre soit sèche et que le 
ciel soit bleu. Tiens, tu viens de dire des paroles qui prou- 
vent que tu n'es plus un honune mongol. Bientôt on te 
verra aller garder tes moutons avec un parapluie sous le 
bras et un éventail à la main Personne n'osa plus ar- 
gumenter avec le Dchiahour; et il fut arrêté que le lende*- 
main nous mettrions à exécution notre plan, aussitôt que 
l'aube commencerait à blanchir. 

Le reste de la journée fut employé à faire quelques pro- 
visions de bouche. Dans la crainte de rester plusieurs 
jours au milieu des plaines inondées, et d'y manquer de 
chauffage, nous préparâmes une grande quantité de petits 
pains frits dans la graisse de mouton ; nos animaux ne fu- 
rent pas oubliés, ils eurent part aussi à notre sollicitude. 
La route allant devenir fatigante et diiOScile; nous leur 
servîmes à discrétion , pendant la soirée et pendant la 



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216 VOYAGE DANS LA TARTAUIEL 

nuil, du meilleur fourrage que nous pûmes trouver à ache- 
ter. De plus, aussitôt que le jour parut, on distribua gé- 
néreusement à chacun d'eux un solide picotin d'avoine. 

Nous nous mîmes eu marche le cœur plein de courage 
et de confiance en Dieu. Le vieux Tartare, qui nous avait 
si cordialement logés chez lui, voulut nous faire la conduite 
jusqu'au dehors de la ville. Là, il nous fit remarquer dans 
le lointain une longue traînée de vapeurs épaisses qui sem* 
blaient fuir d'occident en orient : elles marquaient le 
cours du fleuve Jaune. — A Tendroitoù vous apercevez ces 
vapeurs, nous dit le Tartare, il y a une grande digue qui 
sert à contenir le fleuve dans son lit, lorsque la crue des 
eaux n'est pas extraordinaire. Maintenant cette digue est à 
sec. Lorsque vous y serez parvenus, vous la remonterez 
jusqu'à cette petite pagode que vous voyez là-bas sur votre 
droite; c'est là que vous trouverez une barque qui vous 
portera de l'autre côté du fleuve Jaune. Ne perdez pas de 

vue cette petite pagode, et vous ne vous égarerez pas 

Après avoir remercié ce bon vieillard de toutes les atten- 
tions qu'il avait eues pour nous, nous continuâmes notre 
route. 

Bientôt nous nous trouvâmes engagés dans des champs 
remplis d'une eau jaunâtre et croupissante. Devant nous, 
l'œil n'apercevait que des marais immenses, seulement en- 
trecoupés de distance en distance par quelques petites di- 
gues que les eaux avaient depuis peu abandonnées. Les la- 
boureurs de ces contrées avaient été forcés de se faire ba- 
teliers, et on les voyait se transporter d'un endroit à un 
autre, montés sur des nacelles qu'ils conduisaient à tra- 
vers leurs champs. Nous avancions pourtant au milieu de 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 217 

ces terres inondées, mais c'était toujours avec une lenteur 
et une peine inexprimables. Nos pauvres chameaux étaient 
hors d'eux-mêmes; la molle terre glaise qu'ils rencon- 
traient partout sous leurs pas, ne leur permettait d'aller 
que par glissades. A voir leur tête se tourner incessam- 
ment de côté et d'autre avec anxiété ; à voir leurs jambes 
frissonner et la sueur ruisseler partout leurs corps, on eût 
dit à chaque instant qu'ils allaient défaillir. 

n était près de midi quand nous arrivâmes à un petit 
village; nous n'avions fait encore qu'une demi-lieue de 
chemin, mais nous avions parcouru tant de circuits, nous 
avions décrit tant de zig-zag dans notre pénible marche, 
que nous étions épuisés de fatigue. A peine ftimes-nous 
parvenus à ce village, qu'un groupe de misérables à peine 
recouverts de quelques haillons nous environna, et nous 
escorta jusqu'à une grande pièce d'eau devant laquelle 
nous fûmes contraints de nous arrêter; il n'y avait plus 
moyen d'avancer : ce n'était de toute part qu'un lac im- 
mense qui s'étendait jusqu'à la digue qu'on voyait s'élever 
sur les bords du fleuve Jaune. Quelques bateliers se pré- 
sentèrent et nous demandèrent si nous désirions passer 
Teau. Us s'engageaient à nous conduire jusqu'à la digue; 
de là, disaient-ils, nous pourrions aller facilement jusqu'à 
la petite pagode, où nous trouverions un bac... Nous de- 
mandâmes au patron de la barque combien il prendrait de 
sapèques pour cette traversée. — Peu de chose , dit-il , 
presque rien. Nous pourrons prendre sur nos barques les 
hommes, les bagages, le cheval et* le mulet ; un homme 
conduira les chameaux à travers le lac ; nos barques sont 
trop petites pour les recevoir. Vraiment, c'est bien peu de 



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218 VOYAGE DANS LA TARTAR1E. 

sapèques pour tant de travail, c'est endurer beaucoup de 
misère pour rien. •*- Tu as raison, c'est beaucoup de tra- 
vail, on ne te dit pas le contraire ; mais enfin prononce 
quelques paroles qui soient un peu claires. Combien 
exiges-tu de sapèques? — Oh! presque rien; nous sommes 
tous cies frères ; vous êtes des voyageurs , nous compre- 
nons tout cela, nous autres. Tenez, nous devrions vous 
prendre gratis sur notre barque, ce serait notre devoir... ; 
mais voyez nos habits, nous autres, nous sommes pauvres ; 
notre barque est tout notre avoir ; il faut bien qu'elle nous 
fasse vivre : cinq lis de navigation, trois hommes, un che- 
val, un mulet, des bagages...; tenez, parce que vous êtes 
des gens de religion, nous ne prendrons que deux mille sa- 
pèques... Le prix était exorbitant; nous ne répondîmes pas 
un seul mot. Nous tirâmes nos animaux par la bride, et 
nous rebroussâmes chemin, feignant de nous en retourner. 
A peine eùme&-nous fait une vingtaine de pas que le patron 
courut après nous. — Seigneurs Lamas, est-ce que vous ne 
voulez pas passer Feau sur ma barque? — Si, lui répondî- 
mes-nous sèchement ; miais tu es trop riche sans doute 
pour endurer un peu de misère. Si tu voulais louer ta 
barque, est-ce que tu demanderais deux mille sapèques? 
—-Deux mille sapèques, c'est le prix que je fais, moi ; vous 
autres, dites au moins combien. — Si tu veux cinq cents sa- 
pèques, partons vite ; il est déjà tard. — Revenez, Seigneurs 
Lamas, venez à l'embarcadère ; et il se saisit, en disant ces 
mots, du licou de nos animaux. Nous pensions que le prix 
était définitivement conclu ; mais à peine fûmes-nous ar- 
rivés sur les bords du lac, que le patron cria h un de ses 
compagnons.— Voyons, arrive ici ; aujourd'hui notre des- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 219 

tinés est mauvaise ; il faut que nous enduriûns beaucoup 
de misère pour bien peu de chose» Nous allons ramer pen* 
dant cinq lis, et qu bout du compte nous aurons mille et 
cinq cents sapèques à partager entre huit. — Mille et cinq 
cents sapèques, dimes*nous ? ceci est une nDoquerie ; nous 
partons...; et nous rebroussâmes chemin pour la seconde 
fois. Des entremetteurs, personnages inévitables dans toutes 
les affaires chinoises, se présentèrent et se chargèrent de 
régler le prix. Il fut enfin décidé que nous dépenserions 
huit cents sapèques : la somme était énorme ; mais nous 
n'avions pas d'autre moyen de poursuivre notre route. Ces 
bateliers le comprenaient ; aussi tirèi*ent*-il8 le meilleur 
parti possible de notre position. 

L'embarquement se fit avec une remarquable activité, 
et bientôt nous quittâmes le rivage. Pendant que nous 
avancions à force de rames sur la surface du lac, un 
homme monté sur un chameau, et tirant les deux autres 
après lui, suivait le chemin tracé par une petite embarca- 
tion que gouvernait un marinier. Celui-ci était obligé de 
sonder continuellement la profondeur de Feau, et le cha* 
melier devait être très^ttentif à diriger sa marche dans 
l'étroit sillage de la nacelle conductrice, de peur d'aller s'en- 
gloutir dans les gouffres cachés sous l'eau. On voyait les 
chameaux avancer à petits pas» dresser leur long cou, et 
quelquefois ne laisser apercevoir au-dessus du lac que leurs 
têtes et les extrémités de leurs bosses. Nous étions dans 
une continuelle anxiété $ car ces animaux ne sachant pas 
nager, il eût suffi d'un mauvais pas pour les faire dispa- 
raître au fond de l'eau. 

Grâce à la protection de Dieu, tout arriva heureusement 



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220 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

à la digue qu*on nous avait indiquée. Les bateliers, après 
nous avoir aidés à replacer à la hftte nos bagages sur les 
chameaux, nous indiquèrent le point vers lequel nous de- 
vions nous rendre. — Voyez-vous à droite ce petit miao 
(pagode)? A quelques pas du miao, voyez-^ous ces ca- 
banes en branches et ces filets noirs suspendus à de Ion* 
gués perches?... C'est là que vous trouverez le bac pour 
passer le fleuve. Marchez en suivant le bas de cetto digue, 
et allez en paix. 

Après avoir cheminé péniblement pendant une demi- 
heure le long de cqtte ligue, nous arrivâmes au bac. Les 
bateliers vinrent aussitôt à nous. — Seigneurs Lamas, 
nous dirent-ils, vous avez sans doute dessein de passer 
le Hoang-Ho... Mais voyez, ce soir la chose est impos- 
sible, le soleil est sur le point de se coucher. — Vos pa- 
roles sont sensées, nous travelrserons demain à Taube du 
jour. Cependant, ce soir, parlons du prix ; demain nous ne 
perdrons pas de temps à délibérer. — Ces bateliers chi- 
nois eussent préféré attendre au lendemain, pour dis- 
cuter ce point important. Ils espéraient que nous offririons 
une plus grosse somme quand nous serions sur le moment 
de nous embarquer. Dès Tabord , leurs exigences furent 
folles. Par bonheur il y avait deux barques qui se faisaient 
concurrence, sans cela nous étions ruinés. Le prix fut en- 
fin fixé à mille sapèques. Le trajet n*était pas long, il est 
vrai; car le fleuve était presque rentré dans son lit : mais 
les eaux étaient très-rapides, et de plus, les chameaux de- 
vaient monter sur le bateau. La somme, assez forte en elle- 
même nous parut pourtant convenable, vu la difficulté et 
la peine du passage. ^ 



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VOYAGE DANS LA TAUTARIE. 221 

Quand les affaires furent terminées, nous songeâmes au 
moyen de passer la nuit. Il ne fallait pas penser à aller 
chercher un asile dans ces cabanes de pécheurs; lors 
même que le local eût été assez vaste, nous aurions eu 
une répugnance insurmontable à placer nos effets, pour 
ainsi dire, entre les mains de ces gens. Nous connaissions 
assez les Chinois, pour ne pas trop nous fier à leur probité. 
Nous cherchâmes donc à dresser quelque part notre tente. 
Mais nous eûmes beau tourner et retourner, partout, aux 
environs, il nous fut impossible de découvrir un emplace- 
ment suffisamment sec. La vase ou les eaux stagnantes 
recouvraient le sol presque sur tous les points. A une cen- 
taine de pas loin du rivage était un petit miao ou temple 
d'idoles. On s'y rendait par un chemin étroit mais très- 
élevé. Nous y allâmes pour voir si nous ne pourrions pas 
y trouver un lieu de refuge. Tout était à souhait. Un por- 
tique , soutenu par trois colonnes en pierre , précédait la 
porte d'entrée, fermée avec un gros cadenas. Ce portique, 
construit en granit, s'élevait à quelques pieds au-dessus 
du sol, et on y montait à gauche, à droite et sur le devant, 
par cinq degrés. Nous décidâmes que nous y passerions 
la nuit. Samdadchiemba nous demanda si ce ne serait pas 
une superstition monstrueuse, d'aller dormir sur les mar- 
ches d'un miao. Quand nous eûmes levé ses scrupules, il 
fit des réflexions philosophiques. Voilà, disait-il, un miao 
qui a été construit par les gens du pays, en l'honneur du 
Dieu du fleuve. Cependant quand il a plu dans le Thibet, 
le Pousa n'a pas le pouvoir de le préserver de l'inonda- 
tion. Pourtant ce miao sert aujourd'hui à abriter deux 
Missionnaires de Jéhovalu et c'est la seule utilité qu il aura 



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'l>i VOYAGE DANS LA TAUTAKIE. 

eue Notre Dchiahour, qui tout d'abord avait eu des 

scrupules d'aller loger sous le portique de ce temple ido- 
Ifttrique, trouva ensuite cela magnifique; il riait sans cesse 
du contraste que la chose lui présentait. 

Après avoir bien arrangé notre bagage sur cet étrange 
campement, nous allâmes réciter notre rosaire sur les 
bords du Hoang-Ho. La lune était brillante, et éclairait cet 
immense fleuve, qui roulait, sur un sol plat et uni, ses eaux 
jaunâtres et tumultueuses. Le Hoang-Ho est, sans con- 
tredit, un des plus beaux fleuves qu'il y ait au monde. Il 
prend sa source dans les montagnes du Thibet, et traverse 
le Koukoi^Nor, pour entrer dans la Chine, par la province 
du KanSou. Il en sort en suivant les pieds sablonneux des 
monts A lécha, entoure le pays des Of^tous, et après avoir 
arrosé la Chine d'abord du nord au midi, puis d'occident 
en orient, il va se jeter dans la mer Jaune. Les eaux du 
jffoang-ffo, pures et belles à leur source, ne prennent une 
teinte jaunâtre qu'après avoir traversé les sablières des 
A lécha et des Ortom. Elles sont presque toujours de ni- 
veau avec le sol qu'elles parcourent ; et c'est à ce défaut 
général d'encaissement, qu'on doit attribuer les inondations 
si désastreuses de ce fleuve. Cependant ces terribles crues 
d'eau, qui sont si funestes à la Chine, ne nuisent que &i- 
blement aux Tartares nomades. Quand les eaux gran- 
dissent, ils n'ont qu'à ployer leur tente, et à conduire ail- 
leurs leurs troupeaux (1). 

(1) Le lit du fleuvê Jaune a subi de nombreuses et notables yaria^ 
tiens. Dans les temps anciens, son embouchure était située dans le 
golfe du Pe-Tchi'Li par 39 degrés Se latitude. Actuellement elle se 
trouve au 84« parallèle, à cent vingW-ciaq iieuea de distance du point 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 225 

Quoique ce fleuve Jaune , bux allures si sauvages, ncms 
eût déjà beaucoup contrariés, nous aimions à nous prome- 
ner pendant la nuit sur ses bords solitaires, et à pister 
Toreille au murmure solennel de ses ondes majestueuses. 
Nous en étions à ces contemplations des grands tableaux 
de la nature, lorsque Samdadchiemba vint nous rappeler au 
positif de la vie, en nousannonçant prosaïquement que notre 
farine d*avoine était cuite. Nous le suivîmes pour aller 
prendre notre repas, qui fut aussi court que peu somptueux. 
Ensuite nous étendîmes nos peaux de bouc , sous le por- 
tique, de manière à décrire un triangle, au centre duquel 
nous empilâmes tout notre bagage. Car nous ne pensions 
nullement que la sainteté du lieu fbt capable d'arrêter les 
filous, s'il s'en fût trouvé aux environs. 

Comme nous l'avons dit plus haut, le petit miao était 
dédié à la divinité du fleuve Jaune. L'idole, placée sur un 
piédestal en briques grises, était hideuse, comme toutes 
celles qu'on rencontre ordinairement dans les pagodes 
chinoises. Sur une figure large , aplatie , et de couleur vi- 
neuse, s'élevaient en bosse deux yeux gros et saillants 

primitif. Ld gonvernement chinois est obligé de dépenser annuelle- 
ment des sommes énormes pour contenir le fleuve dans son Ut, et pré- 
venir les inondations. En 1779 les travaux qui furent exécutés pour 
Tendiguement coûtèrent 42,000,000, de francs. Malgré ces précautions, 
les inondations sont fréquentes. Car le lit actuel du fleuve Jaune, dans 
les provinces du Ho-Nan et du KiangSou, sur plus de deux cents 
lieues de long, est plus élevé que la presque totalité de Timmense 
plaine qui forme sa vallée. Ce lit continuant tonjours à s'exhausser 
par rénorœe quantité de vase que le fleuve charrie, on peut prévoir 
pour une époque peu reculée une catastrophe épouvantable, et qui por- 
tera la mort et le ravage dans les contrées qui avoisinent ce terrible 
fleuve. 



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224 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

comme des œufs de poule, qu'on aurait placés, la pointe en 
Tair, dans les orbites. D'épais sourcils , au lieu de se des- 
siner horizontalement, partaient du bas des oreilles et al- 
laient se joindre au milieu du front, de manière à former 
un angle obtus. L'idole était coiffée d'une espèce de con- 
que marine, et brandissait, d'un air menaçant, une épée en 
forme de scie. Ce pou-sa avait, à droite et à gauche, deux 
petits acolytes qui lui tiraient la langue, et paraissaient se 
moquer de lui. 

Au moment où nous allions nous coucher, nous vîmes 
venir vers nous un homme tenant à la main une petite lan- 
terne de papier peint. Il ouvrit la porte en grillage qui fer- 
mait l'enceinte du miao^ se prosterna trois fois, brûla de 
l'encens dans les cassolettes, et alluma un lampion aux 
pieds de l'idole. Ce personnage n'était pas bonze. Ses che- 
veux qui descendaient en tresse, et ses habits bleus, témoi- 
gnaient qu'il était homme du monde. Quand il eut achevé 
ses cérémonies idolâtriques, il vint à nous. — Je vais, nous 
dit-il, laisser la porte ouverte; vous serez mieux de cou* 
cher dans l'intérieur que sous le portique. — Merci, lui 
répondimes-nous, referme ta porte; nous sommes très-bien 
ici..l Pourquoi viens-tu de brûler de l'encens? Quelle est 
l'idole de ce petit miao ? — C'est l'esprit du Hoang-Ho 
qui habite ce miao. Je viens de brûler de l'encens afin que 
la pèche soit abondante, et que l'on puisse naviguer en 
paix. — Les paroles que tu viens de prononcer, s'écria 
1 insolent Samdadchiemba, ne sont que du hou-ckoue (des 
paroles absurdes). Comment se fait-il que ces jours der- 
niers, quand l'inondation est venue, les eaux soient entrées 
dans le miao et que ton pon-sa soit couvert de boue?..... 



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VOYAGE DANS LA TAUTAKIE. 223 

A cette apostrophe imprévue, cette espèce de marguillier 
païen se sauva à toutes jambes. Cela nous étonna beau- 
coup 3 mais le lendemain pous en eûmes Texplication. 

Nous nous étendîmes enfin sur nos peaux de bouc, et 
nous essayâmes de prendre un peu de repos. Le sommeil 
ne vint que lentement, et par intervalles. Placés entre de 
vastes mares d'eau et le lit du grand fleuve, nous ressen- 
tîmes, pendant la nuit entière, un froid vif et glaçant, qui 
nous pénétrait les membres jusqu'à la moelle des os. Le 
ciel fut pur et serein, et le matin en nous levant nous 
aperçûmes les marécages d'alentour recouverts d'une assez 
forte couche de glace. Nous fîmes promptement nos pré- 
paratifs de départ^ mais en recueillant tous nos effets, un 
mouchoir manqua à Tappel. Imprudemment nous l'avions 
placé sur le grillage qui était à l'entrée du miao , de ma-^ 
nière à ce qu'il pendît moitié en dedans, moitié en dehors. 
Personne n'ayait paru, excepté l'homme qui le soir était 
venu faire ses dévotions devant Tidole^ Nous pûmes donc, 
sans jugement téméraire, croire qu'il était le voleur du 
mouchoir ^ et nous comprimes alors pourquoi il s'était vite 
sauvée sans ajouter un mot de riposte à l'allocution de 
Samdadchiemba. Nous aurions Uen pu retrouver ce filou, 
puisque c'était un des pécheurs fixés sur les bords du 
fleuve; mais c'eût été vainement troubler une affaire, 
comme disent les Chinois. Il eût fallu saisir le voleur sur 
le fait. 

Nous chargeâmes notre bagage sur les chameaux, et 
nous nous rendîmes en caravane au bord du fleuve. Nous 
eussions déjà voulu être à la fin de cette journée, que nous 
prévoyions devoir éCre remplie de misères cl do diflicultos 

T. I. 15 



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iiC VOYAGE DAiNS LA TAUÎAlUt:. 

de tout genre. Les chameaux craignant beaucoup Teau, 
il est quelquefois absolument impossible de les faire mon- 
ter sur une barque : on leur déchire le nez, on les meur- 
trit de coups, sans pouvoir les faire avancer d'un pas; on 
les tuerait plutôt. La barque que nous avions devant nous 
semblait surtout nous présenter des obstacles presque in- 
surmontables; elle n'était pas plate et large, comme celles 
qui, d'ordinaire, servent au passage des fleuves. Ses bords 
étaient très-élevés, de sorte que les animaux étaient obli- 
gés de sauter par-dessus, au risque et péril de se casser 
les jambes. Quand il s'agissait de fiiire passer une char- 
rette, c'était bien autre chose : il fallait d'abord coounen- 
cer par la démonter complètement, et puis embarquer les 
pièces à force de bras. 

Les bateliers s'emparaient déjà de nos eifets, pour les 
transporter sur leur abominable locomotive; mais nous les 
arrêtâmes. — Attendez un instant, leur dîme&-nous ; il faut 
avant tout essayer de faire passer les chameaux ; car, s'ils 
ne veulent pas entrer, il est inutile de transporter le ba- 
gage. — D'où viennent donc vos chameaux, pour qu'ils ne 
sachent pas monter sur des barques? — Peu importa de 
savoir d'où ils viennent...; ce que nous te disons, c'est que 
cette g^nde chamelle blanche n'a jamais voulu passer au- 
cun fleuve, même sur une barque plate. — Barque plate ou 
non plate, grande ou petite chamelle , il faudra bien que 
tout passe...; et en disant ces mots il courut dans son ba- 
teau s'emparer d'une énorme barre. — Empoigne la fi- 
celle, dit-il à son compagnon, et [ûnce un peu le nez de 
c(;tte grande béte ; on verra si on ne parviendra pas à la 
Idirc asseoir dans notre maison. — Pondant qu'un homme 



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VOYAGE DANS LA TARTARÏE. «27 

placé dans la barque tirait de toutes ses forces la oorde qui 
était attachée au nez du chameau, un autre lui donnait de 
grands coups de barre sur les jambes de derrière, afin de 
le faire avancer. Tout était inutile : le pauvre animai pous- 
sait des cris perçants et douloureux, et tendait son long 
cou ; le sang ruisselait de ses narines, ses jambes s'agi- 
taient avec frémissement, mais c'était tout; il n'avançait 
pas d'un pouce. Au reste, il avait bien peu de chemin à 
faire pour entrer {dans la barque : ses pieds de devant en 
touchaient les rebords, et il ne lui restait plus qu'un pas à 
faire ; ce pas était impossible. 

Nous ne pûmes tenir plus k>ng*temps à ce spectacle. 
C'est assez, dîmes-nous au batelier; c'est inutile de frap- 
per davantage ; tu lui casseras les jambes, tu le tueras plu- 
tôt que de le faire entrer fiam ta mauvaise barque. Les 
deux bateliers s'assirent aussitôt ; car ils étaient fatigués, 
l'un de tirer, et l'autre ,de frapper. Le chameau eut un 
moment de repos; il se mit alors à vomir, et rendit près 
d'un tonneau d'herbes à moitié ruminées, et qui répandaient 
une odeur suffocante. Cependant notre embarras était ex- 
trême. Nous délibérâmes un instant pour savoir quel parti 
nous devions prendre dans cette misérable circonstance. 
Retomner à Tchagan-Koitren, y vendre nos chameaux, et 
acheter quelques mulets, tel fut notre premier {dan. Les 
bateliers juous en suggérèrent un second : ils nous cUrent 
qu'à deux journées de Tchagan-Kouren il y avait un autre 
endroit de passage nommé Pao^Teou; que les barques 
qu'on y trouvait pour traverser le fleuve étaient platfô, et 
tout-à-fait disposées pour les chameaux... Ce parti nous 
paraissant valoir mieux que le premier, nous l'adoptâmes. 



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228 VOYAGE DANS LA TAUTAIUE. 

Déjà nous étions occupés à replacer le bagage entre les 
bosses de nos chameaux, ^lorsque le patron se leva brus- 
quement. — Il faut faire encore une tentative, s'écria-t-il 
avec Taccent d'un homme qui vient de trouver une bonne 
idée ; si le moyen que jMmagine ne réussit pas, je ne mVn 
occupe plus. Après avoir dit ces mots, il éclata en rires in- 
extinguibles. — Voyons, lui dîmes-nous, si tu as trouvé un 
moyen, mets-le vite à exécution : le temps presse, et nous 
n'avons guère envie de rire, nous autres. — ^Prends la corde, 
dit-il à son compagnon, et attire tout doucement le cha- 
meau si près que tu pourras... Quand le chameau fut 
avancé de manière à toucher de ses genoux les bords de la 
barque, voilà que le batelier prend course de quelques pas 
et vient se ruer de tout le poids de son corps sur le der- 
rière de la béte. Ce choc brusque, violent et inattendu fit 
plier les jambes du chameau. Une seconde décharge ayant 
suivi la première presque^ sans interruption, le chameau, 
pour éviter une chute, n'eut d'autre moyen que de lever 
ses jambes de devant et de les porter dans le navire. Ce 
premier succès obtenu, le reste fut facile. Quelques légers 
tiraillements de nez et quelques petits coups suffirent pour 
achever l'opération. Aussitôt que la grande chamelle fut à 
bord, l'hilarité fut générale. On usa de la même méthode 
pour les deux autres chameaux qui étaient encore à terre, 
et bientôt tout fut embarqué de la manière la plus triom- 
phante. 

Avant de détacher la corde qui tenait la barque amarrée 
au rivage, le patron voulut faire accroupir les chameaux, 
de crainte que le mouvement de ces grandes masses ne 
vînt à causer un naufrage. Cette opération fut une véri- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 123 

table comédie. Ce batelier , homme d'im caractère bur- 
lesque et impétueux, allait d'un chameau à Tautre, tirail- 
lant tantôt celui-ci et tantôt celui-là. Aussitôt quMI appro- 
chait, le chameau tenant en réserve dans sa bouche de 
rherbe à moitié ruminée, la lui lançait au visage. Le bate- 
lier ripostait en crachant an nez du chameau. Pourtant la 
besogne n'avançait pas ; car Tanimal qu'on était parvenu à 
faire accroupir se relevait aussitôt qu'il voyait qu'on le quit- 
tait pour aller à un autre : c'était un va-et-vient continuel, 
et toujours accompagné de crachementsréciproques. Dans 
cette lutte acharnée, le batelier eût le dessous ; il fut bien- 
tôt habillé des pieds à la tète d'une substance verdfttre et 
nauséabonde, sans qu'il eût réussi pour cela à arranger ses 
chameaux à sa fantaisie. Samdadchiemba, qui riait jus- 
qu'aux larmes, en voyant cette singulière manœuvre, eut 
enfin pitié du batelier.... Va-t'en, lui dit-il, occupe-toi de 
ta navigation, et laisse-moi manier ces bétes ; chacun son 
métier. — Le patron avait à peine démarré sa barque, que 
tous les chameaux étaient accroupis et serrés les uns contre 
les autres. 

Nous voguâmes enfinsur les eaux du fleuve Jaune, quatre 
rameurs gouvernaient la barque, et ne pouvaient qu'à 
grand'peine résister h la violence du courant. Nous avions 
fait à peu près la moitié de notre navigation, lorsqu'un 
chameau se leva tout à coup, et secoua si rudement la bar- 
que qu'elle fut sur le point de chavirer. Le batelier, après 
avoir vociféré une épouvantable malédiction, nous dit de 
prendre garde à nos chameaux, et de les empêcher de se 
lever, si nous ne voulions pas être tous engloutis dans les 
eaux, Le danger était en effet épouvantable: le chameau, 



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250 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

lual assuré sur ses jamties, et s'ahandonnant aux brusques 
mouvements de la barque, paraissait nous menacer d'une 
catastrophe. Samdadcbiemba par bonheur s'en approcha 
avec adresse, et le fit tout doucement accroupir; enfin, 
ayant eu la peur pour tout mal, nous arrivâmes de l'autre 
côté du fleuve. 

Au moment du débarquement, lé cheval impatient de 
se retrouver à terre, s'élança d'un bond hors de la barque; 
mais s'étant heurté à un aviron, il alla tomber sur ses 
flancs au milieu de la vase. Le terrain n'était pas encore 
sec ; nous fûmes obligés de nous déchausser, et de trans- 
porter le bagage sur nos épaules, jusqu'à un monticule 
voisin; là nous demandâmes aux bateliers si nous en 
avions encore pour long-temps avant d'avoir traversé les 
marécages et les bourbiers que nous apercevions devant 
nous. Le patron leva la tête, et, après avoir considéré un 
instant le soleil, il nous dit : Il sera tantôt midi ; ce soir 
vous arriverez au bord de la petite rivière, demain vous 
trouverez la terre sèche. Cefijt sur ces tristes données, que 
nous nous mîmes en route, dans le pays le plus détestable 
qu'un voyageur puisse peut-être rencontrer en ce monde. 

On nous avait indiqué la direction que nous avions à 
suivre ; mais l'inondation ayant détruit tout chemin et tout 
sentier, nous ne pouvions régler notre marche que sur le 
cours du soleil, autant que les marécages et les fondrières 
nous le permettaient. Quelquefois nous faisions pénible- 
ment de longs détours pour parvenir à des endroits que 
nous apercevions verdir au loin, et où nous espérions 
trouver un terrain moins vaseux ; mais nous nous trompions 
souvent. Quand nous avions gagné le lieu tant désiré, nous 



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yOYÂGE DANS LA TARTARIE. âffi 

n^avions devant nos yeux qu'une vaste étendue d>au crou«- 
pissante; les herbes aquatiques qui flottaient à la surface 
nous avaient donné le change. Alors il fallait rebrousser 
chemin, tenter de nouvelles voies, essayer de toutes les 
directions, sans jamais trouver un terme à nos misères. 
Partout des eaux stagnantes ou des bourbiers affreux, tou- 
jours frissonnant de crainte et tremblant h chaque pas de 
rencontrer quelque gouffre. 

Bientôt nos animaux effrayés, et accablés de fatigue, 
n'eurent plus ni la force ni le courage d'avancer; alors il 
fallut user de violence, les frapper à coups redoublés, et 
pousser de grands cris pour les ranimer. Quand leurs 
jambes venaient à s'entrelacer parmi les plantes maréca- 
geuses, ils n'allaient plus que par bonds et par soubre- 
sauts, au risque de précipiter bagages et cavaliers dans des 
eaux bourbeuses et profondes. La Providence, qui veillait 
sur ses Missionnaires, nous préserva toujours de ce malheur; 
trois fois seulement le plus jeune de nos chameaux perdit 
l'équilibre et se renversa sur les flancs ; mais ces accidents 
ne servirent qu'à nous faire admirer davantage la pro- 
tection dont Dieu nous entourait. La chute eut toujours 
lieu dms les rares endroits où le sol était un peu sec; si le 
chameau se fût abattu par malheur au milieu des marais, 
il eût été absolument impossible de le relever, et il serait 
mort suffoqué dans lafaage. 

Dans cet affireux pays, nous rencontrâmes trois voya- 
geurs chinois; ils avaient fait de leurs souliers et de leurs 
haUls un petit paquet qu'ils portaient sur leurs épaules. 
Appuyés sur un long bâton, ils s'en allaient péniblement à 
travers les marécages. Nous leur demandâmes dans quelle 



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252 VOYAGE DANS LA TARTARÏE. 

direction nous pourrions trouver une bonne route.., Vous 
pussiez mieux fait, nous répondirent-ils de rester à Tcha* 
tjnu'Kouren ; des piétons ont une peine liorrible a traver- 
ser ces bourbiers : vous autres, où prétendez-vous aller 
avec vos chameaux ?.. et ils continuaient leur route en nous 
regardant avec compassion, car ils étaient persuadés que 
nous ne viendrions jamais à bout de notre entreprise. 

Le soleil était sur le point de se coucher, lorsque nous 
aperçûmes un tiabitation mongole ; nous nous y achemi- 
nâmes en droite ligne, sans plus nous préoccuper des diffi- 
cuhés de la roule. Les précautions, du reste, étaient inu- 
tiles, et nous savions par expérience qu'il n'y avait pas à 
choisir au milieu de ces contrées ravagées par Tinondation. 
Les détours et les circuits ne servaient qu'à prolonger notre 
misère, et voilà tout. Les Tartares furent effrayés en nous 
voyant arriver chargés de boue, et inondés de sueur; ils 
nous servirent sur-le-champ du thé au lait, et nous offri- 
rent généreusement l'hospitalité. Leur petite maison en 
terre, quoique bâtie sur un monticule assez élevé, avait 
été emportée à moitié par les eaux, 11 nous eût été difticile 
de comprendre comment ils s'étaient fixés dans ce miséra- 
ble pays, s'ils ne nous avaient eux-mêmes appris qu'ils 
étaient chargés de faire paître les troupeaux des habitants 
Chinois de Tchagan-Kouren. Après nous être reposés un 
instant, nous leur demandâmes des nouvelles de la route ; 
ils nous dirent que la rivière était à cinq lis de distance, que 
les bords en étaient secs, et que nous y trouverions des 
barques pour nous transporter au delà. Quand vous aurez 
traversé le petit fleuve, ajoutèrent-ils, vous pourrez voya- 
ger en paix, vous ne rencontrerez plus d'eau. Nous remer- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 255 

ciftmes ces bons Tartares des bonnes nouvelles qu'ils ve- 
naient de nous donner, et nous nous remîmes en marche. 
Après une demi-heure de marche, nous découvrîmes en 
effet une vaste étendue d'eau sillonnée par de nombreuses 
^barques de pécheurs. Le nom de petite rivière (Paga-Gol) 
qu'on lui donnait, pouvait sans doute lui convenir dans 
les temps ordinaires; mais à Tépoque où nous nous trou- 
vions c'était comme une mer sans limites. Nous allâmes 
dresser notre tente sur la rive qui, à cause de sa grande 
élévation, était parfaitement sèche. La beauté remarquable 
du pâturage nous engagea à nous y arrêter quelques jours 
pour faire reposer nos animaux, qui depuis le départ de 
Tchagan-Kouren avaient enduré des fatigues incroyables ; 
nous-mêmes nous sentions le besoin de nous délasser un 
{teu des soufirances morales et physiques dont nous avions 
été accablés au milieu des marécages. 



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2-i4 VOYAGR DANS l\ TARTAHIE. 



CHAPITRE Vn. 

Préparation mercurielle pour la destruction des poux. — Malpropreté 
des Mongols.— Idées lamanesques sur la métempsycose.— Lessive 
et lavage du linge. — Règlement pour la vie nomade. — Oiseaux 
aquatiques et voyageurs. — Le Yuen-yang.— Le pied de dragon.— 
Pécheurs de Pagra-Coi .—-Partie de pèche.— Pêcheur mordu par un 
chien.— A'oti-Â'otto o\i fève de Saint-Ignace.— Préparatifs de départ. 
— Passage du Paga-GoL— Dangers de la route. — Dévouement de 
Samdadchiemba. — Rencontre du premier ministre du roi des 
OrtouB. — Campement. 



Aussitôt après avoir pris possession de ce poste, nous 
creusâmes un fossé autour de la tente , afin de faciliter, 
en cas de pluie, Técoulement de Feau jusqu'à un étang 
voisin. La terre servit à calfeutrer les rebords de notre ha- 
bitation nouvelle, des grabats mous et épais furent dressés, 
à l'aide des coussins et des tapis qui composent les bâts 
des chameaux 5 en un mot, nous cherchâmes à nous entou- 
rer de tout le confortable imaginable, à nous procurer 
toutes les commodités que le désert peut offrir au pauvre 
voyageur nomade. Quand tous ces divers arrangements fu- 
rent terminés, nous songeâmes à mettre nos personnes un 
peu en harmonie avec la propreté et la bonne tenue de 
notre tente. 

Il y avait déjà près d'un mois et demi que nous étions 
en route, et nous portions encore les mêmes habits de 
dessous dont nous nous étions revêtus le jour de notre 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. «55 

départ. Les picotements importuns dont nous étions con- 
tinuellement harcelés, nous annonçaient assez que nos vê- 
tements étaient peuplés de celte vermine immonde, à la - 
quelle les Chinois et les Tartares s'accoutument volontiers, 
mais qui est toujours pour les Européens un objet d'hor- 
reur et de dégoût. Les poux ont été la plus grande misère 
que nous ayons eu à endurer pendant notre long voyage ; 
nous avons eu à lutter et à nous raidir contre la faim et la 
soif, contre des fi'oids horribles et des vents impétueux ; 
pendant deux années entières, les bêtes féroces, les bri- 
gands, les avalanches de neige, les gouffres des montagnes 
n'ont jamais cessé de faire planer, en quelque sorte, la 
mort sur nos têtes ; cependant tous ces dangers et toutes 
ces épreuves, nous les avons regardés comme peu de chose, 
en comparaison de cette affreuse vermine dont nous 
sommes souvent devenus la proie. 

Avant de partir de Tchagàn-Kouren, nous avions acheté 
dans une boutique de droguiste pour quelques sapèques de 
mercure. Nous en composâmes un spécifique prompt et 
infaillible contre les poux. La recette nous avait été au- 
trefois enseignée, pendant que nous résidions parmi les 
Chinois 5 et au cas qu'elle puisse avoir quelque utilité pour 
autrui, nous nous faisons un devoir de la signaler ici. On 
prend une demi-once de mercure, qu'on brasse avec de 
vieilles feuilles de thé, par avance réduites en pâte par le 
moyen de la mastication ; afin de rendre cette matière plus 
molle, on ajoute ordinairement de la salive, l'eau n'aurait 
pas le même effet; il faut ensuite brasser cl remuer, au 
point que le mercure se divise par petits globules aussi fins 
que de la poussière. On imbibe de cette composition mercu- 



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r>G VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

rielle une petite corde lâchement tressée avec des fils de 
coton. Quand cette espèce de cordon sanitaire est desséché, 
on n*a qu'à le suspendre à son cou; les poux se gonflent, 
prennent une teinte rougeàtre, et meurent à Finstant. En 
Chine comme en Tartarie, il est nécessaire de renouveler 
ce cordon à peu près tous les hhhs ; car dans ces sales pays 
il serait autrement très-difficile de se préserver de la ver- 
mine. On ne peut s'asseoir un instant dans une maison chi- 
noise ou dans une tente mongole, sans emporter dans ses 
habits un grand nombre de ces dégoûtants insectes. 

Les Tartares n'ignorent pas ce moyen efficace et peu 
coûteux de se préserver des poux, mais ils n'ont garde 
d'en user. Accoutumés dès leur enfance à vivre au milieu 
de la vermine, ils finissent par n'y presque plus faire au- 
cune attention; seulement, quand ces hôtes importuns se 
sont multipliés au point d'attaquer leur peau d'une ma- 
nière trop sensible, ils songent au moyen d'en diminuer un 
peu le nombre. Après s'être dépouillés de leurs habits, ils 
font en commun la chasse de ce menu gibier; cette occu- 
pation est pour eux un délassement et comnoe une honnête 
et aimable récréation. Les étrangers ou les amis qui se 
trouvent alors dans la tente, s'emparent sans répugnance 
d'un pan de Thabit, et aident de leur mieux à cette visite do-^ 
miciliaire. Les Lamas qui se trouvent de la partie, se gardent 
bien d'imiter l'impitoyable barbarie des hommes noirs, et 
de tuer les poux à mesure qu'il les saississent ; ils se con- 
tentent de les lancer au loin, sans leur faire le moindre mal; 
car, d'après la doctrine de la métempsycose, tuer un être 
vivant quelconque, c'est se rendre coupable d'homicide. 
Quoique Topinion générale soit ainsi, nous avons rencontré 



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VOYAGE DANS LA TARTAUIE. i57 

quelques Lamas dont les eroyances sur ce point étaient 
plus épurées; ils admettaient que les hommes qui appar- 
tiennent à la tribu sacerdotale, doivent s'abstenir de tuer 
les êtres vivants ; non pas, disaient-ils, par crainte de com- 
mettre un meurtre, et de donner peut-être la mort à un 
homme transmigré dans l'animal, mais parce que cela ré- 
pugne avec le caractère essentiellement doux d'un homme 
de prière et qui est en communication avec la divinité. 

Il est des Lamas qui poussent sur ce point leur délica- 
tesse jusqu'à la puérilité. En voyage, ils sont toujours dans 
la plus grande sollicitude; s'ils viennent à apercevoir sur 
leur route quelque petit insecte, ils arrêtent brusquement 
leur cheval et lui font prendre une autre direction. Ils 
avouent pourtant que, par inadvertance, l'homme le plus 
saint occasionne tous tes jours la mort d'un grand nombre 
d'êtres vivants. C'est pour expier ces meurtres involon- 
taires, qu'ils s'imposent des jeûnes et des pénitences, qu'ils 
récitent certaines formules de prières, et font un grand 
nombre de prostrations. 

Pour nous qui n'avions pas de semblables scrupules, et 
dont la conscience était solidement formée à l'endroit de 
la transmigration des âmes, nous fabriquâmes du mieux 
possible notre cordon mercuriel; nous doublâmes la dose 
de vif-argent : tant nous étions désireux de détruire de fond 
en comble la vermine dont jour et nuit nous étions tour- 
mentés. 

C'eût été peu de chose que de donner la mort aux poux 
pour les empêcher de renaître trop tôt; nous dûmes lessi- 
ver tous nos habits de dessous, car depuis longtemps il 
ne nous était plus possible d'envoyer noire lingo «u Mau- 



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i258 VOYAOE DANS LA lAUTARlE. 

chissage. Depuis près de deux mois que nous étions ea 
route, nous ne recevions de soins que ceux que nous sa- 
vions nous donner; nous ne devions jamais compter que 
sur nous-mêmes. Cette nécessité nous avait forcés de nous 
ingénier peu à peu, et d'apprendre quelque chose de tous 
les métiers ; toutes les fois que nos habits ou nos bottes ré- 
clamaient une réparation urgente, nous étions obligés de 
nous faire tour à tour cordonniers ou tailleurs. Le métier 
de blanchisseur devait aussi nous être imposé par notre 
vie nomade. Après avoir fait bouillir des cendres, et mis 
tremper notre linge dans Feau de lessive, nous allâmes le 
laver sur les bords d'un étang voisin de notre tente. Deux 
pierres, une pour recevoir le linge, et une auti^e pour le 
frapper, furent les seuls instruments dont nous pûmes faire 
usage. Nous eiunes peu de peine à nous donner, car Teau 
croupissante et salpétreuse de Tétang était très-favorable 
au lavage. Enfin nous eûmes Tinexprimable joie de con- 
templer nos habits en état de propreté; les sécher sur les 
longues herbes et les plier ensuite, fut pour nous une vé- 
ritable jouissance. 

La paix et la tranquilUté que nous goûtâmes dans ce 
campement, réparèrent merveilleusement les fatigues que 
nous avions endurées au milieu des marécages. Le temps 
fut magnifique, et pour ainsi dire à souhait. Une chaleur 
douce et tempérée pendant le jour, la nuit , un ciel pur et 
serein, du chauffage à discrétion, des pâturages sains et 
abondants, des efflorescences de nitre et de Teau saumâ- 
tre, qui faisaient les délices de nos chameaux : tout cela 
contribuait à épanouir nos cœurs un peu froissés par les 
contradictions d'une route fatigante et périlleuse. Nous 



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VOYAGE DA.NS LA TAIUAIUE. 259 

nous étions imposé un règlement de vie qui paraîtra 
bizarre, et peut-être peu en harmonie avec ceux qui sont 
en vigueur dans les maisons religieuses. Toutefois il était 
assez bien adapté aux besoins de notre petite commu- 
nauté. 

Tous les matins, aussitôt que le ciel commençait à blan- 
cliir, et avant que les premiers rayons du soleil ne vinssent 
frapper la toile de notre tente, nous nous levions sans avoir 
besoin d'un excitateur ou du tintement de la cloche. Notre 
courte toilette étant terminée, nous roulions dans un coin 
nos peaux de boucs; nous mettions en ordre, çà et là, nos 
quelques ustensiles de cuisine, et nous donnions enfin un 
coup de balai dans notre appartement ; car nous voulions, 
autant qu'il était en nous^ faire régner dans notre maison 
Tesprit d'ordre et de propreté. Tout est relatif dans ce 
monde; l'intérieur de notre tente, qui eût excité le rire 
d'un Européen, faisait l'admiration des Tartares qui ve- 
naient parfois nous rendre visite. La bonne tenue de nos 
écuelles de bois, notre marmite toujours bien récurée, nos 
habits qui n'étaient pas encore tout-à-fait incrustés de 
graisse, tout contrastait avec le désordre, le péle-méle et 
la saleté des habitations tartares. 

Quand on avait fait la chambre , nous récitions notre 
prière en commun, et puis nous nous dispersions, chacun 
de notre côté, dans le désert, pour vaquer à la méditation 
de quelque sainte pensée. 0! il n'était pas besoin, au 
milieu du silence profond de ces vastes solitudes , qu'un 
livre nous suggérât un sujet d'oraison. Le vide et l'inanité 
des choses d'ici-bas, la majesté de Dieu, les trésors iné- 
puisables do sa providence, la brièveté de la vie, l'imporr 



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iiO VOYAGE DAiNS LA TAKTAUIE. 

tance de travailler pour un monde à venir, et mille autres 
pensées salutaires, venaient d'elles-mêmes, et sans effort, 
occuper doucement notre esprit. C'est que dans le désert 
le cœur de Thomme est libre; il n'a à subir aucun genre 
de tyrannie. Elles étaient bien loin de nous, toutes ces idées 
systématiques et creuses, ces utopies d*un bonheur imagi- 
naire , qu'on croit saisir sans cesse et qui sans cesse s'éva- 
nouit, ces inépuisables combinaisons de l'égoîsme et de 
l'intérêt, en un mot, toutes ces passions brûlantes, qui, en 
Europe, se froissent, s'entrechoquent, s'échauffent mu- 
tuellement, font fermenter toutes les têtes, et tiennent tous 
les cœurs haletants. Au milieu de nos prairies silencieuses, 
rien ne venait nous distraire et nous empêcher de réduire 
à leur juste valeur les bagatelles de ce monde, et d'appré- 
cier à leur véritable prix les choses de Dieu et de l'éternité. 
L'exercice qui suivait la méditation n'était pas , il faut 
en convenir, un exercice mystique; mais pourtant, il était 
très-nécessaire, et ne laissait pas d'avoir aussi ses charmes. 
Chacun prenait un sac sur son dos, et nous allions de côté 
et d'autre à la recherche des argols. Ceux qui n'ont jamais 
mené la vie nomade , comprendront difficilement que ce 
genre d'occupation soit susceptible d'être accompagné de 
jouissances. Pourtant , quand on a la bonne fortune de 
rencontrer, caché parmi les herbes, un argol recommanda- 
ble par sa grosseur et sa siccité, on éprouve au cœur un 
petit frémissement de joie, une de ces émotions soudaines 
qui donnent un instant de bonheur. Le plaisir que procure 
la trouvaille d'un bel argol, est semblable à celui du chas- 
seur, qui découvre avec transport les traces du gibier qu'il 
pouisuH, de reiifanl qui regarde d'un -œil pclîlhuit ûv joie 



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\OYAGE DANS LA TARTAiUE. 241 

le uid de âuvette qu'il a long-temps cherché^ du pécheur 
qui voit frétiller, suspendu à sa ligne, un joli poisson; et s'il 
était pennis de rapprocher les petites choses des grandes, 
on pourrait encore comparer ce plaisir, à Tenthousiasme 
d'un Leverrier qui trouve une planète au bout de sa plume. 

Quand notre sac était rempli d'argols, nous allions avec 
orgueil le vider à rentrée de la tente; puis on battait le 
briquet, on construisait le foyer, et pendant que le thé bouil- 
lonnait dans la marmite, on pétrissait la farine et on met- 
tait cuire sous la cendre quelques petits gâteaux. Comme 
on voit, le repas était sobre et modeste, mais il était tou- 
jours d'une saveur exquise; d'abord, parce que nous l'a- 
vions préparé nous-mêmes, et ensuite parce que toujours 
un appétit peu ordinaire en faisait l'assaisonnement. 

Après le déjeuner, pendant que Samdadchiemba rame- 
nait vers la tente les animaux dispersés à la recherche 
des bons pâturages, nous récitions une partie de notre bré- 
viaire. Vers midi, nous nous permettions un peu de repos, 
quelques instants d'un sommeil doux, profond , et jamais 
interrompu par le cauchemar ou par les rêves pénibles. Ce 
délassement nous était nécessaire, parce que tous les soirs 
la veillée se prolongeait bien avant dans la nuit. Nous ne 
pouvions que difficilement nous arracher aux charmes de 
nos promenades, au clair de la lune, sur le bord des étangs. 
Pendant la journée tout était calme et silencieux autour 
de nous; mais aussitôt que les ombres de la nuit commen- 
çaient à se répandre dans le désert, la scène devenait aussi- 
tôt bruyante et animée; les oiseaux aquatiques arrivaient 
par troupes innombrables, se répandaient sur les étangs 
voisins, et bientôt des milliers de voix rauques et striden- 

1. I. IG 



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242 VOYAGE DANS LA TAKTAhlE. 

tes remplissaient les airs d'une sauvage harmonie. En en- 
tendant les cris de colère et les accents passionnés de tous 
ces oiseaux voyageurs, qui se disputaient avec acharne- 
ment les touffes d'herbes marécageuses où ils voulaient 
passer la nuit, on eût dit un peuple nombreux dans les 
transports d'une guerre civile, où chacun s'agite, chacun 
se remue dans la confusion et le désordre, espérant con- 
quérir, à force de clameurs et de violence, un peu de bien- 
être, pour celte vie, hélas! si semblable à une nuit passa- 
gère. 

La Tartarie est peuplée d'oiseaux nomades; on les voit 
sans cesse passer au haut des airs , par nombreux batail- 
lons, et former, dans leur vol régulièrement capricieux, 
mille dessins bizarres, qui renaissent aussitôt qu'ils se sont 
évanouis. ! comme ces oiseaux voyageurs sont bien à 
leur place dans les déserts de la Tartarie, où les hommes 
eux-mêmes, n'occupant jamais la même place, vivent au 
milieu de migrations continuelles! Nous aimions à écouter 
le bruit confus de ces êtres voyageurs et nomades conune 
nous. En pensant à leurs longues pérégrinations, et aux 
nombreux pays qu'ils avaient parcourus dans leurs rapides 
courses, le souvenir de la patrie venait nous saisir, et l'i- 
mage de notre France se présentait soudainement à nous. 
Qui sait?... nous disions-nous, parmi ces myriades d'oi- 
seaux de passage, peut-être y en a-t-il quelques-uns qui 
ont traversé le beau climat de France? Peut-être ont-ils 
été quelquefois chercher leur pâture dans les plaines du 
Languedoc, ou sur les montagnes du Jura? Après avoir vi- 
sité notre patrie, ils mit, sans doute, pris leur routé vers lé 
nord de l'Europe, et soht venus jusqu'à nous, en traver- 



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VOYAGE DANS LA TARTARŒ. 245 

sant les glaces de la Sibérie et la haute Tartane. ! nous 
dkions^nousy si ces oiseaux pouvaient entendre nos paro- 
les, s'il nous était donné de comprendre leur langage, 
combien nous aurions de questions à leur faire !... Hélas ! 
nous ne savions pas alors, que pendant plus de deux ans 
encore, nous serions privés de toute communication avec 
notre patrie! 

Ces innombrables oiseaux voyageurs qui parcourent in- 
cessamment la Tartarie sont en général connus en Europe; 
ce sont des oies et des canards sauvages, des sarcelles, des 
cigognes, des outai^des, et plusieurs autres de la famille des 
échassiers. Le Youen-Yang est une espèce d'oiseau aqua- 
tique, qu'on rencontre partout où il y a des étangs ou des 
eaux marécageuses ; il est de la grosseur et de la forme du 
canard, mais il a le bec rond et non aplati pi a la tête 
rousse et parsemée de petites taches blanches» la queue 
noire, et le reste du (damage d'une belle couleur pourpre. 
Son cri a quelque chose de triste et de mélancolique; ce 
n'est pas un chant, mais plutôt un soupir clair et prolongé, 
qui imite la voix plaintive d'un homme en souffrance. Ces 
oiseaux vont toujours deux à deux; ils affectionnent d'une 
manière particulière les endroits déserts et aqueux; on 
les vdit sans cesse folfttrer sur la surface des eaux, sans 
que le cou{dese sépare jamais; si l'un s'envole, l'autre le 
suit aussitôt, et celui qui meurt le premier ne laisse pas 
long-temps sou compagnon dans le veuvage, car il se con- 
sume bientôt de langueur et d'ennui* Youen est le nom du 
mâle, et Yang celui de la femelle^ Youen-Yang est leur 
dénonnnation commune. 

Nous avons rafnarqué en Tartarie une autre espèce d'oi- 



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24i VOYAGE DANS LA TAHTARIE. 

seau voyageur, qui offre des particularités assez bizarres et 
peut-être inconnues des naturalistes. Il est à peu près de 
la grosseur d'une caille: ses yeux, d'un noir brillant, sont 
entourés d'une magnifique auréole bleu de ciel ; tout son 
corps est de couleur cendrée et tachetée de noir; ses 
jambes n'ont pas de plumes, elles sont garnies d'une es- 
pèce de poil long et rude assez, semblable à celui du daim 
musqué; ses pattes n'ont nullement l'aspect de celles 
qu'on voit aux autres volatiles; elles ressemblent absolu- 
ment aux pattes des lézards verts, et sont recouvertes d'é- 
cailles d'une dureté à l'épreuve du couteau le plus tran- 
chant. Ainsi cet être bizarre tiendrait tout à la fois de l'oi- 
seau, du quadrupède et du reptile ; les Chinois le 
nomment Pied-deniragon {Loung-Kio), Ces oiseaux arri- 
vent ordinairement par grandes troupes du côté du nord, 
surtout lorsqu'il est tombé une grande quantité de neige; 
ils volent avec une rapidité étonnante, et le mouvement de 
leurs ailes fait entendre un bruit sonore, entrecoupé, et 
semblable à celui de la grêle. Pendant que nous étions 
chargés dans la Mongolie du nord, de la petite chrétienté 
de la Yallée-des-£aux-Noires, un de nos chrétiens, habile 
chasseur nous apporta un jour deux de ces oiseaux encore 
tout vivants ; ils avaient le caractère excessivement farou-^ 
che; aussitôt qu'on approchait la main pour les toucher, 
le poil de leurs jambes se hérissait; et si on avait la témé- 
rité de les caresser, on recevait à l'instant de rudes et vio- 
lents coups de bec. 11 nous fut impossible de conserver 
long-temps ces Pied-de-dragouj tant ils avaient le carac- 
tère sauvage : ils ne touchaient à aucune des graines que 
nous leur présentions. Voyant qu'ils mourraient bientôt de 



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VOYAGE DANS LA TARTAWE. 2. 5 

faim^ nous nous décidâmes à les manger; leur chair a un 
goût faisandé et assez agréable, mais elle est d'une dureté 
extrême. 

n serait facile aux Tartares de faire la chasse à tous ces 
oiseaux de passage, surtout aux oies et aux canards sau- 
vages, dont le nombre est prodigieux; ils les prendraient 
avec facilité, sans même qu'il f&t nécessaire de faire au- 
cune dépense de poudre; il suffirait de tendre des pièges 
sur les bords des lacs, ou d'aller les surprendre pendant 
la nuit parmi les plantes aquatiques. Mais, comme nous 
Tavons dit déjà, la viande des animaux sauvages est peu 
de leur goût. H n'est rien pour eux, qui puisse être comparé 
à un quartier de mouton bien gras et à moitié bouilli. 

Les Mongols s'adonnent également fort peu à la pêche; 
les lacs et les étangs poissonneux, qu'on rencontre si fré- 
quemment en Tartane, sont devenus, en quelque sorte, 
la propriété des Chinois. Ces rusés spéculateurs ont com- 
mencé par acheter des rois tartares, la permission de 
faire la pêche dans leurs États; et petit à petit ils se sont 
fait un droit rigoureux de cette espèce de tolérance. Le 
Paga-Gol (petite rivière) dont nous étions peu éloignés, 
avait sur ses rives quelques cases de pécheurs chinois. Ce 
Paga-Gol, ou plutôt cette vaste étendue d'eau est formée 
par la jonction de deux rivières, qui, prenant leur source 
des deux côtés d'une colline, coulent en sens opposé ; 
l'une, allant vers le nord, se jette dans le fleuve Jaune ; et 
l'autre, descendant vers le midi, va grossir une seconde ri- 
vière qui a également son embouchure dans le Hoang-Ho : 
mais dans le temps des grandes inondations, les deux ri- 
vières, ainsi que la colline qui sépare leur cours, tout dîs- 



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240 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

parait. Le débordement du fleuve Jaune réunit les deux 
courants, et on n'aperçoit plus qu'un immense l^assin, 
dont la largeur s'étend à plus d'une demi-lieue. Il parait 
qu'à l'époque des débordements, les poissons qui abondent 
dans le fleuve Jaune se rendent en gi»nde fqule dans ce 
bassin, où les eaux séjournent à peu près jusqu'au com- 
mencement de l'hiver; pendant l'automne, cette petite mer 
est sillonnée en tous sens par les barques des pécheurs 
chinois, qui ont dressé sur le rivage quelques pauvres ca- 
banes où ils résident pendant le temps de la pèche. 

La première nuit que nous passâmes dans ce campe- 
ment, nous fômes sans cesse préoccupés d'un fracas 
étrange, qui de moment à autre se foisait entendre dans le 
lointain; c'étaient comme les roulements sourds et entre- 
coupés de plusieurs tambours. Quand le jour parut, ce 
bruit se continuait encore, mais à de plus Imigs intervalles et 
avec moins d'intensité; il nous parut venir du côté de l'eau. 
Nous nous dirigeâmes vers le rivage, et un pécheur, qui 
faisait bouillir son thé dans une petite marmite dressée sur 
trois pierres, nous dopna le mot de l'énigme; il nous ap- 
prit que, pendant la nuit, tous les pécheurs, montés sur 
leurs petites nacelleç, parcouraient le bassin dans tous les 
sens, en exécutant des roulements sur des caisses de bois, 
afin d'effirayer les poissqns, et de les chasser vers les en- 
droits où ils avaient tendu leurs filets. Le pécheur que 
nous interrogions, avait passé la nuit tout entière à ce pé- 
nible travail. Ses yeux rouges et gonflés et sa figure abat- 
tue, témoignaient assez que depuis long-temps il n'avait pas 
pris un sommeil suffisant... -^ Ces jours-ci, nous dit-il, 
noUsS nous donnons beaucoup de peine; car nous n'avons 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 2i7 

pas de temps à perdre, si nous voulons faire quelque profit. 
La saison de la pèche est très-eourte, elle dure tout au 
plus trois mois; encore quelques jours, et nous serons obli- 
gés de nous retirer dans les terres cultivées. Le Paga-Gol 
sera glacé, il n'y aura plus moyen de prendre aucun pois- 
son. Vous voyez, Seigneurs Lamas, que nous n'avons pas 
de temps à perdre. J*ai passé toute la nuit à donner la 
chasse aux poissons; quand f aurai bu le thé et maugé 
quelques écuellées de farine d'avoine, je remonterai sur 
ma nacelle, et j'irai lever mes filets que j'ai jelés vers 
Touest; ensuite je mettrai les poissons pris dans ces réser- 
voirs d'osier que vous voyez flotter là-bas, je ferai la visite 
des filets, je raccommoderai les mailles peu solides, et 
après avoir pris un peu de repos, au moment où le vieux- 
aï€td{le soleil) se cachera, j'irai de nouveau jeter mes filets; 
puis je parcourrai le bassin, tantôt d'un côté, tantôt d'un 
autre, sans cesse occupé à frapper le tambour de bois avec 
mes deux baguettes... Ces détails nous intéressèrent; et 
comme nos occupations du moment n'étaient pas très-ur- 
gentes, nous demandâmes au pécheur s'il nous serait per- 
mis de l'accompagner quand il irait lever ses filets. — Puis- 
que des personnages comme vous, nous répondit-il, ne 
dédaignent pas de monter sur ma vile nacelle, et d'assister 
à ma pèche maladroite et désagréable à voir, j'accepte le 
bienfait que vous me proposez... 

Nous nous assîmes donc à côté de son rustique foyer, 
pour attendre qu'il eût pris son repas. Le festin du pécheur 
fut aussi court que les préparatifs en avaient été brefe. 
Quand le thé eut sufiisamment bouilli, il en puisa une 
écuellée, plongea dedans une poignée de farine d'avpine, 



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218 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

qu'il pétrit h moitié, en la remuant avec son index^ puis, 
après ravoir pressée un peu et roulée dans sa main, il ra- 
vala sans lui faire subir d'autre façon. Après avoir répété 
trois ou quatre fois la même opération, le diner futfmi. 
Cette manière de vivre n'avait rien qui pût piquer notre 
curiosité. Depuis que nous avions adopté la vie nomade, 
une assez longue expérience nous Favait rendue familière. 

Nous montâmes donc sur une petite barque, et nous al* 
lames jouir du plaisir de la pèche. Après avoir savouré 
pendant quelques instants les délices d'une paisible navi- 
gation, sur une eau tranquille et unie comme une glace, à 
travers des troupes de cormorans et d'oies sauvages, qui se 
jouaient sur la surface du bassin, et qui, moitié courant, 
moitié voletant, nous laissaient le passage libre à mesure 
que nous avancions , nous arrivâmes à l'endroit où étaient 
les filets. De distance, en distance on voyait flotter au-des- 
sus des eaux des morceaux de bois, auxquels étaient atta- 
chés les filets qui plongeaient au fond. A mesure qu'on 
les retirait, on voyait, de temps en temps, reluire les pois- 
sons qui se trouvaient engagés dans les mailles. Ces pois- 
sons étaient en général magnifiques; mais le pécheur ne 
conservait que les plus gros; ceux qui étaient au-dessous 
d'une demi livre, il les rejetait à l'eau. 

Après avoir visité quelques filets, il s'arrêta un instant 
pour examiner si la pêche était bonne. Déjà les deux auges 
pratiquées aux deux extrémités de la barque étaient pres- 
que remplies. •— - Seigneurs F^amas, nous dit le pêcheur, 
mangez-vous de la viande de poisson ? Je vous vendrai du 
poisson, si vous voulez en acheter. — A cette proposition, 
les deux pauvres Missionnaires français se regardèrent sans 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 2«0 

rien dire. Dans leur regard on eAt pu voir qu'ils n'anrdicnt 
pas été éloignés d'essayer un peu de la saveur des poissons 
du fleuve Jaune, mais ils n'osaient; un motif assez grave 
les tenait en suspens. — Combien vends -tu ton pois- 
son? — Pas cher, cpiatre-vingts sapèques la livre. — Quatre- 
vingts sapèques! mais c'est plus cherque la viande de mou- 
ton. — Parole pleine de vérité; mais qu'est-ce que le mouton 
comparé au poisson du Hoang-Ho? — ^N'importe, il est tt*op 
cher pour nous. Nous avons encore une longue route à faire , 
notre bourse n'est pas grosse, nous devons la ménager.... 
Le pécheur n'insista pas; il prit son aviron, et poussa la 
barque vers les endroits où étaient les filets qui n'avaient 
pas encore été retirés de l'eau. — Pourquoi, lui deman- 
dâmes-nous, jettes-tu tant de poissons? Est-ce que la qua- 
lité est mauvaise ? — Non, tous les poissons du fleuve Jaune 
sont excellents; ils sont trop petits, voilà tout. — Ah! c'est 
cela; l'an prochain ils seront plus gros. C'est un calcul, 
vous patientez pour avoir dans la suite un peu plus de 
profit. — Le pécheur se mît à rire. Ce n'est pas cela, nous 
dit-il. jdous n'espérons pas rattraper ces poissons. Tous les 
ans, le bassin se remplit de nouveaux poissons, qui sont 
entraînés par les eaux débordées du Hoang-Ho; il en vient 
de gros, et il en vient aussi de petits; nous prenons les pre- 
miers, et les autres nous les rejetons, parce qu'ils ne se 
vendent pas bien. Le poisson est ici très-abondant; nous 
pouvons choisir ce qu'il y a de mieux... Seigneurs Lamas, 
si ces petits poissons vous plaisent, je ne les lâcherai pas. — 
La proposition fut adoptée, et le menu fretin, à mesure 
qu'il se présenta, fut déposé dans une petite seille. 
Quand la pêche fut terminée, nous nous trouvâmes pos- 



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830 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

sesseurs d'une petite provision de fort jolis peôssons. Avant 
4e descendre de la biprque, nous lavftmes bien proprement 
un mouchoir; et appès y avoir déposé notre pèche, nous 
nous dirigeâmes triomphalement vers la tente. — Où avez- 
vous donc été, mes pères spirituels, nous cria Samdad- 
cbiemba, d'aussi loin qu'il nous aperçut? le thé a déjà 
bouilli, puis il s'est refroidi; je Tai fait bouillir encore, il 
s'est refroidi de nouveau. — Vide ton thé quelque part, lui 
répondîmes-nous; aujourd'hui nous ne mangerons pas que 
de la farine d'avoine; nous avons du poisson frais. Fais 
cuire quelques pains sous la cendre... Notre longue ab- 
sence avait donné de la mauvaise humeur à Samdad- 
cbiemba. Son front était plus plissé que de coutume, et 
ses petits yeux noirs étaient tout pétillants de dépit. Mais 
quand il eut contemplé dans le mouchoir les poissons qui 
s'agitaient encore, son front se dérida, et sa figure s'épa- 
nouit insensiblement. Il ouvrit en souriant le sac de farine 
de froment, dont les cordons ne se déliaient que dans de 
rares circonstances. Pendant qu'il s'occupait avec zèle de 
la p&tisserie, nous primes les poissons, et nous nous rendî- 
mes sur les bords du petit lac qui était à quelques pas de 
la tente. A peine y f&mes-nous arrivés, que Samdad- 
chiemba accourut en toute hftte. Il écarta vivement les 
quatre coins du mouchoir qui enveloppait le poisson. — 
Qu'allez-vous faire, nous dit-il, d'un air préoccupé ^ — 
Nous allons vider et écailler ce poisson. — Oh! cela n'est 
pas bien, mes pères spirituels; attendez un instant, il ne 
faut pas faire de péchés — Que veux-tu direî qui est-ce 
qui fait un péehé? — Tenez* voyez ces poissons; il y en a 
qui se remuent encore; il faut les laisser mourir tout dou- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 251 

cernent avant de les vider. Est-ce que ce n'est pas un pé- 
ché, de tuer ce qui est vivant? — Va faire ton pain, et laisse 
nous en repos* Toujoura donc te^ idées de métempsycose ? 
Est-ce que tu crois encore que les hommes se transforr 
mentenbètes, et lesbétes en honunesî..» Les lèvres de 
notre Dchjabour nous dessinèrent un long rire... Ho-lé, 
ho-lé , dit-il, en se frappant le front, que j'ai la tête dure! 
je n'y pensais plus; j'avais oublié la doctrine.... Et il s'en 
retourna un peu confus d'être venu nous donner un avis si 
ridicule. Les pcnssons furent frits dans de la graisse de mou- 
ton, et nous le^ trauvftm^s d'un goût exquis. 

En Tartane, et dans le nord de la Chine, la pêche ne 
dure que jusqu'au commencement de l'hiver, époque où 
les étangs et les rivières se glacent. Alors on expose à l'air, 
pendant la nuit, les poissons qu'on conservait tout vivants 
dans des réservoirs. Ils gèlent aussitôt et peuvent être en- 
caissés sans inconvénient. C'est ainsi qu'on les livre au 
commerce. Durant les longs hivers du nord de l'empire, 
les riches Chinois peuvent toujours, par ce moy^n, se pro- 
curer du poisson frais ; omis il faut bien se garder d'en 
faire des provisions trop fortes, et dont on ne puisse venir 
à bout durant la saison des grands froids ; car au premier 
dégel le poisson entre en putréfaction. 

Durant nos quelques jours de repos, nous nous étions 
occupés des moyens c|e traverser le Paga-GoL Une famille 
chinoise ayant obtenu du roi des Ortom le privilège de 
transporter les voyageurs, nous avions dû nous aboucher 
avec le patron de la barque. Il s'était chargé de nous conr 
duire de l'autre côté, mais nous n'étions pas encore d'ac- 
cord sur le prix Ju passage; on exigeait plus de mille sa- 



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2?Î2 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

pèques. La somme nous paraissant exorbitante, nous at- 
tendions. 

Le troisième jour de notre halte, nous vîmes se diriger 
vers notre tente un pécheur, qui se traînait péniblement 
appuyé sur un long bftton. Sa figure pftle, et d*une extrême 
maigreur, annonçait un homme trèfr-souffrant. Aussitôt 
qu'il fut accroupi à côté de notre foyer ; — Frère, lui 
dimes-nous, il parait que tu mènes des jours qui ne sont 
pas heureux. — Ah! nous répondit-il, mon malheur est 
extrême; mais que faire? il faut subir les lois irrévocables 
du ciel. Il y a quinze jours, comme j'allais visiter une tente 
mongole, je fus mordu à la jambe par un chien furieux ; 
il s'est formé une plaie qui s'élargit et s'envenime conti- 
nuellement. On m'a dit que vous étiez du ciel d'occident, 
et je suis venu vers vous. Les hommes du ciel d'occident, 
disent les Lamas tartares, ont un pouvoir illimité; d'un 
seul mot ils peuvent guérir les maladies les plus graves. 
— On t'a trompé, quand on t'a dit que nous avions un 
pouvoir si grand... Et de là nous prîmes occasion d'annon- 
cer à cet homme les grandes vérités de la foi. Hais c'était 
un Chinois, et comme les gens de sa nation, peu soucieux 
des idées religieuses; nos paroles ne faisaient [que glisser 
sur son cœur; sa blessure absorbait toutes ses pensées. 
Nous songeâmes à le médicamenter avec du Kou-Kouo 
ou fève de saint Ignace. Ces fruits, de couleur brune ou 
cendrée, et d'une substance qui ressemble à la corne, sont 
d'une dureté extrême, et d'une amertume insupportable; 
ils sont originaires des îles Philippines. La manière de se 
servir du Kou^Kouo consiste à le broyer dans de l'eau 
froide, à laquelle il communique son amertume. Cette eau 



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VOYAGE DANS LA TAUTAIUE. 2^3 

prise à Tiatérieur tempère Tardeur du sang, et éteint les 
inflammations d'entrailles. Elle est un excellent vulnéraire 
pour les plaies et les contusions. Ce fruit joue un grand 
rôle dans la médecine chinoise^ on en trouve dans toutes 
les pharmacies. Les vétérinaires s'en servent aussi avec 
succès, pour traiter les maladies internes des bœufs et des 
chevaux. Dans le nord de la Chine nous avons été souvent 
témoins des salutaires effets du Kou-Kouo, 

Mous délayâmes dans de Peau froide un de ces fruits 
pulvérisé. Nous lavâmes la plaie de ce malheureux et nous 
lui donnâmes un peu de toile pro^nre, pour remplacer 
les haillons sales et dégoûtants qui lui servaient de ban- 
dage. Quand nous eûmes fait pour cet homme souffrant ce 
qui dépendait de nous, nous remarquâmes qu'il était dans 
un embarras extrême. Sa figure rougissait, il tenait les 
yeux baissés, et commençait des phrases qu'il n'achevait 
pas* — Frère, lui dîmes-nous, tu as quelque chose dans 
le cœur. — Saints personnages, vous le voyez, je suis 
pauvre. Vous avez pansé ma plaie 3 vous m'avez préparé 
un grand vase d'eau vulnéraire. . . ; je ne sais combien je dois 
offrir pour tout cela. — Si tel est le sujet de ton trouble, 
lui dîmes-nous avec empressement, tu peux laisser la paix 
rentrer à l'aise dans ton cœur. En soignant ta jambe, nous 
avons rempli un devoir que nous impose notre religion. 
Ces remèdes que nous avons préparés, nous te les don- 
nons Nos paroles tirèrent d'un grand embarras ce 

pauvre pécheur. U se prosterna aussitôt, et frappa trois 
fois la terre du fi*ont, en signe de renterciement. Avant de 
se retirer, il nous demanda si nous avions dessein de 
camper encore pendant quelques jours. Nous lui répon- 



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âo4 VOYAGE DANS LA TARTAKIË. 

dîmes que nous partirions volontiers le lendemain^ mais 
que nous n'étions pas encore d' accord sur le prix du pas- 
sage avec les gens du bac. •— J'ai une barque, nous dit le 
pécheur, et puisque vous avez pansé ma blessure, je tâ- 
cherai d'employer la journée de demain à vous faire tra- 
verser le bassin. Si la barque m'appartenait en entier, je 
pourrais, dès cette heure^ vous donner ma parole; mais 
j'ai deux associés, il faut que je délibère avec eux. De plus 
nous aurons à prendre des informations détaillées sur la 
route. Nous autres pécheurs nous ne savons pas la pro- 
fi)Ddeur de l'eau sur tous les points; Il est dans le bassin 
des endroits dangereux; il faut les bien connaître par 
avance, pour ne pa^ s'exposer à un malheur. N'allez pas 
parler de nouveau de votre passage avec les gens du bac; 
je reviendrai ce soir, avant la nuit, et nous délibérerons 
ensemble sur tout cela. 

Ces paroles nous donnèrent Pespoir de pouvdr peut- 
être continuer notre route, sans être obligés de faire une 
trop forte dépense. Comme il l'avait promis, le pécheur 
revint vers la nuit, à notre tente. Mes associés, nous dit-il, 
n'étaient pas d*avis d'entreprendre ce travail, parce que cela 
leur fera perdre une journée de pèche. Je leur ai promis 
que vous donneriez quatre cents sapèques, et l'affaire a été 
ainsi arrêtée. Demain nous irons prendre des informations 
sur la route (|ue nous avons à suivre. Après demam, avant 
le lever du soleil, pliez là tente, charget les chameaux, et 
rendez-vous au rivage. Si vous rencontrez les gens du bac^ 
ne dites pas que vous nous donnez quatre cents sapèques; 
comme ils ont seuls le droit de passage, ils peuvent fiiire pro- 
cèsà ceux qui transportent des voyageurs par contrebande. 



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VOYAGE DANS LA TARTAUIE. 255 

Au jour fl&é, nous nous rendîmes de grand matin à la 
petite cabane du pécheur* Dans un instant tout le bagage 
fut déposé dans la barque, et les deux Missionnaires y en- 
trèrent avec le batelier dont ils avaient pansé la jambe. 
Il fut convenu qu'un jeune homme, monté sur le cheval, 
traînerait après lui le petit mulet^ et que Samdadchiemba 
se chargerait des trois chameaux. Quand tout fut bien 
équipé, on se mit en route, les navigateurs d'un côté, et 
les cavaliers de Tautre; car nous ne poutions pas suivre 
tous le même chemin, les animaux étaient obligés de faire 
un long circuit pour éviter des endi^its profonds et pé* 
rilleux. 

La navigation fut d'abord très-agréable; nous voguions 
paisiblement sur cette petite mer, portés sur une légère 
nacelle qu'un seul homme gouvernait à volonté, en agitant 
à droite et à gauche deux petites rames dont les deux 
poignées venaient se croiser devant sa poitrine* Cependant 
le plaisir de cette charmante promenade nautique au mi- 
lieu des déserts de la Mongolie ne dura pas long-temps. 
La poésie fut bientôt épuisée, et nous entrâmes dans de 
sérieuses et longues misères. Pendant que nous avancions 
mollement sur la surface du bassin, prêtant vaguement 
Toreille au bleuit harmonieux des deux rames qui frappaient 
les eaux avec mesure, tout à coup, nous entendîmes der- 
rière nous des clameurs tumultueuses, auxquelles se joi- 
gnaient les longs gémissements de nos chameaux. Aussitôt 
nous nous arrftiftmesj et tournant la tète, nous aperçûmes 
la caravane qui se débattait au milieu des eaux, sans avan- 
cer. Dans la eonfiision générale, nous distinguâmes le 
Dchiahoûrqtii agitaft vivement ses bras, comme pour nous 



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250 VOYAGE DANS LA TAUÏARIE. 

inviter à nous diriger vers eux. Le batelier n'était pas de 
cet avis ; il lui en coulait d'abandonner la bonne route dans 
laquelle il avait, disait-il, eu le bonheur de s'engager. Nous 
insistâmes, et il rama enfin, quoique à regret, vers la cara- 
vane qui paraissait engagée dans un mauvais pas. 

Samdadchiemba était violet de colère; aussitôt que nous 
fûmes arrivés, il commença par invectiver contre le bate- 
lier. — Est<;e que tu as eu dessein de nous faire tous noyer, 
lui cria-t-il? tu m'as donné un guide qui ne connaît pas la 
route. Vois, nous sommes environnés de gouffres sans en 
connaître la profondeur... Les animaux, en effet, ne vou- 
laient ni avancer ni reculer; on avait beau les frapper, c'é- 
tait peine perdue, ils demeuraient toujours immobiles. Le 
batelier décocha quelques malédictions horribles à son as- 
socié... Puisque tu ne connais pas la route, tu aurais dû 
le dire par avance. Il n'y a pas d'autre moyen, il faut re- 
tourner à la cabane; tu diras à ton cousin de monter le 
cheval, il sera meilleur conducteur que toi. 

Aller à terre chercher un bon guide était sans contre- 
dit le parti le plus sûr, mais il n'était pas facile; les ani- 
maux étaient tellement effrayés au milieu de cette inunense 
mare d'eau, qu'il était impossible de les faire avancer. Le 
jeune guide ne savait plus ou donner de la tête; il avait 
beau frapper le cheval, lui tourner et retourner le mors 
dans la bouche, le cheval se cabrait, faisait bondir l'eau 
autour de lui, mais c'était tout, il ne faisait pas un pas. Ce 
jeune homme qui n'était pas plus habile cavalier que bon 
guide, finit par perdre l'équilibre, et plongea du haut de 
son cheval dans le bassin; il disparut un instant, et nous 
laissa dans une terrible consternation. 11 remonta pourtant, 



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VOYAGE DANS LA TAUTAIUE. 257 

mais il avait de Feau jusqu'aux épaules. Sanidadchiemba^ 
en voyant tout le désordre, écumait de colère; enfin il n'y 
tint plus, il se dépouilla adroitement de tous ses habits, 
sans descendre du chameau, les jeta dans la barque, et se 
laissa glisser le long de sa monture. — Reprends cet homme 
dans ta barque, dit-il au pé<;heur, je n'en veux plus; je 
vais retourner à terre, et chercher quelqu'un qui sache la 
route... En disant ces mots, il s'éloigna de nous, marchant 
dans les eaux qui parfois lui montaient jusqu'au cou, et 
traînant après lui les animaux, qui, voyant le Dchiahour ou- 
vrir la marche, avançaient avec plus de confiance. 

Notre cœur était plein d'émotion en voyant le dévoue- 
ment et le courage de ce jeune néophyte, qui pour nos in- 
térêts n'avait pas fait difficulté de se jeter à l'eau , dans 
une saison ou le froid était déjà assez rigoureux. Nous le 
suivîmes des yeux avec anxiété, jusqu'au moment où nous 
vîmes qu'il avait presque regagné la terre... Maintenant, 
nous dit le batelier, ,vous pouvez être tranquilles ; il trou* 
vera dans notre cabane un homme qui saura le conduire 
et lui faire éviter les endroits dangereux. 

Nous continuâmes notre route, mais la navigation cessa 
bientôt d'aller bien; le batelier ne sut pas retrouver le bon 
chemin que nous avions suivi tout d'abord, et que nous 
avions quitté pour aller au secours de la caravane; engagée 
parmi les herbes aquatiques, la barque ne put que diffici- 
lement avancer. Nous avions beau tourner à droite et à 
gauche, revenir quelquefois sur nos pas, le chemin était 
partout impraticable ; les eaux étaient si basses, que la bar* 
que n'avançait plus qu'en labourant péniblement la vase. 

Nous fûmes contraints d'aider à la manœuvre ; le batelier se 
T. I, 47 



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258 VOYAGE DANS LA TAUTAUIE. 

mit à l'eau, et passa à ses reins une corde dont l'extrémilc 
était attachée à l'avant de rembarcation. Pendant qu'il s'é- 
puisait à tirer, armés chacun d'une perche nous poussions 
de toutes nos forces^ cependant tous nos efforts réunis 
n'obtenant que de faibles résultats, le batelier remonta sur 
la barque, et se coucha de découragement. — Puisque nous 
ne pouvons avancer, dit-il, attendons ici que l'entreprise 
des transports vienne à passer, nous nous mettrons à la 
suite... Nous attendîmes donc. 

Le batelier était triste et abattu -, il se reprochait haute- 
ment de s'être chargé de cette pénible corvée. De notre 
côté, nous nous en voulions aussi un peu, d'avoir cherché à 
économiser nos sapèques, et de n'être pas partis sur la 
barque de passage. Nous eussions bien pris le parti de 
nous mettre à l'eau, et de continuer ainsi notre route ; mais , 
outre la difficulté de porter les bagages, la chose eût été 
dangereuse. Le sol étant d'une affreuse irrégularité, les 
eaux, parfois d'une profondeur effrayante, devenaient tout 
à coup si basses, qu'elles ne pouvaient supporter la na- 
celle la plus légère. 

Il était près de midi quand nous aperçûmes venir trois 
barques de passage -, elles appartenaient à la famille qui 
faisait le monopole du bac. Après avoir beaucoup sué pour 
nous désembourber, nous allâmes nous mettre à leur 
suite; mais elles ralentirent à dessein leur marche pour 
nous attendre. Nous remarquâmes bientôt le patron avec 
lequel nous nous étions d'abord abouchés pour traiter du 
prix du passage -, lui-même nous avait reconnus, et les re- 
gards obliques et courroucés qu'il nous lançait, tout en agi- 
tant sa rame; témoignaient assez de son dépit.— ^CEuf de 



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VOYAGE DANS LA TARTAHiE. 2j9 

torlue, cria-t-il au pêcheur qui nous conduisait, combien 
te donnent ces hommes de Toccident pour le passage? il 
faut qu'ils t'aient promis une bonne enfilade de sapèques, 
pour que tu oses ainsi empiéter sur mes droits 3 plus tard, 
nous dirons quelques mots ensemble... Ne répondez pas 
vous autres, nous dit tout bas le batelier ; puis donnant du 
timbre à sa voix : Holà , conducteur, s'écria-t-il, tes paroles 
sont décousues ; au lieu de parler raison , tu l'irrites à 
pure perte, tu brouilles de la colle. Ces Lamas ne me 
donnent pas une seule sapèque, ils ont guéri la plaie de 
ma jambe avec un remède du ciel d'occident; Est-ce que, 
pour reconnaître un bienfait de cette nature, je rie dois pas 
les conduire de l'autre côté du Paga-Gol? Est-ce que je 
puis me dispenser de leur prêter ma barque pour traverser 
les eaux? Ainsi mon action est sainte, et en tout point con- 
forme aux rites. Le patron se contenta de grommeler quel- 
ques mots entré ses dents, et feignit de croire aux raisons 
qu'on venait de lui donner. 

Cette petite altercation fut suivie d'un profond silence 
de part et d'autre. Pendant que la flottille avançait paisi- 
blement, et suivait le fll d'un petit courant, large tout au 
plus pour laisser passage à une nacelle, nous vîmes venir 
vers nous au grand galop un cavalier qui faisait bondir les 
eaux de toute part. Aussitôt qu'il fut assez près pour se 
faire entendre, il s'arrêta brusquement. — Vite, vite, s'é- 
cria-t-il ; ne perdez pas de temps , ramei de toutes vos 
forces; le premier ministre du roi des Orfows est là-bas sur 
la prairie, avec les gens de sa suite, il attend vos barques ; 
qu'on rame vite. Celui qui parlait ainsi était un Mandarin 
Tartare. tJn globule bleu, qui surmontait son chapeau à 



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2(;0 VOYAGE DANS LA TAUTAKIE. 

poil, était la marque de sa dignité. Après avoir donné les 
oixires, il appliqua quelques coups de fouet à son cheval, et 
s'en retourna au galop par le même chemin qu'il avait suivi 
en venant. Aussitôt qu'il eut disparu, les murmures que sa 
présence avait comprimés, éclatèrent de toute part. — 
Voilà qu'aujourd'hui nous serons de corvée. — C'est quel- 
que chose de bien généreux qu'un Toudzelaktsi mongol 
(ministre du roi) ; il faudra ramer tout le jour, et au bout 
du compte nous n'aurons pas une seule sapèque. — Passe 
encore de n'avoir pas de sapèques; nous serons bien heu- 
reux si ce puant Tartare (Tcheou-ta-dze) ne nous fait rouer 
de coups. — Allons, ramons, suons, tuons-nous ; aujourd'hui 
nous aurons l'honneur de porter sur notre barque un 
Toudzelaktsi,.. Tous ces propos étaient entremêlés de 
grands éclats de rire, et de violentes imprécations contre 
l'autorité mongole. 

Notre batelier était plus modéré que les autres ; il nous 
exposa tranquillement son embarras. — C'est une journée, 
nous dit-il, bien malheureuse pour moi. Nous serons obli- 
gés de conduire le Toudzelaktsi^ peut-être jusqu'à Tcha-- 
gan-Kouren. Je suis seul, je suis malade, et de plus, nous 
aurons besoin ce soir de notre barque pour aller jeter les 
filets. — Nous étions profondément contristés de ce filcheux 
accident; car nous ne pouvions nous empêcher d'avouer 
que nous étions la cause involontaire de toutes les misères 
qu'allait endurer ce panVre pêcheur. Nous savions que ce 
n'est pas une petite affaire, que de rendre service à un ma- 
gistrat chinois ou tartare; il faut que tout se fasse très- 
bien, à la hâte et de bon eœur ; peu importent les difficultés 
ci les fatigues, il faut que le mandarin obtienne toujours 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 201 

ce qu'il désire. Persuadés des inconvénients de cette cor- 
vée imprévue, nous cherchâmes à en délivrer notre ma- 
lade, — Frère, lui dîmes-nous, sois en paix, le mandarin 
qui attend ces barques est un Tartare; c'est le ministre du 
roi de ces pays-ci. Sois en paix, nous tâcherons d'arranger 
la chose. Allons très-lentement, arrêtons-nous quelque- 
fois...; tant que nous serons sur ta barque, les satellites, 
les mandarins subalternes, le Toudzelaktsi même, per- 
sonne n'osera te rien dire.... Nous discontinuâmes en effet 
notre route; et pendant que nous prenions un peu de re- 
pos, les trois barques qui nous précédaient arrivèrent h 
l'endroit où attendait l'autorité mongole. Bientôt deux 
mandarins à globule bleu coururent vers nous de toute la 
vitesse de leurs chevaux. — Que fais-tu donc ici, crièrent- 
ils au batelier; d'où vient que tu n'avances pas?... Nous 
prîmes alors la parole... — Frères mongols, dîmes-nous aux 
deux cavaliers, priez votre maître de s'arranger avec les 
trois barques qui sont déjà arrivées. Cet homme est ma- 
lade, il y a long-temps qu'il rame ; ce serait une cruauté 
de l'empêcher de prendre un peu de repos. — Qu'il soit 
fait selon les paroles que vous venez de prononcer , sei- 
gneurs Lamas, nous répondirent les deux cavaliers ; et h 
ces mots, ils s'en retournèrent en toute hâte vers le Toud- 
zelaktsi. 

Nous reprîmes notre route , mais nous avançâmes le plus 
lentement possible, afin de donner le tempsà tout le monde 
de s'embarquer avant notre arrivée. Bientôt nous vîmes re- 
venir les trois barques chargées de mandarins et de satel- 
lites; leurs nombreux chevaux s'en allaient en troupe 
prendre une autre direction, sous la conduite d'un bate- 



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262 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

lier. A mesure que le cortège avançait, la crainte dominait 
de plus en plus le pêcheur qui nous conduisait j il n'osait 
pas lever les yeux, et ne respirait qu'avec peine. Enfin, 
les barques se croisèrent. — Seigneurs Lamas , nous cria 
une voix, êles-vousen paix?.... Au globule rouge qui dé- 
corait le bonnet de celui qui nous adressait cette politesse, 
à la richesse de ses habits brodés, nous reconnûmes le pre- 
mier ministre du roi. — ToudzelakUi des Ortous, notre 
navigation est lente, mais elle est heureuse; que la paix 
accompagne aussi la route !... Après quelques autres for- 
mules d'urbanité exigées par les mœurs tartares, nous 
continuâmes à suivre tranquillement le courant de Teau. 
Quand nous fûmes séparés des mandarins par une grande 
distance, le cœur de notre batelier put enfin s'épanouir à 
Taise; nous l'avions, en eflet, tiré d'un grand embarras. Les 
barques de passage devaient être en corvée pendant deux 
ou trois jours au moins ; le Toudzelaktsi ne voulant pas 
continuer sa route à travers les marécages, il fallait le con- 
duire sur le fleuve Jaune jusqu'à la ville de Tchagan- 
Kouren» 

Après une navigation longue, pénible et remplie de dan- 
gers, nous parvînmes de l'autre côté de ce grand bassin. 
Samdadchiemba était arrivé depuis long-temps, et nous at- 
tendait au milieu de la vase qui encombrait la rive; il était en- 
core sans habits, mais sa nudité était couverte par un justau- 
corps de boue, qui lui donnait un aspect horrible. A cause 
du peu de profondeur des eaux, la barque ne pouvant aller 
jusqu'à terre, s'arrêta à une trentaine de pas du rivage. 
Los bateliers qui nous avaient précédés, avaient été obligés 
do transporter sur leurs épaules les mandarins et les satel- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 265 

litestartares; pour nous, nous ne souffrîmes pas qu'on 
usât à notre égard du même procédé; nous avions des ani- 
maux à notre service, et nous voulûmes en user pour effec- 
tuer notre débarquement. Samdadchiemba nous les con- 
duisit tout près de la barque , alors M. Gabet sautant sur 
le cheval., et M. Hue sur le mulet, nous regagnâmes la 
terre, sans être obligés de monter sur les épaules d'autrui. 
Le soleil était sur le point de se coucher. Nous eussions 
bien désiré camper aussitôt, car nous étions exténués de 
faim et de fatigue, mais cela n'était pas encore possible; 
nous avions, nous disait-on, dix li$ à faire avant de nous 
débarrasser tout-à-fait de la boue et des marais. Nous 
chargeâmes donc nos chameaux, et nous achevâmes dans 
la peine et la souffrance cette journée de misères. Il était 
nuit close quand nous pûmes dresser la tente; les forces 
nous manquèrent pour préparer notre nourriture accoutu- 
tumée ; de Teau froide et quelques poignées de petit millet 
grillé furent tout notre souper. Après avoir fait une courte 
prière, nous n'eûmes qu'à nous laisser aller sur nos peaux 
de bouc, pour nous endormir profondément. 



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2Ci VOYAGE DANS LA TAUTARrE. 



CHAPITRE VIII. 



Coup-d'œil sur le pays des Ortous. — Terres cultivées. — Steppes 
stériles et sablonneuses des Ortous. -^ Forme des gouvernements 
tartares- mongols. — Noblesse. — Esclavage. — Rencontre d'une 
petite lamaserie. — Election et intronisation d'un Bouddha-vivant. 
— Régime des lamaseries.— Études lamanesques. —Violent orage. 
—Refuge dans des grottes creusées de main d'homme. — Tartare 
caché dans une caverne. — Anecdote tartaro-chinoisc. — Cérémo- 
nies des mariages tartares. — Polygamie. — Divorce. — Caractère 
et costume des femmes mongoles. 



Lr soleil ét<nit déjà haut quand nous nous levâmes. En 
sortant de la tente, nous jetâmes un coup d'œil autour de 
nous, pour faire connaissance avec ce nouveau pays que les 
ténèbres de la veille nous avaient empêché d'examiner. Il 
nous parut triste et aride; mais enfm nous f&mcs heureux 
de ne plus apercevoir ni bourbiers ni marécages. Nous 
avions laissé derrière nous le fleuve Jaune avec toutes ses 
eaux débordées, et nous entrions dans les steppes sablon- 
neuses de F Or^ows. 

Le pays A' Ortous se divise en sept bannières ; il compte 
cent lieues d'étendue d'occident en orient, et soixante-dix 
du sud au nord. Le fleuve Jaune l'entoure à l'est, à l'ouest 
et au nord, et la grande muraille au midi. Ces contrées 
ont subi, à toutes les époques, l'influence des révolutions 
politiques qui ont agité l'empire chinois. Les conquérants 
Chinois et Tartares s'en sont tour à tour emparés, et en 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. SCr, 

ont fait le théâtre de guerres sanglantes. Pendant les 
dixième, onzième et douzième siècles, elles sont demeurées 
sous la domination des rois de Hia, qui se disaient Tar- 
tares d'origine Thou-Pa dans le pays de Si-Fan. La capitale 
de leur royaume, nommée ffia-Tc/ieou, était située aux 
pieds des monts il /ecAa, entre le Hoang-Ho et la grande 
muraille. Maintenant cette ville s'appelle Ning-ffia, et ap- 
partient à la province du Kan-Sou, En i227, le royaume 
de Hia, et par suite FOrtous, furent enveloppés dans la 
ruine commune parles victoires de Tckingghiskhan,îondai' 
teur de la dynastie tartare des Yotien. 

Après Fexpulsion des Tartares-Mongols par les Ming^ 
les Ortous tombèrent au pouvoir du Khan du Tchakar. Ce 
dernier ayant fait sa soumission aux conquérants Haut- 
chous, en 1635, les Ortous suivirent son exemple, et fu- 
rent réunis à l'empire, en qualité de peuples tribu- 
taires. 

L'empereur Khang-Hi, dans le cours de son expédition 
contre les Eleuts, en i696, fit quelque séjour parmi les 
Orlous. Voici ce qu'il disait de ce peuple, dans une lettre 
écrite au prince son fils, resté à Péking : a Jusqu'ici, dit-if, 
» je n'avais point l'idée qu'on doit se former des Ortous; 
» c'est une nation très-policée, et qui n'a rien perdu des 
» anciennes coutumes des vrais Mongols. Tous leurs 
» princes vivent entr'eux dans une union parfaite, et ne 
r> connaissent point la différence du tien et du mien. Il est 
» inoui de trouver un voleur parmi eux, quoiqu'ils ne 
» prennent aucune précaution pour la garde de leurs cha- 
» meaux et de leurs chevaux. Si par hasard un de ces ani- 
» maux s'égare, celui qui le trouve en prend soin, jusqu'à 



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266 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

Dce qu'il en ait découvert le propriétaire, et il le lui rend 
» alors sans le moindre intérêt... Les Ortous sont princi- 
» paiement intelligents dans la manière d'élever les bes- 
D tiaux ; la plupart de leurs chevaux sont doux et traitables. 
» Les Tchakar, au nord des Ortous, ont la réputation de 
» les élever avec beaucoup de soin et de succès j je crois 
» cependant que les Ortous les surpassent encore en ce 
x> point. Malgré cet avantage, ils ne sont pas à beaucoup 
)) près aussi riches que les autres Mongols. » 

Cette citation que nous empruntons à Tabbé Grosier, 
est en tout point conforme avec ce que nous avons pu re- 
marquer chez les Ortous. Il paraît que depuis le temps 
de Tempereur Khang-Hi, ces peuples n'ont nullement 
changé. 

L'aspect du pays que nous parcourûmes pendant notre 
première journée de marche, nous parut beaucoup se 
ressentir du voisinage des pêcheurs chinois qui résident 
sur les bords du fleuve Jaune. Nous rencontrâmes çà et là 
quelques terres cultivées; mais rien de plus triste et de 
plus mauvaise raine que cette cuhure, si ce n'est peut-être 
le cultivateur lui-même. Ces misérables agricoles sont des 
gens mixtes, moitié Chinois, moitié Tartares , n'ayant ni 
l'industrie des premiers, ni les mœurs franches et simples 
des seconds ; ils habitent dans des maisons, ou plutôt sous 
de sales hangars, construits avec des branches entrelacées 
et grossièrement enduites de boue et de fiente de bœuf. La 
soif nous ayant forcés d'entrer dans une de ces habitations, 
pour demander l'aumône d'une écuellée d'eau, nous pû- 
mes nous convaincre que l'intérieur ne démentait en rien 
la misère qui apparaissait au dehors. Hommes et animaux, 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 2G7 

tout vivait péle-môle dans rordure; ces demeures étaient 
bien loin de valoir les tentes mongoles, où du moins Tair 
n'est pas empesté par la présence des bœufs et des mou- 
tons. 

La terre sablonneuse que cultivent ces pauvres gens, à 
part quelque peu de sarrasin et de petit millet, ne produit 
guère que du chanvre; mais il est d'une grosseur prodi- 
gieuse. Quand nous passâmes, quoique la récolte* fût déjà 
faite, nous pûmes pourtant juger de la beauté de la tige, 
par ce qui en restait dans les champs. Les cultivateurs des 
Ortous n'aiTachent pas le chanvre, quand il est mûr, 
comme cela se pratique en Chine ; ils le coupent h ras de 
terre, de manière à laisser une souche grosse d'un pouce de 
diamètre. Pour traverser ces vastes champs de chanvre, 
nos chameaux eurent beaucoup à souffrir; ces souches 
nombreuses, qu'ils rencontraient continuellement sous 
leurs larges pieds, les forçaient à exécuter des danses 
bizarres et bien capables d'exciter notre hilarité, si nous 
n'eussions eu la crainte de les voir se blesser à chaque pas. 
Au reste, ce qui contrariait si fort la marche de nos cha- 
meaux devint pour nous d'un grand secours; quand nous 
eûmes dressé la tente, ces résidus de chanvre nous four- 
nirent un facile et abondant chauifage. 

Bientôt nous rentrâmes dans la Terre des herbes, si 
toutefois on peut donner ce nom à un pays stérile, sec 
et pelé pomme celui des Ortous. De quelque côté que l'on 
porte ses pas, on ne rencontre jamais qu'un sol désolé et 
sans verdure, des ravins rocailleux, des collines marneuses 
et des plaines encombrées d'un sable fin et mobile, que l'im- 
pétuosité des vents balaie de toute part; pour tout pâtu- 



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^^S VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

rage, on ne voit que des arbustes épineux, et des espèces 
de fougères maigres, poudreuses et d*une odeur fétide. De 
loin en loin seulement, ce sol affreux produit quelques 
herbes clair-semées, cassantes, et tellement collées à terre 
que les animaux ne peuvent les brouter sans labourer les 
sables avec leurs museaux. Ces nombreux marécages, qui 
avaient fait notre désolation sur les bords du fleuve Jaune, 
nous finîmes bientôt par les regretter dans le pays des Or- 
tous, tant les eaux y sont rares et la sécheresse affreuse : 
pas un ruisseau, pas une fontaine où le voyageur puisse se 
désaltérer; de loin en loin seulement on rencontre des la- 
gunes et des citernes remplies d'une eau puante et bour- 
beuse. 

Les Lamas avec lesquels nous avions été en rapport 
dans la Ville-Bleue nous avaient prévenus des misères que 
nous aurions à endurer dans le pays des Ortous, surtout 
à cause de la rareté des eaux ; d'après leur conseil, nous 
avions acheté deux seaux en bois, qui nous furent effec- 
tivement de la plus grande utilité. Quand nous avions le 
bonheur de trouver sur notre chemin des flaques, ou des 
puits creusés par lesTartares, sans nous arrêter à la mau- 
vaise qualité de Teau, nous en remplissions nos seilies, et 
nous en usions toujours avec la plus grande économie, 
comme on ferait d'une rare et précieuse liqueur. Malgré 
nos précautions, pourtant il nous arriva plus d'une fois de 
passer des journées entières sans pouvoir nous procurer 
une seule goutte d'eau pour humecter un peu nos lèvres. 
Cependant nos privations personnelles étaient encore peu 
de chose, en comparaison de la peine que nous éprouvions, 
en voyant nos animaux manquer d'eau presque tous les 



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VOYAGE DANS LA TAUTAUIE. 2G9 

jours, dans un pays où ils n'avaient jamais à brouter que 
quelques plantes desséchées, et en quelque sorte calcinées 
par le nitre ; aussi maigrissaient-ils à \ue d'œil. Après 
quelques journées de marche, le cheval prit un aspect pi- 
toyable 5 il s'en allait baissant la tète jusqu'à terre, et pa- 
raissant à chaque pas devoir succomber de défaillance; les 
chameaux se balançaient péniblement sur leurs longues 
jambes, et leurs bosses amaigries se penchaient sur leur 
dos, semblables à des sacs vides. 

Les steppes des Ortous, quoique si dépourvues d'eaux 
et de bons pâturages, n'ont pas été pourtant abandonnées 
par les animaux sauvages. On y rencontre fréquemment 
des écureuils gris, des chèvres jaunes à la jambe svelte et 
légère, et des faisans au plumage élégant. Les lièvres y abon- 
dent ; et ils sont si peu farouches, qu'ils ne se donnaient 
pas même la peine de fuir à notre approche ; ils se soule- 
vaient avec curiosité sur leurs pattes de derrière, dres- 
saient leurs oreilles, et nous regardaient passer avec indiffé- 
rence. Au reste, ces animaux vivent toujours sans inquié- 
tude ; car, à part quelques rares Mongols qui s'adonnent 
à la chasse , il n'y a jamais là personne pour les inquiéter. 

Les troupeaux que nourrissent les Tartares des Ortoits, 
sont peu nombreux, et bien différents de ceux qui paissent 
parmi les gras pâturages du Tchakar ou de Gechekten. Les 
bœufs et les chevaux nous parurent surtout misérables ; 
les chèvres, les moutonset les chameaux avaientassez bonne 
mine; cela vient, sans doute, de ce que ces derniers ani- 
maux aiment beaucoup à brouter les plantes imprégnées 
de salpêtre, au lieu que les bœufs et les chevaux affection* 
lient les frais pâturages et les eaux pures et abondantes. 



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270 VOYAGE DANS LA TARTARIË. 

Les Mongols des Ortous se ressentent beaucoup de la 
misère du pays qu'ils occupent. Pendant notre voyage^ 
nous n'eûmes pas lieu de nous apercevoir que, depuis le 
temps de TempereurKhang-Hi, ils se fussent beaucoup en- 
richis. La plupart demeurent sous des tentes, composées 
de quelques lambeaux de feutre ou de peaux de chèvres 
ajustés sur un misérable échafaudage;'le tout est tellement 
vieux et sale, tellement délabré par le temps et les orages, 
qu'on soupçonnerait difficilement qu'elles pussent servir 
de demeure à des hommes. S'il nous arrivait de camper 
auprès de ces pauvres habitations, aussitôt nous recevions 
la visite d'une foule de malheureux, qui se prosternaient à 
nos pieds, se roulaient à terre, et nous donnaient les titres 
les plus magnifiques pour obtenir quelque aumône. Nous 
n'étions pas riches; mais nous ne pouvions nous dispenser 
de les faire participer au petit trésor que nous tenions de 
la bonté de la Providence. Nous leur donnions quelques 
feuilles de thé, une poignée de farine d'avoine , du petit 
millet grillé, et quelquefois un peu de graisse de mouton. 
Hélas ! nous eussions aimé à leur offrir davantage ; mais 
nous étions forcés de donner peu, parce que nous avions 
peu nous-mêmes. Les Missionnaires sont, eux aussi, des 
pauvres, qui vivent des aumônes que leur distribuent tous 
les ans leurs frères d'Europe. 

Si on ne connaissait les lois qui régissent les Tartares, 
on comprendrait difficilement comment des hommes peu- 
vent se condamner à passer leur vie dans le misérable pays 
des Ortous, tandis que la Mongolie offre de toute part des 
contrées immenses, désertes, et où les eaux et les pâtura- 
ges se rencontrent en. abondance. Quoique les Tartares 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 271 

soient nomades, et sans cesse errants de côté et d'autre, 
ils ne sont pas libres pourtant d'aller vivre dans un pays 
autre que le leur; ils sont tenus de demeurer dans leur 
royaume et sous la dépendance de leur maître; car, il faut 
le dire, parmi les tribus mongoles, l'esclavage est encore 
dans toute sa vigueur. Pour bien comprendre le degré de 
liberté dont peuvent jouir ces peuples , au milieu de leurs 
contrées désertes, il est bon d'entrer dans quelques détails 
sur la forme de leur gouvernement. 

La Mongolie est divisée en plusieurs souverainetés, 
dont les chefs sont soumis à l'empereur dé Chine, Tar- 
tare lui-même, mais de race Mantchoue ; ces chefs por- 
tent des titres qui correspondent à ceux de rois, de ducs, 
de comtes, de barons, etc. Ils gouvernent leurs États 
selon leur bon plaisir, et sans que personne ait le droit 
de s'immiscer dans leurs affaires; ils ne reconnaissent 
pour suzerain que l'eriipereur de Chine. Quand il s'élève 
entr'eux des différends, ils ont recours à Péking; au 
lieu de se donner des coups de lances , comme cela se 
pratiquait autrefois, au moyen-âge de l'Europe, parmi ces 
petits souverains si guerroyeurs et si turbulents, ils se 
soumettent toujours avec respect aux décisions de la 
cour de Péking, quelles qu'elles puissent être. Bien que 
les Souverains mongols se croient tenus d'aller tous les 
ans se prosterner devant le fils du ciel, maître de la terre, 
ils soutiennent cependant que le Grand-Khan n'a pas le 
droit de détrôner les familles régnantes dans les prin- 
cipautés tartares. Il peut casser le roi pour des causes 
graves; mais il est obligé de mettre à la place un de ses 
enfants. La souveraineté appartient, disent-ils, à telle fa- 



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272 VOYAGL DANS LA TARTARIE. 

mille; ce droit est inamissible , et c'est un crime de pré- 
tendre Fen déposséder. 

Il y a peu d'années, le roi de Barains (i) futaccuséàPéking 
de machiner une révolte contre l'Empereur ; il fut jugé 
parles tribunaux suprêmes, sans être entendu, et condamné 
à être raccourci par les deux bouts. L'esprit de la loi vou- 
lait qu'on lui coupât les pieds et la tête. Le roi fit donner 
des sommes énormes à ceux qui devaient veiller à l'exé- 
cution de redit impérial ; et on se contenta de lui couper sa 
tresse de cheveux, et de lui arracher la semelle des bottes. 
On écrivit à Péking, que l'ordre avait été exécuté, et la 
chose en resta là. Le roi pourtant cessa de régner, et sou 
fils monta sur le trône. 

Quoique, d'après une espèce de droit coutumier,le pou- 
voir doive toujours rester dans la même famille, on ne 
peut pas dire toutefois qu'il y ait quelque chose de bien 
fixe à cet égard. Rien de plus vague et de plus indéter- 
miné, que les rapports qui existent entre les souverains tar- 
tares et le Grand-Khan ou empereur de la Chine, dont la 
volonté toute puissante est au-dessus de toutes les lois et 
de tous les usages. Dans la pratique, l'Empereur a le droit 
de faire tout ce qu'il fait, et ce droit ne lui est contesté par 
personne. Si des cas douteux et contestés viennent à sur- 
gir, la force en décide. 

En Tartarie, toutes les familles qui ont quelque lien de 
parenté avec le souverain, constituent une noblesse, ou 
caste patricienne , à qui appartient le sol tout entier. Ces 
nobles, qu'on nomme Tait$i, sont distingués par un glo- 

(1) Barains est une principauté située au nord de Péking, et l'une 
des plus célèbres delà Tartarie mongole. 



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VOYAGE DANS LA TAHTAUIE. 273 

bulebleu qui surmonte leur bonnet; c'est parmi eux que 
les souverains des divers États choisissent leurs ministres, 
qui sont ordinairement au nombre de trois; on les nomme 
Toutzelaktsij c'est-à-dire, homme qui aide ou qui prête 
son ministère. Cette dignité leur donne le droit de porter 
le globule rouge. Au-dessous des Toudzelaktsiy sont les 
Touckimel, officiers subalternes, qui sont chargés des dé- 
tails de Tadministration. Enfin, quelques secrétaires ou in- 
terprètes, qui doivent être versés dans les langues mon- 
gole, manlchoue et chinoise, complètent la hiérarchie. 

Dans le pays des Khalkhas, au nord du désert de Gobi, 
on trouve une contrée entièrement occupée par des Taitsi; 
on les croit descendants de la dynastie mongole, fondée 
par Tchinggiskhan, et qui occupa le trône impérial depuis 
Tan 1260 jusqu'à 1341. Après la révolution qui rendit aux 
Chinois leur indépendance nationale, ils se réfugièrent parmi 
les Khalkhas, obtinrent sans peine une portion de leur im- 
mense territoire, et adoptèrent la vie nomade qu'avaient 
menée leurs ancêtres, avant la conquête de la Chine. Ces 
Taitsi passent leurs jours dans la plus grande indépen- 
dance, sans être soumis à aucune charge, sans payer de tri- 
but à personne, et sans reconnaître aucun souverain. Leurs 
richesses se composent de tentes et de bestiaux. La terre 
des Taitsi est le pays mongol où on trouverait retracées le 
plus exactement les mœurs patriarcales, telles quela/?2We 
nous les dépeints dans les vies d'Abraham, de Jacob et des 
autres pasteurs de la Mésopotamie. 

Les Tartares qui ne sont pas de famille princière sont 
esclaves ; ils vivent sous la dépendance absolue de leurs 
maîtres. Outre les redevances qu'ils doivent payer, ils sont 

T. I. 18 



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â7i VOYAGE DANS LA TARTAKIE. 

tenus de garder les troupeaux de leurs maîtres ; il ne leur 
est pas défendu d'en nourrir aussi pour leur propre conapte. 
On se tromperait beaucoup, si on s'imaginait qu'en Tar- 
tarie l'esclavage est dur et cruel, comme il l'a été chez 
certains peuples; les familles nobles ne diffèrent presque 
nullement des familles esclaves. En examinant les rapports 
qui existent entr'elles , il serait difficile de distinguer le 
maître de l'esclave; ils habitent les uns et les autres sous 
la tente, et passent également leur vie à faire psdtre des 
troupeaux. On ne voit jamais parmi eux le luxe et l'opu- 
lence se poser insolemment en face de la pauvreté. Quand 
l'esclave entre dans la tente du maître, celui-ci ne manque 
pas de lui offrir le thé au lait; ils fument volontiers ensem- 
ble, et se font mutuellement l'échange de leurs pipes. Aux 
environs des tentes, les jeunes esclaves et les jeunes sei- 
gneurs folâtrent et se livrent aux exercices de la lutte, 
pôle-méle et sans distinction; le plus fort terrasse le plus 
faible, et voilà tout. Il n'est pas rare de voir des familles 
d'esclaves devenir propriétaires de nombreux troupeaux, et 
couler leurs jours dans l'abondance. Nous en avons ren- 
contré beaucoup qui étaient pins riches que leurs maîtres, 
sans que cela donnât le moindre ombrage à ces derniers. 
Quelle différence entre cet esclavage et celui qui existait à 
Rome, par exemple, où le citoyen romain, en faisant l'in- 
ventaire de sa maison, classait les esclaves avec le mobi- 
bilier! Aux yeux de ces maîtres orgueilleux et cruels, 
l'esclave ne méritait pas même le nom d'homme; on 
l'appelait sans façon une chose domestique ; res dômes- 
tica. L'esclavage , parmi les Tartares mongols , est 
méine moins dur et moins outrageant pour l'humanité, que 



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VOYAGE DANS LA TAUTARlt. 2?) 

le senage du moyen*âge ; les seigneurs mongols ne don- 
nai jamais à leurs esclaves œs humiliants sobriquets, qui 
servaient autrefois à désigner les serfs } ils les appellent, 
frères, mais jamais vilains, jamais canailles, jamais gent 
taillable et corvéable à merci. 

La noblesse tartare a droit de vie et de mort sur ses es* 
claves; elle peut se rendre justice elle-même vis-à-vis des 
siens, jusqu'au point de les faire mourir; mais ce privilège 
ne s'exerce pas arbitrairement. Quand Tesclave a été mis 
à mort, un tribunal supérieur juge Faction du mrître, 
et s'il est c(»ivaincu d'avoir abusé de son droit, le sang in- 
nocent est vengé. Les Lamas qui appartiennent aux familles 
esclaves, deviennent libres en quelque sorte, en entrant 
dans la tribu sacerdotale ; on ne peut exiger d'eux ni cor- 
vées, ni redevances; ils peuvent s'expatrier et courir le 
monde à leur fantaisie, sans que personne ait le droit de 
les arrêter. 

Quoique les rapports de maître à esclave soient en gé- 
néral pleins d'humanité et de biafiveiilance, il est pourtant 
des souverains tartares qui abusent de leur prétendu droit, 
pour opprimer leurs peuples et en exiger des tributs exor- 
bitants. Nous en connaissons un qui use d'un système 
d'oppression vraiment révoltant. Il choisit parmi ses trou- 
peaux, les boeufe, les chameaux, les moutons, les che- 
vaux les plus vieux et les plus malades, puis il en confie la 
garde aux riches esclaves qui sont dans ses états; ceux-ci 
ne peuvent trouver mauvais de faire paitre les bestiaux de 
leur souverain seigneur; ce doit être même un grioMl hoa*- 
neur pour eux. Après qti^elques années, le roi r^demaïubQt 
ses animaux, qui sont presque tous morts de maladie ou 



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27(i VUVAGE DANS LA TAUÏAUIE. 

de vieillesse, va choisir, parmi les troupeaux de ses escla- 
ves, les plus jeunes elles plus vigoureux^ souvent même, 
ne se contentant pas de cela, il en exige le double ou le 
triple. Rien de plus juste, dit-il; car pendant deux ou trois 
ans mes animaux ayant pu se multiplier, il doit me revenir 
un grand nombre d'agneaux, de poulains, de veaux et de 
chamelons. 

L'esclavage, quelque mitigé, quelque doux qu'on le sup- 
pose, ne peut jamais être en harmonie avec la dignité de 
rhomme ; il a été aboli en Europe, et un jour, nous Tespé- 
rons, il le sera aussi parmi les nations mongoles. Mais 
cette grande révolution s'opérera, comme partout, sous 
l'influence du christianisme. Ce ne seront pas les faiseurs 
de théories politiques, qui affranchiront ces peuples no- 
mades; cette œuvre sera encore celle des prêtres de Jésus- 
Christ, des prédicateurs du saint Évangile , charte divine 
où sont consignés les véritables droits de l'homme. Aussi* 
tôt que les missionnaires auront appris aux Mongols à 
dire : Notre Père qui êtes aux cieux..., l'esclavage tombera 
en Tartane, et on y verra grandir l'arbre de la liberté à côté 
de la croix. 

Après quelques journées de marche à travers les sables 
des Ortous, nous remarquâmes sur notre passage une petite 
lamaserie, richement bâtie dans un site pittoresque et sau- 
vage. Nous passâmes outre, sans nous arrêter. Déjà nous 
en étions éloignés d'une portée de fusil, lorsque nous en- 
tendîmes derrière nous, comme le galop d'un cheval. Nous 
tournâmes la tête, et nous aperçûmes un Lama qui venait 
à nous avec empressement. — Frères, nous dit-il, vous 
êtes passés devant notre soumé (lamaserie) sans vous arré- 



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VOYAGE DANS LA TAUTARIIî:. Tu 

ter; est-ce que vous seriez si pressés que vous ne puissiez 
vous reposer un jour, et faire vos adorations à notre saint? 
— Oui, nous sommes assez pressés ; notre voyage n*est 
pas de quelques jours, nous allons dans Toccident. — Â vo- 
tre physionomie, j'ai bien connu que vous n'étiez pas de 
race mongole; je sais que vous êtes de Foccident; mais 
puisque vous devez faire une si longue route , vous ferez 
bien de vous prosterner devant notre saint, cela vous por- 
tera bonheur. — Nous ne nous prosternons pas devant les 
hommes; les véritables croyances de Foccident s'opposent à 
cette pratique. — Notre saint n'est pas simplement un 
homme, vous ne pensez peut*étre pas que dans notre pe- 
tite lamaserie, nous avons le bonheur de posséder un Cka- 
bei^orij un Bouddha-vivant. Il y a deux ans qu'il a daigné 
descendre des saintes montagnes du Thibet; actuellement, 
il est âgé de sept ans. Dans une de ses vies antérieures, il 
a été le grand Lama d'un magnifique soumé situé dans ce 
vallon, et qui a été détruit , à ce que disent les livres de 
prières, du temps des guerres de Tching-Kis. Le saint 
ayant reparu depuis peu d'années, nous avons construit à 
. la hâte un petit soumé. Venez, frères, notre saint élèvera 
sa main droite sur vos têtes, et le bonheur accompagnera 
vos pas. — Les hommes qui connaissent la sainte doctrine 
de l'occident, ne croient pas à toutes ces transmigrations 
des Chaberons, Nous n'adorons que le Créateur du ciel et 
de la terre; son nom est Jehovah. Nous pensons que 
l'enfant que vous avez fait supérieur de votre souméy est 
dépourvu de puissance; les hommes n'ont rien à espérer 
ni rien à craindre de lui.... Le Lama, après avoir entendu 
ces paroles, auxquelles, certainement, il ne s'attendait pns, 



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278 VOYAGE DANS LA TARTAHIE. 

demeura ^upéfait. Peu àpeo sa figure s'anima, et finît par 
pi'endre Vexpression de la colère et du dépit. Il nous re- 
garda fixement à plusieurs reprises ; puis, tirant à lui la 
bride de son cheval, il nous tourna le dos, et s'éloigna ra- 
pidement, en marmottant entre se» dents quelques paroles 
dont nous ne pûmes saisir le sens, mais que nous nous 
gardâmes bien de prendre pour une fonioule de béné- 
diction. 

Les Tartares croient d'une foi ferme et absolue à toutes 
ces diverses transmigrations; ils ne se permettraient ja- 
mais d'élever le moindre doute sur l'authenticité de leurs 
Chaberons. Ces Bouddhas vivants sont en grand nombre, et 
toujours placés à la tête des lamaseries les plus impor- 
tantes. Quelquefois ils commencent leur carrière modes- 
tement dans un petit temple, et s'entourent seulement de 
quelques disciples. Peu à peu leur réputation s'accroît 
dans les avirons, et la petite lamaserie devient bientôt un 
lieu de pèlerinage et de dévotion. Les Lamas voisins, spé- 
culant sur la vogue, viennent y bfttir leur cellule^ la lama* 
série acquiert, d'année en année, du développement, et 
devient enfin fameuse dans le pays. 

L'élection et l'intronieftlion des Bouddhas vivants se font 
d'une manière si singulière, qu'elle mmib d'être rap- 
portée. Quand un grand Lama s'en est allé, c'est-à-dire 
quand il est mort, la chose ne devient pas pour la lama- 
serie un sujet de deuil. On ne s'abandonne ni aux larmes 
ni aux regrets ; car tout le monde sait que le Chaberon va 
bientôt reparaître. Cette mort apparente n'est que le com- 
mencement d'une existence nouvelle, et comme un anneau 
de plus ajouté à cette chaîne indéfinie et non interrompue 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 279 

de vies successives; c'est tout bonnement une palingé- 
nésie. Pendant que le saint est dans un état de chrysalide, 
ses disciples sont dans la plus grande anxiété ; car leur 
grande affaire, c'est de découvrir Tendroît où leur maître 
ira reprendre sa vie. Si Tarc-en-ciel vient à paraître dans 
les airs, ils le regardent comme un signe que leur envoie 
leur ancien grand Lama, afin de les aider dans leurs re- 
cherches. Tout le monde se met alors en prières, et pen- 
dant que la lamaserie veuve de son Bouddha redouble ses 
jeûnes et ses oraisons, une troupe d*élite se met en route 
pour aller consulter le Tckurtchun, ou devin fameux dans 
ta connaissance des choses cachées au commun des 
hommes. On lui raconte que tel jour de telle lune, Tarc- 
en-ciel du Chaberon s'est manifesté dans les airs. Il a fait 
son apparition sur tel point ; il était plus ou moins lumi- 
neux, et a été visible pendant tant de temps. Puis il a dis- 
paru, ens'effaçantavec telle et telle circonstance. Quand le 
Tckurtckun a obtenu tous les renseignements nécessaires, 
il récite quelques prières, ouvre ses Kvres de divination, et 
prononce enfin son oracle, pendant que les Tartares qui 
sont venus le consulter écoutent ses paroles à genoux, et 
dans fe plus profond recueiHenient. — Votre grand Ijama, 
leur dit-il, est revenu à la vie dans le Thibet, à tant de dis- 
tance de votre lamaserie. Vous le trouverez dans telle fa- 
mille. — Quand ces pauvres Mongols ont ouï cet oraele, 
ils s'en retournent pleins de joie, annoncei* à la lamaserie 
rheureuse nouvelle. 

Il aiTive souvent que les disciples du défont n'ont pa§ 
besoin de se tourmenter, pour découvrir le berceau de leur 
grand I^ma. C'est lui-même qui veut bien se donner la 



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280 voya(;k dans la ïahtarœ. 

p^îiift de les initier au secret de sa transformation. Aussi- 
tôt qu'il a opéré sa métamorphose dans le Thibet, il se 
révèle lui-même en naissant, et à un âge où les enfants 
ordinaires ne savent encore articuler aucune parole. — C'est 
moi, dit-il, avec Taccent de l'autorité, c'est moi qui suis le 
grand Lama, le Bouddha-vivant de tel temple; qu'on me 
conduise dans mon ancienne lamaserie, j'en suis le supé- 
rieur immortel... Le prodigieux bambin ayant parlé de la 
sorte, on se hâi» de faire savoir aux Lamas du soumé dé- 
signé, que leur Chaberon est né à tel endroit, et on les 
somme de sa part d'avoir à venir l'inviter. 

De quelque manière que les Tartares découvrent la ré- 
sidence de leur grand Lama, que ce soit par l'apparition 
de l'arc-en-ciel, ou par la révélation spontanée du Ghaberou 
lui-même, ils sont toujours dans les transports de la joie 
la plus vive. Bientôt tout est en mouvement dans les tentes, 
et on fait avec enthousiasme les mille préparatifs d'un long 
voyage; car c'est presque toujours dans le Thibet qu'il 
faut se rendre, pour inviter ce Bouddha- vivant, qui manque 
rarement de leur jouer le mauvais tour d'aller transmigrer 
dans des contrées lointaines et presque inaccessibles. Tout 
le monde veut contribuer de son mieux à l'organisation du 
saint voyage, si le roi du pays ne se met pas lui-même en 
tête de la caravane, il envoie son propre fils, ou un des 
membres les plus illustres de la famille royale; les grands 
Mandarins, ou ministres du roi, se font un devoir et un 
honneur de se mettre aussi en route. Quand tout enfin est 
préparé, on choisit un jour heureux, et la caravane s'é- 
branle. 

Quelquefois ces pauvres Mongols, après des fatigues in- 



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VOYAGE DANS LA TAUTARIE. ^^81 

croyables parmi d'affreux déserts, finissent par tomber 
entre les mains des brigands de la mer Bleue, qui les dé- 
troussent des pieds à la tête. S'ils ne meurent pas de faim 
et de froid, au milieu de ces épouvantables solitudes, s'ils 
peuvent retourner jusqu'à l'endroit d'où ils sont partis, 
ils. recommencent les préparatifs d'un nouveau voyage; 
rien n'est jamais capable de les décourager. Enfin quand, 
à force d'énergie et de persévérance, ils ont pu parvenir au 
sanctuaire éternel, ils vont se prosterner devant l'enfant 
qui leur a été désigné. Le jeune Chaberon n'est pourtant 
pas salué et proclamé grand Lama, sans un examen préa- 
lable. On tient une séance solennelle, où le Bouddha- vivant 
est examiné devant tout le monde, avec une attention 
scrupuleuse; on lui demande le nom de la lamaserie dont 
il prétend être le grand Lama, à quelle distance elle est, 
quel est le nombre des Lamas qui y résident. On l'interroge 
sur les usages et les habitudes du grand Lama défunt, et 
sur les principales circonstances qui ont accompagné sa 
mort. Après toutes ces questions, on place devant lui les 
divers livres de prières, des meubles de toute espèce, des 
théières, des tasses, etc. Au milieu de tout ces objets il 
doit démêler ceux qui lui ont appartenu dans sa vie anté- 
rieure. 

Ordinairement cet enfant, âgé tout au plus de cinq ou 
six ans, sort victorieux de toutes ces épreuves. Il répond 
avec exactitude à toutes les questions qui lui ont été po- 
sées, et fait sans aucun embarras l'inventaire de son mo- 
bilier. — Voici, dit-il, les livres de prières dont j'avais cou- 
tume de me servir... Voici l'écuelle vernissée dont j'avais 
l'usage pour prendre le thé..... Et ainsi du reste. 



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282 VOYAGE DANS LA TAUTARIE. 

Sans aucun doute, les Mongols sont, plus d'une fois, les 
dupes de la supercherie de ceux qui ont intérêt à faire un 
grand Lama de ce marmot. Nous croyons néanmoins que 
souvent tout cela se fait de part et d'autre avec simplicité 
et de bonne foi. D'après les renseigpiements que nous n'a- 
vons pas manqué de prendre auprès de personnes dignes 
de la plus grande confiance, il paraît certain que tout ce 
qu'on dit des Chaberons ne doit pas être rangé parmi les 
illusions et les prestiges. Une philosophie purement hu- 
maine rejettera sans doute des faits semblables, ou les 
mettra sans balancer sur le compte des fourberies lama- 
nesques. Pour nous , missionnaires catholiques , nous 
croyons que le grand menteur qui trompa autrefois nos 
premiers parents dans le paradis terrestre, poursuit tou- 
jours dans le monde son système de mensonge : celui qui 
avait la puissance de soutenir dans les airs Simon le Magi- 
cien, peut bien encore aujourd'hui parler aux hommes par 
la bouche d'un enfant, afin d*entretenir la foi de ses ado- 
rateurs. 

Les titres du Bouddha-vivant ayant été constatés, on le 
conduit en triomphe jusqu'au sowme dont il doit redeve- 
nir le grand Lama. Dans la route qu'il suit, tout s'ébranle, 
tout est en mouvement : les Tartares vont par grandes 
troupes se prosterner sur son passage, et lui présenter 
leurs offrandes. Aussitôt qu'il est arrivé dans sa lamaserie, 
on le place sur t'autel ; et alors rois, princes, mandarins, 
lamas, tous les Tartares, depuis le plus riche jusqu'au plus 
pauvre, viennent courber leur front devant cet enfant, qu'on 
a été chercher à grands frais dans le fond du Thibet, 
et dont les possessions démoniaques excitent le res- 



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VOYAGE MNS LA TARTARIE. 285 

pect , l'admiration et Fenthousiasme de tout le monde. 

D n'est pas de royaume tartare, qui ne possède dans 
quelqu'une de ses lamaseries de premier ordre, un Boud- 
dha-vivant. Outre ce supérieur, il y a toujours encore un 
autre grand Lama qu'on choisit parmi les membres de la 
famille royale. Le Lama thibétain réside dans la lamaserie 
comme une idole vivante, recevant tous les jours les ado- 
rations des dévots, auxquels il distribue en retour des bé- 
nédictions. Tout ce qui a rapport aux prières et aux céré- 
monies liturgiques, est placé soùs sa surveillance immé- 
diate. Le grand Lama mongol est chargé de Tadministration, 
de l'ordre, et de la police de la lamaserie ^ il gouverne, tan- 
dis que son collègue se contente à peu près de régner. 
La fameuse maxime : Le roi règne et ne gouverne pas, 
n'est pas, comme on voit, une grande découverte en poli- 
tique. On prétend inventer un^nouveau système, et on 
ne fait que piller, sans rien dire, la vieille constitution des 
lamaseries tartares. .^ 

Au-dessous de ces deux espèces de souverains, il y a 
plusieurs oflRciers subalternes, qui se mêlent du détail de 
l'administration, des revenus, des ventes, des achats et de 
la discipline. Les scribes sont chargés de tenir les registres, 
et de rédiger les règlements ou ordonnances que le grand 
Lama gouvernant promulgue pour la bonne tenue et l'ordre 
de la lamaserie. Ces scribes sont en général très-habiles 
dans les langues mongole , thibétaine, et quelquefois chi- 
noise et mantchoue. Avant d*ôtre admis à cet emploi, ils 
sont obligés de subir des examens très-rigoureux, en pré- 
sence de tous les Lamas et des principales autorités civiles 
du pays. 



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2Si VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

A part ce petit nombre de supérieurs et d*officiers, les 
habitants de la lamaserie se divisent en Lamas-maîtres et 
Lamas-disciples, ou chabîs : chaque Lama a sous sa con- 
duite un ou plusieurs ckabis, qui habitent dans sa petite 
maison^ et sont chargés de tous les détails du ménage. Si 
le maître possède quelques bestiaux, ils sont obligés d'en 
prendre soin, de traire les vaches, et de confectionner le 
beurre et la crème. En retour de ces services, le maîli^e 
guide ses disciples dans Tétude des prières, et les initie à la 
liturgie. Tous les matins, le chabi doit être sur pied avant 
son maître : son premier soin, est de balayer la chambre, 
d'allumer le feu et de faire bouillir le thé ; après cela, il 
prend son livre de prière, va l'offrir respectueusement à 
son maître, et se prosterne trois fois devant lui, le front 
centre terre, et sans proférer une seule parole. Par ce té- 
moignage de respect, il demande qu'on veuille bien lui 
marquer la leçon, qu'il aura à étudier pendant la journée. 
Le maître ouvre le livre, et en lit quelques pages, suivant 
la capacité de son disciple : celui-ci se prosterne de nou- 
veau trois fois, en signe de remercîment, et s'en retourne à 
son ménage. 

Le chabi étudie son livre de prière quand bon lui semble ; 
il n'a pas d'heure fixe pour cela ; il peut passer son temps 
à dormir ou à folâtrer avec les autres jeunes élèves, sans 
que son maître s'occupe de lui le moins du monde. Quand 
le moment de se coucher est venu, il doit aller réciter 
d'une manière imperturbable la leçon qui lui a été fixée le 
malin : si sa récitation est bonne, il est censé avoir fait son 
devoir, et le silence de son maître est le seul éloge qu'il 
ait droit d'obtenir; si, au contraire, il ne rend pas compte 



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VOYAGE DANS LA TAUTAIUE. 283 

de sa leçon d'une manière convenable, les punitions les 
plus sévères lui font sentir sa faute. Il arrive souvent, 
dans ces circonstances, que le maître, sortant de sa gravité 
accoutumée, s'élance sur son disciple et Taccable de coups, 
en même temps quMl profère contre lui les malédictions les 
plus terribles. Les disciples qui se trouvent trop maltraités 
prennent quelquefois la fuite, et s'en vont chercher des 
aventures loin de leur lamaserie ; mais en général ils su- 
bissent patiemment les punitions qu'on leur inflige, même 
celle de passer la nuit à la belle étoile, dépouillés de leurs 
habits, et pendant l'hiver. Souvent nous avons eu occasion 
de causer avec des chabisj et comme nous leur demandions 
s'il n'y aurait pas moyen d'apprendre les prières sans être 
battus , ils nous répondaient ingénument et avec un ac- 
cent qui témoignait de leur conviction, que cela était im- 
possible.— Les prières que l'on âftit le mieux, disaient-ils, 
sont celles pour lesquelles on a reçu le plus de coups. Les 
Lamas qui ne savent pas prier, qui ne savent pas connaître 
et guérir les maladies, tirer les sorts et prédire l'avenir, 
sont ceux qui n'ont pas été bien battus par leurs maîtres. 
£n dehors de ces études, qui se font à domicile, et sous la 
surveillance immédiate du maître, leschabis peu vent assis- 
ter, dans la lamaserie, à des cours publics, où l'on explique 
les livres qui ont rapport à la doctrine et à la médecine. 
Mais ces explications sont le plus souvent vagues, insuf- 
fisantes, et incapables de former des Lamas instruits; il en 
est peu qui puissent se rendre un compte exact des livres 
qu'ils étudient; pour justifier leur négligence à cet égard, 
ils ne manquent jamais d'alléguer la profondeur de la doc- 
trine. Pour ce qui est de la grande majorité des Lamas, elle 



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-\SG VOVAGE DANS LA TAUiAUlE. 

trouve plus commode et plus expéditif de réciter les prières 
d'une manière purement machinale, et sans se mettre en 
peine des idées qu'elles renferment. Quand nous parlerons 
des lamaseries du Thibet, où renseignement est plus com- 
plet que dans celles de la Tartane , nous entrerons dans 
quelques détails sur les études lamanesques. 

Les livres thibétains étant les seuls qui soient réputés 
canoniques, et admis dans le culte de la réforme bouddhi- 
que; les Lamas mongols passent leur vie à étudier un 
idiome étranger, sans sMnquiéter le moins du monde de 
leur propre langue. On en rencontre beaucoup, qui sont 
très-versés dans la littérature thibétaine, et qui ne connais- 
sent pas même leur alphabet mcnigol. Il existe pourtant 
quelques lamaseries où Ton s'occupe un peu de Fétude de 
ridiome tartare : on y récite quelquefois des prières mon- 
goles, mais elles sont toujours une traduction des livres 
thibétains. Un Lama qui sait lire le thibétain et le mongol, 
est réputé savant; mais il est regardé comme un être élevé 
au-dessus deTespèce humaine s'il a quelque connaissance 
de la littérature chinoise et mantchoue. 

A mesure que nous avancions dans les Ortous, le pays 
apparaissait de plus en plus triste et sauvage. Pour surcroît 
d'infortune, un épouvantable orage, qui vint clore solen- 
nellement la saison de l'automne, nous amena les froidures 
de l'hiver. 

Un jour, nous cheminions péniblement au milieu du dé- 
sert sablonneux et aride, la sueur ruisselait de nos fronts, 
car la chaleur était étouffante ; nous nous sentions écrasés 
par la pesanteur de l'atmosphère; et nos chameaux, le cou 
tendu et la bouche entr'ouverte, cherchaient vamement 



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VOYAGE DANS LA TaRTARIE. 287 

dans Tair un peu de fraîcheur. Vers midi, des nuages som- 
bres commencèrent à s'amonceler à Thorizon ; craignant 
d'être saisis en route par Forage, nous eûmes la pensée de 
dresser quelque part notre tente. Mais où aller? Nous 
cherchions de tous côtés; nous montions sur les hauteurs 
des collines, et nous regardions avec anxiété autour de 
nous, pour tâcher de découvrir quelque habitation tartare, 
qui pût nous fournir au besoin un peu de chauffage ; mais 
c'était en vain, nous n'avions partout devant les yeux 
qu'une morne soUtude. De temps à autre seulement nous 
apercevions des renards qui se retiraient dans leurs ta- 
nières, et des troupeaux de chèvres jaunes qui couraient se 
cacher dans les gorges des montagnes. Cependant les 
nuages montaient toujours, et le vent se mît à souffler 
avec violence. Dans l'irrégularité de ses rafales, il parais- 
sait tantôt nous apporter la tempête et tantôt la chasser 
loin d^nous. Pendant que nous étions ainsi suspendus 
entre l'espérance et la crainte, de grands éclats de tonnerre 
et des éclairs multipliés qui embrasaient le ciel, vinrent 
nous avertir que nous n'avions plus qu'à nous remettre en- 
tièrement entre les mains de la Providence. Bientôt le 
vent glacial du nord venant à souffler avec violence, nous 
nous dirigeâmes vers une gorge qui s'ouvrait à côté de 
nous; mais nous n'eûmes pas le temps d'y arriver, l'orage 
creva tout à coup. D'abord, il tomba de la pluie par tor- 
rents, puis de la grêle, et puis enfin de la neige à moitié 
fondue. Dans un instant, nous fûmes imbibés jusqu'à la 
peau, et nous sentîmes le froid s'emparer de nos membres. 
Aussitôt nous mîmes pied à terre, dans l'espoir que la mar- 
che pourrait nous réchaufier un peu; mais à peine eûmes- 



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iS^; VOYAGE DANS LA TxiRTAUlE. 

nous lait quelques pas au milieu des sables inondés, où nos 
jambes s'enfonçaient comme dans du mortier, qu'il nous 
fut impossible d'aller en avant. Nous cherchâmes un abri 
à côté de nos chameaux, et nous nous accroupîmes les 
bras fortement serrés contre les flancs pour essayer de ra- 
masser un peu de chaleur. 

Pendant que l'orage continuait toujours à fondre sur 
nous avec fureur, nous attendions avec résignation ce qu'il 
plairait à la Providence de décider sur notre sort. Dresser 
la tente était chose impossible; il eût fallu des forces sur- 
humaines, pour tendre des toiles mouillées et presque ge- 
lées par le vent du nord. D'ailleurs il eût été diflScile de 
tix)uver un emplacement, car l'eau ruisselait de toute part. 
Au milieu de cette affreuse situation, nous nous regar- 
dions mutuellement avec tristesse et sans parler; nous 
sentions que la chaleur naturelle du corps allait diminuant 
peu à peu, et que notre sang commençait à stf glacer. 
Nous fîmes donc à Dieu la sacrifice de notre vie ; car nous 
étions persuadés que nous mourrions de froid pendant la 
nuit. 

Un de nous, cependant, ramassant toutes ses forces et 
toute son énergie, monta sur une hauteur qui dominait la 
gorge voisine, et découvrit un sentier qui, par mille si- 
nuosités, conduisait au fond de cet immense ravin; il en sui- 
vit la direction, et après avoir fait quelques pas dans ren- 
foncement, il aperçut aux flancs de la montagne de 
grandes ouvertures semblables à des portes. A cette vue 
le courage et les forces lui revenant tout à coup, il re- 
monta la colline avec impétuosité pour annoncer à ses com- 
pagnons la l)onne nouvelle — Nous sommes sauvés, leur 



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VOYAGE DANS LÀ TARTARIË. 2d0 

cria-t-il ! il y a des grottes dans cette gorge ; allons vHe 
nous y réfugier. — Ces paroles dégourdirent aussitôt la 
petite caravane ; nous laissâmes nos animaux sur la hau- 
teur, et nous allâmes avec empressement visiter le ravin. 
Un sentier nous conduisit jusqu'à Feutrée de ces ouver- 
tures; nous approchâmes la tête, et nous découvrîmes dans 
r intérieur delà montagne, non pas simplement des grottes 
creusées par la nature, mais de beaux et vastes apparte- 
ments travaillés de main d'homme. Notre premier cri fut 
une expression de remerciment envers la bonté de la Pro- 
vidence. Nous choisîmes la plus propre et la plus grande 
des cavernes que nous avions devant nous, et dans un in- 
stant nous passâmes de la misère la plus extrême au com* 
ble de la félicité. Ce fut comme une transition subite et 
inespérée de la mort à la vie. 

En voyant ces habitations souterraines, tx)nstruites avec 
tant d'élégance et de solidité, nous pensâmes que quelques 
familles chinoises se seraient rendues dans le pays, pour 
essayer de défricher un peu de terrain ; puis rebutées, sans 
doute, par la stérilité du sol, elles auraient renoncé à leur 
entreprise. Des traces de culture, que nous apercevions çà ' 
et là, venaient du reste confirmer nos conjectures. Lorsque 
les Chinois s'établissent sur quelque point de la Tartarie, 
s'ils rencontrent des montagnes dont la terre soit dure et 
solide, ils y creusent des grottes. Ces habitations sont plus 
économiques que des maisons, et sont moins exposées à 
l'intempérie des saisons. Elles sont en général très-bien 
disposées; aux deux côtés de la porte d'entrée, il y a des 
fenêtres qui laissent pénétrer à l'intérieur un jour suflisant; 
les murs, la voûte, les fourneaux, le Kang, tout au dedans 

T. I. 10 



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2U0 VOYAliK DAlNS LA TARtARlE. 

est enduit de plâtre si bien battu et si luisant, qu'on croi- 
rait voir du stuc. Ces grottes ont l'avantage d'être chaudes 
pendant l'hiver et très-fraiches pendant Tété ; pourtant le 
défaut des courants d'air en rend quelquefois le séjour dan- 
gereux pour la santé. De semblables demeures n'étaient 
pas une nouveauté pour nous, car elles abondent dans 
notre Mission de Si^Wan. Cependant, nulle part nous 
n'en avions vu d'aussi bien construites que celles du pays 
des Ortous. 

Nous prîmes donc possession d'un de ces appartements 
souterrains, et nous coiamençàmes par faire un grand feu 
sous les fourneaux, à l'aide de nombreux fagots de tiges de 
chanvre que nous eûmes le bonheur de trouver dans une 
de ces grottes. Jamais, dans notre voyage, nous n'avions eu 
à notre disposition un aussi bon combustible. En peu de 
temps, nos habits lîirent complètement secs; nous étions si 
heureux de nous trouver dans cette belle hôtellerie de la 
Providence, que nous passâmes la plus grande partie de la 
nuit à savourer la douce sensation de la chaleur, pendant 
que Samdadchiemba ne se lassait pas de faire frire de pe- 
tites pâtisseries dans de la graisse de mouton. Nous étions 
en fdte, et il fallait bien que notre &rine de froment s'en 
ressentit un peu. 

Les animaux ne furent pas moins heureux que nous; 
nous leur trouvâmes des écuries taillées dans la montagne, 
et ce qui valait mieux encore, un excellent fourrage. Une 
grotte était remplie de tiges de petit millet et de paille d'a- 
voine. Sans cet afiFreux orage, qui avait failli nous &ire tous 
périr, jamais nos animaux n'eussent rencontré un si beau 
festin. Après nous être longuement rassasiés de la poésie 



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VOYAGE DANS LA TAUÎAUiE. i^yi 

de notre miraeuleu$e position, nous cédAmes au besoin de 
prendre du repos, et nous nous couchâmes sur un Kang 
bien chauffé, qui nous fit oublier le froid terrible que 
nous avions enduré pendant la tempête. 

Le lendemain, pendant que Samdadchiemba mettait à 
profit ce qui restait encore des tiges de chanvre, et ache- 
vait de faire sécher notre bagage, nous allâmes visiter en 
détail les nombreux souterrains de la montagne. A peine 
eûmes-nous fait quelques pas, quel ne fiit pas notre éton- 
nement, lorsque nous vîmes sortir de grands tourbillons 
de fumée, par la porte et les fenêtres d'une grotte qui avoi- 
sinait notre demeure. Comme nous pensions être seuls dans 
le désert, la vue de cette fumée nous jeta dans une surprise 
mêlée d'épouvante.Nous dirigeâmes nos pas vers l'ouverture 
de cette caverne, et lorsque nous fûmes parvenus sur le seuil 
de la porte, nous aperçûmes dans Tintérieur un grand feu 
de tiges de chanvre, dont la flamme ondoyante atteignait 
jusqu'au haut de la voûte ; on eût presque dit un four 
chauffé avec activité. En regardant attentivement, nous re- 
marquâmes comme une forme humaine, qui se mouvait au 
milieu d'une épaisse fumée ; bientôt nous entendîmes le 
salut tartare... — M(?nrfoM/ nous cria une voix vibrante et 
sonore; venez vous asseoir à côté du brasier... Nous nous 
gardâmes bien d'avancer. Cet antre de Cacus, cette voix 
humaine, tout cela avait quelque chose de trop fantasti- 
que. Voyant que nous demeurions immobiles et silencieux, 
l'habitant de cette espèce de soupirail de l'enfer, se leva et 
s'avança sur le seuil de la porte. Ce n'était ni un diable, ni 
un revenant; c'était tout bonnement un Tartare-Mongol 
c[ui, la veille, ayant été saisi par l'orage, s'était réfugié dans 



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iùi VOVAGt: DAN» LÀ TAUTAUlt:. 

cette grotte, oii il avait passé la nuit. Après avoir causé un 
instant, de la pluie, du vent et de la grêle, nous rinvitàmes 
à venir partager notre déjeuner, et nous le conduisîmes 
jusqu'à notre demeure. Pendant que Samdadchiemba, aidé 
de notre hôte, faisait bouillir le thé, nous sortîmes de nou- 
veau pour continuer nos recherches. 

Nous parcourûmes ces demeures désertes et silencieuses, 
avec une curiosité mêlée d'une certaine terreur. Toutes 
étaient construites à peu près sur le même modèle, et con- 
servaient encore toute leur intégrité. Des caractères chi- 
nois gravés sur les murs, et des débris de vases de porce- 
laine nous confirmèrent dans la pensée, que ces grottes 
avaient été habitées depuis peu par des Chinois. Quelques 
vieux souliefô de femmes, que nous découvrîmes dans un 
coin, ne nous laissèrent plus aucun doute. Nous ne pou- 
vions nous défendre d'un sentiment plein de tristesse et de 
mélancolie, en pensant à ces nombreuses familles, qui, 
après avoir vécu long-temps au sein de cette grande mon^ 
tagne, s'en étaient allées chercher ailleurs une terre plus 
hospitalière. A mesure que nous entrions dans ces grottes, 
nous donnions l'épouvante à des troupes de passereaux 
qui n'avaient pas encore abandonné ces demeures de 
l'homme; ils avaient au contraire pris franchement posses- 
sion de ces nids grandioses. Les grains de petit millet et 
d'avoine, qui étaient répandus çà et là avec profusion, ser- 
vaient à les y fixer encore pour quelque temps. Sans 
doute, nous disions-nous, quand ils ne trouveront plus de 
graines, quand ils ne verront plus revenir les anciens habi- 
tants de ces grottes, ils s'éloigneront, eux aussi, et iront 
chercher l'hospitalité aux toits de quelques maisons. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 2l>5 

Lu passereau est Foiseau de tous les pays du monde ; 
nous Tavons trouvé partout où nous avons rencontré des 
hommes; et toujours avec son caractère vif, pétulant et 
querelleur, toujours avec son piaulement incisif et colère. 
Il est pourtant à remarquer, que dans la Tartane, la Chine 
et le Thibet, il est peut-être plus insolent qu'en Europe; 
c'est que personne ne lui fait la guerre, et qu'on respecte 
religieusement son nid et sa couvée. Aussi le voit-on en- 
trer hardiment dans la maison, y vivre avec familiarité, et 
recueillir tout à son aise les débris de la nourriture de 
rhonune. Les Chinois le nomment kia-niao-eid, c'est-à- 
dire, l'oiseau de la famille. 

Après avoir visité une trentaine de grottes, qui ne nous 
offrirent rien de bien remarquable, nous retournâmes chez 
nous. Pendant le déjeuner, la conversation tomba naturel- 
lement sur les Chinois qui s'étaient creusé ces demeures. 
Nous demandâmes au Tartare s'il les avait vus. — Com- 
ment, dit-il, si j'ai vu les Kitas qui habitaient cette gorge? 
mais je les connaissais tous ; il y a tout au plus deux ans 
qu'ils ont abandonné le pays.... Au reste, ajouta-t-il, ils 
n'avaient pas droit de rester ici; puisqu'ils étaient méchants, 
on a bien fait de les chasser. — Méchants, dis-tu? mais 
quel mal pouvaient-ils faire au fond de ce misérable ravin? 
— Oh! les Kitas, qu'ils sont rusés et trompeurs! D'abord 
ils parurent bons, mais cela ne dura pas long-temps. Il y a 
plus de vingt années» que quelques familles vinrent nous 
demander l'hospitalité ; comme elles étaient pauvres, on 
leur permit de cultiver la terre des environs, à la condition 
que tous les ans, après la récolte, elles fourniraient un peu 
de farine d'avoine aux Taitsi du pays. Insensiblement il 



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204 VOYACK F)AlXS F.A TAIITAUIE. 

arriva d'antres Rimilles, qui fcreiisèrent ausôl des grottes 
pouryhabîter, et bientôt cette gorge en fut pleine. Au com- 
mencement, ces Ritâs avaient le caractère doux et tran- 
quille; nous viViohs ensemble comme des frères. Dites- 
moi, seigneurs Làitias, est-ce que ce n'est pas bîeti de vivre 
comme des frères! Est-ce que tous les hommes nfe sont 
pas frères entr'eUx î — Oui, c'est vrai, tu dis là une bonne 
parole; mais pourquoi ces Kitàs sdnt-ils pank d'ici ? — La 
paix rie dura pas lorig-tëmps ; ils devinrent bientôt mé- 
chants et trompeiirs. Aîi lieu de se contenter de ce qu'on 
leur avait cédé, ils étendirent la culture selon leur bon 
plaisir, et s'emparèrent, sans rien dire, de beaucoup de 
terrain. Quand ils flirenl riches, ils Àe voulurent plus nous 
payer la farine d'avoine dont on était convenu. Tous les 
ans, lorsqu'on allait réclamer le loyer des ierres, ils ndus 
accablaient d'injures et de malédictions. Mais la chose la 
plus alfteusë, c'eàt cjue ces méchants Kitaè se firent voleurs; 
ils ehlèvàlent toùles les chèvres et tous les moutons qui s'é- 
garaient dans les sinuosités du ravin. Un Joui», un Taitsi de 
grand cotirage et de grande capacité, rassembla les Mon- 
gols du voisinage, puis il dit: Les Kitas s'emparent de notre 
terre, ils volent nos bestiaux et nous tnaudissent; puisqu'ils 
n'agissent pluà 6t ne parlent plus en frètes, ilfaut les chas- 
ser.... Tout le monde fut contëttt d'entendre les paroles 
du vieux Taitsi. On délibéra, et il fut convenu que les prin- 
cipaux de la contrée iraient rendre visite au Roi, pour le 
supplier d'écrire une ordonnance qui condaninât les Kitas 
à être châsséd. J'étais de la dépUtatiôti..; Le Roi nous ayant 
fait des reproches de ce que nous avions permis à des étran- 
f*ors de cnltivet» nos terres , tious nous prosternâmes en 



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VOYAf.R DANS LA TAUTAniE. 20ri 

gat*dant un profohd silence. Cependant hotrfe roi, qui agit tou- 
jours avec justice, fil écrire l'ordonnance à laqiiiplle il apposa 
le sceau rougè. L'ordonnance disait que, le Roi ne permet- 
tant plus aux Kitas de demeurer dans le pays, ilè devaient 
Tabandonner avant le premier jour de la huitième lune. 
Trois Taitsi montèrent â cheval, et allèrent présenter Tor- 
dôtiiiailce aux Kilas. Ceux-ci ne répondirent rien aux trois 
députés; ils se contentèrent de se dire entr'eùx : Le Roi 
veut que nous partions, c'est bien.... 

Plus tard, nous sûmes qu'ils s'étaient réunis, et qu'ils 
avaient résolu de désobéir aux ordres du Roi et de rester 
malgré lui dans le pajrs. Le premier joiir de la huitième 
luné arriva, et ils occupaient encore paisiblement leurs ha- 
bitations, sans faire aucun préparatlf de départ. I^e lende- 
main, avant le jour, tous les Tartares montèrent à cheval , 
s'armèrent de leurs lances, et poussèrent toils les trou- 
peaux parmi les tertes cultivées par les Kitas. La moisëon 
était encore sur pied ; quand le soleil parut, il li'en restait 
plus rien. Tout avait été dévoré parles animaux, ou broyé 
sous leurs pas. Les Kitas poussèrent des cris, et maudirerit 
les Mongols; mais tout était fini. Toyânt que leur affaire 
était désespérée, ils rasseiriblèrent le jour même leurs meu- 
bles et Ifeurs instruments aratoires, et s'en allèrent se fixer 
daxïé la partie orientale des Ortous, à quelque distance dii 
fleuve Jaune, tout près du Pagà-GoL Puisque vous éteâ 
venus par Tchagan-Kouren, vous avez dû rencontrer sur 
votre route, h l'occident du Paga-Gôi, des Kitas qui cul- 
tivent quelques coins de terre ; hé bien , ce sont eux qui 
habitaient cette gor^e et qtli ont creusé toutes ces groltéé. 

Le Tartare, ayant achevé son rédt, sortit un instant, et 



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29C VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

alla chercher un petit paquet, qu'il avait laissé dans la ca- 
verne où il avait passé la nuit. — Seigneurs Lamas, dit-il 
en rentrant, il faut que je parte. Est-ce que vous ne vien- 
drez pas vous reposer quelques jours dans ma demeure ? 
Ma tente n'est pas loin d'ici ; elle est derrière cette monta- 
gne sablonneuse qu'on aperçoit au nord. Nous avons tout 
au plus trente lis de marche. — Merci, lui répondimes-nous. 
L'hospitalité des Mongols des Ortous n'est ignorée nulle 
part; mais nous avons un long voyage à faire, nous ne pou- 
vons pas nous arrêter en route. — Dans un long voyage, 
qu'est-ce que quelques jours en avant, ou quelques jours 
en arrière? Vos animaux ne peuvent pas toujours marcher; 
ils ont besoin d'un peu de repos. Vos personnes ont eu 
beaucoup à souffrir par le ciel qui est tombé hier. Venez 
avec moi, tout ira bien. Dans quatre jours nous devons 
être en fête. Mon fils atné va établir sa famille. Venez aux 

noces de mon fils; votre présence lui portera bonheur 

Le Tartare, nous voyant inflexibles dans notre résolution, 
sauta sur son cheval, et après avoir gravi le petit sentier 
qui conduisait à la gorge, il disparut à travers les bruyères 
et les sables du désert. 

Dans toute autre circonstance, nous eussions accepté 
avec plaisir l'offre qui nous était faite. Hais nous vou- 
lions séjourner le moins possible chez les Ortous. Nous 
étions dans l'impatience de laisser derrière nous ce misé- 
rable pays, où nos animaux allaient tous les jours dépéris- 
sant, et où nous-mêmes nous avions tant de misères à 
endurer. Une noce mongole, d'ailleurs, n'était pas chose nou- 
velle pour nous. Depuis notre entrée en Tartane, nous avions 
été plus d'une fois témoins de cérémonies de ce genre. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 207 

Les Mongols se marient très-jeunes, et toujours sous 
rinfluence de Tautorité absolue des parents. Cette affaire, 
si grave et si importante, s'entame, se discute. et se con- 
clut, sans que les deux personnes les plus intéressées y 
aient la moindre part. Que les promesses de mariage se 
fassent dans Tenfance ou dans un âge plus avancé, ce sont 
toujours les parents qui passent le contrat, sans même en 
parler à leurs enfants. Les deux futurs époux ne se con- 
naissent pas, ne se sont peut-être jamais vus. Lorsqu'ils 
seront mariés, ils pourront seulement savoir s'il y a sym- 
pathie ou non entre leurs caractères. 

La fille n'apporte jamais de dot en mariage. C'est au 
contraire le jeune homme qui doit faire des cadeaux à la 
famille de sa future épouse. La valeur de ces cadeaux est 
rarement laissée à la générosité des parents du futur. Tout 
est réglé par avance, et consigné dans un acte public, avec 
les détails les plus minutieux. Au fond, ce sont moins des 
cadeaux de noce, que le prix d'un objet qui se vend d'une 
part et s'achète de l'autre. La chose est même très-claire- 
ment exprimée dans la langue ; on dit : J'ai acheté pour 
mon fils la fille d'un tel.... Nous avons vendu notre fille 

à telle famille, etc Aussi le contrat de mariage se fait 

absolument comme une vente. Il y a des entremetteurs ; 
on marchande, on feit la hausse et la baisse, jusqu'à ce 
qu'on soit tombé d'accord. Quand on a bien déterminé 
combien de chevaux, combien de bœufs, combien de 
moutons, combien de pièces de toile, combien de livres 
de beurre, d'eau-de-vie, de farine de froment, on donnera 
à la famille de l'épouse, alors seulement on écrit le contrat 
devant témoins, et la fille devient propriété de l'acquéreur. 



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208 VOYAGE DANS LA TARTARIÊ. 

Elle demeure pourtant dans sa faihille, jusqu'à l'époque 

des cérémonies du mariage. 

Quand le mariage a été conclu eiitre les entremetteurs, 
le père du futur, accompagné de ses plus proches parents, 
va feri porter la nouvelle drins là famille de la future. En 
entrant, ils se prosternent devant le petit autel domestique, 
et offrent à Tidole de Bouddha une tête de mouton bouillie, 
du lait, et une écharpe de âoie blanche. Puis on prend 
part à Uri festin qui est servi par les parents dil futur. Pen- 
dant le repas, tous les parents de la future reçoivent une 
pièce de monnaie , qu'on dépose dans un vase rempli de 
vin fait avec du lait fermenté. Le père de la future boit le 
vin et garde la monnaie. Cette cérémonie se nomme Tahil- 
TébikoUi c'est-à-dire frapper le pacte. 

Le jour favorable au mariage, désigné par les Lamas, 
étant arrivé, le futur envoie de grand matin une députa- 
tion chercher la jeune fille qui lui a été promise, ou plutôt 
dont il a &it Tacquisition. Les envoyés du futur étant sur 
le point d'arriver, les parents et les amis de la future se 
pressent en cercle aiUour de la porte, comme pour s'oppo- 
ser au départ de la fiancée. Alors commencé un combat 
simulé, qui se termine toujours, comme de juste, par l'en- 
lèvement de la ftlture. On la place sur un cheval ; et après 
lui avoir fait faire trois fois le tour de la demeure pater- 
nelle, on la conduit au graUd galop dans la tente qui lui a 
été préparée d'avance, auprès de l'habftation de soti beau- 
père. Cependant tous les Tartares des environs^ les parents 
et les amis des deux familles se mettent en mouvemeiit 
pour se rendre au festin de noce, et offrir leurs cadeaulL 
aux futurs époux. Ces présents, qui consistent en bestiaux 



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VaYAGE DANS LA TARTARIE. 200 

et comfefttibles^ sont laissés à la générosité des invités. Ils 
sont diestiilés pour le père dU flitur, et Souvent ils te dédorii- 
magent amplement des dépenses qu'il a été obligé de fait-e 
pour acheter une épouse à son fils. A mesure que les 
animaux arrivent, on les conduit dans des enceintes dis- 
posées d'avance pour les recevoir. Aux mariages des 
riches Tartares, ces vastes enceintes renferment de grands 
troupeaux de bœufe, de chevaux et de moutons. En géné- 
ral, les invités se montrent assez généreux, parce qu'ils sont 
persuadés qu'ils seront payés de retour, dans une sem- 
blable circonstance. 

Quand la toilette de la ftiture est terminée, ôii la conduit 
chez soft beau-père ; et pendant que les Lamas, réunis en 
chœur, récitent les prières prescrites par le rituel, elle se 
prosterne d'abord vers l'image de Bouddha, pvA& vers le 
foyer, et enfin devatit le père, la mère et les autres plus 
proches parents du futur, qui accomplit de soft côté les 
mêmes cérémonies auprès de la famille de son épouse, 
réunie dans une tente voisine. Après cela, vient le festiii 
des noces, qui se prolonge quelquefois pendant sept ou huit 
jours. Une excessive profilsiôn dé viaftde grasse, beaucoup 
de tabac à fumer, et de grandes crucheë d'eau-dé-vife, foftt 
toute la splendeur et la magnificence de ces repas. Quel- 
quefois, il y a accompagnement de musique. On y invite 
des Toolholos ou chanteurs tartares, pour donner plus de 
solennité à la fête. 

La pluralité des femmes est admise en Tartarie. Elle 
n'est opposée ni aux lois civiles, ni aux croyances reli- 
gieuses) ni aut mœurs du pays. La première épouse est 
toujours la tnattresse du méhage, et la plus respectée danô 



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.-00 VOYAGE DANS I.A TARTARIE. 

la famille. Les femmes secondaires portent le nom de pe- 
tites épouses (paga éme), et doivent obéissance et respect à 
la première. 

La polygamie, abolie par TEvangile, et contraire en soi 
au bonheur et à la concorde de la famille, doit peut-être 
être considérée comme un bien pour les Tartares. Vu 
rétat actuel de leur société, elle est comme une barrière 
opposée au libertinage et à la corruption des mœurs. Le 
célibat étant imposé aux Lanuis, et la classe de ceux qui se 
rasent la tête et vivent dans les lamaseries, étant si nom- 
breuse, si les filles ne trouvaient pas à se {dacer dans les 
familles en qualité d'épouses secondaires, il est facile de 
concevoir les désordres qui naîtraient de cette multipli- 
cité de jeunes personnes sans soutien, et abandonnées à 
elles-mêmes. 

Le divorce est très-fréquent parmi les Tartares. Il se fait 
sans aucune participation des autorités civiles ou ecclésia- 
stiques. Le mari qui répudie sa femme, n*a pas même besoin 
d'un prétexte, pour justifier sa conduite. Il la fait reconduire, 
sans aucune formalité, chez ses premiers parents, et se con- 
tente de leur dire qu'il n'en veut plus. Ces procédés sont 
conformesaux usages tartares, et personne n'en est choqué. 
Le mari en est tout bonnement pour les bœufs, les moutons 
et les chevaux, qu'il a été obligé de donner pour les cadeaux 
de noce. Les parents de la femme répudiée ne trouvent 
rien à redire à ce qu'on leur renvoie leur fille. Us la font 
rentrer dans leur famille, jusqu'à ce que quelque autre la 
demande en mariage. Dans ce cas, ils se réjouissent même 
quelquefois du nouveau profit qu'ils vont faire. Ils pour- 
ront en effet vendre deux fois la même marchandise. 



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VOYAGE DANS LA TAUTAlilË. SOI 

Ea Tartane, les femmes mènent une vie assez indépen- 
dante. Il s'en faut bien qu'elles soient opprimées et tenues 
en servitude, comme chez les autres peuples asiatiques. 
Elles peuvent aller et venir selon leur bon plaisir, faire 
des courses à cheval, et se visiter de tente en tente. Au lieu 
de celte physionomie molle et languissante qu'on remarque 
chez les Chinoises, la femme tartare au contraire a, dans 
son port et dans ses manières, quelque chose de fort et 
de vigoureux, bien en harmonie avec sa vie pleine d'activité 
et ses habitudes nomades. Son costume vient encore rele- 
ver cet air mâle et fier qui apparaît dans toute sa personne. 
De grandes bottes en cuir, et une longue robe de cou- 
leur verte ou violette, serrée aux reins par une cein- 
ture noire ou bleue, composent toute sa toilette. Quelque- 
fois, par-dessus la grande robe, elle porte un petit habit 
assez semblable par sa forme à nos gilets, avec la dif- 
férence qu'il est très-large et descend à peu près jus- 
' qu'aux hanches. Les cheveux des femmes tartares sont 
divisés en deux tresses, renfermées dans deux étuis de 
taffetas, et pendent sur le devant de la poitrine ; leur luxe 
consiste à orner la ceinture et les cheveux de paillettes 
d'or et d'argent, de perles, de corail, et de mille autres pe- 
tits colifichets, dont il nous serait difficile de préciser la 
forme et la qualité, parce que nous n'avons eu ni l'occa- 
sion, ni le goût, ni la patience de fab*e une attention sé- 
rieuse à ces futilités. 



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502 VUYAlifc: DANS LA TAKTAIUK. 



CHAPITRE K. 

Départ de la caravane. •— Campement dans une vallée fertile. — Vio- 
lence du froid. —• Rencontre de nombreux pèlerins. — Céré- 
monies barbares et diaboliques du lamanisme. — Projet pour la 
lamaserie de Rache-Tchurin. — Dispersion et ralliement de la petite 
caravane. — Dépit de Samdadcbiemba. — Aspect de la lamaserie 
de Rache-Tchurin. — Divers genres de pèlerinages autour des 
lamaseries. Moulinets à prières. — Querelle de deux Lamas. — 
Etrangetè du sol.-— Description du Tabsow^Noor ou lac de sel. — 
Aperçu sur les chameaux de la Tartarie. 



Lb Tartare qui, tout à Theure, venait de prendre congé 
de nous, nous avait annoncé qu'à peu de distance des ca- 
vernes nous trouverions, dans une petite vallée, les plus 
beaux pâturages de tout le pays des Ortous. Nous nous 
décidâmes à partir. Il était déjà près de midi, quand nous 
nous mîmes en marche. Le ciel était pur, et le soleil bril- 
lant ; mais la température, se ressentant encore de Forage 
du jour précédent, était froide et piquante. Après avoir 
parcouru pendant près de deux heures un sol sablonneux, 
et profondément sillonné par les eaux de la pluie , nous 
entrâmes, tout à coup, dans une vallée dont Taspect riant 
et fertile contrastait singulièrement avec tout ce que nous 
avions vu jusqu'alors chez les Ortous. Au milieu coulait 
un abondant ruisseau, dont les sources se perdaient dans 
les sables; et des deux côtés, les collines, qui s'élevaient en 
amphithéâtre, étaient garnies de pâturages et de bouquets 
d'arbustes. 



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VOYAGE DANS LA TAKTAKIE. 503 

Quoiqu'il fût encore de bonne heure, nous ne songeâ- 
mes pas à continuer notre route. Le poste était trop beau 
pour passer outre ; d'ailleurs le vent du nord s'était levé, 
et Tair devenait d'une froidure intolérable. Nous allâmes 
donc dresser notre tente dans un enfoncement abrité par 
les collines voisines. De l'intérieur de la tente, notre vue 
se prolongeait, sans obstacle, dans le vallon, et nous pou- 
vions ainsi, sans sortir de chez nous, surveiller nos ani- 
maux. 

Quand le soleil fut couché, la violence du vent venant à 
augmenter, le froid se fit sentir avec plus de rigueur. 
Nous jugeâmes à propos de prendre quelques mesures de 
sftreté. Pendant que Samdadchiemba charriait de grosses 
pierres, pour consolider les rebords de la tente, nous par- 
courûmes les collines d'alentour, et nous ftmes, à coups 
de hache, une abondante provision de bois de chauffage. 
Aussitôt que nous eûmes pris le thé, et avalé notre brouet 
quotidien, nous nous endormîmes. Hais le sommeil ne fut 
pas long ; le froid devint tellement rigoureux , qu'il nous 
réveilla bientôt. — « Il n'y a pas moyen de rester comme 
cela, dit le Dchiahour; si nous ne voulons pas mourir de 
froid sur nos peaux de bouc, levons-nous, et faisons un 
grand feu....» Samdadchiemba parlait sensément. Cher- 
cher à s'endormir avec un temps pareil n'était pas chose 
prudente. Nous nous levâmes donc promptement, et nous 
ajoutâmes à nos habits ordinaires les grandes robes de 
peaux de mouton, dont nous avions foit empiète à la Ville- 
Bleue. 

Notre feu de raeines et de branches vertes fut à peine 
allumé, que nous sentîmes nos yeux comme calcinés par 



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:^o4 vovAtiii: dans là lAniÀUiE. 

Taction mordante et Acre d'une fumée épaisse qui remplis- 
sait la tente. Nous nous hâtâmes d'entrouvrir la porte; 
mais rouverture donnant passage auvent, sans laisser sortir 
la fumée, nous fûmes bientôt obligés de fermer de nouveau 
la porte. Samdadchiemba n*était nullement contrarié de 
cette fumée épaisse, qui nous suffoquait et arrachait de 
nos yeux des larmes brûlantes. Il riait, sans pitié, en nous 
regardant blottis auprès du feu , la tète appuyée sur les 
genoux, et la figure continuellement cachée dans nos deux 
mains. « Mes Pères spirituels, nous disait-il, vos yeux sont 
grands et brillants, mais ils ne peuvent supporter un peu 
de fumée; les miens sont petits et laids, mais qu'importe, 
ils font très-bien leur service.... » Les plaisanteries de 
notre chamelier étaient peu propres à nous égayer ; nous 
souffrions horriblement. Cependant, au milieu de nos tri- 
bulations, nous trouvions encore bien grand notre bon- 
heur. Nous ne pouvions penser sans gratitude à la bonté 
de la Providence, qui nous avait fait rencontrer des grottes 
dont nous sentions alors tout le prix. Si nous n'avions pu 
faire sécher nos bardes, si nous avions été surpris par le 
froid dans le pitoyable état où nous avait laissés l'orage, 
certainement nous n'aurions pu vivre long-temps. Nous 
aurions été gelés avec nos habits, de manière à ne former 
qu'un bloc immobile. 

Nous ne crûmes pas qu'il fût prudent de nous mettre en 
route avec un froid si rigoureux, et de quitter un campe- 
ment, où du moins nos animaux trouvaient assez d'herbe à 
brouter, et où le chauffage était très-abondant. Vers midi, 
le temps s'étant un peu radouci, nous en profitâmes pour 
aller couper du bois sur les collines. Chemin faisant, nous 



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VOYAGE DANS LA TARTAIUE. 505 

apcrçômes nos animaux, qui avaient quitté le pâturage et 
s^étaient réunis sur les bords du ruisseau. Nous pensâmes 
qu'ils étaient tourmentés par la soif, et que la rivière étant 
gelée, ils ne pouvaient se désaltérer. Nous nous dirigeâmes 
de leur côté, et nous vîmes en effet les chameaux qui 
léchaient avec avidité la superficie de la glace, tandis que 
le cheval et le mulet frappaient le rivage de leur dur sabot. 
La hache que nous avions emportée pour faire des fagots 
nous servit à rompre la glace, et à creuser un petit abreu- 
voir, où nos animaux purent étancher la soif dont ils 
étaient dévorés. 

Sur le soir, le froid ayant repris toute son intensité, 
nous adoptâmes un plan qui pût nous permettre de dormir 
un peu mieux que la nuit précédente. Jusqu'au matin, le 
temps fut divisé en trois veilles , et chacun de nous fut 
chargé tour à tour d'entretenir un grand feu dans latente, 
pendant que les autres dormaient. De cette manière, nous 
sentîmes peu le froid, et nous pûmes reposer en paix, sans 
crainte d'incendier notre maison de toile. 

Après deux journées d'un froid terrible, le vent se calma 
insensiblement, et nous songeâmes à poursuivre notre 
route. Ce n& fut pas sans peine que nous réussîmes à 
mettre bas notre tente. Le premier clou que nous essayâ- 
mes d'arracher cassa comme verre, sous les coups de mar- 
teau. Le terrain sablonneux et humide, sur lequel nous 
avions campé, était tellement gelé, que les clous y adhé- 
raient, comme s'ils eussent été incrustés dans la pierre. 
Pour pouvoir les déraciner, il fallut les arroser d'eau 
bouillante à plusieurs reprises. 

Au moment Aw départ, la température était tellement 

T. I. 2() 



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506 VOYAGE DANS LA TAKTAUIE. 

donce^ que nous fumes contraints de nous dépouiller de nos 
habits de peaux, et de les empaqueter jusqu'à nouvelle 
occasion. Il n*est rien de si fréquent en Tartarie, que ces 
changements rapides de température. Quelquefois on 
passe brusquement du temps le plus doux au froid le plus 
terrible. Il suffit pour cela qu'il soit tombé de la neige, et 
que le vent du nord vienne ensuite à souffler. Si Ton n'a 
pas le tempérament endurci à ces subites variations de 
Fatmosphère, si Ton n'est pas muni , en voyage, de bons 
habits fourrés, on est souvent exposé à de terribles acci- 
dents. Dans le nord de la Mongolie surtout, il n'est pas 
rare de rencontrer des voyageurs morts de froid au milieu 
du désert. 

Le quinzième jour de la neuvième lune, nous rencon- 
trâmes de nombreuses caravanes, suivant, comme nous, 
la direction d'orient en occident. Le chemin était rempli 
d'hommes, de fenunes et d'enfants, montés sur des cha- 
meaux ou sur des bœufs. Ils se rendaient tous, disaient- 
ils, à la lamaserie de Rache-Tchurin, Quand ils nous de- 
mandaient si notre voyage avait le même but, ils parais- 
saient étonnés de notre réponse négative. Ces nombreux 
pèlerins, la surprise qu'ils témoignaient en nous entendant 
dire que nous n'allions pas à la lamaserie de Bache-Tchu- 
rin, tout servait à piquer notre curiosité. Au détour d*une 
gorge, nous atteignîmes un vieux Lama, qui, le dos chargé 
d'un lourd fiardeau, paraissait cheminer avec peine. «Frère, 
lui dîmes- nous, tu es avancé en âge; tes cheveux noirs 
ne sont pas aussi nombreux que les blancs. Sans doute ta 
fatigue doit être grande. Place ton fardeau sur un de nos 
chameaux, tu voyageras plus à l'aise...» En entendant 



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VOYAGK DAiNS LA ÏAKTARIE. oU7 

nos paroles, ce vieillard se prosterna, pour nous témoi- 
gner sa reconnaissance. Nous fimes aussitôt accroupir un 
chameau, et Samdadchiemba ajouta à notre bagage celui 
du Lama voyageur. Dès que le pèlerin fut déchargé du 
poids qui pesait sur ses épaules, sa marche devint plus 
facile, et l'expression du contentement se répandit sur sa 
figure a Frère, lui dîmes-nous, nous sommes du ciel d'oc- 
cident, et les affaires de ton pays nous sont peu familières; 
nous sommes étonnés de rencontrer tant de pèlerins dans 
le désert. — Nous allons tous à Bâche- Tchurin, nous ré- 
pondit-il, avec un accent plein de dévotion. — Une grande 
solennité sans doute vous appelle à la lamaserie? — Oui, 
demain doit être un grand jour. Un Lama bokie fera écla- 
ter sa puissance; il se tuera, sans pourtant mourir....» 
Nous comprimes à Tinstant le genre de solennité qui met- 
tait ainsi en mouvement les Tartares des Ortous. Un Lama 
devait s'ouvrir le ventre, prendre ses entrailles et les placer 
devant lui, puis rentrer dans son premier état. Ce specta- 
cle, quelque atroce et quelque dégoûtant qu'il soit, est néan- 
moins très-commun dans les lamaseries de la Tartarie. Le 
Bokte qui doit faire éclater sa puissance, comme disent les 
Mongols, se prépare à cet acte formidable par de longs 
jours de jeûne et de prière. Pendant ce temps, il doit s'in- 
terdire toute communication avec les hommes, et s'imposer 
le silence le plus absolu. Quand le jour fixé est arrivé, 
toute la multitude des pèlerins se rend dans la grande 
cour de la lamaserie, et un grand autel est élevé sur le 
devant de la porte du temple. Enfin le Bokte parait. II 
s'avance gravement au milieu des acclamations de la foule, 
va s'asseoir sur l'autel, et détache de sa ceinture un grand 



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rA)i VOYAGE DANS LA TAUTARIE. 

cuulelas qu'il place sur ses genoux. A ses pieds, de nom- 
breux Lamas, rangés en cercle, commencent les terribles 
invocations de cette affreuse cérémonie. A mesure que la 
récitation des prières avance, on>oit le Bokte trembler de 
tous ses membres, et entrer graduellement dans des con- 
vulsions frénétiques. Les Lamas ne gardent bientôt plus 
démesures; leurs voix s'animent, leur chant se précipite 
en désordre, et la récitation des prières est enfin remplacée 
par des cris et des hurlements. Alors le Bokte rejette 
brusquement Técharpe dont il est enveloppé, détache sa 
ceinture, et, saisissant le coutelas sacré, s'entr'ouvrc le 
ventre dans toute sa longueur. Pendant que le sang coule 
de toute part, la multitude se prosterne devant cet horrible 
spectacle, et on interroge ce frénétique sur les choses ca- 
chées, sur les événements à venir, sur la destinée de cer- 
tains personnages. Le Bokte donne, à toutes ces questions, 
des réponses qui sont regardées comme des oracles par 
tout le monde. 

Quand la dévote curiosité des nombreux pèlerins se 
trouve satisfaite, les Lamas reprennent, avec calme et gra- 
vité, la récitation de leurs prières. Le Bokte recueille, 
dans sa main droite, du sang de sa blessure , le porte à sa 
bouche, souffle trois fois dessus, et le jette en Fair en 
poussant une grande clameur. Il passe rapidement la main 
sur la blessure de son ventre, et tout rentre dans son état 
primitif, sans qu'il lui reste la moindre trace de cette opé- 
ration diabolique, si ce n'est un extrême abattement. Le 
Bokte roule de nouveau son écharpe autour de son corps, 
récite à voix basse une courte prière, puis tout est fini, 
et chacun se disperse , à l'exception des plus dévots, qui 



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VOYAGE DANS LA TARTAUIE. 501) 

vont contempler et adorer Faute! ensanglanté, que vient 
d'abandonner le saint par excellence. 

Ces cérémonies horribles se renouvellent assez souvent 
dans les grandes lamaseries de la Tartarie et du Thibet. 
Nous ne pensons nullement qu*on puisse toujours mettre 
sur le compte de la supercherie les faits de ce genre ; car 
d'après tout ce que nous avons vu et entendu, parmi les 
nations idolâtres, nous sommes persuadés que le démon y 
joue un grand rôle. Au reste, notre persuasion à cet égard 
se trouve fortifiée par l'opinion des Bouddhistes les plus 
instruits et les plus probes, que nous avons rencontrés dans 
les nombreuses lamaseries que nous avons visitées. 

Tous les Lamas indistinctement n'ont pas le pouvoir 
des opérations prodigieuses. Ceux qui ont l'affreuse capa- 
cité de s'ouvrir le ventre, par exemple, ne se rencontrent 
jamais dans les rangs élevés de la hiérarchie lamanesque. 
Ce sont ordinairement de simples Lamas, mal famés et peu 
estimés de leurs confrères. Les Lamas réguliers et de bon 
sens, témoignent en général de l'horreur pour de pareils 
spectacles. A leurs yeux, toutes ces opérations sont per- 
verses et diaboliques. Les bons Lamas , disent-ils, ne sont 
pas capables d'exécuter de pareilles choses; ils doivent 
même se bien garder de chercher à acquérir ce talent 
impie. 

Quoique ces opérations démoniaques soient, en général, 
décriées dans les lamaseries bien réglées, cependant les 
supérieurs ne les prohibent pas. Au contraire, il y a, dans 
l'année, certains jours de solennité réservés pour ces dé- 
goûtants spectacles. L'intérêt est, sans doute, le seul moti/ 
qui puisse porter les grands Lamas à favoriser|des actions? 



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310 VOYAGE DANS LA TAUTARIE. 

qu'ils réprouvent secrètement au fond de leur conscience. 
Ces sciences diaboliques sont, en effet, un moyen infaillible 
d'attirer une foule d'admirateurs stupides et ignorants, de 
donner, par ce grand concours de peuple, de la renom- 
mée à la lamaserie , et de Tenrichir des nombreuses of- 
frandes, que les Tartares ne manquent jamais de faire dans 
de semblables circonstances. 

S'entr'ouvrir le ventre est un des plus fameux sié-fa 
(moyen pervers) que possèdent les Lamas. Les autres, 
quoique du même genre, sont moins grandioses et plus en 
vogue; ils se pratiquent à domicile, en particulier, et non 
pas dans les grandes solennités des lamaseries. Ainsi , on 
fait rougir au feu des morceaux de fer, puis on les lèche 
impunément; on se fait des incisions sur le corps, sans 
qu'il en reste un instant après la moindre trace, etc. etc. 
Toutes ces opérations doivent être précédées de la réci- 
tation de quelque prière. 

Nous avons connu un Lama, qui, au dire de tout le 
monde, remplissait, à volonté, un vase d'eau, au moyen 
d'une formule de prière. Nous ne pûmes jamais le résoudre 
à tenter l'épreuve en notre présence. D nous disait que, 
n'ayant pas les mêmes croyances que lui, ses tentatives 
seraient non-seulement infructueuses, mais encore l'expo- 
seraient peut-être à de graves dangers. Un jour, il nous 
récita la prière de son sié-fa, comme il l'appelait.' La for- 
mule n'était pas longue, mais il nous fut facile d'y recon- 
naître une invocation directe à l'assistance du démon : 
a Je te connais, tu me connais, disait>il. Allons, vieil ami, 
» fais ce que je te demande. Apporte de l'eau, et remplis 
» ce vase que je te présente. Remplir un vase d'eau, qu'est- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIË. 3H 

» ce que c'est que cela pour ta grande puissance? Je sais 
» que tu fais payer bien cher un vase d'eau ; mais n'im^ 
porte 'y fais ce que je te demande, et remplis ce vase que 
» je te présente. Plus tard , nous compterons ensemble. 
» Au jour fixé, tu prendras tout ce qui te revient. » — n 
arrive quelquefois que ces formules demeurent sans efifet; 
alors la prière se change en injures et en imprécations 
contre celui qu'on invoquait tout à l'heure. 

Le fameux sié-fa qui attirait un si grand nombre de 
pèlerins à la lamaserie de Rache-Tchurin, nous donna la 
pensée de nous y rendre aussi, et de neutraliser par nos 
prières les invocations sataniques des Lamas. Qui sait, nous 
disions-nous, peut-être que Dieu a des desseins de misé- 
ricorde sur les Mongols du pays des Ortous ; peut-être que 
la puissance de leurs Lamas, entravée et anéantie par la 
présence des prêtres de Jésus-Christ, frappera ces peuples, 
et les fera renoncer au culte menteur de Bouddha, pour 
embrasser la foi du christianisme. Pour nous encourager 
dans notre dessein, nous aimions à nous rappeler l'his-^ 
toire de Simon le Magicien, arrêté dans son vol par la 
prière de saint Pierre, et précipité du haut des airs aux 
pieds de ses admirateurs. Sans doute, pauvres Mission- 
naires que nous sommes, nous n'avions pas la prétention 
insensée de nous comparer au prince des apôtres ; mais 
nous savions que la protection de Dieu, qui se donne quel- 
quefois en vertu du mérite et de la sainteté de celui qui la 
demande, est due souvent aussi à cette toute-puissante 
efficacité inhérente à la prière elle-même. 

Il fut donc résolu que nous irions à Rache^Tchurin, que 
nous nous mêlerions à la foule, et qu'au moment où les 



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312 VOYAGE DANS LA TAUTARIE. 

invocations diaboliques commenceraient, nous nous place- 
rions sans peur et avec autorité en présence du Boîde, et 
que nous lui interdirions solennellement, au nom de Jésus- 
Christ, de faire parade de son détestable pouvoir. Nous ne 
pouvions nous faire illusion sur les suites que poun^ait 
avoir notre démarche ; nous savions qu'elle exciterait cer- 
tainement la fureur et la haine des adorateurs de Bouddha, 
et que peut-être une mort violente suivrait de près les ef- 
forts que nous pourrions faire pour la conversion des Tar- 
tares : mais qu'importe, nous disions-nous? faisons coura- 
geusement notre devoir de Missionnaires ; usons sans peur 
delà puissance que nous avons reçue d'en haut, et laissons 
à la Providence tous les soins d'un avenir qui ne nous ap- 
partient pas. 

Telles étaient nos intentions et nos espérances; mais les 
vues de Dieu ne sont pas toujours conformes aux desseins 
des hommes, lors môme que ceux-ci paraissent le plus en 
harmonie avec le plan de sa Providence. Ce jour-là même, 
il nous arriva un accident, qui, en nous éloignant de Ra- 
che-Tchurin , nous jeta dans les plus cruelles perplexités. 

Dans la soirée, le vieux Lama qui faisait route avec nous, 
nous pria de faire accroupir notre chameau, parce qu'il 
voulait reprendre son petit bagage. — ^Frère, lui dîmes- 
nous, est-ce que nous ne cheminerons pas ensemble jus- 
qu'à la lamaserie de Rache-Tchurin? — ^Non, je dois suivre 
ce sentier que vous voyez serpenter vers le nord, le long 
de ces collines. Derrière cette montagne de sable, est un 
endroit de commerce; aux jours de fête, quelques mar- 
chands chinois y colportent leurs marchandises, et y dres- 
sent leurs tentes; étant obligé de faire quelques achats, je 



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VOYAGE DANS LA TARTAhlE. 5J5 

ne puis continuer de suivre votre ombre. — Trouverait-on 
à acheter des farines au campement chinois ?-^Petil mil- 
let, farine d'avoine et de froment, viande de bœuf et do 
mouton, thé en briques, on y trouve tout ce qu'on peut 
désirer... N'ayant pu faire des vivres depuis notre dépari 
de l'ckagan-Kouren, nous jïigeHmes cette occasion favora- 
ble pour augmenter un peu nos provisions. Cependant, pour 
ne pas fatiguer nos bétes de charge par de longs circuits à 
travers des collines pierreuses , M. Gabet prit les sacs de 
farine sur la chamelle qu'il montait, se détacha de la ca- 
ravane, et se dirigea au galop vers le poste chinois. D'après 
les indications du vieux Lama. Nous devions nous réunir 
dans une vallée à peu de distance de la lamaserie* 

Après avoir voyagé pendant près d'une heure, à travers 
un chemin pénible, incessamment coupé de fondrières et 
de ravins, le Missionnaire pourvoyeur arriva dans une pe- 
tite plaine semée d'épaisses bruyères. C'était là que les 
commerçants chinois avaient dressé leurs nombreuses 
tentes, dont les unes servaient de demeures et les autres 
de boutiques. Ce campement présentait l'aspect d'une pe- 
tite ville pleine d'activité et de commerce, où se rendaient 
avec empressement les Lamas de Rache-Tchurin et les 
pèlerins Mongols. M. Gabet se hâta de faire ses provisions: 
après avoir rempli ses sacs de farine, et attaché aune bo^se 
de la chamelle deux magnifiques foies de mouton, il re- 
partit promptement pour le rendez-vous où devait l'atten- 
dre la caravane. Il ne fut pas long-temps à y arriver. Mais 
il n'y trouva personne, et aucune trace d'un passage récent 
n'était imprimée sur le sable. S'imaginant que peut-être 
quelque dérangement dans les charges des chameaux avait 



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5U VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

retardé la marche, il prit le parti de parcourir le chemia 
qu'on était convenu de suivre. Il eut beau marcher» ga- 
lopper dans tous les sens, monter sur le sommet de tous 
les monticules qui se rencontraient sur son passage, il ne 
put rien découvrir : les cris qu'il poussait pour appeler la 
caravane restaient sans réponse; il visita plusieurs en- 
droits où mille routes se croisaient, se confondaient en- 
semble, où le sol était couvert de pas de bœufs, de cha- 
meaux, de moutons et de chevaux pressés, allant dans 
tous les sens, rentrant les unes dans les autres; de sorte 
qu'il était impossible de rien conjecturer. 

Comme le but de la route était la lamaserie de Rache- 
Tchurin, il tourna bride, et s'y rendit avec la plus grande 
célérité. Arrivé à la lamaserie, bâtie en amphithéâtre sur 
une colline assez élevée, il en parcourut tous les environs 
sans rien découvrir ; là du moins il ne manquait pas de 
monde qu^on pût interroger, et la petite caravane était 
composée de manière à attirer l'attention de ceux qui 
eussent pu la rencontrer : deux chameaux chargés, un 
cheval blanc, et surtout un mulet nain, auprès duquel les 
passants ne manquaient jamais de s'arrêter pour remar- 
quer son extrême petitesse et la belle couleur noire de sa 
robe. M. Gabet.eut beau interroger, personne n'avait 
aperçu la petite caravane; il monta sur le sommet de la 
colline, d'où les regards pouvaient se porter au loin^ mais 
il ne découvrit rien. 

Le soleil venait de se coucher, et la caravane ne parais- 
sait pas. H. Gabet, commençant à craindre qu'il ne lui fût 
survenu quelque sérieux accident, prit le parti de se re- 
mettre en marche, et d'aller de nouveau à la découverte. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 3j5 

n eut beau gravir les collines les plus escarpées, et descen- 
dre dans de profonds ravins, toutes ses fatigues furent sté- 
riles; il ne put rien découvrir, rien apprendre des voya- 
geurs qu'il rencontra sur ses pas. 

La nuit devint obscure, et bientôt la lamaserie de Bâche- 
Tchurin disparut dans les ombres. M. Gabet se trouva seul 
au milieu du désert, sans chemin et sans abri, n*osant 
ni avancer ni reculer, de crainte de se jeter dans quelque 
précipice. Il foUut donc s'arrêter dans un ravin sablonneux, 
et se décider à y passer la nuit. Pour ce soir-là, en guise 
de souper, il fallut se contenter d'une impression de 
voyage. Ce n'était pas que les provisions manquassent, 
mais où prendre du feu ? où aller puiser de Feau? Le sen- 
timent de la faim était d'ailleurs absorbé par les soins et 
les chagrins, dont son cœur était dévoré au sujet de la ca- 
ravane. Il se mit donc à genoux sur le sable, fit sa prière 
du soir, posa sa tête sur un sac de farine, et se coucha à 
côté du chameau dont il avait attaché le licou à son bras, 
de peur qu'il ne disparût pendant la nuit. Il est inutile d'a- 
jouter que le sommeil ne fut ni bien profond, ni bien con- 
tinu ; la terre froide et nûe n'est pas un bon lit, surtout 
pour un homme en proie à de noires préoccupations. 

Aussitôt que le jour commença à poindre, M. Gabet re- 
monta sur sa chamelle, et quoique exténué de faim et de 
soif, il se mit de nouveau à la recherche de ses compa- 
gnons de voyage. 

La caravane n'était paifi perdue, mais elle s'était grande- 
ment fourvoyée. Depuis que M. Gabet s'était séparé de 
nous pour se rendre au poste chinois, nous avions d*abord 
suivi fidèlement le bon chemin; mais bientôt nous entrâmes 



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516 VOYAGE DANS LA TARTAIUE. 

dans des steppes immenses, et la route se perdit insensi- 
blement au milieu de sables d'une finesse extrême, que 
le vent faisait ondoyer ; il était impossible de reconnaître 
les traces des voyageurs qui nous avaient précédés. La 
route disparut enfin complètement, et nous nous trou- 
vâmes environnés de collines jaunâtres, où Ton ne pouvait 
découvrir le plus petit brin de végétation. M. Hue, qui crai-. 
gnait de s'égarer dans cette immense sablière, fit arrêter le 
chamelier. — Samdadchiemba, lui dit-il, ne marchons pas 
à l'aventure; vois-tu là-bas dans ce vallon ce cavalier tar- 
tare qui pousse un troupeau de bœufs, va lui demander la 

route de Rache-Tchurin Samdadchiemba leva la tête 

et regarda d'un œil le soleil voilé de quelques légers 
nuages. — Mon Père spirituel, dit-il, j'ai l'habitude de m'o- 
rienf er dans le désert : mon opinion est que nous sommes 
toujours en bonne route; allons toujours vers l'occident, 
et nous ne pourrons pas nous égarer. — Puisque tu con- 
nais le désert, allons en avant. — Oui, c'est cela ; allons 
toujours en avant. Voyez-vous là-bas sur cette montagne 
cette longue traînée blanche... ; c'est la route qui sort des 
sables et commence à reparaître. 

Sur la foi de Samdadchiemba, nous continuâmes à mar- 
cher dans la même direction. Bientôt nous rencontrâmes en 
effet une route assez bien tracée ; mais elle n'était pas fré- 
quentée, et nous ne pûmes interroger personne pour con- 
firmer ou démentir les assertions de Samdadchiemba, qui 
prétendait toujours que nous étions sur le chemin de 
Jiache-Tckunn. Le soleil se coucha; et la lumière du cré- 
puscule, disparaissant peu à peu, fit place aux ténèbres*de 
la nuit, sans que nous eussions pu découvrir au loin la lama- 



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VOYAGE DANS LA TARTAKIE. 517 

série. Nous étions surtout surpris de n'avoir pas rencontré 
M.Gabet. D'après les renseignements que nous avait donnés 
le vieux Lama , nous aurions dû nous être retrouvés de- 
puis long-temps. Samdadchiemba gardait le silence, car il 
comprenait enfin que nous étions égarés. 

Il était important de camper, avant que le ciel fut tout- 
ù-fait noir. Ayant aperçu un puits au fond d'une gorge, 
nous allâmes dresser la tente tout auprès. Quand la mai- 
son fut dressée et le bagage mis en ordre, il était nuit close, 
et M. Gabet n'avait pas encore paru. — Monte sur un cha- 
meau, dit M. Hue à Samdadchiemba, et parcours les en- 
virons... Le Dchiahour ne répondit pas un mot; il était 
abattu et déconcerté. Après avoir fixé un pieu en terre, il y 
attacha un chameau, puis monta sur l'autre, et s'en alla 
tristement à la découverte. A peine Samdadchiemba eut-il 
disparu , que le chameau consigné à la tente, se voyant seul , 
se mit à pousser de longs et affreux gémissements. Bientôt il 
entra en fureur : il tournait autour du pieu qui le tenait cap- 
tif, se retirait en arrière, allongeait le cou, et faisait des 
efforts comme pour arracher la cheville de bois qui lui 
traversait le nez. Ce spectacle était effrayant. Il réussit en- 
fin à rompre la corde dont il était attaché, et s'enfuit en 
bondissant à travers le désert. Le cheval et le mulet avaient 
aussi disparu : ils avaient faim et soif, et aux environs de 
la tente, il n'y avait pas une poignée d'herbe, pas une goutte 
d'eau. Le puits auprès duquel nous avions campé était en- 
tièrement desséché : c'était une vieille citerne, qui, sans 
doute, avait été creusée depuis plusieurs années. 

Ainsi cette petite caravane, qui , durant près de deux 
mois, avait cheminé sans jamais se séparer dans les vastes 



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518 VOYAGE DANS LA TAlVlAlUË. 

plaines de la Tartarie, était à cette heure complètement 
dispersée : hommes et animaux, tout avait disparu. Il ne 
restait plus que M. Hue, seul dans sa petite maison de 
toile, et dévoré par les plus cuisants soucis. Il y avait une 
journée entière qu'il n*avait ni bu ni mangé : mais dans de 
pareilles circonstances on n'a ordinairement ni faim ni soif; 
Tesprit est trop préoccupé, pour s'arrêter aux besoins du 
corps; on se trouve comme environné de mille fantômes, 
et on serait au comble de Finfortune, si on n'avait, pour se 
consoler, la prière, seul levier capable de soulever un peu 
ce poids écrasant, qui pèse sur un cœilr en proie à de noires 
appréhensions. 

Les heures s'écoulaient, et personne ne reparaissait à la 
tente. Comme, au milieu de cette nuit profondément ob- 
scure, on aurait pu aller et venir, circuler tout près de la 
tente, sans pourtant l'apercevoir, M. Hue montait de temps 
en temps sur le sommet des collines, sur la pointe de quel- 
que rocher, et appelait à grands cris ses compagnons éga- 
rés; mais personne ne répondait; toujours même silence 
et même solitude. 11 était près de minuit, lorsque enfin les 
cris plaintifs d'un chameau, dont on semblait presser la 
marche, se firent entendre dans le lointain. Samdadchiemba 
était de retour de sa roude ; il avait rencontré plusieurs 
cavaliers tartares qui n'avaient pu lui donner des nouvelles 
de M. Gabet.Hais en revanche, ils lui avaient dit que nous 
nous étions grossièrement fourvoyés ; que le sentier dont 
nous avions suivi la trace conduisait à un campement mon- 
gol, et non pas à la lamaserie de Rache-Tchurin. — ^A l'aube 
du jour, dit Samdadchiemba, il faudra lever la tente, et al- 
ler reprendre la bonne route : c'est là que nous trouverons 



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VOYAGE DANS LA TARTAIUE. 319 

le vieux Père spirituel. — Samdadchiemba, ton avis est une 
bulle d'eau ; il faut que la tente et les bagages restent ici. 
Il est impossible de partir; comment se mettre en route 
sans animaux? — Oh! oh ! fît le Dchiahour; où est donc 
le chameau que j'avais attaché à ce pieu? — Il a rompu son 
licou et s'est sauvé ; le cheval et le mulet se sont sauvés 
aussi; tout a été je ne sais où. — Dans ce cas-là, ce n'est 
pas une petite affaire. Quandle jour viendra, on verra com- 
ment les choses s'arrangeront;... en attendant faisons tout 
doucement un peu de thé. — Oui, fais du thé... Notre puits 
est complètement sec, il n'y a pas une goutle d'eau.-— Ces 
paroles brisèrent le peu de force qui restait encore à Sam- 
dadchiemba ; il se laissa tomber sur les bagages, et s'en- 
donnit bientôt profondément. 

Aussitôt que les premières lueurs du jour commencè- 
rent à paraître, M. Hue gravit la colline voisine, dans l'es- 
poir de découvrir quelque chose. Il aperçut au loîi:, dans 
une petite vallée, deux animaux qui paraissaient l'un blanc 
et l'autre noir; il y courut, et reconnut bientôt le cheval et 
le mulet, qui broutaient quelques herbes maigres et pou- 
dreuses, à côté d'une citerne d'eau douce; il les ramena à 
la tente. Le soleil était sur le point de se lever, et Samdad- 
chiemba dormait encore d'un sommeil profond, toujours 
dans la même posture qu'il avait prise en se couchant. — 
Samdadchiemba, lui cria M. Hue, est-ce que tu ne bois 
pas du thé ce matin? — A ce mot de thé, notre chamelier 
se leva promptement, comme s'il eût été poussé par un 
violent ressort; il promenait autour de lui des yeux ha- 
gards, et encore appesantis par le sommeil. — Est-ce que 
le Père spirituel n'a pas parlé de thé? Où est donc ce thé? 



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Tri') VOYAGE l)Ai\8 LA TAKTARIE. 

Ebl-ce que j'aurais rêvé que j'allais boire du ihc? — Je ne 
sais si tu as fait un rêve semblable; mais si tu es désireux 
de boire du thé, il y a une citerne d'eau douce là-bas dans 
cette vallée. C'est là que j'ai retrouvé tout à l'heure le 
cheval et le mulet. Cours vite puiser de l'eau, pendant 
que j'allumerai le feu. Samdadchiemba adopta spontané- 
ment la proposition. 11 chargea sur ses épaules les d^ux 
sesiLUx de bois, et se rendit en diligence vers l'eau qu'on 
lui avait indiquée. 

Quand le thé eut bouilli, Samdadchiemba fut tout-à-fait 
à son aise ; il ne pensait plus qu'à son thé, et semblait avoir 
oublié entièrement que la caravane était désorganisée. Il 
fallut le lui rappeler, et l'envoyer à la recherche du cha- 
meau qui s'était échappé. 

La moitié de la journée s'était presque écoulée, sans que 
personne de la caravane eût encore paru. On voyait seu- 
lement passer de temps en temps des cavaliers tartares ou 
des pèlerins, qui revenaient de la fête de fiacke-Tchurin. 
M. Hue leur demandait s'ils n'auraient pas remarqué en 
route, aux environs de la lamaserie, un Lama revêtu d'une 
robe jaune et d'un gilet rouge, monté sur une chamelle 
rousse. Ce lama, ajoutait-il, est d'une taille très-élévée ; il 
a une grande barbegrise, le nez long et pointu, et la figure 
rouge. A ce signalement, tous faisaient une réponse né- 
gative. Si nous avions rencontré un personnage de colt<î 
façon, disaient-ils, nous l'aurions certainement i^emarquc. 
M. Gabet apparut enfin sur le penchant d'une colline. Ayant 
aperçu notre tente bleue dressée dans la gorge , il y courut 
de toute la vitesse de sa chamelle. Après un instant de con- 
versation vive, animée, et où chacun parlait sans répondre 



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VOYAGE DANS LA TARTAUIE. 52i 

à son interlocuteur, nous finîmes par rire de bon cœur de 
notre mésaventure. La caravane commençait donc à se 
réorganiser, et, avant le soleil couché, tout fut au grand 
complet. Samdadchiemba, après une course longue et pé- 
nible , avait trouvé le chameau lié à côté d*une iourte. Un 
Tartare, l'ayant vu se sauver, Favait arrêté, présumant que 
quelqu*un était sur ses traces. 

Quoique le jour fUt très*avancé, nous nous décidâmes à 
plier la tente, car Fendroit ob nous avions campé était 
misérable au-delà de toute expression. Pas un brin d'herbe; 
et Feau à une distance si éloignée, que, pour en avoir, il 
fallait se résoudre à entreprendre un véritable voyage. 
D'ailleurs, disions-nous, quand nous ne ferions, avant la 
nuit, que nous mettre en vue du véritable chemin, ce sera 
déjà un grand avantage. Le départ étant ainsi arrêté, nous 
nous assîmes pour prendre du thé. La conversation ne 
pouvait naturellement avoir d'autre objet que la triste més- 
aventure qui nous avait tant accablés de peine et de fati- 
gue. Plus d'une fois, durant notre voyage, le caractère re«- 
vèche et entêté de Samdadchiemba avait été cause que 
nous avions perdu la bonne route, et marché souvent au 
hasard. Comme on Fa déjà dit, monté sur son petit mulet, 
il allait en tête de la caravane, traînant après lui les bêtes 
de charge. Sous prétexte qu'il connaissait très-bien les 
quatre points cardinaux, et qu'il avait beaucoup voyagé 
dans les déserts de la Mongolie, il ne pouvait jamais se ré- 
soudre à demander la route aux personnes qu'il rencon* 
trait, et souvent nous étions victimes de sa présomption. 
Nous crûmes donc devoir profiter de Faccident qui nous 
était survenu, et lui donnera ce sujet un avertissement.— 

T. I. 21 



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5^ VOYAGE DANS LA TAKTAHiË. 

SanMladchiemba, lui dimes-nous, écoute avec attention, 
nous avons à te dire une parole importante. Quoique dans 
ta jeunesse tu aies beaucoup voyagé en Mongolie, il ne s'en- 
suit pas que tu saches très-bien les routes;tudoistedéfierde 
tes conjectures, et consulter un peu plus les Tartares que 
nous rencontrons. Si hier, par exemple, tu avais demandé 
la route, si tu ne t'étais pas obstiné, selon ton habitude, à 
tç guider sur le cours du soleil, nous n'aurions pas en- 
duré tant de misères. — Samdadchiemba ne répondit pas 
un mot. 

Nous nous lev&mes aussitôt pour faire les préparatifs du 
départ. Quand nous eûmes mis en ordre les objets qui 
étaient entassés péle-méiedans l'intérieur de la tente, nous 
remarqu&mesque le Dchiahour n'était pas occupé, comme à 
l'ordinaire, du soin de seller les chameaux. Nous allâmes 
voir ce qu'il foisait, et nous fûmes fort surpris de le voir 
tranquillement assis sur une grosse pierre, derrière la tente. 
-^ Hé bien , lui dtmes-nous, est-ce qu'il n'a pas été réglé 
que ce soir nous irions camper aiUeurs î Que fais-tu là 
assis sur cette pierre? — Samdadchiemba ne répondit pas ; 
il ne releva pas même ses yeux qu'il tenait constamment 
fixés en terre. — Samdadchiemba, qu'as-tu donc, que tu 
ne selles pas les chameaux? — Puisque vous vouiez partir, 
répondit-il sècheqient, suives votre volonté; pour moi, je 
n^ pars pas ; je ne puis plus vous acoompagaer. Je suis un 
homme mauvais et sans conscience; quel besoin aves-vous 
de mml... Nous fûmes bien surpris d'entendre de sembla- 
^es parolea, de la bouche d'un jeune néophyte qui parais- 
S9i\i nous être attaché. Nous ne voulûmes pas l'engager à 
nous accompagner, de peur d'aiguiser la fierté naturelle de 



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VOVAGi: DANS LA TAUTAKIE. TdT, 

son caractère, et de Tavoir dans la suite moins traitable et 
plus difficile. Nous nous mimes donc en œuvre, et nous es- 
sayâmes de faire h nous deux toute la besogne. 

Déjà nous avions plié la tente et chargé un chameau^ 
tout cela s'était fait en silence. Samdadchiemba était tou- 
jours assis sur sa pierre, cachant sa figure dans ses mains, 
ou plutôt regardant peut-être entre ses doigts, comment 
nous nous tirions du travail qu'il était accoutumé de faire. 
Quand il vit que les choses allaient leur train ordinaire , il 
se leva, sans rien dire, chargea Tautre chameau, puis sella 
son mulet, monta dessus, et se mit en route comme il était 
habitué à faire tous les jours. Nous nous contentâmes de 
sounre entre nous ^ mais nous eûmes bien garde de lui rien 
dire, de peur d'irriter davantage un caract^e qui devait 
être traité avec prudence et noénag^ment* 

Nous nous arrêtâmes dans un poste voisin de la roqte ; 
il n'était pas magnifique, mais il valait beaucoup mieux 
.que le ravin de désolation où nous avions éprouvé tant de 
misères. Au nioins nous étions tous réunis ; jouissance 
immense dan^ un désert , et que nous n'aurions jamais 
justement appréciée, si nous n'avions pas eu la douleur de 
nous trouver séparés. Nous célébrâmes cette réunion par 
un banquet splendide; la farine de froment et les foies de 
moutons furent mis à contribution. Ce luxe culinaire dé- 
rida le front sourcilleux de Samdadchiemba} il se mit en 
besogne avec enthousiasme, et nous fit un souper à plu- 
sieurs services. 

Le lendeo^ain , dès que le jour parut , nous nous ndmes 
en route; et bientôt nous vîmes se dessiner au loia, sur le 
fond jaunâtre d'uaemQntagnesSiblonneuse,quelques grands 



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3i4 \0\kiiE DANS LA TAIilARiE. 

édifices, entourés d*une multitude infinie de blanches 
maisonnettes. C'était la lamaserie de Rache-Tchurin. Elle 
nous parut belle et bien tenue. Les trois temples boud- 
dhiques, qui s'élèvent au centre de rétablissement, sont 
d'une construction élégante et majestueuse. Sur Tavenue 
du temple principal, on remarque une tour carrée, de pro- 
portions colossales. Aux quatre angles sont quatre dra« 
gons monstrueux sculptés en granit. Nous traversâmes la 
lamaserie d'un bout à l'autre, en suivant les rues princi- 
pales. Il y régnait partout un silence religieux et solennel. 
On voyait seulement passer, de temps en temps, des Lamas 
enveloppés de leur grande écharpe rouge, et qui, après 
nous avoir souhaité bon voyage à voix basse, continuaient 
gravement leur marche. 

Vers l'extrémité occidentale de la lamaserie, le petit 
mulet que montait Samdadchiemba se cabra tout à coup, 
et prit ensuite le galop, en traînant après lui, dans sa fuite 
désordonnée, les deux chameaux qui portaient les ba- 
gages. Les animaux que nous montions furent également 
effarouchés. Tout ce désordre était occasionné par la pré- 
sence d'un jeune lama, étendu tout de son long au milieu 
de la route. Il observait une pratique très-usitée dans la 
religion bouddhique, et qui consiste à faire le tour de la 
lamaserie en se prosternant à chaque pas. Quelquefois le 
nombre des dévots qui font ce pénible pèlerinage est vrai- 
ment prodigieux; ils suivent tous, à la file les uns des 
autres, un sentier qui englobe dans son enceinte les habi- 
tations et les édifices qui appartiennent à la lamaserie. Il 
n'est pas permis de s'écarter le moins du monde de la 
ligne prescrite, sous peine de nullité, et de perdre tous les 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 52S 

fruits de ce genre de dévotion. Lorsque les lamaseries sont 
d'une grande étendue , une journée entière suffit à peine 
pour en faire le tour , en se prosternant à chaque pas 
comme Texige la règle. Les pèlerins qui ont du goût pour 
cet exercice, sont obligés de se mettre en route aussitôt 
que le jour paraît, et souvent ils ne sont de retour 
qu'à la nuit tombante. On ne peut exécuter ce rude 
pèlerinage à plusieurs reprises; il n'est pas même permis 
de s'arrêter un instant pour prendre un peu de nourriture. 
Quand on Ta commencé , si on ne le termine pas du 
même coup, cela ne compte pas; on n'a acquis aucun 
mérite, et par conséquent, on n'a à attendre aucun 
avantage. 

Les prostrations doivent être parfaites, de manière que 
le corps soit étendu tout de son long, et que le front 
louche la terre. Les bras doivent être allongés en avant, et 
les mains jointes. Avant de se relever, le pèlerin décrit 
une circonférence avec deux cornes de bouc qu'il tient 
dans ses mains, et en ramenant les bras le long de son 
corps. On ne peut s'empêcher d'être touché d'une grande 
compassion, en voyant ces malheureux, le visage et les 
habits tout couverts de poussière, et quelquefois de boue. 
Le temps le plus affreux n'est pas capable d'arrêter leur 
courageuse dévotion; ils continuent leurs prostrations au 
milieu de la pluie et de la neige, et par le froid le plus ter- 
rible. 

Il existe plusieurs manières de faire le pèlerinage autour 
des lamaseries. II en est qui ne se prosternent pas du tout. 
Ils s'en vont, le dos chargé d'énormes ballots de livres, 
qui leur ont été imposés par quelque grand Lama. Quel- 



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326 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

quefois, on rencontre des vieillards, des fenunes ou des 
enfants, qui peuvent à peine se mouvoir sous leurs charges. 
Quand ils ont achevé leur tournée, ils sont censés avoir ré- 
cité toutes les prières dont ils ont été les portefaix. U en 
est d'autres qui se contentent de faire une promenade, en 
déroulant entre leurs doigts les grains de leur long chape- 
let, ou bien en imprimant un mouvement de rotation à 
un petit moulinet à prières, fixé dans leur main droite, et 
qui tourne sans cesse, avec une incroyable rapidité. On 
nomme ce moulinet Tchu-Kor, c'est-à-dire, prière tour- 
nante. On rencontre un grand nombre de ces Tchu-Kor le 
long des ruisseaux ; ils sont mis en mouvement par le 
cours de Teau. Us prient nuit et jour, au bénéfice de celui 
qui eu a fait la fondation. Les Tartares en suspendent 
aussi au-dessus de leur foyer j ceux-ci tournent pour la 
paix et la prospérité de toute la famille, dont le foyer est 
Tembléme. Ils sont mis en rotation au moyen du courant 
établi par la succession des couches froides de Tair qui 
arrive par l'ouverture de la tente. 

Les bouddhistes sont encore en possession d'un moyen 
admirable de simplifier tous leurs pèlerinages et toutes leurs 
pratiques de dévotion. Dans les grandes lamaseries, on 
rencontre, de distance en distance, de grands mannequins 
en forme de tonneau, et mobiles autour d'un axe, La ma- 
tière de ces mannequins est un carton très-épais, fabriqué 
avec d'innombrables feuilles de papier collées les unes aux 
autres, et sur lesquelles sont écrites, en caractères tbibé- 
tains, des prières choisies et le plus en vogue dans la 
contrée. Ceux qui n'ont ni le goût, ni le zèle, ni la force 
de placer sur leur dos une énorme charge de bouquins, de 



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VOYAGE DANS LA TAUTAUIE. 327 

se prosterner à chaque pas dans la boue ou dans la pous- 
sière, de courir autour de !a lamaserie pendant les froidures 
de rhiverou les chaleurs de Tété, tous ceux-là ont recours 
au moyen simple et expéditif du tonneau à prières. Ils 
n'ont qu'à le mettre une fois en mouvement; il tourne en- 
suite, de lui-même, avec facilité et pendant long-temps. 
Les dévots peuvent aller boire, manger ou dormir, pendant 
que la mécanique a Textrême complaisance de prier pour 
eux. 

Un jour, en passant devant un de ces tonneaux boud- 
dhiques, nous aperçûmes deux Lamas qui se querellaient 
avec mlence, et étaient sur le point d'en venir aux mains, 
le tout à cause de leur ferveur et de leur ièle pour les 
prières. L'un d'eux, après avoir fait rouler la machine 
priante, s'en retournait modestement dahs sa cellule. 
Ayant tourné la tête, sans doute pour jouir du spectacle 
de tant de belles prières qu'il venait de mettre en mouve- 
ment, il remarqua un de ses confrères qui arrêtait sans 
façon sa dévotion tournante, et faisait rouler le tonneau 
pour son propre compte. Indigné de cette pieuse triche- 
rie, il revint promptement sur ses pas, et mit au repos les 
prières de son concurrent. Long-temps, de part et d'autre, 
ils arrêtèrent et firent rouler le tonneau, sans proférer une 
seule parole. Mais leur patience étant mise à bout , ils 
commencèrent par s'injurier; des injures ils en vinrent aux 
menaces ; et ils auraient fini, sans doute, par se battre sé- 
rieusement, si un vieux Lama, attiré par les cris, ne ttkX 
venu leur porter des paroles de paix, et mettre lui-même 
en mouvement la mécanique à prières, pour le bénéfice 
des deux parties. 



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:î28 voyage dans la tartarie. 

Outre les pèlerins dont la dévotion s*exerce dans Tinté- 
rieur ou aux environs des lamaseries, on en rencontre quel- 
quefois qui ont entrepris des voyages d'une longueur ef- 
frayante, et qu'ils doivent exécuter en se prosternant à 
chaque pas. Il est bien triste et bien lamentable, de voir 
ces malheureuses victimes de Terreur endurer à pure 
perte des peines indicibles ; on se sent le cœur navré de 
douleur, et on ne peut s'empêcher d'appeler de tous ses 
vœux le moment, où ces pauvres Tartares consacreront au 
service du vrai Dieu cette énergie religieuse, qu'ils dépen- 
sent et gaspillent tous les jours au sein d'une religion vaine 
et menteuse. Nous avions espéré pouvoir profiter delà so- 
lennité de Bache-Tchitrin pour annoncer la vraie foi au 
peuple des Ortous; mais telle n'était pas sans doute la vo- 
lonté de Dieu, puisqu'il permit que nous nous égarassions 
le jour même qui paraissait le plus favorable à nos projets. 
Nous traversâmes donc la lamaserie de Rache-Tchurin 
sans nous y arrêter. Nous avions hâte d'arriver à la source 
dé cette immense superstition, dont nous n'apercevions au- 
tour de nous que quelques maigres courants. 

A peu de distance de la lamaserie de Rache-Tchurin, 
nous rencontrâmes une grande route très-bien tracée, et 
fréquentée par un grand nombre de voyageurs. Ce n'était 
pas la dévotion qui les mettait en mouvement, comme ceux 
que nous avions trouvés en deçà delà lamaserie; ils étaient 
mus au contraire par Tintérêt, et se dirigeaient vers le 
Dabsoun^Noor, ou lac du sel, saline célèbre dans tout l'oc- 
cident de la Mongolie , et qui fournit du sel non-seule- 
ment aux Tartares voisins, mais encore à plusieurs pro- 
vinces de Tempire chinois. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 5â9 

Une iournée de marche avant d'arriver au Dahsoun^Noor, 
le terrain change par degrés de forme et d'aspect; il perd 
sa teinte jaunâtre, et devient insensiblement blanc, comme 
s'il fût tombé sur le sol une légère couche de neige. La 
terre se boursouffle sur tous les points, et forme d'innom- 
brables petits monticules, semblables à des cônes d'une 
régularité si parfaite, qu'on les dirait travaillés de main 
d'homme. Us se groupent quelquefois par étages les uns 
au-dessus des autres, et ressemblent à de grosses poires 
entassées sur un plat; on en voit de toutes les grosseurs; 
les uns sont jeunes et ne fontquedenattre^ d'autres parais- 
sent vieux, épuisés, et tombent en ruine de toute part. A 
l'endroit où ces excroissances commencent à se déclarer, 
on voit sortir de terre des épines rampantes, environnées 
de longues pointes, mais sans fleurs et sans feuilles; elles 
se mêlent, s'entrelacent, et vont coiffer les boursoufflures 
du terrain comme d'un bonnet tricoté. Ces épines ne se 
rencontrent jamais que sur les monticules dont nous par- 
lons ; quelquefois elles paraissent tendues, vigoureuses, et 
poussent des rejetons assez longs; mais sur les vieux mon- 
ticules, elles sont desséchées, calcinées par le nitre, cas- 
santes, et s'en allant, pour ainsi dire, en lambeaux. 

En voyant à la surface de la terre ces nombreuses bour- 
soufflures chargées d'épaisses efflorescences de nitre, il 
est facile de deviner qu'au dedans et à peu de profondeur, 
il se fait de grandes opérations chimiques. Les sources 
d'eau, si rares dans les Ortous, deviennent ici fré*- 
quentes, mais elles sont en général excessivement salées ; 
quelquefois pourtant, tout à côté d'une lagune saumâtre, 
jaillissent des eaux douces, fraîches et délicieuses; de 



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550 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

longues perches, au bout desquelles flottent de petits dra- 
peaux, servent à les indiquer aux voyageurs. 

Ce qu'on appelle Dabsotin- tfoor est moins un lac qu'un 
vaste réservoir de sel gemme mélangé d'eflflorescences ni- 
treuses. Ces dernières sont d'un blanc mat, et friables entre 
les doigts; on peut les distinguer facilement du sel, qui a 
une teinte un peu grisâtre, et dont la cassure est luisante et 
cristalline. Le i>rf6soMn-iVoor a près de vingt lis de circonfé- 
rence; on voit s'élever çà et là, dans ses alentours, des 
iourtes habitées par les Mongols qui font l'exploitation de 
cette magnifique saline; on y rencontre toujours aussi 
quelques Chinois en qualité d*associés ; car on dirait que 
ces hommes doivent se trouver nécessairement mêlés à 
tout ce qui tient au commerce ou à l'industrie. La mani- 
pulation qu'on fait subir à ces matières salines, ne demande 
ni beaucoup de travail, ni une grande science. On se con- 
tente de les ramasser au hasard d^ns le réservoir, de les 
entasser, et puis de recouvrir ces grandes piles d'une lé- 
gère couche de terre glaise. Quand le sel s'est ainsi conve- 
nablement purifié de lui-même, les Tartàres le transpor- 
tent sur les marchés chinois les plus voisins, et l'échangent 
contre du thé, du tabac, de Teau-de-vie, ou d'autres den- 
rées à leur usage. Sur les lieux mêmes le sel est sans va- 
leur ; à chaque pas on en rencontre de gros morceaux 
d'une pureté remarquable. Nous en remplîmes un sac, soit 
pour notre usage, soit pour celui des chameaux, qui sont 
toujours très- friands de cette nourriture. 

Nous traversâmes le i>a650Mn-iVoor dans toute sa largeur 
d'orienten occident, et nous dûmes user de grandes précau- 
tions, pour avancer sur ce sol toujours humide et presque 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 351 

mouvant. Les Tartares nous recommandèrent de suivre 
avec beaucoup de prudence les sentiers tracés, et de nous 
éloigner des endroits où nous verrions Teau sourdre et 
monter. Us nous assurèrent qu'il existait des gouffres 
qu*on avait plusieurs fois sondés sans jamais en trouver le 
fond. Tout cela porterait à croire que le Nooron lac, dont 
on parle dans le pays, existe réellement, mais qu*il est sou- 
terrain. Au-dessus serait alors comme un couvercle, ou 
une voûte solide, formée de matières salines et salpétreuses 
produites par les évaporations continuelles des eaux sou- 
terraines. Des matières étrangères, incessamment charriées 
par les pluies, et poussées par les vents, auront bien pu 
ensuite, par le laps du temps, former une croûte assez 
forte pour porter les caravanes qui traversent $ans cesse 
le Dabsoun-Noor. 

Cette grande mine de sel parait étendre son influence 
sur le pays des Oi-tous tout entier. Partout les eaux, sont 
saumàtres; le sol est aride, et saupoudré de matières sa- 
lines. Cette absence de gras pâturages et de ruisseaux, est 
très-défavorable à la prospérité des bestiaux ; cependant le 
chameau, dont le tempérament robuste et endurci s'ac- 
commode des montagnes les plus stériles, vient dédomma- 
ger les Tartares des Ortous. Cet animal, véritable trésor 
du désert, peut rester quinze jours et même un mois sans 
boire ni manger. Quelque misérable que soit le pays, il 
trouve toujours de quoi se rassasier, surtout si le sol est 
imprégné de sel ou de nitre. Les landes les plus stériles 
peuvent lui suffire ; les herbes auxquelles les autres ani- 
maux ne touchent pas, des broussailles, du bois sec même, 
tout peut lui servir de pâture. 



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553 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

Quoiqu*iI coûte si peu à nourrir, le chameau est d'une 
utilité qu'on ne peut concevoir que dans les pays où la 
Providence le fait naître et multiplier. Sa charge ordinaire 
va jusqu'à sept ou huit cents livres, et il peut faire ainsi 
dix lieues par jour. Ceux qu'on emploie pour porter des 
dépêches, doivent en faire quatre-vingts, mais ils ne por- 
tent que le cavalier. Dans plusieurs contrées de la Tarta- 
rie, ils traînent les voitures des rois et des princes; quel- 
quefois aussi on les attelle aux palanquins, mais ce ne peut 
être que dans les pays plats. La nature charnue de leurs 
pieds ne leur permettrait pas de grimper des montagnes, en 
traînant après eux des voitures ou des litières. 

L'éducation du jeune chameau exige beaucoup de soins 
et d'attention. Les huit premiers jours, il ne peut se tenir 
debout, ni téter, sans le secours d'une main étrangère. Son 
long cou est d'une flexibilité et d'une faiblesse si grande, 
qu'il risquerait de se disloquer, si on n'était là pour soutenir 
sa tête au moment où il cherche les mamelles de la chamelle. 

Le chameau, né pour la servitude, semble sentir, dès 
son premier jour, la pesanteur du joug sous lequel il doit 
passer sa vie tout entière. On ne voit jamais le chamelon 
jouer et se divertir, comme font les poulains, les veaux et 
les autres petits des animaux. Il est toujours grave, mé- 
lancolique, marchant lentement, et ne hâtant le pas que 
lorsqu'il est pressé par son maître. Pendant la nuit en- 
tière, et souvent pendant le jour, il pousse un cri triste et 
plaintif comme le vagissement d'un enfant. Il semble tou- 
jours, se dire que rien de ce qui ressent la joie ou le diver- 
tissement n'est fait pour lui, que sa carrière est celle des 
travaux forcés et des longs jeûnes, jusqu'à la mort. 



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voya(;e dans la tartauie. 553 

Le chamelon est long-temps à croître. Il ne peut guère 
servir, pour porter même un simple cavalier, qu'à sa troi- 
sième année. Sa grande vigueur ne lui vient qu'à Tâge de 
huit ans. Alors, ou commence à lui imposer des fardeaux 
de plus en plus pesants. S'il peut se relever avec sa charge, 
c'est une preuve qu'il aura la force de la porter pendant 
la route. Quand les courses doivent être de peu de durée, 
il arrive quelquefois qu'on le charge outre mesure. On 
l'aide ensuite à se relever, au moyen de barres et de leviers, 
et on le voit se mettre en route avec un fardeau bien au- 
dessus de ses forces. La vigueur du chameau dure très- 
long-temps. Pourvu qu'à certaines époques de l'année, on 
lui laisse le loisir de paître, il peut être de bon service 
pendant au moins cinquante ans. 

La nature n'a donné aucune défense au chameau con- 
tre les autres animaux, si ce n'est son cri perçant et pro* 
longé, et la masse informe et effrayante de son corps, qui 
ressemble, dans le lointain, à un monceau de ruines. Il rue 
rarement; et quand il s'avise, par extraordinaire, de lancer 
des coups de pied, c'est presque toujours sans grave in- 
convénient. La constitution molle et charnue de son pied 
ne peut ni faire de blessure, ni même occasionner une 
grande douleur. II ne peut pas, non plus, mordre son en- 
nemi. Son unique moyen de défense contre les animaux 
et contre les hommes, est une espèce d'éternuement, au 
moyen duquel il lâche, par le nez et par la bouche, un 
tas d'ordures contre celui qu'il veut épouvanter. 

Cependant, les chameaux entiers (1) sont terribles pen- 

(i) Les Tartares donneut le Dom de bore au cbanieau entier. Temen 

est le nom géntiiquc du chameau. 



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r.i VOYAGE DANS LA TAKTAlUt. 

dant la douzième lune, à Tépoque du rut. Alors, leurs 
yeux deviennent d'un rouge enflammé, il suinte de leur 
tête une humeur oléagineuse et fétide, leur bouche écume 
sans cesse, ils ne mangent ni ne boivent absolument rien. 
Dans cet état d'effervescence, ils se précipitent sur tout ce 
qu'ils rencontrent, hommes ou animaux, avec une vitesse 
qu'il est impossible d'éviter. Aussitôt qu'ils ont atteint 
l'objet poursuivi, ils l'écrasent et le brojent sous le poids 
de leur corps. Passé cette époque, le chameau revient à sa 
douceur ordinaire, et reprend paisiblement le cours de sa 
laborieuse carrière. 

Les femelles ne font de petit, qu'à leur sixième ou sep- 
tième année ; elles portent pendant quatorze mois. Les 
Tartares châtrent la plus grande partie de leurs chameaux 
mâles, qui acquièrent, par cette opération, un plus grand 
développement de force, de taille et d'embonpoint. Leur 
voix devient excessivement grêle et douce. Quelques-uns 
la perdent même presque complètement. Leur poil est or- 
dinairement plus court et moins rude que celui des cha- 
meaux entiers. 

La mauvaise grâce du chameau , la puanteur extrême 
de son haleine, la maladresse et la lourdeur de ses mou- 
vements, la saillie de s«^s lèvres fendues en bec de lapin, 
les callosités qui garnissent certaines parties de son corps, 
tout contribue à lui donner un aspect repoussant ; mais 
son extrême sobriété, la docilité de son caractère, et les 
services qu'il procure à l'homme, le rendent de la pre- 
mière utilité, et font oublier ses difformités apparentes. 

Malgré la mollesse apparente de ses pieds, le chameau 
peut marcher sur le chemin le plus raboteux, sur des 



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VOYAGE DANS LA TARtAUlË. ôo5 

pierres aiguës^des épines, des racines d'arbre, sans se 
Messer. Cependant, à la longue, quand on lui impose des 
marches forcées, sans lui donner quelques jours de repos, 
sa semelle finit par s'user, la chair vive est mise à nu , et 
le sang coule. Dans cette circonstance fâcheuse , les Tar- 
tares lui font des souliers avec des peaux de mouton. Hais 
si la route doit se prolonger encore long-temps , tout 
devient inutile, le chameau se couche, et on est obligé de 
Tabandonner. 

11 n'est rien que le chameau redoute comme les terrains 
humides et marécageux. Quand il pose son pied dans la 
boue, il glisse ; et après avoir cbaoeelé quelque temps 
comme un hooune ivre, il tombe lourdement sur ses flancs. 

Pour se reposer, il s'accroupit, replie symétriquement 
ses quatre jambes sous son corps, et lient le cou allongé 
en avant à ras de terre. Dans cette poature, on le prendrait 
volontiers pour un énorme limaçon. 

Chaque année, vers la fin du printemps, le chameau 
se dépouille de son poil. Il le perd complètement et jus- 
qu'au dernier brin, avant que le nouveau renaisse. Pédant 
une vingtaine de jours, il reste lout-à*iait nu , conmie si 
on l'eût rasé avec soiu depuis le sommet de la tète jusqu'à 
l'extrémité de la queue. Alors, il est très-sensible à la 
moindre iroidure et à la plus petite pluie. On le voit se 
pelotonner, et grelotler de tous ses membres, coiome ferait 
un homme exposé sans habits à un froid rigoureux. Insen- 
siblement, le poil revient. D'abord, c'est une laine légère, 
frisée, d'une finesse et d'une beauté extrêmes; enfin, 
quand la fourrure est devenue longue et ^paisse, le cha- 
meau peut braver les frimas les plu^ lerriUes. Il &it ses 
délices de marcher contre le vent du nord, ou de se tenir 



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530 VOYAGE DANS LA TAKTAIUE. 

jininobile sur le sommet d^une colline , pour être battu 
par la tempête et en respirer le souffle glaçant. Des natu- 
ralistes ont dit que les chameaux ne pouvaient pas vivre 
dans les pays froids. Nous pensons qu'ils n'avaient pas Fin- 
teution de parler des chameaux tartares, que la moindre 
chaleur abat, et qui, certainement, ne pourraient sup* 
porter le cUmat de TArabie. 

Le poil d'un chameau ordinaire peut aller jusqu'à dix 
livres. Il obtient quelquefois la finesse de la soie, et tou- 
jours il est plus long que la laine de mouton. Celui que 
les chameaux entiers ont au-dessous du cou et le long des 
jambes, est rude, bouchonné, et de couleur noire. Le poil 
de chameau est ordinairement roux, quelquefois grisâtre 
ou blanc. Les Tartares le laissent se perdre inutilement. 
Dans les endroits où paissent les troupeaux de chameaux, 
on en rencontre de grandes plaques semblables à de vieux 
haillons; ordinairement le vent les pousse et les amon- 
celle dans quelque recoin, au pied des collines. Si on en 
ramasse, ce n'est qu'en petite quantité, pour faire des 
cordes, et une espèce d'étoffe grossière, assez seml>lable à 
la tiretaine, dont on fait des sacs et des tapis. 

Le lait que donnent les chamelles est excellent; on en 
fait du beurre et des fromages. La chair de chameau est 
coriace, de mauvais goût, et peu estimée des Tartares. 
Ils tirent pourtant assez bon parti des bosses, qu'ils cou- 
pent par tranche et mêlent à leur thé, en guise de beurre. 
On sait qu'Héliogabale faisait servir dans ses festins la 
chair de chameau, et qu'il estimait beaucoup leurs pieds. 
Nous ne pouvons rien dire de ce dernier mets, que l'env 
pereur romain était glorieux d'avoir inventé; mais nous 
pouvons assurer que la chair de chameau est délestable. 



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VOYAGE DANS LA TAUTAIUE. 557 



CHAPITRE X. 



Achat d'un mouton. — Boucher mongol. — Grand festin à la tartare. 

— Vétérinaires tartares. — Singulière guérison d'une vache. — 
Profondeur des puits des Ortous. — Manière d'abreuver les ani- 
maux. — Campement aux cent puits. — Rencontre du roi des 
jékchan,— Ambassades annuelles des souverains tartares à Péking. 

— Grande cérémonie au temple des ancêtres. — L'Empereur dis* 
tribue de la fkusse monnaie aux rois mongols. — Inspection do 
notre carte géographique. — Citerne du diable. — U^uritication de 
l'eau. — Chien boiteux. — Aspect curieux des montagnes. — Pas- 
sage du fleuve Jaune. 



Les environs du Dabsoun-Noor abondent en troupeaux 
de chèvres et démontons. Ces animaux broutent volontiers 
les bruyères et les arbustes épineux, seule végétation de 
ces steppes stériles : ils font surtout leurs délices des ef- 
florescencesnitreuses,qui se rencontrent de toute part, et 
dont ils peuvent se rassasier à volonté. Il paraît que le 
pays, tout misérable qu'il est, ne laisse pas d'être très- 
favorable à leur prospérité; aussi les Tartares en font-ils 
une grande consommation, et comme la base de leur ali- 
mentation. Achetés sur les lieux mêmes, ils sont d'un prix 
extrêmement modique. Ayant calculé qu'une livre de 
viande nous coûterait moins cher qu'une livre de farine, 
par principe d'économie, nous résolûmes de faire l'em- 
plette d'un mouton. La circonstance n'était pas difficile à 
trouver; mais comme cela devait nous contraindre d'arrê- 
ter nolic marche, au moin» pondant une journée, nous 
t. I. 25 



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r.38 VOYAGE DANS LA TAUTARIE. 

voulions camper dans un endroit qui ne fût pas tout-à-fait 
stérile, et où nos animaux eussent un peu de pâturage à 
brouter. 

Deux jours après avoir traversé le Dabsoun-Noor, nous 
entrâmes dans une longue vallée très-resserrée, où station- 
naient quelques familles mongoles. La terre était recou- 
verte d'un épais gramen, qui, par sa forme et sa nature 
aromatique, avait beaucoup de ressemblance avec le thym. 
Nos animaux, tout en cheminant, en arrachaient furtive- 
ment, à droite et à gauche, quelques bouchées, et nous 
paraissaient très-friands de ce nouveau pâturage. Nous 
eûmes donc la pensée de nous arrêter là. Non loin d'une 
tente était un Lama assis sur un tertre, et occupé à faire 
des cordes avec des poils de chameau. — Frère, lui dîmes- 
nous, en passant à côté de lui, ce troupeau qui est sur cette 
colline, est sans doute le tien... Venx-tu nous vendre un 
mouton? — Volontiers, nous répondit-il, je vous donnerai 
un excellent mouton ; quant au prix nous serons toujours 
d'accord... Nous autres, hommes de prières, nous ne 
sommes pas comme des marchands. — Il nous assigna un 
emplacement peu éloigné de sa tente, et nous limes ac- 
croupir nos animaux. Bientôt tous les gens de la famille 
du Lama entendant les gémissements des chameaux, cou- 
rurent en toute hâte vers nous, pour nous aider à camper. 
Il ne nous fut pas permis de mettre la main à fœuvre ; car 
chacun se faisait une fêté de se rendre utile, de desseller 
les animaux, de dresser la tente, et de mettre en ordre 
dans l'intérieur tout notre petit bagage. 

Le jéuiie Lama qui nous accueillait avec tant d'empres- 
sement, après avoir dessellé le cheval et le mulet, s'aper- 



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Voyage dans la tautarie. r,r>j 

çui que ces deux animaux étaient un peu blessés sur ie dos. 
— Frères, nous dit-il, voilà une mauvaise chose ; vous 
faites un long voyage, il fantpromptement remédier à oela; 
vous ne pourriez autrement terminer votre f^ute. — En di- 
sant ces mots, il saisit promptement le couteau qui pen- 
dait à sa ceinture, et Faigttisa avec rapidité sur le retrous* 
sis de ses bottes de cuir, il démonta ensuite nos selles, 
examina les aspérités du bois, et se mit à rogner de côté 
et d'autre, jusqu'à ce qtl'll eût fait disparaître les moindres 
inégalités. Après cela, il rajusta avec une merveilleuse 
adresse toutes les pièces des selles, et nous les rendit en 
disant : Maintenant c'est bien ; vous pourrez voyager en 
paix... Cette opération se fit rapidement, et de la meilleure 
façon du monde. Le Lama voulait aller aussitôt chercher 
le mouton ; mais, comme il était déjà tard, nous Farrétàmes 
en loi disant que nous camperions pendant une journée 
dan^savallée< 

Le lendemain, nous n'étions pat encore levés, que le 
Lama entr'ouvrant la porte de notre tente, se mit à rire 
avec tant de bruit, qu'il nous éveilla.— Ah! dit*ily on voit 
bien que vous ne voulez pas voua mettre en route aujour- 
d'hui. Le soleil est déjà monté Jnen haut, et vous dormez 
encore. — Nous nous levâmes promptement, et aussitôt 
que nous fhmes habillés, le Lama nous parla du mouton* — 
Venez au troupeau, nous dit^il^ vous choiarez à votre fan- 
taisie. -^ Non, va s-y seo)^ et amène le mouton que tu 
voudras; actuellement nous avona une occupation. Nous 
autres Lamas du (M d'oocident, nous avons pour règle de 
vaquer à la prière àtMit^t «près être levés.— la belle 
choéé! s'écria le Lama. les safaxtes règles de l'oooident ! 



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5i0 VOYAGE DANS LÀ TÂKTAIilE. 

liais son admiration ne fut pas capable de lui faire perdre 
de vue son affaire. Il sauta sur son cheval, et courut vers 
un troupeau de moutons, qu'on voyait onduler sur le pen- 
chant d'une colline. 

Nous n'avions pas encore terminé notre prière, que 
nous étitencUmes le cavalier revenir au grand galop; il 
avait attaché le mouton sur l'arrière de sa selle, en guise 
de porte-manteau. A peine arrivé à la porte de notre tente, 
il descendit de cheval; et dans un clin d'œil, il eut mis sur 
ses quatre pattes ce pauvre mouton, encore tout étonné 
de la cavalcade qu'il venait de faire. — Voilà le mouton, 
nous dit le Lama, est-il beau? vous convient-il? — A mer- 
veille. Combien veux-tu d'argent? — Une once, est-ce 
trop? — Vu la grosseur de l'animal, le piix nous parut 
modéré. Puisque tu demandes une once, voici précisément 
un petit lingot qui a le poids requis. Assieds-toi un instant, 
nous allons prendre notre petite balance, et tu pourras véri- 
fier si réellement ce morceau d'argent pèse une once. . . A ces 
mots, le Lama fit un pas en arrière, et s'écria en étendant ses 
deux mains vers nous : En haut, il y a un ciel ; en bas, il 
y a une terre, et Bouddlia est le maître de toute chose ! Il 
veut que tous les hommes se conduisent ensemble comme 
des irères ; vous autres, vous êtes de l'occident, moi, je 
suis de l'orient. Est-ce une raison pour que notre com- 
merce ne soit pas un commerce de franchise et de loyauté? 
Vous n'avez pas marchandé mon mouton, je prends votre 
argent sans le peser. -^ Excellente manière d'agir, lui 
dtmes-nous; puisque tu ne veux pas peser l'argent, assieds- 
toi pourtant un moment, nous boirons une tasse de thé, 
et nous délibérerons ensemble sur une petite affaire. — 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 541 

Je comprends ce que vous voulez dire ; ni vous ni moi 
ne devons procurer la transmigration de cet être vivant. 
U faut trouver un homme noir, qui sache tuer les moutons^ 
n'est-ce pas que c'est cela?... Et, sans attendre notre ré- 
ponse, il ajouta promptement : U y a encore autre chose; 
à vous voir, il est facile de ooiqecturer que vous êtes peu 
habiles à dépecer les moutons, et à préparer les entrailles. 
•— Tu as parfiûtement deviné, lui répondîmes-nous en 
souriant. — Tenez le mouton bien attaché à cêté de votre 
tente; pour tout le reste, reposez-vous sur moi, je vais re- 
venir à rinstant. Il monta sur son cheval, le mit au grand 
galop, et disparut dans un enfoncement de la vallée. 

Comme il Favait annoncé, le Lama ne tarda pas long- 
temps à reparaître. Il courut droit à sa tente, attacha le 
cheval à un poteau, le dessella, lui ôta la bride et le licou, 
et lui donna un rude coup de fouet pour le renvoyer au 
pâturage. Il entra un instant chez lui, et en ressortit bien- 
tôt après avec tous les membres de sa famille, c'est-à-dire 
sa vieille mère et deux jeunes frères. Ils se dirigèrent à 
pas lents vers notre demeure, dans un équipement vrai- 
ment risible. On eût dit qu'ils opéraient un déménagement 
de tous leurs meubles. Le Lama portait sur sa tête une 
marmite, dont il était coififé comme d'un énorme chapeau. 
Sa mère avait le dos chargé d'une grande hotte remplie 
d'argois. Les deux jeunes Mongols suivaient, avec un tré- 
pied, une cuillère en fer, et quelques autres petits instru- 
ments de cuisine. A ce spectacle , Samdadchiemba trépi- 
gnait de joie, car il voyait s'ouvrir devant lui toute une 
journée de poésie. 

Aussitôt qu'on eut dressé, en plein air, toute la batterie 



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S12 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

de cuisine, le Lama nous invita, par politesse, à aller nous 
reposer tout doueement dans notre tente. Il jugeait, à 
notre air, que nous ne pourrions, sans déroger, assister 
de trop près à cette scène de charcuterie. Cette invitation 
ne faisait guère notre affisiire. Nous demandâmes s'il n'y 
aurait pas d'inconvénient à nous asseoir sur le gazon, à 
une distance respectueuse, et avec promesse de ne tou-» 
cher à rien. Après quelques difficultés, on s'aperçut que 
nous étions eurieux de voir, et on nous fit grâce de 
l'étiquette. 

Le Lama paraissait préoccupé. Ses regards se tournaient 
avec inquiétude vers le nord de la vallée, coQime s'il e(^i 
examiné au loin quelque chose. -^ Ahl bon, dit-il, d'un 
air satisfoit, le voici enfin qui arrive. •^ Qui arrive? de qui 
parles-tu ? — Holà ! j'avais oublié de vous dire que j'avais 
été là-bas, tout à Theure, inviter un homme noir très- 
habile à tuer les moutons; le voici qui arrive. — Nous 
nous levâmes aussitôt, et nous vîmes , en eifet, quelque 
chose se mouvoir parmi les bruyères du va)lpn. Nous ne 
pûmes pas tout d'abord distinguer clairement ce que c'é- 
tait; car bien qu'il avançât avec assez de rapidité, l'objet 
ne paraissait guère grandir. Enfin, 1q personnage le plu§ 
singulier que nous ayona vu de notre viQ se présenta à 
notre vue. Nous iùmes obligés de faire de grands efforts 
pour comprimer les mouvements d'hilarité qui commen- 
çaient à s'emparer de nous. Cet homme noir semblait être 
âgé d'une cinquantaine d'années, mais sa taille ne dépaa^ 
sait pas la hauteur de trois pieds. Sur le spmmet de aa 
tête, terminée en pain de sucre, s'élevait une petite touffe 
de cheveux mal peignés. Une barbe grise olaii^sâmée des- 



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VOYAGE DANS LA TAIiTABIE. 54? 

cendait en désordre le long de $on menton. Enfin, de^% 
proéminences placées, Tune sur le dos, et Tautre devant 
la poitrine, donnaient à ce petit boucher une ressemblance 
parfaite avçc les portr^^its d'Esope , qu'on rencontre quel- 
quefois sur certaines éditions des Fables d^ la Fontaine. 

La voix forte et sonore de Tbomme noir contrastait sin- 
gulièrement avec Texiguité de son corps grêle et rabougri. 
Il ne perdit pas beaucoup de temps à faire des compli- 
ments h la compagnie. Après avoir dardé ses petits yeux 
noirs sur le mouton qui était attaché à un des clous de la 
tente : — C'est donc cet animal que vous voulez mettre en 
ordre, dit-il... Et tout en lui palpant la queue, pour juger 
de son embonpoint, il lui donna un croc-en-jambe, et le 
renversa avec une remarquable dextérité. Aussitôt il lui 
lia solidement les quati^e pattes ensemble. Pendant qu'il 
mettait à nu son bras droit, en rejetant en arrière la man- 
che de son habit de peau, il nous demanda s'il fallait faire 
l'opération dans la tente ou dehors. — Dehors, lui dimes- 
nous. — Dehors, hé bien, dehors.... En disant ces mots, 
il retira d'un étui de cuir, suspendu à sa ceinture, un cou- 
teau à large poignée, mais dont un long usage avait rendu 
la lame mince et étroite. Après f^n avoir tâté un instant 
la pointe avec son pouce, il l'enfonça tout entière dans les 
flancs du mouton ; il la retira toute rouge ; l'animal était 
mort, mort du coup, sans faire aucun mouvement^ pas 
une goutte de sang n'avait jailli ie la blessure. Cela nous 
étonna beaucoup, Qt nous demandâmes au petit homn^e 
noir comment il s'y était pris, pour tuer ce mouton si les- 
tement et si proprement. — Nous autres Tartares, dit*i), 
nous ne tuons pas de la même façon que les Kitat. Ceux-ci 



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su VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

font une entaille au cou ; nous autres, nous allons droit au 
cœur. Selon notre méthode , Tanimal souffre moins, et 
tout le sang se conserve proprement dans Tintérieur. 

Dès que la transmigration eut été opérée, personne n*eut 
plus de scrupule. Notre Dchiahour et le Lama tartare re- 
troussèrent aussitôt leurs manches, et vinrent en aide au 
petit boucher. L'animal fut écorché avec une admirable 
célérité. Pendant ce temps , la vieille tartare avait fait 
chauffer de Feau plein les deux marmites. Elle s'empara 
des entrailles, les lava à peu près, et puis, avec le sang 
qu'elle puisait dans Tintérieur du mouton au moyen d^me 
grande cuillère de bois, elle confectionna des boudins, 
dont la base était Tinévitable farine d'avoine. — Seigneurs 
Lamas, nous dit le petit homme noir, faut-il désosser le 
mouton ? — Sur notre réponse affirmative, il le fit accro- 
cher à une des colonnes de la tente, car il n'était pas de 
taille à faire lui seul cette opération ; il se dressa ensuite 
sur une grosse pierre, et promenant rapidement son cou- 
teau autour des ossements, il détacha, d'une seule pièce, 
toutes les chairs, de manière à ne laisser suspendu à la 
colonne qu'un squelette bien décharné et bien poli. 

Pendant que le petit homme noir avait, suivant son ex- 
|)ression, mis en ordre la viande de mouton, le reste de la 
troupe nous avait préparé un gala à la façon tartare. Le 
jeune Lama était l'ordonnateur de la fête. — Voyons, s'é- 
cria-t-il, que tout le monde se place en rond, on va vider 
la grande marmite. — Aussitôt chacun s'assit sur le gazon. 
La vieille mongole plongea ses deux mains dans la mar- 
mite, qui bouillait tout à côté, et en retira tous les intes- 
tins, le foie, le cœur, les poumons, la rate et les entrailles 



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VOYAGE bXm LA TAKTABIE. 3kn 

farcies de sang et de farine d'avoine. Ce qu'il y avait de 
plus remarquable dans cet appareil gastronomique , c'est 
que tous les intestins avaient été conservés dans toute leur 
intégrité, et disposés comme on les voit dans lé ventre de 
ranimai. La vieille servit, ou plutôt jeta ce mets grandiose 
au milieu de nous, sur la pelouse, qui nous servait tout 
à la fois de siège, de table, de plat, et au besoin même de 
serviette. Il est inutile d'ajouter que nos doigts seuls nous 
servaient de fourchette. Chacun saisissait de sa main un 
lambeau d'entrailles, les arrachait de la masse en les tor- 
dant, et les dévorait ainsi sans assaisonnement et sans sel. 

Les deux Missionnaires français ne purent, selon leur 
lionne volonté, faire honneur à ce ragoût tartare. D'abord 
nous nous brûlâmes les doigts, en voulant toucher à ces 
entrailles toutes chaudes et toutes fumantes. Les convives 
eurent beau nous dire qu'il ne fallait pas les laisser refroi- 
dir, nous attendîmes un instant, de peur de brûler aussi 
nos lèvres. Enfin nous goûtâmes ces boudins fabriqués 
avec du sang de mouton et de la farine d'avoine ; mais 
après quelques bouchées, nous eûmes le malheur de nous 
trouver rassasiés. Jamais, peut-être, nous n'avions rien 
mangé d'aussi fade et d'aussi insipide. Samdadchiemba, 
ayant prévu le coup, avait soustrait du plat commun le 
foie et les poumons. II nous les servit avec quelques grains 
de sel qu'il avait eu soin d'écraser entre deux pierres. De 
cette manière, nous pûmes tenir tête à la compagnie, qui 
engloutissait, avec un appétit dévorant, tout ce vaste 
système d'entrailles. 

Quand on eut fait table rase, la vieille apporta le second 
service ; elle plaça au milieu de nous la grande marmite 



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r>4() VOYAGE DANS LA TARTAUIE. 

où on avait fait cuire le$ boudins. Aussitôt tous les menibres 
du banquet s'invitèrent mutuellement, et chacun tirant de 
son sein son écuelle de bois , on se mit à puiser à la ronde 
des rasades d'un liquide fumant et sale, auquel on donnait 
le nom pompeux de sauce. Pour ne pas paraître excentri- 
ques, et avoir lair de mépriser la cuisine tartare, nous fî- 
mes comme tout le monde. Nous plongeâmes notre écuelle 
dans le récipient ; mais ce ne fut que par de généreux ef- 
forts que nous pûmes avaler cette sauce verdâtre, et qui 
sentait Therbe à moitié ruminée. Les Tartares, au con- 
traire, trouvaient tout cela délicieux, et vinrent facilement 
à bout de cet épouvantable gala ; ils ne s'arrêtèrent que 
lorsqu'il ne resta plus rien, pas une goutte de sauce , pas 
un pouce de boudin. • 

La fôte étant terminée, le petit homme noir nous salua 
et prit pour son salaire les quatre pieds du mouton . Outre cet 
honoraire, fixé par les usages antiques des Mongols, nous 
y joignîmes, en supplément, une poignée de feuilles de 
thé; car nous voulions qu'il pût se souvenir long-temps et 
parler à ses compatriotes de la générosité des Lamas du 
ciel d'occident. 

Tout le monde étant bien régalé, no9 voisins prirent 
leur batterie de cuisine, et s'en retournèrent chez eux; 
mais le jeune Lama ne voulut pas nous laisser seuls. Après 
avoir beaucoup parlé et de l'occident et de l'orient , il dé- 
crocha le squelette qui était encore suspendu à l'entrée de 
la tente /et s'amusa à nous réciter, en chantant, la nomen- 
clature de tous les ossements, grands et petits, qui compo- 
sent la charpente du mouton. 11 s'aperçut que notre science 
sur ce point était très-bornée, et il en parut extrêmement sur- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 347 

pi;is. Nous eftmes toutes les peines du iponde à lui faire 
comprendre que, dans notre pays, les études ecclésiastiques 
avaient pour objet des choses plus sérieuses et plus impor- 
tantes, que les noms et le nombre des ossements d'un 
mouton. 

Tous les Mongols connaissent le nombre, le nom et la 
place des os qui entrent dans la charpente des animaux -, 
aussi, quand ils (mt à dépecer un bœuf ou un mouton, ils 
ne fracturent jamais les ossements. Avec la pointe de leur 
grand couteau, ils vont droit et du premier coup à leur 
jointure et les séparent avec une adresse et une célérité 
vraiment étonnantes. Ces fréquentes dissections, et surtout 
Thabitude de vivre journellement au milieu des troupeaux, 
ont rendu les Tartares très-habiles dans la connaissance 
des maladies des animaux, et dans Tart de les guérir. L^es 
remèdes qu'ils emploient à Tintérieur, sont totyours des 
simples qu'ils recueillent dans les prairies, et dont ils font 
boire la décoction aux animaux malades. Pour cela, ils 
se servent d'une grande corne de bœuf; quand ils sont 
parvenus à insérer le petit bout dans la bouche de Tanimal, 
ils versent la médecine par l'autre extrémité qui s'évase en 
forme d'entonnoir. Si la béte s'obstine à ne pas ouvrir la 
bouche, on lui fait avaler le liquide par les naseaux. Quel- 
quefois les Tartares emploient aussi le lavement pour le 
traitement des maladies des bestiaux ^ mais leurs instru- 
ments sont encore dans toute leur simplicité{»rimitive. Un^ 
corne de bœuf tient lieu de canule, et le corps de pompe 
est une grande vessie qu'on fait fonctionner en la près-* 
sapt. 

Les remèdes pris à l'intérieur sont très-peu en usage; 



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518 yoyagf: dans la tartarir. 

les Tarlares emploient plus fréquemment la ponction et les 
incisions sur diverses parties du corps. Quelquefois ils font 
ces opérations d'une manière vraiment risible. Un jour 
que nous avions dressé notre tente à cdté d'une habitation 
mongole, un Tartare conduisit au chef de cette famille 
une vache, qui ne mangeait plus, disait-il, et qui allait tous 
les jours dépérissant. Le chef de famille examina Fanimal ; 
il lui entr'ouvrit la bouche, et puis lui gratta les dents de 
devantavecsonongle.— Ignorant, dit*il à celui qui était 
venu le consulter, pourquoi as-tu attendu si long-temps à 
venir? ta vache est sur le point de mourir ; elle a , tout au 
plus, une journée à vivre. Pourtant il reste encore un 
moyen, je vais l'essayer. Si ta vache meurt, tu diras que 
c'est ta faute ; si elle guérit, tu diras que c'est un grand 
bienfait d'Hormousdha et de mon savoir faire.... II appela 
ensuite quelques-uns de ses esclaves, et leur commanda de 
tenir fwtement la bête, pendant qu'il lui ferait l'opération. 
Pour lui, il rentra dans sa tente, et revint bientôt après, 
armé d'un clou en fer et d'un gros marteau. Nous atten* 
dions avec impatience cette singulière opération chirur- 
gicale, qui allait se faire avec un clou et un marteau. Pen* 
dant que plusieurs mongols tenaient fortement la vache 
pour l'empêcher de s'échapper, l'opérateur lui plaça le clou 
sous le ventre, puis d'un rude coup de marteau, il l'en- 
fonça jusqu'à la tête. Après cela, il saisit de ses deux mains 
la queue de la vache et ordonna à ceux qui la tenaient de 
lâcher prise. Aussitôt la bête qui venait d'être si bizarre- 
ment opérée, se mit à courir, traînant après elle le vétéri- 
naire tartare toujours cramponné à sa queue. Us parcou- 
nu'ent de la sorte, à peu près un li de chemin. Le Tartare 



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VOYAGE DANS LA TAHf ARIE. 349 

abandonna enfin sa victime, et revint tranquillement vers 
nous, qui étions tout ébahis de cette nouvelle méthode de 
procéder à la guérison des vaches. U nous annonça qu'il 
n'y avait plus aucun danger pour la béte; il avait connu, 
disait'il, à la raideur de la queue, le bon effet de la méde- 
cine ferrugineuse qu'il venait de lui administrer. 

Les vétérinaires tartares font quelquefois leurs opéra- 
tions au ventre, comme on vient de le voir ; mais le plus 
souvent, c'est à la tête, aux oreilles, aux tempes, à la lèvre 
supérieure et autour des yeux. Cette dernière opération, a 
lieu principalement dans la maladie que les Tartares nom* 
ment fiente de pouie, et à laquelle les mulets sont très^ 
sujets. Quand le mal se déclare, ces animaux cessent de 
manger, deviennent d'une faiblesse extrême, et peuvent à 
peine se soutenir; il leur vient aux coins des yeux des ex- 
croissances charnues, assez semblables à de la fiente de 
poule, et cachées par les paupières. Si on a soin d'arracher 
à temps ces excroissances , les mulets sont sauvés, et re- 
prennent peu à peu leur première vigueur; sinon , ils lan- 
guissent encore quelques jours et périssent infailliblement. 

Quoique la ponction et la saignée soient pour beaucoup 
dans Tart vétérinaire des Tartares, il ne faudrait pas croire 
qu'ils ont entre leurs mains de belles et riches collections 
d'instruments, comme celles qui sont à la disposition des 
opérateurs européens : le plus souvent, ils n'ont que leur 
couteau ordinaire, ou une petite alêne en fer, toujours sus- 
pendue à leur ceinture, et dont ils se servent journellement 
pour désobstruer leurs pipes, raccommoder leur selles et 
leurs bottes de cuir* 

Le jeune Lama qui nous avait vendu le mouton, passa 



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r>iO VOYAGE DANS LA 'lAUTAlUt. 

une grande partie de la journée à nous raconter des anec- 
dotes, plus ou moins piquantes et curieuses, au sujet de la 
science vétérinaire dans laquelle il paraissait assez habile. 
D nous donna aussi, sur le chemin que nous avions à sui- 
vre, les renseignements les plus importants ; il nous fixa les 
étapes que nous devions faire, les lieux où nous devions 
nous arrêter pour ne pas mourir de soif. Nous avions en- 
core à faire dans le pays des Ortous une quinzaine de jours 
de marche; pendant ce temps nous ne devions plus ren- 
contrer ni ruisseau, ni fontaine, ni citerne; maïs seule- 
ment de loin en loin des puits d'une profondeur extraor- 
dinaire, quelquefois distants les uns des autres de deux 
journées de chemin ; nous devions donc être dans la néces- 
sité de transporter en route notre provision d'eau. 

Le lendemain, après avoir fait nos adieux à cette famille 
tartare qui nous avait témoigné tant d'empressement, nous 
nous mîmes en route. Sur le soir, vers l'heure de dresser la 
tente, nous aperçûmes dans le lointain un grand rassem- 
blement de troupeaux de toute espèce. Pensant que le 
puits qu'on nous avait annoncé se trouvait de ce côté-là, 
nous y dirigeâmes notre marche. Bientôt nous reconnû- 
mes en effet que nous étions arrivés à l'eau; déjà les bes- 
tiaux s'étaient rendus de toute part, et attendaient qu'on 
vînt les abreuver. Nous nous arrêtâmes donc, et nous or- 
ganisâmes notre campement. En voyant ces troupeaux 
réunis, et ce puits dont l'ouverture était recouverte par une 
large pierre, nous nous rappelâmes avec plaisir le passage 
de la Genèse qui raconte le voyage de Jacob en Mésopo- 
tamie vers Laban, fils de Bathuel le Syrien : 
' « Jacob étant parti, vint à la terre d'orient. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 351 

a Et il vit un puits dans un champ, et auprès trois trou- 
» peaux de brebis couchés; car c'est à ce puits que les 
» troupeaux s'abreuvaient, et le puits était fermé avec une 
» grosse pierre. 

x> Or c'était la coutume, lorsque tous les troupeaux 
» étaient assemblés, de rouler là pierre, et les troupeaux 
» s'abreuvaient, et on la remettait sur le puits (1). » 

Les auges en bois qui entouraient le puits, nous rappe- 
laient aussi cet autre passage où il est parlé de la rencon- 
tre de Rebecca et du serviteur d'Abraham. 

» Lorsque le serviteur eut bu, elle ajouta : Je puiserai 
» encore de l'eau pour vos chameaux, jusqu'à ce que tous 
» aient bu. 

» Et, répandant son vase dans les canaux, elle courut au 
» puits pour puiser de l'eau, et la présenta à tous les cba- 
» meaux (!2). » 

On ne peut voyager en Mongolie, au milieu d'un peu- 
ple pasteur et nomade, sans que l'esprit ne se reporte in- 
volontairement au temps des premiers patriarches, dont la 
vie pastorale avait tant de rapports avec les mœurs et les 
habitudes qu'on remarque encore aujourd'hui parmi les 
tribus mongoles. Mais combien ces rapprochements de- 
viennent tristes et pénibles, quand on songe ensuite que 
ces peuples infortunés ne connaissent pas encore le Dieu 
d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ! 

A peine eûmes-nous dressé la tente et disposé notre mo- 
deste cuisine, que nous aperçûmes des cavaliers tartares 
s'avancer vers nous au grand galop ; ils venaient puiser de 
leau, et abreuver les nombreux troupeaux qui attendaient 

(1) Genèse, xxix, i, 2, 8. — (î) Ibid. xxir, 19, îo. 



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T/oi VOYAGE DAiNS LA TAKTAUIE, 

depuis loug-teiups. Les bestiaux qui se tenaient à l'écart, 
voyant venir leurs pasteurs, accoururent à la hâte, et bien- 
tôt tous se groupèrent à Tentour du puits, dans Fattente 
de se désaltérer. Cette grande réunion d'animaux si nom- 
breux, et de caractèressi différents, produisait une agitation, 
un tumulte auxquels nous étions peu accoutumés au mi- 
lieu des solitudes silencieuses du désert 3 et c'est peut-être 
è cause de son étrangeté, que cette activité désordonnée 
était pour nous pleine de charmes. Nous aimions à voir 
ces chevaux indomptés, se pousser, se ruer, pour arriver 
les premiers à Fabreuvoir; puis, au lieu de boire en paix, 
se mordre, se quereller, abandonner enfin Teau pour aller 
se poursuivre dans la plaine. La scène était surtout amu- 
sante et pittoresque, lorsqu'un énorme chameau venait 
jeter l'épouvante autour du puits, et éloigner le vulgaire 
par sa présence despotique. 

Les pasteurs Mongols étaient au nombre de quatre; 
pendant que deux d'entr'eux, armés d'une longue perche, 
couraient çà et là, pour essayer de mettre un peu d'ordre 
parmi les troupeaux ; les deux autres puisaient l'eau d'une 
manière qui excita grandement notre surprise. D'abord 
l'instrument dont on se servait en guise de seau, nous pa- 
rut passablement remarquable : c'était une peau de bouc 
tout entière, solidement nouée aux quatre pattes et n'ayant 
d'ouverture qu'au cou. Un gros cercle tenait l'orifice éva- 
sé ; une longue et forte corde en poil de chameau était 
attachée à un morceau de bois qui coupait le cercle dia- 
métralement ; la corde tenait par un bout à la selle d'un 
cheval que montait un Tartare ; et lorsqu'on était par- 
venu à remplir cette monstrueuse outre, le cavalier i)ous- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 555 

sait son cheval en avant, et hissait Toutre jusqu'au bord du 
puits; un autre homme recevait Teau^ et la vidait à mesure 
dans les auges. 

Le puits était d'une profondeur effirayante; la corde dont 
on se servait pour faire monter Toutre, nous parut avoir 
plus de deux cents pieds de longueur. Au lieu de couler 
sur une poulie, elle était tout bonnement appuyée sur une 
grosse pierre, où le frottement avait fini par creuser une 
large rainure. Quoique le puisage se fit avec une grande 
activité, il était presque nuit lorsque tous les troupeaux 
furent suffisamment abreuvés; alors nous allâmes chercher 
nos cinq animaux pour leur donner part au banquet com- 
mun. Les Tartares eurent la complaisance de nous puiser 
de Teau; il est probable que, sans leur secours, nous n'au- 
rions jamais pu y parvenir, et que nous aurions été obligés 
d'endurer la soif à côté d'un puits très-abondant. 

Ces Tartares ne nous parurent pas contents, comme 
ceux que nous avions rencontrés dans les autres parties 
de la Mongolie; on voyait qu'ils souffraient beaucoup d'ê- 
tre obligés de passer leur vie dans un pays si ingrat, où les 
pâturages étaient si rares et Feau encore davantage ; ils 
nous parlaient des royaumes mongols que nous avions 
déjà parcourus, et où il était si facile, même si agréable de 
nourrir des animaux. — que les habitants de ces con- 
trées sont heureux! disaient-ils; combien notre bonheur 
serait grand, si nous pouvions aller passer nos jours au mi- 
lieu de ces gras pâturages ! 

Avant de s'en retourner vers leur habitation, qui était 
située derrière une haute montagne, ces Tartares nous di- 
rent que le lendemain il nous faudrait partir avant le jour: 
T. 1. 2*5 



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ÔSà VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

il$ nous avertirent que nous ne trouverions de Teau qu'à 
Fendroit des Cent-Puits dont nous étions éloignés de cent 
cinquante lis (quinze lieues). 

L'aube n'avait pas encore paru lorsque nous nous mimes 
en route; le pays fut toujours, comme à l'ordinaire, sa- 
blonneuiy stérile et triste à voir. Vers midi nous nous ar- 
rêtâmes pour prendre un peu de nourriture, et faire du thé 
avec l'eau que nous portions sur un de nos chameaux. La 
nuit oonunençait à se fiiire, et nous n^étions pas encore ar- 
rivés aux Ge&t-Puits; nés pauvres animaux n'en pouvaient 
plus de soif et de fatigue : cependant il fiillait, coûte que 
coûte, arriver au campement ; rester en arrière eût été la 
source de grandes misères. Enfin nous rencontrâmes nos 
puits; et sans nous inquiéter s*il y en avait cent, comme 
semblait l'annoncer le nom tartare de cet endroit, nous 
nous hfltftmes de dresser la tente ; heureusement le puits 
n'était pas profond comme celui que nous avions vu la 
veillCé Notre premier soin fut de puiser de l'eau pour abreu- 
ver le cheval et le mulet ; mais quand nous allâmes pour 
les conduire à l'abreuvoir, nous ne les trouvâmes plus au- 
près de la tente , où ils attendaient ordinairement qu'on 
vtnt les desseller. Cet accident nous causa une grande peine, 
qui nous fit subitement oublier toutes les fatigues de la 
journée. Nous n'avions, il est vrai, aucune peur des vo- 
leurs, car, sous ce rapport, il n'est peut-être pas de pays 
plus sûr que celui des Ortoris ; mais nous pensions que nos 
animaux, altérés comme ils l'étaient, s'étaient enfuis pour 
cheroher de l'eau quelque part. Ils marcheront, disions^ 
nous, jusqu'à co qu'ils aient rencontré de quoi se désalté- 
rer : ils ii'ont probablciracnt; sans s'arrêter; jusqu'aux fron- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 553 

tières des Ortous, sur les bords mêmes du fleuve Jaune. 

La nuit était d'une obscurité profonde : toutefois nous 
jugeâmes à propos d'aller promptement à la recherche de 
nos chevauK, pendant que Samdadehiemba nous préparait 
le souper. Nous errftmes long-temps^ et dans toutes les di- 
rections, sans rien rencontrer ; souvent nous nous arrêtions, 
pour écouter si nous n'entendrions pas le bruit des grelots 
qui étaient suspendus au cou du cheval ; mais nous avions 
beau prêter l'oreille, rien ne venait jamais interrompre le 
silence profond du désert. Cependant nous allions toujours 
sans nous décourager, toujours dans l'espoir de retrouver 
ces animaux, qui nous étaient si nécessaires, et dont la 
perle nous eût jetés dans un grand embarras. Quelquefois 
il nous semblait vaguement entendre dans le lointain le tin- 
tement des grelots : alors nous nous couchions à plat*ventre^ 
et nous appliquions l'oreille contre terre, pour saisir plus 
facilement le moindre bruit qui pourrait se faire; mais tout 
était inutile , toutes nos recherches étaient infructueuses. 

La crainte de nous égarer nous-mêmes, pendant une 
nuit obscure, dans un pays dont nous n'avions pu examiner 
de jour la position, nous fit naître la pensée de rebrousser 
chemin. Mais quelle ne fut pas notre consternation, lors- 
qu'on nous retournant nous aperçûmes au loin, vers l'en^ 
droit où nous avions dressé la tente, s'élever une grande 
flamme mêlée d'épais tourbillons de fumée. Nous ne dou-^ 
. tàmes pas un seul instant, que Samdadehiemba s'était mis 
aussi de son côté à la recherche des chevaux, et que, pen-^ 
dant son absence, le fSeu avait pris à la tente. que ce 
moment fut triste et décourageant pour nous! Au milieu 
du désert; à deux mille lis de distance de nos dirétientés. 



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.-56 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

Doas regardions, sans espoir, se consiuner dans les flammes 
cette pauvre tente, notre seul abri contre les intempéries 
de Fair! Hélas, nous disions-nous, latente est certaine- 
ment perdue! et sans doute, tous les objets qu'elle renfer- 
mait sont aussi devenus la proie de l'incendie. 

Nous nous dirigeâmes donc tristement vers le lieu où 
nous avions campé. Il nous tardait de voir de près ce grand 
désastre ; et cependant nous avancions avec lenteur, car 
nous redoutions aussi d'approcher de cet affreux spectacle, 
qui allait arrêter nos plans et nous {donger dans des mi- 
sères de tout genre. Â mesure que nous avancions, nous 
entendions de grands cris ; enfin nous distinguâmes la voix 
de Samdadchiemba qui semblait appeler au secours. Pen- 
sant alors que nous pourrions peut-être sauver quelque 
chose de Fincendie, nous accourûmes en poussant aussi de 
grands cris, pour avertir le Dcbiahour que nous allions à 
son aide. Enfin nous arrivâmes au campement, et nous de- 
meurâmes un instant pleins de stupéfaction, en voyant 
Samdadchiemba tranquillement assis à coté d'un immense 
brasier, et buvant avec calme de grandes rasades de thé. 
La tente était intacte, et tous nos animaux étaient couchés 
aux environs; il n'y avait pas eu d'incendie. LeDchisdioury 
après avoir retrouvé le cheval et le mulet, s'était imaginé 
qu'ayant été sans doute fort loin, il nous serait difficile de 
retrouver le campement. A cause de cela, il avait donc al- 
lumé un grand feu pour diriger notre marche, et poussé 
des cris pour nous inviter à revenir. Nous avions telle- 
ment cru à la réalité de notre malheur, qu'en revoyant notre 
tente, il nous sembla passer subitement de la misère la plus 
extrême au comble de la félicité. 



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VOYAGE DANS LA TAftTARIE. 557 

La nuit était déjà bien avancée; nous mange^es à la 
hâte et d'excellent appétit la bouillie que Samdadchiemba 
nous avait préparée ; puis nous nous jetâmes sur nos peaux 
de bouc, où nous dormîmes d'un paisible et profond som* 
meil jusqu'au jour. 

 notre réveil, nous n'eûmes pas plus tôt jeté un coup- 
d'œil sur les alentours du campement, que nous sentîmes 
un frisson d'épouvante courir par tous nos membres; car 
nous nous vîmes environnés de toute part de puits nom* 
breux et profonds. On nous avait bien dit que nous ne 
trouverions de l'eau qu'à l'endroit appelé les CenUPuits: 
mais nous n'avions jamais pensé que cette dénomination 
de Cent'Puits dût être prise à la lettre. La veille, comme 
nous avions dressé notre tente pendant la nuit, nous n'a- 
vions pu remarquer autour de nous la présence de ces 
nombreux précipices ; aussi nous n'avions pris aucune pré- 
caution. Pour aller à la recherche de nos animaux égarés, 
nous avions fait, sans le savoir, mille tours et détours parmi 
ces abîmes profonds; et si nous avons pu aller et venir 
ainsi, pendant une nuit obscure, sans nous y précipiter, nous 
devons l'attribuer à une protection spéciale de la Provi- 
dence. Avant de partir, nous plantâmes une petite croix de 
bois sur le bord d'un de ces puits, en témoignage de notre 
reconnaissance envers la bonté de Dieu. 

Après avoir fait notre déjeuner accoutumé, nous nous 
mîmes en route. Vers l'heure de midi nous aperçûmes de- 
vant nous une grande multitude, qui débouchait d'une 
étroite gorge formée par deux montagnes escarpées. Nous 
nous perdîmes long-temps en conjectures, pour tâcher de 
deviner ce que pouvait être cette nombreuse et imposante 



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358 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

caravane* Des chameaux innombrables chargea de bagages 
s'ayançaient h la file les uns des autres, el une foule de ca- 
valiers, qui, de loin, paraissaient richement vêtus, mar« 
chaient sur deux lignes, comme pour escorter les bêtes de 
charge. Nous ralentîmes notre marche, dans le dessein 
d'examinef de prèé cette caravane qui nous paraissait si 
étrange. 

Nous étions encore à une assez grande distancé, lorsque 
quatre cavaliers, qui formaient comme une espèce d'a- 
vant-garde à celte grande troupe, coururent vers nous avec 
rapidité. C'étaient quatre Mandarins. Le globule bleu qui 
surmontait leur bonnet de cérémonie, était le signe de leur 
dignité. -^ Seigneurs Lamas, nous dirent-ils, que la paix 
soit avec vous ! Vers quel point de la terre dirigez-vous vos 
pas? —Nous sommes du ciel d*occidetit, et c'est ters l'oc- 
cident que nous allons.... Et vous autres, frères de la Mon- 
golie, où allez-vous en si grande troupe et en si magni- 
fique équipage î — Nous sommes du royaume ^"Alechan ; 
notre roi fait un voyage à Péking, pour se prosterner aux 
pieds de celui qui siège au-dessous du ciel. — Après ces 
quelques mots, les quatre cavaliers se soulevèrent un peu 
sur leur cheval, nous saluèrent, et allèrent reprendre leur 
position à la tête de la caravane. 

Nous nous trouvions juste à point sur le passage du roi 
des Alechan, se rendant à Péking avec son pompeux cor- 
tège, pour se trouver à la grande réunion des princes tri- 
butaires, qui, le premier jour de la première lune, doivent 
aller souhaiter la bonne année à TËmpereur. Après Favant- 
garde, venait un palanquin porté par deux magnifiques 
mulets attelés, Fun devant, l'autre derrière, à des brancards 



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T0YA6E DANS LA TARTARfE, 559 

dorés. Le paUmqain était carré, peti rietie et pèii élégâût; 
le dôme était orné de quelques frange» dé goië ; et aiiit 
quatre foces on voyait quelques peintures de dragons^ d'o^ 
seaux et de bouquets de fleurs; Lé monarque tartdre était 
assisj non pas sur un siège, mais les jambes eroiséeà^ & la 
façon orientale; il nous parut figé d'une cinquantaine d'an^^ 
nées; un bel embonpoint donnait à sa physionomie un air 
remarquable de bonté. Quand nous passâmes à côté de lui, 
nous lui criftmes : — Roi des Alechan, que la paix et lé 
bonheur accompagnent tes pas! — Hommes de prières, 
nous réponditril, soyez toujours en paix.... et il accom- 
pagna ses paroles d'un geste plein d'aménité. Un vieux 
Lama à barbe blanche, monté sur un magnifique cheval, 
cotiduisait par un licou le premier mulet du palanquin ; il 
était considéré comme le garde de toute la caravane. Or- 
dinairement les grandes marches des Tartares sont sous la 
conduite du plus vénérable d'entre les Lamas du pays ; 
parce que ces peuples sont persuadés qu'ils n'ont rien à 
redouter en route, tant qu'ils ont à leur tête un représen- 
tant de la divinité, ou plutôt la divinité elle-même incar- 
née dans la personne du Lama. 

Un grand nombre de cavaliers entouraient par honneur 
le palanquin royal; ils faisaient sans cesse caracoler leuh 
chevaux, allant et venant par mille détours, passant tantôt 
d'un côté, tantôt d'un autre, sans jamais s'arrêter dans 
leurs mouvements rapides. Immédiatement après l'équi- 
page du roi, venait un chameau d'une beauté et d'une 
grandeur extraordinaire ; il était de couleur blaticHe. Vh 
jeune Tartare marchant à pied, le conduisait par un cordoft 
de soie. Ce chameau n'était pas chargé. Au bout de seS 



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500 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

oreilles et au-dessus de ses deux bosses, qui se tenaient 
dressées comme deux petites pyramides, on \j^yait flotter 
quelques lambeaux de taffetas jaune. Il n'était pas douteux 
que ce magnifique animal ne fût un cadeau destiné à TEm- 
pereur chinois. Le reste de la troupe se composait des 
nombreux chameaux qui portaient les bagages : les caisses, 
les tentes , les marmites, et les mille et un ustensiles dont 
on doit être toujours accompagné dans un pays où on ne 
trouve jamais d'auberge. 

Il y ayait déjà long-temps que la caravane était passée, 
lorsque la rencontre d'un puits nous décida à dresser la 
tente. Pendant que nous étions occupés à faire bouillir no- 
tre thé, trois Tartares, dont l'un était décoré du globule 
rouge et les deux autres du globule bleu, mirent pied à 
terre à l'entrée de notre demeure. Ils nous demandèrent 
des nouvelles de la caravane du roi des AJechan. Nous 
leur répondîmes que nous Tavions rencontrée depuis long- 
temps, qu'elle devait être déjà loin, et que, sans doute, 
avant la nuit, elle arriverait au campement des Cent-Puits, 
— Puisqu'il en est ainsi, dirent-ils, nous allons rester ici^ 
cela vaut mieux que d'arriver de nuit aux Cent-Puits, au 
risque de nous jeter dans quelque abîme. Demain, en par- 
tant un peu avant le jour, nous rattraperons la caravane. 

Cette détermination étant prise d'une manière irrévoca- 
ble, les Tartares dessellèrent promptement leurs chevaux, 
les envoyèrent chercher fortune dans le désert, puis vin- 
rent, sans façon, prendre place à côté de notre foyer. Ces 
personnages étaient tous Fattsi du royaume des Alechan. 
L'un d'eux, celui qui avait le bonnet surmonté d'un glo- 
bule rouge, était ministre du roi; ils faisaient tous trois 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. r,OI 

partie de la grande caravane qui se rendait à Péking ; la 
veille, ils s'étaient arrêtés chez un de leurs amis, prince 
des Ortous , et avaient été ainsi laissés en arrière par le 
gros de la troupe. 

Le ministre du roi des Alechan avait le caractère ouvert 
et Fesprit assez pénétrant; il joignait à la bonhomie mon- 
gole des manières vives et élégantes, qu'il avait sans doute 
acquises dans ses fréquents voyages à Péking. Il nous 
questionna beaucoup sur le pays que les Tartares nom- 
ment ciel d'occident; il nous apprit que tous les trois ans 
un grand nombre de nos compatriotes, venus des divers 
royaumes occidentaux, allaient rendre leurs hommages à 
l'empereur de Péking. 

Il est inutile dédire, qu'en général, les Tartares ne pous- 
sent pas fort loin leurs études géographiques. L'occident 
est tout simplement, pour eux, le Thibet, et quelques pays 
environnants dont ils ont entendu parler par les Lamas 
qui avaient fait le pèlerinage de Lha-Ssa. Ils croient fer- 
mement, qu'après le Thibet, il n'y a plus rien : c'est là 
que finit le monde, disent-ils; plus loin, il n'y a qu'une 
mer sans rivages. 

Quand nous eûmes satisfait à toutes les questions du 
globule rouge, nous lui en adressâmes quelques-unes sur 
le pays des Alechan et sur leur voyage à Péking. — H est 
d'usage, nous dit-il, que tous les souverains du monde se 
rendent à Péking pour les fêtes du nouvel an. Les plus 
rapprochés sont tenus d'y aller tous les ans; les autres, 
ceux qui occupent les extrémités de la terre, y vont cha- 
que deux ou chaque trois ans, suivant la longueur de la 
route qu'ils ont à faire. — Quel est votre but, en vous ren- 



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3G2 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

dant annuellement à Péking? — Nous autres, nous som- 
mes pour faire corlége à notre roi ; les rois seuls ont le 
bonheur de se prosterner en présence du vieux Bouddha 
(TEmpereur ).... Il entra ensuite dans de longs détails sur 
la cérémonie du premier de Fan, et sur les relations de 
l'empereur chinois avec les rois tributaires. 

Les souverains étrangers placés sous Y Influence domi- 
natrice de Tempire chinois, se rendent à Péking, d'abord 
pour faire acte d'obéissance et de soumission ; et en se- 
cond lieu, pour payer certaines redevances à l'Empereur, 
dont ils se regardent comme les vassaux. Ces redevances, 
qui sont décorées du beau nom d'offrandes, sont,au fond, 
de véritables impôts, qu'aucun roi tartare n'oserait se dis- 
penser de payer. Ces redevances consistent en chameaux, 
en chevaux remarquables par leur beauté, et que l'Empe- 
reur envoie groséir ses immenses troupeaux du Tchakar. 
Chaque prince tartare est, en outre, obligé d'apporter 
quelque chose des rares produits de son p^s: de là 
viande de cerf, d'ours et de chevreuil , des plantes aroma- 
tiques, des faisans, des champignons, des poissons, etc. 
Conmie on se rend à Péking au temps des grands froids , 
tous ces comestibles sont gelés ; ils peuvent ainsi subir, 
sans danger, les épreuves d'un long voyage, et se conser- 
ver long-temps encore après être arrivés à leur destination. 

Une des bannières du Tchakar est spécialement char- 
gée d'envoyer tous les ans à Péking une immense provi- 
sion d'œufs de faisans. Nous demandâmes au ministre du 
roi des Alechan si ces œufs de faisau avaient un goût spécial, 
pour qu'ils fussent si fort estimés à la cour. — Ils ne sont 
pas destinés à être mangés, nous répondit-il; le vieux 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 5C3 

Bouddha s'en sert pour autre chose. •— Puisqu'on ne 
les mange pas, quel est donc leur usage î... Le Tartare 
parai embarrassé, il rougit un peu ayant de répondre ; 
puis enfin il nous dit que ces œufs de faisan servaient à 
faire un vernis pour enduire la chevelure des femmes qui 
emplissent le sérail de Tempereur. On prétend qu'ils don- 
nent aux cheveux un lustre et un brillant magnifiques. Il 
pourrait se faire que des Européens trouvassent bien 
sale et bien dégoûtante cette pommade d'œufs de faisan, 
si fort prisée à la cour chinoise; mais chacun sait que 
beauté et laideur, propreté et saleté, tout cela est fort re- 
latif. Il s'en faut bien que, parmi les divers peuples qui 
habitent la terre, les idées soient très-uniformes sur ces 
points. 

Ces visites annuelles à l'empereur de la Chine j sont 
très-coûteuses et très-pénibles pour les Tartares de la 
classe plébéienne. Ils sont accablés de corvées, au gré de 
leurs maîtres, et doivent fournir un certain nombre de 
chameaux et de chevaux, pour porter les bagages du roi et 
de la noblesse. Comme ces voyages se font dans le temps 
le plus rigoureux de l'hiver, les animaux trouvent peu à 
manger, surtout lorsque, ayant quitté la Terre des herbes, 
on entre dans les pays cultivés par les Chinois. Aussi, en 
meurt-il en route un grand nombre. Quand la caravane 
s'en retourne, il s'en faut bien qu'elle soit en aussi bon 
ordre et en aussi bon état qu'en allant. On ne voit, en 
quelque sorte, que des squelettes d'animaux. Ceux aux- 
quels il reste encore un peu de force, portent les quelques 
bagages nécessaires pour le retour ; quant aux autres^ 
ils se font traîner par le licou, et peuvent à peine mettre 



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564 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

leurs jambes les unes devant les autres. C'est une chose 
triste et étrange tout à la fois, que de voir des Mongols 
allant à pied, et conduisant après eux des chevaux qu'ils 
n'osent monter, de peur de les écraser. 

Aussitôt que les rois tributaires sont arrivés à Péking, 
ils se rendent dans Tintérieur de la ville, et habitent un 
quartier qui leur est spécialement destiné; ils sont ordi- 
nairement réunis au nombre de deux cents. Chacun a son 
palais ou hôtellerie, qu'il occupe avec les gens de sa suite* 
Un Mandarin, grand dignitaire de l'empire, gouverne ce 
quartier, et doit veiller avec soin à ce que la paix et la con- 
corde régnent toujours parmi ces illustres visiteurs. Les 
tributs sont remis entre les mains d'un Mandarin spécial, 
qu'on pourrait considérer comme un intendant de la liste 
civile. 

Pendant leur séjour à Péking, ces monarques n'ont au- 
cun rapport avec l'Empereur, aucune audience solemielle. 
Quelques-uns pourtant peuvent avoir accès auprès du 
trône; mais ce doit être toujours pour traiter des affaires 
de haute importance, et au-dessus de la juridiction des 
ministres ordinaires. 

Le premier jour de l'an, il y a une cérémonie solennelle, 
dans laquelle ces deux cents monarques ont une espèce de 
contact avec leur suzerain et maître, avec celui, comme 
on dit, qui, siégeant au-dessous du ciel, gouverne les 
quatre mers et les dix mille peuples par un seul acte de 
sa volonté. D'après le rituel qui règle les grandes démar- 
ches de l'empereur de Chine, celui-ci doit, tous les ans, 
au premier jour de la première lune, aller visiter le temple 
de ses ancêtres et se prosterner devant la tablette de ses 



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VOYAGE DANS LA TARTAHIE. 3(35 

aïeux. Avant la porte d'entrée de ce temple, il y a une 
grande avenue, et c'est là que se rendent les princes tri- 
butaires qui se trouvent à Péking pour rendre hommage 
à TEmpereur. Us se rangent à droite et à gauche du péris- 
tyle, sur trois lignes de part et d'autre, chacun occupant 
la place qui convient à sa dignité. Us se tiennent debout, 
gravement, et en silence. On prétend que c'est un beau et 
imposant spectacle, que de voir tous ces monarques loin- 
tains, revêtus de leurs habits de soie, brodés d'or et d'ar- 
gent, et désignant, par la variété de leurs costumes, les 
divers pays qu'ils habitent et les degrés de leur dignité. 

Cependant l'Empereur sort en grande pompe de saVille- 
Jaune. Il traverse les rues désertes et silencieuses de Pé- 
king; car, lorsque le tyran de l'Asie paraît, toutes les 
portes doivent se fermer, et les habitants de la ville doi- 
vent, sous peine de mort , se tenir enfermés et muets au 
fond de leurs maisons. Aussitôt que l'Empereur est par- 
venu au temple des ancêtres, au moment même où il pose 
le pied sur le premier des degrés qui conduisent à la 
galerie des rois tributaires, les hérauts qui précèdent s'é- 
crient : (( Que tout se prosterne; voici le maître de la 
terre. » Aussitôt, les deux cents rois tributaires répondent 
d'une voix unanime ; « Dix mille félicités ! » Et après 
avoir ainsi souhaité la bonne année à TEmpereur, ils se 
prosternent tous la face contre terre. Alors passe, au mi- 
lieu de leurs rangs, le fils du ciel, qui entre dans le temple 
des ancêtres, et se prosterne, à son tour, trois fois devant 
la tablette des aïeux. Pendant que l'Empereur fait ses ado- 
rations aux esprits de la famille, les deux cents monarques 
continuent de demeurer toujours étendus à terre. Us ne 



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566 VOYAGE DANS LA TÀRTARIE. 

se relèvent, que lorsque TËmpereur est passé de nouveau 
au milieu de leurs rangs. Alors ils montent chacun dans 
leur litière et s'en retournent dans leur palais respectif. 

C'est à cela qu'aboutissent les longues attentes de ces 
potentats, qui ont quitté leurs pays lointains, et ont en- 
duré des fatigues de tout genre, parmi les dangers d'une 
longue route, à travers les déserts. Ils ont eu le bonheur 
de se prosterner au passage de TEmpereur ! Sans doute, 
un pareil spectacle serait pour nous un objet de pitié et 
de dégoût. Nous ne comprenons pas qu'il puisse y avoir 
d'un côté tant de bassesse , et de l'autre tant d'orgueil. 
Cependant, parmi les peuples asiatiques, c'est la chose la 
plus simple du monde. L'Empereur prend au sérieux sa 
toute-puissance, et les rois tartares se tiennent heureux et 
honorés de lui rendre hommage. 

Le premier ministre du roi des Alechan nous dit qu'il 
était très-difficile de voir l'Empereur. Une année que son 
maître était malade, il fut obligé de le remplacer àPéking, 
pour la cérémonie du temple des ancêtres. Il espérait 
donc pouvoir contempler le vieux Bouddha quand il tra- 
verserait le péristyle. Hais il fut bien trompé dans son at- 
tente. Comme ministre et simple représentant de son mon- 
arque, il fut placé sur le troisième rang, de sorte que, 
lors du passage de l'Empereur, il ne vit absolument rien. 
— Ceux qui sont sur la première ligne, dit-il, peuvent, en 
usant de beaucoup de prudence et d'adresse, entrevoir la 
robe jaune du fils du ciel. Mais ils doivent se bien garder 
de lever la tête pour faire les curieux ; cette audace serait 
regardée comme un grand crime, et punie très-sévère- 
ment. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 367 

Tous les princes tartares sont pensionnés par TEmpe- 
reur ; la somme qu'on leur alloue est peu de chose ; toute- 
fois cette mesure ne laisse pas d'avoir un bon résultat po« 
litique. Les princes tartares, en recevant leur solde, se 
considèrent comme les esclaves, ou du moins comme les 
serviteurs de celui qui les paie ; TEnipereur, par consé- 
quent, a droit d'exiger d'eux soumission et obéissance. 
C'est vers l'époque du premier jour de l'an, que les souve- 
rains tributaires touchent à Péking la pension qui leur est 
allouée. Quelques grands Mandarins sont chargés de ces 
distributions ; les mauvaises langues de Tempire préten- 
dent qu'ils spéculent sur cette fonction lucrative, et qu'ils 
ne manquent jamais de faire d'énormes profits aux dépens 
des pauvres Tartares. 

Le ministre du roi des Alechan nous raconta, pour notre 
édification, qu'une certaine année, tous les princes tribu- 
taires avaient reçu leur pension en lingots de cuivre ar- 
genté. Tout le monde s'en était aperçu, mais chacun avait 
gardé le silence ; chacun avait craint de donner de la pu- 
blicité à une alfiiire, qui pouvait devenir une grande ca- 
tastrophe, capable de compromettre les plus grands digni- 
taires de l'empire, et même les rois tartares. Comme en 
effet ces derniers étaient censés recevoir leurs rétributions 
des mains mêmes de l'Empereur, s'ils s'étaient plaints, 
c'eût été en quelque manière accuser le vieux Bouddha, le 
fils du ciel, d être un faux monnayeur. Ils reçurent donc 
leurs lingots de cuivre en se prosternant ; et ce ne fut que 
de retour dans leurs pays qu'ils dirent ouvertement, non 
pas qu^on les avait trompés, mais que les Mandarins char- 
gés de Uîur distribuer l'argent, avalent été dupes des ban- 



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508 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

quiers de Péking. Le Mandarin tartare qui nous raconta 
cette aventure, donnait toujours à entendre que ni FEoipe- 
reur, ni les gens de la cour, ni les Mandarins n'étaient pour 
rien dans cette affaire. Nous nous gardâmes bien de lui 
ôter cette touchante crédulité; pour nous, qui n'avions pas 
grande foi à la probité du gouvernement de Péking, nous 
demeurâmes convaincus que tout bonnement l'Empereur 
avait filouté les rois tartares. Cela nous parut d'autant 
plus certain, que l'époque de cette aventure coïncidait 
avec la guerre des Anglais; nous savions que l'empereur 
était aux abois, et qu'il ne savait où prendre l'argent né* 
cessaire pour empêcher de mourir de faim une poignée 
de soldats, qui étaient chargés de veiller à l'intégrité du ter- 
ritoire chinois. 

La visite des trois Mandarins des Âlechan nous fut non- 
seulement agréable, à cause des détails qu'ils nous donnè- 
rent sur les rapports des rois tartares avec l'Empereur, 
mais elle eut encore pour nous une véritable utilité. Quand 
ils surent que nous dirigions notre marche vers l'occident, 
ils nous demandèrent si nous avions dessein de passer par 
le pays des Alechan. Sur notre réponse affirmative, ils nous 
détournèrent de ce projet; ils nous dirent que no3 animaux 
y périraient, parce qu'on n'y rencontrait pas un seul pâtu- 
rage. Nous savions déjà que les Alechan sont un pays en- 
core plus stérile que l'Ortous. Ce sont en effet des chaînes 
de hautes montagnes sablonneuses, où Ton voyage quelque- 
fois pendant des journées entières, sans rencontrer un seul 
biin de végétation; certains vallons rares et étroits, offrent 
seulement aux troupeaux quelques plantes maigres et épi- 
neuses. A cause de cela le royaume des Alechan est très- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 369 

peu peuplé, même en comparaison des autres pays de la 
Mongolie* 

Les Mandarins nous dirent , que cette année la sécheresse, 
qui avait été générale dans toute la Tartarie, avait rendu le 
pays des Âlecban presque inhabitable; ils nous assurèrent 
qu'un tiers au moins des troupeaux avait péri de faim et de 
soif, et que le reste était dans un état misérable. . . Pour faire 
le voyage dePéting, on avait choisi ce qu'il y avait de mieux 
dans le pays; et nous avions pu remarquer, que les ani* 
maux de la caravane étaient bien loin de ressembler à ceux 
que nous avions vus dans le Tchakar. La sécheresse, le 
manque d'eau et de pftturages, la décimation des trou- 
peaux, tout cela avait donné naissance à une grande mi- 
sère, d'où étaient sortis de nombreux brigands, qui déso- 
laient le pays et détroussaient les voyageurs. On nous 
assura qu'étant en si petit nombre, il ne serait pas prudent 
de nous engager dans les montagnes des Alechan, sur- 
tout pendant l'absence des principales autorités. 

D'après tous ces renseignements, nous primes la réso- 
lution, non pas de rebrousser chemin, car nous étions 
déjà engagés trop avant, mais de dianger un peu notre 
idan de route. La nuit était très-avancée quand nous son- 
geâmes à prendre un peu de repos; à peine eûmes- 
nous dormi quelques instants, que le jour parut. Les Tar- 
tares sellèrent promptement leurs chevaux, et après nous 
avoir souhaité la paix et le bonheur, ils partirent ventre à 
terre, et volèrent sur les pas de la grande caravane qui les 
avait précédés. 

Pour nous, avant de nous mettre en route, nous dérou* 
Iftmes l'excellente carte de l'empire chinois, publiée par 

T. I. t'a 



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570 VOYAGE OAJSS LA TARTAKiE. 

M. Andriveau-Goujon, et nous cherchâmes sur quel point 
nous devions nous diriger, pour éviter ce misérable pays 
des Alechan, sans pourtant trop nous écarter du but vers 
lequel nous marchions. D'après Tinspection de* la carte, 
nous ne vîmes d'autre moyen que de traverser de nouveau 
le fleuve Jaune, de rentrer en dedans de la grande mu- 
raille chinoise, et de voyager en Chine à travers la pro- 
vince du Kan-Sou jusque chez les Tartares du Koukou-- 
Noor. 

Autrefois cette détermination nous eût fait frémir ; ha- 
bitués comme nous Tétions à vivre en cachette au milieu 
de nos chrétientés chinoises, il nous eût paru impossible 
de nous engager dans Fempire chinois, seuls et sans le pa- 
tronage d'un catéchiste : alors il eût été pour nous clair 
comme le jour, que notre étranglement, et la persécution 
de toutes les Hissions chinoises, eussent été la suite iné- 
vitable de notre téméraire dessein. Telles eussent été nos 
craintes d'autrefois ^ mais le temps depa peur était passé. 
Aguerris par deux mois de route, nous avions fini par 
nous persuader que nous pouvions voyager dans l'empire 
chinois, avec autant de sécurité que dans la Tartarie. Le 
séjour que nous avions déjà fait dans plusieurs grandes 
villes de commerce, obligés de traiter par nous-mêmes 
nos affaires, nous avait quelque peu stylés et rendus moins 
étrangers aux mœurs et aux habitudes chinoises. Le lan- 
gage ne nous offrait plus aucun embarras : outre que nous 
pouvions parler l'idiome tartare, nous nous étions familia- 
risés avec les locutions populaires des Chinois, chose 
très^difBoile en résidant toujours dans les Missions, parce 
que les chrétiens s'étudient, par flatterie, à n'employer, de- 



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VOYAGE DANS LA TAlVf AlUE. 571 

vapt lesMisaicmnaires, que la courte nomei»}lature des 
mots qu'ils ont étudiés dans les livres. En dehors de ces 
avantages purement moraux et intellectuels, notre long 
voyage nous avait fait beaucoup de bien sous le rapport 
physique. La {duie, le vent et le soleil, qui avment impuné- 
ment sévi, deux mois durant, contre notre teint européen, 
avaient fini par rembrunir et tanner notre visage, au point 
de lui donner un air passablement sauvage. La crainte 
d'être reconnus par les Chinois ne pouvait donc faire sur 
nous la plus légère impression. 

Nous dîmes à Samdadchicmha, que nous cesserions, 
après quelques jours, de voyager dans la Terre des herbes, 
et que nous continuerions notre route par Tempire chi- 
nois. «—Voyager chez les Chinois, dit le Oobiahour, c'est 
très'bien : il y a de bonnes auberges, on y boit de bon thé. 
Quand il pleut, on peut se mettre à Tabri; la nuit, on n'est 
pas éveillé par la froidure du vent du nord... Mais en 
Chine il y a liUx mille routes ; laquelle prendrons^nous ? Sa- 
vons-nous quelle est la bonne? -^ Nous lui ûmeû voir la 
earte, en lui indiquant tous les endroits par leaquds nous 
passerions avant d'arriver dans le Koukou^Noor; nous 
lui réduisîmes même en lis toutes les distances d*une ville 
à l'autre. Saouladchieihba regardait notre petite carte géo- 
graphique avec un véritable enthottsiastne.--«'Ohl dit^ii, 
c'est à cette heure que )'ai sincèrement regret de n'avoir pas 
étudié pendant que j'étais dans ma lamaserie^ sij'avais écouté 
mon maître, si je m'étais bien appliqué, je powraîs peut- 
être atyourd'hui comprendre cette description du monde 
que voilà peinte sur ce morceau de papier. N'est-ce pas 
qu'avec cela on peut aller partout, sans démander la route ? 



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37^ VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

«—Oui, partout, lui répondtmes-nous, même dans ta fa- 
mille. — Comment? est-ce que mon pays serait aussi écrit 
là-dessust.... Et en disant ces mots il se courba avec vi* 
vacité sur la carte, de manière à la c(Hivrir tout entière de 
sa large figure. -—Range-toi, qu*on te montre ton pays... 
tiens, vois-tu ce petit espace à côté de cette ligne verte? 
C*est le pays des Dchiahours; c*est ce que les Chinois nom- 
ment les Trois-Vatlons (San-Tchouen); ton village doit 
6ti*c ici; nous passerons tout au plus à deux journées de 
ta maison. — Est-il possible? reprit-il, en se frappant le 
front, nous passerons à deux journées de ma maison, 
dites-vous? Comment? pas plus loin que deux journées ? 
Dans ce cafr-là, quand nous serons tout près, je demande- 
rai à mes Pères spirituels la permission d'aller revoir mon 
pays. — Quelle affaire peux-tu avoir encore dans les Trois* 
Vallons? — J'irai voir ce qui s'y passe... Voilà dix-buit ans 
que j'en suis parti ; j'irai voir si ma vieille mère y est en<- 
core; si elle n'est pas morte, je la ferai entrer dans la sainte 
Eglise. Pour mes deux frères, je n'en réponds pas : qui 
peut savoir s'ils auront assez de bon sens pour ne plus 
croire aux transmigrations de Bouddha?.... Ah I voilà qui 
est bien, ajouta-t-il, après une courte pause; je vais fiiire 
encore un peu de thé, et tout en buvant nous parlerons 
tout doucement de cela. 

Samdadcbiemba n'y était plus; ses pensées s'étaient 
toutes envolées au pays natal. Nous dûmes le rappeler à la 
réalité de sa position.— Samdadcbiemba, pas besoin de 
faire du thé; maintenant, au lieu de causer, il faut plier la 
tente, charger les chameaux et nous mettre promptement 
en route. Vois, le soleil est déjà assez haut; si nous ne 



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VOYAGE DANS LA TÂUTARIE. 373 

marchons pas vite, nous n^airiverons jamais dans le pays 
des Trois-Yallons. — Parole pleine de vérité! s'écria-t-il ; 
et se levant brusquement, il se mit à faire avec ardeur les 
préparatifs du départ. 

En nous remettant en route, nous abandonnâmes la di- 
rection vers l'occident, que nous avions rigoureusement sui« 
vie durant notre voyage ; nous descendîmes un peu vers le 
midi. Après avoir marché pendant la moitié de la journée, 
nous nous reposâmes un instant à Tabri d'une roche, pour 
prendre notre repas. Comme à Tordinaire, nous dînâmes 
au pain et à Teau ; et encore quel pain et quelle eau ! 
de la pâte à moitié cuite, de Teau saumâtre que nous avions 
été obligés de puiser à la sueur de notre front, et de trans-* 
porter pendant la route. 

Sur la fin de notre repas, pendant que nous puisions dans 
nos petites fioles un peu de poussière de tabac en guise de 
dessert, nous aperçûmes venir à nous un Tartare monté 
sur un chameau : il s'assit à côté de nous ; après nous être 
souhaité mutuellement la paix, nous lui donnâmes à flairer 
nos tabatières , puis nous lui offrîmes un petit pain cuit 
sous la cendre. Dans un instant, il eut croqué le pain et as- 
piré coup sur coup trois prises de tabac. Nous le question- 
nâmes sur la route ; il nous dit qu'en suivant toujours la 
même direction, nous arriverions dans deux jours sur les 
bords du fleuve Jaune, qu'au-delà nous entrerions sur le 
territoire chinois. Ces renseignements nous furent très- 
agréables, car ils s'accordaient parfaitement avec les indi- 
cations de la carte. Nous lui demandâmes encore si l'eau 
était loin. — Oui, les puits sont très-loin, nous répondit-il. 
Si vous voulez vous arrêter aujourd'hui, vous trouverez sur 



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Zll VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

la route une citerne, mais Teau est peu abondante et très* 
mauvaise; autrefois c'était un puits excellent, aujourd'hui 
il a été abandonné, parce qu'un tchutgour (diable) en a 
corrompu les eaux... 

Sur ces informations, nous levâmes la séance; nous n'a- 
vions pas de temps à perdre, si nous voulions arriver avant 
la nuit. Le Mongol monta sur son chameau, qui s'en alla 
par bonds à travers le désert, tandis que la petite caravane 
continuait à pas lents sa marche uniforme et monotone. 

Avant le soleil couché nous arrivâmes à la citerne qui 
nous avait été indiquée. Comme nous ne pouvions espérer 
de trouver plus loin une eau meilleure, nous dressâmes la 
tente ; nous pensions d'ailleurs que la citerne n'était pas 
peut-être si diabolique que l'avait prétendu le Tartare. 

Pendant que nous allumions le feu, le Dchiahour alla 
puiser de l'eau ; il revint à l'instant, en disant qu'elle était 
impotable, que c'était du véritable poison. Il en rapportait 
une écuellée, afin que nous pussions constater par nous- 
mêmes la vérité de ce qu'il disait. La puanteur de cette 
eau sale et bourbeuse était en effet intolérable : au-dessus 
de ce liquide nauséabond, on voyait flotter comme des gout- 
telettes d'huile, dont la vue augmentait encore notre dé- 
goût. Nous n'eûmes pas le courage d'y porter nos lèvres 
pour la goûter; il nous suffisait de la voir, et surtout de la 
sentir. 

Et cependant il fallait boire, ou se laisser mourir de soif. 
Nous essayâmes donc de tirer le meilleur parti possible de 
cette citerne du Diable, comme l'appellent les Tartares. 
Nous allâmes ramasser des racines qui croissaient en abon- 
dance aux environs, et qui étaient à moitié enterrées dans 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 375 

le sable : il ne fallut qu'un instant pour en avoir une grande 
provision. Nous Hmes d*abord du charbon que nous écra- 
sâmes grossièrement; puis nous iremplimes notre grande 
marmite de cette eau puante et bourbeuse, et nous la pla- 
çâmes sur le feu. Quand Feau Ait chaude, nous y infusâmes 
une grande quantité de charbon pulvérisé. 

Pendant que nous étions occupés de cette opération 
ehimique, Samdadchiemba, accroupi à côté de la marmite, 
nous demandait à chaque instant quel genre de souper 
nous prétendions faire avec tous ces détestables ingré- 
dients. Nous lui fîmes une dissertation complète sur les 
propriétés décolorantes et désinfectantes du carbone. Il 
écouta notre exposé scientifique avec patience, mais il ne 
parut pas convaincu. Ses deux yeux étaient continuelle- 
ment braqués sur la marmite; et il était facile de voir, à 
l'expression sceptique de sa figure, qu*il ne comptait guère 
que Feau épaisse qui était dans la marmite pût tourner en 
eau claire et limpide. 

Enfin, après avoir décanté notre liquide, nous le fil- 
trâmes dans un sac de toile. L'eau que nous obtînmes 
n'était pas, il est vrai, délicieuse, mais elle était potable; 
elle avait déposé sa saleté et toute sa mauvaise odeur. 
Nous en avions déjà bu plus d'une fois, dans notre voyage, 
qui ne la valait certainement pas. 

Samdadchiemba était ivre d'enthousiasme. S'il n'eût pas 
été chrétien, certainement il nous eût pris pour des 
Bouddha-vivants. Les Lamas, disait-il, prétendent qu'il y 
a tout dans leurs livres de prières; cependant, je suis sûr 
qu'ils mourraient tous de soif ou empoisonnés, s'ils n'avaient 
pour faire leur thé que cette citerne. Ils ne sauraient ja- 



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57^ VOÎA€Ë DAXS LA TARTÀRiË. 

mais trouver le secret de rendre cette eau bonne... Sam- 
dadchiemba nous accabla de bizarres questions sur les 
choses de la nature. A propos de la purification d'eau 
que nous venions de faire, il nous demanda si en se frot- 
tant bien la figure avec du charbon il parviendrait à la 
rendre aussi blanche que la nôtre ; puis se prenant à re- 
garder ses mains encore toutes noires, à cause du charbon 
qu'il avait pulvérisé tout à Theure , il se mit à rire aux 
éclats, 

U était déjà nuit quand nous achevâmes la distillation 
de notre eau. Nous fîmes du thé en abondance, et la soirée 
se passa à boire. Nous nous contentâmes de délayer quel- 
ques pincées de farine d'avoine dans notre boisson ; car la 
soif ardente dont nous étions dévorés avait absorbé le dé- 
sir de manger. Après avoir bien noyé nos entrailles, dessé- 
chées par une longue journée de marche, nous songeâmes 
à prendre un peu de repos. 

A peine fûmes-nous couchés, qu'un bruit inattendu et ex- 
traordinaire vint tout à coup nous jeter dans la stupeur. 
C'était un cri lugubre, sourd et prolongé, qui semblait se 
rapprocher insensiblement de notre tente. Nous avions 
entendu les hurlements des loups, les rugissements des 
tigres et des ours ; mais ce qui frappait nos oreilles, en ce 
moment, n'était comparable à rien de tout cela. C'était 
comme le mugissement d'un taureau, mêlé d'un accent si 
étrange et si inusité, que nous en avions le cœur plein 
d'épouvante. Nous étions d'autant plus surpris de cette 
rencontre, que tout le monde s'accordait à dire qu'il n'exis- 
tait pas une seule béte féroce dans tout le pays des Or- 
t^us. 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE, 577 

Notre embarras devenait sérieux; nous commencions 
à craindre pour nos animaux, qui étaient attachés à l*en« 
tour de la tente , et un peu aussi pour nous-mêmes. 
Comme le bruit ne discontinuait pas, et paraissait, au con* 
traire, se rapprochep sans cesse, nous nous levâmes, non 
pas pour aller examiner de près cette béte malencontreuse 
qui troublait notre repos, mais pour tftcber de lui donner 
répouvante. Tous trois à la fois, nous nous mimes à pous- 
ser de grands cris, de toute la puissance de nos poumons. 
Après un instaftt de silence, les mugissements se firent de 
nouveau entendre, mais à une distance très-éloignée . 
Nous conjecturâmes qu'à notre tour, nous avions fait peur 
à ranimai, et cela diminua un peu notre crainte. 

Ces cris effrayants venant à se rapprocher encore , nous 
allumâmes, à quelques pas de notre tente, un grand entas* 
sèment de broussailles. Ce grand feu, au lieu d'éloigner 
cet animal problématique , parut au contraire Finviter à 
venir vers nous. Une flamme immense s*échappait du sein 
des broussaillf's embrasées. A la faveur de son lointain 
reflet, nous distinguâmes enfin comme la forme d'un 
grand quadrupède de couleur rousse II ne paraissait pas 
avoir Tair aussi féroce, que ses cris semblaient Tannoncer. 
Nous nous hasardâmes à aller vers lui, mais il s'éloignait 
à mesure que nous avancions. Samdadchiemba, dont les 
yeux étaient très-perçants, et accoutumés, comme il le 
disait, à regarder dans le désert, nous assura que c'était 
un chien ou un veau égaré. 

Nos animaux paraissaient, pour le moins, aussi préoc- 
cupés que nous. Le cheval et le mulet dressaient leurs 
oreilles en avant, et creusaient la terre de leur pied, tan- 



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S78 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

disque les chameaux^ le cou tendu, elles yeux eflkrés, ne 
perdaient pas un instant de vue Tendrait d'où partaient 
ces cris sauvages. 

Pour tâcher de savoir au juste avec qui nous avions 
affiiire, nous délayâmes une poignée de farine d'avoine 
dans une des pièces de notre vaisselle de bois ; nous la 
plaçâmes à l'entrée de la tente, et nous rentrâmes. Bientôt 
nous vîmes l'animal s'avancer à pas lents, s^arréter, puis 
avancer encore. Enfin il aborda franchement le plat et 
lapa avec vitesse le souper que nous lui^vions préparé, 
n nous fut alors facile de reconnaître un chien. Il était 
d'une grosseur prodigieuse. Après avoir bien nettoyé et 
récuré de sa langue son assiette de bois, il se coucha sans 
façon à l'entrée de la tente; nous suivîmes son exemple, et 
nous nous endormîmes avec calme, contents d'avoir ren- 
contré un protecteur au lieu d'un ennemi. 

Le matin, ànotre réveil, nous pûmes considérer au grand 
jour et à loisir ce chien qui, après nous avoir tant effrayés, 
s'était livré à nous avec un entier abandon. Il était de cou- 
leur rousse, et d'une taille extraordinairement grande; 
l'état de maigreur dans lequel il se trouvait témoignait 
qu'il s'était égaré déjà depuis long-temps. Une jambe dis- 
loquée, et qu'il traînait en marchant, donnait à son allure 
un certain balancement qui avait quelque chose de formi- 
dable. Hais il était surtout effrayant, quand il faisait réson- 
ner le timbre de sa voix caverneuse et sauvage. Nous ne 
pouvions l'entendre, sans nous demander si l'être que 
nous avions sous les yeux appartenait bien réellement à 
la race canine. 
Nous nous mîmes en route, et le nouvel Arsalan nousac- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 579 

compagna avec fidélité. Le plus souvent, il précédait de 
quelques pas la caravane, comme pour nous indiquer la 
route, qui, du reste, paraissait lui être assez familière. 

Après deux journées de marche » nous arrivâmes au 
pied d*une chaîne de montagnes dont les cimes allaient se 
perdre dans les nues. Nous les gravîmes avec courage, 
espérant qu*au-<ielà nous rencontrerions le fleuve Jaune. 
Cette journée de marche ftit très-pénible, surtout pour les 
chameaux, qui devaient sans cesse marcher sur des rochers 
durs et aigus. Aussi, après quelques instants, leurs pieds 
charnus étaient-ils tout ensanglantés. Quant à nous, nous 
fûmes peu sensibles à la peine que nous éprouvions. Nous 
étions trop occupés à considérer l'aspect étrange et bi- 
zarre des montagnes que nous parcourions. 

Dans les gorges, et au fond des précipices formés par ces 
hautes montagnes, on n'aperçoit que de grands entasse- 
ments de mica et de pierres lamellées, cassées, broyées, et 
souvent comme pulvérisées. Tous ces débris d'ardoises et 
de schistes, paraissent avoir été charriés dans ces gouffres 
par de grandes eaux ; car ils n'appartiennent nullement à 
ces montagnes, qui sont de nature granitique. A mesure 
qu'on avance vers la cime, ces monts affectent des formes 
de plus en plus bizarres. On voit de grands quartiers de ro- 
chers roulés et entassés les uns sur les autres, et comme 
étroitement cimentés ensemble. Ces rochers sont presque 
partout incrustés de coquillages, et de débris de plantes 
semblables à des algues marines; mais ce qu'il y a de plus 
remarquable, c'est que ces masses granitiques sont dé- 
coupées, rongées et usées dans tous les sens. De tout côté, 
on ne voit que des cavités, des trous qui serpentent par 



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380 VOYAGE DANS LA TARTARIK. 

mille détours; on dirait que tout le haut de la montagne a 
été soumis à Taction lente et dévastatrice de vers immen- 
ses. Quelquefois le gi*anit offre des empreintes profondé- 
ment creusées, comme si elles eussent servi de moules à 
des monstres, dont les formes sont encore très-bien con- 



A la vue de tous ces phénomènes, il nous semblait sou- 
vent que nous marchions dans le lit d'une mer desséchée. 
Tout porterait à croire que ces montagnes ont été, en 
effet, lentement travaillées par la mer. Impossible d'attri- 
buer tout ce qu'on y voit aux eaux de la pluie, et encore 
moins aux inondations du fleuve Jaune , qui , si prodi* 
gieuses qu'on les suppose, n'arriveraient janoais à une si 
grande élévation. Les géologues qui prétendent que le dé- 
luge a eu lieu par affaissement, et non par une dépolarisa- 
tion de la terre, trouveraient peut-être, sur ces monta- 
gnes, des preuves assez fortes pour étayer leur système. 

Quand nous fûmes arrivés sur la crête de ces hautes 
montagnes, nous aperçûmes à nos pieds le fleuve Jaune, 
qui roulait majestueusement ses ondes du midi au nord; 
il était à peu près midi, et nous espérâmes quelesoirmêmc 
nous pourrions passer l'eau, et aller coucher dans une des 
auberges de la petite ville de Cké-Tsui-Dze, que nous dé- 
couvrions déjà sur le peiichant d*une colline, de l'autre côté 
du fleuve. 

Nous mimes toute la soirée à descendre cette montagne 
escarpée, choisissant à droite et à gauche les endroits les 
moins scabreux. Enfln nous arrivâmes avant la nuit sur 
les bords du fleuve Jaune. Notre passage eut un succès 
iaespéré. D'abord, les Tartares mongols qui étaient en 



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VOYAGE Dans la TARTARIE. 381 

possession du bac, pressurèrent moins notre bourse que 
ne ravalent fait les bateliers chinois. En second lieu, les 
animaux montèrent sur la barque, sans la moindre diffi- 
culté. Nous fûmes seulement forcés d'abandonner sur le 
rivage notre chien boiteux. Les Mongols ne voulurent à au* 
cun prix lui donner place sur la barque , ils prétendaient 
que la règle voulait que les chiens passassent Teau à la 
nage, et non pas sur les barques uniquement destinées pour 
les hommes et pour les animaux qui ne savent pas nager. 
Nous dûmes céder à Vinflexibilité de leur préjugé. 

De l'autre côté du fleuve nous lûmes en Chine. Nous 
dîmes donc adieu pour quelque temps à la Tartarie, au dé- 
sert et à la vie nomade* 



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582 VOÏAGK DANS LA TAIlTARiE. 

CHAPITRE XL 

Coup-d'œil sur les peuples tartares. 



Les Tartares, descendant des anciens Scythes, ont con- 
serve jusqu'à ce jour Thabileté de leurs ancêtres pour tirer 
de Tare et monter à cheval. Les commencements de leur 
histoire sont mêlés d'incertitude. Us ont entouréj de mer- 
veilles et de prodiges les exploits de leur premier con- 
quérant, Okhous-Han, qui paraît être le Madyès d'Héro- 
dole. Ce fameux chef des hordes Scythes porta ses armes 
jusqu'en Syrie, et approcha même des confins de FEgypte. 

Les annales chinoiises parlent beaucoup de certaines 
hordes nomades, qu'elles nomment Hioung-Nou, et qui ne 
sont autre chose que les Huns. Ces tribus errantes et 
guerrières s'étendirent peu à peu, et finirent par couvrir 
les vastes déserts* de la Tartarie d'orient en occident. Dès 
lors elles ne cessèrent de harceler leurs voisins, et plusieurs 
fois elles firent des incursions sur les frontières de l'em- 
pire. Ce fut à cette occasion, que Thsin-Chi-Hoang^Ti fit 
construire la grande muraille, l'an 213 avant Jésus-Christ. 

Environ 134 ans avant Jésus-Christ, les Huns, sous la 
conduite de Lao-Chan leur empereur, se ruèrent contre les 
Tartares Youei-Tchi (les Gètes), qui habitaient sur les con- 
fins de la province du Chen-Si. Après de longs et affreux 
combats, Lao-Chan les défit, tualeur chef, et fit de sa tête un 



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VOYAGE DANS LA TAKTARiE. 583 

vase à boire qu'il portait suspendu à sa ceinture. La nation 
des Gètes ne voulut pas se soumettre aux vainqueurs, et 
préféra aller chercher ailleurs une autre patrie. Elle se di- 
visa en deux grandes bandes; Tune monta vers le nord- 
ouest^ et alla s'emparer des plaines situées sur les bords 
du fleuve lit par delà les glaciers des monts Moussour : 
c'est cette partie de la Tartarie qu'on nomme aujourd'hui 
le Tour goût. L'autre bande descendit vers le midi, entraîna 
dans sa fuite plusieurs autres tribus, et parvint jusque dans 
les contrées arrosées par Y Indus. Là elle dévasta le royaume 
fondé par les successeurs d'Alexandre, lutta longtemps 
contre les Parthes, et finit par s'établir dans la Baetriane. 
Les Grecs nommèrent ces tribus Tartares Indo-Scythes. 

Cependant la division se mit parmi les Huns ; et les Chi- 
nois, toujours politiques et rusés, en profitèrent pour les 
aifaiblir. Vers l'an 48 de notre ère, l'empire tartare se di- 
visa en septentrional et méridional. Sous la dynastie des 
Han, les Huns septentrionaux furent complètement défaits 
par les armées chinoises. Ils furent contraints d'aban- 
donner les contrées dans lesquelles ils s'étaient établis, et 
se portèrent par grandes troupes vers l'occident, jusque 
sur les bords de la mer Caspienne. Ils se répandirent dans 
les pays arrosés par le fleuve Volga] et aux environs des 
Palus-Méotides. 

Ils commencèrent en 376 leurs épouvantables excur- 
sions dans Femplre romain. Ils débutèrent par envahir le 
pays des Alains, peuples pasteurs et nomades comme eux. 
Ceux-ci se réfugièrent en partie dans les montagnes de la 
Circassie; d'autres se portèrent plus à l'ouest, et s'éta- 
blirent enfin sur le Danube. Plus tard, ils poussèrent devant 



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384 VOYAGE DÂISS LÀ TARTARIË. 

eux les Suèves, les Goths, les Gépides et les Vandales, et 
vinrent tous ensemble ravager la Germanie, au commen-* 
cernent du cinquième siècle.* Ces grandes hordes de bar- 
bares, semblables à des flots poussés les uns par les autres, 
formèrent ainsi, dans leurs courses dévastatrices, un affreux 
torrent qui finit par inonder TEurope. 

LesHuns méridionaux, qui étaient demeurés en Tartarie, 
furent long-temps affaiblis par la dispersion des septen- 
trionaux; mais ils se relevèrent insensiblement, et devinrent 
de nouveau redoutables aux Chinois. Us n'acquirent une 
véritable importance politique et historique, que sous le 
fameux Tchinggis&Aan, vers la fin du douzième siècle. 

La puissance des Tartares, long-temps comprimée dans 
les steppes de la Mongolie, rompit enfin ses digues, et Ton 
vit des armées innombrables, descendues des hauts pla- 
teaux de TAsie centrale, se précipiter avec fureur sur les 
nations épouvantées. Tchinggiskhan porta la destruction 
et la mort jusqu'aux contrées les plus reculées. La Chine, 
la Tartarie, ïlnde, la Perse, la Syrie, la Moscovie, la Po<- 
logne, la Hongrie, rAutricbe, toutes ces nations ressen^ 
tirent tour à tour les coups terribles du conquérant Tar* 
tare. La France, Tltalie, et les autres pays plus reculés 
vers Toccident, en furent quittes pour la peur» 

L'an 1260 de notre ère, le Khan Kkoubilat, petit^fils 
de TckinggU qui avait commencé la conquête de la 
Chine, acheva de soumettre ce vaste empire. Ce fut la 
première fois qu'il passa sous le joug des étrangers. Khou^ 
bilaî mourut à Péking l'an i29i, à Fàge de quatre-vingts 
ans. Son empire fut, sans contredit, le plus vaste qui ait 
jamais existé. Les géographes chinois disent que, sous la 



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VOYAGE DANS I.A TARTARIE* 385 

dynastie mongole des Youen, Tempire dépassa au nord tes 
monts In-ckan; à i*ouest il s'étendit au-deia des Gobi ou 
déserts sablonneux ; à Test il se termina aux pays situés à 
gauche du fleuve Siao, et au sud il atteignit les bords de la 
mer Youé. On sent que cette description ne comprend nul* 
Icment les pays tributaires de Tempire. Le Thibet, le Tur- 
kestan, la Moscovie, Siam, la Cochincbine, le Tonking, et 
la Corée reconnaissaient la suzeraineté du grand Khan des 
Tartares, et lui payaient fidèlement le tribut. Les nations 
européennes furent même, à plusieurs reprises, insolem- 
ment sommées de reconnaître la domination mongole. Des 
lettres orgueilleuses et menaçantes furent envoyées au 
Pape, au Roi de France, àTEmpreur, pour leurenjoîndrc 
d'apporter en tribut les revenus de leurs États jusqu'au 
fond de la Tartarie. Les princes issus de la famille de 
Tchinggiskhan, qui régnaient en Moscovie, en Perse, dans 
la Bactriane et dans la Sogdiane, recevaient Tinvestiture 
de l'empereur de Péking, et n'entreprenaient rien d'impor- 
tant, sans lui en avoir donné avis par avance. Les pièces 
diplomatiques que le roi de Perse envoyait, au treizième 
siècle, à Philippe-le-Bel, sont une preuve de cette subor* 
dination. Sur ces monuments précieux, qui se sont con- 
servés jusqu'à nos jours aux Archives de France, on voit 
des sceaux en caractères chinois, et qui constatent la su« 
prématie du grand Khan de Péking sur les souverains de 
la Perse. 

Les conquêtes de Tchinggiskhan et de ses succes- 
seurs, plus tard celles de Tamerlan ou Timour, qui trans- 
porta le siège de l'empire mongol à Samarcande, conlri- 
buèrenty autant et peut-être plus que lescroisades, àrenouer 



1. 1. 



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586 VOYAGE DAiNS LA TARTARiE. 

les relations de TEurope avec les États les plus reculés de 
l*orienty et favorisèrent les découvertes qui ont été si utiles 
au progrès des arts, des sciences et de la navigation. 

A cesujet, nous citerons ici un passage plein d'intérêt, ex- 
trait des Mémoires que M. Abel Rémusat fit parattreen \ 824, 
sur les relations politiques des princes chrétiens, et parti- 
culièrement des rois de France avec les empereurs mongols. 

« Les lieutenants de Tchinggiskhan, et de ses pre- 

» miers successeurs, en arrivant dans TAsie occidentale, 
» ne cherchèrent d'abord à y contracter aucune alliance. 
»Les princes dans les États desquels ils entraient se 
» laissèrent imposer un tribut ; les autres reçurent ordre 
» de se soumettre. Les Géorgiens et les Arméniens furent 
» du nombre des premiers. Les Francs de Syrie, les rois 
» de Hongrie, FEmpereur lui-même, eurent à repousser 
» d'insolentes sommations; le Pape n'en fut pas garanti par 
)> la suprématie qu*on lui reconnaissait à Tégard des autres 
» souverains chrétiens, ni le roi de France par la haute 
» renommée dont il jouissait dans tout Torient. La terreur 
D qu'inspiraient les Tartares ne permit pas de faire à leurs 
» provocations la réponse qu'elles méritaient. On essaya 
x> de les fléchir, on brigua leur alliance, on s'efforça de les 
» exciter contre les Musulmans. On eût difficilement pu 
D y réussir, si les Chrétiens orientaux qui, en se faisant 
)> leurs vassaux, avaient obtenu du crédit à la cour de leurs 
» généraux et de leurs princes, ne s'y fussent employés 
» avec ardeur. Les Mongols se laissèrent engager à faire la 
guerre au sultan d'Egypte. Tel fut l'état des rapports 
B qu'on eut avec eux pendant la première période, qui a 
» duré depuis 1W4 jusqu'en 1562. 



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VOYAGE DANS LA TARTARiE. 587 

» Dans la seconde période, le khalifat fut détruit ; une 
» principauté mongole se trouva fondée dans la Perse; elle 
» confinait aux États du sultan d'Egypte. Une rivalité san- 
» glante s'éleva entre les deux pays : les Chrétiens orien- 
» taux s'attachèrent à l'aigrir. L'empire des Mongols était 
» divisé ; ceux de Perse eurent besoin d'auxiliaires, leurs 
» vassaux d'Arménie leur en procurèrent; ces auxiliaires 
D furent les Francs. Leur puissance déclinait alors de plus en 
» plus; elle ne tarda pas à être détruite.De nouvelles croisades 
» pouvaient la relever. Les Mongols sollicitèrent en occi- 
» dent ; ils joignirent leurs exhortations à celles des Géor- 
D giens, des Arméniens, des débris des croisés réfugiés en 
» Chypre, et à celles des souverains pontifes. Les premiers 
» Tartares avaient débuté par des menaces et des injures; 
» les derniers en vinrent aux offres, et descendirent jus- 
» qu'aux prières. Vingt ambassadeurs furent envoyés par 
Deux en Italie, en Espagne, en France, en Angleterre; et 
» il ne tint pas à eux, que le feu des guerres saintes ne se 
» rallumât et ne s'étendît encore sur l'Europe et sur l'Asie. 
» Ces tentatives diplomatiques dont le récit forme, pour 
D ainsi dire, un épilogue des expéditions d'outre-mer, à 
» peine aperçues par ceux qui en ont tracé 1 histoire, ignorées 
» môme de la plupart d'entre eux» méritaient peut-être de 
» fixer notre attention. Il fallait rassembler les faits, résou- 
» dre les difficultés, mettre en lumière le système politique 
» auquel se lient les négociations avec les Tartares. Les 
» particularités de ce genre ne pouvaient être appréciées, 
» tant qu'on les considérait isolément, et sans les examiner 
» dans leur ensemble. On pouvait mettre en doute, comme 
p Voltaire et De Guignes, qu'un roi des Tartares eût pré- 



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588 VOYAGE DANS LA TARTAKIE. 

D venu Saint-Louis par des offres de service. Ce fait ne pa- 
» raissait tenir à rien, et le récit en devait sembler para- 
» doxal. Le même scepticisme serait déraisonnable , quand 
2> on voit que les Mongols n'ont fait autre chose pendant 
» cinquante années, et quand on est assuré, par la lecture 
» des écrits des contemporains, et par rinspection des monu- 
» ments originaux, que cette conduite était naturelle de 
» leur part, qu'elle entrait dans leurs vues, qu'elle était 
x> conforme à leurs intérêts, et qu'elle s'explique enfin par 
» les règles communes de la raison et de la politique.... 

» La série des événements qui se rattachent à ces négo- 
x> ciations sert à compléter l'histoire des croisades ; mais 
» la part qu'elles ont pu avoir dans la grande révolution 
x> morale qui ne tarda pas à s'opérer, les rapports qu'elles 
» firent naître entre des peuples jusqu'alors inconnus les 
uns aux autres, sont des faits d'une importance plus gé- 
» néraleet plus digne encore de fixer notre attention. Deux 
» systèmes de civilisation s'étaient établis, étendus, perfec- 
» tiennes, aux deux extrémités de l'ancien continent, par 
» l'effet de causes indépendantes , sans communication , 
» par conséquent sans influence mutuelle. Tout à coup les 
événements de la guerre et les combinaisons de la poli- 
» tique, mettent en contact ces deux grands corps, si long- 
D temps étrangers l'un à l'autre. Les entrevues solennelles 
a des ambassadeurs ne sont pas les seules occasions où il y 
» eutentr'eux des rapprochements; d'autres plus obscures, 
» mais encore plus efiicaces, s'établirent par des ramifica- 
étions inaperçues, mais innombrables, par les voyages 
8 d'une foule de particuliers, entraînés aux deux bouts du 
» monde^ dans des vues commerciales, à la suite des en- 



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VOYAGE DANS LA TAUTAIUE. 580 

» voyés ou des armées. L'irruption des Mongols, en boule- 
» versant tout, franchit toutes les distances, combla tous 
» les intervalles, et rapprocha tous les peuples ; les événe* 
» ments de la guerre transportèrent des milliers d'individus 
» à d^mmenses distances des lieux où ils étaient nés. L'his* 
D toire a conservé le souvenir des voyages des rois, des 
D ambassadeurs, de quelques missionnaires. Sempad FOr- 
x> bélien, Hayton roi d'Arménie, les deux David rois de 
» Géorgie, et plusieurs autres, furent conduits par des mo« 
» tifs politiques dans le fond de l'Asie. Yeroslaf , grand* 
» d*ic de Sousdal et vassal des Mongols, comme les autres 
» princes russes, vint à Kara-Koroum, où il mounit em«- 
» poisonné, dit-on, par la main même de l'impératrice, 
» mère de l'empereur Gayouk. Beaucoup de religieux ita- 
» liens, français, flamands, furent chargés de missions di- 
opiomatiques auprès du Grand-Khan. Des Mongols de dis- 
Dtinction vinrent à Rome, à Barcelone, à Valence, à Lyon, 
»à Paris, à Londres, à Northampton; et un Franciscain du 
» royaume de Naples fut archevêque de Péking. Son suc- 
» cesseur fut un professeur de théologie de la Faculté de 
d Paris. Mais combien d'autres personnages moins connus 
B furent entraînés à la suite de ceux-là , ou comme es- 
A claves, ou attirés par l'appât du gain, ou guidés par la 
» curiosité, dans des contrées jusqu'alors inconnues! Leha- 
» sard a conservé le nom de quelques-uns. Le premier en- 
» voyé qui vint trouver le roi de Hongrie de la part des 
» Tartares, était un Anglais banni de son pays pour cer- 
tains crimes, et qui, après avoir erré dans toute TAisie, 
» avait fini par prendre du service chez les Mongols. Un 
» Cordelier flamand rencontra dans le fond de la Tartarie 



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rm VOYAGE Dans la tartarie. 

» une femme de Metz, nommée Paquette^ qui avait été en-* 
» levée en Hongrie, un orfèvre parisien, dont le frère était 
h établi à Paris sur le grand Pont, et un jeune homme des 
» environs de Rouen, qui s'était trouvé à la prise de Bel- 
» grade; il y vit aussi des Russes, des Hongrois et des Fia* 
» mands. Un chantre, nommé Robert, après avoir parcouru 
» TAsie orientale, revint mourir dans la cathédrale de 
» Chanres; un Tartare était fournisseur de casques dans 
» les armées de Pbilippe*le-Bel ; Jean de Plan-Carpin 
» trouva, près de Gayouk, un gentilhomme russe, qu'il 
» nomme Temer, qui servait d'interprète ; plusieurs mar- 
» chands de Breslaw, de Pologne, d'Autriche, l'accompa* 
» gnèrent dans son voyage en Tartarie; d'autres revinrent 
» avec lui par la Russie; c'étaient des Génois, des Pisans, 
» des Vénitiens. Deux marchands de Venise, que le hasard 
» avait conduits à Bokhara. Ils se laissèrent aller à suivre 
» un ambassadeur mongol que Houlagou envoyait à Khou- 
n bilai ; ils séjournèrent plusieurs années tant en Chine qu'en 
» Tartarie , revinrent avec des lettres du Grand- Khan pour le 
» Pape , retournèrent auprès du Grand-Khan , emmenant 
«avec eux le fils de l'un d'eux , le célèbre Marc-Pol, et 
» quittèrent encore une fois la cour de Khoubilai pour s'en 
» revenir à Venise. Des voyages de ce genre ne furent pas 
» moins fréquents dans le siècle suivant. De ce nombre 
» sont ceux de Jean de Mandeville, médecin anglais, d'O* 
» deric de Frioul, de Pegoletti , de Guillaume de Boulde- 
» selle et de plusieurs autres. On peut bien croire que ceux 
» dont la mémoire s'est conservée, ne sont que la moindre 
» partie de ceux qui furent entrepris, et qu'il y eut, dans ce 
» temps, plus de gens en état d'exécuter des courses loin- 



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Y0YA6B DANS LA TARTARIE. 391 

» taines que d'en écrire la relation. Beaucoup de ces aven^ 
» tuners durent se fixer et mourir dans les contrées quHs 
» étaient allé visiter. D'autres revinrent dans leur patrie, 
» aussi obscurs qu*auparavant ; mais Timagination remplie 
» de ce qu'ils avaient vu , le racontant à leur famille, Texagé- 
x> rant sans doute, mais laissant autour d'eux, au milieu de 
» fables ridicules, des souvenirs utiles et des traditions ca- 
» pables de fructifier. Ainsi furent déposées en Allemagne, 
B en Italie, en France, dans les monastères, chez les sei- 
» gneurs, et jusque dans les derniers rangs de la société, 
» des semences précieuses destinées à germer un peu plus 
D tard. Tous ces voyageurs ignorés, portant les arts de leur 
D patrie dans les contrées lointaines, en rapportaient d'au^ 
x> très connaissances non moins précieuses, et faisaient, sans 
D s'en apercevoir, des échanges plus avantageux que tous 
«ceux du commerce. Parla, non-seulement le trafic des 
«soieries, des porcelaines, des denrées de l'Hindoustan, 
» s'étendait et devenait plus praticable ; il s'ouvrait de nou^ 
«velles routes à l'industrie et à l'activité commerciale: 
« mais, ce qui Valait mieux encore, des mœurs étrangères, 
« des nations inconnues, des productions extraordinaires, 
«venaients'oifriren foule àl'espritdes Européens resserrés, 
» depuis la chute de l'empire romain, dans un cercle trop 
» étroit. On commença à compter pour quelque chose la 
î) plus belle, la plus peuplée et la plus anciennement civi- 
r> lisée des quatre parties du monde. On songea à étudier 
n les arts, les croyances, les idiomes des peuples qui l'ha- 
» bitaient ; et il fut même question d'établir une chaire de 
« langue tartare dans l'Université de Paris. Des relations 
» romanesques ,J>ientAt discutées et approfondies, répandi- 



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SDi VOYAGE DANS LA TARTAftIE. 

» rent de toute part des notions plus justes et plus variées ; 
» le monde sembla s*ouvrir du côté de TOrient; la géogra- 
D phie fit un pas immense ; Tardeur pour les découvertes 
devint la forme nouvelle que revêtit Tesprit aventureux 
» des Européens. L'idée d'un autre hémisphère cessa , 
» quand le nôtre fut mieux connu , de se présenter à Tes- 
prit comme un paradoxe dépourvu de toute vraisem- 
» blance; et ce fut en allant à la recherche du Zipongri 
x>de Mirc-Pol, que Christophe Colomb découvrit le nou* 
x> veau Monde. 

D Je m'écarterais trop de mon sujet, en recherchant quels 
h furent, dans TOrient, les effets de Tirruption des Mongols. 
D La destruction du Khalifat, l'extermination des Bulgares, 
» des Romans, et d'autres peuples septentrionaux. L'épui* 
» sèment de la population de la haute Asie, si favorable à 
» la réaction par laquelle les Russes, jadis vassaux des Tar- 
» tares, ont à leur tour subjugué tous les nomades du Nord ; 
» la soumission de la Chine à une domination étrangère, 
» rétablissement définitif de la religion indienne au Thibet 
» et dans la Tartarie : tous ces événements seraient dignes 
» d'être étudiés en détail. Je ne m'arrêterai pas même à 
» examiner quels peuvent avoir été, pour les nations de l'A- 
)»$ie orientale, les résultats des communications qu'elles 
» eurent avec FOccident. L'introduction des chiffres in* 
» diens à la Chine, la connaissance des méthodes astrono- 
» miques des Musulmans, la traduction du nouveau Testa- 
ment et des Psaumes en langue mongole, faite par l'Ar- 
» chevêque latin de Khan-Balik (Péking) , la fondation de 
» la hiérarchie lamaïque, formée à l'imitation de la cour 
» pontificale, et produite par la fusion qui s'opéra entre les 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. ÔO.T 

f> débris du nestorianisme établi dans la Tartarie et les 
D dogmes des Bouddhistes : voilà toutes les innovations 
D dont il a pu rester quelques traces dans F Asie orientale ; 
» et, comme on voit, le commerce des Francs n'y entre 
que pour peu de chose. Les Asiatiques sont toujours pu* 
nis du dédain qu'ils ont pour les connaissances des Euro- 
» péens, par le peu de fruit que ce dédain même leur per- 
» met d'en tirer. Pour me borner donc à ce qui concerne 
loles occidentaux, et pour achever de justifier ce que j'ai 
dit en commençant ces Mémoires, que les eifets des rap* 
D ports qu'ils avaient eus dans le treizième siècle avec les peu- 
pies de la haute Asie, avaient contribué indirectement 
D aux progrès de la civilisation européenne, je terminerai 
» par une réflexion que je présenterai avec d'autant plus 
» de confiance, qu'elle n'est pas entièrement nouvelle, et 
x> que cependant les faits que nous venons d'étudier sem* 
is> blent propres à lui prêter un appui qu'elle n'avait pas au« 
paravant. 

» Avant l'établissement des rapports que les croisades 
fi d'abord, et plus encore l'irruption des Mongols, firent 
«naître entre les notions de l'Orient et de l'Occident, la 
» plupart de ces inventions qui ont signalé la fin du moyen 
oâge, étaient depuis des siècles connues des Asiatiques. 
DLa polarité de l'aimant avait été observée et mise en 
» œuvre à la Chine, dès les époques les plus reculées. Les 
» poudres explosives ont été de tout temps connues des 
» Hindous et des Chinois. Ces derniers avaient, au dixième 
siècle, des chars à foudre qui paraissent avoir été des ca- 
nons. Il est difficile de voir autre chose dans les pierners 
» à feu, dont il est si souvent parlé dans Thistoire des Mon- 



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594 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

9 gols. Houlagou; partant pour la Perse, avait dans son ar- 
» mée un corps d*artilleur8 chinois. D'un autre côté, Tédi- 
» tion prineeps des livres classiques, gravée en planches de 
» bois, est de Fan 952. L'établissement du papier-monnaie 
» et des comptoirs pour le change, eut lieu chez les JoU" 
» Tcken Tan ii5i; l'usage de la monnaie de papier fut 
» adopté par les Mongols établis à la Chine; elle a été con- 
» nue des Persans sous le nom même que les Chinois lui 
donnent, et Josaphat Barbaro apprit en 4450 d'un Tar- 
» tare intelligent, qu'il rencontra à Asof et qui avait été en 
» ambassade à la Chine ; que cette sorte de monnaie y était 
» imprimée chaque année con nuova stampa ; et l'exprès- 
» sion est assez remarquable pour l'époque où Barbaro fit 
B cette observation. Enfin les cartes à jouer, dont tant de 
h savants ne se seraient pas occupés de rechercher l'ori- 
gine, si elle ne marquait l'une des premières applications 
x> de l'art de graver en bois, furent imaginées à la Chine 
» l'an 1120. 

» Il y a d'ailleurs, dans les commencements de chacune 
» de ces inventions, des traits particuliers qui semblent pro* 
a près à en faire découvrir l'origine. Je ne parlerai point de 
x> la boussole, dont Hager me paratt avoir soutenu victo- 
» rieusement l'antiquité à la Chine, mais qui a dû passer en 
» Europe par l'eifet des croisades, antérieurement à l'ir- 
» ruption des Mongols, comme le prouvent le fameux pas- 
» sage de Jacques de Yitry et quelques autres. Mais les 
plus anciennes cartes à jouer, celles du jeu de tarots, ont 
» une analogie marquée par leur forme, les dessins qu'elles 
» offrent, leur grandeur, leur nombre, avec les cartes dont 
» se servent les Chinois. Les canons fiirent les premières 



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VOYAGE DANS LA TARTARïE. 395 

» armes à feu dont oo fit usage en Europe ; ce sont aussi, 
» à ce qu'il parait, les seules que les Chinois connussent à 
» cette époque. La question relative au papier-monnaie, pa« 
» rait avoir été envisagée sous son véritable jour par M* Lan- 
» glés, et après lui par Hager Les premières planches dont 
» on s'estsenipour imprimer étaient de botset stéréotypées, 
» comme celles des Chinois ; et rien n'est plus naturel que 
» de supposer que quelque livre venu de la Chine a pu en don* 
» ner Tidée :cela ne serait pas plus étonnant que le fragment 
» de Bible en lettres gothiques, que le P. Martini trouva 
ochez un Chinois de Tchang-Tcheou-Fou. Nous avons 
x> Texemple d'un autre usage; qui a manifestement suivi la 
» même route; c'est celui du Souan-Pan ou de la machine 
D arithmétique des Chinois, qui a été sans aucun doute ap« 
portée en Europe par les Tartares de Farmée de Batou, 
D et qui s'est tellement répandue en Russie et en Pologne, 
» que les femmes du peuple qui ne savent pas lire, ne se 
» servent pas d'autre chose pour les comptes de leur ménage 
» et les opérations du petit commerce. La conjecture qui 
» donne une origine chinoise à l'idée primitive de la typo<* 
» graphie européenne, est si naturelle, qu'elle a été propo- 
» sée avant même qu'on eût pu recueillir toutes les circon- 
stances qui la rendent si probable : c'est Tidée de Paul 
» Jove et de Hendoça, qui pensent qu'un livre chinois put 
oétre apporté, avant l'arrivée des Portugais aux Indes, par 
p l'entremise des Scythes et des Moscovites. Elle a été dé- 
D veloppée par un Anglais anonyme ; et .si Ton a soin de 
» mettre de côté l'impression en caractères mobiles, qui est 
» bien certainement une invention particulière aux Euro-* 
n péens, on ne voit pas ce qu'on pourrait opposer à une 



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5J0 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

» hypothèse qui offre une si grande vraisemblance. 
» Hais cette supposition acquiert un bien plus haut de- 
» gré de probabilité, si on rapplique à Tensemble des dé* 
B couvertes dont il est question. Toutes avaient été faites 
»dans TAsie orientale, toutes étaient ignorées dans rocci- 
» dent. La communication a lieu ; elle se prolonge pendant 
» un siècle et demi ; et un autre siècle à peine écoulé, 
» toutes se trouvent connues en Europe. Leur source est 
enveloppée de nuages ; le pays où elles se montrent, les 
» hommes qui lesont produites, sont également un sujet de 
D doute ; ce ne sont pas tes contrées éclairées qui en sont 
]» le théâtre; ce ne sont point des savants qui en sont les 
D auteurs : des gens du peuple, des artisans obscurs font 
coup sur coup briller ces lumières inattendues. Rien ne 
D semble mieux montrer les effets d'une communication ; 
D rien n'est mieux d'accord avec ce que nous avons dit 
» plus haut, de ces canaux invisibles, de ces ramifications 
& inaperçues, par où ks connaissances des peuples orien- 
» taux avaient pu pénétrer dans notre Europe. La plupart 
» de ces inventions se présentent d'abord dans l'état d'en- 
» fance où les ont laissées les Asiatiques, et cette circon- 
» stance nous permet à peine de conserver quelques doutes 
» sur leur origine. Les unes sont immédiatement mises en 
» pratique; d'autres demeurent quoique temps enveloppées 
» dans une obscurité qui nous dérobe leur marche, et sont 
» prises, à leur appirition, pour des découvertes nouvelles; 
toutes bientôt perfectionnées, et comme fécondées par le 
x> génie dt^s Européens, agissent ensemble, etcommuni- 
x>quent à Tintelligence humaine le plus grand mouvement 
» dont on ait conservé le souvenir. Ainsi, par ce choc des 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 3»7 

» peuples, se dissipèrent les ténèbres du nioyen ftge. Des 
«catastrophes, dont l'espèce humaine semblait n'avoir 
» qu'à s'affliger, servirent à la réveiller de la léthargie où 
» elle était depuis des siècles; et la destruction de vingt em- 
» pires fut le prix auquel la Providence accorda à l'Europe 
» les lumières de la civilisation actuelle.» 

La dynastie mongole des Youen occupa l'empire pendant 
un siècle. Après avoir brillé d'une splendeur dont les re-- 
flets se répandirent sur les contrées les plus éloignées, elle 
s'éteignit avec Chun-Ti, prince faible, et plus soucieux de 
frivoles amusements, que du grasu héritage que lui avaient 
légué ses ancêtres. Les Chinois reconquirent leur indépen- 
dance-, et Tchou-Youen-Tchang, fils d'un laboureur et 
long-temps domestique dans un couvent de bonzes, fut le 
fondateur de la célèbre dynastie des Ming. Il monta sur le 
trône impérial en 1368, et régna sous le nom de Houng- 
Wou. 

Les Tartares furent massacrés en grand nombre dans 
l'intérieur de la Chine, et les autres furent refoulés dans 
leur ancien pays. L'empereur Young-Lo les poursuivit et 
alla les chercher jusqu'à trois fois au-delà du désert, à plus 
de deux cents lieues au nord de la grande muraille, pour 
achever de les exterminer. U ne put pourtant en venir à 
bout, et étant mort au retour de sa troisième expédition, 
ses successeurs laissèrent les Tartares en repos au-delà 
du désert, d'où ils se répandirent de côté et d'autre. Les 
principaux princes du sang de Tchinggiskhan occupèrent 
chacun avec leurs gens un pays particulier, et donnèrent 
naissance à diverses tribus, qui toutes formèrent autant de 
petites souverainetés* 



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598 VOYAGE DANS LA TARTAHlE. 

Ces princes déchus, toujours tourmentés parlesouvenif 
de leur ancienne domination^ reparurent plusieurs fois 
aux frontières de Tempire, et ne cessèrent jamais de donner 
de rinquiétude aux souverains chinois, sans pourtant ve- 
nir à bout de leurs tentatives d'invasion. 

Vers le commencement du dix-seplième siècle, les Tàr- 
tares liantchous s'étant emparés de la Chine, les Mongols 
leur firent petit à petit leur soumission, et se placèrent 
sous leur suzeraineté. Les Oelets, tribu mongole qui tire 
son nom d'Oloutai, célèbre guerrier dans le quinzième siè- 
cle, faisaient des invasions fréquentes dans le pays des 
Kbalkhas; il s'éleva une guerre acharnée entre ces deux 
peuples. L'empereur Khang-Hî, sous prétexte de les récon- 
cilier, prit part à leur querelle; il termina la guerre en sou- 
mettant les deux partis, et étendit sa domination dans la 
Tartane jusqu'aux frontières de la Russie. Les trois Khans 
des Khalkhas vinrent faire leur soumission à l'empe- 
reur mantchou, qui convoqua une grande réunion aux en- 
virons de Tolm-Noor. Chaque Khan lui fit présent de 
huit chevaux blancs et d'un chameau blanc ; de là ce tribut 
fut nommé en langue mongole Yousoun^Dehayan (les 
neufs blancs); il fut convenu que tous les ans ils en appor- 
teraient un semblable. 

Aujourd'hui les peuples tartares, plus ou mdns soumis 
à la domination des empereurs mantchous, ne sont plus ce 
qu'ilsélaienl au temps deTchinggiskhan et de Timour. De- 
puis cette époque, la Tartarie a été bouleversée par tant 
de révolutions, elle a subi des changements politiques et 
géographiques si notables, que ce qu'en ont dit les voya- 
geurs et les écrivains d'autrefois, ne saurait plus lui convenir. 



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VOYAGE DANS LA "ÏAKTARIE. 599 

Pendant long-temps les géographes ont divisé la Tar* 
tarie en trois grandes parties : l"" la Tartarie russe, s'éten- 
dant de Test à Touest depuis la mer de Kamtchatka jusqu'à 
la mer Noire, et du nord au sud depuis les pays habités 
par les peuplades Tongouses et Samoiédes jusqu'aux lacs 
Baikal et Aral. 3"* La Tartarie chinoise, bornée à Test par 
la mer du Japon, au midi par la grande muraille de la 
Chine, à Touest par le Gobi ou gi*and désert sablonneux, 
et au nord par le lac Baikal. 3"* Enfin la Tartarie indépen- 
dante, s' étendant jusqu'à la mer Caspienne, et englobant 
dans ses limites tout le Thibet. Une division semblable est 
tout-à-fait chimérique, et ne peut reposer sur aucun fon- 
dement. Tous ces vastes pays, à la vérité, ont fait partie 
autrefois des grands empires de Tchinggiskhan et de Ti- 
mour ; les hordes tartares s'en faisaient à volonté descam^ 
pements, pendant leurs courses guerrières et vagabondes. 
Mais aujourd'hui tout cela a changé; et pour se former 
une idée exacte de la Tartarie moderne, il est nécessaire 
de modifier beaucoup les notions qui nous ont été trans- 
mises par les auteurs du moyen ftge, et qui, faute de 
nouveaux et meilleurs renseignements, ont été adoptés par 
tous les géographes jusqu'à Malle-Brun inclusivement. 

Pour bien fixer ses idées sur la Tartarie, nous pensons 
que la règle la plus claire, la plus certaine, et par consé- 
quent la plus raisonnable, est d'adopter les opinions des 
Tartares eux-mêmes et des Chinois, bien plus compétents 
en cette matière que les Européens, qui, n'ayant aucune 
relation avec cette partie de l'Asie, sont obligés de s'aban* 
donner à des conjectures souvent peu conformes à la vérité. 

Suivant un usage univei*se!; et qu'il nous a été facile de 



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400 VOYAGE DANS LA TARTARiE. 

constater pendant nos voyages, nous diviserons les peu- 
ples Tartares en orientaux (Toung-Ta-Dze) ou Mantchous, 
et occidentaux (Si-Ta-Dze) ou Mongols. Les limites de la 
Hantcbourie sont très-claires, comme nous Tavons déjà 
dit : elle est bornée au nord par les monts Kinggan qui la 
séparent de la Sibérie; au midi par le golfe Phou-Hai et la 
Corée; à Torient par la mer du Japon, et à Toccident par 
la barrière de pieux, et un embranchement du Sakhalien-- 
Oula. 11 serait difficile de fixer les bornes de la Mongolie 
d'une manière aussi précise ; cependant, sans beaucoup s*é- 
cailer de la vérité, on peut les comprendre entre le 
soixante-quinzième et le cent dix-huitième degré de Ion* 
gitude de Paris, et entre le trente-cinquième et le cin- 
quantième degré de latitude septentrionale. La grande et 
la petite Boukarie, la Kalmoukie, le grand et le petit Tlii- 
bet, toutes ces dénominations nous paraissent purement 
imaginaires. Nous entrerons là*dessus dans quelques dé* 
tails, dans la seconde partie de notre voyage, lorsque nous 
aurons à parler du Thibet et des peuples qui lavoisinent. 
Les peuples qui se trouvent compris dans la grande divi* 
sion de la Mongolie, que nous venons de donner, ne doivent 
pas tous indistinctement être considérés comme Mongols.il 
en est plusieurs auxquels on ne peut attribuer cette dé- 
nomination, qu'avec certaines restrictions. Vers le nord* 
ouest, par exemple, les Mongols se confondent souvent avec 
les Musulmans, et vers le sud avec les Si-Fans ou Thibé- 
tains orientaux. La meilleure méthode pour distinguer 
sûrement ces peuples, c'est de faire attention à leur lan- 
gage, à leurs mœurs, à leur religion, à leur costume^ et 
surtout au nom qu'ils se donnent eux-mêmes. 



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VOYAGE DANS LA TARTAUIE. 401 

Les Mongols-Khalkhas sont les plus nombreux^ les plus 
riches et les plus célèbres dans Thistoire; ils occupent 
tout le nord de la Mongolie. Leur pays est immense ; il 
comprend près de deux cents lieues du nord au sud, et 
environ cinq cents de Test à l'ouest. Nous ne répéte- 
rons pas ici tout ce que nous avons déjà dit du pays des 
Khalkhas; nous ajouterons seulement qu'il se divise en 
({uatre grandes provinces, soumises à quatre souverains 
spéciaux; ces provinces se subdivisent elles-mêmes en 
quatre-vingt-quatre bannières, en chinois Ky, et en Bion- 
gol Bochkhm; des princes de divers degrés sont placés 
à la tête de chaque bannière. Malgré l'autorité de ces princes 
séculiers, on peut dire que les Khalkhas dépendent tous 
du Guison-Tamba, grand Lama, Bouddha-vivant de tous 
lesMongols*Khalkhas,qui ne font un honneur de se nommer 
Disciples du saint du Kouren, (Kouré boktc ain chabi.) 
Les Mongols du sud n'otit pas de dénomination particu- 
lière. Ils prennent simplement le nom de la principauté à 
laquelle ils appartiennent. Ainsi on dit : Mongol du Sou- 
niout. Mongol de Géchekten etc. La Mongolie méridionale 
comprend vingt-cinq principautés, qui, comme celles des 
Khalkhas, se divisent ensuite en plusieurs Bochkhm. 
Les principales sont : TOrtous, les deux Toumet,les deux 
Souniout, le Tchakar, Karatsin, Oungniot, Géchekten, 
Barin, Nayman, et le pays des Elents. 

Les Mongols méridionaux, voisins de la grande niuraillc, 
ont un peu modifié leurs mœurs, par les rapports fréquents 
qu'ils ont avec les Chinois. On remarque quelquefois dans 
leur costume une certaine recherche , et dans leur carac- 
tère des prétentions aux ratRnements de la politesse chi- 
ï. t. tro 



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40!2 VOYAGii; DAJNS LÀ lAHTARll::. 

lUNse. En se dépouillant de ce sans^açon et de cette bon- 
homie qu'on trouve chez les Mongols du Nord, ils ont 
emprunté à leurs vwsins quelque diose de leur astuce et 
de leur fatuité. 

En allant vers le sud-ouest, on rencontre les Mongols 
du Koukou-Noor, ou lac Bleu (en diinois, Tsing-ffaï, 
mer Bleue). 11 s'en faut bien que ce pays ait toute reten- 
due qu'on lui assigne généralement dans les cartes géo- 
graphiques. Les Mongols du Koukou-Noor n'occupent 
que les environs du lac qui leur a donné son nom. Encore 
sont-ils mélangés de beaucoup de Si-Fans, qui ne peuvent 
demeurer avec sécurité dans leur propre pays, à cause de 
certaines hordes de brigands qui ne cessent de le désoler. 

A l'ouest du Koukou-Noor, est la rivière Tsaidam, où 
campent de nombreuses peuplades qu'on nomme Mongols- 
Tsaidam, et qu'on ne doit pas confondre avec les Mongols 
du Koukou-Noor. Plus loin encore, et au cœur même du 
Thibet, on rencontre d'autres tribus mongoles. Nous n'en 
disons rien ici, parce que nous aurons occasion d'en parler 
dans le cours de notre voyage. Nous reviendrons aussi, 
avec quelques détails, sur les Mongols du Koukou-Noor 
et de Tsaidam. 

Les Tartares Torgots , qui habitaient autrefois non loin 
de Kara-Koroum, capitale des Mongols du temps de 
Tchinggiskhan, se trouvent actuellement aunord*ouest de 
la Mongolie. En i672, la tribu tout entière, après avoir 
plié ses tentes et rassemblé ses nombreux troupeaux, 
abandonna les lieux qui lui avaient servi de berœau. EUe 
s'avança vers la partie occidentale de l'Asie, et alla s'éta- 
blir dans tes steppes qui sont entre le Don et le Volga. 



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VOYAGE DAKS LA TARTARIE. 403 

Les princes Torgots reconnurent là domination des em- 
pereurs moscovites, et se déclarèrent leurs vassaux. Ce- 
pendant ces hordes vagabondes et passionnées à Texcès 
pour rindépendance de leur vie nomade, ne purent s'ac- 
commoder long -temps des nouveaux maîtres qu'elles 
s'étaient choisis. Bientôt elles prirent en aversion les lois 
et les institutions régulières, qui commençaient à s'établir 
dans Tempire russe. En 1770, la tribu des Torgots optera 
de nouveau une migration générale. Guidée par son chef, 
Oboucha, elle disparut subitement, dépassa les fronti^s 
russes, et s'arrêta sur les bords de la rivière d'//f . Cette 
fuite avait été concertée avec le gouvernem^eot de Péking. 
L'Empereur de Chine, qui avait été prévenu de l'époque 
de son d^rt, la prit sous sa protection, et lui assigna 
des cantonnements sur les bords de la rivière dV/û 

La principauté d'Ili est actuellement comme le Botany- 
Bay de la Chine. C'est là que sont déportés les criminels 
chinois, condamnés à l'exil par les lois de l'Empire. Avant 
d'arriver dans ces lointains pays, ils sont obligés de tra- 
verser des déserts affireux, et de franchir les monts Mous- 
8our (glaciers). Ces montagnes gigantesques sont unique- 
naent formées de glaçons entassés les uns sur les autres, 
de manière que les voyageurs ne peuvent avancer qu'à la 
condition de tailler des escaliers au milieu de ces glaces 
éterndles. De l'autre côté des monts Moussouf\ le pays 
est, dit-on, magnifique, le climat assez tempéré, et la terre 
profMTe à toute espèce de culture. Les exilés y ont trans- 
porté un grand nombre de productions de la Chine ; mais 
les Mongols oontinuent toujours d'y mener leur vie nomade 
H de Mre paître leurs troupeaux» 



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40 i VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

Nous avons eu occasion de voyager long-temps avec 
des Lamas du Torgot; il en est même qui sont arrivés 
avec nous jusqu'à Lha-Ssa. Nous n'avons remarqué, ni 
dans leur langage, ni dans leurs mœurs, ni dans leur cos- 
tume, rien qui pût les distinguer des autres Mongols. Ils 
nous parlaient beaucoup des Oros (Russes) ; mais toujours 
de manière à nous faire comprendre qu'ils étaient peu 
désireux de passer de nouveau sous leur domination. Les 
chameaux du Torgot sont d'une beauté remarquable ; ils 
sont, en général, plus grands et plus forts que ceux des 
autres parties de la Mongolie. 

Il serait bien à désirer qu'on pût envoyer des Mission- 
naires jusqu'à y/î. Nous pensons qu'ils y trouveraient déjà 
toute formée une chrétienté nombreuse et fervente. On 
sait que c'est dans ce pays qu'on exile depuis long^temps, 
de toutes les provinces de la Chine , les Chrétiens qui ne 
veulent pas apostasier. Le Missionnaire qui obtiendrait la 
faveur d'aller exercer son zèle dans le Torgot, aurait sans 
doute à endurer d'épouvantables misères pendant son 
voyage; mais quelle consolation pour lui, d'apporter les 
secours de la religion à tous ces généreux confesseurs de 
la foi, que la tyrannie du gouvernement chinois envoie 
mourir dans ces contrées éloignées ! 

Au sud-ouest du Torgot est la province de Khachghar. 
Aujourd'hui ce pays ne peut nullement être considéré 
comme Mongol. Ses habitants n'ont ni le langage, ni la 
physionomie, ni le costume, ni la religion, ni les mœui^ 
des Mongols; ce sont des Musulmans. Les Chinois, aussi 
bien que les Tartares, les appellent Hoeï-Ifoet, nom par le- 
quel on désigne les Musulmans qui habitent dans l'intérieur 



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VOYAGE DAiNS LA TARTARIE. 405 

de Tcmpire chinois. Ce que nous disons des Aliachyhar, 
peut aussi s'appliquer aux peuples qui sont au sud des 
montagnes célestes^ en chinois : Tien-Chan^ et en Mongol : 
Bokte oola (Montagnes saintes.) 

Dans ces derniers temps, le gouvernement chinois a eu 
à soutenir une terrible guerre contre le Khachghar. Les 
détails que nous allons donner, nous les tenons de la 
bouche de plusieurs Mandarins militaires qui ont été de 
cette fameuse et lointaine expédition. 

La cour de Péking tenait dans le Khachghar deux grands 
Mandarins, avec le titre de délégués extraordinaires (Kin- 
Icbaï); ils étaient chargés de surveiller les frontières, et 
d'avoir Tœil ouvert sur les mouvements des peuples voi- 
sins. Ces officiers chinois, loin de toute surveillance, exer- 
çaient leur pouvoir avec une tyrannie si affreuse et si ré- 
voltante, qu'ils finirent par pousser à bout la patience des 
peuples du Khachghar. Ils se levèrent en masse, et mas- 
sacrèrent tous les Chinois qui habitaient leur pays. La 
nouvelle parvint à Péking. L'Empereur, qui n'était pas in* 
struit de la conduite révoltante de ses envoyés, leva prom-^ 
ptement des troupes, et les fit marcher contre les Musul- 
mans. La guerre fut longue et sanglante. Le gouvernement 
chinois dut, à plusieurs reprises, envoyer des renforts. Los 
Hoeï'Hoeï avaient à leur tête un brave nommé Tchankœnl, 
Sa taille, nous a-t-on dit, était prodigieuse, et il n'avait 
pour toute arme qu'une énorme massue. Il défit souvent 
l'armée chinoise, et causa la ruine de plusieurs grands 
Mandarins militaires. Enfin l'Empereur envoya le fameux 
Yang, qui termina cette guerre. Le vainqueur du Khach- 
ghar est un Mandarin militaire de la province du Change 



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406 VOYAGE DANS LA TARTARiE. 

Tong, remarquable par sa haute taille, et surtout par la pro- 
digieuse longueur de sa barbe. Diaprés ce qu'on nous en a 
dit, sa manière de combattre était assez singulière; aus- 
sitôt que Faction s'engageait, il faisait deux grands nœuds 
à sa barbe pour n'en être pas embarrassé, puis il se por- 
tait sur l'arrière de ses troupes. Là, armé d'un long sabre, 
il poussait ses soldats au combat, et massacrait impitoya- 
blement ceux qui avaient la lâcheté de reculer. Cette façon 
de commander une armée paraîtra bien bizarre; mais ceux 
qui ont vécu parmi les Chinois y verront que le génie mi- 
litaire de Yang était basé sur la connaissance de ses sol- 
dats. 

Les Musulmans forent défaits, et on s'empara par trahi- 
son de TchankoeuL II fut envoyé à Péking, où il eut à 
endurer les traitements les plus barbares et les plus humi« 
liants, jusqu'à être donné en spectacle au public, enfermé 
dans une cage en fer, comme une bête fauve. L'Empereur 
Tao-Kouang voulut voir ce guerrier dont la renommée 
était si grande, et ordonna qu'on le lui amenât. Les 
Mandarins prirent aussitôt l'alarme; ils craignirent que le 
prisonnier ne révélât à l'Empereur les causes qui avaient 
suscité la révolte du Khachghar, et les affreux massacres 
qui en avaient été la suite. Les grands dignitaires compri- 
rent que ces révélations pourraient leur être funestes, et 
les rendre coupables de négligence aux yeux de l'Empe- 
reur , pour n'avoir pas surveillé les Mandarins envoyés 
dans les pays étrangers. Pour obvier à ce danger, ils firent 
avaler à l'infortuné Tchankoeul un breuvage qui lui ôta la 
parole, et le fit tomber dans une stupidité dégoûtante. 
Quand il parut devant l'Empereur, sa bouche, dit-on, 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 407 

était écumante^ et sa figure hideuse; il ne |mt répondre à 

aucune des questions qui lui dirent adressées Tobaa* 

koeul Alt condamné à être coupé en morceaux, et à servir 
de pâture aux chiens. 

Le Mandarin Yang iut comblé des feveurs de TÉmpe^ 
reur, pour avoir si heureusement terminé la guerre du 
Khachghar. Il obtint la dignité de Bateurou, noot tartare 
qui signifie valeureux. Ce titre est le plus honorifique que 
puisse obtenir un mandarin militaire. 

Le Batourou Yang fut envoyé contre les Anglais lors de 
leur dernière guerre avec les Chinois ; il parait que sa tac- 
tique ne lui a pas réussi. Pendant notre voyage en Chine, 
nous avons demandé à plusieurs Mandarins pourquoi le 
Batourou Yang n'avait pas exterminé les Anglais; tous 
nous ont répondu qu'il en avait eu compassion. 

Les nombreuses principautés qui composent la Mon*^ 
golie sont toutes, plus ou moins, dépendantes de Fempe- 
reur Mantchou , suivant qu'elles montrent plus ou moins 
de faiblesse dans les relations qu'elles ont avec la cour de 
Péking. On peut les considérer comme autant de royaumes 
feudataires, qui n'ont d'obéissance pour leur suzerain, que 
d'après la mesure de leur crainte ou de leur intérêt. Ce 
que la dynastie mantcboue redoute par-dessus tout, c'est 
le voisinage de ces tribus tartares. Elle comprend que, 
poussées par un chef entreprenant et audacieux , elles 
pourraient renouveler les terribles guerres d'autrefois, et 
s'emparer encore de l'empire. Aussi use-t-elle de tous les 
moyens qui sont en son pouvoir, pour conserver l'amitié 
des princes mongols, et affkiblir la puissance de ces redou- 
tables nomades. C'est dans ce but, comme nous l'avons 



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408 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

déjà remarqué ailleurs, qu'elle favorise le iamanisme, en 
dotant richement les lamaseries, et en accordant de nom- 
breux privilèges aux Lamas. Tant qu'elle saura maintenir 
son influence sur la tribu sacerdotale, elle peut être assu- 
rée que ni les peuples ni les princes ne sortiront de leur 
repos. 

Les alliances sont un second moyen par lequel la dy* 
nastie régnante cherche à consolider sa domination en 
Mongolie. Les filles et les plus proches parentes de TËm- 
pereur, passant dans les familles princières de la Tartarie, 
contribuent à entretenir entre les deux peuples des rela- 
tions pacifiques et bienveillantes. Cependant ces princesses 
conservent toujours une grande prédilection pour la 
pompe et Féclat de la cour impériale. A la longue, la vie 
triste et monotone du désert les fatigue, et bientôt elles 
ne soupirent plus qu'après les brillantes fêtes de Péking. 
Pour obvier aux inconvénients que pourraient entraîner 
leurs fréquents voyages à la capitale, on a fait un règle- 
ment très-sévère, pour modérer l'humeur coureuse de ces 
princesses. D'abord, pendant les dix premières années qui 
suivent leur mariage, il leur est interdit de venir à Péking, 
sous peine de retranchement de la pension annuelle que 
l'Empereur alloue à leurs maris. Ce premier temps étant 
écoulé, on leur accorde la permission de faire quelques 
voyages; mais jamais elles ne peuvent suivre en cela leur 
caprice. Un tribunal est chargé d'examiner leurs raisons 
de quitter momentanément leur famille. Si on les juge 
valables, on leur accorde un certain nombre de jours, 
après lesquels il leur est enjoint de s'en retourner dans la 
Tartarie. Pendant leur séjour à Péking, elles sont entrete- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 4im 

nues aux dépens de FEmpereur, conformément à leur 
dignité. 

Les plus élevés dans la hiérarchie des princes Mongols, 
sont les Thsin-Wang et les Kiun-Wang. Leur titre équi- 
vaut à celui de roi. Au-dessous d'eux viennent les Peiléy 
les Bèîssé, les Koung de première et de seconde classe, et 
les Dehassak, Ils pourraient être comparés à nos anciens 
ducs, comtes, barons, etc. Nous avons déjà dit que les 
princes mongols sont tenus à certaines redevances envers 
l'Empereur ; mais la valeur en est si minime, que la dyna- 
stie mantchoue ne peut y tenir qu'à cause de l'effet moral 
qui peut en résulter. A considérer la chose matérielle- 
ment, il serait plus vrai de dire que les Hantchous sont 
tributaires des Mongols; car pour un petit nombre de bes- 
tiaux qu'ils en reçoivent, ils leur donnent annuellement 
d^assez fortes valeurs en aif;ent, en étoffes de soie,<en ha- 
billements confectionnés, et en divers objets de luxe et 
de décoration, tels que globules, peaux de zibeline, plumes 
de paon, etc. Chaque Wang de premier degré reçoit an- 
nuellement 5,500 onces d'argent ^ — environ 20,000 fr., — 
et quarante pièces d'étoffes de soie. Tous les autres 
princes sont rétribués suivant le titre qu'ils tiennent de 
FEmpereur. Les Dehassak reçoivent tons les ans i 00 onces 
d'argent et quatre pièces de soie. 

Il existe certaines lamaseries dites impériales, où chaque 
Lama, en obtenant le grade de Kelon, doit offrir à l'em- 
pereur un lingot d'argent de la valeur de cinquante onces ; ^ 
son nom est ensuite inscrit à Péking sur le registre du 
clergé impérial, et il a droit à la pension qu'on distribue 
annuellement aux Lamas de l'Empereur. On comprend que 



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410 VOYAGE DAN« LA TARTARIE. 

tontes ces mesures, très-propres à flatter Tamour^propre et 
la cupidité des Tartares, ne doivent pas peu contribuer à 
entretenir leurs sentiments de respect et de soumission en- 
vers un gouvernement qui met tant de soin à les caresser. 

Cependant les Mongols du pays des Khalkhas ne parais- 
sent pas être fort touchés de toutes ces démonstrations ; ils 
ne voient dans les Mantchous qu'une race rivale, en pos- 
session d^une proie qu'eux-mêmes n'ont jamais cessé de 
convoiter. Souvent nous avons entendu des Mongols Khal- 
khas, tenir sur le compte de IVmpereur mantchou les pro- 
pos les plus inconvenants et les plus séditieux. — Ils dé- 
pendent, disent-ils, du seul Guison^Tamba , du saint par 
excellence , et non pas de r homme noir qui siège sur le 
trône de Péking. — Ces redoutables enfants de Tchinggis- 
khan paraissent couver encore au fond de leurs cœurs des 
projets de conquête et d'envahissement : ils n'attendent, 
dirait-on, que le signal de leur grand Lama, pour marcher 
droit sur Péking, et reconquérir un empire qu'ils croient 
leur appartenir, par la seule raison qu'ils en ont été autre- 
fois les maîtres. 

Les princes mongols exigent de leurs sujets ou esclaves, 
certaines redevances qui consistent en moutons. Voici la 
règle absurde et injuste d'après laquelle ces redevances 
doivent se payer. 

Le propriétaire de cinq bœufs, et au-delà, doit donner 
un mouton ; le propriétaire de vingt moutons doit en don- 
ner un ; s'il en possède quarante, il en donne deux ; mais 
on ne peut rien exiger de plus, quelque nombreux que soient 
les troupeaux. Comme on voit, ce tribut ne pèse réellement 
que sur les pauvres ; les riches peuvent posséder un très- 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. 411 

grand nombre de bestiaux, sans être obligés de donner ja« 
mais plus de deux moutons en redevance. 

Outre ces tributs réguliers , il en est d'autres que les 
princes ont coutume de prélever sur leurs esclaves, dans 
certaines circonstances extraordinaires : par exemple, pour 
des noces, des enterrements, et des voyages lointains. Dans 
ces occasions, chaque décurie ou réunion de dix tentes, est 
obligée de fournir un cheval et un chameau. Tout Mongol 
qui possède trois' vaches doit donner un seau de lait; s'il 
en possède cinq, un pot de kotmis ou vin de lait fermenté. 
Le possesseur d'un troupeau de cent moutons, fournit un 
tapis de feutre ou une couverture de Iourte; celui qui 
nourrit au moins trois chameaux, doit fournir un paquet de 
longues cordes pour attacher les bagages. Du reste, dans 
un pays où tout est soumis à Tarbitraire du chef, ces rè« 
gles, comme on peut bien penser, ne sont jamais stricte-» 
ment observées : quelquefois les sujets en sont dispenséSi 
et quelquefois aussi on exige d'eux bien au-delà de ce que 
la loi leur demande. 

Le vol et le meurtre sont très-sévèrement punis chez les 
Mongols ; mais les individus lésés, ou leurs parents, sont 
obligés de poursuivre eux-mêmes le coupable devant la 
justice. L'attentat le plus grand demeure impuni, si per* 
sonne ne se porte comme accusateur. Dans les idées des 
peuples à moitié civilisés, celui qui porte atteinte à la for- 
tune ou à la vie d'un homme, est censé avoir commis seu- 
lement une offense privée, dont la réparation doit être pour- 
suivie, non par la société, mais par la personne lésée ou par 
sa famille. Ces notions grossières du droit, sont les mêmes 
en Chine et dans le Thibet. On sait que Rome non plus 



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41â VOYAGE DANS LA TARTAEiE. 

n'en avait pas d'autres, avant l'établissement du christia- 
nisme, qui a fait prévaloir le droit de la communauté sur 
celui de Tindividu. 

La Mongolie est d'un aspect généralement triste et sau- 
vage; jamais Tœil n'est récréé par le charme et la variété 
des paysages. La monotonie des steppes n'est entrecoupée 
que par des ravins, de grandes déchirures de terrain , ou des 
collines pierreuses et stériles. Vers le nord, dans le pays des 
Khalkhas, la nature paraît plus vivante ; des forêts de haute 
futaie décorent la cime des montagnes, et de nombreuses 
rivières arrosent les riches p&turages des plaines ; mais du- 
rant la longue saison de l'hiver , la terre demeure enseve- 
lie sous une épaisse couche de neige. Du côté de la grande 
muraille, l'industrie chinoise se glisse comme un serpent 
dans le désert. Des villes commencent à s'élever de toute 
part; la Terre des herbes se couronne de moissons, et les 
pasteurs mongols se voient peu à peu refoulés vers le nord, 
par les empiétements de l'agriculture. 

Les plaines sablonneuses occupent peut-être la majeure 
partie de la Mongolie; on n'y rencontre jamais un seul 
arbre ; quelques herbes courtes, cassantes, et qui semblent 
sortir avec peine de ce sol infécond ; des épines rampantes, 
quelques maigres bouquets de bruyères, voilà l'unique vé- 
gétation, les seuls pâturages du Gobi. Les eaux y sont 
d'une rareté extrême. De loin en loin on rencontre quel- 
ques puits profonds, creusés pour la commodité des cara«* 
vanes qui sont obligées de traverser ce malheureux pays. 

En Mongolie, on ne remarque jamais que deux saisons 
dans l'année : neuf mois sont pour l'hiver, et trois pour 
Tété. Quelquefois les chaleurs sont étouffantes, surtout 



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VOYAGE DAJSS LA TAftTARlË. 413 

parmi les steppes sablonneuses ; mais elles ne durent que 
quelques journées. Les nuits pourtant sont presque tou- 
jours froides. Dans les pays mongols cultivés par les Chi- 
nois, en dehors de la grande muraille, tous les travaux de 
Tagriculture doivent être bâclés dans l'espace de trois 
mois. Quand la terre est suffisamment dégelée, on laboure 
à la hâte peu profondément, ou plutôt on ne fait qu'écor- 
cher avec la charrue la superficie du terrain; puis on sème 
aussitôt le grain : la moisson croit avec une rapidité éton- 
nante; en attendant qu'elle soit parvenue à une maturité 
convenable, les agriculteurs sont incessamment occupés à 
arracher les mauvaises herbes qui encombrent les champs. 
A peine a-t-on coupé la récolte, que Thiver arrive avec son 
froid terrible ; c'est pendant cette saison qu'on bat la mois- 
son. Comme la froidure fait de larges crevasses au terrain, 
on répand de Feau sur la surface de Taire : elle gèle aus« 
sitôt, et procure aux travailleurs un emplacement toujours 
uni et d'une admirable propreté. 

Le froid excessif qui règne en Mongolie, peut être attribué 
à trois causes, savoir : la grande élévation du sol, les sub- 
stances nitreuses dont il est fortement imprégné, et le dé^ 
faut presque général de culture. Dans les endroits que les 
Chinois ont défiîchés,la température s'est élevée d'une ma- 
nière remarquable : la chaleur va toujours croissant, pour 
ainsi dire d'année en année, à mesure que la culture avance; 
certaines céréales, qui, au commencement, ne pouvaient 
pas prospérer à cause du froid, mûrissent maintenant avec 
un merveilleux succès. 

La Mongolie, à cause de ses vastes solitudes, est devenue 
le séjour d'un grand nombre d'animaux sauvages. On y 



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4U VOYÂGfi DANS LÀ lÂHIAREE. 

rencoDtre presque à chaque pas des lièvres, des foisans, 
des aigles, des chèvres jaunes, des écureuils gris, des re- 
nards et des loups. Il est à remarquer que les loups de la 
Mongolie attaquent plus volontiers les hommes que les ani- 
maux : on les voit quelquefois traverser au galop d'innom* 
brables troupeaux de moutons, sans leur faire le moindre 
mal, pour aller se précipiter sur le berger. Aux environs de 
la grande muraille , ils se rendent fréquemment dans les 
villages tartaro-chinois, entrent dans les fermes, dédai- 
gnent les animaux domestiques qu'ils rencontrent dans les 
cours, et vcmt jusque dans Tintérieur des maisons choisir 
leurs victimes ; presque toujours ils les saisissent au cou, et 
les étranglent sans pitié. Il n'est presque pas de vilbge en 
Tartarie, où chaque année on n'ait à déplorer des malheurs 
de ce genre ; on dirait que les loups de ces contrées cher^ 
chent à se venger spécialement coatre les hommes, de la 
guerre acharnée que leur font les Tartares. 

Le cerf, le bouquetin, le cheval Thémicme, le chameau 
sauvage, Tyak, Tours brun et noir, le lynx. Fonce et le ti- 
gre fréquentent les déserts de la Mongolie. Les Tartares ne 
se mettent jamais en route, que bien armés d'arcs, de fusils 
et de lances. 

Quand on songe à cet affireux climat de la Tartarie, à 
cette nature toujours sombre et glacée, on serait tenté de 
croire que les habitants de ces contrées ^uivages sont 
doués d'un naturel extrêmement dur et fôroce; leur phy- 
sionomie, leur allure, le costume dont ils sont revêtus, 
tout semblerait d'ailleurs venir à l'appui de cette opinion. 
Le Mongol a le visage aplati , les pommettes des joues 
saillantes, le menton court et retiré^ le front fuyant en ar- 



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VOYAGE DANS LA TARTAUIE. 415 

rièrey les yeux petits, obliques, d'une teinte jaunâtre et 
comme tachés de bile, les cheveux noirs et rudes, la barbe 
peu fournie, la peau d'un brun très-foncé et d'une grossiè- 
reté extrême. Le Mongol est d'une taille médiocre ; mais 
ses grandes bottes en cuir, et sa large robe en peau de 
mouton, semblent lui racourcir le corps, et le font paraître 
petit et trapu. Pour compléter ce portrait, il faut ajouter 
une démarche lourde et pesante, et un langage dur, criard, 
et tout hérissé d'affreuses aspirations. Malgré ces dehors 
âpres et sauvages, le Mongol a le caractère plein de dou- 
ceur et de bonhomie ; il passe subitement de la gaît(§ la 
plus folle et la plus extravagante à un état de mélancolie 
qui n'a rien de rebutant. Timide à l'excès dans ses habi^ 
tudes ordinaires , lorsque le fanatisme ou le désir de la 
vengeance viennent à l'exciter, il déploie dans son cou- 
rage une impétuosité que rien n'est capable d'arrêter; il 
est naïf et crédule comme un enfant : aussi aime-t*il avec 
passion les anecdotes et les récits merveilleux. La ren- 
contre d'un Lama voyageur^ est toujours pour lui une 
bonne fortune. 

L'averuon du travail et de la vie sédentaire, l'amour du 
pillage et de la rapine, la cruauté, les débauches contre 
nature, tels sont les vices qu'on s'est plu généralem^t à 
attribuer aux Tartares-Mongols. Nous sommes très^rtés 
à croire que le portrait qu'en ont fait les andens écrivains 
n'a pas été exagéré; car on vit toujours ces hordes ter- 
ribles, au ten^ de leurs gigantesques conquêtes, trsdnant 
à leur suite le meurtre, le pillage, l'incendie et toute es- 
pèce de fléaux* Cependant les Mongols sont-ils encore au- 
Joiu'd'hui tels qu'ils étaient autrefois? Nous croyons pou- 



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410 VOYAGE DAJNS LA TARTARIE. 

voir affirmer le contraire, du moins en grande partie. 
Partout où nous les avons i;us, nous les avons toujours 
trouvés généreux, francs, hospitaliers, inclinés, il est vrai, 
comme des enfants mal élevés, à dérober des petits objets 
de curiosité, mais nullement habitués à ce qu'on appelle 
le pillage et le brigandage. Pour ce qui est de leur aversion 
pour le travail et la vie sédentaire, ils en sont toujours au 
même point; il faut aussi convenir que leurs mœurs sont 
très-libres, mais il y a dans leur conduite plus de laisser- 
aller que de corruption; on trouve rarement chez eux ces 
débauches effrénées et brutales, auxquelles sont si violem- 
ment adonnés les Chinois. 

Les Mongols sont étrangers à tout« espèce d'industrie; 
des tapis de feutre, des peaux grossièrement tannées, quel- 
ques ouvrages de couture et de broderie ne valent pas la 
peine d'être mentionnés. En revanche, ils possèdent en 
perfection les qualités des peuples pasteurs et nomades; 
ils ont les sens de la vue, de Fouie et de Todorat prodi- 
gieusement développés. Le Mongol est capable d'entendre 
à une distance très-éloignée le trot d'un cheval, de distin- 
guer la forme des objets, et de sentir l'odeur des troupeaux 
et la fumée d'un campement. 

Bien des tentatives ont déjà été faites pour propager le 
christianisme chez les peuples tartares, et on peut dire 
qu'elles n'ont pas été toujours infructueuses. Sur la fin du 
huitième siècle et au commencement du neuvième, Ti- 
mothée, patriarche des Nestôrîens, envoya des moines 
prêcher l'Evangile chez les Tartares Hioung-Nou, qui s'é- 
taient réftigiés sur les bords de la mer Caspienne. Plus 
tard ils pénétrèrent dans l'Asie centrale, et jusqu'en Chine. 



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VOYAGE DANS LA TARTAftlE. 417 

Du temps de Tchinggiskhan et de ses successeurs, des 
Missionnaires Franciscains et Dominicains furent envoyésen 
Tartarie. Les conversi<ms furent nombreuses; des princes 
mêmesy dit^on, et des empereurs se firent baptiser. Mais 
on ne peut entièrement ajouter foi aux ambassades tar- 
tares, qui^ pour attirer plus facSement les princes chrétiens 
de FEurope dans une ligue contre les Musulmans, ne man- 
quaient jamais de dire que leurs maîtres avaient été bapti- 
sés, et faisaient profession du christianisme. Ce qu'il y a de 
certain, c'est qu'au commencement duquatorûëme siècle, 
le pape Clément V érigea à Péking un arelievêchéen faveur 
de Jean de Montcorvin, Missionnaire Franciscain, qui évau- 
gélisales Tartares pendant quarantOHieux ans. Il traduisit en 
langue mongole le nouveau Testament et les Psaumes de 
David, et laissa en mourant une chrétienté très-flmissante. 
On trouve à ce sujet des détails très-curieux^ dans Le livre 
de f estât du Grant Caan (1), extraitsd'un manuscrit de la 
Bibliothèque na^tomx/e, et publiés dans le Nouveau Journal 
Asiatique (^), par M. Jacquet, savant orientaliste; Nous 
pensons qu'on nous saura gré d'en reproduire ici quelques 
fragments. 

DES FRERES MENEURS 
QUI DEMEURENT EN CE PAYS DE CATHAY (Chine). 

a En la ditte cite de Cambalech (3) fu uns archeuesques, 
» qui auoit nom Frère lehan du Mont Cumin de lOrdre des 

(1) Cette compilation date da quatorzième siècle, et a été faite jMir 
ordre du pape Jean XXIf. . 

(3) Nouveau Journal Asiatique, lom. VI, pag. 68, 69, 70, 71. 

(3) Cambalech, mot mongol qui signiûe palais de Terapereur. G^est 
le nom qu'on donnait à Péking, sous la dynastie mongole des Yuen, 
T. I. «7 



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418 VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

x> Frères Meneurs, et y estoit legas etiuoiez du pappe Cle* 
» ment (i). Cilz archeuesques fist en celle cite dessus ditte 
» trois lieux de Frères Meneurs, et sont bien deux lieues 
» loings ly uns de Tautre. D en fist aussy deux autres en la 
» cite de Raccm qui est bien l(»ngs de Gambalech, le voiaige 
» de trois mois, et est dencoste la mer. Esqueiz deux lieux 
» furent deux Frères Meneurs euesques. Ly uns eut nom 
» Frère Andrieu de Paris, et ly autres ot nom Frère Pierre 
» de Florense. Cilz frères lehans laroenesque conuerty la 
» moult de gens a la foy Ihesucri&t. Il est homs de très 
» h(Hmeste vie et agréable a Dieu et au monde et très bien 
)> auoit la grâce de lempereur. Ly empereres lui faisoit tous- 
» iours et a toute sa g^t aministrer toutes leurs necessi- 
» tez, et moult le amoient tous crestiens et paiens. Et certes 
» il eust tout ce pays conuerty a la foi crestienne et catbo- 
» lique, se ly Nestorin faulx crestiens et mecreans ne le 
eussent empediiet et nuist. Ly dis arceuesques ot grant 
» paine pour ces Nestorins ramener à la obédience de nos- 
» tremere sainte Eglise deRomme. Sans laquelle obedi^ce 
» il disoit que ilz ne pouudent estre sauue : et pout ceste 
» cause ces Nestorin scismat auoient grant enuie sur lui. 
» Cilz arceuesques comme il plot a Dieu est nouuellement 
)) trespassez de ce siècle. Â son obseque et a son sépulture 
» vinrent très grant multitude de gens crestiens et de 
» paiens, et desciroient ces paiens leurs robes de deuil, 
)) ainsi que leur guise est. Et ces gens crestiens et paiens 
» pristrent en grant devocion des draps de^arceuesque et 
» le tinrent a grant reuerence et pour relique. La fu il en- 
» seuelis moult hounourablement a la guise des fiables (â) 

(i) Clément Y. -- (9) Fiables, fidèles. 



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/ 



VOYAGE DAN8 Là TÂRTARIE. 419 

» crestiens. Encore uisete on le lieu de sa sépulture a moult 
» grant deuocion. 

DES NESTORINS CRESTIENS SaSMAS QUI LA DEMEURENT. 

«Ea la ditte dte de Gambalech a une manière de créa* 
n tiens acismas que on ditNeslorina* Dz tiennent la manière 
» et la guise des Grieux (I) el point ne sont obéissant à la 
» sainte Eglise de Romme. Mais ilz sont de une autre secte, 
D et trop grant enuie ont sur tous les crestioEis catholiques 
» qui la sont obéissant loyaument a la sainte Eglise dessus 
ditte : et quant cite arceuesque dont par cy-deuant auons 
» parie ediffia ces abbaies de Frères Meneurs dessus dittes» 
» cfl Nestorin de nuit le destruisoient, et ; iGnsoienl tout le 
j» mal que ih pouoient. Car ik ne oeoient audit arceuesque 
» ne a ses Frères ne aux autres fiables crestiens mal faire 
9 en publique ne en appert^ pour ce que ly empereres les 
» amoit et leur monstroit signe damour^ Ces Nestorins 
» sont plus de trente mille demourans au dit empire de 
» Gathay, et sonttres^riche gent. Mais moult doubtent (2) 
s.et crieinent les crestiens* Ilz ont églises tres-bdies et tre»- 
» dévotes aœc croix et ymaiges en lonneur de Dieu et des 
» Sains. Hz ont du dit emporeur {duaeturs ofices. Et de 
» lui ont ilz grandes procuracions (3), dont on croit que se 
»ilz se voulffissent accorder et estre tout a un auec ces 
a Frères Meneurs, et auec ces autres bons crestiens qui la 
» denaeureiit en ce pays » ils conuertircâent tout ce pays et 
ces empereres a la loraie %» 



(i) OiMK0» Greea. «* (t) DoMmt^ radooteat. — (S) Proouratifm, 
privilèges. 



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m VOYAGE DANS LA TARTARIE. 

DE LA GRANT FAUEUR 
QUE LE GRANT KAAN A A CES CRESTIENS DESSUS DIS. 

«Le GrantKaan soustient les crestiens qui en ce dit 
» royaume sont obéissant a la sainte Eglise de Romme, et 
» leur fait pouruoir toutes leurs nécessitez; car il a a eulx 
9 tres-grant deuocion^ et leur montre tres-grant amour. 
]> Et quant ils lui requièrent ou demandent aucune chose 
9 pour leurs églises, leurs croix ou leurs saintuairesrappa- 
9 railler a lonneur de Ihesucrist, moult uoulontiers leur 
9 ottroie. Mais quil prient a Dieu pour lui et pour sa santé, 
9 et especialement en leurs sermons. Et moult uoulen- 
9 tiers ot et veult que tous prient pour lui. Et tres-uoulen- 
9 tiers sueflBre et soustient que les Frères preschent lafoy de 
9 Dieu es églises des paiens lesquelles ils appellent vrt- 
9 tanes. Et aussi uoulentiers seufBre que les paiens uoisent 
9 oir le preschement des Frères. Sy que cil paien y uont 
9 moult uoulentiers, et souuent a grand devocion, et don- 
9 nent aux Frères moult de aumosnes, et aussy cilz empe- 
9 reres preste et enuoye moult uoulentiers ses gens en se- 
9 cours et en suscide des crestiens quant ilz en ont afihire 
9 et quant ilz le reqerent a lempereur. 9 

Tant que les Tartares demeurèrent maîtres de la Chine, 
le christianisme ne cessa pas de faire des progrès dans 
Fempire. Aujourd'hui, il faut le dire avec douleur, on 
ne retrouve pas en Mongolie le moindre vestige de tout ce 
qui a été fait dans les siècles passés, en faveur de ces peu- 
ples nomades. Cependant, nous en avons la confiance j, la 
lumière de FEvangile ne tardera point à luire de nouveau à 



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VOYAGE DANS LA TARTARIE. Aîi 

leurs yeux. Le zèle des Européens pour la propagation de 
la foi hâtera raccomplissement de la prophétie de Noé. 
Des Missionnaires, enfants de Japhet, dilateront leur cou- 
rage et leur dévouement; ils voleront au secours des en- 
fants de Sem, et s'estimeront heureux de pouvoir passer 
leurs jours sous la tente mongole... Dilatet Detu Japheth, 
et habitet in tabemaculis Sem. — Genes. cap. 9, f. 27. 



FIN 1>0 TOME PRRMIER. 



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TABLE DES MATIÈRES 



CONTENUES DANS LE TOME PBEMIEIl, 



TARTARIE. 

CHAPITRE PREMIER. 

Mission française de Pékio9.^Goup^*(Bil mr le royaume de Oungniot, 
—Préparatifs da départ.— Hôtellerie tartaro-chinoise.— Qiange- 
mmitdaoofttiiiie»-«-P9rtraitet oaraotèrB à» SamdadcbieiQba«««âaM- 
Oula (la bonna montagne).^ Frimas et brigands de ;Sa*n*Ottki. — 
—Premier campement dans le désert.— Grande ibrét impériale.— ' 
Ifonnmenti bouddhiques sur le sommet des montagnes.— Topogra- 
phie du royaume de Geo^Mffi.— GaraetAre de ses habitants,— 
Tragique exploitation d'une mine d*or.-— Deux Mongols demandent 
qu'on leur tire l'horoscope.— Aventure de Samdadchiemba.— En- 
virons de la ville de Tolon-Noor. Page 1. 

CHAPITRE n. 

Restaurant de ToUm-Noor,^ Aspect de la ville. — Grandes fonderies 
de cloches et d'idoles.— Entretieps avec les Lamas de ToUm-Noor, 

— Campement.— Thé en brique. — Reneontre de la reine ùeMour- 
guevan, — Goût des Mongols pour les pèlerinages. — Violent orage. 
«- Guerre des Anglais oontre la Chine, nusontée par un chef mongol. 

— Topographie des huit bannières du Tokàkhtir. — Troupeaux de 
TEmpereur. — - Forme et ameublement des tentes. — Mœurs et ^^ 

' coutumes tartares. •«• Campement aux trois lacs. ^ Apparitions 
nocturnes, «o Samdadchiemba raconte les aventures de sa jeunesse. 

— fioureuils gris de la Tartarie. <-* Arrivée à ChéborU* Pttge 37. 



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4âi TABLE DES MATIÈRES. 

CHAPITRE m. 

Fête des Pains-de-la-Lune. — Festin dans une tente mongole. — 
Toolholos ou rapsodes de la Tartarie. — Invocation à Timour. — 
Éducation tartare. — Industrie des femmes. — Mongols à la re- 
cherche de nos chevaux égarés. — Vieille ville abandonnée. — 
Route de Péking à Kiaktha. — Commerce entre la Chine et la 
Russie. — Couvent russe à Péking. — Un Tartare nous prie de gué- 
rir sa mère dangereusement malade. — Médecins tartares. — 
Le Diable des fièvres intermittentes.— Divers genres de sépulture 
usités ches les Mongols.— Lamaserie des Cinq-Tours.— Funérailles 
des rois tartares. — Origine du royaume de Éfe. — Exercices 
gymnastiques des Tartares. — Rencontre de trois loups.— Système 
de roulage chez les Mongols. Page 82. 

CHAPITRE IV* 

Jeune Lama converti au christianisme. — Lamaserie de Tckortchi, — 
Quêtes pour la construction des édifices religieux. — Aspect des 
temples bouddhiques. —Récitation des prières lamanesqaes.— Dé- 
corations, peintures et sculptures des temples bouddhiques.— Topo- 
graphie du grand Kowm, dans le pays des Khalkhas. — Voyage 
du Guison-Tamba à Péking. — Le Kouren des mille Lamas. — 
Procès entre le Lama-Roi et ses ministres. — Achat d*un chevreuil. 

— Aigles de la Tartarie. — Toumet occidental. — Tartares agri- 
culteurs. — Arrivée à la Ville-Bleue. — Coup d*œil sur la nation 
mantchoue. — Littérature mantchoue.— État du christianisme en 
Mantchourie.— Topographie et productions de la Tartarie orientale. 

— Habileté des Mantchous dans Texercice de Tare. Page 125. 

CHAPITRE V. 

Vieille Ville-Bleue. — Quartier des tanneurs. — Fourberie des mar- 
chands chinois. — VH&tel des Trois - Perfections, — Exploitation des 
Tartares par les Chinois. — Bfaison de change. — Faux-monnayeur 
mongol. — Achat de deux robes en peau de mouton. — Place pour 
le commerce des chameaux. — Usages des chameliers. —Assassinat 
d'un grand Lama de la Ville-Bleue. — Insurrection des lamaseries. 



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TABL£ DES MATIÈRES. 425 

— Négociation entre la cour de Péking et celle de Lha-Ssa. — 
Lamas à domicile. — Lamas vagabonds. — Lamas en commmiauté. 

— Politique de la dynastie mantchoue à Tégard des lamaseries. — 
Rencontre d'un Lama thibétain.— Départ de la Yille-Bleue. Page 163. 



CHAPITRE YL 

Rencontre d'un mangeur de Tartares. — Perte d'Arsalan. — Grande 
caravane de chameaux. — Arrivée de nuit à Tchaganr Kouren. — 
On refuse de nous recevoir dans les auberges. » Logement dans 
une bergerie. — Débordement du fleuve Jaune. — Aspect de Tcha- 
gan-Kouren, — Départ à travers les marécages. — Louage d'une 
barque. — Arrivée sur les bords du fleuve Jaune. — Campement 
sous le portique d'une pagode. — Embarquement des chameaux. 

— Passage du fleuve Jaune. — Pénible marche dans les terres 
inondées. — Campement au bord de l'eau. Page 198. 

CHAPITRE Vn- 

Préparation mercurielle pour la destruction des poux. — Malpropreté 
des Mongols.— Idées lamanesques sur la métempsycose.—* Lessive 
et lavage du linge. — Règlement pour la vie nomade. — Oiseaux 
aquatiques et voyageurs. — Le Yuen-Yang.— Le pied de dragon,^ 
Pécheurs de PagorGol. — Partie de pêche. — Pêcheur mordu par un 
chiea.^Kou-Kouo ou fève de Saint-Ignace.— Préparatifs de départ. 

— Passage du Paga-Gol.^ Dangers de la route.— Dévouement de 
Samdadchiemba. — Rencontre du premier ministre du roi des 
Ortous.-* Campement. Pa^e 334. 

CHAPITRE Vffl. 

Coup-d'œil sur le pays des Ortous. — Terres cultivées. — Steppes 
stériles et sablonneuses des Ortous. — Forme des gouvernements 
tartares -mongols. — Noblesse. — Esclavage. «— Rencontre d'une 
petite lamaserie. •— Election et intronisation d'un Bouddha-vivant. 

— Régime des lamaseries.— Études lamanesques. —Violent orage. 
—Refuge dans des grottes creusées de main d'homme. — Tartare 
caché dans une caverne. — Anecdote tartaro-chinoise. — Gérémo-> 
nies des mariages tartares. — Polygamie. — Divorce. — Caractère 
et costume des femmes mongoles. Page 264. 



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4M TABLE DES MATIÈRES. 

CHAPITRE IX. 

Départ éê la cafavane. «— Gamponent daoi une vallée fertile. » Vio- 
lence du froid. » Rencoatre de nombreux pèlerins. » Gèré- 
monies barbares et diaboliques du lamanisme. — Projet pour la 
lamaserie de Rache-Tchurln. ^ Dispersion et ralliement de la petite 
caravane. — Dépit de Samdadchiemba. — Aspect de la lamaserie 
de Rache-Tchurin. •-> Dhrerfl genres de pèlerinages autour des 
lamaseries. — Moulinets à prières. — Querelle de deux lAmas. — 
Etrangeté du sol. «-«Description du Dabanm^Noor ou lac de sei.^ 
Aperçu sur les chameaux de la Tartarie. Page 802. 

CHAPITRE X. 

A<^t d'un mouton. — Boucher mongol. — Grand festin à la tartare. 
— Vétérinaires tartares. — Singulière guérison d'une vache. — 
Profondeur des puits des Ortous. — Manière d'abreuver les ani- 
maux. — Campement aux cent puits. -^ Rencontre du rai des 
jilechan.— Ambassades annuelles des souverains tartares à Péking. 
-^ Grande cérémonie an temple des ancêtres. — L'Empereur dis- 
tribue de la busse monnaie aux rois mongols. «— InspectiQo de 
notre carte géographique. — Giteme du diable. — Purification de 
Tean. — Chien boiteux. — Aspect curieux des montagnes. — Pas- 
sage du fleuve Jamie. Pag$ 387. 

CHAPITRE XI. 

Coup^d'CBil sur les peuples tartares. Puge 382. 



FUI Dl LA TA8LI DU fOMB MBHUU. 



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I 



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