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Full text of "Souvenirs entomologiques; études sur l'instinct et les moeurs des insectes"

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J.H FABRE 


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Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptatior il 
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A MON FILS JULES 


Cher enfant, mon collaborateur sipassionné pour 
l’insecte, mon aide s1 perspicace pour la plante, à 
tor intention j'avais commencé ce travail; en ton 
souvenir je l'ai poursuivi, et je le poursuivrai dans 
l’amertume de mon deuil. Ah! que la mort est 
odieuse quand elle fauche la fleur dans tout l'éclat 
de l'épanouissement! Ta mère et tes sœurs appor- 
tent sur ta pierre des couronnes cueillies dans le 
rustique parterre qui faisait tes délices. À ces cou- 
ronnes, fanées par le soleil d'un jour; j'ai joint ce 
livre, qui, je l'espère, aura un lendemain. Il me 
semble ainsi continuer nos études communes, fortifié 
que je suis par mon indomptable foi dans le réveil 


de l’AU DELA. 


Pour tous les yeux attentifs, c’est un spectacle 
à la fois étrange et d’une grandeur singuiière que 
celui des insectes industrieux déployant dans leurs 
travaux l’art le plus raffiné. L'instinct, porté ainsi 
au plus haut degré dont la nature offre des exem- 
pies, confond la raison humaine. Le trouble de 
l'esprit augmente lorsque intervient l’observation 
patiente et minutieuse de tous les détails de la vie 
des êtres les mieux doués sous le rapport de 
l'instinct, 


E. BLancuano. 


SOUVENIRS 


ENTOMOLOGIQUES 


(DEUXIÈME SÉRIE) 


L'HARMAS 


C'est là ce que je désirais, Loc erat in votis : un coin 
de terre, oh! pas bien grand, mais enclos et soustrait 
aux inconvénients de la voie publique; un coin de 
terre abandonné, stérile, brûlé par le soleil, favorable 
aux chardons et aux hyménoptères. Là, sans crainte 
d’être troublé par les passants, je pourrais interroger 
l’Ammophile et le Sphex, me livrer à ce difficultueux 
colloque dont la demande et la réponse ont pour lan- 
gage l’expérimentation; là, sans expéditions lointaines 
qui dévorent le temps, sans courses pénibles qui éner- 
vent l'attention, je pourrais combiner mes plans d’at- 
taque, dresser mes embüches et en suivre les effets 
chaque jour, à toute heure. Æoc erat in votis; oui, 
c'était là mon vœu, mon rêve, toujours caressé, tou- 


jours fuyant dans la nébulosité de l'avenir. 
1 


2 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Aussi n'est-il pas commode de s’accorder un labora- 
toire en plein champ, lorsqu’ on est sous l’étreinte du 
terrible souci du pain de chaque jour. Quarante ans 
j'ai lutté avec un courage inébranlable contre les mes- 
quines misères de la vie; et le laboratoire tant désiré 
est enfin venu. Ce qu’il m’a coûté de persévérance, de 
travail acharné, je n’essayerai pas de le dire. Il est 
venu, et avec lui, condition plus grave, peut-être un 
peu de loisir. Je dis peut-être, car je traîne toujours à 
la jambe quelques anneaux de la chaîne de forçat. Le 
vœu s’est réalisé. C’est un peu tard, Ô mes beaux 
insectes! je crains bien que ia pèche ne me soit pré- 
sentée alors que je commence à n'avoir plus de dents 
pour la manger. Oui, c’est un peu tard : les larges 
horizons du début sont devenus voûte surbaissée, 
étouffante, de jour en jour plus rétrécie. Ne regrettant 
rien dans le passé, sauf ceux que j'ai perdus, ne regret- 
tant rien, pas même mes vingt ans, n’espérant rien 
non plus, j'en suis à ce point où, brisé par l'expérience 
des choses, on se demande s’il vaut bien la peine de 
vivre. 

Au milieu des ruines qui m’entourent, un pan de 
mur reste debout, inébranlable sur sa base bâtie à 
chaux et à sable; c’est mon amour pour la vérité scien- 
üifique. Est-ce assez, d mes industrieux hyménoptères, 
pour entreprendre d'ajouter dignement encore quel- 
ques pages à votre histoire; les forces ne trahiront- 
elles pas la bonne volonté? Pourquoi aussi vous ai-je 
délaissés si longtemps? Des amis me l'ont reproché. 
Ah! ditesleur, à ces amis, qui sont à la fois les vôtres et 
les miens, dites-leur que ce n’était pas oubli de ma part, 
lassitude, abandon; je pensais à vous; j'étais persuadé 


L'HARMAS 3 


que l’antre du Cerceris avait encore de beaux secrets 
à nous apprendre, que la chasse du Sphex nous ména- 
geait de nouvelles surprises. Maïs le temps manquait ; 
j'étais seul, abandonné, luttant contre la mauvaise 
fortune. Avant de philosopher fallait-il vivre. Dites- 
leur cela et ils m’excuseront. 

D’autres m'ont reproché mon langage, qui n’a pasla 
solennité, disons-mieux, la sécheresse académique. Ils 
craignent qu'une page qui se lit sans fatigue ne soit 
pas toujours l'expression de la vérité. Si je les en 
croyais, on n’est profond qu'à la condition d’être obs- 
cur. Venez ici, tous tant que vous êtes, vous les porte- 
aiguillon et vous les cuirassés d’élytres, prenez ma dé. 
fense et témoignez en ma faveur. Dites en quelle inti- 
mité je vis avec vous, avec quelle patience je vous 
observe, avec quel scrupule j'enregistre vos actes. 
Votre témoignage est unanime: oui, mes pages non 
hérissées de formules creuses, de savantasses élucubra- 
tions, sont l'exactnarré des faits observés, rien de plus, 
rien de moins; et qui voudra vous interroger à son 
tour obtiendra mêmes réponses. 

Et puis, mes chers insectes, si vous ne pouvez con- 
vaincre ces braves gens parce que vous n'avez pas le 
poids de l’ennuyeux, je leur dirai à mon tour : Vous 
éventrez la bête et moi je l’étudie vivante ; vous en 
faites un objet d'horreur et de pitié, et moi je la fais 
aimer; vous travaillez dans un atelier de torture et de 
dépècement, j'observe sous le ciel bleu, au chant des 
cigales; vous soumettez aux réactifs la cellule et le 
protoplasme, j'étudie l'instinct dans ses manifestations 
les plus élevées; vous scrutez la mort, je scrute la vie. 
Et pourquoi ne compléterais-je pas ma pensée : les san- 


4 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


gliers ont troublé l’eau claire des fontaines; l’histoire 
naturelle, cette magnifique étude du jeune âge, à force 
de perfectionnements cellulaires, est devenue chose 
odieuse, rebutante. Or, si j'écris pour les savants, pour 
les philosophes qui tenteront un jour de débrouiller 
un peu l’ardu problème de l'instinct, j'écris aussi, 
j'écris surtout, pour les jeunes, à qui je désire faire 
aimer cette histoire naturelle que vous faites tant hair; 
et voilà pourquoi, tout en restant dans le scrupuleux 
domaine du vrai, je m'abstiens de votre prose scienti- 
fique, qui trop souvent, hélas! semble empruntée à 
quelque idiome de Hurons. 

Mais ce ne sont pas là, pour le moment, mes affaires; 
j'ai à parler du coin de terre tant caressé dans mes 
projets pour devenir un laboratoire d’entomologie 
vivante, coin de terre que j'ai fini par obtenir dans la 
solitude d’un petit village. C’est un harmas. On désigne 
sous ce nom, dans le pays, une étendue inculte, caillou- 
teuse, abandonnée à la végétation du thym. C'est trop 
maigre pour dédommager du travail de la charrue. Le 
mouton y passe au printemps quand par hasard il a 
plu et qu'il y pousse un peu d'herbe. Mon harmas 
toutefois, à cause de son peu de terre rouge noyée dans 
une masse inépuisable de cailloux, a reçu un commen- 
cement de culture : autrefois, dit-on, il y avait là des 
vignes. Et, en effet, des fouilles, pour la plantation de 
quelques arbres, déterrent çà et là des restes de la 
précieuse souche, à demi-carbonisés par le temps. La 
fourche à trois dents, le seul instrument de culture qui 
puisse pénétrer dans un pareil sol, a donc passé par 
là; et je le regrette beaucoup, car la végétation pri- 
mitive a disparu. Plus de thym, plus de lavande, plus 


L'HARMAS 5 


de touffes de chène kermès, ce chêne nain formant 
des forêts au-dessus desquelles on circule en forçant 
un peu l’enjambée. Comme ces végétaux, les deux 
premiers surtout, pourraient m'être utiles en offrant 
aux hyménoptères de quoi butiner, je suis obligé 
de les réinstaller sur le terrain d'où la fourche les a 
chassés. 

Ce qui abonde, et sans mon intervention, ce sont les 
envahisseurs de tout sol remué d’abord, puis long- 
temps abandonné à lui-même. Il y a là, en première 
ligne, le chiendent, le détestable gramen dont trois ans 
de guerre acharnée n’ont pu voir encore la finale exter- 
mination. Viennent après, pour le nombre, les centau- 
rées, toutes de mine revêche, hérissées de piquants ou 
de hallebarbes étoilées. Ce sont la centaurée solsticiale, 
la centaurée des collines, la centaurée chausse-irape, 
la centaurée âpre. La première prédomine. Çà et là, 
au milieu de l’inextricable fouillis des centaurées, s'élève, 
en candelabre ayant pour flammes d'amples fleurs 
orangées, le féroce scolyme d’Espagne, dont les dards 
équivalent pour la force à des clous. Il est dominé par 
l’onoporde d’Illyrie, dont la tige, isolée et droite, s'élève 
de un à deux mètres et se termine par de gros pompons 
roses. Son armure ne le cède guère à celle du scolyme. 
N'oublions pas la tribu des chardons. Et d’abord le 
cirse féroce, si bien armé que le collecteur de plantes 
ne sait pas où le saisir; puis le cirse lancéolé, d'ample 
feuillage, terminant ses nervures par des pointes de 
lance; enfin le chardon noircissant, qui se rassemble 
en une rosette hérissée d’aiguilles. Dans les intervalles 
rampent à terre, en longues cordelettes armées de 
crocs, les pousses de la ronce à fruits bleuâtres. Pour 


6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 

visiter l’épineux fourré lorsque l'hyménoptère y butine, 
il faut des bottes montant à mi-jambe ou se résigner à 
de sanglants chatouillements dans les mollets. Tant 
que le sol conserve quelques restes des pluies printa- 
nières, cette rude végétation ne manque pas d’un cer- 
tain charme, lorsque au-dessus du tapis général, formé 
par les capitules jaunes de la centaurée solsticiale, s’élè- 
vent les pyramides du scolyme et les jets élancés de 
l’onoporde; mais viennent les sécheresses de l'été, et 
ce n’est plus qu'une étendue désolée où la flamme 
d’une allumette communiquerait d'un bout à l’autre 
l'incendie. Tel est, ou plutôt tel était lorsque j'en ai 
pris possession, le délicieux Eden où je compte vivre 
désormais en tête à tête avec l’insecte. Quarante ans de 
lutte à outrance me l'ont valu. 

J'ai dit Eden, et au point de vue qui m'occupe 
l'expression n’est pas déplacée. Ce terrain maudit, dont 
nul n’eût voulu pour y confier une pincée de graines de 
navet, se trouve un paradis terrestre pour les hymé- 
noptères. Sa puissante végétation de chardons et de 
centaurées me les attire tous à la ronde. Jamais, en 
mes chasses entomologiques, je n’avais vu réunie en seul 
point pareille population ; tous les corps de métier s’y 
donnent rendez-vous. Il y a là des chasseurs en tout 
genre de gibier, des bâtisseurs en pisé, des ourdisseurs 
en cotonnades, des assembleurs de pièces taillées dans 
une feuille ou les pétales d’une fleur, des constructeurs 
en cartonnage, des plâtriers gâchant l'argile, des char- 
pentiers forant le bois, des mineurs creusant des gale- 
ries sous terre, des ouvriers travaillant la baudruche; 
que sais-je enfin? 

Quel est celui-ci? C’est un Anthidie. Il râtisse la tige 


L'HARMAS 1 


aranéeuse de la centaurée solsticiale et s’amasse une 
balle de coton qu'il emporte fièrement au bout des man- 
dibules. Il s’en fera sous terre des sachets en feutre 
d’ouate pour enfermer la provision de miel et l'œuf.—Et 
ces autres, si ardents au butin? Ce sont des Mégachiles, 
portant sous le ventre la brosse de récolte, noire, blan- 
che, ou rouge de feu. Elles quitteront les chardons pour 
visiter les arbustes du voisinage et y découper sur les 
feuilles des pièces ovales, qui seront assemblées en 
récipient propre à contenir la récolte. — Et ceux-ci, 
habillés de velours noir? Ce sont des Chalicodomes, qui 
travaillent le ciment et le gravier. Sur les cailloux de 
l’harmas aisément nous trouverions leurs maçonneries. 
— Ceux-ci encore, qui bourdonnent bruyamment avec 
un essor brusque? Ce sont les Anthophores, établies 
dans les vieux murs et les talus ensoleillés du voisinage. 

Voici maintenant les Osmies. L'une empile ses cel- 
lules dans la rampe spirale d’une coquille vide 
d’escargot; une autre attaque la moelle d’un bout 
sec de ronce et obtient, pour ses larves, un logis cylin- 
drique, qu’elle divise en étages par des cloisons; une 
troisième fait emploi du canal naturel d’un roseau 
coupé; une quatrième est locataire gratuite des galeries 
disponibles de quelque abeille maçonne. Voici les 
Macrocères et les Eucères, dont les mâles sont haute- 
ment encornés; les Dasypodes, qui possèdent aux 
pattes postérieures, pour organes de récolte, un volu- 
mineux pinceau de poils; les Andrènes, si variées 
d'espèces; les Halictes, au ventre fluet. J’en passe et 
en foule. Si je voulais le poursuivre, ce dénombrement 
des hôtes de mes chardons passerait à peu près en 
revue toute la gent mellifère. Un savant entomologiste 


8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


de Bordeaux, M. le professeur Pérez, à qui je soumets 
la dénomination de mes trouvailles, me demandait si 
j'avais des moyens spéciaux de chasse pour lui envoyer 
ainsi tant de raretés, de nouveautés même. Je suis 
chasseur très peu expert, encore moins zélé, car 
l'insecte m'intéresse beaucoup plus livré à son œuvre 
que transpercé d’une épingle au fond d’une boîte. Tous 
mes secrets de chasse se réduisent à ma pépinière 
touffue de chardons et de centaurées. 

Par un hasard des plus heureux, à cette populeuse 
famille d’amasseurs de miel se trouvait associée la 
tribu des chasseurs. Les maçons avaient distribué ça 
et là, dans l'harmas, de grands tas de sable et des amas 
de pierres, en vue de la construction des murs 
d'enceinte. Les travaux trainant en longueur, ces 
matériaux furent occupés dès la première année. Les 
Chalicodomes avaient choisi les interstices des pierres 
comme dortoir pour y passer la nuit, en groupes 
serrés. Le robuste Lézard ocellé, qui, traqué de trop 
près, court sus, gueule béante, tant à l'homme qu'au 
chien, s'y était choisi un antre pour guetter le scarabée 
passant ; le Motteux Oreillard, costumé en dominicain, 
robe blanche et ailes noires, perché sur la pierre la 
plus élevée, y chantait sa courte et rustique chanson- 
nette. Dans le tas, quelque part, devait être le nid, avec 
ses œufs bleus, couleur de ciel. Avec les amas de 
pierres, le petit dominicain a disparu. Je le regrette: 
c'eût élé un charmant voisin. Je ne regrette pas du 
tout le Lézard ocellé. 

Le sable donnait asile à une autre population. Les 
Bembex y balayaient le seuil de leurs terriers en lan- 
çant en arrière une parabole poudreuse; le Sphex 


L'HARMAS 9 


languedocien y trainait par les antennes son Ephippi- 
gère; un Stize y mettait en cave ses conserves de Cica- 
-delles. À mon grand regret, les maçons finirent par 
déloger la tribu giboyeuse; mais si je veux un jour la 
rappeler, je n'ai qu’à renouveler les tas de sable : ils 
seront bientôt tous là. 

Ce qui n’a pas disparu, la demeure n'étant pas la 
même, ce sont les Ammophiles, que je vois voleter, 
l’une au printemps, les autres en automne, sur les 
allées du jardin et parmi les gazons, à la recherche de 
quelque chenille ; les Pompiles, qui vont alertes, battant 
des ailes et furetant dans les recoins pour y surprendre 
une araignée. Le plus grand guette la Lycose de Nar- 
bonne, dont le terrier n’est pas rare dans l’harmas. Ce 
terrier est un puits vertical, avec margelle de fétus de 
gramen entrelacés de soie. Au fond du repaire on voit 
reluire, comme de petits diamants, les yeux de la robuste 
aranéïde, objet d’effroi pour la plupart. Quel gibier et 
quelle chasse périlleuse pour le Pompile! Voici main- 
tenant, par une chaude après-midi d'été, la Fourmi 
amazone, qui sort des dortoirs de sa caserne en longs 
bataillons et s’achemine au loin pour la chasse aux 
esclaves. Nous la suivrons dans ses razzias en un moment 
de loisir. Voici encore, autour d’un tas d'herbages con- 
vertis en terreau, des Scolies d’un pouce et demi de 
long, qui volent mollement et plongent dans l'amas, 
attirées qu’elles sont par un riche gibier, larves de 
Lamellicornes, Oryctes et Cétoines. 

Que de sujets d'étude, et ce n’est pas fini! La 
demeure était aussi obandonnée que le terrain. 
L'homme parti, le repos assuré, l’animal était accouru, 
s'emparant de tout. La Fauvette a élu domicile dans 


10 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


les lilas; le Verdier s'est établi dans l'épais abri des 
cyprès; le Moineau, sous chaque tuile, a charrié chif- 
fons et paille; au sommet des platancs est venu gazouil- 
ler le Serin méridional, dont le nid douillet est grand 
comme la moitié d'un abricot; le Scops s’est habitué à 
y faire entendre le soir sa note monotone et flûtée, 
l'oiseau d'Athènes, la Chouétte, est accourue y gémir; 
y miauler. Devant la maison est un vaste bassin ali- 
menté par l’aqueduc qui fournit l'eau aux fontaines du 
village. Là, d'un kilomètre à la ronde, se rendent les 
Batraciens en la saison d'amour. Le Crapaud des joncs, 
parfois large comme une assiette, étroitement galonné 
de jaune sur le dos, s'y donne rendez-vous pour y pren- 
dre son bain; quand arrive le crépuscule du soir, on 
voit sautiller sur les bords le Crapaud accoucheur, le 
mâle, portant appendue, à ses pattes postérieures, une 
grappe d'œufs gros comme des grains de poivre; il 
vient de loin, le débonnaire père de famille, avec son 
précieux paquet pour le mettre à l'eau ets’en revenir 
après sous quelque dalle, où il fait entendre comme un 
tintement de clochette. Enfin, quand elles ne sont pas à 
coasser parmi la feuillée des arbres, les Rainettes se 
livrent à de gracieux plongeons. En mai, dès que vient 
la nuit, le bassin devient donc un orchestre assourdis- 
sant; impossible de causer à table, impossible de dor- 
mir. Il a fallu y mettre ordre par des moyens peut-être 
un peu trop rigoureux. Comment faire? Qui veut dor- 
mir etne le peut, devient féroce. 

Plus hardi, l'hyménoptère s'est emparé de l’habita- 
tion. Sur le seuil de ma porte, dans un sol de gravats, 
nichele Sphex à ceinturesblanches ; pourentrer chez moi, 
je dois veiller à ne pas endommager ses terniers, à ne 


L'HARMAS 11 


pas fouler sous les pieds le mineur absorbé dans son 
ouyrage. Voilà bien un quart de siècle que je n'avais 
pas revu le pétulant chasseur de Criquets. Quand je 
fis sa connaissance, j'allais le visiter à quelques kilomè- 
tres; chaque fois c'était une expédition sous l’accablant 
soleil du mois d'août. Aujourd'hui je le retrouve de- 
vant ma porte, nous sommes d’intimes voisins. L’em- 
brasure des fenêtres closes fournit au Pélopée un appar- 
tement à température douce. Contre la paroi en 
pierres de taille est fixé le nid, maçonné avec de la 
terre. Pour rentrer chez lui, le chasseur d'araignées 
profite d’un petit trou accidentellement ouvert dans 
les volets fermés. Sur les moulures des persiennes, 
quelques Chalicodomes isolés bâtissent leur groupe de 
cellules ; à la face intérieure des contrevents entre- 
bâillés, un Eumène édifie son petit dôme de terre, 
que surmonte un court goulot évasé. La Guëpe et le 
Poliste sont mes commençaux ; ils viennent sur la table 
s'informer si les raisins servis sont bien à maturité. 
Voilà certes, et le dénombrement est loin d’être com- 
plet, voilà une société aussi nombreuse que choisie, 
et dont la conversation ne manquera pas de charmer 
ma solitude si je parviens à savoir la provoquer. Mes 
chères bêtes d'autrefois, mes vieux amis, d’autres de 
connaissance plus récente, tous sont là, chassant, buti- 
nant, construisant dans une étroite proximité. D'ail- 
leurs, s’il faut varier les lieux d'observation, à quel- 
ques centaines de pas est la montagne, avec ses maquis 
d’arbousiers, de cistes et de bruyères en arbre; avec 
ses nappes sabloneuses chères aux Bembex; avec ses 
talus marneux exploités par divers hyménoptères. Et 
voilà pourquoi, prévoyant ces richesses, j'ai fui la 


12 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


ville pour le vilage, et suis venu à Sérignan sarcler 
mes navets, arroser mes laitues. 

On fonde à grands frais sur nos côtes océaniques et 
méditerranéennes des laboratoires où l’on dissèque la 
petite bête marine, de maigre intérêt pour nous; on pro- 
digue puissants microscopes, délicats appareils de dis- 
section, engins de capture, embarcations, personnel de 
pêche, aquariums, pour savoir comment se segmente le 
vitellus d'un annélide, chose dont je n’ai pu saisir encore 
toute l'importance, et l’on dédaigne la petite bête ter- 
restre, qui vit en perpétuel rapport avec nous, qui 
fournit à la psychologie générale des documents d’ines- 
timable valeur, quitrop souvent compromet la fortune 
publique en ravageant nos récoltes. A quand donc un 
laboratoire d'entomologie où s’étudierait, non l’insecte 
mort, macéré dans le trois-six, mais l’insecte vivant; 
un laboratoire ayant pour objet l'instinct, les mœurs, 
la manière de vivre, les travaux, les luttes, la propa- 
gation de ce petit monde, avec lequel l’agriculture et 
la philosophie doivent très sérieusement compter. Savoir 
à fond l’histoire du ravageur de nos vignes serait peut- 
être plus important que de savoir comment se termine 
tel filet nerveux d’un cirrhipède; établir expérimentale- 
ment la démarcation entre l'intelligence et l'instinct, 
démontrer, en comparant les faits dans la série zoolo- 
gique, si oui ou non laraison humaine est une faculté 
irréductible, tout cela devrait bien avoir le pas sur le 
nombre d'anneaux de l’antenne d’un crustacé. Pour 
ces énormes questions, une armée de travailleurs serait 
nécessaire, et il n’y a rien. La mode est au mollusque 
et au zoophyte. Les profondeurs des mers sont explorées 
à grand renfort de dragues; le sol que nous foulons 


L'HARMAS 13 


aux pieds reste méconnu. En attendant que la mode 
change, j'ouvre le laboratoire de l’harmas à l’entomo- 
logie vivante, et ce laboratoire ne coûtera pas un cen- 
time à la bourse des contribuables. 


Il 


L'AMMOPHILE HÉRISSÉE 


Un jour de mai, allant et revenant, j'épiais ce qui 
pouvait se passer de nouveau dans le laboratoire de 
l’harmas. Favier n'était pas loin, occupé au travail 
du jardin potager. Qu'est-ce que Favier ? Autant vaut 
en dire tout de suite quelques mots, car il reviendra 
dans mes récits. 

Favier est un ancien soldat. Il a dressé son gourbi 
sous les caroubiers de l'Afrique, il a mangé des 
oursins à Constantinople, il a chassé l'étourneau en 
Crimée quand chômaïit la mitraille. Ayant beaucoup 
vu, il a beaucoup retenu. En hiver, alors que le 
travail des champs se termine vers quatre heures et 
que les soirées sont si longues, le rateau, la fourche 
et la brouette rentrés, il vient s'asseoir sur la haute 
pierre du foyer de la cuisine où flambent les rondins 
de chêne-vert. La pipe est tirée, méthodiquement 


L'AMMOPHILE HÉRISSÉE 15 


bourrée avec le pouce humecté de salive, et fumée 
religieusement. Depuis de longues heures, il y songe; 
mais 1l s'est abstenu car le tabac est cher. Aussi la 
privation a-t-elle redoublé l'attrait, et pas une bouffée 
n’est perdue, revenant par intervalles réglés. 

Cependant la conversation s'engage. Favier est, à 
sa guise, un de ces conteurs antiques qui, pour leurs 
récits, étaient admis à la meilleure place du foyer ; seu- 
lement mon narrateur s’est formé à la caserne. N'im- 
porte, toute la maisonnée, grandset petits, l'écoute avec 
intérêt; si sa parole est fortement imagée, elle est 
toujours décente. Ce serait, pour nous tous, vif désap- 
pointement s’il ne venait, le travail fini, faire sa halte 
au coin du feu. Que nous dit-il donc pour se faire 
désirer ainsi ? Il nous raconte ce qu'il a vu du coup 
d'État qui nous a valu l'empire abhorré; il nous parle 
des petits verres distribués et puis de la fusillade 
dans le tas. Lui, m'affirme-t-il, visait toujours contre 
le mur; et je le crois sur parole tant il me paraît 
navré, honteux, d’avoir pris une part, même très 
innocente, à ce coup de bandit. 

Il nous raconte ses veillées dans les tranchées 
autour de Sébastopol; il nous parle de sa panique 
lorsque de nuit, étant isolé aux avant-postes et blotti 
dans la neige, il vit tomber à côté de lui ce qu'il 
appelle un pot à fleurs. Cela flambait, fusait, rayon- 
nait, illuminait les alentours. D'une seconde à l’autre, 
l'infernale machine allait éclater; notre homme 
était perdu. Il n’en fut rien : le pot à fleurs s’étei- 
gnit paisiblement. C'était un engin d'éclairage lancé 
pour reconnaître dans les ténèbres les travaux de 
l'assaillant, 


16 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Au drame de la bataille succède la comédie de la 
caserne. Il nous dit les mystères du rata, les secrets 
de la gamelle, les comiques misères du bloc. Et 
comme le répertoire ne s’épuise jamais, assaisonné 
d'expressions à l'emporte-pièce, l'heure du souper 
arrive avant que nul de nous ait eu le temps de 
s’apercevoir combien la soirée est longue. 

Favier s'est révélé à mon attention par un coup de 
maître. Un de mes amis venait de m'envoyer de Mar- 
seille une paire d'énormes crabes, le Maïa, l’Araignée 
de mer des pêcheurs. Je déballais les captifs quand les 
ouvriers rentrèrent de leur diner, peintres, maçons, 
plâtriers occupés à restaurer la masure abandonnée. 
A la vue de ces étranges bêtes, étoilées de dards 
autour de la carapace, et hissées sur de longues pattes, 
qui leur donnent quelque ressemblance avec une 
monstrueuse araignée, ce fut parmi les assistants un 
cri de surprise, presque d'’effroi. Favier, lui, n’en a 
cure, et saisissant avec adresse l’effroyable araignée 
qui se démène : « Je connais ça, dit-il; j'en ai mangé à 
Varna. C’est excellent. » — Et il regardait l'entourage 
avec un certain air narquois qui voulait dire : Vous 
n'êtes jamais sortis de votre trou. 

Un autre trait de lui pour en finir. Sur l'avis du mé- 
decin, une de ses voisines avait été prendre des bains 
de mer à Cette. Elle avait rapporté de son expédition 
quelque chose de curieux, un fruit étrange sur lequel 
elle basaït de hautes espérances. Secoué devant l'oreille, 
cela sonnait, preuve des graines contenues. C'était rond, 
avec des épines. A un bout se montrait comme le bou- 
ton fermé d’une fleurette blanche; à l’autre bout, une 
légère dépression était percée de quelques trous. La 


L’'AMMOPHILE HÉRISSÉE 11 


voisine accourut chez Favier lui soumettre sa trouvaille, 
l’engageant à m'en parler. Elle me céderait les pré- 
cieuses graines; il devait en sortir quelque arbuste 
merveilleux qui ferait l’ornement de mon jardin. — 
« Vaqui la flou, va qui lou pécou; voilà la fleur, voilà 
la queue, » disait-elle à Favier en lui montrant les deux 
bouts de son fruit. 

Favier éclata de rire. — « C’est un oursin, fit-il, une 
châtaigne de mer; j'en ai mangé à Constantinople. » 
Et il expliqua de son mieux ce que c’est qu’un oursin. 
L'autre n'y comprit rien et persista dans son dire. En 
son idée, Favier la trompait, jalouse que des graines 
aussi précieuses m’arrivassent par une autre voie que 
la sienne. Le litige me fut soumis. — « Vaqui la flou; 
vaqui lou pécou », répétait la bonne femme. Je lui dis 
que la flou était le groupe des cinq dents blanches de 
l’oursin, et que le pécou était l’antipode de la bouche. 
Elle partit, non bien convaincue: Peut-être que mainte- 
nant les semences du fruit, grains de sable sonnant 
dans la coque vide, germent en un vieux toupin égueulé, 

Favier connaît donc beaucoup de choses, et il les 
connaît surtout pour en avoir mangé. Il sait le mérite 
d’un râble de blaireau, la valeur d’un cuissot d’un re- 
nard; il est expert sur le morceau préférable d’une 
anguille des buissons, la couleuvre; il a fait rissoler 
dans l'huile le lézard ocellé, la mal famée Æassade du 
Midi ; il a médité la recette d'une friture de criquets. 
Je suis étonné des impossibles ratas que lui a fait pra- 
tiquer sa vie cosmopolite. 

Je ne suis pas moins surpris de son coup d'œil scru 
tateur et de sa mémoire des choses. Que je lui décrive 
une plante quelconque, pour lui mauvaise herbe sans 


9 


15 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


nom, sans intérêt aucun, et si elle se trouve dans nos 
bois, je suis à peu près certain qu'il me l'apportera, : 
qu'il m'indiquera le point où je peux la récolter. La 
botanique de l’infiniment petit ne déroute pas même 
sa clairvoyance. Pour compléter un travail que j'ai 
déjà publié sur les Sphériacées de Vaucluse, dans la 
mauvaise saison, lorsque l’insecte chôme, je reprends 
. la patiente herborisation à la loupe. Si la gelée a durei 
la terre, si la pluie l’a réduite en bouillie, je détourne 
Favier du travail du jardin pour l'amener à 
travers bois; et là, dans le fouillis de quelque ron- 
cier, nous cherchons de concert ces microscopiques 
végétaux qui mouchettent de points noirs les brindilles 
jonchant le sol. Il appelle les plus grosses espèces de la 
poudre à canon, expression juste déjà employée par 
les botanistes pour désigner une de ces Sphériacées. Il 
se sent tout glorieux de son lot de trouvailles, plus 
riche que le mien. S'il lui tombe sous la main une su- 
perbe Rosellinie, amas de mamelles noires qu’enveloppe 
une ouate vineuse, une pipe est fumée pour payer un 
tribut à l'enthousiasme du moment. 

Il excelle surtout pour me débarrasser de l’importun 
rencontré dans mes pérégrinations. Le paysan est 
curieux, questionneur comme l'enfant; mais sa curio- 
sité est assaisonnée de malice, ses questions sous- 
entendent la raillerie. Ce qu'il ne comprend pas, il le 
tourne en dérision. Et quoi de plus risible qu'un mon- 
sieur regardant à travers un verre une mouche captu- 
rée avec un filet de gaze, un éclat de boïs pourri cueilli 
à terre? Favier, d’un mot, coupe court à la narquoise 
interrogation. 

Nous cherchions à la surface du sol, pas à pas, incli- 


L'AMMOPHILE HÉRISSÉE 19 


nés, quelques-uns de ces documents des époques pré- 
historiques qui abondent sur le revers méridional de 
la montagne, haches en serpentine, tessons de poterie 
noire, pointes de flèche et de lance en silex, éclats, 
ràcloirs, nucléus. — « Que fait ton maître de ces pay- 
rards? » (pierre à fusil) demande un survenant. — 
« Il enfabrique du mastic pour les vitriers », riposte 
Favier d’un air solennellement affirmatif. 

Je venais de récolter une poignée de crottes de 
lapin où la loupe m'avait révélé une végétation crypto- 
gamique digne d'examen ultérieur. Survient un indis- 
cret qui m'a vu recueillir soigneusement dans un cor- 
net de papier la précieuse trouvaille. Il soupçonne une 
affaire d'argent, un commerce insensé. Tout, pour 
l’homme de la campagne, doit se traduire par le gros 
sou. À ses yeux, je me fais de grosses rentes avec ces 
crottes de lapin. — « Que fait ton maître de ces 
pétourles?» (c’est le mot de l'endroit), demande-t-il insi- 
dieusement à Favier. — « Il les distille pour en retirer 
l'essence, » répond mon homme avec un aplomb su- 
perbe. Abasourdi par la révélation, le questionneur 
tourne le dos et s'en va. 

Mais ne nous attardons pas davantage avec le trou- 
pier goguenard, si prompt à la répartie, et revenons 
à ce qui attirait mon attention dans le laboratoire de 
l’harmas. Quelques Ammophiles exploraient pédestre- 
ment, avec courtes volées par intervalles, tantôt les 
points gazonnés, tantôt les points dénudés. Déjà vers 
le milieu de mars, quand survenait une belle journée, 
je les avais vues se chauffer délicieusement au soleil 
sur la poudre des sentiers. Toutes appartenaient à la 
même espèce, l'Ammophile hérissée, Ammophila hir- 


20 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


suta Kirb. J'ai fait connaître; dans le premier volume 
de ces Souvenirs, l'hibernation de cette Ammophile et 
ses chasses printanières, à une époque où les autres 
hyménoptères giboyeurs sont encore renfermés dans 
leurs cocons; j'ai décrit sa manière d'opérer la che- 
nille destinée à la larve; j'ai raconté ses coups d’ai- 
guillon multiples, distribués aux divers centres ner- 
veux. Cette vivisection, si savante, je ne l'avais vue 
encore qu'une fois, et je désirais bien la revoir. Peut- 
être quelque chose m'avait échappé dans ma lassitude 
d’une longue course, et si réellement j'avais tout bien 
vu, il convenait de renouveler l'observation pour lui 
donner une authenticité incontestable. J'ajoute que, 
dût-on y assister cent fois, on ne se lasserait pas du 
spectacle dont je désirais être de nouveau témoin. 

Je surveillais donc mes Ammophiles depuis leur 
première apparition; et les ayant là, chez moi, à 
quelques pas de ma porte, je ne pouvais manquer de 
les surprendre en chasse si mon assiduité ne se relà- 
chait pas. La fin de mars et avril se passèrent en 
vaines attentes, soit que le moment de la nidification 
ne fût pas encore venu, soit plutôt parce que ma sur- 
veillance était mise en défaut. Enfin le 17 mai, l’heu- 
reuse chance se présenta. 

Quelques Ammophiles me paraissent très affairées; 
suivons l’une d'elles, plus active que les autres. Je la 
surprends donnant les derniers coups de rateau à son 
terrier, dans le sol battu d’une allée, avant d'y intro- 
duire sa chenille qui, déjà paralysée, doit avoir été 
abandonnée provisoirement par le chasseur à quelques 
mètres du domicile. L’antre reconnu convenable, la 
porte jugée assez spacieuse pour l'accès d’un volumi- 


L'AMMOPHILE HÉRISSÉE 21 


neux gibier, l'Ammophile se met en recherche de sa 
capture. Aisément elle la trouve. C’est un ver gris qui 
git à terre et que les fourmis ont déjà envahi. Cette 
pièce, que les fourmis lui disputent, est dédaignée par 
le chasseur. Beaucoup d’hyménoptères déprédateurs, 
qui momentanément abandonnent leur capture pour 
aller perfectionner le terrier ou même le commencer 
déposent leur gibier en haut lieu, sur une touffe de 
verdure, pour le mettre à l'abri des rapines. L'Ammo- 
phile est versée dans cette prudente pratique; mais 
peut-être at-elle négligé la précaution, ou bien la 
lourde pièce est-elle tombée, et maintenant les four- 
mis tiraillent à qui mieux mieux la somptueuse 
victuaille. Chasser ses larrons est impossible : pour un de 
détourné, dix reviendraient à l'attaque. L'hyménoptère 
paraît en juger ainsi, car, l’envahissement reconnu, 
il se remet en chasse, sans nul démêlé, qui n’aboutirait 
à rien. 

Les recherches se font dans un rayon d’une dizaine 
de mètres autour du nid. L’Ammophile explore le sol 
pédestrement, petit à petit, sans se presser; de ses 
antennes, courbées en arc, elle fouette continuellement 
le terrain. Le sol dénudé, les points caillouteux, les 
endroits gazonnés sont indistinctement visités. Pendant 
près de trois heures, au plus fort du soleil, par un 
temps lourd, qui sera suivi le lendemain d’une pluie 
et le soir même de quelques gouttes, je suis, sans 
la quitter un instant du regard, l'Ammophile en 
recherches. Que c’est donc difficile à trouver, un ver 
gris, pour un hyménoptère qui en a besoin à l'instant 
même! 

Ce n’est pas moins difficile pour l’homme. On sait 


22 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


ma méthode pour assister à l'opération chirurgicale 
qu'un hyménoptère chasseur fait subir à sa proie 
dans le but de servir à ses larves une chair inerte mais 
non morte. J’enlève au prédateur son gibier et lui 
donne en échange une proie vivante, pareille à la 
sienne: Je combinais semblable manœuvre à l'égard 
de l'Ammophile pour lui faire répéter son opération 
quand elle aurait sacrifié la chenille qu'elle ne devait 
pas manquer de trouver d’un moment à l’autre. J'avais 
donc besoin au plus tôt de quelques vers gris. 

Favier était là, jardinant. Je l'appelle : arrivez vite, 
il me faut des vers gris. La chose est expliquée. 
D'ailleurs il est depuis quelque temps au courant de 
l'affaire. Je lui ai parlé de mes petites bêtes et des che- 
nilles qu'elles chassent ; il sait en gros la manière de 
vivre de l’insecte qui m'occupe. C'estcompris. Le voilà 
en recherches. Il fouille au pied des laitues, il gratte 
dans les touffes de fraisiers, il visite les bordures d'iris. 
Sa perspicacité, son adresse me sont connues; j'ai con 
fiance. Cependant le temps se passe. « Eh bien! Fa 
vier, ce ver gris? — Je n’en trouve pas, monsieur. — 
Diable ! alors, à la rescousse! Claire, Aglaé, les autres, 
tant que vous êtes, arrivez, cherchez, trouvez! » Toute 
la maisonnée est mise en réquisition. On déploie une 
activité digne des graves événe:nents qui se préparent. 
Moi-même, retenu à mon poste pour ne pas perdre de 
vue l’'Ammophile, je suis d’un œil le chasseur et de 
l’autre je m'enquiers du ver gris. Rien n'y fait : trois 
heures se passent et aucun de nous n’a trouvé la che- 
nille. 

L’Ammophile ne la trouve pas davantage. Je la vois 
chercher avec quelque persévérance en des points un 


L'AMMOPHILE HÉRISSÉE 23 


peu crevassés. L’insecte déblaie, s'exténue ; il enlève, 
prodigieux effort, des lopins de terre sèche de la gros- 
seur d’un noyau d'abricot. Toutefois ces points ne tar- 
dent pas à être abandonnés. Alors un soupçon me 
vient : si nous sommes quatre ou cinq à chercher vai- 
nement un ver gris, ce n’est pas à dire que l'Ammo- 
phile soit affligée de la même maladresse. Où l'homme 
est impuissant, l'insecte souvent triomphe. L'exquise 
finesse du sens qui le guide ne peut le laisser dérouté 
des heures entières. Peut-être que le ver gris, pressen- 
tant la pluie qui s'apprête, s’est enfoui plus profondé- 
ment. Le chasseur sait très bien où il gît, mais il ne 
peut l’extraire de sa trop profonde cachette. S'il aban- 
donne un pointaprès quelques essais, ce n’est pas défaut 
de sagacité mais défaut de puissance de fouille. Partout 
où Jl’'Ammophile gratte, il doit y avoir un ver gris; le 
point est abandonné parce que le travail d'extraction 
est reconnu au-dessus des forces. Je suis bien sot de 
ne pas y avoir songé plus tôt. Est-ce que l'expert bra- 
connier donnerait quelque attention là où réellement 
il n’y a rien? Allons donc! | 

Je me propose alors de lui venir en aide. L'insecte 
fouille en ce moment un point cultivé et tout à fait nu. 
Il abandonne l'endroit, comme il a déjà fait de tant 
d'autres. Je continue moi-même avec la lame d'un 
couteau. Je ne trouve rien non plus et me retire. L'in- 
secte revient et se remet à gratter en un certain point 
de mes déblais. Je comprends: « Ote-toi de 1à, mala- 
droit, semble me dire l’'hyménoptère; je vais te mon- 
trer où git la bête. » Sur ses indications, je fouille au 
point voulu, et j'exhume un vergris. Parfait! ma pers- 
picace Ammophile; ah! je le disais bien que ton coup 


25 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


de rateau n'était pas donné sur un clapier désert! 

Désormais c'est la chasse à la truffe, que le chien 
indique et que l’homme extrait. Je continue le système, 
l’'Ammophile montrant le point convenable et moi 
fouillant du couteau. J'obtiens ainsi un second ver 
gris, puis un troisième, un quatrième. L'exhumation 
se fait toujours en des points dénudés, remués par la 
fourche quelques mois avant. Rien absolument n'indique 
au dehors la présence de la chenille. Eh bien! Favier, 
Claire, Aglaé et les autres, que vous en semble! En 
trois heures vous n'avez pu me déterrer un seul ver 
gris, et ce fin giboyeur m'en procure autant que j'en 
veux maintenant que je me suis avisé delui venir en aide. 

Me voilà suffisamment riche de pièces d'échange; 
laissons au chasseur sa cinquième trouvaille, qu'il 
déterre avec mon concours. Je développe par paragra- 
phes numérotés les divers actes du magnifique drame 
qui se passe sous mes yeux. L'observation se fait dans 
les conditions les plus favorables : je suis couché à 
terre, tout près du sacrificateur, et pas un détail ne 
m'échappe. 

4° L'Ammophile saisit la chenille par la nuque avec 
les tenailles courbes de ses mandibules. Le ver gris se 
démène avec vigueur ; il roule et déroule sa croupe 
contorsionnée. L'hyménoptère ne s'en émeut : en se 
tenant de côté, il évite les chocs. L’aiguillon atteint 
l'articulation qui sépare le premier anneau de la tête, 
sur la ligne médiane et ventrale, en un point où la peau 
est plus fine. Le dard séjourne dans la blessure avec 
une certaine persistance. C’est là, paraît-il, le coup 
essentiel, qui doit dompter le ver gris et le rendre plus 
maniable. 


L'AMMOPHILE HÉRISSÉE 95 


2° L’Ammophile abandonne alors son gibier. Elle 
s’aplatit à terre, avec des mouvements désordonnés, 
avec des rotations sur le flanc, des tiraillements et des 
pendiculations de membres, des frémissements d'ailes, 
comme en danger de mort. Je crains que le chasseur 
n'ait, dans la lutte, reçu un mauvais coup. L'émoi me 
gagne de voir ainsi piteusement finir le vaillant hymé- 
noptère, et se terminer par un échec une expérience 
qui m'avait coûté de si longues heures d’attente. Mais 
voici que l’Ammophile se calme, se brosse les aïles, se 
‘frise les antennes et reprend sa démarche alerte pour 
courir sus à la chenille. Ce que j'avais pris pour les 
convulsions d’une mort prochaine était le frénétique 
enthousiasme de la victoire. L'hyménoptère se félicitait 
à sa manière d’avoir terrassé le monstre. 

3° L'opérateur happe la chenille par la peau du 
dos, un peu plus bas que précédemment, et pique le 
second anneau, toujours à la face ventrale. Je le vois 
alors graduellement reculer sur le ver gris, saisir 
chaque fois le dos un peu plus bas, l’enlacer avec les 
mandibules, amples pinces à branches recourbées, et 
chaque fois plonger l’aiguillon dans l'anneau suivant. 
Ce recul de l'insecte et cet enlacement du dos par 
degrés, un peu plus en arrière à chaque reprise, se 
font avec une précision méthodique comme si le chas- 
seur aunait son gibier. À chaque recul, le dard pique 
l'anneau suivant. Ainsi sont blessés les trois anneaux 
thoraciques, à pattes vraies; les deux anneaux suivants, 
‘ qui sont apodes; et les quatre anneaux à fausses pat- 
tes. En tout, neuf coups d’aiguillon. Les quatre der- 
niers segments sont négligés, sur lesquels trois apodes 
et le dernier ou treizième avec fausses pattes. L'opéra- 


26 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


tion s’accomplit sans difficultés sérieuses ; le premier 
coup de stylet reçu, le ver gris n'oppose qu’une faible 
résistance. 

4° Finalement l’Ammophile, ouvrant dans toute leur 
ampleur ses tenailles mandibulaires, happe la tête du 
ver et la mâchonne, la comprime à coups mesurés, sans 
blessure. Ces coups de pression se succèdent avec une 
lenteur étudiée; l'insecte paraît chercher à se rendre 
compte chaque fois de l'effet produit ; il s'arrête, attend, 
puis reprend. Pour atteindre le but désiré, cette mani- 
pulation sur le cerveau doit avoir des limites qui, dé- 
passées, améneraient la mort et à bref délai la corrup- 
tion. Aussi l'hyménoptère mesure-t-il la force de ses 
coups de tenaille, qui sont nombreux du reste, une 
vingtaine environ. 

Le chirurgien a terminé. L'opérée gît à terre sur le 
flanc, à demi roulée sur elle-même. Elle est immobile, 
inerte, incapable de résistance pendant le travail de 
traction qui doit l’amener au logis, inoffensive pour le 
vermisseau qui doit s'en nourrir. L’Ammophile l’aban- 
donne sur les lieux mêmes de l’opération et revient à 
son nid, où je la suis. Elle s'y livre à des retouches en 
vue de l'emmagasinement. Un gravier qui fait saillie à 
la voûte pourrait entraver la mise en caveau de l’en- 
combrante pièce. Le bloc est arraché. Un grincement 
d'ailes frôlées accompagne le rude labeur. La chambre 
du fond n'est pas assez spacieuse ; elle est agrandie. Les 
travaux se prolongent, et la chenille que j'ai négligé de 
surveiller pour ne rien perdre des actes de l’hyménop- 
tère, est envahie par les fourmis. Quand nous y reve- 
nons, l'Ammophile et moi, elle est toute noire d'actifs 
dépéceurs. C’est pour moi incident regrettable, c’est 


L AMMOPHILE HÉRISSÉE 21 


pour l’'Ammophile événement fächeux, car voilà deux 
fois que la même mésaventure lui arrive. 

L’insecte paraît découragé. En vain je remplace la 
chenille par un de mes vers gris en réserve, l'Ammo- 
phile dédaigne la proie substituée. Et puis la soirée 
s’'avance, le ciel s’est obscurei, il tombe même quelques 
gouttes de pluie. En de pareilles circonstances, il est 
inutile de compter sur une reprise de chasse. Tout finit 
donc sans que je puisse utiliser mes vers gris comme 
je l'avais combiné. Cette observation m'a tenu, sans un 
instant de répit, de une heure de l'après-midi à six 
heures du soir. 


ITT 


UN SENS INCONNU — LE VER GRIS 


Je viens de raconter en détail les manœuvres de 
chasse de l’'Ammophile. Les faitsconstatés me paraissent 
riches de conséquences, à tel point que si le labo- 
ratoire de l’harmas ne me fournissait plus rien, je me 
croirais dédommagé par cette seule observation. La 
méthode opératoire adoptée par l’hyménoptère en vue 
de paralyser le ver gris est, dans le domaine de 
l'instinct, la plus haute manifestation que je connaisse 
jusqu'ici. Quelle science infuse, bien propre à nous 
faire réfléchir ! Quelle savante logique, quelle sûreté 
dans ce physiologiste inconscient ! 

Qui voudrait être témoin à son tour de ces merveilles 
ne peut guère compter sur les hasards d’une promenade 
à travers champs ; ét puis, la chance heureuse se pré- 
senterait-elle, le temps manquerait pour la mettre à 
profit. Une observation où j'ai dépensé cinq heures 


LE VER GRIS 29 


sans désemparer et sans parvenir encore à terminer 
les épreuves en projet, exige, pour être bien conduite, 
le loisir du chez soi. Le succès, je le dois donc au 
rustique laboratoire. Je livre le secret à qui voudra 
continuer ces magnifiques études ; la moisson est 
inpuisable, il y aura des gerbes pour tous. 

En suivant la chasse de l’Ammophile dans l’ordre 
de ses actes, la première question qui se présente est 
celle-ci : comment fait l'hyménoptère pour reconnaître 
le point où gît sous terre le ver gris? 

Rien au dehors, pour la vue du moins, n'indique la 
cachette de la chenille. Le sol qui recèle la pièce de 
gibier peut être nu ou gazonné, caillouteux ou terreux, 
continu ou fendillé de petites crevasses, Ces variations 
d'aspect sont indifférentes au chasseur, qui exploite 
tous les points sans préférence pour les uns plutôt que 
pour les autres. Partout où l’hyménoptère s'arrête et 
fouille avec quelque persistance, je n’aperçois rien de 
particulier malgré toute mon attention; et cependant 
il doit y avoir un ver gris, comme je viens de m'’en 
convaincre, COUp sur Coup, à cinq reprises, en prêtant 
main forte à l'insecte, que rebutait d’abord un travail 
hors de proportion avec ses forces. La vue certainement 
n’est pas en cause ici. 

Quel sens alors? L'’odorat? Informons-nous. Les 
organes de recherche sont les antennes, tout l’affirme. 
De leur extrémité, fléchie en arc et animée d’une vibra- 
tion continuelle, l’insecte palpe le sol, à petits coups, 
rapidement. Si quelque fissure se présente, les filets 
vibrants s’y introduisent et sondent; si quelque touffe 
de gramen étale à fleur de terre son lacis de rhizomes, 
ils en fouillent les anfractuosités avec un redoublement 


30 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


de trépidation. Leurs extrémités s'appliquent un mo- 
ment, se moulent en quelque sorte sur le point exploré. 
On dirait deux filaments tactiles, deux longs doigts 
d’une incomparable mobilité, qui s’informent en pal- 
pant. Mais le toucher ne peut intervenir pour révéler 
ce qu'il y a sous terre; ce qu’il faudrait palper, c’est le 
ver gris; et ce ver est reclus dans son terrier à quel- 
ques pouces de profondeur. 

On pense alors à l'odorat. Les insectes, c’est incon- 
testable, possèdent, souvent très développé, le sens de 
l'olfaction. Les Nécrophores, les Silphes, le Histers, les 
Dermestes, accourent de tous côtés au point où git un 
petit cadavre, dont il faut expurger le sol. Guidés par 
l'odorat, ces ensevelisseurs se hâtent vers la taupe 
morte. 

Mais si le sens del’olfaction est certain chez l'insecte, 
on se demande encore où en est le siège. Beaucoup 
affirment que ce siège est dans les antennes. Admettons 
le, bien qu'il soit difficile de comprendre comment 
une tige d’anneaux cornés, articulés bout à bout, 
peut remplir l'office d'une narine à structure si pro- 
fondément différente. L'organisation des appareils 
n’ayant rien de commun, les impressions perçues sont- 
elles bien de même nature? Quand les outils sont dis- 
sembables, leurs fonctions restent-elles similaires ? 

D'ailleurs, avec notre hyménoptère, se présentent 
de graves objections. L'odorat est un sens passif plutôt 
qu'actif; il ne va pas au-devant de l'impression comme 
le fait le toucher, il la subit; il ne s’enquiert pas de 
l’effluve odorant, il le reçoit quand il arrive. Or les 
antennes de l’Ammophile sont continuellement agis- 
santes; elles s’informent, elles vont au-devant de 


LE VER GRIS 31 


l'impression. Impression de quoi? Si c'était en réalité 
une impression d'odeur, l'immobilité leur serait plus 
favorable qu’une perpétuelle agitation. 

Mais il y a mieux : l’odorat sans odeur n’a pas de rai- 
son d’être. Or j'ai soumis le ver gris à ma propre exper- 
tise; je l’ai donné à flairer à des narines jeunes, bien 
plus sensibles que les miennes; aucun de nous n’a con- 
staté dans la chenille la plus faible trace d’odeur. Quand 
le chien, célèbre par son flair, a connaissance de la 
truffe sous terre, il est guidé par le fumet du tubercule, 
fumet très appréciable pour nous, même à travers 
l'épaisseur du sol. Je reconnais au chien un odorat plus 
subtil que le nôtre : il s'exerce à de plus grandes dis- 
tances, il reçoit des impressions plus vives et plus 
tenaces; toutefois il est impressionné par des effluves 
odorants qui deviennent sensibles à nos narines dans 
les conditions convenables de proximité. 

J'accorderai, si l'on veut, à l’Ammophile un sens 
d’olfaction aussi délicat, plus délicat même que celui 
du chien ; mais encore faudrait-il une odeur, et je me 
demande comment ce qui est inodore à l'entrée même 
des narines peut être odorant pour un insecte à travers 
l'obstacle du sol. Les sens, s'ils ont mêmes fonctions, 
ont mêmes excitateurs depuis l’homme jusqu’à l’infu- 
soire. Dans ce qui est ténèbres absolues pour nous, 
aucun animal ne voit clair, que je sache. On pourra 
dire, je le sais, que dans la série zoologique, la sensi- 
bilité, toujours la même au fond, a des degrés de puis- 
sance : telle espèce est capable de plus, et telle autre 
est capable de moins; le sensible pour l'ane est l’insen- 
sible pour l’autre. Rien de plus juste; cependant 
l'insecte, considéré d’une manière générale, ne paraît 


32 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


pas hors ligne sous le rapport de la sensibilité olfactive 

les effluves qui l’atlirent sont perçus sans un odorat 
d’une finesse exceptionnelle. Lorsque, dans le cornet 
floral d’une aroïdée à odeur cadavéreuse s’engouffrent, 
‘pour ne plus en sortir, les Dermestes, les Silphes et 
les Histers; lorsque des essaims de mouches bourdon- 
nent autour d'un chien mort, à ventre bleu et ballonné, 
tout le voisinage est appuanti par l'infection. La chair 
décomposée, le fromage pourri, exigent-ils de l’insecte, 
pour lui être révélés, un flair d’exquise précision? Par- 
tout où nous voyons accourir ses hordes, avec le flai, 
certainement pour guide, il y a pour nous une odeur. 

Reste l'audition. Encore un sens sur lequel l’ento- 
mologie n’est pas convenablement renseignée. Où en 
est le siège? Dans les antennes, dit-on. Ces fines tiges 
vibrantes sembleraient, en effet, assez aptes à s’ébran- 
ler sous l'impulsion sonore. L’'Ammophile, qui explore 
les lieux avec les antennes, serait alors avertie de la 
présence du ver gris par un léger bruit remontant de 
terre, bruit des mandibules qui rongent une racine, 
bruit de la chenille qui remue sa croupe. Quel son fai- 
ble et quelle difficulté pour sa propagation à travers le 
matelas spongieux de la terre! 

Il est plus que faible, il est nul. Le ver gris est noc- 
turne. Le jour, blotti dans son clapier, il ne bouge. Il 
ne ronge pas non plus; du moins les vers gris que j'ai 
exhumés sur les indications de l’hyménoptère ne ron- 
geaient rien du tout par la raison qu'il n’y avait rien à 
ronger. Ils étaient dans une couche de terre sans ra- 
cines, en complète immobilité; et par suite, silence. Le 
sens de l’ouiïe doit être écarté comme celui de l’odorat. 

La question revient, plus obscure que jamais. Com- 


LE VER GRIS 33 


ment fait l'Ammophile pour reconnaître le point où git, 
sous terre, le ver gris? Les antennes, c’est incontes- 
table, sont les organes qui le guident. Elles ne fonc- 
tionnent pas ici comme appareils olfactifs, à moins 
d'admettre que leur surface aride, coriace, n'ayant rien 
dela délicate structure nécessaire à l’habituel odorat, est 
néanmoins sensible à des odeurs nulles pour nous. Ce 
serait admettre que la rusticité de l’outil a pour consé- 
quence la perfection du travail. Elles ne fonctionnent 
pas non plus comme appareil auditif, car il n’y a pasde 
bruit à percevoir. Quel est donc leur rôle? Je l’ignore 
et désespère de jamais le savoir. 

Enclins que nous sommes, et il ne peut guère en être 
autrement, à tout rapporter à notre mesure, la seule 
qui nous soit un peu connue, nous accordons aux ani- 
maux nos moyens de perception, et ne songeons pas 
qu'ils pourraient bien en posséder d’autres, dont il 
nous est impossible d’avoir une idée précise parce qu'il 
n’y a rien d’analogue en nous. Sommes-nous bien cer- 
tains qu'ils ne sont pas outillés, à des degrès très-divers, 
en vue de sensations pour nous aussi étrangères que le 
serait la sensation des couleurs si nousétions aveugles? 
La matière n’a-t-elle plus de secrets pour nous? Est-il 
bien sûr qu'elle ne se révèle à l'être animé que par la 
lumière, le son, la saveur, l’odeur, les propriétés tan- 
gibles? La physique et la chimie, si jeunes cependant, 
déjà nous affirment que le noir inconnu renferme une 
moisson énorme, en comparaison de laquelle notre 
gerbe scientifique n'est que misère. Un sens nouveau, 
peut-être celui qui réside dans le nez du Rhinolophe, 
exagéré jusqu’au grotesque, peut-être celui qui réside 
dans l'antenne de l’Ammophile, ouvrirait à nos recher- 

3 


34 SOUVEKIRS ENTOMOLOGIQUES 


ches un monde que notre organisation nous condamne 
sans doute à ne jamais explorer. Certaines propriétés 
de la matière, sur nous sans action qui puisse être 
perçue, ne peuvent-eiles trouver, pour y répondre, un 
écho dans l'animal, outillé autrement que nous? 

Lorsqu'après les avoir aveuglées, Spallanzani lâchait 
des chauves-souris dans un appartement transformé 
en un labyrinthe par des cordons tendus suivant toutes 
les directions et par des amas de broussailles, comment 
ces animaux pouvaient-ils se reconnaître, voler rapide- 
ment, aller et venir d'un bout à l’autre de la pièce, 
sans se heurter aux obstacles interposés ? Quel sens 
analogue des nôtres les guidait? Quelqu'un voudrait- 
il me le dire etsurtout mele faire comprendre ? J’aime- 
rais à comprendre aussi comment l’Ammophile, à l’aide 
des antennes, trouve infailliblement le terrier de sa 
chenille. Qu'on ne parle pas ici d’odorat : il faudrait le 
supposer d'une finesse inouie tout en reconnaissant 
qu’il est servi par un organe où rien ne semble dis- 
posé pour la perception des odeurs. 

Que d’autres choses incompréhensibles nous mettons 
sur le compte de l’odorat des insectes. Nous nous 
payons d’un mot ; l'explication est toute trouvée, sans 
recherches pénibles. Mais si nous voulons mürement 
y réfléchir, si nous comparons un ensemble conve- 
nable de faits, la falaise de l’inconnu se dresse abrupte, 
infranchissable par le sentier où nous nous obstinons. 
Changeons alors de sentier et reconnaissons que l’ani 
mal peut avoir d’autres moyens d’information que les 
nôtres. Nos sens ne représentent pas la totalité des 
modes par lesquels l’animal se met en rapport avec ce 
qui n’est pas lui ; il y en a d’autres, peut-être beaucoup, 


LE VER GRIS 35 


non assimilables, même de loin, à ceux que nous pos- 
sédons nous mêmes. 

Si l'acte de l’'Ammophile était un fait isolé, je ne m'y 
serais pas arrêté comme je viens de le faire; mais je 
me propose d'en faire connaître de plus étranges 
encore, imposant la conviction à l'esprit le plus exi- 
geant. Après les avoir racontés, je reviendrai donc sur 
ce sujet de sens spéciaux, irréductibles, à nous in- 
connus. 

Pour le moment revenons au ver gris, qu’il n’est pas 
inopportun de connaître d'une façon moins sommaire. 
J'en avais quatre, exhumés avec le couteau aux points 
que m'indiquait l Ammophile. Mon dessein était de les 
substituer un à un à la victime sacrifiée, pour voir se 
répéter l'opération de l'hyménoptère. Ce projet n'ayant 
pas abouti, je mis les vers dans un bocal avec couche 
de terre et trognon de laitue par-dessus. De jour, mes 
captifs restaient ensevelis ; de nuit, ils remontaient à la 
surface, où je les surprenais rongeant la salade en 
dessous. En août, ils s’enfouirent pour ne plus remon- 
ter, et se façonnèrent chacun un cocon de terre, très- 
grossier à la face externe, de forme ovoïde et de la 
grosseur d'un petit œuf de pigeon. A la fin du même 
mois parut le papillon. J'y reconnus la Noctuelle des 
moissons, Voctua segetum Hubner. 

Ainsi l’'Ammophile hérissée sert à ses larves des 
chenilles de Noctuelles, et son choix se porte exclusi- 
vement sur les espèces à mœurs souterraines. Ces 
chenilles, vulgairement connues sous lenom de ver gris 
à cause de leur costume grisâtre, sont un fléau des plus 
redoutables pour les champs de grande culture ainsi 
que pour les jardins. Tanies de iour au fond de leurs 


36 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


terriers, elles remontent de nuit vers la surface et 
rongent le collet des végétaux herbacés. Tout leur est 
bon, la plante ornementale comme la plante potagère. 
Les massifs de fleurs, les carrés de légumes, les 
champs sont indistinctement ravagés. Lorsqu'un plant 
se flétrit, sans cause apparente, tirez à vous légèrement, 
et le moribond viendra, mais tronqué, détaché de sa 
racine. Le ver gris, dans la nuit, a passé par là; ses 
voraces mandibules ont fait la mortelle section. Ses 
dégâts rivalisent avec ceux du ver blanc ou larve du 
Hanneton. Quand il pullule dans un pays à betteraves, 
la valeur des pertes se chiffre par millions. Tel est le 
terrible ennemi contre lequel nous vient en aide 
l’'Ammophile. 

Je signale à l’agriculture et je lui recommande avec 
instance ce précieux auxiliaire, si zélé pour rechercher 
le ver gris au printemps, si habile pour en découvrir 
les clapiers. Une Ammophile dans un jardin, c'est 
peut-être un carré de laitues sauvegardé, une plate- 
bande de balsamines tirée de péril. Mais que viennent 
faire ici des recommandations! Nul nesonge à détruire 
le gracieux hyménoptère, qui va voletant avec prestesse 
d’une allée à l’autre, qui visite un coin du jardin, puis 
celui-ci, puis celui-là, puis le suivant; nul ne songe 
non plus, et nul ne peut songer, hélas! à favoriser sa 
multiplication. 

Dans l’immense majorité des cas, l’insecte échappe 
à notre pouvoir; l’exterminer s’il est nuisible, le 
propager s'il est utile, sont pour nous œuvre imprati- 
cable. Singulière antithèse de force et de faiblesse : 
l'homme tranche des lambeaux de continent pour 
faire communiquer deux mers, il perfore les Alpes, il 


LE VER GRIS 37 


pèse le soleil, et ne peut empêcher un misérable 
asticot de goûter avant lui ses cerises, un odieux pou 
de lui détruire ses vignobles ! Le titan est vaincu par 
le pygmée. 

Voici maintenant, dans ce même monde des insectes, 
un auxiliaire de mérite supérieur, un ennemi sans 
pareil de notre calamiteux ennemi le ver gris. Pou- 
vons-nous quelque chose pour en peupler à volonté 
nos champs et nos jardins ? Nullement, car la première 
condition pour multiplier l’'Ammophile serait de multi- 
plier le ver gris, unique nourriture de sa famille de 
larves. Je ne parle pas des difficultés insurmontables 
que présenterait semblable éducation. Ce n’est pas ici 
l’Abeille, fidèle à sa ruche à cause de ses mœurs 
sociales; c'est encore moins le stupide Ver à soie, 
campé sur la feuille de mürier, et son lourd papillon, 
qui un instant bat des ailes, s’accouple, pond et 
meurt ; c’est un insecte aux capricieuses pérégrinations, 
au vol prompt, aux allures indépendantes. 

La première condition d’ailleurs coupe court à tout 
espoir. Voulons-nous avoir des Ammophiles secoura- 
bles? Résignons-nous alors aux vers gris. Nous tournons 
dans un cercle vicieux: pour provoquer le bien, il nous 
faut appeler le mal. La horde ennemie fait apparaître 
dans nos champs la troupe auxiliaire ; mais celle-ci ne 
vient pas sans celle-là, ei les deux se balancent en 
nombre. Si le ver gris abonde, l’Ammophile trouve 
pour ses larves copieuse proie, et sa race prospère; 
s’il se fait rare, la descendance de l’Ammophile 


. samoindrit, disparaît. Semblable rythme de prospérité 


et de décadence est l’immuable loi qui règle les pro- 
portions entre dévorants et dévorés. 


IV 


LA THÉORIE DE L'INSTINCT 


Il faut aux larves des divers hyménoptères giboyeurs 
une proie immobile, qui ne mette pas en péril, par des 
mouvements défensifs, l’œuf délicat et puis le vermis- 
seau fixé en l’un de ses points; il faut en outre que 
cette proie inerte soit néanmoins vivante, car la larve 
n’accepterait pas un cadavre pour nourriture. Ses pro- 
visions de bouche doivent être de la chair fraîche et 
non des conserves. Dans le premier volume de ces 
Souvenirs, j'ai fait ressortir ces deux conditions contra- 
dictoires, d’immobilité et de vie, avec assez de dévelop- 
pements pour qu'il soit inutile d’y insister une seconde 
fois; j'ai montré comment l’hyménoptère les réalise au 
moyen de la paralysie, qui anéantit les mouvements et 
laisse intacte la vitalité organique. Avec une habileté 
qu’envieraient nos plus renommés vivisecteurs, l’insecte 
lèse de son dard empoisonné les centres nerveux, 


LA THÉORIE DE L'INSTINCT 39 


foyers de l'incitation des muscles. Suivant la structure 
de l'appareil nerveux, le nombre et la concentration 
des ganglions, l'opérateur se borne à un coup de lan- 
cette, ou bien en donne deux, trois et davantage. 
L'anatomie précise de la victime dirige l’aiguillon. 

L’Ammophile hérissée a pour gibier une chenille 
dont les centres nerveux, distants l’un de l’autre et 
jusqu’à un certain point indépendants dans leur 
action, occupent un à un les divers anneaux de 
l’animal. Cette chenille, très vigoureuse pièce, ne peut 
être emmagasinée dans la cellule, avec l’œuf de l’hymé- 
noptère sur le flanc, qu'après avoir perdu toute mobi- 
lité. Un mouvement de sa croupe écraserait cet œuf 
contre la paroi. 

Or un anneau rendu immobile par la paralysie n’en- 
traînerait pas l’insensibilité de l'anneau voisin, à cause 
de l'indépendance relative des foyers d'innervation. 
Il faut alors que tous les anneaux soient opérés, l'un 
après l’autre, du premier au dernier, du moins les plus 
importants. Ce que dicterait le physiologiste le plus 
expert, l’Ammophile l’accomplit : son aiguillon se 
porte d’un anneau au suivant à neuf reprises diffé- 
rentes. 

Elle fait mieux. La tête est encore indemne; les man 
dibules jouent, elles pourraient saisir pendant le trajet 
quelque fétu fixé au sol et opposer au charroi une résis- 
tance insurmontable; le cerveau, centre nerveux pri 
mordial, pourrait provoquer une sourde lutte, bien 
gênante avec pare fardeau. Il convient d'éviter ces 
entraves. La chenille sera donc plongée dans un état 
de torpeur qui abolisse jusqu'aux velléités de défense. 
L’Ammophile y parvient en mâchonnant la tête. Elle 


40 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


se garde bien d’y plonger le stylet: blesser à mort les 
ganglions cervicaux, ce serait tuer du coup la chenille, 
maladresse qu’il faut absolument éviter. Elle comprime 
seulement le cerveau entre ses mandibules, à coups 
mesurés ; et chaque fois elle s'arrête, elle s’informe de 
l'effet produit, car un point délicat est à atteindre, 
un certain degré de torpeur qu'il ne faut pas 
dépasser, sinon la mort surviendrait. Aïnsi s’obtient la 
somnolence qui suspend la volition. Maintenant la 
chenille, incapable de résister, incapable de le vouloir, 
est saisie par la nuque et traînée vers le nid. Toute 
réflexion déparerait l’'éloquence de semblables faits. 

Par deux fois, l’'Ammophile hérissée m'a fait assister 
à sa pratique chirurgicale. J'ai raconté ailleurs ma 
première observation, qui date de si loin. Faite à l’im- 
proviste, l'observation d'autrefois est moins explicite 
que celle d'aujourd'hui, préméditée et accomplie dans 
les conditions d’un loisir indéfini. Les deux se res- 
semblent pour la multiplicité des coups d’aiguillon, 
distribués avec méthode, d'avant en arrière, à la face 
ventrale. Le nombre de piqûres est-il bien le même 
dans les deux cas? Actuellement il est juste de neuf. 
Pour la victime que je vis opérer sur le plateau des 
Angles, il me parut que le dard multipliait davantage 
les blessures, sans que je puisse préciser. Il peut très 
bien se faire que le nombre de coups de stylet varie un 
peu, et que les derniers anneaux de la chenille, bien 
moins importants que les autres, soient négligés ou 
atteints suivant la grosseur et la force de la proie qu’il 
faut immobiliser. 

La seconde observation m'a montré en outre la com- 
pression du cerveau, manœuvre d’où dérive la torpeur 


te" à 


LA THÉORIE DE L'INSTINCT 1 


favorable au charroi et à l’emmagasinement. Dans la 
première, un fait aussi remarquable ne m'aurait pas 
échappé ; ilnes’est donc pas produit. Alors la méthode 
de la compression cérébrale est une ressource que 
l’'hyménoptère emploie à sa guise, lorsque les circon- 
stances le réclament, lorsque la proie, par exemple, 
paraît devoir opposer quelque résistance pendant le 
trajet. 

Le mâchonnement des ganglions cervicaux est fa- 


cultatif; l’avenir de la larve n'y est pas intéressé; 


l’'hyménoptère le pratique, lorsque besoïn en est, pour 
se faciliter le travail de transport. Le Sphex langue- 
docien, que j'ai vu assez souvent à l’œuvre, après 
m'avoir coûté tant de peine jadis, n’a pratiqué qu'une 
seule fois cette opération, sous mes yeux, à la nuque de 
son Ephippigère. Réduite à ses éléments invariables, 
absolument nécessaires, la tactique de l’Ammophile 
hérissée consisterait ainsi dans la multiplicité des coups 
d’aiguillon, distribués un à un dans la totalité ou la 
presque totalité des centres nerveux longeant la ligne 
médiane de la face inférieure. 

Avec l’art meurtrier de l’hyménoptère mettons en 
parallèle l’art meurtrier de l’homme, de l’homme pra- 
tique, dontlemétier est de tuer rapidement. J'évoquerai 
ici un souvenir d'enfance. Petits écoliers d’une douzaine 
d'années, on nous expliquait les infortunes de Mélibée, 
versant ses chagrins dans le sein de Tityre, qui lui 
offre ses châtaignes, son fromage et sa couche de 
fougère fraîche; on nous faisait réciter un poème de 
Racine fils, la Religion. Singulier poème, en vérité, 
pour des enfants plus soucieux de billes que de théo 
logie ! 11 m’en est resté tout juste deux vers et demi: 


42 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


5 . et jusque dans la fange, 
L' . nous appelle et, certain de son prix, 
Ose nous demander raison de nos mépris. 


Pourquoi ces deux vers et demi dans ma mémoire, 
et rien de tout le reste ? Parce que le Scarabée et moi 
étions déjà des amis. Ces deux vers et demi m'inquié- 
taient; je trouvais fort saugrenue l'idée d'aller vous 
loger dans la fange, vous les insectes, si propres de 
costume, si corrects de toilette. Je connaissais la cui- 
rasse bronzée du Carabe, le justaucorps en cuir de 
Russie du Cerf-volant; je savais que les moindres 
d’entre vous ont des reflets d’ébène, des éclats de 
métaux précieux ; aussi la fange où vous vautrait le 
poète me scandalisait-elle un peu. Si M. Racine fils 
n’avait rien de mieux à dire sur votre compte, autant 
valait se taire; mais il ne vous connaissait pas, et de 
son temps à peine quelques-uns commençaient à vous 
soupçonner. 

Tout en ruminant pour la prochaine leçon quelque 
passage de l’ennuyeux poème, je me faisais à ma guise 
un autre genre d'éducation. La Linotte était visitée en 
son nid sur quelque touffe de genévrier à ma taille ; ie 
Geai était épié, cueillant le gland à terre; je surprenais 
l'Écrevisse toute molle encore après avoir fait peau 
neuve ; je m'informais de l’époque exacte de l’arrivée 
des Hannetons; j'étais à la recherche de la première 
fleur de Coucou épanouie. L'animal etla plante, poème 
prodigieux dont un vague écho s’éveillait en ma jeune 
cervelle, faisaient très heureuse diversion à l’alexan- 
drin sans chaleur. Le problème de la vie et cet autre, 
aux lugubres effrois, le problème de la mort, par 


LA THÉORIE DE L'INSTINCT 43 


moments me traversaient l’esprit. C'était une obsession 
passagère, qu’effaçait la mobilité de l’âge. Néanmoins 
la redoutable question revenait, tirée de l'oubli par 
quelque incident. 

Un jour, passant devant un abattoir, je vis arriver 
un bœuf conduit par le boucher. L’horreur du sang a 
toujours été pour moi insurmontable ; en mes jeunes 
années, la vue d’une blessure saignante m'impression- 
nait au point de me faire tomber sans connaissance, ce 
qui plus d’une fois a failli me coûter la vie. Comment 
le courage me vint-il de pénétrer dans l’horrible offi- 
cine où l’on égorge ? Le noir problème de la mort me 
stimulait sans doute. J’entrai, suivant le bœuf. 

Lié aux cornes avec une solide corde, le mufle 
humide, le regard pacifique, l’animal s’avance comme 
s’il gagnait la crèche de son étable. L'homme précède, 
la corde en main. On entre dans la salle de mort, au 
milieu d’une buée nauséabonde qu’exhalent des 
entrailles répandues à terre et des flaques de sang. Le 
bœuf reconnaît que ce n’est pas l’étable ; la terreur lui 
rougit l’œil; il résiste, il veut fuir. Mais un anneau 
est là, sur le parquet, solidement fixé à une dalle. 
L'homme y passe la corde et tire à lui. Le bœuf baisse 
le front; du mufle, il touche à terre. Tandis qu’un 
aide le maintient par la corde dans cette position, le 
boucher prend un couteau à lame pointue, un couteau 
pas menaçant du tout, guère plus grand que celui 
que j'ai moi-même dans la poche de ma culotte. 
Un moment il cherche du doigt derrière la nuque de 
l'animal, et dans le point choisi il plonge la lame. Le 
colosse tremble un instant et, comme foudroyé, tombe; 
procumbit humi bos, ainsi que nous disions alors. 


44 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Je sortis de là affolé. Plus tard, je me demandii 
comment avec un Couteau, presque l'équivalent de 
celui qui me servait à ouvrir mes noix et peler mes 
châtaignes, comment avec une lame de rien, un bœuf 
pouvait être tué et si soudainement. Pas de blessure 
béante, pas de sang répandu, pas de beuglements de 
la bête. L'homme cherche du doigt, il pique et c'est 
fait : le bœuf croule sur ses jarrets. 

Cette mort instantanée, ce foudroiement, resta pour 
moi terrifiant mystère. Ce fut plus tard, bien plus tard, 
lorsque les hasards de mes lectures me mirent sous les 
yeux quelques bribes d'anatomie, que j'eus le secret 
de l’abattoir. L'homme avait tranché la moelle épi- 
nière à sa sortie du crâne, il avait sectionné ce que les 
physiologistes ont appelé le nœud vital. Aujourd'hui 
je pourrais dire qu'il avait opéré à la façon des hymé- 
noptères, dont le stylet plonge dans les centres ner- 
veux. 

Assistons une seconde fois à ce spectacle dans des 
conditions plus émouvantes. Il s’agit des Saladeiros de 
l'Amérique du sud, vastes établissements de tuerie et 
de manipulation de chairs, où l’on abat jusqu’à douze 
cents bœufs par jour. J'emprunte le récit d’un témoin 
oculaire #. 

« Le bétail arrive par grandes troupes et la matance 
se fait dès le lendemain de l’arrivée. Toute une troupe 
est renfermée dans un espace clos ou margueira. Des 
hommes à cheval font de temps en temps passer cin- 
quante à soixante bœufs dans un espace plus étroit, 
mieux fermé et dont le sol incliné, en briques, en 


1. L. Coury, Revue scientifique, 6 août 1881. 


LA THÉORIE DE L'INSTINCT 45 


planches ou en béton, est toujours très glissant. Un 
ouvrier spécial, placé sur une plate-forme extérieure 
qui longe le mur de la petite marqueira, saisit au lasso, 
par la tête ou plus souvent par les cornes, une des 
bêtes rassemblées. La corde du lasso, longue et solide, 
est enroulée sur un treuil à sa partie moyenne; et une 
bête de somme, d'ordinaire un cheval ou un couple de 
bœufs, tirant sur son extrémité, entraîne la bête lassée 
et la fait glisser, malgré sa résistance, jusque sur le 
treuil où elle vient s’arc-bouter, complètement fixée. 

« Il suffit alors à un autre ouvrier, le desnucador, 
placé aussi sur la plate-forme, de plonger un couteau 
en arrière de la tête, entre l’occipital et l’axis; et le 
bœuf tombe, sidéré, sur un wagonnet mobile qui l’em- 
porte. Il est immédiatement jeté sur un sol incliné où 
des ouvriers spéciaux le saignent et le dépouillent. 
Mais comme la blessure faite à la moelle cervicale est 
assez variable de siège et d’étendue, il arrive souvent 
que ces malheureuses bêtes ont encore les mouvements 
du cœur et de la respiration, et alors elles réagissent 
sous le couteau, elles ébauchent des cris, elles agitent 
les membres, étant déjà à demi dépouillées, le ventre 
ouvert. Rien de plus pénible que le spectacle de toutes 
ces bêtes dépouillées vivantes, dépecées, transformées 
par ces ouvriers couverts de sang, qui s'agitent en tous 
sens. » 

Le saladeiro répète exactement la méthode meur- 
trière que m'avait montrée l’abattoir. Dans les deux 
ateliers de tuerie on blesse la moelle cervicale, à la 
base du crâne. L’Ammophile opère d’une façon ana- 
logue, avec cette différence que sa chirurgie est beau- 
coup plus compliquée, beaucoup plus difficile, à cause 


46 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


de l’organisation de la victime. L'avantage lui reste 
encore si l’on considère la délicatesse du résultat ob- 
tenu. Sa chenille n’est pas un cadavre comme le bœuf 
dont la moelle est tranchée; elle vit, mais incapable 
de se mouvoir. A tous égards, l’insecte est ici supérieur 
à l'homme. 

Or, comment est venue au boucher de nos pays, au 
desnucador des pampas, l’idée de plonger un stylet à 
la naissance de la moelle pour obtenir la mort sou- 
daine d’un colosse qui ne se laisserait pas égorger sans 
périlleuse résistance? En dehors des gens du métier 
et des hommes de science, personne ne connaît, ne 
soupçonne, le résultat foudroyant d’une telle blessure ; 
nous sommes presque tous, sur ce sujet, en cet état 
d’ignorance où je me trouvais moi-même lorsque la 
curiosité enfantine me fit entrer dans l’atelier d’égor- 
gement. Le desnucador et le boucher ont appris leur 
art, enseigné par la tradition et l'exemple; ils ont eu 
des maîtres, et ceux-ci ont été élevés à l’école d’autres 
maîtres, remontant par une chaîne de traditions jus- 
qu'au premier qui, servi sans doute par un événement 
de chasse, reconnut les redoutables effets d’une blessure 
faite à la nuque. Qui nous dira si quelque pointe de 
silex, plongeant par hasard dans la moelle cervicale du 
Renne ou du Mammouth, n’a pas éveillé l'attention du 
précurseur du desnucador? Un fait fortuit a fourni 
l’idée première, l'observation l’a confirmée, la réflexion 
l'a mürie, la tradition l’a conservée, l'exemple l'a pro- 
pagée. Dans l'avenir même filière de transmission. En 
vain les générations se succéderaient, la descendance 
du desnucador reviendrait, privée de maîtres, à l'igno- 
rance primitive. L'hérédité ne transmet pas l'art de 


LA THÉORIE DE L'INSTINCT 41 


tuer par la section de la moelle épinière; on ne naît 
pas abatteur de bœufs par la méthode du desnucador. 

Voici maintenant l’Ammophile, abalteur de chenilles 
par une méthode bien plus savante. Où sont les maîtres 
ès arts du stylet? Il n'y en a pas. Lorsque l’hyméno- 
ptère déchire son cocon et sort de dessous terre, ses pré- 
décesseurs depuis longtemps n'existent plus ; il dispa- 
raîtra lui-même sans avoir vu ses successeurs. Le 
garde-manger garni et l'œuf déposé, tout rapport cesse 
avec la descendance; l’insecte parfait de l’année pré- 
sente périt, alors que l’insecte de l’année prochaine, 
encore à l'état de larve, sommeille en terre dans son 
berceau de soie. Donc rien absolument de transmis par 
l'éducation de l'exemple. L’'Ammophile naît desnucador 
accompli comme nous naissons suceurs du sein ma- 
ternel. Le nourrisson fonctionne de sa pompe aspirante, 
l’'Ammophile fonctionne de son dard, sans l'avoir ja- 
mais appris; et tous les deux, dès le premier essai, sont 
maîtres dans l'art difficile. Voilà l'instinct, l'incitation 
inconsciente qui fait partie essentielle des conditions de 
la vie et se transmet, par hérédité, aux mêmes titres 
que le rythme du cœur et des poumons. 

Essayons de remonter, si c’est possible, aux origines 
de l'instinct de l’'Ammophile. Aujourd’hui, plus que 
jamais, un besoin nous tourmente, le besoin d'expliquer 
ce qui pourrait bien être inexplicable. Il s'en trouve, 
et le nombre semble s’en accroître chaque jour, qui 
tranchent l'énorme question avec une superbe audace. 
Accordez-leur une demi-douzaine de cellules, un peu 
de protoplasme et un schema pour illustration, et ils 
vous donneront raison de tout. Le monde organique, 
le monde intellectuel et moral, tout dérive de la cellule 


48 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


originelle, évoluant par ses propres énergies. Ce n'est 
pas plus difficile que cela. L'instinct, suscité par un 
acte fortuit qui s’est trouvé favorable à l'animal, est 
une habitude acquise. Et là-dessus on argumente, in- 
voquant la sélection, l’atavisme, le combat pour la 
vie (struggle for life). Je vois bien de grands mots, 
mais je préférerais quelques tout petits faits. Ces petits 
faits, depuis bientôt une quarantaine d'années, je les 
recueille, je les interroge; et ils ne répondent pas pré- 
cisément en faveur des théories courantes. 

Vous me dites que l'instinct est une habitude acquise. 
Un fait fortuit, favorable à la descendance de l'animal, 
a été son premier excitateur. Examinons la chose de 
près. Si je comprends bien, quelque Ammophile, dans 
un passé très reculé, aurait atteint par hasard les 
centres nerveux de sa chenille; et se trouvant bien de 
l'opération, tant pour elle, délivrée d’une lutte non 
sans péril, que pour sa larve, approvisionnée d'un gi- 
bier frais, plein de vie et pourtant inoffensif, aurait 
doué sa race, par hérédité, d’une propension à répéter 
l’avantageuse tactique. Le don maternel n’avait pas 
également favorisé tous les descendants; il y avait des 
maladroits dans l’art naissant du stylet, il y avait des 
habiles. Alors est survenu le combat pour l'existence, 
l'odieux væ victis. Les faibles ont succombé, les forts 
ont prospéré; et, d'un âge à l’autre, la sélection par la 
concurrence vitale a transformé l'empreinte fugitive du 
début en une empreinte profonde, ineffaçable, traduite 
par l'instinct savant que nous admirons aujourd'hui 
dans l'hyménoptère. 

Eh bien, en toute sincérité je l’avoue, on demande ici 
un peu trop au hasard. Lorsque pour la première fois 


. cet is 


PR TS dd Ni té 


LA THÉORIE DE L'INSTINCT 49 


l'Ammophile s’est trouvée en présence de sa chenille, 
rien, d'après vous, ne pouvait diriger l’aiguillon. Il n’y 
avait pas de raison pour un choix. Les coups de dard 
devaient s'adresser à la face supérieure de la proie 
saisie, à la face inférieure, aux flancs, à l’avant, à l’ar- 
rière indistinctement, d’après les chances d’une lutte 
corps à corps. L’Abeiïlle et la Guêpe piquent aux points 
qu'elles peuvent atteindre, sans prédilection pour une 
partie plutôt que pour une autre. Ainsi devait se com- 
porter l’Ammophile ignorante encore de son art. 

Or, combien y a-t-il de points dans un ver gris, à la 
surface et à l'intérieur? La rigueur mathématique 
répondrait une infinité ; il nous suffit de quelques 
cents. Sur ce nombre, neuf points, peut-être plus, sont 
à choisir, il faut que l’aiguillon plonge là et non ail- 
leurs; un peu plus haut, un peu plus bas, un peu de 
côté, il ne produirait pas l'effet voulu. Si l'événement 
favorable est un résultat fortuit, combien faut-il de 
combinaisons pour l’amener, combien de temps pour 
épuiser les cas possibles? Lorsque la difficulté devient 


par trop pressante, vous prenez refuge derrière le 


nuage des siècles, vous reculez dans les ténèbres du 
passé aussi loin que la fantaisie puisse conduire, vous 
invoquez le temps, le facteur dont nous disposons si 
peu et par cela même convient si bien à dissimuler nos 
chimères. Ici donnez-vous carrière et prodiguez les 
siècles. Brouillons dans une urne des centaines de 
signes de valeur différente, et tirons en neuf au ha- 
sard. Quand obtiendrons-nous de la sorte une série 
détérminée à l'avance, série qui est unique ? La chance 
est si faible, répond le calcul, qu'autant vaut la noter 
zéro etdirequel’arrangementattendu n’arrivera jamais. 


4 


50 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Pour l’'Ammophile des anciens âges, l’essai ne se renou- 
velaitqu’àdelongs intervalles, d'une année à lasuivante. 
Comment donc est sortie de l’urne du hasard cette série 
de neuf coups d’aiguillon sur neuf points choisis ? S'il 
me faut recourir à l'infini dans le temps, je crains bien 
de rencontrer l’absurde. 

Vous reprenez : l’insecte n’est pas arrivé du premier 
coup à sa chirurgie actuelle; il a passé par des essais, 
des apprentissages, des degrés d’habileté. La sélection a 
fait un triage, éliminant les moins experts, conser- 
vant les mieux doués; et par le cumul des aptitudes 
individuelles, ajoutées à celles que transmettait l’héré- 
dité, s’est progressivement développé l'instinct tel que 
nous le connaissons. 

L'argument porte à faux : l'instinct développé par 
degrés est ici d’une impossibilité flagrante. L'art d’ap- 
prèter les provisions de la larve ne comporte que des 
maitres et ne souffre pas des apprentis ; l'hyménoptère 
doit y exceller du premier coup ou ne pas s’en mêler. 
Deux conditions, en effet, sont de nécessité absolue : 
possibilité pour l’insecte de traîner au logis et d'emma- 
gasiner un gibier qui le surpasse beaucoup en taille et 
en vigueur; possibilité pour le vermisseau nouvelle- 
ment éclos de ronger en paix, dans l’étroite cellule, une 
proie vivante et relativement énorme. L'abolition du 
mouvement dans la victime est le seul moyen de les 
réaliser, et cette abolition, pour être totale, exige des 
coups de dard multiples, un dans chaque centre d’exci- 
tation motrice. Si la paralysie et la torpeur ne sont pas 
suffisantes, le ver gris bravera les efforts du chasseur, 
luttera désespérément en route et ne parviendra pas à 
destination; si l'immobilité n’est pas complète, l'œuf, 


LA THÉORIE DE L'INSTINCT 51 


fixé en un point du ver, périra sous les contorsions du 
géant. Pas de moyen terme admissible, pas de demi- 
succès. Ou bien la chenille est opérée suivant toutes 
les règles, et la race de l’'hyménoptère se perpétue; ou 
bien la victime n’est que partiellement paralysée, et la 
descendance de l’'hyménoptère périt dans l'œuf, 

Dociles à l’inexorable logique des choses, nous 
admettrons donc que la première Ammophile hérissée, 
faisant capture d'un ver gris pour nourrir sa larve, 
opéra le patient par l’exacte méthode en usage aujour- 
d'hui. Elle saisit la bête par la peau de la nuque, la 
poignarda en dessous en face de châcun des centres 
nerveux ; etsile monstre faisait mine de résister encore, 
elle lui mâcha le cerveau. Cela dut se passer ainsi, car, 
répétons-le, un meurtrier inexpert, ébauchant son 
ouvrage par à peu près, ne laisserait pas de succes- 
seur, l'éducation de l’œuf devenant impossible. Sans la 
perfection de sa chirurgie, l’abatteur de grosses che- 
nilles s'éteint dès la première génération. 

Je vous entends encore : avant de chasser le ver 
gris, l'Ammophile hérissée a pu choisir des chenilles 
plus faibles, qu’elle empilait plusieurs dans la même 
cellule, jusqu’à représenter la masse de victuailles dela 
grosse proie d'aujourd'hui. Avec un débile gibier, 
quelques coups d’aiguillon suffisaient, un seul peut- 
être. Peu à peu, la volumineuse proie a été préférée, 
comme réduisant les expéditions de chasse. À mesure 
que les générations successives faisaient choix d’une 
proie plus forte, les coups de dard se multipliaient, 
proportionnés à la résistance de la capture, et par 
degrés l'instinct élémentaire du début est devenu l'in- 
stinct perfectionné de notre époque. 


52 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


À ces raisons, on peut d’abord répondre quele chan- 
gement de régime de la larve, que la substitution de 
l'unité à la multiplicité des pièces servies, sont en oppo- 
sition formelle avec ce qui se passe sous nos yeux. 
L'hyménoptère déprédateur, tel que nous le connais- 
sons, est d’une extrême fidélité aux antiques usages; il 
a des lois somptuaires qu'il ne transgresse pas. Celui 
qui, pour nourriture du jeune âge, reçut des Charan- 
çons, met dans la cellule de sa larve des Charançons et 
rien autre chose; celui qui fut approvisionné de Bu- 
prestes, persiste dans le menu adopté et sert à sa larve 
des Buprestes. Pour un Sphex, il faut des Grilllons; 
pour un second, des Éphippigères; pour un troisième, 
des Criquets. Hors de ces mets, rien d’acceptable. Le 
Bembex qui chasse les Taons, les trouve exquis et ne 
veut pas y renoncer; le Stize ruficorne, qui garnit ile 
garde-manger avec des Mantes religieuses, fait fi detoute 
autre venaison. Ainsi des autres. Chacun a ses goûts. 

Il est vrai qu'à beaucoup d’entre eux la variété du 
service est permise, mais dans le domaine d'un même 
groupe entomologique; c’est ainsi que les chasseurs de 
Charançons et de Buprestes font proie de toute espèce 
proportionnée à leurs forces. L'Ammophile hérissée 
changeant de régime serait dans ce cas. Petite et mul- 
tiple alors pour chaque cellule, ou bien grosse et uni- 
que, la proie consisterait toujours en chenilles. Jusque 
là tout est bien. Mais il reste l'unité remplaçant la 
multiplicité, et je ne connais pas encore un seul cas de 
pareil changement dans les usages de l’hyménoptère. 
Qui garnit le terrier d’une pièce unique ne s’avise 
jamais d'en empiler plusieurs de taille moindre; qui se 
livre à des expéditions répétées pour amasser gibier 


LA THÉORIE DE L'INSTINCT 53 


nombreux dans la même cellule, ne sait se borner à 
une seule en choisissant victuaille plus grosse. Le relevé 
de mes observations est invariable sur ce point. L’Am- 
mophile de jadis, abandonnant son gibier multiple 
pour un gibier simple, est supposition que rien ne jus- 
tifie. 

Si ce point était accordé, la question avancerait-elle ? 
Nullement. Admettons pour la proie du début une 
faible chenille, plongée dans la torpeur par un seul 
coup d’aiguillon. Faut-il encore que ce coup de stylet 
ne soit pas donné au hasard, sinon l'acte serait plus 
nuisible qu'utile. Irrité mais non dompté par la bles- 
sure, l'animal en deviendrait plus dangereux. Le dard 
doit atteindre un centre nerveux, probablement dans la 
région moyenne du chapelet de ganglions. C’est ainsi, 
du moins, que me paraissent agir les Ammophiles d’au- 
jourd’hui, adonnées au rapt de chenilles fluettes. Quelle 
chance a l'opérateur d'atteindre ce point unique, avec 
sa lancette dardée sans méthode? La probabilité est 
dérisoire : c’est l'unité en face du nombre indéfini de 
points dont se compose le corps de la chenille. Sur 
cette probabilité cependant, d’après la théorie, repose 
l'avenir de l'hyménoptère. Quel édifice équilibré sur la 
pointe d’une aiguille! 

Admettons toujours et continuons. Le point voulu est 
atteint; la proie est convenablement mise en état de 
torpeur ; l'œuf déposé sur ses flancs se développera sans 
péril. Est-ce assez? C’est tout au plus la moitié de ce 
qui est rigoureusement nécessaire. Un autre œuf est 
indispensable pour compléter le couple futur et donner 
descendance. Il faut donc qu’à peu de jours, peu d'heures 
d'intervalle, un second coup de stylet soit donné aussi 


54 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


heureux que le premier. C'est l'impossible se répétant, 
l'impossible à la seconde puissance. 

Ne nous rebutons pas encore, sondons le problème 
jusqu’au bout. Voilà un hyménoptère, le précurseur 
quel qu'il soit de notre Ammophile, qui, servi par le 
hasard, vient de réussir par deux fois et peut-être 
davantage, à mettre la proie en cet état d'inertie 
qu’exige impérieusement l'éducation de l’œuf. S'il a 
frappé de l’aiguillon en face d’un centre nerveux plu- 
tôt qu'ailleurs, iln’ensait rien, ilne s’en doute pas. Rien 
ne le portant à choisir, il agissait à l'aventure. A prendre 
la théorie de l'instinct au sérieux, il faut néanmoins ad- 
mettre que cet acte fortuit, indifférent pour l'animal, a 
laissé trace profondeet fait telle impression que désor- 
mais la savante manœuvre qui paralyse en lésant les cen- 
très nerveux est transmissible par hérédité. Les succes- 
seurs de l'Ammophile, par un privilège prodigieux, 
hériteront de ce que la mère n’avait pas. Ils sauront par 
instinct le point ou les points où doit se porter l’aiguil- 
lon ; car s'ils en étaient encore au noviciat, s’ils avaient 
à courir, eux et leurs successeurs, les chances du hasard 
pour corroborer de plus en plus l'incitation naissante, 
ils reviendraient à la probabilité si voisine de zéro; ils 
y reviendraient chaque année, pendant de longs siècles; 
et néanmoins l'unique chance favorable devrait tou- 
jours se présenter. Ma foi est très ébranlée en une habi- 
tude acquise par cette longue répétition de faits dont 
un seul, pour se produire, doit exclure tant de chances 
contraires. Deux lignes de calcul démontreraient à 
quelles absurdités la théorie se heurte. 

Ce n’est pas fini. Il y aurait à se demander comment 
desactes fortuits, pour lesquels l’animal n'était pas pré- 


LA THÉORIE DE L'INSTINCT 55 


disposé, peuvent devenir l'origine d’une habitude, 
transmissible par hérédité. Nous regarderions comme 
un mauvais plaisant celui qui viendrait nous dire que 
le descendant du desnucador, par cela seul qu'il est le 
fils de son père, sans l'intervention de l'exemple et de 
la parole, connaît à fond l’art d’abattre les bœufs. Le 
père ne travaille pas de sa lame un petit nombre de 
fois, par hasard; il opère tous les jours, à nombreuses 
reprises, il procède avec réflexion. C’est son métier. 
Cet exercice de toute la vie durant fait-il habitude 
transmissible? Sans l’enseignement, les fils, les petits- 
fils, les arrière-petits-fils en savent-ils plus long? C’est 
toujours à recommencer. L'homme n’est pas prédisposé 
pour cette tuerie. 

Si de son côté l’hyménoptère excelle dans son art, 
c'est qu'il est fait pour l'exercer; c’est qu'il est doué, 
non seulement d'outils, mais encore de la manière de 
s’en servir. Et ce don est originel, parfeit dès le début; 
le passé n’y a rien ajouté, l’avenir n’y ajoutera rien. 
Tel il était, tel il est et tel il sera. Si vous n’y voyez 
qu'une habitude acquise, que l’hérédité transmet 
en l'améliorant, expliquez-nous au moins comment 
l'homme, le plus haut degré d'évolution de votre 
plasma primitif, est privé de semblable privilège. Un 
insecte de rien transmet à son fils son savoir-faire, et 
l'homme ne le peut. Quel avantage incommensurable 
pour l'humanité si nous étions moins exposés à voir 
l'oisif remplacer le laborieux, le crétin l’homme de 
talent! Ah! pourquoi le protoplasme, évoluant d’être 
en être par ses propres énergies, n’a-t-il pas conservé 
jusqu'à nous quelque peu de cette merveilleuse puis- 
sance dont il gratifiait si largement l’insectel C'est 


56 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


qu'apparemment, en ce monde, l'évolution de la cellule 
n'est pas tout. 

Pour ces motifs et bien d’autres, je repousse la théo- 
rie moderne de l'instinct. Je n’y vois qu'un jeu d'esprit, 
où le naturaliste de cabinet peut se complaire, lui qui 
façonne le monde à sa fantaisie ; mais où l'observateur, 
aux prises avec la réalité des choses, ne trouve sérieuse 
explication à rien de ce qu'il voit. Dans mon entou- 
rage, je m'aperçois que les plus affirmatifs dans ces 
questions ardues sont ceux qui ont vu le moins. S'ils 
n’ont rien vu du tout, ils vont jusqu’à la témérité. Les 
autres, les timorés, savent un peu de quoi ils parlent. Ne 
serait-ce pas ainsi que les choses se passent en dehors 
de mon modeste milieu ? 


LIS EUMÈNES 


Costume de guêpe, mi-partie noir et jaune, taille 
élancée, allure svelte, ailes non étalées à plat pendant 
le repos, mais pliées en deux suivant la longueur ; pour 
abdomen, une sorte de cornue de chimiste, qui se bal- 
lonne en cucurbite et se rattache au thorax par un 
long col, d'abord renflé en poire, puis rétréci en fil ; 
essor peu fougueux, vol silencieux, habitudes soli- 
taires; tel est le sommaire croquis des Eumènes. Ma 
région en possède deux espèces : la plus grande, Æu- 
menes Amedei Lep., mesure près d’un pouce de lon- 
gueur; l’autre, £'umenes pomiformis Fabr., est une 
réduction de la première à l’échelle d’un demi!. 


1. Je confonds sous ce nom trois espèces, savoir : Eumenes 
pomiformis Fabr., Æ. bipunctis Sauss., E. dubius Sauss. Ne les 
ayant pas distinguées dans mes premières recherches, qui 
datent déjà de bien loin, il m'est impossible aujourd'hui de 


58 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Semplables de forme et de coloration, toutes les 
deux possèdent pareil talent d'architecte ; et ce talent 
se traduit par un ouvrage de haute perfection qui 
charme le regard le plus novice. Leur domicile est un 
chef-d'œuvre. Cependant les Eumènes pratiquent le 
métier des armes, peu favorable aux arts; de l'aiguillon, 
ils piquent une proie; ils font butin, ils rapinent. Ce 
sont des hyménoptères ravisseurs, approvisionnant 
leurs larves de chenilles. L'intérêt doit être vif de com- 
parer leurs mœurs avec celles de l'opérateur du ver 
gris. Si le gibier reste le même, des chenilles de part et 
d'autre, peut-être l'instinct, variable avec l'espèce, nous 
réserve-t-il de nouveaux aperçus. D'ailleurs l'édifice 
bâti par les Eumènes mérite à lui seul examen. 

Les hyménoptères déprédateurs dont nous avons 
jusqu'ici tracé l’histoire sont merveilleusement versés 
dans l’art du stylet; ilsnous étonnent parleur méthode 
chirurgicale,.qui semble avoir été enseignée par quel- 
que physiologiste à quirien n'échappe ; mais ces savants 
tueurs sont des ouvriers de peu de mérite dans le travail 
du domicile. Qu'est la demeure, en effet? Un couloir 
sous terre, avec une cellule au bout; une galerie, 
une excavation, un antre informe. C’est œuvre de 
mineur, de terrassier, parfois vigoureux, jamais ar- 
tiste. Avec eux, le pic ébranle, la pince détache, le 
râteau extrait et jamais la truelle ne bâtit. Avec les 
Eumènes, voici venir de vrais maçons, qui édifient de 
toutes pièces en mortier et pierres de taille, qui con- 


rapporter à chacune d'elles le nid correspondant. Les mœurs 
étant les mêmes, cette confusion est sans inconvénient dans 
l'ordre d'idées de ce chapitre. 


LES EUMÈNES 59 


struisent en plein air, tantôt sur le roc, tantôt sur le 
branlant appui d’un rameau. La chasse alterne avec 
l’architecture; l’insecte est tour à tour Vitruve ou 
Nemrod. 

Et d’abord, en quels lieux ces bâtisseurs font-ils élec- 
tion de domicile? Si vous passez devant quelque petit 
mur de clôture, exposé au midi, dans un abri sénégalien, 
regardez une à une les pierres non enduites de crépi, 
les plus volumineuses surtout ; examinez les blocs de 
rochers peu élevés au-dessus du sol et chauffés par 
les ardeurs du soleil jusqu'à la température d’une 
salle d’étuve, et peut-être, les recherches ne se lassant 
pas, arriverez-vous à trouver l'édifice de l'Eumène 
d'Amédée. L’insecte est rare, il vit isolé ; sa rencontre 
est un événement sur lequel il ne faut pas trop compter. 
C'est une espèce africaine, amie de la chaleur qui 
mürit le caroube et la datte. Ses lieux de prédilection 
sont les endroits le mieux ensoleillés ; ses emplace- 
ments pour le nid sont les rochers et la pierre inébran- 
lables. Il lui arrive aussi, mais rarement, d’imiter le 
Chalicodome des murailles et de bätir sur un simple 
galet. 

Beaucoup plus répandu, l'Eumène pomiforme est 
assez indifférent sur la nature du support où doit 
s'édifier la cellule. Il bâtit sur les murs, sur la pierre 
isolée, sur le bois à la face intérieure des contrevents 
à demi fermés; ou bien il adopte une base aérienne, 
menu rameau d'arbuste, brin desséché d’une plante 
quelconque. Tout appui lui est bon, L’abri non plus ne 
le préoccupe. Moins frileux que son congénère, il ne fuit 
pas les lieux non protégés, en plein vent. 

S'il est établi sur une surface horizontale, où rien ne 


60 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


le gêne, l'édifice de l'Eumène d'Amédée est une cou- 
pole régulière, une calotte sphérique, au sommet de la- 
quelle s'ouvre un passage étroit, tout juste suffisant pour 
l'insecte et surmonté d'un goulot fort gracieusement 
évasé. Cela rappelle la hutte ronde de l'Esquimau ou 
bien de l'antique Gaël, avec sa cheminéecentrale. Deux 
centimètres et demi plus ou moins en mesurent le dia- 
mètre ; et deux centimètres, la hauteur. Si l'appui est 
une surface verticale, la construction garde toujours 
la forme de voûte, mais l’entonnoir d'entrée et de sor- 
tie s'ouvre latéralement, vers le haut. Le parquet de 
cet appartement n’exige aucun travail; il est directe- 
ment fourni par la pierre nue. 

Sur l'emplacement choisi, le constructeur élève 
d'abord une enceinte circulaire de trois millimètres 
d'épaisseur environ. Les matériaux consistent en mor- 
tier et petites pierres. Sur quelque sentier bien battu, 
sur quelque route voisine, aux points les plus secs, les 
plus durs, l’insecte fait choix de son chantier d’extrac- 
tion. Du bout des mandibules, il râtisse; le peu de 
poudre recueillie est imbibé de salive, et le tout 
devient un vrai mortier hydraulique, qui rapidement 
fait prise et n’est plus attaquable par l’eau. Les Chalico- 
domes nous ont montré pareille exploitation des che- 
mins battus et du macadam tassé par le rouleau du 
cantonnier. À tous ces bâtisseurs en plein air, à ces 
constructeurs de monuments exposés aux intempéries, 
il faut une poudre des plus arides, sinon la matière, 
déjà humectée d’eau, ne s’imbiberait pas convenable- 
ment du liquide qui doit lui donner cohésion, et l’édi- 
fice serait à bref délai ruiné par les pluies. Ils ont le 
discernement du plâtrier, qui refuse le plâtre éventé 


LES EUMÈNES 61 


par l'humidité. Nous verrons plus tard les constructeurs 
sous abri éviter ce travail pénible de râtisseurs de 
macadam et préférer la terre fraîche, déjà réduite en 
pâte par son humidité seule. Quand la chaux vulgaire 
suffit, on ne se met pas en frais pour du ciment 
romain. Or à l’Eumène d’Amédée, il faut un ciment 
de premier choix, meilleur encore que celui du Chali- 
codome des murailles, car l’œuvre, une fois terminée, 
ne reçoit pas l’épaisse enveloppe dont ce dernier pro- 
tège son groupe de cellules. Aussi l’édificateur de cou- 
poles prend-il, autant qu’il le peut, la grande route 
pour carrière. 

Avec le mortier, 1l lui faut des moellons. Ce sont des 
graviers de volume à peu près constant, celui d’un 
grain de poivre, mais de ferme et de nature fort diffé- 
rentes suivant les lieux exploités. Il y en a d’anguleux, 
à facettes déterminées par des cassures au hasard ; il 
y en a d’arrondis, de polis par le frottement sous les 
eaux. Les uns sont en calcaire, les autres en matière 
siliceuse. Les graviers préférés, lorsque le voisinage 
du nid le permet, sont de petits noyaux de quartz, lisses 
et translucides. Ces moellons sont choisis avec un soin 
minutieux. L’insecte les soupèse pour ainsi dire, il les 
mesure avec le compas des mandibules, et ne les 
adopte qu'après leur avoir reconnu les qualités 
requises de volume et de dureté. 

Une enceinte circulaire est, disons-nous, ébauchée 
sur la roche nue. Avant que le mortier fasse prise, ce 
qui ne tarde pas beaucoup, le maçon empâte quelques 
moellons dans la masse molle, à mesure que le travail 
avance. Il les noie à demi dans le ciment, de manière 
que les graviers fassent largement saillie au dehors 


62 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 

sans pénétrer jusqu’à l’intérieur, où la paroi doit rester 
unie pour la commode installation de la larve. Un peu 
de crépi adoucit au besoin les gibbosités intérieures. 
Avec le travail des moellons, solidement scellés, alterne 
le travail au mortier pur, dont chaque assise nouvelle 
reçoit son revêtement de petits cailloux incrustés. A 
mesure que l'édifice s'élève, le constructeur incline un 
peu l'ouvrage vers le centre et ménage la courbure 
d’où résultera la forme sphérique. Nous employons des 
échafaudages cintrés où repose, pendant la construc- 
tion, la maçonnerie d'une voûte; plus hardi que nous, 
l'Eumène bâtit sa coupole sur le vide. 

Au sommet, un orifice rond est ménagé; et sur cet 
orifice s'élève, construite en pur ciment, une embou- 
chure évasée. On dirait le gracieux goulot de quelque 
vase étrusque. Quand la cellule est approvisionnée et 
l'œuf pondu, cette embouchure se ferme avec un 
tampon de ciment; et dans ce tampon est enchassé un 
petit caillou, un seul, pas plus: le rite est sacramentel. 
Cet ouvrage d'architecture rustique n'a rien à craindre 
des intempéries; il ne cède pas à la pression des doigts, 
1l résiste au couteau qui tenterait de l’enlever sans le 
mettre en pièces. Sa forme mamelonnée, les graviers 
dont son extérieur est tout hérissé, rappellent à 
l'esprit certains cromlechs des temps antiques, certains 
tumulus dont le dôme est parsemé de blocs cyclopéens. 

Tel est l'aspect de l'édifice quand la cellule est 
isolée ; mais presque toujours, à son premier dôme, 
l'hyménoptère en adosse d’autres, cinq, six et davan- 
tage; ce qui abrège le travail en permettant d'uti- 
liser la même cloison pour deux chambres contigues. 
L'élégante régularité du début disparaît, et le tout 


j 
(4 


LES EUMÈNES 63 


forme un groupe où le premier regard ne voit qu’une 
motte de boue sèche, semée de petits cailloux. Exa- 
minons de près l'amas informe. Nous reconnaîtrons le 
nombre de pièces dont se compose le logis aux embou- 
chures évasées, nettement distinctes et munies, chacune, 
de son gravier obturateur enchâssé dans le ciment. 

Pour bâtir, le Chalicodome des murailles emploie 
la même méthode que l’Eumène d’Amédée : dans les 
assises de ciment, il encastre, à l'extérieur, de petites 
pierres, de volume moindre. Son ouvrage est d’abord 
une tourelle d’art rustique, mais non sans grâce; puis, 
les cellules se juxtaposant, la construction totale 
dégénère en un bloc où semble n'avoir présidé au- 
cune règle architecturale. De plus, l’Abeïille maçonne 
couvre l’amas de cellules d’une épaisse couche de 
ciment, sous laquelle disparaît l'édifice en rocaille du 
début. L'Eumène n’a pas recours à cet enduit général, 
tant sa bâtisse est solide; il laisse à découvert le 
revêtement de cailloux ainsi que l'embouchure des 
chambres. Les deux sortes de nids, quoique con- 
struits avec des matériaux pareils, se distinguent donc 
facilement l’un de l’autre. 

La coupole de l’Eumène est un travail d'artiste, 
et l'artiste aurait regret de voiler son chef-d'œuvre 
sous le badigeon. Qu'on me pardonne un soupçon 
que j'émets avec toute la réserve imposée par un sujet 
aussi délicat. Le constructeur de cromlechs ne pour- 
rait-il se complaire dans son œuvre, la considérer 
avec quelque amour et ressentir satisfaction de ce 
témoignage de son savoir-faire ? N'y aurait-il pas 
une esthétique pour l’insecte ? Il me semble du moins 
entrevoir chez l’'Eumène une propension à l’embellis- 


64 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


sement de son ouvrage. Le nid doit être avant tout un 
habitacle solide, un coffre-fort inviolable; mais si 
l’ornementation intervient sans compromettre la résis- 
tance, l’ouvrier y restera-t-il indifférent ? Qui pourrait 
dire non ? 

Exposons les faits. L’orifice du sommet, s’il res- 
tait simple trou, conviendrait tout autant qu'une 
porte ouvragée : l'insecte n’y perdrait rien pour les 
facilités d'entrée et de sortie ; il y gagnerait en abré- 
geant le travail. C’est au contraire une embouchure 
d'amphore, à courbure élégante, digne du tour d’un 
potier. Un ciment de choix, un travail soigné, sont 
nécessaires à la confection de sa mince lame évasée. 
Pourquoi ces délicatesses si le constructeur n'est 
préoccupé que de la solidité de son œuvre ? 

Autre détail. Parmi les graviers employés au revé- 
tement extérieur de la coupole dominent les grains de 
quartz. C’est poli, translucide; cela reluit un peu et 
flatte le regard. Pourquoi ses petits galets de préfé- 
rence aux éclats de calcaire lorsque les deux genres 
de matériaux se trouvent en même abondance aux 
alentours du nid ? 

Trait plus remarquable encore : il est assez fré- 
quent de trouver, incrustées sur le ddme, quelques pe- 
tites coquilles vides d’escargot, blanchies aux soleil. 
Une de nos hélices de moindre taille, l’Hélice striée, 
fréquente sur les pentes arides, est l'espèce que choisit 
habituellement l’Eumène. J'ai vu des nids où cette 
hélice remplacçait presque en totalité les graviers. On 
eût dit des coffrets en coquillage, œuvre d'une main 
patiente. 

Un rapprochement se présente ici. Certains oiseaux 


VON ve 


LES EUMÈNES 65 


de l'Australie, notamment les Chlamydères, se con- 
struisent desallées couvertes, des chalets de plaisance, 
avec des branchages entrelacés. Pour décorer les deux 
entrées du portique, l'oiseau dépose sur le seuil tout 
ce qu’il peut trouver de luisant, de poli, de vivement 
coloré. Chaque devant de porte est un cabinet de 
curiosités, où le collectionneur amasse de petits cailloux 
lisses, coquilles variées, escargots vides, plumes de 
perroquet, ossements devenus semblables à des bä- 
tonnets d'ivoire. Le bric-à-brac égaré par l’homme se 
retrouve dans le musée de l'oiseau. On y voit des 
tuyaux de pipe, des boutons de métal, des lambeaux 
de cotonnade, des haches en pierre pour toma- 
hawk. 

A chaque entrée du chalet, la collection est assez 
riche pour remplir un demi-boisseau. Comme ces 
objets ne sont d'aucune utilité pour l'oiseau, le 
mobile qui les fait amasser ne peut-être qu’une satis- 
faction d’amateur. Notre vulgaire Pie a des. goûts 
analogues : tout ce qu’elle rencontre de brillant, 
elle le recueille, elle va le cacher pour s’en faire un 
trésor. 

Eh bien! l’Eumène, passionné lui aussi pour le caillou 
luisant et l’escargot vide, est le Chlamydère des insectes ; 
mais collectionneur mieuxavisé, sachant marier l’utile 
à l’agréable, il fait servir sestrouvailles à la construction 
de son nid, en même temps forteresse et musée. S'il 
trouve des noyaux de quartz translucide, il dédaigne 
le reste : l'édifice en sera plus beau. S'il rencontre une 
petite coquille blanche, il se hâte d'en embellir son 
dôme; si la fortune lui sourit, si l'hélice vide abonde, 
il en incruste tout l'ouvrage, alors superlative expres- 

5 


66 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


sion de ses goûts d'amateur. Est-ce bien ainsi? est-ce 
autrement? Qui décidera? 

Le nid de l’'Eumène pomiforme atteint la grosseur 
d’une médiocre cerise. Il est bâti en pur mortier, sans 
le moindre cailloutis extérieur. Sa configuration rap- 
pelle exactement celle que nous venons de décrire. 
S'il est édifié sur une base horizontale d'ampleur suffi- 
sante, c'est un dûme avec goulot central, évasé en 
embouchure d'urne. Mais quand l'appui se réduit à un 
point, sur un rameau d'arbuste par exemple, le nid 
devient une capsule sphérique, surmontée toujours 
d’un goulot, bien entendu. C'est alors,en miniature, un 
spécimen de poterie exotique, un alcarazas pansu. Son 
épaisseur est faible, presque celle d’une feuille de 
papier ; aussi s’écrase-t-il au moindre effort des doigts. 
L’extérieur est légèrement inégal. On y voit des rugo- 
sités, des cordons, qui proviennent des diverses assises 
de mortier; ou bien des saillies noduleuses presque 
concentriquement distribuées. 

Dans leurs coffrets, ddmes ou ampoules, les deux 
hyménoptères amassent des chenilles. Donnons ici le re- 
levé du menu. Malgré leur aridité, ces documents ont 
leur valeur : ils permettront à qui voudra s'occuper des 
Eumènes de reconnaître dans quelles limites l'instinct 
varie le régime, suivant les temps et les lieux. Le ser- 
vice est copieux, mais sans variété. Il se compose de 
chenilles de minime taille; j'entends par là des larves 
de petits papillons. La structure l'affirme, car on con- 
state dans la proie adoptée par l’un et l’autre hyménop- 
tère l'habituelle organisation des chenilles. Le corps est 
composé de douze segments, non compris la tête. Les 
trois premiers portent des pattes vraies, les deux sui- 


LES EUMÈNES 67 


vants sont apodes; viennent après quatre segments 
avec fausses pattes, deux segments apodes, et enfin 
un segment terminal avec fausses pattes. C’est exacte- 
ment l’organisation que nous a montré le ver gris de 
l’'Ammophile. 

Or mes vieilles notes mentionnent ainsi le signale- 
ment des chenilles trouvées dans le nid de l'Eumène 
d’'Amédée : corps d’un vert pâle, ou plus rarement 
jaunâtre, hérissé de cils courts et blancs ; tête 
plus large que le segment antérieur, d’un noir 
mat, également hérissée de cils. Longueur de 16 à 18 
millimètres, largeur 3 millimètres environ. Un quart 
de siècle et plus s'est écoulé depuis que je traçais ce 
croquis descriptif ; et aujourd'hui, à Sérignan, je 
retrouve dans le garde-manger de l'Eumène le même 
gibier que j'avais reconnu jadis à Carpentras. Les 
années et la distance n’ont pas modifié les provisions 
de bouche. 

Une exception, une seule, m'est connue dans cette 
fidélité au régime des ancêtres. Mes relevés font men- 
tion d’une pièce unique, fort différente de celles 
qui l’accompagnent. C'est une chenille du groupe 
des arpenteuses, à trois paires seulement de fausses 
pattes, placées sous les 8°, 9" et 12° anneaux. 
Le corps est un peu atténué aux deux bouts, étranglé 
à la jonction des divers segments, d’un vert pâle avec 
de fines marbrures noirâtres visibles à la loupe et quel- 
ques cils noirs clair semés: Longueur 15 millimètres, 
largeur 2 millimètres 1/2. 

L'Eumène pomiforme a pareillement ses prédilec- 
tions. Son gibier consiste en petites chenilles de 7mil- 
limètres environ de longueur sur 4 millimètre et 1/3 


68 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


de largeur. Le corps est d'un vert pâle, assez nettement 
étranglé à la jonction des anneaux. Tête plus étroite 
que le reste du corps, maculée de brun. Des aréoles 
päles, ocellées, sont réparties en deux rangées transver- 
sales sur les segments moyens, et portent au centre un 
point noir, surmonté d’un cil également noir. Sur les 
segments 3 et 4, ainsi que sur l’avant-dernier, chaque 
aréole porte deux points noirs et deux cils. Voilà la 
règle. 

Voici l'exception fournie par deux pièces dans la to- 
talité de mes relevés. Corps d'un jaune pâle, avec cinq 
bandes longitudinales d’un rouge de brique et quelques 
cils très rares. Tête et prothorax bruns et luisants, lon- 
gueur et diamètre comme ci-dessus. 

Le nombre de pièces servies pourle repas de chaque 
larve nous importe davantage que leur qualité. Dans 
les cellules de l’'Eumène d’'Amédée, je trouve tantôt 
cinq chenilles, et tantôt j'en compte dix; ce qui fait une 
différence du simple au double pour la quantité des 
vivres, car les pièces dans les deux cas sont exactement 
de même taille. Pourquoi ce service inégal, qui donne 
double part à une larve et simple part à une autre? Les 
convives ont même appétit; ce que réclame un nour- 
risson, un second doit le réclamer, à moins qu'il n'y ait 
ici menu différent d’après le sexe. A l’état parfait, les 
mâles sont moindres que les femelles, dont ils ne re- 
présentent guère que la moitié soit pour le poids, soit 
pour le volume. La somme des vivres qui doit lesame- 
ner au développement final peut donc être réduite de 
moitié. Alors les cellules copieusement approvisionnées 
appartiennent à des femelles; les autres, maigrement 
pourvues, appartiennent à des mâles. 


LES EUMÈNES 69 


Mais l’œuf est pondu lorsque les provisions sont faites, 

et cet œuf a un sexe déterminé, bien que l'examen le 
plus minutieux ne puisse reconnaître les différences 
qui décideront de l’éclosion d’un mâle ou de l’éclosion 
d’une femelle. On arrive ainsi forcément à cette étrange 
conclusion : la mère sait par avance le sexe de l’œuf 
qu’elle va pondre, et cette prévision lui permet de gar- 
nir le garde-manger suivant la mesure de l'appétit de 
la future larve. Quel singulier monde, si différent du 
nôtre ! Nous invoquions un sens particulier pour ex- 
pliquer la chasse de l’'Ammophile ; que pourrons-nous 
invoquer nous rendant compte de cette intuition de 
l'avenir? La théorie du fortuit est-elle en mesure 
d'intervenir dans le ténébreux problème? Si rien n’est 
logiquement disposé dans un but prévu, de quelle ma- 
nière s’est acquise cette claire vision de l’invisible ? 
. Les capsules de l’Eumène pomiforme sont littérale- 
ment bourrées de gibier, il est vrai que les pièces sont 
de bien petite taille. Mes notes mentionnent dans une 
cellule 14 chenilles vertes, dans une seconde 16. Je n'ai 
pas d’autres renseignements sur l'intégral menu de 
cet hyménoptère, que j'ai un peu négligé pour étudier 
de préférence son congénère, le constructeur de coupoles 
en rocaille. Comme les deux sexes diffèrent de gros- 
seur, à un moindre degré cependant que pour l’'Eumène 
d’Amédée, j'incline à croire que ces deux cellules si 
bien garnies appartenaient à des femelles, et que les 
cellules des mâles doivent avoir service moins somp- 
tueux. N'ayant pas vu, je me borne à ce simple 
soupçon. 

Ce que j'ai vu, et souvent, c’est le nid en cailloutis, 
avec la larve incluse et les provisions en partie dévo- 


70 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


rées. Continuer l'éducation en domesticité afin de sui- 
vre jour pour jour les progrès de mon élève, était 
affaire que je ne pouvais négliger, et du reste, à ce 
qu'il me paraissait, d'exécution facile. J'avais la main 
exercée à ce métier de père nourricier ; la fréquenta- 
tion des Bembex, des Ammophiles, des Sphex et tant 
d’autres avait fait de moi un éducateur passable. Je 
n'étais pas novice dans l’art de diviser une vieille boîte 
à plumes en loges où je déposais un lit de sable, et sur 
ce lit la larve et ses provisions délicatement déména- 
gées de la cellule maternelle. Chaque fois, le succès 
était à peu près certain; j'assistais aux repas des lar- 
ves, je voyais mes nourrissons grandir, puis filer leurs 
cocons. Fort de l'expérience acquise, je comptais me 
sur la réussite dans l'élevage des Eumènes. 

Les résultats cependant ne répondaient pas du tout 
à mes espérances ; toutes mes tentatives échouaient ; la 
larve se laissait piteusement mourir sans toucher à ses 
vivres. 

Je mettais l'échec sur le compte de ceci, de rie 
d'autre chose : j'avais peut-être contusionné le tendre 
ver en démolissant la forteresse ; un éclat de maçon- 
nerie l'avait meurtri quand je forçais du couteau la dure 
coupole ; une insolation trop vive l'avait surpris quand 
je le retirais de l’obscurité de sa cellule ; l'air du dehors 
pouvait avoir tari sa moiteur. À toutes ces causes pro- 
bables d’insuccès, je remédiais de mon mieux. Jeprocé- 
dais à l’effraction du logis avec toute la prudence pos- 
sible, je projetais mon ombre sur le nid pour éviter au 
ver un coup de soleil, je transvasais aussitôt provisions 
et larve dans un tube de verre, je mettais ce tube dans 
une boîte que je portais à la main pour adoucir le 


LES EUMENES 7 


roulis du trajet. Rien n’y faisait : la larve, hors de son 
domicile, se laissait toujours dépérir. 

Très longtemps j'ai persisté à m expliquer l'insuccès 
par la difficulté du déménagement. La cellule de l’Eu- 
mène d'Amédée est un robuste coffret qui pour être for- 
cé exige le choc ; aussi la démolition de pareil ouvrage 
entraîne des accidents si variés, que l’on peut toujours 
croire à quelque meurtrissure du vér sous les décom- 
bres. Quant à transporter chez soi le nid intact sur son 
support, pour procéder à son ouverture avec plus de 
soin que n’en comporte une opération improvisée à la 
campagne, il ne faut pas y songer : ce nid repose pres- 
que toujours sur un bloc inébranlable, sur quelque 
grosse pierre d'un mur. Si je ne réussissais pas dans 
mes essais d'éducation, c'était parce que la larve avait 
souffert lorsque je ruinais sa demeure. La raison sem- 
blait bonne, et je m'en tenais là. 

Une autre idée surgit enfin et me fit douter que mes 
échecs eussent toujours pour cause des accidents de 
maladresse. Les cellules des Eumènes sont bourrées de 
gibier : il y a dix chenilles dans la cellule de l'Eumène 
d’Amédée, une quinzaine dans celle de l'Eumène po- 
miforme. Ces chenilles, poignardées sans doute, mais 
d’une façon qui m'est inconnue, ne sont pas totalement 
immobiles. Les mandibules saisissent ce qu'on leur pré- 
sente, la croupe se boucle et se déboucle, la moitié 
postérieure donne de brusques coups de fouet quand 
on la chatouille avec la pointe d’une aiguille. En quel 
point est déposé l’œuf parmi cet amas grouillant, où 
trente mandibules peuvent trouer, où cent vingt paires 
de pattes peuvent déchirer? Lorsque l'approvisionne- 
ment consiste en une pièce unique, ces périls n'existent 


72 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


pas, et l’œuf est déposé sur la victime, non au hasard, 
mais en un point judicieusement choisi. C’est ainsi que 
l'Ammophile hérissée fixe le sien, par une extrémité, 
entravers du ver gris, sur le flanc du premier anneau 
muni de fausses pattes. L'œuf pend sur le dos de la che- 
nille, à l’opposé des pattes, dont le voisinage ne serait 
peut-être pas sans danger. Le ver d’ailleurs, piqué 
dans la plupart de ses centres nerveux, git sur le côté, 
immobile, incapable de contorsions de croupe et de 
brusques détentes de ses derniers anneaux. Si les man- 
dibules veulent happer, si les pattes ont quelques fré- 
missements, elles ne trouvent rien devant elles : l'œuf de 
l’'Ammophile est à l’opposite. Dès qu'il éclot, le ver- 
misseau peut ainsi fouiller, en pleine sécurité, le ventre 
du géant. 

Combien sent différentes les conditions dans la cel- 
lule de l’'Eumène! Les chenilles sont imparfaitement 
paralysées, peut-être parce qu'elles n’ont reçu qu’un 
seul coup d’aiguillon ; elles se démènent sous l’attou- 
chement d’une épingle ; elles doivent se contorsionner 
sous la morsure de la larve. Si l'œuf est pondu sur 
l’une d'elles, cette première pièce sera consommée 
sans péril, je l’admets, à la condition d’un choix pru- 
dent pour le point d'attaque ; mais il reste les autres, 
non dépourvues de tout moyen de défense. Qu'un mou- 
vement se produise dans l’amas, et l'œuf, dérangé de la 
couche supérieure, plongera dans un traquenard de 
pattes et de mandibules. Que faut-il pour le mettre à 
mal ? 

Un rien; et ce rien a toutes les chances de se 
réaliser dans le tas désordonné des chenilles. Cet œuf, 
menu cylindre, hyalin ainsi que du cristal, est d’une 


LES EUMENES 73 


délicatesse extrême : un attouchement le flétrit, la 
moindre pression l’écrase. 

Non, sa place n’est pas dans l’amas du gibier, car 
les chenilles, jy reviens, nesont pas suffisamment inof- 
fensives. Leur paralysie est incomplète, comme le prou- 
vent leurs contorsions quand je les irrite, et comme le 
témoigne d'autre part un fait d’une exceptionnelle gra- 
vité. D'une cellule de l’'Eumène d’Amédée, il m'est 
arrivé d'extraire quelques pièces à demi transformées 
en chrysalides. La transformation, c’est évident, s’était 
faite dans la cellule même, et par conséquent après 
l'opération que l’hyménoptère leur avait pratiquée. En 
quoi consiste cette opération? Je ne sais au juste, 
n'ayant pu voir le chasseur à l’œuvre. L’aiguillon, 
bien certainement, était intervenu ici; mais où, à 
combien de reprises? Voilà l'inconnu. Ce qu’on peut 
affirmer, c’est que la torpeur n’est pas bien profonde, 
puisque l’opérée conserve parfois assez de vitalité pour 
se dépouiller de sa peau et devenir chrysalide. Ainsi 
tout conspire à nous faire demander par quel stra- 
tagème l'œuf est sauvegardé du péril. 

Ce stratagème, j'ai désiré le connaître, ardemment, 
sans me laisser rebuter par la rareté des nids, les péni- 
bles recherches, les coups de soleil, le temps dépensé, 
les vaines effractions de cellules non convenables ; j'ai 
voulu voir, et j'ai vu. Voici la méthode. Avec la pointe 
d’un couteau et des pinces, je pratique une ouverture 
latérale, une fenêtre, sous la coupole de l’Eumène 
d'Amédée et de l’'Eumène pomiforme. Une minutieuse 
circonspection préside au travail afin de ne pas blesser 
le reclus. Autrefois j'attaquais le dôme par le haut, 
maintenant je l'attaque par le côté. Je m'arrête lorsque 


14 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


la brèche est suffisante et permet de voir ce qui se passe 
à l'intérieur. 

Que se passe-t-il? Je fais ici une halte pour per- 
mettre au lecteur de se recueillir et d'imaginer lui- 
même un moyen de sauvegarde qui protège l'œuf et 
plus tard le vermisseau dans les conditions périlleuses 
que je viens d'exposer. Cherchez, combinez, méditez, 
vous qui avez l'esprit inventif. Y êtes-vous? Peut-être 
pas. Autant vous Je dire. 

L'œuf n’est pas déposé sur les vivres; il est suspendu 
au sommet du dôme par un filament qui rivalise de 
finesse avec celui d’une toile d’araignée. Au moindre 
souffle, le délicat cylindre tremblote, oscille; il me 
rappelle le fameux pendule appendu à la coupole du 
Panthéon pour démontrer la rotation de la terre. Les 
vivres sont amoncelés au-dessous. 

Second acte de ce spectacle merveilleux. Pour y 
assister, ouvrons une fenêtre à des cellules jusqu’à ce 
que la bonne fortune veuille bien nous sourire. La 
larve est éclose et déjà grandelette. Comme l'œuf, elle 
est suspendue suivant la verticale, par l'arrière, au 
plafond du logis; mais le fil de suspension a notable- 
ment gagné en longueur et se compose du filament 
primitif auquel fait suite une sorte de ruban. Le ver 
est attablé : la tête en bas, il fouille le ventre flasque 
de l’une des chenilles. Avec un fétu de paille, je tou- 
che un peu le gibier encore intact. Les chenilles s’a- 
gitent. Aussitôt le ver se retire de la mêlée. Et com- 
ment ! Merveille s’ajoutant à d’autres merveilles: ce 
que je prenais pour un cordon plat, pour un ruban à 
l'extrémité inférieure de la suspensoire, est une gaine, 
un fourreau, une sorte de couloir d’ascension dans 


LES EUMÈNES 75 


lequel le ver rampe à reculons et remonte. La dépouille 
de l’œuf, conservée cylindrique et prolongée peut-être 
par un travail spécial du nouveau-né, forme ce canal 
de refuge. Au moindre signe de péril dans le tas de 
chenilles, la larve fait retraite dans sa gaine et remonte 
au plafond, où la cohue grouillante ne peut l’attein- 
dre. Le calme revenu, elle se laisse couler dans son 
étui et se remet à table, la tête en bas, sur les mets, 
l'arrière en haut et prête pour le recul. 

Troisième et dernier acte. Les forces sont venues; 
la larve est de vigueur à ne pas s’effrayer des mouve- 
ments de croupe des chenilles. D'ailleurs celles-ci, ma- 
cérées par le jeûne, exténuées par une torpeur prolon- 
gée, sont de plus en plus inhabiles à la défense. Aux 
périls du tendre nouveau-né succède la sécurité du 
robuste adolescent; et le ver, dédaigneux désormais de 
sa gaine ascensionnelle, se laisse choir sur le gibier 
restant. Ainsi s'achève le festin, suivant la coutume 
ordinaire. 

Voilà ce que j'ai vu dans les nids de l’un et l’autre 
Eumène, voilà ce que j'ai montré à des amis encore 
plus surpris que moi de l’ingénieuse tactique. L'œuf 
appendu au plafond, à l'écart des vivres, n’a rien à 
craindre des chenilles, qui se démènent là-bas. Nou- 
vellement éclos, le ver, dont le cordon suspenseur s’est 
augmenté de la gaine de l'œuf, arrive au gibier, l’en- 
tame prudemment. S'il y a péril, il remonte à la voûte 
en reculant dans le fourreau. Maintenant s'explique 
l'insuccès de mes premières tentatives. Ignorant le fil 
de sauvetage, si menu, si facile à rompre, je recueil- 
lais tantôt l’œuf, tantôt la jeune larve, alors que mon 
effraction par le haut les avait fait choir au milieu des 


16 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


provisions. Mis directement en contact avec le dange- 
reux gibier, ni l’un ni l’autre ne pouvait prospérer. Si 
quelqu'un de mes lecteurs à qui tantôt je faisais appel 
imaginait mieux que l’'Eumène, qu'il m'en instruise de 
grâce : ce serait un curieux parallèle que celui des 
inspirations de la raison et des inspirations de 
l'instinct. 


D 


VI 


LES ODYNÈRES 


Le fil suspenseur et la gaine d’ascension des Eumènes 
sont rendus nécessaires par le grand nombre et l'in- 
complète paralysie des chenilles servies à la larve; 
jingénieux système a pour but d'écarter le péril. 
C'est ainsi, du moins, que j'entrevois l’enchaînement 
des effets et des causes. Mais, tout autant qu'un autre, 
je me méfie du pourquoi et du comment; je sais com- 
bien la pente est glissante sur le terrain des interpré- 
tations; et avant d'affirmer les motifs d’un fait observé, 
je recherche un faisceau de preuves. Si réellement la 
singulière installation de l'œuf des Eumènes a pour 
raison d’être les motifs que j'invoque, partout où se 
vrésentent de semblables conditions de danger, multi- 
plicité des pièces de l’approvisionnement et torpeur 
incomplète, doit se présenter aussi semblable méthode 
de protection, ou toute autre d’équivalent effet. L'acte 


18 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


répété témoignera de l'interprétation juste; et s’il ne 
se reproduit pas ailleurs, avec les variations qu'il peut 
comporter, le cas des Eumènes restera un fait très 
curieux, sans acquérir la haute portée que je lui 
soupçonne. Généralisons pour mieux établir. 

Or, non loin des Eumènes prennent rang les Ody- 
nères, les Guêpes solitaires de Réaumur. Mêmes cos- 
tumes, mêmes ailes pliées en long, mêmes instincts 
giboyeurs, et surtout, condition par excellence, mêmes 
entassements de proie assez mobile encore pour être 
dangereuse. Si mes raisons sont fondées, si je prévois 
juste, l'œuf de l’'Odynère doit être appendu au plafond 
de la loge comme l'œuf de l’'Eumène. Ma conviction, 
basée sur la logique, est si formelle, que je crois déjà 
apercevoir cet œuf, récemment pondu, tremblotant au 
bout du fil sauveteur. 

Ah! je l'avoue, il me fallait une foi robuste pour 
nourrir l’audacieux espoir de trouver quelque chose 
de plus là où les maîtres n'avaient rien vu. Je lis et 
relis le mémoire de Réaumur sur la Guêpe solitaire. 
L'Hérodote des insectes est riche de documents; mais 
rien, absolument rien sur l'œuf appendu. Je consulte 
L. Dufour, qui traite pareil sujet avec sa verve accou- 
tumée : il a vu l'œuf, il le décrit; mais quant au fil 
suspenseur, rien, toujours rien. J’interroge Lepelletier, 
Audouin, Blanchard : silence complet sur le moyen 
de protection que je prévois. Est-il possible qu'un 
détail de si haute importance ait échappé à de tels 
observateurs? Suis-je dupe de l'imagination? Le sys- 
tème de sauvegarde qu’une logique serrée me démontre 
n'est-il pas rêve de ma part? Ou les Eumènes m'ont 
menti, ou mes espérances sont fondées. Et disciple 


LES ODYNÈRES 19 


insurgé contre ses maîtres, fort d'arguments que je 
crois invincibles, je me suis mis en recherches, con- 
vaincu de réussir. J’ai réussi, en effet ; j'ai trouvé ce que 
je cherchais, j'ai trouvé mieux encore. Racontons les 
choses par leur détail. 

Diverses Odynères sont établies dans mon voisinage. 
J'en connais une qui prend possession des nids aban- 
donnés de l’'Eumène d’Amédée. Ce nid, construction 
d’une rare solidité, n’est pas masure lorsque son pro- 
priétaire déménage; il perd seulement son goulot. La 
coupole, conservée intacte, est un réduit fortifié trop 
commode pour rester vacant. Quelque araignée adopte 
la caverne après l'avoir tapissée de soie; des Osmies 
s’y réfugient en temps de pluie ou bien en font dor- 
toir pour passer la nuit; une Odynère la divise avec 
des cloisons d'argile en trois ou quatre chambres qui 
deviennent le berceau d’autant de larves. Une seconde 
espèce utilise les nids abandonnés du Pélopée; une 
troisième, enlevant la moelle d’une tige sèche de 
ronce, obtient, pour sa famille, un long étui qu’elle 
subdivise en étages; une quatrième fore un couloir 
dans le bois mort de quelque figuier ; une cinquième se 
creuse un puits dans le sol d’un sentier battu et le 
surmonte d’une margelle cylindrique et verticale. 
Toutes ces industries sont dignes d’élude, mais j'aurais 
référé retrouver l'industrie rendue célèbre par Réau- 
mur et L. Dufour 

Sur un talus vertical de terre rouge argileuse, je 
découvre enfin, en petit nombre, les indices d’une 
bourgade d'Odynères. Ce sont les cheminées caracté- 
ristiques dont parlent les deux historiens, c’est-à-dire 
les tubes courbes, façonnés en guillochis, qui pendent 


80 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


à l'entrée de l'habitation. Le talus est exposé aux 
ardeurs du midi. Un petit mur le surmonte, tout déla- 
bré; derrière est un profond rideau de pins. Le tout 
forme un chaud abri, comme l’exige l’établissement de 
l'hyménoptère. En outre, nous sommes dans la seconde 
quinzaine du mois de mai, précisément l’époque des 
travaux, suivant les maîtres. L'architecture de la fa- 
çade, l'emplacement, la date, tout s'accorde avec ce 
que nous racontent Réaumur et L. Dufour. Aurais-je 
réellement fait rencontre de l’une ou de l’autre de 
leurs Odynères? C’est à voir, et tout de suite. Aucun 
des ingénieux constructeurs de portiques en guillochis 
ne se montre, n'arrive; il faut attendre. Je m'établis à 
proximité pour surveiller les arrivants. 

Ah! que les heures sont longues, dans l’immobilité, 
sous un soleil brûlant, au pied d’un talus qui vous 
renvoie des réverbérations de fournaise! Mon insépa- 
rable compagnon, Bull, s’est retiré plus loin, à l'ombre, 
sous un bouquet de chènes-verts. Il y trouve une couche 
de sable dont l'épaisseur conserve encore quelques 
traces de la dernière ondée. Un lit est creusé; et dans 
le frais sillon, le sybarite s'étend à plat ventre. Tirant 
la langue et fouettant de la queue la ramée, il ne cesse 
de fixer sur moi son regard, aux douces profondeurs. 
— « Que fais-tu là-bas, nigaud, à te rôtir; viens ici, 
soys la feuillée ; regarde comme je suis bien. » C’est ce 
qu’il me semble lire dans les yeux de mon compagnon. 
— « Oh! mon chien, mon ami, te répondrais-je si tu 
pouvais me comprendre, l'homme est tourmenté du 
désir de connaître ; tes tourments, à toi, se bornent au 
désir de l'os, et de loin en loin au désir de ta belle. Cela 
fait entre nous, quoique amis dévoués, une certaine 


cf ji 5$ Sat 


LES ODYNÈRES Let 


différence, bien qu'on nous dise aujourd’hui quelque 
peu parents, presque cousins. J’ai le besoin de savoir, 
et volontairement me rôtis ; tu ne l’as pas, et te retires 
au frais. » 

Oui, les heures sont longues à l’affût d'un insecte 
qui ne vient pas. Dans le bois de pins du voisinage un 
couple de Huppes se poursuivent avec les agaceries 
amoureuses du printemps. Oupoupou! fait le mâle sur 
un ton voilé, Oupoupou! L’antiquité latine appelait la 
Huppe Upupa, l'antiquité grecque la nommaït Eroros 
(Ercy). Mais Pline de uw faisait ou et devait prononcer 
Oupoupa, comme me l’enseigne le criimité dans le nom. 
Rarement j'ai reçu leçon de prononciation latine mieux 
autorisée que la tienne, bel oiseau qui fais diversion à 
mes longs ennuis. Fidèle à ton idiome tu dis Oupoupou 
comme tu le disais du temps d’Aristote et de Pline, 
comme tu le disais lorsque ta note sonna pour la pre- 
mière fois. Mais les idiomes à nous, les idiomes primi- 
tifs, que sont-ils devenus? L’érudit ne peut même en 
retrouver la trace. L'homme change, l'animal est 
immuable. 

Enfin, enfin nous y voici! l’'Odynère arrive, d’un vol 
silencieux comme celui de l’Eumène. Il disparaît dans 
le cylindre courbe du vestibule et rentre chez lui avec 
un vermisseau sous le ventre. Une petite éprouvette en 
verre est disposée à la porte du nid. Quand l’insecte 
sortira, il sera pris. C’est fait, il est pris et aussitôt 
transvasé dans le flacon asphyxiateur à bandelettes de 
papier et sulfure de carbone. Et maintenant, mon 
chien, qui tires toujours la langue et frétilles de la 
queue, nous pouvons partir : la journée n’a pas été 
perdue. Demain nous reviendrons. 


82 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Renseignements pris, mon Odynère ne répond pas à 
ce que j'attendais. Ce n'est pas l’espèce dont parle 
Réaumur ({Odynerus spinipes); ce n’est pas davantage 
l'espèce étudiée par L. Dufour {Odynerus Reaumuri); 
c'en estuneautre {Odynerus reniformis Latr.), différente 
quoique adonnée à la même industrie. Déjà le natura- 
liste des Landes s'était laissé prendre à cette parité 
d'architecture, de provisions, de mœurs; il croyait 
avoir sous les yeux la Guëêpe solitaire de Réaumur 
lorsqu’en réalité son constructeur de tubes différait 
spécifiquement. 

L'ouvrier nous est connu; reste à connaître l’œuvre. 
L'entrée du nid s'ouvre dans la paroi verticale du 
talus. C’est un trou rond sur le bord duquel est ma- 
çonné un tube courbe dont l'orifice est tourné en bas. 
Construit avec les déblais de la galerie en construc- 
tion, ce vestibule tubulaire se compose de grains ter- 
reux, non disposés en assises continues et laissant de 
petits intervalles vides. C'est un ouvrage à jour, une 
dentelle d'argile. La longueur en est d’un pouce envi- 
ron, et le diamètre intérieur de cinq millimètres. A ce 
portique fait suite la galerie, de même diamètre et 
plongeant obliquement dans le sol jusqu'à la profon- 
deur d’un décimètre et demi à peu près. Là ce couloir 
principal se ramifie en brefs corridors, qui donnent cha- 
cun accès dans une cellule indépendante de ses voisines. 
Chaque larve a sa chambre, dont le service peut se faire 
par une voie spéciale. J'en ai compté jusqu'à dix, et 
peut-être y en a-t-il davantage. Ces chambres n’ont rien 
de particulier ni pour le travail ni pour l'ampleur; ce 
sont de simples culs-de-sac terminant les corridors 
d'accès. 11 y en a d’horizontales, il y en a de plus ou 


LES ODYNÉRES 83 


moins inclinées, sans règle fixe. Quand une cellule 
contient ce qu’elle doit contenir, l'œuf et les vivres, 
l'Odynère en ferme l'entrée avec un opercule de 
terre; puis elle en creuse une autre dans le voisinage, 
latéralement à la galerie principale. Enfin la voie com- 
mune des cellules est obstruée de terre, le tube de l’en- 
trée est démoli pour fournir des matériaux au travail 
de l'intérieur, et tout vestige du logis disparaît. 

La couche extérieure du talus est de l'argile cuite au 
soleil, presque de la brique. C'est avec peine que je 
l’entame en me servant d’une petite houlette de poche. 
Par-dessous, c'est beaucoup moins dur. Comment fait 
ce frêle mineur pour s'ouvrir une galerie dans cette 
brique? Il emploie, je ne peux en douter, la méthode 
décrite par Réaumur. Je reproduirai donc un passage 
du maître pour donner à mes jeunes lecteurs un aper- 
çu des mœurs des Odynères, mœurs que ma très petite 
colonie ne m'a pas permis d'observer dans tous leurs 
détails. 

« C’est vers la fin de mai que ces Guêpes se mettent 
à l'ouvrage, et on peut en voir d’occupées à travailler 
pendant tout le mois de juin. Quoique leur véritable 
objet ne soit que de creuser dans le sable un trou pro- 
fond de quelques pouces, et dont le diamètre surpasse 
peu celui de leur corps, on leur en croirait un autre; 
car, pour parvenir à faire ce trou, elles construisent 
en dehors un tuyau creux qui a pour base le contour 
de l'entrée du trou, et qui, après avoir suivi une direc- 
tion perpendiculaire au plan où est cette ouverture, se 
contourne en bas. Ce tuyau s’allonge à mesure que le 
trou devient plus profond ; il est construit du sable qui 
en à été tiré; il est fait en filigrane grossier ou en 


EE & CRT PURE CT RE 


84 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


espèce de guillochis. Il est formé par de gros filets 
grainés, tortueux, qui ne se touchent pas partout. Les 
vides qu'ils laissent entre eux le font varaître construit 
avec art; cependant il n’est qu’une sorte d’échafaudage 
au moyen duquel les manœuvres de la mère sont 
plus promptes et plus sûres. 

« Quoique je connusse les deux dents de ces insectes 
pour de fort bons instruments, capables d'entamer des 
corps très durs, l'ouvrage qu'elles avaient à faire me 
paraissait un peu rude pour elles. Le sable contre 
lequel elles avaient à agir, ne le cédait guère en dureté 
à la pierre commune ; du moins les ongles attaquaient 
avec peu de succès sa couche extérieure, plus dessé- 
chée que le reste par les rayons du soleil. Mais étant 
parvenu à observer ces ouvrières au moment où elles 
commençaient à percer un trou, elles m'’apprirent 
qu’elles n'avaient pas besoin de mettre leurs dents à 
une aussi forte épreuve. 

« Je vis que la Guèpe commence par ramollir le 
sable qu’elle veut enlever. Sa bouche verse dessus une 
ou deux gouttes d’eau qui sont bues promptement par 
le sable : dans l'instant, il devient une pâte molle que 
les dents râtissent et détachent sans peine. Les deux 
jambes de la première paire se présentent aussitôt 
pour le réunir en une petite pelote, grosse environ 
comme un grain de groseille. C’est avec cette première 
pelote détachée que la Guêpe jette les fondements du 
tuyau que nous avons décrit. Elle porte sa pelote de 
mortier sur le bord du trou qu’elle vient de faire en 
l’enlevant; ses dents et ses pattes la contournent, 
l’aplatissent et lui font prendre plus de hauteur qu’elle 
n’en avait. Cela fait, la Guëpe se remet à détacher du 


LES ODYNÈRES 85 


sable et se charge d’une autre pelote de mortier. Bien- 
tôt elle parvient à avoir tiré assez de sable pour ren- 
dre l'entrée du trou sensible, et avoir fait la base du 
tuyau. 

« Mais l'ouvrage ne peut aller vite qu'autant que la 
Guêpe est en état d'humecter le sable. Elle est obligée 
de se déranger pour renouveler sa provision d'eau. Je 
ne sais si elle allait simplement se charger d’eau à 
quelque ruisseau, où si elle tirait de quelque plante 
ou de quelque fruit une eau plus gluante ; ce que jesais 
mieux, c'est qu’elle ne tardait pas à revenir et à tra- 
vailler avec une nouvelle ardeur. J'en observai une qui 
parvint dans une heure environ à donner au trou la 
longueur de son corps et éleva un tuyau aussi haut que 
le trou était profond. Au bout de quelques heures, le 
tuyau était élevé de deux pouces et elle continuait 
encore à approfondir le trou qui étaitau-dessous. 

« Il ne m'a pas paru qu’elle eût de règle par rapport 
à la profondeur qu'elle lui donne. J’en ai trouvé dont 
le trou était à plus de quatre pouces de l'ouverture, 
d'autre dont le trou n’en était distant que de deux ou 
trois pouces. Sur tel trou on voit aussi un tuyau deux 
ou trois fois plus long que celui d’un autre. Tout le 
mortier enlevé du trou n’est pas toujours employé à 
sa prolongation. Dans le cas où elle lui a donné à son 
gré une longueur suffisante, on la voit simplement 
arriver à l’orifice du tuyau, avancer la tête par delà le 
bord et jeter aussitôt sa pelotte, qui tombe à terre. 
Aussi ai-je observé souvent une quantité de décombres 
au pied de certains trous. 

« La fin pour laquelle ce trou est percé dans un 
massif de mortier ou de sable ne saurait paraître 


ct de 


86 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


équivoque : il est clair qu’il est destiné à recevoir un 
œuf avec une provision d'aliments. Mais on ne voit pas 
de même à quelle fin cette mère a bâti le tuyau de mor- 
tier. En continuant à suivre ses travaux, on saura qu'il 
est pour elle ce qu’un tas de moellons bien arrangé est 
pour les maçons qui bâtissent un mur. Tout le trou 
qu'elle a creusé ne doit pas servir de logement à la 
larve qui doit naître dedans; une portion lui suffira. 
Il a été cependant nécessaire qu'il fût fouillé jusqu'à 
une certaine profondeur, afin que la larve ne se trou- 
vât pas exposée à une chaleur trop grande, quand les 
rayons du soleil tomberont sur la couche extérieure 
de sable. Elle ne doit habiter que le fond du trou. La 
mère sait la capacité qu’elle doit laisser vide et elle la 
conserve ; mais elle bouche tout le reste, et elle fait 
rentrer dans la partie supérieure du trou tout ce qu'il 
faut du sable qu'elle en a ôté, pour le boucher. 
C'est pour avoir ce mortier à sa portée, qu’elle a 
formé ce tuyau. Une fois l'œuf déposé et la provision 
d'aliments mise à sa portée, on voit la mère venir ron- 
ger le bout du tuyau, après l'avoir mouillé, porter 
cette pelote dans l’intérieur, et revenir ensuite en 
prendre d’autres de la même manière, jusqu’à ce que 
le trou soit bouché jusqu’à l’orifice. » 

Réaumur continue en parlant des vivres amassés 
dans les cellules, des vers verts comme il les appelle, 
insoucieux de l’affreuse consonnance. N'ayant pas vu 
les mêmes choses parce que mon Odynère est d'espèce 
différente, je reprends la parole. Je n’ai fait le dénom- 
brement des pièces de gibier que pour trois cellules : 
la colonie était pauvre; il fallait la ménager si je vou- 
lais jusqu’au bout en suivre l’histoire. Dans l’une 


EL COAST 4 


LES ODYNÈRES 87 


d'elles, avant que les provisions fussent entamées, j'ai 
compté vingt-quatre pièces; dans chacune des deux 
autres, également intactes, j'en ai compté vingt-deux. 
Réaumur ne trouvait que huit à douze pièces dans le 
garde-manger de son Odynère ;et L. Dufour, dans le ma- 
gasin à vivres de la sienne, constatait une brochée de 
dix à douze. La mienne exige la double douzaine, 
deux fois plus, ce qui peut s'expliquer par un gibier de 
moindre taille. Aucun hyménoptère déprédateur à ma 
connaissance, à part les Bembex, qui-approvisionnent 
au jour le jour, n’approche de cette prodigalité en 
nombre. Deux douzaines de vermisseaux pour le repas 
d’un seul. Que nous sommes loin de l'unique chenille 
de l’Ammophile hérissée ; quelles délicates précautions 
doivent être prises pour la sécurité de l'œuf au milieu 
de cette foule ! Une scrupuleuse attention est ici néces- 
saire si nous voulons bien nous rendre compte des 
dangers auxquels l’œuf de l’Odynère est exposé et des 
moyens qui le tirent de péril. 

Et d’abord, le gibier, quel est-il? Il consiste en ver- 
misseaux de la grosseur d’une aiguille à tricoter et 
d’une longueur un peu variable. Les plus grands 
mesurent un centimètre. La tête est petite, d’un noir 
intense et luisant. Les anneaux sont dépourvus de 
pattes, soit vraies, soit fausses comme celles des che- 
nilles; mais tous, sans exception, sont munis, poui 
organes ambulatoires, d’une paire de petits mamelons 
charnus. Ces vermisseaux, quoique de même espèce 
d’après l’ensemble des caractères, varient de coloration. 
Ils sont d’un vert pâle, jaunâtre, avec deux larges 
bandes longitudinales d’un rose tendre chez les uns, 
d’un vert plus ou moins foncé chez les autres. Entre 


ENCre - + FRS OR ON TR UNS T'AMRL PCT 


88 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


ces deux bandes règne, sur le dos, un liséré d'un jaune 
pâle. Tout le corps est semé de petits tubercules noirs, 
portant un cil au sommet. L'absence de pattes démontre 
que ce ne sont pas des chenilles, des larves de lépidop- 
tère. D'après les expériences d'Audouin, les vers verts 
de Réaumur sont les larves d’un curculionide, le 
Phytonomus variabilis, hôte des champs de luzerne. 
Mes vermisseaux, roses ou verts, appartiendraient-ils 
aussi à quelque petit Charançon? C'est fort possible. 

Réaumur qualifie de vivants les vers dont se compo- 
saient les provisions de son Odynère; il essaya d'en 
élever espérant en voir provenir une mouche ou un 
scarabée. L. Dufour, de son côté, les appelle des che- 
nilles vivantes. Aux deux observateurs n'a pas échappé 
la mobilité du gibier servi, ils ont eu sous les yeux 
des vermisseaux qui s’agitent et donnent les signes 
d'une pleine vie. 

Ce qu'ils ont vu, je le revois. Mes petites larves se 
trémoussent ; roulées d’abord en forme d’anneau, elles 
se déroulent, puis s’enroulent encore si je fais seulement 
tourner avec lenteur le petit tube de verre où je les ai 
renfermées. Au contact d’une pointe d'aiguille, elles se 
démènent brusquement. Quelques-unes parviennent à 
se déplacer. En m'occupant de l'éducation de l'œuf de - 
l'Odynère, j'ouvrais la cellule suivant sa longueur, de 
façon à la réduire à un demi-canal; puis dans cette 
rigole maintenue horizontale, je disposais un petit 
nombre de pièces de gibier. Le lendemain j'en trouvais 
habituellement quelqu’une qui s'était laissée choir, 
preuve d'une agitation, d’un déplacement alors même 
que rien ne troublait le repos. 

Ces larves, j'en ai la ferme conviction, ont été bles- 


LES ODYNÈRES 89 


sées par l’aiguillon de l'Odynère, car celle-ci ne doit 
pas porter épée uniquement pour la parade. Possédant 
une arme, elle s’en sert. Toutefois la blessure est si lé- 
gère, que Réaumur et L. Dufour ne l'ont pas soupçon- 
née. Pour eux, la proie est vivante ; pour moi, elle l’est 
à très peu près. Dans ces conditions, on voit à quels 
périls serait exposé l'œuf de l'Odynère sans les précau- 
tions d’une prudence exquise. Ils sont là, ces remuants 
vermisseaux, au nombre de deux douzaines dans la 
même cellule, côte à côte avec l'œuf qu’un rien peut 
compromettre. Par quels moyens ce germe, si délicat, 
échappera-t-il aux dangers de la cohue? 

Comme je l'avais prévu, guidé par l'argumentation, 
l'œuf est suspendu au plafond du logis. Un très court 
filament le fixe à la paroi supérieure, et le laisse pendre 
libre dans l’espace. A la vue de cet œuf, tremblotant 
au bout de son fil pour la moindre secousse, et affir- 
mant par ses oscillations la justesse de mes aperçus 
théoriques, j'eus, la première fois, un de ces moments de 
joie intime qui dédommagent de bien des ennuis. Je de- 
vais en avoir bien d’autres, ainsi qu’on le verra. Suivre 
avec amour, patience et coup d'œil exercé les investi- 
gations dans le monde des insectes, nous réserve tou- 
jours quelque merveille. L'œuf, disons-nous, se balance 
au plafond, retenu par un fil très court et d’une extrême 
finesse. La cellule est tantôt horizontale et tantôt obli- 
que. Dans le premier cas, l'œuf est disposé perpendi- 
culairement à l'axe de la cellule, et son extrémité 
inférieure arrive à une paire de millimètres de la 
paroi opposée; dans le second cas, l’œuf, qui suit la 
verticale, fait avec cet axe un angle plus ou moins 
aigu. 


90 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


J'ai voulu suivre à loisir, avec les commodités d’ob- 
servation du chez soi, les progrès de cet œuf pendu- 
laire. Pour l’œuf de l’'Eumène d’Amédée, c’est presque 
impraticable, à cause de la cellule non transportable 
avec le bloc qui lui sert le plus souvent de base. Pareil 
domicile exige l'observation sur les lieux mêmes. La 
demeure de l'Odynère n’a pas le même inconvénient. 
Une cellule étant mise à jour et se trouvant dans l’état 
que je désire, je cerne le logis avec la pointe du cou- 
teau, de manière à détacher un cylindre de terre où 
cette cellule est comprise, mais réduite à un demi-canal 
pour ne rien cacher de ce qui doit s’y passer. Les pro- 
visions sont extraites pièce par pièce avec tous les mé- 
nagements, et transvasées à part dans un tube de 
verre. J'éviterai ainsi les accidents que la foule grouil- 
lante des vers pourrait occasionner pendant les inévi- 
tables secousses du trajet. L'œuf reste seul, se balan- 
çant dans l'enceinte vide. Un fort tube reçoit le cylindre 
de terre, que je cale avec des coussinets de coton. Le 
butin est mis dans une boîte de fer-blanc, que je porte 
à la main et dans la position convenable pour que l’œuf 
garde la verticale sans heurter les parois. 

Jamais je n'avais opéré de déménagement qui néces- 
sitàt pareilles délicatesses. Un faux mouvement pou- 
vait faire rompre le fil suspenseur, si délicat qu'il fallait 
la loupe pour le distinguer; des oscillations d’ampleur 
trop grande pouvaient meurtrir l’œuf contre les parois 
de la cellule; il fallait se garder d'en faire une sorte de 
battant de clochette heurtant son enceinte de bronze. 
Je cheminais donc avec une raideur automatique, tout 
d'une pièce, à pas méthodiquement combinés. Quelle 
mauvaise rencontre s’il était survenu quelque connais- 


LES ODYNÈRES 91 


sance avec qui il convient de s'arrêter un moment, de 
causer un peu, d'échanger une poignée de main: une 
distraction de ma part ruinerait peut-être mes projets! 
Quelle rencontre plus mauvaise encore si Bull, qui ne 
peut supporter un regard de travers, se trouvait nez à 
nez avec quelque rival, et, lui gardant rancune, se je- 
tait sur lui! Il eût fallu mettre fin à la bagarre pour 
éviter le scandale d’un chien bien élevé intolérant pour 
le chien villageois. La querelle faisait crouler tout mon 
échafaudage expérimental. Et dire que les vives préoc- 
cupations d'une personne non tout à fait dépourvue de 
sens se trouvent parfois sous la dépendance d’une que- 
relle de roquets! 

Dieu soit loué! la route est déserte, le trajet se fait 
sans encombre; le fil, mon grand souci, ne se rompt 
pas; l'œuf n’est pas meurtri; tout est en ordre. La pe- 
tite motte de terre est mise en lieu sûr, avec la cellule 
dans une position horizontale. À proximité de l’œuf, 
je dispose trois ou quatre des vermisseaux recueillis : 
la totalité des provisions serait une cause de trouble 
maintenant que la cellule n’a que la moitié de sa paroi 
et se trouve réduite à un demi-canal, Le surlendemain, 
je trouve l’œuf éclos. La jeune larve, de couleur jaune, 
est appendue par son extrémité postérieure, la tête en 
bas. Elle en est à son premier ver, dont la peau déjà 
devient flasque. Le cordon suspenseur consiste dans le 
court filament qui soutenait l'œuf, plus la dépouille 
de celui-ci, dépouille réduite à une sorte de ruban chif- 
fonné. Pour rester invaginée dans le bout de ce ruban 
creux, l'extrémité postérieure du nouveau-né s'étran- 
gle d’abord un peu, puis se renfle en bouton. Si je la 
trouble dans son repos, si les vivres remuent, la larve 


92 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


se retire en se contractant sur elle-même, mais sans 
rentrer dans une gaine ascensionnelle comme le fait 
la larve de l’Eumène. Le cordon d'attache ne sert pas 
de fourreau de refuge, où la larve puisse rentrer; c’est 
pour elle une chaîne d'ancre, qui lui donne appui au 
plafond et lui permet de se garer en se contractant à 
distance du tas de vivres. Le calme fait, la larve s’al- 
longe et revient à son ver. Ainsi se passent les débuts 
d’après les observations faites, les unes chez moi dans 
mes bocaux à éducation, les autres sur les lieux mêmes 
lorsque j'exhumais des cellules contenant une larve 
assez jeune. 

En vingt-quatre heures, le premier ver est dévoré. 
La larve alors m'a paru éprouver urie mue. Du moins 
quelque temps elle reste inactive, contractée; puis 
elle se détache du cordon. La voilà libre, en contact 
avec l'amas de vermisseaux, et dans l'impossibilité 
désormais de se mettre à l'écart. Le fil sauveteur n’a 
pas eu longue durée; il a protégé l'œuf, défendu 
l’éclosion; mais la larve est bien faible encore et le 
péril n'a pas diminué. Aussi allons-nous trouver 
d’autres moyens de protection. 

Par une exception bien étrange, dont je ne connais 
pas encore d'autre exemple, l'œuf est pondu avant que 
les provisions soient déposées. J'ai vu des cellules ne 
contenant encore absolument rien en fait de vivres, et 
au plafond desquelles l'œuf cependant oscillait. J’en ai 
vu d’autres, toujours munies de l'œuf, qui n'avaient 
encore que deux ou trois pièces de gibier, début de la 
copieuse brochée de vingt-quatre. Cette précocité de la 
ponte, qui fait disparate complet avec ce qui se passe 
chez les autres hyménoptères giboyeurs, a sa raison 


LES ODYNÈRES 93 


d’être, nous allons le voir; elle a sa logique, qu’on ne 
se lasserait d'admirer. 

Cet œuf, pondu dans la cellule vide, n’est pas fixé 
au hasard, sur un point quelconque de la paroi, libre 
de partout; il est appendu non loin du fond, à l’op- 
posé de l'entrée. Réaumur avait déjà remarqué cet 
emplacement de la larve naissante, mais sans insister 
sur ce détail dont il ne soupçonnait pas l'importance. 
« Le ver, dit-il, naît sur le fond du trou, c’est-à-dire 
sur le fond de la cellule. » Il ne parle pas de l’œuf, 
qu’il paraît ne pas avoir vu. Cette position du ver lui 
est si bien connue que, voulant essayer l'éducation 
dans une cellule vitrée, ouvrage de ses doigts, il place 
la larve au fond et les vivres au-dessus. 

Pourquoi vais-je m’arrêter sur un menu détail que 
raconte en quatre mots le célèbre historien des 
Odynères? — Petit détail, oh! non; mais bien condition 
majeure. Et voici pourquoi. L’œuf est pondu au fond, 
ce qui exige que la cellule soit vide et que l’approvi- 
sionnement se fasse après la ponte. Maintenant les 
vivres sont emmagasinés, une pièce après l’autre et 
couche par couche, en avant de l’œuf; la cellule est 
bourrée de gibier jusqu’à l’entrée où, finalement, les 
scellés sont mis. 

Parmi ces pièces, dont l'acquisition peut durer plu- 
sieurs jours, quelles sont les plus vieilles en date ? 
Celles qui avoisinent l'œuf. Quelles sont les plus 
récentes ? Celles qui sont vers l'entrée. Or, il est d’évi- 
dence, l'observation directe, du reste, le prouve au 
besoin ; il est d’évidence, dis-je, que les vermisseaux 
entassés diminuent d'un jour à l’autre de vigueur. Il 
suffit des effets d’un jeûne prolongé, sans compter les 


ÿ4 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


désordres d’une blessure s'aggravant. La larve qui 
naît au fond a donc à côté d'elle, dans son âge tendre, 
les vivres de péril moindre, les plus vieux, les plus 
débilités par conséquent. A mesure qu'elle avance 
dans le tas, elle trouve un gibier plus récent, plus 
vigoureux aussi, mais l'attaque se fait sans danger 
parce que les forces sont venues. 

Ce progrès du plus mortifié à celui qui l’est moins, 
suppose que les vermisseaux ne troublent pas leur 
ordre de superposition. C’est ce qui a lieu en effet. 
Mes prédécesseurs dans l’histoire des Odynères ont tous 
remarqué l'enroulement en forme d’anneau qu’affec- 
tent les vers servis à la larve. « La cellule, dit Réau- 
mur, était occupée par des anneaux verts, au nombre 
de huit à douze. Chacun de ces anneaux consistait en 
une larve vermiforme, vivante, roulée et appliquée 
exactement par le côté du dos contre la paroi du trou. 
Ces vers ainsi posés les uns au-dessus des autres, et 
même pressés, n'avaient pas la liberté de se mouvoir. » 

Je constate, à mon tour, des faits semblables dans 
mes deux douzaines de vermisseaux. Ils sont enroulés 
en forme d’anneau; ils sont empilés l’un sur l’autre, 
mais avec quelque confusion dans les rangs ; de leur 
dos, ils touchent la paroi. Je n'’attribuerai pas cette 
courbure annulaire à l'effet du coup d’aiguillon très 
probablement reçu, car jamais je ne l’ai constatée dans 
les chenilles opérées par les Ammophiles; je crois plu- 
tôt que c’est une pose naturelle au ver pendant l'inac- 
tion, de même que l’enroulement en volute est naturel 
aux Jules. Dans ce bracelet vivant, il y a tendance au 
retour vers la configuration rectiligne; c'est un arc 
bandé qui fait effort contre l'obstacle qui l'entoure. Par 


LES ODYNÈRES 95 


le fait même de son enroulement, chaque ver se main- 
tient donc à peu près en place, en pressant un peu du 
dos contre la paroi; et il s'y maintient alors même que 
la cellule se rapproche de la verticale. 

D'ailleurs la forme de la loge a été calculée en vue 
de pareil mode d'emmagasinement. Dans la partie 
voisine de l'entrée, partie que l’on pourrait appeler la 
soute aux vivres, la cellule est cylindrique, étroite, de 
façon à ne présenter que le moindre large possible aux 
anneaux vivants, ainsi retenus en place sans pouvoir 
glisser. C’est là que les vermisseaux sont empilés, serrés 
l’un contre l’autre. A l’autre bout, vers le fond, la cel- 
lule se renfle en ovoïde pour laisser à la larve ses cou- 
dées franches. La différence est très sensible dans les 
deux diamètres. Vers l'entrée, je trouve quatre milli- 
mètres seulement; vers le fond, j'en trouve six. Au 
moyen de cette inégalité d'ampleur, le logis comprend 
deux pièces : en avant, le magasin à vivres; en ar- 
rière, la salle à manger. La spacieuse coupole des Eu- 
mènes ne permet pas semblable aménagement : les 
pièces de gibier y sont entassées en désordre, les plus 
vieilles pêle-mêle avec les plus récentes, et toutes non 
enroulées, mais seulement infléchies. La gaine ascen- 
sionnelle remédie aux inconvénients de cette confu- 
sion. 

Remarquons encore que le tassement des vivres n’est 
pas le même d'une extrémité à l’autre de la brochée de 
l'Odynère. Dans les cellules dont les provisions ne sont 
pas encore entamées ou commencent à l'être, je con- 
state ceci : au voisinage de l’œuf ou de la larve récem- 
ment éclose, en cette partie que je viens d'appeler la 
salle à manger, l'espace est incomplètement occupé; 


96 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


quelques vermisseaux s’y trouvent, trois 6u quatre, un 
peu isolés du tas et laissant du large pour la sécurité 
tant de l'œuf que de la jeune larve. Voilà le menu des 
premiers repas. S'il y a péril aux bouchées du début, 
les plus chanceuses de toutes, le cordon sauveteur 
fournit un appui de retraite. Plus avant, le gibier 
s’entasse à rangs pressés, la pile des vermisseaux est 
continue. 

La larve, maintenant un peu forte, s’insinuera-t-elle 
sans prudence dans l’amas? Oh! que non. Les vivres 
sont consommés par ordre, des inférieurs aux supé- 
rieurs. La larve tire à elle, dans sa salle, un peu à 
l'écart, l'anneau qui se présente, le dévore sans danger 
d’être incommodée par les autres, et de couche en cou- 
che consomme ainsi la brochée de deux douzaines, 
toujours dans une parfaite sécurité. 

Revenons sur nos pas et finissons par un court ré- 
sumé. Le grand nombre de pièces servies dans une même 
cellule et leur paralysie très incomplète, compromettent 
la sécurité de l'œuf de l’hyménoptère et de sa larve 
naissante. Comment le péril sera-t-il conjuré? Voilà le 
problème, à solutions multiples. L'Eumène, avec son 
fourreau qui permet à la larve de remonter au plafond, 
nous en donne une; l'Odynère à son tour, nous donne 
la sienne, non moins ingénieuse et bien plus compli- 
quée. 

Il convient d'éviter à l'œuf ainsi qu'à la larve 
venant d'éclore, le périlleux contact du gibier. Un fil 
de suspension résout la difficulté. Jusque-là, c’est la 
méthode adoptée par les Eumènes ; mais bientôt la jeune 
larve, un premier vermisseau mangé, se laisse choir du 
fil qui lui donnait appui pour se contracter à l'écart. 


7 en 4° 


LES ODYNÈRES 97 


Alors commence, pour son bien-être, un enchaînement 
de conditions. 

La prudence exige que la très jeune larve attaque 
d’abord les vermisseaux les plus inoffensifs, c'est-à-dire 
les plus mortifiés par l’abstinence, enfin les vermis- 
seaux mis en cellule les premiers; elle exige, en outre, 
que la consommation progresse des pièces les plus 
vieilles aux pièces les plus récentes, pour avoir jusqu'à 
la fin du gibier frais. Dans ce but, une étrange excep- 
tion est faite à la règle générale : l’œuf est pondu 
avant de procéder à l’approvisionnement. Il est pondu 
au fond de la cellule; de cette manière les vivres entas- 
sés se présenteront à la larve dans l’ordre d'ancienneté. 

Ce n’est pas assez: il importe que les vermisseaux 
ne puissent, en se mouvant, changer leur ordre de 
superposition. Le cas est prévu: la soute aux vivres est 
un cylindre étroit où le déplacement est difficile. 

Cela ne suffit pas : la larve doit avoir assez d'espace 
pour se mouvoir à l'aise. La condition est remplie: 
en arrière, la cellule forme salle à manger relativement 
spacieuse. 

Est-ce tout? Pas encore. Cette salle à manger ne 
doit pas être encombrée comme le reste de la loge. 
On y a veillé: un petit nombre de pièces compose le 
service du début. 

Sommes-nous à la fin ? Pas du tout. En vain le garde- 
manger est un étroit cylindre, si les vermisseaux 
s'étirent, ils glisseront en long et viendront troubler le 
nourrisson dans sa retraite de l’arrière-logis. On y a 
paré : Le gibier choisi est une larve qui d'elle-même se 
roule en bracelet, et par sa propre détente se main- 
tient en place. 


LA AT nb CN En 


98 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Voilà par quelle série de difficultés ingénieusement 
levées, l'Odynère parvient à laisser descendance. Ce 
que nous lui reconnaissons d'exquise prévoyance con- 
fond déja l’esprit ; que serait-ce si rien n'échappait à 
nos regards obtus! 

L'insecte aurait-il acquis son savoir-faire, petit à 
petit, d'une génération à lasuivante, par une longue 
suite d'essais forfuits, de tâtonnements aveugles? Un 
tel ordre naïîtrait-il du chaos ; une telle prévision, du 
hasard ; une telle sapience, de l’insensé ? Le monde 
est-il soumis aux fatalités d'évolution du premier atome 
albumineux qui se coagula en cellule ; ou bien est-il 
régi par une Intelligence ? Plus je vois, plus j'observe, 
et plus cette Intelligence rayonne derrière le mystère 
des choses. Je sais bien qu’on ne manquera pas de 
me traiter d'abominable cause-finalier. Très peu m'en 
soucie: l’un des signes d’avoir raison dans l’avenir, 
n'est-ce pas d’être démodé dans le présent ? . 


ed 2 


VII 


NOUVELLES RECHERCHES SUR LES 
CHALICODOMES 


Ce chapitre et le suivant devaient être dédiés, sous 
forme de lettre, à l’illustre naturaliste anglais qui re- 
pose maintenant à Westminster, en face de Newton, 
à Charles Darwin. Mon devoir était de lui rendre compte 
du résultat de quelques expériences qu’il m'avait sug- 
gérées dans notre correspondance, devoir bien doux 
pour moi, car si les faits, tels que je les observe, m'’é- 
loignent de ses théories, je n’ai pas moins en profonde 
vénération sa noblesse de caractère et sa candeur de 
savant. Je rédigeais ma lettre quand m'arriva la poi- 
gnante nouvelle : l'excellent homme n’était plus ; après 
avoir sondé la grandiose question des origines, il était 
aux prises avec l'ultime et ténébreux problème de l’au- 
delà. Je renonce donc à la forme épistolaire, contre- 
sens devant la tombe de Westminster. Une rédaction 


100 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


impersonnelle, libre d'allures, exposera ce que j'avais 
à raconter sur un ton plus académique. 

Un trait, entre tous, avait frappé le savant anglais 
dans la lecture du premier volume de mes Souvenirs 


entomologiques : c'est la faculté que possèdent les 


Chalicodomes de savoir retrouver leur nid après avoir 
été dépaysés à de grandes distances. Qu'ont-ils pour 
boussole dans ce voyage deretour, quel sens les guide? 
Le profond observateur me parlait alors d'une expé- 
rience qu'il avait toujours désiré de faire sur les pi- 
geons, et qu'il avait toujours négligée, absorbé par 
d'autres préoccupations. Cette expérience, je pouvais 
la tenter avec mes hyménoptères. L'insecte rempla- 
çant l'oiseau, le problème restait le même. J’extrais de 
sa lettre le passage concernant l'épreuve à essayer : 

« Allow me to make a suggestion in relation to your 
wonderful account of insects finding their way home. 
I formerly wished to try it with pigeons; namely, to 
carry the insects in their paper cornets about a hun- 
dred paces in the opposite direction to that which you 
intended ultimately to carry them, but before turning 
round to return, to put the insects in a circular box 
with an axle which could be made to revolve very ra- 
pidly first in one direction and then in another, so as 
to destroy for a time all sense of direction in the in- 
sects. I have sometimes imagined that animals may 
feel in which direction they were at the first start 
carried. » 

En somme, Charles Darwin me propose d'isoler mes 
hyménoptères chacun dans un cornet de papier, ainsi 
que je le faisais dans mes premières expériences, et de 
les transporter d'abord à une centaine de pas dans une 


« x 
Mouette RTE à trés 


— +, dti CAES are 


LES CHALICODOMES 101 


direction opposée à celle que je me propose de suivre 
en dernier lieu. Les captifs sont alors mis dans une 
boîte ronde qui tourne rapidement sur un axe, tantôt 
dans un sens et tantôt dans un autre. Aïnsi sera détruit 
chez eux, pour un certain temps, le sens de la direc- 
tion. La rotation propre à désorienter étant terminée 
on revient sur ses pas et l’on gagne le point où doi 
s'effectuer la mise en liberté. 

La méthode d’expérimentation me parut très ingé 
nieusement conçue. Avant d'aller à l’ouest, je me di 
rige à l’est. Dans l'obscurité de leurs cornets, et par 
cela seul que je les déplace, mes prisonniers ont le 
sentiment de la direction que je leur fais suivre. Si 
rien ne venait troubler cette impression du départ, 
l’animal l’aurait pour guide à son retour. Ainsi s’expli- 
querait la rentrée au nid de mes Chalicodomes dépaysés 
à trois et quatre kilomètres de distance. Mais lorsque 
les insectes sont assez impressionnés par le déplace- 
ment à l’est, intervient la rotation rapide dans un sens 
puis dans l’autre, alternativement. Désorienté par cette 
multiplicité de circuits inverses, l'animal n’a pas con 
naissance de mon retour et reste sous l'impression du 
début. Je le transporte maintenant à l’ouest alors qu'il 
lui semble cheminer toujours vers l’est. Sous cette im- 
pression, l'animal doit être dérouté. Rendu libre, il 
s’envolera à l’opposé de sa demeure, qu'il ne retrouvera 
jamais. 

Ce résultat me paraissait d'autant plus probable que 
j'entendais répéter autour de moi, par les gens de la 
campagne, des faits bien propres à confirmer mes espé- 
rances. Favier, l’homme impayable pour ce genre de 
renseignements, me mit le premier sur la voie. Il me 


102 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


raconta que, lorsqu'on veut déménager un chat 
d’une ferme dans une autre assez éloignée, on le met 
dans un sac que l’on fait rapidement tourner au 
moment du départ. On empèche ainsi l'animal de reve- 
air à la maison quittée. Bien d’autres, après Favier, 
me répétèrent la même pratique. A leur dire, la rota- 
tion dans un sac était infaillible; le chat dérouté ne 
revenait plus. Je transmis en Angleterre ce que je 
venais d'apprendre, je racontai au philosophe de 
Down comment le paysan avait devancé les investiga- 
tions de la science. Charles Darwin était émerveillé ; je 
l'étais aussi, et nous comptions l’un et l’autre presque 
sur un succès. 

Ces pourparlers avaient lieu en hiver; j'avais tout le 
temps de préparer l’expérimentation qui devait se 
faire au mois de mai suivant. « Favier, dis-je un jour à 
mon aide, il me faudrait les nids que vous savez. Allez 
chez le voisin, demandez-lui l'autorisation et montez 
sur le toit de son hangar, avec des tuiles neuves et du 
mortier que vous prendrez chez le maçon; vous enlè- 
verez à la toiture une douzaine des tuiles les mieux gar- 
nies et vous les remplacerez à mesure. » 

Ainsi fut fait. Le voisin se prêta de très bonne grâce 
à l'échange de tuiles, car il est obligé de démolir lui- 
même, de temps en temps, l'ouvrage de l'abeille 
maçonne, s’il ne veut s’exposer à voir sa toiture crouler 
un jour. J’allais au devant d’une réparation d'une 
année à l’autre très urgente. Le soir même, j'étais en 
possession de douze superbes fragments de nid, de 
forme rectangulaire et reposant chacun sur la face con- 
vexe d’une tuile, c'est-à-dire sur la face qui regardait 
l'intérieur du hangar. J’eus la curiosité de peser le plus 


LES CHALICODOMES 103 


volumineux : la romaine accusa seize kilogrammes. Or 
la toiture d’où il provenait était couverte de pareils blocs, 
contigus l’un à l’autre, sur une étendue de soixante- 
dix tuiles. En ne prenant que la moitié du poids 
pour faire la balance entre les plus gros amas et les 
plus petits, on trouve à la construction de l’hyménop- 
tère le poids total de 560 kilogrammes. Et encore m'af- 
firme-t-on avoir vu mieux que dans le hangar de mon 
voisin. Laissez faire l'abeille maçonne lorsque l’endroit 
Jui plaît, laissez accumuler les travaux de nombreuses 
générations, et tôt ou tard la toiture s’effondrera sous 
la surcharge. Laissez vieillir les nids, laissez-les se déta- 
cher par fragments lorsque l'humidité les aura péné- 
trés, et il vous tombera sur la tête des moellons à vous 
briser le crâne. Voilà le monument d’un insecte bien 
peu connu . 

Pour le but principal que je me proposais, ces 


1. Il est si peu connu que j'ai fait grave erreur en m'occupant 
de lui dans le premier volume de ces Souvenirs. Sous ma déno- 
mination erronnée de Chalicodoma sicula, sont comprises en 
réalité deux espèces, l'une nidifiant dans nos habitations, en 
particulier sous les tuiles des hangars, l'autre nidifiant sur les 
rameaux des arbustes. La première espèce a reçu divers noms, 
qui sont, dans l'ordre de priorité : Chalicodoma pyrenaïca Lep. 
{(Megachile); Chalicodoma pyrrhopeza Gerstäcker; Chalicodoma 
rufitarsis Giraud. Il est fâcheux que le nom ayant pour lui la 
priorité se prête au malentendu. J'hésite à qualifier de pyré- 
néen un insecte bien moins fréquent dans les Pyrénées que 
dans ma région. Je l'appellerai Chalicodome des hangars. Ce 
nom est sans inconvénient aucun dans un livre où le lecteur 
préfère la clarté aux exigences de l’entomologie systématique. 
La seconde espèce, celle qui fait son nid sur les rameaux, est 
le Chalicodoma rufescens J. Perez. Pour les mêmes motifs, je 
l'appellerai Chalicodome des arbustes. Je dois ces corrections à 
l'obligeance du savant professeur de Bordeaux, M, J. Pérez, 
si versé dans la connaissance des hyménoptères. 


MA à: he FRS IAV EME NE CU PR NE ST NET VTIR 


104 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


richesses ne suffisaient pas, non pour la quantité mais 
pour la qualité. Elles provenaient de l'habitation 
voisine, séparée de la mienne par un petit champ de 
blé et d’oliviers. J'avais à craindre que les insectes 
issus de ces nids ne fussent influencés héréditairement 
par leurs ancêtres, hôtes du hangar depuis longues 
années. L’abeille dépaysée reviendrait peut-être guidée 
par l'habitude invétérée de sa famille ; elle retrouverait 
le hangar de ses ascendants, et de là regagnerait sans 
difficulté son nid. Puisqu'il est de mode aujourd’hui de 
faire jouer un très grand rôle à ces influences hérédi- 
taires, il convient de les élimirer de mes expériences. 
Il me faut des abeilles étrangères, transportées de 
loin, pour lesquelles le retour à l'emplacement natal 
ne peut favoriser en rien le retour au nid déplacé. 

Favier se chargea de l'affaire. Il avait découvert sur 
les bords de l’Aygues, à plusieurs kilomètres du village, 
une masure abandonnée où les Chalicodomes s'étaient 
établis en colonie très populeuse. Il voulait prendre la 
brouette pour transporter les moellons à cellules; je 
l'en dissuadai : les cahotements du véhicule sur des 
sentiers très caillouteux, pouvaient compromettre le 
contenu des cellules. Une corbeille portée sur l'épaule fut 
préférée. Ils'adjoignit un aide et partit. L'expédition me 
valut quatre tuiles bien peuplées. C’est tout ce qu'ils 
pouvaient porter à eux deux ; et encore à leur arrivée 
fallut-il payer la rasade : ils étaient éreintés. Le 
Vaillant nous parle d'un nid de Républicains dont il 
chargeait un chariot attelé de deux buffles. Mon Chali- 
codome rivalise avec l'oiseau de l'Afrique australe : la 
couple de buffles n’eût pas été de trop pour déménager 
en entier le nid des bords de l’Aygues. 


LES CHALICODOMES 105 


Il s’agit maintenant d'installer mes tuiles. Je tiens à 
les avoir à portée du regard, dans une situation qui 
me rende l'observation facile et m'épargne les petites 
misères d'autrefois : ascensions continuelles à l'échelle, 
longues stations sur un barreau de bois qui vous en- 
dolorit la plante des pieds, coups de soleil contre un 
mur devenu brûlant. Il faut d’ailleurs que mes hôtes 
se trouvent chez moi à peu près comme chez eux. Il 
est de mon devoir de leur faire la vie douce, si je veux 
qu'ils s’attachent au nouveau logis. J’ai précisément ce 
qui leur convient. 

Sous une terrasse s'ouvre un large porche dont les 
flancs sont visités par le soleil tandis que le fond est à 
l’ombre. Il y a part pour tous : l'ombre pour moi, le 
soleil pour mes pensionnaires. Chaque tuile est armée 
d’un crochet en fort fil de fer et appendue contre la 
paroi, à la hauteur des yeux. Une moitié de mes nids 
est à droite, l’autre moitié est à gauche. Le coup d'œil 
de l’ensemble est assez original. Qui entre et pour la 
première fois voit mon élalage suppose d’abord des 
pièces de salaison, d’épaisses tranches de quelque 
lard exotique dont je hâte la dessication au soleil. 
L'erreur reconnue, on s’extasie devant ces ruches de 
mon invention. La nouvelle s’en répand dans le village 
et plus d’un en fait ses gorges-chaudes. Je passe pour 
un apiculteur des abeïlles bâtardes. Qui sait ce que 
cela doit me rapporter ! 

Avril n’est pas fini, que mes ruches sont en pleine 
activité. Au fort du travail, l’essaim forme une petite 
nuée tourbillonnante, pleine de murmures. Le porche 
est un passage fréquenté ; ilconduit à une pièce où s’en- 
treposent diverses provisions domestiques. Le personnel 


166 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


de la maison d'abord me cherche noise pour avair 
établi en notre intimité cette dangereuse république. 
On n'ose aller aux provisions: il faudrait traverser la 
nuée d’abeilles, et gare les coups d’aiguillon. Il me faut 
démontrer péremptoirement que le danger est nul, que 
mon abeille est très pacifique, incapable de dégainer 
tant qu’elle n’est pas saisie. J’approche le visage de 
l'un des gâteaux de terre, jusqu’à presque le toucher, 
lorsqu'il est tout noir de maçonnes en travail; je 
promène mes doigts dans les rangs, je dépose quelques 
abeilles sur la main, je stationne au plus épais du 
tourbillon, et jamais une piqûre. Leur caractère paisible 
m'est connu de longue date. Je partageais autre- 
fois l’appréhension commune, j'hésitais à m'’engager 
dans un essaim d’Anthophores ou de Chalicodomes ; au- 
jourd'hui je suis bien revenu de ces frayeurs. Ne 
tracassez pas la bête, et il ne lui arrivera pas une seule 
fois de songer à mal. Tout au plus, quelqu’une, par 
curiosité plutôt que par colère, viendra planer devant 
votre figure, vous regarder avec obstination, mais 
avec le seul bourdonnement pour toute menace. Laissez- 
la faire : son examen est pacifique. 

En quelques séances, tout mon personnel fut ras- 
suré : petits et grands allaient et revenaient sous le 
porche comme si de rien n'était. Mes abeilles, loin de 
rester un sujet de crainte, devenaient un sujet de dis- 
traction; chacun prenait plaisir à voir les progrès de 
leurs industrieux travaux. Pour les étrangers, je me 
gardais bien de divulguer le secret. Si quelqu'un, 
appelé pour affaires, passait devant le porche au mo- 
ment où je stationnais devant les gâteaux appendus, 
un court colloque s’engageait, dans le genre de 


LES CHALICODOMES 107 


celui-ci : « Elles vous connaissent donc, pour ne pas 
vous piquer? — Sans doute, elles me connaissent. — 
Et moi? — Vous, c’est autre chose. » Et l’on se tenait 
à respectueuse distance. C’est ce que je désirais. 

Il est temps de songer aux expérimentations. Les 
Chalicodomes destinés au voyage doivent être marqués 
d’un signe qui me les fasse reconnaître. Une dissolution 
de gomme arabique, épaissie avec une poudre colo- 
rante, tantôt rouge, tantôt bleue ou d’autre teinte, est 
la matière que j'emploie pour marquer mes voyageurs. 
La diversité de coloration m'empèêche de confondre les 
sujets des divers essais. 

Lors de mes premières recherches, je marquais les 
abeilles sur les lieux mêmes du lâcher. Pour cette opé- 
ration, les insectes devaient être tenus un à un entre 
les doigts, ce qui m'exposait à de fréquentes piqüres, 
plus irritantes en se répétant coup sur coup. Alors mes 
coups de pouce n'étaient pas toujours assez ménagés, au 
grand dommage des voyageurs, dont je pouvais ainsi 
fausser l'articulation des ailes et affaiblir l'essor. Cette 
méthode méritait d'être améliorée, tant dans mon inté- 
rêt que dans celui de l’insecte. Il fallait marquer l'hy- 
ménoptère, le dépayser, le relâcher sans le saisir des 
doigts, sans le toucher une seule fois. A ces délicatesses 
d'exécution, l'expérience ne pouvait que gagner. Voici 
la méthode adoptée. 

Quand, le ventre plongé dans la cellule, elle brosse 
sa charge de pollen, ou bien quand elle maçonne, 
l'abeille est fort préoccupée de son travail. On peut alors 
aisément, sans l’effaroucher, lui marquer le dessus du 
thorax avec un paille trempée dans la glu colorée. 
L'insecte ne prend garde à ce léger attouchement. Il 


108 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


part ; il revient chargé de mortier ou de pollen. On 
laisse ces voyages se répéter jusqu'à ce que la marque 
du thorax soit parfaitement sèche, ce qui ne tarde pes 
avec le vif soleil nécessaire aux travaux. Il s’agit alors 
de prendre l'hyménoptère et de l'emprisonner dans un 
cornet de papier, toujours sans le toucher. Rien de 
plus facile. Une petite éprouvette de verre est mise sur 
l'abeille, attentive à son œuvre; l’insecte, en partant, 
s’y engouffre, et de là passe dans le cornet, aussitôt 
clos et déposé dans la boîte de fer-blanc qui servira au 
transport de l’ensemble. Au moment de la mise en 
liberté, il suffira d'ouvrir ces cornets. Toute la manœu- 
vre s’accomplit ainsi sans employer une seule fois l’in- 
quiétante pression des doigts. 

Autre question à résoudre avant de poursuivre. 
Quelle limite de temps m'imposerai-je lorsqu'il faudra 
dénombrer les abeilles revenues au nid. Je m'explique. 
La tache que j'ai faite au milieu du thorax par le léger 
contact de ma paille engluée, n’est pas des plus du- 
rables, elle adhère aux poils simplement. Du reste, elle 
ne serait pas plus tenace si j'avais maintenu l’insecte 
entre les doigts. Or l’hyménoptère fréquemment se 
brosse le dos, il s’'époussette chaque fois qu'il sort des 
galeries; d’ailleurs il expose sa toison à de continuels 
frottements contre les parois de la cellule, où il faut 
entrer, d’où il faut sortir pour chaque apport de miel. 
Un Chalicodome, si bien vêtu d’abord, devient dépe- 
naillé; sa fourrure est tondue, rasée par le travail, de 
même que tombe en loques la blouse de l’ouvrier. 

Il y a plus. Pour passer la nuit et les journées de 
mauvais temps, le Chalicodome des murailles se tient 
dans une des cellules de son dôme, où il plonge, la tête 


“à ei: 


a Re Et pd le RUE CRE "7 és 
pu ss - * 


LES CHALICODOMES 109 


en bas. Le Chalicodome des hangars, tant qu'il y a des 

galeries libres, fait à peu près de même : il se réfugie 
dans ces galeries, mais la tête à l’entrée. Une fois ces 
vieux domiciles utilisés et la construction de nouvelles 
cellules commencée, une autre retraite est choisie. Dans 
l’harmas, ai-je dit, sont des amas de pierres destinées au 
mur d'enceinte. C’est là que mes Chalicodomes passent 
là nuit. Dans l’interstice de deux pierres surperposées 
et mal jointes, ils se retirent par groupes nombreux, 
entassés pêle-mêle, les deux sexes à la fois. Tel de ces 
groupes en comprend une paire de centaines. Le dor- 
toir le plus fréquent est une étroite rainure. Là chacun 
se blottit, le plus avant possible, le dos dansla rainure. 
J'en vois de renversés, le ventre en l'air, comme gens 
en sommeil. Si le mauvais temps survient, si le ciel 
se voile de nuages, si la bise souffle, ils ne bougent de 
leur asile. 

Toutes ces conditions réunies font que je ne peux 
compter sur une longue permanence de la tache faite 
au thorax. De jour, les coups de brosse répétés, les fric- 
tions contre les parois des galeries, assez promptement 
l’effacent ; de nuit, c'est pire encore, dans l’étroit dor- 
toir où les Chalicodomes se réfugient par centaines. 
Après une nuit passée dans l’interstice de deux pierres, 
il est prudent de ne plus compter sur la marque faite 
la veille. Donc le dénombrement des retours au nid 
doit se faire tout de suite ; le lendemain il serait trop 
tard. Ainsi, dans l'impossibilité où je serais de re- 
connaître les sujets dont la tache a disparu pendant la 
nuit, je relèverai uniquement les hyménoptères reve- 
nus le jour même. 

Reste à s'occuper de la machine rotatoire. Ch. Darwin 


110 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


me conseille une boîte ronde mise en mouvement au 
moyen d’un axe et d'une manivelle. Je n’ai rien de 
pareil sous la main. Il sera plus simple et tout aussi 
efficace d'employer le moyen du campagnard qui veut 
dérouter son chat en le faisant tourner dans un sac. 
Mes insectes, isolés chacun dans un cornet de papier, 
seront déposés dans une boîte de fer-blanc, les cornets 
seront calés de façon à éviter les chocs pendant la ro- 
tation ; enfin la boîte sera fixée à un cordon, et je ferai 
tourner le tout à la manière d’une fronde. Avec cette 
machine, rien de plus aisé que d'obtenir telle rapidité 
que je voudrai, telle variété de mouvements contraires 
que je jugerai propres à désorienter mes captifs. Je 
peux faire tourner ma fronde dans un sens puis dans 
un autre, alternativement ; je peux en ralentir, enaccé- 
lérer la vitesse ; il m'est loisible de lui faire décrire 
des courbes bouclées en 8 et entremêlées de cercles; 
si je pirouette en même temps sur les talons, rien ne 
m'empèêche d'ajouter un degré de plus à cette compli- 
cation en faisant mouvoir ma fronde suivant tous les 
azimuts. C’est ainsi que j'opérerai. 

Le 2 mai 1880, je marque de blanc sur le thorax dix 
Chalicodomes occupés à des travaux divers: les uns 
explorent les gâteaux de terre pour faire choix 
d'un emplacement, d’autres maçonnent, d’autres ap- 
provisionnent. La tache sèche, je les prends et les dis 
pose comme il vient d'être dit. Ils sont transportés 
d’abord à un demi-kilomètre dans une direction op- 
posée à celle que je me propose de suivre. Un sentier 
qui longe mon habitation se prête à cette manœuvre 
préparatoire ; j'espère bien m’y trouver seul au mo- 
mentoù je balancerai ma fronde. Une croix est au bout; 


is 


LES CHALICODOMES 111 


je m'arrête au pied de cette croix. Là, rotation de mes 
abeilles suivant toutes les règles. Or, tandis que je fais 
décrire à la boîte des cercles inverses et des courbes 
bouclées, tandis que je pirouette sur les talons pour 
atteindre les divers azimuts, une bonne femme vient à 
passer, et me regarde avec des yeux, oh! mais avec 
des yeux... Au pied de la croix, et en ce sot exercice! 
On en parla. C'était acte de nécromancie. N’avais- 
je pas déterré un mort, ces jours passés! Oui, 
j'avais visité une sépulture préhistorique, j'en 
avais extrait de vénérables tibias aux fortes arêtes, 
une vaisselle mortuaire et pour viatique du grand 
voyage quelques épaules de cheval. J'avais fait cela et 
on le savait. Maintenant, pour achever l’homme mal 
famé, on le trouve au pied d’une croix, livré à de sata- 
niques exercices. 

N'importe, et ce n’est pas petit courage de ma part, 
la rotation est dûment accomplie devant ce témoin im- 
prévu. Je reviens alors sur mes pas et me dirige à 
l’ouest de Sérignan. Je prends les sentiers les plus 
déserts, je coupe à travers champs pour éviter, si pos- 
sible, nouvelle rencontre. Il ne manquerait plus que 
d’être vu lorsque j'ouvrirai mes cornets et lächerai 
mes mouches. À mi-chemin, pour rendre mon expé- 
rience plus décisive, je renouvelle la rotation, aussi 
compliquée que la première. Je la renouvelle une 
troisième fois sur les lieux choisis comme point de mise 
en liberté. 

C’est au fond d’une plaine caillouteuse, avec maigres 
rideaux d’amandiers et de chênes-verts çà et là. En 
marchant d’un bon pas, j'ai mis trente minutes pour 
faire le trajet, en ligne droite. La distance est donc de 


112 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


trois kilomètres environ. Le temps est beau, le ciel 
clair avec un très léger souffle du nord. Je m'assieds à 
terre, en face du midi, pour que les insectes aient 
libres la direction de leur nid et la direction opposée. 
Je les lâche à deux heures un quart. Aussitôt le cornet 
ouvert, les hyménoptères tournent pour la plupart à 
diverses reprises autour de moi, puis prennent un vol 
fougueux dont la direction est celle de Sérignan, au- 
tant que je peux en juger. L'observation est difficul- 
tueuse, le départ ayant lieu brusquement lorsque l’in- 
secte a fait deux ou trois fois le tour de ma personne, 
bloc suspect qu’il semble vouloir reconnaître avant de 
partir. Un quartd’heure après, ma fille aînée, Antonia, 
qui se tient en observation auprès des nids, voit arri- 
ver le premier voyageur. À mon retour, dans la soirée, 
deux autres rentrent. Total, trois de revenus le jour 
même sur dix dépaysés. 

Le lendemain, je reprends l'expérience. Dix Chalico- 
domes sont marqués de rouge, ce qui me permettra de 
les distinguer de ceux qui sont revenus la veille et de 
ceux qui peuvent revenir encore avec la tache blanche 
conservée. Mêmes précautions, mêmes rotations, mêmes 
lieux que la première fois; seulement je ne fais pas de 
rotation en chemin, je me borne à celle du départ et à 
celle de l’arrivée. Les insectes sont lâchés à onze heures 
quinze minutes. J'ai préféré le matin comme présentant 
plus d'animation dans les travaux de l’hyménoptère 
L'un est revu au nid par Antonia à onzé heures ving 


minutes. En supposant que ce soit le premier lâché, il 


lui a suffi de cinq minutes pour faire le trajet. Mais rien 
ne dit que ce ne soit un autre, et alors il lui a fallu moins. 
C’est la plus grande vitesse qu’il m’ait été possible de 


ea 


re. 


LES CHALICODOMES u3 


constater. À midi je suis de retour, et j'en prends en 
peu de temps trois autres. Je n’en vois plus dans le 
reste de la soirée. Total, quatre de revenus sur dix. 

Le 4 mai, temps très clair, calme et chaud, favo- 
rable à mes expériences. Je prends cinquante Chalico- 
domes marqués de bleu. La distance à parcourir est 
toujours la même. Première rotation après avoir 
transporté mes insectes à quelques centaines de pas en 
sens inverse de la direction finale; en outre, trois rota- 
tions en chemin; une cinquième rotation au point de 
mise en liberté. S'ils ne sont pas désorientés cette fois, 
ce ne sera pas faute d’avoir tourné et retourné. A 
neuf heures et vingt minutes, je commence d'ouvrir 
mes cornets. L'heure est un peu matinale, aussi mes 
hyménoptères, rendus à la liberté, restent un moment 
indécis, paresseux; mais après un court bain de soleil 
sur une pierre où je les dépose, ils prennent leur 
essor. Je suis assis à terre, faisant face au midi. A ma 
gauche est Sérignan, à ma droite Piolenc. Lorsque la 
rapidité du vol me laisse reconnaître la direction sui- 
vie, je vois mes libérés disparaître à ma gauche. 
Quelques-uns, mais rares, vont au midi; deux ou trois 
vont à l’est ou à ma droite. Je ne parle pas du nord, 
pour lequel je fais écran. En somme, la grande majo- 
rité prend la gauche, c’est-à-dire la direction du nid. 
La mise en liberté se termine à neuf heures quarante 
minutes. L'un des cinquante voyageurs se trouve 
démarqué dans le cornet de papier. Je le défalque du 
total, réduit ainsi à quarante-neuf. 

D’après Antonia, surveillant le retour, les premiers 
arrivés ont paru à neuf heures trente-cinq minutes, 
soit quinze minutes après le commencement du lâcher. 

8 


114 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


A midi, il yen a onze d'arrivés ; et à quatre heures du 
soir, dix-sept. Là se termine le recensement. Total 
dix-sept sur quarante-neuf. 

Une quatrième expérience est résolue le 14 mai. Le 
temps est magnifique, avec un léger souffle du nord. 
Je prends vingt Chalicodomes marqués de rose, à 
huit heures du matin. Rotation au départ après recul 
préalable en sens inverse de la direction à suivre, deux 
rotations en chemin, une quatrième à l’arrivée. Tous 
ceux dont je peux suivre l'essor se dirigent à ma 
gauche, c’est-à-dire vers Sérignan. J'avais pris cepen- 
dant mes précautions pour laisser indifférent le choix 
entre les deux directions opposées, j'avais fait en par- 
ticulier éloigner mon chien qui se trouvait à ma droite. 
Aujourd’hui les hyménoptères ne tournent pas autour 
de moi; quelques-uns s’envolent directement; les 
autres, en plus grand nombre, étourdis peut-être par 
le tangage du transport et le roulis des coups de 
fronde, prennent pied à quelques mètres de distance, 
semblent attendre d’être un peu revenus à eux, puis 
s’envolent vers la gauche. Cet élan général a été 
reconnu toutes les fois que l'observation était possible. 
J'étais de retour à neuf heures quarante-cinq minutes. 
Deux abeilles à tache rose sont présentes, dont l’une 
maçonne, la pelote de mortier entre les mandibules. 
À une heure de l'après-midi, il y en avait sept d’arri- 
vées; je n’en ai pas vu d’autres dans le reste de la 
Journée. Total, sept sur vingt. 

Tenons-nous-en là; l’expérience est suffisammen 
répétée, mais elle ne conclut pas comme l’espérait 
Charles Darwin, comme je l’espérais aussi, surtout 
après ce qu'on m'avait raconté sur le chat. En vain, 


Déni id 


LES CHALICODOMES 115 


suivant la recommandation faite, je transporte d'abord 
mes insectes en sens inverse du point où je dois les 
lâcher; en vain, lorsque je vais revenir sur mes pas, 
je fais tourner ma fronde avec toute la complication 
rotatoire que je peux imaginer; en vain, croyant 
augmenter les difficultés, je répète la rotation jusqu'à 
cinq fois, au départ, en chemin, à l’arrivée: rien n'y 
fait : les Chalicodomes reviennent, et la proportion 
des retours dans la même journée oscille entre 30 et 
40 pour 100. Il m'en coûte d'abandonner une idée 
suggérée par un tel maître et caressée d'autant plus 


‘volontiers que je la croyais apte à donner une solu- 


tion définitive. Les faits sont là, plus éloquents que 
tous les ingénieux aperçus, et le problème reste tout 
aussi ténébreux que jamais. 

L'année suivante, 1881, je repris l’expérimentation, 
mais dans un autre sens. Jusqu'ici j'avais opéré en 
plaine. Pour revenir au nid, mes dépaysées n'avaient 
à franchir que de faibles obstacles, les haies et les 
bouquets d'arbres des cultures. Je me propose au- 
jourd’hui d'ajouter aux difficultés de la distance les 
difficultés des lieux à parcourir. Laissant de côté 


- toute rotation, tout recul, choses reconnues inutiles, 


je songe à lâcher mes Chalicodomes au plus épais 
des bois de Sérignan. Comment sortiront-ils de ce laby- 
rinthe où, dans les premiers temps, j'avais besoin d’une 
boussole pour me retrouver? De plus, j'aurai avec 
moi un aide, une paire d’yeux plus jeunes que les 
miens et plus aptes à suivre le premier essor de mes 
insectes. Cet élan du début, dans la direction du nid, 
s'est reproduit déjà bien souvent et commence à me 
préoccuper plus que le retour lui-même. Un élève en 


116 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


pharmacie, pour quelques jours chez ses parents, 
sera mon Collaborateur oculaire. Avec lui, je suis à 
mon aise; la science ne lui est pas étrangère. 

Le 16 mai a lieu l'expédition dans les bois. Le temps 
est chaud, avec tournure d'orage qui couve. Vent du 
midi sensible, mais insuffisant pour contrarier mes 
voyageurs. Quarante Chalicodomes sont capturés. 
Pour abréger les préparatifs, à cause de la distance, 


je ne les marque pas sur les gâteaux; je les mar-. 


querai sur les lieux du départ, au moment de les 
lâcher. C'est l’ancienne méthode, fertile en piqûres; 
mais je la préfère aujourd'hui pour gagner du temps. 
Je mets une heure pour me rendre sur les lieux. La 
distance, déduction faite des sinuosités, est ainsi 
d'environ quatre kilomètres. 

L'emplacement choisi doit me laisser reconnaître 
la direction du premier essor. J’adopte un point 
dénudé au milieu des taillis. Tout autour, vaste nappe 
de bois épais, qui ferme de tous côtés l'horizon; au 
sud, du côté des nids, un rideau de collines d’une 
sentaine de mètres d'élévation au-dessus du point où 
je suis. Le vent est faible, mais il souffle en sens 
inverse du trajet que doivent faire mes insectes pour 
rentrer chez eux. Je tourne le dos à Sérignan, de 
manière qu'en s’échappant de mes doigts les abeilles, 
pour revenir au nid, auront à fuir latéralement, à 
ma gauche et à ma droite; je marque les Chalico- 
domes et les lâche un à un. L'opération commence à 
10 heures 20 minutes. 

Une moitié des abeïlles se montre assez paresseuse, 
volette un peu, se laisse aller à terre, semble reprendre 
ses esprits, puis part. L'autre moitié a les allures plus 


DE" 


étés PAT Je 7 


LES CHALICODOMES 117 


décidées. Bien que les insectes aient à lutter contre 
le faible vent du midi qui souffle, ils prennent, à leur 
premier essor, la direction du nid. Tous vont au sud 
après avoir décrit quelques cercles, quelques crochets 
autour de nous. Il n’y a pas d'exception pour aucun 
de ceux dont il nous est possible de suivre le départ. 
Le fait est constaté par moi et mon collègue avec 
pleine évidence. Mes Chalicodomes mettent le cap au 
sud comme si quelque boussole leur indiquait le rumb 
du vent. 

A midi, je suis deretour. Aucun des dépaysés n’est 
au nid, mais quelques minutes après j'en prends deux. 
À deux heures, leur nombre est de neuf. Mais voici que 
le ciel s’obscurcit ; le vent souffle assez fort et l'orage 
menace. Il n’y a plus à compter sur d’autres arrivants. 
Total 9 sur 40 ou 22 pour 4100. 

La proportion est plus faible que les précédentes, 
variant de 30 à 40 pour 100. Faut-il mettre ce résultat 
sur le compte des difficultés à vaincre? Les Chalico- 
domes se seraient-ils égarés dans le dédale de la 
forêt? Il est prudent de ne pas se prononcer : d’autres 
causes sont intervenues qui peuvent avoir diminué le 
nombre des retours. J'ai marqué les insectes sur les 
lieux, je les ai maniés, et je n’affirmerais pas que tous 
soient sortis bien dispos de mes doigts irrités par les 
diqûres. Et puis, le ciel s’est fait nuageux, l'orage est 
imminent. En ce mois de mai, si variable, si capricieux 
dans ma région, on ne peut guère compter sur une 
journée continue de beau temps. A une matinée 
superbe rapidement succède une après-midi troublée ; 
mes expériences sur les Chalicodomes plusieurs fois se 
sont ressenties de ces variations. Tout bien pesé, 


118 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


j'inclinerais à croire que le retour à travers la mon- 
tagne et la forêt s'effectue aussi bien qu'à travers la 
plaine et les champs de blé. 

Une dernière ressource me reste pour essayer de 
désorienter mes hyménoptères. Je les transporterai 
d’abord à une grande distance; puis, décrivant un 
ample crochet, je reviendrai par une autre voie et je 
lâcherai mes prisonniers lorsque je me serai suffi- 
samment rapproché du village, à trois kilomètres 
environ. Une voiture est ici nécessaire. Mon collabo- 
rateur dans les bois m'offre sa carriole. Avec quinze 
Chalicodomes, nous partons tous les deux sur la route 
d'Orange, jusqu’au voisinage du viaduc. Là se présente 
à droite le rectiligne ruban de l'antique voie romaine, 
la voie Domitia. Nous la suivons, remontant au nord 
vers les montagnes d'Uchaux, le pays classique des 
superbes fossiles turoniens. Puis on fait retour vers 
Sérignan par la route de Piolenc. La halte a lieu à la 
hauteur de la campagne de Font-Claire, dont la dis- 
tance au village est de deux kilomètres et demi. Sur 
la carte de l'état-major, le lecteur suivra facilement 
mon itinéraire, et il verra que le crochet décrit mesure 
bien près de neuf kilomètres. 

En même temps, Favier venait me rejoindre à Font- 
Claire, par la route directe, celle de Piolenc. Il 
portait avec lui quinze Chalicodomes destinés à servir 
de terme de comparaison avec les miens. Me voilà donc 
en possession de deux séries d'insectes. Quinze, 
marqués de rose, ont fait le crochet deneuf kilomètres; 
quinze, marqués de bleu, sont venus par la voie 
directe, la voie la plus courte pour le retour au nid. 
Le temps est chaud, très clair et bien calme; je ne 


LES CHALICODOMES 119 


peux mieux désirer pour le succès de l'expérience. La 
mise en liberté a lieu vers midi. 

A cinq heures du soir, le nombre des arrivés est de 7 
pour les Chalicodomes roses, ceux que j'ai cru dés- 
orienter par un long circuit en voiture ; il est de 6 pour 
les Chalicodomes bleus, ceux qui sont venus en ligne 
directe à Font-Claire. Les deux proportions, 46 et 40 
pour 400, se balancent presque ; et le léger excès pour 
les insectes qui ont fait le circuit est évidemment un 
résultat accidentel dont il n’y à pas lieu de tenir 
compte. Le crochet décrit ne peut avoir favorisé le 
retour; mais il est certain aussi qu'il ne l’a pas con- 
trarié. 

La démonstration est suffisante. Ni les mouvements 
enchevêtrés d’une rotation comme je l'ai décrite; ni 
l'obstacle de collines à franchir et de bois à traverser ; 
ni les embüûches d’une voie qui s'avance, rétrograde et 
revient par un ample circuit, ne peuvent troubler les 
Chalicodomes dépaysés et les empêcher de revenir au 
nid. J'avais fait part à Ch. Darwin de mes premiers 
résultats négatifs, ceux de la rotation. S'attendant à 
un succès, il fut très surpris de l’échec. Ses pigeons, 
s’il avait eu le loisir de les expérimenter, se seraient 
comportés comme mes hyménoptères; la rotation 
préalable ne les aurait pas troublés. Le problème 
exigeait une autre méthode, et voicice qui me fut 
proposé : 

« To place the insect within an induction coil, so 
as to disturb any magnetic or diamagnetic sensibility 
which it seems just possible that they may possess. » 

Assimiler un animal à une aiguille aimantée et le 
soumettre à un courant d'induction pour troubler son 


120 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


magnétisme ou son diamagnétisme, me parut, je ne le 
cacherai pas, une idée singulière, digne d’une imagi- 
nation aux abois. J'ai médiocre confiance dans notre 
physique lorsqu'elle prétendexpliquerla vie; cependant 
ma déférence pour l’illustre maître m'aurait fait recou- 
rir aux bobines d’induction si j'avais eu les appareils 
convenables. Mais, dans mon village, nulle ressource 
savante; si je veux une étincelle électrique, j'en suis 
réduit à frotter une feuille de papier sur les genoux. 
Mon cabinet de physique est riche d’un aimant, et voilà 
tout. Cette pénurie connue, une autre méthode me fut 
soumise, plus simple que la première, et d’un résultat 
plus sûr, d’après Darwin lui-même : 

« To make a very thin needle into a magnet; then 
breaking it into very short pieces, which would still 
be magnetic, and fastening one of these pieces with 
some cement on the thorax of the insects to be 
experimented on. I believe that such a little magnet, 
from its close proximity to the nervous system of the 
insect, would affect it more than would the terrestrial 
currents. » 2 

L'idée persiste de faire de l’animal une sorte de bar- 
reau aimanté. Les courants terrestres le guident dans 
son retour au nid. C’est une boussole vivante qui, sous- 
traite à l’action de la terre par le voisinage d’un aimant, 
ne pourra plus s'orienter. Avec un petit aimant fixé 
sur le thorax, parallèlement au système nerveux, et de 
plus grande influence que le magnétisme terrestre à 
cause de sa proximité, l'insecte perdra sa faculté de 
direction. En écrivant ces lignes, ie m’abrite sous l’im- 
mense renom du savant instigateur de l’idée. Venant 
d’un humble, comme je le suis, cela ne paraitrait pas 


LES CHALICODOMES 121 


sérieux. L’obscurité ne peut avoir de ces audaces théo- 


riques. 
L'expérience semble facile; elle ne dépasse pas mes 
moyens d'action. Essayons-la. Par la friction avec mon 


‘barreau aimanté, je convertis en aimant une très fine 
aiguille, dont je garde seulement la partie la plus 
déliée, la pointe, sur une longueur de 5 à 6 milli- 
mètres. Ce fragment est un aimant complet : il attire, 


il repousse une autre aiguille aimantée et suspendue 


à un fil. Le moyen de le fixer sur le thorax de l’insecte 


est un peu embarrassant. Mon aide en ce moment, l'élève 


-en pharmacie, met à contribution tous les agglutinatifs 


de son officine. Le meilleur est une sorte de sparadrap 
qu'il prépare exprès avec un tissu très fin. Il présente 
l'avantage de pouvoir être ramolli au fourneau de la 
pipe allumée quand viendra le moment d'opérer dans 
la campagne. 

Je découpe dans ce sparadrap un petit carré propor- 
tionné au thorax de l’insecte, et j’engage la pointe 
aimantée dans quelques fils du tissu. Il suffit mainte- 
nant de ramollir un peu la glu et d'appliquer aussitôt 
l'objet sur le dos du Chalicodome, le tronçon d’aiguille 
étant dirigé suivant la longueur de l’insecte. D’autres 
appareils semblables sont préparés et leurs pôles re- 


connus, afin qu'il me soit loisible de diriger le pôle 


austral pour les uns vers la tête de l'animal, pour les 
autres vers l'extrémité opposée. 
Avec mon aide, une répétition de la manœuvre est 


-d abord entreprise; il convient de se faire un peu la 


main avant de tenter l'expérience au loin. D'ailleurs je 
tiens à reconnaître comment se comportera l'insecte 


sous le harnais magnétique. Je prends un Chalicodome 


122 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


travaillant à une cellule que je marque, et je le trans- 
porte dans mon cabinet, situé dans une autre aile de 
l'habitation. La machine aimantée est fixée sur le tho- 
rax, et l'insecte lâché. Aussitôt libre, l'hyménoptère 
se laisse choir et se roule, comme affolé, sur le par- 
quet de l'appartement. Il reprend l'essor, se laisse re- 
tomber, tournoie sur les flancs, sur le dos, se heurte 
aux obstacles, bruit et se démène en des mouvements 
désespérés; enfin, par la fenêtre ouverte, il fuit d’un 
élan impétueux. 

Qu'est ceci? L’aimant paraît agir d’une étrange 
façon sur le système nerveux de l'expérimenté! Quel 
désordre! quel affolement! En perdant la tramontane 
sous l'influence de mes artifices, l’insecte était comme 
ahuri. Allons au nid, voir ce qui se passe. L’attente 
n’est pas longue : mon insecte revient, mais débarrassé 
de son attirail magnétique. Je le reconnais aux traces 
de glu que portent encore les poils du thorax. Il re- 
vient à sa cellule et reprend ses travaux. 

Soupçonneux quan j'interroge l'inconnu, peu enclin 
à conclure avant d’avoir pesé le pour et le contre, je 
sens le doute me gagner au sujet de ce que je viens de 
voir. Est-ce bien l'influence magnétique qui vient de 
troubler si étrangement mon hyménoptère? Lorsqu'il 
se démenait à outrance, s’escrimant des pattes et des 
ailes sur le parquet, lorsqu'il s’est enfui effaré, l’in- 
secte subissait-il la domination de l’aimant fixé sur 
le thorax? Mon engin aurait-il contrarié en son 
système nerveux l'influence directrice des courants 
terrestres? Ou bien son affolement était-il le simple 
résultat d’un harnais insolite? C'est à voir, et à l’in- 
stant. 


LES CHALICODOMES 123 


Un autre appareil est fabriqué, mais muni d’un court 
fétu de paille à la place de l’aimant. L’insecte qui le 
porte sur le dos se roule à terre, tournoie, s’agite 
en désordre comme le premier, jusqu’à ce que la 
machine gênante soit détachée, emportant avec elle 
une partie de la toison du thorax. La paille produit 
les mêmes effets que l’aimant, c’est-à-dire que le ma- 
gnétisme est hors de cause dans ce qui vient de se 
passer. Mon engin, dans les deux cas, est attirail in- 
commode dont l’insecte cherche aussitôt à se débar- 
rasser par tous les moyens à lui possibles. Attendre 
de lui des actes normaux tant qu’il portera sur le 
thorax un appareil, aimanté ou non, c’est vouloir étu- 
dier les mœurs régulières d’un chien qu'on aurait 
affolé en lui suspendant un vieux poëlon au bout de la 
queue. L'expérience de l’aimant est impraticable. Que 
donnerait-elle si l'animal s’y prêtait? À mon avis, elle 
ne donnerait rien. Pour le retour au nid, un aimant 
n'aurait pas plus d'influence qu’un bout de paille. 


VIII 


HISTOIRE DE MES CHATS 


Si la rotation est sans effet aucun pour déscrienter 
l'insecte, quelle influence peut-elle avoir sur le chat? 
La méthode de l'animal balancé dans un sac pour 
empêcher le retour est-elle digne de confiance? Je l'ai 
cru d'abord, tant elle s’accordait avec l’idée émise par 
l'illustre maître, idée si pleine d’espérances. Mainte- 
nant, ma foi s’ébranle, l’insecte me fait douter du chat. 
Si le premier revient après avoir tourné, pourquoi le 
second ne reviendrait-il pas? Me voici donc engagé 
dans de nouvelles recherches. 

Et d’abord jusqu’à quel point le chat mérite-t-il le 
renom de savoir revenir au logis aimé, aux lieux de 
ses ébats amoureux, sur les toits et dans les greniers ? 
On raconte sur son instinct les faits les plus curieux, 
les livres d'histoire naturelle enfantine regorgent de 
hauts faits qui font le plus grand honneur à ses talents 


HISTOIRE DE MES CHATS 125 


de pèlerin. Je tiens ces récits en médiocre estime; ils 
viennent d’observateurs improvisés, sans critique, por- 
tés à l’exagération. Il n’est pas donné au premier venu 
de parler correctement de la bête. Lorsque quelqu'un 
qui n’est pas du métier me dit de l'animal : c’est noir, 
je commence par m'informer si par hasard ce ne serait 
pas blanc ; et bien des fois le fait se trouve dans la pro- 
position renversée. On me célèbre le chat comme expert 
en voyages. C’est bien : regardons-le comme un inepte 
voyageur. J’en serais là, si je n’avais que le témoignage 
des livres et des gens non habitués aux scrupules de 
l'examen scientifique. Heureusement j'ai connaissance 
de quelques faits qui ne laissent aucune prise à mon 
scepticisme. Le chat mérite réellement sa réputation 
de perspicace pèlerin. Racontons ces faits. 

Un jour, c'était à Avignon, parut sur la muraille du 
jardin un misérable chat, le poil en désordre, les flancs 
creux, le dos dentelé par la maigreur. Il miaulait de 
famine. Mes enfants, très jeunes alors, eurent pitié de sa 
misère. Du pain trempé dans du lait lui fut présenté 
au bout d’un roseau. Il accepta. Les bouchées se suc- 
cédèrent si bien que, repu, il partit malgré tous les 
« Minet! Minet! » de ses compatissants amis. La faim 
revint et l'affamé reparut au réfectoire de la muraille. 
Même service de pain trempé dans du lait, mêmes 
douces paroles ; il se laissa tenter. Il descendit. On put 
lui toucher le dos. Mon Dieu! qu'il était maigre! 

Ce fut la grande question du jour. On en parlait à 
table; on apprivoiserait le vagabond, on le garderait, 
on lui ferait une couchette de foin. C'était bien une 
telle affaire! Je vois encore, je verrai toujours le con- 
seil d’étourdis délibérant sur le sort du chat. Ils firent 


{26 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


tant que la sauvage bête resta. Bientôt ce fut un superbe 
matou. Sa grosse tête ronde, ses jambes musculeuses, 
son pelage roux avec taches plus foncées, rappelaient 
un petit jaguar. On le nomma le Jaunet à cause de sa 
couleur fauve. Une compagne lui advint plus tard, 
racolée dans des circonstances à peu près pareilles. 
Telle est l'origine de ma série de Jaunets, que je con- 
serve, depuis tantôt une vingtaine d'années, à travers 
les vicissitudes de mes déménagements. 

Le premier de ces déménagements eut lieu en 1870. 
Quelque peu avant, un ministre qui a laissé de si pro- 
fonds souvenirs dans l'Université, l'excellent M. Victor 
Duruy, avait institué des cours pour l'enseignement 
secondaire des filles. Ainsi débutait, dans la mesure du 
possible à cette époque, la grande question qui s’agite 
aujourd'hui. Bien volontiers je prêtai mon humble con- 
cours à cette œuvre de lumière. Je fus chargé de l’en- 
seignement des sciences physiques et naturelles. J'avais 
la foi et ne plaignais pas Ja peine ; aussi rarement me 
suis-je trouvé devant un auditoire plus attentif, mieux 
captivé. Les jours de leçon, c'était fête, les jours de 
botanique surtout, alors que la table disparaissait sous 
les richesses des serres voisines. 

C’en était trop. Et voyez, en effet, combien noir était 
mon crime : j'enseignais à ces jeunes personnes ce que 
sont l’airetl’eau, d'où proviennent l'éclair, letonnerre, la 
foudre; par quel artifice la pensée se transmet à travers 
les continents et les mers au moyen d’un fil de métal; 
pourquoi le foyer brûle et pourquoinous respirons ; com: 
ment germe une graine etcomment s'épanouit une fleur, 
toutes choses éminemment abominables aux yeux de 
certains, dont la flasque paupière cligne devant le jour. 


HISTOIRE DE MES CHATS 127 


Il fallait au plus vite éteindre la petite lampe, il fal- 
lait se débarrasser de l’importun qui s’efforçait de la 
maintenir allumée. Sournoisement, on machine le coup 
avec mes propriétaires, vieilles filles, qui voyaient 
l’abomination de la désolation dans ces nouveautés de 
l’enseignement. Je n'avais pas avec elles d'engagement 
écrit, propre à me protéger. L'huissier parut avec du 
papier timbré. Sa prose medisait que j'avais à déménager 
dans les quatre semaines , sinon, la loi mettrait mes 
meubles sur le pavé. Il fallut à la hâte se pourvoir d’un 
logis. Le hasard de la première demeure trouvée me 
conduisit à Orange. Ainsi s'est accompli mon exode 
d'Avignon. 

Le déménagement des chats ne fut pas sans nous 
donner des soucis. Nous y tenions tous et nous nous 
serions fait un crime d'abandonner à la misère, et sans 
doute à de stupides méchancetés, ces pauvres bêtes si 
souvent caressées. Les jeunes et les chattes voyageront 
sans encombre : cela se met dans un panier, cela se 
tient tranquille en route; mais pour les vieux matous, 
la difficulté n’est pas petite. J’en avais deux : le chef 
de lignée, le patriarche, et un de ses descendants, tout 
aussi fort que lui. Nous prendrons l’aïeul, s’il veut bien 
s'y prêter, nous laisserons le petit-fils en lui faisant un 
sort. 

Un de mes amis, M. le docteur Loriol, se chargea de 
l'abandonné. A la tombée de la nuit, la bête lui fut 
portée dans une corbeille close. A peine étions-nous à 
table pour lerepas du soir, causant de l’heureuse chance 
échue à notre matou, que nous voyons bondir par la 
fenêtre une masse ruisselant d'eau. Ce paquet informe 
vint se frotter à nos jambes en ronronnant de bonheur. 


128 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


C'était le chat. Le lendemain je sus son histoire. 

Amené chez M. Loriol, on l’enferma dans une cham- 
bre. Dès qu'il se vit prisonnier dans une pièce inconnue, 
le voilà qui bondit furieux sur les meubles, aux car- 
reaux de vitre, parmi les décors de la cheminée, mena- 
çant de tout saccager. Madame Loriol eut frayeur du 
petit affolé : elle se hâta d'ouvrir la fenêtre et l’animal 
bondit dans la rue, au milieu des passants. Quelques 
minutes après, il avait retrouvé sa maison. Et ce n’était 
pas chose aisée : il fallait traverser la ville dans une 
grande partie de sa largeur, il fallait parcourir un 
long dédale de rues populeuses, au milieu de mille 
périls, parmi lesquels les gamins d’abord et puis les 
chiens; il fallait enfin, obstacle peut-être encore plus 
sérieux, franchir un cours d’eau, la Sorgue, qui passe 
à l'intérieur d'Avignon. Des ponts se présentaient, 
nombreux même, mais l’animal, tirant au plus court, 
ne les avait pas suivis et bravement s'était jeté à l’eau, 
comme le témoignait sa fourrure ruisselante. J’eus 
pitié du matou, si fidèle au logis. Il fut convenu que 
tout le possible serait fait pour l’amener avec nous. 
Nous n’eûmes pas ce tracas : à quelques jours de là, il 
fut trouvé raide sous un arbuste du jardin. La vail- 
lante bête avait été victime de quelque stupide méchan- 
ceté. On me l'avait empoisonné. Qui? Probablement 
pas mes amis. 

Restait le vieux. Il n’était pas là quand nous par- 
times; il courait aventures dans les greniers du voisi- 
nage. Dix francs d'étrennes furent promis au voiturier 
s'il m'amenait le chat à Orange, avec l’un des charge- 
ments qu’il avait encore à faire. A son dernier voyage, 
en effet, il l’amena dans le caisson de la voiture. Quand 


HISTOIRE DE MES CHATS 129 


on ouvrit sa prison roulante, oùil était enfermé depuis 
la veille, j'eus de la peine à reconnaître mon vieux 
matou. Il sortit de là un animal redoutable, au poil 
hérissé, aux yeux injectés de sang, aux lèvres blan- 
chies de bave, griffant et soufflant. Je le crus enragé, 
et quelque temps le surveillai de près. Je me trompais : 
c'était l’effarement de l'animal dépaysé. Avait-il eu de 
graves affaires avec le voiturier au moment d'être 
saisi ? avait-il souffert en voyage? L'histoire là dessus 
reste muette. Ce que je sais bien, c’est que l’animal 
semblait perverti : plus de ronrons amicaux, plus de 
frictions contre nos jambes ; mais un regard assauvagi, 
une sombre tristesse. Les bons traitements ne purent 
l’adoucir. Il traîna ses misères d’un recoin à l’autre 
encore quelques semaines, puis un matin je le trouvai 
trépassé dans les cendres du foyer. Le chagrin l'avait 
tué, la vieillesse aidant. Serait-il revenu à Avignon 
s’il en avait eu la force? Je n'’oserais l’affirmer. Je 
trouve du moins très remarquable qu'un animal se 
laisse mourir de nostalgie parce que les infirmités de 
l’âge l’empêchent de retourner au pays. 

Ce que le patriarche n’a pu tenter, un autre va le 
faire, avec une distance bien moindre, il est vrai. Un 
nouveau déménagement est résolu pour trouver à la 
fin des fins la tranquillité nécessaire à mes travaux. 
Cette fois-ci ce sera le dernier, je l’espère bien. Je 
quitte Orange pour Sérignan. 

La famille des Jaunets s’est renouvelée: les anciens 
ne sont plus, de nouveaux sont venus, parmi lesquels 
un matou adulte, digne en tous points de ses ancêtres. 
Lui seul donnera des difficultés; les autres, jeunes et 
chattes, déménageront sans tracas. On les met dans 

9 


130 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


des paniers. Le matou à lui seul occupe le sien, sinon 
la paix serait compromise. Le voyage se fait en voiture, 
en compagnie de ma famille. Rien de saillant jusqu’à 
l’arrivée. Extraites de leurs paniers, les chattes visi- 
tent le nouveau domicile, elles explorent une à une les 
pièces; de leur nez rose, elles reconnaissent les meu- 
bles: ce sont bien leurs chaises, leurs tables, leurs fau- 
teuils, mais les lieux ne sont pas les mêmes. Il y a de 
petits miaulementsétonnés, des regards interrogateurs. 
Quelques caresses et un peu de pâtée calment toute 
appréhension ; et du jour au lendemain, les chattes 
sont acclimatées. 

Avec le matou, c'est une autre affaire. On le loge 
dans les greniers, où il trouvera ampleur d'espace pour 
ses ébats ; on lui tient compagnie pour adoucir les en- 
nuis de la captivité; on lui monte double part d’as- 
siettes à lécher ; de temps en temps, on le met en rap- 
port avec quelques-urs des siens pour lui apprendre 
qu'il n’est passeul dans la maison; on a pour lui mille 
petits soins dans l'espoir de lui faire oublier Orange. 
Il paraît l'oublier en effet : le voilà doux sous la main 
qui le flatte, il accourt à l'appel, il ronronne, il fait le 
beau. C'est bien : une semaine de réclusion et de doux 
traitements ont banni toute idée de retour. Donnons-lui 
la liberté. Il descend à la cuisine, il stationne comme 
les autres autour de la table, il sort dans le jardin, sous 
la surveillance d’Aglaé qui ne le perd pas des yeux, il 
visite les alentours de l'air le plus innocent. Il rentre. 
Victoire ! le chat ne s'en ira pas. 

Le lendemain : « Minet ! Minet !... » pas de Minet. On 
cherche, on appelle. Rien. — Ah! le tartuffe, le tar- 
tuffe! Comme il nous a trompés! Il est parti, il est à 


HISTOIRE DE MES CHATS 131 


Orange. Autour de moi, personne n'ose croire à cet au- 
dacieux pèlerinage. J'affirme que le déserteur est en 
ce moment à Orange, miaulant devant la maison 
fermée. 

Aglaé et Claire partirent. Elles trouvèrent le chat 
comme je l'avais dit, et le ramenèrent dans une cor- 
beiïlle. Il avait le ventre et les pattes crottés de terre 
rouge; cependant le temps était sec, il n’y avait pas de 
boue. L'animal s'était donc mouillé en traversant le 
. torrent de l’Aygues, et l'humidité de la fourrure avait 
retenu la poussière rouge des champs traversés. La 
distance en ligne droite de Sérignan à Orange est de 
sept kilomètres. Deux ponts se trouvent sur l’Aygues, 
l’un en amont, l’autre en aval de cette ligne droite, à 
une distance assez grande. Le chat n’a pris ni l'un ni 
l’autre : son instinct lui indique la ligne la plus courte, 
et il a suivi cette ligne comme l'indique son ventre 
crotté de rouge. Il a traversé le torrent en mai, à une 
époque où les eaux sont abondantes ; il a surmonté ses 
répugnances aquatiques pour revenir au logis aimé. 
Le matou d'Avignon en avait fait autant en traversant 
la Sorgue. 

Le déserteur est réintégré dans le grenier de Séri- 
gnan. Il y séjourne quinze jours, et finalement on le 
lâche. Vingt-quatre heures ne s'étaient pas écoulées 
qu’il était de retour à Orange. Il fallut l’abandonner à 
son malheureux sort. Un voisin de mon ancienne de- 
meure, en pleine campagne, m'a raconté l'avoir vu un 
jour se dérober derrière une haie avec un lapin aux 
dents. N'ayant plus de pâtée, lui, habitué à toutes les 
douceurs de la vie féline, il s’est fait braconnier, ex- 
ploitant les basses-cours dans le voisinage de la maison 


132 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


déserte. Je n’ai plus eu de ses nouvelles. Il a mal fini 
sans doute : devenu maraudeur, il a dû finir en marau- 
deur. 

La preuve est faite : à deux reprises, j'ai vu. Les 
chats adultes savent retrouver le logis malgré la dis- 
tance et le complet inconnu des lieux à parcourir. Ils 
ont, à leur manière, l'instinct de mes Chalicodomes. 
Un second point reste à mettre en lumière, celui de la 
rotation dans le sac. Sont-ils désorientés par cette ma- 
nœuvre, ne le sont-ils pas? Je méditais des expériences 
lorsque des informations plus précises sont venues 
m'en démontrer l'inutilité. Le premier qui me fit con- 
naître la méthode du sac tournant parlait d’après le ré- 
cit d’un autre, qui répétait le récit d’un troisième, récit 
fait sur le témoignage d’un quatrième, etc. Nul n'avait 
pratiqué, nul n'avait vu. C’est une tradition dans les 
campagnes. Tous préconisent le moyen comme in- 
faillible sans l'avoir, pour la plupart, essayé. Et la 
raison qu'ils donnent du succès est pour eux concluante. 
Si, disent-ils, ayant les yeux bandés, nous tournons 
quelque peu, nous ne savons plus nous reconnaître. 
Ainsi du chat transporté dans l'obscurité du sac qui 
tourne. Ils concluent de l’homme à la bête, comme 
d’autres concluent de la bête à l’homme, méthode vi 
cieuse de part et d'autre s’il y a là réellement deux 
mondes psychiques distincts. 

Pour qu'une telle croyance soit si bien ancrée dans 
l'esprit du paysan, il faut que des faits soient venus de 
en temps la corroborer. Mais dans les cas de succès, il 
est à croire que les chats dépaysés étaient des animaux 
jeunes, non émancipés encore. Avec ces néophytes, un 
peu de lait suffit pour chasser les chagrins de l'exil. Ils 


HISTOIRE DE MES CHATS 133 


ne reviennent pas au logis, qu'ils aient tourné ou non 
dans un sac. Par surcroît de précaution, on se sera 
avisé de les soumettre à la pratique rotatoire ; et cette 
pratique a fait aïnsi ses preuves au moyen de succès 
qui lui étaient étrangers. Ce qu'il fallait dépayser pour 
juger la méthode, c'était le chat adulte, le vrai matou. 

Sur ce point, j'ai fini par trouver les témoignages 
que je désirais. Des personnes dignes de foi, d'esprit 
réfléchi, aptes à démèler les choses, m'ont raconté avoir 
essayé la méthode du sac tournant pour empêcher les 
chats de revenir à la maison. Personne n’y a réussi 
lorsque la bête était adulte. Transporté à une grande 
distance, dans un autre logis, après rotation conscien- 
cieuse, l'animal revenait toujours. J'ai en mémoire sur- 
tout un ravageur des poissons rouges d’un bassin, qui, 
dépaysé de Sérignan à Piolenc suivant la méthode sa- 
cramentelle, revint à ses poissons; qui, transporté dans 
la montagne et abandonné au fond des bois, revint 
encore. Le sac et la rotation restant sans effet, il fallut 
abattre le mécréant. J'ai recensé un nombre suffisant 
d'exemples analogues, tous dans de bonnes conditions. 
Leur témoignage est unanime : la rotation n'empêche 
nullement le chat adulte de revenir. La croyance po- 
pulaire, qui m'avait d’abord tant séduit, est un pré- 
jugé de campagne, basé sur des faits mal observés. Il 
faut donc renoncer à l'idée de Darwin pour expliquer 
le rétour aussi bien du chat que du chalicodome. 


IX 


LES FOURMIS ROUSSES 


Le pigeon transporté à des cents lieues de distance 
sait retrouver son colombier ; l’hirondelle, revenant de 
ses quartiers d'hiver en Afrique, traverse la mer et re- 
prend possession du vieux nid. Quel est leur guide en 
de si longs voyages? Serait-ce la vue ? Un observateur 
de beaucoup d'esprit, dépassé par d’autres dans la 
connaissance de l’animal collectionné en vitrines, mais 
des plus experts dans la connaissance de l’animal vi- 
vant en liberté, Toussenel, l’admirable auteur de l’Z5s- 
prit des bêtes, donne pour guides au pigeon voyageur 
la vue et la météorologie. « L'oiseau de France, dit-il, 
sait par expérience que le froid vient du nord, le chaud 
du midi, le sec de l'est, l’humide de l’ouest. C’en est 
assez de connaissances météorologiques pour lui donner 
les points cardinaux et diriger son vol. Le pigeon trans- 
porté de Bruxelles à Toulouse dans un panier couvert 


LES FOURMIS ROUSSES 135 


n’a certes pas la possibilité de relever de l’œil la carte 
géographique du parcours; mais il n’est au pouvoir de 
personne de l'empêcher de sentir, aux chaudes impres- 
sions de l'atmosphère, qu'il suit la route du midi. 
Rendu à la liberté à Toulouse, il sait déjà que la di- 
rection à suivre pour regagner son colombier est la 
direction du nord. Donc, il pique droit dans cette di- 
rection, et ne s'arrête que vers les parages du ciel dont 
la température moyenne est celle de la zone qu'il ha- 
bite. S'il ne trouve pas d'emblée son domicile, c'est 
qu'il a trop appuyé sur la droite ou sur la gauche. En 
tous les cas, il n’a besoin que de quelques heures de 
recherche dans la direction de l’est à l’ouest pour re- 
lever ses erreurs. » 

L’explication est séduisante lorsque le déplacement 
se fait dans la direction nord-sud ; mais elle ne peut 
convenir au déplacement est-ouest, sur la même iso- 
therme. D'ailleurs, elle a le défaut de ne pouvoir se 
généraliser. Il ne faut pas songer à faire intervenir la 
vue et encore moins l'influence du climat changé, 
quand un chat revient au logis, d’un bout à l’autre 
d’une ville, et se dirige dans un dédale de rues et de 
ruelles qu’il voit pour la première fois. Ge n’est pas la 
vue non plus qui guide mes chalicodomes, surtout lors- 
qu'ils sont lâchés en plein bois. Leur vol peu élevé, 
deux ou trois mètres au-dessus du sol, ne leur permet 
pas de prendre un coup d'œil général de l’ensemble et 
de relever la carte des lieux. Qu’ont-ils besoin de topo- 
graphie ? L'hésitation est courte : après quelques croœ 
chets de peu d’étendue autour de l’expérimentateur 
ils partent dans la direction du nid, malgré le rideau 
de la forêt, malgré l'écran d’une haute chaîne de col- 


LE 


136 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


lines qu’ils franchiront en remontant la pente non loin 
du sol. La vue leur fait éviter les obstacles sans les 
renseigner sur la direction générale à suivre. La météo- 
rologie n’est pas davantage en cause : pour quelques 
kilomètres de déplacement, le climat n'a pas varié. 
L'expérience du chaud, du froid, du sec et de l humide, 
n’a pas instruit mes chalicodomes : une existence de 
quelques semaines ne le permet pas. Et seraient-ils 
versés dans les points cardinaux, l'identité climatolo- 
gique du point où est leur nid et du point où ils sont 
relâchés, laisserait indéterminée la direction à suivre. 

Pour expliquer tous ces mystères, on arrive donc for- 
cément à invoquer un autre mystère, c’est-à-dire une 
sensibilité spéciale, refusée à la nature humaine. Ch. 
Darwin, dont personne ne récusera l’imposante au- 
torité, arrive à la même conclusion. S'informer si l’a- 
nimal n’est pas impressionné par les courants tellu- 
riques, s’enquérir s'il n’est pas influencé par l’étroit 
voisinage d’une aiguille aimantée, n'est-ce pas recon- 
naître une sensibilité magnétique ? Possédons-nous une 
faculté analogue? Je parle du magnétisme des physi- 
ciens, bien entendu, et non du magnétisme des Mesmer 
et des Cagliostro. Certes nous ne possédons rien d’ap- 
prochant. Qu’aurait à faire le marin de sa boussole s’il 
était boussole lui-même ? 

Ainsi le maitre l’admet : un sens spécial, si étranger 
à notre organisation que nous ne pouvons pas même 
nous en faire une idée, dirige le pigeon, l’hirondelle, 
le chat, le chalicodome et tant d’autres, en pays étran- 
ger. Que ce sens soit magnétique ou non, je ne déci- 
derai pas, satisfait d’avoir contribué, pour une part non 
petite, à démontrer son existence. Un sens de plus, 


LES FOURMIS ROUSSES 137 


s'ajoutant à notre lot, quelle acquisition, quelle cause 
de progrès! Pourquoi en sommes-nous privés? C'était 
une belle arme et de grande utilité pour le struggle 
for life. Si, comme on le prétend, l’animalité entière, 
y compris l’homme, provient d’un moule unique, la 
cellule originelle, et se transforme d'elle-même à tra- 
vers les âges, favorisant les mieux doués, laissant dé- 
périr les moins bien doués, comment se fait-il que ce 
sens merveilleux soit le partage de quelques humbles, 
et n'ait pas laissé de trace dans l'homme, le point cul- 
minant de la série zoologique? Nos précurseurs ont été 
bien mal inspirés de laisser perdre un si magnifique 
héritage; c'était plus précieux à garder qu’une ver- 
tèbre au coccyx, un poil à la moustache. 

Si la transmission ne s’est pas faite, ne serait-ce pas 
faute d’une parenté suffisante? Je soumets le petit 
problème aux évolutionistes, et suis très désireux de 
savoir ce qu’en disent le protoplasme et le nucléus. 

Ce sens inconnu est-il localisé quelque part chez les 
hyménoptères, s’exerce-t-il au moyen d’un organe 
* spécial ? On songe immédiatement aux antennes, C’est 
aux antennes qu’on a recours toutes les fois que nous 
ne voyons pas bien clair dans les actes de l’insecte; 
on leur accorde volontiers ce dont notre cause a besoin. 
Je ne manquais pas d’ailleurs d’assez bonnes raisons 
pour leur soupçonner la sensibilité directrice. Lorsque 
l’'Ammophile hérissée recherche le ver gris, c’est avec 
les antennes, petits doigts palpant continuellement le 
sol, qu’elle paraît reconnaître la présence du gibier 
sous terre. Ces filets explorateurs, qui semblent diriger 
l'animal en chasse, ne pourraient-ils aussi le diriger 
en voyage. C'était à voir et j'ai vu. 


138 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Sur quelques Chalicodomes, j'ampute les antennes 
d’un coup de ciseaux, aussi près que possible. Les 
mutilés sont dépaysés, puis relächés. Ils reviennent au 
nid avec la même facilité que les autres. Dans le temps, 
j'avais expérimenté d’une façon pareille avec le plus 
gros de nos Gerceris (Cerceris tuberculata); et le chas- 
seur de Charançons était revenu à ses terriers. Nous 
voilà débarrassés d'une hypothèse: la sensibilité direc- 
trice ne s’exerce pas par les antennes. Où donc est son 
siège ? Je ne sais. 

Ce que je sais mieux, c’est que les Chalicodomes 
sans antennes, s’ils reviennent aux cellules, ne repren- 
nent pas le travail. Obstinément ils volent devant leur 
maçonnerie, ils se posent sur le godet de terre, ils 
prennent pied sur la margelle de la cellule, et là, 
comme pensifs et désolés, longtemps ils stationnent en 
contemplation devant l'ouvrage qui ne s’achèvera pas; 
ils partent, ils reviennent, ils chassent tout voisin 
importun, sans jamais reprendre l’apport du miel ou du 
mortier. Le lendemain, ils ne reparaissent pas. Privé 
de ses outils, l’ouvrier n'a plus le cœur à l'ouvrage. 
Lorsque le Chalicodome maçonne, les antennes conti 
nuellement palpent, sondent, explorent et paraissent 
présider à la perfection du travail. Ce sont ses instru- 
ments de précision ; elles représentent le compas, 
l’équerre, le niveau, le fil à plomb du constructeur. 

Jusqu'ici mes expériences ont uniquement porté sur 
des femelles, beaucoup plus fidèles au nid à cause des 
devoirs de la maternité. Que feraient les mâles, s'ils 
étaient dépaysés ? Je n'avais pas grande confiance dans 
ces amoureux, qui pendant quelques jours forment 
tumultueuse assemblée au devant des gâteaux, atten- 


LES FOURMIS ROUSSES 139 


dent la sortie des femelles, s’en disputent la possession 
en des rixes interminables, puis disparaissent lorsque 
les travaux sont en pleine activité. Que leur importait, 
me disais-je, de revenir au gâteau natal plutôt que de 
s'établir ailleurs, pourvu qu'ils y trouvent à qui déclarer 
leur flamme! Je me trompais : les mâles reviennent au 
nid. Il est vrai que, vu leur faiblesse, je ne leur ai pas 
imposé long voyage : un kilomètre environ. C'était 
néanmoins pour eux une expédition lointaine, un pays 
inconnu, car je ne leur vois pas faire longues excur- 
sions. De jour, ils visitent les gâteaux ou les fleurs 
du jardin; de nuit, ils prennent refuge dans les vieilles 
galeries ou dans les interstices des tas de pierres 
de l'harmas. 

Les mêmes gâteaux sont fréquentés par deux Osmies 
(Osmia tricornisetOsmia Latreilli),qui construisentleurs 
cellules dans les galeries laissées à leur disposition par 
les Chalicodomes. La plus abondante est la première, 
l’Osmie à trois cornes. L'occasion était trop belle de 
s'informer un peu à quel point la sensibilité directrice 
se généralise chez les hyménoptères; je l’ai mise à 
profit. Eh bien! les Osmies (Osmia tricornis), tant 
mâles que femelles, savent retrouver le nid. Mes expé- 
riences ont été faites rapidement, en petit nombre, à de 
faibles distances ; mais elles concordaient si bien avec 
les autres qu’elles m'ont convaincu. En somme, le 
retour au nid, en y comprenant mes essais d'autrefois, 
a été constaté pour quatre espèces: le Chalicodome des 
hangars, le Chalicodome des murailles, l'Osmie à trois 
cornes et le Gerceris tuberculé. Dois-je généraliser sans 
restriction et accorder à tous les hyménoptères cette 
faculté de se retrouver en pays inconnu? Je me gar- 


140 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


x 


derai bien de le faire, car voici, à ma connaissance, 
un résultat contradictoire, très significatif. 

Parmi les richesses de mon laboratoire de l’harmas, 
je mets au premier rang .une fourmilière de Polyerqus 
rufescens, la célèbre Fourmi rousse, l’Amazone, qui 
fait la chasse aux esclaves. Inhabile à élever sa famille, 
incapable de rechercher sa nourriture, de la prendre 
même quand elle est à sa portée, il lui faut des servi- 
teurs qui lui donnent la becquée et prennent soin du 
ménage. Les Fourmis rousses sont des voleuses d'enfants, 
destinés au service de la communauté. Elles pillent les 
fourmilières voisines, d'espèce différente; elles en 
emportent chez elles les nymphes qui, bientôt écloses, 
deviennent, dans la maison étrangère, des domestiques 
zélés. 

Quand arrivent les chaleurs de juin et de juillet, je 
vois fréquemment les Amazones sortir de leur caserne 
dans l’après-midi, et partir en expédition. La colonne 
mesure de cinq à six mètres. Si sur le trajet rien ne se 
montre qui mérite attention, les rangs sont assez bien 
conservés; mais aux premiers indices d'une fourmilière, 
Ja tête fait halte et se déploie en une cohue tourbillon- 
nante, que grossissent les autres arrivant à grands pas. 
Des éclaireurs se détachent, l’erreur est reconnue, et 
l'on se remet en marche. La cohorte traverse les allées 
du jardin, disparaît dans les gazons, reparaît plus 
loin, s'engage dans les amas de feuilles mortes, se 
remet à découvert, toujours cherchant à l’aventure. Un 
nid de Fourmis noires est enfin trouvé. A la hâte, les 
Fourmis rousses descendent dans les dortoirs où 
reposent les nymphes, et bientôt remontent avec leur 
butin. C'est alors, aux portes de la cité souterraine, une 


» 


ein. 


LES FOURMIS ROUSSES 141 


étourdissante mêlée de noires défendant leur bien et 
de rousses s'efforçant de l’emporter. La lutte est trop 
inégale pour être indécise. La victoire reste aux rousses, 
qui s’empressent vers leur demeure, chacune avec sa 
prise, une nymphe au maillot, au bout des mandi- 
bules. Pour le lecteur non au courant de ces mœurs 
esclavagistes, ce serait une bien curieuse histoire que 
celle des Amazones; à mon grand regret, je l’aban- 
donne: elle nous éloignerait trop du sujet à traiter, 
savoir le retour au nid. 

La distance où se transporte la colonne voleuse de 
nymphes est variable, et dépend de l'abondance du 
voisinage en Fourmis noires. Dix à vingt pas quelque- 
fois suffisent ; en d’autres moments, il en faut cinquante, 
cent et au delà. Une seule fois, j'ai vu l'expédition se 
faire hors du jardin. Les Amazones escaladèrent le 
mur d'enceinte, élevé de quatre mètres en ce point, le 
franchirent et s’en allèrent un peu plus loin dans un 
champ de blé. Quant à la voie suivie, elle est indiffé- 
rente à la colonne en marche. Le sol dénudé, le gazon 
épais, les amas de feuilles mortes, le tas de pierre, la 
maçonnerie, les massifs d’herbages, sont franchis sans 
préférence marquée pour une nature de chemin plutôt 
que pour une autre. 

Ce qu’il y a de rigoureusement déterminé, c’est la 
voie de relour, qui suit dans toutes ses sinuosités, dans 
tous ses passages, jusqu'aux plus difficiles, la piste de 
l'aller. Chargées de leur butin, les Fourmis rousses 
reviennent au nid par le trajet, souvent fort compliqué, 
qu'ont fait adopter les éventualités de la chasse. Elles 
repassent où elles ont d’abord passé; et c’est pour elles 
nécessité si impérieuse, qu'un surcroît de fatigue, 


122 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


qu'un péril très grave même, ne fait pas modifier la 
piste. 

Elles viennent, je suppose, de traverser un épais 
amas de feuilles mortes, pour elles passage plein 
d'abimes, où des chutes à tout instant se répètent, où 
beaucoup s’exténuent pour remonter des bas-fonds, 
gagner les hauteurs sur des ponts branlants et se 
dégager enfin du dédale de ruelles. N'importe: à leur 
retour elles ne manqueront pas, bien qu’appesanties 
par leur charge, de traverser encore le pénible laby- 
rinthe. Pour éviter tant de fatigue, que leur faudrait-il ? 
Se dévier un peu du premier trajet, car le bon chemin 
est là, tout uni, à peine à un pas de distance. Ce petit 
écart n'entre pas dans leurs vues. 

Je les surpris un jour allant en razzia et défilant sur 
le bord interne de la maçonnerie du bassin, où j'ai rem- 
placé la vieille population batracienne par une popu- 
lation de poissons rouges. La bise soufflait très forte, 
et prenant en flanc la colonne, précipitait des rangs 
entiers dans les eaux. Les poissons étaient accourus ; ils 
faisaient galerie et gobaient les noyés. Le pas était 
difficile ; avant de l’avoir franchi, la colonne setrouvait 
décimée. Je m'attendais à voir le retour s'effectuer 
par un autre chemin, qui contournerait le fatal préci- 
pice. Il n’en fut rien. La bande chargée de nymphes 
reprit la périlleuse voie, et les poissons rouges eurent 
double chute de manne: les fourmis et leur prise. 
Plutôt que de modifier sa piste, la colonne fut décimée 
une seconde fois. 

La difficulté de retrouver le domicile après une 
expédition lointaine, à capricieux détours, rarement 
les mêmes dans les diverses sorties, impose certaine- 


LES FOURMIS ROUSSES 133 


ment aux Amazones celte retraite par la voie suivie en 
allant. S'il ne veut s’égarer en route, l’insecte n’a pas 
le choix du chemin: il doit rentrer chez lui par le 
sentier qui lui est connu et qu'il vient récemment de 
parcourir. Lorsqu’elles sortent de leur nid et vont sur 
une autre branche, sur un autre arbre, chercher 
feuillée mieux à leur goût, les Chenilles procession- 
naires tapissent de soie le trajet, et c’est en suivant les 
fils tendus en route qu’elles peuvent revenir à leur 
domicile. Voilà la méthode la plus élémentaire que 
puisse employer l’insecte exposé à s’égarer dans ses 
excursions : une route de soie le ramène chez lui. Avec 
les Processionnaires et leur naïve voirie, nous sommes 
bien loin des Chalicodomes et autres, qui ont pour 
guide une sensibilité spéciale. 

L'Amazone, quoique de la gent hyménoptère, n’a, 
elle aussi, que des moyens de retour assez bornés, 
comme le témoigne la nécessité où elle est de revenir 
par sa récente piste. Imiterait-elle, dans une certaine 
mesure, la méthode des Processionnaires ; c’est à dire 
laisserait-elle sur la voie, non des fils conducteurs 
puisqu'elle n’est pas outillée pour pareil travail, mais 
quelque émanation odorante, par exemple quelque 
fumet formique, qui lui permettrait de se guider par 
le sens olfactif? On s'accorde assez dans cette manière 
de voir. 

Les Fourmis, dit-on, sont guidées par l’odorat; 
et cet odorat paraît avoir pour siège les antennes, que 
l'on voit en continuelle agitation. Je me permettrai de 
ne pas montrer un vif empressement pour cet avis. 
D'abord, je me méfie d’un odorat ayant pour siège les 
antennes ; j'en ai donné plus haut les motifs; et puis, 


144 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


j'espère démontrer expérimentalement que les Fourmis 
rousses ne sont pas guidées par une odeur. 

Épier la sortie de mes Amazones, des après-midi en- 
tières, et fort souvent sans succès, me prenait trop de 
temps. Je m'adjoignis un aide, dont les heures étaient 
moins occupées que les miennes. C'était ma petite-fille 
Lucie, espiègle qui prenait intérêt à ce que je lui 
racontais sur les Fourmis. Elle avait assisté à la grande 
bataille des rousses et des noires ; elle était restée toute 
pensive devant le rapt des enfants au maillot. Bien 
endoctrinée sur ses hautes fonctions, toute fière de 
travailler déjà, elle si petite, pour cette grande dame, 
la Science, Lucie parcourait donc le jardin lorsque le 
temps paraissait favorable, et surveillait les Fourmis 
rousses, dont elle avait mission de reconnaitre soigneu- 
sement le trajet jusqu’à la fourmilière pillée. Son zèle 
avait fait ses preuves, je pouvais y compter. Un jour, à 
la porte de mon cabinet, tandis que j’alignais ma prose 
quotidienne : 

— Pan! pan! C’est moi, Lucie. Viens vite : les rousses 
sont entrées dans la maison des noires. Viens vite! 

— Et sais-tu bien le chemin suivi? 

— Je le sais; je l'ai marqué. 

— Comment? Marqué et de quelle manière ? 

— J'ai fait comme le Petit-Poucet :. j'ai semé de 
petits cailloux blancs sur la route. 

J'accourus. Les choses s'étaient passées comme venait 
ae me le dire ma collaboratrice de six ans. Lucie avait 
fait à l'avance sa provision de petites pierres, et 
voyant le bataillon des fourmis sortir de la caserne, 
elle l'avait suivi pas à pas en déposant de distance en 
distance ses pierres sur le trajet parcouru. Les Ama- 


LES FOURMIS ROUSSES 145 


zones commençaient à revenir de la razzia suivant la 
ligne des cailloux indicateurs. La distance au nid était 
d’une centaine de pas, ce qui me donnait le temps 
d'opérer en vue d’une expérience méditée à loisir. 

Je m’arme d’un fort balai et je dénude la piste sur 
une largeur d’un mètre environ. Les matériaux pou- 
dreux de la surface sont ainsi enlevés, renouvelés par 
d’autres. S'ils sont imprégnés de quelque émanation 
odorante, leur absence déroutera les fourmis. Je coupe 
de la sorte la voie en quatre points différents, espacés 
de quelques pas. 

Voici que la colonne arrive à la première coupure. 
L'hésitation des fourmis est évidente. Il y en a qui 
rétrogradent, puis reviennent pour rétrograder en- 
core ; d’autres errent sur le front dela section; d’autres 
se dispersent latéralement et semblent chercher à 
contourner le pays inconnu. La tête de la colonne, 
resserrée d'abord dans une étendue de quelques déci- 
mètres, s'éparpille maintenant sur trois à quatre 
mètres de largeur. Mais les arrivants se multiplient 
devant l'obstacle; ils se massent, ils forment cohue 
indécise. Enfin quelques fourmis s’aventurent sur la 
bande balayée et les autres suivent, tandis qu’un petit 
nombre a repris en avant la piste au moyen d’un dé- 
tour. Aux autres coupures, mêmes arrêts, mêmes hési- 
tations ; elles sont néanmoins franchiessoit directement, 
soit latéralement. Malgré mes embüches, le retour au 
nid s’effectue, et par la voie des petits cailloux. 

L'expérience semble plaider en faveur de l’odorat. A 
quatre reprises, il y a des hésitations manifestes par- 
tout où la voie est coupée. Si le retour se fait néan- 
moins sur la piste de l'aller, cela peut tenir au travail 


10 


146 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


inégal du balai, qui a laissé en place des parcelles de 
l’'odorante poussière. Les fourmis qui ont contourné la 
partie balayée peuvent avoir été guidées par les déblais 
rejetés latéralement. Avant de se prononcer pour ou 
contre l’odorat, il convient donc de recommencer 
l'expérience dans des conditions meilleures, il convient 
d'enlever radicalement toute matière odorante. 

Quelques jours après, mon plan bien arrêté, Lucie se 
remet en observation et ne tarde pas à m’'annoncer une 
sortie. J'y comptais, car les Amazones manquent rare- 
ment d’aller en expédition dans les après-midi lourdes 
et chaudes de juin et de juillet, surtout si le temps 
fait menace de devenir orageux. Les cailloux du Petit- 
Poucet jalonnent encore le trajet, sur lequel je choisis 
le point le plus favorable à mes desseins. 

Un tuyau de toile servant à l’arrosage du jardin est 
fixé à l’une des prises d’eau du bassin ; la vanne est 
ouverte, et la route des fourmis se trouve coupée par 
un torrent continu de la largeur d'un bon pas et d’une 
longueur illimitée. La nappe d’eau coule d’abord abon- 
dante et rapide, afin de bien laver le sol et de lui enle- 
ver tout ce qui pourrait être odorant. Ce lavage à 
grande eau dure près d’un quart d'heure. Puis, quand 
les fourmis s’approchent, revenant du butin, je dimi- 
nue la vitesse d'écoulement et réduis l'épaisseur de la 
nappe liquide pour ne pas outrepasser les forces de 
rinsecte. Voilà l'obstacle que les Amazones doivent 
franchir, s'il leur est absolument nécessaire de suivre 
la première piste. 

Ici l’hésitation est longue, les traînards ont le temps 
de rejoindre la tête de la colonne. Cependant on s’en- 
gage dans le torrent à la faveur de quelques graviers 


LES FOURMIS ROUSSES 147 


exondés ; puis le fond manque, et le courant entraîne 
les plus téméraires, qui, sans lâcher leur prise, s'en 
vont à la dérive, échouent sur quelque haut-fond, 
regagnent la rive et recommencent leurs recherches 
d’un gué. Quelques fétus de paille apportés par les 
eaux s'arrêtent çà et là : ce sont des ponts branlarnts 
où les fourmis s'engagent. Des feuilles sèches d’olivier 
deviennent des radeaux avec cargaison de passa- 
gers. Les plus vaillants, un peu par leurs propres ma- 
nœuvres, un peu par d'heureuses chances, gagnent, 
sans intermédiaires, la rive opposée. J’en vois qui, 
entraînés par le courant à deux ou trois pas de distance, 
sur l’un et l’autre rivage, semblent fort soucieux de ce 
qu'ils ont à faire. Au milieu de ce désordre de l’armée 
en déroute, au milieu des périls de la noyade, aucun 
ne làche son butin. Il s'en garderait bien : plutôt la 
mort. Bref, le torrent est franchi tant bien que mal, 
et cela par la piste réglementaire. 

L'odeur de la voie ne peut être en cause, ce me 
semble, après l'expérience du torrent, qui a lavé le sol 
quelque temps à l'avance et qui d’ailleurs renouvelle 
ses eaux tant que dure la traversée. Examinons main- 
tenant ce qui se passera lorsque l’odeur formique, s’il 
y en a une sur la piste, en effet, sera remplacée par 
une autre incomparablement plus forte, et sensible à 
notre odorat, tandis que la première ne l’est pas, du 
moins dans les conditions que je discute ici. 

Une troisième sortie est épiée, et sur un point de la 
voie suivie, le sol est frotté avec quelques poignées de 
menthe que je viens de couper à l'instant dans une 
plate-bande. Avec le feuillage de la même plante, je 
recouvre la piste un peu plus loin. Les fourmis, reve- 


148 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


nant, traversent, sans paraître préoccupées, la zone 
frictionnée; elles hésitent devant la zone jonchée de 
feuilles, puis passent outre. 

Après ces deux expériences, celle du torrent qui les- 
sive le sol, celle de la menthe qui en change l'odeur, 
il n’est plus permis, je crois, d'invoquer l’odoratcomme 
guide des fourmis rentrant au nid par la voie suivie-au 
départ. D'autres épreuves achèveront de nous rensei- 
gner. | 

Sans rien toucher au sol, j'étale maintenant en tra- 
vers de la piste d’amples feuilles de papier, des jour- 
naux que je maintiens avec quelques petiles pierres. 
Devant ce tapis, qui change si complètement l'aspect 
de la route sans rien lui enlever de ce qui pourrait être 
odorant, les fourmis hésitent encore plus que devant 
tous mes autres artifices, même le torrent. Il leur faut 
des essais multipliés, des reconnaissances sur les côtés, 
des tentatives en avant et des reculs réitérés, avant de 
se basarder en plein sur la zone inconnue. La bande 
de papier est enfin franchie et le défilé reprend comme 
d'habitude. 

Une autre embûche attend plus loin les Amazones. 
J'ai coupé la piste par une mince couche de sable jaune, 
le terrain lui-même étant grisätre. Ce changement de 
coloration suffit seul pour dérouter un moment les 
fourmis, qui renouvellent ici, mais moins prolongées, 
leurs hésitations devant la zone de papier. Finalement, 
l'obstacle est franchi comme les autres. 

Ma bande de sable et ma bande de papier n'ayant 
pas dissipé les effluves odorants dont la piste pourrait 
être imprégnée, il est d’évidence que, puisque les 
mêmes hésitations, les mêmes arrêts se reproduisent, 


NO QE CA + a 


LES FOURMIS ROUSSES 149 


ce n’est pas l’olfaction qui fait retrouver leur chemin 
aux fourmis, mais bel et bien la vue, car toutes les fois 
que je modifie l'aspect de la piste d’une façon quel- 
conque, par les érosions du balai, le flux de l’eau, la ver- 
dure de menthe, le tapis de papier, le sable d'une autre 
couleur que le sol, la colonne de retour fait halte, 
hésite et cherche à se rendre compte des changements 
survenus. Oui, c'est la vue, mais une vue très myope 
pour laquelle quelques graviers déplacés changent 
l'horizon. Pour cette courte vue, une bande de papier, 
un lit de feuilles de menthe, une couche de sable 
jaune, un filet d’eau, un labour par le balai, et des 
modifications moindres encore, transforment le pay- 
sage; et le bataillon, pressé de rentrer au plus vite 
-avec son butin, s'arrête anxieux devant ces parages 
inconnus. Si ces zones douteuses sont enfin franchies, 
c'est que, les tentatives se multipliant à travers les 
bandes modifiées, quelques fourmis finissent par recon- 
naître au delà des points qui leur sont familiers. Sur 
la foi de ces clairvoyantes, les autres suivent. 

La vue serait insuffisante si l'Amazone n'avait en 
même temps à son service la mémoire précise des 
lieux. La mémoire d’une fourmi! Qu'est-ce que cela 
pourrait bien être? En quoi ressemble-t-elle à la nôtre? 
A ces questions, je n’ai pas de réponse ; mais quelques 
lignes me suffiront pour démontrer que l'insecte a le 
souvenir assez tenace et très exact des lieux qu'il a 
une fois visités. Voici ce dont j'ai été témoin à bien des 
reprises. Il arrive parfois que la fourmilière pillée 
offre-aux Amazones un butin supérieur à celui que la 
colonne expéditionnaire peut emporter. Ou bien encore 
la région visitée est riche en fourmilières. Une autre 


150 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


razzia serait nécessaire pour exploiter à fond l'empla- 
cement. Alors une seconde expédition a lieu, tantôt le 
lendemain, tantôt deux ou trois jours plus tard. Cette 
fois, la colonne ne cherche plus en route, elle va droit 
au gite fertile en nymphes, et elle s’y rend exactement 
par la même voie déjà suivie. Il m'est arrivé d’avoir 
jalonné avec de petites pierres, sur une longueur 
d’une vingtaine de mètres, le chemin suivi une paire 
de jours avant, et de surprendre les Amazones en expé- 
dition par la même route, pierre par pierre. Elles vont 
passer par ici, elles vont passer là, me disais-je 
d’après les cailloux de repère ; et, en effet, elles pas- 
saient ici, elles passaient là, longeant ma pile de 
cailloux, sans écart notable. 

A plusieurs jours d'intervalle, est-il permis d’ad- 
mettre la persistance d’émanations odorantes répan- 
dues sur le trajet? Nul ne l'oserait. C’est donc bien 
la vue qui guide les Amazones, la vue servie par la 
mémoire des lieux. Et cette mémoire est tenace jusqu’à 
conserver l'impression le lendemain et plus tard; 
elle est d’une fidélité scrupuleuse car elle conduit la 
colonne par le même sentier que la veille, à travers 
les accidents si variés du terrain. 

Si les lieux lui sont inconnus, comment se compor- 
tera l’'Amazone? Outre la mémoire topographique, qui 
ne peut ici lui servir, la région où je la suppose étant 
encore inexplorée, la fourmi possèderait-elle la faculté 
directrice du Chalicodome, au moins dans de mo- 
destes limites, et pourrait-elle ainsi regagner sa four- 
milière ou sa colonne en marche ? 

Toutes les parties du jardin ne sont pas également 
visitées par la légion pillarde; la partie nord est ex- 


LES FOURMIS ROUSSES 151 


ploitée de préférence, les razzias y étant sans doute 
plus fructueuses. C'est donc au nord de leur caserne 
que les Amazones dirigent d'habitude leurs caravanes ; 
très rarement, je les surprends au sud. Cette partie du 
Jardin leur est donc, sinon totalement inconnue, du 
moins bien moins familière que l’autre. Cela dit, 
voyons la conduite de la fourmi dépaysée. 

Je me tiens au voisinage de la fourmilière ; et quand 
la colonne revient de la chasse aux esclaves, je faisenga- 
ger une fourmi sur une feuille morte que je luiprésente. 
Sans la toucher, je la transporte ainsi à deux ou trois pas 
seulement de son bataillon, mais dans la direction sud. 
Cela suffit pour la dépayser, pour la désorienter tota- 
lement. Je vois l’Amazone, remise à terre, errer à l’a- 
venture, toujours le butin entre les mandibules bien 
entendu ; je la vois s'éloigner en toute hâte de ses 
compagnes, croyant les rejoindre; jela vois revenir sur 
ses pas, s'écarter de nouveau, essayer à droite, es- 
sayer à gauche, tâtonner dans une foule de directions 
sans parvenir à se retrouver. Ce belliqueux négrier, à 
la forte mâchoire, est perdu à deux pas de sa bande. 
Il me reste en mémoire quelques-uns de ces égarés 
qui, après une demi-heure de recherches, n'avaient pu 
regagner la voie et s'en éloignaient de plus en plus, 
toujours la nymphe aux dents. Que devenaient-ils, que 
faisaient-ils de leur butin ? Je n’ai pas eu la patience 
de suivre jusqu’au bout ces stupides pillards. 

Répétons l'expérience mais en déposant l’Amazone 
dans la région nord. Après des hésitations plus ou 
moins longues, des recherches tantôt dans une direc- 
tion et tantôt dans une autre, la fourmi parvient à 
retrouver sa colonne. Les lieux lui sont connus. 


152 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Voilà certes un hyménoptère totalement privé de 
cette sensibilité directrice dont jouissent d'autres 
hyménoptères. Il a pour lui la mémoire des lieux et 
plus rien. Un écart de deux à trois de nos pas suffit 
pour lui faire perdre la voie et l'empêcher de revenir 
parmi lessiens; tandis que des kilomètres, à travers des 
parages inconnus, ne mettent pas en défaut le Chalico- 
dome. Je m'étonnais tantôt que l’homme ful privé 
d’un sens merveilleux, apanage de quelques animaux. 
La distan:e énorme entre les deux termes comparés 
pouvait fournir matière à discussion. Maintenant cette 
distance n'existe plus : il s’agit de deux insectes très 
voisins, de deux hyménoptères. Pourquoi, s'ils sortent 
du même moule, l’un a-t-il un sens que l’autre n’a pas, 
un sens de plus, caractère bien autrement dominateur 
que les détails de l’organisation ? J’attendrai que 
les transformistes veuillent bien m'en donner raison 
valable. 

Cette mémoire des lieux, dont je viens de recon- 
naître la ténacité et la fidélité, à quel point est-elle 
souple pour retenir l'impression ? Faut-il à l’Amazone 
des voyages réitérés pour savoir sa géographie; ou bien 
une seule expédition lui suffit-elle? Du premier coup, la 
ligne suivie et les lieux visités sont-ils gravés dans le 
souvenir? La Fourmi rousse ne se prête pas aux épreu- 
ves qui donneraient la réponse : l’expérimentateur ne 
peut décider si la voie où la colonne expéditionnaire 
s'engage est parcourue pour la première fois; et puis 
il n’est pas en son pouvoir de faire adopter par la 
légion tel ou tel autre chemin. Quand elles sortent 
pour piller les fourmilières, les Amazones se dirigent à 
leur guise, et leur défilé ne souffre pas notre interven- 


LES FOURMIS ROUSSES 153 


tion. Adressons-nous alors à d’autres hyménoptères. 
Je choisis les Pompiles, dont les mœurs seront étu= 
diées en détail dans un autre chapitre. Ce sont des 
chasseurs d'araignées et des fouisseurs de terriers. Le 
gibier, nourriture de la future larve, est d’abord cap- 
turé et paralysé; la demeure est ensuite creusée. 
Comme la lourde proie serait grave embarras pour 
l’'hyménoptère en recherche d’un emplacement propice, 
l’araignée est déposée en haut lieu, sur une touffe 
d'herbe ou de broussailles, à l’abri des maraudeurs, 
fourmis surtout, qui pourraient détériorer la précieuse 
pièce en l'absence du légitime possesseur. Son butin 
établi sur l'élévation de verdure, le Pompile cherche 
un lieu favorable et y creuse son terrier. Pendant le 
travail d’excavation, il revient de temps à autre à son 
araignée; il la mordille un peu, il la palpe comme 
pour se féliciter de la copieuse victuaille; puis il 
retourne à son terrier, qu'il fouille plus avant. Si 
quelque chose l’inquiète, il ne se borne pas à visiter 
son araignée : il la rapproche aussi un peu de son 
chantier de travail, mais en la déposant toujours sur 
la hauteur d’une touffe de verdure. Voilà les manœuvres 
dont il me sera facile de tirer parti pour savoir jusqu’à 
quel point la mémoire du Pompile est flexible. 
Pendant que l’hyménoptère travaille au terrier, je 
m'empare du gibier et le mets en lieu découvert, dis- 
tant d’un demi-mètre de la première station. Bientôt 
le Pompile quitte le trou pour s’enquérir de sa proie, 
et va droit au point où il l'avait laissée. Cette sûreté 
de direction, cette fidélité dans la mémoire des lieux, 
peuvent s'expliquer par des visites antérieures et réité- 
rées. J'ignore ce qui s'est passé avant. Ne tenons 


154 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


compte de cette première expédition; les autres seront 
plus concluantes. Pour le moment, le Pompile retrouve, 
sans hésitalion aucune, la touffe d'herbe où gisait sa 
proie. Alors marches et contre-marches dans celte 
touffe, explorations minutieuses, retours fréquents au 
point même où l'araignée avait été déposée. Enfin, con- 
vaincu qu'elle n’est plus là, l'hyménoptère arpente les 
environs, à pas lents, les antennes palpant le sol. 
L'araignée est aperçue sur le point découvert où je 
l'avais mise. Surprise du Pompile, qui s'avance, puis 
brusquement recule avec un haut-le-corps. Est-ce 
vivant? Est-ce mort? Est-ce bien là mon gibier? semble- 
t-il se dire. Méfions-nous! 

L’hésitation n’est pas longue : le chasseur happe 
l'araignée et l'entraîne à reculons, pour la déposer, 
toujours en haut lieu, sur une seconde touffe de ver- 
dure, distante de la première de deux à trois pas. 
Ensuite ilrevient au terrier, où quelque temps il fouille. 
Pour la seconde fois, je déplace l'araignée, que Je 
dépose à quelque distance, en terrain nu. C’est le 
moment pour apprécier la mémoire du Pompile. Deux 
touffes de gazon ont servi de reposoir provisoire au 
gibier. La première, où il est revenu avec tant de pré- 
cision, l’insecte pouvait la connaître par un examen un 
peu approfondi, par des visites réitérées qui m'échap- 
pent; mais la seconde n’a fait certainement en sa 
mémoire qu'une impression superficielle. Il l’a adoptée 
sans aucun choix étudié; il s’y est arrêté tout juste le 
temps nécessaire pour hisser son araignée au sommet; 
il l’a vue pour la première fois, et il l’a vue à la hâte, 
en passant. Ce rapide coup d'œil suffira-t-il pour en 
garder exact souvenir ? D'ailleurs, dans la mémoire da 


LES FOURMIS ROUSSES 155 


l'insecte, deux localités peuvent maintenantse brouiller ; 
le premier reposoir peut être confondu avec le second. 
Où ira le Pompile? 

Nous allons le savoir : le voici quittant le terrier 
pour une nouvelle visite à l'araignée. Il accourt tout 
droit à la seconde touffe, où il cherche longtemps sa 
proie absente. Il sait très bien qu'elle était là, en der- 
nier lieu, et non ailleurs; il persiste à l'y rechercher 
sans une seule fois s’aviser de revenir au premier repo- 
soir. La première touffe de gazon ne compte plus pour 
lui, la seconde seule le préoccupe. Puis commencent 
des recherches aux environs. 

Son gibier retrouvé sur le point dénudé où je l'avais 
mis moi-même, l’hyménoptère dépose rapidement 
l’araignée sur une troisième touffe de gazon, et 
l'épreuve recommence. Cette fois, c’est à la troisième 
touffe que le Pompile accourt quand il vient s'enqué- 
rir de son araignée; il y accourt sans hésitation, sans 
la confondre nullement avec les deux premières, 
qu'il dédaigne de visiter, tant sa mémoire est sûre. 
Je continue de la même façon une paire de fois encore, 
et l’insecte revient toujours au dernier reposoir, sans 
se préoccuper des autres. Je reste émerveillé de la 
mémoire de ce myrmidon. Il lui suffit d’avoir vu une 
fois, à la hâte, un point qui ne diffère en rien d'une 
foule d’autres, pour se le rappeler très bien, malgré 
sa préoccupation de mineur, acharné à son travail 
sous terre. Notre mémoire pourrait-elle toujours riva- 
liser avec la sienne? C’est fort douteux. Accordons à 
la Fourmi rousse une mémoire pareille, et ses pérégri- 
nations, ses retours au logis par la même voie, n'auront 
pius rien d’inexplicable. 


156 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Des épreuves de ce genre m'ont fourni quelques 
autres résultats dignes de mention. Quand il est con- 
vaincu, par des explorations difficiles à lasser, que 
l'araignée n’est plus sur la touffe où il l’avait déposée, 
le Pompile, disons-nous, la recherche dans le voisi- 
nage et la retrouve assez aisément, car j'ai soin de la 
placer moi-même en lieu découvert. Augmentons un 
peu la difficulté. Du bout du doigt, je fais une em- 
preinte sur le sol, et au fond de la petite cavité, je 
dépose l’araignée, que jerecouvre d’une mince feuille. 
Or, il arrive à l’hyménoptère, en quête de son gibier 
égaré, de traverser cette feuille, d'y passer et d'y re- 
passer sans avoir soupçon que l’araignée est dessous, 
car il va plus loin continuer ses vaines recherches. Ce 
n'est donc pas l’odorat qui le guide, mais bien la vue. 
De ses antennes pourtant il palpe sans cesse le sol. 
Quel peut être le rôle de ces organes? Je l’ignore, tout 
en affirmant que ce ne sont pas des organes olfactifs. 
L’Ammophile, en quête de son ver gris, m'avait déjà 
conduit à la même affirmation; j'obtiens maintenant 
une démonstration expérimentale qui me semble déci- 
sive. J'ajoute que le Pompile a la vue très courte : sou- 
vent il passe à une paire de pouces de son araignée 
sans l'apercevoir, 


D EEE ES 


FRAGMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE DE L'INSECTE 


Le laudator temporis acti est malvenu : le monde 
marche. Oui, mais quelquefois à reculons. En mon jeune 
temps, dans des livres de quatre sous, on nous ensei- 
gnait que l'homme est un animal raisonnable; aujour- 
d’hui, dans de savants volumes, on nous démontre que 
la raison humaine n’est qu'un degré plus élevé sur une 
échelle dont la base descend jusque dans les bas-fonds 
de l’animalité. Il y a le plus et le moins, il y a tous les 
échelons intermédiaires, mais nulle part de brusque 
solution de continuité. Cela commence par zéro dans 
la glaire d’une cellule, et cela s'élève jusqu’au puissant 
cerveau d’un Newton. La noble faculté dont nous étions 
si fiers est un apanage zoologique. Tous en ont leur 
part, grande ou petite, depuis l'atome animé jusqu'à 
l’anthropoïde, la hideuse caricature de l’homme. 

Il m'a toujours paru que cette théorie égalitaire fai- 


158 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


sait dire aux faits ce qu'ils ne disaient pas; il m'a paru 
que, pour obtenir la plaine, on abaissait la cime, 
l'homme, et l’on exhaussait la vallée, l’animal. A ce 
nivellement, je désirerais quelques preuves; et n’en 
trouvant pas dans les livres, ou n’en trouvant que de 
douteuses, très sujettes à discussion, j'observe moi-même 
pour me former une conviction, je cherche, j’expéri- 
mente. 

Pour parler sûrement, il convient de ne pas sortir de 
ce que l’on sait bien. Je commence à connaître passa- 
blement l’insecte depuis une quarantaine d'années que 
je le fréquente. Interrogeons l’insecte, non le premier 
venu, mais le mieux doué, l'hyménoptère. Je fais la 
part belle à mes contradicteurs. Où trouver animal 
plus riche de talents? Il semble qu’en le créant, la 
nature s’est complue à donner la plus grande somme 
d'industrie à la moindre masse de matière. L'oiseau, le 
merveilleux architecte, peut-il comparer son travail 
avec l'édifice de l’Abeille, ce chef-d'œuvre de haute 
géométrie? L'homme lui-même trouve en lui des 
émules. Nous bâtissons des villes, l’hyménoptère 
construit des cités; nous avons des serviteurs, il a les 
siens; nous élevons des animaux domestiques, il élève 
ses animaux à sucre; nous parquons des troupeaux, il 
parque ses vaches laitières, les pucerons; nous avons 
renoncé aux esclaves, lui continue sa traite des noirs. 

Eh bien! ce raffiné, ce privilégié, raisonne-t-il? Lec- 
teur, contenez votre sourire : c’est ici chose très grave, 
bien digne de nos méditations. S’occuper de la bête, 
c’est agiter l'interrogation qui nous tourmente : Que 
sommes-nous ? D'où venons-nous? Donc, que se passe- 
t-il dans ce petit cerveau d’hyménoptère? Y a-t-il là des 


FRAGMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE 159 


facultés sœurs des nôtres, y a-t-il une pensée? Quel 
problème, si nous pouvions le résoudre; quel chapitre 
de psychologie, si nous pouvions l'écrire ! Mais à nos pre- 
mières recherches, le mystérieux va se dresser, impé- 
nétrable, soyons-en convaincus. Nous sommes inca- 
pables de nous connaître nous-mêmes; que sera-ce si 
nous voulons sonder l’intellect d'autrui? Tenons-nous 
pour satisfaits si nous parvenons à glaner quelques 
parcelles de vérité. 

Qu'est-ce que la raison? La philosophie nous en don- 
nerait des définitions savantes. Soyons modestes, te- 
nons-nous-en au plus simple : il ne s’agit que de la bête. 
La raison est la faculté qui rattache l'effet à sa cause, et 
dirige l’acte en le conformant aux exigences de l’acci- 
dentel. Dans ces limites, l'animal est-il apte à raison 
ner; sait-il à un pourquoi associer un parce que et se 
comporter après en conséquence, sait-il devant un 
accident changer sa ligne de conduite? 

L'histoire est peu riche en documents propres à nous 
guider en cette question; et ceux qu’on trouve épars 
dans les auteurs peuvent rarement supporter un sévère 
examen. L'un des plus remarquables que je connaisse 
est fourni par Érasme Darwin, dans son livre Zoono- 
mia. Il s'agit d'une Guëêpe qui vient de capturer et de 
tuer une grosse mouche. Le vent souffle, et le chasseur 
embarrassé dans son essor par la trop grande surface du 
gibier, met pied à terre pour amputer le ventre, la tête 
et puis les ailes ; il part emportant le seul thorax, qui 
donne moins de prise au vent. A s’en tenir au fait 
brut, il y a bien là, j'en conviens, apparence de raison. 
La Guêpe paraît saisir le rapport de l'effet à la cause 
L'effet, c'est la résistance éprouvée dans l'essor; la 


Rs 222 7, 7 n'# ÉPORE 'QUE 'PET a TA 
RME Est FAT 


160 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


cause, c’est l'étendue de la proie aux prises avec l'air. 
Conclusion très logique : il faut diminuer cette étendue, 
retrancher l’abdomen, la tête, les ailes surtout, et la 
résistance s’amoindrira à. 

Mais cet enchaînement d'idées, si rudimentaire qu'il 
soit, se fait-il en réalité dans l’intellect de l’insecte ? Je 
suis convaincu du contraire, et mes preuves sont sans 
réplique. Dans le premier volume de ces Souvenirs, j'ai 
démontré expérimentalement que la Guêpe d'Érasme 
Darwin ne faisait qu’obéir à son intellect habituel, qui est 
de dépecer le gibier saisi et de ne garder que la partie 
la plus nutritive, le thorax. Que le temps soit parfaite- 


1. J'effacerais volontiers, si j'en avais la possibilité, quelques 
lignes un peu vives que je me suis permises dans le premier 
volume de ces Souvenirs; mais scripta manent, et je ne peux 
que réparer ici, dans une note, l’erreur où je suis tombé. Sur la 
foi de Lacordaire, qui, dans son Introduction à l'Entomologie, 
rapporte l'observation d'Erasme Darwin, je croyais qu'un Sphex 
était donné comme le héros de l’histoire. Pouvais-je faire autre- 
ment, n'ayant pas d'autre livre sous les yeux; pouvais-je soup- 
çonuer qu'un entomologiste de ce mérite fût capable d'une 
méprise qui remplace une Guêpe par un Sphex. Avec ces don- 
nées, ma perplexité fut grande. Un Sphex capturant une mouche, 
c'était impossible, et je le reprochais à l'historien. Qu'avait donc 
vu le savant anglais! La logique aidant, j'affirmais que c'était 
une Guëêpe, et je ne pouvais rencontrer plus juste. Ch. Darwin, 
en effet, m'apprit plus tard que son grand-père avait dit a wasp, 
dans son livre Zoonomia. Si la rectification honorait ma perspi- 
cacité, elle ne m'était pas moins très pénible, car j'avais émis 
des soupçons sur la clairvoyance de l'observateur, soupçons 
injustes où m'avait entraîné l'infidélité du traducteur. Que cette 
note remette dans les limites convenables les affirmations de 
ma bonne foi surprise. Je fais hardiment la guerre aux idées 
que je crois fausses; mais Dieu me garde de la faire jamais à 
ceux qui les soutiennent. 


FRAGMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE 16} 


ment calme ou que le vent souffle, dans l'abri d'un 
épais fourré comme en plein air, je vois l'hyménoptère 
procéder au triage de l’aride et du succulent ; jele vois 
rejeter les pattes, les ailes, la tête, le ventre, et ne 
garder que la poitrine pour la marmelade destinée aux 
larves. Que signifie alors ce dépècement en faveur de 
la raison, lorsque le vent souffle ? Il ne signifie rien 
du tout, car il aurait également lieu dans un calme 
parfait. Érasme Darwin s’est trop pressé dans sa conclu- 
sion, produit des vues de son esprit et nullement de la 
logique des choses. S'il s'était au préalable informé des 
habitudes de la Guêpe, il n'aurait pas donné comme 
argument sérieux un fait sans rapport aucun avec la 
grave question de la raison des bêtes. 

Je suis revenu sur cet exemple pour montrer à quel- 
les difficultés se heurte celui qui se borne à des obser- 
vations fortuites, seraient-elles faites avec soin. I ne 
convient pas de compter sur un heureux hasard, unique 
peut-être. Il faut multiplier les observations, les con- 
trôler l’une par l’autre; il faut provoquer les faits, 
s'enquérir de ceux qui précèdent, s'informer de ceux 
qui suivent, démêler leur.enchaïnement ; alors, seulc- 
ment alors, et avec beaucoup de réserve, il est permis 
d'émettre quelques vues dignes de foi. Je ne trouve 
nulle part des documents recueillis dans des conditions 
pareilles ; aussi, malgré tout mon désir, m’est-il impos- 
sible d’étayer, sur le témoignage d'autrui, le peu que 
j'ai reconnu moi-même. 

Mes Chalicodomes, avec leurs nids appendus aux 
parois du porche dont j'ai parlé, se prêtaient à l'expé- 
rimentation suivie mieux que tout autre hyménoptère. 
Je les avais là, dans ma demeure, sous mes yeux à 


11 


162 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


toute heure du jour, aussi longtemps que je le dési- 
rais. Il m'était loisible d’en suivre les actes dans tous 
leurs détails et de conduire à bonne fin une épreuve si 
longue qu’elle fût; leur nombre d’ailleurs me permet- 
tait de renouveler mes essais jusqu’à parfaite convic- 
tion. Les Chalicodomes me fourniront donc encore les 
matériaux de ce chapitre. 

Quelques mots sur les travaux avant de commencer. 
Le Chalicodome des hangars utilise d’abord les vieilles 
galeries du gàteau de terre, galeries dont il abandonne 
débonnairement une partie à deux Osmies, ses gra- 
tuits locataires : l'Osmie à trois cornes et l’'Osmie de 
Latreille. Ces vieux corridors, qui épargnent le travail, 
sont recherchés; mais il n’y en a pas beaucoup de 
libres, les Osmies plus précoces étant déjà maîtresses 
de la plupart; aussi commence bientôt la construc- 
tion de nouvelles cellules, maçonnées à la surface du 
gàteau, qui de la sorte augmente chaque année en 
épaisseur. L'édifice cellulaire n'est pas bâti en une seule 
fois : le mortier et le miel alternent à diverses reprises. 
La maçonnerie débute par une sorte de petit nid d’hi- 
rondelle, par un demi-godet dont l’enceinte se complète 
par la paroi lui servant d'appui. Figurons-nous une 
cupule de gland partagée en deux et soudée à la sur- 
face du gâteau; voilà le récipient assez avancé pour 
un commencement d'apport de miel. 

L'abeille alors laisse le mortier et s'occupe de la 
récolte. Après quelques voyages d'approvisionnement, 
le travail de maçonnerie recommence, et de nouvelles 
assises exhaussent les bords du godet, qui devient apte 
à recevoir provisions plus abondantes. Puis, nouveau 
changement de métier ; le maçon se fait récolteur. Un 


FRAGMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE 163 


veu plus tard, le récolteur redevient maçon; et ces 
alternatives se renouvellent jusqu'à ce que la cellule 
ait la hauteur réglementaire et possède la quantité 
de miel nécessaire à la larve. Ainsi reviennent tour 
à tour, plus ou moins nombreux dans chaque série, 
les voyages au sentier aride, où le ciment se récolte et 
se gâche, et les voyages aux fleurs, où le jabot se 
gonfle de miel et le ventre s’enfarine de pollen. 
Vient enfin le moment de la ponte. On voit l'abeille 
arriver avec une pelote de mortier. Elle donne un 
coup d'œil à la cellule pour s’enquérir si tout est en 
ordre; elle y introduit l'abdomen et la ponte se fait. 
A l'instant, la pondeuse met les scellés au logis; avec 
sa pelote de ciment, elle clôt l’orifice, et ménage si 
bien la matière, que le couvercle est façonné au com- 
plet dans cette première séance ; il ne lui manque que 
d'être épaissi, consolidé par de nouvelles couches, 
œuvre qui presse moins et se fera tantôt. Ce qui est pres- 
sant, paraît-il, aussitôt opéré le dépôt sacré de l'œuf, 
c'est de feriner la cellule et d'éviter ainsi des visites mal- 
intentionnées en l’absence de la mère. L’abeille doit 
avoir de graves motifs de hâter ainsi la clôture. Qu’ad- 
viendrait-il si, la ponte faite, elle laissait le logis 
ouvert et s’en allait à la carrière de ciment chercher 
de quoi murer la porte? Quelque larron surviendrait 
peut-être, qui remplacerait l'œuf du Chalicodome par 
le sien. Nous verrons que de tels larcins ne sont pas 
supposition gratuite. Toujours est-il que la maçonne ne 
pond jamais sans avoir aux mandibules la pelote de 
mortier nécessaire pour la construction immédiate de 
l'opercule. L'œuf chéri ne doit pas rester un seul in- 
stant exposé aux convoitises des maraudeurs. 


164 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


À ces renseignements je joindrai quelques aperçus gé- 
néraux qui faciliteront l'intelligence de ce qui va suivre. 
Tant qu'il reste dans les conditions normales, l’insecte 
a ses actes très rationnellement calculés en vue du but 
à obtenir. Quoi de plus logique, par exemple, que les 
manœuvres de l'hyménoptère giboyeur paralysant sa 
proie pour la conserver fraîche à sa larve, et donner 
à celle-ci néanmoins pleine sécurité? C’est supérieure- 
ment rationnel; nous ne trouverions pas mieux; et 
cependant l'insecte n’agit pas ici par raison. S'il 
raisonnait sa chirurgie, il serait notre supérieur. Il ne 
viendra à l'esprit de personne que l'animal puisse, 
le moins du monde, se rendre compte de ses savantes 
vivisections. Ainsi, tant qu'il ne sort pas de la voie à 
lui tracée, l’insecte peut accomplir les actes les plus 
judicieux sans que nous soyons en droit d'y voir la 
moindre intervention de la raison. 

Qu'adviendrait-il dans descirconstancesaccidentelles? 
Ici deux cas sont formellement à distinguer si nous ne 
voulons nous exposer à de fortes méprises. Et d’abord 
l'accident survient dans un ordre de choses dont l’in- 
secte est en ce moment occupé. En ces conditions, 
l'animal est capable de parer à l'accident; il continue, 
sous une forme similaire, le travail auquel il se livrait; 
il reste, enfin, dans son état psychique actuel. En second 
lieu, l'accident a rapport à un ordre de choses qui 
remonte plus haut, il a trait à une œuvre finie dont l'in- 
secte n’a plus normalement à s'occuper. Pour parer à cet 
accident, l'animal aurait à remonter son courant psy- 
chique, il aurait à refaire ce qu'il a fait tantôt pour se 
livrer après à autre chose. L'insecte en est-il capable; 
saura-t-il laisser l'actuel pour revenir sur le passé, 


L'Ar 


FRAGMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE 165 


s'avisera-t-il de revenir sur un travail beaucoup plus 
urgent que celui dont ilest occupé? Là vraiment se- 
raient des preuves d’un peu de raison. C’est ce que 
l’expérimentation décidera. 

Voici d'abord quelques faits rentrant dans le pre- 
mier Cas: \ 

Un Chalicodome vient de terminer la première couche 
du couvercle de la cellule. Il est parti à la recherche 
d'une autre pelote de mortier pour consolider l'ou- 
vrage. En son absence, je perce l’opercule avec une 
aiguille et j'y fais large brèche intéressant la moitié 
de l'ouverture. L'insecte revient et répare parfaite- 
ment le dégât. Occupé d’abord du couvercle, i conti 
nue son travail en réparant ce couvercle. 

Un second en est aux premières assises de sa maçor- 
nerie. La cellule n’est encore qu'un godet de peu de 
profondeur sans provision aucune. Je perce large- 
ment le fond de la tasse et l’insecte s'empresse de 
boucher le trou. Il bâtissait, et il se détourne un peu 
pour continuer de bâtir. Sa réparation est une suite 
du travail qui l’occupait. 

Un troisième a déposé l’œuf et fermé la cellule. 
Tandis qu'il est allé chercher une nouvelle provision 
de ciment pour mieux murer la porte, je pratique une 
large brèche immédiatement au-dessous du couvercle, 
brèche trop haut placée pour que le miel s'écoule. 
L'insecte, arrivant avec du mortier non destiné à pareil 
ouvrage, voit son pot égueulé et le remet très bien en 
état. Voilà une prouesse comme je n’en ai pas vu sou- 
vent d'aussi judicieuse. Tout bien considéré cependant, 
ne prodiguons pas la louange. L’insecte clôturait. A 
son retour, il voit une fente, pour lui mauvais joint 


166 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


qui lui a d’abord échappé; il complète son travail 
actuel en donnant mieux le joint. 

De ces trois exemples, que j'extrais d’un grand nom- 
bre d’autres plus ou moins pareils, il résulte que l’in- 
secte sait faire face à l’accidentel pourvu que lenouvel 
acte ne sorte pas de l’ordre de choses qui l’occupe en 
ce moment. Affirmerons-nous la raison ? Et pourquoi! 
L'insecte persiste dans le même courant psychique, il 
continue son acte, il fait ce qu'il faisait avant, il 
retouche ce qui pour lui n’est qu’une maladresse dans 
l'œuvre présente. 

Voici du reste qui changerait du tout au tout nos 
appréciations si l’idée nous venait de voir dans ces 
brèches réparées un ouvrage dicté par la raison. — 
Soient, en premier lieu, des cellules pareilles à celles 
de la seconde expérience, c'est-à-dire ébauchées sous 
forme de godet de peu de profondeur, mais contenant 
déjà du miel. Je les perce au fond d’un trou par lequel 
les provisions suintent et se perdent. Leurs propriétaires 
récoltent. — Soient d’autre part des cellules à peu 
près achevées et dont l’approvisionnement est très 
avancé. Je les perce de même au fond et donne issue 
au miel qui dégoutte peu à peu. Leurs propriétaires 
maçonnent. 

D'après ce qui précède, le lecteurs’attend peut-être à 
une réparation immédiate, réparation très urgente, 
car il y va du salut de la larve future. Qu'on se 
détrompe : les voyages se multiplient et alternent 
tantôt pour la pâtée, tantôt pour le mortier, et aucun 
des Chalicodomes ne s'occupe de la désastreuse brèche. 
Celui qui récoltait continue de récolter, celui qui bâtissait 
une nouvelle assise procède à l’assise suivante, comme 


FRAGMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE 167 


si rien d’extraordinaire ne se passait. Enfin, si les cel- 
lules éventrées sont assez élevées et contiennent provi- 
sion suffisante, l'insecte dépose son œuf, met une 
porte au logis et passe à des fondations nouvelles sans 
porter remède à la fuite du miel. Deux ou trois jours 
après, ces cellules ont perdu tout leur contenu, qui 
forme longue traînée à la surface du gâteau. 

Est-ce par défaut d’'intellect que l'abeille laisse le 
miel se perdre ? Ne serait-ce pas plutôt par impuis- 
sance ? Il pourrait se faire que le mortier dont la 
maçonne dispose ne fut pas apte à faire prise sur les 
bords d’un trou englué de miel. Celui-ci peut-être em- 
pêcherait le ciment de s'adapter à l’orifice ; et alors 
l’inaction de l’insecte serait résignation à un mal irré- 
parable. Informons-nous avant de rien conclure. — 
Avec des pinces, j'enlève à une abeille sa pelotte de 
mortier et je l’applique contre le trou d’où le miel 
suinte. Ma réparation obtient un plein succès, quoique 
je ne puisse me flatter de rivaliser d’adresse avec la 
maçonne. Pour un travail fait de main d'homme, c’est 
très acceptable. Ma truelle de mortier fait corps avec 
la paroi éventrée, elle durcit comme d'habitude et le 
miel ne coule plus. Voilà qui est bien. Que serait-ce si 
le travail avait été fait par l’insecte, doué d'outils 
d'exquise précision ? Si le Chalicodome s’abstient, ce 
n’est donc pas impuissance de sa part, ce n’est pas dé- 
faut de qualités convenables dans la matière employée. 

Une autre objection se présente. N'est-ce pas aller 
trop loin que d'admettre dans l’intellect de l’insecte 
cette liaison d'idées : le miel coule parce que la cellule 
est trouée : pour l'empêcher de se perdre, il faut bou- 
cher le trou. Tant de logique excède peut-être sa 


158 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


pauvre petite cervelle. Et puis le trou ne se voit pas, 
il est mâsqué par le miel qui dégoutte. La cause de 


l'écoulement est une inconnue ; et remonter de la fuite 


du liquide à cette cause, la brèche du récipient, est 
pour l'insecte un raisonnement trop élevé. 

Une cellule à l’état de godet rudimentaire et sans 
approvisionnement, est percée à la base d’un trou de 
trois à quatre millimètres d’ampleur. Peu d'instants 
après, cet orifice est bouché par la maçonne. Déjà nous 
avons assisté à semblable réparation. Cela fait, l’in- 
secte se met à approvisionner. Je refais le trou au 
même point. Par cette ouverture le pollen ruisselle et 
tombe à terre lorsque l'hyménoptère brosse dans la 
cellule son premier apport. Le dégât est certainement 
reconnu. En plongeant la tête au fond du godet pour 
s'informer de ce qu’elle vient d'emmagasiner, l'abeille 
engage les antennes dans l'orifice artificiel, qu'elle 
palpe, qu’elle explore, qu'elle ne peut manquer de 
voir. 

J'aperçois les deux filets explorateurs qui s'agi- 
tent hors du trou. L'insecte reconnaît la brèche, c’est 
indubitable. Il part. De son expédition actuelle rappor- 
tera-til du mortier pour réparer le pol percé, comme 
l vient de le faire quelques instants avant ? 

Nullement. Il revient avec des provisions, il dégorge 
son miel, il brosse son pollen, il mixtionne la matière. 
La pâtée, visqueuse et peu fluide, obstrue la brèche et 
suinte difficilement. Avec une mèche de papier roulé, 
je dégage le trou, qui reste librement ouvert et à tra- 
vers lequel le jour se voit très bien, dans un sens 
comme dans l’autre. Je renouvelle mes coups de balai 
toutes les fois qu’il en est besoin à mesure que de nou- 


re 


FRAGMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE 169 


velles provisions sont apportées; Je nettoie l'ouverture 
tantôt en l'absence de l'abeille, tantôt en sa présence 
lorsqu'elle travaille à sa mixtion. Ce qui se passe d'in- 
solite dans le magasin dévalisé par la base ne peut lui 
échapper, non plus que la brèche maintenue ouverte 
au fond de la cellule, Malgré tout, pendant trois heures 
consécutives j'assiste à cet étrange spectacle : l'hymé- 
noptère, très actif pour son actuel travail, néglige 
de mettre un tampon à ce tonneau des Danaïdes. Il 
s’obstine à vouloir remplir son récipient percé, d’où 
les provisions disparaissent aussitôt déposées. Il alterne 
à diverses reprises le travail de maçon et le travail de 
récolteur; il exhausse par de nouvelles assises les 
bords de la cellule; il apporte des provisions que je 
continue à soustraire pour laisser la brèche toujours 
en évidence. Il fait sous mes yeux trente-deux voyages, 
tantôt pour le mortier et tantôt pour le miel, et pas 
une fois il ne s’avise de remédier à la fuite du fond de 
son pot. 

À cinq heures du soir, les travaux cessent. Ils sont 
repris le lendemain. Cette fois je néglige le nettoyage 
de l’orifice artificiel et laisse la pâtée suinter d’elle- 
même peu à peu. Finalement l'œuf est pondu et la 
porte scellée, sans que l'abeille ait rien fait en vue de 
la ruineuse brèche. Un tampon lui serait pourtant 
chose aisée ; une pelotte de son mortier suffirait. D'ail- 
leurs, quand le godet ne contenait encore rien, n’a- 
t-elle pas à l'instant bouché le trou que je venais de 
faire? Cette réparation du début, pourquoi n'est-elle 
pas renouvelée ? Ici se montre en pleine lumière l’im- 
possibilité où est l'animal de remonter un peu le cours 
de ses actes. Lors de la première brèche, le godet 


170 SOCVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


était vide et l’insecte bâtissait les premières assises. 
L'accident survenu par mon intervention intéressait la 
partie du travail dont l’hyménoptère était occupé à 
l'instant même; c'était un vice de construction comme 
il peut s’en présenter naturellement dans des assises 
récentes, qui n'ont pas eu le temps de durcir. En cor- 
rigeant ce vice, le maçon n’est pas sorti de son travail 
actuel. 

Mais une fois l’approvisionnement commencé, le 
godet initial est bien fini, et quoiqu'il arrive, l’insecte 
n’y touchera plus. Le récolteur continuera la ré- 
colte, bien que le pollen ruisselle à terre par le per- 
tuis. Tamponner cette brèche, ce serait changer de 
métier, et pour le moment l'insecte ne le peut. C'est le 
tour du miel et non pas du mortier. Là-dessus la 
règle est immuable. Un moment vient, plus tard, où 
la récolte est suspendue et la maçonnerie reprise. 
L'édifice doit s’exhausser d’un étage. Redevenue ma- 
çonne, gàchant @e nouveau du ciment, l’abeille s’occu- 
pera-t-elle de la fuite du fond? Pas davantage. Ce qui 
l’occupe maintenant, c'est le nouvel étage, dont les 
assises seraient aussitôt réparées s’il y survenait du 
dégât; mais quant à l'étage du fond, il est trop vieux 
dans l’ensemble de l’œuvre, il remonte trop loin dans 
le passé et l’ouvrière n'y fera pas de retouches, même 
en grave péril. 

Du reste, l'étage actuel et ceux qui lui succéderont 
auront le même sort. Sous la surveillance vigilante de 
l'insecte tant qu'ils sont en construction, ils sont ou- 
bliés et laissés en ruine une fois construits. En voici un 
exemple frappant. Sur une cellule complète en hau- 
teur, je pratique dans la région moyenne et au-dessus 


FRAGMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE 174 


du miel, une fenêtre presque aussi grande que l’ouver- 
ture naturelle. Quelque temps encore l'abeille apporte 
des provisions, puis elle pond. Par l’ample fenêtre, je 
vois déposer l'œuf sur la pâtée. L’insecte travaille en- 


suite à l’opercule, qu'il retouche à petits coups, avec 


les soins les plus minutieux, tandis que la brèche reste 
béante. Il bouche scrupuleusement sur le couvercle 
tout pore où pourrait s'engager un atome, el il laisse 
la grande ouverture qui livre le logis au premier venu. 
A plusieurs reprises, il vient à cette brèche, il y plonge 
la tête, il l’examine, il l’explore des antennes, il en 
mordille les bords. Et c’est tout. La cellule éventrée 
restera ce qu’elle est, sans une truelle de mortier de 
plus. La partie compromise date de trop loin pour 
qu’il vienne à l’hyménoptère l'idée de s'en occuper. 

C’en est assez, je crois, pour montrer l'impuissance 
psychique de l'insecte devant l’accidentel. Cette impuis- 
sance est confirmée par la répétition de l'épreuve, 
condition de toute bonne expérience; mes notes abon- 
dent en exemples analogues à ceux que je viens d’ex- 
poser. Les rapporter, ce serait se redire ; je les néglige 
pour abréger. 

L'épreuve répétée ne suffit pas, il faut aussi l'épreuve 
variée. Examinons donc l’intellect de l’insecte sous un 
autre point de vue. Il s’agit de l’introduction de corps 
étrangers dans la cellule. L’Abeille maçonne, comme, 
tous les hyménoptères du reste, est une ménagère de 
scrupuleuse propreté. Dans son pot à miel, aucune 
souillure n’est permise ; à la surface de sa marmelade, 
aucun grain de poussière n'est toléré. Et pourtant, 
avec son récipient ouvert, la précieuse pâtée est expo- 
sée à des accidents. Les ouvrières des cellules d’en 


172 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


haut peuvent laisser tomber par mégarde un peu de 
mortier dans les cellules inférieures; la propriétaire elle- 
même, quand elle travaille à l'agrandissement du pot, 
court risque de laisser choir sur les provisions un gra- 
nule de ciment. Un moucheron, attiré par l'odeur, 
peut venir s’engluer dans le miel; des rixes entre voisi- 
nes qui mutuellement se gènent, peuvent y faire voler 
de la poussière. Tout cela doit disparaître, et à l’ins- 
tant, pour que la larve plus tard ne trouve pas bouchée 
grossière sous sa délicate mandibule. Donc les Chalico- 
domes doivent savoir expurger la cellule de tout corps 
étranger. Et ils le savent très bien, en effet. 

Je dépose à la surface du miel cinq ou six petits 
bouts de paille d’un millimètre de longueur. Pose éton- 
née de l'insecte qui, revenant, voit ces objets. Dans son 
magasin, jamaisne s'étaient amassées tant de balayures. 
L'abeille retire les bouts de paille un à un, jus- 
qu’au dernier, et chaque fois va les rejeter au loin. 
Effort énormément disproportionné avec le déblai : je 
la vois s'élever par-dessus le platane voisin, à une 
dizaine de mètres de hauteur, et s’en aller par delà 
rejeter la charge, un atome. Elle craindrait d’encombrer 
la place en laissant tomber son bout de paille à terre, 
au-dessous du gâteau. Il faut porter cela très loin. 

Je metssur la pâtée un œufde Chalicodome pondu sous 
mes yeux dans une cellule voisine. L’abeille l'extrait 
et va le rejeter au loin, comme les bouts de paille 
de tantôt. Double conséquence pleine d'intérêt. D'abord 
cet œuf précieux, pour l'avenir duquel l'abeille s’ex- 
ténue, est chose sans valeur, encombrante, odieuse, 
provenant d'une autre. L’œuf de soi-même est tout; 
l'œuf de sa voisine n'est rien. Ca se jette à la voirie, 


FRAGMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE 173 


comme une ordure. L'individu, si zélé pour sa famille, 
est d’une atroce indifférence pour le reste de sa race. 
Chacun pour soi. En second lieu, je me demande, 
sans pouvoir trouver encore une réponse à ma ques- 
tion, comment s'y prennent certains parasites pour 
faire profiter leur larve des provisions amassées par le 
Chalicodome. S'ils s’avisent de pondre leur œuf sur la 
pâtée de la cellule ouverte, l'abeille, le voyant, ne 
manquera pas de le rejeter; s'ils s’avisent d'y pondre 
après la propriétaire, ils ne le peuvent car celle-ci 
mure la porte aussiôt la ponte faite. Curieux problème 
réservé aux recherches futures. 

Enfin, j'implante dans la pâtée un bout de paille de 
deux à trois centimètres de longueur et qui dépasse 
amplement les bords de la cellule. L’insecte l'extrait à 
grands efforts en tirant de côté; ou bien, s’aidant des 
ailes, il tire de haut. Il part comme un trait avec la 
paille engluée de miel, et va la rejeter au loin, par- 
dessus le platane. 

C'est ici que les affaires se compliquent. J’ai dit qu’au 
moment de pondre, le Chalicodome arrive avec une 
pelote de mortier, qui doit servir à confectionner aussi- 
tôt la clôture du logis. L’insecte, les pattes de devant 
appuyées sur la margelle, introduit l'abdomen dans 
la cellule; il a aux dents le mortier prêt. L’œuf déposé, 
il sort et se retourne pour murer la porte. Je l’éloigne 
un peu et j'implante à l'instant ma paille comme ci- 
dessus, paille qui déborde de près d’un centimètre. 
Que va faire l’insecte? Lui, si scrupuleux à débarrasser 
le logis d’un grain de poussière, va-t-il extraire cette 
poutre, cause certaine de ruine pour la larve, dont 
elle gênera la croissance? Il le pourrait, car tout à 


174 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


l'heure, nous l'avons vu retirer et rejeter au loin un 
pareil soliveau. 

Il le pourrait et ne le fait. Il clôt la cellule, il ma- 
çonne le couvercle, il scelle la paille dans l'épaisseur 
du mortier. D’autres voyages sont faits, assez nom- 
breux, pour le ciment nécessaire à la consolidation de 
l’opercule. Chaque fois, la maçonne applique la matière 
avec les soins les plus minutieux sans se préoccuper 
de la paille. J'obtiens ainsi, coup sur coup, huit cellules 
closes dont le couvercle est surmonté d’un mât, bout 
de la paille qui déborde. Quelle preuve d'un obtus in- 
tellect! 

Ge résultat mérite examen attentif. Au moment où 
j'implante ma solive, l’insecte a les mandibules occu- 
pées; elles tiennent la pelote de mortier destinée à la 
clôture. L'outil d'extraction n'étant pas libre, l’extrac- 
tion ne se fait pas. Je m'attendais à voir l'abeille aban- 
donner son mortier et procéder alors à l'enlèvement 
de la pièce encombrante. Une truelle de mortier de 
plus ou de moins n’est pas grave affaire. J'avais déjà 
reconnu que pour en cueillir une, il faut à mes Chali- 
codomes un voyage de trois à quatre minutes. Les 
voyages pour le pollen durent davantage, de dix à 
quinze minutes. Jeter là sa pelote, happer la paille 
avec les mandibules maintenant libres, l’enlever, ré- 
colter nouvelle provision de ciment, c'était en tout une 
perte de cinq minutes au plus. L’insecte en a décidé 
autrement. Il ne veut, ilne peut abandonner sa pelote; 
et il l'utilise. La larve périra de ce coup de truelle in- 
tempestif, n'importe : c’est le moment de murer la 
porte, et la porte est murée. Une fois les mandibulse 
ilbres, l'extraction pourrait se tenter, dut le couvercle 


FRAGMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE 175 


tomber en ruines. L’abeille s'en garde bien : elle con- 
tinue son apport de ciment et parachève religieuse- 
ment le couvercle. 

On pourrait se dire encore : obligée d'aller en quête 
de nouveau mortier après l’abandor: du premier pour 
retirer la paille, l'abeille laisserait l'œuf sans surveil- 
lance, extrémité à laquelle la mère ne peut se résoudre. 
Que ne dépose-t-elle alors la pelote sur a margelle 
de la cellule ? Les mandibules libres enlèveraient la 
solive ; la pelotte aussitôt serait reprise, et tout mar- 
cherait à souhait. Mais non : l’insecte a son mortier, et 
coûte que coûte, il l’emploie à l'ouvrage auquel il étai 
destiné. 

Si quelqu'un voit une ébauche de la raison dans cet 
intellect d'hyménoptère, il a des yeux plus perspicaces 
que les miens. Je ne vois en tout ceci qu’une obstination 
invincible dans l’acte commencé. L’engrenage a mordu 
et le reste du rouage doit suivre. Les mandibules en- 
serrent la pelote de mortier; et l’idée, le vouloir de 
les desserrer ne viendra pas à l’insecte tant que cette 
pelote n’aura pas reçu sa destination. Absurdité plus 
forte : la clôture commencée s'achève très soigneuse- 
ment avec de nouvelles récoltes de mortier ! Exquise 
attention pour une clôture désormais inutile, attention 
aucune pour la compromettante poutre. Petite lueur 
de raison qu’on dit éclairer la bête, tu es bien voisine 
des ténèbres, tu n’es rien ! 

Un autre fait, plus éloquent encore, achèvera de 
convaincre qui douterait. La ration de miel amassée 
dans une cellule est évidemment mesurée sur les 
besoins de la larve future. Ni trop, ni trop peu. Com- 
ment l'abeille est-elle avertie d’avoir atteint la masse 


176 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


convenable ? Les cellules sont de volume à peu près 
constant, mais elles ne sont pas remplies en entier, 
seulement aux deux tiers environ. Un large vide est 
donc laissé, et l'approvisionneuse doit juger du moment 
où le niveau de la pâtée s'élève assez. Par sa complète 
opacité, le miel dérobe au regard son épaisseur. Une 
sonde m'est nécessaire quand je veux jauger le contenu 
du pot, et je trouve en moyenne une épaisseur de dix 
millimètres. L’hyménoptère n’a pas cette ressource ; il 
a la vue qui, d’après la partie vide, peut renseigner sur 
la partie pleine. Cela suppose un coup d'œil quelque 
peu géométrique, apte à discerner le tiers d’une lon- 
gueur. Si l’insecte se guidait par la science d'Euclide, ce 
serait bien beau de sa part. Quelle preuve superbe en 
faveur de sa petite raison : un Chalicodome avoir le 
coup d'œil du géomètre et partager une ligne en trois! 
Cela mérite sérieuse information. 

Cinq cellules approvisionnées, mais incomplètement, 
sont vidées de leur miel avec un tampon de coton au 
bout des pinces. De temps à autre, à mesure que 
l'hyménoptère apporte de nouvelles provisions, je 
renouvelle le curage, tantôt mettant le récipient à sec, 
tantôt lui laissant une mince couche. Je ne vois pas 
d’hésitation bien prononcée chez mes dévalisées, bien 
qu’elles me surprennent au moment où je taris le pot; 
d’un zèle tranquille, elles continuent leur travail. 
Parfois des filaments de coton restent empêtrés sur les 
parois des cellules ; elles les enlèvent avec soin, et vont, 
d’un vol fougueux, les rejeter à distance, suivant l'usage. 
Finalement, un peu plus tôt, un peu plustard, la ponte 
se fait et le couvercle est mis. 

J'effractionne les cinq cellules closes. Dans l'une 


ES 


TO € de. 


FRAGMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE 171 


l'œuf est pondu sur trois millimètres de miel; dans 
deux, sur un millimètre; et dans les deux autres, 
il est déposé sur la paroi du récipient totalement à sec, 
ou mieux n'ayant que l’enduit, le vernis, laissé par le 
frottement du coton emmiellé. 

La conséquence saute aux yeux: l’insecte ne juge 
pas de la quantité du miel d’après l'élévation du niveau; 
il ne raisonne pas en géomètre, il ne raisonne pas 
du tout. Il amasse tant qu’agit en lui l'impulsion 
secrète qui le pousse à la récolte jusqu’à complet ap- 
provisionnement ; il cesse d’amasser lorsque cette im- 
pulsion est satisfaite, n'importe le résultat accidentel- 
lement sans valeur. Aucune faculté psychique, aidée 
de la vue, ne l’avertit que c’est assez, que c’est trop 
peu. Une prédisposition instinctive est son seul guide, 
guide infaillible dans les conditions normales, mais 
dérouté en plein par les artifices de l’expérimentation. 
Avec la moindre lueur rationnelle, l’insecte dépose- 
rait-il son œuf sur le tiers, sur le dixième des vivres 
nécessaires; le déposerait-il dans une cellule vide; 
laisserait-il le nourrisson sans nourriture, incroyable 
aberration de la maternité ? J'ai raconté, que le lec- 
teur décide. 

Sous un autre aspect éclate cette prédisposition ins- 
tinctive, quine laisse pas à l'animal la liberté d'agir et 
par là même le sauvegarde de l'erreur. Accordons à 
l'abeille tout le jugement qu’on voudra. Ainsi douée, 
sera-t-elle capable de mesurer à la future larve sa 
ration? En aucune manière. Cette ration, l'abeille ne 
la connaît pas. Rien ne renseigne la mère de famille, et 
cependant, en son premier essai, elle remplit le pot à 
miel au degré voulu. En son jeune âge, il est vrai, elle 


12 


178 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


a reçu ration pareille; mais elle l'a consommée dans 
l'obscurité d’une cellule; et d’ailleurs, étant larve, 
elle était aveugle. Le regard ne l'a pas instruite de Ja 
masse des vivres. Resterait la mémoire de l’estomac 
qui a digéré. Mais cette digestion s’est faite il y a un 
an, et depuis cette lointaine époque le nourrisson, 
devenu adulte, a changé de forme, de demeure, ce 
manière de vivre. G'était un ver, c’est une abeille. L'ir- 
secte actuel a-t-il souvenir de ce repas de l'enfance? Pas 
plus que nous dés gorgées de lait puisées au sein 
maternel. L’abeille ne sait donc rien de la quantité de 
vivres nécessaires à sa larve, ni par le souvenir, ni par 
l'exemple, ni par l'expérience acquise. Quel est alors son 
guide pour jauger la pâtée avec tant de précision? Le 
jugement et la vue laisseraient la mère très perplexe, 
exposée à donner trop ou pas assez.Pour la renseigner, 
sans erreur possible, il faut une prédisposition spé- 
ciale, une impulsion inconsciente, un instinct, voix 
intérieure qui dicte la mesure. 


XI 


LA TARENTULE A VENTRE NOIR 


L’Araignée a mauvais renom : pour la plupart d’en- 
tre nous, c’est un animal odieux, malfaisant, que 
chacun s’empresse d’écraser sous le pied. À ce juge- 
ment sommaire, l'observateur oppose l’industrie de la 
bête, ses talents de tisserand, ses ruses de chasse, ses 
tragiques amours et autres traits de mœurs de puis- 
sant intérêt. Oui, l’Araignée est bien digne d’étude, 
même en dehors de toute préoccupation scientifique ; 
mais on la dit venimeuse, et voilà son crime, voilà la 
cause première des répugnances qu'elle nous inspire. 
Venimeuse, d'accord, si l’on entend par là que la bête 
est armée de deux crochets donnant prompte mort à 
la petite proie saisie; mais il y a loin entre mettre à 
mal un-homme et tuer un moucheron. Si foudroyant 
qu’il soit sur l’insecte enlacé dans la fatale toile, le 
venin de l’aranéide est sur nous sans gravité et produit 


LE v< CB ON NT ET PT ENT 


180 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


moins d'effet que la piqûre d’un cousin. C’est là, du 
moins, ce que l’on peut affirmer pour la grande majo- 
rité des Araignées de nos pays. 

Quelques-unes pourtant sont à craindre; et de ce 
nombre, d’abord la Malmignatte, si redoutée des 
paysans corses. Je l'ai vue s'établir dans les sillons, y 
tendre sa toile et se ruer avec audace sur des insectes 
plus gros qu’elle; j'ai admiré son costume de velours 
noir avec taches d'un rouge carminé; j'ai surtout 
entendu sur son compte des propos fort peu rassu- 
rants. Aux alentours d'Ajaccio et de Bonifacio, sa mor- 
sure est réputée très dangereuse, parfois mortelle. Le 
campagnard l’affirme, et le médecin n'ose pas toujours 
le nier. Aux environs de Pujaud, non loin d'Avignon, 
les moissonneurs parlent avec effroi du Théridion lugu- 
bre, observé d’abord par L. Dufour dans les montagnes 
de la Catalogne; d’après leur dire, sa morsure amène- 
rait de sérieux accidents. Les Italiens ont fait renommée 
terrible à la Tarentule, qui provoque chez la personne 
piquée des accès convulsifs, des danses désordonnées. 
Pour combattre le tarentisme — ainsi s'appelle la mala- 
die suite de la morsure de l’Araignée italienne — il faut 
recourir à la musique, seul remède efficace, à ce que 
l’on assure. On a noté des airs spéciaux, les plus aptes 
à soulager. Il y a une chorégraphie et une musique 
médicales. Et nous, n’avons-nous pas la tarentelle, 
danse vive et sautillante, léguée peut-être par la théra- 
peutique du paysan des Calabres? 

Faut-il prendre au sérieux ces étrangetés, faut-il en 
rire? Après le peu que j'ai vu, j'hésite. Rien ne dit que 
la morsure de la Tarentule ne puisse provoquer, chez 
les personnes faibles et très impressionnables, un 


_ * AS télés ÊFR "LP 
ES » 


LA TARENTULE A VENTRE NOIR 181 


désordre nerveux que la musique soulage; rien-ne dit 
qu'une transpiration abondante, suite d’une danse fort 
agitée, ne soit apte à diminuer le malaise en diminuant 
la cause du mal. Loin de rire, je réfléchis et m'informe 
lorsque le paysan calabrais me parle de sa Tarentule, 
le moissonneur de Pujaud de son Theridion lugubre, 
le laboureur corse de sa Malmignatte. Ces aranéides et 
quelques autres pourraient bien mériter, du moins en 
partie, leur terrible réputation. 

La plus robuste des Araignées de ma contrée, la 
Tarentule à ventre noir, va nous donner tantôt, sur ce 
sujet, matière à réflexion. Je n'ai point à traiter un 
point médical, je m'occupe avant tout de l'instinct ; 
mais comme les crochets à venin ont un rôle de pre- 
mier ordre dans les manœuvres de guerre du chasseur, 
accessoirement je parlerai de leurs effets. Les mœurs 
de la Tarentule, ses embuscades, ses ruses, ses métho- 
des pour tuer la proie, voilà mon sujet. Je lui donnerai 
pour préambule un récit de L. Dufour, un de ces récits 
qui faisaient autrefois mes délices et n’ont pas peu con- 
tribué à mes liaisons avec l’insecte. Le savant des 
Landes nous parle de la Tarentule ordinaire, de celle 
des Calabres, observée par lui en Espagne: 

« La Lycose tarentule habite de préférence les lieux 
découverts, secs, arides, incultes, exposés au soleil. 
Elle se tient ordinairement, au moins quand elle est 
adulte, dans des conduits souterrains, dans de vérita- 
bles clapiers, qu'elle se creuse elle-même. Ces clapiers, 
cylindriques et souvent d’un pouce de diamètre, s’en- 
foncent jusqu'à plus d’un pied dans la profondeur du 
sol; mais ils ne sont pas perpendiculaires. L’habitant 
de ce boyau prouve qu'il est en même temps chasseur 


182 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


adroit et ingénieur habile. Il ne s'agissait pas seule- 
ment pour lui de construire un réduit profond qui pût 
le dérober aux poursuites de ses ennemis, il fallait 
encore qu'il établit là son observatoire pour épier sa 
proie et s’élancer sur elle comme untrait. La Tarentule 
a tout prévu : le conduit souterrain a effectivement 
d’abord une direction verticale; mais à quatre ou cinq 
pouces du sol, il se fléchit à angle obtus, il forme un 
coude horizontal, puis redevient perpendiculaire. C’est 
à l'origine de ce tube que la Tarentule s'établit en sen- 
tinelle vigilante et ne perd pas un instant de vue la 
porte de sa demeure; c’est là qu’à l'époque où je lui 
faisais la chasse j’apercevais ces yeux étincelants comme 
des diamants, lumineux comme ceux du chat dans 
l'obscurité. 

« L'orifice extérieur du terrier de la Tarentule est or- 
dinairement surmonté par un tuyau construit de toutes 
pièces par elle-même. C’est un véritable ouvrage d’ar- 
chitecture, qui s'élève jusqu’à un pouce au-dessus du 
sol et a parfois deux pouces de diamètre, en sorte qu’il 
est pluslarge que le terrier lui-même. Cette dernière 
circonstance, qui semble avoir été calculée par l'indus- 
trieuse aranéide, se prête à merveille au développe- 
ment obligé des pattes au moment où il faut saisir la 
proie. Ce tuyau est principalement composé par des 
fragments de bois sec unis par un peu de terre glaise, 
et si artistement disposés les uns au dessus des autres, 
qu’ils forment un échafaudage en colonne droite, dont 
l'intérieur est un cylindre creux. Ce qui établit surtout 
la solidité de cet édifice tubuleux, de ce bastion avancé, 
c’est qu’il est revêtu, tapissé en dedans, d’un tissu ourdi 
par les filières de la Lycose et se continuant dans tout 


LA TARENTULE A VENTRE NOIR 183 


l'intérieur du terrier. Il est facile de concevoir combien 
ce revêtement si habilement fabriqué doit être utile, et 
pour prévenir les éboulements, les déformations, et 
pour l'entretien de la propreté, et pour faciliter aux 
grifles de la Tarentule l'escalade de sa forteresse. 

« J’ai laissé entrevoir que ce bastion du terrier n’exis- 
tait pas toujours; en effet, j'ai souvent rencontré des 
trous de Tarentule où il n'y en avait pas de traces, soit 
qu'il eût été détruit accidentellement par le mauvais 
temps, soit que la Lycose ne rencontrâät pas toujours 
des matériaux pour sa construction, soit enfin parce que 
le talent de l'architecte ne se déclare peut-être que 
dans les individus parvenus au dernier degré, à la 
période de perfection de leur développement physique 
et intellectuel. 

« Ce qu'il y a de certain, c’est que j'ai eu de nombreuses 
occasions de constater ces tuyaux, ces ouvrages avan- 
cés de la demeure de la Tarentule; ils me représentent 
en grand les fourreaux de quelques Friganes. L’ara- 
néide a voulu atteindre plusieurs buts en les construi- 
sant : elle met son réduit à l’abri des inondations, elle 
le prémunit contre la chute des corps étrangers qui, 
balayés par le vent, finiraient par l’obstruer ; enfin elle 
s’en sert comme d'une embüche en offrant aux mouches 
et autres insectes dont elle se nourrit un point saillant 
pour s’y poser. Qui nous dira toutes les ruses employées 
par cet adroit et intrépide chasseur? 

« Disons maintenant quelque chose sur les chasses 
assez amusantes de la Tarentule. Les mois de mai et 
juin sont la saison la plus favorable pour les faire. La 
première fois que je découvris les clapiers de cette ara- 
néide et que je constatai qu'ils étaient habités, en l’a- 


184 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


percevant en ârrêt au premier étage de sa demeure, 
qui est le coude dont j'ai parlé, je crus, pour m'en 
rendre maître, devoir l’attaquer de vive force et la 
poursuivre à outrance; je passai des heures entières 
à ouvrir la tranchée avec un couteau de plus d’un pied 
sur deux pouces de largeur, sans rencontrer la Taren- 
tule. Je recommençai cette opération dans d’autres 
clapiers et toujours avec aussi peu de succès; ilm’eût 
fallu une pioche pour atteindre mon but, mais j'étais 
trop éloigné de toute habitation. Je fus obligé de chan- 
ger mon plan d'attaque et je recourus à la ruse. La 
nécessité est, dit-on, la mère de l’industrie. 

«J’eus l’idée, pour simuler un appât, de prendre un 
chaume de graminée. surmonté d’un épillet, et de 
frotter, d’agiter doucement celui-ci à l’orifice du 
clapier. Je ne tardai pas à m’apercevoir que l'attention 
et les désirs de la Lycose étaient éveillés. Séduite par 
cette amorce, elle s’avançait à pas mesurés vers l'épil- 
let. Je retirais à propos celui-ci un peu en dehors du 
trou pour ne pas laisser à l'animal le temps de la . 
réflexion; et l’Aranéide s'élançait souvent d’un seul 
trait hors de sa demeure, dont je m’empressais de 
fermer l'entrée. Alors la Tarentule, déconcertée de sa 
liberté, était fort gauche à éluder mes poursuites, et je 
l'obligeais à entrer dans un cornet de papier que je 
fermais aussitôt. 

« Quelquefois, se doutant du piège, ou moins pressée 
peut-être par la faim, elle se tenait sur la réserve, im- 
mobile, à une petite distance de la porte qu’elle ne 
jugeait pas à propos de franchir. Sa patience lassait la 
mienne. Dans ce cas, voici la tactique que j'employais. 
Après avoir bien reconnu la direction du boyau etla 


LA TARENTULE A VENTRE NOIR 185 


la position de la Lycose, j'enfonçais avec force et obli- 
quement une lame de couteau, de manière à sur- 
prendre l’animal par derrière et à lui couper la retraite 
en barrant le clapier. Je manquais rarement mon 
coup, surtout dans des terrains qui n'étaient pas pier- 
reux. Dans cette situation critique, ou bien la Taren- 
tule, effrayée, quittait la tanière pour gagner le large, 
ou bien elle s’obstinait à demeurer acculée contre la 
lame du couteau. Alors, en faisant exécuter à celle-ci 
un mouvement de bascule assez brusque, je lançais au 
loin et la terre et la Lycose, dont je m'emparais. En 
employant ce procédé de chasse, je prenais parfois 
jusqu'à une quinzaine de Tarentules dans l’espace d’une 
heure. 

« Dans quelques circonstances où la Tarentule était 
tout à fait désabusée du piège que je lui tendais, je n’ai 
pas été peu surpris, quand j'’enfonçais l’épillet jusqu’à 
le tourner dans son gîte, de la voir jouer avec un 
espèce de dédain avec cet épillet et Le repousser à coups 
de pattes, sans se donner la peine de gagner le fond de. 
son réduit. 

« Les paysans de la Pouille, au rapport de Baglivi, 
font aussi la chasse à la Tarentule en imitant, à l’ori- 
fice de son terrier, le bourdonnement d’un insecte au 
moyen d’un chaume d'avoine. 

Ruricolæ nostri, dit-il, quando eas captare volunt, 
ad illorum latibula accedunt, tenuisque avenaceæ fis- 
tulæ sonum, apum murmurinon absimilem, modulantur. 
Quo audito, ferox exit Tarentula ut muscas vel alia 
hujus modiinsecta, quorum murmur esse putat, captat ; 
captatur tamen ista a rustico insidiatore. 

« La Tarentule, si hideuse au premier aspect, surtout 


186 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


lorsqu'on est frappé de l’idée du danger de sa piqüre, 
si sauvage en apparence, est cependant très suscep- 
tible de s'apprivoiser, ainsi que j'en ai fait plusieurs 
fois l'expérience. 

« Le 7 mai 1812, pendant mon séjour à Valence, en 
Espagne, je pris, sans la blesser, une Tarentule mâle 
d'assez belle taille, et je l’emprisonnai dans un bocal 
de verre clos par un couvercle de papier, au centre 
duquel j'avais pratiqué une ouverture à panneau. 
Dans le fond du vase, j'avais fixé un cornet de papier 
qui devait lui servir de demeure habituelle. Je plaçai 
le bocal sur une table de ma chambre à coucher, afin 
de l’avoir souvent sous les yeux. Elle s’habitua promp- 
tement à la réclusion, et finit par devenir si familière, 
qu’elle venait saisir au bout de mes doigts la mouche 
vivante que je lui servais. Après avoir donné à sa vic- 
time le coup de mort avec les crochets de ses mandi- 
bules, eile ne se contentait pas comme la plupart des 
Araignées, de lui sucer la tête, elle broyait tout son 
corps en l’enfonçant successivement dans la bouche au 
moyen des palpes; elle rejetait ensuite les téguments 
triturés et les balayait loin de son gite. 

« Après son repas, elle manquait rarement de faire sa 
toilette, qui consistait à brosser, avec les tarses anté- 
rieurs, ses palpes et ses mandibules, tant en dehors 
qu’en dedans; après cela, elle reprenaïit son air de 
gravité immobile. Le soir et la nuit étaient pour elle 
le temps de la promenade. Je l’entendais souvent grat- 
ter le papier du cornet. Ces habitudes confirment 
l'opinion, déjà émise aïlleurs par moi, que la plupart 
des Aranéides ont la faculté de voir le jour et la nuit, 
comme les chats. 


114 


LA TARENTULE A VENTRE NOIR 187 


« Le 28 juin, ma Tarentule changea de peau, et cette 
mue qui fut la dernière, n’altéra d’une manière sen- 
sible ni la couleur de sa robe, nila grandeur de son 
corps. Le 14 juillet, je fus obligé de quitter Valence, 
et je restai absent jusqu'au 23. Durant ce temps, 
la Tarentule jeûna; je la trouvai bien portante à 
mon retour. Le 20 août je fis encore une absence 
de neuf jours, que ma prisonnière supporta sans ali- 
ments et sans altération de santé. Le 1° octobre, 
j'abandonnai encore la Tarentule sans provisions de 
bouche. Le 21 de ce mois, étant à vingt lieues de Va- 
lence, où j'étais destiné à demeurer, j'expédiai un 
domestique pour me l'apporter. J’eus le regret d'ap- 
prendre qu’on ne l’avait pas trouvée dans le bocal, et 
j'ai ignoré son sort. 

« Je terminerai mes observations sur les Tarentules 
par une courte description d’un combat singulier entre 
ces animaux. Un jour que j'avais fait une chasse heu. 
reuse à ces Lycoses, je choisis deux mâles adultes et 
bien vigoureux que je mis en présence dans un large 
bocäl, afin de me procurer le plaisir d’un combat à 
mort. Après avoir fait plusieurs fois le tour du cirque 
pour chercher à s'évader, ils ne tardèrent pas, comme 
à un signal donné, à se poster dans une attitude guer- 
rière. Je les vis avec surprise prendre leur distance, 
se redresser gravement sur leurs pattes de derrière, de 
de manière à se présenter mutuellement le bouclier de 
leur poitrine. Après s'être observés ainsi face à face 
pendant deux minutes, après s'être sans doute provo- 
qués par des regards qui échappaient aux miens, je 
les vis se précipiter en même temps l’un sur l’autre, 
s’entrelacer de leurs pattes, et chercher dans une lutte 


188 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


obstinée à se piquer avec les crochets des mandibules. 
Soit fatigue, soit convention, le combat fut suspendu; 
il y eut uue trève de quelques instants, et chaque 
athlète s'éloignant un peu, vint se replacer dans sa 
posture menaçante. Cette circonstance me rappela que, 
dans les combats singuliers des chats, il y a aussi des 
suspensions d'armes. Mais la lutte ne tarda pas à re- 
commencer avec plus d’acharnement entre mes deux 
Tarentules. L'une d'elles, après avoir balancé la vic- 
toire, fut enfin terrassée et blessée d’un trait mortel à 
la tête. Elle devint la proie du vainqueur, qui lui dé- 
chira le crâne et la dévora. Après ce combat singulier, 
j'ai conservé vivante pendant plusieurs semaines la 
Tarentule victorieuse. » 

Ma région ne possède pas la Tarentule ordinaire, 
l’Aranéide dont le savant des Landes vient de nous 
raconter les mœurs; mais elle a son équivalent, la Ta 
rentule à ventre noir ou Lycose de Narbonne, moitié 
moindre que la première, parée de velours noir à la 
face inférieure, sous le ventre surtout, chevronnée de 
brun sur l'abdomen, annelée de gris et de blanc sur les 
pattes. Les terrains arides, caillouteux, à végétation de 
thym grillée par le soleil, sont sa demeure favorite. 
Dans mon laboratoire de l’harmas, il y a bien une 
vingtaine de terriers de cette Lycose. Rarement je passe 
à côté de ces repaires sans donner un coup d'œil au 
fond des clapiers, où luisent, comme des diamants, les 
quatre gros yeux, les quatre télescopes des recluses. 
Les quatre autres, beaucoup plus petits, ne sont pas 
visibles à cette profondeur. 

Si je veux richesses plus grandes, je n’ai qu'à me 
rendre à quelques cents pas de ma demeure, sur le 


LA TARENTULE A VENTRE NOIR 189 


plateau voisin, autrefois forêt pleine d'ombre, aujour- 
d'hui morne solitude où pâture le Criquet et vole de 
pierre en pierre le Motteux. L'amour dulucre a dévasté 
le pays. Le vin rapportant beaucoup, on extirpa la forêt 
pour planter la vigne. Le Phylloxera est venu, la souche 
a péri, et le vert plateau d'autrefois n’est plus qu’une 
étendue désolée, où quelques touffes de robustes gra- 
mens poussent parmi les cailloux. Cette Arabie Pélrée 
est le paradis de la Lycose; en une heure de temps, si 
besoin était, j'y découvrirais un cent de terriers dans 
une médiocre étendue. 

. Ces demeures sont des puits d’un pied de. profon- 
deur environ, d’abord verticaux, puis infléchis en 
coude. Leur diamètre moyen est d’un pouce. Sur le 
bout de l’orifice s'élève une margelle, formée de paille, 
de menus brins de toute nature, jusqu'à de petits cail- 
loux de la grosseur d’une noisette. Le tout est maintenu 
en place, cimenté avec de la soie. Fréquemment l’Arai-: 
gnée se borne à rapprocher les feuilles sèches du gazon 
voisin, qu'elle assujettit avec les liens de ses filières, 
sans les détacher de la plante; fréquemment aussi, à 
la construction en charpente, elle préfère un travail 
de maçonnerie, fait de petites pierres. La nature des 
matériaux à la portée de la Lycose, dans l’étroit voisi- 
nage du chantier de construction, décide de la nature 
de la margelle. Il n’y a pas de choix : tout est bon à la 
condition d’être rapproché. 

L'économie du temps fait donc varier beaucoup 
l'enceinte défensive sous le rapport de ses éléments 
constitutifs. La hauteur varie aussi. Telle enceinte est 
une tourelle d’un pouce de hauteur, telle autre se ré- 
duit à un simole rebord. Toutes ont leurs parties solide- 


190 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


ment reliées avec de la soie, toutes aussi ont même 
ampleur que le canal souterrain, dont elles sont le pro- 
longement. Il n'y a pas ici d’inégalité de diamètre 
entre le manoir sous terre et son bastion avancé; il n’y 
a pas, à l'orifice, cette plate-forme que la tourelle 
laisse libre pour le développement des pattes de la 
Tarentule italienne. Un puits, directement surmonté 
par sa margelle, voilà l’œuvre de la Tarentule à ventre 
noir. 

Si le sol est terreux, homogène, le type architectu- 
ral n’a pas d’entraves, et la demeure de l’Aranéide est 
un tube cylindrique; mais si l'emplacement est caillou- 
teux, la forme est modifiée suivant les exigences des 
fouilles. Dans ce dernier cas, le repaire est souvent un 
antre grossier, sinueux, sur la paroi duquel font saillie 
cà et là les blocs pierreux contournés par l’excavation. 
Régulier ou irrégulier, le manoir est crépi jusqu’à une 
certaine profondeur d'un enduit de soie, qui prévient 
les éboulements et facilite l'escalade au moment d’une 
prompte sortie. 

Baglivi, dans son naïf latin, nous enseigne la manière 
de prendre la Tarentule. Je suis devenu son rusticus 
insidiator ; j'ai agité à l’entrée du terrier l’épillet d’une 
graminée pour imiter le murmure d’une abeille, et atti- 
rer l'attention de la Lycose, qui s'élance au dehors 
croyant saisir une proie. Cette méthode ne m'a pas 
réussi. L’Araignée quitte, il est vrai, ses appartements 
reculés et remonte un peu dans le tube vertical pour 
s'informer de ce qui bruit à sa porte ; mais la bête ru- 
sée a bientôt éventé le piège ; elle reste immobile à 
mi-hauteur ; puis, à la moindre alerte, eïle redescend 
dans la galerie coudée, où elle est invisible. 


LA TARENTULE A VENTRE NOIR 191 


La méthode de L. Dufour me paraiïtrait meilleure 
si, dans les conditions où je me trouve, elle était prati- 
cable, Plonger rapidement un couteau dans le sol par 
le travers du terrier, de façon à couper la retraite à 
la Tarentule, lorsque celle-ci, attirée par l'épillet, sta- 
tionne dans l'étage supérieur, est une tactique à réus- 
site certaine lorsque le sol s’y prête ; malheureusement, 
ce n’est pas mon cas : autant vaudrait enfoncer la 
lame du couteau dans du tuf. 

D’autres ruses sont nécessaires. En voici deux qui 
m'ont réussi. Je les recommande aux futurs chasseurs 
de la Tarentule. J'introduis aussi profondément que 
possible dans le terrier un chaume de graminée ayant 
un épillet charnu que l’Aranéide puisse mordre en plein. 
J'agite, je tourne et retourne mon amorce. Frôlée par 
le corps importun, l’Araignée songe à la défense et 
mord l’épillet. Une petite résistance annonce aux doigts 
que l’animal a donné dans le piège, qu'il a saisi de ses 
crochets le bout du chaume. On tire à soi, lentement, 
avec précaution ; l’autre tire d’en bas, arc-boutant ses 
pattes contre la paroi. Cela vient, cela monte. Je me 
dissimule de mon mieux quand l’Aranéide arrive dans 
le canalvertical : me voyant, elle laisserait l’amorceet re- 
descendrait. Je l'amène ainsi, par degrés, jusqu’à l'ori- 
fice. C’est le moment difficile. Si l’on continue lè mou- 
vement doux, l’Araignée, qui se sent entraînée hors du 
logis, rentre aussitôt chez elle. Amener dehors la bête 
soupçonneuse par ce moyen n'est pas possible. Lors 
donc qu’elle apparaît au niveau du sol, brusquement 
je tire. Surprise par ce coup de Jarnac, la Tarentule 
n’a pas le temps de lâcher prise; accrochée à l’épillet, 
elle est lancée à quelques pouces du terrier. La capture 


192 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


est désormais sans difficulté. Hors de sa demeure, la 
Lycose est peureuse, comme effarée, à peine capable 
de fuir. La pousser dans un cornet avec un chaume est 
l'affaire d'un instant. 

Il faut quelque patience pour amener jusqu’à l'ori 
fice du terrier la Tarentule qui a mordu sur l'insidieux 
épillet. La méthode suivante est plus prompte. Je me 
procure une provision de Bourdons vivants. J'en mets 
un dans un petit flacon à goulot assez large pour en- 
clore l’orifice du terrier, et je renverse sur cet orifice 
l'appareil ainsi amorcé. Le vigoureux hyménoptère d’a- 
bord vole et bruit dans sa prison de verre ; puis, aper- 
cevant un terrier semblable à celui de sa famille, il s’y 
engage sans grande hésitation. Mal lui en prend : tan- 
dis qu'il descend, l’Araignée monte; la rencontre a 
lieu dans le couloir vertical. Quelques instants. l'oreille 
perçoit une sorte de chant de mort : c’est le bruisse- 
ment du Bourdon qui proteste contre l'accueil qui lui 
est fait. Puis, brusque silence. Le flacon est alors enlevé, 
et une pince à longues branches est plongée dans 
le puits. Je retire le Bourdon, mais immobile, mort, la 
trompe pendante. Quelque terrible drame vient de se 
passer. L'Araignée suit, ne voulant pas lâcher un si 
riche butin. Gibier et chasseur sont amenés à l’orifice. 
Méfiante, l’Aranéide parfois rentre, mais il suffit de 
laisser le Bourdon sur le seuil de la porte, ou même à 
quelques pouces plus loin, pour la voir reparaître, 
sortir de sa forteresse et venir, audacieuse, reprendre 
sa proie. C’est le moment : la demeure est fermée du 
doigt ou d’un caillou, et, comme le dit Baglivi, capta- 
tur tamen ista a rustico insidiatore. J'ajouterai : adju- 
vante Bombo. 


LA TARENTULR A VENTRE NOIR 193 


Ces méthodes de chasse n'avaient pas précisément 
pour but de me procurer des Tarentules ; je tenais fort 
peu à élever l’Aranéide dans un flacon. Un autre sujet 
me préoccupait. Voici, me disais-je, un ardent chasseur, 
qui vit uniquement de son métier. Il ne prépare pas de 
conserves alimentaires pour sa descendance ; ilse nour- 
rit lui-même de la proie saisie. Ce n’est pas un paraly- 
seur, qui ménage savamment son gibier pour lui laisser 
un reste de vie et le maintenir frais des semaines entiè- 
res ; c’est un fueur, qui sur-le-champ fait repas de sa 
venaison. Avec lui, pas de vivisection méthodique, qui 
abolisse les mouvements sans abolir la vie, mais une 
mort complète, aussi soudaine que possible, qui sauve- 
garde l’assaillant des retours offensifs de l’assailli. 

Son gibier, d'ailleurs, doit être robuste et pastoujours 
des plus pacifiques. À ce Nemrod, embusqué dans sa 
tourelle, il faut une proiïe digne de sa vigueur. Le gros 
Acridien, à la forte mâchoire, la Guêpe irrascible, 
l’Abeïlle, le Bourdon et autres porteurs de dague em- 
poisonnée, doivent de temps en temps donner dans 
l'embuscade. Le duel est presque à parité d'armes. Aux 
crochets venimeux de la Lycose, la Guëêpe oppose son 
stylet venimeux. Qui des deux bandits aura le dessus ? 
La lutte est corps à corps. Pour la Tarentule, nul 
moyen secondaire de défense ; pas de lacet pour lier la 
victime, pas de traquenard pour la maîtriser. Lorsque, 
dans sa grande toile verticale, une Épeire voit un in- 
secte empêtré, elle accourt et par brassées jette sur le 
captif des nappes de cordages, des rubans de soie, qui 
rendent toute résistance impossible. Sur la proie soli- 
dement garottée, une piqüre est prudemment faite avec 
les crochets à venin ; puis l’Araignée se retire, atten- 


13 


194 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


dant que se soient calmées les convulsions de l’agonie. 
C’est alors que le chasseur revient au gibier. Dans ces 
conditions, aucun danger sérieux. Pour la Lycose, le 
métier est plus chancerx. N'ayant à son service que 
son audace et ses crochets, elle doit bondir sur le pé- 
rilleux gibier, le dominer par sa dextérité, le foudroyer 
en quelque sorte par son talent de rapide tueur. 

Foudroyer est le mot : les Bourdons que je retire du 
trou fatal le démontrent assez. Dès que cesse ce bruis- 
sement aigu que j'ai appelé le chant de mort, vaine- 
ment je me hâte de plonger mes pinces : je retire tou- 
jours l’insecte mort, trompe étirée et pattes flasques. 
A peine quelques frémissements des pattes annoncent 
que c'est un cadavre très récent. La mort du Bourdon 
est instantanée. Chaque fois que je retire une nouvelle 
victime du fond du terrible abattoir, ma surprise renaît 
devant son immobilité soudaine. 

Cependant l’un et l’autre ont à peu près même vi- 
gueur : je choisis mes Bourdons parmi les plus gros 
(Bombus hortorum et B. terrestris). Les armes se valent 
presque; le dard de l'hyménoptère peut soutenir la 
comparaison avec les crochets de l’Araignée ; la piqûre 
du premier me semble aussi redoutable que la morsure 
du second. Comment se fait-il que la Tarentule ait tou- 
jours le dessus, et de plus dans une lutte très courte, 
d’où elle sort indemne ? Il y a certainement de sa part 
une tactique savante. Si subtil que soit son venin, il 
m'est impossible de croire que son inoculation seule, en 
un point quelconque de la victime, suffise pour un dé- 
nouement si prompt. Le serpent à sonnettes, de terrible 
renom, ne tue pas aussi vite. Il lui faut des heures, et 
à la Tarentule pas même une seconde. C’est donc l'im- 


LA TARENTULE A VENTRE NOIR 195 


portance vitale du point atteint par l'Aranéide, bien 
plus que l’atrocité du venin, qui nous rendra compre 
de cette mort soudaine. 

Quel est ce point ? Avec les Bourdons, impossible 
de le reconnaître. Ils entrent dans le terrier, etle meur- 
tre s’accomplit loin des regards. D'ailleurs, la loupe ne 
trouve sur le cadavre aucune blessure, tant sont fines 
les armes qui l'ont faite. Il faudrait voir directement 
les deux adversaires aux prises. J'ai plusieurs fois 
essayé de mettre dans le même flacon une Tarentule 
et un Bourdon en présence. Les deux animaux mutuel- 
lement se fuient, aussi inquiets l’un que l’autre de leur 
captivité. J'en ai gardé vingt-quatre heures en pré- 
sence, sans aggression ni d'une part ni de l’autre. 
Plus soucieux de la prison que de l'attaque, ils tempo- 
risent, comme indiflérents. L'expérience est toujours 
restée sans succès. J’ai réussi avec des Abeilles et des 
Guêpes, mais le meurtre s’est accompli de nuit et ne 
m'a rien appris. Je trouvais le lendemain les deux 
hyménoptères réduits en marmelade sous les mandi- 
bules de la Lycose. Une proie faible, c'est une bou- 
chée que l’Aranéide se réserve pour le calme de la 
nuit. Une proie capable de résister n'est pas attaquée 
en captivité. Les soucis du prisonnier refroidissent les 
ardeurs du chasseur. 

Le cirque d’un large flacon permet à chaque athlète 
de se retirer à l'écart, respecté de son adversaire, égale- 
ment respecté. Amoindrissons l'arène, retrécissons l’en- 
ceinte. Je plonge Bourdon et Tarentule dans une éprou- 
vette dont le fond n'offre place que pour un seul. Une 
vive mêlée éclate sans résultat sérieux. Si le Bourdon 
est en-dessous, il se couche sur le dos, et de ses pattes 


196 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


écarte l’autre tant qu'il peut. Je ne le vois pas dé- 
gainer. L'’Aranéide cependant, embrassant toute la 
circonférence de l'enceinte avec ses longues pattes, se 
hisse un peu sur la glissante surface et s'éloigne autant 
que possible de son adversaire. Là, immobile, elle 
attend les événements, bientôt troublés par le remuant 
Bourdon. Si celui-ci occupe le dessus, la Tarentule se 
fait bouclier en rassemblant ses pattes, qui tiennent 
l'ennemi à distance. Bref, sauf de vifs démêlés lorsque 
les deux champions sont en contact, rien ne se passe 
qui mérite attention. Pas de duel à mort dans l’étroite 
arène de l’éprouvette, non plus que dans l’ample 
cirque du flacon. Toute peureuse, une fois hors de 
chez elle, l’Aranéide refuse obstinément le combat ; 
et ce n’est pas le Bourdon, si étourdi qu'il soit, qui 
s'avisera de commencer. Je renonce à l'expérimenta- 
tion en cabinet. 

Il faut aller sur les lieux mêmes et présenter le duel 
à la Tarentule, pleine d’audace en son château fort. 
Seulement, au Bourdon, qui pénètre dans le terrier et 
dérobe sa fin aux regards, il est nécessaire de substi- 
tuer un autre adversaire, non enclin à pénétrer sous 
terre. En ce moment abonde dans le jardin, sur les 
fleurs de la Sauge Sclarée, l'un des plus robustes et des 
plus gros hyménoptères de ma région, le Xyloccpe 
violet, à costume de velours noir et gaze des ailes 
pourpre. Sa taille, de près d’un pouce, dépasse celle 
du Bourdon. Son coup de dague est atroce et produit 
une enflure longtemps douloureuse. J'ai à ce sujet des 
souvenirs précis, qui m'ont coûté cher. Voilà vraiment 
un antagoniste digne de la Tarentule, si je parviens à 
le lui faire accepter. J'en mets un certain nombre, un 


de 


LA TARENTULE A VENTRE NOIR 197 


par un, dans des flacons de petit volume mais de 
large goulot, capable d’entourer l'entrée du terrier, 
comme je l’ai dit au sujet de la chasse avec un Bou 
don pour appât. 

La proie que je vais offrir étant capable d’en impec 
ser, je fais choix des Tarentules les plus vigoureuses 
les plus hardies, les plus stimulées par la faim. Le 
chaume avec épillet est plongé dans le terrier. Si a 
Lycose accourt tout de suite, si elle est de belle taïlle 
si elle monte hardiment jusqu’à l'orifice de sa de 
meure, elle est admise au tournoi; dans le cas con 
traire, elle est refusée. Le flacon, avec un Xylo- 
cope pour amorce, est renversé sur la porte de l’une 
des élues. L’hyménoptère gravement bruit dans 
sa cloche ; le chasseur remonte du fond de l’antre; il 
est sur le seuil de sa porte, mais en dedans; il re- 
garde, il attend. J'attends aussi. Les quarts d'heure, 
les demi-heures se passent : rien. L’Aranéide redes- 
cend chez elle : elle a probablement jugé le coup trop 
dangereux. Je passe à un second terrier, à un troi- 
sième, à un quatrième: rien toujours, le chasseur ne 
veut pas sortir de son repaire. 

La fortune sourit enfin à ma patience, bien mise à 
contribution par tant de prudentes retraites et sur- 
tout par la chaleur caniculaire de la saison. L'une 
bondit soudain hors de son trou, aguerrie sans doute 
par une abstinence prolongée. Le drame qui se passe 
sous le couvert du flacon à la durée d’un clin d'œil. 
C’est fait : le robuste Xylocope est mort. Où le meur- 
trier l’a-t-il atteint? La constatation est aisée : la Ta- 
rentule n'a pas lâché prise, et ses crochets sont im- 
plantés en arrière de la nuque, à la naissance du cou. 


198 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Le tueur a bien la science que je lui soupçonnais; il 
s’est adressé au centre vital par excellence, il a piqué 
de ses crochets à venin les ganglions cervicaux de l'in- 
secte. Enfin, il a mordu le seul point dont la lésion 
puisse amener la soudaineté de mort. J'étais ravi de ce 
savoir assassin ; j'étais dédommagé de mon épiderme 
rôti au soleil. 

Une fois n’est pas coutume. Ce que je viens de voir, 
est-ce hasard, est-ce coup prémédité? Je m'adresse 
à d’autres Lycoses. Beaucoup, beaucoup trop pour ma 
patience, se refusent obstinément à bondir hors de leur 
repaire pour attaquer le Xylocope. Le formidable gi- 
bier en impose à leur audace. La faim, qui fait sortir 
le loup du bois, ne peut-elle faire sortir aussi la Ta- 
rentule de son trou? Deux, en effet, plus affamées ap- 
paremment que les autres, s'élancent enfin sur l’hymé- 
noptère et répètent sous mes yeux la meurtrière scène. 
Mordue encore à la nuque, exclusivement à la nuque, 
la proie meurt à l'instant. Trois meurtres, dans des 
conditions identiques, opérés sous mes regards, tel fut 
le fruit de mon expérimentation poursuivie, pendant 
deux séances, de huit heures du matin à midi. 

J’en avais assez vu. Le rapide tueur venait de m’en- 
seigner son métier comme autrefois le paralyseur: il 
venait de m'apprendre qu'il possède à fond l’art de 
l’abatteur de bœufs des Pampas. La Tarentule est un 
desnucador accompli. Il me restait à confirmer l'expé- 
rience en plein champ par l'expérience de cabinet. Je 
me montai donc une ménagerie de ces Crotales pour 
juger de la virulence de leur venin et de son effet sui- 
vant la partie du corps atteinte par les crochets. Une 
douzaine de flacons et d'éprouvettes reçurent isolément 


LA TARENTULE A VENTRE NOIR 199 


les prisonniers, que je capturai d’après les méthodes 
connues du lecteur. Pour qui jette un cri d’effroi à la 
vue d’une Araignée, mon cabinet, peuplé d'affreuses 
Lycoses, eût paru séjour peu rassurant. 

Si la Tarentule dédaigne ou plutôt n’ose attaquer un 
adversaire qu’on met en sa présence dans un flacon, 
elle n’hésite guère à mordre celui qu'on met sous ses 
crochets. Je saisis l’Aranéide par le thorax avec des 
pinces, et je présente à sa bouche l'animal que je veux 
faire piquer. A l'instant, si la bête n’a pas été déjà fati- 
guée par des expériences, les crochets s'ouvrent et s’im- 
plantent. C’est sur le Xylocope que j’ai d’abord essayé 
les effets de la morsure. Atteint à la nuque, l’'hyménop- 
tère succombe à l'instant. C’est la mort foudroyante 
dont j'ai été témoin sur le seuil des terriers. Atteint à 
l’abdomen, et remis alors dans un large flacon qui le 
laisse libre dans ses mouvements, l’insecte semble 
d’abord ne rien avoir éprouvé de sérieux. Il vole, il se 
démène, il bourdonne. Mais une demi-heure ne s’est 
pas écoulée que la mort est imminente. Couché sur le 
dos ou sur le flanc, l’insecte est immobile. A peine 
quelques mouvements des pattes, quelques pulsations 
du ventre, qui se continuent jusqu’au lendemain, an- 
noncent que la vie ne s’est pas encore totalement reti- 
rée. Puis tout cesse : le Xylocope est un cadavre. 

La portée de cette expérience s'impose à l'attention. 
Piqué dans la région cervicale, le vigoureux hymé- 
noptère périt à l'instant même; et l’Aranéide n'a pas 
à redouter les périls d’une lutte désespérée. Piqué 
autre part, à l’abdomen, l’insecte est capable, près 
d’une demi-heure, de faire usage de son dard, de ses 
mandibules, de ses pattes; et malheur à la Lycose 


200 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


qu'atteindrait le stylet. J'en ai vues qui, lardées à la 
bouche tandis qu’elles mordaient tout près de l’aiguil- 
lon, périssaient de la blessure dans les vingt-quatre 
heures. Donc, pour ce périlleux gibier, il faut une mort 
instantanée, amenée par la lésion des centres ner- 
veux cervicaux, sinon la vie du chasseur fort souvent 
serait compromise. 

L'ordre des Orthoptères m'a fourni une seconde 
série de patients, des Sauterelles vertes de la longueur du 
doigt, des Dectiques à grosse tête, des Ephippigères. 
Même résultat pour la morsure à la nuque. La mort 
est foudroyante. Atteint autre part, notamment au 
ventre, l’expérimenté résiste assez longtemps. J'ai vu 
une Ephippigère, mordue à l'abdomen, se maintenir 
pendant une quinzaine d'heures solidement crampon- 
née à la paroi lisse et verticale de la cloche lui ser- 
vant de prison. Enfin elle est tombée pour mourir. Là 
où l’hyménoptère, fine nature, succombe en moins 
d'une demi-heure, l’orthoptère, grossier ruminant, ré- 
siste un jour entier. Mettons de côté ces différences, 
ayant pour cause des organisations inégalement sen- 
sibles, et nous nous résumerons en ces deux points : 
mordu à la nuque par la Tarentule, un insecte, choisi 
parmi les plus gros, meurt à l'instant; mordu autre 
part, il périt aussi, mais après un laps de temps qui 
peut être très variable d’un ordre entomologique à 
l'autre. 

Maintenant s'expliquent les longues hésitations de la 
Tarentule, si fastidieuses pour l’expérimentateur qui lui 
présente, à l'entrée du terrier, une riche mais dange- 
reuse proie. Le plus grand nombre refuse de se jeter 
sur le Xylocope. C’est qu’en effet pareil gibier ne peut 


LA TARENTULE A VENTRE NOIR 204 


être appréhendé au hasard : il y va de la vie du chas- 
seur, qui manquerait son coup en mordant à l'aventure. 
La nuque seule est vulnérable au degré voulu. Il faut 
saisir l'adversaire par là et non autre part. Ce serait 


J'irriter et le rendre plus dangereux que de ne pas le 


terrasser sur-le-champ. L’Aranéide le sait très bien. A 
l'abri sur le seuil de sa porte, et prompte, s’il Le faut, 
à la retraite, elle épie donc le moment favorable; elle 
attend que le gros hyménoptère se présente de face, la 
nuque facile à happer. Si cette condition de succès se 
présente, elle bondit et opère; sinon, lassée des turbu- 
lentes évolutions du gibier, elle rentre. Et voilà pour 
quoi, sans doute, il m’a fallu deux séances de quatre 
heures pour assister à trois meurtres. 

Instruit jadis par les hyménoptères paralyseurs, 
javais cherché à produire moi-même la paralysie en 
inoculant une gouttelette d'ammoniaque dans le thorax 
des insectes, Charançons, Buprestes, Scarabées, dont la 
concentration du système nerveux se prête à cette opé- 
ration physiologique. L'élève avait convenablement 
répondu à l’enseignement des maîtres, et je paralysais 
un Bupreste et un Charançon presque aussi bien que le 
ferait un Cerceris. Pourquoi n’imiterais-je pas aujour- 
d’hui l'expert tueur, la Tarentule? Avec une fine pointe 
d’acier, je fais pénétrer une très petite goutte d'ammo- 
niaque à la base du crâne d’un Xylocope ou d’une Sau- 
terelle. A l'instant l’insecte succombe, sans autres mou- 
vements que des convulsions désordonnées. Atteints 
par l’âcre liquide, les ganglions cervicaux cessent leurs 
fonctions et la mort arrive. Cependant cette mort n’est 
pas soudaine, les convulsions durent quelque temps 
Si l’expérimentation laisse quelque peu à désirer sous 


202 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


le rapport de la soudaineté, d'où cela peut-il provenir? 
De ce que le liquide employé, l'ammoniaque, ne peut 
soutenir la comparaison, pour l'efficacité meurtrière, 
avec le venin de la Lycose, venin assez redoutable, on 
va le voir. 

Je fais mordre à la jambe un jeune moineau, bien 
emplumé, prêt à quitter le nid. Une goutte de sang 
coule; le point atteint s'entoure d’une aréole rougeûtre, 
puis violacée. Presque immédiatement l'oiseau ne peut 
se servir de sa patte, qui est trainante, avec les doigts 
recroquevillés; il sautille sur l’autre. Du reste, le patient 
n’a pas l'air de bien se préoccuper de son mal; il a 
l'appétit bon. Mes filles le nourrissent de mouches, de 
mie de pain, de pulpe d’abricot. Il se rétablira, il pren- 
dra des forces; la pauvre victime des curiosités de la 
science sera rendue à la liberté. C’est notre souhait à 
tous, notre projet. Douze heures après, l’espoir de gué- 
rison s'accroît; l'infirme accepte très volontiers la 
nourriture; il la réclame si l’on tarde trop. Mais Ja 
patte est toujours traînante. Je crois à une paralysie 
temporaire, qui se dissipera bientôt. Le surlendemain, 
la nourriture est refusée. S'enveloppant de son stoïcisme 
et de ses plumes ébouriffées, l'oisillon fait la boule, 
tantôt immobile, tantôt pris de soubresauts. Mes filles 
le réchauffent de l’haleine dans le creux de la main. 
Les convulsions deviennent plus fréquentes. Un bâille- 
ment annonce que c’est fini. L'oiseau est mort. 

Au repas du soir, il y eut entre nous quelque froid. 
Je lisais dans le regard de mon entourage de muets re- 
proches sur mon expérience, je sentais autour de moi 
une vague accusation de cruauté. La fin du misérable 
moineau avait contristé toute la famille. Moi-même 


: LA TARENTULE A VENTRE NOIR 203 


je n'étais pas sans quelque remords de conscience; le 
petit résultat acquis me semblait trop chèrement payé. 
Ils sont faits d’un autre bois ceux qui, sans sourciller, 
et pour ne pas arriver à grand’chose, ouvrent le ven- 
tre à des chiens vivants. 

J'eus cependant le courage de recommencer, et cette 
fois sur une Taupe, prise ravageant un carré de laitues. 
Il était à craindre que ma captive, avec son faméli- 
que estomac, donnât lieu à des doutes s’il fallait la 
garder quelques jours. Elle pouvait périr, non de sa 
blessure, mais d’inanition, si je ne parvenais à lui 
donner une nourriture convenable, assez abondante, 
assez fréquemment distribuée. Je m'exposais ainsi à 
mettre sur le compte du venin ce qui pouvait bien n'être 
que le résultat de la famine. J'avais donc à reconnaître 
d’abord s’il m'était possible de conserver la Taupe en 
captivité. Installée au fond d’un large récipient d’où 
elle ne pouvait sortir, la bête reçut pour aliments des 
insectes variés, Scarabées, Sauterelles, Cigales surtout, 
qu’elle grugeait d’un excellent appétit. Vingt-quatre 
heures de ce régime me convainquirent que l’animal 
s’accommodait de ce menu et prenait très bien sa cap- 
tivité en patience. 

Je la fis mordre par la Tarentule au bout du groin. 
Remise dans sa cage, Ja bête à tout instant se gratte le 
museau avec ses larges pattes. Cela cuit, paraît-il, cela 
démange. Désormais, la provision de Cigales est de moins 
en moins consommée; le lendemain au soir, elle est 
même refusée. Trente-six heures environ après la mor- 
sure, la Taupe meurt pendant la nuit, et ce n’est certes 
pas d’inanition, car il y avait encore dansle récipient une 
demi-douzaine de Cigales vivanteset quelques Scarabées. 


204 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Ainsi la morsure de la Tarentule à ventre noir est 
redoutable pour des animaux autres que des insectes ; 
elle est mortelle pour le Moineau, elle est mortelle 
pour la Taupe Jusqu'à quel point faut-il généraliser ? 
Je l'ignore, mes recherches ne s'étant pas étendues 
plus loin. Il me semble, néanmoins, d’après le peu que 
j'ai vu, que la morsure de cette Aranéide ne serait pas 
chez l’homme un accident négligeable. C'est tout ce 
que j'ai à dire à la médecine. 

À l’entomologie philosophique, j'ai à dire autre 
chose; j'ai à lui faire remarquer cette profonde science 
des tueurs rivalisant avec celle des paralyseurs. Les 
premiers, et je les mets au pluriel, car la Tarentule doit 
partager son art meurtrier avec une foule d’autres 
Aranéides, surtout avec celles qui chassent sans filets ; 
les premiers, dis-ie, vivant de leur proie, frappent le 
gibier de mort foudroyante en les piquant dans les 
ganglions cervicaux ; les seconds, qui veulent des con- 
serves fraîches pour leurs larves, abolissent les mou- 
vements en piquant le gibier dansles autres ganglions. 
Les uns et les autres s'adressent à la chaîne nerveuse, 
mais ils choisissent le point d’après le but à atteindre. 
S'il faut la mort, et la mort soudaine, sans péril pour 
le chasseur, la nuque est atteinte; s’il faut la simple. 
paralysie, la nuque est respectée, et les segments sui- 
vants, tantôt un seul, tantôt trois, tantôt à peu près 
tous, suivant la secrète organisation de la victime, 
reçoivent le coup de poignard. 

Les paralyseurs même, du moins quelques-uns, con- 
naissent la haute importance vitale des ganglions 
cérébraux. Nous avons vu l’Ammophile hérissée mâ- 
chonner le cerveau de la chenille; le Sphex langue- 


"3 
* 


LA TARENTULE A VENTRE NOIR 205 


docien mâchonner celui de son Ephippigère, dans le 
but de provoquer une passagère torpeur. Mais ils le 
compriment simplement et de plus avec une prudente 
réserve; ils se gardent bien de plonger le stylet dans 
ce primordial foyer de vie; nul ne s’en avise, car le 
résultat serait un cadavre dédaigné de la larve. L’Ara- 
néide, elle, plante là son double poignard, et seulement 
là ; ailleurs ce serait blessure exaltant la résistance par 
l'irritation. 11 lui faut une venaison consommée sans 
retard, et brutalement elle plonge ces crochets en ce 
point que les autres respectent avec tant de scrupule. 

Si l'instinct de ces savants meurtriers n’est pas, chez 
les uns comme chezles autres, une prédisposition innée, 
inséparable de l'animal, mais bien une habitude 
acquise, vainement je me mets l'esprit à la torture 
pour comprendre comment cette habitude a pu s’ac- 
quérir. Enveloppez ces faits, tant que vous le voudrez, 
de nuages théoriques, vous ne parviendrez jamais à 
voiler leur éclatante affirmation sur un ordre préétabli. 


XII 


LES POMPILES 


La .chenille de l’Ammophile, le taon du Bembex, 
le bupreste et le charançon du Cerceris, l'acridien, le 
grillon, l’éphippigère du Sphex, tout ce gibier paci- 
fique, c’est l’imbécile mouton de nos abattoirs; cela 
se laisse opérer par le paralyseur sans grande résis 
tance, stupidement. Les mandibules baïllent, les 
pattes ruent et protestent, la croupe se contorsionne, 
et c’est tout. Ils n’ont pas d'armes qui puissent lutter 
avec le stylet de l'assassin. Je voudrais voir le dépré- 
dateur aux prises avec un adversaire imposant, rusé 
comme lui, expert en embûches, et comme lui porteur 
de dague empoisonnée. Au bandit qui joue du poi- 
gnard, je désirerais voir s'opposer un autre bandit 
sachant poignarder. Semblable duel est-il possible? 
Oui, très possible, et même très commun. D'une part 
sont les Pompiles, champions toujours vainqueurs; 


LES POMPILES 207 


d'autre part sont les Araignées, champions toujours 
vaincus. 

Qui ne connaît les Pompiles, pour peu qu'il se soit 
délassé avec les insectes ? Contre les vieilles murailles, 
au pied des talus bordant Îles sentiers peu fréquentés, 
dans les chaumes après la moisson, dans les fourrés 
de gazon sec, partout où l’Araignée tend ses filets, 
qui ne les à vus affairés, tantôt courant de ça, de là, 
à l'aventure, les ailes relevées et vibrantes sur le dos, 
tantôt changeant de place par longues et courtes 
volées? Ce sont des chasseurs en quête d’un gibier 
qui pourrait bien intervertir les rôles et se faire lui- 
même une proie de celui qui le guettait. 

Les Pompiles alimentent leurs larves uniquement 
avec des Aranéides, et les Aranéides se nourrissent 
de tout insecte proportionné à leur taille et pris dans 
leurs filets. Si les premiers ont un dard, les autres 
possèdent un double crochet à venin. Les forces 
souvent s’équivalent ; il n’est pas même rare qu'elles 
prédominent en faveur de l’Araignée. L'hyménoptère 
a ses astuces de guerre, ses coups savamment médités: 
l’Aranéide a ses ruses et ses périlleux traquenards; 
le premier dispose d’une grande prestesse de mouve- 
ments, l’autre peut compter sur les perfidies de sa 
toile; il y a pour l’un l’aiguillon, qui sait piquer au 
point convenable pour amener la paralysie, il y a 
pour l’autre les crochets, qui savent mordre à la 
nuque et donner une mort soudaine : d’un côté est 
le paralyseur, de l’autre est le tueur. Qui des deux 
deviendra le gibier de l’autre ? 

A ne consulter que la vigueur relative des adver- 
saires, la puissance des armes, la virulence des 


208 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


venins et les divers moyens d’action, la balance bien 
des fois pencherait pour l’Aranéide. Puisqu’il sort 
toujours victorieux de cette lutte, en apparence bien 
dangereuse pour lui, le Pompile doit posséder une 
méthode particulière, dont je serais bien désireux de 
connaître le secret. 

Dans nos régions, le plus vigoureux et le plus 
vaillant chasseur d’Araignées est le Pompile annelé 
(Calicurgus annulatus Fab.), costumé de jaune et de 
noir, haut de jambes, les ailes avec l'extrémité noire 
et le reste jauni comme par l'exposition à la fumée, 
ainsi qu’un hareng saur. Sa taille est à peu près celle 
du Frêlon (Vespa Crabro). Il est rare. J'en vois trois 
ou quatre dans l’année, et je ne manque jamais de 
m'arrêter devant la fière bête, arpentant à grands 
pas, quand vient la canicule, la poudre des guérets. 
Son air audacieux, sa rude démarche, sa tournure 
belliqueuse, longtemps m'ont fait soupçonner, pour 
son gibier, quelque capture impossible, atroce, ina- 
vouable. Et je rencontrais juste. Cette proie, je l'ai 
vue, à force d'attendre et d'épier; je l’ai vue entre les 
mandibules du chasseur. C'est la Tarentule à ventre 
noir, la terrible Araignée qui, d’un coup de son arme, 
extermine net un Xylocope, un Bourdon; c’est l’Ara- 
néide qui tue un moineau, une taupe; c'est la redou- 
table bête dont la morsure ne serait peut-être pas 
sans danger pour nous. Oui, voilà le menu que le fier 
Pompile destine à sa larve. À 

Ce spectacle, l'un des plus frappants que m'aient 
présenté les hyménoptères déprédateurs, ne s’est offert 
encore à mes yeux qu'une fois, et cela, tout à côté de 
ma rustique demeure, dans le fameux laboratoire de 


men 


LES POMPILES 209 


l'harmas. Je vois encore l’intrépide braconnier tirant 
par la patte, au pied d’un mur, la monslrueuse capture 
qu’il venait de faire non loin de là sans doute. Dans le 
mur, à la base, un trou se présente, interstice acci- 
dentel entre quelques pierres. L'hyménoptère visite 
l’antre, mais non pour la première fois : il l'avait déjà 
reconnue et le logis lui avait agréé. La proie, immobi- 
lisée, attendait quelque part, je ne sais où, et le chas- 
seur a été la reprendre pour l’emmagasiner. C’est à ce 
moment que je fais sa rencontre. Le Pompile donne un 
dernier coup d'œil à la grotte, il en extrait quelques 
petits fragments de mortier détaché, et là se bornent 
les préparatifs. La Lycose est introduite, trainant sur le 
dos et tirée par la patte. Je laisse faire. Bientôt l'hymé- 
noptère reparaît, et pousse négligemment devant le 
trou les lopins de mortier qu'il vient d'extraire, puis 
il s'envole. C’est fini. La ponte est faite, l’insecte a clos 
vaille que vaille, et je peux procéder à l'examen du 
clapier et de son contenu. 

Aucun travail d'excavation de la part du Pompile. 
C’est bien un trou accidentel, aux spacieuses anfrac- 
tuosités, œuvre de la négligence du maçon et non de 
l'hyménoptère. La clôture est tout aussi sommaire. 
Quelques miettes de mortier, amassées devant la porte, 
forment barricade plutôt que fermeture. Violent chas- 
seur, pauvre architecte. Le meurtrier de la Tarentule 
ne sait pas fouir un logis pour sa larve, il ne sait pas 
combler l'entrée en y balayant de la poussière. Le pre- 
mier trou venu au pied d’un mur lui suffit pourvu qu'il 
soit assez spacieux ; un petit amas de gravats, c’est assez 
comme porte. Rien de plus expéditif. 

Se retire le gibier du réduit. L'œuf est collé sur 


14 


210 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


l’Araignée, vers la naissance du ventre. Une maladresse 
de ma part le fait détacher au moment del’extraction. 
C'est fini : il ne se développera pas; je ne pourrai 
assister à l'évolution de la larve. La Tarentule est 
immobile, souple comme à l'état de vie, sans trace 
aucune de blessure. C'est la vie, en effet, moins le 
mouvement. De loin en loin, le bout des tarses frémit 
un peu, et c'est tout. Vieil habitué à ces trompeurs 
cadavres, je vois en esprit ce qui c’est passé : l'Ara- 
néide a été piquée dans la région du thorax, une seule 
fois sans doute, vu la concentration de son appareil 
nerveux. Je mets la victime dans une boîte, où elle se 
conserve avec toute la fraicheur, toute la flexibilité 
de la vie, depuis le 2 août jusqu’au 20 septembre, c’est- 
à-dire pendant sept semaines. Ces merveilles nous 
sont familières ; inutile de s’y arrêter. 

Le plus important m'échappe. Ce que je désirais, ce 
que je désire encore aujourd'hui, c’est de voir le 
Pompile aux prises avec la Lycose. Quel duel, où la 
ruse de l'un doit maitriser les terribles armes de 
l'autre ! L'hyménoptère pénètre-il dans le terrier pour 
surprendre la Tarentule au fond de son repaire? Ce 
serait témérité pour lui fatale. Où le gros Bourdon 
périt à l'instant, l’audacieux visiteur périrait aussitôt 
entré. L'autre n'est-elle pas là, face à face, prête à lui 
happer la nuque, dont la blessure amènerait mort 
soudaine ? Non, le Pompile n’entre pas chez l’Araignée, 
c'est évident. La surprend-il hors de sa forteresse ? 
Mais la Lycose est casanière; pendant l'été, je ne la 
vois pas errer. Plus tard, dans l’arrière-saison, lorsque 
les Pompiles ont disparu, elle vagabonde; devenue 
bohémienne, elle promène en plein air sa populeuse 


LES POMPILES 211 


famille, qu’elle porte sur son dos. La part faite à ces 
promenades maternelles, elle ne me paraît pas quitter 
son manoir; et le Pompile, ce me semble, à peu de 
chance de la rencontrer au dehors. Le problème, on le 
voit, se complique : le chasseur ne peut pénétrer 
dans le terrier, où il s’exposerait à une mort fou- 
droyante; et les mœurs sédentaires de l’Aranéide 
rendent improbable sa rencontre à l'extérieur. Il y a 
là une énigme qu'il serait curieux de déchiffrer. 
Tâchons de le faire en observant d’autres chasseurs 
- d’Araignées; l'analogie nous permettra de conclure. 
Bien des fois j’ai épié des Pompiles de toute espèce 
dans leurs expéditions de chasse, je n’en ai jamais 
surpris pénétrant dans le logis de l’Araignée, celle-ci 
présente. Que ce logis soit un entonnoir plongeant 
son embouchure dans quelque trou de muraille, un 
vélarium tendu entre des chaumes, une tente imitée 
de celle de l’Arabe, un étui formé de quelques feuilles 
rapprochées, une toile avec chambre d’affüt, dès que 
la propriétaire s’y trouve, le Pompile soupçonneux 
se tient à l'écart. Si la demeure est vacante, c’est autre 
chose : l’hyménoptère parcourt avec une aisance 
superbe ces toiles, ces lacs, ces amas de cordages où 
tant d’autres insectes resteraient empêtrés. Sur lui, 
les filets de soie semblent ne pas avoir de prise. Que 
fait-il, explorant ces toiles inoccupées? Il surveille de 
là ce qui se passe sur les toiles voisines ou l’Aranéide 
est embusquée. Donc répugnance invincible du Pom- 
pile d’aller droit à l’Araignée lorsque celle-ci est chez 
elle, au milieu de ses traquenards. Et il a cent fois 
raison. Si la Tarentule connait la pratique du coup 
de poignard à la nuque, soudainement mortel, les 


212 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


autres ne peuvent l’ignorer. Malheur donc à l'impru- 
dent qui se présenterait sur le seuil d’une Araignée à 
peu près d’égale force. 

Des divers exemples recueillis sur cette prudente ré- 
serve du chasseur d’Araignées, je me bornerai au sui- 
vant, qui suffit pour ma démonstration. — En rappro- 
chant, par des liens de soie, les trois folioles qui com- 
posent la feuille du Cytise de Virgile, une Araignée 
s'était construit un berceau de verdure, un étui hori- 
zontal, ouvert aux deux bouts. Un Pombpile en recher- 
ches survient, trouve le gibier à sa convenance et met 
la tête à l'entrée du logis. L’Araignée aussitôt recule à 
l’autre bout. Le chasseur contourne la demeure et re- 
paraît à la seconde porte. Nouveau recul de l'Araignée, 
qui revient à la première entrée. L'hyménoptère y 
revient aussi, mais toujours par le dehors. À peine y 
est-il, que l’Araignée décampe vers l'ouverture oppo- 
sée; et ainsi de suite, pendant un gros quart d'heure, 
allant et revenant tous les deux d’un bout à l’autre du 
cylindre, l’Araignée à l’intérieur, le Pompile à l’exté- 
rieur. 

La proie était de valeur, paraît-il, car l'hyménoptère 
persista longtemps dans ses tentatives, toujours dé- 
jouées; il fallut cependant. y renoncer, ce perpétuel jeu 
de navette déroutant le chasseur. Le Pompile partit, et 
l'Araignée, remise de l'alerte, attendit patiemment les 
moucherons étourdis. Que fallait-il à l’hyménoptère 
pour s'emparer de ce gibier si convoité? Il fallait péné- 
trer dans le cylindre de verdure, dans l'habitacle de 
l’Araignée, et poursuivre celle-ci directement, chez 
elle, au lieu de se maintenir au dehors, allant d’une 
porte à la porte opposée. Avec une prestesse, une dexté- 


… Édité 


LES POMPILES 213 


rité comme la sienne, le coup me paraissait imman- 
quable : la proie se mouvait gauchement, un peu de 
côté comme les crabes. Je jugeais le coup facile; le 
Pompile le jugeait très périlleux. Je suis aujourd’hui de 
son avis : s’il avait pénétré dans le tuyau de feuilles, la 
maîtresse de céans l’opérait par la nuque, et le chas- 
seur devenait gibier. 

Les années se passent et le paralyseur d’Araignées 
refuse son secret; les circonstances me servent mal, le 
loisir me manque, de dures préoccupations m'absor- 
bent. Enfin, dans ma dernière année de séjour à 
Orange, la lumière se fait. J'avais pour enceinte du 
jardin une vieille muraille, noircie, délabrée par le 
temps, où, dans les insterstices des pierres, vivait une 
population d’Araignées, représentée surtout par la 
Ségestrie perfide. C'est la vulgaire Araignée noire, ou 
Araignée des caves. Elle est en entier d’un noir intense, 
sauf les mandibules, qui sont d’un superbe vert métal- 
lique. Ses deux poignards à venin semblent l’œuvre 
d’une fine métallurgie travaillant le bronze. Danstoute 
maçonnerie abandonnée, il n’est pas de recoin tran- 
quille, de trou de la grosseur du doigt, où ne s’éta- 
blisse la Ségestrie. Sa toile est un entonnoir très évasé, 
dont l'ouverture, de l’ampleur d’un pan tout au plus, 
s'étale à la surface de la muraille, où des fils rayon- 
nants la maintiennent fixée. A cette nappe conique fait 
suite un tube qui plonge dans un trou du mur. Au fond 
est le réfectoire où l’Araignée se retire pour dévorer à 
l'aise la proie saisie. 

Les deux pattes postérieures plongées dans le tube 
pour y prendre appui, les six antérieures étalées autour 
de l’orifice pour mieux percevoir tout à la ronde les 


214 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


trépidations, signe de quelque gibier, la Ségestrie 
attend immobile, à l'entrée du goulot de son enton- 
noir, qu'un insecte vienne s’empèêtrer dans le piège. 
De grosses mouches, des Eristales, qui effleurent de 
l'aile étourdiment quelque fil des rets, sont ses habi- 
tuelles victimes. Aux trémoussements du diptère 
enlacé, l’Aranéide accourt ou même bondit, mais alors 
retenue par un cordon qui s'échappe de la filière et 
dont le bout est fixé au tube de soie. Ainsi est préve- 
nue la chule dans un élan sur une surface verti- 
cale. Mordu en arrière de la tête, l’Eristale succombe à 
l'instant, et la Ségestrie l'emporte dans son repaire. 

Avec pareille méthode et pareils engins de chasse, une 
embuscade au fond d’un gouffre desoie, des lacs rayon- 
nants, un fil de sûreté qui retient le chasseur par l’ar- 
rière et permet le brusque élan sans risque d’une 
chute, la Ségestrie peut faire capture d’un gibier moins 
inoffensif qu’un Éristale. Une Guëpe, dit-on, ne l'inti- 
mide pas. Sans en avoir fait l'épreuve, volontiers je le 
crois, renseigné comme je le suis sur l’audace de l’Ara- 
néide. 

Cette audace est secondée par l’activité du venin. Il 
suffit d'avoir vu la Ségestrie prendre quelque mouche 
de grande taille pour être convaincu du foudroyant 
effet de ses crochets sur les insectes mordus à la nuque. 
La mort de l’Éristale, empêtré dansl’entonnoir de soie, 
est la mort soudaine du Bourdon, pénétrant dans le 
terrier de la Tarentule. L'effet sur l’homme nous est 
connu par les recherches de A. Dugès. Écoutons le 
courageux expérimentateur. 

« La Ségestrie perfide ou grande Araignée des caves, 
réputée venimeuse dans nos pays, a été choisie, dit-il, 


LES POMPILES 215 


pour sujet d'expérience principale. Elle avait neuf 
lignes de long, mesurée des mandibules aux filières. 
Saisie entre les doigts du côté du dos, par les pattes 
ployées et ramassées ensemble (c'est ainsi qu'il faut 
prendre les Aranéides vivantes, pour éviter leurs 
piqûres et s’en rendre maître sans les mutiler), je la 
posai sur différents objets, sur mes vêtements, sans 
qu’elle manifestât la moindre envie de nuire; mais à 
peine appuyée sur la peau nue de mon avant-bras, 
elle en saisit un pli entre ses robustes mandibules d’un 
vert métallique, et y enfonça profondément ses cro- 
chets. Quelques instants elle y resta suspendue quoique 
laissée libre ; puis elle se détacha, tomba et s'enfuit, 
laissant à deux lignes de distance l’une de l’autre, deux 
petites plaies rouges, mais à peine saignantes, un peu 
ecchymosées au pourtour, et comparables à celles que 
produirait une forte épingle. 

« Dans le moment de la morsure, la sensation fut 
assez vive pour mériter le nom de douleur, et se pro- 
longea pendant cinq à six minutes encore, mais avec 
moins de force. J'aurais pu la comparer à celle que 
produit l'ortie dite brûlante. Une élévation blanchâtre 
entoura presque sur-le-champ les deux piqüres, et le 
pourtour, dans une étendue d’un pouce de rayon à 
peu près, se colora d’une rougeur érysipélateuse, 
accompagnée d'un très léger gonflement. Au bout 
d’une heure et demie, tout avait disparu, sauf la 
trace des piqûres, qui persista plusieurs jours comme 
aurait fait toute autre petite blessure. C'était au mois de 
septembre, et par un temps un peu frais. Peut-être les 
symptômes eussent-ils offert quelque peu plus d’inten- 
sité dans une saison plus chaude. » 


216 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Sans être grave, l'effet du venin de la Ségestrie est 
nettement accentué. C’est quelque chose qu’une piqûre 
provoquant douleur vive et gonflement avec rougeur 
d’érysipèle. Si l'expérience de Dugès nous rassure pour 
notre propre compte, il n'en est pas moins vrai que le 
venin de l’Araignée des caves est terrible pour les 
insectes, soit à cause de Ja faible masse de la victime, 
soit à cause d’une efficacité spéciale sur une organisa- 
tion très différente de la nôtre. Un Pompile, bien infé- 
rieur à la Ségestrie en force et en grosseur, guerroie 
cependant contre l’Araignée noire et parvient à se 
rendre maître de ce redoutable gibier. C’est le Pom- 
pile apical (Pompilus apicalis V. Lind), guère plus 
long que l’Abeille domestique mais beaucoup plus fluet. 
Il est d’un noir uniforme; ses ailes sont rembrunies, 
avec le bout transparent. Suivons-le dans ses expédi- 
tions contre la vieille muraille habitée par la Ségestrie, 
suivons-le des après-midi entières pendant les cha- 
leurs de juillet, et armons-nous de patience, car la 
capture du gibier, périlleuse comme elle est, doit être 
longue pour l'hyménoptère. 

Le chasseur d’Araignées explore minutieusement le 
mur ; il court, il sautille, il vole; il va et revient, il 
passe et repasse. Les antennes sont vibrantes; les ailes, 
relevées sur le dos, battent continuellement l’une con- 
tre l’autre. — Ah! le voici tout près d'un entonnoir de 
Ségestrie. À l'instant l’Aranéide, jusque-là non visible, 
apparaît à l'entrée du tube ; elle étale au dehors ses 
six pattes de devant, prête à recevoir le chasseur. 
Loin de fuir devant la redoutable apparition, elle guette 
qui la guette, toute disposée à faire de son ennemi 
une proie. Devant cette fière contenance, le Pompile 


V Fo 


CRC De PES 


ONE PU 


LES POMPILES 217 


recule Il examine, il tourne un instant autour du 
gibier convoité, puis s'éloigne sans rien tenter. Lui 
parti, la Ségestrie rentre à reculons chez elle. Pour la 
seconde fois, l'hyménoptère passe à proximité d’un 
entonnoir habité. L’Aranéide aux aguets se montre 
aussitôt sur le seuil de son logis, à demi hors du tube, 
prête à la défense et peut-être aussi à l'attaque. Le 
Pompile s'éloigne, et la Ségestrie rentre dans son tube. 
Nouvelle alerte, le Pompile revient; nouvelle mena- 
çante démonstration de la part de l’Araignée. Sa voi- 
sine, un peu plus tard, fait mieux : tandis que le chas- 
seur rôde au voisinage de l’entonnoir, elle bondit tout 
à coup hors du tube, ayant à la filière le cordon de 
sûreté qui la préservera de la chute si un faux pas est 
fait ; elle s’élance et se jette au-devant du Pompile, à 
une paire de décimètrés du trou. L’hyménoptère, 
comme effaré, tout aussitôt décampe ; et la Ségestrie, 
d’une reculade non moins brusque, rentre chez elle. 

Voilà, convenons-en, un étrange gibier : il ne se 
dissimule pas, il s'empresse de se montrer; il ne fuit 
pas, il se jette au-devant du chasseur. Si l’observation 
s’arrêtait là, pourrait-on dire qui des deux est le chas- 
seur, qui des deux est le chassé? Ne prendrait-on pas 
en pitié l’imprudent Pompile? Qu'un fil du traque- 
nard l’enlace par la patte et s’en est fait de lui. L’au- 
tre sera là, le poignardant à la gorge. Quelle est donc 
sa méthode contre la Ségestrie, toujours sur le qui- 
vive, prête à la défense, audacieuse jusqu’à l’agres- 
sion? Étonnerai-je le lecteur en lui disant que ce pro- 
blème” m'a passionné, qu'il m'a tenu, des semaines 
durant, en contemplation devant la triste muraille? 
Mon récit n’en sera pas moins bref. 


218 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


A diverses reprises, je vois le Pompile brusquement 
se jeter sur l’une des pattes de l’Araignée, la saisir avec 
les mandibules et faire effort pour extraire la bête de 
son tube. C'est un élan soudain, un coup de surprise 
de trop courte durée pour permettre à l’Aranéïde d'y 
parer. Heureusement les deux pattes d'arrière sont 
cramponnées au logis, et la Ségestrie en est quitte 
pour un soubresaut, car l’autre, l'ébranlement donné, 
se hâte de lâcher prise; s’il persistait, l'affaire tourne- 
rait mal. Le coup manqué, l'hyménoptère recom- 
mence à d’autres entonnoirs; il reviendra même au pré- 
cédent lorsque l'alerte se sera un peu calmée. Toujours 
sautillant et voletant, il rôde autour de l'embouchure 
d’où la Ségestrie le surveille, les pattes étalées. Il épie 
l'instant propice; il bondit, happe une patte, tire à lui 
etse jétte à l'écart. Le plus souvent l’Araignée tient 
bon; parfois elle est entraînée hors du tube, à quel- 
ques pouces, mais aussitôt elle y rentre à la faveur 
sans doute de son cäble de sûreté non rompu. 

L’intention du Pompile est visible : il veut expulser 
l'Araignée de sa forteresse et la projeter au loin. Tant 
de persévérance amène le succès. Cette fois-ci cela va 
bien : d’un élan vigoureux et bien calculé, l’hyménop- 
tère a extrait la Ségestrie, qu'il laisse choir à terre 
tout aussitôt. Étourdie de sa chute et encore plus 
démoralisée une fois hors de son embuscade, l’Ara- 
néïde n’est plus l’audacieux adversaire de tantôt. Elle 
rassemble ses pattes et se blottit dans un pli du sol. Le 
chasseur est à l'instant là pour opérer l'expulsée. A 
peine ai-je le temps de m'approcher pour surveiller 
le drame, que la patiente est paralysée d’un coup d'ai- 
guillon dans le thorax. 


LES POMPILES 219 


Enfin la voilà, dans tout son machiavélisme, l’as- 
tucieuse méthode du Pompile. Il y a péril de mort 
pour lui s’il attaque la Ségestrie dans son domicile; 
l’'hyménoptère en est si convaincu, qu'il se garde bien 
de commettre cette imprudence; mais il sait aussi, 
qu’une fois délogée de sa demeure, l’Araignée est aussi 
craintive, aussi poltronne qu'elle était audacieuse au 
centre de son entonnoir. Toute sa tactique de guerre 
consiste donc à déloger la bête. Ge point acquis, le 
reste n’est plus rien. 

Ainsi doit se comporter le chasseur de Tarentules. 
Instruit par son confrère, le Pompile apical, je le vois 
en esprit sournoisement errer autour du bastion de la 
Lycose. Celle-ci accourt du fond de son souterrain, 
croyant à l'approche d’un gibier; elle remonte son 
tube vertical, elle étale au dehors ses pattes antérieures, 
prête à bondir. Mais c’est le Pompile annelé qui bondit, 
appréhende une patte, tire et lance la Lycose hors du 
trou. C'est désormais proie poltronne, qui se laissera 
poignaräer sans songer à faire usage de ses crochets à 
venin. La ruse ici triomphe de la force, et cette ruse 
n’est pas inférieure à la mienne, lorsque, voulant 
m'emparer de la Tarentule, je lui fais mordre un épil- 
let plongé dans le terrier, je l'amène doucement à 
l'entrée, puis d'un mouvement brusque la projette au 
dehors. Pour l’entomologiste comme pour le Pompile, 
l'essentiel est de faire quitter son château-fort à l'Ara- 
néide. La capture est après sans difficulté, tant le 
trouble est profond dans la bête expulsée. 

Déux points inverses me frappent dans les faits que 
je viens d'exposer : l’astuce du Pompile et la sottise de 
l’Araignée. Que l’hyménoptère ait acquis peu à peu, 


220 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


comme très favorable à sa descendance, son instinct si 
judicieux d'extraire d’abord la proie de son habitacle 
pour la paralyser après sans péril, je veux bien l'ad- 
mettre si l'on m'explique pourquoi la Ségestrie, d’un 
intellect non moins bien doué que celui du Pompile, 
ne sait pas encore déjouer la ruse depuis si longtemps 
qu’elle en est victime. Que faudrait-il à l'Araignée noire 
pour échapper à sonexterminateur? Un rien; il lui suffi- 
rait de rentrer dans son tube, au lieu de venir se poster 
en sentinelle, à l'entrée, toutes les fois que l’ennemi passe 
dans les environs. C'est très courageux de sa part, je 
l'avoue; mais c'est aussi très périlleux. Sur l’une des 
pattes étalées dehors pour la défense et l'attaque, le 
Pompile va fondre, et l’assiégée périra trahie par son 
audace. Cette posture est bonne dans l'attente d’une 
proie, mais l'hyménoptère n'est pas un gibier; c'est un 
ennemi, et des plus à craindre. L’Aranéide ne l’ignore 
pas. À sa vue, au lieu de se camper crânement mais 
sottement sur le seuil de sa porte, que ne recule-t-elle 
au fond de sa forteresse, où l’autre ne viendrait pas 
l’attaquer? L'expérience des générations accumulées 
aurait dû lui apprendre cette tactique si élémentaire 
et d’un intérêt sans égal pour la prospérité de sa race. 
Si le Pompile a perfectionné sa méthode d'attaque, 
pourquoi la Ségestrie n’a-t-elle pas perfectionné sa mé- 
thode de défense? Est-ce que les siècles de siècles au- 
raient avantageusement modifié l'un sans parvenir à 
modifier l’autre? Là je ne comprends plus, ce qui s’ap- 
pelle plus. Et tout naïvement je me dis: Puisqu'il faut 
des Araignées aux Pompiles, de tout temps ceux-ci ont 
possédé leur patiente astuce et les autres leur sotte 
audace. C'est puéril, si l’on veut, peu conforme aux 


LES POMPILES 224 


visées transcendantes des théories à la mode; iln'y a 
là n1 objectif ni subjectif, ni adaptation ni différentia- 
tion, ni attavisme ni transformisme ; soit, mais du moins 
je comprends. 

Revenons aux mœurs du Pompile apical. Sans m'at- 
tendre à des résultats de quelque intérêt, car en capti- 
vité les talents respectifs du déprédateur et de la proie 
paraissent sommeiller, j'ai mis en présence, dans un 
large flacon, l'hyménoptère et la Ségestrie. L’Aranéide 
et son ennemi se fuient mutuellement, aussi craintifs 
l’un que l’autre. Par quelques secousses ménagées, je 
les amène à se toucher. La Ségestrie, par moments, 
saisit le Pompile, qui se pelotonne de son mieux, sans 
chercher à faire usage de son dard; elle le roule entre 
ses pattes et même entre ses pinces, mais ne paraît le 
faire qu'avec répugnance. Une fois, je la vois se cou- 
cher sur le dos, et maintenir le Pompile au-dessus 
d'elle, à distance autant qu’elle le peut, tout en le rou- 
lant entre les pattes antérieures, le mâchonnant entre 
les mandibules. L'hyménoptère, soit adresse de sa part, 
soit frayeur de l’Aranéide, sort promptement de dessous 
les redoutables crochets, s'éloigne un peu et ne paraïit 
pas trop se soucier des bourrades qu'il vient de rece- 
voir. Il se lustre tranquillement les ailes, il se frise les 

antennes en les tirant tandis qu’il les maintient à terre 
sous ses tarses antérieurs. L'attaque de la Ségestrie, 
stimulée par mes secousses, se réitère une dizaine de 
fois, et le Pompile s'échappe toujours des crochets ve- 
nimeux sans avoir rien éprouvé, comme s’il était invul- 
nérable. 

L’est-il, en effet? En aucune manière, nous en aurons 
bientôt la preuve; s’il se retire sain et sauf, c’est que 


222 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


l’Aranéide n’use pas de ses crochets. Il y a là une sorte 
de suspension d'armes, une convention tacite de s’in- 
terdire les coups mortels; ou plutôt, il y a démoralisa- 
tion par la captivité, et les deux adversaires ne sont 
plus d'humeur assez belliqueuse pour jouer du stylet. 
La quiétude du Pompile, qui continue à se friser crâne- 
ment en face de la Ségestrie, me rassure sur le sort de 
mon prisonnier; pour plus de sûreté cependant, je lui 
jette un chiffon de papier, dans les plis duquel il trou- 
vera refuge pendant la nuit. Il s’y installe, à l'abri de 
l’Araignée. Le lendemain, je le trouve mort. Pendant 
la nuit, la Ségestrie, aux habitudes nocturnes, avait 
repris son audace et poignardé son ennemi. Je le soup- 
connais bien que les rôles pouvaient s'intervertir! Le 
bourreau d'hier est la victime d'aujourd'hui. 

Je remplace le Pompile par une Abeille domestique. 
Le tête-à-tête ne fut pas long. Deux heures plus tard, 
l’Abeille était morte, mordue par l’Araignée. Un Eristale 
a le même sort. La Ségestrie cependant ne touche à 
aucun des deux cadavres, pas plus qu’elle n'avait tou- 
ché au cadavre du Pompile. Dans ces meurtres, la 
captive paraît n'avoir eu d'autre but que de se débar- 
rasser d'un voisin turbulent. Quand viendra l'appétit, 
peut-être les victimes seront-elles utilisées. Elles ne le 
furent pas, et par ma faute. Je mis dans le flacon un 
Boudon de moyenne taille. Un jour plus tard, l’Arai- 
gnée était morte; son rude compagnon de captivité 
avait fait le coup. 

Terminons-là ces duels, irréguliers dans la prison de 
verre, et complétons l’histoire du Pompile que nous 
avons laissé au pied de la muraille avec la Ségestrie 
paralysée. Il abandonne la proie à terre pour revenir 


LES POMPILES 223 


au mur. Il visite un à un les entonnoirs de l’Araignée, 
sur lesquels il marche avec la même aisance que sur 
la pierre; il inspecte les tubes de soie, il y plonge les 
antennes, sonde exploratrice; il y pénètre sans la 
moindre hésitation. D'où lui vient maintenant cette 
émérité de s'engager ainsi dans les repaires de la Sé- 
estrie ? Tout à l'heure, il était d’une réserve extrême; 
n ce moment, il semble insoucieux du péril. C’est 
u’il n’y a pas péril en réalité. L'hyménoptère visite des 
omiciles sans habitants. Quand il s’engouffre dans un 
ube de soie, il sait très bien qu'il n’y a personne, car 
.- la Ségestrie était présente, elle aurait déjà paru sur 
.e seuil du logis. La propriétaire ne se montrant pas 
au premier ébranlement des fils du voisinage, c'est la 
preuve certaine que le tube est vacant; et le Pompile 
s’y engage en toute sécurité. Je recommanderai aux 
observateurs futurs de ne pas prendre les recherches 
actuelles pour des manœuvres de chasse. Je l'ai dit et 
le répète : jamais le Pompile ne pénètre dans l’embus- 
cade de soie tant que l’Araignée s'y trouve. 

Parmi les entonnoirs visités, l’un paraît lui convenir 
plus que les autres; il y revient souvent au cours de 
ses recherches, qui durent bien près d’une heure. Entre 
temps, il accourt à l’Araignée, gisant à terre ; il la visite, 
la tiraille, la rapproche un peu du mur, puis la quitte 
pour mieux reconnaître le tube objet deses prédilections. 
Enfin il revient à la Ségestrie et la saisit par le bout 
du ventre. La proie est si lourde, qu’il peut à grande 
peine la remuer sur le sol horizontal. Deux pouces le 
séparent de la muraille. Il y arrive non sans efforts, et 
néanmoins, une fois le mur atteint, la besogne s’ac- 
complit prestement. Antée, fils de la Terre, dans sa 


224 SOUVENIRS ENTUMOLOGIQUES 


lutte contre Hercule, reprenait, dit-on, vigueur, chaque 
fois que ses pieds touchaient le sol; le Pompile, fils de 
la muraille, semble décupler ses forces une fois qu'il 
a pris pied sur la maçonnerie. 

Voici qu'en effet l’'hyménoptère hisse sa proie à, 
reculons, sa proie énorme qui pendille. Il grimpe 
tantôt sur un plan vertical, tantôt sur un plan incliné, 
suivant l'inégale surface des pierres. Il franchit 
des intervalles où il lui faut marcher le dos en bas, 
tandis que le gibier oscille dans le vide. Rien ne 
l'arrête; il monte toujours, jusqu'à une paire de 
mètres de hauteur, sans choisir le sentier, sans aper- 
cevoir le but puisqu'il progresse à reculons. Là une 
corniche se présente, reconnue à l'avance sans doute 
et atteinte malgré les difficultés d’une ascension qui 
ne permettait pas de la voir. Le Pompile y dépose 
son gibier. Le tube de soie qu'il visitait avec tant 
d'affection n’est qu’à une paire de décimètres. Il y va, 
le visite rapidement et retourne à l’Araignée, qu'il 
introduit enfin dans le tube. 

Peu après, je le vois ressortir. Il cherche çà et là, 
sur la muraille, quelques morceaux de mortier, deux 
ou trois, assez volumineux, qu’il transporte pour une 
clôture. L'œuvre est finie. Il s'envole. 

Le lendemain, je visite cet étrange terrier. L’Arai- 
gnée est au fond du tube de soie, isolée de partout 
comme sur un hamac. L'œuf de l'hyménoptère est 
collé, non à la face ventrale de la victime, mais bien 
à la face dorsale, vers le milieu, près de la naissance 
de l'abdomen. Il est blanc, cylindrique et d’une paire 
de millimètres de longueur. Les quelques fragments 
de mortier que j'ai vu transporter n'ont servi qu'à 


LES POMPILES 225 


obstruer très grossièrement la chambre de soie du 
fond. Ainsi le Pompile apical dépose sa proie et son 
œuf, non dans un terrier, son œuvre à lui, mais dans 
la demeure même de l’Araignée. Peut-être le tube de 
soie appartient-il à la victime, qui fournit à la fois 
les vivres et le logement. Quel gîte pour la larve de ce 
Pompile : la chaude retraite et le douillet hamac de 
la Ségestrie! 

Voilà donc déjà deux chasseurs d’Araignées, le 
Pompile annelé et le Pompile apical, qui, non versés 
dans le métier de mineur, établissent leur postérité à 
peu de frais dans les trous accidentels des murailles, 
ou même dans le repaire de l’Aranéide dont se nourrit 
la larve. À ces logis, acquis sans fatigue, ils font un 
simulacre de clôture avec quelques fragments de 
mortier. Mais gardons-nous de généraliser ce mode 

expéditif d'établissement. D’autres Pompiles sont de 
” vrais fouisseurs, qui vaillamment se crensent un ter- 
rier dans le sol, à une paire de pouces de-profondeur. 
De ce nombre est le Pompile à huit points (Pompilus 
octopunctatus Panz.), à livrée noire et jaune, les ailes 
ambrées, rembrunies au bout. Pour gibier, il choisit 
les Epeires (£'peira fasciata, Epeira sericea), grosses 
Araignées superbement ornées, qui se tiennent à l'affût 
au centre de leurs grandes toiles verticales. Ses 
mœurs ne me sont pas assez connues pour que je 
puisse les décrire; j'ignore surtout ses pratiques de 
chasse. Mais sa demeure m'est familière : c'est un 
terrier, que j'ai vu commencer, parachever et clôturer 
suivant l’habituelle méthode des fouisseurs. 


15 


RES ENPR EE PAF IT IS 


AIT 


LES HABITANTS DE LA RONCE 


Lorsqu'il émonde sa haie, dont le féroce fouillis dé- 
borde sur le chemin, le paysan tronque, à quelques : 
pans du sol, les lianes de la ronce, et laisse en place 
la base de la tige, qui ne tarde pas à se dessécher. Ces 
bouts de ronce, qu'abrite et défend l’épineux fourré, 
sont recherchés d’une foule d'hyménoptères pour l’éta- 
blissement de leur famille. Le tronçon, devenu aride, 
offre à qui sait l’exploiter un logis hygiénique, où n’est 
pas à craindre l'humidité de la sève; sa moelle, tendre 
et volumineuse, se prête à un travail facile; son bout 
sectionné présente un point d'attaque, qui permet d'’at- 
teindre immédiatement le filon de peu de résistance 
sans ouvrir une voie à travers la dure enceinte ligneuse. 
Pour beaucoup d'hyménoptères, collecteurs de miel ou 
déprédateurs, c’est donc une trouvaille de prix qu’une 
pareille tige sèche, lorsqu'elle est d’un diamètre assorti 


LES HABITANTS DE LA RONCE 227 


à la taille de qui veut y élire domicile; c’est de plus un 
intéressant sujet d'étude pour l’entomologiste qui, 
l'hiver, un sécateur à la main, peut s’amasser dans les 
haies un fagot riche en petites merveilles d'industrie. 
La visite aux ronciers est depuis longtemps un de mes 
passe-temps favoris pendant les loisirs de la mauvaise 
saison ; et il est rare qu’un aperçu nouveau, un fait 
inattendu, ne me dédommage de mes accrocs à l’épi- 
derme. 

Mes relevés, qui sont fort loin encore d’être complets, 
-énumèrent déjà une trentaine d'espèces habitant la 
ronce, autour de mon habitation; d’autres observa- 
teurs, plus assidus que moi, explorant une autre région 
et dans un rayon plus étendu que le mien, en ont dé- 
nombré une cinquantaine. Je donne en note la série 
complète des espèces que j'ai reconnues !. 


(1) Insectes habitant la ronce, aux environs de Sérignan 
(Vaucluse). 

1° HyYMÉNOPTÈRES MELLIFICIENS. — Osmia tridentata Duf. et Per. 
— Osmia detrila Pérez. — Anthidium scapulare Latr. — He- 
riades rubicola Pérez. — Prosopis confusa Schenck. — Ceratina 
chalcites Germ. — Ceratina albilabris Fab. — Ceratina callosa 
Fab. — Ceratina cœrulea Villers. 

2 HyMÉNOPTÈRES DÉPRÉDATEURS. — Solenius vaqus Fab. (Provi- 
sion en diptères). — Solenius lapidarius Lep. (Provisions en 
araignées?) — Cemonus unicolor Panz. (Provisions en pucerons). 
— Psen atratus (Provisions en pucerons noirs). — Tripoxylon 
figulus Lin. (Provisions en araignées). — Pompilus, inconnu 
(Provisions en araignées). — Odynerus delphinalis Giraud. 

3 HyMÉNOPTÈRES PARASITES. — Leucospis, inconnu; parasite de 
l'Anthidium scapulare. — Scolien de petite taille, inconnu; pa- 
rasite du Solenius vagus. — Omalus auratus; parasite de divers 
rubicoles. — Cryptus bimaculatus Grav., parasite de l'Osmia 
detrila. —’Cryptus gyrator Duf., parasite du Tripoæylon figulus. 
— Ephialles divinalor Rossi, parasite du Cemonus unicolor. 
— Ephialles mediator Grav., parasite du Psen atratus. — Fœnus 


228 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Il ya là des corps de métier fort divers. Les uns, 
plus industrieux, mieux outillés, enlèvent la moelle de 
la tige sèche et obtiennent ainsi une galerie cylindrique 
et verticale, dont la longueur peut atteindre jusqu’à 
près d’une coudée. Cet étui est ensuite divisé, par des 
cloisons, en étages plus ou moins nombreux, dont cha- 
cun est la loge d’une larve. — D'autres, moins bien 
doués en force et en outils, mettent à profit les vieilles 
galeries d'autrui, galeries abandonnées après avoir 
servi de demeure à la famille de leur constructeur. 
Leur seul travail consiste à réparer un peu la masure, 
à déblayer le canal des ruines encombrantes, telles 
que débris de cocons et décombres de planchers écrou- 
lés, enfin à édifier de nouvelles cloisons, tantôt avec 
une pâte de terre argileuse, tantôt avec un béton 
formé de ratissures de moelle que cimente une goutte 
de salive. 

On reconnait ces habitations d'emprunt à l’inégal 
développement des étages. Quand :il a lui-même foré 
le canal, l’ouvrier est économe de l’espace; il sait ce 
que cela coûte de peine à obtenir. Les loges sont alors 
pareilles, de capacité convenable pour l'habitant, sans 
exagération en plus ou en moins. Dans cet étui, où 
s’est dépensé le travail assidu de semaines entières, il 
convient de loger le plus grand nombre de larves que 


pyrenaïcus Guérin. — Euritoma rubicola J. Giraud; parasite de 
l'Osmia detrita. 

4° CoLéoprÈREs. — Zonitis mutica Fab.; parasite de l’Osmia 
tridentata. 

Pour la plus grande part, ces insectes ont passé sous les yeux 
d'un savant maître, M. J. Pérez, professeur à la Faculté des 
sciences de Bordeaux. Je lui renouvelle ici mes remerciements 
pour la bienveillance qu'il a mise à me les déterminer. 


LES HABITANTS DE LA RONCE 229 


possible, tout en laissant à chacune l’espace nécessaire. 
L'ordre dans la superposition des étages, l'économie 
dans les distances sont alors de règle absolue. 

Mais le gaspillage est visible quand l’hyménoptère 
utilise une ronce creusée par un autre. Tel est le cas 
du Fripoxzylon figulus. Pour obtenir les magasins où 
il dépose ses maigres rations d'araignées, il découpe 
son cylindre d'emprunt en loges lrès inégales, au moyen 
de minces cloisons d'argile. Les unes ont un centimètre 
environ, longueur convenable pour l’insecte; les autres 
se prolongent jusqu’à deux pouces. A ces vastes salles, 
si disproportionnées avec l'habitant, se reconnaît l’in- 
souciante prodigalité d’un propriétaire de hasard, à 
qui la propriété n'a rien coûté. 

Ouvriers de première main, ou bien ouvriers retou- 
chant le travail d'autrui, ils ont tous leurs parasites, 
qui constituent la troisième catégorie des habitants de 
la ronce. Ceux-ci n’ont ni galeries à creuser, ni provi- 
sions à faire : ils déposent leur œuf dans une cellule 
étrangère, et leur larve se nourrit soit des provisions 
soit de la larve même du légitime propriétaire. 

En tête de cette population, pour le fini comme pour 
l'ampleur du travail, se trouve l'Osmie tridentée (Osmia 
tridentata Duf. et Per.), dont j'aurai à m'occuper 
spécialement dans ce chapitre. Sa galerie, du calibre 
d'un crayon, descend parfois jusqu’à une coudée de 
profondeur. Elle est d'abord presque exactement cy- 
lindrique; mais, au cours de l’approvisionnement, des 
retouches se font qui la modifient un peu à des dis- 
tances géométriquement déterminées. Le travail de 
forage n’a pas grand intérêt. Au mois de juillet, on 
voit l'insecte, campé sur un bout de ronce attaquer la 


230 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


moelle et y creuser un puits. Celui-ci devenu assez 
profond, l’'Osmie y descend, arrache quelques parcelles 
de moelle et remonte pour rejeter sa charge au dehors. 
Cette œuvre monotone se continue jusqu'à ce que l'hy- 
ménoptère ait jugé la galerie assez longue, ou bien, ce 
qui arrive fréquemment, jusqu'à ce qu'il soit arrêté 
par un nœud infranchissable. 

Viennent après la pâtée de miel, la ponte et le cloi- 
sonnement, opération délicate à laquelle l'insecte pro- 
cède par degrés de la base au sommet. Au fond de la 
galerie un amas de miel est déposé, et sur cet amas un 
œuf est pondu; puis une cloison est construite pour sé- 
parer cette loge des suivantes, car chaque larve doit 
avoir sa chambre spéciale, d’un centimètre et demi 
environ de longueur, sans communication aucune avec 
les chambres voisines. Celte cloison a pour matériaux 
de la ratissure de moelle de ronce, qu'agglutine et 
met en pâte une humeur fournie par l'appareil sali- 
vaire. Où prendre ces matériaux? L'Osmie ira-t-elle 
recueillir au dehors, à terre, les déblais qu’elle a re- 
jetés en forant le cylindre? Économe de son temps, 
elle a mieux à faire que de ramasser sur le sol Les par- 
celles éparpillées. Le canal, ai-je dit, est d’abord tout 
d’une venue, à peu près cylindrique ; sa paroi conserve 
encore une mince couche de moelle. Voilà les réserves 
que l’'Osmie, en constructeur prévoyant, s'est ménagées 
pour édifier les cloisons. Du bout des mandibules, elle 
ratisse donc autour d'elle, mais dans une longueur dé- 
terminée, celle qui correspond à la loge suivante; de 
plus, elle conduit son travail de façon à creuser da- 
vantage la partie moyenne et à laisser rétrécies les 
deux extrémités. Au canal cylindrique du début, ainsi 


LES HABITANTS DE LA RONCE 54 


succède, dans la partie travaillée, une cavité ovoïde 
tronquée aux deux bouts, un espace en forme de ton- 
nelet. Cet espace sera la seconde cellule. 

Quant aux déblais, ils sont utilisés sur place, ils ser- 
vent à la construction de l’opercule qui sert de plafond 
à la loge précédente et de plancher à la loge qui suit. 
Nos entrepreneurs ne combineraient pas mieux pour 
bien utiliser le temps des travailleurs. Sur le plancher 
ainsi obtenu, une autre ration de miel est déposée, et 
à la surface de la pâtée un œuf est pondu. Enfin, au 
rétrécissement supérieur du tonnelet, une cloison est 
construite avec les ratissures fournies par la confection 
finale de la troisième loge, elle-même façonnée en 
ovoïde tronqué. Ainsi se poursuit l’œuvre, loge par 
loge, chacune d'elles fournissant la matière de la cloison 
qui la sépare de la précédente. Parvenue au bout du 
cylindre, l'Osmie tamponne l’étui avec une épaisse 
couche de la même pâte à cloisons. Et c’est fini pour 
ce bout de ronce; l’hyménoptère n’y reviendra plus. Si 
les ovaires ne sont pas encore épuisés, d’autres tiges 
sèches seront exploitées de la même manière. 

Le nombre de loges varie beaucoup, suivant les qua- 
lités de la tige. Si le bout de ronce est long, régulier, 
sans nœuds, on peut en compter une quinzaine ; c’est 
du moins le chiffre le plus élevé que m'aient fourni 
mes observations. Pour bien juger de l'aménagement, 
il faut fendre la tige en long, pendant l'hiver, alors 
que les provisions sont depuis longtemps consommées, 
et que les larves sont encloses dans leurs cocons. On 
voit que l’étui est divisé, à des distances égales, par de 
légers étranglements, dans chacun desquels est fixé un 
disque circulaire, une cloison d’un millimètre à deux 


232 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


d'épaisseur. Les chambres que ces cloisons séparent 
sont autant de tonnelets, exactement remplis par un 
cocon roux, translucide, à travers lequel se voit la 
larve, recourbée en hameçon. On dirait un grossier 
chapelet d’ambre, à grains ovoïdes, conligus par leurs 
bouts tronqués. 

Dans ce chapelet de cocons, quel est le plus vieux, 
quel est le plus jeune? Le plus vieux est évidemment 
celui du fond, celui de la cellule la première construite; 
le plus jeune est celui qui termine en haut la série, 
celui de la dernière cellule construite. L’aînée des 
larves commence l’empilement, tout au fond de la ga- 
lerie; la dernière venue le termine, à l'extrémité supé- 
rieure; et les autres se succèdent, d'après leur âge, de 
la base au sommet. 

Remarquons maintenant que, dans le canal, il ne 
peut y avoir place, à la même hauteur, pour deux Os- 
mies à la fois, car chaque cocon remplit, sans inter- 
valle vide, l'étage, le tonnelet qui lui appartient; re 
marquons encore que, parvenues à l'état parfait, les 
Osmies doivent toutes sortir de l’étui par le seul orifice 
que possède le bout de ronce, l’orifice d’en haut. I n'y 
a là qu'un obstacle facile à surmonter, un tampon de 
moelle agglutinée, dont les mandibules de l’insecte ont 
aisément raison. En bas, la tige n'offre aucune voie 
préparée; d’ailleurs elle se prolonge indéfiniment sous 
terre, par les. racines. Partout ailleurs est l'enceinte 
ligneuse, en général trop dure et trop épaisse pour être 
forcée. C’est donc inévitable : toutes les Osmies, quand 
viendra le moment de quitter la demeure, doivent 
sortir par le haut ; et comme l’étroitesse du canal s’op- 
pose au passage de l'insecte qui précède tant que reste 


| 


LES HABITANTS DE LA RONCE 233 


en place l’insecte qui suit, le déménagement doit com- 
mencer par le haut, se propager de loge en loge et se 
terminer par le bas. L'ordre de sortie est alors l'inverse 
de l’ordre de primogéniture; les plus jeunes Osmies 
quittent le nid les premières, et les plus âgées le 
quittent les dernières. 

L’aiînée, celle du fond, a la première achevé sa pâtée 
de miel et tissé son cocon. Antérieure à toutes ses 
sœurs dans la série de ses actes, elle a la première 
rompu son outre de soie et détruit le plafond qui clô- 
ture sa chambre ; c’est du moins ce que fait prévoir la 
logique des choses. Dans son impatience de sortir, 
comment s’y prendra-t-elle pour se libérer? La voie est 
obstruée par les cocons suivants, encore intacts. S'ou- 
vrir par la force une trouée à travers le chapelet de 
ces cocons, ce serait exterminer le reste de la nichée; 
la libération d’une seule serait la ruine de toutes les 
autres. L'’insecte est opiniâtre dans ses actes, peu scru- 
puleux dans ses moyens. Si l’'hyménoptère du fond de 
l'étui veut quitter le logis, épargnera-t-il ceux qui lui 
font barricade ? 

La difficulté est grande, on le comprend; elle semble 
insurmontable. Un soupçon vient alors à l'esprit : on 
se demande si la sortie du cocon ou l’éclosion s'accom- 
plit réellement d’après l’ordre de la primogéniture. Ne 
pourrait-il arriver, par une exception bien singulière il 
est vrai, mais nécessaire en de telles conditions, que la 
moins âgée des Osmies rompit son cocon la première, 
et la plus âgée la dernière; enfin, que l’éclosion se pro- 
pageât d’une chambre à la suivante en sens inverse de 
celui que supposerait l’âge? Alors toute difficulté serait 
aplanie : chaque Osmie, à mesure qu’elle déchirerait sa 


234 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


prison de soie, trouverait une voie libre devant elle, 
les Osmies plus voisines de l'issue étant déjà sorties. 
Mais est-ce bien ainsi que les choses se passent? Nos 
vues, bien souvent, ne concordent pas avec ce que pra- 
tique l'insecte; même pour ce qui nous paraît très 
logique, il est prudent de voir avant de rien affirmer. 
L. Dufour n’a pas eu cette prudence lorsqu'il s’est oc- 
cupé, le premier, de ce petit problème. Il nous raconte 
les mœurs d’un Odynère (Odynerus rubicola Duf.), 
qui empile dans le canal d’une tige sèche de ronce des 
cellules maçonnées avec de la terre; et plein d’enthou- 
siasme pour son industrieux hyménoptère, il ajoute : 

« Comment concevez-vous que dans une file de huit 
coques de ciment, placées bout à bout et étroitement 
enclavées dans un étui de bois, la plus inférieure, qui a 
été incontestablement construite la première, qui ren- 
ferme par conséquent le premier-né des œufs, et qui 
d'après les lois ordinaires devrait mettre au jour le 
premier insecte aïlé, comment concevez-vous, dis-Je, 
que la larve de cette première coque ait recu mission 
d’abdiquer sa primogéniture et de n’accomplir sa méta- 
morphose complète qu'après tous ses puinés ? Quelles 
sont les conditions mises en œuvre pour amener un 
résultat si contraire, en apparence, aux lois de la 
nature? Abaissez votre orgueil devant le fait, et con- 
fessez votre ignorance plutôt que de vouloir sauver 
votre embarras par de vaines explications! 

« Sile premier œuf pondu par l’industrieuse mère eût 
dû être le premier-né des Odynères, il aurait fallu que 
celui-ci, pour voir la lumière aussitôt après avoir acquis 
des aïles, eût la faculté ou de faire une brèche aux 
flancs de la double paroi de sa prison, ou de perforer 


LES HABITANTS DÉ LA RONCE 235 


de bout à fond les sept coques qui le précèdent, pour 
sortir par la troncature de la tige de ronce. Or, la 
nature, en lui refusant les moyens d’une évasion laté- 
rale, n’a pas pu permettre non plus une violente 
trouée directe, qui eût amené inévitablement le sacri- 
fice de sept membres d’une même famille au salut d’un 
fils unique. Aussi ingénieuse dans ses plans que 
féconde dans ses ressources, elle a dû prévoir et pré- 
venir toutes les difficultés ; elle a voulu que le dernier 
berceau construit donnât le premier-né; que celui-ci 
frayät la route au second de ses frères, le second au 
troisième, et ainsi de suite. C’est effectivement dans 
cet ordre successif qu'a lieu la naissance de nos 
Odynères de la ronce. » 

Oui, mon vénéré maître, j'accorderai sans hésiter 
que les habitants de la ronce sortent de leur étui dans 
un ordre inverse de celui de l’âge, le plus jeune le 
premier, le plus âgé le dernier, sinon toujours, du 
moins très souvent. Mais l’éclosion, et j'entends par là 
la sortie du cocon, se fait-elle dans le même ordre? 
L'évolution de l'aîné est-elle en retard sur celle du 
puîné, afin que chacun donne à ceux qui lui barre- 
raient le passage le temps de se libérer et de laisser la 
voie praticable ? Je crains bien que la logique n'ait 
fourvoyé vos conséquences en dehors de la réalité. 
Rationnellement rien de plus juste, rien de plus rigou- 
reux que vos déductions, cher maître ; et pourtant il 
faut renoncer à l’étrange inversion que vous invoquez. 
Aucun des hyménoptères de la ronce que j'ai expéri- 
mentés ne se comporte ainsi. Je ne sais rien de per- 
sonnel sur l'Odynère rubicole, qui paraît étranger à 
ma région ; mais comme la méthode de sortie doit être 


236 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


à peu près la même quand l'habitation est identique, 
il suffit, je crois, d’expérimenter quelques-uns des 
habitants de la ronce pour savoir l'histoire générale 
des autres. 

Mes études porteront de préférence sur l’Osmie tri- 
dentée, qui, par sa vigueur et le nombre de ses loges 
dans une même tige, se prête mieux que les autres aux 
épreuves du laboratoire. Le premier fait à reconnaître, 
c'est l’ordre d'éclosion. — Dans un tube de verre, 
fermé par un bout, ouvert à l’autre et d’un calibre à 
peu près égal à celui dela galerie de l’Osmie, j'empile, 
exactement dans leur ordre naturel, la dizaine de cocons, 
plus ou moins, que j'extrais d’un bout de ronce. Cette 
opération est faite en hiver. Les larves sont alors, 
depuis longtemps, encloses dans leur outre de soie. 
Pour séparer les cocons entre eux, j'emploie des 
cloisons artificielles consistant en rondelles de sorgho 
à balais, d’un demi-centimètre environ d'épaisseur. La 
matière est une moelle blanche, dépouillée de son en- 
veloppe fibreuse, et facilement atlaquable par les man- 
dibules de l’Osmie. Mes diaphragmes dépassent de 
beaucoup en épaisseur les cloisons naturelles; c’est 
avantageux, ainsi qu'on va le voir; du reste, il ne 
serait pas aisé de faire usage de plus faibles, car ces 
rondelles doivent pouvoir supporter la pression du 
refouloir qui les met en place dans le tube. D'autre 
part, l'expérience m’a démontré que l’'Osmie en a faci- 
Jement raison quand il s’agit d'y faire brèche. 

Pour éviter l'accès de la lumière, qui troublerait mes 
insectes, destinés à passer leur vie larvaire dans une 
obseurité complète, j'enveloppe le tube d'un épais 
fourreau de papier, facile à retirer et à remettre quand 


LES HABITANTS DE LA RONCE 231 


le moment de l'observation sera venu. Enfin les tubes 
ainsi préparés, soit avec l'Osmie, soit avec d'autres 
habitants de la ronce, sont suspendus suivant la verti- 
cale et l’orifice en haut, dans un recoin de mon cabinet. 
Chacun de ces appareils réalise assez bien les condi- 
tions naturelles : les cocons d’un même bout de ronce 
y sont empilés dans le même ordre qu'ils avaient dans 
la galerie natale, le plus vieux au fond du tube, le 
plus jeune à proximité de l'orifice ; ils sont isolés par 
des cloisons; ils sont dirigés suivant la verticale, Ja 
tête en haut; de plus, mon artifice a l'avantage de 
substituer, à la paroi opaque de la ronce, une paroi 
transparente, qui me permettra de suivre l’éclosion 
jour par jour, à tout instant jugé opportun. 

C’est en fin juin pour les mâles et au commencement 
de juillet pour les femelles, que l'Osmie déchire son 
cocon. Cette époque venue, on doit redoubler la sur- 
veillance et répéter l’examen des tubes plusieurs fois 
dans la même journée si l’on tient à dresser un exact 
état civil des naïssances. Or, depuis six années que 
cette question me préoccupe, j'ai vu, j'ai revu à 
satiété, et suis en mesure d'affirmer qu'aucun ordre, 
absolument aucun, ne préside à la série des éclosions. 
Le premier cocon rompu peut être celui du fond du 
tube, celui du bout opposé, celui du milieu, ou de toute 
autre région indifféremment. Le deuxième lacéré 
tantôt avoisine le premier, tantôt en est éloigné de 
plusieurs rangs soit en avant, soit en arrière. Parfois 
plusieurs éclosions se font dans la même journée, 
dans la même heure, les unes plus reculées dans la 
série des loges, les autres plus avancées, et sans motifs 
apparents de cette simultanéité. Bref, les éclosions se 


238 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


succèdent, je ne dirai pas au hasard, car chacune 
d'elles est déterminée dans le temps par des causes 
impossibles à démêler, mais à l'imprévu de notre juge- 
ment, guidé par telle et telle autre considération. 

Si nous n’avions pas été dupes d’une logique trop 
étroite, peut-être aurions-nous pressenti ce résultat. 
Les œufs sont déposés dans leurs cellules respectives 
à peu de jours, à peu d'heures d'intervalle. Que peut 
une si faible différence d'âge dans l’évolution totale, 
qui dure une année ? La précision mathématique est ici 
hors de cause. Chaque germe, chaque larve a son 
énergie propre, déterminée on ne sait comment, et 
variable d’un germe à l’autre, d’une larve à l’autre. 
Suivant qu'il favorise celui-ci ou qu'il favorise celui- 
là, ce surcroît de vitalité, don de l'œuf encore dans 
l'ovaire, ne peut-il, à l'éclosion finale, faire précéder 
l'aîné par le plus jeune ou le plus jeune par l'aîné, et 
reléguer au second rang les effets d’une chronologie 
minutieuse ? Parmi les œufs que couve la poule, est-ce 
bien toujours le plus vieux qui éclôt le premier ? De 
même, la larve la plus vieille, logée dans l’étage du 
fond, n'arrive pas, de préférence à toute autre, la 
première à l'état parfait. 

Un autre motif, si nous avions plus mürement réflé- 
chi sur le sujet, aurait ébranlé notre foi dans un ordre 
de rigueur mathématique. La même nichée formant le 
chapelet de cocons d’un bout de ronce, contient à la fois 
des mâles et des femelles, et les deux sexes sont répar- 
tis au hasard dans la série totale. Or il est de règle chez 
les hyménoptères que les mâles sortent du cocon un 
peu plus tôt que les femelles. Pour l’'Osmie tridentée, 
cette avance est d environ une semaine. Ainsi, dans une 


LES HABITANTS DE LA RONCE 239 


galerie bien peuplée, il se trouve toujours un certain 
nombre de mâles dont l’éclosion devance de huit jours 
celle des femelles, et qui sont distribués ça et là dans 
la série. Cela suffirait pour rendre impossible toute 
progression régulière des éclosions dans un sens aussi 
ïen que dans l’autre. 

Ces prévisions sont d'accord avec les faits : la chrono- 
logie des cellules ne renseigne en rien sur la chrono- 
logie des éclosions, celles-ci s’'accomplissant sans aucun 
ordre dans la série. Il n’y a donc pas abdication de pri- 
mogéniture, comme le pense L. Dufour ; chaque Osmie, 
sans se régler sur les autres, rompt son cocon à son 
heure, déterminé par des causes qui nous échappent et 
remontent sans doute aux virtualités propres de l'œuf. 
Ainsi se conduisent les autres habitants de la ronce que 
j'ai soumis à la même épreuve (Osmia detrita, Anthi- 
dium scapulare, Solenius vaqus, etc.) ; ainsi doit se con- 
duire l’'Odynère rubicole, les analogies les plus pressan- 
tes l’affirment. L’exception singulière qui frappait tant 
l'esprit de L. Dufour est alors une pure illusion de lo- 
gique, | 

Une erreur écartée équivaut à une vérité acquise ; 
cependant, s'il devait se borner là, le résultat de mes 
expériences serait de mince valeur. Après avoir détruit, 
tächons de reconstruire, et peut-être trouverons-nous à 
nous dédommager d’une illusion perdue. Assistons d’a- 
bord à la sortie. 

La première Osmie issue des cocons, n’importe sa place 
dans la série, ne tarde pas à attaquer le plafond qui la 
sépare de l'étage suivant. Elle y creuse un pertuis assez 
net, en forme de cône tronqué, ayant sa large base du 
côté où se trouve l'abeille et sa petite base du côté opposé. 


VUE El PAT T.T | TIRAUN 


DADRS SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Cette configuration de la porte de sortie est inhérente 
au travail. L'insecte, quand il essaye d'attaquer le dia- 
phragme, creuse d'abord un peu au hasard; puis, à 
mesure que le forage progresse, l’action se concentre 
sur une aire qui se retrécit jusqu’à n’offrir que tout juste 
le passage nécessaire. Aussi le pertuis conique n'est-il 
pas spécial à l’'Osmie : je l’ai vu pratiquer parles autres 
habitants de la ronce à travers mes épaises rondelles 
en moelle de sorgho. Dans les conditions naturelles, 
les cloisons, fort minces d’ailleurs, sont détruites de 
fond en comble, car le retrécissement supérieur de la 
cellule ne laisse guère que le large nécessaire à l'insecte. 
La brèche en cône tronqué m'a été souvent très utile. 
Sa large base me permettait, sans avoir assisté au tra- 
vail, de juger laquelle des deux Osmies voisines avait 
perforé la cloison ; elle m'indiquait dans quel sens s’é- 
tait opéré un déménagement nocturne, dont je n'avais 
pu être témoin. : 

L'Osmie la première éclose, ici ou là, a troué son 
plafond. La voici en présence du cocon qui suit, latête 
à l’orifice du pertuis. Pleine de scrupule devant ce ber- 
ceau de l’une de ses sœurs, habituellement elle s'arrête ; 
elle recule dans sa loge, s’y démène au milieu des lam- 
beaux de cocon et des plâätras du plafond effondré ; elle 
attend un jour, deux jours, trois jours et plus s’il le 
faut. Si l’impatience la gagne, elle essaye de se couler 
entre la paroi du canal et le cocon qui lui barre le che- 
min. Un travail d’érosion est même entrepris, avec té- 
nacité, pour agrandir s'il se peut l'intervalle. Dans le 
canal d’une ronce, on reconnaît semblables tentatives 
en des points où la moelle est enlevée jusqu’au bois, où 
l'enceinte ligneuse est elle-même assez profondément 


LES HABITANTS DE LA RONCE 241 


rongée. Inutile de dire que, si ces érosions latérales 
sont reconnaissables après coup, elles échappent à l’exa- 
men au moment où elles se font. 

Pour y assister, il faut modifier un peu l'appareil én 
verre. Je double l'intérieur du tube d’une épaisse feuille 
de papier gris, mais sur la moitié de la circonférence 
seulement ; l’autre moitié, restant nue, me permettra de 
suivre les essais de l’Osmie. Eh bien, la captive s’acharne 
sur cette doublure, qui lui représente la couche de 
moelle de son habituel logis ; elle l’arrache par menues 
parcelles et s'efforce de s'ouvrir une voie entre le cocon 
et la paroi de verre. Les mâles, de taille un peu moin- 
dre, ont plus que les femelles la chance de réussir. 
S’aplatissant, se faisant petits, déformant un peu le 
cocon, qui revient du reste à son premier état par le 
fait de son élasticité, ils s’insinuent dans l’étroit défilé 
et parviennent dans la loge suivante. 

Quand elles sont bien pressées de sortir, les femelles 
en font autant, si le tube s’y prête un peu. Mais la pre- 
mière cloison franchie, une autre se présente. Elle est 
percée à son tour. Pareillement seront percées la troi- 
sième et d’autres encore jusqu’à épuisement des forces, 
si l’insecte peut y parvenir. Trop faibles pour ces trouées 
multiples, les mâles ne vont pas loin à travers mes 
épais tampons. S'ils viennent à bout de percer le pre- 
mier, c'est tout ce qu'ils peuvent faire, et encore sont- 
ils loin de réussir toujours. Mais dans les conditions 
que leur offre la tige natale, ils n’ont à forcer que des 
diaphragmes de peu de résistance ; et alors s’insinuant, 
comme je viens de le dire, entre le cocon et la paroi 
un peu corrodée par la circonstance, ils peuvent fran- 
chir les cellules encore occupées et parvenir au dehors 


16 


242 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


les premiers, quel que soit leur rang dans l’empilement 
des loges. Il est possible que leur éclosion précoce leur 
impose ce mode de sortie qui, s'il est souvent essayé, 
ne réussit pas toujours. Les femelles, douées de robus- 
tes outils, progressent plus loin dans mes tubes. J’en 
vois qui percent trois et quatre cloisons de file et s’avan- 
cent d'autant de rangs dans la série avant l’éclosion 
de celles qu’elles ont dépassées. Pendant ce long labeur, 
d’autres, plus rapprochées de l’orifice, ont frayé un 
passage, dont profiteront celles qui viennent de plus 
loin. Il peut se faire ainsi, quand l’ampleur du tube 
le permet, qu'une Osmie d’un rang reculé arrive néan- 
moins à sortir des premières. 

Dans le canal de la ronce, d’un diamètre exactement 
égal à celui du cocon, cette évasion par le flanc de la 
colonne ne me paraît guère praticable, si ce n’est pour 
quelques mâles, et encore faut-il qu’ils trouvent une 
paroi assez riche en moelle, où la dénudation puisse 
leur ouvrir un défilé. Supposons donc un tube assez 
étroit pour s'opposer à toute sortie anticipant sur l’ordre 
des loges. Qu’adviendra-t-il ? Rien que de très simple. 
L'Osmie qui, venant d'éclore et de trouer sa cloison, 
se trouve en face d'un cocon intact par lequel la voie 
est obstruée, fait quelques tentatives sur les côtés, et, 
son impuissance reconnue, elle rentre dans sa loge, où 
elle attend des jours et puis des jours encore, jusqu’à 
ce que sa voisine rompe à son tour son cocon. Sa pa- 
tience est inaltérable. Du reste, elle n’est pas mise à une 
trop longue épreuve, car dansl'intervalle d’une semaine, 
plus ou moins, toute la file des femelles est éclose. 

Si deux Osmies voisines sont libres en même temps, 
il y a des visites mutuelles à travers le pertuis qui fait 


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LES HABITANTS DE LA RONCE 243 


communiquer les deux chambres : celle d'en haut des- 
cend dans l'étage d'en bas, celle d'en bas monte dans 
l'étage d'en haut; parfois les deux sont dans la même 
loge. Cette fréquentation ne serait-elle pas de nature à 
les réconforter et à leur faire prendre patience ? Cepen- 
dant, un peu de ci, un peu de là, des portes s'ouvrent 
-à travers les murailles de séparation; la voie se fait par 
tronçons, et un moment vient où le chef de file sort. 
Les autres suivent si elles sont prêtes ; mais il y a tou- 
jours des retardataires qui font attendre jusqu'à leur 
sortie celles d’un rang plus reculé. 

En somme, d’une part l'éclosion s’accomplit sans 
ordre aucun ; d'autre part, la sortie procède avec régu- 
larité, du sommet à la base, mais uniquement par suite 
de l'impossibilité où se trouve l’insecte d’aller plus avant 
tant que les loges supérieures ne sont pas évacuées. Il 
n’y a pas ici évolution exceptionnelle, inverse de l’âge, 
mais simple impuissance de sortir autrement. Si la pos- 
sibilité se présente de sortir avant sontour, l'hyménop- 
tère ne manque pas d'en profiter, comme le témoignent 
ces glissements latéraux qui font progresser les impa- 
tients de quelques rangs et même libèrent les mieux 
favorisés. Tout ce que je vois de remarquable, c’est le 
scrupuleux respect pour le cocon voisin non encore 
ouvert. Si pressée qu'elle soit de sortir, l'Osmie se garde 
bien d'y porter les mandibules : c’est sacré. Elle démo- 
lira la cloison, elle rongera la paroi avec acharnement, 
serait-elle réduite au bois seul, elle mettra tout en poudre 
autour d'elle ; mais attaquer un gênant cocon, jamais, 
au grand jamais. Il ne lui est pas permis de s'ouvrir 
une trouée en éventrant les cocons de ses sœurs. 

Vainement l'Osmie est patiente : il peut se faire que 


244 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


la barricade obsfruant la voie jamais ne disparaisse. 
Dans une cellule, parfois l'œuf ne se développe pas; et les 
provisions, non consommées, deviennent, en se dessé- 
chant, un tampon compact, visqueux, moisi, à travers 
lequel les habitants des étages inférieurs ne sauraient se 
frayer un passage. Parfois encore une larve meurt dans 
son cocon, et le berceau de la défunte, devenu cercueil, 
forme un obstacle d’une durée indéfinie. En ces graves 
occurrences, comment se tirer d'affaire ? 

Parmi tous les bouts de ronce que j'ai recueillis, 
quelques-uns, en très petit nombre, m'ont présenté une 
particularité remarquable. Outre l’orifice supérieur, ils 
avaient sur le flanc un et quelquefois deux orifices ronds, 
comme pratiqués à l'emporte-pièce. En ouvrant ces 
tiges, vieux nids abandonnés, j'ai reconnu la cause de 
ces fenêtres, si exceptionnelles. Au-dessus de chacune 
d'elles était une cellule pleine de miel moisi. L'œuf 
avait péri et les provisions étaient restées intactes : d’où 
l'impossibilité de sortir par la voie ordinaire. Aïnsi 
murée chez elle par l’infranchissable tampon, l’Osmie 
de l'étage inférieur s'était pratiqué une issue à travers la 
paroi de l'étui, et celles des étages situés plus bas avaient 
profité de cette ingénieuse innovation. La porte habi- 
tuelle étant inaccessible, on avait ouvert, à la force des 
mâchoires, une fenêtre latérale. Les cocons déchirés, 
mais encore en place dans les appartements inférieurs, 
ne laissaient aucun doute sur ce mode original de sor- 
tie. D'ailleurs, le même fait se répétait, sur divers tron- 
çons de ronce, pour l'Osmie tridentée ; il se répétait 
aussi pour l’Anthidie à scapulaire. L'observation méri- 
tait d'être confirmée expérimentalement. 


x 


Je choisis un bout de ronce à mince paroi, autant 


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LES HABITANTS DE LA RONCE 245 


que faire se peut, pour faciliter le travail aux Osmies. 
Je le fends en deux, j'extrais les cocons, et je ratisse 
avec soin chaque moitié à l’intérieur de façon à obtenir 
une rigole à paroi unie qui me permeltra de mieux 
juger des évasions futures. Les cocons sont alors alignés 
dans l’une des rigoles. Je les sépare par des rondelles 
de sorgho dont chaque face est revêtue d’une bonne 
couche de cire d'Espagne, matière non attaquable par 
les mandibules de l’hyménoptère. Les deux rigoles sont . 
juxtaposées et réunies par quelques liens. Un peu de 
mastic fait disparaître les jointures et intercepte à l’in- 
térieur tout rayon de clarté. Les appareils sont enfin 
suspendus suivant la verticale, la tête des cocons en 
haut. Il n’y a plus qu’à attendre. Aucune des Osmies ne 
peut sortir suivant le mode habituel, renfermées qu’elles 
sont entre deux cloisons goudronnées de cire d’Es- 
pagne. Pour venir au jour, elles n’ont qu’une ressource: 
s'ouvrir chacune une fenêtre latérale, si toutefois elles 
en ont l'instinct et le pouvoir. 

Au mois de juillet, le résultat est celui-ci. Sur une 
vingtaine d'Osmies ainsi claquemurées, six parviennent 
à forer la paroi d’un trou rond par où elles sortent ; 
les autres périssent dans leurs loges sans parvenir à se 
libérer. Mais en ouvrant le cylindre, en séparant les 
deux rigoles de bois, je reconnais que toutes ont essayé 
l'évasion latérale, car la paroi porte dans chaque loge 
des traces d’érosion concentrées en un point. Toutes 
ont done fait comme leurs sœurs plus heureuses; si 
elles n’ont pas réussi, c’est que les forces leur ont 
manqué. Enfin, dans mes appareils en verre, à demi 
doublés à l'intérieur d’une épaisse feuille de papier gris, 
je constate souvent des essais pour une fenêtre sur le 


246 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


flanc de la loge : le papier est percé de part en part 
d’un trou rond. 

Encore un résultat que j’enregistre volontiers pour 
l'histoire des habitants de la ronce. Si l’Osmie, si 
l’Anthidie et probablement d’autres, sont dans l’im- 
puissance de sortir par l’habituelle voie, un parti 
héroïque est pris, et l’étui est perforé sur le côté. C’est 
l'ultime ressource, celle à laquelle on se résout après 
avoir essayé vainement les autres moyens. Les vaillants, 
les forts réussissent; les faibles succombent à la peine. 

En supposant que toutes les Osmies fussent en pos- 
session de la force de mâchoire nécessaire à ce forage 
latéral dont elles ont l'instinct, il est clair que la sortie 
de chaque cellule par une fenêtre spéciale serait beau- 
coup plus avantageuse que la sortie par la porte com- 
mune. L'insecte, aussitôt éclos, pourrait s'occuper de 
sa mise en liberté au lieu de la différer jusque après la 
libération de ceux qui le précédent ; il éviterait ainsi 
de longues attentes, qui trop souvent lui sont fatales. Il 
n'est pas rare, en effet, de trouver des bouts de ronce 
où plusieurs Osmies sont mortes dans leurs loges, par- 
ce que les étages supérieurs n’ont pas été évacués à 
temps. Oui, ce serait très précieux avantage que cette 
ouverture latérale, ne subordonnant pas chaque habi- 
tant aux éventualités du voisinage : beaucoup péris- 
sent qui ne périraient point. Toutes les Osmies, quand 
les circonstances les y contraignent, en viennent à ce 
moyen par excellence; toutes ont l'instinct de trouer 
par côté; mais bien peu viennent à bout de l’œuvre. 
Les privilégiées du sort, les mieux douées en persévé- 
rance et en vigueur, seules réussissent. 

Si la fameuse loi de sélection qui, dit-on, régente et 


LES HABITANTS DE LA RONCE 247 


transforme le monde, avait quelque chose de fondé; si 
réellement le mieux doué écartait de la scène le moirs 
bien doué; si l'avenir était au plus fort, au plus indus- 
trieux, n'est-il pas vrai que depuis qu'elle fore des 
bouts de ronce, la race des Osmies aurait dû laisser 
éteindre les faibles, qui s’obstinent à la sortie commune, 
et les remplacer jusqu’au dernier par les vigoureux per- 
forateurs de pertuis latéraux? Il y a là un progrès im- 
mense à faire pour la prospérité de l'espèce; l'insecte 
y touche, et il ne peut franchir l’étroite ligne- qui l'en 
sépare. La sélection a certes eu le temps de choisir, et 
cependant s’il y a quelques succès, les insuccès domi- 
nent et de beaucoup. La lignée des forts n'a pas fait 
disparaître la lignée des impuissants; elle reste infé- 
rieure en nombre, ce que de tout temps elle a été sans 
doute. La loi de sélection me frappe par sa vaste por- 
tée; mais toutes les fois que je veux l'appliquer aux 
faits observés, elle me laisse tournoyer dans le vide, 
sans appui pour l'interprétation des réalités. C’est gran- 
diose en théorie, c'est ampoule gonflée de vent en face 
des choses. C’est majestueux, mais stérile. Où donc est 
la réponse à l'énigme du monde? Qui le sait? Qui jamais 
le saura ? 

Ne nous attardons pas davantage au milieu de ces 
ténèbres, que nos vaines théories ne dissiperont pas; 
revenons aux faits, aux modestes faits, le seul terrain 
qui ne s'effondre pas sous les pieds. L'Osmie respecte le 
cocon de sa voisine, et son scrupule est tel, qu'après 
avoir essayé vainement de se glisser entre ce cocon et 
la paroi, ou bien de s'ouvrir une issue latérale, elle se 
laisse mourir dans sa loge plutôt que de passer outre 
en faisant trouée violente à travers les loges occupées. 


248 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Si le cocon obstruant la voie contient une larve morte 
au lieu d’une larve vivante, en sera-t-il de même ? 

Dans mes lubes de verre, je fais alterner des cocons 
d'Osmie contenant une larve vivante, avec d’autres 
cocons de la même espèce mais à larve asphyxiée par 
un séjour dans les vapeurs de sulfure de carbone. Des 
rondelles de sorgho séparent, comme toujours, les 
étages. A l'éclosion, les recluses n'hésitent pas long- 
temps. Une fois la cloison percée, elles attaquent les 
cocons morts, les traversent de part en part, mettent 
en poudre la krve morte, actuellement sèche et ratati- 
née; elles sortent enfin après avoir tout bouleversé sur 
leur trajet. Donc les cocons morts ne sont pas épargés; 
ils sont traités comme le serait tout autre obstacle 
attaquable par les mandibules. L'Osmie n’y voit qu’une 
barricade à culbuter sans ménagement. Comment est- 
elle avertie que le cocon, où rien n’est changé quant à 
l'extérieur, renferme une larve morte et non vivante? 
Ce n’est certes pas par la vue. Serait-ce par l’odorat? 
Je me méfie toujours un peu de cet odorat, dont on ne 
sait pas le siège, et que l’on invoque à tout propos 
pour expliquer commodément ce qui, peut-être, est 
au-dessus de nos explications. 

Cette fois la série ne se compose que de cocons 
vivants. Ces cocons, je ne peux les prendre évidem- 
ment dans la même espèce, car l'expérience ne diffé- 
rerait pas de ce que nous avons déjà vu; je les prends 
dans deux espèces différentes, qui sortent de la ronce à 
des époques ne se confondant pas. De plus, ces cocons 
doivent être à peu près de même diamètre pour conve- 
nir à l’empilement dans un tube sansintervalle vide du 
côté de la paroi. Les deux espèces adoptées sont le 


LES HABITANTS DE LA RONCE 249 


Solenius vagus, qui abandonne la ronce en fin juin, et 
l’'Osmia detrita, qui sont un peu plus tôt, dans la pre- 
mière quinzaine du même mois. Dans des tubes de 
verre, ou bien entre deux rigoles de ronce rapprochées 
en cylindre, j'alterne donc des cocons d'Osmie avec 
des cocons de Solenius. Ce dernier termine en haut la 
série. 

Le résullat de cette promiscuité est frappant. Les 
Osmies, plus précoces, sortent ; et les cocons de Sole- 
nius ainsi que leurs habitants, parvenus alors à l’état 
parfait, sont réduits en lambeaux, en poudre, où il 
m'est impossible de rien reconnaître, si ce n’est, çà et : 
là, une tête des malheureux exterminés. Donc l'Osmie 
n’a pas respecté les cocons vivants d’une autre espèce ; 
pour sortir, elle a passé sur le corps des Solenius 
intercalés. Que dis-je, passé sur le corps? Elle a passé 
à travers, elle a broyé les retardataires sous ses 
mâchoires, elle les a traitées avec le même sans façon 
que mes diaphragmes de sorgho. Ces barricades étaient 
vivantes pourtant. N'importe; son heure venue, l'Os- 
mie a passé outre, détruisant tout sur son passage. 
Voilà une loi sur laquelle on peut du moins compter : 
la souveraine indifférence de l'animal pour ce qui n’est 
pas lui et sa race. 

Et l’odorat, qui distinguait le mort du vivant ? Ici 
tout est vivant, et l’hyménoptère fait sa trouée comme 
à travers une file de morts. Si l’on dit que l’odeur des 
Solenius peut différer de celle des Osmies, je répondrai 
que tant de subtilité dans l’olfaction de l’insecte dépasse 
ce qu'il me semble raisonnable d'admettre. Quelle est 
alors mon explication du double fait? L’explication ! 
mais je n’en ai pas à donner |! Très aisément, je me 


250 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


x 


résous à savoir ignorer, Ce qui m'épargne au moin 
des élucubrations creuses. J’ignore donc comment 
l’Osmie, dans la profonde obscurité de son canal, dis- 
distingue un cocon vivant d’un cocon mort de la même 
espèce; j'ignore tout autant comment elle parvient 
à reconnaître un cocon étranger. Oh! comme on voit 
bien à ces aveux d'ignorance que je ne suis pas dans 
le courant du jour ! Je laisse échapper une occasion 
superbe d’enfiler de grands mots pour n’arriver à rien. 

Le bout de ronce est vertical, ou peu éloignéde cette 
direction; son orifice est en haut. Voilà la règle dans 
les conditions naturelles. Mes artifices peuvent modifier 
cet état de choses : il m'est loisible de tenir le tube ver- 
tical ou horizontal; de diriger'son orifice unique soit 
vers le haut, soit vers le bas; enfin de laisser le canal 
ouvert aux deux bouts, ce qui donnera double porte 
de sortie. Que se passera-t-il dans ces diverses condi- 
tions ? C’est ce que nous allons examiner avec l’Osmie 
tridentée. 

Le tube est suspendu suivant la verticule, mais il est 
fermé en haut et ouvert en bas; il représente en 
somme un bout deronce renversé sens dessus dessous. 
Pour varier et compliquer l'épreuve, mes appareils 
n'ont pas leurs files de cocons disposées de la même 
manière. Pour les uns, la tête des cocons regarde le 
bas, du côté de l’ouverture ; pour les autres, elle re- 
garde le haut, du côté fermé; pour d’autres encore, 
les cocons alternent d'orientation, c’est-à-dire qu'ils 
sont tournés tête contre tête, arrière contre arrière, 
tour à tour. Il va de soi que des cloisons de sorgho 
forment les planchers de Séparation. 

Pour tous ces tubes, le résultat est le même. Si les 


LES HABITANTS DE LA RONCE 251 


Osmies ont la tête dirigée vers le haut, elles attaquent 
la cloison supérieure, ainsi que cela se passe dans les 
conditions normales ; si elles ont la tête dirigée vers le 
bas, elles se retournent dans leurs loges et travaillent 
comme à l'ordinaire. En somme, l’élan général pour la 
sortie est vers le haut, dans quelque position que le 
cocon soit mis. 

Il y a là en jeu manifestement l'influence de la 
pesanteur, qui avertit l'insecte de sa position renversée 
et le fait retourner, comme elle nous avertirait 
nous-mêmes si nous nous trouvions la tête en bas, 
Dans les conditions naturelles, l’insecte n’a qu'à 
suivre les avis de la pesanteur, qui lui dit de creuser 
en haut, et il arrivera infailliblement à la porte de 
sortie, située au bout supérieur. Mais dans mes appa- 
reils, ces mêmes avis le trahissent ; il se dirige vers le 
haut, où ne se trouve pas d’issue. Ainsi fourvoyées 
par mes supercheries, les Osmies périssent, amon- 
celées dans les étages supérieurs et ensevelies dans les 
décombres. 

Il arrive cependant que des tentatives sont faites 
pour se frayer un chemin par en bas. Mais dans cette 
direction, il est rare que le travail aboutisse, surtout 
pour les loges de la région moyenne ou supérieure. 
L insecte a peu de tendance à cette marche inverse de 
celle qui lui est habituelle ; d’ailleurs, une grave diffi- 
culté surgit dans ce forage à contresens. À mesure 
que l'Abeille rejette en arrière d'elle les matériaux 
extraits, Ceux-ci, par leur propre poids, retombent 
sous les mandibules, et le déblai est à recommencer. 
Exténuée par cette besogne de Sisyphe, peu confiante 
dans un moyen si exceptionnel, l'Osmie se résigne et 


252 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


périt dans sa loge. Je dois ajouter cependant que les 
Osmies des étages les plus inférieurs, les plus voisin# 
de la sortie, tantôt une, tantôt deux ou trois, parvien 
nent à se libérer. Dans ce cas, elles attaquent sans hé- 
sitation les cloisons siluées au-dessous d'elles, tandis 
que leurs compagnes, formant la grande majorité, 
s'opiniâtrent et périssent dans les loges d'en haut. 

L'expérience était facile à répéter, sans rien changer 
aux conditions naturelles, sauf l'orientation des cocons: 
il suffisait de suspendre suivant la verticale et l’orifice 
en bas, des bouts de ronce tels qu'ils avaient été re- 
cueillis. Deux tiges ainsi disposées et habitées par des 
Osmies, ne m'ont donné aucune sortie. Tous les insectes 
sont morts dans le canal, les unes tournées vers le 
haut, les autres tournées vers le bas. Au contraire, 
trois tiges habitées par des Anthidies ont eu leur po- 
pulation saine et sauve. La sortie s’est effectuée par le 
bas, du premier au dernier, sans encombre aucun. Est- 
ce que les deux genres d'hyménoptères seraient iné- 
galement sensibles aux influences de la pesanteur ? 
Est-ce que l’Anthidie, fait pour traverser le difficile 
obstacle de ses sachets de coton, serait plus apte que 
l’Osmie à se frayer un passage dans des déblais qui 
retombent sous le travailleur; ou plutôt, cette bourre 
elle-même n'empêcherait-elle pas pareille chute, si 
propre à rebuter l’insecte ? Tout cela est possible, sans 
que je puisse rien affirmer. 

Expérimentons maintenant les tubes verticaux ou- 
verts aux deux bouts. Les dispositions, à part l’ouver- 
ture supérieure, sont les mêmes que précédemment. 
Les cocons, dans quelques appareils, ont la tête Lournée 
vers le bas; dans d’autres, ils l'ont tournée versle haut; 


LES HABITANTS DE LA RONCE 253 


dans d’autres enfin, ils alternent entre eux de posi- 
tion. Le résultat est semblable à celui que nous venons 
d'obtenir. Quelques Osmies, les plus voisines de l’ori- 
ficeinférieur, prennent la route d'en bas, quelle que soit 
l'orientation adoptée pour le cocon ; les autres, compo- 
sant la grande majorité, prennent la route d'en haut, 
même lorsque le cocon se trouve renversé. Les deux 
portes étant libres, la sortie s’accomplit de part et d’au- 
tre avec succès. 

Que conclure de toutes ces épreuves? D'abord que la 
pesanteur guide l’insecte vers le haut, où se trouve la 
porte naturelle, et qu’elle le fait retourner dans sa loge 
lorsque le cocon a été mis dans une situation renversée. 
En second lieu, il me semble entrevoir une influence 
atmosphérique, et dans tous les cas une seconde cause 
qui achemine l’insecte vers la sortie. Admettons que 
cette cause soit le voisinage de l'air libre, qui agit sur 
les recluses à travers les cloisons. 

L'animal est donc soumis d’une part aux sollicitations 
de la pesanteur, et il l’est d'une manière égale pour 
tous quel que soit l'étage occupé. Voilà le guide commun 
à la série entière, de la base au sommet. Mais ceux des 
loges du bas en ont un second lorsque le bout inférieur 
est ouvert. C’est le stimulant de l’air voisin, stimulant 
supérieur à celui de la gravité. L'accès de l'air du de- 
hors est très faible à cause des cloisons; s’il est sen- 
sible dans les dernières loges d’en bas, il doit diminuer 
rapidement à mesure que l'étage s'élève. Aussi les in- 
sectes d'en bas, en très petit nombre, obéissant à l'in- 
fluence prépondérante, celle de l'atmosphère, se diri- 
gent-ils vers la sortie inférieure, et renversent, s’il le 
faut, leur orientation première ; ceux d’en haut, au 


254 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


contraire, la grande majorité, n'étant guidés que par 
la pesanteur dans le cas où le bout supérieur est fermé, 
se dirigent vers Le haut. Il va de soi que, si le bout su- 
périeur est ouvert en même temps que l’autre, les habi- 
tants d’en haut auront double motif de prendre la voie 
qui monte; ce qui n’empêchera pas les habitants des 
étages les plus bas d’obéir de préférence à l'appel de 
l'air voisin et de prendre la voie qui descend. 

Une ressource me reste pour juger de la valeur de 
mon explication : c’est d'expérimenter avec des tubes 
ouverts aux deux bouts et couchés suivant l'horizontale. 
L'horizontalité a un double avantage. D'abord elle 
soustrait l’insecte à l'influence de la pesanteur, en 
ce sens qu’elle le laisse indifférent sur la direction 
à suivre, soit à droite, soit à gauche. En second lieu, 
elle écarte la chute des déblais, qui retombant sous 
les mandibules du travailleur quand le forage se pra- 
tique par en bas, rebutent tôt ou tard l'insecte et lui 
font abandonner son entreprise. 

Quelques soins sont à prendre pour bien conduire les 
épreuves; je les recommande à ceux qui seraient dési- 
reux de recommencer. Il est bon même d’en tenir compte 
pour les épreuves que j'ai déjà fait connaître. Les 
mâles, êtres chétifs, non faits pour le travail, sont de 
tristes ouvriers en face de mes épais diaphragmes. La 
plupart périssent misérablement dans leurs loges de 
verre, sans parvenir à percer en entier leur cloison. 
D'ailleurs ils sont moins bien partagés que les femelles 
pour les dons de l'instinct. Leurs cadavres, intercalés 
çà et là dans la série, sont des causes de trouble qu'il 
est prudent d'éliminer. Je choisis donc les cocons d'ap- 
parence la plus robuste, de dimensions les plus grandes. 


LES HABITANTS DE LA RONCE 255 


Ceux-là, sauf quelques erreurs difficiles à éviter, appar- 
tiennent à des femelles. Je les empile dans des tubes 
en variant leur orientation de toutes les façons ou bien 
gardant pour tous une disposition pareille. Peu importe 
que la série entière provienne d’un même bout de ronce 
ou de plusieurs ; il nous est loisible de choisir où nous 
voudrons, le résultat ne sera pas modifié. 

La première fois que j'ai préparé de cette manière 
un tube horizontal ouvert aux deux bouts, le résultat 
m'a vivement frappé. La série comprenait dix cocons. 
Elle s’est partagée en deux escouades égales : les cinq 
de gauche sont sortis par la gauche, les cinq de 
droite sont sortis par la droite, en renversant, lorsqu'il 
le fallait, leur orientation première. C'était fort remar- 
quable de symétrie, c'était de plus un arrangement 
d’une probabilité bien faible, dans le nombre de tous 
les arrangements possibles, ainsi que le calcul va l’éta- 
blir. 

Supposons 7 Osmies. Chacune d'elles, du moment 
que la gravité n'intervient pas et la laisse indifférente 
pour les deux extrémités du tube, est susceptible de 
deux positions suivant qu’elle choisit la sortie de droite 
ou la sortie de gauche. Avec chacune des deux posi- 
tions de cette première Osmie peut se combiner cha- 
cune des deux positions de la seconde : ce qui donne 
en tout 2 X 2 — 2? arrangements. A leur tour, chacun 
de ces 2° arrangements peut se combiner avec chacune 
des deux positions de la troisième Osmie. On obtient 
ainsi2 X 2 X 2 — 2? arrangements avec trois Osmies. 
Et ainsi de suite, chaque insecte en plus apportant le 
facteur 2 au résultat précédemment obtenu. Avec n 
Osmies, le total des arrangements est donc 2”. 


256 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Mais remarquons que ces arrangements sont symé- 
triques deux à deux; à tel arrangement vers la droite - 
correspond un pareil arrangement vers la gauche; et 
cette symétrie entraîne l’équivalence, car dans le pro- 
blème qui nous oceùpe, il est indifférent qu’un arran- 
gement déterminé corresponde à la gauche ou à la 
droite du tube. Le nombre précédent doit donc être 
divisé par 2. Ainsi # Osmies, suivant que chacune 
d’elles tourne sa tête vers la droite ou vers la 
gauche dans mon tube horizontal, peuvent affecter 
des arrangements au nombre de 2*1. Sin — 10, comme 
dans ma première expérience, le nombre d'arrange- 
ments devient 2° — 512. 

Ainsi, sur 512 manières que mes dix insectes pou- 
vaient affecter dans leur orientation de sortie, s'était 
réalisée l'une de celles dont la symétrie est la plus 
remarquable. Et notons bien que ce n'était pas là un 
résultat obtenu par des essais multipliés, par des ten- 
tatives sans ordre. Chaque Osmie de la moitié droite 
avait troué à droite sans toucher à la cloison de gauche. 
chaque Osmie de la moitié de gauche avait troué à 
gauche sans toucher à la cloison de droite. La forme 
des orifices et l’état des surfaces descloisons au besoin 
l'indiquait. Il y avait eu décision immédiate, moitié 
pour la gauche, moitié pour la droite. 

L'arrangement réalisé a un autre mérite, supérieur 
au mérite de la symétrie : c’est celui de correspondre 
à la moindre somme de forces dépensées. Pour la sortie 
de toute la série, si la file se compose de » loges, il y 
a d’abord n cloisons à percer. Il pourrait même y en 
avoir une de plus par le fait d'un enchevêtrement que 
j'écarte. Il y a, dis-je, pour le moins, n cloisons à per- 


LES HABITANTS DE LA RONCE 257 


cer. Que chaque Osmie perce la sienne, ou que la 
même Osmie en perce plusieurs en soulageant ainsi 
ses voisines, peu nous importe : la somme totale des 
forces dépensées par la série des hyménoptères sera 
proportionnelle au nombre de ces cloisons de quelque 
manière que s'effectue la sortie. 

Mais il est un autre travail dont il faut largement 
tenir compte, car il est souvent plus pénible que le 
forage de la cloison; c'est celui qui consiste à se frayer 
un chemin à travers les décombres. Supposons les 
cloisons percées et les diverses chambres obstruées 
chacune par les déblais qui lui correspondent, et par 
ces déblais uniquement, puisque l’horizontalité exclut 
tout mélange d’une chambre à l’autre. Pour s’ouvrir 
une voie à travers ces démolitions, chaque insecte 
aura le moindre effort à faire s’il traverse le moindre 
nombre de loges possible, enfin s’il s'achemine vers 
l'ouverture la plus rapprochée de lui. De ces moindres 
efforts individuels résultera le moindre effort total. 
C'est donc en se dirigeant comme elles l’ont fait dans 
mon expérience, que les Osmies opèrent leur sortie 
avec la moindre dépense de forces. Il est curieux de 
voir appliquer par un insecte le principe de la moindre 
action, invoqué par la mécanique. 

Un arrangement qui satisfait à ce principe, se con- 
forme aux lois de la symétrie et n'a qu’une seule 
chance sur 512, n'est certes pas un résultat fortuit. 
Une cause l’a déterminé; et cette cause agissant tou- 
jours, le même arrangement doit se reproduire, si je 
recommence. J'ai donc recommencé les années sui- 
vantes, avec des appareils aussi nombreux que me 
le permettaient mes recherches assidues de bouts de 

17 


258 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


ronce, et j'ai revu, à chaque épreuve nouvelle, ce 
que j'avais vu avec tant d'intérêt une première fois. 
Si le nombre est pair, et ma colonne se composait 
alors habituellement de 40, une moitié sort par ja 
droite, l’autre sort par la gauche. Si le nombre est 
impair, 41 par exemple, l'Osmie qui occupe le milieu 
sort indifféremment par l'issue de droite ou par l'issue 
de gauche. Le nombre de loges à traverser étant le 
même pour elle d'un côté comme de l’autre, sa dépense 
de force ne varie pas avec la direction de la sortie, et 
le principe de la moindre action est toujours observé. 

Il importait de reconnaître si l'Osmie tridentée 
partage son aptitude soit avec les autres habitants 
de la ronce, soit avec des hyménoptères différemment 
logés, mais destinés à s'ouvrir une voie pénible quand 
vient l'heure de quitter le nid, Eh bien, abstraction 
faite de quelques irrégularités provenant soit de 
cocons dont la larve périt dans mes tubes sans se 
développer, soit de mâles peu experts au travail, le 
résultat a été le même pour l’Anthidium scapulare. 
Il s’est fait un partage en deux escouades égales, 
l’une pour la droite, l’autre pour la gauche. — Le 
Tripoxzylon fiqulus m'a laissé indécis. Le débile in- 
secte n’est pas apte à trouer mes cloisons; il les ronge 
un peu,et c'est d’après les érosions qu'il m'a fallu 
juger de la direction adoptée. Ces érosions, non tou- 
jours bien nettes, ne me permettent pas de me 
prononcer encore. — Le Solenius vaqgus, habile perfo- 
rateur, s’est comporté autrement que l'Osmie. Pour 
une colonne de 40, la sortie s’est effectuée en totalité 
dans le même sens. 

J'ai soumis d'autre part à l'épreuve le Chalicodome 


he Pos CPR 


LES HABITANTS DE LA RONCE 259 


des hangars, qui, pour sortir dans les conditions 
naturelles, n’a qu’à percer son plafond de ciment et 
ne trouve pas devant lui une suite de loges à tra- 
verser. Quoique étranger aux dispositions que je lui 
créais, il a donné réponse des plus affirmatives. Dis- 
posés en colonne de 10 dans un tube horizontal 
ouvert aux deux bouts, cinq se sont acheminés à 
droite et cinq se sont acheminés à gauche. — Le 
Dioxys cincta, parasite dans les maçonneries soit du 
Chalicodome des hangars soit du Chalicodome des 
murailles, n’a rien fourni de précis. — Le Megachile 
apicalis Spin., qui édifie dans les vieilles cellules du 
Chalicodome des murailles ses godets en rondelles de 
feuille, fait comme le Solenius et dirige toute sa 
colonne vers la même issue. 

Tout incomplet qu’il est, ce relevé nous montre 
combien il serait imprudent de généraliser les con- 
clusions où nous amène l’'Osmie tridentée. Si quelques 
hyménoptères, l’Anthidie, le Chalicodome partagent 
son talent pour la double sortie, quelques autres, 
Solenius, Megachile imitent les moutons de Panurge 
et suivent le premier qui sort. Le monde entomolo- 
gique n’est pas uniforme; les dons y sont très divers: 
ce que l’un est capable de faire, l’autre ne le peut; et 
bien subtil serait le regard qui verrait les causes de 
ces différences. Quoi qu'il en soit, de plus amples 
recherches augmenteront certainement le nombre des 
espèces aptes à la double sortie; pour aujourd'hui, 
nous en connaissons trois, et cela nous suffit. 

J'ajouterai que si le tube horizontal a l’un de ses 
bouts fermé, toute la file d'Osmies se dirige vers le 
bout ouvert, en se retournant, si besoin est. 


260 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Maintenant que les faits sont exposés, remontons, 
s’il se peut, à la cause. Dans un tube horizontal, la 
gravité n'agit plus pour déterminer la direction que 
prendra l’insecte. Faut-il attaquer la cloison de droite, 
faut-il attaquer la cloison de gauche? Comment déci- 
der? Plus je m'informe, plus mes soupçons se portent 
sur l'influence atmosphérique qui se fait sentir par les 
deux extrémités ouvertes. Cette influence, en quoi con- 
siste-t-elle ? Est-ce un effet de pression, d’hygrométrie, 
d’état électrique, de propriétés échappant à notre gros- 
sière physique? Bien hardi qui déciderait. Nous-mêmes, 
lorsque le temps veut changer, ne sommes-nous pas 
soumis à des impressions intimes, à des sensations 
inexplicables? Cependant cette vague sensibilité pour 
les modifications atmosphériques ne nous serait pas 
d'un grand secours en des circonstances semblables à 
celles où se trouvent mes recluses. Supposons-nous 
dans les ténèbres et le silence d’un cachot, que suivent 
et que précèdent d’autres cachots. Nous avons des ou- 
tils pour percer les murs; mais où frapper pour attein- 
dre l'issue finale et l’atteindre au plus vite ? L'influence 
atmosphérique ne nous en instruirait certes pas. 

Elle en instruit cependant l'insecte. Si faible qu’elle 
soit à travers la multiplicité des cloisons, elle s'exerce 
d’un côté plus que de l’autre parce que la somme des 
obstacles y est moindre; et l'insecte, sensible à cette 
différence entre ces deux je ne sais quoi, attaque sans 
hésiter la cloison la plus voisine de l’air libre. Ainsi se 
décide le partage de la colonne en deux séries inverses, 
qui accomplissent la libération totale avec la moindre 
somme de travail. Bref, l'Osmie et ses rivales sentent 
l'étendue libre. — Encore une aptitude sensorielle que 


LES HABITANTS DE LA RONCE 261 


le transformisme aurait bien dû nous laisser pour notre 
plus grand avantage. S'il ne l’a pas fait, sommes-nous 
bien, ainsi que beaucoup le prétendent, la plus haute 
expression des progrès accomplis, à travers les âges, 
par le premier atome de glaire gonflé en cellule? 


- XIV 


LES SITARIS 


Les hauts talus argilo-sablonneux des environs de 
Carpentras sont lieux de prédilection pour une foule 
d'hyménoptères, amis des expositions bien ensoleillées 
et des sols d'exploitation facile. Là, dans le mois de 
mai, abondent surtout deux Anthophores, ouvrières en 
miel et cellules souterraines. L'une, Anthophora parie- 
tina, construit à l’entrée de son domicile une fortifica- 
tion avancée, un cylindre en terre, ouvragé à jour 
comme celui de l’Odynère, courbe comme lui, mais de 
la grosseur et de la longueur du doigt. Lorsque la cité 
est populeuse, on est émerveillé de la rustique orne- 
mentation que forment toutes ces stalactites d’argile 
appendues à la façade. L'autre, Anthophora pilipes, 
beaucoup plus fréquente, laisse nu l'orifice de sa gale- 
rie. Lesinterstices des pierres dans les vieilles murailles 
et les masures abandonnées, les parois des excavations 


LES SITARIS 263 


dans le grès tendre et la marne, lui conviennent pour 
ses travaux; mais les endroits préférés, ceux où se 
donnent rendez-vous les plus nombreux essaims, sont 
les nappes verticales exposées au midi, comme en pré- 
sentent les talus des chemins profondément encaissés. 
Là, sur des étendues de plusieurs pas de longueur, la 
paroi est forée d'une multitude d’orifices qui donnent 
à la masse terreuse l'aspect de quelque énorme éponge. 
Ces trous arrondis semblent l’œuvre d’une tarière, tant 
ils sont réguliers. Chacun est l'entrée d’un corridor 
flexueux qui plonge à deux ou trois décimètres. Au fond 
sont distribuées les cellules. Si l’on veut assister aux 
travaux de l’industrieuse abeille, c’est dans la dernière 
quinzaine du mois de mai qu'il faut se rendre surle chan- 
tier. On peut alors, mais à respectueuse distance si, 
novice encore, l'on redoute l’aiguillon, on peut con- 
templer, dans toute son activité vertigineuse, le tumul- 
tueux et bourdonnant essaim, occupé à la construction 
et à l’approvisionnement des cellules. 

C'est plus fréquemment pendant les mois d'août et 
de septembre, mois fortunés des vacances scolaires, 
que j'ai visité les talus habités par l’Anthophore. A 
cette époque, tout est silencieux dans le voisinage des 
nids; les travaux sont depuis longtemps achevés et de 
nombreuses toiles d'araignées tapissent les recoins, ou 
s’enfoncent en tubes de soie dans les galeries de l'hy- 
ménoptère. N'abandonnons pas cependant à la hâte la 
cité naguère si populeuse, si animée et maintenant 
déserte. À quelques pouces de profondeur dans le sol, 
reposent, jusqu’au printemps prochain, des milliers de 
larves et de nymphes, enfermées dans leurs cellules 
d'argile Des proies succulentes, incapables de défense, 


264 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


engourdies comme le sont ces larves, ne pourraient- 
elles tenter quelques parasites assez industrieux pour 
les atteindre ? 

Voici, en effet, des diptères à livrée lugubre, mi-partie 
blanche et noire, des Anthrax (Anthrax sinuata), volant 
mollement d'une galerie à l’autre, sans doute pour y 
déposer leurs œufs; en voici d’autres, plus nombreux, 
dont la mission est remplie, et qui, étant morts à la 
peine, pendent, desséchés, auxtoiles d’araignée. Ailleurs, 
la surface entière d’un talus à pic est tapissée de cada- 
vres secs d’un coléoptère (Sitaris kumeralis), appendus. 
comme les Anthrax, aux réseaux soyeux des araignées. 
Parmi ces cadavres circulent, affairés, amoureux, insou- 
ciants de la mort, des Sitaris mâles s’accouplant avec 
la première femelle qui passe à leur portée, tandis que 
les femelles fécondées enfoncent leur volumineux abdo- 
men dans l’orifice d’une galerie et y disparaissent à 
reculons. Il est impossible de s’y méprendre : quelque 
grave intérêt amène en ces lieux ces deux insectes qui, 
dans un petit nombre de jours, apparaissent, s’accou- 
plent, pondent et meurent aux portes mêmes des habi- 
tations de l’Anthophore. 

Donnons maintenant quelques coups de pioche au 
sol où doivent se passer les singulières péripéties que 
l'on soupçonne déjà, où l’année dernière pareilles 
choses se sont passées; peut-être y trouverons-nous des 
témoins du parasitisme présumé. Si l’on fouille l’habi- 
tation des Anthophores dans les premiers jours du mois 
d'août, voici ce qu’on observe : les cellules formant la 
couche superficielle ne sont pas pareilles à celles qui 
sont situées à une plus grande profondeur. Cette diffé- 
rence provient de ce que le même établissement est 


LES SITARIS 265 


exploité à la fois par l’Anthophore et par une Osmie 
(Osmia tricornis), ainsi que le prouve une observation 
faite à l'époque des travaux, au mois de mai. Les 
Anthophores sont les véritables pionniers, le travail du 
forage des galeries leur appartient en entier; aussi 
leurs cellules sont-elles situées tout au fond. L’Osmie 
profite des galeries abandonnées, soit à cause de leur 
vétusté, soit à cause de l’achèvement des cellules qui 
en occupent la partie la plus reculée; et c’est en les 
divisant, au moyen de grossières cloisons de terre, en 
chambres inégales et sans art, qu’elle construit ses cel- 
lules. Le seul travail de maçonnerie de l’Osmie se réduit 
à ces cloisons. C'est d’ailleurs le mode ordinaire adopté, 
dans leurs constructions, par les diverses Osmies, qu 
se contentent d’une fissure entre deux pierres, d’une 
coquille vide d’escargot, de la tige sèche et creuse de 
quelque plante, pour y bâtir à peu de frais leurs cel- 
lules empilées, au moyen de faibles cloisons de mortier. 

Les cellules de l’Anthophore, d’une régularité géo- 
métrique irréprochable, d’un fini parfait, sont des 
ouvrages d'art, creusés à une profondeur convenable 
dans la masse même du banc argilo-sablonneux et sans 
autre pièce rapportée que l’épais couvercle fermant 
l'orifice. Ainsi protégées par la prudente industrie de 
leur mère, hors d'atteinte au fond de leurs retraites 
solides et reculées, les larves de l’Anthophore sont dé- 
pourvues de l'appareil glandulaire destiné à secréter la 
soie. Elles ne se filent donc jamais de cocon, mais 
reposent à nu dans leurs cellules, dont l’intérieur a le 
poli du stuc. Il faut, au contraire, des moyens de 
défense dans les cellules de l’Osmie, placées dans la 
couche superficielle du banc, irrégulières, rugueuses 


266 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


dans leur intérieur et à peine protégées contre les enne- 
mis du dehors par de minces cloisons de terre. Les 
larves de l’Osmie savent, en effet, s’enfermer dans un 
cocon ovoïde, d'un brun foncé, très solide, qui les met 
à la fois à l'abri du rude contact de leurs cellules 
informes et des mandibules de parasites voraces, Aca- 
riens, Clairons, Anthrènes, ennemi multiple qu’on trouve 
rüdant dans les galeries, quærens quem devoret. C'est 
au moyen de cette balance entre les talents de la mère 
et ceux de la larve que l’'Osmie et l’Anthophore échap- 
pent, dans leur premier âge, à une partie des dangers 
qui les menacent. Il est donc facile de connaître, dans 
le banc exploité, ce qui appartient à chacun des deux 
hyménoptères, par la situation et la forme des cellules, 
enfin par le contenu de ces dernières, consistant, pour 
l’'Anthophore, en une larve nue, et pour l’Osmie, en une 
larve incluse dans un cocon. 

En ouvrant un certain nombre de ces cocons, on finit 
par en trouver qui, au lieu de la larve de l’'Osmie, con- 
tiennent chacun une nymphe de forme étrange.Cesnym- 
phes, à la plus légère secousse de leur habitacle, se 
livrent à des mouvements désordonnés, fouettent de 
l'abdomen les parois de leur demeure qu’elles ébran- 
lent et font entrer dans une sorte de trépidation. 
Aussi, laissant même le cocon intact, est-on averti de 
leur présence par un sourd frôlement qui se fait enten- 
dre à l’intérieur de la loge de soie lorsqu'on vient à la 
remuer. 

L'extrémité antérieure de cette nymphe est façonnée 
en espèce de boutoir armé de six robustes épines, soc 
multiple éminemment propre à fouiller la terre. Une 
double rangée de crochets règne sur l'anneau dorsal des 


LES SITARIS 267 


quatre segments antérieurs de l'abdomen. Ce sont 
autant de grappins à l’aide desquels l'animal peut 
avancer dans l’étroite galerie creusée par le boutoir. 
Enfin un faisceau de pointes acérées forme l’armure 
de l’extrémité postérieuse. Si l’on examine attentive- 
ment la surface de la nappe verticale qui recèle ces 
divers nids, on ne tarde pas à découvrir des nymphes 
pareilles aux précédentes, engagées par leur extrémité 
dans une galerie de leur diamètre, et dont l'extrémité 
antérieure est librement saïllante au dehors. Mais ces 
nymphes sont réduites à leurs dépouilles, sur le dos et 
sur la tête desquelles règne une longue fissure par où 
s’est échappé l’insecte parfait. La destination de la puis- 
sante armure de la nymphe devient ainsi manifeste : 
c’est la nymphe qui est chargée de déchirer le cocon te- 
nace qui l’'emprisonne, de fouiller le sol compact où 
elle est enfouie, de creuser une galerie avec son boutoir 
à six pointes, et d'amener enfin au jour l'insecte par- 
fait, incapable apparemment d'exécuter lui-même 
d'aussi rudes travaux. 

Et en effet, ces nymphes, prises dans leurs cocons, 
m'ont donné dans l'intervalle de quelques jours un 
débile diptère, l’Anthrax sinuata, tout à fait impuis- 
sant à percer le cocon, et encore plus à se frayer une 
issue à travers un sol que je ne fouille pas sans peine 
avec la pioche. Bien que de pareils faits abondent 
dans l’histoire des insectes, c'est toujours avec un 
vif intérêt qu'on les constate. Ils nous parlent d'une 
incompréhensible puissance qui, tout à coup, à un 
moment déterminé, commande irrésistiblement à un 
obscur vermisseau d'abandonner la retraite où il est en 
sûreté, pour se mettre en marche à travers mille difli- 


268 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


cultés, et venir à la lumière, à lui fatale dans toute 
autre occasion, mais nécessaire à l’insecte parfait, qui 
ne pourrait y parvenir de lui-même. 

Mais voilà la couche des cellules de l'Osmie enlevée ; 
la pioche ‘atteint maintenant les cellules de l’Antho- 
phore. Parmi ces cellules, les unes renferment des lar- 
ves et proviennent des travaux du dernier mois de 
mai; les autres, quoique de même date, sont déjà 
occupées par l’insecte parfait. La précocité de méta- 
morphose n’est pas la même d’une larve à l’autre ; du 
reste une différence d'âge de quelques jours peut expli- 
_quer ces inégalités de développement. D'autres cellules, 
aussi nombreuses que les précédentes, renferment un 
hyménoptère parasite, une Mélecte (Melecta armata) 
également à l’état parfait. Enfin il s’en trouve, et 
abondamment, qui renferment une singulière coque 
ovoiïde, divisée en segments, pourvue de boutons stig- 
matiques, très fine, fragile, ambrée et si transparente, 
qu’on distingue très bien, à travers sa paroi, un Sitaris 
adulte (Sitaris humeralis), qui en occupe l’intérieur et 
se démène comme pour se mettre en liberté. Aïnsi 
s'expliquent la présence, l’accouplement, la ponte en 
ces lieux, des Sitaris que nous venons de voir errer 
tout à l'heure, en compagnie des Anthrax, à l'entrée 
des galeries des Anthophores. L’Osmie et l’Anthophore, 
copropriétaires de céans, ont chacun leur parasite; l'An- 
thrax s'attaque à l’Osmie et le Sitaris à l'Anthophore. 

Mais qu'est-ce que cette coque bizarre où le Sitaris 
est invariablement renfermé, coque sans exemple dans 
l’ordre des coléoptères? Y aurait-il ici un parasitisme 
au second degré, c’est-à-dire le Sitaris vivrait-il dans 
l'intérieur de la chrysalide d’un premier parasite, qui 


LES SITARIS 269 


vivrait lui-même aux dépens de la larve de l’Antho- 
phore ou de ses provisions? Et comment encore ce ou 
ces parasites trouvent-ils accès dans une cellule qui 
paraît inviolable, à cause de la profondeur où elle se 
trouve, et qui d’ailleurs ne trahit à l'étude scrupuleuse 
de la loupe aucune violente irruption de l’ennemi? 
Telles sont les questions qui se sont présentées à mon 
esprit lorsque, pour la première fois, en 1855, j'ai été 
témoin des faits que je viens de raconter. Trois ans 
d'observations assidues me mirent en mesure d'ajouter 
à l’histoire des morphoses des insectes un de ses plus 
étonnants chapitres. 


Ayant recueilli un assez grand nombre de ces coques 
problématiques qui contenaient des Sitaris adultes, 
j'eus la satisfaction d'observer à loisir l'issue de l’insecte 
parfait hors de la coque, l'aecouplement et la ponte. 
La rupture de la coque est facile : quelques coups de 
mandibules distribués au hasard et quelques ruades 
des pattes, suffisent pour mettre l’insecte parfait hors 
de sa fragile prison. 

Dans les flacons où je tenais mes Sitaris, j'ai vu l’ac- 
couplement suivre de très près les premiers instants de 
liberté. J'ai pu même être témoin d’un fait qui témoi- 
.gne hautement combien est impérieuse, pour l’insecte 
parfait, la nécessité de se livrer, sans retard, à l'acte 
qui doit assurer la conservation de sa race. Une femelle, 
la tête déjà hors de la coque, se démène avec anxiété 
pour achever de se libérer; un mâle, libre depuis une 
paire d'heures, monte sur cette coque, et tiraillant 
d'ici, de là, avec les mandibules, la fragile enveloppe, 


270 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


s'efforce de débarrasser la femelle de ses entraves. Ses 
efforts sont bientôt couronnés de succès; une rupture 
se déclare en arrière de la coque, et, bien que la femelle 
soit encore aux trois quarts ensevelie dans ses langes, 
l’accouplement a lieu immédiatement, pour durer une 
minute à peu près. Pendant cet acte, le mâle setient 
immobile sur le dos de la coque, ou bien sur le dos de 
la femelle lorsque celle-ci est entièrement libre. 
J'ignore si, dans les circonstances ordinaires, le mâle 
aide ainsi parfois la femelle à se mettre en liberté; à cet 
effet, il lui faudrait pénétrer dans une cellule renfer- 
mant une femelle, ce qui lui est, après tout, possible, 
puisqu'il a su s'échapper de la sienne. Toutefois, sur 
les lieux mêmes, l’accouplement s’opère en général à 
l'entrée des galeries des Anthophores; et alors, ni l’un 
ni l’autre des deux sexes ne traine après lui le moindre 
lambeau de la coque d’où il est sorti. 

Après l’accouplement, les deux Sitaris se mettent à 
se lustrer les pattes et les antennes en les passant entre 
les mandibules; puis chacun s'éloigne de son côté. Le 
mâle va setapir dans un pli du talus de terre, y lan- 
guit deux ou trois jours et périt. La femelle, elle aussi, 
après la ponte qui s'opère sans aucun retard, meurt à 
l’entrée du couloir où elle a déposé ses œufs. Telle est 
l'origine de tous ces cadavres appendus aux toiles 
d’araignée qui tapissent le voisinage des demeures de 
l'Anthophore. 

Les Sitaris ne vivent donc à l'état parfait que le 
temps nécessaire pour s’accoupler et pondre. Je n’en 
ai jamais vu un seul autre part que sur le théâtre de 
leurs amours et en même temps de leur mort; je n’en 
ai jamais surpris un seul pâturant sur les plantes voi- 


LES SITARIS 271 


sines, de sorte que, bien qu'ils soient pourvus d’un 
appareil digestif normal, j'ai de graves raisons de douter 
s'ils prennent réellement la moindre nourriture. Quelle 
existence est la leur! Quinze jours de bombance dans 
un magasin à miel, un an de sommeil sous terre, une 
minute d'amour au soleil, puis la mort! 

Une fois fécondée, la femelle, inquiète, se met aussitôt 
à Ja recherche d'un lieu favorable pour y déposer les 
œufs. 11 importait de constater en quel lieu précis s’ef- 
fectue la ponte. La femelle va-t-elle de cellule en cel- 
lule, confier un œuf aux flancs succulents de chaque 
larve, soit de l’Anthophore, soit d’un parasite de cette 
dernière, comme porte à le croire la coque énigma- 
tique d’où sort le Sitaris? Ce mode de dépôt des œufs, 
un à un dans chaque cellule, paraît être de toute néces- 
sité pour expliquer les faits déjà connus. Mais alors, 
pourquoi les cellules usurpées par les Sitaris ne gar- 
dent-elles pas la plus légère trace de l’effraction indis- 
pensable? Et comment peut-il se faire que, malgré de 
longues recherches où ma persévérance a été soutenue 
par le plus vif désir de jeter quelque jour sur tous 
ces mystères, comment, dis-je, peut-il se faire qu’il ne 
me soit pas tombé sous la main un seul des parasites 
présumés auxquels la coque pourrait être rapportée, 
puisque cette dernière paraît être étrangère à un 
coléoptère? Le lecteur difficilement soupçonnerait com- 
bien mes faibles connaissances en entomologie furent 
bouleversées par cet inextricable dédale de faits con- 
tradictoires. Mais, patience! le jour se fera peut-être. 

Constatons d’abord en quel lieu précis les œufs sont 
éposés. Une femelle vient d’être fécondée sous mes, 
yeux; elle est aussitôt séquestrée dans un large flacon 


212 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


où j'introduis en même temps des mottes de terre ren- 
fermant des cellules d’Anthophore. Ces cellules sont 
occupées en partie par des larves et en partie par des 
nymphes encore toutes blanches; quelques-unes d’entre 
elles sont légèrement ouvertes et laissent entrevoir 
leur contenu. Enfin je pratique à la face intérieure du 
bouchon de liège qui ferme le flaçon un conduit cylin- 
drique, un cul-de-sac,du diamètre des coulours de l’An- 
thophore. Pour que l'insecte, s’il le désire, puisse péné- 
trer dans ce couloir artificiel, le flacon est couché 
horizontalement. 

La femelle, traînant avec peine son volumineux 
abdomen, parcourt tous les coins etrecoins de son logis 
improvisé, et les explore avec ses palpes, qu’elle pro- 
mène partout. Après une demi-heure de tâtonnements 
et de recherches soigneuses, elle finit par choisir la 
galerie horizontale creusée dans le bouchon. Elle 
enfonce l'abdomen dans cette cavité, et, la tête pen- 
dante au dehors, elle commence sa ponte. Ce n’est que 
trente-six heures après que l'opération a été terminée, 
et pendant cet incroyable laps de temps, le patient 
animal s’est tenu dans une immobilité des plus com- 
plètes. 

Les œufs sont blancs, en forme d'ovale, et très petits. 
Leur longueur atteint à peine les deux tiers d’un milli- 
mètre. Ils sont faiblement agglutinés entre eux el 
amoncelés en un tas informe qu’on pourrait comparer 
à une forte pincée de semences non müres de quelque 
orchidée. Quant à leur nombre, j'avouerai qu’il a 
infructueusement fatigué ma patience. Je ne crois pas 
cependant l’exagérer en l’évaluant au moins à deux 
milliers. Voici sur quelles données je base ce chiffre. La 


ie 


Exe 


LES SITARIS 273 


ponte, ai-je dit, dure trente-six heures, et mes fré- 
quentes visites à la femelle, livrée à cette opération 


- dans la cavité du bouchon, m'ont convaincu qu'il n’y 


a pas d'interruption notable dans le dépôt successif 
des œufs. Or, moins d’une minute s'écoule entre l’ar> 
rivée d’un œuf et celle du suivant, le nombre de ces 
œufs ne saurait donc être inférieur au nombre des 
minutes contenues d:ns trente-six heures ou à 2160. 
Mais peu importe ce nombre exact, il suffit de con- 
stater qu'il est fort grand, ce qui suppose, pour les jeu- 
nes larves qui en proviendront, de bien nombreuses 
chances de destruction, puisqu'une telle prodigalité 
de germes est nécessaire au maintien de l’espèce dans 
les proportions voulues. 

Averti par ces observations, renseigné sur la forme, 
le nombre et l’arrangement des œufs, j'ai recherché 
dans les galeries des Anthophores ceux que les Sitaris 
y avaient déposés, et je les ai invariablement trouvés 
amoncelés en tas dans l’intérieur des galeries, à un 
pouce ou deux de leur orifice, toujours ouvert à l’ex- 
térieur. Ainsi, contrairement à ce qu'on avait quelque 
droit de supposer, les œufs ne sont pas pondus 
dans les cellules de l'abeille pionnière; ils sont simple- 
ment déposés, en seul tas, dans le vestibule de son 
logis. Bien plus, la mère n’exécute pour eux aucun 
travail protecteur, elle ne prend aucun soin pour les 
abriter contre la rigueur de la mauvaise saison ; elle 
n'essaie pas même, en bouchant tant bien que mal le 
vestibule où elle les a pondus à une faible profondeur, 
de les préserver des mille ennemis qui les menacent ; 
car, tant que les froids de l'hiver ne sont pas venus, 
dans ces galeries ouvertes circulent des Araignées. des 

18 


274 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Acares, des larves d Authrène, et autresravageurs pour 
qui ces œufs, ou les jeunes larves qui vonten provenir, 
doivent être friande curée. Par suite de l’incurie de la 
mère, ce qui échappe à tous ces giboyeurs voraces et 
aux intempéries doit se trouver en nombre singulière- 
ment réduit. De là, peut-être, la nécessité où est la 
mère de suppléer par sa fécondité à la nullité de son 
industrie. 

L'éclosion a lieu un mois après, vers la fin de septem- 
bre ou le commencement d'octobre. La saison encore 
propice m'a porté à croire que les jeunes larves devaient 
immédiatement se mettre en marche et se disperser 
pour tâcher de gagner chacune une cellule d'Anthophore, 
grâce à quelque imperceptible fissure. Cette prévision 
s'est trouvée complètement fausse. Dans les boîtes où 
j'avais mis les œufs pondus par mes captifs, les jeunes 
larves, bestioles noires d'un millimètre tout au plus de 
longueur, n’ont pas changé de place, quoique pourvues 
de pattes vigoureuses ; elles sont restées pêle-mêle 
avec les dépouilles blanches des œufs d'où elles étaient 
sorties. 

Vainement j'ai mis à leur portée des blocs de terre 
renfermant des nids d’Anthophores, des cellules ou- 
vertes, des larves, des nymphes de l'abeille: rien n’a 
pu les tenter ; elles ont persisté à former, avec les tégu- 
ments des œufs, un tas pulvérulent pointillé de blanc 
et de noir. Ce n’est qu'en promenant la pointe d’une 
aiguille dans cette pincée de poussière animée que je 
pouvais y provoquer un grouillement actif. Hors de là, 
tout était repos. Si j'éloignais forcément quelques 
larves du tas commun, elles y revenaient aussitôt avec 
précipitation, pour s’y enfouir au milieu des autres. 


LES SITARIS 215 


Peut-être que, ainsi groupées et abritées sous les tégu- 
ments des œufs, elles ont moins à craindre du froid. 
Quel que soit le motif qui les porte à se tenir ainsi 
amoncelées, j'ai reconnu qu'aucun des moyens dictés 
par mon imagination ne réussissait à leur faire aban- 
donner la petite masse spongieuse que forment les dé- 
pouilles des œufs, faiblement agglutinées entre elles. 
Enfin, pour mieux m'assurer qu’en liberté les larves 
ne se dispersent pas après l’éclosion, je me suis rendu 
pendant l'hiver à Carpentras et j'ai visité les talus aux 
Anthophores. J'ai trouvé là, comme dans mes boîtes, 
les larves amoncelées en tas, pêle-mêle avec les dé- 


pouilles des œufs, 


XV 


LA LARVE PRIMAIRE DES SITARIS 


Jusque vers la fin du mois d'avril suivant, rien de 
nouveau ne se passe. Je profiterai de ce long repos 
pour mieux faire connaître la jeune larve, dont voici la 
description : 

Longueur, 4 millimètre ou un peu moins. Coriace, 
d’un noir verdâtre luisant, convexe en dessus, plane 
en dessous, allongée, augmentant graduellement de 
diamètre de la tête au bout postérieur du métathorax, 
puis diminuant rapidement.Tête un peu pluslongue que 
large, légèrement dilatée vers sa base, roussâtre vers 
la bouche et plus foncée vers les ocelles. 

Labre en segment de cercle, roussâtre, bordé d’un 
petit nombre de cils raides et très courts. Mandibules 
fortes, rousses, courbes, aiguës, se joignant sans se 
croiser dans le repos. Palpes maxillaires assez longs, 
formés de deux articles cylindriques, égaux ; le dernier 


S-v. 


LARVE PRIMAIRE DES SITARIS 211 


terminé par un cil très court. Mächoires et lèvre infé- 
rieure trop peu visibles pour pouvoir être décrites avec 
certitude. 

Antennes de deux articles cylindriques, égaux, peu 
nettement séparés, à peu près de la même longueur 
que ceux des palpes ; Le dernier surmonté d’un cirrhe 
dont la longueur atteint jusqu’à trois fois celle de la 
tête, et qui va s’effilant jusqu’à devenir invisible à une 
forte loupe. En arrière de la base de chaque antenne, 
deux ocelles inégaux, presque contigus l’un à l’autre. 

Segments thoraciques égaux en longueur et augmen- 
tant graduellement de largeur d'avant en arrière. Pro- 
thorax plus large que la tête, plus étroit antérieure- 
ment qu'à la base, légèrement arrondi sur les côtés. 
Pattes de médiocre longueur, assez robustes, terminées 
par un ongle puissant, long, aigu et très mobile. Sur 
la hanche et sur la cuisse de chaque patte, un long 
cirrhe pareil à celui des antennes, presque aussi long 
que la patte entière, et dirigé perpendiculairement au 
plan de locomotion quand l'animal se meut. Quelques 
cils raides sur les jambes. 

Abdomen de neuf segments, sensiblement de même 
ongueur entre eux, mais moindres que ceux du thorax 
et diminuant très rapidement de largeur jusqu’au der- 
nier. Sous la dépendance du huitième segment, ou plu- 
tôt sous celle de l'intervalle membraneux séparant ce 
segment du dernier, se montrent deux pointes un peu 
arquées, courtes, mais fortes, aiguës, dures à leur extré- 
mité et placées l'une à droite l’autre à gauche de laligne 
médiane. Ces deux appendices peuvent, par un méca- 
nisme qui rappelle en petit celui destentacules du Coli- 
maçon, rentrer en eux-mêmes par suile de l’état mem- 


278 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES : 


braneux de leur base. Ils peuvent, en outre, s’abriter 
sous le huitième segment, entraînés qu'ils sont par le 
segment anal, lorsque ce dernier, en se contractant, 
rentre dans la huitième. Enfin le neuvième segment, 
ou segment anal, porte à son bord postérieur deux longs 
cirrhes pareils à ceux des pattes et des antennes, et se 
recourbant de haut en bas. En arrière de ce dernier 
segment, se montre un mamelon charnu, plus ou 
moins saillant ; c’est l’anus. J’ignore la position des stig- 
mates ; ils se sont dérobés à mes investigations, bien 
que faites à l’aide du microscope. 

Lorsque la larve est en repos, les divers segments 
sont régulièrement imbriqués, et les intervalles mem- 
braneux, correspondant aux articulations, ne sont pas 
visibles. Mais si la larve marche, toutes les articulations, 
surtout celles des segments abdominaux, se distendent 
et finissent par occuper presque autant de place que 
les arceaux cornés. En même temps, le segment anal 
sort de l’étui formé par le huitième; l’anus, à son tour, 
s'allonge en mamelon et les deux pointes de l’avant- 
dernier anneau surgissent d’abord lentement, puis se 
dressent tout à coup par un mouvement brusque com- 
parable à celui que produit un ressort en se détendant ; 
enfin ces deux pointes divergent en cornes de croissant. 
Une fois cet appareil complexe déployé, l’animalcule 
est en mesure de marcher sur la surface la plus glis- 
sante. 

Le dernier segment et son bouton anal se recourbent 
à angle droit avec l’axe du corps, et l'anus vient s’ap- 
pliquer sur le plan de locomotion, où il déverse une 
gouttelette d’un liquide hyalin et filant, qui englue la 
bestiole et la maintient solidement en place, appuyée 


LARVE PRIMAIRE DES SITARIS 219 


sur une espèce de trépied que forment le bouton anal et 
les deux cirrhes du dernier segment. Si l’on observe le 
mode de locomotion de l’animal sur une lame de verre, 
on peut tenir la lame dans une position verticale, la 
renverser même sens dessus dessous, la secouer légè- 
rement sans que la larve se détache et tombe, retenue 
qu’elle est par l’humeur agglutinative du bouton anal. 

S'il faut avancer sur un plan où une chute n’est pas 
à craindre, la microscopique bête emploie un autre 
procédé. Elle recourbe l'abdomen, et lorsque les deux 
pointes du huitième segment, alors pleinement étalées, 
ont trouvé un point d'appui solide en labourant, pour 
ainsi dire, le plan de locomotion, elle s'appuie sur cette 
base et se porte en avant, en dilatant les diverses articu- 
lations abdominales. Ce mouvement en avant est d’ail- 
leurs favorisé par le jeu des pattes, qui sont loin de 
rester inactives. Cela fait, elle jette l’ancre avec les 
puissants onglets de ses pattes ; l'abdomen se contracte, 
ses divers anneaux se resserrent, et l’anus, tiré en 
avant, prend de nouveau appui, à l’aide des deux poin- 
tes, pour commencer la seconde de ces curieuses enjam- 
bées. 

Au milieu de ces manœuvres, les cirrhes des hanches 
et des cuissses traînent sur le plan d'appui, et par leur 
longueur, leur élasticité, ne paraissent propres qu'à 
entraver la marche. Mais ne nous hâtons pas de con- 
clure à une inconséquence : le moindre des êtres est 
approprié aux conditions au milieu desquelles il doit 
vivre ; et il est à croire que ces filaments, loin d’entra- 
ver l’animalcule en marche, doivent, dans les circon- 
stances normales, lui être de quelque secours. 

Le peu que nous venons d'apprendre nous montre 


280 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


déjà que la jeune larve de Sitaris n'est pas appelée à se 
mouvoir sur une surface ordinaire. Le lieu, quel qu'il 
soit, où cette larve doit vivre plus tard, l’expose à de 
bien nombreuses chances de chutes périlleuses, puisque, 
pour les prévenir, elle est non seulement armée d’on- 
gles robustes, très mobiles, et d’un croissant acéré, 
espèce de soc capable de mordre sur le corps le mieux 
poli, mais encore elle est munie d’un liquide visqueux, 
assez tenace pour l'engluer et la maintenir en place 
sans le secours des autres appareils. En vain je me 
suis mis l'esprit à la torture pour soupçonner quel pou- 
vait être le corps si mohile, si vacillant, si dangereux, 
que doivent habiter les jeunes Sitaris ; rien n’a pu m'ex- 
pliquer la nécessité de l’organisation que je viens de 
décrire. Convaincu d'avance, par l'étude attentive de 
cette organisation, que je serais témoin de singulières 
mœurs, j'ai attendu, avec une viveimpatience, le retour 
de la belle saison, ne doutant pas qu'à l'aide d’une 
observation persévérante le mystère ne me fût dévoilé 
au printemps suivant. Ge printemps si désiré est enfin 
venu ; j'ai mis en œuvre tout ce que je peux posséder 
de patience, d'imagination, de clairvoyance ; mais, à 
ma grande honte, et à mon regret plus grand encore, 
le secret m'a échappé. Oh! qu'ils sont pénibles ces 
tourments de l’indécision lorsqu'il faut remettre à l’an- 
née suivante une étude qui n’a pas abouti ! 

Mes observations faites dans le courant du printemps 
1856, quoique purement négatives, ont cependant leur 
intérêt, parce qu'elles démontrent fausses quelques sup- 
positions qu'amène naturellement le parasitisme incon- 
testable des Sitaris. J'en dirai donc quelques mots.— 
Vers la fin d'avril, les jeunes larves, jusque-là immo- 


LARVE PRIMAIRE DES SITARIS 281 


biles et blotties dans le tas spongieux des enveloppes 
des œufs, sortent de leur immobilité, se dispersent et 
parcourent en tous sens les boîtes et les flacons où elles 
ont passé l'hiver. A leur démarche précipitée, à leurs 
infatigables évolutions, aisément on devine qu’elles 
recherchent quelque chose qui leur manque. Cette 
chose, que peut-elle être, si ce n’est de la nourriture ? 
N'oublions pas, en effet, que ces larves sont écloses à la 
fin de septembre, et que depuis cette époque, c’est-à- 
dire pendant sept mois complets, elles n’ont pris aucune 
nourriture, bien qu’elles aient passé ce laps de temps 
avec toute leur vitalité, ainsi que j'ai pu m'en assurer 
tout l'hiver en les irritant, et non dans une torpeur 
analogue à celle des animaux hibernants. Aussitôt 
écloses, elles sont vouées, quoique pleines de vie, à une 
abstinence absolue de la durée de sept mois ; il est donc 
naturel de supposer, en voyant leur agitation actuelle, 
qu'une faim impérieuse les met ainsi en mouve- 
ment. 

La nourriture désirée ne saurait être que le contenu 
des cellules de l’Anthophore, puisque plus tard on trouve 
les Sitaris dans ces cellules. Or, ce contenu se borne 
ou à du miel ou à des larves. J'ai conservé précisément 
des cellules d'Anthophore occupées par des nymphes 
ou par des larves. J'en mets quelques-unes, soit 
ouvertes, soit fermées, à la portée des jeunes Sitaris, 
comme je l'avais déjà fait immédiatement après 
l'éclosion. J’introduis même les Sitaris dansles cellules: 
je les dépose sur les flancs de la larve, succulent 
morceau, tout semble le dire; je m'y prends de toutes 
les manières pour tenter leur appétit; et après avoir 
épuisé mes combinaisons, toujours infructueuses, je 


282 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


reste convaincu que mes bestioles affamées ne recher- 
chent ni larves, ni nymphes d’Anthophore. 

Essayons maintenant le miel. Il faut employer 
évidemment du miel élaboré par la même espèce 
d’Anthophore que celle aux dépens de laquelle vivent 
les Sitaris. Mais cette abeille n’est pas fort commune 
dans les environs d'Avignon, et mes occupations du 
lycée ne me permettent pas de m'absenter pour me 
rendre à Carpentras, où elle est si abondante. Je 
perds ainsi, à la recherche de cellules approvisionnées 
de miel, une bonne partie du mois de mai; je finis 
cependant par en trouver de fraîchement closes et 
appartenant à l’'Anthophore voulue. J'ouvre ces cellules 
avec l’impatience fébrile du désir longtemps mis à 
l'épreuve. Tout va bien : elles sont à demi-pleines d’un 
miel coulant, noirâtre, nauséabond, à la surface 
duquel flotte la larve de l’hyménoptère récemment 
éclose. Cette larve est enlevée, et je dépose à la surface 
du miel, avec mille précautions, un ou plusieurs 
Sitaris. Dans d’autres cellules, je laisse la larve de 
l'hyménoptère et j'y introduisdes Sitaris, que je dépose 
tantôt sur le miel, tantôt sur la paroi interne de la 
cellule, ou simplement à son entrée. Enfin, toutes ces 
cellules, ainsi préparées, sont mises dans des tubes de 
verre, qui me permettront une observation facile, sans 
crainte de troubler, dans leur repas, mes convives 
affamés. 

Mais que vais-je parler de repas! Ce repas n'as pas 
lieu. Les Sitaris placés à l’entrée d’une cellule, loin de 
chercher à y pénétrer, l'abandonnent et s’égarent dans 
le tube de verre; ceux qui ont été déposés sur la 
face intérieure des cellules, à proximité du miel, 

| 


LARVE PRIMAIRE DES SITARIS 283 


sortent précipitamment, à demi englués et trébuchant 
à chaque pas; ceux enfin que je me figurais avoir 
le plus favorisés en les déposant sur le miel même, se 
débattent, s’empêtrent dans la masse gluante «et y 
périssent étouffés. Jamais expérience n'a subi pareille 
déconfiture. Larves, nymphes, cellules, miel, je vous ai 
tout offert ; que voulez-vous donc, bestioles maudites ? 
_ Lassé de toutes ces tentatives sans résultat, je finis 
par où j'aurais dû commencer, je me rendis à Carpen- 
tras. Mais il était trop tard : l’Anthophore avait fini 
ses travaux, et je ne parvins à rien voir de nouveau. 
Dans le courant de l’année, j'appris de L. Dufour, à 
qui j'avais parlé des Sitaris, j'appris, dis-je, que l’ani- 
malcule trouvé par lui sur les Andrènes et décrit sous 
le mon générique de Zriungulinus, avait été reconnu 
plus tard par’ Newport comme étant la larve d'un 
Méloé. Or, j'avais trouvé précisément quelques Méloés 
dans les cellules de la même Anthophore qui nourrit 
les Sitaris. Y aurait-il parité de mœurs entre les deux 
genres d'insectes ? Ce fut pour moi un trait de lumière ; 
mais j'eus tout le temps de müûrir mes projets : il me 
allait ncore attendre une année. 

Le mois d'avril venu, mes larves de Sitarisse mirent, 
comme à l'ordinaire, en mouvement. Le premier hy- 
ménoptère venu, une Osmie, est jeté vivant dans un 
flacon où se trouvent quelques-unes de ces larves, et 
au bout d’un quart d'heure de séjour, je les visite à la 
loupe. Cinq Sitaris sont implantés dans la toison du 
thorax. C’est fait, le problème est résolu !... Les larves 
des Sitaris, comme celles des Méloés, se cramponnent à 
la toison de leur amphitryon et se font voiturer par 
lui jusque dans la cellule. Dix fois je recommence 


284 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 
l'épreuve avec les divers hyménoptères qui viennent 
butiner sur les lilas en fleurs devant ma fenêtre, et en 
particulier avec des Anthophores mâles; le résultat se 
maintient le mème: les larves s'implantent au milieu des 
poils de leur thorax. Maïs après tant de désappointe- 
ments, on devientméfiant; aussi convient-il d'aller ob- 
server le fait sur les lieux mêmes; les vacances sco- 
laires de Pâques arrivent d’ailleurs fort à propos pour 
faire à loisir ces observations. 

J'avouerai que ce ne fut pas sans quelques batte- 
ments de cœur plus précipités qu’à l'ordinaire, que je 
me trouvai de nouveau en face du talus à pic où niche 
l’Anthophore. Que va décider l'expérience? Va-t-elle 
encore une fois me couvrir de confusion ? Le temps est 
froid, pluvieux; aucun hyménoptère ne se montre sur 
le petit nombre de fleurs printanières” épanonies. A 


l'entrée des galeries sont blotties de nombreuses Antho- 


phores, immobiles, transies. A l’aide de pinces, je les 
sors une à une de leur cachette pour les examiner à la 
loupe. La première a deslarves de Sitaris sur le thorax; 
la seconde en a également, la troisième, ia quatrième 
de même, et ainsi de suite, aussi loin que je désire 
pousser cet examen. Je change de galerie dix, vingt 
fois, le résultat est invariable. Il y eut là, pour moi, 
un de ces moments comme en ont ceux qui, après 
avoir pendant des années tourné et retourné une idée 
de toutes les manières, peuvent enfin s’écrier : Eurêkal 

Les journés suivantes, un ciel tiède et serein permit 
aux Anthophores de quitter leurs retraites pour se ré- 
pandre dans la campagne et butiner sur les fleurs. Je 
recommençai mon examen sur ces Anthophores volant 
sans relàche d'une fleur à l’autre, soit dans le voisi- 


… 


LARVE PRIMAIRE DES SITARIS 285 


nage des lieux où elles étaient nées, soit à de grandes 
distances de ces mêmes lieux. Quelques-unes se trou- 
vèrent sans larves de Sitaris; d'autres, en plus grand 
nombre, en avaient deux, trois, quatre, cinq ou davan- 
tage entre les poils du thorax. À Avignon, où je n'ai 
pas encore vu le Sitaris humeralis, la même espèce 
d’Anthophore, observée à peu près à la même époque, 
tandis qu’elle butinait sur les lilas fleuris, s’est trouvée 
toujours exempte de jeunes larves de Sitaris; à Car- 
pentras, au contraire, où ne se rencontre pas un domi- 
cile d’Anthophores sans Sitaris, presque les trois-quarts 
des individus que j’ai visités avaient quelques-unes de 
ces larves au milieu de leur toison. 

Mais, d'autre part, si l’on recherche ces larves dans 
les vestibules où elles se trouvaient quelques jours 
avant, amoncelées en tas, on n’en trouve plus. Par 
conséquent, lorsque les Anthophores, ayant ouvert 
leurs cellules, s'engagent dans les galeries pour en 
atteindre l’orifice et s'envoler; ou bien, lorsque le 
mauvais temps et la nuitles y ramènent momentané- 
ment, les jeunes larves de Sitaris, tenues en éveil dans 
ces mêmes galeries par le stimulant de l'instinct, s’at- 
tachent à ces hyménoptères, se glissent dans leur four- 
rure, et s’y cramponnent d'une manière assez solide 
pour ne pasavoir à craindre une chute dans les loin- 
taines pérégrinations de l’insecte qui les porte. En s’at- 
tachant ainsi aux Anthophores, les jeunes Sitaris ont 
évidemment pour but de se faire transporter, et au 
moment opportun, dans les cellules approvisionnées. 

On pourrait même croire tout d'abord qu'ils vivent 
quelque temps sur le corps de l’Anthophore, comme les 
parasites ordinaires, les Philoptères, les Poux, vivent 


286 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


sur le corps de l'animal quiles nourrit. Il n'en est 
rien cependant. Les jeunes Sitaris, implantés au mi- 
lieu des poils, perpendiculairement au corps de 
l’Anthophore, la tête en dedans, l’arrière en dehors, 
ne remuent plus du point qu'ils ont choisi et qui se 
trouve dans le voisinage des épaules de l'abeille. On 
ne les voit pas errer d'un point à un autre pour explo- 
rer le corps de l’Anthophore et en rechercher les par- 
ties où les téguments ont plus de délicatesse, comme 
ils ne manqueraient pas de le faire si réellement ils 
puisaient quelque nourriture dans les sucs de l’hymé- 
noptère. Au contraire, presque toujours fixés sur la 
partie la plus résistante, la plus dure du corps de 
l'abeille, sur le thorax, un peu au-dessous de l’inser- 
tion des ailes, ou plus rarement sur la tête, ils gardent 
une complète immobilité, et se tiennent fixés au même 
poil, à l'aide des mandibules, des pattes, du croissant 
fermé du huitième segment, enfin à l’aide de la glu du 
bouton anal. S'ils viennent à être troublés dans cette 
position, ils gagnent à regret un autre point du thorax, 
en s'ouvrant un passage à travers sa fourrure, et finis- 
sent par se fixer à un autre poil, comme ils l’étaient 
avant. 

Pour mieux me convaincre encore que les jeunes 
larves de Sitaris ne se nourrissent pas aux dépens du 
corps de l’Anthophore, j'ai mis quelquefois à leur 
portée, dans un flacon, des hyménoptères morts depuis 
iongtemps et complètement desséchés. Sur ces cada- 
vres arides, bons tout au plus à ronger, mais où il n’y 
avait assurément rien à sucer, les larves de Sitaris ont 
gagné la position habituelle et y sont restées immobiles 
comme sur l’insecte vivant. Elles ne puisent donc rien 


LARVE PRIMAIRE DES SITARIS 287 


dans le corps de l’Anthophore; mais peut-être rongent- 
elles sa toison, comme les Philoptères rongent les 
plumes des oiseaux ? 

Pour cela, il leur faudrait un appareil buccal d’une 
certaine vigueur, en particulier des mâchoires cornées 
et robustes, tandis que ces mâchoires sont si aiguës, 
qu’un examen microscopique n'a pu me les montrer. 
Les larves sont, il est vrai, pourvues de fortes man- 
dibules; mais ces mandibules aiguës, recourbées et 
excellentes pour tirailler, pour déchirer la nourriture, 
ne sauraient servir à la broyer, à la ronger. Enfin, une 
dernière preuve en faveur de l’état passif des larves de 
Sitaris sur le corps des Anthophores, c’est que ces der- 
nièresne paraissent nullementincommodées de leur pré- 
sence, puisqu'on ne les voit pas chercher à s’en débarras- 
ser. Des Anthophores exemptes de ces larves, et d’autres 
en portant cinq ou six sur le corps, ont été mises sépa- 
rément dans des flacons. Quand le premier trouble ré- 
sultant de la captivité a été calmé, je n’ai rien pu voir 
de particulier sur celles qu’occupaient les jeunes Sitaris. 
Et si toutes ces raisons ne suffisaient pas, j’ajouterais 
bu’un animalcule qui a pu déjà passer sept mois sans 
nourriture, et qui dans peu de jours va s’abreuver d’une 
matière fluide, hautement savoureuse, commettrait une 
singulière inconséquence en se mettant à ronger le 
duvet aride d'un hyménoptère. Il me paraît donc in- 
dubitable que les jeunes Sitaris ne s’établissent sur 
le corps de l’Anthophore que pour se faire transporter 
par elles dans les cellules, dont la construction ne 
tardera pas à commencer. 

Mais jusque-là, il faut que les parasites futurs se 
maintiennent dans la toison de leur amphitryon, malgré 


288 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


ses rapides évolutions au milieu des fleurs, malgré le 
frottement contre les parois des galeries quand il y 


pénètre pour s’y abriter, et surtout malgré les coups 


de brosse qu'il doit se donner assez souvent avec les 
pattes, pour s’épousseter, se lustrer. De là, sans doute, 
la nécessité de cet appareil étrange qu’une station et 
une locomotion sur des surfaces ordinaires ne sauraient 
expliquer, comme il a été dit plus haut, lorsqu'on 
s'est demandé quel pouvait être le corps si mobile, si 
vacillant, si plein de dangers, où la lave devait s'établir 
plus tard. Ce corps, c’est un poil d’un hyménoptère, 
qui fait mille courses rapides, qui tantôt plonge dans 
ses étroites galeries, tantôt pénètre avec violence dans 
la gorge étranglée d'une corolle, et ne reste en repos 
que pour se brosser avec les pattes, se débarrasser des 
grains de poussière recueillis par le duvetquilerecouvre. 

On comprend très bien maintenant l’utilité du crois- 
sant exsertile dont les deux cornes, en se rapprochant, 
peuvent saisir un poil mieux que ne le ferait la pince 
la plus délicate; on voit toute l’opportunité de la 
glu tenace qu'au moindre danger l'anus fournit pour 
arrêter l’animalcule dans une chute imminente; 
on se rend compte enfin du rôle utile que peuvent 
remplir ici les cirrhes élastiques des hanches et des 
pattes, véritable superfluité très embarrassante pour 
la marche sur un plan uni, mais qui, dans le cas 
actuel, pénétrent comme autant de sondes dans l’épais- 
seur du duvet de l’Anthophore, et servent à maintenir 
la larve de Sitaris pour ainsi dire à l’ancre. Plus on 
réfléchit à cette organisation modelée en apparence 
par un caprice aveugle, lorsque la larve se traine 
péniblement sur un plan uni, et plus on est pénétré 


LARVE PRIMAIRE DES SITARIS 289 


d’admiration devant les moyens aussi efficaces que 
variés prodigués à la débile créature pour conserver 
son périlleux équilibre. 

Avant de raconter ce que deviennent les larves de 
Sitaris en abandonnant le corps des Anthophores, je 
ne saurais passer sous silence une particularité fort 
remarquable. Tous les hyménoptères envahis par ces 
larves et observés jusqu'ici, se sont trouvés, sans une 
seule exception, des Anthophores mâles. Ce sont des 
mâles que j'ai retirés de leurs cachettes; ce sont des 
mâles que j'ai saisis sur les fleurs; et malgré d’actives 
recherches, je n’ai pu trouver une seule femelle en li- 
berté. La cause de cette absence totale de femelles est 
facile à reconnaître. 

En abattant quelques mottes de terre de la nappe 
occupée par les nids, on voit que si tous les mâles ont 
déjà ouvert et abandonné leurs cellules, les femelles, 
au contraire, y sont encore incluses, mais sur le point 
de prendre bientôt l'essor. Cette apparition des mâles 
un mois presque avant la sortie des femelles, n’est pas 
particulière aux Anthophores ; je l'ai constatée chez 
beaucoup d'autres hyménoptères, et en particulier 
chez l’Osmia tricornis qui habite le même emplace- 
ment que l’Anthophora pilipes. Les mâles de l’Osmie 
apparaissent même avant ceux de l'Anthophore, et à 
une époque si précoce, qu'alors les jeunes larves de 
Sitaris ne sont peut-être pas encore excitées par l'in- 
stinctive impulsion qui les met en activité. C'est, sans 
doute, à leur réveil précoce que les mâles de l’'Osmie 
doivent de pouvoir traverser impunément les corridors 
où sont entassées les jeunes larves de Sitaris, sans que 
ces dernières s’attachent à leur toison ; du moins, je 


19 


290 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


ne saurais expliquer autrement l'absence de ces larves 
sur le dos des Osmies mäles, puisque, quand on les met 
artificiellement en présence de ces hyménoptères, elles 
s’y attachent aussi volontiers qu'aux Anthophores. 

La sortie hors de l'emplacement commun commence 
par les Osmies mâles, se continue par les Antho- 
phores mâles, et se termine par la sortie à peu près 
simultanée des Osmies et des Anthophores femelles. 
J'ai pu aisément constater cette succession en obser- 
vant chez moi, au premier printemps, l’époque de 
rupture des cellules que j'avais recueillies dans le pré- 
cédent automne. 

Au moment de leur sortie, les Anthophores mâles 
traversant les galeries où attendent, en plein éveil, 
les larves de Sitaris, doivent en prendre un certain 
nombre; et ceux d’entre eux qui, s’'engageant dans des 
couloirs déserts, échappent ainsi une première fois à 
l'ennemi, ne lui échapperont pas longtemps, puisque 
la pluie, l'air froid et la nuit les ramènent à leurs an- 
ciennes demeures, où ils s’abritent, tantôt dans une 
galerie, tantôt dans une autre, pendant une grande 
partie du mois d'avril. Ces allées et venues des mâles 
dans les vestibules de leurs habitations, le séjour pro- 
longé que le mauvais temps les contraint souvent d'y 
faire, fournissent aux Silaris l’occasion la plus favo- 
rable pour se glisser dans leur fourrure et y prendre 
position. Aussi, après un mois environ d’un pareil état 
de choses, il ne doit pas rester, ou il ne reste que fort 
peu de larves errant encore sans avoir atteint leur but. 
A cette époque, je n’ai pu réussir à en trouver autre 
part que sur le corps des Anthophores mâles. 

Il est donc extrêmement probable qu’à leur sortie. 


LARVE PRIMAIRE DES SITARIS 291 


ayant lieu à l'approche du mois de mai, les Antho- 
phores femelles ne prennent pas des larves de Sitaris 
dans les couloirs, ou n’en prennent qu’un nombre qui 
ne peut soutenir de comparaison avec celui que por- 
tent les mâles. En effet, les premières femelles que j'ai 
pu observer au mois d'avril, dans le voisinage même 
des nids, étaient exemptes de ces larves. Cependant, 
c'est sur les femelles que les larves de Sitaris doivent 
finalement s'établir, les mâles sur lesquels ils sont en 
ce moment n'étant pas capables de les introduire dans 
les cellules, puisqu'ils ne prennent aucune part à leur 
construction et à leur approvisionnement. Il y a donc, 
à un certain moment, passage de larves de Sitaris des 
Anthophores mâles sur les Anthophores femelles; et ce 
passage s'effectue, sans aucun doute, lors du rappro- 
chement des deux sexes. La femelle trouve à la fois, 
dans les embrassements du mâle, et la vie et la mort 
de sa progéniture ; au moment où elle se livre au mâle 
pour la conservation de sa race, les parasites vigilants 
passent du mâle sur la femelle pour l’extermination de 
cette même race. 

A l'appui de ces déductions, voici une expérience assez 
concluante alors même qu’elle ne réalise que grossière- 
ment les circonstances naturelles. Sur une femelle prise 
dans sa cellule, et par conséquent dépourvue de Sitaris, 
je place un mâle qui en est pourvu, et je maintiens les 
deux sexes en contact, en maîtrisant autant que pos- 
sible leurs mouvements désordonnés. Après quinze à 
vingt minutes de ce rapprochement forcé, la femelle 
se trouve envahie par une ou plusieurs des larves qui 
étaient d’abord sur le mâle ; il est vrai que l'expérience ne 
réussit pastoujours dans des conditions aussi imparfaites. 


292 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


En surveillant à Avignon les rares Anthophores que 
j'ai pu découvrir, il m'a été possible de saisir l'instant 
précis de leurs travaux; et le jeudi suivant, 21 mai, je 
me suis rendu en toute hâte à Carpentras pour assister, 
s’il était possible, à l’entrée des Sitaris dans les cel- 
lules de l'abeille. Je ne me suis pastrompé, les travaux 
sont en pleine activité. 

Devant une haute nappe de terre, s’agile un ballet en 
démence, un essaim stimulé par le soleil, qui l’inonde 
de lumière et de chaleur. C'est une nuée d’Antho- 
phores de quelques pieds d'épaisseur et d'une éten- 
due mesurée sur celle de l’espèce de façade que forme 
le sol à pic. Du sein tumultueux de la nue s’élève un 
monotone et menaçant murmure, tandis que Je regard 
s'égare, sans pouvoir se retrouver, au milieu des inex- 
tricables évolutions de l’ardente cohue. Avec la rapi- 
dité de l'éclair, des milliers d’Anthophores s’éloignent 
incessamment et se dispersent dans la campagne 
pour butiner; incessamment aussi des milliers d’autres 
arrivent, chargées de miel ou de mortier, et main 
tiennent l’essaim dans les mêmes redoutables propor- 
tions. 

Quelque peu novice alors sur le caractère de ces in- 
sectes, malheur, me disais-je, malheur à l’imprudent 
qui pousserait l'audace jusqu'à pénétrer au cœur de 
l'essaim, et surtout jusqu'à porter une main téméraire 
sur les demeures en construction ! Aussitôt enveloppé 
par la foule furieuse, il expierait sa folle entreprise 
sous mille coups d’aiguillon. A cette pensée, rendue 
plus alarmante par le souvenir de certaines mésaven- 
tures dont j'ai été victime en voulant observer de trop 
près les gâteaux des Frelons (Vespa Crabro), je sens 


DR CR 7, TE 


LARVE PRIMAIRE DES SITARIS 293 


un frisson d’appréhension me courir sur le corps. 

Et cependant, pour mettre en son jour la question 
qui m'amène ici, il faut nécessairement pénétrer dans 
le redoutable essaim ; il me faut me tenir des heures en- 
dères, tout le jour peut-être, en observation devant les 
travaux que je vais bouleverser ; et, la loupe à la main, 
scruter, impassible au milieu du tourbillon furieux, ce 
qui se passe dans les cellules. L'emploi d'un masque, 
de gants, d’enveloppes quelconques, n’est pas d’ailleurs 
praticable, car toute la dextérité des doigts et toute la 
liberté de la vue sont nécessaires pour les recherches 
que j'ai à faire. N'importe : devrais-je sortir de ce guê- 
pier le visage tuméfié, méconnaissable, il me faut 
aujourd’hui une solution décisive au problème qui m'a 
trop longtemps préoccupé. 

Quelques coups de filet, en dehors de l’essaim, sur 
les Anthophores se rendant à la récolte ou en revenant, 
m'ont bientôt appris que les larves de Sitaris sont cam- 
pées sur le thorax, comme je m'y attendais, et y occu- 
pent la même place que sur les mâles. Les circon- 
stances sont donc on ne peut plus favorables, ef” sans 
plus tarder visitons les cellules. 

Mes dispositions sont aussitôt prises : je serre étroite- 
ment mes habits pour nelaisser aux abeilles que le moins 
de prise possible, et je m'engage au milieu de l’essaim. 
Quelques coups de pioche, qui éveillent dans le mur- 
mure des Anthophores un crescendo peu rassurant, 
m'ont bientôt mis en possession d'une motte de terre; 
et je fuis à la hâte, tout étonné de me trouver encore 
sain el sauf et de ne pas être poursuivi. Mais la motte 
de terre que je viens de détacher est trop superficielle, 
elle ne contient que des cellules d'Osmie, où je n’ai rien 


29% SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


à voir pour le moment. Une seconde expédition a lieu, 
plus longue que la première, et quoique ma retraite se 
soit opérée sans grande précipitation, aucune Antho- 
phore ne m'a atteint de son dard, ne s'est même mon- 
trée disposée à fondre sur l’agresseur. 

Ce succès m’enhardit. Je reste en permanence devant 
les constructions, abattant sans relâche des mottes 
pleines de cellules, et au milieu du désordre inévitable, 
répandant à terre le miel liquide, éventrant des larves, 
écrasant les Anthophores occupées dans leur nid. Tou- 
tes ces dévastations n'arrivent à éveiller dans l’essaim 
qu'un murmure plus sonore, sans être suivies d'aucune 
démonstration hostile de sa part. Les Anthophores dont 
les cellules ne sont pas atteintes s'occupent de leurs 
travaux comme si rien d’extraordinaire ne se passait 
à côté; celles dont les habitations sont bouleversées 
tâchent de les réparer, ou planent, éperdues, devant 
leurs ruines ; mais aucune ne paraît vouloir fondre sur 
l’auteur du dégât ; tout au plus quelques-unes, plus irri- 
tées, me viennent, par intervalles, planer devant le vi- 
sage, face à face, à une paire de pouces de distance, 
puis s'envolent après quelques instants de ce curieux 
examen. 

Malgré le choix d’un emplacement commun pour les 
nids, qui ferait croire à un commencement de commu- 
nauté d'intérêts entre les Anthophores, ces hyméno- 
ptères obéissent donc à la loi égoïste de chacun pour 
soi, et ne savent pas se liguer pour repousser un enne- 
mi qui les menace tous. Chaque Anthophore prise iso- 
lément ne sait pas même se précipiter sur l'ennemi qui 
ravage ses cellules et l’écarter à coups d'aiguillon : 
la pacifique bête quitte à la hâte sa demeure ébranlée 


LARVE PRIMAIRE DES SITARIS 295 


par la sape, fuit éclopée, quelquefois même blessée 
mortellement, sans songer à faire usage de son dard 
venimeux, si ce n’est lorsqu'on la saisit. Bien d'autres 
hyménoptères, collecteurs de miel ou chasseurs, sont 
tout aussi bénins ; et je peux affirmer aujourd’hui, 
2près une longue expérience, que seuls les hyméno- 
ptères sociaux, Abeïlle domestique, Guêpes et Bourdons, 
savent combiner une défense commune, et seuls osent 
fondre isolément sur l’agresseur pour en tirer une 
vengeance individuelle. 

Grâce à cette bénignitéinattenduedel’abeillemaçonne, 
j'ai pu, des heures entières, poursuivre à loisir mes 
recherches, assis sur une pierre au milicu de l’essaim 
murmurant et éperdu, sans recevoir un seul coup d’ai- 
guillon, bien que je n’eusse pris aucune précaution 
pour m'en préserver. Des gens de la campagne venant 
à passer et me voyant assis, impassible, au milieu du 
tourbillon d’abeiïlles, se sont arrêtés, ébahis, pour me 
demander. si je les avais conjurées, ensorcelées, puis- 
que jeparaissais n'avoir rien àenredouter. « Mé, moun 
bel ami, li-z-avé doun escounjurado què vou pougnioun 
pa, canèu de sort!» Mes divers engins répandus à terre, 
boîtes, flacons, tubes de verre, pinces, loupes ont été 
certainement pris par ces bonnes gens pour les instru- 
ments de mes maléfices. 

Procédons maintenant à l'examen des cellules. Les 
unes sont encore ouvertes et ne contiennent qu’une 
provision plus ou moins complète de miel. Les autres 
sont hermétiquement fermées avec un couvercle de 
terre. Le contenu de ces dernières est fort variable. 
Tantôt c’est une larve d'hyménoptère ayant achevé sa 
pâtée ou étant sur le point de l’achever ; tantôt une 


296 SOUVENIRS ÉENTOMOLOGIQUES 


larve blanche comme la précédente, mais plus ventrue 
et de forme fort différente ; tantôt, enfin, c’est du miel 
avec un œuf flottant à la surface. Le miel est liquide, 
gluant, d'une couleur brunâtre et d’une odeur forte, 
repoussante. L’œuf est d’un beau blanc, cylindrique, 
un peu courbé en arc, d’une longueur de 4 à 5 milli- 
mètres, sur une largeur qui n'atteint pas tout à fait 
un millimètre; c’est l'œuf de l’Anthophore. 

Dans quelques cellules, cet œuf nage seul à la sur- 
face du miel ; dans d’autres, fort nombreuses, on voit, 
établie sur l'œuf de l’Anthophore, comme sur une es- 
pèce de radeau, une jeune larve de Sitaris avec la 
forme et les dimensions que j'ai décrites plus haut, 
c'est-à-dire avec la forme et les dimensions que l’ani- 
malcule possède au sortir de l’œuf. Voilà l'ennemi dans 
le logis. 

Quand et comment s’y est-il introduit ? Dans aucune 
des cellules où je l’observe, il ne m'est possible de 
distinguer une fissure qui lui ait permis d'entrer; elles 
sont toutes closes d’une façon irréprochable. Le para- 
site s'est donc établi dans le magasin à miel avant 
que ce magasin fût fermé; d'autre part, les cellules 
ouvertes et pleines de miel, mais encore sans l’œuf de 
l'Anthophore, sont constamment sans parasite. C’est 
donc pendant la ponte ou après la ponte, quand l’An- 
thophore est occupée à maçonner la porte de la cel- 
lule, que la jeune larve s’y introduit. Il est impossible 
de décider expérimentalement à laquelle de ces deux 
époques il faut rapporter l'introduction des Sitaris 
dans la cellule ; car, quelque pacifique que soit l’An- 
thophore, il est bien évident qu'on ne peut songer à 
être témoin de ce qui se passe dans sa cellule au mo- 


# y ds 


LARVE PRIMAIRE DES SITARIS 297 


ment où elle y dépose un œuf, ou au moment où elle 
en construit le couvercle. Mais quelques essais nous 
auront bientôt convaincus que le seul instant qui puisse 
permettre au Sitaris de s'établir dans la demeure de 
l'hyménoptère est l'instant même où l'œuf est déposé 
à la surface du miel. 

Prenons une cellule d’Anthophore pleine de miel et 
munie d’un œuf ; et, après en avoir enlevé le couvercle, 
déposons-la dans un tube de verre avec quelques 
larves de Sitaris. Les larves ne paraissent nullement 
affriandées par ce trésor de nectar qu’on vient de mettre 
à leur portée ; elles errent au hasard dans le tube, par- 
courent le dehors de la cellule, arrivent parfois sur le 
bord de son orifice, et très rarement s’aventurent dans 
son intérieur, sans y plonger bien avant et pour ressor- 
tir aussitôt. Si quelqu’une arrive jusqu'au miel, quine 
remplit qu'à demi la cellule, elle cherche à fuir dès 
qu'elle a éprouvé la mobilité du sol gluant sur lequel 
elle allait s'engager; mais trébuchant à chaque pas, 
par suite de la viscosité qui s’est attachée à ses pattes, 
elle finit souvent par retomber dans le miel où elle 
péri étouffée. 

On peut encore expérimenter de la manière suivante. 
Après avoir préparé une cellule comme précédemment, 
on dépose, avec tout le soin possible, une larve sur sa 
paroi interne, ou bien à la surface même des provi- 
sions. Dans le premier cas, la larve se hâte de sortir ; 
dans le second cas, elle se débat quelque temps à la 
surface du miel, et finit par s’y empêtrer tellement, 
qu'après mille efforts pour gagner la rive, elle est 
étouffée dans le lac visqueux. 

En somme, toutes les tentatives pour faire établir la 


298 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


larve de Sitaris dans une cellule d’Anthophore- appro- 
visionnée de miel et munie d’un œuf, n'obtiennent pas 
plus de succès que celles que j'ai faites avec des cellules 
dont la provision était déjà entamée par la larve de 
l'hyménoptère, comme je l'ai dit plus haut. Il est donc 
certain que la larve de Sitaris n’abandonne pas la toi- 
son de l'abeille maçonne, lorsque celle-ci est dans sa 
cellule ou à son entrée, pour se porter elle-même au- 
devant du miel convoité ; car ce miel causerait inévi- 
tablement sa perte si, par malheur, elle venait à tou- 
cher, simplement du bout des tarses, sa dangereuse 
surface. 

Puisqu'on ne peut admettre qu’au moment où l’An- 
thophore bâtit sa porte, la larve de Sitaris quitte le 
corselet velu de son amphitryon pour pénétrer inaper- 
çue dans la cellule, dont l'ouverture n’est pas encore 
entièrement murée, il ne reste que l'instant dela ponte 
à examiner. Rappelons d’abord que le jeune Sitaris, 
qu’on trouve dans une cellule close, est toujours placé 
sur l'œuf de l'abeille. Nous allons voir, dans quelques 
instants, que cet œuf ne sert pas simplement de radeau 
à l’animalcule flottant sur un lac très perfide, mais 
encore constitue sa première et indispensable nourri- 
ture. Pour arriver jusqu'à cet œuf, placé au centre du 
lac de miel, pour atteindre de toute nécessité ce radeau, 
en même temps première ration, la jeune larve a évi- 
demment quelque moyen d'éviter le contact mortel du 
miel; et ce moyen ne saurait être fourni que par les 
manœuvres dé l’hyménoptère lui-même. 

En second lieu, des observations multipliées à satiété 
m'ont démontré qu'à aucune époque, on ne trouve 
dans chaque cellule envahie qu’un seul Sitaris, sous 


LARVE PRIMAIRE DES SITARIS 299 


l’une ou l’autre des formes multiples qu’il revêt suc- 
cessivement. Et cependant, dans le fourré soyeux du 
thorax de l'hyménoptère, sont établies plusieurs jeunes 
larves, toutes surveillant avec ardeur l'instant propice 
pour pénétrer dans le domicile où elles doivent pour- 
suivre leur développement. Comment se fait-il donc 
que ces larves, aiguillonnées par un appétit comme 
doivent en faire supposer sept à huit mois d’abstinence 
absolue, au lieu de se ruer toutes ensemble dans la 
première cellule à leur portée, pénètrent, au contraire, 
une à une et avec un ordre parfait, dans les diverses 
cellules qu'approvisionne l’hyménoptère ? Il doit y avoir 
encore là quelque manœuvre indépendante des Sitaris. 

Pour satisfaire à ces deux conditions indispensables, 
l'arrivée de la larve sur l’œuf sans passer sur le miel, 
et l'introduction d’une seule larve, parmi toutes celles 
qui attendent dans la toison de l'abeille, il ne peut 
y avoir que l'explication suivante : c’est de supposer 
qu'au moment où l'œuf de l’Anthophore s'échappe à 
demi de l’oviducte, parmi les Sitaris accourus du 
thorax à l'extrémité de l'abdomen, un plus favorisé par 
sa position, se campe à l'instant sur l'œuf, pont 
trop étroit pour deux, et arrive avec lui à la surface du 
miel. L’impossibilité de remplir autrement les deux 
conditions que je viens dénoncer, donne à l'explication 
que je propose un degré de certitude presque équiva- 
lent à celui quefournirait l'observation directe, malheu- 
reusement impraticable ici. Cela suppose, il est vrai, dans 
la microscopique bestiole, appelée à vivre en un lieu où 
tant de dangers la menacent d’abord, cela suppose, 
dis-je, une inspiration étonnamment rationnelle, et ap- 
propriant les moyens au but avec une logique qui nous 


300 SOUVENIRS. ENTOMOLOGIQUES. 


confond. Mais, n'est-ce pas là l’invariable conclusion 
où nous amène toujours l'étude de l'instinct? 

En laissant tomber son œuf sur le miel, l'Antophore 
vient donc de déposer en même temps dans la cellule 
l'ennemi mortel de sa race; elle maçonne avec soin 
le couvercle qui en ferme l’entrée, et tout est fait. Une 
seconde cellule est construite à côté pour avoir proba- 
blement la même fatale destination ; et ainsi de suite, 
jusqu'à ce que les parasites plus ou moins nombreux, 
qu’abrite son duvet, soient tous logés. Laissons la mal- 
heureuse mère poursuivre son infructueux travail, et 
portons notre attention sur la jeune larve qui vient de 
se procurer le vivre et le couvert d’une si adroite 
manière. 

En ouvrant des cellules dont le couvercle est encore 
frais, on finit par en trouver où l'œuf, pondu depuis 
peu, porte un jeune Sitaris. Cet œuf est intact et dans 
un état irréprochable. Mais voici que la dévastation 
commence : la larve, petit point noir qu’on voit courir 
sur la surface blanche de l’œuf, s’arrête enfin, s’équi- 
libre solidement sur ses six pattes; puis, saisissant avec 
les crocs aigus de ses mandibules, la peau délicate de 
l'œuf, elle la tiraille violemment jusqu’à la rompre, et 
en fait épancher le contenu, dont elle s’abreuve avec 
avidité. Ainsi le premier coup de mandibules que le 
parasite donne dans la cellule usurpée, a pour but de 
détruire l'œuf de l’hyménoptère. Précaution très 
logique ! La larve de Sitaris doit, comme on va le 
voir, se nourrir du miel de la cellule; la larve d'An- 
thophore qui proviendrait de cet œuf, réclamerait la 
même nourriture ; mais la part est trop petite pour 
toutes les deux ; donc, vite un coup de dent sur l'œuf 


LARVE PRIMAIRE DES SITARIS 301 


et la difficulté sera levée. Le récit de pareils faits n’a 
pas besoin de commentaires. Cette destruction de l'œuf 
embarrassant est d’autant plus inévitable, que des goûts 
spéciaux imposent à la jeune larve de Sitaris d’en faire 
sa première nourriture. On voit d’abord, en effet, l’ani- 
malcule s’abreuver avec avidité des sucs que laisse 
écouler l'enveloppe lacérée de l’œuf ; et pendant plu- 
sieurs jours, on peut l'observer tantôt immobile sur 
cette enveloppe, qu'il fouille par intervalles avec la 
tête, tantôt la parcourir d’un bout à l’autre pour 
l’éventrer encore, et en faire sourdre quelques sucs, de 
jour en jour plus rares ; mais on ne le surprend jamais 
à puiser dans le miel qui l’environne de toutes parts. 

ILest d’ailleurs facile deseconvaincre qu’à l'office d’ap- 
pareil desauvetage,l’œufréunit celui de première ration. 
J'ai déposé à la surface du miel d’une cellule une ban- 
delette de papier ayant les dimensions de l’œuf ; et sur 
ce radeau, j'ai placé une larve de Sitaris. Malgré tous 
les soins, mes essais, plusieurs fois réitérés, ont con- 
stamment échoué. La larve, déposée au centrede l’amas 
de miel sur un esquif de papier, se comporte comme 
dans les expérimentations précédentes. Ne trouvant pas 
ce qui lui convient, elle cherche à s'échapper et périt 
engluée, dès qu’elle abandonne labandelette de papier, 
ce qui ne tarde pas à arriver. 

En prenant, au contraire, des cellules d’'Anthophore 
non envahies par le parasite, et dont l'œuf n’est pas 
encore éclos, on peut aisément élever des larves de 
Sitaris. Il suffit de happer une de ces larves avec le 
bout mouillé d’une aiguille, et de la poser délicate- 
ment sur l'œuf. Il n’y a plus alors la moindre tentative 
d'évasion. Après avoir exploré l'œuf pour s’y recon- 


302 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


naître, la larve l’éventre, et de plusieurs jours ne 
change de place. Son évolution s'effectue dès lors sans 
entraves, pourvu que la cellule soit à l'abri d’une éva- 
poration trop prompte, qui en dessécherait le miel et le 
rendrait impropre à sa nutrition. L'œuf de l’Antho- 
phore est donc absolument nécessaire à la larve de 
Sitaris, non pas simplement comme esquif, mais encore 
comme première nourriture. C'est là tout le secret qui, 
faute de m'être connu, avait jusqu'ici rendu vaines 
mes tentatives pour élever les larves écloses dans mes 
flacons. 

Au bout de huit jours, l’œuf épuisé par le parasite ne 
forme plus qu’une pellicule aride. Le premier repas est 
achevé. La larve de Sitaris, dont les dimensions ont 
à peu près doublé, s’ouvre alors sur le dos; et, par une 
fente qui embrasse la tête et les trois segments thora- 
ciques, un corpuscule blanc, seconde forme de cette 
singulière organisation, s'échappe pour tomber à la 
surface du miel, tandis que la dépouille abandonnée 
reste cramponnée au radeau qui a sauvegardé la larve 
et l’a nourrie jusqu'ici. Bientôt cette double dépouille 
du Sitaris et de l’œuf, disparaîtra, submergée sous les 
flots de miel que va soulever la nouvelle larve. Ici se 
termine l'histoire de la première forme qu'affectent 
les Sitaris. 

En résumant ce qui précède, on voit que l'étrange 
animalcule attend, sans nourriture, pendant sept mois, 
l'apparition des Anthophores, et s'attache enfin aux 
poils du corselet des mâles, qui sortent les premiers et 
passent inévitablement à sa portée en traversant leurs 
couloirs. De la toison du mâle, la larve passe, trois ou 
quatre semaines après, dans celle de la femelle, au 


LARVE PRIMAIRE DES SITARIS 303 


moment de l’accouplement; puis de la femelle sur l’œuf 
s'échappant de l’oviducte. C'est par cet enchaînement 
de manœuvres complexes que la larve se trouve fina- 
lement campée sur un œuf, au centre d’une cellule 
close et pleine de miel. Ces périlleuses voltiges sur 
un poil d’un hyménoptère tout le jour en mouvement, 
ce passage d’un sexe sur un autre, cette arrivée au 
centre de la cellule par le moyen de l'œuf, pont dange- 
reux jeté sur l’abîme gluant, nécessitent les appareils 
d'équilibre dont elle est pourvue, et que j'ai décrits 
plus haut. Enfin la destruction de l’œuf exige, à son 
tour, des ciseaux acérés ; et telle est la destinati®n de 
de ses mandibules aiguës et recourbées. Ainsi la forme 
primaire des Sitaris a pour rôle de se faire transpor- 
ter par l’Anthophore dans la cellule, et d’en éventrer 
l’œuf. Cela fait, l’organisation se transfigure à tel 
point, qu'il faut les observations les plus multipliées 
pour ajouter foi au témoignage de ses yeux. 


XVI 


LA LARVE PRIMAIRE DES MÉLOÉS 


Je suspends l'histoire des Sitaris pour parler des 
Méloés, disgracieux scarabées, à lourde bedaine, dont 
les élytres molles baïllent largement sur le dos comme 
les basques d’un habit trop étroit pour la corpulence 
de celui qui le porte. Déplaisant de coloration, le noir 
où parfois se marie le bleu, plus déplaisant encore de 
formes et d’allures, l’insecte, par son dégoûtant sys- 
tème de défense, ajoute à la répugnance qu'il nous 
inspire. S'il se juge en danger, le Méloé a recours à des 
hémorragies spontanées. De ses articulations suinte 
un liquide jaunâtre, huileux, qui tache et empuantit les 
doigts. C’est le sang de la bête. Les Anglais, pour rap- 
peler ces hémorragies huileuses de l’insecte en défense, 
appellent le Méloé Où! beetle, le Scarabée à huile. Ce 
coléoptère serait donc sans grand intérêt si ce n'étaient 
ses métamorphoses et les pérégrinations de sa larve, 


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LARVE PRIMAIRE DES MÉLOÉS 305 


pareilles de tous points à celle de la larve des Sitaris. 
Sous leur première forme, les Méloés sont parasites 
des Anthophores ; l’animalcule, tel qu’il sort de l’œuf, 
se fait porter dans la cellule par l’hyménoptère dont 
les provisions doivent le nourrir. 

Observée au milieu du duvet de divers hyméno- 
ptères, la bizarre bestiole mit longtemps en défaut la 
sagacité des naturalistes qui, méconnaissant sa véri- 
table origine, en firent une espèce ou un genre particu- 
lier des insectes aptères. C'était le Pou des Abeilles 
(Pediculus apis) de Linné ; le Triungulin des Andrènes 
(Triungulinus Andrenetarum) de L. Dufour. On y voyait 
un parasite, une sorte de pou, vivant dans la toison 
des récolteurs de miel. Il était réservé à l'illustre natu- 
raliste anglais Newport de démontrer que ce prétendu 
pou est le premier état des Méloés. Des observations qui 
me sont propres combleront quelques lacunes dans le 
mémoire du savant anglais. Je donnerai donc une 
notice sur l’évolution des Méloés, en me servant du 
travail de Newport, là où mes propres observations 
font défaut. Ainsi seront comparés les Sitaris et les 
Méloés, de mœurs et de transformations pareilles; et 
de cette comparaison jaillira quelque lumière sur les 
étranges métamorphoses de ces insectes. 

La même abeille maçonne (Anthophora pilipes) aux 
dépens de laquelle vivent les Sitaris, nourrit aussi dans 
ses cellules quelques rares Méloés (Meloe cicatricosus). 
Une seconde Anthophore de ma région (Anthophora 
pariétina) est plus sujette aux invasions de ce parasite. 
C’est encore dans les nids d’une Anthophore, mais d’es- 
pèce différente (Anthophora retusa), que Newport a 
observé le même Méloé. Cette triple demeure adoptée 


20 


306 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


par le Meloe cicatricosus peut avoir quelque intérêt, en 
nous portant à soupçonner que chaque espèce de Méloé 
est apparemment parasite de divers hyménoptères, 
soupçon qui se confirmera lorsque nous examinerons 
la manière dont les jeunes larves arrivent à la cellule 
pleine de miel. Les Sitaris, moins exposés à des change- 
ments de logis, peuvent habiter, eux aussi, des nids 
d’espèce différente. Ils sont très fréquents dans les cel- 
lules de l’Anthophora pilipes ; mais j'en ai trouvé aussi, 
en très petit nombre il est vrai, dans les cellules de 
l’Anthophora personata. 

Malgré la présence du Méloé à cicatrices dans les 
demeures de l’abeille maçonne que j'ai si souvent fouil- 
lées pour l'histoire des Sitaris, je n'ai jamais vu cet 
insecte, à aucune époque de l’année, errer sur le sol 
vertical, à l'entrée des couloirs, pour y déposer ses 
œufs, comme le font les Sitaris; et j'ignorerais les 
détails de la ponte si Gœdart, de Geer, et surtout New- 
port, ne nous apprenaient que les Méloés déposent 
leurs œufs en terre. D'après ce dernier auteur, les 
divers Méloés qu'il a eu occasion d'observer creusent, 
parmi les racines d’une touffe de gazon, dans un sol 
aride et exposé au soleil, un trou d’une paire de pouces 
de profondeur, qu'ils rebouchent avec soin après y 
avoir pondu leurs œufs en un tas. Cette ponte serépète 
à trois ou quatre reprises, à quelques jours d'intervalle 
dans la même saison. Pour chaque ponte, la femelle 
creuse un trou particulier, qu’elle ne manque pas de 
reboucher après. C'est en avril et en mai que ce travail 
a lieu. 

Le nombre d'œufs fournis par une seule ponte est 
vraiment prodigieux. A la première ponte, qui est, il 


“: 
Ê 
2 


LARVE PRIMAIRE DES MÉLOÉS 307 


est vrai, la plus féconde de toutes, le Meloe prosca- 
rabæus, d’après les supputations de Newport, produit 
le nombre étonnant de 4,218 œufs; c’est le double des 
œufs pondus par un Sitaris. Et que serait-ce en tenant 
compte des deux ou trois pontes qui doivent suivre 
cette première ! Les Sitaris, confiant leurs œufs aux 


- galeries mêmes où doivent nécessairement passer les 


Anthophores, épargnent à leurs larves une foule de 
dangers qu’auront à courir les larves de Meloé, qui, 
nées loin des demeures des abeiïlies, sont obligées d’al- 
ler elles-mêmes au-devant des hyménoptères nour- 
riciers. Aussi les Méloés, dépourvus de l'instinct des 
Sitaris, sont-ils doués d’une fécondité incomparable- 
ment plus grande. La richesse de leurs ovaires supplée 
à l'insuffisance de l'instinct, en proportionnant le nom- 
bre de germes à l'étendue des chances de destruction. 
Quelle est donc l’harmonie transcendante qui balance 
ainsi la fécondité des ovaires et la perfection de l'in- 
stinct ! 

L’éclosion des œufs a lieu en fin mai ou en juin, un 
mois environ après la ponte. C'esl aussi dans ce laps 
de temps qu'éclosent les œufs des Sitaris. Mais plus fa- 
vorisées, les larves de Méloé peuvent se mettre immé- 
diatement en recherche des hyménoptères qui doivent 
les nourrir; tandis que celles des Sitaris, écloses en 
septembre, doivent, jusqu’au mois de mai de l’année sui- 
vante, attendre, immobiles et dans une abstinence com- 
plète, l'issue des Anthophores dontelles gardent l'entrée 
des céllules. Je ne décrirai pas la jeune larve de Méloé, 
suffisamment connue, en particulier par la description 
et la figure qu’en a données Newport; pour l'intelli- 
gence de ce qui va suivre, je me bornerai à dire que 


308 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


cette larve primaire est une sorte de petit pou jaune, 
étroit et allongé, qu'on trouve, au printemps, au mi- 
lieu du duvet de divers hyménoptères. 

Comment cet animalcule a-t-il passé de la demeure 
souterraine où les œufs viennent d’éclore, dans la toi- 
son d’une abeille? Newport soupçonne que les jeunes 
Méloés, à l'issue du terrier natal, grimpent sur les 
plantes voisines, spécialement sur les Chicoracées, et 
attendent, cachés entre les pétales, que quelques 
hyménoptères viennent butiner dans la fleur, pour 
s'attacher tout aussitôt à leur fourrure et se laisser em- 
porter avec eux. J'ai mieux que les soupçons de New- 
port, j'ai sur ce point curieux des observations person- 
nelles, des expérimentations qui ne laissent rien à dé- 
sirer. Je vais les rapporter comme premier trait de 
l'histoire du Pou des Abeilles. Elles datent du 
23 mai 1858. 

Un talus vertical encaissant la route de Carpentras 
à Bédoin est cette fois le théâtre de mes observations. 
. Ce talus, calciné par le soleil, est exploité par de 
nombreux essaims d'Anthophores qui, plusindustrieuses 
que leurs congénères, savent bâtir à l'entrée de leurs 
couloirs, avec des filets vermiculaires de terre, un vesti- 
bule, un bastion défensif en forme de cylindre arqué, 
en un mot par des essaims d’Anthophora parietina. 
Un maigre tapis de gazon s'étend du bord de la route 
au pied du talus. Pour suivre plus à l’aise les abeilles 
en travail, dans l'espoir de leur dérober quelque secret, 
je m'étais étendu depuis peu d’instants sur ce gazon, 
au cœur même de l’essaim inoffensif, lorsque mes vé- 
tements se trouvèrent envahis par deslégions de petits 
poux jaunes, courant avec une ardeur désespérée dans 


LARVE PRIMAIRE DES MELOÉS 309 


le fourré filamenteux de la surface du drap. Dans ces 
animalcules, dont j'étais çà et là poudré comme d'une 
poussière d’ocre, j'eus bientôt reconnu de vieilles con- 
naissances, de jeunes Méloés, que pour la première fois 
j'observais autre part que dans la fourrure des hymé- 
noptères ou dans l'intérieur de leurs cellules. Je ne 
‘ pouvais laisser échapper une occasion aussi belle d’ap- 
prendre comment ces larves parviennent à s'établir sur 
le corps de leurs nourriciers. 

‘ Le gazon où je m'étais couvert de ces poux en m'y 
reposant un instant, présentait quelques plantes en 
fleur dont les plus abondantes étaient trois composées : 
Hedypnois polymorpha, Senecio gallicus et Anthemis 
arvensis. Or c'est sur une composée, un pissenlit 
(Dandelion) que Newport croit se souvenir d’avoir 
observé de jeunes Méloès ; aussi mon attention se 
dirigea-t-elle tout d’abord sur les plantes que je viens 
de mentionner. À ma grande satisfaction, presque 
toutes Les fleurs de ces trois plantes, surtout celles de 
la camomille (Anthemis), se trouvèrent occupées par 
un nombre plus ou moins grand de jeunes Méloés. Sur 
tel calathide de camomille, j'ai pu compter une qua- 
rantaine de ces animalcules, tapis, immobiles, au 
milieu des fleurons. D’autre part, il me fut impossible 
d'en découvrir sur les fleurs du coquelicot et d’une 
roquette sauvage (Diplotaxis muralis), poussant pêle- 
mêle au milieu des plantes qui précèdent. Il me paraît 
donc que c’est uniquement sur les fleurs composées 
que les larves de Méloé attendent l’arrivée des hymé- 
noptères. 

Outre cette population campée sur les calathides des 
composées et s’y tenant immobile comme ayant atteint 


310 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


pour le moment son but, je ne tardai pas à en décou- 
vrir une autre, bien plus nombreuse, et dont l’anxieuse 
activité trahissait des recherches sans résultat. A terre, 
sous le gazon, couraient, effarées, d'innombrables 
petites larves, rappelant, sur quelques points, le 
tumultueux désordre d’une fourmilière bouleversée; 
d’autres grimpaient à la hâte au sommet d'un brin 
d'herbe et en descendaient avec la même précipita- 
tion; d’autres encore plongeaient dans la bourre 
cotonneuse des gnaphales desséchés, y séjournaient un 
moment et reparaissaient bientôt après pour recom- 
mencer leurs recherches. Enfin, avec un peu d'’atten- 
tion, je pus me convaincre que, dans l'étendue d'une 
dizaine de mètres carrés, il n’y avait peut-être pas un 
seul brin de gazon qui ne fût exploré par plusieurs de 
ces larves. 

J'assistais évidemment à la sortie récente des jeunes 
Méloés hors des terriers maternels. Une partie s'était 
déjà établie sur les fleurs des camomilles et des séne- 
çons pour attendre l’arrivée des hyménoptères ; mais 
la majorité errait encore à la recherche de ce gîte 
provisoire. C’est par cette population errante que 
j'avais été envahi en me couchant au pied du talus. 
Toutes ces larves, dont je n’oserais limiter le nombre 
effrayant de milliers, ne pouvaient former une seule 
famille et reconnaître une même mère; malgré ce que 
Newport nous a appris sur l’étonnante fécondité des 
Méloés, je ne saurais le croire tant leur multitude 
était grande. 

Bien que le tapis de verdure se continuât dans une 
longue étendue sur le bord de la route, il me fut 
impossible d'y découvrir une seule larve de Méloé 


LARVE PRIMAIRE DES MÉLOÉS 311 


autre part que dans les quelques mètres carrés placés 
en face du talus habité par l'abeille maçonne. Ces 
larves ne devaient donc pas venir de loin ; pour se trou- 
ver au voisinage des Anthophores, elles n'avaient 
pas eu de longues perégrinations à faire, car on n’aper- 
cevait nulle part les retardataires, les traînards, iné- 
* vitables dans une pareille caravane en voyage. Les 
terriers où s'était faite l'éclosion se trouvaient par 
conséquent dans ce gazon en face des demeures des 
abeilles. Ainsi les Méloés, loin de déposer leurs œufs 
au hasard, comme pourrait le faire croire leur vie 
errante, et de laisser aux jeunes le soin de se rappro- 
cher de leur futur domicile, savent reconnaître les 
lieux hantés par les Anthophores et font leur ponte à 
proximité de ces lieux. 

Avec telle multitude de parasites occupant les fleurs 
composées dans l’étroit voisinage des nids de l’Antho- 
phore, il est impossible que tôt ou tard la majorité de 
l'essaim ne soit infesté. Au moment de mes observa- 
tions, une partie relativement fort minime de la 
légion famélique était en attente sur les fleurs, l’au- 
tre partie errait encore sur le sol, où les Anthophores 
très rarement se posent; et cependant, au milieu du 
duvet thoracique de presque toutes les Anthophores 
que j'ai saisies pour les examiner, j'ai reconnu la pré- 
sence de plusieurs larves de Méloés. 

J'en ai pareillement trouvé sur le corps des Mélectes 
et des Cœlioxys, hyménoptères parasites de l’Antho- 
phore. Suspendant leur audacieux va-et-vient devant les 
galeries en construction, ces larrons de cellules appro- 
visionnées se posent un instant sur quelque fleur de 
camomille, et voilà que le voleur sera volé. Au sein de 


312 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


leur duvet un pou imperceptible s'est glissé qui, au 
moment où le parasite, après avoir détruit l'œuf de 
l'Anthophore, déposera le sien sur le miel usurpé, se 
laissera couler sur cet œuf pour le détruire à son tour 
et rester unique maître des provisions. La pâtée de 
miel amassée par l’Anthophore passera ainsi par trois 
maîtres, et restera finalement la propriété du plus 
faible des trois. 

©t qui nous dira si le Méloé ne sera pas, à son tour, 
dépossédé par un nouveau larron; ou même si à l’état 
de larve somnolente, molle et replette, il ne deviendra 
pas la proie de quelque ravageur, qui lui rongera les 
entrailles vivantes? En méditant sur cette lutte fatale, 
implacable, que la nature impose, pour leur conserva- 
tion, à ces divers êtres, tour à tour possesseurs et dépos- 
sédés, tour à tour dévorants et dévorés, un sentiment 
pénible se mêle à l'admiration que suscitent les 
moyens employés par chaque parasite pour atteindre 
son but; et oubliant un instant le monde infime où 
ces choses se passent, on est pris d’effroi devant cet 
enchaînement de larcins, d'astuces et de brigandages 
qui rentrent, hélas! dans les vues de l'alma parens 
rerum. 

Les jeunes larves de Méloëé établies dans le duvet 
des Anthophores ou dans celui des Mélectes et des 
Cœlioxys, leurs parasites, avaient pris une voie infail- 
lible pour arriver tôt ou tard dans la cellule désirée. 


Était-ce de leur part un choix dicté par la clairvoyance 


de l'instinct, ou tout simplement l'effet d'un heureux 
hasard? L’alternative fut Eientôt décidée. Divers di- 
ptères, des Éristales, des Calliphores (Æristalis tenax, 
Calliphora vomitoria), s'abattaient de temps en temps 


LARVE PRIMAIRE DES MÉLOÉS 313 


sur les fleurs de séneçon et de camomille occupées par 
les jeunes Méloés et s’y arrêtaient un moment pour en 
sucer les exsudations sucrées. Sur tous ces diptères, 
j'ai trouvé, à bien peu d’exceptions près, des larves d2 
Méloé, immobiles au milieu des soies du thorax. Je 
citerai encore, comme envahie par ces larves, une Am- 
 mophile f{Ammophila hirsuta), qui approvisionne ses 
terriers d'une chenille au premier printemps, tandis que 
ces congénères nidifient en automne. Cette Ammophile 
ne fit que raser pour ainsi dire la surface d’une fleur; 
je la pris : des Méloés circulaient sur son corps. Il 
est clair que ni les Éristales, ni les Calliphores, dont 
les larves vivent dans les matières corrompues, ni 
les Ammophiles, qui approvisionnent les leurs de 
chenilles, n'auraient jamais amené dans des cellules 
remplies de miel les larves qui les avaient envahis. Ces 
larves s'étaient donc fourvoyées, et l'instinct, chose 
rare, se trouvait ici en défaut. 

Portons maintenant notre attention sur les jeunes 
Méloés en expectative sur les fleurs de camomille. Ils 
sont là, dix, quinze ou davantage, à demi plongés 
dans la gorge des fleurons d'un même catathide ou 
dans leurs interstices ; aussi faut-il une certaine at- 
tention pour les apercevoir, leur cachette étant d’au- 
tant plus efficace que la couleur ambrée de leur corps 
se confond avec la teinte jaune des fleurons. Si rien 
d’extraordinaire ne se passe sur la fleur, si un 
ébranlement subit n’annonce l’arrivée d’un hôte étran- 
ger, les Méloés, totalement immobiles, ne donnent pas 
signe de vie. A les voir plongés verticalement, la tête 
en bas, dans la gorge des fleurons, on pourrait croire 
qu'ils sont à la recherche de quelque humeur sucrée, 


314 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


leur nourriture; mais alors ils devraient passer plus 
fréquemment d’un fleuron à l’autre, ce qu'ils ne font 
pas, si ce n’est lorsque, après une alerte sans résultat, 
ils regagnent leurs cachettes et choisissent le point 
qui leur paraît le plus favorable. Cette immobilité si 
gnifie que les fleurons de la camomille leur servent 
seulement de lieu d'embuscade, comme plus tard le 
corps de l’Anthophore leur servira uniquement de véhi- 
cule pour arriver à la cellule de l'hyménoptère. Ils ne 
prennent donc aucune nourriture, pas plus sur les 
fleurs que sur les abeilles ; et comme pour les Sitaris, 
leur premier repas consistera dansl'œufdel’Anthophore, 
que les crocs de leurs mandibules sont destinés à 
éventrer. 

Leur immobilité est, disons-nous, complète ; mais 
rien n’est plus facile que d'éveiller leur activité en sus- 
pens. Avec un brin de paille, ébranlons légèrement 
une fleur de camomille : à l'instant les Méloés quittent 
leurs cachettes, s’avancent en rayonnant de tous côtés 
sur les pétales blancs de la circonférence, et les par- 
courent d’un bout à l’autre avec toute la rapidité que 
permet l’exiguité de leur taille. Arrivés au bout 
extrême des pétales, ils s’y fixent soit avec leurs ap- 
pendices caudaux, soit peut-être avec une viscosité 
analogue à celle que fournit le bouton anal des Sitaris; 
et le corps pendant en dehors, les six pattes libres, ils 
se livrent à des flexions en tous sens, ils s'étendent au- 
tant qu'ils le peuvent, comme s'ils s’efforçaient d'at- 
teindre un but trop éloigné. Si rien ne se présente 
qu'ils puissent saisir, ils regagnent le centre de la fleur 
après quelques vaines tentatives et reprennent bientôt 
leur immobilité. 


LARVE PRIMAIRE DES MÉLOÉS 315 


Mais si l’on met à leur proximité un objet quelconque, 
ils ne manquent de s’y accrocher avec une prestesse 
surprenante. Une feuille de graminée, un fétu de 
paille, la branche de mes pinces que je leur présente, 
tout leur est bon, tant il leur tarde de quitter le séjour 
provisoire de la fleur. Il est vrai qu'arrivés sur ces ob- 
* jets inanimés, ils reconnaissent bientôt qu'ils ont fait 
fausse route, ce que l’on voit à leurs marches et contre- 
marches affairées, et à leur tendance à revenir sur la 
fleur, s’il en est temps encore. Ceux qui se sont ainsi 
jetés étourdiment sur un bout de paille et qu’on laisse 
retourner à la fleur, se reprennent difficilement au 
même piège. Il y a donc aussi, pour ces points animés, 
une mémoire, une expérience des choses. 

Après ces essais, j'en ai tenté d'autres avec des 
matières filamenteuses, imitant plus ou moins bien le 
duvet des hyménoptères, avec de petits morceaux de 
drap ou de velours coupés sur mes vêtements, avec des 
tampons de coton, avec des pelotes de bourre récoltée 
sur les gnaphales. Sur tous ces objets, présentés au 
bout des pinces, les Méloés se sont précipités sans diffi- 
culté aucune; mais loin d'y rester en repos, comme ils 
le font sur le corps des hyménoptères, ils m'ont bientôt 
convaincu, par leurs démarches inquiètes, qu'ils se 
trouvaient aussi dépaysés dans ces fourrures que sur la 
surface glabre d’un tuyau de paille. Je devais m'y 
attendre : ne venais-je pas de les voir errer sans repo: 
sur les gnaphales enveloppés de bourre cotonneuse? 
S'il leur suffisait d'atteindre l’abri d’un duvet pour se 
croire arrivés à bon port, presque tous périraient, sans 
autre tentative, au milieu du duvet des plantes. 

Présentons maintenant des insectes vivants, et d’a- 


316 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


bord des Anthophores. Si l'abeille, débarrassée préala- 
blement des parasites qu’elle peut porter, est saisie par 
les ailes et mise un instant en contact avec la fleur, on 
la trouve invariablement, après ce contact rapide, 
envahie par des Méloés accrochés à ses poils. Ceux-ci 
gagnent prestement un point du thorax, généralement 
les épaules, les flancs, et, arrivés là, ils restent immo- 
biles : la seconde étape de leur étrange voyage est 
atteinte. 

Après les Anthophores, j'ai essayé les premiers insec- 
tes vivants qu’il m'a été possible de me procurer sur-le- 
champ : des Éristales, des Calliphores, des Abeilles 
domestiques, de petits Papillons. Tous ont été égale- 
ment envahis par les Méloés, sans hésitation ; mieux 
encore, sans tentatives pour revenir sur les fleurs. Faute 
de pouvoir trouver à l'instant des coléoptères, je n’ai 
pu expérimenter avec ces derniers. Newport, opérant 
il est vrai dans des conditions bien différentes des 
miennes, puisque ses observations portaient sur des 
jeunes Méloés captifs dans un flacon, tandis que les 
miennes étaient faites dans les circonstances normales, 
Newport, dis-je, a vu les Méloés s'attacher au corps 
d'un Malachius, et y rester immobiles; ce qui me porte 
à croire qu'avec des coléoptères j'aurais obtenu les 
mêmes résultats qu'avec un Éristale, par exemple. Et, 
en effet, il m'est arrivé plus tard de trouver des larves 
de Méloé sur le corps d’un gros coléoptère, la Cétoine 
dorée, hôte assidu des fleurs. 

La classe des insectes épuisée, j'ai mis à leur portée 
ma dernière ressource, une grosse Araignée noire. 
Sans hésitation, ils ont passé de la fleur sur l’aranéide, 
ont gagné le voisinage des articulations des pattes et 


LARVE PRIMAIRE DES MÉLOÉS 317 


s’y sont établis immobiles. Ainsi tout leur paraît bon 
pour quitter le séjour provisoire où ils attendent ; sans 
distinction d'espèce, de genre, de classe, ils s’attachent 
au premier être vivant que le hasard met à leur portée. 
On conçoit alors comment ces jeunes larves ont pu être 
observées sur une foule d'insectes différents, en parti- 
- culier sur les espèces printanières de diptères et 
d'hyménoptères butinant sur les fleurs; on conçoit 
encore la nécessité de ce nombre prodigieux de germes 
pondus par une seule femelle de Méloé, puisque l’im- 
mense majorité des larves qui en proviendront pren- 
dra infailliblement une fausse voie et ne pourra parve- 
nir aux cellules des Anthophores. L'instinct est ici en 
défaut et la fécondité y supplée. 

Mais il reprend son infaillibilité dans une autre cir- 
constance. Les Méloés, on vient de le voir, passent 
sans difficulté de la fleur sur les objets à leur portée, 
quels qu'ils soient, glabres ou velus, vivants ou inani- 
més: cela fait, ils se comportent bien différemment 
suivant qu'ils viennent d'envahir soit le corps d’un 
insecte, soit tout autre objet. Dans le premier cas, sur 
un diptère et un papillon velus, sur une araignée et un 
coléoptère glabres, les larves restent immobiles après 
avoir gagné le point qui leur convient. Leur désir in- 
stinctif est donc satisfait. Dans le second cas, au milieu 
du duvet du drap et du velours, au milieu des filaments 
soit du coton, soit de la bourre de gnaphale, et enfin 
sur la surface glabre d'une paille et d’une feuille, elles 
trahissent la connaissance de leur méprise par leurs 
continuelles allées et venues, par leurs efforts pour 
revenir sur la fleur imprudemment abandonnée. 

Comment donc reconnaissent-elles la nature du 


318 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


corps sur lequel elles viennent de passer ; comment se 
fait-il que ce corps, quel que soit l’état de sa surface, 
tantôt leur convienne et tantôt ne leur convienne pas? 
Est-ce par la vue qu’elles jugent de leur nouveau 
séjour? Mais alors la méprise ne serait pas possible ; 
la vue leur dirait tout d’abord si l'objet à leur portée 
est convenable ou non, et d’après ses conseils l’émi- 
gration se ferait ou ne se ferait pas. Et puis, comment 
admettre qu’ensevelie dans l’épais fourré d'une pelote 
de coton ou dans la toison d’une Anthophore, l'imper- 
ceptible larve puisse reconnaître, parla vue, la masse 
énorme qu'elle parcourt? 

Est-ce par l’attouchement, par quelque sensation 
due aux frémissements intimes d’une chair vivante? 
Pas davantage : les larves de Méloé restent immobiles 
sur des cadavres d'insectes complètement desséchés, sur 
des Anthophores mortes et extraites de cellules vieilles 
au moins d’un an. Je les ai vues en parfaite quiétude 
sur des tronçons d’Anthophore, sur des thorax rongés 
et vidés par les mites depuis longtemps. Par quel sens 
leur est-il donc possible de distinguer un thorax d’An- 
thophore d’une pelote veloutée quand la vue et le tou- 
cher ne peuvent êtres invoqués ? Il reste l’odorat. Mais 
alors quelle exquise subtilité ne lui faut-il pas sup- 
poser; et d’ailleurs quelle analogie d’odeur peut-on 
admettre entre tous les insectes qui morts ou vivants, 
en entier ou en tronçons, frais ou desséchés, convien- 
nent aux Méloés, tandis que toute autre chose ne leur 
convient pas? Un misérable pou, un point vivant, 
nous laisse très perplexe sur la sensibilité qui le 
guide. Encore une énigme qui s'ajoute à tant d’autres 
énigmes. 


es 


LARVE PRIMAIRE DES MÉLOÉS 319 


Après les observations que je viens de raconter, il 
me restait à fouiller la nappe de terre habitée par les 
Anthophores: j'aurais suivi dans ses transformations 
la larve de Méloé. C'était bien le Méloé à cicatrices 
dont je venais d'étudier Ja larve; c'était bien lui qui 
ravageait les cellules de l'abeille maçonne car je le 
- trouvais mort dans les vieilles galeries d’où il n'avait 
pu sortir. Une ample moisson m'était promise par cette 
occasion, qui ne s’est plus présentée. Ilme fallut renon- 
cer à tout. Mon jeudi touchait à sa fin ; je devais ren- 
trer à Avignon pour reprendre le lendemain l’électro- 
phore et le tube de Torricelli. Bienheureux jeudis! 
quelles superbes occasions ai-je manquées parce que 
vous étiez trop courts! 

Revenons en arrière d’une année pour continuer 
cette histoire ; j'ai recueilli, dans des conditions bien 
moins favorables, ilest vrai, assez de notes pour tracer 
la biographie de l’animalcule que nous venons de voir 
émigrer des fleurs de la camomille sur le dos des An- 
thophores. D'après ce que j'ai dit au sujet des larves 
de Sitaris, il est évident que les larves de Méloé, cam- 
pées comme les premières sur le dos d’une abeille, ont 
uniquement pour but de se faire conduire par cette 
abeille dans les cellules approvisionnées, et non de 
vivre quelque temps aux dépens du corps qui les 
porte. 

S'il était nécessaire de le prouver, il suffirait de dire 
qu’on ne voit jamais ces larves essayer de percer les 
téguments de l’abeille, ou bien d'en ronger quelques 
poils, et qu'on ne les voit pas non plus augmenter de 
taille tant qu'elles se trouvent sur le corps de l’hymé- 
noptère. Pour les Méloés, comme pour les Sitaris,.l’An- 


320 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


thophore sert donc uniquement de véhicule vers un 
but qui est une cellule approvisionnée. 

Il nous reste à apprendre comment le Méloé aban- 
donne le duvet de l'abeille qui l’a voituré pour péné- 
trer dans la cellule. Avec des larves recueillies sur le 
corps de divers hyménoptères, j'ai fait, avant de con- 
naître à fond la tactique des Sitaris, et Newport avait 
fait avant moi, des recherches pour jeter quelque jour 
sur ce point capital de l’histoire des Méloés. Mes ten- 
tatives, calquées sur celles que j'avais entreprises sur 
les Sitaris, ont éprouvé le même échec. L’animalcule 
mis en rapport avec des larves ou des nymphes d’An- 
thophore, n'a donné aucune attention à cette proie ; 
d’autres placés dans le voisinage de cellules ouvertes 
et pleines de miel, n’y ont pas pénétré ou tout au plus 
ont visité les bords de l'orifice ; d’autres enfin, déposés 
dans la cellule, sur sa paroi sèche ou à la surface du 
miel, sont ressortis aussitôt ou bien ont péri englués. 
Le contact du miel leur est aussi fatal qu'aux jeunes 
Sitaris. 

Des fouilles faites, à diverses époques, dans les nids 
de l'Anthophora pilipes, m'avaient appris, depuis 
quelques années, que le Méloé à cicatrices est, comme 
le Sitaris, parasite de cet hyménoptère; j'avais, en effet, 
trouvé de temps à autre, dans les cellules de l’abeille, 
des Méloés adultes, morts et desséchés. D'autre part, 
je savais, par L. Dufour, que l’animalcule jaune, que 
le pou qu'on trouve dans le duvet des hyménoptères 
avait été reconnu, grâce aux recherches de Newport, 
comme étant la larve des Méloés. Avec ces notions, 
rendues plus frappantes par ce que j’apprenais chaque 
jour au sujet des Sitaris, je me suisrendu a Carpentras, 


RE RE A TS 


LARVE PRIMAIRE DES MÉLOÉS 324 


le 21 mai, pour visiter les nids en construction de l’An- 
thophore, ainsi que je l’ai raconté. Si j'avais presque la 
certitude de réussir tôt ou tard au sujet des Sitaris, qui 
s'y trouvent excessivement abondants, je n’avais que 
bien peu d'espoir pour les Méloés, qui sont fort rares, 
au contraire, dans lesmêmes nids. Cependant les circon- 

-stances m'ont favorisé plus que je n'aurais osé espérer, 
et après six heures d’un travail où la pioche jouait un 
grand rôle, j'étais possesseur, à la sueur de mon front, 
d'un nombre considérable de cellules occupées par ler 
Sitaris, et de deux autres cellules appartenant aux 
Méloés. 

Si mon enthousiasme n'avait pas eu le temps de se 
refroidir par la vue, renouvelée à chaque instant, de 
jeunes Sitaris campés sur un œuf d’Anthophore, flot- 
tant au centre de la petite mare de miel, il aurait pu se 
donner libre carrière à la vue du contenu de l'une de 
ces cellules. Sur le miel, noir et liquide, flotte une 
pellicule ridée; et sur cette pellicule se tient immobile 
un pou jaune. La pellicule, c’est l'enveloppe vide de 
l'œuf de l’Anthophoré; le pou, c'est une larve de 
Méloé. 

L'histoire de cette larve se complète maintenant 
d'elle-même. Le jeune Méloé abandonne le duvet de 
l'abeille au moment de la ponte; et puisque le contact 
du miel lui serait fatal, il doit, pour s’en préserver, 
adopter la tactique suivie par le Sitaris, c'est-à-dire se 
laisser couler à la surface du miel avec l'œuf en voie 
d'être pondu. Là, son premier travail est de dévorer 
l'œuf qui lui sert de radeau, comme l’atteste l’enve- 
loppe.vide sur laquelle il est encore; et c’est après ce 
repas, le seul qu’il prenne tant qu'il conserve sa forme 


21 


322 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


actuelle, c'est après ce repas qu'il doit commencer sa 
longue série de transformations et se nourrir du miel 
amassé par l'Anthophore. Tel est le motif de l'échec 
complet, tant de mes tentatives que de celles de New- 
port, pour élever les jeunes larves de Méloé. Au lieu 
de leur offrir du miel, ou des larves, ou des nymphes, 
il fallait les déposer sur les œufs récemment pondus 
par l’Anthophore. 

A mon retour de Carpentras, j'ai voulu faire cette 
éducation, en même temps que celle des Sitaris, qui 
m'a si bien réussi; mais comme je n'avais pas des 
larves de Méloé à ma disposition, et que je ne pouvais 
m'en procurer qu’en les recherchant dans la toison des 
hyménoptères, les œufs d'Anthophore se sont tous 
trouvés éclos dans les cellules que j'avais rapportées 
de mon expédition, lorsque j'ai pu enfin en trouver. 
Cet essai manqué est peu à regretter, car les Méloés et 
les Sitaris ayant la similitude la plus complète, non 
seulement dans les mœurs mais encore dans le mode 
d'évolution, il est hors de doute que j'aurais dû réus- 
sir. Je crois mème que cette éducation peut se tenter 
avec des cellules de divers hyménoptères, pourvu que 
l'œuf et le miel ne diffèrent pas trop de ceux de l’An- 
thophore. Je ne compterais pas, par exemple, sur un 
succès avec les cellules de l'Osmia tricornis, cohabi- 
tant avec l’Anthophore : son œuf est court et gros; 
son miel est jaune, sans odeur, solide, presque pulvé- 
rulent et d'une saveur très faible. 


XVII 


L'HYPERMÉTAMORPHOSE 


Par un machiavélique stratagème, la larve primaire 
des Méloés et des Sitaris a pénétré dans la cellule de 
l’Anthophore; elle s’est établie sur l'œuf, à la fois sa 
première nourriture et son radeau de sauvetage. Que 
devient-elle une fois l'œuf épuisé ? 

Révenons d'abord à la larve du Sitaris. Au bout de 
huit jours, l'œuf de l’Anthophore est tari par le para- 
site et se réduit à l’enveloppe, mince nacelle qui pré- 
serve l’animalcule du contact mortel du miel. C’est sur 
cette nacelle que s'opère la première transformation, 
après laquelle la larve, alors organisée pour vivre dans 
un milieu gluant, se laisse choir du radeau dans le 
lac de miel, et abandonne, accrochée à l'enveloppe de 
l'œuf, sa dépouille fendue sur le dos. A cette époque, 
on voit flotter, immobile sur le miel, un corpuscule 
d’un blanc laiteux, ovalaire, aplati et d’une paire de 


324 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


millimètres de longueur. C’est la larve du Sitaris sous 
sa nouvelle forme. A l’aide d'une loupe, on distingue 
les fluctuations du canal digestif, qui se gorge de miel, 
et sur le pourtour du dos plat et elliptique, on aperçoit 
un double cordon de points respiratoires qui, par leur 
position, ne peuvent être obstrués par le liquide vis- 
queux. Pour décrire en détail cette larve, attendons 
qu’elle ait acquis tout son développement, ce qui ne 
saurait tarder car les provisions diminuent avec rapi- 
dité. 

Cette rapidité toutefois n'est pas comparable à celle 
que mettent les larves gloutonnes de l’Anthophore à 
achever les leurs. Ainsi, en visitant une dernière fois 
les habitations des Anthophores, le 25 juin, j'ai trouvé 
que les larves de l'abeille avaient toutes achevé leurs 
provisions et atteint leur complet développement ; 
tandis que celles des Sitaris, encore plongées dans 
le miel, n'avaient, pour la plupart, que la moitié du 
volume qu'elles doivent finalement acquérir. Nouveau 
motif pour les Sitaris de détruire un œuf qui, s’il se 
développait, donnerait une larve vorace, capable de 
les affamer en fort peu de temps. En élevant moi- 
même les larves dans des tubes de verre, j'ai reconnu 
que les Sitaris mettent de trente-cinq à quarante jours 
pour achever leur pâtée de miel; et que celles des 
Anthophores emploient moins de deux semaines pour 
le même repas. 

C'est dans la première quinzaine du mois de juillet 
que les larves de Sitaris atteignent toute leur grosseur. 
A cette époque, la cellule usurpée par le parasite ne 
contient plus qu’une larve replète, et en un coin, un 
tas de crottins rougeâtres. Cette larve est molle, blanche 


L'HYPERMÉTAMORPHOSE 325 


et mesure de 12 à 13 millimètres en longueur, sur 
6 millimètres dans sa plus grande largeur. Vue par le 
dos, comme lorsqu'elle flotte sur le miel, elle est de 
forme elliptique, atténuée graduellement vers l’extré- 
mité antérieure, et plus brusquement vers l'extrémité 
postérieure. Sa face ventrale est fort convexe ; sa face 
dorsale, au contraire, est à peu près plane. Quand la 
larve flotte sur le miel liquide, elle est comme lestée 
par le développement excessif de la face ventrale 
plongeant dans le miel, ce qui lui rend possible un 
équilibre pour elle de la plus haute importance. En 
effet, les orifices respiratoires, rangés sans moyen de 
protection sur chaque bord du dos presque plat, sont 
à fleur du liquide visqueux, et au moindre faux mou- 
vement seraient obstrués par cette glu tenace si un 
lest convenable n’empêchait la larve de chavirer. 
Jamais abdomen obèse n’a été de plus grande utilité : à 
la faveur de cet embonpoint du ventre, la larve est à 
l'abri de l’asphyxie. 

Ses segments sont au nombre de treize, y compris 
la tête. Celle-ci est pâle, molle, comme le reste du 
corps, et fort petite relativement au volume de l'animal. 
Les antennes sont excessivement courtes et composées 
de deux articles cylindriques. J'ai vainement, à l’aide 
d’une forte loupe, cherché des yeux. Dans son état 
précédent, la larve, assujettie à de singulières migra- 
lions, a évidemment besoin de la vue, et elle est pourvue 
de quatre ocelles. Dans l’état actuel, à quoi lui servi- 
raient des yeux au fond d’une cellule d'argile, où règne 
la plus complète obseurité ? 

Le labre est saillant, non distinctement séparé de la 
tête, courbe en avant et bordé de cils pâles et très 


326 SOUVENIRS ÆAENTOMOLOGIQUES 


fins. Les mandibules sont petites, roussätres vers 
l'extrémité, obtuses et excavées au côté interne en 
forme de cuiller. Au-dessous des mandibules se trouve 
une pièce charnue, couronnée par deux très petits 
mamelons. C’est la lèvre inférieure avec ses deux 
palpes. Elle est flanquée, de droite et de gauche, de 
deux autres pièces également charnues, étroitement 
accolées à la lèvre, et portant à l'extrémité un rudi- 
ment de palpe formé de deux ou trois très petits 
articles. Ces deux pièces sont les futures mâchoires. 
Tout cet appareil, lèvres et mâchoires, est complète- 
ment immobile, et dans un état rudimentaire qui met 
la description en défaut. Ce sont des organes naissants, 
encore voilés, embryonnaires. Le labre et la lame com- 
plexe formée par la lèvre et les mâchoires laissent 
entre elles une étroite fente, dans laquelle jouent les 
mandibules. 

Les pattes sont purement vestigiaires, car bien que 
formées de trois petits articles cylindriques, elles n’ont 
guère qu'un demi-millimètre de longueur. L'animal ne 
peut en faire usage, non seulement dans le miel 
coulant où il habite, mais encore sur un sol consistant. 
Si l’on tire la larve de la cellule pour la mettre sur un 
corps solide et l’observer plus à l'aise, on voit que la 
protubérance démesurée de l'abdomen, en tenant le 
thorax relevé, empèche les pattes de trouver un appui. 
Couchée sur le flanc, seule station possible, à cause de 
sa conformation, la larve reste immobile, ou n’exécute 
que quelques mouvements vermiculaires et paresseux 
de l'abdomen, sans jamais remuer ses pattes débiles, 
qui ne pourraient d’ailleurs lui servir en aucune 
manière. En somme à l’animacule si alerte, si actif du 


L'HYPERMÉTAMORPHOSE 397 


début, a succédé un ver ventripotent, rendu immobile 

par son obésité. Qui reconnaîtrait dans cet animal 

lourd, mou, aveugle, laidement ventru, n'ayant pour 

pattes qu'une sorte de moignons sans usage, l’élégante 

bestiole de tout à l'heure, cuirassée, svelte et pourvue 

_ d'organes d'une haute perfection pour accomplir ses 
périlleux voyages ? 

Enfin, on compte neuf paires de stigmates: une 
paire sur le mésothorax et les autres sur les huit 
premiers segments de l’abdomen. La dernière paire, 
ou celle du huitième segment abdominal, est formée 
de stigmates si petits que, pour les découvrir, il faut 
être averti par les états suivants de Ja larve et pro- 
mener une loupe bien patiente sur l'alignement des 
autres paires. Ce ne sont là encore que des stigmates 
vestigiaires. Les autres sont assez grands, à péritrème 
pâle, circulaire et non saillant. 

Si, soussa première forme, lalarve de Sitaris est orga- 
nisée pour agir, pour se mettre en possession de la 
cellule convoitée, sous sa seconde forme, elle est uni- 
quement organisée pour digérer les provisions conquises. 
Donnons un coup d'œil à son organisation interne, et 
en particulier à son appareil digestif. Chose étrange: 
cet appareil où doit s'engouffrer la masse de miel 
amassée par l’Anthophore, est en tout pareil à celui du 
Sitaris adulte, qui ne prend peut-être jamais de nour- 
riture. C’est, de part et d’autre, le même œsophage 
très court, le même ventricule chylifique, vide dans 
l'insecte parfait, distendu dans la larve par une abon- 
dante pulpe orangée ; ce sont dans l’un et l’autre les 
mêmes vaisseaux biliaires au nombre de quatre et 
accolés au rectum par une de leurs extrémités. Ainsi 


328 SGUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


que l’insecte parfait, la larve est dépourvue de glandes 
salivaires et de tout autre appareil analogue. Son ap- 
pareil d'innervation comprend onze ganglions, en ne 
tenant compte du collier œsophagien; tandis que 
dans l'insecte parfait, on n’en trouve plus que sept, 
trois pour le thorax, dont les deux derniers contigus, 
et quatre pour l'abdomen. 

Quand ses provisions sont achevées, la larve reste 
un petit nombre de jours dans un état stationnaire, en 
rejetant de temps à autre quelques crottins rougeâtres 
jusqu'à ce que le tube digestif soit totalement libéré 
de sa pulpe orangée. Alors l'animal se contracte, se 
ramasse sur lui-même, et l'on ne tarde pas à voir se 
détacher de son corps une pellicule transparente, un 
peu chiffonnée, très fine et formant un sac-issue, dans 
lequel vont se passer désormais les transformations 
suivantes. Sur ce sac épidermique, sur cette espèce 
d’outre transparente, formée par la peau de la larve 
détachée tout d'une pièce, sans aucune fissure, on dis- 
tingue les divers organes externes bien conservés: la 
tête avec ses antennes, ses mandibules, ses mâchoires, 
ses palpes ; les segments thoraciques, avec leurs pattes 
vestigiaires ; l'abdomen, avec son cordon d'orifices 
stigmatiques encore reliés l’un à l’autre par des fila- 
ments trachéens. 

Puis sous cette enveloppe, dont la délicatesse peut à 
peine supporter le toucher le plus circonspect, on voit 
se dessiner une masse blanche, molle, qui, en quelques 
heures, acquiert une consistance solide, cornée, et une 
teinte d'un fauve ardent. La transformation est alors 
achevée. Déchirons le sac de fine gaze enveloppant 
l’organisation qui vient de se former et portons notre 


L'HYPERMÉTAMORPHOSE 329 


examen sur cette troisième forme de la larve de Sitaris. 

C'est un corps inerte, segmenté, à contour ovalaire, 
d’une consistance cornée, en tout pareille à celle des 
pupes et des chrysalides, et d’une couleur d’un fauve 
ardent qu'on ne peut mieux comparer qu'à celle des 
jujubes. Sa face supérieure forme un double plan 
incliné dont l’arête est très émoussée ; sa face inférieure 
est d’abord plane, mais devient, par suite de l'évapo- 
ration, de jour en jour plus concave, en laissant un 
bourrelet saillant sur tout son contour ovalaire. Enfin 
ses deux extrémités ou pôles sont un peu aplaties. Le 
grand axe de la face inférieure est en moyenne de 
12 millimètres, et le petit axe de 6 millimètres. 

Au pôle céphalique de ce corps se trouve une sorte 
de masque modelé vaguement sur la tête de la 
larve; et au pôle opposé, un petit disque circu- 
laire profondément ridé dans sa partie centrale. Les 
trois segments qui font suite à la tête portent chacun 
une paire de très petits boutons, à peine visibles sans 
le secours de la loupe, et qui sont, par rapport aux 
pattes de la larve dans sa forme précédente, ce que le 
masque céphalique est pour la tête de la mème larve. 
Ce ne sont pas des organes, mais des indices, des traits 
de repère jetés aux points où doivent plus tard appa- 
raître ces organes. Sur chaque flanc, on compte enfin 
neuf stigmates, placés comme précédemment sur le 
mésothorax et les huit premiers segments abdominaux. 
Les huit premiers stigmates sont d'un brun foncé et 
tranchent nettement sur la couleur fauve du corps. Ils 
consistent en petits boutons luisants, coniques, perforés 
au sommet d’un orifice rond. Le neuvième stigmate, 
quoique façonné comme les précédents, est incompara- 


330 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


blement plus petit; on ne peut le disinguer sans 
loupe. 

L'anomalie, déjà si manifeste dans le passage de la 
première forme à la seconde, le devient encore ici davan- 
tage; et l’on ne sait de quel nom appeler une organi- 
sation sans terme de comparaison, non seulement dans 
l’ordre des coléoptères, mais dans la classe entière des 
insectes. Si, d’une part, cette organisation offre de 
nombreux points de ressemblance avec les pupes des 
diptères par sa consistance cornée, par l’immobilité 
complète de ses divers segments, par l'absence à peu 
près totale des reliefs qui permettraient dedistinguer les 
parties de l'insecte parfait ; si, d'autre part, elle se rap- 
proche des chrysalides parce que l'animal, pour arriver 
à cet état, a besoin de se dépouiller de sa peau, comme 
le font les Chenilles; elle diffère de la pupe parce 
qu'elle n’a pas pour enveloppe le tégument superficiel 
et devenu corné, mais bien un tégument plus interne 
de la larve; et elle diffère des chrysalides par l’absence 
de sculptures qui trahissent, dans ces dernières, les 
appendices de l’insecte parfait. Enfin, elle diffère encore 
plus profondément et de la pupe et de la chrvysalide, 
parce que de ces deux organisations dérive immédia- 
ternent l’insecte parfait, tandis que ce qui lui succède 
est simplement unc larve pareille à celle qui l’a pré- 
cédée. Je proposerai, pour désigner l'étrange organi- 
sation, le terme de pseudo-chrysalide; et je réserverai 
les noms de larve primaire, de seconde larve, de troi- 
sième larve, pour désigner, en peu de mots, chacune 
des trois formes sous lesquelles les Sitaris ont tous les 
caractères des larves. 

Si le Sitaris, en revêtant la forme de pseudo-chrysa- 


MAN VTIL Se" PA unis ‘on 


L'HYPERMÉTAMORPHOSE 331 


lide, se transfigure à l'extérieur jusqu'au point de 
dérouter la science des morphoses entomologiques, il 
n’en est pas de même à l’intérieur. J'ai, à toutes les 
époques de l’année, scruté les entrailles des pseudo- 
chrysalides, qui restent, en général, stationnaires 
pendant une année entière, et je n'ai jamais observé 
d’autres formes dans leurs organes que celles qu’on 
trouve dans la seconde larve. Le système nerveux n’a 
pas subi de changement. L'appareil digestif est rigou- 
reusement vide, et, à cause de sa vacuité, n'apparaît 
que comme un mince cordon, perdu, noyé au milieu 
des sachets adipeux. L’intestin stercoral a plus de con- 
sistance, ses formes sont mieux arrêtées. Les quatre 
vaisseaux biliaires sont toujours parfaitement distincts. 
Le tissu adipeux est plus abondant que jamais : il forme 
à lui seul tout le contenu de la pseudo-chrysalide, en ne 
tenant compte, sous lerapport du volume, des filaments 
insignifiants du système nerveux et de l'appareil di- 
gestif. C'est la réserve où la vie doit puiser pour ses 
œuvres futures. 

Quelques Sitaris ne restent guère qu’un mois à l'état 
de pseudo-chrysalide. Les autres morphoses s'accom- 
plissent dans le courant du mois d'août; et au commen- 
cement de septembre, l’insecte arrive à l'état parfait. 
Mais, en général, l’évolution est plus lente ; la pseudo- 
chrysalide passe l'hiver et ce n'est, pour le plus tôt, 
qu’au mois de juin de la seconde année que s’opèrent 
les dernières transformations. Passons sous silence 
cette longue période de repos, pendant laquelle le 
Sitaris, sous forme de pseudo-chrysalide, dort, au fond 
de sa cellule, d’un sommeil aussi léthargique que celui 
d'un germe dans son œuf; et arrivons aux mois de juin 


332 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


et de juillet de l’année suivante, époque de ce que l'on 
pourrait appeler une seconde éclosion. 

La pseudo-chrysalide est toujours enfermée dans 
l'outre délicate formée par la peau de la seconde larve. 
A l'extérieur, rien de nouveau ne s’est passé; mais à 
l'intérieur de graves changements viennent de s’ac- 
complir. J'ai dit que la pseudo chrysalide présentait 
une face supérieure voûtée en dos d'âne, et une face 
inférieure d'abord plane, puis de plus en plus concave. 
Les flancs du double plan incliné de la face supérieure 
ou dorsale prennent part aussi à cette dépression-occa- 
sionnée par l'évaporation des parties fluides, et il arrive 
un moment où ces flancs sont tellement déprimés 
qu'une section de la pseudo-chrysalide, par un plan 
perpendiculaire à son axe, serait représentée au moyen 
d'un triangle curviligne, à sommets émoussés, et dont 
les côtés tourneraient leur convexité en dedans. C'est 
sous cet aspect que la pseudo-chrysalide se présente 
pendant l'hiver et le printemps. 

Mais en juin elle a perdu cet aspect flétri, elle figure 
un ballon régulier, un ellipsoïde dont les sections per- 
pendiculaires au grand axe sont des cercles. Un fait 
plus important que cette expansion, comparable à celle 
qu'on obtient en soufflant dans une vessie ridée, vient 
également de se passer. Les téguments cornés de la 
pseudo-chrysalide se sont détachés de leur contenu 
tout d’une pièce, sans rupture, de la même manière 
que l'avait fait l'an passé la peau de la seconde larve; 
et ils forment ainsi une nouvelle enveloppe utriculaire, 
sans adhérence aucune avec son contenu, et incluse 
elle-même dans l’outre façonnée aux dépens de la peau 
de la seconde larve. De ces deux sacs, sans issue, em- 


L'HYPERMÉTAMORPHOSE 333 


boîtés l'un dans l’autre, l'extérieur est transparent, 
souple, incolore et d’une extrême délicatesse; le second 
est cassant, presque aussi délicat que le premier, mais 
beaucoup moins translucide à cause de sa coloration 
fauve qui le fait ressembler à une mince pellicule 
d’ambre. Sur ce second sac, se retrouvent les verrues 
stigmatiques, les boutons thoraciques, etc., qu’on ob- 
servait sur la pseudo-chrysalide. Enfin, dans sa cavité, 
s’entrevoit quelque chose, dont la forme reporte aus- 
sitôt l'esprit à la seconde larve. 

Et en effet, si l’on déchire la double enveloppe qui 
protège ce mystère, on reconnaît, non sans étonnement, 
qu'on a sous les yeux une nouvelle larve pareille à la 
seconde. Après une transfiguration des plus singulières, 
l'animal est revenu en arrière, à sa seconde forme. 
Décrire la nouvelle larve est chose inutile, car elle ne 
diffère de la précédente que par quelques légers détails. 
C'est dans les deux la même tête avec ses divers ap- 
pendices à peine ébauchés; ce sont les mêmes pattes 
vestigiaires, les mêmes moignons transparents comme 
du cristal. La troisième larve ne diffère de la seconde 
que par un abdomen moins gros, à cause de la vacuilé 
complète de l’appareil digestif, par un double chapelet 
de coussinets charnus qui règne sur chaque flanc; par 
le péritrème des stigmates, cristallin et légèrement 
saillant, mais moins que dans la pseudo-chrysalide ; 
par les stigmates de neuvième paire, jusqu'ici rudimen- 
taires, et maintenant à peu près aussi gros que les 
autres; enfin par les mandibules terminées en pointe 
très aiguë. Mise hors de son double étui, la troisième 
larve n’exécute que des mouvements très paresseux de 
contraction et de dilatation, sans pouvoir progresser, 


334 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


sans pouvoir même se tenir dans la station normale, à 
cause de la débilité de ses pattes. Elle reste ordinaire- 
ment immobile, couchée sur le flanc; ou bien elle ne 
traduit sa somnolente activité que par de faibles mou- 
vements vermiculaires. 

Au moyen du jeu alternatif de ces contractions et de 
ces dilatations, si paresseuses qu'elles soient, la larve 
parvient cependant à se retourner bout à bout dans 
l'espèce de coque que lui forment les téguments pseudo- 
chrysalidaires, quand accidentellement elle s’y trouve 
placée la tête en bas; et cette opération est d'autant 
plus difficile, que la cavité de la coque est à peu de 
chose près exactement remplie par la larve. L'animal 
se contracte, fléchit la tête sous le ventre, et fait glisser 
sa moitié antérieure sur sa moitié postérieure par des 
mouvements vermiculaires si lents, que la loupe peut 
à peine les constater. Dans moins d’un quart d'heure, 
la larve, d’abord renversée, se retrouve placée la tête 
en haut. J'admire ce jeu de gymnastique, mais j'ai de 
la peine à le comprendre, tant l'espace que la larve en 
repos laisse libre dans sa coque, est peu de chose rela- 
tivement à ce qu'on est en droit d'attendre d'après la 
possibilité d’un pareil retournement. La larve ne jouit 
pas longtemps de cette prérogative qui lui permet de 
reprendre dans son habitacle, dérangé de sa position 
primitive, l'orientation qu’elle préfère, c’est-à-dire de 
se trouver la tête en haut. 

Deux jours au plus après sa première apparition, 
cile retombe dans une inertie aussi complète que celle 
de la pseudo-chrysalide. En la sortant de sa coque 
d’ambre, on reconnaît que sa faculté de se contracter 
ou dilater à volonté, s’est engourdie si complètement, 


L'HYPERMÉTAMORPHOSE 339 


que le stimulant de la pointe d’une aiguille ne peut pas 
la provoquer, bien que les téguments aient conservé 
toute leur souplesse, et qu'aucun changement sensible 
ne soit survenu dans l’organisation. L'irritabilité, sus- 
pendue une année entière dans la pseudo-chrysalide, 
vient donc de se réveiller un instant pour retomber 
aussitôt dans la plus profonde torpeur. Cette torpeur 
ne doit se dissiper en partie qu’au moment du passage 
à l’état de nymphe, pour reparaître immédiatement 
après et se continuer jusqu’à l’arrivée à l’état parfait. 

Aussi, en tenant dans une position renversée, au 
moyen de tubes de verre, des larves de la troisième 
forme, ou bien des nymphes incluses dans leurs coques, 
on ne les voit jamais reprendre une position droite, 
quelle que soit la durée de l'expérimentation. L’insecte 
parfait lui-même, renfermé quelque temps dans la 
coque, ne peut la reprendre, faute d’une souplesse con- 
venable. Cette absence totale de mouvement dans la 
troisième larve, âgée de quelques jours, ainsi que dans 
la nymphe, jointe au peu d'espace libre qui reste dans 
la coque, amène forcément, si l’on n’a pas assisté aux 
premiers moments de la troisième larve, la conviction 
qu'il est detoute impossibilité à l’animal de se retourner 
bout à bout. 

Et maintenant voyez quelles étranges conséquences 
peut amener ce défaut d'observation faite à l'instant 
voulu. On recueille des pseudo-chrysalides, qui sont 
entassées dans un flacon dans toutes les positions pos- 
sibles. La saison favorable arrive; et avec un étonne- 
ment bien légitime, on constate que, dans un grand 
nombre de coques, la larve ou la nymphe incluse est 
dans une orientation inverse, c’est-à-dire qu'elle a la tête 


336 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


tournée vers l'extrémité anale de la coque. Vainement 
on épie dans ces corps renversés quelques indices de 
mouvement; vainement on place les coques dans toutes 
les positions imaginables, pour voir si l'animal se re- 
tournera; et vainement encore on se demande où est 
l'espace libre qu’exigerait ce retournement. L'illusion 
est complète : je m'y suis laissé prendre, et pendant 
deux ans je me suis perdu en conjectures pour me 
rendre compte de ce défaut de correspondance entre la 
coque et son contenu, pour m'expliquer enfin un fait 
inexplicable lorsque l'instant propice est passé. 

Sur les lieux mêmes, dans les cellules de l’Antho- 
phore, cette apparente anomalie ne se montre jamais, 
parce que la seconde larve, sur le point de se transfor- 
mer en pseudo-chrysalide, a toujours soin de se dis- 
poser la tête en haut, suivant l'axe de la cellule plus 
ou moins rapproché de la verticale. Mais lorsque les 
pseudo-chrysalides sont placées, sans ordre, dans une 
boîte, dans un flacon, toutes celles qui se trouvent dans 
une position renversée, renfermeront plus tard des 
larves ou des nymphes retournées. 

Après quatre changements de forme aussi profonds 
que ceux que je viens de décrire, on peut raisonnable- 
ment s'attendre à trouver quelques modifications dans 
l'organisation interne. Rien n'est changé néanmoins : 
le système nerveux est le même dans la troisième larve 
que dans les états précédents; les organes reproduc- 
turs ne se montrent pas encore; et il est superflu de 
parler de l'appareil digestif, qui se conserve invariable 
jusque dans l’insecte parfait. 

La durée de la troisième larve n’est guère que de 
quatre à cino semaines: c’est aussi à peu près la durée 


Bésk à ms L'Edréiis be 


a SR AT ES OR PER RE à en 
RE T ee CDR mt ar à 


L'HYPERMÉTAMORPHOSE 331 


de la seconde. Dans le mois de juillet, époque où la se- 
conde larve passe à l'état de pseudo-chrysalide, la 
troisième passe à l'état de nymphe, toujours à l'inté- 
rieur de la double enveloppe utriculaire. Sa peau se 
fend sur le dos en avant; et à l’aide de quelques faibles 
contractions qui reparaissent en cette circonstance, 
elle est rejetée en arrière sous forme de petite pelote. 
Il n’y a donc rien ici qui diffère de ce qui se passe chez 
les autres coléoptères. 

La nymphe succédant à cette troisième larve ne pré- 
sente rien non plus de particulier : c’est l'insecte par- 
fait au maillot, d’un blanc jaunâtre, avec ses divers 
organes appendiculaires limpides comme du cristal, et 
étalés sous l'abdomen. Quelques semaines se passent 
pendant lesquelles la nymphe revêt en partie la livrée 
de l’état adulte, et, au bout d’un mois environ, l’ani- 
mal se dépouille une dernière fois, suivant le mode or- 
dinaire, pour atteindre sa forme finale. Les élytres sont 
alors d’un blanc jaunâtre uniforme, ainsi que les ailes, 
l'abdomen et la majeure partie des pattes; tout le reste 
du corps est, à peu de chose près, d’un noir luisant. 
Dans l'intervalle de vingt-quatre heures, les élytres 
prennent leur coloration mi-partie fauve et noire; les 
ailes s’obscurcissent, etles pattes achèvent dese teindre 
en noir. Cela fait, l’organisation adulte est para- 
chevée. Cependant le Sitaris séjourne une quinzaine de 
jours encore dans la coque jusqu'ici intacte, rejetant 
par intervalles des crottins blancs d'acide urique, qu'il 
refoule en arrière avec les lambeaux de ses deux der- 
nières dépouilles, celle de la troisième larve et celle de 
la nymphe. Enfin, vers le milieu du mois d'août, il dé- 
chire le double sac qui l'enveloppe, perce le couvercle 


99 


398 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


de la cellule d'Anthophore, s'engage dans un couloir, 
et apparait au dehors à la recherche de l’autre sexe. 


J'ai dit comment, dans mes fouilles au sujet des 
Sitaris, j'avais trouvé deux cellules appartenant au 
Meloe cicatricosus. L'une contenait l'œuf de l’Antho- 
phore, et sur cet œuf un pou jaune, larve primaire du 
Méloé. L'histoire de cet animalcule nous est connue. 
La seconde cellule est également pleine de miel. Sur 
le liquide gluant flotte une petite larve blanche, de 
4 millimètres environ de longueur, et très différente des 
autres petites larves blanches appartenant au Sitaris. 
Les fluctuations rapides de son abdomen dénotent 
qu’elle s’abreuve avec avidité du nectar à odeur forte 
amassée par l'abeille. Cette larve est le jeune Méloé 
dans la seconde période de son développement. 

Je n'ai pu conserver ces deux précieuses cellules, que 
j'avais largement ouvertes pour en étudier le contenu. 
A mon retour de Carpentras, par suite des mouvements 
de la voiture, leur miel s’est trouvé extravasé, et leurs 
habitants morts. Le 25 juin, une nouvelle visite aux 
nids des Anthophores m'a procuré deux larves pa- 
reilles à la précédente, mais beaucoup plus grosses. 
L'une d’elles est sur le point d'achever sa provision de 
miel, l’autre en a encore près de la moitié. La première 
est mise en sûreté avec mille précautions, la seconde 
est aussitôt plongée dans l'alcool. 

Ces larves sont aveugles, molles, charnues, d’un 
blanc jaunâtre, couvertes d’un duvet fin visible seule- 
ment à la loupe, recourbées en hameçon comme le 
sont les larves des Lamellicornes, avec lesquelles elles 


L'HYPERMÉTAMORPHOSE 339 


ont une certaine ressemblance dans leur configuration 
générale. Les segments, y compris la tête, sont au nom- 
bre de treize, dont neuf sont pourvus d'orifices stigma- 
tiques à péritrème pâle et ovalaire. Ce sont le méso- 
thorax et les huit premiers segments abdominaux. 
Comme dans les larves de Sitaris, la dernière paire de 
stigmates, ou celle du huitième segment de l'abdomen, 
est moins développée que les autres. 

Tête cornée, légèrement brune. Epistome bordé de 
brun. Labre saillant, blanc, trapézoïdal. Mandibules 
noires, fortes, courtes, obtuses, peu recourbées, tran- 
chantes et munies chacune d’une large dent au côté 
interne. Palpes maxillaires et palpes labiaux bruns, en 
forme de très petits boutons. de deux ou trois articles. 
Antennes brunes, insérées à la base même des man- 
dibules, de trois articles : le premier, gros, globuleux ; 
les deux autres, d'un diamètre beaucoup plus petit, 
cylindriques. Pattes courtes, mais assez fortes, pouvant 
servir à l'animal pour ramper ou fouir, terminées par 
un ongle robuste et noir. La longueur de la larve avec 
tout son développement est de 25 millimètres. 

Autant que je peux en juger par la dissection de l’in- 
dividu conservé dans l'alcool, et dont les viscères sont 
altérés par un trop long séjour dans ce liquide, le sys- 
tème nerveux est formé de onze ganglions, outre le 
collier œsophagien; et l'appareil digestif ne diffère pas 
sensiblement de celui du Méloé adulte. 

La plus grosse des deux larves du 25 juin, mise dans 
un tube de verre, avec le reste de ses provisions, a re- 
vêtu une nouvelle forme dans la première semaine du 
mois de juillet suivant. Sa peau s’est fendue dans la 
moitié antérieure du dos; et après avoir été refoulée à 


340 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


demi en arrière, a laissé en partie à découvert une 
pseudo-chrysalide ayant la plus grande analogie avec 
celle des Sitaris. Newport n’a pas vu la larve du Méloé 
dans sa seconde forme, dans celle qui lui est propre 
quand elle mange la pâtée de miel amassée par l’a- 
beille, mais il a vu sa dépouille enveloppant à demi la 
pseudo-chrysalide dont je viens de parler. D'après les 
mandibules robustes et les pattes armées d’un ongle 
vigoureux qu'il a observées sur cette dépouille, Newport 
présume que, au lieu de rester dans la même cellule 
d’Anthophore, la larve, capable de fouir, passe d’une 
cellule dans une autre à la recherche d’un supplément 
de nourriture. Ce soupçon me paraît très fondé, car le 
volume que la larve acquiert finalement dépasse les 
proportions que fait supposer la médiocre quantité de 
miel renfermée dans une seule cellule. 

Revenons à la pseudo-chrysalide. C'est, comme chez 
les Sitaris, un corps inerte, de consistance cornée, de 
couleur ambrée, et divisé en treize segments, y compris 
la tête. Sa longueur mesure 20 millimètres. Elle est un 
peu courbée en arc, fort convexe à la face dorsale, 
presque plane à la face ventrale, et bordée d’un bour- 
relet saïllant qui marque la séparation des deux faces. 
La tête n’est qu'uneespèce de masque où sont sculptés 
vaguement quelques reliefs immobiles correspondant 
aux pièces futures de la tête. Sur les segments thora- 
ciques se montrent trois paires de tubercules, corres- 
pondant aux pattes de la larve précédente et du futur 
animal. Enfin neuf paires de stigmates, une paire sur 
le mésothorax, et les huit paires suivantes sur les huit 
premiers segments de l'abdomen. La dernière paire est 
un peu plus petite que les autres, particularité que 


A EU ET Te Ve ct 
4 : « LE LD 2 .- 


L'HYPERMÉTAMORPHOSE 341 


nous avons déjà reconnue dans la larve qui a précédé 
la pseudo-chrysalide. 

En comparant les pseudo-chrysalides des Méloés etdes 
Sitaris, on remarque entre elles une ressemblance des 
plus frappantes. C’est dans l’une et l'autre la même 
structure jusque dans les moindres détails. Ce sont des 
deux parts les mêmes masques céphaliques, les mêmes 
tubercules occupant la place des pattes, la même dis- 
tribution et le même nombre de stigmates, enfin la 
même couleur, la même rigidité des téguments. Les 
seules différences consistent dans l'aspect général, qui 
n'est pas le même dans les deux pseudo-chrysalides, et 
dans l’enveloppe que leur forme la dépouille de la pré- 
cédente larve. Chez les Sitaris, en effet, cette dépouille 
constilue un sac sans issue, une outre, enveloppant de 
toutes parts la pseudo-chrysalide; chez les Méloés, elle 
est au contraire fendue sur le dos, refoulée en arrière, 
et, par suite, elle ne revêt qu'à demi la pseudo-chry- 
salide. 

L'autopsie de la seule pseudo-chrysalide qui füt en. 
ma possession m'a démontré que, pareillement à ce qui 
se passe chez les Sitaris, aucun changement n’a lieu 
dans l’organisation des viscères, malgré les profondes 
transformations qui se passent à l'extérieur. Au milieu 
d'innombrables sachets adipeux, se trouve enfouie une 
maigre cordelette où l’on reconnait aisément les carac- 
tères essentiels de l'appareil digestif, tant de la précé- 
dente larve que de l’insecte parfait. Quant à la moelle 
abdominale, elle est formée, comme dans la larve, de 
huit ganglions. Dans l’insecte. parfait, elle n’en com- 
prend plus que quatre. 

Je ne saurais dire positivement combien de lemps 


342 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


les Méloés restent sous la forme de pseudo-chrysalide; 
mais en consultant l’analogie si complète que l'évolu- 
tion des Méloés présente avec celle des Sitaris, il est à 
croire que quelques pseudo-chrysalides achèvent leur 
transformation dans la même année, tandis que d’au- 
tres; en plus grand nombre, restent stationnaires une 
année entière, et n'arrivent à l'état d’insecte parfait 
qu’au printemps suivant. Telle est aussi l'opinion de 
Newport. 

Quoi qu'il en soit, j'ai trouvé à la fin du mois d'août 
une de ces pseudo-chrysalides arrivée déjà à l’état de 
nymphe. C’est avec le secours de cette précieuse cap- 
ture que je pourrai terminer l'histoire de l’évolution 
des Méloés. Les téguments cornés de la pseudo-chrysa- 
lide sont fendus suivant une scissure qui embrasse toute 
la face ventrale, toute la tête, et remonte sur le dos du 
thorax. Cette dépouille, non déformée, rigide, est à 
moitié engagée, comme l'était la pseudo-chrysalide 
dans la peau abandonnée par la seconde larve. Enfin, 
par la scissure, qui la partage presque en deux, s’é- 
chappe à demi une nymphe de Méloé; de manière que, 
suivant les apparences, à la pseudo-chrysalide aurait 
succédé immédiatement une nymphe, ce qui n’a pas 
lieu chez les Sitaris, qui ne passent du premier de ces 
deux états au second qu'en prenant une forme inter- 
médiaire calquée sur celle de la larve qui mange la 
provision de miel. 

Mais ces apparences sont trompeuses, car en enle- 
vant la nymphe de l’étui fendu que forment les tégu- 
ments pseudo-chrysalilaires, on trouve, au fond de cet 
étui, une troisième dépouille, la dernière de celles qu'a 
rejetées jusqu'ici l'animal. Cette dépouille adhère même 


SOON a° 


L'HYPERMÉTAMORPHOSE 343 


encore à la nymphe par quelques filaments trachéens. 
En la faisant ramollir dans l’eau, il est facile d’y recon- 
naître une organisation presque identique avec celle 
de la larve qui a précédé la pseudo-chrysalide. Dans le 
dernier cas seulement, les mandibules et les pattes ne 
sont plus aussi robustes. Ainsi, après avoir passé par 
l'état de pseudo-chrysalide, les Méloés reprennent, 
pour quelque temps, la forme précédente à peine mo- 
 difiée. 

La nymphe vient après. Elle ne présente rien de 
particulier. La seule nymphe que j'aie élevée est arri- 
vée à l'état d’insecte parfait vers la fin de septembre. 
Dans les circonstances ordinaires, le Méloé adulte 
serait-il sorti à cette époque de sa cellule? Je ne le 
pense pas, puisque l’accouplement et la ponte n’ont 
lieu qu'au commencement du printemps. Il aurait passé 
sans doute l'automne et l'hiver dans la demeure de l’An- 
thophore, pour ne la quitter qu'au printemps suivant. 
Il est probable même que, en général, l’évolution mar- 
che plus lentement, et que les Méloés, comme les 
Sitaris, passent, pour la plupart, la mauvaise saison à 
l’état de pseudo-chrysalide, état si bien approprié à la 
torpeur hivernale, et n’achèvent leurs nombreuses mor- 
phoses qu'au retour de la belle saison. 


Les Sitaris et les Méloés appartiennent à la même 
famille, celle des Méloïdes. Leurs étranges transforma- 
tions doivent probablement s'étendre à tout le groupe; 
et, en effet, j'ai eu la bonne fortune d'en trouver un 
troisième exemple, que je n’ai pu jusqu'ici étudier 


344 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 

dans tous ses détails après vingt-cinq ans d’informa- 
tion. A six reprises, pas davantage dans cette longue 
sériode, il m'est tombé sous les yeux la pseudo-chry- 
salide que je vais décrire. Trois fois je l’ai obtenue de 
vieux nids de Chalicodome bâtis sur une pierre, nids 
que j'altribuais d’abord au Chalicodome des murailles 
et que je rapporte maintenant avec plus de probabilité 
au Chalicodome des hangars. Je l’ai extraite une fois 
de galeries creusées par quelque larve xylophage 
dans le tronc mort d’un poirier sauvage, galeries utili- 
sées plus tard pour les cellules d’une Osmie, j'ignore 
laquelle. Enfin, j'en ai trouvé une paire intercalées 
dans la série de cocons de l’'Osmie tridentée (Osmia 
tridentata Duf.), qui pour domicile donne à ses larves 
un canal creusé dans les tiges sèches de la ronce. Il 
s'agit donc d’un parasite des Osmies. Quand je l’extrais 
de vieux nids de Chalicodome, ce n’est pas à cet hymé- 
noptère que je dois le rapporter, mais bien à l’une des 
Osmies (Osmia tricornis et Osmia Latreillii), qui uti- 
lisent, pour nidifier, les vieilles galeries de l’Abeïlle 
maçonne. 

Ce que j'ai vu de plus complet me fournit les docu- 
ments que voici : La pseudo-chrysalide est très étroi- 
tement enveloppée par la peau de la seconde larve, 
peau consistant en une fine pellicule transparente, 
sans déchirure aucune. C’est l’outre des Sitaris, à cela 
près qu'elle est immédiatement appliquée sur le corps 
inclus. Sur cette tunique, on distingue trois paires 
de o)etites pattes, réduites à de courts vestiges, à des 
moignons. La tête est en place, montrant très recon- 
uaissables ces fines mandibules et autres pièces de la 
bouche. Il n’y a pas trace d’yeux. Sur chaque flanc 


L'HYPERMÉTAMORPHOSE 345 


règne un cordon blanc de trachées desséchées, allant 
d'un orifice stigmatique à l’autre. 

Vient après la pseudo-chrysalide, cornée, d’un roux 
jujube, cylindrique, conoïde aux deux bouts, légère- 
ment convexe à la face dorsale et concave à la face 
ventrale. Elle est couverte de fines ponctuations sail- 
lantes, étoilées, très serrées, exigeant une loupe pour 
être aperçues. Sa longueur est de 4 centimètre, et sa 
largeur de 4 millimètres. On y distingue un gros bou- 
ton céphalique, où vaguement se dessine la bouche ; 
trois paires de petits points brunâtres et un peu bril- 
lants, vestiges à peine sensibles des pattes ; sur chaque 
flanc une rangée de huit points noirs, qui sont les ori- 
fices stigmatiques. Le premier point est isolé, en avant ; 
les sept autres, séparés du premier par un intervalle 
vide, forment une rangée continue. Enfin, à l’extrémité 
opposée est une petite fossette, indice du pore anal. 


Des six pseudo-chrysalides qu’un heureux hasard a 
mises à ma disposition, quatre étaient mortes; les deux 
autres m'ont fourni le Zonitis mutica. Ainsi s’est trou- 
vée justifiée ma prévision qui tout d’abord, l’analogie 
me guidant, m'a fait rapporter ces curieuses organisa- 
tions au genre Zonitis. Le parasite méloïde des Osmies 
est donc connu. Restent à connaître la larve primaire, 
qui se fait transporter par l’Osmie dans la cellule pleine 
de miel, et la troisième larve, celle qui, à un certain 
moment, doit se trouver incluse dans la pseudo-chrysa. 
lide, larve à laquelle succédera la nymphe. 

Résumons les métamorphoses étranges dont je viens 
de tracer une esquisse. Toute larve, avant d'atteindre 
l'état de nymphe, éprouve, chez les coléoptères, des 


346 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


mues, des changements de peau en nombre plus ou 
moins grand; mais ces mues, destinées à favoriser le 
développement de la larve en la dépouillant d’une enve- 
loppe devenue trop étroite, n’altèrent en rien sa forme 
extérieure. Après toutes les mues qu’elle a pu subir, la 
larve conserve les mêmes caractères. Si elle est d’abord 
coriace, elle ne deviendra pas molle ; si elle est pourvue 
de pattes, elle n’en sera pas privée plus tard; si elle est 
munie d’ocelles, elle ne deviendra pas aveugle. Il est 
vrai que pour ces larves à forme invariable, le régime 
reste le même pendant toute leur durée, ainsi que les 
circonstances dans lesquelles elles doivent vivre. 

Mais supposons que ce régime varie, que le milieu 
où elles sont appelées à vivre change, que les circon- 
stances accompagnant leur évolution puissent profon- 
dément se modifier, alors il est évident que la mue 
peut, doit même approprier l'organisation de la larve 
à ces nouvelles conditions d'existence. La larve pri- 
maire des Sitaris vit sur le corps de l’Anthophore. Ses 
périlleuses pérégrinations exigent de la prestesse dans 
les monvements, des yeux clairvoyants, de savants 
appareils d'équilibre ; elle a, en effet, une formesvelte, 
des ocelles, des pattes, des organes spéciaux propres à 
prévenir une chute. Une fois dans la cellule de l’Abeille, 
elle doit en détruire l'œuf; ses mandibules acérées et 
recourbées en crochets rempliront cet office. Cela fait, 
la nourriture change : après l'œuf de l’Anthophore, la 
larve va manger la pâtée de miel. Le milieu où elle 
doit vivre change aussi : au lieu de s’équilibrer sur un 
poil de l’Anthophore, il lui faut maintement flotter sur : 
un liquide visqueux; au lieu de vivre au grand jour, 
elle doit rester plongée dans la plus profonde obscurité. 


L'HYPERMÉTAMORPIIOSE 347 


Ses mandibules acérées doivent donc s’excaver en 
cuiller pour pouvoir puiser le miel; ses pattes, ses 
cirrhes, ses appareils d'équilibre, doivent disparaître 
comme inutiles, et mieux comme nuisibles, puisque 
maintenant tous ces organes ne peuvent que faire cou- 
vir de grands périls à la larve en l’engluant dans le 
miel; sa forme svelte, ses téguments cornés, ses ocelles 
n'étant plus nécessaires dans une cellule obscure où le 
mouvement est impossible, où aucun rude contact n’est 
à craindre, peuvent également faire place à une cécité 
complète, à des téguments mous, à des formes lourdes 
et paresseuses. Cette transfiguration, que tout démon- 
tre indispensable à la vie de la larve, se fait par une 
simple mue. 

On ne voit pas aussi bien la nécessité des morphoses 
suivantes, si anormales que rien de pareil n’est connu 
dans tout le reste de la classe des insectes. La larve qui 
s’est nourrie de miel revêt d’abord une fausse appa- 
rence de chrysalide, pour rétrograder après vers la 
forme précédente, bien que la nécessité de ces trans- 
formations nous échappe totalement. Ici je suis obligé 
d'enregistrer les faits et d'abandonner à l'avenir le soin 
de les interpréter. Les larves des Méloïdes subissent 
donc quatre mues avant d'atteindre l’état de nymphe; 
et après chaque mue leurs caractères se modifient de 
la manière la plus profonde. Pendant {ous ces change- 
ments extérieurs, l’organisation interne reste invaria- 
blement la même, et ce n’est qu’au moment où apparaît 
la nymphe que le système nerveux se concentre, et que 
se développent les organes reproducteurs, absolument 
comme cela se passe chez les autres coléoptères. 

Ainsi, aux métamorphoses ordinaires qui font succes 


348 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


sivement passer un coléoptère par les états de larve, 
de nymphe et d'insecte parfait, les Méloïdes en joi- 
gnent d'autres qui transforment à plusieurs reprises 
l'extérieur de la larve, sans apporter aucun change- 
ment dans ces viscères. Ce mode d'évolution, qui 
prélude aux morphoses entomologiques habituelles par 
des transfigurations multiples de la larve, mérite cer- 
tainement un nom particulier : je proposerai celui 
d’hypermétamorphose. 

Résumons ainsi les faits les plus saillants de ce travail. 

Les Sitaris, les Méloés, les Zonitis et apparemment 
d'autres Méloïdes, peut-être tous, sont dans leur pre- 
mier âge parasites des hyménoptères récoltants. 

La larve des Méloïdes, avant d'arriver à l’état de 
nymphe, passe par quatre formes, que je désigne sous 
les noms de larve primaire, seconde larve, pseudo- 
chrysalide, troisième larve. Le passage de l’une de ces 
formes à l’autre s'effectue par une simple mue, sans 
qu'il y ait des changements dans les viscères. 

La larve primaire est coriace, et s'établit sur le corps 
des hyménoptères. Son but est de se faire transporter 
dans uue cellule pleine de miel. Arrivée dans la cellule, 
elle dévore l'œuf de l’'hyménoptère, et son rôle est fini. 

La seconde larve est molle, et diffère totalement de 
la larve primaire sous le rapport de ses caractères 
extérieurs. Elle se nourrit du miel que renferme la cel- 
lule usurpée. 

La pseudo-chrysalide est un corps privé de tout 
mouvement et revêtu de téguments cornés compa- 
rables à ceux des pupes et des chrysalides. Sur ces 
téguments se dessinent un masque céphalique sans 
parties mobiles et distinctes, six tubercules indices des 


ae it dent ras 


PP 


PE 7 


À 


L'HYPERMÉTAMORPHOSE 349 


pattes, et neuf paires d'orifices stigmatiques. Chez les 
Sitaris, la pseudo-chrysalide est renfermée dans une 
sorte d’outre close, et dans les Zonitis dans un sac 
étroitement appliqué, que forme la peau de la seconde 
larve. Chez les Méloés, elle est simplement à demi inva- 
ginée dars la peau fendue de la seconde larve. 

La troisième larve reproduit, à peu de chose près, 
les caractères de la seconde; elle est renfermée, chez 
les Sitaris et très probablement aussi chez les Zonitis, 
dans une double enveloppe utriculaire formée par la 
peau de la seconde larve et par la dépouille de la 
pseudo-chrysalide. Chez les Méloés, elle est à demi 
incluse dans les téguments pseudo-chrysalidaires fen- 
dus, comme ceux-ci sont, à leur tour, à demi inclus 
dans la peau de la seconde larve. 

A partir de cette troisième larve, les métamorphoses 
suivent leur cours habituel, c'est-à-dire que cette larve 
devient nymphe ; et cette nymphe, insecte parfait. 


FIN 


TABLE DES MATIÈRES 


Pages. 
REA MAGEIMRA Ne eee es ere © eee + es + +. 1 
M LAmmophile hérissée.. +... . . , .. - +, 414 
= Un/sens inconnu. Le Ver gris. . . . . . . . . . 28 
VA Tarthéorie de; l'instinct. 56... . ... . ….. 2 + 038 
V. — Les Eumènes. . . . . . ROOMS CU OM » 7 
M Len Odynbres ls . ee 5 Je este 71 
VII. — Nouvelles recherches sur les Chalicodomes. . . . 99 
VAE Histoire de mes Chats... 0. : . à... , 124 
DS Tes RourMIS TOUSSES 2... 0, es. 134 
X. — Fragments sur la Psychologie de l’Instincé. . . . 451 
XI — Da Tarentule’à ventre noir. . +... . . : 119 
AE = FPS Pompiles 1. cac 0 ao me 
XIII. — Les Habitants de la Ronce . . . … . . . . « . . 296 
MVP Een SitATiSs 5. à 0... 0. ee ces ec 00De 
XV. — La Larve primaire es Sitaris . .. ... .. 276 
XVI. —. La Larve primaire des Méioës. . , . . . . . . . 304 
XVII. — L'Hypermétamorphose . . . . . | s Vaates 323 
13927-11-15 
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