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RÉCITS DE L-HlS'ï''^"*E Romaihe
S^ JEAN CHUYSOSTOM
ET
L'IMPÉRATEICE EUDOXIE
LA SOGI
ETJâ GIIR.ÉTIENNK EN~OP
AMÉDÉE THIERRY
PARIS
LIBRliniE ACADÉMIQUE
DIDIER ET C-, LIBRMRES-ÉDITEURS
QUAI DES AUOUSTIllB, 33
-ië=^
S" JEAN CHRYSOSTOME
ET
L'IMPÉRATRICE EDDOXIE
RÉCITS DE L'HISTOIRE ROMAINE
AU V' SIÈCLE
' /
PAR M. AMfcDEE THIKRUY
Hc série : Dkknirrs tkmps dk i.'rmpikk d'Occidknt. 4* édition
1 vol. in-8». 7 fr. £0.
fi« série : Trois Ministrbb dks km. s I)R Throhorr. 1 vol. in-H»
7 fr. 50.
3« .série : Saint Jkromr. La .Société chrétienne à Rome. 2 vol. in-8*. 15 Tr.
4« série : Saint Jeat< Chrysostoub bt i.'impA ratricb Buuoxik.
I.a Société rhrén'enno en Orient. 1 fort vol. in-8«. 8 fr.
l'A K1l(i.
- J. CI.AYB, 1\|1'H1MRUK, 7. HVV. fi A 1 N T-U KTf O n. — | U»6 1 |
RI^CITS DE L'HISTOIRE ROMAINE
AU V* «tlËCLI!
S' JEAN CHRYSOSTOME
L'IMPERATRICE EUDOXIE
[.A SOUiftTÉ GHRBTIENNK EN ORIENT
AiMEDEE THIERRY
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
niDlEB ET C", LIBBAIRES-ÉDITEURS
I87S
kOAN STACK
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PRÉFACE.
La vie publique de Jean Chrysostome, archevêque
de Constantinople, et le prince des orateurs de l'Église
d'Orient, se compose de deux grands événements
liés de la façon la plus étroite à l'histoire du v" siècle :
d'abord cette querelle avec l'eunuque Eutrope, à
propos de l'immunité des asiles « qui contribua puis-
samment à la chute du ministre d' Arcadius ; puis sa
lutte contre l'impératrice Eudoxie, qui attira sur
sa tête des persécutions sans nombre , et enfin l'exil
et la mort.
Le premier de ces événements a pris place dans
un de nos précédents récits, celui qui concerne les
trois ministres des (ils de Théodose, Bufin, Eutrope
et Stilicon, ces hommes si funestes à leurs maîtres,
et plus encore au monde romain. Le deuxième fera
la matière des récits qui vont suivre.
a
658
Il PRÉFACE.
La lutte entre Chrysostome et la femme d'Arca-
dius fait partie de Thistoire générale, parce que l'uni-
vers romain y fut tout entier mêlé, l'Occident comme
rOrient, la vieille Rome comme la nouvelle, le pape
comme les empereurs, les évoques comme les clercs
des églises , le peuple comme les fonctionnaires et
les courtisans : tout le monde, en un mot, y prit part
dans un camp'ou dans l'autre. Les ressorts de toutes
les passions humaines, la haine, l'affection, l'envie,
furent mis en jeu pour ou contre avec une égale
intensité, au sein de la société chrétienne : les païens
eux-mêmes s'émurent. Ce drame si varié dans ses
péripéties, si tragique dans son dénoûment, fait donc
passer sous nos yeux le tableau de cette société
sous ses formes et dans ses conditions les plus
diverses.
Saint Jérôme a été pour nous le sujet d'un tra-
vail analogue, mais relatif surtout à l'Occident. Nous
avons montré se groupant autour de cet homme
éminent par le génie, mais sans autorité directe
sur les peuples, et simple prêtre, des individualités
notables du patriciat, tout le clergé romain, et des
femmes qui unissaient aux plus grands noms le
savoir et la richesse. Toutefois le cadre du tableau
était restreint, et les faits, si intéressants qu'ils fussent
au point de vue humain, ne se rattachaient qu'impai*-
faitement aux grandes lignes de l'histoire.
PRÉFACE. lit
11 en est autrement de Ghi^ysostome. Tout dans
la vie du patriarche de Constantinople est historique
au premier chef, et sa personnalité qui se détache
avec tant dd relief au milieu des événements n'en
saurait être séparée. Chrysostome, dans nos récits,
est l'archevêque plutôt que l'orateur à qui sa douce
et abondante élocution fit donner le surnom de
bouche d'or. Homme du gouvernement épiscopal vis-
à-vis de son clergé et des autres clergés d'Orient,
il représenta vis-à-vis de l'empereur et de la cour
l'autorité ecclésiastique dans ses droits réels comme
dans ses écarts. À l'aide de ce double caractère, nous
avons pu entrer dans l'analyse de la société orientale
plus profondément que ne l'eût jamais permis l'his-
toire profane la plus détaillée*
Des sources que nous avons consultées, comme par
exemple les livres mêmes de Ghrysostome, surtout ses
lettres, sa biographie par Palladius, son ami, et les
débats des deux conciles qui l'ont condamné, jaillit
une lumière qui pénètre tout ce monde oriental jusque
dans ses entrailles. On y voit se dessiner avec la même
netteté le camp de l'impératrice et celui de l'arche-
vêque: d'un côté la cour de Byzance avec ses intrigues
ambitieuses et ses galanteries ; de l'autre les inimitiés
des évéques, leurs sourdes cabales, leurs impitoyables
vengeances; et dans le fond du tableau un peuple
fanatique envoyant pour adieu à son pasteur exilé les
IV PRÉFACE.
flammes qui dévorent sa basilique et tout un quar-
tier de sa ville épiscopale.
De gracieuses figures de femmes chrétiennes «
vierges ou matrones, traversent ces scènes de luttes
ardentes et de persécutions ; on les rencontre dans les
aventures de Ghrysostome comme Eustochium et
Paula dans celles du solitaire de Bethléem. Héroïques
dans le danger, à l'égal des hommes, elles se montrent
plus qu'eux fidèles au malheur. Nous apprenons par
leur présence auprès de Ghrysostome dans quelle
classe de la société se recrutaient d'ordinaire les dia-
conesses des grandes Églises, cette sorte de clergé
féminin mentionné si fréquemment dans l'histoire de
la chrétienté primitive.
Gomme une ombre à ce tableau, Ghrysostome, sem-
blable en cela à Jérôme, nous peint sous les plus
vives couleurs le désordre des sœurs Agapètes ou
Femmes sous-irUroduites^ qu'il tente, mais vainement,
d'extirper de son Église.
Au moyen de ces deux esquisses sur ces grands
hommes, nous espérons avoir donné à nos lecteurs
une idée de la société chrétienne au v® siècle , soit
en Orient, soit en Occident.
Paris, le 15 avril 1872.
JEAN GHRYSOSTOME
ET
L'IMPÉRATRICE EUDOXIE
LA SOCIÉTÉ GIIÉTIIIIIIB EN OBICNI
LIVRE PREMIER.
Préliminaires de la lutte entre Jean Chrysostome et rimpératrice Budozie. —
Corraption de la cour impériale. — Badozie veut faire adorer sa statue
dans toat l'Orient — Rudesse et autorité de Chrysostome. — La cour
cabale contre lui. — Ses prédications contre la toilette des femmes. —
Marsa, Castricia, Bugraphia. — Conciliabule ennemi dans la maison
d'Bngraphie. — Une partie du clergé y prend part ■— Vie retirée de
Chrysostome; il mange toqjours seul : ce qu'on appelle ses orgies de
cydope. — Vices du clergé de Constantinople. — La luxure : femmes
sous-introduites. — Tableau que trace Chrysostome du ménage du prêtre
avec cette sorte de femme. — La gourmandise : les clercs mènent la
rie de parasites. — L'avarice : ils dépouillent les pauvres. -~ Chryso-
stome entreprend la réforme de ces vices; clameurs qui s'élèvent contre
loi. — U proid le parti des pauvres contre les riches ; son langage rap-
pelle celui des tribuns de l'ancienne Rome. — Bntourage de l'arche-
vêque dans son église ; Sérapion et Tigrius le portent aux violences. —
Des diaconesses : Salvina, Âmpructé, Pentadia et Olympias. — Naissance
et fortune d'Olympias; son courage en face de Théodose. — BUe entre
dans l'église en qualité de veuve et se dévoue à Chrysostome.
398 — 401
La cbute d'Eutrope, cet eoDuque tyran de Teinpe-
reur et de l'empire, ne rendit ni l'empereur à la pos-
1
2 JEAN GHRYSOSTOMB
session de lui-même, ni l'empire à la liberté ^ Peu
soucieux du bien , comme on le Sjsiit, Eutrope n'avait
guère £ait au temps de sa toute-puissance que deux
bonnes actions, et ces bonnes actions le perdirent.
D'abord il était allé chercher dans sa modeste retraite,
pour en faire une impératrice d'Orient, la fllle orphe-
line du général frank Bauto, ancien officier des
armées romaines sous Gratien et Théodose; puis, par
un de ces procédés violents qui lui plaisaient, il avait
enlevé de force à l'église d'Antioche un simple prêtre,
réloquent et austère Jean Chrysostome, pour en faire
un métropolitain de Gonstantinople ; mais Tévéque et
l'impératrice s'étaient bientôt ligués pour le détruire,
celle-ci par jalousie de domination sur son mari et
sur l'état, celui-là par ressentiment pour un privilège
ecclésiastique violé. Quand le ministre d'Arcadius eut
succombé sous cette double attaque et que les vain-
queurs se trouvèrent en présence, également avides
de pouvoir et séparés d'ailleurs par une inimitié in-
stinctive, la lutte s'ouvrit entre eux, lutte formidable,
la plus terrible peut-être qui. ait jamais agité un État
et une Église. Elle entraîna dans sa sphère d'action le
prince et le peuple, la cour et la ville, les classes pau-
vres en révolte contre les classes riches ; elle divisa l'épi-
scopat, faillit armer les deux moitiés du monde romain
l'une contre l'autre et menaça la chrétienté d'un long
schisme. J'ai choisi cette lutte comme sujet d'une
étude des mœurs chrétiennes en Orient aux iv« et
1. lA première partie de la vie de saint Jean Chrysostome et la
chute d'Eutrope ont été racontées dans mes Ncnweaux Récits de rhis-
toire romaine au y* siècle. Trois Ministres, etc.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 3
v^ siècles. Dans une autre étude, j'ai essayé de peindre la
société chrétienne d'Occident autour de saint Jérôme,
moine, théologien, écrivain polémiste; je ferai voir,
en la personne de saint Jean Ghrysostome, l'évégue
politique, et autour de lui les partis religieux, les
mœurs, les passions de la société orientale.
I.
Au moment où commencent nos récits, c'est-à-
dire à la fin de l'année 399, Eudoxie, impératrice
depuis quatre ans, était encore dans toute la fleur de
la jeunesse. Elle n'avait rien perdu de cette éclatante
beauté qui surprit le cœur d'Arcadius le jour où le
jeune empereur aperçut son portrait peint sur une
tablette de cire que l'eunuque Eutrope avait glissée à
dessein dans la chambre impériale S mais beaucoup
de changements indépendants de la beauté s*étaient
accomplis en elle. La fille du Frank Bauto n'était plus
cette orpheline modeste et retenue qu'Eutrope était
allé déterrer dans un coin obscur de Gonstantinople
comme un trésor caché à tous les regards, et qu'il
avait fallu arracher aux graves leçons du philosophe
Pansophius, son précepteur, pour la faire monter sur
un trône. L'orpheline ignorante du monde était deve-
nue fiëre, hardie, insatiable de plaisirs et de faste ; la
jeune fille pauvre était devenue avide d'argent. L'ha-
1. On peut voir rhistoire du mariage d^Ârcadius et d*Ëudoxie dans
mes Nouveaux Récits de Phist, rom. au v< siècle , p. 32 et suivantes.
4 JEAN GHRYSOSTOMB
bitude de la domination dans une cour d'esclaves et
de flatteurs avait même développé chez cette descen-
dante des Franks je ne sais quoi d'Âpre et de sauvage,
et, pour me servir du mot d*un contemporain, quel-
que chose de la « férocité barbare » qui coulait dans
ses veines^ avec son sang. L'ennui de son mariage ou
plutôt de son mari avait du reste marché de pair dans
son Âme avec les infatuations de la grandeur.
Des deux fils de Théodose, ces indignes enfants
d*un grand prince, Arcadius, Talné, était le plus hon-
nête et le moins intelligent. Exempt des vices et du
caractère violent de son frère Honorius, il n'avait pas
non plus son énergie ; sa vie s'écoulait dans une somi-
nolence maladive qui répondait à l'hébétement de son
esprit', étranger à toute occupation sérieuse et
façonné à l'obéissance sous ses chambellans d'abord,
puis sous ses ministres et sa femme, qui pensaient et
voulaient pour lui. A moins de trente ans, Arcadius
donnait des signes d'une décrépitude précoce ; on eût
dit qu'il avait franchi la virilité pour passer sans tran-
sition d'une enfance à l'autre. Deux choses le tiraient
pourtant de son hébétement ou des innocentes occupa-
tions qui consumaient son temps : c'était une atteinte
portée à l'honneur de l'impératrice et la crainte de se
brouiller avec l'Église. Il entrait alors dans des empor-
tements furieux, comme le jour où il avait voulu tuer
son précepteur pour l'avoir puni. Sauf ces soubre-
i. Nonnihil barbarice feritatis. Philostorg., xi, 1.
2. On peut voir, sur les mœurs et sur les habitudes de corps de
Tempereur Arcadius, mon volume cité plus haut des Nouveaux Récits
de rhist. rom, au y« eiècU, p. 161 et suivantes.
BT LMHPÉRATRIGE EDDOXIE. 5
sauts, il vivait dans une tranquille absorption en lui-
même, insoucieux et ignorant de ce qui se faisait dans
sa maison comme dans son empire, crédule d'ailleurs
et dissimulé, en tout point un digne élève des eunu-
ques.
Avec un tel mari, au milieu d'une cour corrompue,
Eudoxie, sans guide, sans expérience, avait bientôt
cédé au goût des plaisirs, tout nouveaux pour elle, ou
plutôt elle s*y était précipitée avec ces instincts impé-
tueux que les contemporains qualifiaient de barbares.
Sa réputation en souffrit grandement, et la mort
d'Eutrope arrêta peut-être à temps des révélations qui
Feussent perdue près de son époux. Le favori en titre
était alors nn certain comte Jean, intime confident
d'Ârcadius dans l'administration des affaires publiques
et probablement le ministre secret par les mains
duquel l'impératrice tenait les rênes du prince et de
l'empire *- Leur liaison dura 'plusieurs années, et
avec si peu de retenue que, lorsqu'en 401 Eudoxie
mit au monde un quatrième enfant, qui fut Théodose II,
la malignité publique salua le jeune prince du titre de
«fils du comte Jean », et l'écho de ces bruits scanda-
leux a été recueilli par l'histoire *.
Sans s'intéresser plus que de raison à l'empereur
Arcadius, le peuple s'était ému de ce déshonneur
infligé à la maison de Théodose, et plusieurs fois, dans
les émeutes qui agitèrent Gonstantinople à cette épo-
que, on demanda la tête du comte Jean. Une des
1. Joannescoi princeps omnia suaarcana crediderat. Zosim., y, 18.
2. Pleriqae perhibebant (Joannem) ejas fllii quem Arcadius habe-
bat, patrem esse. Zosim., ibid.
6 JEAN GHRYSOSTOME
exigences du Goth Gainas, lors de sa fameuse révolte
de Tannée 399 qui mit la ville impériale à deux doigts
de sa ruine, fut l'extradition de trois officiers du palais
au nombre desquels était le favori, que l'empereur
livra d'ailleurs sans grand scrupule ^ On ne doutait
point que ce ne fût le livrera la mort; mais Gainas se
contenta vis-à-vis de son prisonnier d'une de ces ter-
ribles plaisanteries que se permettaient parfois vis^-
vis des Romains les généraux barbares en gaieté. Ayant
fait comparaître le comte Jean dans sa tente, où se trou-
vait en guise de bourreau un soldat armé du glaive et
à quelques pas de là un billot, il lui ordonna d'une
voix menaçante de se préparer à la mort. Celui-ci s'age-
nouilla sans mot dire, posa sa tête sur le billot et Gainas
donna le signal de frapper. Le soldat qui avait reçu
sa consigne, baissa le bras avec effort, comme pour
trancher la tête d'un seul coup ; mais, arrivé tout près
de la gorge du patient, il ne lui fit qu'une légère
entaille avec le fll de l'épée, après quoi le comte Jean,
plus mort que vif, fut jeté à la porte et conduit en exil
au fond de la Thrace '. Gainas étant mort, le favori
reprit sa place au palais, abusa de l'aveuglement d'Ar-
cadius, excita de nouveau la colère du peuple, et dans
une émeute d'habitants et de soldats on força sa maison
pour le tuer. Averti à temps, il s'évada, courut se ca-
cher dans une maison étrangère, et on prétendit que
l'archevêque Jean Chrysostome, qui avait eu connais-
i. Huic qnoqae postulato princeps... satisfecit Zosim., v, 18.
2. Cum illam accepisset, eique gladiam admovisset, eatenus tamen,
ut cutem tantummodo stringeret, satis babuit... Zosim., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOX[E. 7
sance de sa retraite, en indiqua le lieu aux soldats ^
Ce bruit était, selon toute apparence, calomnieux, car
le comte Jean sut échapper encore une fois. Fondé ou
non, il arriva aux oreilles de Timpératrice, et, comme
on le pense bien, il lui laissa dans le cœur un ressen-
timent inextinguible.
Rien n'égalait l'aTeuglement d'Arcadius, sinon Tarn-
bîtion effrénée de sa compagne. Non contente d'exer-
cer en fait un pouvoir absolu sur les affaires de TÉtat,
Eudoxie voulut l'exercer en droit. Le 9 janvier de Tan-
née 400, elle se fit décerner le titre d'Augusta, tandis
que jusqu'alors elle n'avait porté que celui de nobilis-
sime '. Ce n'était pas assez, elle voulut que sa statue
fût exposée dans tout TOrient, à l'instar de celles des
empereurs, aux adorations des peuples, et elle la fit
promener de province en province dans l'appareil et
avec les insignes de la souveraineté. Il existait dans le
monde romain des préjugés enracinés contre le gou-
vernement des femmes, dont on adoptait l'influence et
les honneurs comme émanant du césar ou de l'auguste
proclamé et reconnu dans les formes légales, mais non
comme leur appartenant en propre. Augusta, épouse
ou mère d'empereur, n'était qu'un reflet de l'empereur
lui-même, et ne pouvait rien revendiquer personnelle-
ment dans les pouvoirs ou les honneurs qui lui étaient
décernés. L'innovation introduite par Eudoxie émut
tout ce qui portait le nom de Romain. On y crut voir
la prétention de régner à la manière des reines bar-
1. Quod Joannem comitem ia seditione mîLitam ipse denuotiavit.
AcL synod, ad Quercum, n« 11, apud Phot Bibliotk., 59.
2. Tillem., Bist, des Emp., i. v, 464.
8 JEAN CHRYSOSTOME
bares de l*Orient, Nitocris ou Sémiramis, et de violentes
protestations s'élevèrent de tous côtés. Il en vint sur-
tout du domaine d'Occident, où les mœurs repoussaient
plus énergiquement qu'en Orient la domination des
femmes, et Honorius crut devoir faire connaître à son
frère son mécontentement, ainsi que la plainte una-
nime du sénat de Rome et de l'Italie ^ Eudoiie per-
sista, et Arcadius brava tout pour elle.
Si absolu que fût devenu depuis la mort d'Eutrope
l'empire d'Eudoxie sur l'esprit de son mari, il y laissait
encore place pour un autre sentiment, la peur de l'ar-
chevêque. Ainsi que je l'ai dit tout à l'heure, Arcadius,
sincèrement religieux, craignait pardessus tout, de se
brouiller avec l'Église, puis le caractère de Ghrysostome
lui imposait II ne l'avait jamais vu arriver vers lui que
dans des circonstances graves et souvent violentes,
armé des censures ecclésiastiques, des menaces et
presque de Tanathème, réclamant tantôt pour l'Église,
tantôt pour le peuple, tantôt contre les corruptions et
les injustices de la cour, et chaque fois Arcadius avait
cédé. On savait en outre que, si Ghrysostome était le
patron des classes populaires dans les agitations de la
ville, il en était aussi l'idole. Avec moins d'emporte-
ment dans le caractère et moins de désir de montrer
sa force, cet homme eût été le maître de l'empereur,
ou du moins il eût balancé près de lui le crédit de l'im-
pératrice. Celle-ci le comprit de bonne heure, et, avec
1. Qaamvis super imagine muliebri, dovo exemple per provincias
ircamlata, et diffusa per universum mandum obtrectanUum fama
litteris moQuerim... Epist, imp, Honor, Aug, ad Pn'nc. Orient.
Arcad. Baron. Annales ad ann. 404, lxu.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 9
rinstînct féminin de la domination, de bonne heure
aussi elle chercha le moyen de ruiner l'homme pour
mieux combattre le prêtre. Profitant de l'absence de
Ghrysostome, qu'on ne voyait jamais à la cour et qui
d'ailleurs ne prétait que trop le flanc à la critique par
Vâpreté de son humeur et par des manières ou des
habitudes de vivre assez étranges, elle l'attaquait jour-
nellement près de l'empereur, employant à tour de rôle
le ridicule, la diiTamation, la calomnie, et ces odieuses
manœuvres n'étaient pas sans effet sur un esprit débile,
dont toute l'indépendance consistait à changer de joug.
L'exemple de la souveraine devint la loi des courti-
sans. Quiconque voulut plaire, entrer dans l'intimité
d'Eudoxie, obtenir par elle justice ou faveur, dut se
faire l'écho des haines et des railleries contre Ghryso-
stome. £n un mot^ une ligue se forma au palais impérial
contre l'archevêque, et l'impératrice en fut le centre.
Au-dessous de l'impératrice, le premier rang dans
cette ligue diabolique appartint à trois femmes, ses in-
times amies, qui durent à leurs méfaits le triste hon-
neur d'occuper une place dans l'histoire ^ Elles se
nommaient Marsa, Gastricia et Eugraphia, et outre
leur perversité commune elles se rapprochaient par
plus d'an trait de ressemblance. Toutes trois étaient
veuves ; toutes trois, après s'être montrées fort galantes
dans leur jeunesse, s'obstinaient à l'être toujours;
toutes trois enfin possédaient un immense patrimoine,
qu'elles accroissaient incessamment par des rapines
1. E malieribns, prêter illas que yulgo note sunt, très... tumul-
taam et sediiioDam commotrices. Pallad., dial., p. 14^ Chrysost. opp.
«dit. laudat.
40 JEAN CHRYSOSTOHE
SOUS le patronage de leur maltresse ^ Leurs noms seuls
jetaient Tépouvante dans les familles. Eudoxie en efiet
cumulait, comme je l'ai dit, la soif de Tor avec celle
du plaisir. Les historiens nous la montrent insatiable
dans sa passion d'amasser, dépouillant les faibles, for-
çant la main aux officiers du fisc pour avoir une part
dans les confiscations et provoquant elle-même des
procès criminels pour grossir son lot. Une maison, une
terre lui plaisaient-elles, on les voyait passer bientôt
dans ses mains, tant ses agents avaient d'habileté et de
scélératesse. A ce sujet, Ton parla beaucoup d'une
vigne dont elle avait spolié une pauvre veuve parce
qu'elle en avait trouvé les raisins bons ^ Ainsi s'était
transformée la fille du Frank Bauto dans cette cour
sans mœurs et sans justice; mais l'histoire ne fut pas
seule à la punir : Eudoxie rencontra en face d'elle dans
ses déprédations éhontées Jean Ghrysostome, comme
elle l'avait rencontré dans le scandale de ses amours,
et la vigne de la veuve devint aussi célèbre à Gonstan-
tinople que le champ de Naboth dans Israël '. On com-
prendra ce que l'impunité, due à de pareils exem-
ples, produisait de malheurs et de ruines sur tous les
points de l'empire.
L'Âme de ce trio malfaisant était Marsa, à qui son
rang social et ses alliances donnaient un grand poids
1. VidiuB quidem sed a viris divites fact», multam ex rapinis
pecuniam possidentes... reliqua autem pudet dîcere. Pallad., dial., ibid.
2. Lôon. Aug. Orat. de vit. Chrys. Baron., ann. 401, lvi-lvii.
3. Ne permittas ut multi coacti te novam vocant Jezabel, et qos
de Nabothe Bcripto sunt in veteri testamento. Chrya., Serm,, in
Léon. Aug. orat, y ut bu p.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 44
en tout ce qui regardait les choses du monde. Quelque
parenté éloignée la rattachait à l'impératrice, proba-
blement par la mère d'Eudoxie. Marsa avait fait dans
sa jeunesse un mariage illustre en épousant Promotus,
général inaportant des armées de Théodose, que le
préfet du prétoire, Ruiln, pour se venger d'une insulte,
avait livré aux barbares dans un service commandé ^
Toujours faible vis-à-vis de Rufln, Théodose pleura son
géoéral sans punir son préfet; mais, comme dédom-
magement à la famille de Promotus, il adopta en
quelque sorte, ses fils orphelins qui reçurent au palais
impérial la même éducation que les jeunes césars. Un si
grand honneur exalta Torgueil de la mère, et lorsqu'un
mariage inattendu eut amené sa parente au rang su-
prême, elle devint à la cour un personnage considé-
rable. Marsa, du reste, menait joyeusement son veu-
vage entre la galanterie et le rôle d'une impératrice
en sous-ordre, faisant montre de son crédit, protégeant
les uns, persécutant les autres, vendant les places à
beaux deniers comptants et remplaçant le plaisir par
l'intrigue quand le plaisir l'abandonna* Irrité par le
scandale de ses déportements, Ghrysostome ne lui avait
ménagé ni les réprimandes directes ni les censures
allusives, et Marsa lui en gardait rancune ; aussi tra-
vaillait-elle assidûment à le perdre. «
Gastricia, la seconde, était une copie de Marsa, sans
rien de particulier, du moins les historiens ne nous en
parlent que comme d'une très-grande dame, très-avide
i. Oa peat voir là-des&as les Nouveaux Récits de l'histoire romaine
m ▼• siècle, p. 18.
42 JEAN GHRYSOSTOME
d'argent, très-intrigante, très-perverse; elle avait ea
pour mari le consul Saturninus, mort depuis peu d'an-
nées *.
La troisième a des traits plus marqués dans l'his-
toire, et son nom est plus étroitement lié aux persécu-
tions de Ghrysostome. On ne sait quel avait été son
mari ; mais elle était veuve, ainsi que je l'ai dit, très-
répandue dans le monde, puissante en intrigue, et
prodigieusement riche d'une fortune mal acquise
qu'elle employait à mal faire. Eugraphie avait contre
l'archevêque un de ces griefs que les femmes ne par-
donnent guère *. Plus que sur le retour et obligée de
rappeler par les ruses de la toilette des agréments qui
l'avaient fuie et un troupeau d'adorateurs bien éclairci,
elle scandalisait la société chrétienne par l'étalage de
sa jeunesse empruntée. On ne la voyait en public et
même à l'église qu'enduite de céruse ou de minium et
les yeux peints d'antimoine, comme une idole d'E-
gypte '. Ces coquettes surannées étaient pour l'arche-
vêque un vrai sujet d'aversion. Il les poursuivait à
l'église, où il les menaçait de les excommunier et de
leur fermer les portes du lieu saint, si elles ne don-
naient aux pauvres tout l'argent qu'elles dépensaient à
s'enlaidir. « Je vous en avertis, leur disait-il dans un
de ses sermons, et je le fais non plus en manière de
simple exhortation, mais comme un commandement
que je vous adresse; je vous avertis que, si vous ne
vous amendez pas, je vous chasserai d'ici ; puis si l'on
1. Marsa Promoti uxor... Castricia Saturnini. Pallad., diaL, p. 14.
2. Eugraphia qasBdam usquequaque furiosa. Pallad., ibid.
3. Pallad., diaL, p. 27.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. * 43
vient me dire que, retranchées de mon église, tous
Yous réfugierez chez les hérétiques, je ne m'en mettrai
point en peine, et ceux qui me blâmeraient, je les dis-
pense de me défendre au tribunal de Dieu, lorsque j'y
serai jugé ^ »
II les poursuivait jusque dans leurs maisons. « Sui-
vant le précepte de saint Paul, nous dit le plus curieux
de ses biographes, Palladius, son confident, son ami
et son compagnon de persécution, Ghrysostome allait
dans les maisons particulières donner des enseigne-
ments d'honnêteté aux femmes qui en avaient besoin,
à celles-là surtout qui, étant vieilles, faisaient tout pour
paraître jeunes *. >> La mode était alors parmi les
dames de Gonstantinople de ramener sur le devant de
la tête leurs cheveux frisés en boucles, de manière à
en recouvrir le. front d'une tempe à l'autre. Des plus
ï)as étages de la société, car c'était la coiffure ordi-
naire des courtisanes, cette mode avait gagné les plus
élevés : de jeunes matrones l'avaient prise, et Eugra-
phie une des premières, comme protestation de sa per-
pétuelle jeunesse. Or cette coiffure, qui laissait les
cheveux à ' découvert, blessait les idées chrétiennes de
décence en Orient, surtout quand elle s'appliquait aux
veuves et aux femmes âgées, à qui l'usage prescrivait
de porter des bandeaux ou des voiles. La vue d'Eugra-
i. Quod si pereatis, hsc facere non tolerabo, neqae vos excipiam,
neqne sinam ut hœc limina transeatis... quando sum judicandus stans
ad tribunal Ghristi... Chrys., Hom,^ in Ep. PatU. ad Coloss.
2. Hos erat illi pnblice et per domos bonestatem docere... et eas
ejusmodi verboram castigatîone compescere que cam jam anus per
etatem essent, Jnvenes tamen apparere velleot. Pallad., diaU, p. 27.
U JEAN CHRYSOSTOME
phie dans cette toilette javënile mit Ghrysostome hors
des gonds. « Pourquoi, lui dit-îl, voulez-yous con-
traindre votre corps à rajeunir quand il ne le peut pas?
Vous rabattez vos boucles de cheveux sur votre front à
la manière des prostituées, pour tromper ceux qui vous
voient; mais, croyez-le bien, vous ne faites par là que
leur confesser vos rides *. » Chaque fois qu'il la rencon-
trait ainsi parée, il lui tenait les mêmes discours. Ces
admonitions, on en conviendra, devaient plaire mé-
diocrement à des coquettes telles qu'Eugraphie.
Une. circonstance particulière donnait aux paroles
de Ghrysostome un caractère tout à fait personnel
quand il prêchait dans les églises de Gonstantinople
contre le faste et le dérèglement des dames de la cour.
Dans les basiliques d'Orient, les sexes étaient séparés;
les hommes occupaient le plain-pieddu sol, la place des
femmes était dans de hautes galeries qui dominaient à
droite et à gauche les arcades des nefs; c'est là qu'elles
assistaient au saint sacrifice, ainsi qu'à la lecture des
Écritures et aux collectes qui suivaient la messe *. A
Textrémité de la nef, sur les marches du chœur, en
avant des portes d'or et des voiles qui fermaient le sanc-
tuaire, s'élevait une tribune construite d'ordinaire en
marbres précieux et décorée de sculptures et de pier-
reries, dans laquelle on montait du chœur par deux
1. Quid œtate Jam anus, etiam corpus repubescere cogîtis? Gin-
ciunos veluti meretricul» gerentes in fronte, contumelia afficientes
etiam honestas reliquas, et decipientes eos qui Tobiscum loqauntar...
Pallad., dial., p. 27.
2. Chrys. in psalm. 48. — Greg. Naz., p. 694-605. Cf. Tillem.,
Mém. ecclés,, xi, p. 187.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 45
escaliers attenant à ses deux faces latérales. Cette tri-
bane se nommait Tambon et se transforma au moyen
âge en une galerie transversale servant de cldtui*e au
chœur, et qu'on appela le jubé K C'est là que se faisait,
par l'office des lecteurs et des diacres, la communication
au peuple de l'épltre, de l'évangile et des leçons ; c'est
là aussi que montait le prêtre officiant quand il avait
quelques prières particulières à réciter aux fidèles ou
quelques recommandations familières à leur adresser.
L'évéque prêchait habituellement de l'abside ou des
portes du sanctuaire. Chrysostome qui, avait la voix
faible, et que la foule assiégeait pour l'entendre, à tel
point qu'il y avait péril d'être étouffé autour de lui,
fit transporter sa chaire épiscopale sur l'ambon, d'où sa
voix parvenait plus aisément dans toutes les parties de
la basilique ^ De là son regard planait sur les galeries
de femmes, et lorsque la prédication s'adressait aux
toilettes indécentes, il avait précisément en face de lui
celles qui les portaient. Eugraphie et les amies d'An-
gusta occupant dans ces galeries une place d'honneur,
on comprend que le moindre regard, le moindre
1. Dicitur aatem ambo quia gradibus ambitur. Sunt enim in qui-
bosdam ecclesiis dao paria gradaam, sive duo ascensus in illum per
mediam chori, unas a sinistris, videlieet versus Orientem, quo fit
tBcensus; alter a dextris, videlicet versus Occidentem, quo fit descen-
sus. Gang., Gloss. ad Script, med, et infim, Latinit», v. Ambo,
2. Sedens in ambone unde concionari solebat, quo facilius ab om-
nibus exaudiretur... Zosim., vi, 5. — Porro populus tantopere ejus
aermonibus inhiabat, ut illis satiari ullo modo poterat, et quoniam sese
matao impellentes ac prementes periclitabantur, dum singuU propius
Ditebantor accéderez ut illum dicentem exactius audirent de proximo.
Zosim., ibid.
16 JEAN CHRTSOSTOHE
geste de l'orateur, pouvaient donner à ses observations
morales une application directe que Tauditoire sai-
sissait malignement. Le reproche d^allusions provo-
cantes est en effet un de ceux que les contemporains
firent à Ghrysostome, et que l'histoire a répétés; et ce
reproche tenait en partie à la disposition des lieux où
il prêchait. Cette explication m'était nécessaire pour
l'intelligence complète des faits qui vont suivre.
Un furieux désir de vengeance s'était donc emparé
d'Eugraphie, et comme elle était puissante dans la
ville par ses immenses richesses, comme elle se servait
de l'impératrice tout en la servant, elle monta une
ligue terrible contre l'archevêque. Sa maison devint
le rendez-vous de tous les ennemis de Ghrysostome ou
de quiconque pouvait leur fournir une arme pour le
frapper : elle y attira des laïques et des prêtres, des
officiers du palais, des courtisans et jusqu'à des
moines. Tout clerc mécontent (il y en avait beaucoup
de ce nombre, car, ainsi qu'on le verra bientôt, la sévé-
rité de l'archevêque n'était guère du goût de son
clergé), tout prêtre interdit, tout diacre cassé pour ses
méfaits, toute diaconesse licenciée pour ses galanteries
ou sa mondanité, accouraient aussitôt chez Eugraphie
y grossir par leurs propos le noyau des calomnies et
des haines K Deux diacres s'y firent remarquer entre
tous par l'impudence de leurs attaques; l'un, adultère
convaincu, avait été expulsé à ce titre, et l'autre ren-
voyé pour homicide : il avait battu un enfant qui lui
1. Velut phalanx farore ebria, in unam sententiam odio doctrine
adonati. Pallad., diaL, p. 14.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. a
servait de domestiqae jusqa'à le laisser mort sur la
place. C'est dans leurs conciliabules que se fabriquaient
les machinations dirigées contre l'archevêque, là que
s'essayaient à son sujet les facéties cruelles, les men-
songes, les perfidies : rien ne trouvait grâce devant ce
tribunal ennemi, ni le costume de Ghrysostome, ni sa
maigreur et sa petite taille, ni ses mœurs. On l'accu-
sait de dépouiller l'Église à son profit ^ de rester seul à
seul avec des femmes en écartant les témoins *, et de
fiure durant la nuit des orgies de cyclope ', d'avoir
commis des actes de violence, des sacrilèges, etc.
Nous parlerons plus tard de ces impostures odieuses,
qui, habilement propagées, devinrent autant de sujets
d'incrimination devant un concile. Pour le moment,
je me bornerai à dire ce que c'étaient que ces repas
Doctumes qu'on qualifiait si grotesquement d'orgies de
cyclope, et qui firent tant de bruit lors de son procès.
Le jeune Ghrysostome, au sortir des bancs de
l'école, s'était vu saisi d'une indomptable passion
pour la vie du désert. Réfugié dans une grotte du
mont Gasius, à peu de distance d'Antioche, il y avait
mené l'existence la plus isolée et la plus sauvage,
passant les nuits debout pour dompter le sommeil
et jeûnant jusqu'à l'anéantissement complet de ses
1. Quod mannora sanct» Ânastasiequœ Nectarias ad exornaDdam
ecdesiam reliquerat, ipse vendiderit. ~ Quod de rediUbus eccleaiœ
qaid agatar sciât nemo... — Qaod margaritas vendiderit... etc. Act.
synod. ad Querc,, apud Phot. 59 et Baron. 403, xvii et seqq.
2. Qaod recepit mulieres solus cum solis agendo, omnes rejiciendo
foraa. Ibid.
3. Qaod solas comedit, agens vitam cyclopis, turpiter ac volup-
taose. Act, synod, ad Querc, loc. cit.
48 JEAN CHRYSOSTOME
forces ^ Ces folles austérités dans une caverne humide
avaient détruit sa santé; il y avait gagné une sorte de
paralysie des parties inférieures du corps et l'impossi-
bilité de digérer ^ Son estomac délabré ne souffrait
plus que certaines espèces de viande en minime quan-
tité, et, rentré dans les villes, il avait dû renoncer à la
vie commune ainsi qu'aux habitudes du monde '. Si
Ton joint à cette infirmité son humeur chagrine qui
lui faisait aimer la solitude, on comprendra comment
à son arrivée dans Gonstantinople il fut un sujet d'é-
tonnement pour un clergé mondain et pour une
société débauchée qui passait une partie de la journée
à table, et où le bon ton voulait qu'on se montrât ivre
dès le matin. Le prédécesseur de Jean d'Antioche, Nec-
taire, ancien préfet de la ville, avait vécu en homme
du monde, sans cesser d'être pour cela un bon évéque
et un prêtre respectable; mais le goût et la santé de
Ghrysostome ne lui permettaient pas d'en faire autant.
Il déclara donc dès son début qu'il ne mangerait
chez personne et n'inviterait personne chez lui; il
s'abstint même d'accepter les invitations de l'empe-
reur K Les uns virent dans cette sobriété monacale une
1. Tum seceasit in speluncam solus, delitescere cupiens. Pallad.,
dial., p. 17.
2. Cum toto illo biennio nec iDterdiu, nec noctu decubuisset,
proxima yentri ei sunt emortua, lumboramque vires pno frigore pro-
iligat». Pallad., ibid.
3. Ipse vero solus edebat... quia stomachus ejus ob qoamdam iafir-
mitatem inordinatus erat, ita ut edulia bene prasparata ipsi i^jucunda
viderentur. Pallad., dial., p. 40 et 41.
4. Quod ille cum nemine cibum sumeret, nec ad conTiviom Toca-
tus accederet. Soiom., vin, 9.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 49
critique indirecte de leurs pratiques, et le clergé sur-
tout s'en formalisa ; les autres au contraire (qui l'eût
pensé?) y virent un signe d'intempérance. On préten-
dit qu'il s'enfermait le soir pour se livrer à des repas
somptueux et sans fin, à des orgies de cyclope, comme
disaient agréablement ses ennemis ^ Et pourtant, qui
eût pu forcer les abords de sa retraite l'aurait souvent
trouTé à jeun à des heures avancées de la nuit*, goûtant
à peioe ua peu de légumes et de viande qu'OIympias,
sa diaconesse préférée, lui faisait préparer presque
malgré lui. La calomnie n'en marchait pas moins son
train, et ses amis eurent beaucoup de peine à le justi-
fier de cette séquestration volontaire, qui eût été blâ-
mable assurément dans un évéque, si des causes autres
que son humeur misanthropique ne la lui avaient pas
imposée.
Sitôt qu'un conte bien absurde, une méchanceté
bien noire, avaient été apportés chez Eugraphie ou
recueillis par elle au dehors, elle courait en divertir
l'impératrice, et Arcadius sortait quelques instants de
son hébétement pour rire ou s'irriter aux dépens du
prêtre qui l' effrayait. Ces mensonges étaient également
colportés dans la ville, où les ennemis de Ghrysostome
araient sous la main une milice toujours prête: c'était
UD troupeau de moines mendiants qui parcouraient
Gonstantinople dans tous ses recoins, vêtus de cos-
1. Et isti qaidem hinc potissimum gravissimas advenus eum ca-
lamnias texebant. Sozom., viu. 9.
2. Aliquando edere obliviscebatar, ad vesperam usque differens,
partim curia ecclesiasticis occupatas, partim diYÎnis contemplationibas
abstractoa. Pallad., dicU,, p. 40.
20 JEAN CHRTSOSTOME
tûmes grotesques et coiffés de longues crinières pen-
dantes â la manière des philosophes cyniques, auxquels
ils ressemblaient beaucoup plus qu'à des cénobites chré-
tiens. Ghrysostome, quiavaitlerespectetl'admirationde
la vie monastique, et qui cherchait à la pratiquer encore
dans son palais archiépiscopal, la voulait austère,
laborieuse, et il détestait ces bateleurs qui, pour quel-
ques oboles, amusaient la populace des carrefours en
mêlant aux prières de l'Église d'indignes bouffonne-
ries K II avait voulu supprimer dans sa ville métropo-
litaine ces couvents de moines errants, ou les obliger à
la vie sédentaire et au travail des mains ; mais ils échap-
paient aux sévices de l'évéque, et Tabus continuait
malgré ses efforts. Aussi ne le ménageaient-ils pas
dans leurs facéties *. Un de leurs supérieurs, nommé
Isaac, s'était rendu redoutable aux évêques précédents
par les satires dont il les poursuivait devant la popu-
lace. Il se fit une gloire cruelle de déchirer celui-ci,
et, passant de l'ignoble scène des rues sur un plus
grand théâtre, il se porta son accusateur implacable
devant les conciles '•
Tel était le camp o& se tramait la déposition de
Ghrysostome, sa mort peut-être, et qui étendait ses
intelligences dans la haute société de Gonstantinople
1. Eo8 vero qui foras egrederentur, ac per vicos urbis conspiceren-
tur, tanquam qui professionem snam dedecore afficerent, carpebat
atque ob|urgabat. Sozom., vui, 9.
2. Hujusmodi ex caasis, clerici et monachi complures Joannî in-
fensi eraat... et morosam atque iracundum ssevumque ac superbum
eam appellabaat. Sozom., ibid.
3. Faitetiam ilU simultas quadam ac dissensio cum monachis non-
Qullis, ac precipue cum Isaacio. Sozom.j ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. S4
et dans le clergé, sous le patronage de Timpératrice.
Nous suiyroDS dans le monde riche et élégant les ra-
miQcations de ce parti : Tarmée de l'archevêque était
ailleurs.
IL
Cbrysostome avait alors cinquante-trois ans, et il
achevait à peine la troisième année de son épiscopat
au moment où s'ouvrent nos récits. Monté sur le pre-
mier siège de la chrétienté orientale par la volonté de
l'empereur et de son ministre, malgré l'opposition du
clergé de la ville et les cabales d'évêques considérables
des provinces, il avait eu de rudes débuts, et malheu-
reusement rien en lui n'était fait pour les adoucir.
Dire pour expliquer la vie épiscopale d'un tel homme,
si courte et si remplie d'angoisses, que le monde persé-
cute les saints et que Dieu le permet afin d'éprouver
ses fidèles, c'est ne rien dire absolument, ou c'est en-
trer dans des considérations mystiques que l'histoire
ne nie ni n'affirme, parce qu'elles sont en dehors
d'elle, et encore. faudrait-il expliquer dans ce système
comment les fidèles travaillent eux-mêmes à s'attirer
les épreuves que leur inflige le monde. Cbrysostome
vaut bien qu'on l'étudié un peu plus sérieusement,
sans que ses souffrances fassent oublier ses fautes, ou
que sa sainteté et sa gloire voilent autour de lui la vé-
rité. Que l'Église le compte parmi ses saints martyrs ,
elle en a le droit, car il fut iniquement persécuté ; que
la gloire le place au rang de ses plus illustres enfants.
%% JEAN CHRTSOSTOME
ce n'est qae justice, car il fut un orateur admirable ;
mais l'histoire ya chercher Thomme à travers toutes les
auréoles. J'essayerai de le faire Jci avec le respect que
méritent de grandes infortunes et une grande mémoire.
Le jour où Teunuque Eutrope, dans la plus louable
des intentions, arracha l'éloquent prêtre d'Antioche à
sa vie d'étude et de renommée modeste, pour en faire
l'évêque de la seconde Rome, il commit une faute qu'il
reconnut bientôt à ses dépensa En face d'une cour
frivole et galante qui s'occupait du gouvernement de
l'Église au milieu des plaisirs, il plaçait le plus intrai-
table des moines; en face d'un clergé tout mondain,
un anachorète qui n'estimait que le désert; en face
d'une société ûëre de sa richesse et de son luxe, un
homme qui avait la richesse en efiroi et poussait à
l'extrême l'ostentation de la simplicité. Aussi à peine
le nouvel élu était-il installé sur son siège, que la
guerre commençait entre lui et ceux qu'il venait gou-
verner. Sans doute Ghrysostome trouvait dans son
troupeau bien des plaies saignantes à guérir, mais il
ressemblait trop à ces opérateurs hardis qui aiment
l'art pour l'art, et abusent du fer et du feu pour extir-
per un mal sans s'inquiéter beaucoup du malade. La
solitude d'où il sortait ne l'avait guère habitué au mé-
nagement des hommes, et toute concession en face du
bien absolu lui paraissait un manquement au devoir et
presque un crime. Fidèle à l'idéal de sainteté qu'il
s'était imposé à lui-même, il l'exigeait imprudemment
1. Voir, sur la nomination de Ghrysostome et la part qu'y prit
TedDuqae Eutrope, les Nouveaux Récits de Vhistoire romaine au
V* siècle, p. 178 et seqq.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. «3
des autres» et, portant dans l'exercice d'une autorité
presque incontrôlée le défaut habituel des solitaires
jetés par les éyénements dans le mouyement du monde,
il était ombrageux , hautain, jaloux de son pouvoir,
toujours prêt à l'accroître, impatient de toute opposi-
tion, et convaincu que les inimitiés qu'il soulevait
s'adressaient non à lui, mais à Dieu même, qui lisait
ses intentions dans le fond de son âme. Ses admirateurs
étaient forcés de reconnaître qu'il était orgueilleux et
opiniâtre, et pourtant ils le respectaient, tant il y avait
de vertus sous cet orgueil : ils l'appelaient le saints et
ceci était vrai ; ses ennemis l'appelaient Tirascible, le
superbe, le violent', et ceci était vrai encore. Ce vent
de fortune prodigieuse qui avait amené un simple prêtre
de province sur le siège métropolitain de tout l'Orient,
à côté du trône des césars, lui semblait l'effet non d'un
caprice ou d'une faveur des hommes, mais d'une vo-
lonté expresse de Dieu, qui le destinait à tout changer.
Imbu des lectures de l'Ancien Testament, dont il s'était
infusé pour ainsi dire l'esprit âpre et inflexible, il se
donna vis-à-vis des puissants de son temps le rôle d'un
Nathan devant David, d'un Élie devant Jézabel, d'un
Isaîe devant les prêtres de Baal ; mais les prêtres de
Baal étaient nombreux, et ce furent eux qui commen-
cèrent sa ruine. En lutte avec tout le monde à la fois,
il ne réussit, chose triste à dire, que contre celui qui
l'avait élevé.
1. Vitœ sanctimonia... Socn, vi, 3.
3. Ine inagis deditas quam verecundi». Socr., ibid. — Immodica
loqnendi libertate crga omnes utebatar. Socr., ibid, — Sœvum ac
sQperbum eum appellabant. Sozom., vin, 9.
24 JEAN GHRYSOSTOME
La réforme de l'Église de Gonstantinople n'était pas
aisée d'ailleurs, et le contemporain que nous avons
cité plus haut, Palladius, qui nous a laissé sous forme
de dialogue une vie de Jean Cbrysostome écrite pour
sa justification, nous initie au rude travail dont il fut
près de lui le spectateur. Dans rénumération des vices
du clergé qu'il fallait avant tout prendre corps à corps
sous peine de manquer au premier devoir de Févêque,
Palladius en signale trois qui à eux seuls eussent amené
la ruine de cette église, savoir : la luxure, la gourman-
dise et Tavarice, « vraie métropole des maux*, » ajoute-
t-il, attendu qu'elle les engendre et les nourrit.
C'était surtout dans le coupable abus des sœurs
agapètes ou femmes sous-introduites que consistait ce
vice de luxure reprocbé par Palladius au clergé by-
zantin*. Cet usage assez récent, si nous en croyons
Cbrysostome lui-même, avait si bien prospéré, s'était
si bien répandu partout à la manière de l'ivraie, qu'il
infectait maintenant la chrétienté entière en Occident
comme en Orient, et menaçait de passer à l'état
d'institution dans l'Église. Les docteurs avaient eu beau
protester, les conciles lancer Tanathème, les lois civiles
elles-mêmes sévir contre ce concubinage des clercs et
cette prostitution des vierges, aussi mortels à la disci-
pline que flétrissants pour la religion, l'abus résistait à
tous les remèdes, et semblait multiplier ses racines
1. Malorum omnium metropolim avaritiam... Pallad., dial,, p. IS.
2. Intendit sermonem adversus fictam sororiam, ut vocant, vit»
societatem, rêvera autem adversus inverecundam et improbam vitam
cum mulieribusillisquœ dicuntur subintroducte. Pallad., ibid.
On les appelait aussi Agapetœ,
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 25
SOUS les censures mêmes. Le corps des clercs infecté de
ce vice formait une conjuration puissante devant la-
quelle plus d^un évéque et plus d'un docteur s'étaient
brisés, témoin Jérôme exilé de Rome pour l'avoir com-
battu. Chrysostome n'était pas à son début dans cette
lutte périlleuse. N'étant encore que diacre d'Antioche,
il avait composé deux traités restés fameux, le premier
à l'adresse des clercs, le second des vierges qui s'aban-
donnaient aux désordres de cette fraternité menteuse,
et lorsque, devenu évéque, il retrouva dans l'Église
que Dieu lui confiait la même plaie plus profonde en-
core et plus envenimée, il saisit le rasoir, suivant une
métaphore familière de son biographe, laquelle proba-
blement venait de lui-même, et se mit à opérer sans
pitié comme sans crainte *.
Le dur médecin fit comparaître devant lui en par-
ticulier tous ceux qu'il savait vivre de la sorte, chassa
les uns, réprimanda les autres avec menaces, puis re-
nouvela en commun ses exhortations et ses censures.
«Mal pour mal, leur disait-il, je préfère à des clercs
tels que vous les entremetteurs de la débauche pu-
blique. Ces misérables sont éloignés des remèdes, ils
les ignorent, et leur funeste métier les condamne au
mal; mais vous, vous demeurez dans l'officine même
de la santé, vous êtes les dispensateurs des remèdes de
l'âme, et non-seulement vous vivez dans la corruption,
mais vous la semez jusque chez les bons M » Il disait
i. Posthsc apprehendit gladiam reprehensionis... abscessus animi
eorum secans. Pallad., dial,, p. 19.
2. Ostendens meUores istis leuones esse. Hi enîm longe a medico-
rum officiais habitantes, apud se morbum habent, sed Yolentibus>
26 JEAN CHRYSOSTOME
encore « qae les courtisanes étaient moins criminelles
à ses yeux que ces fausses sœurs gui se servaient du
mot de virginité pour couvrir leurs débauches. )> Tels
étaient les énergiques discours par lesquels, suivant
Pailadius; il essayait de faire rougir son clergé pour le
ramener à une vie honnête. Ses livres, et principale-
ment les deux traités dont j'ai parlé, nous donnent une
idée plus complète de ce que devaient être ces confé-
rences si salutaires à la morale du temps et si curieuses
pour l'histoire. Nous en extrairons quelques passages
où. Chrysostome met à nu les misères du prêtre et la
dégradation de la femme sous les liens de cette sorte
d'inceste qui portait sa peine avec lui. Par une audace
que le but de ses tableaux absout et justifie, il intro-
duit le lecteur dans le ménage même où cohabitent un
clerc et sa sœur agapète, et tour à tour il examine ces
deux hypothèses si la femme associée est pauvre ou si
elle est riche.
« Entrons, dit-il, dans le logis où ils vivent ensemble
et supposons d'abord que la fille soit pauvre. Pauvre,
la voilà obligée de travailler de ses mains. Le prêtre est
là près d'elle, leur appartement est commun, leur cham-
bre commune, leurs meubles sont les mêmes. Eh bien,
dites-le-moi, quel spectacle vous présentera la demeure
d'un homme voué par état à la contemplation solitaire ?
Des jupons de femme, des ceintures, des mitres accro-
chées aux murailles ; dans la chambre une navette, des
quenouilles, un fuseau, un métier à tisser, des cor-
tantum nocent; illi autem in salutis officina habitantes, etiam sanos
impelkint ad morbum. Pallad., ditU,, p. 18.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 27
beUles et dans tous les recoins des approvisionnements
de laine ou de lin, accompagnés de peignes et de cardes :
Toilà Fornement, la décoration du domicile d*un
prêtre^ ! Les servantes ou les fliles du voisinage y
viennent travailler ou babiller avec la dame ; les gros
rires éclatent, le prêtre prend part à leur gaieté, à leurs
propos, parle laine, fuseaux et chanvre, en un mot se
fait femme pour vivre avec elles. Quelquefois les com-
mères se querellent, le domestique manque de respect
à la maltresse, le prêtre accourt pour mettre le holà !
Oh! comme cette vie s'accorde bien avec les affaires du
salât l
« Supposons maintenant que la sœur spirituelle soit
riche. Ce seront d'autres conditions pour le prêtre, un
autre spectacle dans sa demeure, une autre misère
dans sa vie. Cette fille étant riche, il faut que rien ne
lui manque, car les matrones du monde élégant et dé-
licat sont moins exigeantes en commodités que ces
vierges-là, et c'est au prêtre d'y pourvoir*. Aussi quel
mouvement il se donne pour la contenter ! Il court
d'abord chez Targentier savoir si la vaisselle est prête,
si le miroir de la dame est en état, si l'on aura à temps
opportun l'amphore au vin ou la fiole à l'huile'. De
Targentier il passe chez le parfumeur, et en effet ce
i. Qnale enim est si ia domum viri solitarii itar, videre calceos
mnliebres suspensos, et cingula et mitras, calathiscos et colum, et
ndiom textoriam et pectines et fUsa. Cbrys, de Subintrod,, p. 242.
2. In eam corraptionem yenerant omnia, ut pluribus yasis quam
secolares, multœ utantor yirgines. Id., ibid«
3. Vasa maliebria afferre non detrectabit argentariis, subinde
rogans nom speculam domine prssparatum sit, num cadum absolye-
rint, nom lecythnm reddiderint. Cbrys., ub. snp.
28 JEAN GHRYSOSTOME
genre de vierges est passionné pour les onguents, il les
lui faut variés et chersS Le prêtre explique au mar-
chand quels sont ceux que préfère la dame. Après le
parfumeur, c*est le marchand d'étoffes, le fabricant de
toiles et de tapis. Le prêtre va, vient, marchande, débat
les prix, emploie toutes les ruses de l'acheteur en lace
du vendeur. Même visite au cordonnier, la journée du
prêtre se passe ainsi à circuler de boutique en bou-
tique, Tâme du prêtre n'est plus à l'église, elle esta la
foire*!...
« Mais voici la basilique qui s'ouvre. Que de profa-
nations, que de nouveaux scandales nous y attendent!
Le prêtre se tient à la porte jusqu'à l'arrivée de la dame,
et, quand elle parait, il la précède comme son eunuque
ou son huissier, lui fait faire place en bousculant la
foule, et recueille le long du chemin les sourires du
public. Il arrive que, loin d'en rougir comme il devrait,
il en tire souvent vanité'. Lorsque approche le redou-
table moment des mystères, la dame y assiste, le prêtre
tourne la tête vers elle, il semble la consulter du re-
gard, et tout cela se passe en présence de Dieu et des
fidèles. La manie de ces femmes est encore de se mê-
ler de tout, elles tranchent dans les questions de
1. Hinc iterum ad unguentarium currit coUocaturus de aromatibus
dominœ : utuntur autem virgines unguentls et yariis et pretiosis.
Chrys., de StUnntrod,, p. 242.
2. Deinde ab unguentario ad yendentem lintea, et ab Ulo iterum
ad aulaBorum textorem... cum autoribus variegatoribus et tinctoribas
multum conversari. Id. loc. cit.
3. Ante fores ipsaa excîpiunt, eunucborum loco inserviunt, obvios
Bubmovent ac pneeuntes altum sapiunt, videntibus omnibus, et non
verecundantur, sed eo se gloriantur. Chrys., p. 243,
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. «9
rÉglise, et sèment en tous lieux la discorde. Que de
bonnes œuvres, que de saintes inspirations neutralisées
à cause d'elles ! Quelqu'un les a regardées de travers,
aussitôt la colère plisse le front du prêtre, la rancune
entre dans son cœur. Oh I je vous en prie, mes frères, je
TOUS en supplie à genoux, réveillons-nous de cette hon-
teuse ébriété S reprenons possession de nous-mêmes,
prêtres que nous sommes I et reconnaissons Thonneur
que Dieu nous a fait en nous créant ses ministres.
a Saint Paul disait : « Ne soyez pas esclaves des
« hommes, » moi je vous dirai : Cessons d*être esclaves
de femmelettes qui nous entraînent avec elles à la perdi-
tion. Le Christ veut que sa milice se recrute de soldats
vaillants, d'athlètes vigoureux que la lutte laisse debout,
et il ne nous a pas munis des armes spirituelles pour
que nous vivions serviteurs de filles misérables parmi
les laines et les fuseaux *. Non, notre mission est de
combattre avec les pouvoirs du ciel les puissances in-
visibles qui nous assiègent, de repousser les phalanges
de Tesprit des ténèbres. C'est pour cette guerre que
Dieu a ceint nos poitrines de la cuirasse de la justice,
DOS reins de la ceinture de la vérité, qu'il a mis sur nos
tètes le baume du salut, à nos pieds la sandale des
ap6tres et nous a dit : » Partez, allez enseigner les
« Dations. »
tt Entendez-vous là-bas la trompette qui retentit?
i. Oro igitur et supplice et ante genua vestra me provolvo... ab bac
emergamus ebrietate. Chrys., de Subintrod,, p. 243.
i. Non propter hoc nos armavit armis spiritualibus , ut paella-
nm triobolarium ministeria suscipiamus , circa lanas et stamina.
Chrys., ibid.
30 JEANGHRYSOSTOME
L'ennemi donne l'assaut à notre Tille, et le clairon
appelle ses défenseurs sur la brèche. Tout le monde
accourt, sauf un soldat armé qui se renferme dans sa
maison et dépose son glaive à terre pour rester assis
aux genoux d*une femme. Est-ce que tous le souffri-
rez ? Est-ce que tous n'enfoncerez pas la porte pour le
percer TOus-mêmes de vos épées? Eh bien, voilà ce
que j'essaye vis-à-vis de vous. Il faut vous hâter, car le
contact des femmes efféminé. Le lion le plus superbe
et le plus farouche, quand on lui rase la crinière, quand
on lui arrache les dents, quand on lui coupe les on-
gles, n'est plus qu'un objet honteux et ridicule, un
enfant le mène, et il ne lui reste plus que d'inutiles
rugissements. Le prêtre, revêtu d'une force spirituelle,
n'est plus qu'une femme quand il a vécu avec des
femmes M »
Et que sera-ce si le prêtre s'est laissé prendre à
l'amour de cette fille qu'il a jour et nuit devant les
yeux, jour et nuit à ses côtés* ? s'il devient jaloux, s'il
souffre d'une passion combattue par le devoir? Que
sera-ce encore si le devoir cède à la passion ? car l'au-
teur ne recule devant aucune des hypothèses qui se
présentent dans son sujet. Suivant son expression, il
déchire tous les voiles, il perce à jour toutes les cloi-
1. Si quis leonem superbum et torve intuentem arripiat, et jubas abra-
dat, dentés excutiat, ungues ainputet, turpemque faciatet ridiculum, et
terribilem illum et intolerabilem et rugitu solo omnia concutientem,
facile a puero superabilem reddat; ita et illi quos capiunt omnes, supe-
ratu faciles reddunt diabolo... et corruptos mulierum mores io animum
illorum immittunt. Ghrys., de Subintr., p. 144.
2. Audivi et de aliqaibus quod zelotypi sunt... Cbrys., ibid.,
p. 265.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 31
sons ^ : il ya jusqu'à introduire même Taccoucheuse
dans ce ménage d'un prêtre et d'une vierge '.
Tel était généralement le caractère des enseigne-
ments de Ghrysostome; sa riche imagination savait
donner la vie et l'action aux préceptes les plus austères,
il traînait les vices au grand jour, sous une complète
nudité, pour les rendre hideux ou ridicules.
La seconde des plaies qui infectaient le clergé
constantinopolitain était la gourmandise, la sensua-
lité de la table, la passion des festins, la gueule en un
mot, comme la langue latine dit énergiquement. Prê-
tres et diacres menaient dans cette ville de luxe et de
plaisirs la vie la plus molle et la plus somptueuse ; ils
ressemblaient pour la plupart à cet ecclésiastique
romain dont parle saint Jérôme, qui, né de paysans et
nourri dans son village de bouillie noire et de millet,
avait acquis sous l'habit clérical le talent de deviner
quelle était la race de tel loir, si tel faisan venait de
Golchide ou de l'oasis d'Egypte, tel poisson de l'océan
Britannique ou de la mer Caspienne ^ . Ces besoins
immodérés qu'entraîne la gourmandise donnaient
1. Âperiamus )anuam iis qui videre ea volunt... quae occulta et tecta
parietibus saot in médium afférentes... Chrys., de Subintr,, p. 264.
2. Qaod si obstetrix adsit, neque sic pudefit, sed aliis virginibus
ingredientibas hoc sibi gloriosum existimat... sœpe mediis noctibus
vilium ancillarum opus facit, ad ipsam obstetricem currere non grava-
tur... Id., ibid.
3. Natoft in paapere domo et in tugurlo rusticano ; qui vix milio et
cibario pane rugientem saturare yentrem poteram , nunc similam et
mella fastidio. Novi et gênera, et nomina piscium, in quo littore
concha lecta sit calleo : saporibus avium discerno provincias, et ciborum
pretiosorum me raritas, ac novissime damna ipsa délectant. Hieron.,
Epûê., 34.
32 JEAN CHRYSOSTOME
naissance à un troisième fléau, Tayarice, dont nous
allons parler amplement, car, s*il fallait beaucoup
d'argent pour entretenir dans sa maison la table du
prêtre et du diacre, au dehors ces habitudes sensuelles
entraînaient les clercs à fréquenter les tables des
grands. Ghrysostome nous les peint circulant de mai-
son en maison chez les riches pour quêter un repas et
avilissant par de basses complaisances leur carac-
tère sacré ^ Dans des accès de sainte colère, il les trai-
tait de parasites et de sycophantes de théâtre *, leur
proposant pour exemple son austère sobriété. Ils lui
répondirent par la calomnie en inventant a ses orgies
de cyclope ».
L'avarice était la troisième et la plus mortelle plaie
de ce clergé dissolu. Quand les gains licites de l'Église
ne suffisaient pas aux besoins des clercs et de leur mé-
nage spirituel, ce qui était un cas fort ordinaire, ils
faisaient main basse sur son patrimoine, qu'on usurpait
et pillait à qui mieux mieux. Les ecclésiastiques, les
évèques eux-mêmes n'y mettaient pas grande façon,
habitués qu'ils étaient à considérer les biens de l'Église
comme les leurs propres. L'histoire des conciles est
remplie à ce sujet des accusations et des faits les plus
graves. Après l'emploi frauduleux du domaine ecclésias-
tique venaient les captations, les donations surprises,
les legs arrachés aux familles, enfin le détournement
des deniers confiés aux prêtres pour les pauvres. Ce
i. Hortans eos at cootenti sint suis opsoniis, nec divitam nidores
sequantur. Pallad., dial., p. 19.
2. Ne dum dacem habent famum, iotcmperantite igni tradantor,
adulatorum et parasitorum yitam sectati. Pallad., ibid.
ET UIMPÉRATRICE EUDOXIE. 33
dernier crime surtout était irrémissible aux yeux de
Chrysostome, il le regardait comme un sacrilège, un
attentat contre Dieu, car voler les pauvres, disait-il,
c'est voler Jésus-Christ Jérôme, signalant le même vice
dans le clergé romain, s'écriait avec une admirable
éloquence : « Les lois des empereurs catholiques
nous ont frappés d'incapacité à recevoir des donations
et des legs. Les prêtres des idoles, les prostituées, les
cochers du cirque, peuvent en recevoir; nous, prêtres
chrétiens, nous ne le pouvons pas. Je ne m'en plains
point pour l'Église, mais je rougis que nous l'ayons
mérité ^ » Chrysostome alla plus loin : il conseilla
aux riches charitables de distribuer eux-mêmes leurs
aumônes sans les faire passer par les mains des clercs,
et l'opulente diaconesse Olympias, a sa chère dame et
vénérée fille, » éparpillant son immense fortune en
prodigalités à des ecclésiastiques et à des évêques, il
l'en réprimanda hautement *. Cet acte courageux ex-
cita presque un soulèvement dans le corps sacerdotal,
même parmi ses chefs, et comme c'était là la source
de tout mal, u la métropole des vices, » suivant le
mot de Palladius, tous les abus se coalisèrent pour se
venger. La vengeance fut aussi cruelle qu'inattendue,
et, qui le croirait? cet homme austère qui prêchait avec
tant d'éloquence le désintéressement et la pauvreté, on
l'accusa lui-même d'avarice et de rapine.
i. Hîeron., Epist. ad Eusloch, On peut consulter sur les vices du
cleiKé romain Saint Jérôme et la Société chrétienne à Rome, 1. 1*', p. 17.
2. Acc^esserant quoque exbortationes ab eo factae ad Olympiadem...
cam facultates suas petentibus eam erogare cerneret... equidem, inquit
iUi, stadiam taum laudo; verum si me audis, pro necessitate peten-
tium, largitionem tuam moderaberis. Sozom.,- viii, 9.
3
34 JEAN GHRTSOSTOME
Succédant à des prélats magnifiques, à Nectaire,
par exemple, qui avait apporté sur la chaire épiscopale
les habitudes et le luxe d'un préfet de la ville, Chry-
sostome avait mis son orgueil à retrancher tout ce faste
dès son début. Plus d*étofTes de soie sur sa personne,
plus de brocarts d'or et de pourpre dans son cortège;
les étoffes les plus communes pour les siens, et pour
lui quelque chose comme un habit de moine, voilà le
coup de théâtre dont il surprit Gonstantinople. On ne
manqua pas de crier à la rusticité, à Favarice sordide,
et Ton prétenditque, s' il supprimait à l'égard des autres
les libéralités de sa chère diaconesse Olympias, c'était
pour se les appliquer à lui seul. Il voulut mettre dans
la décoration de ses églises la même simplicité théâtrale
que sur sa personne et celle de ses suivants. Les orne-
ments de soie et d'or qui paraient à son arrivée les au-
tels des basiliques, les tentures de pourpre, les riches
habits sacerdotaux, il ordonna de les vendre. Des revête-
ments de marbre magnifique et des colonnes monolithes
que Nectaire avait destinés à l'embellissement de l'église
d'Anastasie et qui gisaient à terre attendant l'architecte
furent aussi mis à l'encan. II n'y eut pas jusqu'à des
vases sacrés d'un prix énorme qu'il ne fît briser et
vendre, ne voulant garder que les plus simples. Enfin
un petit bien rural dont la conservation dans le patri-
moine ecclésiastique lui paraissait difQcile et coûteuse,
il l'aliéna pareillement*. Laréformedu personnel dans
le palais épiscopal marchait de pair avec celle du ma-
1. Âct. synod, ad Querc, apad Phot., 59, et in Baron., an. 403,
XVII et seq.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 35
tériel dans l'église. Il avait supprimé réconome, disant
que ces gens-là ne savaient que voler, et que, lorsqu'ils
étaient prêtres, ils employaient à faire des comptes de
cuisine un temps qu'ils devaient aux œuvres de Dieu*.
J'ai parlé plus haut de la parcimonie de sa table, en-
tretenue par Olympias, et de l'absence de toute récep-
tion officielle à l'archevêché. On fit de tout cela autant
de chefs d'accusation pour le convaincre de cupidité
et de vol. Cet argent du patrimoine ecclésiastique, ce
produit des vases sacrés, des étoffes, des tapis, des or-
nements, des marbres, de tous les objets par lui dé-
tournés, qu'en avait-il fait*? Lui qui affichait la pau-
vreté d'un anachorète, qui se faisait nourrir par les
mains d' Olympias, qui avait retranché de sa maison
épiscopale non-seulement l'appareil nécessaire à la vie
décente d'un évêque, mais jusqu'à l'hospitalité, qui
est pour lui un devoir rigoureux vis-à-vis de ses collè-
gues et de ses ouailles, que faisait-il de ces économies?
Il les enfouissait dans quelque coin de son évêché, où
il entassait denier par denier des trésors immenses.
— Je m'étends sur ces imputations parce qu'elles figu-
rèrent en première ligne dans le procès que son clergé
lui intenta devant deux conciles. Parties de ses
prêtres mêmes, elles arrivaient avec une apparence
de vérité à la cour et dans les conciliabules de ses
ennemis.
i, Posthac œconomi tabulas scratatur, et reperit sumptoB ecclesi»
inutiles et horom subsldium cessare Jubet... œconomis furandi occa-
siones pnecidens ne decuplarent pretium opsoniorum. Pallad., dt'ai.,
p. 4t.
2. De reditibus ecclesie qoid agatur scit nemo. Act, synod, ad
Querc, apud Phot., et ia Baron., 403, xvu et seq.
36 JEAN GHRYSOSTOME
On avait su pourtant bientôt, et ceux-là surtout qui
pouvaient observer l'archevêque de près, que personne
au monde n'était plus désintéressé, et que, dans cette
simplicité dont il faisait montre, on n'avait à lui repro-
cher que l'ostentation. Nul évêque à aucune époque ne
fut plus charitable que Ghrysostome. Sans doute il eut
des travers, il eut même des vices qui firent son mal-
heur, l'orgueil, le ressentiment, l'amour efiréné de la
domination ; mais jamais rien de bas ne monta jusqu'à
son cœur. Le produit de ces ventes qu'on lui imputait
à crime, il l'employait non-seulement à des aumônes
dont il se faisait lui-même le juge, mais à des fonda-
tions charitables au vu et su de la ville entière. Il établit
à Gonstantinople, de ses deniers épiscopaux, un hôpi-
tal pour les malades et un autre pour les étrangers ^
Il incitait sans cesse par ses sermons, par ses exhorta-
tions privées, par ses exemples, les fidèles riches à
construire des lieux d'assistance. Il eût voulu que la ville
de Gonstantinople ne fût qu'un grand hospice, et que
chacun eût dans sa maison une chambre réservée pour
l'étranger en passage ou pour l'indigent. Nous avons
encore un sermon où il adressait à son auditoire ces
touchantes paroles : « Le Christ est à votre porte,
ouvrez-lui, vous lui devez votre plus bel appartement, et
il ne vous demande que le moindre coin. Placez-le
où vous voudrez, dans vos arrière - chambres avec
vos serviteurs, dans vos celliers, dans vos écu-
1. PI ara nosocomia œdiflcat pnoponeos presbyteros pios daos,
prœterea et medicos et coquos atqae bonos opiflces e cœUbum ordlne
ad eoram ministerîum; ut adveaientes hospites et morbo correpti eu-
rarentur. Pallad., dial., p. 19.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 37
ries, avec vos ânes et vos chevaux; mais logez-le M »
La réforme des clercs pour être complète devait
s'étendre sur les diaconesses, qui faisaient partie du
clergé : œuvre délicate, car ces femmes étaient une
sorte de puissance dans TÉglise. Ghrysostome accom-
plit ce devoir avec sa décision ordinaire, mais aussi
avec la rudesse qui gâtait parfois ses meilleures actions.
La plupart des diaconesses vivaient trës-mondaine-
ment, accommodant autant qu'elles pouvaient Dieu et
Baal ; plusieurs même déshonoraient le sanctuaire par
des galanteries scandaleuses. Après avoir recueilli des
renseignements particuliers sur chacune d'elles, le
terrible juge les fit comparaître devant son tribunal
pour entendre leur arrêt. Il licencia les plus compro-
mises en leur disant : « Je vous rends votre liberté, re-
mariez-vous, vous ferez bien * ; » c'était le précepte de
saint Paul qui disait aussi : « Mieux vaut se marier que
brûler. » A celles pour lesquelles il y avait encore ré-
mission, il imposa une pénitence sévère et des règles
de discipline tout à fait monastiques ; il ne parut pas
que celles-ci lui fussent beaucoup plus reconnaissantes
que les premières.
Telle était dès le début de son épiscopat la situation
de Ghrysostome en face de son Église ; elle ne fit que
s'empirer quand les rancunes trouvèrent un point
d'appui dans l'impératrice, avec l'espoir d'un prochain
affranchissement. Il nous reste à voir ce qu'elle était
en face des populations et particulièrement du troupeau
1. Chrys. m Ad, ÂposL, hom, 45.
2. Admonebat ut protinas ad secundas nuptias concédèrent. Pallad.,
diàl., p. 19.
38 JEAN CHRYSOSTOMB
chrétien de la seconde Rome, qui, au rebours de la
première, ne comptait guère de familles élevées qui ne
fussent de la religion de l'empereur. Quant aux
païens, ils observaient curieusement le spectacle de
cette lutte commençante. Assez peu portés pour Eu-
doxie, mais plus malveillants encore pour Tarche-
véque, dont Thumeur acerbe et hautaine les blessait,
ils étaient tout disposés à prendre parti contre lui dans
des questions qui leur étaient d'ailleurs étrangères, et
c'est ce qu'ils ont fait dans leurs histoires *.
Ghrysostome, et c'était le fond de son caractère,
mêlait à un vif sentiment de charité évangélique des
élans involontaires de révolte contre l'inégalité sociale.
Il aimait le peuple d'un amour de prêtre, il l'aimait
aussi d'un amour de tribun. Sans voir la richesse d'un
mauvais œil, il ne la comprenait que comme un moyen
que Dieu nous donne pour le remplacer dans la dis-
tribution des biens qui viennent de lui. Le riche in-
sensible aux souffrances du pauvre lui semblait un
impie, un sacrilège qui volait Dieu, et l'étalage des
plaisirs, le faste insolent de celui qui a, vis-à-vis de ce-
lui qui n'a pas, un manquement aux lois divines et
humaines. Il mettait la vanité des richesses à côté de
la dureté du cœur, et poursuivait l'une comme l'autre
de ses paroles les plus amères. C'est ce que son bio-
graphe appelait « plonger le rasoir dans le cœur des
riches pour en extirper l'apostume de l'orgueil*. » La
formidable question du pauvre et du riche, du mau-
i. Zosim., V, 23. ,
2. Post bec apprehendit gladium reprehensionis advenus divites,
abcessos animi eorum secans. Pallad., dial., p. 19.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 39
?ais riche da moins, de celui qui ne jette pas à Lazare
les miettes de sa table, revenait perpétaellement dans
ses sermons. Non-seulement l'usure lui était odieuse,
mais il lançait Tanathëme sur ces prodigalités inutiles
qui dispersent dans les fêtes, dans les palais, sur les
théâtres, ce que réclame la faim des pauvres. Depuis
Sp. Gassius attaquant devant la plèbe de Rome les
usures des patriciens, et depuis les Gracques préchant
la loi agraire, pareils accents n'avaient point frappé
des oreilles humaines. Sans doute il était de Tessence
du christianisme, religion des humbles et des petits,
de protéger le pauvre et de recommander la charité
aux puissants, et c'est une des gloires de l'Église d'en
avoir fait un lieu commun de ses prédications ; mais
celles de Jean Ghrysostome avaient un caractère bien
autrement incisif et marqué que les formules ordi-
naires de la charité évangélique. Ses contemporains en
jugèrent ainsi, et encore aujourd'hui plusieurs de ses
sermons nous étonnent par leur audace.
En même temps qu'il déployait contre les classes
élevées de la société une sévérité parfois excessive, il
dépassait peut-être la mesure dans l'expression de son
affection pour les classes populaires. Il ne se conten-
tait pas d'aimer le peuple, il l'admirait, il lui croyait
des vertus, il lui supposait une sorte de puissance mo-
rale particulière. Un tremblement de terre ayant
ébranlé Gonstantinople jusque dans ses fondements,
puis s'étant apaisé tout à coup, Ghrysostome dit en
chaire « que les vices des riches avaient amené ce pé-
ril en excitant la colère de Dieu, mais que les prières
des pauvres l'avaient détourné. » — Un autre jour il
40 J£AN GHRYSOSTOME
disait : <( Ce qui fait la gloire de ma yille, ce n'est pas
d'avoir un sénat, des consuls et autres choses de cette
sorte, c'est d'avoir un peuple fidèle ^ — Entrez dans
Téglise; vous y verrez notre vraie splendeur, les pau-
vres, attentifs à la parole de Dieu, en sentinelle dans
le lieu saint depuis le milieu de la nuit jusqu'au jour,
sans que le sommeil ou les nécessités de l'indigence
puissent les en chasser. » Il ajoutait en désignant les
riches : u Je voudrais bien savoir où sont maintenant
ceux qui nous troublaient l'autre jour, car leur assis-
tance en ce lieu était pour nous une sorte d'incom-
modité et de trouble *. Je voudrais bien savoir ce qu'ils
font, et quelle meilleure occupation ils peuvent avoir
que de venir ici comme les autres ; mais je sais bien
qu'ils n'en ont aucune, et que leur absence n'est que
l'effet de leur faste et de leur superbe. Pourtant,
dites-moi, je vous prie, quel sujet vous avez de vous
estimer si fort et de croire que vous nous obligez beau-
coup lorsque vous venez écouter ici les vérités néces-
saires à votre salut? Pourquoi donc étaler tant d'arro-
gance ? Est-ce parce que vous êtes riches et vêtus de
soie? Mais ne devriez-vous pas considérer que ces
étoffes sont l'ouvrage des vers qui les ont filées et l'in-
vention des barbares qui les ont tissues'? Ne devriez-
vous pas considérer que les courtisanes, les hommes in-
1. Ghiys., de Seraph. hom* 4.
2. Valde nuoc scire cuperem ubinam sint qui tum illo die nos
interturbabant : siquidem interturbatio quedam erat ipsorum pnesen-
tia. Chrys., in Inscrip. altar., U v, p. 556.
3. Gur non potius cogitas illas vermicum esse stamina, et barbaro-
rum hominam inventionem? Chrys., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 41
fâmes Toaés à toutes les abominations, des voleurs et jus-
qu'à des violateurs de tombeaux, ont tout aussi bien que
vous des vêtements de soie * V Descendez donc des hau-
teurs fastueuses où vous fait monter l'enflure du cœur,
et réfléchissez à votre bassesse, au néant de votre na-
ture. Si fiers que vous soyez , vous n'êtes pourtant que
des esclaves, les esclaves de vos vices *. Vous ressem-
blez à quelqu'un qui serait battu tous les jours par ses
valets dans sa maison, et se glorifierait, en marchant
sur la place publique, d'avoir une foule d'hommes
sous son obéissance et de commander à ses conci-
toyens '. Je ne vous souhaite que de tenir de Dieu
le droit de leur commander et même de vous attri-
buer raisonnablement quelque sorte d'égalité avec
eux. »
Il suffit d'ouvrir les œuvres de Chrysostome pour
voir avec quelle hardiesse de langage il attaquait par-
fois, à propos du mauvais riche, cette inégalité des
conditions qui est le fondement de la société civile. On
l'entendit un jour raconter en chaire l'anecdote sui-
vante : « Le territoire de notre ville, disait-il, fut une
fois frappé d'une grande sécheresse, les grains ense-
mencés ne pouvaient germer. Chacun suppliait Dieu
de détourner le mal et de dissiper l'angoisse publique ;
1. Meretrices iUis ac molles et sepulcrorum perfossores ac latrones
ati. Ghrys. in Inscrip. alL, nt. sup.
2. Qaid hoc tibi prodest quod hominibus imperes cum perturba-
tionum toarum servus ac captivus sis? Id. ibid.
3. Quemadmodum si qùis domi quidem a famuUs verberibus ac
Tnlnerlbus concidatar, foris autem ia foram veniens, quod aliis impe-
ret, glorietur. Chrys., loc. cit.
42 JEAN CHRYSOSTOME
mais le mal contiDuait, et, saivant l'antique prédiction
de jMoîse, un ciel d*airain restait suspendu, immobile
sur nos têtes. La famine approchait, on la voyait, on
l'attendait, et avec elle la plus cruelle des morts. Le
Dieu miséricordieux eut pitié de la ville, tout à coup
le ciel d'airain s'amollit, des nuages s'amoncelèrent,
et, s'entr'ouvrant soudain, laissèrent tomber la pluie
avec tant d'abondance, qu'à sa vue toutes les poitrines
haletaient de joie. Ivres de bonheur, les habitants se
mirent à courir les rues comme des échappés de la
mort *. C'était une fête générale, des transports d'allé-
gresse inexprimables. Au milieu de toutes ces joies, un
homme cheminait triste, abattu et comme exténué
sous le poids de quelque grande douleur. C'était un
riche, un des plus opulents de la cité, et, quand on lui
demanda pourquoi seul il était triste dans le délire
commun, il ne put garder au fond de son ftme le sujet
de sa peine, et de même qu'une maladie intérieure
déborde et éclate au dehors dans le paroxysme de sa
violence, la maladie de cet homme éclata hideuse à
tous les yeux. — « J'avais amassé, dit-il, dix mille me-
« sures de blé, et je ne sais pas ce que j'en ferai à cette
« heure *. » Voilà quel était le sujet de son angoisse.
Dites-moi, je vous prie : le bonheur de ce riche con-
1. Et omnes jam festum diemagebant tanquam qai ex ipsis portis
mortis ascendissent. Chrys., hom. 39 in Ep. it ad Corinth,
"2. Sed in taatis bonis et communi omnium lœtitia, quidam ex iis
qui valde opulenti erant, circuibat mœstus et tristis, pr» animi egrito-
dine.,. et multis causam rogantibus : « cum haberem, inquit, innu-
meras mensuras frumenti, nesdo ubi illas disponam. » Chrys., fiom,
39, ut sup.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 43
sistait-il à pouvoir tenir de tels discours pour lesquels
il méritait d'être lapidé comme plus inhumain que les
bêtes féroces et comme un ennemi public?— Que
fais-tu, misérable? tu t'affliges de ce que tout le monde
n'est pas ruiné, de ce que tu as perdu l'occasion
d'amasser l'or que tu rêvais * I Ne sais-tu pas ce que
Salomon a dit autrefois : « Celui qui fait renchérir le
« blé est maudit du peuple? » — Tu cours les rues
comme l'ennemi des biens de la terre, comme un im-
pie en guerre avec la libéralité du Dieu de tous les
hommes, comme un serviteur et un esclave de Mam-
mon! Ne fallait-il pas arracher ta funeste langue? ne
fallait-il pas étouffer ce cœur qui avait enfanté de si
abominables pensées ' ? Ah I vous le voyez, la richesse
ne permet pas aux hommes de rester hommes ; elle en
fait des bêtes et des démons, car qu'y a-Ml de plus
odieux qu'un homme riche qui demande à Dieu la
famine pour augmenter son or? Cette passion de l'or
produit un effet tout contraire à ses désirs. Au lieu de
se réjouir de ce qu'il possède une abondance exti^aordi-
naire de blé, il tire de cette abondance même un sujet
de douleur. C'est sa richesse qui fait son affliction.
a Si vous voyiez un chef de brigands battre les
routes, dresser des embûches aux passants, ravir ce
qu'il trouve dans les champs, enfouir l'or et l'argent
1. Hunccine, die, qusso, pro bis verbis beatum ducemus pro quibas
oportaisset eum obrui lapidibus , qui esset quavis fera cradelior, qui
esset communis hostis? Quid dicis, o bomo? doles quod non perierint
omnes ut aurum cogères. Chrys., hom, 39, ut sup.
2. Annon oportebat linguam illam amputari, non cor extingui quod
bec verba pepererat? Id. ib.
44 JEAN CHRYSOSTOME
dans des cavernes et dans des fosses, enlever les trou-
peaux, les esclaves, les meubles des maisons, le pro-
clameriez-vous heureux à cause de ces richesses qu'il
entasse, ou malheureux à cause du supplice qui l'at-
tend ? Eh bien , voilà le sort des riches et des avares.
Ce sont des voleurs qui assiègent les routes, volent les
passants, enferment dans leurs champs comme dans
des cavernes et des fosses le bien des autres qu'ils ont
accumulé*. Le voleur peut éviter la peine en s'échap-
pnnt des mains des hommes, le riche ne trompera pas
celles de Dieu. Le riche sera plongé dans Tenfer ; La-
zare reposera dans le sein d'Abraham. La sainte Écri-
ture nous renseigne : on ne vole pas seulement en
enlevant le bien d'autrui, on vole en ne distribuant pas
ce qu'on possède *. »
Voici le portrait du mauvais riche. « Quoi de plus
impudent, de plus éhonté, de plus comparable à la
face d'un chien que la face de ce misérable? Et encore
un chien est-il plus capable de honte qu'un avare qui
arrache le bien de tout le monde'. Ces mains qui
salissent tout, cette bouche qui ne se rassasie jamais,
sont ce qu'on peut imaginer de plus impur. Le visage
1. Age si quem vidisses latrocinii principem grassantem per vias,
pretereuntibus ÎDsidiantem, ea que sunt in agris rapientem, in ape-
luncas ac foveas subteiraneas aurum et argentum defodientem, ac illic
multa recludentem armenta, vestes et mancipia, multa ex incursioni-
bus illis possidentem... Chrys., de Lazar., I, p. 725.
2. Hoc rapina est non impartiri de tais facultatibus... rapina et
fraudatio et spoliatio. Chrys., ibid.
3. Ecquid est oculis impudentias? Quid magis inverecundum, quid
magis caninam? Non enim canis ita impudens stat ut hic quando om-
nium bona rapit. Chrys., hom, 9 in Epist. ad Corinth.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 45
d'un mauvais riche, les yeux d'un mauvais riche, ne
sont pas le visage et les yeux d'un homme. Cet être ne
voit pas les hommes comme des hommes, le ciel
comme un ciel \ il n'élève pas son regard à Dieu
comme au souverain seigneur de toutes choses ; toutes
choses pour lui ne sont que de l'or et de l'argent.
Quand un regard d'homme tombe sur un pauvre dans
l'affliction, le cœur se trouble, des larmes s'échappent
des yeux, on sent en soi-même les misères qu'on
aperçoit; mais, quand ce riche regarde un pauvre, il
n'en devient que plus cruel, et ^on inhumanité gran-
dit. Un homme ne voit pas le bien des autres comme
son propre bien, il voit son propre bien comme celui
des autres ; il se dépouille pour ceux qui ont besoin :
un riche n'a rien s'il n'a pas tout, car ce n'est point un
homme, son visage même atteste la bestialité de sa
nature. Mais les bêtes sont moins impitoyables, leurs
mains sont moins ravissantes, leurs ongles moins dé-
chirants'. Quand l'ours et le loup se sont rassasiés,
ils cessent de courir à la proie : le riche ne se rassa-
sie jamais. Dieu nous a donné des mains pour soute-
nir notre semblable qui tombe, et non pour lui tendre
des pièges et le faire choir. Si c'est là l'usage que
nous en faisons, mieux vaudrait que nous n'en eus-
sions point, ou qu'on nous les coupât par pitié. Vous
êtes touché de compassion quand vous voyez une
i. Xe ejas vultam et oculos intaearis, quod sint hominis? Non as-
picit ille homines tamquam homines, non coelum tamquam cœlum.
Cbrys., hom, 0 in EpisU ad Corinth,
1 Horum aiitem sunt ora ferarum..., magis quam ferarum dentés
▼iras emittont, csdem patrantes. Chrys., ub. sup.
46 JEAN GHRYSOSTOME
béte déchirer ane brebis, et quand vous déchirez vous-
même un de vos semblables, qui tous est uni par la
nature, vous ne croyez rien faire d'indigne, et vous
voulez encore passer pour un homme! C'est la miséri-
corde qui fait rhomme, c*est la cruauté qui fait la béte.
L'homme soulage, la bête dévore, et encore la bouche
de Favare est plus cruelle que celle de la bête, car sa
parole seule donne la mort! »
Le pauvre au contraire est aussi admirable, aussi
magnanime, aussi généreux que le riche est lâche et
cruel ; il a la paix de Tàme et le regard de Dieu, le riche
a déjà l'enfer sur la terre.
« Le pauvre, débarrassé des attaches qui font du riche
un esclave plutôt qu'un maître, est un lion qui souffle
le feu par les narines. Élevé au-dessus des choses du
monde, il n'est rien qu'il n'entreprenne et n'exécute
pour le service de l'Église ^ Fallût-il s'exposer aux der-
nières nécessités et supporter la persécution pour le
Christ, qui l'empêche de remplir son devoir de chré-
tien fidèle? Il a méprisé la vie. Que peut-il craindre
qu'on lui enlève? Les richesses ? Il n'a rien. Son pays?
La terre entière est sa patrie. Ses clients, son cortège, ses
délices? Il ne connaît rien de tout cela. Sa société est
avec le ciel, ses aspirations au bonheur dans une autre
vie*. Quand il faudra perdre cette existence périssable,
1. Paaper caris omoibus careos, leo est, ignem spirat; generoso et
forti est animo, de omnibus sese expedit, facile omnia agit qoie pro-
desse possunt ecclesiis. Chrys., in illud: Salutate PriscUL et Aquil., 4.
2. Qiiid enim timcret, die, obsecro? Nom ne opes ejus auferantor?
Hoc nemo dicere poterit. Num ne pellatur e patria? universus orbis
terrarum ei civitas est. Num ne qais imminuat ei delicias et sateUi-
tium 7 Sed bis omnibas yalere Jassis, in cœlo habitat. Chrys., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 47
quand il faudra verser son sang, que la persécution
Tienne I II est prêt, et voilà ce qui le rend plus puissant
que les peuples eux-mêmes et que tous les hommes
réunis.
(c Et, pour que vous sachiez que ce discours n'est
point entache de flatteries, je vais vous montrer com-
ment le pauvre seul est libre. Remontez avec moi dans
l'histoire. Voici l'exécrable tyran Hérode. Combien
n'eiistait-il pas dans son temps d'hommes puissants et
riches, et qui cependant osa lui faire tête ? Qui se cui-
rassa de courage pour venir châtier par ses paroles ce
contempteur des lois morales, ce violateur des comman-
dements de Dieu? — Un riche? — Oh ! non, un pauvre,
un indigent qui n'avait ni lit, ni table, ni toit pour Ta-
briter. Jean, cet illustre citoyen du désert, fut, je ne dis
pas le premier^ , mais le seul qui, abordant le tyran dans
son palais, lui dit : « Tu vis en état d'inceste avec cette
a femme, et Dieu te condamne par ma voix. » Avant lui,
le grand Elle, qui possédait pour tout bien une peau de
mouton, fut le seul à reprendre Achab, ce roi impie et
criminel*. Et qui peut donc donner cette hardiesse
dans les périls, cette sainte résolution qui rend l'homme
invincible devant le mal, parce que, dédaigneux de la
rie présente, il ne fait nul état de la mort? Un homme
1. Quoi divites erant tempore Herodis, quot potentes? Et quis in me-
diam prorupit? Quis tyrannum increpavit? Quis contemptas leges Dei
ultas est? Divituni quidem nallas, sed pauper ille et inops, qui neqûe
lectum, neque mensam, neque tectam habebat : ille, inquam, soli-
tadiaÎB inquilinns, Joannes ille, solus et primas. Chrys., ut sup.
^. Et ante banc maguus quoque Relias, qui nibil prêter melotem
possidebat, impium et prœyaricatorem illum Acbab solus viriliter cor-
ripuit. Chrys., ibid.
48 JEAN CHRYSOSTOME
dans une disposition si généreuse, parce qu'il n'a rieo
et ne veut rien, peut rendre plus de services à TÉglise
que les riches, les magistrats et les rois. Les riches et
les rois ne sont rien que par leur puissance terrestre, et
cette puissance est limitée. Un homme résolu qui brave
la mort peut tout ce qu'il veut d'utile, d'extraordinaire,
de grand, et comme le prix de l'or le cède à celui du
sang, rhomme qui pense ainsi est incomparablement
plus noble et plus grand que tous les riches ensemble. »
Personne ne se trompa sur la portée de ces pa-
roles, dont l'allusion était claire. Jean admonestant
Hérode, Élie condamnant les crimes d'Achab et les
impiétés de Jézabel, c'était lui-même, et il avait ce cou-
rage parce qu'il était pauvre.
On peut se figurer l'effet de pareils discours descen-
dant d'une bouche éloquente sur les masses populaires.
Quand l'archevêque devait prêcher, principalement sur
ces matières, les églises devenaient trop petites par le
concours des auditeurs, et une telle presse se faisait au-
tour de sa chaire épiscopale, qu'on y courait risque
d'être étouffé'. Cette raison l'engagea à la transporter,
ainsi que je l'ai dit, des degrés de l'abside sur Tambon,
d'où la voix s'étendait partout des galeries à la nef.
Plusieurs notaires ou tachygraphes recueillaient ses
discours, que des applaudissements enthousiastes in-
terrompaient fréquemment, et s'il se plaignait de ces
marques d'approbation mondaines qui changeaient la
1. Porro populus tantopere ejus sermonibus inhiabat, nec illis sa-
tiari ullo modo poterat, ut quoniam sese mutuo impellentes ac pre-
mentes periclitabantur , dum singuli propius nitebantur accedere.
Sozom, VIII, 5.
ET L'IMPÉRATRICE EDDOXIE. 49
maison de Dieu en théâtre, les acclamations redou-
blaient au sein de ces foules immenses. Alors il se
montrait ému malgré lui, et des larmes d'attendrisse-
ment humectaient ses yeux. Hors de l'église, la multi-
tude lui faisait cortège, elle prenait en main sa sauve-
garde, et plus d'une fois elle veilla aux portes de sa
demeure quand elle crut sa vie menacée. Ses allocu-
tions au peuple, dans des circonstances où il voulait le
remercier de son amour, abondent en expressions
semblables à celles-ci : « Je vous aime comme vous
m'aimez. Que serais-je sans vous ? Vous êtes mon père,
vous êtes ma mère, mes frères, mes enfants, vous m'êtes
tout au monde. Je n'ai joie ni douleur qui ne soient
vôtres, et quand un de vous périt, je péris '. » Ce peuple
ardent, enivré de sa vue et frémissant sous sa parole,
n'était pourtant pas seul à se presser pour l'entendre.
Il se mêlait à ses rangs des curieux, des espions, des
ennemis qui couraient colporter les moindres allusions
en les envenimant. La cour le traitait de factieux, et
l'opinion se propageait dans le monde élégant de
Constantinople que l'archevêque voulait la ruine des
riches*.
Ces scènes sont bien loin par le temps de celles de
Satnminusetdes Gracques, au fond ce sont les mêmes.
La question du paupérisme agitera perpétuellement la
i. Vos mihi cives, vos mihi patres, vos mihi fratres, vos fllii, vos
membra, vos corpus, vos mihi lax... Hec mihi corona suDt, hœc con-
solatio, h»c uoctio, hsc vita... Ghrys., Bomil, ant, exU.
2. Psllad., dial,, passim. — Populam seducit. Act, synod, ad Quêrc,
ap. Phot. — Chrysostome répond à ces accusatioas dans plusieurs de
ses discours.
50 JEAN CHRYSOSTOHB
société humaine jusqu'à ce qu'elle ait trouvé un remède
que nul n'aperçoit. Le christianisme avait imaginé un
palliatif par la charité ; mais ce palliatif était un privi-
lège des grandes âmes, et la société corrompue de
Gonstantinople n'en comptait guère. De là cette puis-
sance tribunitienne de Chrysostome, cet appel à Dieu
dont il s'arma contre l'insensibilité et l'aveuglement
des riches. Les temps changent; les siècles, par le re-
nouvellement des doctrines, amènent des formules
nouvelles, mais les besoins sociaux changent peu : les
passions, les devoirs, les périls, restent les mêmes. Si
la formule d'une meilleure répartition du bien-être
matériel entre les diverses classes de la société n'était
plus ce qu'elle avait été dans les luttes des patriciens
. et des plébéiens au temps de Sp. Gassius et des Gracques,
ni les besoins, ni les passions n'étaient éteints. Seule-
ment Sp. Gassius et les Gracques auraient eu peine à
reconnaître ici ces masses qu'ils agitaient et dont ils
avaient été les idoles. Une église était aujourd'hui le
forum, une chaire la tribune aux harangues, un
évêque le tribun, et le dévouement du peuple pour ce
patron parlant au nom delà charité n'était pas moindre
qu'il ne l'avait été jadis pour ceux qui lui parlaient au
nom de Tégalité des droits dans la république. Toute-
fois ce dévouement ardent, absolu, ne servit pas plus
au tribun chrétien qu'aux prédicateurs des lois agraires.
Un des chefs d'accusation portés contre Ghrysostome
devant les conciles qui le condamnèrent fut de soule-
ver le peuple, à quoi les rancunes de la cour ajoutèrent
le crime de lèse-majesté.
ET L IMPÉRATRICE EUDOXIE. 51
III.
Il ne faut pas prendre à la lettre ce mot d'un con-
temporain, que Ghrysostome avait tout le clergé de
Constantinople contre lui^ : il se trouva plus d'un juste
dans Sodome ; mais c'étaient pour la plupart des gens ti-
mides qu'effarouchaient les clameurs du monde et dont
la persécution seule dévoila Théroîque fidélité. Dans
le nombre, Thistoire noussignale le diacre Héraclide,at-
taché à la personne de Tarchevéque et dont nous aurons
bientôt à parler-, Proclus, introducteur aux audiences
épiscopales; Philippe l'ascète, maître des écoles, comme
on disait, c'est-à-dire intendant des établissements où
s'élevaient les jeunes clercs ; le saint prêtre Germain,
son compagnon inséparable dans la mauvaise fortune
comme dans la bonne; le très-savant diacre et trës-
obscur historien Philippe de Side et d'autres Orientaux
encore. Il s'y joignait un jeune homme sorti des cou-
vents de Syrie et destiné à jeter un grand éclat en Occi-
dent; c'était le diacre Gassien qui, venu à Gonstanti-
nople pour écouter Ghrysostome, s'était dévoué à son
service, et, formé par les leçons d'un tel maître, devait
fonder plus tard à Marseille le célèbre monastère de
Saint-Victor. G' étaient là de vrais amis, en communauté
d'austérités et de doctrine avec l'archevêque, en com-
munauté non moins étroite de sentiments, mais qui ne
1. la odiam ecclesiasticorum veait. Socr., ti, 4.
5Î JEAN CHRYSOSTOME
rapprouvaient pas sans restriction. Ils le blâmaient
parfois avec sincérité, cherchant à calmer son humeur
militante et à conjurer ses colères, sans grand succès
néanmoins, car Temportement du zèle était dans la
nature de Ghrysostome, qui se fût méprisé de ne point
sacrifier toute considération de prudence à ce qu'il
croyait le devoir. Ces sages conseillers n'avaient donc
pas toujours son oreille. Ceux qu'il écoutait étaient les
conseillers violents quf, affectant de se modeler sur lui,
applaudissaient à ses actes les plus téméraires et ca-
ressaient ses défauts en les exagérant encore. L'histoire
nous nomme deux de ces faux amis, les diacres Sera-
pion et Tigrius, auxquels elle attribue une large part
dans les fautes et les malheurs de ce superbe et in-
flexible esprit *.
Sérapion était un Égyptien en qui se résumaient
les vices que l'histoire prête à sa nation, la vanité,
l'irréflexion, l'arrogance*. Violent lui-même jusqu'à
l'excès, il entretenait Ghrysostome dans la pensée que
c'est par la violence qu'il faut imposer le bien à des
natures rétives, et cette flatterie réussissait toujours'.
Ghrysostome du moins était mû dans ses actions par
un sentiment respectable et sincère : Sérapion savait
mêler l'intérêt personnel et l'intrigue aux démonstra-
tions d'un faux zèle, car on le vit s'élever tout à coup
i . On verra dans la suite l'histoire de ces deax hommes, ainsi que
celle de Cassien et de Germain.
2. Homo iGgyptius promptus ad iracundiam et ad contunieliam
paratos. Sozom., vin, 9.
3. Incitabat autem illam Serapio ejas diaconas, ut omnium animos
a se alienaret. Socr., vi, 4.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 53
et presque sans transition du diaconat à la prêtrise,
puis à répiscopat K Grâce à cette communauté de dé-
fauts qui lui livrait l'archevêque, il parvint à le maîtri-
ser totalement, écartant de lui par des ombrages les
bons serviteurs et les gens sensés, et se portant pour
son seul confident et son guide dans les circonstances
délicates, sauf à gâter par les insolences du valet les
intérêts déjà compromis du maître. Nous le retrouve-
rons avec ce caractère et cette fatale influence sur la
scène de nos récits. Pour le moment nous citerons un
fait antérieur au temps où ils commencent, mais qui
donne une idée du mal que les témérités de cet homme
durent causer aux affaires de l'Église. Ghrysostome
présidait un jour dans la basilique une assemblée de
son clergé, où se discutait je ne sais quelle question
irritante de réforme. La voix du prélat avait été ac-
cueillie par des murmures, et la colère lui montait au
visage, quand Sérapion, se levant de sa place, s'appro-
cha de lui et lui dit d'un ton à être entendu de ceux
qui l'entouraient: «Que tardes-tu, évêque? prends ton
bâton spirituel et brise-moi tous ces gens-là du même
coup*. » Tel était le conseiller le plus écouté de Ghry-
sostome et souvent son porte-parole soit près de ses
clercs, soit près des évêques ses collègues. Le diacre
Tigrius ne valait pas mieux. Un concile le dénonça
comme un des mauvais génies qui troublèrent l'Église
i. Ce fut un des chefs d'accusation portés contre Chrysostome au
concile du Chêne.
2. Nunquam istîs dominari poteris, o episcope, nisi una virga om-
nes fregeris. Hoc ejus dictam cunctorum odium adversus episcopum
exdtavit Socr., vi, 4.
54 JEAN GHRYSOSTOME
d*Orient en poussant rarcheyégud à des résolutions
excessîTes*.
A ce tableau un peu triste de l'entourage de Ghry-
sostome nous en opposerons un plus consolant, celui
de ses amies, grandes dames et diaconesses pour la
plupart, qui furent pour lui non-seulement des con-
seillères de paix, mais des appuis inébranlables dans la
persécution et des compagnes de martyre. Quatre sur-
tout se distinguèrent par Téminence de leur mérite et
la solidité de leur dévouement : c'étaient SaMna, Am-
pructé, Pentadia et Olympias, noms vénérés par l'Église
et enregistrés avec respect par Thistoire. Résumer ici
ce qu'on sait d'elles, ce sera élucider peut-être un point
historique curieux, celui qui concerné le corps des
diaconesses, si puissant aux iv« et v« siècles de notre
ère. On y verra dans quelle classe de la société elles se
recrutaient souvent, quelles circonstances pouvaient
déterminer leur vocation, et comment il se faisait qu'à
Constantinople et à Rome elles acquéraient parfois
l'importance de personnages politiques.
Salvina, Maure de naissance et descendante des an-
ciens rois de Numidie, était ÛUe de cet affreux tyran
Gildon, qui, après avoir rempli de rapines et de sang
l'Afrique romaine, dont Théodose l'avait fait gouver-
neur, finit par rompre ses liens de sujétion et se sépa-
rer de l'empire. Par une précaution dont Rome usait
parfois envers ses officiers barbares devenus suspects.
Théodose s'était fait livrer Salvina encore adolescente,
pour la garder comme otage à sa cour, l'élever à la ro-
1. Voir plu» bas le récit du concile du Chêne.
ET UIMPËRÂTRIGE EUDOXIE. 55
maine et lui procurer uo mariage patricien qui garan-
tit la fidélité de son père. Théodose en effet ayant de
grandes guerres à soutenir en Occident, la conserva-
tion de l'Africaine était du plus haut intérêt pour sa
cause, car l'Afrique, on le sait, était le grenier de l'Ita-
lie. SalTina reçut donc à la cour d'Orient l'éducation
d'une grande dame romaine, et, quand elle fut en âge
de se marier, l'empereur lui donna un époux de sa
famille, le propre neveu de l'impératrice sa femme,
Nébridius ^ Il croyait avoir assez fait pour s'attacher
le barbare dont il redoutait l'inconstance ; mais cette
alliance avec la maison qui gouvernait le monde ne
rendit Gildon ni plus civilisé ni plus fidèle. Le grand
empereur avait à peine fermé les yeux que Gildon le-
vait le masque, et sous le faux prétexte de faire passer
l'Afrique du domaine occidental au domaine oriental,
suivant le désir d'Arcadius, il fit égorger les colons ro-
mains et se déclara ennemi de l'empire. En même
temps qu'il secouait les nœuds de la romanité, comme
on disait alors, il brisait aussi ceux de l'Église, deve-
nait persécuteur et païen, et s'abandonnait à tout ce
qu'il y avait de dépravation et de cruauté dans les
instincts sauvages de sa race '. Par un contraste cu-
rieux, la douce fille de ce païen devenait à la cour des
princes d'Orient une chrétienne fervente et une chaste
épouse, et lorsque arriva la mort de Nébridius, qui
vécut peu, l'héritière des Massinissa et des Jugurtha
ne rêva pas de plus grand honneur que d'être dia-
1. Hieron., EpisU, ix. — Pallad., dial,
3. Nouveaux BécUt de l'hittoire romaine au v* siècle : Trois
Minières, etc., p. 140 et saiv.
56 JEAN GHRYSOSTOME
conesse à Gonstaotinopleeo faisant vœu de viduité per-
pétuelle*. Ni Ghrysostome, ni Jérôme ne furent étran-
gers au succès de cette vocation, sur laquelle la chré-
tienté fixait tout entière les yeux. Jérôme lui envoya
de sa grolte de Bethléem une éloquente exhortation,
et Ghrysostome composa pour elle un traité intitulé
A une jeu/ne veuve *, dans lequel il exalte à la fois la
gloire de son alliance avec les maîtres de l'univers et
l'avantage d*être appelée à un tranquille bonheur que
ses augustes parents ne connaissaient guère. Salvina,
diaconesse sans cesser d'être une très-grande dame,
devint la protectrice des Églises orientales à la cour
d'Ârcadius. On s'adressait à elle de tous les coins de
l'empire comme à une personne très-puissante près de
l'empereur et de l'impératrice : son attachement à
Ghrysostome changea tout cela.
Âmpructé et Pentadia occupaient, dans un rang
inférieur à celui de Salvina, une place honorée parmi
les matrones. La vie de Pentadia avait été pleine d'agi-
tations et d'angoisses. Femme du consul Timasius ',
une des plus nobles victimes de l'eunuque Ëutrope,
qui le fit reléguer dans l'oasis d'Egypte sous une
fausse accusation de lèse-majesté, elle avait été englo-
bée dans le désastre de son mari, condamnée elle-
même à la relégation, et obligée de se cacher pour
échapper au plus affreux sort. Cette prison de l'oasis
1. Salvinam... quœ viduitatem suam pnecipua virtateet honestate
decorabat. Pallad., dial., p. 36.
2. Ad vidaam juniorem.
3. Nouveaux Récits de l'histoire romaine au v* siècle : Trois
Minisires, etc., p. 130 et suiv.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIË. 57
d'Égyple avait pour murs et poar garde une zone de
sables brûlants infranchissable. L'exilé essaya pourtant
de la franchir avec Taide d'une caravane de marchands
arabes, et, soit qu'il fût tombé dans une embûche
dressée par l'eunuque, soit qu'il restât englouti sous
cette mer aérienne que les vents du désert soulèvent
sur leur passage, il disparut sans qu'on pût jamais re-
trouver sa trace. Sa femme, que traquaient les espions
d'Eutrope, après avoir fui de retraite en retraite, se
voyant sur le point d'être découverte, se réfugia dans
une des églises de Gonstantinople sous la protection
du droit d'asile dont la loi avait doté les lieux de réu-
nions chrétiennes ; mais l'eunuque fit forcer pour la
prendre les clôtures de la basilique et violer l'immu-
nité du sanctuaire. Ge fut le début de la terrible tra-
gédie dont la mort du ministre fut le dénoûment. L'ar-
chevêque défendit le privilège de son église; il prit
fait et cause pour Pentadia, la réclama au nom de
l'hospitalité de Dieu même, et finit par sauver sa tête.
Pentadia reconnaissante vint se vouer à l'église qui
avait été son refuge et à l'évêque qui avait été son
sauveur. La fortune changeant, la protégée put devenir
protectrice. Ghrysostome lui écrivait au jour de ses
propres adversités : « Tu as su réunir sur ton front
toutes les couronnes, tu es un réconfort pour tes con-
citoyens dans la peine, un port de refuge au malheu-
reux contre les flots de la persécution *. » Nous ne
1. Multa di?initu8 premia retulisti... primam ob hoc ipsum, quod
ciTÎbus tais sabsidium es, amplissimasque portas et adminiculam,
se tntos maras ils qai laboribas et œramnis conflciuntnr.
Epist, 104 ad Pentad, diaconiss.
58 JEAN GHRYSOSTOME
connaissons Ampructé que de nom; mais l'afifection
que semble lui porter Chrysostome nous montre assez
qu'elle était une digne compagne de Pentadia.
La gloire du corps des diaconesses n'appartenait
point néanmoins à ces pieuses et courageuses femmes :
de Tayeu de tout le monde elle était le lot d'Olympias,
qui égalait Pentadia par le dévouement, Salvina par le
rang dans le monde et l'illustration des alliances. Elle
descendait par sa mère du célèbre Ablayius, préfet du
prétoire sous Constantin. Après avoir été fiancée dans
son enfance au nobilissime Constant, troisième fils de
cet empereur, la fille d'Ablavius était montée sur le
trône d'Arménie en épousant le roi Arsace, puis elle
s'était unie en secondes noces à un noble Romain, qui
fut le père d'OIympias : telle était la parenté de la fu-
ture diaconesse. La mort lui ayant enlevé coup sur
coup tous ses proches, elle se trouva subitement or-
pheline et maltresse d'une immense fortune, lors-
qu'elle était & peine adolescente. Une beauté merveil-
leuse, un caractère affable et doux, un esprit élevé,
enthousiaste des grandes choses, firent bientôt de cette
jeune fille le parti le plus recherché de Constanti-
nople ^ L'histoire nous entretient longuement de ses
perfections. « Olympias, nous dit le biographe Palla-
dius, qui vécut dans son intimité, Olympias possédait
un cœur vraiment magnanime, et quand on la connais-
sait, quand on voyait uni à tant de beauté et de grâce
!• Tamen cum génère et opibas, atqae cogDitione plurium scien-
tiaram, necnon ingénie liberali, et forma, atque »tatis flore exornata
eseet... Pallad., dial., p. 04.
ET L'IMPÉRATRICE EDDOXIE. 59
ce mâle et ferme courage qui brayait les petitesses du
monde, les craintes et les périls, on hésitait à l'appeler
une femme ^ » A l'âge de prendre un époux, elle jeta
son choix sur un jeune homme d'un grand mérite,
comte du domaine priyé â la cour de Théodose; mais
ce mariage ne dura que deux ans, et â la mort de son
mari Olympias irésolut de rester veuve.
Les empereurs romains, â cette époque surtout,
s'arrogeaient une espèce de droit sur la destinée des
filles ou veuves nobles et riches dont la fortune prove-
nait soit de la faveur du prince, soit des fonctions pu-
bliques que leurs pères ou leurs maris avaient exer-
cées. Théodose donc, voyant Olympias veuve â la fleur
de l'âge, résolut de la remarier à un de ses parents, ori-
ginaire d'Espagne comme lui et nommé Elpidius '.
Olympias refusa. Elpidius n'en continua pas moins sa
poursuite, soit qu'il fût réellement épris de la jeune
femme, soit qu'il ne convoitât que sa fortune. Blessé
de ce refus. Théodose voulut commander, mais sans
succès encore. « Si Dieu m'avait destinée à vivre dans
le mariage, lui écrivit Olympias, il ne m'aurait pas ôté
celui que j'aimais. En nous dégageant l'un et l'autre
du joug que nous nous étions donné volontairement
et des devoirs que la vie conjugale entraîne. Dieu m'a
montré ma véritable vocation, qui est de le servir dans
i. Ne, qiueso, dicas qnalis mulier, sed qualis homo. Vir enim est
prêter corporis habitam... in vita, in laboribus, in scientia et tribula-
^nom patientia. Pallad., dial., p. 59.
3. Ut ejuB prematnn viduitas ad Theodosii imperatoria aures per-
Teo^t, eam Elpidio cuidam cognato auo hiapano in matrimonium
dare cnpiebftt. Ibid., p. G5.
60 JEAN CHRYSOSTOME
le veuvage *. » L'empereur crut voir dans ce parti
étrange, à Tâge d'Olympias et dans sa condition, un
effet des suggestions des prêtres, désireux d'accaparer
ses biens : il fit mettre son patrimoine sous le sé-
questre, le plaçant sous la garde du préfet de Gonstan-
tinople, jusqu*à ce que la jeune veuve, eût atteint sa
trentième année '.
C'était un de ces actes de despotisme que se permet-
tait parfois le grand Théodose, sauf à s'en repentir
après. Olympias fut cruellement offensée, non-seule-
ment de la mainmise décrétée sur ses possessions, mais
des procédés brutaux avec lesquels le préfet de la ville
jugeait à propos de l'exercer, s'imaginant par là servir
la cause d'Elpidius. Elle se révolta contre une pareille
tyrannie, et, appelant à son aide la dignité de son ca-
ractère et de son rang, elle écrivit à l'empereur la lettre
suivante, qui nous est restée.
« Je te rends grâce, prince auguste, de ce que, avec
la sagesse et la bienveillance, non pas seulement d'un
souverain, mais d'un évêque,,tu daignes te charger de
l'administration de ma fortune et m'alléger par là le
fardeau des soins terrestres. Veuille couronner ton
œuvre en distribuant ces mêmes biens aux pauvres et
aux églises, comme j'avais l'intention de le faire '. Tes
agents s'y connaîtront mieux que moi, puis tu m'épar-
1. Si me voluisset rex meus cam viro vivere, virum mihi non abstu-
lisset. Quoniam autem me conjugalis vitte minime idoneam cognovit...
suave suum castimonise jugum imposuit menti me». Pallad., dial,»
loc. cit.
2. Jubet prœfecto urbis ut ejus bona servarentur usque dum tri-
genta fetatis annos explesset. Ibid.
3. Imperatori debitam et congruam episcopo yirtutem in me hu-
ET JL'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 61
gneras les aiguillons de yanité coupable qui accompa-
gnent trop souvent la charité ^ »
Cette lettre où sous un calme si élevé se cachait la
plus sanglante ironie fit rougir l'empereur. Il révoqua
la mesure, rendit à Olympias l'administration de son
patrimoine et la laissa libre de suivre sa vocation
comme elle voudrait : elle se consacra tout entière
alors aux travaux de la viduité chrétienne. Nectaire,
qui occupait en ce moment le siège épiscopal de Con-
stantinople, l'accepta pour diaconesse et en fit même sa
conseillère dans toutes les aflaires de son Église. «Rien
ne se décidait sans elle *, » nous dit le contemporain
quenous avons déjà cité. Ghrysostome, après Nectaire,
lui montra une confiance égale avec une affection plus
grande encore, car il put mettre à l'épreuve chez cette
noble femme des facultés de dévouement dont Nectaire
n'avait pas eu besoin. Olympias en retour voyait en lui
plus qu'un père et presque un dieu.
Elle apporta de douces consolations à cet homme
austère et chagrin dans les difficultés d'une vie qu'il
gâtait trop souvent par les exagérations de son caractère.
Adoucir ces fatales aspérités fut son travail de chaque
jour. Elle veillait aussi sur les besoins de sa vie maté-
rielle et se chargea de le nourrir, car, ainsi que je l'ai
dit, Ghrysostome, peu capable de ce vulgaire souci
milem exhibuisU, domine; mandans grave onus meum custodiri, cujas
coram babebam, at administraretur. Majus autem feceris, si illud pau-
peribas et ecclesiis distribui Jasaeris. Pallad., dial,, p. 59.
i. Ego enim jarodudam vanam gloriam ex ejusmodi distributione
deprecata aum... Id., ibid.
2. Sdo et beatum Nectar! um plus eam coluisse, ita ut in ecclesiasti-
cisrebiia ei obtemperaret, Id., 1. c.
62 JEAN CHRYSOSTÔME.
pour lui-même et poussant l'isolement jusqu'à la ma-
nie, eût ruiné à plaisir une constitution déjà bien dé-
labrée^ La persécution de ce grand et malheureux
homme ouvrit pour Oiympias une ëred'épreuyes où son
âme se déploya tout entière : il nous suffit de dire ici
que sa fidélité à cette cause qu'elle regardait comme
sainte ne faiblit ni devant la prison, ni devant l'exil,
ni devant les chevalets du martyre.
Tels étaient à la fin de l'année /i 00, et un peu plus
d'un an après la chute d'Eutrope, la composition des
deux camps et les prodromes de la guerre, quand une
absence de l'archevêque, appelé en Asie par les
désordres de l'Église d'Éphèse , permit à ses ennemis
de tirer leurs armes et de commencer le combat.
1. Non permisit eum quotidiano cibo distrahi, quod quidem non
est minimum Ghristi operariis, interdia noctuque de rébus Ghristî
soliicitis... Pallad., dicU., p. 65.
LIVRE II.
Comtption des églises d'Asie. — L'éyèque d'éphèse est accusé de simonie
derant le synode dé Constantinople. — L'église d'éphèse appelle Chry-
sostome pour la nomination d'un nouvel évèque. — Son voyage en Asie.
— Ses sévérités : il casse et réélit les évoques de treize sièges. — His-
toire du magicien Gérontius, évéque de Kicomédie. — Bffet de l'absence
de Cbrysostome sur son église. — Sévérien de Cabales veut s'en empa-
rer, avec l'appui de la cour. — Betour de Cbrysostome et sa colère. —
U interdit Sévérien et le chasse de son église et de sa ville. — L'impé-
ratrice le rappelle. — Elle arrache à Cbrysostome le pardon de Sévérien;
scène dans l'égUse des ApOtres. — Cbrysostome s'explique devant le
peuple ; les deux évéques se réconcilient.
404 — 403
L*Église d'Éphèse, cette flUe bien-aimée de l*apôtre
Jean, n'était plus celle de qui il disait dans son Apoca-
lypse : « Écris à l'ange de cette église : Je connais tes
œuvres, ton travail, ta patience. Je sais que tu ne sup-
portes point les méchants, et que, souflfrant pour mon
nom, tu n'as point défailli ^ » La communauté chrétienne
ffÉphèse au v* siècle était loin de mériter cet éloge.
Son ange s'était voilé la face, et les enseignements de
Simon le magicien y remplaçaient les leçons de Jésus-
Christ La simonie y régnait en souveraine. Tout s'y
vendait, tout s'y achetait : Tépiscopat, le sacerdoce, le
diaconat; et les dons du Saint-Esprit y étaient tarifés
i. ADgelo Ephesi ecclesiœ scribe : Hœc dicit... Scio opéra tua et
laborem et patientiam taam, et quia non potes sustinere malos... et
sostinuisti propter oomen meum, et non defecisti. Apocal» 5. Joann,,
c n, ?. i, 2, 3.
64 J£AN GHRYSOSTOME
suivant qu'ils rapportaient. Une corruption égale
régnait dans le troupeau et dans le pasteur. La néces-
sité pour le candidat électif au trône épiscopal d'ache-
ter les suffrages des électeurs créait pour l'évéque élu
cette autre nécessité de vendre les ordinations sous
peine d'être ruiné, lui, sa femme et ses enfants : c'était
un marché convenu, accepté de tout compétiteur. Ce-
pendant on tâchait d'envelopper de secret ces téné-
breuses opérations, tant il s'y trouvait de gens com-
promis.
Or il arriva que dans le cours de l'année [|00 un
synode de vingt-neuf évoques appartenant presque
tous aux diocèses d'Asie se réunit à Constantin ople
pour des affaires que nous ne connaissons pas^ La
session touchait à sa fin vers le mois de septembre,
lorsqu'un samedi matin, au moment où les évéques
allaient passer dans la basilique, l'archevêque devant
célébrer le saint sacrifice, un évoque étranger au sy-
node, Eusébius de Valentinopolis, ville des montagnes
de Gilbia, entra brusquement dans l'assemblée, tenant
une requête à la main. « Il venait, disait-il, dénoncer
les crimes commis en Asie par des évéques et demander
au concile justice et repression ^ » puis au milieu de
rétonnement général il déduisit les faits de sa requête.
Il accusait un évêque d'Asie :
1. Tertia décima indictione veneruat Constantinopolim asiani
episcopi necessitatam quarumdam gratia : ii nobiscam commorabaD-
tar presentibus etiam aliis ex Scythia episcopis... Pallad., dial.,
p. 50.
2. Eaaebius quidam e Cilbianis episcopus Valent! Dopolitanus coa-
gregatam synodum cam observasaet,... libelles tradidit synode. Pallad.,
dial., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 65
lo D'avoir acheté à beaux deniers comptants son
siège ëpiscopal et de vendre à son tour Tordination
aux évéques qu'il consacrait, afin de rentrer dans ses
fonds. Son tarif était réglé d'après le revenu des évô-
chés dont il ordonnait les titulaires, et ceux-ci à leur
tour se récupéraient en vendant le sacerdoce et les
sacrements * ;
2o D'avoir fait fondre des vases sacrés pour en don-
ner l'argent à son fils, d'avoir ensuite enlevé de l'en-
trée du baptistère des marbres dont il avait paré son
bain, puis d'avoir transporté dans son triclinium ou
salle à manger des colonnes appartenant à réglise>, et
qui gisaient à terre depuis nombre d'années* ;
3o Un autre fait de vol plus grave et plus impudent,
c'était d'avoir aliéné à son profit des fermes léguées
à l'église par Basilina, mère de l'empereur Julien ' ;
ho De garder près de lui comme son serviteur, sans
l'avoir condamné au moins à la pénitence, un enfant
coupable d'homicide* ;
5o D'avoir repris sa femme, dont il s'était séparé
au moment de son ordination et selon des engage-
ments solennels, de l'avoir rappelée près de lui, d'avoir
1. Quod prolege et constituto haberct ordinationes episcoporam
Tendere juxta rationem redituum. Paliad., dicU,, ibid.
2. Quod cooflatis sacris vasis, argent u m in usum fliii fecisset...
quod ablatum de ingressu baptisterii marmor in balneum transtulis-
set : deinde columnas ccclesiasticas, a pluribus annis Jacentes, intra
suum Btatuisset triclinium. Ibid.
3. Quod prœdia ecclesi» relicta a Basilina Juliani imperatoris matrc
vendidisset, sibique vendicasset. Id. 1. c.
4. Quod puer ejus csdem patrasset, quem adbuc baberet in minis-
terio irrepreliensum. Paliad., ub. sup.
66 JEAN GHRYSOSTOME
cohabité avec elle et d'ea avoir eu plasiears enfants
depuis son épiscopat^
(( L'évëque dont je parle est ici, ajouta Eusébius
d'un voix forte, le voici: c'est Antonin d'Éphèse; ceux
qui ont acheté de lui leur ordination sont également
ici*, et il nomma six autres évoques. Acheteurs et
vendeurs du Saint-Esprit siègent côte à côte dans cette
assemblée. » En prononçant ces paroles, il tendit à
Ghrysostome, qui présidait, la requête dans laquelle
les faits étaient détaillés, la mise en accusation for-
mulée; mais celui-ci refusa de la recevoir. « Si tu as
quelque raison d'inimitié contre Antonin et les autres
que tu accuses, n'agis point dans la colère, lui dit-il, et
n'attire point de scandale sur l'Église. » Puis il chargea
Paul d'Héraclée, qui semblait favorable à Antonin, de
travailler à leur réconciliation ^ Levant alors la séance,
Ghrysostome passa dans la basilique, suivi des autres
évoques du synode, donna la paix au peuple selon
rùsage et s'assit dans l'abside entouré de ses collègues
en attendant le moment du sacrifice.
Le peuple cependant se condensait sous les voûtes
du temple et Toffice allait commencer, quand on vit
paraître de nouveau Eusébius, qui, tenant sa requête
à la main, adjura Ghrysostome devant l'assemblée
d'examiner les faits relatifs à l'évéque d'Éphèse, et de
1. Quod dimissa uxore sua, cum ea rursas congressus esset, filios*
que ex ea procreasset. Pallad. dicU., ibid.
2. Adsunt et qui dederunt, quique ordioati sunt, et ip&e qui aoee^
pit. Id., 1. c.
3. Hortatur Paulum episcopum Heracle», nam is Antonino favere
yidebatur, ut eos in amicitiam compelleret. Pallad., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EDDOXIE. 67
De point commettre un déni de justice dans une affaire
qui intéressait le bien de la religion ^ Il parlait ayec
une telle animation, son adjuration était mêlée de ser-
ments si terribles faits sur la tête même de l'empereur,
que le public le prit de loin pour un condamné à mort
qui suppliait l'archevêque d'intercéder près du prince
afin de lui sauver la vie^ Cette scène causa dans la
basilique un tumulte inexprimable. Pour y mettre fin,
l'archevêque s'empara de la requête, et, se sentant
d'ailleurs trop ému pour célébrer dignement le sacri-
fice, il pria Pansophius de Pisidie de le remplacer à
l'autel; puis il fit signe aux évêques du synode de le
suivre au baptistères où Eusébius les accompagna. Là
Ghrysostome lui reprocha dans les termes les plus vifs
l'indiscrétion et la violence de sa conduite, et comme
Antonin et les évêques accusés niaient obstinément
les faits articulés contre eux : « Tu dois avoir des té-
moins, dit l'archevêque à Eusébius, car on n'accuse
pas ses frères de pareils crimes sans avoir des preuves
en main. » — Eusébius répondit que sans doute il pro-
duirait des témoins quand il le faudrait, « mais ils sont
en Asie, ajouta-t-il. — Va donc les chercher, repartit
Farchevéque, et je réunirai un concile pour décider à
1. Clam autem sabiDgressus accusator Euaebias, coram ornai po-
pulo et episcopis libeUum alium offert eadem continentem. Pallad.^
dkU,, p. 51.
2. Adjurans JoanDem horrendis Juramentia qaibus salatem quo-
qae imperatoram complexus est tanta cum perturbatione ut puta-
rent populi eum petere ut vitam sibi ab imperatore impetraret.
Id-, ibid.
3. Pansopbiam Pisidiœ epîscopum orat ut divina doua offerat. Ipse
cum reliquifi episcopis egressus est. Ibid.
68 JEAN CHRYSOSTOME
ton retour entre Antonin et toi *. » Eusébius partit, mais
ne reparut plus; ses témoins restèrent aussi invisibles
que lui : Antonin, rentré dans ses foyers, avait acheté son
silence très-chèrement sans cloute ; ainsi se passaient
les choses dans cette malheureuse Église d'Épbèse.
Cependant l'odieux corrupteur mourut laissant les
afifaires ecclésiastiques de son diocèse dans un entier
désarroi. D'autre part, la ville s'occupant de remplacer
l'évêque défunt, on vit se produire des compétitions
plus éhontées les unes que les autres. L'argent était
semé à pleines mains parmi la populace, des partis
ardents se formaient, prêts à combattre, et on pouvait
craindre un guerre civile. Les magistrats perdaient
la tête; le clergé se demandait quel nouvel Antonin,
sorti de ce chaos, achèverait de dévorer le patrimoine
ecclésiastique. Au milieu de l'angoisse universelle, le
clergé d'Éphèse et quelques évêques voisins tournèrent
les yeux vers Ghrysostome comme vers un sauveur, et
l'archevêque de Gonstantinople reçut une lettre ainsi
conçue :
« Depuis nombre d'années , Père vénéré , nous
sommes gouvernés contre toute règle et tout droit;
nous te prions donc de vouloir bien te rendre ici, aûn
que l'Église des Éphésiens retrouve par tes soins une
forme moins indigne de Dieu^ Notre malheur est sans
1. Postremo, ut par erat, ventum est ad testes, coram quibus et
hi dederant et ipse acceperat. Non aderant testes : opus erat eorum
presentia... Pallad., dial,, p. 52.
2. Quoniam superioribus temporibus inordinato et leges et nos gu-
bernati sumus, oramus venerationem tuam ut descendas, et foriuam
Deo dignam imponas ecclesi» Epbesiorum. Ibid.
ET L'fMPÉRATRlCE EUDOXIE. 69
égal. D'an côté les ariens, de l'autre l'avidité et Tambi-
tion des faux catholiques nous déchirent à l'envi. Au
moment où nous t' écrivons, l'argent circule à profusion,
et une troupe de loups enragés se jette sur notre siège
épiscopal comme sur une proie*. »
Chrysostome alors était malade, et le froid de l'hi-
ver aggravait encore rinûrmité qui l'affligeait; mais,
le péril de la foi l'appelant, il n'hésita pas à partir*.
Son embarquement fut fixé au 9 janvier de l'année /»01.
Avant son départ, il remit la direction de sa métropole
et la charge de le remplacer dans la prédication à Sé-
vérianusou Sévérien, évéque de Cabales, en Cœlé-Syrie,
qui était son compatriote et qu'il croyait son ami. Ce
Sévérien s'était fait une sorte de réputation dans la
ville par des discours où il cherchait à singer l'arche-
vêque, mais qu'il assaisonnait un peu trop de son rude
accent syrien'. Nous ferons bientôt plus ample connais-
sance avec ce personnage, qui nous offrira un des
types les plus complets de l'évéque de cour dans la
capitale de l'Orient.
Chrysostome avait envoyé en avant pour l'attendre
dans le port d'Apamée, où il se proposait de débarquer,
Cyrinus de Chalcédoine et Paul d'Héraclée, qui de-
vinrent plus tard ses ennemis, ainsi que Palladius
d'Hellénopolis, qui du moins lui resta fidèle. Au mo-
1. Pennulti insidiantur ut lupi graves, episcopalem sedem pecu-
niis rapere festinantes. Pallad., diaL, p. 53.
2. Joanoes in magna corporis inflrmitate, etiam tempore hiberno,
nihil molesti sibi ob oculos proponens... alacritate animi roboratus...
ingressiis navim urbe discessit. Ibid.
3. Asperitatem Syrorum in loquendo retioebat. Sozoni., viii, 10.
70 JEAN CHRYSOSTOME
ment où Tarchevéque quitta le port de Constant! nople
la mer était calme, et le navire cingla d'abord sans
encombre du Bosphore dans la Propontide ; mais là un
vent du nord violent s'élevant tout à coup le poussa avec
une telle impétuosité vers la côte d'Asie, que le pilote
craignit d'être jeté sur les écueils de Proconèse; il
tourna Tlle, fit plier les voiles, et, se garant derrière le
mont Triton, il jeta l'ancre et attendit un vent plus fa-
vorable ^ Ce vent, qui était celui du sud-ouest, soufflant
au bout de trois jours, lui permit d'aborder au port
d'Apamée. Durant cette relâche forcée, Chrysostome,
ses diacres et ses serviteurs passèrent deux jours sans
manger, le patron de la barque, qui comptait sur une
courte traversée, ne s' étant muni de vivres que pour un
jour*.
Entré enfin dans Apamée, demi-mort de faim et de
fatigue, il y fut reçu par les trois évoques qui l'atten-
daient, et, quand ses forces furent un peu revenues, il
prit avec ses compagnons la route de terre pour gagner
Éphèse '. Leur premier soin à leur arrivée dans cette
ville fut de convoquer les évéques de Lydie, d'Asie, de
Carie. Ils se trouvèrent en tout soixante-dix ; mais déjà
beaucoup d'entre eux, avertis par le bruit public,
étaient en chemin pour se rendre au synode ; d'autres
y arrivaient aussi de districts plus éloignés et même
1. Irraente intérim 8»vo aquilone, metnentes naut» ne in Proco-
nesum ejicerentar... Tritonis promontoriam pneter?ehuntar, et ibi
jactis ancoris manserunt, Anstnim expectantes... Pallad., dial.,
p. 53.
2. Cnm biduum Jejunii perstitiftsent... Ibid,
3. Pedibus confecto itinere Epbeslum per?eniunt. Pallad., I. c.
ET L'IMPÉRATRICE EDDOXIE. 71
des villes de la Phrjrgie, attirés par la curiosité ou par
le désir d'admirer de près le grand orateur.
L'affaire instante d'Éphëse était l'élection qui se
préparait pour le remplacement d'Antonin ; or on avait
pu espérer que la présence d'un synode et surtout
Tautorité de Tarchevéque de Constantinople impose-
raient aux mauvaises passions de la populace et aux
brigues corruptrices des candidats. Il n'en fut pas ainsi.
L'impudence des compétiteurs, l'acharnement des par-
tis, l'agitation de la multitude, persistèrent comme
auparavant. Les places, les rues, les maisons, l'église,
retentissaient de diffamations que les concurrents se
jetaient mutuellement à la face, se traitant d'impies,
de voleurs, de sacrilèges, et déshonorant d'avance en
leurs personnes la dignité à laquelle ils osaient aspirer.
Ce spectacle révolta le rigide Ghrysostome ; effrayé d'une
élection faite sous de tels auspices, il s'entendit avec
une portion du clergé et des évoques pour prévenir le
triomphe de ces misérables, et de concert entre eux une
sorte de coup de théâtre fut préparé. Après un discours
dans lequel, déplorant la division des esprits, il repré-
senta avec une éloquence entraînante le déshonneur et
l'afOiction qui en rejailliraient sur TÉglise, l'archevêque
proposa comme moyen de pacification le choix du
diacre Héraclide, qui l'accompagnait; il y eut d'abord
grand étonnement, puis, les gens de bien se mettant
de la partie,la proposition rallia peu à peu beaucoup
de voix: bref, Héraclide fut élu*. C'était un ancien
i. Ipse eiigo Heraclidem quemdam diaconum saum... ad episcopa-
tom illum promovit. Sozom., vi, 11. » Ephesinœ autem ecclesi»...*
Heraclidem prefedt... Sozom., vui, 6.
7Î JEAN CHRYSOSTOME
moine de Sceté, assez renomme pour son savoir dans
les lettres profanes et plus encore dans Texégëse des
saintes Écritures. L'archevêque, sans perdre un mo-
ment, procéda à son ordination avec le concours des
soixante-<}ix membres du concile, tout ébahis d'un si
brusque revirement des choses. Produit d'une surprise
électorale, surprise honnête et heureuse pourtant, l'an-
cien diacre de Chrysostome ne jouit pas longtemps des
honneurs qu'il devait à son éloquence. Nous le ver-
rons bientôt chassé* déposé par un autre concile, ré-
tabli, emprisonné, martyr enfin, suivant la fortune de
son protecteur, car ces petites républiques ecclésiasti-
ques rappelaient par leur turbulence et leur mobilité
les révolutions des anciens gouvernements démocra-
tiques de l'Asie.
L'aflEaire de l'élection terminée, on passa à l'apure-
ment des comptes de l'église d'Éphèse et aux évéques
accusés de ti^afic simoniaque. Le lâche Eusébius, qui
avait vendu son silence à Antonin S reparut devant le
synode, sollicitant son pardon, et s' offrant à produire
contre les six évéques dénoncés les témoins qu'il avait
jadis promis*. Le scandale était trop grand pour que le
synode n'eût pas à cœur d'y mettre fin. Les six évéques
étaient présents, on autorisa la comparution d'Eusé-
bius, on fit lire les actes de ce qui s'était passé l'an-
née précédente à Gonstantinople, et l'assemblée , se
formant en cour de justice sous la présidence de Chry-
1. Cum 86 mutuo corrapissent, partim auro, partim Jurejurando,
amici facti fuerunt ante adventum Judicum. Pallad., dicU,, p. bi.
2. Rogo pietatem vestram ut hodie jamjam testes producam. Pallad.,
p. 54.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXÏE. 73
sostome, procéda sans retard à l'audition des té-
moins.
Dans le nombre se trouvaient des prêtres et des
laïques, des hommes et des femmes. Les six évëques
spécialement chargés par leurs dépositions nièrent
d'abord avec audace ; mais les témoins soutinrent fer-
mement leurs dires, circonstanciërent toutes choses,
indiquant la nature des présents faits à Antonin, leur
valeur, le temps, le lieu où ces présents avaient été
remis par chacun des accusés ^ Il ressortait de ces té-
moignages une telle évidence que ceux-ci commen-
cèrent à balbutier et à se couper dans leurs réponses.
Quelques prêtres qu'ils avaient appelés comme témoins
à décharge se récusèrent alors, retenus par la honte de
leur rôle ou par le cri de leur conscience. Les accusés
avouèrent enfin. «11 est vrai, dirent-ils, que nous avons
donné cet argent, mais nous nous croyions autorisés par
la coutume, et notre seule prétention, en briguant Fépi-
scopat, était de nous faire exempter des fonctions de la
curie et des charges que les magistratures imposent'.
— Maintenant, ajoutaient-ils, deux partis sont à prendre
à notre égard : ou nous laisser sur nos sièges épisco-
paux, si la chose est possible et honnête, ou nous faire
rendre l'argent que nous avons dépensé pour les ac-
quérir. Plusieurs d'entre nous non -seulement sont
i. iDstantibus autem testibus parti m laicis, parti m presbyteris
quibus coDfidere videbantur, necnon mulieribus quibusdam, qui etiam
pigDoram, seu munerum species dicebant, et loca et tempora, et quan-
titatem. PaUad., dicU,, p. 54.
2. Dedimus, confessum est ; et ordinati sumus : talem putantes esse
coDsuetudinem, ut videremur a Caria liberari. Ibid.
74 JEAN CHRYSOSTOME
ruÎDés, mais ils ont livré jusqu'aux bijoux de leurs
femmes et jusqu'aux meubles de leurs maisons : il est
juste que tout cela leur rentre ^ » La question était
ainsi posée avec netteté. Éyidemment le synode ne
pouvait pas annuler le jugement qu'il était venu rendre
en légitimant les conséquences de la simonie dans la
personne des accusés eux-mêmes. Il déposa donc sans
hésitation les six évêques et subrogea à leur place six
hommes que leur caractère de probité et de désinté-
ressement semblait désigner dans la circonstance pré-
sente. Chrysostome, qui fit rendre les décrets de
déposition et de subrogation, approuva d'ailleurs la
demande des évéques déposés d'être réintégrés dans
les dépenses qu'ils avaient faites. <( Gela est juste, leur
dit-il, mais cela ne nous regarde pas ; c'est à vous de
poursuivre les héritiers d'Ântonin en restitution, con-
formément au décret du synode. Poursuivez ces héri-
tiers d'un évoque simoniaque, ce sera pour tout le
monde une leçon salutaire; autrement, si cette cou-
tume s'invétérait, nous serions réduits à l'état des
patriarches juifs et égyptiens, qui vendent et achètent
tous les ans le sacerdoce, et nous aurions mérité cette
malédiction du prophète Michée : « ses prêtres répon-
daient avec des présents, et ses prophètes annonçaient
l'avenir pour de l'argent*. » En m^inière de consolation,
Ghrysostome leur promit de solliciter pour eux de
1. Et nanc oramus, si fas est, simus in ministerio ecdesie : sin mi-
nus aurum quod dedimus recipiamas. Quidam enim e nobis uzoram
supellectilem dedimus. Pallad., dial., p. 54.
2. Sacerdotes ejus eu m muneribus respondebant, et prophète cjus
cum pecunia vaticinabantur. Mich., m, 2.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 75
Temperenr une exemption des charges de la curie. Il
fit décréter aussi par le synode que, bien que dé-
posés, ils pourraient communier à Tintérieur du
sanctuaire, comme ayant été reyétus de la dignité
épiscopale *.
Une fois en train de réformer et de sévir, le terrible
justicier ne s'arrêta pas en si beau chemin, et ce fut
son tort. De la province d'Asie, son ardente inquisition
se porta sur les provinces voisines, la Lycie, la Carie,
laPamphylie, la Phrygie, le Pont; ce fut une enquête
sur les évéques d'une moitié de l'empire d'Orient, faite
de concert avec cette cour synodale qu'il présidait,
enquête trop rapide malheureusement, car il accusait,
jugeait, déposait, remplaçait, sur la seule renommée
publique dans la plupart des cas. Or il faisait tout cela
en dehors de sa juridiction, et sans y être appelé par
les villes et les Églises. En moins de trois mois, treize
évoques, quelques-uns disent quinze et même seize*,
furent jugés, cassés, remplacés par des successeurs
qu'on leur envoyait tout ordonnés. La terreur régnait
dans les diocèses d'Asie. En quittant la province pro-
consulaire d'Éphèse, Chrysostome voulut passer par la
Bithynie, où il avait un acte de justice exemplaire à
exercer, et s' étant arrêté à Nicomédie, capitale de la
province, il cita devant lui le métropolitain, nommé
Gérontius. L'histoire de ce personnage est curieuse, et
i. PrsBcepit syDodus ut auram acciperent ab h8eredibiisÂntODini,et
commnnicarent intra altare,es9entqiie jam non sacerdotes sed ex sacer-
dotibns. Pallad., diaL, p. 54.
2. Una die sexdecim episcopos deposuisse et sues loco illorum ordi-
nasse... Theophil. libell. apud Pallad., dial., p. 49.
76 JEAN CHRYSOSTOME
donne une étrange idée des mœurs ecclésiastiques de
cette époque.
Gérontius était Occidental, médecin de profession ;
et il avait exercé son art dans la ville de Milan en y
joignant un peu de magie, au moins de cette magie
chrétienne qui consistait à communiquer avec le diable
et les génies infernaux, à les évoquer, à les dompter
par des exorcismes, à les reconnaître enfin sous les di-
verses formes que Tesprit de malice sait prendre pour
se glisser parmi les hommes. Ce charlatan mystique
s'était acquis par ces manœuvres une sorte de réputa-
tion de sainteté. Ambroise lui-même, le grand arche-
vêque, s'y était laissé prendre et avait admis Gérontius
comme diacre dans son église. Revêtu d'un caractère
sacré et des pouvoirs qui l'accompagnaient, l'ancien
médecin se livra sans mesure à des opérations théur-
giques dont il était peut-être la première dupe*. Sa ré-
putation grandit doublement près des ignorants et près
des esprits exaltés, mais il se perdit lui-même par un
conte absurde. Il prétendit avoir rencontré une nuit
un de ces esprits infernaux qu'on appelait lamies, l'avoir
reconnu malgré l'obscurité, sous la figure d'un âne, et
que, ce démon cherchant à lui échapper, il se l'était
soumis, l'avait muselé, conduit dans un moulin et
forcé de tourner la meule *.
Parvenues jusqu'aux oreilles d' Ambroise, ces sor-
i. Hic enim cum diaconus osset sub Âmbrosio Mediolanensis eccle-
siiB episcopo nescio quid passas, atrum fucum facere volens an dtemonis
arte et vanis imaginibus deceptus... Sozom., viii, 6.
2. Retulerat quibusdam, se noctu onoscelidem comprehensam, ca-
pite raso, in pistrinum conjecisse. Ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 77
nettes impies l'indignèrent; il interdit Gérontius et le
chassa de son église. Le diacre expulsé reprit son état
de médecin, alla demeurer à Constantinople, et grâce
à son habileté dans son art, grâce surtout à son savoir-
faire, il devint une sorte de personnage, prit pied à la
cour de l'empereur*, qui était alors Théodose, gagna
la protection de quelques grands, et put être protecteur
à son tour. Dans cette situation il rendit un service
signalé au fils d'Helladius, évéque de Césarée en Cap-
padoce et exarque de tout le diocèse du Pont*. Celui-
ci, qui savait son histoire, le flt rentrer dans Téglise,
Tordonna prêtre, puisévêquede Nicomédie, le tout par
reconnaissance'. Gérontius, élevé si haut, ne négligea
rien pour se faire aimer de son clergé et de sa ville. Il
y réussit ; mais sa scandaleuse nomination souleva la
conscience des Occidentaux. Nectaire régissait alors
Féglise de Constantinoijle. Averti par Ambroise, il crut
de son devoir de déposer un pareil évêque, et il le
somma d'abdiquer de son plein gré pour éviter le ju-
gement canonique. Gérontius s'y refusa impudemment,
brava toutes les menaces et continua de porter le bâton
épiscopal à Nicomédie, n'épargnant d'ailleurs ni ruse,-
ni argent, ni même l'assistance de son art comme mé-
decin pour s'enraciner dans l'affection des Nicomé-
diens*.
i. At Gérontius cum et optimus eftset medicus ac diligentissimus,
et ad discendum ac persuadendum, parandosque amicos aptissimus...
Coustantinopolim perrexit. Sozom., vui, G.
2. Suffragio suo spleadidam in palatio militiam filio ipsius (Hel-
ladîi CaBsares Cappadocam episcopi) comparaverat. Sozom., ab. s.
3. Hanc illi gratiam referens... Ibid.
4. Quœ cum didicisset Âmbroaius , scripsit Nectario opiscopo Con-
78 JEAN CHRYSOSTOME
C'est à un tel homme que Ghrysostome vint s'atta-
quer à son tour. Vainement Gérontius voulut prendre
vis-à-vis de lui l'attitude qui avait fait reculer Nectaire.
Ghrysostome, aussi décidé que son prédécesseur avait
été méticuleux et hésitant, déposa le métropolitain de
Nicomédie et le remplaça sur-le-champ par le philo-
sophe Pansophius, ancien précepteur de l'impératrice,
devenu depuis lors prêtre, puis évêque de Pisidie*.
Toutefois cette exécution ne fut pas du goût des Nico-
médiens ; leur évêque leur convenait, ils crièrent à la
tyrannie. On les vit même faire des processions en
chantant des litanies, comme dans les temps de peste,
de famine, de sécheresse, en un mot de grande calamité
publique, pour demander à Dieu le retour de Géron-
tius*. L'opposition alla si loin , que ceux d'entre les
Nicomédiens qui habitaient Gonstantinople fii^nt les
mêmes démonstrations dans la ville impériale et
presque sous les murs du palais d'Arcadius : c'était une
protestation solennelle contre l'ingérence de Ghry-
sostome dans les diocèses étrangers.
Tout cela avait passé comme une tempête qui ébran-
Jait jusqu'aux Églises que son souffle n'avait point
touchées. Une longue agitation suivit cette expédition,
courageuse sans doute et inspirée par un zèle dévorant
8tantiDopolitano,utGerontiosacerdotium adimeret... VerumNectarios...
numquam tamea obtinere potuit... Sozom., vin, 6.
1. Johannes vero cum illum deposuisset, ejus loco Pansophium or»
dinayit : hic uxoris Arcadli imperatoris psdagogus faerat. Id. I. c.
2. Nec secus ac si terne motu aut siccitate aut alla qaapiam cala-
mitate invecta, per plateas civitatis suas et Gonstantinopolis circumeun-
tea, Deo supplicabaiit ut illum episcopum baberenU Soiom.» eod* loc*
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 79
du bien, mais trop précipitée pour produire des fruits
durables, et d'ailleurs, il faut bien le dire, faite en de-
hors des règles consacrées. L'éyéque de Rome, dont les
empiétements sur les juridictions particulières des
Églises indignaient si fort les Orientaux, n'avait jamais
rien exécuté de pareil à cette campagne de Chrysostome.
On put se demander si, devant Févéque de la nouTelle
Rome comme en face de celui de .l'ancienne, il y aurait
encore un peu de sauvegarde pour les autres, de liberté
pour les clergés, de droit d'élection pour les villes, dès
que les décrets canoniques concernant les dépositions
et les ordinations épiscopales pouvaient être ainsi mis
sous les pieds au gré d'un homme, dès que la discipline
des Églises n'appartenait plus aux clergés et aux sy-
nodes provinciaux; l'empereur enfin put se demander
si le droit du souverain dans la convocation des conciles
et l'approbation des évéques était aboli. Il n'y avait pas
eu d'autre souverain, d'autre juge disciplinaire, d'autre
électeur pour un tiers des Églises orientales que
Chrysostome assisté de cette cour synodale compo-
sée par lui-même. De pareils procédés avaient déjà été
employés par lui vis-à-vis des Églises de Thrace. C'était
l'omnipotence ecclésiastique dans l'empire. Quelque
louables que soient les intentions d'un homme, quelle
que soit la bonté des mesures qu'il prend sur lui d'exé-
cuter, on ne fait jamais le bien tout seul, et pour qu'il
soit accepté et fécond, il faut que tout le monde ap^
prouve les formes suivant lesquelles il s'accomplit.
C'est ce qu'on ne tarda pas à reconnaître dans la cir-
constance présente.
L'année n'était pas encore écoulée que le justicier
80 JEAN CHRYSOSTOME
se voyait jugé à son tour et condamné par un concile.
1» Pour être sorti de sa juridiction, avoir envahi
des Églises étrangères et y avoir ordonné des évoques*;
2o Pour avoir déposé des ecclésiastiques sans les
entendre;
30 Pour avoir, sans l'assistance du synode local et
sans consulter le clergé des Églises, fait des ordinations
désapprouvées par luit
40 Pour avoir (à son insu sans doute et par trop de
précipitation) ordonné évoques des esclaves non en-
core affranchis et de plus entachés de crimes ;
5o Pour avoir été tout à la fois accusateur, témoin
et juge dans le procès de plusieurs ecclésiastiques,
entre autres dans celui de Proérèse, évêque de Lycie;
60 Pour avoir ordonné, en violation des canons,
plusieurs évéques en masse et quatre d'une seule fois*.
Ces faits se reliaient en majeure partie aux affaires
de TAsie; les évoques déposés, Gérontius en tête, se
portaient ses accusateurs, tandis que les nouveaux
nommés, chassés par les clergés locaux et les villes,
étaient déposés à leur tour comme usurpateurs des
sièges d'autrui.
1. Qaodinvadit aliénas parochias et episcopos ordinal. AcLsynod.
ad Querc. apud Pbot. et in Baron., 403, xix.
2. Tous ces griefs furent admis dans le concile du Chônc, ainsi
qu'on le verra plus bas.
KT L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 84
V.
Ce voyage ne fut pas moins funeste à Ghrysostome
dans l'intérieur de sa propre Église. En vain Sérapion
lui écrivait-il lettre sur lettre, Tavertissant que Sévé-
rien le trahissait et que sa présence devenait de jour
en jour plus nécessaire pour sauver lui-même et son
troupeau. Entraîné par le travail de réforme qu'il avail
à cœur d'achever, il venait de passer trois mois et demi
hors de Constantinople quand il atteignit le Bosphore
à Ghalcédoine.
Voici ce qui était arrivé dans l'intervalle et ce qui
excitait à juste titre l'appréhension de ses amis.
J'ai dit plus haut comment, sur son départ, Tar-
chevéque avait confié le soin de son Église à son
compatriote Sévérien, évéque de Gabales. Assez re-
nommé sur les bords de l'Oronte pour sa facilité
de parole, quoiqu'il eût d'une façon très-marquée,
en prononçant le grec, l'âpre et dur accent de son
pays *, ce prélat syrien était venu se faire juger dans la
ville impériale, curieux d'en rapporter la double mois-
son d'argent et de gloire qui était le but de ces prédi-
cateurs ambulants. Depuis que la fortune extraordi-
naire de Jean d'Antioche avait mis la Syrie à la mode,
cette vaniteuse province ne contenait plus ses préten-
tions ; elle tenait à montrer au reste de l'Orient que
1. Seveiianus asperitatem Syrorum in ]oquendo retinebat. So-
loni., Tui, 10. — Severianus... grteca minus distincte pronuntiabat.
Socr., Ti, il.
6
82 JEAN GHRYSOSTOMB
Cbrysostome n'était pas le seul homme dont elle pût se
vanter, et qu'à son défaut Técole de Libanius saurait en-
core donner à la ville de Constantin des orateurs et des
évéques. Une rivalité jalouse s'était donc mise parmi
les Syriens, qui se piquaient d'éloquence chrétienne ;
ils n'arrivaient pas à Gonstantinople sans une arrière-
pensée d'éclipser l'archevêque. Quelque temps avant
l'époque dont nous nous occupons, un certain Antio-
chus y avait fait applaudir sa belle prestance, sa voix
pleine et sonore, et aussi une abondance de périodes
fleuries dans lesquelles il ne fallait pas trop chercher
des idées, mais qui était encore de l'éloquence pour
des oreilles habituées au cliquetis de mots des rhéteurs.
Aussi Antiochus était-il retourné en Syrie chargé de
richesses, et le peuple, dans son enthousiasme, Tavait-
il gratifié du même titre que Jean d'Antioche lui-
même, celui de Ghrysostome ou bouche d'or ^ . Son
exemple piqua d'honneur l'évêque de Gabales, qui
voulut à son tour débuter dans la grande métropole
d'Orient, et le fit sous le patronage de l'archevêque.
C'était un homme plus sérieux que l'autre, plus savant
dans les Écritures, plus logique et merveilleusement
fait pour l'exégèse, quoiqu'il n'eût pas l'abondance
oratoire d' Antiochus, et que le dur accent guttural
dont j'ai parlé gfttàt parfois les meilleures choses dans
1. Et Antiochus quidem cam prior Ptôlemalde venisset Constan-
tinopolim, et in ecclesiis urbis régie summa cum diligentia aliquaadia
docaisset, eaque ex re magnam yim pecunie collegisset, ad eccle-
siam suam redierat... Socr., vi, 11. — VerumAntiochus quidem expedite
admodum et sonora voce loquebatur : ita ut a nonnullia diceretar
Chryaostomus. Sozom., vm, 10.
ET L^IMPÊRATRICE EUDOXIE. 83
sa bouche. En retour du service qu'il recevait de Far-
clievéque, il affectait pour lui une admiration et un
dévouement sans mesure. En réalité pourtant Sévé-
rien n'était qu*un ambitieux corruptible et un rival
jaloux.
Il ne fut pas difficile aux adversaires de Chryso-
stome de circonvenir un tel homme. Le mot d'ordre
partit de la cour. On alla l'entendre, on l'applaudit S
on le proclama supérieur à l'archevêque, et les cour-
tisans admirèrent sans doute jusqu'aux grâces de sa
prononciation syrienne, dont ils eussent fait autre-
ment un objet de risée. Le but était de l'opposer à
son ami, dont on lui fit entrevoir la déposition et la
succession prochaine, s'il travaillait à le renverser.
L'impératrice voulut le connaître, l'empereur le reçut
fréquemment à sa table, Eugraphie surtout l'accapara
et fit de lui la cheville ouvrière de ses intrigues. Il lui
advint même à cette époque un honneur insigne qui
semblait le prédestiner à la haute fortune qu'il rêvait.
Augusta étant accouchée au mois de février kOi de son
quatrième enfant, qui fut Thoédose II, au lieu d'attendre
pour lui faire administrer le baptême le retour de
l'archevêque (pareil retard n'ayant rien que de très-
ordinaîre dans la primitive Église), elle précipita au
contraire la céi:émonie afin que le nouveau-né reçût
l'eau sainte des mains de Sévérien. Or on sait que
l'accomplissement de cet acte sacramentel conférait au
prêtre sur le néophyte initié par lui à la foi un droit de
1. Sepe in ecclesia conciouatus, maguam sui admiratioQcm excitavit.
Sozom., vui, 11.
84 JEAN CHRYSOSTOMB
paternité spirituelle et un lien religieux qui durait toute
la vie. Sévérien ne fut plus dès lors un évêque étranger
en passage à Constantinople, ce fut un prélat attaché
à la cour, et un successeur désigné à Févêché de la
métropole impériale *.
Un hasard fâcheux ayant amené sur ces entrefaites
Ântiochus à Constantinople, Sévérien le conduisit près
d'Ëugraphie, qui Tenrôla dans sa faction, puis les deux
évêques en recrutèrent un troisième, porteur d'un
nom connu et respecté dans la chrétienté orientale. Il
se nommait Acacius et occupait le siège épiscopal de
Bérée. Les dernières années de sa longue vie (il avait
alors plus de quatre-vingts ans) avaient été employées
à aimer et à gloriQer Chrysostome : c'est même lui
qu'on avait délégué à Rome comme un ami sûr et dé-
claré du nouvel élu, pour remettre au pape Siricius le
décret de sa nomination et négocier entre TOccident
et rOrient la communion des deux Églises et des deux
évêques. Attiré depuis lors à Constantinople par on ne
sait quelle affaire, Acacius se piqua d'un procédé fort
innocent de l'archevêque, son ami. Celui-ci voulut
l'avoir à demeure dans son palais épiscopal et l'y logea,
de la même façon qu'il se logeait lui-même, c'est-
à-dire dans un appartement fort simple et fort rustique-
ment meublé. Le vieil évêque, qui s'attendait à tout
autre chose chez le premier prélat du monde oriental,
s'imagina qu'on le traitait ainsi par mépris, ou plutôt
la malveillance le lui insinua, et comme l'âge avait
1. Severianum qui illum e sacro fonte suscepit. Ad. Chron, —
Consulter sur certaines difficultés historiques relatives à ce baptênae
Tillem., Mém, eccU, U XI , p. 58.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 85
grandement affaibli son esprit, il s'irrita outre mesure
contre son hôte *. « S'il me dédaigne, osa-t-il dire, je
le lui rendrai bien, et je lui assaisonne un bouillon
qu'il ne boira pas volontiers '. » Il s'afûlia au concilia-
bule d'Eugraphie.
Tels étaient les graves événements qui précédèrent
le retour de Cbrysostome. En abordant au port de
Constantinople, l'archevêque fut reçu par un peuple
immense qui encombrait le quai et les rues voisines,
ébranlant l'air de ses cris de bienvenue. Il gagna Tévé-
ché sous l'escorte de ces masses fidèles ou plutôt enlevé
sur leurs bras. Arrivé à la porte de sa demeure, il les
congédia, remettant au lendemain, à cause de sa
grande fatigue, les remerclments qu'il voulait leur
adresser, et il leur donna rendez-vous dans sa basilique.
Le lendemain, comme on le pense bien, l'assistance
se trouva au complet. Cbrysostome parla, et nous
avons encore son discours, discours plein d'ardeur et
d'onction, où respire la joie du prêtre qui revoit son
église, qui remet le pied dans la patrie de son cœur,
qui retrouve au retour son fidèle troupeau tel qu'il
l'avait laissé au départ; mais il ne dissimule rien.
Loin de jeter un voile sur ce qui s'est passé en son
absence, sur les noires trahisons de gens qu'il ne
1. CoDtîgit autem ut id temporis Acacias episcopus Bereœ qui ad-
venerat Constantinopolim, haudquaquam bonum hospitium nancisce-
retur, ut dicebat, et ob hoc mœrens, ira intumescebat. Pallad., dial,,
p. 20.
2. Quasi neglcctas a Joanne, cogitationibus immoderatls victus,
absurdum sermonem ex abundantia cordis efTert, dignum sua mente,
pnesentibus Joannis quibusdam clericis dicens : « Ego ipsi ollam con-
dio. » Pallad., ibid.
86 JEAN CHRYSOSTOME
nomme pas, il part de là pour remercier ce peuple
qui s'est refusé à leurs provocations coupables. « Je
vous rends grâce, dit-il à la foule qui se pressait sous
la chaire, je vous rends grâce de m'avoir montré, en
dépit des tentations dont vous étiez assiégés, une fidélité
à répreuve de tout ^ Vous avez été la chaste épouse
qui ferme Toreille aux propos adultères pendant
réloignemeat de Tépoux; vous avez été le chien
vigilant qui garde le troupeau en Tabsence du berger;
vous avez été les nautoniers qui conduisent le vais-
seau déserté par le pilote ; les soldats qui, privés de
général, ne laissent pas de remporter la victoire *. »
C'est là le fond du discours, l'allusion y est palpi-
tante ; révoque offensé veut qu'on sache qu'il connaît
et juge Sévérien, qu'il connaît aussi les menées de la
cour, mais qu'aucune crainte ne trouble son âme vis-
à-vis de son ingrat ami. Ses paroles, en le relevant de
ses pouvoirs, furent marquées au coin d'une juste ri-
gueur. Il lui reprocha sa vie mondaine, ses fréquen-
tations au palais impérial et les festins après lesquels il
semblait courir par opposition aux habitudes austères
dont lui-même, Ghrysostome, avait fait la règle de son
évéché. a Ântiochus et toi, lui dit-il, vous menez la vie
de parasites et de flatteurs ; vous êtes devenus la fable
de la ville, et c'est vous que la comédie joue sur les
i. Ideoqae et si ampliori tempore demoratus sum foras, non me
pœnitet quia confldebam de vestrao caritatis affectu, et integritate Adeî*
Chrys., Orat. post redit, ex Asia.
2. Nam qoid incassum dicebam quoniam casta uxor absente viro
repellit adalteros, absente pastore canis abigit lupos, sine gubernatore
naats salvaverunt navem , sine duce milites yictoriam reportaverunt.
Chrys., ibidé
ET L IMPÉRATRICE EUDOXIB. 87
théâtres. » Quelques jours après, choisissant pour texte
de son sermon un verset du livre des Rois, il s'écriait
du haut de la chaire : « Rassemblez autour de moi ces
prêtres du déshonneur qui mangent à la table de Jéza-
bel, afin que je leur dise, comme autrefois Elle : Jusqu'à
quand clocherez-vous des deux pieds? Si Eaal est dieu,
marchez derrière lui ; si la table de Jézabel est aussi un
dieu, mangez-y, mangez-y jusqu'au vomissements »
Ces paroles causèrent une violente rumeur au palais.
Une aventure qui troubla Gonstantinople pendant
quelques jours fournit matière à de nouvelles déclama-
tions contre lui. Ceci regardait les ariens et leurs core-
ligionnaires et patrons les généraux barbares, hauts
fonctionnaires à la cour ou dans l'armée. On sait que
Gonstantinople, sous le gouvernement de Valens, avait
été livrée à un arianisme exclusif et persécuteur. La
réaction se fit sentir avec Théodose, et ce prince, aussi
catholique que son prédécesseur avait été arien, en re-
levant le culte orthodoxe, relégua les églises dissidentes
dans les faubourgs de la ville, en dehors des murs*.
Les ariens depuis lors n'avaient point cessé de protester
contre une exclusion qui les blessait : Théodose s'était
montré inflexible. Ils espérèrent avoir meilleur marché
du faible et timide Arcadius, grâce à l'influence bar-
bare prépondérante dans ses armées et à sa cour. De-
1. CoDgregate ad me sacerdotes dedecoris qui comedant mensam
Jezabel, ut dicam eis, aicut dixit Elias : « Csquequo claudicatis in duaa
partes? Si Baal est Deus, ambulate post ipsum; ai autem Jezabel
qaoque mensa ipsa est Deus, comedentes, evomite. » Reg. m, 18.
2. Gum ariani, quibus régnante Theodosio ademptt» flierantecclesiœ
Constantinopoli , extra urbis mœnia conventus agerent... Sozom.,
vm, 8.
88 JEAN GHRYSOSTOMB
puis qu'en Tannée 376' l'empereur Valens avait forcé
le peuple des Goths, dans la personne de son évéque.
Ulula, à signer le formulaire d'Arius» sous peine de se
voir fermer l'accès de l'empire et d'être exterminé par
les Huns, ce peuple, devenu hôte des Romains, avait
pris son arianisme au sérieux, et le jour oCi l'empire
d'Orient, retournant au drapeau de ses pères, embrassa
de nouveau la foi catholique, les Goths refusèrent de le
suivre dans son évolution ^ Ils restèrent ariens, ariens
fanatiques, en relation fraternelle avec leurs coreligion-
naires romains, et l'arianisme commença dès lors à
devenir sous leurs auspices le christianisme des bar-
bares, par opposition au catholicisme, christianisme
légal des Romains.
La question, comme on voit, était délicate, et plus
d'une fois Arcadius fut sur le point de céder. Tout ré-
cemment le terrible Gainas, qui tenait sous sa main
l'empereur et l'empire, avait obtenu du fils de Théo-
dose la concession d'une église urbaine : « car, disait-il,
il ne convenait pas à la dignité d'un général romain tel
que lui d'aller chercher son Dieu hors des murs '. » Il
fallut que Chrysostome intervint, et par la vigueur
de son courage se rendit maître à la fois de Gainas et
de l'empereur; la concession fut retirée. Les ariens ne
se tinrent pas pour battus, et en effet, malgré la dispa-
rition de Gainas, ils comptaient encore de solides ap-
puis au palais. A défaut donc d'église intérieure, ils
i. Voir mon Hutotre d'Attila, 1. 1, p. 28.
2. Injastum enim ac pneterea indecorum esse querebatur, ut îpse
qui magister erat roman» militiie, extra urbis mœnia orandi causa
proflcisceretur. Sozom., viir, 4.
ET -L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 89
imagioërent de s'assembler par groupes sous les nom-
breux portiques des places et des rues, le samedi soir
et le dimanche au lever du soleil, pour se rendre de
là processionnellement à leurs églises des faubourgs.
Pendant la route, ils faisaient retentir les quartiers
de la ville qu'ils traversaient du chant alternatif des
psaumes dans lesquels ils intercalaient des hymnes ap-
propriées à leur croyance. C'est ce qu'on appelait leurs
litanies^. Les choses restèrent assez calmes jusqu'au
départ de Chrysostome pour l'Asie; mais durant son
absence Sévérien, flatteur et complaisant des grands,
se relâcha des rigueurs de la règle. Les processions se
multiplièrent, les litanies se remplirent de provocations
aux catholiques et d'outrages à leur foi : » Oà sont,
chantaient les ariens, ceux qui croient que trois ne
font qu'un * ? »
A son retour, Chrysostome, indigné, réclama des ma-
gistrats la répression de ces insultes, et comme le pré-
fet de la ville ne prenait aucune mesure efficace, il
organisa lui-même une contre-litanie, oCi des proces-
sions catholiques se mirent aussi à parcourir les rues
et les places le samedi et le dimanche, opposant les
hymnes aux hymnes et la profession de foi orthodoxe
aux blasphèmes de l'hérésie. Ces processions ayant lieu
le soir et se prolongeant fort tard, les catholiques por-
taient pour s'éclairer de grandes croix d'argent garnies
1. Prima aatem lace eadem publiée canentes, pergebant ad loca in
qoibas collectas celebrabant. Sozom., viii, 8. — Ipai intra civitatis por-
tas, circa porticas publicos congregati, hymnos apte ad arianam hsre-
sim compositos, alternatim sibl respondentes canebant. Socr., vi, 8.
2. Ubinam sunt qui tria unam dicunt esse potentiam? Ibid.
90 JEAN CHRYSOSTOME
de cierges qui faisaient, disent les contemporains,
comme un second jour dans la nuit ^ Eudoxie, restée
bonne catholique malgré les tendances ariennes de la
cour, avait voulu faire les frais de ce luminaire et en-
voyait ses serviteurs figurer à la contre-litanie *. Ce
qu'il était aisé de prévoir arriva, les processions se ren-
contrant se battirent : pierres et bâtons firent leur jeu
et plusieurs morts ou blessés restèrent sur la place,
entre autres Brison, le principal eunuque de l'impéra-
trice, qui reçut une pierre à la tête *. Arcadius finit par
où il aurait dû commencer : un décret impérial que
nous lisons au code Théodosien interdit ces réunions,
menaçant le préfet de la ville d'une amende de cent
livres d'or si les litanies venaient à se renouveler *.
Toutefois beaucoup de gens récriminèrent afin de jeter
la responsabilité des désordres sur Ghrysostome, qui
toujours, disait-on, qu'il fît le bien ou le mal, traînait
la guerre après lui.
Cependant les rapports s'envenimaient chaque jour
entre Ghrysostome et son ancien subrogé, devenu son
rival. Gonflé d'espérances et de prétentions, celui-ci
affectait dans une Église où il était étranger l'attitude
d'un archevêque légitime, qui attend de moment en
1. Cruces enim argcntete a Joanne erant excogitatie, qu» cereas
faces accensas gestabant. Socr., vi, 8. — Nam et crucum argentea signa,
pnecedentibus cereis, eos anteibant. Sozom., viii, 8.
2. Eudoiia Augusta sumptum ad hoc suppeditante. Socr., vi, 8.
3. Et Briso quidem euniichus Âugustse... in fronte lapide percussus
est. Socr., ibid. — Briso vero saxo in fronte percussus est. So-
zom., VIII, 8.
4. Quibus rébus permotus imperator interdixit arianis, ut deinceps
hymnos publiée canerent. Socr., ibid.
ET UIMPÉRATRICE EUDOXIE. 94
moment la déposition de l'intrus. Une crise était im-
minente. Elle arriva par l'inconvenance d'un de ces
dangereux amis que Jean Ghrysostome avait à ses
côtés, et qui semblaient d'accord avec ses ennemis pour
l'environner d'orages. Un jour que Sévérien traversait
la tête haute, dans son faste et son arrogance habituels,
la basilique ou l'un des lieux y attenants, Sérapion,
qui était assis sur son passage, ne se leva point, comme
devait le faire un diacre par honneur pour un évêque,
mais resta sur son siège, le regardant d'un air dédai-
gneux *. Sévérien en fut offensé, et, s'approchant du
diacre, il lui dit de manière à être entendu d'une par-
tie des gens qui se trouvaient là : « Si Sérapion meurt
chrétien, le Christ ne s'est pas fait homme, » et il con-
tinua son chemin *.
Sérapion sans désemparer fit appel à quelques-uns
des témoins de la scène, lesquels, selon toute appa-
rence, appartenaient à l'église, et se rendit avec eux
chez l'archevêque, où il accusa Sévérien d'avoir blas-
phémé en disant a que le Christ ne s'était pas fait
homme '. » Les témoins qu'il amenait confirmèrent sa
déposition, soit qu'ils supprimassent à dessein le com-
mencement de la phrase qui en déterminait le sens,
soit qu'ils n'eussent entendu que la fin. Quel que fût le
sens des mots adressés par l' évêque de Cabales à Séra-
pion, Chrysostome les trouva également coupables.
1. Serapio vero cum conspicatus minime assurgeret, de industria
osteodens ils qui aderant, sese illum contemnere... Sozom., viii, 10.
2. Severianus exclamavit protinus his verbis : Si Serapio moriatur
Christian as, Cliristus nanquam homo factas est. Sozom., ibid.
3. ... Quod Christus homo factus non esseti Id., 1. c.
A
92 JEAN CHRYSOSTOME
S'il n'avait pas voulu proférer l'impiété dont on l'accu-
sait et affirmer tout simplement que l'incarnation du
fils de Dieu était un mensonge, au moins avait-il pris
le nom du Sauveur en vain, et profané par un emploi
frivole la redoutable formule de nos mystères. De la
part d'un prêtre, ce second crime égalait presque le
premier, au jugement de Gbrysostome. Faisant donc
venir Sévérien, il le retrancha de sa communion, lui
interdit l'entrée de toutes ses églises, et, au dire des
historiens, le condamna à sortir de Gonstantinople ^
Cependant le bruit de ce débat ayant transpiré au de-
hors, des hommes du peuple employés aux affaires de
la basilique, principalement les decani ou dizainiers,
chargés de l'enterrement des pauvres, répandirent dans
le quartier la nouvelle que Sévérien insultait l'arche-
vêque '. Il n'en fallut pas davantage pour qu'en quel-
ques minutes une foule ameutée n'accourût vers l'ar-
chevêché, comme si les jours de Gbrysostome eussent
été menacés. En de telles circonstances, Sévérien crut
qu'il n'avait rien de mieux à faire que de quitter la
ville : gagnant le port précipitamment, il prit une
barque et passa à Ghalcédoine.
Le temps avait manqué au fugitif pour aviser la cour
de son aventure et se placer sous la sauvegarde d'Eu-
doxie ; mais, informée de tout par ses partisans, l'im-
pératrice adressa de vives plaintes à l'archevêque, or-
1. Ob hœc accasatus Severianus, urbe expulsus est a Joanne, tan-
quam contumeliosus et impie locutus in Deaiu. Sozom., viii, 10.
2. Quod ad versus Severianum commenta et insidias struxit, irri-
tans adversus etim decanos. AcL synod. ad Querc, apud PhoU, 59, e
in Baron.. 403, xvii et seq.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 93
donnant de plus que Sévérien rentrât sous le plus bref
délai à Gonstantinople. Celui-ci ne se le fit pas dire
deux fois et repassa triomphalement le Bosphore. Ce
n'était pourtant là qu'une réparation incomplète, car
l'interdit ecclésiastique subsistait et ne pouvait être levé
que par l'archevêque lui-même. Eudoxie l'eu sollicita
ardemment à plusieurs reprises; l'empereur lui-même
le demanda, mais sans succès: Chrysostome refusa non-
seulement de recevoir lefaux ami, l'impie, dans sa com-
munion, mais de lui parler et de le voir ^ Humiliée de
la résistance de ce prêtre, et non moins opiniâtre que
lui, l'impératrice prit une de ces résolutions violentes
en rapport avec l'impétuosité de son caractère, et elle
saisit l'occasion d'une grande fêle à l'église des Apôtres
pour amener entre elle et son adversaire une scène
publique et décisive. Entrée subitement dans la basi-
lique avant le commencement du sacrifice, sans autre
suite que le jeune Théodose, porté à bras derrière elle,
elle traversa la nef à grandspas, pénétra dans le cbœur,
et, arrivée en face de l'archevêque assis sur son trône
au fond de l'abside, elle déposa l'enfant sur ses ge-
noux; puis elle le conjura sur la tête de ce fils, rejeton
du grand Théodose, de pardonner à Sévérien. Plu-
sieurs fois elle répéta son adjuration à haute voix et la
main étendue sur son enfant ^. Chrysostome étonné
1. Joannes vero ab ipsias familiaritate se removit, nec uUi ipsum
ad hoc hortanti obtemperavit. Socr., vi, 41.
3. Et per illius caput crebro eum obtestans, aegre ab iUo obtinoit ut
Se?eriaoum in amicitiam suam admitteret. Socr., ibid. — Donec
Augusta in ecclesia Âpostolorum, imposito Joannis genibus llieodosio
filio, illum identidem obsecrans atque adjurans... Sozom., viii, 10.
94 JEAN CHRYSOSTOME
balançait; la vue de cet enfant déjà auguste et qui au-
rait un jour besoin de pardonner le toucha sans doute,
il pardonna.
Ce n'était pas tout du pardon de Ghrysostome, il
fallait encore celui du peuple, attaché à la cause de
son évêque plus vivement que lui-même peut-être. En
effet, depuis le retour de Sévérien, il ne se passait pas
de jour que des rixes parfois sanglantes ne montras-
sent la ferme volonté du peuple de faire respecter, vis-
à-vis d'un traître et d'un usurpateur, l'honneur et le
droit de son chef spirituel. Une de ces rixes î(vait même
dégénéré en sédition, et Sévérien n'eût pas osé, sans
péril pour sa vie, forcer l'entrée des églises, qui lui
étaient interdites et dont le peuple s'était constitué le
gardien.
Ce dévouement absolu et presque fanatique créait
pour Ghrysostome une situation délicate. Il compre-
nait qu'il ne pouvait trahir des sentiments qui faisaient
son orgueil et sa sécurité, et, tout en pardonnant, sur
les instances du prince et d'Augusta, il avait dû songer
à sa propre justification devant ses défenseurs et ses
amis. Les hommes rudes et passionnés qui s'étaient
compromis pour sa cause avaient besoin de savoir
pourquoi il faisait la paix, et dans une affaire devenue
commune entre eux, ils conservaient un droit d'ap-
probation ou de blâme sur sa conduite; ils pouvaient
la condamner ou l'absoudre, Ghrysostome le jugeait
ainsi. Il voulut donc obtenir du peuple une réconcilia-
tion publique, à ses yeux du moins inséparable de la
sienne. Alors eut lieu dans sa basilique épiscopale une
de ces grandes scènes du forum chrétien qui jettent
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 95
taDt d'animation et d'éclat sur Thistoire ecclésiastique
des premiers siècles. Du haut de sa chaire, il se pré-
senta à l'auditoire pressé à ses côtés comme un am-
bassadeur qui propose la paix et veut qu'elle soit rati-
fiée. Par une faveur inappréciable du hasard, son
discours, non compris dans le recueil de ses œuvres
tel que nous l'avons aujourd'hui, a été retrouvé dans
une ancienne traduction latine, ainsi que celui par le-
quel Sévérien vint à son tour devant le même audi-
toire demander merci. On verra par les ménagements
de langage et les timidités dont les paroles de Chryso-
stome sont empreintes à quel point ce peuple inflam-
mable était ménagé par les chefs même de son choix, et
combien, dans cette sorte de démocratie religieuse fon-
dée par Ghrysostome à Gonstantinople, le tribun avait à
compter avec son forum.
(c De même que le corps adhère à la tête, dit-il au
début de son allocution, l'Église adhère au prêtre et le
peuple au prince. Gomme aussi l'arbuste ne saurait se
séparer de sa racine et le fleuve de ses sources, ainsi
les fils sont inséparables du père, et les disciples du
maître ^ Ge que je vous dis là n'est pas un vain rappel
à votre attachement pour ma personne, mais, comme
j'ai à vous entretenir de choses graves, il faut que nul
ici ne soit troublé ni ne trouble, et qu'aucune inter-
ruption ne s'élève pendant que je parle. L'obéissance
des disciples pour le maître, l'affection des fils pour le
1. Sicuti capiti corpas cohœrere necessariam est, ita ecclesiam sa-
cerdoti et principi populam : utque virgulta radicibus et fontibus fla-
vii , ita et âlio patri et magistro discipuli. Chrys., OrcU. de rêcip.
Severian,, ap* Baron, ann» 403*
96 JEAN CHRYSOSTOME
père doivent apparaître en vous tout entières. — 0 mes
flis, ornez-moi de vos vertus, placez sur mon front la
couronne de votre obéissance, faites que tous me jugent
heureux de posséder un tel troupeau, et glorifiez mon
enseignement par votre soumission, selon le précepte
de l'apôtre qui nous dit : « Soyez soumis à vos chefs,
u car ils veillent pour vous et rendront compte un jour
« de vos âmes *. »
« Je vous devais cet avertissement de peur qu'au-
cun de vous ne se révoltât contre une réprimande que
je veux vous adresser. Je-suispère et dois conseil à mes
enfants : ce devoir que la nature met au cœur du père
naturel, la grâce de l'Esprit-Saint Ta mis au mien. Oh!
oui, je suis père, et père tellement tremblant pour ses
fils, que je suis prêt à répandre ici même mon sang
pour VOUS; mais vous, n'en feriez-vous pas autant
pour moi? Nos liens sont communs, nos devoirs les
mêmes ', et je pourrais écrire de vous ce que disait
saint Paul de ses disciples chéris : « Saluez de ma
u part Priscilia et Aquila, mes compagnons et auxi-
(( liaires dans le Christ, eux qui ont offert pour moi
« tête pour tête. »
« Non, point de séparation entre les frères; c*est
ainsi que la ville est forte et la citadelle inexpugnable.
Le loup dévorant, le diable, n'attaque point des cœurs
unis, et un rempart de charité vaut mieux pour notre
1. Obedite preposilis vestris... quia ipsi pervigilant pro vobis,
quasi pro animabus vestris rationem reddituri. Paul, ad Hœbr.,
XIII, 17.
% Sed et T08 eadem facile pro nobis; simili namque erga nos de-
vincti estis affectu. Chrys., Orat, de rectp, Severian», ub. sup.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 97
défense qu'un rempart de diamant ^ Je mets en avant
ces vérités comme une préface à mon discours, afin
que vous ne soyez ni surpris ni troublés de ce que je
vais vous dire, et je vous parlerai en eflfet d'une chose
digne d*étre exposée dans une église et digne d'y être
écoutée : c'est de la paix que je vous parlerai. Bien
ne convient mieux à un prêtre de Dieu que de parler
de paix à son peuple, et plus le sujet de l'ambassade est
saint, plus l'ambassadeur a besoin de se savoir écouté'.
(( La paix t c'est pour l'apporter aux hommes que le
fils de Dieu est descendu en ce monde et a pacifié par
son sang non-seulement les choses d'ici-bas, mais
celles d'en haut, afin qu'il n'y eût plus guerre désor-
mais entre la terre et le ciel. C'est pour la paix que le
fils de Dieu a souffert, qu'il a été crucifié et enseveli,
et il nous l'a laissée en héritage comme un mur de
défense à l'Église, un bouclier contre l'enfer, un glaive
contre les démons, un port tranquille pour les cœurs
fidèles, une repropitiation de nos âmes vers Dieu et
une absolution de nos fautes. Oui, c'est pour cette
paix sainte, ce don sacré, que je suis envoyé vers vous
en ambassade '. Ne me rejetez pas, je vous en supplie;
ne faites pas que je sorte d'ici comme un ambassadeur
chassé, le deuil au cœur, la rougeur au front.
a Oh! sans doute, je l'avoue devant Dieu, il s'est
passé depuis longtemps dans cette église de tristes
1. Cum enim înseparabiles faerint ab eo, lupum, diabolum non tîme-
baot : muruH enim caritatis firmior est adamacte. Ghrys., De rec. Sev.
2. Pro pace loquimurad vos. Kt quld ita conveniens qaam sacer-
dotem Dei pacem populo persaadere? Contradictio nuUa est,ubi et le-
gatîo aancta et legatus acceptus est. Id., ibid.
3. Pro hac ergo legatus ad vos inissus sum. Id., 1. c.
7
98 JEAN GHRYSOSTOME
choses ; mais ce n*est point une raison pour que j'applau-
disse au désordre, pour que j'approuve vos séditions.
Laissons plutôt tout cela de côté, oublions-le, et tous,
cessez vos agitations, rentrez dans le calme, redevenez
maîtres de vous-mêmes. Dieu le veut, et c'est aussi le
désir de notre très-pieux empereur. Il faut en effet obéir
aux princes, surtout quand ceux-ci obéissent aux lois
de rÉglise ^ L'apôtre disait : « Soyez soumis aux princes
« et aux puissances. » Combien plus encore faut-il l'être
quand le prince protège la religion et soutient l'Église !
Si doncpar ce préambule j'ai préparé vos esprits à écou-
ter favorablement l'ambassade que je vous apporte...
recevez notre frère Sévérien *. »
Cet habile et touchant discours, ce nom de Sévérien
suspendu jusqu'à la fin comme un mot que l'orateur
craint de prononcer et qui doit entraîner ou repousser
l'auditoire, tout cela eut l'effet qu'en attendait Ghry-
sostome. L'assemblée tout entière se leva, éclatant en
applaudissements, et ces applaudissements répétés,
universels, montrèrent au pacificateur que la paix était
acceptée.
Quand le tumulte fut apaisé, il reprit :
« Je vous rends grâce à présent d'avoir si bien ac-
cueilli mes paroles. Vous m'avez donné les fruits de
votre soumission, et j'ai le droit de me féliciter d'avoir
semé le bon grain. Eh bien donc, ne perdons point de
temps, rassemblons sans délai les gerbes de notre
1. Oportet enim et regibus obedire, maxime cum et ip&i obtem-
pèrent ecdesiasticis legibas. Cbrys., Orat» de recip. Sever,
2. Si eiigo pneparavi animos vestroa ad suscipiendam legatlonem
meam, recipite fratrem noatrum SeveriaQurn episcopum. Ghrya., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 99
moisson, et que le Seigneur Dieu vous rende le prix
de Tobéissance et de la bonté du cœur I Vous venez
d'offrir au ciel la vraie victime de propitiation quand
vous avez entendu ce nom sans vous troubler, et qu'à
ma voix toutes les fumées de la colère se sont dissipées
pour ne laisser voir en vous que la charité*. Recevez-le
donc les bras ouverts et le cœur calme, libres de tout
ressouvenir amer. Aucun germe de dissension ne doit
survivre lorsque la paix est conclue, afin qu'il y ait
joie au ciel, joie sur la terre, liesse et exaltation spiri-
tuelle dans l'Église de Dieu. »
SéTérien n'était pas là, sa présence eût tout fait
échouer, puisque son nom même n'avait pu être pro-
noncé qu'avec des précautions infinies; mais il fallait
qu'il acceptât cette paix que lui accordait Ghrysostome
et qu'il vint à son tour la proclamer devant le peuple.
Ce fut la seconde partie de cette grande scène, et elle se
passa le lendemain dans la même église, devant un au-
ditoire plus nombreux, plus animé, s'il était possible.
Le discours de Ghrysostome avait été un chef-d'œuvre
d'adresse et de persuasion; celui de Sévérien n'est
qu'une amplification de rhéteur, et nous donne l'idée
de ce qu'était cette éloquence syrienne, si fleurie, si
recherchée, si contournée, quand le génie ne venait pas
la vivifier. Au milieu de lieux communs très -délayés
sur les avantages de la concorde, il explique les dis-
sentiments survenus dans l'Église de Gonstantinople
1. Nunc enim veram hostiaxn pacis obtalistis Deo, quia nemo tur-
batus est audito hoc nomine, aed cum caritate suscepistis : aimul ut
aermoue locuti somus, omnem ex animo fugastia iracundiam. Chrys.,
Orat, de recip. S0ver»
400 JEAN GHRYSOSTOME
par rintervention de Satan, et il avait bien raison 1 Sa-
tan s'était glissé là, dans la communion du protecteur
et du protégé, du chef et du subordonné, comme autre-
fois entre le Christ et Judas au banquet de la PÂque.
(( La paix, dit-il, c'est le nom même du Christ, car
Tapôtre nous dit : « Le Christ est notre paix, » c'est
elle qui de deux choses ne fait qu'une, tandis que par
la jalousie du démon deux cœurs communs dans la foi
se divisent et se combattent Mais comme, à l'arrivée
d'un roi, les rues et les carrefours se décorent avec
magnificence, comme la ville entière se tapisse de soie
et se couronne de fleurs afin que rien n'apparaisse qui
ne soit digne de l'aspect royal, ainsi en ce moment où
vient au milieu de nous le Christ, roi de la paix, écar-
tons tout souvenir triste ^ Que le mensonge fuie devant
la vérité, la guerre devant l'union des âmes. De même
aussi que, dans les tableaux de nos villes où sont re-
présentées les images des augustes frères qui nous gou-
vernent, l'artiste place derrière eux la Concorde en
habit de femme qui les enceint de ses bras maternels,
indiquant par là que, s'ils sont séparés de corps, ils ne
le sont ni de sentiment, ni de volonté : ainsi maintenant
la paix du Seigneur, assise au milieu de nous et nous
étreignant contre son sein palpitant, force nos deux
âmes à n'en faire qu'une seule en des corps séparés '.
i . Sicut procedente rege et platée mandantur et tota ci vitas direreia
floribus et ornatibuB coronatur, ut nihil sit quod minus dignuoi vulta
régis appareat : i ta et nuDC précédente Christo rege pacis... Se?e-
rian., Orat, depace cwn Chrys. Chrys., opp.
2. Et fticut fréquenter fleri vidimus ubi regum vel fratrum tabuljB
pioguntor, ut in duobus unanimitatia deciarentur insignia, artifex
ET L'IMPÉRATRICE BUDOXIE. 401
Hier notre père commun, dans un discours où respire
rÉvangile, nous offrait les préliminaires de la paix;
c'est la paix elle-même, c'est le traité que j'apporte
aujourd'hui. Hier, les mains levées vers le ciel, il nous
recevait au nom de la paix, et c'est avec ses divins pré-
sents que nous allons au-devant du Seigneur, les bras
ouverts et la poitrine dilatée : la guerre est détruite,
c'est la paix qui règne. »
La paix était donc jurée au pied des autels entre les
mains du peuple de Gonstantinople, juge et ratiflca-
teur : l'histoire témoigne que ce ne fut pas Ghrysostome
qui la rompit.
Ainsi se dissipa ce premier orage, orage d'avertisse-
ment et de menace pour Tarchevéque, pour l'Église,
pour l'État. Au même moment, il s'en formait un se-
cond aux extrémités de l'empire d'Orient, non loin de
la vallée du Nil, et un souffle ennemi de Ghrysostome
le poussait d'Alexandrie vers Gonstantinople. Gelui-là
portait dans ses flancs la ruine et la mort.
picto femineo habita post tergum utriusqae Concordiam Btatait, bra-
chiis suis atrumqae complectentem... ita nunc pax Domini média
assistens, et utramque nostrûm gremio palpante connectens, discreta
corpora in anum convenire animum, ulnis Jangeotibus docet. Seve-
rian.. De pace cum Chrys., at snp.
LIVRE III.
Les Lengs-Frères. — Leurs rapports ayec le patriarche d'Alexandrie, Théo*
phile. — Caractère de ce dernier, sa tyrannie, son avarice. — Il entre en
lutte avec le grand hospitalier Isidore, que les Longs-Frères soutiennent,
— Théophile accuse les Longs-Frères d'origénisme. — Expédition du
patriarche contre les couvents de Nitrie; pillage et incendie de ces cou*
vents; les moines sont dispersés. — Les Longs^Frères vont demander
justice à Constantinople. — Ils sont poursuivis sur leur route par les
intrigues de Théophile. — Leur entrevue avec Cfarjsostome, ,qui demande
leur grâce au patriarche. — > Le patriarche la refuse. — Les Longs-Ftères
dénoncent à l'empereur les violences du patriarche. — Procès en calom-
nie. — Chrysostome les désavoue : l'impératrice prend leur défense. —
Arcadius convoque un synode à Constantinople. — épîphane, évèque de
Salamine, est circonvenu par Théophile. — Son attitude à Constantinople
vis-à-vis de Chrysostome. — Il y prêche contre Origène; Théotime,
évéque de Scythie, lo réfute. — Entreprises d'Épiphane contre la juridic-
tion de l'archevêque ; Sérapion lui interdit l'entrée de l'église ; découra-
gement du vieil évèque. — Il reçoit la visite des Longs-Frères. — Son
départ, sa mort. — Discours de Chrysostome contre l'impératrice. —
Fureur d'Budoxie et de toute la cour.
401 * 403.
Dans ce monde monastique qui comprenait le nome
de Nitrie et ses annexes de Scété, entre la vallée du
Nil et la chaîne des montagnes libyques, monde peuplé
de cénobites et d'anachorètes, où les villes étaient des
couvents et les laboureurs des ermites, vivaient quatre
hommes bien connus de toute FÉgypte sous le sobri-
quet des Longs- Frères K Ce sobriquet bizarre, ils le de-
vaient à leur haute taille efflanquée, que relevait encore
i. Ob proceritatem corporis vulgo Longi appellabantur. Socr., vi, 7.
•^ Ob stature proceritatem Magni vocabantur. Sozom., vi, 30.
JEAN CHRYSOSTOMB 403
une maigrear excessive, fruit de leurs dures austérités.
Une simplicité presque enfantine n'empêchait pas chez
ces fils du désert la distinction de l'esprit et même un
savoir assez profond. Disciples de cette grande école
d'Alexandrie, où Didyme l'Aveugle continuait les ensei-
gnements des Clément et des Origène S ils s'étaient
essayés dans les lettres ecclésiastiques par quelques
traités d'exégèse estimés. Une touchante unanimité
liait d'ailleurs ensemble ces enfants de la même mère
et de la même profession qui ne pouvaient vivre sépa-
rés. On eût dit qu'ils pensaient, voulaient, respiraient
en commun, tant leurs sentiments et leur conduite se
trouvaient d'accord en toute circonstance, et, comme
s'ils n'eussent formé qu'un en réalité, on se plaisait à
les confondre tous les quatre sous cette dénomination
collective, « les Longs-Frères. »
De tout temps, les patriarches d'Alexandrie les
avaient eus en grande estime. Athanase, partant pour
l'exil en 341, avait tiré du monastère de Scété Ammo-
nius, l'atné d'entre eux, qui le suivit à Rome, et Ton se
rappela longtemps dans la ville éternelle le bon moine,
qui, rêvant le désert au milieu de ses splendeurs, ne
voulut visiter de tant de merveilles que les tombeaux
des apôtres*. L'exil d' Athanase uni, Ammonius acheva
le sien; il dit adieu au monde pour s'ensevelir de nou-
1. TamTite sanctimonia qaum eruditione excellebant. Socr.,yi, 7
Origenis, Didymi et aliorum ecclesiasticorum scriptorum libros dili-
genter evolvebaDt. Sozom., vi, 30.
2. Qui quidem adeo parum curiosus exstitit, ut cum Romam venis-
set una cam Athanasio , ex magtiiflcîs urbis operibus nullum Yidere
desideraTerit, sed ftolas Pétri et Pauli Basilicas yiderit. Socr., iv, 23
Voir Saint Jérôme, 1. 1, p. 23 et suiY.
404 JBAN CHRYSOSTOMB
veau dans Taffreuse solitude qui était pour lui le paradis.
Théophile, troisième successeur d'Athanase, avait,
à l'instar de ses prédécesseurs, recherché Tamitié des
Longs-Frftres, qui étaient la gloire des monastères de
Nitrie, de même que ces monastères étaient celle de
r Egypte chrétienne. Il eût voulu les fixer près de lui
comme un moyen de popularité et un instrument
d'action, et persécuta particulièrement Ammonius pour
en faire un de ses évéques. Rebuté dans sa poursuite
par les scrupules et la simplicité de ce moine, qui
s'était sauvé dans le désert au premier mot d'épiscopat,
il envoya des gens pour l'enlever afin de l'ordonner de
force : ces procédés n'étaient pas rares à une époque
où, malgré la corruption du clergé séculier, beaucoup
de désintéressement régnait dans le clergé monastique.
Ammonius, qui s'attendait à cette résolution violente
du patriarche, avait pris d'avance ses précautions, et,
quand les agents de Théophile arrivèrent, il leur fit Toir
son oreille, qu'il avait coupée lui-même, et dont la ci-
catrice était à peine fermée. « Votre voyage est sans
objet, leur dit-il, car je suis un mutilé volontaire ; or
ces hommes-là ne peuvent être admis dans le corps
ecclésiastique, les canons le défendent ^ » Gela dit, il
rentra dans sa cellule, aussi fier que s'il eût gagné une
victoire. C'est ainsi qu' Ammonius avait échappé à l'épi-
scopat. Le troisième frère, Euthymius, attiré sous
quelque prétexte dans Alexandrie, fut attaché à l'admi-
nistration épiscopale par commandement exprès du
1. Cam Yero aliquando capieodus esset ut episcopus ordinaretor,
nec rogaodo persaadere potuiaset iis qui ad ipsum capiendum vene-
raDt, ut abirent, abscissa sibi auricula : Abite, inquit... Sozom., vi, 30.
KT L'IMPÉRATRICE ECDOXIE. 406
patriarche; mais, profitant d'une occasion favorable, il
rompit ses liens et se sauva dans la profondeur des so-
litudes libyques. Eusébius, le quatrième, ne se montra
pas moins sauvage. Un seul parmi les quatre succomba
à Tambition ou plutôt au désir d'être utile dans une
autre voie que ses frères. Ce futDioscore, le second, qui
se laissa ordonner par Théophile, évêque du diocèse
d'HermopoIisla Petite*. Il est vrai que ce triste et aride
diocèse était celui des cellules et s'étendait sur les mo-
nastères de Nitrie et les ermitages de Scété : on Tappe
lait l'évéché des montagnes*. Le moine Dioscore, en
l'acceptant, n'avait presque pas changé de condition, et
on le retrouvait plus souvent dans son ancienne retraite
qu'à Hermopolis la Petite, siège peu fastueux d'ailleurs
de sa dignité épiscopale.
Les quatre frères s'étaient liés d'une étroite amitié
avec un haut fonctionnaire de l'Église d'Alexandrie, le
grand hospitalier Isidore', et cette amitié avait pris
naissance pendant le voyage d'Athanase à Rome, où Isi-
dore s'était trouvé le collègue d'Ammonius dans la suite
du patriarche*. Les Longs-Frères et lui se voyaient
fréquemment , -7- fréquemment aussi l'hospitalier re-
courait à leurs sages avis dans les difficultés de sa
charge, car il avait fort à lutter contre la tyrannie et
les mauvaises passions de son évéque.
i. Itaque unum ex illîs, Dioscoram scilicet, vi abstractum, Hçrmo-
polis episcopam constituit. Socr., vi, 30.
% Pallad., dial., p. 23.
3. Paaperam ac peregrinorum curator in arbe Alexaodria. Sozom.
-TOI, 2,
4. Voir Saint Jérôme, 1. 1, p. 23 et sniv.
406 JEAN CHRYSOSTOME
Théophile, dont nous venons de parler, devant te-
nir une place considérable dans nos récits, comme il
en occupe une dans les querelles ecclésiastiques de son
temps, nous ferons connaître d'abord ce personnage un
peu en détail, afin de montrer par quel enchaînement
de faits étranges il put être amené d'Alexandrie sur le
grand théâtre de Constantinople pour y partager la
scène avec Jean Chrysostome, comme Satan avec Job
dans le poème biblique qui porte ce nom.
Théophile passait parmi ses contemporains pour un
des plus grands théologiens, mais aussi des plus mé-
chants hommes de ce siècle. Doué d'un vaste savoir,
fruit de profondes études à Técole d'Alexandrie, actif,
intelligent, subtil, habile à tourner une difficulté au-
tant qu'à combiner une attaque, il joignait à ces quali-
tés des vices qui en faisaient autant de fléaux pour les
autres. La science chez lui n'était qu'un moyen de sa-
tisfaire son ambition ou ses haines, l'acuité de l'esprit
qu'un instrument de trames malfaisantes, l'activité
qu'une menace contre tout homme ou toute doctrine
qui donnait ombrage à ses prétentions d'omnipotence.
Son intérêt était la seule règle de sa volonté, sa volonté
la seule loi de son Église. Il traitait les évêques de sa ju-
ridiction en véritables esclaves qu'on pouvait casser ou
suspendre sans explication ni ménagement au moindre
soupçon d'indépendance. En dehors de sa juridiction,
glissant perfidement le pied dans les affaires de ses voi-
sins, il se constituait le juge des évêques étrangers,
juge redoutable, car il avait pour lui l'autorité de la
science, et l'excommunication partie de ses mains pro-
duisait toujours l'effroi chez les uns, le doute chez les
ET L'IMPÉRATRICE EDDOXIE. 407
autres*. Nul théologien du v* siècle ne sut mieux que
lui donner un corps à des fantômes d'hérésie. L'arme
de son excommunication était donc presque toujours
mortelle. Aussi s'était-il rendu redoutable dans les dio-
cèses de Palestine et de Syrie» où beaucoup d'évêques
faisaient volontairement soumission devant lui, comme
devant le patriarche de tout le midi de l'empire. A Tin*
teneur de sa juridiction métropolitaine, il ne se conten-
tait pas de faire et défaire les é\éques, il changeait les
diocèses, en supprimait d'anciens, en créait de nou-
veaux, étendait ou rétrécissait les limites des sièges
suiyaotson caprice ou le besoin de sa domination*. Au
moindre regimbement de ses prêtres ou de ses moines^
il en appelait aux châtiments séculiers, à la chaîne, à
la prison, à Fexil, et les magistrats civils n'osaient lui
refuser leur concours, car il était puissant près de
l'empereur et bien servi par les officiers de la cour,
dont il s'acquérait l'appui à prix d'or. « Il soudoyait à
Gonstantinople, nous dit un contemporain, des espions
au moyen desquels il savait tout ce qui s'y passait». »
C'était lui la plupart du temps qui faisait nommer le
préfet d'Alexandrie, et ce préfet n'oubliait guère durant
son gouvernement à quel évoque il avait affaire*.
1. On peut consulter, sur les rapports de Théophile avec es diocèses
limitrophes de l'Egypte, Saint Jérôme, 1. 1, 1. 8.
1 Pallad., dial., p. 23. — Zosim., v, 23.
3. PaUad., dial.^ p. 24 et siiiv.
4. Cootigerat autem sub id tempus ut clerici quidam Theophili
Constaotinopoli adessent, magistratuum qui regonde iEgypto designa-
bantur, promotiones pnemercantes, et benevolentiam Theophilo conci-
liantes in perniciem eorum qui illi minime placebant. PaDad., diaL,
p. 24.
408 JEAN GHRYSOSTOME
Cette toute-puissance dans les deux sphères ecclé-
siastique et civile avait valu à Théophile le surnom de
Pharaon chrétiens et ainsi sa passion du pouvoir était
satisfaite; mais il en avait une autre non moins vive,
celle du gain. L'avidité de Théophile était effrayante.
Il aimait l'argent pour l'avoir et l'entasser; il l'aimait
pour étaler un luxe favorable à son influence; il l'ai-
mait enfin pour corrompre, pour nuire, pour étendre
sa domination, et il avait inventé de curieux moyens
d'en acquérir, non-seulement sans blâme, mais avec
gloire aux yeux de l'Église, mettant résolument la re-
ligion de complicité dans ses vols.
La politique des empereurs romains depuis Constan-
tin avait été de laisser les temples du culte païen se
fermer d'eux-mêmes et les anciens dieux tomber de
vétusté par la désertion de leurs adorateurs. De sages
lois étaient même venues protéger ces vieux sanctuaires
contre la destruction et la spoliation, souvent tentée
sous couleur de zèle chrétien. Ainsi avaient été pré-
servés ceux de l'Egypte, dont les richesses fabuleuses
étaient restées à peu près intactes. Ces richesses en-
flammèrent la convoitise de Théophile. Il fut le premier,
nous dit un écrivain polythéiste, qui foula aux pieds
les lois de tolérance et de respect pour des pratiques
séculaires', et la manière dont il conduisit cette guerre
religieuse montre assez que le fanatisme n'en était ni
le seul ni le plus grand mobile. Son choix se portait
i. Faror pharaonius ipsum possidet. Pallad., diaU, p. 21. — Isid.
Pelus., J?2>ts^, 1,151.
2. Summas AlexandrinsB urbis in iGgypto antistes Theophilus, qui
primas sacra patritosque ritasœternos oppugnare cœpit. Zosin).,7,23.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 109
en effet sur les temples renommés par leur opulence et
qui pouvaient rémunérer largement l'emploi de son
zèle, tels par exemple que celui de Canope, contre le-
quel il dirigea en personne une expédition de pillage ^
Il n'eut pas de cesse non plus qu'il ne fit, au cœur
même d'Alexandrie, le sac du Sérapéum, dont les ri-
chesses étaient immenses et qui passait pour le temple
le plus magnifique de tout l'univers après le Gapitole.
Le Sérapéum, entièrement bâti de marbre, était garni
à l'intérieur de trois revêtements métalliques superpo-
sés, le premier de cuivre» le second d'argent, le troi-
sième d'or'. Des statues plaquées d'or, des dons votifs
en bijoux, en pierres précieuses, en or massif, s'y trou-
vaient à foison. Le patriarche en fit le siège, accompagné
du préfet et du maître des milices, dont il requit l'as-
sistance, parce que les païens se montraient résolus à
protéger ce dernier asile de leur croyance*. Tout fut
pillé, et le patriarche, par délicatesse de religion, fit
main basse sur les idoles d'or^ : ces idoles, si l'on en
1. Eanap., iv, 59-()4.
2. Erat hoc templum et venustate et amplitudine nobilissimum*
Sozom,, vui, 15. ^> Serapidis templam... omnium toto orbe faDorum
maximum simul ac pulcherrimum fuisse dicitur. Théodoret, y, 22. —
Serapium atriis columnariis amplisslmis, et spirantibus signorum
flgmentis, et reliqua operum multitudine ita exornatum, ut post Capi-
toliam, qao se ▼enerabilis Roma in sternum attoUit, nihil orbis ter-
rarom ambitiosias cernât. Amm. Blarcell., xxii, 15. — Rufln, Histor.,
11,29.
3. Pnefectus Alexandriie et dux militum iEgypti Theophilo in de-
stroendis templis suppeditias tulere. Socr., y, 16.
4. ... Pugna porro eo usque producta est, quoad cedis satietas flnem
nialo imposuisset. Socr., y, IG. — Sozom., vu, 15. — Theophilus
omaes deorum statuas confregit... Statue conflatœ. Socr., ibid.
UO JEAN CHRYSOSTOME
croit les écrivains du temps, il ne les détestait pas, il
en amassa des grandes collections qu'il enfouissait
dans les caveaux de son palais épiscopal : c'est ainsi
que s'alimentaient les trésors de Théophile.
Les chrétiens laissaient passer sans beaucoup crier
ces spoliations cachées sous le voile de l'enthousiasme
religieux, mais ils supportèrent moins patiemment
celles que le patriarche faisait tomber sur les biens de
leurs églises ou sur leurs fortunes privées. Théophile
efiFectivement se montrait fort impartial vis-à-vis des
lieux consacrés à un culte quelconque, pourvu qu'ils
fussent riches, et, sans employer la force contre les
églises de sa juridiction ou les hôpitaux chrétiens, il
les dépouillait sans plus de scrupule que les temples
du polythéisme. Aucuns fonds, même ceux des pauvres,
n'étaient à l'abri de ses détournements. Il avait près
de lui une sœur qui partageait sa passion pour l'or, et
extorquait de son côté tout ce qu'elle pouvait de dona-
tions ou de legs dont la destination était Téglise ou
les pauvres ; elle le faisait au moyen de fidéicommis
dont elle s'appropriait les dépôts. Ses pratiques étaient
devenues notoires dans Alexandrie, et, une maladie
cruelle l'ayant emportée à la fleur de l'âge, on ne man-
qua pas d'y voir un châtiment du ciel*. Théophile,
comme je l'ai dit, employait le fruit de ses rapines, en
partie à mener dans son évéché un train magnifique
qui éclipsait celui des officiers civils, en partie à con-
struire des églises. Il en éleva plusieurs fort belles, à ce
1 . lUa quidem, qaum ob multa, tum precipae ob eam causam me-
ritia pœnis penolutis moritur, cbirurgo mamillaa ejuB curaate. Pallad.,
diaL, p. 21.
ET LIMPÉRATRICE EUDOXIE. 441
qu'il parait, et faisait grand bruit de ces constructions,
fidèle à son abominable système de couvrir toujours
ses méfaits de la gloire et du service de Dieu.
Un solitaire renommé pour la sainteté de sa vie,
Isidore de Péluse, peignait en termes d'une amertume
fort originale l'état od était tombée la chrétienté égyp-
tienne sous un pareil pasteur. « L'Egypte, disait-il, est
revenue à son iniquité première ; elle rejette Moïse et
se range au parti de Pharaon. Elle flagelle les faibles et
accable ceux qui sont dans l'affliction ; elle bâtit des
villes et prive les ouvriers de leur salaire. Voilà ce qu'elle
fait sous le bâton pastoral d'un Théophile, ami pas-
sionné des pierres, mais surtout idolâtre de l'or^ » Un
autre contemporain ajoute que le patriarche d'Alexan-
drie poussait ses vengeances jusqu'au sang et à l'assas-
sinat, et un troisième résume ainsi son caractère : « Il
n'aima et ne favorisa que les méchants, gardant la
persécution pour les bons. »
Or, un jour de l'année k^2, une riche matrone se
présenta chez le grand hospitalier, tenant sous son bras
un sac plein d'or, et, prosternée aux pieds du vieillard,
elle lui dit : a Ceci est une somme considérable que je
destine aux étrangers et aux pauvres. Jure-moi par les
serments les plus redoutables que tu n'en laisseras pas
1. iEgyptus hoc semper in more habuit at inique et perdite se ge-
reret, Mosem videlicet repudians et Pharaonem adscissens ; humiles
ac demisflOB flagris lacerans, laborantes oppriinens; urbes exstraere
jabens, et mercedem negans, utqae ad hoc usque tempus in iisdem
stadiis inhsrens, siquidem insano lapillorum amore flagrantem atque
aoruin pro nomine habentem Theophiluip,... in medio proferens..*
Isid. Pelas., Epist, 1, 151.
Ait JEAN GHRYSOSTOME
prendre une obole à Théophile. Je préfère les créa-
tures de Dieu qui souffrent aux créatures de pierre que
le patriarche élève sur leurs douleurs ^») Et cette femme
continua d'embrasser ses genoux jusqu'à ce qu'il eût
prononcé le serment qu'elle exigeait de lui. Elle se re-
leva alors et lui remit l'argent. Isidore était un homme
rigide, honnête, qui administrait avec économie les
dépôts de la charité publique, mais qui n'était pas tou-
jours le maître en face d'un évêque despote et insa-
tiable. Fortifié dans sa résistance par l'obligation de son
serment, il ne parla point à Théophile de ce qui s'était
passé; mais la matrone fut moins discrète, et cette
aventure devint au bout de quelque temps la fable de
la ville. Le patriarche en conçut une haine mortelle
contre le grand hospitalier, à qui pourtant il n'osa point
enlever sa place. A quelque temps de là, le même Isi-
dore se trouva engagé dans une affaire qui devait être
plus sensible encore à l'orgueil de son supérieur. Vn
legs avait été fait à l'église d'Alexandrie par l'intermé-
diaire de la sœur de l' évêque, comme il arrivait sou-
vent, et le testament était conçu, à ce qu'il parait, en
termes ambigus pour couvrir l'intention réelle de la
donation. Théophile fit valoir cette ambiguïté pour
réclamer le legs au profit de sa sœur. « il lui avait été
destiné et non à l'église, disait-il : elle en avait reçu du
vivant du testateur la promesse verbale en présence du
1. Huic Isidoro mulier qutedam viâaa e magnatibus affert mille
aureos, adegitque jurejurando per Servatoris mensam... nihil detectu-
rutn Theophilo, ne is nummos illos caperet atque comparaadis lapi-
dibus insumeret. Pallad.^ dial., p. 21.
KT L'IAJPÉRATRrCE EUDOXIE. 413
grand hospitalier*.» Isidore, appelé en témoignage,
déclara sur sa foi qu'il n'avait jamais entendu rien de
pareil, et qu'il ignorait complètement cette affaire*. Sa
perte fut dès lors décidée.
Que trouver cependant contre ce vieillard, ancien
ami d'Athanase, et dont la probité était si bien établie
qu'on se cachait de l'archevêque pour lui remettre les
fonds destinés aux pauvres? Théophile inventa des ca-
lomnies qui s'évanouirent faute de preuves. Pour un de
ces faits calomnieux qui regardait la discipline de
l'Église, il invoqua le témoignage des Longs- Frères,
comme au profit de sa sœur il avait invoqué celui d'Isi-
dore ; mais il rencontra le même obstacle dans l'hon-
nêteté de ces bons moines. En entendant les griefs
articulés contre leur ami, ils crièrent au mensonge, à
la fausseté, attestant par serment qu'ils ne connais-
saient pas d'homme plus respectable en Egypte. Le
patriarche, qui se croyait le maître des Longs- Frères
par les semblants d'affection doilt il les avait constam-
ment entourés', se troubla d'abord à leur réponse, puis
il insista et prétendit qu'ils témoignassent sur sa parole.
Ceux-ci refusèrent avec indignation, et ce furent quatre
ennemis de plus que Théophile dut englober dans la
perte de son hospitalier. Il eût été difficile de prendre
en faute, du moins en faute grave et digne de Texcom-
1. Alicunde id novit Theophilus; nil enim ipsum latebat eonim
que ubique fièrent et dicerentur, utpote qui habuerit et factorum et
dictoruiR exploratores... Isidorum evocat... Pallad., dial,, p. 2^.
2. Testiflcari recusavit sororem Theophili a nescio quo hœredcm
scriptam fuisse. Sozom., \iii, 12.
'à. Quos plusquam episcopos honoraverat ut magistros, proptcr
vitam, doctrinam etœtateni. PalIad., ibid.
8
444 JEAN GHRYSOSTOME
muDicatioD pour leur conduite dans les choses du
monde, des solitaires qui n'y vivaient pas, et que Ton
considérait au désert comme le modèle de la vie
ascétique : Théophile^ pour les frapper, eut recours à
Farme qu^il tenait en réserve dans les cas extrêmes,
le crime d'bérésie^ C'est ici que l'histoire des Longs-
Frères et du patriarche Théophile se rattache par
un lien intime et fatal à l'histoire de Jean Ghrysos-
tome.
On était alors au plus fort des disputes de l'origé-
nisme, commencées à Bethléem par Jérôme, à Jérusa-
lem par Épiphane, évèque de Salamine en Chypre*.
La querelle roulait sur les limites où il fallait ren
fermer l'autorité d'Origène en tant qu'écrivain dogma
tique, c'est-à-dire sur ce qu'il fallait prendre ou laisser
dans les opinions de ce grand docteur d'Alexandrie,
qui avait mêlé l'imagination à la foi et des erreurs
d'une poésie séduisante à de plus nombreuses yérités.
De ses propositions les plus aventurées, les unes, depuis
un siècle et demi qu'il était moi*t, avaient été condam-
nées formellement par l'Église, les autres disparaissaient
peu à peu devant le progrès de la science exégétique et
la fixation canonique du dogme par les conciles. Tou-
tefois l'école subsistait, bien que modifiée, et le nom
d'Origène y régnait entouré d'une* auréole presque di-
vine. Dans le reste de la chrétienté, on admirait sans
fanatisme les livres de cet esprit sublime, fondateur de
1. Pretdxtans dogmatum penreraitatem. Pallad., dial., p. 32.
2. On peut consulter làrdessus mon ouvrage sur Saint Jérâme,
I. 8 et Buiv.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 445
rinterprétalîon mystique des Écritures, chacun indi-
viduellement adoptant ou rejetant suivant la trempe
de son génie; mais en Orient, en Egypte surtout,
ce choix ne se faisait pas sans discussion et sans
combat.
Celle des propositions d'Origène qui avait soulevé
le plus de discussions sur les bords du Nil concernait
rincorporéité de Dieu *. Pur esprit, Dieu ne pouvait,
suivant l'opinion d'Origène, avoir une forme; être des
êtres, source delà vie dans le monde physique, du beau
et du vrai dans le monde moral, il ne revêtait de figure
déterminée que dans les circonstances contingentes où
il voulait se manifester aux hommes. C'était là la vraie
doctrine, celle de la philosophie et de la religion. Pour
des intelligences habituées à Tinterprétation littérale
de l'Ancien Testament et qui ne concevaient rien au
delà, le Dieu d'Origëne manquait de personnalité. La
Bible disait que Dieu forma l'homme à son image ; les
livres saints parlaient fréquemment des yeux, des
oreilles, des bras de Dieu, de sa colère, de son repen-
tir: Dieu ressemblait donc à l'homme et avait un corps.
Telle était la conclusion où était arrivée une secte de
moines grossiers, auxquels les origénistes par mépris
donnèrent le nom d'aiithropomorphites, c'est-à-dire de
gens ayant un Dieu à figure humaine'. Les anthropo-
morphites, au contraire, qualifiaient les origénistes
A' athées. Athées et anthropomorphites se battaient dans
1. Mota fuerat paulo antea ({usstio, utrum Deas corpus ait, et hu-
maDa flgara pneditus; an incorporeus non solum ab humana, sed ab
omni omnlno corporea figura. Socr., vi, 7.
2. Ânthropomorphitœ, anthropomorphianié
416 JEAN CHRYSOSTOME
leurs monastères, car c'est là que couduisaîent bien
vite les disputes théologiques en Egypte ^ Dans les mo-
nastères éloignés des villes et dans les cellules des ana-
chorètes, habitués à se représenter Dieu et les anges
dans leurs yisions, T anthropomorphisme fit de tels
progrès que le patriarche d'Alexandrie se crut obligé
de pourvoir au double danger de la foi et de la raison
en le proscrivant. Théophile lança donc Tanathëme
contre les partisans de cette puérile croyance, et, par
une suite des exagérations de la polémique religieuse,
quiconque n'admirait pas Origène et ne se déclarait
point son disciple fut taxé par lui d'anthropomorphisme
et d'hérésie. C'est ainsi que Jérôme, le grand Jérôme,
qui avait commencé la guerre contre l'origénisme à
Bethléem, reçut une de ces foudres que le tout-puis-
sant patriarche lançait d'Alexandrie sur le monde, et
qu'Épiphane, le docteur par excellence en Orient, se
vit dénoncé par une encyclique du même patriarche
aux Églises d'Egypte, de Palestine, de Syrie, et de plus
à celle de Rome, comme « un anthropomorphite et un
ignorant'. »
Tel était à cette époque, c'est-à-dire dans les der-
nières années du iv* siècle, le zèle origéniste de Théo-
phile. Non content d'avoir excommunié deux hommes
tels que Jérôme et Épiphane, il usa de rigueurs si in-
tolérables contre les moines anthropomorphites de son
diocèse, que ceux-ci résolurent de le tuer\ Réunis un
1. Hioc vero gravi&sima contentio ÎDter monachos exorta... iiiei-
piabile bellum. Socr., \i, 18. — Sozom., viii, 12.
2. Qu'on me permette de renvoyer encoix» à mon Saint Jérôme, t. J.
3. i£gyptii monachi, relictis mona^leriis suis, Alexandriam venere.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 447
jour dans Alexandrie, ils marchaient sur Tarchevêché,
munis de bâtons et d'armes cachées, quand Théophile,
soupçonnant leur dessein, s'avança au-devant d'eux,
comme pour leur souhaiter la bienvenue, a Images de
Dieu, leur cria-t-il d'une voix tonnante, je vous salue* ! »
Ce mot fit tomber toutes les colères*; les moines, fu-
rieux tout à l'heure, faillirent étouffer le patriarche
dans leurs embrassements, et la vie de Théophile fut
sauvée. Les naïves images de Dieu retournèrent ensuite
à leurs cellules, ravies d'avoir un patriarche qui pensât
comme elles sur un point si important, heureuses sur-
tout de l'avoir converti.
Il ne l'était pas encore cependant, mais le moment
de son évolution n'était pas éloigné, et les Longs-Frères,
beaucoup plus justement que les moines dont je viens
de parler, purent en revendiquer l'honneur. Disciples
fidèles de l'école d'Alexandrie, ils professaient dans les
retraites de Nitrie et de Scété un origénisme éclectique
tel que celui de Théophile lui-même, rejetant les er-
reurs, admettant les idées raisonnables ou grandes, et
avant tout l'incorporéité de Dieu. Les abbés des mo-
nastères et tout ce qu'il y avait d'éclairé parmi les
simples moines partageaient ces doctrines ; on lisait
Origène dans les couvents, on l'y commentait, et quel-
et tamaltu adversas Theophiiam concitato, impietatis eum damnantes
interficere cupiebant. Socr., vi, 7. — In unum congregati tumaltunri
cœperunt ac Theophilum velut impium e medio tollere volebant.
Sozom., Y1II, 1i.
i. Obviam illis progressus, blandiri eia cœpit, ita dicena : Perinde
vos video ac vultum Dei. Socr., vr, 7. — Veram ille ad eos progressus:
Perinde, inquit, vos aspexi ac vultum Del. Sozom., ibid.
^. Hoc ejus dictum monachorum animos mitigavit. Socr., ibid.
448 JEAN CHRYSOSTOME
ques-uns des Longs -Frères avaient, comme je l'ai dit,
composé sur ces délicates matières des traités reconnus
orthodoxes. Toutefois la concorde semblait vouloir
s'exiler de ces pieuses solitudes; l'anthropomorphisme
s'y glissait avec sa grossière intolérance malgré le bon
sens des abbés et les interdictions violentes du pa-
triarche. Or on n'apprit pas sans étonnement à Nitrîe
et à Scété que Théophile changeait de langage, qu'il était
entré en rapport avec les anthropomorphites des cou-
vents, et que, dans une lettre probablement concertée
entre eux, il avait déclaré qu'à la rigueur, l'Écriture
en main, on pouvait supposer à Dieu une voix, des
yeux, des oreilles, un corps, puisque la Bible le disait,
et que la Bible était la plus sûre des vérités * ; dans
cette même lettre, il s'élevait avec force contre les
athées, qui osaient nier la personnalité divine *. Il y
avait là un revirement d'opinion fort surprenant, maïs
qui trouva bientôt son explication. Encouragés par sa
déclaration, excités d'ailleurs par des manœuvres sou-
terraines, les anthropomorphites devinrent de plus en
plus provoquants, et « la guerre, suivant le mot d'un
écrivain du temps, alluma ses torches dans le royaume
de la paix. »
Sur ces entrefaites, Isidore, cassé de sa charge de
1. Hissis litteris ad eos qui in solitudine degebant, monuit ne
Dioscorum fratresque ejus auscultarent qui Deum incorporeum esse
dicebant. Deus enim, aiunt, juxta sacrœ scrîpturse testimonia, et oculos
habet et aures, et manus ac pedes quemadmodum homines. Socr.,
VI, 8.
2. Hi vero qui cum Dioscoro sunt Origenis doctrinam Bequentes^
impium dogma inducere conantur: Deumscilicetnecoculos, Dec aures
nec manus, nec pedes habere. Socr., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 449
grand hospitalier et condamné par un synode à la dé-
Totion du patriarche, était venu se réfugiera Scété*.
Convaincus de son innocence, ses anciens compagnons
de solitude étaient accourus pour le recevoir et soute-
nir son courage; mais le vieillard, en revoyant les lieux
qu^il avait habités aux jours heureux de sa jeunesse
et où il rentrait frappé d'excommunication, sous le
poids d'un jugement inique, restait plongé dans un
morne désespoir*. Les Longs- Frères, inquiets pour sa
vie, allèrent solliciter du patriarche le pardon et la ré-
habilitation de leur ami. Le patriarche promit et ne ût
rien. Ils revinrent à la charge, et avec une sainte li-
berté Ammonius, qui portait la parole pour eux tpus,
somma l'évéque de tenir son engagement, « car, disait-
il, tu nous l'as promis' I » L'évéque, choqué de la fer-
meté de ce langage, s'écria qu'on l'insultait, et, appe-
lant les soldats qui lui servaient de garde, il leur
commanda de conduire le moine insolent à la prison
de la ville. Les soldats obéirent, mais les trois autres
moines déclarèrent qu'ils ne se sépareraient point de
leur frère; que, si Ammonius était conduit en prison,
ils voulaient aller en prison comme lui^. Ils suivirent
i. Deinde timens Isidonis neTheophilus saluti soie insidias medi-
taretar, nam hsBC uaque etiam progredi solet, ut aiunt, cnrau petit
moDtem NitrisB ad monachorum ordinem, ubi commoratus fuerat ado-
lescens. Pailad., dial., p. 22. — Âd monachos Scetis tanquam ad so-
dales suos perrexit. Sozom., vni, 12.
2. In sella saa sedens precabatur patientissimnm Denm... Pailad.,
dial,, p. 22.
3. Elapso autem tempore, cum nihil amplius proflcerent, et mani-
fasto pataisset Theophilum nihil aliud voluisse quam fallere, ipsum
adeuntes, impensias flagitarunt, ut promissa pnestaret. Sozom., ibid.
4. Theophilos unum ex monachis custodisa publicie mancipavit,quo
fSO JEAN CHRVSOSTOME
donc les soldats à travers les rues jusqu'au lieu où on
détenait les criminels. Les habitants, à qui leur ardente
charité était bien connue, crurent d'abord qu'ils allaient,
selon leur habitude, distribuer des aumônes aux pri-
sonniers; mais, quand on apprit qu'ils étaient prison-
niers eux-mêmes, une émotion très-vive se fit sentir
dans la ville. Des |;roupes nombreux se formèrent de-
vant la prison, et de hauts personnages se rendirent à
la geôle pour savoir de leurs yeux et de leurs oreilles ce
que cette aventure signifiait. Alarmé de tout ce bruit,
Théophile manda aux quatre frères qu'il leur permet-
tait de quitter la prison pour venir s'expliquer avec lui.
(( Non, répondirent-ils au messager, nous ne sortirons
pas, c'est à l'évéque de venir s'expliquer ici devant
nous* I »
La situation devenait embarrassante. Théophile fit
jeter de force dans la rue les récalcitrants, et Texplica-
tion eut lieu plus tard, quand ceux-ci le jugèrent con-
venable. Elle eut toute la véhémence que le début
promettait. Humiliés d'avoir été traités comme des
malfaiteurs à la vue de toute une ville, les Longs-Frères,
sans méconnaître le respect dû à leur évéque, firent
entendre des paroles telles que les pouvaient trouver
des hommes sûrs de leur conscience et qui ne crai-
gnaient au monde que Dieu. Ammonius, leur inter-
reliquis terrorem injiceret, Bed spes eum fefellit... Ingressi enim alii
ezire postea noluenint. Sozom., vni, 12.
1. Quo cognito Theophilas eos ad se accereit; illi ioitio qaidem pos-
ce)>ant,ut ipse adveniens illinc ipsos educeret: neque enimœquum esae
ut ptiblice coDtnmclia affecti clam ex carcere dimitterentar. SoEom.<,
loc. cit.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 421
prête ordinaire, s'exprimait avec calme et dignité,
déduisant les raisons de leur démarche et faisant res-
sortir la conduite infamante de Tarchevéque; mais,
tandis qu'il parlait, Théophile, changeant de yisage à
chaque mot, tantôt pâlissait, tantôt rougissait, et une
colère fiévreuse éclatait dans ses yeux*. Enfin, n'y te-
nant plus, il se précipite sur le moine, le saisit à la
gorge, comme s'il voulait l'étrangler, et, lui coupant
d'une main la respiration, il le frappe de l'autre au
visage avec tant de brutalité que le sang lui sortit en
abondance de la bouche et du nez. Tout en frappant,
il criait d'une voix irritée : « Hérétique que tu es, ana-
thématise Origënel» Ce nom, prononcé entre eux
pour la première fois comme un chef d'accusation,
laissa les Longs-Frères ébahis*. C'était là toute l'expli-
cation que Théophile voulait avoir. Appelant alors à
son aide une troupe de soldats, il ordonna qu'on mit
aux fers les quatre moines et qu'on les ramenât dans
cet équipage jusqu'à Nitrie. Un mot d'un contempo-
rain ferait croire, mais on aime à en douter, que
l'archevêque riva de ses mains le carcan au cou d'Am-
monius'.
Lorsqu'on vit arriver aux monastères ces malheu-
1. nie autem sanguinolents oculis draconam instar ihtendens, tor-
Tum taurine more intuebatar, modo quidem lividas, modo pallidus,
modo autem amare subridens... Pallad., dial., p. 22.
2. Ammonio viro grandaovo, cum malis ejus plagas inflixisset et
pugois nares ejus crueutasset, inclamans his vocibus : « Heretice,
anathematiica Origenem ! » cum nihil esset propositum de Origene.
Pallad., ibid.
3. Homopbrorium manibus ipse suis injecit in coUum. Pallad.,
diaL, p. 22.
4n JEAN GHRYSOSTOME
reux sous escorte et couverts de sang S la communauté
fut en grand émoi, o On se demanda, dit le contempo-
rain que nous suivons dans ces récits, quelles épreuves
et quels châtiments Dieu réservait aux enfants de la
pénitence. » On ne tarda pas à le savoir. Un mande-
ment épiscopal arriva bientôt, déplorant la perversion
de la foi dans Nitrie, et ordonnant que tout ce qu'il y
avait dans les monastères et les cellules de livres
d'Origène et de ses fauteurs fût immédiatement brûlé;
que si, ajoutait le mandement, l'exécution du présent
ordre éprouvait des oppositions ou des retards, le
patriarche viendrait en personne le faire exécuter de-
vant lui*. Les solitaires comprirent la menace cachée
sous ces paroles. C'est aux abbés surtout qu'en voulait
Théophile, comme à des hommes plus instruits, plus
indépendants que les simples cénobites, et c'est à eux
que s'adressait l'avertissement. Par promesse et argent,
il avait organisé dans ces honnêtes et saints asiles, ho-
norés dans tout le monde sous le nom de Ville du
Seigneur', un espionnage en règle, au moyen duquel il
savait jour par jour, heure par heure, ce que faisaient
les frères. L'histoire a voué à l'infamie cinq de ces
traîtres, agents de Théophile, dénonciateurs de leurs
compagnons, instruments de ruine pour leurs couvents.
« C'étaient, nous dit le même contemporain, bien in-
formé de tous ces faits, c'étaient des hommes obscurs,
sans valeur ni nom, étrangers à l'Egypte et qui n'avaient
1. Sanguine aspersi. Pallad., dia/., p. 22.
2. Pallad., dicU,, p. 22 et seq.
3. Voir dans Saint Jérôme son Toyage et celui de Paula à Nitrie,
I, p. 206 et seq.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 4Î3
jamais été admis dans l'assemblée des pères, gens en
un mot indignes d'aucun grade monastique et dont on
n'eût même pas voulu faire des portiers*. Cette indi-
gnité n'empêcha pas le patriarche de choisir plus tard
parmi eux trois diacres, un prêtre et un évêque,et encore
créa-t-ilun nouveau siège pour ce misérable, aucun ne
se trouvant alors vacant dans les nomes d'Egypte*. Les
choses ainsi préparées, espions et patriarche se con-
certèrent pour un coup d'éclat.
A un jour convenu, les cinq moines quittèrent
secrètement leurs cellules pour se rendre à Alexandrie
dans une Église où le patriarche officiait. Là, proster-
nés devant son trône et simulant un trouble intérieur
profond, ils lui présentèrent une requête que le pa-
triarche connaissait bien, car il l'avait lui-même rédi-
gée'. Il la prit de leurs mains, et, sitôt l'office terminé,
il la porta chez le préfet d'Egypte et chez le maître
des milices de la province, réclamant leur concours
pour des actes de rigueur dont cette requête exposait,
disait-îl, la nécessité*. Ces magistrats, après l'avoir lue,
ne firent aucune difficulté de mettre à sa disposition
1. Ex ipso monte instruit homnnculos quinque qui nunquam in
CŒtu seniorum ercmi steterant, et indigni erant, piget dicere, qui vel
ostiarii essent. Pallad., dial., p. 22.
2. Et hune quidem ordinat episcopnm, tîcuIo pneflciens cum civi-
tatem non haberet... très alios diaconos ordinat qui non erant ^Egyptii
sed e diversis locis. Ibid., p. 23.
3. Eos itaque subornât ut libelles darent adversns très illos senes;
et fais» accusationis verba ipse contexuit. Pallad., diaU, 1. c.
4. Âcceptis ab eis libellis coram ecclesia, ingreditur ad Augustalem,
et contra istos supplicem libellum apud eum nomine suo deponit,
Ipse iEgyptic dioceseos pontifex... petitque ut militari manu expellan-
tur ii homines ex uniyersa iEgypto. Id.,ut sup.
424 JEAN CHRYSOSTOMB
un corps assez nombreux de soldats auquel le patriarche
adjoignit les valets du palais épiscopal et une bande de
scélérats (c'est le mot dont se sert Thistoire), ses com-
pagnons habituels dans les coups de main qu'il exécu-
tait^ Le tout forma une petite armée qu'il équipa avec
célérité et mystère, et non sans la faire boire largement,
car tous ces braves étaient ivres au moment du départ'.
L'archevêque à leur tête, dans l'attitude d'un général,
se mit en route pour Nitrie. Il avait calculé les haltes
de façon à n'arriver en vue des monastères qu'après
la chute du jour, afin de rendre la surprise plus com-
plète, et en effet il était déjà pleine nuit lorsque, pous-
sant d'horribles clameurs, la troupe gravit la sainte
montagne'.
Le tableau de cette visite pastorale, tel que l'histoire
nous le donne, est celui du sac d'une ville. Les assail-
lants pillaient, enfonçaient les portes des couvents,
fouillaient les cellules, et, sous le prétexte de chercher
des livres, faisaient main basse sur tout ce que pou-
vaient posséder ces pauvres moines^. Réveillés en sur-
saut et à moitié morts de frayeur, les cénobites couraient
se cacher dans les coins les plus retirés de leurs enclos.
D^autres en grand nombre descendaient les pentes de
la montagne par des sentiers dérobés et se dispersaient
dans la vallée. Grâce à l'obscurité de la nuit, beaucoup
1. Accepto igitur milite, sceleratorum maltitudinem congregat qui
circa potestates versantur, ad oninia parati. Pallad., dial., p. 23.
3. Gnm prias eos qui sccum eraat vino iogargitasset. Ibid.
3. Repente monasteria noctu invadit. Ibid.
A. Prsedatiir montein, monacborum reculas militibus pra^dam addi-
cens .. expilatiscellulis... Ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 125
d'abbés parvinrent à se sauver. Les Longs-Frères habi-
taient en dehors des clôtures conventuelles une petite
maison divisée en cellules; des âmes compatissantes
les en vinrent tirer pour les descendre avec des cordes
au fond d'une citerne dont l'orifice fut masqué avec
des pièces de bois et des nattes ^ Quand le soleil se leva
sur celte ville du Seigneur, séjour naguère de la mé-
ditation et de la paix, il n'éclairait plus que des dé-
combres. « Un sanglier cruel, nous dit le narrateur
contemporain, avait ravagé la vigne féconde du
Christ*. ))
Le désir ardent du patriarche était de s'emparer des
Longs-Frères, dont la capture devait être le trophée de
sa victoire, et il entra dans une vraie fureur en appre-
nant qu'ils avaient échappé. Se faisant conduire près
de leur cabane, il la flt fouiller de fond en comble sous
ses yeux. Tout y fut mis en pièces par les soldats, qui
brisèrent jusqu'aux grabats. On perça les murs à coups
de levier, on effondra le toit, on creusa le sol pour
s'assurer qu'il n'existait point quelque part une retraite
cachée. Un jeune serviteur, laissé par les frères à la
garde de la maison, assistait à ce spectacle, muet et
épouTanté. La colère de Théophile gagna enfin les as-
saillants, trompés dans leurs recherches; ils se ven-
gèrent de leur déconvenue en entassant au milieu de la
cabane des monceaux de sarments auxquels ils mirent
le feu. Tout fut dévoré par les flammes, l'enfant lui-
même y périt. Parmi les objets consumés se trouvaient
1. Très iUo8 in puteum demiserant, împosita ori putci storca.
Paliad., dial., p. 23.
^. Aper férus fecuDdiesiniœ viti invidit. Ibid., p. 24.
426 JËÂN GHRYSOSTOME
une bibliothèque de livres sacrés et profanes, trésor et
orgueil de ces bons moines, et aussi un morceau de
la sainte eucharistie, que, suivant Tusage de la primi-
tive Église, ils gardaient chez eux pour la sanctifica-
tion de leur demeure ; de tout cela, il ne resta que des
cendres*. L'histoire raconte que le patriarche, non
content de participer par la vue à cette exécution sau-
vage, en avait lui-même donné le signal, et qu'il ne
partit qu'après avoir vu s'éteindre les dernières lueurs
de l'incendie.
Les moines fugitifs, que les Longs-Frères parvinrent
à réjoindre, se réunirent au nombre de trois cents,
abbés, prêtres, diacres ou simples moines, dans un lieu
reculé du désert* où ils eurent d'abord l'idée de s'éta-
blir; mais, apprenant qu'une seconde expédition allait
être dirigée contre eux, ils se décidèrent à fuir cette
Egypte qui ne leur offrirait plus désormais ni paix ni
trêve. Leur projet fut de se rendre en Syrie, hors de
la juridiction de Théophile, et de là où Dieu les con-
duirait. Fixant leur rendez-vous à l'occident de la mer
Rouge, sur les confins de la Palestine, ils se disper-
sèrent encore une fois, et chacun gagna comme il put
le lieu de ralliement à travers la vallée du Nil. Pen-
dant ce temps-là, un synode d'évêques complaisants, as-
semblé par Théophile dans Alexandrie, les condamnait
1. Cum autem eos oon iarenisset, eorum cellulas sarmentis incen-
dit, combiistiB una libris omnibus veteris ac novi Testamenti, aliisque
optimis codicibuB et puero nno, sicut oculati testes dixere, et sacra
Eucharistia. Pallad., dial., p. 23.
2. Cum iis egressi sunt prêter presbytères et diaconos illius mentis
trecenti optimorum monachorum; alii vero per di versa loca dispersi
sunt. Pallad., ut sup.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 4t7
comme hérétiques et rebelles d'après une formule dic-
tée par le patriarche lui-même et suivie de l'excommu-
nication ^ Quand ces infortunés atteignirent le lieu du
rendez-vous, de trois cents qu'ils étaient partis, ils ne
se retrouvèrent plus que quatre-vingts * ; le décourage-
ment, la misère, la fatigue, l'incertitude de l'avenir,
avaient arrêté les autres dans leur route. Ceux qui
restaient étaient pour la plupart de vieux confesseurs
à l'épreuve des défaillances et de la douleur, quelques-
uns même étaient octogénaires, et leurs corps, marqués
des stigmates de la persécution arienne qu'ils avaient
subie sous Valens', témoignaient de leur saint cou-
rage. C'était là leur orgueil entre eux et leur titre
devant le monde. Les uns étalaient sur leurs poitrines
les cicatrices du fer et du feu, les auti*es l'empreinte
des tenailles sur leurs membres, et ceux qui ne por-
taient pas ces traces glorieuses des combats de la foi
portaient celles des austérités. Ayant tenu conseil, ils
résolurent de se rendre d'abord à Jérusalem, où ils
prendraient un peu de repos, et ensuite à Gonstanti-
nople, où Ils comptaient obtenir (les pauvres gens n'en
doutaient pas) justice de l'empereur et protection de
l'archevêque Jean Chrysostome^. Partis ainsi pleins de
confiance sous la conduite d'Isidore et de trois des
1. ÂdverBus monachos cogit concilium, neque ad defensionem vo-
catis ipais, nec facta illis dicendi potestate... excommunicat, praetex-
tans dogmatum perversitatem... eos quoque non puduit appellare
pnsBtigiatores. Pallad., dial., p. 22.
2. Sequebantur illos viri circiter octoginta. Sozom., yui, 13.
3. Sab Valente boîas tulerant. Pallad., diaL, p. 62.
i. la comitatum venire ubi divina manu ad curam potentium
agendam, Joannes coUocatus erat epiacopus. Pallad., dicU., p. 23.
428 JEAN CHUYSOSTOME
Longs-Frères, car Dioscore était retenu par le devoir
dans son évéché, ils envoyèrent un lointain adieu à
leurs chères montagnes, à ces sables torrides et à ce
ciel d'airain qui avaient pour eux tous les enchante-
ments de la patrie.
II.
Ils partaient sans argent, sans vivres; la charité les
soutint en route, et ils trouvèrent du secours jusque
dans le désert. Entrés en Palestine, ils virent les fidèles
accourir à leur rencontre avec des provisions et de
Targent ; mais les évoques se montrèrent moins com-
patissants. Beaucoup leur refusaient un simple séjour
dans leur diocèse, leur enjoignant avec dureté de pas-
ser outre. Ces malheureux en effet avaient été devancés
sur toute leur route par une encyclique de Théophile,
qui les dénonçait comme des hérétiques excommuniés,
et prévenait les évoques de ne point communiquer
avec eux ; or on connaissait le caractère implacable du
patriarche d'Alexandrie, et, même en dehors de sa ju-
ridiction, la plupart des évoques jugeaient prudent
d'éviter toute querelle avec lui. Celui de Jérusalem,
Jean, fut le meilleur de tous. Soit qu'il conservât un
vieux levain d'origénisme, malgré sa réconciliation
avec Jérôme * et le brusque changement de Théophile,
soit que la bonne réputation d'Ammonius et de ses
frères le disposât favorablement, il reçut les fugitifs à
i. Voir Saint Jérôme, 1. 1, p. 301 etsuiv.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 429
bras ouverts. Ce bon dccaeil les toucha tellement qu'ils
lui demandèrent la permission de s'établir au moins
pour quelque temps dans le canton de Scythopolis, où
ils trouveraient des palmiers en assez grande abon-
dance pour y travailler et vivre à Taise du produit de
leurs nattes *. Jean allait consentir, lorsqu'arriva d'A-
lexandrie une lettre qui refroidit ses bonnes intentions;
elle était du patriarche et portait ces mots : « Tu ne
devais pas, contre ma volonté, recevoir dans ta ville
les moines de Nitrie, car je les ai chassés pour leurs
crimes. Toutefois, si tu ne Tas fait que par ignorance,
je te le pardonne. Aie soin désormais de ne plus com-
muniquer avec des gens que j'ai excommuniés, et
garde-toi de leur accorder ni fonctions ecclésiastiques,
m lieu de résidence dans ta juridiction '. »
« Si Théophile ne se disait pas Dieu dans son inso-
lent monitoire, observe à ce sujet l'auteur contemporain
qui nous a transmis cette lettre, assurément il s'ima-
ginait bien l'être pour oser s'exprimer ainsi'. » La lettre
d'ailleurs n'était pas destinée qu'au seul Jean de Jéru-
salem ; c'était une circulaire à tous les évéques de Pa-
lestine qui s'étaient montrés quelque peu charitables
1. Perrexerunt Scythopolim, commodum sibi ejus loco domicilium
fore arbitrati, ob copiam palmarum quarum foliis ad connecta mona*
chorum opéra utebantur. Sozom., viii, 13.
2. Ira saccensas Theophilus, littentô exarat ad episcopos Palestine
non oportebat, inquiens, vos prêter voluntatem meam in civitates
Testras bos recipere: sed qaoniam ignari id fecistis, vobis ignosco.
In posterum carete ne illos aut in ecclesiasticum aut in privatum lo-
cum admittatis. Pallad., dial,, p. 23.
3. Deam esse se non dicens, sed pre immodica arrogantia imagi-
nans. PaUad., ibid.
9
430 JEAN GHRYSOSTOME
et hospitaliers envers les exilés d'Egypte, dette persé-
cution sous toutes les formes s'appelait dans le langage
des amis de Théophile a la chasse aux basilics. »
La Palestine était donc fermée aux Longs-Frères et
à leurs compagnons ; la Syrie le devait être également,
tant on craignait tout froissement avec ce dangereux
voisin. Convaincus de leur malheureux sort, ils n'eurent
plus qu'un désir, celui de gagner au plus tôt Gonstan-
tinople, et de se mettre sous la protection d'un évéque
aussi puissant que Chrysostome. Un des ports de la
côte, Césarée ou Joppé, leur fournit le navire dont ils
avaient besoin, et ils arrivèrent sans encombre dans la
ville impériale, où leur apparition causa une certaine
surprise. Sans doute on voyait fréquemment dans la
grande cité byzantine, rendez-vous de toutes les curio-
sités orientales, des moines de tous costumes et de
toute nation : arabes, syriens, cappadociens, persans;
mais ceux des solitudes d'Egypte étaient rares, et l'on
parlait de Nitrie et de Scété comme d'un pays presque
fabuleux ^ La vue de ces moines était une nouveauté,
leur costume aussi frappa singulièrement les regards.
Ils avaient les jambes et les bras nus, et portaient pour
tout vêtement ces peaux d'agneaux du désert, à la toi-
son fine et blanche, qu'on appelait melotè ^. De quatre-
vingts qu'ils étaient partis d'Egypte, ils n'étaient plus
maintenant que cinquante, la fatigue et la misère ayant
1. Socr., vï, 7. — Sowm., vi, 29. — Pallad., VU. Pair.
â. Sumptis statim melotis suis... Pallad., diaX., p. S3. — C'était
leur tunique de voyage. Saint Âihanase envoya une de ces toisons
d*agneau à Mélanie, pour prix de l'hospitalité qu*il avait reçue d'elle
dans la ville de Rome»
ET UIMPÉRATRIGE ËUDOXIE. 434
moissoûné le reste, et eux-mêmes, malgré leur forte
constitution, présentaient des corps exténués et des vi-
sages où l'angoisse du malheur était empreinte ^. Après
s'être reposés sur le port, ils se formèrent en troupe,
Isidore et les Longs-Frères tenant la tête, et ils se diri-
gèrent yers Farchevêché, où les Longs-Frères entrèrent
seuls.
Admis en présence de l'archevêque, les Longs-Frères,
se prosternant à ses pieds suivant l'usage*, exposèrent
en peu de mots les événements qui les amenaient à
Constantinople et que Ghrysostome connaissait vague-
ment par le bruit public. Ils ajoutèrent qu'ils venaient
lai demander sûreté pour leurs perso&nes et protection
près de l'empereur contre les violences de leur pa-
triarche, dont ils réclamaient le châtiment de la justice
du prince^. Us avaient à cet égard dressé un libelle
d'accusation qu'ils lui présentèrent. Ghrysostome les
releva avec bonté, et, les interrogeant sur les questions
de doctrine d'où était né le dissentiment, il leur fit
expliquer dans un entretien familier leurs opinions
sur les points les plus délicats de l'origénisme. Nourri
comme il l'était de la fleur des doctrines orientales, il
eut bientôt sondé ces cœurs sincères et ne découvrit
i. Qninquaginta electorum hominum canities sanctis laboribus
tincta et ornata. Pallad., dicU., p. 23.
2. Ad ejus genua provoluti orabaat ut auccurreret animabas calum-
niam paasis et devastatis ab iis qui id potius quam benefacere con-
sueviasent. Pallad., dtoZ., ibid. — Nobis medere non mediocriter
▼ulneratis a Theophlli pap» furore. Id., p. 24.
3. Si et ipse nos negligis... nil Jam reliqui nobis fit, nisi ut impe-
ratorem adeamus et prava illius facta in contumeliam ecclesis ezpo-
namua* Id., 1.
432 JEAN GHRYSOSTOMB
rien dans leur foi qui pût justifier la condamnation
d'un concile et l'excommunication d'un évéque. a Je
me charge de cette afiiaire, leur dit-il, et je ferai en
sorte qu'un autre concile vous absolve, ou que votre
évéque lève de son plein gré votre excommunication.
Reposez-vous-en sur moi. » Quant à la requête qu'ils
voulaient adressera l'empereur, il leur conseilla de ne
point le faire, de ne point traduire un chef ecclé-
siastique devant les juges du siècle, o C'est à l'Église,
leur dit-il, de juger les choses de l'Église; les tribunaux
temporels n'ont rien à voir dans des débats qui inté-
ressent le service de Dieu^» Et, les congédiant, il
ajouta : « Mes frft'es, vous ne logerez point ici, car je
ne puis recevoir à ma table et sous mon toit des
hommes condamnés et excommuniés que leur con-
damnation ne soit réformée canoniquement, et leur
excommunication retirée; mais je vous placerai dans
les cellules de mon ,église d'Anastasie, où mes diaco-
nesses ne vous laisseront manquer de rien. Par la
même raison, vous ne pouvez être admis à la commu-
nion des mystères; je vous autorise toutefois à partici-
per en commun avec nous aux prières de Téglise*. » Il
leur enjoignit enfin de rester renfermés au domicile
qu'il leur assignait, de se montrer rarement dans la ville,
surtout de garder un silence absolu touchant l'objet
de leur voyage', dont la bonne issue devait tenir aux
1. Hortatur eos ut desinant ipsum accusare, ob molesUam qus
ex hujuBmodi Judiciis nasci solet. Pallad., diaL, p. 25.
2. Sic Joannes eos quidein ad communionem non admisit. Pallad.,
dial., p. 24. — In ecclesia orare nequaquam prohibuit. SoKora.,vm,13.
3. Âdmonens eos ut apud omnes religioso ailentio adventiis bui
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 433
décisions d'un concile et à ses propres soins, que trou-
bleraient nécessairement les interventions du dehors.
Cela dit, il fit conduire les Longs-Frères et leurs com-
pagnons dans le^yastes cloîtres qui entouraient l'église
d'Anastasie, et, mandant près de lui la diaconesse
Olympias, il la chargea de s'entendre avec les matrones
de la ville pour procurer à ces malheureux, dénués de
tout, la nourriture et le vêtements
La préoccupation de Chrysostome au sujet de cette
aventure était grave, car il en pouvait rejaillir un grand
déshonneur sur TÉglise, si les faits, tels qu'ils lui étaient
racontés, le procès d'Isidore, le sac des couvents de
Nitrie, la condamnation des Longs-Frères sans qu'ils
eussent été entendus, devenaient un sujet d'enquête,
d'examen, de discussion et enfin de sentence devant
un tribunal laïque. Il n'avait pas le moindre doute sur
la sincérité des Longs-Frères, et de plus il connaissait
Théophile par expérience comme un adversaire de peu
de conscience et un machinateur de grande habileté.
Il avait eu à lutter contre lui lors de son élection au
siège de Gonstantinople, et ce patriarche d'Alexandrie,
alors présent dans la ville impériale, avait employé,
pour faire échouer un homme qu'il connaissait à peine,
mais dont il était jaloux, des manœuvres qu'on n'aurait
attendues que de l'ennemi le plus invétéré. Il n'avait
caasam tegerint, donec ipse, inqnit, misero ad fratrem Theopbilum.
Pallad., dial., p. 24.
1. Datoeis in ecclesia dicta Anastasia hospitio, ad requiescendam,
ipse qnidem non suppeditabat qnse ad usum illis necessaria erant, sed
religions mulieres yictum ipsis subministrabant. Pallad., dial., p. 24.
~ Quos diaconlBsa Olympias, virilis mulier, bospicio sascepit. Id.,
p. 64.
434 JEAN CHRYSOSTOME
même consenti à l'ordonner après l'élection que sur le
commandement réitéré de l'empereur ou de son mi-
nistre Eutrope ^ Ghrysostome était donc bien convaincu
que, dans les affaires deNitrie, Théoghile avait mérité
toute la réprobation que les fugitifs appelaient sur sa
tête; mais Tidée d'un grand évêque, le second du
monde oriental, assis en accusé au prétoire d*un juge
laïque, le révoltait malgré lui et Tintéressait presque à
sa cause. A peine les solitaires étaient-ils installés dans
leurs cellules, qu'il prit la plume, et afin de prévenir ce
qui à ses yeux était une honte pour la dignité épisco-
pale, il écrivit à son co-évêque d'Alexandrie, le conju-
rant de lui accorder comme à un frère et à un fils la
grâce des exilés, au nom de la paix de l'Église et de
l'honneur de Dieu^ «J'ai interrogé les moines de
Nitrie, disait sa lettre, et en vérité je n'ai découvert
dans leur doctrine rien de contraire à la vraie foi ' ;
mais l'affliction leur a tourné la tête, ils veulent te dé-
noncer à l'empereur et m'ont présenté dans ce dessein
une requête dont ils ont suspendu l'envoi à ma prière.
Toutefois ils ne s'abstiennent qu'à regret, et je tremble
qu'ils ne reprennent au premier moment leur fatale
résolution. Lève donc de toi-même l'excommunication,
pardonne-leur, et tout sera fini. Autrement il faudra
recourir à un concile que je convoquerai, ou laisser
porter cette fâcheuse affaire au tribunal des juges sé-
1. Voir mes Nouveaux RéciU de Vhittoire romains au t* siède
Trois Ministres, etc., p. 180.
2. In hoc xnihi ut filio et fratri gratiflcare. Pallad., diaL, p. 24.
3. Ut commuQionem eis restitueret, qiiippe qui de Deo recte
sentirent. Sozom., vin, 13.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 435
culiers. J'attends ta réponse et voudrais savoir quel
sentiment tu as de tout ceci, afin de choisir moi-même
une ligne de conduite ^ » En caractérisant, comme il
le faisait, les intentions des Longs-Frères, Chrysostome
ne se trompait pas. Il comprenait que ces hommes
simples, mais fermes jusqu'à l'opiniâtreté et exaspérés
d'ailleurs par la souffrance, n'admettraient ni mena*
gements, ni délais, et que, lui-même n'ayant aucun
moyen de satisfaction à leur offrir, ils lui échapperaient
inÊdlliblement.
Théophile de son côté haïssait particulièrement
Chrysostome, dont il enviait la gloire et avait essayé
d'entraver la fortune, mais qu'il était obligé de recon-
naître pour son supérieur dans la hiérarchie des
Églises. A la lecture de cette lettre, sage dans son objet,
modérée dans sa forme, mais où l'archevêque se fai-
sait juge des hommes qu'il avait excommuniés, les
déclarait orthodoxes après examen, ajoutant que, si le
pardon ne leur était octroyé, lui, Jean de Gonstanti-
nople, convoquerait un concile pour les absoudre, le
hautain patriarche bondit de fureur, et ses rancunes se
réveillèrent En réfléchissant aux raisons qui pouvaient
porter cet ancien ennemi à prendre le patronage de
quelques misérables moines, il n'en imagina que deux :
le désir de lui nuire ou bien la conformité de doctrine
avec les excommuniés, et il se rappela qu'au temps
où lui-même était origéniste ardent, il comptait Chry-
sostome parmi les auxiliaires de son parti. Ce fut pour
i. Eo despentioniB homineB derenere ut scripto te acciuent. Ce-
teram qnod tibi videtur rescribe. Pallad., dial,, p. 25.
436 JEAN CHRYSOSTOME
cet esprit malfaisant un trait de lumière, et il songea
dès lors à quelque grande intrigue qui fit tomber dans
le même filet les protégés et le protecteur. Pour le mo-
ment, il s*en tint aux questions de discipline et de
compétence ecclésiastique, et fit à la lettre de Ghry-
sostome la réponse suivante : « Je ne croyais pas que
tu pusses ignorer les canons de Nicée qui défendent
aux évéques de juger des causes hors de leur ressort.
Que si tu les ignores, je t'invite à en prendre connais-
sance, et à ne pas recevoir de requête contre moi. Dans
le cas où je devrais être jugé, il faut que je le sois par
les évêques d'Egypte et non par toi, qui es éloigné d'ici
de soixante-quinze journées^
Le cinquième canon de Nicée portait effectivement
défense aux évêques des autres diocèses de recevoir en
communion ou en recours les membres du clergé et les
laïques qui auraient encouru l'excommunication dans
leurs diocèses particuliers; mais il y était ajouté comme
correctif que Ton s'informerait si ce n'était point par
faiblesse ou par quelque autre défaut des évêques, ou
par suite de quelque inimitié personnelle, que les
plaignants auraient été retranchés de la communion.
Chrysostome était donc entre les excommuniés de
Nitrie et leur métropolitain dans toute la rigueur du
droit : il voulait examiner aux termes des canons si
leur condamnation n'était pas l'effet soit d'une erreur.
i. Arbitrer quidem non ignorare te canonam Nicanoram decretam,
quo censetur, ne episcopua litem extra fines sao8|adicet; si autem
ignoras, disce et a libellis adversas me abstine. Nam si Judicari me
oporteret, ab iEgyptiis episcopis Jadicandus sam, non a te qui septua-
ginta quinqae dieram itinere hinc abes. Pallad., diaL, p. 25.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 437
soit d'une vengeance privée. Théophile au contraire
feignait d'imputer son intervention à une grossière
ignorance des règles ecclésiastiques, et, voulant affi-
cher jusqu'au bout le mépris pour Ghrysostome et
pour son patronage, il fit appréhender au corps Tatné
des Longs-Frères, demeuré, ainsi que je Tai dit, dans
son diocèse des montagnes comme un consolateur et
un appui pour ce qu'il y restait encore de solitaires.
Par un procédé qui rappelle les tyrans de l'ancienne
Egypte, le patriarche envoya à Dioscore des esclaves
éthiopiens qui le traînèrent hors de son église, et c'est
dinsi que le vieillard apprit qu'il allait être déposée La
sentence canonique suivit de près. Non-seulement
révêque d'Hermopolis la Petite fut cassé de son grade
et retranché de la communion, mais le diocèse lui-
même fut aboli, comme si la présence de ce saint
homme sur le plus pauvre siège d'Egypte y eût im-
primé une souillure'. Dioscore, délivré de sa triste
chaîne, s'embarqua furtivement et rejoignit ses frères
à Constantinople. Cet exploit de Théophile complétait
la lettre à Ghrysostome et lui donnait toute sa signifi-
cation.
L'archevêque de Constantinople parut ne point sen-
tir le trait insolent par lequel Théophile répondait à sa
prière; il lui récrivit même pour le ramènera des sen-
timents plus calmes dans l'intérêt de l'Église, tandis
que d'un autre côté il prêchait la paix aux Longs-Frères.
i. Dioaconim sanctum episcopumjabetthrono ejici, tractum a ser-
Tîa «thiopibas, iisque fortasse nondam baptizatis. Pallad., dial., p. 23.
2. Sibi Tindicans ejus paroBciam, quam à Christi adventa habebat
ciTitas IMoBCori. Pallad., ibid.
438 JEAN CHRYSOSTOME
Ces moines et leurs compagnons, las de tant de délais,
irrités, malades, se contenaient à peine : une perte
douloureuse acheva de les aigrir. Le grand hospitalier
Isidore mourut. Ce prêtre, source involontaire de leurs
malheurs, expirait à l'âge de quatre- vingt- cincj ans
dans une de ces cellules d'Anastasie que Farchevéque
leur avait assignées pour demeure, et où ils ne virent
bientôt plus qu'une prison ; ils se demandèrent alors
les uns aux autres avec désespoir s'ils étaient destinés
à mourir , comme leur ami, dans l'exil, sans justice
ni vengeance. Ils en étaient là quand de nouveaux
événements vinrent leur rendre la liberté d'agir, et
dégagèrent l'archevêque de toute responsabilité dans
les tristes affaires de Nitrie.
Il était entré tout récemment au port de Constanti-
nople un navire égyptien amenant d'Alexandrie une
ambassade du patriarche à l'empereur. Les envoyés
étaient au nombre de cinq, un évêque et quatre abbés,
et dans leurs rangs figuraient quelques-uns des odieux
espions de Nitrie, provocateurs et instruments de tous
ces désastres : la trahison, comme on voit, avait bientôt
reçu sa récompense. Ils étaient porteurs d'une requête
au prince tendant à ce qu'on chassât de Constantinople,
comme des hommes dangereux et capables de tout,
des moines fugitifs, excommuniés par leur évêque et
condamnés par un concile pour crime d'hérésie, de
magie, de rébellion enfin contre l'Église et l'État^: ces
i. Ad hsBc Theophilus mittit quosdam ad contentiosas Terborum
pug^aa eiercitatos... et monet dent libellos precum quoa more suo
ipse dictaverat, qui continebaot apertum quidem msndadttiii, amie-
ET L'IMPÉRÂTfilCe EUDOXIE. 439
scélérats, c'étaient les Longs- Frères et leurs amis.
L'imputation de magie glissée au milieu des autres
avait été perfidement imaginée pour intéresser le pou-
voir civil à Textermination de ces malbeureux^ La
magie en effet était un crime de lèse-majesté, jugé la
plupart du temps par des commissions spéciales, at^
tendu qu'il s'y mêlait presque toujours aussi des me-
nées ambitieuses et des complots contre le chef de
l'empire. Les lois qui la punissaient étaient donc d'une
dureté impitoyable: c'était la relégation ou la mort. Faire
des exilés de Nitrie une bande de magiciens, c'était
armer contre eux la haine publique, les soupçons du
prince, le zèle des adulateurs et des lâches. Les en-
voyés s'offraient d'ailleurs à soutenir leurs dires devant
le tribunal de l'empereur. Pour que l'accès du palais
leurfût plus facile et l'office du prétoire plus favorable,
ils arrivaient munis de grandes sommes d'argent et de
cadeaux de toute nature. Le patriarche d'Alexandrie
comptait à la cour byzantine, ainsi que je l'ai dit, plus
d'un serviteur à gage prêt à l'aider dans toutes ses
entreprises.
Les relations du primat d'Egypte avec le gouverne-
ment impérial avaient un caractère tout particulier,
unique dans l'empire d'Orient. Alexandrie alimentait
Gonstantinople, comme Garthage nourrissait Rome, et
l'évéquequi tenait sous sa main les fermiers des grains.
tam fero yaria et multiplici calamnia eonim qu» sunt inyisibilia.
Pallad., dial., p. 24.
1. Gam nihil haheret unde eorum vitam calumniaretar, facit ut
in palatio quasi prestigiatores digito monstrarentur. Pallad., dial,,
ibid.
UO JEAN GHRYSOSTOME
la flottille de transport, en un mot les nombreux agents
du service del'annone, était devenu parle fait un per-
sonnage politique très-important. Un retard d*un mois,
de quinze jours, d*une semaine dans les envois suffi-
sait pour affamer la ville résidence des césars et les cé-
sars eux-mêmes, et Ton put mesurer l'influence des
redoutables patriarches d'Alexandrie lorsque, sous le
principat de Constance, Athanase fut accusé d'avoir
voulu créer la famine. Outre cela, le service de l'an-
none comptant dans l'intérieur de Constantinople des
agents presque aussi nombreux qu'au port d'Alexandrie
et ces agents étant presque tous Égyptiens, les mémes^
patriarches possédaient au sein de la ville impériale un
petit peuple de matelots, d'ouvriers, de portefaix, de
trafiquants de toute sorte, concentré dans un quartier
voisin de la mer et en rapport avec la flotte : peuple
turbulent, toujours mêlé aux émeutes de la plèbe by-
zantine et toujours prêt à entrer dans des complots
religieux sur un signal de son évéque. Aussi l'histoire
nous montre-t-elle les Égyptiens de Constantinople
jouant fréquemment un rôle dans les désordres ec-
clésiastiques de cette capitale, par exemple dans la
lutte entre Grégoire de Nazianze et le philosophe
Maxime S et plus récemment lors de la candidature
de Jean Chrysostome. Cet état de choses assurait à
l'intervention du primat d'Egypte dans une affaire
infiniment plus de poids auprès du gouvernement
impérial qu'à celle des primats d'Antioche, de Thés-
1. Consulter là-dessas les Nouveaux Récits de Vhistoire romaine
au V* siècle : Trois Ministres, etc.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 444
salonique ou de Césarée; l'habileté égyptienne faisait
le reste.
Non contents de poursuivre juridiquement les exi-
lés devant l'empereur, les envoyés de Théophile
propageaient contre eux dans la ville les bruits les plus
infamants, et déjà la disposition des esprits, favorable
jusque-là, leur devenait contraire. Les pauvres moines
ne pouvaient plus paraître dans les rues qu'on ne les
montrât au doigt en les traitant de magiciens. A bout
de patience, ils résolurent de répondre aux accusations
en attaquant de front les accusateurs, et, quoi qu'en
pût dire Ghrysostome, ils rédigèrent une plainte dans
laquelle, énumérant leurs griefs, ils requéraient contre
l'évéque et les quatre abbés agents de Théophile la
peine des'calomniateurs. Ils firent plus, ils englobèrent
dans la même réquisition le patriarche d'Alexandrie,
comme le premier et le véritable auteur des calom-
nies^ Ghrysostome alors les désavoua hautement, et
déclara se séparer d'eux pour toujours*.
Chose triste à dire, cette séparation leur profita près
des gens qui n'aimaient pas l'archevêque. Celui-ci fut
blâmé d'abandonner ainsi dans le péril des suppliants
Tenus des extrémités de l'Orient se placer sous son aile
et de sacrifier la cause de ses hôtes à son orgueil de
prêtre, qui ne voulait pas qu'un autre prêtre, si cri-
1. Monachi ut viderunt se non solum Theophilum non placare, sed
in majorem iram impellere... supplices libeUos Joanni offerunt, diversa
'llieophili tyrannidis gênera dénotantes, adjunctis quibusdam capitulis
quae pudet coram simplicioribus dicere, ne eos a credendo deterream..
Pallad., dial., p. 25.
2. Sic Joannes dato eis responso, eos ab sua cura et cogitatione
dlmisit. PaUad.» dicU., ibid.
442 JEAN GHRYSOSTOME
minel qu'il pût être, fût traduit devant un tribunal
laïque, fût-ce même le tribunal de l'empereur. On exal-
tait au contraire le courage de ces honnêtes gens, qui
brisaient de gaieté de cœur leur dernier appui plutôt que
de subir patiemment l'infamie. A mesure que l'intérêt se
reportait sur eux, les ennemis de l'archevêque en pre-
naient occasion pour noircir sa conduite, et l'infortune
des moines de Nitriefut un sujet d'incrimination jpour
lui. On prétendit que ce cloître où il les avait enfermés
était réellement une prison, qu'ils y supportaient les
plus durs traitements, et qu'un d'entre eux étant mort
de misère et de faim (on parlait vraisemblablement
d'Isidore), Ghrysostome avait refusé de lui rendre les
devoirs dus aux mourants S Ceci pouvait être vrai, car
la règle ne lui permettait pas d'entrer en communion
de sacrements avec des gens frappés de séparation ca-
nonique. La cour encourageait de tout son pouvoir ce
revirement de l'opinion, et en dépit des menées de
Théophile les moines de Nitrie y devinrent à la mode
par opposition à Ghrysostome. Non-seulement on les
encouragea dans leur résolution de demander justice
à l'empereur, non-seulement on leur fit déposer leur
placet, suivant les formalités voulues, à l'ofûce du pré-
toire impérial, mais, comme la réponse tardait, vu la
lenteur des procédures, on leur mit en tête de recourir
à l'impératrice elle-même, qui, disait-on, ferait mar-
cher l'affaire comme il convenait.
Un jour donc qu'Augusta était attendue pour la cé-
lébration des mystères à Téglise de Saint-Jean -Baptiste,
1. AcL su^Md. ad Qu9rc»
ET L'IMPÉRATRICE EUDjOXlE. U3
au faabourg de THebdomon, les moines de Nitrie s'y
rendirent, les Longs-Frères à leur tête, et se tinrent
rangés en bon ordre sur le passage de Timpératrice ^
Eudoxie arriva, entourée de gardes et assise dans son
char impérial. La vue de cette troupe de moines sup-
pliants lui causa un instant de surprise ; puis, les recon-
naissant à rétrangeté de leur costume, non moins qu'à
la haute taille de leurs chefs, elle s'avança hors de sa
voiture et fit signe aux Longs-Frères qu'elle désirait
leur parler*. Quand ils furent proche, elle leur dit:
«Donnez-moi votre bénédiction, mes frères, et priez
pour moi, pour mes enfants, pour l'empereur et aussi
pour l'empire. Je sais quelles sont vos demandes, et il
ne dépendra pas de moi qu'un synode ne soit convoqué
au plus tôt pour vous donner la satisfaction que vous
méritez. Je veux en outre que votre patriarche soit
mandé ici pour y répondre du mal qu'il vous a fait'. »
Les Longs-Frères et leurs compagnons se retirèrent le
cœur joyeux. Un grand pas était fait. Eudoxie prenait
enmain l'intérêt des persécutés' de Nitrie, et elle se pré-
cipita dans! cette affaire avec la résolution d'une femme
qui n'entreprend pas en vain. Quelques jours à peine
s'écoulèrent depuis l'entrevue de l'Hebdomon, et déjà
1. Gamqae libellos obtulissent Augustis, imperatricem adeunt in
martyrio sancti Joannis. Pallad., diaL, p. 25.
2. Extra impériale vehiculum prospideos capite ioclinato... So-
zom., vm, 18.
3. Benedidte, inquiens, et orate pro imperatore, et pro me ac
liberis meis, et pro imperio. Ego dabo operam ut synodus brevi con-
▼ocetar et Theophilus hue veniat. Sozom., ibid. — Ut Tbeophilus vo-
lens nolena exhibitua per magistrum causam diceret. Pallad., dialéj
p*25«
444 J£AN CHRYSOSTOME
tous les délais résultant des formalités étaient levés. Le
décret de convocation d'un synode était signé par
l'empereur, l'ordre d'instruire en calomnie contre les
envoyés égyptiens était signifié aux juges, Théophile
lui-même était cité à comparaître, et ce qui prouvait
l'ardeur d'Ëudoxie à servir cette cause qu'elle avait faite
sienne, c'est qu'elle dépêcha un de ses officiers nommé
Élaphius pour remettre en main propre au patriarche,
dans sa ville d'Alexandrie, la double citation qui l'ap-
pelait à comparaître devant le futur concile et devant
Tempereur^
L'apparition d'Élaphius et ce retour subit des choses,
qui faisait du patriarche un accusé, de ses excommu-
niés des accusateurs, frappèrent Théophile comme d'un
coup de foudre. Il n'y voulut voir qu'une manœuvre
habile de Ghrysostome et la revanche des dédains inso-
lents avec lesquels avait été repoussée sa proposition
de concorde. Il sut pourtant contenir sa colère. « Théo-
phile se taisait, dit un contemporain, mais son silence
était sinistre. » Élaphius, reçu avec tout le respect dû
à celle qui l'envoyait et à la mission dont il était chargé,
n'obtint pourtant rien de définitif. Le patriarche pré-
texta les devoirs de son ministère et d'autres raisons
encore pour ne point partir sur-le-champ, mais il pro-
mit solennellement d'être à Gonstantinople dans un
court délai. Ce fut tout ce qu'Élaphius put rapporter à
sa maîtresse. Théophile en effet, sous le coup de la
surprise et du danger, avait besoin de se recueillir, il
i. Alciandriam missus est Elaphius, ut Thcophilum adduceret :
reliqua respoiisi imperialis prœfecti exsequuntur. Pallad., dial,, p. ^.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. Uo
avait besoin de dresser des machinations nouTeiles
contre ce qu'il croyait une machination de son rival :
pour cela, il lui fallait du temps, et il se mit à rœuvre
aussitôt. Se sauver lui-même, rentrer dans les bonnes
grâces de l'empereur et perdre Chrysostome, voilà le
problème dont la solution absorbait son esprit ^ Quant
aux Longs-Frères, il y songeait à peine, leur impor-
tance disparaissant devant la grande lutte qui allait
s'ouvrir entre les deux premiers prélats de l'Orient.
A force d'y rêver, il lui sembla que le moyen le plus
expéditif et le plus sûr d'accabler son ennemi était de
lui jeter en face quelque homme de grande autorité
dans rÉglise en matière de discipline et de dogme, qui
vint, au nom des lois disciplinaires violées, lui deman-
der compte de la protection dont il couvrait contre un
évéque et un concile des excommuniés, lui demander
compte aussi, au nom de la foi orthodoxe, de sa foi,
à lui, qui avait communiqué avec ces hommes. La
question de Forigénisme se glissait alors dans l'alSaire
avec tout son venin ; l'archevêque était poursuivi
comme hérétique en même temps que les Longs- Frères,
et Théophile, une fois les choses engagées, paraissait
pour saisir son adversaire corps à corps. Telle fut la
combinaison infernale à laquelle il s*arrêta ; toutefois il
fallait trouver cet homme influent, honnête, qui à son
insu mettrait son autorité, sa science tbéologique et son
zèle au service des passions d'autrui : Théophile crut
1. Verum in intimo pectoris recessa occultans acmoliens... cogitare
cœpit qaa ratione Joanneni episcopatu deficere posset. Sozom., viii,
14. — Qoamobrem Tbeophilus totus in hoc cœpit incumbere... ut Joan-
nem episcopali sede deflceret. Socr., vi, 8.
10
446 JEAN GHRYSOSTOME
l'avoir trouvé dans la personne de son ancien adver-
saire, le vénérable Épiphane, évéque de Salamine en
Chypre.
III.
Épiphane, dont j'ai parlé longuement dans un autre
de mes récits à propos de ces mêmes querelles de
l'origénisme, qu'il fut un des premiers à soulever S
Épiphane ne comptait pas alors moins de quatre-vingts
ans. Ce vieillard avait eu ses jours d'héroïsme, lorsque,
consumant sa fortune et sa vie à la recherche des
hérésies, bravant la faim, la soif, les mauvais traite-
ments des hommes, pour étudier jusqu'au fond des
déserts de l'Arabie les déviations de la foi chrétienne,
il avait tenu d'une main ferme la chaîne des traditions
apostoliques, si fréquemment ébranlée en Orient par
l'imagination et la fantaisie ; mais, au moment où
Théophile jetait son dévolu sur lui pour en faire un
instrument de haine et de discorde, Épiphane n'était
plus que l'ombre de lui-même. L'âge, sans diminuer
sou activité, avait affaibli son intelligence. Un esprit
pétulant, brouillon, tracassier, remplaçait en lui cette
âme généreuse, dévorée jadis du pur zèle de la maison
de Dieu. Ébloui par sa propre gloire, enivré de ses
succès près des conciles, dont il avait dicté si souvent
les décrets, il avait fini par croire à sa propre infaillibi-
lité, et par se faire, vis-à-vis de ses collègues les évéques
i. Voir Saint Jérôme, t. I, v«
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. U7
et des synodes eux-mêmes, un juge sans appel ou plu-
tôt un tyran.
li y avait dans cet homme profondément sincère,
mais que l'orgueil dominait, quelque chose de la naï-
veté d'un enfant; c'est ce que témoignent les historiens
contemporains, et Théophile, dans le choix qu'il venait
de faire, avait compté sur cette simplicité mêlée aux
infatuations de l'amour-propre. Ainsi que je l'ai dit
plus haut, à l'époque où, chef d'origénistes, le patriarche
avait eu pour adversaire l'évêque de Chypre, chef des
anti-origéoistes d'Orient, il l'avait traité insolemment,
suivant son usage, l'appelant radoteur et anthropomor-
phiteS et malgré cette insulte publique, consignée
dans une lettre pastorale et aggravée par une menace
d^excommunication, il lui suffit d'un mot pour rame-
ner cet adversaire et le plier à ses volontés. Il écrivit à
Épiphane quand il eut besoin de lui que, si ses senti-
ments dans l'obscure question de l'origénisme étaient
changés du tout au tout, s'il avait vu le jour dans ces
ténèbres, et si les écailles lui étaient tombées des yeux
comoie à saint Paul, il le devait aux salutaires répri-
mandes que ne lui avait pas ménagées le métropo-
litain de Salamine : il reportait donc l'honneur de
sa rétractation à ce grand docteur, lumière de l'ortho-
doxie*. Cet hommage devait flatter Épiphane et le
1. iDsimulaverat Theophilas Epiphanium, tanquam abjecte sen-
tiret de Deo, qaem humana specie prœditum esse arbitraretur. Socr.,
YI, 10.
2. Com consideraret magno sibi emolumento fore si Epiphanium
parUcipem et consortem consiliorum suorum haberet, Tirum ob vir-
tatis reverentiam omnium sui temporis clarissimum, eum sibi ami-
com adjunxit, licet eum antea repreliendisset... tum yero qaasi resi-
448 JEAN CHRYSOSTOME
flatta en effet. Le vieil évéque ne se sentit pas de
joie d'avoir procuré à l'orthodoxie orientale une con-
version non moins brillante par la renommée du
converti que par Téiévation de sa dignité, et il se voua
désormais à le servir. C'est ainsi que cet homme, qui
se jouait de tout, put faire d'un candide vieillard l'as-
socié de ses mauvais desseins et presque le complice
d'un crime.
Aucune occasion plus favorable ne pouvait s'offrir
aux vaniteuses prétentions d'Épiphane. Un concile
allait se réunir prochainement à Constantinople pour
juger la conduite des Longs-Frères, leurs opinions
théologiques eHa légitimité des censures qui les avaient
frappés. C'était toute la question de l'origénisme, agi-
tée solennellement pour la première fois dans la ville
impériale, sous les yeux de l'empereur, en face des
évoques réunis de tout l'Orient. Or qui guiderait le
concile dans ses décisions? qui poserait les articles de
foi à défendre contre l'erreur? qui dirigerait dans ce la-
byrinthe de subtilités philosophiques et de demi-vérités
chrétiennes que présentaient souvent les ouvrages
d'Origène ces prélats respectables, mais ignorants,
qu'enverraient au synode les montagnes de Phrygle,
de Cilicie, d'Arménie ou les campagnes de Thrace ? Les
ténèbres étaient épaisses et la marche glissante, puisque
l'archevêque de Constantinople lui-même avait failli
en croyant peut-être communiquer innocemment avec
les Longs-Frères. Le devoir d'Épiphane, qui avait ou-
piscens veram tandem sententiaxn agnovisset, idem se cum illo sentira
scripsit,et Origenis libros tanquam hujuamodi dogmatum aucioris
caiumniari cœpit. Sozom., viii, 13.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 449
vert le combat, n'était-il pas de le soutenir jusqu'au
bout, de prêter ses lumières au concile, de préparer la
voie à des décisions d'une complète orthodoxie, de ve-
nir enfin à ses derniers jours raffermir l'Église dans ce
qu'il croyait un de ses plus grands périls? Telles furent
les pensées qui durent assaillir Épiphane quand il re-
çut, vers le mois de décembre de Tannée 402, une lettre
du patriarche d'Alexandrie; telles furent au moins
celles que cette lettre était destinée à réveiller dans son
esprit.
La lettre l'entretenait en effet du futur concile, et
Théophile, en lui envoyant une ampliation des actes
de celui d'Alexandrie, qui avait condamné les Longs-
Frères, le priait de rédiger lui-même ou de faire rédiger
par les évêques cypriotes, ses disciples, un formulaire
où serait nettement posée la doctrine concernant Ori-
gène et l'origénisme. Ce formulaire devrait être envoyé
à tous les évêques d Asie, de Bithynie et de Cilicie; lui-
même se chargerait de ce soin, et il y joindrait les actes
de son concile d'Alexandrie et des explications person-
nelles sur l'excommunication des Longs-Frères. Ces
documents seraient également transmis à l'archevêque
de Constantinople, pour que celui-ci ne pût arguer
d'ignorance ni quant aux personnes, ni quant aux
doctrines, s'il arrivait qu'on dût le prendre lui-même
à partie. Cette dernière idée était loin de déplaire à
Épiphane, car, après avoir ramené à résipiscence le
patriarche d'Alexandrie, quelle îgloire pour lui s'il allait
convertir encore celui de la ville impériale !
Il fut fait suivant le vœu de Théophile. Le métropo-
litain de rile de Chypre, réunissant ses suffragants en
450 JEAN CHRYSOSTOME
synode, leur dicta une formule de foi complète concer-
nant Origëne et ses fauteurs^ puis le décret synodal,
accompagné des lettres encycliques des( deux éTêques,
fut dépêché dans tout l'Orient*. L'archevêque de la ville
impériale étant un trop haut personnage pour qu'on
se contentât à son égard de la voie ordinaire de trans-
mission, Épiphane voulut lui déléguer un de ses
prêtres pour lui remettre la dépêche et lui exposer en
même temps de vive voix la responsabilité qu'il encou-
rait en protégeant des hérétiques condamnés. Toute-
fois le délégué d'Épiphane n'eut pas l'occasion de par-
tir. Théophile, qui possédait dans le port d'Alexandrie
des moyens de communication bien autrement rapides
et fréquents qu'on n'en pouvait avoir à Salamine, prit
les devants pour narguer l'archevêque; il lui envoya
l'encyclique d'Épiphane et les deux décrets synodaux
avec ces simples mots de sa main : « Les pièces ci-
jointes sont importantes. Je f engage à les méditer et à
ne point fermer ton cœur aux avertissements du saint
évêque dont le monde chrétien écoute les décisions
comme des oracles'. » Chrysostome, en ouvrant la dé-
pêche et parcourant les pièces, n'y vit d'abord qu'une
invitation de prendre part à une de ces disputes théo-
logiques dans lesquelles Épiphane avait passé sa vie.
1. Collecto Cyprioram episcoporum concilio, Origenis libros legi
prohibuit. Sozom., viii, 14.
2. Deinde litteris tam ad alios, tum ad episcopum Gonstantinopo-
litanum ea que a synodo décréta fuerant insinuantibus, bortatus est
illos ut synodum convocarent eadepique décernèrent. Sozom., vni, i3.
3. Misit litteras ad Joannem episcopum quibus eum hortabatur ut
et ipse a legendis Origeois libris abstineret, et convocata synodo epi-
scoporum Buorum, idem cum ipso deoerneret. Bocr.i vi, tO.
ET LIMPÉRATRIGE EUDOXIB. 454
Porté par caractère à l'application morale des principes
éyangéliques, il avait montré toujours peu de goût
pour des discussions qui lui rappelaient trop les écoles
des rhéteurs. Son premier mouvement fut donc de
jeter là la dépêche en s'écriant : « J'ai bien besoin en
vérité de toutes ces belles choses pour agiter mon
peuple, comme si mon devoir n'était pas de lui servir
une autre nourriture, en lui préchant la parole de
Dieu ^ I »
Toutefois un remords le prit, et il relut les lettres
avec attention. En réfléchissant sur cet accord singu-
lier de Théophile et d'Épiphane, à cette alliance d'un
homme pervers et d'un saint homme très-simple, pour
lui faire la leçon et tendre pour ainsi dire un lacs au-
tour de lui, il se montra inquiet, puis, après un moment
de silence, il dit aux amis qui Fentouraient : a Ces
hommes-là veulent ma déposition ; mais ils ne l'auront
pas facilement. Je tiens à mon siège épiscopal, parce
que Dieu m'y a placé. » II ajouta d'un ton plus doux :
et lion plus cher souci sera toujours d'accomplir mon
devoir jusqu'au bout. Puissé-je obtenir par là le pardon
de mes fautes et le salut de mon àme 1 » Il eut d'abord
l'idée de ne point répondre, s'en remettant à Dieu,
disait-il, des suites de tout cela; il se décida plus tard
à le faire, mais brièvement, modestement et sans
aigreur apparente. Voici ce que contenait sa lettre :
i . Verum Joannes studiom illorum haud magni ponderis esse exîs.
timaTit, et Epiphanii et Theophili litteras neglexit. Sozom., vin, 44.
— Joannes ea quae tum ab Epipbanio tum ab ipso Tbeopbilo signifia
catafuerant parvi pendens, doctrine ecclesiasticeseduloincumbebat...
insidias qn» ipsi struebantar penitus contemnens. Socr.» vi, 40,
452 JEAN GHRYSOSTOME
c< S*il était vrai qu'un concile dût se réunir sous peu à
Gonstantinople pour examiner précisément les choses
dont ses deux co-évêques et frères daignaient l'entre-
tenir, il attendrait ces débats. Convenait-il, quand
rÉgiise allait décider, de prévenir sa décision en con-
damnant qui que ce fût, ou en introduisant des nou-
veautés dans la foi? Il ne le croyait pas, et remerciait
du reste ses collègues de leur sollicitude à son égards u
Le dédain qui perçait sous les termes prudents de cette
réponse irrita Épiphane au delà de toute mesure, et,
puisque le patriarche de Gonstantinople lui déniait
l'autorité dogmatique devant laquelle s'était incliné
celui d'Alexandrie, il résolut d'aller en personne Fad-
monester en face de son peuple, dans la ville impériale,
et le ramener au devoir ou le déposer, s'il le fallait, en
étouffant Thérésie sous l'hérétique. Quand Théophile
apprit cette résolution, à laquelle il n'eût jamais osé
songer, il fut au comble de la joie, laissa partir Épi-
phane et resta.
Ces préliminaires avaient traîné jusqu'à la fin de
février ou au commencement de mars !i03, et c'était
pour un vieillard de quatre-vingts ans un rude et long
voyage que la traversée de Chypre à Gonstantinople au
plus fort des vents de l'hiver, qui rendent si dange-
reuse la navigation des Gyclades et le passage de l'Hel-
lespont. Épiphane néanmoins arriva sans encombre en
vue de Gonstantinople. Là, au lieu d'aborder au grand
port, il prit terre dans une anse d'où il pouvait, en
tournant la ville, gagner le faubourg de THebdomon et
1. Socr., VI, 10. — Sozoïïi., vnr, 14.
ET L'IMPÉRATRICE EDDOXIE. 453
l'église de Saint-Jean-Baptiste, où il avait fait annoncer
sa ?enae^ Les faubourgs de Gonstantinople for-
maient depuis Théodose une espèce de zone neutre
pour les communions religieuses. Ce prince, ainsi
qu'on l'a vu, y avait relégué les églises du culte arien;
d'autres dissidents s'y étaient établis, et c'est encore là
que s'étaient réfugiés tout récemment les prêtres ca-
tholiques qui faisaient schisme avec l'archevêque.
Grâce peut-être à la protection de Timpératrice, qui
semble avoir eu pour l'église de Saint-Jean une dévo-
tion particulière, ce temple leur était resté ouvert, et
ils en composaient en majeure partie le clergé ; mais
ce clergé, affichant pour le chef métropolitain une ar-
dente hostilité, ne se recrutait guère que parmi des
hommes qui professaient les mêmes sentiments. C'était
donc au milieu d'un clergé schismatique qu'Épiphane
venait faire son entrée à i'Hebdomon. Reçu à l'église
de Saint-Jean' dans un appareil presque triomphal, il
y célébra les saints mystères et récita ensuite la collecte,
qui était une prière suivie d'une allocution au peuple
terminant l'office du jour*. Il avait à peine achevé,
qu'on amena devant lui un jeune homme qui deman-
dait à être ordonné diacre. Épiphane se trouvait dans
une église étrangère ; il y avait officié sans le consen-
tement de révêque de la juridiction et commis en cela
une contravention flagrante aux canons, et par une
irrégularité plus flagrante encore il consentit à or-
«
1. Necmalto post Epiphanias...ad locum haad procal ab urbe Con-
stant! nopolitana, quem Septimum vocant, applicuit... Sozom., viii, 14.
2. Ad basilicam sancti Joannis. Socr., vr, 12,
3. Gollcctam ibi celebravit... Id., ibid.
454 JEAN GHRYSOSTOME
donner ce jeune homme qu'il ne connaissait point, et
pour lequel il n'avait pas non plus le consentement
épiscopal. Ces considérations ne l'arrêtèrent pas : pre-
nant les ciseaux qu'on lui présenta, suivant l'usage,
sur un plat d'argent, il coupa les cheveux au futur
diacre et prononça sur lui la formule de l'ordination ^
C'était une nouvelle recrue dont se grossissait le parti
ennemi de Chrysostome.
Quand il eut fini, il prit le chemin de la ville au
milieu des mêmes acclamations qui avaient accueilli
son arrivée. A la porte d'Or, celle par laquelle on com-
muniquait, dans les solennités publiques, de l'Hebdo-
mon à l'intérieur de Constantinople, Épiphane trouva
le clergé métropolitain, que l'archevêque, informé de
tout, envoyait au-devant de lui pour le recevoir*.
Chrysostome lui-même se tenait en face du palais épi-
scopal afin de saluer l'évéque de Chypre au passage et
de l'inviter à prendre un logement sous son toit. Épi-
phane reçut froidement l'invitation', prétextant qu'il
avait déjà un logement que lui avaient retenu ses amis,
sur quoi, l'archevêque insistant: « Écoute, lui dit Épi-
phane, je logerai chez toi, si tu me jures ici même
d'excommunier les Longs-Frères et d'interdire dans ta
ville les livres de l'hérésiarque Origène. — Tu sais
bien, répondit tranquillement l'archevêque, tu sais que
1. Ordinatod iacono, posthac civitatem ingreasus est. Socr., ti, tS.
ï. Eupi ingredientem Joanoes occursu cleri totius honoravit. So-
zom., VIII, 14.
3. InyitatuB enim otjq œdibus ecplesfiiaticift oinnere yellet, iieu-
tiquam acquievit, et cqm Joanqe quidem coogredi peRÎtiis ^etrectayit
Id., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 455
nous attendons la prochaine réunion d'un concile qui
doit s'occuper de ces matières ; il ne me convient pas
de devancer ses décisions ^* — Eh bien I s'écria
Épiphane avec colère, s'il en est ainsi, je pars, » eU
rompant brusquement l'entretien, il fit signe qu'on le
conduisît à la maison que les agents de Théophile lui
avaient préparée'. Le lendemain de grand matin,
Ghrysostome, désireux d'empêcher une rupture, lui
envoya plusieurs prêtres pour l'engager à prendre part
aux prières qui allaient être célébrées dans la basilique
épisçopale : « Je suis prêt à m'y rendre, leur dit Épi-
phane, mais à une condition, celle que j'exigeais hier
de votre évoque et qu'il m'a refusée. Y consent-il au-
jourd'hui ? » Les prêtres se turent et repartirent. De
ce jour-là, les deux évêques ne se virent plus.
La demeure d' Épiphane partagea dès lors avec celle
d'Ëugraphie le triste honneur d'être un lieu de réunion
pour les ennemis de Ghrysostome. Les clercs expulsés,
les prêtres mécontents, y affluèrent; Sévérien, levant
le masgue encore une fois et rompant impudemment
la paix qu'il avait jurée, s'y montra fort assidu. Antiochus
de Ptolémaîs et Acacius de Bérée y tenaient avec lui le
premier rang. Outre les recrues de la ville, on ramas-
sait tout ce qu'on pouvait d'ecclésiastiques étrangers
et d'évêques en passage : d'ailleurs la célébrité du nom
d'Épiphane suffisait pour attirer au conciliabule nombre
1. Cam Joanoes diceret ail temere agendum esse ante geoeralîs
coDcilii deflnitionem. Socr., vi, 14.
S. £t Joannem quidem a quo invitabatar, refugit, ut gratificaretur
Theopbilo : in privato autem quodam doqiicilio diversatus est. Id.,
ibid.
456 JEAN GHRYSOSTOME
de visiteurs en dehors de l'esprit de faction. Il faat
rendre aussi cette justice au yieil évéque, que, sauf les
questions relatives à l'origénisme et à Texcommuni-
cation des Longs-Frères, il passait assez légèrement
sur les accusations personnelles dont on poursuivait le
métropolitain. C'était la fausse idée que Ghrysostome
était origéniste, communiquait avec des origénistes et
continuait à suivre dans ses enseignements l'hérésiar-
que contre lequel Épiphane avait fulminé tant d'ana-
thèmes, c'était cette idée qui l'avait amené à Gonstan-
tinople et continuait à nourrir son ressentiment; sur
le reste, il ne manifestait aucune passion. Les séances
tenues dans son logis consistaient donc en conférences
de pure érudition , où l'auteur de tant d'ouvrages
théologiques renommés déployait son vaste savoir avec
d'autant plus d'insistance que la question était peu fa-
milière à la plupart de ses auditeurs ^ Il put s'en aper-
cevoir plus d'une fois : les étrangers, qui ne savaient
pas le fond des choses et qu'attirait un amour sincère
de la vérité, s'en retournaient parfois tout ébahys de ce
qu'ils entendaient. Ces étonnements naïfs donnèrent
lieu à une aventure dont les amis de Ghrysostome ti-
rèrent avantage, et.qui divertit les païens et les indiffé-
rents, toujours prêts à rire de tout.
Il y avait dans l'assistance, parmi les plus curieux
et les plus candides, un Goth élevé en Grèce, où, de-
1. Privatim vero convocatis episcopis qui tum Constantinopoli mo-
rabantur, ca quse adversus libros Origonis decrcta fuerant illis ostendit;
ac nonnullis quidem persuasit ut decretis subscribcrent. Sozom., yih,
13. — NonnuIIi quidem ob rcverentinm Epipbanii subscripserunt.
SoTP., VI, 12.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 4W
venu chrétien catholique et prêtre, il avait adopté le
nom de Théotime. Son utilité comme barbare et son
zèle apostolique comme prêtre contribuèrent à en faire
UD évêque métropolitain de la petite Scythie, province
des embouchures du Danube ^ Il résidait en cette qua-
lité dans la ville de Tomes', ancien lieu d'exil du poète
Ovide, devenu au v* siècle le grand marché des Huns
et des Goths, et le siège d'un apostolat chrétien dont
aucune élégance littéraire n'adoucissait la rtidesse.
Théotime n'était pas seulement Tévêque, il était le mé-
decin et au besoin l'intermédiaire commercial de ces
populations sauvages, qui afOuaient dans sa ville à
cei*tains jours, et des populations romaines, presque
aussi sauvages, qui vivaient du trafic ou de la guerre
avec les barbares. Parlant couramment les idiomes
étrangers, il allait recruter ses ouailles dans les foires,
vêtu d'un costume semi-barbare, et laissant flotter sur
une robe épiscopale Tépaisse et longue chevelure des
Goths. 11 attirait aussi ses néophytes dans sa maison à
de grands festins où il les catéchisait, les affaires chez
ces peuples, principalement chez les Huns, se traitant
d'ordinaire à tablée Plus d'une fois ce bon prêtre s'était
vu rebuter avec violence, plus d'une fois il s'était trouvé
en danger delà vie; mais il supportait patiemment les
1. Theotimus episcopus ScythisB... Tirob pietatem viteque sancti-
moniam celeberrimus. Socr., vi, 12.
2. TomitaDorum et totius Scythi» ecclesiam goberoabat. Sozom.,
VII, 26.
3. Porro cum barbari illi crebris incunionibus Scythas vastarent,
eo« quamvis suopte ingenio feri easent, ad mansuetudineni tiaduxit...
convivii» illos accipiens et muneribus demulcens... Aiunt eum perpé-
tue comam aluisse. Sozom., ibid.
458 JEAN CHRYSOSTOME
insuites, et il avait échappé aux blessures. Les plus in-
traitables de ces catéchumènes, les Huns, avaient fini
par croire en lui, et rappelaient le Dieu des Romains \
Cet homme simple avait rapporté de Grèce, entre
autres livres, quelques-uns des ouvrages d*Origëne, et
quand il ne courait pas à cheval à travers les steppes
déserts, quand il n*appréhendait pas au corps quelque
barbare qu'il prétendait convertir, il déployait les rou-
leaux de sa bibliothèque, où il avait puisé l'enthou-
siasme d'Origène.
Son étonnement fut donc grand lorsqu'il entendit
au logis d'Épiphane les anathëmes fulminés contre
Adamantins, a l'homme de diamant, )> ainsi que les
contemporains appelèrent dans leur admiration cette
idole de Théotime. Il se tut, mais pour prendre une
revanche éclatante. Un jour que la conversation roulait
encore sur le même sujet, l'apôtre de la petite Scythie
tira de sa robe un rouleau qu'il se mit à lire à haute
voix. Ce rouleau faisait partie des ouvrages d'Origène
et contenait des passages inattaquables au point de vue
du dogme, merveilleux pour l'élévation de la pensée
et l'ardente foi dont ils communiquaient la flamme.
A un passage en succédait un autre au milieu du si-
lence général ; puis Théotime prit la parole. « Je ne
comprends pas, s'écria-t-il avec force, comment on ose
attenter à la renommée d'un homme à qui l'on doit
mille choses pareilles et de plus remarquables encore,
et comment on le déclare flls de Satan, hérésiarque au
1. Quem Hunni barbari qui circa Istrum habitabant virtutis causa
admirantes Deum Romanorum yocabant. Divina quippe miracula in
illo fuerant experti. Sozom., vu, 20.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 469
premier chef et damné. Si vous trouvez dans ses livres
des choses moins belles que celles-là, si vous en trouvez
même de mauvaises, mettez-les de côté; laissez le mal,
choisissez le bien. Condamner Origène sans rémission
pour quelques erreurs, c'est un acte odieux et crimi-
neH. » Ce rude prélat exprimait dans un style tran-
chant comme Tépée d*un Goth ce que dit plus tard
avec élégance le patriarche Théophile, qui n'était pas,
au moment dont nous parlons, à sa dernière évolution
sur Torigénisme : u Origène est un jardin où se trouvent
des fleurs d'une rare beauté, et parmi elles des épines
et des broussailles. Je ne détruirai pas le jardin pour
cela, j'enlèverai les ronces, et je jouirai des fleurs*, n
La sortie de Théotime, connue au dehors, égaya la
malignité publique aux dépens d'Épiphane.
Cependant les affaires de la cabale avançaient len*
lement. L'évêque de Chypre n'ayant autour de lui que
des ecclésiastiques ou des gens du monde déjà préve-
nus contre Chrysostome et convaincus à l'avance de sa
culpabilité, tandis que celui-ci, appuyé sur le peuple,
semblait dédaigner tout le reste, on résolut de s'adres-
ser pareillement au peuple afin de l'attaquer dans son
propre camp. Il devait se célébrer sous peu de jours
une grande collecte à l'église des Apôtres : c'était une
occasion de cathéchèse et de discours auxquels pou-
1. Qai istos libros contumelia afISciunt, ii certe non aoimadvertunt
K illis ipsis YoluaiiaibuB cootameliam iaferre, de quibus libri isticoa-
Kripti ftuot. Socr., vi, 12.
3. Similes aunt Origenis libri prato cujusqae generis floribua ezor*
nato. Si qtiid ergo In illis mihi ocearrit boni , illad decerpo. Si qaid
Tero Bpinosum apparuerit, hoc utpote quod pungit, missum fado.
Socr., VI, 17.
60 JEAN GHRYSOSTOME
valent prendre part les évéques étrangers assistant aux
prières. Des meneurs imaginèrent d'y faire aller Épi-
phane, et là le vieil évéque, en présence de toute la
ville, entamerait Thistorique de son long voyage ; il en
exposerait les causes et l'insuccès, il dirait quels efforts
infructueux Théophile et lui avaient tentés pour dé-
montrer par lettres à l'archevêque qu'il marchait et
conduisait son peuple dans une voie de perdition, et
comment, emporté par la charité, lui-même, Épiphane,
malgré son grand âge, avait bravé les périls de la mer
pour essayer sur ce prélat opiniâtre l'autorité de sa
parole^ Alors viendraient le récit de l'excommunica-
tion des Longs-Frères et du synode d'Alexandrie, celui
du synode de Salamine où Origène et les origénistes
avaient été anathématisés, puis les refus arrogants du
métropolitain devant des injonctions verbales réitérées*
La conclusion du discours devait être la déposition so-
lennelle de Ghrysostome pour l'honneur de Dieu et le
salut des fidèles de Gonstantinople, s'il ne reconnaissait
à l'instant sa faute et ne promettait de faire pénitence '.
Telle était la conspiration tramée pour frapper Tar-
chevêque au milieu de son troupeau. Une fois le des-
sein formé, on se mit en mesure d'en assurer le
triomphe en se composant un auditoire favorable; mais
la chose fut ébruitée dans la ville. Elle parvint alors
1. Die quo collecta agenda erat in ecclesia Apostolonim; procura-
runt Joannis inimici ut Epipbanius in ecclesiam veniret et publice
coram populo... Et hi quidem istud moliebantur. Sozom., viu, 1i.
2. Epiphanium in médium prodire volebant, et coram universo
populo primum quidem Origenis libres condemoare, deinde verc
Dioscorum cum suis excommunicare, et Joannem utpoteillis favcntem
simul pcrstringere. Socr., vi, 14.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 464
aux oreilles de Chrjsostome, qâi d'un coup d'œil sonda
le péril et s'écria , dit-on , avec indignation en par-
iant d'Épiphane : <( Il faut que cet homme soit fou ou
démoniaque pour oser de pareilles choses M... » Et il
donna Tordre à son diacre Sérapion de l'empêcher
d'entrer dans la basilique. Le jour de la collecte venu ,
et comme la foule curieuse accourait de toutes parts,
Sérapion se plaça sur le seuil de la porte pour guetter
Farrivée d'Épiphane, qui ne tarda point à paraître en
effet, escorté de quelques amis. Sérapion l'arrêta tout
court, a Évêque, lui dit-il, voici ce que mon évêque à
moi et l'évêque de ce lieu m'a chargé de te signifier.
Tu te permets dans son domaine ecclésiastique bien
des choses contraires aux canons. D'abord tu vas dans
une de ses églises faire une ordination sans son aveu,
puis tu viens t'emparer d'une autre pour y officier
malgré lui. Tu te conduis comme si tu étais son évêque,
et comme si lui n'était rien devant toi. Ëh bien , il
veut que cela cesse, et, si tu persistes, il fait retomber
sur ta tête la responsabilité des désordres qui peuvent
éclater aujourd'hui'. » Épiphane ne s'attendait pas à
cet acte de fermeté. Il ne trouva pour réponse immé-
1. Quod Epiphanium nugacem et dœmoniacum dîctitabat. Act.
synod. ad Querc.
2. Multa coDtra régulas agis, o Epiphani , qui primam quidem în
ecclesiis sub dispositione mea constitutis ordinationem feceris; deinde
iojiissu meo ex tua ipsius auctoritate in iisdem eccicsîis missarum
soiemnia celebraveris, et olim quidem invitatus illuc venire renueris :
ounc vero id ttbi ipse pennittas. Cave igitur ne tumuHu exciiato ia
populo, periculuni inde tibi quoque nascatur. Socr., vi, 14. — Tumultu
ac seditione popuH excitata, ipsum taaquam ejus rei auctorem pericu-
iutn subiturum fore. Sozom., viii, 1 i.
11
46« JEAN CHRYSOSTOME
diate que des invectives contre le diacre et des accusa-
tions contre l'archevêque ; mais bientôt, réfléchissant
qu'il commettait en réalité une faute grave contre les
devoirs ecclésiastiques et sentant qu'il avait tort, il
tourna le dos et rentra précipitamment dans sa mai-
son. Ce premier moment de réflexion fut suivi d'un
examen sincère de sa conduite depuis son arrivée, et
il vit l'abîme où on l'entraînait en abusant de sa pas-
sion pour les causes théologiques. Ces luttes violentes
n'étaient plus de son âge, l'afliaiblissement de ses
forces le lui disait assez, et il résolut de quitter Gonstan-
tinople au plus tôt, sans attendre Théophile.
Il était dans cette veine de calme lorsqu'une visite des
Longs-Frères lui enleva ses dernières hésitations et
détermina son départ. Quelques jours auparavant, le
fils de l'empereur, le jeune Théodose, étant tombé ma-
lade, sa mère, qui avait le nom d'Épiphane en vénéra-
tion, fit demander à l'évéque par un message quelques
prières pour son enfant*. «L'enfant vivra, répondit
l'oracle assez rudement au messager, si sa mère ne fa-
vorise plus, comme elle le fait, Thérésie et les héré-
tiques^ » Il voulait parler des Longs-Frères. Cette dure
réponse troubla le cœur d'Ëudoxie. « Dieu tient la vie
de mon fils dans ses mains, s'écria-t-elie avec angoisse
et il fera de lui ce qu'il voudra : Dieu me Ta donné.
Dieu peut me le reprendre ; mais cet évéque n'a pas
1. Mater vero sollicita ne quid tristius ei contiogeret, miaso ad
Ëpiphaniam nuQtio, pro illo Deum precaretur, postulant. Sozom»,
VIII, 15.
2. nie puerum victurum esse respondit si Augusta baoreticos qui
cum Dioscoro erant aversaretur. Soiom., ibid*
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 463
le poayoir de ressusciter les morts, autrement il aurait
ressuscité son archidiacre, qui lui a été enlevé il y a
peu de temps ^)) Malgré ce raisonnement philosophique,
le cœur maternel tremblait toujours, et Eudoxie, fai-
sant venir près d'elle un des Longs-Frères, lui ordonna
d'aller trouver Févêque de Chypre et de se réconcilier
avec lui*. L'ordre était sans réplique. Les Longs-Frères
se concertèrent donc, prirent le chemin de la maison
d'Épiphane, et parurent à Fimproviste devant le vieil-
lard.
Épiphane ne les avait jamais vus. « Nous sommes
les Longs-Frères, dit l'un d'entre eux, Ammonius, et
nous venons savoir de toi, seigneur vénéré ^ si tu as
jamais rencontré dans ta vie un de nos disciples ou lu
un de nos livres? — Jamais, répondit Épiphane. —
Eh bien! continua Ammonius, pourquoi nous con-
damnes-tu sans nous connaître? Ton devoir n'était-il
point, quoi qu'on ait pu te dire, de fenquérir par toi-
même avant de juger? C'est ainsi que nous avons fait
à ton égard. Nous connaissons tes disciples, nous con-
naissons aussi tes livres et en particulier celui que tu
as intitulé r Ancre de la Foi. Eh bien , il y a des gens
en grand nombre qui ne l'approuvent pas et sou-
tiennent que tu es toi-même hérétique. Nous t'avons
défendu, tes livres en main, quoique nous ne te con-
naissions pas\ Pourquoi donc en notre absence, sans
1. Quod si tu mortuos ad vitam revocare posses, mortuusnon essct
vchidiaconas tuua. Sozom., viii, 15.
i. Id enim ipss Augast» placuerat. Sozom., ibid.
3. LoDgi somus, o pater. Sozom., ibid.
4. Nos vero... et discipuios tuos ssepenumero vidimus, etlibros per-
464 JEAN GHRYSOSTOME
•
nous interroger, sans nous avoir vus, sans avoir lu nos
livres, as-tu décidé que nous étions coupables?» Am-
monius se tut, et le vieil évêque comprit la leçon. Il
causa avec ces moines honnêtes et sensés, fut content
de leurs réponses, et bien des préventions s'effacèrent
de son esprit. Ce commencement de réconciliation
avec des hommes qu'il était venu poursuivre à Gonstan-
tinople y rendait sa présence plus que jamais inutile :
il accéléra donc ses préparatifs de départ. Le chagrin
s'était emparé de lui, le remords peut-être. Comprenant
trop tard qu'il avait été le jouet d'une intrigue où il
avait sacrifié son repos et une partie de sa dignité, il
haïssait Constantinople, et quand il monta sur le navire
qui devait l'emporter, 11 dit aux évoques qui raccom-
pagnèrent jusque-là : «Je vous laisse votre ville, votre
palais, vos spectacles; j'ai bien hâte, je vous assure, de
quitter tout cela M » Ce furent ses dernières paroles.
A mesure que le navire s'éloignait, fendant les eaux
de la Propontide, le reste d'exaltation qui le soutenait
encore tomba devant la réflexion. 11 ne lui resta plus
que le sentiment d'une défaite déshonorante. Les fati-
gues de la mer, se joignant aux tristesses de l'esprit,
achevèrent de ruiner une constitution déjà trop affaiblie.
Hors d'état de supporter les assauts de la fièvre qui le
saisit, il s'éteignit durant la traversée, sans avoir revu
les côtes de sa -chère Salamine.
legimus, ex quibus unus qui Ancoratus inscribitur. Cumque multi
vituperarc te et tanquam hier#icum calumiiiari veUent, nos pro pâtre,
uti par erat, propugnavimus... Sozom., viii, 51.
1. Urbem vobis etpalatium et scenam reUnquo; ego vero abscedo;
festiDO enim et quidem valde. Id., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 465
Cette mort si prompte , si peu attendue , était de
nature à frapper des esprits superstitieux, et lorsque
plus tard on vit son antagoniste, Jean Ghrysostome, con-
damné, déposé, chassé, aller mourir en exil, il se forma
du rapprochement de ces deux faits une légende po-
pulaire que les contemporains nous ont transmise.
On prétendit que, dans une dernière entrevue dont
l'histoire ne parle pas, Épiphane aurait dit à Ghry-
sostome: «J'espère que tu ne mourras point évêque;»
à quoi celui-ci aurait répondu : « Et moi j'espère que
tu ne mourras pas dans ton lie de Chypre. » Si la
légende avait pour but de montrer l'esprit prophétique
des deux saints, elle ne fait guère briller leur charité*.
La désertion d'Épiphane laissait à Ghrysostome le
champ de bataille : il eût dû user modérément de la
victoire; mais telle n'était pas la pente de son caractère.
Il restait d'ailleurs en face de ses vrais ennemis, de
ceux entre les mains desquels le vaniteux vieillard
n'avait été qu'un instrument dont ils avaient joué sans
pitié, et à leur tête l'imagination de Ghrysostome pla-
çait toujours Augusta, ses favorites et les évéques de
cour. Contre ceux-là, sa colère n'attendit pas longtemps
pour prendre une revanche. On l'avait abreuvé d'hu-
milialion et de fiel vis-à-vis de sa ville, vis-à-vis de son
peuple : la vengeance éclala comme malgré lui. Dans
un discours que nous ne connaissons que par quelques
mots de l'histoire (car, les tachygraphes n'ayant point
1. Sunt qui dicunt eum cum jam navem cooscensurus esset, haec
Joanni denun liasse : Spero te non moriturum esse episcopum ; Joan-
Qem vicissim iUi sic respondisse : Spero to OOD perventurum esse
in patriam. Socr., vi, 14»
466 JEAN CHRYSOSTOME
osé le publier selon toute apparence, il manque à
la collection de ses œuvres), il s'appesantit sur les
désordres des femmes en général, et stigmatisa particu-
lièrement celles qui, mêlant aux galaateries de la vie
mondaine la prétention de gouverner l'Église, sèment
la discorde dans le sanctuaire, et persécutent les mi-
nistres de Dieu*. L'histoire nous dit en propres termes
que dans les tableaux hardis qu'il présentait à son
auditoire tout le monde reconnut Augusta et son entou-
rage*. L'impératrice était absente, mais des gens
officieux ne manquèrent pas d'aller lui tout révéler*.
L'attaque était tellement vive, à ce qu'il paraît, qu'Eu-
doxie courut chez l'empereur, le conjurant de faire
justice sans délai d'une injure commune à tous deux.
Arcadius hésitait: Sévérien, appelé au conseil, opina
pour qu'on attendit, avant de rien faire, l'arrivée de
Théophile, qui à ce moment devait être en route pour
Constantinople. Les amis de Chrysostome étaient dans
la consternation, ses ennemis dans la joie.
Le patriarche d'Alexandrie en effet était en marche
pour Constantinople. Après les premières nouvelles
d'Épiphane, qui semblaient promettre à sa campagne
dans la grande métropole de TOrient une heureuse
i. Sine mont orationem habuit ad populum, qu» omnium gene-
raliter mulieram vituperationem continebat. Socr., vi, 15. — Poiro
digresso ab urbe Epiphanio, Joannes in eoclesia verba faciens, commu-
nem advenus mulieres vituperationem instituit. Sozom., vui, 16.
2. Eum sermonem vulgus ita accepit, quasi contra Augustam flgu-
rate dictus fuisset. Socr., vi, 15. — Sozom., viii, 16.
3. Eiceptuft igitur a malevolis ad principum notitiam perfertur.
Socr., VI, 15. — Hi vero qui episcopo infensi erant, rationem ipsam
excipientes, ad imperatorem attulerunt. Sozom., vin, 16.
ET L'IMPÉRATRICE EDDOXIE. 467
issue, Théophile avait commencé la sienne. Choisissant
vingt-hnit évéques égyptiens signalés entre tous par
leur dévotion absolue à ses volontés, il leur avait re-
commandé de s'embarquer dans quelques jours pour
venir le rejoindre à Chalcédoine, où il se rendait par
la voie de terrée Ces précautions prises, il s'était ache-
miné vers la Palestine, la Syrie et TAsie Mineure,
tandis qu'Épiphane reprenait la mer pour rentrer à
Salamine. Le patriarche ne croisa donc pas sur sa route
le cadavre de son ami.
i. EpiscopiB iEgypti navigare JossiU.. ipse pedestri itinere proficis-
citor. Socom., vm, 14.
LIVRE IV.
Théophilo anire par terre A Chalcédoine. — Cjrinus blessé au pied par
Mamthas. — Bntrée triomphale de Théophile à Constantinople. — Popu-
latioD égyptiexine dans cette ville. — Théophile refuse de voir l'arche-
▼èque et va loger aa palais de Placidie. — Chrysostome mis en accusa-
tion soos l'inspiration de Théophile. — Synode du Chêne présidé par
celui-ci. — Chrysostome cité refuse de comparaître. — Contre-Synode
à rarchevèché ; scènes de violence à Constantinople et à Chalcédoine. —
Libelles d'accusation contre Chrysostome ; il est déposé sans être entendu.
— Les Longs-Frères se soumettent à Théophile. ^ Mort de Dioscore et
d*Ammonius. — Ttoubles dans toute la ville; Sévérien est chassé; le
peuple vent jeter Théophile à la mer. ^ Exil de Chrysostome en Bithy-
nie. — Tremblement de terre à Constantinople ; frayeur de l'impératrice;
elle rappelle l'exilé. — Rentrée de Chrysostome à Constantinople. — Il
est porté par le peuple dans son église. — Son discours, aa réconciliation
avec l'impératrice.
403
I.
Le but de Théophile en choisissant la route de terre
pour gagner Constantinople était d'endoctriner au
passage les évoques des provinces qu'il devait traverser,
et il ne cachait pas le but de son voyage. « Je vais à la
cour, disait-il, pour déposer l'archevêque Jean*. » Dans
l'Asie proconsulaire, il se mit en rapport avec les
églises encore agitées par les exécutions de Chryso-
stome. Les mécontents accouraient à lui, réclamant les
uns leurs privilèges électoraux méconnus, les autres
leurs sièges ravis sans jugement canonique, et Tévéque
1. Sœpius dixlt et Alexandri» et in Syria : Id comitatum proflciscor
ut Joanncm deponam. Pallad., dial., p. 29.
JEAN GHRYSOSTOME. 469
chassé de Nicomédie, le magicien Géroûtius, ne man-
qua pas d'apporter ses haines habiles dans ce concours
de toutes les rancunes et de toutes les vengeances
contre rarchevêque. Ainsi la face des choses avait
brusquement changé. Pour un tiers des églises d'Asie,
Théophile devenait un réparateur ; il prenait le rôle
d'un second justicier, qui, avec l'aide du futur concile,
casserait les illégalités du premier et rendrait force
aui lois disciplinaires foulées aux pieds. Ses vingt-
huit évéques d'JÊgypte l'attendaient à Chalcédoine, où
il les rejoignit*. L'évoque de la ville, Égyptien de nais-
sance, les avait reçus comme des frères et attendait
aussi le patriarche avec des sentiments qui étaient plu-
tôt ceux d'un subordonné que d'un colIëgue^ C'était
ce même Cyrinus qui avait accompagné en 401 Ghry-
sostome dans le fatal voyage d'Éphëse, et qui était
devenu tout à coup son ennemi, soit flatterie pour
Théophile, soit ressentiment de quelque déconvenue
personnelle. Nul maintenant ne tenait sur le métro-
politain de Constantinople un langage plus amer; il
ne rappelait que le superbe, l'opiniâtre, l'impie ^
Gomme l'époque du concile approchait (on était alors
au ntilieu de juin, et le concile devait s'ouvrir le mois
suivant), les évoques des provinces à l'orient de Ghal-
cédoine ou ceux qui craignaient une longue naviga-
tion venaient s'embarquer dans cette ville, où le fios-
1. Jamque adorant ex iEg}'pto naves quas Theopbilas exspectabat
ai Chalcedoncm appulerant. Sozom., viii, 16.
2. Erat eo tempore Chalcedonift episcopus Cyrinus quidam, génère
iEgypiias. Socr., vr, 15.
3. Apud epiacopos multa contra Joannem blaterabat, impiam iUum
et arrogantem et inexorabilem vocans. Socr., vi, 15.
470 JEAN CHRYSOSTOHE
phore atteint sa moindre largeur. Il en arrivait
d'Arménie, de Perse, de Mésopotamie, des diocèses
méditerranéens de la Phrygie. Ceux qui semblaient de
bonne volonté étaient retenus par Cyrinus, et Théo-
phile les attirait à des conciliabules dont ses Égyptiens
formaient le noyau. Il paraît qu'on y discutait avec une
grande vivacité, principalement Gyrinus, dont le carac-
tère irascible et violent rappelait les hommesdeson pays.
Dans une de ces discussions , un demi-Persan nommé
Maruthas, évéque de Mésopotamie, lui marcha sur le
pied par mégarde. L'allure de cette espèce de barbare,
qui vivait sur les confins delà Babylonie, devait être bien
lourde, ou sa sandale bien ferrée, car son pied écrasa
celui de Cyrinus à tel point que la gangrène s'y mit et
qu'on fut obligé plus tard de couper la jambe au patient K
Cet accident contraria beaucoup Théophile, qui comptait
sur l'évéque de Chalcédoine, cabaleur hardi, tel qu'il
lui en fallait pour entraîner des gens incertains ou
timorés, car beaucoup de ceux à qui on s'adressait
refusaient de prendre des engagements d'avance. A son
grand regret, il ne put l'amener à Gonstantinople *.
Ce fut un jeudi à la sixième heure du jour, c'est-
à-dire vers midi •, que Théophile, donnant le signal
1. Maruthas ortus ex Mesopotamia qui una corn episcopis Ulis
aderat, forte alterum ejus pedem calcavit; unde affectus dolore...
CoDstantÎDopoIim trajicere non potoit... postea vero ex eo vuloerp
maie habuit. Sozom., viii, 14.
2. Eo vulnere graviter affectas Constantinopolim una cum reliquis
episcopis transfretare non potuit. Socr., vi, 15. — Licetad struendas
Joanni insidias admodum necessarius videretur. Sozom., viii, 16.
3. Sexta hora, quinta Sabbatî, Constantinopolim Tenit, nautis
circumplaudentibus. Pallad., diaL, p. 26.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIR. 474
aux rameurs, franchit le Bosphore avec ses ving^-huit
saffiragants. Il prit terre, suivant toute apparence, dans
le port particulièrement destiné aux navires venant
de Ghalcédoine, et que pour cette raison on appelait
les échelles chalcédoniennes^ Toute la flottille égyp-
tienne s'était décorée pour le recevoir ; le petit peuple
égyptien de l'annone se trouvait rangé en bon ordre
autour du port, de sorte que le patriarche, en abor-
dant la métropole de Tempire, eut une entrée presque
souveraine*. Avec son cortège d'évéques et son armée
d'Égyptiens, il se mit en marche à travers la ville pour
gagner le quartier de Pérasma, où l'empereur mettait
à sa disposition un des palais impériaux, appelé le
palais de Placîdie*. Ce quartier de Pérasma, qui porte
aujourd'hui le nom de Péra, était séparé de la ville
proprement dite par le golfe de Géras ou de la Corne,
lequel formait déjà le grand port, et des barques nom-
breuses, amarrées sur les deux rives, servaient de
communication jour et nuit d'un quartier à l'autre.
Pour aller des échelles chalcédoniennes à Péra et au
palais de Placidie, où Théophile devait loger, il fallait
passer devant la basilique épiscopale, à laquelle l'ar-
chevêché était attenant. Ghrysostome y attendait Théo-
phile pour l'inviter à descendre chez lui ; mais celui-ci
1. C f. C. p. topog, Auct. Petro GyUio, 1632.
2. NaatsAlezaodrini, quorum frumentari» naves tum forte aderant,
obviaxn progreasi, fauatis iHum acclamationibus excepere. Socr., vi, 15.
— Naute Alezandrioi, in unum coUecti, eum gaudio et faustift accla-
mationibus exceperunt. Sozom., viii, 17.
3. In quamdam imperialem domum que Placidiana appeUatur di-
vertit. Socr., VI, 15. — Imperialem domum, in qua ipsî diversorium
fuent preparatum. Sozom., vni, 17.
472 JEAN CHRYSOSTOME
s'excusa. II n'entra pas même à l'église pour y faire
un acte d'action de grâces, comme il convenait à un
évêque, et comme c'était ia coutume ^ Poursuivant sa
route dédaigneusement, il alla s'installer avec sa suite
au palais impérial préparé pour lui. La conduite qu'il
tint ce jour-là fut sa règle pour les jours suivans. il
repoussa toutes les invitations de l'archevêque, il
refusa même de le voir et de communiquer ecclésias-
tiquement avec lui. « Ceci, disait Gbrysostome offensé,
et qui voulait à toute force une explication, ceci
n'est-il pas une déclaration de guerre faite à un évoque
aux portes de son église? N'est-ce pas le prélude d'une
bataille et un grand scandale pour toute une ville'. »
Le navire qui avait amené d'Alexandrie les vingt-
huit suffragants du patriarche était porteur d'une assez
forte cargaison de tissus précieux de l'Inde, d'aromates
et de parfums de l'Arabie destinés à ses libéralités ou
à ses corruptions'. 11 en fit la répartition entre les
officiers et dames de la cour et les matrones de la
ville dont il pouvait avoir besoin, y joignant, suivant
ses habitudes, de bonnes sommes d'argent données à
propos. 11 s'acquit ainsi beaucoup de faveur dans la
1. Ecclesiam non adiit Juxta morem bactenus observatum, ncquc
nobiscum congressus est, nec participes nos sermonis fecit, non pnv
cum, non communionis... Chrys., Epist, ad Pap, Innoc; Pallad.,
dial., p. 15.
2. Attanien facientes id quod nosmetipsos decebat, et* assidue ipsam
adhortantes ut congrederetur nobiscum et diceret qua de causa ab
iiiitio tantum bellum acceadisset, tantœque ciyitati excitasset scaa-
dalum. Glirys., ibid.
3. Advenit Theopbilus Teiuti scarabeus fimo onustus pulcberri-
marum rerum quie in iEgypto sunt et in ipsa India, suavissimam
odorem pro fœtida invidia spargens. Pallad., dtcU», p. 20.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 473
haute société de Gonstantinople. Au palais de Placidie,
il menait le train d'un prince ou d'un consul : sa
porte était ouverte, sa table dressée à tout venant, et
a il réunissait en des repas splendides, » nous dit un
contemporain, les hommes importants, ecclésiastiques
ou laïques, qu'il savait ennemis de l'archevêque ^ C'est
là que se recueillait et se combinait avec un art pervers
tout ce qui, vrai ou faux, pouvait servir à la fabrica-
tion d'un procès en règle. Deux diacres dont il a été
parlé, ecclésiastiques indignes chassés de l'église de
Gonstantinople, l'un pour adultère, l'autre pour homi-
cide, avaient un accès libre près du patriarche, et
l'histoire nous les signale comme les instruments les
plus actifs de ses machinations ^ Théophile n'avait
pas manqué non plus de se lier avec Eugraphie, dont
il fréquentait assidûment la maison. Il y avait donc à
Gonstantinople deux conciliabules en permanence
contre Chrysostome, l'un au palais de Placidie pour
les intrigues courantes et la réunion des évéques
étrangers, l'autre chez Eugraphie pour la direction
supérieure du complot. Ce dernier, où siégeaient
Sévérien de Cabales et ses acolytes Antiochus de
Ptolémaïs et Acacius de Bérée, correspondait avec
la cour quant aux moyens d'exécution'. L'impé-
i. Partim iargitione auri... partim lautioribus epulis gui» deditos
sibi mancipans, partim blanditiis et spe majoris dignitati!«, siii similes
impostores e clericis in suas partes adducens. Pallad., dicU,, p. 26.
2. Diaconi duo a Joanne episcopo ejecii... ob enormia scelera...
Theophilus persuadet ilUs ut libeUos adversus Joannem dent. Pallad.,
dial, ibid.
3. Coït in œdibus Eagraphias cum Severiano , Ântiocho , Acacio et
rellquis Joanni iofensis. Pallad., loc. cit.
474 JEAN CHRYSOSTOME
ratrice, plus implacable que jamais, en était Tâme.
Un sentiment honnête ou un remords d'Arcadins
faillit troubler la quiétude des conspirateurs. La pour-
suite des Longs-Frères contre leurs calomniateurs,
4)rotégée dans le principe par Eudoxie elle-même,
avait eu une issue favorable devant le tribunal du pré-
toire. L'évêque et les quatre abbés dénonciateurs des
moines de Nitrie, voyant qu'il s'agissait pour eux d'une
condamnation capitale, car ils avaient accusé Ammo-
nius et ses compagnons d*un crime capital, le crime
de magie mêlé à celui de lèse-majesté, effrayés d'ail-
leurs des dispositions de l'impératrice à leur égard,
avaient fini par tout confesser. Ils avaient avoué que les
faits étaient faux ou du moins quMls les ignoraient,
que la requête n'était pas rédigée par eux, et que dans
toute cette affaire ils n'avaient été que les serviteurs
obéissants de leur patriarche. D'après leur aveu, ils
furent déclarés coupables et condamnés à la peine de
mort. Ces choses se passaient pendant le voyage de
Théophile et avant qu'Eudoxie fût entrée en recrudes-
cence d'animosité contre Chrysostome.
Informé de tout par les officiers du prétoire, l'em-
pereur, dont la conduite du patriarche blessait les sen-
timents religieux, se montra fort irrité, et à Tarrivée
de celui-ci il eut l'idée de le faire traduire pour ces
faits devant le futur concile. L'honneur de la religion,
pensait-il, exigeait une explication solennelle et, dans
le cas où les faits seraient prouvés, un châtiment.
Dans cet ordre d'idées et pour l'apaisement de ses
scrupules, il manda près de lui Chrysostome, qu'il
chargea d'aller interroger Théophile au palais de Pla-
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 415
cidie ^. Ghrysostome déclina Tordre impérial. <( Je ne
puis, dit-il respectueusement, concourirà faire juger un
évéque en dehors des limites de sa province, les canons
le défendent': » puis il montra à Tempereur la lettre
par laquelle ce même Théophile , à propos de cette
même affaire des Longs-Frères, contestait Tautorité
de tout concile qui ne serait pas égyptien. Quelque
intance qu'y pût mettre Arcadius, l'archevêque se ren-
ferma dans cette réponse'. A part la délicatesse de
conscience qui pouvait le porter à ne point se faire le
juge d'un ennemi déclaré, on se demande quel était ici
le vrai motif du refus, car c'était lui qui le premier avait
émis l'idée d'un concile à Gonstantinople pour pro-
noncer entre les moines de Nitrie et leur évêque.
Pourquoi combattait-il aujourd'hui cette idée? Est-ce
parce qu'il avait rompu avec les Longs-Frères? Est-ce
qu'il craignait que des tribunaux ecclésiastiques
l'affaire ne passât aux tribunaux sécuUevs.à cause des
faits de violence publique et de calomnies, et qu'il
reculait devant une participation quelconque à un acfe
qu'il regardait comme attentatoire à la dignité d'un
évêque? Serait-ce enfin que l'attitude hardie et presque
triomphante du patriarche l'intimidât, et que, résolu
d'attendre ses attaques, il ne voulût pas paraître les
1. Nos in ulteriorem urbis regionem, ubi degebat, piissimus impc-
rator evocavit, atque causam ejus jussitaudire, nam et irruptionem
et caedes et alia innumera objiciebant. Ghrys., EpisL ad Pap. Innoc,
Pallad., dial., p. 5.
2. Non oportere judicia extra limites trahi, sed la ipsis provinciis
res provinciales traciandas esse. Id., ibid.
3. Non solum Judicium non obiimus, sed vehementissime recusavi-
mas. Id., loc. cit.
476 JEAN CHRYSOSTOME
avoir provoquées? Quoi qu'il en soit, il persista dans sa
réponse. Théophile se trouva délivré d'un grand dan-
ger, grâce à rhonnôteté de son ennemi, et bientôt
Arcadius n*y pensa plus.
Pourtant l'alarme avait été vive au camp des
Alexandrins, comme on les appelait, et la présence des
calomniateurs condamnés continuait à embarrasser le
patriarche ; il obtint, par l'intervention des officiers de
la cour et peut-être par celle d'Augusta, que leur peine
fût commuée en celle de la relégation, au moyen de
quoi ces hommes compromettants furent éloignés de
Constantinople, et pour le moment l'affaire fut calmée *.
Cependant le peuple de la ville commençait à s'agiter
sous l'incitation de mille bruits divers. Des bandes
d'artisans, d'ouvriers du port et même de laboureurs
de la banlieue se réunissaient dans le voisinage de
l'archevêché pour y stationner, comme s'ils eussent
craint quelque violence contre leur évêque ; les églises
étaient pleines le jour, et le soir des litanies formées
spontanément parcouraient avec animation les por-
tiques 'des places et des rues. C'était la manifestation
d'une grande inquiétude publique, et, loin de s'y oppo-
ser, Chrysostome engageait ses fidèles à s'y rendre, à
chanter, à prier, à opposer en un mot la protection
du ciel aux mauvais desseins de la terre. Toutefois il
s'abstint d'y paraître en personne. Alarmé de ces mou-
vements de peuple, Théophile se fit donner par la cour
une garde de sûreté sous le nom de garde d'honneur.
i. Post adventum Theophili qui rem pecunia facilem Teddiderat^ in
postrema interrogatione, tanquam calumniatores Proconnesum a Jadi-
cibus relegati sunt. Pallad., dicU,, p. 26.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 477
Cette précaution ne semblant pas encore suffisante,
on examina dans le conciliabule d'Eugraphie s'il n'y
aurait pas danger pour le synode à délibérer sous la
main de cette plèbe vouée à Tarchevéque, et si la pru-
dence ne conseillait pas de le transférer hors de Con-
stantinople. L'évêque de Cabales savait par expérience
ce que valait le peuple byzantin quand il croyait son
idole menacée, et il put en donner son avis. On pou-
vait craindre encore que cette attitude de toute la ville
n'influât sur les évoques étrangers, qui ne montraient
pas au reste grand empressement à seconder les in-
trigues de la cour. Bref, tout le monde tomba d'accord,
et on décida que l'empereur serait prié de transférer
le synode dans un autre lieu. Quel serait ce lieu? Ce
fut l'objet d'une seconde délibération. Quelques-uns
ayant proposé Chalcédoine, Théophile appuya ce choix
à cause de révoque Cyrinus, que sa blessure empê-
chait de siéger à Constantinople, et qui serait d'un
puissant secours au milieu des siens, dans sa propre
église. Un motif de légalité militait aussi en faveur de
Chalcédoine, c'est que, cette ville n'étant, à vrai dire,
qu'un faubourg de Constantinople, son faubourg au
delà du détroit, la tenue du concile sur une rive du
Bosphore ou sur l'autre ne changeait rien à l'esprit ni
aux termes mêmes du décret de convocation ; le con-
cile délibérant à Chalcédoine serait toujours celui de
Constantinople, et effectivement l'histoire lui donne
tantôt cette dénomination, tantôt celle du Cfiène,
cBDton de la cité de Chalcédoine ^ Les choses
1. Coacilium ad Quercuin, concilium Constantinopolitaaum. Cf.
Tillemont, Mém, eccl., t. XI, p. 197.
12
478 JEAN CHRYSOSTOME
ainsi réglées, on se posa une troisième question
qui n'était pas sans importance. L'archevêque vou-
drait-il comparaître liors de son église? cai', si maté-
riellement la ville de Chalcédoine n'était qu'un fau-
bourg de Constantinople, l'église de Chalcédoine était
parfaitement distincte, et avait son évoque particulier.
Chrysostomc consentirait-il à être jugé ailleurs que
sur son territoire ecclésiastique? On pouvait en douter.
— « Eh bien I s'il ne le veut pas, s'écria un des assis-
tants avec violence, nous l'y forcerons bien. Nous
supplierons l'empereur d'employer son autorité pour
mettre le contumace à la disposition du concile*. » Ce
procédé tranchait la difficulté ; le conciliabule applau-
dit, et les trois résolutions furent adressées à l'empe-
reur, qui les approuva.
Il y avait dans la banlieue de Chalcédoine, au fau-
bourg du Chêne, un palais appelé de ce nom et célèbre
dans tout l'Orient pour sa magnificence. C'était la rési-
dence d'été que s'était bâtie du fruit de ses pillages
publics et privés, dix ou douze années auparavant, le
trop fameux préfet du prétoire Rufin*, ce qui faisait
que le palais était appelé aussi Ruflana ou Rufiniana,
la villa rufmienne. L'or, les pierreries, les marbres rares,
1. Congregati autem qaserebant quomodo Judicium ordireDtui'<
Unus yero ex iis qui aderant suggessit : Joaaoem vel invitum ad
coDcessum traherent. Pallad., dial., p. "21.
2. Ad Quercum... id suburbanum est Chalcedonis quod nunc ex
Rufini viri consularis nomine appeUatar ; in quo palatiam est et
ecclesia maxima, quam Rufinus ipse la honorem Apostolorum Pétri
ac Pauli construxerat et Apostolœum ob id coguominarent. Sozom.,
viii, 16. — Suburbanum Chalcedonis quod Quercus dicitur. Socr.,
VK IG.
ET L'IMPÉRATRICE EDDOXIE. 479
les bois précieux de l'Asie, entraient en profusion dans
les ameublements et la structure de ce palais : la villa
rufinienne passait au v« siècle pour la merveille des
arts^ Le fisc impérial s'en étant emparé à la mort du
mattre, le splendide domaine passa de main en main,
toujours admiré, toujours mentionné dans Thistoire,
jusqu'au temps de Justinien, où Bélisaire le posséda
C'est dans cette villa, digne des césars, qu'une décision
d'Arcadius transféra la tenue du synode. Au palais pro-
prement dit s'adjoignait une grande basilique, YApo-
siolœum, dédié aux apôtres Pierre et Paul, et dans la
piscine duquel Rufin avait été baptisé en 392^, au milieu
d'un grand concours d'évêques, par l'aîné des Longs-
Frères, Ammonius, qu'il avait fait venir d'Egypte pour
être son père spirituel. Étrange rapprochement des
personnes et des choses, c'est là que ce même Ammo-
nius allait être mandé comme un criminel et qu'il de-
vait mourir ! Un grand monastère relié par ses cloîtres à
FApostolœum renfermait une congrégation de moines
chargés de prier jour et nuit pour le repos de l'âme
du ministre dont les rapines avaient désolé le monde^.
L'église fut affectée suivant l'usage aux délibérations
du synode, et les évoques purent être logés à l'aise
dans les vastes cellules du cloître.
Trois semaines s'étaient écoulées depuis l'arrivée
de Théophile à Constantinople, et l'on était au milieu
i. On peut consulter, sur la magnificence de la villa de Rufîn,
mes BécUs de l'histoire romaine au v« siècle : Trois Ministres, etc.,
p. 21 et 22.
2. Mooachos quoque juxta eam collocavit, qui clcricorum iu ea
ecclesia munus expièrent. Sozom., viii, IG.
480 JEAN CHRYSOSTOME
de juillet 403, lorsqu'il partit avec ses fidèles pour la
villa du Chêne. Quatre-vingt-cinq évêques de toutes
les provinces de Tempire d'Orient étaient alors pré-
sents dans la ville impériale. Sur ce nombre, ti'ente-
cinq seulement et plus tard quarante-quatre accompa-
gnèrent le patriarche à Chalcédoine ; aucun Égyptien
n'y manquai Les autres restèrent à Constantinople,
dévoués pour la plupart à Tarchevôque, mais comptant
dans leurs rangs quelques hommes mal sûrs ou indé-
cis. C'est ce que plus tard on appela le parti joanniu,
par opposition à celui de Théophile, qui prit le nom
de parti alexandrin. Tandis que les alexandrins orga-
nisaient avec éclat le concile régulier sous les lambris
magnifiques de l'Apostolœum, les joannites se réu-
nirent dans le triclinium ou salle à manger de l'arche-
vêché sous la présidence de Chrysostome*. On y cau-
sait, on y apportait les bruits recueillis dans la ville,
on y suivait avec anxiété ce qui se préparait au delà du
détroit. Par intervalles, l'archevêque quittait son palais
pour passer dans la basilique, où le peuple était tou-
jours assemblé en grand nombre. Il montait à l'ambon,
prononçait quelques paroles applicables à la circon-
stance, puis revenait au triclinium prendre part aux
conversations des évêques.
Trois affaires principales devaient être portées
devant le concile du Chêne : 1° la plainte des moines
de Nilrie, cause première de la convocation ; 2« celle
1. PaUad., dial., p. 6. — Cf. Tillem., Mém, eccL, t. XI, p. 197 et
Dote 66.
2. Eramus quadraginta episcopi cuin Joaniie episcopo, scdcntes in
triclinio episcopii. PaUad., diaL, p. 27.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXÏE. m
des Asiatiques au sujet des dépositions et ordinations
faites dans leurs provinces par Chrysostome en 401;
3° la mise en jugement de Tarchevêque pour des
crimes de Tordre ecclésiastique et de Tordre politique.
Dans le classement des causes par Tassemblée préli-
minaire du concile, il fut convenu que le premier
rang appartiendrait à celle de Chrysostome, comme à
la plus urgente, le second à la plainte des Longs-
Frères, et qu'on renverrait à la fln de la session la
poursuite intentée contre Héraclide d'Éphèse, laquelle
soulèverait les faits nombreux d'usurpation et d'in-
trusion reprochés à Chrysostome dans sa campagne
d'Asie. L'ordre des affaires ainsi réglé, la session com-
mença.
II.
Les conciles formés en cour de justice criminelle,
tels que celui-ci, se modelaient dans leurs règles de
procédure sur celles de la justice séculière. L'accu-
sation était introduite par une partie plaignante au
nom de laquelle se faisaient les poursuites. L'accu-
sateur devait être présent, proposer ses dires par écrit
et s'inscrire solennellement dans les Actes du concile,
se soumettant à la peine du talion s'il ne prouvait pas.
S'il prouvait, le coupable devait être condamné sui-
vant la rigueur des canons. Le libelle reçu, Taccusé
était cité trois ou quatre fois pour qu'il eût à se dé-
fendre. Le refus volontaire et persistant de compa-
raître, la contumace, était un crime punissable des
482 JEAN CHRYSOSTOME
dernières peines, à savoir la déposition et l'excommu-
nication. Si l'accusé comparaissait, il était interrogé;
on produisait les témoins et les écritures dressées
contre lui; enfin les évoques rendaient le jugement. A
la déposition et à Texcommunication, dernières peines
de la compétence des conciles, ils joignaient parfois
l'emprisonnement et le bannissement, ainsi qu'on Va
vu dans le procès des Longs-Frères ; mais alors la sen-
tence ne pouvait pas être exécutée par les juges
ecclésiastiques, et il y avait, comme disait le droit
canonique, imploration au bras séculier. Pareillement
lorsque des crimes entraînant la peine de mort se
trouvaient compris parmi ceux dont le concile était
saisi, il en renvoyait la connaissance aux juges civils,
l'Église ayant horreur du sang. Telle est la trame
juridique que nous allons voir se dérouler dans le
jugement de Chrysostome.
La session s'ouvrit sous la présidence du patriarche
d'Alexandrie, second siège de Tempire d'Orient,
l'évoque du premier siège se trouvant accusé. Il ne
présida que jusqu'au vote sur Chrysostome : se démit
alors et passa la présidence à Paul d'Héraclée, ancien
ami, aujourd'hui ennemi mortel de l'archevêque ; ce
fut donc Théophile qui dirigea toute l'instruction de
Taffaire, et il le fit de manière à justifier sa double
réputation d'habilité et de perversité.
Son premier acte fut de mander devant le concile,
en vertu de ses pouvoirs, l'archidiacre de l'église de
Constantinople, nommé Jean*. L'archidiacre, dans les
1 . Porro ille vocat archidiaconum meum , magna cam auctoritate,
quasi jam vidua csset ccclesia nec episcopum haberet : per iUum
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXTE. 483
premiers siècles du christianisme, était le principal
ministre de Tévêque pour toutes les fonctions exté-
rieures, particulièrement pour l'administration du
temporel : il pourvoyait à la décoration de Téglise, il
avait l'intendance des oblations et des revenus lors-
qu'il n'existait pas d'économes spéciaux, ce qui était
le cas sous Ghrysostome *, il distribuait les émoluments
des clercs et joignait à ces attributions importantes
des fonctions de police intérieure et de surveillance
des mœurs. En un mot , on l'appelait a la main et
l'œil de l'évêque. » Or l'archidiacre Jean était un
homme haineux, brutal ; l'archevêque l'avait éloigné
de son clergé pour avoir maltraité un enfant qui le
servait, et l'avait ensuite rappelé par indulgence;
mais celui-ci conservait des sévérités de son maître
une rancune inextinguible. Théophile le savait, et il
l'avait fait venir pour qu'il se portât accusateur dans
l'affaire. C'était chose grave en effet qu'un archidiacre,
principal ministre d'un évéque , se portant accusateur
contre lui. Guidé par cet homme, il cita également ou
comme accusateurs ou comme témoins la plupart des
prêtres et des diacres des diverses églises de Constan-
linople, comme si le siège eût été vacant ^ Il en vint
un tel nombre que les églises semblaient abandonnées,
et que sur beaucoup de points le service divin fut
suspendu' .
cleram omnem in se transtulit. Ghrys., Epist, ad Pap. Innocent,;
Pallad., dtal., p. 6.
1. Subvertebantur ecclesise, cum abducerentur singularum clerici,
et Bubornarentur ut adversus nos libeUos darent, et ad accusationem
accingerentur. Chrys., ibid.
2. Act. syn, ad. Querc, apud Phot., 59.
484 JEAN CHRYSOSTOME
Le libelle d'accusation dressé par rarchîdiacre Jean,
tel que nous le lisons encore aujourd'hui dans les
Actes du concile, conservés à la postérité par un suc-
cesseur de Chrysostome, le très -laborieux et très-
savant patriarche Photius, contenait vingt-neuf chefs
ou articles qui pouvaient rentrer sous ces incrimi-
nations générales : 1° faits de violences et sévices
contre les personnes; 2<» graves injures; 3* vols;
4® usurpation de fonctions ecclésiastiques; 5° manque-
ments aux mœurs ; 6° manquements à la discipline et
aux coutumes de l'Église; 7° sédition et trahison
politique. C'était un ramas d'imputations , la plupart
improbables, plusieurs évidemment calomnieuses,
puisées dans les bruits vrais ou faux, imaginaires ou
amplifiés, que la méchanceté du parti ennemi faisait
courir depuis deux ans contre Chrysostome, mais aux-
quels le témoignage de l'archidiacre venait donner
une consistance inattendue.
Les faits de violence étaient spécifiés dans les ar-
ticles 4, 2 et 27, et énonçaient que l'archevêque, après
avoir chassé et excommunié ce même archidiacre
Jean, son accusateur, pour brutalité envers un enfant,
son serviteur, avait lui-môme fait battre, traîner en
prison, enchaîner comme un démoniaque* (le libelle
ne dit pas pourquoi) un moine qui portait le même
nom de Jean, que de plus, se t^ouvant dans l'église
des Apôtres, il avait frappé du poing au visage un
i. Quod Joannes quidam monachus mandato Chrysostomi fuit ver-
beratus et protractus, et instar obsessi a daemone ferrea catena TÎnctus.
Act, synod, ad Querc, apud Phot., 50, et in Baron., 403, xvii,
et seq.
ET LIMPÉRATRÎCE EUDOXIE. 485
certain Memnon de manière à lui faire rendre le sang
par le nez et la bouche, ce qui n'avait pas empêché
Faccusé de monter à Tautel pour y dire la messe *.
Plusieurs autres faits de violence furent plus tard
ajoutés à ceux-ci. *
Les cas d'outrages étaient nombreux et faisaient la
matière des articles 5, 6, 8, 9 et 20. D'abord l'arche-
vêque avait insulté les clercs en masse, en les traitant
de gens corrompus, prêts à tout faire, « de gens de
trois oboles, » suivant l'expression grecque-, il avait
même composé contre eux un livre plein de calomnies'.
On reconnaît là le fameux traité sur les femmes sous-
introduites dont il a été question. Il avait de plus
qualifié le vénérable Épiphane de radoteur et de
démoniaque', et montré un tel mépris pour le saint
évêque Acacius de Bérée (ce saint homme qui savait si
bien assaisonner des bouillons pour ses amis), qu'il
n'avait pas même daigné lui parler. Enfin l'archevêque
avait accusé de vol , en présence de tout son clergé,
ses diacres Édaphius, Jean et un troisième, nommé
aussi Acacius, prétendant qu'ils lui avaient dérobé son
pallium et leur demandant s'ils ne l'avaient pas fait
pour certain usage*. Ceci demande une explication.
i. Quod pugno percussit Memnonem in ecclesia Âpostolorum, et
profluente sanguine ex ore ejus, nihiloroinus obtulit sacra mysteria
et Eucbaristiani. Act. synod. ad Querc, ub. supr.
2. Quod clericos dicebat nullo honore dignos, comiptos, inutiles.
Tel qui abusibus delectabantur... et ad versus clerum sycophantiis et
calumniis plénum librum condidit. Act. synod. ad Querc, loc. cit.
3. Quod S. Epiphanium nugacem et dsmoniacum dictitabat. Act.
synod. ad Querc, ibid.
4. Quod cum congrcgasset concilium totius cleri, très diaconos
486 JEAN CHRYSOSTOME
Le pallium était une bande de laine blanche tissée
de la plus pure toison d'un jeune agneau, ayant trois
doigts de large dans sa longueur et des pendants longs
d'un palme terminés par deux lames de plomb enve-
loppées de soie noire et marquées de quatre croix
rouges. C'était un ornement particulier aux évêques
de haut rang, patriarches, primats, métropolitains, et
l'insigne de la primatie. Le pallium se plaçait autour
des épaules de façon à les entourer et à retomber
ensuite devant et derrière; troi^ épingles d'or le fixaient
de chaque côté. Le soin de placer et retirer le pallium
à révoque officiant appartenait aux diacres qui le ser-
vaient particulièrement. Dans l'intervalle des céré-
monies, on le déposait au cou d'une des statues
consacrées, ordinairement celle du saint sous l'invo-
cation duquel se trouvait l'église; à Rome, il était
suspendu aux épaules de la statue de saint Pierre. Or
les diacres Édaphius, Jean et Acacius, après avoir
dérobé celui de Chrysostome, l'avaient fait servir, à ce
qu'il parait, à des opérations criminelles, probablement
des opérations magiques contre sa vie. L'action qu'il
leur reprochait était donc plus qu'un simple vol, c'était
un sacrilège.
Les faits d'excitation à la révolte et de trahison
composaient les articles 7, 21, 22 et 26. L'archevêque
avait soulevé contre Sévérien de Cabales les decani,
chargés de l'enterrement des pauvres, et avait mis sa
sUtit Acacium, Edaphium, Joannem, accusans eos quod sunm palliom
furati essent, dicens : Quis novit an ad alium usum aUquo pacte iilud
acceperint? Act, synod, ad Querc, apud. Phot.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 187
vie en danger*. Il avait livré à l'autorité séculière deux
prêtres, l'un à Antioche, l'autre à Constantînople (ce qui
n'était pourtant guère dans ses principes, à moins que
ces prêtres ne fussent coupables de grands crimes
appelant sur eux les sévices de la loi commune);
enfin, dans une sédition contre le comte Jean, il avait
décelé sa retraite aux soldats qui le cherchaient*; le
comte Jean, comme on sait, était favori de l'impéra-
trice.
Huit autres articles étaient consacrés au détail des
exécutions épiscopales de Ghrysostome dans les églises
d'Asie et à d'autres violations des canons. Il avait été
accusateur, témoin et juge dans les affaires de l'archi-
diacre Martyrius et de l'évêque Proérèse de Lycie'; il
avait ordonné sans autel des diacres et des prêtres,
sacré m globo quatre évoques dans une seule ordina-
tion*. Il ordonnait sans attestation de capacité ou de
moralité, et distribuait de l'argent aux évoques ordon-
na par lui, afin de se servir d'eux pour persécuter
le clergé. Il avait fait prêtre Sérapion, son diacre, pré-
venu de crimes, et évêque un certain Antonius, vio-
lateur avéré de sépultures*. Enfin il avait refusé
1. Qnod adyersus Severianam commenta et insidias struxit,irritans
adversas eum decanos. Ad. synod, ad Querc, apud Phot., 59.
2. Quod Joannem comitem in seditione militum ipse denuntiaTit.
Act, synod. ad Querc, ibid.
3. Qaod ipse accusât, ipse testimonium perhibet et ipse judicat:
idque patere dicunt ex iis quse adversus Martyflum protodiaconum et
Proeresium Lyciae episcopum patravit. Act, synod.ad. Querc, loc. cit.
4. Quod in una ordinatione quatuor episcopos ordinavit. Act,
synod. ad Qwrc, ub. supr.
5. Quod Antonium, qui convictus esset sepulcrorum effossor, epi-
scopum ordinayerat. Act. synod. ad Qtierc, ibid.
488 JEAN CHRYSOSTOME
d'accompagner à leur dernière demeure les corps
d'hommes qu'il retenait prisonniers et qui étaient
morts dans ses prisons. On voit là quelque chose qui
se rapporte au prêtre Isidore et aux Longs-Frères.
Il a été mention déjà des accusations de cupidité
et de vol des choses saintes portées contre Chryso-
stome par ses ennemis : vol de vases sacrés et de riches
ornements dans les églises; vol de marbres dans celle
d'Anastasie, vente frauduleuse d'un petit domaine
ecclésiastique provenant de Thécla et aliéné par
l'intermédiaire de Théodule, son afûdé, etc. Je ne
reviendrai pas sur ces calomnies, présentées comme
des faits certains dans les articles 3, 4, 16 et 17 du
libelle. On y sommait aussi l'accusé de déclarer où
avaient passé les revenus de l'église*.
Les manquements aux mœurs étaient ainsi formulés
dans les articles 15 et 25 : « Il reçoit des femmes et
reste avec elles seul à seul, rejetant dehors tous les
autres. Il mange seul , et dans ses repas solitaires il
mène la vie d'un cyclope, honteusement et voluptueu-
sement*. »
J'ai parlé dans ces récits mômes des orgies de
cyclope et de tout ce qu'il y avait de calomnieux et
d'absurde dans les faits d'intempérance attribués à
Chrysostome. Quant à l'accusation de recevoir des
1. Quod hsereditatem a Thecla relictam émit per Theodalam;
quod margaritas multas, quod marmora sanctae Âiiastasise vendiderit,
quod de redditibus ecclesiae quid agatur sciât nemo. Act. synod, ad
Quêrc, apud Phot., 59.
2. Quod recepit mulieres solus cum solis agendo, omnes alios re-
Jiciendo foras. Quod solus comedit, ageas vitam Cyclopis turpiter et
Yoluptuose. Act. synod. ad Querc, ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 489
femmes en secret, elle Tindigna plus que tout le reste,
lien était encore tourmenté au fond de son exil, d'où
il écrivait à Tévêque Cyriacus, son ami : « 11 ont osé
m'accuser d'adultère, les malheureux! si je pouvais
montrer au peuple la frêle charpente de mon corps,
ce serait ma seule justification*. La mort m'a frappé
tout vivant, et le corps que je traîne n'est déjà plus
qu'un cadavre. »
Venaient ensuite des manquements aux usages de
l'Église ou de simples singularités de la vie domes-
tique de Ghrysostomc. u 11 s'habillait et se déshabillait
sur son trône épiscopai, et mangeait une pastille après
sa communion*; il ne priait ni à l'entrée ni au sortir
de l'église; enfin il voulait être seul quand il se baignait
dans une piscine publique, et faisait ensuite fermer les
portes pour que nul ne se baignât après lui; Sérapion
était chargé de ce ministère. » C'étaient là en effet des
choses bien graves pour condamner un évéquel
Telle était l'accusation, amplifiée plus tard par des
libelles supplémentaires. 11 fallait maintenant, suivant
l'ordre de la procédure, la communiquer à l'arche-
vêque présent, entendre ses réponses, le confronter
avec les témoins, et Théophile lui envoya par deux
membres du synode une citation à comparaître devant
l'assemblée. Tandis que la députation traversait le
détroit, une scène touchante se passait au triclinium
1. Dicant quod cum muliere dormierim : exuite me et inve-
nietis membrorum meorum mortiflcationem. Chrys., E'pûf. ad Cyriac,
episc.
2. Quod ia throno exuitur et iaduitur et pastiUum comedit. Act,
synod. ad Querc, apud Pliot., 5U.
490 JEAN CHRYSOSTOME
de l'archevêché, où les évéques fidèles à Chrysostome
étaient réunis autour de lui*. Ils y causaient entre
eux des infâmes manœuvres de Théophile, de Tilléga-
lité du synode, des tristesses du présent, des chances
plus tristes encore de l'avenir, a Comment, disaient
ces évéques en parlant du patriarche, comment se
fait-il qu'un homme accusé d'abominables crimes et
mandé pour venir seul devant le prétoire ait osé
amener avec lui toute une armée d' évoques? Comment
se fait-il que le sentiment des princes et des magistrats
ait changé si brusquement, que d'accusé il soit devenu
juge, et que la plupart des clercs de cette église se
soient laissé prendre à ses corruptions*? » Chacun
donnait la raison qui se présentait à son esprit,
lorsque Chrysostome, comme animé du souffle de
Dieu : « Priez, mes frères, leur dit-il, et, si vous aimez
le Christ, que personne de vous ne déserte son église
à cause de moi, car je puis vous dire avec l'apôtre : Le
temps de mon immolation est proche, j'ai combattu et
achevé ma course. Je connais Satan et ses embûches,
il ne peut plus supporter la guerre que je lui livre par
mes enseignements; Dieu me fasse miséricordel Vous,
mes frères, souvenez-vous de moi dans vos prières. »>
Ce langage les remplit d'angoisse. Les uns restaient
sur leurs sièges à sangloter, les autres, comme suf-
1. Ëramus quadraginta episcopi cam Joanne episcopo sedentes in
triclinio episcopii. PaUad., dial., p< 27.
2^ Stupentes quomodo reus et propter impia crimina solas ad
comitatum venirejussus, cum totepiscopis advenisset; qao pacto Prin-
cipum et magistratuum sententias subito commutasset, plerisqae de
clero in pejus perversis. PaHad., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 194
foqués par les larmes, se levaient, et après lui avoir
baisé la tête, les yeux, la bouche, s'acheminaient vers
la porte pour sortir*. Cette agitation, ce bruit de san-
glots et de gémissements, les faisaient ressembler,
nous dit un acteur de cette scène, le biographe Palla-
dius, à des abeilles inquiètes bourdonnant autour de.
leur ruche ^ Chrysostome arrêta ceux qui voulaient
partir, o Restez, leur dit-il, mes frères, asseyez-vous et
cessez de pleurer de peur de m'attendrir davantage ',
car je vous redirai à satiété : Le Christ est ma vie, et
mourir m'est un gain. » — On faisait courir dans la
ville le bruit que sa mort était sûre et qu'il serait
frappé de la hache pour crime de sédition et d'outrage
à l'impél^trice*. — a Je vous Tai répété bien des fois,
mes frères, continua-t-il tristement; la vie présente
n'est qu'un passage où douleurs et joies s'écoulent
avec une égale rapidité, et ce monde-ci n'est qu'une
grande foire où nous achetons, vendons et repartons
aussitôt ^. Sommes-nous meilleurs que les patriarches,
que les prophètes, que les apôtres, pour que ce peu de
vie qui nous est octroyé soit éternel?... » Un des
1. iDcredibili mœrore correpti, aUi quidem lacrymabantur , alii
vero egrediebantur o consessu, oculos et sacrum caput atque facun-
dum, ac beatum ejus os deosculabantur, in lacrymas efTusi et singul-
tus. Pallad., dial, p. 27.
2. Veluti apescirca alvearia obstrepentes. PaUad., dial., loccit.
3. Sedete, ait, et flere desinite, eo ampUas me emolUentes. PaUad.,
ibid.
4. Nam percrebuerat illum securi percussum iri ob nimiam lo-
quendi libertatem. PaUad., ub. supr.
5. Mercatus est prssens ssculum : emimus, vendidimus et disce-
dioitts. PaUad., ibid.
492 JEAN CHRYSOSTOME
évoques dit en gémissant : « Si nous pleurons, c'est de
nous voir orphelins, de voir l'Église veuve, ses saintes
lois bouleversées, Tambition, l'impiété triomphantes,
les pauvres abandonnés, le peuple sans enseigne-
ment... » Chrysostome frappant de l'index de sa main
droite la paume de sa main gauche, comme il faisait
lorsqu'il était plongé dans quelque grave réflexion,
rinten'ompit à ce mot. w C'est assez, mon frère, lui
dit-il, n'insistez pas; mais, je vous le recommande
encore, ne quittez pas vos églises*. Quand Moïse est
mort, n'a-t-on pas trouvé Josué? Elisée n*a-t-il pas pro-
phétisé après l'enlèvement d'Élie? Qu'a servi de couper
la tête à Paul? Il laissait après lui Tîmothée, Tite,
ApoUo et tant d'autres. » Eulysius, évêque d'Apamée,
prenant alors la parole, fit observer que, s'ils voulaient
garder leurs églises, on les forcerait de communiquer
et de souscrire. — u Communiquez, s'écria impétueu-
sement l'archevêque, communiquez pour ne point
faire de schisme, mais ne souscrivez pas, car ma con-
science ne me reproche rien qui mérite ma déposi-
tion ' ! »
La conversation en élait là, lorsqu'on annonça les
députés du synode du Chêne ; l'archevêque ordonna
qu'on les fit entrer, et leur demanda d'abord quel
i. Cum autem digito indicasset palmam sinisti^ manus, perçus-
sissetque (cotisueverat cnim Joaanes, cum esset cogitabundus, id
facere) se aUoquenti ait : Sufficit, frater, ne plura loquere, sed quod
dixi, ecclesias vestras ne dlmittite. Pallad., dial., p. "IS.
2. Conmmnicate quidcm, ne scindatis ccdesiain, sed nolite suscri-
berc : nullius enim facinoris mihi conscius sum, proptcr quod deponi
merucrim. Pallad., ub supr.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 493
rang ils tenaient dans l'Église, u Nous sommes évéques, »
répondirent-ils*. C'étaient en effet deux jeunes évo-
ques nouvellement institués en Libye et nommés Dios-
core et Baul. Ghi7sostome les pria de s'asseoir et .
d'exposer l'objet de leur visite. « Nous sommes seule-
ment chargés d'une lettre pour toi, lui dirent-ils, per-
mets qu'elle soit lue. » Sur le consentement de Chry-
sostome, les envoyés la remirent à un jeune serviteur
d^ Théophile qui les accompagnait, et celui-ci en
donna lecture ^ Elle contenait ces mots : « Le saint
synode assemblé au Chêne, à Jean. (On avait omis à
dessein le litre d'évêque.) Nous avons reçu contre toi
un libelle d'accusation dénonçant une inanité de
crimes dont on te dit coupable. Nous te mandons à
comparaître ici devant nous, en amenant avec toi les
prêtres Sér£\pion et Tigrius, car nous avons besoin
d'eux*. » Les envoyés ajoutèrent verbalement le nom
du lecteur Paul dont le concile réclamait aussi la com-
parution.
A la lecture de cette lettre insolente, dans laquelle
on déniait à l'archevêque son litre, comme s'il eût été
déjà jugé et déposé*, les évéques firent éclater leur
indignation. « Il faut répondre, crièrent-ils de toutes
parts à Chrysostome, et répondre au seul Théophile,
1. Ingressos interrogat cujus gradus essent : dicant, Episcopi.
Pallad., diaL, p. 27.
2. Impcrunt Theophili puero ut dictata legeret, et legit. Pallad.,
ibid.
3. Adesto igitar tecum adducens Serapionem et Tigrium... iis enim
opus est. Pallad., diaL, p. 28.
4. Omittebant id quod erat cpiscopus. Pallad., loc. cit.
13
494 JEAN CHRYSOSTOME
auteur de cette insulte et provocateur de tout ce qui se
fait là-bas. » Sur un signe approbatif de rarche?ôque«
ils se mirent à Tœuvre^et rédigèrent une réponse dont
• ils lui donnèrent lecture. *
« Cesse, disaient-ils au patriarche, cesse de boule-
verser Tordre ecclésiastique et de diviser l'Église, celte
fille du ciel pour laquelle le Christ s'est fait chair. Si,
au mépris des saints canons de Nicée, tu veux juger
hors des limites de ton territoire, passe ici, dans une
ville où la police est bien réglée, et ne cherche pas à
attirer Abcl dans les champs, à l'exemple de Gaîn^
C'est à nous en effet déjuger et de te juger, toi tout le
premier, car nous avons en mains des mémoires qui
contiennent soixante-dix articulations de crimes que
tu a commis, et en outre notre concile est plus nom-
breux que le tien. Vous n'êtes que trente-six presque
d'une seule province ; nous sommes quarante de plu-
sieurs provinces, et nous comptons parmi nous sept
métropolitains*. Tu vois que, pour l'observation de ces
canons dont tu parles, il faut nécessairement que le
plus petit nombre soit jugé par le plus grand, surtout
quand le plus grand est le plus honoré et le plus digne.
Nous avons ici mcmeune de tes lettres par laquelle lu
écrivais à Jean, notre frère dans l'épiscopat, qu'il ne
faut pas qu'un évoque entreprenne de juger les autres
1. Extra limites litem ne judices : tu transite ad nos in urbem op«
timis legibus fundatam, non provocans more Caîni Àbelem in campum,
ut nos te prius audiamus. Pallad., dicU,, p. 28.
2. Tu enim tricesimus sextus es ex unica proviucia : nos vero
sumus quadraginta e diversis proYiociis, inter quoa etiam septem me-
tropolitie. Pallad., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXÎE. 495
hore de son domaine ecclésiastique. Pour être consé-
quent avec toi-même, soumets-toi à notre citation, ou
bien fais en sorte que tes accusateurs cessent de t'ac-
cuser. »
« Ceci est bien, dit Chrysostome après avoir en-
tendu la rédaction des évêques : protestez comme bon
vous semble; mais il faut aussi, quant à moi, que je
réponde à ce qui m'a été signifié ^ » Et il dicta ce qu'on
va lire non pour Théophile, à qui il ne reconnaissait
pas le droit de l'interpeller et de le citer, mais pour
lesévêques séparés qui siégeaient au synode du Chêne.
« Jusqu'ici je ne connais personne qui puisse avec
quelque apparence de justice se plaindre de moi et
m'accuser. Toutefois, si vous voulez que je me pré-
sente devant votre assemblée, faites-en sortir d'abord
mes ennemis déclarés, ceux qui n'ont point caché
leur haine et leurs desseins contre moi. Faites cela,
et je ne disputerai point du lieu où je devrai être
jugé, quoique ce lieu, suivant toutes les règles,
soit la ville de Côustantinople. Le premier d'entre
vous récusé par moi comme suspect est Théophile,
quQ. je convaincrai d'avoir dit à Alexandrie et en
Lycie : «levais à la cour déposer Jean^)) propos trop
bien confirmé par le relus de me voir et de me parler
depuis son arrivée et même de communiquer avec
moi. Je récuse ensuite Acacius de Bérée, qui s'est
1. Vos quod vobîs videtur significate ; cœterum me oportet ad ca
quaemihi dclata sunt rescribcre. Pallad., dial., p. 39.
1 Sunt autem quos rejicio Thcophilus, qucm revinco dixissc et
Alexandrie et in Lycia : in comitatum proflciscor ut Joanncm depo-
nam. Pallad., ibid.
496 JEAN CHRYSOSTOME
vanté de m'assaisonner ud bouillon qui ne serait pas
de mon goût ^ Antiochus de Ptolémaïs et Sévérien de
Cabales ne méritent guère que je parle d'eux : une
prompte justice leur viendra d'en haut, et en ce
moment déjà les théâtres de la ville en font Tobjet de
leurs railleries % Si donc vous voulez sérieusement que
je me présente, commencez par retrancher ces quatre
évoques du nombre de mes juges, et si vous voulez
absolument qu'ils soient là, faites-les venir comme
accusateurs, afin que les rôles soient nets et que je
sache à qui j'ai affaire. Sous ces conditions, je compa-
raîtrai devant vous, je comparaîtrai, s'il le faut, devant
un concile de toute la terre; mais sachez bien que vous
enverriez mille fois vers moi, que vous n'obtiendrez
pas d'autre réponse '. »
Trois évéques, des quarante du triclinium, Lupici-
nus, Démétrius et Eulysius, et deux prêtres, Germain
et Sévère, furent désignés pour porter ces deux lettres
au Chêne, puis les envoyés de Théophile furent con-
gédiés. Ils venaient de sortir quand arriva un notaire
impérial porteur d'un rescrit du prince où était insérée
une supplique venue du Chêne, à l'effet d'obliger Jean
(comme ils persistaient à le désigner) à comparaître
bon gré mal gré devant ses juges*. Le notaire insista
1. Similiter et Acacinm coarguo qui dixerlt : Ego illi oHam condio.
PaUad., dial., p. 20.
2. Quos citius excipiet divioa justitia, quorum temerarios conatus
etiam sœcularia theatra canunt. Pallad., ibid.
3. Scitotc ergo si decies millics ad me miseritis, nihil amplius ex
mo vos audituros. PaUad., loc. cit.
4. Venit statim uotarius habens rescriptum imperatoris ubi inserta
ET L'IMPÉRATRICE EDDOXÏE. 497
près de Chrysostome pour qu'il obéit; Chrysostome
donna les raisons de son refus, et le notaire s'en alla.
II avait à peine quitté le palais épiscopal, qu'on y vit
entrer deux prêtres de l'Église de Constantinople, un
certain Eugénius, qui avait déjà reçu pour prix de ses
services dans la faction ennemie le titre et les fonc-
tions d'évéque, et le moine Isaac, ce bouffon mendiant
qui diffamait son pasteur dans les carrefours pour
quelques oboles. C'étaient de nouveaux délégués du
synode pour citer Chrysostome, tant on mettait d'ar-
deur à l'attirer, tant on avait le désir de le tenir en sa
possession , sur l'autre rive du détroit. Un de ces
hommes, s'adressant brutalement à l'archevêque :
« Pourquoi tardes-tu? lui dit-il, le concile t'attend, il
t'ordonne de venir devant lui et te laver, si tu le peux,
des crimes dont on t'accuse *. » L'archevêque dédaigna
de parler à ce misérable ; mais, prenant sur-le-champ
trois de ses évêques fidèles, il les envoya porter au
synode cette réponse verbale : « Quelle étrange procé-
dure inventez-vous donc contre moi, vous qui d'un
côté refusez d'écarter de vos sièges des ennemis que je
récuse et qui de l'autre me faites citer par mes clercs ? »
La première ambassade de Chrysostome avait déjà
mis rassemblée en effervescence; quand la seconde
arriva et que son chef eut répété textuellement les
paroles dont il était porteur, il y eut une explosion de
fureur véritable, et la chambre d'un concile se trans-
erat snpplicatio episcoporum petentium ut Joannes invitus ad Judi-
ciam sisteretar eumque ad id urgebat. Pallad., diaL, p. 29.
1. Scripsit tibi synodas : Transi ad nos ut objecta acelera diluas.
PaUad., ibid.
498 JEAN CHRYSOSTOME
forma subitement en une caverne d'assassins. On vit
des évoques quitter leurs sièges pour se jeter sur les
envoyés, tandis que d'autres les injuriaient ou les
menaçaient. Un d'entre eux fut violemment firappé,
un -second eut ses vêtements mis en lambeaux; le
troisième, saisi comme un prisonnier, reçut à son col
la chaîne qu'on avait préparée pour Chrysoslome, si
l'archevêque avait eu l'imprudence de comparaître, et
le malheureux, traîné en cet état hors de l'église du
Chêne et jeté dans une barque, fut abandonné à
l'aventure dans le courant du détroit*.
Après une pareille scène, le concile fut longtemps
à retrouver le calme, mais d'hostile qu'il était à l'ar-
chevêque il devint son ennemi acharné. Deux nou-
velles citations lui furent encore adressées, et deux fois
encore il opposa le même refus, accompagné des
mômes réserves. Le notaire impérial n'avait plus
reparu à l'archevêché malgré les réclamations adres-
sées du Chêne à l'empereur, et l'on pouvait croire
qu'Arcadius fléchissait sous le poids des scrupules.
Théophile pensa qu'il fallait stimuler cet esprit indécis
et timide, et, craignant que le premier libelle d'accu-
sation n'eût nui à la cause en insérant parmi des
crimes bon nombre de puérilités indignes d'attirer le
blftme sur un lecteur ou un portier, il résolut de noir-
cir tellement le côté criminel par de nouveaux chefs
d'accusations que l'empereur serait enfin obligé de
1. Illi autem arreptis episcopis, alium verberibus afiecerunt, alte-
rius vestes conscrpserunt, alteri ferreas catenas collo circuraposuere,
quas Joanni paraverant, ut sic conjectus in nayiculam m ignotum
locura emandaretur. Pallad., dial., p. 29.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. i99
prendre un parti. Il provoqua à cet effet des libelles
supplémentaires du moine Isaac, qu'où avait fait
évéque pour prix de son ambassade, et de quelques
autres appartenant comme lui au clergé métropoli-
tain. Le libelle de l'archidiacre Jean n'avait fait qu'ef-
fleurer les faits de lèse-majesté; on les mit ici en
relief, on accusa formellement l'archevêque d'avoir dans
des discours publics traité outrageusement l'impéra-
trice sous les noms d'Hérodiade et de JézabeP. Isaac,
dans sa requête, reprit en dix-huit articles artiflcieuse-
ment cousus à ceux du premier libelle les faits déjà
incriminés de violence, d'usurpation de fonctions, de
manquement aux canons ou aux usages de l'Église,
avec des circonstances nouvelles et des exagérations
envenimées. Il y ajouta des paroles impies, des blas-
phèmes et (qui le croirait?) une critique littéraire des
sermons du grand orateur.
Ainsi il reprochait à Chrysostome d'avoir dit « que
la table de l'Église était pleine de furies*. » — a Qu'est-
ce qu'il entend par ces furies? demandait l'accusateur ;
il faut qu'il s'explique là-dessus. » On l'avait encore
entendu s'écrier dans un de ses discours à propos d'une
solennité où l'éclatante piété des princes avait rempli
d'allégresse le pasteur et le troupeau tout entier :
« J'aime, je meurs d'amour, je suis dans le délire! »
— « Jean expliquera ce que cela signifie, disait l'accu-
1. Erat crimen Isese majestatis convicium in Augastam, ut ipsi re-
talerant^ quod eam vocasset Jezabel. Pallad., diaL, p. 30.
2. Quod advenus ecclesiam loquitur,illius altare furiarum plénum
appeUans. Act, synod. ad Querc, apud Phot«, 59, et io Baron.
403, XIX.
200 JEAN CHRYSOSTOMB
sateur, car TÉglise ignore un tel langage'. » Il accusait
encore Tarchevéque d'avoir blasphémé en disant que,
« si le Christ n'avait pas été exaucé dans sa prière au
jardin des Olives, c'est qu'il n'avait pas bien prié*, »
d'avoir en outre excité les pécheurs au mal en leur
présentant la pénitence comme facile et leur disant :
« Péchez deux fois, péchez encore, et, toutes les fois
que vous aurez péché, venez à moi, je vous guérirai. »
Or l'Église n'admettait qu'une seule fois la pénitence
publique.
(( Dans ses entreprises contre les diocèses d'autrui,
non-seulement Ghrysostome, disaient les nouveaux
libelles, avait jugé des évéques et des clercs sans les
entendre, mais il avait élevé à l'épiscopat des esclaves
d'autrui non affranchis et poursuivis pour crimes'.
Dans ses violences, il mettait en prison, chargés de
fers, les gens qui ne lui plaisaient pas, et les y laissait
mourir. Il avait agi de cette façon contre les non-
origénistes en recevant des origénistes dans sa com-
munion. Lui-même, Isaac, avait été maltraité sur son
ordre par des hommes couverts de crimes*. A côté de
1. Qaod gloriatur ad versus ecclesiam dicens : Amore pereo et in-
sanio. Et quod débet declarare quasDam sint furiie, et quid significet
amorc pereo et insanio : ecclesia enim haud novit talia. Act, synod.
ad Querc, ap. Phot., 59.
2. Quod blasphcmias conversus ad ecclesiam confert , dicens quod
Christus orans non fuit exauditus, quod non beue oravit. Act, synod.
ad Querc, ibid.
3. Quod alienos serros nondum libertate douâtes, sed delictis ob-
noxios et accusâtes, episcopos ordinavit. Act. synod. ad Querc,
ibid.
4. Quod Origenistas suscepit et eos qui cum ecclesia communicant
in carcerem detrusos non curarit, sed in ipso mortuos nequc oranino
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 204
cela, il accaeiliait dans son église des païens, anciens
persécuteurs des chrétiens, et il présidait à leurs réu-
DioDS^ Enûn (cela était pour la cour) il violait le saint
devoir de Thospitalité en vivant et mangeant seul ; il
avait excité les séditions du peuple coiit/e le concile. »
Un des libelles le représentait comme un prêtre igno-
rant des derniers devoirs du sacerdoce, qui faisait
communier les fidèles après leurs repas et baptisait lui-
même après le sien. Ces dernières accusations le tou-
chèrent beaucoup, parce qu'elles semblaient infirmer
Tefficacité des sacrements qu'il avait administrés pen-
dant son épiscopat, et il y répondit à plusieurs reprises
soit devant le peuple, soit dans ses lettres.
Ces dernières articulations faisaient avec celles de
l'archidiacre Jean une masse d'accusation vraiment
formidable. Cependant, l'accusé s'obstinant à ne point
comparaître et l'empereur ne prenant aucune mesure
pour l'y forcer, Théophile passa à l'audition des
témoins. Sept furent entendus, a'ppartenant au clergé
métropolitain, et ils déposèrent avec une extrême acri-
monie. C'était Arsace, Atticus et Elpidius, dont les deux
premiers occupèrent après Chrysostome le siège qu'ils
avaient contribué à rendre vacant. Tout le monde
était impatient d'en finir ; Arsace et Atticus, aidés de
deux autres prêtres, Eudémon et Onésime, deman-
daient à grands cris qu'on se hâtât, a La culpabilité de
Jean étant surabondamment prouvée, il n'y a aucun
respeiit. — Qaod Isaacium contigit mnlta mala pad ab hujusmodi
facinoris hominibus. Act, synod. ad Querc, ub. sup.
1. Qaod ethnicos qui christianos maie tractaverint sitscipit, et
habet in ecclesia et illis pneest. Act. synod, ad Querc, ibid.
Î02 JEAN CHRYSOSTOME
intérêt, disaient-ils, à prolonger ces interrogatoires. »
Enfin dans sa douzième séance le concile déclara qu'il
allait procéder au jugement. Théophile jusqu'alors
avait présidé. Quoique récusé par l'archevêque, il n'en
avait pas moins conduit toute la procédure et dirigé
les débats; mais, le moment du jugement étant venu,
il craignit que sa présidence ne fournît un moyen
d'attaque ou même de cassation de la décision synodale
près d'un prince aussi timoré qu'Arcadius. Il se fit donc
remplacer par Paul d'Héraclée, mais il ne s'abstint pas
de voter* : les trois autres récusés, Antiochus, Acacius
et Sévérien, ne s'abstinrent pas non plus. Lorsqu'on
passa au vote, Paul prit les voix de tous les évoques,
en commençant par un certain Gymnasius et finissant
par Théophile. Les votants se trouvèrent au nombre
de quarante-cinq au lieu de trente-six qu'ils étaient à
l'ouverture de la session*. Il s'étaient accrus successi-
vement de nouveaux évêques du dehors et de quelques
déserteurs de Gonst&ntinople. Chrysostome fut con-
damné à la déposition , et les faits de lèse-majesté
contenus dans le procès furent renvoyés à la connais-
sance du prince.
La déposition prononcée, le synode en donna avis
immédiatement au clergé métropolitain, pour le déga-
ger des liens d'obéissance envers son supérieur déposé,
et un rapport, ou, suivant le terme officiel, Hne Rela-
tion sur les opérations synodales fut envoyée aux deux
empereurs Arcadius et Honorius, souverains communs
1. Act, syn. ad Querc,, ap. Phot., 59.
3. Areacius archipresbyter... postremo Theophilus Alexandrinas
omnes numéro quadraginta quinque. Phot., 59.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 203
et unanimes de l'univers romain*. L'évoque expulsé
de Nicomédie, Gérontius, et deux autres Asiatiques
chassés comme lui, Faustinus et Eugnomon, profi-
tèrent de renvoi de ce rapport pour adresser aux
princes un récit de leur aventure et une plainte
contre les procédés illégaux de Ghrysostome. Le double
de la relation destiné à l'empereur d'Orient commen-
çait par ces mots qui regardaient particulièrement
Arcadius : « Attendu que Jean , accusé de certains
crimes et sentant qu'il était coupable, a refusé de venir
se justifier devant nous, et que dans ce cas les lois
canoniques prononcent la déposition , nous l'avons
déposé. Toutefois les libelles d'accusation contenant,
outre les crimes ecclésiastiques, celui de lèse-majesté,
c'est à votre piété d'ordonner le bannissement du cou-
pable , afin qu'un si grand crime ne reste pas
impuni. Quant à nous, il ne nous appartient pas d'en
connaître*. »
La première question de la session synodale venait
d'être vidée au gré de Théophile, la seconde était celle
des Longs-Prères; mais à celle-là les évoques ne
tenaient guère, et le patriarche moins que personne.
Après la victoire si complète qu'il venait de remporter,
un second combat offrait des périls, et l'importance
du vainqueur de Ghrysostome ne pouvait que s'amoin-
drir dans un débat contre de misérables moines. La
1. Scripts sunt synodicœ ad clerum Gonstantiaopolitanum de facta
depositione Chrysostomi. MUsa quoque relatio ad reges. Phot., 59.
2. Libelli autem etiam lœss majestatîs crimea continent : Jubebit
pietas Testra eum vel invitum ejici , et pœnas laese majestatîs dare,
qnandoquidem in haec inquirere nobis non licet. Pallad., diaL^ p. 30.
204 JEAN CHRYSOSTOME
procédure d'ailleurs était difficile : accusé par eux,
après les avoir condamnés en Egypte, voudrait-il les
juger encore pour le même fait à Ghalcédoine et pré-
sider le tribunal appelé à le juger lui-même? S'il se
récusait et que les accusateurs fussent libres, nul ne
savait ce que pouvait produire sur le concile ou au
dehors le tableau de tant de violences et de méfaits
présenté par la parole rude et franche des Longs-
Frères. La joie du triomphateur s'en ti'ouverait vrai-
semblablement fort troublée. Qu'arriverait-il encore, si
l'assemblée des évêques joannites qui siégeaient à
Constantinople évoquait l'affaire, ainsi que leur letti'e
le laissait pressentir, et si l'empereur, qui penchait du
côté des moines de Nitrie, donnait de nouveau car-
rière à ses scrupules? C'étaient là de graves raisons, et
une dernière ne Tétait pas moins. Le procès des Longs-
Frères soulevait inévitablement la question doctrinale
de l'origénisme, à laquelle tous les esprits n'étaient
pas préparés, témoin le mauvais succès d'Épiphane,
et Théophile, qui avait su l'écarter du procès de l'ar-
chevêque, devait se soucier médiocrement de la faire
renaître pour si peu de chose. Il résultait de tout cela
dans son esprit un vif désir d'assoupir l'affaire ; mais
les moines étaient des gens difficiles et opiniâtres, ils
croyaient à leurs droits, ils étaient aigris par la souf-
france, consentiraient-ils à se taire ? Des évêques amis
de Théophile partirent pour aller tenter près d'eux
une conciliation.
L'occasion était favorable, et les négociateurs trou-
vèrent ces malheureux dans un découragement pro-
fond. Depuis l'abandon de leur cause par Chrysostome,
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 205
ce protecteur qu*ils étaient venus chercher de si loin,
ils désespéraient de la justice et de la charité des
hommes. La mort d'ailleurs faisait de larges brèches
dans leurs rangs, et, pour ne parler que des chefs, la
perte d'Isidore avait été suivie de près par une autre
plus déplorable, celle de Tévêque Dioscore, le second
des Longs-Frères, leur soutien et leur guide. 11 était
mort quelques semaines auparavant, admiré des habi-
tants mêmes de cette ville inhospitalière, et son tom-
beau, placé dans la chapelle de Saint-MuciusS près
d'une des portes de Gonstantinople, attirait un grand
concours de pauvres, car ce solitaire presque sans
pain leur avait montré qu'il savait jeûner pour donner
encore*. Ce n'était pas tout : Ammonius, tombé grave-
ment malade sous le poids de l'âge et des douleurs,
menaçait de les quitter bientôt. Le chagrin avait donc
brisé l'énergie des Longs-Frères, auxquels les moines
obéissaient comme à leurs abbés. «Ah 1 dit à ce propos
an historien du temps, si Dioscore avait vécu, si
Ammonius mourant n'avait pas été hors d'état de
donner un* avis, jamais ces honnêtes gens n'eussent
ouvert l'oreille à des propositions déshonorantes'! »
Voici les propositions qu'on leur apportait. « Le
patriarche, qui n'avait rien de plus à cœur que de par-
donner, leur offrait la paix. 11 n'exigeait d'eux pour cela
1. Dioscorus jam ante mortuus in templo Mucii martyris sepultus.
Sozom., VIII, 17.
2. Sepultus in martyrio quod est ante portam, ita ut plurimœ mu-
Ueres, omissis per sanctum marlyrem juramentis, per prcccs Dioscori
jurarent. Pallad., dial., p. 63.
3. Quod opÎQor non ita successisse si una cum reliquis monacliis,
Dioscorus et Ammonius adfuissent. Sozom., viii, 17.
206 JEAN CHRYSOSTOME.
aucune rétractation formelle ; il ne voulait ni contro-
verser avec eux sur des points de doctrine, ni disputer
sur des faits consommés : il oubliait tout, et ne
demandait à ces moines sépat*és de son obédience
qu'un acte de soumission à leur supérieur. Que les
Longs-Frères et leurs compagnons vinssent donc
déclarer en face du concile suivant la formule réglée
par les constitutions monastiques que, s'ils avaient
péché, ils se repentaient; le concile sans discussion
les recevrait en grâce, le décret synodal d'Alexandrie
qui les avait condamnés serait aboli, et le patriarche
lèverait Texcommunication. Ils pourraient alors re-
tourner en Egypte et rentrer dans leurs monastères ^ »
Les Longs-Frères n'eurent pas le courage du refus, et,
emmenant avec eux la troupe entière de leurs com-
pagnons, ils suivirent les négociateurs à Chalcédoine.
Aucun n'y manqua, pas même Ammonius, qui gisait
sur son grabat et rendit l'âme quelques heures après*.
Peut-être en reconnaissant cette église et ce riche
palais où dix ans auparavant, sur la réquisition du
préfet du prétoire Ruûn, il était venu du fond du
désert recevoir dans ses bras', au sortir de la piscine
baptismale, ce fils bien indigne d'un tel père, le vieil-
lard éprouva-t-il un remords; mais cet acte de vani-
teuse faiblesse était aujourd'hui cruellement expié.
m
Ik Scetenses istos monachos ad pœnitentiam invitabat, polHcitusse
Dcque injuriffî accepUe fore memorcm, nequemali qiiidquam esse fac-
turum. Sozom., vui, 17.
2. Ammonius aatem... postquam ad Quercum trajecisset, morbo
graviufl correptus finivit vitam. Sozom., ibid.
3. Nouveaux Hécits de l'histoire romaine au v* siècle : Trois
Ministres, etc., pt 23.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 207
Les moines, à peine arrivés, furent conduits devant le
concile, où tout se passa comme il avait été convenu.
Chacun effectivement avait son rôle dans cette scène
arrangée. Les Longs-Frères prononcèrent la formule
de pénitence et de rentrée en grâce des moines punis
par leur évêque : « Si nous avons péché, nous nous
repentons et prions qu'il nous soit pardonné. » Théo-
phile se levant prononça la formule du pardon, et le
concile, par un décret d'absolution, révoqua celui
d'Alexandrie*. Le pardon de Théophile s'étendit, à ce
qu'il paraît, des origénistes à Origène lui-même, car
l'histoire témoigne que de ce jour il ne fit plus de
difficulté de relire ces livres dont il poursuivait si vio-
lemment naguère l'interdiction, et que, quelqu'un lui
ayantdemandé la raison de sa conduite, il avait répondu
par ces mots restés célèbres : « Les livres d'Origène
sont un jardin mêlé de fleurs et de broussailles ; je
laisse les épines et j'admire les fleurs*. » L'humilia-
tion des Longs-Frères et l'impudence de Théophile
n'étaient pas arrivées à leur terme; il y fallait encore
des éloges et une apolo^e que les pauvres moines
subirent comme leur dernière persécution. On rapporte
qu'en apprenant la mort d'Ammonius le patriarche
s'écria : « Je le pleure sincèrement , car c'était un
saint moine, et je voudrais qu'il y en eût beaucoup de
pareils'. » Après cette lamentable comédie, l'émigra-
1. Cum autem Theophilus libeoter eos in gratiam recepisset, et
communionem eis restituisset, finita est quœstio de injuriis monacho-
ruffl scetensium. Sozom., viii, 17.
2. Socr., VI, 17.
3. Caeterum Theophilus hoc audito lacrymas fudisse dicitur, cuno
208 JEAN CHRYSOSTOME
tion de Nitrie et de Scété se dispersa ; un petit nombre
seulement parvint à regagner l'Égyple, accablé d'amers
souvenirs et de déceptions plus amères encore.
Restait l'affaire d'Héraclide d'Éphèse, qui fut intro-
duite devant le concile à sa treizième séance. Cet
évéque, choisi par Ghrysostome, avait été chassé de son
siège par une émeute des Éphésiens laïques et clercs,
et forcé de se cacher pour éviter un pire traitement.
On accusait ce prélat joannite d'une infinité de crimes
et en particulier de larcin. Un autre évéque, celui de
Magnésie, nommé Macarius, se portait son accusa-
teur, et cette cause amenait naturellement celles de
toutes les églises d'Asie dans le gouvernement des-
quelles l'archevêque s'était si malencontreusement
ingéré. Les plaignants asiatiques étaient là présents,
animés de passions furieuses, et la persécutio;n se pré-
parait contre tous les évoques imposés par Chryso-
stome, lorsque survinrent à Gonstantinople des évé-
nements qui absorbèrent l'attention du concile,
interrompirent la procédure et provoquèrent au bout
de peu de jours la diseolutign de l'assemblée.
III.
La relation du concile sur la condamnation de
Ghrysostome étaitsous les yeux de l'empereur, qui avait
donné son approbation à la décision synodale par une
lettre mentionnée aux Actes; mais aucune mesure
tisque audientibus dixisse, neminem inter sui temporis moaachos
parem ÀmmoDio exstitisse. Sozom., viii, 17.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 209
n'était prise pour Texéculion de la sentence, Ghryso-
stome continuait d'occuper le palais épiscopal et la
basilique. Cet état d'indécision dura trois jours. L'Église
de Constantinople, pendant ce temps-là, restait en
proie à un désordre inexprimable. Les membres du
clergé métropolitain, interdits ou non par l'arche-
vêque, rentraient de toutes parts dans les basiliques ;
les premiers le faisaient avec un air de défi insolent,
mais le peuple les chassait ou désertait leurs offices*.
Sous le coup du décret synodal, les évêques jusqu'alors
fidèles se dispersaient peu à peu,et le triclinium fut bien-
tôt désert. De temps en temps un officier impérial avec
quelques appariteurs allait au palais épiscopal signifier
à l'archevêque qu'il devait se préparera partir; l'arche-
vêque opposait un refus, l'officier se retirait, et l'empe-
reur défendait d'employer la force. Réuni en masse
compacte autour de la basilique et de l'archevêché, qui
se reliaient l'un à l'autre par un cloître, le peuple se
tenait en sentinelle, jour et nuit, balancé entre l'espé-
rance et la crainte. Point de menaces pourtant, point
de paroles outrageantes contre le prince et ses officiel :
un seul cri sortait de toutes les bouches et allait
retentir par intervalles jusque sous la demeure d'Arca-
dius : <( iNous demandons un concile général! il faut
un vrai concile pour juger l'archevêque M » C'était le
mol d'ordre du peuple, c'était aussi celui de Chryso-
i. Pallad., dial., p. 30 etsequent.
S. Plebs Constantinopolitana cum bec sub vesperam cognovisset,
ad seditionem prorupit, et prima luce concursu ad ecclesiam facto tum
alia multa vociferati sunt, tum majorem synodum de bac causa cognos-
cere debere. Sozom., viii, 18. — Socr., vi, 16.
14
Î10 JEAN CHRYSOSTOME
stome. (( Un faux concile m'a condamné, répétait-il, un
vrai concile doit m'absoudre ici, dans mon église, et
prononcer entre mes juges et moi. »
Bloqué pour ainsi dire et comme emprisonné dans
cette muraille vivante que lui créait Taffection du
peuple, et qu'il y eût eu péril à vouloir rompre pour user
de violence envers lui, il passait incessamment de sa
demeure à la basilique et de la basilique à sa demeure.
Ici il avait à consoler ses serviteurs et quelques prêtres
fidèles, là une foule éperdue que sa vue et ses paroles
remplissaient de douleur et de joie. Les nouvelles qui
se succédaient d'instants en instants devenaient de
plus en plus sinistres. On signalait des députations
d'évêques venus coup sur coup de Chalcédoine supplier
l'empereur d'assurer par la force la sentence et l'auto-
rité du concile, et Timpératrice se joignait à eux,
essayant toutes ses séductions sur son faible mari. Déjà,
disait-on, il s'agissait non plus de l'exil, mais de la mort;
on ne balançait plus qu'entre la bâche et l'épée *. Tels
étaient les bruits répandus, l'archevêque lui-même
croyait sa mort prochaine et prêchait au peuple la rési-
gnation. Les litanies cependant retentissaient toute la
nuit par la ville avec un redoublement de lamentations
et de prières*. Le peuple voulut y entraîner l'arche-
vêque, qui sembla consentir d'abord; puis, se rétrac-
tant, il leur dit : u Allez y et priez, je serai avec vous en
esprit, par la charité qui réunit le chef aux membres'. »
1. Et iUi quidem mirabiles viri ipsum gladio obtruncaDdum cupie-
bant. Pallad., dial,, p. 30.
2. Georg., VU. Chrys., p. 260.
3. Crastina vobiscum e.\ibo ad orationes ; et ubi ego <uin, ibi et
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 244
t
Un acte impudent de Sévérien tira le peuple de
cette tranquillité inquiète et douloureuse où le retenait
l'ascendant de Ghrysostome. Théophile n'avait pas osé
reparaître à Constantinople, mais Sévérien eut cette
audace le second jour après la condamnation; il eut aussi
Taudace d'entrer dans une église, de monter en chaire et
d'y parler sur les événements qui venaient de s'accom-
plir, li présenta la condamnation de l'archevêque
comme le châtiment de son orgueil. « Son orgueil
seul l'eût justifiée, disait-il, quand bien même il n'eût
pas commis d'autres crimes ^ » L'auditoire se souleva
contre ce lâche avec une telle violence qu'il eut à
peine le temps de s'échapper et de regagner le détroit.
Toutefois cette bravade insultante vis-à-vis d'un homme
tombé, d'un ancien ami, d'un protecteur offensé, de
la bouche de qui Sévérien recevait naguère le pardon
et la paix, mit Ghrysostome hors de lui. Il vit là une
insulte de l'impératiîce elle-même par l'intermédiaire
de cet évoque de cour, sa créature, et, confondant la
souveraine avec le conseiller, il tint au peuple dans sa
basilique un discours resté fameux et qui décida
vraisemblablement sa raine, encore suspendue.
Tos eritis, et ubi vos estis ibi ero et ego sum. Unum corpus sumus^
Deque caput a corpore, neque corpus a capite separabitur, etiamsi
loco dividamar,sed cantate conjungimur. Chrys., Sermo de expulsione
sua, t. in, p. 420.
1. Tarn etiam Severianus cum in ecclesia verbum Dei pnedicaret^
TisQS est importune Joannem carpere, ita dicens : Et si ob nihil aliud
esset condemnatus Joannes, ejus tamen insolentia satis grave crimen
est, ut ob eam solam deponi meruerit. Socr., vi, 16. — Depositionis
senientiam laudavit, utpote in hominem arroganteifl, et si nullum
aliud crimen esset, prolatam. SoEom.^ viii^ 18.
212 JEAN CHRYSOSTOME
r
« Mes frères, dît-il à cette foule frémissante autour
de sa chaire, une furieuse tempête nous assaille, et les
flots nous battent avec plus de force que jamais; mais
nous ne craignons point d'être submergés, car nous
sommes fondés sur le roc. Que la mer sévisse tant
qu'elle voudra, ce roc ne saurait être ébranlé. Que les
flots s'enflent et débordent, le navire de Jésus ne som-
brera pas. Et qu'ai -je à craindre, je vous prie? La
mort? Je dis comme Tapôtre : « Ma vie est le Christ,
« et la mort m'est un gain. » — L'exil? La terre est au
Seigneur avec tout ce qu'elle contient. — La confis-
cation? Je n'ai rien apporté en ce monde, et je n'en
remporterai rien. Tout ce qui peut faire trembler les
hommes, je le méprise. Je me ris des biens, je me ris
des dignités que les autres convoitent. Richesse ne
m'est pas plus que pauvreté, et si je désire vivre, c'est
pour être avec vous, c'est pour travailler à votre per-
fectionnement spirituel. Je vous parle comme je fais
et j'en appelle à votre amour pour que cet amour soit
confiant. Non, non, on ne scinde pas, on ne mutile
pas l'Église; l'Église est indivisible. On n'y sépare pas
le chef des membres, ils restent unis malgré tout.
Ce qui a élé dit de l'homme et de la femme est encore
plus vrai du pasteur et du troupeau : ils ne font qu'un,
et ce que Dieu a uni, l'homme est impuissant à le sé-
parera.. Que sont devenus, dites-moi, les tyrans qui
tentèrent jadis d'opprimer l'Église? Dites-moi où sont
leurs chevalets de torture, où sont leurs fournaises,
1. Si nuptias non potes dirimere, quanto minus ecclesiam Dei
potes dissolverel Chrys., £fofnt(. ante exiL
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. S13
OÙ sont les dents de leurs bêtes féroces et les glaives
aiguisés de leurs bourreaux? Ils ont voulu agir et n'ont
rien fait. Le même silence et le même oubli recouvrent
pour toujours les tyrans et Tarsenal de leurs crimes;
mais l'Église où est-elle? Elle resplendit, plus éclatante
que le soleiP, sur tout Tunivers, et si les tyrans n'ont
pu étouffer la foi quand il existait à peine des chrétiens,
comment peuvent -ils Tespérer aujourd'hui que les
chrétiens couvrent la terre?
« On vit parfois au temps des martyrs toutes les
cruautés imaginables s'exercer sur une jeune fille à
peine nubile, et cette vierge se montrer plus forte que
les aiguillons de la torture ou que les morsures de la
flamme. Les dents de fer avaient beau labourer ses
flancs, sa foi restait inébranlable, et l'on espérerait
venir effrayer tout un peuple*! Ahl ils ne nous con-
naissent guère! Le Christ est avec moi, que crain-
drai-je? Son Évangile que je tiens est le bâton qui
m'appuie. C'est là ma sécurité, c'est le port tranquille
de mon âme. Les tempêtes qu'on souffle, les flots
qu'on pousse, la mer qu'on lance contre moi, les
fureurs des princes et des grands,... je ne fais pas
plus de cas de tout cela que d'une toile d'araignée ^
et si notre affection mutuelle ne me retenait dans ce
lieu, je ne ferais aucune difficulté d'aller ailleurs...
i. Ubinaxn sunt hostes ilU7 silentio et oblivioni traditi sunt. Ubi-
nam ecclesia? plus quam sol splendescit. Chrys., ub. sup.
2. Ingressa ssepe est puella tenera innupta: cera mollior erat, sed
petra solidîor exstitit. EJus latera laminabas, et fidem non aaferebas
et tantum popalum te superaturum confidis? Chrys., ibid.
3. Mihi hec omnia aranea sunt viliora. Chrys., ibid.
tu JEAN CHRYSOSTOME
« Savez-vous, mes bien -aimés frères, pour quel
motif on veut me perdre. C'est que je ne fais point
tendre devant moi de riches tapis, que je n'ai jamais
voulu me vêtir d'habits d'or et de soie, que je ne me
suis point abaissé à satisfaire la gourmandise de ces
gens-là en tenant table ouverte pour eux. La race de
l'aspic domine toujours; il reste 'de la postérité de
Jézabel, et la grâce combat encore contre Élie*. Héro-
diade aussi est là, Hérodiade danse toujours en de-
mandant la tête de Jean, et on lui donnera la tête de
Jean, parce qu'elle danse '.
« Mes frères, c'est ici un temps de larmes. Tout se
tourne vers l'infamie. L'or seul donne ici l'éclat et la
gloire. Écoutez cependant ce que dit David : a Si vous
possédez une abondance de richesse, n'y placez point
votre cœur. » Et qui est-ce qui disait cela? N'était-c^
pas un homme élevé sur un trône royal? Ne gou-
vernait-il pas son empire avec une autorité souve-
raine? Eh bien, jamais il ne jeta les yeux sur la
fortune d'autrui pour y exercer des rapines ; jamais il
n'employa sa puissance à détruire la religion. Il se
mettait en quête de posséder des soldats plutôt que
des trésors, et ne se montrait point dans son gouver-
nement l'esclave d'une femme. Oh I malheur, malheur
aux femmes qui ferment l'oreille aux avertissements du
ciel, et ivres, non de vin, mais d'avarice et de colère.
i. Floruere aspidis fœtus, adhuc relictum est Jezabelis semen :
Terum adhuc etiam gratia cum Helia concertât. Chrys., HomiL ant.
êxil.
2. Sed Herodias Joannis caput expetît, nirsns saltationem iniit...
Chrys., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE BDDOXIB. 245
assiègent leurs maris de mauvais conseils pour les en-
traîner à l'injustice* !... »
II y avait dans ce discours, fort clair d'ailleurs, un
mot qui .ne permettait aucun doute sur les intentions
de l'orateur, mot plus fort que les allusions, si trans-
parentes qu'elles fussent, mais qu'on ne peut rendre
en français, parce qu'il joue sur le nom même de
rimpératrice. Eudoxia veut dire en grec bonne renom-'
mte, honneur; Adoxia est le contraire et veut dire déshon*
neur, infamie. Or, en disant que dans cet empire qui
n'avait plus de lois que le caprice d'Eudoxie tout se
tournait vers le déshonneur, Ghrysostome s'était servi
du mot adoQsia qui rappelait le nom de la femme d'Ar-
cadius : on comprend aisément le reste.
Ce discours fut tenu le second jour après la con-
damnation, et suivant toute apparence vers le soir. Le
lendemain matin avant midi, Ghrysostome voyait
entrer chez lui un comte du palais impérial, qui le
somma, au nom de l'empereur, de quitter la ville sur-
le-champ*. « L'empereur ne veut plus de retard, lui
dit-il; un navire est prêt pour te conduire au lieu
marqué pour ton bannissement : au moindre signe de
résistance, j'ai l'ordre de te faire enlever par des
soldats. » C'était infailliblement une bataille qui s'an-
nonçait aux portes de la basilique et une terrible
effusion de sang. Cette image se présenta à la pensée
de Ghrysostome et le fit frémir*. S'approchant de
1. Ali» vero absque vino saUat» sunt, et ebri» avaritia... Gbrys.,
HomU. ont exiL
2. Misso ad id comité cum militari manu non secus ac ad preliam
advenus barbaros. Pallad., diaL, p. 30.
3. Cavebat enim ne iptlui causa ledltio naiceretiir. 0oor., vit 1'«
246 JEAN CHRYSOSTOME
Tofficier impérial et des appariteurs de son escorte, il
leur dit : « Me voici, conduisez-moi où vous voudrez. »
L'officier le remit à la garde d'un curieux (on appelait
ainsi les agents supérieurs de la police), et reprit avec
ses appariteurs le chemin du palais en traversant la
foulée II devait retrouver Ghrysostome dans un autre
lieu. Le cloître qui séparait la basilique de l'arche-
vêché communiquait par une porte secrète avec un
quartier retiré de la ville. Ghrysostome et son gardien
sortirent par là sans être aperçus, 'et gagnèrent une
maison située dans le voisinage où ils restèrent cachés
jusqu'au soir. La nuit venue, le curieux et le prisonnier
se mirent en marche vers le port par des rues détour-
nées, espérant n'être point reconnus'; mais, comme
ils approchaient du port, des gens du peuple signa-
lèrent Ghrysostome, et le bruit se répandit aussi-
tôt dans la ville qu'on enlevait l'archevêque. Des
groupes nombreux accoururent alors pour empêcher
son départ, mais Ghrysostome les contint avec
autorité. « Laissez-moi partir, leur dit-il; je dois
obéissance à l'empereur, et d'ailleurs une goutte du
sang de mon peuple ne sera pas versée pour moi. Je
confie ma cause au futur concile ^ » L'obscurité , de
plus en plus épaisse, protégea sa retraite. Le même
comte impérial était au port avec des soldats et des
matelots; ils entourèrent l'archevêque et montèrent
1. Tractus a curioso... Ghrys., Epist. ad Pap, Innoc,; Pallad.,
diai», p. 6.
2. Procedente jam vespere in navim conjicior et noctu abnarigo.
Chiys., ibid.
3. Synodum ad justum judicium appel labam. Cbrys., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 247
avec lui dans le navire, qui leva Tancre aussitôt.
Il cingla à travers la Propontide j usqu'à la ville de
Hiéron*, port de la Bilhynie, où le comte avait mission
de déposer Chrysostome. La nuit durait encore. Le
navire s' étant approché de terre, les gardes y descen-
dirent Texilé et reprirent la mer. Le choix de ce lieu,
trop voisin de Ghalcédoine, parut suspect à l'arche-
vêque; il y soupçonna un piège pour le faire tomber
aux mains de ses ennemis, et à ses yeux mieux valait
raille fois la mort. Avant donc que le jour fût levé et
réveil donné aux magistrats, il loua lui-même une
barque, et, longeant la côte, il se ût conduire au
golfe d'Astacus, dans la petite ville de Prénète, située
sur la rive opposée à Nicomédie*. Il y avait dans le
voisinage, au milieu des champs, une villa dont il
connaissait le maître et où il se rendit pour se cacher'.
Son premier mouvement en mettant le pied dans la
retraite hospitalière fut de tomber à genoux et d'appe-
ler la protection du ciel sur cette Église de Gonstan-
tinople, « qu'il n'avait point quittée, disait-il, car il
remportait dans son cœur*. » Sa fuite avait été opérée
avec tant de prudence et de mystère, sa trace était si
complètement perdue, que tout le monde put croire.
1. Ad navale in ostio Ponti situm, quod Hieron vocant. Theod.,
V, 34.
2. Primum ad id quod ad Pontoa situm est Hieron venit, deinde
per Bitbyniam... Niceph., xiii, iô.
3. Venit in pnediola ad Pnenetum Bitbyuiœ. Pallad., diaL,
p. 30.
4. A vobis separatus sum corpore sed nequaquam mente. Chrys.,
Serm. post red. a pnor. exil, — Non sum separatus a vobis, sed magis
accensus sum desiderio vestri. Chrys., ibid.
J4S JEAN CHRYSOSTOME
comme le comte le rapporta, que le banni se trouTait
au lieu fixé pour son exil.
La nuit de son enlèvement fut pour Gonstantinople
une nuit de deuil et de larmes; Thistoire nous en fait
un touchant tableau. Elle nous montie cette mul-
titude naguère furieuse et exaltée, devenue tout à
coup silencieuse et morne, courant aux églises pour
prier et réclamer du ciel ce père que lui enlevaient
les hommes. Gomme les églises ne suffisaient pas, on
priait sur les dalles des rues, sous les portiques des
places, partout enfin, et, suivant le mot de Chryso-
stome lui-même, « la ville entière n'était plus qu'une
église^ » Les maisons des pauvres étaient désertes :
hommes, femmes, enfants, artisans, mariniers, mar-
chands, tout le monde était là, tout le monde voulait
participer à cette émeute de supplications et de larmes
qui s'élevaient vers la justice du ciel. Un seul cri,
poussé de temps à autre, rappelait les passions de la
terre : « Qu'on rassemble un concile général*! »
C'était le seul remède que les hommes pussent ofirir
maintenant. Lorsqu'au point du jour le peuple fatigué
commençait à rentrer dans ses quartiers, Théophile
arriva de Chalcédoine, et, ramassant tout ce qu'il
y avait d'Alexandrins au port, il prit possession de la
ville comme un conquérant ecclésiastique. Les clercs,
qui jusque-là s'étaient tenus cachés, accoururent
1. Tota civitas ecclesia fuit. — Ânte hoc quidem ecclesîa repleba-
tur, sed nunc et in plateis ecclesiœ factas sunt. Ghrys., HomiL post
red. ah exil.
S. Causam ejua in majore concilio dijudicandum easo proclama-
bant. Socr., vi, 15.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 249
autour de lui pour faire valoir leurs services et
recevoir ses instructions. Il récompensa les plus zélés,
leva l'interdiction des plus indignes et prodigua ordi-
nation, avancement, dignités à tout venant. Tout ce
qu'avait réglé Tarchevéque fut aboli. L'ordre de Théo-
phile à ces prêtres fut que chacun allât prendre pos-
session de son église particulière; mais la foule
ameutée s'y opposa*. Théophile lui-môme ayant voulu
pénétrer dans la basilique épiscopale, les fidèles le
repoussèrent. Les Alexandrins de son escorte tirèrent
leurs armes, et on se battit : la résistance du peuple
fut énergique*. L'église et le baptistère se remplirent de
cadavres, et la cuve baptismale regorgea, dit-on, de
sang humain ^ La bataille une fois commencée, les
magistrats envoyèrent des troupes pour la soutenir ;
on se battit partout, chaque église devint une citadelle
où le peuple se barricadait et que les soldats forçaient
militairement à coups de leviers et de traits. Le sang
coulait dans les sanctuaires, et des cris de malédiction
y remplaçaient l'hymne de la miséricorde. Quoique
les couvents de Constantînople fussent généralement
hostiles à l'archevêque, qui avait voulu les réformer,
un d'eux ayant pris parti dans sa cause et chassé des
1. Ob eam rem perturbata plèbe... plena tumultus nrbs erat.
Zosim., V, 23.
2. Rixa inde inter Alexandrinos et plebem CoDstantinopolitanam
exoTta est : et quod res ad conflictum pervenit, multi vulnerati, non
paaci etiam cssi sunt. Niceph., xiii, 16. — Gravis inde seditio et con-
certatio inter Constant! nopolitanos et Alexandrinos conflata est. Com-
missaque pugna, malti vulnerati, quidam etiam interempti snnt.
Socr., VI, 47,
3. Georg., Vit. Chrys,, p. 262 et seq.
ttO JEAN CHRYSOSTOMB
prêtres intrus, les soldats coururent sus aux moines.
On les massacrait dans leurs églises, on fouillait leurs
cloîtres pour les égorger, on les poursuivait Tépée au
poing jusque dans les rues, quand ils parvenaient à
fuir*. Un auteur païen raconte que plusieurs habitants
de la ville périrent ainsi sous les coups des soldats
parce qu'ils portaient des vêtements noirs, soit pour
cause de deuil, soit pour tout autre motif, et qu'ils
ressemblaient à des moines^ Cet incident, à ce qu'il
paraît, fut fort du goût des polythéistes, qui triom-
phèrent de voir des mains chrétiennes les débarrasser
des hommes aux manteaux noirs, leurs mortels enne-
mis, les destructeurs acharnés de leurs temples et les
violateurs de leurs mystères.
Telle fut la journée de Théophile, de l'Égyptien,
comme l'appelaient les joannites. La nuit appartint à
d'autres épouvantes et à d'autres fureurs. Des secousses
de tremblement de terre se firent sentir au faubourg
de THebdomon, et, s' étendant avec une plus grande in-
tensité vers le centre de la ville, ébranlèrent les quar-
tiers opulents et en particulier celui de la résidence
impériale. Dans la chambre de l'impératrice, le lit, sou-
levé avec force, roula sur le pavé *. Eudoxie crut sa
1. Dato eis ad hoc signo, plena cum licentia prodeunt et nullo ju-
dicio cunctos jugulant : donec cadaveribus ecclesiam implessent et faga
dilapsos persecuti conflxissent omnea, quicumque puUis induti Tes-
tibus erant. Zosim., v, '23.
2. Quos inter plures perire contigit qui vel luctus causa, vol ob aliam
quemdam casum in hujusmodi vestitu reperti fuissent Zosim., v, 23.
3. Cum vero noctu terr» motus factus esset, et terror inde impe-
ratrici... Theodoret., v, 33. — Una vero dies intercesserat cum plagam
quamdam in regio cubiculo fleri contigit. Pallad., dicU,, p. 30.
ET L'IMPÉUATRICE EUDOXIE. 224
dernière heure venue, et, se précipitant pâle et les che-
veux épars dans la chambre de son mari : « L'homme
qu'on nous a fait bannir est un juste, lui dit-elle avec
angoisse, et Dieu se charge de le venger. Si vous vou-
lez conserver l'empire, faites qu'il soit rappelé sans
retard. » Joignant les larmes aux supplications, elle
resta agenouillée jusqu'à ce que l'empereur lui en eût
fait la promesse solennelle ^ Plus rassurée alors, elle
écrivit à l'archevêque la lettre suivante: «Je supplie Ta
Sainteté de ne pas croire que j'aie pris part aux choses
qui se sont passées à ton sujet. Je suis innocente de ton
sang^. Ce sont des hommes méchants et corrompus
qui ont formé un complot contre toi. Dieu est témoin
de la vérité de mes paroles, comme aussi des larmes
que je lui offre en sacrifice. »
Le jour n'était pas encore levé, que déjà un des
officiers de la cour recevait d'elle l'ordre de partir pour
Hiéron afin de remettre cette lettre en mains propres à
l'exilé et d'ajouter de vive voix qu'elle voulait qu'il
revînt, que son prompt retour pouvait seul conjurer
la ruine de la ville. Ce premier envoyé ne reparaissant
point, Eudoxie impatiente en dépécha un second, puis
un troisième : ce que voyant le peuple, il craignit qu'on
ne lui cachât quelque chose de sinistre, et beaucoup
de gens se mirent à la recherche de l'archevêque, de
sorte que la Propontide se trouva sillonnée de nom-
breux navires, entre la côte de Thrace et celle de Bithy-
1. Augusta ipsB, terrore adducta, viro suo persuadet ut sancti viri
restitution! annuat. Niceph., xiii, 16.
2. Scribeos se nullatenus participcm esse insidiarum que adversus
illum structsB fuissent. Sozom., viii, 18.
tu JEAN CHRYSOSTOME
nie*. Pendant ce temps-là, on s'enquérait à Hiéron et
dans les ports voisins de ce qu'était devenu Chryso-
stome, qu'on découvrit enfin dans sa villa de la cam-
pagne de Prénète. Surpris de ce revirement et toujours
en soupçon de quelque embûche, tant il savait pro-
fonde la perversité de ses ennemis, l'archevêque
hésitait à partir : l'arrivée de l'eunuque Brison le
détermina. C'était, comme on l'a vu dans les récits
précédents, le premier chambellan d'Augusta etun des
secrétaires de l'empereur, homme d'ailleurs honnête
et pieux, qui avait été blessé d'un coup de pierre à la
tête dans une de ces contre-litanies opposées par Chn-
sostome aux ariens, et qui, bien qu'attaché à sa mai-
tresse, penchait secrètement pour l'archevêque. Ses
explications dissipèrent tous les nuages, et Brison le
persuada de le suivre*. Ils virent en approchant de
Constantinople l'entrée du Bosphore éclairée par des
milliers de flambeaux portés sur des barques et par
d'autres milliers encore qui garnissaient la rive et le
port, car on était au milieu de la nuit'. C'était une
splendide réception que le peuple faisait à son évêque.
Ce spectacle l'émut profondément.
Toutefois il ne voulut pas débarquer au port.
1. Quod cum cognovisset fidelissimus populus, statim ostium Pro-
pontidis navigiis obtexit. Theodoret., v,3i. — Tum navigantibus Bos-
porus repletus, et piscatoriis navibus mare contectum est, et plebs
universa statim ei obviant prodiit. Niceph., xiii, 16. — Fidelissimas
populus ostium Propontidis navigiis operuere. TheodorcU, v, 33.
2. Briso, eunuchus Augustœ, offendit ilium Preneti... et Coostan-
tinopolim eum redire jubet. Socr., vi, 16.
3. Universi enim obviam processerunt, cereas faces prsâfereutes.
Tlieodoret. , v, 24. — Plebs universa statim ei obviam prodiit cercos
accensos ferons. Niceph., xiii, 16.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 223
u Évéque déposé, disait-il, je ne puis rentrer dans mon
église qu'après avoir été légalement absous par un
concile, )> et il se ût conduire à un atterrage voisin du
fauboui*g qui portait le nom de Marianes^ L'impéra-
trice eut beau le faire prier dans les termes les plus
humbles et les plus pressants d'entrer dans la ville
sans plus de retard par crainte de quelque nouveau
trouble: il s'obstina dans sa résolution. Le peuple ter-
mina le débat en l'allant chercher dans le faubourg
de Marianes et en l'amenant malgré ses résistances à la
basilique épiscopale*. Là on lui cria de monter sur le
trône de Tévêque afin d'y prononcer la formule de
paix, et comme if s'y refusait par les mêmes raisons
qu'il s'efforçait vainement de faire comprendre, des
hommes vigoureux le saisirent et l'y placèrent bon
gré mal gré^ tandis que la foule prosternée à terre lui
demandait sa bénédiction. Que pouvait-il faire? il la
donna, attendri jusqu'aux larmes. On voulut aussi en-
tendre sa voix éloquente, comme pour bien s'assurer
qu'il était là. Il monta à l'ambon, et les tachygraphes
nous ont conservé quelques fragments du discours qu'il
improvisa, mais que les applaudissements et les accla-
mations de la foule l'empêchèrent d'achever. Il prit
pour texte un récit de l'Ancien Testament dont il fit
1. Negabat se urbem îngressurum , nisi prius in majore Judicum
concessu innocentiam suam probasset i mansit intérim in suburbano
qaod Marianse appellatur. Socr., vi, 16; — Sozom., viii, 18.
2. Cum populus denuo indignaretur et imperatores conviciis inces'*
seret, coactus tandem inlroivit. Sozom., vui, 18.
3. Tanquam recusantem compulerunt, uti mos est episcopis, pacem
populo dare et in episcopali solio considère. SoEom., ibid. — Pervicit
tandem populus ut ista fièrent. Socnt vi, 16é
224 JEAN CHRYSOSTOxME
rapplication à lui-môme et aux éTénements qui avaient
ébranlé un moment son autorité épiscopale. « Nous
lisons dans nos saints livres, disait il, que Sara, femme
d'Abraham, étant tombée aux mains de Pharaon, roi
d*Égypte, qui voulait corrompre sa chasteté, un miracle
la délivra et couvrit d'une protection céleste le juste
Abraham, quand tout secours humain le trahissait. La
même chose est arrivée à cette Église, mon épouse,
dont un Égyptien a voulu souiller la pureté. Un jour
durant, elle est restée aux mains de cet ennemi
comme Sara une nuit durant sous la puissance de
Pharaon, et toutes deux sont demeurées incorrup-
tibles. Et de même que Sara sortit du palais de ce roi
d'Egypte chargée de présents et de richesses, ainsi
l'Église de Constantinople est sortie de sa captivité
plus brillante, plus pure et pouvant offrir au ciel les tré-
sors de sa fidélité*. » L'évêque légitime avait triomphé
de l'imposteur égyptien, le prêtre à son tour voulut
triompher des puissances du monde; Chrysoslome le
fit en couvrant d'élogés cette même Augusta, sa perse
cutrice, qui, sous le poids de la terreur, courbait main-
tenant le front devant lui. Il exalta sa piété, l'appelant
la mère des fidèles, la nourrice des solitaires, l'appui
des pauvres, la protectrice des saints. 11 raconta sa
sollicitude pour le rendre à Constantinople, les diffé-
rentes ambassades qu'il avait reçues d'elle, et il lut la
lettre qu'elle lui écrivait la nuit précédente au lieu de
son exil. Il y ajouta ces paroles qu'elle lui avait fait
1. Et nia quidem rediit opibus instructa ;£g>'ptiani; et ecclesîa
quoque rediit, mentis divitiis instructa, et continentior effectu. Clirys.,
HomU, post red, ab exil.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 225
adresser oralement par un ofûcier du palais au moment
de son arrivée : « J'ai obtenu de faire la bonne action
que je souhaitais avec ardeur. J'ai rendu la tôte au
corps, le pilote au vaisseau, le pasteur aux brebis, '
répoux de rÉglise au lit nuptial. Ce succès m'est plus
précieux que l'éclat de mon diadème^ »
La paix était contenue dans cette déclaration de
soumission à l'Église et dans celle du prêtre qui
l'acceptait. Tout se trouvait donc fini à Constantinople,
au moins pour quelque temps, et il ne restait plus
aux brouillons, aux envieux, aux lâches, qu'une seule
chose à faire : fuir ou se cacher. En effet, le synode
du Chêne se dispersa le jour même sans mener à fin
le procès d'Héraclide. Sévérien de Gabales avait pris
les devants en regagnant à grandes journées son dio-
cèse. Quant à Théophile, que le peuple de Constanti-
nople voulait jeter à la mer, s'il reparaissait, il s'em-
barqua pour rÉgypte avec ses vingt-huit suffragants*,
à Chalcédoine sans doute. Chrysostome, rentré en
grâce près de l'empereur, ne cessa de solliciter la réu-
nion d'un grand synode à Constantinople pour casser
les actes du faux synode du Chêne et lui donner à lui-
même la réparation canonique. L'empereur céda à son
désir, et le décret fut signé. Ainsi se termina cette pre-
mière et tragique atteinte à l'autorité, à l'honneur, à
la vie de Jean Chrysostome.
1. Oratio mea impleta est, rem impetravi : melius coronata sum
qaam per ipsam diadema. Recepi sacerdotern, caput corpori restitui,
gabernatorem navi, pastorem gregi, thalamo sponsum. Chrys., Hom,
post red. ab exil,
^. llieOphilus cum iEgyptiis suis fuga salutem qua^rit : cives cnim
eum quœrebant ut in mare demergerent. Pallad., dial,, p. 30.
13
LIVRE V.
Cbrysostome épare son clergé. — Statue d'Badoxie dressée entre la Curie et
l'église. — Réjouissances publiques à propos de eon inauguration. — Biles
troublent la célébration des offices dans la basilique. —Irritation de Chry-
sostome ; il prêche contre l'impératrice. — Sa perte est jur^ e par la cour.
— Un nouveau concile est convoqué à Constantinople ; la direction en est
remise à Théophile absent. — Ârcadius refuse de communiquer avec
Chrysostome. — - Ouverture du concile de Constantinople. — On refuse A
Chrjsostome le droit de se défendre en vertu du 4* canon d'Antioche. —
/là J^^^^ ^^^ ^® concile et ce canon : Chrysostome les attaque comme ariens.
VAf ï' ^ Le concile se divise en deux partis, pour ou contre le canon d'Antioche.
. _ L'empereur se fait rendre compte de la question ; les partisans du canon
;^ereculent. ^•:^ Discours éloquent de Chrysostome contre ceux qui
désertent son église. — L'empereur lui donne son évéché pour prison. —
«11 reparaît â l'église le samedi saint : scènes violentes au baptistère pen-
dant le baptême des catéchumènes. — Les catéchumènes se réfugient aux
Thermes de Constance ; les soldats les y poursuivent. — Les joannites
chassés des églises se réfugient dans la campagne. — Chrysostome appelle
/ .' V À un concile occidental des faits qui se passent en Orient. — Conduite pra-
dente du pape Innocent. — Attentats contre la vie de Chrysostome. — Fin
du concile de Constantinople. — L'empereur envoie Chrysostome en exil.
. '' \ — Scènes d'adieu dans la basilique de Sainte-Sophie. — Conflits sanglants
dans Jl'église.— Sainte-Sophie et la Curie du sénat sont réduites en cendres.
403 - 404
I.
Cette paix en effet, si sincèrement jurée qu'elle fût
de part et d* autre, ne pouvait être qu'une courte et
fragile trêve; trop de griefs s'étaient accumulés depuis
deux ans entre Tarchevêque et l'impératrice, trop
d'antipathie naturelle les séparait, enfin trop de
passions intéressées s'agitaient autour d'eux, pour
JEAN CHRYSOSTOME ttl
qu'il en arrivât autrement. L'impératrice d'ailleurs
avait été amenée à de meilleurs sentiments envers
son ennemi par une crainte surnaturelle, le croyant à
couvert sous la main de Dieu ; mais il ne manqua pas
de gens, à la cour et dans Téglise, pour lui expliquer
le tremblement de terre comme un phénomène
naturel et enlever à cette femme, avec ses terreurs
superstitieuses, la seule prise que Thonnêteté eût
encore sur elle. Aussi, à mesure que cette appréhen-
sion salutaire s'évanouissait, on la vit revenir à ses
errements; ses amies, écartées du palais par ménage-
ment pour Tarchevêque, y rapportèrent peu à peu
leurs dénigrements et leurs intrigues, et Chrysostome
redevint comme jadis pour tous les courtisans un objet
de sarcasme et de haine.
L'archevêque de son côté suivait ce mouvement
d'un œil inquiet. On s'obser\'ait de l'archevêché au
palais comme de deux citadelles ennemies, et les
mesures que prenait Chrysostome ressemblaient parfois
à des préparatifs de défense. Depuis son retour triom-
phal dans Constantinople et sur son trône, depuis
l'amende honorable que l'altière Augusta s'était vue
obligée de lui faire, sa croyance en sa propre force
s'était accrue peut-être outre mesure. Il se sentait
plus maître du peuple, et il l'était encore du prince,
au moins pour quelques moments; il profita de ces
moments pour avoir autour de sa personne un clergé
devant lequel il n'eût plus à trembler comme aupara-
vant. Évidemment la tranquillité de son église ne pou-
vait être qu'à ce prix. Durant la nuit mémorable
où la ville entière, enivrée de joie, l'avait ramené
Î28 JEAN CHRYSOSTOME
dans la basilique de Sainte-Sophie et replacé malgré
lui sur son siège en présence d'Arcadius et d'Augusta,
des voix nombreuses lui avaient crié de la foule :
«Évêque, épure ton clergé, chasse les traîtres*!»
Et il avait répondu à ces incitations, qui partaient de
bouches amies, a qu*il aviserait avec les conseils de
son peuple et ceux de la très-pieuse impératrice*. »
11 avisa effectivement, et sa réforme trancha au
vif. Les clercs suspects furent renvoyés, les plus com-
promis se faisant justice eux-mêmes ; les fidèles au
contraire furent récompensés par des grades ecclé-
siastiques. Le diacre Tigrius, élevé au sacerdoce,
resta attaché à la personne de Gbrysostome. Son
autre confident, Sérapion, devenu prêtre, reçut Tévê-
ché d'Héraclée en Thrace, vacant par la fuite ou la
déposition de Tévêque Paul , qui avait assisté Théo-
phile au concile du Chêne, et qui présidait même ce
synode lors de la condamnation de Gbrysostome. Les
faveurs rémunéraient ainsi largement les clercs qui
avaient montré de la fidélité et du courage pendant
le péril, et le clergé de Constantinople reconstitué
présenta un corps plus homogène et plus uni autour
de révêque. Le peuple, qui faisait de plus en plus
cause commune avec son pasteur, applaudissait aux
récompenses comme aux sévérités. Gbrysostome le
consulta4-il, comme il i'avaitfait entendre? On l'ignore.
1. Clamasiis zFacessat clerus, aliumque clerum eoclesi» postu-
lastis. Chrys., Orat. post redit, ab exil.
2. Sine vobis nihil faciam, nec sine religiosissima Augusta; nam»
que et illa curai, sollicita est, nihilque non agit, ut quod plantatum
est, firmum maneat. Chrys., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 229
car l'histoire n'eu dit rien ; mais nous pouvons regar-
der comme certain qu'il ne consulta point Augusta.
Les choses en arrivèrent rapidement à ce point
que le moindre incident pouvait amener un éclat et
rallumer la guerre : l'insatiable orgueil d'Eudoxie se
chargea de le faire naître. Cette demi-barbare, élevée
par une intrigue d'eunuque au second trône du
monde romain, avait des prétentions de grandeur que
n'eussent osé avouer les plus flères patriciennes de la
vieille Rome unies à des césars. Plusieurs impératrices
avaient reçu à la vérité des honneurs solennels
comme mères et épouses d'empereurs, honneurs se
rapportant au prince dont ils étaient une émanation,
car l'empereur, d'après la constitution romaine, était
un dieu vivant en qualité d'incarnation du peuple qui
lui avait transmis tous ses droits, et il participait en
conséquence au culte rendu à la déesse Rome. C'est à
ce titre que Livle, Agrippine, Julia Severa, Julia Moesa
et d'autres avaient été honorées sous le premier
empire, ainsi que plus tard Hélène, mère du fonda-
teur de Constantinople, et Flaccille, épouse chérie du
grand Théodose et mère des deux princes régnants.
Euxodie voulut davantage. Elle obtint de son faible
mari le droit d'être adorée comme l'empereur lui-
même dans ses images, promenées de province en
province avec le cérémonial réservé aux Augustes. —
Cet acte indigna l'Occident, qui n'y vit qu'une profa-
nation du caractère de la souveraineté impériale,
laquelle ne pouvait être transmise à une femme, et
une violation des mœurs romaines. Honorius en fit
des reproches amers à son frère, qui ne l'écouta
«30 JEAN CHRYSOSTOME
pas^ La statue d*Eudoxie fut donc présentée à Tadora-
tion des peuples d'Orient, qui, il faut le dire, ne parta-
geaient point en cette matière les scrupules des Occi-
dentaux, habitués qu'ils étaient à compter des reines,
et de glorieuses reines, dans leur histoire. La vanité
d'Eudoxie devait être satisfaite : elle ne le fut pas. Il
lui fallut encore une statue dans les murs de la ville
impériale, et le sénat la vota, décrétant en outre
qu'elle serait placée sur le forum principal, en face du
palais où se tenaient ses grandes assemblées, non loin
aussi des rostres byzantins, ridicule copie de la tribune
rostrale de Rome, qu'avait foulée jadis le pied des
Gracques, des Hortensius et des Cicéron. Quelques
détails sur ce forum et sur les édifices environnants
serviront h Tinteltigence des événements qui vont
suivre.
Le théâtre choisi pour les vanités d'Eudoxie pré-
sentait un vaste quadrilatère borné au midi par le
palais sénatorial, appelé grande Curie, au nord par le
portail de Sainte-Sophie, à Test et à l'ouest par de
riches bâtiments, demeure des officiers de la cour et
des citoyens les plus opulents. Derrière la Curie, sur
un forum plus petit, se trouvait le palais impérial
habité par Arcadius et sa famille. Vis-à-vis du portail
de Sainte-Sophie, à l'extrémité des façades latérales de
la place, s'ouvrait une large voie qui communiquait à
l'est avec le quartier du Bosphore, à l'ouest avec les
1. Quamyis super imagine muliebri, novo exemple per provincifts
circumdata, et diffusa per universum mundum obtrectantium fama,
litteris commonuerim... Honor. Aug., Epist.ad Princ. Orient, Arcad.,
Baron., ann. 404, n* lxxx.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. «31
Thermes de Constance, et formait une des rues les
plus fréquentées de Constantinople ^ . Au milieu de la
place s'étalait un terre -plein dallé de marbres de
diverses couleurs ; il contenait la tribune aux haran-
gues, d'où l'empereur et ses représentants adressaient
leurs allocutions au sénat, au peuple et à l'armée.
C'est en ce lieu que fut érigée la statue d'Augusta, sur
une colonne de porphyre qu'exhaussait encore un
grand piédestal*; elle était d'argent massif. Repré-
sentée en costume impérial, dans l'attitude du com-
mandement, Eudoxie dominait de là l'église, le palais,
la ville, et semblait l'âme des délibérations du sénat.
Cette grande Curie, à l'opposite de laquelle l'empe-
reur Constance avait fondé la basilique de Sainte-
Sophie, était une œuvre de son père Constantin, qui
en avait fait un temple païen. Construite à l'instar du
Capitole de Rome, où se réunissait dans les occasions
importantes le sénat de l'empire occidental, la grande
Curie byzantine, destinée au même usage, avait été
mise par le fondateur sous le patronage des mêmes
dieux, Jupiter et Minerve, et, comme le Jupiter Capi-
tolin était la plus vénérée des divinités de l'Occident,
Constantin avait choisi pour son capitole grec le
Jupiter de Dodone, qu'entourait en Orient une non
moindre vénération. 11 avait fait amener aussi d'une
ville d'Asie nommée Lindus une statue de Minerve
i. Inter ecdesiam et statuam solum platea média interjecta fait.
Socr., vr, 18.
2. Argentea statua Eadoxi» Aagust» snpra columnam purpuream
erecta fuerat. Socr., ibid. — Eadoxiœ super porphyreticam columnam
argentea statua Juxta ecclesiam posita. Gom. Marcellin., Chron, — In
édita basi... Socr., vi, 18.
23Î JEAN CHRYSOSTOMK
consacrée jadis par des rites mystérieux, et doDt le
culte était répandu dans toute F Asie Mineure. Les deux
simulacres furent placés à l'entrée de la Curie, comme
les gardiens de la grandeur du nouvel empire*. Sous
les portiques figuraient en outre, rangées par ordre,
avec leurs attributs divers, le chœur des Muses enlevé
aux sanctuaires de THélicon ', de sorte que la grande
Curie de Gonstantinople , enrichie par tant de profa-
nations païennes, était devenue un temple véritable
que sanctifiait la présence des premières divinités de
la Grèce. L'édifice lui-même, bâti ou revêtu de mar-
bres précieux, décoré de colonnes monolithes, de
frises, de statues où les principales villes de l'Orient
pouvaient reconnaître la dépouille de leurs temples,
présentait aux amis des arts comme à ceux de la
vieille religion hellénique un ensemble d*objets sacrés
dont ils n'approchaient qu'avec admiration ou respect'.
Singulier hasard qui avait rapproché les deux monu-
ments les plus magnifiques des cultes païen et chré-
tien, comme pour les confondre dans une ruine
commune !
L'inauguration des statues des empereurs se faisait
1. Templum istud senatus simulacra Jovis et Minerv» ante força
habebat, in lapideis quibusdam basibus Btantia. Aiunt autem Jovis
alterum Dodoniei simulacrum esse; alterum quod Lindi quondam con-
secratum fuerit. Zosim., v, 24.
2. Perhibeot cas etiam imagines quœ in Helicone Masia olim col-
locatae, Constantini temporibus in res omnes perpetrati sacrilegii vim
expert» cum caeteris fuerant, huic loco dedicatas... Zosim., ibid.
3. Ea domus in qua senatus haberi solebat... ad omnem eiegan-
tiam et magniflcentiam elaborata, simulacris artificium exornata, ipso
aspectu majestatem prnferebat. Zosim., ub. sup.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 233
d'après un cérémonial traditionnel où le paganisme
avait laissé sa forte empreinte. La raison d'État maintint
sons les princes chrétiens ces vieux usages qui forti-
fiaient dans l'esprit du peuple le respect dû à la souve-
raineté; Théodose lui-môme, l'empereur catholique
par excellence, exigeait pour ses effigies les honneurs
de l'adoration. Cène fut qu'après les événements dont
nous allons parler que le petit-fils de cet empereur,
fils d'Arcadius et d'Eudoxie, Théodose II, abolit par
une loi ce que le rituel de ces fêtes avait de trop con-
traire au sentiment chrétien*. Dans la circonstance
présente, le cérémonial s'accomplit avec tous les déve-
loppements que l'adulation pouvait imaginer. Pendant
plusieurs jours furent célébrées autour de la statue
d'Eudoxie des réjouissances publiques auxquelles le
peuple se portait en foule* : il y avait des danses, des
jeux de force ou d'agilité, des représentations de
mîmes et de bateleurs et des scènes comiques de tout
genre'. On croit que les fôtes de Cybèle avaient fourni
autrefois le programme de ces divertissements ; or les
écrivains latins nous apprennent quels spectacles ex-
travagants ou impurs donnaient à la multitude les
prêtres et desservants mutilés de la mère des dieux.
Voilà donc ce qui se déploya et devait se déployer
pendant plusieurs jours sur la place du Sénat, en face
de la basilique. Chrysostome professait pour les spec-
tacles une aversion déclarée, et nul des moralistes
1. Cod. Tfieodos,, 1. 1, De imag. imp,
2. Ibi ludi populares ut mos est celebratî... Socr., vr, 18.
3. Plausus ob id ac publica saltatorum et histrionum spectacula,
sicurmoris erat in regiarum imagioam dedicatione. Sozom., xiii, 20.
«34 JEAN CHRYSOSTOME
chrétiens ne s'était montré plus sévère contre des
divertissements où il voyait des pièges et des inven-
tions du démon. La présence de ces pièges diabo-
liques s'étalant aux portes du sanctuaire lui parut une
insulte préméditée à Téglise et à lui-même. 11 paraît
aussi que les cris des bateleurs , les sons de la mu-
sique , les applaudissements ou les clameurs des assis-
tants, pénétrant par intervalles jusque dans l'intérieur
de rédiflce, y venaient troubler ou le chant des
psaumes ou les instructions du pasteur à son trou-
peau*. Il se plaignit au préfet de la ville, demandant
la répression du scandale. Le préfet, que l'on taxait
de manichéisme, mais qui était bien plus sûrement
un flatteur d'Eudoxie et un familier de sa cour, reçut
assez mal les observations de l'archevêque*, a N'était-
ce point là l'usage immémorial ? Fallait-il faire pour
l'impératrice Eudoxie moins qu'on n'avait fait de tout
temps pour tous les césars, et punir l'enthousiasme
que les sujets faisaient éclater envers leur souveraine ?
Au reste, il en référerait à Augusta. » Telle fut la
réponse du préfet, autant qu'on la peut induire du
témoignage des historiens et du caractère des faits.
Le lendemain de ses remontrances, l'archevêque crut
remarquer que, loin de cesser ou d'être moins gênant
pour l'église, le bruit n'avait fait que s'accroître avec
le scandale; il y vit une bravade et une provocation
1. Plausus, cliore» et saltationes ibidem loci act» tumultum et
8trepitam ciebant immodicum... et cantoribus frequeotius intcrruptis
divina mysteria non sinebant celebrari. Theophan., x.
2. Pnefectus autem urbi manicheorum bœresi yiciatus, et adhuc
gentilium ritibus addictus. Id., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 235
Don-seulement du préfet, mais du personnage plus
élevé qui voulait lui marquer son dédain. Cédant à
Tentralnement de la colère, il eut recours à son défen-
seur et à son juge habituel, le peuple de son église. Du
haut de sa chaire, il tonna contre ceux qui prenaient
part à ces jeux sacrilèges, contre le préfet qui les
ordonnait, contre celle en Fhonneur de laquelle on les
célébrait, et qui dans son orgueil faisait profaner le
lieu saint par des cris impurs com me pour se mettre
au-dessus de Dieu même^ Son discours ne fut pas
recueilli; mais l'histoire énonce que jamais sa parole
n'avait été plus incisive et plus amëre, que les allu-
sions aux femmes impies de TAncien et du Nouveau
Testament furent prodiguées dans cette improvisation
sans ménagement ni voile, et qu'il y fut encore ques-
tion de la courtisane Hérodiade et de saint Jean-
Baptiste *. On eût dit que Chrysostome cette fois s'atta-
chait à combler la mesure. Le soir, toute la ville fut
en rumeur. L'impératrice courut au palais deman-
der vengeance; l'empereur lui-même, profondément
offensé, déclara qu'il fallait en unir avec ce factieux.
Il y avait deux mois que Chrysostome était rentré
dans Gonstantinople , quand cette seconde guerre
éclata,' avec non moins de violence que la première.
Les Marsa, les Castricia et Eugraphia, «la double folle, »
comme la qualifie un historien ecclésiastique contem-
I. Porro Joannes eu m ad contumeliam ecclesi» ista fieri censeret,
pristînam loquetidi libertatem resumens, contra eos qui bœc agebant,
lÎDguam auam denno armavit. Socr., vi, 18.
% Ipae sobinde orationem habuit, cujua prindpium : Hnrsus Hero-
cBaa fuiit. Theophan., ub. sup.
2a6 JEAN CHRTSOSTOME
porain, reprirent possession de l'impératrice pour Tex-
citer encore ^ Sévérlen, Antiochus, Acacius, accou-
rus de leurs diocèses, redevinrent avec beaucoup
d'autres, soit clercs, soit laïques, les conseillers d'un
nouveau complot contre la paix de l'Église. Le même
historien les appelle une cohortç ivre de fureur*, tant
ils se montrèrent animés à la perte de Chrysostome.
Ceux d'entre eux qui n'estimaient qu'une solution
prompte émirent le vœu que l'archevêque fût livré
aux tribunaux séculiers sous l'accusation de lèse-
majesté*. « N'avait- il point par d'odieuses paroles
outragé l'impératrice au milieu des fêtes que le peuple
et le sénat lui décernaient, et provoqué la populace à
la révolte, acte qui constituait le crime de lèse-majesté
tel qu'il était déterminé par les lois de l'empire? Ce
crime d'ailleurs n'exigeait dans la circonstance ni
enquête ni débat juridique : il avait été commis publi-
quement, dans l'église métropolitaine, au milieu des
solennités d'une fête; la condamnation ne pourrait
donc être douteuse. » De plus prudents répondaient
qu'il fallait craindre les manœuvres de cet homme qui
disposait de la populace, et ne point compromettre
les noms de l'empereur et de l'impératrice dans un
procès dont l'issue devait être la mort. Un des conseil-
lers," Sévérien peut-être, fit alors cette proposition, à
laquelle tout le monde se rendit : « Jean assiège depuis
1. Tumultuum et seditionum commotrices : Marsa, Castricia et Ëa-
graphia qutedam usquequaque fariosa. Pallad., diaL, p. 14.
2. Velat pbalanx furore ebria. Pallad., dial., ibid.
3. Libelli autem etiam leae majestatis crimen contioentes. . .
Pallad., dial,, p. 30.
ET LIxMPÉRATRICE EUDOXIE. 237
deux mois les oreilles du prince pour lui arracher la
con?ocation d'un concile qui, réformant les décrets
du Ghéne, l'absolve lui-même et condamne ses juges.
Eh bien, que le prince lui accorde ce concile pour le
tournera sa confusion, ce qui ne sera pas difficile, vu
le nouveau crime qu'il vient de commettre et qui sou-
lère contre lui l'indignation universelle. En ne négli-
geant point les moyens d'influence, on arrivera, la
cour aidant, à un résultat dans lequel la dignité du
souverain ne sera point compromise, et Jean, con-
damné deux fois par un tribunal ecclésiastique pour
des faits ecclésiastiques, n'aura plus qu'à aller mourir
en exil, à moins que l'impératrice ne trouve bon de
le rappeler encore. » Cette proposition semblait tran-
cher toutes les difficultés, elle écartait du moins les
plus graves; l'empereur l'adopta, et fit préparer les
lettres de convocation. On pensa qu'il y aurait avan-
tage à tenir le nouveau synode à Constantinople, sous
la main d'Augusla, qui encouragerait ou effrayerait les
évêques, et aussi pour que Jean n'eût point à se plaindre,
comme il l'avait fait antérieurement, d'être enlevé
à la juridiction de son siège. On comprenait sans
doute la faute qu'on avait commise en transférant
le premier concile à Chalcédoine, hors de l'action de
la cour, et laissant l'accusé maître en quelque sorte de
Constantinople.
Pendant le cours de ces délibérations, et principa-
lement quand il s'agit de la convocation du synode, le
nom de Théophile se trouva dans toutes les bouches.
Ce patriarche d'Alexandrie paraissait un rouage indis-
pensable dans une entreprise ecclésiastique ayant pour
Î38 JEAN CHRYSOSTOME
but de renverser Chrysostome. Il avait été Fâme du con-
cile du Ghéne, ou, pour mieux dire, le concile du Chêne
tout entier ; il Favait composé de ses afûdés ; il en avait
tracé le plan, conduit les discussions, dicté les décrets.
Pour ceux qui l'avaient vu à l'œuvre, qui avaient
apprécié dans Faction ce génie fécond en ressources
qu'aucun incident ne démontait, qu'aucune vérité ne
confondait, qui, s'appuyant tour à tour de la fourbe et
de l'audace, tour à tour souple et impérieux, sédui-
sant et menaçant, entraînait le commun des évoques
par la subtilité de ses arguments ou par la crainte
de ses vengeances*, Théophile était un homme dont
on ne pouvait se passer dans l'assemblée qui se pré-
parait. D'un autre côté, quand on songeait à son peu
de courage, aux terreurs qu'il avait montrées lors-
qu'une poignée de gens du peuple le cherchait pour
le noyer, on pouvait affirmer qu'il ne viendrait pas.
Les évoques lui écrivirent, en dehors de l'encyclique
de convocation, une lettre particulière ainsi conçue :
« Théophile, viens pour être notre chef, et, si tu ne le
peux absolument, mande- nous ce que nous devons
faire*. » Théophile répondit par des excuses qu'il
cherchait à rendre acceptables à Timpératrice et à
l'empereur : « qu'il ne pouvait s'absenter d'Alexandrie
encore une fois sans manquer à son devoir d'évôque
et au désir de son peuple, déjà très-mécontent, et qui
1. Audax enim natura Theophilus, prœceps, temerarius et admo-*
dum coDtentiosus. Pallad., dial,, p. 30.
2. Âut rursus accurre adversus Joannem dux faturus ; aut si
plebem reformidas, nobis modum quemdam suggère, uade sumamiis
exordium. Pallad., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 239
se soulèverait sans aucun doute, s'il essayait de partir. »
11 ajoutait d'auti^es raisons encore ; « mais ce n'était
pas cela qui le retenait, dit Thistorien que nous
citons : c'était la peur, » car il avait toujours présente
à l'esprit cette terrible journée où il s'était sauvé avec
ses Égyptiens sur une frêle barque pour n'être pas jeté
dans le Bosphore ^ Toutefois, si le patriarche, malgré
toute son envie de mal faire, ne se réunissait pas de
corps aux ennemis de l'archevêque , il leur envoyait
du moins son esprit. Il annonçait en effet qu'il possé-
dait un moyen infaillible d'obtenir l'expulsion immé-
diate de Jean, que ce moyen était contenu dans des
documents qu'il confierait à des évoques égyptiens de
ses amis en leur indiquant la manière de s'en servir,
que ses envoyés s'entendraient avec les évêques de la
cour, mais que l'affaire exigeait à l'égard des autres
un profond secret pour qu'elle produisît le résultat
désirable. Les Égyptiens porteurs des documents con-
fidentiels et des instructions verbales du patriarche
étaient au nombre de trois, tous bien dignes de la
confiance de leur patron par leur talent d'intrigues
déjà éprouvé, quoique l'un d'eux fût très-jeune encore
et tout récemment ordonné : c'étaient là, ajoute le
même historien, de bien misérables évêques*! A leur
arrivée dans Constantinople, ils furent reçus à bras
ouverts par Sévérien et ses complices de la cour.
Tout en jetant ainsi ses filets autour du futur con-
1. Ad hsc Theophilus ipse non venit, memor qaoznodo effugUset.
Pallad., dial,, p. 30.
2. Misit miserabiles très episcopos^ Paulum, Pœmenem etalium
recens ordioatum. Pal lad., ibid.
S40 JEAN CHRYSOSTOME
cile, Théophile ne négligea rien pour qu*il fût com-
posé et préparé à l'avance suivant le désir de Fenipereur
et le sien. Il écrivit des lettres pressantes à tous les
évoques des provinces voisines de l'Egypte qui pouvaient
espérer ou craindre quelque chose de lui (car son in
fluence était grande en Palestine et en Syrie), les
endoctrinant et leur dictant en quelque sorte leur
vote. Sévérien, Antiochus et Acacius firent la même
chose dans les églises voisines de leurs sièges de
Gabales, Ptolémaïs et Bérée, promettant ou intimidant,
recrutant enfin, au nom de l'empereur, des juges
pour opprimer son ennemi*. Ces menées ne furent
pas sans effet. Une agitation extrême se propagea dans
tous les diocèses, depuis l'Egypte jusqu'au Pont, et
depuis Gonstantinople jusqu'aux confins de la Thrace.
La convocation d'un nouveau synode pour la révision
des actes de celui du Chêne, demandée par Chryso-
stome comme un moyen de se justifier, fut présentée
par ses adversaires comme un moyen d'aggraver la
première sentence, conformément au vœu de l'empe-
reur et aux justes ressentiments d'Augusta.
Le rôle de plus en plus apparent que prenait
Arcadius dans ce second procès était fait pour imposer
à beaucoup d'évêques impartiaux ou amis de Jean,
tandis que l'action ardente de la cour excitait au con-
traire la passion de ses ennemis. Si l'on vit dans cette
confusion des sentiments et des consciences éclater
plus d'un acte de justice et de courage, on y vit aussi
1. Nam convocatis ex Syria, Cappadocia, Poato et Phrygia universis
metiopolitaiiis et episcopis, Constaotiiiopoli eoa coDgregaat. Pallad.
dial., p. 31.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 241
bien des lâchetés. 11 y eut des évêques qui, n'osant
pas venir voter en personne, par crainte peut-être des
mouvements du peuple, que Ton supposait devoir sou-
tenir Chrysostorae, envoyèrent leur adhésion écrite à
tout ce qui se ferait contre lui, se recommandant par
là honteusement aux faveurs de la cour. On en cite
un qui avait eu la bonne idée de venir à Gonstanli-
nople avec le dessein de défendre l'accusé, et qui
regagna précipitamment son diocèse quand il vit les
menées du parti contraire, et entendit les menaces
qu'on proférait autour de lui. Ce pauvre homme se
nommait Théodorus; il occupait le siège de Tyane en
Cappadoce * ; c'était pourtant, au dire des contempo-
rains, un sage et grave prélat : ces contemporains, à
ce qu'il paraît, ne rangeaient pas le courage parmi
les dons de la sagesse. Les évêques qui arrivaient, à
quelque parti qu'ils appartinssent, avaient cru pouvoir
en arrivant communiquer avec Chrysostome, ne fût-ce
que pour éviter la récusation qu'il avait faite de Théo-
phile, lors du concile du Chêne, pour ne l'avoir point
visité comme évoque du lieu; Arcadius les en blâma
vivement, et les visites s'arrêtèrent*. Toutefois, malgré
les intrigues et les peurs, il se groupa autour de lui,
les uns disent quarante, les autres quarante-deux
évêques, qui lui restèrent fidèles jusqu'à la fin, sur
1. Et Théodorus quidem T>'anorum episropus, vir ornatiis, intel-
lecta conspiratione, ex his quœ ad aurcs ejus vénérant, ne Theophili
temeritaiem sequeretur, insalutatis relictis omnibus, ecclesiam suam
repetiit. Pallad., dial., p. 31.
2. Illi cum venissent, juxta canonam ordiiicm, communicarunt
eu m Joanne. Quod ubi rescivere principes, aegre tulcrunt eoruin cum
Joannc cominuniouem. Pallad., ibid.
10
U% JEAN CHRYSOSTOME
plus de cent que peut avoir réunis le concile. De part
et d'autre se signalèrent des hommes nouveaux qui
n'avaient point figuré au synode du Cbéne, et jetèrent
quelque éclat dans celui-ci sous un drapeau ou sous
Tàutre. Nous les mentionnerons au fur. et à mesure
dans les détails de notre récit. Du côté de la cour, ce
«
fut encore Acacius, Antiochus, Sévérien et Cyrinus de
Chalcédoine qui formèrent le noyau autour duquel se
rallia le parti eonemi de Tarchevéque.
La statue d'Eudoxie avait été inaugurée à la fin de
septembre 403, et déjà au commencement de janvier 404
le concile se constituait. Quelques jours auparavant
avait eu lieu la fête de la nativité du Christ , la seconde
des grandes solennités chrétiennes, où l'empereur et
la famille impériale avaient coutume de se rendre à la
basilique métropolitaine pour y assister aux saints mys-
tères. Arcadius déclara qu'il ne s'y rendrait point cette
année, ne voulant pas, disait-il, communiquer avec
l'archevêque que celui-ci n'eût purgé sa condamna-
tion *. Cet acte tout nouveau, car depuis la rentrée de
Ghrysostome il n'avait jamais été question d'un tel
empêchement, parut à beaucoup un mot d'ordre des-
cendu du trône sur le concile et une condamnation
anticipée. La session s'ouvrit sous ces auspices.
1. Cumque Natalis Christi dies jam adcsset, imperator more solito
ad ecclesiam non processit : sed Joanni per internuntios significaritf
se non commanicaturum cum illo, priusquam de objectis criminibas
satisfaciens, innocentiam suam approbasset. Sozom., vju, 20.
ET L'IMPÉRATRICE EODOXIE. 243
II.
L* objet de la convocation avait été, ainsi que nous
ravons dit, la révision du procès du Chêne; Chryso-
stome la demandait dans l'intérêt d'une justification
éclatante, ses ennemis l'accordaient pour confirmer et
aggraver au besoin la sentence de condamnation :
c'était, comme on voit, le même but avec des inten-
tions exactement contraires. Toutefois, si divergents
que fussent les motifs, et quel que dût être le résultat,
favorable ou défavorable à l'archevêque, la révision du
procès ne pouvait être faite qu'en recommençant le
procès lui-môme avec contrôle de tous les instruments
de procédure, libelles d'accusation, interrogatoires,
audition des dénonciateurs et des témoins, en un mot
tout ce qui avait constitué l'instmction de l'affaire en
première instance. Or, depuis six mois et plus que la
sentence était prononcée, l'état de l'église de Constan-
tinople avait subi de grands changements, en partie
par les épurations que l'archevêque avait opérées dans
son clergé, en partie par d'autres circonstances. Cer-
tains des accusateurs avaient disparu ou s'abstenaient
par crainte du peuple, se souvenant des menaces diri-
gées contre Théophile. Il en était de même pour les
témoins, surtout .pour les témoins ecclésiastiques. On
se trouva donc de prime abord en face d'une grande
difficulté, celle de recommencer le procès avec ses élé-
ments primitifs : en entreprendre un nouveau avec des
hommes et des griefs nouveaux, c'était s'écarter de
Î44 JEAN CHRYSOSTOME
l'objet de la convocation et se jeter dans déS hasards
périlleux. Puis venait la question des débats contradic-
toires. Chrysostome, qui n'avait point été entendu au
concile du Chêne, prétendait bien Têtre ici; or dénon-
ciateurs et témoins n'osaient aboi'der sans trembler ses
éloquentes colores, qui pouvaient les couvrir de con-
fusion et d'opprobre *. Les évêques de la cour durent
s'inquiéter aussi, quoique un peu tard , des effets que
produirait sa parole ardente sur un peuple qui l'idolâ-
trait. Toutes ces raisons firent que le concile traînait
sans prendre un parti décisif, et perdait son temps
dans des opérations préliminaires.
Les Égyptiens émissaires de Théophile , voyant la
lassitude qui gagnait le synode , crurent le moment
venu de démasquer leur front d'attaque. Ils s'étaient
grossi sous main d'auxiliaires dont ils avaient su scru-
ter la conscience et Thabileté : en première ligne étaient
Léontius, métropolitain d'Ancyre, dans la petite Gala-
tie, et Ammonius, évoque de Laodicée-la-Brûlée, dans
la province de Pisidie. Tous deux passaient pour théo-
logiens distingués, et Léontius avait même beaucoup
de réputation dans son pays; mais ses qualités réelles
étaient défigurées par une âme envieuse et une ambi-
tion impatiente. 11 lui tardait de se montrer sur un
autre théâtre que celui d'une obscure cité de Galatie,
et il croyait avoir trouvé ce théâtre dans la lutte qui
s'ouvrait alors à Constantinople contre le premier ora-
teur de la chrétienté. Pour Ammonius, c'était au fond
1 . Cam vero Joannes respondisset, paratam se ad causam dicen-
dam, accasatores ejus motu percutai, accusatiooem prosequi dod suât
ausi. Sozom., viii, 20.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 245
un homme partial et brouillon, et on disait de lui que
l'évoque de Laodicée-la-Brûlée n'était venu que pour
mettre le feu à TÉglise *. Autour d'eux se groupaient
des personnages secondaires et les théologiens fami-
liers de la cour, Antiochus, Acacius, Cyrinus, Sévé*
rien ; les Égyptiens de Théophile se tinrent prudem-
ment dans l'ombre pour ne point faire suspecter tout
d*abord la proposition, si elle sortait de leur bouche.
On se distribua les rôles : Léontius et Ammonius furent
chargés de porter la parole devant le concile, et l'un
d'eux, probablement Léontius, qui primait son collègue
par le rang de son siège et par son importance comme
théologien . exposa l'affaire à peu près en ces termes :
a Que sommes- nous venus faire ici, et pourquoi
nous a-t-on convoqués? — Nous sommes venus pour
réviser le jugement d'un synode qui a déposé Jean du
siège épiscopal de Constantinople, et c'est Jean lui-
même qui se pourvoit en nullité devant nous contre la
décision de ce synode; mais pour nous la première
chose à examiner est celle-ci : Jean est-il notre justi-
ciable *? A-t-il le droit de demander soit à nous, soit à
tout autre tribunal ecclésiastique, la réforme du décret
qui l'a frappé de déposition? En un mot, Jean est-il un
évéque déposé pouvant demander canoniquement sa
réintégration? — Non, Jean n'est ni évéque, ni prêtre;
en vertu de lois ecclésiastiques formelles, il n'appar-
tient plus même à l'Église. » Déployant alors le rouleau
1. Combttstain reddidit ecclesiam. Pallad., dial, p. 31.
2. De hoc uno questionem habendam esse, qiiod post deposUionem
abaque synodi auctoritate, suo ipsius arbitrio, in episcopalem sedem
invasisset. Socr., ti, 18.
S46 JEAN GHRYSOSTOME
de pièces que les Égyptiens avaient apportées d'Aiexan*
drie, Torateur lut à haute yoix deux canons d'un con-
cile tenu dans la ville d'Antioche en 3^(1, sous Tempe-
reur Constance. Voici ce qu'ils contenaient :
Quatrième canon. « Tout évêque déposé de son
siège, soit justement, soit injustement, par un concile,
et qui prendrait sur lui d'y remonter de sa propre auto-
rité sans avoir fait purger sa condamnation par le même
concile ou par un autre, et avoir été rappelé par ses
juges à ses fonctions épiscopales, sera excommunié,
sans qu'il lui soit permis de se justifier, et quiconque
l'assisterait dans son intrusion ou communiquerait
avec lui sera comme lui exclu de la communion de
FÉglise*. »
Le cinquième canon ajoutait : » Si un prêtre ou
un évêque mis hors de l'Église continue à exciter des
troubles, qu'il soit réprimé par la puissance extérieure
comme un séditieux. »
« Or, ajouta Torateur en poursuivant son discours,
que se passera -t-il dans le cas présent? Jean a été
déposé de son siège par le synode du Chêne; il l'a
repris de sa pure et seule volonté, subrepticement, sans
qu'un jugement d'absolution l'y rappelât, et par ce seul
fait il s'est mis hors des lois de l'Église. Que nous
demande-t-il maintenant? Il nous demande de se jus-
tifier des crimes qui ont motivé sa déposition , il veut
plaider devant nous son innocence et nous prouver
qu'il a été condamné injustement; mais qu'il Tait été
1. Si quis episcopus aut presbyter Jure aut injuria depositus, per
se redeat ad ecclesiam absque synodo, talis non habeat locum defeo-
sionîs, sed absolate expellatur. Pallad., dial,, p. 31.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIK. 247
justement oa injustement, cela ne nous regarde pas.
Jean a cessé d'être justiciable d'un tribunal religieux;
Jean n'est plus évêque ni prêtre, il est excommunié,
et nous ne pouvons ni entendre sa défense, ni com-
muniquer avec lui, sans encourir nous-mêmes la peine
de l'excommunication : ainsi le veulent les canons que
je viens de lire. — Notre marche dès lors est tracée :
nous n'avons plus rien à faire dans ce procès que d'in-
voquer le secours de la puissance séculière pour mettre
fin à une usurpation qui trouble et déshonore l'Église;
ainsi le prescrivent les mêmes canons. )>
Tel était le plan d'attaque suggéré par le patriarche
d'Alexandrie, plan vraiment diabolique, car, si ce sys-
tème prévalait dans le concile, Ghrysostome, par son
ardeur même à vouloir démontrer son innocence, avait
creusé l'abîme où il allait périr. En se déclarant incom-
pétent pour réviser le procès du Chêne, dont la révi-
sion d'ailleurs était entourée d'impossibilités, le concile
confirmait purement et simplement la condamnation,
il y ajoutait même une pénalité considérable; de simple
évêque déposé, Jean devenait un excommunié à qui il
était interdit de réclamer son absolution. Théophile,
il faut en convenir, s'était montré là digne de lui-
même; jamais l'esprit du mal n'avait déployé plus de
perversité dans la haine.
En entendant la lecture de ces canons ainsi appli-
qués à la cause de Jean , le concile, à l'exception des
initiés, fut frappé d'une véritable stupeur. La plupart
des évêques les ignoraient, parce qu'ils n'étaient point
entrés dans le corps des lois ecclésiastiques, tel qu'il
se composait au iv« siècle, et on en verra bientôt la
248 JEAN CHRYSOSTOMK
raison; les autres ne les connaissaient qu*à titre de
documents historiques, vaguement et en dehors de
toute pratique, car on ne les appliquait point. Ils ne se
trouvaient même pas généralement dans les archives
des églises, les actes du concile d*Antioche ayant été
presque aussitôt après la promulgation rescindés par
un autre concile, celui de Sardique; mais Théophile
avait pu se les procurer aisément dans le trésor de
l'église d'Alexandrie : ils concernaient en eflfet le plus
glorieux de ses prédécesseurs sur ce trône patriarcal,
le grand Athanase, Toracle du concile de Nicée et l'élo-
quent théologien de la consubstantialité'. Nous entre-
rons ici dans quelques détails pour bien faire com-
prendre ce que c'était que ces canons d*Antloche, dans
quelles circonstances ils étaient nés, et quelle pouvait
en éti*e la valeur quand on prétendait les appliquer à
Jean Ghrysostome.
Athanase, persécuté sans relâche par les adversaires
de sa doctrine, banni par des princes trompés ou ariens
eux-mêmes, avait trouvé un appui conslant dans l'Église
occidentale. Quoique déposé canoniquement en Orient,
il avait pu communiquer avec les évoques d'Italie, qui
l'avaient traité en évêque. Pour enlever à l'opprimé ce
dernier recours, le chef du parti arien, Eusèbe de
Nicomédie, passé en 3i!i0 au siège de Constantinople ,
obtint de l'empereur Constance la convocation d'une
réunion d'évéques dans la ville d'Antioche à l'occasion
d'une dédicace d'église, et sut y entraîner l'empereur
1. Cam iis misit et quosdam canones quos adversus beatum AUia-
naaium Ariani conûaverant. Pallad., dicU,, p. 30.
ET LMMPÉRATRICE EDDOXIE. 249
lai-même, dont il connaissait mieux que personne les
prédilections pour l'arianisme. La réunion fut nom-
breuse et se constitua en concile : elle renfermait envi-
ron quatre-vingt-dix évoques, dont trente-six étaient
ariens déclarés, et ceux qui ne Tétaient pas obéissaient
aux intrigues d'Eusèbe, secondées par Tautorité de
l'empereur. Le but réel du concile, compris par tous,
était de porter un dernier coup au patriarche d'Alexan-
drie en l'empêchant de faire appel aux Occidentaux,
et de trouver en Italie l'assistance qu'il y avait déjà
rencontrée une fois. Le concile donc, après avoir con-
firmé la déposition d'Athanase, rendit les canons que
nous avons relatés plus haut, lesquels, dans l'opinion
d'Eusèbe, devaient intimider les évoques d'Occident,
ou créer du moins en Orient une position difficile au
patriarche déposé. Pourtant il n'en fut pas ainsi. La
cause d'Athanase était si juste, la méchanceté de ses
ennemis si manifeste, que ni le pape ni les évêques
occidentaux ne s'arrêtèrent à des menaces d'excom-
munication : non-seulement ils communiquèrent sans
hésiter avec Athanase fugitif, niais un premier concile
réuni à Rome, puis un second à Sardique, relevant
•
Athanase de sa déposition , condamnèrent les ariens et
rescindèrent les actes d'Antioche. Par conséquent les
articles de discipline imaginés par les Pères de ce con-
cile comme une arme contre Athanase restèrent frap-
pés de nullité dans tout l'Occident, et en effet le pape
Innocent, soixante ans plus tard, déclarait publique-
ment qu'il ne les reconnaissait pas. En Orient même,
après la pacification des troubles d'Alexandrie, lorsque
l'empereur Constance eut pris sur lui d'y ramener
Î50 JEAN CHRYSOStOME
Athanase, les décrets d'Antioche, rendus précisément
pour empêcher ce retour, tombèrent en désuétude, et
on ne Tit que postérieurement les compilateurs des
canons disciplinaires y puiser certaines règles bonnes
en elles-mêmes et que TÉglise universelle unit par
adopter. Telles étaient les raisons qui ûrent qu*au con-
cile convoqué pour juger Chrysostome la plupart des
évéques ignoraient les canons d'Antioche quand on
leur en donna lecture; elles expliquent aussi comment
ces canons purent devenir l'objet de vives dissidences
quand tout le monde les eut connus ^
A cette nouvelle phase dans laquelle entrait son
procès, Chrysostome comprit ce qu'avait de vraiment
infernal cette habileté de Théophile, qui se servait de
son désir même de se justifier pour lui dénier sa justi-
fication. Néanmoins il ne se laissa point abattre. Privé
du droit de présenter lui-même sa défense en vertu
de la prétendue loi invoquée contre lui, il la fit pré-
senter par ses amis du concile, et nous en retrouvons
les points principaux dans les Dialogues de Palladius,
notre guide le plus sûr pour les événements que nous
racontons. Chrysostome n'était pas moins versé que
Théophile dans l'histoire des Églises d'Orient, et les tra-
ditions de celle d'Anlioche, dont il était un des enfants,
lui fournirent de quoi émousser ou briser Tarme que
Théophile avait aiguisée contre lui. Le plan de sa
défense consistait à démontrer d'abord l'invalidité des
décrets d'Antioche comme règles de l'Église univer-
selle, puis à prouver que, bons ou mauvais, ils ne
1. Cf. Tillem., Mém, ecclés., t. Vni, p. 77 et seq.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 251
s*appiiqiiaient en rien aux incriminations de sa cause.
En premier lieu, Ghrysostome prouvait, par les
faits de l'histoire, que ces canons étaient ariens : ils
émanaient d'une assemblée provoquée, dirigée par le
chef des ariens ; rassemblée elle-même délibérait sous
les yeux d'un empereur arien fanatique; enfin elle
avait pour but non-seulement d'exclure de son siège,
mais de frapper de mort ecclésiastique Athanase, le
grand docteur de la foi consubstantialiste ^ Si ces
preuves d'arianisme ne suffisaient pas pour caracté-
riser le concile d'Antioche, on pouvait ajouter que ce
concile, voulant formuler sa foi clans un symbole,
n'avait abouti qu'à des déclarations d'une orthodoxie
plus que douteuse, remplies d'artifices et de subter-
fuges ariens, et que l'Église catholique avait rejetées'.
Eh bien , c'étaient les canons de cette assemblée héré-
tique, dictés par sa haine contre Athanase, qu'un con-
cile catholique viendrait invoquer maintenant contre
un évéque catholique dans une aflaire qui ne touchait
point au dogme ! N'y aurait-il pas là quelque chose
d'étrange, de révoltant, une iniquité contre laquelle
Ghrysostome avait le devoir de protester?
En second lieu, et en admettant la validité des
canons d'Antioche, ils n'étaient point applicables dans
sa cause. De quoi parlaient-ils? D'un évêque déposé
1. Contendebat Joannes non ecclesiss catholicse, sed arianorum
Gaoonem illom esse : episcopî enim olim Antiocbi» congregati ad ever-
tendam consubstantialitatis fidem, prœ odio quo adversus Athanaaium
flagrabant, eum canonem condiderant. Socr., vi, 18.
2. Cf. Tillem., Mém, eccL, t. XI, p. 220 et seq., et Fleury, Hist.
KcL — Cf. Baron, cam comment. Pagi, ann. 404, xiv et seq.
253 JEAN CHRYSOSTOMË
par un concile qui serait rentré de sa propre autorité
sur son siège, sans y avoir été rétabli canoniquement ;
mais Chrysostome n'avait point été déposé, jamais il
n'avait cessé d'être évoque. L'assemblée qui avait pré-
tendu le juger à Ghalcédoine n'était point un concile,
c'était un conciliabule formé de ses adversaires dé-
clarés; les évoques fidèles aux lois de l'Église avaient
fait corps avec lui, quarante-deux ne l'avaient point
quitté pendant son procès illégitime, et soixante-cinq,
en restant dans sa communion après les décrets du
conciliabule, avaient protesté contre la validité de
ceux-ci. D'ailleurs aucune des règles de la procédure
ecclésiastique n'avait été observée dans ce prétendu
jugement. Chrysostome avait eu beau récuser comme
juges certains personnages, ses ennemis reconnus,
ils avaient été maintenus dans le tribunal ; les accusa-
tions n'avaient point été discutées, on l'avait condamné
sans l'entendre, et enfin la sentence de déposition ne
lui avait point été signifiée. L'archevêque n'avait été
informé de toutes ces choses qu'en recevant d'un offi-
cier de l'empereur l'ordre de quitter son église et de
partir pour l'exil; un autre officier impérial était venu
l'en tirer le lendemain pour le rendre à son minis
tère. Quels rapports avaient de pareils faits avec le
cas prévu par les canons d'Antioche? Aucun évidem-
ment, et quelle que fût la valeur de ces articles, que
d'ailleurs Chrysostome contestait, il n'avait rien à faire
avec eux. Quant à cette circonstance que l'évéque
Jean aurait sollicité de l'empereur la convocation
d'un nouveau concile pour réviser son jugement, si
l'on inférait de là qu'il reconnaissait ses premiers
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. io3
juges, on se tromperait. Condamné illégitimement
par des évoques ses ennemis, il avait fait un appel
régulier à des évoques ses frères pour protester de son
innocence devant eux et devant le monde chrétien,
confondre la malice des autres , et effacer jusqu'à
l'ombre des souillures qu'on avait essayé d'attacher à
son nom. En résumé, sa défense consistait en trois
points : 1® les canons d'Antioche étaient des canons
hérétiques qu'une assemblée catholique n'avait pas le
droit d'invoquer; 2° en tout cas, ces canons ne lui
étaient point applicables, car il n'avait point été déposé
par un concile; S*» par la demande de convocation
du synode actuel, il avait eu pour but non de se faire
rendre des pouvoirs qu'il n'avait jamais perdus, mais
de venger son innocence calomniée, obéissant ainsi au
strict devoir d'un évêque*.
Telles étaient l'attaque et la défense. Le débat s'en-
gagea d'abord devant le concile sur la validité des
actes d'Antioche, devenus dès lors tout le nœud de
l'affaire. Chaque parti se présenta dans la lice avec ses
arguments divers tirés des circonstances historiques
du concile, les ennemis de l'archevêque soutenant
comme orthodoxes les actes d'une assemblée en ma-
jorité catholique, les autres répondant qu'un synode
de quatre-vingt-dix membres dans lequel on comptait
trente-six hérétiques choisis par le chef de l'hérésie
arienne, un synode sur lequel pesait l'influence pas-
sionnée de l'empereur, et qui d'ailleurs avait pour
mission de frapper le grand Athanase, ne pouvait être
1. Pallad., dial., p. 30 et aeq.
2b4 JEAN CIIRYSOSTOME
qu'un synode hérétique*. On soupçonnait même les
actes, dont la copie était produite par Théophile,
d'avoir été falsifiés*. On se disputait, on s'opposait
des démentis, on se perdait en subtilités , et le temps
s'écoulait sans qu'on décidât rien. Le nom d'Athanase,
si vénéré dans tout le monde chrétien, n'était pourtant
pas sans produire quelque effet sur ceux des évéques
qui n'étaient forts ni en théologie ni en histoire. De
l'enceinte du concile, la discussion avait passé dans la
ville et dans le palais impérial ; on ne s'abordait plus
sans se demander : « Le concile d'Antioche était-il
arien, était-il catholique? » L'empereur lui-même prit
part à la dispute, et, quoique autour de lui et de l'im-
pératrice surtout un concile qui servait d'arme pour
accabler Chrysostome dût être catholique au premier
chef , Arcadius montrait des perplexités qui inquiétèrent
les évêques de la cour.
Pour le raffermir dans leur opinion , Sévérien et
ses amis lui proposèrent alors de trancher par lui-
même la difficulté en convoquant dans son cabinet dix
évêques de chaque côté de l'assemblée, lesquels dis-
cuteraient en sa présence'. Ils espéraient bien tourner
la conférence à leur profit, soit en intimidant leurs
adversaires par le voisinage d'une cour hostile, soit en
enveloppant dans leurs pièges habituels un prince fort
1 . Âliis quidem contendentibus orlhodoxorum eos canones esset
aliis autem Arianorum esse demonstrantibus. Pallad., dial., p. 32.
2. Pallad., ibid.
3. Ingressi sunt ad imperatorem, moniturï evocandos esse ex parte
Joannis decem episcopos^ ad conciliaadum canonibas auctoritatein<
Pallad.^ loc* cit«
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. Î55
ignorant en théologie, et qui croirait décider lui-même
la question. Sur son consentement, le petit concile se
réunit au palais. Le parti ennemi de Chrysostome était
représenté par Acacius, Antlochus, Cyrinus de Chal-
cédoine, Sévérien, Léontius, Ammonius et quel-
ques autres ; l'histoire ne nomme parmi ses partisans
que l'évêque Tranquîllinus, dont le diocèse nous est
inconnu, et Elpidius de Laodicée en Syrie. Celui-ci
Talaît à lui seul toute une armée d'athlètes. C'était un
vieillard d'un vaste savoir, d'un caractère net et
ferme, d'une vie sans tache, et que son placide visage,
encadré de longs cheveux blancs, recommandait tout
d'abord au respect*. Arcadius voulut qu'il parlât le
premier. Elpidius se mit donc à dérouler les argu-
ments par lesquels les amis de Chrysostome démon-
traient que l'archevêque ne tombait point sous l'appli-
cation des canons d'Antioche, quelle que fût d'ailleurs la
validité de ces canons, nulle dans l'opinion d'Ëlpidius.
Il exposa la situation Téritable de l'archevêque Jean au
point de vue des règles canoniques, comment on ne
pouvait pas dire qu'il eût été déposé, comment les nul-
lités accumulées dans la procédure du Chêne rédui-
saient ce prétendu synode à néant, comment c'était
l'empereur qui avait fait enlever l'archevêque de l'église
par un de ses officiers, et l'empereur encore qui l'y avait
ramené de sa propre autorité et volonté, ce qui faisait
. que Chrysostome, non déposé canoniquement, non
parti ni rentré volontairement, n'avait point cessé
1. Elpidius, episcopus Laodiceae Syriœ, seaex et mente et cauitie.«i
caooDum scientissimus» atque observantissimus. Pallad., ub. sup.
256 JEAN CHRVSOSTOME
d'être évoque aux yeux de la loi ecclésiastique. Celait
donc contre tout droit et toute justice qu'on prétendait
lui opposer ces canons qui ne le regardaient pas. Pen-
dant que le vieillard parlait, mettant dans sa parole la
chaleur de conviction qu'il avait au cœur, Sévérien et
les autres l'interrompaient à chaque phrase par des
exclamations et des démentis, haussant les épaules,
faisant mille contorsions indécentes que ne réprimait
pas la présence d'Arcadius, et couvrant même sa voix
de leurs rumeurs*. Elpidius supporta d'abord cette
injure avec calme, puis, impatienté, il finit par dire
au prince : a Empereur, nous abusons ici de ta bonté
et te faisons perdre inutilement ton temps. Daigne
ordonner à mes frères de faire silence, car j'ai quelque
chose à proposer qui doit nous convenir à tous. Qu'An-
tiochus et Acacius déclarent ici par écrit qu'ils par-
tagent la foi du concile dont ils approuvent les canons,
et je me considérerai comme vaincu : la dispute sera
terminée*. » Cette proposition, empreinte d'une appa-
rente franchise, plut au prince, qui se tourna vei^s
Antiochus et lui dit en souriant : a Gela me paraît bon,
il faut le faire'. » A ces mots, les antagonistes d'Elpi-
dius pâlirent. Autre chose en effet était de soutenir
1. Cutn autem Joannis adversarii inordicate altercari persistèrent,
alii quidem contention voce, alii tumuituoso pectoris motu impu-
denier agitati coram imperatore... Paliad., diaL, p. 32.
2. Imperator, Jie diutius mansuetudinem tiiam vexemus, sed unum «
îd fiât. Subscribant fratres nostri Acacius et Antiochus, ejusdem esse
se fidei ac eos qui canones ediderunt, quos tanquam ab ortliodoxis
editos proponunt : et soluta controversia est. Paliad., ibid.
3. Imperator animadversa proposilionis simplicitate, subridcns
dixit Antiocho: Nihil isto mihi videtur utilius. Paliad., loc. cit.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 257
dans la majorité d'un concile la bonté de certains
canons dont on avait besoin pour se défaire de Ghry-
sostome, autre chose d'attester par sa signature, à la
face de la chrétienté, qu'on était de la même com-
munion que les gens qui avaient proscrit Athanase.
Us balbutièrent quelques paroles de consentement,
renvoyant à un autre jour le libellé de leur déclara-
tion, et partirent là-dessus. Oucques ne vit l'empe-
reur Arcadius déclaration ni signature d'aucun d'eux^
Tandis que ces choses se passaient soit à l'intérieur
du concile, soit au dehors, Chrysostome restait dans
son église, vaquant à tous ses devoirs d'évéque, mul-
tipliant les instructions aux fidèles et accomplissant
avec plus d'exactitude que jamais les cérémonies litur-
giques, toujours calme et serein, comme s'il eût
ignoré qu'à quelques pas de là on discutait tumul-
tueusement sur son honneur et peut-être sur sa vie^.
Une seule chose semblait l'affliger, c'est que la haute
société de Constantinopie avait déserté son église, les
femmes surtout, qui craignaient de déplaire à l'impé-
ratrice et d'être mal en cour , si elles assistaient à ses
prédications. De toutes les tortures imaginées par ses
ennemis, celle-ci lui parut la plus dure et la plus
injuste dempêcher les gens d'entendre la parole de
Dieu pour blesser le prêtre qui la leur devait, de faire
retomber en quelque sorte sur lui la responsabilité du
1. Sic cgressi promissum quidem non implent. Pallad., dial, p. 32.
2. Dum liiec sic atque alia aliter gerantur, novem aut deceni
menses praeterierunt, cum Joannes epiacopus adjunctis quadraginta
duobus episcopis conventua ageret, et populus magna cum auimi aia-
critdte ejus doctriaa frueretur. Pallad., ibid.
17
258 JEAN GHRYSOSTOME
péché des autres. Od a dans le recueil de ses discoui-s
plusieurs homélies qui peuvent se rapporter à cette
époque; nous en citerons deux dont l'intention ne
saurait laisser aucun doute. La première regarde ses
persécuteurs en général ; elle est le développement de
ces versels du psalmiste : « Les nations m'ont attaqué
de toutes parts ; mais au nom et par la puissance da
Seigneur je les ai défaites et vaincues. — Elles m'ont
tenu assiégé plusieurs fois; mais au nom et par la
puissance du Seigneur elles ont été défaites et vain-
cues. — Elles m*ont assailli avec violence, comme des
abeilles irritées; elles étaient animées d'une ardeur
pareille à celle du feu qui brûle dans les épines; mais
au nom et par la puissance du Seigneur je le» ai
défaites et vaincues. »
La seconde a trait à ces désertions imposées qui
lui pesaient tant sur le cœur : elle s'adresse aux
femmes du monde, et par elles à l'impératrice. « De
même , disait-il , que c'est un plus grand crime de
déchirer la robe de l'empereur que de prendre parti
pour ses ennemis, et de même encore que ceux qui
mettraient en pièces l'empereur lui-même commet-
traient un crime au-dessus de tous les supplices :
ainsi Tenfcr dont Dieu nous menace est au-dessous du
crime de ceux qui égorgent Jésus-Christ et le met-
tent en pièces par le schisme qu'ils introduisent dans
l'Église, car l'Église est son corps et ses membres'.»
1. Die niihi, si quis alieni régis subjectus, ad alium quidem nou
defecerir, neque se aiicui régi dediderit, sed illius acceptaoi et deten*
tani purpuraai demiscrit, et îd multa fragmenta disruperit, num-
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 259
—Et il ajoutait : « S'il y a quelqu'un dans cette assem-
blée qui veuille me nuire, qui me souhaite du mal et
ne se sépare de TÉglise que par vengeance contre moi,
je lui apprendrai un moyen excellent de m'offenser
sans se faire tort à lui-môme, ou du moins, s'il n'est
pas possible de se venger sans perdre son âme, je lui
indiquerai un moyen moins préjudiciable pour son
salut que celui dont beaucoup de gens se servent
maintenant. Ge moyen, le voici : que quelqu'un de
vous ose le prendre, qu'il se lève et s'approche de
moi, qu'il me soufflette, qu'il me crache au visage
publiquement, devant tout le monde, qu'il couvre mon
corps de plaies, tant qu'il lui plairai... Quoi! femmes,
vous frémissez quand je vous dis : donnez- moi des
soufflets, et vous ne frémissez pas quand vous souf-
fletez Jésus-Christ I... Vous * déchirez les membres de
votre Sauveur et vous ne tremblez pas* !... Ne prenez
point pour raillerie ce que je vais vous dire; mais
voyez dans mes paroles l'expression sincère de ma
pensée : oui, je voudrais que tous ceux qui ont quel-
que aigreur contre moi et qui se font tort par celte
aversion en se séparant de l'Église à cause du pasteur,
je voudrais qu'ils vinssent là me frapper au visage, me
couvrir d'ignominies, décharger sur moi toutes leurs
colères, soit que je l'aie mérité ou non, plutôt que de
se conduire comme ils font. Il n'y aurait rien d'étrange
quid minus panictur quam qui ad alterum defecerunt? Chrys., in
Epht. ad Ephes.
1. Colaphos mihi impinge, conspue in pnbiico occurrens et plagas
inflige. Horresci s liiec audRens, horrescis si dixero, colaphos mihi im-
pinge: et domino tuo colaphos impingis nec horrescis. Mombra Dominj
discerpis et non contremiscis. Chrys., ibid.
260 JEAN CHKYSOSTOME
en effet qa'un homme de néant, un malheureux
pécheur comme je suis, fût traité de la sorte, et moi-
même, sous le coup de vos mauvais traitements, ras-
sasié de vos affronts, je prierais Dieu pour vous, et
Dieu vous pardonnerait, non pas que je me flalte
d'avoir autant de crédit près de lui, mais parce qu'un
homme injurié, battu, bafoué, peut prier avec con-
âance pour ses ennemis, et espérer le pardon de ceux
qui l'offensent. L'Évangile lui-même nous le conseille,
nous le prescrit, et l'Évangile ne peut nous tromper.
Si moi, qui ne suis rien, je pouvais douter que ma
voix misérable pût être entendue, j'invoquerais les
saints, je les prierais, je les supplierais d'intercéder
pour mes bourreaux auprès de Dieu, et, j'en suis sûr.
Dieu leur accorderait ce qu'ils auraient demandé; mais
quand vous offensez Dieu, Dieu lui-môme, à qui voulez-
vous que je m'adresse? »
En l'absence de ce monde élégant auquel il destinait
ces admirables paroles, elles descendaient brûlantes sur
la foule de peuple qui ne cessait de l'entourer, et l'agi-
tartion était partout.
III.
Cependant le carême s'écoulait, « et déjà. fleurissait
(suivant l'expression du vieux biographe de Chryso-
slome) le grand jeûne dominical, ce printemps des
chrétiens ^ » car Tannée religieuse commençait alors
i. Tnterea eflfloruit Dominicum jcjunium, instar veris, post annutn
adveniens. Pallad.. dial,, p. 32.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 261
aux octaves de Pâques. Nulle part dans la chrétienté la
résurrection du Sauveur, la fête des fêtes, n'était célé-
brée plus magnifiquement qu'à Gonstantinople et dans
la métropole de Sainte-Sophie, où l'empereur se ren-
dait en grande pompe avec sa famille et sa cour pour
participer aux mystères. C'était un usage qui remontait
à la fondation même de la Rome chrétienne, et auquel
nul des successeurs de Constantin n'avait dérogé, à
Texception sans doute de Julien^ Arcadius s'en était
montré toujours fidèle observateur. La pensée de ce
qu'il ferait aux prochaines fêtes de Pâques commençait
donc à l'inquiéter, et l'on pouvait soupçonner à sa
contenance et à ses propos qu'il méditait quelque
secret dessein. La cour en fut alarmée. Poussés par
l'impératrice, les évoques de la faction, Antiochus en
tête, allèrent le trouver secrètement pour lui parler de
Jean. « C'était son devoir, lui dirent-ils, d'écarler de
l'église, à l'approche de ces saintes journées, un intrus
déposé et excommunié; l'empereur ne pouvait ni com-
muniquer avec cet homme ni laisser communiquer sa
famille et le peuple des fidèles, dont il était respon-
sable ^ » Ce n'est pas que la sentence du concile fût
prononcée; mais les évêques, d'après la supputation
des suffrages dans chaque parti, pensaient pouvoir
affirmer que Jean était condamné. Ils l'affirmèrent, et
l'empereur les crut « En effet, ajoute le même histo-
rien, n'étaient-ce pas des évêques qui affirmaient? Or
comment soupçonner le mensonge dans la bouche
1. Ingressus igitur prÎTatim cnm sais Antiochus, sic de Joanne
imperatori locutus est, tanquam si jam victus esset, ut imminente
Pascha juberet ejici. Pallad., diaL, p. 32.
362 JEAN CHRYSOSTOMË
d'un évoque ou d'un prêtre chargé d'enseigner au
peuple la parole de vérité * ? » Sur ces assurances, Arca-
dius fit signifier à Tarchevëque par un de ses officiers
qu'il eût à quitter l'église sur-le-champ •. « Je ne puis le
faire, répondit Chrysostome avec calme ; j'ai reçu cette
église de Dieu même , mon sauveur, pour y prendre
soin de son troupeau, je ne la déserterai pas*. » El
comme l'officier insistait, il dit encore : «Si l'empereur
le veut, qu'il me fasse sortir de force, car la ville lui
appartient. La violence sera mon excuse auprès de
Dieu; mais jamais je ne partirai d'ici volontairement*. »
La réponse était nette, et on connaissait le caractère
inflexible de Ghrysoslome ; l'officier alla la reporter à
Tempereur. Il ne restait qu'un seul moyen , indiqué
par l'archevêque lui-même, le faire prendre et chasser
par des soldats. Arcadius n'en eut pas le courage; mais
un moyen terme s'offrit à son esprit agité de mille
perplexités. Il renvoya l'officier déclarer à l'archevêque
que l'empereur lui assignait pour prison son palais
épiscopal , avec défense de paraître dans la basilique.
Chrysostome obéit; il y avait là coercition morale,
sinon matérielle, et l'évêque céda pour éviter un grand
scandale en face du sanctuaire. L'idée d'Arcadius en
i. Imperator eis ut pote episcopis fidem necessario adhibueriU
Pallad., dial., p. 32.
2. Joanni ergo denuntiat imperator ut ecclesia egrediatur. Pallad.,
ibid. — Imperator Joanni signiûcavit, non posse se ad eum venire,
eo quod ille daabus jam Synodis esset condemnatus. Socr., vi, 18.
3. Ego a Deo servatore accepi ecclesiam hanc, ut jcuram geram
salatis popuU, nec possum eam rel'mquere. Pallad., diaL, p. 33.
4. Si autem id vis (ad te autem civitas pertinet), vi me ejicito,
ut deserti ordinis excusationem habeam tuam auctoritatem. PalUd.,
loc. cit.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. Î63
imaginant ce moyen terme était au moins étrange. Se
rappelant le tremblement de terre qui avait suivi immé-
diatement le premier exil de Farchevéque, il s'était
dit : (I Ou ce que les évéques me proposent plaît à Dieu
ou Dieu le condamne. Si Dieu l'approuve, j'aviserai
pour le reste. Si Dieu le condamne, il le fera voir par
quelque signe miraculeux, et alors, n'ayant point com-
mis de violences , ayant au contraire gardé Jean* tout
près de son église, je pourrai Ty réintégrer sans délai
afin que tout soit réparée » Un tel raisonnement était
bien puéril, il faut en convenir; c'est pourtant celui
que lui prêtent les historiens : le vieil enfant rusait
avec la justice divine.
• Le signe ne parut point, et l'empereur se rassura;
mais Farchevéque, qui avait donné un demi-consente-
ment en s'emprisonna nt lui-même dans son archevê-
ché, fut pris d'un remords de conscience. La grande
semaine pendant laquelle avaient lieu les préparations
à la pâque imposait des devoirs particuliers aux évêques,
principalement le samedi saint, qui dans l'Église pri-
mitive était, ainsi que la veille de la Pentecôte, consa-
cré au baptême des cathécumënes *. C'était l'évêque
qui présidait ordinairement à cette initiation des néo-
phytes à la vie chrétienne , après les avoir formés par
ses instructions durant toute Tannée. Or Chrysostome
savait que plus de trois mille catéchumènes devaient se
présenter le samedi saint aux piscines de l'église métro-
politaine pour y recevoir l'immersion baptismale.
i. Divinas irsB eventum ezspectans : at si quid ipai triste accideret,
citius iUum ecclesiseredderet et Deum placaret. Pallad., dicU., p. 33.
2. Interea vcnit magni sabbati dies... Pallad., loc. cit.
264 JEAN CHRYSOSTOME
A mesure qu'approchait le moment solennel, il s'accu-
sait plus vivement de manquer à un devoir sacré, de
déserter la garde de son troupeau, pour lequel le bon
pasteur doit donner sa vie, et, afin d'éviter un mal, en
assumer sur lui un plus grand peut-être. Il résolut donc,
après mûre réflexion , de se trouver le samedi saint
dans son église et d'y vaquer aux fonctions épiscopales.
Le samedi saint en effet, dès le matin, l'archevêque,
rompant sa captivité , se rendit à la basilique , où des
milliers de catéchumènes rangés sous le péristyle
attendaient Theure du baptême. A son approche , les
cérémonies liturgiques commencèrent. Ses gardiens, à
qui la violence était sévèrement interdite, n'avaient
pas osé le retenir malgré lui ; mais ils coururent au
palais prévenir les ofQciers de l'empereur, qui se mon-
tra fort troublé. Le respect dû à la paix de ce grand
jour semblait lui défendre remploi de la force pour
assurer son autorité; il craignait d'ailleurs quelque
émotion dans le peuple , qui se pressait vers Sainte-
Sophie de tous les points de la ville comme de la cam-
pagne ^ Il manda donc près de lui Antiochus et Aca-
cius, les mit en quelques mots au courant de ce qui se
passait, et ajouta avec véhémence : u Vous voyez comme
vous m'avez bien conseillé I Cherchez du moins ce qui
me l'esté à faire •. » Les évêques confus répliquèrent
qu'ils n'avaient rien conseillé que de juste, que Jean
n'était plus évêque, n'avait plus le droit d'administrer
1. Ceterum veritus imperator diei sanctimoniam et motum cîtI-
tatis... Pallad., dial., p. 33.
2. AccersitAcacîam et Antiochum ipais dicens: Quidficto est opas?
Videtc ne non recte consulueritis. Pallad., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 265
les sacrements, et, insistant sur sa condamnation, ils
s'écrièrent : « Nous prenons sa condamnation sur nos
tétes^ I » Les Juifs avaient dit à Piiate, en demandant le
cmcifiement de Jésus-Christ : « Que son sang retombe
sur nous et sur nos enfants! » C*était le même senti-
ment, sinon les mêmes mots. Leur déclaration rassura
l'empereur, qui, se croyant déchargé par là de la res-
ponsabilité des actes qu'il allait commettre, ordonna
qu'on allât sur-le-champ à l'église en arracher de force
le prisonnier et le reconduire au domicile épiscopal.
Des soldats partirent pour exécuter Tordre.
La cérémonie cependant avançait dans Fenceinte
de Sainte-Sophie. Les exorcismes avaient été pronon-
cés, les huiles et les saintes eaux consacrées; les diacres
et les diaconesses se tenaient à leur place , échangeant
les vêtements, et les catéchumènes se succédaient par
ordre dans les fonts baptismaux S quand un tumulte
effroyable se fit entendre aux portes, et une troupe de
soldats, l'épée au poing, envahit l'intérieur de la basi-
lique*. Ils saisirent d'abord l'archevêque, qu'ils traî-
nèrent rudement vers le cloître malgré ses protesta-
tions; se divisant ensuite en deux parts, les uns
coururent aux baptistères, les autres se dirigèrent par
la nef de Téglise vers le chœur et les clôtures du saint
des saints. Ceux qui entrèrent dans le baptistère des
hommes firent évacuer les piscines à coups d'épée.
frappant indistinctement les néophytes et les clercs :
dans ce conflit, plusieurs furent blessés, a et les eaux
i. Imperator, in capot nostram ait JoanniB depoûtio. Pallad.,c{ta/.,
p. 33.
266 JEAN CHRYSOSTOMB
de la régénération des hommes, nous dit un des
témoins de ces violences, furent rougies de sang
humaine » Dans le baptistère des femmes, )a scène
fut encore plus lamentable. Ces malheureuses à demi
vêtues se dispersèrent çà et là dans l'église, effarées et
poussant de grands cris'; on en vit une qui, devenue
folle de terreur, se fit jour dans la foule et s'enfuit
toute nue à travers les rues de la ville. Les soldats qui
s'étaient dirigés vers le chœur forcèrent les portes du
sanctuaire et y commirent des profanations dont le
souvenir indignait encore, un demi-siècle après, les
auteurs ecclésiastiques qui nous les ont racontées.
Beaucoup de ces grossiers soldats étaient païens : ils
portèrent une main impie sur les saintes espèces, et
le sang de l'eucharistie fut répandu sur leurs vête-
ments ®. « Je me tais, s'écrie à ce sujet Thistorieu Sozo-
mène, pour ne point révéler ici aux infidèles ce qu'il
y a de plus redoutable dans nos mystères*. » Les caté-
i. Cruore baptÎBterium replebatur atque ab hujusmodi vuloeribus
sacri latices colore immutato in ruborem transibant. Chrys., EpisL ad
Pap. Innoc.
2. Muliores qaae intra ecclesiam, ut baptizarentur, sese yeaie mu-
taverant, nads fugiebant metu impulsie, neque sexus verecundias,
neque honestati permittebantur pne pavore consulere... pliirimae tum
acceptis vuliieribus ejcctsB... Chrys., ibid. — Mulieribus ejulantibus ac
turbatis; sacordotibus vero ac diaconis Tapulantibus , et in eo quo
erant cultu atque ornatu violenter fugatis. Sozom., viii, 21.
3. Neque hactenus stetere clades : sed ubi sancta condita serva-
bantur ingressi milites, ex quibus (ut postea didicimus) quidam nec-
dum initiati erant, omnia spectabant intus recondita; sanctissimasque
Christi sanguis, in tanto tumultu, in militum vestimenta fusus est.
Chrys., EpisL cui Pap, fnnoc.
4. Ego vero de industria silentio pneteribo, ne quia forte nondum
initiatas, ea hic légat conscripta. Sozom., vni, 21.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 267
chumënes et les clercs chassés de l'église s'enteodirent
poar se rassembler aiHeurs : on se donna rendez-vous
aux Thermes de Constance, où ia cérémonie baptismale
devait s'achever, et cet avertissement, passé de bouche
en bouche, y réunit bientôt un grand nombre de chré-
tiens de toutes conditions et de tout âge ^
Le bain public dont on attribuait la construction à
l'empereur Constance, ûls du grand Constantin, était
le plus spacieux de toute la ville, et desservait un des
quartiers les plus populeux. Les catéchumènes s'y réfu-
gièrent donc avec leurs prêtres et leurs diacres; on
s'en empara, on bénit l'eau des bassins, on installa
autour tout Tattirail liturgique , et le lieu profane fut
transformé en église. Sur un autel construit à la hâte,
on reprit la célébration des saints mystères à Tendroit
où les violences armées l'avaient interrompue*. Au
chant des psaumes qui retentissaient au dehors, aux
avis répandus de toutes parts, les chrétiens accouraient
en masses pressées. Ceci déjoua les manœuvres de
Sévérien et de ses complices, qui avaient voulu faire
administrer le baptême par des clercs de leur commu-
nion, et rendait inutile Tinvasion de Sainte-Sophie. Ils
allèrent trouver le maître des offices pour lui deman-
der de faire balayer par la force ces troupes de factieux
que Jean, disaient-ils, avait provoqués à se réunir
pour désobéir à l'empereur. « Il n'y a plus de prince,
1. Reliqua autem popnli multitado, cum insidias intellexisset, re-
licta ecclesia, in publico lavacro admodum spatioso quod imperatoris
Gonstantii nomine nuncupatur, Pascha celebrarunt. Sozom., viii, *21.
2. Joanois prcsbyteri qui Dei timorem habebant, in publico lavacro
qaod Constantianas vocant,convocatis popalis, vigilias agebant. Pallad.,
dicU., p. 33.
268 JEAN CHUYSOSTOMli:
ajoutaient-ils, il n'y a plus de gouvernement; Jean est
ici chef et souverain, w Le maître des offices, Anthé-
mius, auquel ils parlaient, était un homme modéré et
droit qui, tout en gardant fidélité à Tempereur, blâ-
mait les cabales de la cour et restait attaché de cœur à
Chrysostome. Le message des évoques lui déplut. « 11
est tard, dit-il, la nuit va bientôt commencer; on dit
que la foule du peuple est considérable, et remploi de
la force peut amener bien des malheurs*. — Mais
si on ne les disperse, reprit aigrement Acacius, qui
portait la parole, il faut que nous nous déclarions des
imposteurs, nous les conseillers du prince, car nous
n'avons cessé de lui affirmer, ce qui est vrai, que le
peuple détestait Jean et ne voulait plus l'avoir pour
évéque. Si l'empereur, sortant de son palais, trouve
l'église déserte et le peuple assemblé ailleurs, il croira
que nous l'avons trompé et nous tiendra pour gens
de mauvaise foi *. La chose à faire serait pourtant bien
simple : ce serait de mettre fin à ce conciliabule fac-
tieux et de signifier à la foule, abusée par quelques
hommes, que sa place est à la basilique, où on la for-
cera bien de retourner, coûte que coûte. » Anthémius
savait de quel crédit Acacius et ses amis jouissaient près
de l'impératrice, et combien dans la circonstance il
pouvait être dangereux de leur tout refuser. « Faites
donc comme il vous plaira, se contenta-t-il de leur
1. Renuit is qui tum magister erat dicens : Nox est, atque ingeus
est maltitudo; ne quid teroere faciat. Pallad., diat., p. 33.
. 2. Timeoius ne forte imperator ecclesiam ingressus, et nemineni
inveniens seotiat populi erga Joanneni beDevolcntiam , oosquc ut
invidos condemnet. Pallad., ibid.
ET L'IMPÉRATUICK EUDOXIE. 269
dire, je vous en laisse responsables. Allez trouver un
de mes officiers nommé Lucius, arrangez Taffaire avec;
lui; mais surtout qu'il n'y ait point de violences. »
Lucius commandait près de la cour un corps de ces
gardes palatinesqui portaient le nom descutaires à cause
des boucliers qui faisaient leur ornement distinctif ; ce
corps venait de se renforcer de recrues thraces» paysans
grossiers, presque barbares et pour la plupart païens :
Lucius aussi professait le paganisme ^ C'était un soldat
brutal, mais exact à son devoir. Les instructions d'An-
thémius lui prescrivaient de ne point employer les
armes contre des gens désarmés ; il se contenta donc
de haranguer la foule rassemblée dans les thermes, en
laissant presque tous ses soldats à la porte. 11 dit aux
chrétiens réunis, le plus éloquemment qu'il put, « que
ce n'était pas là une place convenable pour administrer
le baptême et célébrer leurs mystères, qu'ils avaient
des églises restées désertes où ils feraient bien de
retourner avec leurs prêtres, que l'empereur le voulait
ainsi. » L'improvisation du commandant des scutaires
eut peu de succès. Les catéchumènes ne bougèrent
point des piscines; le chant des psaumes continua, et
la foule finit par se moquer de lui. Il sortit furieux et
humilié, obéissant, -quoi qu'il en eût, aux recomman-
dations du maître des offices. Au palais, oii il revint
avec ses soldais, il trouva Antiochus qui l'attendait.
Antiochus ajouta ses sarcasmes aux humiliations de
l'officier. « Quoi! lui dit-il, vous vous laissez jouer
ainsi, et vous avez des soldats! et c'est un ordre de
i. Lacium rcctorem scutariorum Gentilem. Pallad., dial,, p. 33.
270 JKAN CHRYSOSTOME
Tempereur que vous alliez exécuter I Quelle faveur
voulez-vous donc en obtenir? » Il lui fit alors les plus
belles promesses d'avancement, s'il se conduisait
mieux; « il lui débita des paroles dorées*, » suivant le
mot du narrateur contemporain. En résumé, il le
ramena à ses idées, il encouragea les soldats par des
largesses, et fit consentir Lucius à une seconde expé-
dition qu'il saurait rendre définitive.
Lucius néanmoins ne voulut point repartir sans avoir
en tête de sa troupe des ecclésiastiques qui le dirige-
raient et couvriraient sa responsabilité. Antiochus lui
donna des diacres attachés à sa personne, et, sous ce com-
mandement mixte d'ofQcîere et de clercs, la troupe des
scutaires reprit le chemin des Thermes deConstance*. I!
n'y eut plus cette fois de préliminaires ni de harangue.
Lucius, dont la tête s'était exaltée jusqu'à la fureur,
sauta dans la piscine principale, armé d'un bâton ou
d'une hampe de lance, écartant à droite et à gauche
les catéchumènes; d'un coup assené sur le bras du
diacre qui oignait les baptisés, il fit tomber le saint
chrême dans les eaux, puis il assomma le prêtre qui
prononçait les paroles sacramentelles. Le vieillard à
son tour tomba, la tête fendue, et ensanglanta les fonts
baptismaux' : l'exemple était donné aux soldats, et i!
1. Illum supplicitcr orant, aureis verbis deprecantes, adjunctis
etiam promissis majoris processas. Pallad., diiL, p. 33.
2. Hic ergo subito assumptis st;cum clericis ex parte Severiani
egressus est sccunda vigilia noctis ad id propter quod missus erat.
Pallad., ibid.
3. In diaconum procaciter illisus, symbola effudit; presbyteros Tero
grandsvos fustibus in capite ferions, sacrum fontem cruore conspersit.
Pallad., ub. snp.
ET UIMPÉHATRICE EUDOXIE. 274
n'y eut plus de mesure dans les attentats. Les uns cou-
rurent au vestiaire des femmes et emportèrent leurs
robes et leurs bijoux ; les autres ârent main basse sur
l'autel , dont ils se partagèrent les tapis de soie et les
vases sacrés*; des prêtres revêtus de leurs habits sacer-
dotaux furent battus et foulés aux pieds, des femmes
outragées, des mères écrasées avec leurs enfants.
A force de violences, toute cette foule fut expulsée,
dispersée, poursuivie à coups d'épée jusque dans les
rues; mais personne ne rentra dans les églises.
Cette funèbre journée du samedi saint préseAta
pourtant dans la matinée un spectacle plus consolant.
Les quarante ou quarante-deux évéques qui formaient
le parti de Ghrysostome au concile tentèrent un der-
nier effort pour le sauver. Avertis que l'empereur et
l'impératrice visitaient ordinairement les Martyres l'un
après l'autre (on appelait de ce nom dans la primitive
Église les basiliques et chapelles où étaient déposés les
coi-ps des saints morts pour la foi), ils épièrent le mo-
ment d'approcher l'empereur, et, se jetant à ses pieds,
ils le conjurèrent avec larmes «d'épargner l'Église du
Christ, surtout en considération de la pâque et des
catéchumènes qui attendaient le baptême, de leur
rendre leur évêque*.» L'empereur les écoutait; l'impé-
ratrice les éloigna avec hauteur. Alors un d'entre eux,
i. Nuds mulieres cum viris metu mortis aat turpitudinis, turpi
fugie se dabaiit... omues au te m depnedantes sacra ya.sa, sibi rapie-
bant. Pallad., dial., p. 33.
2. Adîerunt.Aagustum atque Augustam in Martyriis, orantes cum
lacr)'mis ut Christi Ecclesite parcerent, maxime proptcr Pasciia et
propter eos qui regenerandi erant cum jam catliecbysati essent, ut
sacerdotem suum ea reciperet. Pallad., dial., p. 34.
272 JEAN CHRYSOSTOME
Paulus, évêque de Gratie, se levant indigné, lui dit :
(( Eudoxie, crains Dieu et aie pitié de tes enfants; ne
viole pas la sainte solennité du Christ par des effusions
de sang^ » LUmpératrice passa outre. Les évéques con-
sternés se séparèrent; chacun reprit avec tristesse le
chemin de sa maison, ceux-ci pour aller pleurer sur les
maux de l'Église, ceux-là pour vaquer chez eux aux
devoirs de la prière, craignant de se souiller dans les
basiliques où régnaient les persécuteurs.
La dispersion des fldèles aux Thermes de Constance
avait eu lieu pendant la première veille de la nuit; les
fidèles s'étaient ralliés dans diverses directions, et,
appelant à eux d'autres catholiques, étaient allés par
groupes dans la campagne continuer avec leurs prêtres
Tofûce du samedi saint, qui, d*après Tancien rituel, ne
se terminait qu'au chant du coq. Un de ces groupes,
composé de plusieurs milliers d'hommes, de femmes
et d'enfants, au milieu desquels se distinguaient les
catéchumènes en robe blanche, s'établit dans un champ
près du lieu appelé Pempton, parce qu'il contenait la
cinquième borne miliiaire à partir du forum de Con-
stantinople. Le lendemain, jour de Pâques, de grand
matin, l'empereur, allant faire sa promenade accou-
tumée hors des murs suivi de son escorte, aperçut,
non sans étonnement, cette foule réunie dans un
champ , et les robes blanches des catéchumènes qui
semblaient resplendir aux premières clartés du soleil.
«Qui sont ces gens-là? demanda-t-il avec curiosité à
t. Eudoxia, Deuin time,tuorum puerorum te misereat, neque viola
sanctam Christi solemnitatem saoguinis eifusione. Pallad., dicU , p. 34.
ET UIMPÉRATRÏGE EUDOXIE. 273
Tan des officiers qui raccompagnaient. — Ce sont,
répondit celui-ci , des fauteurs d'une secte hérétique
qui se réunissent ici pour braver TÉglise^ — Eh bien,
dit l'empereur, qu'on les chasse d'ici et qu'on saisisse
leurs docteurs. » Puis il prit un autre chemin. Les
soldats envoyés pour l'exécution arrivèrent au galop
de leurs montures et fondirent sur cette masse dés-
armée comme sur une troupe ennemie : hommes,
femmes, enfants, prêtres, laïques, tout fut bousculé,
foulé aux pieds des chevaux, frappé à coups de lance
ou d'épée; on s'empara des prêtres et des néophytes;
les soldats, descendus de cheval, se mirent à piller,
car il y avait là des gens riches et vêtus de leurs habits
de fête. Ils enlevaient aux femmes leurs colliers et
leurs pendants d'oreilles « avec le bout de l'oreille
pour aller plus vite, » nous dit le narrateur contem-
porain de ces scènes. On leur arrachait aussi leurs
tuniques et leurs manteaux quand ils étaient d'étoffé
précieuse*. Une autre d'entre elles, belle et riche, et
femme d'un certain Éleuthère, citoyen opulent de
Constantinople , se dépouilla elle-même de son vête-
ment pour prendre celui de sa servante, et s'enfuit
à travers les champs, échappant par ce déguisement
aux outrages des ravisseurs^. Le pillage fini, l'escorte
i. Die sequenti egressus imperator ut sese exerceret in vicino
campo viditagrum circa Pemptum sea Quintum... et stupefactus ad-
spectu coloris nuper baptizatorum... Batellites rogat quinam esset ilUc
congregatonim cœtus. lUi autem menti ti dicant haereticoram esse...
Pallad., dial.y p. 34.
2. Sant et quibus rapti mafortes, aliis inaures cum ima parte aa-
rium simul detraiere. Pallad., diaUf p. 35.
3. Adeo ut cum videret Eleutheri cujusdam uxor opalentissima*
18
Î74 JEAN CHRYSOSTOME
rentra dans la ville comme en triomphe, chargée de
dépouilles opimes enlevées à des femmes, et traînant
à sa suite des bandes de prêtres et de catéchumènes
garrottés qui allèrent encombrer les prisons. Ce qui
s'était passé à la cinquième borne arriva en plusieurs
autres lieux de la campagne, où les fidèles, toujours
pourchassés, s'opiniâtraient à se réunir. Ils avaient
imaginé de former leurs assemblées dans un grand
cirque de planches construit hors des murs par Con-
stantin, et qu'on appelait en grec Xylokerke, le ciitiue
de bois^ On les y assiégea comme dans un fort.
C'était la guerre civile qui éclatait, la guerre contre
des gens qui ne se battaient pas. Aux expéditions mi-
litaires succédèrent les recherches et les tracasseries
de police : on fouilla les maisons pour y surprendre
des assemblées clandestines ; on incarcéra sur le
moindre soupçon les partisans déclarés de Tarchc-
v*éque, qui commencèrent à poiter dans les lois la
dénomination dejoannites*, comme s'ils eussent formé
une secte en dehors de l'Église, et les prisons se peu-
plèrent d'une multitude de laïques et de clercs accusés
de ce crime. Ils acceptaient avec courage la persécu-
tion pour le pasteur en qui se personnifiaient à leurs
yeux la légitimité hiérarchique et la foi. A peine ces
relicto maforte et veste ancillaii assumpta, cnrsu civitatem petivrit,
ut pudicitiam siiam servaret. Krat enim profecto décora specie et ele-
ganti Tornia. Pallad., dial., p. 35.
1. Conveneriint in locum extra urbem qucm imperator Constan-
tiniis civitate nondum condita, ad Circensium ludoriim spcctaculiim
complanaverat, et asseribus circumsepserat. Sozom., viii, 21. — Sv}.d-
xEpxo;, Chron, Alexandr.
tl JoaniiUœ vulgo dicebaiitur. Sozonri., ibid. — Cod. Tlxeiyd.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. î275
singaliers criminels se trouvaient-ils réunis dans les
geôles, que le chant des psaumes commençait, et si
un prêti*e était présent, on procédait à la célébration
des saints mystères. « Les prisons étaient alors, nous
dit un contemporain, les vraies églises de Dieu, et
les basiliques un lieu d'iniquités et de blasphèmes'; »
les fidèles les fuyaient comme pestiférées, à moins
qu'ils n'espérassent y rencontrer un clergé ami de
Chrysostome.
IV.
Pendant que ces événements préoccupaient tous
les esprits dans Gonstantinople, le concile terminait
sa session obscurément, sans qu'on s'intéressât en
quoi que ce fdt à ses discussions ou à ses actes, car
tout le monde savait d'avance ce qu'il devait décider.
Il décida en effet que Jean, déposé, puis remonté
subrepticement sur son siège, était excommunié par
le fait, et qu'il appartenait à la puissance extérieure
d'assurer contre lui l'exécution des canons ecclésias-
tiques. Après cette sentence, les évêques se séparèrent,
ravis d'avoir donné satisfaction à Tirapératrice par la
conûnnation pure et simple des décrets du Chône en
échappant eux-mêmes aux embarras d'une révision
reconnue impossible. Ainsi donc l'archevêque était
remis au bras séculier; mais, au moment d'agir, le
J. Carceres mutabantar in ecclesias et hymni quidem atque ol)1a-
tiones mysteriorum in carceribus peragebantur... flagra vero et cru-
ciatus et borribilia Jorameata in ecclesiis adhibebantiir. Pallad., diaL,
p. 35.
276 JEAN CHRYSOSTOME
bras séculier trembla. De nouvelles terreurs assaillirent
Arcadius, et il laissa le condamné dans sa captivité ac-
tuelle, se contentant de la rendre plus étroite et moins
supportable. Gbrysostome avait été confiné dans son
palais épiscopal aux approches des fêtes de Pâques; il
y fut maintenu jusqu'à celles de la Pentecôte^ sans
que l'empereur Arcadius osât ni le faire transférer dans
une autre prison, ni renvoyer en exil.
Que devenait, sous un coup si rude, quoique mal-
heureusement trop prévu, cet homme, Thonneur de
rÉglise orientale, pour la seconde fois livré par ses
frères à d'implacables ennemis? Sans rien perdre de
sa sérénité d'âme, il s'était convaincu qu'il n'avait rien
à attendre désormais des évoques d'Orient, ni pour la
justification de sa conduite, ni pour sa vie, qu'aucun
retour ne lui restait contre l'oppression et la calomnie
dans l'église où il était né; mais ses ennemis eux-
mêmes semblaient lui avoir indiqué la voie qu'il avait
à suivre en jetant le souvenir d'Athanase au milieu des
débats de son procès. Athanase, comme lui en butte
au ressentiment des princes, poursuivi par des haines
jalouses de concile 'en concile, condamné, déposé,
exilé par ses frères d'Orient, avait trouvé justice en
Occident; il y était venu plaider sa cause, et avait
obtenu une réparation éclatante, soit devant l'Église
romaine, soit devant le conseil de Sardique. Voilà
l'exemple qui s'offrit à Tesprit de Chrysostome. Toute-
fois les situations n'étaient pas les mêmes. Athanase,
libre de sa personne, avait pu passer en Italie et faire
1. Pallad., dial,, p. 35.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. «77
entendre aux juges d'appel qu'il invoquait cette élo-
quence entraînante qui lui avait conquis autrefois à
Nicée l'Église universelle : Chrysostome était captif,
partout on lui avait fermé la bouche; il n'avait pu se
faire entendre ni à Gonstantinople ni au Chêne; ses
persécuteurs triomphaient par son silence. Il n'aurait
donc à faire valoir devant les évoques d'Occident
qu'une défense écrite, et des adversaires aussi habiles
que les siens pouvaient Taltérer ou la réfuter en son
absence. Il prit pourtant ce parti, et forma son appel
à rÉglise occidentale contre les décisions du concile
de Gonstantinople et du conciliabule du Chêne. Il le
fit avant que les quarante évêques de son parti eussent
quitté Gonstantinople, parce qu'il désirait qu'ils attes-
tassent, comme témoins, les choses qui s'étaient passées*
devant eux. Il voulut en outre que deux diacres repré-
sentant le clergé de Gonstantinople allassent confirmer
par leurs déclarations la vérité des faits énoncés dans
son appel et le témoignage des évéques ses partisans.
L'appel fut libellé dans la forme d'une lettre adressée
en nom collectif à Innocent, évéque de Rome, à Véné-
rius de Milan, et Ghromatius * d'Aquilée, Aquilée
et Milan étant les deux plus grands sièges de l'Italie
après celui de la ville éternelle, le premier de l'Occi-
dent comme de tout le monde chrétien. Il ne nous est
resté que l'ampliation destinée au pape Innocent; mais
on voit par la teneur même que les deux autres devaient
être exactement pareilles. Elle commençait ainsi :
1. H»c ipsa etiam scripta est ad Venerium episcopum Mediolani,
et ad Chromatiam Aquileic episcopam. Chrys., EpisL ad Innocent,
Pap,, \n fine.
%n JEAN CHRYSOSTOME
« A monseigneur le vénérable et très-sainl évèque Innooenl,
Jean, en Jésus-Christ, salut :
« Nous présumons qu'avant Tarrivée de cette lettre le bruil
de Tullentat commis ici est parvenu aux oreilles de votre piété.
La grandeur du crime est telle en effet qu'il n'est aucun recoin
de l'univers qui n'ait été indigné à ce récit. Partout il a excité
le deuil et un long gémissement; mais, attendu que de si odieux
forfaits ne demandent pas seulement des regrets et des larmes,
qu'ils réclament de prompts remèdes, et qu'il faut prudemment
examiner comment peut se calmer cette tempête qui ébranle
l'Église, j'ai exhorté mes seigneurs les trè»-bonoré8 et très-révé-
rends prélats Démétrias, Pansophius, Pappus et Eugenius à
laisser là leur troupeau pour se confier à 'la mer, et après un
long voyage recourir à votre charité , vous exposer les détails
des choses, et solliciter de vos méditations un remède efficace à
nos douleurs. Nous leur avons donné pour compagnons de ce
voyage nos chers et honorés diacres Paulus et Cyriacus, qui, à
défaut de lettres, présenteront verbalement à votre charité toutes
les informations qu'elle désirera. »
Ghrysoslome entre ici dans le détail des faits., il
peint sous des couleurs saisissantes Faudace et l'im-
pudence de Théophile d*Alexandrie , qui, mandé à
Gon&tantinople pour s'y justifier de sa conduite envers
les Longs-Frères, arrive avec une troupe d'Égyptiens
embrigadés comme pour un combats i*efuse de voir
l'évêque, de prier, de communiquer avec lui, d'entrer
même dans le saint lieu, et, passant outre à la basi-
lique épiscopale, qui se trouve sur sa route, va sMié-
bergerhors la ville*. Viennent ensuite les intrigues.
1. Collecta multitudiiie iEgyptiorum eo velut prasludio declanre
volens se ad bellum et prœlium ventre. Chr3's., ub. sup.
2. Kccleûam non adiit jnxta morem bactenus observatum... sed
ET LUiMPÉRATRlCE EUDOXIE. 279
les manœuvres coupables qui préparent au concilia-
bule du Chêne : toutes les lois canoniques violées, les
clercs de l'évéque corrompus, désertant son église pour
se porter ses accusateurs, rassemblée synodale, com-
posée de ses adversaires, dirigée par ses ennemis
déclarés, son refus constant de reconnaître de tels juges,
son appel à un futur concile; puis sa déposition, qui
ne lui avait point été signifiée, non plus que les
libelles d'accusation , son enlèvement par des soldats
et bientôt son rappel par un notaire de Tempereur,
et sa réintégration dans son siège; enfin la fuite hon-
teuse de Théophile sur une fragile barque, au mi-
lieu de la nuit, pour échapper à Tindignation du
peuple.
A cet exposé succède celui des événements ac-
complis depuis son retour. Théophile est encore ici
rame d'une nouvelle persécution. Devant un second
concile qu'il avait lui-même sollicité pour y présenter
sa justification, Chrysostome est accusé non plus des
prétendus crimes pour lesquels on l'avait déposé au
synode du Chêne, mais d'un fait nouveau et inouï,
d^être rentré dans son église sans absolution syno-
dale, et ceci contrairement à certains canons du con-
cile d'Antioche, comme si ce concile n'était pas arien,
comme si Chrysostome avait joui de sa liberté dans
tous les actes qui s'étaient passés, comme si sa dépo-
sition eût été juridique , son exil légitime , sa réinté-
gration opérée par une volonté coupable. La lettre
egressas e navi, et yestibulam ecclesie pnetergressas, alicabi extra
arbem diversatus est. Chrys. , loc. cit.
280 JEAN GHRYSOSTOMB
exposait tout cela , et aussi les persécutions exercées
contre lui et ses frères par les officiers du palais im-
périal à rinstigation de certains évoques de Syrie,
instruments et créatures de Théophile. Çà et là écla-
tent dans ces pages de beaux morceaux d'éloquence
qui ne dépareraient point les homélies du grand
évêque. Voici, par exemple, de quelle façon il retrace
les scènes du samedi saint au baptistère de Sainte-
Sophie.
a Comment, hélas! vous décrire des scènes devant lesquelles
pâlirait la tragédie la plus lamentable? Quelle parole humaine
suffirait à les raconter? quelle oreille humaine les écouterait sans
horreur^? Dans la journée du grand sabbat, lorsque déjà le jour
inclinait vers le soir, une multitude de soldats envahit la basi-
lique, chasse par la force tout le clergé qui nous entourait. Les
sacrés autels sont assiégés, l'épée au poing; des femmes qui, à
Vintérieur de Téglise, avaient quitté leurs vêtements pour rece-
voir le baptême, sont dispersées et s'enfuient presque nues,
frappées d'une épouvante horrible qui leur fait oublier et la
pudeur et l'honnêteté de leur sexe. Plusieurs de ces infortunées
sont blessées dans le baptistère; leur sang même rougit les
saintes eaux, et les sources salutaires de la régénération des
hommes n'offrent plus que la couleur du carnage. Ce n'est pas
tout. Les soldats forcent l'enceinte redoutable où les mystères
sont cachés, et parmi ces hommes il y avait des païens; ils
peuvent tout regarder, tout voir, et dans le tumulte le sang
très-sacré du Christ est répandu sur leurs habits. Qu'eût-on fait
de plus dans uqe ville prise d'assaut par des barbares*?...» La
1. Qao pacto. qaie îndd acta sunt deinceps narrare queam, qas
omnem saperant tragoediam. Chrys., EpisL cid Innocent, Pap.
2. Sanctissimas Christ! sanguis, ut in tanto tumultu, in praedic-
ET L'IMPÉRATRICE ECDOXIE. 281
lellre finissait ainsi : a Que dirai -je des autres églises, sinon
qu'elles sont soumises à la môme perturbation, aux mômes
déchirements? car le mal ne se borne pas à Constantinople, il
envahit l'Orient tout entier. En effet, comme dans le corps humain,
lorsque les humeurs découlent de la tôte, les membres sont faci-
lement atteints, de môme, lorsque dans cette grande elle le
désordre et le crime jaillirent au dehors comme d*un gouffre
puissant, ils eurent bientôt envahi les villes inférieures ^ Par-
tout aujourd'hui Témotion et les factions dominent; partout
les clercs s'insurgent contre leurs évoques , et les fidèles sont
retranchés du corps de l'Église ou s'attendent à l'être ; partout
enfin cette peste pullule, et bientôt dans le monde entier on ne
verra plus que ruines et attentats sacrilèges. A la pensée de ces
maux, ô mes seigneurs très-heureux et très-révérés, prenez une
résolution énergique, digne de votre zèle, de votre force, de
votre constance; écartez, écartez, nous vous en supplions, ce
fléau qui envahit les Églises, car si ce procédé passe en coutume
de venir des régions les plus éloignées en la province d'autrui
s'ingérer dans ses affaires, le chasser, le remplacer suivant son
caprice, qu'en adviendra -t- il, sinon la guerre générale et un
désastre universel ?
« De peur donc que cette effrayante confusion ne s'étende
partout, écrivez, je vous en supplie, déclarez par votre autorité
que les injustices dont j'ai été l'objet en mon absence, et quand
je ne déclinais pas un jugement véritable, sont nulles, sans
force, sans valeur, et tombent d'elles-mêmes. Soumettez à la
censure ecclésiastique ceux qui ont commis de telles iniquités,
et moi qui suis innocent, qui n'ai été convaincu de rien, contre
torum vestes effandebatur, fiebantque omnia ut in barbarica captivi-
tate. Chrys., EpisL ad Innoc, Pap,
i. Nam at a capite malo humore effuso reliqua membra corrum-
puutur; ita exortis hujas magn» civitatis malis, velut ex fonte tu-
multos qnacamque via progreasi sunt. Chrys., ibid.
282 JEAN CHRYSOSTOME
qui on n'a pu prouver aucune incrimination, ordonnez que je
sois rendu à mon église, afin d^ jouir encore de la charité et
de la paix qui m'unissaient à mes frères. Que si les auteurs de
tant de maux veulent soutenir me^ prétendus crimes, qu'on me
communique les actes, que les libelles d'accusation soient mis
sous mes yeux et sous les yeux de tous, que mes accusateurs se
présentent et qu'un tribunal impartial et juste siège pour pro-
noncer; je ne le récuserai pas, je ne le refuserai pas, je l'ai
demandé, je le demande. Oui, qu'on me juge! Cela sera mon
absolution, car tout ce qui a été fait contre moi l'a été contre
toute raison, tout droit, toute règle, toute loi ecclésiastique. Une
telle façon de juger est inconnue chez les barbares mêmes. Il
n'y a pas de Scythes, il n'y a pas de Sarmates qui jugent un
homme sans l'entendre^, et dans Tabsence d'un accusé qui de-
mande des juges et mille s'il le faut, et non des ennemis, et affinne
son innocence, et se dit prêt, en face de l'univers, à repousser
toutes les imputations faites contre lui, nul homme au monde
n'oserait le déclarer coupable.
a Daignez réfléchir à tout ceci que vous expliqueront plus
longuement et plus clairement mes seigneurs les très-révérends
évèques, et faire ce qui appartient à votre zèle et à votre amour
actif du bien. Par là, vous n'assisterez pas seulement moi qui
vous écris, vous assisterez toutes les Églises, et Dieu vous en
tiendra merci, lui qui fait toujours tout pour la paix des siens.
Nous avons écrit les mêmes choses à Yénérius de Milan et à
Chromatius d'Aquilée. Adieu dans le Seigneur. »
Ainsi que le disait Ghrysostome dans sa lettre,
quatre évêques de la minorité du concile , Démétrius
de Pessinunte, en Galatie, Pansophius de Pisidie,
i. Neque Scythe neque Sarmate ita anqaam judicarunt, jadi-
cium ab una parte ferentes, absente eo qui accusatar nec récusante
udiciiim. Chrys., ub. sup.
ET L'IMPÉRATRICE KUDOXIE. «83
Pappus de Syrie, Eugénius de Phrygie (on ignore le
nom de leurs églises), s'étaient chargés de porter en
Italie les trois ampliations de l'appel de l'archevêque,
et il avait été convenu que les diacres Paulus et Gy-
riacus les accompagneraient au nom du clergé Adèle.
On avait décidé en outre que la petite ambassade ne
prendrait point la route de terre par crainte des em-
bûches des évéques et des violences des magistrats ;
quoique la route de mer fût plus longue et plus fati-
gante, elle fut préférée comme plus sûre. Les envoyés
se procurèrent donc comme ils purent un navire en
partance pour l'Occident, et après y être montés secrè-
tement ils cinglèrent joyeux et pleins d'espérance hors
des eaux de Gonstantinople.
Pourtant, quelque diligence que Chrysostome eût
mise à se concerter avec ses amis et à rédiger son
appel, il avait été devancé à Rome par la haine de*
Théophile. A peine le patriarche d'Alexandrie avait-il
connu le second décret qui maintenait la déposition
de son rival et le mettait hors de l'Église, qu'il s'était
hâté d'en donner avis au pape Innocent, pour que
celui-ci rompit immédiatement sa communion avec
le condamné. II avait à cet effet dépêché un lecteur
d'Alexandrie, porteur d'une lettre par laquelle «le
pape Théophile (c'est la formule dont se sert l'histo-
rien) avertissait le pape Innocent » de ce qui venait de
se passer à Gonstantinople. Cette lettre, d'un ton im-
périeux jusqu'à l'insolence, ressemblait plutôt à une
sommation qu'à un avis. Théophile y disait qu'il avait
déposé Jean, sans expliquer avec qui, pour quelle
cause et de quelle façon, comme si c'eût été un acte
284 JEAN GHRYSOSTOME
de sa seule et suprême yolonté. Innocent, en lisant
cette lettre, fut étrangement surpris, se plaignit de
l'arrogance des termes, et ne répondit pas*. Il y avait
alors à Rome un diacre de Gonstantinople nommé
Eusébius, qui s*y trouvait pour quelques intérêts de
l'Église d'Orient. Ayant su ce que Théophile avait écrit
à Innocent, il courut présenter à ce pape une requête
où il le conjurait de ne rien précipiter, de ne point
fixer encore son opinion sur les événements dont on
l'entretenait, attendu qu'il en aurait bientôt plus ample
connaissance : effectivement Démétrius et ses compa-
gnons arrivaient à Rome trois jours après.
Les lettres apportées par ces évêques et les explica-
tions qu'ils purent y joindre révélèrent au pape Inno-
cent la profondeur de l'abîme où l'Église orientale
était tombée. D'autres documents arrivés sur ces
entrefaites achevèrent de l'éclairer : c'étaient les actes
mêmes du conciliabule du Chêne et du concile de
Gonstantinople que lui remirent deux émissaires de
Théophile, Pierre, prêtre d'Alexandrie, et Martyrius,
diacre constantinopolitain, du parti contraire à l'ar-
chevêque*. Devant cette lumière soudaine. Innocent
recula effrayé. Il vit qu'il ne s'agissait plus pour lui
i. Primus omnium veoit Alexaudrinus lector cum Tbeophili pape
litteris, in qaibus referebat se deposuisse Joannem. Qaibus lecds,
beatus papa Inoocentius parum abfuit quin temeritatem Tbeophili
atque superbiam condcmnans exhorresceret... ad h«c dubius animi
manebat rescribere nolens... Pallad., dial.f p. 44.
2. Paiicis post diebus rursus advenit presbyter qaidam Theophili
Petrus cum Martyrio ecclesise Constantinopolitante diacono, qui red-
diderunt ejus litteras, et quosdam actorum commentariolos... Pallad.,
dial., p. 10.
KT L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 285
d'une question personnelle telle que le patriarche
d'Alexandrie l'avait posée, à savoir si le pape de Rome
retirerait ou continuerait sa communion à l'arche-
vêque condamné ; une question plus générale et qui
tenait à la discipline de l'Église universelle dominait
la première. Les deux conciles dont Ghrysostome appe-
lant incriminait les décisions semblaient avoir accu-
mulé, comme aveuglés par la passion, les irrégularités
et les violences; leur procédure choquait les plus
simples règles de l'équité; leurs jugements, rendus
sans contradiction et par des ennemis déclarés de Tac-
cusé, choquaient encore plus celles de la conscience,
et enfin de grands prélats orientaux y avaient joué un
rôle indigne du caractère épiscopal ; pour l'honneur
de l'Église, les actes de ces conciles devaient être à
leur tour jugés. Puis, quelle scandaleuse violation des
lois les plus salutaires de la hiérarchie ecclésiastique !
Gomment concevoir qu'un évéque, appelé régulière-
ment à gouverner une église par le libre choix de
celle-ci et sous l'invocation du Saint-Esprit, puisse en
être dépouillé par un autre évêque envieux, ameutant
contre lui des haines jalouses et réunissant en concile,
pour la satisfaction de ces haines, des évéques faibles
ou corrompus, sous la pression de la puissance exté-
rieure ? Et que dire encore quand Tévêque dépouillé
était le second du monde chrétien , celui de la nou-
velle Rome ? L'impunité de ces faits ouvrirait la porte
à des désordres incalculables, ou plutôt l'Église consti-
tuée par le Christ et ses apôtres n'existerait plus.
Lorsque Innocent réfléchissait sur les remèdes appli-
cables à ce mal, il n'en trouvait que dans un concile
286 JEAN CHRYSOSTOME
œcaménique qui annulerait les opérations des deux
synodes de Gonstantinople et du Chêne, et ferait
rentrer sous les stilcles lois de la discipline TÉglise
orientale dévoyée. Il lui semblait aussi que, dans le
cas présent et en ce qui concernait Chrysostome, il
fallait exclure du tribunal œcuménique les partisans
déclarés de l'archevêque comme aussi ses adversaires
déclarés, afin que le procès fût repris à nouveau par
des esprits non prévenus et des consciences libres de
tout engagement antérieur; il en excepta pourtant
Théophile d'Alexandrie, l'âme de tout le complot et le
meneur des deux synodes. En y appelant Ghrysostome,
il trouvait juste d'y placer en face de lui son ennemi,
non comme juge, mais comme accusateur.
Honorius faisait alors dans la ville éternelle un de
ces rares et courts séjours qui signalèrent son prin-
cipat. Il approuva de grand cœur la proposition d'Inno-
cent en ce qui concernait la convocation des évêques
occidentaux; mais, souvent inconsidéré, soit qu'il
traitât ses propres affaires, soit qu'il s'ingérât dans
celles des autres, il se porta fort pour son frère Arca-
dius, à qui il appartenait de convoquer les évêques
d'Orient. La suite prouva qu'en prenant un tel enga-
gement Honorius avait trop présumé de son influence
fraternelle sur ce collègue, et pas assez de celle de
l'impératrice Eudoxie. Tandis que le pape de Rome
vaquait ainsi avec sa sagesse accoutumée aux prélimi-
naires du concile , Vénérius de Milan et Chromatius
d'Aquilée, armés des deux lettres de Chrysostome, tra-
vaillaient à lui gagner des amis parmi les évêques de
la Haute-Italie. Les bons offices de Vénérius méri-
ET LMMPÉRATRICK EUDOXIE. 287
• #
lèrent les remercîmenls du persécuté, qui lui écrivit
deux fois du fond de son exil, et Chromatius reçut de
son zèle à soutenir cette juste cause un témoignage
plus éclatant encore dans un rescrit de l'empereur
Honorias. Tout livré qu'il était aux soins matériels.
Innocent ne négligeait point les moyens spirituels qui
pouvaient appeler sur sa sainte entreprise Tappui et
la bénédiction du ciel. Il ordonna un grand jeûne
dans toute retendue de l'Église romaine, et on le vit
lui-même , donnant l'exemple , invoquer avec larmes
au pied des autels la miséricorde de Dieu pour le
retour de la justice parmi ses frères et le rétablisse-
ment de l'union dans les Églises.
En même temps il écrivit deux lettres: l'une à Chry-
sostome en réponse à son mémoire d'appel, Taulre à
Théophile, lui signifiant sa prochaine convocation au
concile œcuménique. La première est empreinte d'une
réserve que Ton conçoit fort bien de la part d'un futur
juge ; toutefois, sous ces froides apparences, on voit
percer une noble confiance dans le bon droit de l'ac-
cusé et une ardente compassion pour ses maux. « II
ne faudrait pas, mon très-vénérable frère, lui écrivait-
il, que l'affliction eût plus de force pour vous abattre
que la bonne conscience pour vous consoler'. Étant,
comme vous êtes, maître et pasteur de tant de peuples,
vous n'avez pas besoin qu'on vous rappelle que les per-
sécutions ne font qu'éprouver la vertu, quand la vertu
se montre supérieure à leur violence. La bonne con-
1. Ne contumeUa plus viriiim habeat ad opprimendum quain bona
congcientia ad spem coDârmandam. Epist.Pap. Innocent, ad Chrys»;—
Sozom., VIII, 26.
288 JEAN CHRYSOSTOME
science en effet est un invincible rempart contre tous
les accidents injustes, et ceux qui ne les savent point
endurer patiemment et avec résignation découvrent,
par cette lâcheté même, le mauvais état de leur
âme... La vôtre, purifiée grâce à de longues souf-
frances, sera conduite au port par la miséricorde du
Sauveur, qui vous regarde et vous considère du haut
du ciel. »
La seconde, écrite d'un style tout différent, fait voir
le peu d'estime d'Innocent pour le patriarche d'Alexan-
drie, et comment il appréciait déjà sa conduite. Elle
était conçue en ces termes : « Mon frère Théophile,
nous avons résolu de recevoir dans notre communion
vous et Jean notre frère, ainsi que nous vous l'avons
déjà déclaré^ Persistant dans le même sentiment et dans
la même volonté, nous rie pouvons que vous répéter la
même chose. Quand vous nous écririez là-dessus mille
fois, il n'est pas possible que nous nous séparions de
la communion de Jean, sinon après un jugement équi-
table et légitime , attendu que nous sommes instruit
de ce qui s'est passé là -bas d'étrange et de con-
damnable. Si donc vous êtes sûr de votre conscience,
rendez-vous promptement vous-même au concile qui
doit se tenir bientôt en Jésus-Christ, et mettez-vous en
état d'y procéder selon les canons et décrets du con-
cile de Nicée, car l'Église romaine n'en reçoit point
1. Frater Théophile, nos quidem habemus te et fratrem Joanoem
nobis communicantes , ut et in prioribus litteris mentem nostram
manifestam fecimus, ac ne nu ne quidem ab eo proposito desistentes,
riirsus eadem tibi scribimus, et quotiescumque ad nos miseris. • Epist»
Pap, Innocent, ad TheophiL P. M.
ET L'IMPÉRATRIGB BUDOXIE. 889
d^autres en ces matières. » — Cette déclaration regar-
dait les canons d'Antioche. — « Que la raison soit de
Totre côté, et je n*hésiterai pas à reconnaître l'excel-
lence de votre cause ^ »
Cette lettre parvint sans encombre à Théophile;
l'autre, confiée au diacre Cyriacus, n'eut pas le même
bonheur : les événements s'étaient précipités dans l'in-
tervalle, et Chrysostome n'était déjà plus à Constan-
tinople.
V.
Tandis que ces choses se passaient à Rome , la fac-
tion ennemie de Chrysostome , inquiète de ce qui pou-
.yait arriver et irritée des lenteurs d'Arcadlus, contre
lesquelles se brisaient jusqu'aux volontés impérieuses
d'Eudoxie, cherchait quel incident nouveau pouvait
décider cet esprit flottant ou trancher l'affaire sans
loi. Ce que redoutaient surtout Sévérien et les évéques
ses complices, c'était une intervention de l'Église ro-
maine et de l'empereur Honorius, qui changerait leur
querelle privée en question d'État; leur impatience
d*en finir était devenue comme de la rage. Des hauts
rangs de l'épiscopat, cette agitation haineuse descen-
dait jusque dans les bas-fonds où le crime parait un
moyen naturel de dénouer une difficulté. Un homme
i. Siste te ad synodam que secandum Christom cogitar; et ibî
exposltis criminatiooibuB sub testibus Miceni conciiii canonibus (alium
eoim canonem Romana non admittit eccleaia) irrefragabllem secari-
tatem habebis. Epist. Pap, Innocent, ad ThêophU,, Pall., dtoi., p. 20.
19
t90 JEAN CHRYSOSTOME
faisant toutes les contorsions d'un possédé du diaUe
alla s'établir un matin devant le palais où rarchevéqae
était détenu, épiant, au milieu de ses simagrées qui
détournaient l'attention, le moment où les portes s*oa-
yriraient pour se précipiter dans la cour et gagner le
vestibule. Il le fit en effet ; mais on eut le temps de le
saisir, et on le trouva armé d'un poignarda Nul ne
douta qu'il n'eût le dessein de tuer Ghrysostome, et la
foule attirée par le bruit le conduisit devant le préfet
de la ville pour qu'il y fût interrogé; Ghrysostome,
informé du fait, envoya demander aussitôt la grâce
de cet homme. Le préfet ne se le fit pas dire deux
fois •.
Quelques jours après, la même aventure fut tentée
par un autre homme qu'avait encouragé peut-être
l'impunité du premier. Celui-ci portait l'habit d'un
esclave ou d'un domestique. On l'avait vu rôder près
du palais, étudiant les habitudes des serviteurs, qui
depuis le récent événement semblaient être sur leurs
gardes. Les portes ayant été ouvertes, il prit sa course
de la rue où il était posté jusqu'à la demeure épisco-
pale , comme s'il eût été chargé de quelque missive
importante pour l'archevêque. Un passant à qui ses
allures parurent suspectes l'arrêta sur le seuil en lui
demandant ce qu'il voulait; celui-ci lui répondit par
un coup de couteau qui lui pénétra dans la poitrine'.
i. Vir quidam dœmoniacus aut demoniacam aimulana depren-
ditur, pugionem hàbens, tanqaam ad Joannem occideodum paratus.
Sosom., yui, *ii.
t!. Joannes misais quibnsdam episoopis... homioem liberari eipos-
tttlayit. Sozom., ibid.
3. Senrus... effuso cursu in «des episcopales irrupit. Quem qui-
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 294
Aux cris du Messe, au sang qui jaillissait de la plaie,
d'autres passants accoururent, mêlés aux gens de l'ar-
cheTéque; on entoure le meurtrier, gui se défend et
frappe encore deux hommes; puis, brandissant son
poignard ensanglanté, il se fait jour à traTers la foule
déjà nombreuse, et parvenait à s'échapper, quand un
habitant du quartier qui roTenait du bain, averti par
les cris, essaya de Tarréter en le saisissant à bras-le-
corps ; mais il tomba à son tour percé de coups K Son
attaque et sa chute ayant ralenti la course du meur*
trier, la foule put enfin lui barrer le passage. On se
rue sur lui, on Tenveloppe, on le terrasse, on le traîne
au prétoire du magistrat, qui n'eut pas la peine de
le mettre à la question, car le scélérat avoua tout, et
quand on le fouilla , on le trouva muni de trois cou-
teaux acérés. Il confessa qu'il avait eu l'intention de
tuer Ghrysostome, qu'il avait reçu pour cela cinquante
pièces d'or dont il était porteur, qu'il était domestique
d'un prêtre nommé Elpidius* (ce prêtre avait figuré
dans les rangs inférieurs parmi les ennemis les plus
passionnés de Parchevêque), et qu'enfin c'était son
maître qui l'avait poussé à ce crime. Le peuple exi-
geait qu'on fit ;bonne et prompte justice de ce misé-
rable, qu'il eût voulu mettre en pièces sur-le-champ.
Le magistrat promit qu'on procéderait, toute affaire
dam ex lis qui forte illic adennt, cum agnovissct, impetum ejus
repressit. causam curaaa interrogans. lUenullo responso date, protinus
bomiDem sica percutit. Sozom., viii, Si.
i. Accarrens quidam ex balneo... hominem apprehendît : letalique
Tulnere ab eo percussus, exanimîs coocidit. Sozom., ibid.
% SenroB Elpidii presbyteri... Sozom., ibid.
292 JEAN GHRYSOSTOME
cessante, à sod jugement, le fit charger de fers et en-
fermer dans un cachot. Eu attendant, les victimes de
cet homme, au nombre de sept, moururent l'une
après Tautre, car les plaies avaient été dangereuses et
profondes ; on en enterra quatre le jour môme ou le
lendemain, et une multitude immense suivit les funé-
railles, faisant éclater son amour pour Chrysostome,
son indignation contre des prêtres qui provoquaient à
l'assassinat. Les révélations du meurtrier ne laissant
aucun doute sur son compte, le magistrat n'avait plus
qu'à rechercher ses complices et à donner un exemple
éclatant de sévérité; il n'en fut pas ainsi, aucun com-
plice ne fut découvert, et le coupable lui-même dis-
parut de la prison sans qu'on pût savoir ce qu'il était
devenu* Cette étrange conduite du juge, qu'il n'avait
pu suivre qu'en vertu d'ordres supérieurs, poussa au
plus haut degré l'irritation du peuple. Des rassemble
ments eurent lieu dans les principaux quartiers de la
ville; on s'organisa pour former autour de l'arche-
vêché des gardes de jour et de nuit^ « Il faut bien
veiller sur notre père, disait le peuple, puisque ses
geôliers ne le gardent pas, et qu'on laisse échapper
ses assassins. »
a (, . La solennité de la Pentecôte arriva sur ces entre-
i ^ faites, et la foule s'amassa dans le quartier de Sainte-
Sophie par groupes plus compactes et plus menaçants.
On s'en alarma au palais impérial , ou l'on feignit de
s'en alarmer et de croire que la vie de l'empereur
i. li qui ferventiores eran( ex plèbe, Joannem custodire cœperunt,
noctu atque interâiu episcopalem domum altemis Tîcîbus circumsi-
dentés. Soiom., \m, 22.
ET LIMPÉRATRIGE EUDOXIE. 293
était en danger. De connivence avec l'impératrice, les
quatre évéques, instigateurs de tous les mauvais con-
seils, tentèrent une suprême démarche près d'Arca-
dius. (( Prince, lui dirent-ils (l'histoire nous a conservé
leurs paroles), tu as été constitué empereur par Dieu
même pour que tu ne sois soumis à personne, que
tous au contraire f obéissent, et qu'il te soit permis
de faire ce qui te plaît. Ne sois pas plus clément que
les prêtres, plus saint que les évêques. Nous te l'avons
dit en présence de tout le monde : que la déposi-
tion de Jean retombe sur nos têtes I réfléchis à cela,
prince auguste, et n'accomplis pas notre perte à
tous, afin d'épargner un seul homme'. » Us faisaient
résonner pour la seconde fois à ses oreilles le seul
argument qui lui touchât le cœur, leur responsabilité
devant la justice divine; il n*avait plus peur, et se
décida.
La Pentecôte tombait, en cette année IxOhn au 5 du
mois de juin ; quinze jours après, à l'aube naissante,
de forts détachements de troupes prenaient position
en divers lieux autour de l'église et de Tarchevêché.
Vers midi ou un peu avant, un notaire du prince,
nommé Patricius, se présenta devant l'archevêque
avec un ordre ainsi conçu : « Acacius , Antiochus ,
Gyrinus et Sévérien ont pris sur leur tête la respon-
sabilité de ta condamnation : recommande donc tes
1. A Deo constitutas es imperator, nemini subjectus, et omnes tibi
snbditos habens, licet tibi quod lubet facere. Ne sis presbyteria mitior^
Dec episcopis sanctior. Diiimus tibi coram omnibus : in capat nostram
Joannis depositio este. Ne igitar homini uni ut parcas nos ommaa
perde. Pallad.^ dial., p. 35.
294 JEAN GHRYSOSTOME
affaires à Dieu, et sors d'ici sans délai ^ .» Un tel ordre,
qui indiquait par les termes mêmes que les appréhea-
sions d'Arcadius avaient cessé, était clair, nous dit
Phistorien de cette scène, et ne supportait point de
réplique. Jean fit signe à quelques évoques et quel-
ques clercs qui se trouvaient là qu'il voulait passer
dans la basilique. «Venez, leur dit-il, prions, et pre-
nons congé de range de cette église *.» Entré dans le
chœur, il s'y mit en prière, et pendant qu'il faisait ses
oraisons, on lui remit une lettre que lui adressait un
des principaux de la ville en qui il avait pleine con-
fiance. « HÂte-toi , lui écrivait son ami ; Lucius, cet
homme à la face impudente et à l'audace sans mesure,
est posté non loin d'ici, dans le bain public, tout prêt
à te traîner et te chasser de force , si tu refuses ou si
tu diffères ton départ. Or le peuple de la ville est dans
une émotion extrême ; hâte-toi de sortir en cachette,
de peur qu'il n'y ait collision et effusion de sang entre
lui et les soldats*. » L'archevêque, en effet, pouvait
entendre distinctement le murmure de la foule reten-
tissant autour de la basilique , comme le bruit d'une
mer agitée. Il se leva aussitôt et ordonna à ses servi-
i. Sic imperator misso Patrido notario, hec Joanni denantiat:
Acacias, Antiochas, Severianus et Gyrinas, condemnationem tnam
in caput Buum conjecerunt. Igitur ubi res tuas Deo commendaTeris,
egredere ecclesia. Pallad., dial., p. 35.
2. Venite, oremus, et angelo ecclesie valedicamus. Pallad., ibid.
3. Lacius vir audax et facie impudens paratus est in publico la-
▼acro cum milltibus sais, si forte contradicas aat différas, Tel invitom
te trahere atque expellere; plebs autem civitatis commovetur, festina
clam egredi, ne te defeodens populus, cam militibus pugnam coai-
mittat. Pallad., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 295
teurs de seller et caparaçonner son cheval et de le
tenir en main à la porte occidentale, comme s*ll devait
bientôt sortir ^ S'approchant ensuite des évêques qui
pleuraient, il en embrassa deux, et, détournant son
visage baigné de larmes, il leur dit : « Je vous em-
brasse tous en la personne de ceux-ci ; restez dans le
sanctuaire aân que je reprenne un peu de calme avant
de partir'. » Il se dirigea alors d'un pas ferme vers le
baptistère, où ses diaconesses étaient réunies. Appelant
à lui Olf mpias, Pentadia, Ampructé et Salvina, celles
d'entre elles qu'il aimait le mieux, il leur dit : «Venez,
mes filles, et écoutez- moi bien'. Pour ce qui me re-
garde, je sens que tout est fini : ma course est con-
sommée, et peut-être n'apercevrez -vous plus mon
visage. Je n'ai qu'une chose à vous recommander,
c'est qu'aucune de vous ne s'écarte du respect qu'elle
doit à l'église. Quiconque, conduit à l'ordination par
le consentement de tous, sans brigue et sans ambi-
tion, deviendra mon successeur, soumettez-vous à lui
comme à moi-même, car l'église ne peut être sans
évêque^ Obtenez par là miséricorde et souvenez-vous
de moi dans vos prières. » Ces femmes, en l'entendant,
1. In ocddentali parte, nbi est magnum ecclesie yestibulnm, Ja-
mentamcui solebat Joannes insidere, stareante portamjussit, utpo-
pulum ea ex parte exspectantem ab se dimoveret Pallad., dicU., p. 36.
2. Manete, at profectaa modicum quiescam. Pallad., ibid.
3. Ingresaus autem baptisterium, Olympiadem vocat simul et Peu-
tadiam et Ampructem diacooissas et SaWinam... atque eia dicit :
Venite, filîe, aadite me. Pallad., ibid.
4. Qaicamque reluctans faerit ad ordinationem dedactns, ex con-
sensu omnium, non id ambiens, ei tanquam Joanni caput vestrum
submittite : non potest enim ecclesia esse sine episcopo. Pallad.,
ibid.
296 JEAN CHRYSOSTOME
s'étaient précipitées à ses pieds, qu'elles pressaient
contre leurs lèvres en les inondant de pleurs. Appelant
alors un des prêtres qui rayaient suivi : «Éloignez-
les, lui dit-il, de peur que leur affliction ne trouble le
peuple*. » Ses adieux étaient faits. Traversant rapide-
ment la basilique, il gagna la porte orientale, oà il
se remit aux mains des soldats , qui T entraînèrent en
le cachant aux regards. « L'ange de Téglise, nous dit
le narrateur contemporain de cette touchante scène,
partit avec lui^)>
La présence du cheval ordinaire de Ghrysostome
près de la porte occidentale donna pendant quelque
temps le change au peuple, qui attendit patiemment;
il finit pourtant par soupçonner la vérité , et les uns
coururent au port , où ils purent voir la barque qui
contenait le prisonnier et quelques évéques et prêtres
ses compagnons traverser le Bosphore pour gagner la
côte de Bithynie; les autres, forçant une issue secrète
du cloître, pénétrèrent par là dans l'église. Us la trou-
vèrent gardée par des soldats qui l'avaient occupée au
moment du départ de Ghrysostome, et assuraient les
clôtures des portes pour empêcher l'entrée de la foule.
Ces soldats voulurent repousser les nouveaux venus,
dont le nombre augmentait sans cesse; ceux-ci résis-
tèrent, et on se battit sur les dalles, qui furent ensan-
glantées. La foule amassée sous le grand portique,
entendant des cris et un cliquetis d'armes à l'intérieur.
1. nie lacrymis perfase ad ejos pedes advolyebaniar... Toile eas
hinc De populum perturbent. Pallad., dicU., p. 36.
2. Abiit in partem oriental^... Una cum eo egresaus eat angélus
eccleaiœ. Paliad., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 297
crat qu*on faisait yiolence à Tarcheyêqae , et voulut
enfoncer les portes principales; mais elles étaient
solides et fortifiées en dedans, comme je Tai dit, par
des armatures en fer et des verrous. On dut en faire le
siège : on apporta des leviers, on lança des blocs de
pierre; les ais brisés volèrent en éclats, et le flot popu-
laire fit irruption avec une irrésistible violence. Ren-
contrant en face de lui la colonne qui débouchait en
sens opposé, ils se heurtèrent, se culbutèrent les uns
les autres, et il s'ensuivit une confusion inexprimable ^
Des monceaux de gens étouffés, écrasés, encombrèrent
bientôt la nef et les parties latérales de l'édifice. Les
soldats mirent le comble au désordre en faisant usage
de leurs armes. On n'entendait dans ce Ueu sacré que
jurements et malédictions, cris de menace et cris de
douleur; des juifs et des païens, que la curiosité avait
amenés parmi la foule, en prenaient occasion pour
blasphémer le Dieu des chrétiens jusque dans son
sanctuaire ^. Il fallut du temps pour que l^ confusion
cessât et qu'on pût tirer de l'église les morts et les
mourants. Cependant ce désordre de la terre ne fut pas
le seul : tandis qu'on était occupé à se battre, il se for-
mait une de ces tempêtes soudaines, fréquentes en
cette saison dans les parages de la mer Noire ^ Poussée
1. Fores ecclesis occladere properarunt... Hi vero qui in ecclesia
erant^adhuc magis aditas obstruebaut ad portas conflaendo et semet-
ipsos mutao impellendo... Tandem asgre portas magua vi reserarunt,
cam alii eas lapidibus perfregissent, alii ad se retraherent, et turbam
qose a tergo erat retrorsus repellerent. Sozom., viu, 22.
2. £rat autem ut in theatro sibilus impioruin explaudentium et irri-
dentium, Judsorum ac Gentilium subsannantium. Pallad., dial,^ p* 36.
3. Inenarrabilis atque inezplicabiiis caligo. Pailad., ibid. — Sub-
S98 JEAN CHRYSOSTOME
vers la ville par un courant venu du nord, elle fondit
sur Sainte-Sophie, qu'elle semblait vouloir ébranler
jusqu'au faite. On eût dit que le ciel et la terre s'étaient
conjurés pour qu'aucun désastre ne manquât à cette
sinistre journée.
La foule se retirait et la basilique était en partie
évacuée, quand on vit une grande clarté jaillir subite-
ment du trône d'où l'archevêque faisait ses instruc-
tions au peuple, puis des flammes, s* élevant comme
des serpents autour des piliers du chœur, gagnèrent
en un moment le plancher de l'église et la charpente ^
Une colonne d'étincelles et de fumée surmonta bientôt
Tabside, et, rabattue par le vent, étendit l'incendie à
tout le reste de l'édifice. Ce ne fut pas tout : les
flammes, sorties de cette immense fournaise et tou-
jours poussées par la tempête vers le midi, atteignirent
le palais du sénat* et menacèrent même celui de l'em-
pereur, projetant au-dessus de la place comme un vaste
pont sous lequel, si Ton en croit les historiens, on
pouvait circuler sans danger '. Au contact ardent de la
flamme, le toit de la curie se liquéfia, et le plomb
fondu, découlant par ruisseaux dans l'intérieur du
fiolano vento vehementius fiante. Socr., vi, 18. — Oborti ?eiiti pro-
cella. Zosim., v, 24.
1. Flamma e média sede in' qua solebat Joannes sedere... in altnm
arborescens per cateoas ad tectum usqiie aerpsit, atque vipene' instar
ad posteriora œdiflcii ecclesite ferebatar. Pallad., dial., p. 36.
2. JEdem quoque amplissimam Senatus, qusB illi ad meridiem
vicina erat, combussit. Sozom., viii, 22.
3. Ignifl ille inteijectam populi multitudinem, pontis instar pnetar-
gressus... videre erat inter duos îgneos montes ilIsMos populos ad sua
negotia commeantes. Paliad., dial., p. 37.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 999
b&timeDt, fit éclater les colonnes, les murs de marbre,
et calcina les statues ^ L'or, Targent, le bronze, tous
les métaux amalgamés ne présentèrent plus à Tœil
qu'une masse informe ou des laves brdlantes, et l'édi-
fice, privé de support , s'afiaissa promptement sur lui-
même. Des secours portés à temps garantirent à grand'-
peine le palais de l'empereur; quant aux splendides
demeures qui formaient les côtés de la place, elles
furent toutes réduites en cendres. Ainsi périrent les
deux beaux monuments, l'un chrétien et l'autre païen,
orgueil de la nouvelle Rome, sans qu'on espérât d'en
relever jamais de pareils. La ville entière fut dans la
consternation.
Ainsi qu'il arrivait toujours dans ce siècle d'exalta-
tion religieuse, la superstition vint se mêler à la dou-
leur, comme elle l'eût fait à la joie publique. En voyant
crouler dans les flammes ce chœur célèbre des Muses,
ouvrage des grands artistes de la Grèce, enlevé de
l'Hélicon par Constantin, les païens s'écriaient avec
désespoir : u Qu'avaient à faire les Muses avec nos
temps misérables? Il est bien juste qu'elles nous
quittent'.» Mais plus tard, lorsqu'en fouillant les
décombres on découvrit, couchés par terre et intacts,
les simulacres de Jupiter et de Minerve, anciens gar-
diens des portes du temple, le deuil se changea en
allégresse, u Cette vue, nous dit un écrivain polythéiste,
1. Ubi templam uniTersam ab igné fuisset absumptuin, simol et
impofiitum tecto plambum liqnefactum io base simulacra dîstiUabat.
Zosiin., V, 24.
2. Quo caftQ sane quam penpicue poiteadebatur a Musis alienatio.
Zosim., ibid.
300 JEAN CHRYSOSTOMB
ranima le cœur de tout ce qu'il y avait de bon dans la
ville; on augura que les dieux avaient résolu de ne
point lui retirer leur sauvegarde, et Tespérance com-
mença de renaître... Pourtant, s*empresse-t-il d'ajou-
ter avec un sentiment de profonde amertume, que les
choses adviennent comme il leur plaira ^1 » — Les
chrétiens aussi , du moins les catholiques partisans de
Ghrysostome , trouvèrent quelque consolation dans un
fait merveilleux. Au milieu des ruines de la basilique
et des palais voisins, une petite chapelle restait seule
debout, à peine noircie par la flamme. C'était la sacris-
tie particulière de l'archevêque , celle où il renfermait
les plus riches ornements de son église et les vases
sacrés d'un trop grand prix pour l'usage journalier; en
un mot, c'était le trésor épiscopal ^ En retrouvant ces
objets vénérables entiers dans la chapelle intacte, et
se rappelant que le vol du trésor de l'église avait été,
au concile du Ghéne, un des crimes articulés contre
Ghrysostome, ses amis virent dans cet accident, étrange
assurément, un fait surnaturel, un témoignage que
Dieu voulait donner au monde de l'innocence du per-
sécuté et de l'infamie des persécuteurs. Deux clercs de
Gonstantinople, le prêtre Germain et le diacre Gassien,
qui comptaient parmi les fidèles de Jean , coururent
sans retard faire leur déposition au palais de l'empe-
1. Quod quidem effecit ut omnes paolo politiores de urbe spes
animis meliores conciperent; quasi scilicet hi Dii statuerint eam
aemper sua providentia complecti. Sed hœc quidem omnia, prosit nu-
mini visum fuerit ita eveniant. Zosim., v, 24.
2. Soli «Bdicule in qua sacra vasa reposita erant flamma pepercit.
Pallad., diaL, p. 37.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIK. 304
reur, demaDdant qu'on dressât un inventaire authen-
tique des objets retrouvés , tant en or et argent qu'en
vêtements, meubles et tentures, du domaine ecclésias-
tique. L'inventaire fut dressé en double devant Stu-
dius, préfet de la ville, Eutychianus, préfet du prétoire,
Jean, intendant des largesses du prince, Eustathius,
questeur, et quelques notaires. Une des copies resta
entre les mains des magistrats; Germain et Gassien
réclamèrent l'autre pour leur sûreté, et la portèrent
l'année suivante à Rome. Tandis que ces choses se
passaient à Gonstantinople, Ghrysostome cheminait,
sur la route de Ghalcédoine à Nicée, avec son escorte
de soldats prétoriens, deux évéques et quelques clercs
qui avaient voulu le suivre.
LIVRE VI.
Procès criminel sur rincandie. — Érêqaes et clercs arrêta — Supplices de
w ^ Tigrius et de Sérapioo. — Interrog&toira d'OIympias, de Pentadia, d*Am-
ui practé. — Nicarète. — Cliryaostome conduit en exil; ses prirations, ses
y souffrances. — L'air de Nicée le rétablit. — Son exil fixé i Cucuse. —
Son Toyage de Nicée à Césarée; il est pris de la fièvre quarte. — Dan-
gers qu'il court sur le territoire d'Ancyre. — Il est mieux reçu en Cappa-
doce. — Toute la ville de Césarée accourt i lui, excepté Tévéque Miaré-
tritts. — Quel était cet érèque. — Pharétiius complote avec les moines
pour chasser Chrysostome de sa ville. — Apparition des Isanres dans la
banlieue. — De l'Isaurie. — Une troupe de moines le force à partir;
conflit de ces moines et de l'escorte. — U se sauve dans une viUa d'où
Pharétrius le chasse. — Sa Alite nocturne; il est renrersé de sa litièrs.
— événements de Constantlnoplc. — Le schisme est complet. — Atsaoe
succède à Chrysostome; son portrait. — L'impératrice Endoxie meurt en
> accouchant d'un enfant mort. — Les ennemis de Chrysostome Irappés
do maux surnaturels. — Atticus succède A Arsace. — Triumvirat des
patriarches de Constantinople, d'Alexandrie et d'Antioche. — Porphyre
d'Antioche. — Désolation des églises de Syrie sous l'oppressiott des
patriarches. — Les catholiques orientaux recourent à l'évèque de Rome.
404.
I.
« Qui ayait mis le fea à la basilique et amené cet
effroyable désastre? — A quelle beure l'incendie avait-il
éclaté, et dans quelles circonstances? » — Telles étaient
les questions qui se croisaient de toutes parts dans Gon-
stantinople pendant les jours qui suivirent l'embrase-
ment de Sainte-Sophie, et auxquelles répondaient vingt
versions différentes S mais se rattachant toutes à certains
1* Hojus rei causam sibi Ticissim ac matno împingebant. Son>m.,
vin, 22.
JEAN GHRYSOSTOME. 303
points principaux. En ce qui concernait les auteurs
de l'incendie, ces points étaient au nombre de quatre.
1* C'était Jean qui, assisté des évéques ses partisans,
de ses clercs et de ses diaconesses, avait mis le feu à
l'église pendant le temps où on les y avait laissés seuls,
avant son départ. Son motif était d*empêclier un autre
que lui de prêcher dans cette chaire, théâtre de sa
popularité et de sa renommée. Il espérait aussi que le
feu, gagnant de proche en proche, pourrait atteindre
le palais occupé par l'impératrice et l'empereur, et les
envelopper tous deux dans la même ruine que l'église.
Cette version était celle des évéques et des courtisans,
ennemis de Chrysostome. Les magistrats chargés de
l'instruction judiciaire l'admirent pour un instant, puis
reculèrent, comme on le verra, devant l'énormité de
l'accusation ; les évéques ne reculèrent pas. Antiochus,
Acacius, Gyrinus, Sévérien, en un mot « les syco-
phantes de Jean » (qualification que leur inflige l'his-
toire), envoyèrent au pape Innocent une relation dans
laquelle ils dénonçaient l'archevêque comme le des-
tructeur de sa propre église, et cette odieuse dénoncia-
tion resta annexée aux pièces que le pape réunissait &
Rome en vue du concile œcuménique.
2^ Les coupables étaient des païens et des juifs qui,
au plus fort du tumulte dont le départ de Ghrysostome
avait été suivi dans l'intérieur de Sainte-Sophie, voyant
tant de chrétiens rassemblés dans une même enceinte,
avaient eu l'idée infernale de les brûler tous avec leur
église *.
1. Joannis insidiatores , accusando fautores illius, quod synodi
304 JEAN GHRYSOSTOME
Cette version venait évidemment des chrétiens; mais
elle prit peu de consistance comme invraisemblable ,
et ne figura point dans l'instruction judiciaire qui
s'ouvrit bientôt. Il était peu croyable, en effet, vu le
peu de distance qui séparait la grande Curie de la
basilique chrétienne, que des païens se fussent imagi-
nés d'allumer dans celle-ci un incendie qui pouvait
aisément gagner l'autre et détruire, avec leur plus
beau temple , leurs simulacres les plus révérés.
S"" C'étaient des joannites du peuple qui avaient com-
mis le crime, par vengeance, pour punir la ville et
Tempereur des violences exercées contre leur idole, et
faire que nul autre évéque ne vint occuper le siège
de Jean *.
Cette version devint la plus accréditée : elle servit
de base à Tenquéte des magistrats, et elle est restée
dans l'histoire comme la plus probable; plus d'un
écrivain ecclésiastique n'hésite même point à l'ad-
mettre. L'hypothèse, du reste, était très-dangereuse
comme base d'une information judiciaire, car le soup-
çon, n'attaquant personne en particulier, attaquait tout
le monde, et on se trouvait conduit presque malgré
soi à englober de hauts et respectables personnages
dans la complicité d'un crime que pouvaient avoir
commis quelques furieux aveuglés par le fanatisme.
judicium moleste tulissent: isti vero calumniam se pati assevenotes,
sibiquc imputari Tacinus illorom qui ipsos una cum ecclesia incendere
vohiissent. Sozom., viii, 22.
1. Quotquot hujiis studiosi erant, dum hoc agant ut post eam
nallus designaretur episcopos, urbem igni perdeodam statuant. Zosim.,
V, 24.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 305
L'idée d'un complot en ressortait naturellement, et
c'est ce que, avec une grande bonne volonté, exploita
le zèle des magistrats romains.
4® Une quatrième version circula encore à côté des
trois autres; mais celle-ci provenait manifestement
d'amis exaltés de l'archevêque, admirateurs de sa
sainteté comme de son génie, et qui se le représen-
taient entouré déjà de l'auréole céleste. Cette version
était celle-ci : on avait vu, pendant la tempête qui
ébranlait la basilique du faite jusqu'aux fondements,
la voûte s'entr^ ouvrir et une colonne de feu descendre
sur le trône épiscopal, embraser ce trône et se répandre
de là en longues spirales de feu dans toutes les parties
de rédifice. Cette hypothèse qui faisait Dieu même
auteur de l'incendie resta confinée à peu près dans le
cercle des adorateurs mystiques de l'archevêque. Per-
sonne ne l'invoqua dans les débats du procès , et les
lettres de Chrysostome n'en parlent point; néanmoins
Palladius y fait allusion dans ses dialogues, et un chro-
niqueur de la fin du siècle la reproduit purement et
simplement, comme un fait dont il ne parait pas
douter*.
Telles étaient les suppositions sur les causes de Tin*
cendie; quant à l'heure où il était apparu pour la pre-
mière fois, les témoignages se divisaient encore plus.
Les uns prétendaient que le feu avait éclaté quelques
instants seulement après la sortie de Tarchevêque , ce
qui semblait corroborer les idées de ses accusateurs;
suivant d'autres, on ne l'avait aperçu que beaucoup
1. Marcel. Com., Chron., ad ann. 404.
2U
306 JEAN CHRYSOSTOME
plus tard, vers le soir; une troisième version le reculait
jusqu'au lendemain matin : suivant elle, des joannites
enfermés dans l'église l'auraient allumé avant de sor-
tir, et l'incendie, après avoir couvé toute la nuit, aurait
fait irruption au lever du jour. Une circonstance admise
à peu près par tout le monde, c'est que la flamme
jaillit d'abord du trône de l'archevêque, et que l'embra-
sement, excité par le vent, prit une force, une exten-
sion si grandes, qu'en moins de trois heures, basilique,
curie, demeures particulières, tout était consumé ^
Sous ces nombreuses préoccupations de l'opinion,
l'enquête judiciaire commença. Le magistrat chargé
de l'affaire, Studius, préfet de la ville, obéissant aux
préventions de la cour, lança un mandat d'arrêt contre
les deux évêques Eulysius et Gyriacus et quelques
clercs métropolitains qui accompagnaient Ghrysostome
dans sa marche vers l'exil; contre Ghrysostome, il ne
l'osa pas. L'exilé suivait alors, avec son escorte de pré-
toriens, la grande route qui conduisait de Ghalcé-
doine, où il avait débarqué, & Nicée de Bithynie, qui
devait être la première halte de son voyage. Ses com-
pagnons et lui cheminaient tristement, sans se douter
"que l'église qu'ils venaient de quitter n'était plus
maintenant qu'un monceau de décombres et de cendres.
Ils se trouvaient déjà fort loin de la côte, lorsqu'ils
furent rejoints par l'officier porteur du mandat d'arrêt
et un groupe de cavaliers , accourus derrière eux de
toute la vitesse de leurs chevaux. A la nouvelle qu'ap-
1. Flamma ignis que de beati Joanais throno nata fuit, Bubito
ecclesiam CoastantiDopoIitanam conflagravit, ▼icioamqueecclesi» arbis
fàciem, aerpena... exussit. Marcel. Conn., ann. 404.
ET L'IMPÉRATRICE EDDOXIE. 307
portaient ces hommes de Tembrasemeat de Sainte-
Sophie, l'archevêque et ses compagnons furent d^abord
consternés ; mais leur surprise se changea en indigna-
tion lorsqu'ils surent qu'eux-mêmes étaient accusés
d'avoir mis le feu, et qu'ordre était donné par le préfet
de les conduire dans les prisons de Gonstantinople,
enchaînés comme des criminels, pour y répondre sur
cette accusation ^
Le mandat d'arrêt, comme on l'a vu, ne concernait
point Chrysostome; mais Ghrysostome voulut y être
compris. « Je ne me séparerai point de mes frères,
disait-il avec animation ; s'ils sont coupables, je le suis;
s'ils sont les instruments d'un crime, j'en dois être
Fauteur ou le provocateur. Il faut que je sois interrogé,
que mes amis et mes ennemis sachent bien si je suis
un incendiaire ou non. » L'officier n'avait pouvoir de
rien décider là-dessus, en dehors du mandat du juge;
il se borna donc à recevoir une protestation écrite que
lui remit l'archevêque. Elle était conçue en ces termes :
« Quoiqu'en d'autres circonstances vous ayez refusé de
m'entendre sur les incriminations portées contre moi,
il faut pourtant bien que vous m'entendiez sur le fait
de l'incendie de mon église, puisque vous m'accusez
d'en être l'auteur*. » L'archevêque, on le voit, avait
deviné sans peine qu'une si outrageante pensée n'avait
1. Cyriacus et Euly8iaB...cum reliqais clericis yincti, adducti atque
innocentes comprobati, postea dimissi sunt. Pallad., dicU,, p. 37. —
Eplacopos et dericos qui nna cum Jeanne profecti fuerant, Chaloe-
donem adductoa, castodiae manciparunt. Sozom., vin, 2â.
2. Et ai in aliis non dediatis mihi locum defensionis , saltem in
rebua ecclesie audiar, an auctorsim, nt dicitis, ejus incendli. Pallad.,
dial.j p. 31.
308 JEAN CHRYSOSTOME
pu venir que des évéques et des courtisans ses enne-
mis. Pendant qu'il écrivait, les fers étaient mis aui
mains de ses compagnons \ que les cavaliers firent
rétrograder vers les prisons de Chalcédoine , d'où ils
furent transférés dans celles de Gonstantinople, et enfio
relâchés, à la condition de ne plus reparaître jamais
dans la ville impériale.
A leur départ, Ghrysostome resta atterré. II était seul
désormais, complètement seul; plus d*amis pour épan-
cher son cœur, pour le plaindre , pour l'assister dans
les défaillances fréquentes de sa santé, car on lui avait
refusé d'emmener un domestique pour le servir; il
n'avait plus autour de lui que des soldats grossiers,
ses gardiens. Qu'allait-il devenir, par un voyage si
pénible, sous les ardeurs de la canicule, avec des infir*
mités dont la fatigue et le chagrin aggravaient encore
le poids? Dans cette extrémité. Dieu, son unique
recours, ne l'abandonna pas. Son escorte, ainsi que je
l'ai dit, se composait de prétoriens, hommes simples et
rustiques , mais plus pitoyables que ceux dont ils exé-
cutaient les volontés. La scène à laquelle ils venaient
d'assister les avait émus, et ils se prirent d'une com-
passion involontaire pour ce prêtre presque mourant,
que le peuple aimait, et dont le nom avait retenti bien
des fois à leurs oreilles. En le voyant en proie à tant
de souffrances de corps et d'esprit, ils se firent un
devoir de l'assister et de faire l'office des serviteurs qui
lui manquaient, quoiqu'il s'y refusât et les repoussât
doucement. C'étaient eux qui cherchaient à lui pro-
1. Vincti. PaUad., dial., p. 37.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 309
curer dans les stations une nourriture moins mauvaise
qae la leur, et quelques heures de repos, lorsqu'il
quittait sa litière ^ La chaleur étouffante lui ayant rendu
ses maux d'estomac plus douloureux que jamais, il
ressentit des accès de fièvre quarte pour lesquels il ne
connaissait qu'un remède efficace, les bains; or son
escorte avait pour instruction, à ce qu'il parait, de ne
point s'arrêter dans les villes , seul lieu où il eût pu
trouver des thermes publics; force lui fut donc, quand
quelque crise violente approchait, de faire usage de
fonds de tonneau en guise de baignoires. Ses gardiens
l'aidaient dans tous ces soins avec un empressement
touchante- Après l'avoir plaint, ils finirent par l'aimer,
et Ton verra que plus d'une fois il leur dut presque la
vie. L'escorte était commandée par deux jeunes offi-
ciers constantinopolitains qui, loin de trouver .mauvais
les procédés obligeants de leurs soldats, entouraient
eux-mêmes l'exilé d'une sollicitude respectueuse. Ils se
nommaient Anatolius et Théodorus, et étaient de familles
et d'éducation distinguées. Ghrysostome les mentionne
avec éloge dans ses lettres *. Grâce à leur tolérance , le
prisonnier pouvait communiquer sur la route avec des
prêtres ses partisans qui lui apportaient des nouvelles,
écrire des lettres et en recevoir. Ce fut une grande
consolation pour cet homme, qu'une séquestration
complète eût fait bientôt mourir.
Où le conduisait-on? Quel serait le lieu de son exil?
1. li ft quibuB in exsiliom ayehimur curam omnem et stadium etiam
Bupra quam voluimus adhibent ut dos recréent ac reflciaot eaque in
re operam navant. Chrys., Ep, iO ad Olymp.
2. Chrys., Ep. 115, 205.
340 JEAN GHRYSOSTOHE
Il ne le savait pas , et ses gardiens ne le savaient pas
plus que lui. Ils devaient trouver à Nicée le rescrit
impérial qui fixerait le sort de Texilé. Un bruit recueilli
sur la route indiqua d'abord la Scythie-Pontique*, pro-
vince extrême de l'empire romain, du côté du Caucase,
et plutôt une terre barbare qu'une contrée romaine;
puis heureusement ce bruit tomba , et Ton parla avec
persistance de l'Arménie, dont Ghrysostome prenait,
en effet la direction en s'approchant de Nicée. Cette
nouvelle paraissant probable, il s'empressa d'écrire à
sa chère diaconesse Olympias que, si le fait était vrai,
elle lui fit obtenir pour résidence l'Arménie supérieure
et sa métropole Sébaste, ville importante, en commu-
nication avec les principales cités de rorient, et qui
présentait d'ailleurs toutes les ressources désirables
pour les besoins de la vie^ Elle obtiendrait aisément
cette faveur, lui disait-il, par l'intermédiaire d^un
évéque de leurs amis, nommé Cyriacus, comme celui
qui était maintenant détenu à Chalcédoine; il y ajou-
tait d'autres personnages sur lesquels il comptait aussi
beaucoup, tels que l'eunuque Brison, premier cham-
bellan de l'impératrice, mais resté en sympathie de
cœur avec lui, Péanius, homme important qui avait
l'oreille des grands, et surtout un riche Arménien de
Sébaste, nommé Arabius, dont la femme était liée
d'une amitié étroite avec la diaconesse, sa chère et
pieuse fille'. Nous verrons plus tard ce qu'il advint de
ces recommandations. Chrysostome, dévoré de soucis
1. Chry»., Ep, 13.
2. Chrys., Ep. 121, 221.
3. Chrys., Ep. 12, li, 125, 193, 214.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 341
et grelottant du froid de la fièvre, atteignit au bout de
dix jours de marche environ la ville de Nicée.
Tandis que l'archevêque s'acheminait vers cette pre-
mière halte de son exil, les agents de Tenquéte judi-
ciaire à Constant! nople faisaient main basse sur ses
amis, évéques, prêtres ou diacres, qui allaient garnir
l'un après l'autre les prisons de la ville; on poursuivait
jusqu'à des femmes. Il paraît que, malgré ces rigueurs,
le préfet Studlus, qui les ordonnait, devint suspect à
la cour, peut-être à cause d'une certaine modération
dans les formes ou de ménagements pour les per-
sonnes, comme on l'a vu à l'égard de Ghrysostome; en
tout cas, il fut révoqué au bout de quelques jours, et la
préfecture de la ville passa de ses mains, en dehors du
roulement régulier des magistratures, dans celles d'un
homme qui allait plus au cœur de l'impératrice, et fit
tout en effet pour n'être pas suspecté. Il se nommait
Optatus, et les contemporains nous disent qu'il était
païen \ non pas assurément du paganisme grossier du
peuple, lequel consistait à adorer des dieux de pierre
et de bois, mais de celui de la classe éclairée et riche,
du polythéisme des sophistes et des mystagogues, que
Ton nommait alors l'hellénisme. Le christianisme
n'avait pas d'ennemie plus mortelle que cette secte
superbe et haineuse, et les chrétiens de juges plus
redoutables que ses adeptes, qui semblaient avoir pris
pour mot d'ordre cette parole d'un historien païen à
propos de l'incendie de Rome sous Néron : que les
chrétiens, « quoi qu'ils fissent, étaient toujours cou-
1. Optatus nrbis Ck)nstaiitinopolis pnsfectus, religionis professione
gentilis, et propterea christianis infestas. Socr», vi, 16.
342 JEAN CHRYSOSTOME
pables et méritaient toujours les dernières rigueurs ^ »
C'est ayec des convictions de ce genre qu'Optatns alla
continuer, au sujet de l'embrasement de Sainte-
Sophie, Faction criminelle commencée par son pré-
décesseur. En sectaire et courtisan également zélé , il
voulut procéder par lui-même aux interrogatoires, et
alla s'installer au forum, sur son tribunal, flanqué des
instruments de la torture, brasiers ardents, grilles,
cbevalets, ceps, tenailles à tordre les membres, et
environné des dénonciateui*s, des bourreaux, des
inquisiteurs et autres agents de la question. Il paraît
que parmi ces derniers siégeaient des clercs du parti
de la cour* chargés d'assister le juge et les question-
neurs au besoin en leur suggérant des demandes
captieuses dans lesquelles Taccusé pouvait s'embar-
rasser, ou détournant au profit de l'accusation des
mots arrachés par la douleur. On se refuserait à croire
de telles infamies, si des textes contemporains n'en
faisaient foi.
Studius avait commencé les interrogatoires, Optatns
commença les supplices; il fallait en effet, par la force,
obtenir des aveux de gens qui avaient tout nié jus-
qu'alors. Un des premiers amenés de prison devant le
préfet fut un jeune lecteur de l'église métropolitaine,
attaché pendant quelque temps comme serviteur à la
personne de Tarchevêque. C'était un adolescent de
mœurs douces, de complexion délicate et fr^le, tout à
fait semblable à une jeune fille, dont il portait au front
1. Sontes atque novissima exempla meritos. Tac, Ann,, xv, 41.
2. Sacerdotalis ordinis virl. Pallad., diaL, p. 76.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 313
la candeur virginale ^ On eût dit qu'il n'appartenait
pas à ce monde, tant il lui paraissait étranger par la
pureté de son âme et la faiblesse de son corps. Le juge
voulut lui faire désigner Tarchevéque Jean son mattre
et les amis de Jean, qui étaient aussi ses patrons,
comme les auteurs de l'incendie de l'église ^ et Eutro-
pins (c'était son nom) répondit qu'il ne savait rien de
tout cela. Pour l'obliger de confesser qu'il le savait, le
préfet le fit étendre sur le chevalet, où on le fustigea
cmellement. Les inquisiteurs attendaient qu'il sortit
de sa bouche quelque parole imprudente dont le juge
profiterait; mais ils attendirent vainement, l'enfant ne
laissa échapper que cette déclaration : « Je ne sais rien
de ce que vous me demandez'. » On recourut alors
aux grands moyens : les lanières garnies de plomb ne
suffisant pas pour le faire parler au gré du juge, on lui
laboura les côtes avec des ongles d'acier, on lui
déchira le front jusqu'à lui an^acher les sourcils; les
chairs des côtes ayant été mises à nu, on en approcha
des torches enflammées ^, mais Eutropius se taisait;
quand on le détacha du chevalet, il était mort. Il fallait
maintenant l'enterrer, car on ne pouvait reporter à la
prison un cadavre, et, comme on n'avait sous la main
aucun prêtre joannite (ils étaient tous dispersés ou
cachés), les clercs d'Acacius, assesseurs de la torture,
1. Eutropius quidam lector... Sozom., viii, 24. — Eutropius bea^
tissimns ut virgo purus Jnvenis et tenellœ cutis ezistens. Pal lad.,
dial,, p. 78.
2. Uteos indicaret qui templo ignem injecissent Sozom. , viii, 24.
3. Nibil se scire confessus est. Sozom., ibid.
4. Latent et frontem usque adeo sectus, ut supercilia quoque velie-
reotur. Pallad., ub. sop.
344 JEAN GHRYSOSTOMB
se virent contraints d'ensevelir eux-mêmes leur vic-
time et de la conduire au cimetière pendant la Duit^
Les joannites racontèrent qu'au moment où ces mains
infidèles déposaient le jeune lecteur dans la fosse, le
ciel s'ouvrit, et qu'on entendit le chœur des anges
entonner l'hymne de bienvenue pour celui à qui
manquaient les prières des morts et le dernier adieu
de ses frères*.
Un autre des clercs de Ghrysostome, mais plus
important qu'Eutropius, l'ancien diacre Tigris ou
Tigrius, aujourd'hui prêtre, se trouvait aussi sous la
main des geôliers. Ce personnage a déjà joué un rôle
dans la première partie de ces récits; je résumerai en
peu de mots ce qu'il était et ce qui lui advint dans la
circonstance présente. Barbare d'origine' et né vrai-
semblablement sur les bords du fleuve dont il portait
le nom, Tigrius avait passé son enfance dans l'escla-
vage, où son intelligence, sa bonne conduite et un rare
dévoûment à son maître lui valurent de bonne heure la
liberté ^ Devenu libre, il se fit chrétien, entra dans les
ordres, et Ghrysostome l'attacha à son église. Ce fut
pour l'ancien esclave le comble des honneurs, et son
évêque fut pour lui dès lors un second maître auquel
il se dévoua, comme il s'était dévoué au premier. U
ne vit plus au monde que Ghrysostome; tout ami de
1. Media nocte clam ab iÎB qui hoc egerant, sacerdotalis ordinis
Tins, sepelitur. Pallad., dial., p. 78.
2. Pallad., ibid.
3. Erat bic barbarus natione... Sosom., viii, 24.
4. Qui cum in domo cujusdam potentis servus fuisset, domino aao
probfttus, libertatem meruerat. Sozom., viii, 24.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 345
Tarcbevéque devint son ami, tout adversaire son
ennemi. Placé près d'un homme qu'entraînait trop
fréquemment une humeur irascible et impérieuse,
Tigrius, loin de chercher à le calmer, l'excitait dans
ses colères les plus imprudentes, et on put lui repro-
cher avec justice d'avoir été un des mauvais génies du
maître qu'il idolâtrait et pour lequel il eût donné
mille fois sa vie. Il fut même signalé au concile du
Chêne comme un de ceux qui avaient le plus participé
aux troubles de l'église de Gonstantinople; aussi ne
Toublia-t-on point lorsque, après l'embrasement de
Sainte*Sophie, des enquêtes se dirigèrent contre les
membres du clergé. Attendre d'un tel homme une
dénonciation même vraie contre son maître eût été
une espérance insensée; mais vouloir lui faire dire
que Ghrysostome était un incendiaire, et l'incendiaire
de sa propre église, c'était attirer sur ceux qui l'inter-
rogeaient toute l'indignation de son cœur. On ne sait
ce qu'il répondit au préfet, mais le supplice le plus igno-
minieux lui fut aussitôt infligé. On le dépouilla de ses
vêtements et on le fouetta avec des courroies plombées
jusqu'à ce que les chairs détachées lui descendissent
des reins; on lui mit les ceps aux pieds pour en
distendre les doigts, et enfin on l'écartela sur le che-
valet jusqu'à ce qu'il eût perdu tout sentiment, après
quoi on l'envoya pourrir sur la paille de son cachot'.
Tigrius pourtant n'en mourut pas. Lorsque ses plaies
furent à peu près cicatrisées et qu'il fut en état de
1. Tum etiam Yestimentis exutas, et tergo flagris cœsus, vinctis-
que pedibas ac manibas ia eculeo extensus, membris disaolatus est.
SOZOID., VIII, 2i.
316 JEAN GHRYSOSTOME
supporter les secousses d'un chariot, on l'envoya en
Mésopotamie revoir les rives du fleuve qu'il avait
quittées esclave et moins infortuné.
Le nom de Sérapion se joint ordinairement à celui
de Tigrius dans la liste des conseillers funestes de
Ghrysostome, qui hâtèrent par leur violence la perte
de ce grand et malheureux homme. Le parti triom-
phant aurait bien voulu mettre la main sur l'ancien
diacre de Sainte-Sophie, devenu évéque d'HéracIée, en
Thrace; mais Sérapion était dans son diocèse au
moment de l'incendie, et, quoiqu'il eût pu opposer à
toute accusation un alibi incontestable, il connaissait
trop bien ses ennemis pour ne se fier qu'à son bon
droit : il s'était donc mis en lieu sûr dès l'ouverture
de l'enquête. Un couvent de moines goths catholiques
qu'on appelait Marses le déroba pendant quelque
temps à toutes les recherches de l'autorité civile S et il
ne fut découvert que lorsque la première effervescence
des haines était un peu calmée. Plus tôt, on l'aurait
tué; on se contenta de le torturer. Entre autres
supplices, on lui arracha la peau du front avec les
sourcils au moyen d'ongles et de tenailles d'acier :
puis on le déporta en Egypte sous la garde du
patriarche d'Alexandrie' : Sérapion aurait préféré sans
aucun doute la garde des geôliers de l'empereur.
L'avènement d'un métropolitain de Gonstantinople
en remplacement de l'archevêque exilé arriva comme
1. Narravernnt mihi Marsi ac Gothi monacbi apud quos Sérapion
epiacopuit delitescebat... Chrys., Epist, 14 ad Oiymp.
i. Serapionem ad ezcassionem usqae dentium... in patriam suam
relegarunt. Pallad., diah, p. 77.
£T L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 317
un intermède au milieu de ces sanglantes tragédies.
Ghrysostome avait été enlevé de la ville impériale le
vingtième jour de juin, et dès le 27 son successeur
était installé. La cour ni les évéques qui maintenant
conduisaient tout n'avaient pas perdu de temps ; la cour
espérait que le peuple oublierait plus aisément son
idole en perdant l'espoir d'un retour, et les évéques de
leur côté n'étaient pas fôchés de mettre cette barrière
entre eux et un repentir possible d'Augusta. Toutefois
l'enfantement du nouvel archevêque, quoique précipité,
n'avait point été facile. L'empereur n'osant choisir
aucun des évoques ses familiers , ni Acacius , ni
Antiochus, ni Sévérien (ceux-ci d'ailleurs n'auraient
point accepté par crainte de l'indignation publique),
tout le monde s'en était remis aux inspirations de
l'impératrice, qui ut tomber sa préférence sur un
homme non moins ennemi de Ghrysostome, mais
moins compromis que les autres, parce qu'il s'était
montré plus Iftche. Cet homme, frère de Nectaire,
ancien préfet et plus tard archevêque de Constanti-
nople, appartenait aux rangs élevés de la cour, et
occupait dans le clergé métropolitain depuis plusieurs
années la place d'archiprêtre. Il se nommait Arsace,
et n'avait pas moins de quatre-vingts ans lorsque
rimpératrice le désigna ; mais cet &ge même laissait
l'espérance aux rivaux ambitieux, qui purent ne voir
dans Arsace qu'un archevêque de passage. Ce prêtre
n'avait guère fait parler de lui jusqu'alors malgré sa
hante position dans le monde et un savoir théologique
qu'on ne pouvait lui dénier; mais il était insouciant et
mou toutes les fois qu'il ne se sentait pas stimulé par un
3«8 JEAN CHRYSOSTOME
intérêt pressant. Les critiques disaient malignement
de ce successeur de l'abondant et impétueux Ghrjrso-
stome « qu'il avait la faconde d'un poisson, et mettait
dans son action oratoire la chaleur d'une grenouille^ »
On citait à son sujet une anecdote qui ne lui faisait
pas grand honneur comme prêtre et comme évéque.
Lorsque son frère Nectaire, non encore baptisé, était
monté de la préfecture de Gonstantinople au siège
épiscopal de cette première métropole de l'Orient, par
la volonté du grand Théodose , cette élévation subite
qui étonnait tout le monde ne fut pas sans exciter un
peu de jalousie dans le cœur d'Arsace : lui-même en
effet, comme s'il eût aspiré à une fortune pareille, se
hftta d'entrer dans les ordres. Nectaire, qui était son
aîné, le réprimanda vivement, a Je te devine, lui dit41
avec quelque amertume; tu convoites l'épouse que
Dieu m'a donnée en la personne de cette église, et tu
attends ma succession... » Arsace se défendant d'avoir
conçu une telle pensée : « Eh bien donc, s'écria
Nectaire, pars à l'instant pour Tarse, dont je f assoie
d'avance l'évêché. » Arsace refusa de partir; mais la
honte le prit : saisissant le livre des Évangiles, il jura
dessus, entre les mains de son frère, qu'il n*accepterait
jamais l'épiscopat*. Ce serment, on le voit, ne tint pas
contre les séductions d'Eudoxie. Dans ses rapports
1. Homo pisce magis mutas, et rana rébus agendis minas idoneas.
Pallad., dicU.f p. 37.
2. Fratri suo Nectario Juraverat, nullius unquam episcopatus ordi-
oationem admissurum se^ quando Nectarius exprobravit ipsi qaod
noluiftset Tarseasi Ecclesiœ prœSci, quasi mortem Ipsius specularetur.
Pallad., dial., p. 38.
ET LMHPÉAATRIGE EUDOXIE. 319
avec Gbrysostome comme arcbiprétre, il se conduisit
en ennemi souterrain, dénigrant continuellement son
éYéque, qu*il dénonça même au concile du Chêne;
mais son manque de foi, si honteux qu'il fût, n'avait
pas eu assez d'éclat pour empêcher le choix de la
cour. Appelé par l'empereur, élu par un simulacre
d'assemblée et ordonné par les évêques de la faction
triomphante, il fut intronisé dans la basilique des
Apôtres, qui servait de métropole à Gonstantinople
jusqu'à ce qu'on eût reconstruit une nouvelle Sainte-
Sophie sur les décombres de l'ancienne.
Arsace était déjà en possession de son épiscopat
contesté, lorsque le préfet Optatus donna une nouvelle
face au procès des joannites. Las de lutter contre l'opi-
niâtreté des hommes, ce magistrat crut avoir meilleur
marché des femmes, et s'adressa d'abord à celles qui,
attachées au service de l'Église, pouvaient connaître les
secrets de Gbrysostome ou même avoir été les instru-
ments dociles de ses vengeances; je veux parler des
diaconesses. La première qu'il ût appeler devant son
tribunal fut Olympias, cette matrone illustre, si célèbre
dans tout l'Orient par l'éclat de sa naissance, la hau-
teur de son âme et cette immense fortune qu'elle avait
dépensée à nourrir les pauvres et l'Église; elle était
d'ailleurs une de celles à qui Gbrysostome en partant
avait adressé ses dernières recommandations. Avant de
ramener en face d'Optatus, les appariteurs, comme
pour réprouver, la promenèrent à travers les instru-
ments de supplice que préparaient les bourreaux. Le
préfet, en l'apercevant, lui demanda d'une voix mena-
çante pourquoi elle avait mis le feu à la basilique de
320 JEAN GHRYSOSTOME
Sainte-Sophie. « Ma vie entière, répondit-elle a?ec
calme, suffit pour réfuter une pareille imputation ; j*ai
été riche autrefois, et on sait que mes richesses ont été
employées à construire ou à décorer les temples de
Dieu; ce n'est pas comme cela qu'on apprend à les
brûler*. -— Oh ! je connais ta vie !... s'écria le préfeten
colère. — Eh bien, si tu connais ma vie, répliqua-
t-elle avec hauteur, descends de ce tribunal où tu
sièges comme juge et viens t'asseoir ici comme accu-
sateur; un autre jugera entre nous^.. » Or le banc
des accusateurs était vide.
Interdit partant de présence d'esprit et de courage,
le préfet feignit de prendre le change et ne parla plus
de l'accusation d'incendie ; mais, donnant à sa voix un
ton de commisération hypocrite, « je veux, dit-il
adresser un conseil à toi et à toutes celles qui te res-
semblent : vous êtes folles, vous autres femmes, de
repousser comme vous faites la communion de?otre
évêque, quand les tribulations et les châtiments sont
la conséquence infaillible de votre conduite. Groyez-
moi, revenez à résipiscence tandis qu'il en est encore
temps'. » On voit que l'accusation avait changé de
1. Interroganti prsefecto cur ecclesiam iocendisset, respondit :
Non est hoc vit» meœ institutam. Ego enim facaltates meas que
multœ erant et maxim», templis Dei iastaurandis impendi. SozooIm
vm, 24.
2. Cumque ille diceret sibi probe cognitam esse vivendi rationem,
Bubjecit illa : Ta ergo in accusatoris locum transi, et alius de nobis
judicet. Sozom., ibid.
3. Veluti consulendi gratia, tam Olympiadi quam reliquis malie-
ribus amentiam exprobravit, qu» communionem episcopi sui aversa-
rentur. jd., 1. c.
ET L'IMPÉRATRIGB EUDOXIE. 324
face; au lieu du crime d'incendie, c'était celui de
rébellion et de schisme. Cette manœuvre n'échappa
point à Olympias. « Optatus, lui dit-elle, il n'est pas
juste qu'ayant été amenée ici avec une multitude de
gens pour ayoir à m'expliquer au sujet d'un crime que
je n'ai point commis et dont aucun témoignage ne
peut me conyaincre, tu viennes interrompre la défense
pour m'occuper de griefs qui n'ont point de rapports
avec celui-ci ^ Si c'est un nouveau crime dont tu me
trouves coupable et une nouvelle accusation que tu
m'intentes, permets-moi de consulter des avocats avant
de te répondre, car si, contre la justice et les lois, je
suis forcée de communiquer avec qui je ne dois point
le faire, je saurai du moins jusqu'où le devoir et la
conscience m'obligent. » Le préfet, mis à bout, lui
assigna un délai pour consulter ses défenseurs et
revenir à sa barre. Elle y revint au bout de quelque
temps, aussi inflexible que la première fois. Le juge
la condamna à une amende considérable et à l'exil \
Elle accepta tout plutôt que de communiquer avec
Ârsace , et son exil fut fixé d'abord à Gyzique , puis
à Nicomédie; mais, comme elle avait des amis puis-
sants à la cour, on ne pressa point son départ.
Pentadia, la seconde des diaconesses dans l'affec-
tion de Ghrysostome et qui avait reçu ses adieux au
baptistère avec Olympias, Salvina et Ampructé, fut
1. Minime œquam est, inquit, ut qu» in multitudine per calum-
niam capta, in Judicio vero nallius criminis convicta eum, ad defen''
sionem trahar qaerelarum qae in judicium non venerint. Sozom.,
Tin, 24.
2. Altero autem die, cam eam exhiberi Juesisset, magno auri pon-
dère mulctayit. Sozom., ibid.
21
3n JEAN CHRYSOSTOME.
amenée, la seconde aussi, devant le tribanal da pré-
fet. La yeuye du consul Timasius n*y trouva, comme
sa compagne Olympias, qu*insultes brutales et cruauté.
Une lettre que lui écrivit plus tard Ghrysostome nous
donne le tableau résumé de ce qu'elle eut alors & souf-
frir ; on y voit avec quelle rage la coui* et les agents de
la cour poursuivaient ces nobles femmes qui joignaient
au crime d'un dévouement invincible à l'archevêque
celui d'une fortune et d'un rang qui rejaillissaient sur
sa cause en l'ennoblissant. « Réjouissez-vous, lui disait
Ghrysostome, répondant du fond de son exil aux détails
qu'elle lui donnait de sa confession, réjouissez-vous,
car vous avez été facilement victorieuse : d'un mot,
vous avez confondu l'impudence des bêtes féroces et
bâillonné leur bouche pleine de rage^ La vérité, pour
laquelle vous combattiez et contre laquelle on tous
égorgeait, a cette force en effet, qu'un mot lui suffît
pour triompher des sycophantes, tandis que le men-
songe a beau s'envelopper d'un tissu d'artifices, il
tombe et se dissipe au moindre vent, plus faible qu'une
toile d'araignée... Quelle embûche n'ont -ils pas
essayée contre vous? quel genre de machines n'oot-ils
pas fait mouvoir pour ébranler votre âme si forte, si
généreuse, si fidèle à Dieu? Vous qui ne connaissiez
rien au monde que l'église et votre chambre, ils tous
ont traînée au forum, du forum au tribunal, du tribu-
nal à la prison. Ils ont aiguisé les langues de faux
témoind, forgé de misérables calomnies, et pour tous
1. HuJuBmodi belluanim ora facili negotio compreaseris, impuden-
tesque eorum lingaas et rabida ora obstruxeris. Chrys., Epist, 94 ad
Pmtad.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 3S3
effrayer ils ont commis des meurtres sous vos yeux.
Vous avez vu des torrents de sang couler, des corps de
jeunes gens déchirés par le fer, consumés par le feu,
des personnages illustres et en grand nombre couverts
de plaies et livrés aux tortures, enfin il n'est pas une
pierre qu'on n'ait remuée pour vous épouvanter, et
vous amener par la crainte à dire le contraire de ce
que vous aviez vu ^ Vous, semblable à un aigle qui
s'élance vers le ciel, vous avez rompu leurs filets pour
gagner ces sphères sereines et libres où la vertu se
complaît. Non-seulement ils n'ont pas su vous enve-
lopper de leurs lacs, mais ils s'y sont pris eux-mêmes;
mais cette accusation d'incendie, que de misérables et
malheureux hommes dirigeaient contre vous comme
un sujet de triomphe, n'a servi qu'à les convaincre de
calomnie par votre bouche... Songez donc à ce qui
s'est passé, à tous les flots qui vous ont soulevée sans
pouvoir vous entraîner et faire de vous le jouet de la
tempête, à tous les orages qui n'ont pu vous faire som-
brer, et au milieu desquels votre barque a sillonné
tranquillement une mer furieuse. Songez à tout cela ;
mais regardez aussi devant vous le port qui est proche
et où se préparent vos couronnes*. »
1. In forum te qu» prêter eccleùam et cubiculum nihil noras per-
traierunt, a foro ad tribunalia, a tribaDalibus ad carcerem. Falsorum
teatîuin linguas acuerunt, impudentem calumniam concinnarunt,
csdes perpetrarant, cruoris torrentes profuderunt, igni ac ferro Juve-
num corpora consumpsenint, multis ac pneclaris viris plagas et cru-
ciatus intalerunt, nullum deoiqae lapidem non moverunt, quo te
metu perterritam hue adigerent, ut iis que videras contraria diceres.
Chrys., Epist. 04 ad Pmtad»
2. Portum etiam una cum plurimis coronis propediem exspect'u
Cbiys., ibid.
324 JEAN CHRYSOSTOME
Après Pentadia, ce fut le tour d'Ampructé et des
autres diaconesses ou daines attachées à l'Église; mais
l'histoire ne mentionne point Sahina parmi les accu-
sées. La cour exempta sans doute d'une comparution
ignominieuse cette fille d'un roi maure devenue Ro-
maine par son mariage avec un parent du grand
Théodose, et alliée par conséquent à l'empereur
régnant. Beaucoup d'autres femmes moins illustres
souffrirent comme celles-ci pour une cause qu'elles
croyaient être celle de Dieu. Plusieurs furent torturées,
flagellées, déchirées avec des ongles de fer : quelques-
unes périrent ou sur le chevalet ou dans les geôles.
Le nouvel archevêque, de son côté, déclara la guerre
aux couvents pour les forcer à le reconnaître; tous les
moyens de coercition furent employés, la menace, les
châtiments et jusqu'à la faim; on interceptait leurs
provisions, espérant les réduire par la famine. On
obtint ainsi l'acquiescement de beaucoup de moines
ou de religieuses : que pouvaient faire ces malheu-
reux? Leur soumission devenait pour Arsace autant de
victoires que le parti ennemi de Ghrysostome célébrait
avec jactance. Olympias avait fondé dans Gonstanti-
nople un couvent de vierges auquel elle attachait toute
son affection et tous ses soins. Pendant son procès, les
pauvres filles, se croyant abandonnées, cédèrent aux
sollicitations ou à la crainte et firent leur paix avec
l'intrus ; Olympias ne les revit jamais.
11 y avait en ce temps à Constantinople une vierge
déjà fort âgée, connue et respectée de tout le monde ;
elle était Bithynienne, d'une famille riche et distinguée
de Nicomédie, et se nommait Nicarète, c'est^-dire
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 325
Vertu victorieuse*. La vertu de Nicarëte, c'était la cha-
rité. Maîtresse d*un grand patrimoine, elle le dispersa,
suivant le mot de l'Écriture, en aumônes, en libérali-
tés aux églises, en bienfaits de toute sorte. Pour être
plus à mémQ de le placer, elle vint à Gonstantinople,
ce foyer des misères comme des splendeurs de l'em-
pire, et s'y fit pauvre pour être plus près des pauvres
et les pouvoir mieux assister. Par l'inspiration d'une
charité presque surhumaine, elle apprit la médecine
et la préparation des remèdes, transformant sa maison
en laboratoire de drogues, qu'elle distribuait aux indi-
gents malades, et que la plupart du temps elle leur
portait elle-même'. Elle devint bientôt le médecin de
tout le peuple de Gonstantinople, qui disait avec une
naïve confiance : « Les remèdes de Nicarète guérissent
toujours. )) La vie obscure où se confinait la noble
femme n'avait point effacé chez elle les dons de l'es-
prit et ceux du savoir; un historien ecclésiastique qui
la connut nous dit que sa conversation était grave, éle-
vée, nourrie des préceptes de la divine philosophie où
elle avait puisé le goût de la retraite. Plus d'une fois
on voulut la faire entrer dans TÉglise, soit comme dia-
conesse, soit comme supérieure de quelque congréga-
tion de filles; elle refusa obstinément, repoussant jus-
qu'aux vives instances de Ghrysostome '. La charité,
1. Ex quibas fait Nicarete Bithyna, nobili génère apud Nicome-
dienses orta, ob perpetaam virginitatem , et ob vit» sanctimoniam
celeberrima. Sozom., viii, 23.
2. Cum esset admodam ingeniosa, et promptao erga omnes huma-
nitatis, medicamenta diTersi generis préparait ad usas pauperum
sgrotantium. Id., ibid.
3* Nam ob modestiam animi, ac philosopbi» stadium, perpetuo
326 JBâN GHRYSOSTOME
cachée entre elle, les pauvres et Dieu, c'était la yoca-
tion qu'elle s'était donnée. Le préfet Optatus eut Taf-
freux courage d'aller chercher cette sainte fille dans sa
retraite pour la forcer de renier son archevêque légi-
time et de communiquer avec l'intrus; il eut un cou-
rage plus affreux encore, celui de punir son refus
d'une forte amende. C'était confisquer le pain des
pauvres. Nicarëte ruinée sut encore être charitable :
elle se fit une vie en commun avec ses servantes, man-
geant, s'babillant comme elles, et à force d'économies
sur elle-même, elle trouva le moyen de guérir toujours
des malades et de nourrir des gens qui mouraient de
taijn^. Sa charité finit par sembler trop factieuse, et
les ennemis de Ghrysostome la firent exiler en
Bithynie.
Ces événements se passaient à l'insu de Ghryso-
stome, tandis qu'on le traînait d'étape en étape aux
extrémités de l'empire. L'absence de communications
avec ses amis, l'incertitude et l'irrégularité de la cor-
respondance furent pour lui peut-être le plus insup-
portable des maux de l'exil. II ne savait que par ouï-
dire, le long de sa route, ce qui lui importait le plus,
le sort de son église, celui de ses frères, le sien propre,
et lorsque les faits parvenaient à sa connaissance par
des lettres, ils étaient consommés, irrévocables, ou
latere studebat: ita ut nec honorem dlaconiàsas unquam ambierit, nec
vîrginibus ecclesiasticis prasesse, licet Joanne saspias eam boitante
Yoluerit. Sozom., viii, 23.
1. Paacis sibi relictis, propter bonam ac prudentem dispensaodi
rationem, ipsa licet provecta jam etate, una cum domeaticis cuncta
habcret et aliis abuode sappeditaret. Id., ibid.
ET LMMPÉRATRIGB EUDOXIE. 327
venaient le frapper à Timproyiste comme des coups
de fondre. Avec un esprit tel que le sien, c'était le sup-
plice de mille morts. Le bruit lui étant arrivé, entre
Ghalcédoine et Nicée, qu'on s'occupait à Gonstantinople
de son remplacement, il s'était hâté de mander à
Olympias qu'elle employât tout pour empêcher une
élection qui ne pouvait qu'être funeste dans les circon-
stances présentes. « Si cette élection se &it, lui écri-
vait-il, il se passera deux choses non moins affligeantes
pour moi que pernicieuses pour l'Église. D'abord celui
qu'on me donnera pour successeur sera choisi par des
hommes qui n'en ont pas le droit, et que l'Église con-
naît déjà pour ses persécuteurs; ensuite, il est évident
que ces gens-là n'ont pas le dessein de faire un bon
choix. Or qui peut prévoir, au milieu du trouble des
esprits, les conséquences d'une mauvaise élection? »
Cette lettre nous révèle, avec les inquiétudes de l'exilé,
l'autorité morale qu'exerçait en temps ordinaire la
diaconesse Olympias dans le clergé, le peuple, et même
près de la cour; mais la face des choses était changée,
et Ghrysostome l'ignorait.
L'élection d'Arsace, lorsqu'il l'apprit plus tard, lui
causa une indignation violente, et il s'en explique dans
une lettre à un de ses fidèles, l'évéque Gyriacus de
Synnades. « On m'a rapporté, dit-il, ce qui s'est passé
en la personne d'Arsace, ce radoteur imbécile, éleyé
par l'impératrice sur mon siège épiscopaP. J'ai su les
cruautés exercées par l'infâme contre nos frères qui
i. AUatam antem ad me est de deliro illo Ârsacio, quem Impera-
trix în throDO collocayit. Chrys., Ejntt. 1S5 ad Cyriac.
318 JEAN CHRTSOSTOMfi
n*0Dt pas voulu communiquer avec lui, et comment
plusieurs d'entre eux sont morts en prison pour la
défense de ma cause. C'est un loup sous une peau de
brebis, un adultère sous un masque d'évêque ; de même
en effet qu'on appelle adultère la femme qui, du vivant
de son mari, a commerce avec un autre homme, ainsi
Arsace est un adultère, non selon la chair, mais selon
l'esprit, puisque, moi vivant, il m'a enlevé l'église dont
je suis l'époux ^ » Dans une lettre à Olympias, dont il
comprend toute la douleur, il l'exhorte à ne point se
laisser abattre par un tel événement, les bonnes causes
et les hommes de bien étant soumis à des épreuves
dont la providence de Dieu connaît seule le secret.
« Barabbas, lui dit-il, n'a-t-il pas été préféré à Jésus?
Et pendant que le peuple juif demandait la délivrance
d'un voleur et d'un meurtrier, ne voulait-il pas qu'on
crucifiât l'auteur même de son salut '? d II lui disait
encore dans une autre lettre : a Ne vous affligez pas
jusqu'à l'abattement du cœur de ce que telle église est
assaillie par des vagues furieuses, telle autre ébranlée
par une tempête, telle autre encore frappée d'insup-
portables plaies; de ce que celle-ci a reçu chez elle un
loup au lieu d'un pasteur, celle-là un pirate au lieu d'un
pilote, un bourreau au lieu d'un médecin; oui, pleu-
rez-en , ressentez-en de la douleur, mais une douleur
modérée, forte, courageuse, et n'oubliez pas, en &ce
1. Siquidem lupus ille, ovis speciem pnB se ferens, etsi episcopi
lanram gerat, adulter tamen est. Ut enim mulier adultéra yocatur que
Yiyente yiro alteri nubit ; eodem modo hic quoque adulter est. Ghiys.,
Epist, 125 ad Cyriac.
2. Chrys., Epitt, 2 ad (Hymp,
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 319
des décrets de Dieu, que rien n'est plus pernicieux
à l'Ame, plus préjudiciable au salut que le désespoir ^ »
Au fond, son cœur était ulcéré, et chaque nouyelle
d'une défection à sa cause parmi ses fidèles venait le
brûler comme un fer chaud. Aussi les exhortait-il de
loin et leur tressait-il des couronnes célestes comme la
mère des Macchabées à ses enfants. Il avait bien dit à
ses diaconesses lors de ses adieux dans le baptistère de
Sainte-Sophie : « Acceptez le successeur qu'on me
donnera comme si c'était moi-même, afin de ne point
diviser l'Église ; » mais il avait ajouté : a si ce succes-
seur arrive à mon siège sans brigue et par une sincère
élection du peuple. » Il n'avait jamais dit et n'aurait
jamais pu dire : « Recevez comme moi-même mon
ennemi, mon dénonciateur ou un des juges prévari-
cateurs qui m'ont condamné. » C'eût été justifier en
quelque sorte sa condamnation et douter de sa cause
jusqu'à la renier; or, à ses yeux comme aux yeux des
vrais catholiques, sa cause, c'était celle de Dieu.
IL
Nicée, où Chrysostome arriva dans les derniers
jours de juin, lui procura un repos nécessaire après
tant de fatigues. Les brises rafraîchissantes du lac
Ascanius calmèrent peu à peu les ardeurs de la fièvre
qui le dévorait : cette grande ville lui off'rait d'ailleurs
tous les moyens de médication désirables, les bains
1. Clirys., Episl, 2 ad Olymp.
330 JEAN CHRYSOSTOME
surtout, qui étaient devenus son premier besoin, a L'air
de Nicée m'a remis*, » écrivait-il lui-même. S'il y
retrouva la santé, il n'y rencontra pas ce qu'il désirait
à régal de la santé, des lettres de ses meilleurs amis,
du prêtre Tigrius par exemple, et surtout d'Olympias,
sa religieuse âlle et sa dame bien-aimée, comme il
l'appelle, cette douce confidente de ses maux, grâce à
qui nous connaissons non-seulement les actions, mais
les plus intimes pensées de l'exilé entre son départ de
Gonstantinople et sa mort. Cette absence de lettres le
contraria ; il ne nous le cache pas. Tantôt il accusait
ses amis d'indifférence ou du moins d'une négligence
cruelle, tantôt il se figurait qu'ils étaient malades ou
enveloppés dans sa disgrâce ; mais il n'osait aborder la
triste vérité. Il en voulait principalement à Olympias,
à moins qu'elle ne fût mourante, auquel cas il lui par-
donnait trop. Nous aurons à parler souvent dans la
suite de ces récits de l'amitié qui unissait Ghrysostome
et Olympias ; jamais plus vive et plus touchante affec-
tion n'exista entre deux êtres rapprochés seulement
par un lien spirituel. C'était une àme en deux corps,
ou plutôt c'étaient deux âmes semblables subordonnées
l'une à l'autre. Je me sers ici des formules mêmes du
grand moraliste lorsque, dans ses écrits, il veut carac-
tériser les amitiés chrétiennes. La première, celle
d'Olympias, était tendre et dévouée à l'excès : forte jus-
qu'à l'héroïsme en face de ses propres maux, faible jus-
qu'au plus pusillanime abattement devant ceux de
l'homme qui était pour elle un ami, un père, un guide
i. Aer bénigne nobiscum egit Chrys., EpisL 10 ad Olymp.
ET L'IMPÉRATRICE EDDOXIE. 334
céleste, presque un dieu. La seconde, celle de Ghry-
sostome, énergique et dominatrice, soutenait l'autre
dans ses défaillances, comme une plante délicate qui
a besoin de redressement et de support. Le gouverne-
ment de cette âme vouée à la sienne était pour Chry-
sostome un de ses plus chers et de ses plus impérieux
devoirs. Nous le verrons aux plus mauvais jours de
son exil consacrer une partie des loisirs que lui laisse
la captivité à combattre dans son amie, par de tendres
exhortations et souvent de dures réprimandes, des
excès de douleur qui minent sa vie, et la font presque
douter de la Providence. Ses deux derniers ouvrages,
les plus parfaits peut-être de tous, sont employés à sou-
tenir cette thèse, que la persécution dont il est l'objet
est une grâce d'en haut dont ses amis doivent bénir
Dieu, comme il se plaît lui-même à le faire. Ces deux
traités composés dans le donjon d'un château fort, il
les écrit pour Olympias.
Si Chrysostome ne recevait point de Consianti-
Dople les nouvelles qu'il désirait, il en reçut une en
revanche dont il se serait volontiers passé. Le rescrit
impérial que son escorte et lui attendaient si impa-
tiemment, ils le trouvèrent à Nicée; Tempereur fixait
la résidence de l'exilé à Gueuse*, dans la Petite-Armé-
nie, et non à Sébaste, dans l'Arménie supérieure,
comme celui-ci l'avait demandé. Ce fut pour lui
un grand sujet de chagrin. Gueuse était une petite
ville pauvre, sans commerce comme sans ressources
1. Eum in parvum quoddain ac desertvm Armeni» oppidum rele-
garunt, cui nomen est Cacuso. Thcodor., v, 3i.
332 JEAN GHRYSOSTOME
pour la vie de l'esprit, perdue au fond d'une vallée
sauvage du Taurus, à l'entre-croisement des chaînes de
l'Arménie et de la Gappadoce. L'histoire pro&ne ne la
nomme point, mais elle avait acquis quelque célébrité
dans l'histoire ecclésiastique pour avoir senri de lieu
de bannissement et de tombeau à un archevêque de
Gonstantinople, Paul, martyr de la persécution arienne
sous le règne de Constance : une pareUle gloire avait
dû attirer sur elle le choix d'Eudoxie. Ce rapproche-
ment peut-être ou du moins la certitude d'une telle
prison fut pour lui comme un coup de foudre, car il
avait bien compté que ses amis lui obtiendraient
Sébaste; — ils n'avaient donc rien fait pour lui, eux,
si influents, si puissants quand ils voulaient, et qui se
targuaient de la constance de leur dévouement; ils
n'avaient pas daigné lui tendre la main pour le sau-
ver I On le supposait déjà mort, et on le rejetait comme
un cadavre I — Tous ces ombrages l'assaillirent, et il
était presque désespéré, moins encore de son propre
sort que de l'abandon possible de ceux qu'il aimait^.
Il dut s'en vouloir à lui-même de ces injustices lors-
qu'il connut plus tard la vérité. Les amis qu'il accu-
sait d'indifférence avaient remué ciel et terre pour
obtenir de l'empereur la résidence de Sébaste, et
l'empereur était près de céder quand l'impératrice
intervint et exigea Gueuse'. On voit que les ressenti-
ments d'Augusta ne s'adoucissaient point avec la vic-
toire, car une pareille résidence était une aggravation
cruelle de l'exil.
i. Chrys., Epist. 12, 14, 120, 193, ^14.
2. Id., Epist. 125.
ET UIMPËRATRIGB EUDOXIK. 333
Sons Fempire de ces injustes soupçons, que rien
n'avait encore dissipés, il écrivait quelques semaines
après à nue matrone de Gonstantinople nommée Théo-
dora : c( Ne cessez point de faire honte à ceux qui pro-
fessent quelque affection pour moi de ce que, possédant
tant d'amis si riches, si importants, je n'aie pu obte-
nir ce qui s'accorde aux plus scélérats des hommes,
un*exil moins dur et moins éloignée » Il n'osa point
verser son chagrin en termes aussi amers dans le cœur
d'Olympias, de peur de la blesser par une accusation
dont elle pouvait prendre une grande part pour elle-
même ; il n'en eut pas le courage ; son langage, dans
la lettre qu'il lui écrit en partant de Nicée, est tout
différent ; cependant la même pensée y perce sous des
mots plus doux. « N'allez pas, lui dit-il, vous tour-
menter de ce que mes amis n'ont pu obtenir pour
moi la résidence que j'avais demandée. Je suis rési-
gné à celle-ci, et je la regarde comme un bienfait.
Peut-être mes amis ont-il voulu me servir et ne l'ont-
ils pas pu^ Gloire à Dieu en toutes choses! Je ne
cesserai jamais de répéter ce mot, quoi qu'il me puisse
advenir. » Il donna d'ailleurs à Olympias, pour la ras-
surer, des détails d'une exagération évidente sur son
état. c( Il faut, écrivait-il, que vous chassiez toute
1. Ne eos, quibus amamur, probris unquam insectari désistas,
quod cum tôt amicos, tantisque opibus et potentia pneditos habeamus,
baod tamen illad consecuti sumus, quod etiam scelerati homines im-
pétrant, nempe ut in mitiore ac propinquiore aliquo loco collocareinur.
Ghrys., Epist. 120 ad Theodoram,
2. Qaid enioi angeris, quod nos e Cqcuso alio transferre nequi-
▼isti? Quod si res perfici non potuit, non tamen proinde angi oportet.
Chrys., EpUt. 14 ad (Hymp.
334 JEAN CHRYSOSTOHE
crainte au sujet de mou voyage ; mon corps semble
avoir pris plus de force et de santé ; Tair qu'on respire
ici m*est favorable, et ceux qui me conduisent déploient
à m'étre utile tout le zèle imaginable, au delà même
de ce que je voudrais. G*ést au moment de quitter
Nicée que je vous expédie cette lettre le 3 juillet. Écri-
vez-moi fréquemment touchant votre santé. Vous
pouvez, à cet effet, user de l'entremise de mon cher
Pergamius, en qui j'ai toute confiance. II ne suffit pas
que vous me parliez de la santé de votre corps, je veux
savoir davantage, je veux apprendre de vous que le
nuage de votre tristesse est évanoui. Si vous me trans-
mettez cette bonne nouvelle, je vous écrirai plus sou-
vent et plus longuement, sûr d'obtenir un des résultais
que je souhaite le plus au monde, le calme de votre
àme^ B
Un de ses premiers soins durant son séjour à Nicée
fut d'écrire à ses compagnons d'exil, prêtres, évêques
et diacres, arrêtés en route, comme on l'a vu, par ua
mandement du préfet et détenus à Ghalcédoine sous
l'inculpation du crime d'incendie. La lettre est simple
et belle; il les félicite de souffrir, et de souffrir avec cou-
rage les fers et la prison, comme avaient fait les
apôtres, les exhortant à avoir d'autant plus de con-
fiance en Dieu qu'ils endureront plus d'injustices et
de mépris de la part des hommes. « Je ne doute point.
1. Nec yero de tua dantaxat bona valetadine oertiores nos facita,
verum illud etiam significes velim mœroris nubem a te dissipatam
esse. Nam si hoc ex tais litteris intellexerimus, sepius quoqae ad te
litteras dabimus, ut qui scribendo aliquid proflciamus.ChryB., Epist. 10
ad Olymp,
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 335
ajoute-t'il, que yos souffrances mêmes n'augmentent
TOtre crédit auprès de Dieu, qui tous accordera plus
de force encore pour les supporter... Les apôtres
chargés de chaînes se souvenaient toujours de leur
mission au fond des cachots, étendant leur sollicitude
sur le monde entier : la vôtre aussi se portera sur les
maux de nos Églises. Saisissez donc toutes les occa-
sions qui se présenteront d'exercer votre zèle et votre
ardeur, soit par vous-mêmes, soit par d*autres, plus
libres d*agir; ne négligez rien, dans votre conduite ni
dans vos paroles, pour apaiser la tempête déchaînée.
Ge zèle produira de bons fruits, on n'en saurait dou-
ter ; s'il en était autrement. Dieu ne vous en récompen-
serait pas moins de vos intentions et de vos efforts ^))
Cette lettre, où Ghrysostome donne pour consola-
tion à des gens emprisonnés sous une accusation capi-
tale de s'occuper des maux de l'Église, nous peint au
juste rétat de son àme. Ses fatigues, ses ennuis, le
déplaisir même d'être transporté dans une bourgade
aux extrémités de l'empire, tout cela disparut à la pre-
mière idée d'un devoir à remplir. Chassant alor^,
comme il le conseillait à Olympias, les nuages de tris-
tesse qui assombrissaient son esprit, il se mit au tra-
vail avec ia même ardeur et la même sérénité que s'il
eût encore été à ConstanUnople dans l'exercice de ses
fonctions épiscopales. Ce travail, ce n'était pas moins
que la conversion religieuse de la Phénicie, et il se
l'était donné, il y avait cinq ans, lors de la tournée ou
1. NoD enim dubiiim est, quin cum ex his qiue patimini majorem
vobis apud Deum flduciam concilietis, majores inde quoque vires adep-
iori ftitis. Cbrys., Epist. 174 ad Ep., Preib., etc.
336 JBAN CHRYSOSTOME
plut6t de TexpéditioD pastorale dans r Asie Mineure qui
attira sur lui tant de haines et fut le commencement
de ses longs malheurs. Il avait pu observer pendant
son voyage dans les provinces syriennes la situation
de la Phénicie sous le point de vue religieux. La Phé-
nicie était encore païenne malgré les tentatives de pré-
dication faites à différentes époques par les évéques
des Églises voisines, ou plutôt ces tentatives n'avaient
point été sérieuses ; d'un côté les fonctionnaires civils,
qui en aucun temps n'aiment à se créer des embarras
et que d'ailleurs ne dévorait guère le zèle du prosély-
tisme chrétien, ne les avaient point favorisées; de
l'autre, l'entreprise était rude, vu l'humeur récalci-
trante des Phéniciens. Ce peuple en effet occupait une
trop grande place dans l'histoire mythologique de
l'antiquité pour la laisser ravir sans combattre par
une religion nouvelle ; patrie de tant de grands dieux
qu'elle avait donnés au monde païen, la Phénicie
tenait à son culte comme à une portion de son exis-
tence nationale. Ces raisons, jointes à la mollesse de
^autorité civile, faisaient que la propagande du chris-
tianisme y avait été à peu près sans succès. Ghryso-
stome, en 399, avait entrepris de réveiller par une vive
secousse les tiédeurs administratives et religieuses.
Voyant l'impuissance du clergé séculier ou son peu de
zèle, il s'était adressé aux moines, et en avait lancé
une troupe déterminée sur ce pays. Les temples furent
attaqués, dévastés, plusieurs démolis, les prêtres païens
forcés de fuir devant la violence ; le fruit de ces vic-
toires partielles fut la construction de quelques églises,
en petit nombre, et de quelques couvents qui ne
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 3i7
durèrent pas. Les magistrats, qu'intimidait la puis-
sance de l'archevêque de Gonstantinople, quoique son
crédit commençât à baisser près de la cour, obéirent
à son impulsion et sortirent pour quelque temps de
leur engourdissement ; mais les choses n'allèrent pas
longtemps ainsi. Avec les disgrâces de Ghrysostome,
son procès au concile du Chêne, son premier exil,
l'aversion déclarée que lui montraient l'impératrice et
les évoques favoris de Tempereur, son oeuvre déclina ;
sa seconde persécution l'acheva tout à fait. Les prêtres
païens rentrèrent dans leurs temples, et on les y laissa
rentrer; les églises à leur tour furent démolies et les
moines expulsés de toute la province par une réaction
à laquelle probablement la haine contre Ghrysostome
eut beaucoup de part.
Voilà ce qu'apprit l'exilé pendant son séjour à Nicée
par des prêtres venus de la Syrie ou de l'Asie Mineure.
Son cœur en fut ému. Profitant des courts instants que
lui laissait cette halte sur le chemin de l'exil, il conçut
l'idée de remonter son entreprise perdue. Il prêcha
tous les prêtres qu'il vit, cherchant à leur soufQer un
peu de l'ardeur qui le consumait; il écrivit même à un
de ses amis d'Antioche , le prêtre Constance , pour en
faire un second lui-même dans la capitale de la Syrien
Ce n'est pas qu'il crût trouver en Constance un mis-
sionnaire actif, un chef armé de propagande, exécu-
tant lui-même et donnant l'exemple aux travailleurs ;
l'ami de Chrysostome n'avait pas ces qualités, quoiqu'il
en eût beaucoup d'autres, et d'ailleurs plus d'un
Si
338 JEAN CHRYSOSTOME
catholique fidèle dans Antiocbe loi réservait la sacce»-
sion de l'archevêque Flavien, arrivé aux limites de
rage. Ce fut donc un travail de direction que lai
imposa Ghrysostome, l'engageant à chercher des
ouvriers parmi les moines, lui promettant de l'argent
en abondance, des armes de démolition, pioches, pelles,
leviers, tout ce qu'il fallait en un mot pour une pareille
guerre, avec des vivres pour sa petite armée, qu'on
tenterait sans doute de chasser par la fiamine. L'exilé
promettait tout cela n'ayant pas lui-même une obole,
gardé par des soldats et à la veille d'un voyage lointain,
et pourtant il tint tout cela, tant sa parole sut remuer
de cœurs et ouvrir de bourses I II fit plus encore : uo
chef d'action manquait à l'entreprise, il le chercha et le
trouva. Aux environs de Nicée vivait un ermite retiré
dans une caverne où il s'était en quelque sorte mui*é ;
il avait juré d'y mourir, disait-il, loin de la yie active
et du commerce des hommes, avec lesquels il avait
décidément rompu. Ce fut ce solitaire que Ghrysostome
choisit comme général pour aller conduire la guerre
chrétienne en Phénicie. « Sors de tes montagnes, lui
écrivit-il, et laisse là ta stérile vocation, qui ne peut
servir ni aux hommes ni à Dieu. Prends un bftton et
pars; va trouver à Antiocbe le prêtre Constance, et
entends-toi avec lui pour renverser les idoles de la
Phénicie ; il te fournira tout ce dont ta sainte milice
aura besoin ^» L'^ermite hésitait, Ghrysostome lui
récrivit avec colère, et il partit.
Cependant le temps de séjour était expiré, le pri-
1. Chr}8., Epist. 221. -
ET LMHPÉRATRIGE BUDOXIB. 339
sooQier dat se remettre en marche avec son escorte le
5 ou 6 juillet, se dirigeant vers Gésarée de Gappadoce ;
mais, sur le point de quitter Nicée, il adressa à sa
chère fille Olympias cette lettre charmante, où il veut la
rassurer sur la disposition de son âme et sur sa santé :
a A mesure qu'augmentent nos épreuves, nos conso-
lations augmentent aussi, et nous concevons de plus
riantes espérances pour l'avenir; tout maintenant
semble nous venir à souhait, nous naviguons le vent
en poupe. Qui l'a vu? qui l'a entendu? Des roches et
des récifs cachés sous Teau, des tourbillons et des
Gourans qui se choquent avec bruit, une nuit sans
lune, un brouillard épais, des précipices, des écueils...
et pourtant , sillonnant de notre navire une pareille
mer, nons n'y sommes pas plus mal que ceux qui se
balancent mollement dans le port ^ Méditez sur ces
choses de votre côté, ma très-religieuse dame, élevez-
vous au-dessus de ces tumultes et de ce fracas, et
informez-moi de votre santé; je vous en prie. Quant à
nous, nous sommes vraiment bien et même joyeux,
car notre corps a gagné des forces, et l'air que nous
respirons est pur'... Une seule chose nous manque,
c'est d'apprendre avec certitude que votre santé n'a
point souffert ; faites en sorte que je le sache, afin que
j'obtienne encore cette joie et que je puisse en reporter
la reconnaissance sur mon seigneur et très-doux fils
Pergamius. Si vous voulez bien nous écrire, conflez-
1. Et tamen per ejan modi mare nayigaQtes nihilo pejore statu
samaa quam qui in porta jactaotur. Ghrys., Epist. il ad Olymp,
2. Nos enim et in commoda corporis valetudine et in animi hila-
Titate degimna. Id., ibid.
340 JEAN CHRYSOSTOME
lui VOS lettres, car c'est on ami sûr qai nous est sin-
cèrement attaché et qui révère plus que personne vos
vertus et votre piété- »
La route de Nicée à Gueuse par Gésarée, seconde
halte du voyage, traversait la Phrygie et une partie de
la Gappadoce. Au sortir de Nicée et à quelque distance
de cette ville, elle longeait le fleuve Sangarîus, en
remontait le cours, et pénétrait avec lui dans les deux
provinces phrygiennes appelées Galaties. Dans le voisi-
nage du fleuve, le pays, quoique pauvre, était habitable ;
mais quand on se jetait dans l'intérieur, on ne trouvait
que des plaines sans fin, d'une terre noire et bitumi-
neuse qui ressemblait à de la cendre, et produisait
pour tout fruit de sèches et maigres prairies ^ Le voya-
geur n'y rencontrait que de rares habitations et
d'immenses troupeaux de moutons d'une laine âpre
et courte qui parcouraient la campagne sous la con-
duite de quelques bergers. Gomme l'itinéraire de
l'escorte lui prescrivait d'éviter les villes, elle ne s'arrê-
tait guère que dans des villages où on trouvait pour
toute nourriture du pain dur et moisi qu'il fallait faire
détremper dans l'eau ; encore cette eau, tirée de puits
profonds, était-elle saumAtre, nauséabonde, et plus
propre à provoquer la soif qu'à l'éteindre. Quant aux
bains dont Ghrysostome avait besoin, on eut toutes les
peines du monde à les lui procurer. Pendant la route,
sa souffrance devint extrême, et la fièvre le reprit pour
ne plus le quitter'; ils avaient sur leur tête un soleil
1. Pline, Hist. nat,, VI, 9.
2. Gontinuis nimirum febribus dejactus. Chrys., Epist* It ^
Olymp.
ET L'IMPÉRATRICE BUDOXIE. 344
torride, sous les pieds une poussière presque aussi
chaude, et nulle part un souffle de brise ou un arbre
qui leur procurât quelque ombre. C'eût été peu encore,
si l'inclémence du ciel n'eût été surpassée par celle
des hommes. Tant que Ghrysostome chemina dans la
seconde Galatie, sur les terres du diocèse de Pessi-
Donte, dont Tévéque Démétrius était son ami, et pour-
suivait même alors en Italie la défense de sa cause, il
eut affaire à des populations incultes et peu hospita-
lières sans doute, mais qui ne lui montrèrent aucune
malveillance. Il n'en fut pas de même dans la Haute-
Galatie, sur les terres du diocèse d'Ancyre. Le métro-
politain de cette ville, Léontius, avait été un des adver^
saires les plus acharnés de Farcbevéque et l'orateur qui
avait soutenu plus particulièrement au dernier con-
cile la validité des canons d'Antioche. Il était vainqueur,
mais la victoire ne Pavait point fléchi. En traversant
les villages de sa juridiction, Ghrysostome courut, à ce
quMl paraît, les plus grands dangers. Que se passa-t-il
alors, et de quelles embûches parle l'histoire? Les
populations ameutées par leur évéque se portèrent-
elles à des violences, à des menaces de mort contre
l'exilé? Léontius joua-t-il dans ces menaces et dans ces
violences un rôle personnel? Nous Tignorons. Un mot
de Ghrysostome peut nous porter à supposer toutefois
que le péril avait été grand, et que, a échappé au
GalateS » ainsi qu'il l'écrit à Olympias, il put saluer
dans la Gappadoce une terre de délivrance.
1. Quum Galata illo qai etiam nobis pœne mortem minitatas est,
defancti, Jam in Cappadociam ingredi pararemas.... Chrys., EpisU 14
ad Olymp.
ait JEAN GHRTSOSTOMB
Là en efiét an tout autre spectacle s'offirit à lui. Ce
n'étaient plus des bandes de forcenés Tenant l'assaillir,
Toutrage à la boudie ; des populations respectueuses,
dévouées, l'attendaient à son passage ou accouraient
en foule au-devant de lui. Il y avait là des hommes et
des femmes de toute condition, des moines, des
vierges, des solitaires descendus de leurs montagnes,
tous déplorant avec larmes l'état où ils le trouvaient
réduit. On les rencontrait par troupes dans les villes,
dans les villages, sur les chemins; ils se disaient
entre eux : u Mieux vaudrait que le soleil retirât sa
lumière de la terre que de voir cette bouche d'or
réduite au silence ^ » Chrysostome s'efforçait de les
consoler; mais quand il leur disait : Ne pleurez pas
ainsi pour moi , leurs larmes s'échappaient avec plus
d'abondance encore : lui-même ne pouvait s'empêcher
de pleurer avec eux. Un incident le frappa et le ramena
cependant à de sérieuses réflexions. Gomme il attei-
gnait Gésarée, des personnes s'approchant de sa litière
vinrent lui dire à plusieurs reprises : « Le seigneur
Pharétrius f attend ; il parcourt déjà la route pour ne
point manquer ta rencontre, car il ne souhaite rien
tant que de te voir et de t'embrasser. U rassemble
même les moines de la ville pour célébrer ta bien-
venue', n Ces propos ne furent pas sans inquiéter
Chrysostome. Pharétrius en effet, métropolitain de
1. Satius fuisset solem radios suos subtrabere qoam Joannis oa
conticere. Chrys., EpisL 125 ad Cyriac.
2. Dominus Pharétrius te expectat ac quaquayersum iter fadt oe
tao coogressu fraudetur; nihilque non oper» ac laboris suacipit quo te
videat ac complectatur... Monasterîa etiam tnm virorum tum mulierom
commovit. Chrys., EpisL 14 cui Olymp.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 343
Gésarée, était ce même ëvéque dont dous ayons parié
lors du concile de Gonstantinople, et qui, n'osant pas
venir condamner Jean ouvertement par crainte du
peuple, avait mandé à la cour qu'il souscrivait
d'avance à tout ce qu'on déciderait contre lui^ Non
moins méchant que Léontius, Pharétrius était de plus
hypocrite et peureux, capable de toute espèce de
crime, pourvu qu'il le commit dans l'ombre et avec
sécurité ; le premier avait l'audace du brigand, celui-ci
la lâcheté de l'empoisonneur. L'itinéraire qui faisait
passer l'exilé par Gésarée pour le conduire à Gueuse le
contrariait vivement, et le jeta dans une grande per-
plexité, car enfin, s'il le traitait mal, il ne répondait
pas au sentiment de son clergé, presque tout entier
joannite, et démentait la comédie de commisération
que lui-même avait jouée depuis le décret de bannisse*
ment; s'il le traitait bien, il s'exposait aux vengeances
de l'impératrice et perdait le mérite de sa lâcheté. Il
louvoyait donc , attendant quelque événement qui te
tirftt de peine et le débarrassât de cet h6te incommode.
Il ne se trouva point à la porte de la ville, quoi-
qu'il l'eût annoncé , et ne fit point proposer à Ghry-
sostome de descendre au palais épiscopal. Gelui-eL,
comprenant ce qu'une telle conduite signifiait, accepta
un logement qu'on lui proposa à l'extrémité même de
Gésarée^. Une nombreuse assistance composée d'habi-
tants distingués de la ville, magistrats, bourgeois,
1. Civitate ne egressos qaidem per litteras cam advenariis Joannis
conaentit. Pallad., dial,, p. 37.
2. Hospitiam in extremo urbis recessa nactas sam. Gbrys., EpisL 1 1
ad (Mymp,
344 JEAN GHRYSOSTOHE
savants et moines, Ty ayait précédé pour le saluer; le
clergé métropolitain semblait s'y trouver au complet
moins l'évéque^ Ghrysostome, exténué de fatigue,
brûlé par la fièvre, avait moins besoin de compliments
que de repos et de visiteurs que de médecins ; il en
demanda un. Il y en avait deux dans la compagnie ;
ils s'empressèrent près de lui, l'entourèrent des soins
les plus attentifs, se montrèrent, en un mot, à son
égard des cœurs secourables et affectionnés. Un d'eux
insista même pour raccompagner jusqu*à Gueuse. Ces
honnêtes gens se nommaient Hymnétius et Théodorus.
« Leur douce compassion, nous dit-il, lui fit autant de
bien que leurs remèdes*, n
Il commença donc à respirer un peu, et il est
curieux de voir dans ses épancbements d'amitié avec
quelle joie d'enfant il compare les souffrances éprou-
vées tout le long de la route au calme dont il ressent
les premières douceurs. « Non, s'écrie-t-il dans une
lettre à Tbéodora avec moins de ménagement sans
doute qu'il n'en eût mis avec Olympias, non, les pri-
sonniers dans leurs cachots et les forçats dans leurs
mines ne souffrent pas ce que j'ai souffert dans ce
voyage et ce que je souffre encore par intervalles'.
Dévoré par une fièvre continue et obligé pourtant de
voyager jour et nuit, tour à tour accablé par la cha-
1. Mihi clerici omnes, populus, mooachi, monach», medici affue-
runt, et quibus perquam officiose acceptas sum, omnibus famulantibas
et omnia mihi subministrantibas. Ghrys., EpUt, 14 ad Olympe
2. A quibas non tam artis sabsidiis quam commiseratione atqae
amicitia curabar. Id., ibid.
3. Ils qui ad metalla damnati aunt et in yinculis tenentur graviora
et atrodora pertolimus. Ghrys., EpUt. 120 ad Thêodor.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 345
leur et consumé par le besoin de sommeil, je n'ayais
personne pour me venir en aide dans mon dénûment
de toutes choses. Enfin je suis à Gésarée comme le
nautonier dans le port après Forage ; mais la bonace
de ce port est impuissante à réparer tout le mal que
m'a fait la tourmente, tant les jours précédents m'ont
exténué ! A Gésarée, je me sentis revivre quelque peu ;
j'y bus de l'eau potable, j'y mangeai du pain qui
n'avait ni dureté ni moisissure^, je ne fus plus réduit
à me baigner dans des fonds de tonneau , et je pus
coucher dans un lit. J'aurais bien des choses à dire
encore, mais je me contenterai de cela pour ne point
trop vous émouvoir. . . »
Les nouvelles qu'il recueillit à Gésarée ne levèrent
que très imparfaitement le voile qui recouvrait pour
lui les événements de Gonstantinople. La visite d'un
ami qui venait de la ville impériale lui en apprit davan-
tage ; mais il vit avec chagrin qu'il ne lui apportait
de lettres ni de l'évéque Gyriacus, ni de Tigrius, ni
même d'Olympias. Les informations que lui donna le
voyageur étaient d'une date assez vieille, et se taisaient
sur ce qu'il voulait le plus savoir. Que devenaient tant
d'amis dont il avait tant à apprendre et qui restaient
silencieux? Il écrivit deux jours après à Olympiaspour
la réprimander doucement. « Voilà bien des lettres que
je vous écris, lui disait-il, sur ce qui me concerne;
mais les vôtres sont fort rares. Gela tiendrait-il à la dif-
ficulté de trouver des messagers ? Je vous répondrai
1. Puram aquam bibi paoemque minime fœtidum ac pnedurum
comedi... Chrys., Epist. 120 ad Theodor.
346 JEAN GHRYSOSTOME
noD, car le frère du bienheureux évêque Maxime
m*est Tenu Toir il y a deux jours, et, quand je lui
demandai s*il avait des lettres pour moi, il me dit qu'il
n'en avait ni de vous, ni du prêtre Tigrius, ni de
révoque Gyriacus et des autres prisonniers de Ghalcé-
doine. Si vous savez quelque chose de leur sort, tâchez
de me le mander. Quant à moi, je vais bien, et jouis
jusqu'à ce jour d'une paix et d'une sérénité parfaites...
Ne tourmentez pas mes amis sur ce qulls n'ont pu
obtenir mon changement de résidence. Ils ont tout
fiait et ont échoué, je le veux, ils n'ont pu me venir
voir, je Tadmets; mais faut-il que j'admette aussi
qu'ils n'ont pas pu m'écrire'? Témoignez ma recon-
naissance à mes vénérables dames — les sœurs du très-
digne évêque Pergamius — pour le zèle infatigable
qu'elles déploient à mon intention. Je leur dois en
effet les excellentes dispositions dont le gendi^ de ce
seigneur, commandant militaire de la province, se
montre animé envers moi, si bien que malgré ses
hautes fonctions il a désiré me visiter ici.?)
On aperçoit par cette lettre même que son àme
était loin d'être aussi calme qu'il voulait le persuader
à sa pieuse et bien-aimée fllle. L'ignorance où les cir-
constances le tenaient de ce qu'il eût voulu savoir
l'excitait contre ses amis : il se croyait négligé, oublié,
tandis que ces mêmes amis souffraient pour lui ; mais
à la première lettre, au premier signe d'affection, les
ombrages se dissipèrent, et il ne lui resta que les
i . Portasse enim volaerant nec potuerant. Este aatem istud non po-
taerint; an etiam scribere non potuerunt? Chrys,^ Epist, i^adOlymp,
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 347
joies de l'amitié. Tel fat Tétat de cette âme tourmentée
et confiante jusqu'à la fin de son exil. Au reste il
devait trouver à Gueuse, avec des nouvelles plus sûres
et plus circonstanciées touchant les personnes et les
événements, une abondance de lettres qui le dédom-
magerait amplement des privations qu'il avait subies
durant son voyage*.
Le repos, l'air salubre, le bon accueil des habitants
de Gésarée, améliorèrent rapidement son état; les
soins d'Hymnétius et de Théodorus achevèrent de le
remettre sur pied. « G'étaient, nous dit-il, de très-
savants médecins et des cœurs dévoués. » La nouvelle
qu'il allait résider à Gueuse ayant pénétré jusqu'en
Arménie, un riche seigneur du pays, nommé Diosco-
rus, qui possédait une maison dans cette ville «
s'empressa de la lui offrir et envoya son intendant
au-devant de lui jusqu'à Gésarée. Cependant l'affluence
des visiteurs ne tarissait pas autour de l'exilé. Les
premiers magistrats de la cité semblaient se faire un
devoir d'y paraître, et le clergé lui fournissait toute
une petite cour où l'évéque seul manquait. Des bruits
venus jusqu'à Chrysostome lui firent connaître que
l'humeur de ce collègue inhospitalier devenait de plus
en plus acre et malveillante à mesure que le séjour de
son hôte se prolongeait. Tout lui déplaisait dans la
présence du prisonnier, surtout la considération dont
les plus hauts personnages l'entouraient et l'empresse-
ment de son propre clergé, où le métropolitain ne
pouvait s'empêcher de lire une amère critique de sa
i. Voir ci-dessous, livre rn.
348 JEAN CHRYSOSTOME
conduite. Il se mit en tête qu'on pourrait le soupçon-
ner à la cour d^être complice de ces démonstrations,
qui retombaient directement sur Augusta, et cette idée
le fit frémir; or la peur rendait Pharétrius féroce,
quand elle ne le rendait pas lâchée 11 comptait donc
avec impatience les jours qui s'écoulaient sans inci-
dent nouveau ; son cœur enfin se détendit lorsqu'il
apprit que le départ était fixé pour un jour très pro-
chain, et que l'escorte s'occupait des préparatifs. Ghry-
sostome avait achevé sans doute la ^lus grande partie
de son voyage, puisqu'il ne lui restait plus que cent
vingt-huit milles, environ cinquante lieues à parcourir
pour atteindre Gueuse ; mais ce qui restait était
précisément le plus pénible. Le chemin, ouvert dans
d'âpres vallées à travers le Taurus, réservait à un voya-
geur aussi débile des difficultés et des fatigues bien
autrement grandes que celles qu'il avait éprouvées jus-
qu'alors. On disait d'ailleurs le pays qu'il devait tra-
verser infesté en ce moment par des bandes d'Isaures.
Cette dernière circonstance, loin d'attendrir le métro-
politain de Gésarée, semblait ne lui faire souhaiter que
plus ardemment un départ immédiat. Enfin tout était
prêt, et l'escorte allait se mettre en route, quand reten-
tit la nouvelle qu'un parti d'Isaures avait paru presque
en vue de la ville, fourrageant la plaine, coupant
les blés mûrs, emmenant les paysans captifs dans la
montagne ; on annonça même qu'ils venaient de brû-
ler un des gros villages de la banlieue. Il n'y eut alors
1. Supra modam formidans ut lairas pueruU..., ioepte in episco-
patu sese gerens. PaUad., dial., p. 37.
ET L'IMPÉRATRICE EDDOXIË. 349
qu'un cri dans Gésarée: naux armes M » G*e$t ici ie
lieu de dire ce que c'était que ces Isaures, dont nous
aurons lieu bien souvent de parler dans la suite de ce
récit.
Au-dessus de ce labyrinthe de* montagnes dont Ten-
tre-croisement forme les provinces de Gilicie, d'Arménie
et de Gappadoce, s'élève l'Isaurie, dont les cimes nei-
geuses dominent au loin les chaînes du Taurus et de
rAnti-Taurus, comme les murailles d'une immense
citadelle. Ge lieu, défendu par des ravins affreux et par
de longs hivers, semble avoir été prédestiné par la
nature à être le repaire d'un peuple de brigands ^ et
c'est sous ces couleurs en effet que les Isaures nous
apparaissent dès les premiers temps de l'histoire. A
l'époquedesdynasti^phrygienne et persane, non moins
que sous les successeurs d'Alexandre, les Isaures furent
l'effroi de l'Asie Mineure : tantôt, alliés avec les Gili-
ciens, ils infestaient de flottes de pirates les mers de
la Gilicie et de la Grèce; tantôt, suivant la ligne de
leurs montagnes, ils allaient promener leurs dévasta-
tions par terre jusque sur les villes du Pont-Ëuxin'.
Au déclin de la république romaine, Servilius les battit
et se glorifia du surnom d'Isaurique; Pompée leur fit
éprouver une autre défaite sur mer. L'empire les con-
1. Ad nos subito affertur Isauros cam infloita hominum manu
Ceeariensem agrum populari ac ingens quoddam oppidum incen-
disae cum ingenti clade. Chrys., Epist. H ad CHymp,
2. Isauri pro barbaris habentur et quum in medio romani nominis
solo regio eorum sit, novo génère castodiamm, quasi limes, includitur,
locis defensa, non hominibus. Tribel. Pol., De XXX tyran,, de Tri"
htiliano, ap. Seript, rer. ilug.
3. Pline, Hist, nat., 1. v, i3.
350 JBÂN CHRTSOSTOMB
tint sans les dompter. Chaque fois qu'en Orient la
révolte de quelqae province on de quelque légion
venait troubler la paix publique, Ilsaurie ne manquait
pas d'ajouter le fléau de ses déprédations à celui de la
guerre civile.
Probus imagina, pour réduire ces féroces tribus,
un moyen dont la politique moderne nous donnait
encore tout récemment un exemple : après avoir forcé
l'entrée de leurs montagnes, il en exporta les hommes,
qu*il envoya peupler des déserts au pied du Caucase,
garda les femmes, et y colonisa des légionnaires ^ ; mais
il n'atteignit point son but. La sève native et les néces-
sités du climat l'emportant, les fils des vétérans mariés
avec les femmes isauriennes devinrent de véritables
Isaures, non moins indépendants, non moins voleurs,
non moins redoutables que les autres ^ On prit alors le
parti de bloquer, pour ainsi dire, le pays par une cein-
ture de garnisons, et d'augmenter la force militaire des
cités voisines. Au temps dont nous parlons, les forts de
risaurie étaient occupés par deux mille sept cents
hommes de pied et quelques escadrons de cavalerie'.
Ces forces avaient suffi pour maintenir la paix sous le
grand Théodose; mais la faiblesse de ses fils, l'invasion
des Huns du Caucase, appelés par Rufln, puis l'agitation
1. Claude avait commencé avant lui cette expatriation. Isaoros a
suis semotos locis in Cilicia colloc&rat. Tribellius Potlio, d» TWÔeHiono,
ap. Script, rer, Aug,
S. Veteraois omnia illa qan anguste adeuntar loca privata donavit,
addens ut eoram fliii ab anno octavo decimo, mares dnntaxat et mi-
litia mitterentur, nec ante lattocinari quam militari dJaceient. Vopiac,
in Probo, ibid.
3. Notitia imperii orientis. Corn, Isawriœ,
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIË. 351
causée par les querelles religieuses, qui allait toujours
en croissant dans ces provinces, enhardirent les bri-
gands, perpétuellement aux aguets : ils essayèrent des
courses du c6té de la Gilicie et jusqu'en Syrie. Leur
apparition sur un point avait sufû pour répandre
répouvante sur tous les autres, et tout le long de la
route, depuis Nicée, Ghrysostome avait entendu par-
ler des Isaures. Il avait espéré pourtant leur échapper
et atteindre son domicile futur de Gueuse avant que
ces liandes, qui s'étaient portées jusqu'alors vers l'ouest
et le midi, eussent changé la direction de leurs
ravages.
A ce cri, a aux armes, voici les Isaures I » tous les
habitants de Gésarée, jeunes ou vieux, coururent aux
remparts; la garnison, le tribun en tête, fit une sortie
contre les bandes disséminées dans la plaine^ ; avant
le coucher du soleil, ces braves et agiles soldats avaient
tout balayé et refoulé les brigands dans la montagne.
Cette journée fut pour la ville pleine d*émotion ; on y
pourvut en toute hâte à des travaux de défense, car
on ne doutait point que les fourrageurs qui venaient
de se montrer ne formassent Tavant-garded^une troupe
plus considérable. De son côté, l'escorte de Ghryso-
stome avait achevé ses préparatifs et se disposait à par*
tir ; mais celui-ci se trouva pris d'un redoublement de
fièvre, et d'ailleurs la circonstance invitait peu à se
mettre en route. L^escorte se décida donc à rester
quelques jours encore.
1. Adeo ttt seoet ipsi murorum custodiam Basdperent... tribuous
acceptift bis militibus quos babebat,ex urbe excessit. Chrys., Epist. 14
ad Olymp,
352 JEAN GHRYSOSTOME
La nuit se passa tranquillement; le lendemain
matin, à l'aube du jour, un vacarme effroyable se fit
entendre dans le quartier habité par l'exilé et précisé-
ment devant sa maison. Ce vacarme était occasionné
par une horde de plusieurs centaines de moines armés
de pierres et de bâtons qui venaient enfoncer la porte
de l'étranger, le jeter dehors avec ses gardes et les for-
cer de quitter à Tinstant Gésarée. Ils poussaient des
clameurs féroces et menaçaient de les brûler vifs avec
la maison, s'ils ne se mettaient en devoir de partir *.
Les prétoriens tinrent bon et défendaient l'entrée ;
mais les moines leur crièrent qu'ils n'avaient pas
peur d'eux, qu'ils en avaient assommé bien d'autres,
et ils brandissaient leurs bâtons avec des gestes insul-
tants '. Vainement les officiers de l'escorte essayèrent
de parlementer avec ces furieux, leur expliquant que
le prisonnier était malade et pouvait à peine se traî-
ner, que d'ailleurs les Isaures occupaient la route
qu'il devait suivre; les moines les interrompaient,
criant â tue-téte : « Qu'il s'en aille, qu'il parte I » In-
struit de ce qui se passait, le préfet de la ville, Gartérius,
se rend â la maison de Ghrysostome afin de lui porter
secours, et quelques notables le suivent. Il veut faire
entendre raison aux moines ; ceux-ci le repoussent
1. Qaum res eo loco essent, repente sub auroram monachorum
cohors (liceat enim mihi ad eorum farorem exprimendam hoc roca-
bulo ati) ad hanc domain in qua eramus acce88eruDt,eam iooenaaro»,
nobisque extrema qu»que mala illaturos minitantes, niai absoederemus.
Chrys., Epist. 14 ad Olymp»
2. Nam ipsis plagas denontiabant et gloriabantur quod moltos pne-
torioa milites fœde rerberassent. Chrys., Epist, 14 ad Olymp,
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 353
comme ils avaient repoussé les officiers de Tescorte *.
Convaincu par tout ce qu'il voyait, par tout ce qu'il
apprenait, que i'évéque de Césarée était le vrai provo-
cateur du tumulte, et que ces gens n'agissaient que
par ses ordres, il déclara qu'il allait le trouver et lui
remontrer qu'on ne pouvait traiter ainsi l'hôte de la
ville, et envoyer à une mort certaine un vieillard
infirme et exténué ; il espérait, disait-il, obtenir de
Pharétriusau moins deux jours de répit; autour de
Chrjsostome, personne ne le crut. Une sorte de trêve
cependant résulta de l'intervention du préfet, et les
moines retournèrent dans leur couvent. Chrysostome
employa la soirée à envoyer chez ceux des prêtres qui
le visitaient le plus fréquemment et lui témoignaient
le plus d'affection, pour les engager à le venir voir, le
conseiller, l'assister: aucun ne vint. Ils étaient tous
absents, ou plutôt ils feignaient de l'être; la peur les
avait paralysés*.
Le lendemain , la scène recommença avec des
symptômes encore plus menaçants que la veille ; les
moines avaient fait dans la soirée de nouvelles recrues,
et ils arrivaient décidés à tout. Les officiers dirent
alors à Chrysostome : « Nous sommes trop peu nom-
breux pour résister à ce troupeau de botes féroces ;
nous y péririons honteusement. Mieux vaut affronter
1. Quod cum ad urbis prœfectum illatum essct^ipse quoquedomum,
at nobis opitularetur, accurrit. Verum ne ipsius quidem precibus mo-
nachi permoti suDt, sed ipse quoque elanguit. Chrys., Epist. H ad
Olymp,
2. Nec presbyteroram uUas opem nobis atque auxilium ferre aude-
bat... Sese abdcbant et occultabant, nec, cum a nobis accerserentur,
obtemperabant. Id., ibid.
23
354 JEAN CHRYSOSTOME
les bandes des Isaures que de rester au pouvoir de ces
misérables. Nous t'en conjurons donc, très-saint père,
mettons-nous en route sans tarder*.» Chrysostome
ordonna de préparer le mulet qui portait sa litière, et
ils partirent. 11 était alors midi. Une foule consternée
ou indignée, proférant des malédictions contre l'évoque,
garnissait les jrues où ils passèrent*. Hors des portes,
Chrysostome reconnut plusieurs ecclésiastiques qui
s'étaient postés là, comme en cachette, pour lui adresser
un dernier adieu : il s'aperçut qu'ils pleuraient.
Un d'eux, s'approchant de la litière, lui dit: «Va et
hâte-toi, car ta vie n'est plus en sûreté ; tombe, s'il le
faut, au pouvoir des Isaures, pourvu que tu échappes
aux nôtres ; tout vaut mieux pour toi que ce qui se
passe ici'. » Pendant que ce prêtre parlait, une dame
de Césarée que Chrysostome avait vue quelquefois et
qui se nommait Séleucie vint prier l'exilé de s'arrêter
dans sa villa, qui n'était éloignée que de cinq milles*,
et près de la route qu'il parcourait, a II pourrait y
passer la nuit, disait-elle, et se reposer tout à son aise.
Les Isaures étaient assez loin déjà pour qu'on n'en
1. Prsetorii milites ad nos confugerunt, meque rogarunt atque obse-
craruDt ut etiamsi in Isaurorum manus nobis veniendum csset, tamen
eos his belluis liberarem. Chrys., Epist, 14 ad Olymp.
2. Hora ipsa meridiana in lecticam me conjiciens illinc excessi,
universa plebc lamentante, ejulante, horum rerum auctorcm exsecrante.
Id., ibid.
3. Posteaquam autem ex urbe excessi, quidam etiam clerici, venientes
lento gressu, lugentes nos prosequebantur... n Abi, obsecro : in Isauro^
etiam incide, modo e nobis elabaris. Nam quocumquc incideris, tuto
incides, modo manus nostras effugias. » Id., ibid.
4. Ut in ipsius suburbanam villam quœ quinque passuum millibus
ab urbe distabat me conferrem. Id», ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 355
eDtendlt plus parler, et quant aux moines, ils n'ose-
raient certes pas l'aller chercher jusque-là. n Chryso-
stome, ressaisi par la fièvre, accepta ; des domestiques
qni accompagnaient la dame furent chargés d'intro-
duire l'escorte dans la villa, et Séleucie retourna vers
Gésarée.
La villa de Séleucie était une vaste habitation
rurale composée d'une maison de plaisance et de loge-
ments de colons et de fermiers groupés autour d'un châ-
teau fort, sorte de donjon, qui servait de demeure par-
ticulière au seigneur et de lieu de refuge pour tout le
monde en cas de péril. L'intendant offrit à Chryso-
stome de l'y loger : celui-ci refusa, se croyant parfai-
tement en sûreté dans la maison de plaisance, d'après
les paroles mêmes de Séleucie ; mais la maltresse était
revenue, ne montrant plus la même sécurité, car, à
l'insu de ses hôtes, elle recommanda à l'intendant de
faire armer ses serviteurs et les colons de ses autres
villas pour repousser une attaque possible des moines
pendant la nuit^ L'intendant fit ce qu'elle lui ordon-
nait et n'en dit rien à Ghrysostome. Or voici ce qui
était advenu dans l'intervalle. Séleucie rentrait à peine
à Gésarée que Pharétrius, informé de ce qu'elle avait
fait, la manda près de lui pour lui adresser des
reproches et l'obliger par de graves menaces à mettre
dehors à l'instant l'hôte qu'elle avait reçu sous son toit'*
1. Procuratori suo mandavit... uti ex aliis suis yiHis agricolas cogère t
atque ita cum monachis manum conferret. Chrys., Epist, 14 ad Olymp»
2. Âcriter instabat Pharétrius, graves in eam minas Jactans eam-
que cogens atque impellens ut me etiam e suburbio ejiceret. Cbrys.^
ibid.
356 JEAN CHRYSOSTOME
La dame se récria contre une pareille injonction, sor-
tit indignée, et courut à la villa prendre les mesures
dont nous avons parié ; mais Févéque la demanda de
nouveau avec instance et elle revint. On ignore ce qui
se passa dans cette seconde entrevue, et si Pharétrius
ne fit pas craindre à cette femme de se trouver com-
promise dans un complot contre l'impératrice etTem-
pereur; le fait est qu'elle le quitta épouvantée et réso-
lue enfin à obéir. On était arrivé la seconde moitié de
la nuit, et Chrysostome commençait à goûter un peu
de repos, lorsqu'un prêtre nommé Evelhius, quiTavait
suivi depuis Gésarée, entra précipitamment dans sa
chambre, et le réveillant en sursaut : «Lève toi, lui dit-
il, lève-toi, je t'en conjure, les Isaures sont là M» Et
avant que Chrysostome eût eu le temps de reprendre
ses sens et de l'interroger, Evethius enleva tous les
effets de Texilé et l'entraîna dehors. L'escorte était
déjà sur pied, et le mulet attelé à la litière ; personne
d'ailleurs n'était là pour prêter assistance ; la maison
de Séleucie se trouvait dans un désarroi complet : on
n'y parlait que des Isaures; les uns s'armaient, les
autres se cachaient; l'escorte était abandonnée à elle-
même, elle se procura un guide comme elle put.
Celait une nuit sans lune et d'une obscurité telle-
ment épaisse qu'on ne distinguait rien à quelques pas
de soi*. Chrysostome fit allumer les torches ; Evelhius
1. Evethius presb3rter me e somno excitan» magno cam clamore hsc
dicebat: uSurge, obsecro, adventant barbari nec longe absuat. ■ Chrys.,
Epist, a ad Olymp.
2. Nox illunis erat, nox média, caHgioosa, tetra; id quod etiam nos
in summam coasiiii inopiam conjiciebat. Id., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 357
accourut les éteindre, disant qu'elles serviraient; ae
fanal aux brigands^ Sous Tcmpire des mêmes frayeurs,
le guide chargé de les conduire prit, à ce qu'il parait,
un chemin détourné qui rejoignait plus tard la grande
route, mais n'était qu'un sentier raboteux, taillé dans
le roc et embarrassé de pierres roulantes ; on n'y avan-
çait qu'à tâtons. Le mulet qui portait la litière lit un
faux pas et tomba sur les genoux ; la secousse lança
Chrysostome hors de son siège et l'envoya sur un des
côtés de la voie, étendu tout de son long et sans mou-
vements Evethius, sautant à bas de son cheval, vint
le relever et le crut mort. Chrysostome reprit enfin
ses sens, et, soutenu ou plutôt traîné parles mains du
prêtre, il essaya de marcher, c'est-à-dire, suivant son
expression, « de ramper, » car ils ne savaient tous deux
où mettre le pied et ne voyaient pas où ils allaient'.
Chrysostome, découragé, voulait retourner à la ville,
où ses compagnons et lui, répétait-il, ne trouveraient
pas plus de souffrances qu'ils n'en pouvaient redouter
chez les Isaures ; on le calma, et il finit par remonter
dans sa litière. Les Isaures ne parurent point, et le
convoi continua son voyage de cinquante lieues à tra-
vers les pentes abruptes, les précipices et les torrens,
péniblement sans doute, mais sans aventures qu'on ait
1. Faces accendi jussi... venim has quoque presbyter exstingui
Jussit, ne barbari, aicbat, lacis splendore cxciti, in nos impetum face-
rent. Chrys., Epist, 14 ad Olymp,
2. In genu lapsus, me qui lectica inclusus eram, hami prostravit,
parumqne abfuit quin interirem. Chrys., ibid.
3. Deinde exsurgens tractim ambulabam, Evethio presbytero ma-
nibus me tenente... atque ita manu ductus vel, ut rectius loquar, per-
tractas, reptabam. Id., ibid.
358 JEAN CHRYSOSTOME
jugées dignes d'être mentionnées. Ghrysostome atteignit
de cette façon Gueuse, soixante-dix jours après avoir
quitté Gonstantinople. Pharétrius triomphait donc ! il
pouvait écrire à la cour que les saints moines des cou-
vents de Gésarée, ne pouvant soutenir la vue d'un
ennemi de l'impératrice, avaient chassé l'exilé de leur
ville, l'obligeant de fuir au milieu de la nuit. Il espé-
rait pouvoir ajouter prochainement que la main de
Dieu, pour le complet châtiment de ses crimes, avait
conduit Jean sous le fer des Isaures, qui l'avaient
tué ou emmené captif dans leurs cavernes. L'impéra-
trice sans doute reconnaîtrait les services d'un évoque
qui l'avait délivrée de l'ombre même de son ennemi.
L'image de cette nuit funèbre resta gravée en
traits effrayants dans l'imagination de Ghrysostome. Il
n'aimait point à en parler, et, quand il s'y voyait con-
traint, il ne le faisait qu'avec une réserve qui décelait
encore l'épouvante. Dans les épanchements intimes de
l'amitié, il en envoya le récit à Olympias, et c'est ce
récit que nous avons suivi, mais en même temps il
recommandait à sa très-chère et très-pieuse diaconesse
de garder tout cela pour elle seule, bien que les sol-
dats de l'escorte pussent en remplir la ville entière de
Gonstantinople, puisqu'ils avaient eux-mêmes couru
les plus grands dangers. « Qu'ils fassent ce qu'ils vou-
dront, ajoutait-il, cela ne me regarde pas; je désire
seulement qu'on n'apprenne pas ces choses de vous, et
que vous imposiez même silence à ceux qui voudraient
vous en parler*. » Il donne de sa réserve un motif
1. Casteram ex te nemo id resciscat : imo etiam eos qui narrabuiit,
comprime. Cbiys., Epist. 14 ad Olymp,
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 359
plein de charité, à savoir que le clergé de Césarée
l'avait traité généralement avec affection, et que, plu-
sieurs membres de ce clergé se trouvant actuellement
à Gonstantinople, on ne manquerait pas de les rendre
responsables en quelque sorte du crime de leur
évêque, ce qui serait injuste de tout point. Il allait
même jusqu'à atténuer la légitime indignation que
méritait la conduite de ce dernier, se rejetant sur la
faiblesse de son caractère et sur la jalousie qu'avait dû
lui causer l'accueil chaleureux des habitants de Césa-
rée et de ses prêtres mêmes pour l'exilé. Il lui
échappe cependant, dans cette lettre à Olympias, un
mot qui fait frissonner dans la bouche d'un homme tel
que lui. a Je suis maintenant à Cucuse, lui dit-il, bien
vu de tout le monde et en sûreté : ne craignez pas
pour moi les Isaures, que l'hiver emprisonne dans
leure montagnes ; quant à moi, je ne redoute rien que
les évêques, un petit nombre excepté*. »
III.
Pendant que le vrai pasteur de l'Église de Constan-
tinople, l'archevêque légitime de tous les catholiques
fidèles, gagnait, à travers tant d'aventures diverses, la
prison de son exil, le faux pasteur, l'intrus, Arsace en
i . De Isauris aatem nihil est quod post hac metaas ; etenim in regio-
nem saam sese receperant : multoque tatior hic sum quam cum Cesareie
essemus. Neminem enim tam metuo qaam episcopos, paucis relictis.
Ghrys., Epist, ÎA ad Olymp,
360 JEAN CHRYSOSTOME
un mot, faisait peser sur ces mêmes fidèles le poids
de toutes les rigueurs ecclésiastiques et civiles. Malgré
l'acharnement d'Optalus et son habileté féroce, l'infor-
mation sur le crime d'incendie n'aboutissait pas; on
n'avait pu obtenir aucun aveu, et Arcadius, las de tant
de cruautés inutiles, inclinait enfin vers la clémence.
Il rendit, à la date du 29 août 404, plus de deux mois
après l'ouverture des enquêtes, un décret qui confes-
sait franchement l'inanité de la procédure et ouvrait
les prisons aux détenus. Les évoques, clercs, moines
ou laïques incarcérés sous cette accusation furent donc
relâchés, mais à la condition de quitter la ville impé-
riale et de se rendre dans leur domicile particulier
comme dans une sorte d'exil. Tel fut le sort des
évéques Eulysius et Cyriacus et des clercs de Constan-
tinople, anciens compagnons de Chrysostome, arrêtés
avec lui sur le chemin de Nicée et traînés ensuite de
cachot en cachot; leur ordre de mise en liberté n'était
après tout qu'une sentence de bannissement.
La joie causée par ce décret au corps entier des
joannltes fut de bien courte durée, car un autre
décret, à la date du 11 septembre, ouvrit contre les
schismatiques une persécution non moins rude et non
moins injuste que la première. Deux crimes religieux,
le schisme et l'hérésie, avaient pris place dans la loi
romaine depuis les empereurs chrétiens. Le schisme
légal était la séparation d'avec l'Église officielle recon-
nue par le prince, de la même façon que l'hérésie
légale était l'adoption d'un symbole autre que celui de
la croyance professée par le prince, ce qui n'empê-
chait pas qu'aux yeux de l'Église et sous Tautorité des
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 3Gt
canons, ces mots de schisme et d'hérésie ne reçussent
des applications très-diflférentesde la définition légale.
Ainsi, dans ce cas particulier, les schismatiques de la
loi n'étaient pas ceux de TÉglise, au moins de la mino-
rité qui défendait le droit hiérarchique et les règles
disciplinaires, minorité appuyée en Occident par le
sentiment de TÉgiise romaine et d'un grand nombre
d'évéques occidentaux. Pour le parti de Chrysostorae,
réglise d'Arsace était le schisme ; pour le parti d'Arsace,
le schisme était dans les joannites et dans leurs réu-
nions. On se rejetait donc d'un côté à Tautre ces mots
de schisme et de schismatiques; mais les joannites,
qui avaient le prince contre eux, eurent aussi contre
eux la loi, et le parti qu'ils traitaient eux-mêmes de
schismatique le leur fit bien voir dans l'application du
décret du 11 septembre 404.
L'histoire nous dit que ce fut Arsace qui, voyant ses
basiliques presque désertes et les catholiques de Gon-
stantinople s'obstiner à tenir des assemblées séparées,
sollicita lui-même du prince l'emploi des moyens de
rigueur*. Des soldats furent préposés à la chasse des
joannites dans les bois, dans les montagnes, dans les
édifices abandonnés de la banlieue de Gonstantinople ;
on dispersa les assemblées à coups de pierres et de
bâton *, le cirque de bois fut pris et repris ; des domi-
ciles privés furent violés pour y surprendre des prêtres
et des fidèles en contravention. Suivaient les comparu-
1. Pallad., dia/., p. 38.
2. Tribunus itaque cum militibus in congregatos impctum facere
Jussns, plebem fustibus et saxis cœdens, fugere compulsit. Sozom.,
viii, 23. ,
362 JEAN CHRYSOSTOME
tions devant le juge, les incarcërations, la questioa
pour la révélation des complices. Une des choses qui
éloignaient le plus les joannites d'un rapprochement
avec ce qui était pour eux le schisme, c'est qu'on les
obligeait, à leur entrée dans les basiliques, d'anathé-
matiser Chrysostome ; ils préféraient à une pareille
tyrannie les fers, les cachots, la torture. Quand les
peines corporelles ne leur étaient pas appliquées, on
leur faisait payer des sommes qui les ruinaient*. On
alla jusqu'à condamner à l'amende les corporations
quand un de leurs membres était surpris dans les
assemblées prohibées, ou les maîtres quand leurs ser-
viteurs ou leurs esclaves se rendaient coupables du
même crime, les constituant ainsi gardiens de l'exé-
cution de la loi. Toutes ces mesures iniques et
cruelles, prises sur la sollicitation d'Arsace, justifiaient
assez les termes énergiques dont se servait l'exilé,
quand il écrivait qu'on avait livré la direction de
l'Église à un loup, non à un pasteur; à un pirate, non
à un pilote, et que la santé des âmes était confiée aux
soins non d'un médecin, mais d'un bourreau -.
Toutefois la persécution ne continua pas longtemps
avec cette intensité, ou Arsace y prit une part de moins
en moins directe. Au fond, ce vieillard n'était pas né
persécuteur; il ne possédait ni l'activité ni la passion
nécessaires pour être un Hérode ou un Néron : c'était
tout simplement un ambitieux de peu de conscience,
i. Nobiliores vero et eos qui Joannis partes ardentias tuebantur,
•custodi» tradidit. Sozom., viii, 23.
2. Lupum pro pastore, pnedonem pro gubernatore, carnificem pro
medico. Ghrys., Epis t. 2 ad Olvmv,
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXÏE. 363
et, quand il crut avoir acquitté suffisamment envers
rimpératrice la dette de son épiscopat, il voulut en
jouir et se reposer. Acacîus, Antiochus, Sévérien et les
autres u cabaleurs et sycophantes de Jean, » suivant
un surnom bien mérité, eurent beau le stimuler et le
réprimander; il les laissa dire et ne fit rien. Quelques
écrivains religieux vont même jusqu'à louer sa dou-
ceur , comme si Ton pouvait donner le nom d'une
vertu à la mollesse et à l'inertie, égoïstes. Antiochus et
ses collègues avaient imaginé un plan qui devait leur
soumettre tous les évoques de l'Orient au moyen d'un
triumvirat des patriarches d'Alexandrie, d'Anlioche,
de Constantinople, auquel l'empereur attribuerait tout
pouvoir sur les autres églises, et Arcadius y avait con-
senti. L'exécution de ce plan enveloppant dans le
même réseau les joannites de toutes les provinces, le
schisme, lui disaient-ils, sera sûrement étouffé. Quand
il fallut se mettre à l'œuvre avec un homme aussi
mou qu'Arsace, les cabaleurs y renoncèrent pour la
reprendre en temps plus favorable, ainsi que nous le
verrons bientôt. Arsace se trouva donc en butte à une
double attaque de la part des joannites et de celle des
anti-joannites. Si les premiers prétendaient qu'il avait
la faconde d'un poisson et la chaleur oratoire d'une
grenouille, comme après tout le poisson, qui ne parle
pas, s'agite et nage, les seconds le qualifièrent, d'après
leur rancune, de vieux tronc pourri et de soliveau*.
Il se passa pourtant sous l'épiscopat de ce soliveau
un événement considérable ; l'impératrice mourut le
i. Vetus truncas. Simeon,ap. Niceph. Cal., xiii, 2C
36i JEAN CHRYSOSTOME
6 octobre, trois mois et demi après l'expulsion de Chry-
sostome; elle rendit l'âme au milieu d'inexprimables
douleurs, en accouchant d'un enfant mort. On raconta
que l'enfant avait déjà cessé de vivre depuis ti'ois jours,
et tombait en putréfaction * sans qu'aucun art humain
pût délivrer la mère, lorsque par une inspiration
désespérée celle-ci fit appel aux remèdes surnaturels.
Un magicien mandé au palais lui apposa sur le ventre
certains caractères magiques dont reflet fut, dit-on,
de faire sortir l'enfant; mais la mère mourut à l'instant
même ^ Quatre mois plus tôt, cet événement aurait
remué tout l'empire et changé peut-être la face de
l'Église d'Orient. Aujourd'hui que les faits étaient con-
sommés, Chnsostome en exil, ses ennemis maîtres de
toutes les positions ecclésiastiques, l'émotion générale
fut à peine sensible. Les évéques de cour la regret-
tèrent, et son mari seul la pleura. Le faible Arcadius,
habitué à porter son joug, ne pouvait se faire à l'idée
de n'èlre plus mené; mais il trouva dans son entou-
rage d'autres tyrans qui surent continuer les traditions
d'Eudoxie.
Dans le parti joannite, cette mort si imprévue, si
rapprochée du départ de Jean et marquée d'un cachet
si tragique, fut regardée comme un châtiment de Dieu.
Un concours bizarre d'autres événements qui sem-
1. Cum uterum ferret jamquc partui essct vicina, fœtus in utero
extinctus est; ac cum velletsenii, id frustra fecit, totosque dies qua-
tuor mortuus fœtus in utero retentus computruit, atque uteri quoque
abscessum effecit. Cedren., p. 33i.
2. Cumqne neque cxiret fœtus et dolorum finis non esset, quidam
litteras magicas superposuit : quare et statîm cjecit mortuum fœtuni
et simul animam miserrime efflavit. Id., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 365
blaient se rattacher à celui-ci par le lien d'une cause
commune servit à donner à tout ce qui se passait une
apparence de fatalité ou de justice divine. Beaucoup
de ceux qui avaient poursuivi Chrysostome ou l'avaient
condamné furent frappés de mort ou de maladies
étranges dans Tespace de quelques mois. Les joanniles
aimaient à récapituler ces faits comme une preuve de
la sainteté de leur cause, et les autres ne les entendaient
pas sans une secrète terreur. Palladius, le biographe et
l'ami de Chi^sostome, leur a consacré un long passage
de ses Dialogues, et l'histoire ecclésiastique ne craint
pas de leur reconnaître un caractère surhumain. Ainsi
un des évêques, juge impitoyable de l'exilé au concile
de Constantinople, se tuait raide quelque temps après
en tombant de cheval ; un autre, atteint d'une hydro-
pisie purulente, était dévoré tout vivant par les vers;
un troisième, malade d'un crésipèle de mauvaise
nature, rendit l'âme au milieu d'épouvantables déman-
geaisons; un autre, accusateur et calomniateur de
Jean, éprouva une telle enflure de la langue, qu'il ne
pouvait respirer qu'à grand'peine, et avant d'être entiè-
rement suffoqué il écrivit sur ses tablettes, pour que
tout le monde le sût, qu'il subissait la peine de son
crime*. Il y eut encore divers accidents de ce genre
dont la supei'stition tira parti. Le plus grave sans con-
tredit fut la mort de Cyrinus de Chalcédoine. Cet
évoque, comme on l'a vu, s'était montré ennemi
acharné de Chrysostome avant même que la persécu-
i. Alius iu8ata,ut aiunt,lingua cum febre vehementi... in pugillari
confessionem scripsit. Pallad., dicU., p. 63.
366 JEAN CHRYSOSTOME
tion ne fût commencée. Égyptien et créature de Théo-
phile, on eût dit qu'il respirait toutes les passions da
patriarche d'Alexandrie. Dans un conciliabule qull
tenait chez lui avec quelques autres évoques antérieu-
rement au synode du Chêne, cet homme, très-violent
dans son allure et très-agité en ce moment, s'était cho-
qué contre Maruthas, évéque de Mésopotamie, qui
l'avait blessé grièvement en lui marchant sur le pied.
La plaie s'envenima malgré tous les remèdes, mais
n'empêcha pas le patient de venir cabaler contre Jean
au concile de Gonstantinople ; il fut même un des
quatre ou cinq évoques qui prirent sur leur tête, pour
rassurer l'empereur, la responsabilité de sa déposi-
tion. Après le concile, Gyrinus alla de plus mal en plus
mal : la gangrène se mita son pied, qu'il fallut couper,
puis à la jambe, qu'il fallut couper aussi, puis à l'autre
pied, tant ses humeurs et sa chair étaient corrom-
pues. Le second pied ayant été retranché comme
l'autre, la gangrène gagna les intestins, et Gyrinus
expira dans d'effroyables tortures*. « Voilà, s'écriaient
les joannites et même beaucoup de gens d'un esprit
moins exalté, voilà la responsabilité qu'avait appelée
sur lui Gyrinus* ! »
L'imagination de l'empereur ne fut pas la dernière,
comme on le pense bien, à s'émouvoir de ces rappro-
1. Putrefacto pede necesse habuit eum abscindere. Neque enim id
semel factum est, sed ssepius iterata sectio : totum enim corpus depas>
cebat vis mali. Socr., vi, 19.
2. Plerique affirmabant Cyrinum hœc passum esse propter probra
et convicia quœ in Joannem conjecerat. Socr., vi, i9. — Etcernere
erat divinitus immissam jram variis pœnis bellum inferentem. Pallad.,
diaL, p. 23.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 367
cliements ; une suite de fléaux naturels dont Constan-
tinople fut accablée sur ces entrefaites acheta de
l'épouvanter. La ville fut ébranlée à plusieurs reprises
par des tremblements de terre tellement violents que
les chroniqueurs ont cru devoir leur donner place dans
leurs livres. En même temps des orages se succédaient
à de courts intervalles; la foudre tomba plusieurs fois
dans Fenceinte des murs, tandis qu'une grêle d'une
grosseur prodigieuse détruisait les moissons sur
quelques milles alentour. Il n'en fallait pas davantage
pour persuader à l'empereur que le courroux du ciel
était véritablement déchaîné contre lui et contre ses
sujets, et il écrivit à un solitaire d'une sainteté reconnue
qui habitait le mont Sinaï, pour obtenir ses prières,
toutes-puissantes, disait-on, auprès de Dieu. Ce soli-
taire se nommait Nilus, et l'Église l'honore encore
aujourd'hui sous le nom de saint Nil.
Kilus n'avait pas toujours été un pauvre moine
caché au fond d'un désert. Il avait brillé à la cour du
grand Théodose par la fortune, l'élégance des manières,
la beauté du corps, par un esprit honnête et droit qui
l'avait fait surnommer le Sage. Juste appréciateur de
ses rares qualités. Théodose lui confia des postes
importants, et entre autres la préfecture du prétoire
d'Orient. 11 s'était marié à une jeune femme qu'il
aimait, et avait eu d'elle deux fils. Un matin, cet
homme si favorisé de tout ce que le monde recherche
déposa ses honneurs, dit adieu à sa femme, et partit»
emmenant avec lui un de ses fils. Où allait-il? Il allait
chercher la paix de l'âme que le monde ne lui avait
point donnée, et consacrer son fils à Dieu sur quelque
368 JEAN CHRYS05T0ME
montagne solitaire, comme le patriarche Abraham
sur les hauteui*s de Moria; mais il attendait que le ciel
lui indiquât sa demeure. Les déserts de TÉgypte et de
la Syrie ne lui plurent pas ; ils étaient trop peuplés de
moines et trop voisins des villes; il ne s*arrêta que
dans le grand désert d'Arabie, sur une des pentes du
mont Sinaî. Il y trouva quelques anachorètes en petit
nombre, vivant épars dans des cavernes: il les réumX
en attira d'autres, et avec l'argent qui lui restait de sa
fortune, il construisit une église et un monastèreau lieu
dit le Buisson, parce que c'était là que Dieu avait
apparu à Moïse dans [un buisson ardent. Le monastère
voulut avoir Nilus pour abbé. Dans son nouvel état,
l'ancien préfet du prétoire se distingua par des vertus
austères dontla pratique s'unissait en lui à des connais-
sances profanes étendues et à de fortes études sur les
Écritures, si bien que Nilus devint l'oracle des moines
de son tenipvS. On disait, tant il était prévoyant et
secourable, que Dieu lui avait conféré le don de pro-
phétie avec celui des miracles, et qu'il n'avait jamais
rien refusé à ses prières.
Arcadius, qui l'avait connu enfant à la cour de sou
père, crut pouvoir recourir à lui avec confiance pour
qu'il détournât la colère de Dieu suspendue sur la
ville impériale et sur lui-môme ; mais Nilus i*efusa de
prier. « Comment veux-tu, lui répondit-il avec une
sainte liberté, que j'ose prier pour une ville qui mérite
par tant d'actes coupables la justice de Dieu qui la
menace, une ville où le crime s'appuie sur l'autorité
des lois, et qui a banni le très-heureux Jean, la
colonne de l'Église, la lampe de la vérité, la trompette
• ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 369
du Seigneur? Tu demandes que je prie pour elle;
mais tu le demandes à un esprit trop accablé d'afflic-
tion par l'excès des maux qu'elle a commis ^ » Il lui dit
encore dans une autre lettre : « Tu as banni Jean, la
plus grande lumière de la terre, sans en ayoir aucune
raison, et pour fêtre laissé aller trop légèrement aux
mauvais conseils de quelques évoques dont l'esprit
n'est pas sain'. Songe donc à toi, et après avoir privé
l'Église catholique des pures et saintes instructions
qu'elle recevait de lui, reconnais du moins ta faute et
repens-toi. » Arcadius ne se repentit point. Les fléaux
de la nature s'étaient calmés, et le prince, avec son
insouciance habituelle, reprit le train des affaires,
trouvant plus doux les mauvais conseils de ses flatteurs
que les dures paroles qui lui venaient du Sinaî. Bientôt
même, sous ses nouveaux maîtres, il oublia le gouver-
nement d'Eudoxie. La persécution ne vivait plus ; mais
l'esprit de persécution, les passions jalouses et hai-
neuses subsistaient toujours, et continuèrent à pousser
le faible empereur dans la voie où elles l'avaient jeté.
Cependant Arsace mourut le 1" novembre 405, dans
le seizième mois de son épiscopat et la quatre-vingt-
deuxième année de son âge, laissant le siège de Con-
stantinople vacant pour la seconde fois depuis le départ
de Chrysostome. On ne le pleura guère : les persécutions
de son début ajoutées à l'inactivité du reste de sa vie
ne lui méritaient ni les larmes des orthodoxes ni celles
i- Quomodo a me petis ut orare digoer... cum ipse pêne fulgu-
ritas sim mœroris igné. NU, Ep. 233 ad Arcad.
2. PrsB multa levitate ab iosanis quibusdam episcopis persuasus.
W., Ep. 232 ad Arcad.
24
370 JEAN CHRYSOSTOME
des schismatiques. On peut lire encore le jugement des
contemporains sur son compte dans une sorte d'orai-
son funèbre burlesque recueillie par un écrivain des
temps postérieurs. « Arsace mourut donc après avoir
vécu seize mois sur le siège épiscopal sans y avoir fait
œuvre d'homme vivant, lâche et engourdi qu'il était
par nature, ou plutôt il n'existait plus depuis longtemps
quand la mort le visita. 0 honte! quel successeur, et
de qui? Un vieux tronc substitué par un caprice d^
princes à un rameau vigoureux et florissant, un vieil-
lard de quatre-vingts ans meilleur à placer sur un tom-
beau que sur un trône, un fou et un sot, inepte quand
il parlait, stupide quand il voulait penser à quelque
chose de raisonnable, plus comparable à une pierre, à
une bûche qu'à un être animé, digne tout au plus de
passer sa vie dans le coin d'une chambre ou dans un
lit, inutile à lui-même et aux autres, et indigne de
regret. Tel fut Arsace, et tel il sortit de ce monde*. »
On ignore si l'évêque Sévérien ou quelque autre
de la faction des sycophantes de Jean se présenta aux
suffrages du peuple et du clergé pour la succession
d' Arsace ; l'histoire nous dit seulement que les compé-
titions furent nombreuses , et les luttes tellement
acharnées que l'interrègne dura quatre mois. Au bout
de ce temps , le choix s'arrêta sur un prêtre de Con-
âtantinople qui portait aussi au front le sceau de la
bête , car il avait témoigné plusieurs fois contre
1. Proh! pador! quis cui? Vir octogesimam supergressus aonam,
tamulo mag;is quam throDO appositus, delinis quidam ac desipiens, ad
dicendum quidem iDeptissimus, ad cogitandum autem stupidissimus,
ad faciendam vero ignavissimus. Simeon, ap. Niceph., un, 38.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXÏE. 371
révêque légitime au concile du Chêne et pressé sa
condamnation. Trop d'ecclésiastiques en effet s'étaient
compromis dans les dernières luttes, et les passions
hostiles étaient trop prononcées pour qu'on pût s'at-
tendre à voir nommer ou un joannite ou un homme
tant soit peu soupçonné de l'être.
Le nouvel élu, nommé Atticus, était un Arménien
originaire de Sébaste, où il avait passé son enfance
parmi des moines macédoniens qui tenaient alors en
ce lieu, suivant l'expression d'un écrivain ecclésias-
tique, «boutique de leur philosophie*.» Devenu
homme, l'Arménien quitta son pays, vint à Constanti-
nople, et se laissa facilement convertir au catholicisme^
plus par prudence que par doctrine, si l'on on croît
le même historien. Il entra bientôt dans les ordres,
et l'archevêque d'alors, soit Nectaire, soit son succes-
seur, l'attacha à son église. Le jeune Macédonien,
rompu aux études subtiles de son couvent sur la na-
ture du Saint-Esprit et sa place dans la sainte Trinité^
avait grandement négligé les lettres profanes et fit rire
à ses dépens dans cette Église savante des Grégoire de
Nazianze et des Chrysostome, où les discours de Démo-
sthëne et d'Isocrate marchaient presque de pair avec
les psaumes de David et les épltres de saint Paul. Atti-
cus fut donc taxé d'ignorance par ses confrères. Il
apportait d'ailleurs avec lui un terrible accent armé-
nien qui eût gâté dans sa bouche l'éloquence même.
Ces désavantages l'affectèrent à ce point qu'il n'osait
i. Snb quibasdam monachis Macedoni» heresim sectantibus qui
tam SebasttB philosophie su» officinam habebant. Niceph. Cal.,
sni, 29.
37J JEAN CHRYSOSTOME
pas improviser et apprenait ses sermons par cœur*.
Aussi ne trouva-t-il point de tachygraphe pour les
recueillir, quoiqu'ils continssent, au fond, de très
bonnes choses'. Gomme il était homme de résolution, il
prit un moyen énergique de se corriger et de railler
à son tour ses détracteurs. Se confinant dans une
retraite absolue, il se mit à étudier nuit et jour, à l'iDsu
de tout le monde, les grands modèles de la littérature
hellénique, et à corriger par des efforts sur lui-même
ce que sa prononciation arménienne avait de trop cho-
quant pour des Grecs, puis un beau jour il reparut
dans la société de ses collègues, parlant mieux qu'eux
d'Aristote et de Platon, et pouvant presque passer
pour un Athénien *. Tout le monde s'inclina devaQt
cette volonté de fer, et Atticusdès lors jouit d'un grand
crédit, comme homme de conduite cependant beau-
coup plus que comme homme de science*. Il fut, sans
trop se mettre en avant, un des meneurs des dernières
cabales contre l'archevêque Jean, et c'est ce qui valut
à sa candidature l'appui des évêques de la cour lorsque
ses chances favorables commencèrent à se dessiner.
Nommé vers la fin de février 406, il fut ordonné, comme
Arsace, dans l'église des Apôtres, qui servait de basi-
1. Orationes a se compositas quas memoriter didicerat, in ecclesia
recitabat. Socr., vu, 2.
'2. In concionibus vero ecclesiasticis mediocris, adeo ut sermones
illius non digni qui exscriberentur... viderentur. Id., ibid.
3. Probatissimos quosque veterum scriptores lectitavit. Sozom.,
tiii, 27. — Tum demum quum idiota seu rudis esse videretur,... eos
etiam qui erudite cum eo agerent, fereliit. Niceph., xni, 29.
4. Natura magis quam disciplina prudens, in rébus agendis summe
fuit dexteritatis. Sozom., viir, 27.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 373
lique principale, tandis que Sainte-Sophie sortait peu
à peu de ses ruines. Avec un pareil homme, Toccasion
parut bonne à la faction des sycophantes de reprendre
et de réaliser enfin ce grand plan de domination géné-
rale ou plutôt d'oppression des Églises d'Orient que
l'indolent Arsace avait laissé dormir dans ses mains.
C'est ici le lieu de dire ce qu'était ce plan, et quelles
effroyables douleurs l'exécution d'un pareil dessein fit
tomber sur les catholiques des provinces.
La séparation que nous avons vue se former dans
rÉglise de Gonstantinople après la seconde condamna-
tion de Ghrysostome avait passé dans les diocèses voi-
sins, puis dans toutes les provinces, et chaque église
avait actuellement son parti joannite, qui maintenait la
communion avec l'archevêque exilé, et son parti anti
joannite, qui acceptait la communion de l'archevêque
intrus. Les deux partis s'y faisaient la guerre, comme à
Gonstantinople, avec un redoublement de vivacité qui
répondait au tempérament asiatique ou syrien. En
Syrie surtout, patrie du grand homme dont l'infortune
aujourd'hui remplissait le monde, comme autrefois
son génie, la cause joannite comptait de chauds par-
tisans parmi les évéques et les clercs, et principalement
dans la masse du peuple. Or les persécuteurs se
disaient aVec raison qu'on n'aurait gagné qu'une demi-
victoire, si l'on étouffait ce qu'ils appelaient le schisme
à Gonstantinople en le laissant se développer ailleurs,
et ils imaginèrent le moyen suivant de l'extirper dans
tout l'empire. Ils proposèrent à l'empereur d'établir
dans les trois grands patriarcats de l'Orient trois centres
de communion religieuse auxquels tous les évéques
374 JEAN CHRYSOSTOME
d'une certaine circonscription seraient tenus de se
rattacher sous peine de déposition et d'expulsion vio-
lente au besoin ; les trois patriarches étaient de plus
investis du pouvoir de nommer eux-mêmes d'autres
évéques à la place des récalcitrants. Leurs droits s'éten-
daient jusque sur la composition des clergés des villes,
et toute résistance était punie d'excommunication
ecclésiastique accompagnée de pénalités civiles; c'était
en un mot la plus affreuse tyrannie pesant sur toutes
les Églises, leur droit électoral supprimé, leurs libertés
at>olies, leur dignité foulée aux pieds. Les ressorts de
ces potentats comprenaient, outre l'étendue de leur
juridiction métropolitaine, certains territoires annexés ;
ainsi le patriarche d'Alexandrie avait sous son pouvoir
r Egypte et très-probablement encore la Palestine ; le
patriarche d'Antioche devait régner sur la Syrie, TAra-
bie et la plus grande portion de l'Asie Mineure ; le
reste des Églises ressortissait au patriarche de Con-
stantinople. Le faible Arcadius s'était empressé de
donner! la sanction légale à cette usurpation des droits
ecclésiastiques, et il avait reconnu le triumvirat par
une loi rendue du vivant d'Arsace, le 18 novembre 40/i.
Cette loi est curieuse , et fera voir quelles étaient à
cette époque les relations de l'Église et de l'État. Elle
se divisait en deux parties d'après le dire des histo-
riens, l'une concernant les assemblées des fidèles hors
des lieux consacrés , l'autre les peines réservées aux
évéques dissidents.
La première était ainsi conçue ; « Que les gouver-
neurs des provinces soient avertis qu'ils doivent empê-
eher les assemblées illicites de ceux qui, méprisant
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 375
les églises sacro - sdlotes , essayent de se réunir autre
part, et qu'en outre ceux qui séparent leur commu-
nion de celle d'Arsace, de Théophile et de Porphyre
(très-révérés pontifes de la loi sacrée) doivent être
mis hors de l'Église comme schismatiques ^ -— Donné
à Gonstantinople le U des calendes de décembre,
sous le sixième consulat d'Honorius Auguste et celui
d'Aristénetus. » La seconde partie de la loi, laquelle
ne se trouve pas dans le code, mais a été reproduite
par les écrivains contemporains, portait ces disposi-
tions : « Si quelqu'un des évêques refuse de commu-
niquer avec Théophile, Arsace et Porphyre, qu'il soit
chassé de son siège, et que ses biens soient confisqués
tant en argent qu'en propriétés foncières*. »
Ces lois oppressives que la mollesse d'Arsace ne lui
permettait guère d'appliquer reçurent une nouvelle
vie sous Atticus, qui porta dans l'exécution de ces
mesures toute la rigidité de son esprit opiniâtre et
froid, tandis que Porphyre, nouveau patriarche d'An-
tioche, y mettait les violences éhontées qui ont flétri à
jamais son nom. Il est souvent difficile, quand on
étudie l'histoire des dissensions religieuses, d'accepter
comme tout à fait véridique l'appréciation des hommes
d'un parti faite par des écrivains du parti contraire, et
notre temps démontre assez qu'il peut en être de même
1. His qui ab Ârsacii, Theophili, Porphyrii, reyerendissimorum
sacne legis antistitum communione dissentiunt, ab ecclesia procul
dabio repellendis... Cod, Theod., L. XVI, t. IV, I. 5.
2. Si qais episcoporum cum Theophilo, Attico, Porphyrio commu-
nicare noluerit, extorris ecclesia esto et facultatibus privatur. Niceph^
xni, 30.
376 JEAN GHRYSOSTOME
dans l'ordre politique ; toutefois le jugement porté sur
Porphyre par tous les écrivains ecclésiastiques da
temps semble si bien confirmé par sa conduite dans
des faits avérés qu'on ne court pas grand risque de
calomnier ici un mort en répétant ce que disaient de
lui les vivants.
Porphyre avait mené dès son enfance l'existence la
moins conforme à l'état qu'il voulait embrasser, et ses
instincts pervers, nous dit un historien, entretenus
et nourris avec un soin tout paternel, n'avaient iait
que se développer avec l'âge*. Débauché, coureur de
futilités et de spectacles, passionné pour les mimes et
vivant familièrement avec eux, ce qui était le comble
du déshonneur, même pour un laïque, il cultivait en
outre les sciences occultes et passait pour magicien'.
En dépit de ces pratiques qui Teussent dû exclure pour
toujours du sacerdoce, il y parvint néanmoins à force
d'intrigues et de bassesses, car il était souple, insi-
nuant, flatteur des grands, habile à déguiser sous un
air riant et satisfait les haines jalouses qui rongeaient
son âme. Porphyre était déjà vieux à Tépoque de nos
récits'. On eût malaisément soupçonné à un pareil
prêtre, toléré plutôt qu'accepté dans le sacerdoce,
l'ambition de Tépiscopat ; il l'avait pourtant, et comme
il sentait aussi qu'il ne pouvait être qu'un évêque de
1. Vir quidem grandevus, non minus improbitate vcterator, quippe
que cum illo diligent! cura nutrita caluerat, quam «tate vetulos.
Niceph. Cal., xiii, 30.
2. Prœstigiatoribus et aurigis atque ils qui inhonesto motu cum
difttorto crure veteres fabulas exhibent, prœesse et convivari solitui.
Pallad., diaL, p. 57.
3. Theodoret^v, 35.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 377
hasard, il guettait soigneusement Toccasion. Dès le
commencement des querelles entre Ghrysostome et les
deux conciles, il s'était posé en ennemi de l'enfant
d'Antioche, dépassant tout le monde dans l'exagération
de ses attaques, et cherchant à compenser par la noto-
riété des passions de parti l'obscurité de son mérite et
le mépris dû à son caractère.
Sur ces entrefaites et vers le temps où Ghrysostome
partait pour son second exil, le vieil évoque d'Antioche,
Flavien, s'éteignait après une longue maladie, et le
parti joannite perdait en lui un appui considérable ;
aussi la lutte paraissait devoir être très-vive pour le
choix de son successeur. Sévérien de Cabales et ses
deux complices ordinaires, les sycophantes Acacius et
Antiochus, tous- trois Syriens, partirent de Constanti-
nople comme pour regagner leurs diocèses; mais, se
glissant secrètement dans Antioche, ils s'y cachèrent
afin d'observer par eux-mêmes ce qui allait se passer et
d'intervenir au besoin*; ils s'étaient munis d'ailleurs
d'ordres et de pleins pouvoirs de la cour pour faire
agir dans un sens ou dans Fautre l'autorité civile et
l'autorité militaire. Le moment de Téleclion appro-
chant, les compétiteurs se présentaient en grand
nombre. Le clergé se scindait en deux parts ; mais le
peuple penchait en masse du côté du prêtre Constance,
cet ami de Ghrysostome dont nous avons parlé à propos
de la mission de Phénicie , et qui devait la faveur
populaire non moins à ses vertus personnelles qu'à sa
1. Nam cum exsilio Joannis concurrcrat mors Flaviani. Pallad.,
dial,, p. 55.
378 JEAN CHRYSOSTOME
fidélité pourTexilé. Porphyre, au milieu de ces débats,
gardait sa place d*homme de parti, précbaut Texclusion
de tous les joannites, et ce ne fut que par des distri-
butions d'argent considérables dans les dernières
classes du peuple ou dans le bas clergé qu'il révéla sa
propre candidature. On ne la prit pas d*abord au
sérieux, tant l'homme était jugé indigne-, pourtant
Sévérien et ses compagnons, convaincus de son habi-
leté, s'abouchèrent secrètement avec lui, et leur pacte
donna au projet de Porphyre une consistance qui lui
manquait ^ Il fut reconnu dans ce petit conciliabule
qu'on ne pouvait réussir que par surprise; on se distri-
bua les rôles, les évoques de la cour prévinrent le
commandant de la force armée, et on se tint sur ses
gardes pour saisir aux cheveux l'occasion.
Il devait se célébrer sous peu de jours, dans le bourg
de Daphné, le lieu des divertissements d'Antioche,
une grande représentation de jeux dits olympiques,
où l'on faisait passer en revue sous les yeux des specta-
teurs la vie et les travaux d'Hercule, avec force courses
hippiques et luttes de pugilat ^ Or on connatt la
passion des Anliochiens pour les jeux scéniques, les
courses de chars et les combats d'athlètes, et Porphyre
savait bien qu'une fois assis sur les bancs d'un cirque
ou en face d'un amphithéâtre de mimes aucun d'entre
eux ne se dérangerait, même pour l'affaire la plas
importante. Tandis que les habitants, grands et petits,
païens et chrétiens, désertent la ville pour gagner le
1. Pallad., diaL, p. 58.
2. Olympica... eoim vocantor certamiaa que ab Hercule institata
quarto quoque anno celebrautur. Pallad., diaL, p. 58.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 379-
bois de Daphné\ il ramasse de son côté, au moyen
de ses émissaires, plusieurs centaines de gens du
peuple et quelques clercs, ses âmes damnées, et il se
dirige avec eux vers l'église, où les trois évoques
l'avaient précédé. A son arrivée, on ferme les portes,
on s'empare des vases sacrés; un simulacre de nomi-
nation a lieu, il s'agenouille, et les évoques l'ordonnent.
Tout cela se fit avec une telle hâte qu'on n'acheva
même pas les prières de l'ordination, tant on craignait
quelque surprise ou le retour fortuit du peuple*.
Sévérien et ses amis quittèrent alors précipitamment
l'église, puis la ville, pour aller se réfugier dans les
montagnes voisines et de là dans leurs diocèses, car ils
appréhendaient la colère des habitants quand leur
fraude serait découverte*. Le soir en effet, les Antio-
chiens, revenus des jeux, furent fort étonnés d'ap-
prendre qu'ils avaient un évoque, et que cet évêque
était Porphyre. La chose ne leur plut point; mais ne
sachant encore que résoudre, ils passèrent la nuit à
se consulter. Le lendemain matin, la résolution était
prise, et une foule irritée se porta vers la maison épi-
scopale, où Porphyre s'était barricadé et faisait mine de
i. Quum urbs tota more recepto ad spectacula in luco Daphues
effusa esset. Niceph., xiii, 30. — Mulieram grèges una cum populis
ut ita dicam effervescunt ad Daphnem. Pallad., dial., p. 58.
2. Cum iti ecclesiam irrupisset simul cum memoratis episcopis et
clericis paacis,clam ordinatur, clausis januis, multa cum fesdnatîone.
Pallad., 1. c. — Àdeo autem illis ea res deproperata est ut rece-
ptos ritus plurimos in sacra ordioationc prsetermiserint. Niceph. Cal.,
XIII, 30.
3. Porro Severianus et socii accepte pretio per montes et invia
loca fugere. Pallad., dial., p. 58.
380 JEAN CHRYSOSTOME
se bien défendre, aidé de ses clercs et de ses domes-
tiques. Un siège commença donc, et des gens du
peuple amoncelèrent contre la maison de la paille et
du bois pour y mettre le feu et brûler Tévêque avec
révéché *. La force armée avertie accourut à temps pour
sauver Tévéque, et dégagea la place à grands coups
d'épée. La bataille recommença les jours suivants,
mais avec un plus grand déploiement de troupes;
bref, Porphyre fut installé sur le trône pontifical par
les soldats. Conformément aux intentions de la cour,
le gouverneur ordonna au clergé et au peuple de se
rendre à Téglise sous la menace des pénalités édictées
par le décret impérial ; le peuple en grande partie
refusa, il essaya de faire des litanies dans les rues en
portant devant lui le signe de la croix; le gouverneur
(c'était un certain comte Valentin)ût charger la litanie
comme une émeute de séditieux; la croix fut ren-
versée dans le tumulte et foulée sous les pieds des
chevaux*.
D'Antioche, les mécontents se portèrent dans la
campagne; on les y pourchassa, et les scènes de
violence qui avaient déshonoré et ensanglanté Constan-
tinople et sa banlieue se renouvelèrent dans la métro-
pole de la Syrie. Appuyé par l'autorité civile et par les
1. In crastinum consurrexere ac coDfluxere simul omnes cum igné
et sarmentis, Porphyrium atque œdes ejus delere volentes. Pallad.,
dial.f p. 58. — Ignem et materiam aliam inceudio aptam manibus
rapîeotes et congerentes... Ipsum simul cum episcopali domo comba-
rere voleates. Niceph. Cal., xni, 30.
2. Porphyrius vero et Valentinus cornes cum armatis ecclesiam
orthodoxorum deprœdabantur, tremeodum crucis siguam pedibas
conculantes. Pallad., dial., p. 58.
ET L'IMPÉRATRICE ECDOXIE. ""384
exécutions militaires, le nouveau patriarche opprima
non-seulement le clergé de son église, mais celui des
églises voisines. Ce fut une révolution dans toute la
province; il suscitait partout des cabales, il faisait
expulser les évéques ou les déposait lui-même pour en
nommer de nouveaux, et alors on vit des scandales
qui dépassaient de bien loin ceux qu'avait réprimés
Chrysostome dans l'Asie Mineure. L'épiscopat était à
l'encan, on le demandait, on l'offrait, on le marchan-
dait comme une chose vénale dans un marché public,
et le plus indigne était toujours le plus recommandé
par Porphyre. Des vols, des spoliations de biens ecclé-
siastiques, des énormités contre les canons, se passèrent
dans ces exploitations de la dignité épiscopale et de la
fortune des églises. On nommait, on ordonnait des
gens inconnus ou sans garanties, et on ne savait bien-
tôt plus qui on avait ordonné. Toutes les règles ecclé-
siastiques étaient bouleversées. Pour obtenir des
évêques corrompus, on corrompait d'abord les élec-
teurs, clercs ou laïques, et les moyens les plus bas
étaient mis en usage. Des tables étaient dressées dans
les rues, des repas publics servis à tout venant, de
l'argent distribué. « Autrefois, dit avec amertume un
écrivain du temps, les apôtres se préparaient par la
prière et le jeûne à la sainte opération d'une élection
d'évéque; on s'y prépare aujourd'hui par la débauche
et l'ivresse ; les églises sont devenues des foires où
chaque candidat à l'épiscopat ou au sacerdoce vient
étaler ses promesses et ses cadeaux*. » Un autre ajoute
i. Quas enim ordinationcs cam jejunio et oraUone et probatione
382 JEAN CHRYSOSTOME
qu'il s'abstiendra de dire combien d'évôques furent
déposés, combien d'autres mis à leur place, combien
de corrupteurs infestèrent les églises. « Ce sont choses
trop tristes, dit-il , pour être enregistrées dans l'his-
toire. » Il y en eut une néanmoins tellement scanda-
leuse que l'histoire a dû l'enregistrer, ce fut la nomi-
nation d'un eunuque, ancien esclave et maintenant
domestique d'un tribun, homme impur, chai*gé de
crimes, et que les catholiques appelaient « l'abomina-
tion de la désolation K » Ce misérable fut élu évéque
d'Éphèse à la place d'Héraclide, ancien diacre de
Chrysostome. « Et l'on n'eut pas honte, s'écrie l'auteur
que nous citons, de poser l'Évangile sur la tête d'un
pareil monstre*. » Tels furent les débuts de ce patriar-
<5at de Porphyre, qui lui valurent l'honneur d'être
désigné par un décret impérial comme un des trois
types de la foi catholique en Orient.
Arsace, qui avait comme archevêque de Constanti-
nople la primatie dans le triumvirat, laissait ces satur-
nales ecclésiastiques se passer en Syrie sans paraître
s'en émouvoir ; Atticus, plus habile, fit succéder à des
exécutions capricieuses une persécution savante, réglée,
systématique, et la même méthode fut appliquée dans
toute rétendue de l'empire d'Orient. D'abord un second
décret impérial fut rendu qui, en renouvelant les dis-
cleri Petrus et Joannes faciebant : illî contra per crapulam et ebrieta-
tein, atquc miseranda dona. Pallad., dial, p. 55.
1. Ordinato ab iis Victoria tribuni eunucho in sede episcopi eum
•collocarant Pallad., ibid.
2. Qai enim non horruerunt evangelium scelesto capiti imponerc
Id., ibid.
ET UIMPÉRA.ÏRICE EDDOXIE. 383
positions pénales du premier, substituait le nom d'At-
ticus à celui d'Arsace ; on procéda ensuite à une épu-
ration générale des évoques et des clergés, diocèse par
diocèse, chaque patriarche présidant aux opérations
dans sa circonscription territoriale. Les évoques con-
vaincus d'être de la communion joannite furent dépo-
sés, renvoyés de leurs églises, livrés h la justice sécu-
lière comme des coupables. Ceux que Ton ne faisait
que soupçonner d'être fauteurs de l'archevêque Jean,
ou qui, sans refuser de communiquer avec les patriar-
ches du triumvirat , conservaient cependant des liens
avec les joannites, étaient transférés dans d'autres dio-
cèses, et la bassesse ne les sauvait pas toujours*. On
reléguait des évêques de Syrie, de Cappadoce, de l'Asie
proconsulaire, sur des sièges situés en Thrace ou dans
le Pont, et réciproquement. Ces translations s'appli-
quèrent même aux moines : on faisait passer ces soli-
taires d'une région de l'empire dans une autre, et pour
des enfants du désert c'était souvent la mort. Des
évêques déposés, les uns, ceux qu'on redoutait le plus,
étaient incarcérés, bannis, mis sous une surveillance
plus cruelle que celle des geôliers des prisons civiles,
sous la surveillance des patriarches leurs ennemis.
D'autres étaient traités avec plus de ménagements : on
se contentait de les ruiner par la confiscation de leurs
biens, puis on leur disait de subsister comme ils pour-
raient. Dans ce nombre, les uns eurent recours à la
charité des fidèles ; de nobles âmes les vêtaient et les
i. Reliqui autem episcopi de communione Joanni8,omni spe abjecta,
alii quidem communicarunt Attico et in alias Thraci» ecclesias trans*
latî sunt; alii vero delitescuDt. Pallad., diaU,, p. 77.
384 JEAN CHRYSOSTOME
nourrissaient, et on cite un é?êque déposé qui, reço
secrètement chez un de ses collègues, y fut trois ans
sans descendre les degrés de sa chambre, tant il crai-
gnait de compromettre son hôte '. D'autres prirent des
métiers pour vivre du travail de leurs mains ; Tévêque
Brison, frère de Palladius d'Hellénopolis, cultiva lui-
même un petit champ qu*il possédait*; un évéque de
Troade acheta une barque, et vécut, sur les côtes delà
mer Egée, du produit de sa pêche'; à l'inverse de
Pierre, qui de pécheur de poissons s'était fait pécheur
d'hommes, de pécheur d'hommes il se fit pécheur de
poissons. Au milieu de cette misère qui affligeait les
catholiques d'Orient, beaucoup cherchaient à se réfu-
gier en Occident ; mais le passage de la mer n'était
pas facile, et souvent on les arrêtait sur leur route.
Un diacre et un prêtre envoyés par Chrysostome, de
son exil de Gueuse, pour remettre une lettre au pape
Innocent, cherchèrent longtemps sur la côte d'Asie une
occasion de s'embarquer, et ils disparurent avec leur
lettre.
Dans ce désarroi général, beaucoup d'Églises fai-
blirent et se résignèrent à la communion des trium-
virs. Celles qui résistèrent jusqu'au bout sont glorifiées
par l'histoire. Dans ce nombre, on compte celles de
Carie, qui se concertèrent pour envoyer leur profes-
sion de foi au pape Innocent, celles de Palestine, qui,
i. Per totum triennium de scala domus suae non descendenint pre-
cationibus vacantes. Pallad., dial., p. 77,
2. Terram propriis manibus fodiens. Pallad., ibid.
\3. Silvanu», sanctas episcopus, Troade piscatur et piscatu vhit.
Id., ibid. .
' ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 385
malgré les divisions qui les déchiraient, chassèrent le
prêtre qui leur apportait une sommation du trium-
virat, celles de Cilicie, celle de Pessinonte, en Phrygie,
et d'autres encore. La cour ayant tenté d'intimider ou
de séduire l'archevêque de Thessalonique, dont l'Église
restait attachée au domaine spirituel de l'Occident,
quoique son territoire, ainsi que toute Tlllyrie orien-
tale, appartînt depuis Théodose au domaine civil
d'Orient, le courageux évéque répondit : « Je suis en
communion avec l'Église de Rome; ce que fera cette
Église, je le ferai. » Les évéques et les clercs venus de
Gonstantinople et de la Grèce continentale en Italie, et
que les Asiatiques essayaient de rejoindre^ formaient à
Rome comme un petit peuple qui sollicitait instam-
ment, au nom du malheur et au nom du droit, la jus-
tification de Chrysostome ; là se préparait, ainsi que
nous le verrons bientôt, une nouvelle phase de ce
grand procès, qui de l'Orient étendait son importance
sur le monde entier.
L'Église orientale, on doit l'avouer, avec sa servi-
lité, ses perpétuelles dissensions, les jalousies, les
complots, les crimes de ses évéques (j'hésitais à écrire
ce mot, mais il m'est imposé par les faits), cette
Église, dis-je, faisait bien les affaires de celle d'Occi-
dent, et travaillait de son mieux à la domination de sa
rivale. Il y avait à peine vingt ans que dans le second
concile œcuménique les Pères réunis à Gonstantinople
et l'empereur Théodose lui-même reprochaient aigre-
ment au pape et aux évoques italiens de venir s'ingérer
dans leurs affaires, qui ne les regardaient point, et les
aveilissaient de s'en abstenir désormais ; maintenant,
25
386 JEAN CHRYSOSTOME.
grâce à tant de fautes accumulées, les catholiqnes
orientaux, traqués entre un gouyernement trop mêlé
aux choses religieuses et un triumvirat de despotes
ecclésiastiques, ne voyaient plus de recours et d'espé-
rance de justice qu'en Occident ^ L'ancre de salut était
devenue, pour cette moitié du monde chrétien, Tancre
de la barque de Pierre, et de même qu'au milieu des
tempêtes du lac de Génésareth Pierre criait à son
mattre : « Sauvez-nous, Seigneur, car nous périssons! »
ces catholiques opprimés, ces évêques fugitifs, ces
diacres et ces prêtres enchaînés dans les mines ou dans
les prisons et le grand exilé lui-même, ce Démosthëne
de l'éloquence chrétienne, s'écriaient, les bras tendus
vers Rome : « Successeur de Pierre, sauve-nous! »
1« On peut consulter là-dessus mon Saint Jérôme, 1. 1, 1. 3.
LIVRE VII.
CaeuM ; sa situation son climat. — Chrysostome accepte la maison de
Dioscoros accommodée pour loi. — La diaconesse Sabiniana , sa tante«
Tient demeurer arec lui. — A prêté de rhiver; souffrances de Texilé. —
Ses lettres de consolation à Olympias. ~ De la maladie de la tristesse ^ ^ I
d'après les livres juifs et chrétiens. — Chrysostome combat la tristesse j| i i
d'Olympias. — BUe Tient de deux causes : la mauvaise situation de l'église
et leur séparation. — Olympias ne doit pas se scandaliser des maux de
l'église , ne connaissant pas les secrets desseins de Dieu. — La Tïe de
Jésus-Christ et celle des apôtres n'ont été qu'un grand scandale pour le
monde. — Leur séparation lui est cruelle : des amitiés spirituelles dans le
christianisme : exemple tiré de saint Paul. — Visites que reçoit Chryso-
stome à Cucuse — Il Teut remonter la propagande chrétienne en Phé-
nicie ; ses efforts, sa correspondance. — 11 envoie aux missionnaires des
reliques tirées d'Ârabissus. — Les Ooths catholiques perdent l'évèque
qu'il leur avait donné et lui en demandent un autre. — Le diacre Modowar
envoyé vers lui. — Il entreprend la conversion de la Perse; progrès du
christianisme dans ce pays. — Rapports de Maruthas avec le roi lezdjerd.
— Chrysostome appelle à lui Maruthas, qui refuse de le joindre.
404 — 405
I
Gueuse, où s'acbemiDait Chrysostome, était une
petite et pauvre ville, ou plutôt une bourgade fortifiée;
placée dans une profonde vallée du Taurus, au point de
jonction des routes qui conduisaient de Gappadoce en
Perse et des provinces syriennes dans l'Arménie supé-
rieure. Gomme station militaire, elle n'était pas sans
importance roine garnison nombreuse et ordinairement
bien choisie y veillait à la sûreté des rares voyageurs
en passage et à la protection des habitants. Rien de
plus désolé que ce pays, où Ton apercevait à peine de
loin en loin quelques hameaux groupés autour d'une
388 JEAN CHRYSOSTOMC
maison de mattre ; quant à la Tille, elle était dénuée de
toute ressource, môme pour les premiers besoins de
la vie* ! Un climat insupportable régnait dans la vallée,
où Ton passait sans transition d'une chaleur lourde et
étouffante, température de Tété, à des froids d'hiver
excessifs*, et l'hiver commençait à Gueuse dès que la
neige envahissait les hautes cimes du Taurus. Le flanc
des montagnes, à perte de vue, était couvert d'épaisses
forêts et percé d'une multitude de cavernes où aurait
pu loger à l'aise tout un peuple de troglodytes. On
montrait dans le nombre celle où les persécuteurs
ariens, au temps de l'empereur Constance, avaient
enfermé un autre exilé de Constantinople, l'archevêque
Paul, pour l'y laisser mourir de faim, et où ils l'avaient
ensuite assassiné, parce qu'ils trouvaient sa mort trop
lente. C'est dans cet affreux tombeau, au milieu de
ces funèbres pronostics, que l'impératrice Eudoxie
avait fait reléguer Jean Chrysostome.
Il approchait de la ville, lorsqu'il vit accourir au-
devant de sa litière un homme empressé de lui parler;
c'était Dioscorus', qui lui avait fait offrir sa maison
par un de ses serviteurs à Césarée, et qui venait en
personne la lui offrir de nouveau. Dioscorus, riche
citoyen de Cucuse, possédait à la ville une maison bien
accommodée pour l'hiver et munie de tout ce qui pou-
vait combattre le froid, et près de la ville une autre mai-
1. Ncc forum nec vénale quidquam hœc urbs habet. Cbrys-i
Epist. 14. .
2. Cœli intempéries... neque enim estas nobis minus quam frigus
molestaest, utquœrrigorisacrimoniam incontrarium imitetur.Id,ibid.
3. Dominas meus Dioscorus hicerat. Ghrys., Epist, 13 ad Olymp'
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 389
son qu'il se proposait d'habiter pendant le séjour de
son hôte*. Il expliqua toutes ces choses à Ghrysostome,
qui avait déjà accepté son offre à Gésarée et se confon-
dait en remerclments, quand un second personnage
intervint. C'était un envoyé de l'évêque (car Gueuse,
si petite qu'elle fût, avait un évêque ), lequel mettait
à la disposition de l'exilé la demeure épiscopale et sa
propre chambre, la seule probablement qui fût conve-
nable pour un tel hôte dans ce modeste palais. «Je ne
sais, en vérité, écrivait à ce propos Chiysostome, s'il
ne m'eût pas donné en sus son trône d'évéque et son
église, tant cet homme se montra pour moi bon et
hospitalier'. » Le banni que les évéques, tout le long
de sa route, n'avaient guère habitué à de pareils traite-
ments, en fut touché jusqu'aux larmes; mais il avait
promis à Dioscorus et resta ûdële à sa promesse.
Adelphius (c'était le nom de ce bon évêque) trouva
un digne rival dans le gouverneur de la ville appelé
Sopater, magistrat honnête et grave «qui est un père
pour ses administrés, écrivait Fexilé, et s'est montré
plus que cela pour moi'. » Aussi recommande-t-il à
Olympias les fils de cet excellent homme qui étudiaient
dans les écoles de Gonstantinople. Tout le monde au
reste, suivant l'exemple des deux chefs de la petite
cité, s'efforça d'adoucir ce que la pauvreté et la rudesse
1. Domam nobis ad tolerandam hiemem idoneam exstruit. Chrys.,
Epist. 13 ad Olymp,
2. Âtyero urbis hujasce episcopus perquam hamaniter nosexcepit,
tantamque erga nos càritatem pne se talit,- ut eiiamsi fieri potuisset ,
throno quoque suo nobis cessurus fuerit. Chrys., Epist, 125 ad Cyriac,
3. Plus officii erga nos exhibuit quam a pâtre postulandum vide-
retur. Chrys., Episi, 64.
390 JEAN GHRYSOSTOME
du pays avaient de cruel pour un vieillard malade.
C'était à qui lui enverrait des villas voisines les choses
nécessaires à son établissement, et sa porte était pour
ainsi dire assiégée par les propriétaires ou leurs inten-
dants. Il éconduisait avec douceur cette foale obli-
geante. « Dans ce pays où Ton manque de tout, disait-
il à ses amis, moi seul je ne manque de rien. » Un
riche Syrien d'Antioche, propriétaire aux environs de
Gueuse, avait chargé son intendant de porter à Ghry-
sostome les produits de ses' fermes. « Merci de tout ce/a,
répondit-il au mattre ; je ne garde que votre amitié,
c'est d'elle seule que j'ai besoin. » Les petites villes, on
le voit, lui portaient bonheur plus que les grandes, et
les villages plus que les métropoles, sièges de tant de
jalousies, d'ambitions et de lâchetés.
Son escorte le quitta après l'avoir installé. Il chargea
de ses lettres pour Gonstantinople les deux officiers pré-
toriens, Anatolius et Théodorus, devenus ses amis et
ses protégés dans la ville impériale. 11 y en avait une
pour Olympias et deux autres pour l'eunuque Brison
et Péanius. Ges dernières furent confiées particulière-
ment à Théodorus, à qui elles devaient servir d'intro-
duction près de ces hauts personnages toujours bien
en cour. Les lettres à Péanius et à l'eunuque étaient
plutôt de simples billets brefs et assez froids dans
les termes; ils portent l'empreinte des ombrages
conçus par Texilé contre ces cœurs fidèles auxquels
il rendit bientôt pleine justice. Il leur annonçait
son arrivée à Gueuse, ajoutant qu'il y était bien, et
demandant en grâce qu'on l'y laissât, attendu qu'il
s'était trop mal trouvé des voyages et qu'il redoutait
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 394
plus UD nouveau changement que la mort même.
La lettre à sa chère Olympias avait été écrite le len-
demain de son arrivée. Son langage est le même au
sujet de Gueuse, où il désire rester, car tout dans ce
lieu lui promet la paix, et il est trop faible pour être
ballotté de résidence en résidence, au milieu des aven-
tures. « Que personne donc, ajoute-t-il, n'ait la malen-
contreuse idée de me tirer d'ici, dans l'intention de
m'accorder une faveur. Que si, par grftce inouïe, on
me donnait le choix d'une résidence suivant mon
cœur, si Ton m'accordait une ville maritime voisin
de Gonstantinople, par exemple Cyzique ou Nicomédie
(c'étaient les deux exils dont il avait été question pour
Olympias)*, gardez-vous de refuser; pour tout autre
lieu, combattez-en la pensée avec votre prudence ordi-
naire ; ce serait à mes yeux un vrai malheur. Je me
repose du moins ici d'âme comme de corps, à tel
point que deux jours m'ont suffi pour faire disparaître
les suites les plus fâcheuses de mon voyage'. »
Dans cette lettre, il raconte à sa douce confidente l'his-
toire lamentable de son séjour â Césarée, de son trajet
de cette ville à Gueuse, des souffrances qui l'ont assailli
sous la main de ses ennemis, acharnés à sa perte, et
sous la menace perpétuelle des brigands. «Trente jours
durant et même davantage, lui disait-il, je n'ai cessé
1. Si yideris ipeis in animo esse, non longe isthinc (Constantino-
poli), maritimam aliquam urbem, puto Cyzicum non longea Nico«
média me evehere, hoc accipe. Ghrys., Epist. 13 adOlymp,
2. Hic enim in magna quiète animique remissione versamur : ita
ut etiam contractam omnem in itinere molestiam biduo absterferimus.
Id., ibid.
392 JEAN CHRYSOSTOME
de lutter contre une fièvre dévorante, et c'est ainsi que
j'ai parcouru cette longue et pénible route, sans comp-
ter d'autres infirmités non moins cruelles et mes fai-
blesses d'estomac*. Vous devinez ce que je suis deveon
au milieu d'une telle accumulation de souffrances,
sans médecin, sans médicaments, sans possibilité de
me procurer des bains et les choses même les plus
indispensables à la vie, ne goûtant de repos ni jour
ni nuit, et en alerte perpétuelle à cause desisaures. Je
puis vous confesser tout cela maintenant que tout cela
est fini, et je vous en parle sans réticence. Pour rien
au monde, je ne l'eusse fait plus tôt, de peur de vous
causer trop de chagrin. Aujourd'hui cette nuée de
maux s'est dissipée, cette épaisse fumée s'est évanouie;
aussitôt que j'eus mis le pied à Gueuse, j'ai jeté bas la
maladie et son cortège. Me voilà en pleine santé, déli-
vré de la crainte des brigands par la saison qui s'ap-
proche, protégé d'ailleurs par une bonne garnison,
décidée à les recevoir rudement s'ils se présentent.
Quoique la contrée que j'habite soit bien solitaire et
bien sauvage, toutes choses abondent autour de moi.
Le cher et respectable Dioscorus se multiplie pour me
faire plaisir, si bien que je suis obligéde réclamersans
cesse contre les prodigalités dont il use à mon profit ;
à cause de moi, il s'est transporté à sa villa', et cela
pour être plus à même de m'entourer de soins et
1. Triginta propemodum dies aut etiam amplius, cum acerbissimis
febribus coUactari non destiti. Âtque ita longam hoc et molestam
iteragcbam aliisque itemgraTissimisstoxnachi morbis obsessus. Chiys.,
Epist, 13 ad Olymp,
2. Quippe nostra causa etiam ex tedibus suis migravit ut nos omni
officii génère complecteretur. Id., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIB. 393
mieux disposer à mon usage sa maison de ville pour
rhiver. La bienveillance de tous répond à la sienne...
Aussi il ne me reste plus qu'un sourd ressentiment de
mes souffrances, comme après une violente tempête de
la mer les flots continuent à s'agiter, quand déjà les
veuts ne soufflent plus et que le calme s'est rétabli
dans l'air. »
On était alors au commencement de septembre, et
la neige tardait à se montrer sur les montagnes du
Taùrus ; aucun froid ne se faisait donc sentir encore
dans la vallée. Cette douce température, jointe à la
bienveillance qu'il lisait sur tous les visages, rendit à
l'exilé force et contentement; il sembla renaître, et
pour Chrysostome les impressions morales étaient
presque toute la vie. Dans le ravissement de son âme,
il écrivait qu'il trouvait les hivers de Cucuse tout à fait
semblables à ceux d'Antioche, et qu'il s'y portait mieux
qu'à Constantinople. Celte agréable illusion ne devait
pas durer; en effet, quand, vers la fin de novembre,
les neiges s'amoncelèrent dans la montagne, et que,
le froid s' abattant sur la vallée, un vent glacial pénétra
jusque dans les maisons, l'exilé vit Gueuse sous ses
vraies couleurs. Diocorusaccourutcalfeutrersademeure
et lui enseigner avec quelles précautions il fallait se
conduire vis-à-vis des hivers d'Arménie. Nous le retrou-
verons un peu plus tard luttant péniblement contre
cette funeste influence et reconnaissant combien avait
été prévoyant le choix de l'impératrice quand elle avait
envoyé dans un tel lieu un Syrien débile et malade.
Une grande consolation attendait Chrysostome à
Cacuse: il y trouva une de ses parentes, diaconesse de
un
394 JËxVN GHRYSOSTOME
réglise d'Antioche, qui malgré son grand âge était
Tenue du fond de la Syrie pour le voir. Dès la première
nouvelle de son bannissement, quand le bruit courait
qu'il devait être transporté en Scythie, elle avait formé
le projet de Ty suivreS puis« ayant connu le décret qui
fixait sa résidence en Arménie, elle avait changé de
direction, et, passant le Taurus, elle l'avait précédé dans
son lieu d'exil. La courageuse diaconesse fut reçue à
Gueuse comme un tel dévouement le méritait; l'évéque
voulut qu'elle siégeât au même titre dans son église,
et le reste du clergé lui montra un égal respect et
un égal empressement. Sabiniana (c* était son nom)
tenait déjà un rang distingué parmi les dames illustres
du christianisme en Orient. Elle était, suivant un his-
torien ecclésiastique, tante paternelle de Ghrysostome
et liée d'amitié avec Olympias. On nous la peint
comme une flUed'un mysticisme exalté qui avait des
visions et s'entretenait, croyait-on, familièrement avec
Dieu'. En tout cas, sa société et ses soins furent d'un
grand soulagement pour Ghrysostome, jeté seul dans
une contrée si déserte et si désolée.
Les illusions de l'exilé sur les hivers de Gueuse ne
se prolongèrent pas longtemps, car deux mois environ
après son arrivée , les neiges ayant envahi la mon-
tagne, la vallée devint inhabitable. Gontre les l^ouffées
d'un vent qui glaçait tout, la première précaution était
I.Paratam eDîm se esse dixit ia Scytfaiam proficisci qaandoqaidem
«ODBUnshic rumorerat, fore at illicdeportarer.Chrys. ,£ip»<.i3 ad Olymp.
2. ÂntiochiiB quoque Sabinianam nomine diaconissam yidi que cum
ipso colloqui putabatar Deo, quœque amita beati Joannis episcopi fuit,
^allad., Hist, Lauriac.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 395
<le ne point respirer l'air du dehors. Chrysoslome fut
donc obligé de se clore hermétiquement dans sa
chambre, où il devait entretenir jour et nuit un grand
feu; mais la précaution fut inutile, et le mal qu'il
craignait d'aller gagner dehors vint le chercher au
coin de son foyer. Il fut pris d'une toux violente dont
les quintes étaient suivies de vomissements et de dou-
leurs de tête à lui fendre le crâne. Outre cela, quand
il voulait élever la température de sa chambre, la
fumée ne lui était guère moins insupportable que le
froid; il manqua d'en être étouffé; elle provoquait
d''ailleurs des redoublements de toux qui empiraient
son mal. Pour obvier à ce double inconvénient, il
prit le parti de faire moins de feu et* de passer les
journées au lit : il y resta cloué ainsi tout l'hiver.
Dans cette situation où il était privé de tout mouve-
ment, le dégoût des aliments le gagna, puis l'insomnie
opiniâtre ^ « Je suis allé jusqu'aux portes de la mort,
écrivit-il plus tard à un ami, et durant deux mois je
n'ai eu de vie que pour en sentir les maux. » Ces-
demi-confidences, il ne les faisait pas à Olympias, ou
du moins il attendait que le mal fût passé et déjà loin
de lui. Vers la fin de l'hiver, lorsque l'air du dehors
lui était moins contraire, qu'il avait pu se lever et que
sa santé paraissait meilleure, arriva chez lui un servi-
teur de sa chère diaconesse , nommé Antonius, por-
teur d'une lettre de sa maîtresse. « Je suis heureux,
1. Quamvis enim ignem etiam accenderem, et graTissimum famum
perferrem et cubiculo inclusus tenerer, aexcentisque pannis memet
obTolyereiii ac ne limen quidem excedere auderem, Dihilominus extre-
mos cruciatus patiebar. Ghrys., Epist, 6.
396 JEAN GdRYSOSTOME
écrivit-ii à celle-ci avec la naïveté d'un enfant, que
votre serviteur soit venu lorsque ma maladie était
terminée; s'il m'avait vu dans les crises terribles que
j'ai traversées, il n'eût pas manqué de vous tout dire,
et vous seriez morte d'inquiétude. » En dépit de tant
de souffrances et des inconvénients inévitables de cet
affreux climat, il répétait dans presque toutes ses
lettres qu'il aimait Gueuse, qu'il s'y trouvait heureux,
car du moins il y avait la paix, l'entière liberté de sa
personne, quelques amis qui le visitaient et le servaient
avec joie, et, par-dessus tout, la tranquillité; aucun
ennemi n'était là pour le molester et le chasser ^
La solitude cependant diminuait autour de lui.
Les amis du dehors arrivaient peu à peu malgré le
froid , les mauvais chemins et la crainte des Isaures.
Évéthius ne l'avait point quitté ; plusieurs prêtres de
Syrie, échappés aux bourreaux de Porphyre, avaient
trouvé refuge auprès de lui. 11 en attendait bien
d'autres encore, retenus jusqu'à ce moment dans les
geôles de Constantinople ou d'Antioche. Lorsqu'il
apprit que leurs prisons étaient ouvertes, il s'écria avec
une généreuse confiance : a Les voilà libres, ils ne
tarderont pas à me rejoindre I » Le sort ne répondit
point à cette sainte persuasion de l'amitié. Cependant
l'affluence se dirigea de tous côtés vers Gueuse, prin-
cipalement des contrées de l'extrême Orient- Dans les
inteiTalles de ses souffrances, il se mit au travail avec
cette activité qui le dévorait. Une masse de lettres
1. Hic locum tumultibus vacuum reperimas... oec quemqavn
habentem qui nobis molestiam cohibeat, atque infestas sit. Qay^i
Epist. 81.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 397
Tattendaient à Gueuse ; il lui en arriva bientôt davan-
tage quand on sut que le gouverneur de la ville et
Févéque professaient pour lui un attachement et un
respect sincères, et qu'ainsi , sauf les hasards de la
route, la correspondance avec lui était à peu près sûre.
Il trouva dans ces lettres accumulées la révélation
complète de ce qui s'était passé à Constantinople
depuis son départ ; incarcération des évoques ses par-
tisans, poursuites et souffrances de ses amis, détails
des procès criminels intentés pour fait d'incendie,
situation de l'Église fidèle, tyrannie des schismatiques,
sentiments des Occidentaux à son égard, toutes choses
qu'il ignorait ou qu'il n'avait apprises qu'imparfaite-
ment pendant son voyage, soit par la rumeur publique,
soit par des informations encore incertaines. A mesure
que se déroulait sous son regard le tableau des événe-
ments accomplis depuis son expulsion de Constanti-
nople, il prenait la plume et écrivait, ou plutôt il dic-
tait à des scribes qui l'assistaient. Ainsi s'ouvrit cette
immense correspondance qui devait comprendre l'his-
toire entière de sa persécution, et dont malheureuse-
ment il ne nous reste plus que deux cent quarante-
deux lettres. Dans le cours de cette correspondance,
il s'aperçut que bon nombre de ses envois ne
parvenaient pas à leur adresse et se perdaient en route,
soit qu'ils fussent interceptés dans les provinces qui
lui étaient hostiles, soit que les porteurs fussent infi-
dèles ou dévalisés en chemin par les brigands ; les
rapports en effet avaient lieu entre Chrysostome et ses
correspondants tantôt par des messagers à gages,
tantôt par des voyageurs connus de ses amis, tantôt et
398 JEAN CHRl'SOSTOMB
le plas souvent par des ecclésiastiques qui s'entou-
raient de toutes les précautions imaginables, et cette
Toie était la seule assurée.
Ce qui surtout dut le toucher au cœur, ce fut la
conduite des évéques, membres du concile, qui avaient
préféré encourir une accusation iniESkme et se laisser
mettre aux fers comme des incendiaires convaincus
plutôt que de le renier comme on le leur proposait,
et de communiquer avec « le loup, le pirate, le bour-
reau » usurpateur de son église. Si la conduite de ces
évéques, qui avaient siégé parmi ses juges, était une
protestation de son innocence en ' face de la chré-
tienté tout entière, en face de Tempereur, en face du
préfet de la ville et de ses inquisiteurs, elle contenait
aussi la condamnation solennelle de ces autres évéques,
ses adversaires, qui poursuivaient lâchement en eux la
minorité du concile. Il écrivit à ces courageux athlètes,
pour les remercier et les bénir, une lettre magnifique
intitulée : « Aux évéques, prêtres et diacres empri-
sonnés pour la religion, » voulant y joindre aussi ses
anciens compagnons du sanctuaire. Il les croyait
encore dans les prisons de Gonstantinople, car on ne
put connaître que beaucoup plus tard à Gueuse le
décret du 29 août, en vertu duquel ils avaient été
relâchés et leur peine commuée en un exil perpétuel.
(( Vous êtes heureux, leur écrivait-il, à cause de
votre captivité, de vos liens, de vos chaînes, heureux,
dis-je, et trois fois heureux et mille fois encore. Vous
vous êtes attiré l'admiration du monde entier, même
de ceux qui sont loin de vous par la distance et par le
temps. Partout, sur la terre comme sur la mer, on
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 39^
chante vos glorieuses actions, votre courage, votre
constance dans vos sentiments, la sainte indépendance
cle vos âmes. Rien de ce qu'on regarde comme eflErayant
n'a pu vous ébranler ; ni tribunal, ni bourreau, ni
diversité de tortures, ni menaces annonçant des morts
sans nombre, ni juges soufflant le feu par la bouche,
ni adversaires grinçant des dents et dressant autour
de vous des embûches, ni calomnies , ni accusations
impudentes, ni enfin la mort étalée chaque jour devant
vos yeux, rien n'a pu vous faire trembler; au contraire
la persécution même se changeait en consolation pour
vous*. C'est pour cela que tous vous couronnent et
vous proclament à l'envi, non-seulement vos amis,
mais vos ennemis et vos persécuteurs; si ces derniers
ne le font pas hautement, regardons au fond de leurs
consciences, nous verrons qu'ils vous admirent comme
nous. Tel est le caractère de la verfh, ceux même qui
la combattent lui rendent justice ; tel est aussi celui
de la perversité, ceux qui la pratiquent la con-
damnent... })
J'ai cité cette lettre, parce qu'elle se rapporte à des
personnages qui ont joué un rôle dans nos récits,
et aussi parce qu'elle oflfre un des plus beaux spéci-
mens des nombreuses épltres adressées par Chryso-
i. Nibil quantumvis graye yideatur yos deterruit : non tribunal,
non carnifex, non tormentornm multa gênera, non minœ qu» inna»
meras mortes nuntiabant : non Judex qui ignem ab ore spirabat, non
adyersarii qui frendebant dentibus et innumeras insidias struebant;
non tante calumnise, non impudentissimœ accusationes; non mors-
ante oculos quotidie proposita, sed hœc omnia yobis uberem potius ac
sufficientem consolationis materiam pnestitere. Chrys., Epist. ad Episc^
et Presb,
400 JEAN GHRYSOSTOME
stome aux confesseurs et martyrs de sa persécution.
Il trouva, dans le nombre des dépêches venues de
Constantinople, celles où ses diaconesses lui rendaient
compte de leur mise en accusation comme incen-
diaires ou schismatiques, de ce qu'elles avaient souf-
fert, soit au forum devant le juge, soit dans la prison.
Pentadia y énumérait toutes ses douleurs avec un
amer plaisir, rappelant peut-être que les juges
d'Eudoxie avaient su dépasser en barbarie ceux de
son ancien persécuteur Eutrop.e. Nous avons reproduit
en grande partie, dans un des récits précédents, la
réponse de Ghrysostome à cette infortunée qu'il avait
sauvée autrefois, et qui maintenant souffrait pour lui.
Ampructé lui racontait également les épreuves aux-
quelles avaient été soumises elle et ses sœure, pour
leur fidélité envers leur pasteur légitime et envers
rÉglise. Ampructi était une des diaconesses qui avaient
assisté dans la basilique de Sainte-Sophie aux derniers
adieux de l'archevêque, et qui, à ce titre seul, avait dû
être englobée dans l'accusation d'incendie. Cette
généreuse fille dirigeait, à ce qu'il paraît, un monas-
tère de nonnes à Constantinople ; elle était étrangère
à cette ville et venue probablement de Syrie lorsque
Jean avait pris possession de son archevêché , et on
croit qu'elle retourna mourir dans sa terre natale. Elle
savait mal le grec et s'excuse par cette raison d'écrire
rarement à son père bien-aimé. Ghrysostome lui
répondit à ce sujet que, plutôt que de le priver de ses
lettres, Ampructé ferait bien de lui écrire dans son
idiome maternel, qu'il comprenait tout aussi bien que
la langue grecque. Quant à Olympias, elle n'avait rien
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 404
écrit au sujet ^e sa confession. La fière diaconesse eût
rougi peut-être d'aller entretenir un exilé accablé de
maux de ce qu'elle avait été heureuse de souffrir en
son nom. Qu'était-ce à ses yeux que son obscure per-
sécution ? que serait-ce que sa mort même à côté des
malheurs de ce grand homme dont l'exil ébranlait la
chrétienté tout entière? Voilà ce qu'elle s'était dit, et
elle n'avait pas eu le courage de parler d'elle-même ;
elle s'était contentée de mentionner en passant, dans
ses lettres, qu'elle avait été poursuivie cruellement,
comme beaucoup de fidèles, et qu'elle avait récolté sa
part de maux pour la cause de l'Église et pour la
sienne. Ce ne fut que par les lettres des autres ou par
les rapports de ses visiteurs venus de Constanlinople
que Chrysostome apprit avec quelle noblesse de lan-
gage et quelle fermeté d'âme Olympias avait fait recu-
ler ses bourreaux et mis à néant toutes les accusations
d' Optât us.
C'est ici qu'il faut placer la série des lettres de
Chrysostome à Olympias, lettres toutes personnelles,
précieux monuments d'une incomparable amitié, con-
servés jusqu'à nous par la piété des souvenirs. Ces
lettres sont au nombre de dix-sept dans nos éditions
de Chrysostome, et Photius n'en comptait aussi que
dix-sept; mais on voit par quelques passages du texte
que dans le principe il y en eut davantage. Elles furent
toutes écrites de l'exil, et de Cucuse pour la plupart.
L'antiquité en fit une estime toute particulière, non-
seulement comme œuvre de philosophie chrétienne,
mais comme modèle d'un style pur, élégant, animé ;
l'histoire peut y voir en outre un sujet d'étude psycho-
26
W% JEAN CHRYSOSTOHE
logique sur les sentiments da temps , et comme on
dialogue entre deux grandes âmes qui ne se cachaient
rien l'ane à l'autre. Les lettres de Chrysostome nous
permettent en effet de reconstruire celles de son amie,
pour le fond des idées sans doute, mais souvent aussi
pour la forme. Voici dans quelles circonstances et dans
quelle intention cette correspondance a été écrite.
II.
Aucune œuvre philosophique de Fantiquité ne me
parait plus digne d'une admiration sérieuse que l'en-
semble des opuscules adressés, sous le titre de lettres
et de traités, par Jean Chrysostome à Olympias pen-
dant son exil. La nature du sujet, qui présente une
des plus profondes analyses du cœur humain, la
beauté du style, qui les faisait compter par l'Église
d'Orient entre les plus belles perles de sa couronne,
enfin les événements particuliers au milieu desquels
ils furent écrits et qui constituent le lien entre Fau-
teur et le livre, donnent à ces opuscules une place à
part dans les ouvrages du grand archevêque. Ils
appartiennent au genre que la rhétorique latine appe-
lait consoUuorium , la rhétorique grecque fcx^coùmwm,
consolaioire ; c'est un père qui les écrit pour une fille,
un ami pour une amie, victime à cause de lui de la
plus injuste des persécutions ; mais quel consolateur
que Tauteur des lettres à Olympias! Il parie de maux
qu'il éprouve, il apaise des douleurs qu'il ressent; il
verse dans une âme qui est la moitié de la sienne,
ET LMMPÉRATRICE EUDOXIE. 403
d'après ses propres théories touchant Tamitié spiri-
tuelle, un baume dont l'effet rejaillit sur lui-même,
car il souffre autant et plus encore, a Dites-moi que
mes leçons vous profitent, écrit-il à son amie, et prout-
\ez-le-moi par la sérénité de votre cœur. Secouez,
secouez cette cendre de tristesse qui vous aveugle et
TOUS consume, relevez-vous d'un fatal accablement,
et je serai payé de tous mes soins. Votr^ courage raf-
fermira le mien, et le calme de vos pensées viendra
me réconforter dans mes misères K.. »
Sans doute on avait pu voir dans les temps païens
des philosophes composer à loisir et parfois sous les
lambris dorés des consolations sur Fexil; mais ici
la consolation est donnée, sur la route même de l'exil,
par un proscrit chassé d'une ville à Tautre vers un
désert, à l'extrémité du monde romain, par un mal-
heureux que deux conciles ont injustement condamné,
qu'un empereur bannit, que les tribunaux poursuivent
comme incendiaire, que les évêques, ses collègues,
renient, qui manque de tout, même de pain pour sa
nourriture, de lit pour son sommeil, et qu'une escorte
de soldats, ses gardiens, traîne plutôt qu^elle ne le
conduit vers son dernier séjour, sous la menace per-
pétuelle des brigands. Voilà le consolateur cpii écrit
les lettres à Olympias. On voit, d'après le texte,
qu'une partie fut écrite dans les stations de la route,
sous des toits ouverts à toutes les intempéries, pen-
1. Omnem hune moerorem, si yolueris, fumo citius dissipabi8;'de
liac re dob ruraum certiores facias ; ut licet alioqui procul a te remoti,
magnam tamen ei hujusinodi litteris consolationem capiamus. Chiys*
EpiMi. 3.
404 JEAN CHRYSOSTOME
dant le loisir des haltes qu*on lui laissait pour son
sommeil, et l'autre rédigée dans des solitudes sauvages,
tantôt à Gueuse sous la crainte des Isaures, tantôt
à Arabissus au milieu des neiges éternelles. Il n'est
pas une souffrance du plus aïïreux bannissement
dont il n'épuise l'amertume goutte à goutte, et c'est
pendant ce temps-là qu'il console les autres, et qu'il
dit de lui-même : L'exil n'est rien I
La philosophie de Ghrysostome est fondée en fait
sur le principe stoïcien, que le mal n'existe que dans
le péché, et que c'est nous qui le faisons. Tout ce qui
porte atteinte à la pureté de l'âme, tout ce qui la
ravale et empêche son essor vers des destinées supé-
rieures est mal ; tout le reste est indifférent comme
transitoire et contingent : telles sont les joies et les
douleurs de ce monde, qui n'atteignent point l'âme,
mobiles comme des ombreset des fantômes, éphémères
comme l'herbe des champs, ou mieux comme la fleur
de l'herbe que le moindre souffle emporte et dissipe.
Le bien et le mal qui affectent l'âme sont seuls réels,
parce qu'ils affectent une substance impérissable et la
purifient ou l'avilissent; ce qui affecte le corps n'est
ni bon ni mauvais, ce sont des accidents passagers
comme le corps lui-même. Les stoïciens avaient déjà
professé ce principe; mais, comme application morale
de leur système, ils disaient à ceux qui souffrent :
(( Méprisez la douleur, méprisez les fers, la prison,
Fexil, et méprisez aussi ceux qui vous les infligen
sans raison. Isolez-vous d'un monde où régnent les
adversités et l'injustice, et renfermez-vous en vous-
mêmes dans un moi impeccable et serein. » Le stoï-
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 405
cisme chrétien de Ghrysostome fait un grand pas au-
dessus de ces orgueilleuses doctrines. Il dit aux persé-
cutés : «Souffrez, car Dieu le veut; savez-vous s'il n'a
pas lié vos douleurs à ses desseins sur Tordre moral
du monde, et si la persécution qui ébranle en ce
moment-ci nos églises n'est pas pour elles, dans la
profondeur des prévisions divines, ce qu'est la tem-
pête pour épurer l'air vicié, l'hiver et les frimas pour
mûrir le grain sous la terre, la nuit pour raviver nos
corps ? Dans cette sorte de fatalisme sublime et res*
pectueux pour celui qui ordonne et règle tout, le per-
sécuteur devient un instrument de rigueur ou de
rénovation dans la main de Dieu ; le persécuté, l'ou-
vrier obéissant d'une œuvre inconnue à laquelle il
travaille sous le poids du jour et au bout de laquelle
est le salaire. Il faut donc marcher le front levé dans
les traverses de la vie, et non-seulement avec résigna-
tion, mais avec allégresse, avec actions de grâces pour
la Providence, qui nous conduit toujours au bonheur
quand nous aimons le bien. » Une telle philosophie, si
élevée, si forte, nous paraîtrait presque une pure théo-
rie, une simple spéculation de l'esprit, impossible en
pratique, sinon dans Télan momentané qui mène au
martyre; ce fut pourtant celle que pratiqua Ghryso-
stome dans une longue accumulation de misères et
d'injustices pendant les trois ans de son exil. Sans
vouloir comparer l'auteur des Consolations à Helvia à
celui des Lettres à Olympias, j'en dirai pourtant deux
mots : le philosophe qui prêchait la résignation à la
pauvreté et à Texil sous le palais d'or de Néron a
besoin qu'on oublie sa vie pour admirer son livre
406 JEAN CHRYSOSTOME
mais, quand on lit Ghrysostome, on peut se demander
ce qu'il faut le plus admirer du livre ou de l'auteur.
J'ajouterai encore une chose, c'est que ces opus-
cules de l'ancien archevêque de Gonstantinople nous
le font apercevoir sous un point de vue tout nouveau.
L'évéque dominateur dont Torgueil et l'humeur irri-
table avaient soulevé tant de haines contre lui au
temps de sa prospérité nous apparaît ici comme Tami
le plus tendre, qu'une souffrance de ceux qu'il aime
tourmente plus dans son exil que les aiguillons de la
persécution. Le prêtre audacieux qui avait bravé deux
conciles, un empereur, et, ce qui est plus, la colère
d'une impératrice, se laisse presque abattre à l'idée
qu'une amie souffre pour lui. Les hommes publics
que l'histoire seule nous fait connaître se montrent à
nous dans le drame des choses par l'enveloppe de
leur caractère, si je puis ainsi parler, par les côtés
souvent âpres et rugueux qu'ils doivent aux circon-
stances ou au dur combat de la vie : ils passent ainsi
dans le monde, et souvent on ne connaît d'eux que
l'apparence. Leurs lettres au contraire nous font péné-
trer dans tous les replis de leur cœur, et nous révè-
lent rborome intérieur. C'est ce que nous démontre
la correspondance de Ghrysostome. On pourrait dire,
d'après les matériaux qui doivent composer l'histoire
du célèbre archevêque de Gonstantinople , qu'il y
avait réellement en lui deux personnages : l'un grand
à jamais par la parole, mais chef inflexible, trop ami
de la guerre et qui périt par la guerre; l'autre doux et
tendre, d'une tendresse infinie pour ses amis, clément
pour ses ennemis, même quand il voyait en eux un
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 407
fouet levé par la main de Dieu sur TÉglise et sur lui.
La réunion de ces deux hommes fait assurément du
persécuté de Gueuse un des personnages les plus
grands et les plus saints qui aient occupé la scène du
monde.
Nous avons trop souvent parlé d'Olympias dans
le cours de ces récits ^ pour avoir besoin de la faire
connaître ; nous nous bornerons donc à redire que,
issue de la plus illustre maison et réputée la plus
riche héritière de l'Orient, elle avait épousé, toute
jeune encore, un homme qu'elle aimait et qu'elle
perdit au bout de six mois; que, résolue dès lors à
rester dans le veuvage, elle eut à lutter contre les
persécutions de Théodose, qui voulait la remarier à
son gré, et mit le séquestre sur ses biens. Échappée à
ce double danger par son courage inébranlable, Olym-
pias entra dans l'église de Gonstantinople comme dia*
conesse, et consacra au service de la profession de son
choix son argent, son crédit dans le monde et toutes
les ressources d'un esprit et d'un savoir éminents.
Nectaire, homme du monde lui-même et digne appré-
ciateur des mérites d'Olympias, l'avait prise pour con-
seillère ; Ghrysostome la prit pour conseillère et pour
amie. Elle coulait des jours heureux entre les pauvres
et le sanctuaire, flère d'être attachée à un si grand
homme qu'elle regardait comme un père et comme
uii-maltre, lorsque la révolution suscitée par les mau-
vaises passions d'Eudoxie vint tout bouleverser, jeter
le schisme dans l'Église, envoyer Ghrysostome en exil
1. Voir principalement ci-dessus, liv. I*' et liv. VI.
(
408 JEAN CIIRYSOSTOME
et disperser son troupeau fldële. Olympias ne fut pas
la dernière, ainsi qu'on l'a vu, à ressentir pour elle-
même les conséquences de la persécution.
Elle avait alors trente-six ans, et les traces de cette
beauté fameuse chez les historiens du temps n'avaient
point encore disparu sans doute, malgré les austérités
et les privations dans lesquelles elle usait son corps.
Le spectacle de la tempête qui venait fondre sur tout
ce qu'elle respectait et aimait la frappa d*étonnement
en même temps que de douleur. Elle ne put voir le
renversement de tous les principes, le supplice des
bons, la victoire des méchants, le triomphe de la
calomnie sur l'innocence, la profanation du sanc-
tuaire laissée impunie par la justice divine, sans que
sa foi naïve en fût ébranlée. Elle se demanda s*il y
avait une providence qui réglât les choses de la terre,
ou si Dieu n'avait pas abandonné son Église, quand
elle vit les sycophantes étaler insolemment Içur luxe
et leur prospérité, tandis que le nom de celui que la
chrétienté tout entière eût dû bénir était analhématisé
dans sa propre basilique. Elle lutta en vain par la
prière contre ces doutes qui l'eflmyaient, suppliant
Dieu de montrer sa justice pour soutenir la foi de ses
enfants. Ces orages de l'âme anéantirent presque sa
raison. Elle tomba dans un accablement moral d'où
elle ne sortait que par quelque crise violente qui la
rejetait sur la scène des événements, comme son accu-
sation pour crime d'incendie et son interrogatoire
par le préfet, ou lorsqu'elle recevait de Ghrysostome
quelque recommandation de travailler pour ses amis
ou pour lui Les livres saints mêmes, autrefois sa.lec-
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 409
ture assidue, n'étaient plus une consolation pour
elle ^(( Je n'entendrai plus, disait-elle, la parole de
Dieu descendre de ces lèvres d*or, ses plus dignes
interprètes. )> Sa santé ne résista point à ce désordre
intérieur; une fièvre continue s'empara d'elle, puis le
dégoût de toute nourriture et de tout mouvement.
Bientôt elle ne quitta plus son lit, oCi une ardente
insomnie la tenait enchaînée, et, quand elle le quittait,
c'était pour se prosterner à terre et pleurer ; en un
mot, tout défaillait en elle, l'âme et le corps.
Le mal qui consumait Olympias était connu de la
Grèce païenne, qui l'appela mélancolie; ses grands
médecins l'attribuèrent à une corruption des humeurs
et cherchèrent des remèdes physiques pour le com-
battre. Les sociétés chez lesquelles l'idée religieuse
était développée avec exaltation le connurent aussi, et
plus encore. Les Juifs le considérèrent comme une
maladie de l'âme, un châtiment de Dieu plus terrible
que la mort. Jéhovah, dans leDeutéronome, après avoir
énuméré tous les fléaux dont il menaçait les Hébreux,
s'ils lui devenaient infidèles, et parmi ces fléaux la
servitude, la contagion, les plaies hideuses, la famine,
qui forcerait les mères à manger leurs enfants, ajoute,
comme le couronnement de toutes les misères : « Je
donnerai à ce peuple un cœur flétri par le chagrin,
des yeux abattus et languissants, une âme consumée
de douleur *. » Les prophètes de l'ancienne loi éprou-
i. Linguam eam non audimus; non ea qua solebamus doctrina
fniimur. Chrys., Epist. 2.
2. Dabit eoim tibi Dominus cor pavidum, et deftcicntes oculos,
et animam consumptam mœrore. Deuter., xxviii, 65.
410 JEAN CHRYSOSTOME
TëreDt plus d'une fois les atteintes de ce mal redou-
table en voyant Israël, sourd à leurs leçons, persévérer
dans le crime. Élie, dompté par lui dans les cavernes
du Garmel, s'écriait avec angoisse : « Mon Dieu, reprends
mon âme, je te la rends. » Et un autre prophète ajou-
tait : « Reprends-la, car mieux vaut mourir que vivre
ainsi. » Sous l'empire de la nouvelle loi, ce mal s'ap-
pela tristesse et ne sévit pas avec moins de force. Jésus,
qui voulut parcourir l'échelle de toutes les souffrances
humaines, éprouvait celle-ci quand il disait, tout baigné
de larmes : « Mon âme est triste jusqu'à la mort. » Le
christianisme, si occupé de la médecine spirituelle,
trouva des remèdes moraux â une affection qu'il regar-
dait comme toute morale ; mais la tristesse n'en régna
pas moins parmi les fidèles, attaquant de préférence les
âmes tendres et ombrageuses. Elle vécut dans la soli-
tude avec les ermites, dans les cloîtres avec les recluses.
Enfin la société civile ne devait pas plus l'ignorer que
la société religieuse : on la voit paraître au lendemain
des grandes catastrophes, des grandes passions, des
grandes espérances déçues.
Ce mal affreux, qui tuait l'âme et le corps à la fois,
et qu'à cause de cela les Pères de l'Église déclaraient
un piège du démon pour prendre plus aisément pos-
session de nous-mêmes, ce mal n'avait pas échappé à
l'œil pénétrant de Chrysostome ; il en avait observé les
premiers symptômes dans la correspondance d'Olym-
pias, puis il les avait vus grandir, avait essayé de les
combattre, et son peu de succès lui faisait voir combien
le danger était pressant. « 0 ma sœur, s'écrie-t-il dans
une de ses lettres, vous voulez mourir, je levois bien! »
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 4U
Elle mourait en effet; mais il résolut, au milieu des
misères et des préoccupations de Texil, d*arracher
cette fille de son cœur à Tablme où une pente fatale
Tentralnait.
En habile médecin, il remonte à la source du mal
pour étudier les moyens de le combattre. Il vit que la
tristesse d'Olympias découlait de deux sources : le
désordre de TÉglise qui s'aggravait de jour en jour, et
leur mutuelle séparation. A chacune de ces causes il
appliqua un remède différent : à la première, le rai-
sonnement et les textes des livres saints, à la seconde
les arguments de la plus touchante affection et l'espé-
rance d'une réunion prochaine. Nous examinerons
successivement ces deux parties de sa consolation en
les réunissant sous deux titres, quoiqu'il ne les traite
pas méthodiquement, et qu'elles soient entremêlées
dans ses lettres. Tout en essayant de présenter dans
une courte analyse la marche de l'argumentation,
je m'attacherai à reproduire autant que possible les
paroles mêmes de l'auteur.
I. — Il aborde donc en premier lieu la grande
question des maux de l'Église dont le spectacle avait
porté au cœur d'Olympias une si profonde blessure,
et il attaque alors avec force cette disposition des âmes
tendres à se scandaliser. On sait que les chrétiens dési-
gnaient par ce mot l'état d'une ûme qui, troublée
dans sa confiance en Dieu par des incidents extérieurs
qu'elle ne comprend pas, met son jugement faillible
au-dessus de sa foi, et se laisse ainsi détourner de la
vraie voie. Ce danger, un des plus grands pour lecbré-
412 JEAN CHRYSOSTOxME
tien, il le combat avec persévérance dans ses lettres à
Olympias; il composa même dans sa prison un traité
particulier, destiné à prémunir contre ces tentations
d'une fausse raison, soit sa douce et pieuse amie, soit
les autres fidèles qui se scandalisaient comme elle au
sujet des événements d'alors*. Cette facilité à critiquer
en quelque sorte les œuvres de Dieu, à placer son
impression irréfléchie ou son jugement en regard des
insondables desseins de celui qui a créé le monde et
le fait vivre, Ghrysostome la considère comme une
maladie mortelle du cœur et un piège du démon, car
il ne voit là qu'une révolte et une folie de l'orçueil
humain. Croyez-en la sagesse de Dieu, conflez-vous à
sa bonté infinie, et ne le jugez pas, voilà le fond de ses
préceptes, qu'il applique avec de magnifiques dévelop-
pements à la nature, à la société humaine, à l'histoire
même de la foi. Olympias, il nous l'apprend, et nous
le voyons d'ailleurs par ses réponses aux lettres de la
pieuse diaconesse, Olympias était douée d'un esprit
sagace, nourri de la lecture des livres saints et de ce
qu'on appelait alors la divine philosophie, mais assez
tenace et porté vers la controverse ; Chrysostome avait
donc affaire à un disciple peu facile à convaincre, à un
malade qui discutait ses remèdes : aussi revient-il à
plusieurs reprises sur les mêmes choses, et insiste-t-il
avec une vivacité passionnée sur les plus importantes,
ce qui nous a valu de lui plus d'un morceau d'élo-
quence comparable aux plus belles choses de l'anti-
quité.
1. De iis qui scandalizantur. Chrys., 0pp.
ET LIxMPÉRATRICE EUDOXIE. 413
L'Église sans doute est tourmentée, ses chefs sont
proscrits; des loups rapaces ont envahi la bergerie et
dispersé le troupe^^u ; les puissances du siècle se sont
élevées contre le sanctuaire et y ont installé l'usurpa-
tion et le schisme : Qu'importe ? s'écrie-t-il ; ne s'est-il
passé jamais rien de pareil dans le monde ? Gomme si
rÉglise du Christ n'avait pas grandi au milieu des
désordres, et que le Christ lui-même, depuis son ber-
ceau jusqu'à sa mort, n'eût pas été entouré de scan-
dales! S'il en est ainsi, pourquoi nous plaindre, et que
sommes-nous avec nos souffrances misérables, quand
le flls de Dieu et ses apôtres ne nous ont apporté la
vérité qu'au milieu des persécutions et des tour-
mentes ?
Qu'est-ce d'ailleurs que la persécution, et que sont
les maux de ce monde ? « Croyez-le bien, ma chère et
vénérée dame, il n'y a de mal que le péché, il n'y a de
bien que la vertu ; tout le reste, bonheur ou malheur,
quelque nom qu'on lui donne, n'est que fumée, fan-
tômes et illusion ^ » Bn d'autres termes, le mal est en
nous, c'est nous qui le faisons ; nous le créons par
notre propre déchéance : quant au dehors, il ne peut
rien sur nous, lorsque nous restons fermes en notre
confiance dans la sagesse et la bonté infinies d'en
haut.
Examinons votre pensée, quand elle se laisse trou-
bler par les désordres qui nous agitent. Vos amis en
i. Etenim una dtintaiat res gravis ac pertimeoda est, unateo-
tatio, nempe peccatum : reliqua autem omnia, mera fabula, sive insi-
dias dixeris, sive iaimicitias, sive fraudes, sive calumnias... Chrys.,
Epist, 1.
4t4 JEAN GHRYSOSTOME
souffrent, vous en souffrez vou^-méme, et tous pleurez
sur tant de calamités dont vous n'apercevez ni le but
ni la fln probable. De sombres et noires idées tous
assiègent, un nuage de chagrin vous enveloppe; vous
tombez dans le découragement, parce que vous ne
comprenez rien à tout ce qui se passe. Ah ! je nevcui
pas vous déguiser le mal qui vous effraye, je ne veux ni
le nier ni l'amoindrir ; je veux au contraire que vous
l'envisagiez tel qu'il est, c'esl-i-dire plus affreux,pluspra-
fond, qu'il ne vous apparaît encore. Oui, « nous voguons
au sein d'une tempête immense. Le navire qui nous
emporte flotte sans direction au gré des fureurs de
l'océan. Une moitié de ses matelots est à la mer, et
leurs cadavres roulent sous nos yeux à la surface de
l'onde; l'autre moitié va périr. Plus de voiles, plus de
mâts; les rames sont abandonnées, le gouvernail brisé,
€t les pilotes, assis sur leur banc, ne savent que serrer
leurs genoux de leurs bras, incapables de former un
projet et n'ayant plus de force que pour géjnir*. Une
nuit obscure leur dérobe jusqu'à l'écueîl qu'ils vont
toucher, et leurs oreilles ne sont plus frappées que
par le bruit assourdissant des vagues. La mer elle-même
soulève de son fond des monstres hideux qu'elle lance
sur le navire, au grand effroi des passagers... J'essaye
vainement d'exprimer par ces images accumulées la
multitude des maux qui nous accablent, car quel lan-
1. Mare cernimus ab imis usqae gurgitibus undique revalsaoïi
nautas mortaos summa unda Datantes, alios pe&umeuntes, narinm
tabulas dissolutas, perrupta et lacerata yela, maloseffractos, remos ^
nautarum manibus elapsos, naucleros gubernaculoram loco tabolatû
insideotes, manus genibus innectentes... Ghrys., EpUt, 1.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 413
gage humain pourrait les rendre? Et pourtant moi
qui plus que tout autre devrais en être troublé, je
n'abandonne pas l'espérance; je porte mes regards
en haut, vers le suprême pilote de l'univers, à qui
l'art n'est pas nécessaire pour gouverner dans la tem*
pête^.. »
Il ne faut donc pas se décourager, mais au contraire
avoir toujours présente à l'esprit cette vérité: il n'y a
qu'un malheur à redouter en ce monde, le péché et
les défaillances de l'âme, qui conduisent au péché ;
tout le reste n'est qu'une fable. Embûches et inimitiés,
fraudes et calomnies, injures et délations, spoliation,
bannissement, glaives acérés, mers bouleversées, guerre
du monde entier, tout cela n'est rien et ne va pas jus-
qu'à ébranler une âme vigilante. L'apôtre Paul nous
l'enseigne par ces paroles : « Les choses visibles n'ont
qu'un temps. » Pourquoi donc craindre, comme des
maux véritables, des accidents que le temps entraîne
comme un fleuve emporte ses eaux?...
« Mais, me dira-t-on, c'est un dur et lourd fardeau
que l'adversité I » — Sans doute; voyons-la pourtant
sous une autre face, et nous apprendrons à la dédai-
gner. Les outrages, les mépris, les sarcasmes, qui nous
viennent de nos ennemis, qu'est-ce que cela? La laine
d'un manteau pourri que les vers rongent et que le temps
consume. « Pourtant, ajoute-t-on, au milieu de ces
épreuves infligées au monde, beaucoup périssent et
1. Hujusce universitatîs gubernatorem ante animum proponas, qui
non Mte atque industria tempeatatem superat, Terum nutu solo pro-
cellam frangit. Chrys., Èpist.
416 JEAN CHRYSOSTOME
beaucoup sont scandalisés^. » Assurément, et cela est
arrivé bien des fois ; puis après les ruines, après les
morts, après les scandales, Tordre renaît, le calme
règne et la vérité reprend son cours. Ahl vous voulez
être plus sage que Dieu! Vous sondez les décrets de la
Providence ! Inclinez- vous plutôt devant les lois qu'elle
impose; ne jugez pas, ne murmurez pas, répétez seu-
lement avec le même apôtre : « Profondeurs des des-
seins de Dieu, qui pourrait pénétrer jusqu'à vous? »
Qu'on se figure un homme qui n'aurait jamais vu
lever et coucher le soleil, ne sera-t-il pas scandalisé de
voir Tastre du jour disparaître du firmament et la nuit
envahir la terre? Il croira que Dieu Tabandonne. Et
celui qui n'a vu que le printemps ne sera-t-il pas scan-
dalisé de voir arriver l'hiver, cette mort de la nature?
Il croira que Dieu, reniant son ouvrage, délaisse le
monde qu'il a fait. Et celui qui voit semer le grain
sur la terre, et ce grain pourrir sous la glèbe et les
frimas, n'est-il pas scandalisé en se demandant pour-
quoi ce grain perdu? Mais plus tard il le verra renaître
en moissons jaunissantes; l'autre verra le soleil se
lever de nouveau à l'horizon, et le printemps succé-
der encore à l'hiver. Ces hommes se repentiront alors
de leur aveuglement et s'inclineront avec respect
devant l'ordre établi par la Providence. 11 en est ainsi
des choses morales et des événements de la vie; il
suffit de les observer pour reconnaître bientôt avec
douleur que le doute qu'on avait conçu n'est qu'un
blasphème.
i, At multi sunt qui pereunt, multi quibus scandalum afferattr.
Chrys., EpisL 1 ad Olymp,
j
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXÏE. 417
Mais riiistoire môme de notre rédemption n'est-
elle pas environnée de scandales? Quel objet de scan-
dale pour beaucoup n'a pas dû élre ce Dieu enfant
enveloppé de langes, déposé dans une étable, forcé
bientôt de quitter la crèche qui lui servait de lit pour
s'enfuir chez un peuple barbare * ! Beaucoup ne pou-
vaient-ils pas dire à la vue de la pauvre famille de
Joseph se bannissant elle-même : « Quoi ! c'est là le
sauveur des hommes, le roi du ciel et des mondes, le
fils de Dieu? » Et ils ont dû se scandaliser. Plus tard,
quand cet enfant est revenu de l'exil et qu'il a grandi,
une guerre implacable s'élève contre lui de tous côtés.
Ce sont d'abord les disciples de Jean qui le poursui-
vent de leurs haines jalouses. « Maître, disent-ils au
précurseur, celui qui était avec toi au delà du Jourdain
baptise maintenant et tous viennent à lui! » Paroles
d'envie, inspirées par l'esprit du mal.
Quand Jésus commence à opérer des miracles, que
de calomnies contre lui et que de scandales pour les
faibles! « Vous êtes un Samaritain, lui crie-t-on de
toutes paiis, et vous êtes possédé du diable-. » On
l'accuse d'être ami de la bonne chère et du vin, des
hommes pervers et corrompus. Un jour qu'il s'entre-
tient avec une femme, on l'appelle faux prophète;
<( s'il était prophète, murmurait-on, il saurait ce qu'est
i. Ânnon is qui cruci affîxus est, statim ut in lucem prodiit,
solum vertlt atque cum universa domo ab ipsis incunabulîs in exte-
ram terram fugitivus migravit, in barbarorum scilicet regionem tam
longo itineiis inter?aUo distantom abductus? Chrys., Epist. 1 ad
Olymp,
2. Samaritanus es et dsmonium habes. Joan., viii, 48. — Hic non
est ex Deo, sed seducit turbam. Joan., vir, 12.
27
448 JEAN CHRYSOSTOME
la femme qui lui parle. » Oo grinçait des dents à son
aspect, et les Juifs n'étaient pas les seuls à lui faire la
guerre... « Ses frères eux-mêmes, fait remarquer un
évangéliste, ne croyaient pas en lui*... »
Olympias objectait, comme une justification de ses
tristesses, le grand nombre de ceux qui, cédant à la
persécution, tombaient dans Terreur et le schisme.
(( Croyez-vous donc, réplique avec énergie Ghryso-
stome, qu'il n'y ait pas eu de disciples scandalisés en
présence de la croix? Quand les ennemis de Jésus, le
tenant désormais en leur pouvoir, assouvissaient len-
tement sur lui les plus brutales vengeances, le disciple
qui l'avait liiu^é, présent à son humiliation, dut avoir
un moment de triomphe qui tourna pour les autres
?,n scandale. — Et le simulacre de jugement, et la
flagellation, et la royauté dérisoire, et le crucifiement,
quel scandale ont-ils dû produire! Le Christ est aban-
donné de ses disciples; on ne voit plus autour de lui
qu'attentats de la soldatesque ou du peuple, ironie,
outrages, mauvais traitements. — « Si tu es fils de
Dieu, lui cria-t-on du pied de sa croix, descends de ce
gibet, et nous croirons en toi. » Mais ce qui dépasse
toutes les bornes de l'insulte, toutes les inventions de
la pcrvei*sité, c'est qu'on lui préfère un voleur, un
homme de rapine et de sang. « Qui voulez-vous que
je délivre en ce jour, le Christ ou Barabbas? -— Barab-
bas ! s'écrie tout le peuple juif, nous voulons Barab-
bas, et celui-là, crucifiez-le. » Put-il jamais une mort
plus ignominieuse? Et il meurt seul, sans amis, sans
1. Neque enim fratres ejus credebant in eum. Joan., vu, 5.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. ih^
disciples; c'est un voleur, compagnon de son sup-
plice, qui le confesse au haut d'une croix. Non,
jamais tous les scandales accumulés n'approchèrent
de celui-là ^ Sa sépulture même est une aumône ^ —
C'est ainsi que la vérité envoyée du ciel a pris nais-
sance sur la terre : son passage a été environné de-
circonstances qui ont été l'épreuve des forts et la perte
des faibles. Elle a accompli le mot divin prononcé
par elle-même : malheur à' celui qui se scandalise!
La vie des apôtres, la prédication de l'Évangile
n'ont pas été plus exemptes de scandales et de persé-
cutions. Les apôtres se dispersent, ils fuient et se
cachent, ils prêchent dans l'ombre, et pourtant la reli-
gion fleurit; elle s'étend rapidement, en vertu des
prodiges qui ont signalé son berceau. Un d'entre eux
descend par une fenêtre pour échapper à la mort;
d'autres emprisonnés, chargés de chaînes, ont besoin
qu'un ange les délivre. Quand les puissants du monde
les chassent, des pauvres, des artisans les accueillent.
Ils sont entourés d'une pieuse sollicitude par des^
revendeuses de pourpre, des faiseurs de tentes, des
corroyeurs, dans des quartiers retirés des villes ou sur
les bords de la mer. Telle était la marche tracée par
Dieu même dans son inénarrable sagesse. Quand Paul
lui demandait le calme et la paix pour le succès de sa
1. Quot igitur mortales tam affuisse existimas qai cam eum Tin»
ctum,flagri8 affectam, cruore stîllantem atque ad pnefectî tribunal cau-
sam dicentem, nec discipuloram quemqaam presentem cerneret, animis-
offensi sunt. Chrys., Epist 1 ad Olymp.
2. Annon sepultur» genus beneficii grati» tu» loco illi pnostatur
Accedens enim quispiam corpus petiît. Id., ibid.
4Î0 JEAN CHRYSOSTOME
prédication, Dieu lui répondait : « Il te suffit de ma
grâce, car ma puissance éclate dans la faiblesse '. »
« Maintenant, ma pieuse et vénérée dame, conti-
nue Tauteur de la consolation, si tous dégagez les
événements heureux du milieu de nos adversités,
vous pourrez bien n'y pas trouver des prodiges et des
miracles; mais à coup sûr vous y reconnaîtrez un
enchaînement merveilleux de desseins qui proclament
la Providence. — Il ne faut pourtant pas, Olympias,
que vous recueilliez tout de ma bouche sans aucun
effort de votre part; je vous laisse le soin de i-echer-
cher et de réunir ces divei's traits de la protection
céleste, en les comparant à nos revers. Ce travail salu-
taire à Tàme contribuera à dissiper vos ennuis, à for-
tifier votre foi, et vous y puiserez pour vos douleurs un
grand soulagement *. »
Tel est le contenu de la première lettre de Chryso-
stome à sa chère diaconesse, de celle-là du moins que
les plus anciens éditeurs ont mise en tète de ce
recueil. On voit combien elle renferme d'allusions
à la situation même de Texilé, à son dénûment actuel,
à ses souffrances, à la malice de ses ennemis; on voit
aussi comment, rattachant son martyre à un dessein
général de Dieu sur l'Église, dessein encore inacces-
sible aux regards, il en accepte d'avance toutes les con-
1. Sufïicît tibi gratia mea; nam virtus in infirmitate perficitur.
Paul., n Cor,, XII, 9.
2. Yerum ne omnia nullo cum labore a nobis audias, banc tibi
partem relinquo, ut accurate ac diligenter cuncta colligas atque cum
rébus molestis et acerbis conféras, sicque praeclara occupatione ani-
mum distinens, te ipsam a mœstitia et angore avoces. Chrys., EpisL i
ad Olymp,
Eï L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 42i
séquences, comme un bien, avec foi et courage. Pour-
quoi alors se décourager quand on souffre moins, et
ne pas puiser de la constance dans les paroles de celui
qui souffre davantage? et comment oser se plaindre et
se laisser abattre quand le fils de Dieu lui-même n'an-
nonce ici-bas son Évangile qu'à travers les persécu-
tions et les scandales?
11 paraît que le remède n'eut pas tout l'effet
qu'en attendait le médecin, et que les lettres d'Olym-
pias dénotaient toujours un profond affaissement de
l'âme. Chrysoslome ne se découragea pas, et en écri-
vit une seconde non moins développée que la pre-
mière, mais qui toucbait à des points différents de sa
thèse.
« Je ne vois que trop, lui disait-il, que la douleur
et les ennuis exercent sur vous un empire obstiné; je
veux donc vous écrire encore : puisse votre cœur en
être plus intimement consolé et votre santé mieux
raffermie ! Courage! je viens de nouveau, et par d'au-
tres moyens, secouer cette cendre de deuil dont vous
êtes couverte. La cendre de l'esprit, comme celle de
la matière, produit avec une effrayante activité des
résultats désastreux : elle trouble d'abord la vue, et
finit par la détruire entièrement*. Écartons-la donc
avec le plus grand soin, afin de voir clair dans ce qui
nous environne; mais, vous aussi, travaillez avec moi,
et ne m'épargnez pas votre concours. Les hommes de
1. Etenim pulvis, nisi quis eum summo studio propellat, parti
omnium prestantissimie exitium affert, pupiUie nimirum perspicui-
tatem inficiens,ac totuoi mœrentis poculum turbans... Chrys,^ Epist. 2
ad Olymp.
4M JEAN CHRYSOSTOME
Tart, dans les maladies du corps, ont beau en déployer
toutes les ressources ; si les malades n'agissent pas de
leur côté, la médecine reste impuissante: il en est ainsi
des maladies de Fàme...
(( Je voudrais bien agir, me dites-vous, mais je ne
<i puis pas ; le mal est plus fort que moi. Je ne saurais
(( dissiper ces épais nuages qui m'enveloppent malgré
<L tous mes efforts pour les écarter*. » Illusion que tout
cela, vaine excuse, car je connais l'élévation de vos
pensées, la force et la piété de votre àme; je connais
la grandeur de votre prudence, les ressources de votre
philosophie ; je sais enfin qu'il est en votre pouvoir de
xîommander à cette mer furieuse de la tristesse, et de
ramener la sérénité dans votre cœur... Qu'y a-t-il donc
A faire ? Lorsque vous entendrez dire que telle église
est tombée, que telle autre est chancelante, que telle
autre encore est cruellement battue par les flots et
menace de sombrer, que plusieurs ont un loup pour
pasteur, un pirate pour pilote, un bourreau pour
médecin, il vous est sans doute permis de vous attris-
ter, puisqu'on ne saurait voir ces choses sans douleur;
mais ne vous affligez pas outre mesure. Si pour nos
propres péchés, pour les actes dont nous avons à rendre
•compte, il n'est ni nécessaire ni bon de trop s'af-
fliger, à plus forte raison est-ce inutile, fatal et même
^atanique de tomber dans l'abattement et le désespoir
pour les péchés des autres... »
1 . Ât forte dices : Cupio quidem istad, verum nequeo, nec, qaam-
^is etiam magnam cootentionem adhibens, deosie tamen atque atne
«nœroris nabi propulsaodie par sum. Mer» excuftationes et meri pre-
extus ista sunt. Chrys., Epist, 1 ad Olymp,
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. «3
Il cite à ce sujet Texemple de saint Paul S qui,
après avoir chassé de TÉglise un chrétien coupable
d'un grand crime, l'y fait rentrer, pour que sa dou-
leur excessive, fruit du repentir, ne le consume pas.
« Or, continue-t-il, dites-moi, Olympias, si Tapôtre
ne permet pas qu'un homme aussi criminel se laisse
plonger dans le chagrin; s'il a recours au plus extrême
des moyens, le pardon, pour arrêter cette plaie de la
tristesse, persuadé que tout excès est diabolique, ne
serait-ce pas une folie, une démence véritable de vous
laisser abatti*e pour les péchés d'autrui?... Si vous me
dites encore : Je veux, mais je ne puis pas, et moi
aussi je vous répéterai : Vaines excuses, inutiles pré-
textes I Quand de noires pensées vous assailleront, ou
que vous entendrez quelque récit capable de les
réveiller en vous, retirez-vous dans le fond de votre
conscience, et pensez au jour terrible où le monde
sera jugé. Devant celui qui n'a besoin ni d'accusa-
teurs, ni de témoins, personne ne répond pour un
autre; à chacun ses actions, à chacun sa sentence.
Songez-y et opposez une frayeur salutaire à cette tris-
tesse qui sert d'instrument au démon, puis engagez la
lutte avec fermeté ; il vous suffira d'un peu de décision
pour que le sombre tissu disparaisse plus prompte-
ment qu'une toile d'araignée... »
Ehl pourquoi donc Olympias se laisserait-elle trou-
bler pour les péchés d' autrui, et, persécutée, s'expose-
rait-elle à périr pour les crimes des persécuteurs?
Olympias peut comparaître telle qu'elle est et sans
t. Paul., II Cor., it, 8.
424 JEAN CHRVSOSTOME
crainte devant le redoutable tribunal. Quelle vie est
plus pure que la sienne, quel cœur plus grand, quelles
mains plus libérales, et qui, ayant reçu du ciel les
dons les plus magnifiques, en a jamais fait un plus
magnifique emploi?
Pour soutenir la noble créature, qu'une fatale
défaillance de l'âme entraîne à sa perte, lui rendre
confiance en elle-même, la relever enfin à ses propres
yeux, il exalte les perfections de cette fille de son
cœur; il se plaît k lui montrer ce qu'elle est, ce
qu'elle a été depuis son enfance, et combien, en se .
considérant dans ses mérites , elle doit se trouver
supérieure aux misérables adversités qui l'abattent.
Dans son désir d'être écouté, il ne recule pas devant
une sainte et digne flatterie, cette flatterie qui consiste
à exagérer la force de ceux qui ont à livrer un grand
combat pour les mettre en quelque sorte de niveau
avec les difficullés qui les attendent. Le tableau qu'il
trace à ce sujet nous intéresse principalement parce
qu'il nous fait voir Olympias telle que son ami la voyait
lui-même : pour lui en efl'et, c'était à peine une
femme, c'était déjà un être angélique, et cet être se
laissait dominer par des calamités apparentes, mépii-
sables aux yeux du sage !
11 entre dans l'énumération des vertus dont elle
ofl're l'ensemble merveilleux. Il vante la pureté de sa
vie, qui, passée dans le plus chaste veuvage, égale en
mérite celle des vierges consacrées à Dieu ; la charité
vient ensuite, l'aumône supérieure à la virginité même,
et dont Olympias tient le sceptre entre toutes; — la
patience, les épreuves l'ont en quelque sorte multi-
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 4i
*2.j
pliée chez elle sans que rien la pût lasser. Un discours
entier, une histoire même ne suffirait pas à raconter
toutes les peines qui Tont assaillie depuis sa jeunesse :
persécutions de ses proches, persécutions des étrangers,
grands et petits, de ses amis, de ses ennemis, sans
oublier les prêtres ; chaque épisode de ces doulou-
reuses aventures fournirait à sa glorification un sujet
inépuisable. Que dire aussi de ses privations volon-
taires, des mortifications, des jeûnes, de la lutte de
Fâme contre la chair?
« Les mots de sobriété, de fr.ugalité dans les repas
ne vous sont point applicables, ma pieuse et vénérée
dame, lui dit-il; il faut en cbercher d'autres, il faut
élever son langage pour rendre la perfection idéale
de votre vie. L'austérité de vos veilles sacrées, quelle
expression la rendra? Vous avez dompté le sommeil
pour la prière, comme vous avez dompté la faim pour
Tabstinence, et il vous est devenu naturel de veiller
comme aux autres de dormir S votre bienfaisance et
votre charité, plus ardentes que les plus ardentes four-
naises, ont porté votre renommée jusqu'au delà des
mers. Retracer votre histoire serait ouvrir et déployer
auxyeux tout un océan de merveilles-; je l'eusse essayé
peut-être, si je n'avais ici un but plus utile encore
et plus respectable : vous assister et vous guérir. »
Je laisserai de côté les développements qu'il con-
sacre aux principales vertus d'Olympias pour me bor-
i. Ut enim alîis dormire naturale est, eodem modo tibi vigilare.
Chrys., Epist, '1 ad Olymp,
2. Quanta, ci cuncta liœc sigillatim consideranti , miraculorum
maria se apericut? Chrys., ibid.
426 JEAN CHRYSOSTOME
ner à un passage éminemment curieux, parce qu'il a
trait au luxe des femmes dans la capitale de TOrient,
luxe insensé qui laissait bien en arrière les extrava-
gances de Rome et de tout l'Occident. — Or Olympias
s'était toujours distinguée par sa tenue modeste et par
son mépris de la parure, vertu très-louable assurément
«liez une grande dame qui avait eu besoin, pour la
pratiquer, de lutter non-seulement contre l'entraîne-
ment général, mais aussi contre les exemples de sa
famille, tandis que cette même passion de la parure,
unie à la coquetterie (qu'on me permette d'employer
€e mot), avait envahi dans Gonstantinople les pauvres
comme les riches et jusqu'aux vierges attachées au
sanctuaire.
Les esprits superficiels, nous dit le moraliste dans
un langage digne de lui, peuvent reléguer la modes-
tie des femmes au dernier rang de leur mérite ; moi
je le place au premier. A considérer sérieusement les
choses, on se convainc que cette vertu exige de celles
qui la connaissent non moins d'élévation d'âme que de
sagesse de conduite. Le Nouveau Testament n'a pas
été seul à la prescrire lorsque l'apôtre Paul défend aux
femmes même mariées les ornements d'argent, ainsi
-que les étoffes précieuses. L'Ancien Testament ne tient
pas un autre langage, quoiqu'on n'y rencontre rien
de semblable à cette divine philosophie qui nous
régit maintenant, et que Dieu n'y conduise les hommes
<iu'à travers des ombres et des figures par le règlement
de la société extérieure. Écoutez en effet avec quelle
force le prophète Isaïe gourmande le luxe des femmes
^ans la société Israélite. « Voix du Seigneur contre
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 4i7
les fllles de Sion ! s'écrie-t-il, emporté par une sainte
colère. Parce qu'elles se sont élevées avec orgueil,
qu'elles ont marché la tête haute avec des regards
pleins d'affectation en faisant mouvoir les plis de leurs
robes, en cadençant leurs pas, le Seigneur rabaissera
les filles de Sion. — La poussière remplacera tes par-
fums, une corde te sera donnée pour ceinture, la
superbe parure de ta tête tombera, et tu seras chauve
à cause de tes œuvres * I »
Parcourant la série des ravages que cette maladie
de Vkme exerce sur toutes les classes de la société
byzantine, Chrysostome arrive aux religieuses, qui,
sous rétoffe grossière de leurs vêtements, rivalisent
de coquetterie avec les femmes du monde couvertes
d'or et de soie. « Voyez, dit-il, cette vierge dont les
vêlements respirent la mollesse et dont la tunique est
lâche et traînante : par sa démarche, le son de sa voix,
le mouvement de ses yeux, comme par ses ajuste-
ments, elle présente un poison délétère en appelant
les regards, en provoquant les passions, et creuse de
la sorte des abîmes sous les pieds des passants ! Peut-
on bien lui donner le nom de vierge, et ne serîez-vous
pas plutôt tenté de la ranger au nombre des courti-
sanes? Celles-ci même ne sont pas aussi dangereuses
que celle-là *... »
1. Et humiliabit Dominus domiDatrices fllias Sion, et denudabit
habitum earum, et auferet gloriam vestimenti earum. Et erit tibi pro
suavi odore pulvis , et pro zona funicalo cingeris , et pro ornamento
capitis tui calvitiam habebis propter opéra tua. Isaie, m, 16, 17.
2. Perniciosœ ac pestiferse atque in altam voraginem trahentes. —
Neque enim scorta tantam illeccbram objiciunt, quantam istœ, volup-
tatis pennas omni ex parte explicantes. Ghrys., Epist, 2.
428 JEAN CIIHVSOSTOME
L'humilité dans les grandes actions était surtout la
vertu d'Olynrpias, là du moins elle n'avait point de
rivale. Les récits précédents nous ont fait voir avec
quelle magnanimité de cœur, quelle inébranlable fer-
meté, quelle hauteur de dédain, elle avait traité l'accu-
sation, les accusateurs et les bourreaux quand elle
avait été traduite devant le tribunal du préfet sous
rinculpation d'incendie. Cette audacieuse atteinte à
Thonneur d'une telle femme avait appelé sur la coura-
geuse diaconesse l'admiration du monde chrétien, et
la renommée avait proclamé ses hauts faits jusqu'aux
extrémités de l'empire. Dans les églises fidèles à
l'orthodoxie, il n'était question que de sa gloire et de
ses trophées, c'étaient les termes dont on se servait.
Ce fut le bruit public qui informa d'abord Chnsostomo
de l'héroïsme de son amie, car, ainsi que nous l'avons
dit, elle avait dédaigné de faire parade d'une conduite
où elle ne voyait que le simple accomplissement d'un
devoir. Et lorsque Chrysostome voulut la féliciter en
employant ces mêmes mots de gloire et de trophées ,
Olympias le réprimanda. «Que me parlez-vous de gloire
et de trophées? lui avait-elle répondu, je suis aussi
loin de tout cela que les morts le sont des vivants. »
— « Quoi ! reprit Chrysostome dans la lettre que nous
analysons, vous n'avez pas érigé de trophées à l'inno-
cence des persécutés 1 vous n'avez pas remporté la
grande victoire et ceint la couronne qui fleurit à
jamais! Vous êtes, prétendez-vous, aussi loin de ces
trophées que les morts le sont des vivants; vos paroles
ne me prouvent qu'une chose, c'est que vous savez
fouler aux pieds tout sentiment d'orgueil; mais l'arène
ET L'IMPÉUATIUCE EUDOXIE. 429
arrosée de votre sang a eu pour spectateur la terre
entière. — Vous avez été chassée de votre maison et
de votre patrie, séparée de vos amis et de vos proches,
vous avez connu Texil et goûté chaque jour les amer-
tumes de la mort, non pas que l'homme éprouve
réellement plusieurs morts; mais vous les avez souf-
fertes dans votre cœur, et sous l'étreinte des adversités
présentes, comme dans Tattente de celles qui mena-
çaient, vous avez rendu grâce à Dieu, qui les autorisait
dans sa sagesse... »
Il ajoute cette magnifique comparaison à Tappui
de son raisonnement : « Songez, ma chère et vcinérée
dame, que l'Ame humaine se fortifie dans la lutte par
les épreuves mêmes qui l'éhranlent. Telle est la nature
des afflictions : elles élèvent au-dessus de tous les
maux ceux qui les supportent avec calme et généro-
sité. Les arbres qui croissent à Fombre manquent de
vigueur et deviennent incapables de produire de bons
fruits ; ceux qui sont exposés à tous les changements
de Tair, à tous les assauts des vents, à tous les rayons
du soleil, sont pleins de force, se couronnent de feuilles
et se couvrent de fruits, et ce sont les naufrages de la
mer qui forment les marins... Dites-vous cela très-
fréquemment à vous-même, ma très-excellente Olym-
pias, dites-le à ceux qui combattent avec vous ce
magnifique combat. Loin de vous laisser décourager,
ranimez les pensées des autres ; apprenez - leur à
mépriser les vaines ombres, les fantômes de la nuit,
les illusions, la boue qu'ils foulent, à ne pas tenir
compte d'une fumée passagère, à ne pas regarder des
toiles d'araignée comme de vrais obstacles, à passer
430 JEAN CHRYSOSTOME
sans s'arrêter sur une herbe qui va tomber en pour-
riture, car les bonheurs et les malheurs d'ici-bas sont-
ils autre chose que cela ?... »
Un instant Ghrysostome put croire, il crut en effet
que ses soins avaient réussi : les lettres d'Olympias
indiquaient plus de calme et de résolution ; elle affir-
mait qu'elle était guérie ou en train de se guérir. Ghry-
sostome avait donc pris d'assaut S comme il le disait
avec un peu d'emphase, la citadelle de sa douleur; il
n'était pourtant qu'à la première enceinte, et il lui
restait bien des travaux à faire pour être maître de la
place.
II. — En dehors des causes générales qui entraî-
naient Olynipias dans cet abîme de la tristesse, il s'en
trouvait une plus particulière, toute personnelle, leur
séparation. Ghrysostome y revient assez souvent et
avec assez d'insistance pour nous montrer qu'à ses
yeux cette cause était au nombre des principales. Aux
premières, il oppose les remèdes généraux, qui con-
sistent à raffermir la foi dans la providence divine, à
fortifier l'àme contre l'atteinte des choses contin-
gentes qui ne sont après tout que des apparences et
de la fumée, à prouver que le vrai bonheur est dans
le contentement de soi-même ici-bas et dans l'attente
d'une récompense éternelle là-haut, qu'au fond c'est
le persécuteur qu'il faut plaindre, le persécuté qu'il
faut envier. A la cause particulière, il oppose un seul
1. Nam si mœroris tyrannidem superioribas litteris sustulimus,
ipsiusque arcem evertimus, tamen... Chrys., Epist. 3 ad (Hymp,
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 43>
remède, l'espoir ou plutôt l'assurance que leur sépa-
ration va cesser. Lui aussi éprouve le même chagrin
de leur commune absence, il ne le cache pas à son
amie, et c'est un des moyens qu'il prend pour la con-
soler. Il lui conseille de méditer ses livres : là encore
elle peut l'entendre et le voir; puis il lui écrira de
longues lettres, il compose pour elle, ou du moins à
son intention, des traités qu'elle devra relire sans
cesse et à haute voix, si ses forces le lui permettent.
Ainsi il cherche à distraire du sentiment de sa souf-
france, par une tendre et sainte sollicitude, la douce
femme dont il a été le père spirituel, le guide, l'ami,
et dont il est le dernier et frêle soutien dans leur vie
d'épreuves.
Il faut voir comment, dans une de ses lettres, la
seconde, il aborde, sans hésitation comme sans voile,
sa doctrine des amitiés spirituelles.
(( Les malheurs publics, lui dit-il, ne sont pas la
seule source de vos chagrins, je ne le sais que trop,
ma chère et vénérée dame; notre séparation en est
aussi une source amère. Bien que je ne sois qu'un
brin d'herbe, je vous entends d'ici gémir et répéter à
tout le monde : « Sa parole ne retentit plus à nos
« oreilles; nous n'avons plus le bonheur de recueillir ses-
(( enseignements; nous sommes condamnés à mourir
« de faim, de cette faim dontparle le prophète Amos, la
« faim de la céleste doctrine *. m— Que répondre à cela?
Avant tout, je vous dirai, Olympias, que, si vous ne
m'entendez plus de vos oreilles, vous pouvez converser
1 . Lingaam illam non audimas : non ea qaa solebamus doctrina
fruimur, verum famé coercemar; quodqae Deus Hebr»is quondam
432 JEAN CHRYSOSTOME
avec mes livres, ce qui n'emp.êchera pas mes lettres,
chaque fois que je trouverai un messager sûr. —
Mais votre vœu de m'entendre ne peut-il pas ôtre un
jour accompli, et Dieu ne permettra-t-il pas que vous
me revoyiez? Pourquoi ce doute? Non, non, ne dou-
tez pas; je sais que cela sera. Je vous rappellerai alors
que cette promesse ne vous fut pas faite sans raison et
comme pour vous calmer par de vaines paroles. Si le
relard vous est pénible, songez qu'il ne sera pas perdu
pour la récompense, pourvu qu'il ne vous arrache
aucun murmure ^.
« Oui, c'est un rude combat, un combat qui réclame
un cœur généreux et une intelligence éclairée par la
vraie philosophie, que d'avoir à supporter Féloigne-
ment d'un être qui vous est cher. Qui parle ainsi?
Celui qui sait aimer sincèrement et connaît la puis-
sance de la charité comprend ce que je dis ; mais,
pour ne pas nous égarer à la recherche de l'ami véri-
table, ce rare et précieux trésor, courons droit au bien-
heureux apôtre Paul : c'est lui qui nous dira la gran-
deur du combat et la force d'âme nécessaire pour le
soutenir. Paul avait comme dépouillé la chair et
déposé la grossière enveloppe du corps; c'était en
• quelque sorte un pur esprit qui parcourait l'univers.
. Il semblait s'être affranchi de toutes passions, imitant
l'impassibilité des puissances surnaturelles et vivant
minabatiir,id nunc patimur, oempe non famem nec aqiise sitim, Teratn
doctrinse famem. Chrys., Epist. 2 ctd Olymp.
1. Imo non fortasse, sed cçrto : cave dubites. Ulud enim tibi ia
memoriam redigam, quod non tcmere hssc dixerim , nec te fallens ac
circumscribens ; verum quœ nunc per litteras accipis, ea quoque de
viva^voce exceptura es. Chrys., Epist, 2 ad Olymp,
ET LIMPÊRATRICE EUDOXIE. 433
sur la terre comme s'il eût été déjà aux deux. Les
maux de ce monde, il les supportait aisément, et
comme dans un corps étranger : prison et chaînes,
expulsion et mauvais traitements, menaces et supplices,
lapidation et submersion, tous les genres imaginables
de tourments; mais que ce même homme, impassible
devant la souffrance, se voie séparé d'une âme qui lui
est chère, il en ressent un tel trouble, une telle dou-
leur, qu'il s'éloigne aussitôt de la ville ^)ù n'est pas
l'ami qu'il y venait chercher. — - « Étant venu à Troade»
(( dans l'intérêt de l'Évangile du Christ, dit-il lui-même
c( aux frères de Gorinthe, quoique le Seigneur m'eût
« ouvert les portes de cette ville, je n'ai pas eu l'esprit
(( en repos, parce que je n'avais pas trouvé là mon frère
« Tite. Prenant donc congé d'eux, je suis parti pour
« la Macédoine. »
« Qu'est-ce donc, ô Paul? Emprisonné dans les
ceps, chargé de fers, lacéré de coups et tout couvert
de sang, vous prêchez, vous baptisez, vous célébrez
le divin mystère, et vous ne négligez rien pour sauver
un homme seul . Et lorsque vous arrivez à Troade, que
vous voyez le champ préparé pour la bonne semence,
que tout vous promet un travail aisé et une aire pleine
de riches moissons, vous repoussez le gain que vous
aviez déjà dans la main I Et pourtant nul autre but ne
vous conduisait à Troade, « y étant venu pour prêcher
« l'Évangile. » — Personne ne vous faisait opposition :
« la porte m'avait été ouverte, » et vous partez aussitôt!
c( Oui, certes, me répond-il, car je suis subjugué par
« le chagrin ; l'absence de Tite a jeté le trouble dans
c( mon esprit et l'abattement dans mon cœur, au point
28
434 JEAN GHRYSOSTOME
« que je suis forcé d'agir de la sorte *. » Que le chagrin
ait été la cause de ce départ, nous n'avons pas à le
conjecturer, nous le savons d'une noianière sûre, par
le témoignage môme de l'apôtre : « Je n'ai pas eu
<( l'esprit en repos; prenant donc congé d'eux, je suis
(( parti. »
« Vous. le voyez, Olympias, ce n'est pas sans un
rude combat qu'on supporte l'absence d'un ami; c'est
une amère eC terrible épreuve qui demande une âme
pleine de noblesse et d'énergie*. Ce combat, vous le
subissez maintenant. Souvenez-vous que plus il est
rude, plus belle est la couronne et plus riche le prix ;
c'est là ce qui doit vous adoucir la peine du retard,
et avec cela la certitude de la récompense. Oh ! sans
doute, il ne sufût pas aux amis d'être unis par le lien
des âmes. Là ne se borne pas la consolation d'une
amitié brisée. Ils réclament aussi la présence de l'ami,
et s'ils en sont privés, c'est une grande partie de leur
bonheur qui disparaît. Paul nous le dit encore, a Mes
« frères, écrivait-il aux Macédoniens, privé de vous pour
« un peu de temps, de corps et non de cœur, nous avons
« désiré avec d'autant plus d'ardeur revoir votre visage,
<( et moi Paul, je l'ai voulu plus d'une fois: mais Satan
<( m'en a empêché •... C'est pourquoi, ne pouvant sup-
1. Bfagna enim me mœroris tyrannis invasit, Tltique abseotia
meum aaimum yehementer contiirbavit, atque ita me fregît ac supe-
raWt ut a me hoc at facerem extorserit. Chrys., Epist, 2 ad Ol^mp.
2. Videane quantum certamen ait amici digressum equo ac pladdo
iipimo ferre, quamque gravis et acerba hcc res ait quamque aubli-
mem ac strenuom animum desideret? Id., ibid.
3. Nos autem, fratres, orbati a Tobis ad tempus bore aspectu, non
corde, abondantius festinavimus faciem veatram videre : ego quidem
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 435
« porter plus longtemps cette absence, nous avons jugé
« bon de nous arrêter seul à Athènes, et nous vous avons
« envoyé Timolhée. » Quelle force dans chaque motl
Gomme elle y brille d'une vive lumière, la flamme de
la charité qui brûlait en lui ! L'expression dont il se
sert pour désigner sa peine n'implique pas seulement
ridée d'éloignement, de violence ou d'abandon, mais
l'état d'un père à qui ses enfants ont été enlevés : telle
était rafifection de l'apôtre.
« Il semble dire aux amis dont il s'est séparé: Tau-
rais cru que ce serait une consolation de vous être
uni par l'âme, de vous conserver dans mon coeur, de
vous avoir vus naguère; mais non, cela ne suffit pas,
rien de tout cela ne dissipe mon chagrin. — - Mais que
voulez-vous donc? dites-le ; que désirez-vous avec tant
de violence? — Le bonheur même de les voir, a Nous
« avons ardemment souhaité de voir votre visage. » —
Que signifie cela, ô grand et sublime apôtre? Vous
pour qui le monde est crucifié et qui êtes crucifié au
monde, qui vous êtes dépouillé de toutes les affections
charnelles, vous qui n'êtes plus en quelque sorte un
être corporel, avez-vous à ce point subi l'esclavage de
l'amour, que vous dépendiez de ce corps de boue, de
ce peu de terre, de ce qui tombe sous les sens ? — Oui,
répond-il, je ne m'en défends pas, je n'en rougis pas,
je m'en glorifie plutôt, car c'est la charité, mère de
tous les biens, qui déborde ainsi de mon âme^ La
présence corporelle de ses enfants ne suffit pas même
Paulus semel et iterum; sed ioipeâivit nos Satanas.Paal., I Thess.,u,
1. Siccine te capti?am caritas tenait, ut in luteam ac terrenam
atqae in sensum cadentem carnem proyolutus sis? Maxime, inqait,
436 JEAN CHRYSOSTOME
à son désir, il faut surtout qu'il contemple leur visage.
u Nous désirons ardemment revoir votre visage. »
Quelle étrange envie, je vous le demande! Quoil bien
réellement vous désirez revoir leur visage? — Et beau-
coup, répond-il, car c'est là que se manifeste la per-
sonne. Une âme liée d'affection à une autre âme ne
sait rien exprimer, rien entendre par elle-même : par
la présence corporelle, je puis entendre ceux qui me
sont chers, et je puis leur parler. Voilà pourquoi je
désire contempler votre visage : là est la langue inter-
prète de nos pensées, l'oreille qui vous portera mes
discours, les yeux où se peignent les plus intimes mou-
vements du cœur. C'est ainsi seulement qu'il nous
est permis de converser pleinement avec une âme bien-
aimée ^
« Persuadez-vous bien, Olympias, que vous me
reverrez, et que vous serez affranchie de cette sépara-
tion qui aura même produit pour vous des fruits de
miséricorde. Montrez-moi votre affection en accordant
à mes lettres le même pouvoir qu'à ma parole, et vous
me l'aurez montrée avec certitude, si j'apprends que ces
lettres vous ont fait tout le bien que je désire, et quel
bien? c'est que voire âme rentre dans le calme et la
joie dont vous jouissiez quand j'étais près de vous ; ce
sera pour moi une grande consolation dans l'affreuse
nec id dicere me padet, imo etiam eo nomîne glorior. Cbrys., Epist, â
ad Olymp.
1. Propterea faciem Testram intueri aveo, in qaa lingua est, qiue
Tocem emittit, animique sensus enuntiat et auris qiiae verba excipit,
et oculi qui animi motus pingunt. Etenim adamatse anim» consortio
melius per illa frui licet. Id., ibid.
KT L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 437
solitude qui m'entoure. Si vous avez à cœur de m'in-
spirer un peu plus de courage (or je sais que c'est là
votre vœu le plus cher), faites-moi savoir que vous avez
dissipé tous vos chagrins. C'est ainsi que vous payerez
de retour mon dévouement et mon amitié. Vous n'igno-
rez pas, vous savez, à n'en pas douter, le bien que
vous me ferez, et à quel point mon cœur sera récon-
forté, si je reçois par vos lettres la certitude que votre
tristesse s'est évanouie ^ »
Sous l'empire de ces douces et fermes consolations,
l'âme d'Olympias se rasséréna, pour quelque temps
du moins; elle voulut vivre et revint à la vie. Nous la
verrons reparaître plus tard, et dans des circonstances
plus douloureuses encore, car la source de ses larmes
ne devait pas tarir.
III.
^Cependant les lettres se multipliaient, et les visites
affluaient de toutes les parties de l'Orient à Gueuse.
Les provinces limotrophes de l'Arménie envoyaient
nombre de visiteurs qui se hasardaient dans la mon-
tagne dès que les chemins paraissaient libres. On y
voyait des laïques à qui il était indifférent de déplaire
i. Non enim te fugit, non, inquam, profecto te fugit qnantopere,
8i hoc prestiteris de eoqae nos per litteras certiores feceris, animum
noBtrum recreatura sis. Chrys., Epist, 2 ad Olymp.
438 JEAN CHRYSOSTOiMli
aux gouverneurs, des prêtres qui se dérobaient à la
surveillance de leurs supérieure schismatiques, des
troupes de moines assurés de la tolérance de leurs
abbés, et quelques évéques qui mettaient la conscience
et le devoir au-dessus des faveurs de cour. Il y eut
même de pieuses femmes, et parmi elles de très-grandes
dames, qui projetaient une visite dans son désert
dès que le printemps serait revenu ; mais il le leur
défendit en prétextant la fatigue du voyage et les périls
de la route. Le patriarche schismatique de Syrie, Por-
phyre, écrivait avec colère à son complice de Gonstan-
tinople : « Tout Antioche est à Gueuse.» Il eût été plus
exact de dire : Tout ce qu'il y a d'honnête dans les
clergés de Textrème Orient consulte notre ennemi
ouvertement ou secrètement; Chrysostome est plus
que jamais l'oracle de l'Église. C'était à qui lui enver-
rait, pour sa santé, des remèdes qu'on savait bons
contre l'âpre froid du Taurus.Il avait reçu entre autres
d'une noble matrone, nommée Syncletium, un cordial
qui en trois jours avait fait disparaître ses faiblesses
d'estomac, et le comte Théophile, qui en avait la recette,
tenait ce remède à sa disposition et à celle d'Olympia^^
Sa correspondance d'ailleurs était assez suivie avec ce
bon médecin Hymnétius dont il avait fait connaissance
à Césarée. Il lui parvenait aussi de fortes sommes d'ar-
gent, quoique ces envois lui déplussent, et cet argent
était distribué aussitôt aux pauvres de l'Arménie, ou
employé aux entreprises de propagande dont nous
allons parler. Les autres étaient à sa charité^ comme il
1. Chrys., EpisL 4 ad Olymp,
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 43»
était à celle des autres. Dénué de tout, infirme et à la
merci d'un climat impitoyable, il professait pour lui-
même ce qu'il avait prêché au milieu des splendeurs
du premier siège de FOrient, à savoir que la possession
des biens de la terre n'était qu'un prêt que Dieu nous
faisait pour le restituer par l'aumône: il n'avait jamais
su thésauriser que dans le ciel.
Au plus fort de ces soins divers, son inépuisable
besoin d'activité ne lui permit pas un instant de
repos. Ce ne fut pas assez de sa lutte formidable contre
l'empereur, trois patriarches schismatiques et une
coalition d'évêques intéressés à le perdre; il aimait
la guerre et en chercha une qui fût, pour ainsi dire*
un délassement à ses persécutions personnelles. C'est
une chose étrange autant qu'admirable de le voir,
du fond de cette prison de Gueuse où il se mourait,
traqué par des brigands, se jeter dans trois grandes
entreprises dont une seule eût suffi à toute l'acti-
vité d'un homme ordinaire. Ces entreprises n'étaient
pas moins que le triomphe complet de la foi chré-
tienne en Phénicie, le raffermissement de l'ortho-
doxie dans l'Église catholique des Goths, et, ce qu'on
aurait peine à croire, la conversion du royaume de
Perse.
J'ai parlé, dans le cours de ces récits, des pre-
mières tentatives de Ghrysostome pour extirper le
culte païen de la province de Phénicie, et j'ai dit com-
bien cette œuvre était difficile, soit par l'opiniâtreté
des croyances païennes dans le cœur des habitants,
soit par la mollesse des magistrats, qui ne se sou.
ciaient ni de se donner la peine d'une propagande
440 JEAN GHRYSOSTOHE
officielle, ni d* exciter, par une toléi^ance trop affichée,
des soulèvements qu'il leur faudrait ensuite réprimer.
Ghrysostome, dès la première étape de son exil, avait
organisé à Nicée, comme on Ta vu, une mission de
moines et de prêtres dans le dessein de renouer à Tyr
et à Béryte les fils de la propagande interrompue;
cette mission, malgré de généreux efforts, avait
complètement échoué, en grande partie par le mau-
vais vouloir des évèques schismatiques de ces con-
trées, qui aimaient mieux laisser en paix les adorateurs
d' Hercule et de Vénus Âstarté que de devoir leur con-
version à un exilé de la cour. L'héroïsme des démo-
lisseurs de temples avait donc été paralysé presque
partout par l'opposition des clergés locaux. Les pau-
vres moines n'avaient pas tardé à manquer de tout,
et la charité n'y suppléait pas. Quand ils mouraient
de faim, il ne manquait pas de prêtres schismatiques
pour leur dire : « L'homme qui vous envoie ne peut
rien pour vous; il n'a pas une obole pour vous donner
du pain, pas une ombre de crédit pour vous protéger
dans vos expéditions; vous n'êtes que des insensés
qui vous offrez en holocauste à sa vaine gloire. » Ces
propos et d'autres pareils ne laissèrent pas de décou-
rager des gens dont le chef était un proscrit; les mar-
teaux leur tombaient des mains , et les païens les.
assommaient à leur tour. Les églises qu'ils commen-
çaient à construire étaient rasées, les temples relevés
tant bien que mal, et la Phénicie n'offrait plus qu'un
triste spectacle de débris païens ou chrétiens. Les
anti-joannites triomphaient de la victoire des poly-
théistes.
ET LMHPÉRATRICE EUDOXIE. 441
Ces nouvelles, apportées à Gueuse par le prêtre
Constance, qui, de refuge en refuge, avait pu y parve-
nir, poursuivi qu'il était par les espions et les sicaires
de Porphyre, remplirent l'exilé de consternation. Le
tableau de ces désastres lui navra le cœur. « Il faut y
retourner, dit-il au prêtre d'Ântioche, il faut y retour-
ner, coûte que coûte! » Et, prenant une assez forte
somme qu'il avait mise en réserve sur les aumônes
qu'on lui adressait, il la lui remit : « Pars, ajouta-t-il,
et ne crains rien des méchants; voici ce qui peut
pourvoir à l'œuvre de Dieu en beaucoup de choses.
Que les moines désormais ne manquent de rien,
qu'ils soient nourris conime dans leurs couvents, vêtus
comme dans leurs couvents, et, puisque les souliers
leur font défaut, qu'on leur en achète; je veux qu'ils
se trouvent aussi bien que dans leurs monastères ; je
veux aussi qu'une partie de cet argent soit employée
à relever les églises ^ » Constance était de la même
trempe d'âme que son ami ; il n'hésita point à partir
sur-le-champ, eji dépit de ses propres dangers, pour
prendre le commandement d'une nouvelle expédi-
tion. Vers le même temps, un citoyen d'Antioche,
nommé Diogène, adressait à Ghrysostome, par son
intendant Aphraate, une somme d'argent assez consi-
dérable; Ghrysostome la refusa en répondant à Dio-
gène : « Je n'ai pas besoin de cela , mais mes frères
de Phénicie en ont besoin, » et il la lui renvoya par
son serviteur. Il fit plus ; s'étant aperçu, en sondant
Aphraate, qu'il était homme de résolution et de foi, et
1. Cbrys., Epist. 54 ad Gérant.
442 JEAN CHRYSOSTOME
ferait un bon missionnaire, il Tenrôla dans son
armée, et exigea de lui le serment d'aller rejoindre les
convertisseurs de la Phénicie K
Ce n'était pas d'ailleurs autour de lui seulement
qu'il recrutait ; son rayon d'action s'étendait fort au
loin. Ainsi il entra en rapport pour le môme objet
avec les solitaires du couvent de Saint -Publie à
Zeugma, situé près du pont de l'Euphrate, fameux
dans rhistoire pour avoir été de ce côté-là la borne
de l'empire romain. Ce monastère, peuplé de Grecs
et de Syriens, avait deux enceintes séparées, deux
abbés distincts et une église commune où l'office se
célébrait dans les deux langues. Ghrysostome écrivit à
l'un et à l'autre abbé pour obtenir d'eux des auxi-
liaires à son armée de Phénicie, et il les obtint. Un
de leurs moines nommé Nicolaûs, qui était prêtre, lui
écrivit, en se mettant à sa disposition, qu'il irait le
voir d'abord à Gueuse, probablement pour prendre
ses ordres. « Ne viens pas, lui répondit l'exilé, la Phé-
nicie t'attend, et si tu venais ici, les neiges pourraient
te retenir. » Nicolaûs devint un des lieutenants les
plus intelligents et les plus zélés du prêtre Constance.
Ghrysostome faisait surtout ses levées de moines dans
le diocèse d'Apamée, en Syrie, où se trouvaient une
vraie multitude de monastères. Il en tira entre autres
un prêtre nommé Jean, chez qui une grande mansué-
tude de caractère et la douceur d'un langage persua-
sif cachaient un cœur de héros. Ghrysostome tenait
1. Nec eaim te fugit quanta hujus rei utilitas futura sit, tum ob
ipsius in Phœnicia adventum , tum ob tuam liberaUtatem ac munifi-
centiam. Chr^s., Epist, 51.
ET L^IMPÉRATRIGE EUDOXIE. 443
beaucoup à l'avoir, parce qu'il était aussi bon pour
pacifier que pour agir, et savait mieux encore attirer
que contraindre. Il le fit circonvenir de toute façon et
obtint enfin son consentement. Ce fut une grande
conquête pour le parti de la conversion et qui attira
bien des soldats sous le saint drapeau. Ghrysostome,
en lui écrivant, le proclame son général d* armée.
En même temps que le bataillon des moines grecs
et syriens, sa seconde armée, s'acheminait vers les
montagnes du Liban, Ghrysostome adressa aux soldats
découragés de la première une longue lettre où il ne
leur épargnait pas les reproches. D'où provenait le
désarroi actuel de leur mission ? De ce qu'ils avaient
manqué de fermeté, manqué aussi de confiance en sa
parole, et surtout dans la gi'âce de Dieu. — « Ce n'est
point, disait-il avec une sainte sévérité, ce n'est point
au moment où la mer se gonfle, où la tempête accourt
menaçante, que le pilote abandonne son navire ; il fait
appel au contraire à tout son courage et cherche à
ranimer les passagers par son exemple. Ce n'est pas
non plus quand la fièvre sévit et atteint son paroxysme-
que le médecin quitte son malade; alors au contraire
il déploie les ressources suprêmes de son art et invo-
que l'assistance des autres K.. » Et comme c'était sur-
tout leur détresse et leur dénûment que les impos-
teurs, comme il les appelle, faisaient sentir aux moines
1. Gubernatores, cum mare percitum et excitatum atque ingentem
tempestatem ac tarbiDem cernunt,noQ modo navim non deserunt,
sed etiam tum majore sollicitudine ac studio otuntur... Medicique
rursas cum febrim excitatam vehem^ntius sœvire prospiciunt. Chrys.,
Epist. 123..
4U JEAN GHRYSOSTOMË
pour les décourager, il leur donne cette assurance
qu'ils ne manqueront jamais de rien. » Si moi, envi-
ronné comme je le suis, de tribulations et d'épreuves,
l'elégué dans le plus sauvage des déserts, j'ai l'œil sur
vous et vous tiens abondamment pourvus de tout ce
que vos nécessités exigent, pourquoi craindre comme
vous le faites et laisser défaillir vos Âmes? Courage,
encore une fois; remettez-vous à l'œuvre. Le bienheu-
reux Paul, plongé dans un cachot, déchiré par les
fouets, ruisselant de sang, chargé d'entraves, remplis-
sait au milieu des souffrances sa mission mystérieuse,
il baptisait son geôlier ^ »
Ces éloquentes objurgations eurent leur effet: la
guerre sainte recommença avec acharnement : mais la
résistance ne fut pas moins acharnée. Les païens,
secondés par la mauvaise volonté des ennemis de Ghry-
sostome, s'organisèrent par bandes, et les moines
furent traqués de toutes parts, beaucoup furent tués ;
mais ils revenaient sans cesse à la charge, et Ghryso-
stome continuait à leur envoyer, du fond de l'Arménie,
de courageuses recrues. Dans le nombre fut un prêtre
nommé Rufln, qu'il découvrit dans on ne sait quel
couvent de ces provinces sauvages ; ce prêtre avait un
cœur intrépide, fait pour briller doublement dans la
milice du Seigneur. « J'apprends, lui écrivit-il, que la
Phénicie est de nouveau à feu et à sang ; cours-y au
plus vite; c'est quand on voit le feu gagner sa maison
1. Verum beatus Pauluft, etiam cum in Tincula conjectos ac flagris
concisus eaaet, et cruore difflueret, et ligne alligatus esaet, et tôt malis
premeretur, tamen in ipso quoque carcere antistltis sacii munere
fangebatur, et carceris custodem baptizabat. Chrys., EpisL 23.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 445
que l'on comprend le mieux Timminence du péril. »
Rufin se mit en route arec de nouveaux compagnons
levés sur son passage. Tant d'efforts persévérants eurent
leur récompense : les chrétiens reprirent le dessus et
réussirent à élever quelques églises, points de rallie-
ment de leur armée et sanctuaires de leur culte; pour
imprimer à la population convertie un nouvel élan,
on voulut les consacrer par des reliques de martyrs.
Buûn en demanda à Ghrysostome. « Il y en a, répondit
celui-ci, beaucoup et d'incontestables dans la ville
d*Arabissus, près d'ici ; Tévéque m'en donnera ; » et il
lui envoya à cet effet le prêtre Terentius, un de ses
acolytes ^ L'évêque d'Arabissus, Otreïus, dont nous
aurons à reparler plus tard, était un bon et simple
prêtre pour qui Ghrysostome était un oracle. Il lui
donna ce qu'il voulut. Des messagers dévoués portè-
rent le saint fardeau à travers le Taurus, et, ce qui
était plus difficile, à travers les provinces livrées au
schisme. Ils le déposèrent en Phénicie. La présence de
ces restes vénérables produisit l'effet désiré; l'enthou-
siasme rendit les chrétiens invincibles, et la conquête
commença de se consolider. Il fallut pourtant bien des
années encore pour qu'elle s'étendît à tout le territoire
des adorateurs d'Astarté, et les faits nous montrent,
jusqu'à la fin du v« siècle, plus d'un signe de paga-
nisme parmi les Phéniciens; mais enfin leur pays
i. De sanctorum vero martsrrum rcliquiis sine cura este ; coafes-
tim enim religiosissimum dominum meum presbyterum Terentium,
ad dominum meum piissimum Otreium Arabissi episcopum misi. Nam
ipse et multas et minime dubias liabet, quas paucis diebus in Phœni-
ciam ad to mittemus. Chrys., Epist, 126.
446 JEAN CHRYSOSTOME
devint chrétien, et il aimait à rattacher sa conver-
sion aux efforts surhumains (i*un prisonnier en exil.
« C'est révêque Chrysostome, nous dit Thistorien Théo-
doret, qui fit abattre les temples de cette contrée
païenne, n'y laissant pas pierre surpien^e*. » Étrange
siècle où de pareils prodiges s'accomplissaient I On
peut en dire tout le mal qu'on voudra, et il le mérite
assurément ; mais on ne lui refusera pas du moins le
courage, la confiance en ses propres œuvres et la foi
qui les féconde.
La seconde des préoccupations apostoliques de Chiy-
sostome le reportait bien loin de l'Euphrate, près des
rives du Bosphore cimmérien, sur une Église barbare
dont il était également le protecteur, TÉglise catholique
des Goths.
On sait que la grande nation des Visigoths, au
moment où, chassée par les Huns, elle vint demander
-asile sur les terres de l'empire romain, était à peine
chrétienne, mais que du moins son christianisme était
orthodoxe. Valens ne consentit à l'admettre au midi
du Danube qu'à la condition qu'elle et son évêque
Ulfilas adopteraient le symbole de foi formulé par Arius,
lequel repoussait Tégalilé du Père et du Fils dans le
mystère de la Trinité. Ulfilas le jura, et les Visi-
goths ne furent que trop fidèles au serment de leur
évêque, car, lorsque l'empire d'Orient rentra dans la
communion catholique, sous le règne de Théodose, les
Visigoths ne le suivirent point dans son évolution reli-
1 . DsmoDum tempta qu» adhac superant, solo cquavit Theodoret,
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 447
gieuse. Ils restèrent ariens, ariens fanatiques et persé-
cuteurs, ce qui créa pour Tempire un double péril.
D'un côté, en eflfet, ils formèrent un noyau d'opposi-
tion chrétienne à la religion de l'État, qui servit de
point de ralliement aux sujets romains dissidents, et de
Tautre ils attirèrent à eux par la persuasion ou la force
les autres races barbares établies dans Tempire, de
sorte que Tarianisme devint le christianisme des bar-
bares par opposition au catholicisme, culte officiel des
Romains. Ce double danger se manifestait déjà au
temps d'Arcadiusetd'Honorius. C'était donc une œuvre
bonne et utile, au point du vue politique comme
à celui de la religion , de tenter sur les Visigoths
un rappel à leur ancienne foi catholique, ou du
moins de les diviser de manière à rendre leur action
moins redoutable. Chrysostome s'y était mis avec
ardeur pendant les jours paisibles de son épiscopat; il
fonda d'abord à Constantinople une église pour les
Goths convertis, où lui-même officiait et prêchait fré-
quemment, assisté d'un interprète qui traduisait ses
paroles en langue gothique. [I établit ensuite, vers les
bouches du Danube, mais à l'intérieur de Tempire, un
couvent de Goths catholiques qu'on appela les Marses,
on ne sait pourquoi, et qui forma un second noyau de
prosélytisme pour les races barbares. C'est dans ce
couvent, ainsi qu'on l'a vu précédemment, que l'ancien
diacre de Chrysostome, devenu évoque d'Héraclée, Séra-
pion, s'était caché, aux premiers temps delà persécu-
tion, pour échapper aux ennemis de son ancien maître,
et les moines Marses, par ce fait, se plurent à proclamer
leur attachement à l'archevêque exilé et à sa cause.
44S JEAN CHRYSOSTOME
Outre ces deux centres de catholicisme existant
parmi les Goths sur les terres de l'empire, il s'en trou-
vait un beaucoup plus considérable au dehors, chez
ceux de la presqu'île cimmérienne. Gomment s'était-il
formé, et était-ce un reste des affiliations primitives de
cette race? nous l'ignorons ; mais nous le voyons, au
IV* siècle rattaché à Ghrysostome par des liens intimes.
G'est Ghrysostome qui donne à cette Église des Goths
un évêque nommé Unilas, qu'il qualifie lui-même
d'homme admirable. Les relations de ce clergé bar-
bare avec l'archevêque de Gonstantinople avaient lieu par
l'intermédiaire des moines Marses, qui correspondaient
régulièrement avec lui. Or, au plus fort des divisions
religieuses de l'Orient et lorsque l'archevêque allait
partir pour l'exil, Unilas mourut, laissant l'Église des
Goths dans un complet désarroi. Le roi de ce petit
peuple n'ayant rien trouvé de mieux à faire que de
demander un autre évoque à Gonstantinople, le diacre
goth Modowar était parti pour le couvent des Marses,
porteur de la lettre royale, et s'y arrêta d'abord pour
conférer avec ses coreligionnaires barbares. Il apprit
là ce qui s'était passé à Gonstantinople, la déposition
de Ghrysostome et son exil; il l'apprit de bouches amies
et de fidèles en communion de cœur avec l'exilé. L'em-
barras de Modowar fut grand. La lettre du roi, autant
qu'on peut le croire, était adressée à l'archevêque ;
irait-il la porter au successeur intrus? G'était un objet
de justes scrupules, et Modowar hésitait. Gependant il
fallait qu'il ramenât un évêque aux Goths cimmériens,
et le temps pressait à cause des difficultés de la navi-
gation sur la mer Noire aux approches de l'hiver.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 449
Profitant des hésitations du diacre, les moines Harses
informèrent de tout Ghrysostome par une lettre qu'il
reçut à Gueuse*.
Son émotion fut grande à cette nouvelle, car il
aimait l'Église des Goths cimmériens comme sa fille. Il
se hâta d'écrire à Olympias une lettre que nous avons
encore. Il y recommande à sa chère diaconesse d'em-
ployer tout ce qu'elle avait de crédit et d'habileté pour
faire différer la nomination de Tévêque goth," si
Modowar était à Gonstantinople. « Rien ne presse, lui
disait-il, puisque la saison est assez avancée pour
rendre dangereux le voyage par mer; on peut attendre
jusqu'au printemps. » Ge qui valait encore mieux que
ce parti, c'était de lui envoyer Modowar, mais secrète-
ment et sans bruit, afin de ne point donner l'éveil aux
schismatiques, et tous les deux s'entendraient aisément
pour un bon choix. Il avait le cœur oppressé par l'idée
qu'à la tête de cette église, sur laquelle il avait veillé
si longtemps avec les yeux d'un père, ses ennemis pla-
ceraient un homme dont le premier acte serait de
renier sa communion, ne comprenant pas que son
nom pût être maudit et couvert d'anathèmes par ses
propres enfants. Il sentait bien la difficulté de réussir
dans cette délicate affaire, mais il terminait sa lettre
par ces mots : a II faut faire ce qui se peut, qu'importe
1. Narraverunt mihi Marsi ac GothS monachi Moduarium diaco-
num veDisse, illud afferentem, admirandum illum episcopum Uoilam
qaem non ita pridem ordinavi, atque in Gothiam misi, multia
ac magnis rébus gestis diem saum eitremum clautisse; ac régis
Gothorum Miteras attulisse, ut ad eos episcopus mittatur. Gbrys.,
Effist, 14 ad Olymp.
20
450 JEAN GHRYSOSTOME
un échec ^7 Dieu considère notre cœur et non le suc-
cès de nos actions. » Cette affaire en effet était f<»t
embrouillée ; Olympias, frappée elle-même d'exil, ne
put s'en occuper beaucoup, et Modowar, chargé de
ramener un évéqueà son roi, s'impatientait sans doute
des lenteurs. En tout cas, Ghrysostome mourut a?ant
de connaître la fin de cette histoire.
Le troisième projet qui agitait le cœur et l'écrit
de ^ancien archevêque dans sa solitude de Gueuse
dénote une audace à peine croyable. Ce banni, empri-
sonné à l'extrême limite du monde romain, entre des
bandits et des neiges, se mit à rêver la conversion de
la Perse. Il n'avait pu se trouver là, sur la frontière,
pour ainsi dire, de ce paganisme fameux des mages,
sans se sentir ému de colère au récit de leurs supersti-
tions, et dès lors il n'eut plus qu'une idée : chasser ces
prêtres imposteurs, dévoiler leurs mensonges, éteindre
leur foyer sacrilège, et planter la croix de Jésus-Ghrist
dans le palais du grand roi. Une fois cette idée bien
arrêtée dans sa tête, il chercha des hommes d'action
aventureux, intrépides, et n'hésita pas à s'adresser à
un évêque qui s'était montré son ennemi au concile
du Ghêne ; leur réconciliation devait être à ce prix.
L'évêque dont je parle n'était autre que ce Haruthas,
un des juges de l'archevêque, et celui dont la sandale
ferrée avait écrasé le pied de Gyrinus dans un concilia-
bule à Ghalcédoine.
La Perse n'avait pas été complètement fermée aux
tentatives de prédication chrétienne, et, pour ne point
1. Si autem id nequeat, fiant ot licet que fleri poterunt. Chryt.,
Epist, 14.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 454
parler des temps apostoliques, quelques succès avaient
été obtenus, du vivant de Constantin, par l'initiative
courageuse d'un solitaire appelé Siméon de Nisibe;
mais les adorateurs du feu reprirent bientôt le dessus,
et la persécution de Sapor anéantit pour un demi-
siècle ces rudiments vénérables de la foi chrétienne.
Une circonstance fortuite les ranima. L'empereur
Théodose avait une négociation à suivre vis-à-vis du
roi de Perse, pour des intérêts que nous ignorons,
peut-être quelque délimitation de territoire, et il choi-
sit pour son envoyé un prêtre de la province de Sophône
située sur la frontière même delà Mésopotamie et de la
Perses L'ambassadeur était un homme simple, mais
avisé; tout en traitant des intérêts qu'il venait débattre,
il observait l'état religieux de la Perse, et s'aperçut
que les semences du christianisme n'avaient pas telle-
ment disparu qu'on ne pût les raviver encore. Plein
de cette idée, il entra dans la confiance du roi, et obtint
que les os des chrétiens persans martyrisés sous le
règne de Sapor lui fussent livrés. Il réunit ainsi une
énorme quantité de reliques qu'il transporta dans une
église située à douze lieues d'Amyde, du côté du nord,
et sur la rivière de Nymphée, limite commune des
deux nations. Autour de cette église, comme autour
d'un fort élevé pour la conquête religieuse, des mai-
sons s'agglomérèrent, et il se forma une petite ville
qui porta le nom de Martyropolîs. Martyropolis choisit
pour son évêque le prêtre à qui elle devait sa fondation,
et ce prêtre était Haruthas.
i. Socr., VII, 8.
45S JEAN CHRYSOSTOME
Ce collègue de Ghrysostome, peu digne de ce nom
quant au savoir, capable de se laisser égarer, sans
mauvaise conscience, dans les subtilités théologiques
dont on l'enveloppait au concile du Chêne, possédait
en revanche une arme puissante pour la propagande
chrétienne, cette foi qui entraîne les cœurs, si elle ne
transporte pas les montagnes. La simplicité un peu
rustique de son extérieur n'avait rien au reste qui pût
choquer ses voisins les Perses. Peu à peu il se fit
aimer de la foule, et, comme il se mêlait de méde-
cine, il fut assez heureux pour rendre quelques services
au roi lezdjerd dans une maladie; il parvint même
à guérir par ses prières, disait-on, Théritier royal
qu'il prétendait possédé du diable. Cette cure, comme
on le pense bien, le mit tout à fait en faveur à la
cour. lezdjerd ne put plus se passer de lui, et Maru-
ihas conçut l'espoir qu'un jour ou l'autre le grand-roi
embrasserait la religion de la croix. Les mages, de
leur côté, ne furent pas sans appréhensions, et, pour
couper court à la conversion commencée, ils ourdi-
rent un complot qui devait éclater dans le principal de
leurs temples, au milieu du peuple et en présence du
souverain. En effet, à l'instant marqué dans la céré-
monie où le roi devait s'approcher du feu sacré, une
voix sortit de la flamme qui déclara qu'il fallait le
chasser comme un impie abandonné aux séductions
d'un chrétien *. lezdjerd recula effrayé et quitta le
t. Et quoniam Perse ignem coluot, solebatque rex ignem per-
petuo ardeotem in œde quadani adorare, hominem quemdam sub
terra occultantes, eo tempore quo rex adorare consueverat , exclamare
jusserunt. Socr., vu, 8.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 453
temple ; mais Marathas, soupçonnaDt quelque impos-
ture, lui conseilla de faire creuser le sol à l'endroit
d'où la voix était partie, et on y trouva un caveau
communiquant avec des soupiraux habilement distri-
bués *. Le roi n'avait plus de doute, il châtia sévère-
ment ses mages. Toutefois ses bonnes dispositions
en faveur du christianisme avaient plus d'apparence
que de réalité, ou du moins elles ne furent pas de
longue durée, car l'histoire nous apprend qu'il souilla
la fin de son règne par une persécution sanglante,
laquelle fut continuée par son fils Bahram. Les événe-
ments que je viens de résumer en quelques lignes
comprennent une période d'environ vingt-cinq ans,
qui se termine à l'année 420, après la mort de Maru-
thas, suivant toute probabilité. C'était quand les
chances favorables de la propagande commençaient à se
dessiner, et dans le cours de l'année 405, que l'arche-
vêque exilé eut l'idée d'entreprendre une conquête
en grand de la Perse; il avait besoin de Maruthas, et,
quels que fussent ses griefs, il se décida à nouer des
rapports avec lui.
Au fond, cet évéque, dont la rusticité n'excusait pas
la faiblesse de jugement, était, dans les affaires qui
divisaient l'Église d'Orient, un ignorant passionné. Il
ne sut pas répondre aux avances d'un homme tel que
Chrysostome, qui ne voulait de lui qu'une alliance de
prosélytisme. 11 se rendit de Martyropolis à Constanti-
nople, à la fin de 405, en évitant Cucuse. Chrysostome
1. Ât Maruthas... fraudem magorom detexit... effossa humo.
Socr. ▼!!, 8.
454 JEAN CHRYSOSTOME
en fut vivement contrarié, et pour dissiper les ombrages
de son ancien adversaire il loi écrivit à Gonstanti-
nople au sujet des affaires de Perse, l'engageant à une
réconciliation dans l'intérêt de leur foi commune.
Maruthas ne lui répondit pas. Une seconde lettre de
l'archevêque n'eut pas plus de succès que la pre-
mière : Maruthas avait été circonvenu. Impatienté du
silence de cet homme dont il avait besoin, il s'adressa
à sa douce missionnaire Olympias, la priant de l'aller
trouver et de faire tout ce qu'elle pourrait pour le
gagner à la concorde et le retirer a de la fosse, »
expression par laquelle il désignait l'alliance avec ses
ennemis. « Faites qu'il me revienne, écrivait Ghryso-
stome; il m'est indispensable pour mes desseins sur
la Perse ^ » Il espérait que, par autorité morale ou
persuasion, la vénérable diaconesse l'entraînerait à
passer par Gueuse à son retour dans la Mésopotamie,
et qu'alors lui Ghrysostome aurait aisément raison de
cet esprit opiniâtre et étroit. Les rancunes de Maru-
thas furent invincibles.
On ignore ce qui serait arrivé dans l'empire des
Sassanides, sous la direction d'un chef de parti tel
que le banni de Gueuse, avec les moyens de propa-
gande dont il disposait, et ces milices monacales qui
seraient toutes sorties à sa voix des couvents de la
frontière. A voir ce qu'elles faisaient alors en Phéni-
cie, on peut comprendre que la conquête religieuse
de la Perse , sur un plan tracé par un homme de
i. BlaraUiain episcopum qaantam in te fuerit, oinDU>us officiis
eomplecti ne desinas , ut eum a barathro extrahas. Nam ^aa opéra,
ob P^nidis negotia, magDopere egeo. Chrys., EpisL 14 ad Olymp.
ET L1MPÉRÂTRIGB EUDOXIE. 455
génie, eût été fortement entamée. Il serait trop aven-
tnreax de dire que ce grand royaume eût été con-
verti, nous ne le croyons pas : la corporation des
mages était trop puissante, et les adorateurs du feu
avaient mille moyens d'animer des populations féroces
contre ceux qu'ils appelaient les adorateurs du bois ;
mais du moins la grande ennemie de Tempire romain
eût été divisée, et qui sait quelles conséquences aurait
pu avoir sa conversion, même incomplète, au chris-
tianisme» lors de Tavénement de Mahomet?
LIVRE VIII.
HiTen rigooreaz du Taanu ; soaffrances de Chrysostome. — Kvng» des
Tmutm autour de Gueuse. — Chrysostome se réfugie dans la citadelle
d'Arabissus. — Il y tombe gravement malade. — Il apprend les persécu-
tions dirigées par Arsace contre ses anciens amis. — Sa lettre au pape
Innocent. — Bffbrts d'Honorius près de son frère pour la réunion d'an
nouveau concile. — Députation de cinq évoques occidentaux à l'empereur
d'Orient. — Ils ne peuvent aborder ni au port d'Athènes ni i celai de
Constaotinople ; on les conduit au château d'Athyras où ils sont incar-
cérés. — Mauvais traitements qu'ils y subissent. — On leur enlève de force
les lettres dont ils sont porteurs. — Ils sont renvoyés en Italie. — Atticos
redouble de rigueur contre les joannites. — Chrysostome est transféré de
Gueuse i Arabissus. — Sa dernière lettre à Olympias. — 11 est relégué
& Pithyonte. — Odieuse brutalité de ses gardiens : ses souffrances pen-
^ dant la route, par des chaleurs excessives. — Il arrive à Gomane après
A ^ J trois mois de marche : son épuisement, sa mort. — Mort de l'empereur
Arcadius. — Libelle de Théophile contre Chrysostome; il meurt — Mort
de Porphyre d'Antioche : Alexandre lui succède; ses tentatives pour faire
inscrire le nom de Chrysostome sur les Diptyques. — Atticus finit par y
consentir : il se justifie près de Cyrille, successeur de Théophile. — Ce
qu'était Cyrille, nouveau patriarche d'Alexandrie. — Sa réponse à Atticus.
— Translation des restes de Chrysostome à Constantinople sous Théo-
dose II. — Dernières années d'Olympias ; sa mort.
405 — 442
I.
L'hiver de 404, si funeste à la santé de Chryso-
stome, avait été néanmoins un hiver doux pour ce rude
climat; celui de /|05 s'annonça de bonne heure avec
une rigueur excessive. Dès le milieu de Tautomne, les
frimas avaient tout envahi, montagne et plaine, et la
contrée était comme ensevelie sous un vaste linceul
de neige. Chaque habitant resta cloué dans sa maison
JEAN CHRYSOSTOME. 457
pour échapper au vent glacial qui commençait à souf-
fler. Ce premier blocus fut bientôt suivi d'un second
plus incommode encore et plus dangereux, le blocus
de la ville par les Isaures S dont les bandes parurent
dans la plaine, isolées d'abord, puis de plus en plus
fortes et nombreuses. Les maisons de plaisance étaient
pillées, les fermes incendiées, le bétail enlevé, et Ton
ne pouvait s'éloigner à quelque distance de la ville,
pour vaquer à ses affaires, sans courir risque d'être
volé ou tué. Un notable citoyen de Gueuse trouva la
mort en se défendant, et deux notables dames, sur-
prises probablement dans leurs villas, furent emme-
nées dans la montagne et rançonnées. La population
de la banlieue venait de tous côtés se réfugier dans la
ville, dont les approvisionnements n'étaient pas grands,
de sorte que la famine ne tarda point à s'y faire sentir.
Sur ces entrefaites, on apprit que les brigands, ren-
forcés par des bandes descendues de la montagne,
préparaient un coup de main contre Gueuse, dont la
garnison, assez nombreuse et bien armée, se mit en
devoir de résister vaillamment. Ges préparatifs jetèrent
dans la ville une épouvante inexprimable, car on
savait que, dans tous les lieux qu'ils emportaient de
vive force, les barbares (ainsi qu'on les appelait,
comme s'ils eussent été en dehors du monde romain)
ne faisaient aucun quartier, et passaient tout au fil de
l'épée, depuis le vieillard jusqu'à l'enfant à la mamelle*.
1 . Qnod et îpsam haod minus, imo etiam magis Isaurorum terror
efficit, nobisque solitudinem aaget, omnes videlicet submovens, atque
in fugam conjiciens exsulesque reddens. Chrys., Ep, 127 ad Polyb,
2. Singulos in dies, ut ita dicam, pro foribus noatris more est.
45S JEAN GHRYSOSTOME
Beaucoup d'habitants profitèrent de la nuit ponr
s'enfuir dans les bois avec leurs familles et quelques
vivres, espérant gagner de là les boui^ades ou les
villes peu éloignées. Ghrysostome fut de ce nombre et
se retira dans la forêt la plus prochaine avec son petit
train de maison, composé, selon toute apparence, de
son serviteur, du prêtre Évéthius, son fidèle compa-
gnon, de sa vieille parente, la diaconesse Sabiniana,
et de leurs montures. Il passa plusieurs journées à
errer de bois en bois, au milieu des neiges, faisant
halte sur des rochers et couchant dans les cavernes ^
Chaque jour il changeait de lieu, suivant les nouvelles
qui arrivaient jusqu'à lui. Il eut enfin Tidée, malgré
la grande distance, de se réfugier dans la ville d*Ara-
bissus, dont il connaissait l'évêque, et où se dirigeaient
des troupes nombreuses de fugitifs; il les suivit.
Si Gueuse méritait à peine le nom de ville, Arabis-
sus, située à vingt lieues plus loin dans la montagne,
ne le méritait pas du tout, quoiqu'elle le portât et
qu'elle eût un évéque, rendu nécessaire par Tisolement
du pays. G' était une bourgade forte d'assiette, dominée
par un château réputé imprenable et qui servait de
lieu de refuge pour la contrée environnante. Quoique
les Isaures ne se montrassent pas encore de ce côté,
la garnison les attendait avec résolution et vigilance.
Des relations de bon voisinage s'étaient formées, ainsi
sauris omnia invadentibus, atqae igni et ferro tam corpora, tom
edificia delentibus. Chrys., Ep, 69 ad Nicol,
1. Neqae eDïm certo allo loco deflxi somus, Tenim nunc Cucnsam,
nunc Arabissum, nunc valles ac prsempta desertaque circumimos.
Chrys., Ep. i31 ad Elpid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 459
que je l'ai dit, à propos d'un envoi de reliques d'Ara-
bissus en Phénicie, entre Ghrysostome et l'évéque du
lieu, Otreîus, homme recommandable et estimé. Le
nouveau venu fut donc reçu à bras ouverts, et le com-
mandant militaire voulut qu'il logeât dans le fort, la
irille n'étant pas, disait-il, à l'abri d'un coup de main.
Ghrysostome s'établit donc dans le château, où il eût
été assez à Taise si des bandes de fugitifs, qui surve-
naient à chaque instant et qu'il fallait placer quelque
part, n'eussent réduit successivement sa demeure à
quelques cellules. Rien n'était plus triste au monde
qiie ce rocher crénelé d'Arabissus, sinon la prison qui
le couronnait, car le château n'était qu'une prison^ où
manquait l'espace, si bien que, l'encombrement aug-
mentant, Ghrysostome dut renoncer aux promenades
en plein air, qui faisaient une notable partie de son
régime. En revanche, sa vue pouvait s'étendre, sans
obstacle comme sans limite, sur tout le pays, qui ne
présentait, en haut et en bas, sur les montagnes
comme dans les vallées, qu'une incroyable quantité de
neige, car la neige obstruait tout, et l'œil n'apercevait
à l'horizon ni arbres ni rochers. Cependant les émi-
grés des villes voisines continuaient d'arriver; on ne
savait plus comment les loger, on ne sut plus bientôt
comment les nourrir; ils apportaient avec eux la
famine *, puis la peste, qui suivit de près, en attendant
le troisième fléau, qui ne tarda point non plus à
' paraître, les Isaures.
i. Est htec sedes quovis carçere deterior. Ghrys., Ep. 09 ad NicoL
2. Famem etiam, qoam loci angastia et eorum qui bac confugiant
maltitudo miuatur, pertimescimus. Ghrys., ibid.
460 JEAN GHRTSOSTOME
Si le froid de Gueuse avait rudement éprouve'
Gbrysostome, celui d'Arabissus lui fut presque mortel.
Obligé de se confiner dans sa chambre, près du feu où
il grelottait encore et au milieu d'une fumée qui le
suffoquait, il tomba gravement malade et ne fit que
traîner de rechute en rechute. Tout ce qu'il y avait de
médecins dans cette bourgade, et Ghrysostome assure
qu*il y en avait de bons, s'empressait autour de lui
pour le soulager; mais que pouvaient les médecins
quand les remèdes manquaient? Les Isaures, qui
avaient étendu leurs courses de ce côté, envahissaient
le pays de proche en proche et ravageaient tout. On
ne pouvait plus se procurer au dehors les choses les
plus simples et les plus indispensables aux malades:
bientôt même une partie des habitants aimant mieux
aller quêter un asile ailleurs que de mourir de faim
derrière des murailles impossibles à défendre pour des
bras affaiblis, l'émigration commença dans Arabissus
comme elle avait fait dans Gueuse. Les Isaures occu-
paient maintenant tous les environs, et le danger était
aussi grand à partir qu'à rester. Les ravages, les incen-
dies, le carnage se rapprochaient avec les brigands, et
venaient s'étaler, pour ainsi dire jusqu'au pied des
murailles de la ville. Du haut de sa citadelle, comme
d'un observatoire, l'exilé pouvait apercevoir ce lugubre
spectacle, et il nous en trace le tableau dans quelques
pages d'une éloquence saisissante.
« Personne, écrit-il à un ami, personne sur cette
terre désolée n'ose rester chez soi ; tous abandonnent
leurs demeures et s'enfuient au hasard. Les villes ne
renferment plus que des murailles et des toits; les
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 464
forêts et les ravins sont devenus des villes, et de même
qae les bétes féroces, les panthères et les lions,
trouvent plus de sécurité au désert que dans les lieux
fréquentés, ainsi nous, habitants de TArménie, nous en
sommes réduits à passer tous les jours d'un endroit
dans un autre, nous vivons à la façon des Hamaxo- ^
biens et des nomades, sans pouvoir espérer de demeure
ûxe. Le trouble et le désordre sont partout ^ Les uns
signalent leur présence par le meurtre, Tincendie, la
captivité des hommes libres; d'autres, par le seul bruit
de leur approche, déterminent les habitants à s'éloi-
gaer, à s'aventurer loin de leurs foyers, en fugitifs, ce
qui est trop souvent chercher la mort. Naguère en
effet, des jeunes gens qui s'étaient enfuis précipitam-
ment au milieu de la nuit par un froid rigoureux, fai-
sant retraite devant les Isaures comme devant la flamme
d'un incendie, n'eurent pas besoin du glaive des bar-
bares pour recevoir la mort : ils périrent gelés ou
ensevelis sous la neige *, et ainsi, pour échapper à la
menace du trépas, ils coururent à un trépas certain.
Voilà notre destinée à tous. » Il dit encore en d'autres
1. Neque enim jam quisquam uUus est qui domi manere audeat;
verum unusquisque relictis sedibus suis profugit. Quemadmodum
enim truculentae ferœ, ut pardi ac leones, tutiorem urbibus soiitadi-
nem sibi esse existimant, sic etiam homines qui Armeniam incolimus
qaotidie ex aliis atque aliis locis in alia, atque alia loca migrare cogi-
mur, vitam Hamaxobiorum et nomadum agentes. Chrys., Ep, 127 ad
Polyb.
2. Quotquot eoim adolescentes mediis etiam plerumque noctibus
ac frigore omnia obdurante, repente domo prorugere coacti sunt, metu
rumoris eos fumi instar abigente; atque ad mortem oppetendam ue
Isaurico quidem gladio opus habuerunt, verum in nive obrigescentes
extremum spiritum ediderunt. Chrys., ibid.
462 JEAN GHRYSOSTOMË
endroits de ses lettres : a Les villes de ce canton de
rArménie deviennent des solitudes, et les forêts des
villes ambulantes qui changent sans cesse de place,
car les populations errantes ne savent en quels lieux se
rasseoir... De quelque côté que Ton se tourne, on ne
voit que ruisseaux de sang, maisons effondrées , yil-
lages ruinés, n Peu s'en fallut que lui-même ne fournît
un épisode à ce lamentable tableau. Trois cents bri-
gands surprirent Arabissus une nuit, et ils escaladaient
déjà la forteresse, quand la garnison accourut, les cul-
buta et les chassai Ghrysostome, accablé par la
iièvre, dormait pendant ce temps-là ; on se garda bien
de le réveiller, et il n'apprit que le lendemain matin
comment il avait été perdu et sauvé*.
Le pillage ne pouvait se prolonger longtemps dans
cette pauvre contrée, et les brigands en eurent bientôt
fini avec elle. Ils gagnèrent alors d'autres villes et
d*autres châteaux forts pour y faire les mêmes tenta-
tives, et autour d' Arabissus les scènes d'épouvante et de
guerre firent place à une solitude absolue, peut-être
plus sinistre encore. Ce n'étaient plus des neiges qui
encombraient les chemins, c'étaient des barrières de
glace qui les bloquaient. Plus de visites d'étrangers,
plus de communications par lettres. « Rien n'arrive
ici, rien n'en sort, » écrivait-il à un ami. Il eut pour-
1. Jam etiam média nocte prêter spem oxnnem et exspectationem
trecentonim Isauronim agmen oppidum percursa?it, paeneque nos
oepit.
2. Ita ut Don modo pericalo, sed etiam meta vacui essemus, ortoqne
die tum denlque qaod cootigerat resciverimus. Ghrys., Ep. 135 ad
TkeodoL diac.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 463
tant, malgré tant d'obstacles de la nature et des
bommes, la bonne fortune de deux courageuses
visites. Ses deux visiteurs venaient de Syrie. C'était
d*abord le diacre Théodote d' Antioche , une de ses an-
ciennes connaissances, puis une connaissance nouvelle
en la personne d'un autre Théodote, lecteur dans la
même église et à peine sorti de Fadolescence. L'bistoire
de ce jeune homme, probablement très-ordinaire en
ce temps, nous fera pénétrer un peu dans l'intérieur
d'une famille romaine au v* siècle. Le jeune Théodote
appartenait à la haute noblesse administrative ; il était
fils d'un consulaire qui avait gouverné la Syrie en
qualité de préfet. Le père, qui avait destiné son fils à
courir comme lui la carrière des charges publiques,
fut sans doute vivement contrarié de le voir quitter ses
études profanes pour entrer dans les ordres de l'Église,
et il en était résulté entre eux une grande froideur et
une brouillerie. Le jeune Théodote, devenu lecteur, à
la grande désolation de son père, ne s'en tint pas
même à ce nouvel état, qu'il trouvait trop entouré de
dissipations et trop mondain. Une imagination ardente
le portait vers ce qu'on appelait, dans le langage mys-
tique du temps, « la vraie philosophie , » c'est-à-dire
vers l'état monastique, et il eût regardé comme un
bonheur d'en recevoir les premiers enseignements de
la bouche de Chrysostome. Il sollicita donc de son père
l'autorisation de se rendre en Arménie pour se mettre
sous la direction du grand exilé, qui avait été moine
lui-même et avait composé de si beaux livres sur la
vie solitaire. Le consulaire sans doute soupçonna son
ûls de devenir fou; il essaya de le dissuader et de sa
464 JEAN CHRYSOSTOME
prétendae vocation et de son voyagé, pais, de guerre
lasse, il le laissa partir avec des présents pour Ghry-
sostome. Le diacre Théodote faisait alors ses prépara-
tifs de départ, et il est probable que ce fut la circon-
stance qui avait monté la tête au jeune lecteur. Tous
deux se mirent en route, et après le plus pénible et le
plus dangereux de tous les voyages ils arrivèrent dans
la ville d'Arabissus, où ils avaient appris, chemin fai-
sant, qu'il fallait chercher Ghrysostome.
Ghrysostome parut médiocrement satisfait de l'ar-
rivée du jeune lecteur, et il ne le dissimula ni à lui,
ni au diacre, son compagnon. La situation de l'Ar-
•ménie, toujours en armes, toujours sous la menace
des brigands, ne permettait guère les calmes études
qui menaient à la vie monastique; et quant à lui,
traqué de lieu en lieu, toujours errant ou malade, de
quelle utilité pouvait-il être à préparer de telles voca-
tions? Ge jeune homme d'ailleurs était d'une com-
plexion faible, et il avait les yeux malades. Ghrysostome
jugea que le rude climat de T Arménie ne convenait ni
à sa santé en général, ni à ses yeux en particulier, et
que des hivers comme celui qu*on traversait alors l'au-
raient bientôt emporté malgré tous les soins ^ Il lui
conseilla donc de retourner eu Syrie dès que les che-
mins deviendraient plus praticables, et le remit entre
les mains du diacre, qu'il chargea de veiller sur lui
pendant le voyage et de le rendre à son père. 11 confia
en même temps à ce dernier une lettre pour le con-
1. Unum est quod mœrore nos afficit, nempe oculorum tuorum
invaletudo, quorum velim summam rationem habeas, medicoeque
consulas. Chrys., Ep, 102 ad Theod, lecU
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 465
sulaire, où il s'exca'se« dans le langage le plus cour-
tois, de lui renvoyer ses présents. « Ce serait accepter,
lui dit-il, ce dont j'ai le moins besoin. Ce que j'aurais
bien voulu retenir près de moi, en qualité de lecteur,
c'est le charmant Théodote, que j'aurais eu du bon-
heur à former et à instruire ; mais tout ici respire le
meurtre, le tumulte, le carnage, Tincendie; moi-
même, je change à chaque instant de résidence et ne
sais souvent où reposer ma téte^ » Il l'engage, en
termes couverts, à favoriser la vocation de son flls au
lieu de la contrarier, et à se fier, pour la direction de
ce jeune homme, au seigneur très-religieux, le diacre
Théodote. De la brouille entre le père et le fils, il ne
dit rien. Les conQdences du fils n'avaient point été
néanmoins sans toucher son âme, et il conserva de lui
un souvenir plein de tendresse. Il parle dans ses lettres
des afflictions que ce jeune homme retrouva dans sa
famille, des mauvais offices que certaines personnes lui
rendirent auprès de son père, le confirmant du reste
dans sa résolution, qu'il trouve très-sage, d'embrasser
la carrière monastique, a Si l'on essaye de vous enve-
lopper dans quelque piège et de vous faire du mal, lui
écrivait-il plus tard, soyez supérieur à tous ces traits,
d'autant plus que la victime véritable n'est pas celui
qui souffre le mal, mais celui qui le fait*. Pour moi,
1. Sane bellum lectorem Theodotam apud nos retinere ac flngere
eterndire nobis cordi erat; verum omnia hic caedîbus, tumultibus,
cruore atque iocendiis plena sunt... nosque sedes quotidie mutamus.
Chrys., Ep, 61 ad Theod,
2. Quod si quis tibi insidias straere teque incommodo aliquo affi-
cere conetur, da operam ut hujasmodi omnia tela superes : quando
30
466 JEAN GHRYSOSTOMB
ce qui vous a conquis mon admiration et ce qui m'in-
spire l'éloge de votre fermeté, c'est que, en butte à
une si terrible tourmente, tous êtes reslé supérieur
aux troubles qui en sont résultés... Le genre de vie
grand et sublime dont le ciel est le but semble pénible,
à s'en rapporter à la nature des épreuves qui le rem-
plissent, et pourtant le courage et l'ardeur de ceux qui
le professent le rendent extrêmement aisé ^ Ce qu'il y
a de plus extraordinaire dans cette philosophie, c'est
que la mer a beau être irritée, le disciple fervent et
sincère de cette sagesse n'en accomplit pas moins une
navigation sereine et favorable. Au milieu des écueiis
et des tourmentes, il goûte le calme leplus pur; en dépit
des traits qui fondent sur lui de toutes parts, il reste
invulnérable; il est atteint sans doute, mais blessé,
jamais. » Chrysostome, on peut le croire, se serait
i^proché de pousser ainsi le ûls, en dépit du père, à
la vie religieuse, s'il en eût pu ressortir un plus grand
déchirement dans le sein de cette famille; mais en
même temps il cherchait à les rapprocher l'un de
l'autre, tout en appuyant une détermination qui lui
semblait conforme au vœu de Dieu. Il réussit, du
moins en apparence : le père finit par céder, et le fils
devint moine.
Sitôt que la campagne se trouva libre de bandits,
quidem non injuria affici, sed injuriam inferre, miscnim ac pernicio-
8um est. Chrys., Ep, 136 ad Theod. lect.
i. Magna haec et sublimis yita atque ad cœlum porrecta, si rerom
natura spectetur, molesta quodammodo esse videtur : si autem eomm
qui eam sequuntur fortitudinem animique alacritatem spectes, per-
quam faciiis efficitur. Chrys., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 467
et que les chemins furent tant soit peu praticables,
Ghrysostome rentra dans Gueuse a^ec sa modeste mai-
son, (( et son désert, comme il l'appelait, lui sembla
un paradis à côté de celui d'Arabissus. » Il y put saluer
les premiers rayonnements du printemps, qui le fai-
saient renaître avec la nature et lui rendaient ses
amis absents, ce qui élait pour lui plus que la santé,
(c Le printemps est enfin revenu, disait-il à Marinianus
dans répanchement de sa joie. Ce qui charme le com-
mun des mortels dans cette saison bienheureuse, cfest
qu'elle émaille de fleurs la face de la terre et la trans-
forme en une riante prairie; ce qui me la rend
agréable et chère, c'est qu'elle me permet de m'entre-
tenir de loin avec ceux que mon cœur aime^ En
vérité, le nautonier et ses rameurs n'éprouvent pas
plus de volupté à fendre le dos des flots quand le prin-
temps nous arrive que moi à saisir ma plume, mon
papier, mon encre, pour vous écrire. Pendant l'hiver,
quand tout se durcissait sous l'action du froid, que
d'incroyables monceaux de neige obstruaient les
routes, renfermé dans une étroite cellule, privé de
secrétaire, et la langue enchaînée en quelque sorte,
je me taisais et me suis tu longtemps bien malgré
moi; mais la saison présente, qui nous rouvre les
chemins, délie aussi les entraves de ma langue'. »
1. Cœteram omnibus mortalibas hoc nomine ter Jucundum et
suave est quod terre faciem floribus eiornat atque in prata converti t ;
mihi autem eam ob causam quia magnam mihi facultatem prsbet
cum familiaribus meis per litteras versandi. Chrys., Ep, 128.
2. Posteaquam autem tempus jam itinera patefecit, nobisque lin>
gu» vinculum fregit. CbryB., ibid.
468 JEAN CHRYSOSTOMfi
Toutefois les nouvelles accumulées que le printemps
lui réservait n'étaient pas toutes réjouissantes, et à
quelques-unes il eût préféré encore « la tempête des
Isaures. » L'iniquité se reconstituait à Constantinople
sous la main du nouvel intrus qui avait pris la place
d*Arsace, et faisait succéder à un chef de parti som-
nolent un ambitieux toujours en éveil, impatient de
régner sous sa tiare et persécuteur par tempéra-
ment non moins que par orgueil. Le triumvirat des
patriarches , dirigé par Atticus, qui en tenait la tête,
agissait maintenant dans toute l'étendue de TÉglise
orientale avec un ensemble effrayant. Chaque jour il
arrachait à l'empereur quelque nouvelle mesure contre
les dissidents, quelque aggravation cruelle aux décrets
déjà rendus. Ainsi des amendes énormes avaient été
édictées contre ceux qui livreraient leur maison à des
assemblées illicites : on y ajouta la confiscation de la
maison. Sur la dénonciation des patriarches, des per-
sonnages constitués en dignité furent déchus de leurs
honneurs, comme réfractaires et séditieux, pour avoir
refusé de communiquer avec ceux que la volonté de
l'empereur avait faits les arbitres de toute l'Église. Des
officiers de la cour, trouvés apparemment trop tièdes,
furent dépouillés de leurs emplois; des officiers de
l'armée se virent enlever le ceinturon qui était l'in-
signe de leur grade ; de simples citoyens furent exilés.
Péanius, l'ami de Chrysostome, succomba sous celte
persécution malgré l'estime dont il avait toujours joui
auprès du prince, malgré la modération de son carac-
tère et la prudence de sa conduite, prudence dont il se
servait pour protéger son ami. Quand de si hautes
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXiE. 469
positions laïques étaient ainsi abandonnées aux ran-
cunes des triumvirs, que n'avaient pas à craindre les
clercs ! L'Église de Gonstantinople surtout fut frappée
avec la dernière rigueur. Philippe, prêtre des écoles à
l'église métropolitaine, que sa vie austère et retirée
avait fait surnommer le solitaire, et qui, s'emprison-
nant lui-même dans ses modestes fonctions, avait pu
traverser jusqu'alors la persécution, oublié ou respecté,
vit ses jours mêmes menacés par Atticus, et à grand' -
peine se sauva en Gampanie, où il tomba gravement
malade ^ Un autre Philippe, de la même église, fut
envoyé dans le Pont et y mourut. Elladius, aumônier
du palais impérial, fut relégué en Bithynie, le prêtre
Salluste fut déporté en Crète, l'aide-économe de l'ar-
chevêché, Paulus, chassé jusqu'en Afrique*. Heureux
ceux qui, comme le prêtre Etienne, relégué en Arabie,
étaient enlevés par des brigands du Taurus ® et retrou-
vaient du moins une sorte de liberté dans cette sau-
vage servitude. Des femmes aussi étaient traitées en
criminelles d'État, emprisonnées, mises à la torture,
chassées, et leurs monastères dissous. Telles étaient
les nouvelles d'Asie qui attendaient Ghrysostome à son
retour d'Arabissus.
Ces atrocités avaient eu pourtant, à Gonstantinople
particulièrement, un contre-coup favorable parmi les
laïques. La tyrannie, quand elle s'applique à la con-
1. Audivi Philippum monacham et presbyterum scholarum in
Campania œgrotare. Pallad., dial,, p. 77.
2. PalIad., ibid.
3. Stephanum in Arabiam relegatum e custodum manibus abstrac-
tum, Isaori in Taurum dimiserunt. Id., ibid.
470 JEAN CHRYSOSTOME
science, provoque toujours les oppositions généreuses.
Beaucoup de gens du monde fort tiëdes jusqu^alors
dans leurs pratiques, et que ne semblait pas déTorerle
zèle des luttes religieuses, furent indignés de la
manière dont on s'y prenait pour convertir les joan-
nites, et sympathisèrent avec eux. Cette sainte colère,
mêlée d'abord d'un peu de curiosité, les conduisit aux
réunions du désert; ils bravèrent les soldats, ils bra-
vèrent ensuite les juges, et se firent joannites pour
tout de bon. Les lettres que reçut Jean Chrysostome
donnaient des détails sur ces conversions de hasard,
produites par la persécution. Un fait si honorable pour
l'espèce humaine lui inspira même l'idée d'un livre
qu'il espérait faire parvenir plus tard à ces athlètes
volontaires, à ces hommes du monde devenus saints
par la vertu de l'indignation, et qu'il ne craint pas
d'appeler des martyrs. « On ne saurait, dit-il à ce pro-
pos, refuser le titre de martyrs à des hommes qui non-
seulement ne cèdent pas aux injures, aux outrages, aux
calomnies, ce qui est déjà quelque chose, mais qui
envisagent sans effroi des menaces terribles, la puis-
sance de l'empereur, le regard d'un juge irrité et l'as-
pect des tortures ; à ceux en un mot qui sont préparés
à tout plutôt que d'entrer dans la communion de scé-
lérats entassant crimes sur crimes*. De tels martyrs,
qui scellent de leurs tourments la discipline de l'Église,
consolent cette sainte mère des lâches, si nombreux
qu'ils soient, qui la renient. Un seul homme qui fait la
i. Et omnia facere patique maluenint quam ut in consortîuiii
Tenirent eorum qai scelera tanta patraverant Chr3rs«, ScawL cK. 19.
B.T L'IMPÉRATRICE BDDOXIE. 471
volonté de Dieu vaut mieux que dix mille qui la tra-
bissent. » Il ajoute, comme un encouragement aux
fidèles, ces remarquables paroles : « Si Tévêque n'est
point au milieu de son peuple pour le conduire,
que les brebis fassent elles-mêmes Toffice de pasteur.
Les timides qui en prennent prétexte pour s'abstenir
des réunions manquent à un devoir de foi. Est-ce que
Daniel et les Juifs captifs à Babylone avaient besoin
d'un autel, d'un temple, d'un pontife, pour observer
la loi de Dieu? » Un tel langage, arrivant du désert de
Gueuse dans les bois ou dans les montagnes de la
Tbrace, dans les retraites cachées où se rassemblaient
les joannites, devait réchauffer leurs cœurs et produire
de nouveaux élans d'enthousiasme et de fidélité.
Au milieu de ces nouvelles, importantes assuré-
ment pour sa cause, il y en avait une qui Tétait au
plus haut degré, car elle répondait à la seule espé-
rance de justice qui lui restât : on l'informait que la
convocation du concile œcuménique était enfin décidée
en Occident, qu'une députation allait être envoyée,
dans cette vue, par l'empereur Honorius et les Églises
d'Italie à l'empereur Arcadius à Gonstantinople, et que
la ville de Thessalonique était proposée pour siège du
futur concile. On allait jusqu'à désigner les évéques
occidentaux et les prêtres de Rome qui composeraient
la légation, et, suivant les mêmes informations, leur
départ devait être très-prochain. Ce fut une grande
nouvelle pour Ghrysostome, qui n'entendait guère
plus parler depuis son départ pour l'exil de ce qui se
passait à son sujet, soit à Rome, soit dans le reste de
rOccident. Il sentit qu'il n'y avait pas un moment à
47« IRAN CHRYSOSTOME
perdre pour disposer ses amis de Gonstantinople à
bien recevoir les légats occidentaux, à les prémanir
contre les pièges des schismatiques, à les éclairer en
tout point sur la situation réelle de TÉglise; mais ce
n'était pas assez que de préparer les choses à Constan-
tinople, il fallait tout disposer à Thessalonique, en
Macédoine, en Achaîe même, pour qu'on ne Tint pas
circonvenir les légats et les entraîner dans une fausse
voie. Il se hâta d'écrire à l'évêque Anysius, de Thessa-
lonique, et à tous les évoques de Macédoine, au nombre
de dix, puis à l'archevêque de Gorinthe, métropolitain
de TAchaîe. Dans sa lettre à Anysius, brève et pleine de
réserve et de dignité, il parle à peine de lui-même,
mais il le remercie du ferme courage qu'il a déployé
dans la circonstance, et lui demande la continuation
de ses bons offices. « Persévérez, lui dit-il, très-honorë
seigneur, à faire tout ce que vous croirez utile au ser-
vice de Dieu ; vous appréciez assez la grandeur de la
cause pour laquelle vous avez entrepris cette belle
lutte, et les couronnes que le Seigneur miséricordieux
réserve à ceux qui travaillent au rétablissement de la
paix universelle ^ » Aux autres évéquesde Macédoine,
qu'il qualifie d'orthodoxes parce qu'ils persistaient
dans sa communion , il adresse des remerclments
pareils, en leur disant que leur zèle à soutenir l'Église
apportera dans le désert où il réside la plus chère des
consolations. Il rappelle à l'évêque de Gorinthe qu'ils
se sont connus autrefois et ont entretenu des rapports
1. Scis enim quant» pro laboribus public» pacis causa subitis
coron» tibi a benigno Deo recondantur. Ghrys., Ep, 163 ad Anys.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 473
d'affection qu'il serait heureux de pouvoir renouer,
s'il n'avait pas été jeté par tant d'orages aux extré-
mités de l'univers.
Il fallait maintenant trouver un messager coura-
geux et intelligent qui non-seulement portât les
lettres, mais ajoutât tous les développements oraux
dont elles pourraient avoir besoin, un homme d'une
fermeté éprouvée qui ne se laisserait ni intimider ni
tromper, et il fit choix du prêtre Évéthius, qui vivait
près de lui depuis son départ de Gésarée. C'était un
compagnon bien indispensable à l'exilé, mais la
cause était trop grave pour qu'il hésitât à se séparer de
lui, du moins pour un temps, car Évéthius, après avoir
remis les lettres , devait rapporter les réponses et lui
rendre compte de ce qu'il aurait appris et observé.
Celui-ci accepta sur-le-champ cette commission péril-
leuse et partit.
Comme le Péloponèse et l'Épire, où se dirigeait
Évéthius, sont â la porte de l'Italie septentrionale,
Chrysostome lui remit en outre deux lettres de remer-
ctments, Tune pour Vénérius de Milan, l'autre pour
Chromatius d'Aquilée; Évéthius devait les leur faire
passer par quelque occasion qu'il ne manquerait pas
de rencontrer sur les lieux. Quant à l'évêque de
Rome, Innocent, Chrysostome jugea plus convenable,
eu égard à la dignité de cet évêque, le premier de la
chrétienté, et au zèle si particulier qu'il avait montré
pour sa cause, de lui adresser directement une dépêche
en Italie. Il fit partir à cet effet deux clercs, amenés à
Gueuse par on ne sait quelle circonstance, le prêtre
Jean et le diacre Paul. L'importance et le caractère
474 JEAN CHRTSOSTOME
original de cette dernière lettre exigent qae nous en
donnions ici un extrait de quelque étendue.
« Au seigneur Innocent, évéque de Rome, Jean, en
notre Sauveur, salut :
« Si notre corps n'occupe qu'un point dans l'es-
pace, notre cœur peut parcourir tout l'univers sur les
ailes de la charité * : c'est ce qui fait que, séparé de
vous comme nous le sommes par une immensité de
chemin, nous ne sommes pourtant point absent des
lieux qu'habite Votre Piété ; chaque jour nous conduit
en sa présence; chaque jour, par les yeux de la cha-
rité, nous contemplons et votre force et votre sincère
affection, et votre constance immuable et cette grande,
perpétuelle et inépuisable consolation que vous ne
cessez de verser sur nous. Plus en effet les flots s'élè-
vent, plus les écueils cachés se mulliplient, plus les
vents se déchaînent, plus votre vigilance augmente-.
Ni la longueur de l'espace, ni l'intervalle du temps, ni
les complications incessantes des événements ne vous
peuvent lasser, pareil aux bons pilotes qui ne sont
jamais plus en éveil que lorsque le naufrage est mena-
çant. Voilà ce qui me comble de gratitude et me fait
désirer de vous écrire souvent, comme un grand sou-
lagement à mes souffrances; mais aussi, par malheur,
voilà ce que me refuse l'isolement de ce désert, où ne
peuvent parvenir qu'à grand'peine, nous ne dirons pas
1. Corpus quidem nostrum uno tantum loco tenetnr; caritatis antem
ala in universo orbe circumvolitat. Chrys., £i>. 2 ad Innoc,
2. Quanto enim fluctus extoUuntur sublimins et plures latent
scopnli vehementioresque sunt tempestates, tanto magis vigilantia
vestra augetur. Chrys., ibid.
j
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 475
les étrangers venus de loin, mais les voisins qui vivent
à nos portes ^ Le lieu où nous résidons est situé aux
extrémités du monde, et de plus les brigands l'as-
siègent en quelque sorte et en tiennent les routes.
Excusez donc, je vous en supplie, notre long silence,
qui ne vient assurément ni de négligence ni d'oubli,
et daignez y trouver plutôt une raison de nous plaindre
que de nous accuser.
ce Ce qui serait au besoin une justification pour
nous, ce serait l'envoi que nous vous faisons, après un
si long temps, de nos cbers et vénérables frères le
prêtre Jean et le diacre Paul, que le hasard a mis sous
notre main, et qui nous donnent l'occasion de vous
écrire cette lettre, car nous avions besoin de vous
exprimer combien notre cœur est plein de vos bontés,
qui dépassent pour nous celles d'un père. Oui, Votre
Piété) a fait tout ce qu'il était possible de faire, il n'a
pas dépendu, d'elle que les choses ne reprissent leur
ancien état, et qu'une vraie et sincère paix ne rentrât
dans des églises où régnent insolemment le mépris de
la justice et la violation des constitutions de nos pères;
mais, comme rien de ce que vous vouliez n'a pu s'ac-
complir et que les coupables accumulent ruines sur
ruines, sans entrer dans le détail de leurs actes, qui
dépasserait non- seulement les bornes d'une lettre,
mais presque celles d'une histoire, je me contenterai
du nouvel appel que j'ose faire à voire vigilance. Bien
que les funestes auteurs de nos troubles soient atteints
i. Verum quia nobis hoc denegat solitudo ejus loci, neque facile
ad no« pervenire valent, non modo qui istuc pergunt, sed nec ii qui
in yicino habitant. Chrys., Ep, 2 ad fnnoc.
476 JEAN CHRTSOSTOME
d'une maladie incurable et incapables même de repen-
tir, ne retirez pas vos remèdes salutaires, ne cédez
point au mal... Ce que vous avez entrepris, c'est une
lutte pour le monde entier, pour les Églises abattaes
et gisantes, pour les peuples dispersés, pour le clergé
en butte à mille tourments, pour les évéques exilés '...
(( Quant à nous, voici la troisième année que oous
sommes relégué aux confins de la barbarie, voué à
la faim, à la peste, à la guerre, à des sièges conti-
nuels, à une solitude incroyable, à une mort de tous
les jours, sous le glaive des Isaures, et au milieu de
tout cela c'est notre confiance en vous qui nous sou-
tient*. Oui, votre sincère et active charité est le rem-
part qui nous garantit de nos ennemis, le port qui
nous abrite contre la rage des flots, un inépuisable
trésor de biens au milieu de tant de maux qui nous
affligent. Cette pensée embellit pour nous le lieu dé-
solé d'ob nous vous écrivons ; que si nous devions être
arraché d'ici, nous en emporterions avec nous le sou-
venir comme une consolation contre des tribulations
nouvelles^. »
Après avoir remis cette dépêche aux mains de ses
deux fidèles, il y ajouta des lettres de recommanda-
i. Certamen enim illud ferme pro toto orbe est, pro ecclesiis
dijectis atque prostratis, pro populis dispersis, pro clero diTezato.
pro episcopis exsalibus. Chrys., Ep. 2 ad Innoc,
2. Nam et nos tertium annam in exsilio versantes in famé, peste,
bello, continuis obsidionibus, solitudine incredibili, quotidiana morte
et Isauricis gladiis non mediocriter consolantur stabilîs et constans
yester affectus ac flducia. Id., ibid.
3. Et si in desolatiorem quam sit iste locum iterum abigemur, non
parum hinc habentes nostrarum afflictionum consolationem abimus.
Id., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 477
tion pour trois nobles matrones romaines, Proba Fui-
tonia, de l'illustre race des Anicii, Juliana, sa belle-
fille, et une dame nommée Italica, à qui il adressa
particulièrement ce charmant billet :
ti Dans Tordre des choses du monde comme dans
celui de la nature, chaque sexe a sa destination parti-
culière et sa sphère d'action distincte : à la femme les
occupations domestiques, à Thomme les affaires du
dehors, l'administration de la cité et les disputes de
l'agora * ; mais dans les labeurs qui ont Dieu pour
objet, dans les combats de l'Église, la distinction s'ef-
face, il arrive même souvent que la femme l'emporte
sur l'homme en vaillance dans la lutte, en sainte opi-
niâtreté dans les fatigues. C'est ce que nous apprend
saint Paul dans l'épître écrite à votre patrie, lorsqu'il
comble de louanges un certain nombre de femmes,
témoignant qu'elles n'ont pas peu concouru à la con-
version des hommes. Vous me demanderez pourquoi
ce langage? C'est afin que vous ne considériez pas
comme étrangers à votre sexe le zèle et les travaux qui
tendent au bien des ûdèles, mais que vous fassiez au
contraire tous vos efforts pour calmer, soit par votre
influence, soit par celle des personnes dont vous dis-
posez, la tourmente générale qui désole les Églises
d'Orient*. Voilà l'occupation, voilà le soin diligent que
1. In externis negotiis ut natura, ita etiam actione atque adminis-
tratione distincti sunt hi sexus, nimirum vir et multer. Sic enim
moribus comparatum est ut mulier domi se teneat, vir autem publica
et forensia negotia suscipiat. Ciirys., Ep, 170.
2. Verum per yos ipsos et per alios quorum opcra uti Ucebit, ad
sedandam communem tempestatem ac perturbationem, in quam
478 JEAN CURYSOSTOME
je réclame de tous ; car, plus atroce est la temple,
plus précieuse sera la récompense, quand tous
contribué ft rétablir le calme. »
II.
Si la condamnation de Tarchevêque de Gonstanti-
nople par deux conciles et son appel à l'Église occiden-
tale avaient ému profondément cette Église, ce fut
bien pis lorsqu'on y apprit son expulsion Tiolente
nonobstant l'appel, son exil, l'embrasement de Sainte-
Sophie et la procédure criminelle intentée contre
lui. La relation calomnieuse envoyée à Rome par
Acacius et signée de cet évéque et de ses amis, relation
où Gbrysostome était signalé expressément comme
l'auteur de l'incendie, jeta d'abord le pape Innocent
dans une grande perplexité : c'étaient des évéques qui
écrivaient, des évéques qui se portaient garants du
fait, et l' évéque de Rome, toujours prudent, crut devoir
attendre de nouveaux éclaircissements avant de pous-
ser plus avant son projet de concile œcuménique. Les
éclaircissements affluèrent de toutes parts. Il y eut en"
premier lieu une lettre du métropolitain de Thessalo-
nique, attestant, de concert avec tous les évéques de
Macédoine et d'Achaïe, l'innocence de l'inculpé; ce
fut ensuite une masse d'émigrants laïques ou ecclésias-
tiques de tout ordre arrivant de la métropole orientale
Orientis ecclesie inciderunt, eam quamconveoit curam ac diligentiam
adhibeatis. Chrys., Ep, 170.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 479
les mains pleines de lettres ou de documents d*une
authenticité incontestable. Palladius d'HellénopoIis,
échappé aux inquisiteurs schismatiques, ût connaître
le décret impérial ordonnant la confiscation des mai-
sons dans lesquelles serait trouvé un évéque ou un clerc
joannite*. Le prêtre Germain et le diacre Gassien, les
mômes qui, au lendemain de la destruction de Sainte-
Sophie, avaient requis des magistrats l'inventaire des
objets trouvés dans la petite sacristie de Ghrysostome,
meubles, v«nses sacrés, ornements précieux, montrèrent
la copie certifiée de cette pièce, d'où résultait manifes-
tement rimposture de ceux qui imputaient à Farche-
vôque le vol du trésor ecclésiastique, ainsi que la cou-
pable légèreté du synode qui avait admis l'accusation.
Une letlre des clercs métropolitains restés fidèles, où
le tableau des afflictions de leur Église et des autres
Églises d'Orient était tracé avec énergie, attendrit
Innocent jusqu'aux larmes; il la relut plusieurs fois et
pleura. Dans cette lettre, le voile était levé sur Théo-
phile, désigné nominativement comme l'âme de tous
les désordres et le machinateur de toutes les infamies,
de concert avecSévérien et Acacius. Ce ne fut pas tout,
et l'indignation des Romains n'eut plus de bornes
lorsqu'on connut le procès d'Olympias, de Pentadia et
des autres diaconesses, et qu'on eut en main leur
interrogatoire par le préfet de la ville, pièce officielle
dont s'étaient munis deux émigrés de Gonstantinople,
1. Elapso mense accurrit Palladius, episcopus Hellenopolis... osten-
dens Edicti exemplum, quod sic habet... Quicumque occultaverit epi-
scopum aut clericum aut omniDO exceperit ia domum suam aliquem
qui communicet Joanni, domus ejus publicetur. Pallad., diaL, p. 11.
480 JEAN CHRYSOSTOME
Domitien, économe de l'église métropolitaine, et
Vallagas de Nisibe^ Bientôt ce furent les persécutés
eux-mêmes que Ton vit apparaître : des Tierges, des
moines torturés, qui allaient étalant, de maison en
maison, les marques du chevalet ou les cicatrices de
leurs blessures '. C'était à qui accourrait pour les voir,
à qui les accueillerait, surtout dans les palais patriciens
où se professait la foi chrétienne. Palladius reçut
l'hospitalité chez deux riches .Romains, Pinianus et la
jeune Hélanie, célèbres dans l'histoire par la double
amitié de Jérôme et d'Augustin. On cite Juliana, mère
de la vierge Démétriade, comme ayant logé, alimenté,
vêtu pendant plusieurs mois toute une peuplade
d'émigrants.
Dès lors les doutes étaient levés, et la nécessité d'un
concile œcuménique démontrée ; c'était évidemment
le seul remède au mal qui, de proche en proche, enva-
hissait tout l'Orient. Le premier acte d'Innocent fut de
renier la communion de l'évêque schismatique de Ck>n-
stantinople et celle des autres intrus de l'Asie en ne
répondant point aux lettres par lesquelles ils lui signi-
fiaient leur épiscopat; son second acte fut de se con-
certer avec l'empereur Honorius touchant les prélimi-
naires du concile. L*empereur était alors de retour à
Ravenne, et le pape, qui résidait à Rome, lui députa
quelques-uns de ses prêtres pour lui expliquer les
mesures qu'il serait bon d'adopter. Honorius, comme
on l'a vu dans les récils précédents, s'était, dès le prin-
1. Paliad., dial., p. 11 et 12.
2. Ostendebantsulcata latera in eculeo et in tergo Yerberum notas.
Paliad., ibid., p. 12.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 481
cîpe, montré favorable au projet d'Innocent ; puis il
avait espéré trancher lui-môme les difficultés et réta-
blir la paix sans concile, par une correspondance, de
frère à frère, comptant obtenir d'Arcadius, par sa seule
influence, le rappel de Ghrysostome et le rétablissement
des clergés orthodoxes de FOrient. Il eût peut-être
réussi, car, des deux enfants stupides qui régissaient
alors l'empire romain, le chef du domaine occidental
était incomparablement supérieur à son collègue ; mais
Honorius, qui ne perdait aucune occasion de dire son
avis sur l'impératrice Eudoxie, ne la ménagea point
dans la circonstance, attaquant sa folle vanité, sur
laquelle il faisait peser la responsabilité de tous les
désordres. Arcadius fit cette fois comme il faisait tou-
jours : il prit fait et cause pour sa femme et laissa la
lettre de son frère sans réponse. Le frère, humilié,
revenant au projet du pape Innocent, pensa qu'il valait
mieux traiter gravement cette grave affaire par des
négociations solennelles de prince à prince et d'État à
État, et non plus par des lettres intimes semées d'épi-
grammes contre une femme. Cependant, afin de
mettre dans ses résolutions plus de maturité encore,
il voulut qu'une assemblée des évéques d'Italie fixât
par avance l'objet et les conditions du futur concile
dans une sorte de programme qui serait soumis au
gouvernement oriental. Il voulut aussi que l'évêque de
Rome ne fût pas le seul à écrire soit à l'empereur
d'Orient, soit à l'Église de Conslantinople, et que
d'autres évéques occidentaux joignissent leurs lettres
aux siennes, afin peut-être de montrer à l'Orient que
l'Église occidentale, représentée par ses plus illustres
31
48Î JEAN CHRYSOSTOME
évêques, marchait avec lui dans cette affaire, où il oe
fallait pas chercher un effet de la rivalité des Églis»
de Rome et de Goostautinople.
Les éyêques d'Italie, conformément aux rœux du
prince, se réunirent pour dresser un programme do
futur concile œcuménique et fixèrent les points sui-
vants :
l*" Le concile serait tenu à Thessalonique, ville mixte,
pour ainsi dire, entre les deux empires, puisque, appar-
tenant au domaine politique oriental, elle restait,
comme toute la Grèce européenne, dans la communioD
religieuse occidentale. Sa situation géographique offrait
en outre de grandes commodités pour la réunion des
évéques de Tune et de l'autre moitié du monde
romaine
2» Il serait admis en principe que tout ce qui s'était
passé depuis la réunion du synode du Chêne était nul
et de nulle conséquence, qu'ainsi Jean Ghrysostome
n'avait point cessé d'être le légitime archevêque de
Constantinople, — qu'il devait, à ce titre, être rendu à
son église et tenu de comparaître eu sa qualité, pour
qu'on n'edt pas une troisième fois à prononcer un
jugement par défaut*.
3» L'archevêque Jean comparaissant comme accusé,
1 . Qui quidem episcopi Italise congregati orant imperalorem, scribat
fratri suo et consorti imperii Arcadio ut jubeat Thessaloiice s} no-
dam fleri; quo facilius utraque pars orientis et occidentis in unuzn
accurrere possit. Pallad., diaL, p. 12.
2. Commonitorium autem coatinebat, Joannem Judicium ingredi
Don debere, nisiipsi prius restituta fuissct et ecclesia, et communio;
ut Bublata causa detrectandi judicii, sua sponte coDfessnm iniret.
Id., p. 13.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 483
le patriarche d'Alexandrie, Théophile, son principal
accusateur, serait sommé de comparaître également,
de manière à rendre les débats contradictoires.
Telles étaient les bases posées par le programme.
Quoique l'histoire n'en dise rien, il devait reproduire
aussi ravis déjà exprimé parle pape Innocent, à savoir
que les évoques des deux synodes précédents qui se
seraient trop compromis pour ou contre Tarchevêque
par leurs discours et leurs actes ne seraient point
admis à siéger au futur concile, aûn que la nouvelle
assemblée restât exempte, autant que possible, des
anciennes passions et des partis arrêtés à l'avance.
Le programme ainsi rédigé de concert entre
l'Église d'Italie et l'empereur d'Occident, on procéda
ensuite à la composition d'une ambassade qui le por-
terait à l'empereur d'Orient; on désigna pour en faire
partie cinq évoques distingués par leur mérite person-
nel : Émilius de Bénévent, Gythégius , dont le siège
n'est point marqué, Gaudentius de Brixia, Marianus,
évêque d'une des provinces d'Apulie, et un cinquième
que l'histoire ne nomme pas. Le pape Innocent voulut
y adjoindre deux prêtres de l'Église romaine, Valenti-
nien et Boniface, le même probablement qui succéda
plus tard au pape Zosime, et il les fit accompagner par
un diacre. On jugea convenable en outre de laisser
partir avec l'ambassade quelques-uns des évêques
orientaux réfugiés à Rome, afin d'éclairer les députés
occidentaux sur les hommes et sur les choses de
r Orient, et de faciliter à ces malheureux le retour
dans leur patrie. Les lettres officielles dont l'ambassade
fut chargée étaient au nombre de trois, savoir : une
484 JEAN CHRYSOSTOME
de Tempereur Honorius à son frère, une d'ianocent
adressée également au prince du domaine orientaU et
une autre encore écrite à la requête d'Honorius par
Chromatiusd'Aquilée, dont l'autorité était considérable
de l'autre côté de la mer. La lettre du prince cootenait
ces mots :
« J'avais déjà écrit deux fois à Ta Mansuétude, pour
qu'elle voulût bien corriger et amender les choses qui
ont été faites par complot contre Jean de Gonstanti-
nople, choses dont le redressement n'a point été opéré.
Plein de sollicitude pour la paix ecclésiastique qui con-
court si merveilleusement à la tranquillité de notre
empire, je t'écris pour la troisième fois, par l'inter-
médiaire de ces évéques et de ces prêtres, aûn que tu
daignes ordonner la réunion des évéques d'Orient
en une assemblée générale à Thessalooique*. Nos
évéques d'Occident en effet, élisant parmi eux des
hommes très-fermes contre le mal et le mensonge,
envoient vers toi, pour obtenir de Ta Mansuétude
l'octroi de cette réunion, cinq évéques, deux prêtres
et un {liacre de la grande Église romaine.
« Daigne, je t'en prie, les recevoir avec tous les
honneurs dus à leur caractère, afin que, s'ils revien-
nent persuadés que l'expulsion de Jean a été légitime,
ils m'enseignent à me retirerde sa communion, et que,
si au contraire ils se convainquent de la méchanceté
des évéques d'Orient, ils essayent de te détourner de
1. Quss denuo scripsi por bosce episcopos et presbyteros multuni
sollicitas de pace ecclesiastica, per quam et nostrum imperium pacem
obtinet, ut jubere digneris orientis episcopos Thessalonicœ convenire.
Pallad.fdta/., p. 12.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXFE. 485
toute communication avec ces pervers*. Dans Tinten»
tîon de te démontrer clairement quel est le sentiment
des Occidentaux sur l'évêque Jean, je choisis, parmi
de nombreuses lettres qui m'ont été adressées à ce
sujet, celles des évoques de Rome et d'Aquilée, pour
les annexer à cette dépêche. Avant tout, je supplie Ta
Clémence de donner des ordres pour faire assister au
synode, même malgré lui, Théophile d'Alexandrie,
qu'on prétend l'auteur des calamités qui nous affligent.
Puisse, par l'emploi de ces moyens, le concile que
nous demandons pourvoir efficacement au rétablisse-
ment d'une paix qui convient à nos temps' ! »
La première idée fut d'envoyer l'ambassade parterre,
à travers les Alpes juliennes et la Macédoine, à Thessalo-
nique d'abord, pour y conférer avec l'évêque Anysius,
avant de pousser plus loin et de se présenter devant
l'empereur. Déjà même Honorius avait fait délivrer aux
légats des brevets de la course publique, lorsqu'on eut
des raisons de craindre qu'ils ne fussent inquiétés dans
leur marche et peut-être emprisonnés à leur passage
par les magistrats orientaux. Cette crainte fit renoncer
au voyage par terre. On. nolisa un navire pour gagner
Thessalonique et Constantinople par mer, puis il fal-
1. Quos yelira omni honore digneris, ut si persuasi fuerint quod
jure eipuUus sit Joaanes, doceant me ab ejus communione recedere ;
aut si coarguerint sponte malignos esse oneotis episcopos, ab eorum
te communione avortant. Pallad., dial,, p. 12.
2. Porro hoc ante omnia obsecro Glementiam tuam, Theophilum,
Alexandrie episcopum, etiam nolentem sistere jubeas, qui omnium
malorum maxime auctor esse dicitur; ut episcoporum qui adfuerint
synodos minime impedita convenientem temporibus nostris pacem
sanciat. Id., ibid.
486 JEAN CHRYSOSTOME
lut attendre la saison favorable à la navigation dans
ces parages difficiles, ce qui fit perdre à Texpédî-
tion un temps précieux. L'ambassade partit enfin vers
la fin de mars ou le commencement d'avril de l'année
406, avant qu'on sût, en Italie, la mort du patriarche
intrus Arsace et son remplacement par Attîcus. Le
navire, suivant ces instructions, descendit l'Adriatique
jusqu'au cap Ténare, et, traversant les Gyclades sans
encombre, arriva dans les eaux de l'Attique. Il avait à
bord, outre les évoques et les clercs composant la léga-
tion occidentale, quatre évoques orientaux réfugiés qui
avaient obtenu l'autorisation de se joindre à eux:
c'étaient Cyriacus, Démétrius, Eulysius et Palladius
d'Hellénopolis V Comme l'ambassade longeait le golfe
d'Athènes, elle reçut la visite d'un tribun qui lui
défendit d'aller plus avant*; cet officier amenait avec
lui deux autres navires petits et d'apparence commune,
tandis que le vaisseau des ambassadeurs était digne de
sa destination et, suivant toute apparence, décoré des
insignes de l'empire d'Occident. Les passagers eurent
l'ordre de descendre dans les deux esquifs qu'on leur
amenait en se divisant en deux parts' et le navire impé-
rial fut conduit triomphalement dans le port d'Athènes
par le tribun comme une prise de guerre. Le trans-
bordement fut fait en pleine mer, et avec tant de pré-
1. jEmilius, Beneventi episcopus, et Cythegius, profecti sunt cam
Cyriaco, Demetrio, Palladio et Eulysio episcopis. Pallad., diai,,
p. 13.
2. Cum prêter Grœciam Athenas navigaremus, detenti sumus ab
iofesto quodam tribuno militam, qui statim centurîonem unam nobis
adjunxit, non sinens nos Thessalonicam accedere. Pallad., ibid.
3. Conjectos igitur nos in duo navigia dimisit. Id., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EDDOXIE. 487
cipitatioD qae Ton oublia les vivres. L'ambassade,
livrée à la conduite de quelques soldats du tribun, cin-
gla directement vers Gonstantinople, où elle parvint
en trois jours; mais pendant ces trois jours les légats et
leurs compagnons souffrirent cruellement de la faim ^
Il était midi lorsqu'ils arrivèrent en vue de la ville
impériale, et après avoir subi la visite des agents de la
douane ils allèrent gagner un quai de débarquement
vis-à-vis du faubourg appelé Victor; mais la même
aventure les y attendait qu'au port d'Athènes. Un ordre
supérieur leur défendit de débarquer, et lorsqu'ils
demandèrent « d'où venait cet ordre; qui se permettait
d'arrêter des ambassadeurs, et ce que tout cela signi-
fiait, )) le centurion, pour toute réponse, fit gagner le
large aux deux navires, et alla prendre terre sous les
murs du château d'Athyras, à plusieurs milles de Gon-
stantinople, du côté de la Thrace •.
L'ordre supérieur venait d'Arcadius même, que les
ennemis de Ghrysostome avaient mis hors de lui en
répétant sur tous les tons, depuis qu'il était question
de la demande d'un concile , que cette demande et
l'ambassade qui l'apportait étaient une insulte à sa
souveraineté ^ « Pourquoi l'auguste d'Occident venait-il
1. Ingruente postea austro yehementi tribus diebus mare et fréta
sine cibo trajecimus. Pallad., diaL, p. 13.
2. Circa duodecimam tertii diei horam appulimas ante arbem
regiam juxta suburbana Victoris. l)bi retenti ab exactoribas portaum
rétro discessimus et conclusi samus maritimo ThraciaB castello, Athyra
dicto. Id., ibid.
3. Verum hi qui apud Constantinopolim Joanni infensi erant,
quasi in contumeliam orientalis imperii h«c acta essent, calumniari
cceperunt. Sozom., viii, 28.
4S8 JEAN GHKYSOSTOME
se mêler des affaires d'Orient qui ne le regardaient pas,
tandis que l'auguste d'Orient respectait avec scrupule
les prérogatives de son frère en Occident ? Honorius,
par un pareil acte, manquait à ses devoirs de col-
lègue, et les évoques orientaux qui, pour leurs diffé-
rends personnels, cherchaient à brouiller ensemble les
deux frères et les deux États, n'étaient que des conspi.
rateurs et des traîtres. » Ces propos avaient monté la
tête d'Arcadius, qui lui-même le premier, par la vio-
lation la plus flagrante du droit des gens, marchait à
cette rupture dont on attribuait l'idée à son frère.
Le château fort d'Athyras était en même temps une
prison pour les criminels d'État. On y enferma les
ambassadeurs et leurs compagnons en les séparant en
deux bandes : les légats, les prêtres et les diacres
romains furent confondus pêle-mêle dans une salle
unique, tandis que les réfugiés orientaux, colloques
isolément dans d'étroites cellules, restaient sans com-
munications entre eux, et même sans serviteurs pour
leurs besoins ^ Un mot de l'histoire de ces faits semble
même indiquer qu'on les avait mis aux fers. Les
uns et les autres se demandaient à quel sort on les
réservait, quand les ambassadeurs virent entrer dans
leur prison un des secrétaires du palais impérial, ce
niême Patricius qui avait annoncé à Ghrysostome sa
condamnation à l'exil. Il était accompagné de plu-
sieurs fonctionnaires civils et officiers de l'armée. Sur
la déclaration qu'ils étaient porteurs de lettres de
1. Romani quidem in una domuncula, in pluribas vero qui cum
Cyriaco erant, illicque vexati ; ita ut ne famulus quidem presto esset,
qui mioistraret. Pallad., diaL, p. 13.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 489
l'empereur Honorius, Patricius demanda qu'on lui
remit ces pièces. « Nous ne pouvons, répondirent-ils
avec fermeté, car nous sommes des ambassadeurs, et
notre devoir est de remettre les lettres de notre prince
et de nos évoques en mains propres au prince auquel
elles sont adressées*. » Patricius eut beau insister for-
tement, il n'obtint rien ; d'autres revinrent à la charge,
et la réponse fut toujours la même*. On s'arrêtait
devant la noble fermeté des ambassadeurs, lorsqu'un
certain Valérianus de Gappadoce, tribun d'une cohorte
militaire, se fit fort d'obtenir à tout prix ces papiers.
Un jour donc qu'ayant renouvelé la même demande,
il éprouvait le même refus, il se jeta sur l'évêque
Marianus, qui tenait ployées dans son poing les lettres
destinées à l'empereur, et ne les lui arracha qu'en lui
rompant le pouce'.
Le lendemain, des affldés de la cour se présen-
tèrent dans la prison, offrant aux ambassadeurs trois
mille pièces d'or, s'ils consentaient à communiquer
avec l'intrus successeur de l'archevêque Jean et à se
taire sur la condamnation de celui-ci^ Le piège était
habile, car il tendait à transformer en une ambassade
i. Cum litteras petiissent, non dedimus dicentes : Qui fleri potest
ut qui legati sumus litteras imperatoris et episcoporum ip&i imperatori
non reddamus? Pallad., dicU,, p. 13.
2. Primas venit ad nos Patricius notarius, deiode quidam alii.
Pallad., ibid.
3. Postremum venit quidam Valérianus nomioe, Cappadocia pnspo-
situs, unius militaris numeri, et rupto Mariani episcopi poUice, signa-
tam imperatoris epistolam cum reliquis abstulit. Id., ibid.
4. Postridie miserunt ad nos qui nobis tria niillia numismatum
dabant, orantes ut persuasi Attico commuoicaremus et de Joaonis
judicio taceremus. Id., ibid.
490 JEAN CHRYSOSTOME
de coDgratuiation pour l'heureuse issue des querelles
de l'Église d'Orient une ambassade formée au conindre
en vue de réprouver tout ce qui s'était fait et de
demander justice pour Ghrysostome. Ils repoussèrent
cette proposition avec horreur. Ce fut pour eux une
occasion d'apprendre la mort d'Arsace et son rempla-
cement par Atticus sur le siège de Gonstantinople ;
quant à ce que devenait Ghrysostome, ils n'en purent
obtenir un mot. Indignés des violences qu'ils étaient
forcés de subir et ne voyant aucun espoir de succès
pour leur mission, ils supplièrent instamment qu'on
les laissât partir et retourner sains et saufs dans leurs
églises *. Gomme la réponse à cette prière tardait plus
que de mesure, ils se demandaient avec inquiétude ce
qui adviendrait d'eux, et cette crainte les agitait
jusque dans leur sommeil. Un matin, le diacre Paul,
attaché à l'évéque Émilius, homme doux et prudent,
nous dit le narrateur contemporain, se réveilla joyeux
en s'écriant qu'il avait eu une révélation : Tapôtie
Paul, son patron, lui était apparu en songe monté sur
une barque et lui avait répété ce verset d'une de ses
épîtres : « Prenez garde à la manière dont vous mar-
chez; n'allez pas comme des fous, mais comme des
sages, car vous voyez que les jours sont mauvais '. » Ce
récit rendit confiance aux prisonnière, qui retrou-
vèrent dans les paroles de l'apôtre une allusion à la
1. QuibuB noo assentientes, perstitimus orare ut sine pericalo ad
Dostras ecclesias rediremus. Pallad., dicU., p. 13.
2. i£milii diacooo Paulo in nave apparuit beatos Paalus apo-
stolus, dicens ipsi : « Videte quomodo ambuletis, non ut insipientea,
sed ut sapientes : videntes quod dies mali sunt. » Id., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 494.
prudence qui leur avait fait éviter jusqu'alors tant de
pièges, et ils s'en remirent à la volonté de Dieu.
Ce môme tribun Valérianus qui avait brisé le pouce
d'un des ambassadeurs vint leur apprendre enfin qu'ils
allaient être rendus à la liberté, et, avec autant de
grossièreté que si on les expulsait d'Athyras, il les
poussa vers un navire qui devait les recevoir, ainsi
qu'une escorte de vingt soldats, comme s'ils eussent
été des criminels redoutables *. Ce vaisseau était vieux,
presque désagrégé, et faisait eau de toutes parts, de
sorte que les ambassadeurs purent croire qu'on vou-
lait les faire périr en mer, et que le bruit se répandit
parmi le peuple que le pilote avait été gagné à prix
d'argent*. A peine^ en effet, avaient-ils parcouru
quelques stades, qu'ils se trouvèrent en danger de som-
brer , et furent obligés d'aller relâcher à Lampsaque,
sur la côte de l'Asie Mineure. Là, ils durent changer
de navire, et probablement leur escorte les quitta :
vingt jours après, ils abordèrent à Hydrunte, en
Calabre, heureux d'en être quittes à si bon compte •.
Si les agents de l'empereur d'Orient traitaient de
cette façon les ambassadeurs de son frère, ils médi-
taient des traitements encore plus durs pour les Orien-
taux qui avaient accompagné l'ambassade. La captivité
i. Instaas igitur idem ipse tribunus ValerianuB, conjecit nos in
deterrimam navera... cum viginti militibus yariornm officiorum, et sta-
tim nos Athyris expulit. Pallad., diaL, p. 14.
2. Mercede, ut rumor ait, nauclero data ut perderet episcopos navi-
gantes. Id. ibid.
3. Cum navigaremus stadia plarima et jamjam peritari essemus,
appulimas Lampsacum et inde mutata nave vicesimo die applicuimus
Hydruntem Calabriœ. Id., ibid.
.49Î JEAN CHRYSOSTOME
de ces malheureux fut rendue plus impitoyable, et ce
ne fut qu'après des avanies sans nombre qu'on se déci-
dait à s'en débarrasser. Une nuit ils furent tirés clan-
destinement de leurs cellules et conduits vers le port
avec des précautions si mystérieuses que beaucoup de
gens s'imaginèrent qu'il s'agissait de les noyer*. Leur
martyre eût été trop court. Embarqués sur un mau-
vais esquif, ils atteignirent à grand'peine la côte de
l'Asie Mineure, d'où on les distribua entre des routes
différentes, pour être conduits isolément aux extré-
mités de l'empire et remis en prison. Gyriacus fut
envoyé à Palmyre, sur la frontière de Perse; Euly-
sius au château de Mispbas, près des terres des Sarra-
sins, à trois journées au delà de Bostra ; Palladius à
Syennes, sur les confins de l'Ethiopie et des Blemmyes,
et Démétrius dans l'oasis de Libye, parmi les Ma-
ziques *. On ne peut rien concevoir de plus barbare
que la manière dont les officiers du prétoire chargés
de les diriger sur leurs résidences les traitèrent en
chemin pour obéir aux instructions de la cour. Après
les avoir dépouillés de leur argent, qu'ils se partagèrent
entre eux, ils ne leur donnaient pour montures que
des ânes ou des chevaux sans selle, et dans cet état
ils leur faisaient faire double étape en un jour, de
sorte que ces malheureux, si violemment secoués, ne
pouvaient garder sur l'estomac aucune nourriture •.
1. Fama valgavit in mare demersos. Pallad., dial., p. 77.
2. Id., ibid.
3. Pecunias penitus abreptas inter se partit! sant, et ia macra
jumenta eos injicientes bidui iter uno die faciebant : multa nocte in
diyersoria iotroducentes et summo maoe ante lucem reducentes, ita
ET L'[MPÉRATRIC£ EUDOXIE. 493
Par un raffinement de cruauté vraiment infernal,
ces officiers, transformés en bourreaux, se complai-
saient à promener de respectables évéques à travers
les villes d'Orient dans des conditions révoltantes, si
Ton songe à leur caractère, et cela pour déshonorer
la cause de Ghrysostome. Ainsi c'étaient non pas des
maisons d'ecclésiastiques qu'on leur donnait pour
logement, mais des synagogues de Juifs et de Sama-
ritains, oCi ils étaient obligés de passer la nuit quand
on ne les conduisait pas dans des hôtelleries publiques,
repaire de filles de mauvaise vie*. On vit des évéques
tels que ceux d'Ancyre, de Tarse, d'Antioche, de
Césarée en Palestine, non-seulement leur fermer leurs
portes, mais s'opposer même à ce que des laïques
les reçussent chez eux. La rage de ces détestables
évéques allait jusqu'à exciter les gardiens à les mal-
traiter, et, soit par menaces, soit par présents, ils obte-
naient leur expulsion des villes '. Léontius d'Ancyre se
signala entre tous par l'acharnement de sa persécu-
tion.
Telle fut l'issue de cette ambassade, que les évéques
d'Occident, surtout celui de Rome, avaient préparée
avec une si ardente et si sainte charité, dans le désir
ut ue miseras quidem escas stomachus retinere posset. Pallad.,
dial,, p. 78.
1. Divertentes aut in stabula ubi scortorum erat multitude aut in
Samaritaoorum vel Judœorum synagogas, precipue Tarsi. Id., ibid.
2. Sunt autem qui hœc pnecipue fecere Tarsi et Antiochiae epi-
scopi... ante omoes autem episcopus Ancyre, et Ammouins Pelusii,
partim douis, partim minis, deductores milites adversus cos magis
exaspérantes, ut in laicis quidem eos excipere volentibus id permitte-
rent. Id., p. 79.
494 JEAN CHRYSOSTOME
de justifier Ghrysostome ; le concile œcuménique finit
avec elle. C'était le dernier espoir des amis de l'exilé,
la dernière ressource de leur cause. Lui-môme avait
partagé leur espérance et attendait toujours que le
rayon de la vérité partit d'Occident, car il connaissait
trop bien maintenant l'état de TÉglise d'Orient pour
mettre en elle aucune confiance. S'il apprit le mau-
vais succès des tentatives d'Innocent, Dieu permit du
moins qu'il conservât ses illusions jusqu'à la mort. Le
contre-coup de cet échec se fit sentir en Occident
comme en Orient. Théophile et le triumvirat triom-
phaient, et quiconque en Orient osait professer encore
les opinions joannites ou entretenir des relations avec
des joannites était déclaré conspirateur, ennemi de
l'État et criminel de lèse-majesté. L'empereur Arcadius
avait fini par partager cette opinion : aussi mal en pre-
nait aux voyageurs qui, venant d'Occident, se trou-
vaient porteurs de papiers concernant les affaires
orientales. Un moine sur qui on surprit des lettres
adressées à des prêtres de Gonstantinople fut fouetté
publiquement par l'ordre de l'archevêque Atticus;
puis, comme il refusait probablement de se recon-
naître des complices, on le mit tout sanglant sur le
chevalet et on lui disloqua les os. En Occident, un
grand découragement suivit la déconvenue. Rome et
l'Italie, livrées aux émotions de la récente invasion de
Radagalse et des nouveaux débats avec Alaric, avaient
à songer ù elles-mêmes, et l'occasion était mauvaise
pour tenter une guerre avec l'Orient à propos d'un
concile refusé. Honorius dévora sa honte et se tint coi.
L'Église d'Occident elle-même se divisa. Les évoques
ET LIMPÉRATRICB EUDOXIE. 495
m
d'Afrique, gagaés par les intrigues de Théophile, se
montrèrent de plus en plus tiëdes pour la cause de
Ghrysostome, et allèrent jusqu'à blâmer Innocent de
retrancher de sa communion le patriarche d'Alexan-
drie, qui s'était toujours montré orthodoxe en doc-
trine. Augustin, bien que porté de cœur pour l'arche-
vêque exilé, se joignit à ces remontrances, ne voulant
pas, disait-il , se séparer de ses frères et participer au
déchirement de l'Église universelle. Ainsi la perver-
sité trouvait des appuis jusque dans les plus grands
noms de Tépiscopat occidental. Parmi les évéques
d'Italie, plus d'une défection eut lieu, ou du moins
plus d'un zèle se refroidit. En Gaule, la communion
persista entre la plupart des églises et le patriarche
d'Alexandrie : l'évéque de Toulouse, Exupérius, re-
nommé dans le monde catholique pour son courage et
sa sainteté, envoyait des aumônes à Théophile. Inno-
cent seul fut inébranlable, confiant dans le bon droit
de Texilé et dans la justice de Dieu.
IIL
Les derniers mots de la lettre au pape Innocent :
« si je dois être arraché d'ici, » contenaient à F insu de
Ghrysostome une prophétie qui ne tarda guère à s'ac-
complir. Grâce aux précautions dont il connaissait
maintenant l'usage, il avait bien passé l'hiver de Z»06,
à ce point que les Arméniens eux-mêmes s'en éton-
naient, et le proclamaient presque naturalisé sous leur
climat ; mais ses ennemis voyaient avec chagrin ce
496 JEAN CHRYSOSTOME
• raSermissement de sa santé, et sa résidence passagère
dans Arabissiis leur a?aU révélé qu'il existait pour lui.
en Arménie, une prison plus mortelle que Gueuse. Un
jour donc qu'il ne s'attendait à rien, il reçut l'avis de
sa translation dans ce lieu désolé, avec invitation de
faire sans délai ses préparatifs de départ ; on touchait
au printemps de ^07. Ce fut pour l'exilé comme un
coup de foudre, car, s'il n'avait pas à redouter dans
cette saison les froids du rocher d'Arabissus qui
l'avaient mis naguère à deux doigts de la mort, il
avait à craindre l'isolement plus effrayant pour lui
que les plus rudes hivers et que la mort même. Il
connut en effet bientôt que la mesure inhumaine de
son internement était aggravée par des instructions
plus inhumaines encore, celles de resserrer le cordon
de surveillance qui l'entourait, de supprimer sa cor-
respondance et de décourager par toutes les tracasse-
ries imaginables les visiteui^ qui affluaient vers lui.
G^était le froid du tombeau ajouté aux hivers insuppor-
tables de la contrée.
Peu de temps après son internement, il reçut une
visite à la fois douce et cruelle, que la secrète conni-
vence de ses gardiens laissa passer jusqu'à lui. Le visi-
teur était un messager d'OIympias, porteur d'une
lettre d'elle et choisi parmi ses domestiques. Égaré
peut-être dans la montagne, cet homme avait été arrêté
et dévalisé par les voleurs, qui l'avaient détenu durant
plusieurs jours pour en obtenir une rançon ; il avait
été ensuite relâché, les voleurs s'étant ditqu'ils n'avaient
guère de rançon à espérer d'un prêtre captif lui-même
et mourant de faim. Le serviteur d'Olympias arrivait
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 497
donc exténué, dépouillé, dans Fétat le plus misérable ;
mais on lui ayait laissé sa lettre. Sa vue attrista Ghry-
sostome, car cet homme avait couru un grand danger,
et il gronda sérieusement sa pieuse diaconesse. « Vous
avee failli , lui écrivit-il, me rendre cause de la mort
d'un homme ; je ne m'en serais jamais consolé ^ ». Et il
revenait sur les précautions à prendre pour leur corres-
pondance : « le meilleur était d'attendre des occasions
sûres, par les mains d'ecclésiastiques de leurs amis. »
La lettre d'Olympias venait livrer au cœur de l'exilé
un suprême et terrible assaut. Toujours aux aguets de
ce qui pouvait intéresser son père spirituel, se for-
geant au besoin des chimères pour avoir le plaisir de
trembler, comme il le lui reproche assez souvent, elle
était arrivée cette fois à la vérité ; elle avait appris, par
ses intelligences à Gonstantinople et jusque dans le
palais impérial , que le sort du prisonnier était mis
en question de nouveau, et la résolution à peu
près arrêtée de le reléguer beaucoup plus loin que
Gueuse. La translation dans Arabissus suivit de près
les bruits parvenus jusqu'à elle. L'inquiétude et le cha-
grin avaient amené une crise de son affreuse maladie,
crise plus violente que toutes celles qu'elle eût encore
éprouvées ; un instant, on la crut morte. Quand elle
revint à elle , elle n'eut plus qu'une idée , sortir de la
vie, d'une vie d'angoisse et de désespoir, et cette idée
la poursuivit avec obstination. Ge n'était pas la pre<
miëre fois qu'une pareille obsession , symptOme trop
1. Qaam ob rem te rogo ne quem posthac hue mittas... Quod si
accidat, non te fugit quantum dolorem id nobis allaturum sit. Chryt.,
Ep.\^ ad Olymp.
32
498 JEAN CHRYSOSTOME
fréquent de son mal, tourmentait Olympias, et plus
d'une fois aussi Ghrysostome avait opposé au désir im-
pie qu'elle témoignait de mourir des raisons tirées de
la philosophie et des commandements tirés de la reli-
gion ; mais, lors de cette dernière crise, ce ne fut pins
un simple souhait conçu dans le délire de la fië?re, ce
fut un désir ardent, une volonté de mort qui Taigiiil-
lonnait sans relâche. Sa lettre avait été écrite sous
l'empire de cette pensée tyrannique^ et elle semblait
prendre un amer plaisir à verser sa cruelle confi-
dence au sein de son ami. Autant qu'on peut juger de
la lettre par la réponse, Olympias raisonnait son désir
de mourir ; suivant son habitude , elle s'appuyait sur
des exemples et des arguments tirés des livres saints.
Exigerait-on d'elle plus de sagesse que de Job, qui, à
bout de souffrances, poussait vers le ciel ce cri déchi-
rant : « Pourquoi suis-je né ? » Elle aussi , réduite au
comble du malheur, n'a-t-elle pas le droit de dire
comme ce juste des justes, et comme plus d'un pro-
phète de l'ancienne loi : « Mon Dieu, retirez-moi une
vie que je ne puis plus supporter ? »
Cette lettre fit frémir Ghrysostome. Olympias
n'avait jamais montré tant de résolution dans ce
souhait désespéré; il s'émut surtout de la voir appeler
à son aide les textes de l'Ancien Testament. Dans sa
réponse, écrite avec une éloquence parfois sublime, il
la supplie, il la conjure d'écarter de son esprit des
ténèbres qui lui viennent du démon. De quel droit
invoque-t-elle l'exemple de Job? Job, ce saint homme
qui avait mérité les regards de Dieu, n'appartenait ni
à l'ancienne loi ni à la nouvelle ; c'était TeiTort de sa
ET UIMPÉR/ViaiGE EDDOXIE. 499
propre vertu qui en avait fait un athlète merveilleux
de la patience, en dehors des commandements formels
émanés des révélations divines. L'ancienne loi elle-
même était bien loin de la perfection de la loi nou-
velle, qui détermine nos devoirs en vue des prescrip-
tions de rÉvangile et des assurances de la vie future.
u II faut remarquer aussi, ajoutait-il, que Job ne tomba
dans le découragement que lorsque Satan eut obtenu
le pouvoir d'affaiblir son corps par la maladie et de bri-
ser sa volonté en épuisant ses forces. Jusqu'alors Job
avait résisté à tous les fléaux dont Satan l'avait accablé :
la perte de ses biens, l'incendie de ses récoltes et de ses
maisons, la dispersion de ses troupeaux et de ses servi-
teurs, la trahison de ses proches, la mort de tous ses
enfants écrasés ensemble dans un festin et expirant au
milieu du vin et des coupes, sans qu'il lui en restât un
seul pour l'aider à pleurer, il avait accepté tout cela avec
fermeté, avec actions de grâces envers Dieu, qui lui
envoyait ces épreuves. 11 était Job alors. Job tout en-
tier ; mais plus tard , quand la maladie l'attaqua , que
les ulcères rongèrent son corps, qu'une longue suite de
maux lui eurent enlevé la force de supporter la douleur,
son courage défaillit et il désira la mort. Ce dernier
combat de l'homme contre lui>môme ne fut que la
suprême et dangereuse tentation que lui réservait
l'esprit du mal, et cependant Job y résista; Job reprit
possession de son âme, et l'esprit du mal n'eut plus
rien à imaginer pour essayer de vaincre ce juste. » Les
développements que l'auteur donne à son idée, le
tableau de ces fils à qui le père ne put rendre les de-
voirs suprêmes, et qui descendirent dans le tombeau
500 JEAN CHRYSOSTOME
péle-méle avec les débris du repas gui les avait réu-
nisS ce morceau peut être considéré comme ud des
plus beaux sortis de la plume de Ghrysostome.
C'est donc à TÉvangile qu'Olympias doit s'adresser
pour y trouver des exemples et un guide, quand ces
abominables pensées viennent Tassiéger. Le maître a
dit : « Si votre justice n*est pas plus abondante que
celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas
dans le royaume des cieux. » Souhaiter la mort est
maintenant une chose condamnable, car il y a des
couronnes tressées pour toutes les amertunes. Saint
Paul aussi, ce grand apôtre, avait repoussé loin de lui
le désir de mourir. « Voir tomber mes chaînes pour
être avec le Christ, ce serait, avait-il dit, bien préfé-
rable pour moi ; mais il est plus nécessaire, à cause de
mes frères, que je reste emprisonné dans ce corps. »
Lui-même avait éprouvé tout ce que les souffrances
corporelles ont de plus poignant ; trois fois il avait
supplié le Seigneur de l'en délivrer, et, ne l'ayant
point obtenu, il avait accepté ses maux avec calme et
bonheur, comme une épreuve. « Croyez-le bien,
Olympias , on a beaucoup de mérite à supporter
dans sa maison , cloué dans son lit, les aiguillons de
la maladie, pourvu qu'on le fasse avec résignation.
Le seul mérite d'un chrétien n'est pas de supporter
les bourreaux qui vous torturent et vous déchirent
les flancs au milieu d'un forum ou d'un amphi-
théâtre, il y a encore la patience qui sait dompter le
supplice de la maladie, et la maladie est ici pour vous,
1 . Chrys., £p. 15 ad Olymp.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 504
ma chère et vénérée dame, un bom*reau domestique. »
Telle fut la dernière lettre de Chrysostome. Il ter-
minait à la même époque le second des traités desti-
nés à Olympias et que sans doute le messager de la
diaconesse remporta avec la réponse. Ici unit l'histoire
de ses idées et de ses sentiments dans Texil ; le reste
de sa vie appartient aux événements.
Tandis qu'il se berçait encore d'une prochaine
délivrance, qu'il en berçait ses amis, et qu'il avait déjà
pardonné à ses ennemis en tant que leurs persécu-
tions ne nuisaient qu'à sa personne et à son repos,
ceux-ci semblaient possédés contre lui d'un redou-
blement de rage. Sa sérénité même les irritait : ils
auraient voulu le voir expirant, accablé, demandant
merci; ils se repentaient de l'avoir trop ménagé en lui
faisant donner un exil supportable. Le patriarche
intrus d'Antioche, Porphyre, était surtout acharné
dans sa haineV Voisin de l'Arménie, il sentait à chaque
instant la puissance du prisonnier peser sur sa ville et
jusque sur son Église. Lui-même, avec ses vaines et
ridicules menaces, devenait un objet de mépris pour
les laïques et de risée pour ses clercs. Il entendait
murmurer sur son passage des propos tels que ceux-
ci : « Voyez-vous ce mort terrible comme il mène les
vivants! Les vainqueurs tremblent devant le vaincu
comme des enfants devant un masque de théâtre'; son
1. Porro vehementius invidie flamma accensi Severianus et Por-
pbyrius ac quidam alii episcopi Syrie, ut ipse illinc quoque transfer-
retur, moliuntur. Pallad., dial., p. 39.
2. Videte mortuum terribilem vivos victoresque târrentem, ut
pueros terrent larve. Id., ibid.
502 JEAN CHRYSOSTOME.
nom seul fait pâlir les grands du siècle et les riches
prélats de FÉglise^ S'il y a un miracle an monde,
c'est bien celui-là ! » Chacun de ces mots était pour
Porphyre un coup de fouet qui lui déchirait le cœur.
Ne résistant plus à sa honte, il se concertait a?ec son
complice Tintrus de Constantinople, avec les syco-
phantes du palais impérial, pour arracher une der-
nière concession aux volontés toujours flottantes
d'Arcadius. Cette concession fut qu'on éloignerait Chry-
sostome des lieux habités , où sa seule présence créait,
disaient-ils, des foyers d'agitation et de révolte contre
l'empereur et les évoques de l'empereur. — Mais
quelle résidence lui assigner? Il se trouvait toujours
trop près d'une province ou d'une autre. A force de
chercher, ils tombèrent d'accord sur la résidence de
Pithyonte, qui n'offusquait aucun des patriarches du
triumvirat, et le prince y donna son assentiment.
Pithyonte était une ville grande autrefois, ruinée
alors, située sur les bords du Pont-Euxin et aii pied du
Caucase, à l'extrême limite des possessions romaines*.
Elle n'avait autour d'elle que des barbares sauvages et
cruels, les plus sauvages de tous, disent les historiens,
les Héniockhes, les Lazes, les Tzanes, les Huns. Depuis
que les progrès de la barbarie dans l'est avaient détruit
l'entrepôt de commerce dont vivait jadis Pithyonte, la
1. Papse ii qui secularibus potestatibus atque ecclesiasticis/>pibus
succincti sunt cum potestate et cum rerum imperio, sacerdotem solum
extorrem, corpore infirmum, exsulem liment, et pallent titabaotes.
Pallad., dial., p. 39.
2. Rescriptum acrius obtinent cum muleta : intra breye tempos
ut transferretur Pithyuntem, locom regionis Tzanorum desertissimum,
ad littus pontici maris situm. Id., ibid.
BT L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 50a
Tille était devenue un camp retranché pour les légions
de la frontière, et à peine y apercevait-oû de loin en
loin quelque trafiquant de Tintérieur. De population
chrétienne avec qui l'ancien archevêque pût être en
communion, il n'y en avait pas : les barbares étaient
presque tous païens , ou d'un christianisme à peine
ébauché qui n'admettait guère les instructions d'un
Chrysostome; et quant aux garnisons, composées
habituellement d'étrangers à la solde de l'empire,
elles pouvaient marcher de pair, en ce qui concernait
la religion, avec les Héniockhes et les Huns. Les
évèqnes pouvaient donc être sûrs que Jean Bouche-
d'Or allait enfin être réduit au mutisme du sépulcre.
Le choix une fois arrêté, Atticus, en homme habile,
prit des précautions pour le voyage du prisonnier,
car on pouvait craindre que son passage n'excitât Tin-
dignation ou la pitié parmi les populations qu'il tra-
verserait. On convint de lui faire éviter les villes entre
Arabissùs et Pithyonte, celles-là surtout où l'on savait
qu'il rencontrerait des évêques plus ou moins favo-
rables à sa cause , et des gouverneurs compatissants ;
puis on se promit de ne pas retomber dans la faute
qu'on avait commise lors de son premier exil en lui
donnant une escorte de prétoriens dont il avait séduit
les officiers, et qui s'étaient faits plutôt ses serviteurs
que ses gardiens. Atticus et Sévérien s'entendirent à ce
sujet avec le maître des offices ou le préfet du prétoire,
qui leur procura tout ce qu'ils pouvaient désirer de
plus brutal et de plus féroce pour la circonstance. On
donna aux deux officiers de l'escorte l'assurance d'un
avancement considérable s'ils s'acquittaient bien de
504 JEAN GHRYSOSTOME
leur mission; oq leur fit même comprendre qu'on ne
tenait pas beaucoup à ce que leur prisonnier arriYÀt
jusqu'à Pithyonte, sa mort, pendant les fatigues de la
route, devant produire le môme résultat qu'une exé-
cution, et étant en outre moins compromettante ponr
l'empereur. Ces hommes s'acheminèrent à grandes
journées vers le château d' Arabissus, qu'ils atteignirent
vers le milieu ou la fin du mois de juin.
Leur apparition auprès du prisonnier avait quelque
chose de sinistre. Ils semblaient faire parade de leur
brutalité, et répétaient à tout venant qu'ils voulaient
gagner l'avancement qu'on leur avait promis; ils firent
même entendre que, si cet homme chétif et malade ne
parvenait pas à sa destination, peu leur importait, et
qu'ils n'en toucheraient pas moins leur salaire. Si ces
propos arrivèrent aux oreilles de Chrysostome, il eut
besoin, pour fortifier son cœur, de toute sa soumission
aux volontés du ciel. Ce fut sous de tels auspices et
sous la conduite de tels guides qu'il se mit en route,
quand Tordre lui en fut signifié.
D' Arabissus à Pithyonte, la route passait d'abord
par Sébaste, métropole de la Grande-Arménie; elle
déviait ensuite à l'ouest, franchissait la limite de la
province du Pont et atteignait Comane, une des
grandes villes de cette dernière province; de là, s'in-
fléchissant à droite, elle longeait la rive du Pont-Euxin
pour arriver au pied du Caucase. Comane était située
au tiers à peu près de la distance entre Arabissus et
Pithyonte. La route était une des plus rudes et des
plus dangereuses de l'Asie ; on avait à gravir de hautes
montagnes dans une grande partie du parcours, à
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 505
croiser presque à chaque pas des fleuves ou des tor-
rents souvent débordés. Chrysostome voyageait la plu-
part du temps à pied, et il fallait que les difficultés du
chemin fussent bien fortes, ou sa lassitude bien ex-
* trême, s'il est vrai, comme le dit le narrateur contem-
porain, qu'il mit trois mois à aller d'Arabissus à
Gomane. Ses guides d'ailleurs prenaient à tâche de lui
rendre le voyage le plus fatigant possible. Leur ima-
gination, fertile en tortures, les multipliait sur l'infor-
tuné dont ils avaient la garde. Pleuvait-il à torrents,
ils choisissaient ce temps pour se mettre en route, et
continuaient jusqu'à ce que le prisonnier eût ses
vêtements trempés à ce point que sa poitrine et son
dos nageaient, pour ainsi dire, dans Teau. Au con-
traire, s'ils abordaient quelque plaine brûlée, sous un
ciel sans nuages, ils se donnaient l'atroce plaisir de le
faire marcher la tête nue, au soleil, dans les plus
grandes ardeurs du jour; or Chrysostome était chauve
comme Elisée, nous dit son biographe, et ce supplice
lui était mortel*. Tels élaient les moyens trouvés par
ces misérables pour obtenir leur grade plus prompte-
ment*. Lorsqu'ils avaient à traverser une ville où
l'exilé eût pu se reposer et prendre parfois un bain
qui lui était nécessaire, car la fièvre le brûlait intérieu-
rement comme le soleil à l'extérieur, l'escorte refusait
1. Cum enim imber esset vehemens, nibil curans egrediebatur ;
ita ut per dorsum et per pectus aquarum rivi decurrerent. Ingentem
runns solis estum pro deliciis habebat, cum nosset eo beati Joan-
Dis caput, ElisaBi instar calvom, vexari. Pallad., diaL, p. 39.
2. Per viam eum maxime urgebant, dicentes id habere se in man-
datis, tanquam si mortuus esset in itinere, ad majores gradus eve-
heodi. Id., ibid.
506 JEAN CHRTSOSTOSIE
de s^y arrêter * ; les haltes se faisaient dans des Yillages
sans importance et des lieux déserts où Ton ne poo-
vait se procurer aucun soulagement. Toute lettre était
interdite, toute communication quelconque supprimée.
L'un desofflciers était si féroce, qu'il se mettait en foreur
quand les passants s'apitoyaient sur son prisonnier ou
adressaient à celui-ci quelques paroles de consolation ;
il menaçait, il frappait, comme si on lui eût fait insulte
à lui-même*. L'autre officier se montrait moins mé-
chant : la douceur et la résignation de Ghrysostome
avaient fini par le toucher; il lui témoignait de la
compassion, mais en secret', car il avait peur de son
compagnon et voulait aussi gagner son avancement
«. Il y avait trois mois , au dire de Palladius, qu'ils
cheminaient ainsi par monts et par vaux, par plaines
et par rivières, quand ils arrivèrent à Gomane. Ghry-
sostome se traînait à peine. Son visage était comme
calciné, et, suivant une comparaison effirayante que
nous fait son biographe, sa tête rougie et pendante sur
sa poitrine semblait un fruit mûr qui va se détacher
du rameau *. J*ai dit que Gomane, qu'on appelait aussi
Gomana Pontica, pour la distinguer d'une autre qui
1. Csterum io urbe aat vico ubi balDeonim solatiam ent, ne
momento quidem iiifelix ille permittebat sanctum morari. Pallad.,
dial., p. 39.
2. Adeo crudelis erat atqae atroz ut blaoditias que sibi ab oocar-
rentibaa flebant, ut saocto parceret, injurias repntaret. Id., ibid.
'i, Unu8 quidem... minus sollicitus, non nihil bamanitatis qno-
dammodo furtim ostendebat. Id., ibid.
4. In bis omnibus ad menses très diffidllimum illud iter fadens
sanctus, yeluti sidus corascans perstabat, habens corpusculum ut
pomum in supremis ramis a sole rubens. Id., ibid.
ET ^IMPÉRATRICE EUDOXIE. 507
appartenait à la Gappadoce, était une grande cité,
station ordinaire des voyageurs, qui y trouvaient des
provisions de toute sorte et du repos ; mais i'offlcier
cruel ât signe qu'on passât outre, et ils franchirent la
ville comme on franchit un pont*, ajoute l'historien
que nous suivons. A cinq ou six milles de là se trouvait
un petit temple isolé où les officiers firent arrêter le
convoi*, et Chrysostome, à bout de forces, fut déposé
dans un des accessoires de l'édicule. La chapelle était
dédiée à saint Basilisque, martyr, dont elle contenait le
tombeau. Basilisque avait été évéque de Comane au
iii« siècle , et il avait souffert pour la foi à Antioche,
avec le martyr Lucien, sous la persécution de Mazimin
Daia. Or, pendant la nuit, Chrysostome eut une vision.
Il lui sembla que Tévêque Basilisque se tenait debout
devant lui et lui adressait ces mots : « Aie confiance,
Jean, mon frère, demain nous serons ensemble^. »
Cette môme nuit, ou la nuit précédente, le prêtre pré-
posé à l'entretien de la chapelle et à la garde du tom-
beau avait eu une vision pareille, et le martyr lui avait
dit : « Prépare une place pour notre frère Jean, car
il va venir. » Ce prêlre affirma plus tard la réalité de
sa vision. Dans la persuasion qu'il avait reçu un ordre
du ciel , il essaya le lendemain matin d'empêcher le
départ du convoi : « Restez, je vous en supplie, disait-
îl aux officiers, restez au moins jusqu'à la cinquième
1. Pontis instar prstergressi... Pallad., dial., p. 39.
2. In martyrio quinque ant $ex miUibus dissito manserunt. Id.,
ibid.
3. Macte anîmo, ftrater Joannes, crastina enim die una erimus. Id.,
ibid.
508 JEAN CHRYSOSTOME
heure, » celle sans doute qu'il croyait lui avoir été
indiquée d'une manière surnaturelle ; mais les préto-
riens* loin de l'écouter, précipitèrent le départ*.
lis avaient marché environ trente stades quand
i'exilé fut pris d'un transport de fièvre qui put faire
craindre pour sa vie. Effrayés de le voir mourir entre
leurs bras, sur la route, les soldats rebroussèrent che-
min et rentrèrent dans la chapelle qu'ils avaient quittée
quelques heures auparavant*. Chrysostome, qui ne
pouvait plus se soutenir, se fit conduire près de l'au-
tel et demanda au prêtre gardien de la chapelle des
habits entièrement blancs dont il voulait se revêtir
pour mourir, car il sentait le moment approcher'.
Le prêtre en apporta suivant son désir, et Chrysostome
s'en vêtit après avoir dépouillé tous les siens, jusqu'à
ses souliers , et distribué le tout aux assistants * .
Cela fait, il voulut recevoir le sacrement de l'eucha-
ristie des mains du prêtre, pria avec ferveur, et ter-
mina sa dernière oraison par la phrase qu'il avait sou-
vent à la bouche : « Gloire à Dieu en toutes choses !
ainsi soit-il. » Il fit alors le signe de la croix et se cou-
cha tout de son long sur la dalle pour ne plus se
1. Prœdixerat quoque, ut aiunt, et ibi permanenti presbytero :
Para locum fratri Joanni; venit enim. Oraculo fidens Joannes sequente
die oravit milites ut ad horam quintam ibi permanerent. Illi vero non
auditis ejus precibus, inde abscesserunt. Pallad., di€U,, p. 40.
2. Confectis circiter triginta stadiis, ad martyrium ande discesse-
rant, redierunt, cum graviter ille sese haberet. Id , ibid.
3. Sic igitur reversus candidas vestes, vita quam daxerat dignas,
requin t. Id-, ibid.
4. Omnibus ad calceamenta usque mutatis : atque reliquas pre-
sentibus distribuit. Id., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 509
relever ^ uSon âme, dit rhistorien de cette touchante
scène, avait secoué la poussière de cette vie mortelle;
il avait été rejoindre ses pères ^ » Un sépulcre tout
neuf se trouvait par hasard dans les dépendances de
la chapelle; on le transporta dans Tintérieur, et ce
second martyr fut placé à côté du premier '. Gela se
passa le 18 des calendes d'octobre, sous le septième
consulat d'Honorius et le deuxième du jeune Théo-
dose, ce qui revient au 14 septembre de Tan 407 de
notre ère. Jean Ghrysostome avait vécu soixante ans,
et il avait été évéque neuf ans et sept mois environ,
dont trois ans et trois mois depuis son exil.
Cet événement, si considérable pour la chrétienté,
ne causa point une révolution soudaine. Bien quMl ne
fût que trop prévu de tout le monde, les partis Tac-
cueillirent avec une sorte d'étonnement ; persécuteurs
et persécutés restèrent à s'observer dans Tattente. La
persécution ne cessa pas; les évêques déposés ou
bannis ne furent point remis sur leurs sièges, et les
joannites ne se rallièrent point. L'Occident aussi fut
frappé de stupeur ; seule, TÉglise romaine fit entendre
sa grande voix au milieu du silence général. Au nom
de la justice et des lois canoniques, le pape Innocent
déclara qu'il ne rendrait point sa communion aux
évêques orientaux excommuniés par lui à cause de Jean
1. £t sumptis dominicis symbolis... ultimam orationem facir. Et
cam dixisset more suo Gloria Deo propter omnia et ultimum Amen
obsignasset, extendit pedes.... Pallad., dial., p. 40.
2. Âppositus ad patres sues et abjecto pulvere, ad Christum trans-
iit. Id., ibid.
3. Uaacum Basilisco sepelitur in eodem martyrio. Id., ibid.
510 JEAN CHKYSOSTOME
Chrysostome, à moins que ceux-ci n'inscriyissent son
nom sur les diptyques de leurs églises comme arche-
vêque de Constantinople. C'était une reconnaissance
de sa légitimité et une condamnation des actes qui
l'avaient chassé de son siège. Il signifia cette déclaration
aux trois patriarches Atticus, Porphyre et Théophile ;
tous trois la repoussèrent.
Quant à Tempereur Arcadius, il dut éprouver une
véritable épouvante à la nouvelle d'une mort que ses
ordres avaient causée, et, suivant son habitude, il dut
attendre dans une fiévreuse anxiété quelque manifesta-
tion du courroux céleste contre lui ou contre sa famille.
Ne voyant aucun signe apparaître, il se rasséréna peu à
peu, et ses directeurs spirituels, Atticus et Sévérien,
firent le reste. Il arriva même qu'on put lui faire croire
que non-seulement il n'était pas maudit de Dieu, mais
qu'il avait reçu d'en haut le don le plus précieux des
bienheureux, celui des miracles. Si bizarre et extrava-
gante que soit cette aventure, Thistoire contemporaine
Ta consignée dans ses pages, et nous la devons à nos
lecteurs. Peu de temps après la mort de Chrysostome,
l'empereur se rendit, poussé peut-être par le remords,
dans une petite basilique située à Constantinople, et
appelée vulgairement Karya, c'est-à-dire le Noyer,
parce qu'un vieil arbre de œtte espèce était planté dans
l'atrium, et que le saint auquel la chapelle était dédiée
avait été , disait-on, martyrisé aux branches de ce
noyer *. Arcadius, dans sa pieuse visite, s'était fait
1. Constantinopoli sBdes est aaiplissima qusB Carya cognominatur,
propterea quod in ejus atrio nux est arbor in qua Acacius martyr
olim suspensus martyrium consummasse fertur. Socr., vi, 23.
ET L'IMPÉKATRÏCE EUDOXIE. 541
accompagner d'uD riche et nombreux coitége, de façon
que tout le voisinage accourut pour le voir, et que
bientôt, non-seulement la place, mais la basilique et
ses dépendances furent envahies par une multitude de
tout âge et de tout sexe. Parmi ces dépendances se
trouvait un bâtiment lézardé dont le plancher pourri
croula sous le poids de la foule ; mais le hasard voulut
que personne ne fût blessé. On ne manqua pas de
crier au miracle, et les flatteurs d'attribuer ce miracle
aux prières du prince *, le parti des intrus proclama
donc avec enthousiasme l'empereur Arcadius, fils de
Théodose, un saint que Dieu visitait de sa grâce, et
lui-même le crut peut-être. Après cette aventure qui
rassurait pleinement sa conscience, Arcadius reprit
ses habitudes ordinaires de somnolence et d'inertie.
Il s'endormit enfin pour tout de bon dans le sein de la
mort le l"**^ mai 408, sept mois et demi après le trépas
de Chrysostome.
IV.
La seconde tâche que s'imposait Innocent, aussi
sainte que la première, n'était pas hérissée de moins
de difficultés, et rencontra même plus d'opposition.
Beaucoup de gens, assez tièdes au fond, qu'avaient
indignés les tortures infligées à Chrysostome vivant, se
i. iEdes amplis9ima qu» in ambitu basilic» erat circumstructa
repente corruit. Clamor exinde coosecutus est cum ingenti admira-
tione quod imperatoria precatio tantam hominum multitudinem ab
interitu servasset. Socr., vi, 23.
542 JEAN CHRYSOSTOME
demandèrent, quand il fat mort, si Finscription de
son nom sur les diptyques des églises valait la conti-
nuation du schisme. Le triumvirat des patriarches se
resserra, plus uni que jamais, devant les exigences
d'Innocent, dont le refus de communion ne manqua
pas d'être présenté aux Orientaux comme une immix-
tion arrogante dans le règlement disciplinaire de leurs
églises. Jamais le pouvoir de ces trois hommes sur les
provinces ecclésiastiques livrées à leur discrétion par
les décrets d'Arcadius ne s'exerça avec plus de rigueur;
et pendant les cinq années qui s'écoulèrent de la mort
de Ghrysostome à 412, nul des évéques soumis à leur
juridiction ne prit sur lui d'accomplir cet acte de
justice ; au moins l'histoire n'en mentionne aucun.
Théophile, qui avait été contre l'archevêque vivant le
porte-bannière de la persécution, prit le même rang,
contre l'archevêque mort. Ses intrigues, ses fourberies,
les corruptions dont il savait faire si habilement em-
ploi, ne se bornèrent même pas à l'Orient : il gagna
de nombreux partisans en Gaule, en Italie, et jusque
dans la cour de Ravenne, si l'on en croit quelques
mots d'un contemporain. Quanta l'Afrique, elle s'était
déclarée ouvertement pour lui dès le mois de juin /(07,
lorsque le concile général de Garthage avait supplié le
pape Innocent de ne point rompre sa communion
avec l'Église d'Egypte, toujours si orthodoxe, et qu'Au-
gustin s'était fait l'interprète de ce vœu près du siège
de Rome.
A l'appui de ses menaces, de ses intrigues, de ses
moyens de corruption, Théophile publia un écrit diffa-
matoire contre la personne de Ghrysostome, odieux
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 643
libelle par lequel il prétendait se justifier en noircissant
sa victime. Un hasard, que nous ne qualifierons pas
d'heureux, nous a conservé un fragment de ce libelle
dans l'ouvrage d'un évéque du vi'' siècle, adressé à l'em-
pereur Justinien. On rougit aujourd'hui d'avoir à lire
ce qu'un prêtre, et le plus important des patriarches
d'Orient, ne rougissait pas d'écrire sur l'homme qu'il
avait assassiné. L'auteur se sert de son savoir théolo-
gique pour créer des accusations insensées de malé-
fices, et des livres saints pour y puiser des formules
étranges de malédiction et d'outrage. On apprend par
ce livre que Jean était un démon impur dont les
paroles roulaient comme un torrent de boue dans les
âmes, un traître compagnon de Judas, et que, ainsi
que Satan se transforme en ange de lumière, Jean
n'était pas effectivement ce qu'il semblait être, qu'il
avait persécuté ses frères par l'esprit infernal dont Saûl
était agité, et fait mourir les ministres des saints.
Ghrysostome était encore appelé « un homme souillé
et corrompu, impie dans l'Église des premiers-nés,
dominé par les fureurs d'une volonté tyrannique, et se
faisant gloire de sa propre folie. — Il avait livré son
âme au démon pour la corrompre par un infâme
adultère; son sacerdoce avait été détestable, ses
offrandes sacrilèges ; il avait été un ennemi de l'hu-
manité, et surpassait par son crime la témérité des
larrons. » Aussi les liens dans lesquels Jean avait été
engagé ne pouvaient plus être rompus, et Théophile
entendait la voix de Dieu qui lui criait : u II faut juger
entre cet homme et moi I » — La plume se refuse à
retracer d'aussi abominables injures, et pourtant
33
544 JEAN GHRYSOSTOME
Jérôme , par condescendance pour le patriarche
d'Alexandrie, son ancien ennemi, réconcilié aax
dépens des origénistes, eut la faiblesse de traduire en
latin cet odieux libelle pour le faire connaître aux
Occidentaux: regrettable défaillance d'un si beau, mais
si capricieux génie I
(( II faut croire, pour l'honneur de Thumanité, que
ces diffamations bibliques, loin de nuire à la cause de la
victime, firent pencher vers elle plus d'un cœur honnête
encore incertain. Quant à Théophile, il ne porta pas
loin son impudence et son audace : un jour de Tannée
/tl2, on le trouva mort dans son lit après une longue
léthargie ^ ; mais sa mort ne délivra point l'Église
d'Alexandrie des habitudes de discorde et d'intrigue
que ce patriarche y avait enracinées pendant une
administration de vingt-sept ans. Une autre mort eut
de plus grandes conséquences dans lesaffaires d'Orient,
celle du patriarche intrus d'Antloche, Porphyre, décédé
la même année. Deux des trois chefs avaient donc
disparu ; mais l'armée restait encore, et l'autorité de
l'intrus de Gonstantinople maintenait tant bien que
mal le reste des églises dans la loi du schisme.
Alexandre, qu'une réaction joannite amena sur le
trône épiscopal d'Antioche en remplacement de Por-
phyre, était un moine austère, attaché quelque temps
comme prêtre à la basilique de Sainte-Sophie, et qui
conservait au fond de son cœur admiration et recon-
naissance pour le maître qu'il avait servi. Son premier
1. Theophilus, Alexandrinus episcopus, morbo Téterai correptus
extremum diem obiit... idibas octobris. Socr., vu, 7.
ET L'IMPÉRATRICB EUDOXIE. 545
soin fut de rétablir sur les diptyques de sa métropole
d*Antioche un nom qui en devait être l'orgueil; il
écrivit ensuite au pape pour obtenir la communion de
rÉglise romaine, et fit suivre sa lettre d'une députation
chargée d'exposer ses sentiments en même temps que
son ferme espoir de ramener par une conduite pru-
dente des esprits si profondément divisés. C'était le
premier pas fait en Orient vers la conciliation, mais ce
pas était immense ; il dégageait la responsabilité morale
d'Innocent en faisant cesser son isolement en face du
monde chrétien presque tout entier; il faisait présager
en outre un retour prochain à l'unité de toute l'Asie
orthodoxe. Innocent put se dire aussi dans sa con-
science qu'il n'avait point failli par excès de zèle pour
une cause lointaine où il avait cru voir la justice et le
droit, puisqu'un prélat considérable jugeait comme
lui sur les lieux mêmes. Dans un saint transport de
joie, il félicita le patriarche d'Antioche. « Nous n'at-
tendions pas moins, lui écrivait-il, d'une église fondée
comme celle de Rome par l'apôtre Pierre, et qui avait
même reçu avant la nôtre les enseignements de ce
prince de l'apostolat. »
Devenu la cheville ouvrière de la réaction religieuse
en Syrie, Alexandre rappela sur leurs sièges plusieurs
des évêques anciennement institués par Ghrysostome
et chassés par le concile du Chêne ou par Porphyre.
Il invita ensuite les évêques dépendant de sa juridic-
tion à suivre son exemple en inscrivant le nom de
Jean sur leurs diptyques, et, par un retour provi-
dentiel des choses , les pouvoirs énormes créés par
les décrets d'Arcadius pour étouffer la cause de
546 JEAN CHRYSOSTOME
Chrysostome vivant servirent à la relever après sa
mort. L'on vit bientôt une foule de demandes arrivera
Rome pour obtenir la communion de cette église.
Innocent avait formé près de lui un conseil consul-
tatif pour le contrôle des demandes et Texamen des
demandeurs. Dans ce conseil, composé de vingt-quatre
évéques d'Italie, il lit siéger, comme secrétaire proba-
blement, l'ancien diacre de Chrysostome, Gassien,
devenu prêtre de TÉglise de Rome depuis son émigra-
tion ^ Gassien, qui avait été quelque temps moine en
Syrie, connaissait tout le personnel du clergé de la
province, et son attachement religieux au souvenir de
son ancien maître ne permettait pas de soupçonner
qu'il usât de trop de tolérance pour les ennemis cachés
et les traîtres. Le pape d'ailleurs avait déterminé les
conditions au moyen desquelles il consentirait à
octroyer des lettres de communion , et, pour plus
de solennité, il avait voulu que le programme de ces
conditions fût libellé sur les registres de l'Église
romaine. On peut présumer, d'après l'ensemble des
faits, que la première de toutes était celle-ci : que Jean
Ghrysostome serait reconnu , dans les soumissions
des postulants, n'avoir point cessé d'être évêque des
Gonstantinople, puisqu'il avait appelé de sa déposition
irrégulière, et que Dieu l'avait retiré du monde avant
qu'un concile œcuménique eût pu prononcer sur l'ap-
pel. — G'était précisément le point fondamental sur
lequel s'appuyait la demande du concile, et l'Église de
1. Baron., an. 408, 53. — Cf. Tillem., Mém. eccL, t. X, p. 652
et sqq.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 547
Rome n'admettait là-dessus aucune échappatoire ni
distinction ; elle voulait que les choses fussent remises
en rétat où elles se trouvaient lors de la première
condamnation.
Ce formulaire à la main, les évéques déh'béraient,
Cassien donnait son avis, et le pape décidait s'il accor-
derait ou non la lettre de communion. Il parait que
le nombre de postulants fut grand; du moins ren-
ferma-t-il des noms considérables, par exemple celui
d'Acacius de Bérée, ce vieillard insensé qui, après avoir
été l'ami de Chrysostome, s'était jeté au premier rang
de ses ennemis, parce que celui-ci l'avait mal logé
dans son palais. La lettre d'Acacius n'ayant pas paru
au conseil d'Innocent assez nette dans les termes, assez
dépouillée de double entente et d'arrière-pensée de
haine pour qu'on l'admtt sans modifications, elle fut
renvoyée au patriarche Alexandre avec invitation de
faire souscrire à l'évêque de Bérée purement et sim-
plement le formulaire de l'Église romaine; Acacius
résista d'abord, se débattit dans des explications subtiles
qui ne prévalurent point, et finit par céder ^
Si l'on pouvait dire que le patriarcat de Syrie était
rallié désormais à l'orthodoxie, les deux autres patriar-
cats ne l'étaient pas. Infatigable dans son apostolat
de concorde, Alexandre profita de ses anciennes rela-
tions avec l'Église de Constantiuople pour agir sur elle,
sur son peuple et sur son clergé, qui contenait un petit
noyau de fidèles. Il se rendit de sa personne dans la
1. Theodoret. Ep. ex. — Niceph., xir, 27. — Baron., 408, ixxii,
xxxiii. — Cf. Tillem., Mém. eccl., t. X, p. 352 et sqq.
548 JEAN CHRYSOSTOME
métropole impériale, pour y prêcher, soos les yeux
d'Atticus, la réhabilitation de l'évêque injustemeot
déposé et rinscription de son nom sur les diptyques.
Atticns eut beau jeter feu et flammes, il eut beau qua-
lifier les démarches de son collègue d'actes a téméraires
et audacieux, » d'immixtion anticanonique d'un
évéque dans le diocèse d'un autre évêque, Alexandre
continua courageusement sa propagande, et lorsqu'il
retourna dans sa ville d'Antioche, l'œuvre était assez
avancée. Il mourut sur ces entrefaites, et son succes-
seur la reprit, quoique plus mollement, et les choses
traînèrent en longueur. Enfin en k^ 5 un prêtre, porteur
d'une lettre d'Acacius, répandit le bruit que cet évéque
avait adhéré à l'inscription moyennant certaines
réserves, et l'agitation recommença. C'était, malgré
tous les subterfuges et toutes les réserves, une arme
puissante opposée au mauvais vouloir d'Atticus que
cette rétractation d'un de ses complices, engagé plus
que lui-même dans la persécution de Ghrysostome.
L'intrus de Gonstantinople reculerait-il devant un acte
auquel l'évêque de Bérée s'était soumis ? Le peuple de
Gonstantinople demandait l'inscription du nom de
Jean aux diptyques, bientôt il l'exigea, et une émeute
mit fin aux tergiversations de l'archevêque. Effrayé des
menaces et du bruit, Atticus courut au palais prendre
les ordres de l'empereur ou plutôt des conseillers de
l'empereur, car le prince régnant, le jeune Théodose,
successeur d'Arcadius, n'était âgé que de quatorze ans.
Le conseil jugea qu'une guerre civile et peut-être un
nouvel embrasement de la métropole impériale était une
chose bien grave en face d'un acte qui n'était, après
ET L'IMPÉRATHICE EUDOXIE. 519
tout, que la constatation d'un fait notoire, et l'arche-
vêque intrus fut laissé à sa responsabilité personnelle.
Pour Atticus, la décision affirmative était dure et
difficile à prendre, car enfin reconnaître le titre
d'évéque de Constantinople à Ghrysostome, mort le
14 septembre 407, c'était se le dénier à soi-même,
au moins jusqu'à cette date ; c'était se déclarer usur-
pateur et illégitime, car deux évéques n'avaient pu
canoniquement occuper le même siège : il fallait que
l'un s'efTaçât devant l'autre. Or Atticus était là depuis
dix ans; il avait remplacé* Arsace, successeur immédiat
de Ghrysostome ; infirmerait-il, par la reconnaissance
qu'on lui demandait, les actes d'une partie de son
épiscopat et tous ceux de son prédécesseur ? Il y avait
à réfléchir ; cependant le temps pressait, et le conseil
impérial ne voulait pas de troubles : Atticus céda. Plus
ambitieux que fanatique ou irréconciliable ennemi, il
avait fait une guerre acharnée à Ghrysostome vivant,
tant qu'il avait pu craindre son retour ; mais, aujour-
d'hui que la mort l'en avait délivré, qu'avait-il à re-
douter d'une ombre ? Rien ; il continuerait à siéger
sous la tiare, et sa condescendance lui attirerait sans
doute la soumission du parti adverse. Voilà ce que se
dit Atticus, et il inscrivit le nom de Ghrysostome sur
le catalogue des évéques métropolitains. Toutefois cette
concession, faite de mauvaise grâce, ne lui rallia point
tous les joannites, et, comme il était lui-même hon-
teux de son action, il crut devoir se justifier devant
les schismatiques fidèles à la haine, surtout devant le
patriarche d'Alexandrie, dont le cœur ne s'était point
amolli, et qu'il laissait seul dans la lutte en face des
520 JEAN CHRYSOSTOME
deux tiers de TOrient et du chef de l'Église romaine.
Sa justification fut exposée dans une lettre qu'il adressa
à ce patriarche, mais qui était au fond destinée à la
publicité, et que les historiens ecclésiastiques ont en-
registrée dans leurs livres*.
Le patriarcat d'Egypte avait alors passé des mains
passionnées de Théophile dans des mains plus injustes
et plus violentes encore. On eût dit que la haine, la
vengeance, Tesprit de discorde et de domination tyran-
nique, avaient fixé leur séjour dans la basilique
d'Alexandrie, comme autrefois le troupeau des Eumé-
nides dans le pronaon d'Apollon delphien , et qu'ils ne
s'y endormaient jamais. Le nouveau patriarche, installé
depuis trois ans à la suite d'une élection ensanglantée,
était neveu de l'ancien, et il avait apporté sur le même
siège, avec un savoir théologique égal, sinon supérieur,
des fureurs que ne connaissait point Théophile.
L'intrigue et la fourberie avaient été les armes ordi-
naires de l'oncle ; Cyrille, c'était le nom du neveu, ne
reculait pas devant le meurtre. Dès le commencement
de son épiscopat, il s'était signalé par deux attentais
énormes qui jetèrent l'épouvante dans toute l'Egypte.
Maître du bas peuple, qu'il s'attachait par des largesses,
et des monastères, qui lui fournissaient des légions
de satellites, il les avait lancés contre les Juifs, cette
population riche, intelligente, industrieuse, qui était
une des gloires d'Alexandrie. Forcée par une attaque
nocturne dans le quartier qu'elle occupait, dépouillée
1. Socr., VII, 25, 26. ~ Theoph., p. 72. ^ Niceph., ziv, 26, 27. —
Cf. Tillem., Mém, eccL, t. X, p. 656 et sqq.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 521
de ses biens et en partie exterminée, cette colonie flo-
rissante, qui remontait au temps d'Alexandre le Grand,
avait été obligée de s'enfuir d'une ville dont son
expulsion fut la ruine ^ Ce premier exploit de Cyrille
fut suivi d'un autre resté non moins célèbre, l'assas-
sinat d'Hypathie, belle et savante jeune flile que son
mérite extraordinaire avait élevé au professorat dans
l'école platonicienne d'Alexandrie, et qui occupait avec
gloire la chaire qu'avaient illustrée Clément et Ammo-
nius, Origène et Plotin*. Enlevée près d'une église
par un lecteur du clergé de Cyrille, elle avait été
coupée en morceaux sous le vestibule même, et les lam-
beaux de son corps traînés à travers les rues avaient
été brûlés en place publique. Les mains teintes du sang
d'une femme et de toute une population livrée au
carnage , Cyrille se mit en révolte contre l'autorité du
gouverneur, que ses moines essayèrent de tuer ; bra-
vant les lois, au-dessus desquelles il se croyait placé,
il faisait peser la terreur sur la ville et le joug le plus
oppressif sur les évoques de son patriarcat. Si l'Église,
pour des services rendus dans des discussions de
dogme, a cru devoir décerner à ce patriarche le titre
de saint, l'homme tout entier appartient à l'histoire,
et l'histoire a justement flétri son nom.
La lettre justificative d'Atticus ne pouvait tomber
plus mal qu'entre les mains de cet homme, qui ne
connaissait que les résolutions extrêmes, dussent-elles
être sanglantes. Elle était d'ailleurs humble, timide, et
1. Socr., VI, 13.
3. Socr., vu, 15.
5S2 JEAN CHRYSOSTOME.
cherchait une excuse pour son auteur dans son humi-
Hté même. Atticus essayait de justifier son action par la
crainte des yiolences du peuple de Gonstantinople et
par les désirs de l'empereur ; la faute au reste en de-
vait être imputée, en premier lieu, au patriarche d'An*
tioche, dont les paroles pleines de témérité et d'audace
étaient venues jeter le brandon de la guerre civile
jusqu'aux portes du palais impérial. En cédant à des
clameurs menaçantes dans l'intérêt de la paix, Atticus
avait suivi l'exemple de saint Paul, qui se faisait,
comme il le disait lui-même, « tout à tous » par un
esprit de conciliation et d'unité. Que si l'on mettait sa
conduite en regard des canons, on n'y trouverait rien
de contraire aux règles écrites ni aux traditions des
anciens. Les tables mystiques des églises ne conte-
naient pas seulement des évéques, mais des laïques et
jusqu'à des femmes \ et peu importait dans quelle
catégorie le nom de Jean avait été placé. D'ailleurs
u'avait-il pas été évêque? Atticus avait donc pu l'in-
scrire pour le temps où il avait été évêque légitime et
non pour les temps où il ne Tétait plus, et, sous cette
réserve, Tinscription ne contrevenait en rien aux
jugements rendus contre lui par deux conciles. L'im-
mixtion de son nom aux autres noms des diptyques
souillait-elle ces tables vénérables ? Nullement. Per-
sonne n'avait blâmé David d'avoir donné un superbe
tombeau à Saûl , ce roi rejeté de Dieu, et dans les
temps actuels la présence de Tarien Ëudoxe, enterré
1. Mentio namque ejus fit cum defunctis non solum episcopis, sed
et presbyteris, diacoois et laicis ipsis inulieribusqne. Niceph., xiv, 36.
ET L'IMPÉRATRIGB ËUDOX[E. 5t3
SOUS le même autel que les apôtres saint André, saint
Luc et saint Timothée, ne diminuait en rien la véné-
ration Ji laquelle ces saints avaient droit ^ La paix
était un si grand bien , elle était si vivement recom-
mandée par le Seigneur, que lui, Atticus, n'avait point
à s'excuser d'en vouloir le rétablissement autant qu'il
dépendait de lui, qu*il exhortait au contraire son col-
lègue, le patriarche d'Alexandrie, à suivre sa conduite,
pour que la chrétienté pût enfin reposer dans la con-
corde fraternelle et l'apaisement des partis.
Cette dernière exhortation dut mettre hors de lui,
plus que tout le reste, l'homme sans frein à qui elle
s'adressait. Cyrille avait été nourri par son oncle dans
l'horreur du nom de Ghrysostome; il avait assisté, à
côté de lui , aux débats du concile du Chêne, n'étant
encore que simple prêtre , et il en avait rapporté le
désir d'ajouter, quand besoin serait, une nouvelle
pierre à la lapidation du martyr. Ce martyr était mort
dans la tempête excitée par Théophile, mais sa mé-
moire vivait encore , et Cyrille pouvait y trouver ma-
tière à une vengeance, car il n'épargnait pas plus les
morts que les vivants. Il répondit à Thumble justifica-
tion d'Atticus par une lettre pleine d'orgueil et d'ironie,
lettre que nous avons encore et que l'on peut considé-
rer comme un modèle de noire malice et d'habileté.
« Les informations reçues de Votre Piété, lui disait-
il en commençant, m'apprennent que vous avez in-
scrit le nom de Jean sur les tables mystiques de votre
église, et j'ai su, par des personnes venues de Con-
1. Arii impietatis sectator Eudoxius sub eadem sacriflcii ara positas.
•NicQph., ziv, 26,
S1I4 JEAN CHRYSOSTOME
stantinople, que rinscription n'avaUpas été portée dans
le catalogue des laïques, mais sur la liste des évèques.
ExaminaDt alors en moi-même si ceux qui agissent de
la sorte suivent le sentiment des Pères de Nicée, je me
suis placé en face de cette assemblée si grave et si
sainte, et j'ai reconnu que le sacré collège de ces Pères
détourne les yeux pour improuver une telle action, et
me défend à moi-môme d'y acquiescer. Gomment en
effet un homme déposé du sacerdoce peut-il être mis
au rang des prêtres de Dieu et avoir quelque part à
leur sort vénérable, à moins que le mot de sacerdoce
ne soit qu'une parole dérisoire et une fiction? Que si
au contraire ce mot désigne une grande et auguste
qualité qui sépare les prêtres d'avec le peuple et établit
entre eux comme un mur et une barrière , il ne faut
point confondre des choses qui ne peuvent point être .
confondues; il faut au contraire les tenir chacune dans
son rang particulier, avec Thonneur qui lui convient, ne
point mettre un laïque au rang des évêques, ou ne
point compter parmi les véritables prélats un homme
qui n'a pas ou n'a plus cette qualité. Honorez donc, je
vous en prie, les sentiments des. illustres Pères, nos
prédécesseurs, et consultez aussi Topinion de ceux qui
sont en ce monde; agir comme vous le faites, n'est-ce
pas les remplir de la plus profonde des afflictions?
Épargnez également cette affliction à nous-mêmes,
et faites cesser l'occasion d'un deuil public et mérité.
(( Il est vrai que c'est une bonne action, et digne
d'un homme sage, d'avoir une conduite accommodante,
selon la diversité des temps , pourvu qu'elle soit non-
seulement sans danger, mais avantageuse au troupeau
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIK. 525
de Jésus-Christ. C'est dans cet esprit que saint Paul se
disait tout à tous, hasardant quelques dommages légers
pour un gain considérable; mais dans la circonstance
présente quel est le gain que tous espérez^?
<c Votre Piété est montée sur le siège de Constantin
nople depuis déjà si longtemps , qu'il n'est plus per-
sonne dans cette ville qui éprouve de la répugnance à
se trouver avec elle dans les assemblées ecclésiastiques^
et si quelques-uns, au commencement, s'étaient séparés
de vous par esprit de contention, ils se sont ralliés
depuis par la grâce du Seigneur. Existe-t-il encore
quelque magistrat qui n'écoute point la voix de Votre
Piété, ou qui reste séparé du corps des ûdèles à cause
de vous? Il n*y en a pas un, et je prie Dieu que cela
n'arrive jamais. Quelles sont donc les personnes dont
vous avez le dessein de procurer le salut en les faisant
rentrer dans l'Église, lorsqu'au contraire vous excluez
de son enceinte toute F Egypte, la Thébaïde, la Libye,
la Pentapole, et tant d'autres provinces qui réprouvent
l'œuvre que vous prétendez bonne? Vous sacrifiez ceux
que la grâce du Sauveur maintient fermes dans le
devoir au profit incertain de quelques esprits inquiets,
et, dans l'intention de plaire à une poignée de sédi-
tieux qui hasardent leur salut pour la malice d'un seuil
homme , vous rompez avec des provinces fidèlement
attachées aux décisions de l'Église*. Quel parti
1. Sic beatus Paulus omnibus factus est omnia, non ut exiguum
quîddam lucrifacerct, partem autem quamdam damno afficeret, sed ut
omnes lucrarentur. Nicepb., xiv, 27.
S. Esto ut pauci admodum sint adhuc ïeditiosi qui se pro illius
malignitate periculo expoQunt... Id., ibid.
5S6 JEAN GHRYSOSTOME
croyez-voas qui soit plus agréable à Dieu, ou celui qai
parle en faveur de Jean après toutes les choses dont
Jean est coupable, ou celui qui a été d'avis de le punir
quand il ne mettait nulle conscience à troubler et
affliger tout le monde 7 Faites donc cesser ce qui nous
divise, remettez votre épée dans le fourreau et com-
mandez qu'on ôte le nom de Jean de la liste des
évoques; car, si peu d'estime que Ton semble îaàre de
ce titre d'évêque , n'ayons pas du moins le regret de
placer un traître dans la compagnie des apôtres. Si
l'on y écrivait le nom de Judas, que deviendrait saint
Mathias, et où serait sa place dans le collège apostolique?
Et qui donc voudrait effacer le nom de saint Mathias
pour écrire le nom de Judas ^? N'agissez pas autrement,
je vous en conjure, envers l'illustre Arsace; conservez-
lui le rang de dignité qui lui convient, récitez son nom
immédiatement après celui de Nectaire, dont la mémoire
est si célèbre dans tout le monde, et, quelque chose que
vous consentiez à faire par contrainte, ne flétrissez pas
du moins le souvenir du bienheureux Arsace.
<c Vous me direz peut-être qu'en vous conduisant
ainsi vous plairez à quelques-uns. Permettez-moi de
vous parler avec liberté. Je souhaiterais de grand cœur
que tous les hommes fussent sauvés ; mais si quelqu'un
se sépare par l'opiniâtreté de son esprit indocile, et s'il
s'oppose aux lois de l'Église, quelle perte y aurait-il quand
cet homme périrait*? Notre devoir est de dire avec saint
1. Jade nomioe io eoram numerum relato, qao deinde loco Mat*
thias nobis ponetur? Niceph., xiv, 27.
2. Si qois vero imperîtia sua ab Ecclesia recedit, et iUius constitu-
tionibos refragatur, que ejusmodî homiois est Jactura? Id., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 527
Paul, à ceux qui se révoltent contre nous: « Jfous vous
(( conjurons par Jésus-Christ de vous réconcilier avec
(( Dieu; )) puis, quand nous les trouvons persistants dans
leur désobéissance, nous les remettons aux mains du
suprême juge, « Nous avons pris soin de la guérison de
« Babylone, s^écriait Jérémie, mais elle n'a point voulu
tf se guérir; abandonnons-la donc, puisque son jugement
(( est monté jusqu'au ciel. »
(( Le bienheureux Alexandre , qui était un homme
extraordinairemènt hardi en paroles et avait surpris quel-
ques-uns de nos très-religieux frères les évéques d'Orient
par l'adresse de ses discours, est venu porter cette mala-
die dans votre troupeau; gardez qu'elle ne se propage,
qu'elle ne consume, qu'elle ne corrompe toutes les
âmes ; vous êtes obligé plutôt d'en purger l'Église et de
l'enlever comme une taie qui couvre les yeux et dérobe
la vraie lumière. J'apprends même que le pieux évoque
de Bérée, Acacius, dont la vieillesse est si heureuse,
proteste, que l'évéque actuel d'Antioche proteste aussi
qu'ils n'ont récité le nom de Jean dans les divins mys^
tères que contraints parla violence, et qu'ils n'attendent
que notre résistance pour se tirer de ce piège. Je vous
parle ici librement et dans Tamertume de mon cœur.
Appelés à guérir les plaies des autres, ce n'est pas
à nous de les envenimer par de nouvelles bles-
sures...
« Non, ne souffrez point que Jéchonias, après avoir
été retranché de la liste des prophètes, y soit replacé
avec David et Samuel, et, s'il s'est trouvé des personnes
assez audacieuses pour déposer le corps d'Ëudoxe à
côté des apôtres, ne recevons pas comme un exemple
.*
598 JEAN CHRYSOSTOME
sacré ce qui est profane et sacrîîége*. Ce n'est pas que
nous insultions un mort, ni que nous ayons dessein de
Dous réjouir des maux des autres : telle n'est pas la
conduite d'un chrétien; mais nous avons plus d'égards
à l'intérêt de PÉglise, qui veut que les sacrés canons
soient inviolables, qu'à un sentiment de compassion
pour un homme. Entre ces deux partis, ii faut opter.
Donnez-nous la consolation de pouvoir entretenir une
communion toute pure et toute sainte avec Votre Piété,
et ne témoignez pas faire plus d'état d'un homme mort
que de la charité envers les vivants '. »
Telle était en résumé la lettre de Cyrille, captieuse,
incisive, et qui présentait comme définitives et entou<
rées d'une sanction unanime des décisions de conciles
dont il y avait appel. C'était une attaque non-seulement
contre lesdeux patriarches orientaux qui avaient faitleur
soumission, mais aussi contre le pape Innocent, qui
l'avait demandée. Le patriarche d'Alexandrie, en
l'écrivant, n'avait aucun espoir de ramener Atiicus,
dont ii connaissait l'ambition, non plus que les deux
empereurs ; il se posait en chef de parti, gardien des
lois ecclésiastiques, en face de l'Église romaine, dont
il dédaignait la communion. C'était un manifeste de
guerre, et d'une guerre encore redoutable malgré ce
1. Ne igitur Jechonias rejectus cum Davide et Samaele propbetis
censeatar, neque si quibusdam inique placitum est ut Eudoxii reli-
quias eo quo scripsistis reponereat loco, propterea nos quoque pro-
fanum ut sacrum in alium referamus. Niceph., xiv, 27.
2. niud dato ut pure nos... cum pietate tua communicare
possimus atque tu unius ejusque defnncti amorem post eorum
qui adhuc vivunt dilectionem ac potius post Ecclesie sanctionet
habeas. Ibid.
BT L'IMPÉRATRICE EUDOXIË. 529
que Cyrille appelait ladéserlion d'unepartiede TOrient,
car il avait derrière lui tous les évéques de FÉgypte,
de la Cyrénaïque, de la Peutapole, tremblants sous sa
domination, sans compter TAfrique carthaginoise, qui,
retenue par ses liens d'antique fraternité avec TÉgypte,
semblait faire partie de son cortège. Un tiers du monde
chrétien obéissant ainsi aux passions de cet homme
hardi, téméraire, capable de tout pour régner, et en
lutte directe avec le chef de l'Église romaine, le danger
de schisme était plus grand peut-être à cause de Chryso-
stome mort qu'il ne l'avait été pour Chrysostome vivant.
Toutefois Innocent ne faiblit point. Comme un dé-
menti éclatant au manifeste de Cyrille, il proclama son
union avec les Églises d'Orient rentrées dans i'orlho-
doxie, et avec Atticus tout le premier, comptant sur
l'action de Dieu, qui, dans les orages de ce monde,
ne demande aux hommes que l'amour persévérant du
bien et le courage.
Cette nouvelle guerre dura pendanttoute la vie d'In-
nocent. Sous les successeurs de ce glorieux pape,
Cyrille, que d'autres disputes et d'autres haines occupè-
rent bientôt en Orient, eut besoin de l'appui de l'Église
romaine, et comme, pour obtenir son appui, il fallait
qu'il rentrât d'abord dans sa communion, il consulta ou
feignit de consulter quelques évéques égyptiens fatigués
du schisme, et inscrivit le nt)m abhorré de Chrysostome
sur les diptyques d'Alexandrie. Malgré la paix prononcée
à l'autel, les rancunes ne quittèrent point son cœur;
mais enfin il obtint contre d'autres ennemis l'alliance
qu'il convoitait. Dix ans après, il figurait avec le titre
de légat du pape dans les querelles du nestorianisme.
3»
530 JEAN CHRYSOSTOME
Tout n'était pas fini, mais déjà Innocent pouvait
être proclamé à bon droit le paciQcateur de la chré-
tienté. On ne contemple point sans respect et sans
admiration dans l'histoire cet homme simple et grand,
ce prêtre des montagnes d' Albe qui montrait au monde,
sous le vêtement du pontife chrétien, l'âme calme et
froide des vieux Romains. Un poète latin avait célébré
jadis en de beaux vers « Thomme juste, inébranlable
dans ses desseins, et résistant aux assauts de l'univers
entier avec une impassibilité qui ne tenait point delà
terre. )>, L'idéal du poète païen semblait s'être réalisé
dans la personne d'un pape chrétien, défenseurde lajus-
tice,etquerien n'avaitpu faire sortir «de la forte assiette
de son âme, non... mente quatit solida. » S'il n'assista
pas au dénoûment de son œuvre, Innocent put prévoir,
avant de mourir, que son inflexible volonté avait fini
par dompter les faits, et que l'Église marcherait sûre-
ment dans la voie qu'il avait tracée par la pensée.
Cependant la mort déblayait, d'année en année, le
terrain sur lequel tant de passions s'étaient agitées
depuis un tiers de siècle autour de la personne ou du
nom de Ghi7sostome. Frappé à son tour en 425, Atticus
laissa le siège métropolitain de Gonstantinople à des
successeurs qui n'avaient point trempé dans la persé-
cution, et les dissidents joannites rentrèrent successi-
vement dans la communion des archevêques. En même
temps que l'unité se reformait, la vénération enthou-
siaste pour l'exilé de Gueuse renaissait dans son église,
et l'on ne craignait plus de prêcher ouvertement sur sa
gloire et sur son martyre, en face même des persécu-
teurs. Enfin le sort des élections amena sur le trône
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 534
épiscopal en k^k uq homme qui, dans son enfance,
avait été lecteur et scribe de Chrysostome, et même,
dit un historien, a serviteur attaché à sa personne. »
Proclus, c'était son nom, conservait pieusement la
mémoire de son ancien maître, et ne négligeait aucune
occasion de la rappeler au peuple. Un jour donc de
Tannée /»37, comme il faisait son panégyrique à l'oc-
casion de sa fête, les assistants l'interrompirent par des
acclamations. « Nous demandons, s'écriërent-ils, qu'on
nous rende notre évéque Jean, nous voulons le
corps de notre père ! » Proclus se bâta de faire con-
naître à l'empereur ce vœu populaire, dans la satisfac-
tion duquel il entrevoyait un retour complet de la
paix.
Théodose II, qui occupait toujours le trône des
césars d'Orient et gouvernait alors par lui-même,
acquiesça sans hésitation au désir du peuple et de
l'archevêque. Élevé dans son jeune Age par les soins
de sa sœur aînée Pulchérie, qui n^avait jamais partagé,
au plus fort des discordes religieuses, les sentiments
de leur commune mère, il avait de bonne heure
admiré et plaint en secret le grand orateur persécuté
qu'il appelait « le docteur de l'univers et le patriarche
à la bouche d'or. » Des ordres furent aussitôt donnés
pour que le corps de l'exilé fût ramené à Gonstanti-
nople et déposé dans l'église des Apôtres. Chrysostome
quitta donc la chapelle de Saint-Basilisque, où il
reposait depuis trente ans, et la châsse qui contenait
ses restes fut transférée de ville en ville jusqu'à Chal-
cédoine, au milieu d'un concours immense de peuple,
de prêtres et de moines qui se renouvelaient inces-
532 JEAN CHRYSOSTOME
samment. A Ghalcëdoine, la trirème impériale, magni-
fiquement ornée, l'attendait, car l'empereur n'avait
pas voulu qu'un autre navire reçût le sacré dépôt.
Toute la ville était là : son empereur, son sénat, ses pre-
miers magistrats, ses grands officiers, et la mer était
couverte d'une telle multitude de navires et de barques
remplis de monde et éclairés de torches, car c'était le
soir, « que, depuis l'embouchure du Pont-Euxin jusqu'à
la Propôntide, on l'eût prise pour un continent * ; »
c'est ainsi que s'expriment les historiens.
Le convoi, à son passage par la ville, ne reçut pas
moins d'honneurs et de pompe. Une place avait été
disposée pour le cercueil dans cette église des Saints-
Apôtres, fondée par Constantin pour être le lieu de
sépulture des empereurs chrétiens et des évoques de
Gonstantinople. Arcadius et Eudoxie y avaient été
entendes près du chef de leur race. Au moment où le
cercueil de Ghrysostome fut déposé sur la pierre.
Théodose se dépouilla de son manteau de pourpre
pour l'en couvrir; puis, les yeux et le front baissés
vers ces restes infortunés, il leur demanda pardon
pour son père et pour sa mère, priant le saint évéque
d'oublier le mal qu'ils lui avaient fait par ignorance '.
1. Transiit et imperator et senatus imperatorius : traasiit et jam
patriarcha et judices magistratusque omoes, deîDde generis et œtatis
homines omnis, fretum ardeotibus funalibus tegentes... Niceph. Cal.,
XIV, 43. — Mari pr» naTigioram multitudine contineatis instar
eifecto. Thcodoret, v, 36.
2. Imperator... sacro tumulo chlamyde tecto et fronte atque
oculis unisB impositis, communem supplex precationem pro parentibus
fecit. Nicepb., xiv, 43. — Oculos et frontem loculo admoyens, pro
parentibas sappUcavit... Socr., vi, 36.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 533
Avant de sceller le corps dans le caveau, Proclus voulut
le présenter au peuple du haut de Testrade où sié-
geaient les archevêques, et le peuple, par une accla:
mation formidable qui ébranla les voûtés de la basi-
lique, s'écria d'une commune voix: « 0 père, reprends
ton trône M » Tel fut le dernier triomphe de Jean
Ghrysostome; puis il alla prendre sa place non loin
d'Arcadius et d'Eudoxie, et persécuteurs et persécuté
dormirent ensemble, sous le pardon de la mort. Sa
réhabilitation, bien avancée sans doute, n'était pourtant
pas encore complète : l'Église le proclama bienheureux
et martyr sans effusion de sang *.
Qu'était devenue cependant au milieu de tant de
péripéties diverses la noble et sainte femme dont
l'âme était attachée à celle de Ghrysostome par un
lien inattaquable à la mort même? L'histoire ni
rÉglise n'ont point voulu les désunir et lui ont
accordé un place à côté de celui qui avait été pour elle
un guide, un père, presque une image dé Dieu. Les
contemporains ne nous disent pas de quelles ainères
douleurs les dernières persécutions de cet ami affli-
gèrent Olympias; mais il semble qu'elle trouva, dans
le coup suprême qui terminait ses maux, une magna-
nime consolation. Il ne souffrait plus; bien loin de
là, il avait reçu la récompense du combat, la cou-
ronné des martyrs, et veillait sur elle du sein de Dieu:
1. Atque iibi sacer Proclus viram 6&hctum in eumdem Buum thro-
nam collocavit, plebs circumfusa ore udo exclarnavit : Recipe, inquiens,
thronum tunm , o pater. Niceph., xiv, 43.
2. Qiiamvis sine sanguine martyr. Id., ibid.
534 JEAN CHRYSOSTOMB
c*était là le sentiment qui parut la dominer dans le
reste de sa vie.
Gomme son père ?énëré, elle était allée d'abord
d'exil en exil, à Gyzique et à Nicomédie, où elle finit
par se fixer ^ Elle avait laissé dans Gonstautinople,
ainsi qu'on l'a vu, une maison de vierges qui aurait pu
lui servir de retraite, car après la mort de Ghrysostome
son exil pouvait être aisément levé; mais la ville impé-
riale lui était devenue odieuse. Le séjour de cette terre
d'Asie, théâtre des dernières souffrances de Tarche-
véque, ne lui était guère moins cruel ; elle s'arrangea
de manière à mourir vivante dans son lieu de bannis-
sement, où pourtant les afflictions, les tribulations ,
les tempêtes continuèrent à l'assaillir. Elle recevait tout
avec calme et indifférence, comme si elle n'eût plus
appartenu au monde. Les amis de Ghrysostome la
visitaient avec respect, la traitant déjà comme une
sainte. Un d'eux, Palladius, qui la vit à cette époque,
nous a laissé un touchant tableau de sa personne.
G*était toujours la même simplicité dans sa mise, les
mêmes austérités sur son corps, les mêmes pratiques
charitables dans les limites d'une fortune réduite pres-
que à la pauvreté. Dans sa maison comme à l'église,
c'étaient toujours des prières et toujours des larmes.
Tandis que les amis de Ghrysostome l'entouraient de
leur vénération, ses ennemis la déchiraient. Théophile
eut bien l'affreux courage d'insérer, dans le libelle dont
i. Constantinopolim etiam reliquît, et Cyzicum ut ibi degeret ae
contulit, Deinde vero ex eo loco ad exilium in Nicomediam Bithjno-
ram est damnata. Niceph., xiii, ii4.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 535
nous avons parlé, une diffamation contre la femme
généreuse dont lui-même mendiait les libéralités au
temps de son opulence. Il omit pourtant de mention-
ner, dans cette satire, une petite histoire qu'un con-
temporain nous a révélée. Pailadius rapporte qu*un
jour que cet homme cupide et enrichi du produit de
tant d'exactions et de vols sollicitait de la diaconesse
une forte somme d'argent, pour les pauvres d'Egypte,
disait-il, et que celle-ci hésitait, il se mit à genoux
pour arracher, par l'excès de son humilité, ce que
Ton semblait refuser à sa simple prière. Olympias à
cette vue resta stupéfaite, et, s'agenouilla nt elle-même,
elle s'écria : « Levez-vous, mon père ; je ne resterai
pas debout quand un évéque est à mes pieds. » Théo-
phile se releva plein de confusion ; mais elle ne lui fit
que de minces présens, trouvant qu'il était assez riche
pour subvenir à ses propres aumônes. Si le patriarche
d'Alexandrie avait oublié le fait, les amis d'Olympias
se le rappelaient, et en le divulguant ils firent à cet
homme la seule réponse que méritât son infamie.
Elle s'éteignit enfin, au sein de cette existence ca-
chée, pour aller recevoir ailleurs, ajoute son biographe,
« la couronne de patience. » Voilà tout ce que nous
dit l'histoire ; mais la légende a complété ce qui man-
quait au récit de sa mort. Elle raconte qu'au moment où
l'évéque de Nicomédie l'assistait dans ce dernier com-
bat de la vie, elle le pria de ne point s'occuper de ses
funérailles, attendu qu'elle savait, pai* une révélation
du ciel, où reposeraient ses restes exilés. « Faites placer,
lui dit-elle, ma dépouille mortelle dans un cercueil qui
sera jeté ensuite à la mer ; Dieu pourvoira à ce que je
536 JEAN CHRYSOSTOME
ne demeure pas sans sépulture. » Une autre version
raconte que la sainte elle-même, dans une apparition,
donna cet avertissement à Tévéque au moment où elle
venait d'expirer ^. Quoi qu'il en soit, la légende ajoute
que, révéque obéissant avec docilité à cet ordre d'en
haut, le cercueil qui contenait Oly mpias fut lancé à la
mer; mais les vagues semblèrent s'assouplir sous le
précieux fardeau, qui fut porté de rivage en rivage jus-
qu'au Bosphore. Là, un courant Téloigna de Gonstan-
tinople, comme si la même aversion qui animait la dia-
conesse pendant sa vie eût survécu dans son cadavre.
Le cercueil, soulevé par les eaux, aborda en un lieu
appelé les Brocluhes*^ qui était une pointe de FAsie Mi-
neure dans le Bosphore, assez près de Gonstantînople,
mais à Topposite. Les habitants du lieu, informés par
un songe, accoururent au-devant, et, l'ayant retiré des
flots, le déposèrent près de l'autel, dans une église de
Saint-Thomas construite en cet endroit. La sainte y
resta de longues années, opérant, dit-on, beaucoup de
miracles^, jusqu'à ce qu'en 618 un patriarche de Gon-
stantînople, nommé Sergius, fit prendre son corps le
1. Prias quam sepulturœ mandaretur, Nicomediensi episcopo in
somnis precepit at venerandas reliquias arculse impositas alto mari
committeret, et quocamque locorum illa cursum teneret ibi corpus
ejus sepeliretur. Niceph., xiii, 24.
2. Arca ad marîtimum locum delata est ubi apostoli Thomœ delu^
brum positutn est : ab incolis locus is Brocbthi dictus. Id., loc. cit.
3. Ibi di?ina visione admoniti qui regioaeoi illam incolunt exie-
raot, et sacras illius reliquias ad sanctiorem sacrificii aram reposue-
runt, quas innumerabilium morborum cura, demonumque expulsione
aliisque prodigiis quœ supra homiaum opiniouem ibi sunt exbibita,
Deus digoatus est. Id., ibid.
ET L'IMPÉRATRICE EUDOXIE. 537
samedi saint, 18 d'avril de cette année, et le fit ense-
velir dans le couvent fondé par elle deux siècles et
demi auparavant ^ Le schisme avait alors cessé depuis
longtemps; la mémoire de Chrysostome était réhabi-
litée, son nom rétabli sur les diptyques et sanctifié :
Olympias pouvait reposer en paix.
Cette légende, ainsi que la plupart des autres, con-
tient, sous des faits imaginaires, l'impression du sen-
timent public sur l'amie de Chrysostome et sur leur
sainte et indissoluble affection. L'Église elle-même le
paitagea. Leur correspondance ou du moins les lettres
de l'ami furent pieusement conservées parmi les mo-
numens ecclésiastiques de l'Orient, comme un double
modèle d'édification et d'éloquence épistolaire. Le dé-
vouement de l'amie à la cause de son père vénéré eut
également sa récompense : le nom d'Olympias fut in-
scrit sa catalogue des saintes, comme celui d'un con-
fesseur de la foi orthodoxe, et aussi comme l'exemple
de la perfection chrétienne dans les rangs les plus
élevés du monde.
1. Sergius... sacra ejus ossa collecta monasterio ilHus intulit,
quod ipsa loco mcdlo iuter duo Sapientias et Pacis templa excitavit.
Nicepb., XIII, 2i.
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE I.
Préliniiuaires de la lutte entre Chrysostome et Timpéi-atrice Ëudoxie.
— Caractère de Tarchevèque. — Conniption de la cour impériale. —
Prédication de Chrysostome contre la toilette des femmes. — Blarsa,
Castricia, Eugraphia cabalent pour le perdre. — Vices du clergé de
Constantinople. — Chrysostome entreprend de le réformer. — Il prend
la cause des pauvres contre les riches ; son langage rappelle celui
des tribuns de Tancienne Rome. — Son entourage dans son église :
Sérapion, Tigrius. — Ses diaconesses : Salrina, Ampructé, Pentadia
et Olympias. — 398-401. Page 1.
LIVRE H.
La simonie corrompt les Églises d*Asie. — Procès de Teiarque d'Épbèse
porté devant Chrysostome. — Le clergé d'Éphèse rappelle pour la
nomination d'un nouvel évèque. — Son voyage en Asie, ses sévé-
rités ; il casse et réélit les évoques de treize sièges. — Complots
contre lui à Constantinople pendant son absence. — Eudoxie veut
le remplacer par Sévérien de Cabales. — Retour de Chrysostome. —
Il chasse Sévérien que Timpôratrice rappelle. — ^ Elle les force à se
réconcilier.— 401-403. Page 63.
LIVRE IIL
Les Longs-Frères. — Ils sont chassés des couvents de Nitrie par le
patriarche Théophile et se réfugient à Constantinople* — Chry-
sostome les protège. — Colère de Théophile contre lui. — Épiphane
TABLE D£S MATIÈRES. 539
à Constaatiiiople. — Guerre qu'il fait à Ghrysostome qu*il accusu
d*origénisme. — Il se réconcilie avec les Longs-Fi'ères. — Sa mort. —
Discours de Chi'ysostome contre Timpératrice. — Fureur de la cour.
— 401-403. Page 102.
LIVRE IV.
Arrivée de Théophile à Gonstantinople. — Son entrée triomphale. —
Population égyptienne dans cette ville. — Théophile refuse de voir
Tarchevôque. — Concile du Ghône où Ghrysostome est accusé; il
refuse de comparaître. — Il est condamné par contumace à la dépo-
sition. — L'empereur l'exile. — Tremblement de terre à Gonstanti-
nople. L'impératrice effrayée envoie chercher Ghrysostome en Bitby-
nie. — Sa rentrée à Gonstantinople. — Il se réconcilie avec l'impé-
ratrice. — 403. Page 168.
LIVRE V.
Eudoxic fait placer sa statue près de l'église de Sainte-Sophie. —
Irritation de Ghrysostome; il prêche contre l'impératrice. — Un
nouveau concile est convoqué conti'e lui à Gonstantinople. — On lui
refuse le droit de se défendre, en vertu du quatrième canon d'An-
tioche. — Ghrysostome attaque ce concile et ce canon comme ariens.
— Division dans le concile ; l'empereur se fait rendre compte de
la question. — Discours éloquent de Ghrysostome contre ceux
qui désertent son église. Il est emprisonné dans son évêché et s'é-
chappe. — Scène violente au baptistère des catéchumènes le samedi
saint. — Les catéchumènes se réfugient aux thermes de Gonstance.
— Appel de Ghrysostome au pape Innocent. — Des assassins atten-
tent à la vie de Ghrysostome. — L'empereur envoie l'archevêque en
exil. — Scène d'adieux dans la basilique de Sainte-Sophie. —
Conflit sanglant dans l'église. — Sainte-Sophie et la Curie du sénat
sont réduites en cendres. — 403-404. Page 226.
LIVRE VL
Procès criminel sur l'incendie. — Évoques et clercs arrêtés. — Sup-
plices de Tigrius et de Sérapion. — Accusation d'OIympias, de
Peutadia, d'Ampructé, de Nicarète. ^ Ghrysostome conduit en exil;
il fait halte à Nicée, il repart pour Gueuse. — Il court des da nger
540 TABLE DES MATIÈRES.
8ur le territoire d*Aacyro. — L'évêque de Gésarée anime 'es moines
contre lui. — Apparition des Isaures autour de Gésarée. — Une
émeute de moines force Ghrysostome à partir; sa fuite nocturne ; il
est renversé de sa litière. — Événements de Gonstantinople. —
Arsace succède à Ghrysostome. — Mort de l'impératrice Eudoxic.
Triumvirat des patriarches de Gonstantinople, d'Alexandrie et d*An-
tioche, formé contre Ghrysostome. — Désolation des Églises de
Syrie. — Les catholiques orientaux ont recours à l'érêque de Rome.
— 404. Page 303.
LIVRE VII.
Établissement de Ghrysostome à Gueuse. — Apreté de l'hiver, souf-
frances de l'exilé. — Ses lettres de consolations à Olympias. — De
la maladie de la tristesse d'après les livres juifs et chrétiens. — n
entreprend d*en guérir Olympias. — Des amitiés spirituelles dans le
christianisme, exemples tirés de saint Paul. — Ghrysostome reprend
depuis Gueuse la propagande chrétienne en Phéuide. — Les Goths
catholiques lui demandent un évêque. — Il veut convertir la Perse ;
état du christianisme dans ce royaume ; Biaruthas refuse de se joindre
à lui. - 404-405. Page ^7.
LIVRE Vin.
Ravages des Isaures autour do Gueuse ; Ghr}'sostome se réfugie dans
la citadelle d'Arabissus. Il y tombe gravement malade. — Sa lettre
au pape Innocent. — Efforts d'Honorius près de son frère pour la
réunion d'un nouveau concile. — Les évèques députés par l'Occident
à Gonstantinople sont arrêtés en mer et incarcérés. — La persécution
redouble contre les joannites. — Ghrysostome est transféré au châ-
teau d'Arabissus. — Sa dernière lettre à Olympias. — Il est relégué
à Pithyonte. — Odieuse brutalité de ses gardiens. — Il arrive à
Gomanes et meurt. — Mort de l'empereur Arcadius. — Alexandre
veut l'établir le nom de Ghrysostome sur les diptyques. — Atticus
finit par y consentir ; il se justifie près de Gyrille, nouveau patriarche
d'Alexandrie. — Réponse de Gyrille. — Translation des restes de
Ghrysostome à Gonstantinople sous Théodose II. — Dernières années
d'Olympias; sa mort. — 405-412. Page 456.
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