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Full text of "St. Jean Chrysostome et l'Impératrice Eudoxie : la société chrétienne en Orient"

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RÉCITS    DE    L-HlS'ï''^"*E    Romaihe 


S^  JEAN  CHUYSOSTOM 

ET 

L'IMPÉRATEICE  EUDOXIE 


LA    SOGI 


ETJâ      GIIR.ÉTIENNK    EN~OP 


AMÉDÉE     THIERRY 


PARIS 

LIBRliniE    ACADÉMIQUE 

DIDIER     ET    C-,   LIBRMRES-ÉDITEURS 

QUAI      DES      AUOUSTIllB,      33 


-ië=^ 


S"  JEAN   CHRYSOSTOME 


ET 


L'IMPÉRATRICE    EDDOXIE 


RÉCITS   DE    L'HISTOIRE    ROMAINE 

AU     V'    SIÈCLE 


'        / 


PAR   M.    AMfcDEE    THIKRUY 


Hc  série  :  Dkknirrs    tkmps    dk    i.'rmpikk    d'Occidknt.    4*    édition 
1  vol.  in-8».  7  fr.  £0. 

fi«  série  :  Trois   Ministrbb   dks    km. s    I)R    Throhorr.    1    vol.  in-H» 
7  fr.  50. 

3«  .série   :  Saint  Jkromr.  La  .Société  chrétienne  à  Rome.  2  vol.  in-8*.  15  Tr. 

4«  série  :   Saint  Jeat<  Chrysostoub  bt   i.'impA ratricb  Buuoxik. 
I.a  Société  rhrén'enno  en  Orient.   1  fort  vol.  in-8«.  8  fr. 


l'A  K1l(i. 


-     J.     CI.AYB,    1\|1'H1MRUK,     7.     HVV.    fi  A  1  N  T-U  KTf  O  n.     —     |  U»6 1  | 


RI^CITS   DE    L'HISTOIRE    ROMAINE 

AU    V*  «tlËCLI! 


S'  JEAN  CHRYSOSTOME 

L'IMPERATRICE  EUDOXIE 


[.A     SOUiftTÉ    GHRBTIENNK    EN    ORIENT 


AiMEDEE   THIERRY 


PARIS 

LIBRAIRIE    ACADÉMIQUE 

niDlEB   ET   C",    LIBBAIRES-ÉDITEURS 


I87S 


kOAN  STACK 


CsTs 


PRÉFACE. 


La  vie  publique  de  Jean  Chrysostome,  archevêque 
de  Constantinople,  et  le  prince  des  orateurs  de  l'Église 
d'Orient,  se  compose  de  deux  grands  événements 
liés  de  la  façon  la  plus  étroite  à  l'histoire  du  v"  siècle  : 
d'abord  cette  querelle  avec  l'eunuque  Eutrope,  à 
propos  de  l'immunité  des  asiles  «  qui  contribua  puis- 
samment à  la  chute  du  ministre  d' Arcadius  ;  puis  sa 
lutte  contre  l'impératrice  Eudoxie,  qui  attira  sur 
sa  tête  des  persécutions  sans  nombre ,  et  enfin  l'exil 
et  la  mort. 

Le  premier  de  ces  événements  a  pris  place  dans 

un  de  nos  précédents  récits,  celui  qui  concerne  les 

trois  ministres  des  (ils  de  Théodose,  Bufin,  Eutrope 

et  Stilicon,  ces  hommes  si  funestes  à  leurs  maîtres, 

et  plus  encore  au  monde  romain.  Le  deuxième  fera 

la  matière  des  récits  qui  vont  suivre. 

a 


658 


Il  PRÉFACE. 

La  lutte  entre  Chrysostome  et  la  femme  d'Arca- 
dius  fait  partie  de  Thistoire  générale,  parce  que  l'uni- 
vers romain  y  fut  tout  entier  mêlé,  l'Occident  comme 
rOrient,  la  vieille  Rome  comme  la  nouvelle,  le  pape 
comme  les  empereurs,  les  évoques  comme  les  clercs 
des  églises ,  le  peuple  comme  les  fonctionnaires  et 
les  courtisans  :  tout  le  monde,  en  un  mot,  y  prit  part 
dans  un  camp'ou  dans  l'autre.  Les  ressorts  de  toutes 
les  passions  humaines,  la  haine,  l'affection,  l'envie, 
furent  mis  en  jeu  pour  ou  contre  avec  une  égale 
intensité,  au  sein  de  la  société  chrétienne  :  les  païens 
eux-mêmes  s'émurent.  Ce  drame  si  varié  dans  ses 
péripéties,  si  tragique  dans  son  dénoûment,  fait  donc 
passer  sous  nos  yeux  le  tableau  de  cette  société 
sous  ses  formes  et  dans  ses  conditions  les  plus 
diverses. 

Saint  Jérôme  a  été  pour  nous  le  sujet  d'un  tra- 
vail analogue,  mais  relatif  surtout  à  l'Occident.  Nous 
avons  montré  se  groupant  autour  de  cet  homme 
éminent  par  le  génie,  mais  sans  autorité  directe 
sur  les  peuples,  et  simple  prêtre,  des  individualités 
notables  du  patriciat,  tout  le  clergé  romain,  et  des 
femmes  qui  unissaient  aux  plus  grands  noms  le 
savoir  et  la  richesse.  Toutefois  le  cadre  du  tableau 
était  restreint,  et  les  faits,  si  intéressants  qu'ils  fussent 
au  point  de  vue  humain,  ne  se  rattachaient  qu'impai*- 
faitement  aux  grandes  lignes  de  l'histoire. 


PRÉFACE.  lit 

11  en  est  autrement  de  Ghi^ysostome.  Tout  dans 
la  vie  du  patriarche  de  Constantinople  est  historique 
au  premier  chef,  et  sa  personnalité  qui  se  détache 
avec  tant  dd  relief  au  milieu  des  événements  n'en 
saurait  être  séparée.  Chrysostome,  dans  nos  récits, 
est  l'archevêque  plutôt  que  l'orateur  à  qui  sa  douce 
et  abondante   élocution  fit  donner  le   surnom    de 
bouche  d'or.  Homme  du  gouvernement  épiscopal  vis- 
à-vis  de  son  clergé  et  des  autres  clergés  d'Orient, 
il  représenta  vis-à-vis  de  l'empereur  et  de  la  cour 
l'autorité  ecclésiastique  dans  ses  droits  réels  comme 
dans  ses  écarts.  À  l'aide  de  ce  double  caractère,  nous 
avons  pu  entrer  dans  l'analyse  de  la  société  orientale 
plus  profondément  que  ne  l'eût  jamais  permis  l'his- 
toire profane  la  plus  détaillée* 

Des  sources  que  nous  avons  consultées,  comme  par 
exemple  les  livres  mêmes  de  Ghrysostome,  surtout  ses 
lettres,  sa  biographie  par  Palladius,  son  ami,  et  les 
débats  des  deux  conciles  qui  l'ont  condamné,  jaillit 
une  lumière  qui  pénètre  tout  ce  monde  oriental  jusque 
dans  ses  entrailles.  On  y  voit  se  dessiner  avec  la  même 
netteté  le  camp  de  l'impératrice  et  celui  de  l'arche- 
vêque: d'un  côté  la  cour  de  Byzance  avec  ses  intrigues 
ambitieuses  et  ses  galanteries  ;  de  l'autre  les  inimitiés 
des  évéques,  leurs  sourdes  cabales,  leurs  impitoyables 
vengeances;  et  dans  le  fond  du  tableau  un  peuple 
fanatique  envoyant  pour  adieu  à  son  pasteur  exilé  les 


IV  PRÉFACE. 

flammes  qui  dévorent  sa  basilique  et  tout  un  quar- 
tier de  sa  ville  épiscopale. 

De  gracieuses  figures  de  femmes  chrétiennes  « 
vierges  ou  matrones,  traversent  ces  scènes  de  luttes 
ardentes  et  de  persécutions  ;  on  les  rencontre  dans  les 
aventures  de  Ghrysostome  comme  Eustochium  et 
Paula  dans  celles  du  solitaire  de  Bethléem.  Héroïques 
dans  le  danger,  à  l'égal  des  hommes,  elles  se  montrent 
plus  qu'eux  fidèles  au  malheur.  Nous  apprenons  par 
leur  présence  auprès  de  Ghrysostome  dans  quelle 
classe  de  la  société  se  recrutaient  d'ordinaire  les  dia- 
conesses des  grandes  Églises,  cette  sorte  de  clergé 
féminin  mentionné  si  fréquemment  dans  l'histoire  de 
la  chrétienté  primitive. 

Gomme  une  ombre  à  ce  tableau,  Ghrysostome,  sem- 
blable en  cela  à  Jérôme,  nous  peint  sous  les  plus 
vives  couleurs  le  désordre  des  sœurs  Agapètes  ou 
Femmes  sous-irUroduites^  qu'il  tente,  mais  vainement, 
d'extirper  de  son  Église. 

Au  moyen  de  ces  deux  esquisses  sur  ces  grands 
hommes,  nous  espérons  avoir  donné  à  nos  lecteurs 
une  idée  de  la  société  chrétienne  au  v®  siècle ,  soit 
en  Orient,  soit  en  Occident. 

Paris,  le  15  avril  1872. 


JEAN  GHRYSOSTOME 


ET 


L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE 


LA  SOCIÉTÉ  GIIÉTIIIIIIB  EN  OBICNI 


LIVRE  PREMIER. 


Préliminaires  de  la  lutte  entre  Jean  Chrysostome  et  rimpératrice  Budozie.  — 
Corraption  de  la  cour  impériale.  —  Badozie  veut  faire  adorer  sa  statue 
dans  toat  l'Orient  —  Rudesse  et  autorité  de  Chrysostome.  —  La  cour 
cabale  contre  lui.  —  Ses  prédications  contre  la  toilette  des  femmes.  — 
Marsa,  Castricia,  Bugraphia.  —  Conciliabule  ennemi  dans  la  maison 
d'Bngraphie.  —  Une  partie  du  clergé  y  prend  part  ■—  Vie  retirée  de 
Chrysostome;  il  mange  toqjours  seul  :  ce  qu'on  appelle  ses  orgies  de 
cydope.  —  Vices  du  clergé  de  Constantinople.  —  La  luxure  :  femmes 
sous-introduites.  —  Tableau  que  trace  Chrysostome  du  ménage  du  prêtre 
avec  cette  sorte  de  femme.  —  La  gourmandise  :  les  clercs  mènent  la 
rie  de  parasites.  —  L'avarice  :  ils  dépouillent  les  pauvres.  -~  Chryso- 
stome entreprend  la  réforme  de  ces  vices;  clameurs  qui  s'élèvent  contre 
loi.  —  U  proid  le  parti  des  pauvres  contre  les  riches  ;  son  langage  rap- 
pelle celui  des  tribuns  de  l'ancienne  Rome.  —  Bntourage  de  l'arche- 
vêque dans  son  église  ;  Sérapion  et  Tigrius  le  portent  aux  violences.  — 
Des  diaconesses  :  Salvina,  Âmpructé,  Pentadia  et  Olympias.  —  Naissance 
et  fortune  d'Olympias;  son  courage  en  face  de  Théodose.  —  BUe  entre 
dans  l'église  en  qualité  de  veuve  et  se  dévoue  à  Chrysostome. 

398  —  401 


La  cbute  d'Eutrope,  cet  eoDuque  tyran  de  Teinpe- 
reur  et  de  l'empire,  ne  rendit  ni  l'empereur  à  la  pos- 

1 


2  JEAN   GHRYSOSTOMB 

session  de  lui-même,  ni  l'empire  à  la  liberté  ^  Peu 
soucieux  du  bien ,  comme  on  le  Sjsiit,  Eutrope  n'avait 
guère  £ait  au  temps  de  sa  toute-puissance  que  deux 
bonnes  actions,  et  ces  bonnes  actions  le  perdirent. 
D'abord  il  était  allé  chercher  dans  sa  modeste  retraite, 
pour  en  faire  une  impératrice  d'Orient,  la  fllle  orphe- 
line du  général  frank  Bauto,  ancien  officier  des 
armées  romaines  sous  Gratien  et  Théodose;  puis,  par 
un  de  ces  procédés  violents  qui  lui  plaisaient,  il  avait 
enlevé  de  force  à  l'église  d'Antioche  un  simple  prêtre, 
réloquent  et  austère  Jean  Chrysostome,  pour  en  faire 
un  métropolitain  de  Gonstantinople  ;  mais  Tévéque  et 
l'impératrice  s'étaient  bientôt  ligués  pour  le  détruire, 
celle-ci  par  jalousie  de  domination  sur  son  mari  et 
sur  l'état,  celui-là  par  ressentiment  pour  un  privilège 
ecclésiastique  violé.  Quand  le  ministre  d'Arcadius  eut 
succombé  sous  cette  double  attaque  et  que  les  vain- 
queurs se  trouvèrent  en  présence,  également  avides 
de  pouvoir  et  séparés  d'ailleurs  par  une  inimitié  in- 
stinctive, la  lutte  s'ouvrit  entre  eux,  lutte  formidable, 
la  plus  terrible  peut-être  qui.  ait  jamais  agité  un  État 
et  une  Église.  Elle  entraîna  dans  sa  sphère  d'action  le 
prince  et  le  peuple,  la  cour  et  la  ville,  les  classes  pau- 
vres en  révolte  contre  les  classes  riches  ;  elle  divisa  l'épi- 
scopat,  faillit  armer  les  deux  moitiés  du  monde  romain 
l'une  contre  l'autre  et  menaça  la  chrétienté  d'un  long 
schisme.  J'ai  choisi  cette  lutte  comme  sujet  d'une 
étude  des  mœurs  chrétiennes  en  Orient  aux  iv«  et 

1.  lA  première  partie  de  la  vie  de  saint  Jean  Chrysostome  et  la 
chute  d'Eutrope  ont  été  racontées  dans  mes  Ncnweaux  Récits  de  rhis- 
toire  romaine  au  y*  siècle.  Trois  Ministres,  etc. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  3 

v^ siècles.  Dans  une  autre  étude,  j'ai  essayé  de  peindre  la 
société  chrétienne  d'Occident  autour  de  saint  Jérôme, 
moine,  théologien,  écrivain  polémiste;  je  ferai  voir, 
en  la  personne  de  saint  Jean  Ghrysostome,  l'évégue 
politique,  et  autour  de  lui  les  partis  religieux,  les 
mœurs,  les  passions  de  la  société  orientale. 


I. 


Au  moment  où  commencent  nos  récits,  c'est-à- 
dire  à  la  fin  de  l'année  399,  Eudoxie,  impératrice 
depuis  quatre  ans,  était  encore  dans  toute  la  fleur  de 
la  jeunesse.  Elle  n'avait  rien  perdu  de  cette  éclatante 
beauté  qui  surprit  le  cœur  d'Arcadius  le  jour  où  le 
jeune  empereur  aperçut  son  portrait  peint  sur  une 
tablette  de  cire  que  l'eunuque  Eutrope  avait  glissée  à 
dessein  dans  la  chambre  impériale  S  mais  beaucoup 
de  changements  indépendants  de  la  beauté  s*étaient 
accomplis  en  elle.  La  fille  du  Frank  Bauto  n'était  plus 
cette  orpheline  modeste  et  retenue  qu'Eutrope  était 
allé  déterrer  dans  un  coin  obscur  de  Gonstantinople 
comme  un  trésor  caché  à  tous  les  regards,  et  qu'il 
avait  fallu  arracher  aux  graves  leçons  du  philosophe 
Pansophius,  son  précepteur,  pour  la  faire  monter  sur 
un  trône.  L'orpheline  ignorante  du  monde  était  deve- 
nue fiëre,  hardie,  insatiable  de  plaisirs  et  de  faste  ;  la 
jeune  fille  pauvre  était  devenue  avide  d'argent.  L'ha- 

1.  On  peut  voir  rhistoire  du  mariage  d^Ârcadius  et  d*Ëudoxie  dans 
mes  Nouveaux  Récits  de  Phist,  rom.  au  v<  siècle ,  p.  32  et  suivantes. 


4  JEAN   GHRYSOSTOMB 

bitude  de  la  domination  dans  une  cour  d'esclaves  et 
de  flatteurs  avait  même  développé  chez  cette  descen- 
dante des  Franks  je  ne  sais  quoi  d'Âpre  et  de  sauvage, 
et,  pour  me  servir  du  mot  d*un  contemporain,  quel- 
que chose  de  la  «  férocité  barbare  »  qui  coulait  dans 
ses  veines^  avec  son  sang.  L'ennui  de  son  mariage  ou 
plutôt  de  son  mari  avait  du  reste  marché  de  pair  dans 
son  Âme  avec  les  infatuations  de  la  grandeur. 

Des  deux  fils  de  Théodose,  ces  indignes  enfants 
d*un  grand  prince,  Arcadius,  Talné,  était  le  plus  hon- 
nête et  le  moins  intelligent.  Exempt  des  vices  et  du 
caractère  violent  de  son  frère  Honorius,  il  n'avait  pas 
non  plus  son  énergie  ;  sa  vie  s'écoulait  dans  une  somi- 
nolence  maladive  qui  répondait  à  l'hébétement  de  son 
esprit',  étranger  à  toute  occupation  sérieuse  et 
façonné  à  l'obéissance  sous  ses  chambellans  d'abord, 
puis  sous  ses  ministres  et  sa  femme,  qui  pensaient  et 
voulaient  pour  lui.  A  moins  de  trente  ans,  Arcadius 
donnait  des  signes  d'une  décrépitude  précoce  ;  on  eût 
dit  qu'il  avait  franchi  la  virilité  pour  passer  sans  tran- 
sition d'une  enfance  à  l'autre.  Deux  choses  le  tiraient 
pourtant  de  son  hébétement  ou  des  innocentes  occupa- 
tions qui  consumaient  son  temps  :  c'était  une  atteinte 
portée  à  l'honneur  de  l'impératrice  et  la  crainte  de  se 
brouiller  avec  l'Église.  Il  entrait  alors  dans  des  empor- 
tements furieux,  comme  le  jour  où  il  avait  voulu  tuer 
son  précepteur  pour  l'avoir  puni.  Sauf  ces  soubre- 

i.  Nonnihil  barbarice  feritatis.  Philostorg.,  xi,  1. 

2.  On  peut  voir,  sur  les  mœurs  et  sur  les  habitudes  de  corps  de 
Tempereur  Arcadius,  mon  volume  cité  plus  haut  des  Nouveaux  Récits 
de  rhist.  rom,  au  y«  eiècU,  p.  161  et  suivantes. 


BT    LMHPÉRATRIGE    EDDOXIE.  5 

sauts,  il  vivait  dans  une  tranquille  absorption  en  lui- 
même,  insoucieux  et  ignorant  de  ce  qui  se  faisait  dans 
sa  maison  comme  dans  son  empire,  crédule  d'ailleurs 
et  dissimulé,  en  tout  point  un  digne  élève  des  eunu- 
ques. 

Avec  un  tel  mari,  au  milieu  d'une  cour  corrompue, 
Eudoxie,  sans  guide,  sans  expérience,  avait  bientôt 
cédé  au  goût  des  plaisirs,  tout  nouveaux  pour  elle,  ou 
plutôt  elle  s*y  était  précipitée  avec  ces  instincts  impé- 
tueux que  les  contemporains  qualifiaient  de  barbares. 
Sa  réputation  en  souffrit  grandement,  et  la  mort 
d'Eutrope  arrêta  peut-être  à  temps  des  révélations  qui 
Feussent  perdue  près  de  son  époux.  Le  favori  en  titre 
était  alors  nn  certain  comte  Jean,  intime  confident 
d'Ârcadius  dans  l'administration  des  affaires  publiques 
et  probablement  le  ministre  secret  par  les  mains 
duquel  l'impératrice  tenait  les  rênes  du  prince  et  de 
l'empire  *-  Leur  liaison  dura 'plusieurs  années,  et 
avec  si  peu  de  retenue  que,  lorsqu'en  401  Eudoxie 
mit  au  monde  un  quatrième  enfant,  qui  fut  Théodose  II, 
la  malignité  publique  salua  le  jeune  prince  du  titre  de 
«fils  du  comte  Jean  »,  et  l'écho  de  ces  bruits  scanda- 
leux a  été  recueilli  par  l'histoire  *. 

Sans  s'intéresser  plus  que  de  raison  à  l'empereur 
Arcadius,  le  peuple  s'était  ému  de  ce  déshonneur 
infligé  à  la  maison  de  Théodose,  et  plusieurs  fois,  dans 
les  émeutes  qui  agitèrent  Gonstantinople  à  cette  épo- 
que, on   demanda  la  tête  du  comte  Jean.  Une  des 

1.  Joannescoi  princeps  omnia  suaarcana  crediderat.  Zosim.,  y,  18. 

2.  Pleriqae  perhibebant  (Joannem)  ejas  fllii  quem  Arcadius  habe- 
bat,  patrem  esse.  Zosim.,  ibid. 


6  JEAN   GHRYSOSTOME 

exigences  du  Goth  Gainas,  lors  de  sa  fameuse  révolte 
de  Tannée  399  qui  mit  la  ville  impériale  à  deux  doigts 
de  sa  ruine,  fut  l'extradition  de  trois  officiers  du  palais 
au  nombre  desquels  était  le  favori,  que  l'empereur 
livra  d'ailleurs  sans  grand  scrupule  ^  On  ne  doutait 
point  que  ce  ne  fût  le  livrera  la  mort;  mais  Gainas  se 
contenta  vis-à-vis  de  son  prisonnier  d'une  de  ces  ter- 
ribles plaisanteries  que  se  permettaient  parfois  vis^- 
vis  des  Romains  les  généraux  barbares  en  gaieté.  Ayant 
fait  comparaître  le  comte  Jean  dans  sa  tente,  où  se  trou- 
vait en  guise  de  bourreau  un  soldat  armé  du  glaive  et 
à  quelques  pas  de  là  un  billot,  il  lui  ordonna  d'une 
voix  menaçante  de  se  préparer  à  la  mort.  Celui-ci  s'age- 
nouilla sans  mot  dire,  posa  sa  tête  sur  le  billot  et  Gainas 
donna  le  signal  de  frapper.  Le  soldat  qui  avait  reçu 
sa  consigne,  baissa  le  bras  avec  effort,  comme  pour 
trancher  la  tête  d'un  seul  coup  ;  mais,  arrivé  tout  près 
de  la  gorge  du  patient,  il  ne  lui  fit  qu'une  légère 
entaille  avec  le  fll  de  l'épée,  après  quoi  le  comte  Jean, 
plus  mort  que  vif,  fut  jeté  à  la  porte  et  conduit  en  exil 
au  fond  de  la  Thrace  '.  Gainas  étant  mort,  le  favori 
reprit  sa  place  au  palais,  abusa  de  l'aveuglement  d'Ar- 
cadius,  excita  de  nouveau  la  colère  du  peuple,  et  dans 
une  émeute  d'habitants  et  de  soldats  on  força  sa  maison 
pour  le  tuer.  Averti  à  temps,  il  s'évada,  courut  se  ca- 
cher dans  une  maison  étrangère,  et  on  prétendit  que 
l'archevêque  Jean  Chrysostome,  qui  avait  eu  connais- 


i.  Huic  qnoqae  postulato  princeps...  satisfecit  Zosim.,  v,  18. 
2.  Cum  illam  accepisset,  eique  gladiam  admovisset,  eatenus  tamen, 
ut  cutem  tantummodo  stringeret,  satis  babuit...  Zosim.,  ibid. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOX[E.  7 

sance  de  sa  retraite,  en  indiqua  le  lieu  aux  soldats  ^ 
Ce  bruit  était,  selon  toute  apparence,  calomnieux,  car 
le  comte  Jean  sut  échapper  encore  une  fois.  Fondé  ou 
non,  il  arriva  aux  oreilles  de  Timpératrice,  et,  comme 
on  le  pense  bien,  il  lui  laissa  dans  le  cœur  un  ressen- 
timent inextinguible. 

Rien  n'égalait  l'aTeuglement  d'Arcadius,  sinon  Tarn- 
bîtion  effrénée  de  sa  compagne.  Non  contente  d'exer- 
cer en  fait  un  pouvoir  absolu  sur  les  affaires  de  TÉtat, 
Eudoxie  voulut  l'exercer  en  droit.  Le  9  janvier  de  Tan- 
née 400,  elle  se  fit  décerner  le  titre  d'Augusta,  tandis 
que  jusqu'alors  elle  n'avait  porté  que  celui  de  nobilis- 
sime  '.  Ce  n'était  pas  assez,  elle  voulut  que  sa  statue 
fût  exposée  dans  tout  TOrient,  à  l'instar  de  celles  des 
empereurs,  aux  adorations  des  peuples,  et  elle  la  fit 
promener  de  province  en  province  dans  l'appareil  et 
avec  les  insignes  de  la  souveraineté.  Il  existait  dans  le 
monde  romain  des  préjugés  enracinés  contre  le  gou- 
vernement des  femmes,  dont  on  adoptait  l'influence  et 
les  honneurs  comme  émanant  du  césar  ou  de  l'auguste 
proclamé  et  reconnu  dans  les  formes  légales,  mais  non 
comme  leur  appartenant  en  propre.  Augusta,  épouse 
ou  mère  d'empereur,  n'était  qu'un  reflet  de  l'empereur 
lui-même,  et  ne  pouvait  rien  revendiquer  personnelle- 
ment dans  les  pouvoirs  ou  les  honneurs  qui  lui  étaient 
décernés.  L'innovation  introduite  par  Eudoxie  émut 
tout  ce  qui  portait  le  nom  de  Romain.  On  y  crut  voir 
la  prétention  de  régner  à  la  manière  des  reines  bar- 

1.  Quod  Joannem  comitem  ia  seditione  mîLitam  ipse  denuotiavit. 
AcL  synod,  ad  Quercum,  n«  11,  apud  Phot  Bibliotk.,  59. 

2.  Tillem.,  Bist,  des  Emp.,  i.  v,  464. 


8  JEAN    CHRYSOSTOME 

bares  de  l*Orient,  Nitocris  ou  Sémiramis,  et  de  violentes 
protestations  s'élevèrent  de  tous  côtés.  Il  en  vint  sur- 
tout du  domaine  d'Occident,  où  les  mœurs  repoussaient 
plus  énergiquement  qu'en  Orient  la  domination  des 
femmes,  et  Honorius  crut  devoir  faire  connaître  à  son 
frère  son  mécontentement,  ainsi  que  la  plainte  una- 
nime du  sénat  de  Rome  et  de  l'Italie  ^  Eudoiie  per- 
sista, et  Arcadius  brava  tout  pour  elle. 

Si  absolu  que  fût  devenu  depuis  la  mort  d'Eutrope 
l'empire  d'Eudoxie  sur  l'esprit  de  son  mari,  il  y  laissait 
encore  place  pour  un  autre  sentiment,  la  peur  de  l'ar- 
chevêque. Ainsi  que  je  l'ai  dit  tout  à  l'heure,  Arcadius, 
sincèrement  religieux,  craignait  pardessus  tout,  de  se 
brouiller  avec  l'Église,  puis  le  caractère  de  Ghrysostome 
lui  imposait  II  ne  l'avait  jamais  vu  arriver  vers  lui  que 
dans  des  circonstances  graves  et  souvent  violentes, 
armé  des  censures  ecclésiastiques,  des  menaces  et 
presque  de  Tanathème,  réclamant  tantôt  pour  l'Église, 
tantôt  pour  le  peuple,  tantôt  contre  les  corruptions  et 
les  injustices  de  la  cour,  et  chaque  fois  Arcadius  avait 
cédé.  On  savait  en  outre  que,  si  Ghrysostome  était  le 
patron  des  classes  populaires  dans  les  agitations  de  la 
ville,  il  en  était  aussi  l'idole.  Avec  moins  d'emporte- 
ment dans  le  caractère  et  moins  de  désir  de  montrer 
sa  force,  cet  homme  eût  été  le  maître  de  l'empereur, 
ou  du  moins  il  eût  balancé  près  de  lui  le  crédit  de  l'im- 
pératrice. Celle-ci  le  comprit  de  bonne  heure,  et,  avec 

1.  Qaamvis  super  imagine  muliebri,  dovo  exemple  per  provincias 
ircamlata,  et  diffusa  per  universum  mandum  obtrectanUum  fama 
litteris  moQuerim...    Epist,  imp,  Honor,  Aug,  ad  Pn'nc.   Orient. 
Arcad.  Baron.  Annales  ad  ann.  404,  lxu. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  9 

rinstînct  féminin  de  la  domination,  de  bonne  heure 
aussi  elle  chercha  le  moyen  de  ruiner  l'homme  pour 
mieux  combattre  le  prêtre.  Profitant  de  l'absence  de 
Ghrysostome,  qu'on  ne  voyait  jamais  à  la  cour  et  qui 
d'ailleurs  ne  prétait  que  trop  le  flanc  à  la  critique  par 
Vâpreté  de  son  humeur  et  par  des  manières  ou  des 
habitudes  de  vivre  assez  étranges,  elle  l'attaquait  jour- 
nellement près  de  l'empereur,  employant  à  tour  de  rôle 
le  ridicule,  la  diiTamation,  la  calomnie,  et  ces  odieuses 
manœuvres  n'étaient  pas  sans  effet  sur  un  esprit  débile, 
dont  toute  l'indépendance  consistait  à  changer  de  joug. 
L'exemple  de  la  souveraine  devint  la  loi  des  courti- 
sans. Quiconque  voulut  plaire,  entrer  dans  l'intimité 
d'Eudoxie,  obtenir  par  elle  justice  ou  faveur,  dut  se 
faire  l'écho  des  haines  et  des  railleries  contre  Ghryso- 
stome. £n  un  mot^  une  ligue  se  forma  au  palais  impérial 
contre  l'archevêque,  et  l'impératrice  en  fut  le  centre. 
Au-dessous  de  l'impératrice,  le  premier  rang  dans 
cette  ligue  diabolique  appartint  à  trois  femmes,  ses  in- 
times amies,  qui  durent  à  leurs  méfaits  le  triste  hon- 
neur d'occuper  une  place  dans  l'histoire  ^  Elles  se 
nommaient  Marsa,  Gastricia  et  Eugraphia,  et  outre 
leur  perversité  commune  elles  se  rapprochaient  par 
plus  d'an  trait  de  ressemblance.  Toutes  trois  étaient 
veuves  ;  toutes  trois,  après  s'être  montrées  fort  galantes 
dans  leur  jeunesse,  s'obstinaient  à  l'être  toujours; 
toutes  trois  enfin  possédaient  un  immense  patrimoine, 
qu'elles  accroissaient  incessamment  par  des  rapines 

1.  E  malieribns,  prêter  illas  que  yulgo  note  sunt,  très...  tumul- 
taam  et  sediiioDam  commotrices.  Pallad.,  dial.,  p.  14^  Chrysost.  opp. 
«dit.  laudat. 


40  JEAN    CHRYSOSTOHE 

SOUS  le  patronage  de  leur  maltresse  ^  Leurs  noms  seuls 
jetaient  Tépouvante  dans  les  familles.  Eudoxie  en  efiet 
cumulait,  comme  je  l'ai  dit,  la  soif  de  Tor  avec  celle 
du  plaisir.  Les  historiens  nous  la  montrent  insatiable 
dans  sa  passion  d'amasser,  dépouillant  les  faibles,  for- 
çant la  main  aux  officiers  du  fisc  pour  avoir  une  part 
dans  les  confiscations  et  provoquant  elle-même  des 
procès  criminels  pour  grossir  son  lot.  Une  maison,  une 
terre  lui  plaisaient-elles,  on  les  voyait  passer  bientôt 
dans  ses  mains,  tant  ses  agents  avaient  d'habileté  et  de 
scélératesse.  A  ce  sujet,  Ton  parla  beaucoup  d'une 
vigne  dont  elle  avait  spolié  une  pauvre  veuve  parce 
qu'elle  en  avait  trouvé  les  raisins  bons  ^  Ainsi  s'était 
transformée  la  fille  du  Frank  Bauto  dans  cette  cour 
sans  mœurs  et  sans  justice;  mais  l'histoire  ne  fut  pas 
seule  à  la  punir  :  Eudoxie  rencontra  en  face  d'elle  dans 
ses  déprédations  éhontées  Jean  Ghrysostome,  comme 
elle  l'avait  rencontré  dans  le  scandale  de  ses  amours, 
et  la  vigne  de  la  veuve  devint  aussi  célèbre  à  Gonstan- 
tinople  que  le  champ  de  Naboth  dans  Israël  '.  On  com- 
prendra ce  que  l'impunité,  due  à  de  pareils  exem- 
ples, produisait  de  malheurs  et  de  ruines  sur  tous  les 
points  de  l'empire. 

L'Âme  de  ce  trio  malfaisant  était  Marsa,  à  qui  son 
rang  social  et  ses  alliances  donnaient  un  grand  poids 


1.  VidiuB  quidem  sed  a  viris  divites  fact»,  multam  ex  rapinis 
pecuniam  possidentes...  reliqua  autem  pudet  dîcere.  Pallad.,  dial.,  ibid. 

2.  Lôon.  Aug.  Orat.  de  vit.  Chrys.  Baron.,  ann.  401,  lvi-lvii. 

3.  Ne  permittas  ut  multi  coacti  te  novam  vocant  Jezabel,  et  qos 
de  Nabothe  Bcripto  sunt  in  veteri  testamento.  Chrya.,  Serm,,  in 
Léon.  Aug.  orat,  y  ut  bu  p. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  44 

en  tout  ce  qui  regardait  les  choses  du  monde.  Quelque 
parenté  éloignée  la  rattachait  à  l'impératrice,  proba- 
blement  par  la  mère  d'Eudoxie.  Marsa  avait  fait  dans 
sa  jeunesse  un  mariage  illustre  en  épousant  Promotus, 
général  inaportant  des  armées  de  Théodose,  que  le 
préfet  du  prétoire,  Ruiln,  pour  se  venger  d'une  insulte, 
avait  livré  aux  barbares  dans  un  service  commandé  ^ 
Toujours  faible  vis-à-vis  de  Rufln,  Théodose  pleura  son 
géoéral  sans  punir  son  préfet;  mais,  comme  dédom- 
magement à  la  famille  de  Promotus,  il  adopta  en 
quelque  sorte,  ses  fils  orphelins  qui  reçurent  au  palais 
impérial  la  même  éducation  que  les  jeunes  césars.  Un  si 
grand  honneur  exalta  Torgueil  de  la  mère,  et  lorsqu'un 
mariage  inattendu  eut  amené  sa  parente  au  rang  su- 
prême, elle  devint  à  la  cour  un  personnage  considé- 
rable. Marsa,  du  reste,  menait  joyeusement  son  veu- 
vage entre  la  galanterie  et  le  rôle  d'une  impératrice 
en  sous-ordre,  faisant  montre  de  son  crédit,  protégeant 
les  uns,  persécutant  les  autres,  vendant  les  places  à 
beaux  deniers  comptants  et  remplaçant  le  plaisir  par 
l'intrigue  quand  le  plaisir  l'abandonna*  Irrité  par  le 
scandale  de  ses  déportements,  Ghrysostome  ne  lui  avait 
ménagé  ni  les  réprimandes  directes  ni  les  censures 
allusives,  et  Marsa  lui  en  gardait  rancune  ;  aussi  tra- 
vaillait-elle assidûment  à  le  perdre.  « 

Gastricia,  la  seconde,  était  une  copie  de  Marsa,  sans 
rien  de  particulier,  du  moins  les  historiens  ne  nous  en 
parlent  que  comme  d'une  très-grande  dame,  très-avide 


i.  Oa  peat  voir  là-des&as  les  Nouveaux  Récits  de  l'histoire  romaine 
m  ▼•  siècle,  p.  18. 


42  JEAN    GHRYSOSTOME 

d'argent,  très-intrigante,  très-perverse;  elle  avait  ea 
pour  mari  le  consul  Saturninus,  mort  depuis  peu  d'an- 
nées *. 

La  troisième  a  des  traits  plus  marqués  dans  l'his- 
toire, et  son  nom  est  plus  étroitement  lié  aux  persécu- 
tions de  Ghrysostome.  On  ne  sait  quel  avait  été  son 
mari  ;  mais  elle  était  veuve,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  très- 
répandue  dans  le  monde,  puissante  en  intrigue,  et 
prodigieusement  riche  d'une  fortune  mal  acquise 
qu'elle  employait  à  mal  faire.  Eugraphie  avait  contre 
l'archevêque  un  de  ces  griefs  que  les  femmes  ne  par- 
donnent guère  *.  Plus  que  sur  le  retour  et  obligée  de 
rappeler  par  les  ruses  de  la  toilette  des  agréments  qui 
l'avaient  fuie  et  un  troupeau  d'adorateurs  bien  éclairci, 
elle  scandalisait  la  société  chrétienne  par  l'étalage  de 
sa  jeunesse  empruntée.  On  ne  la  voyait  en  public  et 
même  à  l'église  qu'enduite  de  céruse  ou  de  minium  et 
les  yeux  peints  d'antimoine,  comme  une  idole  d'E- 
gypte '.  Ces  coquettes  surannées  étaient  pour  l'arche- 
vêque un  vrai  sujet  d'aversion.  Il  les  poursuivait  à 
l'église,  où  il  les  menaçait  de  les  excommunier  et  de 
leur  fermer  les  portes  du  lieu  saint,  si  elles  ne  don- 
naient aux  pauvres  tout  l'argent  qu'elles  dépensaient  à 
s'enlaidir.  «  Je  vous  en  avertis,  leur  disait-il  dans  un 
de  ses  sermons,  et  je  le  fais  non  plus  en  manière  de 
simple  exhortation,  mais  comme  un  commandement 
que  je  vous  adresse;  je  vous  avertis  que,  si  vous  ne 
vous  amendez  pas,  je  vous  chasserai  d'ici  ;  puis  si  l'on 

1.  Marsa  Promoti  uxor...  Castricia  Saturnini.  Pallad.,  diaL,  p.  14. 

2.  Eugraphia  qasBdam  usquequaque  furiosa.  Pallad.,  ibid. 

3.  Pallad.,  diaL,  p.  27. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.        *       43 

vient  me  dire  que,  retranchées  de  mon  église,  tous 
Yous  réfugierez  chez  les  hérétiques,  je  ne  m'en  mettrai 
point  en  peine,  et  ceux  qui  me  blâmeraient,  je  les  dis- 
pense de  me  défendre  au  tribunal  de  Dieu,  lorsque  j'y 
serai  jugé  ^  » 

II  les  poursuivait  jusque  dans  leurs  maisons.  «  Sui- 
vant le  précepte  de  saint  Paul,  nous  dit  le  plus  curieux 
de  ses  biographes,  Palladius,  son  confident,  son  ami 
et  son  compagnon  de  persécution,  Ghrysostome  allait 
dans  les  maisons  particulières  donner  des  enseigne- 
ments d'honnêteté  aux  femmes  qui  en  avaient  besoin, 
à  celles-là  surtout  qui,  étant  vieilles,  faisaient  tout  pour 
paraître  jeunes  *.  >>  La  mode  était  alors  parmi  les 
dames  de  Gonstantinople  de  ramener  sur  le  devant  de 
la  tête  leurs  cheveux  frisés  en  boucles,  de  manière  à 
en  recouvrir  le.  front  d'une  tempe  à  l'autre.  Des  plus 
ï)as  étages  de  la  société,  car  c'était  la  coiffure  ordi- 
naire des  courtisanes,  cette  mode  avait  gagné  les  plus 
élevés  :  de  jeunes  matrones  l'avaient  prise,  et  Eugra- 
phie  une  des  premières,  comme  protestation  de  sa  per- 
pétuelle jeunesse.  Or  cette  coiffure,  qui  laissait  les 
cheveux  à  '  découvert,  blessait  les  idées  chrétiennes  de 
décence  en  Orient,  surtout  quand  elle  s'appliquait  aux 
veuves  et  aux  femmes  âgées,  à  qui  l'usage  prescrivait 
de  porter  des  bandeaux  ou  des  voiles.  La  vue  d'Eugra- 


i.  Quod  si  pereatis,  hsc  facere  non  tolerabo,  neqae  vos  excipiam, 
neqne  sinam  ut  hœc  limina  transeatis...  quando  sum  judicandus  stans 
ad  tribunal  Ghristi...  Chrys.,  Hom,^  in  Ep.  PatU.  ad  Coloss. 

2.  Hos  erat  illi  pnblice  et  per  domos  bonestatem  docere...  et  eas 
ejusmodi  verboram  castigatîone  compescere  que  cam  jam  anus  per 
etatem  essent,  Jnvenes  tamen  apparere  velleot.  Pallad.,  diaU,  p.  27. 


U  JEAN    CHRYSOSTOME 

phie  dans  cette  toilette  javënile  mit  Ghrysostome  hors 
des  gonds.  «  Pourquoi,  lui  dit-îl,  voulez-yous  con- 
traindre votre  corps  à  rajeunir  quand  il  ne  le  peut  pas? 
Vous  rabattez  vos  boucles  de  cheveux  sur  votre  front  à 
la  manière  des  prostituées,  pour  tromper  ceux  qui  vous 
voient;  mais,  croyez-le  bien,  vous  ne  faites  par  là  que 
leur  confesser  vos  rides  *.  »  Chaque  fois  qu'il  la  rencon- 
trait ainsi  parée,  il  lui  tenait  les  mêmes  discours.  Ces 
admonitions,  on  en  conviendra,  devaient  plaire  mé- 
diocrement à  des  coquettes  telles  qu'Eugraphie. 

Une.  circonstance  particulière  donnait  aux  paroles 
de  Ghrysostome  un  caractère  tout  à  fait  personnel 
quand  il  prêchait  dans  les  églises  de  Gonstantinople 
contre  le  faste  et  le  dérèglement  des  dames  de  la  cour. 
Dans  les  basiliques  d'Orient,  les  sexes  étaient  séparés; 
les  hommes  occupaient  le  plain-pieddu  sol,  la  place  des 
femmes  était  dans  de  hautes  galeries  qui  dominaient  à 
droite  et  à  gauche  les  arcades  des  nefs;  c'est  là  qu'elles 
assistaient  au  saint  sacrifice,  ainsi  qu'à  la  lecture  des 
Écritures  et  aux  collectes  qui  suivaient  la  messe  *.  A 
Textrémité  de  la  nef,  sur  les  marches  du  chœur,  en 
avant  des  portes  d'or  et  des  voiles  qui  fermaient  le  sanc- 
tuaire, s'élevait  une  tribune  construite  d'ordinaire  en 
marbres  précieux  et  décorée  de  sculptures  et  de  pier- 
reries, dans  laquelle  on  montait  du  chœur  par  deux 


1.  Quid  œtate  Jam  anus,  etiam  corpus  repubescere  cogîtis?  Gin- 
ciunos  veluti  meretricul»  gerentes  in  fronte,  contumelia  afficientes 
etiam  honestas  reliquas,  et  decipientes  eos  qui  Tobiscum  loqauntar... 
Pallad.,  dial.,  p.  27. 

2.  Chrys.  in  psalm.  48.  —  Greg.  Naz.,  p.  694-605.  Cf.  Tillem., 
Mém.  ecclés,,  xi,  p.  187. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  45 

escaliers  attenant  à  ses  deux  faces  latérales.  Cette  tri- 
bane  se  nommait  Tambon  et  se  transforma  au  moyen 
âge  en  une  galerie  transversale  servant  de  cldtui*e  au 
chœur,  et  qu'on  appela  le  jubé  K  C'est  là  que  se  faisait, 
par  l'office  des  lecteurs  et  des  diacres,  la  communication 
au  peuple  de  l'épltre,  de  l'évangile  et  des  leçons  ;  c'est 
là  aussi  que  montait  le  prêtre  officiant  quand  il  avait 
quelques  prières  particulières  à  réciter  aux  fidèles  ou 
quelques  recommandations  familières  à  leur  adresser. 
L'évéque  prêchait  habituellement  de  l'abside  ou  des 
portes  du  sanctuaire.  Chrysostome  qui,  avait  la  voix 
faible,  et  que  la  foule  assiégeait  pour  l'entendre,  à  tel 
point  qu'il  y  avait  péril  d'être  étouffé  autour  de  lui, 
fit  transporter  sa  chaire  épiscopale  sur  l'ambon,  d'où  sa 
voix  parvenait  plus  aisément  dans  toutes  les  parties  de 
la  basilique  ^  De  là  son  regard  planait  sur  les  galeries 
de  femmes,  et  lorsque  la  prédication  s'adressait  aux 
toilettes  indécentes,  il  avait  précisément  en  face  de  lui 
celles  qui  les  portaient.  Eugraphie  et  les  amies  d'An- 
gusta  occupant  dans  ces  galeries  une  place  d'honneur, 
on  comprend  que  le  moindre  regard,  le  moindre 


1.  Dicitur  aatem  ambo  quia  gradibus  ambitur.  Sunt  enim  in  qui- 
bosdam  ecclesiis  dao  paria  gradaam,  sive  duo  ascensus  in  illum  per 
mediam  chori,  unas  a  sinistris,  videlieet  versus  Orientem,  quo  fit 
tBcensus;  alter  a  dextris,  videlicet  versus  Occidentem,  quo  fit  descen- 
sus.  Gang.,  Gloss.  ad  Script,  med,  et  infim,  Latinit»,  v.  Ambo, 

2.  Sedens  in  ambone  unde  concionari  solebat,  quo  facilius  ab  om- 
nibus exaudiretur...  Zosim.,  vi,  5.  —  Porro  populus  tantopere  ejus 
aermonibus  inhiabat,  ut  illis  satiari  ullo  modo  poterat,  et  quoniam  sese 
matao  impellentes  ac  prementes  periclitabantur,  dum  singuU  propius 
Ditebantor  accéderez  ut  illum  dicentem  exactius  audirent  de  proximo. 
Zosim.,  ibid. 


16  JEAN   CHRTSOSTOHE 

geste  de  l'orateur,  pouvaient  donner  à  ses  observations 
morales  une  application  directe  que  Tauditoire  sai- 
sissait malignement.  Le  reproche  d^allusions  provo- 
cantes est  en  effet  un  de  ceux  que  les  contemporains 
firent  à  Ghrysostome,  et  que  l'histoire  a  répétés;  et  ce 
reproche  tenait  en  partie  à  la  disposition  des  lieux  où 
il  prêchait.  Cette  explication  m'était  nécessaire  pour 
l'intelligence  complète  des  faits  qui  vont  suivre. 

Un  furieux  désir  de  vengeance  s'était  donc  emparé 
d'Eugraphie,  et  comme  elle  était  puissante  dans  la 
ville  par  ses  immenses  richesses,  comme  elle  se  servait 
de  l'impératrice  tout  en  la  servant,  elle  monta  une 
ligue  terrible  contre  l'archevêque.  Sa  maison  devint 
le  rendez-vous  de  tous  les  ennemis  de  Ghrysostome  ou 
de  quiconque  pouvait  leur  fournir  une  arme  pour  le 
frapper  :  elle  y  attira  des  laïques  et  des  prêtres,  des 
officiers  du  palais,  des  courtisans  et  jusqu'à  des 
moines.  Tout  clerc  mécontent  (il  y  en  avait  beaucoup 
de  ce  nombre,  car,  ainsi  qu'on  le  verra  bientôt,  la  sévé- 
rité de  l'archevêque  n'était  guère  du  goût  de  son 
clergé),  tout  prêtre  interdit,  tout  diacre  cassé  pour  ses 
méfaits,  toute  diaconesse  licenciée  pour  ses  galanteries 
ou  sa  mondanité,  accouraient  aussitôt  chez  Eugraphie 
y  grossir  par  leurs  propos  le  noyau  des  calomnies  et 
des  haines  K  Deux  diacres  s'y  firent  remarquer  entre 
tous  par  l'impudence  de  leurs  attaques;  l'un,  adultère 
convaincu,  avait  été  expulsé  à  ce  titre,  et  l'autre  ren- 
voyé pour  homicide  :  il  avait  battu  un  enfant  qui  lui 


1.  Velut  phalanx  farore  ebria,  in  unam  sententiam  odio  doctrine 
adonati.  Pallad.,  diaL,  p.  14. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  a 

servait  de  domestiqae  jusqa'à  le  laisser  mort  sur  la 
place.  C'est  dans  leurs  conciliabules  que  se  fabriquaient 
les  machinations  dirigées  contre  l'archevêque,  là  que 
s'essayaient  à  son  sujet  les  facéties  cruelles,  les  men- 
songes, les  perfidies  :  rien  ne  trouvait  grâce  devant  ce 
tribunal  ennemi,  ni  le  costume  de  Ghrysostome,  ni  sa 
maigreur  et  sa  petite  taille,  ni  ses  mœurs.  On  l'accu- 
sait de  dépouiller  l'Église  à  son  profit  ^  de  rester  seul  à 
seul  avec  des  femmes  en  écartant  les  témoins  *,  et  de 
fiure  durant  la  nuit  des  orgies  de  cyclope  ',  d'avoir 
commis  des  actes  de  violence,  des  sacrilèges,  etc. 
Nous  parlerons  plus  tard  de  ces  impostures  odieuses, 
qui,  habilement  propagées,  devinrent  autant  de  sujets 
d'incrimination  devant  un  concile.  Pour  le  moment, 
je  me  bornerai  à  dire  ce  que  c'étaient  que  ces  repas 
Doctumes  qu'on  qualifiait  si  grotesquement  d'orgies  de 
cyclope,  et  qui  firent  tant  de  bruit  lors  de  son  procès. 
Le  jeune  Ghrysostome,  au  sortir  des  bancs  de 
l'école,  s'était  vu  saisi  d'une  indomptable  passion 
pour  la  vie  du  désert.  Réfugié  dans  une  grotte  du 
mont  Gasius,  à  peu  de  distance  d'Antioche,  il  y  avait 
mené  l'existence  la  plus  isolée  et  la  plus  sauvage, 
passant  les  nuits  debout  pour  dompter  le  sommeil 
et  jeûnant  jusqu'à  l'anéantissement  complet  de  ses 

1.  Quod  mannora  sanct»  Ânastasiequœ  Nectarias  ad  exornaDdam 
ecdesiam  reliquerat,  ipse  vendiderit.  ~  Quod  de  rediUbus  eccleaiœ 
qaid  agatar  sciât  nemo...  —  Qaod  margaritas  vendiderit...  etc.  Act. 
synod.  ad  Querc,,  apud  Phot.  59  et  Baron.  403,  xvii  et  seqq. 

2.  Qaod  recepit  mulieres  solus  cum  solis  agendo,  omnes  rejiciendo 
foraa.  Ibid. 

3.  Qaod  solas  comedit,  agens  vitam  cyclopis,  turpiter  ac  volup- 
taose.  Act,  synod,  ad  Querc,  loc.  cit. 


48  JEAN    CHRYSOSTOME 

forces  ^  Ces  folles  austérités  dans  une  caverne  humide 
avaient  détruit  sa  santé;  il  y  avait  gagné  une  sorte  de 
paralysie  des  parties  inférieures  du  corps  et  l'impossi- 
bilité de  digérer  ^  Son  estomac  délabré  ne  souffrait 
plus  que  certaines  espèces  de  viande  en  minime  quan- 
tité, et,  rentré  dans  les  villes,  il  avait  dû  renoncer  à  la 
vie  commune  ainsi  qu'aux  habitudes  du  monde  '.  Si 
Ton  joint  à  cette  infirmité  son  humeur  chagrine  qui 
lui  faisait  aimer  la  solitude,  on  comprendra  comment 
à  son  arrivée  dans  Gonstantinople  il  fut  un  sujet  d'é- 
tonnement  pour  un  clergé  mondain  et  pour  une 
société  débauchée  qui  passait  une  partie  de  la  journée 
à  table,  et  où  le  bon  ton  voulait  qu'on  se  montrât  ivre 
dès  le  matin.  Le  prédécesseur  de  Jean  d'Antioche,  Nec- 
taire, ancien  préfet  de  la  ville,  avait  vécu  en  homme 
du  monde,  sans  cesser  d'être  pour  cela  un  bon  évéque 
et  un  prêtre  respectable;  mais  le  goût  et  la  santé  de 
Ghrysostome  ne  lui  permettaient  pas  d'en  faire  autant. 
Il  déclara  donc  dès  son  début  qu'il  ne  mangerait 
chez  personne  et  n'inviterait  personne  chez  lui;  il 
s'abstint  même  d'accepter  les  invitations  de  l'empe- 
reur K  Les  uns  virent  dans  cette  sobriété  monacale  une 


1.  Tum  seceasit  in  speluncam  solus,  delitescere  cupiens.  Pallad., 
dial.,  p.  17. 

2.  Cum  toto  illo  biennio  nec  iDterdiu,  nec  noctu  decubuisset, 
proxima  yentri  ei  sunt  emortua,  lumboramque  vires  pno  frigore  pro- 
iligat».  Pallad.,  ibid. 

3.  Ipse  vero  solus  edebat...  quia stomachus  ejus  ob  qoamdam  iafir- 
mitatem  inordinatus  erat,  ita  ut  edulia  bene  prasparata  ipsi  i^jucunda 
viderentur.  Pallad.,  dial.,  p.  40  et  41. 

4.  Quod  ille  cum  nemine  cibum  sumeret,  nec  ad  conTiviom  Toca- 
tus  accederet.  Soiom.,  vin,  9. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  49 

critique  indirecte  de  leurs  pratiques,  et  le  clergé  sur- 
tout s'en  formalisa  ;  les  autres  au  contraire  (qui  l'eût 
pensé?)  y  virent  un  signe  d'intempérance.  On  préten- 
dit qu'il  s'enfermait  le  soir  pour  se  livrer  à  des  repas 
somptueux  et  sans  fin,  à  des  orgies  de  cyclope,  comme 
disaient  agréablement  ses  ennemis  ^  Et  pourtant,  qui 
eût  pu  forcer  les  abords  de  sa  retraite  l'aurait  souvent 
trouTé  à  jeun  à  des  heures  avancées  de  la  nuit*,  goûtant 
à  peioe  ua  peu  de  légumes  et  de  viande  qu'OIympias, 
sa  diaconesse  préférée,  lui  faisait  préparer  presque 
malgré  lui.  La  calomnie  n'en  marchait  pas  moins  son 
train,  et  ses  amis  eurent  beaucoup  de  peine  à  le  justi- 
fier de  cette  séquestration  volontaire,  qui  eût  été  blâ- 
mable assurément  dans  un  évéque,  si  des  causes  autres 
que  son  humeur  misanthropique  ne  la  lui  avaient  pas 
imposée. 

Sitôt  qu'un  conte  bien  absurde,  une  méchanceté 
bien  noire,  avaient  été  apportés  chez  Eugraphie  ou 
recueillis  par  elle  au  dehors,  elle  courait  en  divertir 
l'impératrice,  et  Arcadius  sortait  quelques  instants  de 
son  hébétement  pour  rire  ou  s'irriter  aux  dépens  du 
prêtre  qui  l' effrayait.  Ces  mensonges  étaient  également 
colportés  dans  la  ville,  où  les  ennemis  de  Ghrysostome 
araient sous  la  main  une  milice  toujours  prête:  c'était 
UD  troupeau  de  moines  mendiants  qui  parcouraient 
Gonstantinople  dans  tous  ses  recoins,  vêtus  de  cos- 


1.  Et  isti  qaidem  hinc  potissimum  gravissimas  advenus  eum  ca- 
lamnias  texebant.  Sozom.,  viu.  9. 

2.  Aliquando  edere  obliviscebatar,  ad  vesperam  usque  differens, 
partim  curia  ecclesiasticis  occupatas,  partim  diYÎnis  contemplationibas 
abstractoa.  Pallad.,  dicU,,  p.  40. 


20  JEAN    CHRTSOSTOME 

tûmes  grotesques  et  coiffés  de  longues  crinières  pen- 
dantes â  la  manière  des  philosophes  cyniques,  auxquels 
ils  ressemblaient  beaucoup  plus  qu'à  des  cénobites  chré- 
tiens. Ghrysostome,  quiavaitlerespectetl'admirationde 
la  vie  monastique,  et  qui  cherchait  à  la  pratiquer  encore 
dans  son  palais  archiépiscopal,  la  voulait  austère, 
laborieuse,  et  il  détestait  ces  bateleurs  qui,  pour  quel- 
ques oboles,  amusaient  la  populace  des  carrefours  en 
mêlant  aux  prières  de  l'Église  d'indignes  bouffonne- 
ries K  II  avait  voulu  supprimer  dans  sa  ville  métropo- 
litaine ces  couvents  de  moines  errants,  ou  les  obliger  à 
la  vie  sédentaire  et  au  travail  des  mains  ;  mais  ils  échap- 
paient aux  sévices  de  l'évéque,  et  Tabus  continuait 
malgré  ses  efforts.  Aussi  ne  le  ménageaient-ils  pas 
dans  leurs  facéties  *.  Un  de  leurs  supérieurs,  nommé 
Isaac,  s'était  rendu  redoutable  aux  évêques  précédents 
par  les  satires  dont  il  les  poursuivait  devant  la  popu- 
lace. Il  se  fit  une  gloire  cruelle  de  déchirer  celui-ci, 
et,  passant  de  l'ignoble  scène  des  rues  sur  un  plus 
grand  théâtre,  il  se  porta  son  accusateur  implacable 
devant  les  conciles  '• 

Tel  était  le  camp  o&  se  tramait  la  déposition  de 
Ghrysostome,  sa  mort  peut-être,  et  qui  étendait  ses 
intelligences  dans  la  haute  société  de  Gonstantinople 

1.  Eo8  vero  qui  foras  egrederentur,  ac  per  vicos  urbis  conspiceren- 
tur,  tanquam  qui  professionem  snam  dedecore  afficerent,  carpebat 
atque  ob|urgabat.  Sozom.,  vui,  9. 

2.  Hujusmodi  ex  caasis,  clerici  et  monachi  complures  Joannî  in- 
fensi  eraat...  et  morosam  atque  iracundum  ssevumque  ac  superbum 
eam  appellabaat.  Sozom.,  ibid. 

3.  Faitetiam  ilU  simultas  quadam  ac  dissensio  cum  monachis  non- 
Qullis,  ac  precipue  cum  Isaacio.  Sozom.j  ibid. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  S4 

et  dans  le  clergé,  sous  le  patronage  de  Timpératrice. 
Nous  suiyroDS  dans  le  monde  riche  et  élégant  les  ra- 
miQcations  de  ce  parti  :  Tarmée  de  l'archevêque  était 
ailleurs. 


IL 


Cbrysostome  avait  alors  cinquante-trois  ans,  et  il 
achevait  à  peine  la  troisième  année  de  son  épiscopat 
au  moment  où  s'ouvrent  nos  récits.  Monté  sur  le  pre- 
mier siège  de  la  chrétienté  orientale  par  la  volonté  de 
l'empereur  et  de  son  ministre,  malgré  l'opposition  du 
clergé  de  la  ville  et  les  cabales  d'évêques  considérables 
des  provinces,  il  avait  eu  de  rudes  débuts,  et  malheu- 
reusement rien  en  lui  n'était  fait  pour  les  adoucir. 
Dire  pour  expliquer  la  vie  épiscopale  d'un  tel  homme, 
si  courte  et  si  remplie  d'angoisses,  que  le  monde  persé- 
cute les  saints  et  que  Dieu  le  permet  afin  d'éprouver 
ses  fidèles,  c'est  ne  rien  dire  absolument,  ou  c'est  en- 
trer dans  des  considérations  mystiques  que  l'histoire 
ne  nie  ni  n'affirme,  parce  qu'elles  sont  en  dehors 
d'elle,  et  encore. faudrait-il  expliquer  dans  ce  système 
comment  les  fidèles  travaillent  eux-mêmes  à  s'attirer 
les  épreuves  que  leur  inflige  le  monde.  Cbrysostome 
vaut  bien  qu'on  l'étudié  un  peu  plus  sérieusement, 
sans  que  ses  souffrances  fassent  oublier  ses  fautes,  ou 
que  sa  sainteté  et  sa  gloire  voilent  autour  de  lui  la  vé- 
rité. Que  l'Église  le  compte  parmi  ses  saints  martyrs , 
elle  en  a  le  droit,  car  il  fut  iniquement  persécuté  ;  que 
la  gloire  le  place  au  rang  de  ses  plus  illustres  enfants. 


%%  JEAN   CHRTSOSTOME 

ce  n'est  qae  justice,  car  il  fut  un  orateur  admirable  ; 
mais  l'histoire  ya  chercher  Thomme  à  travers  toutes  les 
auréoles.  J'essayerai  de  le  faire  Jci  avec  le  respect  que 
méritent  de  grandes  infortunes  et  une  grande  mémoire. 
Le  jour  où  Teunuque  Eutrope,  dans  la  plus  louable 
des  intentions,  arracha  l'éloquent  prêtre  d'Antioche  à 
sa  vie  d'étude  et  de  renommée  modeste,  pour  en  faire 
l'évêque  de  la  seconde  Rome,  il  commit  une  faute  qu'il 
reconnut  bientôt  à  ses  dépensa  En  face  d'une  cour 
frivole  et  galante  qui  s'occupait  du  gouvernement  de 
l'Église  au  milieu  des  plaisirs,  il  plaçait  le  plus  intrai- 
table des  moines;  en  face  d'un  clergé  tout  mondain, 
un  anachorète  qui  n'estimait  que  le  désert;  en  face 
d'une  société  ûëre  de  sa  richesse  et  de  son  luxe,  un 
homme  qui  avait  la  richesse  en  efiroi  et  poussait  à 
l'extrême  l'ostentation  de  la  simplicité.  Aussi  à  peine 
le  nouvel  élu  était-il  installé  sur  son  siège,  que  la 
guerre  commençait  entre  lui  et  ceux  qu'il  venait  gou- 
verner. Sans  doute  Ghrysostome  trouvait  dans  son 
troupeau  bien  des  plaies  saignantes  à  guérir,  mais  il 
ressemblait  trop  à  ces  opérateurs  hardis  qui  aiment 
l'art  pour  l'art,  et  abusent  du  fer  et  du  feu  pour  extir- 
per un  mal  sans  s'inquiéter  beaucoup  du  malade.  La 
solitude  d'où  il  sortait  ne  l'avait  guère  habitué  au  mé- 
nagement des  hommes,  et  toute  concession  en  face  du 
bien  absolu  lui  paraissait  un  manquement  au  devoir  et 
presque  un  crime.  Fidèle  à  l'idéal  de  sainteté  qu'il 
s'était  imposé  à  lui-même,  il  l'exigeait  imprudemment 

1.  Voir,  sur  la  nomination  de  Ghrysostome  et  la  part  qu'y  prit 
TedDuqae  Eutrope,  les  Nouveaux  Récits  de  Vhistoire  romaine  au 
V*  siècle,  p.  178  et  seqq. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  «3 

des  autres»  et,  portant  dans  l'exercice  d'une  autorité 
presque  incontrôlée  le  défaut  habituel  des  solitaires 
jetés  par  les  éyénements  dans  le  mouyement  du  monde, 
il  était  ombrageux ,  hautain,  jaloux  de  son  pouvoir, 
toujours  prêt  à  l'accroître,  impatient  de  toute  opposi- 
tion, et  convaincu  que  les  inimitiés  qu'il  soulevait 
s'adressaient  non  à  lui,  mais  à  Dieu  même,  qui  lisait 
ses  intentions  dans  le  fond  de  son  âme.  Ses  admirateurs 
étaient  forcés  de  reconnaître  qu'il  était  orgueilleux  et 
opiniâtre,  et  pourtant  ils  le  respectaient,  tant  il  y  avait 
de  vertus  sous  cet  orgueil  :  ils  l'appelaient  le  saints  et 
ceci  était  vrai  ;  ses  ennemis  l'appelaient  Tirascible,  le 
superbe,  le  violent',  et  ceci  était  vrai  encore.  Ce  vent 
de  fortune  prodigieuse  qui  avait  amené  un  simple  prêtre 
de  province  sur  le  siège  métropolitain  de  tout  l'Orient, 
à  côté  du  trône  des  césars,  lui  semblait  l'effet  non  d'un 
caprice  ou  d'une  faveur  des  hommes,  mais  d'une  vo- 
lonté expresse  de  Dieu,  qui  le  destinait  à  tout  changer. 
Imbu  des  lectures  de  l'Ancien  Testament,  dont  il  s'était 
infusé  pour  ainsi  dire  l'esprit  âpre  et  inflexible,  il  se 
donna  vis-à-vis  des  puissants  de  son  temps  le  rôle  d'un 
Nathan  devant  David,  d'un  Élie  devant  Jézabel,  d'un 
Isaîe  devant  les  prêtres  de  Baal  ;  mais  les  prêtres  de 
Baal  étaient  nombreux,  et  ce  furent  eux  qui  commen- 
cèrent sa  ruine.  En  lutte  avec  tout  le  monde  à  la  fois, 
il  ne  réussit,  chose  triste  à  dire,  que  contre  celui  qui 
l'avait  élevé. 

1.  Vitœ  sanctimonia...  Socn,  vi,  3. 

3.  Ine  inagis  deditas  quam  verecundi».  Socr.,  ibid.  —  Immodica 
loqnendi  libertate  crga  omnes  utebatar.  Socr.,  ibid,  —  Sœvum  ac 
sQperbum  eum  appellabant.  Sozom.,  vin,  9. 


24  JEAN   GHRYSOSTOME 

La  réforme  de  l'Église  de  Gonstantinople  n'était  pas 
aisée  d'ailleurs,  et  le  contemporain  que  nous  avons 
cité  plus  haut,  Palladius,  qui  nous  a  laissé  sous  forme 
de  dialogue  une  vie  de  Jean  Cbrysostome  écrite  pour 
sa  justification,  nous  initie  au  rude  travail  dont  il  fut 
près  de  lui  le  spectateur.  Dans  rénumération  des  vices 
du  clergé  qu'il  fallait  avant  tout  prendre  corps  à  corps 
sous  peine  de  manquer  au  premier  devoir  de  Févêque, 
Palladius  en  signale  trois  qui  à  eux  seuls  eussent  amené 
la  ruine  de  cette  église,  savoir  :  la  luxure,  la  gourman- 
dise et  Tavarice,  «  vraie  métropole  des  maux*,  »  ajoute- 
t-il,  attendu  qu'elle  les  engendre  et  les  nourrit. 

C'était  surtout  dans  le  coupable  abus  des  sœurs 
agapètes  ou  femmes  sous-introduites  que  consistait  ce 
vice  de  luxure  reprocbé  par  Palladius  au  clergé  by- 
zantin*. Cet  usage  assez  récent,  si  nous  en  croyons 
Cbrysostome  lui-même,  avait  si  bien  prospéré,  s'était 
si  bien  répandu  partout  à  la  manière  de  l'ivraie,  qu'il 
infectait  maintenant  la  chrétienté  entière  en  Occident 
comme  en  Orient,  et  menaçait  de  passer  à  l'état 
d'institution  dans  l'Église.  Les  docteurs  avaient  eu  beau 
protester,  les  conciles  lancer  Tanathème,  les  lois  civiles 
elles-mêmes  sévir  contre  ce  concubinage  des  clercs  et 
cette  prostitution  des  vierges,  aussi  mortels  à  la  disci- 
pline que  flétrissants  pour  la  religion,  l'abus  résistait  à 
tous  les  remèdes,  et  semblait  multiplier  ses  racines 

1.  Malorum  omnium  metropolim  avaritiam...  Pallad.,  dial,,  p.  IS. 

2.  Intendit  sermonem  adversus  fictam  sororiam,  ut  vocant,  vit» 
societatem,  rêvera  autem  adversus  inverecundam  et  improbam  vitam 
cum  mulieribusillisquœ  dicuntur  subintroducte.  Pallad.,  ibid. 

On  les  appelait  aussi  Agapetœ, 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  25 

SOUS  les  censures  mêmes.  Le  corps  des  clercs  infecté  de 
ce  vice  formait  une  conjuration  puissante  devant  la- 
quelle plus  d^un  évéque  et  plus  d'un  docteur  s'étaient 
brisés,  témoin  Jérôme  exilé  de  Rome  pour  l'avoir  com- 
battu. Chrysostome  n'était  pas  à  son  début  dans  cette 
lutte  périlleuse.  N'étant  encore  que  diacre  d'Antioche, 
il  avait  composé  deux  traités  restés  fameux,  le  premier 
à  l'adresse  des  clercs,  le  second  des  vierges  qui  s'aban- 
donnaient aux  désordres  de  cette  fraternité  menteuse, 
et  lorsque,  devenu  évéque,  il  retrouva  dans  l'Église 
que  Dieu  lui  confiait  la  même  plaie  plus  profonde  en- 
core et  plus  envenimée,  il  saisit  le  rasoir,  suivant  une 
métaphore  familière  de  son  biographe,  laquelle  proba- 
blement venait  de  lui-même,  et  se  mit  à  opérer  sans 
pitié  comme  sans  crainte  *. 

Le  dur  médecin  fit  comparaître  devant  lui  en  par- 
ticulier tous  ceux  qu'il  savait  vivre  de  la  sorte,  chassa 
les  uns,  réprimanda  les  autres  avec  menaces,  puis  re- 
nouvela en  commun  ses  exhortations  et  ses  censures. 
«Mal  pour  mal,  leur  disait-il,  je  préfère  à  des  clercs 
tels  que  vous  les  entremetteurs  de  la  débauche  pu- 
blique. Ces  misérables  sont  éloignés  des  remèdes,  ils 
les  ignorent,  et  leur  funeste  métier  les  condamne  au 
mal;  mais  vous,  vous  demeurez  dans  l'officine  même 
de  la  santé,  vous  êtes  les  dispensateurs  des  remèdes  de 
l'âme,  et  non-seulement  vous  vivez  dans  la  corruption, 
mais  vous  la  semez  jusque  chez  les  bons  M  »  Il  disait 

i.  Posthsc  apprehendit  gladiam  reprehensionis...  abscessus  animi 
eorum  secans.  Pallad.,  dial,,  p.  19. 

2.  Ostendens  meUores  istis  leuones  esse.  Hi  enîm  longe  a  medico- 
rum  officiais  habitantes,  apud  se  morbum  habent,  sed  Yolentibus> 


26  JEAN   CHRYSOSTOME 

encore  «  qae  les  courtisanes  étaient  moins  criminelles 
à  ses  yeux  que  ces  fausses  sœurs  gui  se  servaient  du 
mot  de  virginité  pour  couvrir  leurs  débauches.  )>  Tels 
étaient  les  énergiques  discours  par  lesquels,  suivant 
Pailadius;  il  essayait  de  faire  rougir  son  clergé  pour  le 
ramener  à  une  vie  honnête.  Ses  livres,  et  principale- 
ment les  deux  traités  dont  j'ai  parlé,  nous  donnent  une 
idée  plus  complète  de  ce  que  devaient  être  ces  confé- 
rences si  salutaires  à  la  morale  du  temps  et  si  curieuses 
pour  l'histoire.  Nous  en  extrairons  quelques  passages 
où.  Chrysostome  met  à  nu  les  misères  du  prêtre  et  la 
dégradation  de  la  femme  sous  les  liens  de  cette  sorte 
d'inceste  qui  portait  sa  peine  avec  lui.  Par  une  audace 
que  le  but  de  ses  tableaux  absout  et  justifie,  il  intro- 
duit le  lecteur  dans  le  ménage  même  où  cohabitent  un 
clerc  et  sa  sœur  agapète,  et  tour  à  tour  il  examine  ces 
deux  hypothèses  si  la  femme  associée  est  pauvre  ou  si 
elle  est  riche. 

«  Entrons,  dit-il,  dans  le  logis  où  ils  vivent  ensemble 
et  supposons  d'abord  que  la  fille  soit  pauvre.  Pauvre, 
la  voilà  obligée  de  travailler  de  ses  mains.  Le  prêtre  est 
là  près  d'elle,  leur  appartement  est  commun,  leur  cham- 
bre commune,  leurs  meubles  sont  les  mêmes.  Eh  bien, 
dites-le-moi,  quel  spectacle  vous  présentera  la  demeure 
d'un  homme  voué  par  état  à  la  contemplation  solitaire  ? 
Des  jupons  de  femme,  des  ceintures,  des  mitres  accro- 
chées aux  murailles  ;  dans  la  chambre  une  navette,  des 
quenouilles,  un  fuseau,  un  métier  à  tisser,  des  cor- 


tantum  nocent;  illi  autem  in  salutis  officina  habitantes,  etiam  sanos 
impelkint  ad  morbum.  Pallad.,  ditU,,  p.  18. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  27 

beUles  et  dans  tous  les  recoins  des  approvisionnements 
de  laine  ou  de  lin,  accompagnés  de  peignes  et  de  cardes  : 
Toilà  Fornement,  la  décoration  du  domicile  d*un 
prêtre^  !  Les  servantes  ou  les  fliles  du  voisinage  y 
viennent  travailler  ou  babiller  avec  la  dame  ;  les  gros 
rires  éclatent,  le  prêtre  prend  part  à  leur  gaieté,  à  leurs 
propos,  parle  laine,  fuseaux  et  chanvre,  en  un  mot  se 
fait  femme  pour  vivre  avec  elles.  Quelquefois  les  com- 
mères se  querellent,  le  domestique  manque  de  respect 
à  la  maltresse,  le  prêtre  accourt  pour  mettre  le  holà  ! 
Oh!  comme  cette  vie  s'accorde  bien  avec  les  affaires  du 
salât  l 

«  Supposons  maintenant  que  la  sœur  spirituelle  soit 
riche.  Ce  seront  d'autres  conditions  pour  le  prêtre,  un 
autre  spectacle  dans  sa  demeure,  une  autre  misère 
dans  sa  vie.  Cette  fille  étant  riche,  il  faut  que  rien  ne 
lui  manque,  car  les  matrones  du  monde  élégant  et  dé- 
licat sont  moins  exigeantes  en  commodités  que  ces 
vierges-là,  et  c'est  au  prêtre  d'y  pourvoir*.  Aussi  quel 
mouvement  il  se  donne  pour  la  contenter  !  Il  court 
d'abord  chez  Targentier  savoir  si  la  vaisselle  est  prête, 
si  le  miroir  de  la  dame  est  en  état,  si  l'on  aura  à  temps 
opportun  l'amphore  au  vin  ou  la  fiole  à  l'huile'.  De 
Targentier  il  passe  chez  le  parfumeur,  et  en  effet  ce 

i.  Qnale  enim  est  si  ia  domum  viri  solitarii  itar,  videre  calceos 
mnliebres  suspensos,  et  cingula  et  mitras,  calathiscos  et  colum,  et 
ndiom  textoriam  et  pectines  et  fUsa.  Cbrys,  de  Subintrod,,  p.  242. 

2.  In  eam  corraptionem  yenerant  omnia,  ut  pluribus  yasis  quam 
secolares,  multœ  utantor  yirgines.  Id.,  ibid« 

3.  Vasa  maliebria  afferre  non  detrectabit  argentariis,  subinde 
rogans  nom  speculam  domine  prssparatum  sit,  num  cadum  absolye- 
rint,  nom  lecythnm  reddiderint.  Cbrys.,  ub.  snp. 


28  JEAN    GHRYSOSTOME 

genre  de  vierges  est  passionné  pour  les  onguents,  il  les 
lui  faut  variés  et  chersS  Le  prêtre  explique  au  mar- 
chand quels  sont  ceux  que  préfère  la  dame.  Après  le 
parfumeur,  c*est  le  marchand  d'étoffes,  le  fabricant  de 
toiles  et  de  tapis.  Le  prêtre  va,  vient,  marchande,  débat 
les  prix,  emploie  toutes  les  ruses  de  l'acheteur  en  lace 
du  vendeur.  Même  visite  au  cordonnier,  la  journée  du 
prêtre  se  passe  ainsi  à  circuler  de  boutique  en  bou- 
tique, Tâme  du  prêtre  n'est  plus  à  l'église,  elle  esta  la 
foire*!... 

«  Mais  voici  la  basilique  qui  s'ouvre.  Que  de  profa- 
nations, que  de  nouveaux  scandales  nous  y  attendent! 
Le  prêtre  se  tient  à  la  porte  jusqu'à  l'arrivée  de  la  dame, 
et,  quand  elle  parait,  il  la  précède  comme  son  eunuque 
ou  son  huissier,  lui  fait  faire  place  en  bousculant  la 
foule,  et  recueille  le  long  du  chemin  les  sourires  du 
public.  Il  arrive  que,  loin  d'en  rougir  comme  il  devrait, 
il  en  tire  souvent  vanité'.  Lorsque  approche  le  redou- 
table moment  des  mystères,  la  dame  y  assiste,  le  prêtre 
tourne  la  tête  vers  elle,  il  semble  la  consulter  du  re- 
gard, et  tout  cela  se  passe  en  présence  de  Dieu  et  des 
fidèles.  La  manie  de  ces  femmes  est  encore  de  se  mê- 
ler de  tout,  elles   tranchent  dans  les  questions   de 

1.  Hinc  iterum  ad  unguentarium  currit  coUocaturus  de  aromatibus 
dominœ  :  utuntur  autem  virgines  unguentls  et  yariis  et  pretiosis. 
Chrys.,  de  StUnntrod,,  p.  242. 

2.  Deinde  ab  unguentario  ad  yendentem  lintea,  et  ab  Ulo  iterum 
ad  aulaBorum  textorem...  cum  autoribus  variegatoribus  et  tinctoribas 
multum  conversari.  Id.  loc.  cit. 

3.  Ante  fores  ipsaa  excîpiunt,  eunucborum  loco  inserviunt,  obvios 
Bubmovent  ac  pneeuntes  altum  sapiunt,  videntibus  omnibus,  et  non 
verecundantur,  sed  eo  se  gloriantur.  Chrys.,  p.  243, 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  «9 

rÉglise,  et  sèment  en  tous  lieux  la  discorde.  Que  de 
bonnes  œuvres,  que  de  saintes  inspirations  neutralisées 
à  cause  d'elles  !  Quelqu'un  les  a  regardées  de  travers, 
aussitôt  la  colère  plisse  le  front  du  prêtre,  la  rancune 
entre  dans  son  cœur.  Oh  I  je  vous  en  prie,  mes  frères,  je 
TOUS  en  supplie  à  genoux,  réveillons-nous  de  cette  hon- 
teuse ébriété  S  reprenons  possession  de  nous-mêmes, 
prêtres  que  nous  sommes  I  et  reconnaissons  Thonneur 
que  Dieu  nous  a  fait  en  nous  créant  ses  ministres. 

a  Saint  Paul  disait  :  «  Ne  soyez  pas  esclaves  des 
«  hommes,  »  moi  je  vous  dirai  :  Cessons  d*être  esclaves 
de  femmelettes  qui  nous  entraînent  avec  elles  à  la  perdi- 
tion. Le  Christ  veut  que  sa  milice  se  recrute  de  soldats 
vaillants,  d'athlètes  vigoureux  que  la  lutte  laisse  debout, 
et  il  ne  nous  a  pas  munis  des  armes  spirituelles  pour 
que  nous  vivions  serviteurs  de  filles  misérables  parmi 
les  laines  et  les  fuseaux  *.  Non,  notre  mission  est  de 
combattre  avec  les  pouvoirs  du  ciel  les  puissances  in- 
visibles qui  nous  assiègent,  de  repousser  les  phalanges 
de  Tesprit  des  ténèbres.  C'est  pour  cette  guerre  que 
Dieu  a  ceint  nos  poitrines  de  la  cuirasse  de  la  justice, 
DOS  reins  de  la  ceinture  de  la  vérité,  qu'il  a  mis  sur  nos 
tètes  le  baume  du  salut,  à  nos  pieds  la  sandale  des 
ap6tres  et  nous  a  dit  :  »  Partez,  allez  enseigner  les 
«  Dations.  » 

tt  Entendez-vous  là-bas  la  trompette  qui  retentit? 


i.  Oro  igitur  et  supplice  et  ante  genua  vestra  me  provolvo...  ab  bac 
emergamus  ebrietate.  Chrys.,  de  Subintrod,,  p.  243. 

i.  Non  propter  hoc  nos  armavit  armis  spiritualibus ,  ut  paella- 
nm  triobolarium  ministeria  suscipiamus ,  circa  lanas  et  stamina. 
Chrys.,  ibid. 


30  JEANGHRYSOSTOME 

L'ennemi  donne  l'assaut  à  notre  Tille,  et  le  clairon 
appelle  ses  défenseurs  sur  la  brèche.  Tout  le  monde 
accourt,  sauf  un  soldat  armé  qui  se  renferme  dans  sa 
maison  et  dépose  son  glaive  à  terre  pour  rester  assis 
aux  genoux  d*une  femme.  Est-ce  que  tous  le  souffri- 
rez ?  Est-ce  que  tous  n'enfoncerez  pas  la  porte  pour  le 
percer  TOus-mêmes  de  vos  épées?  Eh  bien,  voilà  ce 
que  j'essaye  vis-à-vis  de  vous.  Il  faut  vous  hâter,  car  le 
contact  des  femmes  efféminé.  Le  lion  le  plus  superbe 
et  le  plus  farouche,  quand  on  lui  rase  la  crinière,  quand 
on  lui  arrache  les  dents,  quand  on  lui  coupe  les  on- 
gles, n'est  plus  qu'un  objet  honteux  et  ridicule,  un 
enfant  le  mène,  et  il  ne  lui  reste  plus  que  d'inutiles 
rugissements.  Le  prêtre,  revêtu  d'une  force  spirituelle, 
n'est  plus  qu'une  femme  quand  il  a  vécu  avec  des 
femmes  M  » 

Et  que  sera-ce  si  le  prêtre  s'est  laissé  prendre  à 
l'amour  de  cette  fille  qu'il  a  jour  et  nuit  devant  les 
yeux,  jour  et  nuit  à  ses  côtés*  ?  s'il  devient  jaloux,  s'il 
souffre  d'une  passion  combattue  par  le  devoir?  Que 
sera-ce  encore  si  le  devoir  cède  à  la  passion  ?  car  l'au- 
teur ne  recule  devant  aucune  des  hypothèses  qui  se 
présentent  dans  son  sujet.  Suivant  son  expression,  il 
déchire  tous  les  voiles,  il  perce  à  jour  toutes  les  cloi- 

1.  Si  quis  leonem  superbum  et  torve  intuentem  arripiat,  et  jubas  abra- 
dat,  dentés  excutiat,  ungues  ainputet,  turpemque  faciatet  ridiculum,  et 
terribilem  illum  et  intolerabilem  et  rugitu  solo  omnia  concutientem, 
facile  a  puero  superabilem  reddat;  ita  et  illi  quos  capiunt  omnes,  supe- 
ratu  faciles  reddunt  diabolo...  et  corruptos  mulierum  mores  io  animum 
illorum  immittunt.  Ghrys.,  de  Subintr.,  p.  144. 

2.  Audivi  et  de  aliqaibus  quod  zelotypi  sunt...  Cbrys.,  ibid., 
p.  265. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  31 

sons  ^  :  il  ya  jusqu'à  introduire  même  Taccoucheuse 
dans  ce  ménage  d'un  prêtre  et  d'une  vierge  '. 

Tel  était  généralement  le  caractère  des  enseigne- 
ments de  Ghrysostome;  sa  riche  imagination  savait 
donner  la  vie  et  l'action  aux  préceptes  les  plus  austères, 
il  traînait  les  vices  au  grand  jour,  sous  une  complète 
nudité,  pour  les  rendre  hideux  ou  ridicules. 

La  seconde  des  plaies  qui  infectaient  le  clergé 
constantinopolitain  était  la  gourmandise,  la  sensua- 
lité de  la  table,  la  passion  des  festins,  la  gueule  en  un 
mot,  comme  la  langue  latine  dit  énergiquement.  Prê- 
tres et  diacres  menaient  dans  cette  ville  de  luxe  et  de 
plaisirs  la  vie  la  plus  molle  et  la  plus  somptueuse  ;  ils 
ressemblaient  pour  la  plupart  à  cet  ecclésiastique 
romain  dont  parle  saint  Jérôme,  qui,  né  de  paysans  et 
nourri  dans  son  village  de  bouillie  noire  et  de  millet, 
avait  acquis  sous  l'habit  clérical  le  talent  de  deviner 
quelle  était  la  race  de  tel  loir,  si  tel  faisan  venait  de 
Golchide  ou  de  l'oasis  d'Egypte,  tel  poisson  de  l'océan 
Britannique  ou  de  la  mer  Caspienne  ^ .  Ces  besoins 
immodérés  qu'entraîne  la    gourmandise   donnaient 

1.  Âperiamus  )anuam  iis  qui  videre  ea  volunt...  quae  occulta  et  tecta 
parietibus  saot  in  médium  afférentes...  Chrys.,  de  Subintr,,  p.  264. 

2.  Qaod  si  obstetrix  adsit,  neque  sic  pudefit,  sed  aliis  virginibus 
ingredientibas  hoc  sibi  gloriosum  existimat...  sœpe  mediis  noctibus 
vilium  ancillarum  opus  facit,  ad  ipsam  obstetricem  currere  non  grava- 
tur...  Id.,  ibid. 

3.  Natoft  in  paapere  domo  et  in  tugurlo  rusticano  ;  qui  vix  milio  et 
cibario  pane  rugientem  saturare  yentrem  poteram ,  nunc  similam  et 
mella  fastidio.  Novi  et  gênera,  et  nomina  piscium,  in  quo  littore 
concha  lecta  sit  calleo  :  saporibus  avium  discerno  provincias,  et  ciborum 
pretiosorum  me  raritas,  ac  novissime  damna  ipsa  délectant.  Hieron., 
Epûê.,  34. 


32  JEAN   CHRYSOSTOME 

naissance  à  un  troisième  fléau,  Tayarice,  dont  nous 
allons  parler  amplement,  car,  s*il  fallait  beaucoup 
d'argent  pour  entretenir  dans  sa  maison  la  table  du 
prêtre  et  du  diacre,  au  dehors  ces  habitudes  sensuelles 
entraînaient  les  clercs  à  fréquenter  les  tables  des 
grands.  Ghrysostome  nous  les  peint  circulant  de  mai- 
son en  maison  chez  les  riches  pour  quêter  un  repas  et 
avilissant  par  de  basses  complaisances  leur  carac- 
tère sacré  ^  Dans  des  accès  de  sainte  colère,  il  les  trai- 
tait de  parasites  et  de  sycophantes  de  théâtre  *,  leur 
proposant  pour  exemple  son  austère  sobriété.  Ils  lui 
répondirent  par  la  calomnie  en  inventant  a  ses  orgies 
de  cyclope  ». 

L'avarice  était  la  troisième  et  la  plus  mortelle  plaie 
de  ce  clergé  dissolu.  Quand  les  gains  licites  de  l'Église 
ne  suffisaient  pas  aux  besoins  des  clercs  et  de  leur  mé- 
nage spirituel,  ce  qui  était  un  cas  fort  ordinaire,  ils 
faisaient  main  basse  sur  son  patrimoine,  qu'on  usurpait 
et  pillait  à  qui  mieux  mieux.  Les  ecclésiastiques,  les 
évèques  eux-mêmes  n'y  mettaient  pas  grande  façon, 
habitués  qu'ils  étaient  à  considérer  les  biens  de  l'Église 
comme  les  leurs  propres.  L'histoire  des  conciles  est 
remplie  à  ce  sujet  des  accusations  et  des  faits  les  plus 
graves.  Après  l'emploi  frauduleux  du  domaine  ecclésias- 
tique venaient  les  captations,  les  donations  surprises, 
les  legs  arrachés  aux  familles,  enfin  le  détournement 
des  deniers  confiés  aux  prêtres  pour  les  pauvres.  Ce 

i.  Hortans  eos  at  cootenti  sint  suis  opsoniis,  nec  divitam  nidores 
sequantur.  Pallad.,  dial.,  p.  19. 

2.  Ne  dum  dacem  habent  famum,  iotcmperantite  igni  tradantor, 
adulatorum  et  parasitorum  yitam  sectati.  Pallad.,  ibid. 


ET    UIMPÉRATRICE    EUDOXIE.  33 

dernier  crime  surtout  était  irrémissible  aux  yeux  de 
Chrysostome,  il  le  regardait  comme  un  sacrilège,  un 
attentat  contre  Dieu,  car  voler  les  pauvres,  disait-il, 
c'est  voler  Jésus-Christ  Jérôme,  signalant  le  même  vice 
dans  le  clergé  romain,  s'écriait  avec  une  admirable 
éloquence  :  «  Les  lois  des  empereurs  catholiques 
nous  ont  frappés  d'incapacité  à  recevoir  des  donations 
et  des  legs.  Les  prêtres  des  idoles,  les  prostituées,  les 
cochers  du  cirque,  peuvent  en  recevoir;  nous,  prêtres 
chrétiens,  nous  ne  le  pouvons  pas.  Je  ne  m'en  plains 
point  pour  l'Église,  mais  je  rougis  que  nous  l'ayons 
mérité  ^  »  Chrysostome  alla  plus  loin  :  il  conseilla 
aux  riches  charitables  de  distribuer  eux-mêmes  leurs 
aumônes  sans  les  faire  passer  par  les  mains  des  clercs, 
et  l'opulente  diaconesse  Olympias,  a  sa  chère  dame  et 
vénérée  fille,  »  éparpillant  son  immense  fortune  en 
prodigalités  à  des  ecclésiastiques  et  à  des  évêques,  il 
l'en  réprimanda  hautement  *.  Cet  acte  courageux  ex- 
cita presque  un  soulèvement  dans  le  corps  sacerdotal, 
même  parmi  ses  chefs,  et  comme  c'était  là  la  source 
de  tout  mal,  u  la  métropole  des  vices,  »  suivant  le 
mot  de  Palladius,  tous  les  abus  se  coalisèrent  pour  se 
venger.  La  vengeance  fut  aussi  cruelle  qu'inattendue, 
et,  qui  le  croirait?  cet  homme  austère  qui  prêchait  avec 
tant  d'éloquence  le  désintéressement  et  la  pauvreté,  on 
l'accusa  lui-même  d'avarice  et  de  rapine. 

i.  Hîeron.,  Epist.  ad  Eusloch,  On  peut  consulter  sur  les  vices  du 
cleiKé  romain  Saint  Jérôme  et  la  Société  chrétienne  à  Rome,  1. 1*',  p.  17. 

2.  Acc^esserant  quoque  exbortationes  ab  eo  factae  ad  Olympiadem... 
cam  facultates  suas  petentibus  eam  erogare  cerneret...  equidem,  inquit 
iUi,  stadiam  taum  laudo;  verum  si  me  audis,  pro  necessitate  peten- 
tium,  largitionem  tuam  moderaberis.  Sozom.,-  viii,  9. 

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34  JEAN  GHRTSOSTOME 

Succédant  à  des  prélats  magnifiques,  à  Nectaire, 
par  exemple,  qui  avait  apporté  sur  la  chaire  épiscopale 
les  habitudes  et  le  luxe  d'un  préfet  de  la  ville,  Chry- 
sostome  avait  mis  son  orgueil  à  retrancher  tout  ce  faste 
dès  son  début.  Plus  d*étofTes  de  soie  sur  sa  personne, 
plus  de  brocarts  d'or  et  de  pourpre  dans  son  cortège; 
les  étoffes  les  plus  communes  pour  les  siens,  et  pour 
lui  quelque  chose  comme  un  habit  de  moine,  voilà  le 
coup  de  théâtre  dont  il  surprit  Gonstantinople.  On  ne 
manqua  pas  de  crier  à  la  rusticité,  à  Favarice  sordide, 
et  Ton  prétenditque,  s' il  supprimait  à  l'égard  des  autres 
les  libéralités  de  sa  chère  diaconesse  Olympias,  c'était 
pour  se  les  appliquer  à  lui  seul.  Il  voulut  mettre  dans 
la  décoration  de  ses  églises  la  même  simplicité  théâtrale 
que  sur  sa  personne  et  celle  de  ses  suivants.  Les  orne- 
ments de  soie  et  d'or  qui  paraient  à  son  arrivée  les  au- 
tels des  basiliques,  les  tentures  de  pourpre,  les  riches 
habits  sacerdotaux,  il  ordonna  de  les  vendre.  Des  revête- 
ments de  marbre  magnifique  et  des  colonnes  monolithes 
que  Nectaire  avait  destinés  à  l'embellissement  de  l'église 
d'Anastasie  et  qui  gisaient  à  terre  attendant  l'architecte 
furent  aussi  mis  à  l'encan.  II  n'y  eut  pas  jusqu'à  des 
vases  sacrés  d'un  prix  énorme  qu'il  ne  fît  briser  et 
vendre,  ne  voulant  garder  que  les  plus  simples.  Enfin 
un  petit  bien  rural  dont  la  conservation  dans  le  patri- 
moine ecclésiastique  lui  paraissait  difQcile  et  coûteuse, 
il  l'aliéna  pareillement*.  Laréformedu  personnel  dans 
le  palais  épiscopal  marchait  de  pair  avec  celle  du  ma- 


1.  Âct.  synod,  ad  Querc,  apad  Phot.,  59,  et  in  Baron.,  an.  403, 
XVII  et  seq. 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  35 

tériel  dans  l'église.  Il  avait  supprimé  réconome,  disant 
que  ces  gens-là  ne  savaient  que  voler,  et  que,  lorsqu'ils 
étaient  prêtres,  ils  employaient  à  faire  des  comptes  de 
cuisine  un  temps  qu'ils  devaient  aux  œuvres  de  Dieu*. 
J'ai  parlé  plus  haut  de  la  parcimonie  de  sa  table,  en- 
tretenue par  Olympias,  et  de  l'absence  de  toute  récep- 
tion officielle  à  l'archevêché.  On  fit  de  tout  cela  autant 
de  chefs  d'accusation  pour  le  convaincre  de  cupidité 
et  de  vol.  Cet  argent  du  patrimoine  ecclésiastique,  ce 
produit  des  vases  sacrés,  des  étoffes,  des  tapis,  des  or- 
nements, des  marbres,  de  tous  les  objets  par  lui  dé- 
tournés, qu'en  avait-il  fait*?  Lui  qui  affichait  la  pau- 
vreté d'un  anachorète,  qui  se  faisait  nourrir  par  les 
mains  d' Olympias,  qui  avait  retranché  de  sa  maison 
épiscopale  non-seulement  l'appareil  nécessaire  à  la  vie 
décente  d'un  évêque,  mais  jusqu'à  l'hospitalité,  qui 
est  pour  lui  un  devoir  rigoureux  vis-à-vis  de  ses  collè- 
gues et  de  ses  ouailles,  que  faisait-il  de  ces  économies? 
Il  les  enfouissait  dans  quelque  coin  de  son  évêché,  où 
il  entassait  denier  par  denier  des  trésors  immenses. 
—  Je  m'étends  sur  ces  imputations  parce  qu'elles  figu- 
rèrent en  première  ligne  dans  le  procès  que  son  clergé 
lui  intenta  devant  deux  conciles.  Parties  de  ses 
prêtres  mêmes,  elles  arrivaient  avec  une  apparence 
de  vérité  à  la  cour  et  dans  les  conciliabules  de  ses 
ennemis. 

i,  Posthac  œconomi  tabulas  scratatur,  et  reperit  sumptoB  ecclesi» 
inutiles  et  horom  subsldium  cessare  Jubet...  œconomis  furandi  occa- 
siones  pnecidens  ne  decuplarent  pretium  opsoniorum.  Pallad.,  dt'ai., 
p.  4t. 

2.  De  reditibus  ecclesie  qoid  agatur  scit  nemo.  Act,  synod,  ad 
Querc,  apud  Phot.,  et  ia  Baron.,  403,  xvu  et  seq. 


36  JEAN   GHRYSOSTOME 

On  avait  su  pourtant  bientôt,  et  ceux-là  surtout  qui 
pouvaient  observer  l'archevêque  de  près,  que  personne 
au  monde  n'était  plus  désintéressé,  et  que,  dans  cette 
simplicité  dont  il  faisait  montre,  on  n'avait  à  lui  repro- 
cher que  l'ostentation.  Nul  évêque  à  aucune  époque  ne 
fut  plus  charitable  que  Ghrysostome.  Sans  doute  il  eut 
des  travers,  il  eut  même  des  vices  qui  firent  son  mal- 
heur, l'orgueil,  le  ressentiment,  l'amour  efiréné  de  la 
domination  ;  mais  jamais  rien  de  bas  ne  monta  jusqu'à 
son  cœur.  Le  produit  de  ces  ventes  qu'on  lui  imputait 
à  crime,  il  l'employait  non-seulement  à  des  aumônes 
dont  il  se  faisait  lui-même  le  juge,  mais  à  des  fonda- 
tions charitables  au  vu  et  su  de  la  ville  entière.  Il  établit 
à  Gonstantinople,  de  ses  deniers  épiscopaux,  un  hôpi- 
tal pour  les  malades  et  un  autre  pour  les  étrangers  ^ 
Il  incitait  sans  cesse  par  ses  sermons,  par  ses  exhorta- 
tions privées,  par  ses  exemples,  les  fidèles  riches  à 
construire  des  lieux  d'assistance.  Il  eût  voulu  que  la  ville 
de  Gonstantinople  ne  fût  qu'un  grand  hospice,  et  que 
chacun  eût  dans  sa  maison  une  chambre  réservée  pour 
l'étranger  en  passage  ou  pour  l'indigent.  Nous  avons 
encore  un  sermon  où  il  adressait  à  son  auditoire  ces 
touchantes  paroles  :  «  Le  Christ  est  à  votre  porte, 
ouvrez-lui,  vous  lui  devez  votre  plus  bel  appartement,  et 
il  ne  vous  demande  que  le  moindre  coin.  Placez-le 
où  vous  voudrez,  dans  vos  arrière  -  chambres  avec 
vos  serviteurs,   dans  vos   celliers,    dans   vos   écu- 

1.  PI  ara  nosocomia  œdiflcat  pnoponeos  presbyteros  pios  daos, 
prœterea  et  medicos  et  coquos  atqae  bonos  opiflces  e  cœUbum  ordlne 
ad  eoram  ministerîum;  ut  adveaientes  hospites  et  morbo  correpti  eu- 
rarentur.  Pallad.,  dial.,  p.  19. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  37 

ries,  avec  vos  ânes  et  vos  chevaux;  mais  logez-le  M  » 
La  réforme  des  clercs  pour  être  complète  devait 
s'étendre  sur  les  diaconesses,  qui  faisaient  partie  du 
clergé  :  œuvre  délicate,  car  ces  femmes  étaient  une 
sorte  de  puissance  dans  TÉglise.  Ghrysostome  accom- 
plit ce  devoir  avec  sa  décision  ordinaire,  mais  aussi 
avec  la  rudesse  qui  gâtait  parfois  ses  meilleures  actions. 
La  plupart  des  diaconesses  vivaient  trës-mondaine- 
ment,  accommodant  autant  qu'elles  pouvaient  Dieu  et 
Baal  ;  plusieurs  même  déshonoraient  le  sanctuaire  par 
des  galanteries  scandaleuses.  Après  avoir  recueilli  des 
renseignements  particuliers  sur  chacune  d'elles,  le 
terrible  juge  les  fit  comparaître  devant  son  tribunal 
pour  entendre  leur  arrêt.  Il  licencia  les  plus  compro- 
mises en  leur  disant  :  «  Je  vous  rends  votre  liberté,  re- 
mariez-vous, vous  ferez  bien  *  ;  »  c'était  le  précepte  de 
saint  Paul  qui  disait  aussi  :  «  Mieux  vaut  se  marier  que 
brûler.  »  A  celles  pour  lesquelles  il  y  avait  encore  ré- 
mission, il  imposa  une  pénitence  sévère  et  des  règles 
de  discipline  tout  à  fait  monastiques  ;  il  ne  parut  pas 
que  celles-ci  lui  fussent  beaucoup  plus  reconnaissantes 
que  les  premières. 

Telle  était  dès  le  début  de  son  épiscopat  la  situation 
de  Ghrysostome  en  face  de  son  Église  ;  elle  ne  fit  que 
s'empirer  quand  les  rancunes  trouvèrent  un  point 
d'appui  dans  l'impératrice,  avec  l'espoir  d'un  prochain 
affranchissement.  Il  nous  reste  à  voir  ce  qu'elle  était 
en  face  des  populations  et  particulièrement  du  troupeau 

1.  Chrys.  m  Ad,  ÂposL,  hom,  45. 

2.  Admonebat  ut  protinas  ad  secundas  nuptias  concédèrent.  Pallad., 
diàl.,  p.  19. 


38  JEAN   CHRYSOSTOMB 

chrétien  de  la  seconde  Rome,  qui,  au  rebours  de  la 
première,  ne  comptait  guère  de  familles  élevées  qui  ne 
fussent  de  la  religion  de  l'empereur.  Quant  aux 
païens,  ils  observaient  curieusement  le  spectacle  de 
cette  lutte  commençante.  Assez  peu  portés  pour  Eu- 
doxie,  mais  plus  malveillants  encore  pour  Tarche- 
véque,  dont  Thumeur  acerbe  et  hautaine  les  blessait, 
ils  étaient  tout  disposés  à  prendre  parti  contre  lui  dans 
des  questions  qui  leur  étaient  d'ailleurs  étrangères,  et 
c'est  ce  qu'ils  ont  fait  dans  leurs  histoires  *. 

Ghrysostome,  et  c'était  le  fond  de  son  caractère, 
mêlait  à  un  vif  sentiment  de  charité  évangélique  des 
élans  involontaires  de  révolte  contre  l'inégalité  sociale. 
Il  aimait  le  peuple  d'un  amour  de  prêtre,  il  l'aimait 
aussi  d'un  amour  de  tribun.  Sans  voir  la  richesse  d'un 
mauvais  œil,  il  ne  la  comprenait  que  comme  un  moyen 
que  Dieu  nous  donne  pour  le  remplacer  dans  la  dis- 
tribution des  biens  qui  viennent  de  lui.  Le  riche  in- 
sensible aux  souffrances  du  pauvre  lui  semblait  un 
impie,  un  sacrilège  qui  volait  Dieu,  et  l'étalage  des 
plaisirs,  le  faste  insolent  de  celui  qui  a,  vis-à-vis  de  ce- 
lui qui  n'a  pas,  un  manquement  aux  lois  divines  et 
humaines.  Il  mettait  la  vanité  des  richesses  à  côté  de 
la  dureté  du  cœur,  et  poursuivait  l'une  comme  l'autre 
de  ses  paroles  les  plus  amères.  C'est  ce  que  son  bio- 
graphe appelait  «  plonger  le  rasoir  dans  le  cœur  des 
riches  pour  en  extirper  l'apostume  de  l'orgueil*.  »  La 
formidable  question  du  pauvre  et  du  riche,  du  mau- 

i.  Zosim.,  V,  23.  , 

2.  Post  bec  apprehendit  gladium  reprehensionis  advenus  divites, 
abcessos  animi  eorum  secans.  Pallad.,  dial.,  p.  19. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  39 

?ais  riche  da  moins,  de  celui  qui  ne  jette  pas  à  Lazare 
les  miettes  de  sa  table,  revenait  perpétaellement  dans 
ses  sermons.  Non-seulement  l'usure  lui  était  odieuse, 
mais  il  lançait  Tanathëme  sur  ces  prodigalités  inutiles 
qui  dispersent  dans  les  fêtes,  dans  les  palais,  sur  les 
théâtres,  ce  que  réclame  la  faim  des  pauvres.  Depuis 
Sp.  Gassius  attaquant  devant  la  plèbe  de  Rome  les 
usures  des  patriciens,  et  depuis  les  Gracques  préchant 
la  loi  agraire,  pareils  accents  n'avaient  point  frappé 
des  oreilles  humaines.  Sans  doute  il  était  de  Tessence 
du  christianisme,  religion  des  humbles  et  des  petits, 
de  protéger  le  pauvre  et  de  recommander  la  charité 
aux  puissants,  et  c'est  une  des  gloires  de  l'Église  d'en 
avoir  fait  un  lieu  commun  de  ses  prédications  ;  mais 
celles  de  Jean  Ghrysostome  avaient  un  caractère  bien 
autrement  incisif  et  marqué  que  les  formules  ordi- 
naires de  la  charité  évangélique.  Ses  contemporains  en 
jugèrent  ainsi,  et  encore  aujourd'hui  plusieurs  de  ses 
sermons  nous  étonnent  par  leur  audace. 

En  même  temps  qu'il  déployait  contre  les  classes 
élevées  de  la  société  une  sévérité  parfois  excessive,  il 
dépassait  peut-être  la  mesure  dans  l'expression  de  son 
affection  pour  les  classes  populaires.  Il  ne  se  conten- 
tait pas  d'aimer  le  peuple,  il  l'admirait,  il  lui  croyait 
des  vertus,  il  lui  supposait  une  sorte  de  puissance  mo- 
rale particulière.  Un  tremblement  de  terre  ayant 
ébranlé  Gonstantinople  jusque  dans  ses  fondements, 
puis  s'étant  apaisé  tout  à  coup,  Ghrysostome  dit  en 
chaire  «  que  les  vices  des  riches  avaient  amené  ce  pé- 
ril en  excitant  la  colère  de  Dieu,  mais  que  les  prières 
des  pauvres  l'avaient  détourné.  »  —  Un  autre  jour  il 


40  J£AN   GHRYSOSTOME 

disait  :  <(  Ce  qui  fait  la  gloire  de  ma  yille,  ce  n'est  pas 
d'avoir  un  sénat,  des  consuls  et  autres  choses  de  cette 
sorte,  c'est  d'avoir  un  peuple  fidèle  ^  —  Entrez  dans 
Téglise;  vous  y  verrez  notre  vraie  splendeur,  les  pau- 
vres, attentifs  à  la  parole  de  Dieu,  en  sentinelle  dans 
le  lieu  saint  depuis  le  milieu  de  la  nuit  jusqu'au  jour, 
sans  que  le  sommeil  ou  les  nécessités  de  l'indigence 
puissent  les  en  chasser.  »  Il  ajoutait  en  désignant  les 
riches  :  u  Je  voudrais  bien  savoir  où  sont  maintenant 
ceux  qui  nous  troublaient  l'autre  jour,  car  leur  assis- 
tance en  ce  lieu  était  pour  nous  une  sorte  d'incom- 
modité et  de  trouble  *.  Je  voudrais  bien  savoir  ce  qu'ils 
font,  et  quelle  meilleure  occupation  ils  peuvent  avoir 
que  de  venir  ici  comme  les  autres  ;  mais  je  sais  bien 
qu'ils  n'en  ont  aucune,  et  que  leur  absence  n'est  que 
l'effet  de  leur  faste  et  de  leur  superbe.  Pourtant, 
dites-moi,  je  vous  prie,  quel  sujet  vous  avez  de  vous 
estimer  si  fort  et  de  croire  que  vous  nous  obligez  beau- 
coup lorsque  vous  venez  écouter  ici  les  vérités  néces- 
saires à  votre  salut?  Pourquoi  donc  étaler  tant  d'arro- 
gance ?  Est-ce  parce  que  vous  êtes  riches  et  vêtus  de 
soie?  Mais  ne  devriez-vous  pas  considérer  que  ces 
étoffes  sont  l'ouvrage  des  vers  qui  les  ont  filées  et  l'in- 
vention des  barbares  qui  les  ont  tissues'?  Ne  devriez- 
vous  pas  considérer  que  les  courtisanes,  les  hommes  in- 


1.  Ghiys.,  de  Seraph.  hom*  4. 

2.  Valde  nuoc  scire  cuperem  ubinam  sint  qui  tum  illo  die  nos 
interturbabant  :  siquidem  interturbatio  quedam  erat  ipsorum  pnesen- 
tia.  Chrys.,  in  Inscrip.  altar.,  U  v,  p.  556. 

3.  Gur  non  potius  cogitas  illas  vermicum  esse  stamina,  et  barbaro- 
rum  hominam  inventionem?  Chrys.,  ibid. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  41 

fâmes  Toaés  à  toutes  les  abominations,  des  voleurs  et  jus- 
qu'à des  violateurs  de  tombeaux,  ont  tout  aussi  bien  que 
vous  des  vêtements  de  soie  *  V  Descendez  donc  des  hau- 
teurs fastueuses  où  vous  fait  monter  l'enflure  du  cœur, 
et  réfléchissez  à  votre  bassesse,  au  néant  de  votre  na- 
ture. Si  fiers  que  vous  soyez ,  vous  n'êtes  pourtant  que 
des  esclaves,  les  esclaves  de  vos  vices  *.  Vous  ressem- 
blez à  quelqu'un  qui  serait  battu  tous  les  jours  par  ses 
valets  dans  sa  maison,  et  se  glorifierait,  en  marchant 
sur  la  place  publique,  d'avoir  une  foule  d'hommes 
sous  son  obéissance  et  de  commander  à  ses  conci- 
toyens '.  Je  ne  vous  souhaite  que  de  tenir  de  Dieu 
le  droit  de  leur  commander  et  même  de  vous  attri- 
buer raisonnablement  quelque  sorte  d'égalité  avec 
eux.  » 

Il  suffit  d'ouvrir  les  œuvres  de  Chrysostome  pour 
voir  avec  quelle  hardiesse  de  langage  il  attaquait  par- 
fois, à  propos  du  mauvais  riche,  cette  inégalité  des 
conditions  qui  est  le  fondement  de  la  société  civile.  On 
l'entendit  un  jour  raconter  en  chaire  l'anecdote  sui- 
vante :  «  Le  territoire  de  notre  ville,  disait-il,  fut  une 
fois  frappé  d'une  grande  sécheresse,  les  grains  ense- 
mencés ne  pouvaient  germer.  Chacun  suppliait  Dieu 
de  détourner  le  mal  et  de  dissiper  l'angoisse  publique  ; 


1.  Meretrices  iUis  ac  molles  et  sepulcrorum  perfossores  ac  latrones 
ati.  Ghrys.  in  Inscrip.  alL,  nt.  sup. 

2.  Qaid  hoc  tibi  prodest  quod  hominibus  imperes  cum  perturba- 
tionum  toarum  servus  ac  captivus  sis?  Id.  ibid. 

3.  Quemadmodum  si  qùis  domi  quidem  a  famuUs  verberibus  ac 
Tnlnerlbus  concidatar,  foris  autem  ia  foram  veniens,  quod  aliis  impe- 
ret,  glorietur.  Chrys.,  loc.  cit. 


42  JEAN   CHRYSOSTOME 

mais  le  mal  contiDuait,  et,  saivant  l'antique  prédiction 
de  jMoîse,  un  ciel  d*airain  restait  suspendu,  immobile 
sur  nos  têtes.  La  famine  approchait,  on  la  voyait,  on 
l'attendait,  et  avec  elle  la  plus  cruelle  des  morts.  Le 
Dieu  miséricordieux  eut  pitié  de  la  ville,  tout  à  coup 
le  ciel  d'airain  s'amollit,  des  nuages  s'amoncelèrent, 
et,  s'entr'ouvrant  soudain,  laissèrent  tomber  la  pluie 
avec  tant  d'abondance,  qu'à  sa  vue  toutes  les  poitrines 
haletaient  de  joie.  Ivres  de  bonheur,  les  habitants  se 
mirent  à  courir  les  rues  comme  des  échappés  de  la 
mort  *.  C'était  une  fête  générale,  des  transports  d'allé- 
gresse inexprimables.  Au  milieu  de  toutes  ces  joies,  un 
homme  cheminait  triste,  abattu  et  comme  exténué 
sous  le  poids  de  quelque  grande  douleur.  C'était  un 
riche,  un  des  plus  opulents  de  la  cité,  et,  quand  on  lui 
demanda  pourquoi  seul  il  était  triste  dans  le  délire 
commun,  il  ne  put  garder  au  fond  de  son  ftme  le  sujet 
de  sa  peine,  et  de  même  qu'une  maladie  intérieure 
déborde  et  éclate  au  dehors  dans  le  paroxysme  de  sa 
violence,  la  maladie  de  cet  homme  éclata  hideuse  à 
tous  les  yeux.  —  «  J'avais  amassé,  dit-il,  dix  mille  me- 
«  sures  de  blé,  et  je  ne  sais  pas  ce  que  j'en  ferai  à  cette 
«  heure  *.  »  Voilà  quel  était  le  sujet  de  son  angoisse. 
Dites-moi,  je  vous  prie  :  le  bonheur  de  ce  riche  con- 


1.  Et  omnes  jam  festum  diemagebant  tanquam qai  ex  ipsis  portis 
mortis  ascendissent.  Chrys.,  hom.  39  in  Ep.  it  ad  Corinth, 

"2.  Sed  in  taatis  bonis  et  communi  omnium  lœtitia,  quidam  ex  iis 
qui  valde  opulenti  erant,  circuibat  mœstus  et  tristis,  pr»  animi  egrito- 
dine.,.  et  multis  causam  rogantibus  :  «  cum  haberem,  inquit,  innu- 
meras  mensuras  frumenti,  nesdo  ubi  illas  disponam.  »  Chrys.,  fiom, 
39,  ut  sup. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  43 

sistait-il  à  pouvoir  tenir  de  tels  discours  pour  lesquels 
il  méritait  d'être  lapidé  comme  plus  inhumain  que  les 
bêtes  féroces  et  comme  un  ennemi  public?—  Que 
fais-tu,  misérable?  tu  t'affliges  de  ce  que  tout  le  monde 
n'est  pas  ruiné,  de  ce  que  tu  as  perdu  l'occasion 
d'amasser  l'or  que  tu  rêvais  *  I  Ne  sais-tu  pas  ce  que 
Salomon  a  dit  autrefois  :  «  Celui  qui  fait  renchérir  le 
«  blé  est  maudit  du  peuple?  »  —  Tu  cours  les  rues 
comme  l'ennemi  des  biens  de  la  terre,  comme  un  im- 
pie en  guerre  avec  la  libéralité  du  Dieu  de  tous  les 
hommes,  comme  un  serviteur  et  un  esclave  de  Mam- 
mon!  Ne  fallait-il  pas  arracher  ta  funeste  langue?  ne 
fallait-il  pas  étouffer  ce  cœur  qui  avait  enfanté  de  si 
abominables  pensées  '  ?  Ah  I  vous  le  voyez,  la  richesse 
ne  permet  pas  aux  hommes  de  rester  hommes  ;  elle  en 
fait  des  bêtes  et  des  démons,  car  qu'y  a-Ml  de  plus 
odieux  qu'un  homme  riche  qui  demande  à  Dieu  la 
famine  pour  augmenter  son  or?  Cette  passion  de  l'or 
produit  un  effet  tout  contraire  à  ses  désirs.  Au  lieu  de 
se  réjouir  de  ce  qu'il  possède  une  abondance  exti^aordi- 
naire  de  blé,  il  tire  de  cette  abondance  même  un  sujet 
de  douleur.  C'est  sa  richesse  qui  fait  son  affliction. 

a  Si  vous  voyiez  un  chef  de  brigands  battre  les 
routes,  dresser  des  embûches  aux  passants,  ravir  ce 
qu'il  trouve  dans  les  champs,  enfouir  l'or  et  l'argent 


1.  Hunccine,  die,  qusso,  pro  bis  verbis  beatum  ducemus  pro  quibas 
oportaisset  eum  obrui  lapidibus ,  qui  esset  quavis  fera  cradelior,  qui 
esset  communis  hostis?  Quid  dicis,  o  bomo?  doles  quod  non  perierint 
omnes  ut  aurum  cogères.  Chrys.,  hom,  39,  ut  sup. 

2.  Annon  oportebat  linguam  illam  amputari,  non  cor  extingui  quod 
bec  verba  pepererat?  Id.  ib. 


44  JEAN    CHRYSOSTOME 

dans  des  cavernes  et  dans  des  fosses,  enlever  les  trou- 
peaux, les  esclaves,  les  meubles  des  maisons,  le  pro- 
clameriez-vous  heureux  à  cause  de  ces  richesses  qu'il 
entasse,  ou  malheureux  à  cause  du  supplice  qui  l'at- 
tend ?  Eh  bien ,  voilà  le  sort  des  riches  et  des  avares. 
Ce  sont  des  voleurs  qui  assiègent  les  routes,  volent  les 
passants,  enferment  dans  leurs  champs  comme  dans 
des  cavernes  et  des  fosses  le  bien  des  autres  qu'ils  ont 
accumulé*.  Le  voleur  peut  éviter  la  peine  en  s'échap- 
pnnt  des  mains  des  hommes,  le  riche  ne  trompera  pas 
celles  de  Dieu.  Le  riche  sera  plongé  dans  Tenfer  ;  La- 
zare reposera  dans  le  sein  d'Abraham.  La  sainte  Écri- 
ture nous  renseigne  :  on  ne  vole  pas  seulement  en 
enlevant  le  bien  d'autrui,  on  vole  en  ne  distribuant  pas 
ce  qu'on  possède  *.  » 

Voici  le  portrait  du  mauvais  riche.  «  Quoi  de  plus 
impudent,  de  plus  éhonté,  de  plus  comparable  à  la 
face  d'un  chien  que  la  face  de  ce  misérable?  Et  encore 
un  chien  est-il  plus  capable  de  honte  qu'un  avare  qui 
arrache  le  bien  de  tout  le  monde'.  Ces  mains  qui 
salissent  tout,  cette  bouche  qui  ne  se  rassasie  jamais, 
sont  ce  qu'on  peut  imaginer  de  plus  impur.  Le  visage 


1.  Age  si  quem  vidisses  latrocinii  principem  grassantem  per  vias, 
pretereuntibus  ÎDsidiantem,  ea  que  sunt  in  agris  rapientem,  in  ape- 
luncas  ac  foveas  subteiraneas  aurum  et  argentum  defodientem,  ac  illic 
multa  recludentem  armenta,  vestes  et  mancipia,  multa  ex  incursioni- 
bus  illis  possidentem...  Chrys.,  de  Lazar.,  I,  p.  725. 

2.  Hoc  rapina  est  non  impartiri  de  tais  facultatibus...  rapina  et 
fraudatio  et  spoliatio.  Chrys.,  ibid. 

3.  Ecquid  est  oculis  impudentias?  Quid  magis  inverecundum,  quid 
magis  caninam?  Non  enim  canis  ita  impudens  stat  ut  hic  quando  om- 
nium bona  rapit.  Chrys.,  hom,  9  in  Epist.  ad  Corinth. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  45 

d'un  mauvais  riche,  les  yeux  d'un  mauvais  riche,  ne 
sont  pas  le  visage  et  les  yeux  d'un  homme.  Cet  être  ne 
voit  pas  les  hommes  comme  des  hommes,  le  ciel 
comme  un  ciel  \  il  n'élève  pas  son  regard  à  Dieu 
comme  au  souverain  seigneur  de  toutes  choses  ;  toutes 
choses  pour  lui  ne  sont  que  de  l'or  et  de  l'argent. 
Quand  un  regard  d'homme  tombe  sur  un  pauvre  dans 
l'affliction,  le  cœur  se  trouble,  des  larmes  s'échappent 
des  yeux,  on  sent  en  soi-même  les  misères  qu'on 
aperçoit;  mais,  quand  ce  riche  regarde  un  pauvre,  il 
n'en  devient  que  plus  cruel,  et  ^on  inhumanité  gran- 
dit. Un  homme  ne  voit  pas  le  bien  des  autres  comme 
son  propre  bien,  il  voit  son  propre  bien  comme  celui 
des  autres  ;  il  se  dépouille  pour  ceux  qui  ont  besoin  : 
un  riche  n'a  rien  s'il  n'a  pas  tout,  car  ce  n'est  point  un 
homme,  son  visage  même  atteste  la  bestialité  de  sa 
nature.  Mais  les  bêtes  sont  moins  impitoyables,  leurs 
mains  sont  moins  ravissantes,  leurs  ongles  moins  dé- 
chirants'. Quand  l'ours  et  le  loup  se  sont  rassasiés, 
ils  cessent  de  courir  à  la  proie  :  le  riche  ne  se  rassa- 
sie jamais.  Dieu  nous  a  donné  des  mains  pour  soute- 
nir notre  semblable  qui  tombe,  et  non  pour  lui  tendre 
des  pièges  et  le  faire  choir.  Si  c'est  là  l'usage  que 
nous  en  faisons,  mieux  vaudrait  que  nous  n'en  eus- 
sions point,  ou  qu'on  nous  les  coupât  par  pitié.  Vous 
êtes  touché  de  compassion  quand  vous  voyez  une 


i.  Xe  ejas  vultam  et  oculos  intaearis,  quod  sint  hominis?  Non  as- 
picit  ille  homines  tamquam  homines,  non  coelum  tamquam  cœlum. 
Cbrys.,  hom,  0  in  EpisU  ad  Corinth, 

1  Horum  aiitem  sunt  ora  ferarum...,  magis  quam  ferarum  dentés 
▼iras  emittont,  csdem  patrantes.  Chrys.,  ub.  sup. 


46  JEAN    GHRYSOSTOME 

béte  déchirer  ane  brebis,  et  quand  vous  déchirez  vous- 
même  un  de  vos  semblables,  qui  tous  est  uni  par  la 
nature,  vous  ne  croyez  rien  faire  d'indigne,  et  vous 
voulez  encore  passer  pour  un  homme!  C'est  la  miséri- 
corde qui  fait  rhomme,  c*est  la  cruauté  qui  fait  la  béte. 
L'homme  soulage,  la  bête  dévore,  et  encore  la  bouche 
de  Favare  est  plus  cruelle  que  celle  de  la  bête,  car  sa 
parole  seule  donne  la  mort!  » 

Le  pauvre  au  contraire  est  aussi  admirable,  aussi 
magnanime,  aussi  généreux  que  le  riche  est  lâche  et 
cruel  ;  il  a  la  paix  de  Tàme  et  le  regard  de  Dieu,  le  riche 
a  déjà  l'enfer  sur  la  terre. 

«  Le  pauvre,  débarrassé  des  attaches  qui  font  du  riche 
un  esclave  plutôt  qu'un  maître,  est  un  lion  qui  souffle 
le  feu  par  les  narines.  Élevé  au-dessus  des  choses  du 
monde,  il  n'est  rien  qu'il  n'entreprenne  et  n'exécute 
pour  le  service  de  l'Église  ^  Fallût-il  s'exposer  aux  der- 
nières nécessités  et  supporter  la  persécution  pour  le 
Christ,  qui  l'empêche  de  remplir  son  devoir  de  chré- 
tien fidèle?  Il  a  méprisé  la  vie.  Que  peut-il  craindre 
qu'on  lui  enlève?  Les  richesses  ?  Il  n'a  rien.  Son  pays? 
La  terre  entière  est  sa  patrie.  Ses  clients,  son  cortège,  ses 
délices?  Il  ne  connaît  rien  de  tout  cela.  Sa  société  est 
avec  le  ciel,  ses  aspirations  au  bonheur  dans  une  autre 
vie*.  Quand  il  faudra  perdre  cette  existence  périssable, 

1.  Paaper  caris  omoibus  careos,  leo  est,  ignem  spirat;  generoso  et 
forti  est  animo,  de  omnibus  sese  expedit,  facile  omnia  agit  qoie  pro- 
desse  possunt  ecclesiis.  Chrys.,  in  illud:  Salutate  PriscUL  et  Aquil.,  4. 

2.  Qiiid  enim  timcret,  die,  obsecro?  Nom  ne  opes  ejus  auferantor? 
Hoc  nemo  dicere  poterit.  Num  ne  pellatur  e  patria?  universus  orbis 
terrarum  ei  civitas  est.  Num  ne  qais  imminuat  ei  delicias  et  sateUi- 
tium  7  Sed  bis  omnibas  yalere  Jassis,  in  cœlo  habitat.  Chrys.,  ibid. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  47 

quand  il  faudra  verser  son  sang,  que  la  persécution 
Tienne  I  II  est  prêt,  et  voilà  ce  qui  le  rend  plus  puissant 
que  les  peuples  eux-mêmes  et  que  tous  les  hommes 
réunis. 

(c  Et,  pour  que  vous  sachiez  que  ce  discours  n'est 
point  entache  de  flatteries,  je  vais  vous  montrer  com- 
ment le  pauvre  seul  est  libre.  Remontez  avec  moi  dans 
l'histoire.  Voici  l'exécrable  tyran  Hérode.  Combien 
n'eiistait-il  pas  dans  son  temps  d'hommes  puissants  et 
riches,  et  qui  cependant  osa  lui  faire  tête  ?  Qui  se  cui- 
rassa de  courage  pour  venir  châtier  par  ses  paroles  ce 
contempteur  des  lois  morales,  ce  violateur  des  comman- 
dements de  Dieu?  —  Un  riche?  —  Oh  !  non,  un  pauvre, 
un  indigent  qui  n'avait  ni  lit,  ni  table,  ni  toit  pour  Ta- 
briter.  Jean,  cet  illustre  citoyen  du  désert,  fut,  je  ne  dis 
pas  le  premier^ ,  mais  le  seul  qui,  abordant  le  tyran  dans 
son  palais,  lui  dit  :  «  Tu  vis  en  état  d'inceste  avec  cette 
a  femme,  et  Dieu  te  condamne  par  ma  voix.  »  Avant  lui, 
le  grand  Elle,  qui  possédait  pour  tout  bien  une  peau  de 
mouton,  fut  le  seul  à  reprendre  Achab,  ce  roi  impie  et 
criminel*.  Et  qui  peut  donc  donner  cette  hardiesse 
dans  les  périls,  cette  sainte  résolution  qui  rend  l'homme 
invincible  devant  le  mal,  parce  que,  dédaigneux  de  la 
rie  présente,  il  ne  fait  nul  état  de  la  mort?  Un  homme 

1.  Quoi  divites  erant  tempore  Herodis,  quot  potentes?  Et  quis  in  me- 
diam  prorupit?  Quis  tyrannum  increpavit?  Quis  contemptas  leges  Dei 
ultas  est?  Divituni  quidem  nallas,  sed  pauper  ille  et  inops,  qui  neqûe 
lectum,  neque  mensam,  neque  tectam  habebat  :  ille,  inquam,  soli- 
tadiaÎB  inquilinns,  Joannes  ille,  solus  et  primas.  Chrys.,  ut  sup. 

^.  Et  ante  banc  maguus  quoque  Relias,  qui  nibil  prêter  melotem 
possidebat,  impium  et  prœyaricatorem  illum  Acbab  solus  viriliter  cor- 
ripuit.  Chrys.,  ibid. 


48  JEAN    CHRYSOSTOME 

dans  une  disposition  si  généreuse,  parce  qu'il  n'a  rieo 
et  ne  veut  rien,  peut  rendre  plus  de  services  à  TÉglise 
que  les  riches,  les  magistrats  et  les  rois.  Les  riches  et 
les  rois  ne  sont  rien  que  par  leur  puissance  terrestre,  et 
cette  puissance  est  limitée.  Un  homme  résolu  qui  brave 
la  mort  peut  tout  ce  qu'il  veut  d'utile,  d'extraordinaire, 
de  grand,  et  comme  le  prix  de  l'or  le  cède  à  celui  du 
sang,  rhomme  qui  pense  ainsi  est  incomparablement 
plus  noble  et  plus  grand  que  tous  les  riches  ensemble.  » 

Personne  ne  se  trompa  sur  la  portée  de  ces  pa- 
roles, dont  l'allusion  était  claire.  Jean  admonestant 
Hérode,  Élie  condamnant  les  crimes  d'Achab  et  les 
impiétés  de  Jézabel,  c'était  lui-même,  et  il  avait  ce  cou- 
rage parce  qu'il  était  pauvre. 

On  peut  se  figurer  l'effet  de  pareils  discours  descen- 
dant d'une  bouche  éloquente  sur  les  masses  populaires. 
Quand  l'archevêque  devait  prêcher,  principalement  sur 
ces  matières,  les  églises  devenaient  trop  petites  par  le 
concours  des  auditeurs,  et  une  telle  presse  se  faisait  au- 
tour de  sa  chaire  épiscopale,  qu'on  y  courait  risque 
d'être  étouffé'.  Cette  raison  l'engagea  à  la  transporter, 
ainsi  que  je  l'ai  dit,  des  degrés  de  l'abside  sur  Tambon, 
d'où  la  voix  s'étendait  partout  des  galeries  à  la  nef. 
Plusieurs  notaires  ou  tachygraphes  recueillaient  ses 
discours,  que  des  applaudissements  enthousiastes  in- 
terrompaient fréquemment,  et  s'il  se  plaignait  de  ces 
marques  d'approbation  mondaines  qui  changeaient  la 

1.  Porro  populus  tantopere  ejus  sermonibus  inhiabat,  nec  illis  sa- 
tiari  ullo  modo  poterat,  ut  quoniam  sese  mutuo  impellentes  ac  pre- 
mentes  periclitabantur ,  dum  singuli  propius  nitebantur  accedere. 
Sozom, VIII,  5. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EDDOXIE.  49 

maison  de  Dieu  en  théâtre,  les  acclamations  redou- 
blaient au  sein  de  ces  foules  immenses.  Alors  il  se 
montrait  ému  malgré  lui,  et  des  larmes  d'attendrisse- 
ment humectaient  ses  yeux.  Hors  de  l'église,  la  multi- 
tude lui  faisait  cortège,  elle  prenait  en  main  sa  sauve- 
garde, et  plus  d'une  fois  elle  veilla  aux  portes  de  sa 
demeure  quand  elle  crut  sa  vie  menacée.  Ses  allocu- 
tions au  peuple,  dans  des  circonstances  où  il  voulait  le 
remercier  de  son  amour,  abondent  en  expressions 
semblables  à  celles-ci  :  «  Je  vous  aime  comme  vous 
m'aimez.  Que  serais-je  sans  vous  ?  Vous  êtes  mon  père, 
vous  êtes  ma  mère,  mes  frères,  mes  enfants,  vous  m'êtes 
tout  au  monde.  Je  n'ai  joie  ni  douleur  qui  ne  soient 
vôtres,  et  quand  un  de  vous  périt,  je  péris  '.  »  Ce  peuple 
ardent,  enivré  de  sa  vue  et  frémissant  sous  sa  parole, 
n'était  pourtant  pas  seul  à  se  presser  pour  l'entendre. 
Il  se  mêlait  à  ses  rangs  des  curieux,  des  espions,  des 
ennemis  qui  couraient  colporter  les  moindres  allusions 
en  les  envenimant.  La  cour  le  traitait  de  factieux,  et 
l'opinion  se  propageait  dans  le  monde  élégant  de 
Constantinople  que  l'archevêque  voulait  la  ruine  des 
riches*. 

Ces  scènes  sont  bien  loin  par  le  temps  de  celles  de 
Satnminusetdes  Gracques,  au  fond  ce  sont  les  mêmes. 
La  question  du  paupérisme  agitera  perpétuellement  la 


i.  Vos  mihi  cives,  vos  mihi  patres,  vos  mihi  fratres,  vos  fllii,  vos 
membra,  vos  corpus,  vos  mihi  lax...  Hec  mihi  corona  suDt,  hœc  con- 
solatio,  h»c  uoctio,  hsc  vita...  Ghrys.,  Bomil,  ant,  exU. 

2.  Psllad.,  dial,,  passim.  —  Populam  seducit.  Act,  synod,  ad  Quêrc, 
ap.  Phot.  —  Chrysostome  répond  à  ces  accusatioas  dans  plusieurs  de 
ses  discours. 


50  JEAN    CHRYSOSTOHB 

société  humaine  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  trouvé  un  remède 
que  nul  n'aperçoit.  Le  christianisme  avait  imaginé  un 
palliatif  par  la  charité  ;  mais  ce  palliatif  était  un  privi- 
lège des  grandes  âmes,  et  la  société  corrompue  de 
Gonstantinople  n'en  comptait  guère.  De  là  cette  puis- 
sance tribunitienne  de  Chrysostome,  cet  appel  à  Dieu 
dont  il  s'arma  contre  l'insensibilité  et  l'aveuglement 
des  riches.  Les  temps  changent;  les  siècles,  par  le  re- 
nouvellement des  doctrines,  amènent  des  formules 
nouvelles,  mais  les  besoins  sociaux  changent  peu  :  les 
passions,  les  devoirs,  les  périls,  restent  les  mêmes.  Si 
la  formule  d'une  meilleure  répartition  du  bien-être 
matériel  entre  les  diverses  classes  de  la  société  n'était 
plus  ce  qu'elle  avait  été  dans  les  luttes  des  patriciens 
.  et  des  plébéiens  au  temps  de  Sp.  Gassius  et  des  Gracques, 
ni  les  besoins,  ni  les  passions  n'étaient  éteints.  Seule- 
ment Sp.  Gassius  et  les  Gracques  auraient  eu  peine  à 
reconnaître  ici  ces  masses  qu'ils  agitaient  et  dont  ils 
avaient  été  les  idoles.  Une  église  était  aujourd'hui  le 
forum,  une  chaire  la  tribune  aux  harangues,  un 
évêque  le  tribun,  et  le  dévouement  du  peuple  pour  ce 
patron  parlant  au  nom  delà  charité  n'était  pas  moindre 
qu'il  ne  l'avait  été  jadis  pour  ceux  qui  lui  parlaient  au 
nom  de  Tégalité  des  droits  dans  la  république.  Toute- 
fois ce  dévouement  ardent,  absolu,  ne  servit  pas  plus 
au  tribun  chrétien  qu'aux  prédicateurs  des  lois  agraires. 
Un  des  chefs  d'accusation  portés  contre  Ghrysostome 
devant  les  conciles  qui  le  condamnèrent  fut  de  soule- 
ver le  peuple,  à  quoi  les  rancunes  de  la  cour  ajoutèrent 
le  crime  de  lèse-majesté. 


ET  L  IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  51 


III. 


Il  ne  faut  pas  prendre  à  la  lettre  ce  mot  d'un  con- 
temporain, que  Ghrysostome  avait  tout  le  clergé  de 
Constantinople  contre  lui^  :  il  se  trouva  plus  d'un  juste 
dans  Sodome  ;  mais  c'étaient  pour  la  plupart  des  gens  ti- 
mides qu'effarouchaient  les  clameurs  du  monde  et  dont 
la  persécution  seule  dévoila  Théroîque  fidélité.  Dans 
le  nombre,  Thistoire  noussignale  le  diacre  Héraclide,at- 
taché  à  la  personne  de  Tarchevéque  et  dont  nous  aurons 
bientôt  à  parler-,  Proclus,  introducteur  aux  audiences 
épiscopales;  Philippe  l'ascète,  maître  des  écoles,  comme 
on  disait,  c'est-à-dire  intendant  des  établissements  où 
s'élevaient  les  jeunes  clercs  ;  le  saint  prêtre  Germain, 
son  compagnon  inséparable  dans  la  mauvaise  fortune 
comme  dans  la  bonne;  le  très-savant  diacre  et  trës- 
obscur  historien  Philippe  de  Side  et  d'autres  Orientaux 
encore.  Il  s'y  joignait  un  jeune  homme  sorti  des  cou- 
vents de  Syrie  et  destiné  à  jeter  un  grand  éclat  en  Occi- 
dent; c'était  le  diacre  Gassien  qui,  venu  à  Gonstanti- 
nople  pour  écouter  Ghrysostome,  s'était  dévoué  à  son 
service,  et,  formé  par  les  leçons  d'un  tel  maître,  devait 
fonder  plus  tard  à  Marseille  le  célèbre  monastère  de 
Saint-Victor.  G' étaient  là  de  vrais  amis,  en  communauté 
d'austérités  et  de  doctrine  avec  l'archevêque,  en  com- 
munauté non  moins  étroite  de  sentiments,  mais  qui  ne 

1.  la  odiam  ecclesiasticorum  veait.  Socr.,  ti,  4. 


5Î  JEAN   CHRYSOSTOME 

rapprouvaient  pas  sans  restriction.  Ils  le  blâmaient 
parfois  avec  sincérité,  cherchant  à  calmer  son  humeur 
militante  et  à  conjurer  ses  colères,  sans  grand  succès 
néanmoins,  car  Temportement  du  zèle  était  dans  la 
nature  de  Ghrysostome,  qui  se  fût  méprisé  de  ne  point 
sacrifier  toute  considération  de  prudence  à  ce  qu'il 
croyait  le  devoir.  Ces  sages  conseillers  n'avaient  donc 
pas  toujours  son  oreille.  Ceux  qu'il  écoutait  étaient  les 
conseillers  violents  quf,  affectant  de  se  modeler  sur  lui, 
applaudissaient  à  ses  actes  les  plus  téméraires  et  ca- 
ressaient ses  défauts  en  les  exagérant  encore.  L'histoire 
nous  nomme  deux  de  ces  faux  amis,  les  diacres  Sera- 
pion  et  Tigrius,  auxquels  elle  attribue  une  large  part 
dans  les  fautes  et  les  malheurs  de  ce  superbe  et  in- 
flexible esprit  *. 

Sérapion  était  un  Égyptien  en  qui  se  résumaient 
les  vices  que  l'histoire  prête  à  sa  nation,  la  vanité, 
l'irréflexion,  l'arrogance*.  Violent  lui-même  jusqu'à 
l'excès,  il  entretenait  Ghrysostome  dans  la  pensée  que 
c'est  par  la  violence  qu'il  faut  imposer  le  bien  à  des 
natures  rétives,  et  cette  flatterie  réussissait  toujours'. 
Ghrysostome  du  moins  était  mû  dans  ses  actions  par 
un  sentiment  respectable  et  sincère  :  Sérapion  savait 
mêler  l'intérêt  personnel  et  l'intrigue  aux  démonstra- 
tions d'un  faux  zèle,  car  on  le  vit  s'élever  tout  à  coup 


i .  On  verra  dans  la  suite  l'histoire  de  ces  deax  hommes,  ainsi  que 
celle  de  Cassien  et  de  Germain. 

2.  Homo  iGgyptius  promptus  ad  iracundiam  et  ad  contunieliam 
paratos.  Sozom.,  vin,  9. 

3.  Incitabat  autem  illam  Serapio  ejas  diaconas,  ut  omnium  animos 
a  se  alienaret.  Socr.,  vi,  4. 


ET  L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  53 

et  presque  sans  transition  du  diaconat  à  la  prêtrise, 
puis  à  répiscopat  K  Grâce  à  cette  communauté  de  dé- 
fauts qui  lui  livrait  l'archevêque,  il  parvint  à  le  maîtri- 
ser totalement,  écartant  de  lui  par  des  ombrages  les 
bons  serviteurs  et  les  gens  sensés,  et  se  portant  pour 
son  seul  confident  et  son  guide  dans  les  circonstances 
délicates,  sauf  à  gâter  par  les  insolences  du  valet  les 
intérêts  déjà  compromis  du  maître.  Nous  le  retrouve- 
rons avec  ce  caractère  et  cette  fatale  influence  sur  la 
scène  de  nos  récits.  Pour  le  moment  nous  citerons  un 
fait  antérieur  au  temps  où  ils  commencent,  mais  qui 
donne  une  idée  du  mal  que  les  témérités  de  cet  homme 
durent  causer  aux  affaires  de  l'Église.  Ghrysostome 
présidait  un  jour  dans  la  basilique  une  assemblée  de 
son  clergé,  où  se  discutait  je  ne  sais  quelle  question 
irritante  de  réforme.  La  voix  du  prélat  avait  été  ac- 
cueillie par  des  murmures,  et  la  colère  lui  montait  au 
visage,  quand  Sérapion,  se  levant  de  sa  place,  s'appro- 
cha de  lui  et  lui  dit  d'un  ton  à  être  entendu  de  ceux 
qui  l'entouraient:  «Que  tardes-tu,  évêque?  prends  ton 
bâton  spirituel  et  brise-moi  tous  ces  gens-là  du  même 
coup*.  »  Tel  était  le  conseiller  le  plus  écouté  de  Ghry- 
sostome et  souvent  son  porte-parole  soit  près  de  ses 
clercs,  soit  près  des  évêques  ses  collègues.  Le  diacre 
Tigrius  ne  valait  pas  mieux.  Un  concile  le  dénonça 
comme  un  des  mauvais  génies  qui  troublèrent  l'Église 

i.  Ce  fut  un  des  chefs  d'accusation  portés  contre  Chrysostome  au 
concile  du  Chêne. 

2.  Nunquam  istîs  dominari  poteris,  o  episcope,  nisi  una  virga  om- 
nes  fregeris.  Hoc  ejus  dictam  cunctorum  odium  adversus  episcopum 
exdtavit  Socr.,  vi,  4. 


54  JEAN   GHRYSOSTOME 

d*Orient  en  poussant  rarcheyégud  à  des  résolutions 
excessîTes*. 

A  ce  tableau  un  peu  triste  de  l'entourage  de  Ghry- 
sostome  nous  en  opposerons  un  plus  consolant,  celui 
de  ses  amies,  grandes  dames  et  diaconesses  pour  la 
plupart,  qui  furent  pour  lui  non-seulement  des  con- 
seillères de  paix,  mais  des  appuis  inébranlables  dans  la 
persécution  et  des  compagnes  de  martyre.  Quatre  sur- 
tout se  distinguèrent  par  Téminence  de  leur  mérite  et 
la  solidité  de  leur  dévouement  :  c'étaient  SaMna,  Am- 
pructé,  Pentadia  et  Olympias,  noms  vénérés  par  l'Église 
et  enregistrés  avec  respect  par  Thistoire.  Résumer  ici 
ce  qu'on  sait  d'elles,  ce  sera  élucider  peut-être  un  point 
historique  curieux,  celui  qui  concerné  le  corps  des 
diaconesses,  si  puissant  aux  iv«  et  v«  siècles  de  notre 
ère.  On  y  verra  dans  quelle  classe  de  la  société  elles  se 
recrutaient  souvent,  quelles  circonstances  pouvaient 
déterminer  leur  vocation,  et  comment  il  se  faisait  qu'à 
Constantinople  et  à  Rome  elles  acquéraient  parfois 
l'importance  de  personnages  politiques. 

Salvina,  Maure  de  naissance  et  descendante  des  an- 
ciens rois  de  Numidie,  était  ÛUe  de  cet  affreux  tyran 
Gildon,  qui,  après  avoir  rempli  de  rapines  et  de  sang 
l'Afrique  romaine,  dont  Théodose  l'avait  fait  gouver- 
neur, finit  par  rompre  ses  liens  de  sujétion  et  se  sépa- 
rer de  l'empire.  Par  une  précaution  dont  Rome  usait 
parfois  envers  ses  officiers  barbares  devenus  suspects. 
Théodose  s'était  fait  livrer  Salvina  encore  adolescente, 
pour  la  garder  comme  otage  à  sa  cour,  l'élever  à  la  ro- 

1.  Voir  plu»  bas  le  récit  du  concile  du  Chêne. 


ET   UIMPËRÂTRIGE  EUDOXIE.  55 

maine  et  lui  procurer  uo  mariage  patricien  qui  garan- 
tit la  fidélité  de  son  père.  Théodose  en  effet  ayant  de 
grandes  guerres  à  soutenir  en  Occident,  la  conserva- 
tion de  l'Africaine  était  du  plus  haut  intérêt  pour  sa 
cause,  car  l'Afrique,  on  le  sait,  était  le  grenier  de  l'Ita- 
lie. SalTina  reçut  donc  à  la  cour  d'Orient  l'éducation 
d'une  grande  dame  romaine,  et,  quand  elle  fut  en  âge 
de  se  marier,  l'empereur  lui  donna  un  époux  de  sa 
famille,  le  propre  neveu  de  l'impératrice  sa  femme, 
Nébridius  ^  Il  croyait  avoir  assez  fait  pour  s'attacher 
le  barbare  dont  il  redoutait  l'inconstance  ;  mais  cette 
alliance  avec  la  maison  qui  gouvernait  le  monde  ne 
rendit  Gildon  ni  plus  civilisé  ni  plus  fidèle.  Le  grand 
empereur  avait  à  peine  fermé  les  yeux  que  Gildon  le- 
vait le  masque,  et  sous  le  faux  prétexte  de  faire  passer 
l'Afrique  du  domaine  occidental  au  domaine  oriental, 
suivant  le  désir  d'Arcadius,  il  fit  égorger  les  colons  ro- 
mains et  se  déclara  ennemi  de  l'empire.  En  même 
temps  qu'il  secouait  les  nœuds  de  la  romanité,  comme 
on  disait  alors,  il  brisait  aussi  ceux  de  l'Église,  deve- 
nait persécuteur  et  païen,  et  s'abandonnait  à  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  dépravation  et  de  cruauté  dans  les 
instincts  sauvages  de  sa  race  '.  Par  un  contraste  cu- 
rieux, la  douce  fille  de  ce  païen  devenait  à  la  cour  des 
princes  d'Orient  une  chrétienne  fervente  et  une  chaste 
épouse,  et  lorsque  arriva  la  mort  de  Nébridius,  qui 
vécut  peu,  l'héritière  des  Massinissa  et  des  Jugurtha 
ne  rêva  pas  de  plus  grand  honneur  que  d'être  dia- 

1.  Hieron.,  EpisU,  ix.  —  Pallad.,  dial, 

3.  Nouveaux  BécUt  de  l'hittoire  romaine  au  v*  siècle  :  Trois 
Minières,  etc.,  p.  140  et  saiv. 


56  JEAN    GHRYSOSTOME 

conesse  à  Gonstaotinopleeo  faisant  vœu  de  viduité  per- 
pétuelle*. Ni  Ghrysostome,  ni  Jérôme  ne  furent  étran- 
gers au  succès  de  cette  vocation,  sur  laquelle  la  chré- 
tienté fixait  tout  entière  les  yeux.  Jérôme  lui  envoya 
de  sa  grolte  de  Bethléem  une  éloquente  exhortation, 
et  Ghrysostome  composa  pour  elle  un  traité  intitulé 
A  une  jeu/ne  veuve  *,  dans  lequel  il  exalte  à  la  fois  la 
gloire  de  son  alliance  avec  les  maîtres  de  l'univers  et 
l'avantage  d*être  appelée  à  un  tranquille  bonheur  que 
ses  augustes  parents  ne  connaissaient  guère.  Salvina, 
diaconesse  sans  cesser  d'être  une  très-grande  dame, 
devint  la  protectrice  des  Églises  orientales  à  la  cour 
d'Ârcadius.  On  s'adressait  à  elle  de  tous  les  coins  de 
l'empire  comme  à  une  personne  très-puissante  près  de 
l'empereur  et  de  l'impératrice  :  son  attachement  à 
Ghrysostome  changea  tout  cela. 

Âmpructé  et  Pentadia  occupaient,  dans  un  rang 
inférieur  à  celui  de  Salvina,  une  place  honorée  parmi 
les  matrones.  La  vie  de  Pentadia  avait  été  pleine  d'agi- 
tations et  d'angoisses.  Femme  du  consul  Timasius  ', 
une  des  plus  nobles  victimes  de  l'eunuque  Ëutrope, 
qui  le  fit  reléguer  dans  l'oasis  d'Egypte  sous  une 
fausse  accusation  de  lèse-majesté,  elle  avait  été  englo- 
bée dans  le  désastre  de  son  mari,  condamnée  elle- 
même  à  la  relégation,  et  obligée  de  se  cacher  pour 
échapper  au  plus  affreux  sort.  Cette  prison  de  l'oasis 


1.  Salvinam...  quœ  viduitatem  suam  pnecipua  virtateet  honestate 
decorabat.  Pallad.,  dial.,  p.  36. 

2.  Ad  vidaam  juniorem. 

3.  Nouveaux   Récits  de  l'histoire  romaine  au  v*  siècle  :  Trois 
Minisires,  etc.,  p.  130  et  suiv. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIË.  57 

d'Égyple  avait  pour  murs  et  poar  garde  une  zone  de 
sables  brûlants  infranchissable.  L'exilé  essaya  pourtant 
de  la  franchir  avec  Taide  d'une  caravane  de  marchands 
arabes,  et,  soit  qu'il  fût  tombé  dans  une  embûche 
dressée  par  l'eunuque,  soit  qu'il  restât  englouti  sous 
cette  mer  aérienne  que  les  vents  du  désert  soulèvent 
sur  leur  passage,  il  disparut  sans  qu'on  pût  jamais  re- 
trouver sa  trace.  Sa  femme,  que  traquaient  les  espions 
d'Eutrope,  après  avoir  fui  de  retraite  en  retraite,  se 
voyant  sur  le  point  d'être  découverte,  se  réfugia  dans 
une  des  églises  de  Gonstantinople  sous  la  protection 
du  droit  d'asile  dont  la  loi  avait  doté  les  lieux  de  réu- 
nions chrétiennes  ;  mais  l'eunuque  fit  forcer  pour  la 
prendre  les  clôtures  de  la  basilique  et  violer  l'immu- 
nité du  sanctuaire.  Ge  fut  le  début  de  la  terrible  tra- 
gédie dont  la  mort  du  ministre  fut  le  dénoûment.  L'ar- 
chevêque défendit  le  privilège  de  son  église;  il  prit 
fait  et  cause  pour  Pentadia,  la  réclama  au  nom  de 
l'hospitalité  de  Dieu  même,  et  finit  par  sauver  sa  tête. 
Pentadia  reconnaissante  vint  se  vouer  à  l'église  qui 
avait  été  son  refuge  et  à  l'évêque  qui  avait  été  son 
sauveur.  La  fortune  changeant,  la  protégée  put  devenir 
protectrice.  Ghrysostome  lui  écrivait  au  jour  de  ses 
propres  adversités  :  «  Tu  as  su  réunir  sur  ton  front 
toutes  les  couronnes,  tu  es  un  réconfort  pour  tes  con- 
citoyens dans  la  peine,  un  port  de  refuge  au  malheu- 
reux contre  les  flots  de  la  persécution  *.  »  Nous  ne 

1.  Multa  di?initu8  premia  retulisti...  primam  ob  hoc  ipsum,  quod 
ciTÎbus  tais  sabsidium  es,  amplissimasque  portas  et  adminiculam, 
se  tntos  maras  ils  qai  laboribas  et  œramnis  conflciuntnr. 
Epist,  104  ad  Pentad,  diaconiss. 


58  JEAN    GHRYSOSTOME 

connaissons  Ampructé  que  de  nom;  mais  l'afifection 
que  semble  lui  porter  Chrysostome  nous  montre  assez 
qu'elle  était  une  digne  compagne  de  Pentadia. 

La  gloire  du  corps  des  diaconesses  n'appartenait 
point  néanmoins  à  ces  pieuses  et  courageuses  femmes  : 
de  Tayeu  de  tout  le  monde  elle  était  le  lot  d'Olympias, 
qui  égalait  Pentadia  par  le  dévouement,  Salvina  par  le 
rang  dans  le  monde  et  l'illustration  des  alliances.  Elle 
descendait  par  sa  mère  du  célèbre  Ablayius,  préfet  du 
prétoire  sous  Constantin.  Après  avoir  été  fiancée  dans 
son  enfance  au  nobilissime  Constant,  troisième  fils  de 
cet  empereur,  la  fille  d'Ablavius  était  montée  sur  le 
trône  d'Arménie  en  épousant  le  roi  Arsace,  puis  elle 
s'était  unie  en  secondes  noces  à  un  noble  Romain,  qui 
fut  le  père  d'OIympias  :  telle  était  la  parenté  de  la  fu- 
ture diaconesse.  La  mort  lui  ayant  enlevé  coup  sur 
coup  tous  ses  proches,  elle  se  trouva  subitement  or- 
pheline et  maltresse  d'une  immense  fortune,  lors- 
qu'elle était  &  peine  adolescente.  Une  beauté  merveil- 
leuse, un  caractère  affable  et  doux,  un  esprit  élevé, 
enthousiaste  des  grandes  choses,  firent  bientôt  de  cette 
jeune  fille  le  parti  le  plus  recherché  de  Constanti- 
nople  ^  L'histoire  nous  entretient  longuement  de  ses 
perfections.  «  Olympias,  nous  dit  le  biographe  Palla- 
dius,  qui  vécut  dans  son  intimité,  Olympias  possédait 
un  cœur  vraiment  magnanime,  et  quand  on  la  connais- 
sait, quand  on  voyait  uni  à  tant  de  beauté  et  de  grâce 


!•  Tamen  cum  génère  et  opibas,  atqae  cogDitione  plurium  scien- 
tiaram,  necnon  ingénie  liberali,  et  forma,  atque  »tatis  flore  exornata 
eseet...  Pallad.,  dial.,  p.  04. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EDDOXIE.  59 

ce  mâle  et  ferme  courage  qui  brayait  les  petitesses  du 
monde,  les  craintes  et  les  périls,  on  hésitait  à  l'appeler 
une  femme  ^  »  A  l'âge  de  prendre  un  époux,  elle  jeta 
son  choix  sur  un  jeune  homme  d'un  grand  mérite, 
comte  du  domaine  priyé  â  la  cour  de  Théodose;  mais 
ce  mariage  ne  dura  que  deux  ans,  et  â  la  mort  de  son 
mari  Olympias  irésolut  de  rester  veuve. 

Les  empereurs  romains,  â  cette  époque  surtout, 
s'arrogeaient  une  espèce  de  droit  sur  la  destinée  des 
filles  ou  veuves  nobles  et  riches  dont  la  fortune  prove- 
nait soit  de  la  faveur  du  prince,  soit  des  fonctions  pu- 
bliques que  leurs  pères  ou  leurs  maris  avaient  exer- 
cées. Théodose  donc,  voyant  Olympias  veuve  â  la  fleur 
de  l'âge,  résolut  de  la  remarier  à  un  de  ses  parents,  ori- 
ginaire d'Espagne  comme  lui  et  nommé  Elpidius  '. 
Olympias  refusa.  Elpidius  n'en  continua  pas  moins  sa 
poursuite,  soit  qu'il  fût  réellement  épris  de  la  jeune 
femme,  soit  qu'il  ne  convoitât  que  sa  fortune.  Blessé 
de  ce  refus.  Théodose  voulut  commander,  mais  sans 
succès  encore.  «  Si  Dieu  m'avait  destinée  à  vivre  dans 
le  mariage,  lui  écrivit  Olympias,  il  ne  m'aurait  pas  ôté 
celui  que  j'aimais.  En  nous  dégageant  l'un  et  l'autre 
du  joug  que  nous  nous  étions  donné  volontairement 
et  des  devoirs  que  la  vie  conjugale  entraîne.  Dieu  m'a 
montré  ma  véritable  vocation,  qui  est  de  le  servir  dans 


i.  Ne,  qiueso,  dicas  qnalis  mulier,  sed  qualis  homo.  Vir  enim  est 
prêter  corporis  habitam...  in  vita,  in  laboribus,  in  scientia  et  tribula- 
^nom  patientia.  Pallad.,  dial.,  p.  59. 

3.  Ut  ejuB  prematnn  viduitas  ad  Theodosii  imperatoria  aures  per- 
Teo^t,  eam  Elpidio  cuidam  cognato  auo  hiapano  in  matrimonium 
dare  cnpiebftt.  Ibid.,  p.  G5. 


60  JEAN    CHRYSOSTOME 

le  veuvage  *.  »  L'empereur  crut  voir  dans  ce  parti 
étrange,  à  Tâge  d'Olympias  et  dans  sa  condition,  un 
effet  des  suggestions  des  prêtres,  désireux  d'accaparer 
ses  biens  :  il  fit  mettre  son  patrimoine  sous  le  sé- 
questre, le  plaçant  sous  la  garde  du  préfet  de  Gonstan- 
tinople,  jusqu*à  ce  que  la  jeune  veuve,  eût  atteint  sa 
trentième  année  '. 

C'était  un  de  ces  actes  de  despotisme  que  se  permet- 
tait parfois  le  grand  Théodose,  sauf  à  s'en  repentir 
après.  Olympias  fut  cruellement  offensée,  non-seule- 
ment de  la  mainmise  décrétée  sur  ses  possessions,  mais 
des  procédés  brutaux  avec  lesquels  le  préfet  de  la  ville 
jugeait  à  propos  de  l'exercer,  s'imaginant  par  là  servir 
la  cause  d'Elpidius.  Elle  se  révolta  contre  une  pareille 
tyrannie,  et,  appelant  à  son  aide  la  dignité  de  son  ca- 
ractère et  de  son  rang,  elle  écrivit  à  l'empereur  la  lettre 
suivante,  qui  nous  est  restée. 

«  Je  te  rends  grâce,  prince  auguste,  de  ce  que,  avec 
la  sagesse  et  la  bienveillance,  non  pas  seulement  d'un 
souverain,  mais  d'un  évêque,,tu  daignes  te  charger  de 
l'administration  de  ma  fortune  et  m'alléger  par  là  le 
fardeau  des  soins  terrestres.  Veuille  couronner  ton 
œuvre  en  distribuant  ces  mêmes  biens  aux  pauvres  et 
aux  églises,  comme  j'avais  l'intention  de  le  faire  '.  Tes 
agents  s'y  connaîtront  mieux  que  moi,  puis  tu  m'épar- 

1.  Si  me  voluisset  rex  meus  cam  viro  vivere,  virum  mihi  non  abstu- 
lisset.  Quoniam  autem  me  conjugalis  vitte  minime  idoneam  cognovit... 
suave  suum  castimonise  jugum  imposuit  menti  me».  Pallad.,  dial,» 
loc.  cit. 

2.  Jubet  prœfecto  urbis  ut  ejus  bona  servarentur  usque  dum  tri- 
genta  fetatis  annos  explesset.  Ibid. 

3.  Imperatori  debitam  et  congruam  episcopo  yirtutem  in  me  hu- 


ET  JL'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  61 

gneras  les  aiguillons  de  yanité  coupable  qui  accompa- 
gnent trop  souvent  la  charité  ^  » 

Cette  lettre  où  sous  un  calme  si  élevé  se  cachait  la 
plus  sanglante  ironie  fit  rougir  l'empereur.  Il  révoqua 
la  mesure,  rendit  à  Olympias  l'administration  de  son 
patrimoine  et  la  laissa  libre  de  suivre  sa  vocation 
comme  elle  voudrait  :  elle  se  consacra  tout  entière 
alors  aux  travaux  de  la  viduité  chrétienne.  Nectaire, 
qui  occupait  en  ce  moment  le  siège  épiscopal  de  Con- 
stantinople,  l'accepta  pour  diaconesse  et  en  fit  même  sa 
conseillère  dans  toutes  les  aflaires  de  son  Église.  «Rien 
ne  se  décidait  sans  elle  *,  »  nous  dit  le  contemporain 
quenous  avons  déjà  cité.  Ghrysostome,  après  Nectaire, 
lui  montra  une  confiance  égale  avec  une  affection  plus 
grande  encore,  car  il  put  mettre  à  l'épreuve  chez  cette 
noble  femme  des  facultés  de  dévouement  dont  Nectaire 
n'avait  pas  eu  besoin.  Olympias  en  retour  voyait  en  lui 
plus  qu'un  père  et  presque  un  dieu. 

Elle  apporta  de  douces  consolations  à  cet  homme 
austère  et  chagrin  dans  les  difficultés  d'une  vie  qu'il 
gâtait  trop  souvent  par  les  exagérations  de  son  caractère. 
Adoucir  ces  fatales  aspérités  fut  son  travail  de  chaque 
jour.  Elle  veillait  aussi  sur  les  besoins  de  sa  vie  maté- 
rielle et  se  chargea  de  le  nourrir,  car,  ainsi  que  je  l'ai 
dit,  Ghrysostome,  peu  capable  de  ce  vulgaire  souci 

milem  exhibuisU,  domine;  mandans  grave  onus  meum  custodiri,  cujas 
coram  babebam,  at  administraretur.  Majus  autem  feceris,  si  illud  pau- 
peribas  et  ecclesiis  distribui  Jasaeris.  Pallad.,  dial,,  p.  59. 

i.  Ego  enim  jarodudam  vanam  gloriam  ex  ejusmodi  distributione 
deprecata  aum...  Id.,  ibid. 

2.  Sdo  et  beatum  Nectar! um  plus  eam  coluisse,  ita  ut  in  ecclesiasti- 
cisrebiia  ei  obtemperaret,  Id.,  1.  c. 


62  JEAN    CHRYSOSTÔME. 

pour  lui-même  et  poussant  l'isolement  jusqu'à  la  ma- 
nie, eût  ruiné  à  plaisir  une  constitution  déjà  bien  dé- 
labrée^  La  persécution  de  ce  grand  et  malheureux 
homme  ouvrit  pour  Oiympias  une  ëred'épreuyes  où  son 
âme  se  déploya  tout  entière  :  il  nous  suffit  de  dire  ici 
que  sa  fidélité  à  cette  cause  qu'elle  regardait  comme 
sainte  ne  faiblit  ni  devant  la  prison,  ni  devant  l'exil, 
ni  devant  les  chevalets  du  martyre. 

Tels  étaient  à  la  fin  de  l'année  /i 00,  et  un  peu  plus 
d'un  an  après  la  chute  d'Eutrope,  la  composition  des 
deux  camps  et  les  prodromes  de  la  guerre,  quand  une 
absence  de  l'archevêque,  appelé  en  Asie  par  les 
désordres  de  l'Église  d'Éphèse ,  permit  à  ses  ennemis 
de  tirer  leurs  armes  et  de  commencer  le  combat. 

1.  Non  permisit  eum  quotidiano  cibo  distrahi,  quod  quidem  non 
est  minimum  Ghristi  operariis,  interdia  noctuque  de  rébus  Ghristî 
soliicitis...  Pallad.,  dicU.,  p.  65. 


LIVRE    II. 


Comtption  des  églises  d'Asie.  —  L'éyèque  d'éphèse  est  accusé  de  simonie 
derant  le  synode  dé  Constantinople.  —  L'église  d'éphèse  appelle  Chry- 
sostome  pour  la  nomination  d'un  nouvel  évèque.  —  Son  voyage  en  Asie. 
—  Ses  sévérités  :  il  casse  et  réélit  les  évoques  de  treize  sièges.  —  His- 
toire du  magicien  Gérontius,  évéque  de  Kicomédie.  —  Bffet  de  l'absence 
de  Cbrysostome  sur  son  église.  —  Sévérien  de  Cabales  veut  s'en  empa- 
rer, avec  l'appui  de  la  cour.  —  Betour  de  Cbrysostome  et  sa  colère.  — 
U  interdit  Sévérien  et  le  chasse  de  son  église  et  de  sa  ville.  —  L'impé- 
ratrice le  rappelle.  —  Elle  arrache  à  Cbrysostome  le  pardon  de  Sévérien; 
scène  dans  l'égUse  des  ApOtres.  —  Cbrysostome  s'explique  devant  le 
peuple  ;  les  deux  évéques  se  réconcilient. 

404  —  403 


L*Église  d'Éphèse,  cette  flUe  bien-aimée  de  l*apôtre 
Jean,  n'était  plus  celle  de  qui  il  disait  dans  son  Apoca- 
lypse :  «  Écris  à  l'ange  de  cette  église  :  Je  connais  tes 
œuvres,  ton  travail,  ta  patience.  Je  sais  que  tu  ne  sup- 
portes point  les  méchants,  et  que,  souflfrant  pour  mon 
nom,  tu  n'as  point  défailli  ^  »  La  communauté  chrétienne 
ffÉphèse  au  v*  siècle  était  loin  de  mériter  cet  éloge. 
Son  ange  s'était  voilé  la  face,  et  les  enseignements  de 
Simon  le  magicien  y  remplaçaient  les  leçons  de  Jésus- 
Christ  La  simonie  y  régnait  en  souveraine.  Tout  s'y 
vendait,  tout  s'y  achetait  :  Tépiscopat,  le  sacerdoce,  le 
diaconat;  et  les  dons  du  Saint-Esprit  y  étaient  tarifés 

i.  ADgelo  Ephesi  ecclesiœ  scribe  :  Hœc  dicit...  Scio  opéra  tua  et 
laborem  et  patientiam  taam,  et  quia  non  potes  sustinere  malos...  et 
sostinuisti  propter  oomen  meum,  et  non  defecisti.  Apocal»  5.  Joann,, 
c  n,  ?.  i,  2,  3. 


64  J£AN    GHRYSOSTOME 

suivant  qu'ils  rapportaient.  Une  corruption  égale 
régnait  dans  le  troupeau  et  dans  le  pasteur.  La  néces- 
sité pour  le  candidat  électif  au  trône  épiscopal  d'ache- 
ter les  suffrages  des  électeurs  créait  pour  l'évéque  élu 
cette  autre  nécessité  de  vendre  les  ordinations  sous 
peine  d'être  ruiné,  lui,  sa  femme  et  ses  enfants  :  c'était 
un  marché  convenu,  accepté  de  tout  compétiteur.  Ce- 
pendant on  tâchait  d'envelopper  de  secret  ces  téné- 
breuses opérations,  tant  il  s'y  trouvait  de  gens  com- 
promis. 

Or  il  arriva  que  dans  le  cours  de  l'année  [|00  un 
synode  de  vingt-neuf  évoques  appartenant  presque 
tous  aux  diocèses  d'Asie  se  réunit  à  Constantin ople 
pour  des  affaires  que  nous  ne  connaissons  pas^  La 
session  touchait  à  sa  fin  vers  le  mois  de  septembre, 
lorsqu'un  samedi  matin,  au  moment  où  les  évéques 
allaient  passer  dans  la  basilique,  l'archevêque  devant 
célébrer  le  saint  sacrifice,  un  évoque  étranger  au  sy- 
node, Eusébius  de  Valentinopolis,  ville  des  montagnes 
de  Gilbia,  entra  brusquement  dans  l'assemblée,  tenant 
une  requête  à  la  main.  «  Il  venait,  disait-il,  dénoncer 
les  crimes  commis  en  Asie  par  des  évéques  et  demander 
au  concile  justice  et  repression  ^  »  puis  au  milieu  de 
rétonnement  général  il  déduisit  les  faits  de  sa  requête. 

Il  accusait  un  évêque  d'Asie  : 

1.  Tertia  décima  indictione  veneruat  Constantinopolim  asiani 
episcopi  necessitatam  quarumdam  gratia  :  ii  nobiscam  commorabaD- 
tar  presentibus  etiam  aliis  ex  Scythia  episcopis...  Pallad.,  dial., 
p.  50. 

2.  Eaaebius  quidam  e  Cilbianis  episcopus  Valent! Dopolitanus  coa- 
gregatam  synodum  cam  observasaet,...  libelles  tradidit  synode.  Pallad., 
dial.,  ibid. 


ET    L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  65 

lo  D'avoir  acheté  à  beaux  deniers  comptants  son 
siège  ëpiscopal  et  de  vendre  à  son  tour  Tordination 
aux  évéques  qu'il  consacrait,  afin  de  rentrer  dans  ses 
fonds.  Son  tarif  était  réglé  d'après  le  revenu  des  évô- 
chés  dont  il  ordonnait  les  titulaires,  et  ceux-ci  à  leur 
tour  se  récupéraient  en  vendant  le  sacerdoce  et  les 
sacrements  *  ; 

2o  D'avoir  fait  fondre  des  vases  sacrés  pour  en  don- 
ner l'argent  à  son  fils,  d'avoir  ensuite  enlevé  de  l'en- 
trée du  baptistère  des  marbres  dont  il  avait  paré  son 
bain,  puis  d'avoir  transporté  dans  son  triclinium  ou 
salle  à  manger  des  colonnes  appartenant  à  réglise>,  et 
qui  gisaient  à  terre  depuis  nombre  d'années*  ; 

3o  Un  autre  fait  de  vol  plus  grave  et  plus  impudent, 
c'était  d'avoir  aliéné  à  son  profit  des  fermes  léguées 
à  l'église  par  Basilina,  mère  de  l'empereur  Julien  '  ; 

ho  De  garder  près  de  lui  comme  son  serviteur,  sans 
l'avoir  condamné  au  moins  à  la  pénitence,  un  enfant 
coupable  d'homicide*  ; 

5o  D'avoir  repris  sa  femme,  dont  il  s'était  séparé 
au  moment  de  son  ordination  et  selon  des  engage- 
ments solennels,  de  l'avoir  rappelée  près  de  lui,  d'avoir 


1.  Quod  prolege  et  constituto  haberct  ordinationes  episcoporam 
Tendere  juxta  rationem  redituum.  Paliad.,  dicU,,  ibid. 

2.  Quod  cooflatis  sacris  vasis,  argent u m  in  usum  fliii  fecisset... 
quod  ablatum  de  ingressu  baptisterii  marmor  in  balneum  transtulis- 
set  :  deinde  columnas  ccclesiasticas,  a  pluribus  annis  Jacentes,  intra 
suum  Btatuisset  triclinium.  Ibid. 

3.  Quod  prœdia  ecclesi»  relicta  a  Basilina  Juliani  imperatoris  matrc 
vendidisset,  sibique  vendicasset.  Id.  1.  c. 

4.  Quod  puer  ejus  csdem  patrasset,  quem  adbuc  baberet  in  minis- 
terio  irrepreliensum.  Paliad.,  ub.  sup. 


66  JEAN    GHRYSOSTOME 

cohabité  avec  elle  et  d'ea  avoir  eu  plasiears  enfants 
depuis  son  épiscopat^ 

((  L'évëque  dont  je  parle  est  ici,  ajouta  Eusébius 
d'un  voix  forte,  le  voici:  c'est  Antonin  d'Éphèse;  ceux 
qui  ont  acheté  de  lui  leur  ordination  sont  également 
ici*,  et  il  nomma  six  autres  évoques.  Acheteurs  et 
vendeurs  du  Saint-Esprit  siègent  côte  à  côte  dans  cette 
assemblée.  »  En  prononçant  ces  paroles,  il  tendit  à 
Ghrysostome,  qui  présidait,  la  requête  dans  laquelle 
les  faits  étaient  détaillés,  la  mise  en  accusation  for- 
mulée; mais  celui-ci  refusa  de  la  recevoir.  «  Si  tu  as 
quelque  raison  d'inimitié  contre  Antonin  et  les  autres 
que  tu  accuses,  n'agis  point  dans  la  colère,  lui  dit-il,  et 
n'attire  point  de  scandale  sur  l'Église.  »  Puis  il  chargea 
Paul  d'Héraclée,  qui  semblait  favorable  à  Antonin,  de 
travailler  à  leur  réconciliation  ^  Levant  alors  la  séance, 
Ghrysostome  passa  dans  la  basilique,  suivi  des  autres 
évoques  du  synode,  donna  la  paix  au  peuple  selon 
rùsage  et  s'assit  dans  l'abside  entouré  de  ses  collègues 
en  attendant  le  moment  du  sacrifice. 

Le  peuple  cependant  se  condensait  sous  les  voûtes 
du  temple  et  Toffice  allait  commencer,  quand  on  vit 
paraître  de  nouveau  Eusébius,  qui,  tenant  sa  requête 
à  la  main,  adjura  Ghrysostome  devant  l'assemblée 
d'examiner  les  faits  relatifs  à  l'évéque  d'Éphèse,  et  de 


1.  Quod  dimissa  uxore  sua,  cum  ea  rursas  congressus  esset,  filios* 
que  ex  ea  procreasset.  Pallad.  dicU.,  ibid. 

2.  Adsunt  et  qui  dederunt,  quique  ordioati  sunt,  et  ip&e  qui  aoee^ 
pit.  Id.,  1.  c. 

3.  Hortatur  Paulum  episcopum  Heracle»,  nam  is  Antonino  favere 
yidebatur,  ut  eos  in  amicitiam  compelleret.  Pallad.,  ibid. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EDDOXIE.  67 

De  point  commettre  un  déni  de  justice  dans  une  affaire 
qui  intéressait  le  bien  de  la  religion ^  Il  parlait  ayec 
une  telle  animation,  son  adjuration  était  mêlée  de  ser- 
ments si  terribles  faits  sur  la  tête  même  de  l'empereur, 
que  le  public  le  prit  de  loin  pour  un  condamné  à  mort 
qui  suppliait  l'archevêque  d'intercéder  près  du  prince 
afin  de  lui  sauver  la  vie^  Cette  scène  causa  dans  la 
basilique  un  tumulte  inexprimable.  Pour  y  mettre  fin, 
l'archevêque  s'empara  de  la  requête,  et,  se  sentant 
d'ailleurs  trop  ému  pour  célébrer  dignement  le  sacri- 
fice, il  pria  Pansophius  de  Pisidie  de  le  remplacer  à 
l'autel;  puis  il  fit  signe  aux  évêques  du  synode  de  le 
suivre  au  baptistères  où  Eusébius  les  accompagna.  Là 
Ghrysostome  lui  reprocha  dans  les  termes  les  plus  vifs 
l'indiscrétion  et  la  violence  de  sa  conduite,  et  comme 
Antonin  et  les  évêques  accusés  niaient  obstinément 
les  faits  articulés  contre  eux  :  «  Tu  dois  avoir  des  té- 
moins, dit  l'archevêque  à  Eusébius,  car  on  n'accuse 
pas  ses  frères  de  pareils  crimes  sans  avoir  des  preuves 
en  main.  »  —  Eusébius  répondit  que  sans  doute  il  pro- 
duirait des  témoins  quand  il  le  faudrait,  «  mais  ils  sont 
en  Asie,  ajouta-t-il.  —  Va  donc  les  chercher,  repartit 
Farchevéque,  et  je  réunirai  un  concile  pour  décider  à 


1.  Clam  autem  sabiDgressus  accusator  Euaebias,  coram  ornai  po- 
pulo et  episcopis  libeUum  alium  offert  eadem  continentem.  Pallad.^ 
dkU,,  p.  51. 

2.  Adjurans  JoanDem  horrendis  Juramentia  qaibus  salatem  quo- 
qae  imperatoram  complexus  est  tanta  cum  perturbatione  ut  puta- 
rent  populi  eum  petere  ut  vitam  sibi  ab  imperatore  impetraret. 
Id-,  ibid. 

3.  Pansopbiam  Pisidiœ  epîscopum  orat  ut  divina  doua  offerat.  Ipse 
cum  reliquifi  episcopis  egressus  est.  Ibid. 


68  JEAN    CHRYSOSTOME 

ton  retour  entre  Antonin  et  toi  *.  »  Eusébius  partit,  mais 
ne  reparut  plus;  ses  témoins  restèrent  aussi  invisibles 
que  lui  :  Antonin,  rentré  dans  ses  foyers,  avait  acheté  son 
silence  très-chèrement  sans  cloute  ;  ainsi  se  passaient 
les  choses  dans  cette  malheureuse  Église  d'Épbèse. 

Cependant  l'odieux  corrupteur  mourut  laissant  les 
afifaires  ecclésiastiques  de  son  diocèse  dans  un  entier 
désarroi.  D'autre  part,  la  ville  s'occupant  de  remplacer 
l'évêque  défunt,  on  vit  se  produire  des  compétitions 
plus  éhontées  les  unes  que  les  autres.  L'argent  était 
semé  à  pleines  mains  parmi  la  populace,  des  partis 
ardents  se  formaient,  prêts  à  combattre,  et  on  pouvait 
craindre  un  guerre  civile.  Les  magistrats  perdaient 
la  tête;  le  clergé  se  demandait  quel  nouvel  Antonin, 
sorti  de  ce  chaos,  achèverait  de  dévorer  le  patrimoine 
ecclésiastique.  Au  milieu  de  l'angoisse  universelle,  le 
clergé  d'Éphèse  et  quelques  évêques  voisins  tournèrent 
les  yeux  vers  Ghrysostome  comme  vers  un  sauveur,  et 
l'archevêque  de  Gonstantinople  reçut  une  lettre  ainsi 
conçue  : 

«  Depuis  nombre  d'années ,  Père  vénéré ,  nous 
sommes  gouvernés  contre  toute  règle  et  tout  droit; 
nous  te  prions  donc  de  vouloir  bien  te  rendre  ici,  aûn 
que  l'Église  des  Éphésiens  retrouve  par  tes  soins  une 
forme  moins  indigne  de  Dieu^  Notre  malheur  est  sans 


1.  Postremo,  ut  par  erat,  ventum  est  ad  testes,  coram  quibus  et 
hi  dederant  et  ipse  acceperat.  Non  aderant  testes  :  opus  erat  eorum 
presentia...  Pallad.,  dial,,  p.  52. 

2.  Quoniam  superioribus  temporibus  inordinato  et  leges  et  nos  gu- 
bernati  sumus,  oramus  venerationem  tuam  ut  descendas,  et  foriuam 
Deo  dignam  imponas  ecclesi»  Epbesiorum.  Ibid. 


ET  L'fMPÉRATRlCE   EUDOXIE.  69 

égal.  D'an  côté  les  ariens,  de  l'autre  l'avidité  et  Tambi- 
tion  des  faux  catholiques  nous  déchirent  à  l'envi.  Au 
moment  où  nous  t' écrivons,  l'argent  circule  à  profusion, 
et  une  troupe  de  loups  enragés  se  jette  sur  notre  siège 
épiscopal  comme  sur  une  proie*.  » 

Chrysostome  alors  était  malade,  et  le  froid  de  l'hi- 
ver aggravait  encore  rinûrmité  qui  l'affligeait;  mais, 
le  péril  de  la  foi  l'appelant,  il  n'hésita  pas  à  partir*. 
Son  embarquement  fut  fixé  au  9  janvier  de  l'année /»01. 
Avant  son  départ,  il  remit  la  direction  de  sa  métropole 
et  la  charge  de  le  remplacer  dans  la  prédication  à  Sé- 
vérianusou  Sévérien,  évéque  de  Cabales,  en  Cœlé-Syrie, 
qui  était  son  compatriote  et  qu'il  croyait  son  ami.  Ce 
Sévérien  s'était  fait  une  sorte  de  réputation  dans  la 
ville  par  des  discours  où  il  cherchait  à  singer  l'arche- 
vêque, mais  qu'il  assaisonnait  un  peu  trop  de  son  rude 
accent  syrien'.  Nous  ferons  bientôt  plus  ample  connais- 
sance avec  ce  personnage,  qui  nous  offrira  un  des 
types  les  plus  complets  de  l'évéque  de  cour  dans  la 
capitale  de  l'Orient. 

Chrysostome  avait  envoyé  en  avant  pour  l'attendre 
dans  le  port  d'Apamée,  où  il  se  proposait  de  débarquer, 
Cyrinus  de  Chalcédoine  et  Paul  d'Héraclée,  qui  de- 
vinrent plus  tard  ses  ennemis,  ainsi  que  Palladius 
d'Hellénopolis,  qui  du  moins  lui  resta  fidèle.  Au  mo- 


1.  Pennulti  insidiantur  ut  lupi  graves,  episcopalem  sedem  pecu- 
niis  rapere  festinantes.  Pallad.,  diaL,  p.  53. 

2.  Joanoes  in  magna  corporis  inflrmitate,  etiam  tempore  hiberno, 
nihil  molesti  sibi  ob  oculos  proponens...  alacritate  animi  roboratus... 
ingressiis  navim  urbe  discessit.  Ibid. 

3.  Asperitatem  Syrorum  in  loquendo  retioebat.  Sozoni.,  viii,  10. 


70  JEAN    CHRYSOSTOME 

ment  où  Tarchevéque  quitta  le  port  de  Constant! nople 
la  mer  était  calme,  et  le  navire  cingla  d'abord  sans 
encombre  du  Bosphore  dans  la  Propontide  ;  mais  là  un 
vent  du  nord  violent  s'élevant  tout  à  coup  le  poussa  avec 
une  telle  impétuosité  vers  la  côte  d'Asie,  que  le  pilote 
craignit  d'être  jeté  sur  les  écueils  de  Proconèse;  il 
tourna  Tlle,  fit  plier  les  voiles,  et,  se  garant  derrière  le 
mont  Triton,  il  jeta  l'ancre  et  attendit  un  vent  plus  fa- 
vorable ^  Ce  vent,  qui  était  celui  du  sud-ouest,  soufflant 
au  bout  de  trois  jours,  lui  permit  d'aborder  au  port 
d'Apamée.  Durant  cette  relâche  forcée,  Chrysostome, 
ses  diacres  et  ses  serviteurs  passèrent  deux  jours  sans 
manger,  le  patron  de  la  barque,  qui  comptait  sur  une 
courte  traversée,  ne  s' étant  muni  de  vivres  que  pour  un 
jour*. 

Entré  enfin  dans  Apamée,  demi-mort  de  faim  et  de 
fatigue,  il  y  fut  reçu  par  les  trois  évoques  qui  l'atten- 
daient, et,  quand  ses  forces  furent  un  peu  revenues,  il 
prit  avec  ses  compagnons  la  route  de  terre  pour  gagner 
Éphèse  '.  Leur  premier  soin  à  leur  arrivée  dans  cette 
ville  fut  de  convoquer  les  évéques  de  Lydie,  d'Asie,  de 
Carie.  Ils  se  trouvèrent  en  tout  soixante-dix  ;  mais  déjà 
beaucoup  d'entre  eux,  avertis  par  le  bruit  public, 
étaient  en  chemin  pour  se  rendre  au  synode  ;  d'autres 
y  arrivaient  aussi  de  districts  plus  éloignés  et  même 


1.  Irraente  intérim  8»vo  aquilone,  metnentes  naut»  ne  in  Proco- 
nesum  ejicerentar...  Tritonis  promontoriam  pneter?ehuntar,  et  ibi 
jactis  ancoris  manserunt,  Anstnim  expectantes...  Pallad.,  dial., 
p.  53. 

2.  Cnm  biduum  Jejunii  perstitiftsent...  Ibid, 

3.  Pedibus  confecto  itinere  Epbeslum  per?eniunt.  Pallad.,  I.  c. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EDDOXIE.  71 

des  villes  de  la  Phrjrgie,  attirés  par  la  curiosité  ou  par 
le  désir  d'admirer  de  près  le  grand  orateur. 

L'affaire  instante  d'Éphëse  était  l'élection  qui  se 
préparait  pour  le  remplacement  d'Antonin  ;  or  on  avait 
pu  espérer  que  la  présence  d'un  synode  et  surtout 
Tautorité  de  Tarchevéque  de  Constantinople  impose- 
raient aux  mauvaises  passions  de  la  populace  et  aux 
brigues  corruptrices  des  candidats.  Il  n'en  fut  pas  ainsi. 
L'impudence  des  compétiteurs,  l'acharnement  des  par- 
tis, l'agitation  de  la  multitude,  persistèrent  comme 
auparavant.  Les  places,  les  rues,  les  maisons,  l'église, 
retentissaient  de  diffamations  que  les  concurrents  se 
jetaient  mutuellement  à  la  face,  se  traitant  d'impies, 
de  voleurs,  de  sacrilèges,  et  déshonorant  d'avance  en 
leurs  personnes  la  dignité  à  laquelle  ils  osaient  aspirer. 
Ce  spectacle  révolta  le  rigide  Ghrysostome  ;  effrayé  d'une 
élection  faite  sous  de  tels  auspices,  il  s'entendit  avec 
une  portion  du  clergé  et  des  évoques  pour  prévenir  le 
triomphe  de  ces  misérables,  et  de  concert  entre  eux  une 
sorte  de  coup  de  théâtre  fut  préparé.  Après  un  discours 
dans  lequel,  déplorant  la  division  des  esprits,  il  repré- 
senta avec  une  éloquence  entraînante  le  déshonneur  et 
l'afOiction  qui  en  rejailliraient  sur  TÉglise,  l'archevêque 
proposa  comme  moyen  de  pacification  le  choix  du 
diacre  Héraclide,  qui  l'accompagnait;  il  y  eut  d'abord 
grand  étonnement,  puis,  les  gens  de  bien  se  mettant 
de  la  partie,la  proposition  rallia  peu  à  peu  beaucoup 
de  voix:  bref,  Héraclide  fut  élu*.  C'était  un  ancien 

i.  Ipse  eiigo  Heraclidem  quemdam  diaconum  saum...  ad  episcopa- 
tom  illum  promovit.  Sozom.,  vi,  11.  »  Ephesinœ  autem  ecclesi»...* 
Heraclidem  prefedt...  Sozom.,  vui,  6. 


7Î  JEAN    CHRYSOSTOME 

moine  de  Sceté,  assez  renomme  pour  son  savoir  dans 
les  lettres  profanes  et  plus  encore  dans  Texégëse  des 
saintes  Écritures.  L'archevêque,  sans  perdre  un  mo- 
ment, procéda  à  son  ordination  avec  le  concours  des 
soixante-<}ix  membres  du  concile,  tout  ébahis  d'un  si 
brusque  revirement  des  choses.  Produit  d'une  surprise 
électorale,  surprise  honnête  et  heureuse  pourtant,  l'an- 
cien diacre  de  Chrysostome  ne  jouit  pas  longtemps  des 
honneurs  qu'il  devait  à  son  éloquence.  Nous  le  ver- 
rons bientôt  chassé*  déposé  par  un  autre  concile,  ré- 
tabli, emprisonné,  martyr  enfin,  suivant  la  fortune  de 
son  protecteur,  car  ces  petites  républiques  ecclésiasti- 
ques rappelaient  par  leur  turbulence  et  leur  mobilité 
les  révolutions  des  anciens  gouvernements  démocra- 
tiques de  l'Asie. 

L'aflEaire  de  l'élection  terminée,  on  passa  à  l'apure- 
ment des  comptes  de  l'église  d'Éphèse  et  aux  évéques 
accusés  de  ti^afic  simoniaque.  Le  lâche  Eusébius,  qui 
avait  vendu  son  silence  à  Antonin  S  reparut  devant  le 
synode,  sollicitant  son  pardon,  et  s' offrant  à  produire 
contre  les  six  évéques  dénoncés  les  témoins  qu'il  avait 
jadis  promis*.  Le  scandale  était  trop  grand  pour  que  le 
synode  n'eût  pas  à  cœur  d'y  mettre  fin.  Les  six  évéques 
étaient  présents,  on  autorisa  la  comparution  d'Eusé- 
bius,  on  fit  lire  les  actes  de  ce  qui  s'était  passé  l'an- 
née précédente  à  Gonstantinople,  et  l'assemblée ,  se 
formant  en  cour  de  justice  sous  la  présidence  de  Chry- 

1.  Cum  86  mutuo  corrapissent,  partim  auro,  partim  Jurejurando, 
amici  facti  fuerunt  ante  adventum  Judicum.  Pallad.,  dicU,,  p.  bi. 

2.  Rogo  pietatem  vestram  ut  hodie  jamjam  testes  producam.  Pallad., 
p.  54. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXÏE.  73 

sostome,  procéda  sans  retard  à  l'audition  des  té- 
moins. 

Dans  le  nombre  se  trouvaient  des  prêtres  et  des 
laïques,  des  hommes  et  des  femmes.  Les  six  évëques 
spécialement  chargés  par  leurs  dépositions  nièrent 
d'abord  avec  audace  ;  mais  les  témoins  soutinrent  fer- 
mement leurs  dires,  circonstanciërent  toutes  choses, 
indiquant  la  nature  des  présents  faits  à  Antonin,  leur 
valeur,  le  temps,  le  lieu  où  ces  présents  avaient  été 
remis  par  chacun  des  accusés  ^  Il  ressortait  de  ces  té- 
moignages une  telle  évidence  que  ceux-ci  commen- 
cèrent à  balbutier  et  à  se  couper  dans  leurs  réponses. 
Quelques  prêtres  qu'ils  avaient  appelés  comme  témoins 
à  décharge  se  récusèrent  alors,  retenus  par  la  honte  de 
leur  rôle  ou  par  le  cri  de  leur  conscience.  Les  accusés 
avouèrent  enfin.  «11  est  vrai,  dirent-ils,  que  nous  avons 
donné  cet  argent,  mais  nous  nous  croyions  autorisés  par 
la  coutume,  et  notre  seule  prétention,  en  briguant  Fépi- 
scopat,  était  de  nous  faire  exempter  des  fonctions  de  la 
curie  et  des  charges  que  les  magistratures  imposent'. 
— Maintenant,  ajoutaient-ils,  deux  partis  sont  à  prendre 
à  notre  égard  :  ou  nous  laisser  sur  nos  sièges  épisco- 
paux,  si  la  chose  est  possible  et  honnête,  ou  nous  faire 
rendre  l'argent  que  nous  avons  dépensé  pour  les  ac- 
quérir. Plusieurs  d'entre  nous  non -seulement  sont 


i.  iDstantibus  autem  testibus  parti  m  laicis,  parti  m  presbyteris 
quibus  coDfidere  videbantur,  necnon  mulieribus  quibusdam,  qui  etiam 
pigDoram,  seu  munerum  species  dicebant,  et  loca  et  tempora,  et  quan- 
titatem.  PaUad.,  dicU,,  p.  54. 

2.  Dedimus,  confessum  est  ;  et  ordinati  sumus  :  talem  putantes  esse 
coDsuetudinem,  ut  videremur  a  Caria  liberari.  Ibid. 


74  JEAN    CHRYSOSTOME 

ruÎDés,  mais  ils  ont  livré  jusqu'aux  bijoux  de  leurs 
femmes  et  jusqu'aux  meubles  de  leurs  maisons  :  il  est 
juste  que  tout  cela  leur  rentre  ^  »  La  question  était 
ainsi  posée  avec  netteté.  Éyidemment  le  synode  ne 
pouvait  pas  annuler  le  jugement  qu'il  était  venu  rendre 
en  légitimant  les  conséquences  de  la  simonie  dans  la 
personne  des  accusés  eux-mêmes.  Il  déposa  donc  sans 
hésitation  les  six  évêques  et  subrogea  à  leur  place  six 
hommes  que  leur  caractère  de  probité  et  de  désinté- 
ressement semblait  désigner  dans  la  circonstance  pré- 
sente. Chrysostome,  qui  fit  rendre  les  décrets  de 
déposition  et  de  subrogation,  approuva  d'ailleurs  la 
demande  des  évéques  déposés  d'être  réintégrés  dans 
les  dépenses  qu'ils  avaient  faites.  <(  Gela  est  juste,  leur 
dit-il,  mais  cela  ne  nous  regarde  pas  ;  c'est  à  vous  de 
poursuivre  les  héritiers  d'Ântonin  en  restitution,  con- 
formément au  décret  du  synode.  Poursuivez  ces  héri- 
tiers d'un  évoque  simoniaque,  ce  sera  pour  tout  le 
monde  une  leçon  salutaire;  autrement,  si  cette  cou- 
tume s'invétérait,  nous  serions  réduits  à  l'état  des 
patriarches  juifs  et  égyptiens,  qui  vendent  et  achètent 
tous  les  ans  le  sacerdoce,  et  nous  aurions  mérité  cette 
malédiction  du  prophète  Michée  :  «  ses  prêtres  répon- 
daient avec  des  présents,  et  ses  prophètes  annonçaient 
l'avenir  pour  de  l'argent*.  »  En  m^inière  de  consolation, 
Ghrysostome  leur  promit  de  solliciter  pour  eux  de 


1.  Et  nanc  oramus,  si  fas  est,  simus  in  ministerio  ecdesie  :  sin  mi- 
nus aurum  quod  dedimus  recipiamas.  Quidam  enim  e  nobis  uzoram 
supellectilem  dedimus.  Pallad.,  dial.,  p.  54. 

2.  Sacerdotes  ejus  eu  m  muneribus  respondebant,  et  prophète  cjus 
cum  pecunia  vaticinabantur.  Mich.,  m,  2. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  75 

Temperenr  une  exemption  des  charges  de  la  curie.  Il 
fit  décréter  aussi  par  le  synode  que,  bien  que  dé- 
posés, ils  pourraient  communier  à  Tintérieur  du 
sanctuaire,  comme  ayant  été  reyétus  de  la  dignité 
épiscopale  *. 

Une  fois  en  train  de  réformer  et  de  sévir,  le  terrible 
justicier  ne  s'arrêta  pas  en  si  beau  chemin,  et  ce  fut 
son  tort.  De  la  province  d'Asie,  son  ardente  inquisition 
se  porta  sur  les  provinces  voisines,  la  Lycie,  la  Carie, 
laPamphylie,  la  Phrygie,  le  Pont;  ce  fut  une  enquête 
sur  les  évéques  d'une  moitié  de  l'empire  d'Orient,  faite 
de  concert  avec  cette  cour  synodale  qu'il  présidait, 
enquête  trop  rapide  malheureusement,  car  il  accusait, 
jugeait,  déposait,  remplaçait,  sur  la  seule  renommée 
publique  dans  la  plupart  des  cas.  Or  il  faisait  tout  cela 
en  dehors  de  sa  juridiction,  et  sans  y  être  appelé  par 
les  villes  et  les  Églises.  En  moins  de  trois  mois,  treize 
évoques,  quelques-uns  disent  quinze  et  même  seize*, 
furent  jugés,  cassés,  remplacés  par  des  successeurs 
qu'on  leur  envoyait  tout  ordonnés.  La  terreur  régnait 
dans  les  diocèses  d'Asie.  En  quittant  la  province  pro- 
consulaire d'Éphèse,  Chrysostome  voulut  passer  par  la 
Bithynie,  où  il  avait  un  acte  de  justice  exemplaire  à 
exercer,  et  s' étant  arrêté  à  Nicomédie,  capitale  de  la 
province,  il  cita  devant  lui  le  métropolitain,  nommé 
Gérontius.  L'histoire  de  ce  personnage  est  curieuse,  et 


i.  PrsBcepit  syDodus  ut  auram  acciperent  ab  h8eredibiisÂntODini,et 
commnnicarent  intra  altare,es9entqiie  jam  non  sacerdotes  sed  ex  sacer- 
dotibns.  Pallad.,  diaL,  p.  54. 

2.  Una  die  sexdecim  episcopos  deposuisse  et  sues  loco  illorum  ordi- 
nasse...  Theophil.  libell.  apud  Pallad.,  dial.,  p.  49. 


76  JEAN    CHRYSOSTOME 

donne  une  étrange  idée  des  mœurs  ecclésiastiques  de 
cette  époque. 

Gérontius  était  Occidental,  médecin  de  profession  ; 
et  il  avait  exercé  son  art  dans  la  ville  de  Milan  en  y 
joignant  un  peu  de  magie,  au  moins  de  cette  magie 
chrétienne  qui  consistait  à  communiquer  avec  le  diable 
et  les  génies  infernaux,  à  les  évoquer,  à  les  dompter 
par  des  exorcismes,  à  les  reconnaître  enfin  sous  les  di- 
verses formes  que  Tesprit  de  malice  sait  prendre  pour 
se  glisser  parmi  les  hommes.  Ce  charlatan  mystique 
s'était  acquis  par  ces  manœuvres  une  sorte  de  réputa- 
tion de  sainteté.  Ambroise  lui-même,  le  grand  arche- 
vêque, s'y  était  laissé  prendre  et  avait  admis  Gérontius 
comme  diacre  dans  son  église.  Revêtu  d'un  caractère 
sacré  et  des  pouvoirs  qui  l'accompagnaient,  l'ancien 
médecin  se  livra  sans  mesure  à  des  opérations  théur- 
giques  dont  il  était  peut-être  la  première  dupe*.  Sa  ré- 
putation grandit  doublement  près  des  ignorants  et  près 
des  esprits  exaltés,  mais  il  se  perdit  lui-même  par  un 
conte  absurde.  Il  prétendit  avoir  rencontré  une  nuit 
un  de  ces  esprits  infernaux  qu'on  appelait  lamies,  l'avoir 
reconnu  malgré  l'obscurité,  sous  la  figure  d'un  âne,  et 
que,  ce  démon  cherchant  à  lui  échapper,  il  se  l'était 
soumis,  l'avait  muselé,  conduit  dans  un  moulin  et 
forcé  de  tourner  la  meule  *. 

Parvenues  jusqu'aux  oreilles  d' Ambroise,  ces  sor- 

i.  Hic  enim  cum  diaconus  osset  sub  Âmbrosio  Mediolanensis  eccle- 
siiB  episcopo  nescio  quid  passas,  atrum  fucum  facere  volens  an  dtemonis 
arte  et  vanis  imaginibus  deceptus...  Sozom.,  viii,  6. 

2.  Retulerat  quibusdam,  se  noctu  onoscelidem  comprehensam,  ca- 
pite  raso,  in  pistrinum  conjecisse.  Ibid. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  77 

nettes  impies  l'indignèrent;  il  interdit  Gérontius  et  le 
chassa  de  son  église.  Le  diacre  expulsé  reprit  son  état 
de  médecin,  alla  demeurer  à  Constantinople,  et  grâce 
à  son  habileté  dans  son  art,  grâce  surtout  à  son  savoir- 
faire,  il  devint  une  sorte  de  personnage,  prit  pied  à  la 
cour  de  l'empereur*,  qui  était  alors  Théodose,  gagna 
la  protection  de  quelques  grands,  et  put  être  protecteur 
à  son  tour.  Dans  cette  situation  il  rendit  un  service 
signalé  au  fils  d'Helladius,  évéque  de  Césarée  en  Cap- 
padoce  et  exarque  de  tout  le  diocèse  du  Pont*.  Celui- 
ci,  qui  savait  son  histoire,  le  flt  rentrer  dans  Téglise, 
Tordonna  prêtre,  puisévêquede  Nicomédie,  le  tout  par 
reconnaissance'.  Gérontius,  élevé  si  haut,  ne  négligea 
rien  pour  se  faire  aimer  de  son  clergé  et  de  sa  ville.  Il 
y  réussit  ;  mais  sa  scandaleuse  nomination  souleva  la 
conscience  des  Occidentaux.  Nectaire  régissait  alors 
Féglise  de  Constantinoijle.  Averti  par  Ambroise,  il  crut 
de  son  devoir  de  déposer  un  pareil  évêque,  et  il  le 
somma  d'abdiquer  de  son  plein  gré  pour  éviter  le  ju- 
gement canonique.  Gérontius  s'y  refusa  impudemment, 
brava  toutes  les  menaces  et  continua  de  porter  le  bâton 
épiscopal  à  Nicomédie,  n'épargnant  d'ailleurs  ni  ruse,- 
ni  argent,  ni  même  l'assistance  de  son  art  comme  mé- 
decin pour  s'enraciner  dans  l'affection  des  Nicomé- 
diens*. 

i.  At  Gérontius  cum  et  optimus  eftset  medicus  ac  diligentissimus, 
et  ad  discendum  ac  persuadendum,  parandosque  amicos  aptissimus... 
Coustantinopolim  perrexit.  Sozom.,  vui,  G. 

2.  Suffragio  suo  spleadidam  in  palatio  militiam  filio  ipsius  (Hel- 
ladîi  CaBsares  Cappadocam  episcopi)  comparaverat.  Sozom.,  ab.  s. 

3.  Hanc  illi  gratiam  referens...  Ibid. 

4.  Quœ  cum  didicisset  Âmbroaius ,  scripsit  Nectario  opiscopo  Con- 


78  JEAN    CHRYSOSTOME 

C'est  à  un  tel  homme  que  Ghrysostome  vint  s'atta- 
quer à  son  tour.  Vainement  Gérontius  voulut  prendre 
vis-à-vis  de  lui  l'attitude  qui  avait  fait  reculer  Nectaire. 
Ghrysostome,  aussi  décidé  que  son  prédécesseur  avait 
été  méticuleux  et  hésitant,  déposa  le  métropolitain  de 
Nicomédie  et  le  remplaça  sur-le-champ  par  le  philo- 
sophe Pansophius,  ancien  précepteur  de  l'impératrice, 
devenu  depuis  lors  prêtre,  puis  évêque  de  Pisidie*. 
Toutefois  cette  exécution  ne  fut  pas  du  goût  des  Nico- 
médiens  ;  leur  évêque  leur  convenait,  ils  crièrent  à  la 
tyrannie.  On  les  vit  même  faire  des  processions  en 
chantant  des  litanies,  comme  dans  les  temps  de  peste, 
de  famine,  de  sécheresse,  en  un  mot  de  grande  calamité 
publique,  pour  demander  à  Dieu  le  retour  de  Géron- 
tius*.  L'opposition  alla  si  loin ,  que  ceux  d'entre  les 
Nicomédiens  qui  habitaient  Gonstantinople  fii^nt  les 
mêmes  démonstrations  dans  la  ville  impériale  et 
presque  sous  les  murs  du  palais  d'Arcadius  :  c'était  une 
protestation  solennelle  contre  l'ingérence  de  Ghry- 
sostome dans  les  diocèses  étrangers. 

Tout  cela  avait  passé  comme  une  tempête  qui  ébran- 
Jait  jusqu'aux  Églises  que  son  souffle  n'avait  point 
touchées.  Une  longue  agitation  suivit  cette  expédition, 
courageuse  sans  doute  et  inspirée  par  un  zèle  dévorant 


8tantiDopolitano,utGerontiosacerdotium  adimeret...  VerumNectarios... 
numquam  tamea  obtinere  potuit...  Sozom.,  vin,  6. 

1.  Johannes  vero  cum  illum  deposuisset,  ejus  loco  Pansophium  or» 
dinayit  :  hic  uxoris  Arcadli  imperatoris  psdagogus  faerat.  Id.  I.  c. 

2.  Nec  secus  ac  si  terne  motu  aut  siccitate  aut  alla  qaapiam  cala- 
mitate  invecta,  per  plateas  civitatis  suas  et  Gonstantinopolis  circumeun- 
tea,  Deo  supplicabaiit  ut  illum  episcopum  baberenU  Soiom.»  eod*  loc* 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  79 

du  bien,  mais  trop  précipitée  pour  produire  des  fruits 
durables,  et  d'ailleurs,  il  faut  bien  le  dire,  faite  en  de- 
hors des  règles  consacrées.  L'éyéque  de  Rome,  dont  les 
empiétements  sur  les  juridictions  particulières  des 
Églises  indignaient  si  fort  les  Orientaux,  n'avait  jamais 
rien  exécuté  de  pareil  à  cette  campagne  de  Chrysostome. 
On  put  se  demander  si,  devant  Févéque  de  la  nouTelle 
Rome  comme  en  face  de  celui  de  .l'ancienne,  il  y  aurait 
encore  un  peu  de  sauvegarde  pour  les  autres,  de  liberté 
pour  les  clergés,  de  droit  d'élection  pour  les  villes,  dès 
que  les  décrets  canoniques  concernant  les  dépositions 
et  les  ordinations  épiscopales  pouvaient  être  ainsi  mis 
sous  les  pieds  au  gré  d'un  homme,  dès  que  la  discipline 
des  Églises  n'appartenait  plus  aux  clergés  et  aux  sy- 
nodes provinciaux;  l'empereur  enfin  put  se  demander 
si  le  droit  du  souverain  dans  la  convocation  des  conciles 
et  l'approbation  des  évéques  était  aboli.  Il  n'y  avait  pas 
eu  d'autre  souverain,  d'autre  juge  disciplinaire,  d'autre 
électeur  pour  un  tiers  des  Églises  orientales  que 
Chrysostome  assisté  de  cette  cour  synodale  compo- 
sée par  lui-même.  De  pareils  procédés  avaient  déjà  été 
employés  par  lui  vis-à-vis  des  Églises  de  Thrace.  C'était 
l'omnipotence  ecclésiastique  dans  l'empire.  Quelque 
louables  que  soient  les  intentions  d'un  homme,  quelle 
que  soit  la  bonté  des  mesures  qu'il  prend  sur  lui  d'exé- 
cuter, on  ne  fait  jamais  le  bien  tout  seul,  et  pour  qu'il 
soit  accepté  et  fécond,  il  faut  que  tout  le  monde  ap^ 
prouve  les  formes  suivant  lesquelles  il  s'accomplit. 
C'est  ce  qu'on  ne  tarda  pas  à  reconnaître  dans  la  cir- 
constance présente. 

L'année  n'était  pas  encore  écoulée  que  le  justicier 


80  JEAN    CHRYSOSTOME 

se  voyait  jugé  à  son  tour  et  condamné  par  un  concile. 

1»  Pour  être  sorti  de  sa  juridiction,  avoir  envahi 
des  Églises  étrangères  et  y  avoir  ordonné  des  évoques*; 

2o  Pour  avoir  déposé  des  ecclésiastiques  sans  les 
entendre; 

30  Pour  avoir,  sans  l'assistance  du  synode  local  et 
sans  consulter  le  clergé  des  Églises,  fait  des  ordinations 
désapprouvées  par  luit 

40  Pour  avoir  (à  son  insu  sans  doute  et  par  trop  de 
précipitation)  ordonné  évoques  des  esclaves  non  en- 
core affranchis  et  de  plus  entachés  de  crimes  ; 

5o  Pour  avoir  été  tout  à  la  fois  accusateur,  témoin 
et  juge  dans  le  procès  de  plusieurs  ecclésiastiques, 
entre  autres  dans  celui  de  Proérèse,  évêque  de  Lycie; 

60  Pour  avoir  ordonné,  en  violation  des  canons, 
plusieurs  évéques  en  masse  et  quatre  d'une  seule  fois*. 

Ces  faits  se  reliaient  en  majeure  partie  aux  affaires 
de  TAsie;  les  évoques  déposés,  Gérontius  en  tête,  se 
portaient  ses  accusateurs,  tandis  que  les  nouveaux 
nommés,  chassés  par  les  clergés  locaux  et  les  villes, 
étaient  déposés  à  leur  tour  comme  usurpateurs  des 
sièges  d'autrui. 


1.  Qaodinvadit  aliénas  parochias  et  episcopos  ordinal.  AcLsynod. 
ad  Querc.  apud  Pbot.  et  in  Baron.,  403,  xix. 

2.  Tous  ces  griefs  furent  admis  dans  le  concile  du  Chônc,  ainsi 
qu'on  le  verra  plus  bas. 


KT  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  84 


V. 


Ce  voyage  ne  fut  pas  moins  funeste  à  Ghrysostome 
dans  l'intérieur  de  sa  propre  Église.  En  vain  Sérapion 
lui  écrivait-il  lettre  sur  lettre,  Tavertissant  que  Sévé- 
rien  le  trahissait  et  que  sa  présence  devenait  de  jour 
en  jour  plus  nécessaire  pour  sauver  lui-même  et  son 
troupeau.  Entraîné  par  le  travail  de  réforme  qu'il  avail 
à  cœur  d'achever,  il  venait  de  passer  trois  mois  et  demi 
hors  de  Constantinople  quand  il  atteignit  le  Bosphore 
à  Ghalcédoine. 

Voici  ce  qui  était  arrivé  dans  l'intervalle  et  ce  qui 
excitait  à  juste  titre  l'appréhension  de  ses  amis. 

J'ai  dit  plus  haut  comment,  sur  son  départ,  Tar- 
chevéque  avait  confié  le  soin  de  son  Église  à  son 
compatriote  Sévérien,  évéque  de  Gabales.  Assez  re- 
nommé sur  les  bords  de  l'Oronte  pour  sa  facilité 
de  parole,  quoiqu'il  eût  d'une  façon  très-marquée, 
en  prononçant  le  grec,  l'âpre  et  dur  accent  de  son 
pays  *,  ce  prélat  syrien  était  venu  se  faire  juger  dans  la 
ville  impériale,  curieux  d'en  rapporter  la  double  mois- 
son d'argent  et  de  gloire  qui  était  le  but  de  ces  prédi- 
cateurs ambulants.  Depuis  que  la  fortune  extraordi- 
naire de  Jean  d'Antioche  avait  mis  la  Syrie  à  la  mode, 
cette  vaniteuse  province  ne  contenait  plus  ses  préten- 
tions ;  elle  tenait  à  montrer  au  reste  de  l'Orient  que 

1.  Seveiianus  asperitatem  Syrorum  in  ]oquendo  retinebat.  So- 
loni.,  Tui,  10.  —  Severianus...  grteca  minus  distincte  pronuntiabat. 
Socr.,  Ti,  il. 

6 


82  JEAN    GHRYSOSTOMB 

Cbrysostome  n'était  pas  le  seul  homme  dont  elle  pût  se 
vanter,  et  qu'à  son  défaut  Técole  de  Libanius  saurait  en- 
core donner  à  la  ville  de  Constantin  des  orateurs  et  des 
évéques.  Une  rivalité  jalouse  s'était  donc  mise  parmi 
les  Syriens,  qui  se  piquaient  d'éloquence  chrétienne  ; 
ils  n'arrivaient  pas  à  Gonstantinople  sans  une  arrière- 
pensée  d'éclipser  l'archevêque.  Quelque  temps  avant 
l'époque  dont  nous  nous  occupons,  un  certain  Antio- 
chus  y  avait  fait  applaudir  sa  belle  prestance,  sa  voix 
pleine  et  sonore,  et  aussi  une  abondance  de  périodes 
fleuries  dans  lesquelles  il  ne  fallait  pas  trop  chercher 
des  idées,  mais  qui  était  encore  de  l'éloquence  pour 
des  oreilles  habituées  au  cliquetis  de  mots  des  rhéteurs. 
Aussi  Antiochus  était-il  retourné  en  Syrie  chargé  de 
richesses,  et  le  peuple,  dans  son  enthousiasme,  Tavait- 
il  gratifié  du  même  titre  que  Jean  d'Antioche  lui- 
même,  celui  de  Ghrysostome  ou  bouche  d'or  ^ .  Son 
exemple  piqua  d'honneur  l'évêque  de  Gabales,  qui 
voulut  à  son  tour  débuter  dans  la  grande  métropole 
d'Orient,  et  le  fit  sous  le  patronage  de  l'archevêque. 
C'était  un  homme  plus  sérieux  que  l'autre,  plus  savant 
dans  les  Écritures,  plus  logique  et  merveilleusement 
fait  pour  l'exégèse,  quoiqu'il  n'eût  pas  l'abondance 
oratoire  d' Antiochus,  et  que  le  dur  accent  guttural 
dont  j'ai  parlé  gfttàt  parfois  les  meilleures  choses  dans 


1.  Et  Antiochus  quidem  cam  prior  Ptôlemalde  venisset  Constan- 
tinopolim,  et  in  ecclesiis  urbis  régie  summa  cum  diligentia  aliquaadia 
docaisset,  eaque  ex  re  magnam  yim  pecunie  collegisset,  ad  eccle- 
siam  suam  redierat...  Socr.,  vi,  11. — VerumAntiochus  quidem  expedite 
admodum  et  sonora  voce  loquebatur  :  ita  ut  a  nonnullia  diceretar 
Chryaostomus.  Sozom.,  vm,  10. 


ET    L^IMPÊRATRICE   EUDOXIE.  83 

sa  bouche.  En  retour  du  service  qu'il  recevait  de  Far- 
clievéque,  il  affectait  pour  lui  une  admiration  et  un 
dévouement  sans  mesure.  En  réalité  pourtant  Sévé- 
rien  n'était  qu*un  ambitieux  corruptible  et  un  rival 
jaloux. 

Il  ne  fut  pas  difficile  aux  adversaires  de  Chryso- 
stome  de  circonvenir  un  tel  homme.  Le  mot  d'ordre 
partit  de  la  cour.  On  alla  l'entendre,  on  l'applaudit  S 
on  le  proclama  supérieur  à  l'archevêque,  et  les  cour- 
tisans admirèrent  sans  doute  jusqu'aux  grâces  de  sa 
prononciation  syrienne,  dont  ils  eussent  fait  autre- 
ment un  objet  de  risée.  Le  but  était  de  l'opposer  à 
son  ami,  dont  on  lui  fit  entrevoir  la  déposition  et  la 
succession  prochaine,  s'il  travaillait  à  le  renverser. 
L'impératrice  voulut  le  connaître,  l'empereur  le  reçut 
fréquemment  à  sa  table,  Eugraphie  surtout  l'accapara 
et  fit  de  lui  la  cheville  ouvrière  de  ses  intrigues.  Il  lui 
advint  même  à  cette  époque  un  honneur  insigne  qui 
semblait  le  prédestiner  à  la  haute  fortune  qu'il  rêvait. 
Augusta  étant  accouchée  au  mois  de  février  kOi  de  son 
quatrième  enfant,  qui  fut  Thoédose  II,  au  lieu  d'attendre 
pour  lui  faire  administrer  le  baptême  le  retour  de 
l'archevêque  (pareil  retard  n'ayant  rien  que  de  très- 
ordinaîre  dans  la  primitive  Église),  elle  précipita  au 
contraire  la  céi:émonie  afin  que  le  nouveau-né  reçût 
l'eau  sainte  des  mains  de  Sévérien.  Or  on  sait  que 
l'accomplissement  de  cet  acte  sacramentel  conférait  au 
prêtre  sur  le  néophyte  initié  par  lui  à  la  foi  un  droit  de 


1.  Sepe  in  ecclesia  conciouatus,  maguam  sui  admiratioQcm  excitavit. 
Sozom.,  vui,  11. 


84  JEAN    CHRYSOSTOMB 

paternité  spirituelle  et  un  lien  religieux  qui  durait  toute 
la  vie.  Sévérien  ne  fut  plus  dès  lors  un  évêque  étranger 
en  passage  à  Constantinople,  ce  fut  un  prélat  attaché 
à  la  cour,  et  un  successeur  désigné  à  Févêché  de  la 
métropole  impériale  *. 

Un  hasard  fâcheux  ayant  amené  sur  ces  entrefaites 
Ântiochus  à  Constantinople,  Sévérien  le  conduisit  près 
d'Ëugraphie,  qui  Tenrôla  dans  sa  faction,  puis  les  deux 
évêques  en  recrutèrent  un  troisième,  porteur  d'un 
nom  connu  et  respecté  dans  la  chrétienté  orientale.  Il 
se  nommait  Acacius  et  occupait  le  siège  épiscopal  de 
Bérée.  Les  dernières  années  de  sa  longue  vie  (il  avait 
alors  plus  de  quatre-vingts  ans)  avaient  été  employées 
à  aimer  et  à  gloriQer  Chrysostome  :  c'est  même  lui 
qu'on  avait  délégué  à  Rome  comme  un  ami  sûr  et  dé- 
claré du  nouvel  élu,  pour  remettre  au  pape  Siricius  le 
décret  de  sa  nomination  et  négocier  entre  TOccident 
et  rOrient  la  communion  des  deux  Églises  et  des  deux 
évêques.  Attiré  depuis  lors  à  Constantinople  par  on  ne 
sait  quelle  affaire,  Acacius  se  piqua  d'un  procédé  fort 
innocent  de  l'archevêque,  son  ami.  Celui-ci  voulut 
l'avoir  à  demeure  dans  son  palais  épiscopal  et  l'y  logea, 
de  la  même  façon  qu'il  se  logeait  lui-même,  c'est- 
à-dire  dans  un  appartement  fort  simple  et  fort  rustique- 
ment  meublé.  Le  vieil  évêque,  qui  s'attendait  à  tout 
autre  chose  chez  le  premier  prélat  du  monde  oriental, 
s'imagina  qu'on  le  traitait  ainsi  par  mépris,  ou  plutôt 
la  malveillance  le  lui  insinua,  et  comme  l'âge  avait 

1.  Severianum  qui  illum  e  sacro  fonte  suscepit.  Ad.  Chron,  — 
Consulter  sur  certaines  difficultés  historiques  relatives  à  ce  baptênae 
Tillem.,  Mém,  eccU,  U  XI ,  p.  58. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  85 

grandement  affaibli  son  esprit,  il  s'irrita  outre  mesure 
contre  son  hôte  *.  «  S'il  me  dédaigne,  osa-t-il  dire,  je 
le  lui  rendrai  bien,  et  je  lui  assaisonne  un  bouillon 
qu'il  ne  boira  pas  volontiers  '.  »  Il  s'afûlia  au  concilia- 
bule d'Eugraphie. 

Tels  étaient  les  graves  événements  qui  précédèrent 
le  retour  de  Cbrysostome.  En  abordant  au  port  de 
Constantinople,  l'archevêque  fut  reçu  par  un  peuple 
immense  qui  encombrait  le  quai  et  les  rues  voisines, 
ébranlant  l'air  de  ses  cris  de  bienvenue.  Il  gagna  Tévé- 
ché  sous  l'escorte  de  ces  masses  fidèles  ou  plutôt  enlevé 
sur  leurs  bras.  Arrivé  à  la  porte  de  sa  demeure,  il  les 
congédia,  remettant  au  lendemain,  à  cause  de  sa 
grande  fatigue,  les  remerclments  qu'il  voulait  leur 
adresser,  et  il  leur  donna  rendez-vous  dans  sa  basilique. 
Le  lendemain,  comme  on  le  pense  bien,  l'assistance 
se  trouva  au  complet.  Cbrysostome  parla,  et  nous 
avons  encore  son  discours,  discours  plein  d'ardeur  et 
d'onction,  où  respire  la  joie  du  prêtre  qui  revoit  son 
église,  qui  remet  le  pied  dans  la  patrie  de  son  cœur, 
qui  retrouve  au  retour  son  fidèle  troupeau  tel  qu'il 
l'avait  laissé  au  départ;  mais  il  ne  dissimule  rien. 
Loin  de  jeter  un  voile  sur  ce  qui  s'est  passé  en  son 
absence,  sur   les  noires  trahisons  de  gens  qu'il  ne 

1.  CoDtîgit  autem  ut  id  temporis  Acacias  episcopus  Bereœ  qui  ad- 
venerat  Constantinopolim,  haudquaquam  bonum  hospitium  nancisce- 
retur,  ut  dicebat,  et  ob  hoc  mœrens,  ira  intumescebat.  Pallad.,  dial,, 
p.  20. 

2.  Quasi  neglcctas  a  Joanne,  cogitationibus  immoderatls  victus, 
absurdum  sermonem  ex  abundantia  cordis  efTert,  dignum  sua  mente, 
pnesentibus  Joannis  quibusdam  clericis  dicens  :  «  Ego  ipsi  ollam  con- 
dio.  »  Pallad.,  ibid. 


86  JEAN   CHRYSOSTOME 

nomme  pas,  il  part  de  là  pour  remercier  ce  peuple 
qui  s'est  refusé  à  leurs  provocations  coupables.  «  Je 
vous  rends  grâce,  dit-il  à  la  foule  qui  se  pressait  sous 
la  chaire,  je  vous  rends  grâce  de  m'avoir  montré,  en 
dépit  des  tentations  dont  vous  étiez  assiégés,  une  fidélité 
à  répreuve  de  tout  ^  Vous  avez  été  la  chaste  épouse 
qui  ferme  Toreille  aux  propos  adultères  pendant 
réloignemeat  de  Tépoux;  vous  avez  été  le  chien 
vigilant  qui  garde  le  troupeau  en  Tabsence  du  berger; 
vous  avez  été  les  nautoniers  qui  conduisent  le  vais- 
seau déserté  par  le  pilote  ;  les  soldats  qui,  privés  de 
général,  ne  laissent  pas  de  remporter  la  victoire  *.  » 

C'est  là  le  fond  du  discours,  l'allusion  y  est  palpi- 
tante ;  révoque  offensé  veut  qu'on  sache  qu'il  connaît 
et  juge  Sévérien,  qu'il  connaît  aussi  les  menées  de  la 
cour,  mais  qu'aucune  crainte  ne  trouble  son  âme  vis- 
à-vis  de  son  ingrat  ami.  Ses  paroles,  en  le  relevant  de 
ses  pouvoirs,  furent  marquées  au  coin  d'une  juste  ri- 
gueur. Il  lui  reprocha  sa  vie  mondaine,  ses  fréquen- 
tations au  palais  impérial  et  les  festins  après  lesquels  il 
semblait  courir  par  opposition  aux  habitudes  austères 
dont  lui-même,  Ghrysostome,  avait  fait  la  règle  de  son 
évéché.  a  Ântiochus  et  toi,  lui  dit-il,  vous  menez  la  vie 
de  parasites  et  de  flatteurs  ;  vous  êtes  devenus  la  fable 
de  la  ville,  et  c'est  vous  que  la  comédie  joue  sur  les 

i.  Ideoqae  et  si  ampliori  tempore  demoratus  sum  foras,  non  me 
pœnitet  quia  confldebam  de  vestrao  caritatis  affectu,  et  integritate  Adeî* 
Chrys.,  Orat.  post  redit,  ex  Asia. 

2.  Nam  qoid  incassum  dicebam  quoniam  casta  uxor  absente  viro 
repellit  adalteros,  absente  pastore  canis  abigit  lupos,  sine  gubernatore 
naats  salvaverunt  navem ,  sine  duce  milites  yictoriam  reportaverunt. 
Chrys.,  ibidé 


ET  L  IMPÉRATRICE    EUDOXIB.  87 

théâtres.  »  Quelques  jours  après,  choisissant  pour  texte 
de  son  sermon  un  verset  du  livre  des  Rois,  il  s'écriait 
du  haut  de  la  chaire  :  «  Rassemblez  autour  de  moi  ces 
prêtres  du  déshonneur  qui  mangent  à  la  table  de  Jéza- 
bel,  afin  que  je  leur  dise,  comme  autrefois  Elle  :  Jusqu'à 
quand  clocherez-vous  des  deux  pieds?  Si  Eaal  est  dieu, 
marchez  derrière  lui  ;  si  la  table  de  Jézabel  est  aussi  un 
dieu,  mangez-y,  mangez-y  jusqu'au  vomissements  » 
Ces  paroles  causèrent  une  violente  rumeur  au  palais. 
Une  aventure  qui  troubla  Gonstantinople  pendant 
quelques  jours  fournit  matière  à  de  nouvelles  déclama- 
tions contre  lui.  Ceci  regardait  les  ariens  et  leurs  core- 
ligionnaires et  patrons  les  généraux  barbares,  hauts 
fonctionnaires  à  la  cour  ou  dans  l'armée.  On  sait  que 
Gonstantinople,  sous  le  gouvernement  de  Valens,  avait 
été  livrée  à  un  arianisme  exclusif  et  persécuteur.  La 
réaction  se  fit  sentir  avec  Théodose,  et  ce  prince,  aussi 
catholique  que  son  prédécesseur  avait  été  arien,  en  re- 
levant le  culte  orthodoxe,  relégua  les  églises  dissidentes 
dans  les  faubourgs  de  la  ville,  en  dehors  des  murs*. 
Les  ariens  depuis  lors  n'avaient  point  cessé  de  protester 
contre  une  exclusion  qui  les  blessait  :  Théodose  s'était 
montré  inflexible.  Ils  espérèrent  avoir  meilleur  marché 
du  faible  et  timide  Arcadius,  grâce  à  l'influence  bar- 
bare prépondérante  dans  ses  armées  et  à  sa  cour.  De- 

1.  CoDgregate  ad  me  sacerdotes  dedecoris  qui  comedant  mensam 
Jezabel,  ut  dicam  eis,  aicut  dixit  Elias  :  «  Csquequo  claudicatis  in  duaa 
partes?  Si  Baal  est  Deus,  ambulate  post  ipsum;  ai  autem  Jezabel 
qaoque  mensa  ipsa  est  Deus,  comedentes,  evomite.  »  Reg.  m,  18. 

2.  Gum  ariani,  quibus  régnante  Theodosio  ademptt»  flierantecclesiœ 
Constantinopoli ,  extra  urbis  mœnia  conventus  agerent...  Sozom., 
vm,  8. 


88  JEAN    GHRYSOSTOMB 

puis  qu'en  Tannée  376'  l'empereur  Valens  avait  forcé 
le  peuple  des  Goths,  dans  la  personne  de  son  évéque. 
Ulula,  à  signer  le  formulaire  d'Arius»  sous  peine  de  se 
voir  fermer  l'accès  de  l'empire  et  d'être  exterminé  par 
les  Huns,  ce  peuple,  devenu  hôte  des  Romains,  avait 
pris  son  arianisme  au  sérieux,  et  le  jour  oCi  l'empire 
d'Orient,  retournant  au  drapeau  de  ses  pères,  embrassa 
de  nouveau  la  foi  catholique,  les  Goths  refusèrent  de  le 
suivre  dans  son  évolution  ^  Ils  restèrent  ariens,  ariens 
fanatiques,  en  relation  fraternelle  avec  leurs  coreligion- 
naires romains,  et  l'arianisme  commença  dès  lors  à 
devenir  sous  leurs  auspices  le  christianisme  des  bar- 
bares, par  opposition  au  catholicisme,  christianisme 
légal  des  Romains. 

La  question,  comme  on  voit,  était  délicate,  et  plus 
d'une  fois  Arcadius  fut  sur  le  point  de  céder.  Tout  ré- 
cemment le  terrible  Gainas,  qui  tenait  sous  sa  main 
l'empereur  et  l'empire,  avait  obtenu  du  fils  de  Théo- 
dose la  concession  d'une  église  urbaine  :  «  car,  disait-il, 
il  ne  convenait  pas  à  la  dignité  d'un  général  romain  tel 
que  lui  d'aller  chercher  son  Dieu  hors  des  murs  '.  »  Il 
fallut  que  Chrysostome  intervint,  et  par  la  vigueur 
de  son  courage  se  rendit  maître  à  la  fois  de  Gainas  et 
de  l'empereur;  la  concession  fut  retirée.  Les  ariens  ne 
se  tinrent  pas  pour  battus,  et  en  effet,  malgré  la  dispa- 
rition de  Gainas,  ils  comptaient  encore  de  solides  ap- 
puis au  palais.  A  défaut  donc  d'église  intérieure,  ils 

i.  Voir  mon  Hutotre  d'Attila,  1. 1,  p.  28. 

2.  Injastum  enim  ac  pneterea  indecorum  esse  querebatur,  ut  îpse 
qui  magister  erat  roman»  militiie,  extra  urbis  mœnia  orandi  causa 
proflcisceretur.  Sozom.,  viir,  4. 


ET -L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  89 

imagioërent  de  s'assembler  par  groupes  sous  les  nom- 
breux portiques  des  places  et  des  rues,  le  samedi  soir 
et  le  dimanche  au  lever  du  soleil,  pour  se  rendre  de 
là  processionnellement  à  leurs  églises  des  faubourgs. 
Pendant  la  route,  ils  faisaient  retentir  les  quartiers 
de  la  ville  qu'ils  traversaient  du  chant  alternatif  des 
psaumes  dans  lesquels  ils  intercalaient  des  hymnes  ap- 
propriées à  leur  croyance.  C'est  ce  qu'on  appelait  leurs 
litanies^.  Les  choses  restèrent  assez  calmes  jusqu'au 
départ  de  Chrysostome  pour  l'Asie;  mais  durant  son 
absence  Sévérien,  flatteur  et  complaisant  des  grands, 
se  relâcha  des  rigueurs  de  la  règle.  Les  processions  se 
multiplièrent,  les  litanies  se  remplirent  de  provocations 
aux  catholiques  et  d'outrages  à  leur  foi  :  »  Oà  sont, 
chantaient  les  ariens,  ceux  qui  croient  que  trois  ne 
font  qu'un  *  ?  » 

A  son  retour,  Chrysostome,  indigné,  réclama  des  ma- 
gistrats  la  répression  de  ces  insultes,  et  comme  le  pré- 
fet de  la  ville  ne  prenait  aucune  mesure  efficace,  il 
organisa  lui-même  une  contre-litanie,  oCi  des  proces- 
sions catholiques  se  mirent  aussi  à  parcourir  les  rues 
et  les  places  le  samedi  et  le  dimanche,  opposant  les 
hymnes  aux  hymnes  et  la  profession  de  foi  orthodoxe 
aux  blasphèmes  de  l'hérésie.  Ces  processions  ayant  lieu 
le  soir  et  se  prolongeant  fort  tard,  les  catholiques  por- 
taient pour  s'éclairer  de  grandes  croix  d'argent  garnies 


1.  Prima  aatem  lace  eadem  publiée  canentes,  pergebant  ad  loca  in 
qoibas  collectas  celebrabant.  Sozom.,  viii,  8. —  Ipai  intra  civitatis  por- 
tas, circa  porticas  publicos  congregati,  hymnos  apte  ad  arianam  hsre- 
sim  compositos,  alternatim  sibl  respondentes  canebant.  Socr.,  vi,  8. 

2.  Ubinam  sunt  qui  tria  unam  dicunt  esse  potentiam?  Ibid. 


90  JEAN    CHRYSOSTOME 

de  cierges  qui  faisaient,  disent  les  contemporains, 
comme  un  second  jour  dans  la  nuit  ^  Eudoxie,  restée 
bonne  catholique  malgré  les  tendances  ariennes  de  la 
cour,  avait  voulu  faire  les  frais  de  ce  luminaire  et  en- 
voyait ses  serviteurs  figurer  à  la  contre-litanie  *.  Ce 
qu'il  était  aisé  de  prévoir  arriva,  les  processions  se  ren- 
contrant se  battirent  :  pierres  et  bâtons  firent  leur  jeu 
et  plusieurs  morts  ou  blessés  restèrent  sur  la  place, 
entre  autres  Brison,  le  principal  eunuque  de  l'impéra- 
trice, qui  reçut  une  pierre  à  la  tête  *.  Arcadius  finit  par 
où  il  aurait  dû  commencer  :  un  décret  impérial  que 
nous  lisons  au  code  Théodosien  interdit  ces  réunions, 
menaçant  le  préfet  de  la  ville  d'une  amende  de  cent 
livres  d'or  si  les  litanies  venaient  à  se  renouveler  *. 
Toutefois  beaucoup  de  gens  récriminèrent  afin  de  jeter 
la  responsabilité  des  désordres  sur  Ghrysostome,  qui 
toujours,  disait-on,  qu'il  fît  le  bien  ou  le  mal,  traînait 
la  guerre  après  lui. 

Cependant  les  rapports  s'envenimaient  chaque  jour 
entre  Ghrysostome  et  son  ancien  subrogé,  devenu  son 
rival.  Gonflé  d'espérances  et  de  prétentions,  celui-ci 
affectait  dans  une  Église  où  il  était  étranger  l'attitude 
d'un  archevêque  légitime,  qui  attend  de  moment  en 


1.  Cruces  enim  argcntete  a  Joanne  erant  excogitatie,  qu»  cereas 
faces  accensas  gestabant.  Socr.,  vi,  8. —  Nam  et  crucum  argentea  signa, 
pnecedentibus  cereis,  eos  anteibant.  Sozom.,  viii,  8. 

2.  Eudoiia  Augusta  sumptum  ad  hoc  suppeditante.  Socr.,  vi,  8. 

3.  Et  Briso  quidem  euniichus  Âugustse...  in  fronte  lapide  percussus 
est.  Socr.,  ibid.  —  Briso  vero  saxo  in  fronte  percussus  est.  So- 
zom., VIII,  8. 

4.  Quibus  rébus  permotus  imperator  interdixit  arianis,  ut  deinceps 
hymnos  publiée  canerent.  Socr.,  ibid. 


ET  UIMPÉRATRICE  EUDOXIE.  94 

moment  la  déposition  de  l'intrus.  Une  crise  était  im- 
minente. Elle  arriva  par  l'inconvenance  d'un  de  ces 
dangereux  amis  que  Jean  Ghrysostome  avait  à  ses 
côtés,  et  qui  semblaient  d'accord  avec  ses  ennemis  pour 
l'environner  d'orages.  Un  jour  que  Sévérien  traversait 
la  tête  haute,  dans  son  faste  et  son  arrogance  habituels, 
la  basilique  ou  l'un  des  lieux  y  attenants,  Sérapion, 
qui  était  assis  sur  son  passage,  ne  se  leva  point,  comme 
devait  le  faire  un  diacre  par  honneur  pour  un  évêque, 
mais  resta  sur  son  siège,  le  regardant  d'un  air  dédai- 
gneux *.  Sévérien  en  fut  offensé,  et,  s'approchant  du 
diacre,  il  lui  dit  de  manière  à  être  entendu  d'une  par- 
tie des  gens  qui  se  trouvaient  là  :  «  Si  Sérapion  meurt 
chrétien,  le  Christ  ne  s'est  pas  fait  homme,  »  et  il  con- 
tinua son  chemin  *. 

Sérapion  sans  désemparer  fit  appel  à  quelques-uns 
des  témoins  de  la  scène,  lesquels,  selon  toute  appa- 
rence, appartenaient  à  l'église,  et  se  rendit  avec  eux 
chez  l'archevêque,  où  il  accusa  Sévérien  d'avoir  blas- 
phémé en  disant  a  que  le  Christ  ne  s'était  pas  fait 
homme  '.  »  Les  témoins  qu'il  amenait  confirmèrent  sa 
déposition,  soit  qu'ils  supprimassent  à  dessein  le  com- 
mencement de  la  phrase  qui  en  déterminait  le  sens, 
soit  qu'ils  n'eussent  entendu  que  la  fin.  Quel  que  fût  le 
sens  des  mots  adressés  par  l' évêque  de  Cabales  à  Séra- 
pion, Chrysostome  les  trouva  également  coupables. 


1.  Serapio  vero  cum  conspicatus  minime  assurgeret,  de  industria 
osteodens  ils  qui  aderant,  sese  illum  contemnere...  Sozom.,  viii,  10. 

2.  Severianus  exclamavit  protinus  his  verbis  :  Si  Serapio  moriatur 
Christian  as,  Cliristus  nanquam  homo  factas  est.  Sozom.,  ibid. 

3.  ...  Quod  Christus  homo  factus  non  esseti  Id.,  1.  c. 


A 


92  JEAN    CHRYSOSTOME 

S'il  n'avait  pas  voulu  proférer  l'impiété  dont  on  l'accu- 
sait et  affirmer  tout  simplement  que  l'incarnation  du 
fils  de  Dieu  était  un  mensonge,  au  moins  avait-il  pris 
le  nom  du  Sauveur  en  vain,  et  profané  par  un  emploi 
frivole  la  redoutable  formule  de  nos  mystères.  De  la 
part  d'un  prêtre,  ce  second  crime  égalait  presque  le 
premier,  au  jugement  de  Gbrysostome.  Faisant  donc 
venir  Sévérien,  il  le  retrancha  de  sa  communion,  lui 
interdit  l'entrée  de  toutes  ses  églises,  et,  au  dire  des 
historiens,  le  condamna  à  sortir  de  Gonstantinople  ^ 
Cependant  le  bruit  de  ce  débat  ayant  transpiré  au  de- 
hors, des  hommes  du  peuple  employés  aux  affaires  de 
la  basilique,  principalement  les  decani  ou  dizainiers, 
chargés  de  l'enterrement  des  pauvres,  répandirent  dans 
le  quartier  la  nouvelle  que  Sévérien  insultait  l'arche- 
vêque '.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  qu'en  quel- 
ques minutes  une  foule  ameutée  n'accourût  vers  l'ar- 
chevêché, comme  si  les  jours  de  Gbrysostome  eussent 
été  menacés.  En  de  telles  circonstances,  Sévérien  crut 
qu'il  n'avait  rien  de  mieux  à  faire  que  de  quitter  la 
ville  :  gagnant  le  port  précipitamment,  il  prit  une 
barque  et  passa  à  Ghalcédoine. 

Le  temps  avait  manqué  au  fugitif  pour  aviser  la  cour 
de  son  aventure  et  se  placer  sous  la  sauvegarde  d'Eu- 
doxie  ;  mais,  informée  de  tout  par  ses  partisans,  l'im- 
pératrice adressa  de  vives  plaintes  à  l'archevêque,  or- 


1.  Ob  hœc  accasatus  Severianus,  urbe  expulsus  est  a  Joanne,  tan- 
quam  contumeliosus  et  impie  locutus  in  Deaiu.  Sozom.,  viii,  10. 

2.  Quod  ad  versus  Severianum  commenta  et  insidias  struxit,  irri- 
tans  adversus  etim  decanos.  AcL  synod.  ad  Querc,  apud  PhoU,  59,  e 
in  Baron..  403,  xvii  et  seq. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  93 

donnant  de  plus  que  Sévérien  rentrât  sous  le  plus  bref 
délai  à  Gonstantinople.  Celui-ci  ne  se  le  fit  pas  dire 
deux  fois  et  repassa  triomphalement  le  Bosphore.  Ce 
n'était  pourtant  là  qu'une  réparation  incomplète,  car 
l'interdit  ecclésiastique  subsistait  et  ne  pouvait  être  levé 
que  par  l'archevêque  lui-même.  Eudoxie  l'eu  sollicita 
ardemment  à  plusieurs  reprises;  l'empereur  lui-même 
le  demanda,  mais  sans  succès:  Chrysostome  refusa  non- 
seulement  de  recevoir  lefaux  ami,  l'impie,  dans  sa  com- 
munion, mais  de  lui  parler  et  de  le  voir  ^  Humiliée  de 
la  résistance  de  ce  prêtre,  et  non  moins  opiniâtre  que 
lui,  l'impératrice  prit  une  de  ces  résolutions  violentes 
en  rapport  avec  l'impétuosité  de  son  caractère,  et  elle 
saisit  l'occasion  d'une  grande  fêle  à  l'église  des  Apôtres 
pour  amener  entre  elle  et  son  adversaire  une  scène 
publique  et  décisive.  Entrée  subitement  dans  la  basi- 
lique avant  le  commencement  du  sacrifice,  sans  autre 
suite  que  le  jeune  Théodose, porté  à  bras  derrière  elle, 
elle  traversa  la  nef  à  grandspas,  pénétra  dans  le  cbœur, 
et,  arrivée  en  face  de  l'archevêque  assis  sur  son  trône 
au  fond  de  l'abside,  elle  déposa  l'enfant  sur  ses  ge- 
noux; puis  elle  le  conjura  sur  la  tête  de  ce  fils,  rejeton 
du  grand  Théodose,  de  pardonner  à  Sévérien.  Plu- 
sieurs fois  elle  répéta  son  adjuration  à  haute  voix  et  la 
main  étendue  sur  son  enfant  ^.  Chrysostome  étonné 


1.  Joannes  vero  ab  ipsias  familiaritate  se  removit,  nec  uUi  ipsum 
ad  hoc  hortanti  obtemperavit.  Socr.,  vi,  41. 

3.  Et  per  illius  caput  crebro  eum  obtestans,  aegre  ab  iUo  obtinoit  ut 
Se?eriaoum  in  amicitiam  suam  admitteret.  Socr.,  ibid.  —  Donec 
Augusta  in  ecclesia  Âpostolorum,  imposito  Joannis  genibus  llieodosio 
filio,  illum  identidem  obsecrans  atque  adjurans...  Sozom.,  viii,  10. 


94  JEAN   CHRYSOSTOME 

balançait;  la  vue  de  cet  enfant  déjà  auguste  et  qui  au- 
rait un  jour  besoin  de  pardonner  le  toucha  sans  doute, 
il  pardonna. 

Ce  n'était  pas  tout  du  pardon  de  Ghrysostome,  il 
fallait  encore  celui  du  peuple,  attaché  à  la  cause  de 
son  évêque  plus  vivement  que  lui-même  peut-être.  En 
effet,  depuis  le  retour  de  Sévérien,  il  ne  se  passait  pas 
de  jour  que  des  rixes  parfois  sanglantes  ne  montras- 
sent la  ferme  volonté  du  peuple  de  faire  respecter,  vis- 
à-vis  d'un  traître  et  d'un  usurpateur,  l'honneur  et  le 
droit  de  son  chef  spirituel.  Une  de  ces  rixes  î(vait  même 
dégénéré  en  sédition,  et  Sévérien  n'eût  pas  osé,  sans 
péril  pour  sa  vie,  forcer  l'entrée  des  églises,  qui  lui 
étaient  interdites  et  dont  le  peuple  s'était  constitué  le 
gardien. 

Ce  dévouement  absolu  et  presque  fanatique  créait 
pour  Ghrysostome  une  situation  délicate.  Il  compre- 
nait qu'il  ne  pouvait  trahir  des  sentiments  qui  faisaient 
son  orgueil  et  sa  sécurité,  et,  tout  en  pardonnant,  sur 
les  instances  du  prince  et  d'Augusta,  il  avait  dû  songer 
à  sa  propre  justification  devant  ses  défenseurs  et  ses 
amis.  Les  hommes  rudes  et  passionnés  qui  s'étaient 
compromis  pour  sa  cause  avaient  besoin  de  savoir 
pourquoi  il  faisait  la  paix,  et  dans  une  affaire  devenue 
commune  entre  eux,  ils  conservaient  un  droit  d'ap- 
probation ou  de  blâme  sur  sa  conduite;  ils  pouvaient 
la  condamner  ou  l'absoudre,  Ghrysostome  le  jugeait 
ainsi.  Il  voulut  donc  obtenir  du  peuple  une  réconcilia- 
tion publique,  à  ses  yeux  du  moins  inséparable  de  la 
sienne.  Alors  eut  lieu  dans  sa  basilique  épiscopale  une 
de  ces  grandes  scènes  du  forum  chrétien  qui  jettent 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  95 

taDt  d'animation  et  d'éclat  sur  Thistoire  ecclésiastique 
des  premiers  siècles.  Du  haut  de  sa  chaire,  il  se  pré- 
senta à  l'auditoire  pressé  à  ses  côtés  comme  un  am- 
bassadeur qui  propose  la  paix  et  veut  qu'elle  soit  rati- 
fiée. Par  une  faveur  inappréciable  du  hasard,  son 
discours,  non  compris  dans  le  recueil  de  ses  œuvres 
tel  que  nous  l'avons  aujourd'hui,  a  été  retrouvé  dans 
une  ancienne  traduction  latine,  ainsi  que  celui  par  le- 
quel Sévérien  vint  à  son  tour  devant  le  même  audi- 
toire demander  merci.  On  verra  par  les  ménagements 
de  langage  et  les  timidités  dont  les  paroles  de  Chryso- 
stome  sont  empreintes  à  quel  point  ce  peuple  inflam- 
mable était  ménagé  par  les  chefs  même  de  son  choix,  et 
combien,  dans  cette  sorte  de  démocratie  religieuse  fon- 
dée par  Ghrysostome  à  Gonstantinople,  le  tribun  avait  à 
compter  avec  son  forum. 

(c  De  même  que  le  corps  adhère  à  la  tête,  dit-il  au 
début  de  son  allocution,  l'Église  adhère  au  prêtre  et  le 
peuple  au  prince.  Gomme  aussi  l'arbuste  ne  saurait  se 
séparer  de  sa  racine  et  le  fleuve  de  ses  sources,  ainsi 
les  fils  sont  inséparables  du  père,  et  les  disciples  du 
maître  ^  Ge  que  je  vous  dis  là  n'est  pas  un  vain  rappel 
à  votre  attachement  pour  ma  personne,  mais,  comme 
j'ai  à  vous  entretenir  de  choses  graves,  il  faut  que  nul 
ici  ne  soit  troublé  ni  ne  trouble,  et  qu'aucune  inter- 
ruption ne  s'élève  pendant  que  je  parle.  L'obéissance 
des  disciples  pour  le  maître,  l'affection  des  fils  pour  le 

1.  Sicuti  capiti  corpas  cohœrere  necessariam  est,  ita  ecclesiam  sa- 
cerdoti  et  principi  populam  :  utque  virgulta  radicibus  et  fontibus  fla- 
vii ,  ita  et  âlio  patri  et  magistro  discipuli.  Chrys.,  OrcU.  de  rêcip. 
Severian,,  ap*  Baron,  ann»  403* 


96  JEAN    CHRYSOSTOME 

père  doivent  apparaître  en  vous  tout  entières. — 0  mes 
flis,  ornez-moi  de  vos  vertus,  placez  sur  mon  front  la 
couronne  de  votre  obéissance,  faites  que  tous  me  jugent 
heureux  de  posséder  un  tel  troupeau,  et  glorifiez  mon 
enseignement  par  votre  soumission,  selon  le  précepte 
de  l'apôtre  qui  nous  dit  :  «  Soyez  soumis  à  vos  chefs, 
u  car  ils  veillent  pour  vous  et  rendront  compte  un  jour 
«  de  vos  âmes  *.  » 

«  Je  vous  devais  cet  avertissement  de  peur  qu'au- 
cun de  vous  ne  se  révoltât  contre  une  réprimande  que 
je  veux  vous  adresser.  Je-suispère  et  dois  conseil  à  mes 
enfants  :  ce  devoir  que  la  nature  met  au  cœur  du  père 
naturel,  la  grâce  de  l'Esprit-Saint  Ta  mis  au  mien.  Oh! 
oui,  je  suis  père,  et  père  tellement  tremblant  pour  ses 
fils,  que  je  suis  prêt  à  répandre  ici  même  mon  sang 
pour  VOUS;  mais  vous,  n'en  feriez-vous  pas  autant 
pour  moi?  Nos  liens  sont  communs,  nos  devoirs  les 
mêmes  ',  et  je  pourrais  écrire  de  vous  ce  que  disait 
saint  Paul  de  ses  disciples  chéris  :  «  Saluez  de  ma 
u  part  Priscilia  et  Aquila,  mes  compagnons  et  auxi- 
((  liaires  dans  le  Christ,  eux  qui  ont  offert  pour  moi 
«  tête  pour  tête.  » 

«  Non,  point  de  séparation  entre  les  frères;  c*est 
ainsi  que  la  ville  est  forte  et  la  citadelle  inexpugnable. 
Le  loup  dévorant,  le  diable,  n'attaque  point  des  cœurs 
unis,  et  un  rempart  de  charité  vaut  mieux  pour  notre 


1.  Obedite  preposilis  vestris...  quia  ipsi  pervigilant  pro  vobis, 
quasi  pro  animabus  vestris  rationem  reddituri.  Paul,  ad  Hœbr., 
XIII,  17. 

%  Sed  et  T08  eadem  facile  pro  nobis;  simili  namque  erga  nos  de- 
vincti  estis  affectu.  Chrys.,  Orat,  de  rectp,  Severian»,  ub.  sup. 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  97 

défense  qu'un  rempart  de  diamant  ^  Je  mets  en  avant 
ces  vérités  comme  une  préface  à  mon  discours,  afin 
que  vous  ne  soyez  ni  surpris  ni  troublés  de  ce  que  je 
vais  vous  dire,  et  je  vous  parlerai  en  eflfet  d'une  chose 
digne  d*étre  exposée  dans  une  église  et  digne  d'y  être 
écoutée  :  c'est  de  la  paix  que  je  vous  parlerai.  Bien 
ne  convient  mieux  à  un  prêtre  de  Dieu  que  de  parler 
de  paix  à  son  peuple,  et  plus  le  sujet  de  l'ambassade  est 
saint,  plus  l'ambassadeur  a  besoin  de  se  savoir  écouté'. 

((  La  paix  t  c'est  pour  l'apporter  aux  hommes  que  le 
fils  de  Dieu  est  descendu  en  ce  monde  et  a  pacifié  par 
son  sang  non-seulement  les  choses  d'ici-bas,  mais 
celles  d'en  haut,  afin  qu'il  n'y  eût  plus  guerre  désor- 
mais entre  la  terre  et  le  ciel.  C'est  pour  la  paix  que  le 
fils  de  Dieu  a  souffert,  qu'il  a  été  crucifié  et  enseveli, 
et  il  nous  l'a  laissée  en  héritage  comme  un  mur  de 
défense  à  l'Église,  un  bouclier  contre  l'enfer,  un  glaive 
contre  les  démons,  un  port  tranquille  pour  les  cœurs 
fidèles,  une  repropitiation  de  nos  âmes  vers  Dieu  et 
une  absolution  de  nos  fautes.  Oui,  c'est  pour  cette 
paix  sainte,  ce  don  sacré,  que  je  suis  envoyé  vers  vous 
en  ambassade  '.  Ne  me  rejetez  pas,  je  vous  en  supplie; 
ne  faites  pas  que  je  sorte  d'ici  comme  un  ambassadeur 
chassé,  le  deuil  au  cœur,  la  rougeur  au  front. 

a  Oh!  sans  doute,  je  l'avoue  devant  Dieu,  il  s'est 
passé  depuis  longtemps  dans  cette  église  de  tristes 

1.  Cum  enim  înseparabiles  faerint  ab  eo,  lupum,  diabolum  non  tîme- 
baot  :  muruH  enim  caritatis  firmior  est  adamacte.  Ghrys.,  De  rec.  Sev. 

2.  Pro  pace  loquimurad  vos.  Kt  quld  ita  conveniens  qaam  sacer- 
dotem  Dei  pacem  populo  persaadere?  Contradictio  nuUa  est,ubi  et  le- 
gatîo  aancta  et  legatus  acceptus  est.  Id.,  ibid. 

3.  Pro  hac  ergo  legatus  ad  vos  inissus  sum.  Id.,  1.  c. 

7 


98  JEAN   GHRYSOSTOME 

choses  ;  mais  ce  n*est  point  une  raison  pour  que  j'applau- 
disse au  désordre,  pour  que  j'approuve  vos  séditions. 
Laissons  plutôt  tout  cela  de  côté,  oublions-le,  et  tous, 
cessez  vos  agitations,  rentrez  dans  le  calme,  redevenez 
maîtres  de  vous-mêmes.  Dieu  le  veut,  et  c'est  aussi  le 
désir  de  notre  très-pieux  empereur.  Il  faut  en  effet  obéir 
aux  princes,  surtout  quand  ceux-ci  obéissent  aux  lois 
de  rÉglise  ^  L'apôtre  disait  :  «  Soyez  soumis  aux  princes 
«  et  aux  puissances.  »  Combien  plus  encore  faut-il  l'être 
quand  le  prince  protège  la  religion  et  soutient  l'Église  ! 
Si  doncpar  ce  préambule  j'ai  préparé  vos  esprits  à  écou- 
ter favorablement  l'ambassade  que  je  vous  apporte... 
recevez  notre  frère  Sévérien  *.  » 

Cet  habile  et  touchant  discours,  ce  nom  de  Sévérien 
suspendu  jusqu'à  la  fin  comme  un  mot  que  l'orateur 
craint  de  prononcer  et  qui  doit  entraîner  ou  repousser 
l'auditoire,  tout  cela  eut  l'effet  qu'en  attendait  Ghry- 
sostome.  L'assemblée  tout  entière  se  leva,  éclatant  en 
applaudissements,  et  ces  applaudissements  répétés, 
universels,  montrèrent  au  pacificateur  que  la  paix  était 
acceptée. 

Quand  le  tumulte  fut  apaisé,  il  reprit  : 
«  Je  vous  rends  grâce  à  présent  d'avoir  si  bien  ac- 
cueilli mes  paroles.  Vous  m'avez  donné  les  fruits  de 
votre  soumission,  et  j'ai  le  droit  de  me  féliciter  d'avoir 
semé  le  bon  grain.  Eh  bien  donc,  ne  perdons  point  de 
temps,  rassemblons  sans  délai  les  gerbes  de  notre 

1.  Oportet  enim  et  regibus  obedire,  maxime  cum  et  ip&i  obtem- 
pèrent ecdesiasticis  legibas.  Cbrys.,  Orat»  de  recip.  Sever, 

2.  Si  eiigo  pneparavi  animos  vestroa  ad  suscipiendam  legatlonem 
meam,  recipite  fratrem  noatrum  SeveriaQurn  episcopum.  Ghrya.,  ibid. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  99 

moisson,  et  que  le  Seigneur  Dieu  vous  rende  le  prix 
de  Tobéissance  et  de  la  bonté  du  cœur  I  Vous  venez 
d'offrir  au  ciel  la  vraie  victime  de  propitiation  quand 
vous  avez  entendu  ce  nom  sans  vous  troubler,  et  qu'à 
ma  voix  toutes  les  fumées  de  la  colère  se  sont  dissipées 
pour  ne  laisser  voir  en  vous  que  la  charité*.  Recevez-le 
donc  les  bras  ouverts  et  le  cœur  calme,  libres  de  tout 
ressouvenir  amer.  Aucun  germe  de  dissension  ne  doit 
survivre  lorsque  la  paix  est  conclue,  afin  qu'il  y  ait 
joie  au  ciel,  joie  sur  la  terre,  liesse  et  exaltation  spiri- 
tuelle dans  l'Église  de  Dieu.  » 

SéTérien  n'était  pas  là,  sa  présence  eût  tout  fait 
échouer,  puisque  son  nom  même  n'avait  pu  être  pro- 
noncé qu'avec  des  précautions  infinies;  mais  il  fallait 
qu'il  acceptât  cette  paix  que  lui  accordait  Ghrysostome 
et  qu'il  vint  à  son  tour  la  proclamer  devant  le  peuple. 
Ce  fut  la  seconde  partie  de  cette  grande  scène,  et  elle  se 
passa  le  lendemain  dans  la  même  église,  devant  un  au- 
ditoire plus  nombreux,  plus  animé,  s'il  était  possible. 
Le  discours  de  Ghrysostome  avait  été  un  chef-d'œuvre 
d'adresse  et  de  persuasion;  celui  de  Sévérien  n'est 
qu'une  amplification  de  rhéteur,  et  nous  donne  l'idée 
de  ce  qu'était  cette  éloquence  syrienne,  si  fleurie,  si 
recherchée,  si  contournée,  quand  le  génie  ne  venait  pas 
la  vivifier.  Au  milieu  de  lieux  communs  très -délayés 
sur  les  avantages  de  la  concorde,  il  explique  les  dis- 
sentiments survenus  dans  l'Église  de  Gonstantinople 

1.  Nunc  enim  veram  hostiaxn  pacis  obtalistis  Deo,  quia  nemo  tur- 
batus  est  audito  hoc  nomine,  aed  cum  caritate  suscepistis  :  aimul  ut 
aermoue  locuti  somus,  omnem  ex  animo  fugastia  iracundiam.  Chrys., 
Orat,  de  recip.  S0ver» 


400  JEAN    GHRYSOSTOME 

par  rintervention  de  Satan,  et  il  avait  bien  raison  1  Sa- 
tan s'était  glissé  là,  dans  la  communion  du  protecteur 
et  du  protégé,  du  chef  et  du  subordonné,  comme  autre- 
fois entre  le  Christ  et  Judas  au  banquet  de  la  PÂque. 

((  La  paix,  dit-il,  c'est  le  nom  même  du  Christ,  car 
Tapôtre  nous  dit  :  «  Le  Christ  est  notre  paix,  »  c'est 
elle  qui  de  deux  choses  ne  fait  qu'une,  tandis  que  par 
la  jalousie  du  démon  deux  cœurs  communs  dans  la  foi 
se  divisent  et  se  combattent  Mais  comme,  à  l'arrivée 
d'un  roi,  les  rues  et  les  carrefours  se  décorent  avec 
magnificence,  comme  la  ville  entière  se  tapisse  de  soie 
et  se  couronne  de  fleurs  afin  que  rien  n'apparaisse  qui 
ne  soit  digne  de  l'aspect  royal,  ainsi  en  ce  moment  où 
vient  au  milieu  de  nous  le  Christ,  roi  de  la  paix,  écar- 
tons tout  souvenir  triste  ^  Que  le  mensonge  fuie  devant 
la  vérité,  la  guerre  devant  l'union  des  âmes.  De  même 
aussi  que,  dans  les  tableaux  de  nos  villes  où  sont  re- 
présentées les  images  des  augustes  frères  qui  nous  gou- 
vernent, l'artiste  place  derrière  eux  la  Concorde  en 
habit  de  femme  qui  les  enceint  de  ses  bras  maternels, 
indiquant  par  là  que,  s'ils  sont  séparés  de  corps,  ils  ne 
le  sont  ni  de  sentiment,  ni  de  volonté  :  ainsi  maintenant 
la  paix  du  Seigneur,  assise  au  milieu  de  nous  et  nous 
étreignant  contre  son  sein  palpitant,  force  nos  deux 
âmes  à  n'en  faire  qu'une  seule  en  des  corps  séparés  '. 


i .  Sicut  procedente  rege  et  platée  mandantur  et  tota  ci  vitas  direreia 
floribus  et  ornatibuB  coronatur,  ut  nihil  sit  quod  minus  dignuoi  vulta 
régis  appareat  :  i  ta  et  nuDC  précédente  Christo  rege  pacis...  Se?e- 
rian.,  Orat,  depace  cwn  Chrys.  Chrys.,  opp. 

2.  Et  fticut  fréquenter  fleri  vidimus  ubi  regum  vel  fratrum  tabuljB 
pioguntor,  ut  in  duobus  unanimitatia  deciarentur  insignia,  artifex 


ET  L'IMPÉRATRICE   BUDOXIE.  401 

Hier  notre  père  commun,  dans  un  discours  où  respire 
rÉvangile,  nous  offrait  les  préliminaires  de  la  paix; 
c'est  la  paix  elle-même,  c'est  le  traité  que  j'apporte 
aujourd'hui.  Hier,  les  mains  levées  vers  le  ciel,  il  nous 
recevait  au  nom  de  la  paix,  et  c'est  avec  ses  divins  pré- 
sents que  nous  allons  au-devant  du  Seigneur,  les  bras 
ouverts  et  la  poitrine  dilatée  :  la  guerre  est  détruite, 
c'est  la  paix  qui  règne.  » 

La  paix  était  donc  jurée  au  pied  des  autels  entre  les 
mains  du  peuple  de  Gonstantinople,  juge  et  ratiflca- 
teur  :  l'histoire  témoigne  que  ce  ne  fut  pas  Ghrysostome 
qui  la  rompit. 

Ainsi  se  dissipa  ce  premier  orage,  orage  d'avertisse- 
ment et  de  menace  pour  Tarchevéque,  pour  l'Église, 
pour  l'État.  Au  même  moment,  il  s'en  formait  un  se- 
cond aux  extrémités  de  l'empire  d'Orient,  non  loin  de 
la  vallée  du  Nil,  et  un  souffle  ennemi  de  Ghrysostome 
le  poussait  d'Alexandrie  vers  Gonstantinople.  Gelui-là 
portait  dans  ses  flancs  la  ruine  et  la  mort. 


picto  femineo  habita  post  tergum  utriusqae  Concordiam  Btatait,  bra- 
chiis  suis  atrumqae  complectentem...  ita  nunc  pax  Domini  média 
assistens,  et  utramque  nostrûm  gremio  palpante  connectens,  discreta 
corpora  in  anum  convenire  animum,  ulnis  Jangeotibus  docet.  Seve- 
rian..  De  pace  cum  Chrys.,  at  snp. 


LIVRE  III. 


Les  Lengs-Frères.  —  Leurs  rapports  ayec  le  patriarche  d'Alexandrie,  Théo* 
phile.  —  Caractère  de  ce  dernier,  sa  tyrannie,  son  avarice.  —  Il  entre  en 
lutte  avec  le  grand  hospitalier  Isidore,  que  les  Longs-Frères  soutiennent, 
—  Théophile  accuse  les  Longs-Frères  d'origénisme.  —  Expédition  du 
patriarche  contre  les  couvents  de  Nitrie;  pillage  et  incendie  de  ces  cou* 
vents;  les  moines  sont  dispersés.  —  Les  Longs^Frères  vont  demander 
justice  à  Constantinople.  —  Ils  sont  poursuivis  sur  leur  route  par  les 
intrigues  de  Théophile.  —  Leur  entrevue  avec  Cfarjsostome,  ,qui  demande 
leur  grâce  au  patriarche.  — >  Le  patriarche  la  refuse.  —  Les  Longs-Ftères 
dénoncent  à  l'empereur  les  violences  du  patriarche.  —  Procès  en  calom- 
nie. —  Chrysostome  les  désavoue  :  l'impératrice  prend  leur  défense.  — 
Arcadius  convoque  un  synode  à  Constantinople.  —  épîphane,  évèque  de 
Salamine,  est  circonvenu  par  Théophile.  —  Son  attitude  à  Constantinople 
vis-à-vis  de  Chrysostome.  —  Il  y  prêche  contre  Origène;  Théotime, 
évéque  de  Scythie,  lo  réfute.  —  Entreprises  d'Épiphane  contre  la  juridic- 
tion de  l'archevêque  ;  Sérapion  lui  interdit  l'entrée  de  l'église  ;  découra- 
gement du  vieil  évèque.  —  Il  reçoit  la  visite  des  Longs-Frères.  —  Son 
départ,  sa  mort.  —  Discours  de  Chrysostome  contre  l'impératrice.  — 
Fureur  d'Budoxie  et  de  toute  la  cour. 

401  *  403. 

Dans  ce  monde  monastique  qui  comprenait  le  nome 
de  Nitrie  et  ses  annexes  de  Scété,  entre  la  vallée  du 
Nil  et  la  chaîne  des  montagnes  libyques,  monde  peuplé 
de  cénobites  et  d'anachorètes,  où  les  villes  étaient  des 
couvents  et  les  laboureurs  des  ermites,  vivaient  quatre 
hommes  bien  connus  de  toute  FÉgypte  sous  le  sobri- 
quet des  Longs- Frères  K  Ce  sobriquet  bizarre,  ils  le  de- 
vaient à  leur  haute  taille  efflanquée,  que  relevait  encore 

i.  Ob  proceritatem  corporis  vulgo  Longi  appellabantur.  Socr.,  vi,  7. 
•^  Ob  stature  proceritatem  Magni  vocabantur.  Sozom.,  vi,  30. 


JEAN   CHRYSOSTOMB  403 

une  maigrear  excessive,  fruit  de  leurs  dures  austérités. 
Une  simplicité  presque  enfantine  n'empêchait  pas  chez 
ces  fils  du  désert  la  distinction  de  l'esprit  et  même  un 
savoir  assez  profond.  Disciples  de  cette  grande  école 
d'Alexandrie,  où  Didyme  l'Aveugle  continuait  les  ensei- 
gnements des  Clément  et  des  Origène  S  ils  s'étaient 
essayés  dans  les  lettres  ecclésiastiques  par  quelques 
traités  d'exégèse  estimés.  Une  touchante  unanimité 
liait  d'ailleurs  ensemble  ces  enfants  de  la  même  mère 
et  de  la  même  profession  qui  ne  pouvaient  vivre  sépa- 
rés. On  eût  dit  qu'ils  pensaient,  voulaient,  respiraient 
en  commun,  tant  leurs  sentiments  et  leur  conduite  se 
trouvaient  d'accord  en  toute  circonstance,  et,  comme 
s'ils  n'eussent  formé  qu'un  en  réalité,  on  se  plaisait  à 
les  confondre  tous  les  quatre  sous  cette  dénomination 
collective,  «  les  Longs-Frères.  » 

De  tout  temps,  les  patriarches  d'Alexandrie  les 
avaient  eus  en  grande  estime.  Athanase,  partant  pour 
l'exil  en  341,  avait  tiré  du  monastère  de  Scété  Ammo- 
nius,  l'atné  d'entre  eux,  qui  le  suivit  à  Rome,  et  Ton  se 
rappela  longtemps  dans  la  ville  éternelle  le  bon  moine, 
qui,  rêvant  le  désert  au  milieu  de  ses  splendeurs,  ne 
voulut  visiter  de  tant  de  merveilles  que  les  tombeaux 
des  apôtres*.  L'exil  d' Athanase  uni,  Ammonius  acheva 
le  sien;  il  dit  adieu  au  monde  pour  s'ensevelir  de  nou- 

1.  TamTite  sanctimonia  qaum  eruditione  excellebant.  Socr.,yi,  7 
Origenis,  Didymi  et  aliorum  ecclesiasticorum  scriptorum  libros  dili- 
genter  evolvebaDt.  Sozom.,  vi,  30. 

2.  Qui  quidem  adeo  parum  curiosus  exstitit,  ut  cum  Romam  venis- 
set  una  cam  Athanasio ,  ex  magtiiflcîs  urbis  operibus  nullum  Yidere 
desideraTerit,  sed  ftolas  Pétri  et  Pauli  Basilicas  yiderit.  Socr.,  iv,  23 
Voir  Saint  Jérôme,  1. 1,  p.  23  et  suiY. 


404  JBAN    CHRYSOSTOMB 

veau  dans  Taffreuse  solitude  qui  était  pour  lui  le  paradis. 
Théophile,  troisième  successeur  d'Athanase,  avait, 
à  l'instar  de  ses  prédécesseurs,  recherché  Tamitié  des 
Longs-Frftres,  qui  étaient  la  gloire  des  monastères  de 
Nitrie,  de  même  que  ces  monastères  étaient  celle  de 
r  Egypte  chrétienne.  Il  eût  voulu  les  fixer  près  de  lui 
comme  un  moyen  de  popularité  et  un  instrument 
d'action,  et  persécuta  particulièrement  Ammonius  pour 
en  faire  un  de  ses  évéques.  Rebuté  dans  sa  poursuite 
par  les  scrupules  et  la  simplicité  de  ce  moine,  qui 
s'était  sauvé  dans  le  désert  au  premier  mot  d'épiscopat, 
il  envoya  des  gens  pour  l'enlever  afin  de  l'ordonner  de 
force  :  ces  procédés  n'étaient  pas  rares  à  une  époque 
où,  malgré  la  corruption  du  clergé  séculier,  beaucoup 
de  désintéressement  régnait  dans  le  clergé  monastique. 
Ammonius,  qui  s'attendait  à  cette  résolution  violente 
du  patriarche,  avait  pris  d'avance  ses  précautions,  et, 
quand  les  agents  de  Théophile  arrivèrent,  il  leur  fit  Toir 
son  oreille,  qu'il  avait  coupée  lui-même,  et  dont  la  ci- 
catrice était  à  peine  fermée.  «  Votre  voyage  est  sans 
objet,  leur  dit-il,  car  je  suis  un  mutilé  volontaire  ;  or 
ces  hommes-là  ne  peuvent  être  admis  dans  le  corps 
ecclésiastique,  les  canons  le  défendent  ^  »  Gela  dit,  il 
rentra  dans  sa  cellule,  aussi  fier  que  s'il  eût  gagné  une 
victoire.  C'est  ainsi  qu' Ammonius  avait  échappé  à  l'épi- 
scopat.  Le  troisième  frère,   Euthymius,  attiré  sous 
quelque  prétexte  dans  Alexandrie,  fut  attaché  à  l'admi- 
nistration épiscopale  par  commandement  exprès  du 

1.  Cam  Yero  aliquando  capieodus  esset  ut  episcopus  ordinaretor, 
nec  rogaodo  persaadere  potuiaset  iis  qui  ad  ipsum  capiendum  vene- 
raDt,  ut  abirent,  abscissa  sibi  auricula  :  Abite,  inquit...  Sozom.,  vi,  30. 


KT  L'IMPÉRATRICE  ECDOXIE.  406 

patriarche;  mais,  profitant  d'une  occasion  favorable,  il 
rompit  ses  liens  et  se  sauva  dans  la  profondeur  des  so- 
litudes libyques.  Eusébius,  le  quatrième,  ne  se  montra 
pas  moins  sauvage.  Un  seul  parmi  les  quatre  succomba 
à  Tambition  ou  plutôt  au  désir  d'être  utile  dans  une 
autre  voie  que  ses  frères.  Ce  futDioscore,  le  second,  qui 
se  laissa  ordonner  par  Théophile,  évêque  du  diocèse 
d'HermopoIisla  Petite*.  Il  est  vrai  que  ce  triste  et  aride 
diocèse  était  celui  des  cellules  et  s'étendait  sur  les  mo- 
nastères de  Nitrie  et  les  ermitages  de  Scété  :  on  Tappe 
lait  l'évéché  des  montagnes*.  Le  moine  Dioscore,  en 
l'acceptant,  n'avait  presque  pas  changé  de  condition,  et 
on  le  retrouvait  plus  souvent  dans  son  ancienne  retraite 
qu'à  Hermopolis  la  Petite,  siège  peu  fastueux  d'ailleurs 
de  sa  dignité  épiscopale. 

Les  quatre  frères  s'étaient  liés  d'une  étroite  amitié 
avec  un  haut  fonctionnaire  de  l'Église  d'Alexandrie,  le 
grand  hospitalier  Isidore',  et  cette  amitié  avait  pris 
naissance  pendant  le  voyage  d'Athanase  à  Rome,  où  Isi- 
dore s'était  trouvé  le  collègue  d'Ammonius  dans  la  suite 
du  patriarche*.  Les  Longs-Frères  et  lui  se  voyaient 
fréquemment ,  -7-  fréquemment  aussi  l'hospitalier  re- 
courait à  leurs  sages  avis  dans  les  difficultés  de  sa 
charge,  car  il  avait  fort  à  lutter  contre  la  tyrannie  et 
les  mauvaises  passions  de  son  évéque. 

i.  Itaque  unum  ex  illîs,  Dioscoram  scilicet,  vi  abstractum,  Hçrmo- 
polis  episcopam  constituit.  Socr.,  vi,  30. 
%  Pallad.,  dial.,  p.  23. 

3.  Paaperam  ac  peregrinorum  curator  in  arbe  Alexaodria.  Sozom. 

-TOI,  2, 

4.  Voir  Saint  Jérôme,  1. 1,  p.  23  et  sniv. 


406  JEAN    CHRYSOSTOME 

Théophile,  dont  nous  venons  de  parler,  devant  te- 
nir une  place  considérable  dans  nos  récits,  comme  il 
en  occupe  une  dans  les  querelles  ecclésiastiques  de  son 
temps,  nous  ferons  connaître  d'abord  ce  personnage  un 
peu  en  détail,  afin  de  montrer  par  quel  enchaînement 
de  faits  étranges  il  put  être  amené  d'Alexandrie  sur  le 
grand  théâtre  de  Constantinople  pour  y  partager  la 
scène  avec  Jean  Chrysostome,  comme  Satan  avec  Job 
dans  le  poème  biblique  qui  porte  ce  nom. 

Théophile  passait  parmi  ses  contemporains  pour  un 
des  plus  grands  théologiens,  mais  aussi  des  plus  mé- 
chants hommes  de  ce  siècle.  Doué  d'un  vaste  savoir, 
fruit  de  profondes  études  à  Técole  d'Alexandrie,  actif, 
intelligent,  subtil,  habile  à  tourner  une  difficulté  au- 
tant qu'à  combiner  une  attaque,  il  joignait  à  ces  quali- 
tés des  vices  qui  en  faisaient  autant  de  fléaux  pour  les 
autres.  La  science  chez  lui  n'était  qu'un  moyen  de  sa- 
tisfaire son  ambition  ou  ses  haines,  l'acuité  de  l'esprit 
qu'un  instrument  de  trames  malfaisantes,  l'activité 
qu'une  menace  contre  tout  homme  ou  toute  doctrine 
qui  donnait  ombrage  à  ses  prétentions  d'omnipotence. 
Son  intérêt  était  la  seule  règle  de  sa  volonté,  sa  volonté 
la  seule  loi  de  son  Église.  Il  traitait  les  évêques  de  sa  ju- 
ridiction en  véritables  esclaves  qu'on  pouvait  casser  ou 
suspendre  sans  explication  ni  ménagement  au  moindre 
soupçon  d'indépendance.  En  dehors  de  sa  juridiction, 
glissant  perfidement  le  pied  dans  les  affaires  de  ses  voi- 
sins, il  se  constituait  le  juge  des  évêques  étrangers, 
juge  redoutable,  car  il  avait  pour  lui  l'autorité  de  la 
science,  et  l'excommunication  partie  de  ses  mains  pro- 
duisait toujours  l'effroi  chez  les  uns,  le  doute  chez  les 


ET  L'IMPÉRATRICE   EDDOXIE.  407 

autres*.  Nul  théologien  du  v*  siècle  ne  sut  mieux  que 
lui  donner  un  corps  à  des  fantômes  d'hérésie.  L'arme 
de  son  excommunication  était  donc  presque  toujours 
mortelle.  Aussi  s'était-il  rendu  redoutable  dans  les  dio- 
cèses de  Palestine  et  de  Syrie»  où  beaucoup  d'évêques 
faisaient  volontairement  soumission  devant  lui,  comme 
devant  le  patriarche  de  tout  le  midi  de  l'empire.  A  Tin* 
teneur  de  sa  juridiction  métropolitaine,  il  ne  se  conten- 
tait pas  de  faire  et  défaire  les  é\éques,  il  changeait  les 
diocèses,  en  supprimait  d'anciens,  en  créait  de  nou- 
veaux, étendait  ou  rétrécissait  les  limites  des  sièges 
suiyaotson  caprice  ou  le  besoin  de  sa  domination*.  Au 
moindre  regimbement  de  ses  prêtres  ou  de  ses  moines^ 
il  en  appelait  aux  châtiments  séculiers,  à  la  chaîne,  à 
la  prison,  à  Fexil,  et  les  magistrats  civils  n'osaient  lui 
refuser  leur  concours,  car  il  était  puissant  près  de 
l'empereur  et  bien  servi  par  les  officiers  de  la  cour, 
dont  il  s'acquérait  l'appui  à  prix  d'or.  «  Il  soudoyait  à 
Gonstantinople,  nous  dit  un  contemporain,  des  espions 
au  moyen  desquels  il  savait  tout  ce  qui  s'y  passait».  » 
C'était  lui  la  plupart  du  temps  qui  faisait  nommer  le 
préfet  d'Alexandrie,  et  ce  préfet  n'oubliait  guère  durant 
son  gouvernement  à  quel  évoque  il  avait  affaire*. 

1.  On  peut  consulter,  sur  les  rapports  de  Théophile  avec  es  diocèses 
limitrophes  de  l'Egypte,  Saint  Jérôme,  1. 1, 1.  8. 
1  Pallad.,  dial.,  p.  23.  —  Zosim.,  v,  23. 

3.  PaUad.,  dial.^  p.  24  et  siiiv. 

4.  Cootigerat  autem  sub  id  tempus  ut  clerici  quidam  Theophili 
Constaotinopoli  adessent,  magistratuum  qui  regonde  iEgypto  designa- 
bantur,  promotiones  pnemercantes,  et  benevolentiam  Theophilo  conci- 
liantes in  perniciem  eorum  qui  illi  minime  placebant.  PaDad.,  diaL, 
p.  24. 


408  JEAN   GHRYSOSTOME 

Cette  toute-puissance  dans  les  deux  sphères  ecclé- 
siastique et  civile  avait  valu  à  Théophile  le  surnom  de 
Pharaon  chrétiens  et  ainsi  sa  passion  du  pouvoir  était 
satisfaite;  mais  il  en  avait  une  autre  non  moins  vive, 
celle  du  gain.  L'avidité  de  Théophile  était  effrayante. 
Il  aimait  l'argent  pour  l'avoir  et  l'entasser;  il  l'aimait 
pour  étaler  un  luxe  favorable  à  son  influence;  il  l'ai- 
mait enfin  pour  corrompre,  pour  nuire,  pour  étendre 
sa  domination,  et  il  avait  inventé  de  curieux  moyens 
d'en  acquérir,  non-seulement  sans  blâme,  mais  avec 
gloire  aux  yeux  de  l'Église,  mettant  résolument  la  re- 
ligion de  complicité  dans  ses  vols. 

La  politique  des  empereurs  romains  depuis  Constan- 
tin avait  été  de  laisser  les  temples  du  culte  païen  se 
fermer  d'eux-mêmes  et  les  anciens  dieux  tomber  de 
vétusté  par  la  désertion  de  leurs  adorateurs.  De  sages 
lois  étaient  même  venues  protéger  ces  vieux  sanctuaires 
contre  la  destruction  et  la  spoliation,  souvent  tentée 
sous  couleur  de  zèle  chrétien.  Ainsi  avaient  été  pré- 
servés ceux  de  l'Egypte,  dont  les  richesses  fabuleuses 
étaient  restées  à  peu  près  intactes.  Ces  richesses  en- 
flammèrent la  convoitise  de  Théophile.  Il  fut  le  premier, 
nous  dit  un  écrivain  polythéiste,  qui  foula  aux  pieds 
les  lois  de  tolérance  et  de  respect  pour  des  pratiques 
séculaires',  et  la  manière  dont  il  conduisit  cette  guerre 
religieuse  montre  assez  que  le  fanatisme  n'en  était  ni 
le  seul  ni  le  plus  grand  mobile.  Son  choix  se  portait 

i.  Faror  pharaonius  ipsum  possidet.  Pallad.,  diaU,  p.  21.  —  Isid. 
Pelus.,  J?2>ts^,  1,151. 

2.  Summas  AlexandrinsB  urbis  in  iGgypto  antistes  Theophilus,  qui 
primas  sacra  patritosque  ritasœternos  oppugnare  cœpit.  Zosin).,7,23. 


ET   L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  109 

en  effet  sur  les  temples  renommés  par  leur  opulence  et 
qui  pouvaient  rémunérer  largement  l'emploi  de  son 
zèle,  tels  par  exemple  que  celui  de  Canope,  contre  le- 
quel il  dirigea  en  personne  une  expédition  de  pillage  ^ 
Il  n'eut  pas  de  cesse  non  plus  qu'il  ne  fit,  au  cœur 
même  d'Alexandrie,  le  sac  du  Sérapéum,  dont  les  ri- 
chesses étaient  immenses  et  qui  passait  pour  le  temple 
le  plus  magnifique  de  tout  l'univers  après  le  Gapitole. 
Le  Sérapéum,  entièrement  bâti  de  marbre,  était  garni 
à  l'intérieur  de  trois  revêtements  métalliques  superpo- 
sés, le  premier  de  cuivre»  le  second  d'argent,  le  troi- 
sième d'or'.  Des  statues  plaquées  d'or,  des  dons  votifs 
en  bijoux,  en  pierres  précieuses,  en  or  massif,  s'y  trou- 
vaient à  foison.  Le  patriarche  en  fit  le  siège,  accompagné 
du  préfet  et  du  maître  des  milices,  dont  il  requit  l'as- 
sistance, parce  que  les  païens  se  montraient  résolus  à 
protéger  ce  dernier  asile  de  leur  croyance*.  Tout  fut 
pillé,  et  le  patriarche,  par  délicatesse  de  religion,  fit 
main  basse  sur  les  idoles  d'or^  :  ces  idoles,  si  l'on  en 


1.  Eanap.,  iv,  59-()4. 

2.  Erat  hoc  templum  et  venustate  et  amplitudine  nobilissimum* 
Sozom,,  vui,  15.  ^>  Serapidis  templam...  omnium  toto  orbe  faDorum 
maximum  simul  ac  pulcherrimum  fuisse  dicitur.  Théodoret,  y,  22.  — 
Serapium  atriis  columnariis  amplisslmis,  et  spirantibus  signorum 
flgmentis,  et  reliqua  operum  multitudine  ita  exornatum,  ut  post  Capi- 
toliam,  qao  se  ▼enerabilis  Roma  in  sternum  attoUit,  nihil  orbis  ter- 
rarom  ambitiosias  cernât.  Amm.  Blarcell.,  xxii,  15.  —  Rufln,  Histor., 
11,29. 

3.  Pnefectus  Alexandriie  et  dux  militum  iEgypti  Theophilo  in  de- 
stroendis  templis  suppeditias  tulere.  Socr.,  y,  16. 

4. ...  Pugna  porro  eo  usque  producta  est,  quoad  cedis  satietas  flnem 
nialo  imposuisset.  Socr.,  y,  IG.  —  Sozom.,  vu,  15.  —  Theophilus 
omaes  deorum  statuas  confregit...  Statue  conflatœ.  Socr.,  ibid. 


UO  JEAN   CHRYSOSTOME 

croit  les  écrivains  du  temps,  il  ne  les  détestait  pas,  il 
en  amassa  des  grandes  collections  qu'il  enfouissait 
dans  les  caveaux  de  son  palais  épiscopal  :  c'est  ainsi 
que  s'alimentaient  les  trésors  de  Théophile. 

Les  chrétiens  laissaient  passer  sans  beaucoup  crier 
ces  spoliations  cachées  sous  le  voile  de  l'enthousiasme 
religieux,  mais  ils  supportèrent  moins  patiemment 
celles  que  le  patriarche  faisait  tomber  sur  les  biens  de 
leurs  églises  ou  sur  leurs  fortunes  privées.  Théophile 
efiFectivement  se  montrait  fort  impartial  vis-à-vis  des 
lieux  consacrés  à  un  culte  quelconque,  pourvu  qu'ils 
fussent  riches,  et,  sans  employer  la  force  contre  les 
églises  de  sa  juridiction  ou  les  hôpitaux  chrétiens,  il 
les  dépouillait  sans  plus  de  scrupule  que  les  temples 
du  polythéisme.  Aucuns  fonds,  même  ceux  des  pauvres, 
n'étaient  à  l'abri  de  ses  détournements.  Il  avait  près 
de  lui  une  sœur  qui  partageait  sa  passion  pour  l'or,  et 
extorquait  de  son  côté  tout  ce  qu'elle  pouvait  de  dona- 
tions ou  de  legs  dont  la  destination  était  Téglise  ou 
les  pauvres  ;  elle  le  faisait  au  moyen  de  fidéicommis 
dont  elle  s'appropriait  les  dépôts.  Ses  pratiques  étaient 
devenues  notoires  dans  Alexandrie,  et,  une  maladie 
cruelle  l'ayant  emportée  à  la  fleur  de  l'âge,  on  ne  man- 
qua pas  d'y  voir  un  châtiment  du  ciel*.  Théophile, 
comme  je  l'ai  dit,  employait  le  fruit  de  ses  rapines,  en 
partie  à  mener  dans  son  évéché  un  train  magnifique 
qui  éclipsait  celui  des  officiers  civils,  en  partie  à  con- 
struire des  églises.  Il  en  éleva  plusieurs  fort  belles,  à  ce 

1 .  lUa  quidem,  qaum  ob  multa,  tum  precipae  ob  eam  causam  me- 
ritia  pœnis  penolutis  moritur,  cbirurgo  mamillaa  ejuB  curaate.  Pallad., 
diaL,  p.  21. 


ET   LIMPÉRATRICE   EUDOXIE.  441 

qu'il  parait,  et  faisait  grand  bruit  de  ces  constructions, 
fidèle  à  son  abominable  système  de  couvrir  toujours 
ses  méfaits  de  la  gloire  et  du  service  de  Dieu. 

Un  solitaire  renommé  pour  la  sainteté  de  sa  vie, 
Isidore  de  Péluse,  peignait  en  termes  d'une  amertume 
fort  originale  l'état  od  était  tombée  la  chrétienté  égyp- 
tienne sous  un  pareil  pasteur.  «  L'Egypte,  disait-il,  est 
revenue  à  son  iniquité  première  ;  elle  rejette  Moïse  et 
se  range  au  parti  de  Pharaon.  Elle  flagelle  les  faibles  et 
accable  ceux  qui  sont  dans  l'affliction  ;  elle  bâtit  des 
villes  et  prive  les  ouvriers  de  leur  salaire.  Voilà  ce  qu'elle 
fait  sous  le  bâton  pastoral  d'un  Théophile,  ami  pas- 
sionné des  pierres,  mais  surtout  idolâtre  de  l'or^  »  Un 
autre  contemporain  ajoute  que  le  patriarche  d'Alexan- 
drie poussait  ses  vengeances  jusqu'au  sang  et  à  l'assas- 
sinat, et  un  troisième  résume  ainsi  son  caractère  :  «  Il 
n'aima  et  ne  favorisa  que  les  méchants,  gardant  la 
persécution  pour  les  bons.  » 

Or,  un  jour  de  l'année  k^2,  une  riche  matrone  se 
présenta  chez  le  grand  hospitalier,  tenant  sous  son  bras 
un  sac  plein  d'or,  et,  prosternée  aux  pieds  du  vieillard, 
elle  lui  dit  :  a  Ceci  est  une  somme  considérable  que  je 
destine  aux  étrangers  et  aux  pauvres.  Jure-moi  par  les 
serments  les  plus  redoutables  que  tu  n'en  laisseras  pas 


1.  iEgyptus  hoc  semper  in  more  habuit  at  inique  et  perdite  se  ge- 
reret,  Mosem  videlicet  repudians  et  Pharaonem  adscissens  ;  humiles 
ac  demisflOB  flagris  lacerans,  laborantes  oppriinens;  urbes  exstraere 
jabens,  et  mercedem  negans,  utqae  ad  hoc  usque  tempus  in  iisdem 
stadiis  inhsrens,  siquidem  insano  lapillorum  amore  flagrantem  atque 
aoruin  pro  nomine  habentem  Theophiluip,...  in  medio  proferens..* 
Isid.  Pelas.,  Epist,  1, 151. 


Ait  JEAN    GHRYSOSTOME 

prendre  une  obole  à  Théophile.  Je  préfère  les  créa- 
tures de  Dieu  qui  souffrent  aux  créatures  de  pierre  que 
le  patriarche  élève  sur  leurs  douleurs  ^»)  Et  cette  femme 
continua  d'embrasser  ses  genoux  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
prononcé  le  serment  qu'elle  exigeait  de  lui.  Elle  se  re- 
leva alors  et  lui  remit  l'argent.  Isidore  était  un  homme 
rigide,  honnête,  qui  administrait  avec  économie  les 
dépôts  de  la  charité  publique,  mais  qui  n'était  pas  tou- 
jours le  maître  en  face  d'un  évêque  despote  et  insa- 
tiable. Fortifié  dans  sa  résistance  par  l'obligation  de  son 
serment,  il  ne  parla  point  à  Théophile  de  ce  qui  s'était 
passé;  mais  la  matrone  fut  moins  discrète,  et  cette 
aventure  devint  au  bout  de  quelque  temps  la  fable  de 
la  ville.  Le  patriarche  en  conçut  une  haine  mortelle 
contre  le  grand  hospitalier,  à  qui  pourtant  il  n'osa  point 
enlever  sa  place.  A  quelque  temps  de  là,  le  même  Isi- 
dore se  trouva  engagé  dans  une  affaire  qui  devait  être 
plus  sensible  encore  à  l'orgueil  de  son  supérieur.  Vn 
legs  avait  été  fait  à  l'église  d'Alexandrie  par  l'intermé- 
diaire de  la  sœur  de  l' évêque,  comme  il  arrivait  sou- 
vent, et  le  testament  était  conçu,  à  ce  qu'il  parait,  en 
termes  ambigus  pour  couvrir  l'intention  réelle  de  la 
donation.  Théophile  fit  valoir  cette  ambiguïté  pour 
réclamer  le  legs  au  profit  de  sa  sœur.  «  il  lui  avait  été 
destiné  et  non  à  l'église,  disait-il  :  elle  en  avait  reçu  du 
vivant  du  testateur  la  promesse  verbale  en  présence  du 


1.  Huic  Isidoro  mulier  qutedam  viâaa  e  magnatibus  affert  mille 
aureos,  adegitque  jurejurando  per  Servatoris  mensam...  nihil  detectu- 
rutn  Theophilo,  ne  is  nummos  illos  caperet  atque  comparaadis  lapi- 
dibus  insumeret.  Pallad.^  dial.,  p.  21. 


KT   L'IAJPÉRATRrCE   EUDOXIE.  413 

grand  hospitalier*.»  Isidore,  appelé  en  témoignage, 
déclara  sur  sa  foi  qu'il  n'avait  jamais  entendu  rien  de 
pareil,  et  qu'il  ignorait  complètement  cette  affaire*.  Sa 
perte  fut  dès  lors  décidée. 

Que  trouver  cependant  contre  ce  vieillard,  ancien 
ami  d'Athanase,  et  dont  la  probité  était  si  bien  établie 
qu'on  se  cachait  de  l'archevêque  pour  lui  remettre  les 
fonds  destinés  aux  pauvres?  Théophile  inventa  des  ca- 
lomnies qui  s'évanouirent  faute  de  preuves.  Pour  un  de 
ces  faits  calomnieux  qui  regardait  la  discipline  de 
l'Église,  il  invoqua  le  témoignage  des  Longs- Frères, 
comme  au  profit  de  sa  sœur  il  avait  invoqué  celui  d'Isi- 
dore ;  mais  il  rencontra  le  même  obstacle  dans  l'hon- 
nêteté de  ces  bons  moines.  En  entendant  les  griefs 
articulés  contre  leur  ami,  ils  crièrent  au  mensonge,  à 
la  fausseté,  attestant  par  serment  qu'ils  ne  connais- 
saient pas  d'homme  plus  respectable  en  Egypte.  Le 
patriarche,  qui  se  croyait  le  maître  des  Longs- Frères 
par  les  semblants  d'affection  doilt  il  les  avait  constam- 
ment entourés',  se  troubla  d'abord  à  leur  réponse,  puis 
il  insista  et  prétendit  qu'ils  témoignassent  sur  sa  parole. 
Ceux-ci  refusèrent  avec  indignation,  et  ce  furent  quatre 
ennemis  de  plus  que  Théophile  dut  englober  dans  la 
perte  de  son  hospitalier.  Il  eût  été  difficile  de  prendre 
en  faute,  du  moins  en  faute  grave  et  digne  de  Texcom- 

1.  Alicunde  id  novit  Theophilus;  nil  enim  ipsum  latebat  eonim 
que  ubique  fièrent  et  dicerentur,  utpote  qui  habuerit  et  factorum  et 
dictoruiR  exploratores...  Isidorum  evocat...  Pallad.,  dial,,  p.  2^. 

2.  Testiflcari  recusavit  sororem  Theophili  a  nescio  quo  hœredcm 
scriptam  fuisse.  Sozom.,  \iii,  12. 

'à.  Quos  plusquam  episcopos  honoraverat  ut  magistros,  proptcr 
vitam,  doctrinam  etœtateni.  PalIad.,  ibid. 

8 


444  JEAN    GHRYSOSTOME 

muDicatioD  pour  leur  conduite  dans  les  choses  du 
monde,  des  solitaires  qui  n'y  vivaient  pas,  et  que  Ton 
considérait  au  désert  comme  le  modèle  de  la  vie 
ascétique  :  Théophile^  pour  les  frapper,  eut  recours  à 
Farme  qu^il  tenait  en  réserve  dans  les  cas  extrêmes, 
le  crime  d'bérésie^  C'est  ici  que  l'histoire  des  Longs- 
Frères  et  du  patriarche  Théophile  se  rattache  par 
un  lien  intime  et  fatal  à  l'histoire  de  Jean  Ghrysos- 
tome. 

On  était  alors  au  plus  fort  des  disputes  de  l'origé- 
nisme,  commencées  à  Bethléem  par  Jérôme,  à  Jérusa- 
lem par  Épiphane,  évèque  de  Salamine  en  Chypre*. 
La  querelle  roulait  sur  les  limites  où  il  fallait  ren 
fermer  l'autorité  d'Origène  en  tant  qu'écrivain  dogma 
tique,  c'est-à-dire  sur  ce  qu'il  fallait  prendre  ou  laisser 
dans  les  opinions  de  ce  grand  docteur  d'Alexandrie, 
qui  avait  mêlé  l'imagination  à  la  foi  et  des  erreurs 
d'une  poésie  séduisante  à  de  plus  nombreuses  yérités. 
De  ses  propositions  les  plus  aventurées,  les  unes,  depuis 
un  siècle  et  demi  qu'il  était  moi*t,  avaient  été  condam- 
nées formellement  par  l'Église,  les  autres  disparaissaient 
peu  à  peu  devant  le  progrès  de  la  science  exégétique  et 
la  fixation  canonique  du  dogme  par  les  conciles.  Tou- 
tefois l'école  subsistait,  bien  que  modifiée,  et  le  nom 
d'Origène  y  régnait  entouré  d'une*  auréole  presque  di- 
vine. Dans  le  reste  de  la  chrétienté,  on  admirait  sans 
fanatisme  les  livres  de  cet  esprit  sublime,  fondateur  de 


1.  Pretdxtans  dogmatum  penreraitatem.  Pallad.,  dial.,  p.  32. 

2.  On  peut  consulter  làrdessus  mon  ouvrage  sur  Saint  Jérâme, 
I.  8  et  Buiv. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  445 

rinterprétalîon  mystique  des  Écritures,  chacun  indi- 
viduellement adoptant  ou  rejetant  suivant  la  trempe 
de  son  génie;  mais  en  Orient,  en  Egypte  surtout, 
ce  choix  ne  se  faisait  pas  sans  discussion  et  sans 
combat. 

Celle  des  propositions  d'Origène  qui  avait  soulevé 
le  plus  de  discussions  sur  les  bords  du  Nil  concernait 
rincorporéité  de  Dieu  *.  Pur  esprit,  Dieu  ne  pouvait, 
suivant  l'opinion  d'Origène,  avoir  une  forme;  être  des 
êtres,  source  delà  vie  dans  le  monde  physique,  du  beau 
et  du  vrai  dans  le  monde  moral,  il  ne  revêtait  de  figure 
déterminée  que  dans  les  circonstances  contingentes  où 
il  voulait  se  manifester  aux  hommes.  C'était  là  la  vraie 
doctrine,  celle  de  la  philosophie  et  de  la  religion.  Pour 
des  intelligences  habituées  à  Tinterprétation  littérale 
de  l'Ancien  Testament  et  qui  ne  concevaient  rien  au 
delà,  le  Dieu  d'Origëne  manquait  de  personnalité.  La 
Bible  disait  que  Dieu  forma  l'homme  à  son  image  ;  les 
livres  saints  parlaient  fréquemment  des  yeux,  des 
oreilles,  des  bras  de  Dieu,  de  sa  colère,  de  son  repen- 
tir: Dieu  ressemblait  donc  à  l'homme  et  avait  un  corps. 
Telle  était  la  conclusion  où  était  arrivée  une  secte  de 
moines  grossiers,  auxquels  les  origénistes  par  mépris 
donnèrent  le  nom  d'aiithropomorphites,  c'est-à-dire  de 
gens  ayant  un  Dieu  à  figure  humaine'.  Les  anthropo- 
morphites,  au  contraire,  qualifiaient  les  origénistes 
A' athées.  Athées  et  anthropomorphites  se  battaient  dans 

1.  Mota  fuerat  paulo  antea  ({usstio,  utrum  Deas  corpus  ait,  et  hu- 
maDa  flgara  pneditus;  an  incorporeus  non  solum  ab  humana,  sed  ab 
omni  omnlno  corporea  figura.  Socr.,  vi,  7. 

2.  Ânthropomorphitœ,  anthropomorphianié 


416  JEAN    CHRYSOSTOME 

leurs  monastères,  car  c'est  là  que  couduisaîent  bien 
vite  les  disputes  théologiques  en  Egypte  ^  Dans  les  mo- 
nastères éloignés  des  villes  et  dans  les  cellules  des  ana- 
chorètes, habitués  à  se  représenter  Dieu  et  les  anges 
dans  leurs  yisions,  T anthropomorphisme  fit  de  tels 
progrès  que  le  patriarche  d'Alexandrie  se  crut  obligé 
de  pourvoir  au  double  danger  de  la  foi  et  de  la  raison 
en  le  proscrivant.  Théophile  lança  donc  Tanathëme 
contre  les  partisans  de  cette  puérile  croyance,  et,  par 
une  suite  des  exagérations  de  la  polémique  religieuse, 
quiconque  n'admirait  pas  Origène  et  ne  se  déclarait 
point  son  disciple  fut  taxé  par  lui  d'anthropomorphisme 
et  d'hérésie.  C'est  ainsi  que  Jérôme,  le  grand  Jérôme, 
qui  avait  commencé  la  guerre  contre  l'origénisme  à 
Bethléem,  reçut  une  de  ces  foudres  que  le  tout-puis- 
sant patriarche  lançait  d'Alexandrie  sur  le  monde,  et 
qu'Épiphane,  le  docteur  par  excellence  en  Orient,  se 
vit  dénoncé  par  une  encyclique  du  même  patriarche 
aux  Églises  d'Egypte,  de  Palestine,  de  Syrie,  et  de  plus 
à  celle  de  Rome,  comme  «  un  anthropomorphite  et  un 
ignorant'.  » 

Tel  était  à  cette  époque,  c'est-à-dire  dans  les  der- 
nières années  du  iv*  siècle,  le  zèle  origéniste  de  Théo- 
phile. Non  content  d'avoir  excommunié  deux  hommes 
tels  que  Jérôme  et  Épiphane,  il  usa  de  rigueurs  si  in- 
tolérables contre  les  moines  anthropomorphites  de  son 
diocèse,  que  ceux-ci  résolurent  de  le  tuer\  Réunis  un 

1.  Hioc  vero  gravi&sima  contentio  ÎDter  monachos  exorta...  iiiei- 
piabile  bellum.  Socr.,  \i,  18.  —  Sozom.,  viii,  12. 

2.  Qu'on  me  permette  de  renvoyer  encoix»  à  mon  Saint  Jérôme,  t.  J. 

3.  i£gyptii  monachi,  relictis  mona^leriis  suis,  Alexandriam  venere. 


ET  L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  447 

jour  dans  Alexandrie,  ils  marchaient  sur  Tarchevêché, 
munis  de  bâtons  et  d'armes  cachées,  quand  Théophile, 
soupçonnant  leur  dessein,  s'avança  au-devant  d'eux, 
comme  pour  leur  souhaiter  la  bienvenue,  a  Images  de 
Dieu,  leur  cria-t-il  d'une  voix  tonnante,  je  vous  salue*  !  » 
Ce  mot  fit  tomber  toutes  les  colères*;  les  moines,  fu- 
rieux tout  à  l'heure,  faillirent  étouffer  le  patriarche 
dans  leurs  embrassements,  et  la  vie  de  Théophile  fut 
sauvée.  Les  naïves  images  de  Dieu  retournèrent  ensuite 
à  leurs  cellules,  ravies  d'avoir  un  patriarche  qui  pensât 
comme  elles  sur  un  point  si  important,  heureuses  sur- 
tout de  l'avoir  converti. 

Il  ne  l'était  pas  encore  cependant,  mais  le  moment 
de  son  évolution  n'était  pas  éloigné,  et  les  Longs-Frères, 
beaucoup  plus  justement  que  les  moines  dont  je  viens 
de  parler,  purent  en  revendiquer  l'honneur.  Disciples 
fidèles  de  l'école  d'Alexandrie,  ils  professaient  dans  les 
retraites  de  Nitrie  et  de  Scété  un  origénisme  éclectique 
tel  que  celui  de  Théophile  lui-même,  rejetant  les  er- 
reurs, admettant  les  idées  raisonnables  ou  grandes,  et 
avant  tout  l'incorporéité  de  Dieu.  Les  abbés  des  mo- 
nastères et  tout  ce  qu'il  y  avait  d'éclairé  parmi  les 
simples  moines  partageaient  ces  doctrines  ;  on  lisait 
Origène  dans  les  couvents,  on  l'y  commentait,  et  quel- 

et  tamaltu  adversas  Theophiiam  concitato,  impietatis  eum  damnantes 
interficere  cupiebant.  Socr.,  vi,  7.  —  In  unum  congregati  tumaltunri 
cœperunt  ac  Theophilum  velut  impium  e  medio  tollere  volebant. 
Sozom.,  Y1II,  1i. 

i.  Obviam  illis  progressus,  blandiri  eia  cœpit,  ita  dicena  :  Perinde 
vos  video  ac  vultum  Dei.  Socr.,  vr,  7.  —  Veram  ille  ad  eos  progressus: 
Perinde,  inquit,  vos  aspexi  ac  vultum  Del.  Sozom.,  ibid. 

^.  Hoc  ejus  dictum  monachorum  animos  mitigavit.  Socr.,  ibid. 


448  JEAN    CHRYSOSTOME 

ques-uns  des  Longs -Frères  avaient,  comme  je  l'ai  dit, 
composé  sur  ces  délicates  matières  des  traités  reconnus 
orthodoxes.  Toutefois  la  concorde  semblait  vouloir 
s'exiler  de  ces  pieuses  solitudes;  l'anthropomorphisme 
s'y  glissait  avec  sa  grossière  intolérance  malgré  le  bon 
sens  des  abbés  et  les  interdictions  violentes  du  pa- 
triarche. Or  on  n'apprit  pas  sans  étonnement  à  Nitrîe 
et  à  Scété  que  Théophile  changeait  de  langage,  qu'il  était 
entré  en  rapport  avec  les  anthropomorphites  des  cou- 
vents, et  que,  dans  une  lettre  probablement  concertée 
entre  eux,  il  avait  déclaré  qu'à  la  rigueur,  l'Écriture 
en  main,  on  pouvait  supposer  à  Dieu  une  voix,  des 
yeux,  des  oreilles,  un  corps,  puisque  la  Bible  le  disait, 
et  que  la  Bible  était  la  plus  sûre  des  vérités  *  ;  dans 
cette  même  lettre,  il  s'élevait  avec  force  contre  les 
athées,  qui  osaient  nier  la  personnalité  divine  *.  Il  y 
avait  là  un  revirement  d'opinion  fort  surprenant,  maïs 
qui  trouva  bientôt  son  explication.  Encouragés  par  sa 
déclaration,  excités  d'ailleurs  par  des  manœuvres  sou- 
terraines, les  anthropomorphites  devinrent  de  plus  en 
plus  provoquants,  et  «  la  guerre,  suivant  le  mot  d'un 
écrivain  du  temps,  alluma  ses  torches  dans  le  royaume 
de  la  paix.  » 

Sur  ces  entrefaites,  Isidore,  cassé  de  sa  charge  de 

1.  Hissis  litteris  ad  eos  qui  in  solitudine  degebant,  monuit  ne 
Dioscorum  fratresque  ejus  auscultarent  qui  Deum  incorporeum  esse 
dicebant.  Deus  enim,  aiunt,  juxta  sacrœ  scrîpturse  testimonia,  et  oculos 
habet  et  aures,  et  manus  ac  pedes  quemadmodum  homines.  Socr., 
VI,  8. 

2.  Hi  vero  qui  cum  Dioscoro  sunt  Origenis  doctrinam  Bequentes^ 
impium  dogma inducere  conantur:  Deumscilicetnecoculos,  Dec  aures 

nec  manus,  nec  pedes  habere.  Socr.,  ibid. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  449 

grand  hospitalier  et  condamné  par  un  synode  à  la  dé- 
Totion  du  patriarche,  était  venu  se  réfugiera  Scété*. 
Convaincus  de  son  innocence,  ses  anciens  compagnons 
de  solitude  étaient  accourus  pour  le  recevoir  et  soute- 
nir son  courage;  mais  le  vieillard,  en  revoyant  les  lieux 
qu^il  avait  habités  aux  jours  heureux  de  sa  jeunesse 
et  où  il  rentrait  frappé  d'excommunication,  sous  le 
poids  d'un  jugement  inique,  restait  plongé  dans  un 
morne  désespoir*.  Les  Longs- Frères,  inquiets  pour  sa 
vie,  allèrent  solliciter  du  patriarche  le  pardon  et  la  ré- 
habilitation de  leur  ami.  Le  patriarche  promit  et  ne  ût 
rien.  Ils  revinrent  à  la  charge,  et  avec  une  sainte  li- 
berté Ammonius,  qui  portait  la  parole  pour  eux  tpus, 
somma  l'évéque  de  tenir  son  engagement,  «  car,  disait- 
il,  tu  nous  l'as  promis'  I  »  L'évéque,  choqué  de  la  fer- 
meté de  ce  langage,  s'écria  qu'on  l'insultait,  et,  appe- 
lant les  soldats  qui  lui  servaient  de  garde,  il  leur 
commanda  de  conduire  le  moine  insolent  à  la  prison 
de  la  ville.  Les  soldats  obéirent,  mais  les  trois  autres 
moines  déclarèrent  qu'ils  ne  se  sépareraient  point  de 
leur  frère;  que,  si  Ammonius  était  conduit  en  prison, 
ils  voulaient  aller  en  prison  comme  lui^.  Ils  suivirent 

i.  Deinde  timens  Isidonis  neTheophilus  saluti  soie  insidias  medi- 
taretar,  nam  hsBC  uaque  etiam  progredi  solet,  ut  aiunt,  cnrau  petit 
moDtem  NitrisB  ad  monachorum  ordinem,  ubi  commoratus  fuerat  ado- 
lescens.  Pailad.,  dial.,  p.  22.  —  Âd  monachos  Scetis  tanquam  ad  so- 
dales  suos  perrexit.  Sozom.,  vni,  12. 

2.  In  sella  saa  sedens  precabatur  patientissimnm  Denm...  Pailad., 
dial,,  p.  22. 

3.  Elapso  autem  tempore,  cum  nihil  amplius  proflcerent,  et  mani- 
fasto  pataisset  Theophilum  nihil  aliud  voluisse  quam  fallere,  ipsum 
adeuntes,  impensias  flagitarunt,  ut  promissa  pnestaret.  Sozom.,  ibid. 

4.  Theophilos  unum  ex  monachis  custodisa  publicie  mancipavit,quo 


fSO  JEAN    CHRVSOSTOME 

donc  les  soldats  à  travers  les  rues  jusqu'au  lieu  où  on 
détenait  les  criminels.  Les  habitants,  à  qui  leur  ardente 
charité  était  bien  connue,  crurent  d'abord  qu'ils  allaient, 
selon  leur  habitude,  distribuer  des  aumônes  aux  pri- 
sonniers; mais,  quand  on  apprit  qu'ils  étaient  prison- 
niers eux-mêmes,  une  émotion  très-vive  se  fit  sentir 
dans  la  ville.  Des  |;roupes  nombreux  se  formèrent  de- 
vant la  prison,  et  de  hauts  personnages  se  rendirent  à 
la  geôle  pour  savoir  de  leurs  yeux  et  de  leurs  oreilles  ce 
que  cette  aventure  signifiait.  Alarmé  de  tout  ce  bruit, 
Théophile  manda  aux  quatre  frères  qu'il  leur  permet- 
tait de  quitter  la  prison  pour  venir  s'expliquer  avec  lui. 
((  Non,  répondirent-ils  au  messager,  nous  ne  sortirons 
pas,  c'est  à  l'évéque  de  venir  s'expliquer  ici  devant 
nous*  I  » 

La  situation  devenait  embarrassante.  Théophile  fit 
jeter  de  force  dans  la  rue  les  récalcitrants,  et  Texplica- 
tion  eut  lieu  plus  tard,  quand  ceux-ci  le  jugèrent  con- 
venable. Elle  eut  toute  la  véhémence  que  le  début 
promettait.  Humiliés  d'avoir  été  traités  comme  des 
malfaiteurs  à  la  vue  de  toute  une  ville,  les  Longs-Frères, 
sans  méconnaître  le  respect  dû  à  leur  évéque,  firent 
entendre  des  paroles  telles  que  les  pouvaient  trouver 
des  hommes  sûrs  de  leur  conscience  et  qui  ne  crai- 
gnaient au  monde  que  Dieu.  Ammonius,  leur  inter- 


reliquis  terrorem  injiceret,  Bed  spes  eum  fefellit...  Ingressi  enim  alii 
ezire  postea  noluenint.  Sozom.,  vni,  12. 

1.  Quo  cognito  Theophilas  eos  ad  se  accereit;  illi  ioitio  qaidem  pos- 
ce)>ant,ut  ipse  adveniens  illinc  ipsos  educeret:  neque  enimœquum  esae 
ut  ptiblice  coDtnmclia  affecti  clam  ex  carcere  dimitterentar.  SoEom.<, 
loc.  cit. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  421 

prête  ordinaire,  s'exprimait  avec  calme  et  dignité, 
déduisant  les  raisons  de  leur  démarche  et  faisant  res- 
sortir la  conduite  infamante  de  Tarchevéque;  mais, 
tandis  qu'il  parlait,  Théophile,  changeant  de  yisage  à 
chaque  mot,  tantôt  pâlissait,  tantôt  rougissait,  et  une 
colère  fiévreuse  éclatait  dans  ses  yeux*.  Enfin,  n'y  te- 
nant plus,  il  se  précipite  sur  le  moine,  le  saisit  à  la 
gorge,  comme  s'il  voulait  l'étrangler,  et,  lui  coupant 
d'une  main  la  respiration,  il  le  frappe  de  l'autre  au 
visage  avec  tant  de  brutalité  que  le  sang  lui  sortit  en 
abondance  de  la  bouche  et  du  nez.  Tout  en  frappant, 
il  criait  d'une  voix  irritée  :  «  Hérétique  que  tu  es,  ana- 
thématise  Origënel»  Ce  nom,  prononcé  entre  eux 
pour  la  première  fois  comme  un  chef  d'accusation, 
laissa  les  Longs-Frères  ébahis*.  C'était  là  toute  l'expli- 
cation que  Théophile  voulait  avoir.  Appelant  alors  à 
son  aide  une  troupe  de  soldats,  il  ordonna  qu'on  mit 
aux  fers  les  quatre  moines  et  qu'on  les  ramenât  dans 
cet  équipage  jusqu'à  Nitrie.  Un  mot  d'un  contempo- 
rain ferait  croire,  mais  on  aime  à  en  douter,  que 
l'archevêque  riva  de  ses  mains  le  carcan  au  cou  d'Am- 
monius'. 

Lorsqu'on  vit  arriver  aux  monastères  ces  malheu- 

1.  nie  autem  sanguinolents  oculis  draconam  instar  ihtendens,  tor- 
Tum  taurine  more  intuebatar,  modo  quidem  lividas,  modo  pallidus, 
modo  autem  amare  subridens...  Pallad.,  dial.,  p.  22. 

2.  Ammonio  viro  grandaovo,  cum  malis  ejus  plagas  inflixisset  et 
pugois  nares  ejus  crueutasset,  inclamans  his  vocibus  :  «  Heretice, 
anathematiica  Origenem  !  »  cum  nihil  esset  propositum  de  Origene. 
Pallad.,  ibid. 

3.  Homopbrorium  manibus  ipse  suis  injecit  in  coUum.  Pallad., 
diaL,  p.  22. 


4n  JEAN    GHRYSOSTOME 

reux  sous  escorte  et  couverts  de  sang  S  la  communauté 
fut  en  grand  émoi,  o  On  se  demanda,  dit  le  contempo- 
rain que  nous  suivons  dans  ces  récits,  quelles  épreuves 
et  quels  châtiments  Dieu  réservait  aux  enfants  de  la 
pénitence.  »  On  ne  tarda  pas  à  le  savoir.  Un  mande- 
ment épiscopal  arriva  bientôt,  déplorant  la  perversion 
de  la  foi  dans  Nitrie,  et  ordonnant  que  tout  ce  qu'il  y 
avait  dans  les  monastères  et  les  cellules  de  livres 
d'Origène  et  de  ses  fauteurs  fût  immédiatement  brûlé; 
que  si,  ajoutait  le  mandement,  l'exécution  du  présent 
ordre  éprouvait  des  oppositions  ou  des  retards,  le 
patriarche  viendrait  en  personne  le  faire  exécuter  de- 
vant lui*.  Les  solitaires  comprirent  la  menace  cachée 
sous  ces  paroles.  C'est  aux  abbés  surtout  qu'en  voulait 
Théophile,  comme  à  des  hommes  plus  instruits,  plus 
indépendants  que  les  simples  cénobites,  et  c'est  à  eux 
que  s'adressait  l'avertissement.  Par  promesse  et  argent, 
il  avait  organisé  dans  ces  honnêtes  et  saints  asiles,  ho- 
norés dans  tout  le  monde  sous  le  nom  de  Ville  du 
Seigneur',  un  espionnage  en  règle,  au  moyen  duquel  il 
savait  jour  par  jour,  heure  par  heure,  ce  que  faisaient 
les  frères.  L'histoire  a  voué  à  l'infamie  cinq  de  ces 
traîtres,  agents  de  Théophile,  dénonciateurs  de  leurs 
compagnons,  instruments  de  ruine  pour  leurs  couvents. 
«  C'étaient,  nous  dit  le  même  contemporain,  bien  in- 
formé de  tous  ces  faits,  c'étaient  des  hommes  obscurs, 
sans  valeur  ni  nom,  étrangers  à  l'Egypte  et  qui  n'avaient 

1.  Sanguine  aspersi.  Pallad.,  dia/.,  p.  22. 

2.  Pallad.,  dicU,,  p.  22  et  seq. 

3.  Voir  dans  Saint  Jérôme  son  Toyage  et  celui  de  Paula  à  Nitrie, 
I,  p.  206  et  seq. 


ET   L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  4Î3 

jamais  été  admis  dans  l'assemblée  des  pères,  gens  en 
un  mot  indignes  d'aucun  grade  monastique  et  dont  on 
n'eût  même  pas  voulu  faire  des  portiers*.  Cette  indi- 
gnité n'empêcha  pas  le  patriarche  de  choisir  plus  tard 
parmi  eux  trois  diacres,  un  prêtre  et  un  évêque,et  encore 
créa-t-ilun  nouveau  siège  pour  ce  misérable,  aucun  ne 
se  trouvant  alors  vacant  dans  les  nomes  d'Egypte*.  Les 
choses  ainsi  préparées,  espions  et  patriarche  se  con- 
certèrent pour  un  coup  d'éclat. 

A  un  jour  convenu,  les  cinq  moines  quittèrent 
secrètement  leurs  cellules  pour  se  rendre  à  Alexandrie 
dans  une  Église  où  le  patriarche  officiait.  Là,  proster- 
nés devant  son  trône  et  simulant  un  trouble  intérieur 
profond,  ils  lui  présentèrent  une  requête  que  le  pa- 
triarche connaissait  bien,  car  il  l'avait  lui-même  rédi- 
gée'.  Il  la  prit  de  leurs  mains,  et,  sitôt  l'office  terminé, 
il  la  porta  chez  le  préfet  d'Egypte  et  chez  le  maître 
des  milices  de  la  province,  réclamant  leur  concours 
pour  des  actes  de  rigueur  dont  cette  requête  exposait, 
disait-îl,  la  nécessité*.  Ces  magistrats,  après  l'avoir  lue, 
ne  firent  aucune  difficulté  de  mettre  à  sa  disposition 

1.  Ex  ipso  monte  instruit  homnnculos  quinque  qui  nunquam  in 
CŒtu  seniorum  ercmi  steterant,  et  indigni  erant,  piget  dicere,  qui  vel 
ostiarii  essent.  Pallad.,  dial.,  p.  22. 

2.  Et  hune  quidem  ordinat  episcopnm,  tîcuIo  pneflciens  cum  civi- 
tatem  non  haberet...  très  alios  diaconos  ordinat  qui  non  erant  ^Egyptii 
sed  e  diversis  locis.  Ibid.,  p.  23. 

3.  Eos  itaque  subornât  ut  libelles  darent  adversns  très  illos  senes; 
et  fais»  accusationis  verba  ipse  contexuit.  Pallad.,  diaU,  1.  c. 

4.  Âcceptis  ab  eis  libellis  coram  ecclesia,  ingreditur  ad  Augustalem, 
et  contra  istos  supplicem  libellum  apud  eum  nomine  suo  deponit, 
Ipse  iEgyptic  dioceseos  pontifex...  petitque  ut  militari  manu  expellan- 
tur  ii  homines  ex  uniyersa  iEgypto.  Id.,ut  sup. 


424  JEAN    CHRYSOSTOMB 

un  corps  assez  nombreux  de  soldats  auquel  le  patriarche 
adjoignit  les  valets  du  palais  épiscopal  et  une  bande  de 
scélérats  (c'est  le  mot  dont  se  sert  Thistoire),  ses  com- 
pagnons habituels  dans  les  coups  de  main  qu'il  exécu- 
tait^  Le  tout  forma  une  petite  armée  qu'il  équipa  avec 
célérité  et  mystère,  et  non  sans  la  faire  boire  largement, 
car  tous  ces  braves  étaient  ivres  au  moment  du  départ'. 
L'archevêque  à  leur  tête,  dans  l'attitude  d'un  général, 
se  mit  en  route  pour  Nitrie.  Il  avait  calculé  les  haltes 
de  façon  à  n'arriver  en  vue  des  monastères  qu'après 
la  chute  du  jour,  afin  de  rendre  la  surprise  plus  com- 
plète, et  en  effet  il  était  déjà  pleine  nuit  lorsque,  pous- 
sant d'horribles  clameurs,  la  troupe  gravit  la  sainte 
montagne'. 

Le  tableau  de  cette  visite  pastorale,  tel  que  l'histoire 
nous  le  donne,  est  celui  du  sac  d'une  ville.  Les  assail- 
lants pillaient,  enfonçaient  les  portes  des  couvents, 
fouillaient  les  cellules,  et,  sous  le  prétexte  de  chercher 
des  livres,  faisaient  main  basse  sur  tout  ce  que  pou- 
vaient posséder  ces  pauvres  moines^.  Réveillés  en  sur- 
saut et  à  moitié  morts  de  frayeur,  les  cénobites  couraient 
se  cacher  dans  les  coins  les  plus  retirés  de  leurs  enclos. 
D^autres  en  grand  nombre  descendaient  les  pentes  de 
la  montagne  par  des  sentiers  dérobés  et  se  dispersaient 
dans  la  vallée.  Grâce  à  l'obscurité  de  la  nuit,  beaucoup 


1.  Accepto  igitur  milite,  sceleratorum  maltitudinem  congregat  qui 
circa  potestates  versantur,  ad  oninia  parati.  Pallad.,  dial.,  p.  23. 

3.  Gnm  prias  eos  qui  sccum  eraat  vino  iogargitasset.  Ibid. 

3.  Repente  monasteria  noctu  invadit.  Ibid. 

A.  Prsedatiir  montein,  monacborum  reculas  militibus  pra^dam  addi- 
cens  ..  expilatiscellulis...  Ibid. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  125 

d'abbés  parvinrent  à  se  sauver.  Les  Longs-Frères  habi- 
taient en  dehors  des  clôtures  conventuelles  une  petite 
maison  divisée  en  cellules;  des  âmes  compatissantes 
les  en  vinrent  tirer  pour  les  descendre  avec  des  cordes 
au  fond  d'une  citerne  dont  l'orifice  fut  masqué  avec 
des  pièces  de  bois  et  des  nattes  ^  Quand  le  soleil  se  leva 
sur  celte  ville  du  Seigneur,  séjour  naguère  de  la  mé- 
ditation et  de  la  paix,  il  n'éclairait  plus  que  des  dé- 
combres. «  Un  sanglier  cruel,  nous  dit  le  narrateur 
contemporain,  avait  ravagé  la  vigne  féconde  du 
Christ*.  )) 

Le  désir  ardent  du  patriarche  était  de  s'emparer  des 
Longs-Frères,  dont  la  capture  devait  être  le  trophée  de 
sa  victoire,  et  il  entra  dans  une  vraie  fureur  en  appre- 
nant qu'ils  avaient  échappé.  Se  faisant  conduire  près 
de  leur  cabane,  il  la  flt  fouiller  de  fond  en  comble  sous 
ses  yeux.  Tout  y  fut  mis  en  pièces  par  les  soldats,  qui 
brisèrent  jusqu'aux  grabats.  On  perça  les  murs  à  coups 
de  levier,  on  effondra  le  toit,  on  creusa  le  sol  pour 
s'assurer  qu'il  n'existait  point  quelque  part  une  retraite 
cachée.  Un  jeune  serviteur,  laissé  par  les  frères  à  la 
garde  de  la  maison,  assistait  à  ce  spectacle,  muet  et 
épouTanté.  La  colère  de  Théophile  gagna  enfin  les  as- 
saillants, trompés  dans  leurs  recherches;  ils  se  ven- 
gèrent de  leur  déconvenue  en  entassant  au  milieu  de  la 
cabane  des  monceaux  de  sarments  auxquels  ils  mirent 
le  feu.  Tout  fut  dévoré  par  les  flammes,  l'enfant  lui- 
même  y  périt.  Parmi  les  objets  consumés  se  trouvaient 

1.  Très  iUo8  in  puteum  demiserant,  împosita  ori   putci  storca. 
Paliad.,  dial.,  p.  23. 

^.  Aper  férus  fecuDdiesiniœ  viti  invidit.  Ibid.,  p.  24. 


426  JËÂN    GHRYSOSTOME 

une  bibliothèque  de  livres  sacrés  et  profanes,  trésor  et 
orgueil  de  ces  bons  moines,  et  aussi  un  morceau  de 
la  sainte  eucharistie,  que,  suivant  Tusage  de  la  primi- 
tive Église,  ils  gardaient  chez  eux  pour  la  sanctifica- 
tion de  leur  demeure  ;  de  tout  cela,  il  ne  resta  que  des 
cendres*.  L'histoire  raconte  que  le  patriarche,  non 
content  de  participer  par  la  vue  à  cette  exécution  sau- 
vage, en  avait  lui-même  donné  le  signal,  et  qu'il  ne 
partit  qu'après  avoir  vu  s'éteindre  les  dernières  lueurs 
de  l'incendie. 

Les  moines  fugitifs,  que  les  Longs-Frères  parvinrent 
à  réjoindre,  se  réunirent  au  nombre  de  trois  cents, 
abbés,  prêtres,  diacres  ou  simples  moines,  dans  un  lieu 
reculé  du  désert*  où  ils  eurent  d'abord  l'idée  de  s'éta- 
blir; mais,  apprenant  qu'une  seconde  expédition  allait 
être  dirigée  contre  eux,  ils  se  décidèrent  à  fuir  cette 
Egypte  qui  ne  leur  offrirait  plus  désormais  ni  paix  ni 
trêve.  Leur  projet  fut  de  se  rendre  en  Syrie,  hors  de 
la  juridiction  de  Théophile,  et  de  là  où  Dieu  les  con- 
duirait. Fixant  leur  rendez-vous  à  l'occident  de  la  mer 
Rouge,  sur  les  confins  de  la  Palestine,  ils  se  disper- 
sèrent encore  une  fois,  et  chacun  gagna  comme  il  put 
le  lieu  de  ralliement  à  travers  la  vallée  du  Nil.  Pen- 
dant ce  temps-là,  un  synode  d'évêques  complaisants, as- 
semblé par  Théophile  dans  Alexandrie,  les  condamnait 

1.  Cum  autem  eos  oon  iarenisset,  eorum  cellulas  sarmentis  incen- 
dit,  combiistiB  una  libris  omnibus  veteris  ac  novi  Testamenti,  aliisque 
optimis  codicibuB  et  puero  nno,  sicut  oculati  testes  dixere,  et  sacra 
Eucharistia.  Pallad.,  dial.,  p.  23. 

2.  Cum  iis  egressi  sunt  prêter  presbytères  et  diaconos  illius  mentis 
trecenti  optimorum  monachorum;  alii  vero  per  di versa  loca  dispersi 
sunt.  Pallad.,  ut  sup. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  4t7 

comme  hérétiques  et  rebelles  d'après  une  formule  dic- 
tée par  le  patriarche  lui-même  et  suivie  de  l'excommu- 
nication ^  Quand  ces  infortunés  atteignirent  le  lieu  du 
rendez-vous,  de  trois  cents  qu'ils  étaient  partis,  ils  ne 
se  retrouvèrent  plus  que  quatre-vingts  *  ;  le  décourage- 
ment, la  misère,  la  fatigue,  l'incertitude  de  l'avenir, 
avaient  arrêté  les  autres  dans  leur  route.  Ceux  qui 
restaient  étaient  pour  la  plupart  de  vieux  confesseurs 
à  l'épreuve  des  défaillances  et  de  la  douleur,  quelques- 
uns  même  étaient  octogénaires,  et  leurs  corps,  marqués 
des  stigmates  de  la  persécution  arienne  qu'ils  avaient 
subie  sous  Valens',  témoignaient  de  leur  saint  cou- 
rage. C'était  là  leur  orgueil  entre  eux  et  leur  titre 
devant  le  monde.  Les  uns  étalaient  sur  leurs  poitrines 
les  cicatrices  du  fer  et  du  feu,  les  auti*es  l'empreinte 
des  tenailles  sur  leurs  membres,  et  ceux  qui  ne  por- 
taient pas  ces  traces  glorieuses  des  combats  de  la  foi 
portaient  celles  des  austérités.  Ayant  tenu  conseil,  ils 
résolurent  de  se  rendre  d'abord  à  Jérusalem,  où  ils 
prendraient  un  peu  de  repos,  et  ensuite  à  Gonstanti- 
nople,  où  Ils  comptaient  obtenir  (les  pauvres  gens  n'en 
doutaient  pas)  justice  de  l'empereur  et  protection  de 
l'archevêque  Jean  Chrysostome^.  Partis  ainsi  pleins  de 
confiance  sous  la  conduite  d'Isidore  et  de  trois  des 


1.  ÂdverBus  monachos  cogit  concilium,  neque  ad  defensionem  vo- 
catis  ipais,  nec  facta  illis  dicendi  potestate...  excommunicat,  praetex- 
tans  dogmatum  perversitatem...  eos  quoque  non  puduit  appellare 
pnsBtigiatores.  Pallad.,  dial.,  p.  22. 

2.  Sequebantur  illos  viri  circiter  octoginta.  Sozom.,  yui,  13. 

3.  Sab  Valente  boîas  tulerant.  Pallad.,  diaL,  p.  62. 

i.  la  comitatum  venire  ubi  divina  manu  ad  curam  potentium 
agendam,  Joannes  coUocatus  erat  epiacopus.  Pallad.,  dicU.,  p.  23. 


428  JEAN    CHUYSOSTOME 

Longs-Frères,  car  Dioscore  était  retenu  par  le  devoir 
dans  son  évéché,  ils  envoyèrent  un  lointain  adieu  à 
leurs  chères  montagnes,  à  ces  sables  torrides  et  à  ce 
ciel  d'airain  qui  avaient  pour  eux  tous  les  enchante- 
ments de  la  patrie. 


II. 


Ils  partaient  sans  argent,  sans  vivres;  la  charité  les 
soutint  en  route,  et  ils  trouvèrent  du  secours  jusque 
dans  le  désert.  Entrés  en  Palestine,  ils  virent  les  fidèles 
accourir  à  leur  rencontre  avec  des  provisions  et  de 
Targent  ;  mais  les  évoques  se  montrèrent  moins  com- 
patissants. Beaucoup  leur  refusaient  un  simple  séjour 
dans  leur  diocèse,  leur  enjoignant  avec  dureté  de  pas- 
ser outre.  Ces  malheureux  en  effet  avaient  été  devancés 
sur  toute  leur  route  par  une  encyclique  de  Théophile, 
qui  les  dénonçait  comme  des  hérétiques  excommuniés, 
et  prévenait  les  évoques  de  ne  point  communiquer 
avec  eux  ;  or  on  connaissait  le  caractère  implacable  du 
patriarche  d'Alexandrie,  et,  même  en  dehors  de  sa  ju- 
ridiction, la  plupart  des  évoques  jugeaient  prudent 
d'éviter  toute  querelle  avec  lui.  Celui  de  Jérusalem, 
Jean,  fut  le  meilleur  de  tous.  Soit  qu'il  conservât  un 
vieux  levain  d'origénisme,  malgré  sa  réconciliation 
avec  Jérôme  *  et  le  brusque  changement  de  Théophile, 
soit  que  la  bonne  réputation  d'Ammonius  et  de  ses 
frères  le  disposât  favorablement,  il  reçut  les  fugitifs  à 

i.  Voir  Saint  Jérôme,  1. 1,  p.  301  etsuiv. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  429 

bras  ouverts.  Ce  bon  dccaeil  les  toucha  tellement  qu'ils 
lui  demandèrent  la  permission  de  s'établir  au  moins 
pour  quelque  temps  dans  le  canton  de  Scythopolis,  où 
ils  trouveraient  des  palmiers  en  assez  grande  abon- 
dance pour  y  travailler  et  vivre  à  Taise  du  produit  de 
leurs  nattes  *.  Jean  allait  consentir,  lorsqu'arriva  d'A- 
lexandrie une  lettre  qui  refroidit  ses  bonnes  intentions; 
elle  était  du  patriarche  et  portait  ces  mots  :  «  Tu  ne 
devais  pas,  contre  ma  volonté,  recevoir  dans  ta  ville 
les  moines  de  Nitrie,  car  je  les  ai  chassés  pour  leurs 
crimes.  Toutefois,  si  tu  ne  Tas  fait  que  par  ignorance, 
je  te  le  pardonne.  Aie  soin  désormais  de  ne  plus  com- 
muniquer avec  des  gens  que  j'ai  excommuniés,  et 
garde-toi  de  leur  accorder  ni  fonctions  ecclésiastiques, 
m  lieu  de  résidence  dans  ta  juridiction '.  » 

«  Si  Théophile  ne  se  disait  pas  Dieu  dans  son  inso- 
lent monitoire,  observe  à  ce  sujet  l'auteur  contemporain 
qui  nous  a  transmis  cette  lettre,  assurément  il  s'ima- 
ginait bien  l'être  pour  oser  s'exprimer  ainsi'.  »  La  lettre 
d'ailleurs  n'était  pas  destinée  qu'au  seul  Jean  de  Jéru- 
salem ;  c'était  une  circulaire  à  tous  les  évéques  de  Pa- 
lestine qui  s'étaient  montrés  quelque  peu  charitables 


1.  Perrexerunt  Scythopolim,  commodum  sibi  ejus  loco  domicilium 
fore  arbitrati,  ob  copiam  palmarum  quarum  foliis  ad  connecta  mona* 
chorum  opéra  utebantur.  Sozom.,  viii,  13. 

2.  Ira  saccensas  Theophilus,  littentô  exarat  ad  episcopos  Palestine 
non  oportebat,  inquiens,  vos  prêter  voluntatem  meam  in  civitates 
Testras  bos  recipere:  sed  qaoniam  ignari  id  fecistis,  vobis  ignosco. 
In  posterum  carete  ne  illos  aut  in  ecclesiasticum  aut  in  privatum  lo- 
cum  admittatis.  Pallad.,  dial,,  p.  23. 

3.  Deam  esse  se  non  dicens,  sed  pre  immodica  arrogantia  imagi- 
nans.  PaUad.,  ibid. 

9 


430  JEAN    GHRYSOSTOME 

et  hospitaliers  envers  les  exilés  d'Egypte,  dette  persé- 
cution sous  toutes  les  formes  s'appelait  dans  le  langage 
des  amis  de  Théophile  a  la  chasse  aux  basilics.  » 

La  Palestine  était  donc  fermée  aux  Longs-Frères  et 
à  leurs  compagnons  ;  la  Syrie  le  devait  être  également, 
tant  on  craignait  tout  froissement  avec  ce  dangereux 
voisin.  Convaincus  de  leur  malheureux  sort,  ils  n'eurent 
plus  qu'un  désir,  celui  de  gagner  au  plus  tôt  Gonstan- 
tinople,  et  de  se  mettre  sous  la  protection  d'un  évéque 
aussi  puissant  que  Chrysostome.  Un  des  ports  de  la 
côte,  Césarée  ou  Joppé,  leur  fournit  le  navire  dont  ils 
avaient  besoin,  et  ils  arrivèrent  sans  encombre  dans  la 
ville  impériale,  où  leur  apparition  causa  une  certaine 
surprise.  Sans  doute  on  voyait  fréquemment  dans  la 
grande  cité  byzantine,  rendez-vous  de  toutes  les  curio- 
sités orientales,  des  moines  de  tous  costumes  et  de 
toute  nation  :  arabes,  syriens,  cappadociens,  persans; 
mais  ceux  des  solitudes  d'Egypte  étaient  rares,  et  l'on 
parlait  de  Nitrie  et  de  Scété  comme  d'un  pays  presque 
fabuleux  ^  La  vue  de  ces  moines  était  une  nouveauté, 
leur  costume  aussi  frappa  singulièrement  les  regards. 
Ils  avaient  les  jambes  et  les  bras  nus,  et  portaient  pour 
tout  vêtement  ces  peaux  d'agneaux  du  désert,  à  la  toi- 
son fine  et  blanche,  qu'on  appelait  melotè  ^.  De  quatre- 
vingts  qu'ils  étaient  partis  d'Egypte,  ils  n'étaient  plus 
maintenant  que  cinquante,  la  fatigue  et  la  misère  ayant 


1.  Socr.,  vï,  7.  —  Sowm.,  vi,  29.  —  Pallad.,  VU.  Pair. 

â.  Sumptis  statim  melotis  suis...  Pallad.,  diaX.,  p.  S3.  —  C'était 
leur  tunique  de  voyage.  Saint  Âihanase  envoya  une  de  ces  toisons 
d*agneau  à  Mélanie,  pour  prix  de  l'hospitalité  qu*il  avait  reçue  d'elle 
dans  la  ville  de  Rome» 


ET   UIMPÉRATRIGE  ËUDOXIE.  434 

moissoûné  le  reste,  et  eux-mêmes,  malgré  leur  forte 
constitution,  présentaient  des  corps  exténués  et  des  vi- 
sages où  l'angoisse  du  malheur  était  empreinte  ^.  Après 
s'être  reposés  sur  le  port,  ils  se  formèrent  en  troupe, 
Isidore  et  les  Longs-Frères  tenant  la  tête,  et  ils  se  diri- 
gèrent yers  Farchevêché,  où  les  Longs-Frères  entrèrent 
seuls. 

Admis  en  présence  de  l'archevêque,  les  Longs-Frères, 
se  prosternant  à  ses  pieds  suivant  l'usage*,  exposèrent 
en  peu  de  mots  les  événements  qui  les  amenaient  à 
Constantinople  et  que  Ghrysostome  connaissait  vague- 
ment par  le  bruit  public.  Ils  ajoutèrent  qu'ils  venaient 
lai  demander  sûreté  pour  leurs  perso&nes  et  protection 
près  de  l'empereur  contre  les  violences  de  leur  pa- 
triarche, dont  ils  réclamaient  le  châtiment  de  la  justice 
du  prince^.  Us  avaient  à  cet  égard  dressé  un  libelle 
d'accusation  qu'ils  lui  présentèrent.  Ghrysostome  les 
releva  avec  bonté,  et,  les  interrogeant  sur  les  questions 
de  doctrine  d'où  était  né  le  dissentiment,  il  leur  fit 
expliquer  dans  un  entretien  familier  leurs  opinions 
sur  les  points  les  plus  délicats  de  l'origénisme.  Nourri 
comme  il  l'était  de  la  fleur  des  doctrines  orientales,  il 
eut  bientôt  sondé  ces  cœurs  sincères  et  ne  découvrit 


i.  Qninquaginta  electorum  hominum  canities  sanctis  laboribus 
tincta  et  ornata.  Pallad.,  dicU.,  p.  23. 

2.  Ad  ejus  genua  provoluti  orabaat  ut  auccurreret  animabas  calum- 
niam  paasis  et  devastatis  ab  iis  qui  id  potius  quam  benefacere  con- 
sueviasent.  Pallad.,  dtoZ.,  ibid.  —  Nobis  medere  non  mediocriter 
▼ulneratis  a  Theophlli  pap»  furore.  Id.,  p.  24. 

3.  Si  et  ipse  nos  negligis...  nil  Jam  reliqui  nobis  fit,  nisi  ut  impe- 
ratorem  adeamus  et  prava  illius  facta  in  contumeliam  ecclesis  ezpo- 
namua*  Id.,  1. 


432  JEAN    GHRYSOSTOMB 

rien  dans  leur  foi  qui  pût  justifier  la  condamnation 
d'un  concile  et  l'excommunication  d'un  évéque.  a  Je 
me  charge  de  cette  afiiaire,  leur  dit-il,  et  je  ferai  en 
sorte  qu'un  autre  concile  vous  absolve,  ou  que  votre 
évéque  lève  de  son  plein  gré  votre  excommunication. 
Reposez-vous-en  sur  moi.  »  Quant  à  la  requête  qu'ils 
voulaient  adressera  l'empereur,  il  leur  conseilla  de  ne 
point  le  faire,  de  ne  point  traduire  un  chef  ecclé- 
siastique devant  les  juges  du  siècle,  o  C'est  à  l'Église, 
leur  dit-il,  de  juger  les  choses  de  l'Église;  les  tribunaux 
temporels  n'ont  rien  à  voir  dans  des  débats  qui  inté- 
ressent le  service  de  Dieu^»  Et,  les  congédiant,  il 
ajouta  :  «  Mes  frft'es,  vous  ne  logerez  point  ici,  car  je 
ne  puis  recevoir  à  ma  table  et  sous  mon  toit  des 
hommes  condamnés  et  excommuniés  que  leur  con- 
damnation ne  soit  réformée  canoniquement,  et  leur 
excommunication  retirée;  mais  je  vous  placerai  dans 
les  cellules  de  mon  ,église  d'Anastasie,  où  mes  diaco- 
nesses ne  vous  laisseront  manquer  de  rien.  Par  la 
même  raison,  vous  ne  pouvez  être  admis  à  la  commu- 
nion des  mystères;  je  vous  autorise  toutefois  à  partici- 
per en  commun  avec  nous  aux  prières  de  Téglise*.  »  Il 
leur  enjoignit  enfin  de  rester  renfermés  au  domicile 
qu'il  leur  assignait,  de  se  montrer  rarement  dans  la  ville, 
surtout  de  garder  un  silence  absolu  touchant  l'objet 
de  leur  voyage',  dont  la  bonne  issue  devait  tenir  aux 


1.  Hortatur  eos  ut  desinant  ipsum  accusare,  ob  molesUam  qus 
ex  hujuBmodi  Judiciis  nasci  solet.  Pallad.,  diaL,  p.  25. 

2.  Sic  Joannes  eos  quidein  ad  communionem  non  admisit.  Pallad., 
dial.,  p.  24.  —  In  ecclesia  orare  nequaquam  prohibuit.  SoKora.,vm,13. 

3.  Âdmonens  eos  ut  apud  omnes  religioso  ailentio  adventiis  bui 


ET   L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  433 

décisions  d'un  concile  et  à  ses  propres  soins,  que  trou- 
bleraient nécessairement  les  interventions  du  dehors. 
Cela  dit,  il  fit  conduire  les  Longs-Frères  et  leurs  com- 
pagnons dans  le^yastes  cloîtres  qui  entouraient  l'église 
d'Anastasie,  et,  mandant  près  de  lui  la  diaconesse 
Olympias,  il  la  chargea  de  s'entendre  avec  les  matrones 
de  la  ville  pour  procurer  à  ces  malheureux,  dénués  de 
tout,  la  nourriture  et  le  vêtements 

La  préoccupation  de  Chrysostome  au  sujet  de  cette 
aventure  était  grave,  car  il  en  pouvait  rejaillir  un  grand 
déshonneur  sur  TÉglise,  si  les  faits,  tels  qu'ils  lui  étaient 
racontés,  le  procès  d'Isidore,  le  sac  des  couvents  de 
Nitrie,  la  condamnation  des  Longs-Frères  sans  qu'ils 
eussent  été  entendus,  devenaient  un  sujet  d'enquête, 
d'examen,  de  discussion  et  enfin  de  sentence  devant 
un  tribunal  laïque.  Il  n'avait  pas  le  moindre  doute  sur 
la  sincérité  des  Longs-Frères,  et  de  plus  il  connaissait 
Théophile  par  expérience  comme  un  adversaire  de  peu 
de  conscience  et  un  machinateur  de  grande  habileté. 
Il  avait  eu  à  lutter  contre  lui  lors  de  son  élection  au 
siège  de  Gonstantinople,  et  ce  patriarche  d'Alexandrie, 
alors  présent  dans  la  ville  impériale,  avait  employé, 
pour  faire  échouer  un  homme  qu'il  connaissait  à  peine, 
mais  dont  il  était  jaloux,  des  manœuvres  qu'on  n'aurait 
attendues  que  de  l'ennemi  le  plus  invétéré.  Il  n'avait 

caasam  tegerint,  donec  ipse,  inqnit,  misero  ad  fratrem  Theopbilum. 
Pallad.,  dial.,  p.  24. 

1.  Datoeis  in  ecclesia  dicta  Anastasia  hospitio,  ad  requiescendam, 
ipse  qnidem  non  suppeditabat  qnse  ad  usum  illis  necessaria  erant,  sed 
religions  mulieres  yictum  ipsis  subministrabant.  Pallad.,  dial.,  p.  24. 
~  Quos  diaconlBsa  Olympias,  virilis  mulier,  bospicio  sascepit.  Id., 
p.  64. 


434  JEAN    CHRYSOSTOME 

même  consenti  à  l'ordonner  après  l'élection  que  sur  le 
commandement  réitéré  de  l'empereur  ou  de  son  mi- 
nistre Eutrope  ^  Ghrysostome  était  donc  bien  convaincu 
que,  dans  les  affaires  deNitrie,  Théoghile  avait  mérité 
toute  la  réprobation  que  les  fugitifs  appelaient  sur  sa 
tête;  mais  Tidée  d'un  grand  évêque,  le  second  du 
monde  oriental,  assis  en  accusé  au  prétoire  d*un  juge 
laïque,  le  révoltait  malgré  lui  et  Tintéressait  presque  à 
sa  cause.  A  peine  les  solitaires  étaient-ils  installés  dans 
leurs  cellules,  qu'il  prit  la  plume,  et  afin  de  prévenir  ce 
qui  à  ses  yeux  était  une  honte  pour  la  dignité  épisco- 
pale,  il  écrivit  à  son  co-évêque  d'Alexandrie,  le  conju- 
rant de  lui  accorder  comme  à  un  frère  et  à  un  fils  la 
grâce  des  exilés,  au  nom  de  la  paix  de  l'Église  et  de 
l'honneur  de  Dieu^  «J'ai  interrogé  les  moines  de 
Nitrie,  disait  sa  lettre,  et  en  vérité  je  n'ai  découvert 
dans  leur  doctrine  rien  de  contraire  à  la  vraie  foi  '  ; 
mais  l'affliction  leur  a  tourné  la  tête,  ils  veulent  te  dé- 
noncer à  l'empereur  et  m'ont  présenté  dans  ce  dessein 
une  requête  dont  ils  ont  suspendu  l'envoi  à  ma  prière. 
Toutefois  ils  ne  s'abstiennent  qu'à  regret,  et  je  tremble 
qu'ils  ne  reprennent  au  premier  moment  leur  fatale 
résolution.  Lève  donc  de  toi-même  l'excommunication, 
pardonne-leur,  et  tout  sera  fini.  Autrement  il  faudra 
recourir  à  un  concile  que  je  convoquerai,  ou  laisser 
porter  cette  fâcheuse  affaire  au  tribunal  des  juges  sé- 

1.  Voir  mes  Nouveaux  RéciU  de  Vhittoire  romains  au  t*  siède 
Trois  Ministres,  etc.,  p.  180. 

2.  In  hoc  xnihi  ut  filio  et  fratri  gratiflcare.  Pallad.,  diaL,  p.  24. 

3.  Ut  commuQionem  eis  restitueret,  qiiippe  qui  de  Deo  recte 
sentirent.  Sozom.,  vin,  13. 


ET   L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  435 

culiers.  J'attends  ta  réponse  et  voudrais  savoir  quel 
sentiment  tu  as  de  tout  ceci,  afin  de  choisir  moi-même 
une  ligne  de  conduite  ^  »  En  caractérisant,  comme  il 
le  faisait,  les  intentions  des  Longs-Frères,  Chrysostome 
ne  se  trompait  pas.  Il  comprenait  que  ces  hommes 
simples,  mais  fermes  jusqu'à  l'opiniâtreté  et  exaspérés 
d'ailleurs  par  la  souffrance,  n'admettraient  ni  mena* 
gements,  ni  délais,  et  que,  lui-même  n'ayant  aucun 
moyen  de  satisfaction  à  leur  offrir,  ils  lui  échapperaient 
inÊdlliblement. 

Théophile  de  son  côté  haïssait  particulièrement 
Chrysostome,  dont  il  enviait  la  gloire  et  avait  essayé 
d'entraver  la  fortune,  mais  qu'il  était  obligé  de  recon- 
naître pour  son  supérieur  dans  la  hiérarchie  des 
Églises.  A  la  lecture  de  cette  lettre,  sage  dans  son  objet, 
modérée  dans  sa  forme,  mais  où  l'archevêque  se  fai- 
sait juge  des  hommes  qu'il  avait  excommuniés,  les 
déclarait  orthodoxes  après  examen,  ajoutant  que,  si  le 
pardon  ne  leur  était  octroyé,  lui,  Jean  de  Gonstanti- 
nople,  convoquerait  un  concile  pour  les  absoudre,  le 
hautain  patriarche  bondit  de  fureur,  et  ses  rancunes  se 
réveillèrent  En  réfléchissant  aux  raisons  qui  pouvaient 
porter  cet  ancien  ennemi  à  prendre  le  patronage  de 
quelques  misérables  moines,  il  n'en  imagina  que  deux  : 
le  désir  de  lui  nuire  ou  bien  la  conformité  de  doctrine 
avec  les  excommuniés,  et  il  se  rappela  qu'au  temps 
où  lui-même  était  origéniste  ardent,  il  comptait  Chry- 
sostome parmi  les  auxiliaires  de  son  parti.  Ce  fut  pour 


i.  Eo  despentioniB  homineB  derenere  ut  scripto  te  acciuent.  Ce- 
teram  qnod  tibi  videtur  rescribe.  Pallad.,  dial,,  p.  25. 


436  JEAN    CHRYSOSTOME 

cet  esprit  malfaisant  un  trait  de  lumière,  et  il  songea 
dès  lors  à  quelque  grande  intrigue  qui  fit  tomber  dans 
le  même  filet  les  protégés  et  le  protecteur.  Pour  le  mo- 
ment, il  s*en  tint  aux  questions  de  discipline  et  de 
compétence  ecclésiastique,  et  fit  à  la  lettre  de  Ghry- 
sostome  la  réponse  suivante  :  «  Je  ne  croyais  pas  que 
tu  pusses  ignorer  les  canons  de  Nicée  qui  défendent 
aux  évéques  de  juger  des  causes  hors  de  leur  ressort. 
Que  si  tu  les  ignores,  je  t'invite  à  en  prendre  connais- 
sance, et  à  ne  pas  recevoir  de  requête  contre  moi.  Dans 
le  cas  où  je  devrais  être  jugé,  il  faut  que  je  le  sois  par 
les  évêques  d'Egypte  et  non  par  toi,  qui  es  éloigné  d'ici 
de  soixante-quinze  journées^ 

Le  cinquième  canon  de  Nicée  portait  effectivement 
défense  aux  évêques  des  autres  diocèses  de  recevoir  en 
communion  ou  en  recours  les  membres  du  clergé  et  les 
laïques  qui  auraient  encouru  l'excommunication  dans 
leurs  diocèses  particuliers;  mais  il  y  était  ajouté  comme 
correctif  que  Ton  s'informerait  si  ce  n'était  point  par 
faiblesse  ou  par  quelque  autre  défaut  des  évêques,  ou 
par  suite  de  quelque  inimitié  personnelle,  que  les 
plaignants  auraient  été  retranchés  de  la  communion. 
Chrysostome  était  donc  entre  les  excommuniés  de 
Nitrie  et  leur  métropolitain  dans  toute  la  rigueur  du 
droit  :  il  voulait  examiner  aux  termes  des  canons  si 
leur  condamnation  n'était  pas  l'effet  soit  d'une  erreur. 


i.  Arbitrer  quidem  non  ignorare  te  canonam  Nicanoram  decretam, 
quo  censetur,  ne  episcopua  litem  extra  fines  sao8|adicet;  si  autem 
ignoras,  disce  et  a  libellis  adversas  me  abstine.  Nam  si  Judicari  me 
oporteret,  ab  iEgyptiis  episcopis  Jadicandus  sam,  non  a  te  qui  septua- 
ginta  quinqae  dieram  itinere  hinc  abes.  Pallad.,  diaL,  p.  25. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  437 

soit  d'une  vengeance  privée.  Théophile  au  contraire 
feignait  d'imputer  son  intervention  à  une  grossière 

ignorance  des  règles  ecclésiastiques,  et,  voulant  affi- 
cher jusqu'au  bout  le  mépris  pour  Ghrysostome  et 
pour  son  patronage,  il  fit  appréhender  au  corps  Tatné 
des  Longs-Frères,  demeuré,  ainsi  que  je  Tai  dit,  dans 
son  diocèse  des  montagnes  comme  un  consolateur  et 
un  appui  pour  ce  qu'il  y  restait  encore  de  solitaires. 
Par  un  procédé  qui  rappelle  les  tyrans  de  l'ancienne 
Egypte,  le  patriarche  envoya  à  Dioscore  des  esclaves 
éthiopiens  qui  le  traînèrent  hors  de  son  église,  et  c'est 
dinsi  que  le  vieillard  apprit  qu'il  allait  être  déposée  La 
sentence  canonique  suivit  de  près.  Non-seulement 
révêque  d'Hermopolis  la  Petite  fut  cassé  de  son  grade 
et  retranché  de  la  communion,  mais  le  diocèse  lui- 
même  fut  aboli,  comme  si  la  présence  de  ce  saint 
homme  sur  le  plus  pauvre  siège  d'Egypte  y  eût  im- 
primé une  souillure'.  Dioscore,  délivré  de  sa  triste 
chaîne,  s'embarqua  furtivement  et  rejoignit  ses  frères 
à  Constantinople.  Cet  exploit  de  Théophile  complétait 
la  lettre  à  Ghrysostome  et  lui  donnait  toute  sa  signifi- 
cation. 

L'archevêque  de  Constantinople  parut  ne  point  sen- 
tir le  trait  insolent  par  lequel  Théophile  répondait  à  sa 
prière;  il  lui  récrivit  même  pour  le  ramènera  des  sen- 
timents plus  calmes  dans  l'intérêt  de  l'Église,  tandis 
que  d'un  autre  côté  il  prêchait  la  paix  aux  Longs-Frères. 


i.  Dioaconim  sanctum  episcopumjabetthrono  ejici,  tractum  a  ser- 
Tîa  «thiopibas,  iisque  fortasse  nondam  baptizatis.  Pallad.,  dial.,  p.  23. 

2.  Sibi  Tindicans  ejus  paroBciam,  quam  à  Christi  adventa  habebat 
ciTitas  IMoBCori.  Pallad.,  ibid. 


438  JEAN   CHRYSOSTOME 

Ces  moines  et  leurs  compagnons,  las  de  tant  de  délais, 
irrités,  malades,  se  contenaient  à  peine  :  une  perte 
douloureuse  acheva  de  les  aigrir.  Le  grand  hospitalier 
Isidore  mourut.  Ce  prêtre,  source  involontaire  de  leurs 
malheurs,  expirait  à  l'âge  de  quatre- vingt- cincj  ans 
dans  une  de  ces  cellules  d'Anastasie  que  Farchevéque 
leur  avait  assignées  pour  demeure,  et  où  ils  ne  virent 
bientôt  plus  qu'une  prison  ;  ils  se  demandèrent  alors 
les  uns  aux  autres  avec  désespoir  s'ils  étaient  destinés 
à  mourir ,  comme  leur  ami,  dans  l'exil,  sans  justice 
ni  vengeance.  Ils  en  étaient  là  quand  de  nouveaux 
événements  vinrent  leur  rendre  la  liberté  d'agir,  et 
dégagèrent  l'archevêque  de  toute  responsabilité  dans 
les  tristes  affaires  de  Nitrie. 

Il  était  entré  tout  récemment  au  port  de  Constanti- 
nople  un  navire  égyptien  amenant  d'Alexandrie  une 
ambassade  du  patriarche  à  l'empereur.  Les  envoyés 
étaient  au  nombre  de  cinq,  un  évêque  et  quatre  abbés, 
et  dans  leurs  rangs  figuraient  quelques-uns  des  odieux 
espions  de  Nitrie,  provocateurs  et  instruments  de  tous 
ces  désastres  :  la  trahison,  comme  on  voit,  avait  bientôt 
reçu  sa  récompense.  Ils  étaient  porteurs  d'une  requête 
au  prince  tendant  à  ce  qu'on  chassât  de  Constantinople, 
comme  des  hommes  dangereux  et  capables  de  tout, 
des  moines  fugitifs,  excommuniés  par  leur  évêque  et 
condamnés  par  un  concile  pour  crime  d'hérésie,  de 
magie,  de  rébellion  enfin  contre  l'Église  et  l'État^:  ces 


i.  Ad  hsBc  Theophilus  mittit  quosdam  ad  contentiosas  Terborum 
pug^aa  eiercitatos...  et  monet  dent  libellos  precum  quoa  more  suo 
ipse  dictaverat,  qui  continebaot  apertum  quidem  msndadttiii,  amie- 


ET   L'IMPÉRÂTfilCe   EUDOXIE.  439 

scélérats,  c'étaient  les  Longs- Frères  et  leurs  amis. 
L'imputation  de  magie  glissée  au  milieu  des  autres 
avait  été  perfidement  imaginée  pour  intéresser  le  pou- 
voir civil  à  Textermination  de  ces  malbeureux^  La 
magie  en  effet  était  un  crime  de  lèse-majesté,  jugé  la 
plupart  du  temps  par  des  commissions  spéciales,  at^ 
tendu  qu'il  s'y  mêlait  presque  toujours  aussi  des  me- 
nées ambitieuses  et  des  complots  contre  le  chef  de 
l'empire.  Les  lois  qui  la  punissaient  étaient  donc  d'une 
dureté  impitoyable:  c'était  la  relégation  ou  la  mort.  Faire 
des  exilés  de  Nitrie  une  bande  de  magiciens,  c'était 
armer  contre  eux  la  haine  publique,  les  soupçons  du 
prince,  le  zèle  des  adulateurs  et  des  lâches.  Les  en- 
voyés s'offraient  d'ailleurs  à  soutenir  leurs  dires  devant 
le  tribunal  de  l'empereur.  Pour  que  l'accès  du  palais 
leurfût  plus  facile  et  l'office  du  prétoire  plus  favorable, 
ils  arrivaient  munis  de  grandes  sommes  d'argent  et  de 
cadeaux  de  toute  nature.  Le  patriarche  d'Alexandrie 
comptait  à  la  cour  byzantine,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  plus 
d'un  serviteur  à  gage  prêt  à  l'aider  dans  toutes  ses 
entreprises. 

Les  relations  du  primat  d'Egypte  avec  le  gouverne- 
ment impérial  avaient  un  caractère  tout  particulier, 
unique  dans  l'empire  d'Orient.  Alexandrie  alimentait 
Gonstantinople,  comme  Garthage  nourrissait  Rome,  et 
l'évéquequi  tenait  sous  sa  main  les  fermiers  des  grains. 


tam  fero  yaria  et  multiplici  calamnia  eonim  qu»  sunt  inyisibilia. 
Pallad.,  dial.,  p.  24. 

1.  Gam  nihil  haheret  unde  eorum  vitam  calumniaretar,  facit  ut 
in  palatio  quasi  prestigiatores  digito  monstrarentur.  Pallad.,  dial,, 
ibid. 


UO  JEAN   GHRYSOSTOME 

la  flottille  de  transport,  en  un  mot  les  nombreux  agents 
du  service  del'annone,  était  devenu  parle  fait  un  per- 
sonnage politique  très-important.  Un  retard  d*un  mois, 
de  quinze  jours,  d*une  semaine  dans  les  envois  suffi- 
sait pour  affamer  la  ville  résidence  des  césars  et  les  cé- 
sars eux-mêmes,  et  Ton  put  mesurer  l'influence  des 
redoutables  patriarches  d'Alexandrie  lorsque,  sous  le 
principat  de  Constance,  Athanase  fut  accusé  d'avoir 
voulu  créer  la  famine.  Outre  cela,  le  service  de  l'an- 
none  comptant  dans  l'intérieur  de  Constantinople  des 
agents  presque  aussi  nombreux  qu'au  port  d'Alexandrie 
et  ces  agents  étant  presque  tous  Égyptiens,  les  mémes^ 
patriarches  possédaient  au  sein  de  la  ville  impériale  un 
petit  peuple  de  matelots,  d'ouvriers,  de  portefaix,  de 
trafiquants  de  toute  sorte,  concentré  dans  un  quartier 
voisin  de  la  mer  et  en  rapport  avec  la  flotte  :  peuple 
turbulent,  toujours  mêlé  aux  émeutes  de  la  plèbe  by- 
zantine et  toujours  prêt  à  entrer  dans  des  complots 
religieux  sur  un  signal  de  son  évéque.  Aussi  l'histoire 
nous  montre-t-elle  les  Égyptiens  de  Constantinople 
jouant  fréquemment  un  rôle  dans  les  désordres  ec- 
clésiastiques de  cette  capitale,  par  exemple  dans  la 
lutte  entre  Grégoire  de  Nazianze  et  le  philosophe 
Maxime  S  et  plus  récemment  lors  de  la  candidature 
de  Jean  Chrysostome.  Cet  état  de  choses  assurait  à 
l'intervention  du  primat  d'Egypte  dans  une  affaire 
infiniment  plus  de  poids  auprès  du  gouvernement 
impérial  qu'à  celle  des  primats  d'Antioche,  de  Thés- 


1.  Consulter  là-dessas  les  Nouveaux  Récits  de  Vhistoire  romaine 
au  V*  siècle  :  Trois  Ministres,  etc. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  444 

salonique  ou  de  Césarée;  l'habileté  égyptienne  faisait 
le  reste. 

Non  contents  de  poursuivre  juridiquement  les  exi- 
lés devant  l'empereur,  les  envoyés  de  Théophile 
propageaient  contre  eux  dans  la  ville  les  bruits  les  plus 
infamants,  et  déjà  la  disposition  des  esprits,  favorable 
jusque-là,  leur  devenait  contraire.  Les  pauvres  moines 
ne  pouvaient  plus  paraître  dans  les  rues  qu'on  ne  les 
montrât  au  doigt  en  les  traitant  de  magiciens.  A  bout 
de  patience,  ils  résolurent  de  répondre  aux  accusations 
en  attaquant  de  front  les  accusateurs,  et,  quoi  qu'en 
pût  dire  Ghrysostome,  ils  rédigèrent  une  plainte  dans 
laquelle,  énumérant  leurs  griefs,  ils  requéraient  contre 
l'évéque  et  les  quatre  abbés  agents  de  Théophile  la 
peine  des'calomniateurs.  Ils  firent  plus,  ils  englobèrent 
dans  la  même  réquisition  le  patriarche  d'Alexandrie, 
comme  le  premier  et  le  véritable  auteur  des  calom- 
nies^  Ghrysostome  alors  les  désavoua  hautement,  et 
déclara  se  séparer  d'eux  pour  toujours*. 

Chose  triste  à  dire,  cette  séparation  leur  profita  près 
des  gens  qui  n'aimaient  pas  l'archevêque.  Celui-ci  fut 
blâmé  d'abandonner  ainsi  dans  le  péril  des  suppliants 
Tenus  des  extrémités  de  l'Orient  se  placer  sous  son  aile 
et  de  sacrifier  la  cause  de  ses  hôtes  à  son  orgueil  de 
prêtre,  qui  ne  voulait  pas  qu'un  autre  prêtre,  si  cri- 

1.  Monachi  ut  viderunt  se  non  solum  Theophilum  non  placare,  sed 
in  majorem  iram  impellere...  supplices  libeUos  Joanni  offerunt,  diversa 
'llieophili  tyrannidis  gênera  dénotantes,  adjunctis  quibusdam  capitulis 
quae  pudet  coram  simplicioribus  dicere,  ne  eos  a  credendo  deterream.. 
Pallad.,  dial.,  p.  25. 

2.  Sic  Joannes  dato  eis  responso,  eos  ab  sua  cura  et  cogitatione 
dlmisit.  PaUad.»  dicU.,  ibid. 


442  JEAN   GHRYSOSTOME 

minel  qu'il  pût  être,  fût  traduit  devant  un  tribunal 
laïque,  fût-ce  même  le  tribunal  de  l'empereur.  On  exal- 
tait au  contraire  le  courage  de  ces  honnêtes  gens,  qui 
brisaient  de  gaieté  de  cœur  leur  dernier  appui  plutôt  que 
de  subir  patiemment  l'infamie.  A  mesure  que  l'intérêt  se 
reportait  sur  eux,  les  ennemis  de  l'archevêque  en  pre- 
naient occasion  pour  noircir  sa  conduite,  et  l'infortune 
des  moines  de  Nitriefut  un  sujet  d'incrimination  jpour 
lui.  On  prétendit  que  ce  cloître  où  il  les  avait  enfermés 
était  réellement  une  prison,  qu'ils  y  supportaient  les 
plus  durs  traitements,  et  qu'un  d'entre  eux  étant  mort 
de  misère  et  de  faim  (on  parlait  vraisemblablement 
d'Isidore),  Ghrysostome  avait  refusé  de  lui  rendre  les 
devoirs  dus  aux  mourants  S  Ceci  pouvait  être  vrai,  car 
la  règle  ne  lui  permettait  pas  d'entrer  en  communion 
de  sacrements  avec  des  gens  frappés  de  séparation  ca- 
nonique. La  cour  encourageait  de  tout  son  pouvoir  ce 
revirement  de  l'opinion,  et  en  dépit  des  menées  de 
Théophile  les  moines  de  Nitrie  y  devinrent  à  la  mode 
par  opposition  à  Ghrysostome.  Non-seulement  on  les 
encouragea  dans  leur  résolution  de  demander  justice 
à  l'empereur,  non-seulement  on  leur  fit  déposer  leur 
placet,  suivant  les  formalités  voulues,  à  l'ofûce  du  pré- 
toire impérial,  mais,  comme  la  réponse  tardait,  vu  la 
lenteur  des  procédures,  on  leur  mit  en  tête  de  recourir 
à  l'impératrice  elle-même,  qui,  disait-on,  ferait  mar- 
cher l'affaire  comme  il  convenait. 

Un  jour  donc  qu'Augusta  était  attendue  pour  la  cé- 
lébration des  mystères  à  Téglise  de  Saint-Jean -Baptiste, 

1.  AcL  su^Md.  ad  Qu9rc» 


ET   L'IMPÉRATRICE  EUDjOXlE.  U3 

au  faabourg  de  THebdomon,  les  moines  de  Nitrie  s'y 
rendirent,  les  Longs-Frères  à  leur  tête,  et  se  tinrent 
rangés  en  bon  ordre  sur  le  passage  de  Timpératrice  ^ 
Eudoxie  arriva,  entourée  de  gardes  et  assise  dans  son 
char  impérial.  La  vue  de  cette  troupe  de  moines  sup- 
pliants lui  causa  un  instant  de  surprise  ;  puis,  les  recon- 
naissant à  rétrangeté  de  leur  costume,  non  moins  qu'à 
la  haute  taille  de  leurs  chefs,  elle  s'avança  hors  de  sa 
voiture  et  fit  signe  aux  Longs-Frères  qu'elle  désirait 
leur  parler*.  Quand  ils  furent  proche,  elle  leur  dit: 
«Donnez-moi  votre  bénédiction,  mes  frères,  et  priez 
pour  moi,  pour  mes  enfants,  pour  l'empereur  et  aussi 
pour  l'empire.  Je  sais  quelles  sont  vos  demandes,  et  il 
ne  dépendra  pas  de  moi  qu'un  synode  ne  soit  convoqué 
au  plus  tôt  pour  vous  donner  la  satisfaction  que  vous 
méritez.  Je  veux  en  outre  que  votre  patriarche  soit 
mandé  ici  pour  y  répondre  du  mal  qu'il  vous  a  fait'.  » 
Les  Longs-Frères  et  leurs  compagnons  se  retirèrent  le 
cœur  joyeux.  Un  grand  pas  était  fait.  Eudoxie  prenait 
enmain  l'intérêt  des  persécutés' de  Nitrie,  et  elle  se  pré- 
cipita dans!  cette  affaire  avec  la  résolution  d'une  femme 
qui  n'entreprend  pas  en  vain.  Quelques  jours  à  peine 
s'écoulèrent  depuis  l'entrevue  de  l'Hebdomon,  et  déjà 

1.  Gamqae  libellos  obtulissent  Augustis,  imperatricem  adeunt  in 
martyrio  sancti  Joannis.  Pallad.,  diaL,  p.  25. 

2.  Extra  impériale  vehiculum  prospideos  capite  ioclinato...  So- 
zom.,  vm,  18. 

3.  Benedidte,  inquiens,  et  orate  pro  imperatore,  et  pro  me  ac 
liberis  meis,  et  pro  imperio.  Ego  dabo  operam  ut  synodus  brevi  con- 
▼ocetar  et  Theophilus  hue  veniat.  Sozom.,  ibid.  —  Ut  Tbeophilus  vo- 
lens  nolena  exhibitua  per  magistrum  causam  diceret.  Pallad.,  dialéj 
p*25« 


444  J£AN   CHRYSOSTOME 

tous  les  délais  résultant  des  formalités  étaient  levés.  Le 
décret  de  convocation  d'un  synode  était  signé  par 
l'empereur,  l'ordre  d'instruire  en  calomnie  contre  les 
envoyés  égyptiens  était  signifié  aux  juges,  Théophile 
lui-même  était  cité  à  comparaître,  et  ce  qui  prouvait 
l'ardeur  d'Ëudoxie  à  servir  cette  cause  qu'elle  avait  faite 
sienne,  c'est  qu'elle  dépêcha  un  de  ses  officiers  nommé 
Élaphius  pour  remettre  en  main  propre  au  patriarche, 
dans  sa  ville  d'Alexandrie,  la  double  citation  qui  l'ap- 
pelait à  comparaître  devant  le  futur  concile  et  devant 
Tempereur^ 

L'apparition  d'Élaphius  et  ce  retour  subit  des  choses, 
qui  faisait  du  patriarche  un  accusé,  de  ses  excommu- 
niés  des  accusateurs,  frappèrent  Théophile  comme  d'un 
coup  de  foudre.  Il  n'y  voulut  voir  qu'une  manœuvre 
habile  de  Ghrysostome  et  la  revanche  des  dédains  inso- 
lents avec  lesquels  avait  été  repoussée  sa  proposition 
de  concorde.  Il  sut  pourtant  contenir  sa  colère.  «  Théo- 
phile se  taisait,  dit  un  contemporain,  mais  son  silence 
était  sinistre.  »  Élaphius,  reçu  avec  tout  le  respect  dû 
à  celle  qui  l'envoyait  et  à  la  mission  dont  il  était  chargé, 
n'obtint  pourtant  rien  de  définitif.  Le  patriarche  pré- 
texta les  devoirs  de  son  ministère  et  d'autres  raisons 
encore  pour  ne  point  partir  sur-le-champ,  mais  il  pro- 
mit solennellement  d'être  à  Gonstantinople  dans  un 
court  délai.  Ce  fut  tout  ce  qu'Élaphius  put  rapporter  à 
sa  maîtresse.  Théophile  en  effet,  sous  le  coup  de  la 
surprise  et  du  danger,  avait  besoin  de  se  recueillir,  il 


i.  Alciandriam  missus  est  Elaphius,  ut  Thcophilum  adduceret  : 
reliqua  respoiisi  imperialis  prœfecti  exsequuntur.  Pallad.,  dial,,  p.  ^. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  Uo 

avait  besoin  de  dresser  des  machinations  nouTeiles 
contre  ce  qu'il  croyait  une  machination  de  son  rival  : 
pour  cela,  il  lui  fallait  du  temps,  et  il  se  mit  à  rœuvre 
aussitôt.  Se  sauver  lui-même,  rentrer  dans  les  bonnes 
grâces  de  l'empereur  et  perdre  Chrysostome,  voilà  le 
problème  dont  la  solution  absorbait  son  esprit  ^  Quant 
aux  Longs-Frères,  il  y  songeait  à  peine,  leur  impor- 
tance disparaissant  devant  la  grande  lutte  qui  allait 
s'ouvrir  entre  les  deux  premiers  prélats  de  l'Orient. 
A  force  d'y  rêver,  il  lui  sembla  que  le  moyen  le  plus 
expéditif  et  le  plus  sûr  d'accabler  son  ennemi  était  de 
lui  jeter  en  face  quelque  homme  de  grande  autorité 
dans  rÉglise  en  matière  de  discipline  et  de  dogme,  qui 
vint,  au  nom  des  lois  disciplinaires  violées,  lui  deman- 
der compte  de  la  protection  dont  il  couvrait  contre  un 
évéque  et  un  concile  des  excommuniés,  lui  demander 
compte  aussi,  au  nom  de  la  foi  orthodoxe,  de  sa  foi, 
à  lui,  qui  avait  communiqué  avec  ces  hommes.  La 
question  de  Forigénisme  se  glissait  alors  dans  l'alSaire 
avec  tout   son  venin  ;  l'archevêque  était  poursuivi 
comme  hérétique  en  même  temps  que  les  Longs- Frères, 
et  Théophile,  une  fois  les  choses  engagées,  paraissait 
pour  saisir  son  adversaire  corps  à  corps.  Telle  fut  la 
combinaison  infernale  à  laquelle  il  s*arrêta  ;  toutefois  il 
fallait  trouver  cet  homme  influent,  honnête,  qui  à  son 
insu  mettrait  son  autorité,  sa  science  tbéologique  et  son 
zèle  au  service  des  passions  d'autrui  :  Théophile  crut 

1.  Verum  in  intimo  pectoris  recessa  occultans  acmoliens...  cogitare 
cœpit  qaa  ratione  Joanneni  episcopatu  deficere  posset.  Sozom.,  viii, 
14.  —  Qoamobrem  Tbeophilus  totus  in  hoc  cœpit  incumbere...  ut  Joan- 
nem  episcopali  sede  deflceret.  Socr.,  vi,  8. 

10 


446  JEAN   GHRYSOSTOME 

l'avoir  trouvé  dans  la  personne  de  son  ancien  adver- 
saire, le  vénérable  Épiphane,  évéque  de  Salamine  en 
Chypre. 


III. 


Épiphane,  dont  j'ai  parlé  longuement  dans  un  autre 
de  mes  récits  à  propos  de  ces  mêmes  querelles  de 
l'origénisme,  qu'il  fut  un  des  premiers  à  soulever  S 
Épiphane  ne  comptait  pas  alors  moins  de  quatre-vingts 
ans.  Ce  vieillard  avait  eu  ses  jours  d'héroïsme,  lorsque, 
consumant  sa  fortune  et  sa  vie  à  la  recherche  des 
hérésies,  bravant  la  faim,  la  soif,  les  mauvais  traite- 
ments des  hommes,  pour  étudier  jusqu'au  fond  des 
déserts  de  l'Arabie  les  déviations  de  la  foi  chrétienne, 
il  avait  tenu  d'une  main  ferme  la  chaîne  des  traditions 
apostoliques,  si  fréquemment  ébranlée  en  Orient  par 
l'imagination  et  la  fantaisie  ;  mais,  au  moment  où 
Théophile  jetait  son  dévolu  sur  lui  pour  en  faire  un 
instrument  de  haine  et  de  discorde,  Épiphane  n'était 
plus  que  l'ombre  de  lui-même.  L'âge,  sans  diminuer 
sou  activité,  avait  affaibli  son  intelligence.  Un  esprit 
pétulant,  brouillon,  tracassier,  remplaçait  en  lui  cette 
âme  généreuse,  dévorée  jadis  du  pur  zèle  de  la  maison 
de  Dieu.  Ébloui  par  sa  propre  gloire,  enivré  de  ses 
succès  près  des  conciles,  dont  il  avait  dicté  si  souvent 
les  décrets,  il  avait  fini  par  croire  à  sa  propre  infaillibi- 
lité, et  par  se  faire,  vis-à-vis  de  ses  collègues  les  évéques 

i.  Voir  Saint  Jérôme,  t.  I,  v« 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  U7 

et  des  synodes  eux-mêmes,  un  juge  sans  appel  ou  plu- 
tôt un  tyran. 

li  y  avait  dans  cet  homme  profondément  sincère, 
mais  que  l'orgueil  dominait,  quelque  chose  de  la  naï- 
veté d'un  enfant;  c'est  ce  que  témoignent  les  historiens 
contemporains,  et  Théophile,  dans  le  choix  qu'il  venait 
de  faire,  avait  compté  sur  cette  simplicité  mêlée  aux 
infatuations  de  l'amour-propre.  Ainsi  que  je  l'ai  dit 
plus  haut,  à  l'époque  où,  chef  d'origénistes,  le  patriarche 
avait  eu  pour  adversaire  l'évêque  de  Chypre,  chef  des 
anti-origéoistes  d'Orient,  il  l'avait  traité  insolemment, 
suivant  son  usage,  l'appelant  radoteur  et  anthropomor- 
phiteS  et  malgré  cette  insulte  publique,  consignée 
dans  une  lettre  pastorale  et  aggravée  par  une  menace 
d^excommunication,  il  lui  suffit  d'un  mot  pour  rame- 
ner cet  adversaire  et  le  plier  à  ses  volontés.  Il  écrivit  à 
Épiphane  quand  il  eut  besoin  de  lui  que,  si  ses  senti- 
ments dans  l'obscure  question  de  l'origénisme  étaient 
changés  du  tout  au  tout,  s'il  avait  vu  le  jour  dans  ces 
ténèbres,  et  si  les  écailles  lui  étaient  tombées  des  yeux 
comoie  à  saint  Paul,  il  le  devait  aux  salutaires  répri- 
mandes que  ne  lui  avait  pas  ménagées  le  métropo- 
litain de  Salamine  :  il  reportait  donc  l'honneur  de 
sa  rétractation  à  ce  grand  docteur,  lumière  de  l'ortho- 
doxie*. Cet  hommage  devait  flatter  Épiphane  et  le 

1.  iDsimulaverat  Theophilas  Epiphanium,  tanquam  abjecte  sen- 
tiret  de  Deo,  qaem  humana  specie  prœditum  esse  arbitraretur.  Socr., 

YI,    10. 

2.  Com  consideraret  magno  sibi  emolumento  fore  si  Epiphanium 
parUcipem  et  consortem  consiliorum  suorum  haberet,  Tirum  ob  vir- 
tatis  reverentiam  omnium  sui  temporis  clarissimum,  eum  sibi  ami- 
com  adjunxit,  licet  eum  antea  repreliendisset...  tum  yero  qaasi  resi- 


448  JEAN    CHRYSOSTOME 

flatta  en  effet.  Le  vieil  évéque  ne  se  sentit  pas  de 
joie  d'avoir  procuré  à  l'orthodoxie  orientale  une  con- 
version non  moins  brillante  par  la  renommée  du 
converti  que  par  Téiévation  de  sa  dignité,  et  il  se  voua 
désormais  à  le  servir.  C'est  ainsi  que  cet  homme,  qui 
se  jouait  de  tout,  put  faire  d'un  candide  vieillard  l'as- 
socié de  ses  mauvais  desseins  et  presque  le  complice 
d'un  crime. 

Aucune  occasion  plus  favorable  ne  pouvait  s'offrir 
aux  vaniteuses  prétentions  d'Épiphane.    Un  concile 
allait  se  réunir  prochainement  à  Constantinople  pour 
juger  la  conduite  des  Longs-Frères,  leurs  opinions 
théologiques  eHa  légitimité  des  censures  qui  les  avaient 
frappés.  C'était  toute  la  question  de  l'origénisme,  agi- 
tée solennellement  pour  la  première  fois  dans  la  ville 
impériale,  sous  les  yeux  de  l'empereur,  en  face  des 
évoques  réunis  de  tout  l'Orient.  Or  qui  guiderait  le 
concile  dans  ses  décisions?  qui  poserait  les  articles  de 
foi  à  défendre  contre  l'erreur?  qui  dirigerait  dans  ce  la- 
byrinthe de  subtilités  philosophiques  et  de  demi-vérités 
chrétiennes  que  présentaient  souvent  les   ouvrages 
d'Origène  ces  prélats  respectables,  mais  ignorants, 
qu'enverraient  au  synode  les  montagnes  de  Phrygle, 
de  Cilicie,  d'Arménie  ou  les  campagnes  de  Thrace  ?  Les 
ténèbres  étaient  épaisses  et  la  marche  glissante,  puisque 
l'archevêque  de  Constantinople  lui-même  avait  failli 
en  croyant  peut-être  communiquer  innocemment  avec 
les  Longs-Frères.  Le  devoir  d'Épiphane,  qui  avait  ou- 

piscens  veram  tandem  sententiaxn  agnovisset,  idem  se  cum  illo  sentira 
scripsit,et  Origenis  libros  tanquam  hujuamodi  dogmatum  aucioris 
caiumniari  cœpit.  Sozom.,  viii,  13. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  449 

vert  le  combat,  n'était-il  pas  de  le  soutenir  jusqu'au 
bout,  de  prêter  ses  lumières  au  concile,  de  préparer  la 
voie  à  des  décisions  d'une  complète  orthodoxie,  de  ve- 
nir enfin  à  ses  derniers  jours  raffermir  l'Église  dans  ce 
qu'il  croyait  un  de  ses  plus  grands  périls?  Telles  furent 
les  pensées  qui  durent  assaillir  Épiphane  quand  il  re- 
çut, vers  le  mois  de  décembre  de  Tannée  402,  une  lettre 
du  patriarche  d'Alexandrie;  telles  furent  au  moins 
celles  que  cette  lettre  était  destinée  à  réveiller  dans  son 
esprit. 

La  lettre  l'entretenait  en  effet  du  futur  concile,  et 
Théophile,  en  lui  envoyant  une  ampliation  des  actes 
de  celui  d'Alexandrie,  qui  avait  condamné  les  Longs- 
Frères,  le  priait  de  rédiger  lui-même  ou  de  faire  rédiger 
par  les  évêques  cypriotes,  ses  disciples,  un  formulaire 
où  serait  nettement  posée  la  doctrine  concernant  Ori- 
gène  et  l'origénisme.  Ce  formulaire  devrait  être  envoyé 
à  tous  les  évêques  d  Asie,  de  Bithynie  et  de  Cilicie;  lui- 
même  se  chargerait  de  ce  soin,  et  il  y  joindrait  les  actes 
de  son  concile  d'Alexandrie  et  des  explications  person- 
nelles sur  l'excommunication  des  Longs-Frères.  Ces 
documents  seraient  également  transmis  à  l'archevêque 
de  Constantinople,  pour  que  celui-ci  ne  pût  arguer 
d'ignorance  ni  quant  aux  personnes,  ni  quant  aux 
doctrines,  s'il  arrivait  qu'on  dût  le  prendre  lui-même 
à  partie.  Cette  dernière  idée  était  loin  de  déplaire  à 
Épiphane,  car,  après  avoir  ramené  à  résipiscence  le 
patriarche  d'Alexandrie,  quelle  îgloire  pour  lui  s'il  allait 
convertir  encore  celui  de  la  ville  impériale  ! 

Il  fut  fait  suivant  le  vœu  de  Théophile.  Le  métropo- 
litain de  rile  de  Chypre,  réunissant  ses  suffragants  en 


450  JEAN   CHRYSOSTOME 

synode,  leur  dicta  une  formule  de  foi  complète  concer- 
nant Origëne  et  ses  fauteurs^  puis  le  décret  synodal, 
accompagné  des  lettres  encycliques  des(  deux  éTêques, 
fut  dépêché  dans  tout  l'Orient*.  L'archevêque  de  la  ville 
impériale  étant  un  trop  haut  personnage  pour  qu'on 
se  contentât  à  son  égard  de  la  voie  ordinaire  de  trans- 
mission, Épiphane  voulut  lui  déléguer  un  de  ses 
prêtres  pour  lui  remettre  la  dépêche  et  lui  exposer  en 
même  temps  de  vive  voix  la  responsabilité  qu'il  encou- 
rait en  protégeant  des  hérétiques  condamnés.  Toute- 
fois le  délégué  d'Épiphane  n'eut  pas  l'occasion  de  par- 
tir. Théophile,  qui  possédait  dans  le  port  d'Alexandrie 
des  moyens  de  communication  bien  autrement  rapides 
et  fréquents  qu'on  n'en  pouvait  avoir  à  Salamine,  prit 
les  devants  pour  narguer  l'archevêque;  il  lui  envoya 
l'encyclique  d'Épiphane  et  les  deux  décrets  synodaux 
avec  ces  simples  mots  de  sa  main  :  «  Les  pièces  ci- 
jointes  sont  importantes.  Je  f  engage  à  les  méditer  et  à 
ne  point  fermer  ton  cœur  aux  avertissements  du  saint 
évêque  dont  le  monde  chrétien  écoute  les  décisions 
comme  des  oracles'.  »  Chrysostome,  en  ouvrant  la  dé- 
pêche et  parcourant  les  pièces,  n'y  vit  d'abord  qu'une 
invitation  de  prendre  part  à  une  de  ces  disputes  théo- 
logiques dans  lesquelles  Épiphane  avait  passé  sa  vie. 

1.  Collecto  Cyprioram  episcoporum  concilio,  Origenis  libros  legi 
prohibuit.  Sozom.,  viii,  14. 

2.  Deinde  litteris  tam  ad  alios,  tum  ad  episcopum  Gonstantinopo- 
litanum  ea  que  a  synodo  décréta  fuerant  insinuantibus,  bortatus  est 
illos  ut  synodum  convocarent  eadepique  décernèrent.  Sozom.,  vni,  i3. 

3.  Misit  litteras  ad  Joannem  episcopum  quibus  eum  hortabatur  ut 
et  ipse  a  legendis  Origeois  libris  abstineret,  et  convocata  synodo  epi- 
scoporum Buorum,  idem  cum  ipso  deoerneret.  Bocr.i  vi,  tO. 


ET   LIMPÉRATRIGE   EUDOXIB.  454 

Porté  par  caractère  à  l'application  morale  des  principes 
éyangéliques,  il  avait  montré  toujours  peu  de  goût 
pour  des  discussions  qui  lui  rappelaient  trop  les  écoles 
des  rhéteurs.  Son  premier  mouvement  fut  donc  de 
jeter  là  la  dépêche  en  s'écriant  :  «  J'ai  bien  besoin  en 
vérité  de  toutes  ces  belles  choses  pour  agiter  mon 
peuple,  comme  si  mon  devoir  n'était  pas  de  lui  servir 
une  autre  nourriture,  en  lui  préchant  la  parole  de 
Dieu  ^  I  » 

Toutefois  un  remords  le  prit,  et  il  relut  les  lettres 
avec  attention.  En  réfléchissant  sur  cet  accord  singu- 
lier de  Théophile  et  d'Épiphane,  à  cette  alliance  d'un 
homme  pervers  et  d'un  saint  homme  très-simple,  pour 
lui  faire  la  leçon  et  tendre  pour  ainsi  dire  un  lacs  au- 
tour de  lui,  il  se  montra  inquiet,  puis,  après  un  moment 
de  silence,  il  dit  aux  amis  qui  Fentouraient  :  a  Ces 
hommes-là  veulent  ma  déposition  ;  mais  ils  ne  l'auront 
pas  facilement.  Je  tiens  à  mon  siège  épiscopal,  parce 
que  Dieu  m'y  a  placé.  »  II  ajouta  d'un  ton  plus  doux  : 
et  lion  plus  cher  souci  sera  toujours  d'accomplir  mon 
devoir  jusqu'au  bout.  Puissé-je  obtenir  par  là  le  pardon 
de  mes  fautes  et  le  salut  de  mon  àme  1  »  Il  eut  d'abord 
l'idée  de  ne  point  répondre,  s'en  remettant  à  Dieu, 
disait-il,  des  suites  de  tout  cela;  il  se  décida  plus  tard 
à  le  faire,  mais  brièvement,  modestement  et  sans 
aigreur  apparente.  Voici  ce  que  contenait  sa  lettre  : 


i .  Verum  Joannes  studiom  illorum  haud  magni  ponderis  esse  exîs. 
timaTit,  et  Epiphanii  et  Theophili  litteras  neglexit.  Sozom.,  vin,  44. 
—  Joannes  ea  quae  tum  ab  Epipbanio  tum  ab  ipso  Tbeopbilo  signifia 
catafuerant  parvi  pendens,  doctrine  ecclesiasticeseduloincumbebat... 
insidias  qn»  ipsi  struebantar  penitus  contemnens.  Socr.»  vi,  40, 


452  JEAN   GHRYSOSTOME 

c<  S*il  était  vrai  qu'un  concile  dût  se  réunir  sous  peu  à 
Gonstantinople  pour  examiner  précisément  les  choses 
dont  ses  deux  co-évêques  et  frères  daignaient  l'entre- 
tenir, il  attendrait  ces  débats.  Convenait-il,  quand 
rÉgiise  allait  décider,  de  prévenir  sa  décision  en  con- 
damnant qui  que  ce  fût,  ou  en  introduisant  des  nou- 
veautés dans  la  foi?  Il  ne  le  croyait  pas,  et  remerciait 
du  reste  ses  collègues  de  leur  sollicitude  à  son  égards  u 
Le  dédain  qui  perçait  sous  les  termes  prudents  de  cette 
réponse  irrita  Épiphane  au  delà  de  toute  mesure,  et, 
puisque  le  patriarche  de  Gonstantinople  lui  déniait 
l'autorité  dogmatique  devant  laquelle  s'était  incliné 
celui  d'Alexandrie,  il  résolut  d'aller  en  personne  Fad- 
monester  en  face  de  son  peuple,  dans  la  ville  impériale, 
et  le  ramener  au  devoir  ou  le  déposer,  s'il  le  fallait,  en 
étouffant  Thérésie  sous  l'hérétique.  Quand  Théophile 
apprit  cette  résolution,  à  laquelle  il  n'eût  jamais  osé 
songer,  il  fut  au  comble  de  la  joie,  laissa  partir  Épi- 
phane et  resta. 

Ces  préliminaires  avaient  traîné  jusqu'à  la  fin  de 
février  ou  au  commencement  de  mars  !i03,  et  c'était 
pour  un  vieillard  de  quatre-vingts  ans  un  rude  et  long 
voyage  que  la  traversée  de  Chypre  à  Gonstantinople  au 
plus  fort  des  vents  de  l'hiver,  qui  rendent  si  dange- 
reuse la  navigation  des  Gyclades  et  le  passage  de  l'Hel- 
lespont.  Épiphane  néanmoins  arriva  sans  encombre  en 
vue  de  Gonstantinople.  Là,  au  lieu  d'aborder  au  grand 
port,  il  prit  terre  dans  une  anse  d'où  il  pouvait,  en 
tournant  la  ville,  gagner  le  faubourg  de  THebdomon  et 

1.  Socr.,  VI,  10.  —  Sozoïïi.,  vnr,  14. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EDDOXIE.  453 

l'église  de  Saint-Jean-Baptiste,  où  il  avait  fait  annoncer 
sa  ?enae^  Les  faubourgs  de  Gonstantinople  for- 
maient depuis  Théodose  une  espèce  de  zone  neutre 
pour  les  communions  religieuses.  Ce  prince,  ainsi 
qu'on  l'a  vu,  y  avait  relégué  les  églises  du  culte  arien; 
d'autres  dissidents  s'y  étaient  établis,  et  c'est  encore  là 
que  s'étaient  réfugiés  tout  récemment  les  prêtres  ca- 
tholiques qui  faisaient  schisme  avec  l'archevêque. 
Grâce  peut-être  à  la  protection  de  Timpératrice,  qui 
semble  avoir  eu  pour  l'église  de  Saint-Jean  une  dévo- 
tion particulière,  ce  temple  leur  était  resté  ouvert,  et 
ils  en  composaient  en  majeure  partie  le  clergé  ;  mais 
ce  clergé,  affichant  pour  le  chef  métropolitain  une  ar- 
dente hostilité,  ne  se  recrutait  guère  que  parmi  des 
hommes  qui  professaient  les  mêmes  sentiments.  C'était 
donc  au  milieu  d'un  clergé  schismatique  qu'Épiphane 
venait  faire  son  entrée  à  i'Hebdomon.  Reçu  à  l'église 
de  Saint-Jean'  dans  un  appareil  presque  triomphal,  il 
y  célébra  les  saints  mystères  et  récita  ensuite  la  collecte, 
qui  était  une  prière  suivie  d'une  allocution  au  peuple 
terminant  l'office  du  jour*.  Il  avait  à  peine  achevé, 
qu'on  amena  devant  lui  un  jeune  homme  qui  deman- 
dait à  être  ordonné  diacre.  Épiphane  se  trouvait  dans 
une  église  étrangère  ;  il  y  avait  officié  sans  le  consen- 
tement de  révêque  de  la  juridiction  et  commis  en  cela 
une  contravention  flagrante  aux  canons,  et  par  une 
irrégularité  plus  flagrante  encore  il  consentit  à  or- 

« 

1.  Necmalto  post  Epiphanias...ad  locum  haad  procal  ab  urbe  Con- 
stant! nopolitana,  quem  Septimum  vocant,  applicuit...  Sozom.,  viii,  14. 

2.  Ad  basilicam  sancti  Joannis.  Socr.,  vr,  12, 

3.  Gollcctam  ibi  celebravit...  Id.,  ibid. 


454  JEAN    GHRYSOSTOME 

donner  ce  jeune  homme  qu'il  ne  connaissait  point,  et 
pour  lequel  il  n'avait  pas  non  plus  le  consentement 
épiscopal.  Ces  considérations  ne  l'arrêtèrent  pas  :  pre- 
nant les  ciseaux  qu'on  lui  présenta,  suivant  l'usage, 
sur  un  plat  d'argent,  il  coupa  les  cheveux  au  futur 
diacre  et  prononça  sur  lui  la  formule  de  l'ordination  ^ 
C'était  une  nouvelle  recrue  dont  se  grossissait  le  parti 
ennemi  de  Chrysostome. 

Quand  il  eut  fini,  il  prit  le  chemin  de  la  ville  au 
milieu  des  mêmes  acclamations  qui  avaient  accueilli 
son  arrivée.  A  la  porte  d'Or,  celle  par  laquelle  on  com- 
muniquait, dans  les  solennités  publiques,  de  l'Hebdo- 
mon  à  l'intérieur  de  Constantinople,  Épiphane  trouva 
le  clergé  métropolitain,  que  l'archevêque,  informé  de 
tout,  envoyait  au-devant  de  lui  pour  le  recevoir*. 
Chrysostome  lui-même  se  tenait  en  face  du  palais  épi- 
scopal afin  de  saluer  l'évéque  de  Chypre  au  passage  et 
de  l'inviter  à  prendre  un  logement  sous  son  toit.  Épi- 
phane reçut  froidement  l'invitation',  prétextant  qu'il 
avait  déjà  un  logement  que  lui  avaient  retenu  ses  amis, 
sur  quoi,  l'archevêque  insistant:  «  Écoute,  lui  dit  Épi- 
phane,  je  logerai  chez  toi,  si  tu  me  jures  ici  même 
d'excommunier  les  Longs-Frères  et  d'interdire  dans  ta 
ville  les  livres  de  l'hérésiarque  Origène.  —  Tu  sais 
bien,  répondit  tranquillement  l'archevêque,  tu  sais  que 


1.  Ordinatod  iacono,  posthac  civitatem  ingreasus  est.  Socr.,  ti,  tS. 

ï.  Eupi  ingredientem  Joanoes  occursu  cleri  totius  honoravit.  So- 
zom.,  VIII,  14. 

3.  InyitatuB  enim  otjq  œdibus  ecplesfiiaticift  oinnere  yellet,  iieu- 
tiquam  acquievit,  et  cqm  Joanqe  quidem  coogredi  peRÎtiis  ^etrectayit 
Id.,  ibid. 


ET  L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  455 

nous  attendons  la  prochaine  réunion  d'un  concile  qui 
doit  s'occuper  de  ces  matières  ;  il  ne  me  convient  pas 
de  devancer  ses  décisions  ^*  —  Eh  bien  I  s'écria 
Épiphane  avec  colère,  s'il  en  est  ainsi,  je  pars,  »  eU 
rompant  brusquement  l'entretien,  il  fit  signe  qu'on  le 
conduisît  à  la  maison  que  les  agents  de  Théophile  lui 
avaient  préparée'.  Le  lendemain  de  grand  matin, 
Ghrysostome,  désireux  d'empêcher  une  rupture,  lui 
envoya  plusieurs  prêtres  pour  l'engager  à  prendre  part 
aux  prières  qui  allaient  être  célébrées  dans  la  basilique 
épisçopale  :  «  Je  suis  prêt  à  m'y  rendre,  leur  dit  Épi- 
phane, mais  à  une  condition,  celle  que  j'exigeais  hier 
de  votre  évoque  et  qu'il  m'a  refusée.  Y  consent-il  au- 
jourd'hui ?  »  Les  prêtres  se  turent  et  repartirent.  De 
ce  jour-là,  les  deux  évêques  ne  se  virent  plus. 

La  demeure  d' Épiphane  partagea  dès  lors  avec  celle 
d'Ëugraphie  le  triste  honneur  d'être  un  lieu  de  réunion 
pour  les  ennemis  de  Ghrysostome.  Les  clercs  expulsés, 
les  prêtres  mécontents,  y  affluèrent;  Sévérien,  levant 
le  masgue  encore  une  fois  et  rompant  impudemment 
la  paix  qu'il  avait  jurée,  s'y  montra  fort  assidu.  Antiochus 
de  Ptolémaîs  et  Acacius  de  Bérée  y  tenaient  avec  lui  le 
premier  rang.  Outre  les  recrues  de  la  ville,  on  ramas- 
sait tout  ce  qu'on  pouvait  d'ecclésiastiques  étrangers 
et  d'évêques  en  passage  :  d'ailleurs  la  célébrité  du  nom 
d'Épiphane  suffisait  pour  attirer  au  conciliabule  nombre 


1.  Cam  Joanoes  diceret  ail  temere  agendum  esse  ante  geoeralîs 
coDcilii  deflnitionem.  Socr.,  vi,  14. 

S.  £t  Joannem  quidem  a  quo  invitabatar,  refugit,  ut  gratificaretur 
Theopbilo  :  in  privato  autem  quodam  doqiicilio  diversatus  est.  Id., 
ibid. 


456  JEAN    GHRYSOSTOME 

de  visiteurs  en  dehors  de  l'esprit  de  faction.  Il  faat 
rendre  aussi  cette  justice  au  yieil  évéque,  que,  sauf  les 
questions  relatives  à  l'origénisme  et  à  Texcommuni- 
cation  des  Longs-Frères,  il  passait  assez  légèrement 
sur  les  accusations  personnelles  dont  on  poursuivait  le 
métropolitain.  C'était  la  fausse  idée  que  Ghrysostome 
était  origéniste,  communiquait  avec  des  origénistes  et 
continuait  à  suivre  dans  ses  enseignements  l'hérésiar- 
que contre  lequel  Épiphane  avait  fulminé  tant  d'ana- 
thèmes,  c'était  cette  idée  qui  l'avait  amené  à  Gonstan- 
tinople  et  continuait  à  nourrir  son  ressentiment;  sur 
le  reste,  il  ne  manifestait  aucune  passion.  Les  séances 
tenues  dans  son  logis  consistaient  donc  en  conférences 
de  pure  érudition ,  où  l'auteur  de  tant  d'ouvrages 
théologiques  renommés  déployait  son  vaste  savoir  avec 
d'autant  plus  d'insistance  que  la  question  était  peu  fa- 
milière à  la  plupart  de  ses  auditeurs  ^  Il  put  s'en  aper- 
cevoir plus  d'une  fois  :  les  étrangers,  qui  ne  savaient 
pas  le  fond  des  choses  et  qu'attirait  un  amour  sincère 
de  la  vérité,  s'en  retournaient  parfois  tout  ébahys  de  ce 
qu'ils  entendaient.  Ces  étonnements  naïfs  donnèrent 
lieu  à  une  aventure  dont  les  amis  de  Ghrysostome  ti- 
rèrent avantage,  et.qui  divertit  les  païens  et  les  indiffé- 
rents, toujours  prêts  à  rire  de  tout. 

Il  y  avait  dans  l'assistance,  parmi  les  plus  curieux 
et  les  plus  candides,  un  Goth  élevé  en  Grèce,  où,  de- 


1.  Privatim  vero  convocatis  episcopis  qui  tum  Constantinopoli  mo- 
rabantur,  ca  quse  adversus  libros  Origonis  decrcta  fuerant  illis  ostendit; 
ac  nonnullis  quidem  persuasit  ut  decretis  subscribcrent.  Sozom.,  yih, 
13.  —  NonnuIIi  quidem  ob  rcverentinm  Epipbanii  subscripserunt. 
SoTP.,  VI,  12. 


ET   L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  4W 

venu  chrétien  catholique  et  prêtre,  il  avait  adopté  le 
nom  de  Théotime.  Son  utilité  comme  barbare  et  son 
zèle  apostolique  comme  prêtre  contribuèrent  à  en  faire 
UD  évêque  métropolitain  de  la  petite  Scythie,  province 
des  embouchures  du  Danube  ^  Il  résidait  en  cette  qua- 
lité dans  la  ville  de  Tomes',  ancien  lieu  d'exil  du  poète 
Ovide,  devenu  au  v*  siècle  le  grand  marché  des  Huns 
et  des  Goths,  et  le  siège  d'un  apostolat  chrétien  dont 
aucune  élégance  littéraire  n'adoucissait  la  rtidesse. 
Théotime  n'était  pas  seulement  Tévêque,  il  était  le  mé- 
decin et  au  besoin  l'intermédiaire  commercial  de  ces 
populations  sauvages,  qui  afOuaient  dans  sa  ville  à 
cei*tains  jours,  et  des  populations  romaines,  presque 
aussi  sauvages,  qui  vivaient  du  trafic  ou  de  la  guerre 
avec  les  barbares.  Parlant  couramment  les  idiomes 
étrangers,  il  allait  recruter  ses  ouailles  dans  les  foires, 
vêtu  d'un  costume  semi-barbare,  et  laissant  flotter  sur 
une  robe  épiscopale  Tépaisse  et  longue  chevelure  des 
Goths.  11  attirait  aussi  ses  néophytes  dans  sa  maison  à 
de  grands  festins  où  il  les  catéchisait,  les  affaires  chez 
ces  peuples,  principalement  chez  les  Huns,  se  traitant 
d'ordinaire  à  tablée  Plus  d'une  fois  ce  bon  prêtre  s'était 
vu  rebuter  avec  violence,  plus  d'une  fois  il  s'était  trouvé 
en  danger  delà  vie;  mais  il  supportait  patiemment  les 

1.  Theotimus  episcopus  ScythisB...  Tirob  pietatem  viteque  sancti- 
moniam  celeberrimus.  Socr.,  vi,  12. 

2.  TomitaDorum  et  totius  Scythi»  ecclesiam  goberoabat.  Sozom., 
VII,  26. 

3.  Porro  cum  barbari  illi  crebris  incunionibus  Scythas  vastarent, 
eo«  quamvis  suopte  ingenio  feri  easent,  ad  mansuetudineni  tiaduxit... 
convivii»  illos  accipiens  et  muneribus  demulcens...  Aiunt  eum  perpé- 
tue comam  aluisse.  Sozom.,  ibid. 


458  JEAN   CHRYSOSTOME 

insuites,  et  il  avait  échappé  aux  blessures.  Les  plus  in- 
traitables de  ces  catéchumènes,  les  Huns,  avaient  fini 
par  croire  en  lui,  et  rappelaient  le  Dieu  des  Romains  \ 
Cet  homme  simple  avait  rapporté  de  Grèce,  entre 
autres  livres,  quelques-uns  des  ouvrages  d*Origëne,  et 
quand  il  ne  courait  pas  à  cheval  à  travers  les  steppes 
déserts,  quand  il  n*appréhendait  pas  au  corps  quelque 
barbare  qu'il  prétendait  convertir,  il  déployait  les  rou- 
leaux de  sa  bibliothèque,  où  il  avait  puisé  l'enthou- 
siasme d'Origène. 

Son  étonnement  fut  donc  grand  lorsqu'il  entendit 
au  logis  d'Épiphane  les  anathëmes  fulminés  contre 
Adamantins,  a  l'homme  de  diamant,  )>  ainsi  que  les 
contemporains  appelèrent  dans  leur  admiration  cette 
idole  de  Théotime.  Il  se  tut,  mais  pour  prendre  une 
revanche  éclatante.  Un  jour  que  la  conversation  roulait 
encore  sur  le  même  sujet,  l'apôtre  de  la  petite  Scythie 
tira  de  sa  robe  un  rouleau  qu'il  se  mit  à  lire  à  haute 
voix.  Ce  rouleau  faisait  partie  des  ouvrages  d'Origène 
et  contenait  des  passages  inattaquables  au  point  de  vue 
du  dogme,  merveilleux  pour  l'élévation  de  la  pensée 
et  l'ardente  foi  dont  ils  communiquaient  la  flamme. 
A  un  passage  en  succédait  un  autre  au  milieu  du  si- 
lence général  ;  puis  Théotime  prit  la  parole.  «  Je  ne 
comprends  pas,  s'écria-t-il  avec  force,  comment  on  ose 
attenter  à  la  renommée  d'un  homme  à  qui  l'on  doit 
mille  choses  pareilles  et  de  plus  remarquables  encore, 
et  comment  on  le  déclare  flls  de  Satan,  hérésiarque  au 

1.  Quem  Hunni  barbari  qui  circa  Istrum  habitabant  virtutis  causa 
admirantes  Deum  Romanorum  yocabant.  Divina  quippe  miracula  in 
illo  fuerant  experti.  Sozom.,  vu,  20. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  469 

premier  chef  et  damné.  Si  vous  trouvez  dans  ses  livres 
des  choses  moins  belles  que  celles-là,  si  vous  en  trouvez 
même  de  mauvaises,  mettez-les  de  côté;  laissez  le  mal, 
choisissez  le  bien.  Condamner  Origène  sans  rémission 
pour  quelques  erreurs,  c'est  un  acte  odieux  et  crimi- 
neH.  »  Ce  rude  prélat  exprimait  dans  un  style  tran- 
chant comme  Tépée  d*un  Goth  ce  que  dit  plus  tard 
avec  élégance  le  patriarche  Théophile,  qui  n'était  pas, 
au  moment  dont  nous  parlons,  à  sa  dernière  évolution 
sur  Torigénisme  :  u  Origène  est  un  jardin  où  se  trouvent 
des  fleurs  d'une  rare  beauté,  et  parmi  elles  des  épines 
et  des  broussailles.  Je  ne  détruirai  pas  le  jardin  pour 
cela,  j'enlèverai  les  ronces,  et  je  jouirai  des  fleurs*,  n 
La  sortie  de  Théotime,  connue  au  dehors,  égaya  la 
malignité  publique  aux  dépens  d'Épiphane. 

Cependant  les  affaires  de  la  cabale  avançaient  len* 
lement.  L'évêque  de  Chypre  n'ayant  autour  de  lui  que 
des  ecclésiastiques  ou  des  gens  du  monde  déjà  préve- 
nus contre  Chrysostome  et  convaincus  à  l'avance  de  sa 
culpabilité,  tandis  que  celui-ci,  appuyé  sur  le  peuple, 
semblait  dédaigner  tout  le  reste,  on  résolut  de  s'adres- 
ser pareillement  au  peuple  afin  de  l'attaquer  dans  son 
propre  camp.  Il  devait  se  célébrer  sous  peu  de  jours 
une  grande  collecte  à  l'église  des  Apôtres  :  c'était  une 
occasion  de  cathéchèse  et  de  discours  auxquels  pou- 

1.  Qai  istos  libros  contumelia  afISciunt,  ii  certe  non  aoimadvertunt 
K  illis  ipsis  YoluaiiaibuB  cootameliam  iaferre,  de  quibus  libri  isticoa- 
Kripti  ftuot.  Socr.,  vi,  12. 

3.  Similes  aunt  Origenis  libri  prato  cujusqae  generis  floribua  ezor* 
nato.  Si  qtiid  ergo  In  illis  mihi  ocearrit  boni ,  illad  decerpo.  Si  qaid 
Tero  Bpinosum  apparuerit,  hoc  utpote  quod  pungit,  missum  fado. 
Socr.,  VI,  17. 


60  JEAN    GHRYSOSTOME 

valent  prendre  part  les  évéques  étrangers  assistant  aux 
prières.  Des  meneurs  imaginèrent  d'y  faire  aller  Épi- 
phane,  et  là  le  vieil  évéque,  en  présence  de  toute  la 
ville,  entamerait  Thistorique  de  son  long  voyage  ;  il  en 
exposerait  les  causes  et  l'insuccès,  il  dirait  quels  efforts 
infructueux  Théophile  et  lui  avaient  tentés  pour  dé- 
montrer par  lettres  à  l'archevêque  qu'il  marchait  et 
conduisait  son  peuple  dans  une  voie  de  perdition,  et 
comment,  emporté  par  la  charité,  lui-même,  Épiphane, 
malgré  son  grand  âge,  avait  bravé  les  périls  de  la  mer 
pour  essayer  sur  ce  prélat  opiniâtre  l'autorité  de  sa 
parole^  Alors  viendraient  le  récit  de  l'excommunica- 
tion des  Longs-Frères  et  du  synode  d'Alexandrie,  celui 
du  synode  de  Salamine  où  Origène  et  les  origénistes 
avaient  été  anathématisés,  puis  les  refus  arrogants  du 
métropolitain  devant  des  injonctions  verbales  réitérées* 
La  conclusion  du  discours  devait  être  la  déposition  so- 
lennelle de  Ghrysostome  pour  l'honneur  de  Dieu  et  le 
salut  des  fidèles  de  Gonstantinople,  s'il  ne  reconnaissait 
à  l'instant  sa  faute  et  ne  promettait  de  faire  pénitence  '. 
Telle  était  la  conspiration  tramée  pour  frapper  Tar- 
chevêque  au  milieu  de  son  troupeau.  Une  fois  le  des- 
sein formé,  on  se  mit  en  mesure  d'en  assurer  le 
triomphe  en  se  composant  un  auditoire  favorable;  mais 
la  chose  fut  ébruitée  dans  la  ville.  Elle  parvint  alors 

1.  Die  quo  collecta  agenda  erat  in  ecclesia  Apostolonim;  procura- 
runt  Joannis  inimici  ut  Epipbanius  in  ecclesiam  veniret  et  publice 
coram  populo...  Et  hi  quidem  istud  moliebantur.  Sozom.,  viu,  1i. 

2.  Epiphanium  in  médium  prodire  volebant,  et  coram  universo 
populo  primum  quidem  Origenis  libres  condemoare,  deinde  verc 
Dioscorum  cum  suis  excommunicare,  et  Joannem  utpoteillis  favcntem 
simul  pcrstringere.  Socr.,  vi,  14. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  464 

aux  oreilles  de  Chrjsostome,  qâi  d'un  coup  d'œil  sonda 
le  péril  et  s'écria ,  dit-on ,  avec  indignation  en  par- 
iant d'Épiphane  :  <(  Il  faut  que  cet  homme  soit  fou  ou 
démoniaque  pour  oser  de  pareilles  choses  M...  »  Et  il 
donna  Tordre  à  son  diacre  Sérapion  de  l'empêcher 
d'entrer  dans  la  basilique.  Le  jour  de  la  collecte  venu , 
et  comme  la  foule  curieuse  accourait  de  toutes  parts, 
Sérapion  se  plaça  sur  le  seuil  de  la  porte  pour  guetter 
Farrivée  d'Épiphane,  qui  ne  tarda  point  à  paraître  en 
effet,  escorté  de  quelques  amis.  Sérapion  l'arrêta  tout 
court,  a  Évêque,  lui  dit-il,  voici  ce  que  mon  évêque  à 
moi  et  l'évêque  de  ce  lieu  m'a  chargé  de  te  signifier. 
Tu  te  permets  dans  son  domaine  ecclésiastique  bien 
des  choses  contraires  aux  canons.  D'abord  tu  vas  dans 
une  de  ses  églises  faire  une  ordination  sans  son  aveu, 
puis  tu  viens  t'emparer  d'une  autre  pour  y  officier 
malgré  lui.  Tu  te  conduis  comme  si  tu  étais  son  évêque, 
et  comme  si  lui  n'était  rien  devant  toi.  Ëh  bien ,  il 
veut  que  cela  cesse,  et,  si  tu  persistes,  il  fait  retomber 
sur  ta  tête  la  responsabilité  des  désordres  qui  peuvent 
éclater  aujourd'hui'.  »  Épiphane  ne  s'attendait  pas  à 
cet  acte  de  fermeté.  Il  ne  trouva  pour  réponse  immé- 


1.  Quod  Epiphanium  nugacem  et  dœmoniacum  dîctitabat.  Act. 
synod.  ad  Querc. 

2.  Multa  coDtra  régulas  agis,  o  Epiphani ,  qui  primam  quidem  în 
ecclesiis  sub  dispositione  mea  constitutis  ordinationem  feceris;  deinde 
iojiissu  meo  ex  tua  ipsius  auctoritate  in  iisdem  eccicsîis  missarum 
soiemnia  celebraveris,  et  olim  quidem  invitatus  illuc  venire  renueris  : 
ounc  vero  id  ttbi  ipse  pennittas.  Cave  igitur  ne  tumuHu  exciiato  ia 
populo,  periculuni  inde  tibi  quoque  nascatur.  Socr.,  vi,  14.  —  Tumultu 
ac  seditione  popuH  excitata,  ipsum  taaquam  ejus  rei  auctorem  pericu- 
iutn  subiturum  fore.  Sozom.,  viii,  1  i. 

11 


46«  JEAN    CHRYSOSTOME 

diate  que  des  invectives  contre  le  diacre  et  des  accusa- 
tions contre  l'archevêque  ;  mais  bientôt,  réfléchissant 
qu'il  commettait  en  réalité  une  faute  grave  contre  les 
devoirs  ecclésiastiques  et  sentant  qu'il  avait  tort,  il 
tourna  le  dos  et  rentra  précipitamment  dans  sa  mai- 
son. Ce  premier  moment  de  réflexion  fut  suivi  d'un 
examen  sincère  de  sa  conduite  depuis  son  arrivée,  et 
il  vit  l'abîme  où  on  l'entraînait  en  abusant  de  sa  pas- 
sion pour  les  causes  théologiques.  Ces  luttes  violentes 
n'étaient  plus  de  son  âge,  l'afliaiblissement  de  ses 
forces  le  lui  disait  assez,  et  il  résolut  de  quitter  Gonstan- 
tinople  au  plus  tôt,  sans  attendre  Théophile. 

Il  était  dans  cette  veine  de  calme  lorsqu'une  visite  des 
Longs-Frères  lui  enleva  ses  dernières  hésitations  et 
détermina  son  départ.  Quelques  jours  auparavant,  le 
fils  de  l'empereur,  le  jeune  Théodose,  étant  tombé  ma- 
lade, sa  mère,  qui  avait  le  nom  d'Épiphane  en  vénéra- 
tion, fit  demander  à  l'évéque  par  un  message  quelques 
prières  pour  son  enfant*.  «L'enfant  vivra,  répondit 
l'oracle  assez  rudement  au  messager,  si  sa  mère  ne  fa- 
vorise plus,  comme  elle  le  fait,  Thérésie  et  les  héré- 
tiques^  »  Il  voulait  parler  des  Longs-Frères.  Cette  dure 
réponse  troubla  le  cœur  d'Ëudoxie.  «  Dieu  tient  la  vie 
de  mon  fils  dans  ses  mains,  s'écria-t-elie  avec  angoisse 
et  il  fera  de  lui  ce  qu'il  voudra  :  Dieu  me  Ta  donné. 
Dieu  peut  me  le  reprendre  ;  mais  cet  évéque  n'a  pas 


1.  Mater  vero  sollicita  ne  quid  tristius  ei  contiogeret,  miaso  ad 
Ëpiphaniam  nuQtio,  pro  illo  Deum  precaretur,  postulant.  Sozom», 
VIII,  15. 

2.  nie  puerum  victurum  esse  respondit  si  Augusta  baoreticos  qui 
cum  Dioscoro  erant  aversaretur.  Soiom.,  ibid* 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  463 

le  poayoir  de  ressusciter  les  morts,  autrement  il  aurait 
ressuscité  son  archidiacre,  qui  lui  a  été  enlevé  il  y  a 
peu  de  temps  ^))  Malgré  ce  raisonnement  philosophique, 
le  cœur  maternel  tremblait  toujours,  et  Eudoxie,  fai- 
sant venir  près  d'elle  un  des  Longs-Frères,  lui  ordonna 
d'aller  trouver  Févêque  de  Chypre  et  de  se  réconcilier 
avec  lui*.  L'ordre  était  sans  réplique.  Les  Longs-Frères 
se  concertèrent  donc,  prirent  le  chemin  de  la  maison 
d'Épiphane,  et  parurent  à  Fimproviste  devant  le  vieil- 
lard. 

Épiphane  ne  les  avait  jamais  vus.  «  Nous  sommes 
les  Longs-Frères,  dit  l'un  d'entre  eux,  Ammonius,  et 
nous  venons  savoir  de  toi,  seigneur  vénéré  ^  si  tu  as 
jamais  rencontré  dans  ta  vie  un  de  nos  disciples  ou  lu 
un  de  nos  livres?  —  Jamais,  répondit  Épiphane.  — 
Eh  bien!  continua  Ammonius,  pourquoi  nous  con- 
damnes-tu sans  nous  connaître?  Ton  devoir  n'était-il 
point,  quoi  qu'on  ait  pu  te  dire,  de  fenquérir  par  toi- 
même  avant  de  juger?  C'est  ainsi  que  nous  avons  fait 
à  ton  égard.  Nous  connaissons  tes  disciples,  nous  con- 
naissons aussi  tes  livres  et  en  particulier  celui  que  tu 
as  intitulé  r Ancre  de  la  Foi.  Eh  bien  ,  il  y  a  des  gens 
en  grand  nombre  qui  ne  l'approuvent  pas  et  sou- 
tiennent que  tu  es  toi-même  hérétique.  Nous  t'avons 
défendu,  tes  livres  en  main,  quoique  nous  ne  te  con- 
naissions pas\  Pourquoi  donc  en  notre  absence,  sans 


1.  Quod  si  tu  mortuos  ad  vitam  revocare  posses,  mortuusnon  essct 
vchidiaconas  tuua.  Sozom.,  viii,  15. 

i.  Id  enim  ipss  Augast»  placuerat.  Sozom.,  ibid. 

3.  LoDgi  somus,  o  pater.  Sozom.,  ibid. 

4.  Nos  vero...  et  discipuios  tuos  ssepenumero  vidimus,  etlibros  per- 


464  JEAN    GHRYSOSTOME 

• 

nous  interroger,  sans  nous  avoir  vus,  sans  avoir  lu  nos 
livres,  as-tu  décidé  que  nous  étions  coupables?»  Am- 
monius  se  tut,  et  le  vieil  évêque  comprit  la  leçon.  Il 
causa  avec  ces  moines  honnêtes  et  sensés,  fut  content 
de  leurs  réponses,  et  bien  des  préventions  s'effacèrent 
de  son  esprit.  Ce  commencement  de  réconciliation 
avec  des  hommes  qu'il  était  venu  poursuivre  à  Gonstan- 
tinople  y  rendait  sa  présence  plus  que  jamais  inutile  : 
il  accéléra  donc  ses  préparatifs  de  départ.  Le  chagrin 
s'était  emparé  de  lui,  le  remords  peut-être.  Comprenant 
trop  tard  qu'il  avait  été  le  jouet  d'une  intrigue  où  il 
avait  sacrifié  son  repos  et  une  partie  de  sa  dignité,  il 
haïssait  Constantinople,  et  quand  il  monta  sur  le  navire 
qui  devait  l'emporter,  11  dit  aux  évoques  qui  raccom- 
pagnèrent jusque-là  :  «Je  vous  laisse  votre  ville,  votre 
palais,  vos  spectacles;  j'ai  bien  hâte,  je  vous  assure,  de 
quitter  tout  cela  M  »  Ce  furent  ses  dernières  paroles. 

A  mesure  que  le  navire  s'éloignait,  fendant  les  eaux 
de  la  Propontide,  le  reste  d'exaltation  qui  le  soutenait 
encore  tomba  devant  la  réflexion.  11  ne  lui  resta  plus 
que  le  sentiment  d'une  défaite  déshonorante.  Les  fati- 
gues de  la  mer,  se  joignant  aux  tristesses  de  l'esprit, 
achevèrent  de  ruiner  une  constitution  déjà  trop  affaiblie. 
Hors  d'état  de  supporter  les  assauts  de  la  fièvre  qui  le 
saisit,  il  s'éteignit  durant  la  traversée,  sans  avoir  revu 
les  côtes  de  sa -chère  Salamine. 


legimus,  ex  quibus  unus  qui  Ancoratus  inscribitur.  Cumque  multi 
vituperarc  te  et  tanquam  hier#icum  calumiiiari  veUent,  nos  pro  pâtre, 
uti  par  erat,  propugnavimus...  Sozom.,  viii,  51. 

1.  Urbem  vobis  etpalatium  et  scenam  reUnquo;  ego  vero  abscedo; 
festiDO  enim  et  quidem  valde.  Id.,  ibid. 


ET    L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  465 

Cette  mort  si  prompte ,  si  peu  attendue ,  était  de 
nature  à  frapper  des  esprits  superstitieux,  et  lorsque 
plus  tard  on  vit  son  antagoniste,  Jean  Ghrysostome,  con- 
damné, déposé,  chassé,  aller  mourir  en  exil,  il  se  forma 
du  rapprochement  de  ces  deux  faits  une  légende  po- 
pulaire que  les  contemporains  nous  ont  transmise. 
On  prétendit  que,  dans  une  dernière  entrevue  dont 
l'histoire  ne  parle  pas,  Épiphane  aurait  dit  à  Ghry- 
sostome: «J'espère  que  tu  ne  mourras  point  évêque;» 
à  quoi  celui-ci  aurait  répondu  :  «  Et  moi  j'espère  que 
tu  ne  mourras  pas  dans  ton  lie  de  Chypre.  »  Si  la 
légende  avait  pour  but  de  montrer  l'esprit  prophétique 
des  deux  saints,  elle  ne  fait  guère  briller  leur  charité*. 

La  désertion  d'Épiphane  laissait  à  Ghrysostome  le 
champ  de  bataille  :  il  eût  dû  user  modérément  de  la 
victoire;  mais  telle  n'était  pas  la  pente  de  son  caractère. 
Il  restait  d'ailleurs  en  face  de  ses  vrais  ennemis,  de 
ceux  entre  les  mains  desquels  le  vaniteux  vieillard 
n'avait  été  qu'un  instrument  dont  ils  avaient  joué  sans 
pitié,  et  à  leur  tête  l'imagination  de  Ghrysostome  pla- 
çait toujours  Augusta,  ses  favorites  et  les  évéques  de 
cour.  Contre  ceux-là,  sa  colère  n'attendit  pas  longtemps 
pour  prendre  une  revanche.  On  l'avait  abreuvé  d'hu- 
milialion  et  de  fiel  vis-à-vis  de  sa  ville,  vis-à-vis  de  son 
peuple  :  la  vengeance  éclala  comme  malgré  lui.  Dans 
un  discours  que  nous  ne  connaissons  que  par  quelques 
mots  de  l'histoire  (car,  les  tachygraphes  n'ayant  point 

1.  Sunt  qui  dicunt  eum  cum  jam  navem  cooscensurus  esset,  haec 
Joanni  denun liasse  :  Spero  te  non  moriturum  esse  episcopum  ;  Joan- 
Qem  vicissim  iUi  sic  respondisse  :  Spero  to  OOD  perventurum  esse 
in patriam.  Socr.,  vi,  14» 


466  JEAN   CHRYSOSTOME 

osé  le  publier  selon  toute  apparence,  il  manque  à 
la  collection  de  ses  œuvres),  il  s'appesantit  sur  les 
désordres  des  femmes  en  général,  et  stigmatisa  particu- 
lièrement celles  qui,  mêlant  aux  galaateries  de  la  vie 
mondaine  la  prétention  de  gouverner  l'Église,  sèment 
la  discorde  dans  le  sanctuaire,  et  persécutent  les  mi- 
nistres de  Dieu*.  L'histoire  nous  dit  en  propres  termes 
que  dans  les  tableaux  hardis  qu'il  présentait  à  son 
auditoire  tout  le  monde  reconnut  Augusta  et  son  entou- 
rage*. L'impératrice  était  absente,  mais  des  gens 
officieux  ne  manquèrent  pas  d'aller  lui  tout  révéler*. 
L'attaque  était  tellement  vive,  à  ce  qu'il  paraît,  qu'Eu- 
doxie  courut  chez  l'empereur,  le  conjurant  de  faire 
justice  sans  délai  d'une  injure  commune  à  tous  deux. 
Arcadius  hésitait:  Sévérien,  appelé  au  conseil,  opina 
pour  qu'on  attendit,  avant  de  rien  faire,  l'arrivée  de 
Théophile,  qui  à  ce  moment  devait  être  en  route  pour 
Constantinople.  Les  amis  de  Chrysostome  étaient  dans 
la  consternation,  ses  ennemis  dans  la  joie. 

Le  patriarche  d'Alexandrie  en  effet  était  en  marche 
pour  Constantinople.  Après  les  premières  nouvelles 
d'Épiphane,  qui  semblaient  promettre  à  sa  campagne 
dans  la  grande  métropole  de  TOrient  une  heureuse 


i.  Sine  mont  orationem  habuit  ad  populum,  qu»  omnium  gene- 
raliter  mulieram  vituperationem  continebat.  Socr.,  vi,  15.  —  Poiro 
digresso  ab  urbe  Epiphanio,  Joannes  in  eoclesia  verba  faciens,  commu- 
nem  advenus  mulieres  vituperationem  instituit.  Sozom.,  vui,  16. 

2.  Eum  sermonem  vulgus  ita  accepit,  quasi  contra  Augustam  flgu- 
rate  dictus  fuisset.  Socr.,  vi,  15.  —  Sozom.,  viii,  16. 

3.  Eiceptuft  igitur  a  malevolis  ad  principum  notitiam  perfertur. 
Socr.,  VI,  15.  —  Hi  vero  qui  episcopo  infensi  erant,  rationem  ipsam 
excipientes,  ad  imperatorem  attulerunt.  Sozom.,  vin,  16. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EDDOXIE.  467 

issue,  Théophile  avait  commencé  la  sienne.  Choisissant 
vingt-hnit  évéques  égyptiens  signalés  entre  tous  par 
leur  dévotion  absolue  à  ses  volontés,  il  leur  avait  re- 
commandé de  s'embarquer  dans  quelques  jours  pour 
venir  le  rejoindre  à  Chalcédoine,  où  il  se  rendait  par 
la  voie  de  terrée  Ces  précautions  prises,  il  s'était  ache- 
miné vers  la  Palestine,  la  Syrie  et  TAsie  Mineure, 
tandis  qu'Épiphane  reprenait  la  mer  pour  rentrer  à 
Salamine.  Le  patriarche  ne  croisa  donc  pas  sur  sa  route 
le  cadavre  de  son  ami. 

i.  EpiscopiB  iEgypti  navigare  JossiU..  ipse  pedestri  itinere  proficis- 
citor.  Socom.,  vm,  14. 


LIVRE    IV. 


Théophilo  anire  par  terre  A  Chalcédoine.  —  Cjrinus  blessé  au  pied  par 
Mamthas.  —  Bntrée  triomphale  de  Théophile  à  Constantinople.  —  Popu- 
latioD  égyptiexine  dans  cette  ville.  —  Théophile  refuse  de  voir  l'arche- 
▼èque  et  va  loger  aa  palais  de  Placidie.  —  Chrysostome  mis  en  accusa- 
tion soos  l'inspiration  de  Théophile.  —  Synode  du  Chêne  présidé  par 
celui-ci.  —  Chrysostome  cité  refuse  de  comparaître.  —  Contre-Synode 
à  rarchevèché  ;  scènes  de  violence  à  Constantinople  et  à  Chalcédoine.  — 
Libelles  d'accusation  contre  Chrysostome  ;  il  est  déposé  sans  être  entendu. 
—  Les  Longs-Frères  se  soumettent  à  Théophile.  ^  Mort  de  Dioscore  et 
d*Ammonius.  —  Ttoubles  dans  toute  la  ville;  Sévérien  est  chassé;  le 
peuple  vent  jeter  Théophile  à  la  mer.  ^  Exil  de  Chrysostome  en  Bithy- 
nie.  —  Tremblement  de  terre  à  Constantinople ;  frayeur  de  l'impératrice; 
elle  rappelle  l'exilé.  —  Rentrée  de  Chrysostome  à  Constantinople.  —  Il 
est  porté  par  le  peuple  dans  son  église.  —  Son  discours,  aa  réconciliation 
avec  l'impératrice. 

403 
I. 

Le  but  de  Théophile  en  choisissant  la  route  de  terre 
pour  gagner  Constantinople  était  d'endoctriner  au 
passage  les  évoques  des  provinces  qu'il  devait  traverser, 
et  il  ne  cachait  pas  le  but  de  son  voyage.  «  Je  vais  à  la 
cour,  disait-il,  pour  déposer  l'archevêque  Jean*.  »  Dans 
l'Asie  proconsulaire,  il  se  mit  en  rapport  avec  les 
églises  encore  agitées  par  les  exécutions  de  Chryso- 
stome. Les  mécontents  accouraient  à  lui,  réclamant  les 
uns  leurs  privilèges  électoraux  méconnus,  les  autres 
leurs  sièges  ravis  sans  jugement  canonique,  et  Tévéque 

1.  Sœpius  dixlt  et  Alexandri»  et  in  Syria  :  Id  comitatum  proflciscor 
ut  Joanncm  deponam.  Pallad.,  dial.,  p.  29. 


JEAN  GHRYSOSTOME.  469 

chassé  de  Nicomédie,  le  magicien  Géroûtius,  ne  man- 
qua pas  d'apporter  ses  haines  habiles  dans  ce  concours 
de  toutes  les  rancunes  et  de  toutes  les  vengeances 
contre  rarchevêque.  Ainsi  la  face  des  choses  avait 
brusquement  changé.  Pour  un  tiers  des  églises  d'Asie, 
Théophile  devenait  un  réparateur  ;  il  prenait  le  rôle 
d'un  second  justicier,  qui,  avec  l'aide  du  futur  concile, 
casserait  les  illégalités  du  premier  et  rendrait  force 
aui  lois  disciplinaires  foulées  aux  pieds.  Ses  vingt- 
huit  évéques  d'JÊgypte  l'attendaient  à  Chalcédoine,  où 
il  les  rejoignit*.  L'évoque  de  la  ville,  Égyptien  de  nais- 
sance, les  avait  reçus  comme  des  frères  et  attendait 
aussi  le  patriarche  avec  des  sentiments  qui  étaient  plu- 
tôt ceux  d'un  subordonné  que  d'un  colIëgue^  C'était 
ce  même  Cyrinus  qui  avait  accompagné  en  401  Ghry- 
sostome  dans  le  fatal  voyage  d'Éphëse,  et  qui  était 
devenu  tout  à  coup  son  ennemi,  soit  flatterie  pour 
Théophile,  soit  ressentiment  de  quelque  déconvenue 
personnelle.  Nul  maintenant  ne  tenait  sur  le  métro- 
politain de  Constantinople  un  langage  plus  amer;  il 
ne  rappelait  que  le  superbe,  l'opiniâtre,  l'impie ^ 
Gomme  l'époque  du  concile  approchait  (on  était  alors 
au  ntilieu  de  juin,  et  le  concile  devait  s'ouvrir  le  mois 
suivant),  les  évoques  des  provinces  à  l'orient  de  Ghal- 
cédoine  ou  ceux  qui  craignaient  une  longue  naviga- 
tion venaient  s'embarquer  dans  cette  ville,  où  le  fios- 

1.  Jamque  adorant  ex  iEg}'pto  naves  quas  Theopbilas  exspectabat 
ai  Chalcedoncm  appulerant.  Sozom.,  viii,  16. 

2.  Erat  eo  tempore  Chalcedonift  episcopus  Cyrinus  quidam,  génère 
iEgypiias.  Socr.,  vr,  15. 

3.  Apud  epiacopos  multa  contra  Joannem  blaterabat,  impiam  iUum 
et  arrogantem  et  inexorabilem  vocans.  Socr.,  vi,  15. 


470  JEAN    CHRYSOSTOHE 

phore  atteint  sa  moindre  largeur.  Il  en  arrivait 
d'Arménie,  de  Perse,  de  Mésopotamie,  des  diocèses 
méditerranéens  de  la  Phrygie.  Ceux  qui  semblaient  de 
bonne  volonté  étaient  retenus  par  Cyrinus,  et  Théo- 
phile les  attirait  à  des  conciliabules  dont  ses  Égyptiens 
formaient  le  noyau.  Il  paraît  qu'on  y  discutait  avec  une 
grande  vivacité,  principalement  Gyrinus,  dont  le  carac- 
tère irascible  et  violent  rappelait  les  hommesdeson  pays. 
Dans  une  de  ces  discussions ,  un  demi-Persan  nommé 
Maruthas,  évéque  de  Mésopotamie,  lui  marcha  sur  le 
pied  par  mégarde.  L'allure  de  cette  espèce  de  barbare, 
qui  vivait  sur  les  confins  delà  Babylonie,  devait  être  bien 
lourde,  ou  sa  sandale  bien  ferrée,  car  son  pied  écrasa 
celui  de  Cyrinus  à  tel  point  que  la  gangrène  s'y  mit  et 
qu'on  fut  obligé  plus  tard  de  couper  la  jambe  au  patient  K 
Cet  accident  contraria  beaucoup  Théophile,  qui  comptait 
sur  l'évéque  de  Chalcédoine,  cabaleur  hardi,  tel  qu'il 
lui  en  fallait  pour  entraîner  des  gens  incertains  ou 
timorés,  car  beaucoup  de  ceux  à  qui  on  s'adressait 
refusaient  de  prendre  des  engagements  d'avance.  A  son 
grand  regret,  il  ne  put  l'amener  à  Gonstantinople  *. 

Ce  fut  un  jeudi  à  la  sixième  heure  du  jour,  c'est- 
à-dire  vers  midi  •,  que  Théophile,  donnant  le  signal 

1.  Maruthas  ortus  ex  Mesopotamia  qui  una  corn  episcopis  Ulis 
aderat,  forte  alterum  ejus  pedem  calcavit;  unde  affectus  dolore... 
CoDstantÎDopoIim  trajicere  non  potoit...  postea  vero  ex  eo  vuloerp 
maie  habuit.  Sozom.,  viii,  14. 

2.  Eo  vulnere  graviter  affectas  Constantinopolim  una  cum  reliquis 
episcopis  transfretare  non  potuit.  Socr.,  vi,  15.  —  Licetad  struendas 
Joanni  insidias  admodum  necessarius  videretur.  Sozom.,  viii,  16. 

3.  Sexta  hora,  quinta  Sabbatî,  Constantinopolim  Tenit,  nautis 
circumplaudentibus.  Pallad.,  diaL,  p.  26. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIR.  474 

aux  rameurs,  franchit  le  Bosphore  avec  ses  ving^-huit 
saffiragants.  Il  prit  terre,  suivant  toute  apparence,  dans 
le  port  particulièrement  destiné  aux  navires  venant 
de  Ghalcédoine,  et  que  pour  cette  raison  on  appelait 
les  échelles  chalcédoniennes^  Toute  la  flottille  égyp- 
tienne s'était  décorée  pour  le  recevoir  ;  le  petit  peuple 
égyptien  de  l'annone  se  trouvait  rangé  en  bon  ordre 
autour  du  port,  de  sorte  que  le  patriarche,  en  abor- 
dant la  métropole  de  Tempire,  eut  une  entrée  presque 
souveraine*.  Avec  son  cortège  d'évéques  et  son  armée 
d'Égyptiens,  il  se  mit  en  marche  à  travers  la  ville  pour 
gagner  le  quartier  de  Pérasma,  où  l'empereur  mettait 
à  sa  disposition  un  des  palais  impériaux,  appelé  le 
palais  de  Placîdie*.  Ce  quartier  de  Pérasma,  qui  porte 
aujourd'hui  le  nom  de  Péra,  était  séparé  de  la  ville 
proprement  dite  par  le  golfe  de  Géras  ou  de  la  Corne, 
lequel  formait  déjà  le  grand  port,  et  des  barques  nom- 
breuses, amarrées  sur  les  deux  rives,  servaient  de 
communication  jour  et  nuit  d'un  quartier  à  l'autre. 
Pour  aller  des  échelles  chalcédoniennes  à  Péra  et  au 
palais  de  Placidie,  où  Théophile  devait  loger,  il  fallait 
passer  devant  la  basilique  épiscopale,  à  laquelle  l'ar- 
chevêché était  attenant.  Ghrysostome  y  attendait  Théo- 
phile pour  l'inviter  à  descendre  chez  lui  ;  mais  celui-ci 

1.  C  f.  C.  p.  topog,  Auct.  Petro  GyUio,  1632. 

2.  NaatsAlezaodrini,  quorum  frumentari»  naves  tum  forte  aderant, 
obviaxn  progreasi,  fauatis  iHum  acclamationibus  excepere.  Socr.,  vi,  15. 
—  Naute  Alezandrioi,  in  unum  coUecti,  eum  gaudio  et  faustift  accla- 
mationibus exceperunt.  Sozom.,  viii,  17. 

3.  In  quamdam  imperialem  domum  que  Placidiana  appeUatur  di- 
vertit. Socr.,  VI,  15.  —  Imperialem  domum,  in  qua  ipsî  diversorium 
fuent  preparatum.  Sozom.,  vni,  17. 


472  JEAN    CHRYSOSTOME 

s'excusa.  II  n'entra  pas  même  à  l'église  pour  y  faire 
un  acte  d'action  de  grâces,  comme  il  convenait  à  un 
évêque,  et  comme  c'était  ia  coutume  ^  Poursuivant  sa 
route  dédaigneusement,  il  alla  s'installer  avec  sa  suite 
au  palais  impérial  préparé  pour  lui.  La  conduite  qu'il 
tint  ce  jour-là  fut  sa  règle  pour  les  jours  suivans.  il 
repoussa  toutes  les  invitations  de  l'archevêque,  il 
refusa  même  de  le  voir  et  de  communiquer  ecclésias- 
tiquement  avec  lui.  «  Ceci,  disait  Gbrysostome offensé, 
et  qui  voulait  à  toute  force  une  explication,  ceci 
n'est-il  pas  une  déclaration  de  guerre  faite  à  un  évoque 
aux  portes  de  son  église?  N'est-ce  pas  le  prélude  d'une 
bataille  et  un  grand  scandale  pour  toute  une  ville'.  » 
Le  navire  qui  avait  amené  d'Alexandrie  les  vingt- 
huit  suffragants  du  patriarche  était  porteur  d'une  assez 
forte  cargaison  de  tissus  précieux  de  l'Inde,  d'aromates 
et  de  parfums  de  l'Arabie  destinés  à  ses  libéralités  ou 
à  ses  corruptions'.  11  en  fit  la  répartition  entre  les 
officiers  et  dames  de  la  cour  et  les  matrones  de  la 
ville  dont  il  pouvait  avoir  besoin,  y  joignant,  suivant 
ses  habitudes,  de  bonnes  sommes  d'argent  données  à 
propos.  11  s'acquit  ainsi  beaucoup  de  faveur  dans  la 

1.  Ecclesiam  non  adiit  Juxta  morem  bactenus  observatum,  ncquc 
nobiscum  congressus  est,  nec  participes  nos  sermonis  fecit,  non  pnv 
cum,  non  communionis...  Chrys.,  Epist,  ad  Pap,  Innoc;  Pallad., 
dial.,  p.  15. 

2.  Attanien  facientes  id  quod  nosmetipsos  decebat,  et*  assidue  ipsam 
adhortantes  ut  congrederetur  nobiscum  et  diceret  qua  de  causa  ab 
iiiitio  tantum  bellum  acceadisset,  tantœque  ciyitati  excitasset  scaa- 
dalum.  Glirys.,  ibid. 

3.  Advenit  Theopbilus  Teiuti  scarabeus  fimo  onustus  pulcberri- 
marum  rerum  quie  in  iEgypto  sunt  et  in  ipsa  India,  suavissimam 
odorem  pro  fœtida  invidia  spargens.  Pallad.,  dtcU»,  p.  20. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  473 

haute  société  de  Gonstantinople.  Au  palais  de  Placidie, 
il  menait  le  train  d'un  prince  ou  d'un  consul  :  sa 
porte  était  ouverte,  sa  table  dressée  à  tout  venant,  et 
a  il  réunissait  en  des  repas  splendides,  »  nous  dit  un 
contemporain,  les  hommes  importants,  ecclésiastiques 
ou  laïques,  qu'il  savait  ennemis  de  l'archevêque  ^  C'est 
là  que  se  recueillait  et  se  combinait  avec  un  art  pervers 
tout  ce  qui,  vrai  ou  faux,  pouvait  servir  à  la  fabrica- 
tion d'un  procès  en  règle.  Deux  diacres  dont  il  a  été 
parlé,  ecclésiastiques  indignes  chassés  de  l'église  de 
Gonstantinople,  l'un  pour  adultère,  l'autre  pour  homi- 
cide, avaient  un  accès  libre  près  du  patriarche,  et 
l'histoire  nous  les  signale  comme  les  instruments  les 
plus  actifs  de  ses  machinations  ^   Théophile   n'avait 
pas  manqué  non  plus  de  se  lier  avec  Eugraphie,  dont 
il  fréquentait  assidûment  la  maison.  Il  y  avait  donc  à 
Gonstantinople  deux   conciliabules   en    permanence 
contre  Chrysostome,  l'un  au  palais  de  Placidie  pour 
les  intrigues  courantes  et  la  réunion  des  évéques 
étrangers,  l'autre  chez  Eugraphie  pour  la  direction 
supérieure  du   complot.   Ce  dernier,  où  siégeaient 
Sévérien  de  Cabales  et  ses   acolytes  Antiochus  de 
Ptolémaïs  et  Acacius  de  Bérée,   correspondait  avec 
la  cour   quant  aux   moyens   d'exécution'.   L'impé- 

i.  Partim  iargitione  auri...  partim  lautioribus  epulis  gui»  deditos 
sibi  mancipans,  partim  blanditiis  et  spe  majoris  dignitati!«,  siii  similes 
impostores  e  clericis  in  suas  partes  adducens.  Pallad.,  dicU,,  p.  26. 

2.  Diaconi  duo  a  Joanne  episcopo  ejecii...  ob  enormia  scelera... 
Theophilus  persuadet  ilUs  ut  libeUos  adversus  Joannem  dent.  Pallad., 
dial,  ibid. 

3.  Coït  in  œdibus  Eagraphias  cum  Severiano ,  Ântiocho ,  Acacio  et 
rellquis  Joanni  iofensis.  Pallad.,  loc.  cit. 


474  JEAN    CHRYSOSTOME 

ratrice,  plus  implacable  que  jamais,  en  était  Tâme. 

Un  sentiment  honnête  ou  un  remords  d'Arcadins 
faillit  troubler  la  quiétude  des  conspirateurs.  La  pour- 
suite des  Longs-Frères  contre  leurs  calomniateurs, 
4)rotégée  dans  le  principe  par  Eudoxie  elle-même, 
avait  eu  une  issue  favorable  devant  le  tribunal  du  pré- 
toire. L'évêque  et  les  quatre  abbés  dénonciateurs  des 
moines  de  Nitrie,  voyant  qu'il  s'agissait  pour  eux  d'une 
condamnation  capitale,  car  ils  avaient  accusé  Ammo- 
nius  et  ses  compagnons  d*un  crime  capital,  le  crime 
de  magie  mêlé  à  celui  de  lèse-majesté,  effrayés  d'ail- 
leurs des  dispositions  de  l'impératrice  à  leur  égard, 
avaient  fini  par  tout  confesser.  Ils  avaient  avoué  que  les 
faits  étaient  faux  ou  du  moins  quMls  les  ignoraient, 
que  la  requête  n'était  pas  rédigée  par  eux,  et  que  dans 
toute  cette  affaire  ils  n'avaient  été  que  les  serviteurs 
obéissants  de  leur  patriarche.  D'après  leur  aveu,  ils 
furent  déclarés  coupables  et  condamnés  à  la  peine  de 
mort.  Ces  choses  se  passaient  pendant  le  voyage  de 
Théophile  et  avant  qu'Eudoxie  fût  entrée  en  recrudes- 
cence d'animosité  contre  Chrysostome. 

Informé  de  tout  par  les  officiers  du  prétoire,  l'em- 
pereur, dont  la  conduite  du  patriarche  blessait  les  sen- 
timents religieux,  se  montra  fort  irrité,  et  à  Tarrivée 
de  celui-ci  il  eut  l'idée  de  le  faire  traduire  pour  ces 
faits  devant  le  futur  concile.  L'honneur  de  la  religion, 
pensait-il,  exigeait  une  explication  solennelle  et,  dans 
le  cas  où  les  faits  seraient  prouvés,  un  châtiment. 
Dans  cet  ordre  d'idées  et  pour  l'apaisement  de  ses 
scrupules,  il  manda  près  de  lui  Chrysostome,  qu'il 
chargea  d'aller  interroger  Théophile  au  palais  de  Pla- 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  415 

cidie  ^.  Ghrysostome  déclina  Tordre  impérial.  <(  Je  ne 
puis,  dit-il  respectueusement,  concourirà  faire  juger  un 
évéque  en  dehors  des  limites  de  sa  province,  les  canons 
le  défendent':  »  puis  il  montra  à  Tempereur  la  lettre 
par  laquelle  ce  même  Théophile ,  à  propos  de  cette 
même  affaire  des  Longs-Frères,  contestait  Tautorité 
de  tout  concile  qui  ne  serait  pas  égyptien.  Quelque 
intance  qu'y  pût  mettre  Arcadius,  l'archevêque  se  ren- 
ferma dans  cette  réponse'.  A  part  la  délicatesse  de 
conscience  qui  pouvait  le  porter  à  ne  point  se  faire  le 
juge  d'un  ennemi  déclaré,  on  se  demande  quel  était  ici 
le  vrai  motif  du  refus,  car  c'était  lui  qui  le  premier  avait 
émis  l'idée  d'un  concile  à  Gonstantinople  pour  pro- 
noncer entre  les  moines  de  Nitrie  et  leur  évêque. 
Pourquoi  combattait-il  aujourd'hui  cette  idée?  Est-ce 
parce  qu'il  avait  rompu  avec  les  Longs-Frères?  Est-ce 
qu'il  craignait  que  des  tribunaux  ecclésiastiques 
l'affaire  ne  passât  aux  tribunaux  sécuUevs.à  cause  des 
faits  de  violence  publique  et  de  calomnies,  et  qu'il 
reculait  devant  une  participation  quelconque  à  un  acfe 
qu'il  regardait  comme  attentatoire  à  la  dignité  d'un 
évêque?  Serait-ce  enfin  que  l'attitude  hardie  et  presque 
triomphante  du  patriarche  l'intimidât,  et  que,  résolu 
d'attendre  ses  attaques,  il  ne  voulût  pas  paraître  les 

1.  Nos  in  ulteriorem  urbis  regionem,  ubi  degebat,  piissimus  impc- 
rator  evocavit,  atque  causam  ejus  jussitaudire,  nam  et  irruptionem 
et  caedes  et  alia  innumera  objiciebant.  Ghrys.,  EpisL  ad  Pap.  Innoc, 
Pallad.,  dial.,  p.  5. 

2.  Non  oportere  judicia  extra  limites  trahi,  sed  la  ipsis  provinciis 
res  provinciales  traciandas  esse.  Id.,  ibid. 

3.  Non  solum  Judicium  non  obiimus,  sed  vehementissime  recusavi- 
mas.  Id.,  loc.  cit. 


476  JEAN    CHRYSOSTOME 

avoir  provoquées?  Quoi  qu'il  en  soit,  il  persista  dans  sa 
réponse.  Théophile  se  trouva  délivré  d'un  grand  dan- 
ger, grâce  à  rhonnôteté  de  son  ennemi,  et  bientôt 
Arcadius  n*y  pensa  plus. 

Pourtant  l'alarme  avait  été  vive  au  camp  des 
Alexandrins,  comme  on  les  appelait,  et  la  présence  des 
calomniateurs  condamnés  continuait  à  embarrasser  le 
patriarche  ;  il  obtint,  par  l'intervention  des  officiers  de 
la  cour  et  peut-être  par  celle  d'Augusta,  que  leur  peine 
fût  commuée  en  celle  de  la  relégation,  au  moyen  de 
quoi  ces  hommes  compromettants  furent  éloignés  de 
Constantinople,  et  pour  le  moment  l'affaire  fut  calmée  *. 
Cependant  le  peuple  de  la  ville  commençait  à  s'agiter 
sous  l'incitation  de  mille  bruits  divers.  Des  bandes 
d'artisans,  d'ouvriers  du  port  et  même  de  laboureurs 
de  la  banlieue  se  réunissaient  dans  le  voisinage  de 
l'archevêché  pour  y  stationner,  comme  s'ils  eussent 
craint  quelque  violence  contre  leur  évêque  ;  les  églises 
étaient  pleines  le  jour,  et  le  soir  des  litanies  formées 
spontanément  parcouraient  avec  animation  les  por- 
tiques 'des  places  et  des  rues.  C'était  la  manifestation 
d'une  grande  inquiétude  publique,  et,  loin  de  s'y  oppo- 
ser, Chrysostome  engageait  ses  fidèles  à  s'y  rendre,  à 
chanter,  à  prier,  à  opposer  en  un  mot  la  protection 
du  ciel  aux  mauvais  desseins  de  la  terre.  Toutefois  il 
s'abstint  d'y  paraître  en  personne.  Alarmé  de  ces  mou- 
vements de  peuple,  Théophile  se  fit  donner  par  la  cour 
une  garde  de  sûreté  sous  le  nom  de  garde  d'honneur. 

i.  Post  adventum  Theophili  qui  rem  pecunia  facilem  Teddiderat^  in 
postrema  interrogatione,  tanquam  calumniatores  Proconnesum  a  Jadi- 
cibus  relegati  sunt.  Pallad.,  dicU,,  p.  26. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  477 

Cette  précaution  ne  semblant  pas  encore  suffisante, 
on  examina  dans  le  conciliabule  d'Eugraphie  s'il  n'y 
aurait  pas  danger  pour  le  synode  à  délibérer  sous  la 
main  de  cette  plèbe  vouée  à  Tarchevéque,  et  si  la  pru- 
dence ne  conseillait  pas  de  le  transférer  hors  de  Con- 
stantinople.  L'évêque  de  Cabales  savait  par  expérience 
ce  que  valait  le  peuple  byzantin  quand  il  croyait  son 
idole  menacée,  et  il  put  en  donner  son  avis.  On  pou- 
vait craindre  encore  que  cette  attitude  de  toute  la  ville 
n'influât  sur  les  évoques  étrangers,  qui  ne  montraient 
pas  au  reste  grand  empressement  à  seconder  les  in- 
trigues de  la  cour.  Bref,  tout  le  monde  tomba  d'accord, 
et  on  décida  que  l'empereur  serait  prié  de  transférer 
le  synode  dans  un  autre  lieu.  Quel  serait  ce  lieu?  Ce 
fut  l'objet  d'une  seconde  délibération.  Quelques-uns 
ayant  proposé  Chalcédoine,  Théophile  appuya  ce  choix 
à  cause  de  révoque  Cyrinus,  que   sa  blessure  empê- 
chait de  siéger  à  Constantinople,  et  qui  serait  d'un 
puissant  secours  au  milieu  des  siens,  dans  sa  propre 
église.  Un  motif  de  légalité  militait  aussi  en  faveur  de 
Chalcédoine,  c'est  que,  cette  ville  n'étant,  à  vrai  dire, 
qu'un  faubourg  de  Constantinople,  son  faubourg  au 
delà  du  détroit,  la  tenue  du  concile  sur  une  rive  du 
Bosphore  ou  sur  l'autre  ne  changeait  rien  à  l'esprit  ni 
aux  termes  mêmes  du  décret  de  convocation  ;   le  con- 
cile délibérant  à  Chalcédoine  serait  toujours  celui  de 
Constantinople,  et  effectivement  l'histoire  lui  donne 
tantôt   cette  dénomination,    tantôt   celle    du  Cfiène, 
cBDton    de    la    cité   de    Chalcédoine  ^    Les  choses 

1.   Coacilium  ad  Quercuin,  concilium  Constantinopolitaaum.  Cf. 
Tillemont,  Mém,  eccl.,  t.  XI,  p.  197. 

12 


478  JEAN    CHRYSOSTOME 

ainsi  réglées,  on  se  posa  une  troisième  question 
qui  n'était  pas  sans  importance.  L'archevêque  vou- 
drait-il comparaître  liors  de  son  église?  cai',  si  maté- 
riellement la  ville  de  Chalcédoine  n'était  qu'un  fau- 
bourg de  Constantinople,  l'église  de  Chalcédoine  était 
parfaitement  distincte,  et  avait  son  évoque  particulier. 
Chrysostomc  consentirait-il  à  être  jugé  ailleurs  que 
sur  son  territoire  ecclésiastique?  On  pouvait  en  douter. 
—  «  Eh  bien  I  s'il  ne  le  veut  pas,  s'écria  un  des  assis- 
tants avec  violence,  nous  l'y  forcerons  bien.  Nous 
supplierons  l'empereur  d'employer  son  autorité  pour 
mettre  le  contumace  à  la  disposition  du  concile*.  »  Ce 
procédé  tranchait  la  difficulté  ;  le  conciliabule  applau- 
dit, et  les  trois  résolutions  furent  adressées  à  l'empe- 
reur, qui  les  approuva. 

Il  y  avait  dans  la  banlieue  de  Chalcédoine,  au  fau- 
bourg du  Chêne,  un  palais  appelé  de  ce  nom  et  célèbre 
dans  tout  l'Orient  pour  sa  magnificence.  C'était  la  rési- 
dence d'été  que  s'était  bâtie  du  fruit  de  ses  pillages 
publics  et  privés,  dix  ou  douze  années  auparavant,  le 
trop  fameux  préfet  du  prétoire  Rufin*,  ce  qui  faisait 
que  le  palais  était  appelé  aussi  Ruflana  ou  Rufiniana, 
la  villa  rufmienne.  L'or,  les  pierreries,  les  marbres  rares, 

1.  Congregati  autem  qaserebant  quomodo  Judicium  ordireDtui'< 
Unus  yero  ex  iis  qui  aderant  suggessit  :  Joaaoem  vel  invitum  ad 
coDcessum  traherent.  Pallad.,  dial.,  p.  "21. 

2.  Ad  Quercum...  id  suburbanum  est  Chalcedonis  quod  nunc  ex 
Rufini  viri  consularis  nomine  appeUatar  ;  in  quo  palatiam  est  et 
ecclesia  maxima,  quam  Rufinus  ipse  la  honorem  Apostolorum  Pétri 
ac  Pauli  construxerat  et  Apostolœum  ob  id  coguominarent.  Sozom., 
viii,  16.  —  Suburbanum  Chalcedonis  quod  Quercus  dicitur.  Socr., 
VK  IG. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EDDOXIE.  479 

les  bois  précieux  de  l'Asie,  entraient  en  profusion  dans 
les  ameublements  et  la  structure  de  ce  palais  :  la  villa 
rufinienne  passait  au  v«  siècle  pour  la  merveille  des 
arts^  Le  fisc  impérial  s'en  étant  emparé  à  la  mort  du 
mattre,  le  splendide  domaine  passa  de  main  en  main, 
toujours  admiré,  toujours  mentionné  dans  Thistoire, 
jusqu'au  temps  de  Justinien,  où  Bélisaire  le  posséda 
C'est  dans  cette  villa,  digne  des  césars,  qu'une  décision 
d'Arcadius  transféra  la  tenue  du  synode.  Au  palais  pro- 
prement dit  s'adjoignait  une  grande  basilique,  YApo- 
siolœum,  dédié  aux  apôtres  Pierre  et  Paul,  et  dans  la 
piscine  duquel  Rufin  avait  été  baptisé  en  392^,  au  milieu 
d'un  grand  concours  d'évêques,  par  l'aîné  des  Longs- 
Frères,  Ammonius,  qu'il  avait  fait  venir  d'Egypte  pour 
être  son  père  spirituel.  Étrange  rapprochement  des 
personnes  et  des  choses,  c'est  là  que  ce  même  Ammo- 
nius allait  être  mandé  comme  un  criminel  et  qu'il  de- 
vait mourir  !  Un  grand  monastère  relié  par  ses  cloîtres  à 
FApostolœum  renfermait  une  congrégation  de  moines 
chargés  de  prier  jour  et  nuit  pour  le  repos  de  l'âme 
du  ministre  dont  les  rapines  avaient  désolé  le  monde^. 
L'église  fut  affectée  suivant  l'usage  aux  délibérations 
du  synode,  et  les  évoques  purent  être  logés  à  l'aise 
dans  les  vastes  cellules  du  cloître. 

Trois  semaines  s'étaient  écoulées  depuis  l'arrivée 
de  Théophile  à  Constantinople,  et  l'on  était  au  milieu 

i.  On  peut  consulter,  sur  la  magnificence  de  la  villa  de  Rufîn, 
mes  BécUs  de  l'histoire  romaine  au  v«  siècle  :  Trois  Ministres,  etc., 
p.  21  et  22. 

2.  Mooachos  quoque  juxta  eam  collocavit,  qui  clcricorum  iu  ea 
ecclesia  munus  expièrent.  Sozom.,  viii,  IG. 


480  JEAN  CHRYSOSTOME 

de  juillet  403,  lorsqu'il  partit  avec  ses  fidèles  pour  la 
villa  du  Chêne.  Quatre-vingt-cinq  évêques  de  toutes 
les  provinces  de  Tempire  d'Orient  étaient  alors  pré- 
sents dans  la  ville  impériale.  Sur  ce  nombre,  ti'ente- 
cinq  seulement  et  plus  tard  quarante-quatre  accompa- 
gnèrent le  patriarche  à  Chalcédoine  ;  aucun  Égyptien 
n'y  manquai  Les  autres  restèrent  à  Constantinople, 
dévoués  pour  la  plupart  à  Tarchevôque,  mais  comptant 
dans  leurs  rangs  quelques  hommes  mal  sûrs  ou  indé- 
cis. C'est  ce  que  plus  tard  on  appela  le  parti  joanniu, 
par  opposition  à  celui  de  Théophile,  qui  prit  le  nom 
de  parti  alexandrin.  Tandis  que  les  alexandrins  orga- 
nisaient avec  éclat  le  concile  régulier  sous  les  lambris 
magnifiques  de  l'Apostolœum,  les  joannites  se  réu- 
nirent dans  le  triclinium  ou  salle  à  manger  de  l'arche- 
vêché sous  la  présidence  de  Chrysostome*.  On  y  cau- 
sait, on  y  apportait  les  bruits  recueillis  dans  la  ville, 
on  y  suivait  avec  anxiété  ce  qui  se  préparait  au  delà  du 
détroit.  Par  intervalles,  l'archevêque  quittait  son  palais 
pour  passer  dans  la  basilique,  où  le  peuple  était  tou- 
jours assemblé  en  grand  nombre.  Il  montait  à  l'ambon, 
prononçait  quelques  paroles  applicables  à  la  circon- 
stance, puis  revenait  au  triclinium  prendre  part  aux 
conversations  des  évêques. 

Trois  affaires  principales  devaient  être  portées 
devant  le  concile  du  Chêne  :  1°  la  plainte  des  moines 
de  Nilrie,  cause  première  de  la  convocation  ;  2«  celle 

1.  PaUad.,  dial.,  p.  6.  —  Cf.  Tillem.,  Mém,  eccL,  t.  XI,  p.  197  et 
Dote  66. 

2.  Eramus  quadraginta  episcopi  cuin  Joaniie  episcopo,  scdcntes  in 
triclinio  episcopii.  PaUad.,  diaL,  p.  27. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXÏE.  m 

des  Asiatiques  au  sujet  des  dépositions  et  ordinations 
faites  dans  leurs  provinces  par  Chrysostome  en  401; 
3°  la  mise  en  jugement  de  Tarchevêque  pour  des 
crimes  de  Tordre  ecclésiastique  et  de  Tordre  politique. 
Dans  le  classement  des  causes  par  Tassemblée  préli- 
minaire du  concile,  il  fut  convenu  que  le  premier 
rang  appartiendrait  à  celle  de  Chrysostome,  comme  à 
la  plus  urgente,  le  second  à  la  plainte  des  Longs- 
Frères,  et  qu'on  renverrait  à  la  fln  de  la  session  la 
poursuite  intentée  contre  Héraclide  d'Éphèse,  laquelle 
soulèverait  les  faits  nombreux  d'usurpation  et  d'in- 
trusion reprochés  à  Chrysostome  dans  sa  campagne 
d'Asie.  L'ordre  des  affaires  ainsi  réglé,  la  session  com- 
mença. 


II. 


Les  conciles  formés  en  cour  de  justice  criminelle, 
tels  que  celui-ci,  se  modelaient  dans  leurs  règles  de 
procédure  sur  celles  de  la  justice  séculière.  L'accu- 
sation était  introduite  par  une  partie  plaignante  au 
nom  de  laquelle  se  faisaient  les  poursuites.  L'accu- 
sateur devait  être  présent,  proposer  ses  dires  par  écrit 
et  s'inscrire  solennellement  dans  les  Actes  du  concile, 
se  soumettant  à  la  peine  du  talion  s'il  ne  prouvait  pas. 
S'il  prouvait,  le  coupable  devait  être  condamné  sui- 
vant la  rigueur  des  canons.  Le  libelle  reçu,  Taccusé 
était  cité  trois  ou  quatre  fois  pour  qu'il  eût  à  se  dé- 
fendre. Le  refus  volontaire  et  persistant  de  compa- 
raître, la  contumace,  était  un  crime  punissable  des 


482  JEAN    CHRYSOSTOME 

dernières  peines,  à  savoir  la  déposition  et  l'excommu- 
nication. Si  l'accusé  comparaissait,  il  était  interrogé; 
on  produisait  les  témoins  et  les  écritures  dressées 
contre  lui;  enfin  les  évoques  rendaient  le  jugement.  A 
la  déposition  et  à  Texcommunication,  dernières  peines 
de  la  compétence  des  conciles,  ils  joignaient  parfois 
l'emprisonnement  et  le  bannissement,  ainsi  qu'on  Va 
vu  dans  le  procès  des  Longs-Frères  ;  mais  alors  la  sen- 
tence ne  pouvait  pas  être  exécutée  par  les  juges 
ecclésiastiques,  et  il  y  avait,  comme  disait  le  droit 
canonique,  imploration  au  bras  séculier.  Pareillement 
lorsque  des  crimes  entraînant  la  peine  de  mort  se 
trouvaient  compris  parmi  ceux  dont  le  concile  était 
saisi,  il  en  renvoyait  la  connaissance  aux  juges  civils, 
l'Église  ayant  horreur  du  sang.  Telle  est  la  trame 
juridique  que  nous  allons  voir  se  dérouler  dans  le 
jugement  de  Chrysostome. 

La  session  s'ouvrit  sous  la  présidence  du  patriarche 
d'Alexandrie,  second  siège  de  Tempire  d'Orient, 
l'évoque  du  premier  siège  se  trouvant  accusé.  Il  ne 
présida  que  jusqu'au  vote  sur  Chrysostome  :  se  démit 
alors  et  passa  la  présidence  à  Paul  d'Héraclée,  ancien 
ami,  aujourd'hui  ennemi  mortel  de  l'archevêque  ;  ce 
fut  donc  Théophile  qui  dirigea  toute  l'instruction  de 
Taffaire,  et  il  le  fit  de  manière  à  justifier  sa  double 
réputation  d'habilité  et  de  perversité. 

Son  premier  acte  fut  de  mander  devant  le  concile, 
en  vertu  de  ses  pouvoirs,  l'archidiacre  de  l'église  de 
Constantinople,  nommé  Jean*.  L'archidiacre,  dans  les 

1 .  Porro  ille  vocat  archidiaconum  meum ,  magna  cam  auctoritate, 
quasi  jam   vidua  csset  ccclesia  nec  episcopum  haberet  :  per  iUum 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXTE.  483 

premiers  siècles  du  christianisme,  était  le  principal 
ministre  de  Tévêque  pour  toutes  les  fonctions  exté- 
rieures, particulièrement  pour  l'administration  du 
temporel  :  il  pourvoyait  à  la  décoration  de  Téglise,  il 
avait  l'intendance  des  oblations  et  des  revenus  lors- 
qu'il n'existait  pas  d'économes  spéciaux,  ce  qui  était 
le  cas  sous  Ghrysostome  *,  il  distribuait  les  émoluments 
des  clercs  et  joignait  à  ces  attributions  importantes 
des  fonctions  de  police  intérieure  et  de  surveillance 
des  mœurs.  En  un  mot ,  on  l'appelait  a  la  main  et 
l'œil  de  l'évêque.  »  Or  l'archidiacre  Jean  était  un 
homme  haineux,  brutal  ;  l'archevêque  l'avait  éloigné 
de  son  clergé  pour  avoir  maltraité  un  enfant  qui  le 
servait,  et  l'avait  ensuite  rappelé  par  indulgence; 
mais  celui-ci  conservait  des  sévérités  de  son  maître 
une  rancune  inextinguible.  Théophile  le  savait,  et  il 
l'avait  fait  venir  pour  qu'il  se  portât  accusateur  dans 
l'affaire.  C'était  chose  grave  en  effet  qu'un  archidiacre, 
principal  ministre  d'un  évéque ,  se  portant  accusateur 
contre  lui.  Guidé  par  cet  homme,  il  cita  également  ou 
comme  accusateurs  ou  comme  témoins  la  plupart  des 
prêtres  et  des  diacres  des  diverses  églises  de  Constan- 
linople,  comme  si  le  siège  eût  été  vacant  ^  Il  en  vint 
un  tel  nombre  que  les  églises  semblaient  abandonnées, 
et  que  sur  beaucoup  de  points  le  service  divin  fut 
suspendu' . 

cleram  omnem  in  se  transtulit.  Ghrys.,  Epist,  ad  Pap.  Innocent,; 
Pallad.,  dtal.,  p.  6. 

1.  Subvertebantur  ecclesise,  cum  abducerentur  singularum  clerici, 
et  Bubornarentur  ut  adversus  nos  libeUos  darent,  et  ad  accusationem 
accingerentur.  Chrys.,  ibid. 

2.  Act.  syn,  ad.  Querc,  apud  Phot.,  59. 


484  JEAN   CHRYSOSTOME 

Le  libelle  d'accusation  dressé  par  rarchîdiacre  Jean, 
tel  que  nous  le  lisons  encore  aujourd'hui  dans  les 
Actes  du  concile,  conservés  à  la  postérité  par  un  suc- 
cesseur de  Chrysostome,  le  très -laborieux  et  très- 
savant  patriarche  Photius,  contenait  vingt-neuf  chefs 
ou  articles  qui  pouvaient  rentrer  sous  ces  incrimi- 
nations générales  :  1°  faits  de  violences  et  sévices 
contre  les  personnes;  2<»  graves  injures;  3*  vols; 
4®  usurpation  de  fonctions  ecclésiastiques;  5°  manque- 
ments aux  mœurs  ;  6°  manquements  à  la  discipline  et 
aux  coutumes  de  l'Église;  7°  sédition  et  trahison 
politique.  C'était  un  ramas  d'imputations ,  la  plupart 
improbables,  plusieurs  évidemment  calomnieuses, 
puisées  dans  les  bruits  vrais  ou  faux,  imaginaires  ou 
amplifiés,  que  la  méchanceté  du  parti  ennemi  faisait 
courir  depuis  deux  ans  contre  Chrysostome,  mais  aux- 
quels le  témoignage  de  l'archidiacre  venait  donner 
une  consistance  inattendue. 

Les  faits  de  violence  étaient  spécifiés  dans  les  ar- 
ticles 4,  2  et  27,  et  énonçaient  que  l'archevêque,  après 
avoir  chassé  et  excommunié  ce  même  archidiacre 
Jean,  son  accusateur,  pour  brutalité  envers  un  enfant, 
son  serviteur,  avait  lui-môme  fait  battre,  traîner  en 
prison,  enchaîner  comme  un  démoniaque*  (le  libelle 
ne  dit  pas  pourquoi)  un  moine  qui  portait  le  même 
nom  de  Jean,  que  de  plus,  se  t^ouvant  dans  l'église 
des  Apôtres,  il  avait  frappé  du  poing  au  visage  un 

i.  Quod  Joannes  quidam  monachus  mandato  Chrysostomi  fuit  ver- 
beratus  et  protractus,  et  instar  obsessi  a  daemone  ferrea  catena  TÎnctus. 
Act,  synod,  ad  Querc,  apud  Phot.,  50,  et  in  Baron.,  403,  xvii, 
et  seq. 


ET    LIMPÉRATRÎCE     EUDOXIE.  485 

certain  Memnon  de  manière  à  lui  faire  rendre  le  sang 
par  le  nez  et  la  bouche,  ce  qui  n'avait  pas  empêché 
Faccusé  de  monter  à  Tautel  pour  y  dire  la  messe  *. 
Plusieurs  autres  faits  de  violence  furent  plus  tard 
ajoutés  à  ceux-ci.  * 

Les  cas  d'outrages  étaient  nombreux  et  faisaient  la 
matière  des  articles  5,  6,  8,  9  et  20.  D'abord  l'arche- 
vêque avait  insulté  les  clercs  en  masse,  en  les  traitant 
de  gens  corrompus,  prêts  à  tout  faire,  «  de  gens  de 
trois  oboles,  »  suivant  l'expression  grecque-,  il  avait 
même  composé  contre  eux  un  livre  plein  de  calomnies'. 
On  reconnaît  là  le  fameux  traité  sur  les  femmes  sous- 
introduites  dont  il  a  été  question.  Il  avait  de  plus 
qualifié  le  vénérable  Épiphane  de  radoteur  et  de 
démoniaque',  et  montré  un  tel  mépris  pour  le  saint 
évêque  Acacius  de  Bérée  (ce  saint  homme  qui  savait  si 
bien  assaisonner  des  bouillons  pour  ses  amis),  qu'il 
n'avait  pas  même  daigné  lui  parler.  Enfin  l'archevêque 
avait  accusé  de  vol ,  en  présence  de  tout  son  clergé, 
ses  diacres  Édaphius,  Jean  et  un  troisième,  nommé 
aussi  Acacius,  prétendant  qu'ils  lui  avaient  dérobé  son 
pallium  et  leur  demandant  s'ils  ne  l'avaient  pas  fait 
pour  certain  usage*.  Ceci  demande  une  explication. 


i.  Quod  pugno  percussit  Memnonem  in  ecclesia  Âpostolorum,  et 
profluente  sanguine  ex  ore  ejus,  nihiloroinus  obtulit  sacra  mysteria 
et  Eucbaristiani.  Act.  synod.  ad  Querc,  ub.  supr. 

2.  Quod  clericos  dicebat  nullo  honore  dignos,  comiptos,  inutiles. 
Tel  qui  abusibus  delectabantur...  et  ad  versus  clerum  sycophantiis  et 
calumniis  plénum  librum  condidit.    Act.  synod.  ad  Querc,  loc.  cit. 

3.  Quod  S.  Epiphanium  nugacem  et  dsmoniacum  dictitabat.  Act. 
synod.  ad  Querc,  ibid. 

4.  Quod  cum  congrcgasset  concilium  totius  cleri,  très  diaconos 


486  JEAN   CHRYSOSTOME 

Le  pallium  était  une  bande  de  laine  blanche  tissée 
de  la  plus  pure  toison  d'un  jeune  agneau,  ayant  trois 
doigts  de  large  dans  sa  longueur  et  des  pendants  longs 
d'un  palme  terminés  par  deux  lames  de  plomb  enve- 
loppées de  soie  noire  et  marquées  de  quatre  croix 
rouges.  C'était  un  ornement  particulier  aux  évêques 
de  haut  rang,  patriarches,  primats,  métropolitains,  et 
l'insigne  de  la  primatie.  Le  pallium  se  plaçait  autour 
des  épaules  de  façon  à  les  entourer  et  à  retomber 
ensuite  devant  et  derrière;  troi^  épingles  d'or  le  fixaient 
de  chaque  côté.  Le  soin  de  placer  et  retirer  le  pallium 
à  révoque  officiant  appartenait  aux  diacres  qui  le  ser- 
vaient particulièrement.  Dans  l'intervalle  des  céré- 
monies, on  le  déposait  au  cou  d'une  des  statues 
consacrées,  ordinairement  celle  du  saint  sous  l'invo- 
cation duquel  se  trouvait  l'église;  à  Rome,  il  était 
suspendu  aux  épaules  de  la  statue  de  saint  Pierre.  Or 
les  diacres  Édaphius,  Jean  et  Acacius,  après  avoir 
dérobé  celui  de  Chrysostome,  l'avaient  fait  servir,  à  ce 
qu'il  parait,  à  des  opérations  criminelles,  probablement 
des  opérations  magiques  contre  sa  vie.  L'action  qu'il 
leur  reprochait  était  donc  plus  qu'un  simple  vol,  c'était 
un  sacrilège. 

Les  faits  d'excitation  à  la  révolte  et  de  trahison 
composaient  les  articles  7,  21,  22  et  26.  L'archevêque 
avait  soulevé  contre  Sévérien  de  Cabales  les  decani, 
chargés  de  l'enterrement  des  pauvres,  et  avait  mis  sa 


sUtit  Acacium,  Edaphium,  Joannem,  accusans  eos  quod  sunm  palliom 
furati  essent,  dicens  :  Quis  novit  an  ad  alium  usum  aUquo  pacte  iilud 
acceperint?  Act,  synod,  ad  Querc,  apud.  Phot. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  187 

vie  en  danger*.  Il  avait  livré  à  l'autorité  séculière  deux 
prêtres,  l'un  à  Antioche,  l'autre  à  Constantînople  (ce  qui 
n'était  pourtant  guère  dans  ses  principes,  à  moins  que 
ces  prêtres  ne  fussent  coupables  de  grands  crimes 
appelant  sur  eux  les  sévices  de  la  loi  commune); 
enfin,  dans  une  sédition  contre  le  comte  Jean,  il  avait 
décelé  sa  retraite  aux  soldats  qui  le  cherchaient*;  le 
comte  Jean,  comme  on  sait,  était  favori  de  l'impéra- 
trice. 

Huit  autres  articles  étaient  consacrés  au  détail  des 
exécutions  épiscopales  de  Ghrysostome  dans  les  églises 
d'Asie  et  à  d'autres  violations  des  canons.  Il  avait  été 
accusateur,  témoin  et  juge  dans  les  affaires  de  l'archi- 
diacre Martyrius  et  de  l'évêque  Proérèse  de  Lycie';  il 
avait  ordonné  sans  autel  des  diacres  et  des  prêtres, 
sacré  m  globo  quatre  évoques  dans  une  seule  ordina- 
tion*. Il  ordonnait  sans  attestation  de  capacité  ou  de 
moralité,  et  distribuait  de  l'argent  aux  évoques  ordon- 
na par  lui,  afin  de  se  servir  d'eux  pour  persécuter 
le  clergé.  Il  avait  fait  prêtre  Sérapion,  son  diacre,  pré- 
venu de  crimes,  et  évêque  un  certain  Antonius,  vio- 
lateur avéré  de  sépultures*.    Enfin  il  avait   refusé 

1.  Qnod  adyersus  Severianam  commenta  et  insidias  struxit,irritans 
adversas  eum  decanos.  Ad.  synod,  ad  Querc,  apud  Phot.,  59. 

2.  Quod  Joannem  comitem  in  seditione  militum  ipse  denuntiaTit. 
Act,  synod.  ad  Querc,  ibid. 

3.  Qaod  ipse  accusât,  ipse  testimonium  perhibet  et  ipse  judicat: 
idque  patere  dicunt  ex  iis  quse  adversus  Martyflum  protodiaconum  et 
Proeresium  Lyciae  episcopum  patravit.  Act,  synod.ad.  Querc,  loc.  cit. 

4.  Quod  in  una  ordinatione  quatuor  episcopos  ordinavit.  Act, 
synod.  ad  Qwrc,  ub.  supr. 

5.  Quod  Antonium,  qui  convictus  esset  sepulcrorum  effossor,  epi- 
scopum ordinayerat.  Act.  synod.  ad  Qtierc,  ibid. 


488  JEAN   CHRYSOSTOME 

d'accompagner  à  leur  dernière  demeure  les  corps 
d'hommes  qu'il  retenait  prisonniers  et  qui  étaient 
morts  dans  ses  prisons.  On  voit  là  quelque  chose  qui 
se  rapporte  au  prêtre  Isidore  et  aux  Longs-Frères. 

Il  a  été  mention  déjà  des  accusations  de  cupidité 
et  de  vol  des  choses  saintes  portées  contre  Chryso- 
stome  par  ses  ennemis  :  vol  de  vases  sacrés  et  de  riches 
ornements  dans  les  églises;  vol  de  marbres  dans  celle 
d'Anastasie,  vente  frauduleuse  d'un  petit  domaine 
ecclésiastique  provenant  de  Thécla  et  aliéné  par 
l'intermédiaire  de  Théodule,  son  afûdé,  etc.  Je  ne 
reviendrai  pas  sur  ces  calomnies,  présentées  comme 
des  faits  certains  dans  les  articles  3,  4,  16  et  17  du 
libelle.  On  y  sommait  aussi  l'accusé  de  déclarer  où 
avaient  passé  les  revenus  de  l'église*. 

Les  manquements  aux  mœurs  étaient  ainsi  formulés 
dans  les  articles  15  et  25  :  «  Il  reçoit  des  femmes  et 
reste  avec  elles  seul  à  seul,  rejetant  dehors  tous  les 
autres.  Il  mange  seul ,  et  dans  ses  repas  solitaires  il 
mène  la  vie  d'un  cyclope,  honteusement  et  voluptueu- 
sement*. » 

J'ai  parlé  dans  ces  récits  mômes  des  orgies  de 
cyclope  et  de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  calomnieux  et 
d'absurde  dans  les  faits  d'intempérance  attribués  à 
Chrysostome.   Quant  à  l'accusation  de  recevoir  des 

1.  Quod  hsereditatem  a  Thecla  relictam  émit  per  Theodalam; 
quod  margaritas  multas,  quod  marmora  sanctae  Âiiastasise  vendiderit, 
quod  de  redditibus  ecclesiae  quid  agatur  sciât  nemo.  Act.  synod,  ad 
Quêrc,  apud  Phot.,  59. 

2.  Quod  recepit  mulieres  solus  cum  solis  agendo,  omnes  alios  re- 
Jiciendo  foras.  Quod  solus  comedit,  ageas  vitam  Cyclopis  turpiter  et 
Yoluptuose.  Act.  synod.  ad  Querc,  ibid. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  489 

femmes  en  secret,  elle  Tindigna  plus  que  tout  le  reste, 
lien  était  encore  tourmenté  au  fond  de  son  exil,  d'où 
il  écrivait  à  Tévêque  Cyriacus,  son  ami  :  «  11  ont  osé 
m'accuser  d'adultère,  les  malheureux!  si  je  pouvais 
montrer  au  peuple  la  frêle  charpente  de  mon  corps, 
ce  serait  ma  seule  justification*.  La  mort  m'a  frappé 
tout  vivant,  et  le  corps  que  je  traîne  n'est  déjà  plus 
qu'un  cadavre.  » 

Venaient  ensuite  des  manquements  aux  usages  de 
l'Église  ou  de  simples  singularités  de  la  vie  domes- 
tique de  Ghrysostomc.  u  11  s'habillait  et  se  déshabillait 
sur  son  trône  épiscopai,  et  mangeait  une  pastille  après 
sa  communion*;  il  ne  priait  ni  à  l'entrée  ni  au  sortir 
de  l'église;  enfin  il  voulait  être  seul  quand  il  se  baignait 
dans  une  piscine  publique,  et  faisait  ensuite  fermer  les 
portes  pour  que  nul  ne  se  baignât  après  lui;  Sérapion 
était  chargé  de  ce  ministère.  »  C'étaient  là  en  effet  des 
choses  bien  graves  pour  condamner  un  évéquel 

Telle  était  l'accusation,  amplifiée  plus  tard  par  des 
libelles  supplémentaires.  11  fallait  maintenant,  suivant 
l'ordre  de  la  procédure,  la  communiquer  à  l'arche- 
vêque présent,  entendre  ses  réponses,  le  confronter 
avec  les  témoins,  et  Théophile  lui  envoya  par  deux 
membres  du  synode  une  citation  à  comparaître  devant 
l'assemblée.  Tandis  que  la  députation  traversait  le 
détroit,  une  scène  touchante  se  passait  au  triclinium 

1.  Dicant  quod  cum  muliere  dormierim  :  exuite  me  et  inve- 
nietis  membrorum  meorum  mortiflcationem.  Chrys.,  E'pûf.  ad  Cyriac, 
episc. 

2.  Quod  ia  throno  exuitur  et  iaduitur  et  pastiUum  comedit.  Act, 
synod.  ad  Querc,  apud  Pliot.,  5U. 


490  JEAN   CHRYSOSTOME 

de  l'archevêché,  où  les  évéques  fidèles  à  Chrysostome 
étaient  réunis  autour  de  lui*.  Ils  y  causaient  entre 
eux  des  infâmes  manœuvres  de  Théophile,  de  Tilléga- 
lité  du  synode,  des  tristesses  du  présent,  des  chances 
plus  tristes  encore  de  l'avenir,  a  Comment,  disaient 
ces  évéques  en  parlant  du  patriarche,  comment  se 
fait-il  qu'un  homme  accusé  d'abominables  crimes  et 
mandé  pour  venir  seul  devant  le  prétoire  ait  osé 
amener  avec  lui  toute  une  armée  d' évoques?  Comment 
se  fait-il  que  le  sentiment  des  princes  et  des  magistrats 
ait  changé  si  brusquement,  que  d'accusé  il  soit  devenu 
juge,  et  que  la  plupart  des  clercs  de  cette  église  se 
soient  laissé  prendre  à  ses  corruptions*?  »  Chacun 
donnait  la  raison  qui  se  présentait  à  son  esprit, 
lorsque  Chrysostome,  comme  animé  du  souffle  de 
Dieu  :  «  Priez,  mes  frères,  leur  dit-il,  et,  si  vous  aimez 
le  Christ,  que  personne  de  vous  ne  déserte  son  église 
à  cause  de  moi,  car  je  puis  vous  dire  avec  l'apôtre  :  Le 
temps  de  mon  immolation  est  proche,  j'ai  combattu  et 
achevé  ma  course.  Je  connais  Satan  et  ses  embûches, 
il  ne  peut  plus  supporter  la  guerre  que  je  lui  livre  par 
mes  enseignements;  Dieu  me  fasse  miséricordel  Vous, 
mes  frères,  souvenez-vous  de  moi  dans  vos  prières.  »> 
Ce  langage  les  remplit  d'angoisse.  Les  uns  restaient 
sur  leurs  sièges  à  sangloter,  les  autres,  comme  suf- 


1.  Ëramus  quadraginta  episcopi  cam  Joanne  episcopo  sedentes  in 
triclinio  episcopii.  PaUad.,  dial.,  p<  27. 

2^  Stupentes  quomodo  reus  et  propter  impia  crimina  solas  ad 
comitatum  venirejussus,  cum  totepiscopis  advenisset;  qao  pacto  Prin- 
cipum  et  magistratuum  sententias  subito  commutasset,  plerisqae  de 
clero  in  pejus  perversis.  PaHad.,  ibid. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  194 

foqués  par  les  larmes,  se  levaient,  et  après  lui  avoir 
baisé  la  tête,  les  yeux,  la  bouche,  s'acheminaient  vers 
la  porte  pour  sortir*.  Cette  agitation,  ce  bruit  de  san- 
glots et  de  gémissements,  les  faisaient  ressembler, 
nous  dit  un  acteur  de  cette  scène,  le  biographe  Palla- 
dius,  à  des  abeilles  inquiètes  bourdonnant  autour  de. 
leur  ruche  ^  Chrysostome  arrêta  ceux  qui  voulaient 
partir,  o  Restez,  leur  dit-il,  mes  frères,  asseyez-vous  et 
cessez  de  pleurer  de  peur  de  m'attendrir  davantage  ', 
car  je  vous  redirai  à  satiété  :  Le  Christ  est  ma  vie,  et 
mourir  m'est  un  gain.  »  —  On  faisait  courir  dans  la 
ville  le  bruit  que  sa  mort  était  sûre  et  qu'il  serait 
frappé  de  la  hache  pour  crime  de  sédition  et  d'outrage 
à  l'impél^trice*.  —  a  Je  vous  Tai  répété  bien  des  fois, 
mes  frères,  continua-t-il  tristement;  la  vie  présente 
n'est  qu'un  passage  où  douleurs  et  joies  s'écoulent 
avec  une  égale  rapidité,  et  ce  monde-ci  n'est  qu'une 
grande  foire  où  nous  achetons,  vendons  et  repartons 
aussitôt  ^.  Sommes-nous  meilleurs  que  les  patriarches, 
que  les  prophètes,  que  les  apôtres,  pour  que  ce  peu  de 
vie  qui   nous  est  octroyé  soit  éternel?...  »   Un  des 


1.  iDcredibili  mœrore  correpti,  aUi  quidem  lacrymabantur ,  alii 
vero  egrediebantur  o  consessu,  oculos  et  sacrum  caput  atque  facun- 
dum,  ac  beatum  ejus  os  deosculabantur,  in  lacrymas  efTusi  et  singul- 
tus.  Pallad.,  dial,  p.  27. 

2.  Veluti  apescirca  alvearia  obstrepentes.  PaUad.,  dial.,  loccit. 

3.  Sedete,  ait,  et  flere  desinite,  eo  ampUas  me  emolUentes.  PaUad., 
ibid. 

4.  Nam  percrebuerat  illum  securi  percussum  iri  ob  nimiam  lo- 
quendi  libertatem.  PaUad.,  ub.  supr. 

5.  Mercatus  est  prssens  ssculum  :  emimus,  vendidimus  et  disce- 
dioitts.  PaUad.,  ibid. 


492  JEAN   CHRYSOSTOME 

évoques  dit  en  gémissant  :  «  Si  nous  pleurons,  c'est  de 
nous  voir  orphelins,  de  voir  l'Église  veuve,  ses  saintes 
lois  bouleversées,  Tambition,  l'impiété  triomphantes, 
les  pauvres  abandonnés,  le  peuple  sans  enseigne- 
ment... »  Chrysostome  frappant  de  l'index  de  sa  main 
droite  la  paume  de  sa  main  gauche,  comme  il  faisait 
lorsqu'il  était  plongé  dans  quelque  grave  réflexion, 
rinten'ompit  à  ce  mot.  w  C'est  assez,  mon  frère,  lui 
dit-il,  n'insistez  pas;  mais,  je  vous  le  recommande 
encore,  ne  quittez  pas  vos  églises*.  Quand  Moïse  est 
mort,  n'a-t-on  pas  trouvé  Josué?  Elisée  n*a-t-il  pas  pro- 
phétisé après  l'enlèvement  d'Élie?  Qu'a  servi  de  couper 
la  tête  à  Paul?  Il  laissait  après  lui  Tîmothée,  Tite, 
ApoUo  et  tant  d'autres.  »  Eulysius,  évêque  d'Apamée, 
prenant  alors  la  parole,  fit  observer  que,  s'ils  voulaient 
garder  leurs  églises,  on  les  forcerait  de  communiquer 
et  de  souscrire.  —  u  Communiquez,  s'écria  impétueu- 
sement l'archevêque,  communiquez  pour  ne  point 
faire  de  schisme,  mais  ne  souscrivez  pas,  car  ma  con- 
science ne  me  reproche  rien  qui  mérite  ma  déposi- 
tion '  !  » 

La  conversation  en  élait  là,  lorsqu'on  annonça  les 
députés  du  synode  du  Chêne  ;  l'archevêque  ordonna 
qu'on  les  fit  entrer,   et  leur  demanda  d'abord  quel 


i.  Cum  autem  digito  indicasset  palmam  sinisti^  manus,  perçus- 
sissetque  (cotisueverat  cnim  Joaanes,  cum  esset  cogitabundus,  id 
facere)  se  aUoquenti  ait  :  Sufficit,  frater,  ne  plura  loquere,  sed  quod 
dixi,  ecclesias  vestras  ne  dlmittite.  Pallad.,  dial.,  p.  "IS. 

2.  Conmmnicate  quidcm,  ne  scindatis  ccdesiain,  sed  nolite  suscri- 
berc  :  nullius  enim  facinoris  mihi  conscius  sum,  proptcr  quod  deponi 
merucrim.  Pallad.,  ub  supr. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  493 

rang  ils  tenaient  dans  l'Église,  u  Nous  sommes  évéques,  » 
répondirent-ils*.  C'étaient  en  effet  deux  jeunes  évo- 
ques nouvellement  institués  en  Libye  et  nommés  Dios- 
core  et  Baul.  Ghi7sostome  les  pria  de  s'asseoir  et . 
d'exposer  l'objet  de  leur  visite.  «  Nous  sommes  seule- 
ment chargés  d'une  lettre  pour  toi,  lui  dirent-ils,  per- 
mets qu'elle  soit  lue.  »  Sur  le  consentement  de  Chry- 
sostome,  les  envoyés  la  remirent  à  un  jeune  serviteur 
d^  Théophile  qui  les  accompagnait,  et  celui-ci  en 
donna  lecture  ^  Elle  contenait  ces  mots  :  «  Le  saint 
synode  assemblé  au  Chêne,  à  Jean.  (On  avait  omis  à 
dessein  le  litre  d'évêque.)  Nous  avons  reçu  contre  toi 
un  libelle  d'accusation  dénonçant  une  inanité  de 
crimes  dont  on  te  dit  coupable.  Nous  te  mandons  à 
comparaître  ici  devant  nous,  en  amenant  avec  toi  les 
prêtres  Sér£\pion  et  Tigrius,  car  nous  avons  besoin 
d'eux*.  »  Les  envoyés  ajoutèrent  verbalement  le  nom 
du  lecteur  Paul  dont  le  concile  réclamait  aussi  la  com- 
parution. 

A  la  lecture  de  cette  lettre  insolente,  dans  laquelle 
on  déniait  à  l'archevêque  son  litre,  comme  s'il  eût  été 
déjà  jugé  et  déposé*,  les  évéques  firent  éclater  leur 
indignation.  «  Il  faut  répondre,  crièrent-ils  de  toutes 
parts  à  Chrysostome,  et  répondre  au  seul  Théophile, 


1.  Ingressos  interrogat  cujus  gradus  essent  :  dicant,  Episcopi. 
Pallad.,  diaL,  p.  27. 

2.  Impcrunt  Theophili  puero  ut  dictata  legeret,  et  legit.  Pallad., 
ibid. 

3.  Adesto  igitar  tecum  adducens  Serapionem  et  Tigrium...  iis  enim 
opus  est.  Pallad.,  diaL,  p.  28. 

4.  Omittebant  id  quod  erat  cpiscopus.  Pallad.,  loc.  cit. 

13 


494  JEAN    CHRYSOSTOME 

auteur  de  cette  insulte  et  provocateur  de  tout  ce  qui  se 
fait  là-bas.  »  Sur  un  signe  approbatif  de  rarche?ôque« 
ils  se  mirent  à  Tœuvre^et  rédigèrent  une  réponse  dont 
•  ils  lui  donnèrent  lecture.  * 

«  Cesse,  disaient-ils  au  patriarche,  cesse  de  boule- 
verser Tordre  ecclésiastique  et  de  diviser  l'Église,  celte 
fille  du  ciel  pour  laquelle  le  Christ  s'est  fait  chair.  Si, 
au  mépris  des  saints  canons  de  Nicée,  tu  veux  juger 
hors  des  limites  de  ton  territoire,  passe  ici,  dans  une 
ville  où  la  police  est  bien  réglée,  et  ne  cherche  pas  à 
attirer  Abcl  dans  les  champs,  à  l'exemple  de  Gaîn^ 
C'est  à  nous  en  effet  déjuger  et  de  te  juger,  toi  tout  le 
premier,  car  nous  avons  en  mains  des  mémoires  qui 
contiennent  soixante-dix  articulations  de  crimes  que 
tu  a  commis,  et  en  outre  notre  concile  est  plus  nom- 
breux que  le  tien.  Vous  n'êtes  que  trente-six  presque 
d'une  seule  province  ;  nous  sommes  quarante  de  plu- 
sieurs provinces,  et  nous  comptons  parmi  nous  sept 
métropolitains*.  Tu  vois  que,  pour  l'observation  de  ces 
canons  dont  tu  parles,  il  faut  nécessairement  que  le 
plus  petit  nombre  soit  jugé  par  le  plus  grand,  surtout 
quand  le  plus  grand  est  le  plus  honoré  et  le  plus  digne. 
Nous  avons  ici  mcmeune  de  tes  lettres  par  laquelle  lu 
écrivais  à  Jean,  notre  frère  dans  l'épiscopat,  qu'il  ne 
faut  pas  qu'un  évoque  entreprenne  de  juger  les  autres 


1.  Extra  limites  litem  ne  judices  :  tu  transite  ad  nos  in  urbem  op« 
timis  legibus  fundatam,  non  provocans  more  Caîni  Àbelem  in  campum, 
ut  nos  te  prius  audiamus.  Pallad.,  dicU,,  p.  28. 

2.  Tu  enim  tricesimus  sextus  es  ex  unica  proviucia  :  nos  vero 
sumus  quadraginta  e  diversis  proYiociis,  inter  quoa  etiam  septem  me- 
tropolitie.  Pallad.,  ibid. 


ET  L'IMPÉRATRICE    EUDOXÎE.  495 

hore  de  son  domaine  ecclésiastique.  Pour  être  consé- 
quent avec  toi-même,  soumets-toi  à  notre  citation,  ou 
bien  fais  en  sorte  que  tes  accusateurs  cessent  de  t'ac- 
cuser.  » 

«  Ceci  est  bien,  dit  Chrysostome  après  avoir  en- 
tendu la  rédaction  des  évêques  :  protestez  comme  bon 
vous  semble;  mais  il  faut  aussi,  quant  à  moi,  que  je 
réponde  à  ce  qui  m'a  été  signifié  ^  »  Et  il  dicta  ce  qu'on 
va  lire  non  pour  Théophile,  à  qui  il  ne  reconnaissait 
pas  le  droit  de  l'interpeller  et  de  le  citer,  mais  pour 
lesévêques  séparés  qui  siégeaient  au  synode  du  Chêne. 

«  Jusqu'ici  je  ne  connais  personne  qui  puisse  avec 
quelque  apparence  de  justice  se  plaindre  de  moi  et 
m'accuser.  Toutefois,  si  vous  voulez  que  je  me  pré- 
sente devant  votre  assemblée,  faites-en  sortir  d'abord 
mes  ennemis  déclarés,  ceux  qui  n'ont  point  caché 
leur  haine  et  leurs  desseins  contre  moi.  Faites  cela, 
et  je  ne  disputerai  point  du  lieu  où  je  devrai  être 
jugé,  quoique  ce  lieu,  suivant  toutes  les  règles, 
soit  la  ville  de  Côustantinople.  Le  premier  d'entre 
vous  récusé  par  moi  comme  suspect  est  Théophile, 
quQ.  je  convaincrai  d'avoir  dit  à  Alexandrie  et  en 
Lycie  :  «levais  à  la  cour  déposer  Jean^))  propos  trop 
bien  confirmé  par  le  relus  de  me  voir  et  de  me  parler 
depuis  son  arrivée  et  même  de  communiquer  avec 
moi.  Je  récuse  ensuite  Acacius  de  Bérée,  qui  s'est 

1.  Vos  quod  vobîs  videtur  significate  ;  cœterum  me  oportet  ad  ca 
quaemihi  dclata  sunt  rescribcre.  Pallad.,  dial.,  p.  39. 

1  Sunt  autem  quos  rejicio  Thcophilus,  qucm  revinco  dixissc  et 
Alexandrie  et  in  Lycia  :  in  comitatum  proflciscor  ut  Joanncm  depo- 
nam.  Pallad.,  ibid. 


496  JEAN    CHRYSOSTOME 

vanté  de  m'assaisonner  ud  bouillon  qui  ne  serait  pas 
de  mon  goût  ^  Antiochus  de  Ptolémaïs  et  Sévérien  de 
Cabales  ne  méritent  guère  que  je  parle  d'eux  :  une 
prompte  justice  leur  viendra  d'en  haut,  et  en  ce 
moment  déjà  les  théâtres  de  la  ville  en  font  Tobjet  de 
leurs  railleries  %  Si  donc  vous  voulez  sérieusement  que 
je  me  présente,  commencez  par  retrancher  ces  quatre 
évoques  du  nombre  de  mes  juges,  et  si  vous  voulez 
absolument  qu'ils  soient  là,  faites-les  venir  comme 
accusateurs,  afin  que  les  rôles  soient  nets  et  que  je 
sache  à  qui  j'ai  affaire.  Sous  ces  conditions,  je  compa- 
raîtrai devant  vous,  je  comparaîtrai,  s'il  le  faut,  devant 
un  concile  de  toute  la  terre;  mais  sachez  bien  que  vous 
enverriez  mille  fois  vers  moi,  que  vous  n'obtiendrez 
pas  d'autre  réponse  '.  » 

Trois  évéques,  des  quarante  du  triclinium,  Lupici- 
nus,  Démétrius  et  Eulysius,  et  deux  prêtres,  Germain 
et  Sévère,  furent  désignés  pour  porter  ces  deux  lettres 
au  Chêne,  puis  les  envoyés  de  Théophile  furent  con- 
gédiés. Ils  venaient  de  sortir  quand  arriva  un  notaire 
impérial  porteur  d'un  rescrit  du  prince  où  était  insérée 
une  supplique  venue  du  Chêne,  à  l'effet  d'obliger  Jean 
(comme  ils  persistaient  à  le  désigner)  à  comparaître 
bon  gré  mal  gré  devant  ses  juges*.  Le  notaire  insista 


1.  Similiter  et  Acacinm  coarguo  qui  dixerlt  :  Ego  illi  oHam  condio. 
PaUad.,  dial.,  p.  20. 

2.  Quos  citius  excipiet  divioa  justitia,  quorum  temerarios  conatus 
etiam  sœcularia  theatra  canunt.  Pallad.,  ibid. 

3.  Scitotc  ergo  si  decies  millics  ad  me  miseritis,  nihil  amplius  ex 
mo  vos  audituros.  PaUad.,  loc.  cit. 

4.  Venit  statim  uotarius  habens  rescriptum  imperatoris  ubi  inserta 


ET  L'IMPÉRATRICE   EDDOXÏE.  497 

près  de  Chrysostome  pour  qu'il  obéit;  Chrysostome 
donna  les  raisons  de  son  refus,  et  le  notaire  s'en  alla. 
II  avait  à  peine  quitté  le  palais  épiscopal,  qu'on  y  vit 
entrer  deux  prêtres  de  l'Église  de  Constantinople,  un 
certain  Eugénius,  qui  avait  déjà  reçu  pour  prix  de  ses 
services  dans  la  faction  ennemie  le  titre  et  les  fonc- 
tions d'évéque,  et  le  moine  Isaac,  ce  bouffon  mendiant 
qui  diffamait  son  pasteur  dans  les  carrefours  pour 
quelques  oboles.  C'étaient  de  nouveaux  délégués  du 
synode  pour  citer  Chrysostome,  tant  on  mettait  d'ar- 
deur à  l'attirer,  tant  on  avait  le  désir  de  le  tenir  en  sa 
possession ,  sur  l'autre  rive  du  détroit.  Un  de  ces 
hommes,  s'adressant  brutalement  à  l'archevêque  : 
«  Pourquoi  tardes-tu?  lui  dit-il,  le  concile  t'attend,  il 
t'ordonne  de  venir  devant  lui  et  te  laver,  si  tu  le  peux, 
des  crimes  dont  on  t'accuse  *.  »  L'archevêque  dédaigna 
de  parler  à  ce  misérable  ;  mais,  prenant  sur-le-champ 
trois  de  ses  évêques  fidèles,  il  les  envoya  porter  au 
synode  cette  réponse  verbale  :  «  Quelle  étrange  procé- 
dure inventez-vous  donc  contre  moi,  vous  qui  d'un 
côté  refusez  d'écarter  de  vos  sièges  des  ennemis  que  je 
récuse  et  qui  de  l'autre  me  faites  citer  par  mes  clercs  ?  » 
La  première  ambassade  de  Chrysostome  avait  déjà 
mis  rassemblée  en  effervescence;  quand  la  seconde 
arriva  et  que  son  chef  eut  répété  textuellement  les 
paroles  dont  il  était  porteur,  il  y  eut  une  explosion  de 
fureur  véritable,  et  la  chambre  d'un  concile  se  trans- 

erat  snpplicatio  episcoporum  petentium  ut  Joannes  invitus  ad  Judi- 
ciam  sisteretar  eumque  ad  id  urgebat.  Pallad.,  diaL,  p.  29. 

1.  Scripsit  tibi  synodas  :  Transi  ad  nos  ut  objecta  acelera  diluas. 
PaUad.,  ibid. 


498  JEAN    CHRYSOSTOME 

forma  subitement  en  une  caverne  d'assassins.  On  vit 
des  évoques  quitter  leurs  sièges  pour  se  jeter  sur  les 
envoyés,  tandis  que  d'autres  les  injuriaient  ou  les 
menaçaient.  Un  d'entre  eux  fut  violemment  firappé, 
un -second  eut  ses  vêtements  mis  en  lambeaux;  le 
troisième,  saisi  comme  un  prisonnier,  reçut  à  son  col 
la  chaîne  qu'on  avait  préparée  pour  Chrysoslome,  si 
l'archevêque  avait  eu  l'imprudence  de  comparaître,  et 
le  malheureux,  traîné  en  cet  état  hors  de  l'église  du 
Chêne  et  jeté  dans  une  barque,  fut  abandonné  à 
l'aventure  dans  le  courant  du  détroit*. 

Après  une  pareille  scène,  le  concile  fut  longtemps 
à  retrouver  le  calme,  mais  d'hostile  qu'il  était  à  l'ar- 
chevêque il  devint  son  ennemi  acharné.  Deux  nou- 
velles citations  lui  furent  encore  adressées,  et  deux  fois 
encore  il  opposa  le  même  refus,  accompagné  des 
mômes  réserves.  Le  notaire  impérial  n'avait  plus 
reparu  à  l'archevêché  malgré  les  réclamations  adres- 
sées du  Chêne  à  l'empereur,  et  l'on  pouvait  croire 
qu'Arcadius  fléchissait  sous  le  poids  des  scrupules. 
Théophile  pensa  qu'il  fallait  stimuler  cet  esprit  indécis 
et  timide,  et,  craignant  que  le  premier  libelle  d'accu- 
sation n'eût  nui  à  la  cause  en  insérant  parmi  des 
crimes  bon  nombre  de  puérilités  indignes  d'attirer  le 
blftme  sur  un  lecteur  ou  un  portier,  il  résolut  de  noir- 
cir tellement  le  côté  criminel  par  de  nouveaux  chefs 
d'accusations  que  l'empereur  serait  enfin  obligé  de 

1.  Illi  autem  arreptis  episcopis,  alium  verberibus  afiecerunt,  alte- 
rius  vestes  conscrpserunt,  alteri  ferreas  catenas  collo  circuraposuere, 
quas  Joanni  paraverant,  ut  sic  conjectus  in  nayiculam  m  ignotum 
locura  emandaretur.  Pallad.,  dial.,  p.  29. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  i99 

prendre  un  parti.  Il  provoqua  à  cet  effet  des  libelles 
supplémentaires  du  moine  Isaac,  qu'où  avait  fait 
évéque  pour  prix  de  son  ambassade,  et  de  quelques 
autres  appartenant  comme  lui  au  clergé  métropoli- 
tain. Le  libelle  de  l'archidiacre  Jean  n'avait  fait  qu'ef- 
fleurer les  faits  de  lèse-majesté;  on  les  mit  ici  en 
relief,  on  accusa  formellement  l'archevêque  d'avoir  dans 
des  discours  publics  traité  outrageusement  l'impéra- 
trice sous  les  noms  d'Hérodiade  et  de  JézabeP.  Isaac, 
dans  sa  requête,  reprit  en  dix-huit  articles  artiflcieuse- 
ment  cousus  à  ceux  du  premier  libelle  les  faits  déjà 
incriminés  de  violence,  d'usurpation  de  fonctions,  de 
manquement  aux  canons  ou  aux  usages  de  l'Église, 
avec  des  circonstances  nouvelles  et  des  exagérations 
envenimées.  Il  y  ajouta  des  paroles  impies,  des  blas- 
phèmes et  (qui  le  croirait?)  une  critique  littéraire  des 
sermons  du  grand  orateur. 

Ainsi  il  reprochait  à  Chrysostome  d'avoir  dit  «  que 
la  table  de  l'Église  était  pleine  de  furies*.  »  —  a  Qu'est- 
ce  qu'il  entend  par  ces  furies?  demandait  l'accusateur  ; 
il  faut  qu'il  s'explique  là-dessus.  »  On  l'avait  encore 
entendu  s'écrier  dans  un  de  ses  discours  à  propos  d'une 
solennité  où  l'éclatante  piété  des  princes  avait  rempli 
d'allégresse  le  pasteur  et  le  troupeau  tout  entier  : 
«  J'aime,  je  meurs  d'amour,  je  suis  dans  le  délire!  » 
—  «  Jean  expliquera  ce  que  cela  signifie,  disait  l'accu- 


1.  Erat  crimen  Isese  majestatis  convicium  in  Augastam,  ut  ipsi  re- 
talerant^  quod  eam  vocasset  Jezabel.  Pallad.,  diaL,  p.  30. 

2.  Quod  advenus  ecclesiam  loquitur,illius  altare  furiarum  plénum 
appeUans.  Act,  synod.  ad  Querc,   apud  Phot«,  59,  et  io  Baron. 
403,  XIX. 


200  JEAN   CHRYSOSTOMB 

sateur,  car  TÉglise  ignore  un  tel  langage'.  »  Il  accusait 
encore  Tarchevéque  d'avoir  blasphémé  en  disant  que, 
«  si  le  Christ  n'avait  pas  été  exaucé  dans  sa  prière  au 
jardin  des  Olives,  c'est  qu'il  n'avait  pas  bien  prié*,  » 
d'avoir  en  outre  excité  les  pécheurs  au  mal  en  leur 
présentant  la  pénitence  comme  facile  et  leur  disant  : 
«  Péchez  deux  fois,  péchez  encore,  et,  toutes  les  fois 
que  vous  aurez  péché,  venez  à  moi,  je  vous  guérirai.  » 
Or  l'Église  n'admettait  qu'une  seule  fois  la  pénitence 
publique. 

((  Dans  ses  entreprises  contre  les  diocèses  d'autrui, 
non-seulement  Ghrysostome,  disaient  les  nouveaux 
libelles,  avait  jugé  des  évéques  et  des  clercs  sans  les 
entendre,  mais  il  avait  élevé  à  l'épiscopat  des  esclaves 
d'autrui  non  affranchis  et  poursuivis  pour  crimes'. 
Dans  ses  violences,  il  mettait  en  prison,  chargés  de 
fers,  les  gens  qui  ne  lui  plaisaient  pas,  et  les  y  laissait 
mourir.  Il  avait  agi  de  cette  façon  contre  les  non- 
origénistes  en  recevant  des  origénistes  dans  sa  com- 
munion. Lui-même,  Isaac,  avait  été  maltraité  sur  son 
ordre  par  des  hommes  couverts  de  crimes*.  A  côté  de 

1.  Qaod  gloriatur  ad  versus  ecclesiam  dicens  :  Amore  pereo  et  in- 
sanio.  Et  quod  débet  declarare  quasDam  sint  furiie,  et  quid  significet 
amorc  pereo  et  insanio  :  ecclesia  enim  haud  novit  talia.  Act,  synod. 
ad  Querc,  ap.  Phot.,  59. 

2.  Quod  blasphcmias  conversus  ad  ecclesiam  confert ,  dicens  quod 
Christus  orans  non  fuit  exauditus,  quod  non  beue  oravit.  Act,  synod. 
ad  Querc,  ibid. 

3.  Quod  alienos  serros  nondum  libertate  douâtes,  sed  delictis  ob- 
noxios  et  accusâtes,  episcopos  ordinavit.  Act.  synod.  ad  Querc, 
ibid. 

4.  Quod  Origenistas  suscepit  et  eos  qui  cum  ecclesia  communicant 
in  carcerem  detrusos  non  curarit,  sed  in  ipso  mortuos  nequc  oranino 


ET   L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  204 

cela,  il  accaeiliait  dans  son  église  des  païens,  anciens 
persécuteurs  des  chrétiens,  et  il  présidait  à  leurs  réu- 
DioDS^  Enûn  (cela  était  pour  la  cour)  il  violait  le  saint 
devoir  de  Thospitalité  en  vivant  et  mangeant  seul  ;  il 
avait  excité  les  séditions  du  peuple  coiit/e  le  concile.  » 
Un  des  libelles  le  représentait  comme  un  prêtre  igno- 
rant des  derniers  devoirs  du  sacerdoce,  qui  faisait 
communier  les  fidèles  après  leurs  repas  et  baptisait  lui- 
même  après  le  sien.  Ces  dernières  accusations  le  tou- 
chèrent beaucoup,  parce  qu'elles  semblaient  infirmer 
Tefficacité  des  sacrements  qu'il  avait  administrés  pen- 
dant son  épiscopat,  et  il  y  répondit  à  plusieurs  reprises 
soit  devant  le  peuple,  soit  dans  ses  lettres. 

Ces  dernières  articulations  faisaient  avec  celles  de 
l'archidiacre  Jean  une  masse  d'accusation  vraiment 
formidable.  Cependant,  l'accusé  s'obstinant  à  ne  point 
comparaître  et  l'empereur  ne  prenant  aucune  mesure 
pour  l'y  forcer,  Théophile  passa  à  l'audition  des 
témoins.  Sept  furent  entendus,  a'ppartenant  au  clergé 
métropolitain,  et  ils  déposèrent  avec  une  extrême  acri- 
monie. C'était  Arsace,  Atticus  et  Elpidius,  dont  les  deux 
premiers  occupèrent  après  Chrysostome  le  siège  qu'ils 
avaient  contribué  à  rendre  vacant.  Tout  le  monde 
était  impatient  d'en  finir  ;  Arsace  et  Atticus,  aidés  de 
deux  autres  prêtres,  Eudémon  et  Onésime,  deman- 
daient à  grands  cris  qu'on  se  hâtât,  a  La  culpabilité  de 
Jean  étant  surabondamment  prouvée,  il  n'y  a  aucun 

respeiit.  —  Qaod  Isaacium  contigit  mnlta  mala  pad  ab  hujusmodi 
facinoris  hominibus.  Act,  synod.  ad  Querc,  ub.  sup. 

1.   Qaod  ethnicos  qui  christianos  maie  tractaverint  sitscipit,  et 
habet  in  ecclesia  et  illis  pneest.  Act.  synod,  ad  Querc,  ibid. 


Î02  JEAN    CHRYSOSTOME 

intérêt,  disaient-ils,  à  prolonger  ces  interrogatoires.  » 
Enfin  dans  sa  douzième  séance  le  concile  déclara  qu'il 
allait  procéder  au  jugement.  Théophile  jusqu'alors 
avait  présidé.  Quoique  récusé  par  l'archevêque,  il  n'en 
avait  pas  moins  conduit  toute  la  procédure  et  dirigé 
les  débats;  mais,  le  moment  du  jugement  étant  venu, 
il  craignit  que  sa  présidence  ne  fournît  un  moyen 
d'attaque  ou  même  de  cassation  de  la  décision  synodale 
près  d'un  prince  aussi  timoré  qu'Arcadius.  Il  se  fit  donc 
remplacer  par  Paul  d'Héraclée,  mais  il  ne  s'abstint  pas 
de  voter*  :  les  trois  autres  récusés,  Antiochus,  Acacius 
et  Sévérien,  ne  s'abstinrent  pas  non  plus.  Lorsqu'on 
passa  au  vote,  Paul  prit  les  voix  de  tous  les  évoques, 
en  commençant  par  un  certain  Gymnasius  et  finissant 
par  Théophile.  Les  votants  se  trouvèrent  au  nombre 
de  quarante-cinq  au  lieu  de  trente-six  qu'ils  étaient  à 
l'ouverture  de  la  session*.  Il  s'étaient  accrus  successi- 
vement de  nouveaux  évêques  du  dehors  et  de  quelques 
déserteurs  de  Gonst&ntinople.  Chrysostome  fut  con- 
damné à  la  déposition ,  et  les  faits  de  lèse-majesté 
contenus  dans  le  procès  furent  renvoyés  à  la  connais- 
sance du  prince. 

La  déposition  prononcée,  le  synode  en  donna  avis 
immédiatement  au  clergé  métropolitain,  pour  le  déga- 
ger des  liens  d'obéissance  envers  son  supérieur  déposé, 
et  un  rapport,  ou,  suivant  le  terme  officiel,  Hne  Rela- 
tion sur  les  opérations  synodales  fut  envoyée  aux  deux 
empereurs  Arcadius  et  Honorius,  souverains  communs 

1.  Act,  syn.  ad  Querc,,  ap.  Phot.,  59. 

3.  Areacius  archipresbyter...  postremo  Theophilus  Alexandrinas 
omnes  numéro  quadraginta  quinque.  Phot.,  59. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  203 

et  unanimes  de  l'univers  romain*.  L'évoque  expulsé 
de  Nicomédie,  Gérontius,  et  deux  autres  Asiatiques 
chassés  comme  lui,  Faustinus  et  Eugnomon,  profi- 
tèrent de  renvoi  de  ce  rapport  pour  adresser  aux 
princes  un  récit  de  leur  aventure  et  une  plainte 
contre  les  procédés  illégaux  de  Ghrysostome.  Le  double 
de  la  relation  destiné  à  l'empereur  d'Orient  commen- 
çait par  ces  mots  qui  regardaient  particulièrement 
Arcadius  :  «  Attendu  que  Jean ,  accusé  de  certains 
crimes  et  sentant  qu'il  était  coupable,  a  refusé  de  venir 
se  justifier  devant  nous,  et  que  dans  ce  cas  les  lois 
canoniques  prononcent  la  déposition ,  nous  l'avons 
déposé.  Toutefois  les  libelles  d'accusation  contenant, 
outre  les  crimes  ecclésiastiques,  celui  de  lèse-majesté, 
c'est  à  votre  piété  d'ordonner  le  bannissement  du  cou- 
pable ,  afin  qu'un  si  grand  crime  ne  reste  pas 
impuni.  Quant  à  nous,  il  ne  nous  appartient  pas  d'en 
connaître*.  » 

La  première  question  de  la  session  synodale  venait 
d'être  vidée  au  gré  de  Théophile,  la  seconde  était  celle 
des  Longs-Prères;  mais  à  celle-là  les  évoques  ne 
tenaient  guère,  et  le  patriarche  moins  que  personne. 
Après  la  victoire  si  complète  qu'il  venait  de  remporter, 
un  second  combat  offrait  des  périls,  et  l'importance 
du  vainqueur  de  Ghrysostome  ne  pouvait  que  s'amoin- 
drir dans  un  débat  contre  de  misérables  moines.  La 


1.  Scripts  sunt  synodicœ  ad  clerum  Gonstantiaopolitanum  de  facta 
depositione  Chrysostomi.  MUsa  quoque  relatio  ad  reges.  Phot.,  59. 

2.  Libelli  autem  etiam  lœss  majestatîs  crimea  continent  :  Jubebit 
pietas  Testra  eum  vel  invitum  ejici ,  et  pœnas  laese  majestatîs  dare, 
qnandoquidem  in  haec  inquirere  nobis  non  licet.  Pallad.,  diaL^  p.  30. 


204  JEAN    CHRYSOSTOME 

procédure  d'ailleurs  était  difficile  :  accusé  par  eux, 
après  les  avoir  condamnés  en  Egypte,  voudrait-il  les 
juger  encore  pour  le  même  fait  à  Ghalcédoine  et  pré- 
sider le  tribunal  appelé  à  le  juger  lui-même?  S'il  se 
récusait  et  que  les  accusateurs  fussent  libres,  nul  ne 
savait  ce  que  pouvait  produire  sur  le  concile  ou  au 
dehors  le  tableau  de  tant  de  violences  et  de  méfaits 
présenté  par  la  parole  rude  et  franche  des  Longs- 
Frères.  La  joie  du  triomphateur  s'en  ti'ouverait  vrai- 
semblablement fort  troublée.  Qu'arriverait-il  encore,  si 
l'assemblée  des  évêques  joannites  qui  siégeaient  à 
Constantinople  évoquait  l'affaire,  ainsi  que  leur  letti'e 
le  laissait  pressentir,  et  si  l'empereur,  qui  penchait  du 
côté  des  moines  de  Nitrie,  donnait  de  nouveau  car- 
rière à  ses  scrupules?  C'étaient  là  de  graves  raisons,  et 
une  dernière  ne  Tétait  pas  moins.  Le  procès  des  Longs- 
Frères  soulevait  inévitablement  la  question  doctrinale 
de  l'origénisme,  à  laquelle  tous  les  esprits  n'étaient 
pas  préparés,  témoin  le  mauvais  succès  d'Épiphane, 
et  Théophile,  qui  avait  su  l'écarter  du  procès  de  l'ar- 
chevêque, devait  se  soucier  médiocrement  de  la  faire 
renaître  pour  si  peu  de  chose.  Il  résultait  de  tout  cela 
dans  son  esprit  un  vif  désir  d'assoupir  l'affaire  ;  mais 
les  moines  étaient  des  gens  difficiles  et  opiniâtres,  ils 
croyaient  à  leurs  droits,  ils  étaient  aigris  par  la  souf- 
france, consentiraient-ils  à  se  taire  ?  Des  évêques  amis 
de  Théophile  partirent  pour  aller  tenter  près  d'eux 
une  conciliation. 

L'occasion  était  favorable,  et  les  négociateurs  trou- 
vèrent ces  malheureux  dans  un  découragement  pro- 
fond. Depuis  l'abandon  de  leur  cause  par  Chrysostome, 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  205 

ce  protecteur  qu*ils  étaient  venus  chercher  de  si  loin, 
ils  désespéraient  de  la  justice  et  de  la  charité  des 
hommes.  La  mort  d'ailleurs  faisait  de  larges  brèches 
dans  leurs  rangs,  et,  pour  ne  parler  que  des  chefs,  la 
perte  d'Isidore  avait  été  suivie  de  près  par  une  autre 
plus  déplorable,  celle  de  Tévêque  Dioscore,  le  second 
des  Longs-Frères,  leur  soutien  et  leur  guide.  11  était 
mort  quelques  semaines  auparavant,  admiré  des  habi- 
tants mêmes  de  cette  ville  inhospitalière,  et  son  tom- 
beau, placé  dans  la  chapelle  de  Saint-MuciusS  près 
d'une  des  portes  de  Gonstantinople,  attirait  un  grand 
concours  de  pauvres,  car  ce  solitaire  presque  sans 
pain  leur  avait  montré  qu'il  savait  jeûner  pour  donner 
encore*.  Ce  n'était  pas  tout  :  Ammonius,  tombé  grave- 
ment malade  sous  le  poids  de  l'âge  et  des  douleurs, 
menaçait  de  les  quitter  bientôt.  Le  chagrin  avait  donc 
brisé  l'énergie  des  Longs-Frères,  auxquels  les  moines 
obéissaient  comme  à  leurs  abbés.  «Ah  1  dit  à  ce  propos 
an  historien  du  temps,  si  Dioscore  avait  vécu,  si 
Ammonius  mourant  n'avait  pas  été  hors  d'état  de 
donner  un*  avis,  jamais  ces  honnêtes  gens  n'eussent 
ouvert  l'oreille  à  des  propositions  déshonorantes'!  » 
Voici  les  propositions  qu'on  leur  apportait.  «  Le 
patriarche,  qui  n'avait  rien  de  plus  à  cœur  que  de  par- 
donner, leur  offrait  la  paix.  11  n'exigeait  d'eux  pour  cela 

1.  Dioscorus  jam  ante  mortuus  in  templo  Mucii  martyris  sepultus. 
Sozom.,  VIII,  17. 

2.  Sepultus  in  martyrio  quod  est  ante  portam,  ita  ut  plurimœ  mu- 
Ueres,  omissis  per  sanctum  marlyrem  juramentis,  per  prcccs  Dioscori 
jurarent.  Pallad.,  dial.,  p.  63. 

3.  Quod  opÎQor  non  ita  successisse  si  una  cum  reliquis  monacliis, 
Dioscorus  et  Ammonius  adfuissent.  Sozom.,  viii,  17. 


206  JEAN    CHRYSOSTOME. 

aucune  rétractation  formelle  ;  il  ne  voulait  ni  contro- 
verser  avec  eux  sur  des  points  de  doctrine,  ni  disputer 
sur  des  faits  consommés  :  il  oubliait  tout,  et  ne 
demandait  à  ces  moines  sépat*és  de  son  obédience 
qu'un  acte  de  soumission  à  leur  supérieur.  Que  les 
Longs-Frères  et  leurs  compagnons  vinssent  donc 
déclarer  en  face  du  concile  suivant  la  formule  réglée 
par  les  constitutions  monastiques  que,  s'ils  avaient 
péché,  ils  se  repentaient;  le  concile  sans  discussion 
les  recevrait  en  grâce,  le  décret  synodal  d'Alexandrie 
qui  les  avait  condamnés  serait  aboli,  et  le  patriarche 
lèverait  Texcommunication.  Ils  pourraient  alors  re- 
tourner en  Egypte  et  rentrer  dans  leurs  monastères ^  » 
Les  Longs-Frères  n'eurent  pas  le  courage  du  refus,  et, 
emmenant  avec  eux  la  troupe  entière  de  leurs  com- 
pagnons, ils  suivirent  les  négociateurs  à  Chalcédoine. 
Aucun  n'y  manqua,  pas  même  Ammonius,  qui  gisait 
sur  son  grabat  et  rendit  l'âme  quelques  heures  après*. 
Peut-être  en  reconnaissant  cette  église  et  ce  riche 
palais  où  dix  ans  auparavant,  sur  la  réquisition  du 
préfet  du  prétoire  Ruûn,  il  était  venu  du  fond  du 
désert  recevoir  dans  ses  bras',  au  sortir  de  la  piscine 
baptismale,  ce  fils  bien  indigne  d'un  tel  père,  le  vieil- 
lard éprouva-t-il  un  remords;  mais  cet  acte  de  vani- 
teuse faiblesse  était  aujourd'hui  cruellement  expié. 

m 

Ik  Scetenses  istos  monachos  ad  pœnitentiam  invitabat,  polHcitusse 
Dcque  injuriffî  accepUe  fore  memorcm,  nequemali  qiiidquam  esse  fac- 
turum.  Sozom.,  vui,  17. 

2.  Ammonius  aatem...  postquam  ad  Quercum  trajecisset,  morbo 
graviufl  correptus  finivit  vitam.  Sozom.,  ibid. 

3.  Nouveaux  Hécits  de  l'histoire  romaine  au  v*  siècle  :  Trois 
Ministres,  etc.,  pt  23. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  207 

Les  moines,  à  peine  arrivés,  furent  conduits  devant  le 
concile,  où  tout  se  passa  comme  il  avait  été  convenu. 
Chacun  effectivement  avait  son  rôle  dans  cette  scène 
arrangée.  Les  Longs-Frères  prononcèrent  la  formule 
de  pénitence  et  de  rentrée  en  grâce  des  moines  punis 
par  leur  évêque  :  «  Si  nous  avons  péché,  nous  nous 
repentons  et  prions  qu'il  nous  soit  pardonné.  »  Théo- 
phile se  levant  prononça  la  formule  du  pardon,  et  le 
concile,  par  un  décret  d'absolution,  révoqua  celui 
d'Alexandrie*.  Le  pardon  de  Théophile  s'étendit,  à  ce 
qu'il  paraît,  des  origénistes  à  Origène  lui-même,  car 
l'histoire  témoigne  que  de  ce  jour  il  ne  fit  plus  de 
difficulté  de  relire  ces  livres  dont  il  poursuivait  si  vio- 
lemment naguère  l'interdiction,  et  que,  quelqu'un  lui 
ayantdemandé  la  raison  de  sa  conduite,  il  avait  répondu 
par  ces  mots  restés  célèbres  :  «  Les  livres  d'Origène 
sont  un  jardin  mêlé  de  fleurs  et  de  broussailles  ;  je 
laisse  les  épines  et  j'admire  les  fleurs*.  »  L'humilia- 
tion des  Longs-Frères  et  l'impudence  de  Théophile 
n'étaient  pas  arrivées  à  leur  terme;  il  y  fallait  encore 
des  éloges  et  une  apolo^e  que  les  pauvres  moines 
subirent  comme  leur  dernière  persécution.  On  rapporte 
qu'en  apprenant  la  mort  d'Ammonius  le  patriarche 
s'écria  :  «  Je  le  pleure  sincèrement ,  car  c'était  un 
saint  moine,  et  je  voudrais  qu'il  y  en  eût  beaucoup  de 
pareils'.  »  Après  cette  lamentable  comédie,  l'émigra- 


1.  Cum  autem  Theophilus  libeoter  eos  in  gratiam  recepisset,  et 
communionem  eis  restituisset,  finita  est  quœstio  de  injuriis  monacho- 
ruffl  scetensium.  Sozom.,  viii,  17. 

2.  Socr.,  VI,  17. 

3.  Caeterum  Theophilus  hoc  audito  lacrymas  fudisse  dicitur,  cuno 


208  JEAN    CHRYSOSTOME 

tion  de  Nitrie  et  de  Scété  se  dispersa  ;  un  petit  nombre 
seulement  parvint  à  regagner  l'Égyple,  accablé  d'amers 
souvenirs  et  de  déceptions  plus  amères  encore. 

Restait  l'affaire  d'Héraclide  d'Éphèse,  qui  fut  intro- 
duite devant  le  concile  à  sa  treizième  séance.  Cet 
évéque,  choisi  par  Ghrysostome,  avait  été  chassé  de  son 
siège  par  une  émeute  des  Éphésiens  laïques  et  clercs, 
et  forcé  de  se  cacher  pour  éviter  un  pire  traitement. 
On  accusait  ce  prélat  joannite  d'une  infinité  de  crimes 
et  en  particulier  de  larcin.  Un  autre  évéque,  celui  de 
Magnésie,  nommé  Macarius,  se  portait  son  accusa- 
teur, et  cette  cause  amenait  naturellement  celles  de 
toutes  les  églises  d'Asie  dans  le  gouvernement  des- 
quelles l'archevêque  s'était  si  malencontreusement 
ingéré.  Les  plaignants  asiatiques  étaient  là  présents, 
animés  de  passions  furieuses,  et  la  persécutio;n  se  pré- 
parait contre  tous  les  évoques  imposés  par  Chryso- 
stome,  lorsque  survinrent  à  Gonstantinople  des  évé- 
nements qui  absorbèrent  l'attention  du  concile, 
interrompirent  la  procédure  et  provoquèrent  au  bout 
de  peu  de  jours  la  diseolutign  de  l'assemblée. 


III. 


La  relation  du  concile  sur  la  condamnation  de 
Ghrysostome  étaitsous  les  yeux  de  l'empereur,  qui  avait 
donné  son  approbation  à  la  décision  synodale  par  une 
lettre  mentionnée  aux  Actes;   mais  aucune  mesure 

tisque  audientibus  dixisse,  neminem  inter  sui  temporis  moaachos 
parem  ÀmmoDio  exstitisse.  Sozom.,  viii,  17. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  209 

n'était  prise  pour  Texéculion  de  la  sentence,  Ghryso- 
stome  continuait  d'occuper  le  palais  épiscopal  et  la 
basilique.  Cet  état  d'indécision  dura  trois  jours.  L'Église 
de  Constantinople,  pendant  ce  temps-là,  restait  en 
proie  à  un  désordre  inexprimable.  Les  membres  du 
clergé  métropolitain,  interdits  ou  non  par  l'arche- 
vêque, rentraient  de  toutes  parts  dans  les  basiliques  ; 
les  premiers  le  faisaient  avec  un  air  de  défi  insolent, 
mais  le  peuple  les  chassait  ou  désertait  leurs  offices*. 
Sous  le  coup  du  décret  synodal,  les  évêques  jusqu'alors 
fidèles  se  dispersaient  peu  à  peu,et  le  triclinium  fut  bien- 
tôt désert.  De  temps  en  temps  un  officier  impérial  avec 
quelques  appariteurs  allait  au  palais  épiscopal  signifier 
à  l'archevêque  qu'il  devait  se  préparera  partir;  l'arche- 
vêque opposait  un  refus,  l'officier  se  retirait,  et  l'empe- 
reur défendait  d'employer  la  force.  Réuni  en  masse 
compacte  autour  de  la  basilique  et  de  l'archevêché, qui 
se  reliaient  l'un  à  l'autre  par  un  cloître,  le  peuple  se 
tenait  en  sentinelle,  jour  et  nuit,  balancé  entre  l'espé- 
rance et  la  crainte.  Point  de  menaces  pourtant,  point 
de  paroles  outrageantes  contre  le  prince  et  ses  officiel  : 
un  seul  cri  sortait  de  toutes  les  bouches  et  allait 
retentir  par  intervalles  jusque  sous  la  demeure  d'Arca- 
dius  :  <(  iNous  demandons  un  concile  général!  il  faut 
un  vrai  concile  pour  juger  l'archevêque  M  »  C'était  le 
mol  d'ordre  du  peuple,  c'était  aussi  celui  de  Chryso- 


i.  Pallad.,  dial.,  p.  30  etsequent. 

S.  Plebs  Constantinopolitana  cum  bec  sub  vesperam  cognovisset, 
ad  seditionem  prorupit,  et  prima  luce  concursu  ad  ecclesiam  facto  tum 
alia  multa  vociferati  sunt,  tum  majorem  synodum  de  bac  causa  cognos- 
cere  debere.  Sozom.,  viii,  18.  —  Socr.,  vi,  16. 

14 


Î10  JEAN    CHRYSOSTOME 

stome.  ((  Un  faux  concile  m'a  condamné,  répétait-il,  un 
vrai  concile  doit  m'absoudre  ici,  dans  mon  église,  et 
prononcer  entre  mes  juges  et  moi.  » 

Bloqué  pour  ainsi  dire  et  comme  emprisonné  dans 
cette  muraille  vivante  que  lui  créait  Taffection  du 
peuple,  et  qu'il  y  eût  eu  péril  à  vouloir  rompre  pour  user 
de  violence  envers  lui,  il  passait  incessamment  de  sa 
demeure  à  la  basilique  et  de  la  basilique  à  sa  demeure. 
Ici  il  avait  à  consoler  ses  serviteurs  et  quelques  prêtres 
fidèles,  là  une  foule  éperdue  que  sa  vue  et  ses  paroles 
remplissaient  de  douleur  et  de  joie.  Les  nouvelles  qui 
se  succédaient  d'instants  en  instants  devenaient  de 
plus  en  plus  sinistres.  On  signalait  des  députations 
d'évêques  venus  coup  sur  coup  de  Chalcédoine  supplier 
l'empereur  d'assurer  par  la  force  la  sentence  et  l'auto- 
rité du  concile,  et  Timpératrice  se  joignait  à  eux, 
essayant  toutes  ses  séductions  sur  son  faible  mari.  Déjà, 
disait-on,  il  s'agissait  non  plus  de  l'exil,  mais  de  la  mort; 
on  ne  balançait  plus  qu'entre  la  bâche  et  l'épée  *.  Tels 
étaient  les  bruits  répandus,  l'archevêque  lui-même 
croyait  sa  mort  prochaine  et  prêchait  au  peuple  la  rési- 
gnation. Les  litanies  cependant  retentissaient  toute  la 
nuit  par  la  ville  avec  un  redoublement  de  lamentations 
et  de  prières*.  Le  peuple  voulut  y  entraîner  l'arche- 
vêque, qui  sembla  consentir  d'abord;  puis,  se  rétrac- 
tant, il  leur  dit  :  u  Allez  y  et  priez,  je  serai  avec  vous  en 
esprit,  par  la  charité  qui  réunit  le  chef  aux  membres'.  » 

1.  Et  iUi  quidem  mirabiles  viri  ipsum  gladio  obtruncaDdum  cupie- 
bant.  Pallad.,  dial,,  p.  30. 

2.  Georg.,  VU.  Chrys.,  p.  260. 

3.  Crastina  vobiscum  e.\ibo  ad  orationes  ;  et  ubi  ego  <uin,  ibi  et 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  244 

t 

Un  acte  impudent  de  Sévérien  tira  le  peuple  de 
cette  tranquillité  inquiète  et  douloureuse  où  le  retenait 
l'ascendant  de  Ghrysostome.  Théophile  n'avait  pas  osé 
reparaître  à  Constantinople,  mais  Sévérien  eut  cette 
audace  le  second  jour  après  la  condamnation;  il  eut  aussi 
Taudace  d'entrer  dans  une  église,  de  monter  en  chaire  et 
d'y  parler  sur  les  événements  qui  venaient  de  s'accom- 
plir, li  présenta  la  condamnation  de  l'archevêque 
comme  le  châtiment  de  son  orgueil.  «  Son  orgueil 
seul  l'eût  justifiée,  disait-il,  quand  bien  même  il  n'eût 
pas  commis  d'autres  crimes  ^  »  L'auditoire  se  souleva 
contre  ce  lâche  avec  une  telle  violence  qu'il  eut  à 
peine  le  temps  de  s'échapper  et  de  regagner  le  détroit. 
Toutefois  cette  bravade  insultante  vis-à-vis  d'un  homme 
tombé,  d'un  ancien  ami,  d'un  protecteur  offensé,  de 
la  bouche  de  qui  Sévérien  recevait  naguère  le  pardon 
et  la  paix,  mit  Ghrysostome  hors  de  lui.  Il  vit  là  une 
insulte  de  l'impératiîce  elle-même  par  l'intermédiaire 
de  cet  évoque  de  cour,  sa  créature,  et,  confondant  la 
souveraine  avec  le  conseiller,  il  tint  au  peuple  dans  sa 
basilique  un  discours  resté  fameux  et  qui  décida 
vraisemblablement  sa  raine,  encore  suspendue. 


Tos  eritis,  et  ubi  vos  estis  ibi  ero  et  ego  sum.  Unum  corpus  sumus^ 
Deque  caput  a  corpore,  neque  corpus  a  capite  separabitur,  etiamsi 
loco  dividamar,sed  cantate  conjungimur.  Chrys.,  Sermo  de  expulsione 
sua,  t.  in,  p.  420. 

1.  Tarn  etiam  Severianus  cum  in  ecclesia  verbum  Dei  pnedicaret^ 
TisQS  est  importune  Joannem  carpere,  ita  dicens  :  Et  si  ob  nihil  aliud 
esset  condemnatus  Joannes,  ejus  tamen  insolentia  satis  grave  crimen 
est,  ut  ob  eam  solam  deponi  meruerit.  Socr.,  vi,  16.  —  Depositionis 
senientiam  laudavit,  utpote  in  hominem  arroganteifl,  et  si  nullum 
aliud  crimen  esset,  prolatam.  SoEom.^  viii^  18. 


212  JEAN    CHRYSOSTOME 

r 

«  Mes  frères,  dît-il  à  cette  foule  frémissante  autour 
de  sa  chaire,  une  furieuse  tempête  nous  assaille,  et  les 
flots  nous  battent  avec  plus  de  force  que  jamais;  mais 
nous  ne  craignons  point  d'être  submergés,  car  nous 
sommes  fondés  sur  le  roc.  Que  la  mer  sévisse  tant 
qu'elle  voudra,  ce  roc  ne  saurait  être  ébranlé.  Que  les 
flots  s'enflent  et  débordent,  le  navire  de  Jésus  ne  som- 
brera pas.  Et  qu'ai -je  à  craindre,  je  vous  prie?  La 
mort?  Je  dis  comme  Tapôtre  :  «  Ma  vie  est  le  Christ, 
«  et  la  mort  m'est  un  gain.  »  —  L'exil?  La  terre  est  au 
Seigneur  avec  tout  ce  qu'elle  contient.  —  La  confis- 
cation? Je  n'ai  rien  apporté  en  ce  monde,  et  je  n'en 
remporterai  rien.  Tout  ce  qui  peut  faire  trembler  les 
hommes,  je  le  méprise.  Je  me  ris  des  biens,  je  me  ris 
des  dignités  que  les  autres  convoitent.  Richesse  ne 
m'est  pas  plus  que  pauvreté,  et  si  je  désire  vivre,  c'est 
pour  être  avec  vous,  c'est  pour  travailler  à  votre  per- 
fectionnement spirituel.  Je  vous  parle  comme  je  fais 
et  j'en  appelle  à  votre  amour  pour  que  cet  amour  soit 
confiant.  Non,  non,  on  ne  scinde  pas,  on  ne  mutile 
pas  l'Église;  l'Église  est  indivisible.  On  n'y  sépare  pas 
le  chef  des  membres,  ils  restent  unis  malgré  tout. 
Ce  qui  a  élé  dit  de  l'homme  et  de  la  femme  est  encore 
plus  vrai  du  pasteur  et  du  troupeau  :  ils  ne  font  qu'un, 
et  ce  que  Dieu  a  uni,  l'homme  est  impuissant  à  le  sé- 
parera..  Que  sont  devenus,  dites-moi,  les  tyrans  qui 
tentèrent  jadis  d'opprimer  l'Église?  Dites-moi  où  sont 
leurs  chevalets  de  torture,  où  sont  leurs  fournaises, 


1.  Si  nuptias  non  potes  dirimere,  quanto  minus  ecclesiam  Dei 
potes  dissolverel  Chrys.,  £fofnt(.  ante  exiL 


ET   L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  S13 

OÙ  sont  les  dents  de  leurs  bêtes  féroces  et  les  glaives 
aiguisés  de  leurs  bourreaux?  Ils  ont  voulu  agir  et  n'ont 
rien  fait.  Le  même  silence  et  le  même  oubli  recouvrent 
pour  toujours  les  tyrans  et  Tarsenal  de  leurs  crimes; 
mais  l'Église  où  est-elle?  Elle  resplendit,  plus  éclatante 
que  le  soleiP,  sur  tout  Tunivers,  et  si  les  tyrans  n'ont 
pu  étouffer  la  foi  quand  il  existait  à  peine  des  chrétiens, 
comment  peuvent -ils  Tespérer  aujourd'hui  que  les 
chrétiens  couvrent  la  terre? 

«  On  vit  parfois  au  temps  des  martyrs  toutes  les 
cruautés  imaginables  s'exercer  sur  une  jeune  fille  à 
peine  nubile,  et  cette  vierge  se  montrer  plus  forte  que 
les  aiguillons  de  la  torture  ou  que  les  morsures  de  la 
flamme.  Les  dents  de  fer  avaient  beau  labourer  ses 
flancs,  sa  foi  restait  inébranlable,  et  l'on  espérerait 
venir  effrayer  tout  un  peuple*!  Ahl  ils  ne  nous  con- 
naissent guère!  Le  Christ  est  avec  moi,  que  crain- 
drai-je?  Son  Évangile  que  je  tiens  est  le  bâton  qui 
m'appuie.  C'est  là  ma  sécurité,  c'est  le  port  tranquille 
de  mon  âme.  Les  tempêtes  qu'on  souffle,  les  flots 
qu'on  pousse,  la  mer  qu'on  lance  contre  moi,  les 
fureurs  des  princes  et  des  grands,...  je  ne  fais  pas 
plus  de  cas  de  tout  cela  que  d'une  toile  d'araignée  ^ 
et  si  notre  affection  mutuelle  ne  me  retenait  dans  ce 
lieu,  je  ne  ferais  aucune  difficulté  d'aller  ailleurs... 


i.  Ubinaxn  sunt  hostes  ilU7  silentio  et  oblivioni  traditi  sunt.  Ubi- 
nam  ecclesia?  plus  quam  sol  splendescit.  Chrys.,  ub.  sup. 

2.  Ingressa  ssepe  est  puella  tenera  innupta:  cera  mollior  erat,  sed 
petra  solidîor  exstitit.  EJus  latera  laminabas,  et  fidem  non  aaferebas 
et  tantum  popalum  te  superaturum  confidis?  Chrys.,  ibid. 

3.  Mihi  hec  omnia  aranea  sunt  viliora.  Chrys.,  ibid. 


tu  JEAN    CHRYSOSTOME 

«  Savez-vous,  mes  bien -aimés  frères,  pour  quel 
motif  on  veut  me  perdre.  C'est  que  je  ne  fais  point 
tendre  devant  moi  de  riches  tapis,  que  je  n'ai  jamais 
voulu  me  vêtir  d'habits  d'or  et  de  soie,  que  je  ne  me 
suis  point  abaissé  à  satisfaire  la  gourmandise  de  ces 
gens-là  en  tenant  table  ouverte  pour  eux.  La  race  de 
l'aspic  domine  toujours;  il  reste 'de  la  postérité  de 
Jézabel,  et  la  grâce  combat  encore  contre  Élie*.  Héro- 
diade  aussi  est  là,  Hérodiade  danse  toujours  en  de- 
mandant la  tête  de  Jean,  et  on  lui  donnera  la  tête  de 
Jean,  parce  qu'elle  danse '. 

«  Mes  frères,  c'est  ici  un  temps  de  larmes.  Tout  se 
tourne  vers  l'infamie.  L'or  seul  donne  ici  l'éclat  et  la 
gloire.  Écoutez  cependant  ce  que  dit  David  :  a  Si  vous 
possédez  une  abondance  de  richesse,  n'y  placez  point 
votre  cœur.  »  Et  qui  est-ce  qui  disait  cela?  N'était-c^ 
pas  un  homme  élevé  sur  un  trône  royal?  Ne  gou- 
vernait-il pas  son  empire  avec  une  autorité  souve- 
raine? Eh  bien,  jamais  il  ne  jeta  les  yeux  sur  la 
fortune  d'autrui  pour  y  exercer  des  rapines  ;  jamais  il 
n'employa  sa  puissance  à  détruire  la  religion.  Il  se 
mettait  en  quête  de  posséder  des  soldats  plutôt  que 
des  trésors,  et  ne  se  montrait  point  dans  son  gouver- 
nement l'esclave  d'une  femme.  Oh  I  malheur,  malheur 
aux  femmes  qui  ferment  l'oreille  aux  avertissements  du 
ciel,  et  ivres,  non  de  vin,  mais  d'avarice  et  de  colère. 


i.  Floruere  aspidis  fœtus,  adhuc  relictum  est  Jezabelis  semen  : 
Terum  adhuc  etiam  gratia  cum  Helia  concertât.  Chrys.,  HomiL  ant. 
êxil. 

2.  Sed  Herodias  Joannis  caput  expetît,  nirsns  saltationem  iniit... 
Chrys.,  ibid. 


ET   L'IMPÉRATRICE   BDDOXIB.  245 

assiègent  leurs  maris  de  mauvais  conseils  pour  les  en- 
traîner à  l'injustice*  !...  » 

II  y  avait  dans  ce  discours,  fort  clair  d'ailleurs,  un 
mot  qui  .ne  permettait  aucun  doute  sur  les  intentions 
de  l'orateur,  mot  plus  fort  que  les  allusions,  si  trans- 
parentes qu'elles  fussent,  mais  qu'on  ne  peut  rendre 
en  français,  parce  qu'il  joue  sur  le  nom  même  de 
rimpératrice.  Eudoxia  veut  dire  en  grec  bonne  renom-' 
mte,  honneur;  Adoxia  est  le  contraire  et  veut  dire  déshon* 
neur,  infamie.  Or,  en  disant  que  dans  cet  empire  qui 
n'avait  plus  de  lois  que  le  caprice  d'Eudoxie  tout  se 
tournait  vers  le  déshonneur,  Ghrysostome  s'était  servi 
du  mot  adoQsia  qui  rappelait  le  nom  de  la  femme  d'Ar- 
cadius  :  on  comprend  aisément  le  reste. 

Ce  discours  fut  tenu  le  second  jour  après  la  con- 
damnation, et  suivant  toute  apparence  vers  le  soir.  Le 
lendemain  matin  avant  midi,  Ghrysostome  voyait 
entrer  chez  lui  un  comte  du  palais  impérial,  qui  le 
somma,  au  nom  de  l'empereur,  de  quitter  la  ville  sur- 
le-champ*.  «  L'empereur  ne  veut  plus  de  retard,  lui 
dit-il;  un  navire  est  prêt  pour  te  conduire  au  lieu 
marqué  pour  ton  bannissement  :  au  moindre  signe  de 
résistance,  j'ai  l'ordre  de  te  faire  enlever  par  des 
soldats.  »  C'était  infailliblement  une  bataille  qui  s'an- 
nonçait aux  portes  de  la  basilique  et  une  terrible 
effusion  de  sang.  Cette  image  se  présenta  à  la  pensée 
de  Ghrysostome  et  le  fit  frémir*.   S'approchant  de 

1.  Ali»  vero  absque  vino  saUat»  sunt,  et  ebri»  avaritia...  Gbrys., 
HomU.  ont  exiL 

2.  Misso  ad  id  comité  cum  militari  manu  non  secus  ac  ad  preliam 
advenus  barbaros.  Pallad.,  diaL,  p.  30. 

3.  Cavebat  enim  ne  iptlui  causa  ledltio  naiceretiir.  0oor.,  vit  1'« 


246  JEAN    CHRYSOSTOME 

Tofficier  impérial  et  des  appariteurs  de  son  escorte,  il 
leur  dit  :  «  Me  voici,  conduisez-moi  où  vous  voudrez.  » 
L'officier  le  remit  à  la  garde  d'un  curieux  (on  appelait 
ainsi  les  agents  supérieurs  de  la  police),  et  reprit  avec 
ses  appariteurs  le  chemin  du  palais  en  traversant  la 
foulée  II  devait  retrouver  Ghrysostome  dans  un  autre 
lieu.  Le  cloître  qui  séparait  la  basilique  de  l'arche- 
vêché communiquait  par  une  porte  secrète  avec  un 
quartier  retiré  de  la  ville.  Ghrysostome  et  son  gardien 
sortirent  par  là  sans  être  aperçus,  'et  gagnèrent  une 
maison  située  dans  le  voisinage  où  ils  restèrent  cachés 
jusqu'au  soir.  La  nuit  venue,  le  curieux  et  le  prisonnier 
se  mirent  en  marche  vers  le  port  par  des  rues  détour- 
nées, espérant  n'être  point  reconnus';  mais,  comme 
ils  approchaient  du  port,  des  gens  du  peuple  signa- 
lèrent Ghrysostome,   et  le  bruit  se  répandit  aussi- 
tôt dans  la  ville  qu'on  enlevait   l'archevêque.   Des 
groupes  nombreux  accoururent  alors  pour  empêcher 
son    départ,    mais    Ghrysostome    les    contint    avec 
autorité.  «  Laissez-moi  partir,    leur    dit-il;  je  dois 
obéissance  à  l'empereur,  et  d'ailleurs  une  goutte  du 
sang  de  mon  peuple  ne  sera  pas  versée  pour  moi.  Je 
confie  ma  cause  au  futur  concile  ^  »  L'obscurité ,  de 
plus  en  plus  épaisse,  protégea  sa  retraite.  Le  même 
comte  impérial  était  au  port  avec  des  soldats  et  des 
matelots;  ils  entourèrent  l'archevêque  et  montèrent 


1.  Tractus  a  curioso...  Ghrys.,  Epist.  ad  Pap,  Innoc,;  Pallad., 
diai»,  p.  6. 

2.  Procedente  jam  vespere  in  navim  conjicior  et  noctu  abnarigo. 
Chiys.,  ibid. 

3.  Synodum  ad  justum  judicium  appel labam.  Cbrys.,  ibid. 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  247 

avec  lui  dans  le  navire,  qui  leva  Tancre  aussitôt. 
Il  cingla  à  travers  la  Propontide  j  usqu'à  la  ville  de 
Hiéron*,  port  de  la  Bilhynie,  où  le  comte  avait  mission 
de  déposer  Chrysostome.  La  nuit  durait  encore.  Le 
navire  s' étant  approché  de  terre,  les  gardes  y  descen- 
dirent Texilé  et  reprirent  la  mer.  Le  choix  de  ce  lieu, 
trop  voisin  de  Ghalcédoine,  parut  suspect  à  l'arche- 
vêque; il  y  soupçonna  un  piège  pour  le  faire  tomber 
aux  mains  de  ses  ennemis,  et  à  ses  yeux  mieux  valait 
raille  fois  la  mort.  Avant  donc  que  le  jour  fût  levé  et 
réveil  donné  aux  magistrats,  il  loua  lui-même  une 
barque,  et,  longeant  la  côte,  il  se  ût  conduire  au 
golfe  d'Astacus,  dans  la  petite  ville  de  Prénète,  située 
sur  la  rive  opposée  à  Nicomédie*.  Il  y  avait  dans  le 
voisinage,  au  milieu  des  champs,  une  villa  dont  il 
connaissait  le  maître  et  où  il  se  rendit  pour  se  cacher'. 
Son  premier  mouvement  en  mettant  le  pied  dans  la 
retraite  hospitalière  fut  de  tomber  à  genoux  et  d'appe- 
ler la  protection  du  ciel  sur  cette  Église  de  Gonstan- 
tinople,  «  qu'il  n'avait  point  quittée,  disait-il,  car  il 
remportait  dans  son  cœur*.  »  Sa  fuite  avait  été  opérée 
avec  tant  de  prudence  et  de  mystère,  sa  trace  était  si 
complètement  perdue,  que  tout  le  monde  put  croire. 


1.  Ad  navale  in  ostio  Ponti  situm,  quod  Hieron  vocant.  Theod., 
V,  34. 

2.  Primum  ad  id  quod  ad  Pontoa  situm  est  Hieron  venit,  deinde 
per  Bitbyniam...  Niceph.,  xiii,  iô. 

3.  Venit  in  pnediola  ad  Pnenetum  Bitbyuiœ.  Pallad.,  diaL, 
p.  30. 

4.  A  vobis  separatus  sum  corpore  sed  nequaquam  mente.  Chrys., 
Serm.  post  red.  a  pnor.  exil,  —  Non  sum  separatus  a  vobis,  sed  magis 
accensus  sum  desiderio  vestri.  Chrys.,  ibid. 


J4S  JEAN    CHRYSOSTOME 

comme  le  comte  le  rapporta,  que  le  banni  se  trouTait 
au  lieu  fixé  pour  son  exil. 

La  nuit  de  son  enlèvement  fut  pour  Gonstantinople 
une  nuit  de  deuil  et  de  larmes;  Thistoire  nous  en  fait 
un  touchant  tableau.  Elle  nous  montie  cette  mul- 
titude naguère  furieuse  et  exaltée,  devenue  tout  à 
coup  silencieuse  et  morne,  courant  aux  églises  pour 
prier  et  réclamer  du  ciel  ce  père  que  lui  enlevaient 
les  hommes.  Gomme  les  églises  ne  suffisaient  pas,  on 
priait  sur  les  dalles  des  rues,  sous  les  portiques  des 
places,  partout  enfin,  et,  suivant  le  mot  de  Chryso- 
stome  lui-même,  «  la  ville  entière  n'était  plus  qu'une 
église^  »  Les  maisons  des  pauvres  étaient  désertes  : 
hommes,  femmes,  enfants,  artisans,  mariniers,  mar- 
chands, tout  le  monde  était  là,  tout  le  monde  voulait 
participer  à  cette  émeute  de  supplications  et  de  larmes 
qui  s'élevaient  vers  la  justice  du  ciel.  Un  seul  cri, 
poussé  de  temps  à  autre,  rappelait  les  passions  de  la 
terre  :  «  Qu'on  rassemble  un  concile  général*!  » 
C'était  le  seul  remède  que  les  hommes  pussent  ofirir 
maintenant.  Lorsqu'au  point  du  jour  le  peuple  fatigué 
commençait  à  rentrer  dans  ses  quartiers,  Théophile 
arriva  de  Chalcédoine,  et,  ramassant  tout  ce  qu'il 
y  avait  d'Alexandrins  au  port,  il  prit  possession  de  la 
ville  comme  un  conquérant  ecclésiastique.  Les  clercs, 
qui  jusque-là   s'étaient  tenus  cachés,   accoururent 


1.  Tota  civitas  ecclesia  fuit.  —  Ânte  hoc  quidem  ecclesîa  repleba- 
tur,  sed  nunc  et  in  plateis  ecclesiœ  factas  sunt.  Ghrys.,  HomiL  post 
red.  ah  exil. 

S.  Causam  ejua  in  majore  concilio  dijudicandum  easo  proclama- 
bant.  Socr.,  vi,  15. 


ET    L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  249 

autour  de  lui  pour  faire  valoir  leurs  services  et 
recevoir  ses  instructions.  Il  récompensa  les  plus  zélés, 
leva  l'interdiction  des  plus  indignes  et  prodigua  ordi- 
nation, avancement,  dignités  à  tout  venant.  Tout  ce 
qu'avait  réglé  Tarchevéque  fut  aboli.  L'ordre  de  Théo- 
phile à  ces  prêtres  fut  que  chacun  allât  prendre  pos- 
session de  son  église  particulière;  mais  la  foule 
ameutée  s'y  opposa*.  Théophile  lui-môme  ayant  voulu 
pénétrer  dans  la  basilique  épiscopale,  les  fidèles  le 
repoussèrent.  Les  Alexandrins  de  son  escorte  tirèrent 
leurs  armes,  et  on  se  battit  :  la  résistance  du  peuple 
fut  énergique*.  L'église  et  le  baptistère  se  remplirent  de 
cadavres,  et  la  cuve  baptismale  regorgea,  dit-on,  de 
sang  humain  ^  La  bataille  une  fois  commencée,  les 
magistrats  envoyèrent  des  troupes  pour  la  soutenir  ; 
on  se  battit  partout,  chaque  église  devint  une  citadelle 
où  le  peuple  se  barricadait  et  que  les  soldats  forçaient 
militairement  à  coups  de  leviers  et  de  traits.  Le  sang 
coulait  dans  les  sanctuaires,  et  des  cris  de  malédiction 
y  remplaçaient  l'hymne  de  la  miséricorde.  Quoique 
les  couvents  de  Constantînople  fussent  généralement 
hostiles  à  l'archevêque,  qui  avait  voulu  les  réformer, 
un  d'eux  ayant  pris  parti  dans  sa  cause  et  chassé  des 


1.  Ob  eam  rem  perturbata  plèbe...  plena  tumultus  nrbs  erat. 
Zosim.,  V,  23. 

2.  Rixa  inde  inter  Alexandrinos  et  plebem  CoDstantinopolitanam 
exoTta  est  :  et  quod  res  ad  conflictum  pervenit,  multi  vulnerati,  non 
paaci  etiam  cssi  sunt.  Niceph.,  xiii,  16.  —  Gravis  inde  seditio  et  con- 
certatio  inter  Constant! nopolitanos  et  Alexandrinos  conflata  est.  Com- 
missaque  pugna,  malti  vulnerati,  quidam  etiam  interempti  snnt. 
Socr.,  VI,  47, 

3.  Georg.,  Vit.  Chrys,,  p.  262  et  seq. 


ttO  JEAN    CHRYSOSTOMB 

prêtres  intrus,  les  soldats  coururent  sus  aux  moines. 
On  les  massacrait  dans  leurs  églises,  on  fouillait  leurs 
cloîtres  pour  les  égorger,  on  les  poursuivait  Tépée  au 
poing  jusque  dans  les  rues,  quand  ils  parvenaient  à 
fuir*.  Un  auteur  païen  raconte  que  plusieurs  habitants 
de  la  ville  périrent  ainsi  sous  les  coups  des  soldats 
parce  qu'ils  portaient  des  vêtements  noirs,  soit  pour 
cause  de  deuil,  soit  pour  tout  autre  motif,  et  qu'ils 
ressemblaient  à  des  moines^  Cet  incident,  à  ce  qu'il 
paraît,  fut  fort  du  goût  des  polythéistes,  qui  triom- 
phèrent de  voir  des  mains  chrétiennes  les  débarrasser 
des  hommes  aux  manteaux  noirs,  leurs  mortels  enne- 
mis, les  destructeurs  acharnés  de  leurs  temples  et  les 
violateurs  de  leurs  mystères. 

Telle  fut  la  journée  de  Théophile,  de  l'Égyptien, 
comme  l'appelaient  les  joannites.  La  nuit  appartint  à 
d'autres  épouvantes  et  à  d'autres  fureurs.  Des  secousses 
de  tremblement  de  terre  se  firent  sentir  au  faubourg 
de  THebdomon,  et,  s' étendant  avec  une  plus  grande  in- 
tensité vers  le  centre  de  la  ville,  ébranlèrent  les  quar- 
tiers opulents  et  en  particulier  celui  de  la  résidence 
impériale.  Dans  la  chambre  de  l'impératrice,  le  lit,  sou- 
levé avec  force,  roula  sur  le  pavé  *.  Eudoxie  crut  sa 

1.  Dato  eis  ad  hoc  signo,  plena  cum  licentia  prodeunt  et  nullo  ju- 
dicio  cunctos  jugulant  :  donec  cadaveribus  ecclesiam  implessent  et  faga 
dilapsos  persecuti  conflxissent  omnea,  quicumque  puUis  induti  Tes- 
tibus  erant.  Zosim.,  v,  '23. 

2.  Quos  inter  plures  perire  contigit  qui  vel  luctus  causa,  vol  ob  aliam 
quemdam  casum  in  hujusmodi  vestitu  reperti  fuissent  Zosim.,  v,  23. 

3.  Cum  vero  noctu  terr»  motus  factus  esset,  et  terror  inde  impe- 
ratrici...  Theodoret.,  v,  33. —  Una  vero  dies  intercesserat  cum  plagam 
quamdam  in  regio  cubiculo  fleri  contigit.  Pallad.,  dicU,,  p.  30. 


ET    L'IMPÉUATRICE    EUDOXIE.  224 

dernière  heure  venue,  et,  se  précipitant  pâle  et  les  che- 
veux épars  dans  la  chambre  de  son  mari  :  «  L'homme 
qu'on  nous  a  fait  bannir  est  un  juste,  lui  dit-elle  avec 
angoisse,  et  Dieu  se  charge  de  le  venger.  Si  vous  vou- 
lez conserver  l'empire,  faites  qu'il  soit  rappelé  sans 
retard.  »  Joignant  les  larmes  aux  supplications,  elle 
resta  agenouillée  jusqu'à  ce  que  l'empereur  lui  en  eût 
fait  la  promesse  solennelle  ^  Plus  rassurée  alors,  elle 
écrivit  à  l'archevêque  la  lettre  suivante:  «Je  supplie  Ta 
Sainteté  de  ne  pas  croire  que  j'aie  pris  part  aux  choses 
qui  se  sont  passées  à  ton  sujet.  Je  suis  innocente  de  ton 
sang^.  Ce  sont  des  hommes  méchants  et  corrompus 
qui  ont  formé  un  complot  contre  toi.  Dieu  est  témoin 
de  la  vérité  de  mes  paroles,  comme  aussi  des  larmes 
que  je  lui  offre  en  sacrifice.  » 

Le  jour  n'était  pas  encore  levé,  que  déjà  un  des 
officiers  de  la  cour  recevait  d'elle  l'ordre  de  partir  pour 
Hiéron  afin  de  remettre  cette  lettre  en  mains  propres  à 
l'exilé  et  d'ajouter  de  vive  voix  qu'elle  voulait  qu'il 
revînt,  que  son  prompt  retour  pouvait  seul  conjurer 
la  ruine  de  la  ville.  Ce  premier  envoyé  ne  reparaissant 
point,  Eudoxie  impatiente  en  dépécha  un  second,  puis 
un  troisième  :  ce  que  voyant  le  peuple,  il  craignit  qu'on 
ne  lui  cachât  quelque  chose  de  sinistre,  et  beaucoup 
de  gens  se  mirent  à  la  recherche  de  l'archevêque,  de 
sorte  que  la  Propontide  se  trouva  sillonnée  de  nom- 
breux navires,  entre  la  côte  de  Thrace  et  celle  de  Bithy- 

1.  Augusta  ipsB,  terrore  adducta,  viro  suo  persuadet  ut  sancti  viri 
restitution!  annuat.  Niceph.,  xiii,  16. 

2.  Scribeos  se  nullatenus  participcm  esse  insidiarum  que  adversus 
illum  structsB  fuissent.  Sozom.,  viii,  18. 


tu  JEAN    CHRYSOSTOME 

nie*.  Pendant  ce  temps-là,  on s'enquérait  à  Hiéron  et 
dans  les  ports  voisins  de  ce  qu'était  devenu  Chryso- 
stome,  qu'on  découvrit  enfin  dans  sa  villa  de  la  cam- 
pagne de  Prénète.  Surpris  de  ce  revirement  et  toujours 
en  soupçon  de  quelque  embûche,  tant  il  savait  pro- 
fonde la  perversité  de  ses  ennemis,  l'archevêque 
hésitait  à  partir  :  l'arrivée  de  l'eunuque  Brison  le 
détermina.  C'était,  comme  on  l'a  vu  dans  les  récits 
précédents,  le  premier  chambellan  d'Augusta  etun  des 
secrétaires  de  l'empereur,  homme  d'ailleurs  honnête 
et  pieux,  qui  avait  été  blessé  d'un  coup  de  pierre  à  la 
tête  dans  une  de  ces  contre-litanies  opposées  par  Chn- 
sostome  aux  ariens,  et  qui,  bien  qu'attaché  à  sa  mai- 
tresse,  penchait  secrètement  pour  l'archevêque.  Ses 
explications  dissipèrent  tous  les  nuages,  et  Brison  le 
persuada  de  le  suivre*.  Ils  virent  en  approchant  de 
Constantinople  l'entrée  du  Bosphore  éclairée  par  des 
milliers  de  flambeaux  portés  sur  des  barques  et  par 
d'autres  milliers  encore  qui  garnissaient  la  rive  et  le 
port,  car  on  était  au  milieu  de  la  nuit'.  C'était  une 
splendide  réception  que  le  peuple  faisait  à  son  évêque. 
Ce  spectacle  l'émut  profondément. 

Toutefois  il  ne  voulut  pas   débarquer  au   port. 

1.  Quod  cum  cognovisset  fidelissimus  populus,  statim  ostium  Pro- 
pontidis  navigiis  obtexit.  Theodoret.,  v,3i.  —  Tum  navigantibus  Bos- 
porus  repletus,  et  piscatoriis  navibus  mare  contectum  est,  et  plebs 
universa  statim  ei  obviant  prodiit.  Niceph.,  xiii,  16.  —  Fidelissimas 
populus  ostium  Propontidis  navigiis  operuere.  TheodorcU,  v,  33. 

2.  Briso,  eunuchus  Augustœ,  offendit  ilium  Preneti...  et  Coostan- 
tinopolim  eum  redire  jubet.  Socr.,  vi,  16. 

3.  Universi  enim  obviam  processerunt,  cereas  faces  prsâfereutes. 
Tlieodoret. ,  v,  24.  —  Plebs  universa  statim  ei  obviam  prodiit  cercos 
accensos  ferons.  Niceph.,  xiii,  16. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  223 

u  Évéque  déposé,  disait-il,  je  ne  puis  rentrer  dans  mon 
église  qu'après  avoir  été  légalement  absous  par  un 
concile,  )>  et  il  se  ût  conduire  à  un  atterrage  voisin  du 
fauboui*g  qui  portait  le  nom  de  Marianes^  L'impéra- 
trice  eut  beau  le  faire  prier  dans  les  termes  les  plus 
humbles  et  les  plus  pressants  d'entrer  dans  la  ville 
sans  plus  de  retard  par  crainte  de  quelque  nouveau 
trouble:  il  s'obstina  dans  sa  résolution.  Le  peuple  ter- 
mina le  débat  en  l'allant  chercher  dans  le  faubourg 
de  Marianes  et  en  l'amenant  malgré  ses  résistances  à  la 
basilique  épiscopale*.  Là  on  lui  cria  de  monter  sur  le 
trône  de  Tévêque  afin  d'y  prononcer  la  formule  de 
paix,  et  comme  if  s'y  refusait  par  les  mêmes  raisons 
qu'il  s'efforçait  vainement  de  faire  comprendre,  des 
hommes  vigoureux  le  saisirent  et  l'y  placèrent  bon 
gré  mal  gré^  tandis  que  la  foule  prosternée  à  terre  lui 
demandait  sa  bénédiction.  Que  pouvait-il  faire?  il  la 
donna,  attendri  jusqu'aux  larmes.  On  voulut  aussi  en- 
tendre sa  voix  éloquente,  comme  pour  bien  s'assurer 
qu'il  était  là.  Il  monta  à  l'ambon,  et  les  tachygraphes 
nous  ont  conservé  quelques  fragments  du  discours  qu'il 
improvisa,  mais  que  les  applaudissements  et  les  accla- 
mations de  la  foule  l'empêchèrent  d'achever.  Il  prit 
pour  texte  un  récit  de  l'Ancien  Testament  dont  il  fit 

1.  Negabat  se  urbem  îngressurum ,  nisi  prius  in  majore  Judicum 
concessu  innocentiam  suam  probasset i  mansit  intérim  in  suburbano 
qaod  Marianse  appellatur.  Socr.,  vi,  16;  —  Sozom.,  viii,  18. 

2.  Cum  populus  denuo  indignaretur  et  imperatores  conviciis  inces'* 
seret,  coactus  tandem  inlroivit.  Sozom.,  vui,  18. 

3.  Tanquam  recusantem  compulerunt,  uti  mos  est  episcopis,  pacem 
populo  dare  et  in  episcopali  solio  considère.  SoEom.,  ibid.  —  Pervicit 
tandem  populus  ut  ista  fièrent.  Socnt  vi,  16é 


224  JEAN    CHRYSOSTOxME 

rapplication  à  lui-môme  et  aux  éTénements  qui  avaient 
ébranlé  un  moment  son  autorité  épiscopale.  «  Nous 
lisons  dans  nos  saints  livres,  disait  il,  que  Sara,  femme 
d'Abraham,  étant  tombée  aux  mains  de  Pharaon,  roi 
d*Égypte,  qui  voulait  corrompre  sa  chasteté,  un  miracle 
la  délivra  et  couvrit  d'une  protection  céleste  le  juste 
Abraham,  quand  tout  secours  humain  le  trahissait.  La 
même  chose  est  arrivée  à  cette  Église,  mon  épouse, 
dont  un  Égyptien  a  voulu  souiller  la  pureté.  Un  jour 
durant,  elle  est  restée  aux  mains  de  cet  ennemi 
comme  Sara  une  nuit  durant  sous  la  puissance  de 
Pharaon,  et  toutes  deux  sont  demeurées  incorrup- 
tibles. Et  de  même  que  Sara  sortit  du  palais  de  ce  roi 
d'Egypte  chargée  de  présents  et  de  richesses,  ainsi 
l'Église  de  Constantinople  est  sortie  de  sa  captivité 
plus  brillante,  plus  pure  et  pouvant  offrir  au  ciel  les  tré- 
sors de  sa  fidélité*.  »  L'évêque  légitime  avait  triomphé 
de  l'imposteur  égyptien,  le  prêtre  à  son  tour  voulut 
triompher  des  puissances  du  monde;  Chrysoslome  le 
fit  en  couvrant  d'élogés  cette  même  Augusta,  sa  perse 
cutrice,  qui,  sous  le  poids  de  la  terreur,  courbait  main- 
tenant le  front  devant  lui.  Il  exalta  sa  piété,  l'appelant 
la  mère  des  fidèles,  la  nourrice  des  solitaires,  l'appui 
des  pauvres,  la  protectrice  des  saints.  11  raconta  sa 
sollicitude  pour  le  rendre  à  Constantinople,  les  diffé- 
rentes ambassades  qu'il  avait  reçues  d'elle,  et  il  lut  la 
lettre  qu'elle  lui  écrivait  la  nuit  précédente  au  lieu  de 
son  exil.  Il  y  ajouta  ces  paroles  qu'elle  lui  avait  fait 

1.  Et  nia  quidem  rediit  opibus  instructa  ;£g>'ptiani;  et  ecclesîa 
quoque  rediit,  mentis  divitiis  instructa,  et  continentior  effectu.  Clirys., 
HomU,  post  red,  ab  exil. 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  225 

adresser  oralement  par  un  ofûcier  du  palais  au  moment 
de  son  arrivée  :  «  J'ai  obtenu  de  faire  la  bonne  action 
que  je  souhaitais  avec  ardeur.  J'ai  rendu  la  tôte  au 
corps,  le  pilote  au  vaisseau,  le  pasteur  aux  brebis,  ' 
répoux  de  rÉglise  au  lit  nuptial.  Ce  succès  m'est  plus 
précieux  que  l'éclat  de  mon  diadème^  » 

La  paix  était  contenue  dans  cette  déclaration  de 
soumission  à  l'Église  et  dans  celle  du  prêtre  qui 
l'acceptait.  Tout  se  trouvait  donc  fini  à  Constantinople, 
au  moins  pour  quelque  temps,  et  il  ne  restait  plus 
aux  brouillons,  aux  envieux,  aux  lâches,  qu'une  seule 
chose  à  faire  :  fuir  ou  se  cacher.  En  effet,  le  synode 
du  Chêne  se  dispersa  le  jour  même  sans  mener  à  fin 
le  procès  d'Héraclide.  Sévérien  de  Gabales  avait  pris 
les  devants  en  regagnant  à  grandes  journées  son  dio- 
cèse. Quant  à  Théophile,  que  le  peuple  de  Constanti- 
nople voulait  jeter  à  la  mer,  s'il  reparaissait,  il  s'em- 
barqua pour  rÉgypte  avec  ses  vingt-huit  suffragants*, 
à  Chalcédoine  sans  doute.  Chrysostome,  rentré  en 
grâce  près  de  l'empereur,  ne  cessa  de  solliciter  la  réu- 
nion d'un  grand  synode  à  Constantinople  pour  casser 
les  actes  du  faux  synode  du  Chêne  et  lui  donner  à  lui- 
même  la  réparation  canonique.  L'empereur  céda  à  son 
désir,  et  le  décret  fut  signé.  Ainsi  se  termina  cette  pre- 
mière et  tragique  atteinte  à  l'autorité,  à  l'honneur,  à 
la  vie  de  Jean  Chrysostome. 

1.  Oratio  mea  impleta  est,  rem  impetravi  :  melius  coronata  sum 
qaam  per  ipsam  diadema.  Recepi  sacerdotern,  caput  corpori  restitui, 
gabernatorem  navi,  pastorem  gregi,  thalamo  sponsum.  Chrys.,  Hom, 
post  red.  ab  exil, 

^.  llieOphilus  cum  iEgyptiis  suis  fuga  salutem  qua^rit  :  cives  cnim 
eum  quœrebant  ut  in  mare  demergerent.  Pallad.,  dial,,  p.  30. 

13 


LIVRE   V. 


Cbrysostome  épare  son  clergé.  —  Statue  d'Badoxie  dressée  entre  la  Curie  et 
l'église.  —  Réjouissances  publiques  à  propos  de  eon  inauguration.  —  Biles 
troublent  la  célébration  des  offices  dans  la  basilique.  —Irritation  de  Chry- 
sostome  ;  il  prêche  contre  l'impératrice.  —  Sa  perte  est  jur^  e  par  la  cour. 
—  Un  nouveau  concile  est  convoqué  à  Constantinople  ;  la  direction  en  est 
remise  à  Théophile  absent.  —  Ârcadius  refuse  de   communiquer  avec 
Chrysostome.  — -  Ouverture  du  concile  de  Constantinople.  —  On  refuse  A 
Chrjsostome  le  droit  de  se  défendre  en  vertu  du  4*  canon  d'Antioche.  — 
/là  J^^^^  ^^^  ^®  concile  et  ce  canon  :  Chrysostome  les  attaque  comme  ariens. 
VAf  ï'  ^  Le  concile  se  divise  en  deux  partis,  pour  ou  contre  le  canon  d'Antioche. 
.  _  L'empereur  se  fait  rendre  compte  de  la  question  ;  les  partisans  du  canon 

;^ereculent.  ^•:^  Discours  éloquent  de  Chrysostome  contre  ceux  qui 
désertent  son  église.  —  L'empereur  lui  donne  son  évéché  pour  prison.  — 
«11  reparaît  â  l'église  le  samedi  saint  :  scènes  violentes  au  baptistère  pen- 
dant le  baptême  des  catéchumènes.  —  Les  catéchumènes  se  réfugient  aux 
Thermes  de  Constance  ;  les  soldats  les  y  poursuivent.  —  Les  joannites 
chassés  des  églises  se  réfugient  dans  la  campagne.  —  Chrysostome  appelle 
/  .'  V  À  un  concile  occidental  des  faits  qui  se  passent  en  Orient.  —  Conduite  pra- 
dente  du  pape  Innocent.  —  Attentats  contre  la  vie  de  Chrysostome.  —  Fin 
du  concile  de  Constantinople.  —  L'empereur  envoie  Chrysostome  en  exil. 
.  ''  \  —  Scènes  d'adieu  dans  la  basilique  de  Sainte-Sophie.  —  Conflits  sanglants 
dans Jl'église.— Sainte-Sophie  et  la  Curie  du  sénat  sont  réduites  en  cendres. 

403  -  404 


I. 


Cette  paix  en  effet,  si  sincèrement  jurée  qu'elle  fût 
de  part  et  d* autre,  ne  pouvait  être  qu'une  courte  et 
fragile  trêve;  trop  de  griefs  s'étaient  accumulés  depuis 
deux  ans  entre  Tarchevêque  et  l'impératrice,  trop 
d'antipathie  naturelle  les  séparait,  enfin  trop  de 
passions  intéressées  s'agitaient  autour  d'eux,  pour 


JEAN    CHRYSOSTOME  ttl 

qu'il  en  arrivât  autrement.  L'impératrice  d'ailleurs 
avait  été  amenée  à  de  meilleurs  sentiments  envers 
son  ennemi  par  une  crainte  surnaturelle,  le  croyant  à 
couvert  sous  la  main  de  Dieu  ;  mais  il  ne  manqua  pas 
de  gens,  à  la  cour  et  dans  Téglise,  pour  lui  expliquer 
le  tremblement  de  terre  comme  un  phénomène 
naturel  et  enlever  à  cette  femme,  avec  ses  terreurs 
superstitieuses,  la  seule  prise  que  Thonnêteté  eût 
encore  sur  elle.  Aussi,  à  mesure  que  cette  appréhen- 
sion salutaire  s'évanouissait,  on  la  vit  revenir  à  ses 
errements;  ses  amies,  écartées  du  palais  par  ménage- 
ment pour  Tarchevêque,  y  rapportèrent  peu  à  peu 
leurs  dénigrements  et  leurs  intrigues,  et  Chrysostome 
redevint  comme  jadis  pour  tous  les  courtisans  un  objet 
de  sarcasme  et  de  haine. 

L'archevêque  de  son  côté  suivait  ce  mouvement 
d'un  œil  inquiet.  On  s'obser\'ait  de  l'archevêché  au 
palais  comme  de  deux  citadelles  ennemies,  et  les 
mesures  que  prenait  Chrysostome  ressemblaient  parfois 
à  des  préparatifs  de  défense.  Depuis  son  retour  triom- 
phal dans  Constantinople  et  sur  son  trône,  depuis 
l'amende  honorable  que  l'altière  Augusta  s'était  vue 
obligée  de  lui  faire,  sa  croyance  en  sa  propre  force 
s'était  accrue  peut-être  outre  mesure.  Il  se  sentait 
plus  maître  du  peuple,  et  il  l'était  encore  du  prince, 
au  moins  pour  quelques  moments;  il  profita  de  ces 
moments  pour  avoir  autour  de  sa  personne  un  clergé 
devant  lequel  il  n'eût  plus  à  trembler  comme  aupara- 
vant. Évidemment  la  tranquillité  de  son  église  ne  pou- 
vait être  qu'à  ce  prix.  Durant  la  nuit  mémorable 
où  la  ville  entière,  enivrée  de  joie,  l'avait  ramené 


Î28  JEAN    CHRYSOSTOME 

dans  la  basilique  de  Sainte-Sophie  et  replacé  malgré 
lui  sur  son  siège  en  présence  d'Arcadius  et  d'Augusta, 
des  voix  nombreuses  lui  avaient  crié  de  la  foule  : 
«Évêque,  épure  ton  clergé,  chasse  les  traîtres*!» 
Et  il  avait  répondu  à  ces  incitations,  qui  partaient  de 
bouches  amies,  a  qu*il  aviserait  avec  les  conseils  de 
son  peuple  et  ceux  de  la  très-pieuse  impératrice*.  » 

11  avisa  effectivement,  et  sa  réforme  trancha  au 
vif.  Les  clercs  suspects  furent  renvoyés,  les  plus  com- 
promis se  faisant  justice  eux-mêmes  ;  les  fidèles  au 
contraire  furent  récompensés  par  des  grades  ecclé- 
siastiques. Le  diacre  Tigrius,  élevé  au  sacerdoce, 
resta  attaché  à  la  personne  de  Gbrysostome.  Son 
autre  confident,  Sérapion,  devenu  prêtre,  reçut  Tévê- 
ché  d'Héraclée  en  Thrace,  vacant  par  la  fuite  ou  la 
déposition  de  Tévêque  Paul ,  qui  avait  assisté  Théo- 
phile au  concile  du  Chêne,  et  qui  présidait  même  ce 
synode  lors  de  la  condamnation  de  Gbrysostome.  Les 
faveurs  rémunéraient  ainsi  largement  les  clercs  qui 
avaient  montré  de  la  fidélité  et  du  courage  pendant 
le  péril,  et  le  clergé  de  Constantinople  reconstitué 
présenta  un  corps  plus  homogène  et  plus  uni  autour 
de  révêque.  Le  peuple,  qui  faisait  de  plus  en  plus 
cause  commune  avec  son  pasteur,  applaudissait  aux 
récompenses  comme  aux  sévérités.  Gbrysostome  le 
consulta4-il,  comme  il  i'avaitfait  entendre?  On  l'ignore. 


1.  Clamasiis  zFacessat  clerus,  aliumque  clerum  eoclesi»  postu- 
lastis.  Chrys.,  Orat.  post  redit,  ab  exil. 

2.  Sine  vobis  nihil  faciam,  nec  sine  religiosissima  Augusta;  nam» 
que  et  illa  curai,  sollicita  est,  nihilque  non  agit,  ut  quod  plantatum 
est,  firmum  maneat.  Chrys.,  ibid. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  229 

car  l'histoire  n'eu  dit  rien  ;  mais  nous  pouvons  regar- 
der comme  certain  qu'il  ne  consulta  point  Augusta. 
Les  choses  en  arrivèrent  rapidement  à  ce  point 
que  le  moindre  incident  pouvait  amener  un  éclat  et 
rallumer  la  guerre  :  l'insatiable  orgueil  d'Eudoxie  se 
chargea  de  le  faire  naître.  Cette  demi-barbare,  élevée 
par  une  intrigue  d'eunuque  au  second  trône  du 
monde  romain,  avait  des  prétentions  de  grandeur  que 
n'eussent  osé  avouer  les  plus  flères  patriciennes  de  la 
vieille  Rome  unies  à  des  césars.  Plusieurs  impératrices 
avaient  reçu  à  la  vérité  des  honneurs  solennels 
comme  mères  et  épouses  d'empereurs,  honneurs  se 
rapportant  au  prince  dont  ils  étaient  une  émanation, 
car  l'empereur,  d'après  la  constitution  romaine,  était 
un  dieu  vivant  en  qualité  d'incarnation  du  peuple  qui 
lui  avait  transmis  tous  ses  droits,  et  il  participait  en 
conséquence  au  culte  rendu  à  la  déesse  Rome.  C'est  à 
ce  titre  que  Livle,  Agrippine,  Julia  Severa,  Julia  Moesa 
et  d'autres  avaient  été  honorées  sous  le  premier 
empire,  ainsi  que  plus  tard  Hélène,  mère  du  fonda- 
teur de  Constantinople,  et  Flaccille,  épouse  chérie  du 
grand  Théodose  et  mère  des  deux  princes  régnants. 
Euxodie  voulut  davantage.  Elle  obtint  de  son  faible 
mari  le  droit  d'être  adorée  comme  l'empereur  lui- 
même  dans  ses  images,  promenées  de  province  en 
province  avec  le  cérémonial  réservé  aux  Augustes.  — 
Cet  acte  indigna  l'Occident,  qui  n'y  vit  qu'une  profa- 
nation du  caractère  de  la  souveraineté  impériale, 
laquelle  ne  pouvait  être  transmise  à  une  femme,  et 
une  violation  des  mœurs  romaines.  Honorius  en  fit 
des  reproches  amers  à  son  frère,  qui  ne  l'écouta 


«30  JEAN   CHRYSOSTOME 

pas^  La  statue  d*Eudoxie  fut  donc  présentée  à  Tadora- 
tion  des  peuples  d'Orient,  qui,  il  faut  le  dire,  ne  parta- 
geaient point  en  cette  matière  les  scrupules  des  Occi- 
dentaux, habitués  qu'ils  étaient  à  compter  des  reines, 
et  de  glorieuses  reines,  dans  leur  histoire.  La  vanité 
d'Eudoxie  devait  être  satisfaite  :  elle  ne  le  fut  pas.  Il 
lui  fallut  encore  une  statue  dans  les  murs  de  la  ville 
impériale,  et  le  sénat  la  vota,  décrétant  en  outre 
qu'elle  serait  placée  sur  le  forum  principal,  en  face  du 
palais  où  se  tenaient  ses  grandes  assemblées,  non  loin 
aussi  des  rostres  byzantins,  ridicule  copie  de  la  tribune 
rostrale  de  Rome,  qu'avait  foulée  jadis  le  pied  des 
Gracques,  des  Hortensius  et  des  Cicéron.  Quelques 
détails  sur  ce  forum  et  sur  les  édifices  environnants 
serviront  h  Tinteltigence  des  événements  qui  vont 
suivre. 

Le  théâtre  choisi  pour  les  vanités  d'Eudoxie  pré- 
sentait un  vaste  quadrilatère  borné  au  midi  par  le 
palais  sénatorial,  appelé  grande  Curie,  au  nord  par  le 
portail  de  Sainte-Sophie,  à  Test  et  à  l'ouest  par  de 
riches  bâtiments,  demeure  des  officiers  de  la  cour  et 
des  citoyens  les  plus  opulents.  Derrière  la  Curie,  sur 
un  forum  plus  petit,  se  trouvait  le  palais  impérial 
habité  par  Arcadius  et  sa  famille.  Vis-à-vis  du  portail 
de  Sainte-Sophie,  à  l'extrémité  des  façades  latérales  de 
la  place,  s'ouvrait  une  large  voie  qui  communiquait  à 
l'est  avec  le  quartier  du  Bosphore,  à  l'ouest  avec  les 

1.  Quamyis  super  imagine  muliebri,  novo  exemple  per  provincifts 
circumdata,  et  diffusa  per  universum  mundum  obtrectantium  fama, 
litteris  commonuerim...  Honor.  Aug.,  Epist.ad  Princ.  Orient,  Arcad., 
Baron.,  ann.  404,  n*  lxxx. 


ET  L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  «31 

Thermes  de  Constance,  et  formait  une  des  rues  les 
plus  fréquentées  de  Constantinople  ^ .  Au  milieu  de  la 
place  s'étalait  un  terre -plein  dallé  de  marbres  de 
diverses  couleurs  ;  il  contenait  la  tribune  aux  haran- 
gues, d'où  l'empereur  et  ses  représentants  adressaient 
leurs  allocutions  au  sénat,  au  peuple  et  à  l'armée. 
C'est  en  ce  lieu  que  fut  érigée  la  statue  d'Augusta,  sur 
une  colonne  de  porphyre  qu'exhaussait  encore  un 
grand  piédestal*;  elle  était  d'argent  massif.  Repré- 
sentée en  costume  impérial,  dans  l'attitude  du  com- 
mandement, Eudoxie  dominait  de  là  l'église,  le  palais, 
la  ville,  et  semblait  l'âme  des  délibérations  du  sénat. 
Cette  grande  Curie,  à  l'opposite  de  laquelle  l'empe- 
reur Constance  avait  fondé  la  basilique  de  Sainte- 
Sophie,  était  une  œuvre  de  son  père  Constantin,  qui 
en  avait  fait  un  temple  païen.  Construite  à  l'instar  du 
Capitole  de  Rome,  où  se  réunissait  dans  les  occasions 
importantes  le  sénat  de  l'empire  occidental,  la  grande 
Curie  byzantine,  destinée  au  même  usage,  avait  été 
mise  par  le  fondateur  sous  le  patronage  des  mêmes 
dieux,  Jupiter  et  Minerve,  et,  comme  le  Jupiter  Capi- 
tolin  était  la  plus  vénérée  des  divinités  de  l'Occident, 
Constantin  avait  choisi  pour  son  capitole  grec  le 
Jupiter  de  Dodone,  qu'entourait  en  Orient  une  non 
moindre  vénération.  11  avait  fait  amener  aussi  d'une 
ville  d'Asie  nommée  Lindus  une  statue  de  Minerve 

i.  Inter  ecdesiam  et  statuam  solum  platea  média  interjecta  fait. 
Socr.,  vr,  18. 

2.  Argentea  statua  Eadoxi»  Aagust»  snpra  columnam  purpuream 
erecta  fuerat.  Socr.,  ibid.  —  Eadoxiœ  super  porphyreticam  columnam 
argentea  statua  Juxta  ecclesiam  posita.  Gom.  Marcellin.,  Chron,  —  In 
édita  basi...  Socr.,  vi,  18. 


23Î  JEAN    CHRYSOSTOMK 

consacrée  jadis  par  des  rites  mystérieux,  et  doDt  le 
culte  était  répandu  dans  toute  F  Asie  Mineure.  Les  deux 
simulacres  furent  placés  à  l'entrée  de  la  Curie,  comme 
les  gardiens  de  la  grandeur  du  nouvel  empire*.  Sous 
les  portiques  figuraient  en  outre,  rangées  par  ordre, 
avec  leurs  attributs  divers,  le  chœur  des  Muses  enlevé 
aux  sanctuaires  de  THélicon  ',  de  sorte  que  la  grande 
Curie  de  Gonstantinople ,  enrichie  par  tant  de  profa- 
nations païennes,  était  devenue  un  temple  véritable 
que  sanctifiait  la  présence  des  premières  divinités  de 
la  Grèce.  L'édifice  lui-même,  bâti  ou  revêtu  de  mar- 
bres précieux,  décoré  de  colonnes  monolithes,  de 
frises,  de  statues  où  les  principales  villes  de  l'Orient 
pouvaient  reconnaître  la  dépouille  de  leurs  temples, 
présentait  aux  amis  des  arts  comme  à  ceux  de  la 
vieille  religion  hellénique  un  ensemble  d*objets  sacrés 
dont  ils  n'approchaient  qu'avec  admiration  ou  respect'. 
Singulier  hasard  qui  avait  rapproché  les  deux  monu- 
ments les  plus  magnifiques  des  cultes  païen  et  chré- 
tien, comme  pour  les  confondre  dans  une  ruine 
commune  ! 

L'inauguration  des  statues  des  empereurs  se  faisait 


1.  Templum  istud  senatus  simulacra  Jovis  et  Minerv»  ante  força 
habebat,  in  lapideis  quibusdam  basibus  Btantia.  Aiunt  autem  Jovis 
alterum  Dodoniei  simulacrum  esse;  alterum  quod  Lindi  quondam  con- 
secratum  fuerit.  Zosim.,  v,  24. 

2.  Perhibeot  cas  etiam  imagines  quœ  in  Helicone  Masia  olim  col- 
locatae,  Constantini  temporibus  in  res  omnes  perpetrati  sacrilegii  vim 
expert»  cum  caeteris  fuerant,  huic  loco  dedicatas...  Zosim.,  ibid. 

3.  Ea  domus  in  qua  senatus  haberi  solebat...  ad  omnem  eiegan- 
tiam  et  magniflcentiam  elaborata,  simulacris  artificium  exornata,  ipso 
aspectu  majestatem  prnferebat.  Zosim.,  ub.  sup. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  233 

d'après  un  cérémonial  traditionnel  où  le  paganisme 
avait  laissé  sa  forte  empreinte.  La  raison  d'État  maintint 
sons  les  princes  chrétiens  ces  vieux  usages  qui  forti- 
fiaient dans  l'esprit  du  peuple  le  respect  dû  à  la  souve- 
raineté; Théodose  lui-môme,  l'empereur  catholique 
par  excellence,  exigeait  pour  ses  effigies  les  honneurs 
de  l'adoration.  Cène  fut  qu'après  les  événements  dont 
nous  allons  parler  que  le  petit-fils  de  cet  empereur, 
fils  d'Arcadius  et  d'Eudoxie,  Théodose  II,  abolit  par 
une  loi  ce  que  le  rituel  de  ces  fêtes  avait  de  trop  con- 
traire au  sentiment  chrétien*.  Dans  la  circonstance 
présente,  le  cérémonial  s'accomplit  avec  tous  les  déve- 
loppements que  l'adulation  pouvait  imaginer.  Pendant 
plusieurs  jours  furent  célébrées  autour  de  la  statue 
d'Eudoxie  des  réjouissances  publiques  auxquelles  le 
peuple  se  portait  en  foule*  :  il  y  avait  des  danses,  des 
jeux  de  force  ou  d'agilité,  des  représentations  de 
mîmes  et  de  bateleurs  et  des  scènes  comiques  de  tout 
genre'.  On  croit  que  les  fôtes  de  Cybèle  avaient  fourni 
autrefois  le  programme  de  ces  divertissements  ;  or  les 
écrivains  latins  nous  apprennent  quels  spectacles  ex- 
travagants ou  impurs  donnaient  à  la  multitude  les 
prêtres  et  desservants  mutilés  de  la  mère  des  dieux. 

Voilà  donc  ce  qui  se  déploya  et  devait  se  déployer 
pendant  plusieurs  jours  sur  la  place  du  Sénat,  en  face 
de  la  basilique.  Chrysostome  professait  pour  les  spec- 
tacles une  aversion  déclarée,  et  nul  des  moralistes 

1.  Cod.  Tfieodos,,  1. 1,  De  imag.  imp, 

2.  Ibi  ludi  populares  ut  mos  est  celebratî...  Socr.,  vr,  18. 

3.  Plausus  ob  id  ac  publica  saltatorum  et  histrionum  spectacula, 
sicurmoris  erat  in  regiarum  imagioam  dedicatione.  Sozom.,  xiii,  20. 


«34  JEAN    CHRYSOSTOME 

chrétiens  ne  s'était  montré  plus  sévère  contre  des 
divertissements  où  il  voyait  des  pièges  et  des  inven- 
tions du  démon.  La  présence  de  ces  pièges  diabo- 
liques s'étalant  aux  portes  du  sanctuaire  lui  parut  une 
insulte  préméditée  à  Téglise  et  à  lui-même.  11  paraît 
aussi  que  les  cris  des  bateleurs ,  les  sons  de  la  mu- 
sique ,  les  applaudissements  ou  les  clameurs  des  assis- 
tants, pénétrant  par  intervalles  jusque  dans  l'intérieur 
de  rédiflce,  y  venaient  troubler  ou  le  chant  des 
psaumes  ou  les  instructions  du  pasteur  à  son  trou- 
peau*. Il  se  plaignit  au  préfet  de  la  ville,  demandant 
la  répression  du  scandale.  Le  préfet,  que  l'on  taxait 
de  manichéisme,  mais  qui  était  bien  plus  sûrement 
un  flatteur  d'Eudoxie  et  un  familier  de  sa  cour,  reçut 
assez  mal  les  observations  de  l'archevêque*,  a  N'était- 
ce  point  là  l'usage  immémorial  ?  Fallait-il  faire  pour 
l'impératrice  Eudoxie  moins  qu'on  n'avait  fait  de  tout 
temps  pour  tous  les  césars,  et  punir  l'enthousiasme 
que  les  sujets  faisaient  éclater  envers  leur  souveraine  ? 
Au  reste,  il  en  référerait  à  Augusta.  »  Telle  fut  la 
réponse  du  préfet,  autant  qu'on  la  peut  induire  du 
témoignage  des  historiens  et  du  caractère  des  faits. 
Le  lendemain  de  ses  remontrances,  l'archevêque  crut 
remarquer  que,  loin  de  cesser  ou  d'être  moins  gênant 
pour  l'église,  le  bruit  n'avait  fait  que  s'accroître  avec 
le  scandale;  il  y  vit  une  bravade  et  une  provocation 


1.  Plausus,  cliore»  et  saltationes  ibidem  loci  act»  tumultum  et 
8trepitam  ciebant  immodicum...  et  cantoribus  frequeotius  intcrruptis 
divina  mysteria  non  sinebant  celebrari.  Theophan.,  x. 

2.  Pnefectus  autem  urbi  manicheorum  bœresi  yiciatus,  et  adhuc 
gentilium  ritibus  addictus.  Id.,  ibid. 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  235 

Don-seulement  du  préfet,  mais  du  personnage  plus 
élevé  qui  voulait  lui  marquer  son  dédain.  Cédant  à 
Tentralnement  de  la  colère,  il  eut  recours  à  son  défen- 
seur et  à  son  juge  habituel,  le  peuple  de  son  église.  Du 
haut  de  sa  chaire,  il  tonna  contre  ceux  qui  prenaient 
part  à  ces  jeux  sacrilèges,  contre  le  préfet  qui  les 
ordonnait,  contre  celle  en  Fhonneur  de  laquelle  on  les 
célébrait,  et  qui  dans  son  orgueil  faisait  profaner  le 
lieu  saint  par  des  cris  impurs  com  me  pour  se  mettre 
au-dessus  de  Dieu  même^  Son  discours  ne  fut  pas 
recueilli;  mais  l'histoire  énonce  que  jamais  sa  parole 
n'avait  été  plus  incisive  et  plus  amëre,  que  les  allu- 
sions aux  femmes  impies  de  TAncien  et  du  Nouveau 
Testament  furent  prodiguées  dans  cette  improvisation 
sans  ménagement  ni  voile,  et  qu'il  y  fut  encore  ques- 
tion de  la  courtisane  Hérodiade  et  de  saint  Jean- 
Baptiste  *.  On  eût  dit  que  Chrysostome  cette  fois  s'atta- 
chait à  combler  la  mesure.  Le  soir,  toute  la  ville  fut 
en  rumeur.  L'impératrice  courut  au  palais  deman- 
der vengeance;  l'empereur  lui-même,  profondément 
offensé,  déclara  qu'il  fallait  en  unir  avec  ce  factieux. 
Il  y  avait  deux  mois  que  Chrysostome  était  rentré 
dans  Gonstantinople ,  quand  cette  seconde  guerre 
éclata,'  avec  non  moins  de  violence  que  la  première. 
Les  Marsa,  les  Castricia  et  Eugraphia,  «la  double  folle,  » 
comme  la  qualifie  un  historien  ecclésiastique  contem- 


I.  Porro  Joannes  eu  m  ad  contumeliam  ecclesi»  ista  fieri  censeret, 
pristînam  loquetidi  libertatem  resumens,  contra  eos  qui  bœc  agebant, 
lÎDguam  auam  denno  armavit.  Socr.,  vi,  18. 

%  Ipae  sobinde  orationem  habuit,  cujua  prindpium  :  Hnrsus  Hero- 
cBaa  fuiit.  Theophan.,  ub.  sup. 


2a6  JEAN   CHRTSOSTOME 

porain,  reprirent  possession  de  l'impératrice  pour  Tex- 
citer  encore  ^  Sévérlen,  Antiochus,  Acacius,  accou- 
rus de  leurs  diocèses,  redevinrent  avec  beaucoup 
d'autres,  soit  clercs,  soit  laïques,  les  conseillers  d'un 
nouveau  complot  contre  la  paix  de  l'Église.  Le  même 
historien  les  appelle  une  cohortç  ivre  de  fureur*,  tant 
ils  se  montrèrent  animés  à  la  perte  de  Chrysostome. 
Ceux  d'entre  eux  qui  n'estimaient  qu'une  solution 
prompte  émirent  le  vœu  que  l'archevêque  fût  livré 
aux  tribunaux  séculiers  sous  l'accusation  de  lèse- 
majesté*.  «  N'avait- il  point  par  d'odieuses  paroles 
outragé  l'impératrice  au  milieu  des  fêtes  que  le  peuple 
et  le  sénat  lui  décernaient,  et  provoqué  la  populace  à 
la  révolte,  acte  qui  constituait  le  crime  de  lèse-majesté 
tel  qu'il  était  déterminé  par  les  lois  de  l'empire?  Ce 
crime  d'ailleurs  n'exigeait  dans  la  circonstance  ni 
enquête  ni  débat  juridique  :  il  avait  été  commis  publi- 
quement, dans  l'église  métropolitaine,  au  milieu  des 
solennités  d'une  fête;  la  condamnation  ne  pourrait 
donc  être  douteuse.  »  De  plus  prudents  répondaient 
qu'il  fallait  craindre  les  manœuvres  de  cet  homme  qui 
disposait  de  la  populace,  et  ne  point  compromettre 
les  noms  de  l'empereur  et  de  l'impératrice  dans  un 
procès  dont  l'issue  devait  être  la  mort.  Un  des  conseil- 
lers," Sévérien  peut-être,  fit  alors  cette  proposition,  à 
laquelle  tout  le  monde  se  rendit  :  «  Jean  assiège  depuis 

1.  Tumultuum  et  seditionum  commotrices  :  Marsa,  Castricia  et  Ëa- 
graphia  qutedam  usquequaque  fariosa.  Pallad.,  diaL,  p.  14. 

2.  Velat  pbalanx  furore  ebria.  Pallad.,  dial.,  ibid. 

3.  Libelli  autem  etiam  leae  majestatis  crimen  contioentes. . . 
Pallad.,  dial,,  p.  30. 


ET    LIxMPÉRATRICE    EUDOXIE.  237 

deux  mois  les  oreilles  du  prince  pour  lui  arracher  la 
con?ocation  d'un  concile  qui,  réformant  les  décrets 
du  Ghéne,  l'absolve  lui-même  et  condamne  ses  juges. 
Eh  bien,  que  le  prince  lui  accorde  ce  concile  pour  le 
tournera  sa  confusion,  ce  qui  ne  sera  pas  difficile,  vu 
le  nouveau  crime  qu'il  vient  de  commettre  et  qui  sou- 
lère  contre  lui  l'indignation  universelle.  En  ne  négli- 
geant point  les  moyens  d'influence,  on  arrivera,  la 
cour  aidant,  à  un  résultat  dans  lequel  la  dignité  du 
souverain  ne  sera  point  compromise,  et  Jean,  con- 
damné deux  fois  par  un  tribunal  ecclésiastique  pour 
des  faits  ecclésiastiques,  n'aura  plus  qu'à  aller  mourir 
en  exil,  à  moins  que  l'impératrice  ne  trouve  bon  de 
le  rappeler  encore.  »  Cette  proposition  semblait  tran- 
cher toutes  les  difficultés,  elle  écartait  du  moins  les 
plus  graves;  l'empereur  l'adopta,  et  fit  préparer  les 
lettres  de  convocation.  On  pensa  qu'il  y  aurait  avan- 
tage à  tenir  le  nouveau  synode  à  Constantinople,  sous 
la  main  d'Augusla,  qui  encouragerait  ou  effrayerait  les 
évêques,  et  aussi  pour  que  Jean  n'eût  point  à  se  plaindre, 
comme  il  l'avait  fait  antérieurement,  d'être  enlevé 
à  la  juridiction  de  son  siège.  On  comprenait  sans 
doute  la  faute  qu'on  avait  commise  en  transférant 
le  premier  concile  à  Chalcédoine,  hors  de  l'action  de 
la  cour,  et  laissant  l'accusé  maître  en  quelque  sorte  de 
Constantinople. 

Pendant  le  cours  de  ces  délibérations,  et  principa- 
lement quand  il  s'agit  de  la  convocation  du  synode,  le 
nom  de  Théophile  se  trouva  dans  toutes  les  bouches. 
Ce  patriarche  d'Alexandrie  paraissait  un  rouage  indis- 
pensable dans  une  entreprise  ecclésiastique  ayant  pour 


Î38  JEAN    CHRYSOSTOME 

but  de  renverser  Chrysostome.  Il  avait  été  Fâme  du  con- 
cile du  Ghéne,  ou,  pour  mieux  dire,  le  concile  du  Chêne 
tout  entier  ;  il  Favait  composé  de  ses  afûdés  ;  il  en  avait 
tracé  le  plan,  conduit  les  discussions,  dicté  les  décrets. 
Pour  ceux  qui  l'avaient  vu  à  l'œuvre,  qui  avaient 
apprécié  dans  Faction  ce  génie  fécond  en  ressources 
qu'aucun  incident  ne  démontait,  qu'aucune  vérité  ne 
confondait,  qui,  s'appuyant  tour  à  tour  de  la  fourbe  et 
de  l'audace,  tour  à  tour  souple  et  impérieux,  sédui- 
sant et  menaçant,  entraînait  le  commun  des  évoques 
par  la  subtilité  de  ses  arguments  ou  par  la  crainte 
de  ses  vengeances*,  Théophile  était  un  homme  dont 
on  ne  pouvait  se  passer  dans  l'assemblée  qui  se  pré- 
parait. D'un  autre  côté,  quand  on  songeait  à  son  peu 
de  courage,  aux  terreurs  qu'il  avait  montrées  lors- 
qu'une poignée  de  gens  du  peuple  le  cherchait  pour 
le  noyer,  on  pouvait  affirmer  qu'il  ne  viendrait  pas. 
Les  évoques  lui  écrivirent,  en  dehors  de  l'encyclique 
de  convocation,  une  lettre  particulière  ainsi  conçue  : 
«  Théophile,  viens  pour  être  notre  chef,  et,  si  tu  ne  le 
peux  absolument,  mande- nous  ce  que  nous  devons 
faire*.  »  Théophile   répondit  par  des  excuses  qu'il 
cherchait  à  rendre  acceptables  à  Timpératrice  et  à 
l'empereur  :  «  qu'il  ne  pouvait  s'absenter  d'Alexandrie 
encore  une  fois  sans  manquer  à  son  devoir  d'évôque 
et  au  désir  de  son  peuple,  déjà  très-mécontent,  et  qui 

1.  Audax  enim  natura  Theophilus,  prœceps,  temerarius  et  admo-* 
dum  coDtentiosus.  Pallad.,  dial,,  p.  30. 

2.  Âut  rursus  accurre  adversus  Joannem  dux  faturus  ;  aut  si 
plebem  reformidas,  nobis  modum  quemdam  suggère,  uade  sumamiis 
exordium.  Pallad.,  ibid. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  239 

se  soulèverait  sans  aucun  doute,  s'il  essayait  de  partir.  » 
11  ajoutait  d'auti^es  raisons  encore  ;  «  mais  ce  n'était 
pas  cela  qui  le  retenait,  dit  Thistorien  que  nous 
citons  :  c'était  la  peur,  »  car  il  avait  toujours  présente 
à  l'esprit  cette  terrible  journée  où  il  s'était  sauvé  avec 
ses  Égyptiens  sur  une  frêle  barque  pour  n'être  pas  jeté 
dans  le  Bosphore  ^  Toutefois,  si  le  patriarche,  malgré 
toute  son  envie  de  mal  faire,  ne  se  réunissait  pas  de 
corps  aux  ennemis  de  l'archevêque ,  il  leur  envoyait 
du  moins  son  esprit.  Il  annonçait  en  effet  qu'il  possé- 
dait un  moyen  infaillible  d'obtenir  l'expulsion  immé- 
diate de  Jean,  que  ce  moyen  était  contenu  dans  des 
documents  qu'il  confierait  à  des  évoques  égyptiens  de 
ses  amis  en  leur  indiquant  la  manière  de  s'en  servir, 
que  ses  envoyés  s'entendraient  avec  les  évêques  de  la 
cour,  mais  que  l'affaire  exigeait  à  l'égard  des  autres 
un  profond  secret  pour  qu'elle  produisît  le  résultat 
désirable.  Les  Égyptiens  porteurs  des  documents  con- 
fidentiels et  des  instructions  verbales  du  patriarche 
étaient  au  nombre  de  trois,  tous  bien  dignes  de  la 
confiance  de  leur  patron  par  leur  talent  d'intrigues 
déjà  éprouvé,  quoique  l'un  d'eux  fût  très-jeune  encore 
et  tout  récemment  ordonné  :  c'étaient  là,  ajoute  le 
même  historien,  de  bien  misérables  évêques*!  A  leur 
arrivée  dans  Constantinople,  ils  furent  reçus  à  bras 
ouverts  par  Sévérien  et  ses  complices  de  la  cour. 
Tout  en  jetant  ainsi  ses  filets  autour  du  futur  con- 

1.  Ad  hsc  Theophilus  ipse  non  venit,  memor  qaoznodo  effugUset. 
Pallad.,  dial,,  p.  30. 

2.  Misit  miserabiles  très  episcopos^  Paulum,  Pœmenem  etalium 
recens  ordioatum.  Pal  lad.,  ibid. 


S40  JEAN    CHRYSOSTOME 

cile,  Théophile  ne  négligea  rien  pour  qu*il  fût  com- 
posé et  préparé  à  l'avance  suivant  le  désir  de  Fenipereur 
et  le  sien.  Il  écrivit  des  lettres  pressantes  à  tous  les 
évoques  des  provinces  voisines  de  l'Egypte  qui  pouvaient 
espérer  ou  craindre  quelque  chose  de  lui  (car  son  in 
fluence  était  grande  en  Palestine  et  en  Syrie),  les 
endoctrinant  et  leur  dictant  en  quelque  sorte  leur 
vote.  Sévérien,  Antiochus  et  Acacius  firent  la  même 
chose  dans  les  églises  voisines  de  leurs  sièges  de 
Gabales,  Ptolémaïs  et  Bérée,  promettant  ou  intimidant, 
recrutant  enfin,  au  nom  de  l'empereur,  des  juges 
pour  opprimer  son  ennemi*.  Ces  menées  ne  furent 
pas  sans  effet.  Une  agitation  extrême  se  propagea  dans 
tous  les  diocèses,  depuis  l'Egypte  jusqu'au  Pont,  et 
depuis  Gonstantinople  jusqu'aux  confins  de  la  Thrace. 
La  convocation  d'un  nouveau  synode  pour  la  révision 
des  actes  de  celui  du  Chêne,  demandée  par  Chryso- 
stome  comme  un  moyen  de  se  justifier,  fut  présentée 
par  ses  adversaires  comme  un  moyen  d'aggraver  la 
première  sentence,  conformément  au  vœu  de  l'empe- 
reur et  aux  justes  ressentiments  d'Augusta. 

Le  rôle  de  plus  en  plus  apparent  que  prenait 
Arcadius  dans  ce  second  procès  était  fait  pour  imposer 
à  beaucoup  d'évêques  impartiaux  ou  amis  de  Jean, 
tandis  que  l'action  ardente  de  la  cour  excitait  au  con- 
traire la  passion  de  ses  ennemis.  Si  l'on  vit  dans  cette 
confusion  des  sentiments  et  des  consciences  éclater 
plus  d'un  acte  de  justice  et  de  courage,  on  y  vit  aussi 

1.  Nam  convocatis  ex  Syria,  Cappadocia,  Poato  et  Phrygia  universis 
metiopolitaiiis  et  episcopis,  Constaotiiiopoli  eoa  coDgregaat.  Pallad. 
dial.,  p.  31. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  241 

bien  des  lâchetés.  11  y  eut  des  évêques  qui,  n'osant 
pas  venir  voter  en  personne,  par  crainte  peut-être  des 
mouvements  du  peuple,  que  Ton  supposait  devoir  sou- 
tenir Chrysostorae,  envoyèrent  leur  adhésion  écrite  à 
tout  ce  qui  se  ferait  contre  lui,  se  recommandant  par 
là  honteusement  aux  faveurs  de  la  cour.  On  en  cite 
un  qui  avait  eu  la  bonne  idée  de  venir  à  Gonstanli- 
nople  avec  le  dessein  de  défendre  l'accusé,  et  qui 
regagna  précipitamment  son  diocèse  quand  il  vit  les 
menées  du  parti  contraire,  et  entendit  les  menaces 
qu'on  proférait  autour  de  lui.  Ce  pauvre  homme  se 
nommait  Théodorus;  il  occupait  le  siège  de  Tyane  en 
Cappadoce  *  ;  c'était  pourtant,  au  dire  des  contempo- 
rains, un  sage  et  grave  prélat  :  ces  contemporains,  à 
ce  qu'il  paraît,  ne  rangeaient  pas  le  courage  parmi 
les  dons  de  la  sagesse.  Les  évêques  qui  arrivaient,  à 
quelque  parti  qu'ils  appartinssent,  avaient  cru  pouvoir 
en  arrivant  communiquer  avec  Chrysostome,  ne  fût-ce 
que  pour  éviter  la  récusation  qu'il  avait  faite  de  Théo- 
phile, lors  du  concile  du  Chêne,  pour  ne  l'avoir  point 
visité  comme  évoque  du  lieu;  Arcadius  les  en  blâma 
vivement,  et  les  visites  s'arrêtèrent*.  Toutefois,  malgré 
les  intrigues  et  les  peurs,  il  se  groupa  autour  de  lui, 
les  uns  disent  quarante,  les  autres  quarante-deux 
évêques,  qui  lui  restèrent  fidèles  jusqu'à  la  fin,  sur 

1.  Et  Théodorus  quidem  T>'anorum  episropus,  vir  ornatiis,  intel- 
lecta  conspiratione,  ex  his  quœ  ad  aurcs  ejus  vénérant,  ne  Theophili 
temeritaiem  sequeretur,  insalutatis  relictis  omnibus,  ecclesiam  suam 
repetiit.  Pallad.,  dial.,  p.  31. 

2.  Illi  cum  venissent,  juxta  canonam  ordiiicm,  communicarunt 
eu  m  Joanne.  Quod  ubi  rescivere  principes,  aegre  tulcrunt  eoruin  cum 
Joannc  cominuniouem.  Pallad.,  ibid. 

10 


U%  JEAN    CHRYSOSTOME 

plus  de  cent  que  peut  avoir  réunis  le  concile.  De  part 
et  d'autre  se  signalèrent  des  hommes  nouveaux  qui 
n'avaient  point  figuré  au  synode  du  Cbéne,  et  jetèrent 
quelque  éclat  dans  celui-ci  sous  un  drapeau  ou  sous 
Tàutre.  Nous  les  mentionnerons  au  fur. et  à  mesure 
dans  les  détails  de  notre  récit.  Du  côté  de  la  cour,  ce 

« 

fut  encore  Acacius,  Antiochus,  Sévérien  et  Cyrinus  de 
Chalcédoine  qui  formèrent  le  noyau  autour  duquel  se 
rallia  le  parti  eonemi  de  Tarchevéque. 

La  statue  d'Eudoxie  avait  été  inaugurée  à  la  fin  de 
septembre  403,  et  déjà  au  commencement  de  janvier  404 
le  concile  se  constituait.  Quelques  jours  auparavant 
avait  eu  lieu  la  fête  de  la  nativité  du  Christ ,  la  seconde 
des  grandes  solennités  chrétiennes,  où  l'empereur  et 
la  famille  impériale  avaient  coutume  de  se  rendre  à  la 
basilique  métropolitaine  pour  y  assister  aux  saints  mys- 
tères. Arcadius  déclara  qu'il  ne  s'y  rendrait  point  cette 
année,  ne  voulant  pas,  disait-il,  communiquer  avec 
l'archevêque  que  celui-ci  n'eût  purgé  sa  condamna- 
tion *.  Cet  acte  tout  nouveau,  car  depuis  la  rentrée  de 
Ghrysostome  il  n'avait  jamais  été  question  d'un  tel 
empêchement,  parut  à  beaucoup  un  mot  d'ordre  des- 
cendu du  trône  sur  le  concile  et  une  condamnation 
anticipée.  La  session  s'ouvrit  sous  ces  auspices. 

1.  Cumque  Natalis  Christi  dies  jam  adcsset,  imperator  more  solito 
ad  ecclesiam  non  processit  :  sed  Joanni  per  internuntios  significaritf 
se  non  commanicaturum  cum  illo,  priusquam  de  objectis  criminibas 
satisfaciens,  innocentiam  suam  approbasset.  Sozom.,  vju,  20. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EODOXIE.  243 


II. 


L* objet  de  la  convocation  avait  été,  ainsi  que  nous 
ravons  dit,  la  révision  du  procès  du  Chêne;  Chryso- 
stome  la  demandait  dans  l'intérêt  d'une  justification 
éclatante,  ses  ennemis  l'accordaient  pour  confirmer  et 
aggraver  au  besoin  la  sentence  de  condamnation  : 
c'était,  comme  on  voit,  le  même  but  avec  des  inten- 
tions exactement  contraires.  Toutefois,  si  divergents 
que  fussent  les  motifs,  et  quel  que  dût  être  le  résultat, 
favorable  ou  défavorable  à  l'archevêque,  la  révision  du 
procès  ne  pouvait  être  faite  qu'en  recommençant  le 
procès  lui-môme  avec  contrôle  de  tous  les  instruments 
de  procédure,  libelles  d'accusation,  interrogatoires, 
audition  des  dénonciateurs  et  des  témoins,  en  un  mot 
tout  ce  qui  avait  constitué  l'instmction  de  l'affaire  en 
première  instance.  Or,  depuis  six  mois  et  plus  que  la 
sentence  était  prononcée,  l'état  de  l'église  de  Constan- 
tinople  avait  subi  de  grands  changements,  en  partie 
par  les  épurations  que  l'archevêque  avait  opérées  dans 
son  clergé,  en  partie  par  d'autres  circonstances.  Cer- 
tains des  accusateurs  avaient  disparu  ou  s'abstenaient 
par  crainte  du  peuple,  se  souvenant  des  menaces  diri- 
gées contre  Théophile.  Il  en  était  de  même  pour  les 
témoins,  surtout  .pour  les  témoins  ecclésiastiques.  On 
se  trouva  donc  de  prime  abord  en  face  d'une  grande 
difficulté,  celle  de  recommencer  le  procès  avec  ses  élé- 
ments primitifs  :  en  entreprendre  un  nouveau  avec  des 
hommes  et  des  griefs  nouveaux,  c'était  s'écarter  de 


Î44  JEAN    CHRYSOSTOME 

l'objet  de  la  convocation  et  se  jeter  dans  déS  hasards 
périlleux.  Puis  venait  la  question  des  débats  contradic- 
toires. Chrysostome,  qui  n'avait  point  été  entendu  au 
concile  du  Chêne,  prétendait  bien  Têtre  ici;  or  dénon- 
ciateurs et  témoins  n'osaient  aboi'der  sans  trembler  ses 
éloquentes  colores,  qui  pouvaient  les  couvrir  de  con- 
fusion et  d'opprobre  *.  Les  évêques  de  la  cour  durent 
s'inquiéter  aussi,  quoique  un  peu  tard ,  des  effets  que 
produirait  sa  parole  ardente  sur  un  peuple  qui  l'idolâ- 
trait. Toutes  ces  raisons  firent  que  le  concile  traînait 
sans  prendre  un  parti  décisif,  et  perdait  son  temps 
dans  des  opérations  préliminaires. 

Les  Égyptiens  émissaires  de  Théophile ,  voyant  la 
lassitude  qui  gagnait  le  synode ,  crurent  le  moment 
venu  de  démasquer  leur  front  d'attaque.  Ils  s'étaient 
grossi  sous  main  d'auxiliaires  dont  ils  avaient  su  scru- 
ter la  conscience  et  Thabileté  :  en  première  ligne  étaient 
Léontius,  métropolitain  d'Ancyre,  dans  la  petite  Gala- 
tie,  et  Ammonius,  évoque  de  Laodicée-la-Brûlée,  dans 
la  province  de  Pisidie.  Tous  deux  passaient  pour  théo- 
logiens distingués,  et  Léontius  avait  même  beaucoup 
de  réputation  dans  son  pays;  mais  ses  qualités  réelles 
étaient  défigurées  par  une  âme  envieuse  et  une  ambi- 
tion impatiente.  11  lui  tardait  de  se  montrer  sur  un 
autre  théâtre  que  celui  d'une  obscure  cité  de  Galatie, 
et  il  croyait  avoir  trouvé  ce  théâtre  dans  la  lutte  qui 
s'ouvrait  alors  à  Constantinople  contre  le  premier  ora- 
teur de  la  chrétienté.  Pour  Ammonius,  c'était  au  fond 

1 .  Cam  vero  Joannes  respondisset,  paratam  se  ad  causam  dicen- 
dam,  accasatores  ejus  motu  percutai,  accusatiooem  prosequi  dod  suât 
ausi.  Sozom.,  viii,  20. 


ET   L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  245 

un  homme  partial  et  brouillon,  et  on  disait  de  lui  que 
l'évoque  de  Laodicée-la-Brûlée  n'était  venu  que  pour 
mettre  le  feu  à  TÉglise  *.  Autour  d'eux  se  groupaient 
des  personnages  secondaires  et  les  théologiens  fami- 
liers de  la  cour,  Antiochus,  Acacius,  Cyrinus,  Sévé* 
rien  ;  les  Égyptiens  de  Théophile  se  tinrent  prudem- 
ment dans  l'ombre  pour  ne  point  faire  suspecter  tout 
d*abord  la  proposition,  si  elle  sortait  de  leur  bouche. 
On  se  distribua  les  rôles  :  Léontius  et  Ammonius  furent 
chargés  de  porter  la  parole  devant  le  concile,  et  l'un 
d'eux,  probablement  Léontius,  qui  primait  son  collègue 
par  le  rang  de  son  siège  et  par  son  importance  comme 
théologien .  exposa  l'affaire  à  peu  près  en  ces  termes  : 
a  Que  sommes- nous  venus  faire  ici,  et  pourquoi 
nous  a-t-on  convoqués? —  Nous  sommes  venus  pour 
réviser  le  jugement  d'un  synode  qui  a  déposé  Jean  du 
siège  épiscopal  de  Constantinople,  et  c'est  Jean  lui- 
même  qui  se  pourvoit  en  nullité  devant  nous  contre  la 
décision  de  ce  synode;  mais  pour  nous  la  première 
chose  à  examiner  est  celle-ci  :  Jean  est-il  notre  justi- 
ciable *?  A-t-il  le  droit  de  demander  soit  à  nous,  soit  à 
tout  autre  tribunal  ecclésiastique,  la  réforme  du  décret 
qui  l'a  frappé  de  déposition?  En  un  mot,  Jean  est-il  un 
évéque  déposé  pouvant  demander  canoniquement  sa 
réintégration?  —  Non,  Jean  n'est  ni  évéque,  ni  prêtre; 
en  vertu  de  lois  ecclésiastiques  formelles,  il  n'appar- 
tient plus  même  à  l'Église.  »  Déployant  alors  le  rouleau 

1.  Combttstain  reddidit  ecclesiam.  Pallad.,  dial,  p.  31. 

2.  De  hoc  uno  questionem  habendam  esse,  qiiod  post  deposUionem 
abaque  synodi  auctoritate,  suo  ipsius  arbitrio,  in  episcopalem  sedem 
invasisset.  Socr.,  ti,  18. 


S46  JEAN    GHRYSOSTOME 

de  pièces  que  les  Égyptiens  avaient  apportées  d'Aiexan* 
drie,  Torateur  lut  à  haute  yoix  deux  canons  d'un  con- 
cile tenu  dans  la  ville  d'Antioche  en  3^(1,  sous  Tempe- 
reur  Constance.  Voici  ce  qu'ils  contenaient  : 

Quatrième  canon.  «  Tout  évêque  déposé  de  son 
siège,  soit  justement,  soit  injustement,  par  un  concile, 
et  qui  prendrait  sur  lui  d'y  remonter  de  sa  propre  auto- 
rité sans  avoir  fait  purger  sa  condamnation  par  le  même 
concile  ou  par  un  autre,  et  avoir  été  rappelé  par  ses 
juges  à  ses  fonctions  épiscopales,  sera  excommunié, 
sans  qu'il  lui  soit  permis  de  se  justifier,  et  quiconque 
l'assisterait  dans  son  intrusion  ou  communiquerait 
avec  lui  sera  comme  lui  exclu  de  la  communion  de 
FÉglise*.  » 

Le  cinquième  canon  ajoutait  :  »  Si  un  prêtre  ou 
un  évêque  mis  hors  de  l'Église  continue  à  exciter  des 
troubles,  qu'il  soit  réprimé  par  la  puissance  extérieure 
comme  un  séditieux.  » 

«  Or,  ajouta  Torateur  en  poursuivant  son  discours, 
que  se  passera -t-il  dans  le  cas  présent?  Jean  a  été 
déposé  de  son  siège  par  le  synode  du  Chêne;  il  l'a 
repris  de  sa  pure  et  seule  volonté,  subrepticement,  sans 
qu'un  jugement  d'absolution  l'y  rappelât,  et  par  ce  seul 
fait  il  s'est  mis  hors  des  lois  de  l'Église.  Que  nous 
demande-t-il  maintenant?  Il  nous  demande  de  se  jus- 
tifier des  crimes  qui  ont  motivé  sa  déposition ,  il  veut 
plaider  devant  nous  son  innocence  et  nous  prouver 
qu'il  a  été  condamné  injustement;  mais  qu'il  Tait  été 

1.  Si  quis  episcopus  aut  presbyter  Jure  aut  injuria  depositus,  per 
se  redeat  ad  ecclesiam  absque  synodo,  talis  non  habeat  locum  defeo- 
sionîs,  sed  absolate  expellatur.  Pallad.,  dial,,  p.  31. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIK.  247 

justement  oa  injustement,  cela  ne  nous  regarde  pas. 
Jean  a  cessé  d'être  justiciable  d'un  tribunal  religieux; 
Jean  n'est  plus  évêque  ni  prêtre,  il  est  excommunié, 
et  nous  ne  pouvons  ni  entendre  sa  défense,  ni  com- 
muniquer avec  lui,  sans  encourir  nous-mêmes  la  peine 
de  l'excommunication  :  ainsi  le  veulent  les  canons  que 
je  viens  de  lire.  —  Notre  marche  dès  lors  est  tracée  : 
nous  n'avons  plus  rien  à  faire  dans  ce  procès  que  d'in- 
voquer le  secours  de  la  puissance  séculière  pour  mettre 
fin  à  une  usurpation  qui  trouble  et  déshonore  l'Église; 
ainsi  le  prescrivent  les  mêmes  canons.  )> 

Tel  était  le  plan  d'attaque  suggéré  par  le  patriarche 
d'Alexandrie,  plan  vraiment  diabolique,  car,  si  ce  sys- 
tème prévalait  dans  le  concile,  Ghrysostome,  par  son 
ardeur  même  à  vouloir  démontrer  son  innocence,  avait 
creusé  l'abîme  où  il  allait  périr.  En  se  déclarant  incom- 
pétent pour  réviser  le  procès  du  Chêne,  dont  la  révi- 
sion d'ailleurs  était  entourée  d'impossibilités,  le  concile 
confirmait  purement  et  simplement  la  condamnation, 
il  y  ajoutait  même  une  pénalité  considérable;  de  simple 
évêque  déposé,  Jean  devenait  un  excommunié  à  qui  il 
était  interdit  de  réclamer  son  absolution.  Théophile, 
il  faut  en  convenir,  s'était  montré  là  digne  de  lui- 
même;  jamais  l'esprit  du  mal  n'avait  déployé  plus  de 
perversité  dans  la  haine. 

En  entendant  la  lecture  de  ces  canons  ainsi  appli- 
qués à  la  cause  de  Jean ,  le  concile,  à  l'exception  des 
initiés,  fut  frappé  d'une  véritable  stupeur.  La  plupart 
des  évêques  les  ignoraient,  parce  qu'ils  n'étaient  point 
entrés  dans  le  corps  des  lois  ecclésiastiques,  tel  qu'il 
se  composait  au  iv«  siècle,  et  on  en  verra  bientôt  la 


248  JEAN    CHRYSOSTOMK 

raison;  les  autres  ne  les  connaissaient  qu*à  titre  de 
documents  historiques,  vaguement  et  en  dehors  de 
toute  pratique,  car  on  ne  les  appliquait  point.  Ils  ne  se 
trouvaient  même  pas  généralement  dans  les  archives 
des  églises,  les  actes  du  concile  d*Antioche  ayant  été 
presque  aussitôt  après  la  promulgation  rescindés  par 
un  autre  concile,  celui  de  Sardique;  mais  Théophile 
avait  pu  se  les  procurer  aisément  dans  le  trésor  de 
l'église  d'Alexandrie  :  ils  concernaient  en  eflfet  le  plus 
glorieux  de  ses  prédécesseurs  sur  ce  trône  patriarcal, 
le  grand  Athanase,  Toracle  du  concile  de  Nicée  et  l'élo- 
quent théologien  de  la  consubstantialité'.  Nous  entre- 
rons  ici  dans  quelques  détails  pour  bien  faire  com- 
prendre ce  que  c'était  que  ces  canons  d*Antloche,  dans 
quelles  circonstances  ils  étaient  nés,  et  quelle  pouvait 
en  éti*e  la  valeur  quand  on  prétendait  les  appliquer  à 
Jean  Ghrysostome. 

Athanase,  persécuté  sans  relâche  par  les  adversaires 
de  sa  doctrine,  banni  par  des  princes  trompés  ou  ariens 
eux-mêmes,  avait  trouvé  un  appui  conslant  dans  l'Église 
occidentale.  Quoique  déposé  canoniquement  en  Orient, 
il  avait  pu  communiquer  avec  les  évoques  d'Italie,  qui 
l'avaient  traité  en  évêque.  Pour  enlever  à  l'opprimé  ce 
dernier  recours,  le  chef  du  parti  arien,  Eusèbe  de 
Nicomédie,  passé  en  3i!i0  au  siège  de  Constantinople , 
obtint  de  l'empereur  Constance  la  convocation  d'une 
réunion  d'évéques  dans  la  ville  d'Antioche  à  l'occasion 
d'une  dédicace  d'église,  et  sut  y  entraîner  l'empereur 


1.  Cam  iis  misit  et  quosdam  canones  quos  adversus  beatum  AUia- 
naaium  Ariani  conûaverant.  Pallad.,  dicU,,  p.  30. 


ET  LMMPÉRATRICE   EDDOXIE.  249 

lai-même,  dont  il  connaissait  mieux  que  personne  les 
prédilections  pour  l'arianisme.  La  réunion  fut  nom- 
breuse et  se  constitua  en  concile  :  elle  renfermait  envi- 
ron quatre-vingt-dix  évoques,  dont  trente-six  étaient 
ariens  déclarés,  et  ceux  qui  ne  Tétaient  pas  obéissaient 
aux  intrigues  d'Eusèbe,  secondées  par  Tautorité  de 
l'empereur.  Le  but  réel  du  concile,  compris  par  tous, 
était  de  porter  un  dernier  coup  au  patriarche  d'Alexan- 
drie en  l'empêchant  de  faire  appel  aux  Occidentaux, 
et  de  trouver  en  Italie  l'assistance  qu'il  y  avait  déjà 
rencontrée  une  fois.  Le  concile  donc,  après  avoir  con- 
firmé la  déposition  d'Athanase,  rendit  les  canons  que 
nous  avons  relatés  plus  haut,  lesquels,  dans  l'opinion 
d'Eusèbe,  devaient  intimider  les  évoques  d'Occident, 
ou  créer  du  moins  en  Orient  une  position  difficile  au 
patriarche  déposé.  Pourtant  il  n'en  fut  pas  ainsi.  La 
cause  d'Athanase  était  si  juste,  la  méchanceté  de  ses 
ennemis  si  manifeste,  que  ni  le  pape  ni  les  évêques 
occidentaux  ne  s'arrêtèrent  à  des  menaces  d'excom- 
munication :  non-seulement  ils  communiquèrent  sans 
hésiter  avec  Athanase  fugitif,  niais  un  premier  concile 
réuni  à  Rome,  puis  un  second  à  Sardique,  relevant 

• 

Athanase  de  sa  déposition ,  condamnèrent  les  ariens  et 
rescindèrent  les  actes  d'Antioche.  Par  conséquent  les 
articles  de  discipline  imaginés  par  les  Pères  de  ce  con- 
cile comme  une  arme  contre  Athanase  restèrent  frap- 
pés de  nullité  dans  tout  l'Occident,  et  en  effet  le  pape 
Innocent,  soixante  ans  plus  tard,  déclarait  publique- 
ment qu'il  ne  les  reconnaissait  pas.  En  Orient  même, 
après  la  pacification  des  troubles  d'Alexandrie,  lorsque 
l'empereur  Constance  eut  pris  sur  lui  d'y  ramener 


Î50  JEAN    CHRYSOStOME 

Athanase,  les  décrets  d'Antioche,  rendus  précisément 
pour  empêcher  ce  retour,  tombèrent  en  désuétude,  et 
on  ne  Tit  que  postérieurement  les  compilateurs  des 
canons  disciplinaires  y  puiser  certaines  règles  bonnes 
en  elles-mêmes  et  que  TÉglise  universelle  unit  par 
adopter.  Telles  étaient  les  raisons  qui  ûrent  qu*au  con- 
cile convoqué  pour  juger  Chrysostome  la  plupart  des 
évéques  ignoraient  les  canons  d'Antioche  quand  on 
leur  en  donna  lecture;  elles  expliquent  aussi  comment 
ces  canons  purent  devenir  l'objet  de  vives  dissidences 
quand  tout  le  monde  les  eut  connus  ^ 

A  cette  nouvelle  phase  dans  laquelle  entrait  son 
procès,  Chrysostome  comprit  ce  qu'avait  de  vraiment 
infernal  cette  habileté  de  Théophile,  qui  se  servait  de 
son  désir  même  de  se  justifier  pour  lui  dénier  sa  justi- 
fication. Néanmoins  il  ne  se  laissa  point  abattre.  Privé 
du  droit  de  présenter  lui-même  sa  défense  en  vertu 
de  la  prétendue  loi  invoquée  contre  lui,  il  la  fit  pré- 
senter par  ses  amis  du  concile,  et  nous  en  retrouvons 
les  points  principaux  dans  les  Dialogues  de  Palladius, 
notre  guide  le  plus  sûr  pour  les  événements  que  nous 
racontons.  Chrysostome  n'était  pas  moins  versé  que 
Théophile  dans  l'histoire  des  Églises  d'Orient,  et  les  tra- 
ditions de  celle  d'Anlioche,  dont  il  était  un  des  enfants, 
lui  fournirent  de  quoi  émousser  ou  briser  Tarme  que 
Théophile  avait  aiguisée  contre  lui.  Le  plan  de  sa 
défense  consistait  à  démontrer  d'abord  l'invalidité  des 
décrets  d'Antioche  comme  règles  de  l'Église  univer- 
selle, puis  à  prouver  que,  bons  ou  mauvais,  ils  ne 

1.  Cf.  Tillem.,  Mém,  ecclés.,  t.  Vni,  p.  77  et  seq. 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  251 

s*appiiqiiaient  en  rien  aux  incriminations  de  sa  cause. 

En  premier  lieu,  Ghrysostome  prouvait,  par  les 
faits  de  l'histoire,  que  ces  canons  étaient  ariens  :  ils 
émanaient  d'une  assemblée  provoquée,  dirigée  par  le 
chef  des  ariens  ;  rassemblée  elle-même  délibérait  sous 
les  yeux  d'un  empereur  arien  fanatique;  enfin  elle 
avait  pour  but  non-seulement  d'exclure  de  son  siège, 
mais  de  frapper  de  mort  ecclésiastique  Athanase,  le 
grand  docteur  de  la  foi  consubstantialiste  ^  Si  ces 
preuves  d'arianisme  ne  suffisaient  pas  pour  caracté- 
riser le  concile  d'Antioche,  on  pouvait  ajouter  que  ce 
concile,  voulant  formuler  sa  foi  clans  un  symbole, 
n'avait  abouti  qu'à  des  déclarations  d'une  orthodoxie 
plus  que  douteuse,  remplies  d'artifices  et  de  subter- 
fuges ariens,  et  que  l'Église  catholique  avait  rejetées'. 
Eh  bien ,  c'étaient  les  canons  de  cette  assemblée  héré- 
tique, dictés  par  sa  haine  contre  Athanase,  qu'un  con- 
cile catholique  viendrait  invoquer  maintenant  contre 
un  évéque  catholique  dans  une  aflaire  qui  ne  touchait 
point  au  dogme  !  N'y  aurait-il  pas  là  quelque  chose 
d'étrange,  de  révoltant,  une  iniquité  contre  laquelle 
Ghrysostome  avait  le  devoir  de  protester? 

En  second  lieu,  et  en  admettant  la  validité  des 
canons  d'Antioche,  ils  n'étaient  point  applicables  dans 
sa  cause.  De  quoi  parlaient-ils?  D'un  évêque  déposé 


1.  Contendebat  Joannes  non  ecclesiss  catholicse,  sed  arianorum 
Gaoonem  illom  esse  :  episcopî  enim  olim  Antiocbi»  congregati  ad  ever- 
tendam  consubstantialitatis  fidem,  prœ  odio  quo  adversus  Athanaaium 
flagrabant,  eum  canonem  condiderant.  Socr.,  vi,  18. 

2.  Cf.  Tillem.,  Mém,  eccL,  t.  XI,  p.  220  et  seq.,  et  Fleury,  Hist. 
KcL  —  Cf.  Baron,  cam  comment.  Pagi,  ann.  404,  xiv  et  seq. 


253  JEAN    CHRYSOSTOMË 

par  un  concile  qui  serait  rentré  de  sa  propre  autorité 
sur  son  siège,  sans  y  avoir  été  rétabli  canoniquement  ; 
mais  Chrysostome  n'avait  point  été  déposé,  jamais  il 
n'avait  cessé  d'être  évoque.  L'assemblée  qui  avait  pré- 
tendu le  juger  à  Ghalcédoine  n'était  point  un  concile, 
c'était  un  conciliabule  formé  de  ses  adversaires  dé- 
clarés; les  évoques  fidèles  aux  lois  de  l'Église  avaient 
fait  corps  avec  lui,  quarante-deux  ne  l'avaient  point 
quitté  pendant  son  procès  illégitime,  et  soixante-cinq, 
en  restant  dans  sa  communion  après  les  décrets  du 
conciliabule,  avaient  protesté  contre  la  validité  de 
ceux-ci.  D'ailleurs  aucune  des  règles  de  la  procédure 
ecclésiastique  n'avait  été  observée  dans  ce  prétendu 
jugement.  Chrysostome  avait  eu  beau  récuser  comme 
juges  certains  personnages,  ses  ennemis  reconnus, 
ils  avaient  été  maintenus  dans  le  tribunal  ;  les  accusa- 
tions n'avaient  point  été  discutées,  on  l'avait  condamné 
sans  l'entendre,  et  enfin  la  sentence  de  déposition  ne 
lui  avait  point  été  signifiée.  L'archevêque  n'avait  été 
informé  de  toutes  ces  choses  qu'en  recevant  d'un  offi- 
cier de  l'empereur  l'ordre  de  quitter  son  église  et  de 
partir  pour  l'exil;  un  autre  officier  impérial  était  venu 
l'en  tirer  le  lendemain  pour  le  rendre  à  son  minis 
tère.  Quels  rapports  avaient  de  pareils  faits  avec  le 
cas  prévu  par  les  canons  d'Antioche?  Aucun  évidem- 
ment, et  quelle  que  fût  la  valeur  de  ces  articles,  que 
d'ailleurs  Chrysostome  contestait,  il  n'avait  rien  à  faire 
avec  eux.  Quant  à  cette  circonstance  que  l'évéque 
Jean  aurait  sollicité  de  l'empereur  la  convocation 
d'un  nouveau  concile  pour  réviser  son  jugement,  si 
l'on  inférait  de   là  qu'il  reconnaissait  ses  premiers 


ET  L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  io3 

juges,  on  se  tromperait.  Condamné  illégitimement 
par  des  évoques  ses  ennemis,  il  avait  fait  un  appel 
régulier  à  des  évoques  ses  frères  pour  protester  de  son 
innocence  devant  eux  et  devant  le  monde  chrétien, 
confondre  la  malice  des  autres ,  et  effacer  jusqu'à 
l'ombre  des  souillures  qu'on  avait  essayé  d'attacher  à 
son  nom.  En  résumé,  sa  défense  consistait  en  trois 
points  :  1®  les  canons  d'Antioche  étaient  des  canons 
hérétiques  qu'une  assemblée  catholique  n'avait  pas  le 
droit  d'invoquer;  2°  en  tout  cas,  ces  canons  ne  lui 
étaient  point  applicables,  car  il  n'avait  point  été  déposé 
par  un  concile;  S*»  par  la  demande  de  convocation 
du  synode  actuel,  il  avait  eu  pour  but  non  de  se  faire 
rendre  des  pouvoirs  qu'il  n'avait  jamais  perdus,  mais 
de  venger  son  innocence  calomniée,  obéissant  ainsi  au 
strict  devoir  d'un  évêque*. 

Telles  étaient  l'attaque  et  la  défense.  Le  débat  s'en- 
gagea d'abord  devant  le  concile  sur  la  validité  des 
actes  d'Antioche,  devenus  dès  lors  tout  le  nœud  de 
l'affaire.  Chaque  parti  se  présenta  dans  la  lice  avec  ses 
arguments  divers  tirés  des  circonstances  historiques 
du  concile,  les  ennemis  de  l'archevêque  soutenant 
comme  orthodoxes  les  actes  d'une  assemblée  en  ma- 
jorité catholique,  les  autres  répondant  qu'un  synode 
de  quatre-vingt-dix  membres  dans  lequel  on  comptait 
trente-six  hérétiques  choisis  par  le  chef  de  l'hérésie 
arienne,  un  synode  sur  lequel  pesait  l'influence  pas- 
sionnée de  l'empereur,  et  qui  d'ailleurs  avait  pour 
mission  de  frapper  le  grand  Athanase,  ne  pouvait  être 

1.  Pallad.,  dial.,  p.  30  et  aeq. 


2b4  JEAN    CIIRYSOSTOME 

qu'un  synode  hérétique*.  On  soupçonnait  même  les 
actes,  dont  la  copie  était  produite  par  Théophile, 
d'avoir  été  falsifiés*.  On  se  disputait,  on  s'opposait 
des  démentis,  on  se  perdait  en  subtilités ,  et  le  temps 
s'écoulait  sans  qu'on  décidât  rien.  Le  nom  d'Athanase, 
si  vénéré  dans  tout  le  monde  chrétien,  n'était  pourtant 
pas  sans  produire  quelque  effet  sur  ceux  des  évéques 
qui  n'étaient  forts  ni  en  théologie  ni  en  histoire.  De 
l'enceinte  du  concile,  la  discussion  avait  passé  dans  la 
ville  et  dans  le  palais  impérial  ;  on  ne  s'abordait  plus 
sans  se  demander  :  «  Le  concile  d'Antioche  était-il 
arien,  était-il  catholique?  »  L'empereur  lui-même  prit 
part  à  la  dispute,  et,  quoique  autour  de  lui  et  de  l'im- 
pératrice surtout  un  concile  qui  servait  d'arme  pour 
accabler  Chrysostome  dût  être  catholique  au  premier 
chef ,  Arcadius  montrait  des  perplexités  qui  inquiétèrent 
les  évêques  de  la  cour. 

Pour  le  raffermir  dans  leur  opinion ,  Sévérien  et 
ses  amis  lui  proposèrent  alors  de  trancher  par  lui- 
même  la  difficulté  en  convoquant  dans  son  cabinet  dix 
évêques  de  chaque  côté  de  l'assemblée,  lesquels  dis- 
cuteraient en  sa  présence'.  Ils  espéraient  bien  tourner 
la  conférence  à  leur  profit,  soit  en  intimidant  leurs 
adversaires  par  le  voisinage  d'une  cour  hostile,  soit  en 
enveloppant  dans  leurs  pièges  habituels  un  prince  fort 


1 .  Âliis  quidem  contendentibus  orlhodoxorum  eos  canones  esset 
aliis  autem  Arianorum  esse  demonstrantibus.  Pallad.,  dial.,  p.  32. 

2.  Pallad.,  ibid. 

3.  Ingressi  sunt  ad  imperatorem,  moniturï  evocandos  esse  ex  parte 
Joannis  decem  episcopos^  ad  conciliaadum  canonibas  auctoritatein< 
Pallad.^  loc*  cit« 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  Î55 

ignorant  en  théologie,  et  qui  croirait  décider  lui-même 
la  question.  Sur  son  consentement,  le  petit  concile  se 
réunit  au  palais.  Le  parti  ennemi  de  Chrysostome  était 
représenté  par  Acacius,  Antlochus,  Cyrinus  de  Chal- 
cédoine,    Sévérien,   Léontius,   Ammonius  et  quel- 
ques autres  ;  l'histoire  ne  nomme  parmi  ses  partisans 
que  l'évêque  Tranquîllinus,  dont  le  diocèse  nous  est 
inconnu,  et  Elpidius  de  Laodicée  en  Syrie.   Celui-ci 
Talaît  à  lui  seul  toute  une  armée  d'athlètes.  C'était  un 
vieillard  d'un  vaste   savoir,    d'un   caractère  net  et 
ferme,  d'une  vie  sans  tache,  et  que  son  placide  visage, 
encadré  de  longs  cheveux  blancs,  recommandait  tout 
d'abord  au  respect*.  Arcadius  voulut  qu'il  parlât  le 
premier.  Elpidius  se  mit  donc  à  dérouler  les  argu- 
ments par  lesquels  les  amis  de  Chrysostome  démon- 
traient que  l'archevêque  ne  tombait  point  sous  l'appli- 
cation des  canons  d'Antioche,  quelle  que  fût  d'ailleurs  la 
validité  de  ces  canons,  nulle  dans  l'opinion  d'Ëlpidius. 
Il  exposa  la  situation  Téritable  de  l'archevêque  Jean  au 
point  de  vue  des  règles  canoniques,  comment  on  ne 
pouvait  pas  dire  qu'il  eût  été  déposé,  comment  les  nul- 
lités accumulées  dans  la  procédure  du  Chêne  rédui- 
saient ce  prétendu  synode  à  néant,  comment  c'était 
l'empereur  qui  avait  fait  enlever  l'archevêque  de  l'église 
par  un  de  ses  officiers,  et  l'empereur  encore  qui  l'y  avait 
ramené  de  sa  propre  autorité  et  volonté,  ce  qui  faisait 
.  que  Chrysostome,  non  déposé  canoniquement,  non 
parti  ni  rentré  volontairement,  n'avait  point  cessé 


1.  Elpidius,  episcopus  Laodiceae  Syriœ,  seaex  et  mente  et  cauitie.«i 
caooDum  scientissimus»  atque  observantissimus.  Pallad.,  ub.  sup. 


256  JEAN    CHRVSOSTOME 

d'être  évoque  aux  yeux  de  la  loi  ecclésiastique.  Celait 
donc  contre  tout  droit  et  toute  justice  qu'on  prétendait 
lui  opposer  ces  canons  qui  ne  le  regardaient  pas.  Pen- 
dant que  le  vieillard  parlait,  mettant  dans  sa  parole  la 
chaleur  de  conviction  qu'il  avait  au  cœur,  Sévérien  et 
les  autres  l'interrompaient  à  chaque  phrase  par  des 
exclamations  et  des  démentis,  haussant  les  épaules, 
faisant  mille  contorsions  indécentes  que  ne  réprimait 
pas  la  présence  d'Arcadius,  et  couvrant  même  sa  voix 
de  leurs  rumeurs*.  Elpidius  supporta  d'abord  cette 
injure  avec  calme,  puis,  impatienté,  il  finit  par  dire 
au  prince  :  a  Empereur,  nous  abusons  ici  de  ta  bonté 
et  te  faisons  perdre  inutilement  ton  temps.  Daigne 
ordonner  à  mes  frères  de  faire  silence,  car  j'ai  quelque 
chose  à  proposer  qui  doit  nous  convenir  à  tous.  Qu'An- 
tiochus  et  Acacius  déclarent  ici  par  écrit  qu'ils  par- 
tagent la  foi  du  concile  dont  ils  approuvent  les  canons, 
et  je  me  considérerai  comme  vaincu  :  la  dispute  sera 
terminée*.  »  Cette  proposition,  empreinte  d'une  appa- 
rente franchise,  plut  au  prince,  qui  se  tourna  vei^s 
Antiochus  et  lui  dit  en  souriant  :  a  Gela  me  paraît  bon, 
il  faut  le  faire'.  »  A  ces  mots,  les  antagonistes  d'Elpi- 
dius  pâlirent.  Autre  chose  en  effet  était  de  soutenir 

1.  Cutn  autem  Joannis  adversarii  inordicate  altercari  persistèrent, 
alii  quidem  contention  voce,  alii  tumuituoso  pectoris  motu  impu- 
denier  agitati  coram  imperatore...  Paliad.,  diaL,  p.  32. 

2.  Imperator,  Jie  diutius  mansuetudinem  tiiam  vexemus,  sed  unum  « 
îd  fiât.  Subscribant  fratres  nostri  Acacius  et  Antiochus,  ejusdem  esse 
se  fidei  ac  eos  qui  canones  ediderunt,  quos  tanquam  ab  ortliodoxis 
editos  proponunt  :  et  soluta  controversia  est.  Paliad.,  ibid. 

3.  Imperator  animadversa  proposilionis  simplicitate,  subridcns 
dixit  Antiocho:  Nihil  isto  mihi  videtur  utilius.  Paliad.,  loc.  cit. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  257 

dans  la  majorité  d'un  concile  la  bonté  de  certains 
canons  dont  on  avait  besoin  pour  se  défaire  de  Ghry- 
sostome,  autre  chose  d'attester  par  sa  signature,  à  la 
face  de  la  chrétienté,  qu'on  était  de  la  même  com- 
munion que  les  gens  qui  avaient  proscrit  Athanase. 
Us  balbutièrent  quelques  paroles  de  consentement, 
renvoyant  à  un  autre  jour  le  libellé  de  leur  déclara- 
tion, et  partirent  là-dessus.  Oucques  ne  vit  l'empe- 
reur Arcadius  déclaration  ni  signature  d'aucun  d'eux^ 
Tandis  que  ces  choses  se  passaient  soit  à  l'intérieur 
du  concile,  soit  au  dehors,  Chrysostome  restait  dans 
son  église,  vaquant  à  tous  ses  devoirs  d'évéque,  mul- 
tipliant les  instructions  aux  fidèles  et  accomplissant 
avec  plus  d'exactitude  que  jamais  les  cérémonies  litur- 
giques, toujours  calme  et  serein,  comme  s'il  eût 
ignoré  qu'à  quelques  pas  de  là  on  discutait  tumul- 
tueusement sur  son  honneur  et  peut-être  sur  sa  vie^. 
Une  seule  chose  semblait  l'affliger,  c'est  que  la  haute 
société  de  Constantinopie  avait  déserté  son  église,  les 
femmes  surtout,  qui  craignaient  de  déplaire  à  l'impé- 
ratrice et  d'être  mal  en  cour ,  si  elles  assistaient  à  ses 
prédications.  De  toutes  les  tortures  imaginées  par  ses 
ennemis,  celle-ci  lui  parut  la  plus  dure  et  la  plus 
injuste  dempêcher  les  gens  d'entendre  la  parole  de 
Dieu  pour  blesser  le  prêtre  qui  la  leur  devait,  de  faire 
retomber  en  quelque  sorte  sur  lui  la  responsabilité  du 


1.  Sic  cgressi  promissum  quidem  non  implent.  Pallad.,  dial,  p.  32. 

2.  Dum  liiec  sic  atque  alia  aliter  gerantur,  novem  aut  deceni 
menses  praeterierunt,  cum  Joannes  epiacopus  adjunctis  quadraginta 
duobus  episcopis  conventua  ageret,  et  populus  magna  cum  auimi  aia- 
critdte  ejus  doctriaa  frueretur.  Pallad.,  ibid. 

17 


258  JEAN    GHRYSOSTOME 

péché  des  autres.  Od  a  dans  le  recueil  de  ses  discoui-s 
plusieurs  homélies  qui  peuvent  se  rapporter  à  cette 
époque;  nous  en  citerons  deux  dont  l'intention  ne 
saurait  laisser  aucun  doute.  La  première  regarde  ses 
persécuteurs  en  général  ;  elle  est  le  développement  de 
ces  versels  du  psalmiste  :  «  Les  nations  m'ont  attaqué 
de  toutes  parts  ;  mais  au  nom  et  par  la  puissance  da 
Seigneur  je  les  ai  défaites  et  vaincues.  —  Elles  m'ont 
tenu  assiégé  plusieurs  fois;  mais  au  nom  et  par  la 
puissance  du  Seigneur  elles  ont  été  défaites  et  vain- 
cues. —  Elles  m*ont  assailli  avec  violence,  comme  des 
abeilles  irritées;  elles  étaient  animées  d'une  ardeur 
pareille  à  celle  du  feu  qui  brûle  dans  les  épines;  mais 
au  nom  et  par  la  puissance  du  Seigneur  je  le»  ai 
défaites  et  vaincues.  » 

La  seconde  a  trait  à  ces  désertions  imposées  qui 
lui  pesaient  tant  sur  le  cœur  :  elle  s'adresse  aux 
femmes  du  monde,  et  par  elles  à  l'impératrice.  «  De 
même ,  disait-il ,  que  c'est  un  plus  grand  crime  de 
déchirer  la  robe  de  l'empereur  que  de  prendre  parti 
pour  ses  ennemis,  et  de  même  encore  que  ceux  qui 
mettraient  en  pièces  l'empereur  lui-même  commet- 
traient un  crime  au-dessus  de  tous  les  supplices  : 
ainsi  Tenfcr  dont  Dieu  nous  menace  est  au-dessous  du 
crime  de  ceux  qui  égorgent  Jésus-Christ  et  le  met- 
tent en  pièces  par  le  schisme  qu'ils  introduisent  dans 
l'Église,  car  l'Église  est  son  corps  et  ses  membres'.» 


1.  Die  niihi,  si  quis  alieni  régis  subjectus,  ad  alium  quidem  nou 
defecerir,  neque  se  aiicui  régi  dediderit,  sed  illius  acceptaoi  et  deten* 
tani  purpuraai  demiscrit,  et  îd  multa  fragmenta  disruperit,  num- 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  259 

—Et  il  ajoutait  :  «  S'il  y  a  quelqu'un  dans  cette  assem- 
blée qui  veuille  me  nuire,  qui  me  souhaite  du  mal  et 
ne  se  sépare  de  TÉglise  que  par  vengeance  contre  moi, 
je  lui  apprendrai  un  moyen  excellent  de  m'offenser 
sans  se  faire  tort  à  lui-môme,  ou  du  moins,  s'il  n'est 
pas  possible  de  se  venger  sans  perdre  son  âme,  je  lui 
indiquerai  un  moyen  moins  préjudiciable  pour  son 
salut  que  celui  dont  beaucoup  de  gens  se  servent 
maintenant.  Ge  moyen,  le  voici  :  que  quelqu'un  de 
vous  ose  le  prendre,  qu'il  se  lève  et  s'approche  de 
moi,  qu'il  me  soufflette,  qu'il  me  crache  au  visage 
publiquement,  devant  tout  le  monde,  qu'il  couvre  mon 
corps  de  plaies,  tant  qu'il  lui  plairai...  Quoi!  femmes, 
vous  frémissez  quand  je  vous  dis  :  donnez- moi  des 
soufflets,  et  vous  ne  frémissez  pas  quand  vous  souf- 
fletez Jésus-Christ  I...  Vous  *  déchirez  les  membres  de 
votre  Sauveur  et  vous  ne  tremblez  pas*  !...  Ne  prenez 
point  pour  raillerie  ce  que  je  vais  vous  dire;  mais 
voyez  dans  mes  paroles  l'expression  sincère  de  ma 
pensée  :  oui,  je  voudrais  que  tous  ceux  qui  ont  quel- 
que aigreur  contre  moi  et  qui  se  font  tort  par  celte 
aversion  en  se  séparant  de  l'Église  à  cause  du  pasteur, 
je  voudrais  qu'ils  vinssent  là  me  frapper  au  visage,  me 
couvrir  d'ignominies,  décharger  sur  moi  toutes  leurs 
colères,  soit  que  je  l'aie  mérité  ou  non,  plutôt  que  de 
se  conduire  comme  ils  font.  Il  n'y  aurait  rien  d'étrange 

quid   minus  panictur  quam  qui  ad  alterum  defecerunt?  Chrys.,  in 
Epht.  ad  Ephes. 

1.  Colaphos  mihi  impinge,  conspue  in  pnbiico  occurrens  et  plagas 
inflige.  Horresci s  liiec  audRens,  horrescis  si  dixero,  colaphos  mihi  im- 
pinge: et  domino  tuo  colaphos  impingis  nec  horrescis.  Mombra  Dominj 
discerpis  et  non  contremiscis.  Chrys.,  ibid. 


260  JEAN   CHKYSOSTOME 

en  effet  qa'un  homme  de  néant,  un  malheureux 
pécheur  comme  je  suis,  fût  traité  de  la  sorte,  et  moi- 
même,  sous  le  coup  de  vos  mauvais  traitements,  ras- 
sasié de  vos  affronts,  je  prierais  Dieu  pour  vous,  et 
Dieu  vous  pardonnerait,  non  pas  que  je  me  flalte 
d'avoir  autant  de  crédit  près  de  lui,  mais  parce  qu'un 
homme  injurié,  battu,  bafoué,  peut  prier  avec  con- 
âance  pour  ses  ennemis,  et  espérer  le  pardon  de  ceux 
qui  l'offensent.  L'Évangile  lui-même  nous  le  conseille, 
nous  le  prescrit,  et  l'Évangile  ne  peut  nous  tromper. 
Si  moi,  qui  ne  suis  rien,  je  pouvais  douter  que  ma 
voix  misérable  pût  être  entendue,  j'invoquerais  les 
saints,  je  les  prierais,  je  les  supplierais  d'intercéder 
pour  mes  bourreaux  auprès  de  Dieu,  et,  j'en  suis  sûr. 
Dieu  leur  accorderait  ce  qu'ils  auraient  demandé;  mais 
quand  vous  offensez  Dieu,  Dieu  lui-môme,  à  qui  voulez- 
vous  que  je  m'adresse?  » 

En  l'absence  de  ce  monde  élégant  auquel  il  destinait 
ces  admirables  paroles,  elles  descendaient  brûlantes  sur 
la  foule  de  peuple  qui  ne  cessait  de  l'entourer,  et  l'agi- 
tartion  était  partout. 


III. 


Cependant  le  carême  s'écoulait,  «  et  déjà. fleurissait 
(suivant  l'expression  du  vieux  biographe  de  Chryso- 
slome)  le  grand  jeûne  dominical,  ce  printemps  des 
chrétiens  ^  »  car  Tannée  religieuse  commençait  alors 

i.  Tnterea  eflfloruit  Dominicum  jcjunium,  instar  veris,  post  annutn 
adveniens.  Pallad..  dial,,  p.  32. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  261 

aux  octaves  de  Pâques.  Nulle  part  dans  la  chrétienté  la 
résurrection  du  Sauveur,  la  fête  des  fêtes,  n'était  célé- 
brée plus  magnifiquement  qu'à  Gonstantinople  et  dans 
la  métropole  de  Sainte-Sophie,  où  l'empereur  se  ren- 
dait en  grande  pompe  avec  sa  famille  et  sa  cour  pour 
participer  aux  mystères.  C'était  un  usage  qui  remontait 
à  la  fondation  même  de  la  Rome  chrétienne,  et  auquel 
nul  des  successeurs  de  Constantin  n'avait  dérogé,  à 
Texception  sans  doute  de  Julien^  Arcadius  s'en  était 
montré  toujours  fidèle  observateur.  La  pensée  de  ce 
qu'il  ferait  aux  prochaines  fêtes  de  Pâques  commençait 
donc  à  l'inquiéter,  et  l'on  pouvait  soupçonner  à  sa 
contenance  et  à  ses  propos  qu'il  méditait  quelque 
secret  dessein.  La  cour  en  fut  alarmée.  Poussés  par 
l'impératrice,  les  évoques  de  la  faction,  Antiochus  en 
tête,  allèrent  le  trouver  secrètement  pour  lui  parler  de 
Jean.  «  C'était  son  devoir,  lui  dirent-ils,  d'écarler  de 
l'église,  à  l'approche  de  ces  saintes  journées,  un  intrus 
déposé  et  excommunié;  l'empereur  ne  pouvait  ni  com- 
muniquer avec  cet  homme  ni  laisser  communiquer  sa 
famille  et  le  peuple  des  fidèles,  dont  il  était  respon- 
sable ^  »  Ce  n'est  pas  que  la  sentence  du  concile  fût 
prononcée;  mais  les  évêques,  d'après  la  supputation 
des  suffrages  dans  chaque  parti,  pensaient  pouvoir 
affirmer  que  Jean  était  condamné.  Ils  l'affirmèrent,  et 
l'empereur  les  crut  «  En  effet,  ajoute  le  même  histo- 
rien, n'étaient-ce  pas  des  évêques  qui  affirmaient?  Or 
comment  soupçonner  le  mensonge  dans  la  bouche 

1.  Ingressus  igitur  prÎTatim  cnm  sais  Antiochus,  sic  de  Joanne 
imperatori  locutus  est,  tanquam  si  jam  victus  esset,  ut  imminente 
Pascha  juberet  ejici.  Pallad.,  diaL,  p.  32. 


362  JEAN    CHRYSOSTOMË 

d'un  évoque  ou  d'un  prêtre  chargé  d'enseigner  au 
peuple  la  parole  de  vérité  *  ?  »  Sur  ces  assurances,  Arca- 
dius  fit  signifier  à  Tarchevëque  par  un  de  ses  officiers 
qu'il  eût  à  quitter  l'église  sur-le-champ  •.  «  Je  ne  puis  le 
faire,  répondit  Chrysostome  avec  calme  ;  j'ai  reçu  cette 
église  de  Dieu  même ,  mon  sauveur,  pour  y  prendre 
soin  de  son  troupeau,  je  ne  la  déserterai  pas*.  »  El 
comme  l'officier  insistait,  il  dit  encore  :  «Si  l'empereur 
le  veut,  qu'il  me  fasse  sortir  de  force,  car  la  ville  lui 
appartient.  La  violence  sera  mon  excuse  auprès  de 
Dieu;  mais  jamais  je  ne  partirai  d'ici  volontairement*.  » 
La  réponse  était  nette,  et  on  connaissait  le  caractère 
inflexible  de  Ghrysoslome  ;  l'officier  alla  la  reporter  à 
Tempereur.  Il  ne  restait  qu'un  seul  moyen ,  indiqué 
par  l'archevêque  lui-même,  le  faire  prendre  et  chasser 
par  des  soldats.  Arcadius  n'en  eut  pas  le  courage;  mais 
un  moyen  terme  s'offrit  à  son  esprit  agité  de  mille 
perplexités.  Il  renvoya  l'officier  déclarer  à  l'archevêque 
que  l'empereur  lui  assignait  pour  prison  son  palais 
épiscopal ,  avec  défense  de  paraître  dans  la  basilique. 
Chrysostome  obéit;  il  y  avait  là  coercition  morale, 
sinon  matérielle,  et  l'évêque  céda  pour  éviter  un  grand 
scandale  en  face  du  sanctuaire.  L'idée  d'Arcadius  en 

i.  Imperator  eis  ut  pote  episcopis  fidem  necessario  adhibueriU 
Pallad.,  dial.,  p.  32. 

2.  Joanni  ergo  denuntiat  imperator  ut  ecclesia  egrediatur.  Pallad., 
ibid.  —  Imperator  Joanni  signiûcavit,  non  posse  se  ad  eum  venire, 
eo  quod  ille  daabus  jam  Synodis  esset  condemnatus.  Socr.,  vi,  18. 

3.  Ego  a  Deo  servatore  accepi  ecclesiam  hanc,  ut  jcuram  geram 
salatis  popuU,  nec  possum  eam  rel'mquere.  Pallad.,  diaL,  p.  33. 

4.  Si  autem  id  vis  (ad  te  autem  civitas  pertinet),  vi  me  ejicito, 
ut  deserti  ordinis  excusationem  habeam  tuam  auctoritatem.  PalUd., 
loc.  cit. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  Î63 

imaginant  ce  moyen  terme  était  au  moins  étrange.  Se 
rappelant  le  tremblement  de  terre  qui  avait  suivi  immé- 
diatement le  premier  exil  de  Farchevéque,  il  s'était 
dit  :  (I  Ou  ce  que  les  évéques  me  proposent  plaît  à  Dieu 
ou  Dieu  le  condamne.  Si  Dieu  l'approuve,  j'aviserai 
pour  le  reste.  Si  Dieu  le  condamne,  il  le  fera  voir  par 
quelque  signe  miraculeux,  et  alors,  n'ayant  point  com- 
mis de  violences ,  ayant  au  contraire  gardé  Jean*  tout 
près  de  son  église,  je  pourrai  Ty  réintégrer  sans  délai 
afin  que  tout  soit  réparée  »  Un  tel  raisonnement  était 
bien  puéril,  il  faut  en  convenir;  c'est  pourtant  celui 
que  lui  prêtent  les  historiens  :  le  vieil  enfant  rusait 
avec  la  justice  divine. 

•  Le  signe  ne  parut  point,  et  l'empereur  se  rassura; 
mais  Farchevéque,  qui  avait  donné  un  demi-consente- 
ment en  s'emprisonna nt  lui-même  dans  son  archevê- 
ché, fut  pris  d'un  remords  de  conscience.  La  grande 
semaine  pendant  laquelle  avaient  lieu  les  préparations 
à  la  pâque  imposait  des  devoirs  particuliers  aux  évêques, 
principalement  le  samedi  saint,  qui  dans  l'Église  pri- 
mitive était,  ainsi  que  la  veille  de  la  Pentecôte,  consa- 
cré au  baptême  des  cathécumënes  *.  C'était  l'évêque 
qui  présidait  ordinairement  à  cette  initiation  des  néo- 
phytes à  la  vie  chrétienne ,  après  les  avoir  formés  par 
ses  instructions  durant  toute  Tannée.  Or  Chrysostome 
savait  que  plus  de  trois  mille  catéchumènes  devaient  se 
présenter  le  samedi  saint  aux  piscines  de  l'église  métro- 
politaine pour  y  recevoir   l'immersion   baptismale. 

i.  Divinas  irsB  eventum  ezspectans  :  at  si  quid  ipai  triste  accideret, 
citius  iUum  ecclesiseredderet  et  Deum  placaret.  Pallad.,  dicU.,  p.  33. 
2.  Interea  vcnit  magni  sabbati  dies...  Pallad.,  loc.  cit. 


264  JEAN    CHRYSOSTOME 

A  mesure  qu'approchait  le  moment  solennel,  il  s'accu- 
sait plus  vivement  de  manquer  à  un  devoir  sacré,  de 
déserter  la  garde  de  son  troupeau,  pour  lequel  le  bon 
pasteur  doit  donner  sa  vie,  et,  afin  d'éviter  un  mal,  en 
assumer  sur  lui  un  plus  grand  peut-être.  Il  résolut  donc, 
après  mûre  réflexion ,  de  se  trouver  le  samedi  saint 
dans  son  église  et  d'y  vaquer  aux  fonctions  épiscopales. 
Le  samedi  saint  en  effet,  dès  le  matin,  l'archevêque, 
rompant  sa  captivité ,  se  rendit  à  la  basilique ,  où  des 
milliers  de  catéchumènes  rangés  sous  le  péristyle 
attendaient  Theure  du  baptême.  A  son  approche ,  les 
cérémonies  liturgiques  commencèrent.  Ses  gardiens,  à 
qui  la  violence  était  sévèrement  interdite,  n'avaient 
pas  osé  le  retenir  malgré  lui  ;  mais  ils  coururent  au 
palais  prévenir  les  ofQciers  de  l'empereur,  qui  se  mon- 
tra fort  troublé.  Le  respect  dû  à  la  paix  de  ce  grand 
jour  semblait  lui  défendre  remploi  de  la  force  pour 
assurer  son  autorité;  il  craignait  d'ailleurs  quelque 
émotion  dans  le  peuple ,  qui  se  pressait  vers  Sainte- 
Sophie  de  tous  les  points  de  la  ville  comme  de  la  cam- 
pagne  ^  Il  manda  donc  près  de  lui  Antiochus  et  Aca- 
cius,  les  mit  en  quelques  mots  au  courant  de  ce  qui  se 
passait,  et  ajouta  avec  véhémence  :  u  Vous  voyez  comme 
vous  m'avez  bien  conseillé  I  Cherchez  du  moins  ce  qui 
me  l'esté  à  faire  •.  »  Les  évêques  confus  répliquèrent 
qu'ils  n'avaient  rien  conseillé  que  de  juste,  que  Jean 
n'était  plus  évêque,  n'avait  plus  le  droit  d'administrer 

1.  Ceterum  veritus  imperator  diei  sanctimoniam  et  motum  cîtI- 
tatis...  Pallad.,  dial.,  p.  33. 

2.  AccersitAcacîam  et  Antiochum  ipais  dicens:  Quidficto  est  opas? 
Videtc  ne  non  recte  consulueritis.  Pallad.,  ibid. 


ET    L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  265 

les  sacrements,  et,  insistant  sur  sa  condamnation,  ils 
s'écrièrent  :  «  Nous  prenons  sa  condamnation  sur  nos 
tétes^  I  »  Les  Juifs  avaient  dit  à  Piiate,  en  demandant  le 
cmcifiement  de  Jésus-Christ  :  «  Que  son  sang  retombe 
sur  nous  et  sur  nos  enfants!  »  C*était  le  même  senti- 
ment, sinon  les  mêmes  mots.  Leur  déclaration  rassura 
l'empereur,  qui,  se  croyant  déchargé  par  là  de  la  res- 
ponsabilité des  actes  qu'il  allait  commettre,  ordonna 
qu'on  allât  sur-le-champ  à  l'église  en  arracher  de  force 
le  prisonnier  et  le  reconduire  au  domicile  épiscopal. 
Des  soldats  partirent  pour  exécuter  Tordre. 

La  cérémonie  cependant  avançait  dans  Fenceinte 
de  Sainte-Sophie.  Les  exorcismes  avaient  été  pronon- 
cés, les  huiles  et  les  saintes  eaux  consacrées;  les  diacres 
et  les  diaconesses  se  tenaient  à  leur  place ,  échangeant 
les  vêtements,  et  les  catéchumènes  se  succédaient  par 
ordre  dans  les  fonts  baptismaux  S  quand  un  tumulte 
effroyable  se  fit  entendre  aux  portes,  et  une  troupe  de 
soldats,  l'épée  au  poing,  envahit  l'intérieur  de  la  basi- 
lique*. Ils  saisirent  d'abord  l'archevêque,  qu'ils  traî- 
nèrent rudement  vers  le  cloître  malgré  ses  protesta- 
tions; se  divisant  ensuite  en  deux  parts,  les  uns 
coururent  aux  baptistères,  les  autres  se  dirigèrent  par 
la  nef  de  Téglise  vers  le  chœur  et  les  clôtures  du  saint 
des  saints.  Ceux  qui  entrèrent  dans  le  baptistère  des 
hommes  firent  évacuer  les  piscines  à  coups  d'épée. 
frappant  indistinctement  les  néophytes  et  les  clercs  : 
dans  ce  conflit,  plusieurs  furent  blessés,  a  et  les  eaux 


i.  Imperator,  in  capot  nostram  ait  JoanniB  depoûtio.  Pallad.,c{ta/., 
p.  33. 


266  JEAN    CHRYSOSTOMB 

de  la  régénération  des  hommes,  nous  dit  un  des 
témoins  de  ces  violences,  furent  rougies  de  sang 
humaine  »  Dans  le  baptistère  des  femmes,  )a  scène 
fut  encore  plus  lamentable.  Ces  malheureuses  à  demi 
vêtues  se  dispersèrent  çà  et  là  dans  l'église,  effarées  et 
poussant  de  grands  cris';  on  en  vit  une  qui,  devenue 
folle  de  terreur,  se  fit  jour  dans  la  foule  et  s'enfuit 
toute  nue  à  travers  les  rues  de  la  ville.  Les  soldats  qui 
s'étaient  dirigés  vers  le  chœur  forcèrent  les  portes  du 
sanctuaire  et  y  commirent  des  profanations  dont  le 
souvenir  indignait  encore,  un  demi-siècle  après,  les 
auteurs  ecclésiastiques  qui  nous  les  ont  racontées. 
Beaucoup  de  ces  grossiers  soldats  étaient  païens  :  ils 
portèrent  une  main  impie  sur  les  saintes  espèces,  et 
le  sang  de  l'eucharistie  fut  répandu  sur  leurs  vête- 
ments ®.  «  Je  me  tais,  s'écrie  à  ce  sujet  Thistorieu  Sozo- 
mène,  pour  ne  point  révéler  ici  aux  infidèles  ce  qu'il 
y  a  de  plus  redoutable  dans  nos  mystères*.  »  Les  caté- 

i.  Cruore  baptÎBterium  replebatur  atque  ab  hujusmodi  vuloeribus 
sacri  latices  colore  immutato  in  ruborem  transibant.  Chrys.,  EpisL  ad 
Pap.  Innoc. 

2.  Muliores  qaae  intra  ecclesiam,  ut  baptizarentur,  sese  yeaie  mu- 
taverant,  nads  fugiebant  metu  impulsie,  neque  sexus  verecundias, 
neque  honestati  permittebantur  pne  pavore  consulere...  pliirimae  tum 
acceptis  vuliieribus  ejcctsB... Chrys.,  ibid.  —  Mulieribus  ejulantibus  ac 
turbatis;  sacordotibus  vero  ac  diaconis  Tapulantibus ,  et  in  eo  quo 
erant  cultu  atque  ornatu  violenter  fugatis.  Sozom.,  viii,  21. 

3.  Neque  hactenus  stetere  clades  :  sed  ubi  sancta  condita  serva- 
bantur  ingressi  milites,  ex  quibus  (ut  postea  didicimus)  quidam  nec- 
dum  initiati  erant,  omnia  spectabant  intus  recondita;  sanctissimasque 
Christi  sanguis,  in  tanto  tumultu,  in  militum  vestimenta  fusus  est. 
Chrys.,  EpisL  cui  Pap,  fnnoc. 

4.  Ego  vero  de  industria  silentio  pneteribo,  ne  quia  forte  nondum 
initiatas,  ea  hic  légat  conscripta.  Sozom.,  vni,  21. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  267 

chumënes  et  les  clercs  chassés  de  l'église  s'enteodirent 
poar  se  rassembler  aiHeurs  :  on  se  donna  rendez-vous 
aux  Thermes  de  Constance,  où  ia  cérémonie  baptismale 
devait  s'achever,  et  cet  avertissement,  passé  de  bouche 
en  bouche,  y  réunit  bientôt  un  grand  nombre  de  chré- 
tiens de  toutes  conditions  et  de  tout  âge  ^ 

Le  bain  public  dont  on  attribuait  la  construction  à 
l'empereur  Constance,  ûls  du  grand  Constantin,  était 
le  plus  spacieux  de  toute  la  ville,  et  desservait  un  des 
quartiers  les  plus  populeux.  Les  catéchumènes  s'y  réfu- 
gièrent donc  avec  leurs  prêtres  et  leurs  diacres;  on 
s'en  empara,  on  bénit  l'eau  des  bassins,  on  installa 
autour  tout  Tattirail  liturgique ,  et  le  lieu  profane  fut 
transformé  en  église.  Sur  un  autel  construit  à  la  hâte, 
on  reprit  la  célébration  des  saints  mystères  à  Tendroit 
où  les  violences  armées  l'avaient  interrompue*.  Au 
chant  des  psaumes  qui  retentissaient  au  dehors,  aux 
avis  répandus  de  toutes  parts,  les  chrétiens  accouraient 
en  masses  pressées.  Ceci  déjoua  les  manœuvres  de 
Sévérien  et  de  ses  complices,  qui  avaient  voulu  faire 
administrer  le  baptême  par  des  clercs  de  leur  commu- 
nion, et  rendait  inutile  Tinvasion  de  Sainte-Sophie.  Ils 
allèrent  trouver  le  maître  des  offices  pour  lui  deman- 
der de  faire  balayer  par  la  force  ces  troupes  de  factieux 
que  Jean,  disaient-ils,  avait  provoqués  à  se  réunir 
pour  désobéir  à  l'empereur.  «  Il  n'y  a  plus  de  prince, 

1.  Reliqua  autem  popnli  multitado,  cum  insidias  intellexisset,  re- 
licta  ecclesia,  in  publico  lavacro  admodum  spatioso  quod  imperatoris 
Gonstantii  nomine  nuncupatur,  Pascha  celebrarunt.  Sozom.,  viii,  *21. 

2.  Joanois  prcsbyteri  qui  Dei  timorem  habebant,  in  publico  lavacro 
qaod  Constantianas  vocant,convocatis  popalis,  vigilias  agebant.  Pallad., 
dicU.,  p.  33. 


268  JEAN    CHUYSOSTOMli: 

ajoutaient-ils,  il  n'y  a  plus  de  gouvernement;  Jean  est 
ici  chef  et  souverain,  w  Le  maître  des  offices,  Anthé- 
mius,  auquel  ils  parlaient,  était  un  homme  modéré  et 
droit  qui,  tout  en  gardant  fidélité  à  Tempereur,  blâ- 
mait les  cabales  de  la  cour  et  restait  attaché  de  cœur  à 
Chrysostome.  Le  message  des  évoques  lui  déplut.  «  11 
est  tard,  dit-il,  la  nuit  va  bientôt  commencer;  on  dit 
que  la  foule  du  peuple  est  considérable,  et  remploi  de 
la  force  peut  amener  bien  des  malheurs*.  —  Mais 
si  on  ne  les  disperse,  reprit  aigrement  Acacius,  qui 
portait  la  parole,  il  faut  que  nous  nous  déclarions  des 
imposteurs,  nous  les  conseillers  du  prince,  car  nous 
n'avons  cessé  de  lui  affirmer,  ce  qui  est  vrai,  que  le 
peuple  détestait  Jean  et  ne  voulait  plus  l'avoir  pour 
évéque.  Si  l'empereur,  sortant  de  son  palais,  trouve 
l'église  déserte  et  le  peuple  assemblé  ailleurs,  il  croira 
que  nous  l'avons  trompé  et  nous  tiendra  pour  gens 
de  mauvaise  foi  *.  La  chose  à  faire  serait  pourtant  bien 
simple  :  ce  serait  de  mettre  fin  à  ce  conciliabule  fac- 
tieux et  de  signifier  à  la  foule,  abusée  par  quelques 
hommes,  que  sa  place  est  à  la  basilique,  où  on  la  for- 
cera bien  de  retourner,  coûte  que  coûte.  »  Anthémius 
savait  de  quel  crédit  Acacius  et  ses  amis  jouissaient  près 
de  l'impératrice,  et  combien  dans  la  circonstance  il 
pouvait  être  dangereux  de  leur  tout  refuser.  «  Faites 
donc  comme  il  vous  plaira,  se  contenta-t-il  de  leur 

1.  Renuit  is  qui  tum  magister  erat  dicens  :  Nox  est,  atque  ingeus 
est  maltitudo;  ne  quid  teroere  faciat.  Pallad.,  diat.,  p.  33. 
.   2.  Timeoius  ne  forte  imperator  ecclesiam  ingressus,  et  nemineni 
inveniens  seotiat  populi  erga  Joanneni  beDevolcntiam ,  oosquc   ut 
invidos  condemnet.  Pallad.,  ibid. 


ET   L'IMPÉRATUICK   EUDOXIE.  269 

dire,  je  vous  en  laisse  responsables.  Allez  trouver  un 
de  mes  officiers  nommé  Lucius,  arrangez  Taffaire  avec; 
lui;  mais  surtout  qu'il  n'y  ait  point  de  violences.  » 

Lucius  commandait  près  de  la  cour  un  corps  de  ces 
gardes  palatinesqui  portaient  le  nom  descutaires  à  cause 
des  boucliers  qui  faisaient  leur  ornement  distinctif  ;  ce 
corps  venait  de  se  renforcer  de  recrues  thraces»  paysans 
grossiers,  presque  barbares  et  pour  la  plupart  païens  : 
Lucius  aussi  professait  le  paganisme  ^  C'était  un  soldat 
brutal,  mais  exact  à  son  devoir.  Les  instructions  d'An- 
thémius  lui  prescrivaient  de  ne  point  employer  les 
armes  contre  des  gens  désarmés  ;  il  se  contenta  donc 
de  haranguer  la  foule  rassemblée  dans  les  thermes,  en 
laissant  presque  tous  ses  soldats  à  la  porte.  11  dit  aux 
chrétiens  réunis,  le  plus  éloquemment  qu'il  put,  «  que 
ce  n'était  pas  là  une  place  convenable  pour  administrer 
le  baptême  et  célébrer  leurs  mystères,  qu'ils  avaient 
des  églises  restées  désertes  où  ils  feraient  bien  de 
retourner  avec  leurs  prêtres,  que  l'empereur  le  voulait 
ainsi.  »  L'improvisation  du  commandant  des  scutaires 
eut  peu  de  succès.  Les  catéchumènes  ne  bougèrent 
point  des  piscines;  le  chant  des  psaumes  continua,  et 
la  foule  finit  par  se  moquer  de  lui.  Il  sortit  furieux  et 
humilié,  obéissant, -quoi  qu'il  en  eût,  aux  recomman- 
dations du  maître  des  offices.  Au  palais,  oii  il  revint 
avec  ses  soldais,  il  trouva  Antiochus  qui  l'attendait. 
Antiochus  ajouta  ses  sarcasmes  aux  humiliations  de 
l'officier.  «  Quoi!  lui  dit-il,  vous  vous  laissez  jouer 
ainsi,  et  vous  avez  des  soldats!  et  c'est  un  ordre  de 

i.  Lacium  rcctorem  scutariorum  Gentilem.  Pallad.,  dial,,  p.  33. 


270  JKAN    CHRYSOSTOME 

Tempereur  que  vous  alliez  exécuter  I  Quelle  faveur 
voulez-vous  donc  en  obtenir?  »  Il  lui  fit  alors  les  plus 
belles  promesses  d'avancement,  s'il  se  conduisait 
mieux;  «  il  lui  débita  des  paroles  dorées*,  »  suivant  le 
mot  du  narrateur  contemporain.  En  résumé,  il  le 
ramena  à  ses  idées,  il  encouragea  les  soldats  par  des 
largesses,  et  fit  consentir  Lucius  à  une  seconde  expé- 
dition qu'il  saurait  rendre  définitive. 

Lucius  néanmoins  ne  voulut  point  repartir  sans  avoir 
en  tête  de  sa  troupe  des  ecclésiastiques  qui  le  dirige- 
raient et  couvriraient  sa  responsabilité.  Antiochus  lui 
donna  des  diacres  attachés  à  sa  personne,  et,  sous  ce  com- 
mandement mixte  d'ofQcîere  et  de  clercs,  la  troupe  des 
scutaires  reprit  le  chemin  des  Thermes  deConstance*.  I! 
n'y  eut  plus  cette  fois  de  préliminaires  ni  de  harangue. 
Lucius,  dont  la  tête  s'était  exaltée  jusqu'à  la  fureur, 
sauta  dans  la  piscine  principale,  armé  d'un  bâton  ou 
d'une  hampe  de  lance,  écartant  à  droite  et  à  gauche 
les  catéchumènes;  d'un  coup  assené  sur  le  bras  du 
diacre  qui  oignait  les  baptisés,  il  fit  tomber  le  saint 
chrême  dans  les  eaux,  puis  il  assomma  le  prêtre  qui 
prononçait  les  paroles  sacramentelles.  Le  vieillard  à 
son  tour  tomba,  la  tête  fendue,  et  ensanglanta  les  fonts 
baptismaux'  :  l'exemple  était  donné  aux  soldats,  et  i! 

1.  Illum  supplicitcr  orant,  aureis  verbis  deprecantes,  adjunctis 
etiam  promissis  majoris  processas.  Pallad.,  diiL,  p.  33. 

2.  Hic  ergo  subito  assumptis  st;cum  clericis  ex  parte  Severiani 
egressus  est  sccunda  vigilia  noctis  ad  id  propter  quod  missus  erat. 
Pallad.,  ibid. 

3.  In  diaconum  procaciter  illisus,  symbola  effudit;  presbyteros  Tero 
grandsvos  fustibus  in  capite  ferions,  sacrum  fontem  cruore  conspersit. 
Pallad.,  ub.  snp. 


ET   UIMPÉHATRICE   EUDOXIE.  274 

n'y  eut  plus  de  mesure  dans  les  attentats.  Les  uns  cou- 
rurent au  vestiaire  des  femmes  et  emportèrent  leurs 
robes  et  leurs  bijoux  ;  les  autres  ârent  main  basse  sur 
l'autel ,  dont  ils  se  partagèrent  les  tapis  de  soie  et  les 
vases  sacrés*;  des  prêtres  revêtus  de  leurs  habits  sacer- 
dotaux furent  battus  et  foulés  aux  pieds,  des  femmes 
outragées,  des  mères  écrasées  avec  leurs  enfants. 
A  force  de  violences,  toute  cette  foule  fut  expulsée, 
dispersée,  poursuivie  à  coups  d'épée  jusque  dans  les 
rues;  mais  personne  ne  rentra  dans  les  églises. 

Cette  funèbre  journée  du  samedi  saint  préseAta 
pourtant  dans  la  matinée  un  spectacle  plus  consolant. 
Les  quarante  ou  quarante-deux  évéques  qui  formaient 
le  parti  de  Ghrysostome  au  concile  tentèrent  un  der- 
nier effort  pour  le  sauver.  Avertis  que  l'empereur  et 
l'impératrice  visitaient  ordinairement  les  Martyres  l'un 
après  l'autre  (on  appelait  de  ce  nom  dans  la  primitive 
Église  les  basiliques  et  chapelles  où  étaient  déposés  les 
coi-ps  des  saints  morts  pour  la  foi),  ils  épièrent  le  mo- 
ment d'approcher  l'empereur,  et,  se  jetant  à  ses  pieds, 
ils  le  conjurèrent  avec  larmes  «d'épargner  l'Église  du 
Christ,  surtout  en  considération  de  la  pâque  et  des 
catéchumènes  qui  attendaient  le  baptême,  de  leur 
rendre  leur  évêque*.»  L'empereur  les  écoutait;  l'impé- 
ratrice les  éloigna  avec  hauteur.  Alors  un  d'entre  eux, 

i.  Nuds  mulieres  cum  viris  metu  mortis  aat  turpitudinis,  turpi 
fugie  se  dabaiit...  omues  au  te  m  depnedantes  sacra  ya.sa,  sibi  rapie- 
bant.  Pallad.,  dial.,  p.  33. 

2.  Adîerunt.Aagustum  atque  Augustam  in  Martyriis,  orantes  cum 
lacr)'mis  ut  Christi  Ecclesite  parcerent,  maxime  proptcr  Pasciia  et 
propter  eos  qui  regenerandi  erant  cum  jam  catliecbysati  essent,  ut 
sacerdotem  suum  ea  reciperet.  Pallad.,  dial.,  p.  34. 


272  JEAN    CHRYSOSTOME 

Paulus,  évêque  de  Gratie,  se  levant  indigné,  lui  dit  : 
((  Eudoxie,  crains  Dieu  et  aie  pitié  de  tes  enfants;  ne 
viole  pas  la  sainte  solennité  du  Christ  par  des  effusions 
de  sang^  »  LUmpératrice  passa  outre.  Les  évéques  con- 
sternés se  séparèrent;  chacun  reprit  avec  tristesse  le 
chemin  de  sa  maison,  ceux-ci  pour  aller  pleurer  sur  les 
maux  de  l'Église,  ceux-là  pour  vaquer  chez  eux  aux 
devoirs  de  la  prière,  craignant  de  se  souiller  dans  les 
basiliques  où  régnaient  les  persécuteurs. 

La  dispersion  des  fldèles  aux  Thermes  de  Constance 
avait  eu  lieu  pendant  la  première  veille  de  la  nuit;  les 
fidèles  s'étaient  ralliés  dans  diverses  directions,  et, 
appelant  à  eux  d'autres  catholiques,  étaient  allés  par 
groupes  dans  la  campagne  continuer  avec  leurs  prêtres 
Tofûce  du  samedi  saint,  qui,  d*après  Tancien  rituel,  ne 
se  terminait  qu'au  chant  du  coq.  Un  de  ces  groupes, 
composé  de  plusieurs  milliers  d'hommes,  de  femmes 
et  d'enfants,  au  milieu  desquels  se  distinguaient  les 
catéchumènes  en  robe  blanche,  s'établit  dans  un  champ 
près  du  lieu  appelé  Pempton,  parce  qu'il  contenait  la 
cinquième  borne  miliiaire  à  partir  du  forum  de  Con- 
stantinople.  Le  lendemain,  jour  de  Pâques,  de  grand 
matin,  l'empereur,  allant  faire  sa  promenade  accou- 
tumée hors  des  murs  suivi  de  son  escorte,  aperçut, 
non  sans  étonnement,  cette  foule  réunie  dans  un 
champ ,  et  les  robes  blanches  des  catéchumènes  qui 
semblaient  resplendir  aux  premières  clartés  du  soleil. 
«Qui  sont  ces  gens-là?  demanda-t-il  avec  curiosité  à 


t.  Eudoxia,  Deuin  time,tuorum  puerorum  te  misereat,  neque  viola 
sanctam  Christi  solemnitatem  saoguinis  eifusione.  Pallad.,  dicU ,  p.  34. 


ET  UIMPÉRATRÏGE    EUDOXIE.  273 

Tan  des  officiers  qui  raccompagnaient.  —  Ce  sont, 
répondit  celui-ci ,  des  fauteurs  d'une  secte  hérétique 
qui  se  réunissent  ici  pour  braver  TÉglise^  —  Eh  bien, 
dit  l'empereur,  qu'on  les  chasse  d'ici  et  qu'on  saisisse 
leurs  docteurs.  »  Puis  il  prit  un  autre  chemin.  Les 
soldats  envoyés  pour  l'exécution  arrivèrent  au  galop 
de  leurs  montures  et  fondirent  sur  cette  masse  dés- 
armée comme  sur  une  troupe  ennemie  :  hommes, 
femmes,  enfants,  prêtres,  laïques,  tout  fut  bousculé, 
foulé  aux  pieds  des  chevaux,  frappé  à  coups  de  lance 
ou  d'épée;  on  s'empara  des  prêtres  et  des  néophytes; 
les  soldats,  descendus  de  cheval,  se  mirent  à  piller, 
car  il  y  avait  là  des  gens  riches  et  vêtus  de  leurs  habits 
de  fête.  Ils  enlevaient  aux  femmes  leurs  colliers  et 
leurs  pendants  d'oreilles  «  avec  le  bout  de  l'oreille 
pour  aller  plus  vite,  »  nous  dit  le  narrateur  contem- 
porain de  ces  scènes.  On  leur  arrachait  aussi  leurs 
tuniques  et  leurs  manteaux  quand  ils  étaient  d'étoffé 
précieuse*.  Une  autre  d'entre  elles,  belle  et  riche,  et 
femme  d'un  certain  Éleuthère,  citoyen  opulent  de 
Constantinople ,  se  dépouilla  elle-même  de  son  vête- 
ment pour  prendre  celui  de  sa  servante,  et  s'enfuit 
à  travers  les  champs,  échappant  par  ce  déguisement 
aux  outrages  des  ravisseurs^.  Le  pillage  fini,  l'escorte 

i.  Die  sequenti  egressus  imperator  ut  sese  exerceret  in  vicino 
campo  viditagrum  circa  Pemptum  sea  Quintum...  et  stupefactus  ad- 
spectu  coloris  nuper  baptizatorum...  Batellites  rogat  quinam  esset  ilUc 
congregatonim  cœtus.  lUi  autem  menti ti  dicant  haereticoram  esse... 
Pallad.,  dial.y  p.  34. 

2.  Sant  et  quibus  rapti  mafortes,  aliis  inaures  cum  ima  parte  aa- 
rium  simul  detraiere.  Pallad.,  diaUf  p.  35. 

3.  Adeo  ut  cum  videret  Eleutheri  cujusdam  uxor  opalentissima* 

18 


Î74  JEAN   CHRYSOSTOME 

rentra  dans  la  ville  comme  en  triomphe,  chargée  de 
dépouilles  opimes  enlevées  à  des  femmes,  et  traînant 
à  sa  suite  des  bandes  de  prêtres  et  de  catéchumènes 
garrottés  qui  allèrent  encombrer  les  prisons.  Ce  qui 
s'était  passé  à  la  cinquième  borne  arriva  en  plusieurs 
autres  lieux  de  la  campagne,  où  les  fidèles,  toujours 
pourchassés,  s'opiniâtraient  à  se  réunir.  Ils  avaient 
imaginé  de  former  leurs  assemblées  dans  un  grand 
cirque  de  planches  construit  hors  des  murs  par  Con- 
stantin, et  qu'on  appelait  en  grec  Xylokerke,  le  ciitiue 
de  bois^  On  les  y  assiégea  comme  dans  un  fort. 

C'était  la  guerre  civile  qui  éclatait,  la  guerre  contre 
des  gens  qui  ne  se  battaient  pas.  Aux  expéditions  mi- 
litaires succédèrent  les  recherches  et  les  tracasseries 
de  police  :  on  fouilla  les  maisons  pour  y  surprendre 
des  assemblées  clandestines  ;  on  incarcéra  sur  le 
moindre  soupçon  les  partisans  déclarés  de  Tarchc- 
v*éque,  qui  commencèrent  à  poiter  dans  les  lois  la 
dénomination  dejoannites*,  comme  s'ils  eussent  formé 
une  secte  en  dehors  de  l'Église,  et  les  prisons  se  peu- 
plèrent d'une  multitude  de  laïques  et  de  clercs  accusés 
de  ce  crime.  Ils  acceptaient  avec  courage  la  persécu- 
tion pour  le  pasteur  en  qui  se  personnifiaient  à  leurs 
yeux  la  légitimité  hiérarchique  et  la  foi.  A  peine  ces 


relicto  maforte  et  veste  ancillaii  assumpta,  cnrsu  civitatem  petivrit, 
ut  pudicitiam  siiam  servaret.  Krat  enim  profecto  décora  specie  et  ele- 
ganti  Tornia.  Pallad.,  dial.,  p.  35. 

1.  Conveneriint  in  locum  extra  urbem  qucm  imperator  Constan- 
tiniis  civitate  nondum  condita,  ad  Circensium  ludoriim  spcctaculiim 
complanaverat,  et  asseribus  circumsepserat.  Sozom.,  viii,  21.  — Sv}.d- 
xEpxo;,  Chron,  Alexandr. 

tl  JoaniiUœ  vulgo  dicebaiitur.  Sozonri.,  ibid.  —  Cod.  Tlxeiyd. 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  î275 

singaliers  criminels  se  trouvaient-ils  réunis  dans  les 
geôles,  que  le  chant  des  psaumes  commençait,  et  si 
un  prêti*e  était  présent,  on  procédait  à  la  célébration 
des  saints  mystères.  «  Les  prisons  étaient  alors,  nous 
dit  un  contemporain,  les  vraies  églises  de  Dieu,  et 
les  basiliques  un  lieu  d'iniquités  et  de  blasphèmes';  » 
les  fidèles  les  fuyaient  comme  pestiférées,  à  moins 
qu'ils  n'espérassent  y  rencontrer  un  clergé  ami  de 
Chrysostome. 


IV. 


Pendant  que  ces  événements  préoccupaient  tous 
les  esprits  dans  Gonstantinople,  le  concile  terminait 
sa  session  obscurément,  sans  qu'on  s'intéressât  en 
quoi  que  ce  fdt  à  ses  discussions  ou  à  ses  actes,  car 
tout  le  monde  savait  d'avance  ce  qu'il  devait  décider. 
Il  décida  en  effet  que  Jean,  déposé,  puis  remonté 
subrepticement  sur  son  siège,  était  excommunié  par 
le  fait,  et  qu'il  appartenait  à  la  puissance  extérieure 
d'assurer  contre  lui  l'exécution  des  canons  ecclésias- 
tiques. Après  cette  sentence,  les  évêques  se  séparèrent, 
ravis  d'avoir  donné  satisfaction  à  Tirapératrice  par  la 
conûnnation  pure  et  simple  des  décrets  du  Chône  en 
échappant  eux-mêmes  aux  embarras  d'une  révision 
reconnue  impossible.  Ainsi  donc  l'archevêque  était 
remis  au  bras  séculier;  mais,  au  moment  d'agir,  le 

J.  Carceres  mutabantar  in  ecclesias  et  hymni  quidem  atque  ol)1a- 
tiones  mysteriorum  in  carceribus  peragebantur...  flagra  vero  et  cru- 
ciatus  et  borribilia  Jorameata  in  ecclesiis  adhibebantiir.  Pallad.,  diaL, 
p.  35. 


276  JEAN   CHRYSOSTOME 

bras  séculier  trembla.  De  nouvelles  terreurs  assaillirent 
Arcadius,  et  il  laissa  le  condamné  dans  sa  captivité  ac- 
tuelle,  se  contentant  de  la  rendre  plus  étroite  et  moins 
supportable.  Gbrysostome  avait  été  confiné  dans  son 
palais  épiscopal  aux  approches  des  fêtes  de  Pâques;  il 
y  fut  maintenu  jusqu'à  celles  de  la  Pentecôte^  sans 
que  l'empereur  Arcadius  osât  ni  le  faire  transférer  dans 
une  autre  prison,  ni  renvoyer  en  exil. 

Que  devenait,  sous  un  coup  si  rude,  quoique  mal- 
heureusement trop  prévu,  cet  homme,  Thonneur  de 
rÉglise  orientale,  pour  la  seconde  fois  livré  par  ses 
frères  à  d'implacables  ennemis?  Sans  rien  perdre  de 
sa  sérénité  d'âme,  il  s'était  convaincu  qu'il  n'avait  rien 
à  attendre  désormais  des  évoques  d'Orient,  ni  pour  la 
justification  de  sa  conduite,  ni  pour  sa  vie,  qu'aucun 
retour  ne  lui  restait  contre  l'oppression  et  la  calomnie 
dans  l'église  où  il  était  né;  mais  ses  ennemis  eux- 
mêmes  semblaient  lui  avoir  indiqué  la  voie  qu'il  avait 
à  suivre  en  jetant  le  souvenir  d'Athanase  au  milieu  des 
débats  de  son  procès.  Athanase,  comme  lui  en  butte 
au  ressentiment  des  princes,  poursuivi  par  des  haines 
jalouses  de  concile 'en  concile,  condamné,  déposé, 
exilé  par  ses  frères  d'Orient,  avait  trouvé  justice  en 
Occident;  il  y  était  venu  plaider  sa  cause,  et  avait 
obtenu  une  réparation  éclatante,  soit  devant  l'Église 
romaine,  soit  devant  le  conseil  de  Sardique.  Voilà 
l'exemple  qui  s'offrit  à  Tesprit  de  Chrysostome.  Toute- 
fois les  situations  n'étaient  pas  les  mêmes.  Athanase, 
libre  de  sa  personne,  avait  pu  passer  en  Italie  et  faire 

1.  Pallad.,  dial,,  p.  35. 


ET  L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  «77 

entendre  aux  juges  d'appel  qu'il  invoquait  cette  élo- 
quence entraînante  qui  lui  avait  conquis  autrefois  à 
Nicée  l'Église  universelle  :  Chrysostome  était  captif, 
partout  on  lui  avait  fermé  la  bouche;  il  n'avait  pu  se 
faire  entendre  ni  à  Gonstantinople  ni  au  Chêne;  ses 
persécuteurs  triomphaient  par  son  silence.  Il  n'aurait 
donc  à  faire  valoir  devant  les  évoques  d'Occident 
qu'une  défense  écrite,  et  des  adversaires  aussi  habiles 
que  les  siens  pouvaient  Taltérer  ou  la  réfuter  en  son 
absence.  Il  prit  pourtant  ce  parti,  et  forma  son  appel 
à  rÉglise  occidentale  contre  les  décisions  du  concile 
de  Gonstantinople  et  du  conciliabule  du  Chêne.  Il  le 
fit  avant  que  les  quarante  évêques  de  son  parti  eussent 
quitté  Gonstantinople,  parce  qu'il  désirait  qu'ils  attes- 
tassent, comme  témoins,  les  choses  qui  s'étaient  passées* 
devant  eux.  Il  voulut  en  outre  que  deux  diacres  repré- 
sentant le  clergé  de  Gonstantinople  allassent  confirmer 
par  leurs  déclarations  la  vérité  des  faits  énoncés  dans 
son  appel  et  le  témoignage  des  évéques  ses  partisans. 
L'appel  fut  libellé  dans  la  forme  d'une  lettre  adressée 
en  nom  collectif  à  Innocent,  évéque  de  Rome,  à  Véné- 
rius  de  Milan,  et  Ghromatius  *  d'Aquilée,  Aquilée 
et  Milan  étant  les  deux  plus  grands  sièges  de  l'Italie 
après  celui  de  la  ville  éternelle,  le  premier  de  l'Occi- 
dent comme  de  tout  le  monde  chrétien.  Il  ne  nous  est 
resté  que  l'ampliation  destinée  au  pape  Innocent;  mais 
on  voit  par  la  teneur  même  que  les  deux  autres  devaient 
être  exactement  pareilles.  Elle  commençait  ainsi  : 

1.  H»c  ipsa  etiam  scripta  est  ad  Venerium  episcopum  Mediolani, 
et  ad  Chromatiam  Aquileic  episcopam.  Chrys.,  EpisL  ad  Innocent, 
Pap,,  \n  fine. 


%n  JEAN    CHRYSOSTOME 

«  A  monseigneur  le  vénérable  et  très-sainl  évèque  Innooenl, 
Jean,  en  Jésus-Christ,  salut  : 

«  Nous  présumons  qu'avant  Tarrivée  de  cette  lettre  le  bruil 
de  Tullentat  commis  ici  est  parvenu  aux  oreilles  de  votre  piété. 
La  grandeur  du  crime  est  telle  en  effet  qu'il  n'est  aucun  recoin 
de  l'univers  qui  n'ait  été  indigné  à  ce  récit.  Partout  il  a  excité 
le  deuil  et  un  long  gémissement;  mais,  attendu  que  de  si  odieux 
forfaits  ne  demandent  pas  seulement  des  regrets  et  des  larmes, 
qu'ils  réclament  de  prompts  remèdes,  et  qu'il  faut  prudemment 
examiner  comment  peut  se  calmer  cette  tempête  qui  ébranle 
l'Église,  j'ai  exhorté  mes  seigneurs  les  trè»-bonoré8  et  très-révé- 
rends prélats  Démétrias,  Pansophius,  Pappus  et  Eugenius  à 
laisser  là  leur  troupeau  pour  se  confier  à 'la  mer,  et  après  un 
long  voyage  recourir  à  votre  charité ,  vous  exposer  les  détails 
des  choses,  et  solliciter  de  vos  méditations  un  remède  efficace  à 
nos  douleurs.  Nous  leur  avons  donné  pour  compagnons  de  ce 
voyage  nos  chers  et  honorés  diacres  Paulus  et  Cyriacus,  qui,  à 
défaut  de  lettres,  présenteront  verbalement  à  votre  charité  toutes 
les  informations  qu'elle  désirera.  » 

Ghrysoslome  entre  ici  dans  le  détail  des  faits.,  il 
peint  sous  des  couleurs  saisissantes  Faudace  et  l'im- 
pudence de  Théophile  d*Alexandrie ,  qui,  mandé  à 
Gon&tantinople  pour  s'y  justifier  de  sa  conduite  envers 
les  Longs-Frères,  arrive  avec  une  troupe  d'Égyptiens 
embrigadés  comme  pour  un  combats  i*efuse  de  voir 
l'évêque,  de  prier,  de  communiquer  avec  lui,  d'entrer 
même  dans  le  saint  lieu,  et,  passant  outre  à  la  basi- 
lique épiscopale,  qui  se  trouve  sur  sa  route,  va  sMié- 
bergerhors  la  ville*.  Viennent  ensuite  les  intrigues. 

1.  Collecta  multitudiiie  iEgyptiorum  eo  velut  prasludio  declanre 
volens  se  ad  bellum  et  prœlium  ventre.  Chr3's.,  ub.  sup. 

2.  Kccleûam  non  adiit  jnxta  morem  bactenus  observatum...  sed 


ET    LUiMPÉRATRlCE   EUDOXIE.  279 

les  manœuvres  coupables  qui  préparent  au  concilia- 
bule du  Chêne  :  toutes  les  lois  canoniques  violées,  les 
clercs  de  l'évéque  corrompus,  désertant  son  église  pour 
se  porter  ses  accusateurs,  rassemblée  synodale,  com- 
posée de  ses  adversaires,  dirigée  par  ses  ennemis 
déclarés,  son  refus  constant  de  reconnaître  de  tels  juges, 
son  appel  à  un  futur  concile;  puis  sa  déposition,  qui 
ne  lui  avait  point  été  signifiée,  non  plus  que  les 
libelles  d'accusation ,  son  enlèvement  par  des  soldats 
et  bientôt  son  rappel  par  un  notaire  de  Tempereur, 
et  sa  réintégration  dans  son  siège;  enfin  la  fuite  hon- 
teuse de  Théophile  sur  une  fragile  barque,  au  mi- 
lieu de  la  nuit,  pour  échapper  à  Tindignation  du 
peuple. 

A  cet  exposé  succède  celui  des  événements  ac- 
complis depuis  son  retour.  Théophile  est  encore  ici 
rame  d'une  nouvelle  persécution.  Devant  un  second 
concile  qu'il  avait  lui-même  sollicité  pour  y  présenter 
sa  justification,  Chrysostome  est  accusé  non  plus  des 
prétendus  crimes  pour  lesquels  on  l'avait  déposé  au 
synode  du  Chêne,  mais  d'un  fait  nouveau  et  inouï, 
d^être  rentré  dans  son  église  sans  absolution  syno- 
dale, et  ceci  contrairement  à  certains  canons  du  con- 
cile d'Antioche,  comme  si  ce  concile  n'était  pas  arien, 
comme  si  Chrysostome  avait  joui  de  sa  liberté  dans 
tous  les  actes  qui  s'étaient  passés,  comme  si  sa  dépo- 
sition eût  été  juridique ,  son  exil  légitime ,  sa  réinté- 
gration opérée  par  une  volonté  coupable.  La  lettre 


egressas  e  navi,  et  yestibulam  ecclesie  pnetergressas,  alicabi  extra 
arbem  diversatus  est.  Chrys. ,  loc.  cit. 


280  JEAN    GHRYSOSTOMB 

exposait  tout  cela ,  et  aussi  les  persécutions  exercées 
contre  lui  et  ses  frères  par  les  officiers  du  palais  im- 
périal à  rinstigation  de  certains  évoques  de  Syrie, 
instruments  et  créatures  de  Théophile.  Çà  et  là  écla- 
tent dans  ces  pages  de  beaux  morceaux  d'éloquence 
qui  ne  dépareraient  point  les  homélies  du  grand 
évêque.  Voici,  par  exemple,  de  quelle  façon  il  retrace 
les  scènes  du  samedi  saint  au  baptistère  de  Sainte- 
Sophie. 

a  Comment,  hélas!  vous  décrire  des  scènes  devant  lesquelles 
pâlirait  la  tragédie  la  plus  lamentable?  Quelle  parole  humaine 
suffirait  à  les  raconter?  quelle  oreille  humaine  les  écouterait  sans 
horreur^?  Dans  la  journée  du  grand  sabbat,  lorsque  déjà  le  jour 
inclinait  vers  le  soir,  une  multitude  de  soldats  envahit  la  basi- 
lique, chasse  par  la  force  tout  le  clergé  qui  nous  entourait.  Les 
sacrés  autels  sont  assiégés,  l'épée  au  poing;  des  femmes  qui,  à 
Vintérieur  de  Téglise,  avaient  quitté  leurs  vêtements  pour  rece- 
voir le  baptême,  sont  dispersées  et  s'enfuient  presque  nues, 
frappées  d'une  épouvante  horrible  qui  leur  fait  oublier  et  la 
pudeur  et  l'honnêteté  de  leur  sexe.  Plusieurs  de  ces  infortunées 
sont  blessées  dans  le  baptistère;  leur  sang  même  rougit  les 
saintes  eaux,  et  les  sources  salutaires  de  la  régénération  des 
hommes  n'offrent  plus  que  la  couleur  du  carnage.  Ce  n'est  pas 
tout.  Les  soldats  forcent  l'enceinte  redoutable  où  les  mystères 
sont  cachés,  et  parmi  ces  hommes  il  y  avait  des  païens;  ils 
peuvent  tout  regarder,  tout  voir,  et  dans  le  tumulte  le  sang 
très-sacré  du  Christ  est  répandu  sur  leurs  habits.  Qu'eût-on  fait 
de  plus  dans  uqe  ville  prise  d'assaut  par  des  barbares*?...»  La 


1.  Qao  pacto.  qaie  îndd  acta  sunt  deinceps  narrare  queam,  qas 
omnem  saperant  tragoediam.  Chrys.,  EpisL  cid  Innocent,  Pap. 

2.  Sanctissimas  Christ!  sanguis,  ut  in  tanto  tumultu,  in  praedic- 


ET  L'IMPÉRATRICE   ECDOXIE.  281 

lellre  finissait  ainsi  :  a  Que  dirai -je  des  autres  églises,  sinon 
qu'elles  sont  soumises  à  la  môme  perturbation,  aux  mômes 
déchirements?  car  le  mal  ne  se  borne  pas  à  Constantinople,  il 
envahit  l'Orient  tout  entier.  En  effet,  comme  dans  le  corps  humain, 
lorsque  les  humeurs  découlent  de  la  tôte,  les  membres  sont  faci- 
lement atteints,  de  môme,  lorsque  dans  cette  grande  elle  le 
désordre  et  le  crime  jaillirent  au  dehors  comme  d*un  gouffre 
puissant,  ils  eurent  bientôt  envahi  les  villes  inférieures ^  Par- 
tout aujourd'hui  Témotion  et  les  factions  dominent;  partout 
les  clercs  s'insurgent  contre  leurs  évoques ,  et  les  fidèles  sont 
retranchés  du  corps  de  l'Église  ou  s'attendent  à  l'être  ;  partout 
enfin  cette  peste  pullule,  et  bientôt  dans  le  monde  entier  on  ne 
verra  plus  que  ruines  et  attentats  sacrilèges.  A  la  pensée  de  ces 
maux,  ô  mes  seigneurs  très-heureux  et  très-révérés,  prenez  une 
résolution  énergique,  digne  de  votre  zèle,  de  votre  force,  de 
votre  constance;  écartez,  écartez,  nous  vous  en  supplions,  ce 
fléau  qui  envahit  les  Églises,  car  si  ce  procédé  passe  en  coutume 
de  venir  des  régions  les  plus  éloignées  en  la  province  d'autrui 
s'ingérer  dans  ses  affaires,  le  chasser,  le  remplacer  suivant  son 
caprice,  qu'en  adviendra -t- il,  sinon  la  guerre  générale  et  un 
désastre  universel  ? 

«  De  peur  donc  que  cette  effrayante  confusion  ne  s'étende 
partout,  écrivez,  je  vous  en  supplie,  déclarez  par  votre  autorité 
que  les  injustices  dont  j'ai  été  l'objet  en  mon  absence,  et  quand 
je  ne  déclinais  pas  un  jugement  véritable,  sont  nulles,  sans 
force,  sans  valeur,  et  tombent  d'elles-mêmes.  Soumettez  à  la 
censure  ecclésiastique  ceux  qui  ont  commis  de  telles  iniquités, 
et  moi  qui  suis  innocent,  qui  n'ai  été  convaincu  de  rien,  contre 


torum  vestes  effandebatur,  fiebantque  omnia  ut  in  barbarica  captivi- 
tate.  Chrys.,  EpisL  ad  Innoc,  Pap, 

i.  Nam  at  a  capite  malo  humore  effuso  reliqua  membra  corrum- 
puutur;  ita  exortis  hujas  magn»  civitatis  malis,  velut  ex  fonte  tu- 
multos  qnacamque  via  progreasi  sunt.  Chrys.,  ibid. 


282  JEAN    CHRYSOSTOME 

qui  on  n'a  pu  prouver  aucune  incrimination,  ordonnez  que  je 
sois  rendu  à  mon  église,  afin  d^  jouir  encore  de  la  charité  et 
de  la  paix  qui  m'unissaient  à  mes  frères.  Que  si  les  auteurs  de 
tant  de  maux  veulent  soutenir  me^  prétendus  crimes,  qu'on  me 
communique  les  actes,  que  les  libelles  d'accusation  soient  mis 
sous  mes  yeux  et  sous  les  yeux  de  tous,  que  mes  accusateurs  se 
présentent  et  qu'un  tribunal  impartial  et  juste  siège  pour  pro- 
noncer; je  ne  le  récuserai  pas,  je  ne  le  refuserai  pas,  je  l'ai 
demandé,  je  le  demande.  Oui,  qu'on  me  juge!  Cela  sera  mon 
absolution,  car  tout  ce  qui  a  été  fait  contre  moi  l'a  été  contre 
toute  raison,  tout  droit,  toute  règle,  toute  loi  ecclésiastique.  Une 
telle  façon  de  juger  est  inconnue  chez  les  barbares  mêmes.  Il 
n'y  a  pas  de  Scythes,  il  n'y  a  pas  de  Sarmates  qui  jugent  un 
homme  sans  l'entendre^,  et  dans  Tabsence  d'un  accusé  qui  de- 
mande des  juges  et  mille  s'il  le  faut, et  non  des  ennemis, et  affinne 
son  innocence,  et  se  dit  prêt,  en  face  de  l'univers,  à  repousser 
toutes  les  imputations  faites  contre  lui,  nul  homme  au  monde 
n'oserait  le  déclarer  coupable. 

a  Daignez  réfléchir  à  tout  ceci  que  vous  expliqueront  plus 
longuement  et  plus  clairement  mes  seigneurs  les  très-révérends 
évèques,  et  faire  ce  qui  appartient  à  votre  zèle  et  à  votre  amour 
actif  du  bien.  Par  là,  vous  n'assisterez  pas  seulement  moi  qui 
vous  écris,  vous  assisterez  toutes  les  Églises,  et  Dieu  vous  en 
tiendra  merci,  lui  qui  fait  toujours  tout  pour  la  paix  des  siens. 
Nous  avons  écrit  les  mêmes  choses  à  Yénérius  de  Milan  et  à 
Chromatius  d'Aquilée.  Adieu  dans  le  Seigneur.  » 

Ainsi  que  le  disait  Ghrysostome  dans  sa  lettre, 
quatre  évêques  de  la  minorité  du  concile ,  Démétrius 
de  Pessinunte,  en  Galatie,  Pansophius  de  Pisidie, 

i.  Neque  Scythe  neque  Sarmate  ita  anqaam  judicarunt,  jadi- 
cium  ab  una  parte  ferentes,  absente  eo  qui  accusatar  nec  récusante 
udiciiim.  Chrys.,  ub.  sup. 


ET  L'IMPÉRATRICE    KUDOXIE.  «83 

Pappus  de  Syrie,  Eugénius  de  Phrygie  (on  ignore  le 
nom  de  leurs  églises),  s'étaient  chargés  de  porter  en 
Italie  les  trois  ampliations  de  l'appel  de  l'archevêque, 
et  il  avait  été  convenu  que  les  diacres  Paulus  et  Gy- 
riacus  les  accompagneraient  au  nom  du  clergé  Adèle. 
On  avait  décidé  en  outre  que  la  petite  ambassade  ne 
prendrait  point  la  route  de  terre  par  crainte  des  em- 
bûches des  évéques  et  des  violences  des  magistrats  ; 
quoique  la  route  de  mer  fût  plus  longue  et  plus  fati- 
gante, elle  fut  préférée  comme  plus  sûre.  Les  envoyés 
se  procurèrent  donc  comme  ils  purent  un  navire  en 
partance  pour  l'Occident,  et  après  y  être  montés  secrè- 
tement ils  cinglèrent  joyeux  et  pleins  d'espérance  hors 
des  eaux  de  Gonstantinople. 

Pourtant,  quelque  diligence  que  Chrysostome  eût 
mise  à  se  concerter  avec  ses  amis  et  à  rédiger  son 
appel,  il  avait  été  devancé  à  Rome  par  la  haine  de* 
Théophile.  A  peine  le  patriarche  d'Alexandrie  avait-il 
connu  le  second  décret  qui  maintenait  la  déposition 
de  son  rival  et  le  mettait  hors  de  l'Église,  qu'il  s'était 
hâté  d'en  donner  avis  au  pape  Innocent,  pour  que 
celui-ci  rompit  immédiatement  sa  communion  avec 
le  condamné.  II  avait  à  cet  effet  dépêché  un  lecteur 
d'Alexandrie,  porteur  d'une  lettre  par  laquelle  «le 
pape  Théophile  (c'est  la  formule  dont  se  sert  l'histo- 
rien) avertissait  le  pape  Innocent  »  de  ce  qui  venait  de 
se  passer  à  Gonstantinople.  Cette  lettre,  d'un  ton  im- 
périeux jusqu'à  l'insolence,  ressemblait  plutôt  à  une 
sommation  qu'à  un  avis.  Théophile  y  disait  qu'il  avait 
déposé  Jean,  sans  expliquer  avec  qui,  pour  quelle 
cause  et  de  quelle  façon,  comme  si  c'eût  été  un  acte 


284  JEAN    GHRYSOSTOME 

de  sa  seule  et  suprême  yolonté.  Innocent,  en  lisant 
cette  lettre,  fut  étrangement  surpris,  se  plaignit  de 
l'arrogance  des  termes,  et  ne  répondit  pas*.  Il  y  avait 
alors  à  Rome  un  diacre  de  Gonstantinople  nommé 
Eusébius,  qui  s*y  trouvait  pour  quelques  intérêts  de 
l'Église  d'Orient.  Ayant  su  ce  que  Théophile  avait  écrit 
à  Innocent,  il  courut  présenter  à  ce  pape  une  requête 
où  il  le  conjurait  de  ne  rien  précipiter,  de  ne  point 
fixer  encore  son  opinion  sur  les  événements  dont  on 
l'entretenait,  attendu  qu'il  en  aurait  bientôt  plus  ample 
connaissance  :  effectivement  Démétrius  et  ses  compa- 
gnons arrivaient  à  Rome  trois  jours  après. 

Les  lettres  apportées  par  ces  évêques  et  les  explica- 
tions qu'ils  purent  y  joindre  révélèrent  au  pape  Inno- 
cent la  profondeur  de  l'abîme  où  l'Église  orientale 
était  tombée.  D'autres  documents  arrivés  sur  ces 
entrefaites  achevèrent  de  l'éclairer  :  c'étaient  les  actes 
mêmes  du  conciliabule  du  Chêne  et  du  concile  de 
Gonstantinople  que  lui  remirent  deux  émissaires  de 
Théophile,  Pierre,  prêtre  d'Alexandrie,  et  Martyrius, 
diacre  constantinopolitain,  du  parti  contraire  à  l'ar- 
chevêque*. Devant  cette  lumière  soudaine.  Innocent 
recula  effrayé.  Il  vit  qu'il  ne  s'agissait  plus  pour  lui 

i.  Primus  omnium  veoit  Alexaudrinus  lector  cum  Tbeophili  pape 
litteris,  in  qaibus  referebat  se  deposuisse  Joannem.  Qaibus  lecds, 
beatus  papa  Inoocentius  parum  abfuit  quin  temeritatem  Tbeophili 
atque  superbiam  condcmnans  exhorresceret...  ad  h«c  dubius  animi 
manebat  rescribere  nolens...  Pallad.,  dial.f  p.  44. 

2.  Paiicis  post  diebus  rursus  advenit  presbyter  qaidam  Theophili 
Petrus  cum  Martyrio  ecclesise  Constantinopolitante  diacono,  qui  red- 
diderunt  ejus  litteras,  et  quosdam  actorum  commentariolos...  Pallad., 
dial.,  p.  10. 


KT  L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  285 

d'une  question  personnelle  telle  que  le  patriarche 
d'Alexandrie  l'avait  posée,  à  savoir  si  le  pape  de  Rome 
retirerait  ou  continuerait  sa  communion  à  l'arche- 
vêque condamné  ;  une  question  plus  générale  et  qui 
tenait  à  la  discipline  de  l'Église  universelle  dominait 
la  première.  Les  deux  conciles  dont  Ghrysostome  appe- 
lant incriminait  les  décisions  semblaient  avoir  accu- 
mulé, comme  aveuglés  par  la  passion,  les  irrégularités 
et  les  violences;  leur  procédure  choquait  les  plus 
simples  règles  de  l'équité;  leurs  jugements,  rendus 
sans  contradiction  et  par  des  ennemis  déclarés  de  Tac- 
cusé,  choquaient  encore  plus  celles  de  la  conscience, 
et  enfin  de  grands  prélats  orientaux  y  avaient  joué  un 
rôle  indigne  du  caractère  épiscopal  ;  pour  l'honneur 
de  l'Église,  les  actes  de  ces  conciles  devaient  être  à 
leur  tour  jugés.  Puis,  quelle  scandaleuse  violation  des 
lois  les  plus  salutaires  de  la  hiérarchie  ecclésiastique  ! 
Gomment  concevoir  qu'un  évéque,  appelé  régulière- 
ment à  gouverner  une  église  par  le  libre  choix  de 
celle-ci  et  sous  l'invocation  du  Saint-Esprit,  puisse  en 
être  dépouillé  par  un  autre  évêque  envieux,  ameutant 
contre  lui  des  haines  jalouses  et  réunissant  en  concile, 
pour  la  satisfaction  de  ces  haines,  des  évéques  faibles 
ou  corrompus,  sous  la  pression  de  la  puissance  exté- 
rieure ?  Et  que  dire  encore  quand  Tévêque  dépouillé 
était  le  second  du  monde  chrétien ,  celui  de  la  nou- 
velle Rome  ?  L'impunité  de  ces  faits  ouvrirait  la  porte 
à  des  désordres  incalculables,  ou  plutôt  l'Église  consti- 
tuée par  le  Christ  et  ses  apôtres  n'existerait  plus. 
Lorsque  Innocent  réfléchissait  sur  les  remèdes  appli- 
cables à  ce  mal,  il  n'en  trouvait  que  dans  un  concile 


286  JEAN    CHRYSOSTOME 

œcaménique  qui  annulerait  les  opérations  des  deux 
synodes  de  Gonstantinople  et  du  Chêne,  et  ferait 
rentrer  sous  les  stilcles  lois  de  la  discipline  TÉglise 
orientale  dévoyée.  Il  lui  semblait  aussi  que,  dans  le 
cas  présent  et  en  ce  qui  concernait  Chrysostome,  il 
fallait  exclure  du  tribunal  œcuménique  les  partisans 
déclarés  de  l'archevêque  comme  aussi  ses  adversaires 
déclarés,  afin  que  le  procès  fût  repris  à  nouveau  par 
des  esprits  non  prévenus  et  des  consciences  libres  de 
tout  engagement  antérieur;  il  en  excepta  pourtant 
Théophile  d'Alexandrie,  l'âme  de  tout  le  complot  et  le 
meneur  des  deux  synodes.  En  y  appelant  Ghrysostome, 
il  trouvait  juste  d'y  placer  en  face  de  lui  son  ennemi, 
non  comme  juge,  mais  comme  accusateur. 

Honorius  faisait  alors  dans  la  ville  éternelle  un  de 
ces  rares  et  courts  séjours  qui  signalèrent  son  prin- 
cipat.  Il  approuva  de  grand  cœur  la  proposition  d'Inno- 
cent en  ce  qui  concernait  la  convocation  des  évêques 
occidentaux;  mais,  souvent  inconsidéré,  soit  qu'il 
traitât  ses  propres  affaires,  soit  qu'il  s'ingérât  dans 
celles  des  autres,  il  se  porta  fort  pour  son  frère  Arca- 
dius,  à  qui  il  appartenait  de  convoquer  les  évêques 
d'Orient.  La  suite  prouva  qu'en  prenant  un  tel  enga- 
gement Honorius  avait  trop  présumé  de  son  influence 
fraternelle  sur  ce  collègue,  et  pas  assez  de  celle  de 
l'impératrice  Eudoxie.  Tandis  que  le  pape  de  Rome 
vaquait  ainsi  avec  sa  sagesse  accoutumée  aux  prélimi- 
naires du  concile ,  Vénérius  de  Milan  et  Chromatius 
d'Aquilée,  armés  des  deux  lettres  de  Chrysostome,  tra- 
vaillaient à  lui  gagner  des  amis  parmi  les  évêques  de 
la   Haute-Italie.  Les  bons  offices  de  Vénérius  méri- 


ET   LMMPÉRATRICK    EUDOXIE.  287 

•  # 

lèrent  les  remercîmenls  du  persécuté,  qui  lui  écrivit 
deux  fois  du  fond  de  son  exil,  et  Chromatius  reçut  de 
son  zèle  à  soutenir  cette  juste  cause  un  témoignage 
plus  éclatant  encore  dans  un  rescrit  de  l'empereur 
Honorias.  Tout  livré  qu'il  était  aux  soins  matériels. 
Innocent  ne  négligeait  point  les  moyens  spirituels  qui 
pouvaient  appeler  sur  sa  sainte  entreprise  Tappui  et 
la  bénédiction  du  ciel.  Il  ordonna  un  grand  jeûne 
dans  toute  retendue  de  l'Église  romaine,  et  on  le  vit 
lui-même ,  donnant  l'exemple ,  invoquer  avec  larmes 
au  pied  des  autels  la  miséricorde  de  Dieu  pour  le 
retour  de  la  justice  parmi  ses  frères  et  le  rétablisse- 
ment de  l'union  dans  les  Églises. 

En  même  temps  il  écrivit  deux  lettres:  l'une  à  Chry- 
sostome  en  réponse  à  son  mémoire  d'appel,  Taulre  à 
Théophile,  lui  signifiant  sa  prochaine  convocation  au 
concile  œcuménique.  La  première  est  empreinte  d'une 
réserve  que  Ton  conçoit  fort  bien  de  la  part  d'un  futur 
juge  ;  toutefois,  sous  ces  froides  apparences,  on  voit 
percer  une  noble  confiance  dans  le  bon  droit  de  l'ac- 
cusé et  une  ardente  compassion  pour  ses  maux.  «  II 
ne  faudrait  pas,  mon  très-vénérable  frère,  lui  écrivait- 
il,  que  l'affliction  eût  plus  de  force  pour  vous  abattre 
que  la  bonne  conscience  pour  vous  consoler'.  Étant, 
comme  vous  êtes,  maître  et  pasteur  de  tant  de  peuples, 
vous  n'avez  pas  besoin  qu'on  vous  rappelle  que  les  per- 
sécutions ne  font  qu'éprouver  la  vertu,  quand  la  vertu 
se  montre  supérieure  à  leur  violence.  La  bonne  con- 

1.  Ne  contumeUa  plus  viriiim  habeat  ad  opprimendum  quain  bona 
congcientia  ad  spem  coDârmandam.  Epist.Pap.  Innocent,  ad  Chrys»;— 
Sozom.,  VIII,  26. 


288  JEAN    CHRYSOSTOME 

science  en  effet  est  un  invincible  rempart  contre  tous 
les  accidents  injustes,  et  ceux  qui  ne  les  savent  point 
endurer  patiemment  et  avec  résignation  découvrent, 
par  cette  lâcheté  même,  le  mauvais  état  de  leur 
âme...  La  vôtre,  purifiée  grâce  à  de  longues  souf- 
frances, sera  conduite  au  port  par  la  miséricorde  du 
Sauveur,  qui  vous  regarde  et  vous  considère  du  haut 
du  ciel.  » 

La  seconde,  écrite  d'un  style  tout  différent,  fait  voir 
le  peu  d'estime  d'Innocent  pour  le  patriarche  d'Alexan- 
drie, et  comment  il  appréciait  déjà  sa  conduite.  Elle 
était  conçue  en  ces  termes  :  «  Mon  frère  Théophile, 
nous  avons  résolu  de  recevoir  dans  notre  communion 
vous  et  Jean  notre  frère,  ainsi  que  nous  vous  l'avons 
déjà  déclaré^  Persistant  dans  le  même  sentiment  et  dans 
la  même  volonté,  nous  rie  pouvons  que  vous  répéter  la 
même  chose.  Quand  vous  nous  écririez  là-dessus  mille 
fois,  il  n'est  pas  possible  que  nous  nous  séparions  de 
la  communion  de  Jean,  sinon  après  un  jugement  équi- 
table et  légitime ,  attendu  que  nous  sommes  instruit 
de  ce  qui  s'est  passé  là -bas  d'étrange  et  de  con- 
damnable. Si  donc  vous  êtes  sûr  de  votre  conscience, 
rendez-vous  promptement  vous-même  au  concile  qui 
doit  se  tenir  bientôt  en  Jésus-Christ,  et  mettez-vous  en 
état  d'y  procéder  selon  les  canons  et  décrets  du  con- 
cile de  Nicée,  car  l'Église  romaine  n'en  reçoit  point 


1.  Frater  Théophile,  nos  quidem  habemus  te  et  fratrem  Joanoem 
nobis  communicantes ,  ut  et  in  prioribus  litteris  mentem  nostram 
manifestam  fecimus,  ac  ne  nu  ne  quidem  ab  eo  proposito  desistentes, 
riirsus  eadem  tibi  scribimus,  et  quotiescumque  ad  nos  miseris.  •  Epist» 
Pap,  Innocent,  ad  TheophiL  P.  M. 


ET   L'IMPÉRATRIGB  BUDOXIE.  889 

d^autres  en  ces  matières.  »  —  Cette  déclaration  regar- 
dait les  canons  d'Antioche.  —  «  Que  la  raison  soit  de 
Totre  côté,  et  je  n*hésiterai  pas  à  reconnaître  l'excel- 
lence de  votre  cause  ^  » 

Cette  lettre  parvint  sans  encombre  à  Théophile; 
l'autre,  confiée  au  diacre  Cyriacus,  n'eut  pas  le  même 
bonheur  :  les  événements  s'étaient  précipités  dans  l'in- 
tervalle, et  Chrysostome  n'était  déjà  plus  à  Constan- 
tinople. 


V. 


Tandis  que  ces  choses  se  passaient  à  Rome ,  la  fac- 
tion ennemie  de  Chrysostome ,  inquiète  de  ce  qui  pou- 
.yait  arriver  et  irritée  des  lenteurs  d'Arcadlus,  contre 
lesquelles  se  brisaient  jusqu'aux  volontés  impérieuses 
d'Eudoxie,  cherchait  quel  incident  nouveau  pouvait 
décider  cet  esprit  flottant  ou  trancher  l'affaire  sans 
loi.  Ce  que  redoutaient  surtout  Sévérien  et  les  évéques 
ses  complices,  c'était  une  intervention  de  l'Église  ro- 
maine et  de  l'empereur  Honorius,  qui  changerait  leur 
querelle  privée  en  question  d'État;  leur  impatience 
d*en  finir  était  devenue  comme  de  la  rage.  Des  hauts 
rangs  de  l'épiscopat,  cette  agitation  haineuse  descen- 
dait jusque  dans  les  bas-fonds  où  le  crime  parait  un 
moyen  naturel  de  dénouer  une  difficulté.  Un  homme 

i.  Siste  te  ad  synodam  que  secandum  Christom  cogitar;  et  ibî 
exposltis  criminatiooibuB  sub  testibus  Miceni  conciiii  canonibus  (alium 
eoim  canonem  Romana  non  admittit  eccleaia)  irrefragabllem  secari- 
tatem  habebis.  Epist.  Pap,  Innocent,  ad  ThêophU,,  Pall.,  dtoi.,  p.  20. 

19 


t90  JEAN    CHRYSOSTOME 

faisant  toutes  les  contorsions  d'un  possédé  du  diaUe 
alla  s'établir  un  matin  devant  le  palais  où  rarchevéqae 
était  détenu,  épiant,  au  milieu  de  ses  simagrées  qui 
détournaient  l'attention,  le  moment  où  les  portes  s*oa- 
yriraient  pour  se  précipiter  dans  la  cour  et  gagner  le 
vestibule.  Il  le  fit  en  effet  ;  mais  on  eut  le  temps  de  le 
saisir,  et  on  le  trouva  armé  d'un  poignarda  Nul  ne 
douta  qu'il  n'eût  le  dessein  de  tuer  Ghrysostome,  et  la 
foule  attirée  par  le  bruit  le  conduisit  devant  le  préfet 
de  la  ville  pour  qu'il  y  fût  interrogé;  Ghrysostome, 
informé  du  fait,  envoya  demander  aussitôt  la  grâce 
de  cet  homme.  Le  préfet  ne  se  le  fit  pas  dire  deux 
fois  •. 

Quelques  jours  après,  la  même  aventure  fut  tentée 
par  un  autre  homme  qu'avait  encouragé  peut-être 
l'impunité  du  premier.  Celui-ci  portait  l'habit  d'un 
esclave  ou  d'un  domestique.  On  l'avait  vu  rôder  près 
du  palais,  étudiant  les  habitudes  des  serviteurs,  qui 
depuis  le  récent  événement  semblaient  être  sur  leurs 
gardes.  Les  portes  ayant  été  ouvertes,  il  prit  sa  course 
de  la  rue  où  il  était  posté  jusqu'à  la  demeure  épisco- 
pale ,  comme  s'il  eût  été  chargé  de  quelque  missive 
importante  pour  l'archevêque.  Un  passant  à  qui  ses 
allures  parurent  suspectes  l'arrêta  sur  le  seuil  en  lui 
demandant  ce  qu'il  voulait;  celui-ci  lui  répondit  par 
un  coup  de  couteau  qui  lui  pénétra  dans  la  poitrine'. 

i.  Vir  quidam  dœmoniacus  aut  demoniacam  aimulana  depren- 
ditur,  pugionem  hàbens,  tanqaam  ad  Joannem  occideodum  paratus. 
Sosom.,  yui,  *ii. 

t!.  Joannes  misais  quibnsdam  episoopis...  homioem  liberari  eipos- 
tttlayit.  Sozom.,  ibid. 

3.  Senrus...  effuso  cursu  in  «des  episcopales  irrupit.  Quem  qui- 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  294 

Aux  cris  du  Messe,  au  sang  qui  jaillissait  de  la  plaie, 
d'autres  passants  accoururent,  mêlés  aux  gens  de  l'ar- 
cheTéque;  on  entoure  le  meurtrier,  gui  se  défend  et 
frappe  encore  deux  hommes;  puis,  brandissant  son 
poignard  ensanglanté,  il  se  fait  jour  à  traTers  la  foule 
déjà  nombreuse,  et  parvenait  à  s'échapper,  quand  un 
habitant  du  quartier  qui  roTenait  du  bain,  averti  par 
les  cris,  essaya  de  Tarréter  en  le  saisissant  à  bras-le- 
corps  ;  mais  il  tomba  à  son  tour  percé  de  coups  K  Son 
attaque  et  sa  chute  ayant  ralenti  la  course  du  meur* 
trier,  la  foule  put  enfin  lui  barrer  le  passage.  On  se 
rue  sur  lui,  on  Tenveloppe,  on  le  terrasse,  on  le  traîne 
au  prétoire  du  magistrat,  qui  n'eut  pas  la  peine  de 
le  mettre  à  la  question,  car  le  scélérat  avoua  tout,  et 
quand  on  le  fouilla ,  on  le  trouva  muni  de  trois  cou- 
teaux acérés.  Il  confessa  qu'il  avait  eu  l'intention  de 
tuer  Ghrysostome,  qu'il  avait  reçu  pour  cela  cinquante 
pièces  d'or  dont  il  était  porteur,  qu'il  était  domestique 
d'un  prêtre  nommé  Elpidius*  (ce  prêtre  avait  figuré 
dans  les  rangs  inférieurs  parmi  les  ennemis  les  plus 
passionnés  de  Parchevêque),  et  qu'enfin  c'était  son 
maître  qui  l'avait  poussé  à  ce  crime.  Le  peuple  exi- 
geait qu'on  fit  ;bonne  et  prompte  justice  de  ce  misé- 
rable, qu'il  eût  voulu  mettre  en  pièces  sur-le-champ. 
Le  magistrat  promit  qu'on  procéderait,  toute  affaire 


dam  ex  lis  qui  forte  illic  adennt,  cum  agnovissct,  impetum  ejus 
repressit.  causam  curaaa  interrogans.  lUenullo  responso  date,  protinus 
bomiDem  sica  percutit.  Sozom.,  viii,  Si. 

i.  Accarrens  quidam  ex  balneo...  hominem  apprehendît  :  letalique 
Tulnere  ab  eo  percussus,  exanimîs  coocidit.  Sozom.,  ibid. 

%  SenroB  Elpidii  presbyteri...  Sozom.,  ibid. 


292  JEAN  GHRYSOSTOME 

cessante,  à  sod  jugement,  le  fit  charger  de  fers  et  en- 
fermer dans  un  cachot.  Eu  attendant,  les  victimes  de 
cet  homme,  au  nombre  de  sept,  moururent  l'une 
après  Tautre,  car  les  plaies  avaient  été  dangereuses  et 
profondes  ;  on  en  enterra  quatre  le  jour  môme  ou  le 
lendemain,  et  une  multitude  immense  suivit  les  funé- 
railles, faisant  éclater  son  amour  pour  Chrysostome, 
son  indignation  contre  des  prêtres  qui  provoquaient  à 
l'assassinat.  Les  révélations  du  meurtrier  ne  laissant 
aucun  doute  sur  son  compte,  le  magistrat  n'avait  plus 
qu'à  rechercher  ses  complices  et  à  donner  un  exemple 
éclatant  de  sévérité;  il  n'en  fut  pas  ainsi,  aucun  com- 
plice ne  fut  découvert,  et  le  coupable  lui-même  dis- 
parut de  la  prison  sans  qu'on  pût  savoir  ce  qu'il  était 
devenu*  Cette  étrange  conduite  du  juge,  qu'il  n'avait 
pu  suivre  qu'en  vertu  d'ordres  supérieurs,  poussa  au 
plus  haut  degré  l'irritation  du  peuple.  Des  rassemble 
ments  eurent  lieu  dans  les  principaux  quartiers  de  la 
ville;  on  s'organisa  pour  former  autour  de  l'arche- 
vêché des  gardes  de  jour  et  de  nuit^  «  Il  faut  bien 
veiller  sur  notre  père,  disait  le  peuple,  puisque  ses 
geôliers  ne  le  gardent  pas,  et  qu'on  laisse  échapper 
ses  assassins.  » 
a  (,  .        La  solennité  de  la  Pentecôte  arriva  sur  ces  entre- 
i  ^  faites,  et  la  foule  s'amassa  dans  le  quartier  de  Sainte- 
Sophie  par  groupes  plus  compactes  et  plus  menaçants. 
On  s'en  alarma  au  palais  impérial ,  ou  l'on  feignit  de 
s'en  alarmer  et  de  croire  que  la  vie  de  l'empereur 

i.  li  qui  ferventiores  eran(  ex  plèbe,  Joannem  custodire  cœperunt, 
noctu  atque  interâiu  episcopalem  domum  altemis  Tîcîbus  circumsi- 
dentés.  Soiom.,  \m,  22. 


ET   LIMPÉRATRIGE   EUDOXIE.  293 

était  en  danger.  De  connivence  avec  l'impératrice,  les 
quatre  évéques,  instigateurs  de  tous  les  mauvais  con- 
seils, tentèrent  une  suprême  démarche  près  d'Arca- 
dius.  ((  Prince,  lui  dirent-ils  (l'histoire  nous  a  conservé 
leurs  paroles),  tu  as  été  constitué  empereur  par  Dieu 
même  pour  que  tu  ne  sois  soumis  à  personne,  que 
tous  au  contraire  f  obéissent,  et  qu'il  te  soit  permis 
de  faire  ce  qui  te  plaît.  Ne  sois  pas  plus  clément  que 
les  prêtres,  plus  saint  que  les  évêques.  Nous  te  l'avons 
dit  en  présence  de  tout  le  monde  :  que  la  déposi- 
tion de  Jean  retombe  sur  nos  têtes  I  réfléchis  à  cela, 
prince  auguste,  et  n'accomplis  pas  notre  perte  à 
tous,  afin  d'épargner  un  seul  homme'.  »  Us  faisaient 
résonner  pour  la  seconde  fois  à  ses  oreilles  le  seul 
argument  qui  lui  touchât  le  cœur,  leur  responsabilité 
devant  la  justice  divine;  il  n*avait  plus  peur,  et  se 
décida. 

La  Pentecôte  tombait,  en  cette  année  IxOhn  au  5  du 
mois  de  juin  ;  quinze  jours  après,  à  l'aube  naissante, 
de  forts  détachements  de  troupes  prenaient  position 
en  divers  lieux  autour  de  l'église  et  de  Tarchevêché. 
Vers  midi  ou  un  peu  avant,  un  notaire  du  prince, 
nommé  Patricius,  se  présenta  devant  l'archevêque 
avec  un  ordre  ainsi  conçu  :  «  Acacius ,  Antiochus , 
Gyrinus  et  Sévérien  ont  pris  sur  leur  tête  la  respon- 
sabilité de  ta  condamnation  :  recommande  donc  tes 


1.  A  Deo  constitutas  es  imperator,  nemini  subjectus,  et  omnes  tibi 
snbditos  habens,  licet  tibi  quod  lubet  facere.  Ne  sis  presbyteria  mitior^ 
Dec  episcopis  sanctior.  Diiimus  tibi  coram  omnibus  :  in  capat  nostram 
Joannis  depositio  este.  Ne  igitar  homini  uni  ut  parcas  nos  ommaa 
perde.  Pallad.^  dial.,  p.  35. 


294  JEAN    GHRYSOSTOME 

affaires  à  Dieu,  et  sors  d'ici  sans  délai  ^ .»  Un  tel  ordre, 
qui  indiquait  par  les  termes  mêmes  que  les  appréhea- 
sions  d'Arcadius  avaient  cessé,  était  clair,  nous  dit 
Phistorien  de  cette  scène,  et  ne  supportait  point  de 
réplique.  Jean  fit  signe  à  quelques  évoques  et  quel- 
ques clercs  qui  se  trouvaient  là  qu'il  voulait  passer 
dans  la  basilique.  «Venez,  leur  dit-il,  prions,  et  pre- 
nons congé  de  range  de  cette  église  *.»  Entré  dans  le 
chœur,  il  s'y  mit  en  prière,  et  pendant  qu'il  faisait  ses 
oraisons,  on  lui  remit  une  lettre  que  lui  adressait  un 
des  principaux  de  la  ville  en  qui  il  avait  pleine  con- 
fiance. «  HÂte-toi ,  lui  écrivait  son  ami  ;  Lucius,  cet 
homme  à  la  face  impudente  et  à  l'audace  sans  mesure, 
est  posté  non  loin  d'ici,  dans  le  bain  public,  tout  prêt 
à  te  traîner  et  te  chasser  de  force ,  si  tu  refuses  ou  si 
tu  diffères  ton  départ.  Or  le  peuple  de  la  ville  est  dans 
une  émotion  extrême  ;  hâte-toi  de  sortir  en  cachette, 
de  peur  qu'il  n'y  ait  collision  et  effusion  de  sang  entre 
lui  et  les  soldats*.  »  L'archevêque,  en  effet,  pouvait 
entendre  distinctement  le  murmure  de  la  foule  reten- 
tissant autour  de  la  basilique ,  comme  le  bruit  d'une 
mer  agitée.  Il  se  leva  aussitôt  et  ordonna  à  ses  servi- 


i.  Sic  imperator  misso  Patrido  notario,  hec  Joanni  denantiat: 
Acacias,  Antiochas,  Severianus  et  Gyrinas,  condemnationem  tnam 
in  caput  Buum  conjecerunt.  Igitur  ubi  res  tuas  Deo  commendaTeris, 
egredere  ecclesia.  Pallad.,  dial.,  p.  35. 

2.  Venite,  oremus,  et  angelo  ecclesie  valedicamus.  Pallad.,  ibid. 

3.  Lacius  vir  audax  et  facie  impudens  paratus  est  in  publico  la- 
▼acro  cum  milltibus  sais,  si  forte  contradicas  aat  différas,  Tel  invitom 
te  trahere  atque  expellere;  plebs  autem  civitatis  commovetur,  festina 
clam  egredi,  ne  te  defeodens  populus,  cam  militibus  pugnam  coai- 
mittat.  Pallad.,  ibid. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  295 

teurs  de  seller  et  caparaçonner  son  cheval  et  de  le 
tenir  en  main  à  la  porte  occidentale,  comme  s*ll  devait 
bientôt  sortir  ^  S'approchant  ensuite  des  évêques  qui 
pleuraient,  il  en  embrassa  deux,  et,  détournant  son 
visage  baigné  de  larmes,  il  leur  dit  :  «  Je  vous  em- 
brasse tous  en  la  personne  de  ceux-ci  ;  restez  dans  le 
sanctuaire  aân  que  je  reprenne  un  peu  de  calme  avant 
de  partir'.  »  Il  se  dirigea  alors  d'un  pas  ferme  vers  le 
baptistère,  où  ses  diaconesses  étaient  réunies.  Appelant 
à  lui  Olf  mpias,  Pentadia,  Ampructé  et  Salvina,  celles 
d'entre  elles  qu'il  aimait  le  mieux,  il  leur  dit  :  «Venez, 
mes  filles,  et  écoutez- moi  bien'.  Pour  ce  qui  me  re- 
garde, je  sens  que  tout  est  fini  :  ma  course  est  con- 
sommée, et  peut-être  n'apercevrez -vous  plus  mon 
visage.  Je  n'ai  qu'une  chose  à  vous  recommander, 
c'est  qu'aucune  de  vous  ne  s'écarte  du  respect  qu'elle 
doit  à  l'église.  Quiconque,  conduit  à  l'ordination  par 
le  consentement  de  tous,  sans  brigue  et  sans  ambi- 
tion, deviendra  mon  successeur,  soumettez-vous  à  lui 
comme  à  moi-même,  car  l'église  ne  peut  être  sans 
évêque^  Obtenez  par  là  miséricorde  et  souvenez-vous 
de  moi  dans  vos  prières.  »  Ces  femmes,  en  l'entendant, 

1.  In  ocddentali  parte,  nbi  est  magnum  ecclesie  yestibulnm,  Ja- 
mentamcui  solebat  Joannes  insidere,  stareante  portamjussit,  utpo- 
pulum  ea  ex  parte  exspectantem  ab  se  dimoveret  Pallad.,  dicU.,  p.  36. 

2.  Manete,  at  profectaa  modicum  quiescam.  Pallad.,  ibid. 

3.  Ingresaus  autem  baptisterium,  Olympiadem  vocat  simul  et  Peu- 
tadiam  et  Ampructem  diacooissas  et  SaWinam...  atque  eia  dicit  : 
Venite,  filîe,  aadite  me.  Pallad.,  ibid. 

4.  Qaicamque  reluctans  faerit  ad  ordinationem  dedactns,  ex  con- 
sensu  omnium,  non  id  ambiens,  ei  tanquam  Joanni  caput  vestrum 
submittite  :  non  potest  enim  ecclesia  esse  sine  episcopo.  Pallad., 
ibid. 


296  JEAN    CHRYSOSTOME 

s'étaient  précipitées  à  ses  pieds,  qu'elles  pressaient 
contre  leurs  lèvres  en  les  inondant  de  pleurs.  Appelant 
alors  un  des  prêtres  qui  rayaient  suivi  :  «Éloignez- 
les,  lui  dit-il,  de  peur  que  leur  affliction  ne  trouble  le 
peuple*.  »  Ses  adieux  étaient  faits.  Traversant  rapide- 
ment la  basilique,  il  gagna  la  porte  orientale,  oà  il 
se  remit  aux  mains  des  soldats ,  qui  T  entraînèrent  en 
le  cachant  aux  regards.  «  L'ange  de  Téglise,  nous  dit 
le  narrateur  contemporain  de  cette  touchante  scène, 
partit  avec  lui^)> 

La  présence  du  cheval  ordinaire  de  Ghrysostome 
près  de  la  porte  occidentale  donna  pendant  quelque 
temps  le  change  au  peuple,  qui  attendit  patiemment; 
il  finit  pourtant  par  soupçonner  la  vérité ,  et  les  uns 
coururent  au  port ,  où  ils  purent  voir  la  barque  qui 
contenait  le  prisonnier  et  quelques  évéques  et  prêtres 
ses  compagnons  traverser  le  Bosphore  pour  gagner  la 
côte  de  Bithynie;  les  autres,  forçant  une  issue  secrète 
du  cloître,  pénétrèrent  par  là  dans  l'église.  Us  la  trou- 
vèrent gardée  par  des  soldats  qui  l'avaient  occupée  au 
moment  du  départ  de  Ghrysostome,  et  assuraient  les 
clôtures  des  portes  pour  empêcher  l'entrée  de  la  foule. 
Ces  soldats  voulurent  repousser  les  nouveaux  venus, 
dont  le  nombre  augmentait  sans  cesse;  ceux-ci  résis- 
tèrent, et  on  se  battit  sur  les  dalles,  qui  furent  ensan- 
glantées. La  foule  amassée  sous  le  grand  portique, 
entendant  des  cris  et  un  cliquetis  d'armes  à  l'intérieur. 


1.  nie  lacrymis  perfase  ad  ejos  pedes  advolyebaniar...  Toile  eas 
hinc  De  populum  perturbent.  Pallad.,  dicU.,  p.  36. 

2.  Abiit  in  partem  oriental^...  Una  cum  eo  egresaus  eat  angélus 
eccleaiœ.  Paliad.,  ibid. 


ET   L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  297 

crat  qu*on  faisait  yiolence  à  Tarcheyêqae ,  et  voulut 
enfoncer  les  portes   principales;  mais  elles  étaient 
solides  et  fortifiées  en  dedans,  comme  je  Tai  dit,  par 
des  armatures  en  fer  et  des  verrous.  On  dut  en  faire  le 
siège  :  on  apporta  des  leviers,  on  lança  des  blocs  de 
pierre;  les  ais  brisés  volèrent  en  éclats,  et  le  flot  popu- 
laire fit  irruption  avec  une  irrésistible  violence.  Ren- 
contrant en  face  de  lui  la  colonne  qui  débouchait  en 
sens  opposé,  ils  se  heurtèrent,  se  culbutèrent  les  uns 
les  autres,  et  il  s'ensuivit  une  confusion  inexprimable  ^ 
Des  monceaux  de  gens  étouffés,  écrasés,  encombrèrent 
bientôt  la  nef  et  les  parties  latérales  de  l'édifice.  Les 
soldats  mirent  le  comble  au  désordre  en  faisant  usage 
de  leurs  armes.  On  n'entendait  dans  ce  Ueu  sacré  que 
jurements  et  malédictions,  cris  de  menace  et  cris  de 
douleur;  des  juifs  et  des  païens,  que  la  curiosité  avait 
amenés  parmi  la  foule,  en  prenaient  occasion  pour 
blasphémer  le  Dieu  des  chrétiens  jusque  dans  son 
sanctuaire  ^.  Il  fallut  du  temps  pour  que  l^  confusion 
cessât  et  qu'on  pût  tirer  de  l'église  les  morts  et  les 
mourants.  Cependant  ce  désordre  de  la  terre  ne  fut  pas 
le  seul  :  tandis  qu'on  était  occupé  à  se  battre,  il  se  for- 
mait une  de  ces  tempêtes  soudaines,  fréquentes  en 
cette  saison  dans  les  parages  de  la  mer  Noire  ^  Poussée 

1.  Fores  ecclesis  occladere  properarunt...  Hi  vero  qui  in  ecclesia 
erant^adhuc  magis  aditas  obstruebaut  ad  portas  conflaendo  et  semet- 
ipsos  mutao  impellendo...  Tandem  asgre  portas  magua  vi  reserarunt, 
cam  alii  eas  lapidibus  perfregissent,  alii  ad  se  retraherent,  et  turbam 
qose  a  tergo  erat  retrorsus  repellerent.  Sozom.,  viu,  22. 

2.  £rat  autem  ut  in  theatro  sibilus  impioruin  explaudentium  et  irri- 
dentium,  Judsorum  ac  Gentilium  subsannantium.  Pallad.,  dial,^  p*  36. 

3.  Inenarrabilis  atque  inezplicabiiis  caligo.  Pailad.,  ibid.  —  Sub- 


S98  JEAN    CHRYSOSTOME 

vers  la  ville  par  un  courant  venu  du  nord,  elle  fondit 
sur  Sainte-Sophie,  qu'elle  semblait  vouloir  ébranler 
jusqu'au  faite.  On  eût  dit  que  le  ciel  et  la  terre  s'étaient 
conjurés  pour  qu'aucun  désastre  ne  manquât  à  cette 
sinistre  journée. 

La  foule  se  retirait  et  la  basilique  était  en  partie 
évacuée,  quand  on  vit  une  grande  clarté  jaillir  subite- 
ment du  trône  d'où  l'archevêque  faisait  ses  instruc- 
tions au  peuple,  puis  des  flammes,  s* élevant  comme 
des  serpents  autour  des  piliers  du  chœur,  gagnèrent 
en  un  moment  le  plancher  de  l'église  et  la  charpente  ^ 
Une  colonne  d'étincelles  et  de  fumée  surmonta  bientôt 
Tabside,  et,  rabattue  par  le  vent,  étendit  l'incendie  à 
tout  le  reste  de  l'édifice.  Ce  ne  fut  pas  tout  :  les 
flammes,  sorties  de  cette  immense  fournaise  et  tou- 
jours poussées  par  la  tempête  vers  le  midi,  atteignirent 
le  palais  du  sénat*  et  menacèrent  même  celui  de  l'em- 
pereur, projetant  au-dessus  de  la  place  comme  un  vaste 
pont  sous  lequel,  si  Ton  en  croit  les  historiens,  on 
pouvait  circuler  sans  danger  '.  Au  contact  ardent  de  la 
flamme,  le  toit  de  la  curie  se  liquéfia,  et  le  plomb 
fondu,  découlant  par  ruisseaux  dans  l'intérieur  du 


fiolano  vento  vehementius  fiante.  Socr.,  vi,  18.  —  Oborti  ?eiiti  pro- 
cella.  Zosim.,  v,  24. 

1.  Flamma  e  média  sede  in'  qua  solebat  Joannes  sedere...  in  altnm 
arborescens  per  cateoas  ad  tectum  usqiie  aerpsit,  atque  vipene' instar 
ad  posteriora  œdiflcii  ecclesite  ferebatar.  Pallad.,  dial.,  p.  36. 

2.  JEdem  quoque  amplissimam  Senatus,  qusB  illi  ad  meridiem 
vicina  erat,  combussit.  Sozom.,  viii,  22. 

3.  Ignifl  ille  inteijectam  populi  multitudinem,  pontis  instar  pnetar- 
gressus...  videre  erat  inter  duos  îgneos  montes  ilIsMos  populos  ad  sua 
negotia  commeantes.  Paliad.,  dial.,  p.  37. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  999 

b&timeDt,  fit  éclater  les  colonnes,  les  murs  de  marbre, 
et  calcina  les  statues ^  L'or,  Targent,  le  bronze,  tous 
les  métaux  amalgamés  ne  présentèrent  plus  à  Tœil 
qu'une  masse  informe  ou  des  laves  brdlantes,  et  l'édi- 
fice, privé  de  support ,  s'afiaissa  promptement  sur  lui- 
même.  Des  secours  portés  à  temps  garantirent  à  grand'- 
peine  le  palais  de  l'empereur;  quant  aux  splendides 
demeures  qui  formaient  les  côtés  de  la  place,  elles 
furent  toutes  réduites  en  cendres.  Ainsi  périrent  les 
deux  beaux  monuments,  l'un  chrétien  et  l'autre  païen, 
orgueil  de  la  nouvelle  Rome,  sans  qu'on  espérât  d'en 
relever  jamais  de  pareils.  La  ville  entière  fut  dans  la 
consternation. 

Ainsi  qu'il  arrivait  toujours  dans  ce  siècle  d'exalta- 
tion religieuse,  la  superstition  vint  se  mêler  à  la  dou- 
leur, comme  elle  l'eût  fait  à  la  joie  publique.  En  voyant 
crouler  dans  les  flammes  ce  chœur  célèbre  des  Muses, 
ouvrage  des  grands  artistes  de  la  Grèce,  enlevé  de 
l'Hélicon  par  Constantin,  les  païens  s'écriaient  avec 
désespoir  :  u  Qu'avaient  à  faire  les  Muses  avec  nos 
temps  misérables?  Il  est  bien  juste  qu'elles  nous 
quittent'.»  Mais  plus  tard,  lorsqu'en  fouillant  les 
décombres  on  découvrit,  couchés  par  terre  et  intacts, 
les  simulacres  de  Jupiter  et  de  Minerve,  anciens  gar- 
diens des  portes  du  temple,  le  deuil  se  changea  en 
allégresse,  u  Cette  vue,  nous  dit  un  écrivain  polythéiste, 


1.  Ubi  templam  uniTersam  ab  igné  fuisset  absumptuin,  simol  et 
impofiitum  tecto  plambum  liqnefactum  io  base  simulacra  dîstiUabat. 
Zosiin.,  V,  24. 

2.  Quo  caftQ  sane  quam  penpicue  poiteadebatur  a  Musis  alienatio. 
Zosim.,  ibid. 


300  JEAN    CHRYSOSTOMB 

ranima  le  cœur  de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  bon  dans  la 
ville;  on  augura  que  les  dieux  avaient  résolu  de  ne 
point  lui  retirer  leur  sauvegarde,  et  Tespérance  com- 
mença de  renaître...  Pourtant,  s*empresse-t-il  d'ajou- 
ter avec  un  sentiment  de  profonde  amertume,  que  les 
choses  adviennent  comme  il  leur  plaira  ^1  »  —  Les 
chrétiens  aussi ,  du  moins  les  catholiques  partisans  de 
Ghrysostome ,  trouvèrent  quelque  consolation  dans  un 
fait  merveilleux.  Au  milieu  des  ruines  de  la  basilique 
et  des  palais  voisins,  une  petite  chapelle  restait  seule 
debout,  à  peine  noircie  par  la  flamme.  C'était  la  sacris- 
tie particulière  de  l'archevêque ,  celle  où  il  renfermait 
les  plus  riches  ornements  de  son  église  et  les  vases 
sacrés  d'un  trop  grand  prix  pour  l'usage  journalier;  en 
un  mot,  c'était  le  trésor  épiscopal  ^  En  retrouvant  ces 
objets  vénérables  entiers  dans  la  chapelle  intacte,  et 
se  rappelant  que  le  vol  du  trésor  de  l'église  avait  été, 
au  concile  du  Ghéne,  un  des  crimes  articulés  contre 
Ghrysostome,  ses  amis  virent  dans  cet  accident,  étrange 
assurément,  un  fait  surnaturel,  un  témoignage  que 
Dieu  voulait  donner  au  monde  de  l'innocence  du  per- 
sécuté et  de  l'infamie  des  persécuteurs.  Deux  clercs  de 
Gonstantinople,  le  prêtre  Germain  et  le  diacre  Gassien, 
qui  comptaient  parmi  les  fidèles  de  Jean ,  coururent 
sans  retard  faire  leur  déposition  au  palais  de  l'empe- 


1.  Quod  quidem  effecit  ut  omnes  paolo  politiores  de  urbe  spes 
animis  meliores  conciperent;  quasi  scilicet  hi  Dii  statuerint  eam 
aemper  sua  providentia  complecti.  Sed  hœc  quidem  omnia,  prosit  nu- 
mini  visum  fuerit  ita  eveniant.  Zosim.,  v,  24. 

2.  Soli  «Bdicule  in  qua  sacra  vasa  reposita  erant  flamma  pepercit. 
Pallad.,  diaL,  p.  37. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIK.  304 

reur,  demaDdant  qu'on  dressât  un  inventaire  authen- 
tique des  objets  retrouvés ,  tant  en  or  et  argent  qu'en 
vêtements,  meubles  et  tentures,  du  domaine  ecclésias- 
tique. L'inventaire  fut  dressé  en  double  devant  Stu- 
dius,  préfet  de  la  ville,  Eutychianus,  préfet  du  prétoire, 
Jean,  intendant  des  largesses  du  prince,  Eustathius, 
questeur,  et  quelques  notaires.  Une  des  copies  resta 
entre  les  mains  des  magistrats;  Germain  et  Gassien 
réclamèrent  l'autre  pour  leur  sûreté,  et  la  portèrent 
l'année  suivante  à  Rome.  Tandis  que  ces  choses  se 
passaient  à  Gonstantinople,  Ghrysostome  cheminait, 
sur  la  route  de  Ghalcédoine  à  Nicée,  avec  son  escorte 
de  soldats  prétoriens,  deux  évéques  et  quelques  clercs 
qui  avaient  voulu  le  suivre. 


LIVRE   VI. 

Procès  criminel  sur  rincandie.  —  Érêqaes  et  clercs  arrêta  —  Supplices  de 
w     ^     Tigrius  et  de  Sérapioo.  —  Interrog&toira  d'OIympias,  de  Pentadia,  d*Am- 
ui     practé.  —  Nicarète.  —  Cliryaostome  conduit  en  exil;  ses  prirations,  ses 
y      souffrances.  —  L'air  de  Nicée  le  rétablit.  —  Son  exil  fixé  i  Cucuse.  — 
Son  Toyage  de  Nicée  à  Césarée;  il  est  pris  de  la  fièvre  quarte.  —  Dan- 
gers qu'il  court  sur  le  territoire  d'Ancyre.  —  Il  est  mieux  reçu  en  Cappa- 
doce.  —  Toute  la  ville  de  Césarée  accourt  i  lui,  excepté  Tévéque  Miaré- 
tritts.  —  Quel  était  cet  érèque.  —  Pharétiius  complote  avec  les  moines 
pour  chasser  Chrysostome  de  sa  ville.  —  Apparition  des  Isanres  dans  la 
banlieue.  —  De  l'Isaurie.  —  Une  troupe  de  moines  le  force  à  partir; 
conflit  de  ces  moines  et  de  l'escorte.  —  U  se  sauve  dans  une  viUa  d'où 
Pharétrius  le  chasse.  —  Sa  Alite  nocturne;  il  est  renrersé  de  sa  litièrs. 
—  événements  de  Constantlnoplc.  —  Le  schisme  est  complet.  —  Atsaoe 
succède  à  Chrysostome;  son  portrait.  —  L'impératrice  Endoxie  meurt  en 
>  accouchant  d'un  enfant  mort.  —  Les  ennemis  de  Chrysostome  Irappés 

do  maux  surnaturels.  —  Atticus  succède  A  Arsace.  —  Triumvirat  des 
patriarches  de  Constantinople,  d'Alexandrie  et  d'Antioche.  —  Porphyre 
d'Antioche.  —  Désolation  des  églises  de  Syrie  sous  l'oppressiott  des 
patriarches.  —  Les  catholiques  orientaux  recourent  à  l'évèque  de  Rome. 

404. 
I. 

«  Qui  ayait  mis  le  fea  à  la  basilique  et  amené  cet 
effroyable  désastre?  —  A  quelle  beure  l'incendie  avait-il 
éclaté,  et  dans  quelles  circonstances?  »  —  Telles  étaient 
les  questions  qui  se  croisaient  de  toutes  parts  dans  Gon- 
stantinople  pendant  les  jours  qui  suivirent  l'embrase- 
ment de  Sainte-Sophie,  et  auxquelles  répondaient  vingt 
versions  différentes  S  mais  se  rattachant  toutes  à  certains 

1*  Hojus  rei  causam  sibi  Ticissim  ac  matno  împingebant.  Son>m., 
vin,  22. 


JEAN  GHRYSOSTOME.  303 

points  principaux.  En  ce  qui  concernait  les  auteurs 
de  l'incendie,  ces  points  étaient  au  nombre  de  quatre. 

1*  C'était  Jean  qui,  assisté  des  évéques  ses  partisans, 
de  ses  clercs  et  de  ses  diaconesses,  avait  mis  le  feu  à 
l'église  pendant  le  temps  où  on  les  y  avait  laissés  seuls, 
avant  son  départ.  Son  motif  était  d*empêclier  un  autre 
que  lui  de  prêcher  dans  cette  chaire,  théâtre  de  sa 
popularité  et  de  sa  renommée.  Il  espérait  aussi  que  le 
feu,  gagnant  de  proche  en  proche,  pourrait  atteindre 
le  palais  occupé  par  l'impératrice  et  l'empereur,  et  les 
envelopper  tous  deux  dans  la  même  ruine  que  l'église. 

Cette  version  était  celle  des  évéques  et  des  courtisans, 
ennemis  de  Chrysostome.  Les  magistrats  chargés  de 
l'instruction  judiciaire  l'admirent  pour  un  instant,  puis 
reculèrent,  comme  on  le  verra,  devant  l'énormité  de 
l'accusation  ;  les  évéques  ne  reculèrent  pas.  Antiochus, 
Acacius,  Gyrinus,  Sévérien,  en  un  mot  «  les  syco- 
phantes  de  Jean  »  (qualification  que  leur  inflige  l'his- 
toire), envoyèrent  au  pape  Innocent  une  relation  dans 
laquelle  ils  dénonçaient  l'archevêque  comme  le  des- 
tructeur de  sa  propre  église,  et  cette  odieuse  dénoncia- 
tion resta  annexée  aux  pièces  que  le  pape  réunissait  & 
Rome  en  vue  du  concile  œcuménique. 

2^  Les  coupables  étaient  des  païens  et  des  juifs  qui, 
au  plus  fort  du  tumulte  dont  le  départ  de  Ghrysostome 
avait  été  suivi  dans  l'intérieur  de  Sainte-Sophie,  voyant 
tant  de  chrétiens  rassemblés  dans  une  même  enceinte, 
avaient  eu  l'idée  infernale  de  les  brûler  tous  avec  leur 
église  *. 

1.  Joannis  insidiatores ,  accusando  fautores  illius,   quod  synodi 


304  JEAN   GHRYSOSTOME 

Cette  version  venait  évidemment  des  chrétiens;  mais 
elle  prit  peu  de  consistance  comme  invraisemblable , 
et  ne  figura  point  dans  l'instruction  judiciaire  qui 
s'ouvrit  bientôt.  Il  était  peu  croyable,  en  effet,  vu  le 
peu  de  distance  qui  séparait  la  grande  Curie  de  la 
basilique  chrétienne,  que  des  païens  se  fussent  imagi- 
nés d'allumer  dans  celle-ci  un  incendie  qui  pouvait 
aisément  gagner  l'autre  et  détruire,  avec  leur  plus 
beau  temple ,  leurs  simulacres  les  plus  révérés. 

S""  C'étaient  des  joannites  du  peuple  qui  avaient  com- 
mis le  crime,  par  vengeance,  pour  punir  la  ville  et 
Tempereur  des  violences  exercées  contre  leur  idole,  et 
faire  que  nul  autre  évéque  ne  vint  occuper  le  siège 
de  Jean  *. 

Cette  version  devint  la  plus  accréditée  :  elle  servit 
de  base  à  Tenquéte  des  magistrats,  et  elle  est  restée 
dans  l'histoire  comme  la  plus  probable;  plus  d'un 
écrivain  ecclésiastique  n'hésite  même  point  à  l'ad- 
mettre. L'hypothèse,  du  reste,  était  très-dangereuse 
comme  base  d'une  information  judiciaire,  car  le  soup- 
çon, n'attaquant  personne  en  particulier,  attaquait  tout 
le  monde,  et  on  se  trouvait  conduit  presque  malgré 
soi  à  englober  de  hauts  et  respectables  personnages 
dans  la  complicité  d'un  crime  que  pouvaient  avoir 
commis  quelques  furieux  aveuglés  par  le  fanatisme. 


judicium  moleste  tulissent:  isti  vero  calumniam  se  pati  assevenotes, 
sibiquc  imputari  Tacinus  illorom  qui  ipsos  una  cum  ecclesia  incendere 
vohiissent.  Sozom.,  viii,  22. 

1.  Quotquot  hujiis  studiosi  erant,  dum  hoc  agant  ut  post  eam 
nallus  designaretur  episcopos,  urbem  igni  perdeodam  statuant.  Zosim., 
V,  24. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  305 

L'idée  d'un  complot  en  ressortait  naturellement,  et 
c'est  ce  que,  avec  une  grande  bonne  volonté,  exploita 
le  zèle  des  magistrats  romains. 

4®  Une  quatrième  version  circula  encore  à  côté  des 
trois  autres;  mais  celle-ci  provenait  manifestement 
d'amis  exaltés  de  l'archevêque,  admirateurs  de  sa 
sainteté  comme  de  son  génie,  et  qui  se  le  représen- 
taient entouré  déjà  de  l'auréole  céleste.  Cette  version 
était  celle-ci  :  on  avait  vu,  pendant  la  tempête  qui 
ébranlait  la  basilique  du  faite  jusqu'aux  fondements, 
la  voûte  s'entr^ ouvrir  et  une  colonne  de  feu  descendre 
sur  le  trône  épiscopal,  embraser  ce  trône  et  se  répandre 
de  là  en  longues  spirales  de  feu  dans  toutes  les  parties 
de  rédifice.  Cette  hypothèse  qui  faisait  Dieu  même 
auteur  de  l'incendie  resta  confinée  à  peu  près  dans  le 
cercle  des  adorateurs  mystiques  de  l'archevêque.  Per- 
sonne ne  l'invoqua  dans  les  débats  du  procès ,  et  les 
lettres  de  Chrysostome  n'en  parlent  point;  néanmoins 
Palladius  y  fait  allusion  dans  ses  dialogues,  et  un  chro- 
niqueur de  la  fin  du  siècle  la  reproduit  purement  et 
simplement,  comme  un  fait  dont  il  ne  parait  pas 
douter*. 

Telles  étaient  les  suppositions  sur  les  causes  de  Tin* 
cendie;  quant  à  l'heure  où  il  était  apparu  pour  la  pre- 
mière fois,  les  témoignages  se  divisaient  encore  plus. 
Les  uns  prétendaient  que  le  feu  avait  éclaté  quelques 
instants  seulement  après  la  sortie  de  Tarchevêque ,  ce 
qui  semblait  corroborer  les  idées  de  ses  accusateurs; 
suivant  d'autres,  on  ne  l'avait  aperçu  que  beaucoup 

1.  Marcel.  Com.,  Chron.,  ad  ann.  404. 

2U 


306  JEAN    CHRYSOSTOME 

plus  tard,  vers  le  soir;  une  troisième  version  le  reculait 
jusqu'au  lendemain  matin  :  suivant  elle,  des  joannites 
enfermés  dans  l'église  l'auraient  allumé  avant  de  sor- 
tir, et  l'incendie,  après  avoir  couvé  toute  la  nuit,  aurait 
fait  irruption  au  lever  du  jour.  Une  circonstance  admise 
à  peu  près  par  tout  le  monde,  c'est  que  la  flamme 
jaillit  d'abord  du  trône  de  l'archevêque,  et  que  l'embra- 
sement, excité  par  le  vent,  prit  une  force,  une  exten- 
sion si  grandes,  qu'en  moins  de  trois  heures,  basilique, 
curie,  demeures  particulières,  tout  était  consumé  ^ 

Sous  ces  nombreuses  préoccupations  de  l'opinion, 
l'enquête  judiciaire  commença.  Le  magistrat  chargé 
de  l'affaire,  Studius,  préfet  de  la  ville,  obéissant  aux 
préventions  de  la  cour,  lança  un  mandat  d'arrêt  contre 
les  deux  évêques  Eulysius  et  Gyriacus  et  quelques 
clercs  métropolitains  qui  accompagnaient  Ghrysostome 
dans  sa  marche  vers  l'exil;  contre  Ghrysostome,  il  ne 
l'osa  pas.  L'exilé  suivait  alors,  avec  son  escorte  de  pré- 
toriens, la  grande  route  qui  conduisait  de  Ghalcé- 
doine,  où  il  avait  débarqué,  &  Nicée  de  Bithynie,  qui 
devait  être  la  première  halte  de  son  voyage.  Ses  com- 
pagnons et  lui  cheminaient  tristement,  sans  se  douter 
"que  l'église  qu'ils  venaient  de  quitter  n'était  plus 
maintenant  qu'un  monceau  de  décombres  et  de  cendres. 
Ils  se  trouvaient  déjà  fort  loin  de  la  côte,  lorsqu'ils 
furent  rejoints  par  l'officier  porteur  du  mandat  d'arrêt 
et  un  groupe  de  cavaliers ,  accourus  derrière  eux  de 
toute  la  vitesse  de  leurs  chevaux.  A  la  nouvelle  qu'ap- 

1.  Flamma  ignis  que  de  beati  Joanais  throno  nata  fuit,  Bubito 
ecclesiam  CoastantiDopoIitanam  conflagravit,  ▼icioamqueecclesi»  arbis 
fàciem,  aerpena...  exussit.  Marcel.  Conn.,  ann.  404. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EDDOXIE.  307 

portaient  ces  hommes  de  Tembrasemeat  de  Sainte- 
Sophie,  l'archevêque  et  ses  compagnons  furent  d^abord 
consternés  ;  mais  leur  surprise  se  changea  en  indigna- 
tion lorsqu'ils  surent  qu'eux-mêmes  étaient  accusés 
d'avoir  mis  le  feu,  et  qu'ordre  était  donné  par  le  préfet 
de  les  conduire  dans  les  prisons  de  Gonstantinople, 
enchaînés  comme  des  criminels,  pour  y  répondre  sur 
cette  accusation  ^ 

Le  mandat  d'arrêt,  comme  on  l'a  vu,  ne  concernait 
point  Chrysostome;  mais  Ghrysostome  voulut  y  être 
compris.  «  Je  ne  me  séparerai  point  de  mes  frères, 
disait-il  avec  animation  ;  s'ils  sont  coupables,  je  le  suis; 
s'ils  sont  les  instruments  d'un  crime,  j'en  dois  être 
Fauteur  ou  le  provocateur.  Il  faut  que  je  sois  interrogé, 
que  mes  amis  et  mes  ennemis  sachent  bien  si  je  suis 
un  incendiaire  ou  non.  »  L'officier  n'avait  pouvoir  de 
rien  décider  là-dessus,  en  dehors  du  mandat  du  juge; 
il  se  borna  donc  à  recevoir  une  protestation  écrite  que 
lui  remit  l'archevêque.  Elle  était  conçue  en  ces  termes  : 
«  Quoiqu'en  d'autres  circonstances  vous  ayez  refusé  de 
m'entendre  sur  les  incriminations  portées  contre  moi, 
il  faut  pourtant  bien  que  vous  m'entendiez  sur  le  fait 
de  l'incendie  de  mon  église,  puisque  vous  m'accusez 
d'en  être  l'auteur*.  »  L'archevêque,  on  le  voit,  avait 
deviné  sans  peine  qu'une  si  outrageante  pensée  n'avait 

1.  Cyriacus  et  Euly8iaB...cum  reliqais  clericis  yincti,  adducti  atque 
innocentes  comprobati,  postea  dimissi  sunt.  Pallad.,  dicU,,  p.  37.  — 
Eplacopos  et  dericos  qui  nna  cum  Jeanne  profecti  fuerant,  Chaloe- 
donem  adductoa,  castodiae  manciparunt.  Sozom.,  vin,  2â. 

2.  Et  ai  in  aliis  non  dediatis  mihi  locum  defensionis ,  saltem  in 
rebua  ecclesie  audiar,  an  auctorsim,  nt  dicitis,  ejus  incendli.  Pallad., 
dial.j  p.  31. 


308  JEAN    CHRYSOSTOME 

pu  venir  que  des  évéques  et  des  courtisans  ses  enne- 
mis. Pendant  qu'il  écrivait,  les  fers  étaient  mis  aui 
mains  de  ses  compagnons  \  que  les  cavaliers  firent 
rétrograder  vers  les  prisons  de  Chalcédoine ,  d'où  ils 
furent  transférés  dans  celles  de  Gonstantinople,  et  enfio 
relâchés,  à  la  condition  de  ne  plus  reparaître  jamais 
dans  la  ville  impériale. 

A  leur  départ,  Ghrysostome  resta  atterré.  II  était  seul 
désormais,  complètement  seul;  plus  d*amis  pour  épan- 
cher son  cœur,  pour  le  plaindre ,  pour  l'assister  dans 
les  défaillances  fréquentes  de  sa  santé,  car  on  lui  avait 
refusé  d'emmener  un  domestique  pour  le  servir;  il 
n'avait  plus  autour  de  lui  que  des  soldats  grossiers, 
ses  gardiens.  Qu'allait-il  devenir,  par  un  voyage  si 
pénible,  sous  les  ardeurs  de  la  canicule,  avec  des  infir* 
mités  dont  la  fatigue  et  le  chagrin  aggravaient  encore 
le  poids?  Dans  cette  extrémité.  Dieu,  son  unique 
recours,  ne  l'abandonna  pas.  Son  escorte,  ainsi  que  je 
l'ai  dit,  se  composait  de  prétoriens,  hommes  simples  et 
rustiques ,  mais  plus  pitoyables  que  ceux  dont  ils  exé- 
cutaient les  volontés.  La  scène  à  laquelle  ils  venaient 
d'assister  les  avait  émus,  et  ils  se  prirent  d'une  com- 
passion involontaire  pour  ce  prêtre  presque  mourant, 
que  le  peuple  aimait,  et  dont  le  nom  avait  retenti  bien 
des  fois  à  leurs  oreilles.  En  le  voyant  en  proie  à  tant 
de  souffrances  de  corps  et  d'esprit,  ils  se  firent  un 
devoir  de  l'assister  et  de  faire  l'office  des  serviteurs  qui 
lui  manquaient,  quoiqu'il  s'y  refusât  et  les  repoussât 
doucement.  C'étaient  eux  qui  cherchaient  à  lui  pro- 

1.  Vincti.  PaUad.,  dial.,  p.  37. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  309 

curer  dans  les  stations  une  nourriture  moins  mauvaise 
qae  la  leur,  et  quelques  heures  de  repos,  lorsqu'il 
quittait  sa  litière  ^  La  chaleur  étouffante  lui  ayant  rendu 
ses  maux  d'estomac  plus  douloureux  que  jamais,  il 
ressentit  des  accès  de  fièvre  quarte  pour  lesquels  il  ne 
connaissait  qu'un  remède  efficace,  les  bains;  or  son 
escorte  avait  pour  instruction,  à  ce  qu'il  parait,  de  ne 
point  s'arrêter  dans  les  villes ,  seul  lieu  où  il  eût  pu 
trouver  des  thermes  publics;  force  lui  fut  donc,  quand 
quelque  crise  violente  approchait,  de  faire  usage  de 
fonds  de  tonneau  en  guise  de  baignoires.  Ses  gardiens 
l'aidaient  dans  tous  ces  soins  avec  un  empressement 
touchante- Après  l'avoir  plaint,  ils  finirent  par  l'aimer, 
et  Ton  verra  que  plus  d'une  fois  il  leur  dut  presque  la 
vie.  L'escorte  était  commandée  par  deux  jeunes  offi- 
ciers constantinopolitains  qui,  loin  de  trouver  .mauvais 
les  procédés  obligeants  de  leurs  soldats,  entouraient 
eux-mêmes  l'exilé  d'une  sollicitude  respectueuse.  Ils  se 
nommaient  Anatolius  et  Théodorus,  et  étaient  de  familles 
et  d'éducation  distinguées.  Ghrysostome  les  mentionne 
avec  éloge  dans  ses  lettres  *.  Grâce  à  leur  tolérance ,  le 
prisonnier  pouvait  communiquer  sur  la  route  avec  des 
prêtres  ses  partisans  qui  lui  apportaient  des  nouvelles, 
écrire  des  lettres  et  en  recevoir.  Ce  fut  une  grande 
consolation  pour  cet  homme,  qu'une  séquestration 
complète  eût  fait  bientôt  mourir. 
Où  le  conduisait-on?  Quel  serait  le  lieu  de  son  exil? 

1.  li  ft  quibuB  in  exsiliom  ayehimur  curam  omnem  et  stadium  etiam 
Bupra  quam  voluimus  adhibent  ut  dos  recréent  ac  reflciaot  eaque  in 
re  operam  navant.  Chrys.,  Ep,  iO  ad  Olymp. 

2.  Chrys.,  Ep.  115,  205. 


340  JEAN    GHRYSOSTOHE 

Il  ne  le  savait  pas ,  et  ses  gardiens  ne  le  savaient  pas 
plus  que  lui.  Ils  devaient  trouver  à  Nicée  le  rescrit 
impérial  qui  fixerait  le  sort  de  Texilé.  Un  bruit  recueilli 
sur  la  route  indiqua  d'abord  la  Scythie-Pontique*,  pro- 
vince extrême  de  l'empire  romain,  du  côté  du  Caucase, 
et  plutôt  une  terre  barbare  qu'une  contrée  romaine; 
puis  heureusement  ce  bruit  tomba ,  et  Ton  parla  avec 
persistance  de  l'Arménie,  dont  Ghrysostome  prenait, 
en  effet  la  direction  en  s'approchant  de  Nicée.  Cette 
nouvelle  paraissant  probable,  il  s'empressa  d'écrire  à 
sa  chère  diaconesse  Olympias  que,  si  le  fait  était  vrai, 
elle  lui  fit  obtenir  pour  résidence  l'Arménie  supérieure 
et  sa  métropole  Sébaste,  ville  importante,  en  commu- 
nication avec  les  principales  cités  de  rorient,  et  qui 
présentait  d'ailleurs  toutes  les  ressources  désirables 
pour  les  besoins  de  la  vie^  Elle  obtiendrait  aisément 
cette  faveur,  lui  disait-il,  par  l'intermédiaire  d^un 
évéque  de  leurs  amis,  nommé  Cyriacus,  comme  celui 
qui  était  maintenant  détenu  à  Chalcédoine;  il  y  ajou- 
tait d'autres  personnages  sur  lesquels  il  comptait  aussi 
beaucoup,  tels  que  l'eunuque  Brison,  premier  cham- 
bellan de  l'impératrice,  mais  resté  en  sympathie  de 
cœur  avec  lui,  Péanius,  homme  important  qui  avait 
l'oreille  des  grands,  et  surtout  un  riche  Arménien  de 
Sébaste,  nommé  Arabius,  dont  la  femme  était  liée 
d'une  amitié  étroite  avec  la  diaconesse,  sa  chère  et 
pieuse  fille'.  Nous  verrons  plus  tard  ce  qu'il  advint  de 
ces  recommandations.  Chrysostome,  dévoré  de  soucis 

1.  Chry».,  Ep,  13. 

2.  Chrys.,  Ep.  121,  221. 

3.  Chrys.,  Ep.  12,  li,  125,  193,  214. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  341 

et  grelottant  du  froid  de  la  fièvre,  atteignit  au  bout  de 
dix  jours  de  marche  environ  la  ville  de  Nicée. 

Tandis  que  l'archevêque  s'acheminait  vers  cette  pre- 
mière halte  de  son  exil,  les  agents  de  Tenquéte  judi- 
ciaire à  Constant!  nople  faisaient  main  basse  sur  ses 
amis,  évéques,  prêtres  ou  diacres,  qui  allaient  garnir 
l'un  après  l'autre  les  prisons  de  la  ville;  on  poursuivait 
jusqu'à  des  femmes.  Il  paraît  que,  malgré  ces  rigueurs, 
le  préfet  Studlus,  qui  les  ordonnait,  devint  suspect  à 
la  cour,  peut-être  à  cause  d'une  certaine  modération 
dans  les  formes  ou  de  ménagements  pour  les  per- 
sonnes, comme  on  l'a  vu  à  l'égard  de  Ghrysostome;  en 
tout  cas,  il  fut  révoqué  au  bout  de  quelques  jours,  et  la 
préfecture  de  la  ville  passa  de  ses  mains,  en  dehors  du 
roulement  régulier  des  magistratures,  dans  celles  d'un 
homme  qui  allait  plus  au  cœur  de  l'impératrice,  et  fit 
tout  en  effet  pour  n'être  pas  suspecté.  Il  se  nommait 
Optatus,  et  les  contemporains  nous  disent  qu'il  était 
païen  \  non  pas  assurément  du  paganisme  grossier  du 
peuple,  lequel  consistait  à  adorer  des  dieux  de  pierre 
et  de  bois,  mais  de  celui  de  la  classe  éclairée  et  riche, 
du  polythéisme  des  sophistes  et  des  mystagogues,  que 
Ton  nommait  alors  l'hellénisme.  Le  christianisme 
n'avait  pas  d'ennemie  plus  mortelle  que  cette  secte 
superbe  et  haineuse,  et  les  chrétiens  de  juges  plus 
redoutables  que  ses  adeptes,  qui  semblaient  avoir  pris 
pour  mot  d'ordre  cette  parole  d'un  historien  païen  à 
propos  de  l'incendie  de  Rome  sous  Néron  :  que  les 
chrétiens,  «  quoi  qu'ils  fissent,  étaient  toujours  cou- 

1.  Optatus  nrbis  Ck)nstaiitinopolis  pnsfectus,  religionis  professione 
gentilis,  et  propterea  christianis  infestas.  Socr»,  vi,  16. 


342  JEAN    CHRYSOSTOME 

pables  et  méritaient  toujours  les  dernières  rigueurs  ^  » 
C'est  ayec  des  convictions  de  ce  genre  qu'Optatns  alla 
continuer,  au  sujet  de  l'embrasement  de  Sainte- 
Sophie,  Faction  criminelle  commencée  par  son  pré- 
décesseur. En  sectaire  et  courtisan  également  zélé ,  il 
voulut  procéder  par  lui-même  aux  interrogatoires,  et 
alla  s'installer  au  forum,  sur  son  tribunal,  flanqué  des 
instruments  de  la  torture,  brasiers  ardents,  grilles, 
cbevalets,  ceps,  tenailles  à  tordre  les  membres,  et 
environné  des  dénonciateui*s,  des  bourreaux,  des 
inquisiteurs  et  autres  agents  de  la  question.  Il  paraît 
que  parmi  ces  derniers  siégeaient  des  clercs  du  parti 
de  la  cour*  chargés  d'assister  le  juge  et  les  question- 
neurs au  besoin  en  leur  suggérant  des  demandes 
captieuses  dans  lesquelles  Taccusé  pouvait  s'embar- 
rasser, ou  détournant  au  profit  de  l'accusation  des 
mots  arrachés  par  la  douleur.  On  se  refuserait  à  croire 
de  telles  infamies,  si  des  textes  contemporains  n'en 
faisaient  foi. 

Studius  avait  commencé  les  interrogatoires,  Optatns 
commença  les  supplices;  il  fallait  en  effet,  par  la  force, 
obtenir  des  aveux  de  gens  qui  avaient  tout  nié  jus- 
qu'alors. Un  des  premiers  amenés  de  prison  devant  le 
préfet  fut  un  jeune  lecteur  de  l'église  métropolitaine, 
attaché  pendant  quelque  temps  comme  serviteur  à  la 
personne  de  Tarchevêque.  C'était  un  adolescent  de 
mœurs  douces,  de  complexion  délicate  et  fr^le,  tout  à 
fait  semblable  à  une  jeune  fille,  dont  il  portait  au  front 


1.  Sontes  atque  novissima  exempla  meritos.  Tac,  Ann,,  xv,  41. 

2.  Sacerdotalis  ordinis  virl.  Pallad.,  diaL,  p.  76. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  313 

la  candeur  virginale  ^  On  eût  dit  qu'il  n'appartenait 
pas  à  ce  monde,  tant  il  lui  paraissait  étranger  par  la 
pureté  de  son  âme  et  la  faiblesse  de  son  corps.  Le  juge 
voulut  lui  faire  désigner  Tarchevéque  Jean  son  mattre 
et  les  amis  de  Jean,  qui  étaient  aussi  ses  patrons, 
comme  les  auteurs  de  l'incendie  de  l'église  ^  et  Eutro- 
pins  (c'était  son  nom)  répondit  qu'il  ne  savait  rien  de 
tout  cela.  Pour  l'obliger  de  confesser  qu'il  le  savait,  le 
préfet  le  fit  étendre  sur  le  chevalet,  où  on  le  fustigea 
cmellement.  Les  inquisiteurs  attendaient  qu'il  sortit 
de  sa  bouche  quelque  parole  imprudente  dont  le  juge 
profiterait;  mais  ils  attendirent  vainement,  l'enfant  ne 
laissa  échapper  que  cette  déclaration  :  «  Je  ne  sais  rien 
de  ce  que  vous  me  demandez'.  »  On  recourut  alors 
aux  grands  moyens  :  les  lanières  garnies  de  plomb  ne 
suffisant  pas  pour  le  faire  parler  au  gré  du  juge,  on  lui 
laboura  les  côtes  avec  des  ongles  d'acier,  on  lui 
déchira  le  front  jusqu'à  lui  an^acher  les  sourcils;  les 
chairs  des  côtes  ayant  été  mises  à  nu,  on  en  approcha 
des  torches  enflammées  ^,  mais  Eutropius  se  taisait; 
quand  on  le  détacha  du  chevalet,  il  était  mort.  Il  fallait 
maintenant  l'enterrer,  car  on  ne  pouvait  reporter  à  la 
prison  un  cadavre,  et,  comme  on  n'avait  sous  la  main 
aucun  prêtre  joannite  (ils  étaient  tous  dispersés  ou 
cachés),  les  clercs  d'Acacius,  assesseurs  de  la  torture, 

1.  Eutropius  quidam  lector...  Sozom.,  viii,  24.  —  Eutropius  bea^ 
tissimns  ut  virgo  purus  Jnvenis  et  tenellœ  cutis  ezistens.  Pal  lad., 
dial,,  p.  78. 

2.  Uteos  indicaret  qui  templo  ignem  injecissent  Sozom. ,  viii,  24. 

3.  Nibil  se  scire  confessus  est.  Sozom.,  ibid. 

4.  Latent  et  frontem  usque  adeo  sectus,  ut  supercilia  quoque  velie- 
reotur.  Pallad.,  ub.  sop. 


344  JEAN    GHRYSOSTOMB 

se  virent  contraints  d'ensevelir  eux-mêmes  leur  vic- 
time et  de  la  conduire  au  cimetière  pendant  la  Duit^ 
Les  joannites  racontèrent  qu'au  moment  où  ces  mains 
infidèles  déposaient  le  jeune  lecteur  dans  la  fosse,  le 
ciel  s'ouvrit,  et  qu'on  entendit  le  chœur  des  anges 
entonner  l'hymne  de  bienvenue  pour  celui  à  qui 
manquaient  les  prières  des  morts  et  le  dernier  adieu 
de  ses  frères*. 

Un  autre  des  clercs  de  Ghrysostome,  mais  plus 
important  qu'Eutropius,  l'ancien  diacre  Tigris  ou 
Tigrius,  aujourd'hui  prêtre,  se  trouvait  aussi  sous  la 
main  des  geôliers.  Ce  personnage  a  déjà  joué  un  rôle 
dans  la  première  partie  de  ces  récits;  je  résumerai  en 
peu  de  mots  ce  qu'il  était  et  ce  qui  lui  advint  dans  la 
circonstance  présente.  Barbare  d'origine'  et  né  vrai- 
semblablement sur  les  bords  du  fleuve  dont  il  portait 
le  nom,  Tigrius  avait  passé  son  enfance  dans  l'escla- 
vage, où  son  intelligence,  sa  bonne  conduite  et  un  rare 
dévoûment  à  son  maître  lui  valurent  de  bonne  heure  la 
liberté  ^  Devenu  libre,  il  se  fit  chrétien,  entra  dans  les 
ordres,  et  Ghrysostome  l'attacha  à  son  église.  Ce  fut 
pour  l'ancien  esclave  le  comble  des  honneurs,  et  son 
évêque  fut  pour  lui  dès  lors  un  second  maître  auquel 
il  se  dévoua,  comme  il  s'était  dévoué  au  premier.  U 
ne  vit  plus  au  monde  que  Ghrysostome;  tout  ami  de 


1.  Media  nocte  clam  ab  iÎB  qui  hoc  egerant,  sacerdotalis  ordinis 
Tins,  sepelitur.  Pallad.,  dial.,  p.  78. 

2.  Pallad.,  ibid. 

3.  Erat  bic  barbarus  natione...  Sosom.,  viii,  24. 

4.  Qui  cum  in  domo  cujusdam  potentis  servus  fuisset,  domino  aao 
probfttus,  libertatem  meruerat.  Sozom.,  viii,  24. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  345 

Tarcbevéque  devint  son  ami,  tout  adversaire  son 
ennemi.  Placé  près  d'un  homme  qu'entraînait  trop 
fréquemment  une  humeur  irascible  et  impérieuse, 
Tigrius,  loin  de  chercher  à  le  calmer,  l'excitait  dans 
ses  colères  les  plus  imprudentes,  et  on  put  lui  repro- 
cher avec  justice  d'avoir  été  un  des  mauvais  génies  du 
maître  qu'il  idolâtrait  et  pour  lequel  il  eût  donné 
mille  fois  sa  vie.  Il  fut  même  signalé  au  concile  du 
Chêne  comme  un  de  ceux  qui  avaient  le  plus  participé 
aux  troubles  de  l'église  de  Gonstantinople;  aussi  ne 
Toublia-t-on  point  lorsque,  après  l'embrasement  de 
Sainte*Sophie,  des  enquêtes  se  dirigèrent  contre  les 
membres  du  clergé.  Attendre  d'un  tel  homme  une 
dénonciation  même  vraie  contre  son  maître  eût  été 
une  espérance  insensée;  mais  vouloir  lui  faire  dire 
que  Ghrysostome  était  un  incendiaire,  et  l'incendiaire 
de  sa  propre  église,  c'était  attirer  sur  ceux  qui  l'inter- 
rogeaient toute  l'indignation  de  son  cœur.  On  ne  sait 
ce  qu'il  répondit  au  préfet,  mais  le  supplice  le  plus  igno- 
minieux lui  fut  aussitôt  infligé.  On  le  dépouilla  de  ses 
vêtements  et  on  le  fouetta  avec  des  courroies  plombées 
jusqu'à  ce  que  les  chairs  détachées  lui  descendissent 
des  reins;  on  lui  mit  les  ceps  aux  pieds  pour  en 
distendre  les  doigts,  et  enfin  on  l'écartela  sur  le  che- 
valet jusqu'à  ce  qu'il  eût  perdu  tout  sentiment,  après 
quoi  on  l'envoya  pourrir  sur  la  paille  de  son  cachot'. 
Tigrius  pourtant  n'en  mourut  pas.  Lorsque  ses  plaies 
furent  à  peu  près  cicatrisées  et  qu'il  fut  en  état  de 

1.  Tum  etiam  Yestimentis  exutas,  et  tergo  flagris  cœsus,  vinctis- 
que  pedibas  ac  manibas  ia  eculeo  extensus,  membris  disaolatus  est. 

SOZOID.,  VIII,  2i. 


316  JEAN   GHRYSOSTOME 

supporter  les  secousses  d'un  chariot,  on  l'envoya  en 
Mésopotamie  revoir  les  rives  du  fleuve  qu'il  avait 
quittées  esclave  et  moins  infortuné. 

Le  nom  de  Sérapion  se  joint  ordinairement  à  celui 
de  Tigrius  dans  la  liste  des  conseillers  funestes  de 
Ghrysostome,  qui  hâtèrent  par  leur  violence  la  perte 
de  ce  grand  et  malheureux  homme.  Le  parti  triom- 
phant aurait  bien  voulu  mettre  la  main  sur  l'ancien 
diacre  de  Sainte-Sophie,  devenu  évéque  d'HéracIée,  en 
Thrace;  mais  Sérapion  était  dans  son  diocèse  au 
moment  de  l'incendie,  et,  quoiqu'il  eût  pu  opposer  à 
toute  accusation  un  alibi  incontestable,  il  connaissait 
trop  bien  ses  ennemis  pour  ne  se  fier  qu'à  son  bon 
droit  :  il  s'était  donc  mis  en  lieu  sûr  dès  l'ouverture 
de  l'enquête.  Un  couvent  de  moines  goths  catholiques 
qu'on  appelait  Marses  le  déroba  pendant  quelque 
temps  à  toutes  les  recherches  de  l'autorité  civile  S  et  il 
ne  fut  découvert  que  lorsque  la  première  effervescence 
des  haines  était  un  peu  calmée.  Plus  tôt,  on  l'aurait 
tué;  on  se  contenta  de  le  torturer.  Entre  autres 
supplices,  on  lui  arracha  la  peau  du  front  avec  les 
sourcils  au  moyen  d'ongles  et  de  tenailles  d'acier  : 
puis  on  le  déporta  en  Egypte  sous  la  garde  du 
patriarche  d'Alexandrie'  :  Sérapion  aurait  préféré  sans 
aucun  doute  la  garde  des  geôliers  de  l'empereur. 

L'avènement  d'un  métropolitain  de  Gonstantinople 
en  remplacement  de  l'archevêque  exilé  arriva  comme 

1.  Narravernnt  mihi  Marsi  ac  Gothi  monacbi  apud  quos  Sérapion 
epiacopuit  delitescebat...  Chrys.,  Epist,  14  ad  Oiymp. 

i.  Serapionem  ad  ezcassionem  usqae  dentium...  in  patriam  suam 
relegarunt.  Pallad.,  diah,  p.  77. 


£T   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  317 

un  intermède  au  milieu  de  ces  sanglantes  tragédies. 

Ghrysostome  avait  été  enlevé  de  la  ville  impériale  le 

vingtième  jour  de  juin,  et  dès  le  27  son  successeur 

était  installé.  La  cour  ni  les  évéques  qui  maintenant 

conduisaient  tout  n'avaient  pas  perdu  de  temps  ;  la  cour 

espérait  que  le  peuple  oublierait  plus  aisément  son 

idole  en  perdant  l'espoir  d'un  retour,  et  les  évéques  de 

leur  côté  n'étaient  pas  fôchés  de  mettre  cette  barrière 

entre  eux  et  un  repentir  possible  d'Augusta.  Toutefois 

l'enfantement  du  nouvel  archevêque,  quoique  précipité, 

n'avait  point  été  facile.  L'empereur  n'osant  choisir 

aucun   des   évoques  ses  familiers ,   ni  Acacius ,   ni 

Antiochus,  ni  Sévérien  (ceux-ci  d'ailleurs  n'auraient 

point  accepté  par  crainte  de  l'indignation  publique), 

tout  le  monde  s'en  était  remis  aux  inspirations  de 

l'impératrice,  qui  ut  tomber  sa  préférence  sur  un 

homme  non  moins  ennemi  de  Ghrysostome,  mais 

moins  compromis  que  les  autres,  parce  qu'il  s'était 

montré  plus  Iftche.  Cet  homme,  frère  de  Nectaire, 

ancien  préfet  et  plus  tard  archevêque  de  Constanti- 

nople,  appartenait  aux  rangs  élevés  de  la  cour,  et 

occupait  dans  le  clergé  métropolitain  depuis  plusieurs 

années  la  place  d'archiprêtre.  Il  se  nommait  Arsace, 

et  n'avait  pas  moins  de  quatre-vingts  ans  lorsque 

rimpératrice  le  désigna  ;  mais  cet  &ge  même  laissait 

l'espérance  aux  rivaux  ambitieux,  qui  purent  ne  voir 

dans  Arsace  qu'un  archevêque  de  passage.  Ce  prêtre 

n'avait  guère  fait  parler  de  lui  jusqu'alors  malgré  sa 

hante  position  dans  le  monde  et  un  savoir  théologique 

qu'on  ne  pouvait  lui  dénier;  mais  il  était  insouciant  et 

mou  toutes  les  fois  qu'il  ne  se  sentait  pas  stimulé  par  un 


3«8  JEAN    CHRYSOSTOME 

intérêt  pressant.  Les  critiques  disaient  malignement 
de  ce  successeur  de  l'abondant  et  impétueux  Ghrjrso- 
stome  «  qu'il  avait  la  faconde  d'un  poisson,  et  mettait 
dans  son  action  oratoire  la  chaleur  d'une  grenouille^  » 
On  citait  à  son  sujet  une  anecdote  qui  ne  lui  faisait 
pas  grand  honneur  comme  prêtre  et  comme  évéque. 
Lorsque  son  frère  Nectaire,  non  encore  baptisé,  était 
monté  de  la  préfecture  de  Gonstantinople  au  siège 
épiscopal  de  cette  première  métropole  de  l'Orient,  par 
la  volonté  du  grand  Théodose ,  cette  élévation  subite 
qui  étonnait  tout  le  monde  ne  fut  pas  sans  exciter  un 
peu  de  jalousie  dans  le  cœur  d'Arsace  :  lui-même  en 
effet,  comme  s'il  eût  aspiré  à  une  fortune  pareille,  se 
hftta  d'entrer  dans  les  ordres.  Nectaire,  qui  était  son 
aîné,  le  réprimanda  vivement,  a  Je  te  devine,  lui  dit41 
avec  quelque  amertume;  tu  convoites  l'épouse  que 
Dieu  m'a  donnée  en  la  personne  de  cette  église,  et  tu 
attends  ma  succession...  »  Arsace  se  défendant  d'avoir 
conçu  une  telle  pensée  :  «  Eh  bien  donc,  s'écria 
Nectaire,  pars  à  l'instant  pour  Tarse,  dont  je  f  assoie 
d'avance  l'évêché.  »  Arsace  refusa  de  partir;  mais  la 
honte  le  prit  :  saisissant  le  livre  des  Évangiles,  il  jura 
dessus,  entre  les  mains  de  son  frère,  qu'il  n*accepterait 
jamais  l'épiscopat*.  Ce  serment,  on  le  voit,  ne  tint  pas 
contre  les  séductions  d'Eudoxie.  Dans  ses  rapports 


1.  Homo  pisce  magis  mutas,  et  rana  rébus  agendis  minas  idoneas. 
Pallad.,  dicU.f  p.  37. 

2.  Fratri  suo  Nectario  Juraverat,  nullius  unquam  episcopatus  ordi- 
oationem  admissurum  se^  quando  Nectarius  exprobravit  ipsi  qaod 
noluiftset  Tarseasi  Ecclesiœ  prœSci,  quasi  mortem  Ipsius  specularetur. 
Pallad.,  dial.,  p.  38. 


ET    LMHPÉAATRIGE    EUDOXIE.  319 

avec  Gbrysostome  comme  arcbiprétre,  il  se  conduisit 
en  ennemi  souterrain,  dénigrant  continuellement  son 
éYéque,  qu*il  dénonça  même  au  concile  du  Chêne; 
mais  son  manque  de  foi,  si  honteux  qu'il  fût,  n'avait 
pas  eu  assez  d'éclat  pour  empêcher  le  choix  de  la 
cour.  Appelé  par  l'empereur,  élu  par  un  simulacre 
d'assemblée  et  ordonné  par  les  évêques  de  la  faction 
triomphante,  il  fut  intronisé  dans  la  basilique  des 
Apôtres,  qui  servait  de  métropole  à  Gonstantinople 
jusqu'à  ce  qu'on  eût  reconstruit  une  nouvelle  Sainte- 
Sophie  sur  les  décombres  de  l'ancienne. 

Arsace  était  déjà  en  possession  de  son  épiscopat 
contesté,  lorsque  le  préfet  Optatus  donna  une  nouvelle 
face  au  procès  des  joannites.  Las  de  lutter  contre  l'opi- 
niâtreté des  hommes,  ce  magistrat  crut  avoir  meilleur 
marché  des  femmes,  et  s'adressa  d'abord  à  celles  qui, 
attachées  au  service  de  l'Église,  pouvaient  connaître  les 
secrets  de  Gbrysostome  ou  même  avoir  été  les  instru- 
ments dociles  de  ses  vengeances;  je  veux  parler  des 
diaconesses.  La  première  qu'il  ût  appeler  devant  son 
tribunal  fut  Olympias,  cette  matrone  illustre,  si  célèbre 
dans  tout  l'Orient  par  l'éclat  de  sa  naissance,  la  hau- 
teur de  son  âme  et  cette  immense  fortune  qu'elle  avait 
dépensée  à  nourrir  les  pauvres  et  l'Église;  elle  était 
d'ailleurs  une  de  celles  à  qui  Gbrysostome  en  partant 
avait  adressé  ses  dernières  recommandations.  Avant  de 
ramener  en  face  d'Optatus,  les  appariteurs,  comme 
pour  réprouver,  la  promenèrent  à  travers  les  instru- 
ments de  supplice  que  préparaient  les  bourreaux.  Le 
préfet,  en  l'apercevant,  lui  demanda  d'une  voix  mena- 
çante pourquoi  elle  avait  mis  le  feu  à  la  basilique  de 


320  JEAN    GHRYSOSTOME 

Sainte-Sophie.  «  Ma  vie  entière,  répondit-elle  a?ec 
calme,  suffit  pour  réfuter  une  pareille  imputation  ;  j*ai 
été  riche  autrefois,  et  on  sait  que  mes  richesses  ont  été 
employées  à  construire  ou  à  décorer  les  temples  de 
Dieu;  ce  n'est  pas  comme  cela  qu'on  apprend  à  les 
brûler*.  -—  Oh  !  je  connais  ta  vie !...  s'écria  le  préfeten 
colère.  —  Eh  bien,  si  tu  connais  ma  vie,  répliqua- 
t-elle  avec  hauteur,  descends  de  ce  tribunal  où  tu 
sièges  comme  juge  et  viens  t'asseoir  ici  comme  accu- 
sateur; un  autre  jugera  entre  nous^..  »  Or  le  banc 
des  accusateurs  était  vide. 

Interdit  partant  de  présence  d'esprit  et  de  courage, 
le  préfet  feignit  de  prendre  le  change  et  ne  parla  plus 
de  l'accusation  d'incendie  ;  mais,  donnant  à  sa  voix  un 
ton  de  commisération  hypocrite,  «  je  veux,  dit-il 
adresser  un  conseil  à  toi  et  à  toutes  celles  qui  te  res- 
semblent :  vous  êtes  folles,  vous  autres  femmes,  de 
repousser  comme  vous  faites  la  communion  de?otre 
évêque,  quand  les  tribulations  et  les  châtiments  sont 
la  conséquence  infaillible  de  votre  conduite.  Groyez- 
moi,  revenez  à  résipiscence  tandis  qu'il  en  est  encore 
temps'.  »  On  voit  que  l'accusation  avait  changé  de 


1.  Interroganti  prsefecto  cur  ecclesiam  iocendisset,  respondit  : 
Non  est  hoc  vit»  meœ  institutam.  Ego  enim  facaltates  meas  que 
multœ  erant  et  maxim»,  templis  Dei  iastaurandis  impendi.  SozooIm 
vm,  24. 

2.  Cumque  ille  diceret  sibi  probe  cognitam  esse  vivendi  rationem, 
Bubjecit  illa  :  Ta  ergo  in  accusatoris  locum  transi,  et  alius  de  nobis 
judicet.  Sozom.,  ibid. 

3.  Veluti  consulendi  gratia,  tam  Olympiadi  quam  reliquis  malie- 
ribus  amentiam  exprobravit,  qu»  communionem  episcopi  sui  aversa- 
rentur.  jd.,  1.  c. 


ET  L'IMPÉRATRIGB   EUDOXIE.  324 

face;  au  lieu  du  crime  d'incendie,  c'était  celui  de 
rébellion  et  de  schisme.  Cette  manœuvre  n'échappa 
point  à  Olympias.  «  Optatus,  lui  dit-elle,  il  n'est  pas 
juste  qu'ayant  été  amenée  ici  avec  une  multitude  de 
gens  pour  ayoir  à  m'expliquer  au  sujet  d'un  crime  que 
je  n'ai  point  commis  et  dont  aucun  témoignage  ne 
peut  me  conyaincre,  tu  viennes  interrompre  la  défense 
pour  m'occuper  de  griefs  qui  n'ont  point  de  rapports 
avec  celui-ci  ^  Si  c'est  un  nouveau  crime  dont  tu  me 
trouves  coupable  et  une  nouvelle  accusation  que  tu 
m'intentes,  permets-moi  de  consulter  des  avocats  avant 
de  te  répondre,  car  si,  contre  la  justice  et  les  lois,  je 
suis  forcée  de  communiquer  avec  qui  je  ne  dois  point 
le  faire,  je  saurai  du  moins  jusqu'où  le  devoir  et  la 
conscience  m'obligent.  »  Le  préfet,  mis  à  bout,  lui 
assigna  un  délai  pour  consulter  ses  défenseurs  et 
revenir  à  sa  barre.  Elle  y  revint  au  bout  de  quelque 
temps,  aussi  inflexible  que  la  première  fois.  Le  juge 
la  condamna  à  une  amende  considérable  et  à  l'exil  \ 
Elle  accepta  tout  plutôt  que  de  communiquer  avec 
Ârsace ,  et  son  exil  fut  fixé  d'abord  à  Gyzique ,  puis 
à  Nicomédie;  mais,  comme  elle  avait  des  amis  puis- 
sants à  la  cour,  on  ne  pressa  point  son  départ. 

Pentadia,  la  seconde  des  diaconesses  dans  l'affec- 
tion  de  Ghrysostome  et  qui  avait  reçu  ses  adieux  au 
baptistère  avec  Olympias,  Salvina  et  Ampructé,  fut 

1.  Minime  œquam  est,  inquit,  ut  qu»  in  multitudine  per  calum- 
niam  capta,  in  Judicio  vero  nallius  criminis  convicta  eum,  ad  defen'' 
sionem  trahar  qaerelarum  qae  in  judicium  non  venerint.  Sozom., 
Tin,  24. 

2.  Altero  autem  die,  cam  eam  exhiberi  Juesisset,  magno  auri  pon- 
dère mulctayit.  Sozom.,  ibid. 

21 


3n  JEAN  CHRYSOSTOME. 

amenée,  la  seconde  aussi,  devant  le  tribanal  da  pré- 
fet. La  yeuye  du  consul  Timasius  n*y  trouva,  comme 
sa  compagne  Olympias,  qu*insultes  brutales  et  cruauté. 
Une  lettre  que  lui  écrivit  plus  tard  Ghrysostome  nous 
donne  le  tableau  résumé  de  ce  qu'elle  eut  alors  &  souf- 
frir ;  on  y  voit  avec  quelle  rage  la  coui*  et  les  agents  de 
la  cour  poursuivaient  ces  nobles  femmes  qui  joignaient 
au  crime  d'un  dévouement  invincible  à  l'archevêque 
celui  d'une  fortune  et  d'un  rang  qui  rejaillissaient  sur 
sa  cause  en  l'ennoblissant.  «  Réjouissez-vous,  lui  disait 
Ghrysostome,  répondant  du  fond  de  son  exil  aux  détails 
qu'elle  lui  donnait  de  sa  confession,  réjouissez-vous, 
car  vous  avez  été  facilement  victorieuse  :  d'un  mot, 
vous  avez  confondu  l'impudence  des  bêtes  féroces  et 
bâillonné  leur  bouche  pleine  de  rage^  La  vérité,  pour 
laquelle  vous  combattiez  et  contre  laquelle  on  tous 
égorgeait,  a  cette  force  en  effet,  qu'un  mot  lui  suffît 
pour  triompher  des  sycophantes,  tandis  que  le  men- 
songe a  beau  s'envelopper  d'un  tissu  d'artifices,  il 
tombe  et  se  dissipe  au  moindre  vent,  plus  faible  qu'une 
toile  d'araignée...  Quelle  embûche  n'ont -ils  pas 
essayée  contre  vous?  quel  genre  de  machines  n'oot-ils 
pas  fait  mouvoir  pour  ébranler  votre  âme  si  forte,  si 
généreuse,  si  fidèle  à  Dieu?  Vous  qui  ne  connaissiez 
rien  au  monde  que  l'église  et  votre  chambre,  ils  tous 
ont  traînée  au  forum,  du  forum  au  tribunal,  du  tribu- 
nal à  la  prison.  Ils  ont  aiguisé  les  langues  de  faux 
témoind,  forgé  de  misérables  calomnies,  et  pour  tous 

1.  HuJuBmodi  belluanim  ora  facili  negotio  compreaseris,  impuden- 
tesque  eorum  lingaas  et  rabida  ora  obstruxeris.  Chrys.,  Epist,  94  ad 
Pmtad. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  3S3 

effrayer  ils  ont  commis  des  meurtres  sous  vos  yeux. 
Vous  avez  vu  des  torrents  de  sang  couler,  des  corps  de 
jeunes  gens  déchirés  par  le  fer,  consumés  par  le  feu, 
des  personnages  illustres  et  en  grand  nombre  couverts 
de  plaies  et  livrés  aux  tortures,  enfin  il  n'est  pas  une 
pierre  qu'on  n'ait  remuée  pour  vous  épouvanter,  et 
vous  amener  par  la  crainte  à  dire  le  contraire  de  ce 
que  vous  aviez  vu  ^  Vous,  semblable  à  un  aigle  qui 
s'élance  vers  le  ciel,  vous  avez  rompu  leurs  filets  pour 
gagner  ces  sphères  sereines  et  libres  où  la  vertu  se 
complaît.  Non-seulement  ils  n'ont  pas  su  vous  enve- 
lopper de  leurs  lacs,  mais  ils  s'y  sont  pris  eux-mêmes; 
mais  cette  accusation  d'incendie,  que  de  misérables  et 
malheureux  hommes  dirigeaient  contre  vous  comme 
un  sujet  de  triomphe,  n'a  servi  qu'à  les  convaincre  de 
calomnie  par  votre  bouche...  Songez  donc  à  ce  qui 
s'est  passé,  à  tous  les  flots  qui  vous  ont  soulevée  sans 
pouvoir  vous  entraîner  et  faire  de  vous  le  jouet  de  la 
tempête,  à  tous  les  orages  qui  n'ont  pu  vous  faire  som- 
brer, et  au  milieu  desquels  votre  barque  a  sillonné 
tranquillement  une  mer  furieuse.  Songez  à  tout  cela  ; 
mais  regardez  aussi  devant  vous  le  port  qui  est  proche 
et  où  se  préparent  vos  couronnes*.  » 

1.  In  forum  te  qu»  prêter  eccleùam  et  cubiculum  nihil  noras  per- 
traierunt,  a  foro  ad  tribunalia,  a  tribaDalibus  ad  carcerem.  Falsorum 
teatîuin  linguas  acuerunt,  impudentem  calumniam  concinnarunt, 
csdes  perpetrarant,  cruoris  torrentes  profuderunt,  igni  ac  ferro  Juve- 
num  corpora  consumpsenint,  multis  ac  pneclaris  viris  plagas  et  cru- 
ciatus  intalerunt,  nullum  deoiqae  lapidem  non  moverunt,  quo  te 
metu  perterritam  hue  adigerent,  ut  iis  que  videras  contraria  diceres. 
Chrys.,  Epist.  04  ad  Pmtad» 

2.  Portum  etiam  una  cum  plurimis  coronis  propediem  exspect'u 
Cbiys.,  ibid. 


324  JEAN    CHRYSOSTOME 

Après  Pentadia,  ce  fut  le  tour  d'Ampructé  et  des 
autres  diaconesses  ou  daines  attachées  à  l'Église;  mais 
l'histoire  ne  mentionne  point  Sahina  parmi  les  accu- 
sées. La  cour  exempta  sans  doute  d'une  comparution 
ignominieuse  cette  fille  d'un  roi  maure  devenue  Ro- 
maine par  son  mariage  avec  un  parent  du  grand 
Théodose,  et  alliée    par  conséquent  à  l'empereur 
régnant.  Beaucoup  d'autres  femmes  moins  illustres 
souffrirent  comme  celles-ci  pour  une  cause  qu'elles 
croyaient  être  celle  de  Dieu.  Plusieurs  furent  torturées, 
flagellées,  déchirées  avec  des  ongles  de  fer  :  quelques- 
unes  périrent  ou  sur  le  chevalet  ou  dans  les  geôles. 
Le  nouvel  archevêque,  de  son  côté,  déclara  la  guerre 
aux  couvents  pour  les  forcer  à  le  reconnaître;  tous  les 
moyens  de  coercition  furent  employés,  la  menace,  les 
châtiments  et  jusqu'à  la  faim;  on  interceptait  leurs 
provisions,  espérant  les  réduire  par  la  famine.  On 
obtint  ainsi  l'acquiescement  de  beaucoup  de  moines 
ou  de  religieuses  :  que  pouvaient  faire  ces  malheu- 
reux? Leur  soumission  devenait  pour  Arsace  autant  de 
victoires  que  le  parti  ennemi  de  Ghrysostome  célébrait 
avec  jactance.  Olympias  avait  fondé  dans  Gonstanti- 
nople  un  couvent  de  vierges  auquel  elle  attachait  toute 
son  affection  et  tous  ses  soins.  Pendant  son  procès,  les 
pauvres  filles,  se  croyant  abandonnées,  cédèrent  aux 
sollicitations  ou  à  la  crainte  et  firent  leur  paix  avec 
l'intrus  ;  Olympias  ne  les  revit  jamais. 

11  y  avait  en  ce  temps  à  Constantinople  une  vierge 
déjà  fort  âgée,  connue  et  respectée  de  tout  le  monde  ; 
elle  était  Bithynienne,  d'une  famille  riche  et  distinguée 
de  Nicomédie,  et  se  nommait   Nicarète,  c'est^-dire 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  325 

Vertu  victorieuse*.  La  vertu  de  Nicarëte,  c'était  la  cha- 
rité. Maîtresse  d*un  grand  patrimoine,  elle  le  dispersa, 
suivant  le  mot  de  l'Écriture,  en  aumônes,  en  libérali- 
tés aux  églises,  en  bienfaits  de  toute  sorte.  Pour  être 
plus  à  mémQ  de  le  placer,  elle  vint  à  Gonstantinople, 
ce  foyer  des  misères  comme  des  splendeurs  de  l'em- 
pire, et  s'y  fit  pauvre  pour  être  plus  près  des  pauvres 
et  les  pouvoir  mieux  assister.  Par  l'inspiration  d'une 
charité  presque  surhumaine,  elle  apprit  la  médecine 
et  la  préparation  des  remèdes,  transformant  sa  maison 
en  laboratoire  de  drogues,  qu'elle  distribuait  aux  indi- 
gents malades,  et  que  la  plupart  du  temps  elle  leur 
portait  elle-même'.  Elle  devint  bientôt  le  médecin  de 
tout  le  peuple  de  Gonstantinople,  qui  disait  avec  une 
naïve  confiance  :  «  Les  remèdes  de  Nicarète  guérissent 
toujours.  ))  La  vie  obscure  où  se  confinait  la  noble 
femme  n'avait  point  effacé  chez  elle  les  dons  de  l'es- 
prit et  ceux  du  savoir;  un  historien  ecclésiastique  qui 
la  connut  nous  dit  que  sa  conversation  était  grave,  éle- 
vée, nourrie  des  préceptes  de  la  divine  philosophie  où 
elle  avait  puisé  le  goût  de  la  retraite.  Plus  d'une  fois 
on  voulut  la  faire  entrer  dans  TÉglise,  soit  comme  dia- 
conesse, soit  comme  supérieure  de  quelque  congréga- 
tion de  filles;  elle  refusa  obstinément,  repoussant  jus- 
qu'aux vives  instances  de  Ghrysostome '.  La  charité, 

1.  Ex  quibas  fait  Nicarete  Bithyna,  nobili  génère  apud  Nicome- 
dienses  orta,  ob  perpetaam  virginitatem ,  et  ob  vit»  sanctimoniam 
celeberrima.  Sozom.,  viii,  23. 

2.  Cum  esset  admodam  ingeniosa,  et  promptao  erga  omnes  huma- 
nitatis,  medicamenta  diTersi  generis  préparait  ad  usas  pauperum 
sgrotantium.  Id.,  ibid. 

3*  Nam  ob  modestiam  animi,  ac  philosopbi»  stadium,  perpetuo 


326  JBâN  GHRYSOSTOME 

cachée  entre  elle,  les  pauvres  et  Dieu,  c'était  la  yoca- 
tion  qu'elle  s'était  donnée.  Le  préfet  Optatus  eut  Taf- 
freux  courage  d'aller  chercher  cette  sainte  fille  dans  sa 
retraite  pour  la  forcer  de  renier  son  archevêque  légi- 
time et  de  communiquer  avec  l'intrus;  il  eut  un  cou- 
rage  plus  affreux  encore,  celui  de  punir  son  refus 
d'une  forte  amende.  C'était  confisquer  le  pain  des 
pauvres.  Nicarëte  ruinée  sut  encore  être  charitable  : 
elle  se  fit  une  vie  en  commun  avec  ses  servantes,  man- 
geant, s'babillant  comme  elles,  et  à  force  d'économies 
sur  elle-même,  elle  trouva  le  moyen  de  guérir  toujours 
des  malades  et  de  nourrir  des  gens  qui  mouraient  de 
taijn^.  Sa  charité  finit  par  sembler  trop  factieuse,  et 
les  ennemis  de  Ghrysostome  la  firent  exiler  en 
Bithynie. 

Ces  événements  se  passaient  à  l'insu  de  Ghryso- 
stome,  tandis  qu'on  le  traînait  d'étape  en  étape  aux 
extrémités  de  l'empire.  L'absence  de  communications 
avec  ses  amis,  l'incertitude  et  l'irrégularité  de  la  cor- 
respondance furent  pour  lui  peut-être  le  plus  insup- 
portable des  maux  de  l'exil.  II  ne  savait  que  par  ouï- 
dire,  le  long  de  sa  route,  ce  qui  lui  importait  le  plus, 
le  sort  de  son  église,  celui  de  ses  frères,  le  sien  propre, 
et  lorsque  les  faits  parvenaient  à  sa  connaissance  par 
des  lettres,  ils  étaient  consommés,  irrévocables,  ou 


latere  studebat:  ita  ut  nec  honorem  dlaconiàsas  unquam  ambierit,  nec 
vîrginibus  ecclesiasticis  prasesse,  licet  Joanne  saspias  eam  boitante 
Yoluerit.  Sozom.,  viii,  23. 

1.  Paacis  sibi  relictis,  propter  bonam  ac  prudentem  dispensaodi 
rationem,  ipsa  licet  provecta  jam  etate,  una  cum  domeaticis  cuncta 
habcret  et  aliis  abuode  sappeditaret.  Id.,  ibid. 


ET   LMMPÉRATRIGB   EUDOXIE.  327 

venaient  le  frapper  à  Timproyiste  comme  des  coups 
de  fondre.  Avec  un  esprit  tel  que  le  sien,  c'était  le  sup- 
plice de  mille  morts.  Le  bruit  lui  étant  arrivé,  entre 
Ghalcédoine  et  Nicée,  qu'on  s'occupait  à  Gonstantinople 
de  son  remplacement,  il  s'était  hâté  de  mander  à 
Olympias  qu'elle  employât  tout  pour  empêcher  une 
élection  qui  ne  pouvait  qu'être  funeste  dans  les  circon- 
stances présentes.  «  Si  cette  élection  se  &it,  lui  écri- 
vait-il, il  se  passera  deux  choses  non  moins  affligeantes 
pour  moi  que  pernicieuses  pour  l'Église.  D'abord  celui 
qu'on  me  donnera  pour  successeur  sera  choisi  par  des 
hommes  qui  n'en  ont  pas  le  droit,  et  que  l'Église  con- 
naît déjà  pour  ses  persécuteurs;  ensuite,  il  est  évident 
que  ces  gens-là  n'ont  pas  le  dessein  de  faire  un  bon 
choix.  Or  qui  peut  prévoir,  au  milieu  du  trouble  des 
esprits,  les  conséquences  d'une  mauvaise  élection?  » 
Cette  lettre  nous  révèle,  avec  les  inquiétudes  de  l'exilé, 
l'autorité  morale  qu'exerçait  en  temps  ordinaire  la 
diaconesse  Olympias  dans  le  clergé,  le  peuple,  et  même 
près  de  la  cour;  mais  la  face  des  choses  était  changée, 
et  Ghrysostome  l'ignorait. 

L'élection  d'Arsace,  lorsqu'il  l'apprit  plus  tard,  lui 
causa  une  indignation  violente,  et  il  s'en  explique  dans 
une  lettre  à  un  de  ses  fidèles,  l'évéque  Gyriacus  de 
Synnades.  «  On  m'a  rapporté,  dit-il,  ce  qui  s'est  passé 
en  la  personne  d'Arsace,  ce  radoteur  imbécile,  éleyé 
par  l'impératrice  sur  mon  siège  épiscopaP.  J'ai  su  les 
cruautés  exercées  par  l'infâme  contre  nos  frères  qui 


i.  AUatam  antem  ad  me  est  de  deliro  illo  Ârsacio,  quem  Impera- 
trix  în  throDO  collocayit.  Chrys.,  Ejntt.  1S5  ad  Cyriac. 


318  JEAN    CHRTSOSTOMfi 

n*0Dt  pas  voulu  communiquer  avec  lui,  et  comment 
plusieurs  d'entre  eux  sont  morts  en  prison  pour  la 
défense  de  ma  cause.  C'est  un  loup  sous  une  peau  de 
brebis,  un  adultère  sous  un  masque  d'évêque  ;  de  même 
en  effet  qu'on  appelle  adultère  la  femme  qui,  du  vivant 
de  son  mari,  a  commerce  avec  un  autre  homme,  ainsi 
Arsace  est  un  adultère,  non  selon  la  chair,  mais  selon 
l'esprit,  puisque,  moi  vivant,  il  m'a  enlevé  l'église  dont 
je  suis  l'époux  ^  »  Dans  une  lettre  à  Olympias,  dont  il 
comprend  toute  la  douleur,  il  l'exhorte  à  ne  point  se 
laisser  abattre  par  un  tel  événement,  les  bonnes  causes 
et  les  hommes  de  bien  étant  soumis  à  des  épreuves 
dont  la  providence  de  Dieu  connaît  seule  le  secret. 
«  Barabbas,  lui  dit-il,  n'a-t-il  pas  été  préféré  à  Jésus? 
Et  pendant  que  le  peuple  juif  demandait  la  délivrance 
d'un  voleur  et  d'un  meurtrier,  ne  voulait-il  pas  qu'on 
crucifiât  l'auteur  même  de  son  salut  '?  d  II  lui  disait 
encore  dans  une  autre  lettre  :  a  Ne  vous  affligez  pas 
jusqu'à  l'abattement  du  cœur  de  ce  que  telle  église  est 
assaillie  par  des  vagues  furieuses,  telle  autre  ébranlée 
par  une  tempête,  telle  autre  encore  frappée  d'insup- 
portables plaies;  de  ce  que  celle-ci  a  reçu  chez  elle  un 
loup  au  lieu  d'un  pasteur,  celle-là  un  pirate  au  lieu  d'un 
pilote,  un  bourreau  au  lieu  d'un  médecin;  oui,  pleu- 
rez-en ,  ressentez-en  de  la  douleur,  mais  une  douleur 
modérée,  forte,  courageuse,  et  n'oubliez  pas,  en  &ce 

1.  Siquidem  lupus  ille,  ovis  speciem  pnB  se  ferens,  etsi  episcopi 
lanram  gerat,  adulter  tamen  est.  Ut  enim  mulier  adultéra  yocatur  que 
Yiyente  yiro  alteri  nubit  ;  eodem  modo  hic  quoque  adulter  est.  Ghiys., 
Epist,  125  ad  Cyriac. 

2.  Chrys.,  Epitt,  2  ad  (Hymp, 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  319 

des  décrets  de  Dieu,  que  rien  n'est  plus  pernicieux 
à  l'Ame,  plus  préjudiciable  au  salut  que  le  désespoir  ^  » 
Au  fond,  son  cœur  était  ulcéré,  et  chaque  nouyelle 
d'une  défection  à  sa  cause  parmi  ses  fidèles  venait  le 
brûler  comme  un  fer  chaud.  Aussi  les  exhortait-il  de 
loin  et  leur  tressait-il  des  couronnes  célestes  comme  la 
mère  des  Macchabées  à  ses  enfants.  Il  avait  bien  dit  à 
ses  diaconesses  lors  de  ses  adieux  dans  le  baptistère  de 
Sainte-Sophie  :  «  Acceptez  le  successeur  qu'on  me 
donnera  comme  si  c'était  moi-même,  afin  de  ne  point 
diviser  l'Église  ;  »  mais  il  avait  ajouté  :  a  si  ce  succes- 
seur arrive  à  mon  siège  sans  brigue  et  par  une  sincère 
élection  du  peuple.  »  Il  n'avait  jamais  dit  et  n'aurait 
jamais  pu  dire  :  «  Recevez  comme  moi-même  mon 
ennemi,  mon  dénonciateur  ou  un  des  juges  prévari- 
cateurs qui  m'ont  condamné.  »  C'eût  été  justifier  en 
quelque  sorte  sa  condamnation  et  douter  de  sa  cause 
jusqu'à  la  renier;  or,  à  ses  yeux  comme  aux  yeux  des 
vrais  catholiques,  sa  cause,  c'était  celle  de  Dieu. 


IL 


Nicée,  où  Chrysostome  arriva  dans  les  derniers 
jours  de  juin,  lui  procura  un  repos  nécessaire  après 
tant  de  fatigues.  Les  brises  rafraîchissantes  du  lac 
Ascanius  calmèrent  peu  à  peu  les  ardeurs  de  la  fièvre 
qui  le  dévorait  :  cette  grande  ville  lui  off'rait  d'ailleurs 
tous  les  moyens  de  médication  désirables,  les  bains 

1.  Clirys.,  Episl,  2  ad  Olymp. 


330  JEAN    CHRYSOSTOME 

surtout,  qui  étaient  devenus  son  premier  besoin,  a  L'air 
de  Nicée  m'a  remis*,  »  écrivait-il  lui-même.  S'il  y 
retrouva  la  santé,  il  n'y  rencontra  pas  ce  qu'il  désirait 
à  régal  de  la  santé,  des  lettres  de  ses  meilleurs  amis, 
du  prêtre  Tigrius  par  exemple,  et  surtout  d'Olympias, 
sa  religieuse  âlle  et  sa  dame  bien-aimée,  comme  il 
l'appelle,  cette  douce  confidente  de  ses  maux,  grâce  à 
qui  nous  connaissons  non-seulement  les  actions,  mais 
les  plus  intimes  pensées  de  l'exilé  entre  son  départ  de 
Gonstantinople  et  sa  mort.  Cette  absence  de  lettres  le 
contraria  ;  il  ne  nous  le  cache  pas.  Tantôt  il  accusait 
ses  amis  d'indifférence  ou  du  moins  d'une  négligence 
cruelle,  tantôt  il  se  figurait  qu'ils  étaient  malades  ou 
enveloppés  dans  sa  disgrâce  ;  mais  il  n'osait  aborder  la 
triste  vérité.  Il  en  voulait  principalement  à  Olympias, 
à  moins  qu'elle  ne  fût  mourante,  auquel  cas  il  lui  par- 
donnait trop.  Nous  aurons  à  parler  souvent  dans  la 
suite  de  ces  récits  de  l'amitié  qui  unissait  Ghrysostome 
et  Olympias  ;  jamais  plus  vive  et  plus  touchante  affec- 
tion n'exista  entre  deux  êtres  rapprochés  seulement 
par  un  lien  spirituel.  C'était  une  àme  en  deux  corps, 
ou  plutôt  c'étaient  deux  âmes  semblables  subordonnées 
l'une  à  l'autre.  Je  me  sers  ici  des  formules  mêmes  du 
grand  moraliste  lorsque,  dans  ses  écrits,  il  veut  carac- 
tériser les  amitiés  chrétiennes.  La  première,  celle 
d'Olympias,  était  tendre  et  dévouée  à  l'excès  :  forte  jus- 
qu'à l'héroïsme  en  face  de  ses  propres  maux,  faible  jus- 
qu'au plus  pusillanime  abattement  devant  ceux  de 
l'homme  qui  était  pour  elle  un  ami,  un  père,  un  guide 

i.  Aer  bénigne  nobiscum  egit  Chrys.,  EpisL  10  ad  Olymp. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EDDOXIE.  334 

céleste,  presque  un  dieu.  La  seconde,  celle  de  Ghry- 
sostome,  énergique  et  dominatrice,  soutenait  l'autre 
dans  ses  défaillances,  comme  une  plante  délicate  qui 
a  besoin  de  redressement  et  de  support.  Le  gouverne- 
ment de  cette  âme  vouée  à  la  sienne  était  pour  Chry- 
sostome  un  de  ses  plus  chers  et  de  ses  plus  impérieux 
devoirs.  Nous  le  verrons  aux  plus  mauvais  jours  de 
son  exil  consacrer  une  partie  des  loisirs  que  lui  laisse 
la  captivité  à  combattre  dans  son  amie,  par  de  tendres 
exhortations  et  souvent  de  dures  réprimandes,  des 
excès  de  douleur  qui  minent  sa  vie,  et  la  font  presque 
douter  de  la  Providence.  Ses  deux  derniers  ouvrages, 
les  plus  parfaits  peut-être  de  tous,  sont  employés  à  sou- 
tenir cette  thèse,  que  la  persécution  dont  il  est  l'objet 
est  une  grâce  d'en  haut  dont  ses  amis  doivent  bénir 
Dieu,  comme  il  se  plaît  lui-même  à  le  faire.  Ces  deux 
traités  composés  dans  le  donjon  d'un  château  fort,  il 
les  écrit  pour  Olympias. 

Si  Chrysostome  ne  recevait  point  de  Consianti- 
Dople  les  nouvelles  qu'il  désirait,  il  en  reçut  une  en 
revanche  dont  il  se  serait  volontiers  passé.  Le  rescrit 
impérial  que  son  escorte  et  lui  attendaient  si  impa- 
tiemment, ils  le  trouvèrent  à  Nicée;  Tempereur  fixait 
la  résidence  de  l'exilé  à  Gueuse*,  dans  la  Petite-Armé- 
nie, et  non  à  Sébaste,  dans  l'Arménie  supérieure, 
comme  celui-ci  l'avait  demandé.  Ce  fut  pour  lui 
un  grand  sujet  de  chagrin.  Gueuse  était  une  petite 
ville  pauvre,  sans  commerce  comme  sans  ressources 


1.  Eum  in  parvum  quoddain  ac  desertvm  Armeni»  oppidum  rele- 
garunt,  cui  nomen  est  Cacuso.  Thcodor.,  v,  3i. 


332  JEAN    GHRYSOSTOME 

pour  la  vie  de  l'esprit,  perdue  au  fond  d'une  vallée 
sauvage  du  Taurus,  à  l'entre-croisement  des  chaînes  de 
l'Arménie  et  de  la  Gappadoce.  L'histoire  pro&ne  ne  la 
nomme  point,  mais  elle  avait  acquis  quelque  célébrité 
dans  l'histoire  ecclésiastique  pour  avoir  senri  de  lieu 
de  bannissement  et  de  tombeau  à  un  archevêque  de 
Gonstantinople,  Paul,  martyr  de  la  persécution  arienne 
sous  le  règne  de  Constance  :  une  pareUle  gloire  avait 
dû  attirer  sur  elle  le  choix  d'Eudoxie.  Ce  rapproche- 
ment peut-être  ou  du  moins  la  certitude  d'une  telle 
prison  fut  pour  lui  comme  un  coup  de  foudre,  car  il 
avait  bien  compté  que  ses  amis  lui  obtiendraient 
Sébaste;  —  ils  n'avaient  donc  rien  fait  pour  lui,  eux, 
si  influents,  si  puissants  quand  ils  voulaient,  et  qui  se 
targuaient  de  la  constance  de  leur  dévouement;  ils 
n'avaient  pas  daigné  lui  tendre  la  main  pour  le  sau- 
ver I  On  le  supposait  déjà  mort,  et  on  le  rejetait  comme 
un  cadavre  I  —  Tous  ces  ombrages  l'assaillirent,  et  il 
était  presque  désespéré,  moins  encore  de  son  propre 
sort  que  de  l'abandon  possible  de  ceux  qu'il  aimait^. 
Il  dut  s'en  vouloir  à  lui-même  de  ces  injustices  lors- 
qu'il connut  plus  tard  la  vérité.  Les  amis  qu'il  accu- 
sait d'indifférence  avaient  remué  ciel  et  terre  pour 
obtenir  de  l'empereur  la  résidence  de  Sébaste,  et 
l'empereur  était  près  de  céder  quand  l'impératrice 
intervint  et  exigea  Gueuse'.  On  voit  que  les  ressenti- 
ments d'Augusta  ne  s'adoucissaient  point  avec  la  vic- 
toire, car  une  pareille  résidence  était  une  aggravation 
cruelle  de  l'exil. 

i.  Chrys.,  Epist.  12, 14,  120, 193,  ^14. 
2.  Id.,  Epist.  125. 


ET  UIMPËRATRIGB   EUDOXIK.  333 

Sons  Fempire  de  ces  injustes  soupçons,  que  rien 
n'avait  encore  dissipés,  il  écrivait  quelques  semaines 
après  à  nue  matrone  de  Gonstantinople  nommée  Théo- 
dora  :  c(  Ne  cessez  point  de  faire  honte  à  ceux  qui  pro- 
fessent quelque  affection  pour  moi  de  ce  que,  possédant 
tant  d'amis  si  riches,  si  importants,  je  n'aie  pu  obte- 
nir ce  qui  s'accorde  aux  plus  scélérats  des  hommes, 
un*exil  moins  dur  et  moins  éloignée  »  Il  n'osa  point 
verser  son  chagrin  en  termes  aussi  amers  dans  le  cœur 
d'Olympias,  de  peur  de  la  blesser  par  une  accusation 
dont  elle  pouvait  prendre  une  grande  part  pour  elle- 
même  ;  il  n'en  eut  pas  le  courage  ;  son  langage,  dans 
la  lettre  qu'il  lui  écrit  en  partant  de  Nicée,  est  tout 
différent  ;  cependant  la  même  pensée  y  perce  sous  des 
mots  plus  doux.  «  N'allez  pas,  lui  dit-il,  vous  tour- 
menter de  ce  que  mes  amis  n'ont  pu  obtenir  pour 
moi  la  résidence  que  j'avais  demandée.  Je  suis  rési- 
gné à  celle-ci,  et  je  la  regarde  comme  un  bienfait. 
Peut-être  mes  amis  ont-il  voulu  me  servir  et  ne  l'ont- 
ils  pas  pu^  Gloire  à  Dieu  en  toutes  choses!  Je  ne 
cesserai  jamais  de  répéter  ce  mot,  quoi  qu'il  me  puisse 
advenir.  »  Il  donna  d'ailleurs  à  Olympias,  pour  la  ras- 
surer, des  détails  d'une  exagération  évidente  sur  son 
état.  c(  Il  faut,  écrivait-il,   que  vous  chassiez  toute 

1.  Ne  eos,  quibus  amamur,  probris  unquam  insectari  désistas, 
quod  cum  tôt  amicos,  tantisque  opibus  et  potentia  pneditos  habeamus, 
baod  tamen  illad  consecuti  sumus,  quod  etiam  scelerati  homines  im- 
pétrant, nempe  ut  in  mitiore  ac  propinquiore  aliquo  loco  collocareinur. 
Ghrys.,  Epist.  120  ad  Theodoram, 

2.  Qaid  enioi  angeris,  quod  nos  e  Cqcuso  alio  transferre  nequi- 
▼isti?  Quod  si  res  perfici  non  potuit,  non  tamen  proinde  angi  oportet. 
Chrys.,  EpUt.  14  ad  (Hymp. 


334  JEAN    CHRYSOSTOHE 

crainte  au  sujet  de  mou  voyage  ;  mon  corps  semble 
avoir  pris  plus  de  force  et  de  santé  ;  Tair  qu'on  respire 
ici  m*est  favorable,  et  ceux  qui  me  conduisent  déploient 
à  m'étre  utile  tout  le  zèle  imaginable,  au  delà  même 
de  ce  que  je  voudrais.  G*ést  au  moment  de  quitter 
Nicée  que  je  vous  expédie  cette  lettre  le  3  juillet.  Écri- 
vez-moi fréquemment  touchant  votre  santé.  Vous 
pouvez,  à  cet  effet,  user  de  l'entremise  de  mon  cher 
Pergamius,  en  qui  j'ai  toute  confiance.  II  ne  suffit  pas 
que  vous  me  parliez  de  la  santé  de  votre  corps,  je  veux 
savoir  davantage,  je  veux  apprendre  de  vous  que  le 
nuage  de  votre  tristesse  est  évanoui.  Si  vous  me  trans- 
mettez cette  bonne  nouvelle,  je  vous  écrirai  plus  sou- 
vent et  plus  longuement,  sûr  d'obtenir  un  des  résultais 
que  je  souhaite  le  plus  au  monde,  le  calme  de  votre 
àme^  B 

Un  de  ses  premiers  soins  durant  son  séjour  à  Nicée 
fut  d'écrire  à  ses  compagnons  d'exil,  prêtres,  évêques 
et  diacres,  arrêtés  en  route,  comme  on  l'a  vu,  par  ua 
mandement  du  préfet  et  détenus  à  Ghalcédoine  sous 
l'inculpation  du  crime  d'incendie.  La  lettre  est  simple 
et  belle;  il  les  félicite  de  souffrir,  et  de  souffrir  avec  cou- 
rage les  fers  et  la  prison,  comme  avaient  fait  les 
apôtres,  les  exhortant  à  avoir  d'autant  plus  de  con- 
fiance en  Dieu  qu'ils  endureront  plus  d'injustices  et 
de  mépris  de  la  part  des  hommes.  «  Je  ne  doute  point. 


1.  Nec  yero  de  tua  dantaxat  bona  valetadine  oertiores  nos  facita, 
verum  illud  etiam  significes  velim  mœroris  nubem  a  te  dissipatam 
esse.  Nam  si  hoc  ex  tais  litteris  intellexerimus,  sepius  quoqae  ad  te 
litteras  dabimus,  ut  qui  scribendo  aliquid  proflciamus.ChryB.,  Epist.  10 
ad  Olymp, 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  335 

ajoute-t'il,  que  yos  souffrances  mêmes  n'augmentent 
TOtre  crédit  auprès  de  Dieu,  qui  tous  accordera  plus 
de  force  encore  pour  les  supporter...  Les  apôtres 
chargés  de  chaînes  se  souvenaient  toujours  de  leur 
mission  au  fond  des  cachots,  étendant  leur  sollicitude 
sur  le  monde  entier  :  la  vôtre  aussi  se  portera  sur  les 
maux  de  nos  Églises.  Saisissez  donc  toutes  les  occa- 
sions qui  se  présenteront  d'exercer  votre  zèle  et  votre 
ardeur,  soit  par  vous-mêmes,  soit  par  d*autres,  plus 
libres  d*agir;  ne  négligez  rien,  dans  votre  conduite  ni 
dans  vos  paroles,  pour  apaiser  la  tempête  déchaînée. 
Ge  zèle  produira  de  bons  fruits,  on  n'en  saurait  dou- 
ter ;  s'il  en  était  autrement.  Dieu  ne  vous  en  récompen- 
serait pas  moins  de  vos  intentions  et  de  vos  efforts  ^)) 

Cette  lettre,  où  Ghrysostome  donne  pour  consola- 
tion à  des  gens  emprisonnés  sous  une  accusation  capi- 
tale de  s'occuper  des  maux  de  l'Église,  nous  peint  au 
juste  rétat  de  son  àme.  Ses  fatigues,  ses  ennuis,  le 
déplaisir  même  d'être  transporté  dans  une  bourgade 
aux  extrémités  de  l'empire,  tout  cela  disparut  à  la  pre- 
mière idée  d'un  devoir  à  remplir.  Chassant  alor^, 
comme  il  le  conseillait  à  Olympias,  les  nuages  de  tris- 
tesse qui  assombrissaient  son  esprit,  il  se  mit  au  tra- 
vail avec  ia  même  ardeur  et  la  même  sérénité  que  s'il 
eût  encore  été  à  ConstanUnople  dans  l'exercice  de  ses 
fonctions  épiscopales.  Ce  travail,  ce  n'était  pas  moins 
que  la  conversion  religieuse  de  la  Phénicie,  et  il  se 
l'était  donné,  il  y  avait  cinq  ans,  lors  de  la  tournée  ou 

1.  NoD  enim  dubiiim  est,  quin  cum  ex  his  qiue  patimini  majorem 
vobis  apud  Deum  flduciam  concilietis,  majores  inde  quoque  vires  adep- 
iori  ftitis.  Cbrys.,  Epist.  174  ad  Ep.,  Preib.,  etc. 


336  JBAN   CHRYSOSTOME 

plut6t  de  TexpéditioD  pastorale  dans  r  Asie  Mineure  qui 
attira  sur  lui  tant  de  haines  et  fut  le  commencement 
de  ses  longs  malheurs.  Il  avait  pu  observer  pendant 
son  voyage  dans  les  provinces  syriennes  la  situation 
de  la  Phénicie  sous  le  point  de  vue  religieux.  La  Phé- 
nicie  était  encore  païenne  malgré  les  tentatives  de  pré- 
dication faites  à  différentes  époques  par  les  évéques 
des  Églises  voisines,  ou  plutôt  ces  tentatives  n'avaient 
point  été  sérieuses  ;  d'un  côté  les  fonctionnaires  civils, 
qui  en  aucun  temps  n'aiment  à  se  créer  des  embarras 
et  que  d'ailleurs  ne  dévorait  guère  le  zèle  du  prosély- 
tisme chrétien,  ne  les  avaient  point  favorisées;  de 
l'autre,  l'entreprise  était  rude,  vu  l'humeur  récalci- 
trante des  Phéniciens.  Ce  peuple  en  effet  occupait  une 
trop  grande  place  dans  l'histoire  mythologique  de 
l'antiquité  pour  la  laisser  ravir  sans  combattre  par 
une  religion  nouvelle  ;  patrie  de  tant  de  grands  dieux 
qu'elle   avait  donnés  au  monde  païen,  la  Phénicie 
tenait  à  son  culte  comme  à  une  portion  de  son  exis- 
tence nationale.  Ces  raisons,  jointes  à  la  mollesse  de 
^autorité  civile,  faisaient  que  la  propagande  du  chris- 
tianisme y  avait  été  à  peu  près  sans  succès.  Ghryso- 
stome,  en  399,  avait  entrepris  de  réveiller  par  une  vive 
secousse  les  tiédeurs  administratives  et  religieuses. 
Voyant  l'impuissance  du  clergé  séculier  ou  son  peu  de 
zèle,  il  s'était  adressé  aux  moines,  et  en  avait  lancé 
une  troupe  déterminée  sur  ce  pays.  Les  temples  furent 
attaqués,  dévastés,  plusieurs  démolis,  les  prêtres  païens 
forcés  de  fuir  devant  la  violence  ;  le  fruit  de  ces  vic- 
toires partielles  fut  la  construction  de  quelques  églises, 
en  petit  nombre,  et  de  quelques  couvents  qui  ne 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  3i7 

durèrent  pas.  Les  magistrats,  qu'intimidait  la  puis- 
sance de  l'archevêque  de  Gonstantinople,  quoique  son 
crédit  commençât  à  baisser  près  de  la  cour,  obéirent 
à  son  impulsion  et  sortirent  pour  quelque  temps  de 
leur  engourdissement  ;  mais  les  choses  n'allèrent  pas 
longtemps  ainsi.  Avec  les  disgrâces  de  Ghrysostome, 
son  procès  au  concile  du  Chêne,  son  premier  exil, 
l'aversion  déclarée  que  lui  montraient  l'impératrice  et 
les  évoques  favoris  de  Tempereur,  son  oeuvre  déclina  ; 
sa  seconde  persécution  l'acheva  tout  à  fait.  Les  prêtres 
païens  rentrèrent  dans  leurs  temples,  et  on  les  y  laissa 
rentrer;  les  églises  à  leur  tour  furent  démolies  et  les 
moines  expulsés  de  toute  la  province  par  une  réaction 
à  laquelle  probablement  la  haine  contre  Ghrysostome 
eut  beaucoup  de  part. 

Voilà  ce  qu'apprit  l'exilé  pendant  son  séjour  à  Nicée 
par  des  prêtres  venus  de  la  Syrie  ou  de  l'Asie  Mineure. 
Son  cœur  en  fut  ému.  Profitant  des  courts  instants  que 
lui  laissait  cette  halte  sur  le  chemin  de  l'exil,  il  conçut 
l'idée  de  remonter  son  entreprise  perdue.  Il  prêcha 
tous  les  prêtres  qu'il  vit,  cherchant  à  leur  soufQer  un 
peu  de  l'ardeur  qui  le  consumait;  il  écrivit  même  à  un 
de  ses  amis  d'Antioche ,  le  prêtre  Constance ,  pour  en 
faire  un  second  lui-même  dans  la  capitale  de  la  Syrien 
Ce  n'est  pas  qu'il  crût  trouver  en  Constance  un  mis- 
sionnaire actif,  un  chef  armé  de  propagande,  exécu- 
tant lui-même  et  donnant  l'exemple  aux  travailleurs  ; 
l'ami  de  Chrysostome  n'avait  pas  ces  qualités,  quoiqu'il 
en  eût  beaucoup  d'autres,  et  d'ailleurs  plus  d'un 

Si 


338  JEAN    CHRYSOSTOME 

catholique  fidèle  dans  Antiocbe  loi  réservait  la  sacce»- 
sion  de  l'archevêque  Flavien,  arrivé  aux  limites  de 
rage.  Ce  fut  donc  un  travail  de  direction  que   lai 
imposa  Ghrysostome,    l'engageant  à   chercher  des 
ouvriers  parmi  les  moines,  lui  promettant  de  l'argent 
en  abondance,  des  armes  de  démolition,  pioches, pelles, 
leviers,  tout  ce  qu'il  fallait  en  un  mot  pour  une  pareille 
guerre,  avec  des  vivres  pour  sa  petite  armée,  qu'on 
tenterait  sans  doute  de  chasser  par  la  fiamine.  L'exilé 
promettait  tout  cela  n'ayant  pas  lui-même  une  obole, 
gardé  par  des  soldats  et  à  la  veille  d'un  voyage  lointain, 
et  pourtant  il  tint  tout  cela,  tant  sa  parole  sut  remuer 
de  cœurs  et  ouvrir  de  bourses  I  II  fit  plus  encore  :  uo 
chef  d'action  manquait  à  l'entreprise,  il  le  chercha  et  le 
trouva.  Aux  environs  de  Nicée  vivait  un  ermite  retiré 
dans  une  caverne  où  il  s'était  en  quelque  sorte  mui*é  ; 
il  avait  juré  d'y  mourir,  disait-il,  loin  de  la  yie  active 
et  du  commerce  des  hommes,  avec  lesquels  il  avait 
décidément  rompu.  Ce  fut  ce  solitaire  que  Ghrysostome 
choisit  comme  général  pour  aller  conduire  la  guerre 
chrétienne  en  Phénicie.  «  Sors  de  tes  montagnes,  lui 
écrivit-il,  et  laisse  là  ta  stérile  vocation,  qui  ne  peut 
servir  ni  aux  hommes  ni  à  Dieu.  Prends  un  bftton  et 
pars;  va  trouver  à  Antiocbe  le  prêtre  Constance,  et 
entends-toi  avec  lui  pour  renverser  les  idoles  de  la 
Phénicie  ;  il  te  fournira  tout  ce  dont  ta  sainte  milice 
aura  besoin ^»   L'^ermite  hésitait,   Ghrysostome  lui 
récrivit  avec  colère,  et  il  partit. 

Cependant  le  temps  de  séjour  était  expiré,  le  pri- 

1.  Chr}8.,  Epist.  221.  - 


ET   LMHPÉRATRIGE  BUDOXIB.  339 

sooQier  dat  se  remettre  en  marche  avec  son  escorte  le 
5  ou  6  juillet,  se  dirigeant  vers  Gésarée  de  Gappadoce  ; 
mais,  sur  le  point  de  quitter  Nicée,  il  adressa  à  sa 
chère  fille  Olympias  cette  lettre  charmante,  où  il  veut  la 
rassurer  sur  la  disposition  de  son  âme  et  sur  sa  santé  : 
a  A  mesure  qu'augmentent  nos  épreuves,  nos  conso- 
lations augmentent  aussi,  et  nous  concevons  de  plus 
riantes  espérances  pour   l'avenir;   tout   maintenant 
semble  nous  venir  à  souhait,  nous  naviguons  le  vent 
en  poupe.  Qui  l'a  vu?  qui  l'a  entendu?  Des  roches  et 
des  récifs  cachés  sous  Teau,  des  tourbillons  et  des 
Gourans  qui  se  choquent  avec  bruit,  une  nuit  sans 
lune,  un  brouillard  épais,  des  précipices,  des  écueils... 
et  pourtant ,  sillonnant  de  notre  navire  une  pareille 
mer,  nons  n'y  sommes  pas  plus  mal  que  ceux  qui  se 
balancent  mollement  dans  le  port  ^  Méditez  sur  ces 
choses  de  votre  côté,  ma  très-religieuse  dame,  élevez- 
vous  au-dessus  de  ces  tumultes  et  de  ce  fracas,  et 
informez-moi  de  votre  santé;  je  vous  en  prie.  Quant  à 
nous,  nous  sommes  vraiment  bien  et  même  joyeux, 
car  notre  corps  a  gagné  des  forces,  et  l'air  que  nous 
respirons  est  pur'...  Une  seule  chose  nous  manque, 
c'est  d'apprendre  avec  certitude  que  votre  santé  n'a 
point  souffert  ;  faites  en  sorte  que  je  le  sache,  afin  que 
j'obtienne  encore  cette  joie  et  que  je  puisse  en  reporter 
la  reconnaissance  sur  mon  seigneur  et  très-doux  fils 
Pergamius.  Si  vous  voulez  bien  nous  écrire,  conflez- 

1.  Et  tamen  per  ejan  modi  mare  nayigaQtes  nihilo  pejore  statu 
samaa  quam  qui  in  porta  jactaotur.  Ghrys.,  Epist.  il  ad  Olymp, 

2.  Nos  enim  et  in  commoda  corporis  valetudine  et  in  animi  hila- 
Titate  degimna.  Id.,  ibid. 


340  JEAN    CHRYSOSTOME 

lui  VOS  lettres,  car  c'est  on  ami  sûr  qai  nous  est  sin- 
cèrement attaché  et  qui  révère  plus  que  personne  vos 
vertus  et  votre  piété-  » 

La  route  de  Nicée  à  Gueuse  par  Gésarée,  seconde 
halte  du  voyage,  traversait  la  Phrygie  et  une  partie  de 
la  Gappadoce.  Au  sortir  de  Nicée  et  à  quelque  distance 
de  cette  ville,  elle  longeait  le  fleuve  Sangarîus,  en 
remontait  le  cours,  et  pénétrait  avec  lui  dans  les  deux 
provinces  phrygiennes  appelées  Galaties.  Dans  le  voisi- 
nage du  fleuve,  le  pays,  quoique  pauvre,  était  habitable  ; 
mais  quand  on  se  jetait  dans  l'intérieur,  on  ne  trouvait 
que  des  plaines  sans  fin,  d'une  terre  noire  et  bitumi- 
neuse qui  ressemblait  à  de  la  cendre,  et  produisait 
pour  tout  fruit  de  sèches  et  maigres  prairies  ^  Le  voya- 
geur n'y   rencontrait  que  de  rares  habitations  et 
d'immenses  troupeaux  de  moutons  d'une  laine  âpre 
et  courte  qui  parcouraient  la  campagne  sous  la  con- 
duite de  quelques  bergers.  Gomme  l'itinéraire  de 
l'escorte  lui  prescrivait  d'éviter  les  villes,  elle  ne  s'arrê- 
tait guère  que  dans  des  villages  où  on  trouvait  pour 
toute  nourriture  du  pain  dur  et  moisi  qu'il  fallait  faire 
détremper  dans  l'eau  ;  encore  cette  eau,  tirée  de  puits 
profonds,  était-elle  saumAtre,  nauséabonde,  et  plus 
propre  à  provoquer  la  soif  qu'à  l'éteindre.  Quant  aux 
bains  dont  Ghrysostome  avait  besoin,  on  eut  toutes  les 
peines  du  monde  à  les  lui  procurer.  Pendant  la  route, 
sa  souffrance  devint  extrême,  et  la  fièvre  le  reprit  pour 
ne  plus  le  quitter';  ils  avaient  sur  leur  tête  un  soleil 

1.  Pline,  Hist.  nat,,  VI,  9. 

2.  Gontinuis  nimirum  febribus  dejactus.   Chrys.,  Epist*  It  ^ 
Olymp. 


ET   L'IMPÉRATRICE  BUDOXIE.  344 

torride,  sous  les  pieds  une  poussière  presque  aussi 
chaude,  et  nulle  part  un  souffle  de  brise  ou  un  arbre 
qui  leur  procurât  quelque  ombre.  C'eût  été  peu  encore, 
si  l'inclémence  du  ciel  n'eût  été  surpassée  par  celle 
des  hommes.  Tant  que  Ghrysostome  chemina  dans  la 
seconde  Galatie,  sur  les  terres  du  diocèse  de  Pessi- 
Donte,  dont  Tévéque  Démétrius  était  son  ami,  et  pour- 
suivait même  alors  en  Italie  la  défense  de  sa  cause,  il 
eut  affaire  à  des  populations  incultes  et  peu  hospita- 
lières sans  doute,  mais  qui  ne  lui  montrèrent  aucune 
malveillance.  Il  n'en  fut  pas  de  même  dans  la  Haute- 
Galatie,  sur  les  terres  du  diocèse  d'Ancyre.  Le  métro- 
politain de  cette  ville,  Léontius,  avait  été  un  des  adver^ 
saires  les  plus  acharnés  de  Farcbevéque  et  l'orateur  qui 
avait  soutenu  plus  particulièrement  au  dernier  con- 
cile la  validité  des  canons  d'Antioche.  Il  était  vainqueur, 
mais  la  victoire  ne  Pavait  point  fléchi.  En  traversant 
les  villages  de  sa  juridiction,  Ghrysostome  courut,  à  ce 
quMl  paraît,  les  plus  grands  dangers.  Que  se  passa-t-il 
alors,  et  de  quelles  embûches  parle  l'histoire?  Les 
populations  ameutées  par  leur  évéque  se  portèrent- 
elles  à  des  violences,  à  des  menaces  de  mort  contre 
l'exilé?  Léontius  joua-t-il  dans  ces  menaces  et  dans  ces 
violences  un  rôle  personnel?  Nous  Tignorons.  Un  mot 
de  Ghrysostome  peut  nous  porter  à  supposer  toutefois 
que  le  péril  avait  été  grand,  et  que,  a  échappé  au 
GalateS  »  ainsi  qu'il  l'écrit  à  Olympias,  il  put  saluer 
dans  la  Gappadoce  une  terre  de  délivrance. 

1.  Quum  Galata  illo  qai  etiam  nobis  pœne  mortem  minitatas  est, 
defancti,  Jam  in  Cappadociam  ingredi  pararemas....  Chrys.,  EpisU  14 
ad  Olymp. 


ait  JEAN   GHRTSOSTOMB 

Là  en  efiét  an  tout  autre  spectacle  s'offirit  à  lui.  Ce 
n'étaient  plus  des  bandes  de  forcenés  Tenant  l'assaillir, 
Toutrage  à  la  boudie  ;  des  populations  respectueuses, 
dévouées,  l'attendaient  à  son  passage  ou  accouraient 
en  foule  au-devant  de  lui.  Il  y  avait  là  des  hommes  et 
des  femmes  de  toute  condition,  des  moines,  des 
vierges,  des  solitaires  descendus  de  leurs  montagnes, 
tous  déplorant  avec  larmes  l'état  où  ils  le  trouvaient 
réduit.  On  les  rencontrait  par  troupes  dans  les  villes, 
dans  les  villages,  sur  les  chemins;  ils  se  disaient 
entre  eux  :  u  Mieux  vaudrait  que  le  soleil  retirât  sa 
lumière  de  la  terre  que  de  voir  cette  bouche  d'or 
réduite  au  silence  ^  »  Chrysostome  s'efforçait  de  les 
consoler;  mais  quand  il  leur  disait  :  Ne  pleurez  pas 
ainsi  pour  moi ,  leurs  larmes  s'échappaient  avec  plus 
d'abondance  encore  :  lui-même  ne  pouvait  s'empêcher 
de  pleurer  avec  eux.  Un  incident  le  frappa  et  le  ramena 
cependant  à  de  sérieuses  réflexions.  Gomme  il  attei- 
gnait Gésarée,  des  personnes  s'approchant  de  sa  litière 
vinrent  lui  dire  à  plusieurs  reprises  :  «  Le  seigneur 
Pharétrius  f  attend  ;  il  parcourt  déjà  la  route  pour  ne 
point  manquer  ta  rencontre,  car  il  ne  souhaite  rien 
tant  que  de  te  voir  et  de  t'embrasser.  U  rassemble 
même  les  moines  de  la  ville  pour  célébrer  ta  bien- 
venue', n  Ces  propos  ne  furent  pas  sans  inquiéter 
Chrysostome.  Pharétrius  en  effet,  métropolitain  de 

1.  Satius  fuisset  solem  radios  suos  subtrabere  qoam  Joannis  oa 
conticere.  Chrys.,  EpisL  125  ad  Cyriac. 

2.  Dominus  Pharétrius  te  expectat  ac  quaquayersum  iter  fadt  oe 
tao  coogressu  fraudetur;  nihilque  non  oper»  ac  laboris  suacipit  quo  te 
videat  ac  complectatur...  Monasterîa  etiam  tnm  virorum  tum  mulierom 
commovit.  Chrys.,  EpisL  14  cui  Olymp. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  343 

Gésarée,  était  ce  même  ëvéque  dont  dous  ayons  parié 
lors  du  concile  de  Gonstantinople,  et  qui,  n'osant  pas 
venir  condamner  Jean  ouvertement  par  crainte  du 
peuple,  avait  mandé  à  la  cour  qu'il  souscrivait 
d'avance  à  tout  ce  qu'on  déciderait  contre  lui^  Non 
moins  méchant  que  Léontius,  Pharétrius  était  de  plus 
hypocrite  et  peureux,  capable  de  toute  espèce  de 
crime,  pourvu  qu'il  le  commit  dans  l'ombre  et  avec 
sécurité  ;  le  premier  avait  l'audace  du  brigand,  celui-ci 
la  lâcheté  de  l'empoisonneur.  L'itinéraire  qui  faisait 
passer  l'exilé  par  Gésarée  pour  le  conduire  à  Gueuse  le 
contrariait  vivement,  et  le  jeta  dans  une  grande  per- 
plexité, car  enfin,  s'il  le  traitait  mal,  il  ne  répondait 
pas  au  sentiment  de  son  clergé,  presque  tout  entier 
joannite,  et  démentait  la  comédie  de  commisération 
que  lui-même  avait  jouée  depuis  le  décret  de  bannisse* 
ment;  s'il  le  traitait  bien,  il  s'exposait  aux  vengeances 
de  l'impératrice  et  perdait  le  mérite  de  sa  lâcheté.  Il 
louvoyait  donc ,  attendant  quelque  événement  qui  te 
tirftt  de  peine  et  le  débarrassât  de  cet  h6te  incommode. 
Il  ne  se  trouva  point  à  la  porte  de  la  ville,  quoi- 
qu'il l'eût  annoncé ,  et  ne  fit  point  proposer  à  Ghry- 
sostome  de  descendre  au  palais  épiscopal.  Gelui-eL, 
comprenant  ce  qu'une  telle  conduite  signifiait,  accepta 
un  logement  qu'on  lui  proposa  à  l'extrémité  même  de 
Gésarée^.  Une  nombreuse  assistance  composée  d'habi- 
tants distingués  de  la  ville,  magistrats,  bourgeois, 

1.  Civitate  ne  egressos  qaidem  per  litteras  cam  advenariis  Joannis 
conaentit.  Pallad.,  dial,,  p.  37. 

2.  Hospitiam  in  extremo  urbis  recessa  nactas  sam.  Gbrys.,  EpisL  1 1 
ad  (Mymp, 


344  JEAN   GHRYSOSTOHE 

savants  et  moines,  Ty  ayait  précédé  pour  le  saluer;  le 
clergé  métropolitain  semblait  s'y  trouver  au  complet 
moins  l'évéque^  Ghrysostome,  exténué  de  fatigue, 
brûlé  par  la  fièvre,  avait  moins  besoin  de  compliments 
que  de  repos  et  de  visiteurs  que  de  médecins  ;  il  en 
demanda  un.  Il  y  en  avait  deux  dans  la  compagnie  ; 
ils  s'empressèrent  près  de  lui,  l'entourèrent  des  soins 
les  plus  attentifs,  se  montrèrent,  en  un  mot,  à  son 
égard  des  cœurs  secourables  et  affectionnés.  Un  d'eux 
insista  même  pour  raccompagner  jusqu*à  Gueuse.  Ces 
honnêtes  gens  se  nommaient  Hymnétius  et  Théodorus. 
«  Leur  douce  compassion,  nous  dit-il,  lui  fit  autant  de 
bien  que  leurs  remèdes*,  n 

Il  commença  donc  à  respirer  un  peu,  et  il  est 
curieux  de  voir  dans  ses  épancbements  d'amitié  avec 
quelle  joie  d'enfant  il  compare  les  souffrances  éprou- 
vées tout  le  long  de  la  route  au  calme  dont  il  ressent 
les  premières  douceurs.  «  Non,  s'écrie-t-il  dans  une 
lettre  à  Tbéodora  avec  moins  de  ménagement  sans 
doute  qu'il  n'en  eût  mis  avec  Olympias,  non,  les  pri- 
sonniers dans  leurs  cachots  et  les  forçats  dans  leurs 
mines  ne  souffrent  pas  ce  que  j'ai  souffert  dans  ce 
voyage  et  ce  que  je  souffre  encore  par  intervalles'. 
Dévoré  par  une  fièvre  continue  et  obligé  pourtant  de 
voyager  jour  et  nuit,  tour  à  tour  accablé  par  la  cha- 

1.  Mihi  clerici  omnes,  populus,  mooachi,  monach»,  medici  affue- 
runt,  et  quibus  perquam  officiose  acceptas  sum,  omnibus  famulantibas 
et  omnia  mihi  subministrantibas.  Ghrys.,  EpUt,  14  ad  Olympe 

2.  A  quibas  non  tam  artis  sabsidiis  quam  commiseratione  atqae 
amicitia  curabar.  Id.,  ibid. 

3.  Ils  qui  ad  metalla  damnati  aunt  et  in  yinculis  tenentur  graviora 
et  atrodora  pertolimus.  Ghrys.,  EpUt.  120  ad  Thêodor. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  345 

leur  et  consumé  par  le  besoin  de  sommeil,  je  n'ayais 
personne  pour  me  venir  en  aide  dans  mon  dénûment 
de  toutes  choses.  Enfin  je  suis  à  Gésarée  comme  le 
nautonier  dans  le  port  après  Forage  ;  mais  la  bonace 
de  ce  port  est  impuissante  à  réparer  tout  le  mal  que 
m'a  fait  la  tourmente,  tant  les  jours  précédents  m'ont 
exténué  !  A  Gésarée,  je  me  sentis  revivre  quelque  peu  ; 
j'y  bus  de  l'eau  potable,  j'y  mangeai  du  pain  qui 
n'avait  ni  dureté  ni  moisissure^,  je  ne  fus  plus  réduit 
à  me  baigner  dans  des  fonds  de  tonneau ,  et  je  pus 
coucher  dans  un  lit.  J'aurais  bien  des  choses  à  dire 
encore,  mais  je  me  contenterai  de  cela  pour  ne  point 
trop  vous  émouvoir. . .  » 

Les  nouvelles  qu'il  recueillit  à  Gésarée  ne  levèrent 
que  très  imparfaitement  le  voile  qui  recouvrait  pour 
lui  les  événements  de  Gonstantinople.  La  visite  d'un 
ami  qui  venait  de  la  ville  impériale  lui  en  apprit  davan- 
tage ;  mais  il  vit  avec  chagrin  qu'il  ne  lui  apportait 
de  lettres  ni  de  l'évéque  Gyriacus,  ni  de  Tigrius,  ni 
même  d'Olympias.  Les  informations  que  lui  donna  le 
voyageur  étaient  d'une  date  assez  vieille,  et  se  taisaient 
sur  ce  qu'il  voulait  le  plus  savoir.  Que  devenaient  tant 
d'amis  dont  il  avait  tant  à  apprendre  et  qui  restaient 
silencieux?  Il  écrivit  deux  jours  après  à  Olympiaspour 
la  réprimander  doucement.  «  Voilà  bien  des  lettres  que 
je  vous  écris,  lui  disait-il,  sur  ce  qui  me  concerne; 
mais  les  vôtres  sont  fort  rares.  Gela  tiendrait-il  à  la  dif- 
ficulté de  trouver  des  messagers  ?  Je  vous  répondrai 


1.  Puram  aquam  bibi  paoemque  minime  fœtidum  ac  pnedurum 
comedi...  Chrys.,  Epist.  120  ad  Theodor. 


346  JEAN   GHRYSOSTOME 

noD,  car  le  frère  du  bienheureux  évêque  Maxime 
m*est  Tenu  Toir  il  y  a  deux  jours,  et,  quand  je  lui 
demandai  s*il  avait  des  lettres  pour  moi,  il  me  dit  qu'il 
n'en  avait  ni  de  vous,  ni  du  prêtre  Tigrius,  ni  de 
révoque  Gyriacus  et  des  autres  prisonniers  de  Ghalcé- 
doine.  Si  vous  savez  quelque  chose  de  leur  sort,  tâchez 
de  me  le  mander.  Quant  à  moi,  je  vais  bien,  et  jouis 
jusqu'à  ce  jour  d'une  paix  et  d'une  sérénité  parfaites... 
Ne  tourmentez  pas  mes  amis  sur  ce  qulls  n'ont  pu 
obtenir  mon  changement  de  résidence.  Ils  ont  tout 
fiait  et  ont  échoué,  je  le  veux,  ils  n'ont  pu  me  venir 
voir,  je  Tadmets;  mais  faut-il  que  j'admette  aussi 
qu'ils  n'ont  pas  pu  m'écrire'?  Témoignez  ma  recon- 
naissance à  mes  vénérables  dames  —  les  sœurs  du  très- 
digne  évêque  Pergamius  —  pour  le  zèle  infatigable 
qu'elles  déploient  à  mon  intention.  Je  leur  dois  en 
effet  les  excellentes  dispositions  dont  le  gendi^  de  ce 
seigneur,  commandant  militaire  de  la  province,  se 
montre  animé  envers  moi,  si  bien  que  malgré  ses 
hautes  fonctions  il  a  désiré  me  visiter  ici.?) 

On  aperçoit  par  cette  lettre  même  que  son  àme 
était  loin  d'être  aussi  calme  qu'il  voulait  le  persuader 
à  sa  pieuse  et  bien-aimée  fllle.  L'ignorance  où  les  cir- 
constances le  tenaient  de  ce  qu'il  eût  voulu  savoir 
l'excitait  contre  ses  amis  :  il  se  croyait  négligé,  oublié, 
tandis  que  ces  mêmes  amis  souffraient  pour  lui  ;  mais 
à  la  première  lettre,  au  premier  signe  d'affection,  les 
ombrages  se  dissipèrent,  et  il  ne  lui  resta  que  les 


i .  Portasse  enim  volaerant  nec  potuerant.  Este  aatem  istud  non  po- 
taerint;  an  etiam  scribere  non  potuerunt?  Chrys,^  Epist,  i^adOlymp, 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  347 

joies  de  l'amitié.  Tel  fat  Tétat  de  cette  âme  tourmentée 
et  confiante  jusqu'à  la  fin  de  son  exil.  Au  reste  il 
devait  trouver  à  Gueuse,  avec  des  nouvelles  plus  sûres 
et  plus  circonstanciées  touchant  les  personnes  et  les 
événements,  une  abondance  de  lettres  qui  le  dédom- 
magerait amplement  des  privations  qu'il  avait  subies 
durant  son  voyage*. 

Le  repos,  l'air  salubre,  le  bon  accueil  des  habitants 
de  Gésarée,  améliorèrent  rapidement  son  état;  les 
soins  d'Hymnétius  et  de  Théodorus  achevèrent  de  le 
remettre  sur  pied.  «  G'étaient,  nous  dit-il,  de  très- 
savants  médecins  et  des  cœurs  dévoués.  »  La  nouvelle 
qu'il  allait  résider  à  Gueuse  ayant  pénétré  jusqu'en 
Arménie,  un  riche  seigneur  du  pays,  nommé  Diosco- 
rus,  qui  possédait  une  maison  dans  cette  ville  « 
s'empressa  de  la  lui  offrir  et  envoya  son  intendant 
au-devant  de  lui  jusqu'à  Gésarée.  Cependant  l'affluence 
des  visiteurs  ne  tarissait  pas  autour  de  l'exilé.  Les 
premiers  magistrats  de  la  cité  semblaient  se  faire  un 
devoir  d'y  paraître,  et  le  clergé  lui  fournissait  toute 
une  petite  cour  où  l'évéque  seul  manquait.  Des  bruits 
venus  jusqu'à  Chrysostome  lui  firent  connaître  que 
l'humeur  de  ce  collègue  inhospitalier  devenait  de  plus 
en  plus  acre  et  malveillante  à  mesure  que  le  séjour  de 
son  hôte  se  prolongeait.  Tout  lui  déplaisait  dans  la 
présence  du  prisonnier,  surtout  la  considération  dont 
les  plus  hauts  personnages  l'entouraient  et  l'empresse- 
ment de  son  propre  clergé,  où  le  métropolitain  ne 
pouvait  s'empêcher  de  lire  une  amère  critique  de  sa 

i.  Voir  ci-dessous,  livre  rn. 


348  JEAN    CHRYSOSTOME 

conduite.  Il  se  mit  en  tête  qu'on  pourrait  le  soupçon- 
ner à  la  cour  d^être  complice  de  ces  démonstrations, 
qui  retombaient  directement  sur  Augusta,  et  cette  idée 
le  fit  frémir;  or  la  peur  rendait  Pharétrius  féroce, 
quand  elle  ne  le  rendait  pas  lâchée  11  comptait  donc 
avec  impatience  les  jours  qui  s'écoulaient  sans  inci- 
dent nouveau  ;  son  cœur  enfin  se  détendit  lorsqu'il 
apprit  que  le  départ  était  fixé  pour  un  jour  très  pro- 
chain, et  que  l'escorte  s'occupait  des  préparatifs.  Ghry- 
sostome  avait  achevé  sans  doute  la  ^lus  grande  partie 
de  son  voyage,  puisqu'il  ne  lui  restait  plus  que  cent 
vingt-huit  milles,  environ  cinquante  lieues  à  parcourir 
pour  atteindre  Gueuse  ;  mais  ce  qui  restait  était 
précisément  le  plus  pénible.  Le  chemin,  ouvert  dans 
d'âpres  vallées  à  travers  le  Taurus,  réservait  à  un  voya- 
geur aussi  débile  des  difficultés  et  des  fatigues  bien 
autrement  grandes  que  celles  qu'il  avait  éprouvées  jus- 
qu'alors. On  disait  d'ailleurs  le  pays  qu'il  devait  tra- 
verser infesté  en  ce  moment  par  des  bandes  d'Isaures. 
Cette  dernière  circonstance,  loin  d'attendrir  le  métro- 
politain de  Gésarée,  semblait  ne  lui  faire  souhaiter  que 
plus  ardemment  un  départ  immédiat.  Enfin  tout  était 
prêt,  et  l'escorte  allait  se  mettre  en  route,  quand  reten- 
tit la  nouvelle  qu'un  parti  d'Isaures  avait  paru  presque 
en  vue  de  la  ville,  fourrageant  la  plaine,  coupant 
les  blés  mûrs,  emmenant  les  paysans  captifs  dans  la 
montagne  ;  on  annonça  même  qu'ils  venaient  de  brû- 
ler un  des  gros  villages  de  la  banlieue.  Il  n'y  eut  alors 


1.  Supra  modam  formidans  ut  lairas  pueruU...,  ioepte  in  episco- 
patu  sese  gerens.  PaUad.,  dial.,  p.  37. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EDDOXIË.  349 

qu'un  cri  dans  Gésarée:  naux  armes  M  »  G*e$t  ici  ie 
lieu  de  dire  ce  que  c'était  que  ces  Isaures,  dont  nous 
aurons  lieu  bien  souvent  de  parler  dans  la  suite  de  ce 
récit. 

Au-dessus  de  ce  labyrinthe  de*  montagnes  dont  Ten- 
tre-croisement  forme  les  provinces  de  Gilicie,  d'Arménie 
et  de  Gappadoce,  s'élève  l'Isaurie,  dont  les  cimes  nei- 
geuses dominent  au  loin  les  chaînes  du  Taurus  et  de 
rAnti-Taurus,  comme  les  murailles  d'une  immense 
citadelle.  Ge  lieu,  défendu  par  des  ravins  affreux  et  par 
de  longs  hivers,  semble  avoir  été  prédestiné  par  la 
nature  à  être  le  repaire  d'un  peuple  de  brigands  ^  et 
c'est  sous  ces  couleurs  en  effet  que  les  Isaures  nous 
apparaissent  dès  les  premiers  temps  de  l'histoire.  A 
l'époquedesdynasti^phrygienne  et  persane,  non  moins 
que  sous  les  successeurs  d'Alexandre,  les  Isaures  furent 
l'effroi  de  l'Asie  Mineure  :  tantôt,  alliés  avec  les  Gili- 
ciens,  ils  infestaient  de  flottes  de  pirates  les  mers  de 
la  Gilicie  et  de  la  Grèce;  tantôt,  suivant  la  ligne  de 
leurs  montagnes,  ils  allaient  promener  leurs  dévasta- 
tions par  terre  jusque  sur  les  villes  du  Pont-Ëuxin'. 
Au  déclin  de  la  république  romaine,  Servilius  les  battit 
et  se  glorifia  du  surnom  d'Isaurique;  Pompée  leur  fit 
éprouver  une  autre  défaite  sur  mer.  L'empire  les  con- 

1.  Ad  nos  subito  affertur  Isauros  cam  infloita  hominum  manu 
Ceeariensem  agrum  populari  ac  ingens  quoddam  oppidum  incen- 
disae  cum  ingenti  clade.  Chrys.,  Epist.  H  ad  CHymp, 

2.  Isauri  pro  barbaris  habentur  et  quum  in  medio  romani  nominis 
solo  regio  eorum  sit,  novo  génère  castodiamm,  quasi  limes,  includitur, 
locis  defensa,  non  hominibus.  Tribel.  Pol.,  De  XXX  tyran,,  de  Tri" 
htiliano,  ap.  Seript,  rer.  ilug. 

3.  Pline,  Hist,  nat.,  1.  v,  i3. 


350  JBÂN   CHRTSOSTOMB 

tint  sans  les  dompter.  Chaque  fois  qu'en  Orient  la 
révolte  de  quelqae  province  on  de  quelque  légion 
venait  troubler  la  paix  publique,  Ilsaurie  ne  manquait 
pas  d'ajouter  le  fléau  de  ses  déprédations  à  celui  de  la 
guerre  civile. 

Probus  imagina,  pour  réduire  ces  féroces  tribus, 
un  moyen  dont  la  politique  moderne  nous  donnait 
encore  tout  récemment  un  exemple  :  après  avoir  forcé 
l'entrée  de  leurs  montagnes,  il  en  exporta  les  hommes, 
qu*il  envoya  peupler  des  déserts  au  pied  du  Caucase, 
garda  les  femmes,  et  y  colonisa  des  légionnaires  ^  ;  mais 
il  n'atteignit  point  son  but.  La  sève  native  et  les  néces- 
sités du  climat  l'emportant,  les  fils  des  vétérans  mariés 
avec  les  femmes  isauriennes  devinrent  de  véritables 
Isaures,  non  moins  indépendants,  non  moins  voleurs, 
non  moins  redoutables  que  les  autres  ^  On  prit  alors  le 
parti  de  bloquer,  pour  ainsi  dire,  le  pays  par  une  cein- 
ture de  garnisons,  et  d'augmenter  la  force  militaire  des 
cités  voisines.  Au  temps  dont  nous  parlons,  les  forts  de 
risaurie  étaient  occupés  par  deux  mille  sept  cents 
hommes  de  pied  et  quelques  escadrons  de  cavalerie'. 
Ces  forces  avaient  suffi  pour  maintenir  la  paix  sous  le 
grand  Théodose;  mais  la  faiblesse  de  ses  fils,  l'invasion 
des  Huns  du  Caucase,  appelés  par  Rufln,  puis  l'agitation 

1.  Claude  avait  commencé  avant  lui  cette  expatriation.  Isaoros  a 
suis  semotos  locis  in  Cilicia  colloc&rat.  Tribellius  Potlio,  d»  TWÔeHiono, 
ap.  Script,  rer,  Aug, 

S.  Veteraois  omnia  illa  qan  anguste  adeuntar  loca  privata  donavit, 
addens  ut  eoram  fliii  ab  anno  octavo  decimo,  mares  dnntaxat  et  mi- 
litia  mitterentur,  nec  ante  lattocinari  quam  militari  dJaceient.  Vopiac, 
in  Probo,  ibid. 

3.  Notitia  imperii  orientis.  Corn,  Isawriœ, 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIË.  351 

causée  par  les  querelles  religieuses,  qui  allait  toujours 
en  croissant  dans  ces  provinces,  enhardirent  les  bri- 
gands, perpétuellement  aux  aguets  :  ils  essayèrent  des 
courses  du  c6té  de  la  Gilicie  et  jusqu'en  Syrie.  Leur 
apparition  sur  un  point  avait  sufû  pour  répandre 
répouvante  sur  tous  les  autres,  et  tout  le  long  de  la 
route,  depuis  Nicée,  Ghrysostome  avait  entendu  par- 
ler des  Isaures.  Il  avait  espéré  pourtant  leur  échapper 
et  atteindre  son  domicile  futur  de  Gueuse  avant  que 
ces  liandes,  qui  s'étaient  portées  jusqu'alors  vers  l'ouest 
et  le  midi,  eussent  changé  la  direction  de  leurs 
ravages. 

A  ce  cri,  a  aux  armes,  voici  les  Isaures  I  »  tous  les 
habitants  de  Gésarée,  jeunes  ou  vieux,  coururent  aux 
remparts;  la  garnison,  le  tribun  en  tête,  fit  une  sortie 
contre  les  bandes  disséminées  dans  la  plaine^  ;  avant 
le  coucher  du  soleil,  ces  braves  et  agiles  soldats  avaient 
tout  balayé  et  refoulé  les  brigands  dans  la  montagne. 
Cette  journée  fut  pour  la  ville  pleine  d*émotion  ;  on  y 
pourvut  en  toute  hâte  à  des  travaux  de  défense,  car 
on  ne  doutait  point  que  les  fourrageurs  qui  venaient 
de  se  montrer  ne  formassent  Tavant-garded^une  troupe 
plus  considérable.  De  son  côté,  l'escorte  de  Ghryso- 
stome avait  achevé  ses  préparatifs  et  se  disposait  à  par* 
tir  ;  mais  celui-ci  se  trouva  pris  d'un  redoublement  de 
fièvre,  et  d'ailleurs  la  circonstance  invitait  peu  à  se 
mettre  en  route.  L^escorte  se  décida  donc  à  rester 
quelques  jours  encore. 

1.  Adeo  ttt  seoet  ipsi  murorum  custodiam  Basdperent...  tribuous 
acceptift  bis  militibus  quos  babebat,ex  urbe  excessit.  Chrys.,  Epist.  14 
ad  Olymp, 


352  JEAN    GHRYSOSTOME 

La  nuit  se  passa  tranquillement;  le  lendemain 
matin,  à  l'aube  du  jour,  un  vacarme  effroyable  se  fit 
entendre  dans  le  quartier  habité  par  l'exilé  et  précisé- 
ment devant  sa  maison.  Ce  vacarme  était  occasionné 
par  une  horde  de  plusieurs  centaines  de  moines  armés 
de  pierres  et  de  bâtons  qui  venaient  enfoncer  la  porte 
de  l'étranger,  le  jeter  dehors  avec  ses  gardes  et  les  for- 
cer de  quitter  à  Tinstant  Gésarée.  Ils  poussaient  des 
clameurs  féroces  et  menaçaient  de  les  brûler  vifs  avec 
la  maison,  s'ils  ne  se  mettaient  en  devoir  de  partir  *. 
Les  prétoriens  tinrent  bon  et  défendaient  l'entrée  ; 
mais  les  moines  leur  crièrent  qu'ils  n'avaient  pas 
peur  d'eux,  qu'ils  en  avaient  assommé  bien  d'autres, 
et  ils  brandissaient  leurs  bâtons  avec  des  gestes  insul- 
tants '.  Vainement  les  officiers  de  l'escorte  essayèrent 
de  parlementer  avec  ces  furieux,  leur  expliquant  que 
le  prisonnier  était  malade  et  pouvait  à  peine  se  traî- 
ner, que  d'ailleurs  les  Isaures  occupaient  la  route 
qu'il  devait  suivre;  les  moines  les  interrompaient, 
criant  â  tue-téte  :  «  Qu'il  s'en  aille,  qu'il  parte I  »  In- 
struit de  ce  qui  se  passait,  le  préfet  de  la  ville,  Gartérius, 
se  rend  â  la  maison  de  Ghrysostome  afin  de  lui  porter 
secours,  et  quelques  notables  le  suivent.  Il  veut  faire 
entendre  raison  aux  moines  ;  ceux-ci  le  repoussent 


1.  Qaum  res  eo  loco  essent,  repente  sub  auroram  monachorum 
cohors  (liceat  enim  mihi  ad  eorum  farorem  exprimendam  hoc  roca- 
bulo  ati)  ad  hanc  domain  in  qua  eramus  acce88eruDt,eam  iooenaaro», 
nobisque  extrema  qu»que  mala  illaturos  minitantes,  niai  absoederemus. 
Chrys.,  Epist.  14  ad  Olymp» 

2.  Nam  ipsis  plagas  denontiabant  et  gloriabantur  quod  moltos  pne- 
torioa  milites  fœde  rerberassent.  Chrys.,  Epist,  14  ad  Olymp, 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  353 

comme  ils  avaient  repoussé  les  officiers  de  Tescorte  *. 
Convaincu  par  tout  ce  qu'il  voyait,  par  tout  ce  qu'il 
apprenait,  que  i'évéque  de  Césarée  était  le  vrai  provo- 
cateur du  tumulte,  et  que  ces  gens  n'agissaient  que 
par  ses  ordres,  il  déclara  qu'il  allait  le  trouver  et  lui 
remontrer  qu'on  ne  pouvait  traiter  ainsi  l'hôte  de  la 
ville,  et  envoyer  à  une  mort  certaine  un  vieillard 
infirme  et  exténué  ;  il  espérait,  disait-il,  obtenir  de 
Pharétriusau  moins  deux  jours  de  répit;  autour  de 
Chrjsostome,  personne  ne  le  crut.  Une  sorte  de  trêve 
cependant  résulta  de  l'intervention  du  préfet,  et  les 
moines  retournèrent  dans  leur  couvent.  Chrysostome 
employa  la  soirée  à  envoyer  chez  ceux  des  prêtres  qui 
le  visitaient  le  plus  fréquemment  et  lui  témoignaient 
le  plus  d'affection,  pour  les  engager  à  le  venir  voir,  le 
conseiller,  l'assister:  aucun  ne  vint.  Ils  étaient  tous 
absents,  ou  plutôt  ils  feignaient  de  l'être;  la  peur  les 
avait  paralysés*. 

Le  lendemain  ,  la  scène  recommença  avec  des 
symptômes  encore  plus  menaçants  que  la  veille  ;  les 
moines  avaient  fait  dans  la  soirée  de  nouvelles  recrues, 
et  ils  arrivaient  décidés  à  tout.  Les  officiers  dirent 
alors  à  Chrysostome  :  «  Nous  sommes  trop  peu  nom- 
breux pour  résister  à  ce  troupeau  de  botes  féroces  ; 
nous  y  péririons  honteusement.  Mieux  vaut  affronter 

1.  Quod  cum  ad  urbis  prœfectum  illatum  essct^ipse  quoquedomum, 
at  nobis  opitularetur,  accurrit.  Verum  ne  ipsius  quidem  precibus  mo- 
nachi  permoti  suDt,  sed  ipse  quoque  elanguit.  Chrys.,  Epist.  H  ad 
Olymp, 

2.  Nec  presbyteroram  uUas  opem  nobis  atque  auxilium  ferre  aude- 
bat...  Sese  abdcbant  et  occultabant,  nec,  cum  a  nobis  accerserentur, 
obtemperabant.  Id.,  ibid. 

23 


354  JEAN    CHRYSOSTOME 

les  bandes  des  Isaures  que  de  rester  au  pouvoir  de  ces 
misérables.  Nous  t'en  conjurons  donc,  très-saint  père, 
mettons-nous  en   route  sans  tarder*.»   Chrysostome 
ordonna  de  préparer  le  mulet  qui  portait  sa  litière,  et 
ils  partirent.  11  était  alors  midi.  Une  foule  consternée 
ou  indignée,  proférant  des  malédictions  contre  l'évoque, 
garnissait  les  jrues  où  ils  passèrent*.  Hors  des  portes, 
Chrysostome  reconnut  plusieurs  ecclésiastiques  qui 
s'étaient  postés  là,  comme  en  cachette,  pour  lui  adresser 
un   dernier   adieu  :  il    s'aperçut  qu'ils   pleuraient. 
Un  d'eux,  s'approchant  de  la  litière,  lui  dit:  «Va  et 
hâte-toi,  car  ta  vie  n'est  plus  en  sûreté  ;  tombe,  s'il  le 
faut,  au  pouvoir  des  Isaures,  pourvu  que  tu  échappes 
aux  nôtres  ;  tout  vaut  mieux  pour  toi  que  ce  qui  se 
passe  ici'.  »  Pendant  que  ce  prêtre  parlait,  une  dame 
de  Césarée  que  Chrysostome  avait  vue  quelquefois  et 
qui  se  nommait  Séleucie  vint  prier  l'exilé  de  s'arrêter 
dans  sa  villa,  qui  n'était  éloignée  que  de  cinq  milles*, 
et  près   de  la  route  qu'il  parcourait,  a  II  pourrait  y 
passer  la  nuit,  disait-elle,  et  se  reposer  tout  à  son  aise. 
Les  Isaures  étaient  assez  loin  déjà  pour  qu'on  n'en 

1.  Prsetorii  milites  ad  nos  confugerunt,  meque  rogarunt  atque  obse- 
craruDt  ut  etiamsi  in  Isaurorum  manus  nobis  veniendum  csset,  tamen 
eos  his  belluis  liberarem.  Chrys.,  Epist,  14  ad  Olymp. 

2.  Hora  ipsa  meridiana  in  lecticam  me  conjiciens  illinc  excessi, 
universa  plebc  lamentante,  ejulante,  horum  rerum  auctorcm  exsecrante. 
Id.,  ibid. 

3.  Posteaquam  autem  ex  urbe  excessi,  quidam etiam clerici,  venientes 
lento  gressu,  lugentes  nos  prosequebantur...  n  Abi,  obsecro  :  in  Isauro^ 
etiam  incide,  modo  e  nobis  elabaris.  Nam  quocumquc  incideris,  tuto 
incides,  modo  manus  nostras  effugias.  »  Id.,  ibid. 

4.  Ut  in  ipsius  suburbanam  villam  quœ  quinque  passuum  millibus 
ab  urbe  distabat  me  conferrem.  Id»,  ibid. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  355 

eDtendlt  plus  parler,  et  quant  aux  moines,  ils  n'ose- 
raient certes  pas  l'aller  chercher  jusque-là.  n  Chryso- 
stome,  ressaisi  par  la  fièvre,  accepta  ;  des  domestiques 
qni  accompagnaient  la  dame  furent  chargés  d'intro- 
duire l'escorte  dans  la  villa,  et  Séleucie  retourna  vers 
Gésarée. 

La   villa  de  Séleucie  était  une  vaste  habitation 
rurale  composée  d'une  maison  de  plaisance  et  de  loge- 
ments de  colons  et  de  fermiers  groupés  autour  d'un  châ- 
teau fort,  sorte  de  donjon,  qui  servait  de  demeure  par- 
ticulière au  seigneur  et  de  lieu  de  refuge  pour  tout  le 
monde  en  cas  de  péril.  L'intendant  offrit  à  Chryso- 
stome  de  l'y  loger  :  celui-ci  refusa,  se  croyant  parfai- 
tement en  sûreté  dans  la  maison  de  plaisance,  d'après 
les  paroles  mêmes  de  Séleucie  ;  mais  la  maltresse  était 
revenue,  ne  montrant  plus  la  même  sécurité,  car,  à 
l'insu  de  ses  hôtes,  elle  recommanda  à  l'intendant  de 
faire  armer  ses  serviteurs  et  les  colons  de  ses  autres 
villas  pour  repousser  une  attaque  possible  des  moines 
pendant  la  nuit^  L'intendant  fit  ce  qu'elle  lui  ordon- 
nait et  n'en  dit  rien  à  Ghrysostome.  Or  voici  ce  qui 
était  advenu  dans  l'intervalle.  Séleucie  rentrait  à  peine 
à  Gésarée  que  Pharétrius,  informé  de  ce  qu'elle  avait 
fait,    la   manda  près  de  lui  pour   lui   adresser  des 
reproches  et  l'obliger  par  de  graves  menaces  à  mettre 
dehors  à  l'instant  l'hôte  qu'elle  avait  reçu  sous  son  toit'* 

1.  Procuratori  suo  mandavit...  uti ex  aliis  suis  yiHis  agricolas  cogère t 
atque  ita  cum  monachis  manum  conferret.  Chrys.,  Epist,  14  ad  Olymp» 

2.  Âcriter  instabat  Pharétrius,  graves  in  eam  minas  Jactans  eam- 
que  cogens  atque  impellens  ut  me  etiam  e  suburbio  ejiceret.  Cbrys.^ 
ibid. 


356  JEAN    CHRYSOSTOME 

La  dame  se  récria  contre  une  pareille  injonction,  sor- 
tit indignée,  et  courut  à  la  villa  prendre  les  mesures 
dont  nous  avons  parié  ;  mais  Févéque  la  demanda  de 
nouveau  avec  instance  et  elle  revint.  On  ignore  ce  qui 
se  passa  dans  cette  seconde  entrevue,  et  si  Pharétrius 
ne  fit  pas  craindre  à  cette  femme  de  se  trouver  com- 
promise dans  un  complot  contre  l'impératrice  etTem- 
pereur;  le  fait  est  qu'elle  le  quitta  épouvantée  et  réso- 
lue enfin  à  obéir.  On  était  arrivé  la  seconde  moitié  de 
la  nuit,  et  Chrysostome  commençait  à  goûter  un  peu 
de  repos,  lorsqu'un  prêtre  nommé  Evelhius,  quiTavait 
suivi  depuis  Gésarée,  entra  précipitamment  dans  sa 
chambre,  et  le  réveillant  en  sursaut  :  «Lève  toi,  lui  dit- 
il,  lève-toi,  je  t'en  conjure,  les  Isaures  sont  là  M»  Et 
avant  que  Chrysostome  eût  eu  le  temps  de  reprendre 
ses  sens  et  de  l'interroger,  Evethius  enleva  tous  les 
effets  de  Texilé  et  l'entraîna  dehors.  L'escorte  était 
déjà  sur  pied,  et  le  mulet  attelé  à  la  litière  ;  personne 
d'ailleurs  n'était  là  pour  prêter  assistance  ;  la  maison 
de  Séleucie  se  trouvait  dans  un  désarroi  complet  :  on 
n'y  parlait  que  des  Isaures;  les  uns  s'armaient,  les 
autres  se  cachaient;  l'escorte  était  abandonnée  à  elle- 
même,  elle  se  procura  un  guide  comme  elle  put. 

Celait  une  nuit  sans  lune  et  d'une  obscurité  telle- 
ment épaisse  qu'on  ne  distinguait  rien  à  quelques  pas 
de  soi*.  Chrysostome  fit  allumer  les  torches  ;  Evelhius 

1.  Evethius  presb3rter  me  e  somno  excitan»  magno  cam  clamore  hsc 
dicebat:  uSurge,  obsecro,  adventant  barbari  nec  longe  absuat.  ■  Chrys., 
Epist,  a  ad  Olymp. 

2.  Nox  illunis  erat,  nox  média,  caHgioosa,  tetra;  id  quod  etiam  nos 
in  summam  coasiiii  inopiam  conjiciebat.  Id.,  ibid. 


ET    L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  357 

accourut  les  éteindre,  disant  qu'elles  serviraient;  ae 
fanal  aux  brigands^  Sous  Tcmpire  des  mêmes  frayeurs, 
le  guide  chargé  de  les  conduire  prit,  à  ce  qu'il  parait, 
un  chemin  détourné  qui  rejoignait  plus  tard  la  grande 
route,  mais  n'était  qu'un  sentier  raboteux,  taillé  dans 
le  roc  et  embarrassé  de  pierres  roulantes  ;  on  n'y  avan- 
çait qu'à  tâtons.  Le  mulet  qui  portait  la  litière  lit  un 
faux  pas  et  tomba  sur  les  genoux  ;  la  secousse  lança 
Chrysostome  hors  de  son  siège  et  l'envoya  sur  un  des 
côtés  de  la  voie,  étendu  tout  de  son  long  et  sans  mou- 
vements Evethius,  sautant  à  bas  de  son  cheval,  vint 
le  relever  et  le  crut  mort.  Chrysostome  reprit  enfin 
ses  sens,  et,  soutenu  ou  plutôt  traîné  parles  mains  du 
prêtre,  il  essaya  de  marcher,  c'est-à-dire,  suivant  son 
expression,  «  de  ramper,  »  car  ils  ne  savaient  tous  deux 
où  mettre  le  pied  et  ne  voyaient  pas  où  ils  allaient'. 
Chrysostome,  découragé,  voulait  retourner  à  la  ville, 
où  ses  compagnons  et  lui,  répétait-il,  ne  trouveraient 
pas  plus  de  souffrances  qu'ils  n'en  pouvaient  redouter 
chez  les  Isaures  ;  on  le  calma,  et  il  finit  par  remonter 
dans  sa  litière.  Les  Isaures  ne  parurent  point,  et  le 
convoi  continua  son  voyage  de  cinquante  lieues  à  tra- 
vers les  pentes  abruptes,  les  précipices  et  les  torrens, 
péniblement  sans  doute,  mais  sans  aventures  qu'on  ait 

1.  Faces  accendi  jussi...  venim  has  quoque  presbyter  exstingui 
Jussit,  ne  barbari,  aicbat,  lacis  splendore  cxciti,  in  nos  impetum  face- 
rent.  Chrys.,  Epist,  14  ad  Olymp, 

2.  In  genu  lapsus,  me  qui  lectica  inclusus  eram,  hami  prostravit, 
parumqne  abfuit  quin  interirem.  Chrys.,  ibid. 

3.  Deinde  exsurgens  tractim  ambulabam,  Evethio  presbytero  ma- 
nibus  me  tenente...  atque  ita  manu  ductus  vel,  ut  rectius  loquar,  per- 
tractas,  reptabam.  Id.,  ibid. 


358  JEAN   CHRYSOSTOME 

jugées  dignes  d'être  mentionnées.  Ghrysostome  atteignit 
de  cette  façon  Gueuse,  soixante-dix  jours  après  avoir 
quitté  Gonstantinople.  Pharétrius  triomphait  donc  !  il 
pouvait  écrire  à  la  cour  que  les  saints  moines  des  cou- 
vents de  Gésarée,   ne  pouvant  soutenir  la  vue  d'un 
ennemi  de  l'impératrice,  avaient  chassé  l'exilé  de  leur 
ville,  l'obligeant  de  fuir  au  milieu  de  la  nuit.  Il  espé- 
rait pouvoir  ajouter  prochainement  que  la  main  de 
Dieu,  pour  le  complet  châtiment  de  ses  crimes,  avait 
conduit  Jean  sous  le  fer  des  Isaures,  qui  l'avaient 
tué  ou  emmené  captif  dans  leurs  cavernes.  L'impéra- 
trice sans  doute  reconnaîtrait  les  services  d'un  évoque 
qui  l'avait  délivrée  de  l'ombre  même  de  son  ennemi. 
L'image  de  cette  nuit  funèbre  resta  gravée  en 
traits  effrayants  dans  l'imagination  de  Ghrysostome.  Il 
n'aimait  point  à  en  parler,  et,  quand  il  s'y  voyait  con- 
traint, il  ne  le  faisait  qu'avec  une  réserve  qui  décelait 
encore  l'épouvante.  Dans  les  épanchements  intimes  de 
l'amitié,  il  en  envoya  le  récit  à  Olympias,  et  c'est  ce 
récit  que  nous  avons  suivi,  mais  en  même  temps  il 
recommandait  à  sa  très-chère  et  très-pieuse  diaconesse 
de  garder  tout  cela  pour  elle  seule,  bien  que  les  sol- 
dats de  l'escorte  pussent  en  remplir  la  ville  entière  de 
Gonstantinople,  puisqu'ils  avaient  eux-mêmes  couru 
les  plus  grands  dangers.  «  Qu'ils  fassent  ce  qu'ils  vou- 
dront, ajoutait-il,  cela  ne  me  regarde  pas;  je  désire 
seulement  qu'on  n'apprenne  pas  ces  choses  de  vous,  et 
que  vous  imposiez  même  silence  à  ceux  qui  voudraient 
vous  en  parler*.  »  Il  donne  de  sa  réserve  un  motif 

1.  Casteram  ex  te  nemo  id  resciscat  :  imo  etiam  eos  qui  narrabuiit, 
comprime.  Cbiys.,  Epist.  14  ad  Olymp, 


ET    L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  359 

plein  de  charité,  à  savoir  que  le  clergé  de  Césarée 
l'avait  traité  généralement  avec  affection,  et  que,  plu- 
sieurs membres  de  ce  clergé  se  trouvant  actuellement 
à  Gonstantinople,  on  ne  manquerait  pas  de  les  rendre 
responsables  en  quelque  sorte  du  crime  de  leur 
évêque,  ce  qui  serait  injuste  de  tout  point.  Il  allait 
même  jusqu'à  atténuer  la  légitime  indignation  que 
méritait  la  conduite  de  ce  dernier,  se  rejetant  sur  la 
faiblesse  de  son  caractère  et  sur  la  jalousie  qu'avait  dû 
lui  causer  l'accueil  chaleureux  des  habitants  de  Césa- 
rée et  de  ses  prêtres  mêmes  pour  l'exilé.  Il  lui 
échappe  cependant,  dans  cette  lettre  à  Olympias,  un 
mot  qui  fait  frissonner  dans  la  bouche  d'un  homme  tel 
que  lui.  a  Je  suis  maintenant  à  Cucuse,  lui  dit-il,  bien 
vu  de  tout  le  monde  et  en  sûreté  :  ne  craignez  pas 
pour  moi  les  Isaures,  que  l'hiver  emprisonne  dans 
leure  montagnes  ;  quant  à  moi,  je  ne  redoute  rien  que 
les  évêques,  un  petit  nombre  excepté*.  » 


III. 


Pendant  que  le  vrai  pasteur  de  l'Église  de  Constan- 
tinople,  l'archevêque  légitime  de  tous  les  catholiques 
fidèles,  gagnait,  à  travers  tant  d'aventures  diverses,  la 
prison  de  son  exil,  le  faux  pasteur,  l'intrus,  Arsace  en 

i .  De  Isauris  aatem  nihil  est  quod  post  hac  metaas  ;  etenim  in regio- 
nem  saam  sese  receperant  :  multoque  tatior  hic  sum  quam  cum  Cesareie 
essemus.  Neminem  enim  tam  metuo  qaam  episcopos,  paucis  relictis. 
Ghrys.,  Epist,  ÎA  ad  Olymp, 


360  JEAN    CHRYSOSTOME 

un  mot,  faisait  peser  sur  ces  mêmes  fidèles  le  poids 
de  toutes  les  rigueurs  ecclésiastiques  et  civiles.  Malgré 
l'acharnement  d'Optalus  et  son  habileté  féroce,  l'infor- 
mation sur  le  crime  d'incendie  n'aboutissait  pas;  on 
n'avait  pu  obtenir  aucun  aveu,  et  Arcadius,  las  de  tant 
de  cruautés  inutiles,  inclinait  enfin  vers  la  clémence. 
Il  rendit,  à  la  date  du  29  août  404,  plus  de  deux  mois 
après  l'ouverture  des  enquêtes,  un  décret  qui  confes- 
sait franchement  l'inanité  de  la  procédure  et  ouvrait 
les  prisons  aux  détenus.  Les  évoques,  clercs,  moines 
ou  laïques  incarcérés  sous  cette  accusation  furent  donc 
relâchés,  mais  à  la  condition  de  quitter  la  ville  impé- 
riale et  de  se  rendre  dans  leur  domicile  particulier 
comme  dans  une  sorte  d'exil.  Tel  fut  le  sort  des 
évéques  Eulysius  et  Cyriacus  et  des  clercs  de  Constan- 
tinople,  anciens  compagnons  de  Chrysostome,  arrêtés 
avec  lui  sur  le  chemin  de  Nicée  et  traînés  ensuite  de 
cachot  en  cachot;  leur  ordre  de  mise  en  liberté  n'était 
après  tout  qu'une  sentence  de  bannissement. 

La  joie  causée  par  ce  décret  au  corps  entier  des 
joannltes  fut  de  bien  courte  durée,  car  un  autre 
décret,  à  la  date  du  11  septembre,  ouvrit  contre  les 
schismatiques  une  persécution  non  moins  rude  et  non 
moins  injuste  que  la  première.  Deux  crimes  religieux, 
le  schisme  et  l'hérésie,  avaient  pris  place  dans  la  loi 
romaine  depuis  les  empereurs  chrétiens.  Le  schisme 
légal  était  la  séparation  d'avec  l'Église  officielle  recon- 
nue par  le  prince,  de  la  même  façon  que  l'hérésie 
légale  était  l'adoption  d'un  symbole  autre  que  celui  de 
la  croyance  professée  par  le  prince,  ce  qui  n'empê- 
chait pas  qu'aux  yeux  de  l'Église  et  sous  Tautorité  des 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  3Gt 

canons,  ces  mots  de  schisme  et  d'hérésie  ne  reçussent 
des  applications  très-diflférentesde  la  définition  légale. 
Ainsi,  dans  ce  cas  particulier,  les  schismatiques  de  la 
loi  n'étaient  pas  ceux  de  TÉglise,  au  moins  de  la  mino- 
rité qui  défendait  le  droit  hiérarchique  et  les  règles 
disciplinaires,  minorité  appuyée  en  Occident  par  le 
sentiment  de  TÉgiise  romaine  et  d'un  grand  nombre 
d'évéques  occidentaux.  Pour  le  parti  de  Chrysostorae, 
réglise  d'Arsace  était  le  schisme  ;  pour  le  parti  d'Arsace, 
le  schisme  était  dans  les  joannites  et  dans  leurs  réu- 
nions. On  se  rejetait  donc  d'un  côté  à  Tautre  ces  mots 
de  schisme  et  de  schismatiques;  mais  les  joannites, 
qui  avaient  le  prince  contre  eux,  eurent  aussi  contre 
eux  la  loi,  et  le  parti  qu'ils  traitaient  eux-mêmes  de 
schismatique  le  leur  fit  bien  voir  dans  l'application  du 
décret  du  11  septembre  404. 

L'histoire  nous  dit  que  ce  fut  Arsace  qui,  voyant  ses 
basiliques  presque  désertes  et  les  catholiques  de  Gon- 
stantinople  s'obstiner  à  tenir  des  assemblées  séparées, 
sollicita  lui-même  du  prince  l'emploi  des  moyens  de 
rigueur*.  Des  soldats  furent  préposés  à  la  chasse  des 
joannites  dans  les  bois,  dans  les  montagnes,  dans  les 
édifices  abandonnés  de  la  banlieue  de  Gonstantinople  ; 
on  dispersa  les  assemblées  à  coups  de  pierres  et  de 
bâton  *,  le  cirque  de  bois  fut  pris  et  repris  ;  des  domi- 
ciles privés  furent  violés  pour  y  surprendre  des  prêtres 
et  des  fidèles  en  contravention.  Suivaient  les  comparu- 

1.  Pallad.,  dia/.,  p.  38. 

2.  Tribunus  itaque  cum  militibus  in  congregatos  impctum  facere 
Jussns,  plebem  fustibus  et  saxis  cœdens,  fugere  compulsit.  Sozom., 
viii,  23.    , 


362  JEAN   CHRYSOSTOME 

tions  devant  le  juge,  les  incarcërations,  la  questioa 
pour  la  révélation  des  complices.  Une  des  choses  qui 
éloignaient  le  plus  les  joannites  d'un  rapprochement 
avec  ce  qui  était  pour  eux  le  schisme,  c'est  qu'on  les 
obligeait,  à  leur  entrée  dans  les  basiliques,  d'anathé- 
matiser  Chrysostome  ;  ils  préféraient  à  une  pareille 
tyrannie  les  fers,  les  cachots,  la  torture.  Quand  les 
peines  corporelles  ne  leur  étaient  pas  appliquées,  on 
leur  faisait  payer  des  sommes  qui  les  ruinaient*.  On 
alla  jusqu'à  condamner  à  l'amende  les  corporations 
quand  un  de  leurs  membres  était  surpris  dans  les 
assemblées  prohibées,  ou  les  maîtres  quand  leurs  ser- 
viteurs ou  leurs  esclaves  se  rendaient  coupables  du 
même  crime,  les  constituant  ainsi  gardiens  de  l'exé- 
cution de  la  loi.  Toutes  ces  mesures  iniques  et 
cruelles,  prises  sur  la  sollicitation  d'Arsace,  justifiaient 
assez  les  termes  énergiques  dont  se  servait  l'exilé, 
quand  il  écrivait  qu'on  avait  livré  la  direction  de 
l'Église  à  un  loup,  non  à  un  pasteur;  à  un  pirate,  non 
à  un  pilote,  et  que  la  santé  des  âmes  était  confiée  aux 
soins  non  d'un  médecin,  mais  d'un  bourreau  -. 

Toutefois  la  persécution  ne  continua  pas  longtemps 
avec  cette  intensité,  ou  Arsace  y  prit  une  part  de  moins 
en  moins  directe.  Au  fond,  ce  vieillard  n'était  pas  né 
persécuteur;  il  ne  possédait  ni  l'activité  ni  la  passion 
nécessaires  pour  être  un  Hérode  ou  un  Néron  :  c'était 
tout  simplement  un  ambitieux  de  peu  de  conscience, 

i.  Nobiliores  vero  et  eos  qui  Joannis  partes  ardentias  tuebantur, 
•custodi»  tradidit.  Sozom.,  viii,  23. 

2.  Lupum  pro  pastore,  pnedonem  pro  gubernatore,  carnificem  pro 
medico.  Ghrys.,  Epis  t.  2  ad  Olvmv, 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXÏE.  363 

et,  quand  il  crut  avoir  acquitté  suffisamment  envers 
rimpératrice  la  dette  de  son  épiscopat,  il  voulut  en 
jouir  et  se  reposer.  Acacîus,  Antiochus,  Sévérien  et  les 
autres  u  cabaleurs  et  sycophantes  de  Jean,  »  suivant 
un  surnom  bien  mérité,  eurent  beau  le  stimuler  et  le 
réprimander;  il  les  laissa  dire  et  ne  fit  rien.  Quelques 
écrivains  religieux  vont  même  jusqu'à  louer  sa  dou- 
ceur ,  comme  si  Ton  pouvait  donner  le  nom  d'une 
vertu  à  la  mollesse  et  à  l'inertie,  égoïstes.  Antiochus  et 
ses  collègues  avaient  imaginé  un  plan  qui  devait  leur 
soumettre  tous  les  évoques  de  l'Orient  au  moyen  d'un 
triumvirat  des  patriarches  d'Alexandrie,  d'Anlioche, 
de  Constantinople,  auquel  l'empereur  attribuerait  tout 
pouvoir  sur  les  autres  églises,  et  Arcadius  y  avait  con- 
senti. L'exécution  de  ce  plan  enveloppant  dans  le 
même  réseau  les  joannites  de  toutes  les  provinces,  le 
schisme,  lui  disaient-ils,  sera  sûrement  étouffé.  Quand 
il  fallut  se  mettre  à  l'œuvre  avec  un  homme  aussi 
mou  qu'Arsace,  les  cabaleurs  y  renoncèrent  pour  la 
reprendre  en  temps  plus  favorable,  ainsi  que  nous  le 
verrons  bientôt.  Arsace  se  trouva  donc  en  butte  à  une 
double  attaque  de  la  part  des  joannites  et  de  celle  des 
anti-joannites.  Si  les  premiers  prétendaient  qu'il  avait 
la  faconde  d'un  poisson  et  la  chaleur  oratoire  d'une 
grenouille,  comme  après  tout  le  poisson,  qui  ne  parle 
pas,  s'agite  et  nage,  les  seconds  le  qualifièrent,  d'après 
leur  rancune,  de  vieux  tronc  pourri  et  de  soliveau*. 

Il  se  passa  pourtant  sous  l'épiscopat  de  ce  soliveau 
un  événement  considérable  ;  l'impératrice  mourut  le 

i.  Vetus  truncas.  Simeon,ap.  Niceph.  Cal.,  xiii,  2C 


36i  JEAN    CHRYSOSTOME 

6  octobre,  trois  mois  et  demi  après  l'expulsion  de  Chry- 
sostome;  elle  rendit  l'âme  au  milieu  d'inexprimables 
douleurs,  en  accouchant  d'un  enfant  mort.  On  raconta 
que  l'enfant  avait  déjà  cessé  de  vivre  depuis  ti'ois  jours, 
et  tombait  en  putréfaction  *  sans  qu'aucun  art  humain 
pût  délivrer  la  mère,  lorsque  par  une  inspiration 
désespérée  celle-ci  fit  appel  aux  remèdes  surnaturels. 
Un  magicien  mandé  au  palais  lui  apposa  sur  le  ventre 
certains  caractères  magiques  dont  reflet  fut,  dit-on, 
de  faire  sortir  l'enfant;  mais  la  mère  mourut  à  l'instant 
même  ^  Quatre  mois  plus  tôt,  cet  événement  aurait 
remué  tout  l'empire  et  changé  peut-être  la  face  de 
l'Église  d'Orient.  Aujourd'hui  que  les  faits  étaient  con- 
sommés, Chnsostome  en  exil,  ses  ennemis  maîtres  de 
toutes  les  positions  ecclésiastiques,  l'émotion  générale 
fut  à  peine  sensible.  Les  évéques  de  cour  la  regret- 
tèrent, et  son  mari  seul  la  pleura.  Le  faible  Arcadius, 
habitué  à  porter  son  joug,  ne  pouvait  se  faire  à  l'idée 
de  n'èlre  plus  mené;  mais  il  trouva  dans  son  entou- 
rage d'autres  tyrans  qui  surent  continuer  les  traditions 
d'Eudoxie. 

Dans  le  parti  joannite,  cette  mort  si  imprévue,  si 
rapprochée  du  départ  de  Jean  et  marquée  d'un  cachet 
si  tragique,  fut  regardée  comme  un  châtiment  de  Dieu. 
Un  concours  bizarre  d'autres  événements  qui  sem- 

1.  Cum  uterum  ferret  jamquc  partui  essct  vicina,  fœtus  in  utero 
extinctus  est;  ac  cum  velletsenii,  id  frustra  fecit,  totosque  dies  qua- 
tuor mortuus  fœtus  in  utero  retentus  computruit,  atque  uteri  quoque 
abscessum  effecit.  Cedren.,  p.  33i. 

2.  Cumqne  neque  cxiret  fœtus  et  dolorum  finis  non  esset,  quidam 
litteras  magicas  superposuit  :  quare  et  statîm  cjecit  mortuum  fœtuni 
et  simul  animam  miserrime  efflavit.  Id.,  ibid. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  365 

blaient  se  rattacher  à  celui-ci  par  le  lien  d'une  cause 
commune  servit  à  donner  à  tout  ce  qui  se  passait  une 
apparence  de  fatalité  ou  de  justice  divine.  Beaucoup 
de  ceux  qui  avaient  poursuivi  Chrysostome  ou  l'avaient 
condamné  furent  frappés  de  mort  ou  de  maladies 
étranges  dans  Tespace  de  quelques  mois.  Les  joanniles 
aimaient  à  récapituler  ces  faits  comme  une  preuve  de 
la  sainteté  de  leur  cause,  et  les  autres  ne  les  entendaient 
pas  sans  une  secrète  terreur.  Palladius,  le  biographe  et 
l'ami  de  Chi^sostome,  leur  a  consacré  un  long  passage 
de  ses  Dialogues,  et  l'histoire  ecclésiastique  ne  craint 
pas  de  leur  reconnaître  un  caractère  surhumain.  Ainsi 
un  des  évêques,  juge  impitoyable  de  l'exilé  au  concile 
de  Constantinople,  se  tuait  raide  quelque  temps  après 
en  tombant  de  cheval  ;  un  autre,  atteint  d'une  hydro- 
pisie  purulente,  était  dévoré  tout  vivant  par  les  vers; 
un  troisième,  malade  d'un  crésipèle  de  mauvaise 
nature,  rendit  l'âme  au  milieu  d'épouvantables  déman- 
geaisons; un  autre,  accusateur  et  calomniateur  de 
Jean,  éprouva  une  telle  enflure  de  la  langue,  qu'il  ne 
pouvait  respirer  qu'à  grand'peine,  et  avant  d'être  entiè- 
rement suffoqué  il  écrivit  sur  ses  tablettes,  pour  que 
tout  le  monde  le  sût,  qu'il  subissait  la  peine  de  son 
crime*.  Il  y  eut  encore  divers  accidents  de  ce  genre 
dont  la  supei'stition  tira  parti.  Le  plus  grave  sans  con- 
tredit fut  la  mort  de  Cyrinus  de  Chalcédoine.  Cet 
évoque,  comme  on  l'a  vu,  s'était  montré  ennemi 
acharné  de  Chrysostome  avant  même  que  la  persécu- 


i.  Alius  iu8ata,ut  aiunt,lingua  cum  febre  vehementi...  in  pugillari 
confessionem  scripsit.  Pallad.,  dicU.,  p.  63. 


366  JEAN    CHRYSOSTOME 

tion  ne  fût  commencée.  Égyptien  et  créature  de  Théo- 
phile, on  eût  dit  qu'il  respirait  toutes  les  passions  da 
patriarche  d'Alexandrie.  Dans  un  conciliabule  qull 
tenait  chez  lui  avec  quelques  autres  évoques  antérieu- 
rement au  synode  du  Chêne,  cet  homme,  très-violent 
dans  son  allure  et  très-agité  en  ce  moment,  s'était  cho- 
qué contre  Maruthas,  évéque  de  Mésopotamie,  qui 
l'avait  blessé  grièvement  en  lui  marchant  sur  le  pied. 
La  plaie  s'envenima  malgré  tous  les  remèdes,  mais 
n'empêcha  pas  le  patient  de  venir  cabaler  contre  Jean 
au  concile  de  Gonstantinople  ;  il  fut  même  un  des 
quatre  ou  cinq  évoques  qui  prirent  sur  leur  tête,  pour 
rassurer  l'empereur,  la  responsabilité  de  sa  déposi- 
tion. Après  le  concile,  Gyrinus  alla  de  plus  mal  en  plus 
mal  :  la  gangrène  se  mita  son  pied,  qu'il  fallut  couper, 
puis  à  la  jambe,  qu'il  fallut  couper  aussi,  puis  à  l'autre 
pied,  tant  ses  humeurs  et  sa  chair  étaient  corrom- 
pues. Le  second  pied  ayant  été  retranché  comme 
l'autre,  la  gangrène  gagna  les  intestins,  et  Gyrinus 
expira  dans  d'effroyables  tortures*.  «  Voilà,  s'écriaient 
les  joannites  et  même  beaucoup  de  gens  d'un  esprit 
moins  exalté,  voilà  la  responsabilité  qu'avait  appelée 
sur  lui  Gyrinus*  !  » 

L'imagination  de  l'empereur  ne  fut  pas  la  dernière, 
comme  on  le  pense  bien,  à  s'émouvoir  de  ces  rappro- 

1.  Putrefacto  pede  necesse  habuit  eum  abscindere.  Neque  enim  id 
semel  factum  est,  sed  ssepius  iterata  sectio  :  totum  enim  corpus  depas> 
cebat  vis  mali.  Socr.,  vi,  19. 

2.  Plerique  affirmabant  Cyrinum  hœc  passum  esse  propter  probra 
et  convicia  quœ  in  Joannem  conjecerat.  Socr.,  vi,  i9.  —  Etcernere 
erat  divinitus  immissam  jram  variis  pœnis  bellum  inferentem.  Pallad., 
diaL,  p.  23. 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  367 

cliements  ;  une  suite  de  fléaux  naturels  dont  Constan- 
tinople  fut  accablée  sur  ces  entrefaites  acheta  de 
l'épouvanter.  La  ville  fut  ébranlée  à  plusieurs  reprises 
par  des  tremblements  de  terre  tellement  violents  que 
les  chroniqueurs  ont  cru  devoir  leur  donner  place  dans 
leurs  livres.  En  même  temps  des  orages  se  succédaient 
à  de  courts  intervalles;  la  foudre  tomba  plusieurs  fois 
dans  Fenceinte  des  murs,  tandis  qu'une  grêle  d'une 
grosseur  prodigieuse  détruisait  les  moissons  sur 
quelques  milles  alentour.  Il  n'en  fallait  pas  davantage 
pour  persuader  à  l'empereur  que  le  courroux  du  ciel 
était  véritablement  déchaîné  contre  lui  et  contre  ses 
sujets,  et  il  écrivit  à  un  solitaire  d'une  sainteté  reconnue 
qui  habitait  le  mont  Sinaï,  pour  obtenir  ses  prières, 
toutes-puissantes,  disait-on,  auprès  de  Dieu.  Ce  soli- 
taire se  nommait  Nilus,  et  l'Église  l'honore  encore 
aujourd'hui  sous  le  nom  de  saint  Nil. 

Kilus  n'avait  pas  toujours  été  un  pauvre  moine 
caché  au  fond  d'un  désert.  Il  avait  brillé  à  la  cour  du 
grand  Théodose  par  la  fortune,  l'élégance  des  manières, 
la  beauté  du  corps,  par  un  esprit  honnête  et  droit  qui 
l'avait  fait  surnommer  le  Sage.  Juste  appréciateur  de 
ses  rares  qualités.  Théodose  lui  confia  des  postes 
importants,  et  entre  autres  la  préfecture  du  prétoire 
d'Orient.  11  s'était  marié  à  une  jeune  femme  qu'il 
aimait,  et  avait  eu  d'elle  deux  fils.  Un  matin,  cet 
homme  si  favorisé  de  tout  ce  que  le  monde  recherche 
déposa  ses  honneurs,  dit  adieu  à  sa  femme,  et  partit» 
emmenant  avec  lui  un  de  ses  fils.  Où  allait-il?  Il  allait 
chercher  la  paix  de  l'âme  que  le  monde  ne  lui  avait 
point  donnée,  et  consacrer  son  fils  à  Dieu  sur  quelque 


368  JEAN    CHRYS05T0ME 

montagne   solitaire,  comme  le  patriarche  Abraham 
sur  les  hauteui*s  de  Moria;  mais  il  attendait  que  le  ciel 
lui  indiquât  sa  demeure.  Les  déserts  de  TÉgypte  et  de 
la  Syrie  ne  lui  plurent  pas  ;  ils  étaient  trop  peuplés  de 
moines  et  trop  voisins  des  villes;  il  ne  s*arrêta  que 
dans  le  grand  désert  d'Arabie,  sur  une  des  pentes  du 
mont  Sinaî.  Il  y  trouva  quelques  anachorètes  en  petit 
nombre,  vivant  épars  dans  des  cavernes:  il  les  réumX 
en  attira  d'autres,  et  avec  l'argent  qui  lui  restait  de  sa 
fortune, il  construisit  une  église  et  un  monastèreau  lieu 
dit  le  Buisson,    parce  que  c'était  là  que   Dieu  avait 
apparu  à  Moïse  dans  [un  buisson  ardent.  Le  monastère 
voulut  avoir  Nilus  pour  abbé.  Dans  son  nouvel  état, 
l'ancien  préfet  du  prétoire  se  distingua  par  des  vertus 
austères  dontla  pratique  s'unissait  en  lui  à  des  connais- 
sances profanes  étendues  et  à  de  fortes  études  sur  les 
Écritures,  si  bien  que  Nilus  devint  l'oracle  des  moines 
de  son  tenipvS.  On  disait,  tant  il  était  prévoyant  et 
secourable,  que  Dieu  lui  avait  conféré  le  don  de  pro- 
phétie avec  celui  des  miracles,  et  qu'il  n'avait  jamais 
rien  refusé  à  ses  prières. 

Arcadius,  qui  l'avait  connu  enfant  à  la  cour  de  sou 
père,  crut  pouvoir  recourir  à  lui  avec  confiance  pour 
qu'il  détournât  la  colère  de  Dieu  suspendue  sur  la 
ville  impériale  et  sur  lui-môme  ;  mais  Nilus  i*efusa  de 
prier.  «  Comment  veux-tu,  lui  répondit-il  avec  une 
sainte  liberté,  que  j'ose  prier  pour  une  ville  qui  mérite 
par  tant  d'actes  coupables  la  justice  de  Dieu  qui  la 
menace,  une  ville  où  le  crime  s'appuie  sur  l'autorité 
des  lois,  et  qui  a  banni  le  très-heureux  Jean,  la 
colonne  de  l'Église,  la  lampe  de  la  vérité,  la  trompette 


•     ET   L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  369 

du  Seigneur?  Tu  demandes  que  je  prie  pour  elle; 
mais  tu  le  demandes  à  un  esprit  trop  accablé  d'afflic- 
tion par  l'excès  des  maux  qu'elle  a  commis ^  »  Il  lui  dit 
encore  dans  une  autre  lettre  :  «  Tu  as  banni  Jean,  la 
plus  grande  lumière  de  la  terre,  sans  en  ayoir  aucune 
raison,  et  pour  fêtre  laissé  aller  trop  légèrement  aux 
mauvais  conseils  de  quelques  évoques  dont  l'esprit 
n'est  pas  sain'.  Songe  donc  à  toi,  et  après  avoir  privé 
l'Église  catholique  des  pures  et  saintes  instructions 
qu'elle  recevait  de  lui,  reconnais  du  moins  ta  faute  et 
repens-toi.  »  Arcadius  ne  se  repentit  point.  Les  fléaux 
de  la  nature  s'étaient  calmés,  et  le  prince,  avec  son 
insouciance  habituelle,  reprit  le  train  des  affaires, 
trouvant  plus  doux  les  mauvais  conseils  de  ses  flatteurs 
que  les  dures  paroles  qui  lui  venaient  du  Sinaî.  Bientôt 
même,  sous  ses  nouveaux  maîtres,  il  oublia  le  gouver- 
nement d'Eudoxie.  La  persécution  ne  vivait  plus  ;  mais 
l'esprit  de  persécution,  les  passions  jalouses  et  hai- 
neuses subsistaient  toujours,  et  continuèrent  à  pousser 
le  faible  empereur  dans  la  voie  où  elles  l'avaient  jeté. 
Cependant  Arsace  mourut  le  1"  novembre  405,  dans 
le  seizième  mois  de  son  épiscopat  et  la  quatre-vingt- 
deuxième  année  de  son  âge,  laissant  le  siège  de  Con- 
stantinople  vacant  pour  la  seconde  fois  depuis  le  départ 
de  Chrysostome.  On  ne  le  pleura  guère  :  les  persécutions 
de  son  début  ajoutées  à  l'inactivité  du  reste  de  sa  vie 
ne  lui  méritaient  ni  les  larmes  des  orthodoxes  ni  celles 

i-  Quomodo  a  me  petis  ut  orare  digoer...  cum  ipse  pêne  fulgu- 
ritas  sim  mœroris  igné.  NU,  Ep.  233  ad  Arcad. 

2.  PrsB  multa  levitate  ab  iosanis  quibusdam  episcopis  persuasus. 
W.,  Ep.  232  ad  Arcad. 

24 


370  JEAN    CHRYSOSTOME 

des  schismatiques.  On  peut  lire  encore  le  jugement  des 
contemporains  sur  son  compte  dans  une  sorte  d'orai- 
son funèbre  burlesque  recueillie  par  un  écrivain  des 
temps  postérieurs.  «  Arsace  mourut  donc  après  avoir 
vécu  seize  mois  sur  le  siège  épiscopal  sans  y  avoir  fait 
œuvre  d'homme  vivant,  lâche  et  engourdi  qu'il  était 
par  nature,  ou  plutôt  il  n'existait  plus  depuis  longtemps 
quand  la  mort  le  visita.  0  honte!  quel  successeur,  et 
de  qui?  Un  vieux  tronc  substitué  par  un  caprice  d^ 
princes  à  un  rameau  vigoureux  et  florissant,  un  vieil- 
lard de  quatre-vingts  ans  meilleur  à  placer  sur  un  tom- 
beau que  sur  un  trône,  un  fou  et  un  sot,  inepte  quand 
il  parlait,  stupide  quand  il  voulait  penser  à  quelque 
chose  de  raisonnable,  plus  comparable  à  une  pierre,  à 
une  bûche  qu'à  un  être  animé,  digne  tout  au  plus  de 
passer  sa  vie  dans  le  coin  d'une  chambre  ou  dans  un 
lit,  inutile  à  lui-même  et  aux  autres,  et  indigne  de 
regret.  Tel  fut  Arsace,  et  tel  il  sortit  de  ce  monde*.  » 

On  ignore  si  l'évêque  Sévérien  ou  quelque  autre 
de  la  faction  des  sycophantes  de  Jean  se  présenta  aux 
suffrages  du  peuple  et  du  clergé  pour  la  succession 
d' Arsace  ;  l'histoire  nous  dit  seulement  que  les  compé- 
titions furent  nombreuses ,  et  les  luttes  tellement 
acharnées  que  l'interrègne  dura  quatre  mois.  Au  bout 
de  ce  temps ,  le  choix  s'arrêta  sur  un  prêtre  de  Con- 
âtantinople  qui  portait  aussi  au  front  le  sceau  de  la 
bête ,   car  il  avait  témoigné  plusieurs   fois   contre 

1.  Proh!  pador!  quis  cui?  Vir  octogesimam  supergressus  aonam, 
tamulo  mag;is  quam  throDO  appositus,  delinis  quidam  ac  desipiens,  ad 
dicendum  quidem  iDeptissimus,  ad  cogitandum  autem  stupidissimus, 
ad  faciendam  vero  ignavissimus.  Simeon,  ap.  Niceph.,  un,  38. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXÏE.  371 

révêque  légitime  au  concile  du  Chêne  et  pressé  sa 
condamnation.  Trop  d'ecclésiastiques  en  effet  s'étaient 
compromis  dans  les  dernières  luttes,  et  les  passions 
hostiles  étaient  trop  prononcées  pour  qu'on  pût  s'at- 
tendre à  voir  nommer  ou  un  joannite  ou  un  homme 
tant  soit  peu  soupçonné  de  l'être. 

Le  nouvel  élu,  nommé  Atticus,  était  un  Arménien 
originaire  de  Sébaste,  où  il  avait  passé  son  enfance 
parmi  des  moines  macédoniens  qui  tenaient  alors  en 
ce  lieu,  suivant  l'expression  d'un  écrivain  ecclésias- 
tique,   «boutique    de    leur   philosophie*.»   Devenu 
homme,  l'Arménien  quitta  son  pays,  vint  à  Constanti- 
nople,  et  se  laissa  facilement  convertir  au  catholicisme^ 
plus  par  prudence  que  par  doctrine,  si  l'on  on  croît 
le  même  historien.    Il  entra  bientôt  dans  les  ordres, 
et  l'archevêque  d'alors,  soit  Nectaire,  soit  son  succes- 
seur, l'attacha  à  son  église.  Le  jeune   Macédonien, 
rompu  aux  études  subtiles  de  son  couvent  sur  la  na- 
ture du  Saint-Esprit  et  sa  place  dans  la  sainte  Trinité^ 
avait  grandement  négligé  les  lettres  profanes  et  fit  rire 
à  ses  dépens  dans  cette  Église  savante  des  Grégoire  de 
Nazianze  et  des  Chrysostome,  où  les  discours  de  Démo- 
sthëne  et  d'Isocrate  marchaient  presque  de  pair  avec 
les  psaumes  de  David  et  les  épltres  de  saint  Paul.  Atti- 
cus  fut  donc  taxé  d'ignorance  par  ses  confrères.  Il 
apportait  d'ailleurs  avec  lui  un  terrible  accent  armé- 
nien qui  eût  gâté  dans  sa  bouche  l'éloquence  même. 
Ces  désavantages  l'affectèrent  à  ce  point  qu'il  n'osait 

i.  Snb  quibasdam  monachis  Macedoni»  heresim  sectantibus  qui 
tam  SebasttB  philosophie  su»  officinam  habebant.  Niceph.  Cal., 
sni,  29. 


37J  JEAN    CHRYSOSTOME 

pas  improviser  et  apprenait  ses  sermons  par  cœur*. 
Aussi  ne  trouva-t-il  point  de  tachygraphe  pour  les 
recueillir,  quoiqu'ils  continssent,  au  fond,   de  très 
bonnes  choses'.  Gomme  il  était  homme  de  résolution,  il 
prit  un  moyen  énergique  de  se  corriger  et  de  railler 
à  son  tour  ses  détracteurs.  Se  confinant  dans  une 
retraite  absolue,  il  se  mit  à  étudier  nuit  et  jour,  à  l'iDsu 
de  tout  le  monde,  les  grands  modèles  de  la  littérature 
hellénique,  et  à  corriger  par  des  efforts  sur  lui-même 
ce  que  sa  prononciation  arménienne  avait  de  trop  cho- 
quant pour  des  Grecs,  puis  un  beau  jour  il  reparut 
dans  la  société  de  ses  collègues,  parlant  mieux  qu'eux 
d'Aristote  et  de  Platon,  et  pouvant   presque  passer 
pour  un  Athénien  *.  Tout  le  monde  s'inclina  devaQt 
cette  volonté  de  fer,  et  Atticusdès  lors  jouit  d'un  grand 
crédit,  comme  homme  de  conduite  cependant  beau- 
coup plus  que  comme  homme  de  science*.  Il  fut,  sans 
trop  se  mettre  en  avant,  un  des  meneurs  des  dernières 
cabales  contre  l'archevêque  Jean,  et  c'est  ce  qui  valut 
à  sa  candidature  l'appui  des  évêques  de  la  cour  lorsque 
ses  chances  favorables  commencèrent  à  se  dessiner. 
Nommé  vers  la  fin  de  février  406,  il  fut  ordonné,  comme 
Arsace,  dans  l'église  des  Apôtres,  qui  servait  de  basi- 

1.  Orationes  a  se  compositas  quas  memoriter  didicerat,  in  ecclesia 
recitabat.  Socr.,  vu,  2. 

'2.  In  concionibus  vero  ecclesiasticis  mediocris,  adeo  ut  sermones 
illius  non  digni  qui  exscriberentur...  viderentur.  Id.,  ibid. 

3.  Probatissimos  quosque  veterum  scriptores  lectitavit.  Sozom., 
tiii,  27.  —  Tum  demum  quum  idiota  seu  rudis  esse  videretur,...  eos 
etiam  qui  erudite  cum  eo  agerent,  fereliit.  Niceph.,  xni,  29. 

4.  Natura  magis  quam  disciplina  prudens,  in  rébus  agendis  summe 
fuit  dexteritatis.  Sozom.,  viir,  27. 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  373 

lique  principale,  tandis  que  Sainte-Sophie  sortait  peu 
à  peu  de  ses  ruines.  Avec  un  pareil  homme,  Toccasion 
parut  bonne  à  la  faction  des  sycophantes  de  reprendre 
et  de  réaliser  enfin  ce  grand  plan  de  domination  géné- 
rale ou  plutôt  d'oppression  des  Églises  d'Orient  que 
l'indolent  Arsace  avait  laissé  dormir  dans  ses  mains. 
C'est  ici  le  lieu  de  dire  ce  qu'était  ce  plan,  et  quelles 
effroyables  douleurs  l'exécution  d'un  pareil  dessein  fit 
tomber  sur  les  catholiques  des  provinces. 

La  séparation  que  nous  avons  vue  se  former  dans 
rÉglise  de  Gonstantinople  après  la  seconde  condamna- 
tion de  Ghrysostome  avait  passé  dans  les  diocèses  voi- 
sins, puis  dans  toutes  les  provinces,  et  chaque  église 
avait  actuellement  son  parti  joannite,  qui  maintenait  la 
communion  avec  l'archevêque  exilé,  et  son  parti  anti 
joannite,  qui  acceptait  la  communion  de  l'archevêque 
intrus.  Les  deux  partis  s'y  faisaient  la  guerre,  comme  à 
Gonstantinople,  avec  un  redoublement  de  vivacité  qui 
répondait  au  tempérament  asiatique  ou  syrien.  En 
Syrie  surtout,  patrie  du  grand  homme  dont  l'infortune 
aujourd'hui  remplissait  le  monde,   comme  autrefois 
son  génie,  la  cause  joannite  comptait  de  chauds  par- 
tisans parmi  les  évéques  et  les  clercs,  et  principalement 
dans  la  masse    du  peuple.  Or  les  persécuteurs  se 
disaient  aVec  raison  qu'on  n'aurait  gagné  qu'une  demi- 
victoire,  si  l'on  étouffait  ce  qu'ils  appelaient  le  schisme 
à  Gonstantinople  en  le  laissant  se  développer  ailleurs, 
et  ils  imaginèrent  le  moyen  suivant  de  l'extirper  dans 
tout  l'empire.  Ils  proposèrent  à  l'empereur  d'établir 
dans  les  trois  grands  patriarcats  de  l'Orient  trois  centres 
de  communion  religieuse  auxquels  tous  les  évéques 


374  JEAN    CHRYSOSTOME 

d'une  certaine  circonscription  seraient  tenus  de  se 
rattacher  sous  peine  de  déposition  et  d'expulsion  vio- 
lente au  besoin  ;  les  trois  patriarches  étaient  de  plus 
investis  du  pouvoir  de  nommer  eux-mêmes  d'autres 
évéques  à  la  place  des  récalcitrants.  Leurs  droits  s'éten- 
daient jusque  sur  la  composition  des  clergés  des  villes, 
et  toute  résistance  était  punie  d'excommunication 
ecclésiastique  accompagnée  de  pénalités  civiles;  c'était 
en  un  mot  la  plus  affreuse  tyrannie  pesant  sur  toutes 
les  Églises,  leur  droit  électoral  supprimé,  leurs  libertés 
at>olies,  leur  dignité  foulée  aux  pieds.  Les  ressorts  de 
ces  potentats  comprenaient,  outre  l'étendue  de  leur 
juridiction  métropolitaine,  certains  territoires  annexés  ; 
ainsi  le  patriarche  d'Alexandrie  avait  sous  son  pouvoir 
r Egypte  et  très-probablement  encore  la  Palestine  ;  le 
patriarche  d'Antioche  devait  régner  sur  la  Syrie,  TAra- 
bie  et  la  plus  grande  portion  de  l'Asie  Mineure  ;  le 
reste  des  Églises  ressortissait  au  patriarche  de  Con- 
stantinople.  Le  faible  Arcadius  s'était  empressé  de 
donner!  la  sanction  légale  à  cette  usurpation  des  droits 
ecclésiastiques,  et  il  avait  reconnu  le  triumvirat  par 
une  loi  rendue  du  vivant  d'Arsace,  le  18  novembre  40/i. 
Cette  loi  est  curieuse ,  et  fera  voir  quelles  étaient  à 
cette  époque  les  relations  de  l'Église  et  de  l'État.  Elle 
se  divisait  en  deux  parties  d'après  le  dire  des  histo- 
riens, l'une  concernant  les  assemblées  des  fidèles  hors 
des  lieux  consacrés ,  l'autre  les  peines  réservées  aux 
évéques  dissidents. 

La  première  était  ainsi  conçue  ;  «  Que  les  gouver- 
neurs des  provinces  soient  avertis  qu'ils  doivent  empê- 
eher  les  assemblées  illicites  de  ceux  qui,  méprisant 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  375 

les  églises  sacro  -  sdlotes ,  essayent  de  se  réunir  autre 
part,  et  qu'en  outre  ceux  qui  séparent  leur  commu- 
nion de  celle  d'Arsace,  de  Théophile  et  de  Porphyre 
(très-révérés  pontifes  de  la  loi  sacrée)  doivent  être 
mis  hors  de  l'Église  comme  schismatiques  ^  -—  Donné 
à  Gonstantinople  le  U  des  calendes  de  décembre, 
sous  le  sixième  consulat  d'Honorius  Auguste  et  celui 
d'Aristénetus.  »  La  seconde  partie  de  la  loi,  laquelle 
ne  se  trouve  pas  dans  le  code,  mais  a  été  reproduite 
par  les  écrivains  contemporains,  portait  ces  disposi- 
tions :  «  Si  quelqu'un  des  évêques  refuse  de  commu- 
niquer avec  Théophile,  Arsace  et  Porphyre,  qu'il  soit 
chassé  de  son  siège,  et  que  ses  biens  soient  confisqués 
tant  en  argent  qu'en  propriétés  foncières*.  » 

Ces  lois  oppressives  que  la  mollesse  d'Arsace  ne  lui 
permettait  guère  d'appliquer  reçurent  une  nouvelle 
vie  sous  Atticus,  qui  porta  dans  l'exécution  de  ces 
mesures  toute  la  rigidité  de  son  esprit  opiniâtre  et 
froid,  tandis  que  Porphyre,  nouveau  patriarche  d'An- 
tioche,  y  mettait  les  violences  éhontées  qui  ont  flétri  à 
jamais  son  nom.  Il  est  souvent  difficile,  quand  on 
étudie  l'histoire  des  dissensions  religieuses,  d'accepter 
comme  tout  à  fait  véridique  l'appréciation  des  hommes 
d'un  parti  faite  par  des  écrivains  du  parti  contraire,  et 
notre  temps  démontre  assez  qu'il  peut  en  être  de  même 


1.  His  qui  ab  Ârsacii,  Theophili,  Porphyrii,  reyerendissimorum 
sacne  legis  antistitum  communione  dissentiunt,  ab  ecclesia  procul 
dabio  repellendis...  Cod,  Theod.,  L.  XVI,  t.  IV,  I.  5. 

2.  Si  qais  episcoporum  cum  Theophilo,  Attico,  Porphyrio  commu- 
nicare  noluerit,  extorris  ecclesia  esto  et  facultatibus  privatur.  Niceph^ 
xni,  30. 


376  JEAN   GHRYSOSTOME 

dans  l'ordre  politique  ;  toutefois  le  jugement  porté  sur 
Porphyre  par  tous  les  écrivains  ecclésiastiques  da 
temps  semble  si  bien  confirmé  par  sa  conduite  dans 
des  faits  avérés  qu'on  ne  court  pas  grand  risque  de 
calomnier  ici  un  mort  en  répétant  ce  que  disaient  de 
lui  les  vivants. 

Porphyre  avait  mené  dès  son  enfance  l'existence  la 
moins  conforme  à  l'état  qu'il  voulait  embrasser,  et  ses 
instincts  pervers,  nous  dit  un  historien,  entretenus 
et  nourris  avec  un  soin  tout  paternel,  n'avaient  iait 
que  se  développer  avec  l'âge*.  Débauché,  coureur  de 
futilités  et  de  spectacles,  passionné  pour  les  mimes  et 
vivant  familièrement  avec  eux,  ce  qui  était  le  comble 
du  déshonneur,  même  pour  un  laïque,  il  cultivait  en 
outre  les  sciences  occultes  et  passait  pour  magicien'. 
En  dépit  de  ces  pratiques  qui  Teussent  dû  exclure  pour 
toujours  du  sacerdoce,  il  y  parvint  néanmoins  à  force 
d'intrigues  et  de  bassesses,  car  il  était  souple,  insi- 
nuant, flatteur  des  grands,  habile  à  déguiser  sous  un 
air  riant  et  satisfait  les  haines  jalouses  qui  rongeaient 
son  âme.  Porphyre  était  déjà  vieux  à  Tépoque  de  nos 
récits'.  On  eût  malaisément  soupçonné  à  un  pareil 
prêtre,  toléré  plutôt  qu'accepté  dans  le  sacerdoce, 
l'ambition  de  Tépiscopat  ;  il  l'avait  pourtant,  et  comme 
il  sentait  aussi  qu'il  ne  pouvait  être  qu'un  évêque  de 

1.  Vir  quidem  grandevus,  non  minus  improbitate  vcterator,  quippe 
que  cum  illo  diligent!  cura  nutrita  caluerat,  quam  «tate  vetulos. 
Niceph.  Cal.,  xiii,  30. 

2.  Prœstigiatoribus  et  aurigis  atque  ils  qui  inhonesto  motu  cum 
difttorto  crure  veteres  fabulas  exhibent,  prœesse  et  convivari  solitui. 
Pallad.,  diaL,  p.  57. 

3.  Theodoret^v,  35. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  377 

hasard,  il  guettait  soigneusement  Toccasion.  Dès  le 
commencement  des  querelles  entre  Ghrysostome  et  les 
deux  conciles,  il  s'était  posé  en  ennemi  de  l'enfant 
d'Antioche,  dépassant  tout  le  monde  dans  l'exagération 
de  ses  attaques,  et  cherchant  à  compenser  par  la  noto- 
riété des  passions  de  parti  l'obscurité  de  son  mérite  et 
le  mépris  dû  à  son  caractère. 

Sur  ces  entrefaites  et  vers  le  temps  où  Ghrysostome 
partait  pour  son  second  exil,  le  vieil  évoque  d'Antioche, 
Flavien,  s'éteignait  après  une  longue  maladie,  et  le 
parti  joannite  perdait  en  lui  un  appui  considérable  ; 
aussi  la  lutte  paraissait  devoir  être  très-vive  pour  le 
choix  de  son  successeur.  Sévérien  de  Cabales  et  ses 
deux  complices  ordinaires,  les  sycophantes  Acacius  et 
Antiochus,  tous- trois  Syriens,  partirent  de  Constanti- 
nople  comme  pour  regagner  leurs  diocèses;  mais,  se 
glissant  secrètement  dans  Antioche,  ils  s'y  cachèrent 
afin  d'observer  par  eux-mêmes  ce  qui  allait  se  passer  et 
d'intervenir  au  besoin*;  ils  s'étaient  munis  d'ailleurs 
d'ordres  et  de  pleins  pouvoirs  de  la  cour  pour  faire 
agir  dans  un  sens  ou  dans  Fautre  l'autorité  civile  et 
l'autorité  militaire.  Le  moment  de  Téleclion  appro- 
chant, les  compétiteurs  se  présentaient  en  grand 
nombre.  Le  clergé  se  scindait  en  deux  parts  ;  mais  le 
peuple  penchait  en  masse  du  côté  du  prêtre  Constance, 
cet  ami  de  Ghrysostome  dont  nous  avons  parlé  à  propos 
de  la  mission  de  Phénicie ,  et  qui  devait  la  faveur 
populaire  non  moins  à  ses  vertus  personnelles  qu'à  sa 


1.  Nam  cum  exsilio  Joannis  concurrcrat  mors  Flaviani.  Pallad., 
dial,,  p.  55. 


378  JEAN    CHRYSOSTOME 

fidélité  pourTexilé.  Porphyre,  au  milieu  de  ces  débats, 
gardait  sa  place  d*homme  de  parti,  précbaut  Texclusion 
de  tous  les  joannites,  et  ce  ne  fut  que  par  des  distri- 
butions d'argent  considérables  dans  les  dernières 
classes  du  peuple  ou  dans  le  bas  clergé  qu'il  révéla  sa 
propre  candidature.  On  ne  la  prit  pas  d*abord  au 
sérieux,  tant  l'homme  était  jugé  indigne-,  pourtant 
Sévérien  et  ses  compagnons,  convaincus  de  son  habi- 
leté, s'abouchèrent  secrètement  avec  lui,  et  leur  pacte 
donna  au  projet  de  Porphyre  une  consistance  qui  lui 
manquait  ^  Il  fut  reconnu  dans  ce  petit  conciliabule 
qu'on  ne  pouvait  réussir  que  par  surprise;  on  se  distri- 
bua les  rôles,  les  évoques  de  la  cour  prévinrent  le 
commandant  de  la  force  armée,  et  on  se  tint  sur  ses 
gardes  pour  saisir  aux  cheveux  l'occasion. 

Il  devait  se  célébrer  sous  peu  de  jours,  dans  le  bourg 
de  Daphné,  le  lieu  des  divertissements  d'Antioche, 
une  grande  représentation  de  jeux  dits  olympiques, 
où  l'on  faisait  passer  en  revue  sous  les  yeux  des  specta- 
teurs la  vie  et  les  travaux  d'Hercule,  avec  force  courses 
hippiques  et  luttes  de  pugilat ^  Or  on  connatt  la 
passion  des  Anliochiens  pour  les  jeux  scéniques,  les 
courses  de  chars  et  les  combats  d'athlètes,  et  Porphyre 
savait  bien  qu'une  fois  assis  sur  les  bancs  d'un  cirque 
ou  en  face  d'un  amphithéâtre  de  mimes  aucun  d'entre 
eux  ne  se  dérangerait,  même  pour  l'affaire  la  plas 
importante.  Tandis  que  les  habitants,  grands  et  petits, 
païens  et  chrétiens,  désertent  la  ville  pour  gagner  le 

1.  Pallad.,  diaL,  p.  58. 

2.  Olympica...  eoim  vocantor  certamiaa  que  ab  Hercule  institata 
quarto  quoque  anno  celebrautur.  Pallad.,  diaL,  p.  58. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  379- 

bois  de  Daphné\  il  ramasse  de  son  côté,  au  moyen 
de  ses  émissaires,  plusieurs  centaines  de  gens  du 
peuple  et  quelques  clercs,  ses  âmes  damnées,  et  il  se 
dirige  avec  eux  vers  l'église,  où  les  trois  évoques 
l'avaient  précédé.  A  son  arrivée,  on  ferme  les  portes, 
on  s'empare  des  vases  sacrés;  un  simulacre  de  nomi- 
nation a  lieu,  il  s'agenouille,  et  les  évoques  l'ordonnent. 
Tout  cela  se  fit  avec  une  telle  hâte  qu'on  n'acheva 
même  pas  les  prières  de  l'ordination,  tant  on  craignait 
quelque  surprise  ou  le  retour  fortuit  du  peuple*. 
Sévérien  et  ses  amis  quittèrent  alors  précipitamment 
l'église,  puis  la  ville,  pour  aller  se  réfugier  dans  les 
montagnes  voisines  et  de  là  dans  leurs  diocèses,  car  ils 
appréhendaient  la  colère  des  habitants  quand  leur 
fraude  serait  découverte*.  Le  soir  en  effet,  les  Antio- 
chiens,  revenus  des  jeux,  furent  fort  étonnés  d'ap- 
prendre qu'ils  avaient  un  évoque,  et  que  cet  évêque 
était  Porphyre.  La  chose  ne  leur  plut  point;  mais  ne 
sachant  encore  que  résoudre,  ils  passèrent  la  nuit  à 
se  consulter.  Le  lendemain  matin,  la  résolution  était 
prise,  et  une  foule  irritée  se  porta  vers  la  maison  épi- 
scopale,  où  Porphyre  s'était  barricadé  et  faisait  mine  de 


i.  Quum  urbs  tota  more  recepto  ad  spectacula  in  luco  Daphues 
effusa  esset.  Niceph.,  xiii,  30.  —  Mulieram  grèges  una  cum  populis 
ut  ita  dicam  effervescunt  ad  Daphnem.  Pallad.,  dial.,  p.  58. 

2.  Cum  iti  ecclesiam  irrupisset  simul  cum  memoratis  episcopis  et 
clericis  paacis,clam  ordinatur,  clausis  januis,  multa  cum  fesdnatîone. 
Pallad.,  1.  c.  —  Àdeo  autem  illis  ea  res  deproperata  est  ut  rece- 
ptos  ritus  plurimos  in  sacra  ordioationc  prsetermiserint.  Niceph.  Cal., 
XIII,  30. 

3.  Porro  Severianus  et  socii  accepte  pretio  per  montes  et  invia 
loca  fugere.  Pallad.,  dial.,  p.  58. 


380  JEAN    CHRYSOSTOME 

se  bien  défendre,  aidé  de  ses  clercs  et  de  ses  domes- 
tiques. Un  siège  commença  donc,  et  des  gens  du 
peuple  amoncelèrent  contre  la  maison  de  la  paille  et 
du  bois  pour  y  mettre  le  feu  et  brûler  Tévêque  avec 
révéché  *.  La  force  armée  avertie  accourut  à  temps  pour 
sauver  Tévéque,  et  dégagea  la  place  à  grands  coups 
d'épée.  La  bataille  recommença  les  jours  suivants, 
mais  avec  un  plus  grand  déploiement  de  troupes; 
bref,  Porphyre  fut  installé  sur  le  trône  pontifical  par 
les  soldats.  Conformément  aux  intentions  de  la  cour, 
le  gouverneur  ordonna  au  clergé  et  au  peuple  de  se 
rendre  à  Téglise  sous  la  menace  des  pénalités  édictées 
par  le  décret  impérial  ;  le  peuple  en  grande  partie 
refusa,  il  essaya  de  faire  des  litanies  dans  les  rues  en 
portant  devant  lui  le  signe  de  la  croix;  le  gouverneur 
(c'était  un  certain  comte  Valentin)ût  charger  la  litanie 
comme  une  émeute  de  séditieux;  la  croix  fut  ren- 
versée dans  le  tumulte  et  foulée  sous  les  pieds  des 
chevaux*. 

D'Antioche,  les  mécontents  se  portèrent  dans  la 
campagne;  on  les  y  pourchassa,  et  les  scènes  de 
violence  qui  avaient  déshonoré  et  ensanglanté  Constan- 
tinople  et  sa  banlieue  se  renouvelèrent  dans  la  métro- 
pole de  la  Syrie.  Appuyé  par  l'autorité  civile  et  par  les 

1.  In  crastinum  consurrexere  ac  coDfluxere  simul  omnes  cum  igné 
et  sarmentis,  Porphyrium  atque  œdes  ejus  delere  volentes.  Pallad., 
dial.f  p.  58.  —  Ignem  et  materiam  aliam  inceudio  aptam  manibus 
rapîeotes  et  congerentes...  Ipsum  simul  cum  episcopali  domo  comba- 
rere  voleates.  Niceph.  Cal.,  xni,  30. 

2.  Porphyrius  vero  et  Valentinus  cornes  cum  armatis  ecclesiam 
orthodoxorum  deprœdabantur,  tremeodum  crucis  siguam  pedibas 
conculantes.  Pallad.,  dial.,  p.  58. 


ET  L'IMPÉRATRICE   ECDOXIE.  ""384 

exécutions  militaires,  le  nouveau  patriarche  opprima 
non-seulement  le  clergé  de  son  église,  mais  celui  des 
églises  voisines.  Ce  fut  une  révolution  dans  toute  la 
province;  il  suscitait  partout  des  cabales,  il  faisait 
expulser  les  évéques  ou  les  déposait  lui-même  pour  en 
nommer  de  nouveaux,  et  alors  on  vit  des  scandales 
qui  dépassaient  de  bien  loin  ceux  qu'avait  réprimés 
Chrysostome  dans  l'Asie  Mineure.  L'épiscopat  était  à 
l'encan,  on  le  demandait,  on  l'offrait,  on  le  marchan- 
dait comme  une  chose  vénale  dans  un  marché  public, 
et  le  plus  indigne  était  toujours  le  plus  recommandé 
par  Porphyre.  Des  vols,  des  spoliations  de  biens  ecclé- 
siastiques, des  énormités  contre  les  canons,  se  passèrent 
dans  ces  exploitations  de  la  dignité  épiscopale  et  de  la 
fortune  des  églises.  On  nommait,  on  ordonnait  des 
gens  inconnus  ou  sans  garanties,  et  on  ne  savait  bien- 
tôt plus  qui  on  avait  ordonné.  Toutes  les  règles  ecclé- 
siastiques étaient  bouleversées.  Pour  obtenir  des 
évêques  corrompus,  on  corrompait  d'abord  les  élec- 
teurs, clercs  ou  laïques,  et  les  moyens  les  plus  bas 
étaient  mis  en  usage.  Des  tables  étaient  dressées  dans 
les  rues,  des  repas  publics  servis  à  tout  venant,  de 
l'argent  distribué.  «  Autrefois,  dit  avec  amertume  un 
écrivain  du  temps,  les  apôtres  se  préparaient  par  la 
prière  et  le  jeûne  à  la  sainte  opération  d'une  élection 
d'évéque;  on  s'y  prépare  aujourd'hui  par  la  débauche 
et  l'ivresse  ;  les  églises  sont  devenues  des  foires  où 
chaque  candidat  à  l'épiscopat  ou  au  sacerdoce  vient 
étaler  ses  promesses  et  ses  cadeaux*.  »  Un  autre  ajoute 

i.  Quas  enim  ordinationcs  cam  jejunio  et  oraUone  et  probatione 


382  JEAN   CHRYSOSTOME 

qu'il  s'abstiendra  de  dire  combien  d'évôques  furent 
déposés,  combien  d'autres  mis  à  leur  place,  combien 
de  corrupteurs  infestèrent  les  églises.  «  Ce  sont  choses 
trop  tristes,  dit-il ,  pour  être  enregistrées  dans  l'his- 
toire. »  Il  y  en  eut  une  néanmoins  tellement  scanda- 
leuse  que  l'histoire  a  dû  l'enregistrer,  ce  fut  la  nomi- 
nation d'un  eunuque,  ancien  esclave  et  maintenant 
domestique  d'un  tribun,  homme  impur,  chai*gé  de 
crimes,  et  que  les  catholiques  appelaient  «  l'abomina- 
tion de  la  désolation  K  »  Ce  misérable  fut  élu  évéque 
d'Éphèse  à  la  place  d'Héraclide,  ancien  diacre  de 
Chrysostome.  «  Et  l'on  n'eut  pas  honte,  s'écrie  l'auteur 
que  nous  citons,  de  poser  l'Évangile  sur  la  tête  d'un 
pareil  monstre*.  »  Tels  furent  les  débuts  de  ce  patriar- 
<5at  de  Porphyre,  qui  lui  valurent  l'honneur  d'être 
désigné  par  un  décret  impérial  comme  un  des  trois 
types  de  la  foi  catholique  en  Orient. 

Arsace,  qui  avait  comme  archevêque  de  Constanti- 
nople  la  primatie  dans  le  triumvirat,  laissait  ces  satur- 
nales ecclésiastiques  se  passer  en  Syrie  sans  paraître 
s'en  émouvoir  ;  Atticus,  plus  habile,  fit  succéder  à  des 
exécutions  capricieuses  une  persécution  savante,  réglée, 
systématique,  et  la  même  méthode  fut  appliquée  dans 
toute  rétendue  de  l'empire  d'Orient.  D'abord  un  second 
décret  impérial  fut  rendu  qui,  en  renouvelant  les  dis- 

cleri  Petrus  et  Joannes  faciebant  :  illî  contra  per  crapulam  et  ebrieta- 
tein,  atquc  miseranda  dona.  Pallad.,  dial,  p.  55. 

1.  Ordinato  ab  iis  Victoria  tribuni  eunucho  in  sede  episcopi  eum 
•collocarant  Pallad.,  ibid. 

2.  Qai  enim  non  horruerunt  evangelium  scelesto  capiti  imponerc 
Id.,  ibid. 


ET   UIMPÉRA.ÏRICE   EDDOXIE.  383 

positions  pénales  du  premier,  substituait  le  nom  d'At- 
ticus  à  celui  d'Arsace  ;  on  procéda  ensuite  à  une  épu- 
ration générale  des  évoques  et  des  clergés,  diocèse  par 
diocèse,  chaque  patriarche  présidant  aux  opérations 
dans  sa  circonscription  territoriale.  Les  évoques  con- 
vaincus d'être  de  la  communion  joannite  furent  dépo- 
sés, renvoyés  de  leurs  églises,  livrés  h  la  justice  sécu- 
lière comme  des  coupables.  Ceux  que  Ton  ne  faisait 
que  soupçonner  d'être  fauteurs  de  l'archevêque  Jean, 
ou  qui,  sans  refuser  de  communiquer  avec  les  patriar- 
ches du  triumvirat ,  conservaient  cependant  des  liens 
avec  les  joannites,  étaient  transférés  dans  d'autres  dio- 
cèses, et  la  bassesse  ne  les  sauvait  pas  toujours*.  On 
reléguait  des  évêques  de  Syrie,  de  Cappadoce,  de  l'Asie 
proconsulaire,  sur  des  sièges  situés  en  Thrace  ou  dans 
le  Pont,  et  réciproquement.  Ces  translations  s'appli- 
quèrent même  aux  moines  :  on  faisait  passer  ces  soli- 
taires d'une  région  de  l'empire  dans  une  autre,  et  pour 
des  enfants  du  désert   c'était  souvent   la  mort.  Des 
évêques  déposés,  les  uns,  ceux  qu'on  redoutait  le  plus, 
étaient  incarcérés,  bannis,  mis  sous  une  surveillance 
plus  cruelle  que  celle  des  geôliers  des  prisons  civiles, 
sous  la  surveillance  des  patriarches  leurs  ennemis. 
D'autres  étaient  traités  avec  plus  de  ménagements  :  on 
se  contentait  de  les  ruiner  par  la  confiscation  de  leurs 
biens,  puis  on  leur  disait  de  subsister  comme  ils  pour- 
raient. Dans  ce  nombre,  les  uns  eurent  recours   à  la 
charité  des  fidèles  ;  de  nobles  âmes  les  vêtaient  et  les 

i.  Reliqui  autem  episcopi  de  communione  Joanni8,omni  spe  abjecta, 
alii  quidem  communicarunt  Attico  et  in  alias  Thraci»  ecclesias  trans* 
latî  sunt;  alii  vero  delitescuDt.  Pallad.,  diaU,,  p.  77. 


384  JEAN    CHRYSOSTOME 

nourrissaient,  et  on  cite  un  é?êque  déposé  qui,  reço 
secrètement  chez  un  de  ses  collègues,  y  fut  trois  ans 
sans  descendre  les  degrés  de  sa  chambre,  tant  il  crai- 
gnait de  compromettre  son  hôte  '.  D'autres  prirent  des 
métiers  pour  vivre  du  travail  de  leurs  mains  ;  Tévêque 
Brison,  frère  de  Palladius  d'Hellénopolis,  cultiva  lui- 
même  un  petit  champ  qu*il  possédait*;  un  évéque  de 
Troade  acheta  une  barque,  et  vécut,  sur  les  côtes  delà 
mer  Egée,   du  produit  de  sa  pêche';  à   l'inverse  de 
Pierre,  qui  de  pécheur  de  poissons  s'était  fait  pécheur 
d'hommes,  de  pécheur  d'hommes  il  se  fit  pécheur  de 
poissons.  Au  milieu  de  cette  misère  qui  affligeait  les 
catholiques  d'Orient,  beaucoup  cherchaient  à  se  réfu- 
gier en  Occident  ;  mais  le  passage  de  la  mer  n'était 
pas  facile,  et  souvent  on  les  arrêtait  sur   leur  route. 
Un  diacre  et  un  prêtre  envoyés  par  Chrysostome,  de 
son  exil  de  Gueuse,  pour  remettre  une  lettre  au  pape 
Innocent,  cherchèrent  longtemps  sur  la  côte  d'Asie  une 
occasion  de  s'embarquer,  et  ils  disparurent  avec  leur 
lettre. 

Dans  ce  désarroi  général,  beaucoup  d'Églises  fai- 
blirent et  se  résignèrent  à  la  communion  des  trium- 
virs. Celles  qui  résistèrent  jusqu'au  bout  sont  glorifiées 
par  l'histoire.  Dans  ce  nombre,  on  compte  celles  de 
Carie,  qui  se  concertèrent  pour  envoyer  leur  profes- 
sion de  foi  au  pape  Innocent,  celles  de  Palestine,  qui, 

i.  Per  totum  triennium  de  scala  domus  suae  non  descendenint  pre- 
cationibus  vacantes.  Pallad.,  dial.,  p.  77, 

2.  Terram  propriis  manibus  fodiens.  Pallad.,  ibid. 
\3.  Silvanu»,  sanctas  episcopus,  Troade  piscatur  et  piscatu  vhit. 
Id.,  ibid.  . 


'  ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  385 

malgré  les  divisions  qui  les  déchiraient,  chassèrent  le 
prêtre  qui  leur  apportait  une  sommation  du  trium- 
virat, celles  de  Cilicie,  celle  de  Pessinonte,  en  Phrygie, 
et  d'autres  encore.  La  cour  ayant  tenté  d'intimider  ou 
de  séduire  l'archevêque  de  Thessalonique,  dont  l'Église 
restait  attachée  au  domaine  spirituel  de  l'Occident, 
quoique  son  territoire,  ainsi  que  toute  Tlllyrie  orien- 
tale, appartînt  depuis  Théodose  au  domaine  civil 
d'Orient,  le  courageux  évéque  répondit  :  «  Je  suis  en 
communion  avec  l'Église  de  Rome;  ce  que  fera  cette 
Église,  je  le  ferai.  »  Les  évéques  et  les  clercs  venus  de 
Gonstantinople  et  de  la  Grèce  continentale  en  Italie,  et 
que  les  Asiatiques  essayaient  de  rejoindre^  formaient  à 
Rome  comme  un  petit  peuple  qui  sollicitait  instam- 
ment, au  nom  du  malheur  et  au  nom  du  droit,  la  jus- 
tification de  Chrysostome  ;  là  se  préparait,  ainsi  que 
nous  le  verrons  bientôt,  une  nouvelle  phase  de  ce 
grand  procès,  qui  de  l'Orient  étendait  son  importance 
sur  le  monde  entier. 

L'Église  orientale,  on  doit  l'avouer,  avec  sa  servi- 
lité, ses  perpétuelles  dissensions,  les  jalousies,  les 
complots,  les  crimes  de  ses  évéques  (j'hésitais  à  écrire 
ce  mot,  mais  il  m'est  imposé  par  les  faits),  cette 
Église,  dis-je,  faisait  bien  les  affaires  de  celle  d'Occi- 
dent, et  travaillait  de  son  mieux  à  la  domination  de  sa 
rivale.  Il  y  avait  à  peine  vingt  ans  que  dans  le  second 
concile  œcuménique  les  Pères  réunis  à  Gonstantinople 
et  l'empereur  Théodose  lui-même  reprochaient  aigre- 
ment au  pape  et  aux  évoques  italiens  de  venir  s'ingérer 
dans  leurs  affaires,  qui  ne  les  regardaient  point,  et  les 
aveilissaient  de  s'en  abstenir  désormais  ;  maintenant, 

25 


386  JEAN    CHRYSOSTOME. 

grâce  à  tant  de  fautes  accumulées,  les  catholiqnes 
orientaux,  traqués  entre  un  gouyernement  trop  mêlé 
aux  choses  religieuses  et  un  triumvirat  de  despotes 
ecclésiastiques,  ne  voyaient  plus  de  recours  et  d'espé- 
rance de  justice  qu'en  Occident  ^  L'ancre  de  salut  était 
devenue,  pour  cette  moitié  du  monde  chrétien,  Tancre 
de  la  barque  de  Pierre,  et  de  même  qu'au  milieu  des 
tempêtes  du  lac  de   Génésareth  Pierre  criait  à  son 
mattre  :  «  Sauvez-nous,  Seigneur,  car  nous  périssons!  » 
ces  catholiques  opprimés,  ces  évêques  fugitifs,  ces 
diacres  et  ces  prêtres  enchaînés  dans  les  mines  ou  dans 
les  prisons  et  le  grand  exilé  lui-même,  ce  Démosthëne 
de  l'éloquence  chrétienne,  s'écriaient,  les  bras  tendus 
vers  Rome  :  «  Successeur  de  Pierre,  sauve-nous!  » 

1«  On  peut  consulter  là-dessus  mon  Saint  Jérôme,  1. 1, 1.  3. 


LIVRE    VII. 

CaeuM  ;  sa  situation  son  climat.  —  Chrysostome  accepte  la  maison  de 
Dioscoros  accommodée  pour  loi.  —  La  diaconesse  Sabiniana ,  sa  tante« 
Tient  demeurer  arec  lui.  —  A  prêté  de  rhiver;  souffrances  de  Texilé.  — 
Ses  lettres  de  consolation  à  Olympias.  ~  De  la  maladie  de  la  tristesse  ^  ^  I 
d'après  les  livres  juifs  et  chrétiens.  —  Chrysostome  combat  la  tristesse  j|  i  i 
d'Olympias.  —  BUe  Tient  de  deux  causes  :  la  mauvaise  situation  de  l'église 
et  leur  séparation.  —  Olympias  ne  doit  pas  se  scandaliser  des  maux  de 
l'église ,  ne  connaissant  pas  les  secrets  desseins  de  Dieu.  —  La  Tïe  de 
Jésus-Christ  et  celle  des  apôtres  n'ont  été  qu'un  grand  scandale  pour  le 
monde.  —  Leur  séparation  lui  est  cruelle  :  des  amitiés  spirituelles  dans  le 
christianisme  :  exemple  tiré  de  saint  Paul.  —  Visites  que  reçoit  Chryso- 
stome à  Cucuse  —  Il  Teut  remonter  la  propagande  chrétienne  en  Phé- 
nicie  ;  ses  efforts,  sa  correspondance.  —  11  envoie  aux  missionnaires  des 
reliques  tirées  d'Ârabissus.  —  Les  Ooths  catholiques  perdent  l'évèque 
qu'il  leur  avait  donné  et  lui  en  demandent  un  autre. —  Le  diacre  Modowar 
envoyé  vers  lui.  —  Il  entreprend  la  conversion  de  la  Perse;  progrès  du 
christianisme  dans  ce  pays.  —  Rapports  de  Maruthas  avec  le  roi  lezdjerd. 
—  Chrysostome  appelle  à  lui  Maruthas,  qui  refuse  de  le  joindre. 

404  —  405 
I 

Gueuse,  où  s'acbemiDait  Chrysostome,  était  une 
petite  et  pauvre  ville,  ou  plutôt  une  bourgade  fortifiée; 
placée  dans  une  profonde  vallée  du  Taurus,  au  point  de 
jonction  des  routes  qui  conduisaient  de  Gappadoce  en 
Perse  et  des  provinces  syriennes  dans  l'Arménie  supé- 
rieure. Gomme  station  militaire,  elle  n'était  pas  sans 
importance  roine  garnison  nombreuse  et  ordinairement 
bien  choisie  y  veillait  à  la  sûreté  des  rares  voyageurs 
en  passage  et  à  la  protection  des  habitants.  Rien  de 
plus  désolé  que  ce  pays,  où  Ton  apercevait  à  peine  de 
loin  en  loin  quelques  hameaux  groupés  autour  d'une 


388  JEAN  CHRYSOSTOMC 

maison  de  mattre  ;  quant  à  la  Tille,  elle  était  dénuée  de 
toute  ressource,  môme  pour  les  premiers  besoins  de 
la  vie*  !  Un  climat  insupportable  régnait  dans  la  vallée, 
où  Ton  passait  sans  transition  d'une  chaleur  lourde  et 
étouffante,  température  de  Tété,  à  des  froids  d'hiver 
excessifs*,  et  l'hiver  commençait  à  Gueuse  dès  que  la 
neige  envahissait  les  hautes  cimes  du  Taurus.  Le  flanc 
des  montagnes,  à  perte  de  vue,  était  couvert  d'épaisses 
forêts  et  percé  d'une  multitude  de  cavernes  où  aurait 
pu  loger  à  l'aise  tout  un  peuple  de  troglodytes.  On 
montrait  dans  le  nombre  celle  où  les  persécuteurs 
ariens,  au  temps  de  l'empereur  Constance,  avaient 
enfermé  un  autre  exilé  de  Constantinople,  l'archevêque 
Paul,  pour  l'y  laisser  mourir  de  faim,  et  où  ils  l'avaient 
ensuite  assassiné,  parce  qu'ils  trouvaient  sa  mort  trop 
lente.  C'est  dans  cet  affreux  tombeau,  au  milieu  de 
ces  funèbres  pronostics,  que  l'impératrice  Eudoxie 
avait  fait  reléguer  Jean  Chrysostome. 

Il  approchait  de  la  ville,  lorsqu'il  vit  accourir  au- 
devant  de  sa  litière  un  homme  empressé  de  lui  parler; 
c'était  Dioscorus',  qui  lui  avait  fait  offrir  sa  maison 
par  un  de  ses  serviteurs  à  Césarée,  et  qui  venait  en 
personne  la  lui  offrir  de  nouveau.  Dioscorus,  riche 
citoyen  de  Cucuse,  possédait  à  la  ville  une  maison  bien 
accommodée  pour  l'hiver  et  munie  de  tout  ce  qui  pou- 
vait combattre  le  froid,  et  près  de  la  ville  une  autre  mai- 


1.  Ncc  forum  nec  vénale  quidquam  hœc  urbs  habet.  Cbrys-i 
Epist.  14.  . 

2.  Cœli  intempéries...  neque  enim  estas  nobis  minus  quam  frigus 
molestaest,  utquœrrigorisacrimoniam  incontrarium  imitetur.Id,ibid. 

3.  Dominas  meus  Dioscorus  hicerat.  Ghrys.,  Epist,  13  ad  Olymp' 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  389 

son  qu'il  se  proposait  d'habiter  pendant  le  séjour  de 
son  hôte*.  Il  expliqua  toutes  ces  choses  à  Ghrysostome, 
qui  avait  déjà  accepté  son  offre  à  Gésarée  et  se  confon- 
dait en  remerclments,  quand  un  second  personnage 
intervint.  C'était  un  envoyé  de  l'évêque  (car  Gueuse, 
si  petite  qu'elle  fût,  avait  un  évêque  ),  lequel  mettait 
à  la  disposition  de  l'exilé  la  demeure  épiscopale  et  sa 
propre  chambre,  la  seule  probablement  qui  fût  conve- 
nable pour  un  tel  hôte  dans  ce  modeste  palais.  «Je  ne 
sais,  en  vérité,  écrivait  à  ce  propos  Chiysostome,  s'il 
ne  m'eût  pas  donné  en  sus  son  trône  d'évéque  et  son 
église,  tant  cet  homme  se  montra  pour  moi  bon  et 
hospitalier'.  »  Le  banni  que  les  évéques,  tout  le  long 
de  sa  route,  n'avaient  guère  habitué  à  de  pareils  traite- 
ments, en  fut  touché  jusqu'aux  larmes;  mais  il  avait 
promis  à  Dioscorus  et  resta  ûdële  à  sa  promesse. 

Adelphius  (c'était  le  nom  de  ce  bon  évêque)  trouva 
un  digne  rival  dans  le  gouverneur  de  la  ville  appelé 
Sopater,  magistrat  honnête  et  grave  «qui  est  un  père 
pour  ses  administrés,  écrivait  Fexilé,  et  s'est  montré 
plus  que  cela  pour  moi'.  »  Aussi  recommande-t-il  à 
Olympias  les  fils  de  cet  excellent  homme  qui  étudiaient 
dans  les  écoles  de  Gonstantinople.  Tout  le  monde  au 
reste,  suivant  l'exemple  des  deux  chefs  de  la  petite 
cité,  s'efforça  d'adoucir  ce  que  la  pauvreté  et  la  rudesse 

1.  Domam  nobis  ad  tolerandam  hiemem  idoneam  exstruit.  Chrys., 
Epist.  13  ad  Olymp, 

2.  Âtyero  urbis  hujasce  episcopus  perquam  hamaniter  nosexcepit, 
tantamque  erga  nos  càritatem  pne  se  talit,-  ut  eiiamsi  fieri  potuisset , 
throno  quoque  suo  nobis  cessurus  fuerit.  Chrys.,  Epist,  125  ad  Cyriac, 

3.  Plus  officii  erga  nos  exhibuit  quam  a  pâtre  postulandum  vide- 
retur.  Chrys.,  Episi,  64. 


390  JEAN   GHRYSOSTOME 

du  pays  avaient  de  cruel  pour  un  vieillard  malade. 
C'était  à  qui  lui  enverrait  des  villas  voisines  les  choses 
nécessaires  à  son  établissement,  et  sa  porte  était  pour 
ainsi  dire  assiégée  par  les  propriétaires  ou  leurs  inten- 
dants. Il  éconduisait  avec  douceur  cette  foale  obli- 
geante. «  Dans  ce  pays  où  Ton  manque  de  tout,  disait- 
il  à  ses  amis,  moi  seul  je  ne  manque  de  rien.  »  Un 
riche  Syrien  d'Antioche,  propriétaire  aux  environs  de 
Gueuse,  avait  chargé  son  intendant  de  porter  à  Ghry- 
sostome  les  produits  de  ses' fermes.  «  Merci  de  tout  ce/a, 
répondit-il  au  mattre  ;  je  ne  garde  que  votre  amitié, 
c'est  d'elle  seule  que  j'ai  besoin.  »  Les  petites  villes,  on 
le  voit,  lui  portaient  bonheur  plus  que  les  grandes,  et 
les  villages  plus  que  les  métropoles,  sièges  de  tant  de 
jalousies,  d'ambitions  et  de  lâchetés. 

Son  escorte  le  quitta  après  l'avoir  installé.  Il  chargea 
de  ses  lettres  pour  Gonstantinople  les  deux  officiers  pré- 
toriens, Anatolius  et  Théodorus,  devenus  ses  amis  et 
ses  protégés  dans  la  ville  impériale.  11  y  en  avait  une 
pour  Olympias  et  deux  autres  pour  l'eunuque  Brison 
et  Péanius.  Ges  dernières  furent  confiées  particulière- 
ment à  Théodorus,  à  qui  elles  devaient  servir  d'intro- 
duction près  de  ces  hauts  personnages  toujours  bien 
en  cour.  Les  lettres  à  Péanius  et  à  l'eunuque  étaient 
plutôt  de  simples  billets  brefs  et  assez  froids  dans 
les  termes;  ils  portent  l'empreinte  des  ombrages 
conçus  par  Texilé  contre  ces  cœurs  fidèles  auxquels 
il  rendit  bientôt  pleine  justice.  Il  leur  annonçait 
son  arrivée  à  Gueuse,  ajoutant  qu'il  y  était  bien,  et 
demandant  en  grâce  qu'on  l'y  laissât,  attendu  qu'il 
s'était  trop  mal  trouvé  des  voyages  et  qu'il  redoutait 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  394 

plus  UD   nouveau  changement  que  la  mort  même. 
La  lettre  à  sa  chère  Olympias  avait  été  écrite  le  len- 
demain de  son  arrivée.  Son  langage  est  le  même  au 
sujet  de  Gueuse,  où  il  désire  rester,  car  tout  dans  ce 
lieu  lui  promet  la  paix,  et  il  est  trop  faible  pour  être 
ballotté  de  résidence  en  résidence,  au  milieu  des  aven- 
tures. «  Que  personne  donc,  ajoute-t-il,  n'ait  la  malen- 
contreuse idée  de  me  tirer  d'ici,  dans  l'intention  de 
m'accorder  une  faveur.  Que  si,  par  grftce  inouïe,  on 
me   donnait  le  choix  d'une  résidence  suivant  mon 
cœur,  si  Ton  m'accordait  une  ville  maritime  voisin 
de  Gonstantinople,  par  exemple  Cyzique  ou  Nicomédie 
(c'étaient  les  deux  exils  dont  il  avait  été  question  pour 
Olympias)*,  gardez-vous  de  refuser;  pour  tout  autre 
lieu,  combattez-en  la  pensée  avec  votre  prudence  ordi- 
naire ;  ce  serait  à  mes  yeux  un  vrai  malheur.  Je  me 
repose  du  moins  ici  d'âme  comme  de  corps,  à  tel 
point  que  deux  jours  m'ont  suffi  pour  faire  disparaître 
les  suites  les  plus  fâcheuses  de  mon  voyage'.  » 

Dans  cette  lettre,  il  raconte  à  sa  douce  confidente  l'his- 
toire lamentable  de  son  séjour  â  Césarée,  de  son  trajet 
de  cette  ville  à  Gueuse,  des  souffrances  qui  l'ont  assailli 
sous  la  main  de  ses  ennemis,  acharnés  à  sa  perte,  et 
sous  la  menace  perpétuelle  des  brigands.  «Trente  jours 
durant  et  même  davantage,  lui  disait-il,  je  n'ai  cessé 


1.  Si  yideris  ipeis  in  animo  esse,  non  longe  isthinc  (Constantino- 
poli),  maritimam  aliquam  urbem,  puto  Cyzicum  non  longea  Nico« 
média  me  evehere,  hoc  accipe.  Ghrys.,  Epist.  13  adOlymp, 

2.  Hic  enim  in  magna  quiète  animique  remissione  versamur  :  ita 
ut  etiam  contractam  omnem  in  itinere  molestiam  biduo  absterferimus. 
Id.,  ibid. 


392  JEAN    CHRYSOSTOME 

de  lutter  contre  une  fièvre  dévorante,  et  c'est  ainsi  que 
j'ai  parcouru  cette  longue  et  pénible  route,  sans  comp- 
ter d'autres  infirmités  non  moins  cruelles  et  mes  fai- 
blesses d'estomac*.  Vous  devinez  ce  que  je  suis  deveon 
au  milieu  d'une  telle  accumulation  de  souffrances, 
sans  médecin,  sans  médicaments,  sans  possibilité  de 
me  procurer  des  bains  et  les  choses  même  les  plus 
indispensables  à  la  vie,  ne  goûtant  de  repos  ni  jour 
ni  nuit,  et  en  alerte  perpétuelle  à  cause  desisaures.  Je 
puis  vous  confesser  tout  cela  maintenant  que  tout  cela 
est  fini,  et  je  vous  en  parle  sans  réticence.   Pour  rien 
au  monde,  je  ne  l'eusse  fait  plus  tôt,  de  peur  de  vous 
causer  trop  de  chagrin.  Aujourd'hui  cette  nuée  de 
maux  s'est  dissipée,  cette  épaisse  fumée  s'est  évanouie; 
aussitôt  que  j'eus  mis  le  pied  à  Gueuse,  j'ai  jeté  bas  la 
maladie  et  son  cortège.  Me  voilà  en  pleine  santé,  déli- 
vré de  la  crainte  des  brigands  par  la  saison  qui  s'ap- 
proche, protégé  d'ailleurs  par  une  bonne  garnison, 
décidée  à  les  recevoir  rudement  s'ils  se  présentent. 
Quoique  la  contrée  que  j'habite  soit  bien  solitaire  et 
bien  sauvage,  toutes  choses  abondent  autour  de  moi. 
Le  cher  et  respectable  Dioscorus  se  multiplie  pour  me 
faire  plaisir,  si  bien  que  je  suis  obligéde  réclamersans 
cesse  contre  les  prodigalités  dont  il  use  à  mon  profit  ; 
à  cause  de  moi,  il  s'est  transporté  à  sa  villa',  et  cela 
pour  être  plus  à   même  de  m'entourer  de  soins  et 

1.  Triginta  propemodum  dies  aut  etiam  amplius,  cum  acerbissimis 
febribus  coUactari  non  destiti.  Âtque  ita  longam  hoc  et  molestam 
iteragcbam  aliisque  itemgraTissimisstoxnachi  morbis  obsessus.  Chiys., 
Epist,  13  ad  Olymp, 

2.  Quippe  nostra  causa  etiam  ex  tedibus  suis  migravit  ut  nos  omni 
officii  génère  complecteretur.  Id.,  ibid. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIB.  393 

mieux  disposer  à  mon  usage  sa  maison  de  ville  pour 
rhiver.  La  bienveillance  de  tous  répond  à  la  sienne... 
Aussi  il  ne  me  reste  plus  qu'un  sourd  ressentiment  de 
mes  souffrances,  comme  après  une  violente  tempête  de 
la  mer  les  flots  continuent  à  s'agiter,  quand  déjà  les 
veuts  ne  soufflent  plus  et  que  le  calme  s'est  rétabli 
dans  l'air.  » 

On  était  alors  au  commencement  de  septembre,  et 
la  neige  tardait  à  se  montrer  sur  les  montagnes  du 
Taùrus  ;  aucun  froid  ne  se  faisait  donc  sentir  encore 
dans  la  vallée.  Cette  douce  température,  jointe  à  la 
bienveillance  qu'il  lisait  sur  tous  les  visages,  rendit  à 
l'exilé  force  et  contentement;  il  sembla  renaître,  et 
pour   Chrysostome  les   impressions  morales  étaient 
presque  toute  la  vie.  Dans  le  ravissement  de  son  âme, 
il  écrivait  qu'il  trouvait  les  hivers  de  Cucuse  tout  à  fait 
semblables  à  ceux  d'Antioche,  et  qu'il  s'y  portait  mieux 
qu'à  Constantinople.  Celte  agréable  illusion  ne  devait 
pas  durer;  en  effet,  quand,  vers  la  fin  de  novembre, 
les  neiges  s'amoncelèrent  dans  la  montagne,  et  que, 
le  froid  s' abattant  sur  la  vallée,  un  vent  glacial  pénétra 
jusque  dans  les  maisons,  l'exilé  vit  Gueuse  sous  ses 
vraies  couleurs.  Diocorusaccourutcalfeutrersademeure 
et  lui  enseigner  avec  quelles  précautions  il  fallait  se 
conduire  vis-à-vis  des  hivers  d'Arménie.  Nous  le  retrou- 
verons un  peu  plus  tard  luttant  péniblement  contre 
cette  funeste  influence  et  reconnaissant  combien  avait 
été  prévoyant  le  choix  de  l'impératrice  quand  elle  avait 
envoyé  dans  un  tel  lieu  un  Syrien  débile  et  malade. 

Une  grande  consolation  attendait  Chrysostome  à 
Cacuse:  il  y  trouva  une  de  ses  parentes,  diaconesse  de 


un 


394  JËxVN    GHRYSOSTOME 

réglise  d'Antioche,  qui  malgré  son  grand  âge  était 
Tenue  du  fond  de  la  Syrie  pour  le  voir.  Dès  la  première 
nouvelle  de  son  bannissement,  quand  le  bruit  courait 
qu'il  devait  être  transporté  en  Scythie,  elle  avait  formé 
le  projet  de  Ty  suivreS  puis«  ayant  connu  le  décret  qui 
fixait  sa  résidence  en  Arménie,  elle  avait  changé  de 
direction,  et,  passant  le  Taurus,  elle  l'avait  précédé  dans 
son  lieu  d'exil.  La  courageuse  diaconesse  fut  reçue  à 
Gueuse  comme  un  tel  dévouement  le  méritait;  l'évéque 
voulut  qu'elle  siégeât  au  même  titre  dans  son  église, 
et  le  reste  du  clergé  lui  montra  un  égal  respect  et 
un  égal  empressement.  Sabiniana  (c* était  son  nom) 
tenait  déjà  un  rang  distingué  parmi  les  dames  illustres 
du  christianisme  en  Orient.  Elle  était,  suivant  un  his- 
torien ecclésiastique,  tante  paternelle  de  Ghrysostome 
et  liée  d'amitié  avec  Olympias.  On  nous  la  peint 
comme  une  flUed'un  mysticisme  exalté  qui  avait  des 
visions  et  s'entretenait,  croyait-on,  familièrement  avec 
Dieu'.  En  tout  cas,  sa  société  et  ses  soins  furent  d'un 
grand  soulagement  pour  Ghrysostome,  jeté  seul  dans 
une  contrée  si  déserte  et  si  désolée. 

Les  illusions  de  l'exilé  sur  les  hivers  de  Gueuse  ne 
se  prolongèrent  pas  longtemps,  car  deux  mois  environ 
après  son  arrivée ,  les  neiges  ayant  envahi  la  mon- 
tagne, la  vallée  devint  inhabitable.  Gontre  les  l^ouffées 
d'un  vent  qui  glaçait  tout,  la  première  précaution  était 


I.Paratam  eDîm  se  esse  dixit  ia  Scytfaiam  proficisci qaandoqaidem 
«ODBUnshic  rumorerat,  fore  at  illicdeportarer.Chrys.  ,£ip»<.i3  ad  Olymp. 

2.  ÂntiochiiB  quoque  Sabinianam  nomine  diaconissam  yidi  que  cum 
ipso  colloqui  putabatar  Deo,  quœque  amita  beati  Joannis  episcopi  fuit, 
^allad.,  Hist,  Lauriac. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  395 

<le  ne  point  respirer  l'air  du  dehors.  Chrysoslome  fut 
donc  obligé  de  se  clore  hermétiquement  dans  sa 
chambre,  où  il  devait  entretenir  jour  et  nuit  un  grand 
feu;  mais  la  précaution  fut  inutile,  et  le  mal  qu'il 
craignait  d'aller  gagner  dehors  vint  le  chercher  au 
coin  de  son  foyer.  Il  fut  pris  d'une  toux  violente  dont 
les  quintes  étaient  suivies  de  vomissements  et  de  dou- 
leurs de  tête  à  lui  fendre  le  crâne.  Outre  cela,  quand 
il  voulait  élever  la  température  de  sa  chambre,  la 
fumée  ne  lui  était  guère  moins  insupportable  que  le 
froid;  il  manqua  d'en  être  étouffé;  elle  provoquait 
d''ailleurs  des  redoublements  de  toux  qui  empiraient 
son  mal.  Pour  obvier  à  ce  double  inconvénient,  il 
prit  le  parti  de  faire  moins  de  feu  et*  de  passer  les 
journées  au  lit  :  il  y  resta  cloué  ainsi  tout  l'hiver. 
Dans  cette  situation  où  il  était  privé  de  tout  mouve- 
ment, le  dégoût  des  aliments  le  gagna,  puis  l'insomnie 
opiniâtre  ^  «  Je  suis  allé  jusqu'aux  portes  de  la  mort, 
écrivit-il  plus  tard  à  un  ami,  et  durant  deux  mois  je 
n'ai  eu  de  vie  que  pour  en  sentir  les  maux.  »  Ces- 
demi-confidences,  il  ne  les  faisait  pas  à  Olympias,  ou 
du  moins  il  attendait  que  le  mal  fût  passé  et  déjà  loin 
de  lui.  Vers  la  fin  de  l'hiver,  lorsque  l'air  du  dehors 
lui  était  moins  contraire,  qu'il  avait  pu  se  lever  et  que 
sa  santé  paraissait  meilleure,  arriva  chez  lui  un  servi- 
teur de  sa  chère  diaconesse ,  nommé  Antonius,  por- 
teur d'une  lettre  de  sa  maîtresse.  «  Je  suis  heureux, 

1.  Quamvis  enim  ignem  etiam  accenderem,  et  graTissimum  famum 
perferrem  et  cubiculo  inclusus  tenerer,  aexcentisque  pannis  memet 
obTolyereiii  ac  ne  limen  quidem  excedere  auderem,  Dihilominus  extre- 
mos  cruciatus  patiebar.  Ghrys.,  Epist,  6. 


396  JEAN    GdRYSOSTOME 

écrivit-ii  à  celle-ci  avec  la  naïveté  d'un  enfant,  que 
votre  serviteur  soit  venu  lorsque  ma  maladie  était 
terminée;  s'il  m'avait  vu  dans  les  crises  terribles  que 
j'ai  traversées,  il  n'eût  pas  manqué  de  vous  tout  dire, 
et  vous  seriez  morte  d'inquiétude.  »  En  dépit  de  tant 
de  souffrances  et  des  inconvénients  inévitables  de  cet 
affreux  climat,  il  répétait  dans  presque  toutes  ses 
lettres  qu'il  aimait  Gueuse,  qu'il  s'y  trouvait  heureux, 
car  du  moins  il  y  avait  la  paix,  l'entière  liberté  de  sa 
personne,  quelques  amis  qui  le  visitaient  et  le  servaient 
avec  joie,  et,  par-dessus  tout,  la  tranquillité;  aucun 
ennemi  n'était  là  pour  le  molester  et  le  chasser  ^ 

La  solitude  cependant  diminuait  autour  de  lui. 
Les  amis  du  dehors  arrivaient  peu  à  peu  malgré  le 
froid ,  les  mauvais  chemins  et  la  crainte  des  Isaures. 
Évéthius  ne  l'avait  point  quitté  ;  plusieurs  prêtres  de 
Syrie,  échappés  aux  bourreaux  de  Porphyre,  avaient 
trouvé  refuge  auprès  de  lui.  11  en  attendait  bien 
d'autres  encore,  retenus  jusqu'à  ce  moment  dans  les 
geôles  de  Constantinople  ou  d'Antioche.  Lorsqu'il 
apprit  que  leurs  prisons  étaient  ouvertes,  il  s'écria  avec 
une  généreuse  confiance  :  a  Les  voilà  libres,  ils  ne 
tarderont  pas  à  me  rejoindre  I  »  Le  sort  ne  répondit 
point  à  cette  sainte  persuasion  de  l'amitié.  Cependant 
l'affluence  se  dirigea  de  tous  côtés  vers  Gueuse,  prin- 
cipalement des  contrées  de  l'extrême  Orient-  Dans  les 
inteiTalles  de  ses  souffrances,  il  se  mit  au  travail  avec 
cette  activité  qui  le  dévorait.  Une  masse  de  lettres 

1.  Hic  locum  tumultibus  vacuum  reperimas...  oec  quemqavn 
habentem  qui  nobis  molestiam  cohibeat,  atque  infestas  sit.  Qay^i 
Epist.  81. 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  397 

Tattendaient  à  Gueuse  ;  il  lui  en  arriva  bientôt  davan- 
tage quand  on  sut  que  le  gouverneur  de  la  ville  et 
Févéque  professaient  pour  lui  un  attachement  et  un 
respect  sincères,  et  qu'ainsi ,  sauf  les  hasards  de  la 
route,  la  correspondance  avec  lui  était  à  peu  près  sûre. 
Il  trouva  dans  ces  lettres  accumulées  la  révélation 
complète  de  ce  qui  s'était  passé  à  Constantinople 
depuis  son  départ  ;  incarcération  des  évoques  ses  par- 
tisans, poursuites  et  souffrances  de  ses  amis,  détails 
des  procès  criminels  intentés  pour  fait  d'incendie, 
situation  de  l'Église  fidèle,  tyrannie  des  schismatiques, 
sentiments  des  Occidentaux  à  son  égard,  toutes  choses 
qu'il  ignorait  ou  qu'il  n'avait  apprises  qu'imparfaite- 
ment pendant  son  voyage,  soit  par  la  rumeur  publique, 
soit  par  des  informations  encore  incertaines.  A  mesure 
que  se  déroulait  sous  son  regard  le  tableau  des  événe- 
ments accomplis  depuis  son  expulsion  de  Constanti- 
nople, il  prenait  la  plume  et  écrivait,  ou  plutôt  il  dic- 
tait à  des  scribes  qui  l'assistaient.  Ainsi  s'ouvrit  cette 
immense  correspondance  qui  devait  comprendre  l'his- 
toire entière  de  sa  persécution,  et  dont  malheureuse- 
ment il  ne  nous  reste  plus  que  deux  cent  quarante- 
deux  lettres.  Dans  le  cours  de  cette  correspondance, 
il  s'aperçut  que  bon  nombre  de  ses  envois  ne 
parvenaient  pas  à  leur  adresse  et  se  perdaient  en  route, 
soit  qu'ils  fussent  interceptés  dans  les  provinces  qui 
lui  étaient  hostiles,  soit  que  les  porteurs  fussent  infi- 
dèles ou  dévalisés  en  chemin  par  les  brigands  ;  les 
rapports  en  effet  avaient  lieu  entre  Chrysostome  et  ses 
correspondants  tantôt  par  des  messagers  à  gages, 
tantôt  par  des  voyageurs  connus  de  ses  amis,  tantôt  et 


398  JEAN    CHRl'SOSTOMB 

le  plas  souvent  par  des  ecclésiastiques  qui  s'entou- 
raient de  toutes  les  précautions  imaginables,  et  cette 
Toie  était  la  seule  assurée. 

Ce  qui  surtout  dut  le  toucher  au  cœur,  ce  fut  la 
conduite  des  évéques,  membres  du  concile, qui  avaient 
préféré  encourir  une  accusation  iniESkme  et  se  laisser 
mettre  aux  fers  comme  des  incendiaires  convaincus 
plutôt  que  de  le  renier  comme  on  le  leur  proposait, 
et  de  communiquer  avec  «  le  loup,  le  pirate,  le  bour- 
reau »  usurpateur  de  son  église.  Si  la  conduite  de  ces 
évéques,  qui  avaient  siégé  parmi  ses  juges,  était  une 
protestation  de  son  innocence  en  '  face  de  la  chré- 
tienté tout  entière,  en  face  de  Tempereur,  en  face  du 
préfet  de  la  ville  et  de  ses  inquisiteurs,  elle  contenait 
aussi  la  condamnation  solennelle  de  ces  autres  évéques, 
ses  adversaires,  qui  poursuivaient  lâchement  en  eux  la 
minorité  du  concile.  Il  écrivit  à  ces  courageux  athlètes, 
pour  les  remercier  et  les  bénir,  une  lettre  magnifique 
intitulée  :  «  Aux  évéques,  prêtres  et  diacres  empri- 
sonnés pour  la  religion,  »  voulant  y  joindre  aussi  ses 
anciens  compagnons  du  sanctuaire.  Il  les  croyait 
encore  dans  les  prisons  de  Gonstantinople,  car  on  ne 
put  connaître  que  beaucoup  plus  tard  à  Gueuse  le 
décret  du  29  août,  en  vertu  duquel  ils  avaient  été 
relâchés  et  leur  peine  commuée  en  un  exil  perpétuel. 

((  Vous  êtes  heureux,  leur  écrivait-il,  à  cause  de 
votre  captivité,  de  vos  liens,  de  vos  chaînes,  heureux, 
dis-je,  et  trois  fois  heureux  et  mille  fois  encore.  Vous 
vous  êtes  attiré  l'admiration  du  monde  entier,  même 
de  ceux  qui  sont  loin  de  vous  par  la  distance  et  par  le 
temps.  Partout,  sur  la  terre  comme  sur  la  mer,  on 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  39^ 

chante  vos  glorieuses  actions,  votre  courage,  votre 
constance  dans  vos  sentiments,  la  sainte  indépendance 
cle  vos  âmes.  Rien  de  ce  qu'on  regarde  comme  eflErayant 
n'a  pu  vous  ébranler  ;  ni  tribunal,  ni  bourreau,  ni 
diversité  de  tortures,  ni  menaces  annonçant  des  morts 
sans  nombre,  ni  juges  soufflant  le  feu  par  la  bouche, 
ni  adversaires  grinçant  des  dents  et  dressant  autour 
de  vous  des  embûches,  ni  calomnies ,  ni  accusations 
impudentes,  ni  enfin  la  mort  étalée  chaque  jour  devant 
vos  yeux,  rien  n'a  pu  vous  faire  trembler;  au  contraire 
la  persécution  même  se  changeait  en  consolation  pour 
vous*.  C'est  pour  cela  que  tous  vous  couronnent  et 
vous  proclament  à  l'envi,  non-seulement  vos  amis, 
mais  vos  ennemis  et  vos  persécuteurs;  si  ces  derniers 
ne  le  font  pas  hautement,  regardons  au  fond  de  leurs 
consciences,  nous  verrons  qu'ils  vous  admirent  comme 
nous.  Tel  est  le  caractère  de  la  verfh,  ceux  même  qui 
la  combattent  lui  rendent  justice  ;  tel  est  aussi  celui 
de   la  perversité,   ceux  qui   la    pratiquent  la  con- 
damnent... }) 

J'ai  cité  cette  lettre,  parce  qu'elle  se  rapporte  à  des 
personnages  qui  ont  joué  un  rôle  dans  nos  récits, 
et  aussi  parce  qu'elle  oflfre  un  des  plus  beaux  spéci- 
mens des  nombreuses  épltres  adressées  par  Chryso- 

i.  Nibil  quantumvis  graye  yideatur  yos  deterruit  :  non  tribunal, 
non  carnifex,  non  tormentornm  multa  gênera,  non  minœ  qu»  inna» 
meras  mortes  nuntiabant  :  non  Judex  qui  ignem  ab  ore  spirabat,  non 
adyersarii  qui  frendebant  dentibus  et  innumeras  insidias  struebant; 
non  tante  calumnise,  non  impudentissimœ  accusationes;  non  mors- 
ante  oculos  quotidie  proposita,  sed  hœc  omnia  yobis  uberem  potius  ac 
sufficientem  consolationis  materiam  pnestitere.  Chrys.,  Epist.  ad  Episc^ 
et  Presb, 


400  JEAN    GHRYSOSTOME 

stome  aux  confesseurs  et  martyrs  de  sa  persécution. 
Il  trouva,  dans  le  nombre  des  dépêches  venues  de 
Constantinople,  celles  où  ses  diaconesses  lui  rendaient 
compte  de  leur  mise  en  accusation  comme  incen- 
diaires ou  schismatiques,  de  ce  qu'elles  avaient  souf- 
fert,  soit  au  forum  devant  le  juge,  soit  dans  la  prison. 
Pentadia  y  énumérait  toutes  ses  douleurs  avec  un 
amer  plaisir,  rappelant  peut-être  que  les  juges 
d'Eudoxie  avaient  su  dépasser  en  barbarie  ceux  de 
son  ancien  persécuteur  Eutrop.e.  Nous  avons  reproduit 
en  grande  partie,  dans  un  des  récits  précédents,  la 
réponse  de  Ghrysostome  à  cette  infortunée  qu'il  avait 
sauvée  autrefois,  et  qui  maintenant  souffrait  pour  lui. 
Ampructé  lui  racontait  également  les  épreuves  aux- 
quelles avaient  été  soumises  elle  et  ses  sœure,  pour 
leur  fidélité  envers  leur  pasteur  légitime  et  envers 
rÉglise.  Ampructi  était  une  des  diaconesses  qui  avaient 
assisté  dans  la  basilique  de  Sainte-Sophie  aux  derniers 
adieux  de  l'archevêque,  et  qui,  à  ce  titre  seul,  avait  dû 
être  englobée  dans  l'accusation  d'incendie.  Cette 
généreuse  fille  dirigeait,  à  ce  qu'il  paraît,  un  monas- 
tère de  nonnes  à  Constantinople  ;  elle  était  étrangère 
à  cette  ville  et  venue  probablement  de  Syrie  lorsque 
Jean  avait  pris  possession  de  son  archevêché ,  et  on 
croit  qu'elle  retourna  mourir  dans  sa  terre  natale.  Elle 
savait  mal  le  grec  et  s'excuse  par  cette  raison  d'écrire 
rarement  à  son  père  bien-aimé.  Ghrysostome  lui 
répondit  à  ce  sujet  que,  plutôt  que  de  le  priver  de  ses 
lettres,  Ampructé  ferait  bien  de  lui  écrire  dans  son 
idiome  maternel,  qu'il  comprenait  tout  aussi  bien  que 
la  langue  grecque.  Quant  à  Olympias,  elle  n'avait  rien 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  404 

écrit  au  sujet  ^e  sa  confession.  La  fière  diaconesse  eût 
rougi  peut-être  d'aller  entretenir  un  exilé  accablé  de 
maux  de  ce  qu'elle  avait  été  heureuse  de  souffrir  en 
son  nom.  Qu'était-ce  à  ses  yeux  que  son  obscure  per- 
sécution ?  que  serait-ce  que  sa  mort  même  à  côté  des 
malheurs  de  ce  grand  homme  dont  l'exil  ébranlait  la 
chrétienté  tout  entière?  Voilà  ce  qu'elle  s'était  dit,  et 
elle  n'avait  pas  eu  le  courage  de  parler  d'elle-même  ; 
elle  s'était  contentée  de  mentionner  en  passant,  dans 
ses  lettres,  qu'elle  avait  été  poursuivie  cruellement, 
comme  beaucoup  de  fidèles,  et  qu'elle  avait  récolté  sa 
part  de  maux  pour  la  cause  de  l'Église  et  pour  la 
sienne.  Ce  ne  fut  que  par  les  lettres  des  autres  ou  par 
les  rapports  de  ses  visiteurs  venus  de  Constanlinople 
que  Chrysostome  apprit  avec  quelle  noblesse  de  lan- 
gage et  quelle  fermeté  d'âme  Olympias  avait  fait  recu- 
ler ses  bourreaux  et  mis  à  néant  toutes  les  accusations 
d' Optât  us. 

C'est  ici  qu'il  faut  placer  la  série  des  lettres  de 
Chrysostome  à  Olympias,  lettres  toutes  personnelles, 
précieux  monuments  d'une  incomparable  amitié,  con- 
servés jusqu'à  nous  par  la  piété  des  souvenirs.  Ces 
lettres  sont  au  nombre  de  dix-sept  dans  nos  éditions 
de  Chrysostome,  et  Photius  n'en  comptait  aussi  que 
dix-sept;  mais  on  voit  par  quelques  passages  du  texte 
que  dans  le  principe  il  y  en  eut  davantage.  Elles  furent 
toutes  écrites  de  l'exil,  et  de  Cucuse  pour  la  plupart. 
L'antiquité  en  fit  une  estime  toute  particulière,  non- 
seulement  comme  œuvre  de  philosophie  chrétienne, 
mais  comme  modèle  d'un  style  pur,  élégant,  animé  ; 
l'histoire  peut  y  voir  en  outre  un  sujet  d'étude  psycho- 

26 


W%  JEAN    CHRYSOSTOHE 

logique  sur  les  sentiments  da  temps ,  et  comme  on 
dialogue  entre  deux  grandes  âmes  qui  ne  se  cachaient 
rien  l'ane  à  l'autre.  Les  lettres  de  Chrysostome  nous 
permettent  en  effet  de  reconstruire  celles  de  son  amie, 
pour  le  fond  des  idées  sans  doute,  mais  souvent  aussi 
pour  la  forme.  Voici  dans  quelles  circonstances  et  dans 
quelle  intention  cette  correspondance  a  été  écrite. 


II. 


Aucune  œuvre  philosophique  de  Fantiquité  ne  me 
parait  plus  digne  d'une  admiration  sérieuse  que  l'en- 
semble des  opuscules  adressés,  sous  le  titre  de  lettres 
et  de  traités,  par  Jean  Chrysostome  à  Olympias  pen- 
dant son  exil.  La  nature  du  sujet,  qui  présente  une 
des  plus  profondes  analyses  du  cœur  humain,  la 
beauté  du  style,  qui  les  faisait  compter  par  l'Église 
d'Orient  entre  les  plus  belles  perles  de  sa  couronne, 
enfin  les  événements  particuliers  au  milieu  desquels 
ils  furent  écrits  et  qui  constituent  le  lien  entre  Fau- 
teur et  le  livre,  donnent  à  ces  opuscules  une  place  à 
part  dans  les  ouvrages   du  grand   archevêque.  Ils 
appartiennent  au  genre  que  la  rhétorique  latine  appe- 
lait consoUuorium ,  la  rhétorique  grecque  fcx^coùmwm, 
consolaioire  ;  c'est  un  père  qui  les  écrit  pour  une  fille, 
un  ami  pour  une  amie,  victime  à  cause  de  lui  de  la 
plus  injuste  des  persécutions  ;  mais  quel  consolateur 
que  Tauteur  des  lettres  à  Olympias!  Il  parie  de  maux 
qu'il  éprouve,  il  apaise  des  douleurs  qu'il  ressent;  il 
verse  dans  une  âme  qui  est  la  moitié  de  la  sienne, 


ET   LMMPÉRATRICE   EUDOXIE.  403 

d'après  ses  propres  théories  touchant  Tamitié  spiri- 
tuelle, un  baume  dont  l'effet  rejaillit  sur  lui-même, 
car  il  souffre  autant  et  plus  encore,  a  Dites-moi  que 
mes  leçons  vous  profitent,  écrit-il  à  son  amie,  et  prout- 
\ez-le-moi  par  la  sérénité  de  votre  cœur.  Secouez, 
secouez  cette  cendre  de  tristesse  qui  vous  aveugle  et 
TOUS  consume,  relevez-vous  d'un  fatal  accablement, 
et  je  serai  payé  de  tous  mes  soins.  Votr^  courage  raf- 
fermira le  mien,  et  le  calme  de  vos  pensées  viendra 
me  réconforter  dans  mes  misères  K..  » 

Sans  doute  on  avait  pu  voir  dans  les  temps  païens 
des  philosophes  composer  à  loisir  et  parfois  sous  les 
lambris  dorés  des  consolations  sur  Fexil;  mais  ici 
la  consolation  est  donnée,  sur  la  route  même  de  l'exil, 
par  un  proscrit  chassé  d'une  ville  à  Tautre  vers  un 
désert,  à  l'extrémité  du  monde  romain,  par  un  mal- 
heureux que  deux  conciles  ont  injustement  condamné, 
qu'un  empereur  bannit,  que  les  tribunaux  poursuivent 
comme  incendiaire,  que  les  évêques,  ses  collègues, 
renient,  qui  manque  de  tout,  même  de  pain  pour  sa 
nourriture,  de  lit  pour  son  sommeil,  et  qu'une  escorte 
de  soldats,  ses  gardiens,  traîne  plutôt  qu^elle  ne  le 
conduit  vers  son  dernier  séjour,  sous  la  menace  per- 
pétuelle des  brigands.  Voilà  le  consolateur  cpii  écrit 
les  lettres  à  Olympias.  On  voit,  d'après  le  texte, 
qu'une  partie  fut  écrite  dans  les  stations  de  la  route, 
sous  des  toits  ouverts  à  toutes  les  intempéries,  pen- 


1.  Omnem  hune  moerorem,  si  yolueris,  fumo  citius  dissipabi8;'de 
liac  re  dob  ruraum  certiores  facias  ;  ut  licet  alioqui  procul  a  te  remoti, 
magnam  tamen  ei  hujusinodi  litteris  consolationem  capiamus.  Chiys* 
EpiMi.  3. 


404  JEAN    CHRYSOSTOME 

dant  le  loisir  des  haltes  qu*on  lui  laissait  pour  son 
sommeil,  et  l'autre  rédigée  dans  des  solitudes  sauvages, 
tantôt  à  Gueuse  sous  la  crainte  des  Isaures,  tantôt 
à  Arabissus  au  milieu  des  neiges  éternelles.  Il  n'est 
pas  une  souffrance  du  plus  aïïreux  bannissement 
dont  il  n'épuise  l'amertume  goutte  à  goutte,  et  c'est 
pendant  ce  temps-là  qu'il  console  les  autres,  et  qu'il 
dit  de  lui-même  :  L'exil  n'est  rien  I 

La  philosophie  de  Ghrysostome  est  fondée  en  fait 
sur  le  principe  stoïcien,  que  le  mal  n'existe  que  dans 
le  péché,  et  que  c'est  nous  qui  le  faisons.  Tout  ce  qui 
porte  atteinte  à  la  pureté  de  l'âme,  tout  ce  qui  la 
ravale  et  empêche  son  essor  vers  des  destinées  supé- 
rieures est  mal  ;  tout  le  reste  est  indifférent  comme 
transitoire  et  contingent  :  telles  sont  les  joies  et  les 
douleurs  de  ce  monde,  qui  n'atteignent  point  l'âme, 
mobiles  comme  des  ombreset  des  fantômes,  éphémères 
comme  l'herbe  des  champs,  ou  mieux  comme  la  fleur 
de  l'herbe  que  le  moindre  souffle  emporte  et  dissipe. 
Le  bien  et  le  mal  qui  affectent  l'âme  sont  seuls  réels, 
parce  qu'ils  affectent  une  substance  impérissable  et  la 
purifient  ou  l'avilissent;  ce  qui  affecte  le  corps  n'est 
ni  bon  ni  mauvais,  ce  sont  des  accidents  passagers 
comme  le  corps  lui-même.  Les  stoïciens  avaient  déjà 
professé  ce  principe;  mais,  comme  application  morale 
de  leur  système,  ils  disaient  à  ceux  qui  souffrent  : 
((  Méprisez  la  douleur,  méprisez  les  fers,  la  prison, 
Fexil,  et  méprisez  aussi  ceux  qui  vous  les  infligen 
sans  raison.  Isolez-vous  d'un  monde  où  régnent  les 
adversités  et  l'injustice,  et  renfermez-vous  en  vous- 
mêmes  dans  un  moi  impeccable  et  serein.  »  Le  stoï- 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  405 

cisme  chrétien  de  Ghrysostome  fait  un  grand  pas  au- 
dessus  de  ces  orgueilleuses  doctrines.  Il  dit  aux  persé- 
cutés :  «Souffrez,  car  Dieu  le  veut;  savez-vous  s'il  n'a 
pas  lié  vos  douleurs  à  ses  desseins  sur  Tordre  moral 
du  monde,  et  si  la  persécution  qui  ébranle  en  ce 
moment-ci  nos  églises  n'est  pas  pour  elles,  dans  la 
profondeur  des  prévisions  divines,  ce  qu'est  la  tem- 
pête pour  épurer  l'air  vicié,  l'hiver  et  les  frimas  pour 
mûrir  le  grain  sous  la  terre,  la  nuit  pour  raviver  nos 
corps  ?  Dans  cette  sorte  de  fatalisme  sublime  et  res* 
pectueux  pour  celui  qui  ordonne  et  règle  tout,  le  per- 
sécuteur devient  un  instrument  de  rigueur  ou  de 
rénovation  dans  la  main  de  Dieu  ;  le  persécuté,  l'ou- 
vrier obéissant  d'une  œuvre  inconnue  à  laquelle  il 
travaille  sous  le  poids  du  jour  et  au  bout  de  laquelle 
est  le  salaire.  Il  faut  donc  marcher  le  front  levé  dans 
les  traverses  de  la  vie,  et  non-seulement  avec  résigna- 
tion, mais  avec  allégresse,  avec  actions  de  grâces  pour 
la  Providence,  qui  nous  conduit  toujours  au  bonheur 
quand  nous  aimons  le  bien.  »  Une  telle  philosophie,  si 
élevée,  si  forte,  nous  paraîtrait  presque  une  pure  théo- 
rie, une  simple  spéculation  de  l'esprit,  impossible  en 
pratique,  sinon  dans  Télan  momentané  qui  mène  au 
martyre;  ce  fut  pourtant  celle  que  pratiqua  Ghryso- 
stome dans  une  longue  accumulation  de  misères  et 
d'injustices  pendant  les  trois  ans  de  son  exil.  Sans 
vouloir  comparer  l'auteur  des  Consolations  à  Helvia  à 
celui  des  Lettres  à  Olympias,  j'en  dirai  pourtant  deux 
mots  :  le  philosophe  qui  prêchait  la  résignation  à  la 
pauvreté  et  à  Texil  sous  le  palais  d'or  de  Néron  a 
besoin  qu'on  oublie  sa  vie  pour  admirer  son  livre 


406  JEAN    CHRYSOSTOME 

mais,  quand  on  lit  Ghrysostome,  on  peut  se  demander 
ce  qu'il  faut  le  plus  admirer  du  livre  ou  de  l'auteur. 
J'ajouterai  encore  une  chose,  c'est  que  ces  opus- 
cules de  l'ancien  archevêque  de  Gonstantinople  nous 
le  font  apercevoir  sous  un  point  de  vue  tout  nouveau. 
L'évéque  dominateur  dont  Torgueil  et  l'humeur  irri- 
table avaient  soulevé  tant  de  haines  contre  lui  au 
temps  de  sa  prospérité  nous  apparaît  ici  comme  Tami 
le  plus  tendre,  qu'une  souffrance  de  ceux  qu'il  aime 
tourmente  plus  dans  son  exil  que  les  aiguillons  de  la 
persécution.  Le  prêtre  audacieux  qui  avait  bravé  deux 
conciles,  un  empereur,  et,  ce  qui  est  plus,  la  colère 
d'une  impératrice,  se  laisse  presque  abattre  à  l'idée 
qu'une  amie  souffre  pour  lui.  Les  hommes  publics 
que  l'histoire  seule  nous  fait  connaître  se  montrent  à 
nous  dans  le  drame  des  choses  par  l'enveloppe  de 
leur  caractère,  si  je  puis  ainsi  parler,  par  les  côtés 
souvent  âpres  et  rugueux  qu'ils  doivent  aux  circon- 
stances ou  au  dur  combat  de  la  vie  :  ils  passent  ainsi 
dans  le  monde,  et  souvent  on  ne  connaît  d'eux  que 
l'apparence.  Leurs  lettres  au  contraire  nous  font  péné- 
trer dans  tous  les  replis  de  leur  cœur,  et  nous  révè- 
lent rborome  intérieur.  C'est  ce  que  nous  démontre 
la  correspondance  de  Ghrysostome.  On  pourrait  dire, 
d'après  les  matériaux  qui  doivent  composer  l'histoire 
du  célèbre  archevêque  de  Gonstantinople  ,  qu'il  y 
avait  réellement  en  lui  deux  personnages  :  l'un  grand 
à  jamais  par  la  parole,  mais  chef  inflexible,  trop  ami 
de  la  guerre  et  qui  périt  par  la  guerre;  l'autre  doux  et 
tendre,  d'une  tendresse  infinie  pour  ses  amis,  clément 
pour  ses  ennemis,  même  quand  il  voyait  en  eux  un 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  407 

fouet  levé  par  la  main  de  Dieu  sur  TÉglise  et  sur  lui. 
La  réunion  de  ces  deux  hommes  fait  assurément  du 
persécuté  de  Gueuse  un  des  personnages  les  plus 
grands  et  les  plus  saints  qui  aient  occupé  la  scène  du 
monde. 

Nous  avons  trop  souvent  parlé  d'Olympias  dans 
le  cours  de  ces  récits  ^  pour  avoir  besoin  de  la  faire 
connaître  ;  nous  nous  bornerons  donc  à  redire  que, 
issue  de  la  plus  illustre  maison  et  réputée  la  plus 
riche  héritière  de  l'Orient,  elle  avait  épousé,  toute 
jeune  encore,  un  homme  qu'elle  aimait  et  qu'elle 
perdit  au  bout  de  six  mois;  que,  résolue  dès  lors  à 
rester  dans  le  veuvage,  elle  eut  à  lutter  contre  les 
persécutions  de  Théodose,  qui  voulait  la  remarier  à 
son  gré,  et  mit  le  séquestre  sur  ses  biens.  Échappée  à 
ce  double  danger  par  son  courage  inébranlable,  Olym- 
pias  entra  dans  l'église  de  Gonstantinople  comme  dia* 
conesse,  et  consacra  au  service  de  la  profession  de  son 
choix  son  argent,  son  crédit  dans  le  monde  et  toutes 
les  ressources  d'un  esprit  et  d'un  savoir  éminents. 
Nectaire,  homme  du  monde  lui-même  et  digne  appré- 
ciateur des  mérites  d'Olympias,  l'avait  prise  pour  con- 
seillère ;  Ghrysostome  la  prit  pour  conseillère  et  pour 
amie.  Elle  coulait  des  jours  heureux  entre  les  pauvres 
et  le  sanctuaire,  flère  d'être  attachée  à  un  si  grand 
homme  qu'elle  regardait  comme  un  père  et  comme 
uii-maltre,  lorsque  la  révolution  suscitée  par  les  mau- 
vaises passions  d'Eudoxie  vint  tout  bouleverser,  jeter 
le  schisme  dans  l'Église,  envoyer  Ghrysostome  en  exil 

1.  Voir  principalement  ci-dessus,  liv.  I*'  et  liv.  VI. 


( 


408  JEAN    CIIRYSOSTOME 

et  disperser  son  troupeau  fldële.  Olympias  ne  fut  pas 
la  dernière,  ainsi  qu'on  l'a  vu,  à  ressentir  pour  elle- 
même  les  conséquences  de  la  persécution. 

Elle  avait  alors  trente-six  ans,  et  les  traces  de  cette 
beauté  fameuse  chez  les  historiens  du  temps  n'avaient 
point  encore  disparu  sans  doute,  malgré  les  austérités 
et  les  privations  dans  lesquelles  elle  usait  son  corps. 
Le  spectacle  de  la  tempête  qui  venait  fondre  sur  tout 
ce  qu'elle  respectait  et  aimait  la  frappa  d*étonnement 
en  même  temps  que  de  douleur.  Elle  ne  put  voir  le 
renversement  de  tous  les  principes,  le  supplice  des 
bons,  la  victoire  des  méchants,  le  triomphe  de  la 
calomnie  sur  l'innocence,  la  profanation  du  sanc- 
tuaire laissée  impunie  par  la  justice  divine,  sans  que 
sa  foi  naïve  en  fût  ébranlée.  Elle  se  demanda  s*il  y 
avait  une  providence  qui  réglât  les  choses  de  la  terre, 
ou  si  Dieu  n'avait  pas  abandonné  son  Église,  quand 
elle  vit  les  sycophantes  étaler  insolemment  Içur  luxe 
et  leur  prospérité,  tandis  que  le  nom  de  celui  que  la 
chrétienté  tout  entière  eût  dû  bénir  était  analhématisé 
dans  sa  propre  basilique.  Elle  lutta  en  vain  par  la 
prière  contre  ces  doutes  qui  l'eflmyaient,  suppliant 
Dieu  de  montrer  sa  justice  pour  soutenir  la  foi  de  ses 
enfants.  Ces  orages  de  l'âme  anéantirent  presque  sa 
raison.  Elle  tomba  dans  un  accablement  moral  d'où 
elle  ne  sortait  que  par  quelque  crise  violente  qui  la 
rejetait  sur  la  scène  des  événements,  comme  son  accu- 
sation pour  crime  d'incendie  et  son  interrogatoire 
par  le  préfet,  ou  lorsqu'elle  recevait  de  Ghrysostome 
quelque  recommandation  de  travailler  pour  ses  amis 
ou  pour  lui   Les  livres  saints  mêmes,  autrefois  sa.lec- 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  409 

ture  assidue,  n'étaient  plus  une  consolation  pour 
elle  ^((  Je  n'entendrai  plus,  disait-elle,  la  parole  de 
Dieu  descendre  de  ces  lèvres  d*or,  ses  plus  dignes 
interprètes.  )>  Sa  santé  ne  résista  point  à  ce  désordre 
intérieur;  une  fièvre  continue  s'empara  d'elle,  puis  le 
dégoût  de  toute  nourriture  et  de  tout  mouvement. 
Bientôt  elle  ne  quitta  plus  son  lit,  oCi  une  ardente 
insomnie  la  tenait  enchaînée,  et,  quand  elle  le  quittait, 
c'était  pour  se  prosterner  à  terre  et  pleurer  ;  en  un 
mot,  tout  défaillait  en  elle,  l'âme  et  le  corps. 

Le  mal  qui  consumait  Olympias  était  connu  de  la 
Grèce  païenne,  qui  l'appela  mélancolie;  ses  grands 
médecins  l'attribuèrent  à  une  corruption  des  humeurs 
et  cherchèrent  des  remèdes  physiques  pour  le  com- 
battre. Les  sociétés  chez  lesquelles  l'idée  religieuse 
était  développée  avec  exaltation  le  connurent  aussi,  et 
plus  encore.  Les  Juifs  le  considérèrent  comme  une 
maladie  de  l'âme,  un  châtiment  de  Dieu  plus  terrible 
que  la  mort.  Jéhovah,  dans  leDeutéronome,  après  avoir 
énuméré  tous  les  fléaux  dont  il  menaçait  les  Hébreux, 
s'ils  lui  devenaient  infidèles,  et  parmi  ces  fléaux  la 
servitude,  la  contagion,  les  plaies  hideuses,  la  famine, 
qui  forcerait  les  mères  à  manger  leurs  enfants,  ajoute, 
comme  le  couronnement  de  toutes  les  misères  :  «  Je 
donnerai  à  ce  peuple  un  cœur  flétri  par  le  chagrin, 
des  yeux  abattus  et  languissants,  une  âme  consumée 
de  douleur  *.  »  Les  prophètes  de  l'ancienne  loi  éprou- 

i.  Linguam  eam  non  audimus;  non  ea  qua  solebamus  doctrina 
fniimur.  Chrys.,  Epist.  2. 

2.  Dabit  eoim  tibi  Dominus  cor  pavidum,  et  deftcicntes  oculos, 
et  animam  consumptam  mœrore.  Deuter.,  xxviii,  65. 


410  JEAN   CHRYSOSTOME 

TëreDt  plus  d'une  fois  les  atteintes  de  ce  mal  redou- 
table en  voyant  Israël,  sourd  à  leurs  leçons,  persévérer 
dans  le  crime.  Élie,  dompté  par  lui  dans  les  cavernes 
du  Garmel,  s'écriait  avec  angoisse  :  «  Mon  Dieu,  reprends 
mon  âme,  je  te  la  rends.  »  Et  un  autre  prophète  ajou- 
tait :  «  Reprends-la,  car  mieux  vaut  mourir  que  vivre 
ainsi.  »  Sous  l'empire  de  la  nouvelle  loi,  ce  mal  s'ap- 
pela tristesse  et  ne  sévit  pas  avec  moins  de  force.  Jésus, 
qui  voulut  parcourir  l'échelle  de  toutes  les  souffrances 
humaines,  éprouvait  celle-ci  quand  il  disait,  tout  baigné 
de  larmes  :  «  Mon  âme  est  triste  jusqu'à  la  mort.  »  Le 
christianisme,  si  occupé  de  la  médecine  spirituelle, 
trouva  des  remèdes  moraux  â  une  affection  qu'il  regar- 
dait comme  toute  morale  ;  mais  la  tristesse  n'en  régna 
pas  moins  parmi  les  fidèles,  attaquant  de  préférence  les 
âmes  tendres  et  ombrageuses.  Elle  vécut  dans  la  soli- 
tude avec  les  ermites,  dans  les  cloîtres  avec  les  recluses. 
Enfin  la  société  civile  ne  devait  pas  plus  l'ignorer  que 
la  société  religieuse  :  on  la  voit  paraître  au  lendemain 
des  grandes  catastrophes,  des  grandes  passions,  des 
grandes  espérances  déçues. 

Ce  mal  affreux,  qui  tuait  l'âme  et  le  corps  à  la  fois, 
et  qu'à  cause  de  cela  les  Pères  de  l'Église  déclaraient 
un  piège  du  démon  pour  prendre  plus  aisément  pos- 
session de  nous-mêmes,  ce  mal  n'avait  pas  échappé  à 
l'œil  pénétrant  de  Chrysostome  ;  il  en  avait  observé  les 
premiers  symptômes  dans  la  correspondance  d'Olym- 
pias,  puis  il  les  avait  vus  grandir,  avait  essayé  de  les 
combattre,  et  son  peu  de  succès  lui  faisait  voir  combien 
le  danger  était  pressant.  «  0  ma  sœur,  s'écrie-t-il  dans 
une  de  ses  lettres,  vous  voulez  mourir,  je  levois  bien!  » 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  4U 

Elle  mourait  en  effet;  mais  il  résolut,  au  milieu  des 
misères  et  des  préoccupations  de  Texil,  d*arracher 
cette  fille  de  son  cœur  à  Tablme  où  une  pente  fatale 
Tentralnait. 

En  habile  médecin,  il  remonte  à  la  source  du  mal 
pour  étudier  les  moyens  de  le  combattre.  Il  vit  que  la 
tristesse  d'Olympias  découlait  de  deux  sources  :  le 
désordre  de  TÉglise  qui  s'aggravait  de  jour  en  jour,  et 
leur  mutuelle  séparation.  A  chacune  de  ces  causes  il 
appliqua  un  remède  différent  :  à  la  première,  le  rai- 
sonnement et  les  textes  des  livres  saints,  à  la  seconde 
les  arguments  de  la  plus  touchante  affection  et  l'espé- 
rance d'une  réunion  prochaine.  Nous  examinerons 
successivement  ces  deux  parties  de  sa  consolation  en 
les  réunissant  sous  deux  titres,  quoiqu'il  ne  les  traite 
pas  méthodiquement,  et  qu'elles  soient  entremêlées 
dans  ses  lettres.  Tout  en  essayant  de  présenter  dans 
une  courte  analyse  la  marche  de  l'argumentation, 
je  m'attacherai  à  reproduire  autant  que  possible  les 
paroles  mêmes  de  l'auteur. 

I.  —  Il  aborde  donc  en  premier  lieu  la  grande 
question  des  maux  de  l'Église  dont  le  spectacle  avait 
porté  au  cœur  d'Olympias  une  si  profonde  blessure, 
et  il  attaque  alors  avec  force  cette  disposition  des  âmes 
tendres  à  se  scandaliser.  On  sait  que  les  chrétiens  dési- 
gnaient par  ce  mot  l'état  d'une  ûme  qui,  troublée 
dans  sa  confiance  en  Dieu  par  des  incidents  extérieurs 
qu'elle  ne  comprend  pas,  met  son  jugement  faillible 
au-dessus  de  sa  foi,  et  se  laisse  ainsi  détourner  de  la 
vraie  voie.  Ce  danger,  un  des  plus  grands  pour  lecbré- 


412  JEAN    CHRYSOSTOxME 

tien,  il  le  combat  avec  persévérance  dans  ses  lettres  à 
Olympias;  il  composa  même  dans  sa  prison  un  traité 
particulier,  destiné  à  prémunir  contre  ces  tentations 
d'une  fausse  raison,  soit  sa  douce  et  pieuse  amie,  soit 
les  autres  fidèles  qui  se  scandalisaient  comme  elle  au 
sujet  des  événements  d'alors*.  Cette  facilité  à  critiquer 
en  quelque  sorte  les  œuvres  de  Dieu,  à  placer  son 
impression  irréfléchie  ou  son  jugement  en  regard  des 
insondables  desseins  de  celui  qui  a  créé  le  monde  et 
le  fait  vivre,  Ghrysostome  la  considère  comme  une 
maladie  mortelle  du  cœur  et  un  piège  du  démon,  car 
il  ne  voit  là  qu'une  révolte  et  une  folie  de  l'orçueil 
humain.  Croyez-en  la  sagesse  de  Dieu,  conflez-vous  à 
sa  bonté  infinie,  et  ne  le  jugez  pas,  voilà  le  fond  de  ses 
préceptes,  qu'il  applique  avec  de  magnifiques  dévelop- 
pements à  la  nature,  à  la  société  humaine,  à  l'histoire 
même  de  la  foi.  Olympias,  il  nous  l'apprend,  et  nous 
le  voyons  d'ailleurs  par  ses  réponses  aux  lettres  de  la 
pieuse  diaconesse,  Olympias  était  douée  d'un  esprit 
sagace,  nourri  de  la  lecture  des  livres  saints  et  de  ce 
qu'on  appelait  alors  la  divine  philosophie,  mais  assez 
tenace  et  porté  vers  la  controverse  ;  Chrysostome  avait 
donc  affaire  à  un  disciple  peu  facile  à  convaincre,  à  un 
malade  qui  discutait  ses  remèdes  :  aussi  revient-il  à 
plusieurs  reprises  sur  les  mêmes  choses,  et  insiste-t-il 
avec  une  vivacité  passionnée  sur  les  plus  importantes, 
ce  qui  nous  a  valu  de  lui  plus  d'un  morceau  d'élo- 
quence comparable  aux  plus  belles  choses  de  l'anti- 
quité. 

1.  De  iis  qui  scandalizantur.  Chrys.,  0pp. 


ET    LIxMPÉRATRICE    EUDOXIE.  413 

L'Église  sans  doute  est  tourmentée,  ses  chefs  sont 
proscrits;  des  loups  rapaces  ont  envahi  la  bergerie  et 
dispersé  le  troupe^^u  ;  les  puissances  du  siècle  se  sont 
élevées  contre  le  sanctuaire  et  y  ont  installé  l'usurpa- 
tion et  le  schisme  :  Qu'importe  ?  s'écrie-t-il  ;  ne  s'est-il 
passé  jamais  rien  de  pareil  dans  le  monde  ?  Gomme  si 
rÉglise  du  Christ  n'avait  pas  grandi  au  milieu  des 
désordres,  et  que  le  Christ  lui-même,  depuis  son  ber- 
ceau jusqu'à  sa  mort,  n'eût  pas  été  entouré  de  scan- 
dales! S'il  en  est  ainsi,  pourquoi  nous  plaindre,  et  que 
sommes-nous  avec  nos  souffrances  misérables,  quand 
le  flls  de  Dieu  et  ses  apôtres  ne  nous  ont  apporté  la 
vérité  qu'au  milieu  des  persécutions  et  des  tour- 
mentes ? 

Qu'est-ce  d'ailleurs  que  la  persécution,  et  que  sont 
les  maux  de  ce  monde  ?  «  Croyez-le  bien,  ma  chère  et 
vénérée  dame,  il  n'y  a  de  mal  que  le  péché,  il  n'y  a  de 
bien  que  la  vertu  ;  tout  le  reste,  bonheur  ou  malheur, 
quelque  nom  qu'on  lui  donne,  n'est  que  fumée,  fan- 
tômes et  illusion  ^  »  Bn  d'autres  termes,  le  mal  est  en 
nous,  c'est  nous  qui  le  faisons  ;  nous  le  créons  par 
notre  propre  déchéance  :  quant  au  dehors,  il  ne  peut 
rien  sur  nous,  lorsque  nous  restons  fermes  en  notre 
confiance  dans  la  sagesse  et  la  bonté  infinies  d'en 
haut. 

Examinons  votre  pensée,  quand  elle  se  laisse  trou- 
bler par  les  désordres  qui  nous  agitent.  Vos  amis  en 

i.  Etenim  una  dtintaiat  res  gravis  ac  pertimeoda  est,  unateo- 
tatio,  nempe  peccatum  :  reliqua  autem  omnia,  mera  fabula,  sive  insi- 
dias  dixeris,  sive  iaimicitias,  sive  fraudes,  sive  calumnias...  Chrys., 
Epist,  1. 


4t4  JEAN    GHRYSOSTOME 

souffrent,  vous  en  souffrez  vou^-méme,  et  tous  pleurez 
sur  tant  de  calamités  dont  vous  n'apercevez  ni  le  but 
ni  la  fln  probable.  De  sombres  et  noires  idées  tous 
assiègent,  un  nuage  de  chagrin  vous  enveloppe;  vous 
tombez  dans  le  découragement,  parce  que  vous  ne 
comprenez  rien  à  tout  ce  qui  se  passe.  Ah  !  je  nevcui 
pas  vous  déguiser  le  mal  qui  vous  effraye,  je  ne  veux  ni 
le  nier  ni  l'amoindrir  ;  je  veux  au  contraire  que  vous 
l'envisagiez  tel  qu'il  est,  c'esl-i-dire  plus  affreux,pluspra- 
fond,  qu'il  ne  vous  apparaît  encore.  Oui,  «  nous  voguons 
au  sein  d'une  tempête  immense.  Le  navire  qui  nous 
emporte  flotte  sans  direction  au  gré  des  fureurs  de 
l'océan.  Une  moitié  de  ses  matelots  est  à  la  mer,  et 
leurs  cadavres  roulent  sous  nos  yeux  à  la  surface  de 
l'onde;  l'autre  moitié  va  périr.  Plus  de  voiles,  plus  de 
mâts;  les  rames  sont  abandonnées,  le  gouvernail  brisé, 
€t  les  pilotes,  assis  sur  leur  banc,  ne  savent  que  serrer 
leurs  genoux  de  leurs  bras,  incapables  de  former  un 
projet  et  n'ayant  plus  de  force  que  pour  géjnir*.  Une 
nuit  obscure  leur  dérobe  jusqu'à  l'écueîl  qu'ils  vont 
toucher,  et  leurs  oreilles  ne  sont  plus  frappées  que 
par  le  bruit  assourdissant  des  vagues.  La  mer  elle-même 
soulève  de  son  fond  des  monstres  hideux  qu'elle  lance 
sur  le  navire,  au  grand  effroi  des  passagers...  J'essaye 
vainement  d'exprimer  par  ces  images  accumulées  la 
multitude  des  maux  qui  nous  accablent,  car  quel  lan- 

1.  Mare  cernimus  ab  imis  usqae  gurgitibus  undique  revalsaoïi 
nautas  mortaos  summa  unda  Datantes,  alios  pe&umeuntes,  narinm 
tabulas  dissolutas,  perrupta  et  lacerata  yela,  maloseffractos,  remos  ^ 
nautarum  manibus  elapsos,  naucleros  gubernaculoram  loco  tabolatû 
insideotes,  manus  genibus  innectentes...  Ghrys.,  EpUt,  1. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  413 

gage  humain  pourrait  les  rendre?  Et  pourtant  moi 
qui  plus  que  tout  autre  devrais  en  être  troublé,  je 
n'abandonne  pas  l'espérance;  je  porte  mes  regards 
en  haut,  vers  le  suprême  pilote  de  l'univers,  à  qui 
l'art  n'est  pas  nécessaire  pour  gouverner  dans  la  tem* 
pête^..  » 

Il  ne  faut  donc  pas  se  décourager,  mais  au  contraire 
avoir  toujours  présente  à  l'esprit  cette  vérité:  il  n'y  a 
qu'un  malheur  à  redouter  en  ce  monde,  le  péché  et 
les  défaillances  de  l'âme,  qui  conduisent  au  péché  ; 
tout  le  reste  n'est  qu'une  fable.  Embûches  et  inimitiés, 
fraudes  et  calomnies,  injures  et  délations,  spoliation, 
bannissement,  glaives  acérés,  mers  bouleversées,  guerre 
du  monde  entier,  tout  cela  n'est  rien  et  ne  va  pas  jus- 
qu'à ébranler  une  âme  vigilante.  L'apôtre  Paul  nous 
l'enseigne  par  ces  paroles  :  «  Les  choses  visibles  n'ont 
qu'un  temps.  »  Pourquoi  donc  craindre,  comme  des 
maux  véritables,  des  accidents  que  le  temps  entraîne 
comme  un  fleuve  emporte  ses  eaux?... 

«  Mais,  me  dira-t-on,  c'est  un  dur  et  lourd  fardeau 
que  l'adversité I  »  —  Sans  doute;  voyons-la  pourtant 
sous  une  autre  face,  et  nous  apprendrons  à  la  dédai- 
gner. Les  outrages,  les  mépris,  les  sarcasmes,  qui  nous 
viennent  de  nos  ennemis,  qu'est-ce  que  cela?  La  laine 
d'un  manteau  pourri  que  les  vers  rongent  et  que  le  temps 
consume.  «  Pourtant,  ajoute-t-on,  au  milieu  de  ces 
épreuves  infligées  au  monde,  beaucoup  périssent  et 


1.  Hujusce  universitatîs  gubernatorem  ante  animum  proponas,  qui 
non  Mte  atque  industria  tempeatatem  superat,  Terum  nutu  solo  pro- 
cellam  frangit.  Chrys.,  Èpist. 


416  JEAN    CHRYSOSTOME 

beaucoup  sont  scandalisés^.  »  Assurément,  et  cela  est 
arrivé  bien  des  fois  ;  puis  après  les  ruines,  après  les 
morts,  après  les  scandales,  Tordre  renaît,  le  calme 
règne  et  la  vérité  reprend  son  cours.  Ahl  vous  voulez 
être  plus  sage  que  Dieu!  Vous  sondez  les  décrets  de  la 
Providence  !  Inclinez- vous  plutôt  devant  les  lois  qu'elle 
impose;  ne  jugez  pas,  ne  murmurez  pas,  répétez  seu- 
lement avec  le  même  apôtre  :  «  Profondeurs  des  des- 
seins de  Dieu,  qui  pourrait  pénétrer  jusqu'à  vous?  » 

Qu'on  se  figure  un  homme  qui  n'aurait  jamais  vu 
lever  et  coucher  le  soleil,  ne  sera-t-il  pas  scandalisé  de 
voir  Tastre  du  jour  disparaître  du  firmament  et  la  nuit 
envahir  la  terre?  Il  croira  que  Dieu  Tabandonne.  Et 
celui  qui  n'a  vu  que  le  printemps  ne  sera-t-il  pas  scan- 
dalisé de  voir  arriver  l'hiver,  cette  mort  de  la  nature? 
Il  croira  que  Dieu,  reniant  son  ouvrage,  délaisse  le 
monde  qu'il  a  fait.  Et  celui  qui  voit  semer  le  grain 
sur  la  terre,  et  ce  grain  pourrir  sous  la  glèbe  et  les 
frimas,  n'est-il  pas  scandalisé  en  se  demandant  pour- 
quoi ce  grain  perdu?  Mais  plus  tard  il  le  verra  renaître 
en  moissons  jaunissantes;  l'autre  verra  le  soleil  se 
lever  de  nouveau  à  l'horizon,  et  le  printemps  succé- 
der encore  à  l'hiver.  Ces  hommes  se  repentiront  alors 
de  leur  aveuglement  et  s'inclineront  avec  respect 
devant  l'ordre  établi  par  la  Providence.  11  en  est  ainsi 
des  choses  morales  et  des  événements  de  la  vie;  il 
suffit  de  les  observer  pour  reconnaître  bientôt  avec 
douleur  que  le  doute  qu'on  avait  conçu  n'est  qu'un 
blasphème. 

i,  At  multi  sunt  qui  pereunt,  multi  quibus  scandalum  afferattr. 
Chrys.,  EpisL  1  ad  Olymp, 


j 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXÏE.  417 

Mais  riiistoire  môme  de  notre  rédemption  n'est- 
elle  pas  environnée  de  scandales?  Quel  objet  de  scan- 
dale pour  beaucoup  n'a  pas  dû  élre  ce  Dieu  enfant 
enveloppé  de  langes,  déposé  dans  une  étable,  forcé 
bientôt  de  quitter  la  crèche  qui  lui  servait  de  lit  pour 
s'enfuir  chez  un  peuple  barbare  *  !  Beaucoup  ne  pou- 
vaient-ils pas  dire  à  la  vue  de  la  pauvre  famille  de 
Joseph  se  bannissant  elle-même  :  «  Quoi  !  c'est  là  le 
sauveur  des  hommes,  le  roi  du  ciel  et  des  mondes,  le 
fils  de  Dieu?  »  Et  ils  ont  dû  se  scandaliser.  Plus  tard, 
quand  cet  enfant  est  revenu  de  l'exil  et  qu'il  a  grandi, 
une  guerre  implacable  s'élève  contre  lui  de  tous  côtés. 
Ce  sont  d'abord  les  disciples  de  Jean  qui  le  poursui- 
vent de  leurs  haines  jalouses.  «  Maître,  disent-ils  au 
précurseur,  celui  qui  était  avec  toi  au  delà  du  Jourdain 
baptise  maintenant  et  tous  viennent  à  lui!  »  Paroles 
d'envie,  inspirées  par  l'esprit  du  mal. 

Quand  Jésus  commence  à  opérer  des  miracles,  que 
de  calomnies  contre  lui  et  que  de  scandales  pour  les 
faibles!  «  Vous  êtes  un  Samaritain,  lui  crie-t-on  de 
toutes  paiis,  et  vous  êtes  possédé  du  diable-.  »  On 
l'accuse  d'être  ami  de  la  bonne  chère  et  du  vin,  des 
hommes  pervers  et  corrompus.  Un  jour  qu'il  s'entre- 
tient avec  une  femme,  on  l'appelle  faux  prophète; 
<(  s'il  était  prophète,  murmurait-on,  il  saurait  ce  qu'est 

i.  Ânnon  is  qui  cruci  affîxus  est,  statim  ut  in  lucem  prodiit, 
solum  vertlt  atque  cum  universa  domo  ab  ipsis  incunabulîs  in  exte- 
ram  terram  fugitivus  migravit,  in  barbarorum  scilicet  regionem  tam 
longo  itineiis  inter?aUo  distantom  abductus?  Chrys.,  Epist.  1  ad 
Olymp, 

2.  Samaritanus  es  et  dsmonium  habes.  Joan.,  viii,  48.  —  Hic  non 
est  ex  Deo,  sed  seducit  turbam.  Joan.,  vir,  12. 

27 


448  JEAN    CHRYSOSTOME 

la  femme  qui  lui  parle.  »  Oo  grinçait  des  dents  à  son 
aspect,  et  les  Juifs  n'étaient  pas  les  seuls  à  lui  faire  la 
guerre...  «  Ses  frères  eux-mêmes,  fait  remarquer  un 
évangéliste,  ne  croyaient  pas  en  lui*...  » 

Olympias  objectait,  comme  une  justification  de  ses 
tristesses,  le  grand  nombre  de  ceux  qui,  cédant  à  la 
persécution,  tombaient  dans  Terreur  et  le  schisme. 
((  Croyez-vous  donc,  réplique  avec  énergie  Ghryso- 
stome,  qu'il  n'y  ait  pas  eu  de  disciples  scandalisés  en 
présence  de  la  croix?  Quand  les  ennemis  de  Jésus,  le 
tenant  désormais  en  leur  pouvoir,  assouvissaient  len- 
tement sur  lui  les  plus  brutales  vengeances,  le  disciple 
qui  l'avait  liiu^é,  présent  à  son  humiliation,  dut  avoir 
un  moment  de  triomphe  qui  tourna  pour  les  autres 
?,n  scandale.  —  Et  le  simulacre  de  jugement,  et  la 
flagellation,  et  la  royauté  dérisoire,  et  le  crucifiement, 
quel  scandale  ont-ils  dû  produire!  Le  Christ  est  aban- 
donné de  ses  disciples;  on  ne  voit  plus  autour  de  lui 
qu'attentats  de  la  soldatesque  ou  du  peuple,  ironie, 
outrages,  mauvais  traitements.  —  «  Si  tu  es  fils  de 
Dieu,  lui  cria-t-on  du  pied  de  sa  croix,  descends  de  ce 
gibet,  et  nous  croirons  en  toi.  »  Mais  ce  qui  dépasse 
toutes  les  bornes  de  l'insulte,  toutes  les  inventions  de 
la  pcrvei*sité,  c'est  qu'on  lui  préfère  un  voleur,  un 
homme  de  rapine  et  de  sang.  «  Qui  voulez-vous  que 
je  délivre  en  ce  jour,  le  Christ  ou  Barabbas?  -— Barab- 
bas  !  s'écrie  tout  le  peuple  juif,  nous  voulons  Barab- 
bas, et  celui-là,  crucifiez-le.  »  Put-il  jamais  une  mort 
plus  ignominieuse?  Et  il  meurt  seul,  sans  amis,  sans 

1.  Neque  enim  fratres  ejus  credebant  in  eum.  Joan.,  vu,  5. 


ET  L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  ih^ 

disciples;  c'est  un  voleur,  compagnon  de  son  sup- 
plice, qui  le  confesse  au  haut  d'une  croix.  Non, 
jamais  tous  les  scandales  accumulés  n'approchèrent 
de  celui-là ^  Sa  sépulture  même  est  une  aumône  ^  — 
C'est  ainsi  que  la  vérité  envoyée  du  ciel  a  pris  nais- 
sance sur  la  terre  :  son  passage  a  été  environné  de- 
circonstances  qui  ont  été  l'épreuve  des  forts  et  la  perte 
des  faibles.  Elle  a  accompli  le  mot  divin  prononcé 
par  elle-même  :  malheur  à'  celui  qui  se  scandalise! 

La  vie  des  apôtres,  la  prédication  de  l'Évangile 
n'ont  pas  été  plus  exemptes  de  scandales  et  de  persé- 
cutions. Les  apôtres  se  dispersent,  ils  fuient  et  se 
cachent,  ils  prêchent  dans  l'ombre,  et  pourtant  la  reli- 
gion fleurit;  elle  s'étend  rapidement,  en  vertu  des 
prodiges  qui  ont  signalé  son  berceau.  Un  d'entre  eux 
descend  par  une  fenêtre  pour  échapper  à  la  mort; 
d'autres  emprisonnés,  chargés  de  chaînes,  ont  besoin 
qu'un  ange  les  délivre.  Quand  les  puissants  du  monde 
les  chassent,  des  pauvres,  des  artisans  les  accueillent. 
Ils  sont  entourés  d'une  pieuse  sollicitude  par  des^ 
revendeuses  de  pourpre,  des  faiseurs  de  tentes,  des 
corroyeurs,  dans  des  quartiers  retirés  des  villes  ou  sur 
les  bords  de  la  mer.  Telle  était  la  marche  tracée  par 
Dieu  même  dans  son  inénarrable  sagesse.  Quand  Paul 
lui  demandait  le  calme  et  la  paix  pour  le  succès  de  sa 


1.  Quot  igitur  mortales  tam  affuisse  existimas  qai  cam  eum  Tin» 
ctum,flagri8  affectam,  cruore  stîllantem  atque  ad  pnefectî  tribunal  cau- 
sam  dicentem,  nec  discipuloram  quemqaam  presentem  cerneret,  animis- 
offensi  sunt.  Chrys.,  Epist  1  ad  Olymp. 

2.  Annon  sepultur»  genus  beneficii  grati»  tu»  loco  illi  pnostatur 
Accedens  enim  quispiam  corpus  petiît.  Id.,  ibid. 


4Î0  JEAN    CHRYSOSTOME 

prédication,  Dieu  lui  répondait  :  «  Il  te  suffit  de  ma 
grâce,  car  ma  puissance  éclate  dans  la  faiblesse  '.  » 

«  Maintenant,  ma  pieuse  et  vénérée  dame,  conti- 
nue Tauteur  de  la  consolation,  si  tous  dégagez  les 
événements  heureux  du  milieu  de  nos  adversités, 
vous  pourrez  bien  n'y  pas  trouver  des  prodiges  et  des 
miracles;  mais  à  coup  sûr  vous  y  reconnaîtrez  un 
enchaînement  merveilleux  de  desseins  qui  proclament 
la  Providence.  —  Il  ne  faut  pourtant  pas,  Olympias, 
que  vous  recueilliez  tout  de  ma  bouche  sans  aucun 
effort  de  votre  part;  je  vous  laisse  le  soin  de  i-echer- 
cher  et  de  réunir  ces  divei's  traits  de  la  protection 
céleste,  en  les  comparant  à  nos  revers.  Ce  travail  salu- 
taire à  Tàme  contribuera  à  dissiper  vos  ennuis,  à  for- 
tifier votre  foi,  et  vous  y  puiserez  pour  vos  douleurs  un 
grand  soulagement  *.  » 

Tel  est  le  contenu  de  la  première  lettre  de  Chryso- 
stome  à  sa  chère  diaconesse,  de  celle-là  du  moins  que 
les  plus  anciens  éditeurs  ont  mise  en  tète  de  ce 
recueil.  On  voit  combien  elle  renferme  d'allusions 
à  la  situation  même  de  Texilé,  à  son  dénûment  actuel, 
à  ses  souffrances,  à  la  malice  de  ses  ennemis;  on  voit 
aussi  comment,  rattachant  son  martyre  à  un  dessein 
général  de  Dieu  sur  l'Église,  dessein  encore  inacces- 
sible aux  regards,  il  en  accepte  d'avance  toutes  les  con- 

1.  Sufïicît  tibi  gratia  mea;  nam  virtus  in  infirmitate  perficitur. 
Paul.,  n  Cor,,  XII,  9. 

2.  Yerum  ne  omnia  nullo  cum  labore  a  nobis  audias,  banc  tibi 
partem  relinquo,  ut  accurate  ac  diligenter  cuncta  colligas  atque  cum 
rébus  molestis  et  acerbis  conféras,  sicque  praeclara  occupatione  ani- 
mum  distinens,  te  ipsam  a  mœstitia  et  angore  avoces.  Chrys.,  EpisL  i 
ad  Olymp, 


Eï  L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  42i 

séquences,  comme  un  bien,  avec  foi  et  courage.  Pour- 
quoi alors  se  décourager  quand  on  souffre  moins,  et 
ne  pas  puiser  de  la  constance  dans  les  paroles  de  celui 
qui  souffre  davantage?  et  comment  oser  se  plaindre  et 
se  laisser  abattre  quand  le  fils  de  Dieu  lui-même  n'an- 
nonce ici-bas  son  Évangile  qu'à  travers  les  persécu- 
tions et  les  scandales? 

11  paraît  que  le  remède  n'eut  pas  tout  l'effet 
qu'en  attendait  le  médecin,  et  que  les  lettres  d'Olym- 
pias  dénotaient  toujours  un  profond  affaissement  de 
l'âme.  Chrysoslome  ne  se  découragea  pas,  et  en  écri- 
vit une  seconde  non  moins  développée  que  la  pre- 
mière, mais  qui  toucbait  à  des  points  différents  de  sa 
thèse. 

«  Je  ne  vois  que  trop,  lui  disait-il,  que  la  douleur 
et  les  ennuis  exercent  sur  vous  un  empire  obstiné;  je 
veux  donc  vous  écrire  encore  :  puisse  votre  cœur  en 
être  plus  intimement  consolé  et  votre  santé  mieux 
raffermie  !  Courage!  je  viens  de  nouveau,  et  par  d'au- 
tres moyens,  secouer  cette  cendre  de  deuil  dont  vous 
êtes  couverte.  La  cendre  de  l'esprit,  comme  celle  de 
la  matière,  produit  avec  une  effrayante  activité  des 
résultats  désastreux  :  elle  trouble  d'abord  la  vue,  et 
finit  par  la  détruire  entièrement*.  Écartons-la  donc 
avec  le  plus  grand  soin,  afin  de  voir  clair  dans  ce  qui 
nous  environne;  mais,  vous  aussi,  travaillez  avec  moi, 
et  ne  m'épargnez  pas  votre  concours.  Les  hommes  de 

1.  Etenim  pulvis,  nisi  quis  eum  summo  studio  propellat,  parti 
omnium  prestantissimie  exitium  affert,  pupiUie  nimirum  perspicui- 
tatem  inficiens,ac  totuoi  mœrentis  poculum  turbans...  Chrys,^  Epist.  2 
ad  Olymp. 


4M  JEAN    CHRYSOSTOME 

Tart,  dans  les  maladies  du  corps,  ont  beau  en  déployer 
toutes  les  ressources  ;  si  les  malades  n'agissent  pas  de 
leur  côté,  la  médecine  reste  impuissante:  il  en  est  ainsi 
des  maladies  de  Fàme... 

((  Je  voudrais  bien  agir,  me  dites-vous,  mais  je  ne 
<i  puis  pas  ;  le  mal  est  plus  fort  que  moi.  Je  ne  saurais 
((  dissiper  ces  épais  nuages  qui  m'enveloppent  malgré 
<L  tous  mes  efforts  pour  les  écarter*.  »  Illusion  que  tout 
cela,  vaine  excuse,  car  je  connais  l'élévation  de  vos 
pensées,  la  force  et  la  piété  de  votre  àme;  je  connais 
la  grandeur  de  votre  prudence,  les  ressources  de  votre 
philosophie  ;  je  sais  enfin  qu'il  est  en  votre  pouvoir  de 
xîommander  à  cette  mer  furieuse  de  la  tristesse,  et  de 
ramener  la  sérénité  dans  votre  cœur...  Qu'y  a-t-il  donc 
A  faire  ?  Lorsque  vous  entendrez  dire  que  telle  église 
est  tombée,  que  telle  autre  est  chancelante,  que  telle 
autre  encore  est  cruellement  battue  par  les  flots  et 
menace  de  sombrer,  que  plusieurs  ont  un  loup  pour 
pasteur,  un  pirate  pour  pilote,  un  bourreau   pour 
médecin,  il  vous  est  sans  doute  permis  de  vous  attris- 
ter, puisqu'on  ne  saurait  voir  ces  choses  sans  douleur; 
mais  ne  vous  affligez  pas  outre  mesure.  Si  pour  nos 
propres  péchés,  pour  les  actes  dont  nous  avons  à  rendre 
•compte,  il  n'est  ni    nécessaire  ni  bon  de  trop  s'af- 
fliger, à  plus  forte  raison  est-ce  inutile,  fatal  et  même 
^atanique  de  tomber  dans  l'abattement  et  le  désespoir 
pour  les  péchés  des  autres...  » 

1 .  Ât  forte  dices  :  Cupio  quidem  istad,  verum  nequeo,  nec,  qaam- 
^is  etiam  magnam  cootentionem  adhibens,  deosie  tamen  atque  atne 
«nœroris  nabi  propulsaodie  par  sum.  Mer»  excuftationes  et  meri  pre- 
extus  ista  sunt.  Chrys.,  Epist,  1  ad  Olymp, 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  «3 

Il  cite  à  ce  sujet  Texemple  de  saint  Paul  S  qui, 
après  avoir  chassé  de  TÉglise  un  chrétien  coupable 
d'un  grand  crime,  l'y  fait  rentrer,  pour  que  sa  dou- 
leur excessive,  fruit  du  repentir,  ne  le  consume  pas. 

«  Or,  continue-t-il,  dites-moi,  Olympias,  si  Tapôtre 
ne  permet  pas  qu'un  homme  aussi  criminel  se  laisse 
plonger  dans  le  chagrin;  s'il  a  recours  au  plus  extrême 
des  moyens,  le  pardon,  pour  arrêter  cette  plaie  de  la 
tristesse,  persuadé  que  tout  excès  est  diabolique,  ne 
serait-ce  pas  une  folie,  une  démence  véritable  de  vous 
laisser  abatti*e  pour  les  péchés  d'autrui?...  Si  vous  me 
dites  encore  :  Je  veux,  mais  je  ne  puis  pas,  et  moi 
aussi  je  vous  répéterai  :  Vaines  excuses,  inutiles  pré- 
textes I  Quand  de  noires  pensées  vous  assailleront,  ou 
que  vous  entendrez  quelque  récit  capable  de  les 
réveiller  en  vous,  retirez-vous  dans  le  fond  de  votre 
conscience,  et  pensez  au  jour  terrible  où  le  monde 
sera  jugé.  Devant  celui  qui  n'a  besoin  ni  d'accusa- 
teurs, ni  de  témoins,  personne  ne  répond  pour  un 
autre;  à  chacun  ses  actions,  à  chacun  sa  sentence. 
Songez-y  et  opposez  une  frayeur  salutaire  à  cette  tris- 
tesse qui  sert  d'instrument  au  démon,  puis  engagez  la 
lutte  avec  fermeté  ;  il  vous  suffira  d'un  peu  de  décision 
pour  que  le  sombre  tissu  disparaisse  plus  prompte- 
ment  qu'une  toile  d'araignée...  » 

Ehl  pourquoi  donc  Olympias  se  laisserait-elle  trou- 
bler pour  les  péchés  d' autrui,  et,  persécutée,  s'expose- 
rait-elle à  périr  pour  les  crimes  des  persécuteurs? 
Olympias  peut  comparaître  telle  qu'elle  est  et  sans 

t.  Paul.,  II  Cor.,  it,  8. 


424  JEAN    CHRVSOSTOME 

crainte  devant  le  redoutable  tribunal.  Quelle  vie  est 
plus  pure  que  la  sienne,  quel  cœur  plus  grand,  quelles 
mains  plus  libérales,  et  qui,  ayant  reçu  du  ciel  les 
dons  les  plus  magnifiques,  en  a  jamais  fait  un  plus 
magnifique  emploi? 

Pour  soutenir  la  noble  créature,  qu'une  fatale 
défaillance  de  l'âme  entraîne  à  sa  perte,  lui  rendre 
confiance  en  elle-même,  la  relever  enfin  à  ses  propres 
yeux,  il  exalte  les  perfections  de  cette  fille  de  son 
cœur;  il  se  plaît  k  lui  montrer  ce  qu'elle  est,  ce 
qu'elle  a  été  depuis  son  enfance,  et  combien,  en  se  . 
considérant  dans  ses  mérites ,  elle  doit  se  trouver 
supérieure  aux  misérables  adversités  qui  l'abattent. 
Dans  son  désir  d'être  écouté,  il  ne  recule  pas  devant 
une  sainte  et  digne  flatterie,  cette  flatterie  qui  consiste 
à  exagérer  la  force  de  ceux  qui  ont  à  livrer  un  grand 
combat  pour  les  mettre  en  quelque  sorte  de  niveau 
avec  les  difficullés  qui  les  attendent.  Le  tableau  qu'il 
trace  à  ce  sujet  nous  intéresse  principalement  parce 
qu'il  nous  fait  voir  Olympias  telle  que  son  ami  la  voyait 
lui-même  :  pour  lui  en  efl'et,  c'était  à  peine  une 
femme,  c'était  déjà  un  être  angélique,  et  cet  être  se 
laissait  dominer  par  des  calamités  apparentes,  mépii- 
sables  aux  yeux  du  sage  ! 

11  entre  dans  l'énumération  des  vertus  dont  elle 
ofl're  l'ensemble  merveilleux.  Il  vante  la  pureté  de  sa 
vie,  qui,  passée  dans  le  plus  chaste  veuvage,  égale  en 
mérite  celle  des  vierges  consacrées  à  Dieu  ;  la  charité 
vient  ensuite,  l'aumône  supérieure  à  la  virginité  même, 
et  dont  Olympias  tient  le  sceptre  entre  toutes;  —  la 
patience,  les  épreuves  l'ont  en  quelque  sorte  multi- 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  4i 


*2.j 


pliée  chez  elle  sans  que  rien  la  pût  lasser.  Un  discours 
entier,  une  histoire  même  ne  suffirait  pas  à  raconter 
toutes  les  peines  qui  Tont  assaillie  depuis  sa  jeunesse  : 
persécutions  de  ses  proches,  persécutions  des  étrangers, 
grands  et  petits,  de  ses  amis,  de  ses  ennemis,  sans 
oublier  les  prêtres  ;  chaque  épisode  de  ces  doulou- 
reuses aventures  fournirait  à  sa  glorification  un  sujet 
inépuisable.  Que  dire  aussi  de  ses  privations  volon- 
taires, des  mortifications,  des  jeûnes,  de  la  lutte  de 
Fâme  contre  la  chair? 

«  Les  mots  de  sobriété,  de  fr.ugalité  dans  les  repas 
ne  vous  sont  point  applicables,  ma  pieuse  et  vénérée 
dame,  lui  dit-il;  il  faut  en  cbercher  d'autres,  il  faut 
élever  son  langage  pour  rendre  la  perfection  idéale 
de  votre  vie.  L'austérité  de  vos  veilles  sacrées,  quelle 
expression  la  rendra?  Vous  avez  dompté  le  sommeil 
pour  la  prière,  comme  vous  avez  dompté  la  faim  pour 
Tabstinence,  et  il  vous  est  devenu  naturel  de  veiller 
comme  aux  autres  de  dormir  S  votre  bienfaisance  et 
votre  charité,  plus  ardentes  que  les  plus  ardentes  four- 
naises, ont  porté  votre  renommée  jusqu'au  delà  des 
mers.  Retracer  votre  histoire  serait  ouvrir  et  déployer 
auxyeux  tout  un  océan  de  merveilles-;  je  l'eusse  essayé 
peut-être,  si  je  n'avais  ici  un  but  plus  utile  encore 
et  plus   respectable  :  vous  assister  et  vous  guérir.  » 

Je  laisserai  de  côté  les  développements  qu'il  con- 
sacre aux  principales  vertus  d'Olympias  pour  me  bor- 

i.  Ut  enim  alîis  dormire  naturale  est,  eodem  modo  tibi  vigilare. 
Chrys.,  Epist,  '1  ad  Olymp, 

2.  Quanta,  ci  cuncta  liœc  sigillatim  consideranti ,  miraculorum 
maria  se  apericut?  Chrys.,  ibid. 


426  JEAN    CHRYSOSTOME 

ner  à  un  passage  éminemment  curieux,  parce  qu'il  a 
trait  au  luxe  des  femmes  dans  la  capitale  de  TOrient, 
luxe  insensé  qui  laissait  bien  en  arrière  les  extrava- 
gances de  Rome  et  de  tout  l'Occident.  —  Or  Olympias 
s'était  toujours  distinguée  par  sa  tenue  modeste  et  par 
son  mépris  de  la  parure,  vertu  très-louable  assurément 
«liez  une  grande  dame  qui  avait  eu  besoin,  pour  la 
pratiquer,  de  lutter  non-seulement  contre  l'entraîne- 
ment général,  mais  aussi  contre  les  exemples  de  sa 
famille,  tandis  que  cette  même  passion  de  la  parure, 
unie  à  la  coquetterie  (qu'on  me  permette  d'employer 
€e  mot),  avait  envahi  dans  Gonstantinople  les  pauvres 
comme  les  riches  et  jusqu'aux  vierges  attachées  au 
sanctuaire. 

Les  esprits  superficiels,  nous  dit  le  moraliste  dans 
un  langage  digne  de  lui,  peuvent  reléguer  la  modes- 
tie des  femmes  au  dernier  rang  de  leur  mérite  ;  moi 
je  le  place  au  premier.  A  considérer  sérieusement  les 
choses,  on  se  convainc  que  cette  vertu  exige  de  celles 
qui  la  connaissent  non  moins  d'élévation  d'âme  que  de 
sagesse  de  conduite.  Le  Nouveau  Testament  n'a  pas 
été  seul  à  la  prescrire  lorsque  l'apôtre  Paul  défend  aux 
femmes  même  mariées  les  ornements  d'argent,  ainsi 
-que  les  étoffes  précieuses.  L'Ancien  Testament  ne  tient 
pas  un  autre  langage,  quoiqu'on  n'y  rencontre  rien 
de  semblable  à  cette  divine  philosophie  qui  nous 
régit  maintenant,  et  que  Dieu  n'y  conduise  les  hommes 
<iu'à  travers  des  ombres  et  des  figures  par  le  règlement 
de  la  société  extérieure.  Écoutez  en  effet  avec  quelle 
force  le  prophète  Isaïe  gourmande  le  luxe  des  femmes 
^ans  la  société  Israélite.  «  Voix  du  Seigneur  contre 


ET    L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  4i7 

les  fllles  de  Sion  !  s'écrie-t-il,  emporté  par  une  sainte 
colère.  Parce  qu'elles  se  sont  élevées  avec  orgueil, 
qu'elles  ont  marché  la  tête  haute  avec  des  regards 
pleins  d'affectation  en  faisant  mouvoir  les  plis  de  leurs 
robes,  en  cadençant  leurs  pas,  le  Seigneur  rabaissera 
les  filles  de  Sion.  —  La  poussière  remplacera  tes  par- 
fums, une  corde  te  sera  donnée  pour  ceinture,  la 
superbe  parure  de  ta  tête  tombera,  et  tu  seras  chauve 
à  cause  de  tes  œuvres  *  I  » 

Parcourant  la  série  des  ravages  que  cette  maladie 
de  Vkme  exerce  sur  toutes  les  classes  de  la  société 
byzantine,  Chrysostome  arrive  aux  religieuses,  qui, 
sous  rétoffe  grossière  de  leurs  vêtements,  rivalisent 
de  coquetterie  avec  les  femmes  du  monde  couvertes 
d'or  et  de  soie.  «  Voyez,  dit-il,  cette  vierge  dont  les 
vêlements  respirent  la  mollesse  et  dont  la  tunique  est 
lâche  et  traînante  :  par  sa  démarche,  le  son  de  sa  voix, 
le  mouvement  de  ses  yeux,  comme  par  ses  ajuste- 
ments, elle  présente  un  poison  délétère  en  appelant 
les  regards,  en  provoquant  les  passions,  et  creuse  de 
la  sorte  des  abîmes  sous  les  pieds  des  passants  !  Peut- 
on  bien  lui  donner  le  nom  de  vierge,  et  ne  serîez-vous 
pas  plutôt  tenté  de  la  ranger  au  nombre  des  courti- 
sanes? Celles-ci  même  ne  sont  pas  aussi  dangereuses 
que  celle-là  *...  » 

1.  Et  humiliabit  Dominus  domiDatrices  fllias  Sion,  et  denudabit 
habitum  earum,  et  auferet  gloriam  vestimenti  earum.  Et  erit  tibi  pro 
suavi  odore  pulvis ,  et  pro  zona  funicalo  cingeris ,  et  pro  ornamento 
capitis  tui  calvitiam  habebis  propter  opéra  tua.  Isaie,  m,  16,  17. 

2.  Perniciosœ  ac  pestiferse  atque  in  altam  voraginem  trahentes.  — 
Neque  enim  scorta  tantam  illeccbram  objiciunt,  quantam  istœ,  volup- 
tatis  pennas  omni  ex  parte  explicantes.  Ghrys.,  Epist,  2. 


428  JEAN    CIIHVSOSTOME 

L'humilité  dans  les  grandes  actions  était  surtout  la 
vertu  d'Olynrpias,  là  du  moins  elle  n'avait  point  de 
rivale.  Les  récits  précédents  nous  ont  fait  voir  avec 
quelle  magnanimité  de  cœur,  quelle  inébranlable  fer- 
meté, quelle  hauteur  de  dédain,  elle  avait  traité  l'accu- 
sation, les  accusateurs  et  les  bourreaux  quand  elle 
avait  été  traduite  devant  le  tribunal  du  préfet  sous 
rinculpation  d'incendie.  Cette  audacieuse  atteinte  à 
Thonneur  d'une  telle  femme  avait  appelé  sur  la  coura- 
geuse diaconesse  l'admiration  du  monde  chrétien,  et 
la  renommée  avait  proclamé  ses  hauts  faits  jusqu'aux 
extrémités  de  l'empire.  Dans  les  églises  fidèles  à 
l'orthodoxie,  il  n'était  question  que  de  sa  gloire  et  de 
ses  trophées,  c'étaient  les  termes  dont  on  se  servait. 
Ce  fut  le  bruit  public  qui  informa  d'abord  Chnsostomo 
de  l'héroïsme  de  son  amie,  car,  ainsi  que  nous  l'avons 
dit,  elle  avait  dédaigné  de  faire  parade  d'une  conduite 
où  elle  ne  voyait  que  le  simple  accomplissement  d'un 
devoir.  Et  lorsque  Chrysostome  voulut  la  féliciter  en 
employant  ces  mêmes  mots  de  gloire  et  de  trophées  , 
Olympias  le  réprimanda.  «Que me  parlez-vous  de  gloire 
et  de  trophées?  lui  avait-elle  répondu,  je  suis  aussi 
loin  de  tout  cela  que  les  morts  le  sont  des  vivants.  » 
—  «  Quoi  !  reprit  Chrysostome  dans  la  lettre  que  nous 
analysons,  vous  n'avez  pas  érigé  de  trophées  à  l'inno- 
cence des  persécutés  1  vous  n'avez  pas  remporté  la 
grande  victoire  et  ceint  la  couronne  qui  fleurit  à 
jamais!  Vous  êtes,  prétendez-vous,  aussi  loin  de  ces 
trophées  que  les  morts  le  sont  des  vivants;  vos  paroles 
ne  me  prouvent  qu'une  chose,  c'est  que  vous  savez 
fouler  aux  pieds  tout  sentiment  d'orgueil;  mais  l'arène 


ET   L'IMPÉUATIUCE    EUDOXIE.  429 

arrosée  de  votre  sang  a  eu  pour  spectateur  la  terre 
entière.  —  Vous  avez  été  chassée  de  votre  maison  et 
de  votre  patrie,  séparée  de  vos  amis  et  de  vos  proches, 
vous  avez  connu  Texil  et  goûté  chaque  jour  les  amer- 
tumes de  la  mort,  non  pas  que  l'homme  éprouve 
réellement  plusieurs  morts;  mais  vous  les  avez  souf- 
fertes dans  votre  cœur,  et  sous  l'étreinte  des  adversités 
présentes,  comme  dans  Tattente  de  celles  qui  mena- 
çaient, vous  avez  rendu  grâce  à  Dieu,  qui  les  autorisait 
dans  sa  sagesse...  » 

Il  ajoute  cette  magnifique  comparaison  à  Tappui 
de  son  raisonnement  :  «  Songez,  ma  chère  et  vcinérée 
dame,  que  l'Ame  humaine  se  fortifie  dans  la  lutte  par 
les  épreuves  mêmes  qui  l'éhranlent.  Telle  est  la  nature 
des  afflictions  :  elles  élèvent  au-dessus  de  tous  les 
maux  ceux  qui  les  supportent  avec  calme  et  généro- 
sité. Les  arbres  qui  croissent  à  Fombre  manquent  de 
vigueur  et  deviennent  incapables  de  produire  de  bons 
fruits  ;  ceux  qui  sont  exposés  à  tous  les  changements 
de  Tair,  à  tous  les  assauts  des  vents,  à  tous  les  rayons 
du  soleil,  sont  pleins  de  force,  se  couronnent  de  feuilles 
et  se  couvrent  de  fruits,  et  ce  sont  les  naufrages  de  la 
mer  qui  forment  les  marins...  Dites-vous  cela  très- 
fréquemment  à  vous-même,  ma  très-excellente  Olym- 
pias,  dites-le  à  ceux  qui  combattent  avec  vous  ce 
magnifique  combat.  Loin  de  vous  laisser  décourager, 
ranimez  les  pensées  des  autres  ;  apprenez  -  leur  à 
mépriser  les  vaines  ombres,  les  fantômes  de  la  nuit, 
les  illusions,  la  boue  qu'ils  foulent,  à  ne  pas  tenir 
compte  d'une  fumée  passagère,  à  ne  pas  regarder  des 
toiles  d'araignée  comme  de  vrais  obstacles,  à  passer 


430  JEAN    CHRYSOSTOME 

sans  s'arrêter  sur  une  herbe  qui  va  tomber  en  pour- 
riture, car  les  bonheurs  et  les  malheurs  d'ici-bas  sont- 
ils  autre  chose  que  cela  ?...  » 

Un  instant  Ghrysostome  put  croire,  il  crut  en  effet 
que  ses  soins  avaient  réussi  :  les  lettres  d'Olympias 
indiquaient  plus  de  calme  et  de  résolution  ;  elle  affir- 
mait qu'elle  était  guérie  ou  en  train  de  se  guérir.  Ghry- 
sostome avait  donc  pris  d'assaut  S  comme  il  le  disait 
avec  un  peu  d'emphase,  la  citadelle  de  sa  douleur;  il 
n'était  pourtant  qu'à  la  première  enceinte,  et  il  lui 
restait  bien  des  travaux  à  faire  pour  être  maître  de  la 
place. 

II.  —  En  dehors  des  causes  générales  qui  entraî- 
naient Olynipias  dans  cet  abîme  de  la  tristesse,  il  s'en 
trouvait  une  plus  particulière,  toute  personnelle,  leur 
séparation.  Ghrysostome  y  revient  assez  souvent  et 
avec  assez  d'insistance  pour  nous  montrer  qu'à  ses 
yeux  cette  cause  était  au  nombre  des  principales.  Aux 
premières,  il  oppose  les  remèdes  généraux,  qui  con- 
sistent à  raffermir  la  foi  dans  la  providence  divine,  à 
fortifier  l'àme  contre  l'atteinte  des  choses  contin- 
gentes qui  ne  sont  après  tout  que  des  apparences  et 
de  la  fumée,  à  prouver  que  le  vrai  bonheur  est  dans 
le  contentement  de  soi-même  ici-bas  et  dans  l'attente 
d'une  récompense  éternelle  là-haut,  qu'au  fond  c'est 
le  persécuteur  qu'il  faut  plaindre,  le  persécuté  qu'il 
faut  envier.  A  la  cause  particulière,  il  oppose  un  seul 


1.  Nam  si  mœroris  tyrannidem  superioribas  litteris  sustulimus, 
ipsiusque  arcem  evertimus,  tamen...  Chrys.,  Epist.  3  ad  (Hymp, 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  43> 

remède,  l'espoir  ou  plutôt  l'assurance  que  leur  sépa- 
ration va  cesser.  Lui  aussi  éprouve  le  même  chagrin 
de  leur  commune  absence,  il  ne  le  cache  pas  à  son 
amie,  et  c'est  un  des  moyens  qu'il  prend  pour  la  con- 
soler. Il  lui  conseille  de  méditer  ses  livres  :  là  encore 
elle  peut  l'entendre  et  le  voir;  puis  il  lui  écrira  de 
longues  lettres,  il  compose  pour  elle,  ou  du  moins  à 
son  intention,  des  traités  qu'elle  devra  relire  sans 
cesse  et  à  haute  voix,  si  ses  forces  le  lui  permettent. 
Ainsi  il  cherche  à  distraire  du  sentiment  de  sa  souf- 
france, par  une  tendre  et  sainte  sollicitude,  la  douce 
femme  dont  il  a  été  le  père  spirituel,  le  guide,  l'ami, 
et  dont  il  est  le  dernier  et  frêle  soutien  dans  leur  vie 
d'épreuves. 

Il  faut  voir  comment,  dans  une  de  ses  lettres,  la 
seconde,  il  aborde,  sans  hésitation  comme  sans  voile, 
sa  doctrine  des  amitiés  spirituelles. 

((  Les  malheurs  publics,  lui  dit-il,  ne  sont  pas  la 
seule  source  de  vos  chagrins,  je  ne  le  sais  que  trop, 
ma  chère  et  vénérée  dame;  notre  séparation  en  est 
aussi  une  source  amère.  Bien  que  je  ne  sois  qu'un 
brin  d'herbe,  je  vous  entends  d'ici  gémir  et  répéter  à 
tout  le  monde  :  «  Sa  parole  ne  retentit  plus  à  nos 
«  oreilles;  nous  n'avons  plus  le  bonheur  de  recueillir  ses- 
((  enseignements;  nous  sommes  condamnés  à  mourir 
«  de  faim,  de  cette  faim  dontparle  le  prophète  Amos,  la 
«  faim  de  la  céleste  doctrine  *.  m— Que  répondre  à  cela? 
Avant  tout,  je  vous  dirai,  Olympias,  que,  si  vous  ne 
m'entendez  plus  de  vos  oreilles,  vous  pouvez  converser 

1 .  Lingaam  illam  non  audimas  :  non  ea  qaa  solebamus  doctrina 
fruimur,  verum  famé  coercemar;  quodqae  Deus  Hebr»is  quondam 


432  JEAN    CHRYSOSTOME 

avec  mes  livres,  ce  qui  n'emp.êchera  pas  mes  lettres, 
chaque  fois  que  je  trouverai  un  messager  sûr.  — 
Mais  votre  vœu  de  m'entendre  ne  peut-il  pas  ôtre  un 
jour  accompli,  et  Dieu  ne  permettra-t-il  pas  que  vous 
me  revoyiez?  Pourquoi  ce  doute?  Non,  non,  ne  dou- 
tez pas;  je  sais  que  cela  sera.  Je  vous  rappellerai  alors 
que  cette  promesse  ne  vous  fut  pas  faite  sans  raison  et 
comme  pour  vous  calmer  par  de  vaines  paroles.  Si  le 
relard  vous  est  pénible,  songez  qu'il  ne  sera  pas  perdu 
pour  la  récompense,  pourvu  qu'il  ne  vous  arrache 
aucun  murmure  ^. 

«  Oui,  c'est  un  rude  combat,  un  combat  qui  réclame 
un  cœur  généreux  et  une  intelligence  éclairée  par  la 
vraie  philosophie,  que  d'avoir  à  supporter  Féloigne- 
ment  d'un  être  qui  vous  est  cher.  Qui  parle  ainsi? 
Celui  qui  sait  aimer  sincèrement  et  connaît  la  puis- 
sance de  la  charité  comprend  ce  que  je  dis  ;  mais, 
pour  ne  pas  nous  égarer  à  la  recherche  de  l'ami  véri- 
table, ce  rare  et  précieux  trésor,  courons  droit  au  bien- 
heureux apôtre  Paul  :  c'est  lui  qui  nous  dira  la  gran- 
deur du  combat  et  la  force  d'âme  nécessaire  pour  le 
soutenir.  Paul  avait  comme  dépouillé  la  chair  et 
déposé  la   grossière  enveloppe  du  corps;  c'était  en 

•  quelque  sorte  un  pur  esprit  qui  parcourait  l'univers. 

.  Il  semblait  s'être  affranchi  de  toutes  passions,  imitant 
l'impassibilité  des  puissances  surnaturelles  et  vivant 

minabatiir,id  nunc  patimur,  oempe  non  famem  nec  aqiise  sitim,  Teratn 
doctrinse  famem.  Chrys.,  Epist.  2  ctd  Olymp. 

1.  Imo  non  fortasse,  sed  cçrto  :  cave  dubites.  Ulud  enim  tibi  ia 
memoriam  redigam,  quod  non  tcmere  hssc  dixerim ,  nec  te  fallens  ac 
circumscribens  ;  verum  quœ  nunc  per  litteras  accipis,  ea  quoque  de 
viva^voce  exceptura  es.  Chrys.,  Epist,  2  ad  Olymp, 


ET  LIMPÊRATRICE   EUDOXIE.  433 

sur  la  terre  comme  s'il  eût  été  déjà  aux  deux.  Les 
maux  de  ce  monde,  il  les  supportait  aisément,  et 
comme  dans  un  corps  étranger  :  prison  et  chaînes, 
expulsion  et  mauvais  traitements,  menaces  et  supplices, 
lapidation  et  submersion,  tous  les  genres  imaginables 
de  tourments;  mais  que  ce  même  homme,  impassible 
devant  la  souffrance,  se  voie  séparé  d'une  âme  qui  lui 
est  chère,  il  en  ressent  un  tel  trouble,  une  telle  dou- 
leur, qu'il  s'éloigne  aussitôt  de  la  ville  ^)ù  n'est  pas 
l'ami  qu'il  y  venait  chercher.  — -  «  Étant  venu  à  Troade» 
((  dans  l'intérêt  de  l'Évangile  du  Christ,  dit-il  lui-même 
c(  aux  frères  de  Gorinthe,  quoique  le  Seigneur  m'eût 
«  ouvert  les  portes  de  cette  ville,  je  n'ai  pas  eu  l'esprit 
((  en  repos,  parce  que  je  n'avais  pas  trouvé  là  mon  frère 
«  Tite.  Prenant  donc  congé  d'eux,  je  suis  parti  pour 
«  la  Macédoine.  » 

«  Qu'est-ce  donc,  ô  Paul?  Emprisonné  dans  les 
ceps,  chargé  de  fers,  lacéré  de  coups  et  tout  couvert 
de  sang,  vous  prêchez,  vous  baptisez,  vous  célébrez 
le  divin  mystère,  et  vous  ne  négligez  rien  pour  sauver 
un  homme  seul .  Et  lorsque  vous  arrivez  à  Troade,  que 
vous  voyez  le  champ  préparé  pour  la  bonne  semence, 
que  tout  vous  promet  un  travail  aisé  et  une  aire  pleine 
de  riches  moissons,  vous  repoussez  le  gain  que  vous 
aviez  déjà  dans  la  main  I  Et  pourtant  nul  autre  but  ne 
vous  conduisait  à  Troade,  «  y  étant  venu  pour  prêcher 
«  l'Évangile.  » —  Personne  ne  vous  faisait  opposition  : 
«  la  porte  m'avait  été  ouverte,  »  et  vous  partez  aussitôt! 
c(  Oui,  certes,  me  répond-il,  car  je  suis  subjugué  par 
«  le  chagrin  ;  l'absence  de  Tite  a  jeté  le  trouble  dans 
c(  mon  esprit  et  l'abattement  dans  mon  cœur,  au  point 

28 


434  JEAN   GHRYSOSTOME 

«  que  je  suis  forcé  d'agir  de  la  sorte  *.  »  Que  le  chagrin 
ait  été  la  cause  de  ce  départ,  nous  n'avons  pas  à  le 
conjecturer,  nous  le  savons  d'une  noianière  sûre,  par 
le  témoignage  môme  de  l'apôtre  :  «  Je  n'ai  pas  eu 
<(  l'esprit  en  repos;  prenant  donc  congé  d'eux,  je  suis 
((  parti.  » 

«  Vous. le  voyez,  Olympias,  ce  n'est  pas  sans  un 
rude  combat  qu'on  supporte  l'absence  d'un  ami;  c'est 
une  amère  eC  terrible  épreuve  qui  demande  une  âme 
pleine  de  noblesse  et  d'énergie*.  Ce  combat,  vous  le 
subissez  maintenant.  Souvenez-vous  que  plus  il  est 
rude,  plus  belle  est  la  couronne  et  plus  riche  le  prix  ; 
c'est  là  ce  qui  doit  vous  adoucir  la  peine  du  retard, 
et  avec  cela  la  certitude  de  la  récompense.  Oh  !  sans 
doute,  il  ne  sufût  pas  aux  amis  d'être  unis  par  le  lien 
des  âmes.  Là  ne  se  borne  pas  la  consolation  d'une 
amitié  brisée.  Ils  réclament  aussi  la  présence  de  l'ami, 
et  s'ils  en  sont  privés,  c'est  une  grande  partie  de  leur 
bonheur  qui  disparaît.  Paul  nous  le  dit  encore,  a  Mes 
«  frères,  écrivait-il  aux  Macédoniens,  privé  de  vous  pour 
«  un  peu  de  temps,  de  corps  et  non  de  cœur,  nous  avons 
«  désiré  avec  d'autant  plus  d'ardeur  revoir  votre  visage, 
<(  et  moi  Paul, je  l'ai  voulu  plus  d'une  fois:  mais  Satan 
<(  m'en  a  empêché  •...  C'est  pourquoi,  ne  pouvant  sup- 


1.  Bfagna  enim  me  mœroris  tyrannis  invasit,  Tltique  abseotia 
meum  aaimum  yehementer  contiirbavit,  atque  ita  me  fregît  ac  supe- 
raWt  ut  a  me  hoc  at  facerem  extorserit.  Chrys.,  Epist,  2  ad  Ol^mp. 

2.  Videane  quantum  certamen  ait  amici  digressum  equo  ac  pladdo 
iipimo  ferre,  quamque  gravis  et  acerba  hcc  res  ait  quamque  aubli- 
mem  ac  strenuom  animum  desideret?  Id.,  ibid. 

3.  Nos  autem,  fratres,  orbati  a  Tobis  ad  tempus  bore  aspectu,  non 
corde,  abondantius  festinavimus  faciem  veatram  videre  :  ego  quidem 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  435 

«  porter  plus  longtemps  cette  absence,  nous  avons  jugé 
«  bon  de  nous  arrêter  seul  à  Athènes,  et  nous  vous  avons 
«  envoyé  Timolhée.  »  Quelle  force  dans  chaque  motl 
Gomme  elle  y  brille  d'une  vive  lumière,  la  flamme  de 
la  charité  qui  brûlait  en  lui  !  L'expression  dont  il  se 
sert  pour  désigner  sa  peine  n'implique  pas  seulement 
ridée  d'éloignement,  de  violence  ou  d'abandon,  mais 
l'état  d'un  père  à  qui  ses  enfants  ont  été  enlevés  :  telle 
était  rafifection  de  l'apôtre. 

«  Il  semble  dire  aux  amis  dont  il  s'est  séparé:  Tau- 
rais  cru  que  ce  serait  une  consolation  de  vous  être 
uni  par  l'âme,  de  vous  conserver  dans  mon  coeur,  de 
vous  avoir  vus  naguère;  mais  non,  cela  ne  suffit  pas, 
rien  de  tout  cela  ne  dissipe  mon  chagrin.  — -  Mais  que 
voulez-vous  donc?  dites-le  ;  que  désirez-vous  avec  tant 
de  violence?  —  Le  bonheur  même  de  les  voir,  a  Nous 
«  avons  ardemment  souhaité  de  voir  votre  visage.  »  — 
Que  signifie  cela,  ô  grand  et  sublime  apôtre?  Vous 
pour  qui  le  monde  est  crucifié  et  qui  êtes  crucifié  au 
monde,  qui  vous  êtes  dépouillé  de  toutes  les  affections 
charnelles,  vous  qui  n'êtes  plus  en  quelque  sorte  un 
être  corporel,  avez-vous  à  ce  point  subi  l'esclavage  de 
l'amour,  que  vous  dépendiez  de  ce  corps  de  boue,  de 
ce  peu  de  terre,  de  ce  qui  tombe  sous  les  sens  ?  —  Oui, 
répond-il,  je  ne  m'en  défends  pas,  je  n'en  rougis  pas, 
je  m'en  glorifie  plutôt,  car  c'est  la  charité,  mère  de 
tous  les  biens,  qui  déborde  ainsi  de  mon  âme^  La 
présence  corporelle  de  ses  enfants  ne  suffit  pas  même 

Paulus  semel  et  iterum;  sed  ioipeâivit  nos  Satanas.Paal.,  I  Thess.,u, 

1.  Siccine  te  capti?am  caritas  tenait,  ut  in  luteam  ac  terrenam 

atqae  in  sensum  cadentem  carnem  proyolutus  sis?  Maxime,  inqait, 


436  JEAN    CHRYSOSTOME 

à  son  désir,  il  faut  surtout  qu'il  contemple  leur  visage. 
u  Nous  désirons  ardemment  revoir  votre  visage.  » 
Quelle  étrange  envie,  je  vous  le  demande!  Quoil  bien 
réellement  vous  désirez  revoir  leur  visage? —  Et  beau- 
coup, répond-il,  car  c'est  là  que  se  manifeste  la  per- 
sonne. Une  âme  liée  d'affection  à  une  autre  âme  ne 
sait  rien  exprimer,  rien  entendre  par  elle-même  :  par 
la  présence  corporelle,  je  puis  entendre  ceux  qui  me 
sont  chers,  et  je  puis  leur  parler.  Voilà  pourquoi  je 
désire  contempler  votre  visage  :  là  est  la  langue  inter- 
prète de  nos  pensées,  l'oreille  qui  vous  portera  mes 
discours,  les  yeux  où  se  peignent  les  plus  intimes  mou- 
vements du  cœur.  C'est  ainsi  seulement  qu'il  nous 
est  permis  de  converser  pleinement  avec  une  âme  bien- 
aimée  ^ 

«  Persuadez-vous  bien,  Olympias,  que  vous  me 
reverrez,  et  que  vous  serez  affranchie  de  cette  sépara- 
tion qui  aura  même  produit  pour  vous  des  fruits  de 
miséricorde.  Montrez-moi  votre  affection  en  accordant 
à  mes  lettres  le  même  pouvoir  qu'à  ma  parole,  et  vous 
me  l'aurez  montrée  avec  certitude,  si  j'apprends  que  ces 
lettres  vous  ont  fait  tout  le  bien  que  je  désire,  et  quel 
bien?  c'est  que  voire  âme  rentre  dans  le  calme  et  la 
joie  dont  vous  jouissiez  quand  j'étais  près  de  vous  ;  ce 
sera  pour  moi  une  grande  consolation  dans  l'affreuse 


nec  id  dicere  me  padet,  imo  etiam  eo  nomîne  glorior.  Cbrys.,  Epist,  â 
ad  Olymp. 

1.  Propterea  faciem  Testram  intueri  aveo,  in  qaa  lingua  est,  qiue 
Tocem  emittit,  animique  sensus  enuntiat  et  auris  qiiae  verba  excipit, 
et  oculi  qui  animi  motus  pingunt.  Etenim  adamatse  anim»  consortio 
melius  per  illa  frui  licet.  Id.,  ibid. 


KT  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  437 

solitude  qui  m'entoure.  Si  vous  avez  à  cœur  de  m'in- 
spirer  un  peu  plus  de  courage  (or  je  sais  que  c'est  là 
votre  vœu  le  plus  cher),  faites-moi  savoir  que  vous  avez 
dissipé  tous  vos  chagrins.  C'est  ainsi  que  vous  payerez 
de  retour  mon  dévouement  et  mon  amitié.  Vous  n'igno- 
rez pas,  vous  savez,  à  n'en  pas  douter,  le  bien  que 
vous  me  ferez,  et  à  quel  point  mon  cœur  sera  récon- 
forté, si  je  reçois  par  vos  lettres  la  certitude  que  votre 
tristesse  s'est  évanouie  ^  » 

Sous  l'empire  de  ces  douces  et  fermes  consolations, 
l'âme  d'Olympias  se  rasséréna,  pour  quelque  temps 
du  moins;  elle  voulut  vivre  et  revint  à  la  vie.  Nous  la 
verrons  reparaître  plus  tard,  et  dans  des  circonstances 
plus  douloureuses  encore,  car  la  source  de  ses  larmes 
ne  devait  pas  tarir. 


III. 


^Cependant  les  lettres  se  multipliaient,  et  les  visites 
affluaient  de  toutes  les  parties  de  l'Orient  à  Gueuse. 
Les  provinces  limotrophes  de  l'Arménie  envoyaient 
nombre  de  visiteurs  qui  se  hasardaient  dans  la  mon- 
tagne dès  que  les  chemins  paraissaient  libres.  On  y 
voyait  des  laïques  à  qui  il  était  indifférent  de  déplaire 


i.  Non  enim  te  fugit,  non,  inquam,  profecto  te  fugit  qnantopere, 
8i  hoc  prestiteris  de  eoqae  nos  per  litteras  certiores  feceris,  animum 
noBtrum  recreatura  sis.  Chrys.,  Epist,  2  ad  Olymp. 


438  JEAN    CHRYSOSTOiMli 

aux  gouverneurs,  des  prêtres  qui  se  dérobaient  à  la 
surveillance  de  leurs  supérieure  schismatiques,  des 
troupes  de  moines  assurés  de  la  tolérance  de  leurs 
abbés,  et  quelques  évéques  qui  mettaient  la  conscience 
et  le  devoir  au-dessus  des  faveurs  de  cour.  Il  y  eut 
même  de  pieuses  femmes,  et  parmi  elles  de  très-grandes 
dames,  qui  projetaient  une  visite  dans  son  désert 
dès  que  le  printemps  serait  revenu  ;  mais  il  le  leur 
défendit  en  prétextant  la  fatigue  du  voyage  et  les  périls 
de  la  route.  Le  patriarche  schismatique  de  Syrie,  Por- 
phyre, écrivait  avec  colère  à  son  complice  de  Gonstan- 
tinople  :  «  Tout  Antioche  est  à  Gueuse.»  Il  eût  été  plus 
exact  de  dire  :  Tout  ce  qu'il  y  a  d'honnête  dans  les 
clergés  de  Textrème  Orient  consulte  notre  ennemi 
ouvertement  ou  secrètement;  Chrysostome  est  plus 
que  jamais  l'oracle  de  l'Église.  C'était  à  qui  lui  enver- 
rait, pour  sa  santé,  des  remèdes  qu'on  savait  bons 
contre  l'âpre  froid  du  Taurus.Il  avait  reçu  entre  autres 
d'une  noble  matrone,  nommée  Syncletium,  un  cordial 
qui  en  trois  jours  avait  fait  disparaître  ses  faiblesses 
d'estomac,  et  le  comte  Théophile,  qui  en  avait  la  recette, 
tenait  ce  remède  à  sa  disposition  et  à  celle  d'Olympia^^ 
Sa  correspondance  d'ailleurs  était  assez  suivie  avec  ce 
bon  médecin  Hymnétius  dont  il  avait  fait  connaissance 
à  Césarée.  Il  lui  parvenait  aussi  de  fortes  sommes  d'ar- 
gent, quoique  ces  envois  lui  déplussent,  et  cet  argent 
était  distribué  aussitôt  aux  pauvres  de  l'Arménie,  ou 
employé  aux  entreprises  de  propagande  dont  nous 
allons  parler.  Les  autres  étaient  à  sa  charité^  comme  il 

1.  Chrys.,  EpisL  4  ad  Olymp, 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  43» 

était  à  celle  des  autres.  Dénué  de  tout,  infirme  et  à  la 
merci  d'un  climat  impitoyable,  il  professait  pour  lui- 
même  ce  qu'il  avait  prêché  au  milieu  des  splendeurs 
du  premier  siège  de  FOrient,  à  savoir  que  la  possession 
des  biens  de  la  terre  n'était  qu'un  prêt  que  Dieu  nous 
faisait  pour  le  restituer  par  l'aumône:  il  n'avait  jamais 
su  thésauriser  que  dans  le  ciel. 

Au  plus  fort  de  ces  soins  divers,  son  inépuisable 
besoin  d'activité  ne  lui  permit  pas  un  instant  de 
repos.  Ce  ne  fut  pas  assez  de  sa  lutte  formidable  contre 
l'empereur,  trois  patriarches  schismatiques  et  une 
coalition  d'évêques  intéressés  à  le  perdre;  il  aimait 
la  guerre  et  en  chercha  une  qui  fût,  pour  ainsi  dire* 
un  délassement  à  ses  persécutions  personnelles.  C'est 
une  chose  étrange  autant  qu'admirable  de  le  voir, 
du  fond  de  cette  prison  de  Gueuse  où  il  se  mourait, 
traqué  par  des  brigands,  se  jeter  dans  trois  grandes 
entreprises  dont  une  seule  eût  suffi  à  toute  l'acti- 
vité d'un  homme  ordinaire.  Ces  entreprises  n'étaient 
pas  moins  que  le  triomphe  complet  de  la  foi  chré- 
tienne en  Phénicie,  le  raffermissement  de  l'ortho- 
doxie dans  l'Église  catholique  des  Goths,  et,  ce  qu'on 
aurait  peine  à  croire,  la  conversion  du  royaume  de 
Perse. 

J'ai  parlé,  dans  le  cours  de  ces  récits,  des  pre- 
mières tentatives  de  Ghrysostome  pour  extirper  le 
culte  païen  de  la  province  de  Phénicie,  et  j'ai  dit  com- 
bien cette  œuvre  était  difficile,  soit  par  l'opiniâtreté 
des  croyances  païennes  dans  le  cœur  des  habitants, 
soit  par  la  mollesse  des  magistrats,  qui  ne  se  sou. 
ciaient  ni  de  se  donner  la  peine  d'une  propagande 


440  JEAN   GHRYSOSTOHE 

officielle,  ni  d* exciter,  par  une  toléi^ance  trop  affichée, 
des  soulèvements  qu'il  leur  faudrait  ensuite  réprimer. 
Ghrysostome,  dès  la  première  étape  de  son  exil,  avait 
organisé  à  Nicée,  comme  on  Ta  vu,  une  mission  de 
moines  et  de  prêtres  dans  le  dessein  de  renouer  à  Tyr 
et  à  Béryte  les  fils  de  la  propagande  interrompue; 
cette  mission,  malgré  de  généreux  efforts,  avait 
complètement  échoué,  en  grande  partie  par  le  mau- 
vais vouloir  des  évèques  schismatiques  de  ces  con- 
trées, qui  aimaient  mieux  laisser  en  paix  les  adorateurs 
d' Hercule  et  de  Vénus  Âstarté  que  de  devoir  leur  con- 
version à  un  exilé  de  la  cour.  L'héroïsme  des  démo- 
lisseurs de  temples  avait  donc  été  paralysé  presque 
partout  par  l'opposition  des  clergés  locaux.  Les  pau- 
vres moines  n'avaient  pas  tardé  à  manquer  de  tout, 
et  la  charité  n'y  suppléait  pas.  Quand  ils  mouraient 
de  faim,  il  ne  manquait  pas  de  prêtres  schismatiques 
pour  leur  dire  :  «  L'homme  qui  vous  envoie  ne  peut 
rien  pour  vous;  il  n'a  pas  une  obole  pour  vous  donner 
du  pain,  pas  une  ombre  de  crédit  pour  vous  protéger 
dans  vos  expéditions;  vous  n'êtes  que  des  insensés 
qui  vous  offrez  en  holocauste  à  sa  vaine  gloire.  »  Ces 
propos  et  d'autres  pareils  ne  laissèrent  pas  de  décou- 
rager des  gens  dont  le  chef  était  un  proscrit;  les  mar- 
teaux leur  tombaient  des  mains ,  et  les  païens  les. 
assommaient  à  leur  tour.  Les  églises  qu'ils  commen- 
çaient à  construire  étaient  rasées,  les  temples  relevés 
tant  bien  que  mal,  et  la  Phénicie  n'offrait  plus  qu'un 
triste  spectacle  de  débris  païens  ou  chrétiens.  Les 
anti-joannites  triomphaient  de  la  victoire  des  poly- 
théistes. 


ET  LMHPÉRATRICE   EUDOXIE.  441 

Ces  nouvelles,  apportées  à  Gueuse  par  le  prêtre 
Constance,  qui,  de  refuge  en  refuge,  avait  pu  y  parve- 
nir, poursuivi  qu'il  était  par  les  espions  et  les  sicaires 
de  Porphyre,  remplirent  l'exilé  de  consternation.  Le 
tableau  de  ces  désastres  lui  navra  le  cœur.  «  Il  faut  y 
retourner,  dit-il  au  prêtre  d'Ântioche,  il  faut  y  retour- 
ner, coûte  que  coûte!  »  Et,  prenant  une  assez  forte 
somme  qu'il  avait  mise  en  réserve  sur  les  aumônes 
qu'on  lui  adressait,  il  la  lui  remit  :  «  Pars,  ajouta-t-il, 
et  ne  crains  rien  des  méchants;  voici  ce  qui  peut 
pourvoir  à  l'œuvre  de  Dieu  en  beaucoup  de  choses. 
Que  les  moines  désormais  ne  manquent  de  rien, 
qu'ils  soient  nourris  conime  dans  leurs  couvents,  vêtus 
comme  dans  leurs  couvents,  et,  puisque  les  souliers 
leur  font  défaut,  qu'on  leur  en  achète;  je  veux  qu'ils 
se  trouvent  aussi  bien  que  dans  leurs  monastères  ;  je 
veux  aussi  qu'une  partie  de  cet  argent  soit  employée 
à  relever  les  églises  ^  »  Constance  était  de  la  même 
trempe  d'âme  que  son  ami  ;  il  n'hésita  point  à  partir 
sur-le-champ,  eji  dépit  de  ses  propres  dangers,  pour 
prendre  le  commandement  d'une  nouvelle  expédi- 
tion. Vers  le  même  temps,  un  citoyen  d'Antioche, 
nommé  Diogène,  adressait  à  Ghrysostome,  par  son 
intendant  Aphraate,  une  somme  d'argent  assez  consi- 
dérable; Ghrysostome  la  refusa  en  répondant  à  Dio- 
gène :  «  Je  n'ai  pas  besoin  de  cela ,  mais  mes  frères 
de  Phénicie  en  ont  besoin,  »  et  il  la  lui  renvoya  par 
son  serviteur.  Il  fit  plus  ;  s'étant  aperçu,  en  sondant 
Aphraate,  qu'il  était  homme  de  résolution  et  de  foi,  et 

1.  Cbrys.,  Epist.  54  ad  Gérant. 


442  JEAN    CHRYSOSTOME 

ferait  un  bon  missionnaire,  il  Tenrôla  dans  son 
armée,  et  exigea  de  lui  le  serment  d'aller  rejoindre  les 
convertisseurs  de  la  Phénicie  K 

Ce  n'était  pas  d'ailleurs  autour  de  lui  seulement 
qu'il  recrutait  ;  son  rayon  d'action  s'étendait  fort  au 
loin.  Ainsi  il  entra  en  rapport  pour  le  môme  objet 
avec  les  solitaires  du  couvent  de  Saint -Publie  à 
Zeugma,  situé  près  du  pont  de  l'Euphrate,  fameux 
dans  rhistoire  pour  avoir  été  de  ce  côté-là  la  borne 
de  l'empire  romain.  Ce  monastère,  peuplé  de  Grecs 
et  de  Syriens,  avait  deux  enceintes  séparées,  deux 
abbés  distincts  et  une  église  commune  où  l'office  se 
célébrait  dans  les  deux  langues.  Ghrysostome  écrivit  à 
l'un  et  à  l'autre  abbé  pour  obtenir  d'eux  des  auxi- 
liaires à  son  armée  de  Phénicie,  et  il  les  obtint.  Un 
de  leurs  moines  nommé  Nicolaûs,  qui  était  prêtre,  lui 
écrivit,  en  se  mettant  à  sa  disposition,  qu'il  irait  le 
voir  d'abord  à  Gueuse,  probablement  pour  prendre 
ses  ordres.  «  Ne  viens  pas,  lui  répondit  l'exilé,  la  Phé- 
nicie t'attend,  et  si  tu  venais  ici,  les  neiges  pourraient 
te  retenir.  »  Nicolaûs  devint  un  des  lieutenants  les 
plus  intelligents  et  les  plus  zélés  du  prêtre  Constance. 
Ghrysostome  faisait  surtout  ses  levées  de  moines  dans 
le  diocèse  d'Apamée,  en  Syrie,  où  se  trouvaient  une 
vraie  multitude  de  monastères.  Il  en  tira  entre  autres 
un  prêtre  nommé  Jean,  chez  qui  une  grande  mansué- 
tude de  caractère  et  la  douceur  d'un  langage  persua- 
sif cachaient  un  cœur  de  héros.  Ghrysostome  tenait 

1.  Nec  eaim  te  fugit  quanta  hujus  rei  utilitas  futura  sit,  tum  ob 
ipsius  in  Phœnicia  adventum ,  tum  ob  tuam  liberaUtatem  ac  munifi- 
centiam.  Chr^s.,  Epist,  51. 


ET   L^IMPÉRATRIGE   EUDOXIE.  443 

beaucoup  à  l'avoir,  parce  qu'il  était  aussi  bon  pour 
pacifier  que  pour  agir,  et  savait  mieux  encore  attirer 
que  contraindre.  Il  le  fit  circonvenir  de  toute  façon  et 
obtint  enfin  son  consentement.  Ce  fut  une  grande 
conquête  pour  le  parti  de  la  conversion  et  qui  attira 
bien  des  soldats  sous  le  saint  drapeau.  Ghrysostome, 
en  lui  écrivant,  le  proclame  son  général  d* armée. 

En  même  temps  que  le  bataillon  des  moines  grecs 
et  syriens,  sa  seconde  armée,  s'acheminait  vers  les 
montagnes  du  Liban,  Ghrysostome  adressa  aux  soldats 
découragés  de  la  première  une  longue  lettre  où  il  ne 
leur  épargnait  pas  les  reproches.  D'où  provenait  le 
désarroi  actuel  de  leur  mission  ?  De  ce  qu'ils  avaient 
manqué  de  fermeté,  manqué  aussi  de  confiance  en  sa 
parole,  et  surtout  dans  la  gi'âce  de  Dieu.  —  «  Ce  n'est 
point,  disait-il  avec  une  sainte  sévérité,  ce  n'est  point 
au  moment  où  la  mer  se  gonfle,  où  la  tempête  accourt 
menaçante,  que  le  pilote  abandonne  son  navire  ;  il  fait 
appel  au  contraire  à  tout  son  courage  et  cherche  à 
ranimer  les  passagers  par  son  exemple.  Ce  n'est  pas 
non  plus  quand  la  fièvre  sévit  et  atteint  son  paroxysme- 
que  le  médecin  quitte  son  malade;  alors  au  contraire 
il  déploie  les  ressources  suprêmes  de  son  art  et  invo- 
que l'assistance  des  autres  K..  »  Et  comme  c'était  sur- 
tout leur  détresse  et  leur  dénûment  que  les  impos- 
teurs, comme  il  les  appelle,  faisaient  sentir  aux  moines 


1.  Gubernatores,  cum  mare  percitum  et  excitatum  atque  ingentem 
tempestatem  ac  tarbiDem  cernunt,noQ  modo  navim  non  deserunt, 
sed  etiam  tum  majore  sollicitudine  ac  studio  otuntur...  Medicique 
rursas  cum  febrim  excitatam  vehem^ntius  sœvire  prospiciunt.  Chrys., 
Epist.  123.. 


4U  JEAN    GHRYSOSTOMË 

pour  les  décourager,  il  leur  donne  cette  assurance 
qu'ils  ne  manqueront  jamais  de  rien.  »  Si  moi,  envi- 
ronné comme  je  le  suis,  de  tribulations  et  d'épreuves, 
l'elégué  dans  le  plus  sauvage  des  déserts,  j'ai  l'œil  sur 
vous  et  vous  tiens  abondamment  pourvus  de  tout  ce 
que  vos  nécessités  exigent,  pourquoi  craindre  comme 
vous  le  faites  et  laisser  défaillir  vos  Âmes?  Courage, 
encore  une  fois;  remettez-vous  à  l'œuvre.  Le  bienheu- 
reux Paul,  plongé  dans  un  cachot,  déchiré  par  les 
fouets,  ruisselant  de  sang,  chargé  d'entraves,  remplis- 
sait au  milieu  des  souffrances  sa  mission  mystérieuse, 
il  baptisait  son  geôlier  ^  » 

Ces  éloquentes  objurgations  eurent  leur  effet:  la 
guerre  sainte  recommença  avec  acharnement  :  mais  la 
résistance  ne  fut  pas  moins  acharnée.  Les  païens, 
secondés  par  la  mauvaise  volonté  des  ennemis  de  Ghry- 
sostome,  s'organisèrent  par  bandes,  et  les  moines 
furent  traqués  de  toutes  parts,  beaucoup  furent  tués  ; 
mais  ils  revenaient  sans  cesse  à  la  charge,  et  Ghryso- 
stome  continuait  à  leur  envoyer,  du  fond  de  l'Arménie, 
de  courageuses  recrues.  Dans  le  nombre  fut  un  prêtre 
nommé  Rufln,  qu'il  découvrit  dans  on  ne  sait  quel 
couvent  de  ces  provinces  sauvages  ;  ce  prêtre  avait  un 
cœur  intrépide,  fait  pour  briller  doublement  dans  la 
milice  du  Seigneur.  «  J'apprends,  lui  écrivit-il,  que  la 
Phénicie  est  de  nouveau  à  feu  et  à  sang  ;  cours-y  au 
plus  vite;  c'est  quand  on  voit  le  feu  gagner  sa  maison 

1.  Verum  beatus  Pauluft,  etiam  cum  in  Tincula  conjectos  ac  flagris 
concisus  eaaet,  et  cruore  difflueret,  et  ligne  alligatus  esaet,  et  tôt  malis 
premeretur,  tamen  in  ipso  quoque  carcere  antistltis  sacii  munere 
fangebatur,  et  carceris  custodem  baptizabat.  Chrys.,  EpisL  23. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  445 

que  l'on  comprend  le  mieux  Timminence  du  péril.  » 
Rufin  se  mit  en  route  arec  de  nouveaux  compagnons 
levés  sur  son  passage.  Tant  d'efforts  persévérants  eurent 
leur  récompense  :  les  chrétiens  reprirent  le  dessus  et 
réussirent  à  élever  quelques  églises,  points  de  rallie- 
ment de  leur  armée  et  sanctuaires  de  leur  culte;  pour 
imprimer  à  la  population  convertie  un  nouvel  élan, 
on  voulut  les  consacrer  par  des  reliques  de  martyrs. 
Buûn  en  demanda  à  Ghrysostome.  «  Il  y  en  a,  répondit 
celui-ci,  beaucoup  et  d'incontestables  dans  la  ville 
d*Arabissus,  près  d'ici  ;  Tévéque  m'en  donnera  ;  »  et  il 
lui  envoya  à  cet  effet  le  prêtre  Terentius,  un  de  ses 
acolytes  ^  L'évêque  d'Arabissus,  Otreïus,  dont  nous 
aurons  à  reparler  plus  tard,  était  un  bon  et  simple 
prêtre  pour  qui  Ghrysostome  était  un  oracle.  Il  lui 
donna  ce  qu'il  voulut.  Des  messagers  dévoués  portè- 
rent le  saint  fardeau  à  travers  le  Taurus,  et,  ce  qui 
était  plus  difficile,  à  travers  les  provinces  livrées  au 
schisme.  Ils  le  déposèrent  en  Phénicie.  La  présence  de 
ces  restes  vénérables  produisit  l'effet  désiré;  l'enthou- 
siasme rendit  les  chrétiens  invincibles,  et  la  conquête 
commença  de  se  consolider.  Il  fallut  pourtant  bien  des 
années  encore  pour  qu'elle  s'étendît  à  tout  le  territoire 
des  adorateurs  d'Astarté,  et  les  faits  nous  montrent, 
jusqu'à  la  fin  du  v«  siècle,  plus  d'un  signe  de  paga- 
nisme parmi  les  Phéniciens;  mais  enfin  leur  pays 


i.  De  sanctorum  vero  martsrrum  rcliquiis  sine  cura  este  ;  coafes- 
tim  enim  religiosissimum  dominum  meum  presbyterum  Terentium, 
ad  dominum  meum  piissimum  Otreium  Arabissi  episcopum  misi.  Nam 
ipse  et  multas  et  minime  dubias  liabet,  quas  paucis  diebus  in  Phœni- 
ciam  ad  to  mittemus.  Chrys.,  Epist,  126. 


446  JEAN    CHRYSOSTOME 

devint  chrétien,  et  il  aimait  à  rattacher  sa  conver- 
sion aux  efforts  surhumains  (i*un  prisonnier  en  exil. 
«  C'est  révêque  Chrysostome,  nous  dit  Thistorien  Théo- 
doret,  qui  fit  abattre  les  temples  de  cette  contrée 
païenne,  n'y  laissant  pas  pierre  surpien^e*.  »  Étrange 
siècle  où  de  pareils  prodiges  s'accomplissaient  I  On 
peut  en  dire  tout  le  mal  qu'on  voudra,  et  il  le  mérite 
assurément  ;  mais  on  ne  lui  refusera  pas  du  moins  le 
courage,  la  confiance  en  ses  propres  œuvres  et  la  foi 
qui  les  féconde. 

La  seconde  des  préoccupations  apostoliques  de  Chiy- 
sostome  le  reportait  bien  loin  de  l'Euphrate,  près  des 
rives  du  Bosphore  cimmérien,  sur  une  Église  barbare 
dont  il  était  également  le  protecteur,  TÉglise  catholique 
des  Goths. 

On  sait  que  la  grande  nation  des  Visigoths,  au 
moment  où,  chassée  par  les  Huns,  elle  vint  demander 
-asile  sur  les  terres  de  l'empire  romain,  était  à  peine 
chrétienne,  mais  que  du  moins  son  christianisme  était 
orthodoxe.  Valens  ne  consentit  à  l'admettre  au  midi 
du  Danube  qu'à  la  condition  qu'elle  et  son  évêque 
Ulfilas  adopteraient  le  symbole  de  foi  formulé  par  Arius, 
lequel  repoussait  Tégalilé  du  Père  et  du  Fils  dans  le 
mystère  de  la  Trinité.  Ulfilas  le  jura,  et  les  Visi- 
goths ne  furent  que  trop  fidèles  au  serment  de  leur 
évêque,  car,  lorsque  l'empire  d'Orient  rentra  dans  la 
communion  catholique,  sous  le  règne  de  Théodose,  les 
Visigoths  ne  le  suivirent  point  dans  son  évolution  reli- 


1 .  DsmoDum  tempta  qu»  adhac  superant,  solo  cquavit  Theodoret, 


ET  L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  447 

gieuse.  Ils  restèrent  ariens,  ariens  fanatiques  et  persé- 
cuteurs, ce  qui  créa  pour  Tempire  un  double  péril. 
D'un  côté,  en  eflfet,  ils  formèrent  un  noyau  d'opposi- 
tion chrétienne  à  la  religion  de  l'État,  qui  servit  de 
point  de  ralliement  aux  sujets  romains  dissidents,  et  de 
Tautre  ils  attirèrent  à  eux  par  la  persuasion  ou  la  force 
les  autres  races  barbares  établies  dans  Tempire,  de 
sorte  que  Tarianisme  devint  le  christianisme  des  bar- 
bares par  opposition  au  catholicisme,  culte  officiel  des 
Romains.  Ce  double  danger  se  manifestait  déjà  au 
temps  d'Arcadiusetd'Honorius.  C'était  donc  une  œuvre 
bonne  et  utile,  au  point  du  vue  politique  comme 
à  celui  de  la  religion ,  de  tenter  sur  les  Visigoths 
un  rappel  à  leur  ancienne  foi  catholique,  ou  du 
moins  de  les  diviser  de  manière  à  rendre  leur  action 
moins  redoutable.  Chrysostome  s'y  était  mis  avec 
ardeur  pendant  les  jours  paisibles  de  son  épiscopat;  il 
fonda  d'abord  à  Constantinople  une  église  pour  les 
Goths  convertis,  où  lui-même  officiait  et  prêchait  fré- 
quemment, assisté  d'un  interprète  qui  traduisait  ses 
paroles  en  langue  gothique.  [I  établit  ensuite,  vers  les 
bouches  du  Danube,  mais  à  l'intérieur  de  Tempire,  un 
couvent  de  Goths  catholiques  qu'on  appela  les  Marses, 
on  ne  sait  pourquoi,  et  qui  forma  un  second  noyau  de 
prosélytisme  pour  les  races  barbares.  C'est  dans  ce 
couvent,  ainsi  qu'on  l'a  vu  précédemment,  que  l'ancien 
diacre  de  Chrysostome,  devenu  évoque  d'Héraclée,  Séra- 
pion,  s'était  caché,  aux  premiers  temps  delà  persécu- 
tion, pour  échapper  aux  ennemis  de  son  ancien  maître, 
et  les  moines  Marses,  par  ce  fait,  se  plurent  à  proclamer 
leur  attachement  à  l'archevêque  exilé  et  à  sa  cause. 


44S  JEAN    CHRYSOSTOME 

Outre  ces  deux  centres  de  catholicisme  existant 
parmi  les  Goths  sur  les  terres  de  l'empire,  il  s'en  trou- 
vait un  beaucoup  plus  considérable  au  dehors,  chez 
ceux  de  la  presqu'île  cimmérienne.  Gomment  s'était-il 
formé,  et  était-ce  un  reste  des  affiliations  primitives  de 
cette  race?  nous  l'ignorons  ;  mais  nous  le  voyons,  au 
IV*  siècle  rattaché  à  Ghrysostome  par  des  liens  intimes. 
G'est  Ghrysostome  qui  donne  à  cette  Église  des  Goths 
un  évêque  nommé   Unilas,  qu'il  qualifie  lui-même 
d'homme  admirable.  Les  relations  de  ce  clergé  bar- 
bare avec  l'archevêque  de  Gonstantinople  avaient  lieu  par 
l'intermédiaire  des  moines  Marses,  qui  correspondaient 
régulièrement  avec  lui.  Or,  au  plus  fort  des  divisions 
religieuses  de  l'Orient  et  lorsque  l'archevêque  allait 
partir  pour  l'exil,  Unilas  mourut,  laissant  l'Église  des 
Goths  dans  un  complet  désarroi.  Le  roi  de  ce  petit 
peuple  n'ayant  rien  trouvé  de  mieux  à  faire  que  de 
demander  un  autre  évoque  à  Gonstantinople,  le  diacre 
goth  Modowar  était  parti  pour  le  couvent  des  Marses, 
porteur  de  la  lettre  royale,  et  s'y  arrêta  d'abord  pour 
conférer  avec  ses  coreligionnaires  barbares.  Il  apprit 
là  ce  qui  s'était  passé  à  Gonstantinople,  la  déposition 
de  Ghrysostome  et  son  exil;  il  l'apprit  de  bouches  amies 
et  de  fidèles  en  communion  de  cœur  avec  l'exilé.  L'em- 
barras de  Modowar  fut  grand.  La  lettre  du  roi,  autant 
qu'on  peut  le  croire,  était  adressée  à  l'archevêque  ; 
irait-il  la  porter  au  successeur  intrus?  G'était  un  objet 
de  justes  scrupules,  et  Modowar  hésitait.  Gependant  il 
fallait  qu'il  ramenât  un  évêque  aux  Goths  cimmériens, 
et  le  temps  pressait  à  cause  des  difficultés  de  la  navi- 
gation sur  la  mer  Noire  aux  approches  de  l'hiver. 


ET    L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  449 

Profitant  des  hésitations  du  diacre,  les  moines  Harses 
informèrent  de  tout  Ghrysostome  par  une  lettre  qu'il 
reçut  à  Gueuse*. 

Son  émotion  fut  grande  à  cette  nouvelle,  car  il 
aimait  l'Église  des  Goths  cimmériens  comme  sa  fille.  Il 
se  hâta  d'écrire  à  Olympias  une  lettre  que  nous  avons 
encore.  Il  y  recommande  à  sa  chère  diaconesse  d'em- 
ployer tout  ce  qu'elle  avait  de  crédit  et  d'habileté  pour 
faire  différer  la  nomination  de  Tévêque  goth,"  si 
Modowar  était  à  Gonstantinople.  «  Rien  ne  presse,  lui 
disait-il,  puisque  la  saison  est  assez  avancée  pour 
rendre  dangereux  le  voyage  par  mer;  on  peut  attendre 
jusqu'au  printemps.  »  Ge  qui  valait  encore  mieux  que 
ce  parti,  c'était  de  lui  envoyer  Modowar,  mais  secrète- 
ment et  sans  bruit,  afin  de  ne  point  donner  l'éveil  aux 
schismatiques,  et  tous  les  deux  s'entendraient  aisément 
pour  un  bon  choix.  Il  avait  le  cœur  oppressé  par  l'idée 
qu'à  la  tête  de  cette  église,  sur  laquelle  il  avait  veillé 
si  longtemps  avec  les  yeux  d'un  père,  ses  ennemis  pla- 
ceraient un  homme  dont  le  premier  acte  serait  de 
renier  sa  communion,  ne  comprenant  pas  que  son 
nom  pût  être  maudit  et  couvert  d'anathèmes  par  ses 
propres  enfants.  Il  sentait  bien  la  difficulté  de  réussir 
dans  cette  délicate  affaire,  mais  il  terminait  sa  lettre 
par  ces  mots  :  a  II  faut  faire  ce  qui  se  peut,  qu'importe 


1.  Narraverunt  mihi  Marsi  ac  GothS  monachi  Moduarium  diaco- 
num  veDisse,  illud  afferentem,  admirandum  illum  episcopum  Uoilam 
qaem  non  ita  pridem  ordinavi,  atque  in  Gothiam  misi,  multia 
ac  magnis  rébus  gestis  diem  saum  eitremum  clautisse;  ac  régis 
Gothorum  Miteras  attulisse,  ut  ad  eos  episcopus  mittatur.  Gbrys., 
Effist,  14  ad  Olymp. 

20 


450  JEAN   GHRYSOSTOME 

un  échec  ^7  Dieu  considère  notre  cœur  et  non  le  suc- 
cès de  nos  actions.  »  Cette  affaire  en  effet  était  f<»t 
embrouillée  ;  Olympias,  frappée  elle-même  d'exil,  ne 
put  s'en  occuper  beaucoup,  et  Modowar,  chargé  de 
ramener  un  évéqueà  son  roi,  s'impatientait  sans  doute 
des  lenteurs.  En  tout  cas,  Ghrysostome  mourut  a?ant 
de  connaître  la  fin  de  cette  histoire. 

Le  troisième  projet  qui  agitait  le  cœur  et  l'écrit 
de  ^ancien  archevêque  dans  sa  solitude  de  Gueuse 
dénote  une  audace  à  peine  croyable.  Ce  banni,  empri- 
sonné  à  l'extrême  limite  du  monde  romain,  entre  des 
bandits  et  des  neiges,  se  mit  à  rêver  la  conversion  de 
la  Perse.  Il  n'avait  pu  se  trouver  là,  sur  la  frontière, 
pour  ainsi  dire,  de  ce  paganisme  fameux  des  mages, 
sans  se  sentir  ému  de  colère  au  récit  de  leurs  supersti- 
tions, et  dès  lors  il  n'eut  plus  qu'une  idée  :  chasser  ces 
prêtres  imposteurs,  dévoiler  leurs  mensonges,  éteindre 
leur  foyer  sacrilège,  et  planter  la  croix  de  Jésus-Ghrist 
dans  le  palais  du  grand  roi.  Une  fois  cette  idée  bien 
arrêtée  dans  sa  tête,  il  chercha  des  hommes  d'action 
aventureux,  intrépides,  et  n'hésita  pas  à  s'adresser  à 
un  évêque  qui  s'était  montré  son  ennemi  au  concile 
du  Ghêne  ;  leur  réconciliation  devait  être  à  ce  prix. 
L'évêque  dont  je  parle  n'était  autre  que  ce  Haruthas, 
un  des  juges  de  l'archevêque,  et  celui  dont  la  sandale 
ferrée  avait  écrasé  le  pied  de  Gyrinus  dans  un  concilia- 
bule à  Ghalcédoine. 

La  Perse  n'avait  pas  été  complètement  fermée  aux 
tentatives  de  prédication  chrétienne,  et,  pour  ne  point 

1.  Si  autem  id  nequeat,  fiant  ot  licet  que  fleri  poterunt.  Chryt., 
Epist,  14. 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  454 

parler  des  temps  apostoliques,  quelques  succès  avaient 
été  obtenus,  du  vivant  de  Constantin,  par  l'initiative 
courageuse  d'un  solitaire  appelé  Siméon  de  Nisibe; 
mais  les  adorateurs  du  feu  reprirent  bientôt  le  dessus, 
et  la  persécution  de  Sapor  anéantit  pour  un  demi- 
siècle  ces  rudiments  vénérables  de  la  foi  chrétienne. 
Une  circonstance  fortuite  les  ranima.  L'empereur 
Théodose  avait  une  négociation  à  suivre  vis-à-vis  du 
roi  de  Perse,  pour  des  intérêts  que  nous  ignorons, 
peut-être  quelque  délimitation  de  territoire,  et  il  choi- 
sit pour  son  envoyé  un  prêtre  de  la  province  de  Sophône 
située  sur  la  frontière  même  delà  Mésopotamie  et  de  la 
Perses  L'ambassadeur  était  un  homme  simple,  mais 
avisé;  tout  en  traitant  des  intérêts  qu'il  venait  débattre, 
il  observait  l'état  religieux  de  la  Perse,  et  s'aperçut 
que  les  semences  du  christianisme  n'avaient  pas  telle- 
ment disparu  qu'on  ne  pût  les  raviver  encore.  Plein 
de  cette  idée,  il  entra  dans  la  confiance  du  roi,  et  obtint 
que  les  os  des  chrétiens  persans  martyrisés  sous  le 
règne  de  Sapor  lui  fussent  livrés.  Il  réunit  ainsi  une 
énorme  quantité  de  reliques  qu'il  transporta  dans  une 
église  située  à  douze  lieues  d'Amyde,  du  côté  du  nord, 
et  sur  la  rivière  de  Nymphée,  limite  commune  des 
deux  nations.  Autour  de  cette  église,  comme  autour 
d'un  fort  élevé  pour  la  conquête  religieuse,  des  mai- 
sons s'agglomérèrent,  et  il  se  forma  une  petite  ville 
qui  porta  le  nom  de  Martyropolîs.  Martyropolis  choisit 
pour  son  évêque  le  prêtre  à  qui  elle  devait  sa  fondation, 
et  ce  prêtre  était  Haruthas. 

i.  Socr.,  VII,  8. 


45S  JEAN    CHRYSOSTOME 

Ce  collègue  de  Ghrysostome,  peu  digne  de  ce  nom 
quant  au  savoir,  capable  de  se  laisser  égarer,  sans 
mauvaise  conscience,  dans  les  subtilités  théologiques 
dont  on  l'enveloppait  au  concile  du  Chêne,  possédait 
en  revanche  une  arme  puissante  pour  la  propagande 
chrétienne,  cette  foi  qui  entraîne  les  cœurs,  si  elle  ne 
transporte  pas  les  montagnes.  La  simplicité  un  peu 
rustique  de  son  extérieur  n'avait  rien  au  reste  qui  pût 
choquer  ses  voisins  les  Perses.  Peu  à  peu  il  se  fit 
aimer  de  la  foule,  et,  comme  il  se  mêlait  de  méde- 
cine, il  fut  assez  heureux  pour  rendre  quelques  services 
au  roi  lezdjerd  dans  une  maladie;  il  parvint  même 
à  guérir  par  ses  prières,  disait-on,  Théritier  royal 
qu'il  prétendait  possédé  du  diable.  Cette  cure,  comme 
on  le  pense  bien,  le  mit  tout  à  fait  en  faveur  à  la 
cour.  lezdjerd  ne  put  plus  se  passer  de  lui,  et  Maru- 
ihas  conçut  l'espoir  qu'un  jour  ou  l'autre  le  grand-roi 
embrasserait  la  religion  de  la  croix.  Les  mages,  de 
leur  côté,  ne  furent  pas  sans  appréhensions,  et,  pour 
couper  court  à  la  conversion  commencée,  ils  ourdi- 
rent un  complot  qui  devait  éclater  dans  le  principal  de 
leurs  temples,  au  milieu  du  peuple  et  en  présence  du 
souverain.  En  effet,  à  l'instant  marqué  dans  la  céré- 
monie où  le  roi  devait  s'approcher  du  feu  sacré,  une 
voix  sortit  de  la  flamme  qui  déclara  qu'il  fallait  le 
chasser  comme  un  impie  abandonné  aux  séductions 
d'un  chrétien  *.  lezdjerd  recula  effrayé  et  quitta  le 

t.  Et  quoniam  Perse  ignem  coluot,  solebatque  rex  ignem  per- 
petuo  ardeotem  in  œde  quadani  adorare,  hominem  quemdam  sub 
terra  occultantes,  eo  tempore  quo  rex  adorare  consueverat ,  exclamare 
jusserunt.  Socr.,  vu,  8. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  453 

temple  ;  mais  Marathas,  soupçonnaDt  quelque  impos- 
ture, lui  conseilla  de  faire  creuser  le  sol  à  l'endroit 
d'où  la  voix  était  partie,  et  on  y  trouva  un  caveau 
communiquant  avec  des  soupiraux  habilement  distri- 
bués *.  Le  roi  n'avait  plus  de  doute,  il  châtia  sévère- 
ment ses  mages.  Toutefois  ses  bonnes  dispositions 
en  faveur  du  christianisme  avaient  plus  d'apparence 
que  de  réalité,  ou  du  moins  elles  ne  furent  pas  de 
longue  durée,  car  l'histoire  nous  apprend  qu'il  souilla 
la  fin  de  son  règne  par  une  persécution  sanglante, 
laquelle  fut  continuée  par  son  fils  Bahram.  Les  événe- 
ments que  je  viens  de  résumer  en  quelques  lignes 
comprennent  une  période  d'environ  vingt-cinq  ans, 
qui  se  termine  à  l'année  420,  après  la  mort  de  Maru- 
thas,  suivant  toute  probabilité.  C'était  quand  les 
chances  favorables  de  la  propagande  commençaient  à  se 
dessiner,  et  dans  le  cours  de  l'année  405,  que  l'arche- 
vêque exilé  eut  l'idée  d'entreprendre  une  conquête 
en  grand  de  la  Perse;  il  avait  besoin  de  Maruthas,  et, 
quels  que  fussent  ses  griefs,  il  se  décida  à  nouer  des 
rapports  avec  lui. 

Au  fond,  cet  évéque,  dont  la  rusticité  n'excusait  pas 
la  faiblesse  de  jugement,  était,  dans  les  affaires  qui 
divisaient  l'Église  d'Orient,  un  ignorant  passionné.  Il 
ne  sut  pas  répondre  aux  avances  d'un  homme  tel  que 
Chrysostome,  qui  ne  voulait  de  lui  qu'une  alliance  de 
prosélytisme.  11  se  rendit  de  Martyropolis  à  Constanti- 
nople,  à  la  fin  de  405,  en  évitant  Cucuse.  Chrysostome 


1.  Ât  Maruthas...    fraudem    magorom   detexit...  effossa    humo. 
Socr.  ▼!!,  8. 


454  JEAN    CHRYSOSTOME 

en  fut  vivement  contrarié,  et  pour  dissiper  les  ombrages 
de  son  ancien  adversaire  il  loi  écrivit  à  Gonstanti- 
nople  au  sujet  des  affaires  de  Perse,  l'engageant  à  une 
réconciliation  dans  l'intérêt  de  leur  foi  commune. 
Maruthas  ne  lui  répondit  pas.  Une  seconde  lettre  de 
l'archevêque  n'eut  pas  plus  de  succès  que  la  pre- 
mière :  Maruthas  avait  été  circonvenu.  Impatienté  du 
silence  de  cet  homme  dont  il  avait  besoin,  il  s'adressa 
à  sa  douce  missionnaire  Olympias,  la  priant  de  l'aller 
trouver  et  de  faire  tout  ce  qu'elle  pourrait  pour  le 
gagner  à  la  concorde  et  le  retirer  a  de  la  fosse,  » 
expression  par  laquelle  il  désignait  l'alliance  avec  ses 
ennemis.  «  Faites  qu'il  me  revienne,  écrivait  Ghryso- 
stome;  il  m'est  indispensable  pour  mes  desseins  sur 
la  Perse  ^  »  Il  espérait  que,  par  autorité  morale  ou 
persuasion,  la  vénérable  diaconesse  l'entraînerait  à 
passer  par  Gueuse  à  son  retour  dans  la  Mésopotamie, 
et  qu'alors  lui  Ghrysostome  aurait  aisément  raison  de 
cet  esprit  opiniâtre  et  étroit.  Les  rancunes  de  Maru- 
thas furent  invincibles. 

On  ignore  ce  qui  serait  arrivé  dans  l'empire  des 
Sassanides,  sous  la  direction  d'un  chef  de  parti  tel 
que  le  banni  de  Gueuse,  avec  les  moyens  de  propa- 
gande dont  il  disposait,  et  ces  milices  monacales  qui 
seraient  toutes  sorties  à  sa  voix  des  couvents  de  la 
frontière.  A  voir  ce  qu'elles  faisaient  alors  en  Phéni- 
cie,  on  peut  comprendre  que  la  conquête  religieuse 
de  la  Perse ,  sur  un  plan  tracé  par  un  homme  de 

i.  BlaraUiain  episcopum  qaantam  in  te  fuerit,  oinDU>us  officiis 
eomplecti  ne  desinas ,  ut  eum  a  barathro  extrahas.  Nam  ^aa  opéra, 
ob  P^nidis  negotia,  magDopere  egeo.  Chrys.,  EpisL  14  ad  Olymp. 


ET    L1MPÉRÂTRIGB    EUDOXIE.  455 

génie,  eût  été  fortement  entamée.  Il  serait  trop  aven- 
tnreax  de  dire  que  ce  grand  royaume  eût  été  con- 
verti, nous  ne  le  croyons  pas  :  la  corporation  des 
mages  était  trop  puissante,  et  les  adorateurs  du  feu 
avaient  mille  moyens  d'animer  des  populations  féroces 
contre  ceux  qu'ils  appelaient  les  adorateurs  du  bois  ; 
mais  du  moins  la  grande  ennemie  de  Tempire  romain 
eût  été  divisée,  et  qui  sait  quelles  conséquences  aurait 
pu  avoir  sa  conversion,  même  incomplète,  au  chris- 
tianisme»  lors  de  Tavénement  de  Mahomet? 


LIVRE  VIII. 


HiTen  rigooreaz  du  Taanu  ;  soaffrances  de  Chrysostome.  —  Kvng»  des 
Tmutm  autour  de  Gueuse.  —  Chrysostome  se  réfugie  dans  la  citadelle 
d'Arabissus.  —  Il  y  tombe  gravement  malade.  —  Il  apprend  les  persécu- 
tions dirigées  par  Arsace  contre  ses  anciens  amis.  —  Sa  lettre  au  pape 
Innocent.  —  Bffbrts  d'Honorius  près  de  son  frère  pour  la  réunion  d'an 
nouveau  concile.  —  Députation  de  cinq  évoques  occidentaux  à  l'empereur 
d'Orient.  —  Ils  ne  peuvent  aborder  ni  au  port  d'Athènes  ni  i  celai  de 
Constaotinople  ;  on  les  conduit  au  château  d'Athyras  où  ils  sont  incar- 
cérés. — Mauvais  traitements  qu'ils  y  subissent.  —  On  leur  enlève  de  force 
les  lettres  dont  ils  sont  porteurs.  —  Ils  sont  renvoyés  en  Italie.  —  Atticos 
redouble  de  rigueur  contre  les  joannites.  —  Chrysostome  est  transféré  de 
Gueuse  i  Arabissus.  —  Sa  dernière  lettre  à  Olympias.  —  11  est  relégué 
&  Pithyonte.  —  Odieuse  brutalité  de  ses  gardiens  :  ses  souffrances  pen- 
^  dant  la  route,  par  des  chaleurs  excessives.  —  Il  arrive  à  Gomane  après 

A  ^  J  trois  mois  de  marche  :  son  épuisement,  sa  mort.  —  Mort  de  l'empereur 
Arcadius.  —  Libelle  de  Théophile  contre  Chrysostome;  il  meurt  —  Mort 
de  Porphyre  d'Antioche  :  Alexandre  lui  succède;  ses  tentatives  pour  faire 
inscrire  le  nom  de  Chrysostome  sur  les  Diptyques.  —  Atticus  finit  par  y 
consentir  :  il  se  justifie  près  de  Cyrille,  successeur  de  Théophile.  —  Ce 
qu'était  Cyrille,  nouveau  patriarche  d'Alexandrie.  —  Sa  réponse  à  Atticus. 
—  Translation  des  restes  de  Chrysostome  à  Constantinople  sous  Théo- 
dose  II.  —  Dernières  années  d'Olympias  ;  sa  mort. 

405  —  442 

I. 

L'hiver  de  404,  si  funeste  à  la  santé  de  Chryso- 
stome, avait  été  néanmoins  un  hiver  doux  pour  ce  rude 
climat;  celui  de  /|05  s'annonça  de  bonne  heure  avec 
une  rigueur  excessive.  Dès  le  milieu  de  Tautomne,  les 
frimas  avaient  tout  envahi,  montagne  et  plaine,  et  la 
contrée  était  comme  ensevelie  sous  un  vaste  linceul 
de  neige.  Chaque  habitant  resta  cloué  dans  sa  maison 


JEAN    CHRYSOSTOME.  457 

pour  échapper  au  vent  glacial  qui  commençait  à  souf- 
fler. Ce  premier  blocus  fut  bientôt  suivi  d'un  second 
plus  incommode  encore  et  plus  dangereux,  le  blocus 
de  la  ville  par  les  Isaures  S  dont  les  bandes  parurent 
dans  la  plaine,  isolées  d'abord,  puis  de  plus  en  plus 
fortes  et  nombreuses.  Les  maisons  de  plaisance  étaient 
pillées,  les  fermes  incendiées,  le  bétail  enlevé,  et  Ton 
ne  pouvait  s'éloigner  à  quelque  distance  de  la  ville, 
pour  vaquer  à  ses  affaires,  sans  courir  risque  d'être 
volé  ou  tué.  Un  notable  citoyen  de  Gueuse  trouva  la 
mort  en  se  défendant,  et  deux  notables  dames,  sur- 
prises probablement  dans  leurs  villas,  furent  emme- 
nées dans  la  montagne  et  rançonnées.  La  population 
de  la  banlieue  venait  de  tous  côtés  se  réfugier  dans  la 
ville,  dont  les  approvisionnements  n'étaient  pas  grands, 
de  sorte  que  la  famine  ne  tarda  point  à  s'y  faire  sentir. 
Sur  ces  entrefaites,  on  apprit  que  les  brigands,  ren- 
forcés par  des  bandes  descendues  de  la  montagne, 
préparaient  un  coup  de  main  contre  Gueuse,  dont  la 
garnison,  assez  nombreuse  et  bien  armée,  se  mit  en 
devoir  de  résister  vaillamment.  Ges  préparatifs  jetèrent 
dans  la  ville  une  épouvante  inexprimable,  car  on 
savait  que,  dans  tous  les  lieux  qu'ils  emportaient  de 
vive  force,  les  barbares  (ainsi  qu'on  les  appelait, 
comme  s'ils  eussent  été  en  dehors  du  monde  romain) 
ne  faisaient  aucun  quartier,  et  passaient  tout  au  fil  de 
l'épée,  depuis  le  vieillard  jusqu'à  l'enfant  à  la  mamelle*. 

1 .  Qnod  et  îpsam  haod  minus,  imo  etiam  magis  Isaurorum  terror 
efficit,  nobisque  solitudinem  aaget,  omnes  videlicet  submovens,  atque 
in  fugam  conjiciens  exsulesque  reddens.  Chrys.,  Ep,  127  ad  Polyb, 

2.  Singulos  in  dies,  ut  ita  dicam,  pro  foribus  noatris  more  est. 


45S  JEAN    GHRYSOSTOME 

Beaucoup  d'habitants  profitèrent  de  la  nuit  ponr 
s'enfuir  dans  les  bois  avec  leurs  familles  et  quelques 
vivres,  espérant  gagner  de  là  les  boui^ades  ou  les 
villes  peu  éloignées.  Ghrysostome  fut  de  ce  nombre  et 
se  retira  dans  la  forêt  la  plus  prochaine  avec  son  petit 
train  de  maison,  composé,  selon  toute  apparence,  de 
son  serviteur,  du  prêtre  Évéthius,  son  fidèle  compa- 
gnon, de  sa  vieille  parente,  la  diaconesse  Sabiniana, 
et  de  leurs  montures.  Il  passa  plusieurs  journées  à 
errer  de  bois  en  bois,  au  milieu  des  neiges,  faisant 
halte  sur  des  rochers  et  couchant  dans  les  cavernes  ^ 
Chaque  jour  il  changeait  de  lieu,  suivant  les  nouvelles 
qui  arrivaient  jusqu'à  lui.  Il  eut  enfin  Tidée,  malgré 
la  grande  distance,  de  se  réfugier  dans  la  ville  d*Ara- 
bissus,  dont  il  connaissait  l'évêque,  et  où  se  dirigeaient 
des  troupes  nombreuses  de  fugitifs;  il  les  suivit. 

Si  Gueuse  méritait  à  peine  le  nom  de  ville,  Arabis- 
sus,  située  à  vingt  lieues  plus  loin  dans  la  montagne, 
ne  le  méritait  pas  du  tout,  quoiqu'elle  le  portât  et 
qu'elle  eût  un  évéque,  rendu  nécessaire  par  Tisolement 
du  pays.  G' était  une  bourgade  forte  d'assiette,  dominée 
par  un  château  réputé  imprenable  et  qui  servait  de 
lieu  de  refuge  pour  la  contrée  environnante.  Quoique 
les  Isaures  ne  se  montrassent  pas  encore  de  ce  côté, 
la  garnison  les  attendait  avec  résolution  et  vigilance. 
Des  relations  de  bon  voisinage  s'étaient  formées,  ainsi 


sauris  omnia  invadentibus,  atqae  igni  et  ferro  tam  corpora,  tom 
edificia  delentibus.  Chrys.,  Ep,  69  ad  Nicol, 

1.  Neqae  eDïm  certo  allo  loco  deflxi  somus,  Tenim  nunc  Cucnsam, 
nunc  Arabissum,  nunc  valles  ac  prsempta  desertaque  circumimos. 
Chrys.,  Ep.  i31  ad  Elpid. 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  459 

que  je  l'ai  dit,  à  propos  d'un  envoi  de  reliques  d'Ara- 
bissus  en  Phénicie,  entre  Ghrysostome  et  l'évéque  du 
lieu,  Otreîus,  homme  recommandable  et  estimé.  Le 
nouveau  venu  fut  donc  reçu  à  bras  ouverts,  et  le  com- 
mandant militaire  voulut  qu'il  logeât  dans  le  fort,  la 
irille  n'étant  pas,  disait-il,  à  l'abri  d'un  coup  de  main. 
Ghrysostome  s'établit  donc  dans  le  château,  où  il  eût 
été  assez  à  Taise  si  des  bandes  de  fugitifs,  qui  surve- 
naient à  chaque  instant  et  qu'il  fallait  placer  quelque 
part,  n'eussent  réduit  successivement  sa  demeure  à 
quelques  cellules.  Rien  n'était  plus  triste  au  monde 
qiie  ce  rocher  crénelé  d'Arabissus,  sinon  la  prison  qui 
le  couronnait,  car  le  château  n'était  qu'une  prison^  où 
manquait  l'espace,  si  bien  que,  l'encombrement  aug- 
mentant, Ghrysostome  dut  renoncer  aux  promenades 
en  plein  air,  qui  faisaient  une  notable  partie  de  son 
régime.  En  revanche,  sa  vue  pouvait  s'étendre,  sans 
obstacle  comme  sans  limite,  sur  tout  le  pays,  qui  ne 
présentait,  en  haut  et  en  bas,  sur  les  montagnes 
comme  dans  les  vallées,  qu'une  incroyable  quantité  de 
neige,  car  la  neige  obstruait  tout,  et  l'œil  n'apercevait 
à  l'horizon  ni  arbres  ni  rochers.  Cependant  les  émi- 
grés des  villes  voisines  continuaient  d'arriver;  on  ne 
savait  plus  comment  les  loger,  on  ne  sut  plus  bientôt 
comment  les  nourrir;  ils  apportaient  avec  eux  la 
famine  *,  puis  la  peste,  qui  suivit  de  près,  en  attendant 
le  troisième  fléau,  qui  ne  tarda  point  non  plus  à 
'  paraître,  les  Isaures. 

i.  Est  htec  sedes  quovis  carçere  deterior.  Ghrys.,  Ep.  09  ad  NicoL 
2.  Famem  etiam,  qoam  loci  angastia  et  eorum  qui  bac  confugiant 
maltitudo  miuatur,  pertimescimus.  Ghrys.,  ibid. 


460  JEAN    GHRTSOSTOME 

Si  le  froid  de    Gueuse  avait  rudement  éprouve' 
Gbrysostome,  celui  d'Arabissus  lui  fut  presque  mortel. 
Obligé  de  se  confiner  dans  sa  chambre,  près  du  feu  où 
il  grelottait  encore  et  au  milieu  d'une  fumée  qui  le 
suffoquait,  il  tomba  gravement  malade  et  ne  fit  que 
traîner  de  rechute  en  rechute.  Tout  ce  qu'il  y  avait  de 
médecins  dans  cette  bourgade,  et  Ghrysostome  assure 
qu*il  y  en  avait  de  bons,  s'empressait  autour  de  lui 
pour  le  soulager;  mais  que  pouvaient  les  médecins 
quand  les  remèdes  manquaient?   Les  Isaures,   qui 
avaient  étendu  leurs  courses  de  ce  côté,  envahissaient 
le  pays  de  proche  en  proche  et  ravageaient  tout.  On 
ne  pouvait  plus  se  procurer  au  dehors  les  choses  les 
plus  simples  et  les  plus  indispensables  aux  malades: 
bientôt  même  une  partie  des  habitants  aimant  mieux 
aller  quêter  un  asile  ailleurs  que  de  mourir  de  faim 
derrière  des  murailles  impossibles  à  défendre  pour  des 
bras  affaiblis,  l'émigration  commença  dans  Arabissus 
comme  elle  avait  fait  dans  Gueuse.  Les  Isaures  occu- 
paient maintenant  tous  les  environs,  et  le  danger  était 
aussi  grand  à  partir  qu'à  rester.  Les  ravages,  les  incen- 
dies, le  carnage  se  rapprochaient  avec  les  brigands,  et 
venaient  s'étaler,  pour  ainsi  dire  jusqu'au  pied  des 
murailles  de  la  ville.  Du  haut  de  sa  citadelle,  comme 
d'un  observatoire,  l'exilé  pouvait  apercevoir  ce  lugubre 
spectacle,  et  il  nous  en  trace  le  tableau  dans  quelques 
pages  d'une  éloquence  saisissante. 

«  Personne,  écrit-il  à  un  ami,  personne  sur  cette 
terre  désolée  n'ose  rester  chez  soi  ;  tous  abandonnent 
leurs  demeures  et  s'enfuient  au  hasard.  Les  villes  ne 
renferment  plus  que  des  murailles  et  des  toits;  les 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  464 

forêts  et  les  ravins  sont  devenus  des  villes,  et  de  même 
qae  les  bétes  féroces,  les  panthères  et  les   lions, 
trouvent  plus  de  sécurité  au  désert  que  dans  les  lieux 
fréquentés,  ainsi  nous,  habitants  de  TArménie,  nous  en 
sommes  réduits  à  passer  tous  les  jours  d'un  endroit 
dans  un  autre,  nous  vivons  à  la  façon  des  Hamaxo-  ^ 
biens  et  des  nomades,  sans  pouvoir  espérer  de  demeure 
ûxe.  Le  trouble  et  le  désordre  sont  partout  ^  Les  uns 
signalent  leur  présence  par  le  meurtre,  Tincendie,  la 
captivité  des  hommes  libres;  d'autres,  par  le  seul  bruit 
de  leur  approche,  déterminent  les  habitants  à  s'éloi- 
gaer,  à  s'aventurer  loin  de  leurs  foyers,  en  fugitifs,  ce 
qui  est  trop  souvent  chercher  la  mort.  Naguère  en 
effet,  des  jeunes  gens  qui  s'étaient  enfuis  précipitam- 
ment au  milieu  de  la  nuit  par  un  froid  rigoureux,  fai- 
sant retraite  devant  les  Isaures  comme  devant  la  flamme 
d'un  incendie,  n'eurent  pas  besoin  du  glaive  des  bar- 
bares pour  recevoir  la  mort  :  ils  périrent  gelés  ou 
ensevelis  sous  la  neige  *,  et  ainsi,  pour  échapper  à  la 
menace  du  trépas,  ils  coururent  à  un  trépas  certain. 

Voilà  notre  destinée  à  tous.  »  Il  dit  encore  en  d'autres 


1.  Neque  enim  jam  quisquam  uUus  est  qui  domi  manere  audeat; 
verum  unusquisque  relictis  sedibus  suis  profugit.  Quemadmodum 
enim  truculentae  ferœ,  ut  pardi  ac  leones,  tutiorem  urbibus  soiitadi- 
nem  sibi  esse  existimant,  sic  etiam  homines  qui  Armeniam  incolimus 
qaotidie  ex  aliis  atque  aliis  locis  in  alia,  atque  alia  loca  migrare  cogi- 
mur,  vitam  Hamaxobiorum  et  nomadum  agentes.  Chrys.,  Ep,  127  ad 
Polyb. 

2.  Quotquot  eoim  adolescentes  mediis  etiam  plerumque  noctibus 
ac  frigore  omnia  obdurante,  repente  domo  prorugere  coacti  sunt,  metu 
rumoris  eos  fumi  instar  abigente;  atque  ad  mortem  oppetendam  ue 
Isaurico  quidem  gladio  opus  habuerunt,  verum  in  nive  obrigescentes 
extremum  spiritum  ediderunt.  Chrys.,  ibid. 


462  JEAN   GHRYSOSTOMË 

endroits  de  ses  lettres  :  a  Les  villes  de  ce  canton  de 
rArménie  deviennent  des  solitudes,  et  les  forêts  des 
villes  ambulantes  qui  changent  sans  cesse  de  place, 
car  les  populations  errantes  ne  savent  en  quels  lieux  se 
rasseoir...  De  quelque  côté  que  Ton  se  tourne,  on  ne 
voit  que  ruisseaux  de  sang,  maisons  effondrées ,  yil- 
lages  ruinés,  n  Peu  s'en  fallut  que  lui-même  ne  fournît 
un  épisode  à  ce  lamentable  tableau.  Trois  cents  bri- 
gands surprirent  Arabissus  une  nuit,  et  ils  escaladaient 
déjà  la  forteresse,  quand  la  garnison  accourut,  les  cul- 
buta et  les  chassai  Ghrysostome,  accablé  par  la 
iièvre,  dormait  pendant  ce  temps-là  ;  on  se  garda  bien 
de  le  réveiller,  et  il  n'apprit  que  le  lendemain  matin 
comment  il  avait  été  perdu  et  sauvé*. 

Le  pillage  ne  pouvait  se  prolonger  longtemps  dans 
cette  pauvre  contrée,  et  les  brigands  en  eurent  bientôt 
fini  avec  elle.  Ils  gagnèrent  alors  d'autres  villes  et 
d*autres  châteaux  forts  pour  y  faire  les  mêmes  tenta- 
tives, et  autour  d' Arabissus  les  scènes  d'épouvante  et  de 
guerre  firent  place  à  une  solitude  absolue,  peut-être 
plus  sinistre  encore.  Ce  n'étaient  plus  des  neiges  qui 
encombraient  les  chemins,  c'étaient  des  barrières  de 
glace  qui  les  bloquaient.  Plus  de  visites  d'étrangers, 
plus  de  communications  par  lettres.  «  Rien  n'arrive 
ici,  rien  n'en  sort,  »  écrivait-il  à  un  ami.  Il  eut  pour- 


1.  Jam  etiam  média  nocte  prêter  spem  oxnnem  et  exspectationem 
trecentonim  Isauronim  agmen  oppidum  percursa?it,  paeneque  nos 
oepit. 

2.  Ita  ut  Don  modo  pericalo,  sed  etiam  meta  vacui  essemus,  ortoqne 
die  tum  denlque  qaod  cootigerat  resciverimus.  Ghrys.,  Ep.  135  ad 
TkeodoL  diac. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  463 

tant,  malgré  tant  d'obstacles  de  la  nature  et  des 
bommes,  la  bonne  fortune  de  deux  courageuses 
visites.  Ses  deux  visiteurs  venaient  de  Syrie.  C'était 
d*abord  le  diacre  Théodote  d' Antioche ,  une  de  ses  an- 
ciennes connaissances,  puis  une  connaissance  nouvelle 
en  la  personne  d'un  autre  Théodote,  lecteur  dans  la 
même  église  et  à  peine  sorti  de  Fadolescence.  L'bistoire 
de  ce  jeune  homme,  probablement  très-ordinaire  en 
ce  temps,  nous  fera  pénétrer  un  peu  dans  l'intérieur 
d'une  famille  romaine  au  v*  siècle.  Le  jeune  Théodote 
appartenait  à  la  haute  noblesse  administrative  ;  il  était 
fils  d'un  consulaire  qui  avait  gouverné  la  Syrie  en 
qualité  de  préfet.  Le  père,  qui  avait  destiné  son  fils  à 
courir  comme  lui  la  carrière  des  charges  publiques, 
fut  sans  doute  vivement  contrarié  de  le  voir  quitter  ses 
études  profanes  pour  entrer  dans  les  ordres  de  l'Église, 
et  il  en  était  résulté  entre  eux  une  grande  froideur  et 
une  brouillerie.  Le  jeune  Théodote,  devenu  lecteur,  à 
la  grande  désolation  de  son  père,  ne  s'en  tint  pas 
même  à  ce  nouvel  état,  qu'il  trouvait  trop  entouré  de 
dissipations  et  trop  mondain.  Une  imagination  ardente 
le  portait  vers  ce  qu'on  appelait,  dans  le  langage  mys- 
tique du  temps,  «  la  vraie  philosophie ,  »  c'est-à-dire 
vers  l'état  monastique,  et  il  eût  regardé  comme  un 
bonheur  d'en  recevoir  les  premiers  enseignements  de 
la  bouche  de  Chrysostome.  Il  sollicita  donc  de  son  père 
l'autorisation  de  se  rendre  en  Arménie  pour  se  mettre 
sous  la  direction  du  grand  exilé,  qui  avait  été  moine 
lui-même  et  avait  composé  de  si  beaux  livres  sur  la 
vie  solitaire.  Le  consulaire  sans  doute  soupçonna  son 
ûls  de  devenir  fou;  il  essaya  de  le  dissuader  et  de  sa 


464  JEAN    CHRYSOSTOME 

prétendae  vocation  et  de  son  voyagé,  pais,  de  guerre 
lasse,  il  le  laissa  partir  avec  des  présents  pour  Ghry- 
sostome.  Le  diacre  Théodote  faisait  alors  ses  prépara- 
tifs de  départ,  et  il  est  probable  que  ce  fut  la  circon- 
stance qui  avait  monté  la  tête  au  jeune  lecteur.  Tous 
deux  se  mirent  en  route,  et  après  le  plus  pénible  et  le 
plus  dangereux  de  tous  les  voyages  ils  arrivèrent  dans 
la  ville  d'Arabissus,  où  ils  avaient  appris,  chemin  fai- 
sant, qu'il  fallait  chercher  Ghrysostome. 

Ghrysostome  parut  médiocrement  satisfait  de  l'ar- 
rivée du  jeune  lecteur,  et  il  ne  le  dissimula  ni  à  lui, 
ni  au  diacre,  son  compagnon.  La  situation  de  l'Ar- 
•ménie,  toujours  en  armes,  toujours  sous  la  menace 
des  brigands,  ne  permettait  guère  les  calmes  études 
qui  menaient  à  la  vie  monastique;  et  quant  à  lui, 
traqué  de  lieu  en  lieu,  toujours  errant  ou  malade,  de 
quelle  utilité  pouvait-il  être  à  préparer  de  telles  voca- 
tions? Ge  jeune  homme  d'ailleurs  était  d'une  com- 
plexion  faible,  et  il  avait  les  yeux  malades.  Ghrysostome 
jugea  que  le  rude  climat  de  T Arménie  ne  convenait  ni 
à  sa  santé  en  général,  ni  à  ses  yeux  en  particulier,  et 
que  des  hivers  comme  celui  qu*on  traversait  alors  l'au- 
raient bientôt  emporté  malgré  tous  les  soins  ^  Il  lui 
conseilla  donc  de  retourner  eu  Syrie  dès  que  les  che- 
mins deviendraient  plus  praticables,  et  le  remit  entre 
les  mains  du  diacre,  qu'il  chargea  de  veiller  sur  lui 
pendant  le  voyage  et  de  le  rendre  à  son  père.  11  confia 
en  même  temps  à  ce  dernier  une  lettre  pour  le  con- 

1.  Unum  est  quod  mœrore  nos  afficit,  nempe  oculorum  tuorum 
invaletudo,  quorum  velim  summam  rationem  habeas,  medicoeque 
consulas.  Chrys.,  Ep,  102  ad  Theod,  lecU 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  465 

sulaire,  où  il  s'exca'se«  dans  le  langage  le  plus  cour- 
tois, de  lui  renvoyer  ses  présents.  «  Ce  serait  accepter, 
lui  dit-il,  ce  dont  j'ai  le  moins  besoin.  Ce  que  j'aurais 
bien  voulu  retenir  près  de  moi,  en  qualité  de  lecteur, 
c'est  le  charmant  Théodote,  que  j'aurais  eu  du  bon- 
heur à  former  et  à  instruire  ;  mais  tout  ici  respire  le 
meurtre,  le  tumulte,  le  carnage,  Tincendie;  moi- 
même,  je  change  à  chaque  instant  de  résidence  et  ne 
sais  souvent  où  reposer  ma  téte^  »  Il  l'engage,  en 
termes  couverts,  à  favoriser  la  vocation  de  son  flls  au 
lieu  de  la  contrarier,  et  à  se  fier,  pour  la  direction  de 
ce  jeune  homme,  au  seigneur  très-religieux,  le  diacre 
Théodote.  De  la  brouille  entre  le  père  et  le  fils,  il  ne 
dit  rien.  Les  conQdences  du  fils  n'avaient  point  été 
néanmoins  sans  toucher  son  âme,  et  il  conserva  de  lui 
un  souvenir  plein  de  tendresse.  Il  parle  dans  ses  lettres 
des  afflictions  que  ce  jeune  homme  retrouva  dans  sa 
famille,  des  mauvais  offices  que  certaines  personnes  lui 
rendirent  auprès  de  son  père,  le  confirmant  du  reste 
dans  sa  résolution,  qu'il  trouve  très-sage,  d'embrasser 
la  carrière  monastique,  a  Si  l'on  essaye  de  vous  enve- 
lopper dans  quelque  piège  et  de  vous  faire  du  mal,  lui 
écrivait-il  plus  tard,  soyez  supérieur  à  tous  ces  traits, 
d'autant  plus  que  la  victime  véritable  n'est  pas  celui 
qui  souffre  le  mal,  mais  celui  qui  le  fait*.  Pour  moi, 


1.  Sane  bellum  lectorem  Theodotam  apud  nos  retinere  ac  flngere 
eterndire  nobis  cordi  erat;  verum  omnia  hic  caedîbus,  tumultibus, 
cruore  atque  iocendiis  plena  sunt...  nosque  sedes  quotidie  mutamus. 
Chrys.,  Ep,  61  ad  Theod, 

2.  Quod  si  quis  tibi  insidias  straere  teque  incommodo  aliquo  affi- 
cere  conetur,  da  operam  ut  hujasmodi  omnia  tela  superes  :  quando 

30 


466  JEAN  GHRYSOSTOMB 

ce  qui  vous  a  conquis  mon  admiration  et  ce  qui  m'in- 
spire l'éloge  de  votre  fermeté,  c'est  que,  en  butte  à 
une  si  terrible  tourmente,  tous  êtes  reslé  supérieur 
aux  troubles  qui  en  sont  résultés...  Le  genre  de  vie 
grand  et  sublime  dont  le  ciel  est  le  but  semble  pénible, 
à  s'en  rapporter  à  la  nature  des  épreuves  qui  le  rem- 
plissent, et  pourtant  le  courage  et  l'ardeur  de  ceux  qui 
le  professent  le  rendent  extrêmement  aisé  ^  Ce  qu'il  y 
a  de  plus  extraordinaire  dans  cette  philosophie,  c'est 
que  la  mer  a  beau  être  irritée,  le  disciple  fervent  et 
sincère  de  cette  sagesse  n'en  accomplit  pas  moins  une 
navigation  sereine  et  favorable.  Au  milieu  des  écueiis 
et  des  tourmentes,  il  goûte  le  calme  leplus  pur;  en  dépit 
des  traits  qui  fondent  sur  lui  de  toutes  parts,  il  reste 
invulnérable;  il  est  atteint  sans  doute,  mais  blessé, 
jamais.  »  Chrysostome,  on  peut  le  croire,  se  serait 
i^proché  de  pousser  ainsi  le  ûls,  en  dépit  du  père,  à 
la  vie  religieuse,  s'il  en  eût  pu  ressortir  un  plus  grand 
déchirement  dans  le  sein  de  cette  famille;  mais  en 
même  temps  il  cherchait  à  les  rapprocher  l'un  de 
l'autre,  tout  en  appuyant  une  détermination  qui  lui 
semblait  conforme  au  vœu  de  Dieu.  Il  réussit,  du 
moins  en  apparence  :  le  père  finit  par  céder,  et  le  fils 
devint  moine. 

Sitôt  que  la  campagne  se  trouva  libre  de  bandits, 


quidem  non  injuria  affici,  sed  injuriam  inferre,  miscnim  ac  pernicio- 
8um  est.  Chrys.,  Ep,  136  ad  Theod.  lect. 

i.  Magna  haec  et  sublimis  yita  atque  ad  cœlum  porrecta,  si  rerom 
natura  spectetur,  molesta  quodammodo  esse  videtur  :  si  autem  eomm 
qui  eam  sequuntur  fortitudinem  animique  alacritatem  spectes,  per- 
quam  faciiis  efficitur.  Chrys.,  ibid. 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  467 

et  que  les  chemins  furent  tant  soit  peu  praticables, 
Ghrysostome  rentra  dans  Gueuse  a^ec  sa  modeste  mai- 
son, ((  et  son  désert,  comme  il  l'appelait,  lui  sembla 
un  paradis  à  côté  de  celui  d'Arabissus.  »  Il  y  put  saluer 
les  premiers  rayonnements  du  printemps,  qui  le  fai- 
saient renaître  avec  la  nature  et  lui  rendaient  ses 
amis  absents,  ce  qui  élait  pour  lui  plus  que  la  santé, 
(c  Le  printemps  est  enfin  revenu,  disait-il  à  Marinianus 
dans  répanchement  de  sa  joie.  Ce  qui  charme  le  com- 
mun des  mortels  dans  cette  saison  bienheureuse,  cfest 
qu'elle  émaille  de  fleurs  la  face  de  la  terre  et  la  trans- 
forme en  une  riante  prairie;  ce  qui  me  la  rend 
agréable  et  chère,  c'est  qu'elle  me  permet  de  m'entre- 
tenir  de  loin  avec  ceux  que  mon  cœur  aime^  En 
vérité,  le  nautonier  et  ses  rameurs  n'éprouvent  pas 
plus  de  volupté  à  fendre  le  dos  des  flots  quand  le  prin- 
temps nous  arrive  que  moi  à  saisir  ma  plume,  mon 
papier,  mon  encre,  pour  vous  écrire.  Pendant  l'hiver, 
quand  tout  se  durcissait  sous  l'action  du  froid,  que 
d'incroyables  monceaux  de  neige  obstruaient  les 
routes,  renfermé  dans  une  étroite  cellule,  privé  de 
secrétaire,  et  la  langue  enchaînée  en  quelque  sorte, 
je  me  taisais  et  me  suis  tu  longtemps  bien  malgré 
moi;  mais  la  saison  présente,  qui  nous  rouvre  les 
chemins,  délie  aussi  les  entraves  de  ma  langue'.  » 


1.  Cœteram  omnibus  mortalibas  hoc  nomine  ter  Jucundum  et 
suave  est  quod  terre  faciem  floribus  eiornat  atque  in  prata  converti  t  ; 
mihi  autem  eam  ob  causam  quia  magnam  mihi  facultatem  prsbet 
cum  familiaribus  meis  per  litteras  versandi.  Chrys.,  Ep,  128. 

2.  Posteaquam  autem  tempus  jam  itinera  patefecit,  nobisque  lin> 
gu»  vinculum  fregit.  CbryB.,  ibid. 


468  JEAN    CHRYSOSTOMfi 

Toutefois  les  nouvelles  accumulées  que  le  printemps 
lui  réservait  n'étaient  pas  toutes  réjouissantes,  et  à 
quelques-unes  il  eût  préféré  encore  «  la  tempête  des 
Isaures.  »  L'iniquité  se  reconstituait  à  Constantinople 
sous  la  main  du  nouvel  intrus  qui  avait  pris  la  place 
d*Arsace,  et  faisait  succéder  à  un  chef  de  parti  som- 
nolent un  ambitieux  toujours  en  éveil,  impatient  de 
régner  sous  sa  tiare   et  persécuteur  par  tempéra- 
ment non  moins  que  par  orgueil.  Le  triumvirat  des 
patriarches ,  dirigé  par  Atticus,  qui  en  tenait  la  tête, 
agissait  maintenant  dans  toute  l'étendue  de  TÉglise 
orientale  avec  un  ensemble  effrayant.  Chaque  jour  il 
arrachait  à  l'empereur  quelque  nouvelle  mesure  contre 
les  dissidents,  quelque  aggravation  cruelle  aux  décrets 
déjà  rendus.  Ainsi  des  amendes  énormes  avaient  été 
édictées  contre  ceux  qui  livreraient  leur  maison  à  des 
assemblées  illicites  :  on  y  ajouta  la  confiscation  de  la 
maison.  Sur  la  dénonciation  des  patriarches,  des  per- 
sonnages constitués  en  dignité  furent  déchus  de  leurs 
honneurs,  comme  réfractaires  et  séditieux,  pour  avoir 
refusé  de  communiquer  avec  ceux  que  la  volonté  de 
l'empereur  avait  faits  les  arbitres  de  toute  l'Église.  Des 
officiers  de  la  cour,  trouvés  apparemment  trop  tièdes, 
furent  dépouillés  de  leurs  emplois;  des  officiers  de 
l'armée  se  virent  enlever  le  ceinturon  qui  était  l'in- 
signe de  leur  grade  ;  de  simples  citoyens  furent  exilés. 
Péanius,  l'ami  de  Chrysostome,  succomba  sous  celte 
persécution  malgré  l'estime  dont  il  avait  toujours  joui 
auprès  du  prince,  malgré  la  modération  de  son  carac- 
tère et  la  prudence  de  sa  conduite,  prudence  dont  il  se 
servait  pour  protéger  son  ami.  Quand  de  si  hautes 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXiE.  469 

positions  laïques  étaient  ainsi  abandonnées  aux  ran- 
cunes des  triumvirs,  que  n'avaient  pas  à  craindre  les 
clercs  !  L'Église  de  Gonstantinople  surtout  fut  frappée 
avec  la  dernière  rigueur.  Philippe,  prêtre  des  écoles  à 
l'église  métropolitaine,  que  sa  vie  austère  et  retirée 
avait  fait  surnommer  le  solitaire,  et  qui,  s'emprison- 
nant  lui-même  dans  ses  modestes  fonctions,  avait  pu 
traverser  jusqu'alors  la  persécution,  oublié  ou  respecté, 
vit  ses  jours  mêmes  menacés  par  Atticus,  et  à  grand' - 
peine  se  sauva  en  Gampanie,  où  il  tomba  gravement 
malade  ^  Un  autre  Philippe,  de  la  même  église,  fut 
envoyé  dans  le  Pont  et  y  mourut.  Elladius,  aumônier 
du  palais  impérial,  fut  relégué  en  Bithynie,  le  prêtre 
Salluste  fut  déporté  en  Crète,  l'aide-économe  de  l'ar- 
chevêché, Paulus,  chassé  jusqu'en  Afrique*.  Heureux 
ceux  qui,  comme  le  prêtre  Etienne,  relégué  en  Arabie, 
étaient  enlevés  par  des  brigands  du  Taurus  ®  et  retrou- 
vaient du  moins  une  sorte  de  liberté  dans  cette  sau- 
vage servitude.  Des  femmes  aussi  étaient  traitées  en 
criminelles  d'État,  emprisonnées,  mises  à  la  torture, 
chassées,  et  leurs  monastères  dissous.  Telles  étaient 
les  nouvelles  d'Asie  qui  attendaient  Ghrysostome  à  son 
retour  d'Arabissus. 

Ces  atrocités  avaient  eu  pourtant,  à  Gonstantinople 
particulièrement,  un  contre-coup  favorable  parmi  les 
laïques.  La  tyrannie,  quand  elle  s'applique  à  la  con- 

1.  Audivi  Philippum  monacham  et  presbyterum  scholarum  in 
Campania  œgrotare.  Pallad.,  dial,,  p.  77. 

2.  PalIad.,  ibid. 

3.  Stephanum  in  Arabiam  relegatum  e  custodum  manibus  abstrac- 
tum,  Isaori  in  Taurum  dimiserunt.  Id.,  ibid. 


470  JEAN    CHRYSOSTOME 

science,  provoque  toujours  les  oppositions  généreuses. 
Beaucoup  de  gens  du  monde  fort  tiëdes  jusqu^alors 
dans  leurs  pratiques,  et  que  ne  semblait  pas  déTorerle 
zèle  des  luttes  religieuses,   furent  indignés   de    la 
manière  dont  on  s'y  prenait  pour  convertir  les  joan- 
nites,  et  sympathisèrent  avec  eux.  Cette  sainte  colère, 
mêlée  d'abord  d'un  peu  de  curiosité,  les  conduisit  aux 
réunions  du  désert;  ils  bravèrent  les  soldats,  ils  bra- 
vèrent ensuite  les  juges,  et  se  firent  joannites  pour 
tout  de  bon.  Les  lettres  que  reçut  Jean  Chrysostome 
donnaient  des  détails  sur  ces  conversions  de  hasard, 
produites  par  la  persécution.  Un  fait  si  honorable  pour 
l'espèce  humaine  lui  inspira  même  l'idée  d'un  livre 
qu'il  espérait  faire  parvenir  plus  tard  à  ces  athlètes 
volontaires,  à  ces  hommes  du  monde  devenus  saints 
par  la  vertu  de  l'indignation,  et  qu'il  ne  craint  pas 
d'appeler  des  martyrs.  «  On  ne  saurait,  dit-il  à  ce  pro- 
pos, refuser  le  titre  de  martyrs  à  des  hommes  qui  non- 
seulement  ne  cèdent  pas  aux  injures,  aux  outrages,  aux 
calomnies,  ce  qui  est  déjà  quelque  chose,  mais  qui 
envisagent  sans  effroi  des  menaces  terribles,  la  puis- 
sance de  l'empereur,  le  regard  d'un  juge  irrité  et  l'as- 
pect des  tortures  ;  à  ceux  en  un  mot  qui  sont  préparés 
à  tout  plutôt  que  d'entrer  dans  la  communion  de  scé- 
lérats entassant  crimes  sur  crimes*.  De  tels  martyrs, 
qui  scellent  de  leurs  tourments  la  discipline  de  l'Église, 
consolent  cette  sainte  mère  des  lâches,  si  nombreux 
qu'ils  soient,  qui  la  renient.  Un  seul  homme  qui  fait  la 


i.  Et  omnia  facere  patique  maluenint  quam  ut  in  consortîuiii 
Tenirent  eorum  qai  scelera  tanta  patraverant  Chr3rs«,  ScawL  cK.  19. 


B.T   L'IMPÉRATRICE  BDDOXIE.  471 

volonté  de  Dieu  vaut  mieux  que  dix  mille  qui  la  tra- 

bissent.  »  Il  ajoute,  comme  un  encouragement  aux 

fidèles,  ces  remarquables  paroles  :  «  Si  Tévêque  n'est 

point  au  milieu  de  son  peuple  pour  le  conduire, 

que  les  brebis  fassent  elles-mêmes  Toffice  de  pasteur. 

Les  timides  qui  en  prennent  prétexte  pour  s'abstenir 

des  réunions  manquent  à  un  devoir  de  foi.  Est-ce  que 

Daniel  et  les  Juifs  captifs  à  Babylone  avaient  besoin 

d'un  autel,  d'un  temple,  d'un  pontife,  pour  observer 

la  loi  de  Dieu?  »  Un  tel  langage,  arrivant  du  désert  de 

Gueuse  dans  les  bois  ou  dans  les  montagnes  de  la 

Tbrace,  dans  les  retraites  cachées  où  se  rassemblaient 

les  joannites,  devait  réchauffer  leurs  cœurs  et  produire 

de  nouveaux  élans  d'enthousiasme  et  de  fidélité. 

Au  milieu  de  ces  nouvelles,  importantes  assuré- 
ment pour  sa  cause,  il  y  en  avait  une  qui  Tétait  au 
plus  haut  degré,  car  elle  répondait  à  la  seule  espé- 
rance de  justice  qui  lui  restât  :  on  l'informait  que  la 
convocation  du  concile  œcuménique  était  enfin  décidée 
en  Occident,  qu'une  députation  allait  être  envoyée, 
dans  cette  vue,  par  l'empereur  Honorius  et  les  Églises 
d'Italie  à  l'empereur  Arcadius  à  Gonstantinople,  et  que 
la  ville  de  Thessalonique  était  proposée  pour  siège  du 
futur  concile.  On  allait  jusqu'à  désigner  les  évéques 
occidentaux  et  les  prêtres  de  Rome  qui  composeraient 
la  légation,  et,  suivant  les  mêmes  informations,  leur 
départ  devait  être  très-prochain.  Ce  fut  une  grande 
nouvelle  pour  Ghrysostome,  qui  n'entendait  guère 
plus  parler  depuis  son  départ  pour  l'exil  de  ce  qui  se 
passait  à  son  sujet,  soit  à  Rome,  soit  dans  le  reste  de 
rOccident.  Il  sentit  qu'il  n'y  avait  pas  un  moment  à 


47«  IRAN    CHRYSOSTOME 

perdre  pour  disposer  ses  amis  de  Gonstantinople  à 
bien  recevoir  les  légats  occidentaux,  à  les  prémanir 
contre  les  pièges  des  schismatiques,  à  les  éclairer  en 
tout  point  sur  la  situation  réelle  de  TÉglise;  mais  ce 
n'était  pas  assez  que  de  préparer  les  choses  à  Constan- 
tinople,   il  fallait  tout  disposer  à  Thessalonique,  en 
Macédoine,  en  Achaîe  même,  pour  qu'on  ne  Tint  pas 
circonvenir  les  légats  et  les  entraîner  dans  une  fausse 
voie.  Il  se  hâta  d'écrire  à  l'évêque  Anysius,  de  Thessa- 
lonique, et  à  tous  les  évoques  de  Macédoine,  au  nombre 
de  dix,  puis  à  l'archevêque  de  Gorinthe,  métropolitain 
de  TAchaîe.  Dans  sa  lettre  à  Anysius,  brève  et  pleine  de 
réserve  et  de  dignité,  il  parle  à  peine  de  lui-même, 
mais  il  le  remercie  du  ferme  courage  qu'il  a  déployé 
dans  la  circonstance,  et  lui  demande  la  continuation 
de  ses  bons  offices.  «  Persévérez,  lui  dit-il,  très-honorë 
seigneur,  à  faire  tout  ce  que  vous  croirez  utile  au  ser- 
vice de  Dieu  ;  vous  appréciez  assez  la  grandeur  de  la 
cause  pour  laquelle  vous  avez  entrepris  cette  belle 
lutte,  et  les  couronnes  que  le  Seigneur  miséricordieux 
réserve  à  ceux  qui  travaillent  au  rétablissement  de  la 
paix  universelle  ^  »  Aux  autres  évéquesde  Macédoine, 
qu'il  qualifie  d'orthodoxes  parce  qu'ils  persistaient 
dans  sa  communion ,    il  adresse  des  remerclments 
pareils,  en  leur  disant  que  leur  zèle  à  soutenir  l'Église 
apportera  dans  le  désert  où  il  réside  la  plus  chère  des 
consolations.  Il  rappelle  à  l'évêque  de  Gorinthe  qu'ils 
se  sont  connus  autrefois  et  ont  entretenu  des  rapports 


1.  Scis  enim  quant»  pro  laboribus  public»  pacis  causa   subitis 
coron»  tibi  a  benigno  Deo  recondantur.  Ghrys.,  Ep,  163  ad  Anys. 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  473 

d'affection  qu'il  serait  heureux  de  pouvoir  renouer, 
s'il  n'avait  pas  été  jeté  par  tant  d'orages  aux  extré- 
mités de  l'univers. 

Il  fallait  maintenant  trouver  un  messager  coura- 
geux et  intelligent  qui  non-seulement  portât  les 
lettres,  mais  ajoutât  tous  les  développements  oraux 
dont  elles  pourraient  avoir  besoin,  un  homme  d'une 
fermeté  éprouvée  qui  ne  se  laisserait  ni  intimider  ni 
tromper,  et  il  fit  choix  du  prêtre  Évéthius,  qui  vivait 
près  de  lui  depuis  son  départ  de  Gésarée.  C'était  un 
compagnon  bien  indispensable  à  l'exilé,  mais  la 
cause  était  trop  grave  pour  qu'il  hésitât  à  se  séparer  de 
lui,  du  moins  pour  un  temps,  car  Évéthius,  après  avoir 
remis  les  lettres ,  devait  rapporter  les  réponses  et  lui 
rendre  compte  de  ce  qu'il  aurait  appris  et  observé. 
Celui-ci  accepta  sur-le-champ  cette  commission  péril- 
leuse et  partit. 

Comme  le  Péloponèse  et  l'Épire,  où  se  dirigeait 
Évéthius,  sont  â  la  porte  de  l'Italie  septentrionale, 
Chrysostome  lui  remit  en  outre  deux  lettres  de  remer- 
ctments,  Tune  pour  Vénérius  de  Milan,  l'autre  pour 
Chromatius  d'Aquilée;  Évéthius  devait  les  leur  faire 
passer  par  quelque  occasion  qu'il  ne  manquerait  pas 
de  rencontrer  sur  les  lieux.  Quant  à  l'évêque  de 
Rome,  Innocent,  Chrysostome  jugea  plus  convenable, 
eu  égard  à  la  dignité  de  cet  évêque,  le  premier  de  la 
chrétienté,  et  au  zèle  si  particulier  qu'il  avait  montré 
pour  sa  cause,  de  lui  adresser  directement  une  dépêche 
en  Italie.  Il  fit  partir  à  cet  effet  deux  clercs,  amenés  à 
Gueuse  par  on  ne  sait  quelle  circonstance,  le  prêtre 
Jean  et  le  diacre  Paul.  L'importance  et  le  caractère 


474  JEAN    CHRTSOSTOME 

original  de  cette  dernière  lettre  exigent  qae  nous  en 
donnions  ici  un  extrait  de  quelque  étendue. 

«  Au  seigneur  Innocent,  évéque  de  Rome,  Jean,  en 
notre  Sauveur,  salut  : 

«  Si  notre  corps  n'occupe  qu'un  point  dans  l'es- 
pace, notre  cœur  peut  parcourir  tout  l'univers  sur  les 
ailes  de  la  charité  *  :  c'est  ce  qui  fait  que,  séparé  de 
vous  comme  nous  le  sommes  par  une  immensité  de 
chemin,  nous  ne  sommes  pourtant  point  absent  des 
lieux  qu'habite  Votre  Piété  ;  chaque  jour  nous  conduit 
en  sa  présence;  chaque  jour,  par  les  yeux  de  la  cha- 
rité, nous  contemplons  et  votre  force  et  votre  sincère 
affection,  et  votre  constance  immuable  et  cette  grande, 
perpétuelle  et  inépuisable  consolation  que  vous  ne 
cessez  de  verser  sur  nous.  Plus  en  effet  les  flots  s'élè- 
vent, plus  les  écueils  cachés  se  mulliplient,  plus  les 
vents  se  déchaînent,  plus  votre  vigilance  augmente-. 
Ni  la  longueur  de  l'espace,  ni  l'intervalle  du  temps,  ni 
les  complications  incessantes  des  événements  ne  vous 
peuvent  lasser,  pareil  aux  bons  pilotes  qui  ne  sont 
jamais  plus  en  éveil  que  lorsque  le  naufrage  est  mena- 
çant. Voilà  ce  qui  me  comble  de  gratitude  et  me  fait 
désirer  de  vous  écrire  souvent,  comme  un  grand  sou- 
lagement à  mes  souffrances;  mais  aussi,  par  malheur, 
voilà  ce  que  me  refuse  l'isolement  de  ce  désert,  où  ne 
peuvent  parvenir  qu'à  grand'peine,  nous  ne  dirons  pas 

1.  Corpus  quidem  nostrum  uno  tantum  loco  tenetnr;  caritatis  antem 
ala  in  universo  orbe  circumvolitat.  Chrys.,  £i>.  2  ad  Innoc, 

2.  Quanto  enim  fluctus  extoUuntur  sublimins  et  plures  latent 
scopnli  vehementioresque  sunt  tempestates,  tanto  magis  vigilantia 
vestra  augetur.  Chrys.,  ibid. 


j 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  475 

les  étrangers  venus  de  loin,  mais  les  voisins  qui  vivent 
à  nos  portes  ^  Le  lieu  où  nous  résidons  est  situé  aux 
extrémités  du  monde,  et  de  plus  les  brigands  l'as- 
siègent en  quelque  sorte  et  en  tiennent  les  routes. 
Excusez  donc,  je  vous  en  supplie,  notre  long  silence, 
qui  ne  vient  assurément  ni  de  négligence  ni  d'oubli, 
et  daignez  y  trouver  plutôt  une  raison  de  nous  plaindre 
que  de  nous  accuser. 

ce  Ce  qui  serait  au  besoin  une  justification  pour 
nous,  ce  serait  l'envoi  que  nous  vous  faisons,  après  un 
si  long  temps,  de  nos  cbers  et  vénérables  frères  le 
prêtre  Jean  et  le  diacre  Paul,  que  le  hasard  a  mis  sous 
notre  main,  et  qui  nous  donnent  l'occasion  de  vous 
écrire  cette  lettre,  car  nous  avions  besoin  de  vous 
exprimer  combien  notre  cœur  est  plein  de  vos  bontés, 
qui  dépassent  pour  nous  celles  d'un  père.  Oui,  Votre 
Piété)  a  fait  tout  ce  qu'il  était  possible  de  faire,  il  n'a 
pas  dépendu,  d'elle  que  les  choses  ne  reprissent  leur 
ancien  état,  et  qu'une  vraie  et  sincère  paix  ne  rentrât 
dans  des  églises  où  régnent  insolemment  le  mépris  de 
la  justice  et  la  violation  des  constitutions  de  nos  pères; 
mais,  comme  rien  de  ce  que  vous  vouliez  n'a  pu  s'ac- 
complir et  que  les  coupables  accumulent  ruines  sur 
ruines,  sans  entrer  dans  le  détail  de  leurs  actes,  qui 
dépasserait  non- seulement  les  bornes  d'une  lettre, 
mais  presque  celles  d'une  histoire,  je  me  contenterai 
du  nouvel  appel  que  j'ose  faire  à  voire  vigilance.  Bien 
que  les  funestes  auteurs  de  nos  troubles  soient  atteints 

i.  Verum  quia  nobis  hoc  denegat  solitudo  ejus  loci,  neque  facile 
ad  no«  pervenire  valent,  non  modo  qui  istuc  pergunt,  sed  nec  ii  qui 
in  yicino  habitant.  Chrys.,  Ep,  2  ad  fnnoc. 


476  JEAN    CHRTSOSTOME 

d'une  maladie  incurable  et  incapables  même  de  repen- 
tir, ne  retirez  pas  vos  remèdes  salutaires,  ne  cédez 
point  au  mal...  Ce  que  vous  avez  entrepris,  c'est  une 
lutte  pour  le  monde  entier,  pour  les  Églises  abattaes 
et  gisantes,  pour  les  peuples  dispersés,  pour  le  clergé 
en  butte  à  mille  tourments,  pour  les  évéques  exilés  '... 
((  Quant  à  nous,  voici  la  troisième  année  que  oous 
sommes  relégué  aux  confins  de  la  barbarie,  voué  à 
la  faim,  à  la  peste,  à  la  guerre,  à  des  sièges  conti- 
nuels, à  une  solitude  incroyable,  à  une  mort  de  tous 
les  jours,  sous  le  glaive  des  Isaures,  et  au  milieu  de 
tout  cela  c'est  notre  confiance  en  vous  qui  nous  sou- 
tient*. Oui,  votre  sincère  et  active  charité  est  le  rem- 
part qui  nous  garantit  de  nos  ennemis,  le  port  qui 
nous  abrite  contre  la  rage  des  flots,  un  inépuisable 
trésor  de  biens  au  milieu  de  tant  de  maux  qui  nous 
affligent.  Cette  pensée  embellit  pour  nous  le  lieu  dé- 
solé d'ob  nous  vous  écrivons  ;  que  si  nous  devions  être 
arraché  d'ici,  nous  en  emporterions  avec  nous  le  sou- 
venir comme  une  consolation  contre  des  tribulations 
nouvelles^.  » 

Après  avoir  remis  cette  dépêche  aux  mains  de  ses 
deux  fidèles,  il  y  ajouta  des  lettres  de  recommanda- 

i.  Certamen  enim  illud  ferme  pro  toto  orbe  est,  pro  ecclesiis 
dijectis  atque  prostratis,  pro  populis  dispersis,  pro  clero  diTezato. 
pro  episcopis  exsalibus.  Chrys.,  Ep.  2  ad  Innoc, 

2.  Nam  et  nos  tertium  annam  in  exsilio  versantes  in  famé,  peste, 
bello,  continuis  obsidionibus,  solitudine  incredibili,  quotidiana  morte 
et  Isauricis  gladiis  non  mediocriter  consolantur  stabilîs  et  constans 
yester  affectus  ac  flducia.  Id.,  ibid. 

3.  Et  si  in  desolatiorem  quam  sit  iste  locum  iterum  abigemur,  non 
parum  hinc  habentes  nostrarum  afflictionum  consolationem  abimus. 
Id.,  ibid. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  477 

tion  pour  trois  nobles  matrones  romaines,  Proba  Fui- 
tonia,  de  l'illustre  race  des  Anicii,  Juliana,  sa  belle- 
fille,  et  une  dame  nommée  Italica,  à  qui  il  adressa 
particulièrement  ce  charmant  billet  : 

ti  Dans  Tordre  des  choses  du  monde  comme  dans 
celui  de  la  nature,  chaque  sexe  a  sa  destination  parti- 
culière et  sa  sphère  d'action  distincte  :  à  la  femme  les 
occupations  domestiques,  à  Thomme  les  affaires  du 
dehors,  l'administration  de  la  cité  et  les  disputes  de 
l'agora  *  ;  mais  dans  les  labeurs  qui  ont  Dieu  pour 
objet,  dans  les  combats  de  l'Église,  la  distinction  s'ef- 
face, il  arrive  même  souvent  que  la  femme  l'emporte 
sur  l'homme  en  vaillance  dans  la  lutte,  en  sainte  opi- 
niâtreté  dans  les  fatigues.  C'est  ce  que  nous  apprend 
saint  Paul  dans  l'épître  écrite  à  votre  patrie,  lorsqu'il 
comble  de  louanges  un  certain  nombre  de  femmes, 
témoignant  qu'elles  n'ont  pas  peu  concouru  à  la  con- 
version des  hommes.  Vous  me  demanderez  pourquoi 
ce  langage?  C'est  afin  que  vous  ne  considériez  pas 
comme  étrangers  à  votre  sexe  le  zèle  et  les  travaux  qui 
tendent  au  bien  des  ûdèles,  mais  que  vous  fassiez  au 
contraire  tous  vos  efforts  pour  calmer,  soit  par  votre 
influence,  soit  par  celle  des  personnes  dont  vous  dis- 
posez, la  tourmente  générale  qui  désole  les  Églises 
d'Orient*.  Voilà  l'occupation,  voilà  le  soin  diligent  que 


1.  In  externis  negotiis  ut  natura,  ita  etiam  actione  atque  adminis- 
tratione  distincti  sunt  hi  sexus,  nimirum  vir  et  multer.  Sic  enim 
moribus  comparatum  est  ut  mulier  domi  se  teneat,  vir  autem  publica 
et  forensia  negotia  suscipiat.  Ciirys.,  Ep,  170. 

2.  Verum  per  yos  ipsos  et  per  alios  quorum  opcra  uti  Ucebit,  ad 
sedandam   communem   tempestatem   ac   perturbationem,   in    quam 


478  JEAN    CURYSOSTOME 

je  réclame  de  tous  ;  car,  plus  atroce  est  la  temple, 
plus  précieuse  sera  la  récompense,  quand  tous 
contribué  ft  rétablir  le  calme.  » 


II. 


Si  la  condamnation  de  Tarchevêque  de  Gonstanti- 
nople  par  deux  conciles  et  son  appel  à  l'Église  occiden- 
tale avaient  ému  profondément  cette  Église,  ce  fut 
bien  pis  lorsqu'on  y  apprit  son  expulsion  Tiolente 
nonobstant  l'appel,  son  exil,  l'embrasement  de  Sainte- 
Sophie   et  la  procédure  criminelle   intentée  contre 
lui.  La   relation   calomnieuse  envoyée  à  Rome  par 
Acacius  et  signée  de  cet  évéque  et  de  ses  amis,  relation 
où  Gbrysostome   était  signalé  expressément  comme 
l'auteur  de  l'incendie,  jeta  d'abord  le  pape  Innocent 
dans  une  grande  perplexité  :  c'étaient  des  évéques  qui 
écrivaient,  des  évéques  qui  se  portaient  garants  du 
fait,  et  l' évéque  de  Rome,  toujours  prudent,  crut  devoir 
attendre  de  nouveaux  éclaircissements  avant  de  pous- 
ser plus  avant  son  projet  de  concile  œcuménique.  Les 
éclaircissements  affluèrent  de  toutes  parts.  Il  y  eut  en" 
premier  lieu  une  lettre  du  métropolitain  de  Thessalo- 
nique,  attestant,  de  concert  avec  tous  les  évéques  de 
Macédoine  et  d'Achaïe,  l'innocence  de  l'inculpé;  ce 
fut  ensuite  une  masse  d'émigrants  laïques  ou  ecclésias- 
tiques de  tout  ordre  arrivant  de  la  métropole  orientale 

Orientis  ecclesie  inciderunt,  eam  quamconveoit  curam  ac  diligentiam 
adhibeatis.  Chrys.,  Ep,  170. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  479 

les  mains  pleines  de  lettres  ou  de  documents  d*une 
authenticité  incontestable.    Palladius  d'HellénopoIis, 
échappé  aux  inquisiteurs  schismatiques,  ût  connaître 
le  décret  impérial  ordonnant  la  confiscation  des  mai- 
sons dans  lesquelles  serait  trouvé  un  évéque  ou  un  clerc 
joannite*.  Le  prêtre  Germain  et  le  diacre  Gassien,  les 
mômes  qui,  au  lendemain  de  la  destruction  de  Sainte- 
Sophie,  avaient  requis  des  magistrats  l'inventaire  des 
objets  trouvés  dans  la  petite  sacristie  de  Ghrysostome, 
meubles,  v«nses  sacrés,  ornements  précieux,  montrèrent 
la  copie  certifiée  de  cette  pièce,  d'où  résultait  manifes- 
tement rimposture  de  ceux  qui  imputaient  à  Farche- 
vôque  le  vol  du  trésor  ecclésiastique,  ainsi  que  la  cou- 
pable légèreté  du  synode  qui  avait  admis  l'accusation. 
Une  letlre  des  clercs  métropolitains  restés  fidèles,  où 
le  tableau  des  afflictions  de  leur  Église  et  des  autres 
Églises  d'Orient  était  tracé   avec  énergie,    attendrit 
Innocent  jusqu'aux  larmes;  il  la  relut  plusieurs  fois  et 
pleura.  Dans  cette  lettre,  le  voile  était  levé  sur  Théo- 
phile, désigné  nominativement  comme  l'âme  de  tous 
les  désordres  et  le  machinateur  de  toutes  les  infamies, 
de  concert  avecSévérien  et  Acacius.  Ce  ne  fut  pas  tout, 
et  l'indignation  des  Romains   n'eut  plus  de  bornes 
lorsqu'on  connut  le  procès  d'Olympias,  de  Pentadia  et 
des  autres  diaconesses,  et  qu'on  eut  en  main  leur 
interrogatoire  par  le  préfet  de  la  ville,  pièce  officielle 
dont  s'étaient  munis  deux  émigrés  de  Gonstantinople, 

1.  Elapso  mense  accurrit  Palladius,  episcopus  Hellenopolis...  osten- 
dens  Edicti  exemplum,  quod  sic  habet...  Quicumque  occultaverit  epi- 
scopum  aut  clericum  aut  omniDO  exceperit  ia  domum  suam  aliquem 
qui  communicet  Joanni,  domus  ejus  publicetur.  Pallad.,  diaL,  p.  11. 


480  JEAN    CHRYSOSTOME 

Domitien,  économe  de  l'église  métropolitaine,  et 
Vallagas  de  Nisibe^  Bientôt  ce  furent  les  persécutés 
eux-mêmes  que  Ton  vit  apparaître  :  des  Tierges,  des 
moines  torturés,  qui  allaient  étalant,  de  maison  en 
maison,  les  marques  du  chevalet  ou  les  cicatrices  de 
leurs  blessures  '.  C'était  à  qui  accourrait  pour  les  voir, 
à  qui  les  accueillerait,  surtout  dans  les  palais  patriciens 
où  se  professait  la  foi  chrétienne.  Palladius  reçut 
l'hospitalité  chez  deux  riches  .Romains,  Pinianus  et  la 
jeune  Hélanie,  célèbres  dans  l'histoire  par  la  double 
amitié  de  Jérôme  et  d'Augustin.  On  cite  Juliana,  mère 
de  la  vierge  Démétriade,  comme  ayant  logé,  alimenté, 
vêtu  pendant  plusieurs  mois  toute  une  peuplade 
d'émigrants. 

Dès  lors  les  doutes  étaient  levés,  et  la  nécessité  d'un 
concile  œcuménique  démontrée  ;  c'était  évidemment 
le  seul  remède  au  mal  qui,  de  proche  en  proche,  enva- 
hissait tout  l'Orient.  Le  premier  acte  d'Innocent  fut  de 
renier  la  communion  de  l'évêque  schismatique  de  Ck>n- 
stantinople  et  celle  des  autres  intrus  de  l'Asie  en  ne 
répondant  point  aux  lettres  par  lesquelles  ils  lui  signi- 
fiaient leur  épiscopat;  son  second  acte  fut  de  se  con- 
certer avec  l'empereur  Honorius  touchant  les  prélimi- 
naires du  concile.  L*empereur  était  alors  de  retour  à 
Ravenne,  et  le  pape,  qui  résidait  à  Rome,  lui  députa 
quelques-uns  de  ses  prêtres  pour  lui  expliquer  les 
mesures  qu'il  serait  bon  d'adopter.  Honorius,  comme 
on  l'a  vu  dans  les  récils  précédents,  s'était,  dès  le  prin- 

1.  Paliad.,  dial.,  p.  11  et  12. 

2.  Ostendebantsulcata  latera  in  eculeo  et  in  tergo  Yerberum  notas. 
Paliad.,  ibid.,  p.  12. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  481 

cîpe,  montré  favorable  au  projet  d'Innocent  ;  puis  il 
avait  espéré  trancher  lui-môme  les  difficultés  et  réta- 
blir la  paix  sans  concile,  par  une  correspondance,  de 
frère  à  frère,  comptant  obtenir  d'Arcadius,  par  sa  seule 
influence,  le  rappel  de  Ghrysostome  et  le  rétablissement 
des  clergés  orthodoxes  de  FOrient.  Il  eût  peut-être 
réussi,  car,  des  deux  enfants  stupides  qui  régissaient 
alors  l'empire  romain,  le  chef  du  domaine  occidental 
était  incomparablement  supérieur  à  son  collègue  ;  mais 
Honorius,  qui  ne  perdait  aucune  occasion  de  dire  son 
avis  sur  l'impératrice  Eudoxie,  ne  la  ménagea  point 
dans  la  circonstance,  attaquant  sa  folle  vanité,  sur 
laquelle  il  faisait  peser  la  responsabilité  de  tous  les 
désordres.  Arcadius  fit  cette  fois  comme  il  faisait  tou- 
jours :  il  prit  fait  et  cause  pour  sa  femme  et  laissa  la 
lettre  de  son  frère  sans  réponse.  Le  frère,  humilié, 
revenant  au  projet  du  pape  Innocent,  pensa  qu'il  valait 
mieux  traiter  gravement  cette  grave  affaire  par  des 
négociations  solennelles  de  prince  à  prince  et  d'État  à 
État,  et  non  plus  par  des  lettres  intimes  semées  d'épi- 
grammes  contre  une  femme.  Cependant,  afin  de 
mettre  dans  ses  résolutions  plus  de  maturité  encore, 
il  voulut  qu'une  assemblée  des  évéques  d'Italie  fixât 
par  avance  l'objet  et  les  conditions  du  futur  concile 
dans  une  sorte  de  programme  qui  serait  soumis  au 
gouvernement  oriental.  Il  voulut  aussi  que  l'évêque  de 
Rome  ne  fût  pas  le  seul  à  écrire  soit  à  l'empereur 
d'Orient,  soit  à  l'Église  de  Conslantinople,  et  que 
d'autres  évéques  occidentaux  joignissent  leurs  lettres 
aux  siennes,  afin  peut-être  de  montrer  à  l'Orient  que 
l'Église  occidentale,  représentée  par  ses  plus  illustres 

31 


48Î  JEAN    CHRYSOSTOME 

évêques,  marchait  avec  lui  dans  cette  affaire,  où  il  oe 
fallait  pas  chercher  un  effet  de  la  rivalité  des  Églis» 
de  Rome  et  de  Goostautinople. 

Les  éyêques  d'Italie,  conformément  aux  rœux  du 
prince,  se  réunirent  pour  dresser  un  programme  do 
futur  concile  œcuménique  et  fixèrent  les  points  sui- 
vants : 

l*"  Le  concile  serait  tenu  à  Thessalonique,  ville  mixte, 
pour  ainsi  dire,  entre  les  deux  empires,  puisque,  appar- 
tenant au  domaine  politique  oriental,  elle  restait, 
comme  toute  la  Grèce  européenne,  dans  la  communioD 
religieuse  occidentale.  Sa  situation  géographique  offrait 
en  outre  de  grandes  commodités  pour  la  réunion  des 
évéques  de  Tune  et  de  l'autre  moitié  du  monde 
romaine 

2»  Il  serait  admis  en  principe  que  tout  ce  qui  s'était 
passé  depuis  la  réunion  du  synode  du  Chêne  était  nul 
et  de  nulle  conséquence,  qu'ainsi  Jean  Ghrysostome 
n'avait  point  cessé  d'être  le  légitime  archevêque  de 
Constantinople,  —  qu'il  devait,  à  ce  titre,  être  rendu  à 
son  église  et  tenu  de  comparaître  eu  sa  qualité,  pour 
qu'on  n'edt  pas  une  troisième  fois  à  prononcer  un 
jugement  par  défaut*. 

3»  L'archevêque  Jean  comparaissant  comme  accusé, 

1 .  Qui  quidem  episcopi  Italise  congregati  orant  imperalorem,  scribat 
fratri  suo  et  consorti  imperii  Arcadio  ut  jubeat  Thessaloiice  s} no- 
dam  fleri;  quo  facilius  utraque  pars  orientis  et  occidentis  in  unuzn 
accurrere  possit.  Pallad.,  diaL,  p.  12. 

2.  Commonitorium  autem  coatinebat,  Joannem  Judicium  ingredi 
Don  debere,  nisiipsi  prius  restituta  fuissct  et  ecclesia,  et  communio; 
ut  Bublata  causa  detrectandi  judicii,  sua  sponte  coDfessnm  iniret. 
Id.,  p.  13. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  483 

le  patriarche  d'Alexandrie,  Théophile,  son  principal 
accusateur,  serait  sommé  de  comparaître  également, 
de  manière  à  rendre  les  débats  contradictoires. 

Telles  étaient  les  bases  posées  par  le  programme. 
Quoique  l'histoire  n'en  dise  rien,  il  devait  reproduire 
aussi  ravis  déjà  exprimé  parle  pape  Innocent,  à  savoir 
que  les  évoques  des  deux  synodes  précédents  qui  se 
seraient  trop  compromis  pour  ou  contre  Tarchevêque 
par  leurs  discours  et  leurs  actes  ne  seraient  point 
admis  à  siéger  au  futur  concile,  aûn  que  la  nouvelle 
assemblée  restât  exempte,  autant  que  possible,  des 
anciennes  passions  et  des  partis  arrêtés  à  l'avance. 

Le  programme  ainsi  rédigé  de  concert  entre 
l'Église  d'Italie  et  l'empereur  d'Occident,  on  procéda 
ensuite  à  la  composition  d'une  ambassade  qui  le  por- 
terait à  l'empereur  d'Orient;  on  désigna  pour  en  faire 
partie  cinq  évoques  distingués  par  leur  mérite  person- 
nel :  Émilius  de  Bénévent,  Gythégius ,  dont  le  siège 
n'est  point  marqué,  Gaudentius  de  Brixia,  Marianus, 
évêque  d'une  des  provinces  d'Apulie,  et  un  cinquième 
que  l'histoire  ne  nomme  pas.  Le  pape  Innocent  voulut 
y  adjoindre  deux  prêtres  de  l'Église  romaine,  Valenti- 
nien  et  Boniface,  le  même  probablement  qui  succéda 
plus  tard  au  pape  Zosime,  et  il  les  fit  accompagner  par 
un  diacre.  On  jugea  convenable  en  outre  de  laisser 
partir  avec  l'ambassade  quelques-uns  des  évêques 
orientaux  réfugiés  à  Rome,  afin  d'éclairer  les  députés 
occidentaux  sur  les  hommes  et  sur  les  choses  de 
r Orient,  et  de  faciliter  à  ces  malheureux  le  retour 
dans  leur  patrie.  Les  lettres  officielles  dont  l'ambassade 
fut  chargée  étaient  au  nombre  de  trois,  savoir  :  une 


484  JEAN   CHRYSOSTOME 

de  Tempereur  Honorius  à  son  frère,  une  d'ianocent 
adressée  également  au  prince  du  domaine  orientaU  et 
une  autre  encore  écrite  à  la  requête  d'Honorius  par 
Chromatiusd'Aquilée,  dont  l'autorité  était  considérable 
de  l'autre  côté  de  la  mer.  La  lettre  du  prince  cootenait 
ces  mots  : 

«  J'avais  déjà  écrit  deux  fois  à  Ta  Mansuétude,  pour 
qu'elle  voulût  bien  corriger  et  amender  les  choses  qui 
ont  été  faites  par  complot  contre  Jean  de  Gonstanti- 
nople,  choses  dont  le  redressement  n'a  point  été  opéré. 
Plein  de  sollicitude  pour  la  paix  ecclésiastique  qui  con- 
court si  merveilleusement  à  la  tranquillité  de  notre 
empire,  je  t'écris  pour  la  troisième  fois,  par  l'inter- 
médiaire de  ces  évéques  et  de  ces  prêtres,  aûn  que  tu 
daignes  ordonner  la  réunion  des  évéques  d'Orient 
en  une  assemblée  générale  à  Thessalooique*.  Nos 
évéques  d'Occident  en  effet,  élisant  parmi  eux  des 
hommes  très-fermes  contre  le  mal  et  le  mensonge, 
envoient  vers  toi,  pour  obtenir  de  Ta  Mansuétude 
l'octroi  de  cette  réunion,  cinq  évéques,  deux  prêtres 
et  un  {liacre  de  la  grande  Église  romaine. 

«  Daigne,  je  t'en  prie,  les  recevoir  avec  tous  les 
honneurs  dus  à  leur  caractère,  afin  que,  s'ils  revien- 
nent persuadés  que  l'expulsion  de  Jean  a  été  légitime, 
ils  m'enseignent  à  me  retirerde  sa  communion,  et  que, 
si  au  contraire  ils  se  convainquent  de  la  méchanceté 
des  évéques  d'Orient,  ils  essayent  de  te  détourner  de 

1.  Quss  denuo  scripsi  por  bosce  episcopos  et  presbyteros  multuni 
sollicitas  de  pace  ecclesiastica,  per  quam  et  nostrum  imperium  pacem 
obtinet,  ut  jubere  digneris  orientis  episcopos  Thessalonicœ  convenire. 
Pallad.fdta/.,  p.  12. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXFE.  485 

toute  communication  avec  ces  pervers*.  Dans  Tinten» 
tîon  de  te  démontrer  clairement  quel  est  le  sentiment 
des  Occidentaux  sur  l'évêque  Jean,  je  choisis,  parmi 
de  nombreuses  lettres  qui  m'ont  été  adressées  à  ce 
sujet,  celles  des  évoques  de  Rome  et  d'Aquilée,  pour 
les  annexer  à  cette  dépêche.  Avant  tout,  je  supplie  Ta 
Clémence  de  donner  des  ordres  pour  faire  assister  au 
synode,  même  malgré  lui,  Théophile  d'Alexandrie, 
qu'on  prétend  l'auteur  des  calamités  qui  nous  affligent. 
Puisse,  par  l'emploi  de  ces  moyens,  le  concile  que 
nous  demandons  pourvoir  efficacement  au  rétablisse- 
ment d'une  paix  qui  convient  à  nos  temps'  !  » 

La  première  idée  fut  d'envoyer  l'ambassade  parterre, 
à  travers  les  Alpes  juliennes  et  la  Macédoine,  à  Thessalo- 
nique  d'abord,  pour  y  conférer  avec  l'évêque  Anysius, 
avant  de  pousser  plus  loin  et  de  se  présenter  devant 
l'empereur.  Déjà  même  Honorius  avait  fait  délivrer  aux 
légats  des  brevets  de  la  course  publique,  lorsqu'on  eut 
des  raisons  de  craindre  qu'ils  ne  fussent  inquiétés  dans 
leur  marche  et  peut-être  emprisonnés  à  leur  passage 
par  les  magistrats  orientaux.  Cette  crainte  fit  renoncer 
au  voyage  par  terre.  On.  nolisa  un  navire  pour  gagner 
Thessalonique  et  Constantinople  par  mer,  puis  il  fal- 


1.  Quos  yelira  omni  honore  digneris,  ut  si  persuasi  fuerint  quod 
jure  eipuUus  sit  Joaanes,  doceant  me  ab  ejus  communione  recedere  ; 
aut  si  coarguerint  sponte  malignos  esse  oneotis  episcopos,  ab  eorum 
te  communione  avortant.  Pallad.,  dial,,  p.  12. 

2.  Porro  hoc  ante  omnia  obsecro  Glementiam  tuam,  Theophilum, 
Alexandrie  episcopum,  etiam  nolentem  sistere  jubeas,  qui  omnium 
malorum  maxime  auctor  esse  dicitur;  ut  episcoporum  qui  adfuerint 
synodos  minime  impedita  convenientem  temporibus  nostris  pacem 
sanciat.  Id.,  ibid. 


486  JEAN    CHRYSOSTOME 

lut  attendre  la  saison  favorable  à  la  navigation  dans 
ces  parages  difficiles,  ce  qui  fit  perdre  à  Texpédî- 
tion  un  temps  précieux.  L'ambassade  partit  enfin  vers 
la  fin  de  mars  ou  le  commencement  d'avril  de  l'année 
406,  avant  qu'on  sût,  en  Italie,  la  mort  du  patriarche 
intrus  Arsace  et  son  remplacement  par  Attîcus.  Le 
navire,  suivant  ces  instructions,  descendit  l'Adriatique 
jusqu'au  cap  Ténare,  et,  traversant  les  Gyclades  sans 
encombre,  arriva  dans  les  eaux  de  l'Attique.  Il  avait  à 
bord,  outre  les  évoques  et  les  clercs  composant  la  léga- 
tion occidentale,  quatre  évoques  orientaux  réfugiés  qui 
avaient  obtenu  l'autorisation  de  se  joindre  à  eux: 
c'étaient  Cyriacus,  Démétrius,  Eulysius  et  Palladius 
d'Hellénopolis  V  Comme  l'ambassade  longeait  le  golfe 
d'Athènes,  elle  reçut  la  visite  d'un  tribun  qui  lui 
défendit  d'aller  plus  avant*;  cet  officier  amenait  avec 
lui  deux  autres  navires  petits  et  d'apparence  commune, 
tandis  que  le  vaisseau  des  ambassadeurs  était  digne  de 
sa  destination  et,  suivant  toute  apparence,  décoré  des 
insignes  de  l'empire  d'Occident.  Les  passagers  eurent 
l'ordre  de  descendre  dans  les  deux  esquifs  qu'on  leur 
amenait  en  se  divisant  en  deux  parts'  et  le  navire  impé- 
rial fut  conduit  triomphalement  dans  le  port  d'Athènes 
par  le  tribun  comme  une  prise  de  guerre.  Le  trans- 
bordement fut  fait  en  pleine  mer,  et  avec  tant  de  pré- 

1.  jEmilius,  Beneventi  episcopus,  et  Cythegius,  profecti  sunt  cam 
Cyriaco,  Demetrio,  Palladio  et  Eulysio  episcopis.  Pallad.,  diai,, 
p.  13. 

2.  Cum  prêter  Grœciam  Athenas  navigaremus,  detenti  sumus  ab 
iofesto  quodam  tribuno  militam,  qui  statim  centurîonem  unam  nobis 
adjunxit,  non  sinens  nos  Thessalonicam  accedere.  Pallad.,  ibid. 

3.  Conjectos  igitur  nos  in  duo  navigia  dimisit.  Id.,  ibid. 


ET  L'IMPÉRATRICE    EDDOXIE.  487 

cipitatioD  qae  Ton  oublia  les  vivres.  L'ambassade, 
livrée  à  la  conduite  de  quelques  soldats  du  tribun,  cin- 
gla directement  vers  Gonstantinople,  où  elle  parvint 
en  trois  jours;  mais  pendant  ces  trois  jours  les  légats  et 
leurs  compagnons  souffrirent  cruellement  de  la  faim  ^ 
Il  était  midi  lorsqu'ils  arrivèrent  en  vue  de  la  ville 
impériale,  et  après  avoir  subi  la  visite  des  agents  de  la 
douane  ils  allèrent  gagner  un  quai  de  débarquement 
vis-à-vis  du  faubourg  appelé  Victor;  mais  la  même 
aventure  les  y  attendait  qu'au  port  d'Athènes.  Un  ordre 
supérieur  leur  défendit  de  débarquer,  et  lorsqu'ils 
demandèrent  «  d'où  venait  cet  ordre;  qui  se  permettait 
d'arrêter  des  ambassadeurs,  et  ce  que  tout  cela  signi- 
fiait, ))  le  centurion,  pour  toute  réponse,  fit  gagner  le 
large  aux  deux  navires,  et  alla  prendre  terre  sous  les 
murs  du  château  d'Athyras,  à  plusieurs  milles  de  Gon- 
stantinople, du  côté  de  la  Thrace  •. 

L'ordre  supérieur  venait  d'Arcadius  même,  que  les 
ennemis  de  Ghrysostome  avaient  mis  hors  de  lui  en 
répétant  sur  tous  les  tons,  depuis  qu'il  était  question 
de  la  demande  d'un  concile ,  que  cette  demande  et 
l'ambassade  qui  l'apportait  étaient  une  insulte  à  sa 
souveraineté  ^  «  Pourquoi  l'auguste  d'Occident  venait-il 


1.  Ingruente  postea  austro  yehementi  tribus  diebus  mare  et  fréta 
sine  cibo  trajecimus.  Pallad.,  diaL,  p.  13. 

2.  Circa  duodecimam  tertii  diei  horam  appulimas  ante  arbem 
regiam  juxta  suburbana  Victoris.  l)bi  retenti  ab  exactoribas  portaum 
rétro  discessimus  et  conclusi  samus  maritimo  ThraciaB  castello,  Athyra 
dicto.  Id.,  ibid. 

3.  Verum  hi  qui  apud  Constantinopolim  Joanni  infensi  erant, 
quasi  in  contumeliam  orientalis  imperii  h«c  acta  essent,  calumniari 
cceperunt.  Sozom.,  viii,  28. 


4S8  JEAN    GHKYSOSTOME 

se  mêler  des  affaires  d'Orient  qui  ne  le  regardaient  pas, 
tandis  que  l'auguste  d'Orient  respectait  avec  scrupule 
les  prérogatives  de  son  frère  en  Occident  ?  Honorius, 
par  un  pareil  acte,  manquait  à  ses  devoirs  de  col- 
lègue, et  les  évoques  orientaux  qui,  pour  leurs  diffé- 
rends personnels,  cherchaient  à  brouiller  ensemble  les 
deux  frères  et  les  deux  États,  n'étaient  que  des  conspi. 
rateurs  et  des  traîtres.  »  Ces  propos  avaient  monté  la 
tête  d'Arcadius,  qui  lui-même  le  premier,  par  la  vio- 
lation la  plus  flagrante  du  droit  des  gens,  marchait  à 
cette  rupture  dont  on  attribuait  l'idée  à  son  frère. 

Le  château  fort  d'Athyras  était  en  même  temps  une 
prison  pour  les  criminels  d'État.  On  y  enferma  les 
ambassadeurs  et  leurs  compagnons  en  les  séparant  en 
deux  bandes  :  les  légats,  les  prêtres  et  les  diacres 
romains  furent  confondus  pêle-mêle  dans  une  salle 
unique,  tandis  que  les  réfugiés  orientaux,  colloques 
isolément  dans  d'étroites  cellules,  restaient  sans  com- 
munications entre  eux,  et  même  sans  serviteurs  pour 
leurs  besoins  ^  Un  mot  de  l'histoire  de  ces  faits  semble 
même  indiquer  qu'on  les  avait  mis  aux  fers.  Les 
uns  et  les  autres  se  demandaient  à  quel  sort  on  les 
réservait,  quand  les  ambassadeurs  virent  entrer  dans 
leur  prison  un  des  secrétaires  du  palais  impérial,  ce 
niême  Patricius  qui  avait  annoncé  à  Ghrysostome  sa 
condamnation  à  l'exil.  Il  était  accompagné  de  plu- 
sieurs fonctionnaires  civils  et  officiers  de  l'armée.  Sur 
la  déclaration  qu'ils  étaient  porteurs   de  lettres  de 

1.  Romani  quidem  in  una  domuncula,  in  pluribas  vero  qui  cum 
Cyriaco  erant,  illicque  vexati  ;  ita  ut  ne  famulus  quidem  presto  esset, 
qui  mioistraret.  Pallad.,  diaL,  p.  13. 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  489 

l'empereur  Honorius,  Patricius  demanda  qu'on  lui 
remit  ces  pièces.  «  Nous  ne  pouvons,  répondirent-ils 
avec  fermeté,  car  nous  sommes  des  ambassadeurs,  et 
notre  devoir  est  de  remettre  les  lettres  de  notre  prince 
et  de  nos  évoques  en  mains  propres  au  prince  auquel 
elles  sont  adressées*.  »  Patricius  eut  beau  insister  for- 
tement, il  n'obtint  rien  ;  d'autres  revinrent  à  la  charge, 
et  la  réponse  fut  toujours  la  même*.  On  s'arrêtait 
devant  la  noble  fermeté  des  ambassadeurs,  lorsqu'un 
certain  Valérianus  de  Gappadoce,  tribun  d'une  cohorte 
militaire,  se  fit  fort  d'obtenir  à  tout  prix  ces  papiers. 
Un  jour  donc  qu'ayant  renouvelé  la  même  demande, 
il  éprouvait  le  même  refus,  il  se  jeta  sur  l'évêque 
Marianus,  qui  tenait  ployées  dans  son  poing  les  lettres 
destinées  à  l'empereur,  et  ne  les  lui  arracha  qu'en  lui 
rompant  le  pouce'. 

Le  lendemain,  des  affldés  de  la  cour  se  présen- 
tèrent dans  la  prison,  offrant  aux  ambassadeurs  trois 
mille  pièces  d'or,  s'ils  consentaient  à  communiquer 
avec  l'intrus  successeur  de  l'archevêque  Jean  et  à  se 
taire  sur  la  condamnation  de  celui-ci^  Le  piège  était 
habile,  car  il  tendait  à  transformer  en  une  ambassade 

i.  Cum  litteras  petiissent,  non  dedimus  dicentes  :  Qui  fleri  potest 
ut  qui  legati  sumus  litteras  imperatoris  et  episcoporum  ip&i  imperatori 
non  reddamus?  Pallad.,  dicU,,  p.  13. 

2.  Primas  venit  ad  nos  Patricius  notarius,  deiode  quidam  alii. 
Pallad.,  ibid. 

3.  Postremum  venit  quidam  Valérianus  nomioe,  Cappadocia  pnspo- 
situs,  unius  militaris  numeri,  et  rupto  Mariani  episcopi  poUice,  signa- 
tam  imperatoris  epistolam  cum  reliquis  abstulit.  Id.,  ibid. 

4.  Postridie  miserunt  ad  nos  qui  nobis  tria  niillia  numismatum 
dabant,  orantes  ut  persuasi  Attico  commuoicaremus  et  de  Joaonis 
judicio  taceremus.  Id.,  ibid. 


490  JEAN    CHRYSOSTOME 

de  coDgratuiation  pour  l'heureuse  issue  des  querelles 
de  l'Église  d'Orient  une  ambassade  formée  au  conindre 
en  vue  de  réprouver  tout  ce  qui  s'était  fait  et  de 
demander  justice  pour  Ghrysostome.  Ils  repoussèrent 
cette  proposition  avec  horreur.  Ce  fut  pour  eux  une 
occasion  d'apprendre  la  mort  d'Arsace  et  son  rempla- 
cement par  Atticus  sur  le  siège  de  Gonstantinople  ; 
quant  à  ce  que  devenait  Ghrysostome,  ils  n'en  purent 
obtenir  un  mot.  Indignés  des  violences  qu'ils  étaient 
forcés  de  subir  et  ne  voyant  aucun  espoir  de  succès 
pour  leur  mission,  ils  supplièrent  instamment  qu'on 
les  laissât  partir  et  retourner  sains  et  saufs  dans  leurs 
églises  *.  Gomme  la  réponse  à  cette  prière  tardait  plus 
que  de  mesure,  ils  se  demandaient  avec  inquiétude  ce 
qui  adviendrait  d'eux,  et  cette  crainte  les  agitait 
jusque  dans  leur  sommeil.  Un  matin,  le  diacre  Paul, 
attaché  à  l'évéque  Émilius,  homme  doux  et  prudent, 
nous  dit  le  narrateur  contemporain,  se  réveilla  joyeux 
en  s'écriant  qu'il  avait  eu  une  révélation  :  Tapôtie 
Paul,  son  patron,  lui  était  apparu  en  songe  monté  sur 
une  barque  et  lui  avait  répété  ce  verset  d'une  de  ses 
épîtres  :  «  Prenez  garde  à  la  manière  dont  vous  mar- 
chez; n'allez  pas  comme  des  fous,  mais  comme  des 
sages,  car  vous  voyez  que  les  jours  sont  mauvais  '.  »  Ce 
récit  rendit  confiance  aux  prisonnière,  qui  retrou- 
vèrent dans  les  paroles  de  l'apôtre  une  allusion  à  la 


1.  QuibuB  noo  assentientes,  perstitimus  orare  ut  sine  pericalo  ad 
Dostras  ecclesias  rediremus.  Pallad.,  dicU.,  p.  13. 

2.  i£milii  diacooo  Paulo  in  nave  apparuit  beatos  Paalus  apo- 
stolus,  dicens  ipsi  :  «  Videte  quomodo  ambuletis,  non  ut  insipientea, 
sed  ut  sapientes  :  videntes  quod  dies  mali  sunt.  »  Id.,  ibid. 


ET    L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  494. 

prudence  qui  leur  avait  fait  éviter  jusqu'alors  tant  de 
pièges,  et  ils  s'en  remirent  à  la  volonté  de  Dieu. 

Ce  môme  tribun  Valérianus  qui  avait  brisé  le  pouce 
d'un  des  ambassadeurs  vint  leur  apprendre  enfin  qu'ils 
allaient  être  rendus  à  la  liberté,  et,  avec  autant  de 
grossièreté  que  si  on  les  expulsait  d'Athyras,  il  les 
poussa  vers  un  navire  qui  devait  les  recevoir,  ainsi 
qu'une  escorte  de  vingt  soldats,  comme  s'ils  eussent 
été  des  criminels  redoutables  *.  Ce  vaisseau  était  vieux, 
presque  désagrégé,  et  faisait  eau  de  toutes  parts,  de 
sorte  que  les  ambassadeurs  purent  croire  qu'on  vou- 
lait les  faire  périr  en  mer,  et  que  le  bruit  se  répandit 
parmi  le  peuple  que  le  pilote  avait  été  gagné  à  prix 
d'argent*.  A  peine^  en  effet,  avaient-ils  parcouru 
quelques  stades,  qu'ils  se  trouvèrent  en  danger  de  som- 
brer ,  et  furent  obligés  d'aller  relâcher  à  Lampsaque, 
sur  la  côte  de  l'Asie  Mineure.  Là,  ils  durent  changer 
de  navire,  et  probablement  leur  escorte  les  quitta  : 
vingt  jours  après,  ils  abordèrent  à  Hydrunte,  en 
Calabre,  heureux  d'en  être  quittes  à  si  bon  compte  •. 

Si  les  agents  de  l'empereur  d'Orient  traitaient  de 
cette  façon  les  ambassadeurs  de  son  frère,  ils  médi- 
taient des  traitements  encore  plus  durs  pour  les  Orien- 
taux qui  avaient  accompagné  l'ambassade.  La  captivité 

i.  Instaas  igitur  idem  ipse  tribunus  ValerianuB,  conjecit  nos  in 
deterrimam  navera...  cum  viginti  militibus  yariornm  officiorum,  et  sta- 
tim  nos  Athyris  expulit.  Pallad.,  diaL,  p.  14. 

2.  Mercede,  ut  rumor  ait,  nauclero  data  ut  perderet  episcopos  navi- 
gantes. Id.  ibid. 

3.  Cum  navigaremus  stadia  plarima  et  jamjam  peritari  essemus, 
appulimas  Lampsacum  et  inde  mutata  nave  vicesimo  die  applicuimus 
Hydruntem  Calabriœ.  Id.,  ibid. 


.49Î  JEAN    CHRYSOSTOME 

de  ces  malheureux  fut  rendue  plus  impitoyable,  et  ce 
ne  fut  qu'après  des  avanies  sans  nombre  qu'on  se  déci- 
dait à  s'en  débarrasser.  Une  nuit  ils  furent  tirés  clan- 
destinement de  leurs  cellules  et  conduits  vers  le  port 
avec  des  précautions  si  mystérieuses  que  beaucoup  de 
gens  s'imaginèrent  qu'il  s'agissait  de  les  noyer*.  Leur 
martyre  eût  été  trop  court.  Embarqués  sur  un  mau- 
vais esquif,  ils  atteignirent  à  grand'peine  la  côte  de 
l'Asie  Mineure,  d'où  on  les  distribua  entre  des  routes 
différentes,  pour  être  conduits  isolément  aux  extré- 
mités de  l'empire  et  remis  en  prison.  Gyriacus  fut 
envoyé  à  Palmyre,  sur  la  frontière  de  Perse;  Euly- 
sius  au  château  de  Mispbas,  près  des  terres  des  Sarra- 
sins, à  trois  journées  au  delà  de  Bostra  ;  Palladius  à 
Syennes,  sur  les  confins  de  l'Ethiopie  et  des  Blemmyes, 
et  Démétrius  dans  l'oasis  de  Libye,  parmi  les  Ma- 
ziques  *.  On  ne  peut  rien  concevoir  de  plus  barbare 
que  la  manière  dont  les  officiers  du  prétoire  chargés 
de  les  diriger  sur  leurs  résidences  les  traitèrent  en 
chemin  pour  obéir  aux  instructions  de  la  cour.  Après 
les  avoir  dépouillés  de  leur  argent,  qu'ils  se  partagèrent 
entre  eux,  ils  ne  leur  donnaient  pour  montures  que 
des  ânes  ou  des  chevaux  sans  selle,  et  dans  cet  état 
ils  leur  faisaient  faire  double  étape  en  un  jour,  de 
sorte  que  ces  malheureux,  si  violemment  secoués,  ne 
pouvaient  garder  sur  l'estomac  aucune  nourriture  •. 


1.  Fama  valgavit  in  mare  demersos.  Pallad.,  dial.,  p.  77. 

2.  Id.,  ibid. 

3.  Pecunias  penitus  abreptas  inter  se  partit!  sant,  et  ia  macra 
jumenta  eos  injicientes  bidui  iter  uno  die  faciebant  :  multa  nocte  in 
diyersoria  iotroducentes  et  summo  maoe  ante  lucem  reducentes,  ita 


ET   L'[MPÉRATRIC£    EUDOXIE.  493 

Par  un  raffinement  de  cruauté  vraiment  infernal, 
ces  officiers,  transformés  en  bourreaux,  se  complai- 
saient à  promener  de  respectables  évéques  à  travers 
les  villes  d'Orient  dans  des  conditions  révoltantes,  si 
Ton  songe  à  leur  caractère,  et  cela  pour  déshonorer 
la  cause  de  Ghrysostome.  Ainsi  c'étaient  non  pas  des 
maisons  d'ecclésiastiques  qu'on  leur  donnait  pour 
logement,  mais  des  synagogues  de  Juifs  et  de  Sama- 
ritains, oCi  ils  étaient  obligés  de  passer  la  nuit  quand 
on  ne  les  conduisait  pas  dans  des  hôtelleries  publiques, 
repaire  de  filles  de  mauvaise  vie*.  On  vit  des  évéques 
tels  que  ceux  d'Ancyre,  de  Tarse,  d'Antioche,  de 
Césarée  en  Palestine,  non-seulement  leur  fermer  leurs 
portes,  mais  s'opposer  même  à  ce  que  des  laïques 
les  reçussent  chez  eux.  La  rage  de  ces  détestables 
évéques  allait  jusqu'à  exciter  les  gardiens  à  les  mal- 
traiter, et,  soit  par  menaces,  soit  par  présents,  ils  obte- 
naient leur  expulsion  des  villes  '.  Léontius  d'Ancyre  se 
signala  entre  tous  par  l'acharnement  de  sa  persécu- 
tion. 

Telle  fut  l'issue  de  cette  ambassade,  que  les  évéques 
d'Occident,  surtout  celui  de  Rome,  avaient  préparée 
avec  une  si  ardente  et  si  sainte  charité,  dans  le  désir 


ut  ue  miseras  quidem  escas  stomachus  retinere  posset.   Pallad., 
dial,,  p.  78. 

1.  Divertentes  aut  in  stabula  ubi  scortorum  erat  multitude  aut  in 
Samaritaoorum  vel  Judœorum  synagogas,  precipue  Tarsi.  Id.,  ibid. 

2.  Sunt  autem  qui  hœc  pnecipue  fecere  Tarsi  et  Antiochiae  epi- 
scopi...  ante  omoes  autem  episcopus  Ancyre,  et  Ammouins  Pelusii, 
partim  douis,  partim  minis,  deductores  milites  adversus  cos  magis 
exaspérantes,  ut  in  laicis  quidem  eos  excipere  volentibus  id  permitte- 
rent.  Id.,  p.  79. 


494  JEAN    CHRYSOSTOME 

de  justifier  Ghrysostome  ;  le  concile  œcuménique  finit 
avec  elle.  C'était  le  dernier  espoir  des  amis  de  l'exilé, 
la  dernière  ressource  de  leur  cause.  Lui-môme  avait 
partagé  leur  espérance  et  attendait  toujours  que  le 
rayon  de  la  vérité  partit  d'Occident,  car  il  connaissait 
trop  bien  maintenant  l'état  de  TÉglise  d'Orient  pour 
mettre  en  elle  aucune  confiance.  S'il  apprit  le  mau- 
vais succès  des  tentatives  d'Innocent,  Dieu  permit  du 
moins  qu'il  conservât  ses  illusions  jusqu'à  la  mort.  Le 
contre-coup  de  cet  échec  se  fit  sentir  en  Occident 
comme  en  Orient.  Théophile  et  le  triumvirat  triom- 
phaient, et  quiconque  en  Orient  osait  professer  encore 
les  opinions  joannites  ou  entretenir  des  relations  avec 
des  joannites  était  déclaré  conspirateur,  ennemi  de 
l'État  et  criminel  de  lèse-majesté.  L'empereur  Arcadius 
avait  fini  par  partager  cette  opinion  :  aussi  mal  en  pre- 
nait aux  voyageurs  qui,  venant  d'Occident,  se  trou- 
vaient porteurs  de  papiers  concernant  les  affaires 
orientales.  Un  moine  sur  qui  on  surprit  des  lettres 
adressées  à  des  prêtres  de  Gonstantinople  fut  fouetté 
publiquement  par  l'ordre  de  l'archevêque  Atticus; 
puis,  comme  il  refusait  probablement  de  se  recon- 
naître des  complices,  on  le  mit  tout  sanglant  sur  le 
chevalet  et  on  lui  disloqua  les  os.  En  Occident,  un 
grand  découragement  suivit  la  déconvenue.  Rome  et 
l'Italie,  livrées  aux  émotions  de  la  récente  invasion  de 
Radagalse  et  des  nouveaux  débats  avec  Alaric,  avaient 
à  songer  ù  elles-mêmes,  et  l'occasion  était  mauvaise 
pour  tenter  une  guerre  avec  l'Orient  à  propos  d'un 
concile  refusé.  Honorius  dévora  sa  honte  et  se  tint  coi. 
L'Église  d'Occident  elle-même  se  divisa.  Les  évoques 


ET   LIMPÉRATRICB   EUDOXIE.  495 

m 

d'Afrique,  gagaés  par  les  intrigues  de  Théophile,  se 
montrèrent  de  plus  en  plus  tiëdes  pour  la  cause  de 
Ghrysostome,  et  allèrent  jusqu'à  blâmer  Innocent  de 
retrancher  de  sa  communion  le  patriarche  d'Alexan- 
drie, qui  s'était  toujours  montré  orthodoxe  en  doc- 
trine. Augustin,  bien  que  porté  de  cœur  pour  l'arche- 
vêque exilé,  se  joignit  à  ces  remontrances,  ne  voulant 
pas,  disait-il ,  se  séparer  de  ses  frères  et  participer  au 
déchirement  de  l'Église  universelle.  Ainsi  la  perver- 
sité trouvait  des  appuis  jusque  dans  les  plus  grands 
noms  de  Tépiscopat  occidental.  Parmi  les  évéques 
d'Italie,  plus  d'une  défection  eut  lieu,  ou  du  moins 
plus  d'un  zèle  se  refroidit.  En  Gaule,  la  communion 
persista  entre  la  plupart  des  églises  et  le  patriarche 
d'Alexandrie  :  l'évéque  de  Toulouse,  Exupérius,  re- 
nommé dans  le  monde  catholique  pour  son  courage  et 
sa  sainteté,  envoyait  des  aumônes  à  Théophile.  Inno- 
cent seul  fut  inébranlable,  confiant  dans  le  bon  droit 
de  Texilé  et  dans  la  justice  de  Dieu. 


IIL 


Les  derniers  mots  de  la  lettre  au  pape  Innocent  : 
«  si  je  dois  être  arraché  d'ici,  »  contenaient  à  F  insu  de 
Ghrysostome  une  prophétie  qui  ne  tarda  guère  à  s'ac- 
complir. Grâce  aux  précautions  dont  il  connaissait 
maintenant  l'usage,  il  avait  bien  passé  l'hiver  de  Z»06, 
à  ce  point  que  les  Arméniens  eux-mêmes  s'en  éton- 
naient, et  le  proclamaient  presque  naturalisé  sous  leur 
climat  ;  mais  ses  ennemis  voyaient  avec  chagrin  ce 


496  JEAN    CHRYSOSTOME 

•  raSermissement  de  sa  santé,  et  sa  résidence  passagère 
dans  Arabissiis  leur  a?aU  révélé  qu'il  existait  pour  lui. 
en  Arménie,  une  prison  plus  mortelle  que  Gueuse.  Un 
jour  donc  qu'il  ne  s'attendait  à  rien,  il  reçut  l'avis  de 
sa  translation  dans  ce  lieu  désolé,  avec  invitation  de 
faire  sans  délai  ses  préparatifs  de  départ  ;  on  touchait 
au  printemps  de  ^07.  Ce  fut  pour  l'exilé  comme  un 
coup  de  foudre,  car,  s'il  n'avait  pas  à  redouter  dans 
cette  saison  les  froids  du  rocher  d'Arabissus  qui 
l'avaient  mis  naguère  à  deux  doigts  de  la  mort,  il 
avait  à  craindre  l'isolement  plus  effrayant  pour  lui 
que  les  plus  rudes  hivers  et  que  la  mort  même.  Il 
connut  en  effet  bientôt  que  la  mesure  inhumaine  de 
son  internement  était  aggravée  par  des  instructions 
plus  inhumaines  encore,  celles  de  resserrer  le  cordon 
de  surveillance  qui  l'entourait,  de  supprimer  sa  cor- 
respondance et  de  décourager  par  toutes  les  tracasse- 
ries imaginables  les  visiteui^  qui  affluaient  vers  lui. 
G^était  le  froid  du  tombeau  ajouté  aux  hivers  insuppor- 
tables de  la  contrée. 

Peu  de  temps  après  son  internement,  il  reçut  une 
visite  à  la  fois  douce  et  cruelle,  que  la  secrète  conni- 
vence de  ses  gardiens  laissa  passer  jusqu'à  lui.  Le  visi- 
teur était  un  messager  d'OIympias,  porteur  d'une 
lettre  d'elle  et  choisi  parmi  ses  domestiques.  Égaré 
peut-être  dans  la  montagne,  cet  homme  avait  été  arrêté 
et  dévalisé  par  les  voleurs,  qui  l'avaient  détenu  durant 
plusieurs  jours  pour  en  obtenir  une  rançon  ;  il  avait 
été  ensuite  relâché,  les  voleurs  s'étant  ditqu'ils  n'avaient 
guère  de  rançon  à  espérer  d'un  prêtre  captif  lui-même 
et  mourant  de  faim.  Le  serviteur  d'Olympias  arrivait 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  497 

donc  exténué,  dépouillé,  dans  Fétat  le  plus  misérable  ; 
mais  on  lui  ayait  laissé  sa  lettre.  Sa  vue  attrista  Ghry- 
sostome,  car  cet  homme  avait  couru  un  grand  danger, 
et  il  gronda  sérieusement  sa  pieuse  diaconesse.  «  Vous 
avee  failli ,  lui  écrivit-il,  me  rendre  cause  de  la  mort 
d'un  homme  ;  je  ne  m'en  serais  jamais  consolé  ^  ».  Et  il 
revenait  sur  les  précautions  à  prendre  pour  leur  corres- 
pondance :  «  le  meilleur  était  d'attendre  des  occasions 
sûres,  par  les  mains  d'ecclésiastiques  de  leurs  amis.  » 
La  lettre  d'Olympias  venait  livrer  au  cœur  de  l'exilé 
un  suprême  et  terrible  assaut.  Toujours  aux  aguets  de 
ce  qui  pouvait  intéresser  son  père  spirituel,  se  for- 
geant au  besoin  des  chimères  pour  avoir  le  plaisir  de 
trembler,  comme  il  le  lui  reproche  assez  souvent,  elle 
était  arrivée  cette  fois  à  la  vérité  ;  elle  avait  appris,  par 
ses  intelligences  à  Gonstantinople  et  jusque  dans  le 
palais  impérial ,  que  le  sort  du  prisonnier  était  mis 
en  question    de   nouveau,  et  la   résolution  à    peu 
près  arrêtée  de  le  reléguer  beaucoup  plus  loin  que 
Gueuse.  La  translation  dans  Arabissus  suivit  de  près 
les  bruits  parvenus  jusqu'à  elle.  L'inquiétude  et  le  cha- 
grin avaient  amené  une  crise  de  son  affreuse  maladie, 
crise  plus  violente  que  toutes  celles  qu'elle  eût  encore 
éprouvées  ;  un  instant,  on  la  crut  morte.  Quand  elle 
revint  à  elle ,  elle  n'eut  plus  qu'une  idée ,  sortir  de  la 
vie,  d'une  vie  d'angoisse  et  de  désespoir,  et  cette  idée 
la  poursuivit  avec  obstination.  Ge  n'était  pas  la  pre< 
miëre  fois  qu'une  pareille  obsession  ,  symptOme  trop 

1.  Qaam  ob  rem  te  rogo  ne  quem  posthac  hue  mittas...  Quod  si 
accidat,  non  te  fugit  quantum  dolorem  id  nobis  allaturum  sit.  Chryt., 
Ep.\^  ad  Olymp. 

32 


498  JEAN   CHRYSOSTOME 

fréquent  de  son  mal,  tourmentait  Olympias,  et  plus 
d'une  fois  aussi  Ghrysostome  avait  opposé  au  désir  im- 
pie qu'elle  témoignait  de  mourir  des  raisons  tirées  de 
la  philosophie  et  des  commandements  tirés  de  la  reli- 
gion ;  mais,  lors  de  cette  dernière  crise,  ce  ne  fut  pins 
un  simple  souhait  conçu  dans  le  délire  de  la  fië?re,  ce 
fut  un  désir  ardent,  une  volonté  de  mort  qui  Taigiiil- 
lonnait  sans  relâche.  Sa  lettre  avait  été  écrite  sous 
l'empire  de  cette  pensée  tyrannique^  et  elle  semblait 
prendre  un  amer  plaisir  à  verser  sa  cruelle  confi- 
dence au  sein  de  son  ami.  Autant  qu'on  peut  juger  de 
la  lettre  par  la  réponse,  Olympias  raisonnait  son  désir 
de  mourir  ;  suivant  son  habitude ,  elle  s'appuyait  sur 
des  exemples  et  des  arguments  tirés  des  livres  saints. 
Exigerait-on  d'elle  plus  de  sagesse  que  de  Job,  qui,  à 
bout  de  souffrances,  poussait  vers  le  ciel  ce  cri  déchi- 
rant :  «  Pourquoi  suis-je  né  ?  »  Elle  aussi ,  réduite  au 
comble  du  malheur,  n'a-t-elle  pas  le  droit  de  dire 
comme  ce  juste  des  justes,  et  comme  plus  d'un  pro- 
phète de  l'ancienne  loi  :  «  Mon  Dieu,  retirez-moi  une 
vie  que  je  ne  puis  plus  supporter  ?  » 

Cette  lettre  fit  frémir  Ghrysostome.  Olympias 
n'avait  jamais  montré  tant  de  résolution  dans  ce 
souhait  désespéré;  il  s'émut  surtout  de  la  voir  appeler 
à  son  aide  les  textes  de  l'Ancien  Testament.  Dans  sa 
réponse,  écrite  avec  une  éloquence  parfois  sublime,  il 
la  supplie,  il  la  conjure  d'écarter  de  son  esprit  des 
ténèbres  qui  lui  viennent  du  démon.  De  quel  droit 
invoque-t-elle  l'exemple  de  Job?  Job,  ce  saint  homme 
qui  avait  mérité  les  regards  de  Dieu,  n'appartenait  ni 
à  l'ancienne  loi  ni  à  la  nouvelle  ;  c'était  TeiTort  de  sa 


ET   UIMPÉR/ViaiGE    EDDOXIE.  499 

propre  vertu  qui  en  avait  fait  un  athlète  merveilleux 
de  la  patience,  en  dehors  des  commandements  formels 
émanés  des  révélations  divines.  L'ancienne  loi  elle- 
même  était  bien  loin  de  la  perfection  de  la  loi  nou- 
velle, qui  détermine  nos  devoirs  en  vue  des  prescrip- 
tions de  rÉvangile  et  des  assurances  de  la  vie  future. 
u  II  faut  remarquer  aussi,  ajoutait-il,  que  Job  ne  tomba 
dans  le  découragement  que  lorsque  Satan  eut  obtenu 
le  pouvoir  d'affaiblir  son  corps  par  la  maladie  et  de  bri- 
ser sa  volonté  en  épuisant  ses  forces.  Jusqu'alors  Job 
avait  résisté  à  tous  les  fléaux  dont  Satan  l'avait  accablé  : 
la  perte  de  ses  biens,  l'incendie  de  ses  récoltes  et  de  ses 
maisons,  la  dispersion  de  ses  troupeaux  et  de  ses  servi- 
teurs, la  trahison  de  ses  proches,  la  mort  de  tous  ses 
enfants  écrasés  ensemble  dans  un  festin  et  expirant  au 
milieu  du  vin  et  des  coupes,  sans  qu'il  lui  en  restât  un 
seul  pour  l'aider  à  pleurer,  il  avait  accepté  tout  cela  avec 
fermeté,  avec  actions  de  grâces  envers  Dieu,  qui  lui 
envoyait  ces  épreuves.  11  était  Job  alors.  Job  tout  en- 
tier ;  mais  plus  tard ,  quand  la  maladie  l'attaqua ,  que 
les  ulcères  rongèrent  son  corps,  qu'une  longue  suite  de 
maux  lui  eurent  enlevé  la  force  de  supporter  la  douleur, 
son  courage  défaillit  et  il  désira  la  mort.  Ce  dernier 
combat  de  l'homme  contre  lui>môme  ne  fut  que  la 
suprême  et   dangereuse  tentation  que   lui  réservait 
l'esprit  du  mal,  et  cependant  Job  y  résista;  Job  reprit 
possession  de  son  âme,  et  l'esprit  du  mal  n'eut  plus 
rien  à  imaginer  pour  essayer  de  vaincre  ce  juste.  »  Les 
développements   que  l'auteur  donne  à  son    idée,  le 
tableau  de  ces  fils  à  qui  le  père  ne  put  rendre  les  de- 
voirs suprêmes,  et  qui  descendirent  dans  le  tombeau 


500  JEAN    CHRYSOSTOME 

péle-méle  avec  les  débris  du  repas  gui  les  avait  réu- 
nisS  ce  morceau  peut  être  considéré  comme  ud  des 
plus  beaux  sortis  de  la  plume  de  Ghrysostome. 

C'est  donc  à  TÉvangile  qu'Olympias  doit  s'adresser 
pour  y  trouver  des  exemples  et  un  guide,  quand  ces 
abominables  pensées  viennent  Tassiéger.  Le  maître  a 
dit  :  «  Si  votre  justice  n*est  pas  plus  abondante  que 
celle  des  scribes  et  des  pharisiens,  vous  n'entrerez  pas 
dans  le  royaume  des  cieux.  »  Souhaiter  la  mort  est 
maintenant  une  chose  condamnable,  car  il  y  a  des 
couronnes  tressées  pour  toutes  les  amertunes.  Saint 
Paul  aussi,  ce  grand  apôtre,  avait  repoussé  loin  de  lui 
le  désir  de  mourir.  «  Voir  tomber  mes  chaînes  pour 
être  avec  le  Christ,  ce  serait,  avait-il  dit,  bien  préfé- 
rable pour  moi  ;  mais  il  est  plus  nécessaire,  à  cause  de 
mes  frères,  que  je  reste  emprisonné  dans  ce  corps.  » 
Lui-même  avait  éprouvé  tout  ce  que  les  souffrances 
corporelles  ont  de  plus  poignant  ;  trois  fois  il  avait 
supplié  le  Seigneur  de  l'en  délivrer,  et,  ne  l'ayant 
point  obtenu,  il  avait  accepté  ses  maux  avec  calme  et 
bonheur,  comme  une  épreuve.   «   Croyez-le  bien, 
Olympias ,  on   a  beaucoup   de    mérite   à  supporter 
dans  sa  maison ,  cloué  dans  son  lit,  les  aiguillons  de 
la  maladie,  pourvu  qu'on  le  fasse  avec  résignation. 
Le  seul  mérite  d'un  chrétien  n'est  pas  de  supporter 
les  bourreaux  qui  vous  torturent  et  vous  déchirent 
les  flancs  au  milieu  d'un  forum  ou   d'un  amphi- 
théâtre, il  y  a  encore  la  patience  qui  sait  dompter  le 
supplice  de  la  maladie,  et  la  maladie  est  ici  pour  vous, 

1 .  Chrys.,  £p.  15  ad  Olymp. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  504 

ma  chère  et  vénérée  dame,  un  bom*reau  domestique.  » 
Telle  fut  la  dernière  lettre  de  Chrysostome.  Il  ter- 
minait à  la  même  époque  le  second  des  traités  desti- 
nés à  Olympias  et  que  sans  doute  le  messager  de  la 
diaconesse  remporta  avec  la  réponse.  Ici  unit  l'histoire 
de  ses  idées  et  de  ses  sentiments  dans  Texil  ;  le  reste 
de  sa  vie  appartient  aux  événements. 

Tandis  qu'il  se  berçait  encore  d'une  prochaine 
délivrance,  qu'il  en  berçait  ses  amis,  et  qu'il  avait  déjà 
pardonné  à  ses  ennemis  en  tant  que  leurs  persécu- 
tions ne  nuisaient  qu'à  sa  personne  et  à  son  repos, 
ceux-ci  semblaient  possédés  contre  lui  d'un  redou- 
blement de  rage.  Sa  sérénité  même  les  irritait  :  ils 
auraient  voulu  le  voir  expirant,  accablé,  demandant 
merci;  ils  se  repentaient  de  l'avoir  trop  ménagé  en  lui 
faisant  donner  un  exil  supportable.  Le  patriarche 
intrus  d'Antioche,  Porphyre,  était  surtout  acharné 
dans  sa  haineV  Voisin  de  l'Arménie,  il  sentait  à  chaque 
instant  la  puissance  du  prisonnier  peser  sur  sa  ville  et 
jusque  sur  son  Église.  Lui-même,  avec  ses  vaines  et 
ridicules  menaces,  devenait  un  objet  de  mépris  pour 
les  laïques  et  de  risée  pour  ses  clercs.  Il  entendait 
murmurer  sur  son  passage  des  propos  tels  que  ceux- 
ci  :  «  Voyez-vous  ce  mort  terrible  comme  il  mène  les 
vivants!  Les  vainqueurs  tremblent  devant  le  vaincu 
comme  des  enfants  devant  un  masque  de  théâtre';  son 

1.  Porro  vehementius  invidie  flamma  accensi  Severianus  et  Por- 
pbyrius  ac  quidam  alii  episcopi  Syrie,  ut  ipse  illinc  quoque  transfer- 
retur,  moliuntur.  Pallad.,  dial.,  p.  39. 

2.  Videte  mortuum  terribilem  vivos  victoresque  târrentem,  ut 
pueros  terrent  larve.  Id.,  ibid. 


502  JEAN    CHRYSOSTOME. 

nom  seul  fait  pâlir  les  grands  du  siècle  et  les  riches 
prélats  de  FÉglise^  S'il  y  a  un  miracle  an  monde, 
c'est  bien  celui-là  !  »  Chacun  de  ces  mots  était  pour 
Porphyre  un  coup  de  fouet  qui  lui  déchirait  le  cœur. 
Ne  résistant  plus  à  sa  honte,  il  se  concertait  a?ec  son 
complice  Tintrus  de  Constantinople,  avec  les  syco- 
phantes  du  palais  impérial,  pour  arracher  une  der- 
nière concession  aux  volontés  toujours  flottantes 
d'Arcadius.  Cette  concession  fut  qu'on  éloignerait  Chry- 
sostome  des  lieux  habités ,  où  sa  seule  présence  créait, 
disaient-ils,  des  foyers  d'agitation  et  de  révolte  contre 
l'empereur  et  les  évoques  de  l'empereur.  —  Mais 
quelle  résidence  lui  assigner?  Il  se  trouvait  toujours 
trop  près  d'une  province  ou  d'une  autre.  A  force  de 
chercher,  ils  tombèrent  d'accord  sur  la  résidence  de 
Pithyonte,  qui  n'offusquait  aucun  des  patriarches  du 
triumvirat,  et  le  prince  y  donna  son  assentiment. 

Pithyonte  était  une  ville  grande  autrefois,  ruinée 
alors,  située  sur  les  bords  du  Pont-Euxin  et  aii  pied  du 
Caucase,  à  l'extrême  limite  des  possessions  romaines*. 
Elle  n'avait  autour  d'elle  que  des  barbares  sauvages  et 
cruels,  les  plus  sauvages  de  tous,  disent  les  historiens, 
les  Héniockhes,  les  Lazes,  les  Tzanes,  les  Huns.  Depuis 
que  les  progrès  de  la  barbarie  dans  l'est  avaient  détruit 
l'entrepôt  de  commerce  dont  vivait  jadis  Pithyonte,  la 

1.  Papse  ii  qui  secularibus  potestatibus  atque  ecclesiasticis/>pibus 
succincti  sunt  cum  potestate  et  cum  rerum  imperio,  sacerdotem  solum 
extorrem,  corpore  infirmum,  exsulem  liment,  et  pallent  titabaotes. 
Pallad.,  dial.,  p.  39. 

2.  Rescriptum  acrius  obtinent  cum  muleta  :  intra  breye  tempos 
ut  transferretur  Pithyuntem,  locom  regionis  Tzanorum  desertissimum, 
ad  littus  pontici  maris  situm.  Id.,  ibid. 


BT    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  50a 

Tille  était  devenue  un  camp  retranché  pour  les  légions 
de  la  frontière,  et  à  peine  y  apercevait-oû  de  loin  en 
loin  quelque  trafiquant  de  Tintérieur.  De  population 
chrétienne  avec  qui  l'ancien  archevêque  pût  être  en 
communion,  il  n'y  en  avait  pas  :  les  barbares  étaient 
presque  tous  païens ,  ou  d'un  christianisme  à  peine 
ébauché  qui  n'admettait  guère  les  instructions  d'un 
Chrysostome;  et  quant  aux  garnisons,  composées 
habituellement  d'étrangers  à  la  solde  de  l'empire, 
elles  pouvaient  marcher  de  pair,  en  ce  qui  concernait 
la  religion,  avec  les  Héniockhes  et  les  Huns.  Les 
évèqnes  pouvaient  donc  être  sûrs  que  Jean  Bouche- 
d'Or  allait  enfin  être  réduit  au  mutisme  du  sépulcre. 
Le  choix  une  fois  arrêté,  Atticus,  en  homme  habile, 
prit  des  précautions  pour  le  voyage  du  prisonnier, 
car  on  pouvait  craindre  que  son  passage  n'excitât  Tin- 
dignation  ou  la  pitié  parmi  les  populations  qu'il  tra- 
verserait. On  convint  de  lui  faire  éviter  les  villes  entre 
Arabissùs  et  Pithyonte,  celles-là  surtout  où  l'on  savait 
qu'il  rencontrerait  des  évêques  plus  ou  moins  favo- 
rables à  sa  cause ,  et  des  gouverneurs  compatissants  ; 
puis  on  se  promit  de  ne  pas  retomber  dans  la  faute 
qu'on  avait  commise  lors  de  son  premier  exil  en  lui 
donnant  une  escorte  de  prétoriens  dont  il  avait  séduit 
les  officiers,  et  qui  s'étaient  faits  plutôt  ses  serviteurs 
que  ses  gardiens.  Atticus  et  Sévérien  s'entendirent  à  ce 
sujet  avec  le  maître  des  offices  ou  le  préfet  du  prétoire, 
qui  leur  procura  tout  ce  qu'ils  pouvaient  désirer  de 
plus  brutal  et  de  plus  féroce  pour  la  circonstance.  On 
donna  aux  deux  officiers  de  l'escorte  l'assurance  d'un 
avancement  considérable  s'ils  s'acquittaient  bien  de 


504  JEAN   GHRYSOSTOME 

leur  mission;  oq  leur  fit  même  comprendre  qu'on  ne 
tenait  pas  beaucoup  à  ce  que  leur  prisonnier  arriYÀt 
jusqu'à  Pithyonte,  sa  mort,  pendant  les  fatigues  de  la 
route,  devant  produire  le  môme  résultat  qu'une  exé- 
cution, et  étant  en  outre  moins  compromettante  ponr 
l'empereur.  Ces  hommes  s'acheminèrent  à  grandes 
journées  vers  le  château  d' Arabissus,  qu'ils  atteignirent 
vers  le  milieu  ou  la  fin  du  mois  de  juin. 

Leur  apparition  auprès  du  prisonnier  avait  quelque 
chose  de  sinistre.  Ils  semblaient  faire  parade  de  leur 
brutalité,  et  répétaient  à  tout  venant  qu'ils  voulaient 
gagner  l'avancement  qu'on  leur  avait  promis;  ils  firent 
même  entendre  que,  si  cet  homme  chétif  et  malade  ne 
parvenait  pas  à  sa  destination,  peu  leur  importait,  et 
qu'ils  n'en  toucheraient  pas  moins  leur  salaire.  Si  ces 
propos  arrivèrent  aux  oreilles  de  Chrysostome,  il  eut 
besoin,  pour  fortifier  son  cœur,  de  toute  sa  soumission 
aux  volontés  du  ciel.  Ce  fut  sous  de  tels  auspices  et 
sous  la  conduite  de  tels  guides  qu'il  se  mit  en  route, 
quand  Tordre  lui  en  fut  signifié. 

D' Arabissus  à  Pithyonte,  la  route  passait  d'abord 
par  Sébaste,  métropole  de  la  Grande-Arménie;  elle 
déviait  ensuite  à  l'ouest,  franchissait  la  limite  de  la 
province  du  Pont  et  atteignait  Comane,  une  des 
grandes  villes  de  cette  dernière  province;  de  là,  s'in- 
fléchissant  à  droite,  elle  longeait  la  rive  du  Pont-Euxin 
pour  arriver  au  pied  du  Caucase.  Comane  était  située 
au  tiers  à  peu  près  de  la  distance  entre  Arabissus  et 
Pithyonte.  La  route  était  une  des  plus  rudes  et  des 
plus  dangereuses  de  l'Asie  ;  on  avait  à  gravir  de  hautes 
montagnes  dans  une  grande  partie  du  parcours,  à 


ET   L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  505 

croiser  presque  à  chaque  pas  des  fleuves  ou  des  tor- 
rents souvent  débordés.  Chrysostome  voyageait  la  plu- 
part du  temps  à  pied,  et  il  fallait  que  les  difficultés  du 
chemin  fussent  bien  fortes,  ou  sa  lassitude  bien  ex- 
*  trême,  s'il  est  vrai,  comme  le  dit  le  narrateur  contem- 
porain, qu'il  mit  trois  mois  à  aller  d'Arabissus  à 
Gomane.  Ses  guides  d'ailleurs  prenaient  à  tâche  de  lui 
rendre  le  voyage  le  plus  fatigant  possible.  Leur  ima- 
gination, fertile  en  tortures,  les  multipliait  sur  l'infor- 
tuné dont  ils  avaient  la  garde.  Pleuvait-il  à  torrents, 
ils  choisissaient  ce  temps  pour  se  mettre  en  route,  et 
continuaient  jusqu'à  ce  que  le  prisonnier  eût  ses 
vêtements  trempés  à  ce  point  que  sa  poitrine  et  son 
dos  nageaient,  pour  ainsi  dire,  dans  Teau.  Au  con- 
traire, s'ils  abordaient  quelque  plaine  brûlée,  sous  un 
ciel  sans  nuages,  ils  se  donnaient  l'atroce  plaisir  de  le 
faire  marcher  la  tête  nue,  au  soleil,  dans  les  plus 
grandes  ardeurs  du  jour;  or  Chrysostome  était  chauve 
comme  Elisée,  nous  dit  son  biographe,  et  ce  supplice 
lui  était  mortel*.  Tels  élaient  les  moyens  trouvés  par 
ces  misérables  pour  obtenir  leur  grade  plus  prompte- 
ment*.  Lorsqu'ils  avaient  à  traverser  une  ville  où 
l'exilé  eût  pu  se  reposer  et  prendre  parfois  un  bain 
qui  lui  était  nécessaire,  car  la  fièvre  le  brûlait  intérieu- 
rement comme  le  soleil  à  l'extérieur,  l'escorte  refusait 

1.  Cum  enim  imber  esset  vehemens,  nibil  curans  egrediebatur  ; 
ita  ut  per  dorsum  et  per  pectus  aquarum  rivi  decurrerent.  Ingentem 
runns  solis  estum  pro  deliciis  habebat,  cum  nosset  eo  beati  Joan- 
Dis  caput,  ElisaBi  instar  calvom,  vexari.  Pallad.,  diaL,  p.  39. 

2.  Per  viam  eum  maxime  urgebant,  dicentes  id  habere  se  in  man- 
datis,  tanquam  si  mortuus  esset  in  itinere,  ad  majores  gradus  eve- 
heodi.  Id.,  ibid. 


506  JEAN    CHRTSOSTOSIE 

de  s^y  arrêter  *  ;  les  haltes  se  faisaient  dans  des  Yillages 
sans  importance  et  des  lieux  déserts  où  Ton  ne  poo- 
vait  se  procurer  aucun  soulagement.  Toute  lettre  était 
interdite,  toute  communication  quelconque  supprimée. 
L'un  desofflciers  était  si  féroce,  qu'il  se  mettait  en  foreur 
quand  les  passants  s'apitoyaient  sur  son  prisonnier  ou 
adressaient  à  celui-ci  quelques  paroles  de  consolation  ; 
il  menaçait,  il  frappait,  comme  si  on  lui  eût  fait  insulte 
à  lui-même*.  L'autre  officier  se  montrait  moins  mé- 
chant :  la  douceur  et  la  résignation  de  Ghrysostome 
avaient  fini  par  le  toucher;  il  lui  témoignait  de  la 
compassion,  mais  en  secret',  car  il  avait  peur  de  son 
compagnon  et  voulait  aussi  gagner  son  avancement 
«.  Il  y  avait  trois  mois ,  au  dire  de  Palladius,  qu'ils 
cheminaient  ainsi  par  monts  et  par  vaux,  par  plaines 
et  par  rivières,  quand  ils  arrivèrent  à  Gomane.  Ghry- 
sostome se  traînait  à  peine.  Son  visage  était  comme 
calciné,  et,  suivant  une  comparaison  effirayante  que 
nous  fait  son  biographe,  sa  tête  rougie  et  pendante  sur 
sa  poitrine  semblait  un  fruit  mûr  qui  va  se  détacher 
du  rameau  *.  J*ai  dit  que  Gomane,  qu'on  appelait  aussi 
Gomana  Pontica,  pour  la  distinguer  d'une  autre  qui 


1.  Csterum  io  urbe  aat  vico  ubi  balDeonim  solatiam  ent,  ne 
momento  quidem  iiifelix  ille  permittebat  sanctum  morari.  Pallad., 
dial.,  p.  39. 

2.  Adeo  crudelis  erat  atqae  atroz  ut  blaoditias  que  sibi  ab  oocar- 
rentibaa  flebant,  ut  saocto  parceret,  injurias  repntaret.  Id.,  ibid. 

'i,  Unu8  quidem...  minus  sollicitus,  non  nihil  bamanitatis  qno- 
dammodo  furtim  ostendebat.  Id.,  ibid. 

4.  In  bis  omnibus  ad  menses  très  diffidllimum  illud  iter  fadens 
sanctus,  yeluti  sidus  corascans  perstabat,  habens  corpusculum  ut 
pomum  in  supremis  ramis  a  sole  rubens.  Id.,  ibid. 


ET   ^IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  507 

appartenait  à  la  Gappadoce,  était  une  grande  cité, 
station  ordinaire  des  voyageurs,  qui  y  trouvaient  des 
provisions  de  toute  sorte  et  du  repos  ;  mais  i'offlcier 
cruel  ât  signe  qu'on  passât  outre,  et  ils  franchirent  la 
ville  comme  on  franchit  un  pont*,  ajoute  l'historien 
que  nous  suivons.  A  cinq  ou  six  milles  de  là  se  trouvait 
un  petit  temple  isolé  où  les  officiers  firent  arrêter  le 
convoi*,  et  Chrysostome,  à  bout  de  forces,  fut  déposé 
dans  un  des  accessoires  de  l'édicule.  La  chapelle  était 
dédiée  à  saint  Basilisque,  martyr,  dont  elle  contenait  le 
tombeau.  Basilisque  avait  été  évéque  de  Comane  au 
iii«  siècle ,  et  il  avait  souffert  pour  la  foi  à  Antioche, 
avec  le  martyr  Lucien,  sous  la  persécution  de  Mazimin 
Daia.  Or,  pendant  la  nuit,  Chrysostome  eut  une  vision. 
Il  lui  sembla  que  Tévêque  Basilisque  se  tenait  debout 
devant  lui  et  lui  adressait  ces  mots  :  «  Aie  confiance, 
Jean,  mon  frère,  demain  nous  serons  ensemble^.  » 
Cette  môme  nuit,  ou  la  nuit  précédente,  le  prêtre  pré- 
posé à  l'entretien  de  la  chapelle  et  à  la  garde  du  tom- 
beau avait  eu  une  vision  pareille,  et  le  martyr  lui  avait 
dit  :  «  Prépare  une  place  pour  notre  frère  Jean,  car 
il  va  venir.  »  Ce  prêlre  affirma  plus  tard  la  réalité  de 
sa  vision.  Dans  la  persuasion  qu'il  avait  reçu  un  ordre 
du  ciel ,  il  essaya  le  lendemain  matin  d'empêcher  le 
départ  du  convoi  :  «  Restez,  je  vous  en  supplie,  disait- 
îl  aux  officiers,  restez  au  moins  jusqu'à  la  cinquième 


1.  Pontis  instar  prstergressi...  Pallad.,  dial.,  p.  39. 

2.  In  martyrio  quinque  ant  $ex  miUibus  dissito  manserunt.  Id., 
ibid. 

3.  Macte  anîmo,  ftrater  Joannes,  crastina  enim  die  una  erimus.  Id., 
ibid. 


508  JEAN    CHRYSOSTOME 

heure,  »  celle  sans  doute  qu'il  croyait  lui  avoir  été 
indiquée  d'une  manière  surnaturelle  ;  mais  les  préto- 
riens* loin  de  l'écouter,  précipitèrent  le  départ*. 

lis  avaient  marché  environ  trente  stades  quand 
i'exilé  fut  pris  d'un  transport  de  fièvre  qui  put  faire 
craindre  pour  sa  vie.  Effrayés  de  le  voir  mourir  entre 
leurs  bras,  sur  la  route,  les  soldats  rebroussèrent  che- 
min et  rentrèrent  dans  la  chapelle  qu'ils  avaient  quittée 
quelques  heures  auparavant*.  Chrysostome,  qui  ne 
pouvait  plus  se  soutenir,  se  fit  conduire  près  de  l'au- 
tel et  demanda  au  prêtre  gardien  de  la  chapelle  des 
habits  entièrement  blancs  dont  il  voulait  se  revêtir 
pour  mourir,  car  il  sentait  le  moment  approcher'. 
Le  prêtre  en  apporta  suivant  son  désir,  et  Chrysostome 
s'en  vêtit  après  avoir  dépouillé  tous  les  siens,  jusqu'à 
ses  souliers ,  et  distribué  le  tout  aux  assistants  * . 
Cela  fait,  il  voulut  recevoir  le  sacrement  de  l'eucha- 
ristie des  mains  du  prêtre,  pria  avec  ferveur,  et  ter- 
mina sa  dernière  oraison  par  la  phrase  qu'il  avait  sou- 
vent à  la  bouche  :  «  Gloire  à  Dieu  en  toutes  choses  ! 
ainsi  soit-il.  »  Il  fit  alors  le  signe  de  la  croix  et  se  cou- 
cha tout  de  son   long  sur  la  dalle  pour  ne  plus  se 


1.  Prœdixerat  quoque,  ut  aiunt,  et  ibi  permanenti  presbytero  : 
Para  locum  fratri  Joanni;  venit  enim.  Oraculo  fidens  Joannes  sequente 
die  oravit  milites  ut  ad  horam  quintam  ibi  permanerent.  Illi  vero  non 
auditis  ejus  precibus,  inde  abscesserunt.  Pallad.,  di€U,,  p.  40. 

2.  Confectis  circiter  triginta  stadiis,  ad  martyrium  ande  discesse- 
rant,  redierunt,  cum  graviter  ille  sese  haberet.  Id  ,  ibid. 

3.  Sic  igitur  reversus  candidas  vestes,  vita  quam  daxerat  dignas, 
requin  t.  Id-,  ibid. 

4.  Omnibus  ad  calceamenta  usque  mutatis  :  atque  reliquas  pre- 
sentibus  distribuit.  Id.,  ibid. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  509 

relever  ^  uSon  âme,  dit  rhistorien  de  cette  touchante 
scène,  avait  secoué  la  poussière  de  cette  vie  mortelle; 
il  avait  été  rejoindre  ses  pères  ^  »  Un  sépulcre  tout 
neuf  se  trouvait  par  hasard  dans  les  dépendances  de 
la  chapelle;  on  le  transporta  dans  Tintérieur,  et  ce 
second  martyr  fut  placé  à  côté  du  premier  '.  Gela  se 
passa  le  18  des  calendes  d'octobre,  sous  le  septième 
consulat  d'Honorius  et  le  deuxième  du  jeune  Théo- 
dose, ce  qui  revient  au  14  septembre  de  Tan  407  de 
notre  ère.  Jean  Ghrysostome  avait  vécu  soixante  ans, 
et  il  avait  été  évéque  neuf  ans  et  sept  mois  environ, 
dont  trois  ans  et  trois  mois  depuis  son  exil. 

Cet  événement,  si  considérable  pour  la  chrétienté, 
ne  causa  point  une  révolution  soudaine.  Bien  quMl  ne 
fût  que  trop  prévu  de  tout  le  monde,  les  partis  Tac- 
cueillirent  avec  une  sorte  d'étonnement  ;  persécuteurs 
et  persécutés  restèrent  à  s'observer  dans  Tattente.  La 
persécution  ne  cessa  pas;  les  évêques  déposés  ou 
bannis  ne  furent  point  remis  sur  leurs  sièges,  et  les 
joannites  ne  se  rallièrent  point.  L'Occident  aussi  fut 
frappé  de  stupeur  ;  seule,  TÉglise  romaine  fit  entendre 
sa  grande  voix  au  milieu  du  silence  général.  Au  nom 
de  la  justice  et  des  lois  canoniques,  le  pape  Innocent 
déclara  qu'il  ne  rendrait  point  sa  communion  aux 
évêques  orientaux  excommuniés  par  lui  à  cause  de  Jean 


1.  £t  sumptis  dominicis  symbolis...  ultimam  orationem  facir.  Et 
cam  dixisset  more  suo  Gloria  Deo  propter  omnia  et  ultimum  Amen 
obsignasset,  extendit  pedes....  Pallad.,  dial.,  p.  40. 

2.  Âppositus  ad  patres  sues  et  abjecto  pulvere,  ad  Christum  trans- 
iit.  Id.,  ibid. 

3.  Uaacum  Basilisco  sepelitur  in  eodem  martyrio.  Id.,  ibid. 


510  JEAN    CHKYSOSTOME 

Chrysostome,  à  moins  que  ceux-ci  n'inscriyissent  son 
nom  sur  les  diptyques  de  leurs  églises  comme  arche- 
vêque  de  Constantinople.  C'était  une  reconnaissance 
de  sa  légitimité  et  une  condamnation  des  actes  qui 
l'avaient  chassé  de  son  siège.  Il  signifia  cette  déclaration 
aux  trois  patriarches  Atticus,  Porphyre  et  Théophile  ; 
tous  trois  la  repoussèrent. 

Quant  à  Tempereur  Arcadius,  il  dut  éprouver  une 
véritable  épouvante  à  la  nouvelle  d'une  mort  que  ses 
ordres  avaient  causée,  et,  suivant  son  habitude,  il  dut 
attendre  dans  une  fiévreuse  anxiété  quelque  manifesta- 
tion du  courroux  céleste  contre  lui  ou  contre  sa  famille. 
Ne  voyant  aucun  signe  apparaître,  il  se  rasséréna  peu  à 
peu,  et  ses  directeurs  spirituels,  Atticus  et  Sévérien, 
firent  le  reste.  Il  arriva  même  qu'on  put  lui  faire  croire 
que  non-seulement  il  n'était  pas  maudit  de  Dieu,  mais 
qu'il  avait  reçu  d'en  haut  le  don  le  plus  précieux  des 
bienheureux,  celui  des  miracles.  Si  bizarre  et  extrava- 
gante que  soit  cette  aventure,  Thistoire  contemporaine 
Ta  consignée  dans  ses  pages,  et  nous  la  devons  à  nos 
lecteurs.  Peu  de  temps  après  la  mort  de  Chrysostome, 
l'empereur  se  rendit,  poussé  peut-être  par  le  remords, 
dans  une  petite  basilique  située  à  Constantinople,  et 
appelée  vulgairement  Karya,  c'est-à-dire  le  Noyer, 
parce  qu'un  vieil  arbre  de  œtte  espèce  était  planté  dans 
l'atrium,  et  que  le  saint  auquel  la  chapelle  était  dédiée 
avait  été ,  disait-on,  martyrisé  aux  branches  de  ce 
noyer  *.  Arcadius,  dans  sa  pieuse  visite,  s'était  fait 

1.  Constantinopoli  sBdes  est  aaiplissima  qusB  Carya  cognominatur, 
propterea  quod  in  ejus  atrio  nux  est  arbor  in  qua  Acacius  martyr 
olim  suspensus  martyrium  consummasse  fertur.  Socr.,  vi,  23. 


ET    L'IMPÉKATRÏCE    EUDOXIE.  541 

accompagner  d'uD  riche  et  nombreux  coitége,  de  façon 
que  tout  le  voisinage  accourut  pour  le  voir,  et  que 
bientôt,  non-seulement  la  place,  mais  la  basilique  et 
ses  dépendances  furent  envahies  par  une  multitude  de 
tout  âge  et  de  tout  sexe.  Parmi  ces  dépendances  se 
trouvait  un  bâtiment  lézardé  dont  le  plancher  pourri 
croula  sous  le  poids  de  la  foule  ;  mais  le  hasard  voulut 
que  personne  ne  fût  blessé.  On  ne  manqua  pas  de 
crier  au  miracle,  et  les  flatteurs  d'attribuer  ce  miracle 
aux  prières  du  prince  *,  le  parti  des  intrus  proclama 
donc  avec  enthousiasme  l'empereur  Arcadius,  fils  de 
Théodose,  un  saint  que  Dieu  visitait  de  sa  grâce,  et 
lui-même  le  crut  peut-être.  Après  cette  aventure  qui 
rassurait  pleinement  sa  conscience,  Arcadius  reprit 
ses  habitudes  ordinaires  de  somnolence  et  d'inertie. 
Il  s'endormit  enfin  pour  tout  de  bon  dans  le  sein  de  la 
mort  le  l"**^  mai  408,  sept  mois  et  demi  après  le  trépas 
de  Chrysostome. 


IV. 


La  seconde  tâche  que  s'imposait  Innocent,  aussi 
sainte  que  la  première,  n'était  pas  hérissée  de  moins 
de  difficultés,  et  rencontra  même  plus  d'opposition. 
Beaucoup  de  gens,  assez  tièdes  au  fond,  qu'avaient 
indignés  les  tortures  infligées  à  Chrysostome  vivant,  se 

i.  iEdes  amplis9ima  qu»  in  ambitu  basilic»  erat  circumstructa 
repente  corruit.  Clamor  exinde  coosecutus  est  cum  ingenti  admira- 
tione  quod  imperatoria  precatio  tantam  hominum  multitudinem  ab 
interitu  servasset.  Socr.,  vi,  23. 


542  JEAN    CHRYSOSTOME 

demandèrent,  quand   il  fat  mort,  si  Finscription  de 
son  nom  sur  les  diptyques  des  églises  valait  la  conti- 
nuation du  schisme.  Le  triumvirat  des  patriarches  se 
resserra,  plus  uni  que  jamais,  devant  les  exigences 
d'Innocent,  dont  le  refus  de  communion  ne  manqua 
pas  d'être  présenté  aux  Orientaux  comme  une  immix- 
tion arrogante  dans  le  règlement  disciplinaire  de  leurs 
églises.  Jamais  le  pouvoir  de  ces  trois  hommes  sur  les 
provinces  ecclésiastiques  livrées  à  leur  discrétion  par 
les  décrets  d'Arcadius  ne  s'exerça  avec  plus  de  rigueur; 
et  pendant  les  cinq  années  qui  s'écoulèrent  de  la  mort 
de  Ghrysostome  à  412,  nul  des  évéques  soumis  à  leur 
juridiction   ne  prit  sur  lui  d'accomplir  cet  acte  de 
justice  ;  au  moins  l'histoire  n'en  mentionne  aucun. 
Théophile,  qui  avait  été  contre  l'archevêque  vivant  le 
porte-bannière  de  la  persécution,  prit  le  même  rang, 
contre  l'archevêque  mort.  Ses  intrigues,  ses  fourberies, 
les  corruptions  dont  il  savait  faire  si  habilement  em- 
ploi, ne  se  bornèrent  même  pas  à  l'Orient  :  il  gagna 
de  nombreux  partisans  en  Gaule,  en  Italie,  et  jusque 
dans  la  cour  de  Ravenne,  si  l'on  en  croit  quelques 
mots  d'un  contemporain.  Quanta  l'Afrique,  elle  s'était 
déclarée  ouvertement  pour  lui  dès  le  mois  de  juin  /(07, 
lorsque  le  concile  général  de  Garthage  avait  supplié  le 
pape  Innocent  de  ne  point  rompre  sa  communion 
avec  l'Église  d'Egypte,  toujours  si  orthodoxe,  et  qu'Au- 
gustin s'était  fait  l'interprète  de  ce  vœu  près  du  siège 
de  Rome. 

A  l'appui  de  ses  menaces,  de  ses  intrigues,  de  ses 
moyens  de  corruption,  Théophile  publia  un  écrit  diffa- 
matoire contre  la  personne  de  Ghrysostome,   odieux 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  643 

libelle  par  lequel  il  prétendait  se  justifier  en  noircissant 
sa  victime.  Un  hasard,  que  nous  ne  qualifierons  pas 
d'heureux,  nous  a  conservé  un  fragment  de  ce  libelle 
dans  l'ouvrage  d'un  évéque  du  vi''  siècle,  adressé  à  l'em- 
pereur Justinien.  On  rougit  aujourd'hui  d'avoir  à  lire 
ce  qu'un  prêtre,  et  le  plus  important  des  patriarches 
d'Orient,  ne  rougissait  pas  d'écrire  sur  l'homme  qu'il 
avait  assassiné.  L'auteur  se  sert  de  son  savoir  théolo- 
gique pour  créer  des  accusations  insensées  de  malé- 
fices, et  des  livres  saints  pour  y  puiser  des  formules 
étranges  de  malédiction  et  d'outrage.  On  apprend  par 
ce  livre  que  Jean  était  un  démon  impur  dont  les 
paroles  roulaient  comme  un  torrent  de  boue  dans  les 
âmes,  un  traître  compagnon  de  Judas,  et  que,  ainsi 
que  Satan  se  transforme  en  ange  de  lumière,  Jean 
n'était  pas  effectivement  ce  qu'il  semblait  être,  qu'il 
avait  persécuté  ses  frères  par  l'esprit  infernal  dont  Saûl 
était  agité,  et  fait  mourir  les  ministres  des  saints. 
Ghrysostome  était  encore  appelé  «  un  homme  souillé 
et  corrompu,  impie  dans  l'Église  des  premiers-nés, 
dominé  par  les  fureurs  d'une  volonté  tyrannique,  et  se 
faisant  gloire  de  sa  propre  folie.  —  Il  avait  livré  son 
âme  au  démon  pour  la  corrompre  par  un  infâme 
adultère;  son  sacerdoce  avait  été  détestable,  ses 
offrandes  sacrilèges  ;  il  avait  été  un  ennemi  de  l'hu- 
manité, et  surpassait  par  son  crime  la  témérité  des 
larrons.  »  Aussi  les  liens  dans  lesquels  Jean  avait  été 
engagé  ne  pouvaient  plus  être  rompus,  et  Théophile 
entendait  la  voix  de  Dieu  qui  lui  criait  :  u  II  faut  juger 
entre  cet  homme  et  moi  I  »  —  La  plume  se  refuse  à 
retracer    d'aussi  abominables  injures,    et  pourtant 

33 


544  JEAN   GHRYSOSTOME 

Jérôme ,  par  condescendance  pour  le  patriarche 
d'Alexandrie,  son  ancien  ennemi,  réconcilié  aax 
dépens  des  origénistes,  eut  la  faiblesse  de  traduire  en 
latin  cet  odieux  libelle  pour  le  faire  connaître  aux 
Occidentaux:  regrettable  défaillance  d'un  si  beau,  mais 
si  capricieux  génie  I 

((  II  faut  croire,  pour  l'honneur  de  Thumanité,  que 
ces  diffamations  bibliques,  loin  de  nuire  à  la  cause  de  la 
victime,  firent  pencher  vers  elle  plus  d'un  cœur  honnête 
encore  incertain.  Quant  à  Théophile,  il  ne  porta  pas 
loin  son  impudence  et  son  audace  :  un  jour  de  Tannée 
/tl2,  on  le  trouva  mort  dans  son  lit  après  une  longue 
léthargie  ^  ;  mais  sa  mort  ne  délivra  point  l'Église 
d'Alexandrie  des  habitudes  de  discorde  et  d'intrigue 
que  ce  patriarche  y  avait  enracinées  pendant  une 
administration  de  vingt-sept  ans.  Une  autre  mort  eut 
de  plus  grandes  conséquences  dans  lesaffaires  d'Orient, 
celle  du  patriarche  intrus  d'Antloche,  Porphyre,  décédé 
la  même  année.  Deux  des  trois  chefs  avaient  donc 
disparu  ;  mais  l'armée  restait  encore,  et  l'autorité  de 
l'intrus  de  Gonstantinople  maintenait  tant  bien  que 
mal  le  reste  des  églises  dans  la  loi  du  schisme. 

Alexandre,  qu'une  réaction  joannite  amena  sur  le 
trône  épiscopal  d'Antioche  en  remplacement  de  Por- 
phyre, était  un  moine  austère,  attaché  quelque  temps 
comme  prêtre  à  la  basilique  de  Sainte-Sophie,  et  qui 
conservait  au  fond  de  son  cœur  admiration  et  recon- 
naissance pour  le  maître  qu'il  avait  servi.  Son  premier 


1.  Theophilus,  Alexandrinus  episcopus,  morbo  Téterai  correptus 
extremum  diem  obiit...  idibas  octobris.  Socr.,  vu,  7. 


ET   L'IMPÉRATRICB   EUDOXIE.  545 

soin  fut  de  rétablir  sur  les  diptyques  de  sa  métropole 
d*Antioche  un  nom  qui  en  devait  être  l'orgueil;  il 
écrivit  ensuite  au  pape  pour  obtenir  la  communion  de 
rÉglise  romaine,  et  fit  suivre  sa  lettre  d'une  députation 
chargée  d'exposer  ses  sentiments  en  même  temps  que 
son  ferme  espoir  de  ramener  par  une  conduite  pru- 
dente des  esprits  si  profondément  divisés.  C'était  le 
premier  pas  fait  en  Orient  vers  la  conciliation,  mais  ce 
pas  était  immense  ;  il  dégageait  la  responsabilité  morale 
d'Innocent  en  faisant  cesser  son  isolement  en  face  du 
monde  chrétien  presque  tout  entier;  il  faisait  présager 
en  outre  un  retour  prochain  à  l'unité  de  toute  l'Asie 
orthodoxe.  Innocent  put  se  dire  aussi  dans  sa  con- 
science qu'il  n'avait  point  failli  par  excès  de  zèle  pour 
une  cause  lointaine  où  il  avait  cru  voir  la  justice  et  le 
droit,  puisqu'un  prélat  considérable  jugeait  comme 
lui  sur  les  lieux  mêmes.  Dans  un  saint  transport  de 
joie,  il  félicita  le  patriarche  d'Antioche.  «  Nous  n'at- 
tendions pas  moins,  lui  écrivait-il,  d'une  église  fondée 
comme  celle  de  Rome  par  l'apôtre  Pierre,  et  qui  avait 
même  reçu  avant  la  nôtre  les  enseignements  de  ce 
prince  de  l'apostolat.  » 

Devenu  la  cheville  ouvrière  de  la  réaction  religieuse 
en  Syrie,  Alexandre  rappela  sur  leurs  sièges  plusieurs 
des  évêques  anciennement  institués  par  Ghrysostome 
et  chassés  par  le  concile  du  Chêne  ou  par  Porphyre. 
Il  invita  ensuite  les  évêques  dépendant  de  sa  juridic- 
tion à  suivre  son  exemple  en  inscrivant  le  nom  de 
Jean  sur  leurs  diptyques,  et,  par  un  retour  provi- 
dentiel des  choses ,  les  pouvoirs  énormes  créés  par 
les  décrets  d'Arcadius   pour    étouffer  la    cause  de 


546  JEAN    CHRYSOSTOME 

Chrysostome  vivant  servirent  à    la  relever  après  sa 
mort.  L'on  vit  bientôt  une  foule  de  demandes  arrivera 
Rome  pour  obtenir  la   communion  de  cette  église. 
Innocent  avait  formé  près  de  lui  un  conseil  consul- 
tatif pour  le  contrôle  des  demandes  et  Texamen  des 
demandeurs.  Dans  ce  conseil,  composé  de  vingt-quatre 
évéques  d'Italie,  il  lit  siéger,  comme  secrétaire  proba- 
blement,  l'ancien  diacre  de  Chrysostome,    Gassien, 
devenu  prêtre  de  TÉglise  de  Rome  depuis  son  émigra- 
tion ^  Gassien,  qui  avait  été  quelque  temps  moine  en 
Syrie,  connaissait  tout  le  personnel  du  clergé  de  la 
province,  et  son  attachement  religieux  au  souvenir  de 
son  ancien  maître  ne  permettait  pas  de  soupçonner 
qu'il  usât  de  trop  de  tolérance  pour  les  ennemis  cachés 
et  les  traîtres.  Le  pape  d'ailleurs  avait  déterminé  les 
conditions    au    moyen    desquelles  il  consentirait  à 
octroyer  des  lettres  de  communion ,  et,  pour  plus 
de  solennité,  il  avait  voulu  que  le  programme  de  ces 
conditions  fût  libellé  sur   les  registres  de   l'Église 
romaine.  On  peut  présumer,  d'après  l'ensemble  des 
faits,  que  la  première  de  toutes  était  celle-ci  :  que  Jean 
Ghrysostome  serait  reconnu ,  dans   les  soumissions 
des  postulants,  n'avoir  point  cessé  d'être  évêque  des 
Gonstantinople,  puisqu'il  avait  appelé  de  sa  déposition 
irrégulière,  et  que  Dieu  l'avait  retiré  du  monde  avant 
qu'un  concile  œcuménique  eût  pu  prononcer  sur  l'ap- 
pel. —  G'était  précisément  le  point  fondamental  sur 
lequel  s'appuyait  la  demande  du  concile,  et  l'Église  de 


1.  Baron.,  an.  408,  53.  —  Cf.  Tillem.,  Mém.  eccL,  t.  X,  p.  652 
et  sqq. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  547 

Rome  n'admettait  là-dessus  aucune  échappatoire  ni 
distinction  ;  elle  voulait  que  les  choses  fussent  remises 
en  rétat  où  elles  se  trouvaient  lors  de  la  première 
condamnation. 

Ce  formulaire  à  la  main,  les  évéques  déh'béraient, 
Cassien  donnait  son  avis,  et  le  pape  décidait  s'il  accor- 
derait ou  non  la  lettre  de  communion.  Il  parait  que 
le  nombre  de  postulants  fut  grand;  du  moins  ren- 
ferma-t-il  des  noms  considérables,  par  exemple  celui 
d'Acacius  de  Bérée,  ce  vieillard  insensé  qui,  après  avoir 
été  l'ami  de  Chrysostome,  s'était  jeté  au  premier  rang 
de  ses  ennemis,  parce  que  celui-ci  l'avait  mal  logé 
dans  son  palais.  La  lettre  d'Acacius  n'ayant  pas  paru 
au  conseil  d'Innocent  assez  nette  dans  les  termes,  assez 
dépouillée  de  double  entente  et  d'arrière-pensée  de 
haine  pour  qu'on  l'admtt  sans  modifications,  elle  fut 
renvoyée  au  patriarche  Alexandre  avec  invitation  de 
faire  souscrire  à  l'évêque  de  Bérée  purement  et  sim- 
plement le  formulaire  de  l'Église  romaine;  Acacius 
résista  d'abord,  se  débattit  dans  des  explications  subtiles 
qui  ne  prévalurent  point,  et  finit  par  céder  ^ 

Si  l'on  pouvait  dire  que  le  patriarcat  de  Syrie  était 
rallié  désormais  à  l'orthodoxie,  les  deux  autres  patriar- 
cats ne  l'étaient  pas.  Infatigable  dans  son  apostolat 
de  concorde,  Alexandre  profita  de  ses  anciennes  rela- 
tions avec  l'Église  de  Constantiuople  pour  agir  sur  elle, 
sur  son  peuple  et  sur  son  clergé,  qui  contenait  un  petit 
noyau  de  fidèles.  Il  se  rendit  de  sa  personne  dans  la 


1.  Theodoret.  Ep.  ex.  —  Niceph.,  xir,  27.  —  Baron.,  408,  ixxii, 
xxxiii.  —  Cf.  Tillem.,  Mém.  eccl.,  t.  X,  p.  352  et  sqq. 


548  JEAN    CHRYSOSTOME 

métropole  impériale,  pour  y  prêcher,  soos  les  yeux 
d'Atticus,  la  réhabilitation  de  l'évêque  injustemeot 
déposé  et  rinscription  de  son  nom  sur  les  diptyques. 
Atticns  eut  beau  jeter  feu  et  flammes,  il  eut  beau  qua- 
lifier les  démarches  de  son  collègue  d'actes  a  téméraires 
et  audacieux,  »  d'immixtion  anticanonique  d'un 
évéque  dans  le  diocèse  d'un  autre  évêque,  Alexandre 
continua  courageusement  sa  propagande,  et  lorsqu'il 
retourna  dans  sa  ville  d'Antioche,  l'œuvre  était  assez 
avancée.  Il  mourut  sur  ces  entrefaites,  et  son  succes- 
seur la  reprit,  quoique  plus  mollement,  et  les  choses 
traînèrent  en  longueur.  Enfin  en  k^  5  un  prêtre,  porteur 
d'une  lettre  d'Acacius,  répandit  le  bruit  que  cet  évéque 
avait  adhéré  à  l'inscription  moyennant  certaines 
réserves,  et  l'agitation  recommença.  C'était,  malgré 
tous  les  subterfuges  et  toutes  les  réserves,  une  arme 
puissante  opposée  au  mauvais  vouloir  d'Atticus  que 
cette  rétractation  d'un  de  ses  complices,  engagé  plus 
que  lui-même  dans  la  persécution  de  Ghrysostome. 
L'intrus  de  Gonstantinople  reculerait-il  devant  un  acte 
auquel  l'évêque  de  Bérée  s'était  soumis  ?  Le  peuple  de 
Gonstantinople  demandait  l'inscription  du  nom  de 
Jean  aux  diptyques,  bientôt  il  l'exigea,  et  une  émeute 
mit  fin  aux  tergiversations  de  l'archevêque.  Effrayé  des 
menaces  et  du  bruit,  Atticus  courut  au  palais  prendre 
les  ordres  de  l'empereur  ou  plutôt  des  conseillers  de 
l'empereur,  car  le  prince  régnant,  le  jeune  Théodose, 
successeur  d'Arcadius,  n'était  âgé  que  de  quatorze  ans. 
Le  conseil  jugea  qu'une  guerre  civile  et  peut-être  un 
nouvel  embrasement  de  la  métropole  impériale  était  une 
chose  bien  grave  en  face  d'un  acte  qui  n'était,  après 


ET   L'IMPÉRATHICE   EUDOXIE.  519 

tout,  que  la  constatation  d'un  fait  notoire,  et  l'arche- 
vêque intrus  fut  laissé  à  sa  responsabilité  personnelle. 
Pour  Atticus,  la  décision  affirmative  était  dure  et 
difficile  à  prendre,  car  enfin  reconnaître   le  titre 
d'évéque  de  Constantinople  à  Ghrysostome,  mort  le 
14  septembre  407,  c'était  se  le  dénier  à  soi-même, 
au  moins  jusqu'à  cette  date  ;  c'était  se  déclarer  usur- 
pateur et  illégitime,  car  deux  évéques  n'avaient  pu 
canoniquement  occuper  le  même  siège  :  il  fallait  que 
l'un  s'efTaçât  devant  l'autre.  Or  Atticus  était  là  depuis 
dix  ans;  il  avait  remplacé*  Arsace, successeur  immédiat 
de  Ghrysostome  ;  infirmerait-il,  par  la  reconnaissance 
qu'on  lui  demandait,  les  actes  d'une  partie  de  son 
épiscopat  et  tous  ceux  de  son  prédécesseur  ?  Il  y  avait 
à  réfléchir  ;  cependant  le  temps  pressait,  et  le  conseil 
impérial  ne  voulait  pas  de  troubles  :  Atticus  céda.  Plus 
ambitieux  que  fanatique  ou  irréconciliable  ennemi,  il 
avait  fait  une  guerre  acharnée  à  Ghrysostome  vivant, 
tant  qu'il  avait  pu  craindre  son  retour  ;  mais,  aujour- 
d'hui que  la  mort  l'en  avait  délivré,  qu'avait-il  à  re- 
douter d'une  ombre  ?  Rien  ;  il  continuerait  à  siéger 
sous  la  tiare,  et  sa  condescendance  lui  attirerait  sans 
doute  la  soumission  du  parti  adverse.  Voilà  ce  que  se 
dit  Atticus,  et  il  inscrivit  le  nom  de  Ghrysostome  sur 
le  catalogue  des  évéques  métropolitains.  Toutefois  cette 
concession,  faite  de  mauvaise  grâce,  ne  lui  rallia  point 
tous  les  joannites,  et,  comme  il  était  lui-même  hon- 
teux de  son  action,  il  crut  devoir  se  justifier  devant 
les  schismatiques  fidèles  à  la  haine,  surtout  devant  le 
patriarche  d'Alexandrie,  dont  le  cœur  ne  s'était  point 
amolli,  et  qu'il  laissait  seul  dans  la  lutte  en  face  des 


520  JEAN   CHRYSOSTOME 

deux  tiers  de  TOrient  et  du  chef  de  l'Église  romaine. 
Sa  justification  fut  exposée  dans  une  lettre  qu'il  adressa 
à  ce  patriarche,  mais  qui  était  au  fond  destinée  à  la 
publicité,  et  que  les  historiens  ecclésiastiques  ont  en- 
registrée dans  leurs  livres*. 

Le  patriarcat  d'Egypte  avait  alors  passé  des  mains 
passionnées  de  Théophile  dans  des  mains  plus  injustes 
et  plus  violentes  encore.  On  eût  dit  que  la  haine,  la 
vengeance,  Tesprit  de  discorde  et  de  domination  tyran- 
nique,  avaient  fixé  leur  séjour  dans  la  basilique 
d'Alexandrie,  comme  autrefois  le  troupeau  des  Eumé- 
nides  dans  le  pronaon  d'Apollon  delphien ,  et  qu'ils  ne 
s'y  endormaient  jamais.  Le  nouveau  patriarche,  installé 
depuis  trois  ans  à  la  suite  d'une  élection  ensanglantée, 
était  neveu  de  l'ancien,  et  il  avait  apporté  sur  le  même 
siège,  avec  un  savoir  théologique  égal,  sinon  supérieur, 
des  fureurs  que  ne  connaissait  point  Théophile. 
L'intrigue  et  la  fourberie  avaient  été  les  armes  ordi- 
naires de  l'oncle  ;  Cyrille,  c'était  le  nom  du  neveu,  ne 
reculait  pas  devant  le  meurtre.  Dès  le  commencement 
de  son  épiscopat,  il  s'était  signalé  par  deux  attentais 
énormes  qui  jetèrent  l'épouvante  dans  toute  l'Egypte. 
Maître  du  bas  peuple,  qu'il  s'attachait  par  des  largesses, 
et  des  monastères,  qui  lui  fournissaient  des  légions 
de  satellites,  il  les  avait  lancés  contre  les  Juifs,  cette 
population  riche,  intelligente,  industrieuse,  qui  était 
une  des  gloires  d'Alexandrie.  Forcée  par  une  attaque 
nocturne  dans  le  quartier  qu'elle  occupait,  dépouillée 


1.  Socr.,  VII,  25,  26.  ~  Theoph.,  p.  72.  ^  Niceph.,  ziv,  26,  27.  — 
Cf.  Tillem.,  Mém,  eccL,  t.  X,  p.  656  et  sqq. 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  521 

de  ses  biens  et  en  partie  exterminée,  cette  colonie  flo- 
rissante, qui  remontait  au  temps  d'Alexandre  le  Grand, 
avait  été  obligée  de  s'enfuir  d'une  ville  dont  son 
expulsion  fut  la  ruine  ^  Ce  premier  exploit  de  Cyrille 
fut  suivi  d'un  autre  resté  non  moins  célèbre,  l'assas- 
sinat d'Hypathie,  belle  et  savante  jeune  flile  que  son 
mérite  extraordinaire  avait  élevé  au  professorat  dans 
l'école  platonicienne  d'Alexandrie,  et  qui  occupait  avec 
gloire  la  chaire  qu'avaient  illustrée  Clément  et  Ammo- 
nius,  Origène  et  Plotin*.  Enlevée  près  d'une  église 
par  un  lecteur  du  clergé  de  Cyrille,  elle  avait  été 
coupée  en  morceaux  sous  le  vestibule  même,  et  les  lam- 
beaux de  son  corps  traînés  à  travers  les  rues  avaient 
été  brûlés  en  place  publique.  Les  mains  teintes  du  sang 
d'une  femme  et  de  toute  une  population  livrée  au 
carnage ,  Cyrille  se  mit  en  révolte  contre  l'autorité  du 
gouverneur,  que  ses  moines  essayèrent  de  tuer  ;  bra- 
vant les  lois,  au-dessus  desquelles  il  se  croyait  placé, 
il  faisait  peser  la  terreur  sur  la  ville  et  le  joug  le  plus 
oppressif  sur  les  évoques  de  son  patriarcat.  Si  l'Église, 
pour  des  services  rendus  dans  des  discussions  de 
dogme,  a  cru  devoir  décerner  à  ce  patriarche  le  titre 
de  saint,  l'homme  tout  entier  appartient  à  l'histoire, 
et  l'histoire  a  justement  flétri  son  nom. 

La  lettre  justificative  d'Atticus  ne  pouvait  tomber 
plus  mal  qu'entre  les  mains  de  cet  homme,  qui  ne 
connaissait  que  les  résolutions  extrêmes,  dussent-elles 
être  sanglantes.  Elle  était  d'ailleurs  humble,  timide,  et 


1.  Socr.,  VI,  13. 
3.  Socr.,  vu,  15. 


5S2  JEAN    CHRYSOSTOME. 

cherchait  une  excuse  pour  son  auteur  dans  son  humi- 
Hté  même.  Atticus  essayait  de  justifier  son  action  par  la 
crainte  des  yiolences  du  peuple  de  Gonstantinople  et 
par  les  désirs  de  l'empereur  ;  la  faute  au  reste  en  de- 
vait être  imputée,  en  premier  lieu,  au  patriarche  d'An* 
tioche,  dont  les  paroles  pleines  de  témérité  et  d'audace 
étaient  venues  jeter  le  brandon  de  la  guerre  civile 
jusqu'aux  portes  du  palais  impérial.  En  cédant  à  des 
clameurs  menaçantes  dans  l'intérêt  de  la  paix,  Atticus 
avait  suivi  l'exemple  de  saint  Paul,  qui  se  faisait, 
comme  il  le  disait  lui-même,  «  tout  à  tous  »  par  un 
esprit  de  conciliation  et  d'unité.  Que  si  l'on  mettait  sa 
conduite  en  regard  des  canons,  on  n'y  trouverait  rien 
de  contraire  aux  règles  écrites  ni  aux  traditions  des 
anciens.  Les  tables  mystiques  des  églises  ne  conte- 
naient pas  seulement  des  évéques,  mais  des  laïques  et 
jusqu'à   des  femmes  \  et  peu  importait  dans  quelle 
catégorie  le  nom  de  Jean  avait  été  placé.  D'ailleurs 
u'avait-il  pas  été  évêque?  Atticus  avait  donc  pu  l'in- 
scrire pour  le  temps  où  il  avait  été  évêque  légitime  et 
non  pour  les  temps  où  il  ne  Tétait  plus,  et,  sous  cette 
réserve,   Tinscription  ne   contrevenait  en  rien  aux 
jugements  rendus  contre  lui  par  deux  conciles.  L'im- 
mixtion de  son  nom  aux  autres  noms  des  diptyques 
souillait-elle  ces  tables  vénérables  ?  Nullement.  Per- 
sonne n'avait  blâmé  David  d'avoir  donné  un  superbe 
tombeau  à  Saûl ,  ce  roi  rejeté  de  Dieu,  et  dans  les 
temps  actuels  la  présence  de  Tarien  Ëudoxe,  enterré 


1.  Mentio  namque  ejus  fit  cum  defunctis  non  solum  episcopis,  sed 
et  presbyteris,  diacoois  et  laicis  ipsis  inulieribusqne.  Niceph.,  xiv,  36. 


ET  L'IMPÉRATRIGB   ËUDOX[E.  5t3 

SOUS  le  même  autel  que  les  apôtres  saint  André,  saint 
Luc  et  saint  Timothée,  ne  diminuait  en  rien  la  véné- 
ration Ji  laquelle  ces  saints  avaient  droit  ^  La  paix 
était  un  si  grand  bien ,  elle  était  si  vivement  recom- 
mandée par  le  Seigneur,  que  lui,  Atticus,  n'avait  point 
à  s'excuser  d'en  vouloir  le  rétablissement  autant  qu'il 
dépendait  de  lui,  qu*il  exhortait  au  contraire  son  col- 
lègue, le  patriarche  d'Alexandrie,  à  suivre  sa  conduite, 
pour  que  la  chrétienté  pût  enfin  reposer  dans  la  con- 
corde fraternelle  et  l'apaisement  des  partis. 

Cette  dernière  exhortation  dut  mettre  hors  de  lui, 
plus  que  tout  le  reste,  l'homme  sans  frein  à  qui  elle 
s'adressait.  Cyrille  avait  été  nourri  par  son  oncle  dans 
l'horreur  du  nom  de  Ghrysostome;  il  avait  assisté,  à 
côté  de  lui ,  aux  débats  du  concile  du  Chêne,  n'étant 
encore  que  simple  prêtre ,  et  il  en  avait  rapporté  le 
désir  d'ajouter,  quand  besoin  serait,  une  nouvelle 
pierre  à  la  lapidation  du  martyr.  Ce  martyr  était  mort 
dans  la  tempête  excitée  par  Théophile,  mais  sa  mé- 
moire vivait  encore ,  et  Cyrille  pouvait  y  trouver  ma- 
tière à  une  vengeance,  car  il  n'épargnait  pas  plus  les 
morts  que  les  vivants.  Il  répondit  à  Thumble  justifica- 
tion d'Atticus  par  une  lettre  pleine  d'orgueil  et  d'ironie, 
lettre  que  nous  avons  encore  et  que  l'on  peut  considé- 
rer comme  un  modèle  de  noire  malice  et  d'habileté. 

«  Les  informations  reçues  de  Votre  Piété,  lui  disait- 
il  en  commençant,  m'apprennent  que  vous  avez  in- 
scrit le  nom  de  Jean  sur  les  tables  mystiques  de  votre 
église,  et  j'ai  su,  par  des  personnes  venues  de  Con- 

1.  Arii  impietatis  sectator  Eudoxius  sub  eadem  sacriflcii  ara  positas. 
•NicQph.,  ziv,  26, 


S1I4  JEAN   CHRYSOSTOME 

stantinople,  que  rinscription  n'avaUpas  été  portée  dans 
le  catalogue  des  laïques,  mais  sur  la  liste  des  évèques. 
ExaminaDt  alors  en  moi-même  si  ceux  qui  agissent  de 
la  sorte  suivent  le  sentiment  des  Pères  de  Nicée,  je  me 
suis  placé  en  face  de  cette  assemblée  si  grave  et  si 
sainte,  et  j'ai  reconnu  que  le  sacré  collège  de  ces  Pères 
détourne  les  yeux  pour  improuver  une  telle  action,  et 
me  défend  à  moi-môme  d'y  acquiescer.  Gomment  en 
effet  un  homme  déposé  du  sacerdoce  peut-il  être  mis 
au  rang  des  prêtres  de  Dieu  et  avoir  quelque  part  à 
leur  sort  vénérable,  à  moins  que  le  mot  de  sacerdoce 
ne  soit  qu'une  parole  dérisoire  et  une  fiction?  Que  si 
au  contraire  ce  mot  désigne  une  grande  et  auguste 
qualité  qui  sépare  les  prêtres  d'avec  le  peuple  et  établit 
entre  eux  comme  un  mur  et  une  barrière ,  il  ne  faut 
point  confondre  des  choses  qui  ne  peuvent  point  être  . 
confondues;  il  faut  au  contraire  les  tenir  chacune  dans 
son  rang  particulier,  avec  Thonneur  qui  lui  convient,  ne 
point  mettre  un  laïque  au  rang  des  évêques,  ou  ne 
point  compter  parmi  les  véritables  prélats  un  homme 
qui  n'a  pas  ou  n'a  plus  cette  qualité.  Honorez  donc,  je 
vous  en  prie,  les  sentiments  des.  illustres  Pères,  nos 
prédécesseurs,  et  consultez  aussi  Topinion  de  ceux  qui 
sont  en  ce  monde;  agir  comme  vous  le  faites,  n'est-ce 
pas  les  remplir  de  la  plus  profonde  des  afflictions? 
Épargnez  également  cette  affliction  à  nous-mêmes, 
et  faites  cesser  l'occasion  d'un  deuil  public  et  mérité. 
((  Il  est  vrai  que  c'est  une  bonne  action,  et  digne 
d'un  homme  sage,  d'avoir  une  conduite  accommodante, 
selon  la  diversité  des  temps ,  pourvu  qu'elle  soit  non- 
seulement  sans  danger,  mais  avantageuse  au  troupeau 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIK.  525 

de  Jésus-Christ.  C'est  dans  cet  esprit  que  saint  Paul  se 
disait  tout  à  tous,  hasardant  quelques  dommages  légers 
pour  un  gain  considérable;  mais  dans  la  circonstance 
présente  quel  est  le  gain  que  tous  espérez^? 

<c  Votre  Piété  est  montée  sur  le  siège  de  Constantin 
nople  depuis  déjà  si  longtemps ,  qu'il  n'est  plus  per- 
sonne dans  cette  ville  qui  éprouve  de  la  répugnance  à 
se  trouver  avec  elle  dans  les  assemblées  ecclésiastiques^ 
et  si  quelques-uns,  au  commencement,  s'étaient  séparés 
de  vous  par  esprit  de  contention,  ils  se  sont  ralliés 
depuis  par  la  grâce  du  Seigneur.  Existe-t-il  encore 
quelque  magistrat  qui  n'écoute  point  la  voix  de  Votre 
Piété,  ou  qui  reste  séparé  du  corps  des  ûdèles  à  cause 
de  vous?  Il  n*y  en  a  pas  un,  et  je  prie  Dieu  que  cela 
n'arrive  jamais.  Quelles  sont  donc  les  personnes  dont 
vous  avez  le  dessein  de  procurer  le  salut  en  les  faisant 
rentrer  dans  l'Église,  lorsqu'au  contraire  vous  excluez 
de  son  enceinte  toute  F  Egypte,  la  Thébaïde,  la  Libye, 
la  Pentapole,  et  tant  d'autres  provinces  qui  réprouvent 
l'œuvre  que  vous  prétendez  bonne?  Vous  sacrifiez  ceux 
que  la  grâce  du  Sauveur  maintient  fermes  dans  le 
devoir  au  profit  incertain  de  quelques  esprits  inquiets, 
et,  dans  l'intention  de  plaire  à  une  poignée  de  sédi- 
tieux qui  hasardent  leur  salut  pour  la  malice  d'un  seuil 
homme ,  vous  rompez  avec  des  provinces  fidèlement 
attachées    aux    décisions    de  l'Église*.    Quel    parti 

1.  Sic  beatus  Paulus  omnibus  factus  est  omnia,  non  ut  exiguum 
quîddam  lucrifacerct,  partem  autem  quamdam  damno  afficeret,  sed  ut 
omnes  lucrarentur.  Nicepb.,  xiv,  27. 

S.  Esto  ut  pauci  admodum  sint  adhuc  ïeditiosi  qui  se  pro  illius 
malignitate  periculo  expoQunt...  Id.,  ibid. 


5S6  JEAN   GHRYSOSTOME 

croyez-voas  qui  soit  plus  agréable  à  Dieu,  ou  celui  qai 
parle  en  faveur  de  Jean  après  toutes  les  choses  dont 
Jean  est  coupable,  ou  celui  qui  a  été  d'avis  de  le  punir 
quand  il  ne  mettait  nulle  conscience  à  troubler  et 
affliger  tout  le  monde  7  Faites  donc  cesser  ce  qui  nous 
divise,  remettez  votre  épée  dans  le  fourreau  et  com- 
mandez qu'on  ôte  le  nom  de  Jean  de  la  liste  des 
évoques;  car,  si  peu  d'estime  que  Ton  semble  îaàre  de 
ce  titre  d'évêque ,  n'ayons  pas  du  moins  le  regret  de 
placer  un  traître  dans  la  compagnie  des  apôtres.  Si 
l'on  y  écrivait  le  nom  de  Judas,  que  deviendrait  saint 
Mathias,  et  où  serait  sa  place  dans  le  collège  apostolique? 
Et  qui  donc  voudrait  effacer  le  nom  de  saint  Mathias 
pour  écrire  le  nom  de  Judas  ^?  N'agissez  pas  autrement, 
je  vous  en  conjure,  envers  l'illustre  Arsace;  conservez- 
lui  le  rang  de  dignité  qui  lui  convient,  récitez  son  nom 
immédiatement  après  celui  de  Nectaire,  dont  la  mémoire 
est  si  célèbre  dans  tout  le  monde,  et,  quelque  chose  que 
vous  consentiez  à  faire  par  contrainte,  ne  flétrissez  pas 
du  moins  le  souvenir  du  bienheureux  Arsace. 

<c  Vous  me  direz  peut-être  qu'en  vous  conduisant 
ainsi  vous  plairez  à  quelques-uns.  Permettez-moi  de 
vous  parler  avec  liberté.  Je  souhaiterais  de  grand  cœur 
que  tous  les  hommes  fussent  sauvés  ;  mais  si  quelqu'un 
se  sépare  par  l'opiniâtreté  de  son  esprit  indocile,  et  s'il 
s'oppose  aux  lois  de  l'Église,  quelle  perte  y  aurait-il  quand 
cet  homme  périrait*?  Notre  devoir  est  de  dire  avec  saint 

1.  Jade  nomioe  io  eoram  numerum  relato,  qao  deinde  loco  Mat* 
thias  nobis  ponetur?  Niceph.,  xiv,  27. 

2.  Si  qois  vero  imperîtia  sua  ab  Ecclesia  recedit,  et  iUius  constitu- 
tionibos  refragatur,  que  ejusmodî  homiois  est  Jactura?  Id.,  ibid. 


ET   L'IMPÉRATRICE  EUDOXIE.  527 

Paul,  à  ceux  qui  se  révoltent  contre  nous:  «  Jfous  vous 
((  conjurons  par  Jésus-Christ  de  vous  réconcilier  avec 
((  Dieu;  ))  puis,  quand  nous  les  trouvons  persistants  dans 
leur  désobéissance,  nous  les  remettons  aux  mains  du 
suprême  juge,  «  Nous  avons  pris  soin  de  la  guérison  de 
«  Babylone,  s^écriait  Jérémie,  mais  elle  n'a  point  voulu 
tf  se  guérir;  abandonnons-la  donc,  puisque  son  jugement 
((  est  monté  jusqu'au  ciel.  » 

((  Le  bienheureux  Alexandre ,  qui  était  un  homme 
extraordinairemènt  hardi  en  paroles  et  avait  surpris  quel- 
ques-uns de  nos  très-religieux  frères  les  évéques  d'Orient 
par  l'adresse  de  ses  discours,  est  venu  porter  cette  mala- 
die dans  votre  troupeau;  gardez  qu'elle  ne  se  propage, 
qu'elle  ne  consume,  qu'elle  ne  corrompe  toutes  les 
âmes  ;  vous  êtes  obligé  plutôt  d'en  purger  l'Église  et  de 
l'enlever  comme  une  taie  qui  couvre  les  yeux  et  dérobe 
la  vraie  lumière.  J'apprends  même  que  le  pieux  évoque 
de  Bérée,  Acacius,  dont  la  vieillesse  est  si  heureuse, 
proteste,  que  l'évéque  actuel  d'Antioche  proteste  aussi 
qu'ils  n'ont  récité  le  nom  de  Jean  dans  les  divins  mys^ 
tères  que  contraints  parla  violence,  et  qu'ils  n'attendent 
que  notre  résistance  pour  se  tirer  de  ce  piège.  Je  vous 
parle  ici  librement  et  dans  Tamertume  de  mon  cœur. 
Appelés  à  guérir  les  plaies  des  autres,  ce  n'est  pas 
à  nous  de  les  envenimer  par  de  nouvelles  bles- 
sures... 

«  Non,  ne  souffrez  point  que  Jéchonias,  après  avoir 
été  retranché  de  la  liste  des  prophètes,  y  soit  replacé 
avec  David  et  Samuel,  et,  s'il  s'est  trouvé  des  personnes 
assez  audacieuses  pour  déposer  le  corps  d'Ëudoxe  à 
côté  des  apôtres,  ne  recevons  pas  comme  un  exemple 


.* 


598  JEAN   CHRYSOSTOME 

sacré  ce  qui  est  profane  et  sacrîîége*.  Ce  n'est  pas  que 
nous  insultions  un  mort,  ni  que  nous  ayons  dessein  de 
Dous  réjouir  des  maux  des  autres  :  telle  n'est  pas  la 
conduite  d'un  chrétien;  mais  nous  avons  plus  d'égards 
à  l'intérêt  de  PÉglise,  qui  veut  que  les  sacrés  canons 
soient  inviolables,  qu'à  un  sentiment  de  compassion 
pour  un  homme.  Entre  ces  deux  partis,  ii  faut  opter. 
Donnez-nous  la  consolation  de  pouvoir  entretenir  une 
communion  toute  pure  et  toute  sainte  avec  Votre  Piété, 
et  ne  témoignez  pas  faire  plus  d'état  d'un  homme  mort 
que  de  la  charité  envers  les  vivants  '.  » 

Telle  était  en  résumé  la  lettre  de  Cyrille,  captieuse, 
incisive,  et  qui  présentait  comme  définitives  et  entou< 
rées  d'une  sanction  unanime  des  décisions  de  conciles 
dont  il  y  avait  appel.  C'était  une  attaque  non-seulement 
contre  lesdeux patriarches  orientaux  qui  avaient  faitleur 
soumission,  mais  aussi  contre  le  pape  Innocent,  qui 
l'avait  demandée.  Le  patriarche  d'Alexandrie,  en 
l'écrivant,  n'avait  aucun  espoir  de  ramener  Atiicus, 
dont  ii  connaissait  l'ambition,  non  plus  que  les  deux 
empereurs  ;  il  se  posait  en  chef  de  parti,  gardien  des 
lois  ecclésiastiques,  en  face  de  l'Église  romaine,  dont 
il  dédaignait  la  communion.  C'était  un  manifeste  de 
guerre,  et  d'une  guerre  encore  redoutable  malgré  ce 

1.  Ne  igitur  Jechonias  rejectus  cum  Davide  et  Samaele  propbetis 
censeatar,  neque  si  quibusdam  inique  placitum  est  ut  Eudoxii  reli- 
quias  eo  quo  scripsistis  reponereat  loco,  propterea  nos  quoque  pro- 
fanum  ut  sacrum  in  alium  referamus.  Niceph.,  xiv,  27. 

2.  niud  dato  ut  pure  nos...  cum  pietate  tua  communicare 
possimus  atque  tu  unius  ejusque  defnncti  amorem  post  eorum 
qui  adhuc  vivunt  dilectionem  ac  potius  post  Ecclesie  sanctionet 
habeas.  Ibid. 


BT    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIË.  529 

que  Cyrille  appelait  ladéserlion  d'unepartiede  TOrient, 
car  il  avait  derrière  lui  tous  les  évéques  de  FÉgypte, 
de  la  Cyrénaïque,  de  la  Peutapole,  tremblants  sous  sa 
domination,  sans  compter  TAfrique  carthaginoise,  qui, 
retenue  par  ses  liens  d'antique  fraternité  avec  TÉgypte, 
semblait  faire  partie  de  son  cortège.  Un  tiers  du  monde 
chrétien  obéissant  ainsi  aux  passions  de  cet  homme 
hardi,  téméraire,  capable  de  tout  pour  régner,  et  en 
lutte  directe  avec  le  chef  de  l'Église  romaine,  le  danger 
de  schisme  était  plus  grand  peut-être  à  cause  de  Chryso- 
stome  mort  qu'il  ne  l'avait  été  pour  Chrysostome  vivant. 
Toutefois  Innocent  ne  faiblit  point.  Comme  un  dé- 
menti éclatant  au  manifeste  de  Cyrille,  il  proclama  son 
union  avec  les  Églises  d'Orient  rentrées  dans  i'orlho- 
doxie,  et  avec  Atticus  tout  le  premier,  comptant  sur 
l'action  de  Dieu,  qui,  dans  les  orages  de  ce  monde, 
ne  demande  aux  hommes  que  l'amour  persévérant  du 
bien  et  le  courage. 

Cette  nouvelle  guerre  dura  pendanttoute  la  vie  d'In- 
nocent. Sous  les  successeurs  de  ce  glorieux  pape, 
Cyrille,  que  d'autres  disputes  et  d'autres  haines  occupè- 
rent bientôt  en  Orient,  eut  besoin  de  l'appui  de  l'Église 
romaine,  et  comme,  pour  obtenir  son  appui,  il  fallait 
qu'il  rentrât  d'abord  dans  sa  communion,  il  consulta  ou 
feignit  de  consulter  quelques  évéques  égyptiens  fatigués 
du  schisme,  et  inscrivit  le  nt)m  abhorré  de  Chrysostome 
sur  les  diptyques  d'Alexandrie.  Malgré  la  paix  prononcée 
à  l'autel,  les  rancunes  ne  quittèrent  point  son  cœur; 
mais  enfin  il  obtint  contre  d'autres  ennemis  l'alliance 
qu'il  convoitait.  Dix  ans  après,  il  figurait  avec  le  titre 
de  légat  du  pape  dans  les  querelles  du  nestorianisme. 

3» 


530  JEAN    CHRYSOSTOME 

Tout  n'était  pas  fini,  mais  déjà  Innocent  pouvait 
être  proclamé  à  bon  droit  le  paciQcateur  de  la  chré- 
tienté. On  ne  contemple  point  sans  respect  et  sans 
admiration  dans  l'histoire  cet  homme  simple  et  grand, 
ce  prêtre  des  montagnes  d' Albe  qui  montrait  au  monde, 
sous  le  vêtement  du  pontife  chrétien,  l'âme  calme  et 
froide  des  vieux  Romains.  Un  poète  latin  avait  célébré 
jadis  en  de  beaux  vers  «  Thomme  juste,  inébranlable 
dans  ses  desseins,  et  résistant  aux  assauts  de  l'univers 
entier  avec  une  impassibilité  qui  ne  tenait  point  delà 
terre.  )>, L'idéal  du  poète  païen  semblait  s'être  réalisé 
dans  la  personne  d'un  pape  chrétien,  défenseurde  lajus- 
tice,etquerien  n'avaitpu  faire  sortir  «de  la  forte  assiette 
de  son  âme,  non...  mente  quatit  solida.  »  S'il  n'assista 
pas  au  dénoûment  de  son  œuvre,  Innocent  put  prévoir, 
avant  de  mourir,  que  son  inflexible  volonté  avait  fini 
par  dompter  les  faits,  et  que  l'Église  marcherait  sûre- 
ment dans  la  voie  qu'il  avait  tracée  par  la  pensée. 

Cependant  la  mort  déblayait,  d'année  en  année,  le 
terrain  sur  lequel  tant  de  passions  s'étaient  agitées 
depuis  un  tiers  de  siècle  autour  de  la  personne  ou  du 
nom  de  Ghi7sostome.  Frappé  à  son  tour  en  425,  Atticus 
laissa  le  siège  métropolitain  de  Gonstantinople  à  des 
successeurs  qui  n'avaient  point  trempé  dans  la  persé- 
cution, et  les  dissidents  joannites  rentrèrent  successi- 
vement dans  la  communion  des  archevêques.  En  même 
temps  que  l'unité  se  reformait,  la  vénération  enthou- 
siaste pour  l'exilé  de  Gueuse  renaissait  dans  son  église, 
et  l'on  ne  craignait  plus  de  prêcher  ouvertement  sur  sa 
gloire  et  sur  son  martyre,  en  face  même  des  persécu- 
teurs. Enfin  le  sort  des  élections  amena  sur  le  trône 


ET    L'IMPÉRATRICE    EUDOXIE.  534 

épiscopal  en  k^k  uq  homme  qui,  dans  son  enfance, 
avait  été  lecteur  et  scribe  de  Chrysostome,  et  même, 
dit  un  historien,  a  serviteur  attaché  à  sa  personne.  » 
Proclus,  c'était  son  nom,  conservait  pieusement  la 
mémoire  de  son  ancien  maître,  et  ne  négligeait  aucune 
occasion  de  la  rappeler  au  peuple.  Un  jour  donc  de 
Tannée  /»37,  comme  il  faisait  son  panégyrique  à  l'oc- 
casion de  sa  fête,  les  assistants  l'interrompirent  par  des 
acclamations.  «  Nous  demandons,  s'écriërent-ils,  qu'on 
nous  rende  notre  évéque  Jean,  nous  voulons  le 
corps  de  notre  père  !  »  Proclus  se  bâta  de  faire  con- 
naître à  l'empereur  ce  vœu  populaire,  dans  la  satisfac- 
tion duquel  il  entrevoyait  un  retour  complet  de  la 
paix. 

Théodose  II,  qui  occupait  toujours  le  trône  des 
césars  d'Orient  et  gouvernait  alors  par  lui-même, 
acquiesça  sans  hésitation  au  désir  du  peuple  et  de 
l'archevêque.  Élevé  dans  son  jeune  Age  par  les  soins 
de  sa  sœur  aînée  Pulchérie,  qui  n^avait  jamais  partagé, 
au  plus  fort  des  discordes  religieuses,  les  sentiments 
de  leur  commune  mère,  il  avait  de  bonne  heure 
admiré  et  plaint  en  secret  le  grand  orateur  persécuté 
qu'il  appelait  «  le  docteur  de  l'univers  et  le  patriarche 
à  la  bouche  d'or.  »  Des  ordres  furent  aussitôt  donnés 
pour  que  le  corps  de  l'exilé  fût  ramené  à  Gonstanti- 
nople  et  déposé  dans  l'église  des  Apôtres.  Chrysostome 
quitta  donc  la  chapelle  de  Saint-Basilisque,  où  il 
reposait  depuis  trente  ans,  et  la  châsse  qui  contenait 
ses  restes  fut  transférée  de  ville  en  ville  jusqu'à  Chal- 
cédoine,  au  milieu  d'un  concours  immense  de  peuple, 
de  prêtres  et  de  moines  qui  se  renouvelaient  inces- 


532  JEAN   CHRYSOSTOME 

samment.  A  Ghalcëdoine,  la  trirème  impériale,  magni- 
fiquement ornée,  l'attendait,  car  l'empereur  n'avait 
pas  voulu  qu'un  autre  navire  reçût  le  sacré  dépôt. 
Toute  la  ville  était  là  :  son  empereur,  son  sénat,  ses  pre- 
miers magistrats,  ses  grands  officiers,  et  la  mer  était 
couverte  d'une  telle  multitude  de  navires  et  de  barques 
remplis  de  monde  et  éclairés  de  torches,  car  c'était  le 
soir,  «  que,  depuis  l'embouchure  du  Pont-Euxin  jusqu'à 
la  Propôntide,  on  l'eût  prise  pour  un  continent  *  ;  » 
c'est  ainsi  que  s'expriment  les  historiens. 

Le  convoi,  à  son  passage  par  la  ville,  ne  reçut  pas 
moins  d'honneurs  et  de  pompe.  Une  place  avait  été 
disposée  pour  le  cercueil  dans  cette  église  des  Saints- 
Apôtres,  fondée  par  Constantin  pour  être  le  lieu  de 
sépulture  des  empereurs  chrétiens  et  des  évoques  de 
Gonstantinople.  Arcadius  et  Eudoxie  y  avaient  été 
entendes  près  du  chef  de  leur  race.  Au  moment  où  le 
cercueil  de  Ghrysostome  fut  déposé  sur  la  pierre. 
Théodose  se  dépouilla  de  son  manteau  de  pourpre 
pour  l'en  couvrir;  puis,  les  yeux  et  le  front  baissés 
vers  ces  restes  infortunés,  il  leur  demanda  pardon 
pour  son  père  et  pour  sa  mère,  priant  le  saint  évéque 
d'oublier  le  mal  qu'ils  lui  avaient  fait  par  ignorance  '. 


1.  Transiit  et  imperator  et  senatus  imperatorius  :  traasiit  et  jam 
patriarcha  et  judices  magistratusque  omoes,  deîDde  generis  et  œtatis 
homines  omnis,  fretum  ardeotibus  funalibus  tegentes...  Niceph.  Cal., 
XIV,  43.  —  Mari  pr»  naTigioram  multitudine  contineatis  instar 
eifecto.  Thcodoret,  v,  36. 

2.  Imperator...  sacro  tumulo  chlamyde  tecto  et  fronte  atque 
oculis  unisB  impositis,  communem  supplex  precationem  pro  parentibus 
fecit.  Nicepb.,  xiv,  43.  —  Oculos  et  frontem  loculo  admoyens,  pro 
parentibas  sappUcavit...  Socr.,  vi,  36. 


ET  L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  533 

Avant  de  sceller  le  corps  dans  le  caveau,  Proclus  voulut 
le  présenter  au  peuple  du  haut  de  Testrade  où  sié- 
geaient les  archevêques,  et  le  peuple,  par  une  accla: 
mation  formidable  qui  ébranla  les  voûtés  de  la  basi- 
lique, s'écria  d'une  commune  voix:  «  0  père,  reprends 
ton  trône  M  »  Tel  fut  le  dernier  triomphe  de  Jean 
Ghrysostome;  puis  il  alla  prendre  sa  place  non  loin 
d'Arcadius  et  d'Eudoxie,  et  persécuteurs  et  persécuté 
dormirent  ensemble,  sous  le  pardon  de  la  mort.  Sa 
réhabilitation,  bien  avancée  sans  doute,  n'était  pourtant 
pas  encore  complète  :  l'Église  le  proclama  bienheureux 
et  martyr  sans  effusion  de  sang  *. 

Qu'était  devenue  cependant  au  milieu  de  tant  de 
péripéties  diverses  la  noble  et  sainte  femme  dont 
l'âme  était  attachée  à  celle  de  Ghrysostome  par  un 
lien  inattaquable  à  la  mort  même?  L'histoire  ni 
rÉglise  n'ont  point  voulu  les  désunir  et  lui  ont 
accordé  un  place  à  côté  de  celui  qui  avait  été  pour  elle 
un  guide,  un  père,  presque  une  image  dé  Dieu.  Les 
contemporains  ne  nous  disent  pas  de  quelles  ainères 
douleurs  les  dernières  persécutions  de  cet  ami  affli- 
gèrent Olympias;  mais  il  semble  qu'elle  trouva,  dans 
le  coup  suprême  qui  terminait  ses  maux,  une  magna- 
nime consolation.  Il  ne  souffrait  plus;  bien  loin  de 
là,  il  avait  reçu  la  récompense  du  combat,  la  cou- 
ronné des  martyrs,  et  veillait  sur  elle  du  sein  de  Dieu: 


1.  Atque  iibi  sacer  Proclus  viram  6&hctum  in  eumdem  Buum  thro- 
nam  collocavit,  plebs  circumfusa  ore  udo  exclarnavit  :  Recipe,  inquiens, 
thronum  tunm ,  o  pater.  Niceph.,  xiv,  43. 

2.  Qiiamvis  sine  sanguine  martyr.  Id.,  ibid. 


534  JEAN    CHRYSOSTOMB 

c*était  là  le  sentiment  qui  parut  la  dominer  dans  le 
reste  de  sa  vie. 

Gomme  son  père  ?énëré,  elle  était  allée  d'abord 
d'exil  en  exil,  à  Gyzique  et  à  Nicomédie,  où  elle  finit 
par  se  fixer  ^  Elle  avait  laissé  dans  Gonstautinople, 
ainsi  qu'on  l'a  vu,  une  maison  de  vierges  qui  aurait  pu 
lui  servir  de  retraite,  car  après  la  mort  de  Ghrysostome 
son  exil  pouvait  être  aisément  levé;  mais  la  ville  impé- 
riale lui  était  devenue  odieuse.  Le  séjour  de  cette  terre 
d'Asie,  théâtre  des  dernières  souffrances  de  Tarche- 
véque,  ne  lui  était  guère  moins  cruel  ;  elle  s'arrangea 
de  manière  à  mourir  vivante  dans  son  lieu  de  bannis- 
sement, où  pourtant  les  afflictions,  les  tribulations , 
les  tempêtes  continuèrent  à  l'assaillir.  Elle  recevait  tout 
avec  calme  et  indifférence,  comme  si  elle  n'eût  plus 
appartenu  au  monde.  Les  amis  de  Ghrysostome  la 
visitaient  avec  respect,  la  traitant  déjà  comme  une 
sainte.  Un  d'eux,  Palladius,  qui  la  vit  à  cette  époque, 
nous  a  laissé  un  touchant  tableau  de  sa  personne. 
G*était  toujours  la  même  simplicité  dans  sa  mise,  les 
mêmes  austérités  sur  son  corps,  les  mêmes  pratiques 
charitables  dans  les  limites  d'une  fortune  réduite  pres- 
que à  la  pauvreté.  Dans  sa  maison  comme  à  l'église, 
c'étaient  toujours  des  prières  et  toujours  des  larmes. 

Tandis  que  les  amis  de  Ghrysostome  l'entouraient  de 
leur  vénération,  ses  ennemis  la  déchiraient.  Théophile 
eut  bien  l'affreux  courage  d'insérer,  dans  le  libelle  dont 


i.  Constantinopolim  etiam  reliquît,  et  Cyzicum  ut  ibi  degeret  ae 
contulit,  Deinde  vero  ex  eo  loco  ad  exilium  in  Nicomediam  Bithjno- 
ram  est  damnata.  Niceph.,  xiii,  ii4. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  535 

nous  avons  parlé,  une  diffamation  contre  la  femme 
généreuse  dont  lui-même  mendiait  les  libéralités  au 
temps  de  son  opulence.  Il  omit  pourtant  de  mention- 
ner, dans  cette  satire,  une  petite  histoire  qu'un  con- 
temporain nous  a  révélée.  Pailadius  rapporte  qu*un 
jour  que  cet  homme  cupide  et  enrichi  du  produit  de 
tant  d'exactions  et  de  vols  sollicitait  de  la  diaconesse 
une  forte  somme  d'argent,  pour  les  pauvres  d'Egypte, 
disait-il,  et  que  celle-ci  hésitait,  il  se  mit  à  genoux 
pour  arracher,  par  l'excès  de  son  humilité,  ce  que 
Ton  semblait  refuser  à  sa  simple  prière.  Olympias  à 
cette  vue  resta  stupéfaite,  et,  s'agenouilla  nt  elle-même, 
elle  s'écria  :  «  Levez-vous,  mon  père  ;  je  ne  resterai 
pas  debout  quand  un  évéque  est  à  mes  pieds.  »  Théo- 
phile se  releva  plein  de  confusion  ;  mais  elle  ne  lui  fit 
que  de  minces  présens,  trouvant  qu'il  était  assez  riche 
pour  subvenir  à  ses  propres  aumônes.  Si  le  patriarche 
d'Alexandrie  avait  oublié  le  fait,  les  amis  d'Olympias 
se  le  rappelaient,  et  en  le  divulguant  ils  firent  à  cet 
homme  la  seule  réponse  que  méritât  son  infamie. 

Elle  s'éteignit  enfin,  au  sein  de  cette  existence  ca- 
chée, pour  aller  recevoir  ailleurs,  ajoute  son  biographe, 
«  la  couronne  de  patience.  »  Voilà  tout  ce  que  nous 
dit  l'histoire  ;  mais  la  légende  a  complété  ce  qui  man- 
quait au  récit  de  sa  mort.  Elle  raconte  qu'au  moment  où 
l'évéque  de  Nicomédie  l'assistait  dans  ce  dernier  com- 
bat de  la  vie,  elle  le  pria  de  ne  point  s'occuper  de  ses 
funérailles,  attendu  qu'elle  savait,  pai*  une  révélation 
du  ciel,  où  reposeraient  ses  restes  exilés.  «  Faites  placer, 
lui  dit-elle,  ma  dépouille  mortelle  dans  un  cercueil  qui 
sera  jeté  ensuite  à  la  mer  ;  Dieu  pourvoira  à  ce  que  je 


536  JEAN  CHRYSOSTOME 

ne  demeure  pas  sans  sépulture.  »  Une  autre  version 
raconte  que  la  sainte  elle-même,  dans  une  apparition, 
donna  cet  avertissement  à  Tévéque  au  moment  où  elle 
venait  d'expirer  ^.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  légende  ajoute 
que,  révéque  obéissant  avec  docilité  à  cet  ordre  d'en 
haut,  le  cercueil  qui  contenait  Oly mpias  fut  lancé  à  la 
mer;  mais  les  vagues  semblèrent  s'assouplir  sous  le 
précieux  fardeau,  qui  fut  porté  de  rivage  en  rivage  jus- 
qu'au Bosphore.  Là,  un  courant  Téloigna  de  Gonstan- 
tinople,  comme  si  la  même  aversion  qui  animait  la  dia- 
conesse pendant  sa  vie  eût  survécu  dans  son  cadavre. 
Le  cercueil,  soulevé  par  les  eaux,  aborda  en  un  lieu 
appelé  les  Brocluhes*^  qui  était  une  pointe  de  FAsie  Mi- 
neure dans  le  Bosphore,  assez  près  de  Gonstantînople, 
mais  à  Topposite.  Les  habitants  du  lieu,  informés  par 
un  songe,  accoururent  au-devant,  et,  l'ayant  retiré  des 
flots,  le  déposèrent  près  de  l'autel,  dans  une  église  de 
Saint-Thomas  construite  en  cet  endroit.  La  sainte  y 
resta  de  longues  années,  opérant,  dit-on,  beaucoup  de 
miracles^,  jusqu'à  ce  qu'en  618  un  patriarche  de  Gon- 
stantînople, nommé  Sergius,  fit  prendre  son  corps  le 


1.  Prias  quam  sepulturœ  mandaretur,  Nicomediensi  episcopo  in 
somnis  precepit  at  venerandas  reliquias  arculse  impositas  alto  mari 
committeret,  et  quocamque  locorum  illa  cursum  teneret  ibi  corpus 
ejus  sepeliretur.  Niceph.,  xiii,  24. 

2.  Arca  ad  marîtimum  locum  delata  est  ubi  apostoli  Thomœ  delu^ 
brum  positutn  est  :  ab  incolis  locus  is  Brocbthi  dictus.  Id.,  loc.  cit. 

3.  Ibi  di?ina  visione  admoniti  qui  regioaeoi  illam  incolunt  exie- 
raot,  et  sacras  illius  reliquias  ad  sanctiorem  sacrificii  aram  reposue- 
runt,  quas  innumerabilium  morborum  cura,  demonumque  expulsione 
aliisque  prodigiis  quœ  supra  homiaum  opiniouem  ibi  sunt  exbibita, 
Deus  digoatus  est.  Id.,  ibid. 


ET   L'IMPÉRATRICE   EUDOXIE.  537 

samedi  saint,  18  d'avril  de  cette  année,  et  le  fit  ense- 
velir dans  le  couvent  fondé  par  elle  deux  siècles  et 
demi  auparavant  ^  Le  schisme  avait  alors  cessé  depuis 
longtemps;  la  mémoire  de  Chrysostome  était  réhabi- 
litée, son  nom  rétabli  sur  les  diptyques  et  sanctifié  : 
Olympias  pouvait  reposer  en  paix. 

Cette  légende,  ainsi  que  la  plupart  des  autres,  con- 
tient, sous  des  faits  imaginaires,  l'impression  du  sen- 
timent public  sur  l'amie  de  Chrysostome  et  sur  leur 
sainte  et  indissoluble  affection.  L'Église  elle-même  le 
paitagea.  Leur  correspondance  ou  du  moins  les  lettres 
de  l'ami  furent  pieusement  conservées  parmi  les  mo- 
numens  ecclésiastiques  de  l'Orient,  comme  un  double 
modèle  d'édification  et  d'éloquence  épistolaire.  Le  dé- 
vouement de  l'amie  à  la  cause  de  son  père  vénéré  eut 
également  sa  récompense  :  le  nom  d'Olympias  fut  in- 
scrit sa  catalogue  des  saintes,  comme  celui  d'un  con- 
fesseur de  la  foi  orthodoxe,  et  aussi  comme  l'exemple 
de  la  perfection  chrétienne  dans  les  rangs  les  plus 
élevés  du  monde. 

1.  Sergius...  sacra  ejus  ossa  collecta  monasterio  ilHus  intulit, 
quod  ipsa  loco  mcdlo  iuter  duo  Sapientias  et  Pacis  templa  excitavit. 
Nicepb.,  XIII,  2i. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


LIVRE   I. 

Préliniiuaires  de  la  lutte  entre  Chrysostome  et  Timpéi-atrice  Ëudoxie. 
—  Caractère  de  Tarchevèque.  —  Conniption  de  la  cour  impériale.  — 
Prédication  de  Chrysostome  contre  la  toilette  des  femmes.  —  Blarsa, 
Castricia,  Eugraphia  cabalent  pour  le  perdre.  —  Vices  du  clergé  de 
Constantinople. — Chrysostome  entreprend  de  le  réformer. — Il  prend 
la  cause  des  pauvres  contre  les  riches  ;  son  langage  rappelle  celui 
des  tribuns  de  Tancienne  Rome.  —  Son  entourage  dans  son  église  : 
Sérapion,  Tigrius.  —  Ses  diaconesses  :  Salrina,  Ampructé,  Pentadia 
et  Olympias.  —  398-401.  Page  1. 


LIVRE    H. 

La  simonie  corrompt  les  Églises  d*Asie.  —  Procès  de  Teiarque  d'Épbèse 
porté  devant  Chrysostome.  —  Le  clergé  d'Éphèse  rappelle  pour  la 
nomination  d'un  nouvel  évèque.  —  Son  voyage  en  Asie,  ses  sévé- 
rités ;  il  casse  et  réélit  les  évoques  de  treize  sièges.  —  Complots 
contre  lui  à  Constantinople  pendant  son  absence.  —  Eudoxie  veut 
le  remplacer  par  Sévérien  de  Cabales.  —  Retour  de  Chrysostome.  — 
Il  chasse  Sévérien  que  Timpôratrice  rappelle.  — ^  Elle  les  force  à  se 
réconcilier.—  401-403.  Page  63. 


LIVRE    IIL 

Les  Longs-Frères.  —  Ils  sont  chassés  des  couvents  de  Nitrie  par  le 
patriarche  Théophile  et  se  réfugient  à  Constantinople*  —  Chry- 
sostome les  protège.  —  Colère  de  Théophile  contre  lui.  —  Épiphane 


TABLE  D£S  MATIÈRES.  539 

à  Constaatiiiople.  —  Guerre  qu'il  fait  à  Ghrysostome  qu*il  accusu 
d*origénisme.  —  Il  se  réconcilie  avec  les  Longs-Fi'ères.  —  Sa  mort.  — 
Discours  de  Chi'ysostome  contre  Timpératrice.  —  Fureur  de  la  cour. 

—  401-403.  Page  102. 

LIVRE  IV. 

Arrivée  de  Théophile  à  Gonstantinople.  —  Son  entrée  triomphale.  — 
Population  égyptienne  dans  cette  ville.  —  Théophile  refuse  de  voir 
Tarchevôque.  —  Concile  du  Ghône  où  Ghrysostome  est  accusé;  il 
refuse  de  comparaître.  —  Il  est  condamné  par  contumace  à  la  dépo- 
sition. —  L'empereur  l'exile.  —  Tremblement  de  terre  à  Gonstanti- 
nople. L'impératrice  effrayée  envoie  chercher  Ghrysostome  en  Bitby- 
nie.  —  Sa  rentrée  à  Gonstantinople.  —  Il  se  réconcilie  avec  l'impé- 
ratrice. —  403.  Page  168. 

LIVRE   V. 

Eudoxic  fait  placer  sa  statue  près  de  l'église  de  Sainte-Sophie.  — 
Irritation  de  Ghrysostome;  il  prêche  contre  l'impératrice.  —  Un 
nouveau  concile  est  convoqué  conti'e  lui  à  Gonstantinople.  —  On  lui 
refuse  le  droit  de  se  défendre,  en  vertu  du  quatrième  canon  d'An- 
tioche.  —  Ghrysostome  attaque  ce  concile  et  ce  canon  comme  ariens. 

—  Division  dans  le  concile  ;  l'empereur  se  fait  rendre  compte  de 
la  question.  —  Discours  éloquent  de  Ghrysostome  contre  ceux 
qui  désertent  son  église.  Il  est  emprisonné  dans  son  évêché  et  s'é- 
chappe. —  Scène  violente  au  baptistère  des  catéchumènes  le  samedi 
saint.  —  Les  catéchumènes  se  réfugient  aux  thermes  de  Gonstance. 

—  Appel  de  Ghrysostome  au  pape  Innocent.  —  Des  assassins  atten- 
tent à  la  vie  de  Ghrysostome.  —  L'empereur  envoie  l'archevêque  en 
exil.  —  Scène  d'adieux  dans  la  basilique  de  Sainte-Sophie.  — 
Conflit  sanglant  dans  l'église.  —  Sainte-Sophie  et  la  Curie  du  sénat 
sont  réduites  en  cendres.  —  403-404.  Page  226. 

LIVRE  VL 

Procès  criminel  sur  l'incendie.  —  Évoques  et  clercs  arrêtés.  —  Sup- 
plices de  Tigrius  et  de  Sérapion.  —  Accusation  d'OIympias,  de 
Peutadia,  d'Ampructé,  de  Nicarète.  ^  Ghrysostome  conduit  en  exil; 
il  fait  halte  à  Nicée,  il  repart  pour  Gueuse.  —  Il  court  des  da  nger 


540  TABLE  DES   MATIÈRES. 

8ur  le  territoire  d*Aacyro.  —  L'évêque  de  Gésarée  anime  'es  moines 
contre  lui.  —  Apparition  des  Isaures  autour  de  Gésarée.  —  Une 
émeute  de  moines  force  Ghrysostome  à  partir;  sa  fuite  nocturne  ;  il 
est  renversé  de  sa  litière.  —  Événements  de  Gonstantinople.  — 
Arsace  succède  à  Ghrysostome.  —  Mort  de  l'impératrice  Eudoxic. 
Triumvirat  des  patriarches  de  Gonstantinople,  d'Alexandrie  et  d*An- 
tioche,  formé  contre  Ghrysostome.  —  Désolation  des  Églises  de 
Syrie.  —  Les  catholiques  orientaux  ont  recours  à  l'érêque  de  Rome. 
—  404.  Page  303. 

LIVRE  VII. 

Établissement  de  Ghrysostome  à  Gueuse.  —  Apreté  de  l'hiver,  souf- 
frances de  l'exilé.  —  Ses  lettres  de  consolations  à  Olympias.  —  De 
la  maladie  de  la  tristesse  d'après  les  livres  juifs  et  chrétiens.  —  n 
entreprend  d*en  guérir  Olympias.  —  Des  amitiés  spirituelles  dans  le 
christianisme,  exemples  tirés  de  saint  Paul.  —  Ghrysostome  reprend 
depuis  Gueuse  la  propagande  chrétienne  en  Phéuide.  —  Les  Goths 
catholiques  lui  demandent  un  évêque.  —  Il  veut  convertir  la  Perse  ; 
état  du  christianisme  dans  ce  royaume  ;  Biaruthas  refuse  de  se  joindre 
à  lui.  -  404-405.  Page  ^7. 

LIVRE  Vin. 

Ravages  des  Isaures  autour  do  Gueuse  ;  Ghr}'sostome  se  réfugie  dans 
la  citadelle  d'Arabissus.  Il  y  tombe  gravement  malade.  —  Sa  lettre 
au  pape  Innocent.  —  Efforts  d'Honorius  près  de  son  frère  pour  la 
réunion  d'un  nouveau  concile.  —  Les  évèques  députés  par  l'Occident 
à  Gonstantinople  sont  arrêtés  en  mer  et  incarcérés. —  La  persécution 
redouble  contre  les  joannites.  —  Ghrysostome  est  transféré  au  châ- 
teau d'Arabissus.  —  Sa  dernière  lettre  à  Olympias.  —  Il  est  relégué 
à  Pithyonte.  —  Odieuse  brutalité  de  ses  gardiens.  —  Il  arrive  à 
Gomanes  et  meurt.  —  Mort  de  l'empereur  Arcadius.  —  Alexandre 
veut  l'établir  le  nom  de  Ghrysostome  sur  les  diptyques.  —  Atticus 
finit  par  y  consentir  ;  il  se  justifie  près  de  Gyrille,  nouveau  patriarche 
d'Alexandrie.  —  Réponse  de  Gyrille.  —  Translation  des  restes  de 
Ghrysostome  à  Gonstantinople  sous  Théodose  II. — Dernières  années 
d'Olympias;  sa  mort.  —  405-412.  Page  456. 


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