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Full text of "Système de politique positive : ou, Traité de sociologie, instituant la religion de l'humanité"

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SYSTEME 


DE 


POLITIQUE  POSITIVE. 


i 


PREFACE. 


Qu'est-ce  qu'une  grande  *ie  ? 
Une  pensée  de  la  jeunesse,  exécutée  par  l'âge  m$r. 

{Alfrtd  de  Vigny.) 


Le  principal  titre  de  ce  traité  coïncide  avec  le  titre  général 
que  je  choisis,  en  1824,  pour  la  seconde  édition  de  l'opuscule 
fondamental  qui,  sous  un  titre  spécial,  avait,  deux  ans  aupa- 
ravant, caractérisé  irrévocablement  mon  début  philosophique. 
Cette  conformité  spontanée  indique  la  pleine  homogénéité  d'une 
longue  carrière  systématique  où,  dès  l'ouverture,  le  but  était 
nettement  signalé.  Pour  la  mieux  manifester,  je  terminerai  le 
quatrième  et  dernier  volume  du  traité  actuel  parla  fidèle  réim- 
pression de  tous  mes  travaux  primitifs,  depuis  longtemps  sous-r 
traits  à  la  circulation,  ou  enfouis  dans  des  recueils  justement 
oubliés. 

Mais,  d'un  autre  côté,  un  tel  intervalle  entre  la  conception  et 
la  construction  de  ma  philosophie  politique,  montre  aussi  que 
je  n'eus  pas  d'abord  un  sentiment  assez  précis  des  conditions 
intellectuelles  qu'exigeait  cette  grande  rénovation.  Je  crois  donc 
devoir  ici  compléter,  envers  cette  marche  générale,  l'insuffisante 
explication  ébauchée  dans  la  préface  du  tome  sixième  et  dernier 
de  mon  Système  de  philosophie  positive. 

J'y  ai  assez  indiqué  comment,  en  1822,  ma  découverte  fon- 
damentale des  lois  sociologiques  me  procura,  dès  l'âge  de  vingt- 


4  SYSTÈME  DB  POLITIQUE  POSITIVE. 

assez  la  prééminence  morale  de  la  vraie  religion.  Le  nouveau 
sacerdoce  occidental  ne  pouvait  dignement  terminer  la  fatale 
insurrection  de  l'intelligence  contre  le  sentiment  qu'en  procu- 
rant d'abord  à  la  raison  moderne  une  pleine  satisfaction  nor- 
male. Mais,  d'après  ce  préambule  nécessaire,  les  besoins  mo- 
raux  devaient  ensuite  reprendre  directement  leur  juste  prépon- 
dérance, pour  construire  une  synthèse  vraiment  complète,  où 
l'amour  constitue  naturellement  le  seul  principe  universel. 

La  diversité  normale  de  ces  deux  élaborations  successives  y 
affecte  même  le  mode  d'exposition.  Pour  tirer  d'une  science 
dispersive  les  bases  élémentaires  de  la  saine  philosophie,  mon 
ouvrage  fondamental  dut  offrir  surtout  un  caractère  de  recherche 
et  de  discussion.  En  systématisant  ici  la  religion  universelle 
d'après  des  principes  déjà  construits,  mon  exposition  dogma- 
tique se  rapproche  davantage  du  vrai  régime  rationnel,  où  la 
conviction  résulte  beaucoup  plus  d'une  réflexion  solitaire  que 
d'aucune  controverse.  Au  vif  attrait  qu'inspira  d'abord  une  fé- 
conde originalité,  succède  maintenant  l'imposante  régularité 
d'une  construction  bien  définie  et  assez  préparée. 

Toutes  ces  différences  de  forme  se  rattachent  à  la  profonde 
diversité  logique  qui  constitue  le  principal  contraste  intellectuel 
entre  mes  deux  traités,  conformément  à  leur  nature  et  à  leur 
destination  respectives.  Dans  le  premier,  où  il  fallait  prolonger 
l'initiation  scientifique  jusqu'à  son  dernier  terme  normal,  j'ai 
dû  scrupuleusement  persister  à  préférer  la  méthode  objective, 
qui  convient  seule  à  cet  immense  préambule,  s'élevant  toujours 
du  monde  à  l'homme.  Mais  le  succès  même  de  cette  marche 
préliminaire,  qui  m'a  finalement  conduit  au  vrai  point  de  vue 
universel,  doit  faire  ici  prévaloir  la  méthode  subjective,  source 
exclusive  de  toute  systématisation  complète,  où  l'on  descend 
constamment  de  l'homme  au  monde.  Ainsi  régénérée  par  le 
positivisme,  la  logique  supérieure  qui  guida  nos  constructions 


PRÉFACE.  5 

initiales  convient  encore  davantage  à  nos  synthèses  finales.  Sa 
prépondérance  normale  correspond  naturellement  à  l'ascendant 
nécessaire  du  cœur  sur  l'esprit. 

Quand  ma  grande  élaboration  objective  me  conduisit, 
en  1836,  de  la  cosmologie  à  la  biologie,  je  sentis  aussitôt  que 
l'exclusion  scientifique  de  la  méthode  subjective  ne  pouvait  être 
que  provisoire,  et  mon  premier  chapitre  biologique  fit  entre- 
voir déjà  l'accord  final  des  deux  logiques.  En  constituant  la 
présidence  systématique  du  point  de  vue  social,  mon  ouvrage 
fondamental  prépara  nécessairement  leur  concordance  posi- 
tive, directement  établie  dans  le  présent  volume. 

Ce  résultat  général  de  mon  travail  philosophique  devient  ici 
la  source  directe  de  ma  construction  religieuse,  qui  commence 
par  régénérer  ainsi  les  conceptions  scientifiques  d'où  elle  sur- 
git d'abord.  Tel  est  l'objet  propre  de  ce  volume  préliminaire, 
après  le  discours  fondamental  qui  caractérise  l'ensemble  du 
traité.  L'unité  encyclopédique  étant  alors  organisée,  le  tome 
second,  consacré  à  la  statique  sociale,  accomplit  directement 
la  principale  synthèse,  en  établissant  la  théorie  abstraite  de 
Tordre  humain,  résumé  nécessaire  de  l'ordre  universel.  D'a- 
près cela,  le  volume  suivant,  relatif  à  la  sociologie  dynamique, 
détermine  la  marche  totale  de  notre  progrès,  toujours  réduc- 
tible au  développement  graduel  de  cet  ordre  fondamental. 
Enfin,  le  tome  quatrième,  réservé  aux  applications  décisives  de 
la  doctrine  sociologique,  institue  spécialement  la  religion  po- 
sitive, ainsi  résultée  de  notre  nature  dans  l'ensemble  du  passé  ; 
il  en  complète  l'avènement  normal  par  l'organisation  générale 
de  la  transition  extrême. 

Quant  aux  trois  autres  ouvrages  qui  doivent  suivre  celui-ci, 
d'après  l'annonce  finale  de  mon  premier  traité,  les  dix  années 
de  pleine  vigueur  cérébrale  qui  me  séparent  encore  d'une  sage 
retraite  suffiront,  j'ose  l'assurer,  à  leur  entière  exécution,  si 


6  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

ma  situation  matérielle  devient  assez  calme.  Mais  l'infatigable 
persécution  que  la  pédantocratie  fait  peser  sur  moi  depuis  sept 
ans,  pouvant  m'interdire  cette  terminaison,  je  me  suis  déter- 
miné à  développer  ici  les  relations  naturelles  de  ces  trois 
compositions  accessoires  avec  ma  construction  essentielle, 
sans  altérer  d'ailleurs  leur  propre  accomplissement  ultérieur. 
S'il  me  reste  possible,  j'écrirai  d'abord  les  deux  volumes  de 
ma  philosophie  mathématique,  ensuite  le  volume  spécialement 
relatif  à  l'éducation  universelle,  et  enfin  celui  qui  systématisera 
l'action  totale  de  l'homme  sur  le  monde. 

Après  avoir  assez  indiqué  la  nature  et  la  marche  de  ce  nou- 
veau traité,  sa  subordination  nécessaire  envers  le  précédent,  et 
même  ses  liaisons  générales  avec  les  ouvrages  suivants,  il  faut 
ici  caractériser  surtout  l'heureuse  exception  personnelle  qui 
m'a  successivement  procuré  deux  vies  philosophiques  aussi  dif- 
férentes. Elle  résulte  essentiellement  de  deux  influences  intel- 
lectuelles, Tune  involontaire,  l'autre  volontaire,  complétées, 
en  temps  opportun,  par  l'incomparable  régénération  morale 
que  je  dus  à  ma  sainte  passion. 

Cette  possibilité  exceptionnelle  d'accomplir  successivement 
deux  élaborations,  dont  chacune  semble  devoir  absorber  une 
carrière  spéciale,  dépendit  d'abord  de  la  précocité  de  mes 
travaux.  Émancipé  de  toute  théologie  avant  la  fin  de  mon  en- 
fance, et  promptement  initié  aux  études  positives,  j'accomplis 
bientôt  la  transition  métaphysique.  Dès  l'âge  de  vingt-deux  ans, 
mon  premier  travail  public  sur  la  coordination  historique  an- 
nonça nettement  l'ensemble  de  ma  carrière  philosophique,  ir- 
révocablement fixée,  deux  ans  après,  par  ma  découverte  des 
lois  sociologiques. 

Mais  cette  précocité  n'aurait  pas  suffi  pour  me  procurer  une 
seconde  vie  sans  l'énergique  résolution  qui  me  fit  sacrifier  toute 
vanité  littéraire  au  besoin  majeur  de  terminer  à  temps  mon  im- 


PRÉFACE.  7 

mense  tâche  objective.  Son  exécution ,  qui  dura  douze  ans, 
en  eût  exigé  au  moins  six  de  plus,  si  je  m'étais  assujetti , 
comme  je  l'avais  fait  auparavant,  à  récrire  mon  manuscrit,  au 
lien  de  toujours  livrer  à  la  presse  ma  première  rédaction,  ja- 
mais suivie  d'aucune  correction  importante.  Cette  seule  pré- 
caution m'aurait  préservé  des  principaux  reproches  littéraires 
adressés  à  mon  ouvrage  fondamental,  par  des  juges  trop  peu 
attentifs  aux  explications  spéciales  de  sa  dernière  préface.  Mes 
premiers  opuscules,  réimprimés  à  la  fin  du  présent  traité,  in- 
diqueront si  le  talent  d'écrire  m'est  réellement  interdit  quand 
je  me  conforme  aux  usages  qu'exige  toujours  le  perfectionne- 
ment du  style.  Si  j'avais  ainsi  procédé,  ma  seconde  carrière 
n'aurait  pu  commencer  qu'à  un  âge  trop  avancé  pour  compor- 
ter un  digne  cours.  En  même  temps,  l'admirable  impulsion 
morale  que  je  vais  indiquer  eût  alors  manqué  d'opportunité. 
Ma  rénovation  exceptionnelle,  directement  vouée  à  la  grande 
réorganisation  occidentale,  exigeait  donc  ce  dédain  apparent 
des  éloges  littéraires.  Toutefois,  je  sais  assez  combien  les  con- 
ceptions philosophiques  peuvent  gagner  par  le  mérite  de  l'ex- 
pression pour  m'efforcer  de  procurer  cette  nouvelle  efficacité 
à  mon  livre  fondamental,  si  les  loisirs  de  ma  retraite  me  permet- 
tent un  jour  de  le  récrire  paisiblement,  mais  en  respectant  son 
originalité.  Sans  adopter  davantage  une  coutume  inopportune, 
j'ai  mieux  soigné  la  rédaction  du  présent  traité,  où  les  conditions 
de  rapidité  sont  naturellement  devenues  moins  impérieuses. 

Ainsi  pourvu  du  temps  nécessaire  à  ma  seconde  carrière, 
il  me  manquait  surtout  l'impulsion  profonde  et  permanente 
qui  pouvait  seule  utiliser  dignement  cette  disponibilité  céré- 
brale. Fatigué  de  son  immense  course  objective,  mon  esprit 
ne  suffisait  pas  pour  régénérer  subjectivement  ma  force  systé- 
matique, dont  la  principale  destination  était  alors  redevenue, 
comme  dans  mon  début,  plus  sociale  qu'intellectuelle.  Cette 


8  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

indispensable  renaissance,  qui  devait  émaner  du  cœur,  me  fut 
procurée,  il  y  a  six  ans,  par  l'ange  incomparable  que  l'ensem- 
ble des  destinées  humaines  chargea  de  me  transmettre  digne- 
ment le  résultat  général  du  perfectionnement  graduel  de  notre 
nature  morale. 

Pour  comprendre  assez  sa  sainte  influence,  il  faut  d'abord 
considérer  la  fatalité  exceptionnelle  qui  m'avait  jusqu'alors 
privé  d'une  suffisante  culture  affective,  malgré  l'organisation 
sympathique  que  je  reçus  d'une  excellente  mère.  Soustrait, 
dès  l'enfance,  au  cours  ordinaire  des  émotions  domestiques, 
par  une  funeste  claustration  scolastique,  je  fus  ensuite  poussé 
artificiellement  vers  l'existence  spéculative,  où  ma  nature  ne 
m'entraînait  que  trop.  Au  début  de  ma  virilité,  le  principal 
obstacle  à  ma  tardive  évolution  morale  surgit  bientôt  de  la 
situation  même  que  je  choisis  alors  pour  réparer  mes  lacunes 
involontaires,  dont  je  sentais  déjà  la  gravité.  Tant  que  persista 
cette  situation  déplorable,  qui  ne  devait  point  cesser  par  moi, 
elle  m'interdit  nécessairement  toute  digne  satisfaction  de  cœur. 
Quand  elle  finit  irrévocablement,  au  moment  même  où  j'ache- 
vais mon  traité  fondamental,  je  pus  enfin,  après  avoir  goûté 
deux  ans  un  calme  indispensable,  tendre  librement  vers  un 
bonheur  moins  négatif,  devenu  d'ailleurs  nécessaire  à  maçon* 
struction  principale. 

Mais  cette  intime  tendance,  dont  l'énergie  dut  être  propor- 
tionnée à  sa  compression  exceptionnelle,  ne  m'aurait  point 
assez  régénéré  si  elle  eût  abouti  à  un  type  trop  peu  éminent. 
Victime,  plus  malheureuse,  et  surtout  plus  irréprochable, 
d'une  équivalente  fatalité,  d'où  résultait,  encore  plus  digne- 
ment, une  pareille  liberté  morale,  Madame  Clotilde  de  Yaux 
dirigea  spontanément  ma  tardive  initiation  aux  meilleurs  senti- 
ments humains.  Une  inaltérable  pureté  consolida  notre  ten- 
dresse, et  devint  la  principale  source  de   ma  résurrection 


PREFACE.  9 

morale,  pendant  une  incomparable  année  d'union  objective. 
Mon  adoration  subjective  ne  diffère  ainsi  du  premier  culte 
que  par  un  exercice  plus  assidu  et  plus  touchant,  quoique 
moins  vif.  Ce  mode  final  d'identification  me  fait  journellement 
sentir  la  réalité  de  cette  profonde  sentence,  familièrement 
échappée  à  la  plume  de  ma  sainte  compagne  :  a  II  n'y  a,  dans 
la  vie,  d'irrévocable  que  la  mort.  » 

Le  temps  n'est  point  encore  venu  de  rendre  directement 
appréciable  la  supériorité  complète  de  ce  type  féminin  sur  tous 
ceux  que  m'offrent  l'étude  du  passé,  l'observation  du  présent, 
et  même  la  conception  de  l'avenir.  Cinq  ans  de  séparation  ob- 
jective ne  suffisent  pas  pour  garantir  au  public  l'impartialité 
d'un  jugement  dont  les  vrais  éléments  lui  sont  inconnus.  Le 
touchant  début  que  je  vais  reproduire  devra  cependant  faire 
entrevoir  combien  ce  vertueux  talent  aurait  servi  et  honoré 
l'humanité.  Je  regrette  de  ne  pouvoir  publier  aussi  un  manus- 
crit plus  étendu,  unique  legs  de  ma  mourante  collègue,  qui  me 
fut  ravi  par  sa  famille,  malgré  les  ordres  formels  d'un  père  con- 
sciencieux. L'excellence,  intellectuelle  et  morale,  de  cette 
admirable  nature  ne  peut  donc  être  assez  sentie  qu'en  appré- 
ciant son  éternelle  réaction  sur  ma  grande  mission.  Tous  ceux 
qui  ont  sainement  jugé  les  progrès  récents  du  positivisme  com- 
prennent déjà,  par  une  comparaison  décisive,  combien  cette 
impulsion  spontanée  facilita  le  plein  essor  de  mon  vrai  caractère 
philosophique,  l'entière  systématisation  de  l'existence  humaine 
d'après  la  prépondérance  du  cœur  sur  l'esprit.  Mes  nouveaux  ser- 
vices peuvent  seuls  obtenir  que  ce  nom  chéri  devienne  insépara- 
ble du  mien  dans  les  plus  lointains  souvenirs  de  l'humanité  re- 
connaissante. Le  doux  devoir  que  Dante  remplit  admirablement 
envers  sa  Béatrice  résulte  encore  mieux  pour  moi  d'obligations 
très -supérieures. 

Quand  je  l'aurai  assez  accompli,  par  une  digne  exécution  de 


10  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

mes  nobles  travaux,  il  sera  peut-être  permis  à  ma  paisible  vieil- 
lesse de  faire  personnellement  apprécier  l'ange  inspirateur  de 
mon  active  maturité.  Pour  compléter  alors  une  explication  ainsi 
préparée,  il  suffira,  j'espère,  de  publier  fidèlement  notre  cor- 
respondance caractéristique.  Cette  longue  suite  d'intimes  effu- 
sions offre  partout  la  prépondérance  spontanée  d'un  même  sen- 
timent :  d'un  côté  la  gratitude  toujours  nouvelle  due  à  ma 
régénération  graduelle;  de  l'autre,  la  préoccupation  naïve  du 
trouble  qu'une  telle  affection  semblait  apporter  dans  nies  tra- 
vaux. Malgré  toutes  mes  explications,  sa  dernière  lettre  indi- 
quait encore  ce  touchant  scrupule  :  «  Je  me  demande  si  quelque 
i)  jour  vous  ne  me  demanderez  pas  compte  de  ces  distractions 
)>  violentes  jetées  au  milieu  de  votre  vie  publique.»  Aussi  mon 
principal  regret  résultera- 1- il  toujours  de  l'impossibilité  où  elle 
fut  d'assister  au  développement  décisif  des  immenses  progrès 
que  le  positivisme  dut  à  son  immortel  ascendant.  Ils  surgirent 
pourtant  au  milieu  même  de  ma  juste  exaltation  initiale,  comme 
le  témoigne  déjà  ma  lettre  philosophique  du  2  juin  1845,  dont 
la  publication  va  montrer  la  première  source  privée  des  nou- 
velles inspirations  positivistes. 

Depuis  ce  début  caractéristique,  mes  conceptions  et  mes  for- 
mules les  mieux  accueillies  émanèrent  toujours  de  mon  culte 
intime.  Cette  sainte  harmonie  entre  la  vie  privée  et  la  vie  pu- 
blique, qui  deviendra  le  privilège  pratique  du  positivisme,  de- 
vait d'abord  se  développer  chez  moi.  Avant  la  fin  de  mon 
deuil,  elle  domina  mon  cours  décisif  de  1847,  où  la  nouvelle 
philosophie  acquit  la  dignité  finale  d'une  religion  réelle  et 
complète.  Le  volume  systématique  qui  en  résulta,  l'année  sui- 
vante, a  déterminé  tous  les  autres  progrès  du  positivisme  reli- 
gieux. Sa  principale  théorie  émana  de  la  séance  caractéristique 
où  j'avais  osé  solenniser  le  premier  anniversaire  de  mon  éter- 
nel veuvage,  en  produisant  la  vraie  doctrine  féminine. 


PRÉFACE.  11 

Ces  faibles  indications  suffisent  ici  pour  faire  sentir  combien 
est  méritée  la  dédicace  exceptionnelle  qui  va  suivre  cette  pré- 
face. Quoique  ma  reconnaissance  puisse  encore  y  sembler  trop 
exaltée  à  des  cœurs  mal  disposés,  je  dois  craindre  qu'elle  ne 
reste,  au  contraire,  trop  inférieure  à  l'immensité  du  bienfait. 
Car  ce  juste  hommage  public,  seule  issue  que  laissât  ma  dou- 
leur au  digne  cours  de  mes  nouveaux  travaux,  précéda  les 
principaux  résultats  philosophiques  de  ma  régénération  morale. 
Or,  ces  fruits  ayant  heureusement  dépassé  toutes  les  espérances 
que  m'inspiraient  alors  leurs  saints  germes,  peut-être  ma  gra- 
titude demeura -t- elle,  il  y  a  cinq  ans,  au-dessous  de  celle  que 
j'exprimerais  aujourd'hui.  Néanmoins,  j'ai  dû  scrupuleusement 
respecter  la  spontanéité  d'un  tel  monument,  où  le  lecteur  bien 
préparé  trouvera  le  premier  état  des  meilleures  inspirations  po- 
sitivistes. Ce  qu'une  telle  expansion  laisserait  encore  à  désirer 
sur  la  juste  appréciation  de  l'influence  religieuse  émanée  de 
ma  sainte  Glotilde,  sera  facilement  suppléé  chez  quiconque 
comparera  dignement  l'ensemble  de  ma  seconde  carrière  à  celui 
de  la  première.  Leur  parallèle  se  trouve  exactement  résumé 
par  le  contraste  des  dédicaces.  Ma  fondation  philosophique  fut 
jadis  dédiée  aux  deux  savants  qui  dominaient  alors  en  cosmo- 
logie et  en  biologie  ;  tandis  que  ma  construction  religieuse  s'ac- 
complit aujourd'hui  sous  les  seuls  auspices  d'une  jeune  dame 
inconnue,  morte,  cinq  ans  auparavant,  dans  une  oppressive 
pauvreté. 

Pour  caractériser  assez  cette  rénovation  morale,  il  faut  mainte- 
nant prévenir  ou  rectifier  la  supposition,  très-naturelle  aujour- 
d'hui, d'une  direction  trop  exclusive  ainsi  donnée  à  ma  culture 
affective.  Tous  ceux  qui  connaissent  la  connexité  spontanée  des 
divers  sentiments  généreux  apprendront  sans  surprise  que  cette 
éminente  adoration,  loin  d'affaiblir  mes  autres  tendresses,  les 
a  ranimées  et  consolidées,  en  les  ralliant  à  un  digne  centre. 


12  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSTOTE. 

H  suffit  kâ  de  spécifier  les  deux  cas  principaux,  Fun  antérieur, 
l'autre  postérieur,  à  ma  régénération. 

Ma  noble  et  tendre  mère,  que  j'ai  perdue  depuis  quatorze 
ans,  fut  réellement  la  première  source  de  toutes  mes  qualités 
essentielles,  non-seulement  de  cœur,  mais  aussi  de  caractère, 
et  même  d'esprit.  Néanmoins,  j'avoue  humblement  ici  que  je 
ne  l'ai  jamais  autant  aimée  que  l'exigeaient  ses  vertus  et  ses 
malheurs.  Cette  insuffisante  tendresse  ne  lui  fut  pas  même  assez 
témoignée,  d'après  la  mauvaise  honte  de  paraître  trop  sensible 
qu'inspire  l'éducation  actuelle.  Or,  le  culte  de  ma  sainte  com- 
pagne a  seul  ranimé  celui  de  ma  digne  mère.  La  vénérable 
image  de  Rosalie  Boyer  s'est  de  plus  en  plus  combinée  avec 
l'aimable  présence  de  Clotilde  de  Vaux,  d'abord  dans  ma  visite 
hebdomadaire  à  la  tombe  chérie,  et  ensuite  pendant  mes 
prières  quotidiennes.  Ces  deux  anges  si  concordants,  qui  pré- 
sidèrent aux  deux  phases  extrêmes  de  mon  initiation  morale, 
seront,  j'espère,  à  jamais  réunis  par  la  reconnaissance  de  l'hu- 
manité envers  l'ensemble  de  mes  services.  Leur  commune  ado- 
ration indique  l'heureuse  tendance  de  mon  culte  principal  à  se 
répandre  naturellement  sur  tous  les  êtres  dignes  d'une  telle 
adjonction.  Je  ne  pouvais  puiser  ailleurs  cette  tardive  compensa- 
tion de  mes  torts  filiaux,  ni  la  force  de  les  avouer  publiquement. 

Cette  double  garde  subjective  se  trouve  complétée  par  la 
sainte  influence  objective  que  mon  cœur  reçoit  journellement 
de  l'éminente  prolétaire  qui  daigna  se  vouera  mon  service  ma- 
tériel sans  soupçonner  qu'elle  m'offrirait  aussi  un  admirable 
type  moral.  Son  heureuse  impuissance  de  lire  fait  mieux  res- 
sortir, non-seulement  sa  supériorité  affective,  mais  encore  la 
rectitude  et  la  pénétration  de  son  esprit,  qui  a  spontanément 
utilisé  toutes  les  leçons  d'une  sage  expérience  féminine.  Une 
telle  providence  ranime,  à  son  insu,  l'impulsion  morale  de  mes 
deux  autres  anges,  par  le  doux  spectacle  permanent  de  notre  état 


PRÉFACE.  13 

normal,  l'activité  et  l'intelligence  librement  subordonnées  au 
sentiment.  Si  l'adoption  légale  était  moins  entravée,  dix  années 
d'une  appréciation  décisive  me  permettraient  aujourd'hui  de 
proclamer  Sophie  Bliot  comme  la  fille  de  mon  choix.  Quoique 
cette  satisfaction  me  soit  interdite,  tous  les  bons  esprits  unis  à 
des  cœurs  honnêtes  m'en  accorderont  l'équivalent  moral,  et  la 
postérité  sanctionnera  ma  juste  reconnaissance.  Celle  que  ma 
sainte  compagne  chérissait  comme  une  excellente  sœur  aurait 
aussi  gagné  le  cœur  de  ma  pieuse  mère.  Le  vertueux  ensemble 
de  ces  trois  admirables  types  féminins  m'excite  spécialement 
à  cultiver  chacun  des  trois  instincts  sympathiques,  l'attachement 
entre  les  égaux,  la  vénération  pour  les  supérieurs,  et  la  bonté 
envers  les  inférieurs .  Mes  affections  j  ournalières  confirment  ainsi 
l'intime  réalité  de  ma  conception  générale  du  véritable  état  so 
cial,  où  Tordre  normal  résultera  surtout  d'une  double  combi- 
naison des  philosophes  avec  les  femmes  et  avec  les  prolétaires. 
Si  j'exposais  ici  mon  histoire,  j'y  devrais  apprécier  aussi  les 
influences,  moins  directes  ou  plus  abstraites,  qui,  sous  cette 
triple  impulsion  morale,  disposent  davantage  mon  âme  au  ré- 
gime synthétique  qu'exige  ma  seconde  carrière.  Il  faudrait 
alors  faire  la  part  des  goûts  esthétiques  qui,  engourdis  après 
mon  cœur,  se  réveillèrent  avant  lui,  quand  ma  première  élabo- 
ration atteignit  le  domaine  sociologique,  où  je  sentis  d'abord 
l'influence  réelle  des  divers  beaux-arts,  puis  celle  des  émotions 
qu'ils  expriment.  Mais  mon  explication  actuelle  doit  se  borner 
à  indiquer  la  source  du  nouveau  caractère  propre  à  ma  vie 
publique,  afin  de  rassurer  sur  sa  conservation,  et  surtout  pour 
motiver  la  douce  reconnaissance  que  m'impose  cette  précieuse 
transformation.  En  un  temps  où  Ton  exagère  beaucoup  l'effi- 
cacité de  l'intelligence,  je  devais  loyalement  empêcher  qu'on 
attribuât  a  mon  esprit  une  régénération  due  principalement  à 
mon  cœur.  Il  me  reste  donc  à  honorer  aussi  les  influences  de 

2 


14  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

caractère,  qui  concourent  au  résultat  général,  en  augmentant 
spécialement  mon  énergie,  ma  persévérance,  et  même  ma  pru- 
dence. Elles  émanent  surtout  du  noble  appui  que  m'accorde  enfin 
la  partie  avancée  du  public  occidental,  et  de  la  pleine  confiance 
que  m'inspire  la  phase  actuelle  de  notre  grande  révolution. 

11  y  a  dix  ans,  le  cinquième  volume  de  mon  ouvrage  fonda- 
mental contenait  incidemment  une  déclaration  naïve  où  je 
représentais  l'école  positive  comme  étant  encore  essentielle- 
ment réduite  à  moi  seul.  Depuis  cette  époque,  la  situation  du 
positivisme  a  radicalement  changé,  dans  tout  l'Occident,  où  il 
préoccupe  de  plus  en  plus  les  esprits  et  les  cœurs,  malgré  les 
puissantes  entraves  qu'une  indigne  presse  oppose  journellement 
à  nos  divers  contacts  populaires.  Ceux  qui,  dépourvus  de  toute 
conception  propre,  ne  pourraient  se  rendre  utiles  qu'en  facilitant 
la  communication  nécessaire  des  vrais  philosophes  avec  les  pro- 
létaires, s'efforcent,  au  contraire,  de  l'intercepter,  pour  prolon- 
ger lanarchique  prépondérance  des  parleurs  sur  les  penseurs. 
Mais  cette  oppression,  à  la  fois  spontanée  et  concertée,  se 
trouve  irrévocablement  brisée,  depuis  six  ans,  par  l'adhésion 
décisive  d'un  éminent  écrivain  (M.  Littré),  dont  le  noble  ca- 
ractère est  encore  mieux  apprécié  que  son  admirable  talent  (1). 
Devenu  mon  principal  collègue,  sa  vie  fut  autant  vouée  que  la 
mienne  au  digne  triomphe,  philosophique  et  politique,  du  posi- 
tivisme, où  nous  voyons  tous  deux  la  seule  issue  possible  de 
l'anarchie  moderne.  Une  telle  confraternité  m'interdit  ici  d'in- 
sister davantage  sur  cette  inappréciable  sanction,  qu'il  fallait 


(1)  Un  juge  très-compétent  de  la  vraie  valeur  morale,  réminent  Carrel. 
dont  nous  sentons  de  plus  en  plus  la  privation  anticipée,  me  confia  qu'il 
admirait  surtout,  chex  M.  LiUré,  alors  inconnu  pour  moi,  sa  telle  âme. 
D'heureuses  relations  personnelles  m'ont  ensuite  permis  de  reconnaître  la 
profonde  justesse  d'une  telle  appréciation,  d'après  des  épreuves  pleinement 
décisives,  à  la  fois  privées  et  publiques. 


PRÉFACE.  15 

pourtant  signaler  comme  la  source  essentielle  de  la  justice  que 
ma  constance  a  fini  par  obtenir  après  vingt-quatre  ans  d'isole- 
ment, ainsi  terminés  au  même  instant  que  mon  cœur  renaissait. 

Cette  impulsion  dominante  ne  me  fera  jamais  oublier  les 
sympathies  spontanées  qui  la  précédèrent  chez  les  meilleurs 
esprits  de  l'Angleterre.  Elles  suscitèrent  même,  dans  trois  no- 
bles âmes,  le  glorieux  patronage  qui  retarda  d'un  an  l'oppres- 
sion matérielle  résultée  de  ma  spoliation  polytechnique.  Mais, 
quoique  la  nouvelle  philosophie  soit  plus  répandue  et  mieux 
appréciée  en  Angleterre  que  partout  ailleurs,  les  positivistes 
anglais  sont  jusqu'ici  très-rares,  parce  que  ces  adhésions  de- 
meurent presque  toujours  intellectuelles,  sans  s'étendre  assez 
aux  conséquences  morales  et  sociales. 

Il  en  est  tout  autrement  chez  la  nation,  aussi  modeste  qu'ho- 
norable, qui,  depuis  le  moyen  âge,  forma  toujours  l'avant-garde 
des  populations  germaniques.  L'éminent  foyer  qui  surgit  de- 
puis cinq  ans,  en  Hollande,  ne  sépara  jamais  la  sociabilité  de 
l'intelligence  dans  son  appréciation  du  positivisme.  Il  sentit  aus- 
sitôt que  la  principale  destination  de  la  nouvelle  philosophie 
consiste  à  fournir  la  base  d'une  synthèse  universelle,  seule  ca- 
pable de  diriger  la  terminaison  organique  de  la  révolution  oc- 
cidentale. Ce  noble  noyau  positiviste  a  malheureuseihent  perdu 
l'un  de  ses  meilleurs  organes,  qui,  également  distingué  de  cœur 
et  d'esprit,  vient  de  nous  être  ravi  à  l'âge  de  Vauvenargues  et 
de  Bichat. 

Malgré  ces  diverses  adhésions  d'élite,  le  positivisme  ne  sau- 
rait immédiatement  obtenir  au  Nord  de  vraies  sympathies  col- 
lectives. Son  principal  appui  doit  reposer  sur  les  populations 
qui,  préservées  du  protestantisme,  sont  mieux  disposées  à  une 
véritable  réorganisation.  Quoique  la  religion  de  l'Humanité  ait 
encore  peu  pénétré  en  Italie  et  en  Espagne,  quelques  cas  dé- 
cisifs annoncent  déjà  l'accueil  réservé  à  la  doctrine  des  femmes 


16-  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

et  des  prolétaires  là  où  ces  deux  bases  sociales  ont  le  mieux 
développé  leur  vrai  caractère. 

Toute  cette  propagation  du  positivisme  a  pris  une  impor- 
tance capitale  et  une  extension  inespérée  depuis  que  la  situa- 
tion républicaine,  écartant  à  jamais  les  mensonges  constitu- 
tionnels, met  en  pleine  évidence  l'impossibilité  de  terminer  la 
révolution  autrement  que  par  une  conciliation  fondamentale 
entre  Tordre  et  le  progrès.  Ce  programme  irrécusable  appelle 
directement  la  seule  doctrine  qui  puisse  aujourd'hui  détermi- 
ner des  convictions  fixes  et  communes.  L'impuissance  des  di- 
verses opinions  antérieures  devient  ainsi  de  plus  en  plus 
sensible,  et  chacune  a  même  perdu  déjà  son  principal  caractère. 
Pour  prolonger  son  privilège  transitoire  de  maintenir  Tordre 
matériel  au  milieu  du  désordre  spirituel,  Técole  rétrograde 
achève  de  se  dégrader  en  acceptant  officiellement  la  souverai- 
neté populaire.  De  même,  la  métaphysique  négative,  voulant 
conserver  la  direction  du  progrès  en  un  temps  où  il  consiste 
surtout  à  construire,  rejette  le  programme  du  dix-huitième 
siècle,  et  prétend  régénérer  la  société  d'après  le  principe  théo- 
logique, en  la  privant  de  toutes  les  institutions  indispensables 
à  sa  consistance. 

La  situation  qui  discrédite  et  décompose  toutes  les  autres 
écoles,  désormais  également  anarchiques  et  rétrogrades,  accroît 
rapidement  l'activité  et  l'autorité  de  Técole  positive,  qui  seule 
offre  maintenant  des  garanties  systématiques  à  Tordre  comme 
au  progrès.  Dès  l'irrévocable  proclamation  de  la  république 
française,  je  fondai,  sous  le  nom  de  Société  Positiviste,  une 
fraternelle  association  de  praticiens  et  de  théoriciens,  dont  les 
paisibles  soirées  hebdomadaires  ont  toujours  été  respectées. 
Aspirant  ouvertement  à  diriger  la  terminaison  organique  de  la 
tivolution  occidentale,  elle  a  pris  pour  base  directe  mon  Bis- 
sur  f ensemble  du  positivisme,  publié  en  juillet  1848, 


PRÉFACE.  17 

comme  résumé  de  mon  cours  de  1847  et  prélude  systématique 
du  présent  traité. 

Pendant  cette  année  décisive,  une  telle  anticipation  générale 
de  ma  construction  actuelle  a  été  complétée  par  trois  pu- 
blications partielles,  destinées  à  organiser  déjà  la  transition 
normale,  à  la  fois  temporelle  et  spirituelle,  vers  le  régime 
final  ainsi  caractérisé.  Ces  opuscules  décisifs  ont  successivement 
institué  le  nouveau  gouvernement  révolutionnaire,  l'école 
propre  à  fournit  de  vrais  philosophes  en  régénérant  les  méde- 
cins ,  et  enfin  le  calendrier  historique  convenable  à  la  commé- 
moration occidentale.  Ayant  ainsi  régularisé  le  présent,  préparé 
l'avenir,  et  glorifié  le  passé,  nous  avons  assez  fondé  notre  poli- 
tique de  transition,  qui  n'avait  pu  se  développer  sous  les  fic- 
tions monarchiques.  C'était  la  seule  condition  qui  manquât  au 
positivisme  pour  organiser  un  parti  occidental  capable  d'écarter 
enfin  tous  les  partis  existants,  en  se  ralliant,  au  nom  de  l'ordre 
et  du  progrès ,  les  classes  correspondantes.  Je  me  félicite  donc 
d'avoir  alors  anticipé  sur  les  conclusions  normales  du  présent 
traité  en  exposant,  au  sein  de  la  Société  Positiviste,  ces  trois 
séries  de  mesures  transitoires.  Quand  elles  se  présenteront  à 
leur  place  naturelle,  dans  mon  quatrième  volume,  leur  avène- 
ment dogmatique  se  trouvera  ainsi  consolidé  par  les  actives 
sympathies  qu'excitent  déjà  ces  aperçus  partiels,  dont  la  liai- 
son ne  peut  encore  être  assez  sentie.  L'urgence  qui  m'a  prescrit 
ces  anticipations  en  a  tellement  confirmé  l'opportunité  que, 
sous  leur  influence,  d'autres  foyers  positivistes  ont  bientôt  surgi 
à  Madrid,  à  Aberdeen,  à  Gènes,  et  à  Bruxelles. 

Une  plus  haute  efficacité  commença,  l'année  suivante,  pour  le 
nouveau  pouvoir  spirituel,  d'après  la  réaction  involontaire  que  le 
gouvernement  français  a  reçue  de  la  même  situation  générale  qui 
désormais  pousse,  en  tous  sens,  vers  le  positivisme.  Le  précé- 
dent régime  ne  m'avait  jamais  permis  qu'une  indication  indi- 


18  SYSTÈME  DE  POLITIQTE  POSITIVE. 

recte  et  limitée,  finalement  insuffisante  quoique  provisoirement 
utile,  de  la  nouvelle  philosophie,  comme  simple  préambule  du 
cours  public  d'astronomie  que  je  professai  gratuitement  pen- 
dant dix-sept  ans.  Au  contraire,  dès  1849,  j'ai  pu  exécuter  ou- 
vertement, chaque  année,  dans  un  local  officiel  du  Palais-Car- 
dinal, une  exposition  libre  et  complète  du  positivisme,  sous  le 
titre  deGours  philosophique  sur  l'histoire  générale  de  l'humanité. 
Ce  nouveau  pas  est  dû  surtout  au  noble  patronage  de  M.  Vieil- 
lard, qui,  depuis  ving-cinq  ans,  a  toujours  suivi,  avec  une 
sollicitude  vraiment  civique,  l'évolution  continue  d'une  philo- 
sophie qu'il  regarda,  dès  mon  début,  comme  seule  capable  de 
surmonter  l'anarchie  moderne  (1).  Les  prolétaires,  encore  trop 
préoccupés  d'utopies,  n'ont  point  assez  profité  de  cette  libérale 
autorisation  pour  s'élever  enfin  au  point  de  vue  historique, 
sans  lequel  leur  socialisme  restera  insuffisant,  et  même  pertur- 
bateur, faute  de  sentir  convenablement  la  continuité  humaine. 
Néanmoins,  un  digne  auditoire  des  deux  sexes,  soutenu  par 
l'importance  et  l'opportunité  du  sujet,  suivit  scrupuleusement 
cette  longue  série  de  séances  de  quatre  ou  cinq  heures,  qui 
ont  naturellement  anticipé  sur  toutes  les  parties  du  traité  ac- 
tuel. De  telles  sympathies  me  poussèrent,  en  1849,  à  dévelop- 
per spécialement,  et  même  à  perfectionner  essentiellement,  la 
Religion  de  l'Humanité,  directement  fondée,  l'année  précédente, 
dans  mon  discours  ci-dessus  mentionné.  J'y  systématisai  le  culte 
intime  d'après  ma  théorie  des  véritables  anges-gardiens,  éma- 
née de  mes  propres  effusions  journalières,  et  je  le  liai  solennel- 
lement au  culte  public  en  instituant  ma  série  normale  des 
neuf  sacrements  sociaux. 
Ces  deux  institutions  étaient  tellement  opportunes  que,  dès 

(  1  )  Je  dois  témoigner  ici  notre  juste  reconnaissance  pour  le  zèle  et  la  fermeté 
de  M.  Bineau,  qui,  comme  ministre  des  travaux  publics,  autorisa  dignement 
mon  cours,  accompli  dans  un  local  placé  sous  sa  dépendance  officielle. 


PRÉFACE.  19 

Tannée  suivante,  elles  ont  suscité  plusieurs  pratiques  décisives. 
Tous  les  esprits  émancipés  sentiront  bientôt  le  besoin  de  reve- 
nir à  la  culture  du  cœur,  ainsi  purifiée  des  chimères  intéressées 
qui  l'altéraient  profondément  chez  les  meilleurs  types  catho- 
liques. Le  développement  direct  et  normal  de  la  vie  subjective 
était  nécessairement  réservé  au  positivisme,  qui  déjà  l'érigé  en 
source  habituelle  de  perfectionnement  moral,  de  progrès  in- 
tellectuel, et  même  d'amélioration  physique,  comme  garant  de 
la  santé  cérébrale ,  tant  liée  à  toute  l'harmonie  vitale.  Par  un 
tel  ensemble  d'institutions,  la  religion  démontrée  devient  main- 
tenant capable  de  remplacer,  à  tous  égards,  la  religion  révélée, 
désormais  aussi  dépourvue  de  puissance  affective  que  d'effica- 
cité politique.  Outre  les  saintes  pratiques  quotidiennes  secrète- 
ment adoptées  par  plusieurs  positivistes,  j'ai  solennellement 
conféré,  en  1850,  comme  Prêtre  de  l'Humanité,  les  trois  prin- 
cipaux sacrements  sociaux,  en  systématisant  dignement  la 
naissance,  le  mariage,  et  la  mort.  Go  dernier  acte,  accompli 
sur  un  illustre  cercueil ,  a  seul  donné  lieu  à  une  publication 
décisive ,  reproduite  à  la  fin  de  ce  volume.  Ainsi ,  la  nouvelle 
religion  s'exerce  déjà  d'après  des  théories  encore  inédites, 
dont  l'exposition,  purement  orale  jusqu'ici,  appartient  au  tome 
final  du  traité  actuel.  Môme,  afin  de  compléter  cette  indica- 
tion anticipée,  je  dois  annoncer  ici  l'heureux  essai  d'un  jeune 
positiviste,  dont  l'esprit  sera  bientôt  au  niveau  du  cœur.  M.  Lon- 
champt  a  dignement  composé,  pour  tous  les  jours  de  la  semaine 
positiviste,  déjà  conçue  par  M.  Leblais,  un  précieux  système  de 
touchantes  prières,  qui  achèvera  de  rattacher  le  culte  intime  au 
culte  public,  en  dirigeant  le  culte  domestique  proprement  dit. 
Ainsi,  la  quatrième  année  républicaine  trouve  le  parti  posi- 
tiviste assez  pourvu  des  divers  germes  essentiels  (1)  qu'exigeait 

(l)  Une  seule  fondation  importante  nous  manque  encore,  celle  de  l'organe 


20  SYSTÈME  DE   POLITIQUE  POSITIVE. 

sa  grande  et  difficile  mission,  systématiser  la  marche  spon- 
tanée de  TOccident  vers  la  régénération  finale  sans  craindre 
désormais  aucune  halte  rétrograde  ou  anarchique.  Les  deux 
forces  générales  qui  peuvent  seules  consolider  un  tel  plan  sont 
déjà  profondément  atteintes,  quoique  nos  contacts  y  restent 
encore  insuffisants.  Malgré  la  déplorable  routine  révolution- 
naire qui  continue  à  ranger  les  prolétaires  sous  des  chefs  in- 
dignes ou  incapables,  de  nobles  types  populaires  se  trouvent 
profondément  incorporés  au  parti  constructeur.  La  première  pu- 
blication de  notre  Société  Positiviste  émana,  en  juin  1848,  d'un 
éminent  ouvrier-menuisier,  M.  Magnin,  que  je  n'hésite  point  à 
signaler  au  prolétariat  occidental  comme  offrant  aujourd'hui, 
par  le  cœur  et  l'esprit,  comme  par  le  caractère,  le  meilleur 
modèle  du  véritable  homme  d'état.  On  sent  de  plus  en  plus  que 
le  but  pratique  de  la  grande  révolution  consiste  surtout  à  in- 
corporer dignement  le  peuple  à  la  société  moderne,  suivant 
l'irrésistible  programme  que  nous  légua  le  moyen  Age.  Mais  les 
procédés  empiriques  et  subversifs  qu'on  tente  d'appliquer  à 
cette  immense  question  montreront  bientôt  que  sa  seule  solu- 
tion réelle  appartient  au  positivisme,  qui  la  fait  essentiellement 
résulter  d'une  réorganisation  systématique  des  opinions  et  des 
mœurs.  Ainsi  conçue,  une  telle  construction  se  lio  directement 


hebdomadaire  que  je  proposais,  en  octobre  1848,  sous  le  nom  de  Revue  Occi- 
dentale, pour  développer  régulièrement  l'application  continue  de  la  philoso- 
phie positive  au  cours  naturel  des  événements,  intellectuels  et  sociaux.  Toute- 
fois, cet  indispensable  enseignement,  qui  peut  seul  délivrer  l'Occident  d'une 
presse  désastreuse,  est  déjà  réalisable  quant  à  sa  condition  principale.  Car,  je 
suis  maintenant  assuré  d'un  nombre  suffisant  de  dignes  collaborateurs,  non- 
seulement  dan  s  le  centre  français,  mais  aussi  parmi  les  quatre  autres  popula- 
tions occidentales.  Nous  n'attendons,  pour  commencer  cette  fonction  complé- 
mentaire, que  d'avoir  obtenu  l'appui  matériel  sans  lequel  son  indépendance  et 
sa  dignité  ne  seraient  point  assez  garanties.  Trop  peu  nombreux  et  trop  peu 
richesses  positivistes  n'ont  pu  jusqu'ici  remplir  suffisamment  cette  condition 
finale,  envers  laquelle  ils  ne  doivent  jamais  compter  que  sur  eux-mêmes, 
comme  dans  tous  leurs  autres  besoins. 


\ 


PRÉPAGE.  21 

à  la  destination  féminine  qui  fournira  finalement  le  principal 
caractère  social  du  positivisme.  Car  les  prolétaires  ne  sauraient 
assez  goûter  la  vie  domestique,  d'où  doit  émaner  leur  meilleure 
satisfaction ,  si  les  femmes  ne  peuvent  se  consacrer  dignement 
à  leurs  offices  naturels,  en  étant  partout  préservées  du  travail 
extérieur.  Les  immenses  améliorations  que  le  positivisme  vient 
spontanément  apporter  dans  la  condition  féminine,  notre  haute 
appréciation  du  sexe  aimant  comme  principale  personnification 
du  vrai  Grand-Être,  et  notre  développement  systématique  de 
la  culture  affective,  excitent  déjà  des  sympathies  décisives.  Un 
mois  après  la  publication  de  mon  Discours  sur  r ensemble  du 
positivisme,  une  dame  anglaise,  dont  les  vertus  domestiques 
sont  aussi  connues  à  Londres  que  les  talents  littéraires ,  sanc- 
tionnait pleinement  ma  théorie  de  la  femme.  «  Je  n'ai  pas  eu 
»  le  temps,  m'écrivait-elle  en  français,  de  lire  votre  livre 
»  comme  je  le  lirai,  mais  j'ai  été  enchaînée  par  quelques  pages 
»  sur  mon  sexe.  Sur  ce  sujet,  il  n'y  a  que  vous.  Les  autres,  ou 
»  donnent  à  la  femme  une  position  subalterne ,  subordonnée 
»  aux  besoins  matériels  de  l'homme ,  ou  lui  en  assignent  une 
»  en  dehors  de  sa  nature  et  de  ses  instincts.  Vous  seul ,  Mon- 
»  sieur,  vous  savez  combiner  sa  dignité  morale  et  intellectuelle 
»  comme  compagne  avec  sa  nature  physiquement  et  morale- 
»  ment  dépendante.  Enfin,  vous  concevez  le  lien  conjugal,  qui 
»  renferme  soumission  et  ascendant,  pureté  et  tendresse.  » 

En  considérant  l'ensemble  de  ces  résultats,  je  suis  heureux 
de  revenir  sur  la  modicité  de  mes  espérances  primitives.  Après 
avoir  publié  le  premier  volume  de  mon  ouvrage  fondamental, 
je  confiais  à  mes  amis,  il  y  a  vingt  ans,  que  tous  mes  vœux  se 
bornaient  à  obtenir  un  jour  cinquante  adhésions  profondes  dans 
le  monde  entier,  et  alors  je  n'en  avais  pas  une  seule.  Toutefois, 
pendant  la  majeure  partie  de  mon  isolement,  ma  constance  fut 
ensuite  soutenue  par  l'admirable  conversion  d'un  énergique 


22  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

révolutionnaire,  digne  ami  du  grand  Garnot.  Charles  Bonnin, 
qui  aurait  pu  être  mon  père,  s'honora,  pendant  sa  noble 
vieillesse,  de  devenir  mon  premier  disciple,  en  dédaignant  trop 
ses  propres  écrits.  Garnot  lui-même ,  quelques  mois  avant  de 
mourir  en  exil ,  m'avait  déjà  fait  parvenir,  de  la  manière  la 
plus  touchante,  les  augustes  encouragements  que  lui  inspirait 
ma  découverte  toute  récente  des  lois  sociologiques.  Par  ce  digne 
testament  civique,  le  plus  pur  représentant  de  la  révolution  né- 
gative transmit  au  fondateur  de  la  révolution  positive  la  conti- 
nuation systématique  de  l'immense  régénération  que  commença 
la  sagesse  empirique  de  notre  glorieuse  assemblée.  C'est  aux 
yrais  républicains  à  juger  maintenant  si  l'ensemble  de  ma  car- 
rière réalise  assez  l'espoir  initial  que  le  vertueux  instinct  de  ce 
grand  citoyen  sut  ainsi  tirer  d'un  opuscule  alors  ignoré. 

La  consistance  morale  du  parti  positiviste  a  bientôt  subi 
spontanément  une  épreuve  irrécusable ,  par  suite  de  l'ignoble 
persécution  polytechnique  qui  acheva  de  détruire,  en  1848, 
mes  principales  ressources  matérielles.  Des  deux  sortes  de 
sympathies  que  j'invoquai  alors,  celles  dont  je  devais  attendre 
le  plus  d'efficacité  n'ont  aucunement  répondu  à  l'appel  final 
de  mon  Discours  sur  V ensemble  du  positivisme.  Mon  éminent 
collègue,  M.  Littré,  spontanément  assisté  de  nos  dignes  con- 
frères, a  noblement  institué  une  souscription  annuelle,  ouver- 
tement destinée  à  neutraliser  ma  spoliation ,  sans  m'assujettir 
à  des  occupations  subalternes  qui  entraveraient  mes  travaux 
essentiels.  Or  aucun  des  nombreux  élèves  et  camarades  que  je 
compte  dans  le  public  polytechnique ,  tous  spécialement  ren- 
seignés sur  l'attentat  commis  envers  moi,  n'a  participé  jusqu'ici 
au  subside  réparateur.  Il  n'est  encore  alimenté  que  par  de  vrais 
positivistes ,  dont  la  rareté  et  la  pauvreté  expliquent  naturel- 
lement son  insuffisance  actuelle.  En  fournissant  un  trait  de  plus 


t 


PRÉFACE.  23 

au  tableau  général  d'un  égoïsrae  trop  conforme  à  notre  anar- 
chie ,  cette  épreuve  permanente  montre  heureusement  la  sin- 
cérité des  nouvelles  convictions  morales  qui  déjà  modifient 
sérieusement  la  conduite  habituelle.  Je  devais  ici  témoigner 
directement  ma  juste  reconnaissance  envers  cette  honorable 
sauvegarde,  qui,  sans  suffire  encore,  m'inspire  déjà  une  pleine 
confiance  dans  la  paisible  activité  du  peu  d'années  qui  me  reste 
pour  le  service  fondamental  de  l'Humanité  (1). 

Un  nouveau  constrate  décisif  vient  de  faire  mieux  ressor- 
tir la  force  naissante  des  vraies  convictions  positivistes,  au  su- 
jet des  difficutés  exceptionnelles  qu'éprouva,  pendant  plus 
d'un  an,  la  publication  du  présent  volume.  L'ayant  achevé  le 
24  février  1850,  je  me  décidai  bientôt,  contre  ma  résolution 
primitive,  à  le  publier  séparément  des  trois  autres.  Pour  faci- 
liter l'édition  totale,  je  proclamai  immédiatement  la  décision 
systématique,  à  laquelle  venaient  de  me  conduire  les  principes 
positivistes,  sur  mon  entière  renonciation  aux  profits  matériels 
résultés  de  mes  livres  quelconques.  Mais  cette  résolution,  qui 
me  semble  indispensable  à  la  dignité  morale  du  nouveau  sacer- 
doce occidental ,  ne  détermina  cependant  aucun  éditeur  à  ga- 
rantir l'impression  de  ces  quatre  volumes.  Alors  je  me  suis  décidé 
à  décomposer  la  vente  ;  en  sorte  que ,  sans  altérer  la  parfaite 
unité  d'un  tel  traité,  chaque  tome  puisse  être  acquis  isolé- 
ment. Cette  dernière  concession  aux  difficultés  de  la  situation 


(1)  La  préface  finale  de  mon  Système  de  philosophie  positive  doit  naturel- 
lement faire  désirer  ici  des  explications  spéciales  sur  la  persécution  qui  s'y 
trouva  prévue  et  caractérisée.  Mais,  en  4  848,  je  les  ai  promises  pour  le  dernier 
volume  du  traité  actuel.  Quand  je  les  y  accomplirai,  ma  réconciliation  solennelle 
avec  mon  principal  ennemi  m'a  heureusement  interdit  d'avance  de  beaucoup 
développer  cette  pénible  histoire.  Je  devrai  concentrer  alors  la  flétrissure  pu- 
blique sur  le  vil  traître  qui,  abusant  de  sa  position  officielle,  fit  seul  avorter,  en 
1848,  une  réparation  généralement  attendue,  pour  satisfaire  à  la  fois  sa  vieille 
envie  et  l'égoïsme  précoce  de  son  digne  neveu. 


M  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

n'aurait  pas  même  assuré  la  publication  de  ce  volume ,  si  le 
jaune  positiviste  signalé  ci -dessus  (M.  Lonchampt)  n'avait 
spontanément  offert  à  l'imprimeur  sa  garantie  personnelle  des 
frais  typographiques.  La  modique  fortune  territoriale  de  ce 
noble  disciple  augmente  le  prix  d'un  tel  dévouement ,  qui , 
néanmoins»  j'espère,  ne  lui  deviendra  point  onéreux.  Cette 
digne  conduite  doit  rappeler  la  générosité  spontanée  qui  dé- 
termina, en  1848,  la  publication  partielle  du  discours  prélimr- 
naire  de  ce  traité.  Les  deux  cas  sont  d'ailleurs  assez  recom- 
mandâmes pour  se  passer  du  contraste  naturel  qu'offrirait  encore 
ici  une  comparaison  spéciale  entre  les  pauvres  et  les  riches. 
D  après  une  telle  suite  d'actes,  le  parti  positiviste  se  présente 
aujourd'hui  comme  déjà  capable,  sur  une  modeste  échelle,  de 
suffire  à  tous  ses  besoins  moraux,  intellectuels,  et  même  ma- 
tériels, par  ses  seules  ressources  propres.  Pendant  ma  longue 
évolution  »  je  n'ai  jamais  obtenu  la  moindre  assistance  réelle 
d  aucun*  personne  indifférente  à  mes  principes.  Ce  phénomène, 
sans  exemple  dans  toute  l'histoire  humaine,  me  semble  propre 
à  mieux  caractériser  la  parfaite  cohérence  qui  distingue  le  po- 
sftmsme  des  diverses  synthèses  antérieures.  àtw  plus  de  sou- 
plesse, il  eût  excité  bientôt  des  sympathies  hétérogènes,  du- 
pris  son  aptitude  nécessaire  à  combiner  suis  iuamséquence  les 
affotaat»**  les  plus  opposées.  Mais  «s  facilités 
amusant  çtawEueat  ahéiè  la  plénitude  nocnale  de  sou 
<à*ttt  final*  auquel  ritu  ne  saurait  échapper,  parte  que  tout  s'y 
tmt  ttrvtttt&euU  Ls  relipou  qui  appelie  notre  espèce  à  se 
fe*  wu|&  sentent  pur  u*fe*  {**•«*  pttfùlcuxe,  inuît 


HPArifare. 


A  LA  SAINTS  MÉMOIRE 

DE  MON  ÉTERNELLE  AMIE, 

Madame  CLOTILDE  DE  VAUX  (née  MARIE), 

Morte,  sous  mes  yeux,  le  5  avril  1846, 
au  commencement  do  sa  trente-deuxième  année  ! 


Oh,  nostra  ri  ta,  ch'  è  si  bella  in  vis  ta, 
Com  perde  agevolmente  in  un  mattino 
Quel  che'n  molt'  anni  a  gran  pena  s 'acquis  ta  I 

{Petrarea). 


RECONNAISSANCE,  REGRETS,  RÉSIGNATION- 


-C^OC/»©- 


Paris,  le  dimanche  4  octobre  1846. 


NOBLE   ET   TENDRE    VICTIME, 

La  constante  pureté  de  notre  affection  me  permet  aujour- 
d'hui de  publier  ce  funèbre  hommage  sans  y  dissimuler  aucu- 
nement l'auguste  intimité  propre  à  nos  dernières  semaines. 
Notre  douloureuse  destinée  nous  a  du  moins  laissé  toujours 
goûter  la  pleine  conviction  que  tout  loyal  examen  de  notre 
conduite  mutuelle  augmenterait  beaucoup  nos  droits  respectifs 


H  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

à  la  cordiale  vénération  des  Ames  honnêtes.  Quand  l'humanité 
recherchera,  dans  une  scrupuleuse  appréciation  de  ma  vie 
privée,  ces  justes  garanties  morales  qu'elle  doit  surtout  exiger 
des  vrais  philosophes,  l'ensemble  de  notre  correspondance 
suffirait,  au  besoin,  pour  attester  la  sainteté  continue  d'un  lien 
exceptionnel,  également  honorable  à  nos  deux  cœurs.  Cette 
irréprochable  conduite  se  trouve  déjà  récompensée  dignement 
par  ma  profonde  satisfaction  de  pouvoir  ici  proclamer  mes  plus 
intimes  sentiments  avec  l'entière  sincérité  qui  dirigea  toujours 
la  manifestation  dermes  pensées  quelconques. 

Ton  admirable  modestie,  cédant  enfin  à  mon  affectueuse  in- 
sistance, avait  franchement  accepté  la  juste  dédicace  de  ma 
seconde  élaboration  philosophique,  commencée,  Tan  dernier, 
sous  la  naissante  stimulation  de  la  noble  tendresse  qui,  malgré 
la  mort,  continuera  d'embellir  tout  le  reste  de  ma  mélanco- 
lique existence.  Que  ta  mémoire  sacrée  reçoive  donc  cet  hom- 
mage solennel  d'une  reconnaissance  convenablement  motivée, 
qui  n'est  plus  contenue  par  tes  touchants  scrupules  ! 

4.  Une  anomalie  involontaire,  trop  aisément  explicable,  a 
beaucoup  retardé  le  plein  essor  des  dispositions  profondément 
affectueuses  que  me  transmit  une  très-tendre  mère,  si  propre 
hélas!  à  devenir  la  tienne.  D'après  l'ensemble  de  ma  fatale  si- 
tuation, mon  cœur  paraissait  irrévocablement  condamné  à  ne 
trouver  habituellement  une  digne  alimentation  que  dans  l'exer- 
cice spécial,  insuffisant  quoique  précieux,  que  ma  carrière 
philosophique  offre  à  l'amour  universel.  Sans  notre  tardive 
liaison,  je  n'eusse  jamais  apprécié  assez  l'énergique  netteté 
qu'une  juste  application  individuelle  peut  seule  procurer  aux 
principales  affections. 

Cette  relation  décisive  de  deux  cœurs  disposés  à  la  plus  pure 
harmonie  avait  été  précédée,  chez  l'un  et  l'autre,  par  l'accom- 


DÉDICACE.  m 

plissement  spontané  des  diverses  conditions  indispensables  à  sa 
pleine  efficacité.  Avant  notre  première  entrevue,  j'avais  entiè- 
rement recouvré,  depuis  plusieurs  années,  une  irréprochable 
liberté  morale,  dans  une  crise  d'autant  plus  définitive  qu'elle 
fut,  de  ma  part,  involontaire;  et  môme  je  sentais  déjà  la  pro- 
fonde insuffisance  du  paisible  isolement  qui  me  parut  d'abord 
si  précieux.  L'heureux  essor  simultané  de  mes  goûts  esthé- 
tiques, surtout  envers  le  plus  affectueux  des  beaux-arts,  ne 
pouvait  qu'indiquer,  sans  les  satisfaire,  les  besoins  exception- 
nels de  mon  cœur.  Mais  ces  dispositions  personnelles  ne  m'au- 
raient pas  suffi  si  je  n'eusse  trouvé  en  toi  une  équivalente 
liberté  et  une  pareille  tendance.  Longtemps  avant  notre  con- 
tact, l'incomplète  protection  des  lois  t'avait  spontanément  af- 
franchie de  Tindigne  lien  imposé  à  ta  vertueuse  obéissance.  Tu 
te  trouvais  ainsi  replacée  sous  une  pénible  dépendance,  qui 
n'était  point  habituellement  adoucie  par  une  juste  appréciation 
de  ton  éminente  nature,  ni  même  par  la  respectueuse  sollici- 
tude due  à  tes  malheurs  exceptionnels. 

Diversement  poussés  et  autorisés  tous  deux  à  chercher  enfin 
une  affection  complète,  nos  sympathies  naturelles  étaient  donc 
fortifiées  d'avance  par  Ja  triste  conformité  de  nos  destinées  do- 
mestiques, sans  que  mon  infortune  fût  d'ailleurs  équivalente  à 
la  tienne.  Malgré  sa  récente  origine,  une  intimité  aussi  pré- 
parée dut  bientôt  acquérir  la  consistance  familière  d'un  ancien 
attachement ,  depuis  que  tu  me  connus  assez  pour  oser 
m'écrire  :  Je  vous  confie  mon  reste  de  vie.  Combien  nous  étions 
loin  de  prévoir  alors  la  prochaine  impuissance  de  cette  pré- 
cieuse mission  ! 

À  toi  seule,  ma  Clotilde,  j'ai  dû  ainsi,  pendant  une  année 
sans  pareille,  l'expansion  tardive  mais  décisive  des  plus  doux 
sentiments  humains.  Une  sainte  intimité,  à  la  fois  paternelle  et 
fraternelle,  compatible  avec  nos  justes  convenances  respec- 


IV  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

tives,  m'a  permis  de  bien  apprécier  en  toi,  parmi  tous  les 
charmes  personnels,  cette  merveilleuse  combinaison  de  ten- 
dresse et  de  noblesse  que  peut-être  aucun  autre  cœur  ne 
réalisa  jamais  à  un  tel  degré.  Cette  excellence  morale,  conve- 
nablement assistée  des  plus  hautes  facultés  de  l'esprit  féminin, 
était  si  heureusement  complétée  par  la  candeur  et  la  dignité  du 
caractère!  La  contemplation  familière  d'une  pareille  perfection 
devait  accroître,  même  à  mon  insu,  mon  ardeur  systématique 
pour  ce  perfectionnement  universel  où  nous  placions  tous  dqux 
le  but  général  de  la  vie  humaine,  soit  publique,  soit  privée. 

Ceux  qui  savent  que  l'essor  continu  des  instincts  sympa- 
thiques constitue  la  principale  source  du  vrai  bonheur,  person- 
nel ou  social,  respecteront  ici  ma  solennelle  gratitude  pour 
l'ineffable  félicité  que  tu  m'as  dévoilée,  et  qui  devait  exercer 
une  réaction  durable  sur  mon  amélioration  morale.  Suivant  la 
tendance  ordinaire  des  inclinations  bien  placées,  ta  salutaire 
influence  m'a  spontanément  rendu  plus  affectueux  envers  mes 
amis,  et  plus  indulgent  pour  mes  ennemis,  plus  doux  avec  mes 
inférieurs,  et  mieux  subordonné  à  mes  supérieurs.  Loin  d'a- 
mortir mon  énergie  antérieure,  elle  en  a  beaucoup  augmenté 
l'efficacité  :  à  la  vigueur  persévérante  que  j'avais  assez  exercée, 
j'ai  su  dès  lors  joindre  une  patiente  modération  qui  m'était 
trop  peu  familière.  Je  te  dois  ainsi,  en  grande  partie,  d'avoir 
supporté,  sans  aucun  vain  murmure,  une  infâme  persécution, 
qui  jadis  m'eût  poussé  peut-être  à  une  ardente  explosion, 
inopportune  quoique  légitime. 

Une  sollicitude  trop  empirique  a  fait  craindre  que  cet  éveil 
inespéré  de  ma  vie  privée  n'entravât  ma  vie  publique.  Ton  ex- 
trême délicatesse  était  surtout  préoccupée  d'une  telle  opposi- 
tion, qui,  malgré  mes  fréquentes  explications,  t'inspira  de  si 
touchantes  inquiétudes,  jusque  dans  la  dernière  de  tes  inap- 
préciables lettres.  C'est  pourtant  sous  cet  aspect  que  je  te  suis, 


DEDICACE.  V 

au  fond,  le  plus  redevable;  car,  j'ai  pu  enfin,  grâce  à  toi,  réa- 
liser, en  un  temps  d'anarchie  morale,  cette  pleine  harmonie 
entre  l'existence  privée  et  l'existence  publique,  si  indispen- 
sable à  la  fois  au  bonheur  et  à  la  dignité  des  âmes  d'élite.  Jus- 
qu'alors, en  effet,  ma  mission  sociale  m'avait  seule  fait  suppor- 
ter la  profonde  amertume  de  ma  situation  domestique.  Sous 
ton  impulsion  spontanée,  j'ai,  au  contraire,  senti  avec  délices 
que ,  par  une  tardive  réciprocité ,  ma  vie  privée  tendrait 
désormais  à  mieux  développer  ma  vie  publique. 

Toute  ma  philosophie  m'avait  déjà  disposé  à  cette  grande 
réaction,  en  faisant  dignement  ressortir  la  juste  prépondérance 
des  affections  domestiques  dans  l'ensemble  du  véritable  essor 
moral.  Nul  n'a  mieux  apprécié  que  moi  le  principal  danger  des 
utopies  actuelles,  qui,  rétrogradant  vers  le  type  antique  par 
une  folle  ardeur  de  progrès,  s'accordent  à  prescrire  au  cœur 
humain  de  s'élever,  sans  aucune  transition,  de  sa  personnalité 
primitive  à  une  bienveillance  directement  universelle,  dès  lors 
dégénérée  en  une  vague  et  stérile  philanthropie,  trop  souvent 
perturbatrice.  Rectifiant  ces  aberrations  méthaphysiques,  la 
nouvelle  philosophie  place  surtout  la  supériorité  fondamentale 
de  la  morale  moderne  dans  sa  juste  préoccupation  de  la  vie 
privée  comme  source  indispensable  de  l'éducation  sympa- 
thique. Quand  ce  caractère  du  positivisme  t'aurait  été  mieux 
connu,  il  eût  bientôt  dissipé  les  alarmes  de  ta  consciencieuse 
affection  sur  un  prétendu  conflit  de  ma  tendresse  personnelle 
avec  ma  destination  sociale. 

Mais  cette  convergence  spontanée  des  deux  impulsions  de- 
vait surtout  distinguer  la  seconde  moitié  de  ma  carrière  phi- 
losophique, où  je  dois  désormais  m'adresser  au  cœur  encore 
plus  qu'à  l'esprit,  par  la  nature  môme  du  dernier  effort  fonda- 
mental qu'exige  l'ensemble  de  ma  mission.  J'ose  ainsi  assurer 
que,  indépendamment  de  toute  inclination  privée,  jamais  dé- 

3 


VI  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

dicace  ne  fut  mieux  méritée  que  celle-ci,  puisqu'elle  repose 
sur  une  participation  réelle  et  puissante,  quoique  indirecte  et 
involontaire. 

En  un  temps  où  l'orgueil  intellectuel  constitue,  au  fond,  le 
principal  obstacle  à  une  vraie  régénération,  nous  fûmes  tous 
deux  assez  heureusement  organisés  pour  remettre  l'esprit  à  sa 
juste  place,  en  le  ramenant  envers  le  cœur  à  cette  sage  subor- 
dination qui  constitue  la  base  nécessaire  d'une  harmonie  réelle 
et  durable,  individuelle  ou  collective.  L'unité  personnelle  sup- 
pose l'ascendant  du  seul  genre  de  dispositions  qui  puisse  ral- 
lier tous  les  autres,  et  la  solidarité  sociale  exige  la  prépondé- 
rance systématique  de  Tunique  impulsion  propre  à  faire 
converger  toutes  les  invidualités.  Par  elle-même,  la  supré- 
matie du  cœur  ne  tend  point  à  étouffer  le  juste  essor  de  l'es- 
prit, mais  à  lui  procurer  une  indispensable  destination  :  au 
contraire,  depuis  la  fin  du  moyen  âge,  le  règne  exceptionnel 
de  l'esprit  a  trop  souvent  altéré  l'essor  moral,  pour  satisfaire 
une  curiosité  stérile,  en  développant  une  insociable  vanité. 
C'est  pourquoi  le  premier  régime  constitue  seul  l'état  normal 
de  notre  économie,  personnelle  ou  sociale,  l'autre  ne  conve- 
nant qu'à  la  transition  révolutionnaire,  dont  il  forme  le  princi- 
pal caractère.  Telle  est  la  conclusion  nécessaire  delà  saine  phi- 
losophie, quand  sa  marche  naturelle  l'élève  enfin  jusqu'au  vrai 
point  de  vue  social,  essentiellement  inaccessible  à  tous  mes 
prédécesseurs. 

Mon  ouvrage  fondamental  a  surtout  consisté  à  établir  ce 
grand  principe,  de  façon  à  préparer  sa  juste  application  con- 
tinue, en  constituant  l'irrévocable  prépondérance,  logique  et 
scientifique,  des  conceptions  sociales  sur  tous  les  autres  ordres 
de  spéculations  réelles.  C'est  d'après  une  telle  base  que,  sui- 
vant la  destination  essentielle  de  la  vraie  philosophie,  le  traité 
actuel  procède  directement  à  la  systématisation  finale  de  toute 


DEDICACE.  fil 

l'existence  humaine,  par  la  subordination  nécessaire  de  l'esprit 
envers  le  cœur.  A  la  vérité,  ma  principale  tâche  doit  s'y  bor- 
ner à  faire  librement  accepter  à  l'esprit  lui-même  un  tel  empire, 
dont  l'avènement  normal  ne  peut  se  passer  de  cette  ratification 
volontaire.  Mais  pouvais-je  espérer  de  jamais  produire  chez 
les  autres  une  rénovation  aussi  difficile,  si  d'abord  elle  ne  m'é- 
tait pas  devenue  profondément  familière?  C'est  ainsi,  ma 
bien- aimée,  que  je  devais  spécialement  éprouver  la  précieuse 
réaction  philosophique  d'une  vertueuse  passion  privée. 

Par  une  heureuse  coïncidence,  cette  inclination  décisive  sur- 
git aussitôt  que  ma  nouvelle  élaboration  exigea  vivement  un 
digne  essor  personnel  des  affections  tendres.  Dès  notre  pre- 
mière expansion,  je  te  signalai  naïvement  la  solidarité  que  déjà 
je  sentais  s'établir  entre  le  cours  de  mes  plus  hautes  pensées  et 
celui  de  mes  plus  chers  sentiments.  Après  avoir  noblement  con- 
sacré la  première  moitié  de  ma  vie  publique  à  développer  le 
cœur  par  l'esprit,  je  voyais  sa  seconde  partie  vouée  surtout  à 
éclairer  l'esprit  par  le  cœur,  sans  les  inspirations  duquel  les 
grandes  notions  sociales  ne  peuvent  acquérir  leur  vrai  carac- 
tère. Mais  pouvais-je  aspirer  à  ces  nouvelles  lumières  si  je 
n'eusse  dignement  subi  l'énergique  ascendant  du  sentiment  le 
mieux  propre  à  dégager  l'homme  de  sa  personnalité  fonda- 
mentale, en  faisant  dépendre  d'autrui  sa  principale  satisfac- 
tion? Combien  j'ai  chéri  alors  l'exception  involontaire  qui  ré- 
servait à  ma  pleine  maturité  l'unique  épreuve  de  ce  suprême 
sentiment,  dont  un  tel  retard  augmente  l'efficacité  morale, 
quand  il  comporte  la  sanction  systématique  d'une  raison  exer- 
cée. Si,  d'abord,  je  déplorai  l'inégalité  de  nos  âges,  ta  supé- 
riorité me  rassura  bientôt  sur  une  condition  qui  rendait  notre 
intimité  encore  plus  conforme  à  sa  haute  destination. 

Toi  seule  m'as  donc  permis  de  développer  convenablement 
cette  réaction  du  cœur  sur  l'esprit  devenue  indispensable  à  l'en- 


TTII  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

semble  de  ma  mission!  Sans  ton  doux  ascendant,  ma  grande 
préparation  philosophique,  quoique  secondée  par  mes  prédi- 
lections esthétiques,  ne  pouvait  me  rendre  assez  familière  la 
Traie  prépondérance  systématique  de  l'amour  universel , 
principal  caractère  définitif  du  positivisme,  dont  aucun  autre 
attribut  ne  secondera  mieux  l'avènement  social.  A  chaque 
phase  de  la  nouvelle  composition  qu'interrompit  la  fatale  ma- 
ladie, je  me  plaisais  à  te  témoigner  ma  juste  reconnaissance 
pour  l'assistance  involontaire  qui  facilitait  mes  meilleures  inspi- 
rations 1  Jamais  je  n'avais  aussi  nettement  senti  la  profonde  réa- 
lité de  la  maxime  fondamentale  due  à  ce  noble  Vauvenargues, 
qui,  seul  parmi  les  penseurs  du  dernier  siècle,  parla  digne- 
ment du  cœur,  et  dont  la  valeur  intellectuelle  et  morale  m'of- 
frait avec  la  tienne  une  éclatante  analogie,  bientôt  complétée, 
hélas  !  par  une  égale  précocité  de  mort! 

2.  Notre  vertueuse  intimité  était  donc,  à  tous  égards,  aussi 
précieuse  à  ma  vie  publique  qu'à  ma  vie  privée.  Mais,  quelle 
que  soit,  à  ce  double  titre,  ma  légitime  reconnaissance  de 
notre  court  passé,  elle  ne  saurait  équivaloir  à  mes  éternels  re- 
grets pour  l'incomparable  avenir  qui  s'ouvrait  à  nous  quand  je 
t'ai  perdue.  L'indépendance  personnelle  que  tu  allais  enfin 
conquérir,  et  la  parfaite  confiance  mutuelle  constatée  par  nos 
dernières  épreuves,  permettaient  désormais  le  libre  cours  de 
nos  rares  sympathies.  Outre  l'heureuse  concordance  de  nos 
opinions,  et  môme  de  nos  goûts,  nous  étions  surtout  réunis 
par  une  égale  tendance,  encore  moins  commune  aujourd'hui, 
à  subordonner  au  cœur  l'ensemble  de  la  vie  humaine.  Nous 
nous  sommes  si  souvent  dit  :  On  se  lasse  de  penser,  et  même 
d'agir;  jamais  on  ne  se  lasse  d'aimer!  Chacun  de  nous  recon- 
naissait d'ailleurs  que  la  complète  amitié  n'est  vraiment  pos- 
sible que  d'un  sexe  à  l'autre,  parce  que  là  seulement  elle 
peut  être  assez  dégagée  de  toute  rivalité  perturbatrice. 


DÉDICACE.  IX 

Quoique  cette  entière  harmonie  m'ait  été  sitôt  ravie,  il  me 
suffit  de  l'avoir  sentie  pour  ne  pouvoir  plus  me  contenter  d'au- 
cune moindre  sympathie.  Ainsi  moi-même  j'atteindrai  la  tombe 
suis  avoir  jamais  connu,  sauf  un  court  instant,  cette  pleine 
identification  qui  convient  tant  à  mon  cœur  1  Jamais  à  moi  ces 
chastes  caresses,  ces  affectueux  regards,  qui  dissipent  aussitôt  la 
fatigue  des  longues  méditations  pour  ne  laisser  sentir  que  le 
charme  d'une  existence  agrandie  et  ennoblie  par  elles  !  Au 
débat  de  cette  lente  et  douloureuse  agonie,  qui  n'altéra  nulle- 
ment ta  raison  dans  une  maladie  presque  toujours  accompagnée 
de  violents  délires,  tu  caractérisais  toute  ma  destinée  intime 
par  cette  touchante  exclamation  d'une  âme  sans  cesse  préoc- 
cupée d'autrui  :  Vous  n'aurez  pas  eu  une  compagne  longtemps! 

Mais  je  ne  puis  espérer  ici  d'associer  à  mes  regrets  person- 
nels quelques  sympathies  publiques  qu'en  expliquant  surtout  la 
perte  inappréciable  que  l'humanité  vient  de  subir  en  toi.  Hélas  ! 
il  n'y  a  pas  encore  un  an,  je  te  chargeais,  au  contraire,  de 
faire  un  jour  rendre  à  mon  cœur  une  exacte  justice.  Ce  phi- 
losophe austère,  qu'on  ne  croit  accessible  qu'aux  préoccupa- 
tions mentales,  tu  l'avais,  dès  l'origine,  apprécié  surtout  comme 
le  plus  aimant  des  hommes  à  toi  connus.  Ton  irrécusable  suf- 
frage, dans  une  décision  réservée  essentiellement  auf  femmes, 
aurait  peut-être  assez  protégé  ma  mémoire  morale  contre  les 
haineux  sophismes  et  les  superficielles  préventions  qui  pour- 
suivent d'ordinaire  les  rénovateurs  intellectuels.  Pourquoi  faut- 
il  que,  malgré  l'ordre  naturel  des  âges,  ce  soit  moi  qui  doive 
aujourd'hui  révéler  ta  supériorité  méconnue? 

Ce  qui  m'autorise  ici  à  réclamer  dignement  l'attention  pu- 
blique pour  ce  devoir  sacré,  c'est  que  je  ne  voyais  pas  seule- 
ment en  toi  ma  noble  compagne  et  ma  précieuse  conseillère, 
mais  aussi  mon  éminente  collègue  dans  l'immense  régénération 
réservée  à  notre  siècle.  La  nouvelle  philosophie,  comme  le 


X  SYSTÈME   DE   POLITIQUE    POSITIVE. 

prouvera  ce  second  traité,  est  maintenant  parvenue  au  point  do 
demander  à  ton  sexe,  outre  une  intime  sympathie,  une  active 
et  puissante  coopération,  que  ton  cœur  et  ton  esprit  avaient 
également  pressentie.  Aucune  rénovation  mentale  ne  peut 
vraiment  régénérer  la  société  que  lorsque  la  systématisation 
des  idées  conduit  à  celle  des  sentiments,  seule  socialement 
décisive,  et  sans  laquelle  la  philosophie  ne  remplacerait  jamais 
la  religion.  Si  la  première  élaboration,  où  l'esprit  doit  préva- 
loir, était  naturellement  réservée  à  mon  sexe,  c'est  surtout 
au  tien  qu'appartient  la  seconde,  où  le  cœur  devra  dominer. 
Or,  toi  seule  encore,  parmi  les  femmes  d'élite,  avais  digne- 
ment compris  cette  progression  et  ce  concours,  que  déjà  tu 
sentais,  à  ta  manière,  presque  aussi  profondément  que  moi- 
même. 

Les  préjugea  vulgaires  sur  la  prétendue  sécheresse  du  vrai 
positivisme  se  dissipèrent  promptement  chez  toi,  quand  tu  dis- 
tinguas cette  philosophie  d'avec  les  spécialités  successives  qui 
ont  dû  la  préparer.  Tout  ce  que  j'ai  conçu  jusqu'ici,  tout  ce 
que  je  concevrai  jamais,  pour  développer  en  tous  sens  la  gran- 
deur de  l'homme,  j'étais  certain  de  pouvoir  le  soumettre  uti- 
lement à  ta  cordiale  sagesse  ;  auprès  de  toi  seulement  je  ne 
craignais  plus  d'être  jamais  soupçonné  d'une  affectation  senti- 
mentale contraire  a  l'ensemble  de  mon  caractère  intellectuel  et 
moral.  La  profonde  impression  qu'une  Aine  comme  la  tienne 
dut  recevoir  d'abord  du  catholicisme,  avait  heureusement  pré- 
serve  ton  émancipation  finale  de  toute  halte  sérieuse  dans  le 
vain  déisme  du  siècle  dernier:  d'ailleurs  ton  esprit,  malgré  sa 
douce  gaieté,  ne  pouvait  se  contenter  d'une  attitude  essentiel- 
i  'iijin-,  qui  ne  convient  plus  qu'aux  écrivains  subal- 
!  ce  que  l'admirable  régime  du  moyen  âge  offrit  de 
audre,  tu  comprenais  que  la  vraie  sociabilité  mo- 
se  l'approprier  pleinement,  avec  la  supério- 


DÉDICACE.  XI 

rite  naturelle  à  un  système  dont  tous  les  principes  sont  discu- 
tables et  où  les  meilleurs  sentiments  ne  sont  plus  corrompus 
par  un  irrésistible  égoïsme. 

Déjà  tu  regardais  cette  vaste  construction  comme  devant 
offrir  aux  femmes  vraiment  éminentes  une  digne  carrière, 
indice  spontané  de  l'extension  fondamentale  prochainement 
réservée  à  la  juste  influence  féminine.  Ton  esprit,  assez  familier 
avec  les  principales  productions  de  ton  sexe,  aurait  bientôt 
complété  son  indispensable  préparation!  Malgré  ta  rare  mo- 
destie, j'étais  d'ailleurs  parvenu  à  te  faire  bien  apprécier  le 
grand  avantage  résulté  de  ta  pureté  exceptionnelle  pour  mieux 
utiliser  le  concours  naturel  entre  le  cœur  et  l'esprit.  Déjà  tu 
t'étais  créé,  dans  la  réorganisation  morale,  une  première 
tâche  littéraire,  heureusement  liée  à  tes  justes  plans  d'indé- 
pendance personnelle.  Je  regrette  beaucoup  de  ne  pouvoir  joindre 
ici  aucun  fragment  de  cette  naissante  Willelmtne,  à  laquelle 
avaient  dès  lors  participé  mes  affectueux  avis,  et  même  mon 
indirecte  collaboration,  par  la  lettre  philosophique  que  j'écri- 
vis, à  ta  prière,  en  janvier  dernier,  sur  la  vraie  théorie  du  ma- 
riage. La  secrète  oppresssion  qui  pesa  sur  toute  ta  vie  ne  s'est 
pas  arrêtée  devant  ta  tombe  :  le  précieux  manuscrit  que  tu 
m'avais  ouvertement  légué  m'a  été  finalement  refusé,  au  mé- 
pris des  plus  formelles  promesses,  et  malgré  les  ordres  spé- 
ciaux d'un  noble  chef  de  famille,  dont  la  loyauté  guerrière  fut 
bientôt  révoltée  d'une  telle  violation,  due  peut-être  à  une  dou- 
loureuse rivalité  littéraire. 

L'esprit  et  le  but  de  cette  ébauche  doivent  cependant  être 
indiqués  ici,  non  seulement  pour  ta  juste  glorification,  mais 
surtout  pour  l'exemple  caractéristique  qui  en  ressort  sponta- 
nément du  digne  emploi  actuel  des  talents  féminins.  En  un 
siècle  où  tant  de  têtes,  même  fortes  ou  exercées,  se  préoc- 
cupent d'utopies  anarchiques  sur  l'économie  fondamentale  de 


XII  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

la  famille  humaine,  il  importe  de  noter  qu'une  jeune  femme 
éminente,  mûrie  par  le  malheur,  consacrait  librement  sa  belle 
carrière  littéraire  à  l'active  défense  des  lois  inviolables  de  la 
sociabilité  élémentaire.  Si  ta  fatale  histoire  est  un  jour  connue, 
chacun  sentira  que  personne  n'eût  été  plus  excusable  que  toi 
de  concevoir  une  éternelle  amertume  contre  l'institution  du 
mariage.  Mais»  comme  tu  l'as  si  bien  dit  dans  ta  touchante 
Lucie  :  II  est  indigne  des  grands  cœurs  de  répandre  le  trouble 
qu'ils  ressentent  Cette  admirable  maxime  était  la  devise  spon- 
tanée de  toute  ta  conduite. 

Victime  innocente  d'un  sort  exceptionnel,  tu  reconnus  digne- 
ment que  l'indispensable  généralité  des  règles  sociales  ne  doit 
pas  être  jugée  d'après  leurs  douloureuses  anomalies.  Malgré 
te»  injustes  souffrances,  ta  haute  raison  apprécia  bientôt  les 
déclamations  frivoles  ou  sophistiques  qui,  exclusivement  atten- 
tives à  quelques  maux  incontestables  mais  accessoires  ou  for- 
tuit*, entraînent  aujourd'hui  à  altérer  radicalement  la  pureté 
et  la  consistance  des  principaux  sentiments  humains.  Sous  la 
seule  inspiration  de  ta  belle  âme,  tu  destinas  ta  WMel- 
mme  à  la  réfutation,  décisive  quoique  indirecte,  des  dangereux 
paradoxes  rajeunis  par  une  éloquente  contemporaine,  avec 
laquelle  tou  talent  n  aurait  pas  redoute  une  êqur  ible  compa- 
raison* 

Tta  MNine  excentrique  devait  successivement  traverser  les 
principales  aberrations  artuelle^  mats  toujours  préservée  par 
sa  puietè  et  $v>n  élévation  naturelles*  4e  manière  à  iKmàr  à  la 
vraie  fiikàtè  AxMStique*  «ns  awir  jamais  sskwceW  £*k  ses 
crises  préalable*.  Le  tableau  pcrçieasrifdecesdiveise 
4*  <nnut  frmiain*  habitatent  anahrsêe*  w  u»e  iaae 
cfeaMe*  *&t  tcfltpiMté  un  vif  intérêt  e:  use  fcuc*e  itiiite^  A  la 
gktt*  èe  a»  sexe*  j'ai  i*swffe*  n&?  o?s  ^:î>îw!5  xx^- 


DEDICACE.  Xm 

cial,  y  ont  jusqu'ici  trouvé  fort  peu  d'honorables  adhésions.  Les 
femmes,  jugeant  surtout  par  le  coeur,  sont  bientôt  révoltées 
d'une  telle  anarchie  morale,  tandis  que  notre  superbe  esprit 
masculin,  égaré  aujourd'hui  sans  principes  dans  ces  difficiles 
spéculations,  y  aboutit  trop  souvent  à  de  funestes  chimères, 
qu'une  moindre  délicatesse  rend  alors  plus  graves  et  plus 
durables.  Suivant,  ce  contraste,  ton  noble  essai  tendait  à 
dissiper  ces  dangereuses  controverses  sous  la  suprême  inter- 
vention du  vrai  sentiment,  naturellement  réservée  aux  plumes 
féminines. 

Quoique  la  mort  ait  étouffé  cette  sainte  composition,  pour- 
suivie avec  persévérance  au  milieu  des  troubles  physiques, 
j'espère  que  mon  imparfaite  indication  et  mon  faible  té- 
moignage suffiront  ici  pour  inspirer  quelques  regrets  sin- 
cères, et  peut-être  pour  susciter  d'autres  tentatives.  Le  poids 
de  ta  douloureuse  destinée  doit  d'ailleurs  disposer  d'avance 
à  respecter  des  principes  susceptibles  de  produire  de  telles 
convictions  chez  ceux-là  même  qui  ont  le  plus  souffert  de 
leur  application  absolue.  Si  j'osais  ici  rapprocher  mon  exemple 
du  tien,  sans  que  nos  malheurs  soient  assez  comparables, 
je  noterais  que  nous  seuls  aujourd'hui,  dans  le  camp  pro- 
gressif, avons  énergiquement  justifié  le  mariage,  malgré  nos 
injustes  douleurs  personnelles.  Outre  le  nouveau  respect  ainsi 
suggéré  pour  la  base  nécessaire  de  toute  sociabilité,  cette  re- 
marque concourrait  à  dissiper  des  préventions  banales  contre 
l'aptitude  morale  de  l'unique  philosophie  qui  puisse  désormais 
offrir  des  garanties  systématiques  à  l'ordre  fondamental,  de  plus 
en  plus  compromis  par  l'impuissance  théologique  et  l'anarchie 
métaphysique. 

Notre  convergence  spontanée  sur  de  tels  sujets  indique  assez 
aux  juges  compétents  la  haute  efficacité  philosophique  de  notre 
heureuse  association,  d'ailleurs  exempte  de  toute  vaine  dépen- 


XIV  SYSTÈME  DE  POLITIQUE   POSITIVE. 

dance  dogmatique.  Tous  ceux  qui  prennent  un  intérêt  sérieux  à 
la  nouvelle  doctrine  générale  regretteront  ainsi  la  précieuse 
coopération  d'un  esprit,  qui  sans  jamais  manquer  aux  moindres 
convenances  féminines,  pouvait,  à  sa  manière,  s'approprier 
entièrement  les  plus  éminentes  conceptions  sociales.  Le  prin- 
cipe du  positivisme  sur  l'harmonie  fondamentale  des  deux 
sexes,  comme  destinée  surtout  à  leur  mutuel  perfectionnement 
avait  été  avidement  accueilli  par  une  âme  si  bien  disposée  à 
sa  sage  application.  Puisque  les  qualités  prépondérantes  de 
chaque  sexe  sont,  en  général,  trop  peu  prononcées  chez 
l'autre,  ce  n'est  pas  seulement  sous  l'aspect  matériel  que  leur 
union  est  indispensable  pour  constituer  le  véritable  élément 
humain. 

Si,  dans  les  œuvres  individuelles,  rien  de  grand  n'est  possi- 
ble sans  un  digne  concours  entre  le  cœur  et  l'esprit,  de  même 
toute  rénovation  sociale  exige  l'active  coopération  des  deux 
sexes.  Tant  que  les  femmes  regretteront,  au  fond,  le  régime 
catholique  et  féodal,  surtout  d'après  les  immortels  souvenirs 
d'une  admirable  chevalerie,  la  révolution  moderne  n'aura  pas 
encore  acquis  son  caractère  définitif,  et  la  rétrogradation  poli- 
tique continuera  à  sembler  possible.  Or,  Tunique  moyen 
de  les  associer  irrévocablement  à  cet  immense  mouvement  con- 
siste à  leur  présenter  enfin  une  philosophie  aussi  propre  à 
satisfaire  aux  besoins  essentiels  du  cœur  qu'à  ceux  de  l'esprit. 
Quoique  le  positivisme  remplisse  certainement  cette  condi- 
tion fondamentale,  une  femme  peut  seule  en  convaincre  son 
sexe* 

Moi-même,  sans  doute,  je  dois  viser  finalement  au  cœur; 
mais  je  n'y  puis  atteindre  qu'indirectement,  par  l'esprit,  en 
faisant  prévaloir  les  idées  qui  correspondent  aux  nobles  senti- 
ments. A  toi  je  réservais  l'office  inverse,  plus  facile  et  non  moins 
efficace,  qui,  par  l'excitation  directe  des  émotions  sympathi- 


DÉDICACE.  XV 

ques,  dispose  l'intelligence  à  l'admission  presque  irrésistible 
des  doctrines  vraiment  générales.  Chacune  de  ces  deux  grandes 
opérations  est  socialement  insuffisante  sans  l'autre  :  en  se  bor- 
nant à  la  première,  l'inertie  des  sentiments  empêcherait  bien- 
tôt toute  active  application,  môme  privée,  des  principes  phi- 
losophiques ;  si  la  seconde  s'accomplissait  seule,  les  sentiments 
restant  dépourvus  de  toute  consistance  systématique,  une  agita- 
tion mystique  entraînerait  l'homme  et  l'humanité  à  d'éternelles 
fluctuations  ou  à  des  divagations  indéfinies. 

Nous  concevions  dignement  tous  deux  cette  belle  harmonie 
entre  des  fonctions  solidaires  mais  indépendantes ,  aussi  dis- 
tinctes dans  leurs  moyens  que  dans  leur  principe  et  leur  desti- 
nation :  l'une  tendant  à  établir,  par  la  voie  scientifique,  d'ac- 
tivés convictions  masculines;  l'autre  à  développer,  par  la  voie 
esthétique,  de  profonds  sentiments  féminins.  Deux  offices  pa- 
reillement indispensables  ne  comportaient  d'ailleurs  aucune 
préséance,  et  leur  succession  nécessaire  ne  saurait  susciter 
aucun  débat  sérieux  depuis  qu'ils  peuvent  et  doivent  se  fortifier 
mutuellement.  Notre  vertueuse  intimité  eût  seulement  embelli 
et  facilité  un  concours  sans  exemple ,  de  manière  à  manifester 
spontanément  la  tendance  caractéristique  de  la  vraie  philoso- 
phie à  concilier  enfin  les  exigences,  encore  opposées,  de  l'es- 
prit et  du  cœur. 

3.  Telle  fut  la  sainte  union  qui  m'autorise  aujourd'hui  à  as- 
socier hautement  un  pubiir.  d'élite  à.  mou  éternelle  aftliction 
privée  :  car  la  mort  seule  a  brisé  ce  noble  plan,  dont  les  prin- 
cipales conditions  se  trouvaient  déjà  remplies,  et  auquel  nos 
âges  promettaient  une  suffisante  réalisation.  Ah  1  si  ma  raison 
pouvait  jamais  rétrograder  jusqu'à  cet  état  théologique  qui  ne 
convient  qu'à  l'enfance  de  l'humanité,  cette  catastrophe  suffi- 
rait pour  me  faire  rejeter  avec  indignation  l'optimisme  provi- 
dentiel qui  prétend  consoler  nos  misères  en  nous  prescrivant  la 


XVI  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

stupide  admiration  des  plus  affreux  désordres.  Toi,  victime  tou- 
jours innocente,  qui  presque  jamais  ne  connus  de  la  vie  que  ses 
plus  intimes  douleurs,  tu  es  frappée  au  moment  où  commençait 
enfin  ton  digne  bonheur  personnel,  étroitement  lié  à  une  haute 
mission  sociale  !  Et  moi-même,  quoique  moins  pur,  méritais-je, 
après  tant  d'injustes  souffrances,  d'être  ainsi  frustré  de  la  tar- 
dive félicité  réservée  à  une  existence  solitaire,  constamment 
vouée,  dès  le  début,  au  service  fondamental  de  l'humanité? 
Ce  double  désastre  privé  ne  constitue-t-il  pas  d'ailleurs  une 
perte  publique ,  de  manière  à  exclure  toute  idée  de  compen- 
sation? 

Mais  la  saine  philosophie,  en  écartant  sans  retour  des 
croyances  chimériques  et  dérisoires,  autant  nuisibles  désormais 
qu'elles  furent  d'abord  utiles,  interdit  aussi  les  récriminations 
correspondantes.  Elle  n'exige  point  que,  par  de  dangereux  so- 
phismes,  on  méconnaisse  l'extrême  imperfection  de  l'ordre 
réel.  Seule  néanmoins  elle  inspire  une  vraie  résignation,  con- 
sistant à  subir  avec  courage  les  maux  inaccessibles  à  l'interven- 
tion humaine,  en  réagissant  le  plus  possible  contre  les  fatalités 
extérieures  par  le  perfectionnement  intérieur.  Mon  malheur  ne 
comporte  ni  consolation  ni  diversion ,  et  je  n'en  dois  chercher 
aucunes.  Gomme  le  dit  Vauvenargues,  en  déplorant  aussi  une 
perte  prématurée  :  Qui  s'est  consolé  n'aime  plus;  mais  fut 
n'aime  plus  est  léger  et  ingrat.  Loin  de  t'oublier,  je  dois  m'ef- 
forcer  de  te  supposer  vivante,  pour  continuer  à  nous  identifier 
de  plus  en  plus.  Notre  incomparable  année  de  vertueuse  ten- 
dresse réciproque  m'a  laissé  beaucoup  de  purs  et  nobles  sou- 
venirs, fortifiés  par  une  correspondance  caractéristique.  Je  les 
ranimerai  davantage,  comme  je  le  fais  depuis  six  mois,  par  un 
culte  continu,  à  la  fois  quotidien,  hebdomadaire,  et  bientôt 
annuel.  Ce  trésor  d'affections  constitue  la  principale  ressource 
de  mu  vie  intime. 


DÉDICACE.  XVII 

Si,  malgré  mes  efforts,  toutes  tes  images  sont  encore  domi- 
nées par  l'image  finale ,  ce  douloureux  tableau  me  rappelle 
aussi  les  témoignages  extrêmes  de  ta  sainte  tendresse.  A  moi 
aeul  s'adressèrent  tes  dernières  paroles,  en  Tunique  présence 
de  ma  noble  domestique,  cette  incomparable  Sophie,  que  ta 
grande  âme  se  plaisait  à  traiter  en  soeur,  et  dont  l'actif  dévoue- 
ment à  tes  longues  souffrances  méritera  toujours  notre  intime 
reconnaissance.  Pourrais -je  oublier  jamais  cette  prescription 
suprême,  solennellement  répétée  cinq  fois,  quand  tu  cessais 
déjà  de  voir  et  d'entendre,  mais  non  d'aimer  et  de  penser, 
quelques  minutes  avant  d'expirer  :  Comte,  souviens-toi  que  je 
souffre  sans  ravoir  mérité/... 

Cette  auguste  recommandation,  résumé  trop  fidèle  de  ta  vie 
entière,  réglera  ma  plus  intime  existence.  Elle  consacre  notre 
inaltérable  solidarité,  presque  également  exclusive  des  deux 
parts  :  dans  l'ordre  privé,  chacun  de  nous  était  tout  pour  l'au- 
tre. La  mort  ne  reproduit  pas  mon  isolement  antérieur,  car 
rien  ne  peut  plus  me  priver  ni  me  dégager  de  ma  seule  union 
véritable.  Plus  qu'aucun  autre  régime,  le  positivisme  tend  à  dé- 
velopper le  culte  de  tous  les  souvenirs,  personnels  et  sociaux, 
en  les  systématisant  mieux  et  davantage  :  je  dois  donc  nous 
appliquer  d'abord  cette  précieuse  propriété  de  la  nouvelle 
philosophie.  Combien  d'âmes  tendres  se  soutinrent  longtemps 
par  cette  mélancolique  alimentation,  sans  avoir  autant  de  res- 
sources pour  l'instituer  dignement  ! 

Notre  union  étant  surtout  destinée  à  perfectionner  nos  cœurs, 
un  tel  but  peut  encore  offrir  beaucoup  de  charme ,  môme 
quand  le  commerce  moral  n'est  plus  actif  que  d'un  seul  <<Mé. 
La  vraie  connaissance  de  la  nature  humaine,  individuelle  ou 
collective,  prescrit,  en  général,  l'indissolubilité  des  liens  in- 
times. Mais,  par  une  extension  plus  délicate,  les  mêmes  motifs 
fondamentaux  imposent  aussi  la  loi  universelle  du  veuvage.  Ce 


XTin  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

«devoir  moral,  toujours  honoré  et  recommandé,  devient,  chez 
les  deux  sexes,  une  grande  source  d'améliorations  profondes 
et  de  nobles  satisfactions.  Si  la  vie  entière  suffit  à  peine  pour 
que  deux  êtres  puissent  se  bien  connaître  et  s'aimer  dignement, 
si  donc  la  parfaite  constance  peut  seule  permettre  l'intime  dé* 
veloppement  des  affections  humaines,  pourquoi  la  mort  inter- 
romprait-elle cette  continuité  d'appréciation  ?  Quand  survient 
la  fatale  viduité,  l'obligation  n'est-elle  pas  toujours  également 
décisive,  soit  que  l'intimité  ait  duré  pendant  quelques  mois  ou 
quelques  années?  Ou  plutôt,  ne  doit-on  pas  s'efforcer  davan- 
tage de  prolonger  ce  qui  a  le  moins  duré?  Tout  oubli  résulte 
alors  d'un  frivole  égoïsme  qui,  faute  d'une  douce  persévérance, 
perd  aussitôt  le  fruit  principal  des  germes  antérieurs.  A  plus 
forte  raison,  l'inconstance  des  affections  tend-elle  à  dégrader 
profondément  celui  qui,  privé  d'une  éminente tendresse,  accepte 
quelque  intimité  vulgaire,  suivant  l'énergique  réprobation  pro- 
clamée par  Calderon  (1). 

Six  mois  d'intimes  méditations  sur  la  plus  douloureuse  crise 
de  ma  vie  privée  ont  ainsi  confirmé  pleinement  les  solennelles 
promesses  qui  adoucirent  tes  derniers  jours.  Le  soin  continu 
de  mon  principal  perfectionnement  fortifiera  sans  cesse  ce  de- 
voir sacré.  C'est  pourquoi,  chaque  jour,  devant  ton  autel  do- 
mestique, je  te  répète,  avec  une  conviction  croissante,  que  ta 
mort  même  consolide  à  jamais  le  lien  fondé  sur  mon  affection, 
mon  estime,  et  mon  respect. 

L'âge  des  passions  privées  vient  donc  en  moi  de  finir  digne- 


(t)  Es  hombre  vil,  es  infâme, 

El  que,  solamente  atento 
A  lo  bruto  del  deseo, 
Viendo  perdido  lo  mas, 
Se  contenta  con  lo  méoos. 


DÉDICACE.  XIX 

ment  par  notre  irrévocable  identification.  Je  dois  désormais  me 
livrer  exclusivement  à  la  noble  passion  publique  qui,  dès  ma 
première  jeunesse,  voua  l'ensemble  de  ma  vie  à  la  grande  ré- 
génération. C'est  là  surtout  que  les  précieux  germes  dévelop- 
pés sous  ton  ascendant  trouveront,  malgré  la  mort,  une  haute 
destination.  Quoique  privé  de  ton  active  coopération,  rien  ne 
me  ravira  du  moins  ton  assistance  passive.  Pendant  notre  sainte 
année,  ta  douce  impulsion  a  concouru,  beaucoup  plus  que  tu 
n'as  pu  le  croire,  à  mes  meilleures  inspirations  philosophiques. 
Depuis  six  mois,  ta  précieuse  influence  n'a  pas  cessé  de  facili- 
ter les  nouveaux  progrès  accomplis  au  milieu  des  larmes.  Sa- 
gement cultivée,  elle  continuera,  je  le  sens,  d'épurer  et  d'ani- 
mer mes  principales  conceptions.  Elle  consolide  et  ennoblit, 
d'ailleurs,  tous  les  goûts  esthétiques  qui  nous  étaient  communs, 
et  dont  l'essor  familier,  outre  son  importance  propre,  peut 
seul  neutraliser  aujourd'hui  l'oppressive  sécheresse  des  habi- 
tudes scientifiques. 

Directement  consacré  désormais  à  la  reconstruction  sociale 
fondée  sur  ma  rénovation  philosophique,  j'y  retirerai  une  utilité 
plus  étendue  et  plus  immédiate  du  tardif  complément  d'éduca- 
tion morale  que  je  dois  à  toi  seule.  En  tout  ce  qui  concerne  la 
vraie  condition  des  femmes  et  leur  participation  croissante  au 
mouvement  universel,  j'éprouverai  déplus  en  plus  le  besoin  de 
confirmer  et  d'améliorer  mon  appréciation  systématique  par 
un  vif  souvenir  de  notre  parfaite  concordance  sur  le  sujet 
où  les  conceptions  d'un  sexe  peuvent  le  moins  se  passer  de  la 
libre  sanction  de  l'autre.  Ton  éminente  pénétration  avait  déjà 
saisi  la  tendance  naturelle  du  positivisme  à  développer,  par 
une  systématisation  à  la  fois  privée  et  publique,  le  culte  habi- 
tuel de  la  femme,  que  le  moyen  âge  put  seulement  ébaucher. 
Laissant  désormais  un  libre  cours  à  ce  bel  ordre  de  pensées  et 
de  sentiments,  j'y  serai  sans  cesse  encouragé  par  l'intime  attrait 


XX  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

d'une  digne  application  individuelle,  dont  la  sincérité  et  la 
maturité  ne  seront  pas  contestables. 

En  achevant  une  dédicace  aussi  méritée,  je  sens  déjà  la  haute 
efficacité  toujours  propre  à  notre  éternelle  union.  Le  doux  ac- 
complissement d'un  tel  devoir  me  ramène  sans  effort  à  la  grande 
composition  interrompue  par  notre  catastrophe  ;  en  même  temps, 
l'heureuse  réaction  morale  ainsi  obtenue  va,  j'espère,  me  ren- 
dre toutes  mes  forces  antérieures.  L'exposition,  surtout  solen- 
nolle,  procure  aux  sentiments,  au  moins  autant  qu'aux  pensées, 
à  la  fois  plus  de  précision  et  de  consistance.  Cette  considération 
excusera  peut-être,  auprès  des  juges  compétents,  la  nature  et 
l'extension  inusitées  de  cet  hommage  exceptionnel.  Tous  les 
penseurs  qui  savent  apprécier  la  réaction  mentale  des  affections 
sympathiques  respecteront  le  temps  employé  à  retracer  et  à  ra- 
nimer des  émotions  pures.  Mais  j'adresse  surtout  cette  naïve 
expansion  aux  esprits  les  mieux  disposes  à  subir  l'impulsion  du 
cœur,  soit  parmi  les  femmes,  le  peuple,  ou  la  jeunesse. 


Adieu,  mon  immuable  compagne  Adieu,  ma  sainte  Clotilde, 
toi  qui  me  tenais  lieu  à  la  fois  d'épouse,  de  sœur,  et  de  fille! 
Adieu  mon  élève  chérie,  et  ma  digne  collègue  1  Ton  angélique 
inspiration  dominera  tout  Le  reste  de  ma  vie,  tant  publique  que 
privée,  pour  présider  encore  à  mon  inépuisable  perfectionne- 
ment, en  épurant  mes  sentiments,  agrandissant  mes  pensées, 
et  ennoblissant  ma  conduite.  Puisse  cette  solennelle  assimilation 
à  l'ensemble  de  mon  existence  révéler  dignement  ta  supériorité 
méconnue!  Ton  salutaire  ascendant  ne  peut  plus  être  ap- 
précié qu'en  me  disposant  toujours  à  mieux  remplir  ma 
grande  mission.  Gomme  principale  récompense  personnelle 
des  nobles  travaux  qui  me  restent  à  accomplir  sous  ta  puis- 
sante invocation,  j'obtiendrai  peut-être  que  ton  nom  devienne 


à 


DEDICACE.  XXI 

enfin  inséparable  du  mien  dans  les  plus  lointains  souvenirs  de 
l'humanité  reconnaissante. 

La  pierre  du  cercueil  est  ton  premier  autel  ! 

[Élisa  Mercosur.) 

Donna,  se'  tanto  grande  e  tanto  vali, 
Che  quai  vuol  grazia  e  a  te  non  ricorre, 
Sua  disianza  vuol  volar  senz'  ali. 

La  tua  beuignità  non  pur  soccorre 
A  chi  dimanda,  ma  moite  fiate 
Liberamente  al  dimandar  precorre. 

In  te  misericordia,  in  te  pietate, 
In  te  raagniftcenza,  in  te  s'aduna 
Quantunque  in  creatura  è  di  bontate  ! 

(Dante.) 


Auguste  COMTE. 


XXD  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 


COMPLEMENT  DE  LA  DEDICACE. 


Paris,  le  12  Dante  62  (samedi  27  juillet  1851.) 


Pour  compléter  cette  dédicace  exceptionnelle,  je  crois  devoir  y  joindre  la 
seule  composition  publiée  par  ma  sainte  collègue.  Cette  touchante  nouvelle, 
dont  la  principale  situation  caractérise  essentiellement  la  fatalité  conjugale 
de  l'infortunée  Clo tilde,  fut  insérée  au  feuilleton  du  National  les  20  et 
21  juin  1845.  En  la  reproduisant  ici,  j'espère  fournir  aux  juges  compétents 
un  témoignage  direct  de  l'éminente  nature,  intellectuelle  et  morale,  de 
Tange  méconnu  qui  préside  à  ma  seconde  vie. 

A  la  suite  de  cette  production  caractéristique,  je  publie  ma  lettre  inédite 
sur  la  commémoration  sociale,  qui  aurait  paru  avec  la  Lucie  sans  la  cou- 
pable malveillance  d'un  célèbre  journaliste,  aujourd'hui  discrédité.  Cette 
petite  composition  offre  un  certain  intérêt  historique  à  tous  ceux  qui  con- 
naissent maintenant  la  Religion  de  l'Humanité.  Ils  y  verront  les  premiers 
germes  distincts  et  directs  d'une  immense  synthèse  morale  et  sociale  sur- 
gir spontanément  d'une  pure  effusion  privée.  Ma  réaction  normale  du  cœur 
sur  l'esprit  se  trouvait  ainsi  manifestée  plusieurs  années  avant  que  j'en 
eusse  construit  la  théorie  définitive. 

Je  termine  ce  complément  naturel  de  ma  dédicace  par  une  canzone  iné- 
dite, que  Madame  de  Vaux  voulait  placer  dans  sa  Wiitelmine,  quoiqu'elle 
l'eût  composée  en  1843.  Ces  gracieuses  strophes,  dont  Pétrarque  aurait 
peut-être  envié  la  suavité,  pourront  indiquer  la  souplesse  et  la  variété  d'un 
talent  appelé  d'ailleurs  aux  plus  hautes  attributions.  La  tendance  poétique 
de  cette  ame  d'élite  se  prononçait  involontairement  dans  ses  moindres  inspi- 
rations. Elle  serait,  par  exemple,  assez  caractérisée  d'après  cette  mélanco- 
lique inscription,  secrètement  placée,  à  vingt-deux  ans,  sur  une  ancienne 
Journée  du  Chrétien,  que  je  conserve  religieusement  :  «  Souvenir  précieux 
»  de  ma  jeunesse,  compagnon  et  guide  des  heures  saintes  qui  ont  sonné 
»  pour  moi,  rappelle  toujours  à  mon  cœur  les  cérémonies  grandes  et  suaves 
»  de  la  chapelle  du  couvent!...  » 


COMPLÉMENT  DE  LA  DÉDICACE.  XXDI 


1°.  Lucie. 


Il  y  a  quelques  années,  un  crime,  compliqué  de  circonstance»  extraordi- 
naires, vint  frapper  de  stupeur  la  petite  ville  de  ***. 

Un  jeune  homme,  appartenant  à  une  famille  distinguée,  avait  disparu 
sous  une  prévention  terrible  :  on  l'accusait  d'avoir  assassiné  un  banquier 
son  associé,  en  lui  soustrayant  des  valeurs  considérables.  Ce  double  forfait 
fut  attribué  à  la  funeste  passion  du  jeu.  Le  coupable  abandonnait,  après 
quelques  mois  de  mariage,  une  jeune  femme  douée  d'une  grande  beauté  et 
des  qualités  les  plus  éminentes.  Orpheline,  elle  restait,  à  vingt  ans,  livrée 
à  l'isolement,  à  la  misère,  et  à  une  position  sans  espérance. 

Les  lois  lui  accordèrent  spontanément  la  séparation  de  corps  et  de  biens, 
c'est-à-dire  de  tout  ce  qui  lui  échappait.  La  famille  de  son  mari  lui  prêta 
un  abri  et  une  paire  de  souliers.  Comme  elle  était  généralement  admirée, 
des  protections  puissantes  l'environnèrent  de  toutes  parts. 

C'était  heureusement  une  de  ces  nobles  femmes  qui  acceptent  le  malheur 
plus  facilement  qu'une  transaction  honteuse.  Son  intelligence  élevée  lui 
montra  sans  voiles  sa  situation  :  elle  comprit  qu'elle  ne  devrait  l'intérêt 
des  hommes  qu'à  sa  beauté;  elle  pressentit  les  périls  que  couvrent  de  douces 
sympathies,  et  voulut  tirer  d'elle  seule  tout  adoucissement  à  son  sort.  Cette 
courageuse  résolution  étant  prise,  la  jeune  femme  ne  pensa  plus  qu'à  l'exé- 
cuter. Possédant  un  talent  remarquable,  elle  se  rendit  à  Paris  pour  l'uti- 
liser. Après  quelques  épreuves,  elle  fut  admise,  comme  institutrice,  dans 
la  maison  de  l'Abbaye-aux-Bois,  où  elle  trouva  un  asile  honorable. 

Pendant  ce  temps,  la  justice  suivait  son  cours  ;  des  démarches  actives 
cherchaient  partout  la  trace  du  fugitif.  Déjà  les  créanciers  irrités  s'étaient 
partagé  la  dépouille  de  sa  malheureuse  victime,  dont  les  vêtements,  les 
bijoux,  et  jusqu'aux  petits  trésors  de  jeune  fille,  avaient  été  vendus  à  la 
criée.  Elle  inspirait  tant  d'intérêt  que  quelques  personnes  rachetèrent  plu- 
sieurs de  ces  objets  et  les  lui  renvoyèrent. 

Une  jeune  fille  voulut  avoir  un  médaillon  qui  renfermait  le  portrait  de 
l'héroïne,  et  le  curé  du  lieu  acheta  sa  robe  nuptiale  pour  en  parer  l'autel 
de  la  Vierge. 

Ces  détails  touchèrent  vivement  l'infortunée.  Une  noble  fierté  se  joignait 
dans  son  cœur  à  une  sensibilité  profonde  :  elle  se  sentit  soutenue  par  les 
témoignages  d'intérêt  qui  lui  venaient  de  toutes  parts.  Remplie  d'effroi  au 
souvenir  de  son  premier  amour,  elle  n'envisagea  sa  chaîne  que  comme  une 
barrière  qu'elle  eût  volontairement  placée  entre  les  hommes  et  elle.  L'hor- 
reur et  les  périls  de  sa  situation  échappèrent  ainsi  à  ses  regards,  et  elle 
accepta  sans  révolte  l'arrêt  injuste  des  lois. 

Un  sentiment  indestructible,  une  douce  et  sainte  amitié  d'enfance  sauva 
d'abord  à  ce  noble  cœur  les  amères  douleurs  de  l'isolement.  La  philosophie, 
si  mesquine  et  si  aride  dans  les  âmes  égoïstes,  développa  ses  magnifiques 


XXIV  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

proportions  dans  celle  de  la  jeune  femme.  Pauvre,  elle  trouvait  le  moyen 
de  faire  le  bien  :  elle  allait  rarement  dans  les  églises,  où  la  frivolité  a  établi 
ses  comptoirs;  mais  on  la  rencontrait  souvent  dans  les  mansardes,  où  le 
malheur  est  fréquemment  réduit  à  se  cacher  comme  la  honte. 

Deux  années  s'écoulèrent  sans  qu'aucun  événement  vînt  changer  cette 
situation  étrange  et  malheureuse.  Le  temps,  qui  ne  fait  qu'accroître  les 
grandes  douleurs,  avait  ruiné  peu  à  peu  l'organisation  brillante  de  l'orphe- 
line. A  son  courage  héroïque,  à  ses  efforts  persévérants  pour  rester  dans 
le  rude  chemin  qui  lui  était  tracé,  commençait  à  succéder  un  abattement 
profond.  Treize  lettres  qui  sont  tombées  entre  mes  mains  peindront  mieux 
que  moi  les  douleurs  de  ce  cœur  malade.  Je  demande  la  permission  de  les 
reproduire  et  de  terminer  ainsi  cette  histoire. 

ire  lettre.  —  Lucie  à  madame  M. 

Je  t'écris  de  Malzéville,  où  je  vais  passer  quelques  mois,  ma  bien-aimée. 
Ma  poitrine  avait  besoin  d'air  et  de  lait;  nos  dignes  amis  ont  saisi  ce  pré- 
texte pour  m'offrir  de  partager  leur  jolie  solitude.  Combien  j'aime  ces 
excellentes  gens  !  Que  ne  puis-je  leur  ressembler  ou  faire  passer  dans  mon 
cœur  un  peu  de  la  paix  qui  règne  au  fond  des  leurs  !  Je  me  sens  pourtant 
mieux  ici  :  rien  n'est  sain  comme  le  spectacle  d'une  belle  nature  et  de 
cette  vie  laborieuse  et  uniforme  qui  force  l'esprit  à  se  régler. 

Le  général  attend  prochainement  l'arrivée  de  son  voisin,  qui  passe  pour  le 
bienfaiteur  de  toute  cette  petite  contrée.  C'est  un  jeune  homme  de  vingt- 
six  ans,  possesseur  d'une  belle  fortune,  et  disciple  sincère  des  idées  libérales. 
Il  a  avec  lui  sa  mère,  qu'il  adore,  et  dont  on  dit  aussi  beaucoup  de  bien. 

Tu  m'engages  à  cultiver  les  fleurs  pour  me  sevrer  un  peu  de  musique 
et  de  lecture.  Hélas!  ma  bien-aimée,  ne  sont-ce  pas  là  les  seuls  plaisirs 
qui  me  restent?  Quand  j'ai  payé  mon  faible  tribu  à  l'amitié,  quand  je  viens 
de  lire  au  général  quelques  passages  de  ses  mémoires,  quand  nous  avons 
évoqué  ensemble  de  grands  et  sévères  souvenirs,  ou  quand  j'ai  partagé  avec 
notre  amie  ses  petits  soins  d'intérieur,  je  me  trouve  de  nouveau  en  proie 
à  ce  besoin  de  sentir  et  de  penser  qui  est  devenu  le  principal  ressort  de 
mon  existence  ;  et  pourtant  nulle  femme  plus  que  moi  n'aima  la  vie  pai- 
sible et  simple.  Quels  plaisirs  brillants  n'aurais-je  pas  sacrifiés  avec  joie 
aux  devoirs  et  au  bonheur  de  la  famille!  Quels  succès  ne  m'auraient  paru 
fades  auprès  des  caresses  de  mes  enfants!  0  mon  amie,  la  maternité,  c'est 
là  le  sentiment  dont  le  fantôme  se  dresse,  si  jeune  et  si  impétueux,  dans 
mon  cœur.  Cet  amour,  qui  survit  à  tous  les  autres,  n'est-il  pas  donné  à  la 
femme  pour  se  régénérer  dans  ses  douleurs? 

2e  lettre.  —  Maurice  à  Roger. 

Roger,  j'ai  enfin  vu  cette  femme,  si  grande  et  si  malheureuse,  dont  tu  me 
parlais  avec  orgueil.  Ne  dis  pas  que  le  sort  en  est  jeté  si  je  t'avoue  l'im- 


COMPLÉMENT  DE  LA  DÉDICACE.  XXV 

pression  profonde  que  j'ai  ressentie  à  l'aspect  de  cette  jeune  et  belle  mar- 
tyre des  injustices  sociales.  Les  touchantes  vertus  de  Lucie,  son  esprit,  ses 
grâces,  tout  en  elle  porte  à  jamais  l'empreinte  d'un  profond  chagrin.  On 
sent,  en  la  voyant,  qu'elle  aura  besoin  de  générosité  pour  aimer.  Pourtant, 
n'est-elle  pas  libre  devant  l'honneur  et  la  raison?  Par  quelle  étonnante 
imprévoyance  des  lois  l'être  pur  et  respecté  peut-il  se  trouver  enchaîné,  par 
la  société  même,  à  l'être  flétri  qu'elle  repousse  de  son  sein? 

Qu'appelle-t-on  mort  civile?  Est-ce  un  simulacre  ?  Dans  quel  but  la 
société  laisse-t-elle  une  épouse  à  l'homme  qui  ne  peut  plus  donner  le  jour 
qu'à  des  bâtards? 

De  quel  droit  imposerait-elle  l'isolement  et  le  célibat  à  l'un  de  ses 
membres?  Pour  quelle  (In  le  pousserait-elle  au  désordre? 

Mais  j'ai  l'air  d'être  devant  des  juges.  Roger,  mon  sang  est  près  de  s'al- 
lumer quand  je  vois  comment  l'apathie  des  hommes  enfante  souvent  le 
malheur  et  l'oppression. 

Je  viens  de  faire  construire  un  belvédère  en  vue  de  Malxéville  :  de  là, 
avec  une  lunette,  je  découvre  entièrement  la  jolie  maison  du  général.  Hier, 
j'ai  aperçu  Lucie  qui  était  assise  au  bord  de  la  pièce  d'eau  ;  son  attitude 
était  mélancolique  et  accablée.  Te  le  dirai-je,  ses  regards  me  semblaient  se 
diriger  souvent  vers  le  sud.  Hélas  !  en  la  voyant  si  gracieuse  et  si  brisée, 
je  me  demandais  avec  dégoût  le  secret  de  certaines  influences  sur  notre 
cœur.  Pourquoi  voit-on  des  femmes  vulgaires  fasciner  des  intelligences 
supérieures  et  devenir  l'objet  d'un  véritable  culte?  Comment  arrive-t-il 
aussi  que  la  générosité  et  la  noblesse  de  certaines  femmes  se  voient  si  sou- 
vent aux  prises  avec  l'égoïsme  et  la  grossièreté?  Il  faut  renoncer  à  expli- 
quer cette  énigme. 

Puisque  tu  veux  une  description  nouvelle  d'Oneil,  je  te  dirai,  mon  cher 
Roger,  que  j'en  ai  fait  une  des  plus  jolies  propriétés  du  département.  On 
me  racontait  ces  jours-ci  une  récente  contestation  à  mon  sujet  entre  les 
habitants  de  la  commune  voisine  et  un  vieux  gentilhomme  ruiné.  Il  ne 
s'agissait  de  rien  moins  que  de  décider  si  l'on  devait  le  titre  de  château  à 
Oneil  et  le  premier  morceau  de  pain  bénit  à  son  propriétaire.  J'ai  tranché 
la  question  en  n'allant  pas  à  la  messe  et  en  appelant  tout  le  pays  ma  vallée. 

3«  lettre.  —  Maurice  à  Roger. 

Non  jamais,  Roger,  jamais  une  autre  femme  ne  fera  naître  en  moi  ces 
sentiments  généreux  et  élevés  que  m'inspire  la  seule  vue  de  Lucie.  Ami,  tu 
as  dit  vrai  :  c'est  en  vain  que  les  lois,  l'opinion,  et  le  monde  élèvent  entre 
nous  leur  triple  barrière  ;  l'amour  nous  réunira,  je  le  sens.  Qui  mieux  que 
toi  connaît  les  besoins  de  mon  cœur  et  son  insurmontable  répulsion  pour 
les  bonheurs  vulgaires?  Hélas  !  avant  de  rencontrer  Lucie,  je  l'ai  souvent 
senti,  c'est  un  danger  de  raffiner  ses  sensations. 

Tantôt  ma  mère  a  fait  sa  visite  à  Malzéville.  J'étais  curieux,  je  te  l'avoue, 
de  connaître  l'impression  que  Lucie  produirait  sur  elle.En  arrivant  devant 
la  grille  du  petit  parc,  nous  l'ayons  aperçue  qui  greffait  un  rosier.  Elle  était 


XXVI  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

vêtue  de  blanc;  un  grand  chapeau  de  jardin  couvrait  négligemment  sa  tête, 
un  simple  ruban  vert  dessinait  sa  taille  fine  et  élégante.  On  eût  dit,  à  la 
voir,  le  plus  suave  idéal  de  la  Galatée.  Je  fus  surpris  de  n'apercevoir  aucune 
émotion  sur  le  visage  de  ma  mère,  elle  ordinairement  si  bienveillante,  et 
qui  trouve  tant  de  plaisir  à  admirer  :  elle  fut  imposante  et  froide  pendant 
toute  la  durée  de  notre  visite;  les  mots  devoir  et  honneur  trouvaient  place 
dans  toutes  ses  phrases.  Pour  la  première  fois  j'entrevis  ce  qu'il  y  a  d'amer 
et  d'implacable  dans  les  rivalités  féminines.  Guidée  par  ce  tact  délicat  que 
donne  l'habitude  de  la  souffrance,  Lucie  se  retira  avant  nous  sous  un  léger 
prétexte.  Que  n'ai-je  osé  la  suivre  et  me  jeter  à  ses  pieds'  pour  protester 
contre  les  paroles  de  ma  mère! 

Roger,  ce  moment  fixe  à  jamais  mon  sort.  J'ai  compris  qu'il  n'appartenait 
qu'à  moi  d'arracher  cette  douoe  victime  au  malheur.  Périssent  les  chimères 
qui  se  dressent  entre  nous!  Je  me  sens  fort  oontre  la  mauvaise  foi  de  l'opi- 
nion et  contre  le  blâme  des  envieux  :  puissé-je  l'être  contre  la  générosité 
et  la  grandeur  de  Luoie! 

4«  lettre.  —  Maurice  à  Roger. 

On  maudirait  volontiers  la  civilisation  et  les  lumières,  quand  on  voit  le 
petit  nombre  d'esprits  justes  et  de  cœurs  droits  qu'il  y  a  dans  le  monde.  Je 
ne  saurais  te  dire  combien  d'insinuations  mesquines  et  odieuses  j'ai  à  subir 
chaque  jour  au  sujet  de  Lucie.  Mais,  ce  qui  n'est  pas  le  moins  choquant, 
tout  l'honneur  reste  à  ces  corrupteurs  de  morale,  qui  se  dressent  orgueil- 
leusement sur  leurs  monceaux  de  sophismes.  Il  semble,  en  vérité,  que  le 
succès  n'accompagne  que  les  guerres  honteuses. 

Je  viens  d'avoir  avec  ma  mère  une  conversation  pénible,  qui  n'a  que  trop 
confirmé  mes  idées  sur  le  dévouement.  C'est  une  magnifique  vertu,  mais 
qui  vit  bien  plus  volontiers  de  jouissances  que  de  sacrifices.  J'ai  derniè- 
rement rencontré,  dans  le  monde,  la  jeune  comtesse  de  ***,  dont  le  mari 
est  au  bagne.  Elle  avait  vingt-quatre  ans  quand  cette  fatalité  l'a  frappée  : 
elle  était  remarquablement  jolie  et  aimable.  Le  digne  L...  en  est  devenu 
amoureux,  et  ils  se  sont  unis.  Eh  bien  !  elle  me  racontait  que  ce  qu'elle  a 
eu  à  souffrir  de  sa  propre  famille  est  incalculable.  Gomme  je  lui  en  témoi- 
gnais mon  étonnement,  vu  leurs  idées  avancées  à  tous,  elle  me  répondit  : 
En  êtes- vous  donc  a  votre  catéchisme  de  l'homme?  Ils  m'autorisent  bien  à 
être  athée,  mais  non  pas  a  me  passer  des  sacrements. 

Tant  il  y  a,  mon  digne  Roger,  que  cette  admirable  humanité  n'est  pas 
encore  bien  quitte  de  sa  dette  envers  les  singes,  dont  quelques  docteurs 
assurent  qu'elle  descend  directement. 

5«  lettre.  —  Maurice  à  Lucie. 

Qu'avez- vous  (ait,  Luoie?  A  quelle  funeste  pensée  avez-vous  obéi  en  vous 
éloignant  de  moi?  Hélas!  c'est  en  vain  que  je  cherche  à  justifier  votre 


COMPLÉMENT  DE  LA  DÉDICACÇ.  XXVII 

silence  ;  il  accable  mon  cœur  comme  un  fardeau  glacé.  Et  pourtant,  hier 
encore  vous  m'avez  fait  chérir*  la  vie.  Votre  âme  semblait  s'ouvrir  a  l'espé- 
rance. Quand  un  faible  danger  m'a  menacé  sur  les  bords  du  lac,  vous  vous 
êtes  élancée  à  mon  secours  sans  paraître  redouter  la  présence  de  ceux  qui 
nous  entouraient.  Que  vous  étiez  belle  à  cet  instant,  et  que  le  dévouement 
vous  rendait  imposante  !  N'avez-vous  donc  pas  lu  dans  tous  les  regards 
l'enthousiasme  dont  vous  étiez  l'objet?  0  Lucie,  quand  il  ne  fallait  peut- 
être  que  tous  montrer  ce  que  vous  êtes  pour  attendrir  le  cœur  de  ma  mère, 
par  quel  inconcevable  malheur  nous  trouvons-nous  séparés  ?  Mais  peut- 
être  n'êtea-vous  pas  la  femme  angélique  que  j'avais  cru  entrevoir  ;  peut- 
être  un  amour  généreux  est-il  au-dessus  de  vos  forces?  Peut-être....  Mais  à 
quoi  bon  tous  ces  doutes?  Vous  seule  pouvez  me  rendre  le  repos  que  vous 
m'avez  ôté  :  j'attends  une  ligne  de  vous,  un  mot  qui  m'apprenne  quels  sont 
vos  desseins.  Songez-y  !  je  ne  réponds  pas  de  moi  si  vous  continuez  à  m'ap- 
cabler  de  votre  silence.  Manuel  va  courir  &  franc  étrier  jusqu'à  Paris  : 
daua  dix  heures,  je  puis  avoir  votre  réponse. 

Çe  lettre.  —  Maurice  à  Roger» 

Fallait-il  donc  que  cela  fût  ainsi  ?  Roger,  l'avoir  connue,  savoir  ce  que 
renferme  ce  cœur  élevé,  cet  esprit  délicat,  et  peut-être,  dans  quelques 
heures,  avoir  à  déplorer  sa  perte  !  Que  mon  malheur  retombe  à  jamais  sur 
ceux  qui  l'ont  causé  !  Hélas  !  quand  je  l'accusais  de  ce  que  j'ai  souffert,  elle 
succombait  à  la  violence  de  ses  combats  et  de  son  amour.  J'erre  comme  un 
fou  autour  de  1a  maison  du  général,  interrogeant  sans  cesse  ses  gens,  et  ne 
recevant  d'eux  que  des  réponses  vagues  ou  effrayantes.  Heureusement  le 
médecin  ignore  qui  je  suis,  et  il  me  plonge  trois  fois  par  jour  la  vérité 
dans  le  cœur.  Je  viens  de  le  quitter  à  l'instant  ;  son  regard  était  si  triste, 
il  semblait  si  accablé  que  je  l'ai  conjuré  de  ne  pas  me  cacher  le  dernier 
malheur.  Il  m'a  assuré  qu'elle  existe  encore  ;  mais  il  est  dans  l'attente  d'une 
crise  terrible  et  inévitable.... 

P.  S.  Elle  est  sauvée!  Il  faut  aimer  comme  j'aime  pour  comprendre  la 
magie  d'un  tel  mot.  Je  me  suis  prosterné  aux  pieds  du  médecin  ;  je  lui  ai 
demandé  son  amitié.  En  vain  il  conserve  un  air  grave,  je  me  sens  prêt  à 
faire  des  folies  en  sa  présence.  C'est  un  homme  distingué,  il  parle  de  Lucie 
avec  un  enthousiasme  presque  égal  au  mien.  Mais  une  chose  m'a  frappé  : 
il  m'observe  souvent  avec  étonnemeut,  et  semble  prêt  à  me  confier  un 
secret  J'ai  vainement  essayé  plusieurs  fois  de  lui  faire  dire  sa  pensée.  H 
termine  toujours  nos  entretiens  sur  Lucie  par  cette  phrase  :  La  société  est 
bien  coupable. 

J'ai  souvent  remarqué  que  la  prudence  est  le  vice  des  hommes  de  cette 
profession,  que  leurs  profondes  connaissances  rendraient  si  propres  à  secon- 
der le  mouvement  social.  Que  d'importantes  modifications  pourraient  être 
produites  dans  les  lois  par  la  seule  autorité  de  certains  faits  scientifiques  qui 
demeurent  éternellement  cachés  au  vulgaire!  Je  voudrais  qu'un  bon  médecin 
publiât  ses  mémoires;  ce  serait,  à  mon  gré,  un  livre  fort  utile  à  l'humanité. 


XX Vin  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

7e  lettre.  —  Maurice  à  Roger. 

Ami,  je  l'ai  revue!  Hélas!  on  n'ose  croire  qu'elle  appartienne  encore  à  la 
terre,  tant  sa  beauté  a  revêtu  un  caractère  idéal  et  céleste.  Elle  a  consenti  à 
faire  sa  première  promenade  appuyée  sur  mon  bras,  et  j'ai  été  étonné  de  la 
simplicité  avec  laquelle  elle  m'a  dépeint  ses  souffrances.  Si  je  ne  me  trompe, 
une  lueur  d'espoir  s'est  glissée  dans  mon  cœur  :  mais  je  n'ai  pu  m'expliquer 
le  sens  de  plusieurs  de  ses  paroles.  Comme  nous  nous  reposions  à  l'ombre 
d'une  petite  chapelle  en  ruines,  une  noce  de  villageois  est  venue  à  passer 
devant  nous.  Il  y  avait  tant  de  bonheur  et  d'insouciance  sur  toutes  ces  phy- 
sionomies ouvertes,  que  je  n'ai  pu  retenir  une  réflexion  amère  en  comparant 
nos  sorts.  Lucie  a  tressailli  en  m'entendant.  «  0  mon  ami,  s'est-elle  écriée, 
»  ils  sont  heureux  ;  mais  c'est  parce  que  leur  bonheur  n'afflige  et  n'offense 
»  personne.  •  Je  l'ai  regardée  avec  stupeur;  son  visage  était  légèrement 
coloré  ;  elle  a  posé  ma  main  sur  son  cœur  ;  puis  elle  a  repris  d'une  voix 
grave  et  émue  :  «  Maurice,  c'est  en  vain  que  notre  malheur  nous  pousserait 
»  à  nous  élever  contre  la  société  ;  ses  institutions  sont  grandes  et  respec- 
»  tables  comme  le  labeur  des  temps;  il  est  indigne  des  grands  cœurs  de  ré- 
»  pandre  le  trouble  qu'ils  ressentent.  »  J'ai  voulu  lui  répondre,  mais  elle 
m'a  fait  un  signe  de  la  main  pour  m'indiquer  qu'elle  se  sentait  faible.  Il 
commençait  à  se  faire  tard.  Le  digne  docteur,  qui  déjà  s'inquiétait  de  ne  pas 
voir  rentrer  Lucie,  est  venu  à  notre  rencontre,  et  il  m'a  aidé  à  la  soutenir 
jusqu'à  l'entrée  du  parc  de  Malzéville,  où  il  a  fallu  nous  séparer. 

Roger,  ce  qui  m'effraye,  c'est  moins  l'ensemble  des  obstacles  qui  m'en- 
tourent que  la  grandeur  naturelle  de  Lucie.  Ce  n'est  pas  à  de  vains  préju- 
gés, je  le  sens,  qu'une  telle  femme  a  du  jusqu'ici  immoler  les  plus  doux 
penchants  de  son  cœur. 

8e  lettre.  —  Lucie  à  madame  M. 

Mon  amie  chérie,  l'espérance  m'a  accueillie  à  mon  retour  à  la  vie  :  Mau- 
rice consent  à  élever  sa  grande  voix  pour  protester  contre  l'abus  terrible 
qui  nous  sépare.  Sa  mère  m'a  pressée  sur  son  cœur;  je  n'oublierai  jamais 
les  sensations  délicieuses  que  ce  moment  a  mêlées  à  l'amertume  de  mes  sou- 
venirs. 

0  ma  bien-aimée!  l'amour  d'un  homme  pur  et  délicat  est  un  sentiment 
plein  de  puissance.  Combien  j'ai  besoin  de  force  et  de  courage  pour  y  résis- 
ter! Mais  l'intérêt  et  la  gloire  de  Maurice  me  sont  plus  chers  que  mon  repos 
peut-être  :  aussi  suis-je  soutenue  par  l'orgueil  de  lui  voir  tenter  une  noble 
entreprise;  car  il  me  semble  que  j'ai  accompli  la  mienne  en  véritable  héroïne. 

C'est  hier  seulement  que  notre  sort  a  été  décidé.  Nous  avions  passé  la 
soirée  avec  le  digne  docteur,  dont  la  morale  est  à  la  fois  si  douce  et  si  éle- 
vée. A  peine  nous  eut-il  quittés,  Maurice  saisit  impétueusement  ma  main  ; 
et,  la  pressant  sur  son  cœur,  il  jura  de  me  protéger  malgré  le  monde  et  de 
ne  plus  permettre  que  je  m'éloignasse  de  lui.  Je  rassemblai  mes  forces  pour 
lutter  contre  ces  émotions  délicieuses  et  terribles.  Je  représentai  à  Maurice 


COMPLÉMENT  DE  LA  DÉDICACE.  XXIX 

que  le  devoir  lui  commandait  d'essayer  de  m 'affranchir  de  mes  liens,  en 
réclamant  une  loi  juste  et  sage.  J'employai  pour  le  toucher  les  arguments 
qui  ont  le  plus  de  prise  sur  son  grand  cœur.  Je  lui  dépeignis  avec  feu  les 
avantages  que  la  société  pouvait  retirer  de  cette  tentative  glorieuse.  Pour 
lui,  il  ne  fut  pas  difficile  de  l'intéresser  au  sort  de  ces  êtres  jeunes,  faibles, 
désarmés,  qu'un  lien  odieux  peut  pousser  au  désespoir.  Il  convint  que  les 
abus  des  lois  résultent  le  plus  souvent  de  l'apathie  des  hommes,  et  qu'il  est 
toujours  honorable  et  utile  de  lutter  contre  l'oppression. 

Noos  envisageâmes  ensuite  notre  situation  sous  tous  les  points  de  vue. 
Maurice  assurait  qu'un  lien  comme  celui  qu'il  m'engageait  à  contracter 
suffisait  au  bonheur,  et  qu'il  renoncerait,  sans  le  moindre  regret,  à  ce  monde 
qui  sacrifie  le  véritable  honneur  à  des  préjugés  fièrement  décorés  du  nom  de 
convenances.  Je  lui  avouai  que  je  ne  me  sentais  ni  assez  haut  ni  assez  bas 
pour  braver  l'opinion,  et  qu'il  me  serait  doux  de  pouvoir  entourer  notre 
amour  du  respect  des  familles  honnêtes.  Il  combattit  doucement  mes  idées  ; 
mais  le  souvenir  de  sa  mère  se  joignit  dans  son  cœur  à  tous  les  sentiments 
élevés  qui  lui  sont  propres.  Il  finit  par  me  promettre  d'adresser  une  péti- 
tion à  la  chambre,  et  d'en  attendre  dignement  le  résultat. 

Je  me  précipitai  aux  pieds  de  cet  homme  si  cher,  en  versant  des  larmes 
de  reconnaissance  et  d'amour.  Les  efforts  que  j'avais  faits  pour  me  contraindre 
avaient  tellement  épuisé  mes  forces  qu'il  me  sembla  que  la  vie  allait  m'a- 
bandonner.  Je  n'en  ai  jamais  tant  senti  le  prix  que  dans  cet  instant. 

0  mon  amie  !  toi  qui  vis  calme  et  heureuse  auprès  de  l'homme  de  ton 
choix,  tu  comprendras  tout  ce  qui  se  passe  dans  mon  pauvre  cœur.  Tu  sais 
si  je  partage  le  ridicule  de  ces  femmes  qui  trépignent  à  l'idée  de  n'être 
jamais  député,  et  qui  montent  à  cheval  pour  démontrer  qu'elles  seraient  au 
besoin  d'excellents  colonels  de  dragons.  Mais  tu  sais  aussi  si  je  sens  vivement 
l'oppression  là  où  elle  est  réelle.  C'est  en  portant  atteinte  au  bonheur  modeste 
et  vrai  de  la  femme  que  les  lois  la  poussent  en  dehors  de  sa  sphère  et  lui 
foDt  parfois  méconnaître  sa  destinée  sublime.  Henriette,  quels  plaisirs 
peuvent  l'emporter  sur  ceux  du  dévouement?  Entourer  de  bien-être  l'homme 
qu'on  aime,  être  bonne  et  simple  dans  la  famille,  digne  et  affable  au  dehors, 
n'est-ce  pas  là  notre  plus  doux  rôle  et  celui  qui  nous  va  le  mieux?  Il  me 
semble  que  le  cercle  de  la  famille  peut  se  modeler,  à  certains  égards,  sur  les 
cercles  du  monde;  et  n'est-ce  pas  la  femme  qui  en  fait  les  honneurs? 

9°  lettre.  —  Maurice  à  Roger. 

Une  nouvelle  douleur  vient  de  fondre  sur  elle  :  le  monstre  qui  l'enchaîne 
à  lui  a  été  arrêté  sur  la  frontière  et  conduit  au  bagne  de  Toulon,  où  il  va 
subir  sa  peine. 

Cet  événement,  qui  donne  une  si  grande  portée  à  nos  réclamations,  semble 
cependant  avoir  abattu  le  courage  de  Lucie.  Ce  cœur  si  tendre  a  défailli 
d'épouvante  devant  l'horrible  dénoûmcnt  auquel  l'associent  les  lois.  Le  nom 
qu'elle  porte  encore  retentit  en  elle  chargé  d'infamie  et  de  lugubres  souve- 
nirs.  Son  impérissable  bonté  est  venue  ajouter  la  compassion  à  tous  ses 


JXTL  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

maux.  Puissent  ses  forces  ne  pas  s'épuiser  dans  cette  cruelle  lutte!  Non,  je 
le  «en s,  les  lois  ne  peuvent  pas  être  volontairement  immorales  et  absurdes. 
L'évidence  frappe  les  hommes  ;  ils  briseront  ce  lien  odieux  qui  enchaîne 
l'être  le  plus  pur  à  un  forçat 

Luqie,  telle  que  je  la  connais,  souffrira  beaucoup  encore  :  mais  diverse» 
circonstances  m'ont  éclairé  sur  ses  sentiments,  et  je  n'en  sacrifierai  aucun 
à  l'amour.  Cette  noble  femme  sera  mère  comme  elle  est  amante.  Les  sacri- 
fices qu'elle  accepterait  vaillamment  pour  elle-même,  elle  souffre  de  la  pen- 
sée de  les  léguer  à  ses  enfants.  Puisse-t-elle  trouver  enfin  le  prix  de  ses 
douces  vertus  1  Je  rassemblerai  mes  forces  et  mon  courage  pour  dompter 
mon  impatience.  0  Roger,  la  vie  a  de  rudes  épreuves  1 

Je  t'envoie  une  copie  de  ma  pétition  à  la  chambre. 

«  Messieurs  les  députés, 

»  Il  existe  au  sein  des  lois  un  abus  dont  la  portée  est  effrayante;  permettei- 
»  moi  de  vous  le  signaler  par  un  exemple  frappant. 

»  Une  femme  de  vingt-deux  ans,  dont  le  cœur  est  pur  et  plein  d'hon- 
»  neur,  se  trouve  enchaînée  par  le  mariage  à  un  forçat. 

»  Quinze  années  de  détention,  l'infamie,  le  mépris,  tout  ce  qui  sépare  la 
»  vertu  du  vioe,  annule  matériellement  cet  odieux  lien. 

»  L'homme  est  mort  civilement;  la  femme,  déclarée  libre  par  les  tribu- 
»  naux,  rentre  en  possession  de  sa  fortune,  qu'elle  gère  déjà;.  Tous  ses 
»  droits  sont  évidents  ;  et  pourtant  il  lui  faut  renoncer  au  plus  précieux  de 
»  tous,  celui  d'user  de  la  liberté  de  son  cœur. 

»  Par  une  inconcevable  imprévoyance  des  lois,  cette  femme  se  trouve 
»  expulsée  de  leur  protection,  et  placée  par  elles  entre  deux  abîmes,  le 
»  malheur  et  le  désordre. 

»  Quel  choix  oserait-on  lui  assigner?  Pour  se  parer  d'un  stérile  héroïsme, 
»  renoncera-t-elle  à  l'amour  et  à  la  maternité,  ces  beaux  et  nobles  fiefs  de 
»  l'épouse? 

»  Si  l'isolement  pèse  comme  une  loi  de  mort  sur  son  âme,  et  la  pousse 
»  à  contracter  uu  lien  hostile  à  la  société,  qui  la  protégera  contre  la  mau- 
»  vaiae  foi  de  l'opinion  et  contre  tous  les  dangers  attachés  à  une  situation 
»  fausse? 

»  Entre  ces  deux  écueils,  il  y  en  a  un  troisième  où  tombe  tout  être 
»  opprimé  et  faible,  c'est  la  lâcheté. 

»  Messieurs  les  députés,  j'appelle  votre  attention  sur  cette  question  de 
»  haute  morale,  et  je  sollicite  une  loi  qui  constitue  le  divorce  par  le  seul 
»  fait  d'une  peine  infamante.  » 

10e  lettre.  —  Maurice  à  Roger. 

Nos  cœurs  sont  plus  oalmes.  Lucie  semble  heureuse  de  me  voir  faire  acte 
de  soumission  envers  cette  pauvre  société.  Puiase-t-elle  recueillir  le  fruit  de 
ma  patience! 

Peut-être  ai-je  véritablement  accompli  un  devoir.  J'ai  tant  souffert  depuis 


COMPLÉMENT  DE  LA  DÉDICACE.  XXXI 

quelque  temps,  que  je  ne  peux  plus  être  très-bon  juge  eu  matière  de  sagesse . 
Les  abus  me  révoltent,  et  l'oppression  m'inspire  une  telle  horreur  que  je 
fuirais  volontiers  devant  elle  au  lieu  de  la  combattre.  Il  se  peut  que  Lucie, 
avec  son  héroïsme,  soit  beaucoup  plus  près  que  moi  de  la  simple  momie. 
Peu  de  femmes  unissent  comme  elle  la  pénétration  à  la  sensibilité  ;  elle  est 
éminemment  loyale  et  spirituelle.  Mieux  je  connais  ce  cœur  ai  tendre,  et 
plus  je  sens  que  je  ne  saurais  trop  payer  son  amour. 

Avec  quelle  lenteur  je  vois  arriver  chaque  jour  le  moment  qui  doit  nous 
réunir!  J'aime  à  la  surprendre  au  milieu  des  occupations  qu'elle  s'est 
créées  pour  savoir  m'attendre,  me  dit-elle.  Hier,  je  la  trouvai  très  occupée 
à  copier  un  gros  cahier  de  musique  insignifiante  destinée  aux  écoles. 
Gomme  je  lui  en  témoignais  mon  étonnement  avec  assez  d'insistance,  elle 
finit  par  m 'avouer  qu'elle  se  faisait  une  ressource  de  ce  travail.  Je  ne  sau- 
rais te  dire,  Roger,  l'impression  pénible  que  cette  découverte  me  Ût  éprou- 
ver. Le  véritable  rôle  de  la  femme  n'est-il  pas  de  donner  à  l'homme  les 
soins  et  les  douceurs  du  foyer  domestique,  et  de  recevoir  de  lui  en  échange 
tous  les  moyens  d'existence  que  procure  le  travail?  J'aime  mieux  voir  une 
mère  de  famille  peu  fortunée  laver  le  linge  de  ses  enfants,  que  de  la  voir 
consumer  sa  vie  pour  répandre  au  dehors  les  produits  de  son  intelligence. 
J'excepte,  bien  entendu,  la  femme  éminente  que  son  génie  pousse  hors  des 
sphères  de  la  famille.  Celle-là  doit  trouver  dans  la  société  son  libre  essor; 
car  la  manifestation  est  le  véritable  flambeau  des  intelligences  supérieures. 

Je  voudrais  non-seulement  que  les  femmes  trouvassent  dans  leurs  pères, 
leurs  frères,  et  leurs  époux  des  appuis  naturels;  mais  que,  ces  appuis  venant 
à  leur  manquer,  elles  fussent  soutenues  par  les  gouvernements.  Ils  fonde- 
raient, je  suppose,  des  établissements  pour  les  réunir  et  utiliser  leurs 
talents  divers.  Il  y  a  des  travaux  délicats  qui  ne  peuvent  être  faits  que  par 
les  femmes.  Ils  seraient  produits  dans  ces  établissements  où  l'on  assurerait 
an  moins  à  des  êtres  isolés  et  faibles  une  ressource  contre  tous  les  maux  qui 
les  menacent  en  dehors  de  la  vie  de  communauté . 

Nos  villes  auraient  alors  de  vastes  bazars  où  la  femme  opulente  se  don- 
nerait la  peine  d'aller  choisir  ses  parures.  On  ne  verrait  plus  de  pauvres 
ûlks,  exténuées  par  un  travail  forcé,  obligées  de  courir  souvent  tout  le  jour 
pour  en  trouver  le  placement.  Ces  moyens,  ou  d'autres  analogues,  établi- 
raient déjà  un  peu  de  proportion  entre  les  forces  et  les  devoirs  des  femmes, 
qui  sont  souvent  si  peu  en  harmonie. 

11e  lettre.  —  Maurice  à  Roger. 

Où  trouver  un  reste  de  chaleur  dans  cette  société  lasse  et  démonétisée? 
L'argent  !  voilà  la  clef  de  leur  dictionnaire,  le  mot  qu'il  faut  absolument 

sai#ir  pour  les  comprendre.  J'avais  fait  part  au  comte  de  J de  notre 

situation  actuelle  et  de  ma  démarche  envers  la  chambre.  Il  crut  me  faire 
fête  en  me  réunissant  à  quelques-uns'de  ces  hommes  que  l'on  appelle  sensés, 
sans  doute  parce  qu'ils  ont  fini  de  démeubler  le  cœur  au  profit  de  la  tête. 
Je  ne  croyais  pas  que  la  sécheresse  put  aller  aussi  loin.  La  conversation 


XXXII  SYSTEME   DE   POLITIQUE  P.OS1TIVE. 

générale  de  ces  gens-ci  ressemble  à  une  véritable  opération  de  bourse. 
Quand  ils  se  disputent  la  conversion  d'un  naïf,  c'est  une  chose  curieuse  à 
voir, 

La  manière  obligeante  dont  le  comte  de  J avait  fait  mes  honneurs  à 

son  cercle  me  mit,  malgré  moi,  en  évidence.  Forcé  de  parler  de  mes  opi- 
nions et  de  mes  sentiments,  je  devins  aussitôt  le  point  de  mire  de  toute 
rassemblée.  Elle  me  battit  en  philosophie  et  en  morale.  Elle  allait  me  dé- 
créter sublime  pour  se  débarrasser  de  moi,  quand  un  des  hommes  les  plus 
influents  de  l'époque  me  prit  à  part.  «  Vous  ressemblez,  me  dit-il,  à  une 
»  corneille  qui  abat  des  noix.  Ne  vous  fourvoyez  pas  ainsi.  Vous  venez  de 
»  heurter  des  hommes  qui  pouvaient  et  qui  voulaient  vous  servir.  Réta- 
»  blissez  promptement  vos  affaires  ;  et  croyez  qu'un  héros  à  quinze  mille 
»  livres  de  rente  n'est  pas  assez  robuste  pour  marcher  seul.  » 

Ce  langage  m' étonna  tellement  que  je  laissai  à  la  puissance  tout  le  loisir 
de  s'étendre,  «r  Vous  venez,  continua -t-elle,  de  demander  le  divorce  ;  vous 
»  vous  êtes  autorisé  d'un  exemple  assez  frappant.  Certes,  la  justice  et  la 
»  raison  sont  pour  vous.  Une  loi  restreinte,  comme  celle  que  vous  deman- 
»  dez,  passerait  sans  la  moindre  difficulté,  et  serait  un  véritable  bienfait. 
»  Eh  bien  !  pourtant,  cette  loi,  il  y  a  cent  à  parier  contre  un  que  vous  ne 
»  l'obtiendrez  pas. 

»  C'est  ma  conviction,  ajouta-t-il,  pendant  que  je  réprimais  avec  effort 
»  une  douloureuse  impatience.  La  faute  en  est  à  vous,  bien  à  vous.  Vou- 
»  loir  jouer  au  géant,  mépriser  follement  la  hiérarchie,  lui  refuser  la  défé- 
»  rence,  et  explorer,  pour  tout  appui,  l'arsenal  des  vieux  mots,  n'est-ce 
»  pas  prendre  volontairement  un  rôle  de  dupe  et  courir  la  dague  au  poing 
»  dans  un  tir  aux  pigeons  ?  Tenez,  dit-il,  si  vous  n'étiez  pas  jeune,  vous 
»  seriez  fou.  Mais  cette  infirmité-là  fait  tout  excuser.  Je  vous  offre  donc 
»  ma  protection  auprès  de  l'ambassadeur  de***.  Vous  avez  du  monde,  une 
»  figure  noble  :  vous  pourrez  vous  pousser  auprès  de  lui.  Vous  aimez  une 
»  femme  remarquable  :  vous  lui  donnerez  un  rang  digne  d'elle  ;  et,  croyes- 
»  moi,  l'amour  se  passe  très  bien  du  mariage.  » 

En  finissant  sa  période,  mon  digne  mentor  me  jeta  un  regard  significatif 

et  s'éloigna  de  moi.  J'allai  serrer  la  main  au  comte  de  J ,  si  supérieur 

aux  hommes  dont  il  s'entoure,  et  je  revins  à  Oneil  la  'rage  dans  le  cœur. 

Roger,  j'éclaircirai  promptement  ce  que  m'a  dit  cet  homme,  et  s'il  est 
vrai  qu'il  n'y  ait  plus  trace  de  justice  et  d'honneur  au  sein  de  la  société 
actuelle.  Lucie  est  trop  grande  et  trop  pure  pour  s'incliner  devant  elle. 

12°  lettre.  —  Lucie  à  Maurice. 

Maurice,  vous  êtes  noble  et  grand.  Quel  cœur  peut  être  plus  digne  que  le 
vôtre  de  comprendre  la  justice  et  la  raison?  0  le  meilleur  et  le  plus  généreux 
des  hommes,  vous  à  qui  j'aurais  sacrifié  avec  joie  le  repos  de  ma  vie  entière, 
puissiez-vous  reconnaître  à  quel  point  le  vôtre  m'a  été  cher  et  sacré  !  Mon 
bien-aimé,  c'est  en  vain  que  nous  tenterions  de  lutter  plus  longtemps  contre 
le  sort  :  mon  âme  a  achevé  de  se  briser  sous  ses  coups.  Hélas!  quand  je  me 


COMPLÉMENT  DE  LA  DÉDICACE.  XXXHI 

toit  laissée  aller  au  bonheur  de  vous  aimer,  j'ai  cru  pouvoir ,  à  mon  tour,  répan- 
dre du  charme  dans  votre  vie.  Laissez-moi  puiser  mes  dernières  forces  dans  une 
grande  et  consolante  pensée,  en  espérant  que  vous  reverserez  sur  la  société 
les  flots  de  dévouement  et  d'amour  qui  sont  en  vous.  Que  de  fois  n'ai-je 
pts  va  votre  belle  intelligence  s'enflammer  à  l'aspect  des  plaies  qui  couvrent 
le  monde!  O  Maurice!  tous  les  sentiments  généreux  sont  délicieux  à  éprou- 
ver. Quelle  destinée  est  à  la  fois  plus  grande  et  plus  douce  que  celle  de 
rhomme  utile?  Ne  vous  souvient-il  pas  d'avoir  souvent  envié  à  de  pauvres 
artisans  la  gloire  d'une  petite  découverte?  Vous  qui  pouvez  bien  plus  qu'eux, 
resteriex-vous  oisif?  Cher  et  bien  cher  ami,  vivez  pour  imprimer  sur  la 
terre  votre  noble  trace.  Quand  un  homme  tel  que  vous  apparaît  au  milieu 
de  la  société,  il  faut  qu'il  lui  apporte  son  tribut  de  lumières  et  de  vertus,  ou 
qnlî  te  condamne  au  silence  et  à  la  froideur  de  l'égoïste.  Je  connais  votre 
ftme;  elle  est  riche  et  orageuse  comme  les  nues  d'un  beau  ciel  :  jamais  vous 
n'auriez  trouvé  le  bonheur  dans  l'isolement.  Ne  renoncez  pas  aux  joies  de 
le  famille;  des  enfants  répandront  un  grand  intérêt  sur  votre  existence. 
Vous  vous  plairez  à  développer  en  eux  les  nobles  germes  qu'ils  tiendront 
te  vous.  Vous  ferez  de  leurs  jeunes  cœurs  autant  de  foyers  où  s'épanchera 
la  flamme  du  vôtre,  lis  vous  entoureront  de  respect  et  d'amour.  O  Maurice  ! 
toutes  les  félicités  de  la  vie  ne  se  résument-elles  pas  dans  ce  seul  mot? 

Derniers  lettre.  —  Le  docteur  L...  au  docteur  B... 

Mon  vieil  ami,  j'approuve  beaucoup  le  parti  que  vous  prenez  de  vous  soi- 
gner à  votre  tour.  Pour  nous,  qui  croyons  au  bien ,  c'est  un  douloureux 
spectacle  que  celui  de  cette  société  en  désordre,  où  rien  de  ce  qui  est  noble 
et  grand  ne  peut  plus  se  faire  jour.  Je  viens  encore  d'être  témoin  d'un  de 
ces  sacrifices  qui  révoltent  le  cœur  et  la  raison.  L'infortunée  jeune  femme 
dont  je  vous  ai  écrit  l'histoire  s'est  éteinte  hier  entre  mes  bras,  brisée  par 
des  douleurs  que  je  renonce  à  vous  peindre.  L'homme  qu'elle  aimait  ne  lui 
a  survécu  que  quelques  instants  :  il  semble  qu'il  ait  voulu  savourer  son 
désespoir.  En  vain,  j'ai  tenté  de  le  ramener  à  la  raison  et  au  calme;  il  s'est 
brûlé  la  cervelle  auprès  du  lit  funèbre,  avant  que  j'aie  pu  prévenir  son  fu- 
neste dessein. 

Ceux  qui  ont  connu  la  femme  intéressante  et  malheureuse  dont  je  dé- 
plore la  perte  comprendront  la  fatale  passion  qu'elle  inspira.  C'était  une  de 
ces  organisations  si  rares  où  le  cœur  et  l'esprit  ont  part  égale.  Nulle  femme 
ne  sentait  mieux  qu'elle  la  grandeur  de  son  rôle.  Elle  eût  été  une  mère  et 
une  épouse  accomplie.  Hélas!  en  la  voyant  s'éteindre  entre  mes  bras  dans 
l'âge  où  l'on  doit  vivre,  j'ai  douloureusement  apprécié  le  peu  de  pouvoir  qui 
est  donné  à  l'homme  pour  réparer  le  mal  qu'il  produit. 

Clotiloe  de  VAUX. 


XXXII  SYSTEME   DE   POLITIQUE    POSITIVE 

générale  de  cas  gens-cï  ressemble  a  une  véritable  opération  de  bourse. 
Quand  ils  se  disputent  la  conversion  d'un  naïf,  c'est  une  chose  curieuse  & 

La  manière  obligeante  dont  le  comte  de  J avait  fait  mes  honneurs  a 

son  cercle  me  mit,  malgré  moi,  en  évidence.  Forcé  de  parler  de  mes  opi- 
nions et  de  mes  sentiments,  je  devins  aussitôt  le  point  de  mire  de  tonte 
l'assemblée.  Elle  me  battit  en  philosophie  et  en  morale.  Elle  allait  me  dé- 
créter sublime  pour  se  débarrasser  de  moi,  quand  un  des  hommes  les  pins 
influents  de  l'époque  me  prit  &  part.  «  Vous  ressemblez,  me  dit-il,  a  une 
a  corneille  qui  abat  des  noix.  Me  vous  fourvoyés  pas  ainsi.  Vous  venez  de 
a  heurter  des  hommes  qui  pouvaient  el  qui  voulaient  vous  servir.  Héta- 

■  Misses  promptement  vos  affaires;  et  croyez  qu'un  héros  h  quinze  mille 

■  livres  de  rente  n'est  pas  assez  robuste  pour  marcher  seul.  » 

Ce  langage  m'élonna  tellement  que  je  laissai  a  la  puissance  tout  le  loisir 
de  s'étendre,  <r  Vous  venez,  continua -t- elle,  de  demander  le  divorce  ;  vous 
s  vous  êtes  autorisé  d'un  exemple  assez  frappant.  Certes,  la  justice  et  la 
»  raison  sont  pour  voos.  Une  loi  restreinte,  comme  celle  que  vous  deman- 

■  des,  passerait  sans  la  moindre  difficulté,  el  serait  un  véritable  bienfait, 
s  Eh  bien  !  pourtant,  cette  loi,  il  y  a  cent  à  parier  contre  un  que  vous  ne 
s  l'obtiendrez  pas. 

a  C'est  ma  conviction,  ajoula-l-il,  pendant  que  je  réprimais  avec  effort 

■  une  douloureuse  impatience.  La  faute  en  est  a  vous,  bien  a  vous.  Von- 

•  loir  jouer  au  géant,  mépriser  follement  la  hiérarchie,  lui  refuser  la  défé- 
»  rence,  et  explorer,  pour  tout  appui,  l'arsenal  des  vieux  mots,  n'est-oe 

■  pas  prendre  volontairement  un  rôle  de  dupe  et  courir  la  dague  au  poing 
a  dans  un  tir  aux  pigeons  ?  Tenez,  dit-il,  si  vous  n'étiez  paa  jeune,  vous 
h  seriez  fou.  Mais  celte  infirmité- la  fait  tout  excuser.  Je  vous  offre  donc 
»  ma  protection  auprès  de  l'ambassadeur  de"*.  Vous  aves  du  monde,  une 

•  figure  noble  :  vous  pourrez  vous  pousser  auprès  de  lui.  Vons  aimez  une 

•  femme  remarquable  :  voua  lui  donnerez  un  rang  digne  d'elle;  et,  croyez- 
»  moi,  l'amour  se  passe  très  bien  du  mariage,  a 

En  finissant  sa  période,  mon  digne  mentor  me  jeta  un  regard  significatif 

et  s'éloigna  de  moi.  J'allai  serrer  la  main  au  comte  de  J ,  si  supérieur 

aux  hommes  dont  il  s'entoure,  et  je  revins  a  Oneil  la  'rage  dans  le  coeur. 

Roger,  j'éclaircirai  promptement  ce  que  m'a  dit  cet  homme,  et  s'il  est 
vrai  qu'il  n'y  ait  plus  trace  de  justice  et  d'honneur  au  sein  de  la  société 
actuelle.  Lucie  est  trop  grande  et  trop  pure  poar  s'incliner  devant  elle, 

12*  lettre.  —  Lucie  à  Maurice. 

Maurice,  voua  êtes  noble  el  grand.  Quel  cœur  peut  être  plus  digne  que  le 
votre  de  comprendre  la  justice  et  la  raison  T  0  le  meilleur  et  le  plus  généreux 
des  hommes,  voua  a.  qui  j'aurais  sacriDé  avec  joie  le  repas  de  ma  vie  entière, 
puissiez- vous  reconnaître  a  quel  point  le  votre  m'a  été  oher  et  sacré  !  Mon 
blen-aimé,  c'est  eu  vain  que  nous  tenterions  de  lutter  plus  longtemps  contre 
ri  :  mon  Ame  a  achevé  de  se  briser  sons  ses  coups.  Hélas!  quand  je  me 


COMPLEMENT  DE  LA  DEDICACE.  XXXffl 

sois  laissée  aJ  1er  au  bonheur  de  vous  aimer,  j'ai  cru  pouvoir,  à  mon  tour,  répan- 
dre du  charme  dans  votre  vie.  Laissez-moi  puiser  mes  dernières  forces  dans  une 
grande  et  consolante  pensée,  en  espérant  que  vous  reverserez  sur  la  société 
les  flots  de  dévouement  et  d'amour  qui  sont  en  vous.  Que  de  fois  n'ai- je 
pas  va  votre  belle  intelligence  s'enflammer  à  l'aspect  des  plaies  qui  couvrent 
le  monde!  0  Maurice!  tous  les  sentiments  généreux  sont  délicieux  à  éprou- 
ver. Quelle  destinée  est  à  la  fois  plus  grande  et  plus  douce  que  celle  de 
l'homme  utile?  Ne  vous  souvient-il  pas  d'avoir  souvent  envié  à  de  pauvres 
artisans  la  gloire  d'une  petite  découverte?  Vous  qui  pouvez  bien  plus  qu'eux, 
resteriez-vous  oisif?  Cher  et  bien  cher  ami,  vivez  pour  imprimer  sur  la 
terre  votre  noble  trace.  Quand  un  homme  tel  que  vous  apparaît  au  milieu 
de  la  société,  il  faut  qu'il  lui  apporte  son  tribut  de  lumières  et  de  vertus,  ou 
qu'if  se  condamne  au  silence  et  à  la  froideur  de  l'égoïste.  Je  connais  votre 
âme  ;  elle  est  riche  et  orageuse  comme  les  nues  d'un  beau  ciel  :  jamais  vous 
n'auriez  trouvé  le  bonheur  dans  l'isolement.  Ne  renoncez  pas  aux  joies  de 
la  famille;  des  enfants  répandront  un  grand  intérêt  sur  votre  existence. 
Vous  tous  plairez  à  développer  en  eux  les  nobles  germes  qu'ils  tiendront 
de  vous.  Vous  ferez  de  leurs  jeunes  cœurs  autant  de  foyers  où  s'épanchera 
la  flamme  du  vôtre.  Us  vous  entoureront  de  respect  et  d'amour.  0  Maurice! 
toutes  les  félicités  de  la  vie  ne  se  résument-elles  pas  dans  ce  seul  mot? 

Dernière  lettre.  —  Le  docteur  £...  au  docteur  B... 

Mon  vieil  ami,  j'approuve  beaucoup  le  parti  que  vous  prenez  de  vous  soi- 
gner à  votre  tour.  Pour  nous,  qui  croyons  au  bien ,  c'est  un  douloureux 
spectacle  que  celui  de  cette  société  en  désordre,  où  rien  de  ce  qui  est  noble 
et  grand  ne  peut  plus  se  faire  jour.  Je  viens  encore  d'être  témoin  d'un  de 
ces  sacrifices  qui  révoltent  le  cœur  et  la  raison.  L'infortunée  jeune  femme 
dont  je  vous  ai  écrit  l'histoire  s'est  éteinte  hier  entre  mes  bras,  brisée  par 
des  douleurs  que  je  renonce  à  vous  peindre.  L'homme  qu'elle  aimait  ne  lui 
a  survécu  que  quelques  instants  :  il  semble  qu'il  ait  voulu  savourer  son 
désespoir.  En  vain,  j'ai  tenté  de  le  ramener  à  la  raison  et  au  calme;  il  s'est 
brûlé  la  cervelle  auprès  du  lit  funèbre,  avant  que  j'aie  pu  prévenir  son  fu- 
neste dessein. 

Ceux  qui  ont  connu  la  femme  intéressante  et  malheureuse  dont  je  dé- 
plore la  perte  comprendront  la  fatale  passion  qu'elle  inspira.  C'était  une  de 
ces  organisations  si  rares  où  le  cœur  et  l'esprit  ont  part  égale.  Nulle  femme 
ne  sentait  mieux  qu'elle  la  grandeur  de  son  rôle.  Elle  eût  été  une  mère  et 
une  épouse  accomplie.  Hélas!  en  la  voyant  s'éteindre  entre  mes  bras  dans 
l'âge  où  l'on  doit  vivre,  j'ai  douloureusement  apprécié  le  peu  de  pouvoir  qui 
est  donné  à  l'homme  pour  réparer  le  mal  qu'il  produit. 

Clotildk  de  VAUX. 


XXXVI  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

long  et  paisible  veuvage  ne  fut  pas  moins  noblement  employé  à  tempérer 
les  sauvages  dissensions  de  ses  (ils.  Une  consécration  méritée  par  tant  d'é- 
minentes  qualités,  plutôt  morales  que  mentales,  constitue,  à  mes  yeux,  l'un 
des  types  les  plus  propres  à  caractériser  l'intervention  sociale  des  femmes, 
habituellement  destinée  à  moraliser  d'après  le  sentiment  la  domination 
spontanée  de  la  force  matérielle.  Ne  soyez  donc  pas  surprise,  Madame,  que 
je  puisse  cordialement  m'aesocier,  à  ma  manière,  à  tous  ceux  qui  demain 
célébreront,  sous  des  formes  quelconques,  cet  intéressant  souvenir,  que  per- 
sonne, j'ose  le  dire,  n'appréciera  mieux  que  moi.  Quand  la  nouvelle  école 
accomplira  la  révision  éclairée  et  la  rectification  systématique  du  calendrier 
théologique,  votre  chère  patronne  y  conservera  ses  justes  droits  personnels 
à  l'éternelle  reconnaissance  de  l'humanité. 

En  général,  Madame,  soyez  bien  convaincue  que  la  philosophie  essentiel- 
lement positive  qui  caractérisera  le  dix-neuvième  siècle  ne  vient  pas  pour 
détruire,  comme  dut  d'abord  le  faire  la  philosophie  purement  négative  propre 
au  siècle  dernier.  Son  but  consiste  toujours  à  construire,  en  résultat  final  de 
tous  les  travaux  antérieurs,  l'ordre,  à  la  fois  stable  et  progressif,  le  mieux 
conforme  à  l'ensemble  de  notre  nature  personnelle  et  sociale.  Quand  vous 
connaîtrez  assez  son  esprit  relatif  et  sa  tendance  organique,  vous  compren- 
drez cet  admirable  privilège  qui  lui  permet,  pour  la  première  fois,  de  com- 
biner, sans  aucune  inconséquence,  dans  une  seule  doctrine  homogène,  tout 
ce  que  les  divers  états  antérieurs  ont  pu  jamais  offrir  de  grand  ou  d'utile. 
Elle  sépare  partout  l'office  continu  qui  déterminait  la  destination  fondamen- 
tale do  chaque  institution,  d'avec  les  formes  provisoires  qui  durent  successi- 
vement correspondre  aux  différents  âges  de  l'humanité,  de  manière  à  mani- 
fester toujours  le  mode  final  qui  désormais  prévaudra  directement.  Seule,  en 
un  mot,  cette  nouvelle  philosophie  représente  réellement  la  vie  collective  de 
notre  espèce,  dont  la  marche  nécessaire  constitue  surtout  son  sujet  propre, 
que  nulle  théologie  ne  put  embrasser,  et  encore  moins  aucune  métaphysique. 
Les  religions,  en  effet,  ne  pouvaient  jusqu'ici  proposer  à  chacun  qu'un  but 
purement  personnel,  le  salut  éternel,  où  la  société  ne  saurait  intervenir  que 
comme  moyen,  et  tout  au  plus  comme  condition ,  sans  aucune  destination 
progressive  qui  lui  appartienne  collectivement.  Pendant  la  longue  enfance 
de  l'humanité,  la  sagesse  sacerdotale,  heureux  organe  de  l'instinct  universel, 
a  du  néanmoins  retirer  de  ces  constructions  imparfaites  une  précieuse  effi- 
cacité sociale,  que  le  positivisme  explique  et  circonscrit.  Mais  cet  indispen- 
sable office  provisoire  ne  pouvait  les  préserver  toujours  de  la  déchéance 
irrévocable  qu'elles  ont  graduellement  encourue ,  à  mesure  que  l'évolution 
humaine  ruinait  à  la  fois  leur  crédit  intellectuel  et  leur  influence  morale. 
Les  dénominations  usuelles,  qui  rappellent  encore  cette  aptitude  primitive 
à  rallier  nos  idées  et  nos  sentiments,  semblent  aujourd'hui  ne  plus  conve- 
nir aux  croyances  théologiques  que  par  une  sorte  d'amère  ironie.  Car,  de- 
puis trois  siècles  au  moins,  bien  loin  de  tendre  à  nous  unir,  elles  ont  évi- 
demment dégénéré  de  plus  en  plus  en  sources  fécondes  de  désordres  publics 
et  même  privés.  Cette  dégradation  résulte  d'abord  de  leur  impuissance  crois- 


COMPLEMENT  DE   LA   DEDICACE.  XXXVII 

santé  à  protéger  les  notions  sociales  qui  s'y  trouvaient  confusément  for- 
mulées, et  ensuite  de  leur  propre  tendance  à  susciter  des  divagations  pres- 
que indéfinies,  désormais  incompatibles  «avec  aucun  système  fixe  de  convic- 
tions actives. 

Ne  doutez  donc  pas,  Madame,  que,  lorsque  les  conceptions  réelles  seront 
enfin  devenues  assez  générales,  ce  qui  s'accomplit  aujourd'hui  sous  vos 
yeux,  elles  ne  conviennent  mieux  que  des  chimères  quelconques  à  toutes  les 
nobles  destinations  humaines.  Pour  l'important  sujet  ébauché  dans  cette 
lettre,  on  reconnaît  surtout  la  tendance  spontanée  du  positivisme  à  consa- 
crer dignement  les  diverses  gloires,  en  appréciant  sainement  leurs  partici- 
pations respectives  à  l'évolution  fondamentale  de  l'humanité.  Quand  les 
mœurs  modernes  auront  pu  acquérir  à  cet  égard  leur  développement  propre 
d'après  les  principes  convenables,  le  système  de  commémoration  recevra  un 
perfectionnement  général  au  moins  équivalent  à  celui  qui  résulta  de  la  sub- 
stitution du  catholicisme  au  polythéisme.  Car  le  régime  catholique  était  à  la 
fois  trop  absolu  et  trop  étroit  pour  avoir  jamais  pu  remplir  suffisamment  ce 
grand  office  social.  Tout  ce  qui  avait  existé  avant  lui,  et  tout  ce  qui  vi- 
vait hors  de  son  sein,  lui  inspirait  naturellement  une  aveugle  réprobation. 
Sans  sortir  même  de  sa  propre  enceinte,  il  n'a  pu  envelopper  les  gloires  que 
ne  prévoyaient  pas  ses  formules  immobiles.  N'avez- vous  point,  par  exemple, 
remarqué  avec  surprise  et  indignation  l'étrange  lacune  de  nos  calendriers 
théologiques  envers  l'héroïque  vierge  qui  sauva  la  France  au  quinzi  ème  siècle  ? 

Mieux  vous  scruterez  ce  grand  sujet,  plus  vous  reconnaîtrez,  Madame,  que 
le  nouveau  régime  philosophique  peut  seul  glorifier  à  la  fois  tous  les  temps, 
tous  les  lieux,  toutes  les  conditions  sociales,  et  tous  les  genres  de  coopération, 
soit  publics,  soit  même  privés.  En  consolidant  l'actif  sentiment  de  la  con- 
tinuité humaine,  il  en  agrandira  la  portée  et  en  ennoblira  le  caractère  ;  car 
il  y  comprendra  la  considération  familière  de  l'avenir,  que  le  régime  anté- 
rieur ne  pouvait  embrasser,  faute  de  connaître  la  loi  générale  du  progrès 
.social.  Il  popularisera  le  culte  des  souvenirs  encore  davantage  que  sous  le 
catholicisme,  en  étendant  aux  plus  humbles  coopérateurs  le  sentiment  habi- 
tuel de  la  convergence  universelle,  sans  aucune  vaine  distinction  entre  l'or- 
dre public  et  l'ordre  privé.  Toute  existence  vraiment  honorable  pourra  lé- 
gitimement aspirer  à  quelque  consécration  solennelle,  soit  au  sein  même 
de  la  famille,  soit  dans  la  cité,  la  province,  la  nation,  et  enfin  la  race  entière. 

A  tous  égards,  Madame,  quel  esprit  pourrait  être  aussi  social  que  celui 
du  vrai  positivisme,  qui  seul  embrasse  réellement  l'ensemble  de  la  vie  hu- 
maine, individuelle  et  collective?  Les  trois  modes  simultanés  de  notre  exis- 
tence, penser,  aimer,  agir,  y  sont  directement  combinés,  dan9  toute  leur 
extension  possible,  par  un  principe  également  applicable  a  l'individu  et  à 
l'espèce.  Ils  y  deviennent  les  sujets  respectifs  de  nos  trois  grandes  créations 
continues,  la  philosophie,  la  poésie  et  la  politique.  La  première  systématise 
directement  la  vie  humaine,  en  établissant,  entre  toutes  nos  pensées  quel- 
conques, une  connexité  fondamentale,  première  base  de  l'ordre  social.  Le 
génie  esthétique  embellit  et  ennoblit  toute  notre  existence  en  idéalisant  di- 

5 


XXXVUI  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

gnement  nos  divers  sentiments.  Enfin,  l'art  social,  dont  la  morale  constitue 
la  principale  branche,  régit  immédiatement  tous  nos  actes,  publics  ou  pri- 
vés. Telle  est  l'intime  solidarité  que  représente  le  positivisme  entre  les  trois 
grands  aspects,  spéculatif,  sentimental  et  actif,  propres  à  la  vie  humaine. 
Notre  existence  y  est  envisagée,  soit  dans  l'individu,  soit  dans  l'espèce, 
comme  ayant  pour  but  continu  le  perfectionnement  universel,  d'abord  relatif 
à  notre  condition  extérieure,  et  ensuite  à  notre  nature  intérieure,  physique, 
intellectueUle,  et  surtout  morale. 


Quoique  cette  épltre  soit  déjà  bien  longue,  je  voudrais,  Madame,  ne  pas 
la  terminer  sans  vous  y  signaler  l'attrait  spécial  que  la  nouvelle  philosophie 
doit  offrir  à  votre  sexe,  quaud  elle  en  sera  mieux  connue. 

Écartant  une  stérile  agitation  politique,  l'école  positive  vient  aujourd'hui 
placer  au  principal  ordre  du  jour  la  réorganisation  spirituelle.  Désormais 
elle  fera  prévaloir  la  régénération  directe  des  opinions  et  des  mœurs  sur 
celle  des  institutions  proprement  dites,  qui  ne  peuvent  être  convenable- 
ment élaborées  qu'en  dernier  lieu.  Or  cette  transformation  radicale  des 
vains  débats  actuels  serait  assurément  très-favorable  à  l'influence  sociale  des 
femmes,  suivant  les  vraies  lois  de  leur  nature  propre  et  de  Tordre  universel. 
L'intervention  féminine,  si  noblement  surgie  au  moyen  âge,  sous  le  spiri- 
tualisme catholique,  semble  presque  s'être  éteinte  avec  lui.  Or  les  insurrec- 
tions personnelles  que  notre  temps  suscite  contre  une  économie  vraiment 
fondamentale  sont  peu  propres  à  ranimer  cette  indispensable  influence,  que 
maintenant  le  spiritualisme  positif  peut  seul  développer  convenablement. 
Loin  que  les  prédilections  spéciales  de  votre  sexe  dussent  vainement  se 
rattacher  au  passé,  elles  ne  devraient  y  voir  qu'une  sorte  d'indice  historique 
de  la  participation  supérieure  que  lui  réserve  nécessairement  le  véritable 
avenir  social.  Car,  suivant  la  marche  invariable  du  progrès  humain,  les  in- 
fluences morales  tendent  de  plus  en  plus  à  prévaloir  sur  les  puissances  ma- 
térielles. Une  telle  connexité  excita  toujours  les  sympathies  féminines  pour 
les  diverses  rénovations  mentales  de  l'humanité.  Elle  s'est,  a  vrai  dire,  ma- 
nifestée déjà  lors  de  la  première  apparition  systématique  de  la  philosophie 
positive,  sous  la  grande  impulsion  de  Descartes,  qui  trouva  tant  d'accueil 
chez  votre  sexe.  Les  dames  du  xix°  siècle  ne  sauraient,  à  cet  égard,  rester 
au-dessous  de  leurs  devancières,  quand  cette  philosophie,  qui  ne  pouvait 
alors  être  aucunement  sociale,  parvient  enfin  à  sa  pleine  maturité.  Son 
principal  domaine  consiste  désormais  dans  les  sujets  qui,  par  leur  nature, 
fourniront  toujours  l'aliment  essentiel  des  sentiments  de  votre  sexe  et  des 
pensées  du  notre. 

Une  organisation  éminemment  affective  dispose  habituellement  les  femmes 
à  seconder  l'influence  morale  de  la  force  spéculative  sur  la  puissance  active 
dans  l'antagonisme  journalier  qui  dirige  les  affaires  humaines.  Leur  propre 
position  sociale,  extérieure  sans  être  indifférente,  au  milieu  du  mouvement 
pratique,  les  érige  spontanément  en  intimes  auxiliaires  de  tout  pouvoir 
spirituel  contre  le  pouvoir  temporel  correspondant.  Or  le  nouveau  régime 


COMPLEMENT  DE  LA  DÉDICACE.  XXXIX 

moral  vers  lequel  tendent  les  sociétés  modernes  développera  davantage  que 
l'ancien  cette  affinité  naturelle.  Gomment  votre  sexe  ne  finirait-il  point  par 
préférer  une  doctrine  qui  fera  nécessairement  prévaloir  l'adoration  des 
femmes?  L'admirable  chevalerie  du  moyen  Age,  comprimée  sous  les 
croyances  théologiques,  n'avait  jamais  pu  élever  oe  culte  qu'au  second 
rang.  Quand  la  sociabilité  moderne  aura  pris  son  vrai  caractère,  le  genou 
de  l'homme  ne  fléchira  plus  que  devant  la  femme. 

Votre  esprit  et  votre  cœur  excuseront,  j'espère,  l'extension  de  ces  diverses 
indications  générales  en  faveur  de  leur  importance.  Elles  atteindront  du 
moins  leur  but  principal  en  vous  dispensant,  Madame,  de  recourir  à  d'im- 
menses traités  pour  mieux  apprécier  désormais  la  nouvelle  école,  a  la  fois 
philosophique  et  sociale.  Quoique  réellement  émanée  de  la  révolution  fran- 
çaise, vous  voyez  qu'elle  diffère  profondément  de  toutes  les  écoles  purement 
révolutionnaires.  Celles-ci  tendent  encore  à  détruire  sans  construire,  quand 
le  déblai  préalable  est  depuis  longtemps  assez  accompli.  Mieux  qu'aucune 
influence  métaphysique,  la  doctrine  positive  s'oppose  radicalement  à  toute 
rétrogradation  théologique.  Or  elle  ne  poursuit  jamais  cette  lutte  accessoire 
qu'en  satisfaisant  davantage  que  le  régime  primitif  à  tous  les  besoins,  in- 
tellectuels et  sociaux,  qui  motivèrent  son  ascendant,  dont  elle  explique  éga- 
lement l'origine  et  le  déclin. 

Le  souvenir  de  votre  douce  patronne  me  deviendra  désormais  plus  cher. 
11  m'aura  ainsi  fourni  une  précieuse  occasion  de  vous  faire  sentir  l'aptitude 
morale  du  positivisme.  Vous  voyez  que,  sans  aucun  vain  éclectisme,  ce  nou- 
veau régime  universel  s'approprie  naturellement  tout  ce  que  les  autres  états 
de  l'humanité  offrirent  jamais  do  noble  ou  de  salutaire.  Mais  il  en  écarte 
sagement  des  formes  passagères  qui,  d'abord  indispensables  aux  fondations 
correspondantes,  altérèrent  ensuite  leur  efficacité  sociale,  que  l'école  nou- 
velle tend  toujours  à  consolider  et  à  perfectionner. 

Daignez,  Madame,  agréer  avec  bonté  les  vœux  sincères  que  ce  jour 
rappelle  plus  vivement  à 

votre  respectueux  ami, 

Auguste  COMTE. 


XL  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

3°.  Les  pensées  d'une  fleur. 

Jo  nais  pour  être  aimée:  oh!  merci,  bon  destin! 
Que  les  puissants  mortels  contre  toi  se  déchaînent! 
Aux  pieds  de  tes  autels  que  les  vents  les  entraînent, 
J'ai  mes  parfums  et  mon  matin. 

J'ai  le  premier  regard  du  roi  de  la  nature, 
J'ai  son  baiser  de  feu,  sa  splendeur  pour  parure  : 
J 'ai  de  la  jeune  Aurore  un  sourire  de  soeur  ; 
J'ai  la  brise  naissante  et  la  douce  saveur 
De  la  goutte  penchée  au  bord  de  mon  calice. 
J'ai  le  rayon  qui  joue  au  seuil  du  précipice; 
J'ai  le  tableau  magique,  en  grandeur  sans  pareil, 
De  l'univers  s'ouvrant  les  portes  du  réveil. 

Jamais  le  froid  mortel  ne  doit  tarir  ma  vie  ; 
Au  sein  des  voluptés  doucement  je  m'endors  : 
La  nature  me  garde  et  me  rend  ses  trésors  ; 
A  son  banquet  d'amour  je  m'éveille  ravie. 

J'ai  bien  souvent  embelli  la  beauté  ; 

Sur  un  cœur  pur  mon  pur  éclat  rayonne  : 

Le  plaisir  me  tresse  en  couronne, 
Et  le  bonheur  m'attache  à  son  côté. 

Quand  le  rossignol  s'inspire 
Sur  ma  tige  en  se  jouant, 
Pour  laisser  résonner  son  chant 
La  nature  entière  expire. 

L'amour  me  dit  tous  ses  secrets; 
J'abrite  ses  douces  prières, 
J'aide  au  bonheur  de  ses  mystères  ; 
Je  suis  la  clef  des  coeurs  discrets. 

0  doux  destin,  si  les  soupirs  profanes 
De  tes  décrets  pouvaient  changer  le  cours, 
Seule  ici-bas,  dans  mes  langes  diaphanes, 
Je  renaîtrais  au  souffle  des  amours. 

Des  sombres  tempêtes 
Sauve-moi  l'horreur; 
Que  toujours  la  fleur 
Sourie  à  tes  fêtes! 

Clotilde  DE  VAUX. 

FIN   DE  LA  DÉDICACE. 


SYSTÈME 


DE 


POLITIQUE  POSITIVE. 


Discours  préliminaire 


SUK 


L'ENSEMBLE  DU  POSITIVISME. 


On  se  lasse  de  penser,  et  môme  d'agir  ; 
jamais  on  ne  se  lasse  d'aimer. 

(Dédicace.) 


Dans  cette  série  d'aperçus  systématiques  sur  le  positivisme,  je 
caractériserai  d'abord  ses  éléments  fondamentaux,  ensuite 
ses  appuis  nécessaires,  et  enfin  son  complément  essentiel. 
Quelque  sommaire  que  doive  être  ici  cette  triple  appréciation, 
elle  suffira,  j'espère,  pour  surmonter  définitivement  des  pré- 
ventions excusables,  mais  empiriques.  Tout  lecteur  bien  pré- 
paré pourra  constater  ainsi  que  la  nouvelle  doctrine  générale, 
qui  semble  encore  ne  pouvoir  satisfaire  que  la  raison,  n'est  pas, 
au  fond,  moins  favorable  au  sentiment,  et  même  à  l'imagina- 
tion. 


SYSTÈME  DE  fOlïTlQUZ  POSITIVE. 


PRÉAMBULE    GÉNÉRAL. 


Le  positivisme  se  compose  essentiellement  d'une  philosophie 
et  d'une  politique,  qui  sont  nécessairement  inséparables,  comme 
constituant  Tune  la  base  et  l'autre  le  but  d'un  même  système 
universel,  où  l'intelligence  et  la  sociabilité  se  trouvent  intime- 
ment combinées.  D'une  part,  en  effet,  la  science  sociale  n'est 
pas  seulement  la  plus  importante  de  toutes  ;  mais  elle  fournit 
surtout  l'unique  lien,  à  la  fois  logique  et  scientifique,  que  com- 
porte désormais  l'ensemble  de  nos  contemplations  réelles  (1). 
Or,  cette  science  finale,  encore  plus  que  chacune  des  sciences 
préliminaires,  ne  peut  développer  son  vrai  caractère  sans  une 
exacte  harmonie  générale  avec  l'art  correspondant.  Mais,  par 
une  coïncidence  nullement  fortuite,  sa  fondation  théorique 
trouve  aussitôt  une  immense  destination  pratique,  pour  présider 
aujourd'hui  à  l'entière  régénération  de  l'Europe  Occidentale. 
Car,  d'une  autre  part,  à  mesure  que  le  cours  naturel  des  évé- 
nements caractérise  la  grande  crise  moderne,  la  réorganisation 
politique  se  présente  de  plue  en  plus  comme  nécessairement  im- 
possible sans  la  reconstruction  préalable  des  opinions  et  des 
mœurs.  Une  systématisation  réelle  de  toutes  les  pensées  hu- 
maines constitue  donc  notre  premier  besoin  social,  également 


(1)  L'établissement  de  ce  grand  principe  constitue  le  résultat  le  plus  es- 
sentiel de  mon  Système  de  philosophie  positive.  Quoique  les  six  volumes  de 
cet  ouvrage  aient  tous  paru,  de  1830  à  1842,  sous  le  titre  de  Cours  (suggéré 
par  l'élaboration  orale  qui  prépara,  en  1826  et  1829,  ce  traité  fondamental), 
je  l'ai  ensuite  qualifié  toujours  de  Système  pour  mieux  marquer  son  vrai 
caractère.  En  attendant  qu'une  seconde  édition  régularise  cette  rectification, 
cet  avis  spécial  préviendra,  j'espère,  toute  méprise  à  ce  sujet; 


DISCOURS   PRÉLIMINAIRE.  3 

relatif  à  l'ordre  et  au  progrès.  L'accomplissement  graduel  de 
cette  vaste  élaboration  philosophique  fera  spontanément  surgir 
dans  tout  l'Occident  une  nouvelle  autorité  morale,  dont  l'inévi- 
table ascendant  posera  la  base  directe  de  la  réorganisation 
finale,  en  liant  les  diverses  populations  avancées  par  une  même 
éducation  générale,  qui  fournira  partout,  pour  la  vie  publique 
comme  pour  la  vie  privée,  des  principes  fixes  de  jugement  et 
de  conduite.  C'est  ainsi  que  le  mouvement  intellectuel  et  Té- 
branlemçnt  social,  de  plus  en  plus  solidaires,  conduisent  dé- 
sormais l'élite  de  l'humanité  à  l'avènement  décisif  d'un  véritable 
pouvoir  spirituel,  à  la  fois  plus  consistant  et  plus  progressif  que 
celui  dont  le  moyen  âge  tenta  prématurément  l'admirable 
ébauche. 

Telle  est  donc  la  mission  fondamentale  du  positivisme,  géné- 
raliser la  science  réelle  et  systématiser  l'art  social.  Ces  deux 
faces  inséparables  d'une  même  conception  seront  successive- 
ment caractérisées  dans  les  deux  premières  parties  de  ce  Dis- 
cours, en  indiquant  d'abord  l'esprit  général  de  la  nouvelle 
philosophie,  et  ensuite  sa  connexité  nécessaire  avec  l'ensemble 
de  la  grande  révolution  dont  elle  vient  diriger  la  terminaison 
organique. 

A  cette  double  appréciation,  succédera  naturellement  celle  des 
principaux  appuis  qui  sont  propres  à  la  doctrine  régénératrice. 
Cette  indispensable  adhésion  ne  saurait  aujourd'hui,  sauf  de 
précieuses  exceptions  individuelles,  émaner  d'aucune  des  clas- 
ses dirigeantes,  qui,  toutes  plus  ou  moins  dominées  par  l'em- 
pirisme métaphysique  et  Tégoïsme  aristocratique,  ne  peuvent 
tendre,  dans  leur  aveugle  agitation  politique,  qu'à  prolonger 
indéfiniment  la  situation  révolutionnaire,  en  se  disputant  tou- 
jours les  vains  débris  du  régime  théologique  et  militaire,  sans 
conduire  jamais  à  une  véritable  rénovation. 

La  nature  intellectuelle  du  positivisme  et  sa  destination  so- 


4  SYSTÈME  DE   POLITIQUE   POSITIVE. 

ciale  ne  lui  permettent  un  succès  vraiment  décisif  cfue  dans  le 
milieu  où  le  bon  sens,  préservé  d'une  vicieuse  culture,  laisse 
le  mieux  prévaloir  les  vues  d'ensemble,  et  où  les  sentiments 
généreux  sont  d'ordinaire  le  moins  comprimés.  A  ce  double  ti- 
tre, les  prolétaires  et  les  femmes  constituent  nécessairement  les 
auxiliaires  essentiels  de  la  nouvelle  doctrine  générale,  qui, 
quoique  destinée  à  toutes  les  classes  modernes,  n'obtiendra  un 
véritable  ascendant  dans  les  rangs  supérieurs  que  lorsqu'elle  y 
reparaîtra  sous  cet  irrésistible  patronage.  La  réorganisation  spi- 
rituelle ne  peut  commencer  qu'avec  le  concours  des  mêmes 
éléments  sociaux  qui  ensuite  doivent  le  mieux  seconder  son 
essor  régulier.  D'après  leur  moindre  participation  au  gouver- 
nement politique,  ils  sont  plus  propres  à  sentir  le  besoin  et 
les  conditions  du  gouvernement  moral,  destiné  surtout  à  les 
garantir  de  l'oppression  temporelle. 

Je  consacrerai  donc  la  troisième  partie  de  ce  discours  à  ca- 
ractériser sommairement  la  coalition  fondamentale  entre  les 
philosophes  et  les  prolétaires,  qui,  préparée  des  deux  côtés  par 
l'ensemble  du  passé  moderne,  peut  seule  produire  aujourd'hui 
une  impulsion  vraiment  décisive.  On  sentira  ainsi  que,  en  s'ap- 
pliquant  à  rectifier  et  à  développer  les  tendances  populaires,  le 
positivisme  perfectionnera  et  consolidera  beaucoup  sa  propre 
nature,  même  intellectuelle. 

Néanmoins,  cette  doctrine  ne  montrera  toute  sa  puissance 
organique  et  ne  manifestera  pleinement  son  vrai  caractère  qu'en 
acquérant  l'appui  le  moins  prévu  pour  prix  de  son  aptitude  né- 
cessaire à  régler  et  à  améliorer  la  condition  sociale  des  femmes, 
comme  l'indiquera  spécialement  la  quatrième  partie  de  ce  dis- 
cours. Le  point  de  vue  féminin  permet  seul  à  la  philosophie 
positive  d'embrasser  le  véritable  ensemble  de  l'existence  hu- 
maine, à  la  fois  individuelle  et  collective.  Car  cette  existence 
ne  peut  être  dignement  systématisée  qu'en  prenant  pour  base 


DISCOURS   PRELIMINAIRE.  5 

la  subordination  continue  de  l'intelligence  à  la  sociabilité, 
directement  représentée  par  la  vraie  nature,  personnelle  et 
sociale,  de  la  femme. 

Quoique  ce  discours  doive  simplement  ébaucher  ces  deux 
grandes  explications,  il  fera,  j'espère,  assez  sentir  combien  le 
positivisme  est  plus  propre  que  le  catholicisme  à  utiliser  pro- 
fondément les  tendances  spontanées  du  peuple  et  des  femmes 
dans  l'institution  finale  du  pouvoir  spirituel.  Or  la  doctrine 
nouvelle  ne  peut  obtenir  ce  double  appui  que  d'après  son 
aptitude  exclusive  à  dissiper  radicalement  les  diverses  utopies 
anarchiques  qui  menacent  de  plus  en  plus  toute  l'existence 
domestique  et  sociale.  En  même  temps,  de  part  et  d'autre,  elle 
ennoblira  beaucoup  le  caractère  fondamental  et  sanctionnera 
activement  tous  les  vœux  légitimes. 

C'est  ainsi  qu'une  philosophie,  d'abord  émanée  des  plus 
hautes  spéculations,  se  montre  déjà  capable  d'embrasser  sans 
effort,  non-seulement  la  plénitude  de  la  vie  active,  mais  aussi 
l'ensemble  de  la  vie  affective.  Toutefois,  pour  manifester  en- 
tièrement son  universalité  caractéristique,  je  devrai  encore  y 
signaler  un  complément  indispensable,  en  indiquant  enfin,  mal- 
gré des  préjugés  très-plausibles,  sa  profonde  aptitude  à  fécon- 
der aussi  ces  brillantes  facultés  qui  représentent  le  mieux  l'unité 
humaine,  en  ce  que,  contemplatives  par  leur  nature,  elles  se 
rattachent  au  sentiment  par  leur  principal  domaine,  et  à  l'acti- 
vité par  leur  influence  générale.  Cette  appréciation  esthétique 
du  positivisme  sera  directement  ébauchée  dans  la  cinquième 
partie  de  ce  discours,  comme  suite  naturelle  de  l'explication 
relative  aux  femmes.  J'y  ferai,  j'espère,  entrevoir  comment  la 
doctrine  nouvelle,  par  cela  même  qu'elle  embrasse  réelle- 
ment l'ensemble  des  rapports  humains,  peut  seule  combler 
une  grande  lacune  spéculative  en  constituant  bientôt  une  vraie 
théorie  générale  des  beaux-arts,  dont  le  principe  consiste  à 


6  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

placer  l'idéalisation  poétique  entre  la  conception  philosophique 
et  la  réalisation  politique,  dans  la  coordination  positive  des 
fonctions  fondamentales  de  l'humanité .  Cette  théorie  expli- 
quera pourquoi  l'efficacité  esthétique  du  positivisme  ne  pourra 
se  manifester  par  des  productions  caractéristiques  que  quand 
la  régénération  intellectuelle  et  morale  se  trouvera  assez  avancée 
pour  avoir  déjà  éveillé  les  principales  sympathies  qui  lui  sont 
propres  et  sur  lesquelles  devra  reposer  le  nouvel  essor  de  l'art. 
Mais,  après  ce  premier  ébranlement  mental  et  social,  la  poésie 
moderne,  investie  enfin  de  sa  vraie  dignité,  viendra,  à  son  tour, 
entraîner  l'humanité  vers  un  avenir  qui  ne  sera  plus  ni  vague 
ni  chimérique,  tout  en  rendant  familière  la  saine  appréciation 
des  divers  états  antérieurs.  Un  système,  qui  érige  directement 
le  perfectionnement  universel  en  but  fondamental  de  toute 
notre  existence  personnelle  et  sociale,  assigne  nécessairement 
un  office  capital  aux  facultés  destinées  surtout  à  cultiver  en 
nous  l'instinct  de  la  perfection  en  tous  'genres.  Les  étroites  li- 
mites de  ce  discours  ne  m'empêcheront  pas  d'ailleurs  d'y  indi- 
quer que,  tout  en  ouvrant  à  l'art  moderne  une  immense  car- 
rière, le  positivisme  lui  fournira,  non  moins  spontanément,  de 
nouveaux  moyens  généraux. 

J'aurai  ainsi  pleinement  esquissé  le  vrai  caractère  de  la  doc- 
trine régénératrice,  successivement  appréciée  sous  tous  les 
aspects  principaux,  en  passant,  d'après  un  enchaînement  tou- 
jours naturel,  d'abord  de  sa  fondation  philosophique  à  sa 
destination  politique,  de  là  à  son  efficacité  populaire,  puis  à 
son  influence  féminine,  et  enfin  à  son  aptitude  esthétique.  Pour 
conclure  ce  long  discours,  simple  prélude  d'un  grand  traité,  il 
ne  me  restera  plus  qu'à  indiquer  comment  toutes  ces  diverses 
appréciations,  spontanément  résumées  par  une  devise  décisive, 
viennent  se  condenser  activement  dans  la  conception  réelle  de 
l'Humanité,  qui,  dignement  systématisée,  constitue  finalement 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  7 

Tentière  unité  du  positivisme.  En  formulant  ces  conclusions 
caractéristiques,  je  serai  naturellement  conduit  aussi  à  signaler, 
en  général,  d'après  l'ensemble  du  passé,  la  marche  ultérieure 
de  la  régénération  humaine,  qui,  bornée  d'abord,  sous  l'initia- 
tive française,  à  la  grande  famille  occidentale,  devra  s'étendre 
ensuite,  selon  des  lois  assignables,  à  tout  le  reste  de  la  race 
blanche,  et  même  enfin  aux  deux  autres  races  principales. 


8  SYSTÈME   DE   POLITIQUE  POSITIVE. 


^MMKWWWVWWVWWywwWWWWWWMW^WMVWWWWWWMW^WWWWWWWWWWWWWWWWWWWVW^WWMMW» 


PREMIERE  PARTIE. 


.  BSPRIT  FONDAMENTAL   DU  POSITIVISME. 


La  vraie  philosophie  se  propose  de  systématiser,  autant  que 
possible,  toute  l'existence  humaine,  individuelle  et  surtout 
collective,  contemplée  à  la  fois  dans  les  trois  ordres  de  phé- 
nomènes qui  la  caractérisent,  pensées,  sentiments,  et  actes. 
Sous  tous  ces  aspects,  l'évolution  fondamentale  de  l'humanité 
est  nécessairement  spontanée,  et  l'exacte  appréciation  de  sa 
marche  naturelle  peut  seule  nous  fournir  la  base  générale  d'une 
sage  intervention.  Mais  les  modifications  systématiques  que  nous 
y  pouvons  introduire  ont  néanmoins  une  extrême  importance, 
pour  diminuer  beaucoup  les  déviations  partielles,  les  funestes 
retards,  et  les  graves  incohérences,  propres  à  un  essor  aussi  com- 
plexe, s'il  restait  entièrement  abandonné  à  lui-même.  La  réa- 
lisation continue  de  cette  indispensable  intervention  constitue 
le  domaine  essentiel  de  la  politique.  Toutefois,  sa  vraie  concep- 
tion ne  peut  jamais  émaner  que  de  la  philosophie,  qui  en  per- 
fectionne sans  cesse  la  détermination  générale.  Pour  cette  com- 
mune destination  fondamentale,  l'office  propre  de  la  philosophie 
consiste  à  coordonner  entre  elles  toutes  les  parties  de  l'existence 
humaine,  afin  d'en  ramener  la  notion  théorique  à  une  complète 
unité.  Une  telle  synthèse  ne  saurait  être  réelle  qu'autant  qu'elle 
représente  exactement  l'ensemble  des  rapports  naturels,  dont  la 
judicieuse  étude  devient  ainsi  la  condition  préalable  de  cette  con- 


DISCOURS  PRELIMINAIRE.   —  PREMIERE   PARTIE.  9 

stmction.  Si  la  philosophie  tentait  d'influer  directement  sur  la  vie 
active  autrement  que  par  cette  systématisation,  elle  usurperait 
vicieusement  la  mission  nécessaire  de  la  politique,  seule  arbitre 
légitime  de  toute  évolution  pratique.  Entre  ces  deux  fonctions 
principales  du  grand  organisme,  le  lien  continu  et  la  séparation 
normale  résident  à  la  fois  dans  la  morale  systématique,  qui  con- 
stitue naturellement  l'application  caractéristique  de  la  philoso- 
phie et  le  guide  général  de  la  politique.  J'expliquerai  d'ailleurs 
comment  la  morale  spontanée,  c'est-à-dire  l'ensemble  des  sen- 
timents qui  l'inspirent,  doit  toujours  dominer  les  recherches  de 
l'une  et  les  entreprises  de  l'autre,  comme  l'a  déjà  indiqué  mon 
ouvrage  fondamental. 

Cette  grande  coordination,  qui  caractérise  l'office  social  de  la 
philosophie,  ne  saurait  être  réelle  et  durable  qu'en  embrassant 
l'ensemble  de  son  triple  domaine,  spéculatif,  affectif,  et  actif. 
D'après  les  réactions  naturelles  qui  unissent  intimement  ces  trois 
ordres  de  phénomènes,  toute  systématisation  partielle  serait 
nécessairement  chimérique  et  insuffisante.  Toutefois,  c'est  au- 
jourd'hui seulement  que  la  philosophie,  en  parvenant  à  l'état 
positif,  peut  enfin  concevoir  dignement  la  vraie  plénitude  de  sa 
mission  fondamentale. 

La  systématisation  théologique  émana  spontanément  de  la 
vie  affective,  et  dut  également  à  cette  unique  origine  sa  pré- 
pondérance initiale  et  sa  dissolution  finale.  Elle  domina  long- 
temps les  principales  spéculations,  surtout  pendant  l'âge  poly- 
théique,  où  le  raisonnement  restreignait  encore  fort  peu  l'em- 
pire primitif  de  l'imagination  et  du  sentiment.  Mais,  même  à 
cette  époque  de  son  plus  grand  essor  mental  et  social ,  la  vie 
active  lui  échappa  essentiellement,  sauf  d'inévitables  réactions, 
plus  relatives  d'ordinaire  à  la  forme  qu'au  fond.  Cette  scis- 
sion naturelle,  quoique  d'abord  insensible,  tendit  ensuite,  par 
son  accroissement  continu,  à  dissoudre  radicalement  la  con- 


10  SYSTÈME  DE   POLITIQUE  POSITIVE. 

struction  initiale.  Une  coordination  purement  subjective  ne  pou- 
vait s'accorder  avec  la  destination  nécessairement  objective  qui 
caractérise  existence  pratique ,  d'après  son  invincible  réalité. 
Tandis  que  l'une  représentait  tous  les  phénomènes  comme  ré- 
gis par  des  volontés  plus  ou  moins  arbitraires,  l'autre  poussait 
de  plus  en  plus  à  les  concevoir  assujettis  à  des  lois  invariables, 
sans  lesquelles  notre  activité  continue  n'aurait  pu  comporter 
aucune  règle.  D'après  cette  impuissance  radicale  à  embrasser 
réellement  la  vie  active,  la  systématisation  théologique  dut 
aussi  rester  toujours  très-incomplète  quant  à  la  vie  spéculative 
et  même  affective,  dont  l'essor  général  se  subordonne  nécessaire- 
ment aux  principales  exigences  pratiques.  L'existence  humaine 
ne  pouvait  donc  être  pleinement  systématisée  tant  que  le  régime 
théologique  a  prévalu,  puisque  nos  sentiments  et  nos  actes  im- 
primaient alors  à  nos  pensées  deux  impulsions  essentiellement 
inconciliables.  Il  serait  d'ailleurs  superflu  d'apprécier  ici  l'i- 
nanité nécessaire  de  la  coordination  métaphysique,  qui,  malgré 
ses  prétentions  absolues ,  ne  put  jamais  enlever  à  la  théologie 
le  domaine  affectif,  et  fut  toujours  moins  propre  à  embrasser  la 
vie  active.  Au  temps  de  sa  plus  grande  splendeur  scolastique, 
la  systématisation  ontologique  ne  sortit  point  du  domaine  spé- 
culatif, réduit  même  à  la  vaine  contemplation  abstraite  d'une 
évolution  purement  individuelle ,  l'esprit  métaphysique  étant 
radicalement  incompatible  avec  le  point  de  vue  social.  J'ai 
assez  démontré,  dans  mon  ouvrage  fondamental,  que  cet  esprit 
transitoire  fut  toujours  impropre  à  rien  construire  réellement. 
Sa  domination  exceptionnelle  comportait  seulement  une  desti- 
nation révolutionnaire,  pour  seconder  l'évolution  prélimi- 
naire de  l'humanité  en  décomposant  peu  à  peu  le  régime  théo- 
logique, qui,  après  avoir  seul  dirigé  l'essor  initial,  avait  dû 
devenir,  à  tous  égards,  irrévocablement  rétrograde. 
Par  cela  même  que  toutes  les  spéculations  positives  émané- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.    —  PREMIÈRE   PARTIE.  11 

• 

rent  d'abord  de  la  vie  active,  elles  manifestèrent  toujours  plus 
ou  moins  leur  aptitude  caractéristique  à  systématiser  l'existence 
pratique,  que  la  coordination  primitive  ne  pouvait  embrasser. 
Quoique  leur  défaut  de  généralité  et  de  liaison  entrave  beau- 
coup encore  le  développement  de  cette  propriété,  il  n'en  a 
point  empêché  le  sentiment  universel.  Des  théories  directement 
relatives  aux  lois  des  phénomènes  et  destinées  à  fournir  des 
prévisions  réelles ,  sont  aujourd'hui  appréciées  surtout  comme 
seules  capables  de  régulariser  notre  action  spontanée  sur 
le  monde  extérieur.  C'est  pourquoi  l'esprit  positif  a  pu  devenir 
de  plus  en  plus  théorique  et  tendre  à  s'emparer  peu  à  peu 
de  tout  le  domaine*  spéculatif,  sans  perdre  jamais  l'aptitude 
pratique  inhérente  à  son  origine,  même  quand  il  poursuivait 
des  recherches  vraiment  oiseuses,  excusables  seulement  à  titre 
d'exercices  logiques.  Dès  son  premier  essor  mathématique  et 
astronomique,  il  a  montré  sa  tendance  à  systématiser  l'ensemble 
de  nos  conceptions,  suivant  l'extension  continue  de  son  principe 
fondamental.  Ce  nouveau  principe  philosophique,  après  avoir 
longtemps  modifié  de  plus  en  plus  le  principe  théologico-méta- 
physique,  s'efforce  évidemment,  depuis  Descartes  £t  Bacon, 
de  le  remplacer  irrévocablement.  Ayant  ainsi  pris  graduelle- 
ment possession  de  toutes  les  études  préliminaires ,  désormais 
affranchies  du  régime  ancien,  il  lui  restait  à  compléter  sa  gé- 
néralisation en  s'emparant  aussi  de  l'étude  finale  des  phéno- 
mènes sociaux.  Interdite  à  l'esprit  métaphysique ,  cette  étude 
n'avait  jamais  pu  être  saisie  par  l'esprit  théologique  que  d'une 
manière  indirecte  et  empirique ,  comme  condition  de  gouver- 
nement. Or  ce  complément  décisif  a  été,  j'ose  le  dire,  assez 
réalisé,  dans  mon  élaboration  fondamentale,  pour  rendre 
déjà  incontestable  l'aptitude  du  principe  positif  à  coordonner 
toute  l'existence  spéculative  sans  cesser  de  développer,  et  même 
d'affermir,  sa  tendance  initiale  à  régulariser  aussi  la  vie  active. 


12  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

La  coordination  positive  de  tout  le  domaine  intellectuel  se 
trouve  ainsi  d'autant  mieux  assurée  que  cette  création  de  la 
science  sociale,  en  complétant  l'essor  de  nos  contemplations 
réelles,  leur  imprime  aussitôt  le  caractère  systématique  qui 
leur  manquait  encore ,  en  offrant  nécessairement  le  seul  lien 
universel  qu'elles  comportent. 

Cette  conception  est  assez  adoptée  déjà  pour  qu'aucun  véri- 
table penseur  méconnaisse  désormais  la  tendance  nécessaire  de 
l'esprit  positif  vers  une  systématisation  durable,  comprenant  à 
la  fois  l'existence  spéculative  et  l'existence  active.  Mais  une 
telle  coordination  serait  encore  loin  de  présenter  l'entière  uni- 
versalité sans  laquelle  le  positivisme  resterait  impropre  à  rem- 
placer entièrement  le  théologisme  dans  le  gouvernement  spi- 
rituel de  l'humanité.  Car  elle  n'embrasserait  point  la  partie 
vraiment  prépondérante  de  toute  existence  humaine,  la  vie 
affective.  Seule  celle-ci  fournit  aux  deux  autres  une  impulsion 
et  une  direction  continues,  à  défaut  desquelles  leur  propre 
essor  se  consumerait  bientôt  en  des  contemplations  vicieuses 
ou  du  moins  oiseuses  et  en  une  agitation  stérile  ou  même  per- 
turbatrice. La  persistance  de  cette  immense  lacune  rendrait 
d'ailleurs  illusoire  la  double  coordination  théorique  et  prati- 
que, en  la  privant  de  l'unique  principe  qui  puisse  lui  procurer 
une  consistance  réelle  et  durable.  Une  telle  impuissance  serait 
encore  plus  grave  que  l'insuffisance  nécessaire  du  régime  théo- 
logique envers  la  vie  active;  car,  ni  la  raison,  ni  même 
l'activité,  ne  peuvent  constituer  la  véritable  unité  humaine. 
Dans  l'économie  individuelle  et  surtout  collective ,  l'harmonie 
ne  reposera  jamais  que  sur  le  sentiment,  comme  l'indiquera 
spécialement  la  quatrième  partie  de  ce  discours.  C'est  à  sa 
source  spontanément  affective  que  la  théologie  a  toujours  dû 
son  empire  essentiel.  Malgré  son  évidente  caducité,  elle  conser- 
vera ainsi ,  du  moins  en  principe ,  quelques  légitimes  préten- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE  PARTIE.  13 

tions  à  la  prépondérance  sociale ,  tant  que  la  nouvelle  philoso- 
phie ne  l'aura  point  dépouillée  aussi  de  ce  privilège  fonda- 
mental. Telle  est  donc  la  condition  finale  dont  rien  ne  peut 
dispenser  la  grande  évolution  moderne  :  la  coordination  posi- 
tive, sans  cesser  d'être  théorique  et  pratique,  doit  aussi  de- 
venir morale,  et  puiser  même  dans  le  sentiment  son  vrai  prin- 
cipe d'universalité.  Alors  seulement  elle  pourra  enfin  écarter 
toutes  les  prétentions  théologiques ,  en  réalisant  mieux  que  le 
régime  ancien  la  destination  décisive  de  toute  doctrine  géné- 
rale. Car ,  elle  aura  ainsi  coordonné,  pour  la  première  fois 
depuis  le  début  de  l'essor  humain,  tous  les  aspects  fondamen- 
taux de  notre  triple  existence.  Si  le  positivisme  ne  pouvait,  en 
effet,  remplir  cette  inévitable  condition,  aucune  systématisa* 
tion  ne  serait  désormais  possible;  le  principe  positif  se  trou- 
vant, d'un  côté,  assez  développé  pour  neutraliser  le  principe 
théologique,  et,  d'un  autre  côté,  restant  toujours  incapable 
d'une  équivalente  suprématie.  C'est  pourquoi  tant  d'obser- 
vateurs consciencieux  sont  aujourd'hui  entraînés  à  désespé- 
rer de  l'avenir  social,  en  reconnaissant  l'impuissance  finale 
des  anciens  principes  du  gouvernement  humain,  sans  aperce- 
voir l'avènement  graduel  de  nouvelles  bases  morales,  faute 
d'une  théorie  assez  réelle  et  assez  complète  pour  leur  avoir 
manifesté  la  vraie  tendance  définitive  de  la  situation  moderne. 
Le  caractère  actuel  du  principe  positif  semble  justifier  une  telle 
opinion  ;  car  son  inaptitude  à  s'emparer  jamais  du  domaine  af- 
fectif doit  maintenant  paraître  aussi  constatée  que  sa  prochaine 
prépondérance  dans  l'ordre  actif  et  môme  spéculatif. 

Mais  un  examen  plus  approfondi  rectifiera  pleinement  cette 
première  appréciation,  en  montrant  que  la  sécheresse  juste- 
ment reprochée  jusqu'ici  aux  inspirations  positives  tient  seule- 
ment à  la  spécialité  empirique  de  leur  essor  préliminaire,  sans 
être  aucunement  inhérente  à  leur  véritable  nature.  Surgie 

6 


14  SYSTÈME   DE   POLITIQUE  POSITIVE. 

d'abord  des  impulsions  matérielles ,  et  longtemps  bornée  aux 
études  inorganiques,  la  positivité  ne  reste,  d'ordinaire,  anti- 
pathique au  sentiment  que  faute  d'être  encore  devenue  assez 
complète  et  assez  systématique.  En  s'étendant  aux  spécula- 
tions sociales ,  qui  doivent  former  son  principal  domaine ,  elle 
y  perd  nécessairement  les  divers  vices  propres  à  sa  longue  en- 
fance. Par  suite  même  de  sa  réalité  caractéristique ,  la  nou- 
velle philosophie  se  trouve  entraînée  à  devenir  encore  plus  mo- 
rale qu'intellectuelle,  et  à  placer  dans  la  vie  affective  le  centre 
de  sa  propre  systématisation,  pour  représenter  exactement  les 
droits  respectifs  de  l'esprit  et  du  cœur  dans  la  véritable  écono- 
mie de  la  nature  humaine ,  soit  individuelle ,  soit  collective. 
L'élaboration  des  questions  sociales  la  conduit  aujourd'hui  à 
dissiper  radicalement  les  orgueilleuses  illusions  inhérentes  à  sa 
préparation  scientifique ,  quant  à  la  prétendue  suprématie  de 
l'intelligence.  Sanctionnant  l'expérience  universelle,  encore 
mieux  que  ne  put  le  faire  le  catholicisme,  le  positivisme  expli- 
que pourquoi  le  bonheur  privé  et  le  bien  public  dépendent 
beaucoup  plus  du  cœur  que  de  l'esprit.  Mais,  en  outre,  l'examen 
direct  de  la  question  de  systématisation  le  conduit  à  proclamer 
que  l'unité  humaine  ne  peut  résulter  que  d'une  juste  prépon- 
dérance du  sentiment  sur  la  raison  et  même  sur  l'activité. 

Notre  nature  étant  caractérisée  à  la  fois  par  l'intelligence 
et  par  la  sociabilité,  l'unité  semble  d'abord  pouvoir  s'y  établir 
d'après  deux  modes  différents,  selon  que  la  suprématie  y  appar- 
tient à  l'un  ou  à  l'autre  attribut.  Il  n'existe  pourtant  qu'un  seul 
mode  de  systématisation ,  parce  que  les  deux  attributs  ne  sont 
point,  à  beaucoup  près ,  également  susceptibles  de  prévaloir. 
Soit  que  Ton  considère  la  nature  propre  de  chacun  d'eux  ou 
que  l'on  compare  leurs  énergies  respectives,  on  peut  clairement 
reconnaître  que  l'intelligence  ne  comporte  réellement  d'autre 
destination  durable  que  de  servir  la  sociabilité.  Quand,  au  lieu 


DISCOURS   PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE  PARTIE.  15 

de  s'en  constituer  dignement  le  principal  mintstre,  elle  aspire  à 
la  domination ,  elle  ne  parvient  jamais  à  réaliser  ses  orgueil- 
leuses prétentions,  qui  ne  peuvent  aboutir  qu'à  une  désastreuse 
anarchie. 

Même  dans  la  vie  privée,  il  ne  peut  régner  entre  nos  diverses 
tendances  une  harmonie  continue  que  par  l'universelle  prépon- 
dérance du  sentiment  qui  nous  inspire  la  volonté  sincère  et 
habituelle  de  faire  le  bien.  Ce  penchant  est,  sans  doute,  comme 
tout  autre,  essentiellement  aveugle,  et  il  a  besoin  du  secours 
de  la  raison  pour  connaître  les  vrais  moyens  de  se  satisfaire ,  de 
même  que  l'activité  lui  devient  ensuite  indispensable  pour  les 
appliquer.  Mais  l'expérience  journalière  prouve  néanmoins 
qu'une  telle  impulsion  constitue,  on  effet,  la  principale  condi- 
tion du  bien ,  parce  que ,  d'après  le  degré  ordinaire  d'intelli- 
gence et  d'énergie  que  présente  notre  nature,  cette  stimulation 
soutenue  suffit  pour  diriger  avec  fruit  les  recherches  de  Tune 
et  les  entreprises  de  l'autre.  Privées  d'un  tel  mobile  habituel, 
toutes  deux  s'épuiseraient  nécessairement  en  tentatives  stériles 
ou  incohérentes ,  et  retomberaient  bientôt  dans  leur  torpeur 
initiale.  Notre  existence  morale  ne  comporte  donc  une  véri- 
table unité  qu'autant  que  l'affection  domine  à  la  fois  la  spécu- 
lation et  l'action. 

Quoique  ce  principe  fondamental  convienne  beaucoup  à  la 
vie  individuelle,  c'est  la  vie  publique  qui  en  manifeste  le 
mieux  l'irrécusable  nécessité.  Ce  n'est  pas  que  la  difficulté  y 
change  réellement  de  nature ,  ni  qu'elle  y  exige  de  nouvelles 
solutions  ;  mais  elle  y  parvient  à  un  degré  bien  plus  appré- 
ciable, qui  ne  permet  aucune  incertitude  sur  les  moyens.  L'in- 
dépendance mutuelle  des  divers  êtres  qu'il  faut  alors  rallier 
montre  clairement  que  la  première  condition  de  leur  concours 
habituel  consiste  dans  leur  propre  disposition  à  l'amour  uni- 
versel. Il  n'y  a  pas  de  calculs  personnels  qui  puissent  ordinai- 


16  SYSTÈME  DE   POLITIQUE   POSITIVE. 

rement  remplacer  cet  instinct  social,  ni  pour  la  soudaineté  et 
l'étendue  des  inspirations,  ni  pour  la  hardiesse  et  la  persistance 
des  résolutions.  A  la  vérité,  ces  affections  bienveillantes  doi- 
vent être  le  plus  souvent  moins  énergiques,  en  elles-mêmes,  que 
les  affections  égoïstes.  Mais  elles  possèdent  nécessairement  cette 
admirable  propriété  que  l'existence  sociale  permet  et  provoque 
leur  essor  presque  illimité,  tandis  qu'elle  comprime  sans  cesse 
leurs  antagonistes;  aussi  est-ce  surtout  d'après  la  tendance 
croissante  des  premières  à  prévaloir  sur  les  secondes  qu'on  doit 
mesurer  le  principal  progrès  de  l'humanité.  Leur  ascendant 
spontané  peut  être  beaucoup  secondé  par  l'intelligence,  quand 
elle  s'applique  à  consolider  la  sociabilité  en  appréciant  mieux 
les  vrais  rapports  naturels,  et  à  la  développer  en  éclairant  son 
exercice  à  l'aide  des  indications  du  passé  sur  l'avenir.  C'est 
dans  ce  noble  service  que  la  nouvelle  philosophie  fait  consister 
la  principale  destination  de  l'esprit,  auquel  ainsi  elle  fournit  à 
la  fois  une  incomparable  consécration  et  un  champ  inépuisable, 
bien  plus  propre  à  le  satisfaire  profondément  que  ses  vains 
triomphes  académiques  et  ses  puériles  investigations  actuelles. 
Au  fond,  les  superbes  aspirations  de  l'intelligence  à  la  domi- 
nation universelle,  depuis  que  la  grande  unité  théologique  s'est 
irrévocablement  rompue,  n'ont  jamais  pu  comporter  aucune 
réalisation,  et  n'étaient  susceptibles  que  d'une  efficacité  insur- 
rectionnelle contre  un  régime  devenu  rétrograde.  L'esprit  n'est 
pas  destiné  à  régner,  mais  à  servir  :  quand  il  croit  dominer,  il 
rentre  au  service  de  la  personnalité,  au  lieu  de  seconder  la  so- 
ciabilité, sans  qu'il  puisse  nullement  se  dispenser  d'assister  une 
passion  quelconque.  En  effet,  le  commandement  réel  exige,  par- 
dessus tout,  de  la  force,  et  la  raison  n'a  jamais  que  de  la  lu- 
mière ;  il  faut  que  l'impulsion  lui  vienne  d'ailleurs.  Les  utopies 
métaphysiques,  trop  accueillies  chez  les  savants  modernes,  sur 
la  prétendue  perfection  d'une  vie  purement  contemplative,  ne 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —   PREMIÈRE   PARTIE.  17 

constituent  que  d'orgueilleuses  illusions,  quand  elles  ne  cou- 
vient  pas  de  coupables  artifices.  Quelque  réelle  que  soit,  sans 
doute,  la  satisfaction  attachée  à  la  seule  découverte  de  la  vé- 
rité, elle  n'a  jamais  assea  d'intensité  pour  diriger  la  conduite 
habituelle  ;  l'impulsion  d'une  passion  quelconque  est  même 
indispensable  à  notre  chétive  intelligence  pour  déterminer  et 
soutenir  presque  tous  ses  efforts.  Si  cette  inspiration  émane 
d'une  affection  bienveillante,  on  la  remarque  comme  étant 
à  la  fois  plus  rare  et  plus  estimable;  sa  vulgarité  empêche,  au 
contraire,  de  la  distinguer  quand  elle  est  due  aux  motifs  per- 
sonnels de  gloire,  d'ambition,  ou  de  Cupidité  :  telle  est,  au 
fond,  la  seule  différence  ordinaire.  Lors  môme  que  l'impulsion 
mentale  résulterait,  en  effet,  d'une  sorte  de  passion  exception» 
nelle  pour  la  pure  vérité,  sans  aucun  mélange  d'orgueil  ou  de 
vanité,  cet  exercice  idéal,  dégagé  de  toute  destination  sociale, 
ne  cesserait  pas  d'être  profondément  égoïste»  J'aurai  bientôt 
lieu  d'indiquer  comment  le  positivisme,  encore  plus  sévère  que 
le  catholicisme,  imprime  nécessairement  une  énergique  flétris- 
sure sur  un  tel  type  métaphysique  ou  scientifique,  dans  lequel 
le  vrai  point  de  vue  philosophique  fait  hautement  reconnaître 
un  coupable  abus  des  facilités  que  la  civilisation  procure,  pour 
une  tout  autre  fin,  à  l'existence  contemplative. 

C'est  ainsi  que  le  prinoipe  positif,  spontanément  émané  de 
la  vie  active,  et  successivement  étendu  à  toutes  les  parties  es- 
sentielles du  domaine  spéculatif,  se. trouve,  dans  sa  pleine  ma- 
turité, inévitablement  conduit,  par  une  suite  naturelle  de  sa 
réalité  caractéristique,  à  embrasser  aussi  l'ensemble  de  la  vie 
affective,  où  il  place  aussitôt  l'unique  centre  de  sa  systématisa- 
tion finale.  Le  positivisme  érige  donc  désormais  en  dogme  fon- 
damental, à  la  fois  philosophique  et  politique,  la  prépondérance 
continue  du  cœur  sur  l'esprit. 

Sans  doute,  cette  indispensable  subordination,  seule  base 


18  SYSTÈME  DE   POLITIQUE  POSITIVE. 

possible  de  l'unité  humaine,  avait  été  organisée,  quoique  em- 
piriquement, par  le  régime  théologique,  comme  je  l'ai  remar- 
qué ci-dessus.  Mais,  d'après  une  fatalité  propre  à  l'état  initial, 
cette  première  organisation  se  trouvait  nécessairement  affectée 
d'un  vice  radical  qui  ne  lui  permettait  qu'une  destinée  provi- 
soire. Car,  elle  devait  bientôt  devenir  profondément  oppressive 
pour  l'intelligence,  qui  n'a  pu  s'y  faire  jour  qu'en  la  modifiant 
de  plus  en  plus,  de  manière  à  finir  par  la  dissoudre,  en  résul- 
tat général  de  cette  inévitable  insurrection  de  vingt  siècles,  la- 
quelle d'ailleurs  a  naturellement  développé  les  anarchiques 
utopies  de  l'orgueil  métaphysique  et  scientifique.  En  effet,  si 
le  cœur  doit  toujours  poser  les  questions,  c'est  toujours  à  l'es- 
prit qu'il  appartient  de  les  résoudre  :  tel  est  le  vrai  sens  que  le 
positivisme  vient  établir  en  systématisant  à  jamais  le  principe 
nécessaire  de  toute  économie  individuelle  ou  collective.  Or 
l'impuissance  primitive  de  l'esprit,  qui  ne  pouvait  remplir  di- 
gnement son  office  qu'après  une  longue  et  difficile  préparation, 
a  d'abord  obligé  le  coeur  de  l'y  remplacer,  en  suppléant  au  dé- 
faut de  notions  objectives  par  l'essor  spontané  de  ses  inspirations 
subjectives,  sans  lesquelles  toute  l'évolution  humaine,  tant 
mentale  que  sociale,  serait  restée  indéfiniment  impossible, 
comme  l'explique  mon  Système  de  philosophie  positive.  Mais  cet 
empire  absolu,  longtemps  indispensable,  ne  pouvait  ensuite 
éviter  de  devenir  hostile  au  développement  propre  de  la  raison,  à 
mesure  que  celle-ci  parvenait  à  ébaucher  des  conceptions  fondées 
sur  une  appréciation  plus  ou  moins  réelle  du  monde  extérieur. 
Telle  est,  en  général,  la  principale  source  directe  des  grandes 
modifications  successivement  survenues  dans  l'ensemble  des 
croyances  théologiques.  Depuis  que  ce  système  a  subi  tous  les 
amendements  compatibles  avec  sa  nature  fondamentale,  le  con- 
flit intellectuel,  devenu  plus  grave  et  plus  rapide  par  l'essor 
décisif  des  connaissances  positives,  a  pris  un  caractère  de  plus 


DISCOURS   PRÉLIMINAIRE.    —   PREMIÈRE   PARTIE.  19 

en  plus  rétrograde  d'un  côté  et  révolutionnaire  de  l'autre, 
d'après  l'impossibilité,  de  plus  en  plus  sentie,  de  concilier  deux 
régimes  aussi  opposés.  Tel  est  surtout  le  caractère  de  la  situa- 
tion actuelle,  où  l'ancienne  domination  de  la  théologie,  si  elle 
était  susceptible  de  restauration,  constituerait  directement  une 
profonde  dégradation  intellectuelle,  et  même  par  suite  morale, 
en  réglant  uniquement  d'après  nos  désirs  et  nos  convenances 
toutes  nos  opinions  sur  la  vérité  extérieure.  Aussi  l'humanité 
ne  peut-elle  plus  faire  aucun  pas  décisif  sans  renoncer  totale- 
ment au  principe  théologique,  qui  déjà  ne  conserve,  en  Occi- 
dent, d'autre  efficacité  essentielle  que  de  maintenir,  par  sa  ré- 
sistance nécessaire,  la  vraie  position  de  la  question  principale. 
Il  oblige  ainsi  la  systématisation  nouvelle  à  se  concentrer  en- 
fin dans  la  vie  affective,  malgré  les  préjugés  et  les  habitudes 
propres  à  l'immense  transition  révolutionnaire  qui  dure  depuis 
la  fin  du  moyen  âge.  Mais  le  positivisme,  en  remplissant,  encore 
mieux  qu'aucun  théelogisme,  cette  condition  fondamentale  de 
toute  organisation,  termine  nécessairement  la  longue  insur- 
rection de  l'esprit  contre  le  cœur.  Car,  par  une  décision  à  la 
fois  spontanée  et  systématique,  il  accorde  à  l'intelligence  la 
libre  participation  totale  qui  lui  appartient  dans  l'ensemble  de 
la  vie  humaine.  D'après  l'interprétation  positive  du  grand  prin- 
cipe organique,  l'esprit  ne  doit  essentiellement  traiter  que  les 
questions  posées  par  le  cœur  pour  la  juste  satisfaction  finale  de 
nos  divers  besoins.  L'expérience  a  déjà  trop  démontré  que, 
sans  cette  règle  indispensable,  l'esprit  suivrait  presque  toujours 
sa  pente  involontaire  vers  les  spéculations  oiseuses  ou  chimé- 
riques, qui  sont  en  même  temps  les  plus  nombreuses  et  les 
plus  faciles.  Mais,  dans  son  élaboration  quelconque  de  chaque 
sujet  ainsi  proposé,  l'esprit  doit  rester  seul  juge,  soit  de  la  con- 
venance des  moyens,  soit  de  la  réalité  des  résultats.  C'est  uni- 
quement à  lui  qu'il  appartient  d'apprécier  ce  qui  esl  pour  pré- 


20  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

voir  ce  qui  sera,  et  de  découvrir  les  procédés  d'amélioration» 
En  un  mot,  l'esprit  doit  toujours  être  le  ministre  du  cœur 
et  jamais  son  esclave.  Telles  sont  les  conditions  corrélatives  de 
l'harmonie  finale  instituée  par  le  principe  positif.  On  doit  peu 
craindre  qu'elles  soient  gravement  troublées,  puisque  les  deux 
éléments  de  ce  grand  équilibre  se  trouveront  bientôt  disposés 
naturellement  à  le  maintenir,  comme  également  favorable  à 
chacun  d'eux.  Les  habitudes  insurrectionnelles  delà  raison  mo- 
derne n'autorisent  point  à  lui  supposer  un  caractère  indéfini- 
ment  révolutionnaire ,  une  fois  que  ses  légitimes  réclamations 
se  trouveront  largement  satisfaites.  D'ailleurs,  au  besoin,  les 
moyens  ne  manqueraient  pas  au  nouveau  régime  pour  réprimer 
assez  des  prétentions  subversives,  ainsi  que  j'aurai  bientôt  Toc* 
casion  de  le  faire  sentir.  D'un  autre  côté,  la  nouvelle  domination 
du  cœur  ne  saurait  jamais  devenir,  comme  l'ancienne,  sérieu- 
sement hostile  envers  l'esprit.  Car,  le  véritable  amour  demande 
toujours  à  s'éclairer  sur  les  moyens  réels  d'atteindre  le  but 
qu'il  poursuit  :  le  règne  du  vrai  sentiment  doit  être  habituel- 
lement aussi  favorable  à  la  saine  raison  qu'à  la  sage  activité. 

Voilà  comment  une  doctrine,  qui  ne  comporte  pas  plus  l'hy- 
pocrisie que  l'oppression,  vient  aujourd'hui,  en  résultat  général 
des  diverses  évolutions  antérieures,  régénérer  à  la  fois  l'ordre 
public  et  Tordre  privé ,  de  plus  en  plus  compromis  par  une  si- 
tuation radicalement  anarchique.  Elle  rallie  à  jamais  la  vraie 
philosophie  et  la  saine  politique  sous  un  même  principe  fonda- 
mental, non  moins  susceptible  d'être  senti  que  d'être  démontré, 
et  qui  est  autant  propre  à  tout  systématiser  qu'à  tout  régir.  Ge 
grand  dogme  positiviste  de  l'universelle  prépondérance  du  cœur 
sur  l'esprit  sera  d'ailleurs  représenté,  dans  la  cinquième  partie 
de  ce  Discours,  comme  aussi  capable  d'aptitude  esthétique  que 
de  puissance  philosophique  et  d'efficacité  sociale.  On  achèvera 
ainsi  de  comprendre  la  possibilité  de  tout  concentrer  désormais 


DISCOURS   PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE  PARTIE.  21 

autour  d'un  principe  unique,  à  la  fois  moral,  rationnel  et 
poétique,  seul  propre  à  terminer  réellement  la  plus  profonde 
révolution  de  l'humanité.  Chacun  peut  déjà  constater  ici  que 
la  force,  essentiellement  moderne,  de  la  démonstration,  encore 
restée,  à  tant  d'égards,  dissolvante,  se  sanctifie  nécessaire- 
ment, lors  de  sa  pleine  maturité,  en  recevant  irrévocablement, 
de  la  nouvelle  impulsion  générale,  une  importante  destination 
organique,  qu'un  prochain  avenir  développera  beaucoup.  Je 
puis  donc,  sans  aucune  exagération,  conclure,  de  l'ensemble 
des  indications  précédentes,  que,  malgré  son  origine  purement 
théorique,  désormais  le  positivisme  convient  autant  aux  âmes 
tendres  qu'aux  esprits  méditatifs  et  aux  caractères  énergiques. 

Ayant  ainsi  déterminé  la  nature  et  le  principe  de  la  systé- 
matisation totale  que  doivent  maintenant  construire  les  vrais 
philosophes,  il  me  reste  à  en  caractériser  la  marche  nécessaire 
et  ensuite  le  nœud  fondamental. 

Quoique  cette  construction  ne  puisse  convenir  à  sa  destina- 
tion qu'en  embrassant  l'ensemble  de  son  triple  domaine,  spécu- 
latif, affectif,  et  actif,  ses  trois  parties  essentielles  ne  sauraient 
pourtant  s'accomplir  à  la  fois,  sans  que  néanmoins  leur  inévi- 
table succession  altère  aucunement  leur  solidarité  spontanée, 
puisqu'elle  résulte,  au  contraire,  d'une  juste  appréciation  de 
leur  mutuelle  dépendance.  Il  importe  de  reconnaître,  eu  effet, 
que  les  pensées  doivent  être  systématisées  avant  les  sentiments, 
et  ceux-ci  avant  les  actes.  C'est  sans  doute  par  l'instinct  con- 
fus de  cet  ordre  nécessaire  que  les  philosophes  avaient  jus- 
qu'ici borné  à  la  seule  existence  contemplative  le  domaine  gé- 
néral de  la  systématisation  humaine. 

L'inévitable  obligation  de  coordonner  avant  tout  les  idées 
ne  résulte  pas  seulement  de  ce  que  leur  liaison  est  plus  facile 
et  comporte  plus  de  perfection,  de  manière  à  constituer  une 
utile  préparation  logique  au  reste  de  la  grande  synthèse.  En 


22  SYSTÈME   DE   POLITIQUE   POSITIVE. 

creusant  davantage  ce  sujet,  on  découvre  un  motif  plus  décisif 
et  moins  saillant,  qui  représente  ce  préambule,  pourvu  qu'il 
soit  complet,  comme  la  base  nécessaire  de  l'ensemble  de  la 
construction,  qui  heureusement  ne  peut  plus  offrir  ensuite  au- 
cune difficulté  du  premier  ordre,  du  moins  en  s'y  bornant  avec 
sagesse  au  degré  de  coordination  qu'exige  réellement  sa  desti- 
nation finale. 

Cette  importance  prépondérante  de  la  simple  systématisation 
intellectuelle  semble  d'abord  contraire  à  la  faible  énergie  des 
fonctions  correspondantes  dans  l'économie  totale  de  notre  véri- 
table nature,  où  le  sentiment  et  l'activité  contribuent  certaine- 
ment  beaucoup  plus  que  la  pure  raison  à  chaque  résultat  ha- 
bituel. Si  l'on  tente  de  résoudre  cette  sorte  de  paradoxe,  on 
est  conduit  à  discerner  enfin  en  quoi  consiste  le  nœud  fonda- 
mental du  grand  problème  de  l'unité  humaine. 

En  effet,  une  telle  unité  exige  d'abord  un  principe  nécessai- 
rement subjectif,  qui  a  été  posé  ci-dessus,  dans  la  prépondé- 
rance continue  du  cœur  sur  l'esprit,  sans  laquelle  ni  l'existence 
collective,  ni  même  la  simple  existence  individuelle,  ne  com- 
porteraient aucune  harmonie  durable,  faute  d'une  impulsion 
assez  énergique  pour  faire  habituellement  converger  les  nom- 
breuses tendances,  hétérogènes  et  souvent  opposées,  d'un  or- 
ganisme aussi  complexe.  Mais  cette  indispensable  condition 
intérieure  serait  loin  de  suffire,  si,  en  même  temps,  le  monde 
extérieur  ne  nous  offrait  pas  spontanément  une  base  objective, 
indépendante  de  nous,  dans  l'ordre  général  des  divers  phéno- 
mènes qui  régissent  l'humanité,  et  dont  l'évidente  prépondé- 
rance peut  permettre  au  sentiment  d'amour  de  discipliner  les 
inclinations  discordantes,  quand  l'intelligence  nous  a  dévoilé 
le  véritable  ensemble  de  notre  destinée.  Telle  est  la  principale 
mission  de  l'esprit,  dignement  consacré  désormais  au  service 
du  cœur  par  la  théorie  positive  de  la  systématisation  humaine. 


DISCOURS   PRÉLIMINAIRE.    —  PREMIÈRE   PARTIE.  23 

Si,  au  début  de  ce  discours,  j'ai  représenté  cette  construc- 
tion comme  inévitablement  insuffisante,  et  même  chimérique, 
tant  qu'elle  resterait  partielle,  je  dois  maintenant  ajouter, 
pour  compléter  le  grand  programme  philosophique,  qu'elle  ne 
doit  pas  davantage  rester  isolée,  et  même  que  l'harmonie  sub- 
jective serait  impossible  sans  un  lien  objectif.  D'abord,  cette 
coordination  purement  intérieure,  en  la  supposant  accomplie  à 
part,  ne  comporterait  évidemment  presque  aucune  efficacité 
habituelle  pour  notre  vrai  bonheur  privé  ou  public,  qui  dépend 
beaucoup  des  relations  de  chacun  de  nous  avec  l'ensemble  des 
êtres  réels.  Mais,  en  outre,  par  l'extrême  imperfection  de  notre 
nature,  les  tendances  discordantes  de  l'égoïsme  fondamental 
sont  en  elles-mêmes  tellement  supérieures  aux  dispositions 
sympathiques  de  la  sociabilité,  que  celles-ci  ne  pourraient  jamais 
prévaloir  sans  le  point  d'appui  qu'elles  trouvent  dans  une  éco- 
nomie extérieure  qui  nécessairement  provoque  leur  essor  con- 
tinu, tandis  qu'elle  comprime  l'ascendant  de  leurs  antago- 
nistes. 

Pour  apprécier  assez  cette  réaction  indispensable,  il  faut 
concevoir  cet  ordre  extérieur  comme  embrassant,  avec  le 
monde  proprement  dit,  l'ensemble  de  nos  propres  phénomènes, 
qui,  quoique  les  plus  modifiables  de  tous,  sont  néanmoins  assu- 
jettis aussi  à  d'invariables  lois  naturelles,  principal  objet  de  nos 
contemplations  positives.  Or  nos  affections  bienveillantes  se 
trouvent  spontanément  conformes  à  celles  de  ces  lois  qui  ré- 
gissent directement  la  sociabilité,  et  nous  disposent  d'ailleurs  à 
respecter  toutes  les  autres,  aussitôt  que  notre  intelligence  en 
a  découvert  l'empire.  L'harmonie  affective,  même  privée,  et 
surtout  publique,  n'est  donc  possible  que  par  l'évidente  néces- 
sité de  subordonner  l'existence  humaine  à  cet  ascendant  exté- 
rieur qui  seul  rend  disciplinables  nos  instincts  égoïstes,  dont 
la  prépondérance  neutraliserait  aisément  nos  impulsions  sym- 


22  SYSTÈME  DE   POLITIQUE   POSITIVE. 

creusant  davantage  ce  sujet,  on  découvre  un  motif  plus  décisif 
et  moins  saillant,  qui  représente  ce  préambule,  pourvu  qu'il 
soit  complet,  comme  la  base  nécessaire  de  l'ensemble  de  la 
construction,  qui  heureusement  ne  peut  plus  offrir  ensuite  au- 
cune difficulté  du  premier  ordre,  du  moins  en  s'y  bornant  avec 
sagesse  au  degré  de  coordination  qu'exige  réellement  sa  desti- 
nation finale. 

Cette  importance  prépondérante  de  la  simple  systématisation 
intellectuelle  semble  d'abord  contraire  à  la  faible  énergie  des 
fonctions  correspondantes  dans  Péconomie  totale  de  notre  véri- 
table nature,  où  le  sentiment  et  l'activité  contribuent  certaine- 
ment  beaucoup  plus  que  la  pure  raison  à  chaque  résultat  ha- 
bituel. Si  Ton  tente  de  résoudre  cette  sorte  de  paradoxe,  on 
est  conduit  à  discerner  enfin  en  quoi  consiste  le  nœud  fonda- 
mental du  grand  problème  de  l'unité  humaine. 

En  effet,  une  telle  unité  exige  d'abord  un  principe  nécessai- 
rement subjectif,  qui  a  été  posé  ci-dessus,  dans  la  prépondé- 
rance continue  du  cœur  sur  l'esprit,  sans  laquelle  ni  l'existence 
collective,  ni  même  la  simple  existence  individuelle,  ne  com- 
porteraient aucune  harmonie  durable,  faute  d'une  impulsion 
assez  énergique  pour  faire  habituellement  converger  les  nom- 
breuses tendances,  hétérogènes  et  souvent  opposées,  d'un  or- 
ganisme aussi  complexe.  Mais  cette  indispensable  condition 
intérieure  serait  loin  de  suffire,  si,  en  même  temps,  le  monde 
extérieur  ne  nous  offrait  pas  spontanément  une  base  objective, 
indépendante  de  nous,  dans  l'ordre  général  des  divers  phéno- 
mènes qui  régissent  l'humanité,  et  dont  l'évidente  prépondé- 
rance peut  permettre  au  sentiment  d'amour  de  discipliner  les 
inclinations  discordantes,  quand  l'intelligence  nous  a  dévoilé 
le  véritable  ensemble  de  notre  destinée.  Telle  est  la  principale 
mission  de  l'esprit,  dignement  consacré  désormais  au  service 
du  cœur  par  la  théorie  positive  de  la  systématisation  humaine. 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.    —   PREMIÈRE  PARTIE.  23 

Si,  au  début  de  ce  discours,  j'ai  représenté  cette  construc- 
tion comme  inévitablement  insuffisante,  et  même  chimérique, 
tant  qu'elle  resterait  partielle,  je  dois  maintenant  ajouter, 
pour  compléter  le  grand  programme  philosophique,  qu'elle  ne 
doit  pas  davantage  rester  isolée,  et  même  que  l'harmonie  sub- 
jective serait  impossible  sans  un  lien  objectif.  D'abord,  cette 
coordination  purement  intérieure,  en  la  supposant  accomplie  à 
part,  ne  comporterait  évidemment  presque  aucune  efficacité 
habituelle  pour  notre  vrai  bonheur  privé  ou  public,  qui  dépend 
beaucoup  des  relations  de  chacun  de  nous  avec  l'ensemble  des 
êtres  réels.  Mais,  en  outre,  par  l'extrême  imperfection  de  notre 
nature,  les  tendances  discordantes  de  l'égoïsme  fondamental 
sont  en  elles-mêmes  tellement  supérieures  aux  dispositions 
sympathiques  de  la  sociabilité,  que  celles-ci  ne  pourraient  jamais 
prévaloir  sans  le  point  d'appui  qu'elles  trouvent  dans  une  éco- 
nomie extérieure  qui  nécessairement  provoque  leur  essor  con- 
tinu, tandis  qu'elle  comprime  l'ascendant  de  leurs  antago- 
nistes. 

Pour  apprécier  assez  cette  réaction  indispensable,  il  faut 
concevoir  cet  ordre  extérieur  comme  embrassant,  avec  le 
monde  proprement  dit,  l'ensemble  de  nos  propres  phénomènes, 
qui,  quoique  les  plus  modifiables  de  tous,  sont  néanmoins  assu- 
jettis aussi  à  d'invariables  lois  naturelles,  principal  objet  de  nos 
contemplations  positives.  Or  nos  affections  bienveillantes  se 
trouvent  spontanément  conformes  à  celles  de  ces  lois  qui  ré- 
gissent directement  la  sociabilité,  et  nous  disposent  d'ailleurs  à 
respecter  toutes  les  autres,  aussitôt  que  notre  intelligence  en 
a  découvert  l'empire.  L'harmonie  affective,  même  privée,  et 
surtout  publique,  n'est  donc  possible  que  par  l'évidente  néces- 
sité de  subordonner  l'existence  humaine  à  cet  ascendant  exté- 
rieur qui  seul  rend  disciplinables  nos  instincts  égoïstes,  dont 
la  prépondérance  neutraliserait  aisément  nos  impulsions  sym- 


16  SYSTEME  DE   POLITIQUE  POSITIVE. 

rement  remplacer  cet  instinct  social,  ni  pour  la  soudaineté  et 
l'étendue  des  inspirations,  ni  pour  la  hardiesse  et  la  persistance 
des  résolutions.  A  la  vérité,  ces  affections  bienveillantes  doi- 
vent être  le  plus  souvent  moins  énergiques,  en  elles-mêmes,  que 
les  affections  égoïstes.  Mais  elles  possèdent  nécessairement  cette 
admirable  propriété  que  l'existence  sociale  permet  et  provoque 
leur  essor  presque  illimité,  tandis  qu'elle  comprime  sans  cesse 
leurs  antagonistes;  aussi  est-ce  surtout  d'après  la  tendance 
croissante  des  premières  à  prévaloir  sur  les  secondes  qu'on  doit 
mesurer  le  principal  progrès  de  l'humanité.  Leur  ascendant 
spontané  peut  être  beaucoup  secondé  par  l'intelligence,  quand 
elle  s'applique  à  consolider  la  sociabilité  en  appréciant  mieux 
les  vrais  rapports  naturels,  et  à  la  développer  en  éclairant  son 
exercice  à  l'aide  des  indications  du  passé  sur  l'avenir.  C'est 
dans  ce  noble  service  que  la  nouvelle  philosophie  fait  consister 
la  principale  destination  de  l'esprit,  auquel  ainsi  elle  fournit  à 
la  fois  une  incomparable  consécration  et  un  champ  inépuisable, 
bien  plus  propre  à  le  satisfaire  profondément  que  ses  vains 
triomphes  académiques  et  ses  puériles  investigations  actuelles. 
Au  fond,  les  superbes  aspirations  de  l'intelligence  à  la  domi- 
nation universelle,  depuis  que  la  grande  unité  théologique  s'est 
irrévocablement  rompue,  n'ont  jamais  pu  comporter  aucune 
réalisation,  et  n'étaient  susceptibles  que  d'une  efficacité  insur- 
rectionnelle contre  un  régime  devenu  rétrograde.  L'esprit  n'est 
pas  destiné  à  régner,  mais  à  servir  :  quand  il  croit  dominer,  il 
rentre  au  service  de  la  personnalité,  au  lieu  de  seconder  la  so- 
ciabilité, sans  qu'il  puisse  nullement  se  dispenser  d'assister  une 
passion  quelconque.  En  effet,  le  commandement  réel  exige,  par- 
dessus tout,  de  la  force,  et  la  raison  n'a  jamais  que  de  la  lu- 
mière ;  il  faut  que  l'impulsion  lui  vienne  d'ailleurs.  Les  utopies 
métaphysiques,  trop  accueillies  chez  les  savants  modernes,  sur 
la  prétendue  perfection  d'une  vie  purement  contemplative,  ne 


DISCOURS   PRÉLIMINAIRE.   —   PREMIÈRE   PARTIE.  17 

constituent  que  d'orgueilleuses  illusions,  quand  elles  ne  cou- 
vrent pas  de  coupables  artifices.  Quelque  réelle  que  soit,  sans 
doute,  la  satisfaction  attachée  à  la  seule  découverte  de  la  vé- 
rité, elle  n'a  jamais  assea  d'intensité  pour  diriger  la  conduite 
habituelle  ;  l'impulsion  d'une  passion  quelconque  est  même 
indispensable  à  notre  chétive  intelligence  pour  déterminer  et 
soutenir  presque  tou6  ses  efforts.  Si  cette  inspiration  émane 
d'une  affection  bienveillante,  on  la  remarque  comme  étant 
à  la  fois  plus  rare  et  plus  estimable;  sa  vulgarité  empêche,  au 
contraire,  de  la  distinguer  quand  elle  est  due  aux  motifs  per- 
sonnels de  gloire,  d'ambition,  ou  de  Cupidité  :  telle  est,  au 
fond,  la  seule  différence  ordinaire.  Lors  même  que  l'impulsion 
mentale  résulterait,  en  effet,  d'une  sorte  de  passion  exception» 
nelle  pour  la  pure  vérité,  sans  aucun  mélange  d'orgueil  ou  de 
vanité)  cet  exercice  idéal,  dégagé  de  toute  destination  sociale, 
ne  cesserait  pas  d'être  profondément  égoïste»  J'aurai  bientôt 
lieu  d'indiquer  comment  le  positivisme,  encore  plus  sévère  que 
le  catholicisme,  imprime  nécessairement  une  énergique  flétris- 
sure sur  un  tel  type  métaphysique  ou  scientifique,  dans  lequel 
le  vrai  point  de  vue  philosophique  fait  hautement  reconnaître 
un  coupable  abus  des  facilités  que  la  civilisation  procure,  pour 
une  tout  autre  fin,  à  l'existence  contemplative. 

C'est  ainsi  que  le  principe  positif,  spontanément  émané  de 
la  vie  active,  et  successivement  étendu  à  toutes  les  parties  es- 
sentielles du  domaine  spéculatif,  Be. trouve,  dans  sa  pleine  ma- 
turité, inévitablement  conduit,  par  une  suite  naturelle  de  sa 
réalité  caractéristique,  à  embrasser  aussi  l'ensemble  de  la  vie 
affective,  où  il  place  aussitôt  l'unique  centre  de  sa  systématisa- 
tion finale.  Le  positivisme  érige  donc  désormais  en  dogme  fon- 
damental, à  la  fois  philosophique  et  politique,  la  prépondérance 
continue  du  cœur  sur  l'esprit. 
Sans  doute,  cette  indispensable  subordination,  seule  base 


18  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

possible  de  l'unité  humaine,  avait  été  organisée,  quoique  em- 
piriquement, par  le  régime  théologique,  comme  je  l'ai  remar- 
qué ci-dessus.  Mais,  d'après  une  fatalité  propre  à  l'état  initial, 
cette  première  organisation  se  trouvait  nécessairement  affectée 
d'un  vice  radical  qui  ne  lui  permettait  qu'une  destinée  provi- 
soire. Car,  elle  devait  bientôt  devenir  profondément  oppressive 
pour  l'intelligence,  qui  n'a  pu  s'y  faire  jour  qu'en  la  modifiant 
de  plus  en  plus,  de  manière  à  finir  par  la  dissoudre,  en  résul- 
tat général  de  cette  inévitable  insurrection  de  vingt  siècles,  la- 
quelle d'ailleurs  a  naturellement  développé  les  anarchiques 
utopies  de  l'orgueil  métaphysique  et  scientifique.  En  effet,  si 
le  cœur  doit  toujours  poser  les  questions,  c'est  toujours  à  l'es- 
prit qu'il  appartient  de  les  résoudre  :  tel  est  le  vrai  sens  que  le 
positivisme  vient  établir  en  systématisant  à  jamais  le  principe 
nécessaire  de  toute  économie  individuelle  ou  collective.  Or 
l'impuissance  primitive  de  l'esprit,  qui  ne  pouvait  remplir  di- 
gnement son  office  qu'après  une  longue  et  difficile  préparation, 
a  d'abord  obligé  le  cœur  de  l'y  remplacer,  en  suppléant  au  dé- 
faut de  notions  objectives  par  l'essor  spontané  de  ses  inspirations 
subjectives,  sans  lesquelles  toute  révolution  humaine,  tant 
mentale  que  sociale,  serait  restée  indéfiniment  impossible, 
comme  l'explique  mon  Système  de  philosophie  positive.  Mais  cet 
empire  absolu,  longtemps  indispensable,  ne  pouvait  ensuite 
éviter  de  devenir  hostile  au  développement  propre  de  la  raison,  à 
mesure  que  celle-ci  parvenait  à  ébaucher  des  conceptions  fondées 
sur  une  appréciation  plus  ou  moins  réelle  du  monde  extérieur. 
Telle  est,  en  général,  la  principale  source  directe  des  grandes 
modifications  successivement  survenues  dans  l'ensemble  des 
croyances  théologiques.  Depuis  que  ce  système  a  subi  tous  les 
amendements  compatibles  avec  sa  nature  fondamentale,  le  con- 
flit intellectuel,  devenu  plus  grave  et  plus  rapide  par  l'essor 
décisif  des  connaissances  positives,  a  pris  un  caractère  de  plus 


DISCOURS   PRELIMINAIRE.    —   PREMIÈRE   PARTIE.  19 

en  plus  rétrograde  d'un  côté  et  révolutionnaire  de  l'autre, 
d'après  l'impossibilité,  de  plus  en  plus  sentie,  de  concilier  deux 
régimes  aussi  opposés.  Tel  est  surtout  le  caractère  de  la  situa- 
tion actuelle,  où  l'ancienne  domination  de  la  théologie,  si  elle 
était  susceptible  de  restauration,  constituerait  directement  une 
profonde  dégradation  intellectuelle,  et  même  par  suite  morale, 
en  réglant  uniquement  d'après  nos  désirs  et  nos  convenances 
toutes  nos  opinions  sur  la  vérité  extérieure.  Aussi  l'humanité 
ne  peut-elle  plus  faire  aucun  pas  décisif  sans  renoncer  totale- 
ment au  principe  théologique,  qui  déjà  ne  conserve,  en  Occi- 
dent, d'autre  efficacité  essentielle  que  de  maintenir,  par  sa  ré- 
sistance nécessaire,  la  vraie  position  de  la  question  principale. 
Il  oblige  ainsi  la  systématisation  nouvelle  à  se  concentrer  en- 
fin dans  la  vie  affective,  malgré  les  préjugés  et  les  habitudes 
propres  à  l'immense  transition  révolutionnaire  qui  dure  depuis 
la  fin  du  moyen  âge.  Mais  le  positivisme,  en  remplissant,  encore 
mieux  qu'aucun  théelogisme,  cette  condition  fondamentale  de 
toute  organisation,  termine  nécessairement  la  longue  insur- 
rection de  l'esprit  contre  le  cœur.  Car,  par  une  décision  à  la 
fois  spontanée  et  systématique,  il  accorde  à  l'intelligence  la 
libre  participation  totale  qui  lui  appartient  dans  l'ensemble  de 
la  vie  humaine.  D'après  l'interprétation  positive  du  grand  prin- 
cipe organique,  l'esprit  ne  doit  essentiellement  traiter  que  les 
questions  posées  par  le  cœur  pour  la  juste  satisfaction  finale  de 
nos  divers  besoins.  L'expérience  a  déjà  trop  démontré  que, 
sans  cette  règle  indispensable,  l'esprit  suivrait  presque  toujours 
sa  pente  involontaire  vers  les  spéculations  oiseuses  ou  chimé- 
riques, qui  sont  en  même  temps  les  plus  nombreuses  et  les 
plus  faciles.  Mais,  dans  son  élaboration  quelconque  de  chaque 
sujet  ainsi  proposé,  l'esprit  doit  rester  seul  juge,  soit  de  la  con- 
venance des  moyens,  soit  de  la  réalité  des  résultats.  C'est  uni- 
quement à  lui  qu'il  appartient  d'apprécier  ce  qui  esl  pour  pré- 


20  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

voir  ee  qui  sera,  et  de  découvrir  les  procédés  d'amélioration. 
En  un  mot,  l'esprit  doit  toujours  être  le  ministre  du  cœur 
et  jamais  son  esclave.  Telles  sont  les  conditions  corrélatives  de 
l'harmonie  finale  instituée  par  le  principe  positif.  On  doit  peu 
craindre  qu'elles  soient  gravement  troublée»,  puisque  les  deux 
éléments  de  ce  grand  équilibre  se  trouveront  bientôt  disposés 
naturellement  à  le  maintenir,  comme  également  favorable  à 
chacun  d'eux.  Les  habitudes  insurrectionnelles  de  la  raison  mo- 
derne n 'autorisent  point  à  lui  supposer  un  caractère  indéfini- 
ment révolutionnaire ,  une  fois  que  ses  légitimes  réclamations 
se  trouveront  largement  satisfaites.  D'ailleurs,  au  besoin,  les 
moyens  ne  manqueraient  pas  au  nouveau  régime  pour  réprimer 
assez  des  prétentions  subversives,  ainsi  que  j 'aurai  bientôt  Toc* 
casion  de  le  faire  sentir.  D'un  autre  côté,  la  nouvelle  domination 
du  cœur  ne  saurait  jamais  devenir,  comme  l'ancienne,  sérieu- 
sement hostile  envers  l'esprit.  Car,  le  véritable  amour  demande 
toujours  à  s'éclairer  sur  les  moyens  réels  d'atteindre  le  but 
qu'il  poursuit  :  le  règne  du  vrai  sentiment  doit  être  habituel- 
lement aussi  favorable  à  la  saine  raison  qu'à  la  sage  activité. 

Voilà  comment  une  doctrine,  qui  ne  comporte  pas  plus  l'hy- 
pocrisie que  l'oppression,  vient  aujourd'hui,  en  résultat  général 
des  diverses  évolutions  antérieures',  régénérer  à  la  fois  l'ordre 
public  et  l'ordre  privé ,  de  plus  en  plus  compromis  par  une  si- 
tuation radicalement  anarchique.  Elle  rallie  à  jamais  la  vraie 
philosophie  et  la  saine  politique  sous  un  même  principe  fonda- 
mental, non  moins  susceptible  d'être  senti  que  d'être  démontré, 
et  qui  est  autant  propre  à  tout  systématiser  qu'à  tout  régir.  Ge 
grand  dogme  positiviste  de  l'universelle  prépondérance  du  cœur 
sur  l'esprit  sera  d'ailleurs  représenté,  dans  la  cinquième  partie 
de  ce  Discours,  comme  aussi  capable  d'aptitude  esthétique  que 
de  puissance  philosophique  et  d'efficacité  sociale.  On  achèvera 
ainsi  de  comprendre  la  possibilité  de  tout  concentrer  désormais 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE  PARTIE.  21 

autour  d'un  principe  unique,  à  la  fois  moral,  rationnel  et 
poétique,  seul  propre  à  terminer  réellement  la  plus  profonde 
révolution  de  l'humanité.  Chacun  peut  déjà  constater  ici  que 
la  force,  essentiellement  moderne,  de  la  démonstration,  encore 
restée,  à  tant  d'égards,  dissolvante,  se  sanctifie  nécessaire- 
ment, lors  de  sa  pleine  maturité,  en  recevant  irrévocablement, 
de  la  nouvelle  impulsion  générale,  une  importante  destination 
organique,  qu'un  prochain  avenir  développera  beaucoup.  Je 
puis  donc,  sans  aucune  exagération,  conclure,  de  l'ensemble 
des  indications  précédentes,  que,  malgré  son  origine  purement 
théorique,  désormais  le  positivisme  convient  autant  aux  âmes 
tendres  qu'aux  esprits  méditatifs  et  aux  caractères  énergiques. 

Ayant  ainsi  déterminé  la  nature  et  le  principe  de  la  systé- 
matisation totale  que  doivent  maintenant  construire  les  vrais 
philosophes,  il  me  reste  à  en  caractériser  la  marche  nécessaire 
et  ensuite  le  nœud  fondamental. 

Quoique  cette  construction  ne  puisse  convenir  à  sa  destina- 
tion qu'en  embrassant  l'ensemble  de  son  triple  domaine,  spécu- 
latif, affectif,  et  actif,  ses  trois  parties  essentielles  ne  sauraient 
pourtant  s'accomplir  à  la  fois,  sans  que  néanmoins  leur  inévi- 
table succession  altère  aucunement  leur  solidarité  spontanée, 
puisqu'elle  résulte,  au  contraire,  d'une  juste  appréciation  de 
leur  mutuelle  dépendance.  Il  importe  de  reconnaître,  en  effet, 
que  les  pensées  doivent  être  systématisées  avant  les  sentiments, 
et  ceux-ci  avant  les  actes.  C'est  sans  doute  par  l'instinct  con- 
fus de  cet  ordre  nécessaire  que  les  philosophes  avaient  jus- 
qu'ici borné  à  la  seule  existence  contemplative  le  domaine  gé- 
néral de  la  systématisation  humaine. 

L'inévitable  obligation  de  coordonner  avant  tout  les  idées 
ne  résulte  pas  seulement  de  ce  que  leur  liaison  est  plus  facile 
et  comporte  plus  de  perfection,  de  manière  à  constituer  une 
utile  préparation  logique  au  reste  de  la  grande  synthèse.  En 


22  SYSTÈME  DE  POLITIQUE   POSITIVE. 

creusant  davantage  ce  sujet,  on  découvre  un  motif  plus  décisif 
et  moins  saillant,  qui  représente  ce  préambule,  pourvu  qu'il 
soit  complet,  comme  la  base  nécessaire  de  l'ensemble  de  la 
construction,  qui  heureusement  ne  peut  plus  offrir  ensuite  au- 
cune difficulté  du  premier  ordre,  du  moins  en  s'y  bornant  avec 
sagesse  au  degré  de  coordination  qu'exige  réellement  sa  desti- 
nation finale. 

Cette  importance  prépondérante  de  la  simple  systématisation 
intellectuelle  semble  d'abord  contraire  à  la  faible  énergie  des 
fonctions  correspondantes  dans  l'économie  totale  de  notre  véri- 
table nature,  où  le  sentiment  et  l'activité  contribuent  certaine- 
ment beaucoup  plus  que  la  pure  raison  à  chaque  résultat  ha- 
bituel. Si  l'on  tente  de  résoudre  cette  sorte  de  paradoxe,  on 
est  conduit  à  discerner  enfin  en  quoi  consiste  le  nœud  fonda- 
mental du  grand  problème  de  l'unité  humaine. 

En  effet,  une  telle  unité  exige  d'abord  un  principe  nécessai- 
rement subjectif,  qui  a  été  posé  ci-dessus,  dans  la  prépondé- 
rance continue  du  cœur  sur  l'esprit,  sans  laquelle  ni  l'existence 
collective,  ni  même  la  simple  existence  individuelle,  ne  com- 
porteraient aucune  harmonie  durable,  faute  d'une  impulsion 
assez  énergique  pour  faire  habituellement  converger  les  nom- 
breuses tendances,  hétérogènes  et  souvent  opposées,  d'un  or- 
ganisme aussi  complexe.  Mais  cette  indispensable  condition 
intérieure  serait  loin  de  suffire,  si,  en  même  temps,  le  monde 
extérieur  ne  nous  offrait  pas  spontanément  une  base  objective, 
indépendante  de  nous,  dans  l'ordre  général  des  divers  phéno- 
mènes qui  régissent  l'humanité,  et  dont  l'évidente  prépondé- 
rance peut  permettre  au  sentiment  d'amour  de  discipliner  les 
inclinations  discordantes,  quand  l'intelligence  nous  a  dévoilé 
le  véritable  ensemble  de  notre  destinée.  Telle  est  la  principale 
mission  de  l'esprit,  dignement  consacré  désormais  au  service 
du  cœur  par  la  théorie  positive  de  la  systématisation  humaine. 


DISCOURS   PRÉLIMINAIRE.    —   PREMIÈRE   PARTIE.  23 

Si,  au  début  de  ce  discours,  j'ai  représenté  cette  construc- 
tion comme  inévitablement  insuffisante,  et  même  chimérique, 
tant  qu'elle  resterait  partielle,  je  dois  maintenant  ajouter, 
pour  compléter  le  grand  programme  philosophique,  qu'elle  ne 
doit  pas  davantage  rester  isolée,  et  même  que  l'harmonie  sub- 
jective serait  impossible  sans  un  lien  objectif.  D'abord,  cette 
coordination  purement  intérieure,  en  la  supposant  accomplie  à 
part,  ne  comporterait  évidemment  presque  aucune  efficacité 
habituelle  pour  notre  vrai  bonheur  privé  ou  public,  qui  dépend 
beaucoup  des  relations  de  chacun  de  nous  avec  l'ensemble  des 
êtres  réels.  Mais,  en  outre,  par  l'extrême  imperfection  de  notre 
nature,  les  tendances  discordantes  de  Tégoïsme  fondamental 
sont  en  elles-mêmes  tellement  supérieures  aux  dispositions 
sympathiques  de  la  sociabilité,  que  celles-ci  ne  pourraient  jamais 
prévaloir  sans  le  point  d'appui  qu'elles  trouvent  dans  une  éco- 
nomie extérieure  qui  nécessairement  provoque  leur  essor  con- 
tinu, tandis  qu'elle  comprime  l'ascendant  de  leurs  antago- 
nistes* 

Pour  apprécier  assez  cette  réaction  indispensable,  il  faut 
concevoir  cet  ordre  extérieur  comme  embrassant,  avec  le 
monde  proprement  dit,  l'ensemble  de  nos  propres  phénomènes, 
qui,  quoique  les  plus  modifiables  de  tous,  sont  néanmoins  assu- 
jettis aussi  à  d'invariables  lois  naturelles,  principal  objet  de  nos 
contemplations  positives.  Or  nos  affections  bienveillantes  se 
trouvent  spontanément  conformes  à  celles  de  ces  lois  qui  ré- 
gissent directement  la  sociabilité,  et  nous  disposent  d'ailleurs  à 
respecter  toutes  les  autres,  aussitôt  que  notre  intelligence  en 
a  découvert  l'empire.  L'harmonie  affective,  même  privée,  et 
surtout  publique,  n'est  donc  possible  que  par  l'évidente  néces- 
sité de  subordonner  l'existence  humaine  à  cet  ascendant  exté- 
rieur qui  seul  rend  disciplinaires  nos  instincts  égoïstes,  dont 
la  prépondérance  neutraliserait  aisément  nos  impulsions  sym- 


24  SYSTÈME  DE   POLITIQUE  POSITIVE. 

pathiques,  si  celles-ci  ne  trouvaient  en  dehors  cet  appui  fonda- 
mental, que  la  raison  peut  seule  mettre  au  service  du  senti- 
ment pour  régler  l'activité. 

C'est  ainsi  que  la  systématisation  intellectuelle,  essentielle- 
ment relative  à  ce  grand  spectacle  naturel,  acquiert  nécessaire- 
ment une  importance  très-supérieure  à  ses  propres  exigences 
théoriques,  ordinairement  si  faibles ,  même  chez  les  plus  con- 
templatifs. En  ce  sens ,  la  synthèse  spéculative  résout  aussitôt 
la  principale  difficulté  que  présente  la  synthèse  affective,  en 
associant  à  nos  meilleures  impulsions  intérieures  une  puissante 
stimulation  extérieure,  qui  leur  permet  de  contenir  assez  nos 
penchants  discordants  pour  établir  l'harmonie  habituelle 
qu'elles  poursuivent  toujours,  mais  qu'elles  ne  pourraient  ja- 
mais réaliser  sans  un  tel  secours  continu.  On  sait  d'ailleurs  que 
cette  conception  générale  de  l'ordre  naturel  constitue  directe- 
ment la  base  indispensable  de  toute  systématisation  réelle  des 
actes  humains,  qui  ne  comportent  d'efficacité  qu'en  vertu  de 
leur  conformité  permanente  à  l'ensemble  de  cette  irrésistible 
économie  :  cette  partie  de  notre  grande  démonstration  se  trouve 
aujourd'hui  devenue  si  familière  que  je  suis  ici  dispensé  de  l'in- 
diquer davantage.  Quand  la  synthèse  spéculative  aura  permis 
d'accomplir  la  synthèse  affective,  il  est  clair  que  la  synthèse  ac- 
tive ne  pourra  plus  offrir  de  nouvelles  difficultés  majeures, 
puisque  l'unité  d'impulsion  achèvera  d'instituer  une  unité 
d'action  déjà  préparée  par  l'unité  de  conception.  Voilà  com- 
ment toute  la  systématisation  humaine  dépend  finalement  de  la 
simple  coordination  mentale ,  qui  doit  d'abord  sembler  en 
elle-même  si  peu  décisive. 

A  don  principe  subjectif,  la  prépondérance  du  sentiment, 
le  positivisme  associe  donc  une  base  objective,  l'immuable  né- 
cessité extérieure,  qui  seule  permet  réellement  de  subordonner 
à  la  sociabilité  l'ensemble  de  notre  existence.  La  supériorité  de 


DISCOURS   PRÉLIMINAIRE.    —  PREMIÈRE   PARTIE.  25 

la  nouvelle  systématisation  sur  l'ancienne  est  encore  plus  évi- 
dente sous  ce  second  aspect  que  sous  le  premier.  Car,  ce  lien 
objectif  ne  résultait,  dans  le  théologisme,  que  de  la  croyance 
spontanée  aux  volontés  surnaturelles.  Or,  quelque  réalité  qu'on 
attribuât  alors  à  cette  fiction,  sa  source  restait  pourtant  sub- 
jective en  effet,  ce  qui  devait  rendre  fort  confuse  et  très-mo- 
bile son  efficacité  habituelle.  La  discipline  correspondante  ne 
pouvait  être  comparable,  ni  en  évidence,  ni  en  énergie,  ni  en 
stabilité,  à  celle  que  comporte  la  notion  continue  d'un  ordre 
vraiment  extérieur,  confirmé,  malgré  nous,  par  toute  notre 
existence* 

Ce  dogme  fondamental  du  positivisme  doit  être  conçu,  non 
comme  le  produit  instantané  d'une  inspiration  générale,  mais 
comme  le  résultat  graduel  d'une  immense  élaboration  spéciale, 
qui  a  commencé  avec  le  premier  exercice  de  la  raison  humaine, 
et  qui  est  à  peine  achevée  aujourd'hui  chez  ses  organes  les  plus 
avancés.  Il  constitue  la  plus  précieuse  acquisition  intellectuelle 
de  l'ensemble  de  l'humanité,  préparant  avec  effort,  pendant  sa 
longue  enfance,  le  seul  régime  qni  convienne  finalement  à  sa 
vraie  nature.  Dans  tous  les  cas  fondamentaux,  il  n'est  réelle- 
ment démontrable  que  par  l'observation,  sauf  l'extension  par 
analogie.  Jamais  il  ne  comporte  de  preuves  déductives  qu'envers 
les  phénomènes  évidemment  composés  de  ceux  où  il  est  déjà 
constaté.  C'est  ainsi,  par  exemple,  que  nous  sommes  logique- 
ment autorisés  à  admettre,  en  général,  des  lois  météorolo- 
giques, quoique  la  plupart  soient  encore  ignorées,  et  doivent 
peut-être  rester  toujours  inconnues  :  car,  de  tels  événements 
ne  résultent  certainement  que  d'un  concours  d'influences  natu- 
relles, astronomiques,  physiques,  chimiques,  etc.,  dont  cha- 
cune a  été  reconnue  assujettie  à  un  ordre  invariable.  Mais, 
envers  tous  les  phénomènes  vraiment  irréductibles  à  d'autres, 
une  induction  spéciale  peut  seule  déterminer,  à  cet  égard, 


26  SYSTÈME  DE   POLITIQUE   POSITIVE. 

notre  conviction  :  comment  pourrait  être  déduit  un  principe 
nécessairement  destiné  à  fournir  la  base  tacite  de  toute  dé- 
duction réelle?  Voilà  pourquoi  ce  dogme,  si  étranger  à  notre 
régime  initial,  a  exigé  une  si  longue  préparation,  dont  les  plus 
éminents  penseurs  ne  pouvaient  eux-mêmes  se  dispenser.  Quand 
les  conceptions  métaphysiques  ont  semblé  anticiper  à  ce  sujet 
sur  les  vérifications  indispensables,  leur  efficacité  n'est  résultée, 
au  fond,  que  de  leur  aptitude  provisoire  à  généraliser,  d'une 
manière  plus  ou  moins  confuse,  les  analogies  spontanément 
suscitées  par  la  découverte  effective  des  lois  naturelles  envers 
les  plus  simples  phénomènes.  Ces  anticipations  dogmatiques 
sont  même  restées  toujours  fort  équivoques,  et  surtout  très- 
stériles,  tant  qu'elles  n'ont  pu  se  rattacher  à  aucune  ébauche 
spéciale  de  théorie  vraiment  positive.  Aussi,  malgré  la  puis- 
sance apparente  de  telles  argumentations,  si  familières  à  la 
raison  moderne,  le  vrai  sentiment  de  l'ordre  extérieur  se 
trouve-t-il  encore  profondément  insuffisant  chez  les  meilleurs 
esprits,  faute  d'une  convenable  vérification  envers  les  phéno- 
mènes les  plus  compliqués  et  les  plus  importants,  sauf  le 
très-petit  nombre  des  penseurs  qui  admettent  déjà  comme  défini- 
tive ma  découverte  fondamentale  des  principales  lois  sociologi- 
ques. L'incertitude  qui  subsiste  ainsi  pour  une  étude  intime- 
ment liée  à  toutes  les  autres,  exerce  d'ailleurs  sur  celles-ci  une 
ténébreuse  réaction,  qui  altère  gravement  la  notion  de  l'inva- 
riabilité jusque  dans  les  plus  simples  sujets  ;  comme  le  té- 
moigne, par  exemple,  l'aberration  radicale  de  presque  tous 
les  géomètres  actuels  quant  au  prétendu  calcul  des  chances,  où 
l'on  suppose  nécessairement  que  les  faits  correspondants  ne 
suivent  aucune  loi.  Ce  grand  dogme  ne  pouvait  donc  être,  en 
un  cas  quelconque,  solidement  établi  qu'autaut  que  sa  vérifi- 
cation spéciale  s'étendait  à  toutes  les  catégories  essentielles  de 
phénomènes  élémentaires.  Mais  cette  difficile  condition  se  trou- 


DISCOURS   PRÉLIMINAIRE.    —   PREMIÈRE  PARTIE.  27 

vant  assez  remplie  aujourd'hui,  chez  les  penseurs  vraiment  au 
niveau  de  leur  siècle,  nous  pouvons  enfin  constituer  directe- 
ment l'unité  humaine  sur  cette  base  objective,  désormais 
inébranlable  :  tous  les  événements  réels,  y  compris  ceux  de 
notre  propre  existence  individuelle  et  collective,  sont  toujours 
assujettis  à  des  relations  naturelles  de  succession  et  de  simili- 
tude, essentiellement  indépendantes  de  notre  intervention. 

Tel  est  donc  le  fondement  extérieur  de  la  grande  synthèse, 
aussi  bien  affective  et  active  que  purement  spéculative,  con- 
stamment relative  à  cet  ordre  immuable.  Son  appréciation 
réelle  constitue  le  principal  objet  de  nos  contemplations,  sa 
prépondérance  nécessaire  règle  l'essor  général  de  nos  senti- 
ments, et  son  amélioration  graduelle  détermine  le  but  continu 
de  nos  actions.  Pour  en  mieux  saisir  l'influence,  il  suffirait  de 
supposer  un  moment  sa  cessation  effective  :  alors  notre  intelli- 
gence se  consumerait  en  divagations  effrénées,  bientôt  suivies 
d'une  incurable  torpeur;  nos  meilleurs  penchants  ne  contien- 
draient plus  l'ascendant  spontané  des  moins  nobles  instincts  ; 
et  notre  activité  n'aboutirait  qu'à  une  incohérente  agitation. 
Quoique  cet  ordre  ait  été  longtemps  ignoré,  son  inévitable  em- 
pire n'en  a  par  moins  tendu  toujours  à  régler,  à  notre  insu, 
toute  notre  existence,  d'abord  active,  et  par  suite  contempla- 
tive ou  même  affective.  A  mesure  que  nous  l'avons  connu,  nos 
conceptions  sont  devenues  moins  vagues,  nos  inclinations  moins 
capricieuses,  et  notre  conduite  moins  arbitraire.  Depuis  que 
nous  en  saisissons  l'ensemble,  il  tend  à  régulariser,  en  tous 
genres,  la  sagesse  humaine,  en  représentant  toujours  notre 
économie  artificielle  comme  un  judicieux  prolongement  de 
cette  irrésistible  économie  naturelle,  qu'il  faut  d'abord  étudier 
et  respecter  pour  parvenir  à  l'améliorer.  Môme  en  ce  qu'il  nous 
offre  de  vraiment  fatal,  c'est-à-dire  d'immodiûable,  cet  ordre 
extérieur  est  indispensable  à  la  direction  de  notre  existence, 


28  SYSTÈME  DE   POLITIQUE   POSITIVE. 

malgré  les  superficielles  récriminations  de  tant  d'orgueilleuses 
intelligences.  Si,  par  exemple,  on  suppose  l'homme  soustrait 
à  la  nécessité  de  résider  sur  la  terre,  et  libre  de  changer  à  vo- 
lonté son  séjour  planétaire,  toute  notion  de  société  se  trouve 
aussitôt  détruite  par  les  tendances  vagabondes  et  inconciliables 
auxquelles  se  livreraient  ainsi  les  diverses  individualités.  L'ir- 
résolution et  l'inconséquence,  inhérentes  à  la  multiplicité  et 
à  la  médiocrité  de  nos  penchants,  ne  nous  permettent  une  con- 
duite suivie  et  unanime  qu'en  vertu  de  ces  insurmontables 
exigences,  sans  lesquelles  notre  chétive  raison,  malgré  ses 
vains  murmures,  ne  parviendrait  jamais  à  terminer  ses  con- 
fuses délibérations.  Impropres  à  rien  créer,  nous  ne  savons  que 
modifier  à  notre  avantage  un  ordre  essentiellement  supérieur 
à  notre  influence.  En  supposant  possible  l'indépendance  ab- 
solue, tant  rêvée  par  l'orgueil  métaphysique,  on  sent  bientôt 
que,  loin  d'améliorer  notre  destinée,  elle  empêcherait  tout 
essor  réel  de  notre  existence,  même  privée.  Le  principal  arti- 
fice du  perfectionnement  humain  consiste,  au  contraire,  à 
diminuer  l'indécision,  l'inconséquence,  et  la  divergence  de  nos 
desseins  quelconques  en  rattachant  à  des  motifs  extérieurs 
celles  de  nos  habitudes  intellectuelles,  morales,  et  pratiques 
qui  émanèrent  d'abord  de  sources  purement  intérieures.  Car 
tous  les  liens  mutuels  de  nos  diverses  tendances  sont  incapables 
d'en  assurer  la  fixité,  jusqu'à  ce  qu'ils  trouvent  au  dehors  un 
point  d'appui  inaccessible  à  nos  variations  spontanées. 

Mais,  quelle  que  soit  déjà  l'heureuse  efficacité  du  dogme  posi- 
tiviste, même  en  ce  que  l'ordre  naturel  nous  offre  d'immuable, 
nous  devons  surtout  considérer  les  modifications  artificielles 
dont  cette  économie  fondamentale  est  à  tant  d'égards  suscep- 
tible, puisqu'elles  fournissent  la  principale  destination  de  toute 
notre  activité.  Les  plus  simples  de  tous  les  phénomènes,  ceux  de 
notre  existence  planétaire,  sont,  en  effet,  les  seuls  que  nous  ne 


i 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE   PARTIE.  29 

puissions  aucunement  modifier.  Quoique,  depuis  que  nous  en 
connaissons  les  lois,  nous  y  concevions  aisément  diverses 
améliorations,  notre  puissance  physique,  à  quelque  extension 
qu'elle  parvienne  jamais,  restera  toujours  incapable  d'y  rien 
changer.  C'est  à  nous,  au  contraire,  à  disposer  notre  exis- 
tence pour  subir  le  mieux  possible  ces  irrésistibles  conditions 
générales,  dont  la  simplicité  supérieure  nous  permet  des  prévi- 
sions plus  précises  et  plus  lointaines.  Leur  appréciation  posi- 
tive, de  laquelle  a  surtout  dépendu  la  longue  évolution  pré- 
paratoire de  notre  intelligence,  nous  fournira  toujours  la  source 
la  plus  nette  et  la  plus  décisive  du  vrai  sentiment  de  l'immuabi- 
lité.  Si  leur  étude  trop  exclusive  tend  encore  à  nous  pousser  au 
fatalisme,  cette  influence,  désormais  réglée  par  une  éducation 
plus  philosophique,  peut  aisément  concourir  à  notre  propre 
amélioration  morale,  en  nous  disposant  mieux  à  une  sage  rési- 
gnation envers  tous  les  maux  vraiment  insurmontables. 

Dans  tout  le  reste  de  Tordre  extérieur,  son  invariabilité  fon- 
damentale se  concilie  toujours  avec  ses  modifications  secon- 
daires. Elles  deviennent  plus  profondes  et  plus  multipliées  à 
mesure  que  la  complication  croissante  des  phénomènes  permet 
à  notre  faible  intervention  de  mieux  altérer  des  résultats  dus  au 
concours  d'influences  plus  diverses  et  plus  accessibles,  comme 
Ta  tant  expliqué  mon  Système  de  philosophie  positive.  Suivant 
l'esprit  de  ce  môme  ouvrage,  notre  intervention  acquiert  ainsi 
d'autant  plus  d'efficacité  que  les  lois  naturelles  se  rapportent 
davantage  à  notre  propre  existence,  soit  individuelle,  soit  col- 
lective. Envers  celle-ci  surtout,  les  modifications  comportent 
une  telle  extension  qu'elles  contribuent  beaucoup  à  maintenir 
encore  l'erreur  vulgaire  qui  représente  ces  phénomènes  comme 
affranchis  de  toute  règle  immuable. 

Pour  compléter  une  telle  appréciation  générale  du  dogme 
positiviste,  il  importe  d'ajouter  que  cette  aptitude  croissante 

7 


30  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

de  l'ordre  extérieur  à  subir  l'intervention  humaine  se  combine 
nécessairement  avec  son  imperfection  plus  grande,  dont  elle 
constitue  ainsi  une  sorte  de  compensation  spontanée,  très-pré- 
cieuse quoique  fort  insuffisante.  Car  ces  deux  caractères  résul- 
tent également  de  la  complication  graduelle  de  l'économie  na- 
turelle. Le  régime  astronomique  est  lui-même  très-imparfait 
malgré  sa  simplicité  supérieure,  qui  d'ailleurs  nous  rend  plus 
irrécusables  ses  divers  inconvénients,  dont  la  sommaire  considé- 
ration mérite  une  attention  sérieuse.  Quoique  nous  ne  puis- 
sions y  apporter  aucun  remède,  cette  vue  nous  préserve  d'une 
stùpide  admiration,  et  peut  utilement  concourir  à  fixer  l'atti- 
tude définitive  de  l'humanité  en  présence  des  difficultés  de  tous 
gcntos  qui  caractérisent  sa  vraie  destinée.  Surtout  elle  tend  à 
écarter  radicalement  la  vaine  recherche  du  bien  absolu,  qui 
entrave  tant  la  sage  poursuite  des  améliorations  réelles. 

Envers  tous  les  autres  phénomènes,  l'imperfection  croissante 
de  l'économie  naturelle  détermine  sans  cesse  une  active  stimu- 
lation de  toute  notre  existence  positive,  aussi  bien  morale  et 
mentale  que  purement  pratique,  en  nous  appelant  toujours  à 
soulager  des  maux  que  nous  pouvons  en  effet  adoucir  beaucoup 
par  le  judicieux  concours  de  nos  efforts  continus.  C'est  surtout 
ainsi  que  l'humanité  peut  développer  un  caractère  de  fermeté 
et  de  dignité  toujours  étranger  à  sa  longue  enfance  théolo- 
gique. Pour  quiconque  s'élève  aujourd'hui  au  vrai  point  de 
vue  de  l'avenir  social,  la  conception  de  l'homme  devenu,  sans 
scrupule  et  sans  jactance,  l'unique  arbitre,  entre  certaines 
limites,  de  l'ensemble  de  sa  destinée,  constitue  assurément  une 
notion  beaucoup  plus  satisfaisante,  à  tous  égards,  que  l'antique 
fiction  providentielle  qui  nous  supposait  toujours  passifs.  Une 
telle  appréciation  habituelle  tend  directement  à  fortifier  le  lien 
social,  où  chacun  est  ainsi  conduit  à  voir  sa  principale  ressource 
privée  contre  les  misères  générales  de  la  condition  humaine.  En 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.    —  PREMIERE  PARTIE.  31 

excitant  nos  meilleurs  sentiments,  elle  nous  fait  aussi  mieux 
saisir  l'importance  de  la  principale  culture  intellectuelle,  di- 
rigée par  là  vers  sa  véritable  destination.  Quoique  cette  heu- 
reuse influence  ait  toujours  augmenté  chez  les  modernes,  elle  a 
été  jusqu'ici  trop  restreinte  et  trop  empirique  pour  qu'on  puisse 
s'en  former  une  juste  idée,  autrement  qu'en  anticipant  sur  l'a- 
venir humain,  d'après  une  saine  théorie  historique.  Car,  notre 
art  systématique  ne  comprend  point  encore  cette  partie  de  l'é- 
conomie fondamentale  qui,  étant  à  la  fois  la  plus  modifiable  et 
la  plus  imparfaite  comme  la  plus  importante,  doit  constituer, 
à  tous  égards,  le  principal  objet  de  notre  sollicitude  perma- 
nente. L'art  médical  proprement  dit  commence  à  peine  à  sortir 
de  sa  routine  initiale.  Quant  à  l'art  social,  soit  moral,  soit  po- 
litique, il  y  demeure  tellement  plongé,  que  la  plupart  des 
hommes  d'état  contestent  même  la  possibilité  de  l'en  dégager 
jamais,  quoiqu'il  comporte  plus  qu'aucun  autre  une  systé- 
matisation réelle,  qui  permettra  seule  de  rationaliser  tout  le 
reste  de  notre  existence  pratique.  Mais  ces  vues  bornées  ne 
tiennent  aujourd'hui  qu'au  sentiment  trop  incomplet  de  la  réa- 
lité des  lois  naturelles  envers  les  plus  éminents  phénomènes. 
Quand  Tordre  fondamental  est  dignement  reconnu  dans  son 
véritable  ensemble,  la  conception  habituelle  de  l'art  devient 
nécessairement  aussi  étendue  et  aussi  homogène  que  celle  de  la 
science  ;  aucun  bon  esprit  ne  peut  alors  contester  que  notre 
existence  sociale  constitue  désormais  le  principal  domaine  de 
tous  deux. 

Le  service  général  de  l'intelligence  envers  la  sociabilité  ne  se 
borne  donc  pas  à  lui  faire  connaître  l'économie  naturelle  dont 
elle  doit  accepter  l'inévitable  empire.  Pour  que  cette  détermi- 
nation théorique  puisse  guider  notre  activité,  il  y  faut  joindre 
l'exacte  appréciation  des  diverses  limites  de  variation  propres  à 
cet  ordre  extérieur,  et  aussi  celle  de  ses  principales  imperfec- 


32  SYSTÈME  DE   POLITIQUE  POSITIVE. 

tions  :  ces  deux  données  générales  permettent  seules  de  caracté- 
riser et  de  circonscrire  notre  sage  intervention.  La  critique  po- 
sitive de  la  nature  constituera  donc  toujours  une  importante 
attribution  de  la  saine  philosophie,  quoique  l'intention  anti- 
théologique  qui  l'inspira  d'abord  ait  déjà  cessé  d'offrir  aucun 
intérêt  majeur,  par  suite  même  de  son  irrévocable  efficacité. 
Sans  s'occuper  d'une  lutte  quelconque,  on  concevra  désormais 
un  tel  examen  comme  destiné  à  mieux  poser  l'ensemble  de  la 
question  humaine.  Il  se  lie  directement  au  but  continu  de  toute 
notre  existence  dans  le  régime  positif,  puisque  le  perfection- 
nement suppose  d'abord  l'imperfection.  Cette  connexité  géné- 
rale devient  surtout  nécessaire  envers  notre  propre  nature;  car 
la  vraie  moralité  exige  un  profond  sentiment  habituel  de  nos 
vices  spontanés. 

Toutes  ces  indications  caractérisent  assez  la  condition  fon- 
damentale d'après  laquelle  la  grande  systématisation  humaine, 
sans  cesser  d'être  essentiellement  affective  par  son  principe 
subjectif,  doit  finalement  dépendre  d'une  opération  spécu- 
lative, seule  capable  de  lui  fournir  une  base  objective,  en  la 
liant  à  l'ensemble  de  l'économie  extérieure  dont  l'humanité 
subit  et  modifie  l'empire.  Malgré  les  difficultés  propres  à  une 
telle  explication,  elle  suffit  au  but  de  ce  discours,  simple 
-prélude  d'un  traité  complet.  Elle  fait  directement  apprécier 
le  nœud  essentiel  de  la  synthèse  positiviste,  comme  consis- 
tant à  découvrir  la  vraie  théorie  de  l'évolution  humaine,  à  la 
fois  individuelle  et  collective.  Car,  toute  ébauche  décisive  sur  ce 
sujet  final  complète  aussitôt  la  notion  générale  de  l'ordre  na- 
turel, et  l'érigé  nécessairement  en  dogme  fondamental  d'uno 
systématisation  universelle,  graduellement  préparée  par  l'en- 
semble du  mouvement  moderne.  Le  concours  spontané  des 
travaux  scientifiques  propres  aux  trois  derniers  siècles  ne  lais- 
sait, à  cet  égard,  de  lacune  capitale  qu'envers  les  phénomènes 


DISCOURS   PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE  PARTIE.  33 

moraux  et  surtout  sociaux.  En  y  démontrant  aussi  l'existence 
de  lois  invariables,  par  une  première  coordination  totale  du 
passé  humain,  la  raison  moderne  termine  sa  laborieuse  initia- 
tion, et  dès  lors  elle  construit  son  régime  final,  en  s'élevant 
ainsi  au  seul  point  de  vue  qui  puisse  tout  embrasser. 

Tel  fut  le  double  but  de  l'élaboration  fondamentale  par  la- 
quelle, de  l'aveu  des  principaux  penseurs  actuels,  j'ai  complété 
et  coordonné  l'ensemble  de  la  philosophie  naturelle,  en  établis- 
sant la  loi  générale  de  l'évolution  humaine,  tant  sociale  qu'in- 
tellectuelle. Je  ne  dois  pas  revenir  ici  sur  cette  grande  loi,  qui 
déjà  n'est  plus  contestée,  et  qui  d'ailleurs  trouvera  sa  place 
dogmatique  dans  le  troisième  volume  de  ce  nouveau  traité.  Elle 
proclame,  comme  on  sait,  le  passage  nécessaire  de  toutes  nos 
spéculations  quelconques  par  trois  états  successifs  :  d'abord, 
l'état  théologique,  où  dominent  franchement  des  fictions  spon- 
tanées, qui  ne  comportent  aucune  preuve  ;  ensuite,  l'état  mé- 
taphysique, que  caractérise  surtout  la  prépondérance  habituelle 
des  abstractions  personnifiées  ou  entités;  et  enfin,  l'état  po- 
sitif, toujours  fondé  sur  une  exacte  appréciation  de  la  réalité 
extérieure.  Le  premier  régime,  quoique  purement  provisoire, 
constitue  partout  notre  unique  point  de  départ;  le  troisième, 
seul  définitif,  représente  notre  existence  normale;  quant  au  se- 
cond, il  ne  comporte  qu'une  influence  modificatrice  ou  plutôt 
dissolvante,  qui  le  destine  seulement  à  diriger  la  transition  de 
l'une  à  l'autre  constitution.  Tout  commence,  en  effet,  sous 
l'inspiration  théologique,  pour  aboutir  à  la  démonstration  po- 
sitive, en  passant  par  l'argumentation  métaphysique.  C'est  ainsi 
qu'une  même  loi  générale  nous  permet  désormais  d'embrasser 
à  la  fois  le  passé,  le  présent,  et  l'avenir  de  l'humanité. 

A  cette  loi  de  filiation,  mon  Système  de  philosophie  positives 
toujours  associé  la  loi  de  classement  dont  l'application  dynamique 
fournit  le  second  élément  indispensable  de  ma  théorie  d'évo- 


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tUu  An*  n  *.ttHt.Urtit  priwiftnux  de  Iftetivit/;  humaine,  d'abord 
*nti*\utrnuU't  HtmiM  At'hutiif,  et  "filin  industrielle.  Leur so- 
\\iUi\M'  naturelle  ,i\tv>.  lu  \trh\in\u\(irtiUiM  respective  de  l'esprit 
tMolo|/l'|Uf!,  d«  l'esprit  ni/»lnpliy»w|iief  et  de  l'esprit  positif, 
'iftpl)f|ii'<  miMllAl  lYnwmlde  du  pu*»/?,  en  systématisant  sans  ef- 


DISCOUHS  PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE  PARTIE.  35 

fort  la  seule  conception  historique  qui  soit  spontanément  sanc- 
tionnée par  la  raison  publique,  c'est-à-dire  la  distinction  gé- 
nérale entre  l'antiquité,  le  moyen  âge,  et  l'état  moderne. 

Pour  fonder  enfin  la  vraie  science  sociale,  il  suffisait  donc 
d'établir  irrévocablement  cette  théorie  d'évolution,  en  combi- 
nant, avec  la  loi  dynamique  qui  la  caractérise,  d'abord  le  prin- 
cipe statique  qui  la  consolide,  et  ensuite  l'extension  temporelle 
qui  la  complète.  Cette  fondation  décisive  achève  de  constituer 
l'ensemble  de  la  philosophie  naturelle,  en  écartant  à  jamais  la 
distinction  provisoire  qui,  depuis  Aristote  et  Platon,  la  séparait 
profondément  de  la  philosophie  morale.  L'esprit  positif,  si 
longtemps  borné  aux  plus  simples  phénomènes  inorganiques, 
termine  alors  sa  difficile  initiation,  en  s'étendant  jusqu'aux 
spéculations  les  plus  compliquées  et  les  plus  importantes,  désor- 
mais affranchies  de  tout  régime  théologique  ou  métaphysique. 
Toutes  nos  conceptions  réelles  étant  ainsi  devenues  homogènes, 
l'unité  spéculative  tend  aussitôt  à  s'établir  spontanément,  de 
manière  à  fournir  une  solide  base  objective  à  la  systématisation 
totale  qui  constitue  le  but  caractéristique  de  la  vraie  philoso- 
phie, jusqu'ici  restée  impossible  faute  d'éléments  suffisants. 

On  sentira  comment  la  principale  difficulté  de  cette  synthèse 
définitive,  consistait,  j'ose  le  dire,  dans  la  découverte  de  ma 
théorie  fondamentale  de  l'évolution  humaine,  si  l'on  considère 
qu'une  telle  théorie,  en  même  temps  qu'elle  complète  et  coor- 
donne  cette  base  objective,  la  subordonne  spontanément  au 
principe  subjectif,  qui  doit  toujours  diriger  l'ensemble  de  la 
construction  philosophique.  En  appréciant  ainsi  l'ordre  uni- 
versel, l'intelligence,  trop  fière  d'un  office  indispensable  qu'elle 
seule  peut  remplir,  est  souvent  disposée  à  méconnaître  sa  des- 
tination nécessaire  au  service  continu  de  la  sociabilité;  elle 
tend  à  suivre  librement  sa  pente  naturelle  vers  les  divagations 
spéculatives,  tant  fortifiées  aujourd'hui  par  les  habitudes  em- 


36  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

piriques  propres  à  l'essor  préliminaire  des  spécialités  positives. 
Il  faut  donc  que  l'inspiration  subjective  la  ramène  sans  cesse  à 
sa  vraie  vocation,  en  empêchant  ses  contemplations  de  prendre 
un  caractère  absolu  et  mne  extension  illimitée,  qui  reprodui- 
raient, sous  la  forme  scientifique,  les  principaux  inconvénients 
du  régime  théologico-métaphysique.  L'univers  doit  être  étudié, 
non  pour  lui-même,  mais  pour  l'homme,  ou  plutôt  pour  l'hu- 
manité. Tout  autre  dessein  serait,  au  fond,  aussi  peu  rationnel 
que  peu  moral.  Car,  c'est  seulement  en  tant  que  subjectives, 
et  jamais  comme  purement  objectives,  que  nos  spéculations 
réelles  peuvent  être  vraiment  satisfaisantes,  quand  elles  se  bor- 
nent à  découvrir,  dans  l'économie  extérieure,  les  lois  qui, 
d'une  manière  plus  ou  moins  directe,  influent  en  effet  sur  nos 
destinées.  Hors  de  ce  domaine,  déterminé  par  la  sociabilité, 
nos  connaissances  resteront  toujours  autant  imparfaites  qu'oi- 
seuses, même  envers  les  plus  simples  phénomènes,  témoin  l'as- 
tronomie. Sans  cette  constante  prépondérance  du  sentiment, 
l'esprit  positif  retournerait  bientôt  aux  prédilections  spontanées 
de  sa  longue  enfance,  pour  les  contemplations  les  plus  éloignées 
de  l'homme,  qui  sont  aussi  les  plus  faciles.  Tant  que  son  ini- 
tiation est  restée  incomplète,  cette  tendance  naturelle  à  pour- 
suivre indistinctement  toutes  les  recherches  vraiment  accessibles, 
a  pu  se  justifier  par  l'efficacité  logique  que  comportaient  la  plu- 
part de  celles  qui  étaient  dépourvues  de  toute  utilité  scienti- 
fique. Mais,  depuis  que  la  méthode  positive  est  assez  développée 
pour  devoir  être  directement  vouée  à  sa  véritable  destination, 
ces  exercices  oiseux  prolongent  vicieusement  le  régime  prélimi- 
naire. Cette  vague  anarchie  spéculative  prend  même  un  carac- 
tère de  plus  en  plus  rétrograde,  en  tendant  à  détruire  les  prin- 
cipaux résultats  obtenus  par  l'esprit  de  détail,  tant  qu'il 
demeura  vraiment  progressif. 
La  construction  de  la  base  objective  indispensable  à  la  grande 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.    —   PREMIÈRE   PARTIE.  37 

synthèse  humaine  suscite  donc  une  difficulté  très-grave,  pour 
y  concilier  la  liberté  habituelle,  sans  laquelle  l'intelligence  n'y 
pourrait  procéder  convenablement,  avec  la  discipline  continue 
qu'exige  sa  tendance  spontanée  aux  divagations  indéfinies.  Cette 
conciliation  était  essentiellement  impossible,  tant  que  l'étude  de 
l'ordre  naturel  ne  s'étendait  point  jusqu'aux  lois  sociologiques. 
Mais,  aussitôt  que  l'esprit  positif  embrasse  réellement  cette  at- 
tribution finale,  la  suprématie  nécessaire  de  telles  spéculations 
le  soumet  sans  effort  au  joug  légitime  du  sentiment.  Dans  sa 
marche  générale  du  dehors  au  dedans,  l'appréciation  objective 
vient  alors  se  rattacher  spontanément  à  l'impulsion  subjective, 
dont  elle  avait  si  longtemps  entravé  l'empire  fondamental.  Au- 
cun véritable  penseur  ne  peut  plus  refuser  d'admettre  les  dé- 
monstrations décisives  qui,  môme  sous  le  simple  aspect  spécu- 
latif, établissent  désormais  la  prépondérance  logique  et  scien- 
tifique du  point  de  vue  social,  comme  seul  lien  possible  de 
toutes  nos  contemplations  réelles.  Son  ascendant  nécessaire  ne 
saurait  jamais  devenir  oppressif  envers  les  autres  études  posi- 
tives qui  constitueront  toujours,  soit  pour  la  méthode,  soit 
pour  la  doctrine,  le  préambule  indispensable  de  cette  science 
finale.  Ce  régime  définitif  imprime,  au  contraire,  à  chaque 
science  préparatoire,  à  la  fois  une  consécration  précieuse  et 
une  féconde  stimulation,  en  la  liant  directement  à  l'ensemble 
de  l'humanité. 

Tel  est  le  mode  naturel  suivant  lequel,  comme  je  l'annonçais 
au  début  de  ce  discours,  l'esprit  positif  vient  aujourd'hui,  par 
la  fondation  de  la  sociologie,  se  replacer  à  jamais  sous  la  juste 
domination  du  coeur,  de  manière  à  permettre  enfin  la  systéma- 
tisation totale,  d'après  la  subordination  continue  de  la  base  ob- 
jective envers  le  principe  subjectif.  En  dissipant  sans  retour 
l'antagonisme  exceptionnel  qui,  depuis  la  fin  du  moyen  âge, 
dut  se  développer  entre  la  raison  et  le  sentiment,  cette  opéra- 


38  SYSTÈME  DE   POLITIQUE   POSITIVE. 

tion  philosophique  appelle  immédiatement  l'humanité  au  seul 
régime,  individuel  ou  collectif,  qui  convienne  pleinement  à  sa 
nature.  Tant  que  ces  deux  nobles  influences  sont  restées  con- 
traires, la  sociabilité  ne  pouvait  parvenir  à  modifier  profondé- 
ment l'empire  pratique  de  la  personnalité.  Mais,  malgré  leur 
faible  énergie  spontanée  dans  notre  imparfaite  organisation, 
leur  concours  intime  et  continu,  susceptible  d'un  essor  immense, 
pourra  désormais,  sans  altérer  le  caractère  essentiellement 
égoïste  de  la  vie  active,  lui  imprimer  un  degré  habituel  de  mo- 
ralité dont  le  passé  ne  saurait  fournir  aucune  idée,  vu  l'insuf- 
fisante harmonie  que  comportaient  jusqu'ici  ces  deux  modéra- 
teurs nécessaires  de  tous  nos  instincts  prépondérants. 

Je  n'aurais  point  assez  défini  la  synthèse  théorique  sur  la- 
quelle doit  reposer  toute  la  systématisation  humaine,  si  main- 
tenant je  n'indiquais  la  restriction  générale  de  cette  construc- 
tion objective  à  ce  qu'elle  offre  de  vraiment  indispensable  pour 
permettre  l'élaboration  directe  du  régime  final.  Sans  une  telle 
appréciation,  l'intelligence,  entraînée  par  ses  habitudes  ac- 
tuelles d'orgueilleuse  divagation,  tendrait  à  exagérer  son  office 
nécessaire,  de  manière  à  éluder  le  joug  continu  de  la  sociabi- 
lité, en  ajournant  la  régénération  morale  et  politique  au  delà 
de  ce  qu'exige  ce  préambule  philosophique.  Cette  dernière  dé- 
termination manifestera  une  nouvelle  propriété  de  ma  théorie 
d'évolution,  ainsi  représentée  comme  plaçant  déjà  la  coordina- 
tion spéculative  au  point  de  pouvoir  aujourd'hui  commencer  la 
systématisation  affective  et  même  active,  au  moins  quant  à  sa 
partie  la  plus  éminente  et  la  plus  décisive,  la  morale  propre- 
ment dite. 

Pour  restreindre  convenablement  la  construction  de  notre 
base  objective,  nous  devons  d'abord  distinguer,  dans  l'ordre 
extérieur,  deux  classes  générales  de  lois  naturelles,  les  unes 
simples  ou  abstraites,  les  autres  composées  ou  concrètes.  Mon 


DISCOURS   PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE  PARTIE.  39 

ouvrage  fondamental  a  tellement  établi  et  appliqué  cette  indis- 
pensable distinction,  désormais  incontestable,  qu'il  me  suffit 
ici  d'en  caractériser  la  source  et  l'usage. 

Elle  résulte,  en  principe,  de  ce  que  nos  études  positives  peu- 
vent toujours  concerner  ou  les  êtres  existants,  ou  seulement 
leurs  divers  phénomènes.  Quoique  les  corps  réels  ne  nous  de- 
viennent appréciables  que  par  l'ensemble  des  phénomènes  qu'ils 
nous  offrent,  nous  pouvons  contempler  abstraitement  chaque 
tarte  de  phénomènes  sous  un  aspect  commun  à  tous  les  êtres 
qui  nous  la  présentent,  ou  faire  l'examen  concret  du  groupe 
particulier  de  phénomènes  qui  caractérise  chacun  d'eux.  Dans 
ce  dernier  cas,  nous  étudions  les  différents  systèmes  d'existence  : 
dans  l'autre,  nous  déterminons  les  divers  modes  d'activité. 
L'exemple,  indiqué  ci-dessus,  des  études  météorologiques, 
constitue  le  meilleur  type  de  cette  distinction  générale  ;  car 
les  événements  qu'on  y  considère  ne  sont  jamais  que  d'évidentes 
combinaisons  de  phénomènes  astronomiques,  physiques,  chi- 
miques, biologiques,  et  même  sociaux,  dont  les  lois  propres 
comportent  et  exigent  autant  de  théories  différentes.  Si  toutes 
ces  lois  abstraites  nous  étaient  assez  connues,  la  question  con- 
crète ne  nous  offrirait  d'autre  difficulté  capitale  que  celle  de  les 
combiner  assez  pour  en  déduire  l'ordre  nécessaire  de  ces  effets 
composés,  quoiqu'une  telle  construction  me  semble  d'ailleurs 
tant  excéder  nos  faibles  facultés  déductives  que  nous  ne  pour- 
rions encore  abandonner,  à  cet  égard,  la  marche  purement 
inductive. 

D'après  une  telle  distinction,  notre  étude  fondamentale  de 
l'économie  naturelle  doit  certainement  concerner  d'abord  son 
appréciation  abstraite,  décomposée  en  autant  de  cas  généraux 
qu'il  existe  de  phénomènes  vraiment  élémentaires,  c'est-à-dire 
irréductibles  à  d'autres,  et  dès  lors  exigeant,  malgré  leur 
connexité  nécessaire,  autant  d'inductions  diverses,  sans  que 


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f,«  n,*'*,>  •/,,»/  ^7f /,i*av/,  f,  .:,../;,**/.  pr.iw.   te  manière 

frlfrl'i"f|rf»'-  rtlhtftt  t,f,  U>\   ),nlt  t/:  /|lif  /J/;j;j  fjV;st  plui  doateUI, 

'r//  />/•  /*/i  |//.i<  ttytiiut  i)ut\U\  un  ffijj.w;  4.4M2  expliquer  tous 
1'^  f/'ftJfHM  *hiiHin  /|iia  lit  iftm|f»  «t  r^ftpa^  présentent  à  nos 


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DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE   PARTIE.  41 

contemplations.  Disciplinée  par  le  vrai  sentiment,  la  raison 
moderne  saura  désormais  régler  sagement  une  curiosité  indé- 
finie, qui  consumerait  en  recherches  oiseuses  les  faibles  puis- 
sances spéculatives  d'où  l'humanité  tire  ses  plus  précieuses  res- 
sources dans  sa  lutte  si  difficile  contre  les  vices  de  Tordre  na- 
turel. La  découverte  des  principales  lois  concrètes  pourrait, 
sans  doute,  contribuer  beaucoup  à  l'amélioration  de  nos  des- 
tinées, extérieures  et  même  intérieures  ;  c'est  surtout  dans  ce 
ehamp  que  notre  avenir  scientifique  comporte  une  ample  mois- 
son, liais  leur  connaissance  n'est  nullement  indispensable  pour 
permettre  aujourd'hui  la  systématisation  totale  qui  doit  rem- 
plir, envers  le  régime  final  de  l'humanité,  l'office  fondamental 
qu'accomplit  jadis  la  coordination  théologique  envers  le  ré- 
gime initial.  Cette  inévitable  condition  n'exige  certainement  que 
la  simple  philosophie  abstraite  ;  en  sorte  que  la  régénération 
resterait  possible,  quand  même  la  philosophie  concrète  ne 
devrait  jamais  devenir  satisfaisante. 

Ainsi  réduite,  la  construction  de  l'unité  spéculative  se  trouve 
déjà  tellement  élaborée,  en  Occcident,  que  tous  les  vrais 
penseurs  qui  se  sentent  assez  sympathiques  peuvent  y  com- 
mencer, sans  aucun  délai,  la  réorganisation  morale  qui  doit  pré- 
parer et  diriger  une  véritable  réorganisation  politique.  Car  la 
théorie  d'évolution  mentionnée  ci-dessus  constitue,  sous  un 
autre  aspect,  une  systématisation  directe  de  toutes  nos  concep- 
tions abstraites  sur  l'ensemble  de  l'ordre  naturel. 

Pour  le  sentir,  il  suffit  d'envisager  nos  diverses  connaissances 
réelles  comme  composant,  au  fond,  une  science  unique,  celle 
de  l'humanité,  dont  nos  autres  spéculations  positives  sont  à 
la  fois  le  préambule  et  le  développement.  Or  son  élaboration 
directe  exige,  évidemment,  une  double  préparation  fonda- 
mentale, relative  d'abord  à  l'étude  de  notre  condition  exté- 
rieure, et  ensuite  à  celle  de  notre  nature  intérieure.  Car,  la 


3*2  SYSTÈME  DE   POLITIQUE  POSITIVE. 

tions  :  ces  deux  données  générales  permettent  seules  de  caracté- 
riser et  de  circonscrire  notre  sage  intervention.  La  critique  po- 
sitive de  la  nature  constituera  donc  toujours  une  importante 
attribution  de  la  saine  philosophie,  quoique  l'intention  anti- 
théologique  qui  l'inspira  d'abord  ait  déjà  cessé  d'offrir  aucun 
intérêt  majeur,  par  suite  même  de  son  irrévocable  efficacité. 
Sans  s'occuper  d'une  lutte  quelconque,  on  concevra  désormais 
un  tel  examen  comme  destiné  à  mieux  poser  l'ensemble  de  la 
question  humaine.  Il  se  lie  directement  au  but  continu  de  toute 
notre  existence  dans  le  régime  positif,  puisque  le  perfection- 
nement suppose  d'abord  l'imperfection.  Cette  connexité  géné- 
rale devient  surtout  nécessaire  envers  notre  propre  nature;  car 
la  vraie  moralité  exige  un  profond  sentiment  habituel  de  nos 
vices  spontanés. 

Toutes  ces  indications  caractérisent  assez  la  condition  fon- 
damentale d'après  laquelle  la  grande  systématisation  humaine, 
sans  cesser  d'être  essentiellement  affective  par  son  principe 
subjectif,  doit  finalement  dépendre  d'une  opération  spécu- 
lative, seule  capable  de  lui  fournir  une  base  objective,  en  la 
liant  à  l'ensemble  de  l'économie  extérieure  dont  l'humanité 
subit  et  modifie  l'empire.  Malgré  les  difficultés  propres  à  une 
telle  explication,  elle  suffit  au  but  de  ce  discours,  simple 
.prélude  d'un  traité  complet.  Elle  fait  directement  apprécier 
le  nœud  essentiel  de  la  synthèse  positiviste,  comme  consis- 
tant à  découvrir  la  vraie  théorie  de  l'évolution  humaine,  à  la 
fois  individuelle  et  collective.  Car,  toute  ébauche  décisive  sur  ce 
sujet  final  complète  aussitôt  la  notion  générale  de  l'ordre  na- 
turel, et  l'érigé  nécessairement  en  dogme  fondamental  d'une 
systématisation  universelle,  graduellement  préparée  par  l'en- 
semble du  mouvement  moderne.  Le  concours  spontané  des 
travaux  scientifiques  propres  aux  trois  derniers  siècles  ne  lais- 
sait, à  cet  égard,  de  lacune  capitale  qu'envers  les  phénomènes 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —   PREMIÈRE  PARTIE.  33 

moraux  et  surtout  sociaux.  En  y  démontrant  aussi  l'existence 
de  lois  invariables,  par  une  première  coordination  totale  du 
passé  humain,  la  raison  moderne  termine  sa  laborieuse  initia- 
tion, et  dès  lors  elle  construit  son  régime  final,  en  s'élevant 
ainsi  au  seul  point  de  vue  qui  puisse  tout  embrasser. 

Tel  fut  le  double  but  de  l'élaboration  fondamentale  par  la- 
quelle, de  l'aveu  dés  principaux  penseurs  actuels,  j'ai  complété 
et  coordonné  l'ensemble  de  la  philosophie  naturelle,  en  établis- 
sant la  loi  générale  de  l'évolution  humaine,  tant  sociale  qu'in- 
tellectuelle. Je  ne  dois  pas  revenir  ici  sur  cette  grande  loi,  qui 
déjà  n'est  plus  contestée,  et  qui  d'ailleurs  trouvera  sa  place 
dogmatique  dans  le  troisième  volume  de  ce  nouveau  traité.  Elle 
proclame,  comme  on  sait,  le  passage  nécessaire  de  toutes  nos 
spéculations  quelconques  par  trois  états  successifs  :  d'abord, 
l'état  théologique,  où  dominent  franchement  des  fictions  spon- 
tanées, qui  ne  comportent  aucune  preuve  ;  ensuite,  l'état  mé- 
taphysique, que  caractérise  surtout  la  prépondérance  habituelle 
des  abstractions  personnifiées  ou  entités;  et  enfin,  l'état  po- 
sitif, toujours  fondé  sur  une  exacte  appréciation  de  la  réalité 
extérieure*  Le  premier  régime,  quoique  purement  provisoire, 
constitue  partout  notre  unique  point  de  départ;  le  troisième, 
seul  définitif,  représente  notre  existence  normale;  quant  au  se- 
cond, il  ne  comporte  qu'une  influence  modificatrice  ou  plutôt 
dissolvante,  qui  le  destine  seulement  à  diriger  la  transition  de 
Tune  à  l'autre  constitution.  Tout  commence,  en  effet,  sous 
l'inspiration  théologique,  pour  aboutir  à  la  démonstration  po- 
sitive, en  passant  par  l'argumentation  métaphysique.  C'est  ainsi 
qu'une  même  loi  générale  nous  permet  désormais  d'embrasser 
à  la  fois  le  passé,  le  présent,  et  l'avenir  de  l'humanité. 

A  cette  loi  de  filiation,  mon  Système  de  philosophie  positivez 
toujours  associé  la  loi  de  classement  dont  l'application  dynamique 
fournit  le  second  élément  indispensable  de  ma  théorie  d'évo- 


34  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

lution,  on  déterminant  l'ordre  nécessaire  suivant  lequel  nos 
diverses  conceptions  participent  à  chaque  phase  successive.  On 
sait  que  cet  ordre  est  réglé  par  la  généralité  décroissante  des 
phénomènes  correspondants,  ou,  ce  qui  revient  au  môme,  par 
leur  complication  croissante  :  de  là  résulte  leur  dépendance 
spontanée  envers  tous  ceux  qui  sont  plus  simples  et  moins  spé- 
ciaux. La  hiérarchie  fondamentale  de  nos  spéculations  réelles 
consiste  ainsi  dans -leur  classement  naturel  en  six  catégories 
élémentaires  :  mathématique,  astronomique,  physique,  chi- 
mique, biologique,  et  enfin  sociologique,  dont  chacune  subit 
avant  la  suivante  les  différents  degrés  essentiels  de  l'évolution 
totale,  laquelle  ne  pourrait  offrir  qu'un  caractère  vague  et 
confus  sans  l'usage  continu  d'une  telle  classification. 

Une  théorie  formée  par  l'intime  combinaison  de  cette  loi  sta- 
tique avec  la  loi  dynamique  semble  d'abord  ne  concerner  que  le 
.  mouvement  intellectuel  de  l'humanité.  Mais  les  explications 
indiquées  ci-dessus  nous  garantissent  d'avance  son  aptitude  né- 
cessaire à  embrasser  aussi  le  développement  social,  dont  la 
marche  générale  a  dû  toujours  dépendre  de  celle  de  nos  con- 
ceptions élémentaires  sur  l'ensemble  de  l'économie  naturelle. 
La  partie  historique  de  mon  grand  ouvrage  a  démontré,  en 
effet,  la  correspondance  continue  entre  l'évolution  active  et 
l'évolution  spéculative,  dont  le  concours  naturel  devait  régler 
l'évolution  affective.  Cette  extension  décisive  de  la  théorie  fon- 
damentale exige  seulement  qu'on  y  joigne  un  dernier  complé- 
ment essentiel,  directement  relatif  à  l'essor  temporel  de  l'huma- 
nité. Il  consiste,  comme  on  sait,  dans  la  succession  nécessaire 
des  divers  caractères  principaux  de  l'activité  humaine,  d'abord 
conquérante,  ensuite  défensive,  et  enfin  industrielle.  Leur  so- 
lidarité naturelle  avec  la  prépondérance  respective  de  l'esprit 
théologique,  de  l'esprit  métaphysique,  et  de  l'esprit  positif, 
explique  aussitôt  l'ensemble  du  passé,  en  systématisant  sans  ef- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE  PARTIE.  35 

fort  la  seule  conception  historique  qui  soit  spontanément  sanc- 
tionnée par  la  raison  publique,  c'est-à-dire  la  distinction  gé- 
nérale entre  l'antiquité,  le  moyen  âge,  et  l'état  moderne. 

Pour  fonder  enfin  la  vraie  science  sociale,  il  suffisait  donc 
d'établir  irrévocablement  cette  théorie  d'évolution,  en  combi- 
nant, avec  la  loi  dynamique  qui  la  caractérise,  d'abord  le  prin- 
cipe statique  qui  la  consolide,  et  ensuite  l'extension  temporelle 
qui  la  complète.  Cette  fondation  décisive  achève  de  constituer 
l'ensemble  de  la  philosophie  naturelle,  en  écartant  à  jamais  la 
distinction  provisoire  qui,  depuis  Aristote  et  Platon,  la  séparait 
profondément  de  la  philosophie  morale.  L'esprit  positif,  si 
longtemps  borné  aux  plus  simples  phénomènes  inorganiques, 
termine  alors  sa  difficile  initiation,  en  s'étendant  jusqu'aux 
spéculations  les  plus  compliquées  et  les  plus  importantes,  désor- 
mais affranchies  de  tout  régime  théologique  ou  métaphysique. 
Toutes  nos  conceptions  réelles  étant  ainsi  devenues  homogènes, 
l'unité  spéculative  tend  aussitôt  à  s'établir  spontanément,  de 
manière  à  fournir  une  solide  base  objective  à  la  systématisation 
totale  qui  constitue  le  but  caractéristique  de  la  vraie  philoso- 
phie, jusqu'ici  restée  impossible  faute  d'éléments  suffisants. 

On  sentira  comment  la  principale  difficulté  de  cette  synthèse 
définitive,  consistait,  j'ose  le  dire,  dans  la  découverte  de  ma 
théorie  fondamentale  de  l'évolution  humaine,  si  l'on  considère 
qu'une  telle  théorie,  en  même  temps  qu'elle  complète  et  coor- 
donne cette  base  objective,  la  subordonne  spontanément  au 
principe  subjectif,  qui  doit  toujours  diriger  l'ensemble  de  la 
construction  philosophique.  En  appréciant  ainsi  Tordre  uni- 
versel, l'intelligence,  trop  fière  d'un  office  indispensable  qu'elle 
seule  peut  remplir,  est  souvent  disposée  à  méconnaître  sa  des- 
tination nécessaire  au  service  continu  de  la  sociabilité;  elle 
tend  à  suivre  librement  sa  pente  naturelle  vers  les  divagations 
spéculatives,  tant  fortifiées  aujourd'hui  par  les  habitudes  em- 


36  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

piriques  propres  à  l'essor  préliminaire  des  spécialités  positives. 
Il  faut  donc  que  l'inspiration  subjective  la  ramène  sans  cesse  à 
sa  vraie  vocation,  en  empêchant  ses  contemplations  de  prendre 
un  caractère  absolu  et  mne  extension  illimitée,  qui  reproduis 
raient,  sous  la  forme  scientifique,  les  principaux  inconvénients 
du  régime  théologico-métaphysique.  L'univers  doit  être  étudié, 
non  pouf  lui-même,  mais  pour  l'homme,  ou  plutôt  pour  l'hu- 
manité. Tout  autre  dessein  serait,  au  fond,  aussi  peu  rationnel 
que  peu  moral.  Car,  c'est  seulement  en  tant  que  subjectives, 
et  jamais  comme  purement  objectives,  que  nos  spéculations 
réelles  peuvent  être  vraiment  satisfaisantes,  quand  elles  se  bor- 
nent à  découvrir,  dans  l'économie  extérieure,  les  lois  qui, 
d'une  manière  plus  ou  moins  directe,  influent  en  effet  sur  nos 
destinées.  Hors  de  ce  domaine,  déterminé  par  la  sociabilité, 
nos  connaissances  resteront  toujours  autant  imparfaites  qu'oi- 
seuses, même  envers  les  plus  simples  phénomènes,  témoin  l'as- 
tronomie. Sans  cette  constante  prépondérance  du  sentiment, 
l'esprit  positif  retournerait  bientôt  aux  prédilections  spontanées 
de  sa  longue  enfance,  pour  les  contemplations  les  plus  éloignées 
de  l'homme,  qui  sont  aussi  les  plus  faciles.  Tant  que  son  ini- 
tiation est  restée  incomplète,  cette  tendance  naturelle  à  pour- 
suivre indistinctement  toutes  les  recherches  vraimentaccessibles, 
a  pu  se  justifier  par  l'efficacité  logique  que  comportaient  la  plu- 
part de  celles  qui  étaient  dépourvues  de  toute  utilité  scienti- 
fique. Mais,  depuis  que  la  méthode  positive  est  assez  développée 
pour  devoir  être  directement  vouée  à  sa  véritable  destination, 
ces  exercices  oiseux  prolongent  vicieusement  le  régime  prélimi- 
naire. Cette  vague  anarchie  spéculative  prend  même  un  carac- 
tère de  plus  en  plus  rétrograde,  en  tendant  à  détruire  les  prin- 
cipaux résultats  obtenus  par  l'esprit  de  détail,  tant  qu'il 
demeura  vraiment  progressif. 
La  construction  de  la  base  objective  indispensable  à  la  grande 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.    —   PREMIÈRE  PARTIE.  37 

synthèse  humaine  suscite  donc  une  difficulté  très-grave,  pour 
y  concilier  la  liberté  habituelle,  sans  laquelle  l'intelligence  n'y 
pourrait  procéder  convenablement,  avec  la  discipline  continue 
qu'exige  sa  tendance  spontanée  aux  divagations  indéfinies.  Cette 
conciliation  était  essentiellement  impossible,  tant  que  l'étude  de 
Tordre  naturel  ne  s'étendait  point  jusqu'aux  lois  sociologiques. 
Mais,  aussitôt  que  l'esprit  positif  embrasse  réellement  cette  at- 
tribution finale,  la  suprématie  nécessaire  de  telles  spéculations 
le  soumet  sans  effort  au  joug  légitime  du  sentiment.  Dans  sa 
marche  générale  du  dehors  au  dedans,  l'appréciation  objective 
vient  alors  se  rattacher  spontanément  à  l'impulsion  subjective, 
dont  elle  avait  si  longtemps  entravé  l'empire  fondamental.  Au- 
cun véritable  penseur  ne  peut  plus  refuser  d'admettre  les  dé- 
monstrations décisives  qui,  môme  sous  le  simple  aspect  spécu- 
latif, établissent  désormais  la  prépondérance  logique  et  scien- 
tifique du  point  de  vue  social,  comme  seul  lien  possible  de 
toutes  nos  contemplations  réelles.  Son  ascendant  nécessaire  ne 
saurait  jamais  devenir  oppressif  envers  les  autres  études  posi- 
tives qui  constitueront  toujours,  soit  pour  la  méthode,  soit 
pour  la  doctrine,  le  préambule  indispensable  de  cette  science 
finale.  Ce  régime  définitif  imprime,  au  contraire,  à  chaque 
science  préparatoire,  à  la  fois  une  consécration  précieuse  et 
une  féconde  stimulation,  en  la  liant  directement  a  l'ensemble 
de  l'humanité. 

Tel  est  le  mode  naturel  suivant  lequel,  comme  je  l'annonçais 
au  début  de  ce  discours,  l'esprit  positif  vient  aujourd'hui,  par 
la  fondation  de  la  sociologie,  se  replacer  à  jamais  sous  la  juste 
domination  du  cœur,  de  manière  à  permettre  enfin  la  systéma- 
tisation totale,  d'après  la  subordination  continue  de  la  base  ob- 
jective envers  le  principe  subjectif.  En  dissipant  sans  retour 
l'antagonisme  exceptionnel  qui,  depuis  la  fin  du  moyen  âge, 
dut  se  développer  entre  la  raison  et  le  sentiment,  cette  opéra- 


38  SYSTÈME  DE   POLITIQUE  P06ITIVE. 

tion  philosophique  appelle  immédiatement  l'humanité  au  seul 
régime,  individuel  ou  collectif,  qui  convienne  pleinement  à  sa 
nature.  Tant  que  ces  deux  nobles  influences  sont  restées  con- 
traires, la  sociabilité  ne  pouvait  parvenir  à  modifier  profondé- 
ment l'empire  pratique  de  la  personnalité.  Mais,  malgré  leur 
faible  énergie  spontanée  dans  notre  imparfaite  organisation, 
leur  concours  intime  et  continu,  susceptible  d'un  essor  immense, 
pourra  désormais,  sans  altérer  le  caractère  essentiellement 
égoïste  de  la  vie  active,  lui  imprimer  un  degré  habituel  de  mo- 
ralité dont  le  passé  ne  saurait  fournir  aucune  idée,  vu  l'insuf- 
fisante harmonie  que  comportaient  jusqu'ici  ces  deux  modéra- 
teurs nécessaires  de  tous  nos  instincts  prépondérants. 

Je  n'aurais  point  assez  défini  la  synthèse  théorique  sur  la- 
quelle doit  reposer  toute  la  systématisation  humaine,  si  main- 
tenant je  n'indiquais  la  restriction  générale  de  cette  construc- 
tion objective  à  ce  qu'elle  offre  de  vraiment  indispensable  pour 
permettre  l'élaboration  directe  du  régime  final.  Sans  une  telle 
appréciation,  l'intelligence,  entraînée  par  ses  habitudes  ac- 
tuelles d'orgueilleuse  divagation,  tendrait  à  exagérer  son  office 
nécessaire,  de  manière  à  éluder  le  joug  continu  de  la  sociabi- 
lité, en  ajournant  la  régénération  morale  et  politique  au  delà 
de  ce  qu'exige  ce  préambule  philosophique.  Cette  dernière  dé- 
termination manifestera  une  nouvelle  propriété  de  ma  théorie 
d'évolution,  ainsi  représentée  comme  plaçant  déjà  la  coordina- 
tion spéculative  au  point  de  pouvoir  aujourd'hui  commencer  la 
systématisation  affective  et  même  active,  au  moins  quant  à  sa 
partie  la  plus  éminente  et  la  plus  décisive,  la  morale  propre- 
ment dite. 

Pour  restreindre  convenablement  la  construction  de  notre 
base  objective,  nous  devons  d'abord  distinguer,  dans  l'ordre 
extérieur,  deux  classes  générales  de  lois  naturelles,  les  unes 
simples  ou  abstraites,  les  autres  composées  ou  concrètes.  Mon 


DISCOURS   PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIERE  PARTIE.  39 

ouvrage  fondamental  a  tellement  établi  et  appliqué  cette  indis- 
pensable distinction,  désormais  incontestable,  qu'il  me  suffit 
ici  d'en  caractériser  la  source  et  l'usage. 

Elle  résulte,  en  principe,  de  ce  que  nos  études  positives  peu- 
vent toujours  concerner  ou  les  êtres  existants,  ou  seulement 
leurs  divers  phénomènes.  Quoique  les  corps  réels  ne  nous  de- 
viennent appréciables  que  par  l'ensemble  des  phénomènes  qu'ils 
nous  offrent,  nous  pouvons  contempler  abstraitement  chaque 
sorte  de  phénomènes  sous  un  aspect  commun  à  tous  les  êtres 
qui  nous  la  présentent,  ou  faire  l'examen  concret  du  groupe 
particulier  de  phénomènes  qui  caractérise  chacun  d'eux.  Dans 
ce  dernier  cas,  nous  étudions  les  différents  systèmes  d'existence  : 
dans  l'autre,  nous  déterminons  les  divers  modes  d'activité. 
L'exemple,  indiqué  ci-dessus,  des  études  météorologiques, 
constitue  le  meilleur  type  de  cette  distinction  générale  ;  car 
les  événements  qu'on  y  considère  ne  sont  jamais  que  d'évidentes 
combinaisons  de  phénomènes  astronomiques,  physiques,  chi- 
miques, biologiques,  et  même  sociaux,  dont  les  lois  propres 
comportent  et  exigent  autant  de  théories  différentes.  Si  toutes 
ces  lois  abstraites  nous  étaient  assez  connues,  la  question  con- 
crète ne  nous  offrirait  d'autre  difficulté  capitale  que  celle  de  les 
combiner  assez  pour  en  déduire  l'ordre  nécessaire  de  ces  effets 
composés,  quoiqu'une  telle  construction  me  semble  d'ailleurs 
tant  excéder  nos  faibles  facultés  déductives  que  nou6  ne  pour- 
rions encore  abandonner,  à  cet  égard,  la  marche  purement 
inductive. 

D'après  une  telle  distinction,  notre  étude  fondamentale  de 
l'économie  naturelle  doit  certainement  concerner  d'abord  son 
appréciation  abstraite,  décomposée  en  autant  de  cas  généraux 
qu'il  existe  de  phénomènes  vraiment  élémentaires,  c'est-à-dire 
irréductibles  à  d'autres,  et  dès  lors  exigeant,  malgré  leur 
connexité  nécessaire,  autant  d'inductions  diverses,  sans  que 


40  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

leur  théorie  pût  jamais  s'établir  par  la  seule  déduction.  La 
systématisation  spéculative  ne  peut  directement  embrasser  que 
ces  contemplations  simples,  qui  deviendront  ensuite  le  fonde- 
ment rationnel  des  contemplations  composées.  Quand  même 
celles-ci,  par  leur  complication  supérieure,  ne  comporteraient 
jamais  une  pleine  coordination,  l'unité  théorique  pourrait  se 
borner  aux  premières,  sans  rester  au-dessous  de  sa  vraie  des- 
tination, comme  base  objective  de  la  grande  synthèse  hu- 
maine. Car  ce  fondement  abstrait  nous  permettrait  déjà  d'in- 
troduire partout,  à  un  certain  degré,  la  marche  déductive,  de 
manière  à  lier  assez  toutes  nos  pensées  quelconques  pour  rendre 
possible  une  suffisante  systématisation  habituelle  de  nos  sen- 
timents et  de  nos  actes,  suivant  le  but  de  la  saine  philosophie. 
L'étude  abstraite  de  l'ordre  extérieur  nous  offre  donc  la  seule 
synthèse  qui  soit  vraiment  indispensable  à  l'élaboration  directe 
de  l'unité  totale.  Elle  constitue,  en  elle-même,  un  fondement 
suffisant  de  l'ensemble  de  notre  sagesse,  qui  y  trouve  cette 
philosophie  première,  si  confusément  demandée  par  Bacon 
comme  base  nécessaire  du  régime  normal  de  l'humanité. 
Quand  nous  avons  coordonné  toutes  les  lois  abstraites  des 
divers  modes  généraux  d'activité  réelle,  l'appréciation  effec- 
tive de  chaque  système  particulier  d'existence  cesse  aussitôt 
d'être  purement  empirique,  quoique  la  plupart  des  lois  con- 
crètes nous  restent  encore  inconnues.  Gela  est  surtout  sensible 
envers  le  cas  le  plus  difficile  et  le  plus  important  :  car  il  nous 
suffit,  évidemment,  de  connaître  les  principales  lois,  statiques 
et  dynamiques,  de  la  sociabilité,  pour  systématiser  convena- 
blement toute  notre  existence  publique  et  privée,  de  manière 
à  perfectionner  beaucoup  l'ensemble  de  nos  destinées.  Si  la 
philosophie  atteint  un  tel  but,  ce  qui  déjà  n'est  plus  douteux, 
on  devra  peu  regretter  qu'elle  ne  puisse  assez  expliquer  tous 
les  régimes  sociaux  que  le  temps  et  l'espace  présentent  à  nos 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE   PARTIE.  4t 

contemplations.  Disciplinée  par  le  vrai  sentiment,  la  raison 
moderne  saura  désormais  régler  sagement  une  curiosité  indé- 
finie, qui  consumerait  en  recherches  oiseuses  les  faibles  puis- 
sances spéculatives  d'où  l'humanité  tire  ses  plus  précieuses  res- 
sources dans  sa  lutte  si  difficile  contre  les  vices  de  Tordre  na- 
turel. La  découverte  des  principales  lois  concrètes  pourrait, 
sans  doute,  contribuer  beaucoup  à  l'amélioration  de  nos  des- 
tinées, extérieures  et  même  intérieures  ;  c'est  surtout  dans  ce 
champ  que  notre  avenir  scientifique  comporte  une  ample  mois- 
son. Mais  leur  connaissance  n'est  nullement  indispensable  pour 
permettre  aujourd'hui  la  systématisation  totale  qui  doit  rem- 
plir, envers  le  régime  final  de  l'humanité,  l'office  fondamental 
qu'accomplit  jadis  la  coordination  théologique  envers  le  ré- 
gime initial.  Cette  inévitable  condition  n'exige  certainement  que 
la  simple  philosophie  abstraite  ;  en  sorte  que  la  régénération 
resterait  possible,  quand  même  la  philosophie  concrète  ne 
devrait  jamais  devenir  satisfaisante. 

Ainsi  réduite,  la  construction  de  l'unité  spéculative  se  trouve 
déjà  tellement  élaborée,  en  Occcident,  que  tous  les  vrais 
penseurs  qui  se  sentent  assez  sympathiques  peuvent  y  com- 
mencer, sans  aucun  délai,  la  réorganisation  morale  qui  doit  pré- 
parer et  diriger  une  véritable  réorganisation  politique.  Car  la 
théorie  d'évolution  mentionnée  ci-dessus  constitue,  sous  un 
autre  aspect,  une  systématisation  directe  de  toutes  nos  concep- 
tions abstraites  sur  l'ensemble  de  Tordre  naturel. 

Pour  le  sentir,  il  suffit  d'envisager  nos  diverses  connaissances 
réelles  comme  composant,  au  fond,  une  science  unique,  celle 
de  Thumanité,  dont  nos  autres  spéculations  positives  sont  à 
la  fois  le  préambule  et  le  développement.  Or  son  élaboration 
directe  exige,  évidemment,  une  double  préparation  fonda- 
mentale, relative  d'abord  ù  l'étude  de  notre  condition  exté- 
rieure, et  ensuite  à  celle  de  notre  nature  intérieure.  Car,  la 


42  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

sociabilité  ne  saurait  être  comprise  sans  une  suffisante  appré- 
ciation préalable  du  milieu  où  elle  se  développe  et  de  l'agent 
qui  la  manifeste.  Avant  d'aborder  la  science  finale,  il  faut  donc 
avoir  assez  ébauché  la  théorie  abstraite  du  monde  extérieur  et 
celle  de  la  vie  individuelle  pour  déterminer  l'influence  con- 
tinue des  lois  correspondantes  sur  celles  qui  sont  propres  aux 
phénomènes  sociaux.  Cette  préparation  n'est  pas  moins  indis- 
pensable sous  le  rapport  logique  que  sous  le  simple  aspect  scien- 
tifique, afin  d'adapter  notre  chétive  intelligence  aux  spécula- 
tions les  plus  difficiles  par  une  suffisante  habitude  des  plus 
faciles.  Enfin,  dans  cette  initiation  doublement  nécessaire, 
l'ordre  inorganique  doit  nous  occuper  avant  l'ordre  organique, 
soit  en  vertu  de  l'influence  prépondérante  des  lois  relatives  à 
l'existence  la  plus  universelle  sur  les  phénomènes  propres  à  la 
plus  spéciale,  soit  d'après  l'évidente  obligation  d'étudier 
d'abord  la  méthode  positive  dans  ses  applications  les  plus 
simples  et  les  plus  caractéristiques.  Il  serait  ici  superflu  de  rap- 
peler davantage  des  principes  que  mon  ouvrage  fondamental  a 
tant  établis. 

La  philosophie  sociale  doit  donc,  à  tous  égards,  être  pré- 
parée par  la  philosophie  naturelle  proprement  dite,  d'abord 
inorganique,  puis  organique.  Cette  indispensable  préparation 
d'une  construction  réservée  à  notre  siècle  remonte  ainsi  jusqu'à 
la  création  de  l'astronomie  dans  l'antiquité.  Les  modernes  l'ont 
complétée  en  ébauchant  la  biologie,  dont  les  notions  statiques 
furent  seules  accessibles  aux  anciens.  Mais,  malgré  la  subordi- 
nation nécessaire  de  ces  deux  sciences,  leur  diversité  trop  pro- 
noncée et  leur  enchaînement  trop  indirect  empêcheraient  de 
concevoir  l'ensemble  du  préambule  fondamental,  si,  par  une 
condensation  exagérée,  on  tentait  de  le  réduire  à  ces  termes 
extrêmes.  Entre  eux,  la  chimie  est  venue,  au  moyen  âge,  con- 
stituer un  lien  indispensable,  qui  déjà  permettait  d'entrevoir 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.    —   PREMIÈRE   PARTIE.  43 

la  véritable  unité  spéculative,  par  la  succession  naturelle  de  ces 
trois  sciences  préliminaires,  conduisant  graduellement  à  la 
science  finale.  Toutefois,  cet  intermédiaire  ne  pouvait  suffire, 
quoique  assez  rapproché  du  terme  biologique,  parce  qu'il  est 
trop  éloigné  du  terme  astronomique,  dont  l'ascendant  direct  y 
exigeait  l'emploi  de  conceptions  factices  et  même  chimériques, 
susceptibles  seulement  d'une  efficacité  passagère.  La  vraie  hié- 
rarchie des  spéculations  élémentaires  n'a  donc  pu  commencer 
à  se  manifester  que  dans  l'avant-dernier  siècle,  quand  la  phy- 
sique proprement  dite  a  fait  surgir  une  classe  de  contemplations 
inorganiques,  qui  touche  à  l'astronomie  par  sa  branche  la  plus 
générale,  et  à  la  chimie  par  la  plus  spéciale.  Pour  concevoir 
cette  hiérarchie  d'une  manière  conforme  à  sa  destination,  il 
suffit  dès  lors  de  la  rattacher  à  son  origine  nécessaire,  en  re- 
montant jusqu'à  des  spéculations  tellement  simples  et  univer- 
selles que  leur  positivité  puisse  être  directe  et  spontanée.  Tel 
est  l'éminent  caractère  des  conceptions  purement  mathémati- 
ques, sans  lesquelles  l'astronomie  ne  pouvait  naître.  Elles  seules 
constitueront  toujours,  dans  l'éducation  individuelle,  comme 
elles  l'ont  fait  dans  notre  évolution  collective,  le  véritable  point 
de  départ  de  l'initiation  positive,  en  tant  que  relatives  à  des 
spéculations  qui,  sous  la  plus  complète  domination  de  l'esprit 
théologique,  suscitent  nécessairement  un  certain  essor  systéma- 
tique de  l'esprit  positif,  ensuite  étendu  de  proche  en  proche 
jusqu'aux  sujets  qui  lui  étaient  d'abord  le  plus  interdits. 

D'après  ces  sommaires  indications,  la  série  naturelle  des  spé- 
culations fondamentales  se  constitue  d'elle-même,  quand  on 
range,  selon  leur  généralité  décroissante  et  leur  complication 
croissante,  les  six  termes  essentiels  dont  l'introduction  y  est 
ainsi  motivée,  et  cette  disposition  fait  aussitôt  ressortir  leurs 
vrais  rapports  mutuels.  Or,  cette  opération  coïncide  évidem- 
ment avec  le  classement  propre  à  la  théorie  d'évolution  ci-des- 


44  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

sus  rappelée.  Cette  théorie  peut  donc  être  conçue,  sous  l'aspect 
statique,  comme  offrant  une  base  directe  à  la  systématisation 
abstraite,  d'où  Ton  vient  de  voir  dépendre  l'ensemble  de  la 
synthèse  humaine.  La  coordination  usuelle  ainsi  établie  entre 
les  éléments  nécessaires  de  .toutes  nos  conceptions  réelles  con- 
stitue déjà  une  véritable  unité  spéculative,  par  l'accomplisse- 
,  ment  du  vœu  confus  de  Bacon,  sur  la  construction  d'une  scala 
intellectuty  permettant  à  nos  pensées  habituelles  de  passer  sans 
effort  des  moindres  sujets  aux  plus  éminents,  ou,  en  sens  in- 
verse, avec  un  sentiment  continu  de  leur  intime  solidarité  na- 
turelle. Chacune  de  ces  six  branches  essentielles  de  la  philoso- 
phie abstraite,  quoique  très-distincte  des  deux  adjacentes  dans 
sa  partie  centrale,  adhère  profondément  à  la  précédente  par  son 
origine,  et  à  la  suivante  par  sa  fin.  L'homogénéité  et  la  conti- 
nuité d'une  telle  construction  sont  d'autant  plus  complètes  que 
le  même  principe  de  classement,  appliqué  d'une  manière  plus 
spéciale,  détermine  aussi  la  vraie  distribution  intérieure  des 
diverses  théories  qui  composent  chaque  branche.  Par  exemple, 
les  trois  grandes  classes  de  spéculations  mathématiques,  d'abord 
numériques,  puis  géométriques,  et  enfin  mécaniques,  se  suc- 
cèdent et  se  coordonnent  entre  elles  d'après  la  même  loi  qui 
préside  à  la  formation  de  l'échelle  fondamentale.  Mon  traité 
philosophique  a  pleinement  démontré  qu'une  pareille  harmonie 
intérieure  existe  partout.  La  série  générale  constitue  ainsi  le 
résumé  le  plus  concis  des  plus  vastes  méditations  abstraites;  et, 
réciproquement,  toutes  les  saines  études  spéciales  aboutissent 
à  autant  de  développements  partiels  de  cette  hiérarchie  univer- 
selle. Quoique  chaque  partie  exige  des  inductions  distinctes, 
chacune  reçoit  de  la  précédente  une  influence  déductive,  qui 
restera  toujours  aussi  indispensable  à  sa  constitution  dogma- 
tique qu'elle  le  fut  d'abord  à  son  essor  historique.  Toutes  les 
études  préliminaires  préparent  ainsi  la  science  finale,  laquelle 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE  PARTIE.  45 

désormais  réagira  sans  cesse  sur  leur  culture  systématique,  pour 
y  faire  enfin  prévaloir  le  véritable  esprit  d'ensemble,  toujours 
lié  au  vrai  sentiment  social.  Cette  indispensable  discipline  ne 
saurait  devenir  oppressive,  puisque  son  principe  concilie  spon- 
tanément les  conditions  permanentes  d'une  sage  indépendance 
avec  celles  d'un  concours  réel.  En  subordonnant,  par  6a 
propre  composition,  l'intelligence  à  la  sociabilité,  une  telle  for- 
mule encyclopédique,  éminemment  susceptible  de  devenir 
populaire,  place  d'ailleurs  tout  le  système  spéculatif  sous  la  sur- 
veillance, comme  sous  la  protection,  d'un  public  ordinairement 
disposé  à  contenir,  chez  les  philosophes,  les  divers  abus  inhé- 
rents à  l'état  continu  d'abstraction  qu'exige  leur  ofûce. 

La  même  théorie  qui  explique  l'évolution  mentale  de  l'huma- 
nité établit  donc  la  vraie  coordination  finale  de  nos  pensées  élé- 
mentaires, de  manière  à  concilier  radicalement  les  conditions, 
jusqu'ici  plus  ou  moins  opposées,  de  l'harmonie  et  du  mouve- 
ment. Son  aptitude  historique  et  sa  valeur  dogmatique  se  forti- 
fient mutuellement;  puisque  la  véritable  liaison  de  nos  concep- 
tions doit  surtout  ressortir  de  leurs  transformations  successives, 
qui,  à  leur  tour ,  resteraient  inexplicables  sans  elle,  l'histoire 
et  la  philosophie  devenant  ainsi  inséparables  pour  tous  les  bons 
esprits. 

Une  théorie,  à  la  fois  statique  et  dynamique,  qui  remplit  de 
telles  conditions,  peut  certainement  être  appréciée  aujourd'hui 
comme  constituant  déjà  l'unité  spéculative  sur  sa  véritable  base 
objective,  quoique  cette  unité  ait  besoin  de  se  développer  et 
de  se  consolider  à  mesure  que  cette  base  sera  mieux  étudiée. 
Mais  ce  double  essor  doit  réellement  dépendre  de  la  destination 
sociale  de  cette  construction,  beaucoup  plus  que  d'une  vaine 
tendance  à  la  perfection  scientifique.  C'est  en  dirigeant  la  réor- 
ganisation spirituelle  des  populations  d'élite,  que  la  philosophie 
abstraite  devra  surtout  sentir  le  besoin  d'une  extension  nou- 

8 


46  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

velle  ou  d'une  meilleure  liaison,  quand  les  exigences  morales 
et  politiques  y  provoqueront  l'étude  de  nouveaux  rapports  na- 
turels, sans  que  jamais  la  conception  y#doive  trop  devancer 
l'application .  Il  suffît  que  cette  coordination  naissante  de  toutes 
nos  contemplations  réelles  soit  assez  élaborée  aujourd'hui  pour 
permettre  déjà  d'aborder  la  synthèse  affective  et  même  active, 
en  commençant  à  systématiser  la  morale  positive  qui  doit  pré- 
sider à  la  régénération  finale  de  l'humanité.  Or  j'ose  assurer 
que  mon  ouvrage  fondamental  ne  laisse  aucun  doute  sur  la 
possibilité  immédiate  d'une  telle  entreprise,  dont  l'opportunité 
sera  directement  manifestée  par  l'ensemble  de  ce  discours. 

Ayant  assez  caractérisé  l'esprit  général  du  positivisme,  je  dois 
maintenant  ajouter,  à  cet  égard,  quelques  explications  complé- 
mentaires, destinées  à  prévenir  ou  à  rectifier  de  graves  mé- 
prises, trop  fréquentes  et  trop  dangereuses  pour  que  je  puisse 
les  négliger,  sans  cependant  m'occuper  jamais  des  attaques  de 
mauvaise  foi. 

L'entière  émancipation  théologique  devant  constituer  aujour- 
d'hui une  indispensable  préparation  à  l'état  pleinement  positif, 
cette  condition  préalable  entraîne  souvent  des  observateurs  su- 
perficiels à  confondre  sincèrement  ce  régime  final  avec  une 
situation  purement  négative,  qui  présentait,  même  dans  le 
siècle  dernier,  un  caractère  vraiment  progressif,  mais  qui  dés-, 
ormais  dégénère,  chez  ceux  où  elle  devient  vicieusement  per- 
manente, en  obstacle  essentiel  à  toute  véritable  organisation 
sociale  et  même  mentale.  Quoique  j'aie,  depuis  longtemps, 
repoussé  formellement  toute  solidarité,  soit  dogmatique,  soit 
historique,  entre  le  vrai  positivisme  et  ce  qu'on  nomme  l'a- 
théisme, je  dois  ici  indiquer  encore,  sur  cette  fausse  apprécia- 
tion, quelques  éclaircissements  sommaires,  mais  directs. 

Même  sous  l'aspect  intellectuel,  l'athéisme  ne  constitue 
<juf une  émancipation  très  insuffisante,  puisqu'il  tend  à  prolon- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE  PARTIE.  47 

ger  indéfiniment  l'état  métaphysique  en  poursuivant  sans  cesse 
de  nouvelles  solutions  des  problèmes  théologiques,  au  lieu  d'é- 
carter comme  radicalement  vaines  toutes  les  recherches  inao 
cessibles.  Le  véritable  esprit  positif  consiste  surtout  à  substituer 
toujours  l'étude  des  lois  invariables  des  phénomènes  à  celle  de 
leurs  causes  proprement  dites,  premières  ou  finales,  en  un 
mot  la  détermination  du  comment  à  celle  du  pourquoi.  Il  est 
donc  incompatible  avec  les  orgueilleuses  rêveries  d'un  ténébreux 
athéisme  sur  la  formation  de  l'univers,   l'origine  des  ani- 
maux, etc.  Dans  son  appréciation  générale  de  nos  divers  états 
spéculatifs,  le  positivisme  n'hésite  point  à  regarder  ces  chi- 
mères doctorales  comme  fort  inférieures,  même  en  rationalité, 
aux  inspirations  spontanées  de  l'humanité.  Car  le  principe  théo- 
logique, consistant  à  tout  expliquer  par  des  volontés,  ne  peut 
être  pleinement  écarté  que  quand,  ayant  reconnu  inaccessible 
toute  recherche  des  causes,  on  se  borne  à  connaître  les  lois. 
Tant  qu'on  persiste  à  résoudre  les  questions  qui  caractérisèrent 
notre  enfance,  on  est  très-mal  fondé  à  rejeter  le  mode  naïf 
qu'y  appliqua  notre  imagination,  et  qui  seul  convient,  en  effet, 
à  leur  nature.  Ces  croyances  spontanées  ne  pouvaient  radicale- 
ment s'éteindre  qu'à  mesure  que  l'humanité,  mieux  éclairée  sur 
ses  moyens  et  ses  besoins,  changeait  irrévocablement  la  direc- 
tion générale  de  ses  recherches  continues.  Quand  on  veut  péné- 
trer le  mystère  inaccessible  de  la  production  essentielle  des 
phénomènes,  on  ne  peut  rien  supposer  de  plus  satisfaisant  que 
de  les  attribuer  à  des  volontée  intérieures  ou  extérieures,  puis- 
qu'on les  assimile  ainsi  aux  effets  journaliers  des  affections  qui 
nous  animent.  L'orgueil  métaphysique  ou  scientifique  a  pu  seul 
persuader  aux  athées,  anciens  ou  modernes,  que  leurs  vagues 
hypothèses  sur  un  tel  sujet  sont  vraiment  supérieures  à  cette 
assimilation  directe,  qui  devait  exclusivement  satisfaire  notre 
intelligence  jusqu'à  ce  qu'on  eût  reconnu  l'inanité  radicale  et 


48  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Tentière  inutilité  de  toute  recherche  absolue.  Quoique  l'ordre 
naturel  soit,  à  tous  égards,  très-imparfait,  sa  production  se 
concilierait  beaucoup  mieux  avec  la  supposition  d'une  volonté 
intelligente  qu'avec  celle  d'un  aveugle  mécanisme.  Les  athées 
persistants  peuvent  donc  être  regardés  comme  les  plus  incon* 
séquents  des  théologiens,  puisqu'ils  poursuivent  les  mêmes  ques- 
tions en  rejetant  Tunique  méthode  qui  s'y  adapte.  Aussi  le  pur 
athéisme  est-il,  même  aujourd'hui,  fort  exceptionnel.  Le  plus 
souvent  on  qualifie  ainsi  un  état  de  panthéisme,  qui  n'est,  au 
fond,  qu'une  rétrogradation  doctorale  vers  un  fétichisme  vague 
et  abstrait,  d'où  peuvent  renaître,  sous  de  nouvelles  formes, 
toutes  les  phases  théologiques,  quand  l'ensemble  de  la  situation 
moderne  cesse  de  contenir  le  libre  essor  des  aberrations  méta- 
physiques. Un  tel  régime  indique  d'ailleurs,  chez  ceux  qui  l'a- 
doptent comme  définitif,   une  appréciation    très  -  exagérée , 
ou  même  vicieuse,  des  besoins  intellectuels,  et  un  sentiment 
trop  imparfait  des  besoins  moraux  ou  sociaux.  Il  se  corn* 
bine  le  plus  souvent   avec  les  dangereuses  utopies  de  l'or- 
gueil spéculatif  quant  au  prétendu  règne  de  l'esprit.  Dans  la 
morale  proprement  dite,  il  procure  une  sorte  de  consécration 
dogmatique  aux  ignobles  sophismes  de  la  métaphysique  mo- 
derne sur  la  domination  absolue  de  l'égoïsme.  En  politique,  il 
tend  directement  à  rendre  indéfinie  la  situation  révolutionnaire, 
par  la  haine  aveugle  qu'il  inspire  envers  l'ensemble  du  passé, 
dont  il  empêche  toute  explication  vraiment  positive,  propre  à 
nous  dévoiler  l'avenir  humain.  L'athéisme  ne  peut  donc  dis- 
poser aujourd'hui  à  la  vraie  positivité  que  ceux  chez  lesquels  il 
constitue  seulement  une  situation  très-passagère,  la  dernière  et 
la  moins  durable  de  toutes  les  phases  métaphysiques.  Gomme  la 
propagation  actuelle  de  l'esprit  scientifique  facilite  beaucoup 
cette  extrême  transition,  ceux  qui  parviennent  à  l'âge  mûr  sans 
l'avoir  spontanément  accomplie  annoncent  ainsi  une  sorte  d'im- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE  PARTIE.  40 

puissance  mentale,  souvent  liée  à  l'insuffisance  morale,  et  peu 
conciliable  avec  le  positivisme.  Les  affinités  purement  négatives 
étant  toujours  faibles  ou  précaires,  la  véritable  philosophie  mo- 
derne ne  peut  pas  se  contenter  davantage  de  la  non-admission  du 
monothéisme  que  de  celle  du  polythéisme  ou  du  fétichisme,  que 
personne  ne  j  ugerait  suffisantes  pour  motiver  des  rapprochements 
sympathiques.  Une  semblable  préparation  n'avait,  au  fond,  d'im- 
portance que  pour  ceux  qui  durent  prendre  l'initiative  dans  la 
tendance  directe  de  l'humanité  à  une  rénovation  radicale.  Elle  a 
déjà  cessé  d'être  vraiment  indispensable,  puisque  la  caducité  du 
régime  ancien  ne  laisse  plus  aucun  doute  essentiel  sur  l'ur- 
gence de  la  régénération.  La  persistance  anarchique,  carac- 
térisée surtout  par  l'athéisme,  constitue  désormais  une  disposi- 
tion plus  défavorable  à  l'esprit  organique,  qui  devrait  déjà 
prévaloir,  que  ne  peut  l'être  une  sincère  prolongation  des  an- 
ciennes habitudes.  Car  ce  dernier  obstacle  n'empêche  plus  la 
vraie  position  directe  de  la  question  fondamentale,  et  même  il 
tend  beaucoup  à  la  provoquer,  en  obligeant  la  philosophie  nou- 
velle à  ne  combattre  les  croyances  arriérées  que  d'après  son 
aptitude  générale  à  mieux  satisfaire  tous  les  besoins  moraux  et 
sociaux.  Au  lieu  de  cette  salutaire  émulation,  le  positivisme 
ne  pourra  recevoir  qu'une  stérile  réaction  de  l'opposition  spon- 
tanée que  lui  présente  aujourd'hui  l'athéisme  chez  tant  de  mé- 
taphysiciens et  de  savants,  dont  les  dispositions  anti-théolo- 
giques n'aboutissent  plus  qu'à  entraver,  par  une  répugnance 
absolue,  la  régénération  qu'elles  préparèrent,  à  certains  égards, 
dans  le  siècle  précédent.  Loin  de  compter  sur  l'appui  des 
athées  actuels,  le  positivisme  doit  donc  y  trouver  des  adver- 
saires naturels,  quoique  le  peu  de  consistance  de  leurs  opinions 
permette  d'ailleurs  de  ramener  aisément  ceux  dont  les  erreurs 
ne  sont  pas  essentiellement  dues  à  l'orgueil. 
Il  importe  davantage  à  la  nouvelle  philosophie  d'éclaircir  la 


50  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

grave  imputation  de  matérialisme  que  lui  attire  nécessairement 
son  indispensable  préambule  scientifique.  En  écartant  toute 
vaine  discussion  sur  des  mystères  impénétrables,  ma  théorie 
fondamentale  de  l'évolution  humaine  me  permet  de  caractéri- 
ser nettement  ce  qu'il  y  a  de  réel  au  fond  de  ces  débats  si 
confus. 

L'esprit  positif,  longtemps  borné  aux  plus  simples  études, 
n'ayant  pu  s'étendre  aux  plus  éminentes  que  par  une  succes- 
sion spontanée  de  degrés  intermédiaires,  chacune  de  ses  nou- 
velles acquisitions  a  dû  s'accomplir  d'abord  sous  l'ascendant 
exagéré  des  méthodes  et  des  doctrines  propres  au  domaine  an- 
térieur. C'est  dans  une  telle  exagération  que  consiste,  à  mes 
yeux,  l'aberration  scientifique  à  laquelle  l'instinct  public  ap- 
plique sans  injustice  la  qualification  de  matérialisme ,  parce 
.qu'elle  tend,  en  effet,  à  dégrader  toujours  les  plus  nobles  spé- 
culations en  les  assimilant  aux  plus  grossières.  Une  semblable 
usurpation  était  d'autant  plus  inévitable,  que  partout  elle  re- 
pose sur  la  dépendance  nécessaire  des  phénomènes  les  moins 
généraux  envers  les  plus  généraux,  d'où  résulte  une  légitime 
influence  déductive  par  laquelle  chaque  science  participe  à  l'é- 
volution continue  de  la  science  suivante,  dont  les  inductions 
spéciales  ne  pourraient  autrement  acquérir  une  suffisante  ra- 
tionalité. Aussi  toute  science  a-t-elle  dû  longtemps  lutter 
contre  les  envahissements  de  la  précédente  ;  et  ces  conflits  sub- 
sistent encore,  même  envers  les  plus  anciennes  études.  Ils  ne 
peuvent  entièrement  cesser  que  sous  l'universelle  discipline  de 
la  saine  philosophie,  qui  fera  partout  prévaloir  un  juste  senti- 
ment habituel  des  vrais  rapports  encyclopédiques,  si  mal  appré- 
ciés par  l'empirisme  actuel.  En  ce  sens,  le  matérialisme  con- 
stitue un  danger  inhérent  à  l'initiation  scientifique,  telle  que 
jusqu'ici  elle  dut  s'accomplir,  chaque  science  tendant  à  absor- 
ber la  suivante  au  nom  d'une  positivité  plus  ancienne  et  mieux 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE  PARTIE.  51 

établie.  Le  mal  est  donc  plus  profond  et  plus  étendu  que  ne  le 
supposent  la  plupart  de  ceux  qui  le  déplorent.  On  ne  le  re- 
marque aujourd'hui  qu'envers  les  plus  hautes  spéculations,  qui, 
en  effet,  y  participent  davantage  comme  subissant  les  empiéte- 
ments de  toutes  les  autres  ;  mais  il  existe  aussi,  à  divers  degrés, 
pour  un  élément  quelconque  de  notre  hiérarchie  scientifique, 
sans  même  excepter  sa  base  mathématique,  qui  semblerait  d'a- 
bord en  être  naturellement  préservée.  Un  vrai  philosophe  re- 
connaît autant  le  matérialisme  dans  la  tendance  du  vulgaire  des 
mathématiciens  actuels  à  absorber  la  géométrie  ou  la  méca- 
nique par  le  calcul,  que  dans  l'usurpation  plus  prononcée  de  la 
physique  par  l'ensemble  de  la  mathématique,  ou  de  la  chimie 
par  la  physique,  surtout  de  la  biologie  par  la  chimie,  et  enfin 
dans  la  disposition  constante  des  plus  éminents  biologistes  à 
concevoir  la  science  sociale  comme  un  simple  corollaire  ou  ap- 
pendice de  la  leur.  C'est  partout  le  même  vice  radical,  l'abus 
de  la  logique  déductive  ;  et  le  même  résultat  nécessaire,  l'immi- 
nente désorganisation  des  études  supérieures  sous  l'aveugle  do- 
mination des  inférieures.  Tous  les  savants  proprement  dits  sont 
donc  aujourd'hui  plus  ou  moins  matérialistes,  suivant  la  sim- 
plicité et  la  généralité  plus  ou  moins  prononcées  des  phéno- 
mènes correspondants.  Les  géomètres  se  trouvent  ainsi  le  plus 
exposés  à  cette  aberration,  d'après  leur  tendance  involontaire  à 
constituer  l'unité  spéculative  par  l'ascendant  universel  des  plus 
grossières  contemplations,  numériques,  géométriques,  ou  méca- 
niques. Mais  les  biologistes  qui  réclament  le  mieux  contre  une 
telle  usurpation  méritent, à  leur  tournes  mêmes  reproches,  quand 
ils  prétendent,  par  exemple,  tout  expliquer  en  sociologie  par 
des  influences  purement  secondaires  de  climat  ou  de  race,  puis- 
qu'ils méconnaissent  alors  les  lois  fondamentales  que  peut 
seule  dévoiler  une  combinaison  directe  des  inductions  histo- 
riques. 


52  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Cette  appréciation  philosophique  du  matérialisme  explique  à 
la  fois  la  source  naturelle  et  la  profonde  injustice  de  la  grave 
méprise  dont  j'indique  ici  la  rectification  décisive.  Loin  que  le 
vrai  positivisme  soit  aucunement  favorable  à  ces  dangereuses 
aberrations,  on  voit,  au  contraire,  qu'il  peut  seul  les  dissiper 
irrévocablement  d'après  son  aptitude  exclusive  à  procurer  une 
juste  satisfaction  aux  tendances  très-légitimes  dont  elles  n'of- 
frent qu'une  empirique  exagération.  Jusqu'ici  le  mal  n'a  été  con- 
tenu que  par  la  résistance  spontanée  de  l'esprit  théologico-mé- 
taphysique;  et  cet  office  provisoire  a  constitué  la  destination, 
indispensable  quoique  insuffisante,  du  spiritualisme  proprement 
dit.  Mais  de  tels  obstacles  ne  pouvaient  empêcher  l'énergique 
ascension  du  matérialisme,  ainsi  investi,  aux  yeux  de  la  raison 
moderne,  d'un  certain  caractère  progressif,  par  sa  liaison  pro- 
longée avec  la  juste  insurrection  de  l'humanité  contre  un  régime 
devenu  rétrograde.  Aussi,  malgré  ces  impuissantes  protesta- 
tions, l'oppressive  domination  des  théories  inférieures  compro- 
met-elle beaucoup  aujourd'hui  l'indépendance  et  la  dignité  des 
études  supérieures.  En  satisfaisant,  au  delà  de  toute  possibilité 
antérieure,  à  ce  qu'il  y  a  de  légitime  dans  les  prétentions  op- 
posées du  matérialisme  et  du  spiritualisme,  le  positivisme  les 
écarte  irrévocablement  à  la  fois,  l'un  comme  anarchique,  l'au- 
tre comme  rétrograde.  Ce  double  service  résulte  spontanément 
de  la  simple  fondation  de  la  vraie  hiérarchie  encyclopédique,  qui 
assure  à  chaque  étude  élémentaire  son  libre  essor  inductif,  sans 
altérer  sa  subordination  déductive.  Mais  cette  conciliation  fon- 
damentale sera  surtout  due  à  l'universelle  prépondérance,  lo- 
gique et  scientifique,  que  la  nouvelle  philosophie  pouvait  seule 
procurer  au  point  de  vue  social.  En  faisant  ainsi  prévaloir  les 
plus  nobles  spéculations,  où  la  tendance  matérialiste  est  la  plus 
dangereuse  et  aussi  la  plus  imminente,  on  la  représente  directe- 
ment comme  non  moins  arriérée  désormais  que  son  antagoniste, 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE  PARTIE.  53 

puisqu'elles  entravent  également  l'élaboration  de  la  science 
finale.  Par  là,  cette  double  élimination  se  trouve  même  liée  à 
l'ensemble  de  la  régénération  sociale,  que  peut  seule  diriger 
une  exacte  connaissance  des  lois  naturelles  propres  aux  phéno- 
mènes moraux  et  politiques.  J'aurai  bientôt  lieu  de  faire  aussi 
sentir  combien  le  matérialisme  sociologique  nuit  aujourd'hui 
au  véritable  art  social,  comme  disposant  à  méconnaître  son 
principe  le  plus  fondamental,  la  division  systématique  des  deux 
puissances  spirituelle  et  temporelle,  qu'il  s'agit  surtout  de  ren- 
dre maintenant  inaltérable,  en  reprenant,  sur  de  meilleures 
bases,  l'admirable  construction  du  moyen  âge.  On  reconnaîtra 
ainsi  que  le  positivisme  n'est  pas  moins  radicalement  opposé 
au  matérialisme  par  sa  destination  politique  que  par  son  carac- 
tère philosophique. 

Afin  de  rendre  cette  sommaire  appréciation  à  la  fois  plus  im- 
partiale et  plus  décisive,  j'y  ai  écarté  à  dessein  les  graves  in- 
culpations morales  que  suscite  ordinairement  une  telle  accusa- 
tion. Même  quand  elles  sont  sincères,  ces  imputations,  sisouvent 
démenties  par  l'expérience,  se  trouvent,  en  effet,  contraires  à  la 
vraie  théorie  de  la  nature  humaine,  puisque  nos  opinions, 
saines  ou  vicieuses,  sont  heureusement  incapables  d'exercer 
sur  nos  sentiments  et  notre  conduite  l'empire  absolu  qu'on  leur 
attribue  communément.  D'après  leur  relation  provisoire  avec 
l'ensemble  du  mouvement  d'émancipation,  les  aberrations 
matérialistes  furent,  au  contraire,  souvent  liées,  chez  les 
modernes,  aux  plus  généreuses  inspirations.  Mais,  outre  que 
cette  solidarité  passagère  a  déjà  cessé,  il  faut  aujourd'hui  re- 
connaître que,  même  dans  les  meilleurs  cas,  une  telle  ten- 
dance intellectuelle  a  toujours  altéré,  à  un  certain  degré, 
l'essor  spontané  de  nos  plus  nobles  instincts,  en  disposant  à 
écarter  ou  à  méconnaître  des  phénomènes  affectifs  que  ces  gros- 
sières hypothèses  ne  pouvaient  représenter.  On  en  voit  un 


54  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

exemple  trop  décisif,  dans  le  déplorable  arrêt  prononcé  pat 
Téminent  Cabanis  contre  l'admirable  chevalerie  du  moyen  âge. 
Quoique  le  cœur  de  ce  philosophe  fût  aussi  pur,  et  même  aussi 
tendre,  que  son  esprit  était  élevé  et  étendu,  le  matérialisme 
contemporain  l'a  essentiellement  empêché  d'apprécier  l'heu- 
reuse organisation  du  culte  habituel  de  la  femme  chez  nos 
énergiques  ancêtres. 

Cette  rectification  décisive  des  deux  principales  inculpations 
naturellement  adressées  aujourd'hui  au  positivisme  systéma- 
tique, par  suite  de  sa  solidarité  initiale  avec  le  positivisme  em- 
pirique, me  dispense  d'insister  autant  sur  les  fréquentes  accu- 
sations de  fatalisme  et  d'optimisme,  dont  l'injustice  est 
beaucoup  plus  facile  à  caractériser. 

Quant  à  la  première,  il  faut  peu  s'étonner  que,  depuis  la 
naissance  des  théories  réelles,  elle  ait  toujours  accompagné 
chaque  extension  nouvelle  du  domaine  positif.  Lorsque  des 
phénomènes  quelconques  passent  du  régime  des  volontés,  même 
modifiées  par  les  entités,  au  régime  des  lois,  le  contraste  de 
leur  régularité  finale  avec  leur  instabilité  primitive  doit,  en  effet, 
présenter  d'abord  un  caractère  de  fatalité,  qui  ne  peut  disparaître 
ensuite  que  par  une  appréciation  très-approfondie  du  véritable 
esprit  scientifique.  Cette  méprise  est  d'autant  plus  inévitable 
que  notre  type  initial  des  lois  naturelles  se  rapporte  à  des  phéno- 
mènes immodifiables  pour  nous,  ceux  des  mouvements  célestes, 
qui  nous  rappelleront  toujours  une  nécessité  absolue,  qu'on  ne 
peut  s'empêcher  d'étendre  aux  événements  plus  complexes,  à 
mesure  qu'on  y  introduit  la  méthode  positive.  Il  faut  même  re- 
connaître que  le  dogme  positiviste  suppose  partout  une  stricte 
invariabilité  dans  l'ordre  fondamental,  dont  les  variations, 
spontanées  ou  artificielles,  ne  sont  jamais  que  secondaires  et 
passagères.  Les  concevoir  dépourvues  de  toutes  limites  équi- 
vaudrait, en  effet,  à  l'entière  négation  des  lois  naturelles. 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIÈRE  PARTIE.  55 

Mais,  en  expliquant  ainsi  l'inévitable  imputation  de  fatalisme 
qui  s'adressa  toujours  aux  nouvelles  théories  positives,  on  voit 
également  que  l'aveugle  persistance  d'un  tel  reproche  indique 
aujourd'hui  une  très-superficielle  appréciation  du  vrai  positi- 
visme. Car  si,  pour  tous  les  phénomènes,  Tordre  naturel  est 
immodifiable  dans  ses  dispositions  principales,  pour  tous  aussi, 
sauf  ceux  du  ciel,  ses  dispositions  secondaire^  sont  d'autant 
plus  modifiables  qu'il  s'agit  d'effets  plus  compliqués.  L'esprit 
.positif,  qui  dut  être  fataliste  tant  qu'il  se  borna  aux  études 
mathématico-astronomiques,  perdit  nécessairement  ce  premier 
caractère  en  s'étendant  aux  recherches  physico-chimiques,  et 
surtout  aux  spéculations  biologiques,  où  les  variations  de- 
viennent si  considérables.  En  s'élevant  enfin  jusqu'au  domaine 
sociologique,  il  doit  aujourd'hui  cesser  d'encourir  le  reproche 
que  mérita  son  enfance,  puisque  son  principal  exercice  se  rap- 
portera désormais  aux  phénomènes  les  plus  modifiables,  sur- 
tout par  notre  intervention.  Il  est  donc  évident  que,  loin  de 
nous  inviter  à  la  torpeur,  le  dogme  positiviste  nous  pousse  à 
l'activité,  surtout  sociale,  beaucoup  plus  que  ne  le  comporta 
jamais  le  dogme  théologiste.  Dissipant  tout  vain  scrupule  et 
tout  recours  chimérique,  il  ne  nous  détourne  d'intervenir  qu'en 
cas  d'impossibilité  constatée. 

L'accusation  d'optimisme  est  encore  moins  fondée  que  la 
précédente  ;  car,  cette  tendance  n'offre  point,  comme  l'autre, 
une  certaine  solidarité  initiale  avec  l'esprit  positif.  Sa  source 
est,  au  contraire,  purement  théologique  ;  son  influence  décroît 
toujours  à  mesure  que  la  positivité  se  développe.  Quoique  les 
phénomènes  immodifiables  du  ciel  nous  suggèrent  naturelle- 
ment l'idée  de  perfection  autant  que  celle  de  nécessité,  leur 
simplicité  y  manifeste  tellement  les  vices  de  Tordre  réel  que 
jamais  l'optimisme  n'y  aurait  cherché  ses  principaux  argu- 
ments, si  la  première  ébauche  de  leurs  théories  n'avait  pas  dû 


56  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

s'accomplir  sous  le  régime  monothéique,  qui  nécessairement  y 
faisait  supposer  une  sagesse  absolue.  D'après  la  théorie  d'évolu- 
tion sur  laquelle  repose  aujourd'hui  le  positivisme  systéma- 
tique, la  philosophie  nouvelle  s'oppose  spontanément  de  plus 
en  plus  à  l'optimisme,  comme  au  fatalisme,  à  mesure  qu'elle 
embrasse  des  spéculations  plus  compliquées,  où  les  imperfec- 
tions de  l'économie  naturelle  se  prononcent  davantage,  comme 
ses  modifications.  C'est  donc  envers  les  études  sociales  que 
cette  imputation,  ainsi  que  l'autre,  doit  être  le  moins  méritée* 
Si  elle  y  semble  encore  motivée,  cela  n'y  tient  aujourd'hui  qu'à 
une  insuffisante  introduction  du  véritable  esprit  scientifique, 
par  des  penseurs  qui  n'en  pouvaient  assez  connaître  la  nature 
et  les  conditions.  Faute  d'une  convenable  préparation  logique, 
on  a,  de  nos  jours,  souvent  abusé,  en  effet,  d'un  caractère 
propre  aux  phénomènes  sociaux  pour  y  représenter  comme 
absolue  une  sagesse  spontanée  qui  est  seulement  supérieure  à 
ce  que  comporterait  leur  degré  de  complication.  En  tant  que 
dus  à  des  êtres  intelligents,  qui  tendent  toujours  à  corriger  les 
imperfections  de  leur  économie  collective,  ces  phénomènes 
doivent  offrir  un  ordre  moins  imparfait  que  si,  avec  une  égale 
complication,  leurs  agents  pouvaient  être  aveugles.  La  vraie 
notion  du  bien  s'y  rapportant  toujours  à  l'état  social  corres- 
pondant, il  est  impossible  que  chaque  situation  et  chaque 
changement  quelconques  n'y  soient  pas,  à  certains  égards, 
justifiables,  sans  quoi  ils  deviendraient  aussitôt  inexplicables, 
comme  contraires  à  la  nature  des  êtres  et  à  celle  des  événe- 
ments. Tels  sont  les  motifs  naturels  qui  maintiennent  aujour- 
d'hui une  dangereuse  tendance  à  l'optimisme  politique  chez  les 
penseurs,  même  éminents,  qu'une  sévère  éducation  scientifi- 
que n'a  point  préparés  à  s'affranchir  assez  des  habitudes  théo* 
logico-métaphysiques  envers  les  plus  hautes  spéculations.  Dans 
l'harmonie  spontanée  de  chaque  régime  avec  la  civilisation 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  PREMIERE  PARTIE.  57 

correspondante,  leur  vague  appréciation  suppose  une  perfec- 
tion chimérique.  Mais  il  serait  injuste  d'attribuer  au  positi- 
visme des  aberrations  évidemment  contraires  à  son  véritable 
esprit,  et  dues  seulement  à  l'insuffisante  préparation  logique  et 
scientifique  de  ceux  qui  ont  jusqu'ici  abordé  les  contempla- 
tions sociales.  L'obligation  de  tout  expliquer  ne  conduit  à  tout 
justifier  que  ceux  qui  ne  savent  point,  en  sociologie,  distinguer 
l'influence  des  personnes  de  celle  des  situations. 

En  considérant  dans  son  ensemble  cette  sommaire  appré- 
ciation de  l'esprit  fondamental  du  positivisme,  on  doit  mainte- 
nant sentir  que  tous  les  caractères  essentiels  de  la  nouvelle  phi- 
losophie se  résument  spontanément  par  la  qualification  que  je 
lui  ai  appliquée  dès  sa  naissance.  Toutes  nos  langues  occiden- 
tales s'accordent,  en  effet,  à  indiquer,  par  le  mot  positif  et  ses 
dérivés,  les  deux  attributs  de  réalité  et  d'utilité,  dont  la  com- 
binaison suffirait  seule  pour  définir  désormais  le  véritable  es- 
prit philosophique,  qui  ne  peut  être,  au  fond,  que  le  bon  sens 
généralisé  et  systématisé.  Ce  même  terme  rappelle  aussi,  dans 
tout  rOccident,  les  qualités  de  certitude  et  de  précision,  par 
lesquelles  la  raison  moderne  se  distingue  profondément  de  l'an- 
cienne. Une  dernière  acception  universelle  caractérise  surtout  la 
tendance  directement  organique  de  l'esprit  positif,  de  manière 
à  le  séparer,  malgré  l'alliance  préliminaire,  du  simple  esprit 
métaphysique,  qui  jamais  ne  put  être  que  critique  :  ainsi  s'an- 
nonce la  destination  sociale  du  positivisme,  pour  remplacer  le 
théologisme  dans  le  gouvernement  spirituel  de  l'humanité. 

Cette  cinquième  signification  du  titre  essentiel  de  la  saine 
philosophie  conduit  naturellement  au  caractère  toujours  relatif 
du  nouveau  régime  intellectuel,  puisque  la  raison  moderne  ne 
peut  cesser  d'être  critique  envers  le  passé  qu'en  renonçant  à  tout 
principe  absolu.  Quand  le  public  occidental  aura  senti  cette 
dernière  connexité,  non  moins  réelle  que  les  précédentes  quoi- 


58  SYSTÈME  DE  POLITIQUE   POSITIVE. 

que  plus  cachée,  positif  deviendra  partout  inséparable  de  re- 
latif, comme  il  l'est  aujourd'hui  d'organique,  de  précis,  de  cer- 
tain, d'utile,  et  de  réel.  Dans  cette  condensation  graduelle  des 
principaux  titres  de  la  vraie  sagesse  humaine  autour  d'une  heu- 
reuse dénomination ,  il  ne  restera  bientôt  à  désirer  que  la 
réunion,  nécessairement  plus  tardive,  des  attributs  moraux 
aux  simples  caractères  intellectuels.  Quoique  ceux-ci  soient 
seuls  rappelés  jusqu'ici  par  cette  formule  décisive,  la  marche 
naturelle  du  mouvement  moderne  permet  d'assurer  que  le  mot 
positif  prendra  finalement  une  destination  encore  plus  relative 
an  cœur  qu'à  l'esprit.  Cette  dernière  extension  s'accomplira 
lorsqu'on  aura  dignement  apprécié  comment,  en  vertu  de  cette 
réalité  qui  seule  la  caractérise  d'abord,  l'impulsion  positive 
conduit  aujourd'hui  à  faire  systématiquement  prévaloir  le  sen- 
timent sur  la  raison,  comme  sur  l'activité.  Par  une  telle  trans- 
formation, le  nom  de  philosophie  ne  fera,  d'ailleurs,  que  re- 
prendre à  jamais  la  noble  destination  initiale  que  rappela 
toujours  son  étymologie,  et  qui  n'est  devenue  pleinement 
réalisable  que  depuis  la  récente  conciliation  des  conditions  mo- 
rales avec  les  conditions  mentales,  d'après  la  fondation  défini- 
tive de  la  vraie  science  sociale. 


MSC0DR9   PRÉLIMINAIRE.    —   SECONDE  PARTIE. 


SECONDE  PARTIE. 


•BSTIHATION  SOCIAJLJ3  BC  POSITIVISME, 


DAPBES    SA   CONNKUTÉ   NÉCESSAIRE   AVEC    l'eNÏÏKXBLE    DE    I.A    GRANDE 

REVOLUTION    OCCI  DENIA  LE. 


La  philosophie  positive  étant  surtout  caractérisée  par  l'uni- 
verselle prépondérance  mentale  du  point  de  vue  social,  Bon 
aptitude  pratique  résulte  naturellement  de  sa  propre  constitu- 
tion théorique,  qui  n'a  besoin  que  d'être  bien  comprise  pour 
tendre  sans  effort  à  systématiser  la  vie  réelle,  au  lieu  de  rester 
bornée  à  nous  procurer  de  vaines  satisfactions  contemplatives. 
Réciproquement,  cette  application  spontanée  fortifiera  beau- 
coup son  vrai  caractère  spéculatif,  en  rappelant  toujours  la 
concentration  nécessaire  de  tous  les  efforts  scientifiques  vers 
leur  but  définitif,  de  manière  à  contenir,  autant  que  possible, 
la  disposition  ordinaire  des  recherches  abstraites  à  dégénérer  en 
oiseuses  divagations.  Hais  cette  liaison  générale  ne  serait  point 
•Mes  efficace  pour  faire  aujourd'hui  prévaloir  un  régime  mental 
aussi  nouveau  et  aussi  difficile,  si  l'ensemble  de  la  situation 
moderne  n'imposait  désormais  à  la  philosophie  le  devoir  plus 
déterminé  de  satisfaire  un  immense  besoin  social,  qui  intéres- 
sera directement  la  sollicitude  publique  au  succès  continu  de 
l'élaboration  philosophique,  dont  la  consistance  se  trouvera 
h  uon  moins  garantie  que  sa  dignité.  Après  avoir  assez  ap- 


60  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

précié  le  positivisme  comme  produit  nécessaire  du  mouvement 
intellectuel,  je  dois  donc  indiquer  maintenant  sa  destination 
politique,  sans  laquelle  il  ne  saurait  être  convenablement  jugé. 

Pour  la  caractériser  nettement,  il  suffit,  dans  ce  discours, 
de  faire  convenablement  sentir  l'intime  connexité  de  la  nou- 
velle philosophie  avec  l'ensemble  de  la  grande  révolution  qui, 
depuis  plus  de  soixante  ans,  agite  profondément  l'élite  de  l'hu- 
manité, en  résultat  final  de  la  transition  décisive  qui  s'était 
graduellement  opérée  pendant  les  cinq  siècles  antérieurs. 

Cette  crise  radicale  devait  naturellement  offrir  deux  phases 
principales  :  Tune  essentiellement  négative,  seule  achevée  jus- 
qu'ici, qui  consommerait  l'irrévocable  extinction  du  système 
ancien,  mais  sans  indiquer  encore  aucune  notion  fixe  et  dis- 
tincte du  nouvel  état  social  ;  l'autre,  directement  positive,  qui 
vient  enfin  de  commencer,  où  s'accomplirait  l'élaboration  fon- 
damentale du  système  nouveau.  La  saine  philosophie  a  dû  être 
le  dernier  produit  de  la  première  partie,  et  doit  désormais 
présider  à  la  seconde  ;  tel  est  le  double  enchaînement  qu'il  faut 
ici  caractériser. 

Sans  la  réaction  intellectuelle  du  grand  ébranlement  initial, 
la  raison  moderne  ne  pouvait  même  s'élancer,  avec  une  énergie 
soutenue,  à  la  poursuite  directe  du  nouveau  système,  dont  la 
véritable  nature  se  trouvait  dissimulée,  pour  les  plus  éminents 
penseurs  du  dix-huitième  siècle,  par  les  vains  débris  de  l'ordre 
ancien.  Cette  impulsion  décisive  était  surtout  indispensable  à  la 
fondation  de  la  science  sociale,  aûn  de  mettre  en  évidence  la 
vraie  notion  générale  du  progrès  humain,  qui  lui  sert  de  base 
nécessaire,  et  qui  ne  pouvait  autrement  prévaloir. 

En  concevant  l'ordre  comme  immobile,  sa  théorie  prélimi- 
naire a  pu  surgir  dans  l'antiquité,  et  le  grand  Aristote  l'ébaucha 
admirablement;  de  même  que,  en  biologie,  les  spéculations 
purement  statiques  y  naquirent  sans  aucune  conception  dyna- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  61 

mique.  Hais  toute  idée  réelle  de  progrès  social  était  nécessaire- 
ment étrangère  aux  philosophes  anciens,  faute  d'une  suffisante 
manifestation  historique  du  mouvement  continu  de  l'humanité. 
Ce  mouvement  a  commencé  à  devenir,  au  moyen  âge,  assez 
prononcé  pour  susciter  un  premier  instinct  réel  de  notre  per- 
fectibilité, par  l'universelle  persuasion  de  la  supériorité  du  ca- 
tholicisme sur  le  polythéisme  et  le  judaïsme,  même  avant  que 
la  substitution  du  régime  féodal  au  régime  romain  complétât 
cette  appréciation  spirituelle  par  une  indispensable  confirmation 
temporelle.  Quelque  confus  que  dût  être  ce  sentiment  primitif 
du  progrès  humain,  il  présentait  déjà  un  haut  degré  d'énergie 
et  de  popularité,  trop  amorti  ensuite  dans  les  luttes  théologico- 
métaphysiques.  Il  faudra  toujours  remonter  j  usque-là  pour  com- 
prendre la  véritable  origine  de  cette  ardeur  progressive  qui  dis- 
tingue l'ensemble  de  la  grande  famille  occidentale,  et  qui  y  a 
spontanément  contenu  tant  d'aberrations  doctorales,  là  surtout 
où  la  métaphysique  protestante  ou  déiste  a  le  moins  altéré  les 
nobles  inspirations  du  moyen  âge. 

Mais  ce  sentiment  initial,  quelque  indispensable  qu'il  dût 
être,  ne  pouvait  aucunement  suffire  pour  constituer  la  notion 
fondamentale  du  progrès  humain.  Car  il  faut  au  moins  trois 
termes  pour  caractériser  une  progression  quelconque.  Or  on 
ne  pouvait  alors  en  concevoir  que  deux,  en  comparant  le  moyen 
âge  à  l'antiquité.  La  nature  absolue  de  la  philosophie  théolo- 
gique, qui  présidait  à  cette  première  comparaison,  empêchait 
même  de  supposer  l'existence  ultérieure  d'aucun  terme  nou- 
veau, puisqu'elle  représentait  le  régime  catholico-féodal  comme 
doué  d'une  perfection  définitive,  au  delà  de  laquelle  on  plaçait 
seulement  l'utopie  chrétienne  sur  la  vie  future.  Quand  la  théo- 
logie eut  assez  déchu  pour  ne  plus  entraver,  à  cet  égard,  l'ima- 
gination moderne,  il  se  trouva  d'abord  que  cette  déchéance 
entraîna  une  sorte  de  réaction  mentale  longtemps  défavorable 

9 


62  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

à  la  première  ébauche  de  la  notion  du  progrès,  en  déterminant 
contre  le  moyen  âge  une  aveugle  animosité.  En  haine  des 
croyances  qui  avaient  alors  prévalu,  presque  tous  les  penseurs 
furent  saisis  d'une  irrationnelle  admiration  de  l'antiquité,  au 
point  de  méconnaître  totalement  la  supériorité  sociale  du  moyen 
âge,  dont  la  masse  illettrée  conserva  seule  quelque  sentiment 
réel,  surtout  chez  les  populations  préservées  du  protestantisme. 
La  notion  du  progrès  ne  commença  à  préoccuper  l'esprit  mo- 
derne que  lorsqu'elle  renaquit,  avec  un  nouveau  caractère,  au 
milieu  du  dix-septième  siècle,  d'après  le  spectacle  décisif  de 
révolution  élémentaire  déjà  accomplie  par  l'élite  de  l'humanité 
dans  les  sciences  et  dans  l'industrie,  et  même,  d'une  manière 
moins  irrécusable,  dans  les  beaux-arts.  Mais,  quoique  ces  ap- 
préciations partielles  aient  en  effet  fourni  la  première  source 
directe  des  notions  systématiques  de  notre  siècle  sur  le  progrès 
humain,  elles  ne  pouvaient  aucunement  caractériser  la  pro- 
gression, qui  restait  même  plus  douteuse  qu'au  moyen  âge 
sous  l'aspect  social,  plus  important  que  tous  ces  points  de  vue 
spéciaux. 

L'ébranlement  révolutionnaire  qui  poussa  définitivement  la 
France,  centre  normal  de  l'Occident,  à  la  recherche  d'une  ré- 
génération totale,  était  donc  indispensable  pour  constituer 
cette  progression,  en  lui  fournissant,  au  moins  dans  une  per- 
spective lointaine  et  confuse,  un  troisième  terme  essentiel,  type 
du  vrai  régime  moderne,  dont  la  comparaison  avec  le  moyen 
âge  annonçât  un  pas  général  aussi  prononcé  que  celui  qui  in- 
spirait à  nos  ancêtres  chevaleresques  un  juste  sentiment  de  leur 
supériorité  sociale  sur  leurs  antiques  prédécesseurs.  Tant  que 
le  régime  catholico- féodal  n'était  pas  ouvertement  détruit,  ses 
vains  débris  dissimulaient  l'avenir  politique  au  point  de  ne  per- 
mettre aucun  sentiment  décisif  du  progrès  continu  de  la  socia- 
bilité. Par  une  exception  propre  aux  phénomènes  sociaux,  le 


DISCOURS    P8ÉLIMNAIHE.    —  SECONDE   PARTIE.  63 

spectacle  doit  s'y  développer  en  même  temps  que  l'observateur. 
Jusqu'à  l'explosion  de  la  grande  crise,  on  peut  dire  que  l'évo- 
lution politique  propre  à  fournir  la  base  expérimentale  de  la 
théorie  du  progrés  restait  encore  autant  incomplète  que  l'esprit 
demeurait  incapable  de  l'apprécier.  Les  plus  éminents  penseurs 
ne  pouvaient,  eu  effet,  concevoir  réellement,  il  y  a  un  siècle, 
une  progression  continue,  et  l'humanité  leur  semblait  condam- 
née au  mouvement  circulaire  ou  oscillatoire.  Mais,  sous 
l'impulsion  révolutionnaire,  le  véritable  instinct  du  mouve- 
ment humain  a  spontanément  surgi  d'une  manière  plus  ou 
moins  décisive  chez  les  moindres  intelligences,  d'abord  en 
France,  et  déjà  même  dans  tout  l'Occident.  C'est  donc  à  ce 
salutaire  ébranlement  que  nous  devons  à  la  fois  la  force  et  l'au- 
dace de  concevoir  une  notion  sur  laquelle  repose  nécessaire- 
ment la  vrain  science  sociale,  et  par  suite  toute  la  philosophie 
positive,  dont  cette  science  finale  pouvait  seule  constituer  l'unité 
générale.  Sane  la  théorie  du  progrès,  celle  de  l'ordre  resterait 
insuffisante,  même  quand  on  la  supposerait  possible,  pour  fon- 
der la  sociologie,  qui  ne  peut  résulter  que  de  leur  intime  com- 
binaison. Par  cela  même  que  le  progrès  ne  constitue,  à  tous 
égards,  que  le  développement  de  l'ordre,  seul  il  en  offre  aussi 
la  manifestation  décisive.  Ou  conçoit  donc  comment  la  philo- 
sophie positive  devait  directement  émaner  de  la  révolution 
française,  outre  la  coïncidence  nullement  fortuite  qui  fixait  à 
cette  époque  le  suffisant  accomplissement  de  son  préambule 
xreTrtifique. 

liais,  pour  compléter  cette  appréciation,  il  faut  maintenant 
reconnaître  que  cette  heureuse  réaction  mentale  du  grand  ébran- 
lement social  ne  pouvait  commencera  se  réaliser  que  quand  l'es- 
prit purement  révolutionnaire  se  trouverait  tellement  amorti  que 
l'éclair  ainsi  jeté  sur  l'avenir  n'empêchât  plus  de  voir  l'ensemble 
4u  passé.  Si,  d'un  côté,  cette  énergique  impulsion  commençait 


64  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

à  nous  dévoiler,  quoique  vaguement,  le  troisième  terme  de  la 
progression  sociale,  elle  nous  interdisait,  d'une  autre  part,  la 
j  uste  appréciation  du  second,  tant  que  durerait  la  haine  aveugle 
que  l'émancipation  moderne  avait  dû  nous  inspirer  contre  tout 
le  moyen  âge,  et  sans  laquelle  nous  n'aurions  pu  sortir  irrévo- 
cablement du  régime  ancien.  L'extinction  de  ce  degré  intermé- 
diaire ne  troublait  pas  moins  la  conception  totale  que  l'absence 
du  degré  final,  trop  différent  du  degré  initial  pour  lui  être  im- 
médiatement comparable.  U  était  donc  impossible  de  former  la 
vraie  théorie  du  progrès  humain,  sans  avoir  d'abord  rendu  une 
exacte  justice  au  moyen  âge,  par  lequel  l'état  ancien  et  l'état 
moderne  se  trouvent  à  la  fois  réunis  et  séparés.  Or  cette  équi- 
table appréciation  se  trouvait  certainement  incompatible  avec 
la  prépondérance  initiale  de  l'esprit  révolutionnaire  proprement 
dit.  En  ce  sens,  l'énergique  réaction  philosophique  organisée, 
au  début  de  notre  siècle,  par  l'éminent  De  Maistre,  a  profondé- 
ment concouru  à  préparer  la  vraie  théorie  du  progrès.  Malgré 
l'intention  évidemment  rétrograde  qui  anima  cette  école  pas- 
sagère, ses  travaux  figureront  toujours  parmi  les  antécédents 
nécessaires  du  positivisme  systématique,  quoique  l'essor  décisif 
de  la  nouvelle  philosophie  les  ait  ensuite  écartés  à  jamais,  en 
s'incorporant  d'une  manière  plus  complète  tous  leurs  résultats 
essentiels. 

La  vraie  science  sociale  et  la  vraie  philosophie  ne  pouvaient 
donc  surgir  que  quand  une  jeune  intelligence,  imbue  de  l'ar- 
deur révolutionnaire,  s'approprierait  spontanément  tout  ce 
qu'une  telle  élaboration  renfermait  de  précieux  sur  l'appré- 
ciation historique  de  l'ensemble  du  moyen  âge.  C'est  seulement 
alors  qu'a  pu  naître  le  véritable  esprit  de  l'histoire,  l'instinct 
général  de  la  continuité  humaine,  auparavant  inconnu,  même 
à  mon  principal  précurseur,  l'illustre  et  malheureux  Gondorcet. 
A  la  même  époque,  le  génie  de  Gall  complétait  la  récente 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  65 

ébauche  systématique  de  la  biologie,  en  créant  l'étude  scienti- 
fique des  fonctions  intérieures  du  cerveau,  autant  du  moins  que 
l'évolution  purement  individuelle  permet  de  les  apprécier.  On 
achève  ainsi  de  comprendre  l'ensemble  de  conditions  sociales 
et  mentales  qui  dut  placer  la  découverte  des  lois  sociologiques, 
et  par  suite  la  fondation  du  positivisme,  au  temps  précis  où  je 
commençai  à  philosopher,  une  génération  après  la  dictature 
progressive  de  la  Convention,  ou  presque  dès  la  chute  de  la 
tyrannie  rétrograde  de  Bonaparte. 

C'est  ainsi  que  le  grand  ébranlement  révolutionnaire,  et  même 
la  longue  rétrogradation  qui  lui  succéda,  devaient  précéder 
et  préparer  la  conception  systématique  d'une  nouvelle  doctrine 
générale.  Or  si  l'élaboration  philosophique  du  positivisme  exi- 
geait une  telle  préparation,  cette  condition  était  encore  plus 
indispensable  à  son  avènement  social,  soit  pour  lui  assurer  une 
suffisante  liberté  d'exposition  et  de  discussion,  soit  surtout 
pour  disposer  le  public  à  y  voir  le  vrai  germe  de  la  solution 
finale.  Il  serait  ici  superflu  d'insister  sur  une  nécessité  aussi 
évidente. 

Après  avoir  reconnu  comment  le  positivisme  résulta  de  la 
première  partie  de  la  révolution,  il  faut,  réciproquement,  le 
concevoir  comme  devant  présider  à  la  seconde. 

Loin  que  la  révolution  ait  déterjniné  la  démolition  du  régime 
ancien,  une  saine  appréciation  historique  démontre,  au  con- 
traire, que  cette  grande  crise  provint  de  l'intime  décomposi- 
tion, d'abord  spontanée,  puis  systématique,  que  le  système  po- 
litique du  moyen  âge  subit  de  plus  en  plus  dans  tout  l'Occident, 
et  surtout  en  France,  à  partir  du  quatorzième  siècle.  Au  lieu 
de  prolonger  le  mouvement  négatif  des  cinq  siècles  antérieurs, 
elle  y  mit  d'abord  un  terme  nécessaire,  en  manifestant,  par  un 
dernier  ébranlement,  l'irrévocable  résolution  d'abandonner  en- 
tièrement l'ordre  déchu,  pour  procéder  directement  à  une  ré- 


66  SYSTEMS  DE  POLITIQUE  POSITIVE* 

génération  totale.  Cette  indispensable  manifestation  fat  surtout 
caractérisée  par  l'entière  abolition  de  la  royauté,  à  laquelle 
s'étaient  successivement  ralliés  tous  les  débris  spirituels  et  tem- 
porels de  l'ancienne  constitution  française.  Mais,  sauf  ce  préam- 
bule nécessaire,  qui  n'occupa  que  la  séance  initiale  de  la  prin- 
cipale assemblée  révolutionnaire,  l'ensemble  du  mouvement 
avait,  dès  le  début,  une  destination  essentiellement  organique, 
surtout  marquée  depuis  la  prépondérance  de  l'esprit  républi- 
cain. Il  est  clair  néanmoins  que,  malgré  cette  tendance  fonda- 
mentale, la  première  partie  de  la  révolution  fut,  en  effet, 
éminemment  négative.  Cet  avôrtement  initial  ne  tint  pas  seu- 
lement aux  impérieuses  exigences  de  la  lutte,  aussi  difficile 
que  glorieuse,  par  laquelle  la  France  maintint  son  indispen- 
sable indépendance  contre  les  formidables  attaques  de  la  coali- 
tion rétrograde.  On  doit  surtout  l'attribuer  au  caractère  pure- 
ment critique  des  doctrines  métaphysiques  qui  pouvaient  seules 
diriger  alors  l'esprit  révolutionnaire. 

Malgré  la  solidarité  naturelle  des  deux  progressions,  néga- 
tive et  positive,  qui  s'accomplissaient  depuis  la  fin  du  moyen 
âge,  la  première  se  trouvait  nécessairement  plus  avancée  que 
la  seconde.  La  caducité  du  régime  ancien  devait  donc  susciter 
le  vœu  d'une  entière  rénovation,  avant  que  la  préparation  élé- 
mentaire du  régime  final  fût  assez  complète  pour  manifester  sa 
vraie  nature  générale.  On  vient  même  de  reconnaître  que  l'éla- 
boration décisive  de  la  doctrine  régénératrice,  loin  de  pouvoir 
précéder  l'ébranlement  révolutionnaire,  n'était  devenue  pos- 
sible que  sous  son  impulsion.  Il  est  donc  aisé  de  concevoir  l'in- 
surmontable fatalité  qui  alors  obligea  d'employer,  comme  prin- 
cipes organiques,  les  doctrines  purement  critiques  qui  avaient 
dû  présider  aux  luttes  antérieures.  Quoique  cette  métaphysique 
négative  devint  réellement  sans  objet  dès  qu'on  renonçait  fran- 
chement au  régime  ancien,  ses  dogmes  étaient  seuls  familiers, 


DISCOUBS  PRÉLIMINAIRE.  —  SECONDS  PARUE.  67 

et  contenaient  Tunique  formule  que  comportât  d'abord  le  pro- 
grès social.  Le  mouvement  initial  dut  donc  s'accomplir  sous 
l'inspiration  d'une  doctrine  vraiment  arriérée,  qui  ne  pouvait 
suffire  à  cette  nouvelle  destination. 

Nécessairement  impuissante  à  rien  construire,  une  telle  phi- 
losophie ne  comportait  d'autre  efficacité  organique  que  de  for- 
muler vaguement  le  programme,  plutôt  sentimental  que  ra- 
tionnel, de  l'avenir  politique,  sans  indiquer  aucunement  la 
marche  convenable  à  sa  préparation.  Ainsi  érigés  en  principes 
organiques,  les  dogmes  critiques  durent  bientôt,  d'après  leur 
caractère  absolu,  développer  une  tendance  radicalement  anar- 
chique,  aussi  hostile  aux  éléments  de  Tordre  nouveau  qu'aux 
débris  du  régime  ancien.  Une  expérience  décisive,  dont  le  sou- 
venir est  ineffaçable,  et  qui,  par  cela  même,  n'est  susceptible 
d'aucun  renouvellement  sérieux,  mit  donc  hors  de  doute  l'inap- 
titude organique  de  la  doctrine  qui  dirigea  d'abord  l'esprit  ré- 
volutionnaire, lequel  ne  put  alors  aboutir  qu'à  démontrer  l'ur- 
gence d'une  rénovation  totale,  mais  sans  en  indiquer  la  nature. 

Dans  une  telle  situation  philosophique  et  politique,  le  be- 
soin d'ordre,  devenu  prépondérant,  dut  déterminer  une  longue 
réaction  rétrograde,  qui,  commencée  par  le  déisme  légal  de  Ro- 
bespierre, se  développa  surtout  d'après  le  système  de  conquêtes 
de  Bonaparte,  et  se  prolongea  faiblement,  malgré  la  paix,  sous 
ses  chétifs  successeurs.  Elle  n'a  laissé  d'autre  résultat  durable 
que  la  démonstration  historique  et  dogmatique  de  l'école  de  De 
Maistre  sur  Tinanité  sociale  de  la  métaphisyque  moderne,  dont 
l'insuffisance  mentale  ressortait  alors  de  l'extension  décisive  de 
l'esprit  positif  aux  plus  hautes  études  biologiques,  sous  les  heu- 
reux efforts  de  Cabanis  et  surtout  de  Gall.  Au  reste,  cette  la- 
borieuse opposition  à  l'émancipation  finale  de  l'humanité,  loin 
d'atteindre  son  but  politique,  n'aboutit  qu'à  ranimer  l'instinct 
du  progrès,  d'après  les  invincibles  répugnances  qu'inspirait  par- 


68  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

tout  la  vaine  reconstruction  d'un  régime  tellement  déchu  que 
sa  nature  et  ses  conditions  n'étaient  plus  comprises  par  ceux 
mêmes  qui  s'efforçaient  de  le  rétablir. 

Cet  inévitable  réveil  de  l'esprit  révolutionnaire  se  manifesta 
dès  que  la  paix  vint  supprimer  le  principal  appui  du  système 
de  rétrogradation.  Mais  ce  rajeunissement  de  la  métaphysique 
négative  ne  s'accompagnait  plus  d'aucune  illusion  sérieuse  sur 
son  aptitude  organique.  Ses  dogmes  ne  furent  essentiellement 
accueillis,  faute  d'une  meilleure  doctrine,  que  comme  moyens 
de  repousser  les  principes  rétrogrades,  de  même  que  ceux-ci 
n'avaient  dû  leur  faveur  apparente  qu'au  besoin  de  contenir  les 
tendances  anarchiques.  Dans  ces  nouveaux  débats  sur  des  sujets 
usés,  le  public  sentit  bientôt  que  le  vrai  germe  de  la  solution 
finale  n'existait  encore  nulle  part  :  aussi  n'attacha-t-il  d'impor- 
tance réelle  qu'aux  conditions  d'ordre  et  de  liberté,  devenues 
non  moins  indispensables  à  l'élaboration  philosophique  qu'à  la 
prospérité  matérielle.  Une  telle  situation  se  trouvait  très-favo- 
rable à  la  construction  d'une  doctrine  définitive,  dont  le  prin- 
cipe fondamental  surgit,  en  effet,  pendant  cette  dernière  phase 
du  mouvement  rétrograde,  quand  je  découvris,  en  1822,  la 
double  loi  générale  de  l'évolution  théorique. 

L'indifférence  apparente  d'un  public  qui  ne  voyait  sur  aucun 
drapeau  la  vraie  formule  de  l'avenir  social  fut  enfin  prise  par 
un  pouvoir  aveugle  pour  une  adhésion  tacite  à  ses  vains  pro- 
jets. Aussitôt  que  les  garanties  du  progrès  se  trouvèrent  sérieu- 
sement menacées,  la  mémorable  secousse  de  4830  vint  mettre 
un  terme  irrévocable  au  système  de  rétrogradation  introduit 
trente-six  ans  auparavant.  Les  convictions  qu'il  inspirait  étaient 
déjà  si  peu  profondes  que  ses  partisans  furent  alors  conduits 
spontanément  à  désavouer  leurs  propres  doctrines,  pour  dé- 
velopper, à  leur  manière,  les  principaux  dogmes  révolution- 
naires. Ceux-ci,  à  leur  tour,  se  trouvèrent  ouvertement  aban- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARUE.  69 

donnés  par  leurs  anciens  organes,  à  mesure  qu'ils  parvenaient 
au  gouvernement.  Rien  ne  caractérisera  mieux,  pour  l'histoire, 
cette  double  subversion  décisive,  que  les  débats  relatifs  à  la 
liberté  d'enseignement,  alternativement  demandée  et  refusée, 
à  vingt  ans  d'intervalle,  au  nom  des  mômes  prétendus  prin- 
cipes, qui  ne  représentaient  plus,  des  deux  parts,  que  des  in- 
térêts. 

Cette  décomposition  radicale  de  toutes  les  convictions  anté- 
rieures laissa  directement  surgir  l'instinct  public,  qui  désormais 
réclamait  surtout  la  conciliation  fondamentale  entre  l'esprit 
d'ordre  et  l'esprit  de  progrès.  Mais  cette  position  finale  de  la 
grande  question  ne  rendit  que  plus  sensible  l'absence  totale 
d'une  solution  réelle,  dont  le  positivisme  naissant  contenait 
seul  le  principe.  Toutes  les  opinions  actives  se  trouvaient, 
au  contraire,  irrévocablement  devenues  à  la  fois  anarchiques 
et  rétrogrades.  Quant  à  celle  qui  entreprenait  de  les  concilier, 
son  inanité  organique  ne  lui  permettait  d'autre  efficacité  théo- 
rique que  d'encourager  également  l'anarchie  et  la  rétrograda- 
tion, afin  de  pouvoir  toujours  les  neutraliser  l'une  par  l'autre. 
Personne,  au  fond,  ne  sentait  un  dénoùment  sérieux  de  la 
grande  révolution  dans  la  prétendue  fondation  d'une  mo- 
narchie constitutionnelle,  qui,  contraire  à  l'ensemble  du  passé 
français,  ne  pouvait  nous  offrir  qu'une  vaine  imitation  empi- 
rique d'une  anomalie  politique  essentiellement  propre  à  l'An- 
gleterre. 

Il  faut  donc  envisager  cette  dernière  demi-génération  comme 
une  halte  naturelle,  où  le  défaut  de  doctrine  dominante  empê- 
chait de  commencer  la  terminaison  organique  de  la  révolution, 
malgré  l'irrévocable  cessation  de  la  réaction  rétrograde  qui 
avait  dû  suivre  l'ébranlement  initial.  Les  vrais  philosophes  se 
trouvaient  seuls  entrés  déjà  dans  la  nouvelle  voie  révolution- 
naire, depuis  que  la  fondation  décisive  de  la  science  sociale 


70  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

permettait  enfin  de  déterminer  sans  utopie  le  caractère  général 
de  l'avenir  humain,  encore  inconnu  à  mon  principal  précur- 
seur. Mais,  pour  que  la  doctrine  régénératrice  tendît  libre- 
ment vers  son  paisible  avènement  social,  il  fallait  écarter  ou- 
vertement le  mensonge  officiel  qui  représentait  la  révolution 
comme  terminée  par  un  vain  régime  parlementaire,  et  livrer 
désormais  la  réorganisation  spirituelle  à  la  concurrence  directe 
des  penseurs  indépendants.  Telle  sera  nécessairement  la  double 
réaction  philosophique  de  notre  dernière  transformation  poli- 
tique. 

Grâce  à  l'admirable  instinct  de  nos  énergiques  prolétaires, 
les  velléités  rétrogrades  d'un  pouvoir  devenu  contraire  à  sa 
destination  primitive  ont  enfin  déterminé  l'irrévocable  abolition 
de  la  royauté  française,  qui,  depuis  longtemps  privée  de  tout 
prestige,  ne  constituait  plus  qu'un  obstacle  général  au  progrès, 
sans  aucun  véritable  profit  pour  Tordre.  Sa  vaine  suprématie 
entravait  directement  la  réorganisation  spirituelle,  tandis  que 
son  ascendant  réel  ne  pouvait  empêcher  la  misérable  agita- 
tion politique  entretenue  par  des  rivalités  essentiellement  per- 
sonnelles. 

Dans  sa  signification  négative,  le  principe  républicain  résume 
définitivement  la  première  partie  de  la  révolution,  en  interdi- 
sant tout  retour  d'une  royauté  qui,  depuis  la  seconde  moitié  du 
règne  de  Louis  XIV,  ralliait  naturellement  toutes  les  tendances 
rétrogrades.  Par  son  interprétation  positive,  il  commence  di- 
rectement la  régénération  finale,  en  proclamant  la  subordina- 
tion fondamentale  de  la  politique  à  la  morale,  d'après  la  consé- 
cration permanente  de  toutes  les  forces  quelconques  au  service 
de  la  communauté.  Sans  doute  ce  principe  n'existe  encore  qu'à 
l'état  de  sentiment  ;  mais  c'était  ainsi  qu'il  devait  surgir,  et 
c'est  même  ainsi  qu'il  prévaudra  toujours  après  son  indispen- 
sable systématisation,  comme  l'établit  la  première  partie  de  ce 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  71 

discours.  En  ce  sens,  la  population  française,  digne  avant* 
garde  de  la  grande  famille  occidentale,  vient,  au  fond,  d'ou- 
vrir déjà  l'ère  normale.  Car,  elle  a  proclamé,  sans  aucune  in- 
tervention  théologique,  le  vrai  principe  social,  surgi  d'abord, 
au  moyen  âge,  sous  l'inspiration  catholique,  mais  ne  pouvant 
prévaloir  que  d'après  une  meilleure  philosophie  et  dans  un  mi- 
lieu mieux  préparé.  La  république  française  tend  donc  à  consa- 
crer directement  la  doctrine  fondamentale  du  positivisme,  quant 
à  l'universelle  prépondérance  du  sentiment  sur  la  raison  et  sur 
l'activité.  Un  tel  point  de  départ  doit  bientôt  conduire  l'opinion 
publique  à  concevoir  la  nouvelle  philosophie  comme  seule 
vraiment  apte  à  systématiser  ce  régime  définitif. 

L'ensemble  de  cette  situation  fait  mieux  ressortir  la  question 
fondamentale  posée  pendant  la  phase  précédente,  la  concilia- 
tion nécessaire  entre  Tordre  et  le  progrès.  En  même  temps, 
l'impuissance  radicale  de  toutes  les  écoles  actuelles  envers  cet 
irrécusable  programme  devient  ainsi  plus  évidente.  Car,  l'irré- 
vocable abolition  de  la  royauté  dissout  à  la  fois  la  seule  entrave 
essentielle  qu'éprouvât  encore  le  progrès  social  et  l'unique  ga- 
rantie régulière  qui  restât  à  Tordre  public.  Ainsi  poussées 
doublement  à  construire,  toutes  les  opinions  demeurent  pour- 
tant bornées  à  une  simple  efficacité  négative,  consistant,  pour 
chacune,  à  contenir,  et  même  très-imparfaitement,  l'aberra- 
tion opposée.  Dans  une  situation  qui  garantit  le  progrès  et 
compromet  Tordre,  celui-ci  inspire  naturellement  des  sollici- 
tudes prépondérantes,  qui  manquent  encore  d'un  digne  organe 
systématique.  Une  expérience  décisive  a  cependant  prouvé 
Textrême  fragilité  de  tout  régime  purement  matériel,  fondé  sur 
les  seuls  intérêts,  sans  affections  ni  convictions.  Mais,  d'un 
autre  côté,  faute  de  doctrines  vraiment  dominantes,  Tordre 
spirituel  reste  impossible.  On  ne  peut  pas  même  compter  sur 
l'efficacité  politique  du  sentiment  social,  qui,  dépourvu  de 


72  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

principes,  devient  souvent  perturbateur.  De  là  résulte  la  pro- 
longation forcée  du  régime  matériel,  quoique  son  insuffisance 
soit  généralement  reconnue.  La  situation  républicaine  en  inter- 
dit cependant  le  mode  le  plus  durable,  la  corruption  propre- 
ment dite,  alors  remplacée  par  une  compression  plus  ou  moins 
passagère,  chaque  fois  que  l'anarchie  devient  trop  imminente. 
Mais  ces  ressources  temporaires  se  proportionnent  spontané- 
ment aux  exigences  correspondantes.  Tandis  que  l'ordre  se 
trouve  ainsi  plus  exposé,  son  maintien  comporte  aussi  des 
moyens  plus  énergiques.  Peu  de  temps  après  la  composition 
initiale  de  ce  discours,  une  commotion  sans  exemple  conduisit 
à  constater  que  la  république  permet  d'employer,  et  même 
avec  excès,  à  la  défense  de  Tordre  public,  des  forces  très-supé- 
rieures à  celles  dont  pouvait  disposer  la  monarchie.  La  royauté 
perdit  ainsi  le  seul  privilège  qui  lui  conservât  sincèrement 
quelques  adhésions  réfléchies,  et  désormais  son  seul  attribut 
politique  consiste  à  représenter  la  rétrogradation.  Cependant, 
d'après  une  autre  réaction  de  la  même  situation  contradic- 
toire, le  parti  correspondant  semble  aujourd'hui  devenu  l'or- 
gane des  résistances  qui  maintiennent  Tordre  matériel.  Ses 
doctrines  étant  encore  les  seules  qui  offrent  un  certain  carac- 
tère organique,  quoique  rétrograde,  les  instincts  conservateurs 
s'y  rallient  empiriquement,  sans  aucune  forte  opposition  des 
instincts  progressistes,  qui  sentent  confusément  leur  insuffi- 
sance actuelle.  Mais,  en  même  temps,  ces  principes  se  montrent 
radicalement  dissous  chez  leurs  propres  partisans,  dont  la  pré- 
pondérance officielle  repose  sur  une  libre  adoption  des  dogmes 
révolutionnaires,  ainsi  destinés  à  expirer  dans  le  camp  rétro- 
grade. Telle  est  donc  la  puissance  actuelle  des  besoins  d'ordre 
qu'ils  font  momentanément  prévaloir  un  parti  dépourvu  de  ses 
vieilles  convictions,  et  qui  semblait  éteint  avant  Tavénement  de 
notre  république.  Le  positivisme  peut  seul  expliquer  et  termi- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  73 

ner  une  telle  anomalie,  fondée  sur  cette  loi  évidente  :  Tordre 
restera  rétrograde,  tant  que  le  progrès  restera  anarchique. 
Hais,  au  fond,  la  rétrogradation  ne  se  réalise  jamais,  et  même 
ses  principes  sont  toujours  neutralisés  par  d'incohérentes  con- 
cessions. Pendant  que  la  jactance  de  ses  chefs  semble  détruire 
le  régime  républicain,  il  persiste  spontanément  d'après  sa 
seule  opportunité,  que  rend  plus  sensible  la  puérile  opposi- 
tion de  presque  tous  les  pouvoirs  officiels.  Quand  l'instinct 
du  perfectionnement  se  trouvera  systématisé,  son  irrésis- 
tible essor  montrera  bientôt  la  vraie  source  de  sa  stagnation 
actuelle. 

Préparant,  à  son  insu,  cette  issue  normale,  l'apparente  do- 
mination du  théologisme  fournit  au  positivisme  l'attitude  que 
je  souhaitais,  il  va  dix  ans,  une  lutte  devenue  directe  entre  les 
deux  systèmes  organiques,  en  écartant  toute  intervention  cri- 
tique.  Une  métaphysique  toujours  inconséquente  trouve  au- 
jourd'hui sa  ruine  définitive  dans  ce  même  régime  qu'elle  dé* 
sirait  pour  prévaloir.  Quand  il  faut  construire,  on  sent  bientôt 
la  profonde  inanité  de  toutes  ces  écoles  qui  se  bornent  à  protes- 
ter sans  cesse  contre  les  institutions  théologiques,  en  admet- 
tant néanmoins  leurs  principes  fondamentaux.  Elles  sont  même 
tellement  annulées  qu'elles  ne  peuvent  plus  remplir  assez  leur 
ancien  office  négatif,  désormais  échu  accessoirement  au  posi- 
tivisme, seul  garant  systématique  contre  la  rétrogradation 
comme  contre  l'anarchie.  Déjà  les  psychologues  proprement 
dits  ont  essentiellement  succombé  avec  la  royauté  constitu- 
tionnelle, d'après  l'intime  affinité  de  ces  deux  importations 
protestantes.  Mais  leurs  rivaux  naturels,  les  idéologues,  qui 
semblaient  ainsi  reprendre  leur  ascendant  national,  n'ont  pu 
recouvrer  l'ancien  crédit  révolutionnaire  de  leurs  doctrines  ir- 
révocablement usées.  Les  plus  avancés  d'entre  eux,  indignes 
héritiers  de  l'école  voltairienne  et  dan tonienne,  se  sont  montrés 


74  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

profondément  impropres,  de  cœur  et  d'esprit,  à  diriger  la  se- 
conde partie  de  la  révolution,  qu'ils  distinguent  à  peine  de  la 
première.  Je  les  avais  d'abord  jugés  d'après  un  type  trop  émi- 
nent,  purement  exceptionnel  parmi  eux,  le  noble  Armand 
Carrel,  si  malheureusement  ravi  d'avance  à  notre  république. 
De  vraies  convictions  républicaines  étaient  impossibles  chez 
ceux  qui,  élevés  dans  les  intrigues  parlementaires,  avaient  di- 
rigé ou  secondé  la  longue  conspiration  de  la  presse  française 
pour  réhabiliter  Bonaparte.  Leur  vaine  domination  n'a  su 
maintenir  Tordre  matériel  qu'en  invoquant  le  parti  rétrograde, 
dont  ils  sont  bientôt  devenus  les  simples  auxiliaires,  après  avoir 
honteusement  renié  leur  foi  philosophique.  Cette  monstrueuse 
alliance  laissera  toujours  un  témoignage  caractéristique,  quoi- 
que épisodique,  dans  une  expédition,  aussi  méprisable  qu'o- 
dieuse, dont  tous  les  libres  coopérateurs  recevront  bientôt  une 
juste  punition  temporelle,  en  attendant  la  flétrissure  historique. 
Mais  des  indices  décisifs  ont  déjà  montré  la  même  tendance  à 
l'hypocrisie  rétrograde  chez  l'autre  classe  de  déistes,  disciples 
de  Rousseau  et  imitateurs  de  Robespierrre.  Quoique  moins  dis- 
crédités auprès  du  peuple,  comme  ayant  moins  régné,  ils  ont 
maintenant  perdu  toute  consistance  réelle.  Leur  sauvage  anar- 
chie est  directement  incompatible  avec  les  dispositions  univer- 
selles qu'entretiennent  toujours  l'activité  industrielle,  l'esprit 
scientifique,  et  les  goûts  esthétiques,  propres  à  l'existence  mo- 
derne. Ces  docteurs  en  guillotine y  dont  les  vains  sophismes 
avaient  systématisé  de  sang-froid  des  fureurs  exceptionnelles, 
se  sont  vus  bientôt  forcés,  pour  conserver  leur  popularité,  de 
sanctionner  l'heureuse  abolition  provisoire  de  l'échafaud  po- 
litique. La  même  nécessité  les  conduit  aujourd'hui  à  désavouer 
la  seule  acception  réelle  du  sanguinaire  emblème  qui  sert  à  dé- 
signer un  parti  trop  vague  pour  comporter  un  autre  nom.  Ils 
n'ont  pas  mieux  compris  les  vraies  tendances  du  prolétariat 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  75 

dans  leur  aveugle  préoccupation  des  droits  métaphysiques, 
que  le  peuple  s'est  paisiblement  laissé  ravir  quand  l'ordre  a 
paru  l'exiger,  et  où  ils  persistent  machinalement  à  placer  la 
solution  républicaine.  Aspirant  toujours  à  comprimer  au  nom 
du  progrès,  ils  prennent  pour  type  politique  une  courte  ano- 
malie, qui  ne  se  reproduira  jamais.  Seuls  partisans  réels  de  la 
guerre  au  milieu  d'une  paix  inaltérable,  et  bornant  la  régulari- 
sation du  travail  à  détruire  la  hiérarchie  industrielle  fondée  au 
moyen  âge,  ces  déclamateurs  anarchiques  sont,  à  tous  égards, 
profondément  repoussés  par  leur  siècle.  Quoique  les  prolétaires 
accordent  encore  quelque  confiance  à  des  chefs  indignes  ou  in- 
capables, ce  crédit  rapidement  décroissant  ne  saurait  devenir 
vraiment  dangereux ,  en  un  temps  où  l'enthousiasme  politique  ne 
s'attachera  jamais  à  des  préjugés  métaphysiques.  L'influence 
réelle  de  ce  parti  anarchique  consiste  surtout  à  servir  d'épou- 
vantail  au  parti  rétrograde  pour  conserver  artificiellement,  chez 
les  classes  moyennes,  une  adhésion  officielle  toujours  contraire 
à  leur  nature  et  à  leurs  habitudes.  Si,  contre  toute  vraisem- 
blance, ces  vains  niveleurs  prévalaient  légalement,  leur  règne 
éphémère  aboutirait  bientôt  à  leur  irrévocable  élimination,  en 
prouvant  au  peuple  leur  profonde  inaptitude  à  diriger  la  ré- 
génération occidentale.  Ainsi,  sous  l'impulsion  continue  d'une 
lumineuse  situation,  la  raison  publique  se  montre  de  plus  en 
plus  opposée  à  toute  métaphysique,  comme  elle  l'était  déjà  à 
toute  théologie.  Ce  discrédit  final  de  toutes  les  écoles  anté- 
rieures prépare  donc  l'universel  ascendant  du  positivisme,  seul 
aussi  conforme  aux  vraies  tendances  du  dix-neuvième  siècle 
qu'à  ses  besoins  essentiels. 

Pour  compléter  cette  indication  des  tendances  propres  à  la 
nouvelle  situation  française,  il  suffit  de  noter  que  la  marche  gé- 
nérale des  débats,  et  surtout  des  événements,  en  faisant  mieux 
ressortir  qu'auparavant  le  besoin  fondamental  d'une  véritable 


76  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

doctrine  universelle,  propre  à  contenir  les  divagations  et  à  évi- 
ter ou  corriger  les  perturbations,  manifeste  aussi  la  nécessité 
spéciale  de  l'autorité  spirituelle,  qui  peut  seule  assurer  l'effi- 
cacité pratique  d'une  telle  philosophie.  Au  milieu  de  leurs  in- 
nombrables divergences,  toutes  nos  sectes  métaphysiques  s'ac- 
cordent spontanément  sur  cette  intime  confusion  des  deux 
puissances  élémentaires,  qui,  depuis  le  quatorzième  siècle, 
constitua  de  plus  en  plus,  surtout  sous  l'impulsion  protestante, 
le  principal  dogme  révolutionnaire,  en  haine  du  régime  propre 
au  moyen  âge.  Gomme  leurs  pères  grecs,  les  prétendus  philo- 
sophes modernes,  psycholognes  ou  idéologues,  ont  toujours 
convoité  la  suprême  Concentration  des  divers  pouvoirs  hu- 
mains; ils  ont  même  propagé  cette  aberration  chez  les  savants 
spéciaux.  Le  positivisme  systématique  fait  seul  apprécier  au- 
jourd'hui l'admirable  instinct  qui  poussa  tous  les  hommes  émi- 
nents  du  moyen  âge  à  introduire,  entre  la  puissance  morale 
et  la  puissance  politique,  une  division  fondamentale,  chef- 
d'œuvre  social  de  la  sagesse  humaine,  et  seulement  trop  pré- 
maturée alors  pour  comporter  un  succès  irrévocable,  soit 
d'après  la  nature  théologique  des  principes  dirigeants,  soit  par 
le  caractère  militaire  de  l'existence  active.  Cette  séparation  né- 
cessaire, principale  base  du  régime  final,  n'est  maintenant  com- 
prise et  respectée  que  dans  la  nouvelle  école  philosophique,  sauf 
les  sympathies  spontanées  que  conservent  encore,  sans  aucune 
formule,  les  populations  préservées  du  protestantisme.  Dès  le 
début  de  la  révolution,  l'orgueil  doctoral  a  directement  tendu 
vers  l'omnipotence  sociale  qu'il  avait  toujours  rêvée  comme  le 
type  idéal  de  la  perfection  politique.  Quoique  les  progrès  natu- 
rels de  la  raison  publique  interdisent  déjà  tout  dangereux  essor 

• 

à  cette  utopie  rétrograde,  ils  sont  encore  trop  peu  systématiques 
pour  empêcher,  à  cet  égard,  des  tentatives  caractéristiques. 
Tous  les  novateurs  métaphysiques  aspirent  donc  plus  que  jamais 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  77 

à  la  suprématie  pratique  et  théorique,  maintenant  que  la  situa- 
tion ne  borne  plus  leur  ambition  aux  simples  existences  minis- 
térielles. La  profonde  divergence  de  leurs  opinions  respectives, 
et  leur  commune  discordance  avec  le  milieu  actuel,  empêchent 
de  craindre  qu'ils  parviennent  jamais  à  entraver  sérieusement 
la  liberté  de  discussion,  en  nous  imposant  la  vraie  consécra- 
tion légale  d'une  doctrine  quelconque.  Mais  ils  l'ont  assez  tenté 
déjà  pour  éclairer  l'esprit  public  sur  le  caractère  nécessaire- 
ment oppressif  de  toute  théorie  sociale  contraire  au  vrai  prin- 
cipe fondamental  de  la  politique  moderne,  la  séparation  nor- 
male des  deux  pouvoirs  essentiels.  Cet  essor  perturbateur  des 
ambitions  métaphysiques  tendra  donc  à  faire  spécialement 
apprécier  les  démonstrations  décisives  de  la  nouvelle  philoso- 
phie, qui  de  plus  en  plus  représentera  cette  division  comme 
également  indispensable  à  l'ordre  et  au  progrès.  Si  les  penseurs 
positivistes  continuent  d'éviter  toute  séduction  contraire  à  leurs 
convictions,  leur  paisible  attitude  spéculative,  au  milieu  de 
cette  vaine  agitation  politique,  achèvera  de  réconcilier  le  pu- 
blic impartial  avec  cette  grande  notion,  entièrement  affranchie 
désormais  des  croyances  qui  durent  présider  à  sa  première 
ébauche  historique.  Ce  contraste  involontaire  fera  de  plus  en 
plus  sentir  que  la  vraie  liberté,  comme  la  convergence  réelle, 
ne  peuvent  aujourd'hui  émaner  que  des  doctrines  positives, 
seules  capables  de  supporter  une  discussion  complète,  parce 
que  seules  elles  reposent  sur  de  véritables  démonstrations.  Mû- 
rie par  une  situation  décisive,  la  sagesse  vulgaire  imposera 
bientôt  aux  philosophes,  avec  une  irrésistible  énergie,  l'obliga- 
tion continue  de  concentrer  tous. leurs  efforts  vers  le  gouver- 
nement direct  des  esprits  et  des  cœurs,  sans  aucune  tendance  à 
la  domination  temporelle,  dont  la  poursuite  sera  dès  lors  éri- 
gée chez  eux  en  symptôme  irrécusable  de  l'impuissance  men- 
tale et  même  de  l'insuffisance  morale.  L'abolition  de  la  royauté 

10 


78  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

assure  d'ailleurs  aux  vrais  penseurs  une  pleine  liberté  d'exa- 
men, et  même  d'exposition,  tant  qu'ils  sauront  assez  respecter 
les  conditions  d'ordre.  Car  l'émancipation  théologique  se 
trouve  ainsi  complétée  par  l'extinction  de  ce  dernier  reste  du 
régime  des  castes,  qui  jusqu'alors  concentrait  chez  une  famille 
exceptionnelle  la  décision  régulière  des  hautes  questions  so- 
ciales. Quelles  que  puissent  devenir  les  velléités  oppressives 
des  magistratures  républicaines,  cet  attribut  royal  ne  saurait 
passer  sérieusement  à  des  pouvoirs  purement  temporaires,  qui, 
même  individualisés,  émanent  toujours  de  suffrages  incompé- 
tents. La  philosophie  positive  démontrera  sans  difficulté  que  de 
tels  mandataires  sont  presque  aussi  étrangers  que  leurs  com- 
mettants aux  conditions  logiques  et  scientifiques  qu'exige  au- 
jourd'hui toute  élaboration  systématique  des  doctrines  morales 
et  sociales.  Ces  autorités,  dépourvues  de  sanction  spirituelle, 
peuvent  bien  déterminer  l'obéissance  au  nom  de  Tordre;  mais 
elles  ne  sauraient  obtenir  un  vrai  respect  qu'en  se  renfermant 
scrupuleusement  dans  leurs  attributions  temporelles,  sans  cher- 
cher aucune  suprématie  mentale.  Avant  même  que  le  pou- 
voir central  parvienne  à  ses  vrais  organes  pratiques,  la  situa- 
tion républicaine  aura  fait  assez  ressortir  cette  conséquence 
nécessaire  chez  une  population  déjà  purgée  de  tout  fanatisme 
rétrograde  ou  anarchique.  Uue  telle  réaction  s'y  développera 
d'autant  mieux  que  les  sollicitudes  croissantes  relatives  à  l'or- 
dre matériel  détourneront  davantage  les  autorités  actives  de 
toute  prétention  envers  Tordre  spirituel,  dont  la  reconstruction 
se  trouve  ainsi  pleinement  réservée  aux  libres  penseurs.  Il  n'y  a 
rien  de  fortuit,  ni  même  de  personnel,  dans  le  pas  immense 
que  l'ensemble  de  ma  carrière  a  déjà  réalisé  envers  la  liberté 
d'exposition,  d'abord  écrite,  puis  orale,  sous  divers  régimes 
oppressifs.  Tout  vrai  philosophe  obtiendra  désormais  une  équi- 
valente faculté,  en  offrant,  comme  moi,  les  justes  garanties, 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  79 

intellectuelles  et  morales,  que  le  public  et  le  magistrat  doivent 
exiger  des  organes  systématiques  de  l'Humanité.  Quelques  vio- 
lences que  puisse  jamais  inspirer  un  besoin  empirique  de  com* 
primer  les  niveleurs,  j'ose  assurer  que  les  constructeurs  seront 
toujours  respectés,  et  bientôt  invoqués  au  secours  d'un  ordre 
public  qui  ne  peut  plus  se  passer  longtemps  d'une  sanction 
rationnelle. 

Par  l'importante  modification  politique  survenue  en  France, 
la  seconde  partie  de  la  grande  révolution,  ainsi  commencée 
pour  le  public  comme  elle  Tétait  déjà  pour  les  vrais  philoso- 
phes, tend  donc,  d'une  manière  plus  directe  et  plus  rapide,  à 
développer  son  véritable  caractère  général  en  appelant  la  nou- 
velle doctrine  universelle  à  diriger  la  réorganisation  finale 
des  opinions  et  des  mœurs,  seule  base  solide  de  la  régéné- 
ration graduelle  des  institutions  sociales.  Mais,  après  avoir 
indiqué  comment  le  positivisme  reçoit  aujourd'hui  cette  haute 
mission  en  vertu  des  changements  spontanément  accomplis  au 
centre  même  de  l'ébranlement  initial,  il  faut  compléter  une 
telle  appréciation  en  attribuant  à  la  réorganisation  spirituelle 
toute  son  extension  caractéristique,  qui,  suivant  la  saine  théo- 
rie historique,  doit  certainement  comprendre  lensemble  de 
l'Occident  européen. 

L'immense  transition  révolutionnaire  qui  nous  sépare  du 
moyen  âge  a  trop  fait  oublier  la  communauté  fondamentale  qui, 
préparée  par  l'incorporation  romaine,  s'organisa  directement 
sous  l'incomparable  Charleniagne,  entre  les  diverses  populations 
occidentales,  uniformément  parvenues  déjà  à  l'état  catholique 
et  féodal.  Malgré  les  diversités  nationales,  aggravées  ensuite  par 
les  dissidences  théologiques,  cette  vaste  république  a  partout 
offert,  pendant  les  cinq  derniers  siècles,  un  développement  in- 
tellectuel et  social,  à  la  fois  positif  et  négatif,  dont  le  reste  de 
l'humanité  n'offre  point  encore,  môme  en  Europe,  un  véritable 


80  SYSTÈME  DE   POLITIQUE    l'OSlTlVK. 

équivalent.  Si  la  rupture  du  lien  catholique  et  la  désuétude 
des  mœurs  chevaleresques  ont  beaucoup  altéré  d'abord  le  sen- 
timent général  d'une  telle  confraternité,  H  a  tendu  à  se  réta- 
blir sous  de  nouvelles  formes  d'après  les  affinités  partielles  ré- 
sultées d'une  commune  prépondérance  do  la  vie  industrielle, 
d'une  semblable  évolution  esthétique,  et  d'une  évidente  solida- 
rité scientifique.  Quand  la  décomposition  politique  a  été  assez 
prononcée  pour  annoncer  partout  une  entière  rénovation,  cette 
similitude  de  civilisation  a  de  plus  en  plus  développé  l'instinct 
universel  de  la  participation  collective  à  un  même  mouvement 
social,  borné  jusqu'ici  à  une  telle  famille.  Cependant  l'iuitative 
de  la  grande  crise  se  trouvait  nécessairement  réservée  à  la  po- 
pulation française,  mieux  préparée  qu'aucune  autre  branche 
occidentale,  soit  quant  à  l'extinction  radicale  du  régime  ancien, 
soit  par  l'élaboration  élémentaire  du  nouveau  système.  Mais  les 
actives  sympathies  qu'excita  dans  tout  l'Occident  le  début  de 
notre  révolution,  indiquèrent  que  nos  frères  occidentaux  nous 
accordaient  seulement  le  périlleux  honneur  de  commencer  une 
régénération  commune  &  toute  l'élite  de  l'humanité,  comme 
le  proclama,  même  au  milieu  de  la  guerre  défensive,  notre 
grande  assemblée  républicaine.  Les  aberrations  militaires  qui 
ensuite  caractérisèrent  chez  nous  la  principale  phase  de  la 
réaction  rétrograde  durent  sans  doute  suspendre  des  deux 
parts  le  sentiment  habituel  de  cette  solidarité  nécessaire.  Tou- 
tefois, il  était  si  enraciné  partout,  d'après  l'ensemble  des  anté- 
cédents modernes,  que  la  paix  lui  rendit  bientôt  une  nouvelle 
activité,  malgré  les  efforts  continus  des  divers  partis  intéresses  à 
perpétuer  cette  division  exceptionnelle.  L'uniforme  décadence 
des  diverses  convictions  théologies  facilita  beaucoup  cette 
tendance  naturelle,  on  dissipant  la  principale  source  des  dissen — 

■■  ■"  ■■  ■ :,'!■'■!  .  !'"i.;aiu  II  dernière  phase  de  larétrogra 

i  halte  qui  lui  succéda   — 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  81 

chaque  élément  occidental  s'efforça  plus  ou  moins  de  suivre 
une  marche  révolutionnaire  équivalente  à  celle  du  centre  fran- 
çais. Notre  dernière  transformation  politique  ne  peut  que  forti- 
fier encore  cette  commune  disposition,  qui  pourtant  ne  saurait 
aussitôt  produire  des  modifications  analogues  chez  des  popu- 
lations moins  préparées.  Chacun  sent  d'ailleurs  qu'une  telle 
uniformité  d'agitation  intérieure  tend  de  plus  en  plus  à  conso- 
lider la  paix  qui  en  favorisa  la  propagation.  Malgré  l'absence 
de  liens  systématiques  équivalents  à  ceux  du  moyen  âge,  le 
commun  ascendant  des  véritables  mœurs  modernes,  à  la  fois  pa- 
cifiques et  rationnelles,  a  déjà  réalisé,  entre  tous  les  éléments 
occidentaux,  une  confraternité  spontanée  jusqu'alors  impos- 
sible, et  qui  ne  permet  plus  d'envisager  nulle  part  la  régéné- 
ration finale  comme  purement  nationale. 

Un  tel  point  de  vue  est  plus  propre  qu'aucun  autre  à  indi- 
quer nettement  le  vrai  caractère  général  qui  convient  à  la  se- 
conde partie  de  la  révolution.  La  première,  quoique  finalement 
profitable  à  tout  l'Occident,  devait  se  développer  comme  es- 
sentiellement française,  parce  que  notre  population  était  seule 
mûre  pour  l'ébranlement  initial,  qui  même  dut  exalter  sa  na- 
tionalité afin  de  résister  à  la  coalition  rétrograde.  Au  contraire, 
la  terminaison  organique,  commençant  après  que  la  crise  com- 
mune a  pris  toute  son  extension  naturelle,  doit  toujours  être 
conçue  désormais  comme  directement  occidentale.  Elle  consiste 
surtout  dans  une  réorganisation  spirituelle  qui  déjà  se  montre 
presque  également  urgente,  sous  diverses  formes,  chez  les 
cinq  populations  dont  se  compose  la  grande  famille  moderne. 
Réciproquement,  l'occidentalité  de  plus  en  plus  prononcée  du 
mouvement  rénovateur  est  très-propre  à  y  faire  prévaloir  la 
régénération  intellectuelle  et  morale  sur  une  régénération  tem- 
porelle qui  présentera  nécessairement  de  profondes  variétés 
nationales.  Une  doctrine  commune  et  des  mœurs  semblables, 


82  8Y8TfcMË  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

d'après  un  système  uniforme  d'éducation  générale,  dirigé  et 
appliqué  par  un  même  pouvoir  spirituel,  voilà  ce  qui,  dans  tout 
l'Occident,  constitue  maintenant  le  premier  besoin  social.  A 
mesure  qu'il  sera  satisfait,  la  réorganisation  temporelle  s'ac- 
complira partout  suivant  les  convenances  de  chaque  nationa- 
lité, sans  que  cette  juste  diversité  altère  nullement  l'unité  fon- 
damentale de  la  grande  république  positiviste,  dont  le  lien 
systématique  sera  plus  complet  et  plus  durable  que  celui  de  la 
république  catholique  propre  au  moyen  âge. 

L'ensemble  de  la  situation  occidentale  ne  tend  donc  pas  seu- 
lement à  faire  partout  prévaloir  désormais  le  mouvement  phi- 
losophique sur  l'agitation  politique.  En  outre,  il  provoque 
spécialement  l'avènement  décisif  de  l'autorité  spirituelle,  qui 
seule  peut  conduire  cette  libre  rénovation  systématique  des 
opinions  et  des  mœurs  avec  toute  la  grandeur  et  l'uniformité 
convenables.  L'antique  préjugé  révolutionnaire  sur  la  confusion 
finale  des  deux  puissances  devient  ainsi  directement  contraire 
aujourd'hui  à  la  régénération  sociale  qu'il  prépara  jadis.  D'une 
part,  il  fait  prévaloir  des  habitudes  de  nationalité  qui  déjà  de- 
vraient se  subordonner  aux  inspirations  d'occidentalité.  En 
même  temps,  l'identité  réelle  de  la  crise  exigeant  partout  une 
solution  commune,  il  pousse  à  remplir  cette  condition  d'ho- 
mogénéité par  une  assimilation  temporelle  aussi  perturbatrice 
que  chimérique. 

Quoique  mon  ouvrage  fondamental  ait  soigneusement  défini, 
d'après  l'ensemble  du  passé,  la  composition  de  cette  immense 
famille,  l'extrême  importance  qu'acquiert  aujourd'hui  une  telle 
notion  me  détermine  ici  à  motiver  directement  l'énumération 
méthodique  de  ses  éléments  essentiels. 

Depuis  la  chute  de  la  domination  romaine,  la  France  a  tou- 
jours constitué  le  centre  nécessaire,  non  moins  social  que 
géographique,  de  ce  noyau  de  l'Humanité,  surtout  à  partir  de 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  83 

Gharlemagne.  La  seule  opération  capitale  que  l'Occident  ait  ja- 
mais accomplie  de  concert  s'exécuta  évidemment  sous  l'im- 
pulsion française,  dans  les  mémorables  expéditions  qui  carac- 
térisèrent la  principale  phase  du  moyen  âge.  A  la  vérité,  quand 
la  décomposition  commune  du  régime  catholique  et  féodal 
commença  à  devenir  systématique,  le  centre  de  l'ébranlement 
occidental  se  trouva  déplacé  pendant  deux  siècles.  La  métaphy- 
sique négative  surgit  d'abord  en  Allemagne  ;  ensuite  sa  pre- 
mière application  temporelle  se  réalisa  en  Hollande  et  en  An- 
gleterre par  deux  révolutions  caractéristiques,  qui,  quoique 
incomplètes  en  vertu  d'une  insuffisante  préparation  mentale, 
servirent  de  prélude  à  la  grande  crise  finale.  Mais,  après  ce 
double  préambule  nécessaire,  qui  manifesta  la  vraie  destina- 
tion sociale  des  dogmes  critiques,  leur  entière  coordination  et 
leur  propagation  décisive  s'accomplirent  en  France,  où  revint 
le  principal  siège  de  la  commune  élaboration  politique  et  mo- 
rale. La  prépondérance  ainsi  acquise  à  l'initiative  française,  et 
qui  maintenant  se  consolidera  de  plus  en  plus,  n'est  donc,  au 
fond,  qu'un  retour  spontané  à  l'économie  normale  de  l'Occi- 
dent, longtemps  altérée  par  des  besoins  exceptionnels.  On  ne 
peut  prévoir  de  nouveaux  déplacements  du  centre  de  mouve- 
ment social  que  dans  un  avenir  trop  éloigné  pour  devoir  nous 
occuper;  ils  ne  pourront  provenir,  en  effet,  que  d'une  large 
extension  de  la  civilisation  principale  hors  des  limites  occiden- 
tales, comme  je  l'indiquerai  à  la  fin  de  ce  discours. 

Au  nord  et  au  sud  de  ce  centre  naturel,  se  trouvent  les  deux 
couples  d'éléments  occidentaux  dont  la  France  continuera  de 
former  le  principal  lien,  autant  par  les  mœurs  et  le  langage 
que  par  la  situation  géographique.  Dans  le  premier  couple, 
essentiellement  protestant,  il  faut  d'abord  placer  la  vaste  po- 
pulation germanique,  avec  ses  diverses  annexes  réelles,  surtout 
la  Hollande,  qui,  depuis  le  moyen  Age,  en  constitue,  à  tous 


84  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

égards,  la  portion  la  plus  avancée  ;  ensuite  vient  la  population 
britannique,  y  compris  même  son  expansion  américaine,  malgré 
leur  rivalité  actuelle.  Le  second  couple,  éminemment  catho- 
lique, comprend  :  à  l'est,  la  grande  population  italienne,  tou- 
jours si  nettement  caractérisée,  malgré  sa  décomposition  tem- 
porelle ;  à  l'ouest,  l'ensemble  de  la  population  espagnole,  d'où 
la  science  sociale  ne  doit  pas  séparer  son  appendice  portugais, 
et  qui  a  tant  étendu  la  famille  occidentale  par  ses  immenses  co- 
lonisations. Pour  compléter  la  définition  sociologique  du  groupe 
d'élite,  il  faut  y  joindre  les  deux  éléments  accessoires  qui, 
occidentaux  par  l'histoire,  ancienne  chez  l'un,  moderne  chez 
l'autre,  et  orientaux  par  leur  siège,  constituent,  à  tous  égards, 
d'après  leur  état  réel,  une  transition  naturelle  entre  l'orient  et 
l'occident  :  ce  sont,  au  sud,  la  population  grecque,  et,  au 
nord,  la  population  polonaise.  Il  ne  convient  pas,  d'ailleurs, 
de  signaler  ici  les  divers  intermédiaires  qui  rapprochent  ou  sé- 
parent les  principales  branches  de  la  grande  famille. 

Telle  est  l'immense  république  dont  la  nouvelle  philosophie 
doit  maintenant  diriger  la  régénération  intellectuelle  et  morale, 
en  combinant  l'initiative  propre  au  centre  français  avec  les 
réactions  naturelles  par  lesquelles  chacun  des  quatre  autres 
éléments  doit  perfectionner  cette  impulsion  générale.  Rien  ne 
tend  mieux  qu'une  semblable  tâche  à  caractériser  irrévocable- 
ment l'aptitude  sociale  du  positivisme,  seul  au  niveau  d'une 
pareille  mission,  à  laquelle  l'esprit  métaphysique  ne  convient 
pas  davantage  que  l'esprit  théologique  lui-même.  Si  la  caducité 
de  celui-ci  détermina  la  rupture  de  l'unité  occidentale  propre 
au  moyen  âge,  l'activité  dissolvante  de  l'autre  en  devint  l'agent 
direct.  Aucun  d'eux  ne  peut  donc  prétendre  à  réassocier  les  élé- 
ments dont  la  séparation  antérieure  reste  surtout  entretenue  par 
les  inspirations  théologico-métaphysiques.  C'est  uniquement  au 
positivisme  spontané,  à  la  fois  industriel,  esthétique,  et  scienti- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  85 

fique,  que  sont  dus  les  nouveaux  rapports  partiels  qui,  depuis 
la  fin  du  moyen  âge,  préparent  de  plus  en  plus  la  reconstruc- 
tion du  lien  occidental.  L'esprit  positif,  enfin  complet  et  systé- 
matique, est  donc  seul  apte  à  y  présider.  Il  n'appartient  qu'à 
lui  de  dissiper  radicalement  les  antipathies  que  conservent 
encore  les  diverses  nationalités,  sans  altérer  pourtant  les  qua- 
lités naturelles  de  chacune  d'elles,  afin  de  constituer,  d'après 
leur  sage  combinaison,  le  génie  commun  de  la  nouvelle  occi- 
dentalité. 

C'est  ainsi  que  l'extension  totale  de  la  grande  crise  met  en 
pleine  évidence  le  vrai  caractère  général  déjà  signalé  par  l'exa- 
men direct  de  sa  nature  centrale.  Toutes  les  hautes  considéra- 
tions sociales,  tant  extérieures  qu'intérieures,  concourent  donc 
à  prouver  que  la  seconde  partie  de  la  révolution  doit  surtout 
consister  à  reconstruire,  dans  tout  l'Occident,  les  principes  et 
les  mœurs,  de  manière  à  constituer  une  opinion  publique  dont 
l'irrésistible  prépondérance  détermine  ensuite  la  formation 
graduelle  des  institutions  politiques  convenables  à  chaque  na- 
tionalité, sous  la  commune  présidence  du  pouvoir  spirituel 
qui  aura  dignement  élaboré  la  doctrine  fondamentale.  L'esprit 
général  de  cette  doctrine  est  principalement  historique,  tandis 
que  la  partie  négative  de  la  révolution  dut  faire  prévaloir  un  es- 
prit anti-historique.  Une  haine  aveugle  envers  le  passé  était  alors 
indispensable  pour  sortir  éuergiquement  de  l'ancien  régime. 
Désormais,  au  contraire,  notre  entière  émancipation  exige 
d'abord  que  nous  rendions  à  tout  le  passé  une  complète  jus- 
tice, qui  deviendra  le  tribut  le  plus  caractéristique  du  véri- 
table esprit  positif,  seul  susceptible  aujourd'hui  d'une  telle 
aptitude,  d'après  sa  nature  toujours  relative.  Le  meilleur  signe 
de  la  vraie  supériorité  consiste,  sans  doute,  pour  les  doctrines 
comme  pour  les  personnes,  à  bien  apprécier  tous  ses  adver- 
saires. Telle  est  la  tendance  nécessaire  de  la  véritable  science 


86  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

sociale  qui  vient  aujourd'hui  fonder  la  détermination  de  l'ave- 
nir sur  la  contemplation  systématique  du  passé.  C'est  la  seule 
marche  qui  puisse  faire  librement  prévaloir  partout  une  même 
conception  de  la  régénération  finale,  toujours  rattachée  exac- 
tement à  l'ensemble  de  l'évolution  humaine,  en  dissipant  à  ja- 
mais les  images  confuses  et  discordantes  suggérées  par  des  in- 
spirations arbitraires.  La  prépondérance  croissante  du  sentiment 
social  concourt  d'ailleurs  avec  le  progrès  naturel  de  la  raison 
publique,  pour  imprimer  à  la  dernière  partie  de  la  révolution 
cet  esprit  historique  qui  la  distinguera  profondément  de  la  pre- 
mière, comme  l'indiquent  déjà  tant  de  prédilections  spontanées. 

D'après  une  telle  disposition  générale,  le  positivisme  ne  doit 
jamais  dissimuler  la  relation  fondamentale  de  la  réorganisation 
spirituelle  qu'il  vient  accomplir  avec  l'admirable  ébauche  qui 
constitue  le  principal  caractère  du  moyen  Age.  Loin  de  proposer 
à  l'humanité  une  régénération  dépourvue  de  tous  antécédents, 
nous  nous  honorerons  toujours  d'appeler  aujourd'hui  sa  matu- 
rité à  réaliser  enfin  la  noble  tentative  que  conçut  son  adoles- 
cence avant  que  les  conditions  mentales  et  sociales  permissent 
un  succès  décisif.  Nous  sommes  trop  pleins  de  l'avenir  pour 
craindre  jamais  d'être  sérieusement  taxés  de  retour  au  passé. 
Cette  imputation  serait  surtout  étrange  chez  ceux  de  nos  adver- 
saires qui  font  aujourd'hui  consister  la  perfection  politique  dans 
la  confusion  primitive,  soit  théocratique,  soit  militaire,  des 
deux  puissances  élémentaires. 

Leur  séparation  au  moyen  âge  constitue  le  plus  grand  pas 
qu'ait  pu  faire  jusqu'ici  la  théorie  générale  de  l'ordre  social. 
Quoique  sa  réalisation  finale  fût  réservée  à  de  meilleurs  temps, 
cette  tentative  caractéristique  n'en  a  pas  moins  marqué  le  but 
essentiel,  et  même  ébauché  les  principaux  résultats.  C'est  là 
que  remonte  ce  dogme  fondamental  de  la  subordination  con- 
tinue de  la  politique  envers  la  morale,  qui  distingue  la  socia- 


DISCOURS  PHÉLIMIKÀIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  87 

bilité  moderne,  et  qui,  malgré  de  graves  et  fréquentes  at- 
teintes, a  toujours  survécu,  même  à  la  chute  des  croyances  qui 
d'abord  le  proclamèrent,  comme  le  montre  aujourd'hui  sa 
unction  républicaine  chez  la  nation  la  mieux  émancipée.  De  là 
dite, par  suite,  cet  actif  sentiment  de  la  dignité  personnelle  com- 
binée avec  la  fraternité  universelle,  qui  caractérise  les  popula- 
tions occidentales,  surtout  celles  qui  ont  échappé  au  protestan- 
tisme. Il  faut  y  rapporter  aussi  cette  unanime  tendance  à  estimer 
les  hommes  suivant  leur  propre  mérite  intellectuel  et  moral, 
indépendamment  de  leur  office  social,  tout  en  respectant  l'in- 
dispensable classement  résulté  d'une  inévitable  prépondérance 
pratique.  On  y  doit  donc  rattacher  les  habitudes  populaires  de 
libre  discussion  moralo  et  môme  politique,  d'après  le  droit  et 
le  devoir  de  chacun  d'appliquer  au  jugement  des  actes  et  des 
personnes  la  doctrine  universelle  établie  dans  l'éducation  com- 
mune. Enfin,  il  serait  superflu  d'indiquer  la  tendance  directe 
de  cette  grande  institution  à  organiser  l'unité  occidentale,  qui 
n'avait  point  d'autre  lien  systématique.  Tous  ces  effets  sociaux, 
mlgairement  attribués  à  l'excellence  de  la  doctrine  chrétienne, 
sont  ramenés,  par  une  saine  appréciation  historique,  à  leur  vé- 
ritable source  principale,  la  séparation  catholique  des  deux 
puissances.  Ils  sont  demeurés  propres  aux  seuls  pays  où  ce  ré- 
gime a  pu  prévaloir,  quoiqu'une  morale  équivalente,  ou 
même  une  foi  identique,  régnât  aussi  ailleurs.  La  décomposi- 
tion de  l'organisme  catholique  les  a,  du  reste,  notablement  al- 
térés, malgré  leur  consécration  spontanée  par  l'ensemble  des 
mœurs  modernes,  là  surtout  où  Ton  s'efforçait  de  rendre  à  la 
doctrine  sa  pureté  et  son  autorité  primitives. 

Sous  tous  ces  aspects,  le  positivisme  adéj\  renduau  catholicisme 
une  plus  complète  justice  qu'aucun  de  ses  propres  défenseurs, 
sans  excepter  l'éminent  De  Maistre,  comme  l'ont  d'ailleurs  re- 
connu quelques  organes  sincères  dp  l'école  rétrograde.  Mais  cette 


88  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

équitable  appréciation  ne  repose  pas  seulement  sur  la  grandeur 
de  la  tâche  ainsi  destinée  au  moyen  âge  dans  l'évolution  totale  de 
l'Humanité.  Elle  résulte  aussi  d'une  exacte  démonstration  histo- 
rique de  la  précocité  d'une  telle  entreprise,  dont  l'avortement 
politique  dépendit  surtout  de  l'imperfection  des  doctrines  diri- 
geantes et  de  l'opposition  du  milieu  correspondant.  Quoique  le 
monothéisme  répugne  beaucoup  moins  que  le  polythéisme  à  la 
séparation  continue  des  deux  puissances,  la  nature  nécessaire- 
ment absolue  de  tout  esprit  théologique  tendait  toujours  à  faire 
dégénérer  ce  régime  en  une  pure  théocratie.  Sa  chute  fut  mémo 
déterminée  par  la  prépondérance  finale  de  cette  inévitable  ten- 
dance, contre  laquelle  les  rois  devinrent,  au  quatorzième  siècle, 
les  organes  spontanés  de  la  réprobation  générale.  De  même, 
quoiqu'une  telle  division  se  concilie  davantage  avec  les  guerres 
essentiellement  défensives  du  moyen  âge  qu'avec  le  système 
de  conquêtes  de  l'antiquité,  cependant  tout  véritable  esprit  mi- 
litaire la  repousse  radicalement,  comme  contraire  à  la  con- 
centration d'autorité  qu'il  exige  pour  durer.  Aussi  cette  sépa- 
ration n'a-t-elle  pu  alors  devenir  vraiment  systématique,  sauf 
dans  la  pensée  de  quelques  éminents  personnages,  spirituels  et 
temporels.  Sa  réalisation  passagère  fut  surtout  le  résultat  né- 
cessaire de  l'ensemble  de  la  situation  mentale  et  sociale.  Elle  ne 
consista  presque  jamais  qu'en  une  sorte  d'équilibre  très-précaire, 
flottant  toujours  entre  la  théocratie  et  l'empire. 

C'est  uniquement  à  la  civilisation  positive  de  l'Occident  mo- 
derne qu'il  appartient  d'accomplir  aujourd'hui  ce  qui  alors  ne 
put  être  que  tenté,  en  utilisant  d'ailleurs,  non-seulement  cette 
admirable  ébauche,  mais  aussi  l'indispensable  préparation  qu'elle 
a  déterminée.  L'esprit  scientifique  de  la  nouvelle  philosophie  et 
le  caractère  industriel  de  la  nouvelle  activité  concourent  natu- 
rellement à  rendre  désormais  inévitable,  et  même  vulgaire,  une 
séparation  continue,  à  la  fois  spontanée  et  systématique,  qui 


DISCOURS  PRELIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  89 

ne  pouvait,  au  moyen  âge,  être  que  confusément  pressentie, 
sous  les  plus  heureuses  inspirations  d'un  ardent  instinct  de  pro- 
grès. Mentalement  envisagée,  elle  se  réduit,  en  effet,  à  la  di- 
vision nécessaire  entre  la  théorie  et  la  pratique,  déjà  admise, 
quoique  empiriquement,  dans  tout  l'Occident,  envers  les  moin- 
dres sujets,  et  qu'il  serait  étrange  de  repousser  pour  l'art  et  la 
science  les  plus  difficiles.  Sous  l'aspect  social,  elle  proclame  sur- 
tout la  distinction  naturelle  entre  l'éducation  et  l'action,  ou  entre 
la  morale  et  la  politique,  dont  personne  aujourd'hui  n'oserait 
directement  méconnaître  l'essor  continu  comme  l'un  des  princi- 
paux bienfaits  d'une  civilisation  progressive.  La  moralité  réelle 
et  la  vraie  liberté  s'y  trouvent  profondément  intéressées,  afin 
que  la  conduite  et  le  jugement  puissent  comporter  de  véritables 
principes,  dont  l'application,  même  la  mieux  démontrable, 
serait  presque  toujours  insuffisante,  si  elle  restait  livrée  à  l'im- 
pulsion spéciale  et  directe  du  commandement  ou  de  l'obéis- 
sance. Pour  l'harmonie  générale  des  forces  politiques,  il  est 
clair  que  les  deux  pouvoirs  théorique  et  pratique  ont  des  sources 
et  des  voies  tellement  différentes,  quant  au  cœur,  à  l'esprit,  et 
au  caractère,  que  l'influence  consultative  et  l'influence  irapé- 
rative  ne  sauraient  désormais  appartenir  aux  mêmes  organes 
essentiels.  Toute  tendance  sérieuse  à  réaliser  cette  utopie  rétro- 
grade ne  pourrait  aboutir  qu'à  l'intolérable  domination  de  mé- 
diocrités également  incapables  dans  les  deux  genres.  La  suite 
de  ce  discours  montrera  d'ailleurs  que  cette  division  fonda- 
mentale se  trouvera  de  plus  en  plus  placée  naturellement  sous 
l'irrésistible  protection  spéciale  des  deux  éléments  sociaux  où 
résident  surtout  le  bon  sens  et  la  moralité. 

Nos  mœurs  sont  déjà  si  favorables  à  ce  principe  essentiel  de 
toute  la  vraie  politique  moderne,  que  les  répugnances  qu'il 
excite  proviennent  presque  uniquement  de  son  adhérence  pri- 
mitive à  des  croyances  justement  déchues.  Mais  ces  préventions 


90  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

révolutionnaires  ne  sauraient  persister  quand  le  public  impar- 
tial verra  cette  grande  notion  directement  incorporée  désormais 
à  la  seule  doctrine  qui  soit  dégagée  de  toute  théologie.  Chaque 
conception  humaine,  et  même  chaque  amélioration  sociale,  a  dû 
surgir  d'abord  sous  l'inspiration  théologique,  comme  l'ensemble 
des  faits  le  témoigne  clairement,  jusque  dans  les  moindres  cas. 
Néanmoins,  cette  introduction  nécessaire  n'a  jamais  empêché 
l'humanité  de  s'approprier  définitivement  des  progrès  dus  à  la 
présidence  initiale  des  croyances  qu'elle  abandonnait.  Il  en  sera 
de  même  pour  ce  grand  principe  politique,  qui  déjà  n'est  plus 
compris  réellement  que  par  des  esprits  positifs,  sous  l'induction 
spontanée  de  ses  vérifications  partielles.  La  seule  opposition  di- 
recte qu'il  rencontre  aujourd'hui  provient  encore  de  l'ambition 
métaphysique  dont  il  choque  les  prétentions  caractéristiques 
à  une  domination  absolue.  C'est  elle  surtout  qui  inspire  le 
reproche,  toujours  étrange  et  souvent  menteur,  par  lequel  on 
tente  quelquefois  de  flétrir,  comme  théocrates,  des  philosophes 
ouvertement  affranchis  de  toutes  les  croyances  qui  servent  à 
leurs  adversaires  pour  éluder  une  discussion  décisive.  Mais  les 
graves  perturbations  sociales  que  suscitera  bientôt  une  vaine 
obstination  pédantocratique  à  régler  par  les  lois  ce  qui  doit  être 
discipliné  par  les  mœurs,  éclaireront  l'opinion  publique  quanta 
la  haute  opportunité  du  dogme  positiviste  sur  la  séparation  sys- 
tématique entre  le  gouvernement  moral  et  le  gouvernement 
politique.  L'un,  n'ayant  d'autre  force  que  la  conviction  ou  la 
persuasion,  se  borne  toujours,  dans  la  vie  active,  au  simple 
conseil,  tandis  que  l'autre  commande  directement  la  conduite 
d'après  un  ascendant  matériel. 

L'ensemble  des  indications  précédentes  aboutit  à  représenter 
l'esprit  organique  qui  doit  caractériser  la  seconde  partie  de  la 
révolution  comme  alliant  Téminent  génie  social  propre  au 
moyen  âge  avec  l'admirable  instinct  politique  de  la  Convention. 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  91 

Entre  ces  deux  époques,  l'élite  de  l'humanité  s'est  trouvée 
réellement  dépourvue  de  toute  organisation  systématique,  et 
livrée  à  la  double  transition  qui  décomposait  Tordre  ancien  et 
préparait  le  nouveau.  Ces  deux  préambules  sont  assez  accom- 
plis aujourd'hui  ;  puisque,  d'une  part,  le  vœu  d'une  régénéra- 
tion sociale  est  devenu  irrésistible,  tandis  que,  d'une  autre 
part,  la  philosophie  destinée  à  la  diriger  est  déj'i  constituée. 
Nous  sommes  donc  appelés  désormais  à  reprendre  directement, 
sur  de  meilleures  bases  mentales  et  sociales,  la  grande  entre- 
prise tentée  au  moyen  âge  pour  fonder,  dans  tout  l'Occident, 
un  régime  pacifique  et  rationnel,  en  systématisant  la  prépondé- 
rance continue  de  l'amour  universel,  dominant  à  la  fois  la  spé- 
culation et  l'action.  La  marche  générale  de  cette  reconstruc- 
tion sera  la  même  que  celle  de  la  démolition  préalable.  Celle-ci 
commença,  au  quatorzième  siècle,  en  neutralisant  les  fonctions 
occidentales  de  l'organisme  ancien.  Pareillement,  la  régénéra- 
tion finale  s'annonce  aujourd'hui  par  la  satisfaction  directe  des 
besoins  intellectuels  et  moraux  communs  aux  cinq  populations 
avancées. 

Afin  de  mieux  caractériser  la  destination  sociale  du  positi- 
visme, je  me  trouve  ainsi  conduit  à  indiquer  sommairement 
son  aptitude  nécessaire  à  systématiser  définitivement  la  morale 
universelle,  ce  qui  constitue  le  but  de  la  philosophie  et  le  point 
de  départ  de  la  politique.  Tout  pouvoir  spirituel  devant  surtout 
dire  jugé  d'après  une  telle  attribution,  rien  ne  peut  mieux  ma- 
nifester la  supériorité  naturelle  de  la  spiritualité  positiviste  sur 
la  spiritualité  catholique. 

Le  positivisme  conçoit  directement  l'art  moral  comme  con- 
sistant à  faire,  autant  que  possible,  prévaloir  les  instincts  sym- 
pathiques sur  les  impulsions  égoïstes,  la  sociabilité  sur  la  per- 
sonnalité. Cette  manière  d'envisager  l'ensemble  de  la  morale 
est  propre  à  la  nouvelle  philosophie,  qui  seule  systématise  les 


92  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

progrès  accomplis  chez  les  modernes  dans  la  vraie  théorie  de  la 
nature  humaine,  si  imparfaitement  représentée  par  le  catholi- 
cisme. 

D'après  le  principe  nécessaire  de  la  biologie  quant  à  la  pré- 
pondérance fondamentale  de  la  vie  organique  sur  toute  vie 
animale,  la  sociologie  explique  aussitôt  l'ascendant  spontané 
des  sentiments  personnels,  toujours  plus  ou  moins  relatifs  à 
l'instinct  conservateur.  Mais  elle  concilie  directement  cette  iné- 
vitable suprématie  avec  l'existence  continue  des  affections  bien- 
veillantes, que  la  théorie  catholique  représentait  comme  étran- 
gères à  notre  constitution,  et  seulement  inspirées  par  une  grâce 
surhumaine  qui  ne  comportait  aucune  loi.  Le  grand  problème 
consiste  donc  à  investir  artificiellement  la  sociabilité  de  la  pré- 
pondérance que  possède  naturellement  la  personnalité.  Sa  solu- 
tion repose  sur  un  autre  principe  biologique,  le  développement 
des  fonctions  et  des  organes  par  l'exercice  habituel,  et  leur 
tendance  à  s'atrophier  par  l'inaction  prolongée.  Or,  notre  exis- 
tence sociale  provoque  nécessairement  l'essor  continu  des  in- 
stincts sympathiques,tandis  qu'ellecomprime  celui  despenchants 
personnels,  dont  la  libre  activité  empêcherait  bientôt  tous  les 
contacts  mutuels.  Les  premiers  compensent  donc,  à  un  certain 
degré,  leur  infériorité  native  par  leur  aptitude  spontanée  à  une 
extension  presque  indéfinie;  et  l'ascendant  naturel  des  seconds 
se  trouve  plus  ou  moins  contenu  d'après  une  inévitable  résis- 
tance. Ces  deux  tendances  permanentes  s'accroissent  naturelle- 
ment à  mesure  que  l'humanité  se  développe,  et  leur  double 
progrès  fournit  la  principale  appréciation  de  notre  perfection- 
nement graduel.  Une  sage  intervention  systématique,  à  la  fois 
privée  et  publique,  peut  améliorer  beaucoup  cet  ordre  spon- 
tané, en  augmentant  les  influences  favorables  et  diminuant  leurs 
antagonistes.  Tel  est  le  but  de  l'art  moral,  qui  d'ailleurs  a, 
comme  tout  autre,  d'inévitables  limites,  quoique  les  siennes 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  93 

doivent  être  moins  étroites,  puisque  les  phénomènes  y  sont  plus 
modifiables,  en  vertu  de  leur  complication  supérieure. 

Ainsi,  la  morale  positive  se  distingue,  non  seulement  de  la 
morale  métaphysique,  mais  aussi  de  la  morale  théologique,  en 
prenant  pour  principe  universel  la  prépondérance  directe  du  sen- 
timent social.  Elle  représente  le  bonheur  humain,  tant  privé 
que  public,  comme  consistant  surtout  dans  le  plus  grand  essor 
possible  des  affections  bienveillantes,  qui  sont  à  la  fois  les  plus 
douces  à  éprouver  et  les  seules  dont  l'expansion  puisse  être  si- 
multanée chez  tous  les  individus.  Cette  doctrine,  aussi  profonde 
et  pure  qu'elle  est  simple  et  vraie,  ne  pouvait  émaner  que  d'une 
philosophie  déjà  conduite,  en  vertu  de  sa  réalité  caractéristique,  à 
systématiser  enfin  la  prépondérance  mentale  du  point  de  vue  so- 
cial, seul  susceptible  de  rallier  toutes  nos  spéculations  positives. 
D'après  sa  méthode  intuitive,  la  métaphysique  n'a  jamais  pu 
sortir  rationnellement  de  la  sphère  individuelle.  La  théologie, 
surtout  chrétienne,  ne  pouvait  s'élever  aux  conceptions  sociales 
que  d'une  manière  indirecte,  sous  l'impulsion  empirique  de  son 
office  pratique. Son  esprit  propre  était  nécessairement  personnel, 
soit  quant  au  but  proposé  à  l'ensemble  de  chaque  existence, 
soit  pour  l'affection  représentée  comme  dominante.  Quoique  nos 
sentiments  généreux  aient  dû  surgir  d'abord  sous  un  tel  régime, 
son  efficacité  morale  doit  surtout  être  attribuée  à  la  sagesse 
sacerdotale,  corrigeant  les  vices  essentiels  de  la  seule  doctrine 
qu'elle  pût  alors  employer,  d'après  les  ressources  sociales  que  lui 
offrait  l'antagonisme  spontané  entre  les  intérêts  imaginaires  et  les 
intérêts  réels.  Dans  l'état  positif,  au  contraire,  l'aptitude  morale 
est  directement  inhérente  à  la  doctrine,  et  peut  se  développer 
beaucoup  aussitôt  que  les  convictions  s'établissent,  avant  qu'au- 
cune discipline  spirituelle  se  trouve  instituée,  sans  toutefois  que 
cette  propriété  doive  dispenser  d'une  telle  organisation.  Tandis 
que  la  morale  systématique  acquiert  ainsi  une  consistance  jus- 

11 


94  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

qu'alors  impossible  en  se  liant  profondément  à  l'ensemble  des 
connaissances  réelles,  la  morale  spontanée  tend  directement  à 
dominer  toute  l'existence  humaine,  individuelle  ou  collective, 
sous  l'impulsion  immédiate  et  continue  du  sentiment  social. 

Pour  mieux  caractériser  la  parfaite  unité  que  procure  à  la 
morale  positive  son  principe  unique  de  l'amour  universel,  il 
faut  le  concevoir  comme  présidant,  soit  à  la  coordination  na- 
turelle de  ses  diverses  parties,  soit  aussi  à  l'élaboration  spéciale 
de  chacune  d'elles. 

Leur  succession  générale  d'après  les  trois  degrés  essentiels 
de  notre  existence,  d'abord  personnelle,  puis  domestique,  et 
enfin  sociale,  représente  spontanément  l'éducation  graduelle 
du  sentiment  fondamental,  développé  peu  à  peu  par  des  affec- 
tions de  moins  en  moins  énergiques,  mais  de  plus  en  plus  émi- 
nentes.  Cette  progression  naturelle  constitue  réellement  notre 
principale  ressource  pour  parvenir,  autant  que  possible,  à  la 
prépondérance  normale  de  la  sociabilité  sur  la  personnalité. 
Entre  ces  deux  états  extrêmes  du  cœur  humain,  il  existe,  en 
effet,  un  état  intermédiaire,  propre  à  déterminer  une  transi- 
tion spontanée,  sur  laquelle  repose  la  vraie  solution  habituelle 
du  grand  problème  moral.  C'est  surtout  par  les  affections  de 
famille  que  l'homme  sort  de  sa  personnalité  primitive,  et  qu'il 
peut  s'élever  convenablement  à  la  sociabilité  finale.  Toute  ten- 
tative pour  diriger  l'éducation  morale  vers  l'essor  direct  de 
celle-ci  en  franchissant  ce  degré  moyen,  doit  être  jugée  radi- 
calement chimérique  et  profondément  désastreuse.  Une  telle 
utopie,  trop  accréditée  aujourd'hui,  loin  de  constituer  un  véri- 
table progrès  social,  ne  représente,  au  fond,  qu'une  immense 
rétrogradation  fondée  sur  une  fausse  appréciation  de  l'antiquité. 

D'après  cette  destination  fondamentale  de  la  vie  domestique 
comme  lien  naturel  de  la  personnalité  à  la  sociabilité,  sa  coor» 
dination  nécessaire  suffira  ici  pour  caractériser  le  plan  général 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  96 

de  la  morale  positive,  toujours  conforme  à  Tordre  des  rela- 
tions réelles. 

L'évolution  individuelle  du  sentiment  social  commence,  dans 
la  famille,  par  l'inévitable  essor  de  l'affection  filiale,  pre- 
mière source  de  notre  éducation  morale,  où  surgit  l'instinct 
de  la  continuité,  et,  par  suite,  la%  vénération  des  prédéces- 
seurs :  c'est  ainsi  que  chaque  nouvel  être  se  rattache  d'abord 
à  l'ensemble  du  passé  humain.  Bientôt  après,  l'affection  fra- 
ternelle vient  compléter  cette  ébauche  initiale  de  la  socia- 
bilité, en  y  joignant  l'instinct  direct  de  la  solidarité  actuelle. 
L'âge  viril  ouvre  ensuite  une  nouvelle  évolution  domestique, 
en  introduisant  des  relations  éminemment  volontaires,  et  dès 
lors  encore  plus  sociales  que  les  liaisons  volontaires  du  pre- 
mier âge.  Cette  seconde  époque  de  l'éducation  morale  com- 
mence par  l'affection  conjugale,  la  plus  fondamentale  de 
toutes,  où  la  mutualité  et  l'indissolubilité  du  lien  assurent  la 
plénitude  du  dévouement.  Type  suprême  de  tous  les  instincts 
sympathiques,  son  nom  est  le  seul  qui  n'exige  aucune  qualifi- 
cation. De  cette  union  par  excellence  résulte  naturellement  la 
dernière  affection  domestique,  la  paternité,  qui  termine  notre 
initiation  spontanée  à  la  sociabilité  universelle,  en  nous  appre- 
nant à  chérir  nos  successeurs  :  nous  sommes  ainsi  liés  à  l'avenir 
comme  nous  Tétions  d'abord  au  passé. 

J'ai  du  placer  le  groupe  de  sentiments  domestiques  qui  se 
rapporte  aux  relations  volontaires  après  celui  qui  concerne  les 
liens  involontaires,  afin  de  suivre  le  cours  individuel  de  l'évo- 
lution affective,  pour  caractériser  la  vie  de  famille  comme  in- 
termédiaire nécessaire  entre  l'existence  personnelle  et  l'exis- 
tence sociale.  Mais  la  disposition  doit  être  inverse  quand  on 
établit  directement  la  théorie  propre  de  la  famille,  à  titre 
d'élément  naturel  de  la  société  proprement  dite.  Alors  il  faut 
considérer  d'abord  le  sentiment  qui  constitue  essentiellement 


96  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

la  famille,  en  introduisant  une  nouvelle  unité  sociale,  souvent 
réduite,  en  effet,  au  couple  élémentaire.  Une  fois  créée  par 
l'union  conjugale,  la  famille  se  perpétue  par  l'affection  pater- 
nelle suivie  de  l'amour  filial,  et  s'étend  ensuite  par  le  lien 
fraternel,  seul  apte  à  rapprocher  immédiatement  les  diverses 
familles  Dans  cette  autre  coordination,  les  sentiments  domes- 
tiques se  trouvent  rangés  suivant  leur  énergie  décroissante  et 
leur  extension  croissante.  Quoique  le  dernier  soit,  d'ordi- 
naire, le  moins  puissant  de  tous,  il  acquiert  une  importance 
fondamentale,  quand  on  y  voit  la  transition  directe  des  affec- 
tions purement  domestiques  aux  affections  proprement  so- 
ciales, dont  la  fraternité  constitue  partout  le  type  spontané. 
Toutefois,  pour  compléter  cette  sommaire  esquisse  d'une  telle 
théorie,  la  sociologie  doit  encore  placer,  entre  ces  deux  ordres 
de  sentiments,  un  intermédiaire-  trop  peu  apprécié  jusqu'ici, 
relatif  à  la  simple  domesticité,  où  les  relations  de  la  famille 
viennent  se  fondre  avec  celles  de  la  société.  Le  nom  seul  d'un 
tel  lien  devrait  aujourd'hui  suffire,  malgré  nos  mœurs  anar- 
chiques,  pour  nous  rappeler  que,  dans  tout  état  normal  de 
l'humanité,  il  constitue  un  complément  naturel  des  affections 
privées,  destiné  à  terminer  l'éducation  spontanée  du  senti- 
ment social,  par  l'apprentissage  spécial  de  l'obéissance  et  du 
commandement,  tous  deux  subordonnés  au  principe  universel 
d'amour  mutuel. 

Cette  rapide  indication  de  la  principale  théorie  morale  ca- 
ractérise assez  l'aptitude  fondamentale  de  la  systématisation 
positive,  dont  l'appréciation  doit  ensuite  ressortir  de  l'en- 
semble du  traité  auquel  ce  discours  ne  sert  que  de  prélude 
général.  Je  crois  pourtant  devoir  encore  signaler  ici  la  régéné- 
ration totale  de  la  morale  personnelle,  où  le  positivisme  seul 
fait  enfin  prévaloir  dignement  le  principe  unique  de  toute  la 
doctrine  nouvelle,  en  y  rattachant  directement  à  l'amour  ce 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  97 

qui  n'a  été  essentiellement  rapporté  qu'à  l'égoïsme,  même  dans 
la  philosophie  catholique. 

Les  sentiments  n'étant  développables  que  par  un  exercice 
continu,  d'autant  plus  indispensable  qu'ils  ont  moins  d'énergie 
native,  on  procède  directement  contre  le  véritable  esprit  de 
l'éducation  affective  quand  on  abuse  de  la  facilité  d'appréciation 
qui  distingue  cette  première  partie  de  la  morale  universelle 
pour  y  réduire  les  devoirs  à  de  simples  calculs  de  prudence 
individuelle.  Quelque  réelle  que  puisse  être  Futilité  person- 
nelle des  prescriptions  ainsi  recommandées,  une  telle  marche 
cultive  nécessairement  des  inclinations  intéressées,  qui,  déjà 
trop  prépondérantes,  devraient,  au  contraire,  tomber  autant 
que  possible  en  désuétude  systématique.  D'ailleurs,  le  but 
spécial  que  l'on  a  en  vue  se  trouve  ainsi  manqué  souvent,  par 
cela  même  qu'on  a  laissé  la  décision  morale  à  l'arbitrage  indi- 
viduel, dont  les  variations  naturelles  sont  dès  lors  sanctionnées 
d'avance,  lorsque,  sous  sa  responsabilité  des  suites  personnelles 
que  seul  il  peut  bien  juger,  il  change  la  règle  proposée.  En 
vertu  de  sa  réalité  caractéristique,  le  positivisme  régénère 
entièrement  ces  prescriptions  initiales,  en  y  faisant  directe- 
ment prévaloir  la  sociabilité  sur  la  personnalité,  puisqu'il  s'agit 
de  pratiques  où  d'individu  est  loin  d'être  seul  intéressé.  Ce  n'est 
point,  par  exemple,  d'après  les  avantages  personnels  de  la 
tempérance,  de  la  chasteté,  etc.,  que  la  morale  positive  re- 
commande ces  vertus  élémentaires.  Sans  méconnaître  leur  vé- 
ritable utilité  individuelle,  elle  évite  d'y  trop  insister,  de  peur 
d'entretenir  l'habitude  des  calculs  personnels.  Jamais  surtout 
elle  n'en  fait  la  base  réelle  de  ses  préceptes,  toujours  ratta- 
chés à  la  sociabilité.  Quand  même  une  constitution  exception- 
nelle préserverait  l'individu  des  suites  funestes  de  l'intempé- 
rance ou  du  libertinage,  la  sobriété  et  la  continence  lui  seraient 
ainsi  prescrites  avec  autant  de  rigueur,  comme  indispensables 


96  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

à  l'accomplissement  habituel  de  ses  devoirs  sociaux.  La  plus 
vulgaire  de  toutes  les  vertus  personnelles,  l'habitude  de  la  pu- 
rification physique,  ne  doit  pas  être  exempte  de  cette  salu- 
taire transformation,  qui  ennoblit  un  simple  précepte  hygié- 
nique par  le  sentiment  qui  l'impose  à  chacun  pour  se  rendre 
mieux  apte  à  servir  les  autres.  C'est  seulement  ainsi  que  l'édu- 
cation morale  peut  prendre,  dès  le  début,  son  vrai  caractère 
général,  en  habituant  l'homme  à  se  subordonner  à  l'humanité 
jusque  dans  ses  moindres  actes,  où  il  apprend  d'abord  à  sur- 
monter ses  mauvais  penchants,  dont  l'appréciation  est  alors 
plus  facile. 

Une  telle  régénération  de  la  morale  personnelle  confirme 
assez  la  supériorité  nécessaire  du  positivisme,  déjà  indiquée 
envers  la  morale  domestique,  qui  constitua  pourtant  le  prin- 
cipal mérite  du  catholicisme,  première  base  de  sa  digne  systé- 
matisation. Il  serait  ici  superflu  d'insister  spécialement  sur  la 
morale  sociale  proprement  dite,  où  la  nouvelle  philosophie 
doit  manifester  une  aptitude  encore  plus  directe  et  plus  com- 
plète, comme  seule  susceptible  de  se  placer  convenablement 
à  ce  point  de  vue.  Soit  pour  l'exacte  détermination  de  tous  les 
devoirs  mutuels  résultés  des  diverses  relations  réelles,  soit 
quant  à  la  consolidation  et  à  l'extension  du  sentiment  fonda- 
mental de  fraternité  universelle,  aucune  morale  métaphysico- 
théologique  ne  saurait  être  comparable  à  la  morale  positive, 
dont  les  prescriptions,  toujours  conformes  aux  lois  générales  de 
notre  nature  individuelle  ou  collective,  s'adaptent  spontané- 
ment aux  convenances  spéciales  de  chaque  cas.  A  ces  différents 
titres,  la  suite  de  ce  discours  me  fournira  plusieurs  occasions 
essentielles  de  caractériser  une  aptitude  aussi  naturelle,  sans 
que  je  doive  ici  m'y  arrêter  davantage. 

Cette  rapide  indication  de  la  nouvelle  systématisation  morale 
exige  maintenant  un  aperçu  équivalent  des  moyens  généraux 


DISCOURS  PRÉUMMAIRB.   —  SECONDE  PARTIE.  99 

propres  à  établir  et  à  appliquer  une  telle  doctrine.  Ils  sont  de 
deux  sortes  :  les  uns,  fondamentaux,  directement  relatifs  à 
chaque  initiation  morale,  posent  les  principes  et  règlent  les 
sentiments  ;  les  autres,  complémentaires,  en  consolident  l'ap- 
plication réelle  dans  la  vie  active.  Cette  double  fonction  com- 
mence par  être  spontanée,  sous  la  seule  impulsion,  même  in- 
directe, de  la  doctrine  générale  et.  de  l'instinct  social  :  mais 
elle  ne  comporte  une  pleine  efficacité  qu'en  devenant  l'attribu- 
tion systématique  du  pouvoir  spirituel  correspondant. 

Quant  à  l'éducation  morale  proprement  dite,  le  régime  posi- 
tif la  fonde  à  la  fois  sur  la  raison  et  sur  le  sentiment,  mais  en  y 
accordant  toujours  à  celui-ci  la  prépondérance  conforme  au 
principe  fondamental  de  la  nouvelle  philosophie. 

Sous  le  premier  aspect,  les  préceptes  moraux  se  trouveront 
tinsi  ramenés  enfin  à  de  véritables  démonstrations,  suscepti- 
bles de  surmonter  toute  discussion,  d'après  la  vraie  connais- 
sance de  notre  nature  personnelle  et  sociale,  dont  les  lois  per- 
mettent d'apprécier  exactement,  dans  la  vie  réelle,  privée  ou 
publique,  l'influence  quelconque,  directe  ou  indirecte,  spé- 
ciale ou  générale,  de  chaque  affection,  pensée,  action,  et  habi- 
tude. Les  convictions  correspondantes  peuvent  devenir  aussi 
profondes  que  celles  qu'inspirent  aujourd'hui  les  meilleures 
preuves  scientifiques,  avec  ce  surcroît  naturel  d'intensité  qui 
doit  résulter  de  leur  importance  supérieure  et  de  leur  intime 
corrélation  à  nos  plus  nobles  instincts.  On  n'en  saurait  borner 
l'efficacité  à  ceux  qui  auront  pu  sentir  pleinement  la  validité 
logique  de  ces  démonstrations.  De  nombreux  exemples  ont 
déjà  constaté,  envers  tous  les  autres  sujets  positifs,  que  les  no- 
tions admises  seulement  par  confiance  peuvent  être  adoptées 
et  appliquées  avec  autant  d'ardeur  et  de  fermeté  que  celles 
dont  on  a  le  mieux  pesé  tous  les  motifs.  Il  suffit  que  les  con- 
ditions mentales  et  morales  de  cette  foi  nécessaire  se  trouvent 


100  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

convenablement  remplies;  et  souvent  l'esprit  moderne,  malgré 
sa  prétendue  indocilité,  s'est  soumis  trop  aisément.  Cet  assen- 
timent volontaire  que  nous  voyons  accorder  chaque  jour  aux 
règles  quelconques  des  arts  mathématiques,  astronomiques, 
physiques,  chimiques,  et  biologiques,  même  quand  les  plus 
grands  intérêts  s'y  trouvent  affectés,  s'étendra  certainement 
aux  règles  morales,  quand  elles  seront  reconnues  susceptibles 
aussi  de  preuves  irrécusables. 

Mais  en  développant,  à  un  degré  jusqu'alors  impossible,  la 
puissance  de  la  démonstration,  la  nouvelle  philosophie  évitera 
toujours  d'exagérer  son  importance  pour  l'éducation  morale, 
qui  doit  surtout  dépendre  du  sentiment,  même  quand  elle  de- 
vient systématique,  comme  l'indique  ci-dessus  la  simple  posi- 
tion générale  du  grand  problème  humain.  Quelque  saines  que 
soient  désormais  de  telles  études,  leur  point  de  vue  ne  saurait 
être  directement  moral,  puisque  chacun  y  appréciera  nécessai- 
rement la  conduite  d'autrui  plutôt  que  la  sienne,  suivant  les 
conditions  d'impartialité  et  de  netteté  propres  à  la  contempla- 
tion vraiment  scientifique,  qui  doit  toujours  rester  objective  et 
non  subjective.  Or,  une  telle  appréciation  extérieure,  sans  au- 
cun retour  immédiat  sur  soi-même,  peut  déterminer  des  con- 
victions réelles;  mais  elle  ne  tend  point  à  développer  de  vrais 
sentiments,  dont,  au  contraire,  elle  troublerait  ou  suspendrait 
l'exercice  spontané,  si  elle  prenait  trop  d'ascendant  habituel. 
Mais  cet  excès  ne  saurait  jamais  être  redouté  chez  les  nouveaux 
directeurs  moraux  de  l'humanité,  par  cela  même  qu'il  se  trouve 
directement  contraire  à  cette  connaissance  approfondie  de  la 
vraie  nature  humaine  qui  déjà  place  le  positivisme  fort  au- 
dessus  du  catholicisme.  Ainsi,  le  régime  positif  verra  toujours, 
mieux  qu'aucun  autre,  la  principale  source  de  la  morale 
réelle  dans  l'essor  direct,  à  la  fois  spontané  et  systématique, 
du  sentiment  social,  qu'il  s'efforcera  de  développer  autant  que 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  101 

possible,  dès  l'âge  même  le  plus  tendre,  par  tous  les  artifices 
que  peut  indiquer  la  saine  philosophie.  C'est  en  un  tel  exercice 
continu  que  consistera  surtout  l'éducation  morale,  soit  privée, 
soit  publique,  à  laquelle  l'éducation  mentale  sera  constamment 
subordonnée.  Je  compléterai  naturellement  cette  indication  gé- 
nérale, en  caractérisant  ci-dessous  l'ensemble  de  l'éducation 
populaire. 

Une  telle  initiation,  quelque  parfaite  qu'elle  pût  être,  ne 
dirigerait  point  assez  la  conduite,  au  milieu  des  énergiques 
perturbations  de  la  vie  active,  si  le  même  pouvoir  qui  y  présida 
n'en  consolidait  l'efficacité  en  prolongeant  sa  sollicitude  systé- 
matique sur  tout  le  cours  de  notre  existence,  tant  privée  que 
publique,  pour  y  rappeler  convenablement  aux  individus  et 
aux  classes,  ou  même  aux  nations,  soit  le  vrai  sens  des  prin- 
cipes oubliés  ou  méconnus,  soit  surtout  leur  sage  application 
à  chaque  cas.  Mais  ici,  encore  davantage  que  dans  l'éducation 
proprement  dite,  l'autorité  spirituelle  doit  moins  s'adresser  à 
la  raison  pure  qu'au  sentiment  direct.  Sa  principale  force  ré- 
sultera d'une  puissante  organisation  de  l'opinion  publique, 
appliquant  une  irrésistible  sanction  à  sa  juste  distribution  de 
l'éloge  et  du  blâme,  comme  l'indiquera  spécialement  la  troi- 
sième partie  de  ce  discours.  Cette  réaction  morale  de  l'huma- 
nité sur  chacun  de  ses  membres,  suite  nécessaire  de  toute  vraie 
communion  de  principes  et  de  sentiments,  doit  être  développée 
par  le  régime  positif  au  delà  de  toute  possibilité  antérieure.  La 
réalité  supérieure  de  la  doctrine  dominante  et  la  sociabilité 
plus  complète  du  milieu  correspondant  procurent,  sous  cet 
aspect,  à  la  nouvelle  spiritualité  des  avantages  moraux  que  ne 
comportait  point  la  spiritualité  catholique. 

Cette  supériorité  naturelle  se  manifestera  surtout  dans  le  sys- 
tème de  commémoration  dont  l'institution  régulière  fournit  à 
tout  pouvoir  spirituel  le  plus  précieux  complément  de  l'édu- 


lOt  SYSTÈME  BE  POLITIQUE  POSITIVE. 

cation  morale.  La  nature  absolue  de  sa  doctrine,  encore  plus 
que  l'imperfection  de  son  milieu  social,  fit  essentiellement  avor- 
ter les  nobles  tendances  du  catholicisme  vers  une  véritable  uni- 
versalité. Malgré  tous  ses  efforts,  sa  consécration  systématique 
n'a  jamais  pu  embrassser  qu'une  portion  très-circonscrite  du 
temps  et  de  l'espace,  hors  de  laquelle  son  appréciation  fut  tou- 
jours aussi  aveugle  et  aussi  injuste  qu'il  le  reproche  aujour- 
d'hui à  ses  propres  ennemis.  Seule  la  glorification  positive  peut 
s'étendre,  sans  faiblesse  et  sans  inconséquence,  à  toutes  les 
époques  et  à  tous  les  lieux.  Fondée  sur  une  vraie  théorie  de 
révolution  humaine,  elle  en  célébrera  dignement  chaque  mode 
et  chaque  phase  quelconques,  de  manière  à  évoquer  naturel- 
lement la  postérité  à  l'appui  de  toutes  les  prescriptions  morales, 
môme  privées,  en  étendant  jusqu'aux  moindres  cas  son  sys- 
tème général  de  commémoration,  dont  l'esprit  sera  toujours 
identique  dans  ses  diverses  ramifications. 

Sans  anticiper  ici  sur  des  indications  spéciales  réservées  au 
traité  que  ce  discours  prépare,  je  crois  pourtant  devoir  y  ca- 
ractériser cette  aptitude  nécessaire  du  positivisme  par  un  seul 
exemple,  qui  fournira  probablement  la  première  ébauche  de 
mi  réalisation.  Il  consiste  à  introduire  à  la  fois  la  célébration  an- 
nuelle, aux  dates  convenables,  dans  tout  l'Occident,  des  trois 
principales  mémoires  que  nous  offre  l'ensemble  de  nos  prédéoes- 
aeiiri»  Hociaux,  celles  de  César,  desaint  Paul,  et  de  Charlemagne, 
rnhrttituunt  les  meilleurs  types  respectifs  de  l'antiquité,  du 
moyen  Atfn,  et  de  lour  lien  catholique.  Aucune  de  ces  éminentes 
riuturftH  n'a  pu  jusqu'ici  être  dignement  appréciée,  faute  d'une 
«aine  théorie  historique,  qui  seule  peut  caractériser  leur  admi- 
rable participation  a  l'évolution  fondamentale.  Cette  lacune 
«ut  même  neiuible  envers  saint  Paul,  malgré  son  apothéose 
tliéulo|jiqui\  que  le  positivisme  surpassera  naturellement  en 
l'MpnWnluii!  hintoriquoment  ce  grand  homme  comme  le  vrai 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  103 

fondateur  de  ce  qu'on  nomme  improprement  le  christianisme. 
A  plus  forte  raison,  la  nouvelle  doctrine  universelle  est-elle  seule 
ipte  à  bien  apprécier  César,  presque  également  méconnu  par 
l'esprit  théologique  et  par  l'esprit  métaphysique,  ainsi  que 
Charlemagne,  dont  le  catholicisme  n'a  pu  qu'ébaucher  très-im- 
parfaitement la  consécration.  Malgré  cette  insuffisance  des  ju- 
gements systématiques,  la  reconnaissance  publique  a  spontané- 
ment maintenu  assez  le  culte  de  ces  trois  grands  noms  pour 
indiquer  combien  serait  accueillie  aujourd'hui,  chez  toute  la 
famille  occidentale,  leur  digne  célébration  positiviste. 

Pour  compléter  cet  exemple  caractéristique,  il  convient  d'y 
joindre  l'indication  d'une  double  manifestation  inverse,  égale- 
ment fondée  sur  une  saine  appréciation  historique,  qui  doit 
autant  présider  à  la  réprobation  qu'à  la  consécration.  Quoique 
le  blâme  doive  se  développer  beaucoup  moins  que  l'éloge,  de 
peur  de  trop  cultiver  des  affections  pénibles  et  même  funestes, 
il  faut  pourtant  savoir  quelquefois  flétrir  avec  énergie,  afin  de 
mieux  caractériser  l'approbation,  et  par  suite  de  fortifier  da- 
vantage les  principes  et  les  sentiments  sociaux.  Ainsi,  en  intro- 
duisant le  culte  systématique  des  trois  grands  hommes  qui  ont 
le  plus  accéléré  l'évolution  humaine,  je  proposerais  d'y  joindre 
la  solennelle  réprobation  simultanée  des  deux  principaux  ré- 
trogradateurs  que  nous  offre  l'ensemble  de  l'histoire,  Julien  et 
Bonaparte,  l'un  plus  insensé,  l'autre  plus  coupable.  L'influence 
réelle  des  deux  réprouvés  fut  d'ailleurs  assez  étendue  pour  que 
leur  juste  flétrissure  périodique  puisse  devenir  également  po- 
pulaire dans  toutes  les  parties  de  l'Occident. 

Ces  diverses  fonctions  relatives  à  l'appréciation  du  passé  con- 
stituent à  la  fois  une  suite  inévitable  et  un  complément  indis- 
pensable de  l'attribution  fondamentale  de  l'organisme  spirituel 
quant  à  la  préparation  de  l'avenir  par  l'éducation  proprement 
dite.  Mais  cotte  destination  caractéristique  donne  encore  lieu  à 


104  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

un  autre  genre  de  fonctions  complémentaires,  pour  modifier 
directement  le  présent,  d'après  la  juste  influence  consultative 
que  tout  véritable  pouvoir  éducateur  exerce  naturellement  sur 
chaque  partie  quelconque  de  l'existence  active,  soit  privée, 
soit  publique.  Quoique  ces  conseils  doivent  toujours  être  libre- 
ment reçus  par  les  praticiens,  ils  comportent  néanmoins  beau- 
coup d'efficacité  quand  ils  émanent  sagement  d'une  digne 
autorité  théorique.  Ils  se  rapportent  surtout  à  la  conduite  res- 

9 

pective  des  différentes  classes  ou  populations,  pour  pacifier 
autant  que  possible  les  divers  conflits,  intérieurs  ou  extérieurs, 
dans  toute  l'étendue  du  milieu  social  qui,  admettant  la  même 
doctrine  et  participant  à  la  même  éducation,  reconnaît  volon- 
tairement les  mêmes  directeurs  intellectuels  et  moraux.  La  troi- 
sième partie  de  ce  discours  va  me  conduire  à  définir  le  princi- 
pal exercice  de  ce  second  ordre  de  fonctions  complémentaires, 
qui  achève  ici  l'indication  systématique  des  attributions  nor- 
males propres  au  nouveau  pouvoir  spirituel. 

Tous  ces  aperçus  permettent  maintenant  d'apprécier  com- 
ment l'ensemble  des  caractères  qui  doivent  distinguer  cette 
puissance  régénératrice  se  résume  spontanément  par  sa  devise 
fondamentale,  à  la  fois  philosophique  et  politique  {Ordre  et 
Progrès),  que  je  m'honorerai  toujours  d'avoir  créée  et  procla- 
mée. 

D'abord,  le  positivisme  peut  seul  constituer  solidement  char 
cune  de  ces  deux  grandes  notions,  conçues  en  même  temps 
comme  scientifiques  et  comme  sociales.  Cette  aptitude  exclu- 
sive est  évidente  quant  au  progrès,  dont  aucune  autre  doctrine 
ne  saurait  fournir  une  définition  claire  et  complète.  Mais,  quoi- 
que moins  sensible  envers  l'ordre,  elle  n'y  est  pas  moins  réelle 
ni  moins  profonde,  d'après  les  explications  propres  à  la  première 
partie  de  ce  discours.  Nulle  philosophie  antérieure  n'a  pu  con- 
cevoir l'ordre  autrement  que  comme  immobile;  ce  qui  rend 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  105 

une  telle  conception  entièrement  inapplicable  à  la  politique 
moderne.  Seul  apte  à  toujours  écarter  l'absolu  sans  jamais  in- 
troduire l'arbitraire,  l'esprit  positif  doit  donc  fournir  l'unique 
notion  de  l'ordre  qui  convienne  à  notre  civilisation  progressive. 
D  lui  procure  un  fondement  inébranlable  en  lui  donnant  un 
caractère  objectif,  d'après  le  dogme  universel  de  l'invariabilité 
des  lois  naturelles,  qui  interdit  à  cet  égard  toute  divagation 
subjective.  Pour  la  nouvelle  philosophie,  l'ordre  artificiel, 
dans  les  phénomènes  sociaux  comme  dans  tous  les  autres,  re- 
pose nécessairement  sur  l'ordre  naturel,  résulté  partout  de 
l'ensemble  des  lois  réelles. 

Mais  la  conciliation  fondamentale  entre  l'ordre  et  le  progrès 
constitue,  d'une  manière  encore  plus  irrécusable,  le  privi- 
lège caractéristique  du  positivisme.  Aucune  autre  doctrine 
n'a  même  tenté  cette  indispensable  fusion,  qu'il  établit  spon- 
tanément, en  passant,  d'après  son  échelle  encyclopédique,  des 
moindres  cas  scientifiques  aux  plus  éminents  sujets  politiques. 
Mentalement  envisagée,  il  la  réduit  à  la  corrélation  nécessaire 
entre  l'existence  et  le  mouvement,  d'abord  ébauchée  envers  les 
plus  simples  phénomènes  inorganiques,  et  ensuite  complétée 
dans  les  conceptions  biologiques.  Après  cette  double  prépara- 
tion, qui  procure  à  cette  combinaison  une  imposante  autorité 
scientifique,  il  établit  son  caractère  définitif  en  l'étendant  aux 
saines  spéculations  sociales,  d'où  résulte  aussitôt  son  efficacité 
pratique,  inhérente  à  cette  entière  systématisation.  L'ordre  dé- 
tient alors  la  condition  permanente  du  progrès,  tandis  que  le 
progrès  constitue  le  but  continu  de  l'ordre.  Enfin,  par  une 
plus  profonde  appréciation,  le  positivisme  représente  directe- 
ment le  progrès  humain  comme  consistant  toujours  dans  le 
simple  développement  de  l'ordre  fondamental,  qui  contient 
nécessairement  le  germe  de  tous  les  progrès  possibles.  La  saine 
théorie  de  notre  nature,  individuelle  ou  collective,  démontre 


106  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

que  le  cours  de  nos  transformations  quelconques  ne  peut  ja- 
mais constituer  qu'une  évolution,  sans  comporter  aucune  créa- 
tion. Ce  principe  général  est  pleinement  confirmé  par  l'en- 
semble de  l'appréciation  historique,  qui  dévoile  toujours  les 
racines  antérieures  de  chaque  mutation  accomplie,  jusqu'à  in- 
diquer le  plus  grossier  état  primitif  comme  l'ébauche  rudimen- 
taire  de  tous  les  perfectionnements  ultérieurs. 

D'après  cette  identité  fondamentale,  le  progrès  devient  à  son 
tour  la  manifestation  de  Tordre.  Son  analyse  propre  peut  donc, 
caractériser  assez  la  double  notion  sur  laquelle  reposent  à  la 
fois  la  science  et  l'art  de  la  sociabilité.  Ainsi  conçue,  cette  ap- 
préciation devient  mieux  saisissable,  surtout  en  un  temps  où.  la 
nouveauté  et  l'importance  de  la  théorie  du  progrès  préoc- 
cupent davantage  l'attention  publique,  qui  sent,  à  sa  manière, 
l'immense  portée  d'une  telle  conception,  comme  base  néces- 
saire de  toute  saine  doctrine  morale  et  politique. 

Sous  cet  aspect,  le  positivisme  assigne  pour  but  continu  à 
toute  notre  existence,  personnelle  et  sociale,  le  perfectionne* 
ment  universel,  d'abord  de  notre  condition  extérieure,  et  en- 
suite surtout  de  notre  nature  intérieure.  Le  premier  genre  de 
progrès  nous  est  commun  avec  tous  les  animaux  un  peu  élevés, 
dont  chacun  tend  plus  ou  moins  à  améliorer  sa  situation  maté- 
rielle. Malgré  son  infériorité  propre,  il  constitue  chez  nous, 
d'après  sa  facilité  plus  grande,  le  début  nécessaire  du  perfec- 
tionnement, qui  ne  saurait  être  vraiment  goûté  dans  ses  plus 
éminents  degrés  par  des  populations  restées  étrangères  à  son 
mode  le  plus  grossier.  C'est  ce  qui  motive  le  vif  attrait  qu'in- 
spire aujourd'hui  ce  progrès  matériel,  où  l'élite  de  l'humanité 
sent  d'ailleurs  une  impulsion  spontanée  vers  de  plus  nobles 
améliorations,  dont  les  adversaires  systématiques  n'osent  ja- 
mais repousser  cette  involontaire  séduction  initiale.  Au  reste, 
notre  anarchie  mentale  et  morale,  qui  nous  empêche  d'orga- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  107 

niser  réellement  aucun  autre  perfectionnement  essentiel,  ex- 
plique, sans  la  justifier,  l'importance  exorbitante  qu'on  y 
attache  maintenant.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  n'est  pas  douteux 
que  le  second  genre  de  progrès  constitue  seul  le  principal  ca- 
ractère de  l'humanité,  sauf  la  faible  initiative  qu'en  offrent 
plusieurs  animaux  supérieurs,  qui  tendent  en  effet  à  améliorer 
aussi  leur  propre  nature  sous  les  plus  simples  aspects. 

Ce  perfectionnement  vraiment  humain  embrasse  à  la  fois 
trois  sortes  d'améliorations,  dont  la  difficulté  croit  avec  leur 
dignité  et  leur  étendue,  selon  qu'elle  concerne  notre  nature 
physique,  intellectuelle,  ou  morale.  Le  premier  degré,  d'ailleurs 
très-6iificeptible  d'être  décomposé  suivant  le  même  principe,  se 
confond  presque,  à  son  début,  avec  le  simple  progrès  matériel. 
Hais,  dans  son  ensemble,  il  offre  beaucoup  plus  d'importance 
et  aussi  de  difficulté,  d'après  son  influence  supérieure  sur  notre 
vrai  bonheur.  Nous  gagnerions  davantage,  par  exemple,  au 
moindre  accroissement  de  notre  longévité,  ou  à  une  consolida- 
tion quelconque  de  notre  santé,  qu'au  plus  laborieux  perfec- 
tionnement de  nos  rivières  ou  de  nos  véhicules  artificiels, 
jamais  équivalent  aux  avantages  naturels  de  l'organisation  des 
oiseaux.  Toutefois,  ce  premier  genre  de  progrès  intérieur  ne 
saurait  être  envisagé  comme  rigoureusement  particulier  à 
l'homme,  puisque  certains  animaux  en  présentent  des  ves- 
tiges spontanés,  surtout  quant  à  la  propreté,  début  naturel 
d'une  telle  série  de  perfectionnements. 

L'humanité,  n'est  donc  bien  caractérisée  que  par  le  progrès 
intellectuel  et  le  progrès  moral,  dont  l'animalité  ne  com- 
porte qu'une  certaine  réalisation  individuelle,  sans  aucun 
antre  essor  collectif  que  celui  qui  résulte  de  notre  interven- 
tion continue.  Ces  deux  degrés  suprêmes  du  perfectionne- 
ment total  présentent  entre  eux  une  inégalité  de  prix,  d'ex- 
tension, et  de  difficulté,  analogue  à  celle  qui  règne  entre  les 


108  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

deux  degrés  inférieurs,  en  les  appréciant  toujours  d'après 
leur  influence  réelle  sur  le  bonheur  humain,  privé  ou  public* 
Notre  amélioration  mentale,  scientifique  ou  esthétique,  soit 
quant  à  la  capacité  d'observation,  soit  pour  l'aptitude  in- 
ductive  ou  déductive,  quand  l'état  social  permet  de  l'utiliser 
dignement,  importe  davantage  à  nos  destinées,  et  d'ailleurs 
comporte  un  plus  vaste  essor,  que  toutes  les  améliorations  phy- 
siques, et,  à  plus  forte  raison,  matérielles.  Mais,  d'après  l'ex- 
plication fondamentale  indiquée  au  début  de  ce  discours,  il  est 
certain  que  la  vraie  félicité  humaine  dépend  encore  plus  du 
progrès  moral,  sur  lequel  nous  avons  aussi  plus  d'empire, 
quoiqu'il  soit  plus  difficile.  Il  n'y  a  pas  d'amélioration  intellec- 
tuelle qui  pût,  à  cet  égard,  équivaloir,  par  exemple,  à  un 
accroissement  réel  de  bonté  ou  de  courage.  Pour  simplifier  la 
conception  précise  de  l'ensemble  de  notre  existence  personnelle 
ou  sociale,  on  peut  donc  se  borner  à  le  représenter  comme 
voué  surtout  au  perfectionnement  moral,  qui  participe  à  notre 
vrai  bonheur  d'une  manière  plus  directe,  plus  complète,  et 
plus  certaine  qu'aucun  autre  quelconque.  Quoiqu'il  ne  puisse 
dispenser  des  précédents,  qui  doivent  même  lui  servir  de  prépa- 
ration graduelle,  il  est  d'autant  plus  propre  à  une  telle  con- 
densation que,  par  suite  de  cette  connexité,  il  rappelle  spon- 
tanément et  stimule  directement  tous  ceux-ci.  Ainsi  concentré, 
notre  perfectionnement  se  rapporte  surtout  aux  deux  qualités 
morales  qui  importent  le  plus  à  la  vie  réelle,  pour  l'impulsion . 
affective  et  la  décision  active,  c'est-à-dire  la  tendresse  et 
l'énergie,  comme  l'indique,  dans  toutes  nos  langues  occiden- 
tales, l'heureuse  ambiguïté  du  mot  cœur  chez  les  deux  sexes. 
Le  régime  positif  tend  nécessairement  à  les  développer  d'une 
manière  plus  directe,  plus  féconde,  et  plus  soutenue,  qu'au- 
cune discipline  antérieure.  Son  ensemble  pousse  fortement  à  la  . 
tendresse,  en  subordonnant  à  la  sociabilité  toutes  nos  pensées 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  109 

et  nos  affections,  comme  tous  nos  actes.  Quant  à  l'énergie,  il 
la  suppose  partout  et  l'inspire  toujours,  par  l'élimination  ra- 
dicale de  toute  chimère  oppressive,  par  le  sentiment  familier 
de  notre  vraie  dignité,  et  par  l'excitation  continue  de  notre  ac- 
tivité, individuelle  ou  collective.  Notre  propre  initiation  à  cette 
existence  finale  constitue,  sous  cet  aspect,  une  preuve  déci- 
sive, en  obligeant  chacun  de  nous  à  surmonter  des  terreurs 
qui  jadis  ébranlaient  les  plus  fiers  courages. 

Telle  est  donc  l'échelle  fondamentale  du  perfectionnement 
humain,  d'abord  matériel,  puis  physique,  ensuite  intellec- 
tuel, enfin  et  surtout  moral.  Ces  quatre  degrés  essentiels  com- 
porteraient tous,  d'après  la  même  règle,  des  décompositions 
secondaires,  d'où  résulteraient  entre  eux  beaucoup  de  transi- 
tions normales.  Quoiqu'il  faille  les  écarter  ici,  il  importe  d'y 
concevoir  le  principe  philosophique  de  toute  cette  analyse 
comme  identique  à  celui  de  la  vraie  hiérarchie  encyclopé-, 
dique,  d'après  la  généralité  et  la  complication  des  phéno- 
mènes. Les  deux  ordres  se  correspondraient  avec  exactitude 
s'ils  étaient  développés  de  la  môme  manière.  Us  ne  semblent 
différer  que  d'après  l'obligation  de  spécifier  davantage  leur 
partie  inférieure  pour  le  but  scientifique,  et  leur  partie  su- 
périeure pour  l'usage  social.  Mais  cette  double  échelle  du 
vrai  et  du  bon  aboutit  toujours  à  la  même  conclusion,  soit  en 
'  plaçant  le  point  de  vue  social  au-dessus  de  tous  les  autres, 
soit  en  faisant  consister  le  souverain  bien  dans  l'amour  uni- 
versel. 

Cette  appréciation  systématique  de  la  devise  fondamentale 
résume  l'indication  directe  par  laquelle  je  devais  ici  caracté- 
riser la  réorganisation  spirituelle  qui  constitue  la  principale 
destination  de  la  nouvelle  philosophie.  On  peut  ainsi  sentir 
comment  le  positivisme  réalise  à  la  fois  les  plus  nobles  tenta- 
tives sociales  du  catholicisme  au  moyen  âge  et  les  plus  émi- 

12 


110  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

nentes  conditions  du  grand  programme  de  la  Convention.  En 
s'appropriant  définitivement  les  mérites  opposés  qui  appar- 
tinrent d'abord  à  l'esprit  catholique  et  à  l'esprit  révolution- 
naire, il  assure  la  désuétude  simultanée  de  la  théologie  et  de 
la  métaphysique,  qui  peuvent  s'éteindre  sans  danger,  quand 
leurs  offices  contraires  se  trouvent  mieux  remplis  par  une 
même  doctrine  finale.  La  séparation  normale  des  deux  puis- 
sances élémentaires  devait  surtout  déterminer  cette  fusion  et 
cette  épuration  indispensables,  puisqu'elle  fut  le  principal  ob- 
jet de  ce  long  antagonisme  préparatoire. 

Ayant  assez  défini  la  régénération  mentale  et  morale  qui 
doit  caractériser,  dans  tout  l'Occident,  la  seconde  partie  de  la 
grande  révolution,  il  me  reste  à  indiquer  les  relations  néces- 
saires de  ce  mouvement  philosophique  avec  l'ensemble  de  la 
politique  actuelle.  Quoique  l'évolution  du  positivisme  soit, 
au  fond,  indépendante  des  tendances  sociales  représentées 
aujourd'hui  par  les  débris  des  doctrines  antérieures,  la 
marche  générale  des  événements  peut  exercer  sur  elle  une 
réaction  qu'il. importe  de  prévoir.  Réciproquement,  sans  que 
la  nouvelle  doctrine  puisse  encore  modifier  beaucoup  le 
milieu  correspondant,  elle  y  peut  déjà  réaliser  des  améliora- 
tions qu'il  faut  signaler.  Sous  ces  deux  aspects,  ce  traité  con- 
tiendra un  soigneux  examen  du  caractère  qui  convient  à  la 
transition  finale  pour  faciliter  autant  que  possible  l'avènement 
de  l'avenir  normal  déterminé  par  la  vraie  science  sociale* 
Cette  seconde  partie  de  mon  introduction  générale  serait  donc 
incomplète  si  je  n'y  joignais  enfin  la  suffisante  indication 
d'une  telle  politique  provisoire,  qui  doit  durer  jusqu'à  ce 
que  la  doctrine  rénovatrice  ait  librement  obtenu  un  ascendant 
décisif. 

Le  principal  caractère  de  cette  politique  est  aussitôt  déter- 
miné par  sa  destination  temporaire.  Aucune  institution  finale 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  111 

ne  saurait  surgir  tant  que  persistera  l'anarchie  actuelle  des 
opinions  et  des  mœurs.  Jusqu'à  ce  que  de  fortes  convictions  et 
des  habitudes  systématiques  aient  librement  prévalu  envers 
tous  les  cas  essentiels  de  la  vie  sociale,  il  n'y  aura  de  véritable 
avenir  que  pour  les  diverses  mesures  propres  à  faciliter  cette 
reconstruction  fondamentale.  Toutes  les  autres  tentatives  res- 
teront nécessairement  éphémères,  comme  l'expérience  l'a  déjà 
tant  confirmé,  malgré  le  vain  espoir  de  leurs  auteurs,  même 
appuyé  d'un  premier  entraînement  populaire. 

Cette  inévitable  condition  de  notre  situation  révolutionnaire 
n'a  encore  été  dignement  sentie  que  par  l'admirable  assemblée 
qui  dirigea  l'ébranlement  républicain.  *De  tous  les  pouvoirs 
qui,  depuis  deux  générations,  s'efforcent  de  guider  nos  des- 
tinées, la  Convention  a  seule  su  éviter  l'orgueilleuse  illusion 
politique  de  bâtir  directement  pour  l'éternité,  sans  attendre 
aucune  fondation  intellectuelle  et  morale.  Aussi  elle  seule  a 
laissé  des  traces  vraiment  profondes,  dans  les  esprits  comme 
dans  les  cœurs.  Par  cela  même  que  ses  grandes  mesures  furent 
ouvertement  provisoires,  sans  excepter  celles  qui  concernaient 
plutôt  l'avenir  que  le  présent,  elles  se  trouvèrent  en  harmonie 
spontanée  avec  le  milieu  qu'elles  devaient  modifier.  Tout  vrai 
philosophe  éprouvera  toujours  une  respectueuse  admiration 
pour  cette  sagesse  instinctive,  qui  non-seulement  n'était  se- 
condée par  aucune  théorie  réelle,  mais  avait  à  combattre  sans 
cesse  la  métaphysique  décevante  à  travers  laquelle  devaient 
penser  les  seuls  hommes  d'État  vraiment  éminents  dont  l'Occi- 
dent puisse  s'honorer  depuis  la  mort  du  grand  Frédéric.  Cette 
supériorité  serait  d'ailleurs  inexplicable  si  les  impérieuses  né- 
GQgsités  qui  l'exigèrent  n'en  avaient  aussi  secondé  beaucoup 
l'essor,  soit  en  manifestant  mieux  l'impossibilité  actuelle 
d'aucun  régime  définitif,  soit  en  contenant  les  anarchiques 
illusion*  de  la  doctrine  officielle  par  l'énergique  concentration 


112  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

politique  qui  pouvait  seule  empêcher  une  invasion  rétrograde. 
Quand  ce  besoin  salutaire  cessa  de  prévaloir,  la  grande  assemblée 
subit,  à  son  tour,  quoique  beaucoup  moins  que  sa  devancière, 
le  vulgaire  entraînement  métaphysique  vers  la  constitution 
abstraite  et  totale  d'un  prétendu  état  final,  dont  la  durée  ne 
s'étendit  pas  même  jusqu'au  terme  assigné  d'abord  au  régime 
provisoire  qui  immortalise  la  première  moitié  de  son  règne. 

D'après  son  institution  primitive,  ce  gouvernement  révolu- 
tionnaire ne  devait  cesser  qu'au  moment  de  la  paix  générale. 
Mais,  s'il  avait  pu  fournir  une  telle  carrière,  on  eût  proba- 
blement été  conduit  à  le  prolonger  davantage,  en  reconnais- 
sant l'impossibilité  réelle  d'établir  alors  un  régime  définitif. 
Cette  politique  exceptionnelle  ne  fut,  sans  doute,  motivée  que 
par  l'urgence  de  la  situation,  comme  indispensable  à  notre 
grande  défense  nationale.  Néanmoins,  outre  cette  nécessité 
temporaire,  qui  devait  absorber  toute  autre  considération,  il 
existait  un  motif  plus  profond  et  plus  durable,  qu'aurait  pu 
seule  manifester  une  théorie  historique  alors  impossible.  Il 
consistait  dans  la  nature  purement  négative  de  la  métaphysique 
dominante,  d'où  résultait  le  manque  total  des  bases  intellec- 
tuelles et  morales  qu'exigeait  une  vraie  reconstruction  poli- 
tique. Quoique  méconnue,  cette  immense  lacune  fut,  au 
fond,  la  principale  source  de  l'ajournement  nécessaire  du  ré- 
gime définitif.  L'avènement  de  la  paix  l'aurait  bientôt  signalée, 
puisqu'elle  était  déjà  appréciée,  dans  le  camp  opposé,  par  des 
esprits  étrangers  aux  justes  préoccupations  de  la  lutte  répu- 
blicaine. Elle  se  trouva  surtout  dissimulée  sous  l'inévitable  il- 
lusion initiale  qui  attribuait  une  véritable  aptitude  organique 
aux  doctrines  purement  critiques  élaborées  pendant  la  généra- 
tion précédente.  Quand  ce  triomphe  même  de  la  métaphy- 
sique révolutionnaire  rendit  évidente  sa  nature  essentiellement 
anarchique,  la  tendance  aux  constructions  finales  devint  l'ori- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  113 

gine  nécessaire  de  la  grande  rétrogradation  dont  les  diverses 
phases  remplirent  toute  la  génération  suivante.  Car  l'absence 
de  principes  appropriés  à  une  véritable  réorganisation  obligea 
de  fonder  ces  vaines  tentatives  sur  les  principes  du  régime 
ancien,  comme  formulant  les  seules  notions  d'ordre  réel  qui 
fassent  alors  systématisables. 

Un  tel  caractère  persiste  encore  assez  pour  que  notre  situa- 
tion révolutionnaire  continue  aujourd'hui  à  interdire  toute 
immédiate  réorganisation  temporelle,  sous  peine  de  sembla- 
bles tendances  rétrogrades,  qui  désormais  se  trouveraient  en 
même  temps  anarchiques.  Quoique  le  positivisme  ait  déjà  posé 
les  bases  philosophiques  du  vrai  régime  final,  ces  nouveaux 
principes  sont  encore  si  peu  développés,  et  surtout  si  mal 
appréciés,  qu'ils  ne  peuvent  nullement  diriger  la  vie  politique 
proprement  dite.  Jusqu'à  ce  qu'ils  aient  librement  prévalu 
dans  les  esprits  et  dans  les  cœurs,  ce  qui  exige  au  moins  une 
génération,  ils  ne  sauraient  présider  à  l'avènement  graduel 
des  institutions  finales.  On  ne  peut  aujourd'hui  élaborer  direc- 
tement que  la  réorganisation  spirituelle,  qui,  malgré  ses 
hautes  difficultés,  est  devenue  enfin  aussi  possible  qu'elle  était 
déjà  urgente.  Quand  elle  sera  assez  avancée,  elle  déterminera 
peu  à  peu  une  véritable  régénération  temporelle,  qui,  tentée 
trop  tôt,  ne  pourrait  aboutir  qu'à  de  nouvelles  perturbations. 
Sans  doute,  ces  troubles  ne  comportent  plus  autant  de  gravité 
politique  qu'auparavant,  par  suite  même  de  notre  profonde 
anarchie  spirituelle,  qui  empêche  la  prépondérance  de  toutes 
véritables  convictions,  à  la  fois  fixes  et  communes.  Les  seules 
doctrines  qui  en  aient  suscité  d'énergiques  sont  irrévocable- 
ment énervées,  depuis  qu'une  irrécusable  expérience,  suivie 
d'une  discussion  décisive,  a  démontré  partout  l'impuissance 
organique  et  la  tendance  subversive  de  la  métaphysique  révo- 
lutionnaire. Affaiblie  par  les  concessions  théologiques  que  lui 


114  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

arrache  l'irrésistible  obligation  de  construire,  elle  ne  peut  plus 
inspirer  qu'une  politique  toujours  flottante  entre  la  rétrogra- 
dation et  l'anarchie,  ou  plutôt  devenue  à  la  fois  oppressive  et 
subversive,  par  le  besoin  de  comprimer  un  milieu  social  de- 
venu presque  aussi  antipathique  au  règne  de  la  métaphysique 
qu'à  celui  de  la  théologie.  Mais,  quoique  cette  discordance 
radicale  doive  dissiper  aujourd'hui  toute  inquiétude  sérieuse 
de  profondes  perturbations  politiques,  désormais  impossibles 
faute  de  passions  suffisantes,  les  tendances  empiriques  vers  la 
construction  immédiate  d'un  régime  définitif  peuvent  encore, 
outre  leur  stérilité  nécessaire,  susciter  de  fâcheux  désordres, 
surtout  partiels.  Le  calme  intérieur  ne  repose  maintenant, 
comme  la  paix  extérieure,  que  sur  l'insuffisance  des  forces 
perturbatrices,  par  une  suite  naturelle  de  l'extension  même  du 
mouvement  de  décomposition,  sans  qu'il  existe  d'ailleurs,  en 
l'un  ou  l'autre  cas,  aucune  garantie  directe  et  normale.  Cette 
étrange  situation  persistera  nécessairement  autant  que  l'inter- 
règne intellectuel  et  moral,  qui  interdit  encore  toute  véritable 
communion  de  principes  et  même  de  sentiments,  seule  propre  à 
fonder,  sous  ce  double  aspect,  une  sécurité  réelle  et  complète. 
Quoique  la  spontanéité  de  cet  équilibre  passager  le  rende 
moins  précaire  qu'il  ne  doit  le  sembler,  il  suscite  naturelle- 
ment, au  dedans  et  même  au  dehors,  de  fréquentes  alarmes, 
qui,  toujours  pénibles,  entrainent  souvent  de  funestes  réac- 
tions pratiques.  Or  toute  tentative  d'immédiate  reconstruction 
temporelle,  loin  de  pouvoir  améliorer  une  telle  situation,  ne 
tend  jamais  qu'à  l'aggraver  beaucoup,  en  ranimant  artificielle- 
ment des  doctrines  épuisées,  qu'il  faudrait  abandonner  à  leur 
extinction  spontanée.  Leur  vain  réveil  officiel  ne  saurait  aboutir 
qu'à  altérer,  chez  le  public  et  même  parmi  les  penseurs,  la 
liberté  d'esprit  indispensable  au  paisible  avènement  des  vrais 
principes  définitifs. 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  115 

Ainsi,  malgré  la  paix,  notre  nouvelle  politique  républicaine 
doit  être,  autant  que  l'ancienne,  essentiellement  provisoire, 
vu  la  persistance  de  l'interrègne  spirituel.  Ce  caractère  tem- 
poraire doit  même  s'y  marquer  davantage,  puisqu'il  n'existe 
plus  aucune  grave  illusion  sur  la  valeur  organique  de  la 
métaphysique  officielle,  à  laquelle  le  besoin  de  formules  quel- 
conques procure  seul  aujourd'hui,  faute  d'une  véritable  doc- 
trine sociale,  une  apparente  résurrection,  qui  forme  un  con- 
traste décisif  avec  l'absence  totale  de  convictions  systématiques 
chez  la  plupart  des  esprits  actifs.  L'illusion,  d'abord  inévitable, 
qui  fit  employer  comme  organiques  des  principes  purement 
critiques,  ne  comporte  pas  de  renouvellement  sérieux.  Il  suf- 
firait, pour  se  rassurer  à  cet  égard,  de  considérer  l'universel 
ascendant  des  mœurs  industrielles,  des  goûts  esthétiques,  et  des 
tendances  scientifiques,  dont  la  triple  influence  spontanée  est 
inconciliable  avec  la  prépondérance  sociale  des  dogmes  méta- 
physiques, tant  idéologiques  que  psychologiques.  On  doit  peu 
craindre  l'entraînement  naturel  qui  nous  ramène  aujourd'hui 
vers  la  première  partie  de  la  révolution,  afin  de  retremper  le 
sentiment  familier  de  notre  marche  républicaine,  en  nous 
hâtant  d'oublier  la  longue  réaction  rétrograde  et  la  halte 
équivoque  qui  nous  séparent  de  l'ébranlement  initial,  auquel 
se  lieront,  d'une  manière  de  plus  en  plus  directe,  les  sou- 
venirs définitifs  de  l'humanité.  Tout  en  satisfaisant  ce  juste 
besoin,  l'instinct  public  ne  tardera  pas  à  sentir  que,  dans  cette 
grande  époque,  nous  ne  devons  voir  d'autre  objet  essentiel 
d'imitation  actuelle  que  l'admirable  sagesse  par  laquelle  la 
Convention,  pendant  sa  phase  progressive,  apprécia  la  néces- 
sité d'une  politique  éminemment  provisoire,  en  réservant  à  de 
meilleurs  temps  la  reconstruction  définitive.  Il  y  a  lieu  d'es- 
pérer que  toute  nouvelle  tentative  solennelle  de  constitution 
abstraite  déterminera  bientôt,  en  France,  et  par  suite  dans 


116  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

tout  l'Occident,  une  irrévocable  conviction  générale  de  la 
profonde  inanité  de  tels  essais.  Ce  dernier  effort  d'une  méta- 
physique expirante  s'accomplira  d'ailleurs  sous  le  paisible  as- 
cendant d'une  pleine  liberté  de  discussion,  chez  une  popu- 
lation non  moins  sceptique  envers  les  entités  politiques  que 
pour  les  mystères  chrétiens.  Aucun  des  essais  antérieurs  n'avait 
pu  rencontrer  une  situation  aussi  défavorable  à  des  doctrines 
qui  ne  comportent  pas  de  vraies  démonstrations,  seule  source 
désormais  possible  d'une  foi  durable.  Si  donc  une  nouvelle 
élaboration  constitutionnelle  s'accomplit  avec  toute  la  matu- 
rité convenable,  la  raison  publique  l'aura  peut-être  discré- 
ditée avant  même  qu'elle  soit  achevée,  sans  permettre  seulement 
à  son  règne  officiel  la  courte  durée  moyenne  des  constitu- 
tions précédentes.  Toute  tentative  légale  pour  restreindre,  à 
ce  sujet,  la  liberté  de  discussion,  n'aboutirait  qu'à  mieux  as- 
surer cette  conséquence  naturelle  de  notre  situation  mentale 
et  sociale. 

La  nécessité  qui  nous  prescrit  une  politique  purement  pro- 
visoire, tant  que  durera  l'interrègne  spirituel,  détermine  aussi 
la  vraie  nature  de  ce  régime  transitoire.  Si  le  gouvernement 
révolutionnaire  de  la  Convention  s'était  prolongé  jusqu'à  la  paix 
générale,  on  l'eût  sans  doute  maintenu  encore,  mais  en  chan- 
geant son  principal  caractère,  d'après  le  nouveau  besoin  qui 
l'exigeait.  Tant  que  la  lutte  nationale  avait  persisté,  il  dut  con- 
sister en  une  énergique  dictature,  à  la  fois  spirituelle  et  tem- 
porelle, qui  ne  différait  de  celle  propre  à  la  royauté  déchue 
que  par  l'intensité  supérieure  résultée  de  son  génie  éminem- 
ment progressif,  qui  seul  la  distinguait  d'une  véritable  tyrannie. 
Mais  la  paix  eût  fait  inévitablement  cesser  cette  entière  con- 
centration politique,  sans  laquelle  aurait  avorté  notre  défense 
républicaine.  Le  régime  provisoire  n'étant  plus  prescrit  que  par 
l'absence  des  vrais  principes  sociaux,  il  aurait  dû  se  concilier 


i 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  117 

avec  une  pleine  liberté  d'exposition  et  de  discussion,  jusqu'alors 
impossible  et  même  dangereuse,  mais  devenue  ainsi  la  condi- 
tion nécessaire  de  l'élaboration  et  de  l'installation  d'une  nou- 
velle doctrine  universelle,  seule  base  solide  de  la  régénération 
filiale. 

Cette  hypothétique  transformation  du  gouvernement  révolu- 
tionnaire proprement  dit  doit  aujourd'hui  se  réaliser  dans  la 
politique  exceptionnelle  qui  convient  à  la  république  française, 
renaissant  au  milieu  d'une  paix  générale  désormais  inaltérable, 
et  au  sein  d'une  profonde  anarchie  spirituelle.  Les  indignes  hé- 
ritiers de  la  Convention  firent  dégénérer  en  une  tyrannie  rétro- 
grade la  dictature  progressive  que  l'ensemble  de  la  situation 
lui  avait  conférée.  Sous  la  dernière  phase  de  la  longue  rétro- 
gradation,  cette  concentration  totale  fut  radicalement  énervée 
par  l'opposition  légale  du  pouvoir  local.  Quoique  le  pouvoir 
central  prétendît  toujours  à  l'omnipotence  officielle,  l'inévitable 
essor  de  la  liberté  d'examen  neutralisait  de  plus  en  plus  sa  vaine 
domination  spirituelle,  en  lui  laissant  seulement  la  prépondé- 
rance temporelle  qu'exigeait  Tordre  public.  Pendant  la  halte 
qui  suivit  la  réaction  rétrograde,  la  dictature,  même  tempo- 
relle, fut  légalement  dissoute  par  le  démembrement  du  pou- 
voir central  au  profit  du  pouvoir  local.  Tous  deux  renoncèrent 
tacitement  à  diriger  la  réorganisation  spirituelle,  pour  se  con- 
sacrer surtout  au  maintien  de  plus  en  plus  difficile  de  Tordre 
matériel,  au  milieu  d'une  pleine  anarchie  mentale,  qu'aggra- 
vait alors  le  honteux  empirisme  d'après  lequel  on  prétendait 
fonder,  sur  les  intérêts  seuls,  un  régime  dépourvu  de  toute 
base  morale.  Le  caractère  progressif  nécessairement  propre  à 
notre  république  procure  sans  doute  à  ses  deux  éléments  tem- 
porels un  surcroît  naturel  d'intensité  qui  naguère  eût  soulevé 
d'insurmontables  répugnances.  Mais  chacun  d'eux  commettrait 
une  faute  immense,  s'il  tentait  aujourd'hui  de  reconstruire. 


118  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

sous  une  forme  quelconque,  la  dictature  passagère  de  la  Con- 
vention. Quoique  cette  tentative  ne  comportât  aucun  succès 
réel,  elle  pourrait  susciter  de  graves  perturbations,  qui  dés- 
ormais seraient  à  la  fois  anarchiques  et  rétrogrades,  comme 
Test  irrévocablement  la  métaphysique  discréditée  qu'on  y  ap- 
pliquerait. 

L'absence  totale  de  convictions  fixes  et  communes  ne  permet 
donc  maintenant  qu'une  politique  purement  provisoire,  essen- 
tiellement bornée  à  l'ordre  matériel  :  en  même  temps,  l'heu- 
reuse nature  de  la  situation,  intérieure  et  extérieure,  n'exige 
pas  davantage,  pour  seconder  la  grande  rénovation  mentale  et 
morale  qui  doit  caractériser  le  régime  définitif.  En  écartant  à 
jamais  le  mensonge  officiel  par  lequel  la  monarchie  constitu- 
tionnelle prétendait  s'ériger  en  dénoûment  final  de  la  grande 
révolution,  notre  république  ne  peut  proclamer,  comme  irré- 
vocable, que  son  seul  principe  moral,  l'entière  prépondérance 
continue  du  sentiment  social,  vouant  directement  au  bien 
commun  toutes  les  forces  réelles.  Telle  est  aujourd'hui  Tunique 
maxime  vraiment  définitive,  sans  qu'on  ait  aucun  besoin  de 
l'imposer,  parce  qu'elle  résulte  spontanément  des  tendances 
universelles,  qui  ne  permettent  à  personne  de  la  contester, 
depuis  que  tous  les  préjugés  contraires  sont  radicalement  dé- 
truits. Mais,  quant  aux  doctrines,  et  par  suite  aux  institutions, 
propres  à  organiser  ce  règne  direct  de  la  sociabilité  universelle, 
notre  république  reste  essentiellement  indéterminée,  et  corn* 
porte  beaucoup  de  régimes  différents.  Il  n'y  a  de  politiquement 
irrévocable  que  l'entière  abolition  de  la  royauté,  qui,  sous  une 
forme  quelconque,  constituait  depuis  longtemps  en  France,  et 
même,  à  de  moindres  degrés,  dans  tout  l'Occident,  le  symbole 
de  la  rétrogradation. 

Cette  solennelle  prépondérance  du  sentiment  social,  principal 
mérite  de  l'état  républicain,  repousse  directement  aujourd'hui 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  119 

toute  prétention  immédiate  au  régime  définitif,  comme  con- 
traire à  la  consciencieuse  recherche  d'une  solution  réelle,  qui 
suppose  d'abord  des  conditions  systématiques,  dont  les  débris 
actuels  des  doctrines  antérieures  ne  sauraient  deviner  la  source. 
En  demandant  que  la  réorganisation  intellectuelle  et  morale 
soit  désormais  livrée  sincèrement  à  la  libre  concurrence  de  tous 
les  penseurs,  les  vrais  philosophes  parleront  ainsi  au  nom 
même  de  la  république ,  profondément  intéressée  aujourd'hui 
i  empêcher  l'oppressive  consécration  d'aucune  croyance  offi- 
cielle. Un  tel  appui  sera  beaucoup  plus  efficace  pour  garantir 
la  pleine  liberté  philosophique  contre  la  vicieuse  exagération 
du  mouvement  politique,  que  ne  pouvait  l'être,  pendant  la 
halte,  la  résistance  instinctive  d'un  pouvoir  rétrograde.  Cette 
répugnance,  énergique  mais  aveugle,  à  l'élaboration  immé- 
diate des  institutions,  se  trouvera  désormais  remplacée  très- 
heureusement  par  l'accroissement  naturel  d'une  sage  indiffé- 
rence publique,  d'après  l'inévitable  avortement  des  tentatives 
discordantes  propres  aux  diverses  utopies  métaphysiques.  La 
nouvelle  situation  n'offrirait  de  vrai  danger  philosophique  que 
par  sa  tendance  à  détourner  le  public,  et  même  les  penseurs, 
de  toute  méditation  forte  et  prolongée,  pour  se  livrer  aussi- 
tôt à  des  essais  pratiques,  fondés  seulement  sur  une  appré- 
ciation superficielle  et  précipitée.  Il  faut  avouer  que  notre 
disposition  actuelle  serait  radicalement  incompatible  avec  l'éla- 
boration primitive  de  la  doctrine  régénératrice,  si  cette  fonda- 
tion ne  s'était  déjà  accomplie  sous  l'équilibre  compressif,  qui 
seul  y  vouait  profondément  notre  faible  intelligence,  depuis 
que  la  rétrogradation  politique  n'était  plus  assez  intense  pour 
empêcher  l'essor  philosophique.  Mais  la  conception  originale  a 
définitivement  surgi  sous  la  dernière  phase  rétrograde;  elle 
s'est  ensuite  développée,   et  même   propagée,    pendant  la 
halte  parlementaire.  La  nouvelle  philosophie  se  présente  au- 


120  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

jourd'hui  pour  guider  le  progrès  social,  à  jamais  redevenu  pré- 
pondérant. Ces  dispositions  passagères,  qui  eussent  entravé  sa 
création,  sont  loin  d'être  défavorables  à  son  appréciation, 
pourvu  que  ses  organes  essentiels  sachent  toujours  éviter  di- 
gnement la  séduction  vulgaire  qui  entraîne  aujourd'hui  tant 
de  penseurs  vers  la  carrière  temporelle.  Seule  apte  à  bien 
apprécier  l'inanité  nécessaire  et  le  danger  radical  des  diverses 
utopies  qui  se  disputent  la  présidence  de  la  réorganisation 
finale,  la  philosophie  positive  aura  bientôt  détourné  le  public 
de  cette  vaine  agitation  politique,  pour  concentrer  l'attention 
universelle  vers  la  rénovation  totale  des  opinions  et  des 
mœurs. 

Pendant  que  la  situation  républicaine  assure  au  positivisme 
la  pleine  liberté  qu'exige  son  office  actuel,  elle  peut  être  con- 
çue, sous  un  autre  aspect,  comme  commençant  déjà  l'état 
normal,  en  déterminant  peu  à  peu  l'indépendance  fondamen- 
tale du  nouveau  pouvoir  spirituel  envers  tout  pouvoir  temporel, 
local  ou  central.  Non-seulement  le  gouvernement  proprement 
dit  sera  bientôt  forcé  d'avouer  son  impuissance  à  prononcer 
sur  une  doctrine  générale  qui  exige  un  ensemble  de  hautes 
études  scientifiques  auxquelles  nos  hommes  d'état  sont  naturel- 
lement étrangers.  Mais,  en  outre,  les  perturbations  suscitées  par 
ies  ambitieuses  illusions  d'une  métaphysique  incapable  d'appré- 
cier la  société  actuelle,  détermineront  le  public  à  ne  plus  ac- 
corder sa  confiance  qu'aux  penseurs  qui  renonceront  à  toute 
élévation  politique  pour  se  vouer  solennellement  à  leur  desti- 
nation philosophique.  Ainsi,  la  séparation  normale  des  deux 
puissances  élémentaires,  systématisée  dans  le  positivisme,  éma- 
nera de  plus  en  plus  de  notre  situation  républicaine,  qui  semble 
d'abord  nous  en  détourner  d'après  la  séduisante  facilité  des 
applications  immédiates.  Quoiquenospréjugés  révolutionnaires 
paraissent  encore  nous  éloigner  beaucoup  de  ce  grand  principe 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  121 

social,  l'expérience  y  conduira  bientôt  le  gouvernement  et  le 
public  pour  garantir  à  la  fois  Tordre  et  le  progrès ,  également 
menacés  désormais  par  toutes  les  utopies  métaphysiques.Tous  les 
penseurs  sincères  seront  même  entraînés  à  surmonter  l'aveugle 
répugnance  qu'il  leur  inspire,  en  reconnaissant  que,  s'il  con- 
damne leur  vaine  ambition  politique,  il  leur  ouvre  une  im- 
mense carrière  de  noble  ascendant  moral.  Outre  sa  haute  des- 
tination sociale ,  cette  nouvelle  voie  peut  seule  réaliser  les 
justes  prétentions  personnelles  de  la  vraie  dignité  philoso- 
phique, souvent  compromise  aujourd'hui  dans  leurs  triomphes 
temporels. 

•  Le  vrai  caractère  de  notre  politique  provisoire  est  tellement 
déterminé  par  la  situation  générale  que  l'instinct  pratique  a 
devancé  à  ce  sujet  les  saines  indications  théoriques,  comme  le 
prouve  l'heureuse  devise  (liberté,  ordre  public)  spontanément 
surgie,  chez  la  classe  moyenne,  au  début  de  la  longue  halte. 
Cette  devise,  dont  on  ignore  l'auteur,  n'avait  aucune  soli- 
darité réelle  avec  les  velléités  rétrogrades  de  la  royauté  dé- 
chue. Quoique  empirique,  sa  spontanéité  la  rend  plus  propre 
qu'aucune  maxime  métaphysique  à  formuler  les  deux  condi- 
tions essentielles  du  milieu  social  d'où  elle  émana.  En  systé- 
matisant une  telle  inspiration  de  la  sagesse  publique,  la  saine 
philosophie  doit  aujourd'hui  la  consolider  par  un  double  com- 
plément indispensable  à  sa  première  destination,  mais  trop 
contraire  aux  préjugés  actuels  pour  venir  d'aucune  source  pra- 
tique. Il  consiste  à  développer  à  la  fois  les  deux  termes  de  la 
formule,  en  proclamant  la  vraie  liberté  d'enseignement  et  la 
prépondérance  du  pouvoir  central  sur  le  pouvoir  local.  La  ra- 
pidité de  ce  discours  ne  saurait  m'empêcher  d'y  placer  déjà, 
sous  l'un  et  l'autre  aspect,  une  indication  caractéristique,  quoi- 
que très-sommaire,  des  explications  réservées  au  quatrième 
volume  du  présent  traité. 


122  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Désormais  le  positivisme  constitue  réellement  le  seul  organe 
systématique  d'une  véritable  liberté  d'exposition  et  d'examen, 
que  ne  peuvent  franchement  proclamer  des  doctrines  incapa- 
bles de  résister  à  une  discussion  approfondie,  comme  étrangères 
à  toute  démonstration  décisive.  Cette  liberté,  depuis  longtemps 
assurée  quant  à  l'expression  écrite,  doit  s'étendre  maintenant  à 
l'expression  orale,  et  se  compléter  par  la  renouciation  du  pou- 
voir temporel  à  tout  monopole  didactique.  Le  libre  enseigne- 
ment* <jue  le  positivisme  seul  peut  invoquer  avec  une  pleine 
sincérité,  est  devenu  indispensable  à  notre  situation,  soit 
comme  mesure  transitoire,  soit  même  comme  annonce  de 
l'avenir  normal.  Sous  le  premier  aspect,  il  constitue  une  con- 
dition d'avènement  de  toute  doctrine  propre  à  déterminer, 
d'après  une  vraie  discussion,  des  convictions  fixes  et  communes, 
que  supposerait  tout  système  légal  d'instruction  publique,  loin 
de  pouvoir  les  produire.  Appréciée  sous  le  second  rapport,  la 
liberté  d'enseignement  ébauche  déjà  le  véritable  état  final,  en 
proclamant  l'incompétence  radicale  de  toute  autorité  tempo- 
relle pour  organiser  l'éducation.  Le  positivisme  est  donc  loin 
de  nier  jamais  que  l'enseignement  doive  être  réglé.  Mais  il 
établit  que  cette  organisation  n'est  point  encore  possible,  tant 
que  durera  l'interrègne  spirituel;  et  que,  quand  elle  deviendra 
réalisable,  d'après  le  libre  ascendant  d'une  doctrine  universelle, 
elle  appartiendra  exclusivement  au  nouveau  pouvoir  intellec- 
tuel et  moral.  Jusque-là,  l'État  doit  renoncer  à  tout  système 
complet  d'éducation  générale,  sauf  de  sages  encouragements 
aux  branches  les  plus  exposées  à  être  négligées  dans  les  entre- 
prises privées,  surtout  l'instruction  primaire.  Toutefois,  il  faut 
maintenir  avec  soin,  en  les  perfectionnant  autaut  que  le  per- 
mettentnos  lumières  actuelles,  les  divers  établissements  publics, 
fondés  ou  régénérés  par  la  Convention,  pour  la  haute  instruc- 
tion spéciale  ;  car  ils  contiennent  de  précieux  germes  spontanés 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  123 

pour  la  réorganisation  ultérieure  de  l'éducation  générale.  Mais 
tout  ce  que  la  grande  assemblée  avait  détruit  doit  être  aujour- 
d'hui supprimé  définitivement,  sans  excepter  les  académies, 
même  scientifiques,  dont  la  funeste  influence  mentale  et  mo- 
rale a  tant  justifié,  depuis  leur  restauration,  la  sage  abolition 
initiale.  La  juste  surveillance  permanente  du  goutememeni 
sur  les  établissements  particuliers  doit  se  rapporter,  non  à  la 
doctrine,  mais  aux  mœurs ,  honteusement  délaissées  par  la 
légalité  actuelle.  Voilà  le  seul  office  général  que  doive  con- 
server à  cet  égard  notre  régime  provisoire.  A  cela  près,  il 
doit  livrer  l'éducation  aux  libres  tentatives  des  associations 
particulières,  afin  de  laisser  surgir  un  système  définitif,  dont 
la  supposition  actuelle  ne  constituerait  qu'un  mensonge  op- 
pressif. La  principale  condition  d'une  telle  liberté  consiste 
aujourd'hui  à  supprimer  à  la  fois  tout  budget  théologique  et 
tout  budget  métaphysique,  en  laissant  à  chacun  l'entretien 
du  culte  et  de  l'instruction  qu'il  préfère.  Cette  double  sup- 
pression doit  d'ailleurs  s'accomplir  avec  la  justice  et  la  gé- 
nérosité qui  conviennent  à  une  véritable  régénération,  supé- 
rieure à  toute  rivalité  haineuse;  il  faudra  donc  indemniser 
dignement  les  personnes,  ecclésiastiques  ou  universitaires,  ainsi 
atteintes  par  une  mesure  qu'elles  n'avaient  pu  prévoir.  Une 
telle  marche  facilitera  beaucoup  cette  conséquence  nécessaire 
d'une  situation  qui,  dans  l'absence  de  toute  doctrine  libre- 
ment dominante,  interdit,  comme  rétrograde,  la  consécra- 
tion légale  d'aucun  des  systèmes  épuisés  qui  jadis  se  dispu- 
tèrent l'ascendant  spirituel.  Nos  mœurs  républicaines  sont  déjà 
très-favorables  à  ce  régime,  malgré  la  tendance  des  idéolo- 
gues à  succéder  aux  psychologues  pour  les  bénéfices  métaphy- 
siques. 

Quant  aux  conditions  de  l'ordre  public,  la  sanction  systé- 
matique du  positivisme  doit  aussi  les  consolider  beaucoup,  en 


124  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

surmontant  les  préjugés  révolutionnaires  contre  la  prépondé- 
rance directe  du  pouvoir  central.  La  division  métaphysique 
entre  la  puissance  executive  et  la  puissance  législative  ne  con- 
stitue qu'un  vicieux  reflet  empirique  de  la  grande  séparation 
ébauchée  au  moyen  âge  entre  les  deux  éléments  nécessaires 
du  gouvernement  humain.  Malgré  leurs  vaines  démarcations 
constitutionnelles,  le  pouvoir  local  et  le  pouvoir  central  se 
disputeront  toujours  l'ensemble  de  l'autorité  temporelle,  ir- 
rationellement  dispersée  entre  eux  par  des  nécessités  passa- 
gères. Tout  le  passé  français  ayant  été  favorable  à  la  prépon- 
dérance du  pouvoir  central  jusqu'à  sa  dégénération  rétrograde 
vers  la  fin  du  dix-septième  siècle,  nos  prédilections  actuelles 
envers  le  pouvoir  local  constituent  donc  une  véritable  anomalie 
historique,  qui  tend  toujours  à  cesser  avec  les  inquiétudes 
de  rétrogadation.  En  nous  offrant ,  à  cet  égard ,  une  éner- 
gique garantie,  la  situation  républicaine  changera  bientôt 
la  direction  habituelle  de  nos  sympathies  politiques.  Outre  sa 
responsabilité  seule  réelle,  le  pouvoir  central  présente  aujour- 
d'hui un  caractère  mieux  adapté  à  nos  besoins  essentiels,  par 
l'esprit  pratique  qui  nécessairement  y  prévaudra  de  plus  en 
plus,  et  qui  le  dispose  davantage  à  abdiquer  franchement  toute 
prétention  à  la  suprématie  spirituelle.  L'assemblée  ou  réside 
le  pouvoir  local  se  trouve,  au  contraire,  souvent  entraînée,  par 
son  caractère  équivoque,  vers  une  domination  théorique,  dont 
elle  ne  remplit  néanmoins  aucune  condition  essentielle.  Sa  pré- 
pondérance serait  donc  ordinairement  funeste  à  la  vraie  liberté 
d'examen,  que  son  instinct  doit  lui  représenter  comme  la  source 
naturelle  d'une  autorité  spirituelle  destinée  à  restreindre  la 
sienne.  Le  positivisme,  qui  maintenant  seul  peut  apprécier  ces 
diverses  tendances,  ose  seul  aussi  proclamer  sans  détour  la 
prédilection  systématique  qu'elles  doivent  inspirer  envers  le 
pouvoir  central,  dans  la  plupart  de  ses  luttes  avec  le  pouvoir 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  125 

local.  Supérieurs  à  tout  soupçon  de  rétrogradation  et  de  servi- 
lité, les  philosophes  qui,  renonçant  à  toute  position  poli- 
tique, se  vouent  aujourd'hui  à  la  réorganisation  spirituelle,  ne 
craindront  pas  de  recommander  avec  énergie  la  prépondérance 
directe  du  pouvoir  central,  et  la  réduction  du  pouvoir  local  à 
ses  attributions  indispensables.  Notre  situation  républicaine, 
malgré  les  apparences  contraires,  favorisera  bientôt  cette  salu- 
taire transformation  de  nos  premières  habitudes  révolution- 
naires, soit  en  dissipant  la  juste  défiance  qu'inspirait  l'esprit 
rétrograde  inhérent  à  la  royauté,  soit  en  facilitant  la  répression 
exceptionnelle  de  toute  dégénération'  ultérieure,  sans  qu'il 
faille  troubler  d'avance  notre  politique  habituelle  en  vue  d'une 
éventualité  désormais  peu  redoutable.  Quand  le  pouvoir  cen- 
tral aura  assez  manifesté  un  vrai  caractère  progressif,  il  trou- 
vera l'opinion  française  fort  disposée  à  restreindre  beaucoup  le 
pouvoir  local,  soit  en  réduisant  l'assemblée  représentative  au 
tiers  du  nombre  exorbitant  qui  prévaut  aujourd'hui,  soit 
même  en  bornant  ses  attributions  essentielles  au  vote  pério- 
dique de  l'impôt.  La  dernière  phase  rétrograde  et  la  longue 
halte  parlementaire  ont  introduit,  à  cet  égard,  pendant  une 
génération,  des  dispositions  exceptionnelles,  que  la  marche 
d'un  sage  gouvernement  et  les  démonstrations  d'une  saine  phi- 
losophie transformeront  aisément.  Contraires  à  l'ensemble  de 
notre  passé,  elles  n'offrent  à  nos  mœurs  politiques  qu'une  vaine 
imitation  d'un  régime  essentiellement  propre  à  la  transition 
anglaise.  Par  suite  même  de  sa  récente  extension,  le  mode  re- 
présentatif sera  sans  doute  bientôt  discrédité  en  France,  quand 
cet  extrême  essor  aura  manifesté  l'insuffisance  radicale  et  la 
tendance  perturbatrice  que  lui  reproche  la  vraie  philosophie. 
Outre  ce  perfectionnement  essentiel  de  chacune  des  deux 
grandes  conditions  propres  à  notre  régime  provisoire,  le  posi- 
tivisme systématise  et  consolide  leur  intime  connexité  natu- 

13 


126  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

relie.  D'une  part,  il  fait  sentir  que  la  véritable  liberté  exige 
aujourd'hui  l'énergique  prépondérance  d'un  pouvoir  central 
vraiment  progressif,  convenablement  réduit  à  sa  destination 
pratique,  par  une  sage  renonciation  à  la  suprématie  spiri- 
tuelle. Cet  ascendant  habituel  est  maintenant  indispensable 
pour  contenir  les  tendances  oppressives  des  diverses  doctrines 
actuelles  qui,  toutes  plus  ou  moins  incompatibles  avec  la 
séparation  des  deux  puissances  sociales,  poussent  à  fonder  la 
communion  mentale  sur  une  compression  matérielle.  Sans  cette 
autorité  tutélaire,  la  pleine  liberté  philosophique  conforme  à 
nos  mœurs  actuelles  serait  d'ailleurs  menacée  aussi  par  les 
dispositions  anarchiques  inhérentes  à  l'interrègne  spirituel. 
D'une  autre  part,  l'essor  de  cette  liberté  peut  seul  permettre 
au  pouvoir  central  d'obtenir  sur  le  pouvoir  local  une  prépon- 
dérance permanente,  nécessaire  pour  la  consolidation  réelle  de 
Tordre  public;  car,  le  respect  sincère  d'une  telle  garantie  jour- 
nalière dissipe  aussitôt  toutes  les  craintes  de  rétrogradation  qui 
empêchent  aujourd'hui  ce  salutaire  ascendant.  Quelque  empi- 
riques que  soient  ces  inquiétudes,  jusqu'ici  trop  naturelles, 
elles  cesseraient  certainement  d'après  l'avènement  officiel  de  la 
liberté  d'enseignement  et  d'association,  qui  ôterait  au  pouvoir 
temporel  tout  espoir,  et  même  toute  pensée,  de  faire  matériel- 
lement prévaloir  une  doctrine  quelconque  envers  le  régime 
définitif  de  notre  société  républicaine. 

L'ensemble  des  indications  propres  à  cette  seconde  partie  ca- 
ractérise déjà  l'aptitude  sociale  du  positivisme,  non-seulement 
pour  déterminer  et  préparer  l'avenir,  mais  aussi  pour  conseiller 
et  améliorer  le  présent,  toujours  d'après  l'exacte  appréciation 
systématique  du  passé,  suivant  la  saine  théorie  fondamentale 
de  l'évolution  humaine.  Aucune  autre  philosophie  ne  peut 
aborder  l'irrévocable  question  que  l'élite  de  l'humanité  pose 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  SECONDE  PARTIE.  127 

désormais  à  tous  ses  directeurs  spirituels  :  réorganiser  sans 
dieu  ni  roi,  sous  la  seule  prépondérance  normale,  à  la  fois 
privée  et  publique,  du  sentiment  social,  convenablement  assisté 
de  la  raison  positive  et  de  l'activité  réelle. 


128  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 


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TROISIEME  PARTIE. 


EFFICACITÉ  POPULAIftE  DU  POSITIVISME. 


D'après  la  nature  philosophique  et  la  destination  sociale  du 
positivisme,  il  doit  chercher  son  appui  fondamental  en  dehors 
de  toutes  les  classes,  spirituelles  ou  temporelles,  qui  jusqu'ici 
ont  plus  ou  moins  participé  au  gouvernement  de  l'humanité. 
Sauf  de  précieuses  exceptions  individuelles,  qui  bientôt  se 
multiplieront  beaucoup,  chacune  d'elles  présente  naturelle- 
ment, dans  ses  préjugés  et  dans  ses  passions,  divers  obstacles 
essentiels  à  la  réorganisation  intellectuelle  et  morale  qui  doit  ca- 
ractériser la  seconde  partie  de  la  grande  révolution  occidentale. 
Leur  vicieuse  éducation  et  leurs  habitudes  empiriques  repous- 
sent l'esprit  d'ensemble  auquel  il  faut  désormais  subordonner 
toutes  les  conceptions  spéciales.  Un  actif  égoïsme  aristocratique 
y  entrave  ordinairement  la  prépondérance  réelle  du  sentiment 
social,  principe  suprême  de  notre  régénération.  Non-seulement 
il  ne  faut  pas  compter  sur  les  classes  dont  la  domination  fut  à 
jamais  détruite  au  début  de  la  crise  révolutionnaire  ;  mais  nous 
devons  attendre  une  répugnance  presque  aussi  réelle,  quoique 
mieux  dissimulée,  chez  celles  qui  obtinrent  ainsi  l'ascendant  so- 
cial qu'elles  convoitaient  depuis  longtemps.  Leurs  conceptions 
politiques  se  rapportent  surtout  à  la  possession  du  pouvoir,  au 
lieu  de  concerner  sa  destination  et  son  exercice.  Elles  avaient 
sérieusement  regardé  la  révolution  comme  terminée  par  le 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  129 

régime  parlementaire  propre  à  la  halte  équivoque  qui  vient  de 
finir.  Cette  phase  stationnaire  leur  inspirera  de  longs  regrets, 
en  tant  que  spécialement  favorable  à  leur  active  ambition.  Une 
complète  régénération  sociale  est  presque  autant  redoutée  par 
ces  diverses  classes  moyennes  que  chez  les  anciennes  classes 
supérieures.  Les  unes  et  les  autres  s'accorderaient  surtout  à 
prolonger,  autant  que  possible,  sous  de  nouvelles  formes; 
même  républicaines,  le  système  d'hypocrisie  théologique  qui 
constitue  maintenant  le  seul  reste  effectif  du  régime  rétrograde. 
Ce  honteux  système  leur  offre  le  double  attrait  d'assurer  la 
respectueuse  soumission  des  masses  sans  prescrire  aux  chefs 
aucun  devoir  rigoureux.  Si  leurs  préjugés  critiques  et  métaphy- 
siques tendent  à  perpétuer  l'interrègne  spirituel  qui  empêche 
la  régénération  finale,  leurs  passions  ne  craignent  pas  moins 
l'avènement  d'une  nouvelle  autorité  morale,  qui  nécessaire* 
ment  se  ferait  surtout  sentir  aux  puissants.  Au  dix-huitième 
siècle,  la  plupart  des  grands,  et  même  les  rois,  purent  accueillir 
une  philosophie  purement  négative,  qui,  en  leur  ôtant  beau- 
coup d'entraves,  leur  procurait  une  célébrité  facile,  sans  leur 
imposer  aucun  sacrifice  essentiel.  Mais  ce  précédent  ne  doit  pas 
faire  espérer,  chez  nos  riches  et  nos  lettrés,  un  accueil  aussi 
favorable  pour  la  philosophie  positive,  qui  vient  aujourd'hui 
discipliner  les  intelligences  afin  de  reconstruire  les  mœurs. 

À  ce  double  titre,  le  positivisme  ne  peut  obtenir  de  profondes 
adhésions  collectives  qu'au  sein  des  classes  qui,  étrangères  à 
toute  vicieuse  instruction  de  mots  ou  d'entités,  et  naturellement 
animées  d'une  active  sociabilité,  constituent  désormais  les  meil- 
leurs appuis  du  bon  sens  et  de  la  morale.  En  un  mot,  nos  pro- 
létaires sont  seuls  susceptibles  de  devenir  les  auxiliaires  décisifs 
des  nouveaux  philosophes.  L'impulsion  régénératrice  dépend 
rartout  d'une  intime  alliance  entre  ces  deux  éléments  extrêmes 
de  Tordre  final.  Malgré  leur  diversité  naturelle,  toutefois  bien 


130  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

plus  apparente  que  réelle,  ils  comportent,  au  fond,  beaucoup 
d'affinité  intellectuelle  et  morale.  Les  deux  genres  d'esprit  pré- 
senteront de  plus  en  plus  le  même  instinct  de  la  réalité,  une 
semblable  prédilection  pour  l'utilité,  et  une  égale  tendance  à 
subordonner  les  pensées  de  détail  aux  yues  d'ensemble.  De  part 
et  d'autre,  se  développeront  aussi  les  généreuses  habitudes 
d'une  sage  imprévoyance  naturelle,  et  un  pareil  dédain  des 
grandeurs  temporelles;  du  moins  quand  les  vrais  philosophes 
auront  formé,  par  le  commerce  des  dignes  prolétaires,  leur 
propre  caractère  définitif.  Lorsque  ces  sympathies  fondamen- 
tales pourront  assez  éclater,  on  sentira  que  chaque  prolétaire 
constitue,  à  beaucoup  d'égards,  un  philosophe  spontané, 
comme  tout  philosophe  représente,  sous  divers  aspects,  un 
prolétaire  systématique.  Ces  deux  classes  extrêmes  offriront 
d'ailleurs  des  dispositions  équivalentes  envers  la  classe  intermé- 
diaire, qui,  siège  nécessaire  de  la  prépondérance  temporelle, 
tient  sous  sa  dépendance  normale  leur  commune  existence  pé- 
cuniaire. 

Toutes  ces  affinités  résultent  naturellement  des  positions  et 
des  destinations  respectives.  Si  elles  sont  encore  peu  prononcées, 
cela  tient  surtout  à  l'absence  actuelle  d'une  véritable  classe 
philosophique,  dont  à  peine  il  existe  déjà  quelques  types  isolés. 
Quoique  les  vrais  prolétaires  soient  heureusement  beaucoup 
moins  rares,  c'est  seulement  en  France,  ou  plutôt  à  Paris, 
qu'ils  ont  pu  jusqu'ici  surgir  dignement,  affranchis  de  toute 
croyance  chimérique  et  de  tout  vain  prestige  social.  C'est  uni- 
quement là  qu'on  peut  sentir  l'intime  réalité  de  l'appréciation 
indiquée  ci-dessus. 

On  voit  alors  que  les  occupations  journalières  du  prolétaire 
sont  beaucoup  plus  favorables  à  l'exercice  philosophique  que 
celles  des  classes  moyennes,  parce  qu'elles  n'absorbent  point 
assez  pour  empêcher  des  contemplations  suivies,  même  peu- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  TROISIÈME  PARTIE.  131 

dant  le  travail  pratique.  Ce  loisir  mental  est  moralement  faci- 
lité par  l'absence  naturelle  de  responsabilité  ultérieure  :  la 
position  du  travailleur  le  préserve  spontanément  des  ambitieux 
ttkuli  qui  inquiètent  sans  cesse  l'entrepreneur.  Le  caractère 
propre  des  méditations  respectives  résulte  même  de  cette  double 
diversité,  qui  invite  l'un  aux  conceptions  générales  et  l'autre 
auk  vues  spéciales.  Pour  le  digne  prolétaire,  le  régime  de  la 
spécialité  dispersive,  tant  prôné  maintenant,  se  présente  directe- 
ment sous  son  vrai  jour,  c'est-à-dire  comme  abrutissant,  parce 
qu'il  condamnerait  son  esprit  à  un  exercice  tellement  miséra- 
ble qu'il  ne  prévaudra  jamais  chez  nous,  malgré  les  empiriques 
instances  de  nos  économistes  anglomanes.  Au  contraire,  cette 
spécialisation  exclusive  et  continue  doit  sembler  beaucoup 
soins  dégradante,  ou  plutôt  elle  parait  devenir  indispensable 
chez  l'entrepreneur,  et  même  chez  le  savant,  en  s'appliquant  à 
te  sujets  qui  absorbent  davantage  les  médiocres  intelligences, 
à  moins  qu'une  saine  éducation  n'y  ait  développé  le  goût  et 
l'habitude  des  généralités  abstraites. 

Mais  le  contraste  moral  entre  les  deux  modes  d'existence  pra- 
tique est  encore  plus  décisif  que  leur  contraste  intellectuel.  La 
fierté  qu'inspirent  ordinairement  les  succès  temporels  est,  au 
fond,  peu  justifiée  par  le  genre  de  mérite  que  suppose  réelle- 
ment l'acquisition,  même  pleinement  légitime,  de  la  grandeur 
ou  de  la  richesse.  Ceux  qui  font  plus  de  cas  des  qualités  intrin- 
sèques que  des  résultats  effectifs,  reconnaissent  aisément  que 
les  triomphes  pratiques,  industriels  comme  militaires,  dépen- 
dent surtout  du  caractère,  et  non  de  l'esprit  ni  du  cœur.  Us  exi- 
gent principalement  la  combinaison  d'un  certain  degré  d'éner- 
gie avec  beaucoup  de  prudence  et  une  suffisante  persévérance. 
Quand  ces  conditions  sont  remplies,  la  médiocrité  intellectuelle 
et  l'imperfection  morale  n'empêchent  nullement  d'utiliser  ainsi 
les  circonstances  favorables,  habituellement  indispensables  à  de 


132  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

tels  succès.  On  peut  même  assurer,  sans  aucune  exagération, 
que  la  mesquinerie  des  pensées  et  des  sentiments  contribue 
souvent  à  susciter  et  à  maintenir  les  dispositions  convenables. 
Lorsqu'il  faut  un  grand  essor  des  trois  qualités  actives,  il  est 
plutôt  déterminé  par  les  impulsions  personnelles  d'avidité, 
d'ambition,  ou  de  gloire,  que  par  les  instincts  supérieurs.  Ainsi, 
quelque  respect  que  mérite  toute  élévation  légitime,  la  philo- 
sophie, encore  plus  clairvoyante  que  ne  put  l'être  la  religion, 
n'en  saurait  conclure,  en  faveur  des  grands  ou  des  riches,  une 
supériorité  morale  que  n'indique  nullement  la  vraie  théorie  de 
la  nature  humaine. 

L'existence  habituelle  du  prolétaire  est  beaucoup  plus  propre 
à  développer  spontanément  nos  meilleurs  instincts.  Même  quant 
aux  trois  qualités  actives,  d'où  dépendent  surtout  les  succès 
temporels,  la  prudence  est  la  seule  qui  s'y  trouve  ordinaire- 
ment insuffisante,  de  manière  à  empêcher  l'efficacité  personnelle 
des  deux  autres,  mais  sans  altérer  leur  application  sociale. 
Toutefois,  la  supériorité  morale  du  type  prolétaire  se  rapporte 
surtout  à  l'essor  direct  des  divers  instincts  supérieurs.  Quand 
la  systématisation  finale  des  opinions  et  des  mœurs  aura  fixé  le 
vrai  caractère  propre  à  cette  immense  base  de  la  société  mo- 
derne, on  sentira  que  les  différentes  affections  domestiques  doi- 
vent naturellement  s'y  développer  davantage  que  chez  les  classes 
intermédiaires,  trop  préoccupées  de  calculs  personnels  pour 
goûter  dignement  de  tels  liens.  Mais  la  principale  efficacité 
morale  de  la  vie  prolétaire  concerne  les  sentiments  sociaux 
proprement  dits,  qui  tous  y  reçoivent  spontanément  une  active 
culture  journalière,  même  dès  la  première  enfance.  C'est  là 
qu'on  trouve,  d'ordinaire,  les  meilleurs  modèles  du  véritable 
attachement,  jusque  chez  ceux  qu'une  dépendance  continua, 
trop  souvent  dégradée  par  nos  mœurs  aristocratiques,  semble 
condamner  à  une  moindre  élévation  morale.  Une  vénération 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  133 

sincère,  pure  de  toute  servilité,  s'y  développe  naïvement  envers 
les  supériorités  quelconques,  sans  être  neutralisée  par  l'orgueil 
doctoral,  ni  troublée  par  la  rivalité  temporelle.  Les  impulsions 
généreuses  y  sont  tou j  ours  entretenues  par  d'activés  sympathies, 
involontairement  résultées  d'une  expérience  personnelle  des 
maux  inhérents  à  l'humanité.  Partout  ailleurs,  le  sentiment 
social  ne  saurait  trouver  autant  d'excitation  spontanée,  du 
moins  quant  à  la  solidarité  actuelle,  qui  s'y  présente  à  chacun 
comme  sa  principale  ressource,  sans  altérer  pourtant  une  éner- 
gique individualité.  Si  l'instinct  de  la  continuité  humaine  n'y  est 
point  encore  assez  développé,  cela  tient  surtout  au  défaut  de 
culture  systématique,  seule  efficace  à  cet  égard.  Il  serait  désor- 
mais superflu  de  prouver  qu'aucune  autre  classe  ne  comporte 
des  exemples  aussi  fréquents  ni  aussi  décisifs  d'une  franche  et 
modeste  abnégation,  en  chaque  vrai  besoin  public.  Enfin,  il 
importe  de  noter,  à  ce  sujet,  que,  d'après  l'absence  totale 
d'éducation  régulière,  toutes  ces  hautes  qualités  morales  doi- 
vent être  regardées  comme  propres  au  prolétariat,  depuis  que 
l'émancipation  radicale  des  esprits  populaires  interdit  de  rap- 
porter ces  résultats  à  l'influence  théologique.  Quoique  ce  type  si 
méconnu  ne  soit  encore  essentiellement  réalisable  qu'à  Paris, 
sa  manifestation  initiale  dans  le  foyer  occidental  doit  annoncer 
assez  à  tous  les  vrais  observateurs  l'entière  extension  finale  d'un 
caractère  aussi  conforme  aux  indications  de  la  saine  théorie  de 
l'homme,  surtout  quand  le  positivisme  aura  pu  systématiser 
convenablement  ces  tendances  spontanées. 

D'après  cette  sommaire  appréciation,  on  explique  aisément 
l'admirable  instinct  social  qui  avait  poussé  la  Convention  à  cher- 
cher parmi  nos  prolétaires  son  principal  appui,  non-seule- 
ment contre  ses  dangers  exceptionnels,  mais  pour  la  régénéra- 
tion finale  qu'elle  poursuivait  avec  ardeur  sans  pouvoir  en 
déterminer  la  nature.  Toutefois,  faute  d'une  vraie  doctrine  gé- 


■ 


134  SYSTÈME  DE  POLITIQUE   POSITIVE. 

nérale,  et  tu  l'anarchique  impulsion  de  la  métaphysique  domi- 
nante, cette  alliance  fondamentale  était  alors  conçue  dans  un 
esprit  contraire  à  son  but  principal,  puisqu'elle  appelait  le 
peuple  &  l'exercice  habituel  de  l'autorité  politique.  Une  telle 
direction  convenait  beaucoup,  sans  doute,  aux  nécessités 
temporaires  de  la  situation  correspondante,  où  la  défense  ré- 
publicaine dépendait  surtout  des  prolétaires,  seuls  dévoués 
et  inébranlables.  MaiB,  représentée  comme  définitive  par  l'es- 
prit absolu  de  la  théorie  officielle,  elle  devint  bientôt  incom- 
patible avec  les  conditions  essentielles  de  la  société  moderne. 
Ce  n'est  pas  que  le  peuple  ne  doive  habituellement,  quand  le 
eas  l'exige,  prêter  son  assistance,  même  matérielle,  à  l'exer- 
cice spécial  de  l'autorité  temporelle.  Loin  d'être  aucunement 
anarchique,  cette  intervention  subalterne,  tant  au  dedans 
qu'au  dehors,  constitue  évidemment  une  garantie  indispen- 
sable à  tout  régime  normal.  On  doit  même  reconnaître  que, 
sous  ce  rapport,  les  mœurs  françaises  sont  encore  très-impar- 
faites, puisqu'elles  disposent  trop  souvent  notre  population 
à  rester  au  moins  spectatrice  dans  les  actes  journaliers  d'une 
police  tutélaire.  Mais  toute  participation  directe  du  peuple  au 
gouvernement  politique,  pour  la  décision  suprême  des  me- 
sures sociales,  ne  peut  convenir,  chex  les  modernes,  qu'a  la 
situation  révolutionnaire.  Étendue  à  l'état  final,  elle  y  devien- 
drait nécessairement  anarchique,  à  moins  de  s'y  trouver  es- 
sentiellement illusoire. 

Sans  admettre  le  dogme  métaphysique  de  la  souveraineté 
populaire,  le  positivisme  s'approprie  systématiquement  tout  ce 
qctâl  renferme  de  vraiment  salutaire,  soit  pour  les  cas  excep- 
tionnels, soit  surtout  envers  l'existence  normale,  en  écartant 
les  immenses  dangers  inhérents  à  son  application  absolue.  Dans 
l'usage  révolutionnaire,  sa  principale  efficacité  consista  à  justi- 
dîrectement  le  droit  d'insurrection.  Or,  la  politique  posi- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  TROISIÈME  PARTIE.  135 

tive  représente  un  tel  droit  comme  une  ressource  extrême, 
indispensable  à  toute  société,  afin  de  ne  pas  succomber  à  la 
tyrannie  qui  résulterait  d'une  soumission  absolue,  trop  prêchée 
par  le  catholicisme  moderne.  Au  point  de  vue  scientifique,  on 
y  doit  voir  une  crise  réparatrice,  encore  plus  nécessaire  à  la 
fie  collective  qu'à  la  vie  individuelle,  suivant  cette  loi  biolo- 
gique évidente  que  l'état  pathologique  devient  plus  fréquent 
et  plus  grave  à  mesure  que  l'organisme  est  plus  compliqué  et 
plus  éminent.  Personne  ne  saurait  donc  craindre  sérieusement 
que  le  prochain  ascendant  du  positivisme  dispose  jamais  à 
Fobéissance  passive,  en  tant  qu'il  éteindra  l'esprit  révolution- 
atire  proprement  dit,  qui  équivaut  désormais  à  prendre  la 
maladie  pour  le  type  définitif  de  la  santé.  Le  caractère  profon- 
dément relatif  de  la  nouvelle  doctrine  sociale  la  rend,  au  con- 
traire, seule  apte  à  concilier  radicalement  la  subordination 
habituelle  avec  la  révolte  exceptionnelle,  comme  l'exigent  à 
k  fois  le  bon  sens  et  la  dignité  humaine.  En  réservant  ce  dan- 
gereux remède  pour  les  cas  vraiment  extrêmes,  elle  n'hésitera 
jamais  à  l'approuver,  ni  même  à  le  recommander,  quand  il 
lera  devenu  réellement  indispensable.  Mais  elle  accomplira  cet 
office  passager  sans  soumettre  habituellement  les  questions  et 
les  choix  politiques  à  des  juges  évidemment  incompétents, 
qu'il  saura  d'ailleurs  disposer  à  la  libre  abdication  de  leurs  droits 
anarchiques. 

Quant  à  la  prescription  normale  que  contient  réellement, 
quoique  sous  une  forme  très-confuse,  la  théorie  métaphysique 
de  la  souveraineté  populaire,  le  positivisme  est  encore  plus 
propre  à  la  dégager  d'un  dangereux  alliage,  de  manière  à 
augmenter  son  efficacité  sociale,  loin  de  l'énerver.  Il  y  dis- 
tingue deux  notions  très-différentes,  jusqu'ici  confondues,  Tune 
politique,  pour  certains  cas  assignables,  l'autre  morale,  envers 
toute  application  quelconque. 


136  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

La  première  consiste  à  proclamer,  au  nom  de  la  masse  so- 
ciale, les  décisions  spéciales  dont  tous  les  citoyens  peuvent 
ordinairement  apprécier  assez  les  motifs  essentiels,  et  qui  in- 
téressent directement  l'existence  pratique  de  toute  la  commu- 
nauté, comme  les  jugements  des  tribunaux,  les  déclarations 
de  guerre,  etc.  Sous  le  régime  positif,  ces  nobles  formules, 
inspirées  par  l'instinct  familier  de  la  solidarité  universelle,  de- 
viendront encore  plus  imposantes,  en  invoquant  l'ensemble  de 
l'humanité,  au  lieu  d'un  peuple  particulier.  Mais  il  serait  ab- 
surde d'étendre  le  même  usage  aux  cas  plus  nombreux  où  la 
population,  incapable  de  prononcer,  doit  adopter  les  résolu- 
tions des  supérieurs  qui  ont  obtenu  sa  confiance.  Cette  nécessité 
sociale  tient,  soit  à  la  difficulté  de  la  question,  soit  à  l'influence 
trop  indirecte  ou  trop  restreinte  de  la  mesure.  On  peut  citer, 
comme  types,  les  décisions,  souvent  capitales  néanmoins,  qui 
concernent  les  notions  scientifiques,  ou  même  la  plupart  des 
règles  pratiques,  industrielles,  médicales,  etc.  Dans  tous  ces 
cas,  le  positivisme  aura  peu  de  peine  aujourd'hui  à  préserver 
la  rectitude  populaire  des  aberrations  subversives  qui  ne  s'ag- 
gravent que  sous  l'impulsion  d'un  orgueil  métaphysique,  pres- 
que inconnu  à  nos  prolétaires  illettrés. 

Sous  le  second  aspect,  l'interprétation  normale  de  la  pré- 
tendue souveraineté  du  peuple  se  réduit  à  l'obligation  fonda- 
mentale de  diriger  toute  l'existence  sociale  vers  le  bien  com- 
mun, doublement  relatif,  d'ordinaire,  à  la  masse  prolétaire, 
soit  en  vertu  de  son  immense  supériorité  numérique,  soit  sur- 
tout d'après  les  difficultés  propres  à  sa  destinée  naturelle,  qui 
exige  une  sollicitude  artificielle,  peu  nécessaire  ailleurs.  Mais, 
ainsi  conçue,  cette  notion,  essentiellement  républicaine,  se 
confond  avec  la  base  universelle  de  la  vraie  morale,  la  prépon- 
dérance directe  et  continue  de  la  sociabilité  sur  toute  personna- 
lité. Le  positivisme  est  tellement  apte  à  se  l'incorporer,  qu'elle 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.    —  TROISIÈME   PARTIE.  137 

y  devient,  comme  ce  discours  Ta  déjà  prouvé,  le  principe 
unique  de  sa  systématisation  totale,  même  spéculative.  En 
s'appropriant  à  jamais  ce  grand  précepte  social,  dont  l'esprit 
métaphysique  dut  être,  depuis  la  décadence  du  catholicisme, 
l'organe  provisoire,  il  le  purifie  définitivement  de  toute  inspi~ 
ration  anarchique.  Car  il  transporte  à  Tordre  moral  ce  que  la 
doctrine  révolutionnaire  place  si  dangereusement  dans  Tordre 
politique,  d'après  son  préjugé  caractéristique  sur  la  confusion 
permanente  des  deux  puissances  élémentaires.  J'aurai  bientôt 
lieu  d'indiquer  spécialement  combien  cette  salutaire  transfor- 
mation, loin  d'affaiblir  ce  principe  républicain,  augmentera 
ion  efficacité  continue,  sans  exposer  aux  déceptions  ni  aux 
perturbations  que  le  mode  métaphysique  tend  toujours  à  sus- 
citer. 

Nous  sommes  ainsi  conduits  à  caractériser  directement  la 
principale  participation  collective  qui  doit  habituellement  ap- 
partenir aux  prolétaires  dans  le  régime  final  de  l'humanité. 
Elle  résulte  de  leur  aptitude  naturelle  à  devenir  les  auxiliaires 
indispensables  du  pouvoir  spirituel  pour  son  triple  office  social 
d'appréciation,  de  conseil,  et  même  de  préparation.  Toutes 
les  propriétés  intellectuelles  et  morales  que  nous  venons  de 
reconnaître  au  prolétariat  concourent  à  lui  conférer  une  telle 
attribution  continue.  Sauf  la  classe  philosophique,  principal 
organe  de  Tesprit  d'ensemble,  aucune  autre  partie  do  la  so- 
ciété moderne  ne  saurait  être  aussi  disposée  que  les  prolétaires 
à  se  tenir  convenablement  au  point  de  vue  général.  Leur  su- 
périorité est  encore  plus  évidente  quant  au  sentiment  social, 
pour  lequel  ils  doivent,  d'ordinaire,  Temporter  même  sur  les 
vrais  philosophes,  dont  les  tendances  trop  abstraites  gagneront 
beaucoup  au  contact  journalier  d'une  noble  spontanéité  popu- 
laire. Ainsi,  la  classe  prolétaire  est  naturellement  plus  propre 
qu'aucune  autre  à  comprendre,  et  surtout  à  sentir,  la  morale 


138  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

réelle,  quoiqu'elle  fût  incapable  de  la  systématiser.  Cette  ap- 
titude spontanée  se  manifeste  principalement  envers  la  morale 
sociale  proprement  dite,  la  plus  éminente  et  la  plus  décisive  des 
trois  parties  essentielles  de  la  morale  universelle.  Enfin,  outre 
ces  dispositions  naturelles  de  l'esprit  et  du  cœur,  les  besoins  col- 
lectifs propres  au  prolétariat  l'appellent  nécessairement  au  se- 
cours des  principales  règles  morales,  ordinairement  destinées  à 
le  protéger.  Pour  faire  prévaloir  ces  règles  dans  la  vie  active,  le 
pouvoir  spirituel  doit  peu  compter  sur  Fassistance  des  classes 
intermédiaires,  siège  naturel  de  la  prépondérance  temporelle, 
dont  ses  prescriptions  doivent  surtout  contenir  et  rectifier  les 
abus.  Les  tendances  ordinaires  des  grands  et  des  riches  vert 
l'égolsme  et  l'oppression  nuisent  principalement  aux  prolétaires. 
C'est  donc  l'adhésion  de  ceux-ci  qu'il  faut  surtout  invoquer  à  l'ap- 
pui des  règles  morales.  Ils  se  trouvent  d'autant  mieux  disposés  à 
les  sanctionner  par  leur  énergique  approbation,  qu'ils  doivent 
rester  étrangers  au  gouvernement  politique  proprement  dit. 
Toute  participation  habituelle  au  pouvoir  temporel  tend,  outre 
son  caractère  anarchique,  à  les  détourner  du  principal  remède 
que  la  nature  de  l'ordre  social  offre  à  l'ensemble  des  maux  qui1 
leur  sont  propres.  La  sagesse  populaire  appréciera  bientôt 
l'inanité  nécessaire  des  solutions  immédiates  que  l'on  prône 
aujourd'hui.  Elle  ne  tardera  point  à  sentir  combien  ses  légitimes 
réclamations  se  lient  surtout  aux  moyens  moraux  que  le  posi- 
tivisme présente  au  prolétariat,  quoiqu'il  l'invite  aussi  à  abdi- 
quer une  autorité  illusoire  ou  perturbatrice. 

Cette  tendance  fondamentale  du  peuple  à  seconder  le  pou- 
voir spirituel  dans  son  principal  office  social  est  tellement 
naturelle  qu'elle  s'est  déjà  manifestée,  au  moyen  âge,  envers  fat 
spiritualité  catholique.  11  faut  même  rapporter  à  une  semblable 
affinité  les  sympathies  qu'excite  encore  le  catholicisme,  malgré 
sa  décadence  universelle,  chez  les  populations  préservées  du 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  iSt 

protestantisme.  Les  observateurs  empiriques  prennent  souvent 
ces  affections  pour  de  vraies  adhésions  à  des  croyances  qui,  au 
fond,  sont  là  plus  éteintes  qu'ailleurs.  Mais  cette  illusion  his- 
torique se  dissipera  d'après  l'accueil  que  ces  populations,  mal 
à  propos  taxées  d'arriérées,  feront  bientôt  au  positivisme, 
quand  elles  sentiront  son  aptitude  à  mieux  satisfaire  que  le 
catholicisme  au  besoin  fondamental  qui  préoccupe  si  justement 
leur  instinct  social. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  affinité  spontanée  du  prolétariat  en- 
vers le  pouvoir  spirituel  ne  pouvait,  au  moyen  âge,  se  déve- 
lopper beaucoup,  puisque  l'élément  populaire  se  dégageait  à 
peine  des  restes  du  servage  quand  le  catholicisme  obtenait  son 
principal  ascendant.  La  saine  théorie  historique  représente 
même  ce  défaut  d'appui  comme  l'une  des  sources  spéciales  de 
l'inévitable  avortement  de  la  noble  tentative  catholique.  Cette 
spiritualité  prématurée  était  déjà  dissoute  essentiellement,  par 
la  désuétude  nécessaire  des  croyances  correspondantes,  et 
aussi  d'après  le  caractère  rétrograde  de  l'autorité  théologique, 
quand  le  prolétariat  eut  acquis  assez  d'importance  sociale  pour 
lui  fournir  un  soutien  décisif,  si  elle  avait  pu  le  mériter. 
L'ensemble  de  l'évolution  moderne  réservait  donc  au  positi- 
visme la  réalisation  totale  d'une  telle  combinaison,  d'après 
l'alliance  fondamentale  qu'il  va  organiser  entre  les  philosophes 
et  les  prolétaires,  également  préparés  à  cette  coalition  finale 
par  la  transition  positive  et  négative  accomplie  pendant  les  cinq 
derniers  siècles. 

Directement  appréciée,  cette  association  régénératrice  est  sur- 
tout destinée  à  constituer  enfin  l'empire  de  l'opinion  publique, 
que  tous  les  pressentiments,  instinctifs  ou  systématiques,  s'ac- 
cordent, depuis  la  fin  du  moyen  âge,  à  concevoir  comme  le 
principal  caractère  du  régime  final  de  l'humanité. 

Ce  salutaire  ascendant  doit  devenir  le  principal  appui  de  la 


140  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

morale,  non-seulement  sociale,  mais  aussi  privée,  et  même 
personnelle,  parmi  des  populations  où  chacun  sera  de  plus  en 
plus  poussé  à  vivre  au  grand  jour,  de  manière  à  permettre  au 
public  le  contrôle  efficace  de  toute  existence  quelconque.  La 
chute  irrévocable  des  illusions  théologiques  rend  cette  force 
spécialement  indispensable,  pour  compenser,  chez  la  plupart 
des  hommes,  l'insuffisance  de  la  moralité  naturelle,  même  sa- 
gement cultivée.  Après  l'incomparable  satisfaction  directement 
inhérente  à  l'exercice  continu  du  sentiment  social,  l'approba- 
tion commune  constituera  la  meilleure  récompense  de  la  bonne 
conduite.  Vivre  dignement  dans  la  mémoire  des  autres,  fut 
toujours  le  vœu  principal  de  chacun,  même  sous  le  régime 
théologique.  Dans  l'état  positif,  cette  noble  ambition  acquiert 
encore  plus  d'importance,  comme  seule  satisfaction  que  com- 
porte désormais  notre  intime  besoin  d'éterniser  l'existence.  En 
même  temps  que  plus  nécessaire  au  nouveau  régime  moral,  la 
force  de  l'opinion  publique  s'y  développe  davantage.  La  réalité 
caractéristique  d'une  doctrine  toujours  conforme  à  l'ensemble 
des  faits  y  assure  mieux  l'autorité  des  règles  et  l'efficacité  de 
leur  application,  que  ne  peuvent  plus  éluder  les  subterfuges 
suggérés  par  la  nature  vague  et  absolue  des  prescriptions  théo- 
logiques ou  métaphysiques.  D'un  autre  côté,  l'invocation  di- 
recte et  continue  de  la  sociabilité,  comme  principe  unique  de 
la  morale  positive,  y  provoque  aussitôt  l'intervention  perma- 
nente de  l'opinion  publique,  seul  juge  naturel  de  toute  con- 
duite ainsi  destinée  au  bien  commun.  Le  but  nécessairement 
personnel  de  chaque  existence,  d'après  la  doctrine  théologico- 
métaphysique,  ne  pouvait  autant  comporter  un  tel  appel. 

Appréciée  ensuite  dans  l'ordre  politique  proprement  dit,  il 
est  superflu  de  prouver  que  la  force  de  l'opinion  publique  doit 
en  devenir  le  principal  régulateur.  Sa  prépondérance  s'y  réalise 
déjà,  malgré  notre  anarchie  mentale,  toutes  les  fois  qu'une 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME   PARTIE.  141 

impulsion  décisive  vient  contenir  les  divergences  radicales  qui 
la  neutralisent  ordinairement.  Cet  ascendant  spontané  se  mani- 
feste même  quand  l'esprit  public  prend  une  direction  vicieuse, 
à  laquelle  nos  gouvernements  ne  peuvent  presque  jamais  ré- 
sister assez.  Qu'on  juge,  d'après  ce  double  genre  d'épreuvres, 
quelle  suprématie  doit  acquérir  le  légitime  usage  d'une  telle 
force,  quand  elle  résultera,  non  d'un  concours  précaire  et  pas- 
sager, mais  d'une  communion  systématique  de  principes  uni- 
versels. C'est  ainsi  qu'on  peut  clairement  reconnaître  combien 
la  régénération  finale  des  institutions  sociales  dépend  surtout 
de  la  réorganisation  préalable  des  opinions  et  des  mœurs.  Une 
telle  base  spirituelle  n'est  pas  seulement  indispensable  pour 
déterminer  en  quoi  doit  consister  la  reconstruction  temporelle; 
elle  seule  aussi  fournira  la  principale  force  qui  doive  en  réali- 
ser l'accomplissement.  A  mesure  que  l'unité  mentale  et  morale 
se  rétablira,  elle  présidera  nécessairement  à  l'essor  graduel  du 
nouveau  système]  politique.  Les  principales  améliorations  so- 
ciales peuvent  donc  être  réalisées  longtemps  avant  que  la  réor- 
ganisation spirituelle  soit  terminée.  Au  moyen  âge,  on  voit  le 
régime  catholique  modifier  beaucoup  la  société  renaissante 
pendant  que  sa  propre  constitution  était  peu  avancée.  Il  en  doit 
être  encore  plus  ainsi  dans  notre  régénération. 

Cette  double  destination  fondamentale  de  l'opinion  publique 
détermine  aussitôt  les  conditions  essentielles  de  son  organisa- 
tion normale.  Un  tel  office  moral  et  politique  exige  d'abord  de 
véritables  principes  sociaux,  ensuite  un  public  qui,  les  ayant 
adoptés,  en  sanctionne  l'application  spéciale,  et  enfin  un  organe 
systématique  qui,  après  avoir  établi  la  doctrine  universelle,  en 
dirige  l'usage  journalier.  Malgré  son  évidence  naturelle,  cette 
analyse  de  l'opinion  publique  est  encore  si  méconnue  que  quel- 
ques indications  directes  sont  ici  indispensables  pour  caracté- 
riser chacune  des  trois  conditions  générales. 

14 


142  SYSTÈME  DE   POLITIQUE  POSITIVE. 

La  première  équivaut,  au  fond,  à  étendre  jusqu'à  l'art  social 
la  division  fondamentale  entre  la  théorie  et  la  pratique,  dont 
personne  ne  conteste  plus  la  nécessité  envers  les  moindres  cas. 
C'est  surtout  à  ce  titre  que  la  nouvelle  spiritualité  sera  bientôt 
jugée  supérieure  à  l'ancienne.  Au  moyen  âge,  les  principes 
généraux  de  la  conduite  morale  et  politique  ne  pouvaient  avoir 
qu'un  caractère  empirique,  sanctionné  seulement  par  la  consé- 
cration religieuse.  Toute  la  supériorité  de  ce  régime  sur  celui 
de  l'antiquité  se  bornait  donc,  sous  ce  rapport,  à  séparer  ces 
règles  d'avec  leur  application  particulière,  pour  en  faire  l'objet 
direct  d'une  étude  préalable,  ainsi  préservée  des  passions  jour- 
nalières. Malgré  l'importance  d'une  telle  séparation,  le  défaut 
de  rationalité  y  laissait  au  simple  bon  sens  le  soin  d'éclairer,  en 
chaque  cas,  l'application  des  principes,  d'abord  vagues  et  ab- 
solus d'après  la  nature  des  croyances  correspondantes.  Aussi 
l'efficacité  de  ce  premier  spiritualisme  résulta-t-elle  surtout  de 
son  aptitude  indirecte  à  cultiver  le  sentiment  social,  suivant  le 
seul  mode  qui  fût  alors  possible.  Le  spiritualisme  positif  se  pré- 
sente aujourd'hui  avec  un  caractère  beaucoup  plus  satisfaisant, 
comme  fondé  sur  une  entière  systématisation,  à  la  fois  objec- 
tive et  subjective.  Sans  rien  perdre  de  leur  valeur  expérimen- 
tale, les  principes  sociaux  y  acquièrent  une  imposante  autorité 
théorique,  et  surtout  une  consistance  inébranlable,  d'après 
leur  relation  nécessaire  avec  l'ensemble  des  lois  réelles  de  notre 
nature  individuelle  et  collective.  Ces  lois  confirmeront  du  moins 
tous  ceux  qui  n'en  seront  pas  immédiatements  déduits.  Toujours 
rattachées  ainsi  à  la  sociabilité  fondamentale,  les  règles  pratiques 
comporteront,  en  chaque  cas,  une  interprétation  nette  et  homo- 
gène, propre  à  écarter  les  sophismes  passionnés.  Ces  principes 
rationnels,  qui  rendent  notre  conduite  indépendante  des  im- 
pulsions du  moment,  peuvent  seuls  assurer  l'efficacité  habituelle 
du  sentiment  social,  et  nous  préserver  des  aberrations  que  sue* 


DISCOURS  PRELIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  143 

citent  souvent  ses  inspirations  spontanées.  Sa  culture  directe  et 
continue  constitue,  sans  doute,  dans  la  vie  réelle,  publique  ou 
privée,  la  première  source  de  notre  moralité.  Mais  cette  condi- 
tion nécessaire  ne  saurait  habituellement  suffire  pour  contenir 
la  prépondérance  naturelle  de  l'égoîsme,  si  la  conduite  pra- 
tique n'est  point  tracée  d'avance,  en  chaque  cas  important, 
d'après  des  règles  démontrables,  adoptées  d'abord*  de  con- 
fiance et  ensuite  par  conviction. 

Dans  aucun  art,  le  désir  sincère  et  ardent  de  réussir  ne  sau- 
rait dispenser  de  connaître  la  nature  et  les  conditions  du  bien. 
La  pratique  morale,  et  politique  ne  peut  être  affranchie  d'une 
telle  obligation,  quoique  les  inspirations  directes  du  sentiment 
y  soient  beaucoup  plus  efficaces  que  partout  ailleurs.  Trop 
d'exemples  publics  et  privés  ont  déjà  manifesté  pleinement 
combien  il  peut  nous  égarer  quand  son  impulsion  n'est  point 
éclairée  par  des  principes  convenables.  C'est  ainsi  que,  faute 
de  convictions  systématiques,  les  généreuses  tendances  initiales 
de  la  France  républicaine  envers  le  reste  de  l'Occident  dégéné- 
rèrent bientôt  en  une  violente  oppression,  quand  un  chef  rétro- 
grade vint  faire  un  appel  facile  à  la  personnalité.  Les  cas  inverses 
sont  encore  plus  communs,  et  d'ailleurs  aussi  propres  à  carac- 
tériser cette  solidarité  naturelle  entre  les  sentiments  et  les 
principes.  Une  vicieuse  doctrine  sociale  a  souvent  secondé  la 
prépondance  spontanée  de  l'égoîsme,  en  faussant  la  notion 
du  bien  public.  L'histoire  contemporaine  en  fournit  un  exemple 
trop  décisif,  dans  le  déplorable  crédit  qu'obtint,  en  Angleterre, 
la  théorie  sophistique  de  Malthus  sur  la  population.  Malgré  le 
peu  d'accueil  qu'elle  a  trouvé  chez  tous  les  autres  occidentaux, 
et  quoique  réfutée  déjà  par  de  généreux  penseurs  nationaux, 
cette  immorale  aberration  procure  encore  une  apparente  sanc- 
tion scientifique  à  la  coupable  antipathie  des  classes  dirigeantes 
envers  toute  profonde  régénération  britannique. 


144  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Après  l'établissement  d'une  doctrine  générale,  la  principale 
condition  pour  constituer  l'empire  de  l'opinon  publique  con- 
siste dans  l'existence  d'un  milieu  social  propre  à  faire  habituel- 
lement prévaloir  les  principes  fondamentaux.  Voilà  ce  qui 
manquait  surtout  au  spiritualisme  catholique,  dont  l'avorte- 
ment  était  ainsi  inévitable,  même  quand  les  croyances  eussent 
été  moins  fragiles.  l'ai  assez  indiqué  déjà  comment  le  prolétariat 
moderne  offre,  au  contraire,  un  immense  point  d'appui  naturel 
ii  la  nouvelle  spiritualité.  Le  besoin  en  est  aussi  peu  contestable 
que  la  spontanéité.  Quoique  la  doctrine  positive  soit,  en  elle- 
même,  beaucoup  plus  efficace  que  ne  pouvaient  l'être  des  pré- 
ceptes non  démontrables,  il  ne  faut  pas  compter  que  les  con- 
victions qu'elle  inspire  dispensent  jamais  de  cette  énergique 
assistance.  La  raison  est  loin  de  comporter  une  telle  autorité 
directe  dans  notre  imparfaite  constitution.  Même  le  sentiment 
social,  malgré  son  efficacité  très-supérieure,  ne  saurait  habi- 
tuellement suffire  pourdiriger  convenablement  la  vie  active,  si 
l'opinion  publique  ne  venait  sans  cesse  fortifier  les  bonnes  ten-  - 
dances  individuelles.  Le  difficile  triomphe  de  la  sociabilité  sur 
la  personnalité  n'exige  pas  seulement  l'intervention  continue  de 
véritables  principes  généraux,  aptes  à  dissiper  toute  incertitude 
quant  à  la  conduite  propre  à  chaque  cas.  Il  réclame  aussi  la 
réaction  permanente  de  tous  sur  chacun,  soit  pour  comprimer 
les  impulsions  égoïstes,  soit  pour  stimuler  les  affections  sympa- 
thiques. Sans  cette  universelle  coopération,  le  sentiment  et  la. 
raison  se  trouveraient  presque  toujours  insuffisants,  tant  notre 
chêtive  nature  tend  à  faire  prévaloir  les  instincts  personnels. 
On  a  vu  ci-dessus  les  prolétaires  constituer  spontanément,  à  cet 
ard,  la  principale  source  de  l'opinion  publique,  non-seule- 
i  vertu  de  leur  supériorité  numérique,  mais  surtout 
s  l'ensemble  de  leurs  caractères  intellectuels  et  moraux, 
l'influence  directe  de  leur  position  sociale.  C'est 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  145 

ainsi  que,  posant  enfin  le  problème  fondamental  de  la  vie  hu- 
maine, le  positivisme  fait  seul  ressortir,  de  la  nature  même  du 
grand  organisme,  les  diverses  bases  essentielles  d'une  solution 
réelle. 

Rien  ne  peut  désormais  empêcher  nos  prolétaires,  soit  isolés, 
Boit  surtout  réunis,  déjuger  librement  l'application  journalière, 
et  même  les  principes  généraux,  d'un  régime  social  qui  les  af- 
fecte nécessairement  plus  qu'aucune  autre  classe.  Le  mémo- 
rable empressement  de  notre  population  à  former  partout  des 
clubs,  sans  aucune  excitation  spéciale,  et  malgré  l'absence  de  tout 
véritable  enthousiasme,  prouva  récemment  combien  était  con- 
traire à  nos  mœurs  la  compression  matérielle  qu'éprouvaient 
auparavant  ces  dispositions  spontanées.  Au  lieu  de  décroître, 
ces  tendances  ne  pourront  que  s'enraciner  et  se  développer  de 
plus  en  plus,  parce  qu'elles  sont  pleinement  conformes  aux 
habitudes,  aux  sentiments,  et  aux  besoins  des  prolétaires  qui 
forment  la  principale  base  de  telles  réunions.  Une  véritable  doc- 
trine sociale  doit  les  consolider  beaucoup,  en  leur  donnant  un 
caractère  plus  régulier  et  un  but  plus  important.  Loin  d'être 
aucunement  anarchiques,  elles  constituent,  au  fond,  une  faible 
ébauche  spontanée  des  mœurs  finales  de  l'humanité  régénérée. 
En  se  réunissant  ainsi,  on  entretient  le  sentiment  social  par  une 
heureuse  excitation  journalière.  L'opinion  publique  s'élabore 
d'une  manière  à  la  fois  plus  rapide  et  plus  complète,  du  moins 
après  une  suffisante  préparation  individuelle.  Personne  aujour- 
d'hui ne  soupçonne  la  grande  et  heureuse  influence  qu'acquer- 
ront ces  tendances  spontanées,  quand  une  doctrine  vraiment 
universelle  les  aura  dignement  systématisées.  Elles  fourniront 
alors  le  principal  point  d'appui  de  la  réorganisation  spirituelle, 
ainsi  assurée  d'une  active  adhésion  populaire,  d'autant  plus 
décisive  qu'elle  sera  toujours  libre  et  pacifique.  Les  craintes 
d'agitation  matérielle  que  réveillent  aujourd'hui  ces  réunions  ne 


146  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

sont  dues  qu'à  une  empirique  appréciation  de  notre  passé  révo- 
lutionnaire. Au  lieu  de  propager  le  goût  et  de  développer  l'exer- 
cice de  ce  qu'on  nomme  les  droits  politiques,  nos  clubs  tendront 
bientôt  à  détourner  profondément  d'une  vaine  intervention  tem- 
porelle, en  appelant  nos  prolétaires  à  leur  principal  office  social, 
comme  auxiliaires  essentiels  du  nouveau  pouvoir  spirituel.  Par 
cette  noble  perspective  normale,  le  positivisme  leur  offrira  un 
attrait  bien  supérieur  à  celui  que  comportent  maintenant  les 
illusions  métaphysiques.  Au  fond,  le  club  est  surtout  destiné  à 
remplacer  provisoirement  l'église,  ou  plutôt,  à  préparer  le 
temple  nouveau,  sous  l'impulsion  graduelle  de  la  doctrine 
régénératrice,  qui  peu  à  peu  y  fera  prévaloir  le  culte  final  de 
l'Humanité,  comme  je  l'indiquerai  spécialement  à  la  fin  de  ce 
discours.  En  permettant  le  libre  essor  de  toutes  les  tendances 
progressives,  notre  situation  républicaine  ne  tardera  pas  à 
manifester  la  disposition  spontanée  de  notre  population  à 
donner  désormais  cette  nouvelle  issue  aux  diverses  émotions 
sociales  dont  le  catholicisme  fut  longtemps  le  seul  régulateur* 
Pour  achever  d'indiquer  la  vraie  théorie  de  l'opinion  publi- 
que, il  ne  reste  plus  à  caractériser  ici  que  la  nécessité,  trop 
méconnue  aujourd'hui,  qui,  entre  une  doctrine  et  son  public, 
exige  un  organe  philosophique,  sans  lequel  leur  relation  avor- 
terait presque  toujours.  D'abord,  cette  dernière  condition  est 
encore  plus  inévitable  que  la  seconde;  et,  en  fait,  elle  n'a 
jamais  manqué,  car  toute  doctrine  suppose  des  fondateurs 
primitifs,  et  même  des  docteurs  habituels.  Il  y  aurait  une 
évidente  contradiction  à  concevoir  des  principes  moraux  et 
politiques  comme  investis  d'un  haut  ascendant  social,  tandis 
que  ceux  qui  les  posent  ou  les  enseignent  seraient  dépourvus 
de  toute  autorité  spirituelle.  La  métaphysique  négative,  d'abord 
protestante,  puis  déiste,  a  bien  pu  faire  temporairement  pré- 
valoir une  telle  incohérence,   quand  la  raison  publique  se 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  147 

préoccupait  surtout  du  besoin  d'échapper  à  la  rétrogradation 
catholique.  Pendant  cette  longue  insurrection,  chacun  se  trou- 
vait transformé  en  une  sorte  de  prêtre,  interprétant,  à  son  gré, 
une  doctrine  qui  pouvait  se  passer  d'organes  propres,  parce 
que  sa  destination  était  essentiellement  critique.  Nos  diverses 
constitutions  métaphysiques  ont  directement  consacré  un  tel 
régime,  par  leurs  déclarations  préalables,  qui  semblent  offrir 
à  tout  citoyen  un  moyen  général  d'appréciation  sociale,  d'après 
lequel  il  serait  dispensé  de  recourir  à  des  interprètes  spéciaux. 
Je  ne  dois  pas  discuter  ici  cette  empirique  extension  à  l'état 
organique  d'une  disposition  qui  ne  pouvait  convenir  qu'à  la 
transition  révolutionnaire. 

Envers  les  moindres  arts,  on  n'oserait  prétendre  que  les 
préceptes  généraux  pussent  exister  sans  culture  théorique,  ni 
que  leur  interprétation  spéciale  dût  rester  livrée  au  simple 
instinct  du  praticien.  Comment  en  serait-il  autrement  pour 
l'art  le  plus  difficile  et  le  plus  important,  où  des  règles  moins 
simples  et  moins  précises  exigent  davantage  une  explication 
propre  à  chaque  cas?  Quelque  satisfaisantes  que  doivent  deve- 
nir les  démonstrations  des  principes  sociaux,  il  ne  faut  pas 
croire  que  la  doctrine  positive  puisse  jamais  dispenser,  même 
après  la  meilleure  éducation,  de  recourir,  dans  la  vie  réelle, 
publique  ou  privée,  à  de  fréquentes  consultations  philosophi- 
ques. Les  motifs  moraux  sont  encore  plus  décisifs  que  les  con- 
sidérations intellectuelles  pour  indiquer  la  nécessité  d'un  tel 
intermédiaire  continu  entre  la  règle  et  l'usage.  Si,  d'un  côté, 
l'organe  philosophique  peut  seul  connaître  assez  le  véritable 
esprit  de  la  doctrine  dirigeante,  il  est,  d'une  autre  part,  seul 
susceptible  de  présenter  habituellement  les  garanties  de  pureté, 
d'élévation,  et  d'impartialité,  sans  lesquelles  ses  conseils  n'au- 
raient presque  aucune  efficacité  pour  réformer  la  conduite  indi- 
vid  uelle  ou  collective.  C'est  surtout  par  lui  que  doit  s'accomplir, 


148  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

d'ordinaire,  cette  réaction  de  tous  sur  chacun,  reconnue  ci- 
dessus  indispensable  à  la  moralité  réelle.  11  n'est  point,  à  la 
vérité,  la  principale  source  de  l'opinion  publique,  comme  l'or- 
gueil théorique  dispose  trop  souvent  à  le  croire.  Mais,  quoique 
cette  force  résulte  essentiellement  d'une  libre  sanctiqn  popu- 
laire, ce  concours  spontané  ne  devient  pleinement  efficace  que 
par  la  proclamation  systématique  des  jugements  unanimes,  sauf 
les  cas  exceptionnels  où  suffit  l'expression  directe.  L'élément 
prolétaire  et  l'élément  philosophique  sont  donc  solidaires  dans 
l'élaboration  spéciale,  et  même  dans  la  manifestation  habi- 
tuelle, de  la  véritable  opinion  publique.  Sans  l'un,  la  doctrine 
la  mieux  établie  manquerait  ordinairement  d'énergie;  sans 
l'autre,  elle  n'aurait  presque  jamais  assez  de  consistance  pour 
surmonter  les  obstacles  permanents  que  notre  nature  person- 
nelle et  sociale  oppose  à  la  prépondérance  pratique  des  règles 
fondamentales. 

Au  fond,  ce  besoin  d'organes  systématiques  pour  guider  et 
proclamer  l'opinion  publique  se  fait  toujours  sentir,  môme  au 
milieu  de  notre  anarchie  spirituelle,  chaque  fois  que  survient 
une  manifestation  réelle,  qui  ne  pourrait  avoir  lieu  si  personne 
n'en  prenait  l'initiative  ou  la  responsabilité.  Dans  la  vie  privée  * 
où  cette  intervention  manque  souvent,  on  peut  aujourd'hui 
vérifier,  par  contraste,  une  telle  nécessité,  en  observant  l'in- 
suffisance pratique  des  règles  les  moins  contestées,  mais  dont 
l'application  spéciale  n'émane  d'aucune  autorité  régulière.  Une 
appréciation  plus  facile  et  des  sentiments  plus  actifs  tendent 
alors  à  compenser  imparfaitement  cette  grave  lacune.  Les  con- 
ditions plus  difficiles  et  les  exigences  supérieures  de  la  vie  pu- 
blique n'ont  jamais  permis  qu'elle  restât  aussi  dépourvue  d'in- 
tervention systématique.  Chacun  de  ses  actes  manifeste,  même 
aujourd'hui,  l'indispensable  participation  d'une  certaine  auto- 
rité spirituelle,  dont  les  organes,  quoique  très-mobiles,  sor- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  149 

tent  le  plus  souvent  du  journalisme  métaphysique  et  littéraire. 
Notre  anarchie  mentale  et  morale  ne  dispense  donc  pas  l'opi- 
nion publique  de  directeurs  et  d'interprètes.  Elle  l'oblige  seu- 
lement à  se  contenter  de  ceux  qui  ne  peuvent  lui  offrir  que 
des  garanties  personnelles,  sans  aucun  gage  régulier  de  la 
fixité  de  leurs  convictions  et  de  la  pureté  de  leurs  sentiments. 
Ainsi  posée  par  le  positivisme,  la  question  de  l'organisation  de 
l'esprit  public  ne  saurait  longtemps  rester  indécise.  On  voit 
qu'elle  se  réduit,  au  fond,  à  la  séparation  normale  des  deux 
puissances  sociales,  comme  la  condition  de  doctrine  a  été  ci- 
dessus  ramenée  à  la  division  correspondante  entre  la  théorie  et 
la  pratique.  D'une  part,  il  est  clair  que  la  saine  interprétation 
des  règles  morales  et  politiques  ne  peut  émaner,  de  même 
qu'envers  tout  autre  art,  que  des  philosophes  voués  à  l'étude 
des  lois  naturelles  sur  lesquelles  elles  reposent.  Or,  pour  se 
maintenir  au  point  de  vue  d'ensemble  qui  fait  seul  leur  mé- 
rite intellectuel,  ces  philosophes  doivent  s'abstenir  avec  soin 
de  toute  participation  habituelle  à  la  vie  active,  surtout  pu- 
blique, dont  l'influence  spéciale  altérerait  bientôt  leur  aptitude 
spéculative.  Cette  condition  ne  leur  est  pas  moins  indispensable, 
dune  autre  part,  afin  de  conserver  la  pureté  de  leurs  senti- 
ments et  l'impartialité  de  leur  caractère,  double  garantie  mo- 
rale de  leur  autorité,  publique  ou  privée. 

Telle  est,  en  aperçu,  la  théorie  positive  de  l'opinion  pu- 
blique. Dans  ses  trois  éléments  nécessaires,  la  doctrine,  la  force, 
et  l'organe,  elle  se  trouve  ainsi  rattachée  profondément  à  l'en- 
semble de  la  réorganisation  spirituelle  ;  ou  plutôt,   elle  ne 
constitue  que  l'appréciation  la  plus  usuelle  de  ce  sujet  fonda- 
mental. Toutes  ses  parties  essentielles  offrent  entre  elles  une 
intime  solidarité  naturelle.  Si  les  principes  positifs  ne  peuvent 
compter  beaucoup  que  sur  l'appui  des  prolétaires,  ceux-ci,  à 
leur  tour,  ne  sauraient  désormais  sympathiser  habituellement 


150  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

avec  aucune  autre  doctrine.  Il  en  est  de  môme  quant  aux  or- 
ganes philosophiques,  dont  le  peuple  peut  seul  établir  et  main- 
tenir l'indépendance  nécessaire.  Nos  lettrés  repoussent  instinc- 
tivement la  division  des  deux  puissances,  qui  poserait  des  bornes 
systématiques  à  leur  vaine  ambition  actuelle.  Cette  séparation 
est  aussi  redoutée  par  nos  riches,  qui  craindraient  de  voir  ainsi 
surgir  une  autorité  morale  capable  d'imposer  à  leur  égoïsme 
un  frein  irrésistible.  Les  prolétaires  seuls  peuvent  aujourd'hui 
la  comprendre  et  l'aimer,  d'après  leur  aptitude  plus  prononcée 
à  l'esprit  d'ensemble  et  au  sentiment  social.  Mieux  préservés, 
surtout  en  France,  des  sophismes  métaphysiques  et  des  pres- 
tiges aristocratiques,  leur  esprit  et  leur  cœur  accueilleront  ai- 
sément les  maximes  du  positivisme  sur  cette  condition  fonda- 
mentale de  notre  vraie  régénération. 

Cette  théorie  de  l'opinion  indique  nettement  où  en  est  déjà 
l'organisation  de  ce  grand  régulateur  moderne,  et  ce  qui  lui 
manque  encore  essentiellement.  La  doctrine  existe  enfin,  sur- 
tout la  force,  et  même  l'organe,  mais  sans  combinaison  mu- 
tuelle. Toute  l'impulsion  régénératrice  dépend  donc,  en  der- 
nier ressort,  de  l'intime  alliance  entre  les  philosophes  et  les 
prolétaires. 

Pour  achever  de  caractériser  cette  coalition  décisive,  il  me 
reste  à  indiquer  les  avantages  généraux  qu'elle  offre  au  peuple 
quant  à  la  satisfaction  normale  de  ses  réclamations  légitimes. 

La  principale  amélioration,  celle  qui  doit  bientôt  développer 
et  consolider  toutes  les  autres,  consiste  dans  le  noble  office  so- 
cial ainsi  conféré  directement  aux  prolétaires,  désormais  érigés 
en  auxiliaires  indispensables  de  la  puissance  spirituelle.  Cette 
immense  classe,  qui,  depuis  sa  naissance  au  moyen  âge,  était 
restée  extérieure  à  Tordre  moderne,  y  prend  alors  la  vraie  po- 
sition qui  convient  à  sa  nature  propre  et  au  bien  commun.  A 
leurs  fonctions  spéciales,  tous  ses  membres  joignent  enfin  une 


DISCOURS  MIÉUMINAIRE.  —  TROISIÈME  PARTIE.  151 

haute  participation  habituelle  à  la  vie  publique,  destinée  à  com- 
penser les  inconvénients  inévitables  de  leur  situation  privée. 
Loin  de  troubler  Tordre  fondamental,  une  telle  coopération 
populaire  en  constituera  la  plus  ferme  garantie,  par  cela  même 
qu'elle  ne  sera  point  politique,  mais  morale.  Telle  est  donc  la 
transformation  ûnale  que  le  positivisme  opère  dans  la  manière 
dont  l'esprit  révolutionnaire  a  conçu  jusqu'ici  l'intervention 
sociale  des  prolétaires.  A  l'orageuse  discussion  des  droits,  nous 
substituons  la  paisible  détermination  des  devoirs.  Les  vains  dé- 
bats sur  la  possession  du  pouvoir  sont  remplacés  par  l'examen 
des  règles  relatives  à  son  sage  exercice. 

Une  superficielle  appréciation  de  la  situation  actuelle  repré- 
sente d'abord  nos  prolétaires  comme  très-éloignés  encore  d'une 
semblable  disposition.  Mais,  d'après  une  étude  mieux  approfon- 
die, on  peut  assurer  que  l'expérience  même  qu'ils  accomplissent 
aujourd'hui  sur  l'extension  des  droits  politiques,  achèvera  bientôt 
de  leur  manifester  l'inanité  d'un  remède  aussi  peu  conforme  à 
leurs  vœux  naturels.  Sans  faire  une  abdication  formelle,  qui 
semblerait  contraire  à  leur  dignité  sociale,  leur  sagesse  instinc- 
tive ne  tardera  pas  à  déterminer  une  désuétude  encore  plus 
décisive.  Le  positivisme  les  convaincra  aisément  que,  si  le  pou- 
voir spirituel  doit  se  ramifier  partout  pour  atteindre  pleinement 
son  but  social,  le  bon  ordre  exige,  au  contraire,  la  concentra- 
tion habituelle  du  pouvoir  temporel.  Cette  conviction  résultera 
surtout  d'une  saine  appréciation  de  la  nature  essentiellement 
morale  des  difficultés  fondamentales  qui  préoccupent  si  juste- 
ment nos  prolétaires. 

Ds  ont  déjà  fait,  à  cet  égard,  un  pas  spontané,  dont  l'impor- 
tance est  encore  trop  peu  sentie.  Une  célèbre  utopie,  qui  s'y 
propage  rapidement,  leur  sert,  faute  d'une  meilleure  doctrine, 
à  formuler  aujourd'hui  leur  manière  propre  de  concevoir  la 
principale  question  sociale.  Quoique  l'expérience  résultée  de  la 


152  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

première  partie  de  la  révolution  ne  les  ait  point  désabusés  en- 
tièrement des  illusions  politiques,  elle  les  a  conduits  à  sentir 
que  la  propriété  leur  importait  davantage  que  le  pouvoir  pro- 
prement dit.  En  étendant  jusque-là  le  grand  problème  social,  le 
communisme  rend  aujourd'hui  un  service  fondamental,  qui 
n'est  pas  neutralisé  par  les  dangers  temporaires  inhérents  à  ses 
formes  métaphysiques.  Aussi  cette  utopie  doit-elle  être  soigneu- 
sement distinguée  des  nombreuses  aberrations  que  fait  éclore 
notre  anarchie  spirituelle,  en  appelant  aux  plus  difficiles  spécu- 
lations des  esprits  incapables  ou  mal  préparés.  Ces  vaines  théo- 
ries sont  si  peu  caractérisées,  qu'on  est  conduit  à  les  désigner 
par  les  noms  de  leurs  auteurs.  Le  communisme,  qui  ne  porte  le 
nom  de  personne,  n'est  point  un  produit  accessoire  d'une  situa- 
tion exceptionnelle.  Il  y  faut  voir  le  progrès  spontané,  plutôt 
affectif  que  rationnel,  du  véritable  esprit  révolutionnaire,  ten- 
dant aujourd'hui  à  se  préoccuper  surtout  des  questions  morales, 
en  rejetant  au  second  rang  les  questions  politiques  proprement 
dites.  Sans  doute,  la  solution  actuelle  des  communistes  reste 
encore  essentiellement  politique,  comme  chez  leurs  prédéces- 
seurs, puisque  c'est  aussi  par  le  mode  de  possession  qu'ils  pré- 
tendent régler  l'exercice.  Mais  la  question  qu'ils  ont  enfin  posée 
exige  tellement  une  solution  morale,  sa  solution  politique  serait 
à  la  fois  si  insuffisante  et  si  subversive,  qu'elle  ne  peut  rester 
à  l'ordre  du  jour  sans  faire  bientôt  prévaloir  l'issue  décisive 
que  le  positivisme  vient  ouvrir  à  ce  besoin  fondamental,  en  pré- 
sidant à  la  régénération  finale  des  opinions  et  des  mœurs. 

Pour  rendre  justice  au  communisme,  on  doit  surtout  y  ap- 
précier les  nobles  sentiments  qui  le  caractérisent,  et  non  les 
vaines  théories  qui  leur  servent  d'organes  provisoires,  dans  un 
milieu  où  ils  ne  peuvent  encore  se  formuler  autrement.  En  s'at- 
tachant  à  une  telle  utopie,  nos  prolétaires,  très-peu  métaphy- 
siques, sont  loin  d'accorder  à  ces  doctrines  autant  d'importance 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  153 

que  les  lettrés.  Aussitôt  qu'ils  connaîtront  une  meilleure  expres- 
sion de  leurs  vœux  légitimes,  ils  n'hésiteront  pas  à  préférer 
des  notions  claires  et  réelles,  susceptibles  d'une  efficacité  pai- 
sible et  durable,  à  de  vagues  et  confuses  chimères,  dont  leur 
instinct  sentira  bientôt  la  tendance  anarchique.  Jusque-là,  ils 
doivent  adhérer  au  communisme,  comme  au  seul  organe  qui 
puisse  aujourd'hui  poser  et  maintenir,  avec  une  irrésistible 
énergie,  la  question  la  plus  fondamentale.  Les  dangers  mêmes 
que  fait  craindre  leur  solution  actuelle  concourent  à  provoquer 
et  à  fixer  l'attention  générale  sur  ce  grand  sujet,  que  l'empirisme 
métaphysique  et  Tégoïsme  aristocratique  des  classes  dirigeantes 
feraient  écarter  ou  dédaigner  sans  un  tel  appel  continu.  Quand 
nos  communistes  auront  rectifié  leurs  idées,  rien  ne  les  oblige- 
rait d'ailleurs  d'abandonner  un  nom  qui  n'indique  directement 
que  la  prépondérance  fondamentale  du  sentiment  social.  Mais 
notre  salutaire  transformation  républicaine  les  dispensera  même 
d'une  telle  qualification,  en  leur  offrant  une  désignation  équi- 
valente, d'ailleurs  exempte  de  pareils  dangers.  Loin  de  redouter 
le  communisme,  la  nouvelle  philosophie  espère  donc  des  succès 
prochains  chez  la  plupart  des  prolétaires  qui  l'ont  adopté,  sur- 
tout en  France,  où  les  abstractions  ont  peu  d'ascendant  sur  des 
esprits  pleinement  émancipés.  Ce  résultat  s'accomplira  néces- 
sairement à  mesure  que  le  peuple  reconnaîtra  l'aptitude  fon- 
damentale du  positivisme  à  mieux  résoudre  que  le  communisme 
le  principal  problème  social. 

Une  telle  tendance  s'est  déjà  manifestée  clairement,  depuis 
la  publication  initiale  de  ce  discours,  par  la  nouvelle  formule 
qui  a  spontanément  prévalu  chez  nos  prolétaires.  En  adoptant 
l'heureuse  expression  de  socialisme,  ils  ont  à  la  fois  accepté  le 
problème  des  communistes  et  repoussé  leur  solution,  qu'un 
exil  volontaire  semble  écarter  irrévocablement.  Mais  les  socia- 
listes actuels  n'évitent  réellement  le  communisme  qu'en  restant 


154  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

passifs  ou  critiques.  S'ils  obtenaient  l'ascendant  politique  avant 
que  leurs  idées  se  trouvent  au  niveau  de  leurs  sentiments,  ils 
seraient  nécessairement  conduits  bientôt  aux  anarchiques  abe> 
rations  que  réprouve  aujourd'hui  leur  instinct  confus.  C'est 
pourquoi  la  rapide  propagation  du  socialisme  inspire  de  justes 
alarmes  aux  classes  dont  la  résistance  empirique  constitue  main- 
tenant l'unique  garantie  légale  de  l'ordre  matériel.  En  effet,  le 
problème  posé  par  les  communistes  n'admet  aucune  autre  solu- 
tion que  la  leur,  tant  que  persiste  la  confusion  révolutionnaire 
entre  les  deux  puissances  spirituelle  et  temporelle.  Ainsi,  l'una- 
nime réprobation  qu'inspirent  ces  utopies  doit  partout  disposer 
au  positivisme,  qui  désormais  peut  seul  préserver  l'Occident  de 
toute  grave  tentative  communiste.  Fondant  enfin  la  politique 
moderne  sur  une  digne  systématisation  de  l'admirable  division 
ébauchée  au  moyen  âge,  le  parti  constructeur  vient  aujourd'hui 
satisfaire  les  pauvres  tout  en  rassurant  les  riches.  Sa  solution 
normale  rendra  bientôt  inutiles  ces  dénominations  passagères. 
Définitivement  purifiée,  l'antique  qualification  de  républicains 
suffira  toujours  pour  désigner  les  vrais  sentiments  régénérateurs, 
tandis  que  le  titre  de  positivistes  caractérisera  seul  les  opi- 
nions, les  mœurs,  et  même  les  institutions  correspondantes. 

Également  poussé  par  sa  réalité  caractéristique  et  sa  tendance 
constante  à  consacrer  la  raison  au  service  du  sentiment,  le  po- 
sitivisme est  doublement  entraîné  à  systématiser  le  principe 
spontané  du  communisme  sur  la  nature  sociale  de  la  propriété 
et  sur  la  nécessité  de  la  régler. 

Les  vrais  philosophes  n'hésitent  point  à  sanctionner  directe- 
ment les  réclamations  instinctives  des  prolétaires  envers  la  vi- 
cieuse définition  adoptée  par  la  plupart  des  juristes  modernes, 
qui  attribuent  à  la  propriété  une  individualité  absolue,  comme 
droit  d'user  et  d'abuser.  Cette  théorie  antisociale,  historique- 
ment due  à  une  réaction  exagérée  contre  des  oppressions  ex- 


DISCOURS   PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  J55 

ceptionnelles,  est  autant  dépourvue  de  justice  que  de  réalité» 
Aucune  propriété  ne  pouvant  être  créée,  ni  même  transmise, 
par  son  seul  possesseur,  sans  une  indispensable  coopération  pu- 
blique, à  la  fois  spéciale  et  générale,  son  exercice  ne  doit  ja- 
mais être  purement  individuel.  Toujours  et  partout,  la  com- 
munauté y  est  plus  ou  moins  intervenue,  pour  le  subordonner 
aux  besoins  sociaux.  L'impôt  associe  réellement  le  public  à 
chaque  fortune  particulière  ;  et  la  marche  générale  de  la  civi- 
lisation, loin  de  diminuer  cette  participation,  l'augmente  con- 
tinuellement, surtout  chez  les  modernes,  en  développant  da- 
vantage la  liaison  de  chacun  à  tous.  Un  autre  usage  universel 
prouve  que,  dans  certains  cas  extrêmes,  la  communauté  se 
croit  même  autorisée  à  s'emparer  de  la  propriété  tout  entière. 
Quoique  la  confiscation  ait  été  provisoirement  abolie  en  France, 
cette  unique  exception,  due  à  l'abus  récent  de  ce  droit  incon- 
testable, ne  saurait  longtemps  survivre  aux  souvenirs  qui  l'ins- 
pirèrent et  au  pouvoir  qui  l'introduisit.  Nos  communistes  ont 
donc  très-bien  réfuté  les  juristes  quant  à  la  nature  générale  de 
la  propriété. 

Il  faut  admettre  aussi  leur  critique  fondamentale  des  écono- 
mistes, dont  les  maximes  métaphysiques  interdisent  toute  ré- 
gularisation sociale  des  fortunes  personnelles.  Cette  aberration 
dogmatique,  suscitée,  comme  la  précédente,  par  de  vicieuses 
interventions,  est  directement  contraire  à  la  saine  philosophie, 
quoiqu'elle  semble  s'en  rapprocher  en  reconnaissant  l'existence 
des  lois  naturelles  dans  les  phénomènes  sociaux.  Les  écono- 
mistes ne  paraissent  adhérer  à  ce  principe  fondamental  que  pour 
constater  aussitôt  combien  ils  sont  incapables  de  le  comprendre, 
faute  de  l'avoir  d'abord  apprécié  envers  les  moindres  phéno- 
mènes avant  de  l'étendre  aux  plus  élevés.  Car  ils  ont  ainsi  mé- 
connu radicalement  la  tendance  de  l'ordre  naturel  à  devenir  de 
plu»  en  plus  modifiable,  à  mesure  qu'il  se  complique  davantage. 


156  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Toutes  nos  destinées  actives  reposant  sur  une  telle  notion,  rien 
ne  peut  excuser  le  blâme  doctoral  que  la  métaphysique  écono- 
mique oppose  à  l'intervention  continue  de  la  sagesse  humaine 
dans  les  diverses  parties  du  mouvement  social.  Les  lois  natu- 
relles auxquelles  ce  mouvement  est,  en  effet,  assujetti,  loin  de 
nous  détourner  de  le  modifier  sans  cesse,  doivent,  au  contraire, 
nous  servir  à  y  mieux  appliquer  notre  activité,  qui  s'y  trouve  à 
la  fois  plus  efficace  et  plus  urgente  qu'envers  tous  les  autres 
phénomènes. 

Sous  ces  divers  aspects,  le  principe  fondamental  du  commu- 
nisme est  donc  nécessairement  absorbé  par  le  positivisme.  En 
le  fortifiant  beaucoup,  la  nouvelle  philosophie  l'étend  davan- 
tage, puisqu'elle  l'applique  aussi  à  tous  les  modes  quelconques 
de  l'existence  humaine,  indistinctement  voués  au  service  con- 
tinu de  la  communauté,  suivant  le  véritable  esprit  républicain. 
Les  sentiments  d'individualisme  comme  les  vues  de  détail  ont 
dû  prévaloir  pendant  la  longue  transition  révolutionnaire  qui 
nous  sépare  du  moyen  âge.  Mais  les  uns  conviennent  encore 
moins  que  les  autres  à  l'ordre  final  de  la  société  moderne.  Dans 
tout  état  normal  de  l'humanité,  chaque  citoyen  quelconque 
constitue  réellement  un  fonctionnaire  public,  dont  les  attribu- 
tions plus  ou  moins  définies  déterminent  à  la  fois  les  obligations 
et  les  prétentions.  Ce  principe  universel  doit  certainement  s'é- 
tendre jusqu'à  la  propriété,  où  le  positivisme  voit  surtout  une 
indispensable  fonction  sociale,  destinée  à  former  et  à  adminis- 
trer les  capitaux  par  lesquels  chaque  génération  prépare  les  tra- 
vaux de  la  suivante.  Sagement  conçue,  cette  appréciation  nor- 
male ennoblit  sa  possession,  sans  restreindre  sa  juste  liberté,  et 
même  en  la  faisant  mieux  respecter. 

Mais  c'est  là  que  cesse  toute  concordance  réelle  entre  les 
saines  théories  sociologiques  et  les  inspirations  spontanées  de 
la  sagesse  populaire.  En  acceptant  l'énoncé  communiste,  et 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIEME  PARTIE.  157 

même  en  l'agrandissant  beaucoup,  les  positivistes  écartent  radi- 
calement une  solution  aussi  insuffisante  que  subversive.  Celle 
que  nous  lui  substituons  s'en  distingue  surtout  par  l'introduc- 
tion des  moyens  moraux  au  lieu  des  moyens  politiques.  Ainsi, 
la  principale  différence  sociale  entre  le*  positivisme  et  le  com- 
munisme se  rapporte  finalement  à  cette  séparation  normale  des 
deux  puissances  élémentaires,  qui,  méconnue  jusqu'ici  dans 
toutes  les  conceptions  rénovatrices,  se  retrouve  toujours,  au 
fond  de  chaque  grand  problème  moderne,  comme  seule  issue 
finale  de  l'humanité.  En  caractérisant  mieux  l'aberration  com- 
muniste, cette  appréciation  l'excuse  davantage,  d'après  sa  simi- 
litude essentielle  avec  toutes  les  autres  doctrines  maintenant 
accréditées.  Quand  presque  tous  les  esprits  cultivés  méconnais- 
sent ainsi  le  principe  fondamental  de  la  politique  moderne, 
pourrait-on  blâmer  l'instinct  populaire  d'avoir  subi  jusqu'à  pré- 
sent cette  influence  universelle  de  l'empirisme  révolutionnaire? 
le  ne  dois  pas  entreprendre,  surtout  ici,  l'examen  spécial 
d'une  antique  utopie,  solidement  réfutée,  depuis  vingt-deux 
siècles,  par  le  grand  Aristote,  qui  annonçait  ainsi  le  caractère 
organique  de  l'esprit  positif,  même  dès  sa  première  ébauche. 
Une  inconséquence  décisive  suffirait  d'ailleurs  pour  manifester 
à  la  fois  la  complète  irrationalité  et  l'honorable  source  senti- 
mentale du  communisme  moderne.  Car  il  diffère  essentiellement 
de  l'ancien,  représenté  surtout  par  les  rêveries  de  Platon,  en  ce 
que  celui-ci  joignait  à  la  communauté  des  biens  celle  des  femmes 
et  des  enfants,  qui  en  constituerait,  en  effet,  une  suite  indis- 
pensable. Quelque   connexes  que  soient  ces  deux  erreurs, 
l'utopie  n'est  plus  comprise  ainsi  que  chez  un  petit  nombre  de 
lettrés,  dont  l'esprit  mal  cultivé  trouble  le  cœur  trop  peu 
actif.  Noblement  inconséquents,  nos  prolétaires  illettrés,  seuls 
communistes  dignes  d'attention,  n'adoptent,  dans  cette  indi- 
visible aberration,  que  la  partie  relative  à  leurs  besoins  sociaux, 

15 


158  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

en  repoussant  avec  énergie  celle  qui  choque  nos  meilleurs  in- 
stincts. 

Sans  discuter  ces  illusions,  il  importe  de  caractériser  les  vices 
essentiels  de  la  méthode  correspondante,  parce  que,  hors  du 
positivisme,  ils  sont  aujourd'hui  plus  ou  moins  communs  à 
toutes  les  écoles  rénovatrices.  Us  consistent,  d'une  part,  à  mé- 
connaître ou  même  à  nier  les  lois  naturelles  des  phénomènes 
sociaux  ;  et,  d'autre  part,  à  recourir  aux  moyens  politiques  là 
où  doivent  prévaloir  les  moyens  moraux.  De  ces  deux  fautes, 
connexes,  résultent,  en  effet,  l'insuffisance  et  le  danger  des 
diverses  utopies  qui  se  disputent  vainement  la  présidence  de 
notre  régénération.  Pour  mieux  éclaircir  cette  appréciation,  je 
continue  à  l'appliquer  surtout  à  l'aberration  la  plus  prononcée, 
d'où  chacun  retendra  aisément  à  toutes  les  autres. 

L'ignorance  des  lois  réelles  de  la  sociabilité  se  manifeste 
d'abord  dans  la  dangereuse  tendance  du  communisme  à  com- 
primer toute  individualité.  Outre  qu'on  oublie  ainsi  la  prépon- 
dérance naturelle  de  l'instinct  personnel,  on  méconnaît  l'un  des 
deux  caractères  fondamentaux  de  l'organisme  collectif,  où  la 
séparation  des  fonctions  n'est  pas  moins  nécessaire  que  leur 
concours.  Si  Ton  supposait  entre  tous  les  hommes  une  telle  soli- 
darité qu'ils  devinssent  matériellement  inséparables,  comme  le 
montrent  certains  cas  superficiels  de  monstruosité  binaire» 
toute  société  cesserait  aussitôt.  Cette  hypothèse  extrême  aide  à 
comprendre  combien  Pindividualilé  est  indispensable  à  notre 
.nature  sociale,  afin  d'y  permettre  la  variété  d'efforts  simultanés 
qui  la  rend  si  supérieure  à  toute  existence  personnelle.  Le 
grand  problème  humain  consiste  à  concilier,  autant  que  pos- 
sible, cette  libre  division  avec  une  convergence  non  moins  ur- 
gente. Une  préoccupation  exclusive  de  cette  dernière  condition 
tendrait  à  détruire  toute  activité  réelle,  et  même  toute  vraie 
dignité,  en  supprimant  toute  responsabilité.  Malgré  les  conso- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  TROISIÈME  PARTIE.  159 

lations  domestiques,  le  seul  défaut  d'indépendance  rend  sou- 
vent intolérables  ces  destinées  exceptionnelles  qui  se  consument 
sous  le  patronage  forcé  de  la  famille.  Que  serait-ce  donc  si 
chacun  se  trouvait  dans  une  situation  analogue  envers  une  com- 
munauté indifférente?  Tel  est  l'immense  danger  de  toutes  les 
utopies  qui  sacrifient  la  vraie  liberté  à  une  égalité  anarchique, 
ou  même  à  une  fraternité  exagérée.  En  ce  sens,  le  positivisme 
ratifie  essentiellement,  quoique  d'après  un  principe  contraire, 
la  critique  décisive  dont  le  communisme  a  été  l'objet  chez  nos 
économistes,  surtout  dans  l'estimable  traité  du  plus  avancé 
d'entre  eux  (M.  Dunoyer). 

Cette  utopie  n'est  pas  moins  opposée  aux  lois  sociologiques 
en  ce  qu'elle  méconnaît  la  constitution  naturelle  de  l'industrie 
moderne,  d'où  elle  voudrait  écarter  des  chefs  indispensables. 
Il  n'y  a  pas  plus  d'armée  sans  officiers  que  sans  soldats;  cette 
notion  élémentaire  convient  tout  autant  à  Tordre  industriel  qu'à 
l'ordre  militaire.  Quoique  l'industrie  moderne  n'ait  pu  encore 
être  systématisée,  la  division  spontanée  qui  s'y  est  graduelle- 
ment  accomplie  entre  les  entrepreneurs  et  les  travailleurs  con- 
stitue certainement  le  germe  nécessaire  de  son  organisation 
finale.  Aucune  grande  opération  ne  serait  possible,  si  chaque 
exécutant  devait  aussi  être  administrateur,  ou  si  la  direction  était 
vaguement  confiée  à  une  communauté  inerte  et  irresponsable. 
L'industrie  moderne  tend  évidemment  à  agrandir  sans  cesse  ses 
entreprises,  toute  extension  accomplie  suscitant  aussitôt  une 
expansion  supérieure.  Or,  cette  tendance  naturelle,  loin  d'être 
défavorable  aux  prolétaires,  permettra  seule  la  systématisation 
réelle  de  la  vie  matérielle,  quand  elle  sera  dignement  réglée 
par  une  autorité  morale.  Car,  c'est  uniquement  à  des  chefs 
puissants  que  le  pouvoir  philosophique  imposera  de  vrais  de- 
voirs habituels  en  faveur  de  leurs  subordonnés.  Si  la  prépon- 
dérance temporelle  était  trop  peu  concentrée,  il  n'existerait 


160  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

point  assez  de  forces  pour  accomplir  les  grandes  prescriptions 
morales,  à  moins  d'exiger  d'exorbitants  sacrifices,  bientôt  in- 
compatibles avec  tout  mouvement  industriel.  Tel  est  le  vice  né- 
cessaire de  toute  réformation  qui  se  borne  au  mode  d'acquisi- 
tion du  pouvoir,  public  ou  privé,  au  lieu  d'en  régler  l'exercice, 
en  quelques  mains  qu'il  réside.  On  tend  ainsi  à  annuler  des 
forces  dont  le  bon  usage  constitue  notre  principale  ressource 
contre  les  hautes  difficultés  sociales. 

Le  respectable  sentiment  qui  inspire  le  communisme  moderne 
est  donc  très-contraire  jusqu'à  présent  à  la  nature  du  mal  et  à 
celle  du  remède,  faute  d'une  véritable  assistance  scientifique. 
On  peut  même  faire  à  nos  communistes  un  reproche  plus  grave, 
sur  l'insuffisance  directe  de  leur  instinct  social.  Car,  cette  socia- 
bilité, dont  ils  sont  si  fiers,  se  borne  à  sentir  seulement  la  soli- 
darité actuelle,  sans  aller  jusqu'à  la  continuité  historique,  qui 
constitue  pourtant  le  principal  caractère  de  l'humanité.  Quand 
ils  auront  complété  leur  essor  moral,  en  suivant  dans  le  temps 
la  connexité  qu'ils  voient  uniquement  dans  l'espace,  ils  aperce- 
vront aussitôt  la  nécessité  des  conditions  universelles  qu'ils  mé- 
connaissent aujourd'hui.  Ils  apprécieront  alors  l'importance 
de  l'hérédité,  comme  mode  naturel  suivant  lequel  chaque  gé- 
nération transmet  à  la  suivante  les  travaux  déjà  accomplis  et 
les  moyens  de  les  perfectionner.  L'extension  de  ce  mode  à  l'or- 
dre individuel  n'est  qu'une  suite  de  son  évidente  nécessité  en- 
vers l'ordre  collectif.  Mais  les  reproches  que  méritent,  à  cet 
égard,  les  sentiments  de  nos  communistes,  conviennent  égale- 
ment à  toutes  les  autres  sectes  rénovatrices,  dont  l'esprit  anti- 
historique suppose  toujours  une  société  sans  ancêtres,  même  en 
s'occupant  surtout  des  descendants. 

Tous  ces  vices  incontestables  ne  sauraient  empêcher  la  saine 
philosophie  de  juger  avec  indulgence  le  vrai  communisme  ac- 
tuel, en  le  rapportant  soit  à  sa  source  réelle,  soit  à  sa  destina- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  161 

tion  effective.  Il  serait  fort  injuste  de  discuter  en  elle-même  une 
doctrine  qui  n'a  de  sens  et  de  valeur  qu'envers  le  milieu  où 
elle  surgit.  Elle  y  remplit,  à  sa  manière,  un  office  indispensable, 
en  posant  directement  le  principal  problème  social,  que  le 
positivisme  naissant  a  seul  mieux  formulé.  Vainement  penserait- 
on,  à  cet  égard,  que  le  simple  énoncé  suffirait,  sans  la  dange- 
reuse solution  qui  l'accompagne  aujourd'hui.  Ce  serait  mécon- 
naître les  exigences  réelles  de  notre  faible  intelligence,  qui, 
même  envers  les  moindres  sujets,  ne  peut  longtemps  s'attacher 
à  des  questions  dépourvues  de  toute  réponse.  Si,  par  exemple, 
Gall  et  Broussais  s'étaient  bornés  à  poser  les  grands  problèmes 
qu'ils  ont  osé  résoudre,  leurs  principes  eussent  été  incontesta- 
bles, mais  stériles,  faute  d'une  impulsion  rénovatrice,  qui  ne 
pouvait  émaner  que  d'une  solution  systématique,  quelque  ha- 
sardée qu'elle  dût  être  d'abord.  Gomment  une  telle  nécessité 
mentale  pourrait-elle  être  éludée  envers  les  sujets  les  plusdif- 
ciles  et  aussi  les  plus  passionnés  ?  Au  reste,  quand  les  aberra- 
tions communistes  seront  sagement  comparées  aux  autres  doc- 
trines sociales  qui  ont  obtenu,  de  nos  jours,  un  véritable 
ascendant,  même  officiel,  on  se  sentira  mieux  disposé  à  les  ex- 
cuser. Sont-elles  par  exemple,  plus  vaines,  et,  au  fond,  plus 
dangereuses,  que  l'empirique  utopie  qui,  pendant  toute  une 
génération,  prévalut  en  France,  et  domine  encore  chez  tant  de 
docteurs,  sur  la  terminaison  de  la  grande  révolution  par  l'in- 
stallation du  régime  parlementaire  propre  à  la  transition  an- 
glaise? D'ailleurs,  nos  prétendus  conservateurs  n'évitent  réelle- 
ment les  aberrations  communistes  qu'en  écartant  ou  éludant 
les  questions  correspondantes,  qui  pourtant  deviennent  de  plu3 
en  plus  irrésistibles.  Quand  ils  s'efforcent  de  les  traiter,  ils  tom- 
bent, à  leur  tour,  dans  les  mêmes  dangers,  nécessairement 
communs  à  toutes  les  écoles  qui,  repoussant  la  division  des  deux 
pouvoirs,  tendent  toujours  à  suppléer  aux  mœurs  par  les  lois. 


162  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

C'est  ainsi  que  les  doctrines  officielles  prônent  aujourd'hui  des 
institutions  essentiellement  communistes,  les  salles  d'asile,  les 
crèches,  etc.  ;  tandis  que  l'instinct  populaire  les  flétrit  juste- 
ment comme  contraires  au  digne  essor  universel  des  affections 
domestiques. 

Outre  son  antagonisme  passager  avec  d'autres  doctrines  vi- 
cieuses, le  communisme  n'a  donc  de  valeur  fondamentale  que 
d'après  le  sentiment  qui  l'inspire,  sans  qu'on  puisse  jamais  ad- 
mettre sa  solution  illusoire  et  subversive.  Mais  cette  noble 
source  morale  suffira  seule  pour  lui  conserver  une  influence 
croissante,  jusqu'à  ce  que  nos  prolétaires  aient  reconnu  que  les 
mêmes  besoins  peuvent  être  mieux  satisfaits  par  des  moyens 
plus  doux  et  plus  réels.  Notre  régime  républicain,  qui  d'abord 
semble  si  favorable  à  cette  utopie,  doit  pourtant  diminuer  bien- 
tôt son  importance,  puisqu'il  tend  à  consacrer  directement  le 
principe  social  d'où  elle  tire  son  mérite  essentiel,  en  le  déga- 
geant des  dangereuses  illusions  qui  l'altèrent  aujourd'hui.  Sur- 
tout en  France,  où  la  facilité  d'acquérir  développe  partout  le 
goût  naturel  de  la  propriété,  on  doit  peu  redouter  les  ravages 
pratiques  d'une  telle  aberration,  dont  la  salutaire  réaction  y 
déterminera  seulement  une  attention  sérieuse  aux  justes  récla- 
mations populaires.  Le  danger  deviendra  beaucoup  plus  grave 
dans  les  parties  de  l'Occident  où,  l'aristocratie  ayant  moins 
déchu,  les  prolétaires  sont  à  la  fois  moins  avancés  et  plus  op- 
primés, principalement  en  Angleterre.  Même  chez  les  popu- 
lations catholiques,  où  la  vraie  fraternité  a  mieux  résisté  à  l'é- 
golsme  anarchique,  les  perturbations  communistes  ne  sont 
finalement  évitables  que  d'après  l'ascendant  plus  rapide  du  po- 
sitivisme, destiné  à  dissiper  toutes  les  aberrations  sociales,  en 
faisant  prévaloir  la  vraie  solution  des  questions  qui  les  susci- 
tent. 

La  nature  du  mal  indique  aussitôt  que  le  remède  en  doit  être 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  163 

surtout  moral,  et  l'instinct  populaire  ne  tardera  pas  à  sentir 
cette  nécessité,  fondée  sur  la  connaissance  réelle  de  l'humanité. 
En  ce  sens,  le  communisme  prépare,  à  son  insu,  l'ascendant 
pratique  du  positivisme,  en  posant,  avec  une  irrésistible  éner- 
gie, un  problème  que  la  nouvelle  philosophie  peut  seule  ré- 
soudre sans  illusion  et  sans  perturbation. 

Dissipant  toute  discussion  vaine  et  orageuse  sur  l'origine  et 
l'étendue  des  possessions,  elle  établit  directement  les  règles  mo- 
rales relatives  à  leur  destination  sociale.  La  répartition  des 
forces  réelles,  surtout  temporelles,  est  tellement  supérieure  à 
notre  intervention,  que  nous  consumerions  notre  courte  vie  en 
débats  stériles  et  interminables  si  notre  principale  sollicitude 
s'appliquait  à  rectifier,  sous  ce  rapport,  les  imperfections  de 
l'ordre  naturel.  En  quelques  mains  que  réside  un  pouvoir  quel- 
conque, ce  qui  intéresse  essentiellement  le  public  c'est  son 
utile  exercice  ;  et,  à  cet  égard,  nos  efforts  comportent  beau- 
coup plus  d'efficacité.  D'ailleurs,  en  réglant  la  destination,  on 
réagit  indirectement  sur  la  possession,  qui  l'affecte  accessoire- 
ment. 

Ces  règles  indispensables  doivent  être,  quant  à  leur  source, 
morales  et  non  politiques  :  dans  leur  application,  générales  et 
non  spéciales.  Tous  ceux  qui  les  subiront  les  auront  volontaire- 
ment adoptées  par  l'éducation,  et  leur  observance  habituelle 
conservera  le  mérite  de  la  liberté,  comme  Aristote  le  sentait 
déjà.  L'assimilation  morale  des  propriétés  privées  aux  fonctions 
publiques  ne  les  assujettira  point  à  des  prescriptions  tyranni- 
ques,  qui  tendraient  à  dégrader  profondément  le  caractère  hu- 
main, en  détruisant  la  spontanéité  et  la  responsabilité.  Cette 
appréciation  normale  sera  appliquée  môme  souvent  en  sens  in- 
verse, pour  consolider  les  fonctionnaires  au  lieu  d'ébranler  les 
propriétaires.  Le  vrai  principe  républicain  consiste  à  faire  tou- 
jours concourir  au  bien  commun  toutes  les  forces  quelconques. 


164  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Pour  cela,  il  faut,  d'une  part,  déterminer  exactement  ce 
qu'exige,  en  chaque  cas,  l'utilité  générale,  et,  d'une  autre 
part,  développer  partout  les  dispositions  correspondantes. 
Ce  double  office  continu  réclame  surtout  une  doctrine  fonda- 
mentale, une  éducation  convenable,  un  esprit  public  bien 
dirigé.  Il  doit  donc  dépendre  principalement  de  l'autorité  phi- 
losophique que  le  positivisme  vient  installer  au  sommet  de  la 
société  moderne.  À  cette  direction  toute  morale,  la  faiblesse 
humaine  continuera,  sans  doute,  d'exiger  que  la  législation 
proprement  dite  joigne  la  répression  matérielle  des  violations 
les  plus  directes  et  les  plus  dangereuses.  Mais  cet  inévitable 
complément  deviendra  beaucoup  plus  accessoire  qu'il  ne  le  fut, 
au  moyen  âge,  sous  la  prépondérance  sociale  du  catholicisme. 
Les  peines  et  les  récompenses  spirituelles  prévalent  davantage 
sur  les  temporelles  à  mesure  que  l'évolution  humaine  déve- 
loppe mieux  la  liaison  de  chacun  à  tous,  par  la  triple  voie  na- 
turelle du  sentiment,  de  la  raison,  et  de  l'activité. 

Plus  paisible  et  plus  efficace  que  le  communisme  parce  qu'il 
est  plus  vrai,  le  positivisme  présente  aussi  une  solution  plus 
large  et  plus  complète  des  hautes  difficultés  sociales.  Quant  à 
la  propriété,  on  doit  regarder  comme  non  moins  étroite  que 
perturbatrice  la  superficielle  appréciation,  d'ailleurs  trop  sou- 
vent envieuse,  qui  condamne  l'hérédité,  en  tant  que  condui- 
sant à  posséder  sans  travail.  Du  point  de  vue  moral,  on  aper- 
çoit aussitôt  le  vice  radical  de  ces  récriminations  empiriques, 
qui  méconnaissent  l'aptitude  fondamentale  d'un  tel  mode  de 
transmission  à  mieux  développer  qu'aucun  autre  les  disposi- 
tions favorables  au  bon  emploi  de  la  fortune.  Car,  l'esprit  et  le 
cœur  évitent  ainsi  les  habitudes  mesquines  ou  sordides  que  sus- 
cite ordinairement  une  lente  accumulation  des  capitaux.  La 
possession  initiale  de  la  richesse  nous  fait  mieux  sentir  le  besoin 
de  la  considération.  Ainsi,  ceux  qu'on  voudrait  flétrir  comme 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  165 

oisifs  peuvent  aisément  devenir  les  plus  utiles  de  tous  les  riches, 
d'après  une  sage  réorganisation  des  opinions  et  des  mœurs.  On 
sait  d'ailleurs  que  de  telles  existences  deviennent  de  plus  en 
plus  exceptionnelles,|à  mesure  que  la  civilisation  accroît  la 
difficulté  de  vivre  sans  industrie.  C'est  donc,  à  tous  égards, 
une  aberration  très-blâmable  que  de  vouloir  bouleverser  la  so- 
ciété pour  des  abus  qui  tendent  à  disparaître,  et  qui  même 
comportent  la  plus  heureuse  transformation  morale. 

Enfin,  la  solution  positiviste  l'emporte  directement  sur  la 
communiste  par  sa  plénitude  caractéristique.  Le  communisme 
se  préoccupe  exclusivement  des  richesses,  comme  si  c'étaient 
les  seules  forces  sociales  qui  fussent  aujourd'hui  mal  réparties 
et  mal  administrées.  Il  existe  pourtant  encore  plus  d'abus  réels 
envers  la  plupart  des  autres  facultés  humaines,  surtout  quant 
aux  talents  intellectuels,  que  nos  utopistes  n'osent  nullement 
régler.  Seul  apte  à  concevoir  l'ensemble  de  notre  existence,  le 
positivisme  peut  seul  instituer  la  juste  prépondérance  du  senti- 
ment social,  en  l'étendant  à  tous  les  modes  quelconques  de 
notre  activité  réelle.  L'assimilation  morale  des  fonctions  pri- 
vées aux  offices  publics  convient  encore  davantage  au  savant, 
à  l'artiste,  etc.,  qu'au  simple  propriétaire,  soit  pour  la  source 
des  facultés,  soit  pour  leur  destination.  Néanmoins,  en  vou- 
lant rendre  communs  les  biens  matériels,  seuls  pleinement 
susceptibles   d'appropriation  personnelle,   on    n'étend  point 
cette  utopie  aux  biens  spirituels,  qui  la  comporteraient  beau- 
coup mieux.  Souvent  même  les  apôtres  du  communisme  se 
montrent  zélés  partisans  de  la  prétendue  propriété  littéraire. 
De  telles  inconséquences  confirment  l'inanité  d'une  doctrine 
sociale  ainsi  conduite  à  constater  son  impuissance  envers  les 
cas  les  plus  conformes  à  sa  destination.  Car,  une  semblable 
extension  caractériserait  aussitôt  l'inconvenance  des  prescrip- 
tions politiques  et  la  nécessité  des  règles  morales,  seules  éga- 


166  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

lement  propres  à  garantir  le  bon  emploi  de  toutes  les  forces 
réelles.  La  spontanéité  qu'exige  l'essor  intellectuel,  sous  peine 
d'avortement,  empêche,  sans  doute,  l'instinct  communiste  de 
le  soumettre  aussi  à  son  utopie  réglementaire.  Au  contraire, 
le  positivisme  n'éprouve  aucun  embarras,  et  ne  suscite  au- 
cune perturbation,  en  étendant  son  office  moral  jusqu'aux 
forces  qui  ont  le  plus  besoin  d'être  sagement  dirigées.  En 
respectant  leur  juste  liberté,  il  consolide  aussi  celle  des  fa- 
cultés moins  éminentes,  dont  la  compression  offre  presque 
autant  de  dangers  réels.  Quand  la  vraie  morale  garantit  la 
tendance  sociale  de  toutes  les  activités  partielles,  leur  libre 
essor  augftnente  certainement  leur  efficacité  publique.  Loin  de 
gêner  l'industrie  privée,  la  civilisation  moderne  lui  transmet 
de  plus  en  plus  des  fonctions,  surtout  matérielles,  confiées 
d'abord  au  gouvernement  proprement  dit.  Cette  irrécusable 
tendance  conduit  mal  à  propos  les  économistes  à  méconnaître 
le  besoin  de  toute  vraie  systématisation.  Elle  indique  seulement 
la  prépondérance  croissante  des  prescriptions  morales  sur  les 
règlement  politiques. 

Cette  aptitude  caractéristique  du  positivisme  à  résoudre  mo- 
ralement les  principales  difficultés  sociales  doit  aussi  satisfaire 
aux  justes  réclamations  populaires  que  suscitent  les  divers  con- 
flits industriels.  Ainsi  purifiés  de  toute  tendance  anarchique,  les 
vœux  légitimes  du  prolétariat  acquerront  une  force  irrésistible, 
surtout  quand  ils  seront  proclamés,  au  nom  d'une  doctrine 
librement  dominante,  par  une  autorité  philosophique  aussi 
impartiale  qu'éclairée.  En  inspirant  au  peuple  le  respect  habi- 
tuel de  ses  chefs  temporels,  cette  puissance  spirituelle  saura 
prescrire  à  ceux-ci  des  devoirs  qu'ils  ne  pourront  éluder. 
Toutes  les  classes  ayant  accepté,  dans  l'éducation  universelle, 
les  bases  générales  des  obligations  spéciales  qui  leur  seront 
ainsi  imposées,  les  seules  armes  du  sentiment  et  de  la  raison, 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  TROISIÈME  PARTIE.  167 

uniquement  secondées  par  l'opinion,  obtiendront  une  efficacité 
pratique  dont  rien  ne  peut  aujourd'hui  suggérer  l'idée.  Même 
en  remontant  au  moyen  âge,  on  s'en  forme  difficilement  une 
juste  notion,  parce  qu'on  attribue  alors  aux  terreurs  ou  espé- 
rances chimériques  ce  qui  résultait  surtout  d'une  énergique 
répartition  de  l'éloge  et  du  blâme.  Nécessairement  réduite  à  ce 
damier  secours,  la  spiritualité  positive  lui  procurera  une  ex- 
tension et  une  consistance  que  ne  comportait  point  la  spiri- 
tualité catholique,  comme  je  l'ai  indiqué  dans  la  seconde 
partie. 

Telle  est  Tunique  solution  normale  qui  convienne  réellement 
aux  débats  habituels  entre  les  travailleurs  et  les  entrepreneurs, 
sous  la  suprême  intervention  d'une  autorité  philosophique 
librement  respectée  de  tous.  Pour  achever  d'en  sentir  l'effica- 
cité, il  faut  la  pousser  jusqu'à  la  systématisation  de  l'antago- 
nisme matériel  entre  les  deux  classes  actives.  Ce  conflit  de  la 
richesse  et  du  nombre  n'a  pu  encore  se  développer  beaucoup, 
farce  que  la  coalition,  qui  seule  le  rend  important,  n'était 
jusqu'ici  possible  que  d'un  côté.  Quoique,  en  Angleterre,  la 
législation  ne  l'interdise  pas  aux  prolétaires,  leur  défaut  d'é- 
mancipation mentale  et  morale  les  empêche  davantage  de 
l'utiliser.  Dès  que  les  travailleurs  français  se  concerteront 
aussi  librement  que  leurs  chefs,  l'antagonisme  matériel  se 
défeloppera  de  manière  à  faire  bientôt  sentir  des  deux  parts 
le  besoin  d'un  régulateur  spirituel.  Néanmoins,  la  conciliation 
philosophique  ne  saurait  prétendre  à  bannir  entièrement  les 
moyens  extrêmes;  mais  elle  en  restreindra  beaucoup  l'usage, 
et  aussi  elle  l'adoucira*  Ces  moyens  se  réduisent,  de  part  et 
d'autre,  au  refus  de  concours,  qui  doit  partout  être  réservé  à 
chaque  libre  agent,  sous  sa  juste  responsabilité  des  suites,  pour 
iaire  exceptionnellement  sentir  l'importance  méconnue  de  sa 
fonction  habituelle.  L'ouvrier  ne  peut  pas  plus  être  contraint  à 


168  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

travailler  que  l'entrepreneur  à  administrer.  Seulement  la  puis- 
sance morale  blâmera  tout  abus  que  ferait  l'un  ou  l'autre  de 
cette  extrême  protestation,  toujours  réservée  aux  divers  élé- 
ments de  l'organisme  collectif,  d'après  leur  indépendance  na- 
turelle. Dans  les  temps  les  plus  réguliers,  tout  fonctionnaire  a 
pu  suspendre  exceptionnellement  son  office,  comme  le  firent  sou- 
vent, au  moyen  âge,  les  prêtres,  les  professeurs,  les  juges,  etc. 
Il  faut  donc  se  borner  à  régler  une  telle  faculté.  Sa  systémati- 
sation industrielle  constituera  Tune  des  attributions  secondaires 
du  pouvoir  philosophique,  qui  sera  naturellement  consulté 
presque  toujours  sur  de  semblables  mesures,  comme  en  toute 
autre  grave  occurrence,  publique  ou  privée.  Quand  il  aura 
approuvé  la  suspension  ou  l'interdit,  cette  haute  sanction  pro- 
curera à  un  tel  mode  une  efficacité  qu'il  ne  peut  comporter 
aujourd'hui.  C'est  seulement  ainsi  qu'une  mesure  partielle 
pourra  s'étendre,  d'abord  à  tous  les  membres  d'une  même  pro- 
fession, ensuite  d'une  industrie  à  d'autres,  et  même  passer 
enfin  à  toutes  les  populations  occidentales  qui  reconnaîtront 
librement  les  mêmes  directeurs  spirituels.  A  la  vérité,  la  désap- 
probation philosophique  ne  saurait  empêcher  des  agents  qui  se 
croiraient  lésés  d'employer,  sous  leur  responsabilité,  ce  mode 
extrême.  Car,  le  vrai  pouvoir  théorique  se  borne  toujours  à  con- 
seiller, sans  commander  jamais.  Mais,  en  ce  cas,  à  moins  que 
les  philosophes  n'aient  blâmé  à  tort,  la  mesure  ne  comportera 
point  l'extension  et  l'importance  ordinairement  indispensables 
à  sa  pleine  efficacité. 

Cette  théorie  des  coalitions  revient,  au  fond,  à  systématiser, 
dans  les  relations  industrielles,  la  faculté  d'insurrection,  ci- 
dessus  indiquée,  envers  les  plus  hautes  fonctions  sociales, 
comme  une  ressource  extrême  de  tout  organisme  collectif.  Sa 
marche  essentielle  est,  en  effet,  la  même  quant  aux  applica- 
tions les  plus  simples  et  les  plus  fréquentes  que  pour  les  cas 


>J 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  169 

les  plus  rares  ou  les  plus  importants.  Toujours  l'intervention 
philosophique,  provoquée  ou  spontanée,  influera  beaucoup 
sur  le  résultat,  soit  qu'elle  systématise  des  tendances  légitimes 
mais  empiriques,  soit  qu'elle  en  blâme  l'essor  spécial. 

L'ensemble  des  indications  précédentes  conduit  à  définir 
exactement  la  principale  différence  pratique  entre  la  politique 
des  positivistes  et  celle  des  communistes  ou  des  socialistes. 
Toutes  les  écoles  rénovatrices  s'accordent  aujourd'hui  à  s'oc- 
cuper surtout  du  peuple,  pour  l'incorporer  dignement  à  la  so- 
ciété moderne,  qui,  depuis  la  fin  du  moyen  âge,  prépare  sa 
constitution  finale.  Elles  coïncident  aussi  quant  à  la  nature  des 
grands  besoins  sociaux  propres  aux  prolétaires,  d'une  part, 
l'éducation  normale,  de  l'autre,  le  travail  régulier,  également 
dignes  de  systématisation.  Voilà  tout  ce  que  le  positivisme 
offre  de  vraiment  commun  avec  nos  diverses  doctrines  progres- 
sives. Hais  il  se  distingue  profondément  de  toutes  par  sa  ma- 
nière de  concevoir  et  d'accomplir  cette  double  organisation.  Il 
regarde  la  seconde  systématisation  comme  nécessairement  fon- 
dée sur  la  première,  tandis  que  jusqu'ici  on  les  suppose  simul- 
tanées, ou  plutôt  on  s'efforce  de  régler  le  travail  avant  de 
constituer  l'éducation.  Quoique  cette  différence  d'ordre  semble 
d'abord  peu  décisive,  elle  suffit  pour  changer  radicalement  le 
caractère  et  la  marche  de  notre  régénération.  Car  le  mode  qui 
prévaut  encore  revient,  au  fond,  à  tenter  la  réorganisation 
temporelle  indépendamment  de  la  spirituelle  ;  c'est-à-dire,  à 
construire  l'édifice  social  sans  bases  intellectuelles  et  morales. 
De  là  résulte,  pour  satisfaire  aux  justes  exigences  populaires, 
la  préférence  stérile  et  subversive  accordée  aux  mesures  politi- 
ques proprement  dites,  dont  l'efficacité  semble  immédiate.  Au 
contraire,  le  positivisme  est  pareillement  conduit  à  faire  pré- 
valoir l'influence  paisible  et  certaine,  mais  indirecte  ou  gra- 
duelle, du  sentiment  et  de  la  raison,  secondée  par  une  sage 


170  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

opinion  publique,  sous  l'impulsion  systématique  des  vrais  phi- 
losophes, assistés  d'une  libre  adhésion  populaire.  En  un  mot, 
la  double  solution  du  commun  problème  social  sera  toujours 
empirique  et  révolutionnaire,  de  manière  à  rester  purement 
nationale,  ou  bien  elle  deviendra  rationnelle  et  pacifique,  avec 
un  vrai  caractère  occidental,  selon  que  l'organisation  du  travail 
précédera  ou  suivra  celle  de  l'éducation*  « 

D'après  cette  conclusion,  je  n'aurais  point  assez  caractérisé 
ici  l'efficacité  populaire  du  positivisme,  si  je  n'indiquais  pas 
sommairement  le  système  d'éducation  générale  qui  doit  consti- 
tuer à  la  fois  le  principal  office  et  le  plus  puissant  moyen  du 
nouveau  pouvoir  spirituel  pour  satisfaire  dignement  aux  vœux 
légitimes  des  prolétaires. 

Le  mérite  social  du  catholicisme  consista  surtout  à  établir, 
pour  la  première  fois,  autant  que  le  comportait  le  moyen  âge, 
une  éducation  systématique,  indistinctement  commune  à  toutes 
les  classes,  sans  même  excepter  ceux  qui  étaient  encore  esclaves. 
Cet  immense  service  se  liait  nécessairement  à  la  fondation  ini- 
tiale d'un  pouvoir  spirituel  indépendant  du  pouvoir  temporel. 
Outre  ses  bienfaits  passagers,  nous  lui  devons  un  principe  im- 
périssable, la  prépondérance  de  la  morale  sur  la  science  dans 
toute  véritable  éducation.  Mais  cette  première  ébauche  dut 
être  fort  incomplète,  soit  par  l'imperfection  du  milieu  où  elle 
s'accomplissait,  soit  d'après  les  vices  de  la  doctrine  qui  y  pré- 
sidait. Destinée  surtout  à  des  populations  opprimées,  une  telle 
éducation  devait  pricipalement  inspirer  une  résignation  pres- 
que passive,  sauf  les  devoirs  imposés  aux  chefs,  sans  aucune 
vraie  culture  intellectuelle.  Cette  double  tendance  convenait  à 
une  doctrine  qui  plaçait  en  dehors  de  toute  vie  sociale  le  but 
essentiel  de  chaque  existence,  et  qui  représentait  tous  les  phé- 
nomènes comme  soumis  à  une  volonté  impénétrable.  Sous  ces 
divers  aspects,  l'éducation  catholique  ne  pouvait  réellement 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  171 

s'appliquer  qu'au  moyen  âge,  pendant  que  l'élite  de  l'humanité 
se  dégageait  peu  à  peu  de  l'esclavage  antique,  d'abord  en  le 
transformant  en  servage,  pour  parvenir  ensuite  à  l'entière  libé- 
ration personnelle.  Dans  Tordre  ancien,  elle  eût  été  subversive; 
dans  l'ordre  moderne,  elle  serait  servile  et  insuffisante.  Elle  ne 
devait  diriger  que  la  longue  et  difficile  transition  de  l'une  à 
l'autre  sociabilité.  Après  l'émancipation  individuelle,  les  pro- 
létaires, développant  leur  activité  progressive  pour  s'élever  à 
leur  vraie  position  collective,  ont  bientôt  éprouvé  des  besoins 
intellectuels  et  sociaux  qu'un  tel  mode  ne  pouvait  aucunement 
satisfaire* 

Voilà  pourtant  le  seul  système  véritable  d'éducation  univer- 
selle qui  ait  existé  jusqu'à  présent;  car  on  ne  saurait  accorder 
ce  titre  à  la  prétendue  éducation  universitaire  que  les  métaphy- 
siciens ont  fait  graduellement  prévaloir,  dans  tout  l'Occident, 
depuis  la  fin  du  moyen  âge.  Elle  ne  fut  qu'une  extension  de 
l'instruction  spéciale  que  recevaient  auparavant  les  prêtres,  et 
qui  se  réduisait  surtout  à  l'étude  de  leur  langue  sacrée,  plus  la 
culture  dialectique  nécessaire  à  la  défense  de  leurs  dogmes. 
Mais  la  morale  restait  adhérente  à  la  seule  éducation  théolo- 
gique. Au  fond,  cette  instruction  métaphysique  et  littéraire  n'a 
beaucoup  secondé  la  transition  moderne  que  par  son  efficacité 
critique,  quoiqu'elle  ait  aussi  assisté  accessoirement  l'évolu- 
tion organique,  surtout  esthétique.  Son  insuffisance  et  son 
irrationalité  se  sont  de  plus  en  plus  manifestées,  à  mesure 
qu'elle  s'est  étendue  aux  classes  nouvelles,  dont  la  vraie  desti- 
nation, soit  active,  soit  même  spéculative,  exigeait  une  tout 
autre  préparation.  Aussi  ce  prétendu  système  universel  n'a- 
t-il  jamais  embrassé  les  prolétaires,  même  chez  les  populations 
protestantes,  quoique  chaque  croyant  y  devînt  une  sorte  de 
prêtre. 

Par  la  décrépitude  du  mode  théologique  et  l'impuissance  du 


172  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

mode  métaphysique,  la  fondation  d'un  vrai  système  d'éducation 
populaire  ne  convient  donc  qu'au  positivisme,  seul  apte  au- 
jourd'hui à  y  concilier  dignement  les  deux  ordres  de  conditions 
également  indispensables,  les  unes  mentales,  les  autres  morales 
toujours  opposées  depuis  la  fin  du  moyen  Age.  La  prépondé- 
rance du  cœur  sur  l'esprit  y  sera  plus  solidement  constituée 
que  sous  le  régime  catholique,  sans  comprimer  jamais  le  véri- 
table essor  spéculatif.  Car  la  raison  s'y  consacrera  toujours, 
comme  dans  la  vie  active,  à  systématiser  le  sentiment,  dont  la 
culture  spontanée,  commencée  dès  la  naissance,  s'y  dévelop- 
pera constamment,  par  un  triple  exercice  habituel,  personnel, 
domestique,  et  social. 

J'ai  directement  indiqué  déjà  la  coordination  finale  de  la  mo- 
rale universelle,  pour  caractériser  le  principal  office  du  nou- 
veau pouvoir  spirituel.  C'est  pourquoi  je  dois  ici  me  borner  à 
signaler  sa  haute  prépondérance,  d'abord  spontanée,  puis  sys- 
tématique, dans  tout  le  cours  de  l'éducation  positive,  et  la  ma- 
nière dont  elle  s'y  trouve  spontanément  liée  au  système  entier 
des  connaissances  réelles. 

Une  telle  éducation,  comme  l'existence  qu'elle  doit  préparer; 
subordonnera  toujours  l'intelligence  à  la  sociabilité,  en  prenant 
celle-ci  pour  but  et  l'autre  pour  moyen.  Elle  est  surtout  des- 
tinée à  disposer  nos  prolétaires  à  leur  noble  office  social  de 
principaux  auxiliaires  du  pouvoir  philosophique,  et  aussi  à  leur 
faire  mieux  remplir  leurs  fonctions  spéciales. 

Depuis  la  naissance  jusqu'à  la  majorité,  son  ensemble  com- 
prend deux  parties  générales  :  l'une  essentiellement  spontanée, 
finissant  à  la  puberté  ou  au  début  de  l'apprentissage  industriel, 
doit  s'accomplir,  autant  que  possible,  au  sein  de  la  famille, 
sans  exiger  d'autres  études  que  celles  relatives  à  la  culture 
esthétique;  l'autre,  directement  systématique,  consistera  prin- 
cipalement en  une  suite  publique  de  cours  scientifiques  sur  les 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  173 

lois  essentielles  des  divers  ordres  de  phénomènes,  servant  de 
hase  à  la  coordination  morale,  qui  fera  converger  toutes  les  pré- 
parations antérieures  vers  leur  commune  destination  sociale* 
Au  temps  indiqué  par  une  longue  expérience  pour  l'époque  de 
l'émancipation  légale,  et  où  nos  mœurs  tendent  à  fixer  le  terme 
de  l'apprentissage  pratique ,  chaque  prolétaire  se  trouvera 
ainsi  préparé,  d'esprit  et  de  cœur,  à  son  office  public  et 
privé. 

La  première  moitié  de  la  partie  spontanée  doit  être  consacrée, 
sous  la  présidence  des  parents,  et  surtout  des  mères,  à  l'éduca- 
tion physique,  jusqu'à  la  fin  de  la  seconde  dentition.  Ce  préam- 
bule, borné  jusqu'ici  à  un  grossier  exercice  musculaire,  consis- 
tera davantage  à  cultiver  à  la  fois  nos  sens  et  notre  adresse,  en 
nous  préparant  déjà  à  l'observation  et  à  l'action.  Il  ne  comporte 
aucune  étude  proprement  dite,  pas  même  de  lecture  ou  d'écri- 
ture ;  l'instruction  acquise  s'y  réduit  aux  faits  de  tous  genres  qui 
attireront  spontanément  l'attention  naissante.  La  philosophie 
de  l'individu,  comme  celle  de  l'espèce  à  pareil  âge,  se  borne 
alors  au  pur  fétichisme,  dont  aucune  vaine  intervention  ne  doit 
troubler  le  cours  naturel.  Toute  la  sollicitude  des  parents  con- 
siste à  inspirer  les  préjugés  et  susciter  les  habitudes  que  jus- 
tifiera plus  tard  l'éducation  systématique.  L'active  culture  des 
bons  sentiments  y  pose  sans  cesse  les  meilleures  bases  de  la 
vraie  moralité. 

Dans  les  sept  années  environ  comprises  entre  la  dentition  et 
la  puberté,  cette  éducation  spontanée  commence  à  devenir  sys- 
tématique, mais  seulement  quant  aux  beaux-arts,  quoiqu'il  im- 
porte beaucoup,  surtout  moralement,  qu'elle  s'accomplisse  en- 
core sans  quitter  jamais  la  famille.  Les  vraies  études  esthétiques 
se  réduisent  toujours  à  des  exercices  plus  ou  moins  réglés,  qui 
n'exigent  ancunes  leçons  formelles,  du  moins  pour  l'éducation 
générale,  sauf  les  besoins  propres  à  certaines  professions.  Rien 

16 


174  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

n'empêchera  donc  de  les  accomplir  au  sein  de  la  famille,  dès 
la  seconde  génération  positiviste,  quand  le  goût  mieux  cul- 
tivé permettra  aux  parents  d'y  présider  assez.  Elles  compren- 
dront surtout  :  d'une  part,  la  poésie,  comme  l'art  fondamen- 
tal; d'une  autre  part,  les  deux  arts  spéciaux  les  plus  essentiels, 
la  musique  et  le  dessin.  Sous  le  premier  aspect,  cet  âge 
sera  donc  consacré  à  la  culture  familière  de  nos  principales 
langues  occidentales,  sans  lesquelles  la  poésie  moderne  ne  sau- 
rait être  assez  appréciée.  Outre  leur  destination  esthétique,  ces 
exercices  comportent  une  haute  efficacité  morale,  pour  dissiper 
les  préventions  nationales,  afin  d'occidentaliser  nos  mœurs  po- 
sitivistes. La  saine  philosophie  impose  à  chaque  population  l'o- 
bligation sociale  de  connaître  toutes  les  langues  limitrophes. 
Selon  ce  principe  incontestable,  la  France  se  trouve  forcée, 
d'après  sa  position  centrale,  qui  lui  procure  d'ailleurs  tant 
d'avantages,  d'étudier  à  la  fois  les  quatre  autres  idiomes  occi- 
dentaux. Quand  toutes  les  affinités  naturelles  des  cinq  popula- 
tions avancées  seront  complétées  par  l'universelle  pratique 
d'une  telle  règle,  une  commune  langue  occidentale  ne  tardera 
pas  à  surgir  spontanément,  sans  aucune  assistance  des  utopies 
métaphysiques  sur  l'unité  absolue  du  langage  humain. 

Pendant  cette  dernière  moitié  de  la  première  éducation,  où 
prévaudra  la  culture  de  l'imagination,  l'individu  poursuivrasa 
propre  évolution  philosophique  en  s'élevant  du  simple  féti- 
chisme initial  au  vrai  polythéisme,  comme  le  fit  avant  lui  l'es- 
pèce au  môme  état.  Cette  inévitable  similitude  entre  l'essor 
personnel  et  la  progression  sociale  s'est  toujours  manifestée  plus 
ou  moins,  malgré  les  précautions  de  l'empirisme  chrétien,  qui 
ne  put  jamais  détourner  l'enfant  des  naïves  compositions 
adaptées  à  une  telle  phase.  L'éducation  positive  respectera  cette 
tendance  nécessaire,  sans  toutefois  exiger  des  parents  aucune 
hypocrisie,  ni  susciter  aucune  contradiction  ultérieure.  Pour 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  175 

tout  concilier,  il  suffira  d'être  vrai,  en  avertissant  l'enfant  que 
«es  croyances  spontanées  conviennent  seulement  à  son  âge,  et 
doivent  finir  par  le  conduire  à  d'autres,  suivant  la  loi  fonda- 
mentale de  toute  évolution  humaine.  Outre  l'avantage  scienti- 
fique de  lui  rendre  ainsi  familier  ce  grand  dogme  positiviste, 
une  telle  sagesse  réagira  naturellement  sur  la  sociabilité  nais- 
santé,  en  disposant  d'avance  à  sympathiser  avec  les  nombreuses 
populations  qui  restent  encore  à  ce  degré  de  la  vie  intellectuelle. 

La  seconde  éducation  positive  ne  saurait  demeurer  purement 
domestique,  puisqu'elle  exige  des  leçons  publiques,  où  la  plu- 
part des  parents  n'auront  jamais  qu'une  participation  acces- 
soire. Mais  cette  nécessité  ne  doit  pas  conduire  cependant  à 
priver  l'enfant  de  la  vie  de  famille,  qui  ne  cesse  point  alors 
d'être  indispensable  à  son  évolution  morale,  dont  les  exigences 
doivent  toujours  prévaloir.  Il  peut  aisément  suivre  les  meil- 
leurs m  ai  très,  sans  exposer  sa  moralité  personnelle  et  domes- 
tique aux  altérations  presque  inévitables  que  déterminent  nos 
cloîtres  scolastiques.  Les  contacts  sociaux  qui  semblent  com- 
penser les  dangers  privés  de  ce  régime  peuvent  résulter  mieux 
des  libres  relations  extérieures,  où  les  sympathies  sont  plus 
consultées.  Cette  appréciation,  qui  rend  à  la  fois  plus  facile  et 
plus  parfaite  l'éducation  populaire,  ne  peut  cesser  de  convenir 
qu'envers  certaines  professions,  dont  l'éducation  spéciale  con- 
tinuera peut-être  d'exiger  la  clôture  collective.  Je  doute  même 
que  cette  obligation  reste  finalement  indispensable  pour  ces 
cas  exceptionnnels. 

Quant  à  la  marche  générale  de  l'éducation  systématique,  elle 
est  déjà  tracée,  sans  aucune  incertitude,  par  la  loi  encyclopé- 
dique qui  constitue  le  second  élément  nécessaire  de  ma  théorie 
d'évolution.  Car  les  études  scientifiques  du  prolétaire  doivent 
se  rapporter,  comme  celles  du  philosophe,  d'abord  à  notre  con- 
dition inorganique,  ensuite  à  notre  propre  nature,  personnelle 


176  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

et  sociale,  pour  constituer  la  double  base  rationnelle  de  notre 
conduite  réelle.  On  sait  que  la  première  classe  comprend  deux 
couples  de  sciences  préliminaires,  l'un  mathématicQ-astrono- 
mique,  l'autre  physico-chimique.  A  chacun  d'eux,  l'initiation 
positive  consacrera  deux  années.  Mais  l'extension  supérieure  et 
la  prépondérance  logique  du  premier  obligeront  alors  à  deux 
leçons  hebdomadaires,  tandis  qu'une  seule  suffira  réellement 
pour  tout  le  reste  de  l'éducation  prolétaire.  Les  exigences 
beaucoup  moindres  de  l'apprentissage  industriel,  à  ce  début, 
permettront  naturellement  ce  surcroît  initial  d'occupations  spé- 
culatives. A  cette  préparation  inorganique,  succédera  l'étude 
biologique,  aisément  susceptible  alors  d'être  condensée  en  une 
cinquième  année,  dans  un  cours  de  quarante  leçons  vraiment 
philosophiques  et  populaires.  D'après  tout  ce  préambule  in- 
dispensable, une  sixième  année,  de  même  durée  didactique, 
systématisera  définitivement  toutes  les  spéculations  réelles  par 
l'étude  directe  de  la  sociologie,  statique  et  dynamique,  qui 
rendra  familières  les  vraies  notions  sur  la  structure  et  le  mou- 
vement des  sociétés  humaines,  surtout  modernes.  Un  tel  fonde- 
ment permettra  à  la  dernière  de  ces  sept  années  du  noviciat 
positif  de  diriger  immédiatement  l'ensemble  de  cette  éducation 
vers  sa  principale  destination  sociale,  par  l'exposition  métho- 
dique  de  la  morale,  dont  chaque  démonstration  essentielle  de- 
viendra alors  pleinement  appréciable,  suivant  la  saine  théorie 
du  monde,  de  la  vie,  et  de  l'humanité. 

Pendant  tout  ce  cours  d'études,  le  trimestre  libre  de  chaque 
année  sera  partiellement  consacré  aux  examens  publics  destinés 
à  constater  l'assimilation  de  toutes  les  connaissances  antérieures. 
Les  exercices  esthétiques  de  la  première  éducation  se  prolon- 
geront volontairement  au  milieu  des  travaux  scientifiques  de  la 
seconde,  pour  peu  que  les  goûts  naturels  s'y  trouvent  sagement 
encouragés.  Ils  feront  naître  accessoirement,  dans  les  deux  der- 


DISCOURS  PRELIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  177 

nières  années  de  l'initiation  philosophique,  l'étude  spontanée 
de  nos  deux  principales  langues  anciennes,  à  titre  de  complé- 
ment poétique,  lié  d'ailleurs  aux  théories  historiques  et  mo- 
rales dont  le  prolétaire  sera  alors  préoccupé.  Si  l'habitude  du 
grec  intéresse  surtout  nos  origines  esthétiques,  celle  du  latin  est 
encore  plus  utile  au  plein  sentiment  de  notre  filiation  sociale. 

L'évolution  philosophique  de  l'individu  subira  graduelle- 
ment, comme  celle  de  l'espèce,  sa  dernière  préparation,  pen- 
dant ces  sept  années  d'essor  rationnel,  en  passant  du  poly- 
théisme antérieur  à  un  monothéisme  non  moins  spontané,  par 
la  réaction  croissante  de  l'esprit  de  discussion  sur  la  prépondé- 
rance primitive  de  l'imagination.  Il  faudra  respecter  aussi  cette 
libre  transition  métaphysique,  où  chacun  rendra  naïvement  un 
dernier  hommage  aux  conditions  essentielles  de  l'initiation 
humaine.  On  doit  reconnaître  que  ce  régime  provisoire  cou- 
viendra  toujours  à  la  nature  abstraite  et  indépendante  des 
études  mathématiques,  qui  absorberont  les  deux  premières  an- 
nées d'un  tel  noviciat.  Tant  que  la  déduction  prévaut  sur  l'in- 
duction, l'esprit  demeure  nécessairement  enclin  aux  théories 
métaphysiques.  Leur  essor  spontané  conduira  bientôt  chacun  à 
réduire  sa  théologie  primitive  à  un  déisme  plus  ou  moins  vague, 
qui,  pendant  les  études  physico-chimiques,  dégénérera,  sans 
doute,  en  une  sorte  d'athéisme,  finalement  remplacé,  sous  la 
lumineuse  impulsion  des  conceptions  biologiques,  et  surtout 
sociologiques,  par  le  vrai  positivisme.  C'est  ainsi  que  la  systé- 
matisation définitive  de  la  morale  coïncidera  avec  un  plein 
sentiment  personnel  de  la  filiation  humaine,  qui  permettra  au 
nouveau  membre  de  l'humanité  de  sympathiser  dignement  avec 
tous  ses  ancêtres  et  ses  contemporains,  sans  cesser  de  travailler 
pour  ses  successeurs  quelconques. 

Un  tel  plan  d'éducation  populaire  semble  d'abord  peu  com- 
patible avec  la  précieuse  pratique  spontanément  émanée  de  la 


178  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

sagesse  prolétaire,  qui  consacre  les  dernières  années  de  l'appren- 
tissage industriel  à  de  libres  voyages,  aussi  utiles  à  l'esprit  et  au 
cœur  que  leur  sont  ordinairement  nuisibles  les  vagues  excur- 
sions de  nos  riches  oisifs.  Mais  cet  heureux  usage  ne  contrarie 
nullement  des  études  sédentaires,  puisqu'il  donne  toujours  lieu 
à  de  longs  séjours  dans  les  principaux  centres  de  production, 
où  l'ouvrier  retrouvera  naturellement  l'équivalent  de  chaque 
cours  annuel  qu'il  aurait  suivi  au  pays  natal.  L'homogénéité  de 
la  corporation  philosophique,  et  son  uniforme  extension  terri- 
toriale,.préviendront  assez  les  inconvénients  propres  à  de  telles 
mutations.  Chaque  système  de  cours  n'exigeant  en  tout  que  sept 
professeurs,  dont  chacun  parcourrait  successivement  tous  les 
degrés  encyclopédiques,  le  nombre  total  de  ces  fonctionnaires 
resterait  assez  petit  pour  qu'ils  pussent  partout  être  d'un  mérite 
équivalent,  et  trouver  aussi  une  égale  assistance  temporelle. 
Loin  de  gêner  les  voyages  prolétaires,  le  régime  positif  leur 
imprimera  un  nouveau  caractère  intellectuel  et  social,  eu  les 
étendant  à  tout  l'Occident,  dont  la  surface  entière  offrira  aisé- 
ment à  l'ouvrier  positiviste  les  moyens  de  poursuivre  son  édu- 
cation, sans  être  même  arrêté  par  le  langage.  Ces  sages  dépla- 
cements, où  se  développera  la  fraternité  occidentale,  complé- 
teront d'ailleurs  les  études  esthétiques,  soit  en  familiarisant 
davantage  avec  les  idiomes  appris  pendant  la  seconde  enfance, 
soit  surtout  en  faisant  mieux  goûter  les  productions  musicales, 
pittoresques,  ou  monumentales,  qui  ne  peuvent  s'apprécier  qu'à 
leur  source  locale. 

On  doit  craindre  aujourd'hui  que  les  trois  cent  soixante  leçons 
de  cet  enseignement  septennaire  ne  permettent  point  d'y  em- 
brasser convenablement  un  tel  ensemble  d'études  fondamen- 
tales. Mais  il  n'en  faut  pas  juger  par  l'extension  actuelle  des 
cours  correspondants,  qui  tient  à  leur  spécialité  habituelle,  et 
surtout  à  l'empirisme  dispersif  de  la  plupart  des  professeurs, 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  179 

d'après  notre  déplorable  régime  scientifique.  Quand  la  saine 
philosophie  aura  régénéré  nos  diverses  études  positives,  en  y 
faisant  dignement  prévaloir  l'esprit  d'ensemble  au  nom  du  sen- 
timent social,  la  condensation  familière  des  conceptions  pro- 
duira des  leçons  beaucoup  plus  substantielles,  toujours  des- 
tinées à  diriger,  au  lieu  de  remplacer,  des  efforts  spontanés, 
dont  dépend  toute  véritable  efficacité  didactique.  Un  exemple 
exceptionnel,  trop  oublié  maintenant,  permet  de  se  former 
quelque  idée  d'une  telle  rénovation,  d'après  ces  célèbres  cours, 
si  heureusement  nommés  révolutionnaires,  qui,  au  début  de 
l'École  Polytechnique,  concentrèrent  en  trois  mois  l'enseigne- 
ment des  trois  années.  Ce  qui  fut  alors  une  admirable  anomalie, 
due  surtout  à  l'exaltation  républicaine,  pourra  devenir  l'état 
normal,  quand  une  pareille  puissance  morale  s'appuiera  sur 
une  entière  systématisation  mentale,  inconnue  à  nos  éminents 
précurseurs. 

L'efficacité  didactique  du  sentiment  a  été  jusqu'ici  ignorée, 
parce  que  la  culture  de  l'esprit  coïncidait,  depuis  la  fin  du 
moyen  âge,  avec  l'inertie  du  cœur.  Mais  la  subordination  con- 
tinue, à  la  fois  spontanée  et  systématique,  de  l'intelligence  à  la 
sociabilité,  qui  constitue  le  principal  caractère  du  positivisme, 
est  aussi  féconde  en  avantages  théoriques  qu'en  propriétés  mo- 
rales. Dans  tout  le  cours  de  l'éducation  populaire,  les  parents 
et  les  maîtres  saisiront  chaque  occasion  opportune  de  déve- 
lopper le  sentiment  social,  dont  l'excitation  familière  char- 
mera souvent  les  plus  austères  leçons.  L'esprit  sera  toujours 
consacré  surtout  à  raffermir  et  à  cultiver  le  cœur,  qui,  à  son 
tour,  l'animera  et  le  dirigera.  Cette  intime  solidarité  entre  les 
pensées  générales  et  les  sentiments  généreux  facilitera  d'autant 
mieux  les  études  scientifiques  du  prolétaire  qu'elles  succéde- 
ront à  des  études  esthétiques  qui  auront  déjà  suscité  d'heureuses 
habitudes  pour  embellir  la  vie  entière. 


180  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

En  destinant  surtout  au  peuple  une  telle  éducation,  je  n'ai 
pas  seulement  voulu  mieux  caractériser  son  extension  univer- 
selle et  sa  nature  philosophique.  A  mes  yeux,  il  ne  doit  finale- 
ment exister  aucun  autre  enseignement  organisé,  du  moins 
général.  La  dette  sacrée  ainsi  acquittée  par  la  république  en- 
vers les  prolétaires  ne  s'étend  nullement  aux  classes  qui  peu- 
vent aisément  acquérir  l'instruction  qu'elles  désirent.  Cette 
instruction  spéciale  ne  peut  être  d'ailleurs  qu'un  développe- 
ment partiel,  ou  tout  au  plus  une  application  déterminée,  de 
la  saine  instruction  générale,  d'après  laquelle  chacun  deviendra 
même  susceptible  ordinairement  d'accomplir  seul  cette  initia- 
tion secondaire.  Quant  à  l'apprentissage  professionnel,  il  doit 
surtout  résulter  ensuite  de  l'exercice,  jusque  dans  les  plus 
grands  arts,  sans  comporter  jamais  aucun  véritable  enseigne- 
ment. La  fausse  appréciation  qui  prévaut  aujourd'hui  à  ce  sujet 
tient  à  la  déplorable  absence  de  toute  éducation  générale, 
depuis  la  désuétude  du  régime  catholique.  Car  les  précieux 
établissements  spéciaux,  créés  pendant  les  trois  derniers 
siècles,  dans  tout  l'Occident,  et  dignement  régénérés,  en 
France,  par  la  Convention,  ne  constituent,  au  fond,  que 
divers  germes  scientifiques  indispensables  pour  la  rénovation 
finale  de  l'éducation  générale.  Autant  leur  efficacité  théorique 
est  incontestable,  autant  on  peut  mettre  en  doute  l'utilité  pra- 
tique qui  semble  les  avoir  inspirés,  et  dont  les  arts  correspon- 
dants pourraient  aisément  se  passer,  sans  môme  excepter 
l'École  Polytechnique,  le  Muséum  d'histoire  naturelle,  etc.  Ils 
n'ont  une  valeur  capitale  qu'à  titre  de  moyens  transitoires, 
comme  toutes  les  saines  créations  de  notre  temps  anarchique. 
En  ce  sens,  ils  peuvent  aujourd'hui  être  utilement  réorganisés 
sous  l'inspiration  d'une  philosophie  qui,  sans  aucune  illusion 
sur  leur  durée,  les  adaptera  mieux  à  leur  éminente  destina- 
tion actuelle.  A  divers  égards,  elle  en  proposera  même  quel- 


l 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  181 

ques  autres,  surtout  une  haute  école  philologique,  embras- 
sant l'ensemble  des  langues  humaines  suivant  leurs  vraies 
affinités,  pour  compenser  l'indispensable  suppression  des  chaires 
gréco-latines.  Mais  tout  cet  échafaudage  provisoire  disparaîtra, 
sans  doute,  avant  la  fin  du  dix-neuvième  siècle,  quand  pré- 
vaudra le  système  définitif  d'une  véritable  éducation  générale. 
Sa  présente  nécessité  ne  doit  pas  faire  méconnaître  son  carac- 
tère et  sa  destinée.  Au  fond,  l'État  ne  doit  l'instruction  qu'aux 
prolétaires;  et,  en  l'organisant  sagement,  elle  dispense  de 
toute  institution  spéciale.  Ces  principes  définitifs  facilitent 
beaucoup  l'éducation  populaire,  en  même  temps  qu'ils  l'enno- 
blissent. Ils  conduiront  les  nations,  les  provinces,  et  les  villes 
à  demander,  à  l'envi,  au  pouvoir  occidental  les  plus  éminents 
professeurs  pour  des  cours  dont  tout  vrai  philosophe  s'hono- 
rera toujours,  quand  on  sentira  partout  que  la  popularité  réelle 
d'un  digne  enseignement  coïncide  nécessairement  avec  son  élé- 
vation systématique.  Cet  office  habituel  deviendra  naturelle- 
ment la  principale  fonction  de  la  plupart  des  organes  de  la 
nouvelle  spiritualité,  au  moins  dans  une  grande  partie  de  leur 
carrière  active. 

D'après  les  indications  précédentes,  une  telle  éducation  gé- 
nérale ne  comporte  aujourd'hui  aucune  organisation  immé- 
diate. Quelles  que  pussent  ôtre,  à  cet  égard,  les  dispositions 
sincères  des  divers  gouvernements  actuels,  leurs  efforts  empi- 
riques nuiraient  beaucoup  à  cette  grande  fondation  en  voulant 
la  hâter,  surtout  s'ils  prétendaient  la  diriger.  En  effet,  tout  vé- 
ritable système  d'éducation  suppose  l'ascendant  préalable  d'une 
vraie  doctrine  philosophique  et  sociale,  qui  en  détermine  la 
nature  et  la  destination.  Les  enfants  ne  sauraient  être  élevés 
contrairement  aux  convictions  paternelles,  ni  môme  sans  leur 
assistance.  Quoique  l'éducation  systématique  doive  ensuite  con- 
solider beaucoup  les  opinions  et  les  mœurs  qui  ont  déjà  pré- 


182  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

valu  dans  le  milieu  social,  elle  serait  impossible  si  ces  principes 
de  ralliement  n'y  avaient  pas  d'abord  obtenu  spontanément  une 
suffisante  prépondérance.  Jusque-là,  la  systématisation  men- 
tale et  morale  ne  peut  s'accomplir  que  chez  des  individus  assez 
préparés,  dont  chacun  s'efforce  de  réparer,  autant  que  pos- 
sible, les  vices  et  les  lacunes  de  sa  propre  éducation,  sous  la 
présidence  d'une  nouvelle  doctrine  universelle.  Ces  tardives 
convictions  personnelles  dirigent  l'initiation  collective  de  la 
génération  suivante,  si  la  doctrine  doit  vraiment  prévaloir. 
Telle  est,  à  cet  égard,  la  marche  naturelle,  dont  aucune  in- 
fluence artificielle  ne  peut  dispenser.  Loin  donc  d'inviter  les 
gouvernements  actuels  à  organiser  déjà  l'éducation  générale,  il 
faut  les  exhorter  à  abandonner  franchement  les  attributions 
oiseuses  ou  perturbatrices  qu'ils  conservent  encore  à  ce  sujet, 
surtout  en  France.  J'ai  ci-dessus  indiqué  la  double  exception 
que  comporte  cette  maxime  actuelle,  pour  l'instruction  pri- 
maire et  la  haute  instruction  spéciale,  qui  doivent  attirer  de 
plus  en  plus  une  sage  sollicitude  publique,  comme  germes 
indispensables  d'une  vraie  rénovation.  À  cela  près,  il  importe 
beaucoup  que  le  pouvoir  temporel,  central  ou  local,  abdique 
son  étrange  suprématie  didactique,  en  établissant  la  véritable 
liberté  d'enseignement,  dont  j'ai  signalé  les  deux  conditions 
essentielles,  par  la  suppression  simultanée  de  tous  les  budgets 
théologiques  et  métaphysiques.  Tant  qu'une  doctrine  univer- 
selle n'aura  pas  librement  prévalu,  les  efforts  quelconques  des 
gouvernements  actuels  pour  la  régénération  directe  de  l'instruc- 
tion publique  ne  pourront  être  que  rétrogrades,  puisqu'ils 
devront  ainsi  s'appuyer  sur  quelqu'une  des  diverses  doctrines 
arriérées  qu'il  s'agit  aujourd'hui  de  remplacer  entièrement. 

C'est  donc  chez  les  adultes  qu'il  faut  maintenant  s'efforcer 
surtout  d'établir  enfin  des  convictions  systématiques,  qui  per- 
mettront ensuite  la  vraie  rénovation  de  l'éducation  proprement 


i 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  183 

dite.  Parmi  les  moyens  essentiels  que  la  presse  et  la  parole  per- 
mettent d'appliquer  à  cet  indispensable  préambule,  je  dois 
distinguer  ici  une  suite  plus  ou  moins  méthodique  de  cours 
populaires  sur  les  diverses  sciences  positives,  y  compris  l'his- 
toire, désormais  digne  d'un  tel  rang.  Mais  ces  cours  ne  peuvent 
comporter  une  pleine  efficacité  que  d'après  un  caractère 
vraiment  philosophique,  et  par  conséquent  social,  même 
envers  les  moindres  études  mathématiques.  Ils  doivent  aussi 
rester  toujours  indépendants  d'un  gouvernement  quelconque, 
afin  d'éviter  toute  doctrine  officielle.  L'ensemble  de  ces  condi- 
tions se  résume  très-heureusement,  en  concevant  ces  cours 
comme  occidentaux,  et  non  comme  purement  nationaux.  On 
y  provoque  ainsi  l'active  prépondérance  d'une  libre  association 
philosophique,  résultée,  dans  tout  l'Occident,  du  concours 
volontaire  de  ceux  qui  peuvent  dignement  coopérer  à  ce  grand 
office  transitoire,  par  une  intervention  essentiellement  gra- 
tuite. Le  positivisme  peut  seul  déterminer  aujourd'hui  une 
telle  formation.  C'est  surtout  ainsi  que  se  développera  bientôt 
la  coalition  fondamentale  entre  les  philosophes  et  les  prolé- 
taires. 

Suivant  cette  marche  indépendante,  les  efforts  destinés  à 
propager  les  convictions  positivistes  coïncideront  naturellement 
avec  le  libre  essor  de  l'autorité  spirituelle  qui  doit  y  puiser  la 
base  de  notre  régénération.  Le  régime  transitoire  se  rappro- 
chera donc  autant  que  possible  de  l'état  normal,  à  mesure 
que  la  solidarité  spontanée  des  deux  classes  extrêmes  de  l'ordre 
final  se  caractérisera  davantage.  Pour  mieux  sentir  cette  ten- 
dance graduelle,  les  cours  positivistes  doivent  être  comparés 
aux  clubs  correspondants.  Tandis  que  les  uns  préparent  direc- 
tement l'avenir,  les  autres  concourent  au  même  but  en  jugeant 
le  passé  et  conseillant  le  présent,  de  manière  à  ébaucher  à  la 
fois  les  trois  modes  essentiels  du  nouveau  spiritualisme. 


184  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

L'ensemble  des  indications  précédentes  caractérise  assez  le 
système  final  de  l'éducation  populaire,  et  la  transition  immé- 
diate qui  doit  le  préparer.  Pendant  qu'elle  s'accomplira,  l'al- 
liance des  philosophes  avec  les  prolétaires  réalisera,  des  deux 
parts,  d'importants  avantages,  longtemps  avant  que  l'état  nor- 
mal soit  devenu  possible  en  Occident.  Cet  énergique  appui 
permettra  à  la  naissante  spiritualité  d'obtenir  bientôt  le  res- 
pect, et  môme  l'affection,  des  chefs  temporels  les  plus  disposés 
aujourd'hui  à  dédaigner  toute  puissance  qui  n'est  pas  maté- 
rielle. Leur  vain  orgueil  sera  souvent  conduit  à  invoquer  l'in- 
tervention des  philosophes  contre  la  juste  indignation  des  pro- 
létaires. Quelque  violente  que  semble  toujours  la  force  du 
nombre,  elle  finit,  d'ordinaire,  par  l'être,  au  fond,  beau- 
coup moins  que  celle  de  la  richesse.  Car  elle  dépend  surtout 
d'un  concours  qui,  prolongé,  exige  une  convergence  intellec- 
tuelle et  morale,  sur  laquelle  l'influence  philosophique  agit 
davantage,  soit  pour  former,  soit  pour  dissoudre.  Sans  que 
les  philosophes  puissent  jamais  disposer  à  leur  gré  de  nos  pro- 
létaires, comme  l'ont  rêvé  quelques  roués,  ils  pourront  en 
modifier  beaucoup  les  passions  et  la  conduite,  quand  ils  y 
appliqueront  dignement  leur  autorité  morale,  au  profit  réel, 
tantôt  do  l'ordre,  tantôt  du  progrès.  Ce  libre  ascendant  ne 
peut  résulter  que  d'un  double  sentiment  habituel  de  confiance 
et  de  reconnaissance,  déterminé  non-seulement  par  l'aptitude 
présumée,  mais  surtout  par  les  services  rendus.  Nul  ne  pou- 
vant faire  convenablement  valoir  ses  propres  réclamations, 
c'est  aux  philosophes  qu'il  appartient  de  présenter  noblement 
aux  classes  dirigeantes  les  justes  exigences  des  prolétaires,  tan- 
dis que  ceux-ci  obligeront  les  chefs  temporels  à  respecter  la 
spiritualité  nouvelle.  D'après  ce  double  échange  habituel,  les 
vœux  des  uns  seront  purifiés  de  toute  tendance  anarchique,  et 
les  prétentions  des  autres  n'indiqueront  plus  aucune  vaine 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  185 

ambition.  Loin  de  dégrader  son  propre  caractère  par  des  préoc- 
cupations intéressées,  chacune  des  deux  classes  obtiendra  ainsi 
sa  principale  satisfaction,  en  se  bornant  à  la  noble  poursuite  de 
son  office  social. 

Pour  achever  de  caractériser  la  politique  positiviste  qui  seule 
convient  aux  prolétaires,  il  me  reste  à  indiquer  les  dispositions 
d'esprit  et  de  cœur  qu'elle  suppose  en  eux,  et  d'où  résultent 
celles  qu'ils  doivent  [exiger  de  leurs  alliés  philosophiques.  Ces 
diverses  conditions  habituelles  se  réduisent,  au  fond,  à  mieux 
développer  les  tendances  propres  au  peuple,  et  déjà  prépon- 
dérantes dans  le  centre  du  grand  mouvement  occidental. 

Sous  le  rapport  intellectuel,  il  y  en  a  deux  principales  : 
l'une  négative,  ou  d'émancipation  ;  l'autre  positive,  ou  de  pré- 
paration. 

Quant  à  la  première,  elle  est  assez  remplie  déjà,  du  moins 
à  Paris,  envers  le  régime  théologique,  plus  radicalement  déchu 
chez  nos  prolétaires  que  partout  ailleurs.  Le  vain  déisme  où 
s'arrêtent  encore  tant  de  lettrés,  a  peu  de  crédit  parmi  le 
peuple,  heureusement  étranger  aux  études  de  mots  et  d'entités 
qui  seules  peuvent  prolonger  cette  extrême  halte  de  l'émanci- 
pation moderne.  Il  faut  seulement  que  les  vraies  tendances  de 
l'esprit  populaire  se  prononcent  davantage,  afin  d'éviter  toute 
illusion  et  tout  mensonge  sur  le  caractère  intellectuel  de  notre 
régénération.  Or,  cette  manifestation  décisive  ne  tardera  pas 
à  s'accomplir,  dans  un  millieu  essentiellement  libre,  où  la  nou- 
velle philosophie  lui  servira  d'organe  systématique.  Nous  de- 

• 

vons  y  compter  d'autant  plus  qu'elle  se  lie  intimement  aux 
besoins  sociaux  du  peuple,  puisque  le  vain  système  d'hypocrisie 
théologiqme  qu'il  faut  aujourd'hui  briser  ouvertement  est  surtout 
institué,  ou  du  moins  appliqué,  contre  ses  justes  réclamations. 
Cette  immorale  mystification  suppose  la  soumission  mentale 
des  prolétaires,  et  ne  tend  qu'à  éluder  leurs  vœux  légitimes 


186  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

d'amélioration  réelle  en  les  détournant  vers  un  avenir  chimé- 
rique. Eux  seuls  peuvent  donc  et  doivent  rompre  ce  complot, 
encore  plus  ridicule  qu'odieux,  en  se  bornant  à  témoigner  sans 
déguisement  leur  vraie  situation  intellectuelle,  avec  une  énergie 
qui  ne  permette  aux  classes  dirigeantes  aucune  iu  éprise.  Ils  seront 
ainsi  conduits  à  repousser  tous  les  docteurs  qui  ne  seraient  point 
assez  émancipés,  ou  qui  conserveraient  une  adhésion  quel- 
conque à  cette  dissimulation  systématique,  sur  laquelle  s'ap- 
puient, depuis  Robespierre,  tous  les  rétrogrades,  démagogi- 
ques ou  monarchiques.  À  ceux  qui  conçoivent  sincèrement 
notre  vie  sociale  comme  un  exil  passager,  auquel  chacun  doit 
participer  le  moins  possible,  l'énergique  sagesse  du  peuple  ré- 
pondra bientôt  en  les  invitant,  d'après  leur  propre  principe,  à 
abdiquer  toute  administration  d'une  économie  étrangère  à  leur 
unique  but. 

L'émancipation  métaphysique  de  nos  prolétaires  est  moins 
avancée,  et  pourtant  aussi  indispensable,  que  leur  affranchis- 
sement théologique.  Chez  les  populations  préservées  du  pro- 
testantisme, les  subtiles  divagations  qui  aujourd'hui  entravent 
tant  l'esprit  germanique  ont,  sans  doute,  obtenu  peu  de  crédit. 
Mais  le  peuple  conserve  partout,  môme  à  Paris,  un  vicieux 
préjugé  en  faveur  de  l'instruction  correspondante,  quoiqu'il  en 
soit  heureusement  dépourvu.  Il  importe  beaucoup  de  recti- 
fier maintenant  cette  dernière  illusion  de  nos  prolétaires,  qui 
seule  gêne  désormais  leur  essor  social.  Elle  repose  d'abord  sur 
une  confusion  trop  fréquente  entre  l'instruction  et  l'intelli- 
gence, d'où  la  modestie  populaire  conclut  que  les  hommes 
instruits  sont  seuls  aptes  à  gouverner.  Or,  cette  méprise,  quoi- 
que très-excusable,  conduit  souvent  à  choisir  des  guides  inca- 
pables. Une  meilleure  appréciation  de  notre  société  apprendra 
au  peuple  que,  malgré  l'orgueil  de  nos  lettrés  et  môme  de  nos 
savants,  c'est  hors  de  leur  sein  que  se  trouvent  aujoud'hui  la 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  187 

plupart  des  esprits  vraiment  puissants,  parmi  ces  praticiens  si 
dédaignés,  et  quelquefois  chez  les  plus  illettrés  prolétaires. 
On  jugeait  mieux  au  moyen  âge,  ou,  l'éducation  l'emportant 
sur  l'instruction,  on  savait  admirer  et  utiliser  la  profonde  sa- 
gesse réelle  de  chevaliers  fort  ignorants.  La  rectitude,  la  saga- 
cité, et  même  la  cohérence,  sont,  en  général,  des  qualités 
très-indépendantes  de  toute  instruction,  et  leur  culture  résulte 
jusqu'ici  beaucoup  plus  de  la  vie  pratique  que  de  l'apprentissage 
théorique.  Quant  à  l'esprit  d'ensemble,  principale  base  de 
toute  aptitude  politique,  on  peut  garantir  aujourd'hui  qu'il 
manque  surtout  aux  classes  lettrées. 

Cette  remarque  conduit  à  apprécier,  en  second  lieu,  la  prin- 
cipale source  du  grave  préjugé  que  je  reproche  à  nos  prolétaires 
les  plus  émancipés.  Il  tient  surtout,  en  effet,  à  leur  confusion 
vicieuse  entre  toutes  les  sortes  d'instruction.  La  déplorable 
confiance  politique  qu'ils  accordent  encore  aux  littérateurs  et 
aux  avocats  montre  que  le  prestige  pédantocratique  survit  chez 
eux  aux  prestiges  théologiques  et  monarchiques.  Mais  le  cours 
naturel  de  notre  existence  républicaine  ne  tardera  point  à  le 
dissiper  aussi,  d'accord  avec  l'influence  systématique  de  la  saine 
philosophie.  L'instinct  populaire  sentira  bientôt  que  l'exercice 
continu  des  talents  d'expression,  écrite  ou  orale,  loin  de  con- 
stituer une  garantie  réelle  d'aptitude  à  la  conception,  tend,  au 
contraire,  à  nous  rendre  incapables  de  toute  appréciation  nette 
et  décisive.  Reposant  sur  une  instruction  dépourvue  de  tous 
véritables  principes,  il  suppose  ou  entraîne  presque  toujours 
l'absence  totale  de  convictions  fixes.  Habiles  à  formuler  les 
pensées  d'autrui,  la  plupart  des  esprits  ainsi  cultivés  devien- 
nent finalement  incapables  de  discerner  le  vrai  du  faux,  envers 
les  moindres  sujets,  même  quand  leur  propre  intérêt  l'exige. 
Le  peuple  doit  donc  renoncer  aujourd'hui  à  l'aveugle  vénéra- 
tion q\\\  l'entraine  trop  souvent  à  leur  confier  ses  destinées 


188  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

sociales.  Ce  sentiment  hiérarchique  est  sans  doute  indispensable 
au  bon  ordre;  mais  il  a  besoin  d'être  mieux  dirigé. 

Ainsi  conduits  à  examiner  quelle  doit  être  leur  propre  pré- 
paration mentale,  et  dès  lors  celle  de  leurs  vrais  organes,  les 
prolétaires  sentiront  qu'elle  consiste  surtout  à  systématiser, 
par  de  saines  études  scientifiques,  leur  culture  spontanée  de 
l'esprit  positif.  Leurs  travaux  journaliers  provoquent  l'essor 
rudimentaire  de  la  véritable  méthode  philosophique,  et  di- 
rigent leur  attention  vers  les  principales  lois  naturelles.  Aussi 
les  prolétaires  parisiens,  type  naturel  du  peuple  occidental, 
sentent-ils  mieux  que  la  plupart  de  nos  savants  cette  intime 
combinaison  de  la  réalité  avec  Futilité  qui  caractérise  l'esprit 
positif.  Leurs  fonctions  spéciales  excitent  beaucoup  moins  les 
besoins  de  généralité  et  de  liaison.  Mais  elles  laissent  un  loisir 
mental  très-propre  à  développer,  sous  ce  rapport,  les  inclina- 
tions naturelles  de  tous  les  bons  esprits.  Toutefois,  c'est  surtout 
l'impulsion  sociale  qui  bientôt  fera  sentir  au  peuple  combien  il  % 
lui    importe  de  compléter  et  de  coordonner  ses  conceptions 
réelles.  Décidé  maintenant  à  rectifier  autant  que  possible  un 
ordre  vicieux,  il  comprendra  la  nécessité  d'en  connaître  d'abord 
les  véritables  lois,  comme  envers  toute  autre  économie  exté- 
rieure. 11  sentira  ensuite  qu'on  ne  peut  bien  apprécier  ce  qui 
est  sans  le  rattacher,  d'une  part,  à  ce  qui  a  été,  d'une  autre,  à 
ce  qui  sera.  Le  besoin  même  de  modifier  le  cours  naturel  des 
phénomènes  sociaux  lui  fera  désirer  de  connaître  la  suite  de 
leurs  antécédents  et  leurs  tendances  spontanées,  afin  d'y  mieux 
éviter  toute  intervention  vicieuse  ou  superflue.  Ayant  ainsi 
reconnu  que  l'art  politique  dépend,   encore  plus  qu'aucun 
autre,  de  la  science  correspondante,  l'esprit  populaire  sentira 
bientôt  que  cette  science,  loin  d'être  isolée,  exige  l'étude  préa- 
lable de  l'homme  individuel  et  du  monde  extérieur.  Dès  lors,  il 
aura  remonté  toute  la  hiérarchie  élémentaire  des  conceptions 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  189 

positives,  et  reviendra  systématiquement  à  la  source  où  le  pla- 
cent spontanément  ses  occupations  spéciales,  essentiellement 
relatives  à  l'existence  inorganique.  Ce  cours  nécessaire  de  la 
raison  prolétaire  lui  représentera  bientôt  la  philosophie  posi- 
tive comme  la  seule  qui  convienne  au  peuple,  soit* pour  la 
théorie,  soit  pour  la  pratique,  puisqu'elle  embrasse  le  même 
domaine  avec  la  même  destination,  et  qu'elle  accorde  la  même 
prépondérance  aux  considérations  sociales.  L'instinct  populaire 
sentira  ainsi  qu'une  telle  doctrine  se  borne  à  systématiser  ce 
qui  en  lui  reste  spontané,  et  que  cette  coordination  augmente 
beaucoup  l'efficacité,  publique  et  privée,  de  la  morale  et  du 
bon  sens,  double  base  commune  des  deux  sagesses,  spéculative 
et  active,  désormais  inséparables.  Nos  prolétaires  rougiront 
alors  d'avoir  jamais  confié  les  plus  difficiles  recherches  à  des 
esprits  qui  ne  conçoivent  pas  même  l'exacte  différence  entre 
on  centimètre  cube  et  un  décimètre  cube.  D'une  autre  part, 
on  doit  peu  craindre  que  les  savants  proprement  dits,  si 
respectés  des  classes  moyennes,  acquièrent  maintenant  beau- 
coup d'influence  populaire.  Ils  sont  antipathiques  au  peuple 
par  leur  indifférence  réelle  pour  les  grandes  questions  sociales, 
devant  lesquelles  s'effacent  nécessairement  leurs  puérilités  aca- 
démiques. Leur  empirique  spécialité  les  rend  incapables  de 
satisfaire  les  justes  exigences  de  ces  naïves  intelligences,  qui, 
suivant  la  formule  du   grand   Molière,   aspirent  toujours  à 
avoir  des  clartés  de  tout.  A  mesure  que  la  vaine  ambition  des 
savants  actuels  les  pousse  hors  de  leurs  anciennes  enceintes, 
la  raison  vulgaire  s'étonne  de  constater  combien  leur  régime  si 
?anté  a  rétréci  leur  intelligence,  sauf  envers  quelques  questions 
peu  étendues  et  rarement  importantes.  La  saine  philosophie 
dissipera  cette  surprise  naturelle  en  expliquant  comment  cette 
sorte  d'idiotisme  académique  dut  résulter  de  la  vicieuse  pro- 
longation d'un  mode  transitoire.  Progressif  pendant  les  trois 

17 


190  8T9TÈME  DE  POLmQCE  POSITIVE. 

derniers  siècle»,  pour  élaborer  le  long  préambule  scientifique 
de  la  rénovation  philosophique  projetée  par  Bacon  et  Descartes, 
ee  régime  provisoire  a  dû  devenir  rétrograde  depuis  que  l'ac- 
complissement de  cette  préparation  permet  la  construction 
directe  de  la  véritable  science,  nécessairement  relative  à  l'Hu- 
manité. Loin  de  seconder  aujourd'hui  le  principal  essor  de 
l'esprit  moderne,  il  en  entrave  beaucoup,  surtout  en  France, 
l'extension  et  la  coordination  décisives,  comme  l'avait  admi- 
rablement pressenti  la  sagesse  révolutionnaire  de  la  Convention, 
quand  elle  osa  supprimer  l'Académie  des  sciences.  Nos  prolé- 
taires ne  tarderont  pas  à  comprendre  combien  l'instinct  poli* 
tique  de  la  grande  assemblée  fut  alors  heureux.  On  doit  donc 
présumer  qu'ils  sauront  retirer  leur  confiance  aux  esprits  mé- 
taphysiques ou  littéraires  sans  se  livrer  au  mauvais  esprit 
scientifique.  Leur  but  social  leur  inspirera  le  besoin  de  géné- 
ralité autant  que  celui  de  positivité.  Tandis  que  la  spécialité 
propre  aux  chefs  industriels  continuera  de  leur  faire  admirer 
nos  savants,  le  peuple  se  trouvera  politiquement  entraîné  vers 
les  vrais  philosophes,  dont  le  très-petit  nombre  actuel  s'ac- 
croîtra bientôt  d'après  l'appel  et  même  le  recrutement  proie* 
taires. 

Quant  aux  conditions  morales  de  l'essor  populaire,  elles  ré- 
sultent surtout  d'un  actif  sentiment  de  la  dignité  fondamentale 
du  prolétariat  combiné  avec  l'instinct  de  sa  destination  ac- 
tuelle. 

Sous  le  premier  aspect,  nos  prolétaires  peuvent  se  borner  à 
se  considérer  moralement  comme  de  vrais  fonctionnaires  pu- 
blics, à  la  lois  spéciaux  et  généraux.  Un  tel  caractère  ne  doit 
d'ailleurs  aucunement  altérer  leur  mode  actuel  de  rétribution 
privée,  naturellement  propre  à  tout  service  assez  immédiat  et 
assez  circonscrit  pour  que  son  appréciation  spéciale  soit  directe 
et  habituelle.  Il  faut  seulement  compléter  cette  récompense  in* 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  191 

dividuelle  de  chaque  acte  par  une  juste  gratitude  sociale  envers 
l'agent,  comme  nos  mœurs  le  font  déjà  dans  les  professions  dites 
libérales,  où  le  salaire  ne  dispense  point  de  la  reconnaissance. 
C'est  ainsi  que  la  spontanéité  républicaine  de  la  Convention 
avait  empiriquement  devancé  les  indications  systématiques  de 
la  saine  philosophie  pour  caractériser  la  coopération  popu- 
laire. Afin  de  sentir  la  dignité  réelle  de  leurs  travaux  propres, 
il  suffit  aux  divers  prolétaires  d'en  supposer  la  suppression,  ou 
même  la  suspension,  qui  troublerait  aussitôt  tout  l'ordre  élé- 
mentaire de  l'existence  moderne.  Ils  doivent  aujourd'hui  com- 
prendre moins  leur  participation  générale,  principale  source  de 
l'opinion  publique,  et  dès  lors  appui  essentiel  de  l'autorité  mo- 
rale. Mais,  suivant  mes  explications  antérieures,  cet  office  normal 
ressort  tellement  de  leur  nature  et  de  leur  situation,  il  est  d'ail- 
leurs si  conforme  à  leurs  besoins  collectifs,  que  son  appréciation 
leur  deviendra  bientôt  familière,  à  mesure  que  le  cours  des  évé- 
nements en  permettra,  et  même  en  exigera,  l'application  carac- 
téristique. Ce  sentiment  graduel  ne  pourrait  être  gravement  al- 
téré que  par  un  vicieux  exercice  de  ce  que  les  métaphysiciens 
nomment  les  droits  politiques.  Une  telle  préoccupation  détour- 
nerait le  peuple  des  questions  morales  relatives  à  l'usage  du 
pouvoir  pour  le  livrer  aux  vains  débats  qui  en  concernent  la 
possession  habituelle.  Mais  ce  danger  est  peu  redoutable,  surtout 
en  France,  où  l'instinct  prolétaire  n'est  égaré  par  aucun  fana- 
tisme métaphysique.  Les  doctorales  remontrances  de  nos  idéo- 
logues, même  officiels,  n'empêcheront  pas  la  sagesse  populaire 
de  sentir  ailleurs  sa  vraie  destination  sociale.  A  la  saturation  ac- 
tuelle de  votes  électoraux,  succédera  bientôt  la  désuétude  vo- 
lontaire d'une  attribution  illusoire,  qui  n'a  plus  même  l'attrait 
du  privilège.  D'impuissants  efforts  pour  concentrer  l'attention 
du  peuple  sur  les  questions  politiques  proprement  dites  ne  sau- 
raient le  détourner  des  véritables  questions  sociales,  dont  la 


192  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

solution  réelle  est  surtout  morale.  Il  ne  laissera  jamais  réduira 
la  grande  révolution  à  de  simples  substitutions  de  personnes 
ou  de  coteries,  ni  même  à  des  modifications  quelconques  dans 
la  constitution  du  pouvoir  central. 

Ces  dispositions  du  peuple  en  exigent  d'équivalentes  chez 
ceux  qui  aspirent  à  sa  confiance  spirituelle.  Us  doivent,  comme 
lui,  placer  les  questions  sociales  au-dessus  des  simples  questions 
politiques,  et  ils  doivent,  mieux  que  lui,  apprécier  la  nature 
essentiellement  morale  des  solutions  correspondantes.  Au  fond» 
cela  revient  à  prendre  pour  base  normale  de  l'organisation  mo- 
derne la  séparation  systématique  des  deux  puissances  élémen- 
taires. Ce  principe  est  tellement  conforme  aux  vrais  besoins 
populaires,  que  bientôt  le  peuple  en  exigera  l'admission  de  tous 
ses  guides  intellectuels.  Pour  mieux  l'assurer,  ils  les  obligera, 
sans  doute,  à  abdiquer  formellement  toute  prétention  person- 
nelle au  pouvoir  temporel,  soit  central,  soit  même  local.  Ainsi 
voués  irrévocablement  au  sacerdoce  de  l'Humanité,  les  vrais 
philosophes  inspireront  plus  de  confiance  à  leurs  alliés  prolé- 
taires, et  aussi  aux  classes  dirigeantes.  Dispensée  de  l'applica- 
tion immédiate,  la  théorie  sociale  pourra  prendre  un  libre  essor, 
qui,  loin  d'être  perturbateur,  préparera  dignement  l'avenir 
normal,  sans  négliger  la  transition  présente.  En  même  temps, 
dégagée  de  vaines  prétentions  doctorales,  la  pratique  ne  con- 
servera plus  aucune  affinité  rétrograde  avec  des  doctrines  épui- 
sées, et  s'adaptera  graduellement  aux  indications  rénovatrices 
de  l'esprit  public,  tout  en  accomplissant  avec  énergie  son  indis- 
pensable office  matériel. 

Pour  mieux  convenir  à  leur  destination,  actuelle  et  finale, 
les  mœurs  populaires  doivent  seulement  développer  davantage 
leur  caractère  spontané.  Cela  exige  surtout  que  l'instinct  pro- 
létaire se  purifie  de  toute  vaine  ambition  de  grandeur  ou  de 
richesse  personnelle.  L'empirisme  métaphysique  réduirait  vo- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  193 

lontiers  la  grande  révolution  à  élargir  au  peuple  l'accès  habituel 
du  pouvoir,  politique  ou  civil,  au  delà  des  anciennes  limites. 
Mais  cette  faculté,  quoique  indispensable  à  l'ordre  final,  est  loin 
de  satisfaire  aux  vraies  conditions  populaires,  puisqu'elle  ne 
comporte  que  des  améliorations  individuelles,  qui  ne  changent 
pas  le  sort  de  la  masse  sociale,  ou  plutôt  qui  tendent  souvent 
à  l'empirer,  par  la  désertion  des  membres  les  plus  énergiques. 
La  Convention  seule  a  su  comprendre  dignement  une  telle  in- 
fluence. Elle  seule  sut  honorer  les  prolétaires  en  tant  que  tels, 
dans  leur  office  spécial,  et  dans  leur  participation  générale  à 
la  vie  publique,  principale  compensation  de  leur  condition 
matérielle.  Tous  les  chefs,  rétrogrades  ou  stationnaires,  qui 
lui  ont  succédé,  ont  tenté,  au  contraire,  de  les  détourner  du 
but  social,  en  leur  facilitant  l'accès  individuel  des  positions 
supérieures.  L'aveugle  routine  des  classes  moyennes  les  a  invo- 
lontairement associées  à  cette  politique  corruptrice,  en  leur 
faisant  prôner  l'universelle  imitation  des  habitudes  d'épargne 
qui  ne  conviennent  qu'à  elles.  Ces  habitudes  sont  indispensa- 
bles pour  accumuler  et  administrer  les  capitaux  ;  elles  doivent 
donc  prévaloir  dans  la  partie  intermédiaire  de  l'organisme  final. 
Mais  elles  seraient  déplacées,  et  même  funestes,  partout  ail- 
leurs, là  où  l'existence  matérielle  dépend  surtout  d'un  salaire 
quelconque.  Les  philosophes  et  les  prolétaires  doivent  également 
repousser  des  mœurs  qui  tendent  à  dégrader  leur  caractère 
moral,  sam  améliorer  ordinairement  leur  situation  physique. 
Chez  les  uns  et  les  autres,  l'absence  de  toute  grave  responsa- 
bilité pratique,  et  le  libre  essor,  tant  public  que  privé,  de  la 
vie  spéculative  et  affective,  constituent  les  principales  condi- 
tions du  vrai  bonheur.  Malgré  les  publications  de  nos  écono- 
mistes sur  l'efficacité  sociale  des  caisses  d'épargne,  la  saine  phi- 
losophie justifiera  pleinement  les  répugnances  décisives  de 
l'instinct  populaire,  qui  y  voit  surtout  une  source  continue  de 


194  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

corruption  morale,  par  la  compression  habituelle  des  sentiments 
généreux.  Les  empiriques  déclamations  contre  les  cabarets  ne  les 
empêcheront  pas  d'être  jusqu'ici  les  seuls  salons  du  peuple,  qui 
va  y  cultiver  une  sociabilité  beaucoup  plus  recommandable  que 
l'égoïste  fréquentation  des  lieux  de  dépôt.  Quant  aux  vrais  dan- 
gers personnels  de  cette  sage  imprévoyance,  la  civilisation  les 
diminue  toujours,  sans  Ater  au  prolétaire  le  caractère  qui  con- 
stitue à  la  fois  son  principal  mérite  et  sa  plus  précieuse  conso- 
lation. Cette  rectification  résulte  surtout  d'un  essor  croissant 
des  affections  et  des  pensées.  En  appelant  dignement  le  peuple 
à  la  vie  publique,  le  régime  positif  saura  faire  du  club  le  meil- 
leur correctif  du  cabaret.  Sous  ce  rapport,  les  mœurs  philoso- 
phiques ont  aujourd'hui  besoin  de  suivre  les  généreuses  inspi- 
rations de  l'instinct  populaire.  Toute  avidité  pécuniaire,  comme 
toute  ambition  temporelle,  deviendra  bientôt  une  source  légi- 
.  time  de  suspicion  envers  ceux  qui,  aspirant  au  gouvernement 
spirituel  de  l'humanité,  indiqueraient  ainsi  au  peuple  leur  in- 
suffisance morale,  ordinairement  liée  à  une  secrète  impuissance 
mentale. 

Le  pouvoir  moral  des  philosophes  assistés  des  prolétaires  est 
surtout  destiné,  dans  l'économie  positive,  à  modifier  sans  cesse, 
par  une  juste  répartition  de  l'estime,  le  classement  social,  où. 
doit  toujours  prévaloir  la  prépondérance  matérielle.  En  respec- 
tant la  subordination  des  offices,  on  jugera  ainsi  chaque  fonc- 
tionnaire, suivant  la  valeur  propre  de  son  esprit  et  de  son  cœur, 
en  fuyant  l'anarchie  autant  que  la  servilité.  Rien  ne  saurait  em- 
pêcher le  peuple  de  reconnaître  même  que  les  vraies  qualités 
indispensables  aux  divers  postes  pratiques  sont  fort  au-dessous 
de  la  prépondérance  temporelle  qu'ils  procurent.  11  sentira  de 
plus  en  plus  que  la  véritable  félicité  humaine  n'y  est  point  atta- 
chée, et  qu'elle  peut  appartenir  davantage  à  sa  modeste  con- 
dition, sauf  chez  les  êtres  exceptionnels  qui  doivent  aspirer  au 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  195 

commandement,  d'après  une  organisation,  plutôt  funeste  que 
favorable,  que  notre  sagesse  collective  applique  seule  au  bien 
commun.  Les  vrais  prolétaires,  comme  les  vrais  philosophes,  ces- 
seront bientôt  d'envier  une  grandeur  inévitablement  assujettie 
à  une  grave  responsabilité.  Quand  cette  compensation  ne  sera 
plus  illusoire,  le  peuple  reconnaîtra  que  tout  l'art  social  est  di- 
rigé vers  sa  juste  satisfaction  continue,  d'après  l'actif  concours 
de  ses  chefs  spirituels  avec  ses  chefs  temporels.  Dès  lors,  il  ne 
désirera  ni  la  célébrité  achetée  par  de  pénibles  méditations  ha- 
bituelles, ni  la  puissance  chargée  de  constants  soucis.  En  laissant 
surgir  librement  d'indispensables  vocations  théoriques  et  prati- 
ques, la  masse  sociale  pourra  se  féliciter  d'une  situation  con- 
forme à  notre  constitution  ordinaire,  qui  lie  surtout  le  bonheur 
réel  à  l'exercice  modéré  du  sentiment,  de  la  raison,  et  de  l'ac- 
tivité. L'urgence  matérielle  étant  écartée,  chacun  cherchera  la 
juste  rétribution  de  sa  bonne  conduite  dans  l'estime  durable, 
même  posthume,  de  la  portion  de  l'humanité  qui  a  pu  l'appré- 
cier. En  un  mot,  la  qualification,  conservée  par  une  fausse  mo- 
destie, mais  émanée  d'un  instinct  anticipé  de  la  réalité  sociale, 
caractérisera  de  plus  en  plus  tous  les  fonctionnaires  supérieurs 
comme  les  serviteurs  involontaires  de  leurs  subordonnés  volon- 
taires. Sans  aucune  utopie,  la  société  positive  se  trouvera  telle- 
ment organisée  que  ses  chefs,  théoriques  ou  pratiques,  au  mi- 
lieu de  leurs  avantages  personnels,  regretteront  souvent  de 
n'être  pas  nés  ou  restés  prolétaires.  Pour  les  grandes  âmes,  la 
préémineuce  temporelle  ou  spirituelle  n'a  jamais  procuré  de 
solide  satisfaction  que  par  un  essor  plus  complet  du  senti- 
ment social,  d'après  une  meilleure  participation  au  bien  com- 
mun. Or,  le  principal  mérite  de  Hordre  final  consistera  à 
rendre  habituellement  accessible  à  tous  cette  heureuse  liaison 
de  la  vie  privée  à  la  vie  publique,  en  assurant  au  moindre 
citoyen  une  influence  sociale,  non  pas  impérative,  mais  con- 


196  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

sultative,  toujours  proportionnée  à  son  zèle  et  à  son  mérite. 

Tous  les  aperçus  propres  à  cette  troisième  partie  confirment 
son  indication  initiale  sur  l'aptitude  nécessaire  du  prolétariat  à 
constituer  le  principal  appui,  non-seulement  du  système  défini- 
tif, mais  aussi  de  notre  régime  provisoire,  qui,  ainsi  conçu, 
différera  le  moins  possible  de  l'état  normal  qu'il  doit  préparer. 
Les  principales  conditions  que  j'ai  assignées  à  cette  politique  de 
transition,  en  terminant  la  seconde  partie,  trouvent  leur  meil- 
leure garantie  dans  les  dispositions  naturelles  du  peuple  occi- 
dental, surtout  en  France.  Nos  chefs  temporels  doivent  plutôt 
suivre  sagement  les  tendances  populaires  que  prétendre  à  les  di- 
riger :  car  elles  sont  spontanément  conformes  à  nos  vrais  be- 
soins actuels,  soit  de  liberté,  soit  d'ordre  public. 

La  liberté  d'examen  et  d'exposition,  que  la  France  possède 
avec  une  plénitude  ailleurs  impossible,  repose  principalement 
sur  l'émancipation  mentale  de  nos  prolétaires,  surtout  parisiens. 
Ils  se  sont  affranchis  de  toute  théologie,  sans  accepter  aucune 
métaphysique.  Mais  leur  absence  totale  de  convictions  systéma- 
tiques se  concilie  admirablement  avec  une  soumission  d'esprit 
qui  les  dispose  à  accueillir  celles  où  la  réalité  et  l'utilité  se  trou- 
veraient assez  combinées.  Toutes  les  autres  classes  actuelles  se- 
raient volontiers  oppressives,  pour  imposer  des  doctrines  inca- 
pables de  résister  à  la  discussion.  C'est  du  peuple  seul  que  les 
vrais  philosophes  doivent  attendre  la  consolidation  et  l'exten- 
sion d'une  liberté  indispensable  à  leur  office.  Mais  aucune  ga- 
rantie légale  ne  saurait  inspirer  autant  de  sécurité  que  cette  heu- 
reuse garantie  morale.  Quelles  que  puissent  jamais  être  les 
velléités  rétrogrades  ou  stationnaires  de  certains  chefs  ou  partis, 
nulle  oppression  réelle  n'est  possible  avec  une  telle  population. 
C'est  le  titre  le  plus  décisif  pour  confirmer  à  la  France  sa  prési- 
dence naturelle  de  la  grande  élaboration  occidentale.  Les  disposi- 
tions populaires  surmonteront  bientôt  les  répugnances  qu'excite 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  197 

encore  l'indispensable  extension  de  notre  liberté  à  l'association 
età  l'enseignement.  Une  population  aussi  sociable  ne  se  laissera 
pas  ôter  définitivement  les  libres  réunions'  habituelles  où  elle 
peut  à  la  fois  satisfaire  ses  goûts  dominants  et  surveiller  ses 
principaux  intérêts.  Son  besoin  profondément  senti  d'une  in- 
struction réelle,  que  les  métaphysiciens  et  les  théologiens  sont 
également  incapables  de  lui  donner,  la  poussera  de  plus  en 
plus  à  seconder,  avec  une  irrésistible  énergie,  la  vraie  liberté 
d'enseignement,  dont  les  conditions  essentielles  seraient  long- 
temps éludées  sans  un  tel  appui. 

Quant  à  l'ordre  public,  la  garantie  populaire  n'y  est  pas 
moins  nécessaire,  au  dedans  comme  au  dehors.  La  paix  dépend 
autant  que  la  liberté  de  la  disposition  fondamentale  de  nos 
prolétaires. 

C'est  surtout  à  leur  énergique  répugnance  pour  la  guerre  que 
l'Occident  doit  aujourd'hui  son  admirable  tranquillité.  Les  vains 
regrets  des  divers  partis  rétrogrades  sur  la  décadence  de  l'esprit 
militaire  sont  moins  expressifs  que  l'institution  indispensable, 
d'abord  française,  puis  occidentale,  du  recrutement  forcé,  qui 
indique  naïvement  nos  mœurs  véritables.  Malgré  de  factices  dé- 
clamations, il  faut  bien  reconnaître  ainsi  que,  dans  nos  armées, 
les  officiers  sont  seuls  volontaires.  Aucune  classe,  d'ailleurs,  ne 
participe  moins  que  les  prolétaires  aux  préventions  nationales 
qui,  quoique  très-affaiblies  déjà,  divisent  encore  le  grande  fa- 
mille occidentale  .Elles  sont  plus  actives  chez  les  classes  moyennes 
surtout  à  raison  des  rivalités  industrielles  qui  s'y  rattachent. 
Aux  yeux  prolétaires,  elles  s'effacent  partout  devant  la  simili- 
tude fondamentale  des  penchants  et  des  situations.  Cette  heu- 
reuse conformité  prendra  bientôt  une  consistance  décisive  par 
l'essor  universel  de  la  grande  question  sociale  que  le  peuple 
soulève  aujourd'hui  pour!  obtenir  enfin  sa  digne  incorporation 
à  l'ordre  moderne.  Nulle  aberration,  militaire  ou  industrielle, 


198  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

n'empêchera  plus  un  tel  intérêt  de  maintenir,  par  son  uniforme 
prépondérance,  l'harmonie  générale  de  l'Occident. 

A  la  vérité,  ces  puissantes  émotions  sociales  sont  moins  favo- 
rables à  Tordre  intérieur  qu'à  la  paix  extérieure.  Mais  les  justes 
alarmes  propres  à  notre  anarchie  spirituelle  ne  doivent  pas  em- 
pêcher de  reconnaître  aussi  les  garanties  spontanées  que  nous 
offrent,  même  à  cet  égard,  les  vraies  tendances  populaires.  C'est 
surtout  du  peuple  qu'on  doit  attendre  la  prépondérance  du  pou- 
voir central  sur  le  pouvoir  local,  ci-dessus  jugée  indispensable 
à  l'ordre  public.  Sous  la  seule  condition  de  ne  susciter  aucune 
crainte  de  rétrogradation,  le  gouvernement  proprement  dit 
obtiendra  facilement  son  appui  contre  une  assemblée  où  pré- 
vaudront presque  toujours  des  tendances  anti-prolétaires.  Entre 
ces  deux  branches  du  pouvoir  temporel,  l'instinct  populaire 
préfère  spontanément  celle  dont  le  caractère  plus  pratique  et 
l'efficacité  moins  équivoque  correspondent  mieux  à  ses  vœux 
essentiels.  De  vaines  discussions  constitutionnelles  peuvent  con- 
venir aux  ambitieux  des  classes  moyennes,  en  facilitant  leur 
avènement  politique.  Mais  cette  stérile  agitation  inspire  peu 
d'intérêt,  et  souvent  un  juste  mépris,  au  peuple  qui  n'en  sau- 
rait profiter,  et  dont  elle  tend  à  éluder  les  réclamations  légi- 
times, en  augmentant  l'instabilité  du  seul  pouvoir  capable  d'y 
satisfaire.  La  prédilection  populaire  est  donc  assurée  à  toute 
administration  qui  saura  la  mériter,  surtout  en  France,  où  les 
passions  politiques  sont  déjà  effacées  sous  l'irrévocable  ascen- 
dant des  questions  sociales.  En  consolidant]  le  pouvoir  central, 
l'appui  des  prolétaires  doit  aussi  en  améliorer  beaucoup  le  ca- 
ractère habituel  ;  car  il  le  dépouillera  de  toute  vaine  prétention 
théorique,  pour  le  réduire  à  sa  vraie  destination  pratique.  Sous 
tous  ces  aspects,  les  vœux  systématiques  des  philosophes  seront 
beaucoup  secondés  désormais  par  l'influence  spontanée  de  leurs 
alliés  prolétaires. 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  199 

Pour  mieux  caractériser  cette  salutaire  intervention  du  peuple 
dans  la  politique  actuelle,  je  dois  ajouter  une  dernière  indica- 
tion sur  la  source  propre  à  fournir  un  pouvoir  central  capable 
de  diriger  la  transition  temporelle  jusqu'à  la  cessation  de  l'in- 
terrègne spirituel. 

L'heureuse  équivoque  que  présente,  surtout  en  français,  le 
mot  peuple,  rappelle  sans  cesse  que  les  prolétaire  ne  forment 
point  une  véritable  classe,  mais  constituent  la  masse  sociale, 
d'où  émanent,  comme  autant  d'organes  nécessaires,  les  di- 
verses classes  spéciales.  Depuis  l'extinction  des  castes,  dont  la 
royauté  fut  le  dernier  vestige,  c'est  parmi  les  prolétaires  que  se 
recrutent  essentiellement  nos  chefs  temporels.  L'état  normal 
exige  seulement  que  ces  nouvelles  puissances  ne  deviennent  pas 
directement  publiques,  sans  avoir  exercé  d'abord,  dans  les  tra- 
vaux privés,  une  autorité  pratique  indispensable  à  leur  éduca- 
tion politique.  En  tout  régime  régulier,  le  gouvernement  pro- 
prement dit  ne  peut  être  qu'une  expansion  de  la  prépondérance 
civile.  C'est  pourquoi  Tordre  final  des  sociétés  modernes  assure 
le  pouvoir  temporel  aux  principaux  chefs  des  travaux  indus- 
triels. Quoiqu'ils  y  semblent  encore  impropres,  il  ne  tarderont 
pas  à  l'obtenir,  à  mesure  que  la  réorganisation  spirituelle  les  en 
rendra  plus  dignes,  et  leur  en  facilitera  d'ailleurs  l'exercice  en 
simplifiant  son  caractère,  dès  lors  purement  pratique. 

Néanmoins,  aucune  de  ces  deux  conditions  ne  se  trouve  assez 
remplie  aujourd'hui  pour  permettre  l'accès  habituel  du  pouvoir 
temporel  à  ceux  qui  en  deviendront  finalement  les  organes  ré- 
piliers.  Ils  peuvent  y  bien  remplir  déjà  les  divers  offices  spé- 
ciaux, comme  nous  l'avons  récemment  vu,  même  envers  les 
fonctions  qui  paraissent  les  plus  étrangères  aux  aptitudes  in- 
dustrielles.  Mais,  quant  à  remplacer  la  royauté  dans  son  office 
central,  ces  classes  en  sont  maintenant  incapables,  sauf  des 
exceptions  personnelles,  que  rien  n'annonce  aujourd'hui,  et 


200  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE» 

dont  ne  doit  pas  dépendre  notre  régime  provisoire,.  L'élévation 
des  vues  et  des  sentiments  leur  manquent  trop  jusqu'ici  pour 
leur  permettre  maintenant  une  telle  ascension  politique.  D'ail- 
leurs, hors  de  l'industrie,  cette  double  condition  de  la  supré- 
matie pratique  ne  se  trouve  pas,  en  général,  mieux  remplie. 
Elle  l'est  beaucoup  moins  chez  les  savants,  principalement  en 
France,  où  le  régime  académique  a  tellement  rétréci  l'esprit,  des- 
séché le  cœur,  et  énervé  le  caractère,  que  la  plupart  d'entre  eux 
sont  inhabiles  à  la  vie  réelle,  et  surtout  indignes  du  moindre 
commandement,  même  scientifique. 

Cette  inaptitude  sociale  de  nos  diverses  classes  spéciales 
oblige  à  satisfaire  autrement  une  telle  exigence  révolutionnaire» 
en  s'adres«ant  là  où  l'esprit  d'ensemble  se  trouve  moins  com- 
primé et  le  sentiment  du  devoir  mieux  cultivé.  La  saine  théorie 
historique  me  conduit  à  déclarer,  sans  hésitation,  que  nos  pro- 
létaires peuvent  seuls  fournir  habituellement  de  dignes  posses- 
seurs du  suprême  pouvoir  temporel,  jusqu'à  la  terminaison  de 
l'interrègne  spirituel,  c'est-à-dire  pendant  une  génération  au 
moins. 

En  écartant  tout  prestige  pédantocratique  ou  aristocratique, 
un  examen  rationnel  montre  aisément,  d'après  les  indications 
initiales  de  cette  troisième  partie,  que,  chez  le  peuple,  la  géné- 
ralité des  pensées  et  la  générosité  des  sentiments  sont  plus  faciles 
et  plus  directes  que  partout  ailleurs.  Un  défaut  ordinaire  déno- 
tions et  d'habitudes  administratives  rendrait  nos  prolétaires  peu 
propres  aux  divers  offices  spéciaux  du  gouvernement  pratique. 
Mais  il  n'en  résulte  aucune  exclusion  quant  à  l'autorité  suprême, 
ni  envers  toutes  les  hautes  fonctions  temporelles  qui  exigent 
une  vraie  généralité  sans  supposer  aucune  spécialité.  Quand  ces 
postes  éminents  seront  occupés  par  de  dignes  prolétaires,  leur 
sage  et  modeste  instinct  saura  bien  trouver  des  organes  conve- 
nables, au  sein  des  classes  qui  les  ont  fournis  jusqu'ici.  Leur 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  TROISIÈME  PARTIE.  201 

salutaire  prépondérance  assurant  désormais  le  caractère  prati- 
que et  l'esprit  progressif  du  gouvernement,  ils  pourront  utiliser 
sans  danger  toutes  les  aptitudes  spéciales,  même  celles  qui,  pla- 
cées trop  haut,  répugneraient  le  plus  au  service  républicain» 
Tous  les  éléments  temporels  propres  aux  diverses  phases  mo- 
dernes fourniront  ainsi  d'heureux  auxiliaires  de  notre  transition 
finale,  surtout  parmi  les  militaires  et  les  juges,  aisément  sus- 
ceptibles d'une  sincère  transformation  républicaine,  sous  cette 
puissante  impulsion  prolétaire.  Pendant  qu'une  telle  suprématie 
rassurera  et  calmera  la  masse  populaire,  sans  exiger  aucune 
grave  compression  habituelle,  elle  réagira  sur  les  chefs  indus- 
triels  de  manière  à  les  rendre  de  plus  en  plus  dignes  de  leur 
finale  élévation  temporelle,  à  mesure  que  leurs  sentiments  s'é- 
pureront et  que  leurs  vues  s'élargiront. 

Ainsi,  les  conditions  de  la  liberté  et  celles  de  Tordre  public 
vont  concourir  à  transférer  révolutionnairement  le  pouvoir  cen- 
tral à  quelques  éminents  prolétaires,  tant  que  durera  l'interrè- 
gne spirituel.  Leur  avènement  nécessaire  ne  répandra  point 
chez  leurs  frères  une  ambition  perturbatrice,  comme  celle  qu'y 
excite  aujourd'hui  l'ardeur  des  richesses  ;  car  tous  sentiront  ai- 
sément la  nature  exceptionnelle  et  les  conditions  indispensables 
de  cette  rare  grandeur. 

La  destination  d'une  telle  anomalie  politique  détermine  aussi 
son  mode  d'accomplissement.  Il  faut,  en  effet,  l'affranchir  de 
cette  routine  intéressée  qui,  pendant  la  dernière  génération,  fît 
du  pouvoir  local  une  sorte  d'apprentissage  obligatoire  pour  le 
pouvoir  central,  quoique  celui-ci  fut  toujours  le  vrai  but  des 
ambitions  parlementaires.  Une  irrécusable  expérience  a  trop 
confirmé,  sous  ce  rapport,  les  saines  indications  théoriques,  qui 
^présentent  un  tel  mode  comme  ne  pouvant  laisser  surgir  que 
de  vains  discoureurs,  dépourvus  de  toute  véritable  aptitude  po- 
litique, suivant  le  type  girondin.  Outre  que  nos  prolétaires  se- 


202  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

raient  peu  propres-  à  triompher  ainsi,  on  doit  assurer  que,  s'ils 
avaient  le  malheur  d'y  parvenir,  ils  y  perdraient  la  rectitude  et 
la  spontanéité  qui  constituent  aujourd'hui  leurs  vrais  titres  à  ce 
commandement  exceptionnel. 

C'est  donc  d'emblée,  et  sans  aucun  circuit  parlementaire, 
que  nos  chefs  prolétaires  devront  monter  au  poste  temporaire 
que  leur  assigne  le  positivisme.  Notre  marche  directe  vers  la  ré- 
génération finale  pourra  dès  lors  prendre  nettement  son  vrai 
caractère,  autant  paisible  qu'énergique,  par  le  concours,  spon- 
tané et  systématique,  de  philosophes  purs  de  toute  ambition 
temporelle  avec  des  dictateurs  étrangers  à  toute  tyrannie  spiri- 
tuelle. La  raison  publique  flétrira  désormais,  comme  étant  à  la 
fois  perturbateur  et  arriéré,  tout  docteur  qui  prétendra  com- 
mander et  tout  gouverneur  qui  voudrait  enseigner.  En  un  mot, 
notre  gouvernement  révolutionnaire  aura  subi  l'intime  transfor- 
mation qu'eût  exigée  celui  de  la  Convention,  si  cette  admirable 
création  politique  avait  pu,  suivant  l'intention  officielle,  durer 
jusqu'à  la  paix  générale. 

Tel  est  le  pacte  définitif  entre  les  vrais  philosophes  et  les  vrais 
prolétaires,  pour  diriger  la  terminaison  organique  de  la  grande 
révolution,  par  un  sage  prolongement  du  régime  propre  à  la 
Convention,  en  s'efforçant  d'oublier  toutes  les  traditions  em- 
piriques de  ses  divers  successeurs,  rétrogrades  ou  stationnaires. 
L'esprit  d'ensemble  et  le  sentiment  social  dominent  également 
les  deux  éléments  de  cette  combinaison  fondamentale,  garantie 
nécessaire  de  la  présente  transition,  et  gage  certain  de  l'avenir 
normal.  Si  l'un  d'eux  en  constitue  le  représentant  spontané, 
l'autre  en  doit  devenir  l'organe  systématique.  Les  lacunes  théo- 
riques de  nos  prolétaires  seront  aisément  réparées  par  les  phi- 
losophes, qui,  sous  l'irrésistible  invocation  de  la  sociabilité, 
leur  imposeront  l'étude  de  la  saine  théorie  historique,  sans 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  TROISIÈME  PARTIE.  203 

laquelle  la  solidarité  humaine  ne  serait  sentie  que  dépourvue 
de  sa  perpétuité  caractéristique.  Quoique  l'insuffisance  morale 
des  philosophes  actuels  offre  plus  d'obstacles  aux  prolé- 
taires, la  réaction  populaire  s'y  trouvera  assistée  de  hautes 
convictions  sur  l'universelle  prépondérance  du  cœur,  pro- 
pres à  surmonter  le  vain  orgueil  qui  troublerait  le  concert  réno- 
vateur. 


SYSTÈME  DE   POLITIQUE   POSITIVE. 

QUATRIÈME  PARTIE. 

IHFLUBHCI  FtiMIHINB  DU  POSITIVISME. 


Quelque  ascendant  que  l'active  adhésion  des  prolétaires  doive 
procurer  à  l'influence  sociale  des  philosophes,  l'impulsion  ré- 
génératrice exige  encore  un  troisième  élément,  indiqué  par  la 
vraie  théorie  de  la  nature  humaine,  et  confirmé  par  la  saine 
appréciation  historique  de  la  grande  crise  moderne. 

Notre  constitution  morale  ne  se  compose  pas  seulement  de 
la  raison  et  de  l'activité,  que  représentent  respectivement  les 
deux  éléments  philosophique  et  populaire.  Elle  est  aussi  ca- 
ractérisée par  le  sentiment,  où  réside  même  son  principe  pré- 
pondérant, suivant  la  théorie  exposée  au  début  de  ce  dis- 
cours. Or,  ce  moteur  suprême,  seule  base  réelle  de  l'unité 
humaine,  ne  se  trouve  point  représenté  d'une  manière  assez 
directe  ni  assez  complète  dans  l'alliance  fondamentale  que 
nous  venons  de  caractériser  entre  les  philosophes  et  les  prolé- 
taires. 

Sans  doute,  le  sentiment  social  dominera  l'essor  décisif  de 
chacune  de  ces  deux  puissances.  Hais  sa  source  n'y  est  point 
.'tssez  pure  ni  assez  intime  pour  que  son  cflicasité  pût  y  suffire 
e  inspiration  plus  spontanée  et  mieux 


philosophes  aura  beaucoup  de 
convictious  systématiques  : 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  205 

mais  sa  propre  rationnalité  amortirait  trop  son  énergie,  si  une 
impulsion  moins  réfléchie  ne  venait  habituellement  la  ranimer. 
Quoique  leur  noble  office  public  doive  bientôt  imprimer  à  leurs 
sentiments  une  activité  inconnue  aux  penseurs  abstraits,  cette 
excitation  collective  ne  peut  dispenser  d'émotions  privées. 
Mime  ce  que  leurs  mœurs  gagneront  au  commerce  des  prolé- 
taires ne  saurait  suffire  pour  compenser  les  lacunes  ordinaires 
de  l'organisation  spéculative. 

D'un  autre  côté,  si  les  affections  propres  au  peuple  sont  plus 
spontanées  et  plus  énergiques  que  celles  des  philosophes,  elles 
ont,  en  général,  moins  de  persévérance  et  de  pureté.  Leur 
destination  active  ne  leur  permet  pas  d'être  assez  désintéressées 
ni  assez  fixes.  Tous  les  avantages  moraux  inhérents  à  la  systé- 
matisation de  l'élément  populaire  seraient  incapables  d'y  com- 
penser les  stimulations  égoïstes  d'une  situation  exigeante,  sans 
l'assistance  naturelle  d'émotions  plus  douces  et  plus  constantes. 
Sn  dispensant  les  prolétaires  de  formuler  leurs  griefs  ou  leurs 
vœux,  les  philosophes  n'en  peuvent  transformer  l'inévitable 
personnalité. 

Ainsi,  l'alliance  nécessaire  qui  dirigera  notre  réorganisation 
manque  encore  d'une  suffisante  représentation  du  suprême  ré- 
gulateur humain.  11  n'y  peut  dignement  entrer  que  d'après  un 
élément  qui  lui  soit  directement  propre,  comme  l'élément  phi- 
losophique l'est  à  la  raison  et  l'élément  populaire  à  l'activité. 
Tel  sera  le  motif  fondamental  de  l'indispensable  adjonction  des 
femmes  à  la  coalition  rénovatrice,  aussitôt  que  ses  tendances 
tf  ses  besoins  deviendront  assez  appréciables.  Ce  troisième  élé- 
ment permettra  seul  à  l'impulsion  organique  de  prendre  son 
*ïai  caractère  définitif,  en  y  assurant  spontanément  la  subor- 
dination continue  de  la  raison  et  de  l'activité  à  l'amour  uni- 
TOsel,  de  manière  à  prévenir  autant  que  possible  les  divaga- 
tions de  l'une  et  les  perturbations  de  l'autre. 

18 


206  SYSTEM  DE  POLITIQUE  POSITIVE* 

Si  son  incorporation  offre  au  positivisme  un  moyen  indispen- 
sable, elle  lui  présente  aussi  un  devoir  inévitable,  pour  com- 
pléter l'ensemble  du  mouvement  moderne,  auquel  les  femmes 
sont  jusqu'ici  restées  trop  étrangères. 

La  révolution  n'a  pu  encore  leur  inspirer  que  des  sympathies 
individuelles,  sans  aucune  adhésion  collective,  d'après  le  ca- 
ractère essentiellement  négatif  propre  à  sa  première  partie. 
C'est  surtout  au  moyen  âge  qu'elles  continuent  à  rapporter 
leurs  prédilections  sociales.  Or,  cette  préférence  n'est  pas  seu- 
lement due,  comme  on  le  croit,  à  leurs  justes  regrets  sur  la 
décadence  des  mœurs  chevaleresques.  Sans  doute,  le  moyen 
âge  leur  offre  Tunique  époque  où  le  culte  de  la  femme  ait  été 
dignement  organisé.  Mais  un  motif  plus  intime  et  moins  inté- 
ressé détermine  surtout  leur  attrait  spontané  pour  ces  beaux 
souvenirs.  L'élément  le  plus  moral  de  l'humanité  doit  préférer 
à  tout  autre  le  seul  régime  qui  érigea  directement  en  principe 
la  prépondérance  de  la  morale  sur  la  politique.  Telle  est,  j'ose 
l'assurer,  la  source  secrète  des  principaux  regrets  qu'inspire 
encore  aux  femmes  l'irrévocable  décomposition  du  système  so- 
cial propre  au  moyen  âge. 

Sans  qu'elles  dédaignent  les  divers  progrès  spéciaux  que 
l'humanité  doit  au  mouvement  moderne,  ils  ne  sauraient  com- 
penser, à  leurs  yeux,  la  rétrogradation  générale  que  leur 
semble  indiquer  une  vicieuse  tendance  à  rétablir  l'antique  su- 
prématie de  la  politique  sur  la  morale.  La  nécessité  passagère 
d'une  telle  aberration,  correspondante  à  la  dictature  tem- 
porelle qu'exigea  l'imperfection  de  la  spiritualité  catholique, 
doit  être  peu  appréciée,  faute  d'une  vraie  théorie  historique, 
par  des  esprits  presque  étrangers  à  la  vie  active.  C'est  donc  à 
tort  que  les  femmes  ont  été  souvent  taxées  de  tendance  rétro- 
grade, en  vertu  de  ces  nobles  regrets.  Elles  seraient  mieux 
fondées  à  nous  adresser  un  tel  reproche,  pour  notre  aveugle 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  207 

admiration  du  régime  grec  ou  romain,  tant  placé  encore  au- 
dessus  de  l'organisation  catholico-féodale.  Mais  une  telle  erreur 
doit  surtout  sa  persistance  à  une  absurde  éducation,  dont  les 
femmes  sont  heureusement  préservées. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ces  dispositions  féminines  représentent 
naïvement  la  principale  condition  de  notre  vraie  régénération, 
le  besoin  de  rétablir  la  subordination  systématique  de  la  poli- 
tique à  la  morale,  sur  une  base  plus  directe,  plus  étendue, 
et  plus  durable  que  celle  du  moyen  âge.  Le  culte  de  la  femme 
constitue  dès  lors  un  résultat  caractéristique  d'un  tel  régime. 
Voilà  donc  à  quel  prix  le  mouvement  rénovateur  obtiendra 
l'intime  adhésion  des  femmes.  Un  tel  programme  ne  doit 
sembler  rétrograde  qu'aux  philosophes  incapables  d'y  satis- 
faire. 

Les  femmes  ne  repoussent  donc  pas  la  révolution,  mais  seu- 
lement le  sentiment  anti-historique  qui  domina  sa  première 
partie,  où  l'aveugle  réprobation  du  moyen  âge  choquait  leurs 
principales  sympathies.  Pouvaient-elles  accueillir  un  régime 
métaphysique  qui  semblait  placer  surtout  le  bonheur  humain 
dans  l'exercice  habituel  des  droits  politiques,  pour  lesquels 
aucune  utopie  ne  leur  inspirera  jamais  un  véritable  attrait? 
Hais  elles  sympathisent  profondément  avec  les  justes  réclama- 
tions populaires  qui  caractérisent  le  but  essentiel  de  la  grande 
crise.  Leurs  vœux  spontanés  seconderont  toujours  les  efforts 
directs  des  philosophes  et  des  prolétaires  pour  transformer 
tnfin  les  débats  politiques  en  transactions  sociales,  en  faisant 
dignement  prévaloir  les  devoirs  sur  les  droits.  Si  elles  regrettent 
leur  douce  influence  antérieure,  c'est  surtout  comme  s'effaçant 
aujourd'hui  sous  un  grossier  égoïsme,  qui  n'est  plus  modifié 
par  l'enthousiasme  révolutionnaire.  Toutes  les  répugnances 
qu'on  leur  reproche  concourent  donc  à  faire  mieux  ressortir 
la  nécessité  fondamentale  de  dissiper  enfin  l'intime  anarchie 


208  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

morale  et  mentale  d'où  émanent  tous  les  sujets  essentiels  de 
leurs  justes  récriminations. 

Afin  que  les  femmes  s'associent  pleinement  à  la  révolution, 
il  suffit  aujourd'hui  qu'elle  tende  directement  vers  sa  destina- 
tion organique,  sans  prolonger  vicieusement  son  préambule 
négatif,  dont  elles  ne  pouvaient  assez  comprendre  la  nécessité 
pour  en  excuser  les  aberrations.  Il  faut  que  cette  crise  finale, 
loin  de  repousser  toute  solidarité  avec  le  moyen  âge,  se  pré- 
sente, suivant  son  vrai  caractère  historique,  comme  venant 
réaliser,  sur  de  meilleures  bases,  l'universelle  prépondérance 
qui  fut  alors  conférée  à  la  morale.  En  un  mot,  le  positivisme 
doit  leur  faire  aimer  la  seconde  partie  de  la  révolution,  en 
fondant  nos  mœurs  républicaines  sur  le  sentiment  chevale- 
resque. 

C'est  uniquement  ainsi  que  se  complétera  l'impulsion  régé- 
nératrice, qui  resterait  insuffisante  sans  l'intime  concours  de 
l'élément  humain  qui  représente  le  mieux  le  principe  fonda- 
mental du  régime  définitif,  la  prépondérance  de  la  sociabilité 
sur  la  personnalité. Les  philosophes  peuvent  seuls  donnera  ce 
principe  une  consistance  vraiment  systématique,  qui  le  préser- 
vera de  toute  sophistique  altération.  Son  énergique  activité  ne 
saurait  émaner  que  des  prolétaires,  sans  lesquels  son  application 
serait  presque  toujours  éludée.  Mais  les  femmes  doivent  seules 
lui  procurer  une  entière  pureté,  exempte  à  la  fois  de  réflexion 
et  d'oppression.  Ainsi  instituée,  l'alliance  rénovatrice  offrira 
l'image  anticipée  de  l'état  normal  de  l'humanité,  et  le  type  vi- 
vant de  notre  propre  nature. 

Si  la  nouvelle  philosophie  ne  pouvait  obtenir  un  tel  appui, 
elle  devrait  renoncer  à  remplacer  totalement  la  théologie  dans 
son  ancien  office  social.  Mais  la  théorie  fondamentale  exposée  au 
début  de  ce  discours  garantit  déjà  l'aptitude  féminine  du  posi- 
tivisme, encore  plus  directement  que  son  efficacité  populaire. 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  QUATRIÈME  PARTIE.  209 

Car,  son  principe  universel/*  sa  manière  de  concevoir  et  de 
traiter  le  grand  problème  humain,  n'offrent  qu'une  consécra- 
tion systématique  des  dispositions  qui  caractérisent  spontané- 
ment  les  femmes.  A  ce  sexe,  comme  au  peuple,  il  ouvre  une 
noble  carrière  sociale,  en  môme  temps  qu'il  assure  de  justes 
satisfactions  personnelles. 

En  l'un  et  l'autre  cas,  ces  propriétés  générales,  loin  d'être 
aucunement  accidentelles,  constituent  la  suite  nécessaire  de  la 
réalité  qui  distingue  la  nouvelle  philosophie,  fondant  toujours 
'son  libre  ascendant  sur  l'exacte  appréciation  de  ce  qui  est. 
D'empiriques  préventions  ne  sauraient  longtemps  empêcher  les 
femmes  de  sentir  que  le  positivisme  satisfera  mieux  que  le  ca- 
tholicisme à  tous  les  besoins,  non-seulement  intellectuels, 
mais  surtout  moraux  et  sociaux,  qui  les  rattachent  encore  à  un 
régime  dont  leur  judicieuse  sagacité  ne  se  dissimule  point 
la  décrépitude.  Ces  préjugés  résultent  aujourd'hui  d'une  con- 
fusion très-excusable  entre  la  saine  philosophie  et  son  préam- 
bule scientifique.  La  sécheresse  si  justement  reprochée  aux 
savants  se  trouve  ainsi  imputée  aux  nouveaux  philosophes, 
dont  l'esprit  a  dû  suivre  d'abord  un  semblable  régime.  Mais 
l'injustice  de  cette  extension  deviendra  manifeste  quand  le  con- 
tact s'établira.  Les  femmes  reconnaîtront  alors  que  le  danger 
moral  de  nos  études  scientifiques  tient  surtout  à  leur  spéciali- 
sation dispersive  et  empirique,  qui  repousse  toujours  le  point 
de  vue  social.  Elles  sentiront  ainsi  qu'une  telle  influence  ne  sau- 
rait s'étendre  à  l'initiation  philosophique,  môme  spontanée,  où 
ces  diverses  études  ne  constituent  qu'une  suite  indispensable 
d'échelons  préliminaires  pour  s'élever  dignement  aux  théories 
sociales,  afin  de  mieux  appliquer  toute  notre  existence  au  per- 
fectionnement universel.  Une  préparation  toujours  rapportée  à 
cet  unique  but  ne  sera  plus  confondue  par  le  tact  féminin  avec 
une  vie  entièrement  vouée  aux  puérilités  académiques.  Au 


210  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

reste,  l'ensemble  de  ce  discours  suffirait  pleinement  pour  dis- 
penser, à  cet  égard,  de  toute  explication  préalable. 

Dans  le  régime  positif,  la  destination  sociale  des  femmes  de- 
vient aussitôt  une  suite  nécessaire  de  leur  vraie  nature. 

Ce  sexe  est  certainement  supérieur  au  nôtre,  quant  à  l'attri- 
but le  plus  fondamental  de  l'espèce  humaine,  la  tendance  à 
faire  prévaloir  la  sociabilité  sur  la  personnalité.  Ace  titre  moral, 
indépendant  de  toute  destination  matérielle,  il  mérite  toujours 
notre  tendre  vénération,  comme  le  type  le  plus  pur  et  le  plus 
direct  de  l'Humanité,  qu'aucun  emblème  ne  représentera  digne* 
ment  sous  forme  masculine.  Mais  une  telle  prééminence  natu- 
relle ne  saurait  procurer  aux  femmes  l'ascendant  social  qu'on 
a  quelquefois  osé  rêver  pour  elles,  quoique  sans  leur  aveu. 
Car  leur  supériorité  directe  quant  au  but  réel  de  toute  l'exis- 
tence humaine  se  combine  avec  une  infériorité  non  moins  cer- 
taine quant  aux  divers  moyens  de  l'atteindre.  Pour  tous  les 
genres  de  force,  non-seulement  de  corps,  mais  aussi  d'esprit 
et  de  caractère,  l'homme  surpasse  évidemment  la  femme,  sui- 
vant la  loi  ordinaire  du  règne  animal.  Or,  la  vie  pratique  est 
nécessairement  dominée  par  la  force,  et  non  par  l'affection,  en 
tant  qu'elle  exige  sans  cesse  une  pénible  activité.  S'il  ne  fallait 
qu'aimer,  comme  dans  l'utopie  chrétienne  sur  une  vie  future 
affranchie  de  toute  nécessité  matérielle,  la  femme  régne- 
rait. Mais  il  faut  surtout  agir  et  penser,  pour  lutter  contre 
les  rigueurs  de  notre  vraie  destinée;  dès  lors,  l'homme  doit 
commander,  malgré  sa  moindre  moralité.  Dans  toute  grande 
opération,  le  succès  dépend  plus  de  l'énergie  et  du  talent  que 
du  zèle,  quoique  cette  troisième  condition  réagisse  beaucoup 
sur  les  deux  autres. 

Tel  est  le  défaut  naturel  d'harmonie  générale  entre  les  trois 
parties  de  notre  constitution  morale,  qui  condamne  les  femmes 
à  modifier  par  l'affection  le  règne  spontané  de  la  force.  Le  juste 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  211 

instinct  de  leur  supériorité  affective  leur  inspire  ordinairement 
des  désirs  de  domination,  qu'une  critique  superficielle  attribue 
trop  souvent  à  des  penchants  égoïstes.  Mais  l'expérience  leur 
rappelle  toujours  que,  dans  un  monde  où  les  biens  indispen- 
sables sont  rares  et  difficiles,  l'empire  appartient  nécessaire- 
ment au  plus  puissant,  et  non  pas  au  plus  aimant,  qui  pour- 
tant en  serait  plus  digne.  Ce  conflit  continu  aboutit  seulement 
à  une  modification  permanente  de  la  prépondérance  masculine. 
L'homme  s'y  prête  d'autant  mieux,  indépendamment  de  toute 
sensualité,  qu'une  secrète  appréciation  lui  indique  la  supério- 
rité naturelle  de  la  femme  quant  au  principal  attribut  de  l'hu- 
manité. Usent  que  son  propre  empire  tient  surtout  aux  exigences 
de  notre  situation,  qui  nous  impose  toujours  des  opérations  diffi- 
ciles, où  l'égoïsme  agit  davantage  que  la  sociabilité.  C'est  ainsi 
que,  dans  toutes  les  sociétés  humaines,  la  vie  publique  appar- 
tient aux  hommes,  et  l'existence  des  femmes  est  essentielle- 
ment domestique.  Loin  d'effacer  cette  diversité  naturelle,  la 
civilisation  la  développe  sans  cesse,  en  la  perfectionnant, 
comme  je  l'indiquerai  ci-dessous. 

De  là  résulte  la  similitude  fondamentale  de  la  condition  so- 
ciale des  femmes  avec  celles  des  philosophes  et  des  prolétaires  ; 
de  manière  à  expliquer  la  solidarité  nécessaire  entre  ces  trois 
éléments  indispensables  du  pouvoir  modérateur. 

Envers  les  philosophes,  l'analogie  provient  de  ce  que  la  môme 
fotalité,  qui  empoche  les  femmes  de  prévaloir  eu  vertu  de  leur 
supériorité  affective,  prive  encore  plus  les  penseurs  de  la  domi- 
nation qu'ils  croient  due  à  leur  prééminence  théorique.  Si  nos 
besoins  matériels  étaient  plus  faciles  à  satisfaire,  la  prépondé- 
rance pratique  entraverait  moins  la  puissance  intellectuelle. 
Mais,  dans  cette  hypothèse,  la  suprématie  conviendrait  davan- 
tage à  l'élément  féminin.  Car  notre  raison  se  développe  surtout 
pour  éclairer  l'activité  ;  son  essor  propre  est  peu  sollicité  par 


212  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

notre  constitution  cérébrale.  L'amour  seul  conserverait  alors 
son  inaltérable  spontanéité.  Ainsi,  l'empire  du  monde  réel 
appartient  encore  moins  aux  êtres  pensants  qu'aux  êtres  aimants, 
quoique  l'orgueil  doctoral  soit  moins  résigné  que  la  vanité  fé- 
minine. Malgré  ses  prétentions,  la  force  intellectuelle  n'est  pas, 
au  fond,  plus  morale  que  la  force  matérielle.  Chacune  d'elles 
ne  constitue  qu'un  moyen,  dont  la  moralité  dépend  de  son  em- 
ploi. Il  n'y  a  de  directement  moral,  dans  notre  nature,  que  l'a- 
mour, qui  seul  tend  immédiatement  à  faire  prévaloir  la  sociabi- 
lité sur  la  personnalité.  Si  donc  l'amour  ne  peut  dominer,  à 
quel  titre  l'esprit  régnerait-il?  Toute  suprématie  pratique 
appartient  à  l'activité.  La  raison  est  ainsi  réduite,  encore 
plus  que  le  sentiment,  à  modifier  la  vie  réelle.  Voilà  comment 
l'élément  philosophique  se  trouve  exclu  du  pouvoir  directeur, 
au  moins  autant  que  l'élément  féminin.  Dans  sa  vaine  lutte 
pour  régner,  l'esprit  n'aboutit  jamais  qu'à  modifier.  L'impossi- 
bilité de  prévaloir  devient  même  la  source  de  sa  moralité  indi- 
recte, que  corromprait  sa  chimérique  domination.  Il  peut  amé- 
liorer beaucoup  Tordre  spontané,  mais  à  la  condition  de  le 
respecter  toujours.  Son  aptitude  systématique  le  destine  à  lier 
entre  eux  tous  les  éléments  sociaux  que  leur  nature  dispose  aussi 
à  modifier  heureusement  la  prépondérance  matérielle.  C'est 
ainsi  que  l'influence  féminine  devient  l'auxiliaire  indispensable 
de  tout  pouvoir  spirituel,  comme  le  moyen  âge  Ta  tant  montré. 

Sa  solidarité  naturelle  avec  l'élément  populaire  se  caractéri- 
sera en  complétant  cette  analyse  sociologique  de  la  puissance 
morale. 

D'abord  purement  affective,  la  force  modératrice  devient  en- 
suite rationnelle,  quand  l'esprit  s'y  rallie,  faute  de  pouvoir  ré- 
gner. Il  ne  lui  reste  alors  qu'à  devenir  active,  par  l'accession 
spontanée  de  la  masse  prolétaire.  Or,  ce  complément  indispen- 
sable résulte  de  ce  que  le  peuple,  quoique  formant  la  base  né- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  213 

cessaire  du  pouvoir  pratique,  demeure  autant  étranger  que  les 
deux  autres  éléments  au  gouvernement  politique. 

La  force  proprement  dite,  celle  qui  régit  les  actes  sans  régler 
les  volontés,  émane  de  deux  sources  très-distinctes,  le  nombre 
et  la  richesse.  Quoique  réputé  plus  matériel  que  l'autre,  le 
jpremier  élément  comporte,  au  fond,  plus  de  moralité,  parce 
«jue,  résulté  d'un  concours,  il  suppose  une  certaine  conver- 
gence de  sentiments  et  de  pensées,  moins  compatible  avec  la 
prépondérance  de  l'égoïsrae  que  le  pouvoir  immédiat  de  la  for- 
lune.  Mais,  à  ce  titre  même,  sa  nature  est  trop  indirecte  et  trop 
précaire  pour  qu'il  puisse  habituellement  prévaloir.  Il  se  trouve 
exclu  du  gouvernement  politique  et  réduit  à  l'influence  morale, 
par  une  dernière  conséquence  de  la  nécessité  matérielle  qui 
impose  une  pareille  situation  sociale  aux  femmes  et  aux  philo- 
sophes. La  prépondérance  fondamentale  des  besoins  corporels 
procure  un  ascendant  immédiat  à  la  richesse,  entant  qu'elle 
fournit  les  moyens  d'y  satisfaire.  Caries  riches  sont  les  déposi- 
taires naturels  des  matériaux  élaborés  par  chaque  génération 
pour  faciliter  l'existence  et  préparer  les  travaux  de  la  suivante. 
Ainsi,  chacun  d'eux  condense  spontanément  un  pouvoir  pra- 
tique contre  lequel  aucune  multitude  ne  saurait  prévaloir  que 
tans  des  cas  exceptionnels.  Cette  nécessité  se  manifeste  même 
chez  les  peuples  militaires,  où  l'influence  numérique,  quoique 
plus  directe,  affecte  seulement  le  mode  d'acquisition.  Mais  l'état 
industriel,  où  la  violence  cesse  d'être  une  source  habituelle  de 
richesse,  rend  surtout  sensible  une  telle  loi  sociale.  Loin  de 
diminuer  par  le  progrès  de  la  civilisation,  son  influence  natu- 
relle augmente  nécessairement,  à  mesure  que  l'accroissement 
continu  des  capitaux  multiplie  les  moyens  de  faire  subsister  ceux 
qui  ne  possèdent  rien.  C'est  seulement  en  ce  sens  que  restera  tou- 
jours vraie  la  maxime  immorale  de  l'antiquité  :  Paucis  nascitur 
humanxtm  genus.  Ainsi  privée  de  la  puissance  politique,  la  masse 


214  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

prolétaire  devient  de  plus  en  plus,  chez  les  modernes,  un  élé- 
ment indispensable  de  la  puissance  morale,  comme  l'a  expliqué 
la  troisième. partie  de  ce  discours.  Sa  moralité,  encore  plus 
indirecte  que  celle  de  l'élément  philosophique,  suppose  davan- 
tage la  subalternité  pratique.  Quand  le  gouvernement  passe, 
par  exception,  à  la  multitude,  c'est  la  richesse  qui  prend,  contre 
sa  nature,  une  sorte  de  moralité,  d'après  son  aptitude  à  tempé- 
rer une  prépondérance  alors  violente.  Nous  avons  ci-dessus 
reconnu  que  les  éminenles  qualités,  de  cœur  et  d'esprit,  pro- 
pres aux  prolétaires  modernes,  résultent  surtout  de  leur  posi- 
tion sociale.  Elles  s'altéreraient  beaucoup  si  l'autorité  pratique 
inhérente  à  la  richesse  se  trouvait  habituellement  transférée  au 
nombre. 

Telle  est,  en  aperçu,  la  théorie  positive  de  la  force  morale 
destinée  à  modifier  le  règne  spontané  de  la  force  matérielle, 
par  le  concours  nécessaire  des  trois  éléments  sociaux  qui  restent 
extérieurs  à  l'ordre  politique  proprement  dit.  De  cette  combi- 
naison fondamentale  résulte  notre  principale  ressource  pour 
résoudre,  autant  que  possible,  le  grand  problème  humain,  la 
prépondérance  habituelle  de  la  sociabilité  sur  la  personnalité. 
Les  trois  éléments  naturels  de  ce  pouvoir  modérateur  lui  pro- 
curent chacun  des  qualités  indispensables.  Sans  le  premier,  il 
manquerait  de  pureté  et  de  spontanéité  ;  sans  le  second,  de  con- 
stance et  de  sagesse  ;  sans  le  dernier,  d'énergie  et  d'activité. 
Quoique  l'élément  philosophique  ne  soit  ni  le  plus  direct  ni  le  plus 
efficace,  c'est  pourtant  lui  qui  caractérise  un  tel  pouvoir,  parce 
que  seul  il  en  systématise  la  constitution  et  en  éclaire  l'exercice, 
suivant  les  vraies  lois  de  l'existence  sociale.  A  ce  titre  d'organe 
systématique  de  la  force  modératrice,  la  puissance  spirituelle 
lui  a  imposé  son  propre  nom.  Mais  une  telle  dénomination  tend 
à  suggérer  une  fausse  idée  de  la  nature  d'un  pouvoir  encore 
plus  moral  qu'intellectuel.  En  respectant  une  précieuse  tradi- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  215 

tion  historique,  le  positivisme  rectifiera  pourtant  cet  usage, 
émané  d'un  temps  étranger  à  toute  théorie  sociale,  et  où  l'es- 
prit était  supposé  le  centre  de  l'unité  humaine. 

Les  femmes  constituent  donc,  dans  le  régime  positif,  la  source 
domestique  du  pouvoir  modérateur,  dont  les  philosophes  de- 
viennent l'organe  systématique,  et  les  prolétaires  la  garantie  po- 
litique. Quoique  l'institution  de  cette  combinaison  fondamentale 
appartienne  à  l'élément  rationnel,  il  ne  doit  jamais  oublier 
que  sa  propre  participation  est  moins  directe  que  celle  de 
l'élément  affectif  et  moins  efficace  que  celle  de  l'élément  actif. 
Son  ascendant  social  n'est  possible  qu'à  la  condition  de 
s'appuyer  toujours  sur  le  sentiment  féminin  et  l'énergie  popu- 
laire. 

Ainsi,  l'obligation  d'associer  aujourd'hui  les  femmes  au  grand 
mouvement  de  régénération,  loin  de  susciter  aucune  entrave  à 
la  philosophie  qui  doit  y  présider,  lui  fournit,  au  contraire, 
un  puissant  moyen,  en  manifestant  la  vraie  constitution  de  la 
force  morale  destinée  à  régler  l'exercice  de  toutes  les  autres 
puissances  humaines.  L'avenir  normal  se  trouve  alors  inauguré 
déjà  autant  que  le  permet  la  transition  actuelle,  puisque 
l'impulsion  rénovatrice  résulte  du  môme  concours  fondamental 
C[ui  ensuite,  plus  développé  et  mieux  ordonné,  caractérisera 
surtout  le  régime  final.  Cet  état  définitif  de  l'humanité  s'an- 
nonce ainsi  comme  pleinement  conforme  à  notre  propre  na- 
ture, où  le  sentiment,  la  raison,  et  l'activité  correspondent 
exactement,  soit  isolés,  soit  combinés,  aux  trois  éléments  né- 
cessaires, féminin,  philosophique,  et  populaire,  de  l'alliance  ré- 
génératrice. 

Tous  les  âges  sociaux  permettent  de  vérifier,  plus  ou  moins 
distinctement,  une  telle  théorie,  dont  les  trois  faces  résultent 
toujours  de  là  même  nécessité  fondamentale,  relative  à  la  loi 
biologique  qui  subordonne  la  vie  de  relation  à  la  vie  de  nutri- 


216  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

tion.  Mais  c'est  surtout  ici  que  convient  le  principe  général  (le 
progrès  est  le  développement  de  tordre)  indiqué,  dans  la  seconde 
partie  de  ce  discours,  pour  lier,  en  sociologie,  chaque  spécu- 
lation dynamique  à  la  conception  statique  correspondante.  Car, 
l'évolution  humaine  accroît  toujours  l'influence  modératrice 
de  la  force  morale,  soit  par  l'essor  spécial  de  ses  trois  élé- 
ments, soit  en  consolidant  leurs  concours.  La  belle  observa- 
tion historique  de  Robertson  sur  l'amélioration  graduelle  du 
sort  des  femmes  n'est  qu'un  cas  particulier  de  cette  loi  socio- 
logique. Tous  ces  progrès  ont  pour  principe  commun  la  loi 
biologique  qui  diminue  la  prépondérance  de  la  vie  végétative 
sur  la  vie  animale  à  mesure  que  l'organisme  s'élève  et  se  déve- 
loppe. 

Dans  les  divers  modes  du  régime  polythéique  de  l'antiquité, 
le  pouvoir  modérateur  resta  toujours  réduit  à  l'influence  do- 
mestique de  l'élément  féminin,  sans  aucune  assistance  publique 
de  la  force  intellectuelle,  qui  était  encore  réunie  constamment 
à  la  prépondérance  matérielle,  d'abord  comme  source,  puis 
comme  instrument.  Au  moyen  âge,  le  catholicisme  occidental 
ébaucha  la  systématisation  de  la  puissance  morale,  en  superpo- 
sant à  l'ordre  pratique  une  libre  autorité  spirituelle,  habituelle- 
ment secondée  par  les  femmes.  J'ai  indiqué,  dans  la  troisième- 
partie  de  ce  discours,  comment  l'évolution  moderne  a  seule 
permis  de  compléter  l'organisation  du  pouvoir  modérateur,  en 
faisant  enfin  surgir  son  élément  le  plus  énergique,  d'après  l'in- 
tervention sociale  propre  à  nos  prolétaires.  La  force  morale, 
d'abord  réduite  à  sa  source  affective,  et  devenue  ensuite  ration- 
nelle, peut  ainsi  se  rendre  active,  sans  perdre  son  caractère 
fondamental,  puisqu'elle  reste  uniquement  composée  d'in- 
fluences extérieures  à  l'ordre  politique  proprement  dit.  Toutes 
persuadent,  conseillent,  et  jugent  :  mais  aucune  ne  commande 
jamais,  sauf  les  cas  exceptionnels.  Dès  lors,  la  mission  sociale 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  217 

du  positivisme  consiste  surtout  à  systématiser  la  combinaison 
spontanée  de  ces  trois  éléments  nécessaires,  en  développant 
la  destination  propre  à  chacun  d'eux. 

Malgré  les  préventions  actuelles,  la  nouvelle  philosophie 
est  de  nature  à  remplir  toutes  les  conditions  de  cet  office  fon- 
damental. Une  telle  aptitude  est  assez  constatée  dans  les  pré- 
cédentes parties  de  ce  discours,  envers  l'élément  philosophique 
et  l'élément  populaire,  soit  séparés,  soit  combinés.  Il  ne  me 
reste  ici  qu'à  la  caractériser  directement  pour  l'élément  fé- 
minin. 

Cette  explication  résulte  spontanément  du  principe  affectif 
posé,  au  début  de  ce  discours,  comme  base  universelle  du  po- 
sitivisme. En  fondant  l'ensemble  de  la  saine  philosophie  sur  la 
prépondérance  systématique  du  cœur,  on  appelle  aussitôt  les 
femmes  à  former  une  partie  essentielle  du  nouveau  pouvoir  spi- 
rituel. La  spiritualité  catholique  ne  pouvait  voir  en  elles  que  de 
précieux  auxiliaires;  parce  que  sa  source  directe  était  indépen- 
dante de  leur  concours.  Mais  la  spiritualité  positive  les  apprécie 
comme  élément  indispensable,  puisqu'elles  y  constituent  lare- 
présentation  la  plus  naturelle  et  la  plus  pure  de  son  principe 
fondamental.  Outre  leur  influence  domestique,  elles  y  sont  sur- 
tout destinées  à  ramener  les  deux  autres  éléments  à  cette  com- 
mune unité,  qui  d'abord  émana  d'elles,  et  dont  chacun  d'eux 
est  souvent  disposé  à  s'écarter. 

Quelle  que  doive  être,  sur  de  vrais  philosophes,  la  puissance 
des  démonstrations  qui  établissent  la  prépondérance  logique  et 
scientifique  du  point  de  vue  social,  laquelle  conduit  ensuite  à 
faire  systématiquement  prévaloir  le  cœur  sur  l'esprit,  un  tel  en- 
chaînement ne  saurait  les  dispenser  d'une  stimulation  directe  de 
l'amour  universel.  Eux-mêmes  connaissent  tellement  le  peu 
d'efficacité  pratique  des  influences  purement  intellectuelles  que, 
dans  l'intérêt  de  leur  propre  mission,  ils  n'éluderont  jamais 


218  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

cette  douce  nécessité.  J'ose  dire  l'avoir  dignement  sentie,  quand 
j'écrivais,  le  II  mars  1846,  à  celle  qui,  malgré  la  mort,  sera 
toujours  mon  immuable  compagne  :  «  Pour  devenir  un  parfait 
»  philosophe,  il  me  manquait  surtout  une  passion,  à  la  fois 
»  profonde  et  pure,  qui  me  fit  assez  apprécier  le  côté  affectif 
»  de  l'humanité.  »  De  telles  émotions  exercent  une  admirable 
réaction  philosophique,  en  plaçant  aussitôt  l'esprit  au  vrai  point 
de  vue  universel,  où  la  voie  scientifique  ne  peut  l'élever  que 
par  une  longue  et  difficile  élaboration,  après  laquelle  sa  verve 
épuisée  l'empêche  de  poursuivre  activement  les  nouvelles  con- 
séquences du  principe  ainsi  établi.  L'essor  direct  du  cœur  sous 
l'impulsion  féminine  n'est  donc  pas  seulement  indispensable  à 
l'ascendant  social  d'une  philosophie  qui  ne  pourrait  jamais 
devenir  populaire  si  so»  intime  adoption  devait  exiger  la  sa- 
vante initiation  qui  prépara  sa  formation  originale.  Cette 
influence  habituelle  est  même  nécessaire  aussi  à  tous  ses  or- 
ganes systématiques,  afin  d'y  contenir  la  tendance  naturelle 
des  spéculations  abstraites  à  dégénérer  en  d'oiseuses  divaga- 
tions, toujours  plus  faciles  à  poursuivre  que  les  saines  recher- 
ches. 

Pour  sentir,  à  cet  égard,  la  supériorité  spontanée  du  nou- 
veau spiritualisme ,  il  suffirait  de  remarquer  que  l'ancien  se 
trouvait  radicalement  privé  de  cette  salutaire  impulsion,  par 
le  célibat  sacerdotal,  d'ailleurs  indispensable  au  système  ca- 
tholique. Car,  Tinfluence  féminine  ne  pouvait  ainsi  s'exercer 
qu'en  dehors  de  la  corporation  spirituelle,  sans  perfectionner 
directement  ses  propres  membres,  comme  l'énergique  satire 
d'Arioste  la  justement  signalé.  Sauf  les  cas  exceptionnels,  on 
ne  devait  poiut  compter  sur  l'efficacité  morale  des  affections 
contraires  à  la  règle,  puisque  leur  réaction  sacerdotale  était 
nécessairement  corruptrice,  en  suscitant  une  hypocrisie  habi- 
tuelle. 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  219 

Hais  la  comparaison  directe  des  deux  spiritualités,  quant  à 
leur  caractère  fondamental,  montre  encore  mieux  combien  la 
nouvelle  sera  plus  propre  que  l'ancienne  à  développer  digne- 
ment, dans  toutes  les  classes,  l'influence  morale  des  fenuMS» 
Xe  principe  affectif  du  positivisme  est,  en  effet,  nécessaire- 
ment social,  tandis  que  celui  du  catholicisme  ne,  put  être 
qu'essentiellement  personnel.  Chaque  croyant  y  poursuivait  tou- 
jours un  but  purement  individuel,  dont  l'incomparable  pré- 
pondérance tendait  à  comprimer  toute  affection  qui  ne  s'y 
rapportait  pas.  A  la  vérité,  la  sagesse  sacerdotale,  digne  or- 
gane de  l'instinct  public,  y  avait  intimement  rattaché  les  prin- 
cipales obligations  sociales,  à  titre  de  condition  indispensable 
du  salut  personnel.  Mais  cette  excitation  indirecte  ne  fournis- 
sait une  issue  régulière  à  nos  meilleurs  sentiments  qu'en  alté- 
rant beaucoup  leur  spontanéité,  et  même  leur  pureté.  La 
récompense  infinie,  promise  ainsi  à  tous  les  sacrifices,  ne  pou- 
vait jamais  permettre  une  affection  pleinement  désintéressée, 
qui  eût  exigé  une  renonciation  impossible,  et  d'ailleurs  sacri- 
lège,  à  une    inévitable  perspective,   dont    la    personnalité 
nécessaire   venait   souiller  tout  dévouement  spontané.  C'est 
d'un  tel  régime  qu'est  sortie  une  ignoble  théorie  morale,  dé- 
venue si  dangereuse  entre  les  mains  des  métaphysiciens,  qui 
conservèrent  son  vicieux  principe,  en  annulant  ses  correctifs 
théologiques.  En  appréciant  même  la  plus  parfaite  pureté  que 
comportât  réellement  l'amour  de  Dieu,  on  reconnaît  que  ce 
sentiment  ne  pouvait  être  social  que  d'une  manière  indirecte, 
par  l'identité  du  but  ainsi  assigné  à  tous  les  cœurs.  Mais,  au 
fond,  son   caractère  propre  était  tellement  égoïste,  que  sa 
prépondérance   exigeait,  comme  type  de  la  perfection,  le  sa- 
crifice complet  de  toute  autre  affection  quelconque.  Cette  ten- 
dance est  très-appréciable  chez  les  plus  éminents  organes  de 
l'esprit  et  du  sentiment  chrétiens.  Elle  se  manifeste  surtout 


220  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

dans  l'admirable  poésie  de  ce  moine,  aussi  tendre  que  sublime, 
qui  a  le  mieux  caractérisé  l'idéal  catholique.  Ma  méditation 
journalière  de  cette  composition  sans  pareille,  si  digne  d'être 
embellie  par  notre  grand  Corneille,  m'a  souvent  conduit  à  sen- 
tir combien  un  tel  régime  avait  dénaturé  la  générosité  natu- 
relle d'un  cœur  qui,  malgré  tant  d'entraves,  s'élance  parfois  à 
Ja  plus  pure  ardeur.  Il  faut  que  la  spontanéité  de  nos  affec- 
tions pleinement  désintéressées  soit  beaucoup  plus  prononcée 
qu'on  ne  l'a  jamais  supposé,  puisqu'elles  n'ont  pas  cessé  de  se 
développer  sous  une  discipline  aussi  oppressive,  qui  prévalut 
pendant  douze  siècles. 

D'après  sa  conformité  nécessaire  avec  l'ensemble  de  notre 
nature,  le  régime  positif  peut  seul  consacrer  l'essor  direct,  à 
la  fois  privé  et  public,  de  cet  admirable  attribut  de  l'humanité, 
resté  jusqu'ici  à  l'état  rudimentaire,  faute  d'une  digne  culture 
systématique.  L'excitation  catholique  du  cœur  se  trouvait  es- 
sentiellement hostile  à  l'esprit,  qui,  de  son  côté,  tendait  né- 
cessairement à  secouer  un  tel  joug.  Au  contraire,  la  discipline 
positive  établit  naturellement  l'harmonie  la  plus  complète  et  la 
plus  active  entre  le  sentiment  et  la  raison. 

La  réflexion  y  tend  toujours  à  fortifier  la  sociabilité,  en 
rendant  familière  la  liaison  réelle  de  chacun  à  tous.  Notre  in- 
telligence ne  pouvant  garder  les  impressions  qui  ne  sont  pas 
systématisées,  l'absence  de  théorie  sociale  l'empêche  encore 
d'apercevoir  nettement  cette  solidarité  habituelle,  que  les  cas 
exceptionnels  peuvent  seuls  lui  dévoiler.  Mais  l'éducation  po- 
sitive, où  domine  toujours  le  point  de  vue  social,  rendra  na- 
turellement une  telle  appréciation  plus  familière  qu'aucune 
autre,  parce  que  toute  notre  existence  réelle,  tant  individuelle 
que  collective,  se  lie  sans  cesse  à  ces  phénomènes.  La  fascina- 
tion théologique  ou  métaphysique  peut  seule  inspirer  et  ac- 
cueillir ces  vaines  explications  doctorales  où  Ton  attribue  si 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  QUATRIÈME  PARTIE.  221 

souvent  à  l'homme  ce  qui  ne  convient  qu'à  l'humanité.  Quand 
une  saine  théorie  permettra  de  voir  nettement  ce  qui  est,  cha- 
cun n'aura  qu'à  contempler  sa  propre  existence,  physique 9 
intellectuelle,  ou  morale,  pour  sentir  continuellement  ce  qu'il 
doit  à  l'ensemble  de  ses  prédécesseurs  et  de  ses  contemporains. 
Celui  qui  se  croirait  indépendant  des  autres,  dans  ses  affec- 
tions, ses  pensées,  ou  ses  actes,  ne  pourrait  même  formuler 
on  tel  blasphème  sans  une  contradiction  immédiate,  puisque 
son  langage  ne  lui  appartient  pas.  La  plus  haute  intelligence 
est  incapable  isolément  de  construire  la  moindre  langue,  qui 
exige  toujours  la  coopération  populaire  de  plusieurs  générations. 
H  serait  ici  superflu  de  caractériser  davantage  l'évidente  ten- 
dance du  véritable  esprit  positif  à  développer  systématique- 
ment la  sociabilité,  en  nous  rappelant  toujours  que  l'ensemble 
est  seul  réel,  les  parties  ne  pouvant  avoir  qu'une  existence 
abstraite. 

Outre  cette  heureuse  réaction  continue  de  l'esprit  sur  le 
cœur,  l'état  final  de  l'humanité  doit  procurer  à  nos  meilleurs 
sentiments  une  culture  plus  pure,  plus  directe,  et  plus  active 
que  sous  aucun  régime  antérieur.  C'est  uniquement  ainsi  que 
les  affections  bienveillantes  peuvent  être  enûn  dégagées  de  tout 
calcul  personnel.  Elles  tendront  à  prévaloir,  autant  que  le  com- 
porte notre  imparfaite  nature,  comme  étant  à  la  fois  plus  satis- 
faisantes et  mieux  développables  que  toutes  les  autres.  Descœurs 
étrangers  aux  terreurs  et  aux  espérances  théologiques  peuvent 
seuls  goûter  pleinement  le  vrai  bonheur  humain,  l'amour  pur 
et  désintéressé,  dans  lequel  consiste  réellement  le  souverain 
bien,  que  cherchèrent  si  vainenent  les  diverses  philosophies 
antérieures.  Sa  prééminence  nécessaire  serait  assez  caractérisée 
par  cette  unique  observation,  dont  toute  aine  sensible  trou- 
vera aisément  la  confirmation  personnelle  :  il  est  encore  meil- 
leur d'aimer  que  d'être  aimé.  Quoiqu'une  telle  appréciation 

10 


422  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

doive  aujourd'hui  sembler  exaltée,  elle  est  directement  con- 
forme à  notre  véritable  nature,  toujours  mieux  affectée  comme 
active  que  comme  passive.  Or,  le  bonheur  d'être  aimé  ne  pevf 
jamais  être  exempt  d'un  retour  égoïste  :  comment  ne  serions- 
nous  par  fiers  d'avoir  obtenu  l'attachement  de  la  personne  que 
nous  préférons  à  toute  autre?  Si  donc  aimer  nous  satisfait 
mieux,  cela  constate  la  supériorité  naturelle  des  affections 
pleinement  désintéressées.  Notre  infirmité  radicale  consiste  sur- 
tout en  ce  qu'elles  sont  spontanément  beaucoup  trop  inférieures 
aux  penchants  égoïstes,  indispensables  à  notre  conservation. 
Mais,  quand  une  fois  elles  ont  été  excitées,  même  d'après  un 
motifs  d'abord  personnel,  elle  tendent  à  se  développer  davan- 
tage, en  vertu  de  leur  propre  douceur.  Chacun  de  nous  y  est 
d'ailleurs  invité  et  secondé  par  tous  les  autres,  qui,  au  con- 
traire, compriment  nécessairement  ses  impulsions  égoïstes.  On 
conçoit  ainsi  comment,  sans  aucune  exaltation  exceptionnelle, 
le  régime  positif  pourra  systématiser  ces  tendances  naturelles, 
de  manière  à  imprimer  à  nos  instincts  sympathiques  une  acti- 
vite  habituelle  qu'ils  ne  pouvaient  avoir  jusqu'ici.  Une  fois 
dégagé  de  l'oppression  théologique  et  de  la  sécheresse  métaphy- 
sique, notre  cœur  sent  aisément  que  le  bonheur  réel,  tant  privé 
que  public,  consiste  surtout  à  développer  autant  que  possible  la 
sociabilité,  en  n'accordant  à  la  personnalité  que  les  satisfac- 
tions indispensables,  à  titre  d'infirmités  inévitables.  C'est  ainsi 
que  le  positivisme  convient  directement  à  tous  les  êtres  et  à 
toutes  les  situation?.  Dans  les  moindres  relations,  comme  en- 
vers les  plus  précieuses,  l'humanité  régénérée  pratiquera  bien- 
tôt cette  évidente  maxime  :  donner  vaut  mieux  que  recevoir. 
A  son  tour,  cette  excitation  continue  du  cœur  exercera  sur 
l'esprit  une  heureuse  réaction,  spécialement  confiée  aux 
femmes.  Je  l'ai  assez  caractérisée  déjà  pour  être  ici  dispensé  d'y 
insister  davantage,  puisque  le  sentiment  m'a  seul  fourni  le 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  223 

Vrai  principe  de  toute  la  systématisation  positive,  même  men- 
tale. L'unique  remarque  que  je  doive  maintenant  ajoutera  ces 
indications  fondamentales,  concerne  l'admirable  aptitude  d'une 
telle  marche  à  surmonter  aisément  les  plus  hautes  difficultés 
philosophiques.  Au  nom  du  cœur,  on  peut  imposer  aussitôt  à 
l'esprit  un  régime  scientifique  dont  il  contesterait  longtemps  la 
convenance,  si  elle  ne  lui  était  signalée  que  par  un  examen 
rationnel.  Qu'on  tente,  par  exemple,  de  démontrer  à  un  pur 
géomètre,  même  éminent  et  consciencieux,  la  supériorité 
logique  et  scientifique  des  spéculations  sociales  sur  toutes  les 
autres  contemplations  réelles,  on  ne  le  convaincra  qu'après  de 
longs  efforts,  qui  auront  épuisé  ses  facultés  inductives  et  dé- 
ductives.  Au  contraire,  le  sentiment  indiquera  directement,  au 
prolétaire  ou  à  la  femme  sans  culture,  la  vérité  de  ce  grand 
principe  encyclopédique,  dont  leur  raison  fera  aussitôt  d'activés 
applications  familières.  C'est  seulement  ainsi  que  les  hautes 
notions  philosophiques  peuvent  vraiment  prévaloir  partout,  et 
qu'on  peut  obtenir  de  tous  les  études  indispensables  à  leur 
efficacité  sociale.  L'instinct  sympathique  est  encore  plus  propre 
à  exciter  activement  l'esprit  d'ensemble  qu'à  en  subir  dignement 
la  juste  influence.  Aussi,  quand  l'éducation  positive  aura  pré- 
valu, les  conditions  morales  seront  fréquemment  invoquées 
comme  garanties  de  la  véritable  aptitude  intellectuelle.  La  sa- 
gesse révolutionnaire  de  la  Convention  pressentit,  à  sa  manière, 
nne  telle  solidarité,  en  osant  placer  quelquefois  les  titres  répu- 
blicains au-dessus  des  épreuves  scientifiques.  Quoiqu'une  sem- 
blable pratique  devint  aisément  illusoire,  et  même  abusive, 
tant  que  la  morale  universelle  n'est  pas  systématisée,  le  repro- 
che de  tendance  rétrograde  conviendrait  davantage  à  l'usage 
actuel,  qui  ne  fait  nullement  concourir  le  cœur  aux  garanties 
professionnelles,  toujours  demandées  uniquement  à  l'esprit. 
Mais  ces  aberrations  s'expliquent  historiquement,  par  la  nature 


224  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

oppressive  des  seules  croyances  qui  aient  pu  jusqu'ici  présider 
à  la  culture  directe  du  sentiment.  Le  fatal  antagonisme  qui 
dure,  depuis  la  fin  du  moyen  âge,  entre  l'esprit  et  le  cœur,  ne 
peut  trouver  d'issue  que  dans  le  régime  positif;  aucun  autre 
n'est  capable  de  subordonner  dignement  la  raison  au  sentiment, 
sans  nuire  à  leur  propre  essor,  comme  je  l'ai  établi  au  début  de 
ce  discours.  Dans  sa  vaine  suprématie  actuelle,  l'esprit  est,  au 
fond,  notre  principal  perturbateur.  Il  ne  peut  devenir  vraiment 
organique  qu'en  abdiquant  au  profit  du  cœur.  Mais  cette  abdi- 
cation ne  comporte  d'efficacité  qu'à  la  condition  d'être  parfai- 
tement libre.  Or,  le  positivisme  est  seul  susceptible  d'un  tel 
résultat,  parce  qu'il  le  fonde  sur  le  principe  môme  que  la  raison 
invoque  à  l'appui  de  ses  prétentions,  la  démonstration  réelle, 
que  l'esprit  ne  saurait  récuser  sans  avouer  sa  personnalité.  Tout 
autre  remède,  théologique  ou  métaphysique,  augmenterait  né- 
cessairement le  mal,  en  provoquant  aussitôt  l'intelligence  à  de 
nouvelles  insurrections  contre  le  sentiment. 

Meilleurs  juges  que  nous  dans  l'appréciation  morale,  les 
femmes  sentiront,  à  ces  divers  titres,  que  la  supériorité  affective 
du  positivisme,  envers  les  autres  philosophies  quelconques,  est 
encore  plus  prononcée  que  sa  prééminence  spéculative,  désor- 
mais incontestable.  Elles  parviendront  bientôt  à  cette  conclu- 
sion, quand  elles  auront  cessé  de  confondre  la  nouvelle  philo- 
sophie avec  son  préambule  scientifique. 

Quoique  leur  esprit  soit  moins  apte  que  le  nôtre  aux  induc- 
tions très-générales  et  aux  déductions  fort  prolongées,  en  un 
mot,  à  tous  les  efforts  abstraits,  il  est,  d'ordinaire,  mieux  dis- 
posé à  sentir  cette  combinaison  de  la  réalité  avec  l'utilité  qui 
caractérise  la  positivité.  Leur  raison  se  rapproche  beaucoup,  à 
cet  égard,  de  celle  des  prolétaires,  avec  le  commun  avantage 
d'être  heureusement  étrangère  à  notre  absurde  éducation  ac- 
tuelle. Mais  elles  ont  de  plus  que  le  peuple  une  situation  nor- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME   PARTIE.  225 

maie  très-favorable  au  juste  essor  spontané  de  la  vie  contem- 
plative, d'après  leur  indépendance  habituelle  du  mouvement 
pratique.  En  ce  sens,  leur  esprit  se  trouve  naturellement  dis- 
posé à  la  saine  philosophie,  qui  exige  une  attention  désih* 
téressée  sans  indifférence.  Leur  affinité  mentale  avec  les  vrais 
philosophes  est,  au  fond,  très-supérieure  à  celle  des  savants 
proprement  dits,  parce  que  la  généralité  y  est  autant  goûtée 
que  la  positivité,  seule  grossièrement  appréciée  chez  ceux-ci. 
C'est  aux  femmes  que  Molière  d'estina  l'admirable  formule  ra- 
tionnelle que  j'ai  appliquée  aux  prolétaires.  Aussi  la  première 
ébauche  systématique  de  la  nouvelle  philosophie,  sous  la  grande 
impulsion  de  Descartes,  fut-elle  avidement  accueillie  déjà  par 
l'esprit  féminin.  Cette  affinité  fondamentale  s'est  hautement 
manifestée,  quoique  la  synthèse  positive  dût  s'interdire  encore 
toutes  les  hautes  spéculations  morales  et  sociales.  Pourrait-elle 
donc  ne  pas  se  développer  beaucoup  lorsque  le  positivisme, 
enfin  complet,  a  pour  principal  domaine  le  sujet  le  plus  digne 
des  méditations  des  deux  sexes? 

Ia  nouvelle  philosophie  peut  ainsi  compter  l'esprit  féminin 
comme  la  raison  populaire  parmi  les  auxiliaires  naturels  sans 
lesquels  elle  ne  surmonterait  jamais  les  profondes  répugnances 
do  nos  classes  cultivées,  surtout  en  France,  où  son  essor  dé- 
cisif doit  pourtant  s'accomplir. 

Mais  cette  indispensable  assistance  dépendra  davantage  des 
sympathies  morales  que  des  affinités  intellectuelles,  aussitôt 
(pie  les  femmes  apprécieront  directement  le  positivisme,  d'après 
sa  supériorité  affective  sur  le  catholicisme  du  moyen  âge.  Le 
cœur  alors  les  poussera  surtout  vers  la  seule  philosophie  qui 
systématise  dignement  l'universelle  prépondérance  du  senti- 
ment. Aucun  régime  ne  peut  leur  inspirer  autant  d'attrait  que 
celui  qui  les  représente  comme  la  personnification  spontanée  du 
vrai  principe  fondamental  de  l'unité  humaine,  ainsi  placée  sous 


226  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

leur  garantie  spéciale.  Si  elles  semblent  aujourd'hui  regretter 
le  passé,  c'est  uniquement  faute  de  trouver  ailleurs  la  juste 
satisfaction  de  leurs  précieux  instincts  sociaux.  Le  caractère 
général  du  régime  catholique  convient,  au  fond,  encore  moins 
au  sentiment  féminin  qu'à  la  raison  masculine,  car  il  choque 
directement  l'attribut  dominant  du  cœur  de  la  femme.  Dans  la 
prétendue  perfection  morale  du  christianisme,  on  a  toujours 
confondu  la  tendresse  avec  la  pureté.  A  la  vérité,  l'amour  ne 
saurait  être  profond  s'il  n'est  pas  pur.  Mais  c'est  en  ce  seul  sens 
que  le  régime  catholique  favorisa  l'essor  de  la  véritable  passion, 
tandis  que  le  polythéisme  consacrait  surtout  les  appétits.  Le 
christianisme  a  d'ailleurs  trop  prouvé  que  la  pureté,  poussée 
même  jusqu'au  fanatisme,  peut  exister  sans  aucune  tendresse. 
Telle  est  aujourd'hui  sa  principale  efficacité  féminine,  depuis 
que  l'impulsion  chevaleresque  ne  corrige  plus  l'austérité  chré- 
tienne. Au  fond,  le  régime  polythéique  était  beaucoup  plus 
favorable  à  la  tendresse,  quoiqu'elle  y  manquât  de  pureté.  La 
systématisation  catholique  des  sentiments  avait  pour  centre  une 
affection  radicalement  égoïste,  qui  choquait  surtout  les  meil- 
leurs penchants  du  cœur  féminin.  Outre  que  l'amour  divin  y 
poussait  chacun  à  l'isolement  monastique,  sa  prépondérance 
était  directement  opposée  à  la  tendresse  mutuelle.  Forcé  d'ai- 
mer sa  dame  à  travers  son  Dieu,  le  chevalier  ne  pouvait  suivre 
dignement,  sans  une  contradiction  sacrilège,  les  meilleures 
inspirations  de  son  cœur,  toujours  amorties  par  une  telle  inter- 
position. Ainsi,  loin  d'être  vraiment  intéressées  à  la  perpétuité 
du  régime  ancien,  les  femmes  se  sentiront  bientôt  poussées 
spécialement  à  son  irrévocable  désuétude,  au  nom  même  de 
leurs  sentiments  caractéristiques.  Cette  inévitable  tendance  se 
manifestera  quand  les  conditions  morales,  naturellement  placées 
sous  leur  juste  sollicitude,  ne  seront  plus  compromises  par  une 
sociabilité  toute  matérielle.  Or,  le  positivisme  offre  pleinement, 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  227 

à  leur  cœur  encore  mieux  qu'à  leur  esprit,  cette  indispensable 
garantie.  D'après  une  profonde  connaissance  de  notre  vraie  na- 
ture, il  peut  seul  combiner  dignement  la  naïve  tendresse  du 
polythéisme  avec  la  précieuse  pureté  du  catholicisme,  sans 
craindre  les  diverses  perturbations  sophistiques  propres  à  l'anar- 
chie actuelle.  En  subordonnant  Tune  à  l'autre  ces  ceux  quali- 
tés fondamentales  du  cœur  féminin,  il  n'hésitera  point  à  placer 
la  tendresse  au-dessus  de  la  pureté,  comme  se  rapportant 
mieux  au  vrai  but  général  du  perfectionnement  humain,  la  pré- 
pondérance de  la  sociabilité  sur  la  personnalité.  Toute  femme 
sans  tendresse  constitue  une  monstruosité  sociale,  encore  plus 
que  tout  homme  sans  courage.  Eût-elle  d'ailleurs  beaucoup 
d'intelligence,  et  même  d'énergie,  son  mérite  ne  pourra  dès  lors 
qu'aboutir,  d'ordinaire,  à  son  propre  détriment  et  à  celui 
d'autrui,  à  moins  d'être  annulé  par  une  discipline  théologique. 
Son  caractère  ne  lui  inspirera  qu'une  vaine  insurrection  contre 
toute  autorité  réelle,  et  son  esprit  ne  s'occupera  qu'à  forger 
des  sophismes  subversifs,  comme  notre  anarchie  le  montre  trop 
souvent. 

D'après  l'ensemble  de  la  théorie  précédente,  le  régime  po- 
sitif offre  donc  aux  femmes  une  noble  destination  sociale,  à  la 
fois  publique  et  privée,  pleinement  conforme  à  leur  vraie  na- 
ture. Sans  sortir  de  la  famille,  elles  doivent,  à  leur  manière, 
participer  au  pouvoir  modérateur  avec  les  philosophes  et  les 
prolétaires,  en  renonçant,  encore  mieux  qu'eux,  à  tout  pou- 
voir directeur,  même  domestique.  Elles  constituent,  en  un 
mot,  les  prêtresses  spontanées  de  l'Humanité,  comme  l'in- 
diquera davantage  la  fin  de  ce  discours.  Leur  office  consiste 
surtout  à  cultiver  directement  le  principe  affectif  de  l'unité 
humaine,  dont  elles  offrent  spécialement  la  plus  pure  person- 
nification. 

A  ce  titre,  leur  influence  publique  doit  s'étendre  à  toutes  les 


H8  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

classes,  pour  y  rappeler  toujours  la  prépondérance  fonda- 
mentale du  sentiment  sur  la  raison  et  sur  l'activité.  J*ai 
assez  indiqué  comment  elles  réagiront  ainsi  envers  les  phi- 
losophes, qui,  à  moins  d'être  indignes  de  leur  propre  mission, 
sentiront  le  besoin  personnel  d'aller  souvent  retremper  leur 
Ame  à  cette  source  spontanée  de  la  vraie  sociabilité,  afin  de 
mieux  combattre  la  sécheresse  et  la  divagation  qui  tendent 
à  résulter  de  leurs  habitudes.  Le  sentiment,  quand  il  est  pur 
et  profond,  rectifie  de  lui-même  ses  abus  naturels,  parce 
qu'ils  nuisent  nécessairement  au  bien  qu'il  poursuit  toujours. 
Mais,  au  contraire,  les  abus  de  la  raison  et  ceux  de  l'activité 
ne  peuvent  être  signalés,  et  surtout  corrigés,  que  par  l'amour, 
qui  seul  en  souffre  directement.  De  là  résulte  un  devoir  naturel 
de  douce  remontrance  habituelle  de  l'élément  féminin  envers 
les  deux  autres  éléments  du  pouvoir  modérateur,  pour  les  ra- 
mener au  principe  fondamental,  confié  à  sa  garde  spéciale, 
en  redressant,  chez  chacun  d'eux,  les  vices  auxquels  il  est 
enclin. 

Quant  aux  prolétaires,  cette  influence  féminine  est  donc 
destinée  surtout  à  combattre  leur  tendance  spontanée  à  abuser 
de  leur  énergie  caractéristique  afin  d'obtenir  par  la  violence  ce 
qu'ils  devraient  attendre  d'un  libre  assentiment.  Malgré  les 
difficultés  d'une  telle  mission,  les  femmes  y  trouveront  moins 
d'obstacles  qu'à  rectifier  chez  les  philosophes  l'abus  du  raison- 
nement. Il  y  a  peu  d'exemples  jusqu'ici  de  philosophes  ainsi 
détournés  d'argumenter  quand  il  faut  sentir.  Au  contraire, 
quoique  l'action  féminine  ne  soit  aujourd'hui  nullement  systé- 
matisée, elle  redresse  fréquemment,  dans  le  peuple,  l'abus 
de  l'énergie.  Cette  différence  tient,  sans  doute,  à  l'absence  ac- 
tuelle de  vrais  philosophes,  puisqu'on  ne  peut  qualifier  ainsi 
de  vains  sophistes  et  rhéteurs,  psychologues  ou  idéologues, 
incapables  d'aucune  méditation  réelle.  Ûais,  en  outre,  il  faut 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  229 

surtout  l'attribuer  au  caractère  dominant  de  chaque  classe. 
L'orgueil  doctoral  sera  toujours  moins  disposé  que  la  violence 
populaire  à  l'efficacité  du  correctif  féminin  ;  car  le  prolétaire 
est  mieux  animé  que  le  philosphe  par  le  principe  affectif, 
dont  l'invocation  directe  constitue  la  seule  arme  des  femmes. 
Un  sophisme  leur  offre  beaucoup  plus  d'obstacles  qu'une  pas- 
sion. L'influence  féminine,  dignement  subie  par  l'instinct  pro- 
létaire, constitue  réellement  notre  principale  garantie  contre 
les  immenses  perturbations  sociales  que  semble  devoir  sus- 
citer l'anarchie  actuelle  des  intelligences.  Quoique  l'esprit  ne 
puisse  rectifier  des  sophismes  subversifs,  le  cœur  sait  nous 
préserver  des  désordres  qu'ils  provoquent.  L'admirable  incon- 
séquence dont  j'ai  félicité  nos  communistes  en  offre  une  preuve 
décisive;  Au  milieu  d'aberrations  théoriques  qui  tendent  invo- 
lontairement à  dissoudre  ou  à  paralyser  la  société,  de  nom- 
breux prolétaires  nous  offrent  ainsi  le  spectacle  journalier  d'une 
tendre  vénération  pour  les  femmes,  qui  n'a  d'équivalent  chez 
aucune  autre  classe  actuelle.  11  importe  d'insister  sur  ces  heureux 
exemples,  non-seulement  pour  rendre  justice  à  une  secte  mal 
appréciée,  mais  surtout  afin  de  sentir  les  grandes  ressources 
morales  que  nous  promet  l'avenir  normal,  d'après  ces  mani- 
festations spontanées  d'un  état  anarchique.  Les  prédications 
doctorales  n'ont  eu,  certes,  aucune  part  à  ce  précieuxrésultat, 
qu'elles  tendent  plutôt  à  empocher,  en  fortifiant,  par  d'absurdes 
réfutations,  les  aberrations  même  qu'elles  attaquent.  Nous  en 
sommes  entièrement  redevables  au  sentiment  populaire,  digne- 
ment excité  sous  l'impulsion  spontanée  des  femmes.  Les  popu- 
lations protestantes,   où  leur  influence  est  moindre,  sont 
aujourd'hui  plus  exposées  aux  ravages  pratiques  du  commu- 
nisme métaphysique.  Aux  femmes  surtout  nous  devons  aussi 
le  peu  d'atteintes  réelles  qu'éprouve  la  constitution  de  la  fa- 
mille humaine,  malgré  un  républicanisme  profondément  ré- 


230  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

trograde,  quji  rêve,  comme  type  de  la  j sociabilité  moderne, 
l'absorption  exceptionnelle  de  la  famille  par  la  patrie  chez 
quelques  antiques  peuplades. 

Cette  heureuse  tendance  à  la  rectification  pratique  de  toutes 
Jes  aberrations  morales  est  tellement  propre  aux  femmes  qu'elle 
s'étend  même  à  des  séductions  systématiques  que  la  gros- 
sièreté masculine  juge  irrésistibles.  Les  funestes  effets  du  di- 
vorce sont  atténués,  depuis  trois  siècles,  dans  l'Allemagne 
protestante,  par  les  répugnances  spontanées  de  l'instinct  fé- 
minin. C'est  ainsi  que  se  trouvent  contenues  aujourd'hui  les 
atteintes  encore  plus  profondes  dont  l'institution  fondamentale 
du  mariage  est  menacée,  d'après  les  facilités  que  notre  anar- 
chie offre  à  l'esprit  métaphysique  pour  rajeunir  ses  antiques 
divagations.  Aucun  de  ces  rêves  n'a  pu  sérieusement  réussir 
parmi  les  femmes,  quoique  tous  semblassent  très-propres  à  les 
séduire.  Dans  leur  impuissance  à  réfuter  de  tels  sophismes,  que 
la  vrais  science  sociale  peut  seule  résoudre,  nos  docteurs  anar- 
chiques  se  persuadent  aisément  que  la  raison  féminine  y  devra 
succomber.  Mais  heureusement  les  femmes,  comme  les  prolé- 
taires, ne  jugent  alors  que  par  le  sentiment,  qui  les  guide 
bien  mieux  qu'une  intelligence  dépourvue  maintenant  de  tout 
principe  propre  à  prévenir  ou  à  corriger  ses  imminentes  aber- 
rations. 

Il  serait  ici  superflu  d'insister  davantage  sur  de  telles  indica- 
tions pour  caractériser  l'aptitude  naturelle  des  femmes  à  recti- 
fier partout  les  désordres  moraux  propres  à  chaque  élément 
social.  Si  cette  précieuse  influence  est  déjà  très-efficace  sous  la 
seule  impulsion  spontanée  du  cœur,  elle  doit  acquérir  beaucoup 
plus  de  consistance,  et  même  d'extension,  avec  l'assistance 
systématique  d'une  philosophie  réelle,  qui  écartera  tous  les 
sophismes,  et  dissipera  toutes  les  incohérences,  dont  le  pur 
instinct  ne  peut  nous  préserver  assez. 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  231 

Ainsi,  Tinfluence  des  femmes  sur  la  vie  publique  ne  doit  pas 
être  uniquement  passive,  pour  accorder  leur  indispensable  con- 
sécration à  la  véritable  opinion  commune,  formulée  par  les 
philosophes,  et  proclamée  par  les  prolétaires.  Outre  cette  par* 
ticipation  continue,  individuelle  ou  collective,  elles  doivent 
donc  exercer  une  active  intervention  morale,  afin  de  rappeler 
partout  le  principe  fondamental  dont  elles  seront  toujours  les 
meilleurs  organes  spontanés  après  en  avoir  fourni  la  source 
initiale.  Mais,  pour  achever  de  caractériser  ce  double  office 
public,  il  importe  de  remarquer  sa  conciliation  naturelle  avec 
la  condition  nécessaire  qui  leur  prescrit  toujours  une  existence 
essentiellement  domestique. 

La  civilisation  occidentale  a  trouvé,  depuis  longtemps,  une 
issue  spontanée  à  cette  apparente  contradiction,  que  les  anciens 
devaient  juger  insoluble,  et  qui,  en  effet,  subsiste  encore  par- 
tout ailleurs.  Quand  les  mœurs  du  moyen  âge  eurent  assuré  aux 
femmes  une  juste  liberté  intérieure,  l'Occident  vit  bientôt  sur- 
gir d'heureuses  réunions  volontaires,  où  la  vie  publique  se  mêla 
intimement  à  la  vie  privée,  sous  la  présidence  féminine.  Déve- 
loppés, surtout  en  France,  pendant  la  longue  transition  mo- 
derne, ces  laboratoires  périodiques  de  l'opinion  spontanée 
semblent  aujourd'hui  fermés  ou  dénaturés,  par  suite  de  notre 
anarchie  mentale  et  morale,  qui  ne  permet  aucun  libre  échange 
habituel  des  sentiments  et  des  pensées.  Mais  un  usage  aussi 
social,  qui  naguère  seconda  beaucoup  le  mouvement  philoso- 
phique d'où  résulta  la  grande  crise,  ne  saurait  ainsi  disparaître 
dans  un  milieu  où  la  vraie  sociabilité  tend,  au  contraire,  à 
mieux  prévaloir.  Il  reprendra  une  extension  plus  vaste  et  plus 
décisive,  à  mesure  que  la  nouvelle  philosophie  ralliera  les  es- 
prits et  les  cœurs. 

Tel  est  le  mode  naturel  qui  convient  seul  à  l'exercice  public 
de  l'influence  féminine,  là  dignement  prépondérante,  avec  le 


£32  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

plein  assentiment  de  toutes  les  autres.  Quand  les  salons  seront 
ainsi  réorganisés,  ils  perdront  leur  ancien  caractère  aristocra- 
tique, désormais  devenu  profondément  rétrograde.  Le  salon 
positiviste,  toujours  présidé  par  la  femme,  complétera  le  sys- 
tème de  réunions  habituelles  propre  aux  trois  éléments  géné- 
raux du  pouvoir  modérateur].  Ils  seront  d'abord  assemblés 
solennellement  dans  les  temples  de  l'Humanité,  où  président 
nécessairement  les  philosophes,  tandis  que  la  participation  des 
femmes,  comme  celle  des  prolétaires,  y  doit  surtout  rester  pas- 
sive. Aux  clubs,  où  l'élément  populaire  domine  naturellement, 
les  deux  autres  viendront  encore  se  joindre  à  lui,  par  une  assis* 
tance  sympathique  mais  silencieuse.  Enfin,  les  salons  féminins 
développeront  une  intimité  plus  active  et  plus  familière  entre 
les  trois  puissances  modératrices,  qui  d'ailleurs  y  accueilleront 
cordialement  les  influences  directrices  dignes  d'un  tel  ensemble. 
C'est  là  surtout  que  les  femmes  feront  librement  prévaloir  leur 
douce  discipline  morale,  pour  réprimer,  à  l'état  naissant,  toutes 
les  impulsions  vicieuses  ou  abusives.  Un  avis  indirect,  mais 
opportun  et  affectueux,  y  détournera  souvent  le  philosophe 
d'une  ambition  fourvoyée  ou  d'une  orgueilleuse  divagation. 
Les  cœurs  prolétaires  s'y  purifieront  habituellement  des  germes 
renaissants  de  violence  ou  d'envie,  sous  une  irrésistible  sollici- 
tude, dont  ils  apprécieront  la  sainteté.  D'après  une  délicate  ré- 
partition de  l'éloge  et  du  blâme  les  mieux  appréciés,  les  grands 
et  les  riches  viendront  y  sentir  sincèrement  que  toutes  les  supé- 
riorités quelconques  sont  moralement  destinées  au  service  con- 
tinu des  infériorités. 

Quelle  que  soit  l'importance  réelle  de  l'office  public  ainsi 
réservé  aux  femmes  dans  le  régime  final  de  l'humanité,  leur 
noble  destination  sociale  est  surtout  caractérisée  par  leur  au- 
guste vocation  domestique,  source  naturelle  de  toute  leur 
influence  comme  premier  élément  nécessaire  du  pouvoir  mode- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  QUATRIÈME  PARTIE.  233 

rateur.  Aucune  philosophie  actuelle  né  peut  dignement  consa- 
crer cette  base  spontanée  de  notre  vraie  sociabilité.  La  méta- 
physique a  étendu  jusque-là  son  analyse  corrosive,  sans  que  ses 
ftophismes  soient  aujourd'hui  rationnellement  réfutables.  Mais 
les  dogmes  domestiques  ne  souffrent  pas  moins  de  l'empirisme 
théologique,  s'obstinant  à  les  retenir  sous  la  désastreuse  protec- 
tion de  croyances  déchues  qui,  depuis  longtemps,  compro-, 
mettent  tout  ce  qu'elles  garantissaient  jadis.  Les  chants  licen- 
cieux des  troubadours  nous  attestent  que,  dès  la  un  du  moyen 
âge,  les  vaines  protestations  du  sacerdoce  étaient  impuissantes 
contre  les  graves  atteintes  qu'une  critique  superficielle  appor- 
tait déjà  à  la  sainteté  du  lien  conjugal.  Ces  réclamations  purent 
encore  moins  empêcher  ensuite  le  scandaleux  accueil  qu'ob- 
tinrent partout  ces  frivoles  maximes  de  l'immoralité  privée, 
publiquement  applaudies,  même  devant  les  rois.  Rien  n'est  donc 
plus  choquant  que  l'aveugle  prétention  de  la  théologie  à  con- 
server la  tutelle  des  dogmes  domestiques,  qu'elle  n'a  pu  pré- 
server d'une  discussion  anarchique,  et  qui  ne  sont  vraiment 
soutenus,  chez  les  modernes,  que  par  un  heureux  instinct  pu- 
blic, surtout  féminin.  Sans  aucune  autre  sanction  systématique 
qu'une  ridicule  fiction  sur  l'origine  physique  de  la  femme, 
comment  auraient-ils  résisté  à  de  spécieux  sophismes,  quand 
l'autorité  qui  les  consacrait  fut  elle-même  discréditée  ?  Désor- 
mais  la  philosophie  positive  peut  seule  les  garantir  à  la  fois 
contre  la  dissolution  métaphysique  et  contre  l'impuissance 
théologique,  par  leur  liaison  inaltérable  à  l'ensemble  des  lois 
réelles  de  notre  nature,  personnelle  et  sociale.  Cette  relation 
sera  dogmatiquement  établie  dans  le  second  volume  du  nou- 
veau traité  dont  ce  discours  est  seulement  le  prélude  systémati- 
que. Forcé  ici  de  me  borner  à  une  sommaire  indication  sur  ce  sujet 
fondamental,  j'espère  du  moins  qu'elle  caractérisera  l'aptitude 
décisive  du  positivisme  à  réorganiser  enfin  la  vraie  moralité. 


234  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Une  grossière  appréciation,  brutalement  formulée  par  le 
héros  rétrograde,  semble  aujourd'hui  ne  reconnaître  à  la 
femme  d*autre  vocation  nécessaire  que  sa  seule  destination 
animale,  d'où  beaucoup  d'utopistes  détacheraient  même  l'édu- 
cation des  petits,  alors  abandonnés  à  l'abstraite  sollicitude  de 
la  patrie.  La  théorie  positive  du  mariage  et  de  la  famille 
consiste  surtout  à  rendre  le  principal  office  féminin  pleine- 
ment indépendant  de  toute  fonction  propagatrice,  pour  le 
fonder  directement  sur  les  plus  éminents  attributs  de  notre 
nature. 

Malgré  l'importance  morale  de  la  maternité,  une  équivoque 
décisive  témoigne  que  l'instinct  public  regarde  la  femme  comme 
essentiellement  caractérisée  par  sa  vocation  d'épouse.  Outre 
que  le  mariage  humain  est  souvent  stérile,  une  indigne  épouse 
ne  peut  être  presque  jamais  une  bonne  mère.  C'est  donc,  à 
tous  égards,  comme  simple  compagne  de  l'homme,  que  le  po- 
sitivisme doit  surtout  apprécier  la  femme,  en  écartant  d'abord 
toute  fonction  maternelle. 

Ainsi  conçu,  le  mariage  constitue  le  degré  le  plus  élémen- 
taire  et  le  plus  parfait  de  la  vraie  sociabilité,  qui  ne  peut  par- 
venir en  aucun  autre  cas  à  une  pleine  identification.  Dans  cette 
union,  dont  toutes  les  langues  civilisées  témoignent  l'excel- 
lence, le  plus  noble  but  de  la  vie  humaine  se  trouve  atteint 
autant  qu'il  puisse  l'être.  Le  positivisme  représente  notre  exis- 
tence comme  vouée  au  perfectionnement  universel,  et  il  élève 
au  premier  rang  le  perfectionnement  moral,  caractérisé  sur- 
tout par  la  subordination  de  la  personnalité  à  la  sociabilité. 
Or,  ce  principe  incontestable,  spécialement  indiqué  dans  la 
seconde  partie  de  ce  discours,  conduit  aussitôt  à  la  vraie  théorie 
du  mariage,  de  manière  à  interdire  toute  aberration  et  toute 
incertitude. 

En  effet,  les  différences  naturelles  des  deux  sexes,  heureu- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  QUATRIÈME  PARTIE.  235 

sèment  complétées  par  leurs  diversités  sociales,  rendent  chacun 
d'eux  indispensable  au  perfectionnement  moral  de  l'autre. 
Chez  l'homme,  dominent  évidemment  les  qualités  propres  à  la 
vie  active,  avec  l'aptitude  spéculative  qui  en  est  inséparable. 
Au  contraire,  la  femme  est  surtout  vouée  à  la  vie  affective. 
L'une  est  supérieure  en  tendresse,  comme  l'autre  pour  tous 
les  genres  de  forces.  Nulle  intimité  ne  peut  se  comparer  à  celle 
de  deux  êtres  aussi  disposés  à  se  servir  et  à  s'améliorer  mu- 
tuellement, à  l'abri  de  toute  rivalité  habituelle.  La  source 
pleinement  volontaire  de  leur  union  la  fortifie  par  un  nouvel 
attrait,  quand  les  choix  sont  heureusement  faits  et  dignement 
acceptés.  Telle  est  donc,  dans  la  théorie  positive,  la  principale 
destination  du  mariage  :  compléter  et  consolider  l'éducation 
du  cœur,  en  développant  les  plus  pures  et  les  plus  vives  de 
4  toutes  les  sympathies  humaines. 

Sans  doute,  le  sentiment  conjugal  émane  d'abord,  surtout 
chez  l'homme,  d'un  instinct  sexuel  qui  est  purement  égoïste, 
et  sans  lequel,  pourtant,  l'affection  mutuelle  aurait,  d'ordi- 
naire, trop  peu  d'énergie.  Mais  le  cœur  plus  aimant  de  la 
femme  a  beaucoup  moins  besoin,  en  général,  de  cette  gros- 
sière excitation.  Dès  lors,  sa  pureté  supérieure  réagit  heureu- 
sement pour  ennoblir  l'attachement  masculin.  La  tendresse  est, 
en  elle-même,  si  douce  à  éprouver,  que,  quand  elle  a  com- 
mencé sous  une  impulsion  quelconque,  elle  tend  à  persister 
par  son  propre  charme,  après  la  cessation  de  la  stimulation 
initiale.  Alors  l'union  conjugale  devient  le  meilleur  type  de  la 
véritable  amitié,  qu'embellit  une  incomparable  possession  mu- 
tuelle. Car  l'amitié  ne  peut  être  complète  que  d'un  sexe  à 
l'autre,  parce  que  là  seulement  elle  se  trouve  exempte  de  toute 
concurrence  actuelle  ou  possible.  Aucune  autre  liaison  volon- 
taire ne  comporte  une  pareille  plénitude  de  confiance  et  d'a- 
bandon. Telle  est  donc  la  seule  source  où  nous  puissions  goûter 


236  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

entièrement  le  vrai  bonheur  humain,  consistant  surtout  à  vivre 
pour  autrui. 

Mais,  outre  sa  propre  valeur,  cette  sainte  union  prend  une 
nouvelle  importance  sociale,  comme  première  base  indispen- 
sable de  l'amour  universel,  but  définitif  de  notre  éducation 
morale.  J'ai  indiqué,  dans  la  seconde  partie,  combien  est  fausse 
et  dangereuse  l'opposition  que  tant  de  prétendus  socialistes 
voient  aujourd'hui  entre  ces  deux  termes  extrêmes  de  révolu- 
tion du  cœur  humain.  Celui  qui  ne  put  s'attacher  profondé* 
ment  à  l'être  qu'il  avait  choisi  pour  la  plus  intime  association 
paraîtra  toujours  fort  suspect  dans  le  dévouement  qu'il  étale 
envers  une  foule  inconnue.  Notre  cœur  ne  peut  s'affranchir 
dignement  de  sa  personnalité  primitive,  que  par  la  seule  inti- 
mité qui  soit  complète  et  durable,  à  raison  même  de  sa  desti- 
nation exclusive.  Quand  il  a  fait  ce  pas  décisif,  il  s'élève 
graduellement  à  une  sincère  universalité  d'affection  habituelle, 
propre  à  modifier  activement  la  conduite,  quoique  avec  une 
énergie  décroissante  à  mesure  que  le  lien  s'étend.  L'instinct 
public  sent  déjà  cette  solidarité  nécessaire,  clairement  indi- 
quée par  la  vraie  théorie  de  la  nature  humaine,  qui  la  mettra 
définitivement  à  l'abri  de  toute  atteinte  métaphysique.  Plus 
l'empire  moral  de  la  femme  deviendra  systématique,  d'après 
l'impulsion  positiviste,  mieux  on  appréciera  la  profonde  sagesse 
de  l'usage  vulgaire  qui  chercha  toujours  dans  la  vie  privée  les 
meilleures  garanties  de  la  vie  publique.  L'un  des  signes  les  moins 
équivoques  de  l'universelle  décomposition  morale  inhérente  à 
notre  anarchie  mentale  ressort  de  la  honteuse  législation, 
non  abrogée  encore,  suivant  laquelle,  il  y  a  trente  ans,  toute 
vie  privée  fut  murée  en  France,  par  des  psychologues  qui,  sans 
doute,  avaient  besoin  d'un  tel  mur. 

Il  suffit  d'avoir  satsi  la  principale  destination  du  lien  conjugal 
pour  comprendre  aussitôt  ses  conditions  nécessaires,  où  Tin- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  237 

tervention  sociale  ne  tend,  en  général,  qu'à  consolider  et  à  per- 
fectionner Tordre  naturel. 

D'abord,  cette  union  fondamentale  ne  peut  atteindre  son  but 
essentiel  qu'en  étant  à  la  fois  exclusive  et  indissoluble.  Ces  deux 
caractères  lui  sont  tellement  propres  que  les  liaisons  illégales 
tendent  elles-mêmes  à  les  manifester.  L'absence  actuelle  de 
tous  principes  moraux  et  sociaux  permet  seule  de  comprendre 
qu'on  ait  osé  ériger  doctoralement  l'inconstance  et  la  frivolité 
des  affections  en  garanties  essentielles  du  bonheur  humain.  Au- 
cune intimité  ne  peut  être  profonde  sans  concentration  et  sans 
perpétuité  ;  car  la  seule  idée  du  changement  y  provoque.  Entre 
deux  êtres  aussi  divers  que  l'homme  et  la  femme,  est-ce  trop 
de  notre  courte  vie  pour  se  bien  connaître  et  s'aimer  dignement? 
Pourtant ,  les  cœurs  sont ,  d'ordinaire ,  si  versatiles  que  la  so- 
ciété doit  intervenir  afin  d'éviter  des  irrésolutions  ou  des  varia- 
tions dont  le  libre  cours  tendrait  à  faire  dégénérer  l'existence 
humaine  en  une  déplorable  suite  d'essais ,  sans  issue  comme 
sans  dignité.  L'instinct  sexuel  ne  peut  devenir  un  puissant 
moyen  de  perfectionnement  que  sous  une  constante  et  sévère 
discipline,  dont  la  nécessité  serait  assez  confirmée  en  contem- 
plant, hors  de  la  grande  république  occidentale,  les  nombreuses 
populations  qui  n'ont  pu  encore  l'instituer  suffisamment.  Vaine- 
ment a-t-on  prétendu  réduire  à  une  simple  condition  de  climat 
le  choix  entre  la  polygamie  et  la  monogamie.  Cette  frivole  hy- 
pothèse est  aussi  contraire  à  l'observation  universelle  qu'à  la 
saine  théorie  de  l'humanité.  Perfectionnant  toujours  l'institu- 
tion du  mariage,  ainsi  que  toute  autre,  partout  notre  espèce 
part  de  la  plus  complète  polygamie  et  tend  à  la  plus  parfaite 
monogamie.  Au  nord ,  comme  au  sud ,  on  retrouve  l'état 
polygame,  en  remontant  assez  le  cours  des  âges  sociaux  :  au 
midi ,  comme  au  nord ,  l'état  monogame  prévaut  à  mesure 

que  la  sociabilité  se  développe;  l'Orient  lui-même  y  touche 

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238  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

aujourd'hui,  chez  ses  populations  les  plus  occidentalisées. 

La  monogamie  occidentale  constitue  donc  une  des  plus  pré- 
cieuses institutions  que  nous  devions  au  moyen  âge.  Elle  a  peut- 
être  plus  contribué  qu'aucune  autre  à  l'éclatante  supériorité 
sociale  de  la  grande  famille  moderne.  Quoique  le  divorce  Tait 
gravement  altérée  chez  les  populations  protestantes,  cette  aber- 
ration temporaire  y  est  beaucoup  contenue  par  les  saintes  ré- 
pugnances du  sentiment  féminin  et  de  l'instinct  prolétaire,  qui 
bornent  ses  ravages  aux  classes  privilégiées.  La  recrudescence 
empirique  de  la  métaphysique  officielle  peut  aujourd'hui  sus- 
citer quelques  craintes  sérieuses  sur  l'extension  française  d'un  tel 
fléau.  Mais  la  saine  philosophie  arrive  à  temps  pour  contenir 
essentiellement  ces  tendances  éphémères  et  factices ,  radicale- 
ment contraires  à  l'ensemble  des  mœurs  modernes.  Cette  lutte 
peut  être  dirigée  de  manière  à  hâter  l'avènement  de  la  saine 
théorie  conjugale.  Le  positivisme  a  d'autant  plus  lieu  d'y 
compter  que  son  esprit,  toujours  sagement  relatif,  lui  permet 
d'accorder,  sans  aucune  inconséquence  énervante,  des  conces- 
sions exceptionnelles,  qu'interdisait  le  caractère  nécessairement 
absolu  de  toute  doctrine  théologique.  Un  telle  philosophie 
peut  seule  concilier  l'indispensable  généralité  des  diverses  rè- 
gles morales  avec  les  exceptions  motivées  qu'exigent  toutes  les 
prescriptions  pratiques. 

Mais,  loin  de  rien  céder  ainsi  aux  tendances  anarchiques,  elle 
perfectionnera  l'unité  fondamentale  du  mariage  humain,  en 
faisant  consacrer  par  nos  mœurs,  quoique  sans  aucune  vaine  in- 
jonction légale,  le  devoir  du  veuvage  éternel,  complément 
final  de  la  vraie  monogamie.  L'instinct  vulgaire  a  toujours  ho- 
noré, même  chez  l'homme,  cette  scrupuleuse  concentration  du 
cœur.  Nulle  doctrine  n'a  pourtant  été  assez  pure  jusqu'ici,  ou 
assez  énergique,  pour  l'imposer.  D'après  l'ascendant  supé- 
rieur que  procure  une  pleine  systématisation,  toujours  disposée 


DI8C0UBS  PRÉLIMINAIRE.  —  QUATRIÈME  PARTIS.  239 

à  motiver  ses  décisions  sur  l'ensemble  des  lois  réelles,  le  posi- 
tivisme prescrira  aisément  à  toutes  les  âmes  délicates  une  obli- 
gation complémentaire  qui  découle  du  même  principe  que  la 
règle  fondamentale.  Car,  si  le  mariage  positiviste  est  surtout 
destiné  à  perfectionner  le  cœur  humain,  le  veuvage  devient  une 
suite  naturelle  de  l'unité  du  lien.  L'oubli  de  toute  moralité  sys- 
tématique empêche  aujourdhui  de  sentir  la  grandeur  morale  in- 
hérente à  cette  constance  posthume,  que  tant  de  femmes  ont  jadis 
pratiquée  dignement.  Mais  une  profonde  connaissance  de  notre 
vraie  nature  représente  une  telle  considération  comme  une  pré- 
cieuse source  de  perfectionnement,  aisément  réalisable,  même 
dans  la  jeunesse ,  chez  tous  les  hommes  noblement  organisés. 
En  effet,  le  veuvage  volontaire  offre,  à  l'esprit  et  au  corps  au- 
tant qu'au  cœur,  tous  les  avantages  essentiels  de  la  chasteté,  sans 
exposer  aux  graves  dangers  moraux  du  célibat.  Cette  éternelle 
adoration  d'une  mémoire  que  la  mort  rend  plus  touchante  et 
plus  fixe  permet  à  toute  grande  âme,  surtout  philosophique, 
de  se  mieux  vouer  au  service  actif  de  l'Humanité,  en  y  utilisant 
la  précieuse  réaction  publique  d'une  digne  affection  privée. 
Ainsi,  le  vrai  bonheur  individuel  concourt  avec  le  bien  commun 
pour  prescrire  un  tel  devoir  à  tous  ceux  qui  apprécient  saine- 
ment l'un  et  l'autre. 

Cette  sainte  prolongation  du  plus  parfait  des  liens,  outre  l'in- 
time satisfaction  qu'elle  procure  toujours,  trouvera  d'ailleurs 
une  récompense  naturelle  dans  une  extension  encore  supé- 
rieure. Si  la  liaison  survécut  à  l'un,  pourquoi  la  gratitude  pu- 
blique ne  la  garantirait-elle  pas  aussi  après  l'autre,  en  enve- 
loppant d'un  même  cercueil  ces  cœurs  que  la  mort  ne  put 
disjoindre?  Cette  solennelle  éternisation  d'un  digne  mariage 
pourrait  quelquefois  être  décernée  d'avance,  quand  les  vrais  or- 
ganes du  sentiment  public  la  jugeraient  assez  méritée.  Elle  ex- 
citerait alors  à  de  nouveaux  services  celui  qui  y  verrait  le  gage 


240  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

assuré  de  la  pleine  identification  finale  des  deux  mémoires.  Le 
passé  nous  offre  déjà  quelques  exemples  spontanés  d'une  telle 
solidarité,  comme  entre  Dante  et  Béatrice,  ou  Laure  et  Pétrar- 
que. Mais  ces  cas  exceptionnels  ne  peuvent  donner  une  juste 
idée  de  cette  nouvelle  institution ,  qui  semblerait  ainsi  bornée 
à  d'éminentes  anomalies.  En  liant  partout  la  vie  privée  à  la  vie 
publique,  au  delà  de  toute  possibilité  antérieure,  la  régénéra- 
tion finale  permettra  d'appliquer  la  même  récompense  à  tous 
les  cœurs  qui  l'auront  méritée,  entre  les  limites  locales  de  leur 
propre  appréciation. 

Voilà  comment  la  tendresse  positiviste  trouvera  naturelle- 
ment de  précieuses  consolations ,  sans  regretter  des  chimères 
qui  désormais  dégradent  autant  le  cœur  que  l'esprit.  La  supé- 
riorité morale  du  nouveau  régime  se  manifeste,  même  à  cet 
égard,  en  ce  qu'il  ne  console  qu'en  fortifiant  le  lien.  Car,  les 
consolations  chrétiennes  si  vantées  disposent  à  d'autres  unions, 
qui  altèrent  la  principale  efficacité  du  mariage ,  et  qui  même 
suscitent  une  ambiguïté  d'affection  peu  compatible  avec  la  vague 
utopie  théologique.  Jusqu'au  positivisme,  aucune  doctrine  n'a- 
vait dogmatiquement  prescrit  le  veuvage,  ni  institué  la  commu- 
nauté de  cercueil,  comme  double  complément  extrême  de  la 
monogamie  humaine.  C'est  en  perfectionnant  ainsi  notre  gran- 
deur morale  que  la  nouvelle  philosophie  doit  toujours  répondre 
à  des  préventions  stupides  ou  à  d'infâmes  calomnies. 

Le  positivisme  rend  donc  la  théorie  du  mariage  indépendante 
de  toute  destination  physique,  en  représentant  ce  lien  fonda- 
mental comme  la  principale  source  du  perfectionnement  moral, 
et,  par  suite,  comme  la  base  essentielle  du  vrai  bonheur  humain, 
tant  public  que  privé.  Cette  épuration  systématique  a  d'autant 
plus  de  prix,  que,  sans  supposer  aucune  exaltation  excep- 
tionnelle, elle  résulte  seulement  d'une  étude  approfondie  de 
l'humanité.  Toute  l'efficacité  personnelle  et  sociale  du  mariage 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  QUATRIÈME  PARTIE.  241 

serait  ainsi  réalisable  dans  une  union  qui,  quoique  plus  tendre, 
resterait  toujours  aussi  chaste  que  le  lien  fraternel.  Malgré  que 
l'instinct  sexuel  soit  ordinairement  indispensable,  surtout  chef 
l'homme,  à  la  tendresse  initiale,  l'affection  peut  se  développer 
sans  qu'il  se  satisfasse.  Pourvu  que  la  renonciation  se  trouve, 
des  deux  parts,  assez  motivée,  elle  stimule  davantage  ratta- 
chement mutuel. 

Après  avoir  ainsi  apprécié  la  destination  propre  du  mariage, 
indépendamment  de  toute  maternité,  la  théorie  sociologique 
de  la  femme  doit  se  compléter  en  concevant  l'office  maternel 
comme  une  extension  nécessaire  de  la  mission  morale  qui  ca- 
ractérise l'épouse. 

Sous  ce  nouvel  aspect,  le  positivisme  relève  encore  la  dignité 
féminine,  en  attribuant  à  la  mère  la  principale  direction  de 
l'ensemble  de  l'éducation  domestique,  dont  l'éducation  pu- 
blique ne  constitue  ensuite  que  le  complément  systématique, 
suivant  les  indications  de  la  troisième  partie. 

Cette  décision  philosophique  résulte  du  principe  fondamen- 
tal qui,  dans  l'état  normal  de  la  société  générale,  confie  néces- 
sairement l'éducation  au  pouvoir  spirituel,  que  la  femme 
représente  naturellement  au  sein  de  chaque  famille.  Une  telle 
règle  ne  choque  les  préjugés  actuels  que  d'après  la  tendance 
révolutionnaire  de  l'esprit  à  prévaloir  sur  le  cœur,  depuis 
la  fin  du  moyen  âge.  Les  modernes  ont  été  ainsi  conduits 
à  négliger  de  plus  en  plus  la  partie  morale  de  l'éducation, 
pour  se  préoccuper  outre  mesure  de  sa  partie  intellectuelle, 
liais,  en  terminant  l'état  révolutionnaire  par  la  prépondé- 
rance systématique  du  cœur  sur  l'esprit,  le  positivisme  rend 
à  l'éducation  morale  sa  prééminence  naturelle,  comme  je 
l'ai  ci-dessus  indiqué.  Dès  lors,  les  femmes,  qui  seraient,  en 
effet,  peu  propres  à  diriger  l'instruction  actuelle,  repren- 
dront, mieux  qu'au  moyen  âge,  la  présidence  générale  d'une 


va 

éducation  oà  la  morale  dominera  toujours,  et  où,  jusqu'à  la 
poberté,  les  seules  étndes  suivies  se  réduiront  à  des  exercices 
esthétiques*  Hos  chevaleresques  ancêtres  étaient,  d'ordinaire, 
élevés  ainsi  soos  l'ascendant  féminin,  et  certes  sans  en  être 
amollis.  Si  donc  une  telle  préparation  convint  à  des  guerriers, 
comment  pourraitron  la  craindre  envers  une  société  pacifique? 
Les  hommes  ne  sont  indispensables  que  pour  l'instruction, 
tant  théorique  que  pratique.  Quant  à  l'éducation  morale,  les 
philosophes  ne  devront  s'en  emparer,  comme  je  l'ai  indiqué, 
qu'à  l'âge  ou  elle  devient  systématique,  c'est-à-dire  pendant 
les  dernières  années  qui  précèdent  la  majorité.  Même  leur  prin- 
cipale influence  morale  s'exercera  sur  les  hommes  faits  pour 
les  amener  dans  l'existence  réelle,  soit  privée,  soit  publique,  à 
une  juste  application  spéciale  des  principes  inculqués  à  la  jeu- 
nesse. Toute  la  morale  spontanée,  c'est-à-dire  l'éducation  des 
sentiments,  celle  qui,  au  fond,  affecte  le  plus  l'ensemble  dé  la 
vie,  doit  dépendre  essentiellement  des  mères.  C'est  surtout  à 
ce  titre  qu'il  importe  de  laisser  toujours  l'élève  au  sein  de  sa 
famille,  en  supprimant  les  cloîtres  scolastiques,  comme  je  l'ai 
proposé. 

La  prééminence  naturelle  des  femmes  pour  cet  office  fonda- 
mental sera  toujours  respectée  profondément  par  les  vrais  phi- 
losophes. Ils  n'oublieront  jamais  que  les  êtres  les  plus  sympa- 
thiques sont  nécessairement  les  plus  propres  à  développer  en 
autrui  les  affections  qui  doivent  prévaloir.  Consacrant  la  sagesse 
vulgaire,  la  philosophie  positive  représentera  toujours  la  culture 
du  cœur  comme  plus  importante  que  celle  de  l'esprit.  Sa  réa- 
lité caractéristique  l'empêche  de  s'exagérer  jamais  l'efficacité  de 
la  systématisation,  et  d'eu  méconnaître  les  conditions  essen- 
tielles. On  ne  peut  vraiment  systématiser,  surtout  en  morale, 
que  ce  qui  préexiste  spontanément.  Ainsi,  rien  ne  dispense 
d'un  essor  propre  et  direct  des  divers  sentiments  humains,  an- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  243 

teneur  à  toute  discipline  philosophique.  Cet  office  fondamental, 
qui  commence  avec  la  vie,  et  qui  dure  pendant  tout  le  cours 
du  développement  physique ,  appartient  nécessairement  aux 
femmes.  Leur  aptitude  est  telle,  à  cet  égard,  que,  à  défaut  de 
la  mère,  une  étrangère  bien  choisie  y  conviendrait  mieux, 
d'ordinaire,  que  le  père  lui-même,  si  elle  pouvait  assez  s'incor- 
porer à  la  famille.  Des  âmes  où  le  sentiment  domine  peuvent 
seules  en  comprendre  dignement  l'importance.  Elles  seules 
savent  réellement  que  la  plupart  des  actes  humains,  surtout 
dans  le  jeune  âge,  doivent  beaucoup  moins  être  appréciés  en 
eux-mêmes  que  par  les  tendances  qu'ils  manifestent  et  les  habi- 
tudes qu'ils  suscitent.  Sous  le  rapport  du  sentiment,  il  n'y  a 
pas  d'actions  indifférentes.  Ainsi  jugés,  les  moindres  actes  de 
l'enfant  peuvent  assister  le  double  précepte  fondamental  de 
toute  l'éducation  positive,  tant  spontanée  que  systématique  : 
développer  la  sociabilité,  et  amortir  la  personnalité.  Les  actions 
peu  importantes  sont  même  les  plus  propres  à  permettre  d'abord 
la  saine  appréciation  des  sentiments  correspondants,  sur  lesquels 
l'observation  peut  alors  se  mieux  concentrer,  sans  être  distraite 
par  des  circonstances  spéciales.  En  outre,  c'est  seulement  d'après 
ces  petits  efforts  que  l'enfant  peut  commencer  le  difficile  ap- 
prentissage de  la  lutte  intérieure  qui  dominera  toute  sa  vie, 
pour  subordonner  graduellement  les  impulsions  égoïstes  aux 
instincts  sympathiques.  Sous  ces  divers  aspects,  le  précepteur 
le  plus  éminent,  même  par  le  cœur,  sera  toujours  au-dessous 
de  toute  digne  mère.  Quoique  celle-ci  fût  souvent  incapable  de 
formuler  ou  de  motiver  ses  décisions  habituelles,  l'efficacité 
finale  fera  ordinairement  ressortir  la  supériorité  réelle  de  sa  dis- 
cipline morale.  Aucun  autre  régime  ne  pourrait  autant  saisir  les 
occasions  propres  à  caractériser,  sans  affectation,  le  charme  na- 
turel des  bons  sentiments  et  l'inquiétude  attachée  aux  inspira- 
tions égoïstes. 


244  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Cette  théorie  sociologique  de  la  mère  vient  naturellement  se 
lier  à  celle  de  l'épouse,  puisque  la  prépondérance  maternelle, 
malgré  son  décaissement  spontané,  continue  à  diriger  l'essor 
du  cœur  jusqu'à  l'âge  ordinaire  du  mariage.  Alors  l'homme, 
gouverné  involontairement  par  la  femme,  contracte  envers  elle, 
pour  tout  le  reste  de  sa  carrière,  une  subordination  volontaire, 
qui  complète  son  éducation  morale.  Cet  être  destiné  à  l'action 
vient  faire  consister  son  principal  bonheur  à  subir  dignement  le 
salutaire  ascendant  de  l'être  voué  à  l'affection. 

L'office  fondamental,  à  la  fois  privé  et  public,  assigné  à  la 
femme  dans  le  régime  positif,  ne  constitue  donc,  à  tous  égards, 
qu'un  vaste  développement  systématique  de  sa  propre  nature. 
Une  vocation  aussi  homogène  et  aussi  déterminée  ne  peut  laisser 
aucune  grave  incertitude  sur  la  position  sociale  correspondante. 
Nul  autre  cas  essentiel  ne  saurait  mieux  confirmer  ce  principe 
universel  de  l'art  humain  :  l'ordre  artificiel  consiste  toujours  à 
consolider  et  améliorer  l'ordre  naturel. 

Tous  les  âges  de  transition  ont  suscité,  comme  le  nôtre,  des 
aberrations  sophistiques  sur  la  condition  sociale  des  femmes. 
Mais  la  loi  naturelle  qui  assigne  au  sexe  affectif  une  existence 
essentiellement  domestique  n'a  jamais  été  gravement  altérée. 
Cette  loi  est  tellement  réelle,  qu'elle  a  toujours  prévalu  sponta- 
nément, quoique  les  sophismes  contraires  restassent  sans  réfu- 
tation suffisante.  L'ordre  domestique  a  résisté  aux  subtiles  at- 
taques de  la  métaphysique  grecque,  alors  animée  d'une  verve 
juvénile,  et  agissant  sur  des  esprits  incapables  d'aucune  dé- 
fense systématique.  On  ne  peut  donc  concevoir  aujourd'hui  des 
craintes  sérieuses,  en  voyant  surgir,  de  notre  profonde  anarchie 
mentale,  quelques  vaines  reproductions  des  utopies  subversives 
contre  lesquelles  l'énergique  satire  d'Aristophane  soulevait  assez 
l'instinct  public.  Quoique  l'absence  de  tous  véritables  principes 
sociaux  soit  maintenant  plus  complète  que  pendant  la  transition 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  245 

du  polythéisme  au  monothéisme,  la  raison  humaine  est  aussi 
beaucoup  mieux  développée,  et  surtout  le  sentiment  Test  bien 
davantage.  Les  femmes  étaient  alors  trop  abaissées  pour  re- 
pousser dignement,  même  par  leur  silence,  les  doctorales  aber- 
rations de  leurs  prétendus  défenseurs,  qui  n'avaient  donc  à 
lutter  que  contre  la  raison.  Mais,  chez  les  modernes,  l'heureuse 
liberté  des  femmes  occidentales  leur  permet  de  manifester  des 
répugnances  décisives,  qui  suffisent,  à  défaut  de  rectification 
rationnelle,  pour  neutraliser  ces  divagations  de  l'esprit  inspirées 
parle  dérèglement  du  cœur.  C'est  le  sentiment  féminin  qui  seul 
contient  aujourd'hui  les  ravages  pratiques  que  sembleraient 
devoir  produire  ces  tendances  anarchiques.  L'oisiveté  aggrave 
ce  danger  chez  nos  classes  privilégiées,  où  la  richesse  exerce 
d'ailleurs  une  funeste  influence  sur  la  constitution  morale  des 
femmes.  Néanmoins,  même  là,  le  mal  est  réellement  peu  pro- 
fondoutrës-restreint.  On  n'a  jamais  séduit  beaucoup  les  hommes, 
et  encore  moins  les  femmes,  en  caressant  leurs  mauvaises  incli- 
nations. Il  n'y  a  de  vraiment  redoutables  que  les  séductions  qui 
s'adressent  à  nos  bons  penchants,  pour  en  dénaturer  la  direc- 
tion. Des  rêveries  qui  choquent  directement  toutes  les  délica- 
tesses féminines  ne  pouvaient  donc  obtenir  aucun  ascendant 
réel,  même  dans  les  rangs  les  mieux  disposés  à  les  accueillir. 
Mais,  chez  le  peuple,  où  leurs  ravages  seraient  si  désastreux, 
la  répulsion  est  beaucoup  plus  décisive,  parce  que  l'existence 
prolétaire  indique  davantage  aux  deux  sexes  leur  vraie  situation 
respective.  Ainsi,  là  surtout  où  il  importe  le  plus  de  consolider 
te  dogmes  domestiques,  le  positivisme  trouvera  peu  d'obsta- 
cles à  l'admission  complète  de  sa  théorie  naturelle  sur  la  con- 
dition sociale  des  femmes  d'après  la  double  destination  fonda- 
mentale que  je  viens  de  leur  assigner. 
Bans  sa  plus  systématique  appréciation,  cette  théorie  découle 
to  grand  principe  relatif  à  la  séparation  normale  des  deux 


i 


246  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

puissances  élémentaires,  qui  domine  toutes  les  autres  questions 
sociales.  Car  les  motifs  qui  concentrent  l'existence  féminine  au 
sein  de  la  famille,  sans  aucune  participation  au  commandement, 
même  domestique,  ne  sont,  au  fond,  qu'une  plus  complète  ap- 
plication de  ceux  qui  interdisent,  en  général,  au  pouvoir  mo- 
dérateur tout  exercice  du  pouvoir  directeur.  Puisque  les  femmes 

m 

constituent  l'élément  le  plus  pur  et  le  plus  spontané  de  la  force 
morale,  elles  doivent  mieux  remplir  les  conditions  qui  lui  sont 
propres.  L'influence  affective  qui  les  caractérise  exige,  encore 
plus  que  l'aptitude  spéculative,  une  stricte  renonciation  à  l'ac- 
tivité habituelle  du  sexe  dirigeant.  Si  donc  les  philosophes  doi- 
vent s'abstenir  des  affaires  pratiques,  les  femmes  y  devraient,  à 
plus  forte  raison,  renoncer,  quand  même  l'ordre  naturel  de  la 
société  leur  laisserait  le  choix.  Car  la  délicatesse  du  sentiment,  qui 
constitue  leur  mérite  essentiel  et  la  source  de  leur  véritable  ascen- 
dant, est  encore  plus  altérable  par  la  vie  active  que  la  netteté  et 
la  généralité  des  principes  théoriques.  L'exercice  de  l'autorité 
pratique  ne  peut  se  concilier  avec  l'essor  habituel  de  l'esprit  d'en- 
semble, parce  qu'il  préoccupe  l'intelligence  de  questions  spé- 
ciales. Mais  il  nuit  beaucoup  plus  à  la  pureté  des  affections,  en  dé- 
veloppant les  impulsions  égoïstes.  Ce  danger  serait  d'autant  moins 
évitable  pour  les  femmes,  que  leur  âme  éminemment  tendre 
manque  ordinairement  d'énergie,  de  manière  à  ne  pouvoir  lutter 
assez  contre  les  inûuences  corruptrices.  Mieux  on  approfondira  ce 
sujet  fondamental,  plus  on  sentira  que,  loin  de  nuire  à  leur 
vraie  vocation,  leur  situation  sociale  est  très-propre  à  dévelop- 
per, et  même  à  perfectionner,  leurs  qualités  principales.  L'ordre 
naturel  des  sociétés  humaines  est,  à  tous  égards,  beaucoup 
moins  vicieux  que  ne  l'indiquent  aujourd'hui  d'aveugles  décla- 
mations. Sans  le  règne  spontané  de  la  prépondérance  matérielle, 
la  force  morale  serait  dénaturée,  comme  perdant  sa  destination 
caractéristique.  Les  philosophes  et  les  prolétaires  altéreraient 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  QUATRIÈME  PARTIE.  247 

bientôt  leurs  hautes  qualités  d'esprit  et  de  cœur  s'ils  obtenaient 
l'ascendant  temporel.  Mais  l'exercice  du  commandement  cor- 
romprait encore  davantage  la  nature  féminine.  Cette  tendance 
n'est  que  trop  appréciable  chez  les  classes  supérieures,  où  la 
richesse  procure  souvent  aux  femmes  une  funeste  indépen- 
dance, et  même  un  pouvoir  abusif.  Voilà  surtout  ce  qui  oblige 
à  chercher,  parmi  les  prolétaires,  le  meilleur  type  féminin,  parce 
que  la  tendresse  s'y  développe  mieux  et  y  obtient  davantage 
son  juste  ascendant.  La  richesse  contribue  encore  plus  que 
l'oisiveté  et  la  dissipation  à  la  dégradation  morale  des  femmes 
privilégiées. 

A  cet  égard,  comme  à  tout  autre,  le  progrès  continu  de  l'hu- 
manité ne  fait  que  mieux  développer  l'ordre  fondamental.  Loin 
que  la  situation  respective  des  deux  sexes  tende  aucunement 
vers  l'égalité  qu'interdit  leur  nature,  l'ensemble  du  passé  con- 
firme nettement  la  tendance  constante  de  l'évolution  humaine 
à  caractériser  davantage  leurs  différences  essentielles.  Malgré 
l'amélioration  capitale  que  le  moyen  âge  apporta  dans  la  con- 
dition sociale  des  femmes  occidentales,  il  leur  ôta  les  fonctions 
sacerdotales  qu'elles  partageaient  avec  les  hommes  sous  le  ré- 
gime polythéique,  où  le  sacerdoce  était  plutôt  esthétique  que 
scientifique.  À  mesure  que  le  principe  des  castes  a  perdu,  chez 
les  modernes,  son  antique  ascendant,  les  femmes  ont  été  ex- 
clues de  la  royauté  et  de  toute  autre  autorité  politique.  Les 
moindres  fonctions  pratiques  manifestent  une  tendance  équiva- 
lente à  écarter  de  plus  en  plus  les  femmes  des  diverses  profes- 
sions industrielles,  même  de  celles  qui  semblent  devoir  le  mieux 
leur  convenir.  Ainsi,  l'existence  féminine  se  concentre  davan- 
tage dans  la  famille,  au  lieu  de  s'en  dégager,  en  même  temps 
qu'elle  développe  mieux  un  légitime  ascendant  moral.  Loin  de 
se  contrarier,  ces  deux  tendances  sont,  au  contraire,  nécessai- 
rement solidaires. 


248  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Sans  discuter  de  vaines  utopies  rétrogrades,  il  importe  de 
sentir,  pour  mieux  apprécier  Tordre  réel,  que,  si  les  femmes 
obtenaient  jamais  cette  égalité  temporelle  que  demandent,  sans 
leur  aveu,  leurs  prétendus  défenseurs,  leurs  garanties  sociales 
en  souffriraient  autant  que  leur  caractère  moral.  Car  elles  se 
trouveraient  ainsi  assujetties,  dans  la  plupart  des  carrières,  à 
une  active  concurrence  journalière,  qu'elles  ne  pourraient  sou- 
tenir, en  même  temps  que  la  rivalité  pratique  corromprait  les 
principales  sources  de  l'affection  mutuelle. 

Au  lieu  de  ces  rêves  subversifs,  un  principe  naturel  garantit 
pleinement  l'existence  féminine,  en  fixant  les  devoirs  temporels 
du  sexe  actif  envers  le  sexe  affectif.  Le  positivisme  peut  seul, 
en  vertu  de  sa  réalité  caractéristique,  systématiser  ce  principe, 
de  manière  à  le  faire  dignement  prévaloir.  Mais  la  nouvelle 
philosophie  n'a  point  créé  la  tendance  universelle  qu'elle  pro- 
clame ainsi,  d'après  une  juste  appréciation  de  l'ensemble  du 
mouvement  humain.  L'homme  doit  nourrir  la  femme  :  telle  est 
la  loi  naturelle  de  notre  espèce,  en  harmonie  avec  l'existence 
essentiellement  domestique  du  sexe  affectif.  Cette  règle,  que 
manifeste  même  la  plus  grossière  sociabilité,  se  développe  et  se 
perfectionne  à  mesure  que  l'évolution  humaine  s'accomplit. 
Tous  les  progrès  matériels  que  réclame  la  situation  actuelle  des 
femmes  se  réduisent  à  mieux  appliquer  ce  principe  fondamental, 
dont  les  conséquences  doivent,  réagir  sur  toutes  les  relations 
sociales,  surtout  quant  aux  salaires  industriels.  Conforme  à  une 
tendance  spontanée,  cette  règle  se  lie  à  la  noble  destination 
des  femmes  comme  élément  affectif  du  pouvoir  modérateur. 
L'obligation  est  alors  analogue  à  celle  qui  prescrit  à  la  classe 
active  de  nourrir  la  classe  spéculative,  afin  que  celle-ci.  puisse 
vaquer  dignement  à  son  office  fondamental.  Seulement  les  Re- 
voirs matériels  du  sexe  actif  envers  le  sexe  affectif  sont  encore 
plus  sacrés,  par  suite  même  de  la  concentration  domestique 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  249 

qu'exige  l'office  féminin.  À  l'égard  des  penseurs,  l'obligation 
des  praticiens  n'est  guère  que  collective;  mais,  envers  les 
femmes,  elle  est  surtout  individuelle.  Toutefois,  cette  respon- 
sabilité directe,  qui  pèse  spécialement  sur  chaque  homme  pour 
la  compagne  qu'il  a  choisie,  ne  dispense  point  l'ensemble  du 
sexe  actif  d'une  pareille  obligation  indirecte  à  l'égard  de  tout  le 
sexe  affectif.  A  défaut  de  l'époux,  et  des  parents,  la  société  doit 
garantir  l'existence  matérielle  de  chaque  femme,  soit  en  com- 
pensation d'une  inévitable  dépendance  temporelle,  soit  surtout 
en  vue  d'un  indispensable  office  moral. 

Tel  est  donc,  à  ce  sujet,  le  vrai  sens  général  de  la  progres- 
sion humaine  :  rendre  la  vie  féminine  de  plus  en  plus  domesti- 
que, et  la  dégager  davantage  de  tout  travail  extérieur,  afin  de 
mieux  assurer  sa  destination  affective.  Les  privilégiés  ont  déjà 
reconnu  que  tout  effort  pénible  doit  être  épargné  aux  femmes. 
C'est  presque  le  seul  cas  où  nos  prolétaires  doivent  imiter, 
fiant  aux  relations  des  deux  sexes ,  les  mœurs  de  leurs  chefs 
temporels.  À  tout  autre  égard,  le  peuple  occidental  sent  mieux 
qu'eux  les  devoirs  pratiques  des  hommes  envers  les  femmes.  Il 
rougirait  môme  le  plus  souvent  des  barbares  corvées  imposées 
encore  à  tant  de  femmes,  si  notre  régime  industriel  permettait 
déjà  d'éviter  une  telle  monstruosité.  C'est  surtout  parmi  nos 
pands  et  nos  riches  qu'on  voit  ces  vils  marchés,  d'ailleurs  si 
fréquemment  frauduleux,  où  une  immorale  intervention  déter- 
mine  à  la  fois  la  dégradation  d'un  sexe  et  la  corruption  de 
l'antre.  En  faisant  mieux  ressortir  la  vraie  vocation  de  la  femme, 
et  en  élargissant  davantage  le  choix  conjugal,  les  mœurs  mo- 
dernes éteignent  rapidement  la  honteuse  vénalité  résultée  ainsi 
de  l'usage  des  dots,  déjà  presque  nul  chez  nos  prolétaires.  Le 
principe  positiviste  sur  les  obligations  matérielles  de  l'homme 
envers  la  femme  écartera  systématiquement  ce  reste  de  bar- 
barie, même  parmi  nos  privilégiés.  Pour  y  mieux  parvenir,  il 


250  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

suffira  de  réaliser  une  dernière  conséquence  de  la  théorie  socio- 
logique  du  sexe  affectif,  en  interdisant  aux  femmes  tout  hé- 
ritage. Sans  cette  suppression ,  celle  des  dots  serait  éludée  par 
un  escompte  spontané.  Dès  que  la  femme  est  dispensée  de 
toute  production  matérielle,  c'est  à  l'homme  seul  que  doivent 
revenir  les  instruments  de  travail  que  chaque  génération  pré- 
pare pour  la  suivante.  Loin  de  constituer  aucun  vicieux  privi- 
lège, un  tel  mode  de  transmission  se  lie  naturellement  à  une 
grave  responsabilité.  Ce  n'est  point  parmi  les  femmes  que  cette 
mesure  complémentaire  suscitera  une  sérieuse  opposition.  Une 
saine  éducation  leur  en  fera  d'ailleurs  comprendre  l'utilité 
personnelle,  pour  les  préserver  d'indignes  poursuivants.  Cette 
importante  prescription  ne  doit  même  devenir  légale  qu'après 
avoir  librement  prévalu  dans  les  mœurs,  par  l'universelle  con- 
viction de  son  aptitude  à  consolider  la  nouvelle  constitution  do- 
mestique. 

Pour  achever  de  caractériser  la  condition  sociale  des  femmes 
sous  le  régime  positif,  il  suffit  d'indiquer,  d'après  la  même  théo- 
rie, la  nature  de  leur  éducation. 

Leur  office  fondamental  dissipe ,  à  cet  égard ,  toute  incerti- 
tude, en  manifestant  l'obligation  d'étendre  aux  deux  sexes, 
d'une  manière  presque  uniforme,  le  système  d'éducation  gé- 
nérale ci-dessus  destiné  aux  prolétaires.  Ce  système  étant  dé- 
gagé de  toute  spécialité,  convient  autant  à  l'élément  sympathi- 
que du  pouvoir  modérateur  qu'à  l'élément  synergique,  même 
quant  aux  études  scientifiques.  Si,  envers  les  prolétaires, 
nous  avons  reconnu  combien  est  indispensable  la  saine  théorie 
historique,  une  pareille  nécessité  s'étend  aussi  aux  femmes, 
afin  d'y  développer  dignement  le  sentiment  social,  toujours 
imparfait  tant  que  la  continuité  n'y  complète  pas  la  solidarité. 
Or,  en  appliquant  aux  deux  sexes  le  besoin  d'une  telle  étude, 
et  de  la  systématisation  morale  qui  en  résulte ,  on  n'y  peut 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  QUATRIÈME  PARTIE.  251 

méconnaître  une  égale  urgence  de  la  préparation  scientifique 
qu'elle  suppose,  et  qui  d'ailleurs  offre  directement  à  tous  une 
importance  équivalente.  Enfin,  puisque  les  femmes  doivent 
présider  à  toute  l'éducation  spontanée,  il  faut  qu'elles  aient  aussi 
participé  à  l'éducation  systématique  qui  en  constitue  l'indispen- 
sable complément.  Il  n'y  a  de  vraiment  particulière  aux  hommes 
que  ce  qu'on  nomme  l'éducation  professionnelle,  que  nous 
avons  reconnue  ne  comporter  finalement  aucune  organisation 
propre,  en  tant  qu'elle  doit  surtout  résulter  d'un  judicieux 
exercice,  succédant  à  un  sage  essor  théorique.  Les  femmes 
auront  donc,  comme  les  philosophes,  la  même  éducation  que 
les  prolétaires. 

Toutefois ,  en  proclamant  cette  égale  participation  des  deux 
sexes,  je  suis  loin  de  penser,  avec  mon  illustre  précurseur 
Gondorcet,  que  leurs  leçons  publiques  doivent  être  simultanées. 
L'appréciation  morale,  qui  doit  toujours  prévaloir,  interdit 
hautement  un  tel  mélange,  comme  également  funeste  aux  deux 
sexes.  C'est  au  temple,  au  club,  et  au  salon,  qu'ils  devront  se 
joindre  librement,  pendant  toute  leur  carrière.  Mais,  à  l'école, 
ces  contacts  prématurés  empêcheraient  chacun  d'eux  de  déve- 
lopper son  propre  caractère,  outre  l'évidente  perturbation 
qu'en  éprouveraient  leurs  études.  Jusqu'à  ce  que ,  de  part  et 
d'autre,  les  sentiments  soient  assez  formés,  il  importe  beaucoup 
que  leurs  relations  restent  partielles  et  circonscrites ,  sous  la 
constante  surveillance  des  mères. 

Néanmoins,  cette  obligation  de  séparer  les  leçons  publiques 
des  deux  sexes,  quoique  les  études  y  soient  les  mêmes,  ne  doit 
nullement  conduire  à  instituer  pour  les  femmes  des  professeurs 
spéciaux. Une  telle  institution, outre  ses  inconvénients  financiers, 
tendrait  surtout  à  dénaturer  l'éducation  féminine,en  suscitant  un 
préjugé  inévitable  sur  l'infériorité  de  ses  organes  propres.  Pour 
que  l'instruction  fondamentale  soit  vraiment  la  même  chez  les 


252  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

deux  sexes,  il  faut  que  les  professeurs  soient  communs,  malgré 
la  séparation  des  leçons.  Le  plan  indiqué  dans  la  troisièmi 
partie  de  ce  Discours  concilie  aisément  ces  deux  conditions,  ei 
n'astreignant  chaque  philosophe  qu'à  une  seule  séance  hebdo 
madaire,  ou  quelquefois  deux.  Un  tel  service  peut  être  facile- 
ment doublé,  sans  atteindre  encore  aux  misérables  corvées  des 
maîtres  actuels.  Chaque  philosophe  y  devant  d'ailleurs  parcouru 
successivement  les  sept  degrés  annuels  de  l'enseignement  positif 
l'obligation  d'enseigner  séparément  les  deux  sexes  pourrait  s'] 
régler  de  manière  à  dispenser  le  professeur  de  toute  fastidieux 
répétition.  Au  reste,  les  hommes  distingués  qu'on  chargerai 
toujours  de  ce  double  office  seraient  bientôt  éclairés ,  par  l'ex 
périence ,  sur  la  diversité  didactique  correspondante  à  la  diffé 
rence  naturelle  des  auditoires ,  sans  cependant  altérer  jamai 
l'homogénéité  nécessaire  des  méthodes  et  des  doctrines. 

En  rehaussant,  aux  yeux  de  tous,  la  dignité  des  étude 
féminines,  cette  identité  d'organes  doit  aussi  exercer  une  heu 
reuse  réaction  sur  le  caractère  intellectuel  et  moral  des  fonc 
tionnaires  philosophiques.  Ils  seront  ainsi  mieux  détournés  de 
spécialités  oiseuses ,  et  spontanément  ramenés  aux  vues  d'en 
semble.  La  subordination  fondamentale  de  l'esprit  envers  1 
cœur  leur  deviendra  aussi  plus  familière,  en  fréquentant  à  1. 
fois  les  natures  les  plus  rationnelles  et  les  plus  sentimentales 
Cette  égale  destination  aux  deux  sexes  complétera  l'universalit 
encyclopédique  des  nouveaux  philosophes.  Ainsi  forcés  de  traite 
pareillement  tous  les  divers  ordres  de  conceptions  réelles,  e 
d'intéresser  également  deux  auditoires  aussi  différents,  il  faudr; 
bien  que  leur  mérite  personnel  soit  au  niveau  de  leur  offio 
social.  Mais,  en  môme  temps,  l'ensemble  de  ces  condition 
tend  tellement  à  diminuer  leur  nombre,  qu'on  pourra  trouve 
assez  d'hommes  distingués  pour  réaliser  un  tel  plan,  quan< 
leur  recrutement  sera  sagement  institué  et  leur  existence  ma 


s\ 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  QUATRIÈME  PARTIS.  253 

térielle  dignement  garantie.  N'oublions  pas  d'ailleurs  que  leur 
corporation  doit  être  occidentale,  et  nullement  nationale;  en 
sorte  que  les  fonctionnaires  positivistes  changeront  encore  plus 
souvent  leurs  résidences  que  ne  le  firent,  au  moyen  âge,  les 
dignitaires  catholiques.  En  combinant  toutes  ces  considéra- 
tions ,  on  reconnaîtra  bientôt  que  l'éducation  positive  peut 
être  largement  organisée,  chez  les  deux  sexes,  pour  tous  les 
habitants  de  l'Occident ,  sans  exiger  l'équivalent  des  dépenses 
inutiles,  ou  plutôt  nuisibles,  qu'en  traîne  aujourd'hui  le  seul 
clergé  anglican.  Chaque  fonctionnaire  philosophique  trouverait 
pourtant  une  digne  existence  matérielle,  quoique  aucun  ne  fût 
jamais  dégradé  par  la  richesse.  Un  corps  de  vingt  mille  philo- 
sophes sufliraitaujourd'hui,  et  probablement  toujours,à  tous  les 
besoins  spirituels  des  cinq  populations  occidentales ,  puisqu'il 
permettrait  d'instituer,  sur  deux  mille  points  du  territoire 
positiviste,  le  système  complet  de  l'enseignement  septennaire. 
L'influence  des  femmes  et  celle  des  prolétaires  ne  peuvent  jamais 
devenir  assez  systématiques  pour  dispenser  aucunement  de  l'in- 
tervention philosophique.  Cependant  leur  incorporation  crois- 
sante à  l'ensemble  du  pouvoir  modérateur  diminuera  l'extension 
ultérieure  de  la  classe  purement  spéculative,  que  le  régime 
théologique  multiplia  beaucoup  trop.  Le  privilège  de  l'aisance 
sans  production  sera  dès  lors  assez  rare  et  assez  mérité  pour  ne 
susciter  aucune  récrimination  légitime.  On  sentira  partout  que 
les  frais  consacrés  à  l'existence  philosophique,  comme  à  l'exis- 
tence féminine,  loin  d'être  onéreux  à  la  société  active,  con- 
stituent la  plus  précieuse  source  de  son  perfectionnement  et  de 
son  vrai  bonheur,  en  assurant  le  juste  essor  des  fonctions  spé- 
culatives et  affectives  qui  caractérisent  l'humanité. 

Toutes  les  questions  relatives  à  la  théorie  sociologique  de  la 
femme  se  résolvent  donc,  sans  incertitude,  d'après  le  principe 
fondamental  posé ,  au  début  de  cette  quatrième  partie ,  sur  la 

21 


254  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

• 

destination  sociale  du  sexe  affectif,  en  vertu  de  sa  constitution 
naturelle.  Organes  spontanés  du  sentiment  qui  seul  préside  à 
Funité  humaine,  les  femmes  constituent  l'élément  le  plus  direct 
et  le  plus  pur  du  pouvoir  modérateur,  destiné  à  moraliser  de 
plus  en  plus  l'empire  nécessaire  de  la  force  matérielle.  A  ce 
titre ,  elles  sont  chargées ,  d'abord  comme  mères,  puis  comme 
épouses,  de  l'éducation  morale  de  l'Humanité.  De  là  résulte 
leur  existence  de  plus  en  plus  domestique,  et  leur  participation 
de  plus  en  plus  complète  à  l'instruction  générale,  afin  que  leur 
situation  tende  toujours  à  mieux  développer  leur  vocation. 

Il  est  maintenant  facile  de  compléter  cette  appréciation  som- 
maire en  caractérisant  aussi  la  récompense  naturelle  d'une 
telle  destinée. 

Aucune  autre  vocation  ne  fait  autant  sentir  combien  le 
bonheur  de  chaque  être  consiste  surtout  à  développer  son 
office  spontané.  Car  les  femmes  n'ont  toutes,  au  fond,  qu'une 
même  mission,  celle  d'aimer.  Mais  c'est  la  seule  qui  admette 
un  nombre  illimité  d'organes,  et  qui,  loin  de  redouter  aucune 
concurrence,  s'étende  par  le  concours.  Chargées  d'entretenir  la 
source  affective  de  l'unité  humaine,  les  femmes  sont  donc  aussi 
heureuses  qu'elles  puissent  l'être  quand  elles  sentent  digne* 
ment  leur  vraie  vocation ,  et  qu'elles  peuvent  la  suivre  libre- 
ment. Leur  office  social  a  cela  d'admirable  qu'il  les  invite  à 
développer  leur  instinct  naturel ,  et  leur  prescrit  les  émotions 
que  chacun  préfère  à  toutes  les  autres.  Ainsi,  les  femmes  n'ont, 
en  général,  à  demander  à  la  régénération  finale  que  de  mieux 
adapter  leur  situation  à  leur  destination,  soit  en  les  dispensant 
de  toute  activité  extérieure,  soit  en  assurant  leur  juste  in- 
fluence morale.  Or,  le  régime  positif  satisfera  directement  ce 
double  vœu,  par  l'ensemble  des  améliorations  matérielles» 
mentales,  et  morales,  qu'il  réalisera  dans  l'existence  féminine. 

Mais,  outre  cette  récompense  naturelle  d'un  heureux  office, 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   — •  QUATRIÈME  PARTIE.  255 

le  positivisme  doit  accomplir,  envers  les  femmes,  ce  que  le 
moyen  âge  ne  put  qu'ébaucher,  en  systématisant  la  reconnais- 
sance continue  qu'inspirera  de  plus  en  plus  leur  salutaire  as- 
cendant moral.  En  un  mot,  la  nouvelle  doctrine  universelle 
peut  seule  instituer  dignement  le  culte,  à  la  fois  public  et 
privé,  de  la  Femme.  Ce  sera  le  premier  degré  permanent  da 
culte  fondamental  de  l'Humanité,  où  la  conclusion  de  ce  dis- 
cours placera  finalement  le  centre  général  du  positivisme,  tant 
philosophique  que  politique. 

Nos  chevaleresques  ancêtres  firent,  à  cet  égard,  d'admira- 
bles tentatives,  qui  ne  sont  plus  appréciées  que  par  les  femmes. 
Mais  leurs  nobles  efforts  ne  pouvaient  suffire,  soit  à  raison 
d'une  sociabilité  trop  militaire,  soit  d'après  l'insuffisance  so- 
ciale de  la  doctrine  dominante.  Néanmoins,  ils  ont  laissé  des 
souvenirs  impérissables,  et  même  nous  leur  devons  encore  la 
meilleure  partie  de  nos  mœurs  occidentales,  quoique  déjà  très- 
altérées  par  notre  anarchie. 

La  philosophie  négative  du  siècle  dernier  a  représenté  la 
chevalerie  comme  ne  pouvant  jamais  revivre ,  en  tant  que  liée 
à  des  croyances  désormais  rétrogrades.  Mais  cette  solidarité  était 
plus  apparente  que  réelle,  et  d'ailleurs  purement  temporaire. 
Elle  a  été  vicieusement  exagérée  par  les  modernes  défenseurs 
du  catholicisme,  qui  ne  pouvaient  assez  discerner  la  source 
affective  de  cette  admirable  institution  sous  sa  consécration 
théologique.  Le  sentiment  féodal  constitua  certainement  l'ori- 
gine directe  et  naturelle  de  la  chevalerie,  qui  seulement  de- 
manda ensuite  au  catholicisme  l'unique  sanction  systématique 
qu'elle  pût  alors  trouver.  Au  fond ,  le  principe  théologique 
était  peu  conforme  à  l'impulsion  chevaleresque;  l'un  concen- 
trait la  sollicitude  humaine  sur  un  avenir  chimérique ,  tandis 
que  l'autre  dirigeait  toute  notre  énergie  vers  l'existence  réelle. 
Toujours  placé  entre  son  Dieu  et  sa  dame,  le  chevalier  du 


\ 


25$  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

moyen  âge  ne  pouvait  connaître  cette  pleine  unité  morale  qui 
seule  aurait  entièrement  développé  sa  noble  mission  volon- 
taire. 

En  touchant  au  terme  de  la  transition  révolutionnaire,  nous 
commençons  à  sentir  que  la  chevalerie,  loin  de  s'éteindre 
finalement,  doit  mieux  prévaloir  dans  le  véritable  régime  mo- 
derne, d'après  une  sociabilité  plus  pacifique  et  une  doctrine 
plus  humaine.  Car  cette  grande  institution  correspondit  à  un 
besoin  fondamental  qui  se  développe  davantage  à  mesure  que 
Khumanité  se  civilise,  le  protectorat  volontaire  envers  tous  les 
fpiblés.  Le  passage  de  l'activité  conquérante  des  anciens  au  ré- 
gime défensif  des  guerriers  féodaux  dut  en  susciter  la  première 
manifestation  générale,  alors  sanctionnée  par  les  croyances  do- 
minantes. Mais  l'irrévocable  prépondérance  de  la  vie  pacifique 
doit  lui  procurer  une  meilleure  extension,  quand  ce  grand 
caractère  temporel  de  l'ordre  moderne  aura  été  dignement  sys- 
tématisé et  moralisé.  Seulement,  le  sentiment  chevaleresque 
transformera  sa  destination,  d'après  l'heureuse  modification 
que  notre  civilisation  apporte  de  plus  en  plus  à  l'oppression 
habituelle.  La  puissance  matérielle  ayant  cessé  d'être  militaire 
pour  devenir  industrielle,  la  persécution  ne  s'adresse  plus  à  la 
personne,  mais  surtout  à  la  fortune.  Cette  transformation  défi- 
nitive offre  beaucoup  d'avantages,  soit  en  diminuant  la  gravité 
des  dangers,  soit  en  rendant  la  protection  plus  facile  et  plus 
efficace;  mais  elle  ne  dispensera  jamais  du  protectorat  volon- 
taire ,  même  systématique.  L'instinct  destructeur  se  fera  tou- 
jours sentir  vivement  chez  tous  ceux  qui  auront,  sous  un  mode 
quelconque,  la  puissance  de  s'y  livrer.  Ainsi,  le  régime  positif 
doit  naturellement  offrir,  comme  supplément  général  de  la 
systématisation  morale,  l'essor  régulier  des  mœurs  chevale- 
resques parmi  les  chefs  temporels.  Ceux  d'entre  eux  qui  se 
sentiront  animés  d'une  générosité  équivalente  à  celle  de  leurs 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  QUATRIÈME  PARTIE.  28$ 

héroïques  prédécesseurs,  consacreront,  non  leur  épée,  mais 
leur  fortune,  leur  activité,  et,  au  besoin,  toute  leur  énergie* 
à  la  libre  défense  de  tous  les  opprimés.  De  même  qu'au  moyen 
âge,  cet  office  volontaire  s'exercera  surtout  envers  les  classes 
spécialement  exposées  aux  persécutions  temporelles,  c'est-à- 
dire  les  femmes,  les  philosophes,  et  les  prolétaires.  On  ne 
peut  supposer  que  l'institution  la  mieux  inspirée  par  le  senti- 
ment social  doive  rester  étrangère  au  régime  qui  développera 
le  plus  la  sociabilité. 

Sous  ce  premier  aspect,  la  reconstruction  finale  des  mœurs 
chevaleresques  n'offrira  qu'une  rénovation  de  la  grande  institu- 
tion du  moyen  âge,  suivant  un  mode  adapté  au  nouvel  état 
mental  et  social.  Aujourd'hui,  comme  alors,  le  dévouement 
des  forts  aux  faibles  deviendra  la  suite  naturelle  de  la  subordi- 
nation de  la  politique  à  la  morale.  C'est  ainsi  que  le  pouvoir 
modérateur  trouve  de  généreux  patrons  au  sein  même  du  pou- 
voir directeur  qu'il  doit  ramener  dignement  à  de  sévères  de- 
voirs sociaux.  Mais,  outre  cet  office  général,  la  chevalerie 
féodale  présentait,  envers  les  femmes,  une  destination  plus  spé- 
ciale et  plus  intime,  pour  laquelle  la  supériorité  du  régime 
positif  sera  plus  complète  et  plus  évidente. 

En  ébauchant  le  culte  de  la  femme,  le  sentiment  féodal  fut 
mal  secondé,  et  môme,  à  beaucoup  dégards,  entravé,  par  le 
principe  catholique.  Directement  contraires  à  la  vraie  tendresse 
mutuelle,  les  mœurs  chrétiennes  n'en  ont  assisté  l'essor  que  par 
une  influence  indirecte,  en  prescrivant  la  pureté  habituelle, 
indispensable  au  véritable  amour.  Sous  tout  autre  aspect,  les 
sympathies  chevaleresques  ne  purent  surgir  qu'en  luttant  tou- 
jours contre  l'égoïste  austérité  d'un  régime  qui  jamais  ne  con- 
sacra le  mariage  qu'à  titre  d'inévitable  infirmité,  défavorable 
au  salut  personnel.  La  salutaire  prescription  de  la  pureté  s'y 
trouvait  elle-même  altérée  par  des  motifs  intéressés,  qui  com* 


258  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

promettaient  beaucoup  sa  principale  efficacité  morale.  C'est 
pourquoi,  malgré  l'admirable  persévérance  de  nos  généreux 
ancêtres,  le  culte  de  la  femme  ne  put  être/  au  moyen  âge,  qu'im- 
parfaitement ébauché,  surtout  dans  les  mœurs  publiques. 
Malgré  les  empiriques  prétentions  du  catholicisme,  il  y  a  tout 
lieu  de  présumer,  que,  si  la  situation  féodale  avait  pu  se  déve- 
lopper sous  le  polythéisme,  les  sentiments  chevaleresques  y 
eussent  mieux  prévalu. 

Le  régime  positif  permet  seul  le  plein  essor  du  culte  des 
femmes,  par  son  entière  systématisation,  où  les  opinions  se- 
conderont toujours  les  mœurs.  Érigeant  la  tendresse  en  prin- 
cipal attribut  féminin,  le  nouveau  culte  y  fera  pourtant  appré- 
cier dignement  la  pureté,  en  la  rattachant  enfin  à  sa  véritable 
source  et  à  sa  destination  essentielle,  comme  condition  capi- 
tale du  bonheur  et  du  perfectionnement.  Une  étude  appro- 
fondie de  la  nature  humaine  écartera  sans  peine  les  vains 
sopbismes  que  notre  anarchie  inspire,  sur  cet  important  sujet, 
aux  esprits  superficiels  unis  à  des  cœurs  grossiers.  Même  le 
matérialisme  scientifique  présentera,  sous  ce  rapport,  peu 
d'obstacles  réels  à  la  mission  morale  du  positivisme.  Le  judi- 
cieux médecin  Hufeland  a  déjà  remarqué  que  la  vigueur  notoire 
des  anciens  chevaliers  écartait  d'avance  toute  objection  sérieuse 
sur  les  dangers  physiques  d'une  continence  habituelle.  Sans 
scinder  les  divers  aspects  d'une  telle  question,  l'appréciation 
positive  établira  facilement  que  la  pureté,  imposée  d'abord 
comme  condition  de  toute  profonde  tendresse,  n'importe  pas 
moins  au  perfectionnement  matériel  et  intellectuel  de  l'homme 
et  de  l'humanité  qu'à  leur  progrès  moral. 

D'après  l'ensemble  des  indications  propres  à  cette  quatrième 
partie,  le  positivisme  dispose  autant  l'esprit  que  le  cœur  à 
organiser  dignement,  dans  toute  la  vie  réelle,  soit  privée,  soit 
publique,  le  culte,  à  la  fois  individuel  et  collectif,  du  sexe 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —   QUATRIÈME  PARTIE.  259 

.. .. 

affectif  par  le  sexe  actif.  Nées  pour  aimer  et  être  aimées,  af- 
franchies de  toute  responsabilité  pratique,  librement  retirées 
au  sanctuaire  domestique,  nos  occidentales  positivistes  y  rece- 
vront le  pur  hommage  habituel  d'une  gratitude  pleinement 
sentie.  Prêtresses  spontanées  de  l'Humanité,  elles  n'auront  plus 
à  surmonter  leurs  propres  scrupules,  ni  la  terrible  rivalité  d'un 
dieu  vindicatif.  Chacun  de  nous  apprendra,  dès  l'enfance,  à 
voir,  dans  tout  leur  sexe,  la  principale  source  du  bonheur  et 
du  perfectionnement  humains,  tant  publics  que  privés. 

Tous  ces  trésors  d'affection  que  nos  ancêtres  perdirent  pour 
un  but  mystique,  et  que  nos  mœurs  révolutionnaires  ont  en- 
suite méconnus,  seront  alors  soigneusement  recueillis,  et  ap- 
pliqués à  leur  vraie  destination,  par  des  populations  étrangères 
à  toute  chimère  dégradante.  Des  êtres  nés  pour  l'action,  et  qui 
se  sentiront  les  chefs  du  monde  connu,  feront  consister  leur 
principale  félicité  à  subir  dignement  l'heureux  ascendant  moral 
des  êtres  voués  à  l'affection.  En  un  mot,  le  genou  de  l'homme 
ne  fléchira  plus  que  devant  la  femme. 

Ce  culte  continu  dérive  naturellement  d'une  intime  recon- 
naissance, déterminée  par  une  exacte  appréciation  habituelle 
des  bienfaits  réels  du  sexe  affectif  envers  le  sexe  actif.  Une 
conviction  familière  fera  profondément  sentir  à  tout  positiviste 
que  notre  vrai  bonheur,  tant  privé  que  public,  dépend  sur- 
tout du  perfectionnement  moral,  et  que  celui-ci  résulte  princi- 
palement de  l'influence  de  la  femme  sur  l'homme,  d'abord 
comme  mère,  puis  comme  épouse.  Il  est  impossible  qu'un  tel 
sentiment  habituel  ne  détermine  pas  une  tendre  vénération 
active  envers  un  sexe  auquel  sa  position  sociale  interdit  toute 
concurrence  intéressée.  A  mesure  que  la  vocation  féminine  sera 
mieux  comprise  et  plus  développée,  chaque  femme  deviendra 
pour  chaque  homme  la  meilleure  personnification  de  l'Hu- 
manité. 


MO  SIBlIflE  K  POLITIQUE  PUHIIVE. 

Mais  ce  culte,  d'abord  émané  d'une  raconnaisance  spon- 
tanée, sera  consacré  ensuite,  d'après  une  appréciation  systé- 
matique, comme  un  nouveau  moyen  de  bonheur  et  de  per- 
fectionnement. L'imperfection  morale  du  sexe  actif  lui  prescrit 
de  développer,  par  un  exercice  assidu,  les  affections  tendres 
qui  sont  chez  lui  trop  inertes.  Rien  ne  peut  mieux  remplir  cette 
importante  condition  qu'une  pratique  familière,  à  la  fois  privée 
et  publique,  du  culte  féminin.  C'est  surtout  ainsi  que  le  posi- 
tivisme retrouvera  dignement  la  haute  efficacité  morale  que  le 
catholicisme  retirait  de  la  prière. 

Une  grossière  appréciation  représente  aujourd'hui  cet  usage 
religieux  comme  inséparable  des  intérêts  chimériques  qui 
l'inspirèrent  aux  premiers  hommes.  Mais  la  systématisation 
catholique  tendit  toujours  à  l'en  dégager,  quoique  le  régime 
théologique  ne  pût  jamais  le  permettre  entièrement.  Depuis 
saint  Augustin ,  toutes  les  âmes  pures  ont  de  plus  en  plus 
senti,  à  travers  l'égoïsme  chrétien,  que  prier  peut  n'être  pas 
demander.  À  mesure  que  prévaudra  la  vraie  théorie  de  la 
nature  humaine,  on  concevra  mieux  cette  haute  fonction, 
que  le  régime  définitif  doit  développer  davantage,  d'après  un 
meilleur  principe.  Dans  l'état  normal  de  l'humanité,  la  prière, 
purifiée  de  tout  calcul  personnel,  deviendra,  selon  sa  vraie 
destination  morale,  une  solennelle  effusion,  individuelle  ou  col- 
lective,  des  sentiments  généreux,  toujours  liés  aux  vues  géné- 
rales. Le  positivisme  en  prescrira  la  pratique  journalière  comme 
propre  à  combattre  les  impulsions  égoïstes  et  les  idées  étroites 
qu'inspire  ordinairement  la  vie  active.  C'est  surtout  aux 
hommes  qu'elle  sera  recommandée,  puisqu'ils  ont  plus  besoin 
d'être  régulièrement  ramenés  vers  les  pensées  d'ensemble  et  les 
affections  désintéressées,  dont  leur  existence  habituelle  tend  à 
les  écarter  davantage. 

Pour  en  mieux  assurer  l'efficacité,  il  importe  que  son  objet 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  QUATRIÈME  PARTIE.  261 

soit  nettement  déterminé.  Or,  cette  condition  est  naturellement 
remplie  par  le  culte  féminin,  qui  peut  ainsi  devenir  beaucoup 
pins  salutaire  que  le  culte  divin.  Sans  doute,  la  prière  hu- 
maine doit  finalement  avoir  surtout  en  vue  l'Humanité,  comme 
je  l'indiquerai  spécialement  à  la  fin  de  ce  discours.  Mais  ce 
but  serait  trop  vague  pour  réaliser  les  heureux  effets  moraux 
d'une  telle  coutume,  si  on  voulait  d'abord  la  centraliser  ainsi. 
Peut-être  la  tendresse  féminine  comporte-t-elle  cette  subite 
extension  directe.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  sexe  actif  n'y  saurait 
prétendre,  même  chez  la  classe  contemplative,  mieux  disposée 
à  tout  généraliser.  C'est  donc  le  culte  féminin,  d'abord  privé, 
puis  public,  qui  peut  seul  préparer  l'homme  au  culte  réel  de 
l'Humanité. 

Nul  n'est  assez  malheureux  pour  ne  pas  trouver,  parmi  les 
femmes,  soit  comme  épouse,  soit  comme  mère,  un  digne  objet 
d'affection  spéciale,  qui  puisse  préserver  son  cœur  de  toute 
divagation  dans  son  adoration  privée  du  sexe  aimant.  La 
mort,  qui  semble  devoir  détruire  ce  culte  individuel,  doit,  au 
contraire,  le  consolider  en  l'épurant  davantage,  quand  il  est 
bien  institué.  Ce  n'est  pas  seulement  dans  l'existence  collective 
que  le  positivisme  fera  nettement  sentir  la  liaison  du  présent 
avec  l'ensemble  du  passé,  et  même  de  l'avenir.  En  liant  tous 
les  individus  et  toutes  les  générations,  sa  doctrine  familière  per- 
mettra à  chacun  de  mieux  raviver  ses  plus  chers  souvenirs, 
dans  un  régime  où  la  vie  privée  se  rattachera  profondément  à 
la  vie  publique,  jusque  chez  les  moindres  citoyens.  Les  esprits 
bien  cultivés  sont  déjà  habitués  à  vivre  avec  leurs  éminents  pré- 
décesseurs du  moyen  âge,  et  même  de  l'antiquité,  presque 
comme  ils  le  feraient  envers  des  amis  absents.  Pourquoi  le 
cœur,  beaucoup  plus  énergique,  ne  compterait-il  pas  aussi 
cette  idéale  résurrection?  La  vie  publique  nous  offre  déjà  de 
fréquents  exemples  de  sympathies  et  d'antipathies  développées, 


262  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

à  un  haut  degré,  chez  d'immenses  populations,  à  l'égard  des 
principaux  personnages  historiques,  surtout  quand  leur  in- 

* 

fluence  actuelle  reste  appréciable.  Rien  n'empêche  d'étendre 
aux  destinations  privées  une  telle  aptitude  affective,  pour  les  re- 
lations senties  par  chacun.  Notre  culture  morale  s'est  accomplie 
jusqu'ici  sous  un  régime  si  peu  convenable  que  nous  ne  pouvons 
aujourd'hui  concevoir  assez  l'efficacité  habituelle  que  compor- 
tera sa  régénération  positive,  concentrant  toujours,  sur  la  vie 
humaine,  les  affections  comme  les  pensées.  Vivre  avec  les  morts 
constitue  l'un  des  plus  précieux  privilèges  de  l'humanité,  qui  le 
développe  davantage  à  mesure  que  ses  idées  s'étendent  et  que 
ses  sentiments  s'épurent.  Le  positivisme  doit  lui  procurer  un 
vaste  essor,  à  la  fois  spontané  et  systématique,  non-seulement 
public,  mais  encore  privé.  Il  l'étendra  même  à  l'avenir,  en  nous 
faisant  vivre  aussi  avec  ceux  qui  ne  sont  pas  nés;  ce  qui  n'était 
auparavant  impossible  que  faute  d'une  vraie  théorie  historique, 
embrassant  d'un  seul  regard  l'ensemble  des  destinées  hu- 
maines. Une  foule  d'exemples  nous  indique  l'aptitude  du  cœur 
humain  aux  émotions  dépourvues  de  tout  fondement  objectif, 
si  ce  n'est  idéal.  Les  visions  familières  du  polythéiste,  les  mys- 
tiques affections  du  monothéîste,  signaient,  dans  le  passé,  une 
tendance  naturelle  que  l'avenir  doit  utiliser  en  lui  procurant 
une  destination  plus  réelle  et  plus  noble,  d'après  une  meilleure 
philosophie  générale.  Ainsi,  ceux-là  même  qui  seraient  malheu- 
reusement dépourvus  d'un  digne  obj«  t  d'affection  personnelle, 
pourraient  néanmoins  instituer  convenablement  le  culte  privé 
de  la  Femme,  en  choisissant,  chez  nos  prédécesseurs,  un  type 
adapté  à  leur  propre  nature.  Les  plus  puissantes  imaginations 
s'ouvriraient  aussi  le  domaine  de  l'avenir,  en  y  construisant  un 
idéal  encore  plus  parfait.  Au  fond,  c'est  ce  que  firent  souvent 
nos  chevaleresques  aïeux,  malgré  leur  naïve  ignorance.  Pour- 
quoi l'habitude  d'une  saine  théorie  historique  n'augmente- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  263 

rai t- elle  pas,  à  cet  égard,  nos  facultés  naturelles?  Envers 
l'avenir,  comme  quant  au  passé,  la  doctrine  positive  étendra 
d'autant  mieux  cette  heureuse  aptitude  qu'elle  pourra  la  pré- 
server de  toute  divagation  énervante,  en  lui  imposant  des  lois 
objectives  propres  à  contenir  la  versatilité  spontanée  du  cœur 
humain. 

J'ai  dû  insister  sur  cette  institution,  tantôt  réelle,  tantôt  idéale, 
du  culte  privé  et  individuel  de  la  Femme,  parce  que  son  culte 
public  et  collectif  ne  saurait  autrement  comporter  une  profonde 
efficacité  morale.  La  réunion  des  hommes  fortifie  et  développe 
beaucoup  leurs  sentiments  propres,  mais  sans  pouvoir  les  in- 
spirer. Si  donc  chacun  n'éprouvait  isolément  une  tendre  véné- 
ration habituelle  pour  celles  qui  président  à  nos  principales 
affections,  une  multitude  ainsi  composée  se  bornerait  à  répéter, 
dans  les  temples  de  l'Humanité,  de  vaines  formules  en  l'hon- 
neur des  femmes.  Mais  ceux  qui,  tous  les  jours,  leur  adressent 
sincèrement  de  secrets  hommages,  pourront,  par  leur  con- 
cours solennel,  exalter  souvent  leurs  nobles  sentiments  respec- 
tifs jusqu'au  plus  salutaire  enthousiasme.  Dans  ma  dernière 
lettre  à  mon  éternelle  compagne,  je  lui  disais  spontanément  : 
«Au  milieu  des  plus  graves  tourments  qui  puissent  résulter  de 
o  l'affection,  je  n  ai  pas  cessé  de  sentir  que  l'essentiel  pour  le 
»  bonheur  c'est  d'avoir  toujours  le  cœur  dignement  rempli.  » 
Après  notre  fatale  séparation  objective,  une  expérience  jour- 
nalière a  mieux  confirmé  cette  appréciation,  d'ailleurs  si  con- 
forme à  la  vraie  théorie  de  la  nature  humaine.  C'est  par  de 
telles  habitudes  individuelles  qu'on  peut  convenablement  pré- 
parer de  sincères  pratiques  collectives. 

L'aptitude  caractéristique  du  positivisme  est  encore  plus  irré- 
cusable pour  ce  culte  public  de  la  Femme  que  pour  le  culte 
privé.  Car  la  prépondérance  systématique  du  point  de  vue  so- 
cial permet  seule  de  rendre  un  tel  hommage  à  la  destination 


264  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

fondamentale  du  sexe  aimant.  Dans  les  grandes  réunions  du 
moyen  âge,  les  chevaliers  manifestaient  à  la  fois  leurs  divers  sen- 
timents individuels,  mais  sans  jamais  s'élever  au-dessus  d'un 
simple  prolongement  collectif  du  culte  privé.  Quoique  ce  culte 
doive  rester  le  préambule  de  l'autre,  celui-ci  consistera  surtout 
à  témoigner  directement  la  reconnaissance  du  peuple  pour  l'of- 
fice social  du  sexe  affectif,  comme  organe  spontané  du  principe 
fondamental  de  l'unité  humaine  et  premier  élément  du  pouvoir 
modérateur.  Or,  une  telle  appréciation  était  impossible,  an 
moyen  âge,  faute  d'une  véritable  théorie  sociale  embrassant 
l'ensemble  des  rapports  réels.  Elle  y  eût  même  été  inconci- 
liable avec  la  doctrine  dominante,  où  Dieu  usurpait  la  place  dé 
l'Humanité. 

Cette  glorification  convient  tellement  au  positivisme,  qu'il 
peut  l'étendre  jusqu'aux  anomalies.  Sans  doute,  le  culte  publie 
de  la  Femme,  comme  son  culte  privé,  doit  se  rapporter  surtout 
à  la  vocation  affective  qui  la  caractérise.  Mais  il  faut  au*si  sa- 
voir honorer  dignement  les  natures  exceptionnelles  qui  auront 
rendu  de  vrais  services  à  l'humanité,  soit  dans  les  carrières 
spéculatives,  soit  môme  par  une  activité  pratique  encore  plus 
étrangère  au  type  féminin.  Le  caractère  absolu  de  l'esprit 
théologique  lui  interdisait  une  telle  flexibilité,  qui  eût  grave- 
ment compromis  ses  principales  prescriptions  sociales.  Aussi 
le  catholicisme  fut-il  contraint,  malgré  ses  regrets  d'abord  sin- 
cères, de  laisser  sans  consécration  d'augustes  mémoires  fémi- 
nines, dont  le  culte  eût,  en  effet,  été  alors  encore  plus  nuisible 
à  la  morale  qu'utile  à  la  politique.  Rien  ne  caractérise  mieux 
cette  impuissance  nécessaire  que  l'admirable  histoire  de  l'hé- 
roïque viergo  qui  sauva  la  France  au  quinzième  siècle.  Une 
canonisation  si  méritée  fut  noblement  sollicitée  par  notre  émi- 
nent  Louis  XI,  et  dignement  accordée  par  l'autorité  pontifi- 
cale. Cependant  elle  n'a  jamais  déterminé  aucune  consécration 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  QUATRIÈME  PARTIE.  265 

pratique,  et  sa  désuétude  entraîna  bientôt  le  clergé  à  une 
sorte  d'éloignement  spontané  pour  cette  grande  mémoire,  qui 
lui  rappelait  surtout  son  impuissance  sociale.  Une  telle  con- 
duite n'a  rien  d'accidentel,  ni  même  de  blâmable  ;  car  elle  fut 
d'abord  inspirée  par  des  craintes,  alors  très-légitimes,  sur  les 
dangers  moraux  d'une  pareille  célébration,  qui  eût  tendu  à 
dénaturer  les  mœurs  féminines.  Mais  l'incompatibilité  n'existe 
que  pour  une  doctrine  absolue,  incapable  de  glorifier  une  ano- 
malie sans  compromettre  la  règle.  Le  positivisme  réprouve  en- 
core davantage  que  le  catholicisme  l'existence  guerrière  des 
femmes,  comme  plus  éloignée  qu'aucune  autre  de  leur  vraie 
vocation.  Il  peut  seul,  néanmoins,  honorer  dignement  l'incom- 
parable vierge  que  délaissa  l'impuissance  théologique,  et  qu'osa 
souiller,  même  en  France,  le  cynisme  métaphysique.  Sa  consé- 
cration solennelle,  à  chaque  anniversaire  de  son  glorieux  mar- 
tyre, sera  non-seulement  nationale,  mais  occidentale,  comme 
cet  immense  bienfait,  sans  lequel  le  centre  normal  des  popu- 
lations d'élite  perdait  peut-être  l'indépendance  indispensable  à 
son  office  européen.  Tout  l'Occident  ayant  d'ailleurs  participé 
plus  ou  moins  à  la  turpitude  voltairienne,  doit  également  con- 
courir à  la  réparation  positiviste.  Loin  de  compromettre  les 
mœurs  féminines,  cette  glorification  exceptionnelle  pourra  les 
consolider,  en  caractérisant  l'anomalie  et  en  manifestant  les 
conditions  d'une  telle  apothéose.  On  y  trouvera  une  nouvelle 
confirmation  des  avantages  moraux  que  procure  l'esprit  relatif 
du  positivisme,  seul  apte  à  apprécier  les  exceptions  sans  énerver 
les  règles. 

Une  telle  indication  du  culte  positiviste  de  la  femme  par 
l'homme  suscite  finalement  une  question  fort  délicate,  quant  à 
la  manière  de  satisfaire  un  besoin  analogue  chez  l'autre  sexe. 
Si  les  hommes  ne  peuvent  s'élever  directement  au  culte  réel 
de  l'Humanité,  sans  s'y  préparer  par  ce  préambule  naturel, 


266  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

les  femmes,  quoique  plus  aimantes,  sont  peut-être  assujet- 
ties aussi  à  une  préparation  équivalente.  Toutefois,  elle 
devrait  certainement  prendre  une  autre  direction,  afin  de 
mieux  développer,  chez  chaque  sexe,  les  qualités  morales 
que  sa  nature  laisse  insuffisantes.  Car  l'humanité  est  autant 
caractérisée  par  l'énergie  que  par  la  tendresse,  comme  l'atteste 
familièrement  l'heureuse  ambiguïté  du  mot  cœur.  L'hoiçme, 
n'ayant  pas  naturellement  assez  de  tendresse,  exige,  sous' 
ce  rapport,  un  exercice  assidu,  que  lui  procure  spontané- 
ment le  culte  de  reconnaissance  dû  à  la  femme.  .Au  con- 
traire, le  sexe  affectif,  où  l'énergie  est  insuffisante,  doit 
diriger  sa  préparation  spéciale  au  [culte  final  de  l'Humanité 
de  façon  à  développer  plutôt  le  courage  que  l'amour.  Mais 
mon  impuissance  masculine  m'interdit  de  scruter  davantage 
ces  intimes  besoins  du  cœur  féminin.  La  lumière  philosophi- 
que me  conduit  à  signaler  cette  lacune  inaperçue,  sans  me 
permettre  de  la  remplir.  À  la  femme  seule  appartient  une 
telle  tâche,  que  j'eusse  réservée  à  l'éminente  collègue  dont 
je  ferai,  j'espère,  universellement  déplorer  la  perte  préma- 
turée. 

L'ensemble  de  cette  quatrième  partie  me  fait  profondément 
sentir,  comme  philosophe,  notre  séparation  objective.  J'ai,  sans 
doute,  constaté  l'aptitude  fondamentale  du  positivisme  à  incor- 
porer dignement  les  femmes  au  grand  mouvement  moderne,  en 
réalisant,  mieux  que  le  catholicisme,  tous  leurs  vœux  domes- 
tiques et  sociaux,  d'après  leur  noble  office  naturel  dans  le  ré- 
gime définitif.  Pourtant  je  ne  puis  espérer  de  leur  faire  assez 
goûter  une  telle  appréciation  pour  obtenir  leur  active  adhésion, 
tant  que  cette  exposition  n'émanera  point  d'un  organe  féminin, 
seul  capable  de  l'adapter  pleinement  à  leur  nature  et  à  leurs 
habitudes.  Jusqu'alors,  on  les  supposera  même  impropres  à 
comprendre  jamais  la  nouvelle  philosophie,  malgré  leur  affinité 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  267 

spontanée  pour  le  positivisme,  d'après  les  diverses  indications 
précédentes. 

Tous  ces  obstacles  se  trouvaient  pleinement  écartés  par  la 
noble  et  tendre  amie  à  laquelle  j'ai  dédié  ce  nouveau  Traité. 
Quoique  cette  dédicace  exceptionnelle  puisse  sembler  exa- 
gérée, je  crains  aujourd'hui,  cinq  ans  après  ce  funèbre  hom- 
mage, d'y  avoir  trop  peu  caractérisé  l'intime  reconnaissance 
dont  je  me  sens  redevable  à  ce  vertueux  ascendant,  sans  le- 
quel l'essor  moral  du  positivisme  eût  été  très-retardé. 

Egalement  éminente  d'esprit  et  de  cœur,  Glotilde  de  Vaux 
sentait  déjà  l'aptitude  de  la  nouvelle  philosophie  à  réorganiser 
dignement  l'influence  féminine,  tant  altérée,  depuis  la  fin  du 
moyen  âge,  par  la  transition  révolutionnaire.  Partout  mécon- 
nue, surtout  dans  sa  propre  famille,  sa  grande  âme  l'avait 
pourtant  préservée  de  toute  aigreur.  Malgré  des  malheurs  aussi 
étranges  qu'immérités,  sa  pureté,  encore  plus  exceptionnelle,  la 
garantissait  assez  de  tous  les  sophismes  anti-domestiques,  avant 
même  que  sa  raison  eût  apprécié  la  vraie  théorie  conjugale. 
La  seule  composition  qu'elle  ait  publiée  contient,  à  cet  égard, 
cette  admirable  maxime,  que  sa  propre  destinée  rend  si  tou- 
chante :  «  II  est  indigne  des  grands  cœurs  de  répandre  le  trouble 
»  qu'ils  ressentent.  »  Dans  cette  charmante  nouvelle,  qui  pré- 
céda son  initiation  au  positivisme,  on  trouve,  sur  la  vraie  voca- 
tion de  la  femme,  cette  opinion  caractéristique,  si  décisive  chez 
un  tel  juge  :  a  Le  véritable  rôle  de  la  femme  n'est-il  pas  de  don- 
»  ner  à  l'homme  les  soins  et  les  douceurs  du  foyer  domestique, 
»  et  de  recevoir  de  lui,  en  échange,  tous  les  moyens  d'exis- 
»  tence  que  procure  le  travail?  J'aime  mieux  voir  une  mère  de 
»  famille  peu  fortunée  laver  le  linge  de  ses  enfants,  que  de  la 
»  voir  consumer  sa  vie  pour  répandre  au  dehors  les  produits  de 
»  son  intelligence.  J'excepte,  bien  entendu,  la  femme  éminente 
»  que  son  génie  pousse  hors  des  sphères  de  la  famille.  Celle-là 


268  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

»  doit  trouver  dans  la  société  son  libre  essor,  car  la  manifesta- 
»  tion  est  le  véritable  flambeau  des  intelligences  supérieures.  » 
Une  telle  appréciation,  émanée  d'une  jeune  dame,  aussi  dis- 
tinguée par  sa  beauté  que  par  son  mérite,  réfutait  déjà  nos 
utopies  anafechiques.  Mais,  en  outre,  la  composition  plus 
étendue  que  sa  mort  a  laissée  incomplète  était  directement 
destinée  à  réparer  les  atteintes  portées  aux  dogmes  domes- 
tiques par  une  éloquente  contemporaine,  au-dessus  de  la- 
quelle le  talent  Télevait  autant  que  la  vertu.  Noblement  do- 
minée par  le  sentiment,  cette  âme  privilégiée  savait  pourtant 
conserver  à  la  raison  toute  sa  juste  influence.  Au  début  de 
ses  études  positivistes,  elle  m'écrivait  :  «  J'ai  compris  mieux 
»  que  personne  la  faiblesse  de  notre  nature,  quand  elle  n'est 
»  pas  dirigée  vers  un  but  élevé  et  inaccessible  aux  passions.  » 
Peu  de  temps  après,  au  milieu  des  plus  gracieux  épanche- 
ments  de  l'amitié,  sa  plume  féminine  introduisait,  presqu'à 
son  insu,  cette  profonde  sentence  morale  :  «  Il  faut  à  notre 
»  espèce,  plus  qu'aux  autres,  des  devoirs  pour  faire  des  senti- 
»  méats.  » 

D'après  cette  préparation  spontanée,  on  sera  peu  surpris  que 
ma  sainte  Glotilde  ait  dignement  senti  l'aptitude  morale  du 
positivisme,  quoique  cette  étude  n'ait  pu  occuper  que  sa  der- 
nière année.  Quelques  mois  avant  sa  mort,  elle  m'écrivait,  à  ce 
sujet  :  «  Si  j'étais  un  homme,  vous  auriez  en  moi  un  disciple 
»  enthousiaste;  je  vous  offre,  en  indemnité,  une  sincère  ad- 
»  miratrice.  »  Cette  môme  lettre  caractérise  ainsi  sa  participa- 
tion projetée  à  l'installation  morale  de  la  nouvelle  philosophie  : 
«  Une  femme  gagne  toujours  à  marcher  modestement  derrière 
»  le  convoi  des  novateurs ,  dût-elle  y  perdre  un  peu  de  son 
»  élan.  »  Elle  y  apprécie  aussi  notre  anarchie  mentale  par  cette 
char  riante  image  :  a  Nous  avons  tous  encore  un  pied  en  l'air  sur 
»  le  seuil  de  la  vérité.  » 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  269 

Une  telle  collègue,  qui  réunissait  toutes  les  qualités  éparses 
jusqu'ici  entre  les  diverses  femmes  d'élite,  eût  bientôt  associé 
son  sexe  à  la  régénération  finale,  en  réalisant  déjà  la  réaction 
normale  du  sentiment  sur  la  raison,  qui  doit  ensuite  constituer 
le  principal  office  féminin.  Quand  sa  noble  élaboration  aurait 
été  terminée,  je  voulais  assigner,  à  l'ensemble  de  sa  coopéra- 
tion positiviste ,  un  but  déterminé  quoique  vaste ,  pleinement 
conforme  à  sa  nature  intellectuelle  et  morale.  Je  crois  devoir 
l'indiquer  ici,  pour  mieux  caractériser  la  participation  spéciale 
des  femmes  à  l'avènement  occidental  du  positivisme ,  suivant 
un  mode  spontanément  analogue  à  leur  finale  intervention 
sociale.  Il  concerne  surtout  les  deux  grandes  populations  mé- 
ridionales. Partout  ailleurs,  il  se  borne  aux  individus  dont 
l'affranchissement  se  trouve  retardé  aussi,  quoique  placés  dans 
un  milieu  émancipé.  Mais  les  fréquents  succès  que  j'ai  déjà 
constatés  pour  ce  dernier  cas  me  confirment  d'avance  l'efficacité 
collective  des  moyens  que  je  vais  signaler. 

L'émancipation  mentale  de  l'Occident  commença,  chez  ses 
deux  éléments  septentrionaux,  avec  tous  les  dangers  inhérents 
à  une  originalité  qui  ne  pouvait  alors  être  qu'empirique.  Par 
l'ascendant  légal  du  protestantisme,  la  halte  métaphysique  prit 
là  une  consistance  qui  a  beaucoup  troublé  les  progrès  ultérieurs, 
et  qui  aujourd'hui  y  constitue  le  principal  obstacle  à  une  ré- 
novation décisive.  Heureusement  préservé  de  cette  prétendue 
réformation,  le  centre  normal  de  la  république  occidentale 
compensa  ensuite  ce  retard  initial  en  passant  d'emblée ,  sous 
l'impulsion  voltairienne ,  à  une  pleine  émancipation,  qui  lui 
jpermit  de  reprendre  enfin  sa  présidence  naturelle  de  la  com- 
anune  régénération  finale.  Mais,  en  évitant  ainsi  l'inconsé- 
cpience  et  la  fluctuation  protestantes,  la  population  française 
s'est  trouvée  exposée  aux  tendances  anarchiques  que  devait 
susciter  l'entière  prépondérance  de  la  métaphysique  révolu- 

22 


2*70  système  Mi  POLrrïOtte  pomwve. 

ïidnttafcre.  Ûè  négativisme  Systématique  constitué  maintenant, 
ftftr  sa  vicieuse  pïolottjgation,  ta  principale  entrave  à  la  réofrga»- 
hîsatioh  définitive  <fu'il  prépara  si  utilement.  On  peut  dès  la» 
espérer  quo,  dans  son  inévitable  extension  aux  deux  élément* 
Méridionaux,  l'émancipation  occidentale  s'accomplira  aujouN 
d"htii  plus  heutôUSëment  chas  des  populations  où  le  catho- 
licisme a  mieux  résisté  jusqu'ici ,  d'abord  au  protestantisme , 
puis  au  déisme.  Si  la  France  a  franchi  le  calvinisme,  pourquoi 
l'Italie,  et  même  l'Espagne,  ne  franchiraient-elles  pas  aussi  le 
Voltairianisme?  En  compensation  naturelle  de  leur  retard  ap- 
parent, les  méridionaux  passeraient  directement  du  catholi- 
cisme au  positivisme,  sans  s'arrêter  sérieusement  à  aucun  né- 
gativisme. Quoique  la  nouvelle  philosophie  ne  pût  naître  chéfc 
ces  populations,  d'après  un  tel  défaut  d'émancipation  préalable, 
elle  y  peut  néanmoins  prévaloir  d'emblée,  après  avoir  ététtsttefc 
élaborée  dans  son  foyer  naturel.  Il  suffit  que  le  positiviste», 
sans  s'y  préoccuper  d'aucune  critique  directe,  s'y  présente 
désormais  en  concurrence  immédiate  avec  le  catholicisme, 
pour  toutes  ses  fonctions  sociales,  actuelles  ou  même  pas- 
sées. 

Tous  les  monuments,  surtout  poétiques,  attestent,  du  motos 
envers  l'Italie,  que,  avant  l'explosion  luthérienne,  les  croyantes 
occidentales  étaient  plus  déchues  au  sud  qu'au  nord.  La  résis- 
tance rétrograde  du  catholicisme  n'a  pu  y  ranimer  profondé- 
ment  la  foi  chrétienne.  Ges  populations,  qu'on  taxe  d'arriérées, 
n'adhèrent  vraiment  au  régime  catholique  que  faute  de -sentir 
aucune  autre  satisfaction  réelle  de  leurs  besoins  moraux  et 
sociaux.  Le  cœur  y  est  mieux  disposé  qu'ailleurs  au  positivisme, 
d'après  une  moindre  altération  des  instincts  de  fraternité,  tant 
compromis  dans  l'essor  industriel1  des  septentrionaux  protoa- 
'tants.  En  môme  temps,  l'esprit  s'y  trouve  moins  éloigné  du 
principe  fondamental  de  la  nouvelle  politique  sur  la  séparation 


DISCOURS  PBéLlMmAffiï.  —  quamuéu  partie.        '271 

normale  des  deux  puissances.  Ainsi,  le  positivisme  y  obtiendra 
un  ascendant  décisif,  aussitôt  qu'on  y  reconnaîtra  son  aptitude 
nécessaire  à  mieux  remplir  que  le  catholicisme  toutes  les  condi- 
tion qui  caractérisaient  le  régime  du  moyen  âge.  Or,  cette  appré- 
ciation appartient  davantageau  sentiment  qu'à  la  raison,  puisque 
«es'conditions  étaient  principalement  morales.Onetelle  mission 
propagatrice  est  donc  pleinement  conforme  à  la  nature  propre 
du  talent  féminin.  C'est  par  les  femmes  que 'le  positivisme  doit 
pénétrer  en  Italie  et  en  Espagne,  tandis  que  les  hommes  yont 
déjà  initié  l'Angleterre,  et  surtout  la  Hollande,  avant-garde 
'permanente,  depuis  le  moyen  âge,  de  toute  la  Germanie.  Mais 
cet  appel  positiviste  aux  Italiennes  et  aux  Espagnoles  ne  saurait 
émaner  convenablement  que  d'une  éminente  Française,  et  non 
«d'aucun  Français ,  afin  que  le  cœur  y  parle  mieux  au  cœur, 
fhnsae  cette  sommaire  indication  faire  apprécier  l'incomparable 
collègue  à  laquelle  je  destinais  un  tel  office,  et  lui  préparer  une 
digne  émule  1 

Un  premier  exemple  décisif  confirme  donc  mon  espoir  na- 
turel d'associer  intimement  les  cœurs  féminins  au  mouvement 
philosophique  qui  leur  assigne  aujourd'hui  une  haute  mission 
sociale,  prélude  caractéristique  de  leur  futur  office  normal. 
Quelque  exceptionnelle  que  doive  sembler  cette  coopération 
initiale,  elle  n'a  pu  qu'anticiper  sur  la  commune  adhésion.  Car 
les  êtres  privilégiés  subissent  seulement  avant  les  autres  les 
transformations  universelles,  dont  ils  deviennent  ainsi  les  meil- 
leurs organes.  Sauf  son  admirable  nature,  morale  et  mentale, 
mûrie  d'avance  par  le  malheur,  ma  sainte  collègue  n'offrait 
aucune  disposition  spécialement  favorable  à  son  initiation  posi- 
tiviste. Prolétaire  ou  illettrée,  elle  aurait  peut-être  saisi  encore 
plus  facilement  l'esprit  fondamental  et  la  destination  sociale  de 
la  nouvelle  philosophie. 


272  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

D'après  l'ensemble  de  cette  quatrième  partie ,  l'élément  le 
plus  systématique  du  pouvoir  modérateur  n'a  pas  moins  d'affi- 
nité avec  l'élément  le  plus  sympathique  qu'avec  le  plus  syner- 
gique. Une  telle  adhésion  féminine  permet  seule  aux  philo- 
sophes de  compléter  l'organisation  de  la  force  morale ,  fondée 
d'abord  sur  l'alliance  populaire.  En  instituant  aujourd'hui  l'im- 
pulsion régénératrice  qui  doit  terminer  la  révolution ,  ce  con- 
cours décisif  inaugurera  déjà  l'ordre  final,  puisque  chaque  élé- 
ment modérateur  y  agira  conformément  à  sa  future  destination 
normale  et  à  sa  disposition  naturelle  envers  le  pouvoir  direc- 
teur f  Celui  qui  doit  rallier  les  deux  autres  trouvera  ainsi ,  au 
sein  de  chaque  famille,  une  heureuse  assistance  privée  pour  sa 
mission  sociale,  secondée  déjà,  dans  chaque  cité,  par  une  puis- 
sante coopération  publique.  Toutes  les  influences  qui  doivent 
rester  étrangères  au  gouvernement  pratique  concourront  alors 
à  soumettre  la  politique  spéciale  aux  règles  constantes  de  la 
morale  universelle.  Dans  les  cas  exceptionnels ,  l'active  parti- 
cipation du  peuple  dispensera  même  les  deux  autres  éléments 
modérateurs  de  toute  intervention  directe  tendant  à  dénaturer 
leur  caractère  spéculatif  ou  affectif,  qu'il  importe  de  maintenir 
inaltérable  par  une  invariable  exclusion  de  tout  commande- 
ment. 

Mais  ce  double  appui  fondamental,  en  rendant  la  force  mor- 
rale  plus  efficace  qu'au  moyen  âge,  imposera  de'difficiles  con- 
ditions à  ses  organes  systématiques.  Il  faudra  surtout  que  le 
cœur  du  prêtre  de  l'Humanité  corresponde  toujours  à  son  esprit 
d'ensemble.  L'adhésion  du  sexe  affectif  et  l'alliance  du  peuple 
ne  lui  seront  acquises  que  quand  il  deviendra  aussi  sympathique 
et  aussi  pur  qu'une  femme,  et,  en  même  temps,  aussi  énergique 
et  aussi  insouciant  qu'un  prolétaire.  Sans  ce  rare  concours 
moral,  le  nouveau  pouvoir  théorique  n'obtiendrait  jamais 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  QUATRIÈME  PARTIE.  273 

l'ascendant  social  que  comporte  la  systématisation  positive. 
Malgré  cet  ensemble  de  moyens  intérieurs  et  extérieurs,  il  sen- 
tira bientôt  que  l'extrême  imperfection  de  la  nature  humaine 
oppose  d'éternels  obstacles  à  la  mission  caractéristique  du  posi- 
tivisme, la  prépondérance  habituelle  de  la  sociabilité  sur  la 
personnalité. 


274  8T9TBMK  DE  PGUTIGBI.  POSITIVE. 


CINQUIÈME  PARTIE. 


APTITUDE  ESTHÉTIQUE  DU  POSITIVISME. 


Après  avoir  caractérisé  l'esprit  fondamental  et  la  destination 
sociale  de  la  seule  philosophie  qui  puisse  terminer  la  révolution, 
j'ai  assez  expliqué  comment  cette  impulsion  systématique  doit 
obtenir  un  ascendant  décisif  par  l'active  coopération  des  prolé- 
taires et  l'intime  adhésion  des  femmes.  Mais  la  puissance  régé- 
nératrice fondée  sur  ce  triple  concours  n'embrasserait  pas  plei- 
nement l'ensemble  des  éléments  humains,  si  elle  ne  remplissait 
point  une  grande  condition  complémentaire,  envers  laquelle  il 
me  reste  à  apprécier  son  aptitude  nécessaire.  La  raison  ne  doit 
pas  seulement  sesubordonnerau  sentiment  pour  l'aider  à  diriger 
l'activité  ;  il  faut  aussi  que,  sans  se  laisser  dominer  par  l'imagi- 
nation, elle  la  stimule  en  la  réglant.  Tel  est  l'état  normal  de 
notre  nature,  où  les  fonctions  esthétiques  ont  trop  d'impor- 
tance pour  être  négligées  dans  le  régime  final  de  l'humanité,  et 
par  conséquent  dans  la  systématisation  qui  doit  le  construire. 
Mais  le  positivisme  remplit  tellement  ces  conditions  complé- 
mentaires, que,  malgré  d'empiriques  préventions,  je  caracté- 
riserai sans  peine  son  aptitude  directe  à  constituer  dignement 
l'art  moderne,  qui,  depuis  la  fin  du  moyen  âge,  cherche  si 
vainement  une  direction  générale  et  une  haute  destination. 


DISCOURS  JHràUHIKAflUL  •—  CINQUIÈME  PARTIE.  2756 

i*a  nouvelle  ;pihHeeciphie  me  semble  -mériter  les  seprocbes  or- 
dinaires de  tendance  antHesAhétique  «que  quand  an  la  confond 
mec  son  préambade  aotantififue,  dont  ai  (peu  de  juges  flânent 
aujourd'hui  la  .distinguer.  Car  «cas  aoeueations  ne. contiennent 
FéoUement  à  l'esprit  positif  .que  pendant  .son  âge  préliminaire 
4e  spécialité  dieperaive,  wiûieusemant  prolongé  îpar  îles  isavauts 
actuels.  Rien  «a'eat  plus  contraire  aux  keaux-arte  ique  les  vues 
éteDÈtes,  la  maarahe  trop  analytique,  ert  l'abus  An  raisonnement, 
fnwf nea  à  notre  régius*  seieniifiçue,  'd'ailleurs  ai  funeste  mi 
développement  maoàl,  première  aauroe  de  doute  disposUm 
pathétique.  Mais  l'esprit  positif  perd  nécessairement  -ces  vices 
primitifs,  à  mesure  qu'il  s'étend  et  se  coordonne,  en  pafisattt  II 
4e  plus  hautes  études,  suivant  ma  loi  encyclopédique.  Parvenu 
jusqu'aux  spéculations  sociales,  qui  constituent  sa  ▼raie  desti- 
natioa  finale,  sa  réalité  caractéristique  l'oblige  d'embrasser  les 
conceptions  esthétiques,  comme  les  considérations  affectives, 
afin  de  représenter  le  véritable  ensemble  des  phénomènes  hu- 
mains, même  individuels,  et  surtout  collectifs.  Ainsi  réconcilié 
avec  les  deux  ordres  d'impressions  qu'il  repoussait  d'abord, 
leur  charme  naturel  l'entraîne  bientôt  à  s'y  livrer  directement, 
et  À  reconnaître  enfin  leur  destination  normale  dans  notre  con- 
stitution personnelle  ou  sociale.  Voilà  comment  une  culture 
plus  complète  et  plus  systématique  dissipe  naturellement  le 
long  divorce  préliminaire  de  la  raison  moderne  avec  le  senti* 
ment  et  l'imagination. 

An  point  où  ce  discours  est  maintenant  parvenu,  tout  lec- 
teur attentif  doit  être  spontanément  rassuré  sur  les  prétendues 
tendances  anti-esthétiques  de  la  nouvelle  philosophie.  Quand 
même  le  positivisme  n'assignerait  point  directement  aux  beaux- 
arts  une  destination  capitale,  son  influence  indirecte  ne  leur 
serait  pas  moins  favorable,  d'après  son  principe  fondamental, 
son  but  caractéristique,  çt  ses  moyens  essentiels.  La  seule 


\ 


276  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

losophie  qui  puisse  désormais  subordonner  l'esprit  au  cœur 
doit  développer  nos  facultés  esthétiques,  par  cela  même  qu'elle 
confère  au  sentiment,  qui  en  est  la  vraie  source,  la  présidence 
'  systématique  de  l'unité  humaine.  Une  doctrine  sociale  qui  vient 
terminer  l'état  révolutionnaire,  si  contraire  aux  beaux-arts, 
leur  prépare  dès  lors  un  vaste  domaine  et  un  fondement  solide, 
en  établissant  des  convictions  fixes  et  des  mœurs  caractérisées, 
sans  lesquelles  la  poésie  n'a  rien  de  grand  à  retracer  et  à  sti- 
muler. En  poussant  nos  prolétaires  à  chercher  leur  vrai  bonheur 
dans  l'essor  habituel  de  leurs  facultés  affectives  et  spéculatives, 
le  positivisme  assure  à  l'art  son  auditoire  naturel,  d'après  une 
éducation  dont  la  base  est  surtout  esthétique. 

Mais  pour  pressentir,  à  cet  égard,  l'aptitude  nécessaire  de 
la  nouvelle  philosophie,  il  suffirait  de  considérer  son  efficacité 
féminine,  sa  tendance  à  rehausser  la  dignité  sociale  du  sexe 
affectif,  tout  en  fortifiant  la  constitution  domestique.  Car,  de 
tous  les  éléments  sociaux,  la  femme  est  certainement  le  plus 
esthétique,  soit  par  sa  nature,  soit  par  sa  situation,  tant  con- 
solidées et  développées  dans  le  régime  positif.  Si  notre  instinct 
du  bien  doit  ordinairement  aux  femmes  son  premier  essor, 
elles  nous  initient  encore  mieux  au  sentiment  du  beau,  étant 
aussi  propres  à  l'inspirer  qu'à  l'éprouver.  Leur  aspect  nous  in- 
dique à  la  fois  tous  les  genres  de  beauté,  non-seulement  phy- 
sique, mais  intellectuelle,  et  surtout  morale.  Tous  leurs  actes 
sont  embellis  par  la  recherche  spontanée  d'une  perfection  idéale 
envers  chacune  de  leurs  occupations,  même  involontaires.  Leur 
existence  domestique,  affranchie  de  l'activité  extérieure,  ne 
fait,  à  cet  égard,  que  développer  davantage  leurs  inclinations 
naturelles.  Car,  l'être  voué  à  l'affection  doit  spontanément 
chercher  partout  le  mieux,  d'abord  réel,  puis  idéal.  Ainsi,  la 
doctrine  qui  érige  les  femmes  en  élément  primordial  du  pouvoir 
modérateur,  et  qui  leur  confère  la  présidence  de  l'éducation 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  CINQUIÈME  PARTIE.  277 

fondamentale,  ne  saurait  mériter  aucun  soupçon  de  tendance 
anti-esthétique. 

Ces  préventions  étant  écartées,  il  faut  caractériser  directe- 
ment l'aptitude  nécessaire  du  positivisme  à  incorporer  l'art  à 
l'ensemble  de  Tordre  moderne,  en  lui  procurant  une  constitu- 
tion systématique  et  une  destination  normale,  d'où  surgiront  de 
puissants  moyens,  et  même  de  nouveaux  organes.  L'office  final 
de  l'élément  esthétique  sera  d'ailleurs  inauguré  déjà  par  sa  par- 
ticipation actuelle  à  l'impulsion  régénératrice,  comme  pour  l'é- 
lément populaire  et  l'élément  féminin. 

Toutefois,  avant  d'ébaucher  ici  cette  appréciation  complémen- 
taire, il  importe  de  rectifier,  à  ce  sujet,  une  grave  aberration 
temporaire,  qui  tend  aujourd'hui  à  fausser  toutes  les  notions  gé- 
nérales relatives  à  l'art,  en  exagérant  sa  puissance,  d'après  une 
réaction  trop  naturelle  de  notre  anarchie  mentale  et  morale. 

Depuis  Homère  jusqu'à  Corneille,  tous  les  éminents  génies 
esthétiques  avaient  toujours  conçu  l'art  comme  destiné  surtout 
à  charmer  la  vie  humaine,  et  dès  lors  à  l'améliorer,  mais  sans 
devoir  jamais  la  diriger.  Aucun  esprit  normal  ne  pouvait,  en 
effet,  directement  supposer  que  la  suprématie  intellectuelle  ap- 
partint jamais  à  l'imagination.  Une  telle  opinion  équivaudrait, 
au  fond,  à  ériger  la  folie  en  type  mental,  en  faisant  prévaloir 
les  inspirations  subjectives  sur  les  notions  objectives.  Nos  fa- 
cultés de  représentation  et  d'expression  sont  nécessairement 
subordonnées  à  nos  fonctions  de  conception  et  de  combinaison. 
CSette  loi  statique  est  immuable,  et  n'a  jamais  souffert  d'altéra- 
tion réelle.  On  pourrait  même  la  constater  au  milieu  de  nos 
perturbations  cérébrales,  qui  vicient  nos  relations  extérieures, 
sans  troubler  l'harmonie  élémentaire  de  nos  diverses  opérations 
i  intérieures. 

Quoique  un  vain  orgueil  ait  déjà  inspiré  aux  derniers  poëtes 
anciens  quelques  erreurs  analogues  aux  prétentions  actuelles, 


278  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  DOSHtVE. 

jamais  l'art  ne  fut  regardé  comme  le  régulateur  de  la  société' 
polythéique,  malgré  l'aptitude  esthétique  des  croyafl£es<domi«* 
nantes.  L'Iliade,  et  surtout.  l'Odyssée,  suffiraient,  au  beeein, 
pour  constater,,  au  contraire*  combien  était  akrre  subalterne; 
l'influence  sociale  des  beaux-arts*  même  dégagés  de  la  tutelle 
ttoocratique.  Au  déclin  «ht  peiythéieuee,  l'utopie  de  Platon»*, 
dupe  la  conception  d'un  état  social  systématiquement  privé  de 
tonte  intervention  poétique.  Le  régime  moaoihéiqufidn  moyen, 
âge  repoussait  encore  davantage  ces  prétentions,  esthétiques», 
quoique  la  vraie  destination  de  l'art  y  fàt  mieux  goètée  de  teufc» 
Mais,  foaopd  cet  ordre  commença  à  se  décomposer,  en  vit  bientôt 
surgir,  m6me<shez  l'incomparable  Dante,  les  germes,  des  ahemah 
tûns  que  la  transition  révolutionnaire  des  cinq  derniers  Jtôeks  & 
toujours  développées,  et  d'où  résulte  le  délire  actuel  de  l'orgueil 
poétique.  Parvenue  aux  limites  réelles  de  l'état  théologiqu», 
sans  pouvoir  encore  pressentir  assez  l'état  positif,  k  république 
ocektettt&le  s'est  placée,  à  tous  égards,  daine  une  situation  è* 
plue  en  plus  négative,  jusqu'alors  impossible.  Un  discrédit 
croissant  y  neutralisa  tontes  les  règles  et  les  institutions  qui 
jadis  contenaient  les  ambitions  fourvoyées.  D'après  cette  disso- 
lution graduelle  des  principes  sociaux,  la  naïve  admiration  par 
laquelle  des  populations  charmées  récompensaient  l'essor  es- 
thétique suscita  de  vicieuses  prétentions  politiques  parmi  les 
divers  artistes^  et  surtout  chez  les  poètes,  leurs  chefs  natu- 
rels. Quoique  tout  office  purement  critique  répugne  à  la  vrai» 
poésie,  l'art  moderne,  dès  son  début  au  quatorzième  siècle, 
prit  une  part  de  plus  en  plus  active  à  la  démolition  générale 
du  régime  ancien.  Toutefois,  tant  que  la  doctrine  négative  ae 
fut  pas  complètement  formée  et  caractérisée  par  les  révolu- 
tions qui  préludèrent  à  la  grande  crise,  l'influence  esthétique 
resta  simplement  un  libre  auxiliaire  du  mouvement  de  décom- 
position que  dirigeaient  les  métaphysiciens  et  les  légistes» 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  CINQUIÈME  PARTIE.  279 

Mais  cette  attitude  changea  et  les  ambitions  poétiques  commen- 
cèrent à  devenir  prépondérantes  pendant  le  dix-huitième  siècle, 
réservé  à  la  propagation  décisive  d'un  négativisme  déjà  systé- 
matisé. Alors  les  docteurs  proprement  dits  furent  de  plus  en 
plus  remplacés,  dans  la  présidence  spirituelle  du  mouvement 
de  décomposition,  par  de  purs  littérateurs,  plutôt  poètes  que 
philosophes,  mais  dépourvus  de  toute  vraie  vocation.  L'avène- 
ment de  la  grande  crise  procura  naturellement  à  cette  classe 
équivoque  les  bénéfices  politiques  de  sa  suprématie  révolution* 
naire,  qui  persistera  jusqu'à  ce  que  la  réorganisation  directe 
commence  à  prévaloir. 

Telle  est  la  filiation  historique  qui  tout  à  la  fois  explique  et 
réfute  les  utopies  anarchiquee  de  notre  siècle  sur  une  sorte  de 
pédantocratie  esthétique.  Ces  rêves  d'un  orgueil  sans  foein  ne 
peuvent  devenir  spécieux  que  chez  des  esprits  métaphysiques, 
toujours  enclins  à  la  consécration  absolue  des  cas  exception- 
nels. Si  les  philosophes  doivent  être  exclus  du  commandement, 
les  poëtes  y  sont  encore  moins  propres.  Leur  versatilité  men- 
tale et  morale,  qui  les  dispose  à  mieux  refléter  le  milieu  cor- 
respondant, leur  interdit  davantage  toute  autorité  directrice. 
Une  sévère  éducation  systématique  peut  seule  contenir  assez 
leurs  vices  naturels,  qui  doivent  donc  être  beaucoup  développés 
en  un  temps  étranger  à  toute  conviction  profonde.  Membres  ac- 
cessoires du  pouvoir  intellectuel,  les  poëtes  n'y  peuvent  suivre 
leur  vocation  normale  qu'en  renonçant  à  la  suprématie  tempo* 
relie  encore  plus  complètement  que  les  membres  principaux. 
Les  philosophes  ne  sont  impropres  qu'à  l'action,  mais  la  con- 
sultation leur  convient  ;  tandis  que  les  poëtes  ne  doivent  pas,  en 
général,  prétendre  davantage  à  l'une  qu'à  l'autre.  Idéaliser  et 
stimuler,  tel  est  leur  double  office  naturel,  qui  ne  s'accomplit 
dignement  que  d'après  une  concentration  exclusive.  Cette  fonc- 
tion est  assez  noble  et  assez  étendue  pour  absorber  tous  ceux 


280  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

qui  s'y  trouvent  vraiment  destinés.  Aussi  ces  égarements  de 
l'ambition  esthétique  n'ont-ils  pleinement  surgi  que  depuis  l'a- 
vénement  passager  d'une  situation  incompatible  avec  l'art  vé- 
ritable, faute  de  mœurs  prononcées  et  de  convictions  réelles. 
Tous  ces  poètes  manques  ou  fourvoyés  donneraient  un  autre 
cours  à  leur  vie  publique  si  la  vraie  poésie  était  déjà  redevenue 
possible,  par  la  prépondérance  d'une  doctrine  universelle  et 
d'une  direction  sociale.  Jusqu'à  une  telle  issue,  les  natures  es- 
thétiques continueront  à  s'éteindre  ou  à  se  corrompre  dans  une 
misérable  agitation  politique,  plus  favorable  aux  médiocrités 
spécieuses  qu'aux  supériorités  réelles. 

L'état  normal  de  la  nature  humaine  subordonne  autant  l'ima- 
gination à  la  raison  que  celle-ci  au  sentiment.  Toute  inversion 
prolongée  de  cet  ordre  fondamental  est  également  funeste  au 
cœur  et  à  l'esprit.  Le  prétendu  règne  de  l'imagination  devien- 
drait encore  plus  corrupteur  que  celui  de  la  raison,  s'il  n'était 
pas  encore  moins  compatible  avec  les  conditions  réelles  de 
l'humanité.  Mais,  quoique  chimérique,  sa  seule  poursuite  peut 
troubler  beaucoup  l'existence  privée,  en  substituant  une  exal- 
tation factice,  et  trop  souvent  mensongère,  aux  émotions 
spontanées  et  profondes.  A  plus  forte  raison,  cette  vicieuse 
prépondérance  de  l'imagination  doit-elle  altérer  la  vie  publique, 
quand  aucune  barrière  sociale  ne  contient  plus  les  ambitions 
esthétiques.  L'art  tend  alors  à  perdre  sa  vraie  destination  de 
charmer  et  améliorer  l'humanité.  Devenu  le  but  de  l'existence, 
il  se  dégraderait  bientôt,  en  démoralisant  à  la  fois  ses  organes 
et  son  public.  Il  se  réduirait  de  plus  en  plus  à  ses  agréments 
sensuels,  ou  même  aux  difficultés  techniques,  sans  aucune  ten- 
dance morale.  Les  inclinations  esthétiques,  qui,  dignement  su- 
bordonnées, ont  tant  perfectionné  les  mœurs  modernes,  peu- 
vent devenir  profondément  corruptrices  par  leur  illégitime— = 
ascendant.  On  sait  à  quelle  atroce  pratique  l'Italie  fut  conduite,^ 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  CINQUIÈME   PARTIE.  281 

pendant  plusieurs  siècles,  dans  la  seule  vue  d'embellir  les  voix 
masculines.  Ainsi  dégénéré,  l'art,  si  propre  à  développer  les 
instincts  sympathiques,  peut  directement  susciter  le  plus  abject 
égoïsme,  en  provoquant  une  entière  indifférence  sociale,  chez 
ceux  qui  ont  mis  leur  principal  bonheur  à  goûter  des  sons  ou 
des  formes.  Tel  est  l'intime  danger,  encore  plus  moral  que 
mental,  inhérent  à  la  prépondérance  privée,  et  surtout  publi- 
que, des  inclinations  esthétiques,  même  quand  elles  sont 
réelles.  Mais  il  faut  aussi  reconnaitre  que  cette  violation  de 
Tordre  fondamental  conduit  bientôt  à  l'inévitable  triomphe  des 
médiocrités,  chez  lesquelles  un  long  exercice  développe  aisé- 
ment l'habileté  d'exécution. 

C'est  ainsi  que  nous  sommes  graduellement  tombés  sous  la 
honteuse  domination,  non  moins  funeste  à  l'art  qu'à  la  philo- 
sophie et  à  la  morale,  des  influences  évidemment  vouées  à  la 
subalternité  sociale.  Une  déplorable  aptitude  à  exprimer  ce 
qu'on  ne  sent  ni  ne  croit,  procure  aujourd'hui  un  ascendant 
éphémère  à  des  talents  aussi  incapables  de  toute  création  esthé- 
tique que  de  toute  conception  scientifique.  Cette  anomalie  po- 
litique, principal  caractère  de  notre  situation  révolutionnaire, 
doit  devenir  moralement  désastreuse  quand  ces  triomphes  im- 
anérités  n'échoient  pas,  suivant  une  rare  exception,  à  des  âmes 
hissez  élevées  pour  en  contenir  souvent  la  vicieuse  impulsion. 
ID'après  leur  plus  grande  généralité,  qui  leur  permet  une  plus 
Jiaute  ambition,  les  poètes  sont  davantage  exposés  à  ces  dangers 
*3ue  les  artistes  proprement  dits.  Mais  la  culture  des  arts  spé- 
ciaux reproduit  ce  mal  sous  une  autre  forme,  encore  plus  dé- 
bradante,  par  l'avidité  pécuniaire  qui  souille  aujourd'hui  tant 
e  talents.  C'est  là  surtout  que  l'absence  de  toute  règle  laisse 
aïvement  surgir  une  vanité  puérile  qui  désormais  applique  le 
ême  titre  habituel  aux  vrais  créateurs  esthétiques  et  aux  sim- 
les  organes  des  productions  d'autrui. 


382  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Tels  sont  JesTésultatsinécassaiias  de  l'égarement  graduel  des 
ambitions  poétiques  pendant  ila  longue  transition  moderne.  Je 
•devais  ici  caractériser  Bans  hésitation  des  aberrations  qui  em- 
pêchent aujourd'hui  tonte  saine  appréciation  de  la  nature  et 
de  la  destination  de  Part,  liais  ce  sévère  préambule  ne  saurait 
choquer  les  âmes  vraiment  esthétiques,  déjà  ipersannallement 
disposées  à  sentir  combien  le  régime  actuel  contrarie  toute 
vocation  TÔelle.  Malgré  des  'déclamations  intéressées,  le  véri- 
table essor  de  l'art  exige  au  moins  autant  la  compression  des 
médiocrités  que  l'encouragement  des  supériorités.  Le  vrai  goût 
^existe  jamais  sans  dégoût.  Par  cela  même  que  Part  doit  sur- 
tout développer  en  nous  l'instinct  familier  de  la  perfection,  ses 
^sincères  appréciateurs  sont  vivement  choqués  de  (toute  .faible 
production.  L'heureux  privilège  ides  chefs-d'œuvre  esthétiques 
de  susciter  une  admiration  que  îles  siècles  n'amortissent  pas, 
nous  préserve  du  prétendu  besoin  d'entretenir  le  goùtavetdes 
nouveautés  qui  l'altèrent.  Si  j'ose  ici  invoquer  mes  propres  im- 
pressions, je  puis  déclarer  que,  depuis  treize  ans,  par  ramm 
autant  que  par  inclination,  je  réduis  mes  lectures  habituelles 
aux  grands  poètes  occidentaux,  Bans  éprouver  la  moindre  cu- 
riosité envers  les  produits  journaliers  d'une  déplorable  fécon- 
dité. 

Après  cette  rectification 'préalable,  il  faut  caractériser  direc- 
tement l'aptitude  esthétique  du  positivisme,  en  indiquant 
d'abord  comment  il  construit  naturellement  la  vraie  théorie 
générale  de  l'art,  bornée  jusquïci  à  d'heureux  aperçus  partiels. 
Cette  systématisation  esthétique  résulte  à  la  fois  du  principe 
subjectif,  du  dogme  objectif,  et  du  but  actif,  assignés  à  la 
nouvelle  philosophie  'dans  les  deux  premières  parties  de  ce 
discoure. 

L'art  consiste  toujours  en  une  représentation  idéale  de  ce  qui 
est,  destinée  à  cultiver  notre  instinct  de  la  perfection.. Son  do- 


t 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  CINQUIÈME  PARTIE.  283 

maint  est  donc  aussi  étendu  quecekri  de  la  science.  Tous  deux 
embrassant,  à  leur  manière,  l'ensemble  des  réalités,  que  Tune 
«pprécie,  et  l'autre  embellit.  Leurs  contemplations  respectives 
mirent  le  même  cours  naturel,  suivant  ma  loi  encyclopédique, 
4m  «'élevant  des  spéculations  les  plus  simples  et  plus  exté- 
rieures aux  plus  compliquées  et  plus  humaines.  Ainsi,  cette 
-échelle  fondamentale  du  vrai,  que  nous  avons  reconnue,  duos 
la 'seconde  partie,  constituer  aussi  celle  du  bon,  coïncide  encore 
avec 'celle  du  beau,  de  manière  à  établir  la  plus  intime  harmonie 
entre  les  trois  grandes  créations  de  l'humanité,  la  philosophie, 
ia  politique,  et  la  poésie.  C'est,  en  effet,  le  spectacle  inorga- 
nique, surtout  céleste,  qui  nous  manifeste  les  premiers  carac- 
tères de  la  beauté,  Tordre  et  ht  grandeur,  là  mieux  saisissables 
qu'envers  des  phénomènes  plus  complexes  et  moins  réguliers. 
'Les  degrés  supérieurs  du  beau  ne  pourraient  être  vraiment 
appréciés  par  des  âmes  insensibles  à  ce  degré  initial.  Mais,  si 
'la  philosophie  n'envisage  l'étude  inorganique  que  comme  un 
indispensable  préambule  pour  s'élever  à  sa  destination  hu- 
maine, la  poésie  doit  encore  davantage  procéder  ainsi.  Sa 
tendance  est  même  plus  prononcée,  à  cet  égard,  que  celle  de 
la  politique,  qui,  bornée  d'abord  au  perfectionnement  maté- 
riel, s'arrête  longtemps  au  perfectionnement  physique,  et  en- 
suite intellectuel,  avant  de  monter  directement  à  son  but  prin- 
cipal, le  perfectionnement  moral.  La  poésie  parcourt  plus 
rapidement  les  trois  degrés  préliminaires,  et  s'élève  avec  moins 
d'effort  à  la  contemplation  des  beautés  morales.  Ainsi,  le  senti- 
ment constitue  naturellement  son  domaine  essentiel.  Elle  y 
trouve  ses  moyens  autant  que  son  but.  Parmi  tous  les  phéno- 
mènes humains,  les  affections  sont  les  plus  modifiables,  et  dès 
lors  les  mieux  idéalisables,  comme  les  plus  perfectibles,  en 
Tertu  de  leur  complication  supérieure,  qui  détermine  une  plus 
grande  imperfection,  suivant  la  loi  positiviste.  Or  l'expression, 


284  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

même  très-imparfaite,  doit  beaucoup  réagir  sur  des  fonction* 
qui,  par  leur  nature,  tendent  à  s'épancher  au  dehors.  Si  soi 
efficacité  est  reconnue  envers  les  pensées,  pourrait-elle  ne  pas 
développer  davantage  les  sentiments,  mieux  disposés  à  la  mani- 
festation? Toute  culture  esthétique,  même  bornée  à  la  pure 
imitation,  peut  donc  devenir  un  utile  exercice  moral,  quand 
elle  stimule  dignement  nos  sympathies  et  nos  antipathies.  Mail 
cette  aptitude  doit  être  beaucoup  plus  complète,  si  la  repré- 
sentation, au  lieu  d'une  stricte  fidélité,  se  trouve  convenable- 
ment idéalisée.  Alors  l'art  s'élève  à  sa  mission  caractéristique, 
la  construction  des  types  les  mieux  animés,  dont  la  contem- 
plation familière  peut  tant  perfectionner  nos  sentiments  e1 
même  nos  pensées.  L'exagération  de  ces  images  est  une  condi- 
tion nécessaire  de  leur  destination,  puisqu'elles  doivent  dé- 
passer la  réalité  afin  de  nous  pousser  à  l'améliorer.  Déjà  très- 
efficaces  pour  la  vie  privée,  ces  émotions  artificielles  deviennem 
beacoup  plus  puissantes  envers  la  vie  publique,  soit  d'après 
l'importance  supérieure  de  leurs  objets,  soit  par  l'excitatioi 
mutuelle  résultée  du  concours  des  impressions  personnelles. 

C'est  ainsi  que  le  positivisme  explique  et  consolide  l'appré- 
ciation universelle,  en  assignant  à  la  poésie  sa  position  systé- 
matique entre  la  philosophie  et  la  politique,  comme  émané* 
de  Tune  et  préparant  l'autre. 

Le  sentiment  lui-même,  suprême  principe  de  toute  notre 
existence,  se  subordonne  au  dogme  objectif  que  construit  h 
philosophie  sur  l'ordre  extérieur  qui  domine  l'humanité.  A 
plus  forte  raison  l'imagination  doit-elle  s'y  soumettre.  Il 
faut  bien  que  l'idéalité  soit  toujours  subordonnée  à  la  réa- 
lité, sous  peine  d'impuissance  autant  que  d'aberration.  En  se 
proposant  d'améliorer  l'ordre  naturel,  la  politique  se  trouve 
d'abord  obligée  de  le  connaître.  Mais  la  poésie  ne  peut  da- 
vantage s'en  dispenser,  quoiqu'elle  se  borne  à  imaginer  les 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  CINQUIÈME  PARTIE.  285 

améliorations  sans  jamais  prétendre  à  les  réaliser.  Ses  fictions 
doivent,  sans  doute,  aller  au  delà  des  possibilités  que  la  poli- 
tique a  seules  en  vue;  pourtant  elles  procèdent  d'une  même 
source  nécessaire,  l'appréciation  de  ce  qui  est.  Nos  perfection- 
nements artificiels  ne  peuvent  [jamais  consister  qu'à  modifier 
sagement  l'ordre  naturel ,  qu'il  faut  avant  tout  respecter  sans 
cesse.  Mais  nos  embellissements  imaginaires,  quoique  plus 
étendus,  ne  sont  pas  moins  assujettis  à  cette  loi  fondamentale, 
que  la  philosophie  positive  impose  également  à  la  poésie  et  à  la 
politique.  Cette  nécessité  ne  cessa  jamais  de  régler  notre  ima- 
gination, même  aux  âges  les  plus  poétiques,  où  seulement  on 
se  formait  d'autres  notions  qu'aujourd'hui  de  la  réalité  exté- 
rieure. L'évolution  individuelle  reproduit  chaque  jour  cette 
marche  inévitable,  en  nous  montrant  l'enfant  toujours  disposé 
à  subordonner  son  idéal  à  ses  conceptions  successives  du  réel. 
Mais  si,  d'un  côté,  la  poésie  dépend  de  la  philosophie,  pour 
la  construction  de  ses  types,  d'une  autre  part,  elle  influe  sur 
la  politique ,  quant  à  leur  destination.  Dans  toute  opération 
iumaine ,  l'exécution  suppose  l'imagination ,  comme  celle-ci 
la  contemplation.  L'homme  ne  peut  jamais  construire  hors  de 
lui  que  ce  qu'il  a  d'abord  conçu  en  lui.  Ce  type  intérieur,  in- 
dispensable même  aux  moindres  travaux  mécaniques  ou  géo- 
métriques,  est  toujours  supérieur  à  la  réalité  qu'il  précède  et 
prépare.  Or ,  pour  tous  ceux  qui  ne  confondent  pas  la  poésie 
^►vecla  versification,  il  n'est  pas  douteux  qu'une  telle  invention 
*M  constitue  l'idéalité  esthétique,  appréciée  dans  son  office  le 
plus  élémentaire  et  le  plus  universel.  Directement  étendue  aux 
phénomènes  sociaux,  auxquels  l'art  et  la  science  sont  surtout 
destinés,  cette  fonction  y  est  souvent  méconnue  et  à  peine 
ébauchée,  faute  d'une  vraie  systématisation.  Quand  elle  y  sera 
convenablement  ordonnée,  elle  y  consistera  à  régulariser  les 
utopies,  en  les  subordonnant  à  l'ordre  réel,  tel  que  le  passé 

23 


286  SYSTEM!  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

l'indique  à  l'avenir.  Car  les  utopies  sont,  pour  l'art  social 
proprement  dit,  ce  que  les  types  géométriques,  mécanique*,  etc., 
sont  envers  les  atts  correspondants.  Reconnus  indispensables 
dans  les  moindres  constructions,  comment  les  éviterait -on  à 
l'égard  des  plus  difficiles?  Aussi,  malgré  l'état  empirique  de 
l'art  politique,  toute  grande  mutation  y  est  précédée,  d'un 
ou  deux  siècles ,  par  une  utopie  analogue ,  qu'inspire  au  génie 
esthétique  de  l'humanité  un  instinct  confus  de  sa  situation  et 
de  ses  besoins.  Loin  de  proscrire  les  utopies ,  le  positivisme 
tend  à  les  incorporer  au  régime  normal ,  en  facilitant  à  la  fois 
leur  essor  et  leur  influence,  d'après  leur  constante  subordina- 
tion à  l'ensemble  des  lois  réelles,  comme  en  tout  autre  cas 
esthétique.  Mais  cette  consécration  systématique  dissipera 
aussi  les  principaux  dangers  d'une  telle  poésie  politique,  qui 
n'est  maintenant  perturbatrice  que  faute  d'une  source  vraiment 
philosophique,  dont  l'absence  doit  nous  disposer  à  l'indulgence 
envers  ces  naïves  divagations. 

Toute  cette  théorie  positiviste  peut  se  résumer  spontanément 
d'après  l'heureuse  équivoque  inhérente  à  la  dénomination 
usuelle  de  l'ensemble  des  fonctions  esthétiques.  En  le  quali- 
fiant d'are  par  excellence,  l'instinct  populaire  d'où  émanent 
nos  langues ,  et  qui  est  beaucoup  plus  éclairé  que  ne  le  sup- 
pose l'orgueil  cultivé ,  a  vaguement  pressenti  la  vraie  position 
encyclopédique  de  la  poésie  entre  la  philosophie  et  la  politique, 
mais  plus  près  de  celle-ci  que  de  l'autre.  Quoique  les  arts  tech- 
niques se  proposent  de  réaliser  des  perfectionnements  que 
les  arts  esthétiques  se  bornent  à  imaginer,  cependant  la  poésie 
accomplit  déjà  une  amélioration  indirecte ,  mais  capitale ,  en 
modifiant  nos  sentiments.  Si  on  n'en  sépare  pas  l'éloquence, 
qui  n'en  est,  au  fond,  qu'une  première  ébauche,  trop  souvent 
avortée,  elle  exerce  spécialement  l'action  la  plus  difficile  et  la 
plus  décisive ,  pour  exciter  ou  calmer  nos  passions ,  non  pas  à 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  CINQUIÈME   PARTIE.  287 

son  gré,  mais  suivant  leurs  lois  naturelles.  Elle  devient  alors 
un  puissant  auxiliaire  de  la  morale,  comme  on  l'a  toujours 
senti.  Rien  n'est  donc  mieux  motivé  que  son  titre  relatif  à 
l'action  plutôt  qu'à  la  spéculation,  puisqu'elle  a  surtout  en  vue 
le  perfectionnement  le  plus  étendu  et  le  plus  important ,  en- 
vers lequel  les  arts  matériels ,  physiques ,  et  même  intellec- 
tuels, ne  sont  que  secondaires  ou  préparatoires,  malgré  leur 
efficacité  propre.  Au  début  de  l'évolution  moderne,  elle  fut 
souvent  qualifiée  de  science,  dans  tous  nos  idiomes  occidentaux, 
en  un  temps  où  la  science  proprement  dite  était  à  peine  appré- 
ciable. Mais,  à  mesure  que  le  génie  scientifique  et  le  génie  es- 
thétique se  sont  librement  développés ,  on  a  mieux  6enti  leurs 
différences  caractéristiques,  et  partout  le  nom  d'art  a  fini  par 
prévaloir  envers  l'ensemble  de  nos  fonctions  poétiques.  Toute- 
fois, cette  mutation  historique  confirme  davantage  le  caractère 
positiviste  de  l'idéalisation,  comme  intermédiaire  entre  l'appré- 
ciation et  la  réalisation. 

On  comprend  ainsi  comment  l'art  constitue  la  représentation 
la  plus  complète,  autant  que  la  plus  naturelle,  de  l'unité  hu- 
maine, puisqu'il  se  rattache  directement  aux  trois  ordres  de  nos 
phénomènes  caractéristiques,  sentiments,  pensées,  et  actes.  Sa 
source  est  dans  le  premier ,  encore  plus  évidemment  que  celle 
de  nos  deux  autres  créations  générales.  Il  a  pour  base  le  se- 
cond, et  pour  but  le  troisième.  De  là  résulte  son  heureuse  apti- 
tude à  réagir  indifféremment  sur  toutes  les  parties  de  notre 
existence,  personnelle  ou  sociale,  et  dès  lors  son  privilège  ex- 
clusif de  charmer  également  tous  les  rangs  et  tous  les  âges. 
L'art  ramène  doucement  à  la  réalité  les  contemplations  trop 
abstraites  du  théoricien,  tandis  qu'il  pousse  noblement  le  pra- 
ticien aux  spéculations  désintéressées.  Sa  nature  intermédiaire 
le  destine  encore  mieux  à  cultiver  le  commerce  naturel  entre 
l'affection  et  la  raison.  11  est  également  propre  à  stimuler  le  sen- 


288  ftfsiÉJB  de  pouiiqcb  haiiiil. 

riment  chez  ceux  qui  exercent  trop  l'intelligence,  et  à  déve- 
lopper le  goût  de  la  contemplation  dans  les  âmes  les  pins  affec- 
tueuses* Le  célèbre  adage  qui  le  représente  comme  le  reflet 
naturel  de  l'humanité  ne  convient  donc  pas  seulement  à  la  vie 
publique,  qui  devait  le  suggérer,  en  manifestant  mieux  sa  réalité. 
Il  faut  aussi  retendre  à  toute  notre  existence ,  qu'il  retrace  et 
modifie,  parce  qu'il  en  émane.  En  remontant  jusqu'à  la  source 
biologique  de  cette  harmonie  sociologique,  on  la  voit  résulter 
de  la  liaison  nécessaire  entre  le  système  musculaire  et  le  sys- 
tème nerveux.  Nos  mouvements,  d'abord  involontaires y  puis 
volontaires,  traduisent  nos  impressions  intérieures,  surtout  mo- 
rales, et  réagissent  sur  elles,  parce  qu'ils  en  découlent.  Tel  est 
le  premier  germe  de  la  vraie  théorie  de  l'art.  Dans  l'ensemble 
du  règne  animal,  toute  la  représentation  se  borne  à  une  mimi- 
que plus  ou  moins  expressive,  qui  constitue  aussi, chez  l'homme, 
l'origine  spontanée  de  l'évolution  esthétique. 

Cette  détermination  fondamentale  conduitaussitôtàcompléter 
la  conception  statique  de  l'art ,  en  distinguant  ses  trois  degrés 
ou  modes  essentiels.  Malgré  de  vaines  distinctions  métaphysi- 
ques entre  l'imitation  et  l'invention,  tous  les  arts  imitent,  et  tous 
aussi  idéalisent.  La  réalité  fournissant  toujours  la  source  natu- 
relle de  l'idéalité ,  l'art  est  d'abord  purement  imitateur.  Dans 
notre  enfance,  individuelle  ou  collective,  comme  chez  les  ani- 
maux, une  servile  imitation,  bornée  même  aux  moindres  actes, 
constitue  la  première  manifestation  de  nos  aptitudes  esthétiques. 
Mais,  malgré  les  prétentions  d'une  vanité  puérile,  la  représen- 
tation ne  reçoit  maintenant  le  nom  d'art  qu'autant  qu'elle  est 
embellie ,  c'est-à-dire  perfectionnée ,  de  manière  à  devenir,  au 
fond,  plus  fidèle,  en  faisant  mieux  ressortir  les  traits  principaux, 
qu'altérait  d'abord  un  mélange  empirique.  C'est  en  cela  que 
consiste  l'idéalisation,  qui,  depuis  les  premiers  chefs-d'œuvre 
de  l'antiquité,  caractérise  de  plus  en  plus  l'élaboration  esthéti- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  CINQUIÈME  PARTIE.  289 

que.  Toutefois,  sans  méconnaître  la  prééminence  de  ce  second 
degré,  il  ne  faut  jamais  oublier  la  nécessité  du  premier,  à  dé- 
faut duquel  on  ne  saurait  comprendre  la  vraie  source  de  l'art, 
ni  même  sa  propre  nature. 

Ainsi  caractérisée  surtout  par  la  création  idéale,  l'élabora- 
tion esthétique  se  complète  par  une  troisième  fonction,  qui 
n'était  pas  indispensable  au  premier  mode,  mais  qui  le  de- 
vient au  second,  où  manque  l'expression  proprement  dite,  faute 
de  laquelle  la  manifestation  resterait  impossible.  Voilà  com- 
ment le  langage,  d'après  les  sons  ou  les  formes,  constitue  natu- 
rellement la  dernière  opération  esthétique,  qui  n'est  pas  tou- 
jours proportionnée  à  la  précédente.  Quand  elle  demeure  trop 
imparfaite,  le  poëte  peut  composer  de  sublimes  créations  sans 
que  sa  supériorité  devienne  assez  appréciable,  parce  que  la  com- 
munication reste  imcomplète.  Au  contraire,  un  grand  talent  de 
style  peut  procurer  une  prééminence  illégitime,  mais  alors  pas- 
sagère, comme  celle  que  Racine  usurpa  trop  longtemps  sur 
Corneille. 

Tant  que  l'art  se  borne  à  l'imitation  initiale,  il  n'éprouve  pas 
le  besoin  d'un  langage  spécial,  dont  elle  tient  lieu.  Mais  quand 
la  représentation  a  été  idéalisée,  en  exaltant  quelques  traits  et 
écartant  ou  modifiant  beaucoup  d  autres,  le  tableau  n'est  plus 
directement  intelligible  que  pour  son  créateur,  qui  ne  peut  le 
manifester  au  dehors  que  d'après  un  travail  complémentaire, 
uniquement  relatif  à  l'expression.  Dans  cette  opération  finale, 
sans  laquelle  l'art  avorte  ou  du  moins  échoue,  le  poëte  con- 
forme ses  signes  à  son  type  intérieur,  comme  il  les  adaptait 
d'abord  à  la  nature  extérieure.  C'est  seulement  ainsi  qu'on  peut 
admettre  le  principe  de  Grétry,  étendu  ensuite  aux  autres  arts 
spéciaux,  que  le  chant  dérive  de  la  parole,  par  l'intermédiaire 
de  la  déclamation.  On  pourrait  l'appliquer  aussi  à  l'art  le  plus 
général,  en  regardant  l'élocution  oratoire  comme  liant  la  ver- 


290  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

sification  à  la  prose.  Mais  l'esprit  historique  qui  caractérise  la 
nouvelle  philosophie  oblige  à  rectifier  ces  aperçus,  en  conce- 
vant plutôt  la  relation  en  sens  inverse,  du  moins  envers  les  âges 
où  se  forment  k  la  fois  les  arts  et  les  langues. 

Nos  facultés  quelconques  d'expression  sont  toujours  d'origine 
esthétique,  puisque  nous  n'exprimons  qu'après  avoir  fortement 
éprouvé.  Aussi  concernent-elles  davantage,  surtout  au  début, 
les  sentiments  que  les  pensées,  vu  l'énergie  supérieure  des  pre- 
miers, principaux  stimulants  de  toute  manifestation.  Même 
dans  nos  langues  les  plus  élaborées,  où  l'intelligence  a  tant  em- 
piété sur  l'affection,  sous  l'impulsion  des  besoins  publics,  on 
peut  encore  constater  chaque  jour  cette  source  nécessaire,  en 
appréciant  la  partie  musicale  du  moindre  discours.  Qu'on  exa- 
mine soigneusement  les  intonations  mêlées  à  la  plus  sèche, 
exposition  mathématique,  on  ne  tardera  pas  à  sentir  qu'elles 
viennent  du  cœur  et  non  de  l'esprit,  au  point  qu'on  y  peut  dis-* 
cerner  le  caractère  moral  de  l'orateur  le  moins  spontané.  La 
biologie  explique  aisément  cette  loi,  en  rappelant  que  la  réac- 
tion musculaire,  vocale  ou  mimique,  d'où  résulte  l'expression, 
est  surtout  commandée  par  la  partie  affective  du  cerveau,  sa 
partie  spéculative  étant  trop  inerte  pour  provoquer  des  contrac- 
tions qui  ne  lui  semblent  pas  indispensables.  C'est  pourquoi  la 
sociologie  conçoit  le  fond  de  chaque  langue  comme  recueillant 
oe  qu'il  y  a  de  spontané  et  d'universel  dans  l'évolution  esthéti* 
que  de  l'humanité,  pour  satisfaire  aux  besoins  communs  de  ma- 
nifestation. Des  arts  spéciaux  exploitent  d'abord  ce  domaine  pu- 
blic, et  ensuite  l'agrandissent.  Mais  l'opération  ne  change  pas 
dénature,  soit  qu'elle  émane  de  l'instinct  populaire  ou  d'un  or- 
gane particulier.  Le  résultat  dépend  toujours  davantage  du 
sentiment  que  de  la  raison,  même  aujourd'hui,  dans  la  plupart 
des  cas,  malgré  la  moderne  insurrection  de  l'esprit  contre  le 
\  Ainsi,  la  parole  dérive  du  chant,  et  l'écriture  du  dessin, 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  CINQUIÈME  PARTIE.  291 

parce  que  nous  exprimons  d'abord  ce  qui  nous  affecte  le  plus. 
Nos  besoins  sociaux  ont  ensuite  augmenté  l'usage,  et  môme 
l'extension,  de  cette  partie  du  chant  ou  du  dessin  qui  concerne 
la  vie  active  et  le  degré  correspondant  dévie  spéculative,  sujets 
essentiels  des  communications  habituelles.  Alors  l'intention  af- 
fective qui  avait  d'abord  inspiré  le  signe  s'efface  graduellement 
sous  cette  destination  pratique,  qui  rend  l'expression  plus  ra- 
pide et  moins  prononcée.  On  finit  ainsi  par  attribuer  son  ori- 
gine à  une  convention  arbitraire,  dont  l'universalité  spontanée 
serait  pourtant  inexplicable.  Telle  est»  en  aperçu,  la  théorie 
sociologique  du  langage  humain,  regardé  comme  lié  à  l'en- 
semble des  fonctions  esthétiques,  avec  lequel  il  coïncide  chez 
les  autres  animaux,  dont  aucun  n'embellit  assez  son  chant  ou 
ea  mimique  pour  s'élever  à  l'art  proprement  dit. 

Afin  que  la  philosophie  de  l'art  soit  ici  caractérisée  sous  tous 
ses  aspects  étatiques,  il  suffit  maintenant  d'indiquer  la  hiérar- 
chie esthétique.  Intermédiaire  encyclopédique  entre  la  hiérar- 
chie théorique  et  la  hiérarchie  pratique,  elle  repose  aussi  sur 
le  même  principe  fondamental  de  généralité  décroissante,  que 
j'ai  depuis  longtemps  érigé  en  régulateur  universel  de  toutes 
les  classifications  positives.  Déjà  nous  avons  reconnu  qu'il  fournit 
une  échelle  du  beau  essentiellement  équivalente  à  celle  qui, 
d'abord  établie  pour  le  vrai,  s'était  ensuite  étendue  au  bon. 
Nous  devons  encore  l'appliquer  à  ranger  les  divers  beaux-arts 
suivant  un  ordre,  à  la  fois  de  conception  et  de  succession, 
analogue  à  celui  qui  convient  au  système  scientifique  et  au  sys- 
tème industriel,  d'après  mon  grand  traité  philosophique. 

Cette  classification  procède,  en  effet,  selon  la  généralité  dé- 
croissante et  l'énergie  croissante  de  nos  divers  moyens  d'expres- 
sion, qui  en  même  temps  deviennent  de  plus  en  plus  techniques. 
La  série  esthétique  qui,  dans  son  terme  supérieur,  se  liait 
directement  à  la  série  théorique,  viendra  ainsi,  par  son  extré- 


292  SYSTÈME  DE   POLITIQUE  POSITIVE. 

mité  inférieure,  se  rattacher  immédiatement  à  la  série  pra- 
tique, conformément  à  la  vraie  position  intellectuelle  de  l'art, 
entre  la  science  et  l'industrie.  En  devenant  moins  général  et 
plus  technique,  l'art,  quoique  toujours  relatif  à  l'homme,  se 
rapporte  moins  directement  à  nos  plus  éminents  attributs,  et 
tend  davantage  vers  la  nature  inorganique,  de  manière  à  ex* 
primer  de  préférence  la  simple  beauté  matérielle. 

Pour  constituer  une  hiérarchie  esthétique  qui  remplisse 
toutes  ces  conditions  de  classement,  il  faut  placer  à  sa  tête, 
comme  servant  de  base  à  tous  les  autres  l'art  le  plus  général  et 
le  moins  technique,  la  poésie  proprement  dite.  Quoique  ses 
impressions  propres  soient  les  moins  énergiques,  son  domaine 
est,  évidemment,  le  plus  étendu,  puisqu'il  embrasse  toute 
notre  existence,  personnelle,  domestique,  et  sociale.  Confine 
les  arts  spéciaux,  il  retrace  nos.  actes,  et  surtout  nos  senti- 
ments, de  préférence  à  nos  pensées  :  mais  pourtant  il  peut 
seul  s'exercer  aussi  envers  nos  conceptions  les  plus  abstraites, 
sans  se  borner  à  les  mieux  formuler,  et  en  se  proposant  de  les 
embellir.  Il  est,  au  fond,  plus  populaire  qu'aucun  autre, 
d'abord  en  vertu  de  cette  aptitude  plus  complète,  et  ensuite 
par  la  nature  de  ses  moyens  d'expression,  immédiatement 
puisés  dans  le  langage  usuel,  ce  qui  le  rend  aussitôt  intelli- 
gible à  tous.  La  versification  est,  sans  doute,  indispensable  à 
toute  vraie  poésie  :  mais  elle  ne  constitue  nullement  un  art 
spécial.  Malgré  sa  forme  distincte,  la  langue  poétique  n'est 
jamais  qu'un  simple  perfectionnement  de  l'idiome  vulgaire, 
dont  elle  ne  diffère  que  par  de  meilleures  formules.  Sa  partie 
technique  se  réduit  à  la  prosodie,  que  chacun  peut  aisément 
apprendre  en  quelques  jours  d'exercice.  Cette  connexité  avec 
le  langage  universel  est  tellement  intime  que  jamais  le  génie 
poétique  n'a  pu  parler  avec  succès  une  langue  morte  ou  étran- 
gère. Outre  qu'il  comporte  plus  de  généralité,  de  spontanéité, 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  CINQUIÈME  PARTIE.  293 

et  de  popularité,  l'art  par  excellence  est  aussi  supérieur  à  tout 
autre,  quant  à  leur  commune  fonction  caractéristique,  l'idéa- 
lisation. C'est  celui  de  tous  qui  idéalise  le  plus,  en  même  tempe 
quvil  imite  le  moins.  A  ces  divers  titres,  l'art  poétique  domina 
toujours  les  autres  arts,  et  sa  prééminence  ne  fera  que  res- 
sortir davantage,  à  mesure  que  les  prédilections  esthétiques 
s'attacheront  surtout  à  l'idéalisation,  sans  accorder  trop  d'im- 
portance à  l'expression.  Les  arts  spéciaux  ne  le  surpassent,  en 
effet,  que  sous  ce  dernier  aspect,  en  rendant  avec  plus 
d'énergie  les  sujets  qui  leur  conviennent,  mais  qu'ils  emprun- 
tent presque  toujours  à  la  poésie. 

Ce  premier  terme  esthétique  peut  faciliter  le  classement  des 
autres,  qui  se  rangent  spontanément  selon  leur  affinité  propre 
envers  lui.  Il  faut  d'abord  les  distinguer  d'après  le  sens  auquel 
ils  s'adressent,  et  l'ordre  artistique  se  trouvera  ainsi  conforme 
à  celui  que  les  biologistes  ont  consacré,  depuis  Gall,  entre  les 
sens  spéciaux,  d'après  leur  sociabilité  décroissante.  Nous  n'a- 
vons que  deux  sens  qui  soient  vraiment  esthétiques,  l'ouïe  et 
la  vuer  seuls  susceptibles  de  nous  élever  à  l'idéalisation.  Quoi- 
que l'odorat  soit  d'une  nature  assez  synthétique,  il  se  trouve 
trop  faible  chez  l'homme  pour  y  comporter  des  effets  d'art.  Nos 
deux  sens  esthétiques  correspondent  aux  deux  modes  de  notre 
langage  naturel,  tantôt  vocal,  tantôt  mimique.  Le  premier 
sens  ne  fournit  que  l'art  musical,  tandis  que  le  second,  moins 
esthétique  pourtant,  comprend  les  trois  arts  relatifs  aux 
formes.  Ceux-ci  sont  plus  techniques  que  l'autre,  et  leur  do- 
maine est  moins  étendu,  en  même  temps  qu'ils  s'éloignent 
davantage  de  la  source  poétique,  avec  laquelle  la  musique 
reste  longtemps  confondue.  On  peut  aussi  distinguer  le  pre- 
mier art  comme  s'adressant  à  un  sens  dont  la  fonction  est  in- 
volontaire, ce  qui  contribue  beaucoup  à  rendre  les  émotions 
plus  spontanées  et  plus  profondes,  quoique  moins  déterminées, 


294  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

que  quand  on  ne  peut  être  affecté  malgré  soi.  Enfin  cette  dif- 
férence correspond  encore  à  celle  entre  le  temps  et  l'espace, 
principaux  champs  respectifs  de  l'art  des  tons  et  des  arts  de  la 
forme,  puisque  l'un  exprime  surtout  la  succession  et  les  autres 
la  coexistence.  Sous  tous  ces  aspects,  la  musique  constitue 
certainement  le  premier  de6  arts  spéciaux,  et  le  second  terme 
de  notre  série  esthétique.  Quoique  une  pédanterie  intéressée  y 
exagère  beaucoup  les  besoins  techniques,  il  exige  moins  que 
les  trois  autres  un  apprentissage  particulier,  soit  pour  goûter, 
soit  même  pour  produire.  Aussi  est-il,  à  tous  égards,  plus 
populaire  et  plus  social. 

Quant  aux  trois  arts  qui  s'adressent,  par  les  formes  simul- 
tanées, au  sens  dont  l'office  est  surtout  volontaire,  le  même 
principe  hiérarchique  assigne  le  premier  rang  à  la  peinture,  et 
le  dernier  à  l'architecture,  en  plaçant  entre  elles  la  sculpture. 
La  peinture  développe  seule  tous  les  moyens  d'expression  vi- 
suelle, en  joignant  la  puissance  du  coloris  à  celle  du  dessin. 
Son  domaine,  soit  privé,  soit  public,  est  plus  étendu  que 
celui  des  deux  derniers  arts.  Elle  se  rapproche  davantage  de 
la  poésie,  à  laquelle  on  l'a  tant  comparée.  Quoique  l'habileté 
technique  y  soit  plus  indispensable  et  plus  difficile  que  dans  la 
musique,  elle  y  comprime  moins  l'essor  esthétique  qu'envers 
la  sculpture  et  l'architecture.  Aussi  ces  deux  derniers  arts  sont- 
ils  ceux  qui  idéalisent  le  moins,  en  imitant  davantage.  Enfin, 
l'architecture  est  encore  moins  esthétique  que  la  sculpture.  Las 
procédés  techniques  y  deviennent  prépondérants,  et  la  plupart 
de  ses  productions  doivent  être  plutôt  regardées  comme  in- 
dustrielles que  comme  artistiques.  Presque  bornée  à  la  beauté 
matérielle,  elle  n'exprime  la  beauté  morale  que  par  des  arti- 
fices souvent  équivoques.  Mais  la  permanence  et  l'énergie  de 
ses  impressions  propres  la  maintiendront  toujours  au  rang  des 
beaux-arts,  surtout  envers  les  grandes  constructions  publiques, 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  CINQOTÉMB  PARTIE.  295 

gui  constituent  la  plus  imposante  formule  de  chaque  phase 
sociale.  Rien  n'a  mieux  caractérisé  jusqu'ici  cette  haute  desti- 
nation que  ces  admirables  cathédrales  où,  dans  son  idéalisa- 
tion monumentale  des  sentiments  propres  au  moyen  âge,  l'ar- 
chitecture avait  si  dignement  réalisé  son  aptitude  naturelle  à 
combiner  tous  les  beaux-arts  par  un  siège  commun. 

Ces  sommaires  indications  signalent  assez  la  tendance  de  la 
nouvelle  philosophie  à  systématiser  la  théorie  fondamentale  de 
l'art,  considéré  sous  ses  divers  aspects  statiques.  Il  faut  main* 
tenant  apprécier  surtout  la  haute  destination  sociale  que  le  po- 
sitivisme assigne  au  génie  esthétique,  soit  dans  le  régime  final 
de  l'humanité,  soit  dans  l'élaboration  qui  doit  y  conduire. 

D'après  la  théorie  historique  qui  caractérise  la  nouvelle  phi» 
ksophie,  on  reconnaît  d'abord  que,  malgré  de  puissants  pré-* 
jugés,  l'évolution  de  l'art,  comme  celle  de  la  science  et  de 
l'industrie,  ne  put  jamais  être  jusqu'ici  que  préparatoire,  faute 
d'un  suffisant  concours  de  toutes  les  conditions  essentielles. 

On  a  vicieusement  exagéré  les  inclinations  esthétiques  de 
l'antiquité,  par  suite  de  la  prépondérance  nécessaire  de  l'ima- 
gination dans  la  construction  des  doctrines  initiales.  Le  poly- 
théisme a  été  ainsi  regardé  comme  une  œuvre  d'art,  depuis 
qu'on  a  cessé  de  comprendre  la  foi  correspondante.  Mais  le 
long  empire  de  ses  croyances  suffirait  pour  constater  que,  loin 
de  constituer  des  productions  esthétiques,  elles  émanèrent  tou- 
jours du  génie  philosophique  de  l'humanité,  suivant  le  mode 
spontané  qui  seul  convenait  alors,  d'après  ma  théorie  d'évolu- 
tion. La  poésie  n'y  eut  d'autre  part  que  de  les  embellir,  confor- 
mément à  sa  destination  constante.  Seulement  la  nature  de  la 
philosophie  polythéique  renditcet  office  beaucoup  plus  favorable 
à  l'essor  de  l'art  que  sous  tout  autre  régime  ultérieur.  Aussi  est* 
ce  à  cet  Age  théologique  que  remontera  toujours  notre  initia* 
tion  esthétique,  individuelle  ou  collective.  Mais  l'art  n'en 


296  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

resta  pas  moins  extérieur  à  Tordre  antique.  Il  n'y  put  même 
surgir  librement  qu'après  avoir  échappé  à  la  théocratie  qui, 
par  une  incorporation  subalterne,  entravait  toutes  ses  créa- 
tions, en  consacrant  l'immobilité  nécessaire  des  diverses 
croyances.  La  nature  de  la  sociabilité  antique  lui  fut  d'ailleurs 
encore  moins  favorable.  Pouvant  à  peine  y  retracer  les  affec- 
tions domestiques  ou  personnelles,  la  vie  publique  lui  offrait 
seule  un  vaste  domaine,  d'après  des  mœurs  à  la  fois  énergiques 
et  persistantes.  Mais  on  peut  reconnaître,  jusque  chez  Tin- 
comparable  Homère,  que  le  génie  esthétique  ne  s'exerçait  déjà 
qu'à  regret  sur  cette  existence  guerrière,  faute  d'un  plus  digne 
sujet  d'idéalisation.  Le  seul  grand  aspect  social  qu'elle  com- 
portât, le  système  d'assimilation  institué  par  la  succession  des 
conquêtes,  n'était  point  encore  appréciable.  Quand  il  le  devint 
assez,  le  régime  antique  touchait  à  sa  fin,  et  cette  noble  poli- 
tique ne  put  inspirer  à  Virgile  que  quelques  vers  admirables, 
résumés  par  l'hémistiche  caractéristique,  pacis  tmponere 
morem. 

Malgré  d'empiriques  préventions,  le  système  social  du 
moyen  âge  eût  été,  par  sa  nature,  beaucoup  plus  favorable 
aux  beaux-arts,  s'il  avait  pu  se  prolonger  davantage.  Ce  n'était 
point,  à  la  vérité,  d'après  les  croyances  dominantes,  dont  la 
tendance  anti-esthétique  suscita  l'étrange  inconséquence  qui, 
à  travers  le  christianisme,  accordait  une  consécration  factice 
aux  dogmes  polythéiques.  En  imposant  à  chacun  un  but  indivi- 
duel et  chimérique,  la  foi  monothéique  n'encourageait  d'autre 
poésie  que  celle  qui  concerne  l'existence  personnelle,  alors 
idéalisée  dans  ses  plus  intimes  émotions,  par  d'amirables 
compositions  mystiques,  où  la  langue  seule  fut  insuffisante.  A 
tout  autre  égard,  le  catholicisme  n'excita  Tessor  des  beaux- 
arts  qu'en  leur  préparant  un  meilleur  accueil,  quand  la  con- 
stitution sacerdotale  put  assez  contenir  les  vices  intellectuels 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  CINQUIÈME  PARTIE.  297 

et  moraux  des  croyances  chrétiennes.  Mais  la  sociabilité  corres- 
pondante était  beaucoup  plus  esthétique  que  celle  de  l'anti- 
quité. Quoique  la  vie  publique  fût  restée  militaire,  elle  avait 
acquis  une  haute  moralité,  très-favorable  à  la  poésie,  en  de- 
venant surtout  défensive.  La  juste  émancipation  des  femmes 
permettait  enfin  de  développer  toutes  les  émotions  domestiques. 
Un  nouveau  sentiment  de  la  dignité  personnelle,  pleinement 
compatible  avec  le  dévouement  social,  rendait  possible  l'en- 
tière idéalisation  de  l'existence  individuelle.  Aussi,  l'admirable 
institution  de  la  chevalerie  occidentale,  qui  résumait  ces  trois 
attributs,  suscita-t-elle  partout  un  libre  essor  esthétique, 
mieux  accueilli  qu'en  aucun  temps  antérieur.  Mais  cette  im- 
pulsion générale,  source  trop  méconnue  de  l'art  moderne,  ne 
put  assez  persister,  parce  que  le  moyen  âge  ne  dut  constituer, 
à  tous  égards,  qu'une  immense  transition.  Quand  la  langue  et 
la  société  furent  tellement  formées  que  l'aptitude  esthétique 
de  ce  régime  put  enfin  aboutir  à  des  productions  durables,  la 
situation  catholico-féodale  se  trouvait  déjà  radicalement  altérée 
par  la  prépondérance  croissante  du  mouvement  négatif.  L'art 
dut  ainsi  idéaliser  des  croyances  et  des  mœurs  dont  le  déclin 
senti  interdisait  au  poëte  et  au  public  les  intimes  convictions 
qu'exige  toute  grande  impression  esthétique. 

A  cette  impulsion  décroissante,  la  longue  période  révolu- 
tionnaire qui  nous  sépare  du  moyen  âge  associa  bientôt  l'exci- 
tation indirecte  résultée  d'une  active  décomposition,  à  laquelle 
participaient  de  plus  en  plus  toutes  les  influences  mentales  ou 
sociales.  Quoiqu'une  destination  négative  ne  convienne  jamais 
à  l'art,  il  éprouvait  un  tel  besoin  de  se  soustraire  au  joug 
chrétien  que,  dès  son  début,  il  seconda  beaucoup  l'émancipa- 
tion moderne.  L'incomparable  composition  de  Dante  caractérise 
nettement  ce  concours  exceptionnel  de  deux  impulsions  con- 
tradictoires. Cette  situation  anti-esthétique,  où  tout  se  trans- 


298  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

formait,  et  même  se  dénaturait,  avant  d'avoir  pu  être  idéalisé, 
obligea  l'art  de  s'ouvrir  une  issue  factice,  en  cherchait,  dans 
les  souvenirs  du  type  antique!  ces  mœurs  fixes  et  prononcées 
qu'il  ne  pouvait  trouver  autour  de  lui.  Le  régime  classique 
fournit  ainsi,  pendant  quelques  siècles,  le  seul  expédient  qui 
pût  diriger  l'essor  des  beaux-arts,  sans  lui  permettre  cependant 
l'originalité  et  la  popularité  qui  le  caractérisaient  au  moyen 
âge. Les  éminents  chefs-d'œuvre  qu'a  laissés  surgir  une  direction 
aussi  défavorableconsti  tuent  la  meilleure  vérification  de  la  spon- 
tanéité de  nos  fonctions  esthétiques.  Depuis  que  cet  artifice  est 
partout  épuisé,  l'entière  consommation  du  mouvement  négatif 
n'a  permis  à  l'art  qu'une  grande  opération  passagère,  l'idéa- 
lisation du  doute  lui-même*  Cette  extrême  attribution,  qui 
ne  comporte  aucune  culture  prolongée,  fut  surtout  destinée, 
dans  les  admirables  chants  de  Byron  et  de  Goethe,  à  étendre  an 
milieu  protestant  la  pleine  émancipation  émanée  philosophi- 
quement du  centre  occidental. 

L'ensemble  du  passé  montre  donc  que  l'essor  esthétique  ré- 
sulte davantage  des  tendances  spontanées  de  l'humanité  que 
d'aucune  impulsion  systématique.  Jamais  les  conditions  men- 
tales de  cette  impulsion  n  ont  pu  jusqu'ici  être  remplies  en 
nuUne  temps  que  ses  conditions  sociales.  Elles  nous  manquent 
aujourd'hui  à  la  fois.  Cependant  rien  n'annonce  le  prétendu 
déclin  de  nos  facultés  esthétiques.  Non-seulement  l'art  a  tou- 
jours grandi  malgré  tous  ces  obstacles,  mais  il  s'est  incorporé 
de  plus  en  plus  à  l'existence  universelle.  Borné,  chez  les 
anciens*  à  un  puhlk  exceptionnel,  il  y  était  tellement  exté- 
rieur ^  Tordre  fondamental  que  ses  jouissances  ne  figuraient 
pas  m&n*  dans  les  utopies  sur  la  vie  future.  Le  moyen  ige 
fit  partout  surgir  une  naïve  disposition  à  cuitîwr  ces  doux  in- 
stincts comme  Tune  de  nos  plus  précieuses  constthtkns.  Cet 
exercice  fut  alors  ëri$é  en  principale  occupât!**  de  la  vie 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  CINQUIÈME  PARTIE.  299 

leste.  Toutes  les  classes  occidentales  ont  ensuite  goûté  de  plus 
en  plus  ces  nobles  plaisirs,  d'abord  quant  à  la  poésie,  et  puis 
envers  les  arts  spéciaux,  surtout  pour  le  plus  social  d'entre  eux; 
Leurs  organes,  même  seulement  présumés,  ont  alors  acquis 
une  influence  croissante,  que  l'anarchie  actuelle  pousse  jus- 
qu'à leur  conférer  une  suprématie  politique  contraire  à  leur 
nature. 

Tous  ces  indices  concourent  donc  à  nous  présenter  l'avenir 
comme  la  principale  époque  de  l'essor  esthétique  de  l'huma- 
nité, à  laquelle  le  passé  n'a  pu  fournir,  à  cet  égard  comme  à 
tout  autre,  qu'une  indispensable  préparation.  D'après  ce  pré- 
lude spontané  de  notre  longue  enfance,  notre  virilité  mentale 
et  morale  systématisera  dignement  la  culture  esthétique,  en 
même  temps  que  la  culture  scientifique  et  la  culture  indus- 
trielle, pareillement  désorganisées  aujourd'hui.  La  régénéra- 
tion finale  ne  peut  s'accomplir  sans  une  intime  incorporation 
de  l'art  à  l'ensemble  de  l'ordre  moderne,  préparée  par  la  suite 
de  nos  antécédents.  En  reprenant,  sur  de  meilleures  bases 
théoriques,  la  grande  construction  sociale  tentée  au  moyen  âge, 
le  positivisme  renouvellera  aussi  l'admirable  impulsion  esthé- 
tique que  la  réaction  classique  vint  alors  interrompre.  Ainsi 
rétablie,  elle  ne  pourra  ensuite  que  se  développer  de  plus  en 
plus,  d'après  sa  profonde  solidarité,  à  la  fois  spontanée  et  sys- 
tématique, avec  tout  le  régime  définitif.  Voilà  ce  qui  me  reste 
à  indiquer  directement  pour  avoir  assez  caractérisé  ici  l'aptitude 
esthétique  de  la  nouvelle  philosophie. 

Gomme  seule  source  désormais  possible  de  convictions  fixes 
et  communes,  servant  de  base  à  des  mœurs  prononcées  et  du- 
rables, le  positivisme  serait  déjà  indispensable  au  développe- 
ment ultérieur  de  l'art  moderne.  L'interprète  et  le  spectateur 
doivent  également  remplir  cette  condition  préliminaire,  pour 
que  notre  existence,  personnelle,  domestique,  ou  sociale,  de- 


300  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Tienne  vraiment  idéalisable.  Il  n'y  a  d'esthétiques  que  les  émo- 
tions profondément  senties  et  spontanément  partagées.  Quand 
la  société  manque  de  tout  caractère  intellectuel  et  moral,  Part 
destiné  à  la  retracer  n'en  saurait  avoir  non  plus,  et  il  se  réduit 
à  la  vague  culture  de  facultés  trop  naturelles  pour  devoir  ja- 
mais rester  inactives,  même  lorsqu'elles  n'ont  aucun  grand  but. 
Ainsi,  l'efficacité  esthétique  du  positivisme  résulterait  d'abord 
de  son  aptitude  à  terminer  la  révolution  par  la  prépondérance 
directe  du  mouvement  organique. 

Mais,  outre  cette  incontestable  influence,  commune  à  toute 
réorganisation  quelconque,  il  faut  ici  faire  sentir  que  le  prin- 
cipe de  la  reconstruction  positiviste  est  principalement  favorable 
à  l'essor  des  beaux-arts,  en  faisant  prévaloir  les  opinions  et  les 
mœurs  qui  leur  conviennent  le  mieux. 

On  ne  peut  concevoir  un  régime  plus  esthétique  que  celui 
qui  érige  le  sentiment  en  base  nécessaire  de  l'unité  humaine, 
et  qui  assigne  pour  unique  but  de  toute  notre  existence  le  per- 
fectionnement universel,  surtout  moral.  Quoique  la  nouvelle 
philosophie  ne  semble  d'abord  se  proposer  que  de  former  des 
hommes  plus  systématiques,  on  reconnaît  bientôt  qu'elle  n'in- 
stitue cette  indispensable  coordination  qu'afin  de  nous  rendre 
plus  sympathiques  et  plus  synergiques,  en  fondant  des  mœurs 
actives  sur  des  convictions  inébranlables.  En  faisant  consister 
la  principale  satisfaction  de  chacun  à  coopérer  au  bonheur 
d'autrui,  le  positivisme  appelle  enfin  l'art  à  sa  meilleure  desti- 
nation, la  culture  des  sentiments  bienveillants,  beaucoup  plus 
esthétiques  que  les  instincts  de  haine  et  d'oppression,  seuls 
chantés  jusqu'alors.  Cette  culture  devenant  notre  but  principal, 
la  poésie  se  trouve  directement  incorporée  à  l'ensemble  du  ré- 
gime définitif,  et  acquiert  ainsi  une  dignité  auparavant  impos- 
sible. Malgré  l'origine  scientifique  de  la  philosophie  nouvelle, 
la  science  y  sera  réduite  à  son  véritable  office,  pour  construire 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  CINQUIÈME  PARTIE.  301 

la  base  objective  de  la  sagesse  humaine,  afin  de  fournir  un  in* 
dispensable  fondement  à  l'art  et  à  l'industrie,  qui  doivent  sur* 
tout  attirer  notre  sollicitude  continue.  Substituant  partout  le 
relatif  à  l'absolu,  en  rapportant  tout  à  l'humanité,  elle  bornera 
l'étude  du  vrai  à  ce  qu'exige  le  développement  du  bon  et  du 
beau.  Au  delà  de  cette  destination,  la  culture  scientifique  sera 
représentée  comme  détournant,  par  d'oiseuses  contemplations, 
du  principal  but  de  notre  existence,  individuelle  ou  collective. 
La  subordination  nécessaire  de  l'idéalité  à  la  réalité  n'empê- 
chera pas  l'art  d'exercer  sur  la  science  une  heureuse  réaction 
systématique,  qu'interdisait  jusqu'ici  l'empire  de  l'absolu.  En- 
vers les  moindres  phénomènes,  quand  on  a  atteint  le  degré 
de  vérité  qui  suffit  à  tous  nos  besoins,  il  reste  toujours  une 
certaine  liberté  théorique ,  dont  nous  userons  alors  sans  scru- 
pule pour  embellir  nos  conceptions  scientifiques ,  afin  d'aug- 
menter leur  utilité.  Mais  cette  réaction  du  beau  sur  le  vrai, 
convient  surtout  aux  plus  éminentes  études,  directement  rela- 
tives à  .l'humanité.  La  précision  y  étant  à  la  fois  moins  possible 
et  moins  importante ,  les  convenances  esthétiques  y  devront 
modifier  davantage  les  conceptions  scientifiques,  dans  l'élabo- 
ration fondamentale  des  principaux  types  historiques.   Une 
existence  vouée  au  perfectionnement  universel  accordera  une 
prédilection  naturelle  au  genre  de  culture  intellectuelle  le  plus 
propre  à  développer  en  nous  l'instinct  habituel  de  la  perfection. 
Cette  disposition  générale  du  positivisme  en  faveur  de  nos 
facultés  mentales  les  plus  énergiques,et  les  mieux  liées  au  prin- 
cipe affectif  se  manifestera  spécialement  dans  l'ensemble  de 
l'éducation  nouvelle.  D'après  les  indications  de  la  troisième 
partie,  le  lecteur  sait  déjà  que  cette  éducation  sera  plus  esthé- 
tique que  scientifique,  comme  l'exige  la  vraie  théorie  de  l'é- 
volution humaine.  La  science  n'y  interviendra  que  pour  systé- 
matiser définitivement  ce  que  l'art  aura  spontanément  ébauché 

24 


902  SVSTÈHB  BE  POLTÏVQKJE  POSITIVE. 

smis  la  présidente  directe  du  sentiment.  Puisque  l'essor 
esthétique  de  l'humanité  a  précédé  Bon  développement  scie*- 
tîfique,  il  doit  en  être  de  même  dam  l'éducation  individuelle, 
4o*t  la  «arche  positiviste  -consiste  à  reproduire  l'initiation 
«collective»  Cette  tendance  à  faire  d'abord  prévaloir  rinstnaction 
poétique  «ooastitue  aujourd'hui  lèsent  principe  raisonnable  qmt 
renferme  notre  absurbe  régime  classique.  On  sait  d'aiflem 
combien  reste  illusoire  une  telle  prétention,  dans  un  coura 
if  études  qui  n'aboutit ,  d'ordinaire ,  qu'à  développer  «ne  vi- 
cieuse appréciation ,  et  même  un  profond  dégoût ,  de  tous  les 
beaux-aits.  Pour  "Caractériser  son  inanité  esthétique,  il  suffirait 
4e  rappeler  que,  pendant  un  siècle,  une  admiration  officielle 
y  érigea  en  dieu  des  pédants  français  celui  de  nos  habiles  ver- 
sificateurs qui  fut  peut-être  le  plus  -étranger  à  tout  vrai  senti- 
ment poétique.  Réalisant  ce  qui  fut  jusqu'ici  mal  tenté ,  i 'in- 
struction positiviste  familiarisera ,  dès  l'enfance ,  le  moindre 
prolétaire  de  chaque  sexe  avec  toutes  les  beautés  de  la  véritable 
poésie,  non-seulement  nationale,  mais  aussi  occidentale.  L'es- 
sor esthétique  ne  peut  être  sincère  et  efficace  qu'en  «'appliquant 
d'abord  aux  productions  qui  retracent  notre  propre  mode  'de 
sociabilité*  J'ai  d'ailteurs  indiqué  comment  le  jeune  positiviste 
sera  ensuite  conduit  à  compléter  son  initiation  poétique  en 
contemplant  l'idéalisation  originale  de  la  vie  antique.  Son  édu- 
cation ne  se  bornera  point  à  l'art  fondamental  ;  elle  s'étendra 
aussi  aux  arts  spéciaux  qui,  soit  par  les  tons,  soit  par  les 
formes,  expriment  avec  plus  d'éaergie  ses  principales  <rréatiens. 
G*est  *ainsi  que  la  contemplation  et  la  méditation  esthétiques, 
oratre  leur  propre  charme ,  seront  destinées ,  dans  TernsemMe 
des  études  positives,  à  préparer  la  eontemplation  et  la  mé- 
ditation scientifiques.  Pour  l'individu,  oemme  envers  l'espèce, 
la  combinaison  des  images  doit  servir  de  base  à  celle  dessignes, 
qui  tous  furent  d'abord  des  images  affaiblies.  Suivant  l'aptitude 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  CINQUIÈME  PARTIE.  303 

de  l'art  à  reproduire  tout  ce  qui  peut  nous  intéresser,  la  partie 
spontanée  de  l'éducation  positiviste  rendra  naturellement  fa- 
milières les  principales  notions  que  devra  systématiser  sa  partie 
scientifique.  Cette  préparation  naturelle  sera  surtout  sensible 
envers  les  études  historiques,  qui  ne  seront  ainsi  abordées  que 
par  des  intelligences  déjà  familiarisées  avec  la  représentation 
poétique  des  diverses  phases  sociales  et  de  leurs  promoteurs 
essentiels. 

D'après  sa  participation  fondamentale  à  l'éducation  posi- 
tive ,  l'art  n'aura  pas  moins  de  part  à  l'indispensable  complé- 
ment qu'elle  nécessite,  pour  ramener  les  individus  et  les  classes 
aux  sentiments  et  aux  principes  que  l'activité  pratique  tend 
toujours  à  altérer.  Dans  toutes  les  solennités ,  privées  ou  pu- 
bliques, relatives  à  cet  important  office,  le  positivisme  emploiera 
davantage  les  impressions  esthétiques  que  les  explications  scien- 
tifiques. Cette  prépondérance  devra  même  y  être  encore  plus 
prononcée  qu'envers  l'éducation  proprement  dite.  En  effet,  la 
base  universelle  de  la  sagesse  humaine  étant  alors  systématisée, 
il  suffira  d'y  faire  appel ,  et  le  sacerdoce  philosophique  s'occu- 
pera moins  de  la  conception  que  de  l'exposition,  dont  la  nature 
est  surtout  esthétique. 

L'empirisme  révolutionnaire  a  déjà  suscité  un  vague  pressen- 
timent de  cette  fonction  sociale  de  l'art  moderne,  comme  prin- 
cipal régulateur  des  fêtes  publiques.  Mais  l'inanité  notoire  de 
toutes  les  tentatives  entreprises  à  ce  sujet  depuis  le  début  de 
k  révolution  est  très-propre  à  confirmer  à  la  philosophie  le 
(rivilége  exclusif  d'un  office  que  la  politique  ne  saurait  rem- 
plir. Toute  fête  devant  consister  dans  la  manifestation  solen- 
nelle [de  sentiments  réels,  la  spontanéité  constitue  toujours  sa 
condition  préliminaire.  Le  pouvoir  qui  commande  y  est  donc 
iMompétent,  et  celui  qui  conseillen'y  doit  même  intervenir  qu'à 
4tae  d'organe  systématique  des  dispositions  préexistantes.  De- 


304  SYSTEME  DE  POLITIQUE   POSITIVE. 

puis  la  décadence  du  catholicisme ,  nous  n'avons  plus  de  véri- 
tables fêtes,  et  elles  ne  pourront  renaître  que  sous  le  libre  ascen- 
dant du  positivisme.  Jusque-là  le  pouvoir  temporel  continuera 
vainement  d'ordonner  des  simulacres  sans  dignité ,  au  milieu 
d'un  tumultueux  concours,  ou  les  spectateurs  tiennent  lieu  de 
spectacle.  Ses  empiriques  prétentions  deviennent  même  souvent 
tyranniques ,  quand  il  impose  des  formules  arbitraires  à  des 
sentiments  qui  n'existent  pas.  Nulle  opération  sociale  ne  tombe 
plus  évidemment  sous  Tunique  compétence  du  pouvoir  spiri- 
tuel, seul  apte  à  régulariser  les  tendances  d'où  elle  résulte.  Or, 
son  office  devient  alors  essentiellement  esthétique.  Car,  toute 
fête  réelle,  môme  privée,  et  surtout  publique,  constitue,  eu 
fond,  une  œuvre  d'art,  en  tant  que  destinée  à  l'idéalisation, 
vocale  ou  mimique,  des  sentiments  correspondants.  Aucune 
fonction  ne  saurait  être  aussi  esthétique,  puisque  la  manifesta- 
tion exige ,  d'ordinaire ,  l'intime  combinaison  des  quatre  arts 
spéciaux,  sous  la  présidence  de  l'art  fondamental.  C'est  pourquoi 
la  routine  temporelle  a  toujours  été  conduite  à  subordonner, 
sous  ce  rapport,  sa  suprématie  officielle  à  de  libres  consultations 
artistiques,  même  en  invoquant  de  simples  peintres  ou  sculp- 
teurs, faute  de  véritables  poètes. 

Pour  constater,  à  cet  égard,  l'aptitude  esthétique  du  positi- 
visme, il  suffirait  de  rappeler  le  culte  de  la  Femme,  indiqué  dans 
la  quatrième  partie  de  ce  discours,  et  le  culte  de  l'Humanité, 
qui  sera  spécialement  annoncé  par  sa  conclusion  générale.  Tous 
deux  constitueront ,  en  effet ,  les  principales  sources  des  fêtes 
positivistes,  tant  privées  que  publiques.  Aucune  indication  di- 
recte n'est  donc  nécessaire  ici  sur  un  sujet  déjà  ébauché  et  que 
je  compléterai  bientôt ,  dans  les  limites  propres  à  ce  simple 
prélude  d'un  traité  spécial. 

En  assignant  à  l'art  un  office  fondamental  qui  consolidera 
sa  dignité  sociale,  le  régime  positif  doit  aussi  lui  procurer  de 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  CINQUIÈME  PARTIE.  305 

nouveaux  moyens  généraux,  surtout  en  lui  livrant  l'ensemble 
du  domaine  historique ,  à  peine  abordé  jusqu'ici. 

Obligée,  sous  l'impulsion  classique,  de  remonter  aux  types 
antiques,  faute  d'inspirations  contemporaines,  la  poésie  mo- 
derne fut  déjà  conduite  à  idéaliser  les  phases  antérieures  de 
rhumanité.  Tel  fut  le  principal  caractère  de  notre  grand  Cor* 
neille,  consacrant  l'ensemble  de  ses  drames  à  l'admirable  pein- 
ture des  divers  âges  romains.  La  prépondérance  croissante  de 
l'esprit  historique  a  produit,  de  nos  jours,  dans  les  composi- 
tions épiques,  une  suite  analogue  de  tentatives  moins  parfaites 
envers  les  temps  postérieurs,  par  les  éminents  chefs-d'œuvre  de 
Walter  Scott  et  de  Manzoni.  Mais  ces  manifestations  partielles 
ne  pouvaient  constituer  que  les  indices  spontanés  de  la  nou- 
velle carrière  que  le  positivisme  doit  offrir  au  génie  esthétique, 
en  lui  ouvrant  l'accès  familier  du  passé ,  et  même  de  l'avenir. 
Ce  domaine  immense  ne  pouvait  être  livré  à  la  poésie  que  quand 
la  philosophie  en  aurait  d'abord  embrassé  l'ensemble.  Or,  l'es- 
prit absolu  de  la  théologie  et  de  la  métaphysique  empêchait 
jusqu'ici  de  comprendre  les  diverses  phases  sociales ,  surtout 
assez  pour  les  idéaliser  dignement.  Au  contraire,  le  positivisme, 
toujours  relatif,  est  principalement  caractérisé  par  une  théorie 
historique  qui  rendra  familière  l'intime  contemplation  de  tous 
les  modes  propres  à  l'existence  humaine.  Un  monothéiste  sin- 
cère ne  saurait  bien  comprendre  et  peindre  avec  succès  les 
mœurs  polythéiquesou  fétichiques.  Le  poète  positiviste,  habitué 
à  la  filiation  de  tous  les  états  antérieurs,  peut  s'identifier  avec 
un  âge  quelconque,  au  point  de  réveiller  nos  sympathies  pour 
une  phase  dont  chacun  de  nous  doit  retrouver  en  lui-même 
l'équivalent  spontané.  C'est  ainsi  que  nous  pouvons  maintenir, 
envers  l'antiquité,  les  croyances  du  paganisme,  sans  affaiblir 
leur  admirable  efficacité  esthétique  par  les  inévitables  scrupules 
qu'une  telle  obligation  inspirait  aux  chrétiens.  L'art  nouveau  se 


306  MSIÉJtt  DE  POLÎTIQOE  POSITIVE. 

trouvera  donc  appelé  à  faire  dignement  revivre  tons  les  âge» 
antérieurs,  dont  quelques-uns  seulement  sont  déjà  assez  idéa- 
lisés, surtout  par  Homère  et  Corneille.  Il  comptera  d'autant 
mieux  sur  l'efficacité  esthétique  d'une  telle  source  que  le  même 
régime  qui  la  lui  ouvrira  disposera  aussi  le  public  à  la  goèter. 
Cette  suite  presque  inépuisable  d'heureuses  créations,  épiques 
ou  dramatiques,  se  liera  profondément,  d'une  part,  à  l'ensem- 
ble de  l'éducation  positive,  d'une  autre  part,  au  culte  systéma- 
tique de  l'Humanité ,  pour  faciliter  l'appréciation  et  seconder 
la  glorification  de  toutes  les  phases  sociales. 

Il  faut,  enfin,  reconnaître  que  le  régime  final,  en  procurant 
à  l'art  des  moyens  plus  étendus,  lui  fournira  aussi  de  meilleurs 
organes,  en  faisant  cesser  une  vicieuse  spécialisation ,  directe- 
ment contraire  à  la  tendance  synthétique  quijcaractérise  toujours 
le  véritable  génie  poétique. 

Le  positivisme  développera  nécessairement  toutes  les  vraies 
vocations  esthétiques,  par  le  système  d'éducation  générale  qui, 
institué  pour  les  prolétaires ,  convient  également  aux  autres 
classes  quelconques.  Comme  nous  ne  pouvons  idéaliser  et 
peindre  que  ce  qui  nous  est  devenu  familier ,  la  poésie  a  tou- 
jours reposé  sur  quelque  philosophie,  capable  d'imprimer  une 
direction  fixe  à  l'ensemble  de  nos  pensées  et  de  nos  sentiments. 
Aussi  tous  les  vrais  poètes  ont-ils  profondément  participé,  de- 
puis Homère  jusqu'à  Corneille,  à  la  plus  forte  éducation  géné- 
rale que  comportât  leur  époque.  Il  faut  que  le  génie  esthétique 
ait  tout  conçu  avant  de  tout  représenter.  Même  aujourd'hui, 
quand  notre  anarchie  fait  partout  prévaloir  une  spécialité  em- 
pirique, les  prétendus  poëtes  qui  se  croient  dispensés  d'initia- 
tion philosophique  ne  font  réellement  qu'emprunter  cette  base 
indispensable  à  des  systèmes  arriérés,  théologiques  ou  métaphy- 
siques. Leur  vaine  éducation  spéciale,  bornée  à  cultiver  le  seul 
talent  de  formuler,  est  aussi  nuisible  à  leur  esprit  qu'à  leur 


DISCOURS  PfUÉUMIKAlRB.  —  ONQC1RME,  PARTIE.  307 

cœur.  En  leur  interdisant  toute  eonvktion  profonde ,  elle  ne 
tend  à  développer  qu'une  habileté  machinale  pour  la  partis 
technique  de  fart,  sans  leur  laisser  apprécier  l'idéalisation  qui 
en  constitue  le  principal  caractère.  Nous  lui  devons  cette  déplo* 
rable  multiplicité  de  versificateurs  et  de  littérateurs  étrangers 
à  tout  vrai  sentiment  poétique,  et  seulement  propres  k  trou-» 
Mer  h  société  par  leur  ambition  déréglée.  En  tant  que  pha 
technique ,  l'éducation  actuelle  peur  les  quatre  arts  spéciaux 
est  encore  plus  vicieuse,  à  tous  égards^  chez  ceux  qui  n'en  re- 
çoivent pas  d'autre.  Rien  ne  peut  donc  dispenser  les  diverses 
vocations  esthétiques  de  participer  d'abord  à  l'éducation  fon- 
damentale commune  à  tous.  Si  nous  l'avons  reconnue  indispeiK 
sable  aux  femmes,  les  poètes  et  les  artistes  pourraient-ils  n'en 
avoir  pas  besoin? 

Mais,  par  cela  même  qu'elle  est  profondément  esthétique, 
elle  leur  rend  superflue  toute  éducation  spéciale,  sauf  celle  foi 
résulte  spontanément  de  l'exercice  préparatoire.  Aucun»  autre 
profession  n'est  autant  dispensée  d'un  enseignement  particulier, 
qui  ne  tend  qu'à  y  éteindre  une  indispensable  originalité ,  en 
étouffant  l'élan  esthétique  sous  le  travail  technique.  Il  ne  Saut 
pas  même  conserver  l'éducation  professionnelle  envers  les  arts 
spéciaux,  qui  doivent,  comme  pour  l'industrie,  s'apprendre  par 
un  judicieux  exercice,  subordonné  à  une  digne  imitation.  L*im~ 
puissance  notoire  de  noe  écoles  publiques  destinées  &  former 
des  musiciens  ou  des  peintres  dispense,  à  cet  égard,  de  tout* 
explication.  Outre  leurs  graves  dangers  moraux,  ces  institutions 
ne  peuvent  que  contrarier  toute  vraie  vocation  esthétique.  Ainsi 
les  poètes  et  les  artistes  n'ont  réellement  besoin  que  de  l'éduca- 
tion universelle,  destinée  à  l'initiation  du  public  dont  ils  doivent 
représenter  les  émotions  et  les  pensées.  Son  défaut  do  spécia- 
lité ne  la  rendra  que  plus  propre  à  préparer  et  à  signaler  les 
véritables  talents.  Bile  développera  également  le  goût  simuk 


308  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

tané  de  tous  les  divers  beaux-arts,  dont  l'intime  connezité  doit 
rendre  fort  suspectes  les  vocations  esthétiques  qui  se  glorifient 
de  n'en  sentir  qu'un  seul.  Cette  universalité  d'appréciation  a 
toujours  caractérisé  les  grands  maîtres,  même  pendant  les  der- 
niers siècles.  Son  extinction  actuelle  suffirait  pour  confirmer 
l'absence  nécessaire  de  toute  supériorité  esthétique,  en  un 
temps  où  l'art  est  dépourvu  de  destination  sociale  et  de  direc- 
tion philosophique.  Les  simples  amateurs  devant  tout  goûter, 
comment  les  vrais  compositeurs  ne  sentiraient-ils  qu'un  seul 
mode  d'idéalisation  et  d'expression? 

En  rendant  l'éducation  générale  profondément  esthétique, 
le  positivisme  supprimera  donc  toute  éducation  spéciale  con- 
traire au  véritable  essor  de  l'art  et  seulement  propre  à  faire  pré- 
valoir la  médiocrité.  Par  une  conséquence  ultérieure  de  la 
même  tendance,  le  régime  final  dissipera  les  classes  uniquement 
vouées  à  la  culture  des  beaux-arts ,  devenue  alors  une  annexe 
spontanée  des  fonctions  qui  caractérisent  les  trois  éléments  du 
pouvoir  modérateur ,  surtout  quant  à  l'art  général. 

Sous  le  régime  théocratique  qui  dut  partout  inaugurer  l'évo- 
lution humaine ,  l'activité  pratique  fut  seule  séparée  de  l'exis- 
tence contemplative.  Mais  les  diverses  fonctions  spéculatives 
restaient  réunies  chez  les  mêmes  organes,  sans  aucune  distinction 
entre  les  aptitudes  qualifiées  ensuite  d'esthétiques  et  de  scienti- 
fiques. Quoique  leur  séparation  ultérieure  fût  indispensable  à 
leur  développement  respectif ,  elle  était  pourtant  contraire  à 
l'ordre  fondamental,  qui  n'admet  d'autre  grande  division  sociale 
qu'entre  la  théorie  et  la  pratique.  Elle  doit  donc  aboutir  à  une 
nouvelle  combinaison,  plus  intime  que  la  coexistence  primitive, 
de  toutes  les  facultés  théoriques,  dont  l'influence  nécessaire  sur 
la  vie  active  s'affaiblirait  par  leur  dispersion.  Seulement  cette 
fusion  finale  ne  devait  surgir  qu'après  un  suffisant  essor  partie) 
de  ses  divers  éléments  principaux.  Or,  ce  préambule  nécessaire 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  CINQUIÈME  PARTIE.  309 

a  exigé  tout  le  temps  qui  nous  sépare  de  l'état  théocratique. 
L'art  dut  se  détacher  du  tronc  commun  avant  la  science,  en 
vertu  de  son  essor  plus  rapide  et  de  son  caractère  plus  indé- 
pendant. Au  siècle  d'Homère,  le  sacerdoce  avait  déjà  cessé 
d'être  esthétique,  mais  il  restait  encore  scientifique,  jusqu'à 
l'avènement  des  philosophes  proprement  dits,  bientôt  suivis  des 
purs  savants.  C'est  ainsi  que  le  régime  de  la  spécialité,  qui 
n'est  normal  que  pour  l'industrie,  a  dû  s'étendre  d'abord  à 
l'art,  et  ensuite  à  la  science.  Mais,  après  avoir  seul  permis 
l'essor  décisif  des  divers  éléments  spéculatifs  échappés  à  une 
théocratie  oppressive,  ce  régime  préliminaire  constitue  mainte- 
nant, par  sa  vicieuse  prolongation,  le  principal  obstacle  à 
l'ordre  final  vers  lequel  tendaient  toutes  ces  préparations  par- 
tielles.  Leur  intime  combinaison  suivant  un  nouveau  principe 
devient  désormais  la  condition  fondamentale  d'une  vraie  ré- 
génération. 

En  appréciant  les  fonctions  essentielles  du  pouvoir  modéra- 
teur, soit  pour  l'éducation,  soit  pour  la  consultation,  on  recon- 
naît aisément  qu'elles  exigent  un  mélange  habituel  des  dispo- 
sitions esthétiques  avec  les  aptitudes  scientifiques.  Si  le  public 
doit  participer  à  ces  deux  caractères,  pourraient-ils  être  séparés 
chez  ses  vrais  directeurs  spirituels?  On  continuera  pourtant  à 
les  nommer  philosophes  plutôt  que  poètes,  parce  que  leurs  at- 
tributions ordinaires  sont  plus  scientifiques  qu'esthétiques  : 
mais  ils  devront  autant  sentir  l'art  que  la  science.  Celle-ci  exige 
des  leçons  systématiques,  tandis  qu'une  culture  spontanée 
suffit  à  l'autre,  sauf  pour  la  partie  technique  des  arts  spéciaux. 
D'un  autre  côté,  les  hautes  fonctions  esthétiques  ne  comportent 
pas  d'organes  permanents,  puisque  leur  principale  efficacité 
suppose  l'excellence  des  compositions,  qui,  une  fois  produites, 
conservent  une  éternelle  aptitude  à  fournir  partout  des  moyens 
d'idéaliser  et  de  formuler  nos  sentiments  privés  ou  publics.  Il 


J10  SYSTÈME  M  POUTWJB  FOSRHE. 

suffit  qu'une  éducation  convenable  ait  également  préparé  les 
interprètes  et  les  auditeurs  à  goûter  la  perfection  et  k  repousser 
la  médiocrité.  Tous  les  rangs  sociaux  peuvent  dès  lors,  cornu» 
on  Fa  tu  souvent,  fournir  de  dignes  organes  exceptionnels  aux 
nouveaux  besoins  réels  de  manifestation  affective.  Mais  cet 
office  doit  naturellement  convenir  surtout  à  la  clisse  philoso- 
phique, qui,  lorsque  son  vrai  caractère  définitif  aura  prévalu» 
sera  autant  sympathique  que  systématique. 

11  n'existe,  au  fond,  aucune  incompatibilité  organiquo 
entre  le  génie  eetlbôtique  et  le  génie  scientifique,  qui  ne  se.dk** 
tinguent  réellement  que  par  la  diversité  de  leurs  combinaisons, 
concrètes  et  idéales  chez  l'un,  abstraites  et  réelles  oh  ex  l'autre** 
Tous  deux  emploient  le  régime  analytique  pour  leurs  élabora- 
tionspréliminaires,et  poursuivent  également  une  synthèse  défini* 
tive.  Les  vaines  théories  qui  les  supposent  inconciliables  n'offrent 
que  la  vicieuse  consécration  d'un  état  passager,  suivant  kl  ten- 
dance absolue  de  toute  doctrine  métaphysique.  S'il  paraissent, 
en  effet,  n'avoir  jamais  les  mêmes  organes,  c'est  seulement  parce 
que  leurs  offices  caractéristiques  ne  sauraient  être  simultanés» 
Toute  situation  sociale  qui  nécessite  de  grands  efforts  philoso- 
phiques se  trouve  nécessairement  impropre  au  véritable  essor 
poétique,  puisqu'elle  exige  une  nouvelle  élaboration  dans  les 
opinions  fondamentales,  dont  la  fixité  est,  au  contraire,  in- 
dispensable à  Fart.  C'est  pourquoi  l'ensemble  du  passé  montre 
les  révolutions  de  la  poésie  succédant  à  celles  de  la  philosophie, 
sans  jamais  coexister  avec  elles.  En  étudiant  les  types  intellec- 
tuels qui  n'ont  pu  trouver  un  milieu  convenable,  on  reconnaît 
aisément  que  les  mêmes  esprits  auraient  cultivé  avec  un  égal 
succès  la  philosophie  ou  la  poésie  selon  l'époque  de  leur  appa- 
rition. Diderot  eût  été,  sans  doute,  un  grand  poëte,  eu  un 
temps  plus  esthétique,  comme  Gœthe  un  éminent  philosophe 
sous  une  autre  impulsion  publique*  Tous  les  savants  qui  ont 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  CINQUIÈME  PARTIE.  311 

ptas  induit  que  déduit  offrent  des  signes  évidents  d'aptitude 
poétique.  Que  l'invention  soit  abstraite  ou  concrète,  qu'elle 
s'applique  à  saisir  la  réalité  ou  à  l'idéaliser,  c'est  toujours,  au 
fond,  la  même  fonction  cérébrale,  avec  des  destinations  diffé- 
rentes, dont  les  principaux  cas  ne  peuvent  jamais  coexister. 
L'admirable  génie  synthétique  de  notre  grand  Buffon  doit  être 
apprécié  historiquement  comme  une  annonce  spontanée  de 
œtte  fusion  finale  entre  l'esprit  scientifique  et  l'esprit  esthé- 
tique. Bossuet  aurait  déjà  offert  un  exemple  encore  mieux  dé- 
cisif d'égale  aptitude  à  la  plus  haute  philosophie  et  à  k  plus 
sublime  poésie,  si  l'ensemble  de  la  situation  lui  eût  imprimé 
«ne  impulsion  mieux  caractérisée  en  l'un  ou  l'autre  sens. 

Ainsi,  malgré  les  préjugés  actuels,  aucune  incompatibilité 
naturelle  n'empêchera  la  classe  habituellement  livrée  aux  of- 
fices philosophiques  proprement  dits  de  fournir  aussi»  quand  il 
7  aura  lieu,  les  meilleurs  organes  poétiques.  Il  suffit  alors 
que  les  plus  éminents  penseurs  passent  de  l'activité  scienti- 
fique à  l'activité  esthétique,  suivant  la  pente  naturelle  de  tous 
les  grands  esprits  vers  les  compositions  les  plus  nécessaires  à 
leur  siècle.  C'est  seulement  pour  les  arts  spéciaux  que,  d'après 
leurs  exigences  techniques,  une  certaine  consécration  exclusive 
restera  indispensable  chez  quelques  maîtres  choisis,  qui  de- 
viendront alors  des  membres  accessoires  du  pouvoir  spirituel, 
en  vertu  de  leur  digne  participation  à  l'éducation  universelle. 
Même  dans  ces  cas  exceptionnels,  la  spécialité  actuelle  sera 
beaucoup  modifiée,  puisque  cette  rare  élévation  ne  s'accor- 
dera qu'à  des  natures  assez  esthétiques  pour  goûter  également 
tous  les  beaux-arts,  au  point  de  cultiver  à  la  fois  les  trois 
qui  concernent  la  forme,  comme  en  Italie  au  seizième 
siècle. 

Cette  aptitude  poétique  des  nouveaux  philosophes  ne  se  ma- 
nifestera, d'ordinaire,  que  par  leur  disposition  permanente  à 


312  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

sentir  dignement  et  à  faire  bien,  apprécier  les  divers  modes 
d'idéalisation.  La  fonction  esthétique  ne  deviendra  habituelle- 
ment active  chez  eux  que  pour  la  composition  des  fêtes  pu- 
bliques. Mais,  quand  les  besoins  sociaux  susciteront  d'émi- 
nentes  créations  épiques  ou  dramatiques,  les  principaux  d'entre 
eux  deviendront  des  poëtes  proprement  dits,  l'office  purement 
philosophique  cessant  alors  d'exi  ger  les  plus  hautes  intelligences. 
Les  grands  travaux  de  systématisation  et  d'idéalisation  devant 
désormais  alterner  à  de  moindres  intervalles  que  jadis,  on 
pourrait  les  concevoir  successivement  accomplis  par  les  mêmes 
organes,  si  la  vie  humaine  durait  davantage.  Toutefois,  notre 
faible  longévité,  et  la  verve  juvénile  qu'exigent  toutes  les  hautes 
productions,  n'autorisent  une  telle  supposition  qu'afin  de  mieux 
caractériser  l'identité  fondamentale  de  deux  aptitudes  qu'on 
juge  maintenant  incompatibles. 

Envers  des  compositions  moins  difficiles  et  plus  multipliées, 
le  pouvoir  modérateur  prouvera  fréquemment  sa  compétence 
esthétique  par  les  travaux  exceptionnels  de  son  élément  fémi- 
nin. Les  arts  spéciaux,  surtout  ceux  des  formes,  resteront, 
sans  doute,  interdits  aux  femmes,  comme  exigeant  une  habi- 
leté technique  qui  leur  convient  peu,  et  dont  le  lent  appren- 
tissage étoufferait  leur  admirable  spontanéité.  Mais  les  femmss 
d'élite  sont  plus  propres  que  les  hommes  à  toutes  les  compo- 
sitions poétiques  qui  ne  demandent  point  une  contention  in- 
tense et  prolongée.  G'est  là  qu'elles  doivent  voir  leur  partici- 
pation habituelle  aux  travaux  spéculatifs;  car  les  succès  scien- 
tifiques sont  incompatibles  avec  leur  vraie  nature.  Quand  la 
nouvelle  éducation  générale  aura  systématiquement  associé 
les  femmes  au  mouvement  universel,  elles  perfectionneront 
beaucoup  tous  les  genres  de  poésie  qui  concernent  l'existence 
personnelle  et  la  vie  domestique.  L'aptitude  est,  au  fond,  la 
même  pour  goûter  que  pour  produire,  avec  de  simples  diffé- 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.   —  CINQUIEME  PARTIE.  313 

rences  de  degré,  très-affectées  par  la  culture.  Pourquoi  les 
femmes  ne  deviendraienl-elles  donc  pas  supérieures  aux  hommes 
pour  toutes  les  compositions  qu'elles  savent  déjà  mieux  ap- 
précier? Les  grands  poëmes,  épiques  ou  dramatiques,  des- 
tinés à  idéaliser  la  vie  publique,  me  semblent  seuls  au-dessus 
de  leurs  forces  esthétiques.  A  tout  autre  égard,  la  culture 
poétique  leur  appartient  naturellement  ;  et  elle  se  trouve  en 
harmonie  avec  leur  situation  sociale,  quand  la  vocation  ne 
cesse  pas  d'être  exceptionnelle.  Nos  affections  privées  ne  sau- 
raient être  mieux  retracées  que  par  leurs  plus  purs  organes, 
chez  lesquels  le  talent  d'expression  complète  spontanément  la 
tendance  à  l'idéalisation.  On  doit  donc  regarder  le  régime  esthé- 
tique de  l'humanité  comme  imparfaitement  organisé,  tant  que 
la  plupart  des.  travaux  poétiques,  et  peut-être  aussi  musicaux, 
ne  constituent  pas  l'apanage  spéculatif  du  sexe  aimant.  Cette 
intervention  féminine  est  surtout  indispensable  pour  donner  à 
la  poésie  privée  la  constante  moralité  dont  elle  est  tant  suscep- 
tible, et  que  notre  grossièreté  masculine  n'atteint  jamais  sans 
des  efforts  contraires  à  la  spontanéité  esthétique.  La  grâce  naïve 
de  Lafontaine  et  la  suave  délicatesse  de  Pétrarque  se  trouveront 
ainsi  combinées  naturellement  avec  une  tendresse  plus  pure  et 
plus  profonde,  de  manière  à  procurer  aux  opuscules  poétiques 
une  perfection  jusqu'alors  impossible. 

Quant  au  troisième  élément  nécessaire  du  pouvoir  modéra- 
teur, son  aptitude  esthétique  doit  être  moins  prononcée,  puis- 
que sa  destination  active  l'éloigné  davantage  de  l'existence 
spéculative  que  supposent  de  telles  créations.  Cependant  toutes 
les  compositions  peu  étendues,  où  l'énergie  et  l'insouciance 
constituent  les  principales  sources  de  l'inspiration  réelle,  con- 
viennent mieux  aux  prolétaires  qu'aux  femmes,  et  surtout 
qu'aux  philosophes.  Lorsque  l'éducation  positiviste  aura  digne- 
ment cultivé  le  peuple  occidental,  il  offrira  partout  d'heureux 


314  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

• 

organes,  poétiques  ou  même  musicaux,  des  dispositions  qui 
lui  sont  propres,  comme  tant  d'exemples  spontanés  l'indi- 
quent déjà*  Outre  cette  participation  spéciale  de  quelques 
prolétaires,  l'ensemble  du  peuple  prend  indirectement  une 
part  fondamentale  à  l'évolution  esthétique,  puisque  le  langage 
hû  est  surtout  dû. 

Tel  est  donc,  dans  le  régime  positif,  l'organisation  finale 
de  l'art  :  plus  de  classes  esthétiques  proprement  dites,  sauf 
quelques  maîtres  spéciaux;  mais  une  éducation  générale  dispo- 
sant à  goûter  profondément  tous  les  modes  d'idéalisation,  et 
faisant  surgir  leur  culture  ches  les  trois  éléments  modérateurs. 
J)an8  la  répartition  fondamentale  du  travail  poétique  entre  les 
forces  étrangères  au  gouvernement,  les  philosophes  exercent 
toutes  les  attributions  relatives  à  la  vie  publique  ;  tandis  que  les 
compositions  privées  et  personnelles  appartiennent  aux  femmes 
ou  aux  prolétaires»  selon  qu'elles  exigent  surtout  la  tendresse 
ou  l'énergie.  Ainsi,  l'exeraee  mental  qui  convient  le  mieux  à 
l'humanité  se  développera  davantage  chef  les  classes  où  notre 
nature  se  caractérise  le  plus.  «Cette  douce  coopération  n'exclut 
que  ceux  dont  les  constantes  préoccupations  de  grandeur  ou 
4e  richesse  personnelles  oondamnent  l'existence  esthétique  à 
des  jouissances  essentiellement  passives,  augmentées  d'ailleurs 
par  l'universelle  éducation  positive.  Intimement  annexées  à 
de  grands  offices  sociaux,  nos  fonctions  d'idéalisation  ten- 
dront directement  vers  leur  noble  «destination  affective,  fin 
perdant  une  spécialité  qui  altère  son  charme  naturel,  l'art 
n'offrira  plus  les  dangers  moraux  auxquels  s'expose  toute  lie 
exclusivement  vouée  à  l'expression. 

Après  avoir  caractérisé  l'incorporation  normale  de  l'art  au 
régime  final  de  l'humanité,  il  ne  me  reste  qu'à  indiquer  sa 
participation  fondamentale  au  mouvement  actuel  de  régénéra- 
tion positiviste.  Envers  les  trois  éléments  nécessaires  de  cette 


discours  mÉuatmuÊKK.  —  onquièsib  partie.        315 

impulsion  rénovatrice,  nous  avons  déjà  reconnu  qne  chacun 
doit  y  concourir  en  exerçant  aujourd'hui,  à  un  degré  pins  pto- 
nonoé,  quoique  dans  un  mode  moins  régulier,  l'office  essentiel 
-que  lui  assigne  l'organisation  définitive.  Gr,  sioette  marché 
naturelle  aux  philosophes  qui  prennent  l'initiative  systéma- 
tique de  la  reconstruction,  oonvient  Aussi  aux  prolétaires  qni 
la  wnsolideront,  et  même  aux  femmes  qui  la  sanctionneront, 
eBe  doit  également  s'étendre  au  complément  esthétique  de  cette 
triple  fonction  organique.  Un  examen  «direct  rend  incontestable 
etftte  similitude  nécessaire. 

La  principale  fonction  de  l'art  -consiste  toujours  è  construire 
les  types  dont  la  science  lui  fournit  les  bases.  Or  cette  opéra* 
tion  est  surtout  indispensable  à  l'inauguration  du  nouveau 
régime.  Quand  la  philosophie  en  aura  assez  élaboré  les  diverses 
conceptions  essentielles,  elles  resteront  encore  trop  indéter- 
minées pour  suffire  à  leur  destination  pratique.  Gar  l'étude 
systématique  du  passé  ne  peut  nous  fournir  directement  qne 
le  -caredère  général  de  l'avenir.  Même  envers  les  moindres 
phénomènes,  la  détermination  scientifique*  ne  sevrait  deve- 
nir complète  sans  dépasser  les  limites  propres  à  la  vraie  dé- 
monstration. Dans  les  recherches  sociologiques,  ses  résultats 
doivent  donc  rester  davantage  an-dessous  du  degré  de  pléni- 
tude, de  netteté,  et  de  précision  qu'exigent  des  notions  desti- 
nées à  la  plus  familière  universalité.  C'est  alors  à  la  poésie 
qu'il  convient  de  combler  les  inévitables  lacunes  de  la  philoso- 
phie pour  inspiiw  la  politique.  Au  début  du  polythéisme , 
die  remplit  déjà  cet  office  naturel  envers  les  créations  impar- 
faites de  la  théologie  systématique.  Il  lui  appartient  encore 
phis  de  compléter  une  appréciation  objective  où  l'imagination 
participe  moins.  Dans  la  conclusion  générale  de  ce  discours, 
je  vais  indiquer  davantage  cette  indispensable  fonction  poétique 
an  sujet  de  la  conception  centrale  du  positivisme.  Le  lecteur 


316  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

pourra  dès  lors  étendre  la  même  explication  à  tous  les  autres 
cas  principaux. 

Pour  accomplir  ce  grand  office,  l'art  positiviste  se  trouvera 
naturellement  conduit  à  nous  offrir  des  tableaux  anticipés  de 
la  régénération  humaine,  appréciée  sous  tous  les  aspects  sus* 
ceptibles  d'idéalisation.  Ce  sera  sa  seconde  coopération  géné- 
rale à  l'impulsion  rénovatrice,  en  développant  sa  participation 
initiale.  Au  fond,  ce  nouvel  office  se  réduit  à  régulariser  les 
utopies,  en  y  subordonnant  toujours  l'idéalité  à  la  réalité, 
comme  en  toute  autre  composition  poétique.  La  liberté  spécu- 
lative que  semble  leur  procurer  l'anarchie  actuelle  finit  par 
restreindre  beaucoup  leur  essor  effectif,  d'après  les  craintes  de 
divagation  qu'elle  inspire  même  aux  plus  rêveurs,  dont  l'esprit 
ne  saurait  devenir  insensible  aux  besoins  communs  d'harmonie 
mentale.  Mais,  quand  le  domaine  de  l'imagination  se  borne  à 
développer  et  vivifier  celui  de  la  raison,  les  plus  austères 
penseurs  subissent  volontiers  un  charme  qui,  loin  d'altérer  la 
réalité,  ne  fait  que  mieux  ressortir  son  principal  caractère, 
trop  peu  déterminé  par  la  science.  Ainsi,  en  assignant  aux 
utopies  leur  vraie  destination,  le  positivisme  stimulera  beau- 
coup ce  genre  moderne  de  compositions  poétiques,  qui,  sous 
l'inspiration  sociologique,  peut  tant  concourir  à  pousser  l'en- 
semble du  peuple  occidental  vers  l'état  normal  de  l'humanité. 
Les  cinq  modes  esthétiques  participeront  tous  à  cette  salu- 
taire impulsion,  en  nous  faisant  d'avance  apprécier,  d'après 
l'idéalisation  propre  à  chacun  d'eux,  les  charmes  et  la  gran- 
deur de  la  nouvelle  existence,  personnelle,  domestique,  et 
sociale. 

Cette  seconde  assistance  générale  de  l'art  dans  la  grande  re- 
construction en  suscitera  naturellement  une  troisième,  dont  le 
besoin  n'est  pas  moindre  aujourd'hui,  pour  achever  de  déta- 
cher les  occidentaux  des  vains  débris  du  passé  qui  empêchent 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  CINQUIÈME  PARTIE.  317 

de  sentir  l'avenir.  D  suffira  de  donner  une  direction  compara- 
tive aux  tableaux  anticipés  que  je  viens  d'indiquer*  Depuis  le 
début  de  la  transition  moderne,  au  quatorzième  siècle,  l'art 
s'est  surtout  développé  sous  une  intention  critique,  qui  pour- 
tant convient  peu  à  sa  nature  éminemment  synthétique.  Son 
essor  organique  peut  donc  se  concilier  pleinement  avec  la  lutte 
secondaire  qu'exige  encore  la  situation  actuelle  envers  les  opi- 
nions, et  surtout  les  mœurs,  qui  nous  restent  du  régime  déchu 
ou  de  la  phase  transitoire.  Cet  ébranlement  complémentaire, 
relatif  aux  plus  intimes  racines  du  passé,  altérera  d'autant 
moins  la  grande  mission  de  l'art  positiviste,  qu'il  s'accomplira 
sans  jamais  exiger  une  critique  directe.  Ni  envers  la  théologie, 
ni  seulement  quant  à  la  métaphysique,  nous  n'avons  désormais 
besoin  d'aucune  discussion,  même  philosophique,  et,  à  plus 
forte  raison,  poétique.  Tout  se  réduit  maintenant  à  une  simple 
concurrence,  le  plus  souvent  implicite,  entre  les  modes  opposés 
suivant  lesquels  le  catholicisme  et  le  positivisme  correspondent 
aux  mêmes  besoins  moraux  et  sociaux.  Or  cet  office  accessoire, 
dont  les  bases  scientifiques  sont  déjà  posées,  est  surtout  du 
ressort  de  l'art,  puisqu'il  doit  s'adresser  davantage  au  senti- 
ment  qu'à  la  raison.  J'en  ai  indiqué  le  cas  le  plus  caractéris- 
tique, à  la  fin  de  la  quatrième  partie,  pour  la  noble  coopéra- 
tion que  je  réservais  à  ma  sainte  collègue  envers  l'initiation 
positiviste  (Je  nos  deux  populations  méridionales,  principale- 
ment dévolue  à  l'intervention  esthétique  des  femmes. 

Dans  cette  troisième  fonction  sociale,  la  nouvelle  poésie  rat- 
tachera directement  sa  mission  actuelle  à  son  office  final,  en 
idéalisant  le  passé,  comme  ci-dessus  l'avenir.  Car,  Tavéne- 
ment  du  positivisme  exige,  à  tous  égards,  une  scrupuleuse 
justice  envers  le  catholicisme.  Loin  d'atténuer  le  mérite  moral 
et  politique  du  régime  propre  au  moyen  âge,  la  poésie,  guidée 
par  la  philosophie,  devra  d'abord  le  glorifier  dignement,  afin 

25 


318  SYOTÈMB  1US  POLITIQUE  POSITIVE. 

de  mieux  caractériser  la  supériorité  nécessaire  de  Tordre  final. 
Elle  préludera  ainsi  à  son  devoir  normal  de  ranimer  le  passé, 
dont  la  liaison  naturelle  avec  l'avenir  doit  devenir  profondé- 
ment familière,  dans  l'intérêt  simultané  de  la  raison  systéma- 
tique et  du  sentiment  social. 

Quoique  prochain,  ce  triple  office,  par  lequel  l'art  positi- 
viste inaugurera  son  incorporation  à  Tordre  final,  ne  saurait 
être  immédiat,  puisqu'il  exige  une  préparation  philosophique 
qui  n'est  point  encore  assez  accomplie,  ni  chez  le  public  occi- 
dental, ni  par  ses  organes  esthétiques.  La  génération  pacifique 
qui  vient  de  commencer,  en  France,  la  seconde  partie  de  la 
grande  révolution,  peut  faire  librement  prévaloir  le  positivisme, 
non-seulement  parmi  les  vrais  penseurs,  mais  aussi  dans  le 
peuple  parisien  chargé  des  communes  destinées  de  l'Occi- 
dent, et  même  auprès  des  femmee  les  mieux  disposées.  Élevée 
sous  cette  impulsion,  la  génération  suivante  pourra  donc, 
avant  la  fin  du  siècle  ouvert  par  la  Convention,  compléter 
spontanément  cette  inauguration  mentale  et  morale  en  ma- 
nifestant le  nouveau  caractère  esthétique  de  l'humanité  ré- 
générée. 

L'ensemble  de  cette  cinquième  et  dernière  partie  représente 
directement  la  philosophie  positive  comme  plus  favorable 
qu'aucune  autre  à  l'essor  continu  de  tous  les  beaux -arts.  Une 
doctrine  qui  appelle  l'humanité  au  perfectionnement  universel 
devait  s'incorporer  profondément  les  spéculations  les  plus 
propres  à  développer  notre  instinct  de  la  perfection.  Elle  ne  les 
subordonne  à  l'étude  systématique  de  la  réalité,  que  pour 
fournir  à  l'idéalité  une  base  objective,  indispensable  à  sa  con- 
sistance et  à  sa  dignité.  Mais,  ainsi  constituées,  les  fonctions 
esthétiques  conviennent  mieux  que  les  fonctions  scientifiques, 
soit  à  la  nature  et  à  la  portée  de  notre  intelligence,  soit  surtout 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.  —  CINQUIÈME  PARTIE.  319 

à  sa  destination  essentielle,  l'organisa tion  de  l'unité  hu- 
maine ;  car  elles  se  rapportent  immédiatement  au  principe 
affectif  de  cette  systématisation.  Après  la  culture  directe  du 
sentiment,  c'est  l'art  qui  peut  habituellement  fournir  les  meil- 
leurs moyens  de  nous  rendre  à  la  fois  plus  tendres  et  plus 
nobles. 

Sa  réaction  logique  doit  même  perfectionner  notre  aptitude 
systématique,  en  nous  familiarisant  de  bonne  heure  avec  les 
vrais  caractères  de  toute  construction  humaine.  La  science  a 
pu  longtemps  préférer  le  régime  analytique  ;  tandis  que,  même 
au  milieu  de  son  anarchie  actuelle,  l'art  vise  toujours  à  la  syn- 
thèse, but  nécessaire  de  toutes  nos  contemplations.  Quand, 
contre  sa  nature,  il  travaille  à  détruire,  son  œuvre  quel- 
conque ne  s'accomplit  encore  qu'en  construisant.  Le  goût 
et  l'habitude  des  constructions  esthétiques  doivent  ainsi  nous 
disposer  à  mieux  construire  sur  le  sol  plus  réfractaire  de  la 
réalité. 

A  tous  ces  titres,  l'art,  dirigé  par  le  sentiment,  devient,  pour 
le  positivisme,  la  principale  base  de  l'éducation  universelle,  où 
la  science  ne  préside  ensuite  qu'à  une  indispensable  systéma- 
tisation objective.  La  vie  active  complète  cette  prépondérance 
initiale,  en  imprimant  un  caractère  plus  esthétique  que  scien- 
tifique aux  fonctions  régulières  du  pouvoir  modérateur.  Les 
trois  éléments  nécessaires  de  la  force  morale  deviennent  ainsi 
les  organes  spontanés  de  l'idéalisation,  désormais  inséparable 
de  la  systématisation. 

Une  telle  fusion  oblige  les  nouveaux  philosophes  à  sentir 
profondément  tous  les  beaux-arts.  Quoique  habituellement 
passive,  cette  aptitude  devra  pouvoir  s'élever,  chez  les  princi- 
paux d'entre  eux,  jusqu'à  la  plus  sublime  activité,  dans  les 
âges  d'intermittence  philosophique  et  de  verve  poétique.  Sans 
ce  difficile  complément,  leur  office  ne  saurait  obtenir  le  libre 


a» 

etcendant  moral  que  comporte  a  ntne  et  {m'exige  a 
tinstion,  L*  prêtre  de  lHoweirité  ne  développera  a  su- 
périorité nécessaire  sur  le  prêtre  de  Dieu  que  qaand  a  oison 
systématique  te  combinera  dignement  aiee  renthoonme 
do  poète  comme  avec  la  sympathie  féminine  et  l'énergie  pro- 
létaire. 


CONCLUSION   GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.         321 


*MWAMAMnMMMMMMMMMMMAMMMMIMMMAMMWMMMMMMAWWMW«WWWMM(WWMMMWWM«WW«WWM«W<MWMW«M«««W«««M«HM 


i         r 


CONCLUSION  GENERALE 


DU  DISCOURS  PRELIMINAIRE* 


RBLIGION  DE  L'HUMANITÉ. 


L'amour  pour  principe,  Tordre  pour  base,  et  le  progrès  pour 
but  ;  tel  est,  d'après  ce  long  discours  préliminaire,  le  caractère 
fondamental  du  régime  définitif  que  le  positivisme  vient  inau- 
gurer en  systématisant  toute  notre  existence,  personnelle  et 
sociale,  par  une  combinaison  inaltérable  entre  le  sentiment,  la 
raison,  et  l'activité.  Cette  systématisation  finale  remplit,  au 
delà  d'aucune  possibilité  antérieure,  les  diverses  conditions  es- 
sentielles, soit  quant  à  l'essor  spécial  des  différentes  parties  de 
notre  nature,  soit  quanta  leur  connexité  générale.  La  suprématie 
nécessaire  de  la  vie  affective  s'y  trouve  mieux  constituée  qu'au- 
paravant, d'après  l'universelle  prépondérance  du  sentiment  so- 
cial, qui  peut  directement  charmer  chaque  pensée  et  chaque 
acte  quelconques. 

Jamais  oppressive  envers  l'esprit,  une  telle  domination  du 
cœur  sanctifie  l'intelligence  en  la  vouant  désormais  au  service 
continu  de  la  sociabilité,  dont  elle  doit  consolider  l'ascendant 
et  éclairer  l'exercice.  Dignement  subordonnée  au  sentiment,  la 
raison  acquiert  ainsi  une  autorité  qu'elle  n'avait  pu  encore  ob- 
tenir, comme  seule  apte  à  dévoiler  l'ordre  fondamental  qui 
dirige  nécessairement  toute  notre  existence  d'après  l'ensemble 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        323 

revient  avec  un  surcroît  d'énergie,  quand,  d'après  sa  longue 
préparation  spéculative,  elle  a  pu  remonter  jusqu'à  son  prin- 
cipe affectif,  devenu  désormais  sa  source  directe.  Loin  de  sus- 
citer aucune  langueur,  cet  amour  fondamental  nous  poussera 
toujours  à  la  plus  complète  activité,  en  vouant  toute  notre 
existence  au  perfectionnement  universel.  U  ne  nous  oblige  à 
étudier  Tordre  naturel  qu'afin  de  mieux  appliquer  nos  forces 
quelconques,  individuelles  ou  collectives,  à  son  amélioration 
artificielle.  A  peine  ébauchée  jusqu'ici,  même  envers  le  monde 
matériel,  cette  destination  normale  n'a  pu  encore  occuper  que 
la  moindre  partie  des  efforts  humains.  Son  essor  ne  pourrait 
devenir  dégradant  que  s'il  restait  borné  aux  degrés  inférieurs 
du  perfectionnement*  Dès  que  notre  sagesse  spéculative  em- 
brasse directement  son  principal  domaine,  notre  sagesse  active 
-s'applique  surtout  aux  plus  éminents  phénomènes,  où  l'ordre 
naturel  est  à  la  fois  plus  imparfait  et  mieux  modifiable.  Ainsi 
agrandie  et  systématisée,  notre  existence  pratique  poursuit  de 
préférence  l'amélioration  intellectuelle,  et  encore  davantage 
le  perfectionnement  moral,  soit  en  tendresse,  soit  en  courage. 
La  vie  privée  et  la  vie  publique  se  trouvent  désormais  liées  par 
un  même  but  principal,  dont  la  vue  familière  vient  ennoblir 
tous  leurs  actes.  Dès  lors,  la  prépondérance  nécessaire  de  la 
pratique,  loin  d'étse  jamais  hostile  à  la  théorie,  lui  prescrit 
surtout  les  plus  difficiles  recherches,  pour  découvrir  les  vraies 
lois  de  notre  nature  personnelle  et  sociale,  dont  la  connais- 
sance restera  toujours  inférieure  à  nos  besoins  réels.  Au  lieu  de 
disposer  à  la  sécheresse  morale,  une  telle  activité  habituelle  nous 
poussera  sans  cesse  à  mieux  sentir  que  l'amour  universel  con- 
stitue, non-seulement  notre  principal  bonheur,  mais  aussi  notre 
plus  puissant  moyen,indispensableà  l'efficacité  de  tous  lesautres. 
C'est  ainsi  que,  dans  l'existence  positive,  le  cœur,  l'esprit, 
et  le  caractère  se  consolident  et  ee  développent  mutuellement, 


324  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

d'après  la  systématisation  habituelle  de  leur  propre  exercice 
naturel.  Jamais  la  vie  publique  et  la  vie  privée  n'avaient  pu 
être  aussi  pleinement  liées  que  par  cette  égale  consécration  à 
une  même  destination  essentielle,  où  elles  ne  diffèrent  que  pour 
l'étendue  de  leurs  moyens  respectifs*  Vouées  Tune  et  l'autre  à 
faire  toujours  prévaloir,  autant  que  possible,  la  sociabilité  sur 
la  personnalité,  chacune  y  applique  sans  cesse,  et  à  tous  égards, 
toutes  nos  puissances  quelconques,  affectives,  spéculatives, 
et  actives. 

D'après  cette  position  finale  du  grand  problème  humain, 
Fart  social,  directement  consacré  à  sa  solution  générale,  prend 
désormais  pour  principe  fondamental  la  séparation  normale 
entre  les  deux  pouvoirs  élémentaires,  l'un  moral,  qui  conseille, 
l'autre  politique,  qui  commande.  La  prépondérance  nécessaire 
de  celui-ci,  toujours  fondée  sur  la  force  matérielle,  représente 
l'ascendant  spontané  de  la  personnalité  dans  notre  imparfaite 
nature,  où  les  plus  grossiers  besoins  se  trouvent  les  plus  urgents 
et  les  plus  continus.  Sans  cette  irrésistible  fatalité,  notre  vie 
individuelle  manquerait  elle-même  de  consistance  et  de  direc- 
tion ;  mais  surtout  notre  existence  collective  ne  comporterait  ni 
caractère,  ni  activité.  C'est  pourquoi  le  pouvoir  moral,  qui 
repose  sur  la  conviction  et  la  persuasion,  doit  rester  purement 
modérateur,  sans  devenir  jamais  directeur. 

Émané  du  sentiment  et  de  la  raison,  il  représente  spéciale- 
ment la  sociabilité,  que  seul  il  cultive  immédiatement.  Mais, 
par  cela  même  qu'il  correspond  à  nos  plus  éminents  attributs, 
il  ne  peut  obtenir  une  prépondérance  pratique  qui  appartient 
aux  plus  énergiques.  Inférieur  en  puissance,  quoique  supérieur 
en  dignité,  il  oppose  toujours  son  classement  virtuel  des  indi- 
vidus selon  leur  mérite  mental  et  moral  à  leur  classement  réel 
suivant  la  richesse  ou  la  grandeur.  Sans  jamais  parvenir  à  faire 
prévaloir  ses  principes  d'appréciation,  il  aboutit  ainsi  à  modi~ 


CONCLUSION   GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRELIMINAIRE.         325 

fier  heureusement  Tordre  naturel  de  toute  société,  en  y  rap- 
pelant dignement  l'esprit  d'ensemble  et  le  sentiment  du  devoir, 
que  l'activité  pratique  tend  à  altérer. 

Cet  office  fondamental,  dont  le  besoin  est  partout  senti,  se 
se  systématise  d'après  l'attribution  caractéristique  de  ce  pouvoir 
modérateur,  pour  nous  préparer  à  la  vie  réelle  par  une  saine 
éducation  générale,  principalement  relative  à  la  morale,  même 
dans  sa  partie  intellectuelle.  Ainsi  vouée  à  la  spéculation  et  à 
l'affection,  cette  puissance  modificatrice  ne  peut  constituer  un 
digne  organe  systématique  de  la  sociabilité  qu'en  restant  tou- 
jours extérieure  à  l'action.  Son  premier  devoir  consiste  donc  à 
combattre,  dans  son  propre  sein,  nos  vains  instincts  d'éléva- 
tion  temporelle,  qui  ne  deviennent  salutaires,  malgré  l'im- 
pureté de  leur  source  ordinaire,  que  chez  les  natures  vraiment 
destinées  à  un  indispensable  commandement.  Cette  renon- 
ciation solennelle  à  la  richesse  et  à  la  grandeur  devient  la  base 
primitive  du  véritable  pouvoir  théorique,  et  la  condition  initiale 
de  sa  légitime  résistance  aux  usurpations  toujours  imminentes 
du  pouvoir  pratique.  Il  obtient  ainsi  ses  principaux  appuis  habi- 
tuels, en  développant  ses  affinités  naturelles  avec  les  éléments 
sociaux  qui  sont,  comme  lui,  nécessairement  étrangers  au  gou- 
vernement politique. 

Première  source  spontanée  de  l'influence  modificatrice,  d'a- 
près leur  nature  éminemment  affective,  les  femmes  deviennent 
alors,  en  vertu  de  leur  situation  passive,  les  auxiliaires  domes- 
tiques du  vrai  pouvoir  spirituel.  Il  les  associe  intimement  à  son 
office  essentiel,  en  leur  confiant  toute  l'éducation  privée,  dont 
l'éducation  publique  ne  constitue,  dans  le  régime  positif,  qu'un 
indispensable  complément  systématique.  Comme  épouses,  elles 
participent  encore  davantage  à  ses  fonctions  consultatives, .en 
tempérant  par  la  persuasion  l'ascendant  matériel  qu'il  modère 
seulement  par  la  conviction.  Dans  le  genre  de  vie  publique  qui 


326  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

convient  à  leur  nature,  elles  l'assistent  spontanément,  pour 
élaborer  l'opinion  commune  dont  il  devient  l'organe  systéma- 
tique, en  appréciant  les  actes,  et  surtout  les  personnes,  d'après 
les  principes  qu'il  leur  a  fournis*  Cet  intime  concours  se  déve- 
loppera mieux  quand  les  femmes,  dignement  préservées  par  les 
hommes  de  toute  sollicitude  matérielle,  seront  partout  aussi 
étrangères  à  la  richesse  qu'à  la  domination,  comme  on  le  voit 
si  souvent  chez  les  prolétaires. 

Quoique  moins  pure  et  moins  directe,  l'affinité  du  peuple 
envers  le  pouvoir  philosophique  procure  naturellement  à  celui-éi 
une  énergique  assistance  civile  dans  son  inévitable  antagonisme 
avec  le  pouvoir  politique.  Privés  à  la  fois  de  loisir  matériel  et 
de  puissance  individuelle,  les  prolétaires  ne  sauraient  habituel* 
lement  participer  au  gouvernement  pratique,  dont  l'efficacité 
dépend  surtout  de  sa  concentration.  Au  contraire,  la  force 
morale,  toujours  émanée  d'une  libre  convergence,  comporte, 
et  même  exige,  des  ramifications  universelles.  Or,  dégagés  de 
toute  grave  responsabilité  pratique,  les  prolétaires  s'associent 
naturellement  au  pouvoir  théorique,  d'après  la  disponibilité 
d'esprit  et  l'insouciance  personnelle  qui  les  disposent  mieux  que 
leurs  chefs  temporels  aux  vues  d'ensemble  et  aux  sentiments 
généreux.  Ils  fourniront  ainsi  la  principale  base  habituelle  de 
la  véritable  opinion  publique,  quand  une  éducation  générale, 
qui  leur  sera  surtout  destinée,  leur  permettra  de  bien  caracté- 
riser leurs  vœux.  Leurs  besoins  comme  leurs  inclinations  les 
rapprocheront  toujours  du  sacerdoce  philosophique,  qui  de- 
viendra leur  organe  systématique  envers  les  classes  dirigeantes* 
En  retour  de  cet  office  naturel,  il  recevra  d'eux  une  im- 
posante assistance  pour  sa  grande  mission  sociale  de  subor- 
donner sans  cesse  le  commandement  à  la  moralité.  Dans  les 
cas  exceptionnels  qui  exigeraient  l'intervention  politique  du 
pouvoir  modérateur,  le  caractère  actif  de  son  élément  po- 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        327 

pulaire  dispensera  son  élément  philosophique  d'une  anomalie 
qui  le  dénaturerait  presque  autant  que  son  élément  féminin. 

La  faible  influence  de  la  raison  sur  notre  imparfaite  nature 
interdirait  directement  au  nouveau  sacerdoce  de  faire  asses 
respecter  la  dignité  sociale  de  la  vraie  théorie  et  sa  juste  rela- 
tion avec  la  pratique.  Mais  cette  double  solidarité  fondamentale 
lui  assurera  de  puissants  appuis  dans  chaque  cité,  et  même  au 
sein  de  chaque  famille,  pour  organiser  la  légitime  réaction  mo- 
rale des  pauvres  envers  les  riches.  L'éducation  universelle  lui 
procurera  d'ailleurs,  parmi  les  classes  dirigeantes,  une  assis* 
tance  supplémentaire ,  par  l'accession  volontaire  de  leurs  plus 
nobles  membres  à  une  sorte  de  chevalerie  nouvelle.  Néanmoins, 
malgré  cette  vaste  organisation  de  la  force  morale,  l'ascendant 
spontané  de  notre  personnalité  se  trouve  tellement  prononcé, 
que  la  solution  effective  du  grand  problème  humain  restera  tou- 
jours fort  inférieure  à  nos  justes  souhaits.  Cette  appréciation, 
commune  à  tous  les  aspects  de  notre  vraie  destinée,  doit  seule- 
ment nous  encourager  davantage  à  mieux  concerter  tous  nos 
-efforts  pour  améliorer  Tordre  naturel  dans  ses  dispositions  les 
plus  importantes ,  qui  sont  à  la  fois  les  plus  modifiables  et  les 
plus  imparfaites. 

Notre  principal  progrès,  tant  collectif  qu'individuel,  consiste 
À  développer  toujours  cet  empire  qui  n'appartient  qu'à  t  nous 
sut  nos  propres  imperfections,  surtout  morales.  Cette  tendance 
caractéristique  ne  pouvait  assez  surgir  dans  l'antiquité,  qui  dut 
seulement  en  préparer  la  manifestation  par  un  indispensable 
préambule,  intellectuel  et  social.  Sa  destination  fut  même  tel- 
lement incompatible  avec  la  position  directe  de  la  grande  ques- 
tion humaine,  qu'elle  exigea  toujours,  au  contraire,  l'intime 
subordination  de  la  morale  à  la  politique.  Mais  ce  noble  but 
convient  tant  à  notre  espèce,  que,  dès  le  moyen  âge,  elle  y 
tendit  ouvertement,  malgré  les  obstacles  qu'offrait  encore  Tin- 


328  SYSTÈME  DE  POLITIQUE   POSITIVE. 

suffisant  accomplissement  des  deux  conditions  préliminaires.  La 
doctrine  dominante  n'était  point  assez  réelle  ni  assez  complète, 
le  caractère  social  restait  trop  militaire  et  trop  aristocratique , 
pour  permettre  alors  de  constituer  l'ascendant  final  de  la  mo- 
rale sur  politique.  Cependant  l'insuffisance  nécessaire  de  cette 
admirable  tentative  n'empêcha  pas  les  populations  occidentales 
d'apprécier  déjà  ce  principe  fondamental,  qui  survécut  ensuite 
à  l'irrévocable  déclin  des  opinions  et  des  mœurs  d'où  il  avait 
d'abord  surgi.  Pour  lui  procurer  une  prépondérance  décisive, 
il  fallait  que  le  véritable  esprit  philosophique,  longtemps  borné 
aux  plus  simples  études ,  embrassât  graduellement  tout  le  do- 
maine spéculatif,  jusqu'à  devenir  pleinement  systématique, 
d'après  son  extension  finale  aux  contemplations  sociales.  En 
même  temps ,  il  était  indispensable  que  l'activité  industrielle 
prévalût  irrévocablement  sur  l'existence  militaire  chez  toutes 
les  populations  préparées  par  l'incorporation  romaine  et  par 
l'initiation  catholico-féodale.  Ce  double  préambule  élémentaire 
s'est  accompli,  conjointement  avec  la  décomposition  générale 
du  régime  ancien,  pendant  la  longue  transition  qui  nous  sépare 
du  moyen  âge.  Un  ébranlement  décisif  a  dès  lors  poussé  l'élite 
de  notre  espèce  à  reprendre  directement,  sur  de  meilleures 
bases  mentales  et  sociales,  le  grand  problème  posé  par  nos  pieux 
et  chevaleresques  ancêtres,  pour  instituer  enfin  sa  solution 
radicale,  que  le  positivisme  vient  aujourd'hui  systématiser  et 
formuler. 

Toutes  les  phases  essentielles  de  cette  préparation  collective 
en  exigent  d'équivalentes  dans  l'initiation  individuelle,  spon- 
tanée ou  systématique,  sous  peine  d'insuffisance.  Mais  il  faut  en- 
suite que  ces  divers  modes  et  degrés  de  la  régénération  hu- 
maine, outre  leur  intime  connexité,  viennent  tous  aboutir 
naturellement  à  un  même  centre ,  propre  à  constituer  directe- 
ment l'unité  fondamentale  du  régime  définitif.  Sans  cette  cou- 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        329 

densation  finale,  la  systématisation  positive  ne  saurait  entiè- 
rement remplacer  la  systématisation  théologique,  malgré 
l'homogénéité  et  la  solidarité  supérieures  de  ses  éléments  plus 
réels  et  plus  stables.  A  son  principe  affectif,  à  sa  base  rationnelle, 
et  à  son  but  actif,  le  positivisme  doit  donc  joindre  un  centre 
unique,  qui  embrasse  à  la  fois  le  sentiment,  la  raison,  et  l'acti- 
vité. Telle  est  la  dernière  condition  de  son  ascendant  décisif, 
tant  privé  que  public. 

Elle  se  trouve  entièrement  remplie  par  la  convergence  natu- 
relle de  tous  les  aspects  positivistes  vers  la  grande  conception 
de  l'Humanité,  qui  vient  éliminer  irrévocablement  celle  de  Dieu, 
pour  constituer  une  unité  définitive  plus  complète  et  plus  dura- 
ble que  l'unité  provisoire  du  régime  initial.  L'extension  et  l'ap- 
plication de  la  nouvelle  doctrine  générale  deviennent  ainsi  acces- 
sibles à  tous  les  cœurs,  et,  par  suite,  à  tous  les  esprits,  en  évitant 
aujourd'hui  un  long  et  difficile  préambule  scientifique,  qui  reste 
seulement  indispensable  à  ses  organes  systématiques. 

D'après  sa  nature  encore  plus  morale  que  mentale,  ce  centre 
-universel  du  positivisme  représente  aussitôt  le  principe  affectif 
de  la  systématisation  finale.  Car  le  caractère  propre  de  ce  nou- 
veau Grand-Être  consistant  à  être  nécessairement  composé  d'é- 
léments séparables,  toute  son  existence  repose  sur  l'amour  mu- 
tuel qui  lie  toujours  ses  diverses  parties,  sans  qu'aucun  calcul 
puisse  jamais  tenir  lieu  d'un  tel  instinct. 

A  cette  prépondérance  directe  du  sentiment  social  corres- 
pond l'essor  continu  de  l'esprit  d'ensemble,  qui  seul  permet  de 
concevoir  le  concours  spontané  d'où  résulte  cet  immense  orga- 
nisme ,  en  faisant  abstraction  de  tous  les  conflits  partiels.  La 
raison  participe  donc  comme  l'amour  à  cette  condensation  fi- 
nale. En  outre,  elle  seule  complète  la  notion  du  véritable  Être- 
Suprême,  en  dévoilant  toutes  les  conditions,  extérieures  et  in- 
térieures, de  son  existence  réelle. 


330  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Mais  l'activité  n'est  pas  moins  inhérente  que  le  sentiment  et 
la  raison  à  la  nature  de  l'unité  positiviste.  Car  l'organisme  le 
plus  composé  doit,  plus  qu'aucun  autre,  réagir  sans  cesse  sur 
le  milieu  correspondant,  pour  le  modifier  en  s'y  subordonnant. 
De  là  résulte  le  progrès  nécessaire,  qui  n'œt  jamais  que  le  dé* 
veloppemant  de  l'ordre  émané  de  l'amour. 

L'Humanité  condense  donc  directement  les  trois  caractères 
essentiels  du  positivisme,  son  moteur  subjectif,  son  dogme  ob- 
jectif,  et  son  but  actif.  A  ce  seul  véritable  Grand-Être,  dont 
nous  sommes  sciemment  les  membres  nécessaires,  se  rapporte- 
ront désormais  tous  les  aspects  de  notre  existence,  individuelle 
ou  collective,  nos  contemplations  pour  le  connaître,  nos  affec- 
tions pour  l'aimer,  et  nos  actions  pour  le  servir. 

Voilà  comment  les  positivistes  peuvent,  mieux  que  les  tbôolo- 
gistes  quelconques,  concevoir  la  vie  comme  un  vrai  culte,  aussi 
intime  qu'usuel.  Ce  culte  continu  de  l'Humanité  exaltera  et  épu- 
rera tous  nos  sentiments  ;  il  agrandira  et  éclaircira  toutes  nos 
pensées  ;  il  anoblira  et  consolidera  tous  nos  actes.  Le  grand  pro- 
blème du  moyen  âge  s'y  trouve  directement  résolu  autant  que 
possible,  puisque  la  subordination  de  la  politique  à  la  morale  y 
résulte  nécessairement  d'une  prépondérance  sacrée  de  la  socia- 
bilité sur  la  personnalité. 

C'est  ainsi  que  le  positivisme  devient  enfin  une  véritable  reli- 
gion ,  seule  complète  et  réelle ,  destinée  à  prévaloir  sur  toutes 
les  systématisations  imparfaites  et  provisoires  qui  émanèrent  du 
théologisme  initial. 

L'unité  des  théocraties  antiques  fut  elle-même  insuffisante, 
puisque  sa  nature  purement  subjective  ne  put  jamais  embrasser 
pleinement  l'existence  pratique,  toujours  subordonnée  à  la 
réalité  objective.  Bornée  au  sentiment  et  à  la  raison,  cette 
systématisation  primitive  perdit  bientôt  une  notable  partie 
de  son  domaine  intellectuel ,  quand  l'esprit  esthétique  s'af- 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        331 

franchit  irrévocablement  de  la  tutelle  théocratique ,  pour 
mieux  s'adapter  à  la  vie  réelle,  suivant  sa  vocation  spontanée. 
Restés  encore  seuls  arbitres  de  la  science  comme  de  la  morale, 
les  prêtres  virent  ensuite  décroître  beaucoup  leur  autorité  théo- 
rique, aussitôt  que  l'essor  abstrait  des  moindres  conceptions 
positives  eut  donné  naissance  à  la  philosophie  proprement  dite. 
Quoiqu'elle  ne  pût  alors  être  que  métaphysique,  elle  tenta  déjà 
une  systématisation  anti-sacerdotale,  qui,  sans  comporter  au- 
cune efficacité  organique,  ruina  le  polythéisme,  et  finit  par  le 
transformer  en  monothéisme.  Dans  ce  mode  extrême  de  la  théo- 
logie, l'autorité  spéculative  du  sacerdoce  fut  aussi  radicalement 
altérée  que  le  principe  de  sa  doctrine.  Les  prêtres  perdirent 
alors  l'ascendant  scientifique,  comme  ils  avaient  d'abord  perdu 
l'ascendant  esthétique.  Ils  conservèrent  seulement  une  supré- 
matie morale,  bientôt  compromise  par  l'émancipation  intellec- 
tuelle, dont  l'esprit  positif  constitua  la  source  réelle,  quoique 
l'esprit  métaphysique  lui  servit  encore  d'organe  systématique. 
Quand  la  science  eut  assez  grandi  pour  se  séparer  aussi  de  la 
philosophie,  elle  ne  tarda  pas  à  manifester  sa  tendance  néces- 
saire vers  une  nouvelle  unité  spéculative,  non  moins  contraire 
à  toute  métaphysique  qu'à  toute  théologie.  Cette  construction 
finale,  naturellement  assujettie  aune  lente  succession  de  préam- 
bules que  les  deux  autres  n'exigeaient  pas,  conduisait  d'ailleurs 
l'esprit  positif  à  systématiser  la  vie  active,  d'où  il  émana 
spontanément,  à  mesure  qu'il  s'emparait  du  domaine  spéculatif. 
Mais  ce  double  ascendant  n'a  pu  se  compléter  que  par  la  ré- 
cente fondation  de  la  vraie  science  sociale,  constituée  enfin  par 
ma  théorie  historique.  Dès  lors,  les  véritables  savants,  en  s'éle- 
vant  à  la  dignité  philosophique,  tendent  nécessairement  vers  le 
caractère  sacerdotal,  parce  que  cette  élaboration  finale  conduit 
à  la  prépondérance  systématique  du  principe  affectif,  d'où  ré- 
sulte aussitôt  une  construction  complète  autant  qu'homogène. 


322  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE» 

des  lois  naturelles  des  divers  phénomènes.  Cette  base  objective 
de  la  vraie  sagesse  humaine  réagit  profondément  sur  nos  affec- 
tions  elles-mêmes,  qui  trouvent,  dans  l'obligation  de  s'y  con- 
former, une  source  de  fixité  propre  à  contenir  leur  versatilité 
spontanée,  et  une  stimulation  directe  à  la  prépondérance  des 
instincts  sympathiques.  Noblement  appliqué  à  un  office  fonda- 
mental qui  le  préserve  de  toute  oiseuse  divagation,  le  génie 
scientifique  trouve  la  plus  vaste  alimentation  dans  l'apprécia- 
tion de  toutes  les  lois  réelles  qui  influent  sur  nos  destinées,  et 
surtout  dans  l'étude  de  notre  propre  nature,  individuelle  et 
collective.  La  prépondérance  du  point  de  vue  sociologique,  loin 
d'étouffer  les  spéculations  plus  abstraites,  augmente  autant  leur 
consistance  que  leur  dignité,  en  oonstituantla  seule  unité  qu'elles 
comportent. 

En  assurant  à  la  raison  sa  juste  influence  but  l'ensemble  de 
la  vie  humaine,  ce  régime  final  consolide  et  développe  l'essor 
habituel  de  l'imagination,  désormais  appliquée  à  sa  destination 
caractéristique,  l'idéalisation  continue  de  la  réalité.  Les  fonc- 
tions scientifiques  ne  sont  indispensables  que  pour  construire 
la  base  extérieure  de  toutes  nos  conceptions.  Mais,  cet  office 
une  fois  accompli,  les  fonctions  esthétiques  conviennent  mieux 
à  notre  intelligence,  pourvu  que  leur  exercice  respecte  tou- 
jours ce  fondement  nécessaire,  d'ailleurs  si  propre  à  prévenir 
leurs  écarts.  Sous  cette  unique  condition  générale,  elles  sont 
directement  encouragées  par  la  systématisation  positive,  comme 
étant  à  la  fois  les  plus  conformes  à  son  principe  affectif  et  les 
plus  rapprochées  de  son  but  actif.  Profondément  incorporées 
à  la  nouvelle  existence,  elles  y  constituent,  d'ordinaire,  l'exer- 
cice le  plus  doux  et  le  plus  salutaire  de  notre  intelligence,  qui 
ne  saurait  tendre  plus  directement  à  cultiver  l'affection  et  à 
poursuivre  le  perfectionnement. 

D'abord  émanée  de  la  vie  active,  la  systématisation  finale  y 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.         323 

revient  avec  un  surcroit  d'énergie,  quand,  d'après  sa  longue 
préparation  spéculative,  elle  a  pu  remonter  jusqu'à  son  prin- 
cipe affectif,  devenu  désormais  sa  source  directe.  Loin  de  sus- 
citer aucune  langueur,  cet  amour  fondamental  nous  poussera 
toujours  à  la  plus  complète  activité,  en  vouant  toute  notre 
existence  au  perfectionnement  universel.  Il  ne  nous  oblige  à 
étudier  Tordre  naturel  qu'afin  de  mieux  appliquer  nos  forces 
quelconques,  individuelles  ou  collectives,  à  son  amélioration 
artificielle.  A  peine  ébauchée  jusqu'ici,  même  envers  le  monde 
matériel,  oette  destination  normale  n'a  pu  encore  occuper  que 
Ja  moindre  partie  des  efforts  humains.  Son  essor  ne  pourrait 
devenir  dégradant  que  s'il  restait  borné  aux  degrés  inférieurs 
du  perfectionnement.  Dès  que  notre  sagesse  spéculative  em- 
brasse directement  son  principal  domaine,  notre  sagesse  active 
«'applique  surtout  aux  plus  éminents  phénomènes,  où  Tordre 
naturel  est  à  la  fois  plus  imparfait  et  mieux  modifiable.  Ainsi 
agrandie  et  systématisée,  notre  existence  pratique  poursuit  de 
préférence  l'amélioration  intellectuelle,  et  encore  davantage 
le  perfectionnement  moral,  soit  en  tendresse,  soit  en  courage. 
La  vie  privée  et  la  vie  publique  se  trouvent  désormais  liées  par 
un  même  but  principal,  dont  la  vue  familière  vient  ennoblir 
tous  leurs  actes.  Dès  lors,  la  prépondérance  nécessaire  de  la 
pratique,  loin  d'ètte  jamais  hostile  à  la  théorie,  lui  prescrit 
surtout  les  plus  difficiles  recherches,  pour  découvrir  les  vraies 
lois  de  notre  nature  personnelle  et  sociale,  dont  la  connais- 
sance restera  toujours  inférieure  à  nos  besoins  réels.  Au  lieu  de 
disposer  à  la  sécheresse  morale,  une  telle  activité  habituelle  nous 
poussera  sans  cesse  à  mieux  sentir  que  l'amour  universel  con- 
stitue, non-seulement  notre  principal  bonheur,  mais  aussi  notre 
pi  us  puissant  moyen,indispensable  à  l'efficacité  de  tous  les  autres. 
C'est  ainsi  que,  dans  l'existence  positive,  le  cœur,  l'esprit, 
et  le  caractère  se  consolident  et  se  développent  mutuellement, 


324  SYSTÈME  DE   POLITIQUE  POSITIVE. 

d'après  la  systématisation  habituelle  de  leur  propre  exercice 
naturel.  Jamais  la  vie  publique  et  la  vie  privée  n'avaient  pu 
être  aussi  pleinement  liées  que  par  cette  égale  consécration  à 
une  même  destination  essentielle,  où  elles  ne  diffèrent  que  pour 
l'étendue  de  leurs  moyens  respectifs.  Vouées  Tune  et  l'autre  à 
faire  toujours  prévaloir,  autant  que  possible,  la  sociabilité  sur 
la  personnalité,  chacune  y  applique  sans  cesse,  et  à  tous  égards, 
toutes  nos  puissances  quelconques,  affectives,  spéculatives, 
et  actives. 

D'après  cette  position  finale  du  grand  problème  humain, 
l'art  social,  directement  consacré  à  sa  solution  générale,  prend 
désormais  pour  principe  fondamental  la  séparation  normale 
entre  les  deux  pouvoirs  élémentaires,  l'un  moral,  qui  conseille, 
l'autre  politique,  qui  commande.  La  prépondérance  nécessaire 
de  celui-ci,  toujours  fondée  sur  la  force  matérielle,  représente 
l'ascendant  spontané  de  la  personnalité  dans  notre  imparfaite 
nature,  où  les  plus  grossiers  besoins  se  trouvent  les  plus  urgents 
et  les  plus  continus.  Sans  cette  irrésistible  fatalité,  notre  vie 
individuelle  manquerait  elle-même  de  consistance  et  de  direc- 
tion; mais  surtout  notre  existence  collective  ne  comporterait  ni 
caractère,  ni  activité.  C'est  pourquoi  le  pouvoir  moral,  qui 
repose  sur  la  conviction  et  la  persuasion,  doit  rester  purement 
modérateur,  sans  devenir  jamais  directeur. 

Émané  du  sentiment  et  de  la  raison,  il  représente  spéciale- 
ment la  sociabilité,  que  seul  il  cultive  immédiatement.  Mais, 
par  cela  même  qu'il  correspond  à  nos  plus  éminents  attributs, 
il  ne  peut  obtenir  une  prépondérance  pratique  qui  appartient 
aux  plus  énergiques.  Inférieur  en  puissance,  quoique  supérieur 
en  dignité,  il  oppose  toujours  son  classement  virtuel  des  indi- 
vidus selon  leur  mérite  mental  et  moral  à  leur  classement  réel 
suivant  la  richesse  ou  la  grandeur.  Sans  jamais  parvenir  à  faire 
prévaloir  ses  principes  d'appréciation,  il  aboutit  ainsi  à  niôdi- 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.         325 

fier  heureusement  l'ordre  naturel  de  toute  société,  en  y  rap- 
pelant dignement  l'esprit  d'ensemble  et  le  sentiment  du  devoir, 
que  l'activité  pratique  tend  à  altérer. 

Cet  office  fondamental,  dont  le  besoin  est  partout  senti,  se 
se  systématise  d'après  l'attribution  caractéristique  de  ce  pouvoir 
modérateur,  pour  nous  préparer  à  la  vie  réelle  par  une  saine 
éducation  générale,  principalement  relative  à  la  morale,  même 
dans  sa  partie  intellectuelle.  Ainsi  vouée  à  la  spéculation  et  à 
l'affection,  cette  puissance  modificatrice  ne  peut  constituer  un 
digne  organe  systématique  de  la  sociabilité  qu'en  restant  tou- 
jours extérieure  à  l'action.  Son  premier  devoir  consiste  donc  à 
combattre,  dans  son  propre  sein,  nos  vains  instincts  d'éléva- 
tion temporelle,  qui  ne  deviennent  salutaires,  malgré  l'im- 
pureté de  leur  source  ordinaire,  que  chez  les  natures  vraiment 
destinées  à  un  indispensable  commandement.  Cette  renon- 
ciation solennelle  à  la  richesse  et  à  la  grandeur  devient  la  base 
primitive  du  véritable  pouvoir  théorique,  et  la  condition  initiale 
de  sa  légitime  résistance  aux  usurpations  toujours  imminentes 
du  pouvoir  pratique.  Il  obtient  ainsi  ses  principaux  appuis  habi- 
tuels, en  développant  ses  affinités  naturelles  avec  les  éléments 
sociaux  qui  sont,  comme  lui,  nécessairement  étrangers  au  gou- 
vernement politique. 

Première  source  spontanée  de  l'influence  modificatrice,  d'a- 
près leur  nature  éminemment  affective,  les  femmes  deviennent 
alors,  en  vertu  de  leur  situation  passive,  les  auxiliaires  domes- 
tiques du  vrai  pouvoir  spirituel.  Il  les  associe  intimement  à  son 
office  essentiel,  en  leur  confiant  toute  l'éducation  privée,  dont 
l'éducation  publique  ne  constitue,  dans  le  régime  positif,  qu'un 
indispensable  complément  systématique.  Comme  épouses,  elles 
participent  encore  davantage  à  ses  fonctions  consultatives,, en 
tempérant  par  la  persuasion  l'ascendant  matériel  qu'il  modère 
seulement  par  la  conviction.  Dans  le  genre  de  vie  publique  qui 


326  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

convient  à  leur  nature,  elles  l'assistent  spontanément,  pour 
élaborer  l'opinion  commune  dont  il  devient  l'organe  systéma- 
tique, en  appréciant  les  actes,  et  surtout  les  personnes,  d'après 
les  principes  qu'il  leur  a  fournis*  Cet  intime  concours  se  déve- 
loppera mieux  quand  les  femmes,  dignement  préservées  par  les 
hommes  de  toute  sollicitude  matérielle,  seront  partout  aussi 
étrangères  à  la  richesse  qu'à  la  domination,  comme  on  le  voit 
si  souvent  ches  les  prolétaires* 

Quoique  moins  pure  et  moins  directe,  l'affinité  du  peuple 
envers  le  pouvoir  philosophique  procure  naturellement  à  celui-ti 
une  énergique  assistance  civile  dans  son  inévitable  antagonisme 
avec  le  pouvoir  politique.  Privés  à  la  fois  de  loisir  matériel  et 
de  puissance  individuelle,  les  prolétaires  ne  sauraient  habituel- 
lement participer  au  gouvernement  pratique,  dont  l'efficacité 
dépend  surtout  de  sa  concentration.  Au  contraire,  la  force 
morale,  toujours  émanée  d'une  libre  convergence,  comporte, 
et  même  exige,  des  ramifications  universelles.  Or,  dégagés  de 
toute  grave  responsabilité  pratique,  les  prolétaires  s'associent 
naturellement  au  pouvoir  théorique,  d'après  la  disponibilité 
d'esprit  et  l'insouciance  personnelle  qui  les  disposent  mieux  que 
leurs  chefs  temporels  aux  vues  d'ensemble  et  aux  sentiments 
généreux.  Ils  fourniront  ainsi  la  principale  base  habituelle  de 
la  véritable  opinion  publique,  quand  une  éducation  générale, 
qui  leur  sera  surtout  destinée,  leur  permettra  de  bien  caracté- 
riser leurs  vœux.  Leurs  besoins  comme  leurs  inclinations  les 
rapprocheront  toujours  du  sacerdoce  philosophique,  qui  de- 
viendra leur  organe  systématique  envers  les  classes  dirigeantes. 
En  retour  de  cet  office  naturel,  il  recevra  d'eux  une  im- 
posante assistance  pour  sa  grande  mission  sociale  de  subor- 
donner sans  cesse  le  commandement  à  la  moralité.  Dans  les 
cas  exceptionnels  qui  exigeraient  l'intervention  politique  du 
pouvoir  modérateur,  le  caractère  actif  de  son  élément  po- 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        327 

pulaire  dispensera  son  élément  philosophique  d'une  anomalie 
qui  le  dénaturerait  presque  autant  que  son  élément  féminin. 

La  faible  influence  de  la  raison  sur  notre  imparfaite  nature 
interdirait  directement  au  nouveau  sacerdoce  de  faire  assex 
respecter  la  dignité  sociale  de  la  vraie  théorie  et  sa  juste  rela- 
tion avec  la  pratique.  Mais  cette  double  solidarité  fondamentale 
lui  assurera  de  puissants  appuis  dans  chaque  cité,  et  même  an 
sein  de  chaque  famille,  pour  organiser  la  légitime  réaction  mo- 
rale des  pauvres  envers  les  riches.  L'éducation  universelle  lui 
procurera  d'ailleurs,  parmi  les  classes  dirigeantes,  une  assis- 
tance supplémentaire ,  par  l'aocession  volontaire  de  leurs  plui 
nobles  membres  à  une  sorte  de  chevalerie  nouvelle.  Néanmoins, 
malgré  cette  vaste  organisation  de  la  force  morale,  l'ascendant 
spontané  de  notre  personnalité  se  trouve  tellement  prononcé, 
que  la  solution  effective  du  grand  problème  humain  restera  tou- 
jours fort  inférieure  à  nos  justes  souhaits.  Cette  appréciation, 
commune  à  tous  les  aspects  de  notre  vraie  destinée,  doit  seule- 
ment nous  encourager  davantage  à  mieux  concerter  tous  nos 
efforts  pour  améliorer  l'ordre  naturel  dans  ses  dispositions  les 
plus  importantes ,  qui  sont  à  la  fois  les  plus  modifiables  et  les 
plus  imparfaites. 

Notre  principal  progrès,  tant  collectif  qu'individuel,  consiste 
à  développer  toujours  cet  empire  qui  n'appartient  qu'à  k  nous 
sur  nos  propres  imperfections,  surtout  morales.  Cette  tendance 
caractéristique  ne  pouvait  assez  surgir  dans  l'antiquité,  qui  dut 
seulement  en  préparer  la  manifestation  par  un  indispensable 
préambule,  intellectuel  et  social.  Sa  destination  fut  même  tel- 
lement incompatible  avec  la  position  directe  de  la  grande  ques- 
tion humaine,  qu'elle  exigea  toujours,  au  contraire,  l'intime 
subordination  de  la  morale  à  la  politique.  Mais  ce  noble  but 
convient  tant  à  notre  espèce,  que,  dès  le  moyen  âge,  elle  y 
tendit  ouvertement,  malgré  les  obstacles  qu'offrait  encore  Tin- 


328  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

suffisant  accomplissement  des  deux  conditions  préliminaires.  La 
doctrine  dominante  n'était  point  assez  réelle  ni  assez  complète, 
le  caractère  social  restait  trop  militaire  et  trop  aristocratique , 
pour  permettre  alors  de  constituer  l'ascendant  final  de  la  mo- 
rale sur  politique.  Cependant  l'insuffisance  nécessaire  de  cette 
admirable  tentative  n'empêcha  pas  les  populations  occidentales 
d'apprécier  déjà  ce  principe  fondamental,  qui  survécut  ensuite 
à  l'irrévocable  déclin  des  opinions  et  des  mœurs  d'où  il  avait 
d'abord  surgi.  Pour  lui  procurer  une  prépondérance  décisive , 
il  fallait  que  le  véritable  esprit  philosophique,  longtemps  borné 
aux  plus  simples  études ,  embrassât  graduellement  tout  le  do- 
maine spéculatif,  jusqu'à  devenir  pleinement  systématique, 
d'après  son  extension  finale  aux  contemplations  sociales.  En 
même  temps ,  il  était  indispensable  que  l'activité  industrielle 
prévalût  irrévocablement  sur  l'existence  militaire  chez  toutes 
les  populations  préparées  par  l'incorporation  romaine  et  par 
l'initiation  catholico-féodale.  Ce  double  préambule  élémentaire 
s'est  accompli,  conjointement  avec  la  décomposition  générale 
du  régime  ancien,  pendant  la  longue  transition  qui  nous  sépare 
du  moyen  âge.  Un  ébranlement  décisif  a  dès  lors  poussé  l'élite 
de  notre  espèce  à  reprendre  directement,  sur  de  meilleures 
bases  mentales  et  sociales,  le  grand  problème  posé  par  nos  pieux 
et  chevaleresques  ancêtres,  pour  instituer  enfin  sa  solution 
radicale ,  que  le  positivisme  vient  aujourd'hui  systématiser  et 
formuler. 

Toutes  les  phases  essentielles  de  cette  préparation  collective 
en  exigent  d'équivalentes  dans  l'initiation  individuelle ,  spon- 
tanée ou  systématique,  sous  peine  d'insuffisance.  Mais  il  faut  en- 
suite que  ces  divers  modes  et  degrés  de  la  régénération  hu- 
maine, outre  leur  intime  connexité,  viennent  tous  aboutir 
naturellement  à  un  même  centre ,  propre  à  constituer  directe- 
ment l'unité  fondamentale  du  régime  définitif.  Sans  cette  con- 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        329 

densation  finale,  la  systématisation  positive  ne  saurait  entiè- 
rement remplacer  la  systématisation  théologique,  malgré 
l'homogénéité  et  la  solidarité  supérieures  de  ses  éléments  plus 
réels  et  plus  stables.  A  son  principe  affectif,  à  sa  base  rationnelle, 
et  à  son  but  actif,  le  positivisme  doit  donc  joindre  un  centre 
unique,  qui  embrasse  à  la  fois  le  sentiment,  la  raison,  et  l'acti- 
vité. Telle  est  la  dernière  condition  de  son  ascendant  décisif, 
tant  privé  que  public. 

Elle  se  trouve  entièrement  remplie  par  la  convergence  natu- 
relle de  tous  les  aspects  positivistes  vers  la  grande  conception 
de  l'Humanité,  qui  vient  éliminer  irrévocablement  celle  de  Dieu, 
pour  constituer  une  unité  définitive  plus  complète  et  plus  dura- 
ble que  l'unité  provisoire  du  régime  initial.  L'extension  et  l'ap- 
plication de  la  nouvelle  doctrine  générale  deviennent  ainsi  acces- 
sibles à  tous  les  cœurs,  et,  par  suite,  à  tous  les  esprits,  en  évitant 
aujourd'hui  un  long  et  difficile  préambule  scientifique,  qui  reste 
seulement  indispensable  à  ses  organes  systématiques. 

D'après  sa  nature  encore  plus  morale  que  mentale,  ce  centre 
universel  du  positivisme  représente  aussitôt  le  principe  affectif 
de  la  systématisation  finale.  Car  le  caractère  propre  de  ce  nou- 
veau Grand-Être  consistant  à  être  nécessairement  composé  d'é- 
léments séparables,  toute  son  existence  repose  sur  l'amour  mu- 
tuel qui  lie  toujours  ses  diverses  parties,  sans  qu'aucun  calcul 
puisse  jamais  tenir  lieu  d'un  tel  instinct. 

A  cette  prépondérance  directe  du  sentiment  social  corres- 
pond l'essor  continu  de  l'esprit  d'ensemble,  qui  seul  permet  de 
concevoir  le  concours  spontané  d'où  résulte  cet  immense  orga- 
nisme ,  en  faisant  abstraction  de  tous  les  conflits  partiels.  La 
raison  participe  donc  comme  l'amour  à  cette  condensation  fi- 
nale. En  outre,  elle  seule  complète  la  notion  du  véritable  Être- 
Suprême,  en  dévoilant  toutes  les  conditions,  extérieures  et  in- 
térieures, de  son  existence  réelle. 


330  SYSTÈME  DB  POLITIQUE  POSITIVE. 

Mais  l'activité  n'est  pas  moins  inhérente  que  le  sentiment  et 
la  raison  à  la  nature  de  l'unité  positiviste.  Car  l'organisme  le 
pins  composé  doit,  plus  qu'aucun  autre,  réagir  sans  cesse  sur 
le  milieu  correspondant,  pour  le  modifier  en  s'y  subordonnant. 
De  là  résulte  le  progrès  nécessaire,  qui  n'est  jamais  que  le  dé- 
veloppement de  l'ordre  émané  de  l'amour. 

L'Humanité  condense  donc  directement  les  trois  caractères 
essentiels  du  positivisme,  son  moteur  subjectif,  son  dogme  ob- 
jectif, et  son  but  actif.  A  ce  seul  véritable  Grand-Être,  dont 
nous  sommes  sciemment  les  membres  nécessaires,  se  rapporte* 
ront  désormais  tous  les  aspects  de  notre  existence,  individuelle 
on  collective,  nos  contemplations  pour  le  connaître,  nos  affec- 
tions pour  l'aimer,  et  nos  actions  pour  le  servir. 

Voilà  comment  les  positivistes  peuvent,  mieux  que  les  théolo- 
gistes  quelconques,  concevoir  la  vie  comme  un  vrai  culte,  aussi 
intime  qu'usuel.  Ce  culte  continu  de  1  Humanité  exaltera  et  épu- 
rera tous  nos  sentiments  ;  il  agrandira  et  éclaircira  toutes  nos 
pensées  ;  il  anoblira  et  consolidera  tous  nos  actes.  Le  grand  pro- 
blème du  moyen  âge  s'y  trouve  directement  résolu  autant  que 
possible,  puisque  la  subordination  de  la  politique  à  la  morale  y 
résulte  nécessairement  d'une  prépondérance  sacrée  de  la  sociar 
bilité  sur  la  personnalité. 

C'est  ainsi  que  le  positivisme  devient  enfin  une  véritable  reli- 
gion, seule  complète  et  réelle,  destinée  à  prévaloir  sur  toutes 
les  systématisations  imparfaites  et  provisoires  qui  émanèrent  du 
théologisme  initial. 

L'unité  des  théocraties  antiques  fut  elle-même  insuffisante, 
puisque  sa  nature  purement  subjective  ne  put  jamais  embrasser 
pleinement  l'existence  pratique,  toujours  subordonnée  à  la 
réalité  objective.  Bornée  au  sentiment  et  à  la  raison,  cette 
systématisation  primitive  perdit  bientôt  nne  notable  partie 
de  son  domaine  intellectuel ,  quand  l'esprit  esthétique  s'af- 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        331 

franchit  irrévocablement  de  la  tutelle  théocratique ,  pour 
mieux  s'adapter  à  la  vie  réelle,  suivant  sa  vocation  spontanée. 
Restés  encore  seuls  arbitres  de  la  science  commode  la  morale, 
les  prêtres  virent  ensuite  décroître  beaucoup  leur  autorité  théo- 
rique ,  aussitôt  que  l'essor  abstrait  des  moindres  conceptions 
positives  eut  donné  naissance  à  la  philosophie  proprement  dite. 
Quoiqu'elle  ne  pût  alors  être  que  métaphysique,  elle  tenta  déjà 
une  systématisation  anti-sacerdotale,  qui,  sans  comporter  au- 
cune efficacité  organique,  ruina  le  polythéisme,  et  finit  par  le 
transformer  en  monothéisme.  Dans  ce  mode  extrême  de  la  théo- 
logie, l'autorité  spéculative  du  sacerdoce  fut  aussi  radicalement 
altérée  que  le  principe  de  sa  doctrine.  Les  prêtres  perdirent 
alors  l'ascendant  scientifique,  comme  ils  avaient  d'abord  perdu 
l'ascendant  esthétique.  Us  conservèrent  seulement  unr;  supré- 
matie morale,  bientôt  compromise  par  l'émancipation  intellec- 
tuelle, dont  l'esprit  positif  constitua  la  source  réelle,  quoique 
l'esprit  métaphysique  lui  servit  encore  d'organe  systématique. 
Quand  la  science  eut  a3sez  grandi  pour  se  séparer  ausëi  de  la 
philosophie,  die  ne  tarda  pas  à  manifester  sa  tendance  néces- 
saire ver?  une  nouvelle  unité  spéculative,  non  moins  contraire 
à  toute  métaphysique  qu'à  toute  théologie.  Cette  construction 
ânaie.  naturellement  assujettie  à  une  lente  *ucc*s-ion  de  préam- 
bule* q-:e  ie*  deux  autres  n'exigeaient  pa-,  conduisit  d'ailleurs 
l'esprit  positif  à  systématiser  la  vie  active,  d'où  jj  émana 
5>:3V5-^-.r:n:.  a  mesure  qu'il  s'emparait  du  domain':  spécuJatîf, 
Mi;-  'h  ;;-ubi-  amendant  n'a  pu  -e  'Vsinpiéter  que  par  la  ré- 
?j-.Z-mr  :;i  :s\-.r.  :e  .*  vrsi-:  •»:!*:.■*.*  *>'.."*>.  oon-V.viée  enfin  par 
ma  :;.-^r.-  r-«»;-riq«.  Des  i-'.rs.  les  vêntar/ie*  aavaaU,  en  *'é.e- 
tu:  i  .i  :.:i..:'5  pr..I  j24pni7:Je,  tçnieiin>>*uireiïi«r.t  ver-,  ie 
earàr.*r'  ^"-^riitai.  par%  qu.e  î**V:  tjaaoratj'j.?  Lr^ue  v*uî*û\ 
a  _t  :;*:•.:.  :-:f%a:*  syrÂtiA'i'ïMb  d«j  priiK.p>  aifeoJ,  éVj  n&- 


332  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Ainsi  érigés  en  prêtres  de  l'Humanité ,  les  nouveaux  philoso- 
phes doivent  obtenir  un  ascendant,  intellectuel  et  moral,  plus 
étendu  et  mieux  enraciné  que  celui  du  sacerdoce  antique.  Leur 
exclusion  nécessaire  de  toute  autorité  temporelle  devient  la 
condition  fondamentale  de  cette  suprématie  spirituelle,  pour 
garantir  la  division  systématique  entre  la  théorie  et  la  pratique. 
Aucune  dégénération  théocratique  n'est  possible  dans  un  ré- 
gime où  le  conseil  et  le  commandement  ne  peuvent  jamais 
émaner  des  mêmes  organes. 

D'après  cette  entière  renonciation  à  la  grandeur  et  à  la 
richesse,  individuelles  ou  même  collectives,  les  prêtres  de 
l'Humanité  pourront  obtenir  une  incomparable  dignité,  en 
réunissant  l'ascendant  intellectuel ,  tant  esthétique  que  scien- 
tifique, et  l'ascendant  moral ,  toujours  séparés  depuis  l'extinc- 
tion des  théocraties.  La  raison,  l'imagination,  et  le  sentiment  se 
combineront  ainsi  pour  modifier  profondément  l'empire  néces- 
saire de  l'activité  pratique,  suivant  les  véritables  lois  de  la 
morale  universelle ,  dont  il  tend  toujours  à  s'écarter.  Ce  nou- 
veau pouvoir  modérateur  acquerra  d'autant  plus  d'influence 
que  sa  systématisation  aura  précédé  et  préparé  l'essor  direct  du 
régime  définitif;  tandis  que  le  théologisme  ne  parvint  à  l'unité 
qu'au  temps  de  son  déclin.  Le  sacerdoce  positif  doit  donc  régé- 
nérer à  la  fois  toutes  les  fonctions  relatives  à  notre  propre  per- 
fectionnement ,  en  destinant  la  science  à  étudier  l'Humanité , 
la  poésie  à  la  chanter,  et  la  morale  à  l'aimer,  afin  que,  d'après 
cet  irrésistible  concours,  la  politique  s'applique  sans  cesse  à  la 
servir. 

Une  telle  mission  procure  à  la  science  réelle  une  grandeur 
et  une  consistance  qui  n'eurent  jamais  d'égales ,  puisqu'elle 
seule  nous  fait  connaître  la  nature  et  la  condition  du  véritable 
Grand-Être,  dont  le  culte  complet  doit  caractériser  toute  notre 
existence.  Quoique  cette  détermination  fondamentale  ne  semble 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        333 

directement  exiger  que  des  études  sociologiques,  elle  repose 
nécessairement  sur  un  double  préambule  logique  et  scienti- 
fique, relatif,  d'abord,  au  monde  extérieur,  et  ensuite  à 
l'homme  individuel,  afin  d'apprécier  le  milieu  et  l'agent  de  ces 
éminents  phénomènes. 

Le  culte  des  positivistes  ne  s'adresse  point,  comme  celui  des 
théologistes,  à  un  être  absolu,  isolé,  incompréhensible,  dont 
l'existence  ne  comporte  aucune  démonstration,  et  repousse 
toute  comparaison  réelle.  Nul  mystère  ne  doit  altérer  l'évidence 
spontanée  qui  caractérise  le  nouvel  Être-Suprême.  Il  ne  sera 
dignement  chanté,  aimé,  et  servi  que  d'après  une  suffisante 
connaissance  des  diverses  lois  naturelles  qui  régissent  son 
existence,  la  plus  compliquée  que  nous  puissions  contem- 
pler. 

D'après  cette  complication  supérieure,  il  offre,  encore  da- 
vantage qu'aucun  autre  organisme,  ce  double  attribut  de  soli- 
darité intérieure  et  de  subordination  extérieure  qui  appartient 
à  tout  corps  vivant.  Malgré  son  immense  extension  dans  le 
temps  et  dans  l'espace,  l'exacte  appréciation  de  chacun  de  ses 
phénomènes  nous  manifeste  son  consensus  universel.  Son  exis- 
tence est  aussi  la  plus  dépendante  de  la  nécessite  extérieure, 
résultée,  envers  chaque  être  réel,  de  l'ensemble  des  lois  infé- 
rieures. A  toutes  les  fatalités  ordinaires,  mathématiques,  astro- 
nomiques, physiques,  chimiques,  et  biologiques,  viennent  alors 
se  joindre  les  fatalités  sociologiques,  étrangères  aux  natures 

9 

moins  éminentes.  Mais,  par  une  dernière  conséquence  gé- 
nérale de  sa  complication  caractéristique,  ce  grand  organisme 
réagit  nécessairement  plus  qu'aucun  autre  sur  l'ensemble  du 
monde  réel,  dont  il  est  le  vrai  chef.  Sa  définition  scientifique 
semble  donc  se  réduire  à  le  concevoir  comme  l'être  vérita- 
blement suprême,  qui  manifeste  le  mieux  tous  les  principaux 
attributs  de  la  vitalité. 

26 


330  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Mais  l'activité  n'est  pas  moins  inhérente  que  le  sentiment  et 
la  raison  à  la  nature  de  l'unité  positiviste.  Car  l'organisme  le 
plus  composé  doit,  plus  qu'aucun  autre,  réagir  sans  cesse  sur 
le  milieu  correspondant,  pour  le  modifier  en  s'y  subordonnant. 
De  là  résulte  le  progrès  nécessaire,  qui  n'est  jamais  que  le  dé* 
veloppement  de  l'ordre  émané  de  l'amour. 

L'Humanité  condense  donc  directement  les  trois  caractères 
essentiels  du  positivisme,  son  moteur  subjectif,  son  dogme  ob- 
jectif ,  et  son  but  actif.  A.  ce  seul  véritable  Grand-Être,  dont 
nous  sommes  sciemment  les  membres  nécessaires,  se  rapporte- 
ront désormais  tous  les  aspects  de  notre  existence,  individuelle 
ou  collective,  nos  contemplations  pour  le  connaître,  nos  affec- 
tions pour  l'aimer,  et  nos  actions  pour  le  servir. 

Voilà  comment  les  positivistes  peuvent,  mieux  que  les  théolo- 
gistes  quelconques,  concevoir  la  vie  comme  un  vrai  culte,  aussi 
intime  qu'usuel.  Ce  culte  continu  de  l'Humanité  exaltera  et  épu- 
rera tous  nos  sentiments  ;  il  agrandira  et  éclaircira  toutes  nos 
pensées  ;  il  anoblira  et  consolidera  tous  nos  actes.  Le  grand  pro- 
blème du  moyen  âge  s'y  trouve  directement  résolu  autant  que 
possible,  puisque  la  subordination  de  la  politique  à  la  morale  y 
résulte  nécessairement  d'une  prépondérance  sacrée  de  la  socia- 
bilité sur  la  personnalité. 

C'est  ainsi  que  le  positivisme  devient  enfin  une  véritable  reli- 
gion ,  seule  complète  et  réelle ,  destinée  à  prévaloir  sur  toutes 
les  systématisations  imparfaites  et  provisoires  qui  émanèrent  du 
théologisme  initial. 

L'unité  des  théocraties  antiques  fut  elle-même  insuffisante, 
puisque  sa  nature  purement  subjective  ne  put  jamais  embrasser 
pleinement  l'existence  pratique,  toujours  subordonnée  à  la 
réalité  objective.  Bornée  au  sentiment  et  à  la  raison ,  cette 
systématisation  primitive  perdit  bientôt  une  notable  partie 
de  son  domaine  intellectuel,  quand  l'esprit  esthétique  s'af- 


CONCLUSION    GÉMÉKALE    DU   DISCOURS  PHKMMINA1HE.  3Î5 


s  aeeiain.  Le  pouvoir  temporel,  seul  directeur,  émane 
■la  persenHeJSIé,  et  développe  l'activité,  d'où  résulte  l'ordre 
il  :  tandis  que  le  pouvoir  spirituel,  purement  mo- 
■r,  représente  immédiatement  la  sociabilité,  et  institua 
i,  qui  détermine  le  progrès.  Ainsi,  dans  In  concep- 
a  Grand-Être,  le  premier  correspond  a  l'appareil  nutritif 
h  iecsnd  A  l'appareil  nerveux  de  l'organisme  individuel. 

«de  cette  étude  statique  permet  ensuite  I  la  sentnee 
r  directement  l'existeoee  dynamique  correspondante, 
•théorie  fondamentale  de  l'évolution  humaine, comme 
a  le  troisième  volume-  de  ce  traité.  Notre  Grand-Être 
ips»  plue  immobile  qu'absolu;  ta  nature  relative  le  rend 
ment  deVeloppable  :  en  un  mot,  il  est  le  plue  vivant  des 
nnnus.  II  s'étend  et  se  compose  de  plus  en  plu»  par  li 
a  continue  des  générations  humaines.  Mai»  set  muta- 
aires  sont  aussi  assujetties  que  ses  fonctions  fonda- 
i  à  des  lois  invariables.  Lenr  ensemble,  désormais 
constitue   un  spectacle  plus   imposant   que   la 
i  inertie  de  l'ancien  Être- Suprême,  dont   l'existence 
Tfc  n'était  suspendue  que  par  d'inexplicables  caprices. 
%  la  science  réelle  peut  seule  nous  faire  apprécier  cette 
^6e  prépondérante,  qui  domine  et  enveloppe  toutes-  les 
%,  Comme  envers  les  moindres  phénomènes,  c'est  à  l'étude 
Wtique  du  passé  qu'il  appartient  d'y  déterminer  l'avenir 
"«■aetémer  le  présent.  De  la  conception  normale  du 
LÊtre,  nous  passons  donc  a  l'histoire  de  sa  formation 
■e,  dont  l'ensemble  résume  tons  les  progrès  quelconques. 
fou  était  incompatible,  dans  l'antiquité,  soit  avec  l'as- 
ti de  l'esprit  théologique,  sort  avec  l'essor  de  l'activité 
»,  fondi    BZ  l'esclavage  des  producteurs.  La  Patrie, 
•és-restreinte  d'abord,  pouvait  seule  constituer  alors  k 
léeessaire  de  l'Humanité.  Su  os  celte  nationalité  pria»- 


334  STSTàvr  i»  folitioot  posittve. 

Mais  un  dernier  caractère  essentiel,  qui  n'appartient  qu'à 
lai,  doit  compléter  sa  notion  fondamentale,  en  appréciant  sys- 
tématiquement l'indépendance  nécessaire  de  ses  propres  élé- 
ments. Tandis  que  te?  dhrerses  parties  d'aucun  autre  organisme 
ne  sauraient  vivre  isolément,  la  grande  existence  se  compose 
Se  vies  réellement  séparablesr.  Quoique  cette  indépendance 
n'empêche  point  le  consensus,  elle  est  aussi  indispensable  que 
le  concours  à  la  nature  dtm  tel  être,  qui  perdrait  toute  sa  su- 
périorité si  ses  éléments  devenaient  inséparables.  La  difficulté 
de  concilier  ces  deux  conditions  également  fondamentales  ex- 
plique assez  la  lenteur  de  cette  suprême  évolution.  Néanmoins1, 
le  nouveau  Grand-Être  ne  suppose  point,  comme  Pancies,  une 
abstraction  purement  subjective.  Sa  notion  résulte,  au  contraire, 
d'une  exacte  appréciation  objective;  car  l'homme,  proprement 
dit,  n'existe  que  dans  le  cerveau  trop  abstrait  de  nos  métaphy- 
siciens. Il  n'y  a,  au  fond,  de  réel  que  l'humanité,  quoique  la 
complication  de  sa  nature  nous  ait  interdit  jusqu'ici  d'en  sys- 
tématiser la  notion,  terme  nécessaire  de  notre  initiation  scien- 
tifique. Cette  dernière  appréciation  conduit  à  compléter  la 
conception  systématique  de  PÊtre-Suprème,  en  y  distinguant 
deux  ordres  de  fonctions  fondamentales,  les  unes  d'activité,  les 
autres  de  liaison.  En  effet,  il  n'y  a  là  de  directement  actif  que 
les  parties  séparables;  mais  l'efficacité  de  leurs  opérations  dé- 
pend de  leur  concours,  spontané  ou  concerté.  Un  tel  organisme 
suppose  donc  à  la  fois  des  fonctions  extérieures,  essentiellement 
relatives  à  son  existence  matérielle,  et  des  fonctions  intérieures, 
spécialement  destinées  à  combiner  ses  éléments  mobiles.  Or, 
cette  indispensable  division  se  réduit,  au  fond,  à  étendre  jus- 
qu'à l'organisme  collectif  la  grande  théorie  de  l'incomparable 
Bichat  sur  la  distincion  des  deux  vies,  de  nutrition  et  de  rela- 
tion, dans  tout  organisme  individuel.  C'est  là  quli  faut  saisir 
la  vraie  source  systématique  de  la  séparation  normale  des  deux 


CONCLUSION  GfcfÉRAEB  DIT  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.         $96 

pouvoirs  soeiaui.  Le  pouvoir  temporel,  seul  directeur  j  émue 
de  la  personnalité,  et  développe  F&ctivKé,  d'où  retraite  Ponhre 
fondamental  r  tandis  que  le  pouvoir  spirituel,  pnremeaf  mo- 
dérateur, représente  immédiatemeirt  ht  sociabilité,  et  imtit«B 
le  concours,  qro  détermine  le  progrès.  Ainsi,  dhns  la  concep- 
tion eu  Grand-Être,  le  premier  correspond  &  Fappareil  nutritif 
et  Le  second  à  l'appareil  nerveur  de  l'ergaonme  individuel*. 

I/ensemble  de  eette  étude  statique  permet  ensuite  à  la  aôMMe 
dfappréeier  directement  l'existence  dynamique  correspondante, 
d^aprèenmthéoriefoiMlàmeBitalederéTrtiitioD  humaine^  comme 
l'exposera  le  troisième  votante  de  ce  traité.  Hotre  Grand-Être 
tfèst  pas  plue  mmoVBe  qu'absolu  ;  sa  nature  relative  Je  rend 
éminemment  dévefoppable  :  en  un  mot,  il  est  le  plue  vivant  dto 
êtres  connus.  Il  détend  et  se  compose  de  pins  en  plue  par  k 
snesession  continue  dee  générations  humaine».  Maie  ses  muta- 
tions nécessaires  sont  aussi  assujetties  que  ses  fonctions  foada- 
mentales  à  des  lois  invariables.  Leur  ensemble,  déson»» 
appréciable,  constitue  un  spectacle  plus  imposant  que»  h 
sublime  inertie  de  l'ancien  Être^Suprômc,  dont  l'existence 
passive  n'était  suspendue  que  par  d'inexplicable»  caprices. 
Ainsi,  la  science  réelle  peut  seule  nous  faire  apprécier  cette 
destinée  prépondérante,  qui  domine  et  enveloppe  toute»  les 
nétres.  Gomme  envers  les  moindres  phénomènes,  e'eet  à  Fétide 
systématique  du  passé'  qu'il  appartient  d'y  déterminer  l'avenir 
peur  caractériser  le  présent.  De  la  conception  normale  du 
G*and~Ëtre,  nous  passera*  donc  à  l'histoire  de  sa  formation 
continue,  dont  l'ensemble  résume  tous  les  progrès  quelconques. 
9a  notion  était  incompatible,  dans  l'antiquité,  soit  avec  l'a*- 
cendant  de  l'esprit  théologique,  soit  avec  Feesor  de  l'activité 
guerrière,  fondé  sur  l'esclavage  de»  producteurs.  La  Patrie, 
même  très-restreinte  d'abord,  pouvait  seule  constituer  atawfe 
prélude  nécessaire  de  l'Humanité.  Soiwcette  nationalité  prmtf- 


/ 


336  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

tive,  surgit,  au  moyen  âge,  le  sentiment  de  la  fraternité  uni- 
verselle, d'après  le  caractère  défensif  de  la  nouvelle  activité 
militaire  et  la  libre  concentration  des  croyances  surnaturelles 
en  un  monothéisme  commun  à  tout  l'Occident.  L'essor  des 
mœurs  chevaleresques,  et  la  première  ébauche  d'une  sépara- 
tion normale  entre  les  deux  puissances  élémentaires,  annon- 
çaient déjà  l'élaboration  directe  du  grand  organisme,  en  pro- 
clamant la  subordination  de  la  politique  à  la  morale.  Mais  la 
nature  chimérique  et  égoïste  des  croyances  dominantes,  ainsi 
que  le  caractère  militaire  et  aristocratique  de  ce  régime  transi- 
toire, ne  permettaient  alors  d'autre  préparation  immédiate 
que  l'indispensable  abolition  de  tout  esclavage  personnel,  prin- 
cipal résultat  de  cette  grande  époque.  Les  mœurs  industrielles 
ayant  ainsi  commencé  à  prévaloir,  le  sentiment  de  fraternité  a 
pu  s'appuyer  sur  une  activité  vraiment  universelle.  En  même 
temps,  l'essor  décisif  de  la  positivité  rationnelle  a  préparé  l'éla- 
boration finale  de  la  science  sociale,  seule  capable  de  systé- 
matiser de  telles  préparations,  pour  construire  directement  la 
notion  du  véritable  Grand-Être.  Cette  conception  est  d'abord 
devenue  systématique  quant  aux  fonctions  spéculatives,  surtout 
scientifiques,  qui  suscitèrent,  il  y  a  deux  siècles,  la  première 
formule  relative  à  cet  immense  et  éternel  organisme.  A  travers 
l'indispensable  dissolution  du  système  théologique  et  militaire, 
l'évolution  moderne  fit  ensuite  surgir,  d'après  ses  diverses  pré- 
parations organiques,  la  notion  réelle  du  progrès  continu  qui 
caractérise  cette  vie  collective.  Mais  la  conception  de  l'Humanité 
ne  peut  constituer  une  nouvelle  unité  fondamentale  que  depuis 
l'ébranlement  décisif  qui  a,  d'une  part,  manifesté  l'urgence 
d'une  régénération  universelle,  et,  d'une  autre  part,  suscité  la 
philosophie  capable  de  la  systématiser.  C'est  ainsi  que  la  con- 
templation du  nouveau  Grand-Être  accompagna  toujours  sa 
formation  graduelle.  Sa  conception  actuelle  résume  autant 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.         337 

l'ensemble  de  nos  préparations  sociales  que  celui  de  nos  spécu- 
lations positives. 

En  caractérisant  ainsi  la  consécration  directe  de  la  science 
régénérée,  il  serait  ici  superflu  d'insister  sur  la  dignité  qu'elle 
procure  à  son  indispensable  préambule  inorganique  et  biolo- 
gique, dès  lors  intimement  annexé  au  dogme  final.  Les  parties 
les  plus  inférieures  reçoivent  par  là  une  auguste  destination 
sociale,  soit  d'après  leur  supériorité  logique,  soit  en  vertu  de 
leur  nécessité  scientifique.  Il  est  vrai  que  la  religion  de  l'Huma- 
nité exige  aujourd'hui  l'abolition  radicale  du  régime  acadé- 
mique, comme  étant  à  la  fois  immoral  et  irrationnel,  surtout 
en  France.  Ce  double  danger  résulte,  en  effet,  chez  les  géo- 
mètres, de  leur  aveugle  limitation  au  simple  début  de  l'ini- 
tiation positive;  et,  chez  les  biologistes,  d'une  empirique  ten- 
dance à  instituer  leurs  études  sans  base  et  sans  destination 
systématiques.  Le  bon  sens  et  la  morale  proscriront  bientôt 
toute  spécialité  théorique  qui  ne  sera  pas  conçue  et  cultivée 
d'après  des  vues  encyclopédiques,  propres  à  la  rattacher  tou- 
jours à  l'ensemble  de  notre  existence.  On  ne  peut  autrement 
contenir  l'idiotisme  et  l'égoïsme,  déjà  trop  développés,  que 
suscite  nécessairement  l'anarchie  actuelle.  Mais  cette  indispen- 
sable épuration  assurera  ensuite  la  consécration  publique  de 
tous  les  vrais  travaux  scientifiques,  môme  envers  les  moindres 
sujets.  Ainsi  corrigées  de  leur  désastreuse  sécheresse,  les  études 
mathématiques  manifesteront  toujours  leur  secrète  aptitude 
morale,  comme  seules  bases  réelles  de  convictions  vraiment 
inébranlables,  que  ne  sauraient  obtenir  dans  les  hautes  spécu- 
lations ceux  qui  n'y  peuvent  atteindre  pour  les  plus  simples. 
Quand  l'intime  connexité  de  toutes  nos  conceptions  se  trouvera 
assez  appréciée,  le  Grand-Être  repoussera  autant  le  publiciste 
resté  étranger  à  la  géométrie  que  le  géomètre  dédaignant  la 
sociologie.  De  même,  purifiées  de  leur  dangereux  matérialisme, 


338  système  jdk  taumm  positive. 

les  études  biologiques  acquerront  dès  lors  l'imposante  grandeur 
due  aux  théories  préliminaires  les  plus  rapprochées  de  la  science 
finale,  et  les  plus  propres  à  préparer  le  dogme  fondamental; 
L'esprit  qui  aspirerait  à  comprendre  f  Être-Suprême  sans  «voir 
d'abord  apprécié  les  Titalités  inférieures,  ne  serait  pas  moins 
blâmable  que  celui  qui  refînerait  de  rattacher  la  biologie  à  son 
unique  destination  normale-  Devenues  indispensables  aux  dé- 
monstrations morales,  et  dignement  subordonnées  aux  inspi- 
rations du  cœur,  toutes  les  saines  études  scientifiques  se 
trouveront  désormais  liées  profondément  au  sacerdoce  de  l'H*- 
manité.  Le  règne  du  vrai  sentiment  développera  l'essor  de  la 
droite  raison,  qui,  à  6on  tour,  le  consolidera  par  une  sanction 
systématique.  Outre  son  évidente  nécessité  pour  régulariser 
l'activité  spontanée  du  Grand-Être,  la  philosophie  naturelle 
tend  immédiatement  à  le  perfectionner,  en  puisant  au  de* 
hors  la  seule  base  de  fixité  que  comporte  l'ensemble  de  nos 
affections. 

Irrévocablement  vouée  à  l'étude,  directe  ou  indirecte,  do 
l'Humanité,  la  science  prendra  désormais  un  caractère  vrai- 
ment sacré,  comme  fondement  systématique  du  culte  uni- 
versel. Elle  seule  peut  nous  faire  bien  connaître,  non-seulement 
la  nature  et  la  condition  du  Grand-Être,  mais  aussi  ses  desti- 
nées et  ses  tendances  successives.  Dans  ce  saint  office,  dont 
l'immense  difficulté  exige  la  combinaison  habituelle  de  toutes 
nos  forces  spéculatives,  nos  moindres  procédés  scientifiques 
s'ennobliront  par  leur  liaison  permanente  avec  les  plus  hautes 
fonctions.  La  précision  scrupuleuse  et  l'austère  circonspection 
de  la  méthode  positive,  qui  semblent  si  souvent  puériles  d'après 
leur  oiseuse  application,  seront  alors  respectées  et  recomman- 
dées comme  des  garanties  indispensables  à  l'efficacité  d'une 
élaboration  relative  à  nos  principaux  besoins.  On  sentira  que, 
loin  d'être  incompatible  avec  le  vrai  sentiment,  la  véritable 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  MI  DI9G0U18  PUÉLIJfINAIRE.        399 

rationnante  peut  concourir  beaucoup  à  le  consolider  et  à  le  dé- 
velopper, en  manifestant  mieux  tous  les  rapports  réels,  surtout 
sociaux. 

Maïs,  quelque  imposante  grandeur  que  la  science  régénérée 
doive  ainsi  recevoir  du  nouveau  culte,  il  -procurera  nécessaire* 
ment  à.  la  poésie  une  consécration  encore  {dus  directe  et  plus 
eowplète,  en  lui  assignant  une  destination  plus  active  et  plus 
familière*  Désormais  viiiué  à  chanter  l'Humanité,  legénieesthé- 
tique  se  sentiradirectementapfelé  à  sa  mission  naturelle,  dont 
tout  -son  essor  antérieur  ne  •constitua  que  le  prélude  nécessaire^ 
fresque  toujours  accompli  avec  impatience  par  l'art,  qui 
échappa  avant  ia  science  au  joug  théocratique.  Il  n'accepta 
franchement  que  le  régime  polytbéique,  qui  lui  permit  d'idéa- 
liser librement  tous  nos  sentiments  élémentaires ,  pour  repré- 
senter des  dieux  naïvement  oonibnnes  au  type  humain.  Se- 
crètement rebelle  à  la  concentration  monothéique,  qui  ne  lui 
laissait  qu'un  essor  trop  subalterne,  il  tond ,  depuis  la  fin  du 
moyen  âge,  à  s'emparer  enfin  de  son  vrai  domaine,  subor- 
donné jusqu'alors  à  de  ténébreuses  chimères.  Le  culte  du  véri- 
table Grand-Être  lui  ouvrira  bientôt  une  carrière  inépuisable, 
en  l'appelant  surtout  à  idéaliser  notre  existence  collective., 
dont  l'antiquité  ne  put  lui  •offrir  qu'une  faible  ébauche ,  peu 
favorable  à  la  haute  poésie. 

D'abord ,  l'art  doit  beaucoup  participer  à  la  construction 
directe  du  type  fondamental,  sous  la  seule  condition  de  6e  con- 
former toujours  aux  grandes  données  scientifiques.  Car  la 
science  ne  peut  asseE  déterminer  la  nature  et  la  destinée  du 
nouvel  Être-Suprême  pour  suffire  aux  besoins  d'un  culte  dont 
l'objet  doit  se  concevoir  nettement  afin  qu'on  puisse  l'aimer 
sans  effort  et  le  servir  avec  ardeur.  U  appartient  au  génie  esthé- 
tique de  remplir,  à  «cet  égard,  les  inévitables  lacunes  que  laisse 
le  génie  scientifique,  toujours  contenu  dans  les  étroites  limites 


340  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

de  la  réalité,  surtout  en  un  tel  sujet.  Son  propre  caractère  le 
dispose  à  mieux  représenter  celui  de  l'humanité ,  parce  que 
l'art  y  participe  davantage  que  la  science.  L'indépendance  et  le 
concours,  dont  la  combinaison  distingue  le  Grand-Être  de 
toutes  les  autres  vitalités,  constituent  aussi  les  attributs  spon- 
tanés de  la  poésie.  Quoique  sa  nature  soit  plus  sympathique  que 
celle  de  la  science,  ses  productions  sont  pourtant  les  plus  indi- 
viduelles de  toutes,  celles  où  le  génie  propre  de  chaque  com- 
positeur se  trouve  le  mieux  marqué ,  parce  qu'il  y  doit  moins 
à  ses  prédécesseurs  et  à  ses  contemporains.  Ainsi ,  la  synthèse 
fondamentale  qui  inaugurera  le  culte  final  convient  davantage 
à  Fart  qu'à  la  science,  qui  lui  fournira  seulement  une  base  in- 
dispensable. La  poésie  y  prendra  encore  plus  de  part  qu'à 
l'élaboration  primitive  des  types  polythéiques ,  où  sa  coopéra- 
tion si  vantée  fut  plus  apparente  que  réelle  et  se  réduisit,  au 
fond,  à  orner  les  mythes  construits  par  une  ombrageuse  théo- 
cratie. Seule  elle  achèvera  de  nous  placer  au  vrai  point  de  vue 
humaniste,  en  nous  faisant  sentir  dignement  tous  les  attributs 
essentiels  du  Grand-Être  que  nous  composons.  Elle  chantera 
tour  à  tour  sa  puissance  matérielle,  son  amélioration  phy- 
sique ,  son  progrès  intellectuel ,  et  surtout  son  perfectionne- 
ment moral.  Antipathique  à  toute  analyse ,  l'art  nous  expli- 
quera la  nature  et  la  condition  de  l'Humanité  en  nous  repré- 
sentant sa  vraie  destinée,  sa  lutte  continue  contre  une  doulou- 
reuse fatalité,  devenue  une  source  de  bonheur  et  de  gloire,  sa 
lente  évolution  préliminaire,  et  ses  hautes  espérances  pro- 
chaines. La  seule  histoire  de  l'amour  universel,  âme  nécessaire 
du  nouveau  Grand-Être,  fournirait  à  la  poésie  régénérée  un 
sujet  intarissable,  pour  représenter,  dans  l'individu,  et  surtout 
dans  l'espèce,  l'admirable  progression  qui  nous  élève  graduel- 
lement à  la  plus  pure  tendresse ,  en  partant  néanmoins  d'un 
brutal  appétit. 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        341 

Ce  grand  office  esthétique  prendra  souvent  une  forme  com- 
parative ,  qui  caractérisera  la  supériorité  du  nouveau  culte , 
sans  exiger  aucune  critique  spéciale  de  l'ancien.  Pour  mieux 
signaler  les  principaux  attributs  du  vrai  Grand-Être,  l'art  sera 
fréquemment  conduit,  surtout  au  début ,  à  leur  opposer  l'im- 
perfection nécessaire  de  ses  divers  précurseurs.  La  nature  ab- 
solue, indéfinie,  et  immuable  des  types  théologiques  n'a 
jamais  permis  d'y  concilier  assez  les  conditions  essentielles  de 
bonté ,  de  sagesse ,  et  de  puissance ,  dont  la  combinaison  ne 
nous  devient  intelligible  que  dans  une  existence  réelle,  assu- 
jettie à  des  lois  insurmontables.  A  des  dieux  actifs  et  sympa- 
thiques, mais  sans  dignité  et  sans  moralité,  le  monothéisme 
substitua  une  divinité  tantôt  inerte  et  impassible,  tantôt  impé- 
nétrable et  inflexible ,  quoique  toujours  majestueuse.  D'après 
la  réalité  qui  caractérise  le  nouvel  Être- Suprême,  sa  nature 
relative  et  modifiable  nous  permet  une  appréciation  plus  com- 
plète ,  et  surtout  plus  apte  à  nous  élever  sans  cesser  de  nous 
dominer.  Chacun  y  sent  un  supérieur,  d'où  dépend,  à  tous 
égards,  sa  propre  destinée,  toujours  subordonnée  à  l'évolution 
collective.  Mais  cette  domination  ne  nous  annule  point  comme 
l'ancienne  omnipotence,  parce  que  chaque  digne  individualité 
se  reconnaît ,  à  son  tour ,  indispensable  au  grand  organisme. 
Il  n'est  suprême  que  par  notre  concours,  et  son  ascendant 
n'est  que  supérieur  aux  autres  existences  connues.  Aucune 
terreur  dégradante  ne  trouble  notre  amour  envers  lui,  et 
pourtant  il  nous  inspire  toujours  une  sincère  vénération.  Loin 
de  le  supposer  parfait,  nous  étudions  avec  soin  ses  imperfec- 
tions naturelles,  afin  de  les  corriger  autant  que  possible.  Nous 
l'aimons  d'une  affection  aussi  noble  que  tendre,  qui,  au  lieu 
d'une  honteuse  adulation,  inspire  une  active  sollicitude  dé 
perfectionnement.  Mais  tous  ces  avantages  du  nouveau  culte, 
indiqués  d'abord  par  la  philosophie,  ne  peuvent  être  assez  dé- 


342  JTSTÈM*  OC  fOLOTlOOE  MOTIVE. 

velop  péB  que  par  la  poésie.  Défà  Gketbe,  et  surtout  Byron,  ont 
pressenti  la  grandeur  morale  de  l'homme  aifranchi  de  toute 
chimère  oppressive.  Cependant  ils  n'ont  pm  aboutir  aiaai  qu'à 
des  types  insurrectionnels,  conformes  à  leur  -office  révolution- 
naire. Il  faut  sertir  de  l'état  négatif  où  leur  génie  était  retenu 
par  leur  situation ,  et  s'élever  À  la  «ontemplation  positive  «de 
l'ensemble  des  lois  réelles,  surtout  sociologiques,  pour  chanter 
dignement  le  nouvel  homme  en  préseme  du  nouveau  dieu. 

Enfin,  la  mission  sacerdotale  de  l'art  régénéré  se  développe» 
sous  une  troisième  ferme  générale,  «n  présidant  au  système  de 
fêtes,  publiques  ou  privées,  qui  constituera  la  majeure  partie 
du  eulfte  proprement  dit.  Pour  un  tel  office,  les  prêtres  de 
¥ Humanité  devront,  en  effet,  appliquer  davantage  leur  aptitude 
esthétique  que  leur  talent  scientifique.  Car  oette  immense  Émo- 
tion doit,  au  fond,  consister  à  mieux  manifester  la  nature, 
statique  et  dynamique,  du  grand  organisme,  par  l'idéalisation 
de  ses  divers  caractères. 

Il  faudra  donc  instituer  deux  sortes  de  fêtes,  relatives  aux 
deux  attributs  nécessaires  de  l'être  fondamental ,  en  y  célé- 
brant, tantôt  l'existence,  tantôt  l'activité,  de  manière  à  déve- 
lopper les  deux  éléments  indispensables  du  vrai  sentiment 
social.  Les  fêtes  statiques  manifesteront  Tordre,  et  stimuleront 

■ 

l'instinct  de  solidarité  :  les  fêtes  dynamiques  caractériseront  le 
progrès,  pour  faire  mieux  sentir  la  continuité.  Dans  <œ  double 
complément  périodique  de  l'éducation  universelle ,  tous  les 
principes  qu'elle  aura  posés  se  trouveront  développés  et  con- 
solidés, quoique  sans  aucune  intention  didactique,  toujours 
contraire  au  vrai  génie  de  l'art,  qui  ne  doit  instruire  qu'en 
charmant.  Au  reste,  la  fixité  naturelle  de  telles  solennités 
n'empêchera  jamais  le  sacerdoce  positiviste  d'y  mêler  avec 
opportunité  une  application  spéciale  aux  principaux  incidents 
de  chaque  situation  réelle. 


CONCLUSION  GÉMÉaALB  DU  DISG0UB8  PHélUONAIRE.        343 

Les  fêtes  de  l'ordre  seront  néoeesaLnement  moins  concrètes 
et  plus  austères  que  celles  du  progrès.  Elles  devront  caracté- 
riser la  solidarité  statique  du  grand  organisme,  d'après  les  di- 
verses fonctions  fondamentales  de  l'amour  qui  l'anime.  La  pins 
générale  et  la  pkis  auguste  serait  donc  celle  de  l'Humanité, 
qni,  dans  tout  l'Occident,  inaugurerait  dignement  chaque 
nouvelle  année ,  en  régularisant  la  seule  tend—iut  universel!* 
qui  charme  encore  notre  prosaïque  «existence.  Cette  solennité 
imtàak  concernerait  «directement  la  phis  vaste  solidarité,  de 
manière  à  convenir  un  jour  à  toutes  les  branches  de  notre  os- 
pèce.  Elle  pourrait  se  empiéter,  dans  le  «Berne  mois,  par  trois 
fêtes  secondaires,  relatives  aux  degrés  inférieurs  d'association, 
la  nation,  la  province,  et  la  cité.  A  cette  première  célébration 
dmecte  du  lien  social ,  suceédearait ,  au  début  de  chacun  des 
quatre  mois  suivants,  celle  des  quatre  relations  de  famille,  le 
mariage,  la  paternité,  la  filiation,  et  k  fraternité , complé- 
tées-, le  mois  d'après ,  par  une  juste  glorification  de  la  dames* 
tieèté  proprement  .dite. 

Ce  système  statique  représenterait  à  la  fois  la  vraie  théorie 
de  notre  nature,  tant  collective  «qu'individuelle ,  et  l'ensemble 
correspondant  de  la  saine  morale.  Les  impulsions  purement 
personnelles,  malgré  leur  prépondérance,  n'y  doivent  pas 
figurer  distinctement,  puisqu'un  tel  culte  est  surtout  destiné  à 
les  mieux  subordonner  aux  instincts  sympathiques.  Quoique 
l'éducation  positive  attache  beaucoup  d'importance  aux  vertus 
correspondantes,  elles  ne  méritent  point  une  'Célébration 
spéciale ,  qui  pousserait  à  l'égoïsme.  Elles  doivent  seulement 
être  indirectement  glorifiées,  dans  toutes  les  parties  du  culte 
humaniste,  d'après  leur  influence  réelle  sur  les  affections  géné- 
reuses. 11  n'en  résulte  donc  aucune  véritable  lacune  au  tableau 
esthétique  de  nos  attributs  et  de  nos  dfevoirs.  Ce  tableau  n'exige 
pas  davantage  une  manifestation  spéciale  de  la  subordination 


344  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

nécessaire  du  Grand-Être  à  l'ensemble  du  monde  extérieur.  En 
effet  ,  cette  nécessité  fondamentale  se  fait  partout  sentir ,  soit 
qu'on  célèbre  nos  inclinations  qu'elle  règle ,  nos  spéculations 
qu'elle  détermine ,  ou  notre  activité  qu'elle  impose.  La  seule 
périodicité  de  nos  solennités  suivant  les  mouvements  de  l'astre 
qui  nous  porte,  y  rappelle  assez* notre  invincible  assujettisse- 
ment aux  fatalités  extérieures. 

Quant  aux  fêtes  dynamiques,  destinées  à  célébrer  le  progrès, 
leur  ensemble  doit  représenter  l'histoire  comme  l'autre  la  mo- 
rale. Le  culte  esthétique  de  l'Humanité  y  devient  plus  concret 
et  plus  animé,  consistant  surtout  à  glorifier  les  meilleurs  types 
individuels  des  diverses  phases  de  la  grande  évolution.  Cepen- 
dant il  faut  aussi  que  les  principaux  degrés  de  la  progression 
sociale  soient  abstraitement  célébrés,  indépendamment  de  toute 
commémoration  personnelle.  En  y  consacrant  les  mois  restés 
étrangers  au  culte  statique,  quatre  fêtes  équidistantes  glorifie- 
raient les  trois  grandes  phases  du  passé ,  fétichique ,  polythéi- 
que  et  monothéique ,  pour  aboutir  à  la  fête  de  Ta  venir ,  terme 
normal  d'une  telle  célébration. 

La  chaîne  générale  des  temps  étant  alors  constituée,  chaque 
mois  serait  consacré  à  l'un  des  principaux  représentants  des  di- 
verses évolutions  du  Grand-Être.  Mais  je  ne  dois  pas  reproduire 
ici  les  indications  spéciales  que  contenait,  à  cet  égard,  l'é- 
dition partielle  de  ce  discours,  et  où  je  n'avais  pas  encore 
distingué  suffisamment  le  culte  concret  du  culte  abstrait.  Quel- 
ques mois  après,  l'urgence  de  notre  situation  républicaine  me 
conduisit  à  instituer  déjà,  sous  le  nom  de  Calendrier  positiviste, 
un  système  complet  de  commémoration  occidentale,  dont  l'ex- 
position dogmatique  appartiendra  naturellement  au  dernier 
volume  du  présent  traité.  Le  succès  de  cet  opuscule  séparé  a 
pleinement  confirmé  l'opportunité  d'une  telle  anticipation ,  à 
laquelle  je  dois  ici  renvoyer  le  lecteur,  en  l'invitant  à  se  fami- 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        345 

liariser  ainsi  avec  la  constitution  provisoire  de  la  nouvelle  an- 
née occidentale,  usitée  maintenant  chez  la  plupart  des  positi- 
vistes. 

Étendu  ensuite  aux  divers  degrés  locaux,  ce  système  occi- 
dental de  glorification  individuelle  aboutirait  enfin  à  la  vie 
privée,  dont  les  célébrations  domestiques  se  rattacheraient  aux 
plus  vastes  manifestations  publiques  par  une  double  institution, 
que  le  positivisme  s'honorera  d'emprunter  au  catholicisme* 
D'une  part,  une  touchante  fête,  que  j'ai  transportée  au  dernier 
jour  de  notre  année,  continuera  d'inviter  tous  les  occidentaux 
à  pleurer  à  la  fois  sur  les  tombes  qu'ils  chérissent,  en  soula- 
geant leurs  douleurs  respectives  par  cette  commune  expansion* 
Les  nobles  prolétaires  parisiens  prouvent  annuellement  que  la 
plus  complète  émancipation  n'altère  nullement  le  culte  néces- 
saire de  la  mort,  même  sans  attendre  sa  nouvelle  systématisa- 
tion.  En  second  lieu,  la  réorganisation  finale  saura  maintenir 
et  perfectionner  l'institution,  trop  peu  appréciée,  des  noms  de 
baptême,  par  laquelle  le  régime  antérieur  lia  si  heureusement 
la  vie  privée  à  l'existence  publique,  en  appelant  chacun  à  l'imi- 
tation spéciale  de  l'un  des  types  consacrés.  Ce  complément 
individuel  manifestera  partout  l'aptitude  supérieure  du  nouveau 
culte  pour  toute  commémoration,  d'où  aucun  temps  ni  aucun 
lieu  ne  serait  plus  exclu  ;  tandis  que  l'esprit  absolu  du  catholi- 
cisme était  incompatible  avec  ses  intentions  d'universalité,  sur- 
tout à  cet  égard. 

Malgré  ses  limites  nécessaires,  l'indication  précédente  carac- 
térise assez  le  double  système  de  fêtes  positivistes  d'après  lequel 
chaque  semaine  appellera  l'Occident  régénéré  à  une  nouvelle 
célébration  publique  de  l'ordre  ou  du  progrès  humain,  intime- 
ment liée  au  culte  privé  par  une  digne  adoration  de  la  Femme, 
Toute  cette  partie  esthétique  du  culte  universel  tendra  directe- 
ment à  développer  l'amour  fondamental,  en  lui  offrant  une 


9f6  STOTÈH  W  POLPTHJB¥  WSfTlVK. 

«panwoH  régulière,  dignement  inrtïtuée  par  fa»  poésie,  assistée 
ensuite  des  divers  artsspéciani  relatifs  anr  sans  ou  an  forme* 
L'expression  dominante  sera  toujours  celle  d'une  sincère  appré- 
ciation motivant  une  profonde  gratitude,  sans  mystère  m  affec- 
tation. En  s'effbrçairt  de  surpasser  tous  leurs  ancêtres*  les 
populations  régénérées  sauront  henerar  leurs  services  quel- 
conques et  respecter  leurs  divers  régimes.  Des  chimères,  jadis 
consolantes,  maisaajonrd'Tra  dégradantes,  nedétournerontph» 
chacun  de  se  lier  autant  que  possible  an  Grand-Être'  dont  il 
aspire  â  ferre  partie.  Le  système  de  commémoration  sera  sur- 
tout destiné  à  développer  chez  tous  le  désir  naturel  d'éterniser 
noire  existence  par  ltnakrue  voie  qui  nous  appartienne  réelto-» 
ment.  Quand  une  même  loi  fondamentale  embrasse  tamiSèrt» 
ment  l'ensemble  des  rapporta  bumam^  chacun  est  appelé  à 
vivre,  <ftme  vfe  véritable,  dans  le  passé,  et  même  dana  l\m» 
nir,  interdits  à  ceux  qui  attribuent  nos  phénomènes  à  des 
volontés  impénétrables.  La  noble  émwlotîen  excitée  par  A»  glo- 
rification continue  de  nos  divers  prédécesseurs  poussera  chacmi 
mériter  aussi  cette  irrévocable  incorporation  à  l'être  immense  et 
éternel  qui  se  eompese  beaucoup  plus2  de  morts  que  de  vivante* 
Quand  le  système  de  commémoration  sera  pleinement  déve- 
loppé, aucun  digne  eoopérateurnes^en  trenvera  exclu,  quelque 
humble  que  soit  sa  participation,  domestique,  mnnicipale, 
nationale,  ou  occidentale.  La  nouvelle  éducation*  générale  aura 
bientôt  disposé  tous  les  positivistes  à  sentir,  dans  une  teMe 
récompense  de  toute  conduite  honorable,  un  plein  éqiHvalent 
des  vaines  espéranctes  qui  animaient  leurs  précurseurs. 

Subsister  en  autrui  constitue  un  mode  très-réel  (Texistence, 
puisque  c'est  ainsi  que  s'accomplît,  au  fond,  la  meilleure  partie 
de  la  nôtre.  L'impuissance  où  nous  étions  jusqu'ici  de  nous  placer 
systématiquement  au  point  de  vue  social  nous  empêchait  d^ap^- 
précier  une  telle  vérité.  Mais  une  synthèse  complète,  que  le 


CONCLUSION  G&rèRÀLE  D9  DISCOURS  PHÉMMINAIRE.        S47 

culte  esthétique  de  lTramanrté-doit  rendre  familière  à  Itoue,  ma* 
ouvrira  bientôt  les  immenses  satisfactions  morales  propres  au 
plein  essor  direct  des  sentiments  de  solidarité  et  surtout  de 
continuité.  Cette  faculté  de  prolonger  lfbrementnotre  vie  dans 
le  passé  et  dans  l'avenir,  pour  la  mieux  développer  dans  le  pré- 
sent,  constitue  le  dédommagement  nécessaire  des  puérilesïttu- 
siens  que  nous  avons  irrévocablement  perdues.  Parvenue  enfin» 
à  sa  maturité,  la  même  science  qui  noms  ravit  ces  consolstiene 
subjectives  construit  aujourd'hui  la  base  objective  d\rae  com- 
pensation auparavant  impossible,  en  permettant  à  chacun  d'es- 
pérer une  entière  incorporation  au  Grand-Être,  dont  elle  noue 
révèle  Tes  lois  statiques  et  dynamiques.  Sur  ce  fondement  iné- 
branlable, la  poésie  peut  seule  organiser  le  culte  publie  et 
privé  qui  nous  associera  intimement  à  cette  universelle  existence, 
inintelligible  aux  esprits  non  émancipés.  Ainsi  éclairée  par  la 
raison,  l'imagination  prendra  un  essor  plus  complet  et  plus 
efficace  qu'à  son  début  polythéique.  Les  prêtres  de  rHamanrfé 
sauront  réduire  la  science  à  construire  le  domaine  fondamental 
de  Fart,  tant  esthétique  que  technique.  Mais,  ainsi  constituée, 
ta.  poésie  deviendra,  suivant  notrenature,  ht  principale  occupa- 
tion, active  ou  passive,  de  nos  facultés  spéculatives.  Directement 
appelée  à  sa  vraie  destinée,  elle  charmera  et  ennoblira  toute 
notre  existence,  en  nous  faisant  mieux  sentir  notre  relation  au 
Grand-Être.  C'est  principalement  parelle  qne  h  nouveau  saeer- 
doce  solennisera,  encore  mieux  que  l'ancien,  toutes  les  grandes 
époques  individuelles,  surtout  la  naissance,  le  mariage,  et  la 
mort,  pour  y  faire  toujours  prévaloir  une  saine  appréciation  de 
cette  connexité  nécessaire,  aussi  convenable  à  la  vie  privée 
qu'à  la  vie  publique.  Forcés  désormais  de  concentrer  sur 
l'existence  réelle  tous  nos  vœux  et  tous  nos  efforts,  nous  sen- 
tirons de  plus  en  plus  combien  il  nous  importe  d*y  appliquer 
autant  que  possible  toutes  les  ressources  de  l'imagination 


348  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

comme  celles  de  la  raison,   du  sentiment,  et  de  l'activité. 
Cette  auguste  consécration  de  l'art  fondamental  s'étendra 
bientôt  à  tous  les  autres  beaux-arts,  qui  lui  empruntent  les 
créations  auxquelles  ils  fournissent,  par  les  sons  ou  par  les 
formes,  une  expression  plus  décisive.  Appelés,  après  la  poésie, 
à  célébrer  le  véritable  Être-Supréme,  ils  acquerront  ainsi  un 
domaine  inépuisable,  qui  les  détournera  de  regretter  les  chi- 
mères usées  que  leur  empirisme  suppose  encore  indispensables. 
La  musique  moderne,  essentiellement  bornée  aux  affections 
privées,  n'a  pu  pleinement  aborder  la  vie  publique  que  dans 
l'admirable  chant  exceptionnel  qui  résumera  toujours  notre 
grande  impulsion  révolutionnaire.  C'est  au  culte  de  l'Humanité, 
fondé  sur  l'éducation  positive,  et  institué  par  la  poésie,  qu'il 
appartient  de  consacrer  le  plus  social  des  arts  spéciaux  à 
chanter  dignement  les  attributs  et  les  destinées  de  notre  espèce, 
comme  à  glorifier  tous  nos  types  historiques.  Dans  cette  com- 
mune destination  esthétique,  la  peinture  et  la  sculpture  utilise- 
ront noblement  leur  aptitude  caractéristique,  en  nous  faisant 
concevoir  le  Grand-Être  avec  plus  de  netteté  et  de  précision 
que  ne  l'aura  pu  la  poésie,  même  assistée  de  la  musique.  Toutes 
les  admirables  tentatives  accomplies,  depuis  le  moyen  âge,  par 
des  artistes  presque  émancipés,  pour  représenter  le  type  chré- 
tien de  la  Femme,  ne  seront  plus  senties  que  comme  des  pré- 
parations spontanées  à  la  symbolisation  graphique  de  l'Huma- 
nité sous  la  forme  féminine,  qui  seule  lui  convient.  Cette  im- 
pulsion sociale  conduira  la  sculpture  à  surmonter  les  difficultés 
techniques  que  lui  offrent  les  représentations  collectives,  bien- 
tôt devenues  son  champ  principal.  Elle  ne  figure  encore  des 
groupes  que  dans  les  bas-reliefs,  productions  équivoques,  où 
le  génie  de  la  forme  confond  ses  deux  modes.  D'admirables  ex- 
ceptions permettent  d'entrevoir  combien  la  sculpture  s'étendra 
et  s'ennoblira,  en  s'élevant  ainsi  à  son  office  final ,  par  la  création 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        349 

des  statues  composées,  soit  adhérentes,  soit  surtout  disjointes, 
qui  lui  permettront  d'aborder  beaucoup  de  grands  sujets,  jus- 
qu'ici étrangers  à  son  domaine. 

Quoique  l'architecture  doive  s'incorporer  la  dernière  au  culte 
final,  sa  participation  normale  n'y  sera  pas  moindre  que  celle 
des  autres  beaux-arts.  Le  nouvel  Être-Suprême  ne  pourra  pas 
se  contenter  toujours  des  temples  érigés  à  l'ancien,  pas  davan- 
tage que  le  monothéisme  ne  se  borna  aux  constructions  poly- 
théiques,  qu'il  dut  d'abord  utiliser,  à  mesure  de  leur  désuétude* 
Il  ne  faut  pas  chercher  aujourd'hui  quels  édifices  conviendront 
finalement  à  un  culte  où  les  diverses  fonctions  d'enseignement 
et  de  consécration  se  trouveront  intimement  régénérées.  Moins 
déterminée  qu'aucune  autre,  cette  manifestation  monumentale 
de  la  grande  unité  ne  pourra  devenir  caractéristique  que  quand 
l'Occident,  déjà  familiarisé  avec  la  nouvelle  éducation,  accueil- 
lera suffisamment  le  culte  institué  par  la  poésie,  assistée  de  la 
musique,  et  même  complété  par  le  double  art  graphique.  Cet 
empressement  des  populations  d'élite  sollicitera  des  construc- 
tions appropriées  à  leurs  convictions  finales.  Les  véritables  tem- 
ples de  l'Humanité  ne  commenceront  donc  à  surgir  qu'avec  la 
génération  directement  appelée  à  appliquer  la  rénovation  mon- 
iale et  morale  à  une  complète  réorganisation  politique.  Jus- 
qu'alors, le  nouveau  culte  utilisera,  autant  que  possible,  les 
édifices  construits  pour  l'ancien,  à  mesure  qu'ils  se  trouveront 
librement  abandonnés. 

L'unité  fondamentale  que  l'amour  fournit  spontanément  à 
l'ensemble  du  régime  final  est  donc  aussi  propre  à  régénérer  le 
génie  esthétique  que  le  génie  scientifique,  en  les  appelant  à 
leur  destination  normale,  étudier  où  célébrer  le  seul  véritable 
Grand-Être,  pour  l'aimer  et  le  perfectionner  de  plus  en  plus. 
Ainsi  placé  irrévocablement  au  service  du  cœur,  l'esprit,  loin 
d'être  jamais  opprimé  par  cette  subordination  nécessaire,  en 

27 


980  ototèw  m  folriqifb  fosrive. 

reçoit  à  la  fois  une  alimentation  mépwsaWe  et  une  imposante 
consécration.  Dan»  cet  essor  direct  de  toates  nos  fonctions  con- 
templatives, chacune  d'elles  tarare  une  mission  pleinement 
conforme  à  sa  propre  nature.  Le  coite  systématique  de  L'Huma- 
nité doit  être  construit  par  la  poésie,  mais  sur  b  base  inébran- 
lable que  la  science  peut  seule  tirer  de  l'ensemble  de  l'ordre 
réel.  Sans  usurper  l'office  de  la  raison,  l'imagination  y  déve- 
loppe dignement  sa  prépondérance  spontanée,  que  la  nouvelle 
philosophie  sanctionne  comme  aussi  salutaire  que  naturelle» 
C'est  ainsi  que  notre  existence  parvient  enfin  à  l'harmonie  com- 
plète qu'elle  a  toujours  poursuivie,  par  le  véritable  règne  du 
sentiment,  dirigeant  activement  toutes  nos  facultés  vers  leur 
vraie  destination  commune.  Tous  les  efforts  antérieurs  de  l'ima- 
gination et  de  la  raison,  même  les  pins  discordants,  sont  alors 
appréciés  comme  ayant  développé  nos  forces,  indiqué  les  con- 
ditions de  leur  équilibre,  et  manifesté  leur  aptitude  h  concourir 
à  notre  bonheur  d'après  une  sage  systématisation.  Nous  sentons 
surtout  Timmense  mérite  de  la  noble  tentative  qui  caractérise 
le  moyen  âge,  pour  constituer  directement  une  synthèse  totale, 
dont  la  préparation  nécessaire  n'était  point  encore  asse*  ac- 
complie, malgré  les  résultats  intellectuels  et  sociaux  du  régime 
polythéique.  En  reprenant,  sur  de  meilleures  bases,  cette  ad- 
mirable construction,  qui  maintenant  ne  peut  plus  avorter,  la 
diversité  des  temps  et  des  moyens  n'empêchera  pas  les  fonda- 
teurs du  culte  de  l'Humanité  de  se  regarder  comme  les  vrais 
successeurs  des  grands  hommes  du  catholicisme  progressif.  La 
succession  mentale  ou  sociale  appartient  en  effet  à  ceux  qui  con- 
tinuent ou  réalisent  les  entreprises  antérieures,  et  nullement 
aux  empiriques  sectateurs  de  doctrines  épuisées,  qui,  devenues 
contraires  à  leur  destination  initiale,  seraient  aujourd'hui  désa- 
vouées par  leurs  propres  organes  primitifs. 
Mais  le  sentiment  continu  de  cette  indispensable  filiation  ne 


i 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  MUÉLDUNAIRE.        3St 

saurait  pourtant  interdire  une  comparaison  propre  à  mieux  ca- 
ractériser la  synthèse  finale.  Bn  célébrant  dignement  les  mérites 
et  les  bienfaits  du  catholicisme,  l'ensemble  du  culte  positiviste 
fera  nettement  apprécier  combien  l'unité  fondée  sur  l'amour  de 
l'Humanité  surpasse,  à  tous  égards,  celle  que  comportait  l'amour 
de  Dieu. 

La  synthèse  chrétienne  n'embrassait  réellement  que  la  vie 
affeetive  :  elle  repoussait  l'imagination,  et  craignait  la  raison  ; 
ce  qui  ne  lui  permettait  qu'un  ascendant  contesté  et  passager. 
Dans  son  propre  domaine,  son  principe  ne  s'adapta  jamais  à  la 
direction  sociale  que  tenta  de  lui  imprimer  l'admirable  per* 
sévérance  du  sacerdoce  catholique.  Un  but  chimérique  et 
égoïste  ne  pouvait  convenir  à  une  existence  réelle  et  sympa* 
thique.  L'universalité  de  cette  affection  prépondérante  ne 
constituait  un  véritable  lien  indirect  que  lorsqu'elle  n'était 
point  en  conflit  avec  le  vrai  sentiment  social.  Or,  par  la  nature 
d'un  tel  régime,  cette  opposition  caractérisait  l'état  normal, 
et  l'accord  ne  pouvait  être  qu'exceptionnel  ;  puisque  l'amour 
divin  exigeait  presque  toujours  l'entier  sacrifice  de  toute  autre 
passion,  même  chez  les  meilleurs  types.  Une  pareille  synthèse 
ne  servait  donc  l'essor  moral  que  comme  instituant  une  disci- 
pline quelconque,  préférable  à  une  anarchie  qui  eût  laissé  pré- 
valoir nos  plus  grossiers  instincts.  D'ailleurs,  malgré  les  ten- 
dres efforts  des  principaux  mystiques,  l'affection  suprême  ne 
comportait  point  une  vraie  réciprocité.  Enfin,  les  terreurs  op- 
pressives et  les  récompenses  exorbitantes  attachées,  par  ce  ré- 
gime factice,  à  chaque  prescription,  tendaient  à  dégrader  notre 
caractère  et  à  souiller  nos  meilleures  impulsions.  Le  mérite  fon- 
damental d'une  telle  tentative  consistait  à  coordonner,  pour 
la  première  fois,  l'ensemble  de  nos  sentiments  ;  tandis  que  la 
discipline  polythéique  se  bornait  ordinairement  aux  actes,  en 
remontant  quelquefois  jusqu'aux  habitudes,  mais  sans  jamais 


svmftuu  on  MunQOB  nkiiivl 

atteindre  les  affections  qui  en  sont  te  sources.  Quoique  cette 

synthèse  chrétienne  employât  le  seul  principe  qui  fltt  alorsap- 

plkahle,  die  ne  comportait  d'entre  snceès  réel  qne  de 

indirectement  l'essor  de  nos  meHIeors  penchants.  Sa  natte 

gne  et  aheolne  ne  lui  a  même  permis  nne  telle  efficacité 

la  sagesse  sacerdotale  qui  contenait  sans  cesse  les  dangers  m- 

hérenti  à  ce  régime  arbitraire.  Qnand  ce  sacerdoce,  devenu  ré- 

tregrade,  vers  la  fin  dn  moyen  âge,  perdit  à  la  fois 

et  son  indépendance,  sa  doctrine,  hrrée  à  sa  propre 

dégénéra  bientôt  en  nne  source  tronsanlf  de  dégradation  et  de 


Far  sa  réalité  caractéristique,  la  synthèse  fondée  sur  n 
de  l'Humanité  se  trouve  préservée  d'une  telle  décadence,  et  a 
ascendant  ne  pourra  qu'augmenter  tant  que  notre  espèce 
développera.  Le  nouveau  Grand-fitre  ne  craint  pas  IV 
et  n'entrave  point  l'imagination.  Tonte  din  iission 
conduira  nécessairement  à  mieux  sentir  son  existence,  etài 
préber  davantage  l'ensemble  de  ses  bienfaits,  depuis  qne 
lois  naturelles  sont  enfin  connues.  D  provoque  le  plus 
essor  de  l'imagination,  pour  frire,  autant  qne  possible,  participer 
ihacnn  de  nous  i  sa  vie  universelle,  dans  le  temps  et  i\ 
propres  à  nos  saines  contemplations.  Son  culte  peut  «ni 
Wmstisfr  i  la  fins  tontes  nos  constructions  spéculatives. 
esthétiques  que  scientifiques,  en  constituant  l'uniq»  in  dn- 
rable  que  comportent  nos  pensées  et  nos  sentiments.  Aucun 
antre  régime  ne  saurait  établir,  sans  artifice  comme  su»  apprea- 
shm,  l'entière  prépondérance  de  l'affection  sur  la  coufempin* 
tion  et  sur  l'action.  D  érige  directement  la  secôbtiitêenfcÈKifn 
unique  de  la  vraie  morale,  qui  pourtant  respecte  ï 
spontané  de  la  personnalité.  Vivre  pour  antnci  dévies: 
le  bonheur  suprême.  S'incorporer  intimement  à  rHmuitf, 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        353 

ses  destinées  futures,  en  concourant  activement  à  les  préparer, 
constituera  le  but  familier  de  chaque  existence*  L'ensemble  du 
régime  correspondant  représente  directement  l'égoïsme  comme 
notre  principale  infirmité,  que  notre  constante  discipline,  indi- 
viduelle et  collective,  peut  beaucoup  atténuer,  mais  sans  pou- 
voir jamais  la  guérir  radicalement.  Cet  empire  croissant  sur 
notre  propre  nature  devient  la  meilleure  mesure  du  perfec- 
tionnement, privé  ou  public,  d'après  sa  relation  immédiate 
à  l'existence  du  Grand-Être  et  au  bonheur  de  ses  éléments. 

Inspiré  par  une  reconnaissance  réelle,  que  tout  examen  dé- 
veloppe davantage,  le  nouveau  culte  peut  seul  écarter  toute 
demande  intéressée,  dont  la  réaction  affective  est  toujours  dé- 
gradante. Nous  ne  prierons  le  véritable  Être-Suprême  que  pour 
lui  témoigner  notre  sincère  gratitude,  d'après  ses  bienfaits  ac- 

• 

tuels  et  antérieurs,  qui  nous  annoncent  ses  progrès  futurs. 
Quoique  les  lois  de  notre  nature  nous  assurent  que  cette  mani- 
festation habituelle  procure  nécessairement  une  intime  amélio- 
ration morale,  cette  noble  récompense  ne  peut  susciter  aucun 
calcul  personnel,  puisque  son  efficacité  dépend  de  sa  sponta- 
néité. Notre  bonheur  consistera  surtout  à  aimer;  et  nous  senti- 
rons que  l'amour,  plus  qu'aucune  autre  affection,  se  développe 
par  un  exercice  qui,  chez  lui  seul,  peut  également  convenir  à 
tous  les  individus  à  la  fois,  en  s'accroissant  avec  un  tel  con- 
cours. Sans  altérer  notre  vénération,  le  nouveau  Grand-Être 
nous  deviendra  plus  familier  que  ne  le  furent  jamais  nos  dieux 
primitifs,  môme  en  perdant  leur  dignité.  Étranger  à  tout  ca- 
price, il  se  trouve  aussi  actif  que  nous  dans  le  culte  que  nous 
lui  rendons,  puisqu'il  y  honore  tout  ce  qui  concourt  à  sa  gran- 
deur. Tandis  que  l'ancien  dieu  ne  pouvait  agréer  nos  hommages 
sans  se  dégrader  lui-même  par  une  vanité  puérile,  le  nouveau 
n'accueillera  jamais  que  nos  louanges  méritées,  qui  l'améliore- 
ront autant  que  nous.  Cette  pleine  réciprocité  d'affection  et 


354  SYSTÈME  DB  POLITIQUE  tOSRIVE. 

d'influence  ne  pouvait  appartenir  qu'au  culte  final,  seul  adressé 
à  un  être  relatif,  modifiable,  et  perfectible,  composé  de  ses 
propres  adorateurs,  et  mieux  assujetti  que  chacun  d'eux  à  des 
lois  assignables,  qui  permettent  de  prévoir  ses  vœux  et  ses 
tendances. 

La  morale  correspondants  réunit  tous  les  attributs  de  la 
spontanéité  à  tous  les  avantages  de  la  démonstration.  Intime* 
ment  liée  à  l'ensemble  de  notre  existence,  elle  ne  comporte 
aucun  subterfuge  qui  puisse  étouffer  ou  éluder  les  remords 
propres  à  chaque  infraction  réelle.  Dans  tout  phénomène  indi- 
viduel, elle  nous  manifeste  sa  vraie  réaction  sociale,  directe 
ou  indirecte,  qui  nous  oblige  à  nous  juger  sans  condescen- 
dance. Quoiqu'elle  semble  d'abord  plus  tendre  qu'énergique, 
l'amour  qui  l'inspire  n'est  jamais  inerte,  et  pousse  ardemment 
à  la  plus  complète  activité  que  comporte  la  réalisation  du  bien 
qu'il  poursuit  toujours.  Éclairé  par  la  véritable  science,  il  sent 
constamment  que  nous  devons  constituer,  par  notre  activité 
oontinue,  l'unique  providence  qui  puisse  améliorer  notre  rigou- 
reuse destinée.  Quoique  supérieur  à  tous  les  êtres  connus,  notre 
grand  organisme  reconnaît  que  son  existence,  subordonnée  à 
d'immuables  lois,  ne  comporte,  sous  aucun  aspect,  une  satis- 
faction, ni  même  une  sécurité,  absolues.  Toutes  nos  conditions 
réelles,  extérieures  ou  intérieures,  peuvent  se  trouver  compro- 
mises, sans  excepter  notre  moralité  et  notre  raison,  d'où 
émanent  nos  principales  ressources.  C'est  au  milieu  de  telles 
éventualités,  toujours  possibles,  qu'il  faut  trouver  la  force  de 
vivre  dignement,  c'est-à-dire,  d'aimer,  de  penser,  et  d'agir, 
pour  le  vrai  Grand-Être,  en  écartant  des  inquiétudes  oppres- 
sives et  de  vaines  récriminations.  Mais  le  même  régime  qui 
exige  de  nous  ce  courage  et  cette  résignation  nous  en  inspire 
aussi  l'essor  continu.  Car  il  suscite  un  sentiment  familier  de 
notre  vraie  prééminence,  et  il  dissipe  toute  erreur  dégradante, 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  MSOOUBS  «ÉLIMINA IRE.        355 

de  manière  à  foire  surgir  une  vive  satisfaction  de  notre  lutte., 
même  «suffisante,  contre  les  rigueurs  d>ane  destinée  qui  n'est 
pas  toujours  immediïalrie.  La  réac&oo  affective  dune telle né- 
cnsûlé  devient  une  uen  wrfie  sonnée  d'intime  perfectionnement, 
en  écartant  une  prévoyance  exagérée  ratant  «qu'a  ne  stupide 
indifférence,  snrtouft  quant  à  ht  personnalité,  que  k  morale 
théeiogique  on  métaphysique  invitait  toujours  à  une  sollicitude 
flétrissante,  jusque  dans  les  sacrifioee  impcmés.  Se  résigner  no- 
blement à  tous  les  maux  insurmontables,  et  intervenir , nvec 
une  sage  énergie ,  dans  tous  las  «as  modifiables  :  tel  -est  le  ca- 
ractère pratique  «de  l'existence  posttrasto,  individuelle  on 
collective. 

Malgré  le  vice  radical  de  sa  doctrine,  la  catholicisme,  su- 
bissant, à  son  insu,  l'impulsion  moderne,  tendit,  depuis  la 
fin  du  moyen  ège,  vers  une  aemblable  transformation,  dont  la 
«notion  systématique  était  pourtant  incompatible  avec  son 
propre  principe.  Ces  vaines  tendances ,  où  le  sacerdoce  lutte 
contre  «a  théorie, ne  restent  eensiblesque  chei  tes  populations 
préservées  du  protestantisme.  Leur  Dieu  y  deviendrait  de  pins 
en  plus  un  vague  et  insuffisant  symbole  de  l'Humanité ,  si  la 
dégradation  sociale  du  cierge  lui  permettait  de  participer  assac 
à  la  spontanéité  commune.  Quoique  cette  modification  graduelle 
doive  demeurer  impuissante,  elle  offre  pourtant  un  indice  irré- 
cusable de  la  nouvelle  direction  «que  prennent  involontairement 
les  cœurs  et  les  esprits  des  occidentaux  qu'on  suppose  les  pins 
étrangers  à  l'émancipation  moderne.  Ce  symptôme  spontané 
devient  surtout  décisif  quantau  culte  delà  Femme,  préambule 
caractéristique  du  vrai  culte  de  l'Humanité,  Depuis  le  dou- 
zième siècle,  la  Vierge  obtient,  surtout  en  Espagne  et  en 
Italie,  un  ascendant  croissant,  contre  loqael  le  sacerdoce  a 
souvent  réclamé  en  vain,  et  qu'il  a  été  quelquefois  forcé  «de 
sanctionner,  pour  conserver  sa  propre  popularité.  Or,  cette 


856  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

suave  création  esthétique  ne  peut  attirer  une  adoration  directe 
et  privilégiée  sans  altérer  radicalement  le  culte  où  elle  surgit. 
Ble  est  propre  à  servir  d'intermédiaire  entre  le  régime  moral 
de  nos  ancêtres  et  celui  de  nos  descendants ,  en  se  transfor- 
mant peu  à  peu  en  personnification  de  l'Humanité.  Mais  cette 
heureuse  transition  ne  saurait  émaner  du  sacerdoce  officiel, 
même  italien  ou  espagnol.  Elle  trouvera  de  plus  purs  organes 
dans  l'intervention  féminine  qui  doit  propager  le  positivisme 
chez  nos  frères  du  Midi. 

La  supériorité  nécessaire  de  la  morale  démontrée  sur  la  mo- 
rale révélée  se  résume  donc  par  la  substitution  finale  de  l'amour 
de  l'Humanité  à  l'amour  de  Dieu.  Ce  nouveau  principe  n'exclut 
pas  moins  la  métaphysique  que  la  théologie,  puisqu'il  repousse 
tout  calcul  personnel,  et  place  le  bonheur,  privé  ou  public, 
dans  l'essor  direct  et  continu  des  affections  bienveillantes.  Aimer 
l'Humanité  constitue  réellement  toute  la  saine  morale ,  quand 
on  comprend  les  vrais  caractères  d'un  tel  amour  et  les  condi- 
tions qu'exige  son  ascendant  habituel.  Cette  active  prépondé- 
rance de  la  sociabilité  sur  notre  personnalité  fondamentale  ne 
peut  résulter  que  d'une  lente  et  difficile  éducation  du  cœur 
secondé  par  l'esprit.  La  principale  préparation  consiste  dans  la 
tendresse  mutuelle  des  deux  sexes,  précédée  et  suivie  des  au- 
tres affections  domestiques.  Mais  toutes  les  parties  quelconques 
de  la  morale,  même  personnelle,  peuvent  aussi  se  rattacher  à 
l'amour  du  Grand-Être,  qui  fournit  la  meilleure  mesure  de  leur 
importance  réelle  et  le  plus  sûr  moyen  d'y  établir  des  préceptes 
incontestables.  Le  principe  de  la  systématisation  y  coïncide 
donc  avec  celui  de  la  spontanéité,  ce  qui  rend  la  doctrine  uni- 
verselle également  accessible  à  tous. 

Ainsi  régénérées  par  une  m  ême  religion,  la  science,  la  poésie, 
et  la  morale  tendent  à  former  une  combinaison  inaltérable,  sur 
laquelle  reposeront  nos  nouvelles  destinées.  Cette  libre  consé- 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        357 

cration  permanente  de  la  raison  et  de  l'imagination  au  service 
du  sentimentja  toujours  existé  spontanément  chez  les  femmes, 
premiers  organes  naturels  du  pouvoir  modérateur.  Mais  elle 
ne  comportait  une  haute  efficacité  sociale  qu'après  avoir  été 
systématisée  par  une  doctrine  générale.  C'est  ce  que  tenta  le 
moyen  âge,  d'après  son  unité  théologique.  Alors  le  pouvoir 
modérateur  commença  à  se  composer  de  ses  deux  éléments 
nécessaires,  l'un  sympathique  et  privé,  l'autre  systématique  et 
public.  Malgré  la  salutaire  influence  qu'exerça  longtemps  cette 
première  ébauche,  elle  ne  pouvait  constituer  qu'un  simple 
préambule,  parce  qu'elle  reposait  sur  une  synthèse  insuffi- 
sante et  passagère.  La  doctrine  et  le  culte  catholiques  n'embras- 
saient réellement  que  la  vie  affective,  et  même  d'après  un 
principe  factice  et  précaire.  Tout  le  domaine  spéculatif,  esthé- 
tique ou  scientifique ,  lui  échappait  presque  autant  que  l'exis- 
tence pratique,  sauf  les  inclinations  personnelles  du  sacerdoce, 
qui  ne  pouvaient  survivre  à  son  indépendance  sociale,  toujours 
menacée  dans  le  milieu  militaire  où  s'accomplissait  cette  tenta- 
tive prématurée.  Avant  que  la  vie  industrielle  commençât  à  se 
développer ,  l'essor  esthétique  et  métaphysique  du  moyen  âge 
compromettait  déjà  cette  frêle  systématisation,  bientôt  incom- 
patible avec  le  progrès  qu'elle  avait  d'abord  dirigé.  Sans  le  con- 
cours de  la  supériorité  intellectuelle,  l'ascendant  moral  ne 
saurait  constituer  un  véritable  pouvoir  spirituel,  capable  de 
tempérer  réellement  l'énergique  prépondérance  de  la  force  ma- 
térielle. C'est  pourquoi  la  condition  fondamentale  d'une  vraie 
réorganisation  consistait  à  terminer  l'insurrection  radicale  de 
l'esprit  contre  le  cœur,  qui  dure  depuis  la  dernière  phase  du 
moyen  âge,  et  dont  la  source  remonte  même  jusqu'à  l'essor  de 
la  métaphysique  grecque.  Le  positivisme  vient  surmonter  cette 
immense  difficulté  en  constituant  la  science  sociale  d'après 
toutes  les  sciences  préliminaires,  de  manière  à  établir  l'unité 


9S8  SYSTÈME  DE  tOUTIQUE  POSITIVE. 

spéculative.  Son  principe  de  coordination,  qui  embrassait  déjà 
l'activité,  s'étend  aussitôt  au  sentiment,  et  construit  dès  Ion 
une  synthèse  totale,  aussi  spontanée  que  systématique,  propre 
à  tout  régénérer  par  le  culte  du  vrai  Grand-Être.  Ainsi  doit 
surgir  un  nouveau  pouvoir  modérateur,  homogène  et  complet, 
non  moins  consistant  que  progressif,  et  mieux  assuré  que  l'an- 
cien du  concours  féminin  indispensable  à  son  efficacité  sociale. 

Sans  les  nécessités  matérielles  qui  dominent  notre  existence, 
cette  double  puissance  suffirait  à  la  régler  entièrement.  Die* 
pensés  alors  d'une  pénible  activité ,  nous  poursuivrions  direc- 
tement le  souverain  bien,  l'amour  universel,  qui  n'aurait  plus 
à  commander  que  l'essor  intellectuel  propre  à  mieux  déve- 
lopper son  ascendant,  par  un  ?age  exercice  de  la  raison,  et 
surtout  de  l'imagination.  Malgré  sa  nature  imaginaire,  cette 
hypothèse  peut  devenir  très-efficace ,  pour  nous  fournir  une 
limite  idéale ,  d'où  nous  tenterons  de  rapprocher  de  plus  en 
plus  la  vie  réelle.  Quand  une  telle  utopie  aura  été  assez  élabo- 
rée par  le  génie  esthétique ,  elle  procurera  au  nouveau  culte 
des  ressources  supérieures  à  celles  que  l'ancien  retirait  de  sa 
vague  et  chimérique  représentation  du  bonheur  futur.  C'est  à 
elle  seule  que  convient  le  classement  social  fondé  sur  le  mérite 
intellectuel  et  moral,  indépendamment  de  toute  puissance 
matérielle.  En  effet,  les  individus  ne  seraient  alors  appréciables 
que  d'après  leur  aptitude  respective  à  aimer  et  à  charmer 
l'Humanité. 

Quoiqu'un  tel  classement  ne  puisse  jamais  prévaloir,  ni  seule- 
ment s'accomplir,  on  doit  toujours  le  concevoir  autant  que  pos- 
sible, afin  de  l'opposer  sagement  à  la  hiérarchie  réelle,  où  la 
puissance ,  môme  accidentelle ,  influe  encore  davantage  que 
le  propre  mérite.  Les  prêtres  de  l'Humanité,  dignement  assistés 
des  femmes,  appliqueront  cette  opposition  à  modifier  l'ordre 
effectif,  d'après  un  contraste  irrécusable,  dont  l'autorité  mo- 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉUMLNAIRE.        399 

raie  sera  directement  sanctionnée  par  révocation  universelle , 
et  souvent  proclamée  dans  le  culte  correspondant.  Sa  réalité 
îwdameutale,  qui  n'écarte  que  les  exigences  pratiques ,  doit 
procurer  à  ce  type  abstrait  une  efficacité  que  ne  comportait 
point  la  critique  fondée  «w  k  classement  confus  «et  vncertan 
propre  à  l'avenir  théotagique.  Quand  la  société  n'admettra 
d'autre  providence  <qae  k  tienne ,  elle  semblera ,  d'ordinaire , 
asBM  disposée  à  réaliser  une  telle  hiérarchie  pour  réagir  sur 
eaux  qui  «a  sentent  le  mieux  l'impossibilité.  Toutefois ,  «ftte 
réaction  normale  devra  toujours  Tespecter  les  lois  naturelles  t*- 
ktives  à  la  répartition  de  la  grandeur  et  de  k  richesse ,  en 
s 'efforçant  d'améliorer  leur  ecercioe  spontané,  mais  sans  tron- 
bkr  leur  destination  pratique.  Cette  indispensable  conciliation 
exige  que  le  classement  abstrait  se  borne  aux  individus,  en  lais- 
sant un  libre  cours  k  la  subordinatMtL  concrète  des  divers  offices. 
La  vraie  prééminence  personnelle  «est  tellement  rare  qne  la  vie 
sociale  se  consumerait  en  débats  £*ériies<et  interminables  si  l'on 
prétendait  conférer  toujours  chaque  fonction  à  «on  meilleur 
organe,  de  manière  à  déposséder  souvent  le  fonctionnaire  pri- 
mitif, sans  égard  aux  conditions  d'exercice.  Une  telle  tendance 
serait  profondément  perturbatrice ,  même  dans  la  hiérarchie 
spirituelle,  où  l'aptitude  est  mieux  jugeabk.  Mais  il  y  a  toujours 
beaucoup  d'avantages  moraux,  sans  aucun  danger  politique,  à 
manifester,  en  chaque  cas  décisif,  •combien  diffèrent  Tordre 
de  puissance  et  l'ordre  «de  mérite.  L'estime  ainsi  accordée  au 
pins  digne  ne  compromet  point  l'autorité  du  plus  puissant. 
Quoique  saint  Bernard  fût  plus  considéré  qu'aucun  pape  con- 
temporain, il  savait,  comme  simple  abbé,  respecter  toujours  la 
hiérarchie  ecclésiastique.  Saint  Paul  avait  «déjà  caractérisé  en- 
core mieux  un  tel  devoir,  en  reconnaissant  k  suprématie  offi- 
cielle d'un  ap&tre  dont  il  ne  pouvait  se  dissimuler  l'infériorité 
d'-esprit  cet  de  cœur.  Toutes  les  corporations  régulières,  civiles 


360  SYSTÈME  DE  POLR1QUE  POSITIVE. 

ou  militaires,  offrent,  à  un  moindre  degré,  de  fréquente  exem- 
ples d'une  semblable  conciliation  entre  Tordre  abstrait  des  in- 
dividus et  Tordre  concret  des  offices.  Le  contraste  des  deux 
classements  cesse  alors  d'être  subversif,  et  concourt  au  perfec- 
tionnement moral  de  tous,  en  même  temps  qu'il  vérifie  Timper- 
féction  nécessaire  d'un  organisme  aussi  compliqué. 

Ainsi ,  la  religion  de  l'Humanité  suscite  un  pouvoir  intel- 
lectuel et  moral  qui  suffirait  pour  nous  gouverner  si  notre 
existence  se  trouvait  affranchie  de  toute  grave  nécessité  maté- 
rielle. Malgré  l'imperfection  réelle  de  notre  nature,  la  sociabi- 
lité y  prévaudrait  par  son  propre  charme,  si  des  besoins  irré- 
sistibles n'y  venaient  sans  cesse  stimuler  la  personnalité.  Sous 
leur  impulsion  prépondérante ,  notre  existence  est  nécessaire- 
ment dominée  par  une  activité  égoïste,  à  laquelle  la  raison, 
l'imagination,  et  même  le  sentiment,  doivent  subordonner  leur 
essor  direct.  Dès  lors,  le  double  pouvoir  qui  semblait  destiné  à 
diriger  ne  doit  plus  tendre  qu'à  modifier.  Son  élément  affectif 
subit  aisément  cette  nécessité,  parce  que  le  cœur  s'efforce  tou- 
jours de  réaliser  le  bien ,  quand  il  en  connaît  les  vraies  condi- 
tions. Mais  l'esprit  ne  saurait  être  aussi  sage ,  et  il  se  résigne 
difficilement  à  servir  au  lieu  de  régner.  Sa  vaine  ambition  trou- 
ble davantage  le  monde  que  celle  qu'il  reproche  tant  à  la  gran- 
deur et  à  la  richesse.  Notre  principal  embarras  consiste  aujour- 
d'hui à  la  régler,  en  lui  assurant  une  légitime  satisfaction,  pour 
que  le  pouvoir  théorique  soit  vraiment  modérateur  sans  vouloir 
jamais  devenir  directeur.  Cette  transformation  fondamentale, 
impossible  à  l'antiquité,  où  l'esprit  fut  toujours  oppresseur  ou 
opprimé ,  dut  avorter  au  moyen  âge ,  sous  un  régime  encore 
théologique  et  militaire.  Le  positivisme  peut  l'accomplir,  d'a- 
près sa  réalité  caractéristique,  dans  un  milieu  où  prévaut  l'exis- 
tence industrielle.  Suivant  son  exacte  appréciation  de  l'en- 
semble de  nos  vraies  destinées,  il  doit  enfin  régénérer  la 


k 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        361 

politique  en  la  réduisant  au  culte  actif  de  l'Humanité,  comme  la 
morale  en  constitue  le  culte  affectif,  et  la  science  avec  la  poésie 
le  culte  contemplatif.  Telle  sera  la  principale  mission  du  nou- 
veau sacerdoce  occidental,  convenablement  assisté  des  femmes 
et  des  prolétaires. 

Cette  régénération  décisive  consiste  surtout  à  substituer  tou- 
jours les  devoirs  aux  droits,  pour  mieux  subordonner  la  per- 
sonnalité à  la  sociabilité.  Le  mot  droit  doit  être  autant  écarté 
du  vrai  langage  politique  que  le  mot  cat^e  du  vrai  langage  phi- 
losophique. De  ces  deux  notions  théologico-métaphysiques, 
l'une  est  désormais  immorale  et  anarchique,  comme  l'autre  ir- 
rationnelle et  sophistique.  Également  incompatibles  avec  l'état 
final,  elles  ne  convenaient,  chez  les  modernes,  qu'à  la  transi* 
tion  révolutionnaire,  par  leur  action  dissolvante  sur  le  système 
antérieur.  Il  ne  put  exister  de  droits  véritables  qu'autant  que 
les  pouvoirs  réguliers  émanèrent  de  volontés  surnaturelles.  Pour 
lutter  contre  ces  autorités  théocratiques,  la  métaphysique  des 
cinq  derniers  siècles  introduisit  de  prétendus  droit  humains,  qui 
ne  comportaient  qu'un  office  négatif.  Quand  on  a  tenté  de  leur 
donner  une  destination  vraiment  organique,  ils  ont  bientôt  ma- 
nifesté leur  nature  anti-sociale,  en  tendant  toujours  à  consacrer 
l'individualité.  Dans  l'état  positif,  qui  n'admet  plus  de  titres  cé- 
lestes, Tidée  de  droit  disparait  irrévocablement.  Chacun  a  des 
devoirs,  et  envers  tous  ;  mais  personne  n'a  aucun  droit  propre- 
ment dit.  Les  justes  garanties  individuelles  résultent  seulement 
de  cette  universelle  réciprocité  d'obligations,  qui  reproduit  l'é- 
quivalent moral  des  droits  antérieurs,  sans  offrir  leurs  graves 
dangers  politiques.  En  d'autres  termes,  nul  ne  possède  plus 
d'autre  droit  que  celui  de  toujours  faire  son  devoir.  C'est 
uniquement  ainsi  que  la  politique  peut  enfin  se  subordonner 
réellement  à  la  morale,  suivant  l'admirable  programme  du 
moyen  âge.  Le  catholicisme  ne  put  que  poser  vaguement  cette 


362  système  ne  pounoim  peevnns 

imnoue  question  sociale,  dont  la  solution,  incompatible  avec 
tout  principe  théologique,  appartient  nécessairement  an  posi- 
tivisme. 

Pour  y  parvenir,  il  fait  consister  la  politique  à  serffr  l'Huma- 
nité, c'est-à-dire  à  seconder  artificiellement  les  diverses  fonc- 
tions^, d'ordre  o*  de  progrès,  que  le  Grand-Être  accomplit  na- 
turellement. Celte  destination  finale  du  nouveau  coite  en 
constitue  la  plue  importante  partie,  sans  laquelle  toutes  les-  au- 
tre» se  trouveraient  insuffisantes,  et  détiendraient  bientôt  illu- 
soires»!* vâritableamour  ne  se  borne  pointa  souhaiter  le  bien'  ; 
il  pousse  à  le  réaliser  autant  que  possible.  En  noue  prescrivant 
d'étudier  et  de  célébrer  l'Humanité,  ce  n'est  pas  seulement 
peur  nous  procurer  les  douces  satisfactions  inhérente»  à  la  ceu» 
tetoplition  et  à  l'expansion.  H  a  surtout  en  vue  de  nous  dis- 
poser à  mieux  servir  cet  Être-Suprême,  dont  la  conservation 
et  le  perfectionnement  exigent  de  noue  une  activité  continue. 
Une  telle  destination  forme  le  principal  caractère  du  culte 
final.  Car  l'ancien  Grand-Être  n'avait,  au  fond,  aucun  besoin 
réel  de  nos  services  quelconques.  Aussi  le  quiétisme  constitua- 
t-41  toujours  l'imminente  dégénération  de  toutcultetbéologique, 
surtout  depuis  le  monothéisme.  Il  ne  put  être  contenu  que 
quand  la  sagesse  sacerdotale,  heureux  organe  de  l'instinct  uni- 
versel, profita  du  vague  de  ces  théories  pour  prescrire  l'ac- 
tivité. Or  cette  salutaire  transformation  ne  comportait  une  haute 
efficacité  qu'autant  que  le  sacerdoce  conservait  une  pleine  in- 
dépendance sociale.  Depuis  que  le  catholicisme  en  est  privé  par 
l'usurpation  temporelle,  les  tendances  quiétistes,  qu'il  ne  pou- 
vait contenir  qu'artificiellement,  ont  repris  leurs  cours  naturel 
chez  la  plupart  de  ses  vrais  sectateurs.  Au  contraire,  dans  le 
positivisme,  la  doctrine  elle-même  pousse  directement  à  la 
plus  vaste  activité,  indépendamment  de  toute  sollicitude  sa- 
cerdotale. Cette  stimulation  spontanée  et  continue  résulte  aus- 


CONCLUSION  GÉNKBMJS.  IHJ  NSCOUBS  PEÉUMINAIRE.        363 

sitôt  de  la  nature  relative  et  dépendante  du  nouveau  Grand- 
Être,  composé  de  ses  propres  adorateurs. 

Le  principal  caractère  de  ce  servie»  fondamental,  qui  saac- 
tifiera  toute  notre  existence,  consiste  dans  une  immense  coopé- 
ration dont  aucun  organisme  moins  compliqué  ne  peut  sug- 
gérer l'idée.  Ge  consensus,  également  relatif  au  temps  et  è 
l'espace,  suscite  les  deux  degrés  nécessaires  du  sentiment  social, 
appréciant  d'abord  la  solidarité  actuelle  et  ensuite  la  continuité 
historique.  L'étude  approfondie  de  chaque  phénomène  social, 
statique  ou  dynamique,  y  manifestera  toujours  le  concours, 
direct  ou  indirect,  de  toutes-  les  existences  contemporaines  et 
de  toutes  les  générations  antérieures,  entre  certaines  limites, 
géographiques  et  chronologiques,  qui  s'écartent  à  mesure  que 
le  Grand-Être  se  développe.  Incontestable  envers  nos  pensées 
et  nos  affections,  cette  coopération  nécessaire  doit  convenir 
encore  davantage  à  nos  actions,  dont  les  résultats  exigent  un 
concours  plus  complet.  C'est  ce  qui  fait  le  mieux  sentir  com- 
bien est  fausse,  autant  qu'immorale,  la  notion  iu  droit  propre- 
ment dit,  qui  suppose  toujours  l'individualité  absolue.  La 
subordination  réelle  de  la  politique  à  la  morale  résulte  di- 
rectement de  ce  que  tous  les  hommes  doivent  être  conçus,  non 
comme  autant  d'êtres  séparés,  mais  comme  les  divers  organes 
d'un  seul  Grand-Être.  Aussi,  dans  toute  société  régulière, 
chaque  citoyen  fut-il  toujours  érigé  en  un  fonctionnaire  pu- 
blic, remplissant,  bien  ou  mal,  son  office,  spontané  ou  systé- 
matique. Ge  principe  fondamental  n'a  jamais  été  méconnu  em- 
piriquement que  pendant  la  longue  transition  révolutionnaire 
qui  s'achève  maintenant,  et  où  les  abus  d'une  organisation 
devenue  rétrograde  suscitèrent  une  anarchie  alors  progressive, 
mais  aujourd'hui  contraire  à  son  but  initial.  Le  positivisme  le 
mettra  hors  de  toute  atteinte  en  lui  procurant  une  pleine 
systématisation,  d'après  l'ensemble  des  connaissances  réelles. 


364  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Cette  démonstration  décisive  deviendra  la  base  rationnelle 
de  l'autorité  morale  du  nouveau  sacerdoce,  seul  apte  à  faire 
exactement  apprécier,  en  chaque  cas,  la  vraie  coopération, 
pour  déterminer  nettement  les  devoirs  correspondants.  Sans 
son  intervention  scientifique,  complétée  par  son  office  esthé- 
tique, le  sentiment  social  ne  pourrait  jamais  se  développer 
assez  pour  modifier  profondément  la  conduite  habituelle.  Car 
il  resterait  ainsi  borné  à  la  simple  solidarité  actuelle,  qui  n'en 
constitue  que  l'essor  rudimentaire.  Nos  plus  purs  socialistes 
fournissent  aujourd'hui  trop  d'exemples  de  cette  déplorable 
restriction,  qui,  laissant  le  présent  sans  racines  antérieures, 
nous  précipiterait  vers  un  avenir  indéterminé.  Dans  chaque 
phénomène  social,  surtout  moderne,  les  prédécesseurs  parti- 
cipent davantage  que  les  contemporains.  Les  travaux  matériels, 
dépendant  d'un  plus  vaste  concert,  sont  encore  plus  propres  à 
confirmer  l'intime  réalité  d'une  telle  appréciation.  Cette  conti- 
nuité nécessaire  manifeste  mieux  que  la  simple  solidarité  com- 
bien la  vie  collective  est  seule  réelle,  la  vie  individuelle  ne 
pouvant  exister  que  par  abstraction.  Notre  sociabilité  en  tire 
son  principal  caractère  :  car  beaucoup  d'autres  animaux  sen- 
tent la  coopération  simultanée,  tandis  que  nous  seuls  appré- 
cions et  développons  la  coopération  successive,  première  source 
de  notre  évolution  graduelle.  Le  sentiment  social  reste  donc 
très-imparfait,  et  fort  stérile,  ou  même  perturbateur,  quand 
il  se  borne  aux  relations  actuelles.  Toutes  les  aberrations  hos- 
tiles à  une  hérédité  quelconque  reposent  aujourd'hui  sur  ce 
vicieux  dédain  de  la  continuité  historique.  Car  la  science  réelle 
manque  seule  à  nos  utopistes  sincères  pour  confesser  et  ap- 
précier cette  erreur  radicale.  L'hérédité  collective,  qu'on  ne 
peut  sérieusement  contester,  les  conduirait  bientôt  à  mieux 
juger  l'hérédité  individuelle,  ou  plutôt  domestique.  Mais,  à 
mesure  que  la  pratique  les  poussera  à  se  rapprocher  de  la 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        365 

réalité,  ils  reconnaîtront  que  la  solidarité  ne  peut  pas  même 
être  assez  sentie  sans  la  continuité.  En  effet,  d'une  part,  l'ini- 
tiation personnelle  reproduit  spontanément  les  principales 
phases  de  révolution  sociale,  dont  la  marche  générale  est  donc 
indispensable  à  chacun  pour  comprendre  sa  propre  histoire. 
D'une  autre  part,  tous  les  états  successifs  du  Grand-Être  se 
retrouvent  aujourd'hui  chez  les  diverses  populations  qui  n'y 
sont  pas  encore  incorporées;  en  sorte  qu'on  ne  peut  sympathi- 
ser dignement  avec  elles,  sans  respecter  d'abord  la  chaîne  des 
temps  occidentaux.  Nos  généreux  socialistes  ou  communistes, 
surtout  prolétaires,  sentiront  bientôt  le  vice  et  le  danger  de 
cette  double  inconséquence,  et  ils  s'efforceront  de  combler  une 
lacune  mentale  qui  paralyse  leurs  efforts  moraux.  Les  prêtres 
de  l'Humanité  feront  encore  mieux  accueillir  l'ensemble  des 
études  historiques  chez  l'élément  le  plus  pur  et  le  plus  spontané 
du  pouvoir  modérateur.  Car  les  femmes  sont  naturellement 
disposées  à  apprécier  une  continuité  dont  elles  constituent  la 
première  source. 

Le  vrai  sentiment  social,  d'abord  de  solidarité,  et  puis  sur- 
tout de  continuité,  ne  peut  donc  se  raffermir  et  se  développer 
sans  cette  grande  base  scientifique,  qui  dépend  nécessairement 
de  l'ensemble  des  spéculations  positives.  Tel  est  le  premier  fon- 
dement, à  la  fois  rationnel  et  affectif,  de  l'inévitable  séparation 
des  deux  puissances  élémentaires  dans  le  régime  final.  A  mesure 
que  le  perfectionnement  social  deviendra  le  principal  but  de 
notre  activité,  on  sentira  davantage  que  l'on  ne  peut  modifier 
de  tels  phénomènes  sans  en  connaître  les  lois  naturelles.  Or 
leur  étude  ne  saurait  émaner  que  d'une  classe  éminemment 
contemplative,  vouée  à  cette  difficile  appréciation,  et  investie 
de  l'autorité  consultative  qui  en  résulte,  comme  de  l'office  di- 
dactique indispensable  à  sa  destination.  Si,  envers  les  moindres 

arts,  la  raison  occidentale  a  déjà  reconnu  que  la  théorie  ne 

28 


366  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

peut  être  cultivée  et  enseignée  que  par  des  penseurs  étrangers 
à  la  pratique,  elle  ne  saurait  tarder  à  prescrire  plus  fortement 
une  semblable  division  pour  l'art  le  plus  difficile  et  le  plus  im- 
portant. Une  telle  sagesse  prévaudra  nécessairement  sur  toutes 
les  tendances  contraires,  quand  on  concevra  partout  les  phé- 
nomènes correspondants  comme  assujettis  à  d'invariables  lois, 
dont  la  complication  et  la  dépendance  supérieures  constituent 
de  nouveaux  motifs  d'en  concentrer  l'étude  chez  les  vrais 
philosophes. 

Cette  séparation  systématique  devient  aussi  la  hase  néces- 
saire de  la  saine  politique  moderne  sous  un  second  aspect 
fondamental,  comme  autant  indispensable  à  la  digne  activité 
personnelle  qu'à  la  sage  coopération  sociale.  En  effet,  le  Grand- 
Être  n'est  pas  moins  caractérisé  par  l'indépendance  de  ses  di- 
vers éléments,  individuels  ou  plutôt  domestiques,  que  par  leur 
concours  universel.  Si  Tordre  exige  surtout  cette  dernière 
condition,  le  progrès  s'y  rapporte  davantage  à  l'autre.  Or  ces 
deux  nécessités,  également  impérieuses,  se  trouvaient  incon- 
ciliables dans  l'antiquité,  d'après  la  confusion  radicale  entre  le 
pouvoir  spirituel  et  le  pouvoir  temporel,  toujours  émanés  des 
marnes  organes,  sacerdotaux  ou  guerriers.  L'indépendance  y 
était  habituellement  sacrifiée  au  concours,  tant  que  l'état  sub- 
sistait. C'est  pourquoi  le  sentiment  du  progrès  y  resta  inconnu, 
même  aux  utopistes.  Aucune  conciliation  ne  put  surgir  entre 
oes  deux  conditions,  jusqu'à  ce  que  le  moyen  âge  suscitât  une 
admirable  tentative  pour  séparer  la  puissance  modératrice 
d'avec  le  pouvoir  directeur,  afin  que  la  politique  se  subordon- 
nât à  la  morale.  Dès  lors,  le  concours  dépend  surtout  d'une  libre 
adhésion,  du  cœur  et  de  l'esprit,  à  une  doctrine  universelle 
qui  impose,  sans  arbitraire,  des  règles  générales  de  conduite, 
autant  relatives  au  commandement  qu'à  l'obéissance.  C'est  sur- 
tout ainsi  que,  malgré  son  extrême  imperfection  mentale  et 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        367 

sociale,  cette  première  ébauche  comportait  déjà  de  précieux 
résultats,  moraux  et  politiques.  La  plus  énergique  indépen- 
dance put  alors  se  combiner  avec  le  plus  entier  dévouement, 
chez  tous  les  vrais  types  chevaleresques.  Aucune  classe  occi- 
dentale ne  resta  étrangère  à  ce  nouveau  mélange  entre  la  di- 
gnité personnelle  et  la  fraternité  universelle.  Cette  combinaison 
est  si  conforme  à  notre  nature,  qu'elle  se  réalisa  bientôt  sous 
la  première  systématisation  qui  put  l'instituer.  Sa  conservation 
empirique,  malgré  de  graves  altérations,  survécut  ensuite  au 
déclin  nécessaire  des  croyances  correspondantes,  surtout  cite* 
les  populations  préservées  du  protestantisme.  Par  là,  le  moyen 
âge  rendit  possible  la  théorie  générale  du  grand  organisme,  en 
dissipant  l'opposition  radicale  qu'offraient  jusqu'alors  ces  deux 
attributs  caractéristiques.  Ainsi,  la  môme  évolution  qui  réduisit 
le  théologisme  à  l'unité  provisoire  d'où  date  son  déclin,  prépara 
de  loin  l'avènement  nécessaire  de  l'unité  plus  complète  et  plus 
réelle  qui  doit  présider  au  régime  final. 

Mais,  malgré  le  mérite,  et  même  l'efficacité,  de  cette  ébauche 
prématurée,  elle  ne  put  instituer  une  solution  décisive,  incom- 
patible avec  l'esprit  et  le  caractère  d'un  tel  âge  intermédiaire. 
Le  principe  théologique  et  l'activité  militaire  repoussaient  éga- 
lement cette  séparation  normale  des  deux  puissances  théorique 
et  pratique.  Elle  ne  put  alors  obtenir,  pendant  quelques  siècles, 
une  existence  précaire  et  insuffisante  que  d'après  une  sorte 
d'équilibre  spontané,  toujours  flottant  entre  la  théocratie  et 
l'empire.  Au  contraire,  l'esprit  positif  et  le  caractère  indus- 
triel tendent  naturellement  vers  une  telle  division,  qui,  enfin 
systématisée,  garantit  aux  modernes  la  conciliation  fonda- 
mentale de  l'indépendance  avec  le  concours.  D'abord,  cet  état 
final  présente,  comme  le  régime  catholique,  et  à  un  plus  haut 
degré,  l'avantage  de  soumettre  la  conduite  de  tous  à  des  règles 
fondées  sur  la  persuasion  ou  la  conviction,  sans  aucune  origine 


968  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

oppressive.  Mais  la  nature  de  la  nouvelle  foi,  toujours  suscep- 
tible de  démonstration,  rendra  cette  spiritualité  très-supé- 
rieure à  l'ancienne,  autant  en  dignité  qu'en  stabilité.  Car 
la  discipline  catholique  n'avait  pu  éviter  l'arbitraire  qu'en 
substituant  des  volontés  surnaturelles  aux  simples  comman- 
dements humains.  Quelques  ressources  que  comportât  un  tel 
antagonisme,  la  vraie  liberté  n'y  pouvait  être  assex  garantie,  puis- 
qu'on devait  ainsi  obéir  toujours  à  des  ordres  inexplicables, 
dont  la  source  était  seule  changée.  Les  efforts  ultérieurs  des 
métaphysiciens  pour  fonder  notre  dignité  sur  la  soumission  aux 
lois  comportaient  encore  moins  de  succès.  Car  ils  tendaient 
finalement  à  rétablir  l'antique  empire  des  volontés  arbitraires, 
alors  dépouillées  seulement  de  la  sanction  théocratique  qui  les 
avait  rendues  à  la  fois  plus  respectables  et  moins  capricieuses. 
Cette  conciliation  entre  l'indépendance  et  le  concours,  qui  con- 
stitue la  vraie  liberté,  ne  peut  se  réaliser  qu'en  obéissant  à  des 
lois  objectives,  dégagées  de  toute  inspiration  subjective,  et  dès 
lors  accessibles  toujours  à  de  véritables  démonstrations.  Tel 
sera  l'immense  bienfait  social  du  génie  scientifique  convenable- 
ment étendu  aux  phénomènes  les  plus  complexes  et  les  plus 
importants.  L'homme  n'est  plus  alors  l'esclave  de  l'homme  :  il 
ne  cède  qu'à  une  nécessité  extérieure,  que  subissent  aussi  ceux 
qui  la  proclament;  ces  ordres  émanés  du  dehors  ne  nous  dé- 
gradent jamais,  même  quand  ils  sont  inflexibles.  Mais  la  nou- 
velle sagesse  nous  apprend,  d'ailleurs,  qu'ils  sont  presque 
toujours  modifiables,  surtout  en  ce  qui  concerne  nos  plus  émi- 
nents  attributs.  Alors  notre  dignité  cesse  d'être  passive,  et  nous 
vouons  toute  notre  existence,  individuelle  ou  collective,  au 
perfectionnement  continu  d'un  système  dont  nous  sommes  les 
chefs  réels.  Les  lois  naturelles  qui  le  constituent  deviennent  la 
base  nécessaire  de  notre  active  intervention,  soit  en  dirigeant 
nos  efforts,  soit  en  fixant  nos  desseins.  Mieux  elles  seront  con- 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        369 

nues,  plus  notre  conduite  s'affranchira  de  tout  commande- 
ment arbitraire  et  de  toute  obéissance  servile.  A  la  vérité,  ces 
règles  extérieures  peuvent  rarement  être  assez  déterminées 
pour  dispenser,  en  chaque  cas,  des  prescriptions  impératives. 
C'est  alors  au  cœur  qu'il  appartient  de  suppléer,  de  part  et 
d'autre,  à  l'insuffisance  de  l'esprit,  en  disposant  à  accomplir 
par  affection  les  injonctions  trop  peu  motivées.  Sans  pouvoir 
éviter  toujours  les  volontés  arbitraires,  il  suffit  à  notre  dignité 
qu'elles  soient  subordonnées  à  l'uniformité  des  lois  extérieures, 
et  que  la  raison  et  le  sentiment  tendent  constamment  à  en 
réduire  le  domaine  journalier.  Or  cette  double  condition  çst 
certainement  remplie  par  l'ensemble  du  régime  positif,  où  la 
vie  industrielle  et  l'esprit  scientifique  concourent  à  rendre 
chacun  de  plus  en  plus  indépendant  de  tout  caprice  individuel 
en  même  temps  que  mieux  adhérent  à  l'organisme  universel. 
Le  positivisme  garantit  donc  la  liberté  et  la  dignité  en  leur 
donnant  pour  base  inébranlable  l'assujettissement  des  phéno- 
mènes sociaux,  comme  de  tous  les  autres,  à  des  lois  naturelles, 
modifiables,  entre  certaines  limites,  par  notre  sage  activité, 
surtout  collective.  Il  ne  faut  attendre,  au  contraire,  qu'op- 
pression et  dégradation  de  toutes  les  utopies  métaphysiques 
où  l'on  suppose  la  société  indéfiniment  livrée,  sans  aucune  im- 
pulsion spontanée,  aux  volontés  législatives,  et  où  le  concours 
ne  s'obtient  qu'en  étouffant  l'indépendance,  comme  dans  l'an- 
tiquité. 

C'est  ainsi  que  le  culte  final  systématise  l'existence  active  du 
Grand-Être,  d'après  l'ensemble  de  ses  lois  naturelles,  soit  en 
y  complétant  l'instinct  de  la  solidarité  par  le  sentiment  de  la 
continuité,  soit  en  conciliant  l'indépendance  inévitable  de  ses 
divers  organes  avec  leur  concours  indispensable.  Alors  la  poli- 
tique peut  enfin  se  subordonner  réellement  à  la  morale,  parce 
que  le  devoir  remplace  le  droit.  Le  pouvoir  théorique  proclame 


37U  IflRB  M  FOUnOOK  WjWWVI. 

des  régies  irrécusables,  où  la  raison  et  le  sentiment  concourait 
toujours  pour  modifier  l'activité.  Quels  que  soient  les  organes  du 
pouvoir  pratique,  son  exercice  se  trouve  constamment  moralisé. 
Tous  les  systèmes  métaphysiques  se  bornent,  au  contraire,  à 
fégtat  l'accès  ou  l'étendue  de  chaque  autorité,  sans  fournir 
ensuite  aueuà  principe  de  conduite,  ni  d'appréciation. 

De  l'ensemble  du  culte  actif  de  l'Humanité,  il  faut  maintenant 
passer  à  sa  division  essentielle,  pour  achever  de  caractériser  la 
séparation  normale  qui  constitue  le  principe  fondamental  de  k 
politique  positive. 

L'activité  continue  du  Grand-Être  se  rapporte  ou  à  sa  condi- 
tion extérieure  ou  à  sa  propre  nature.  Quoique  chacune  de  ces 
deux  grandes  fonctions  concerne  à  la  fois  Tordre  et  le  progrès, 
là  première  est  surtout  relative  à  la  conservation,  et  la  seconde 
au  perfectionnement.  Cet  immense  organisme  doit  d'abord, 
comme  tout  autre,  agir  sans  cesse  sur  le  milieu  correspondant, 
pour  maintenir  et  étendre  son  existence  matérielle.  Sa  vie  pra- 
tique est  donc  vouée  surtout  à  satisfaire  ces  besoins  irrésistibles, 
qui  exigent  la  reproduction  permanente  d'abondants  maté- 
riaux. Cette  élaboration  perpétuelle  tend  bientôt  à  dépendre 
davantage  du  concours  successif  des  générations  que  du  concours 
simultané  des  individus.  Même  dans  ces  fonctions  grossières, 
mais  indispensables,  nous  travaillons  surtout  pour  nos  succes- 
seurs, et  nos  principales  satisfactions  proviennent  de  nos  pré- 
décesseurs. Chaque  génération  produit,  au  delà  de  ses  propres 
besoins,  des  richesses  matérielles  destinées  à  faciliter  le  travail 
et  à  préparer  la  subsistance  de  la  suivante.  Les  organes  de  cette 
transmission  deviennent  ainsi  les  chefs  naturels  de  l'élabo- 
ration industrielle,  où  les  avantages  attachés  à  la  posses- 
sion de  ces  instruments  et  provisions  ne  peuvent  être  com- 
pensés que  par  une  incapacité  exceptionnelle.  Cet  ascendant 
pratique  s'établit  d'autant  mieux  que  les  capitaux  tendent  na- 


CONCLUSION'  GÉftAlALfi  DU  DfSCOGti?  PRÉLIMINAIRE.        371' 

turellement  à  s'accumuler  chez  les  administrateurs  prudents  et 
habiles. 

Tels  sont  les  chefs  temporels  de  la  société  moderne.  Le  culte 
final  doit  les  consacrer  comme  les  organes  nutritifs  du  Grand- 
Être,  soit  qu'ils  recueillent  et  préparent  les  matériaux  assimila- 
bles, soit  qu'ils  les  distribuent  partout,  sous  l'impulsion  con- 
tinue d'un  appareil  central.  Fiers  de  leur  importance  directe  et 
journalière,  poussés  d'ailleurs  par  les  instincts  personnels  qui 
seuls  peuvent,  d'ordinaire,  stimuler  leur  activité  soutenue,  ils 
tendent  naturellement  à  abuser  de  leur  prépondérance  pratique 
pour  imposer  le  joug  d'une  ignoble  nécessité,  inaccessible  au 
sentiment  et  à  la  raison.  Leur  impire  spontané  a  donc  besoin 
d'être  sans  cesse  modéré  par  le  concours  des  forces  morales. 
Telle  est  la  principale  destination  politique  de  la  seconde  fonc- 
tion générale  du  Grand-Être. 

Directement  relative  à  son  perfectionnement  propre,  même 
physique,  mais  surtout  intellectuel  et  moral,  cette  existence  ce* 
rébrale  y  semble  d'abord  réduite,  comme  dans  les  organisme» 
inférieurs,  à  seconder  l'élaboration  nutritive.  Néanmoins,  elle 
développe  bientôt  un  charme  qui  lui  est  propre,  et  d'où  résulte 
notre  principal  bonheur.  Alors  nous  concevrions,  au  contraire, 
la  vie  humaine  comme  destinée  au  libre  essor  de  la  raison,  de 
l'imagination,  et  surtout  du  sentiment,  si  les  exigences  prati- 
ques ne  nous  ramenaient  sans  cesse  à  une  triste  activité.  Ne 
pouvant  jamais  prévaloir,  cette  éminente  fonction,  outre  ses  sa* 
tisfactions  directes,  devient  notre  principale  ressource,  d'abord 
spontanée,  puis  systématique,  pour  régler  l'action  plus  ou 
moinB  aveugle  des  organes  nutritifs,  par  le  concours  habituel 
de  l'esprit  avec  e  cœur.  La  source  la  plus  pure  et  la  plus  natu- 
relle de  cette  réaction  morale  consiste  dans  l'influence  féminine, 
qui  représente  l'existence  affective  du  cerveau  individuel.  Mais 
elle  ne  comporte  une  pleine  efficacité  que  d'après  sa  combi- 


S7î  ifiiiitt  m  politique  positive* 

naison  avec  la  puissance  philosophique,  laquelle;  maigri  sa 
faible  énergie  directe,  devient  aussi  indispensable  à  l'organisme 
collectif  que  l'est,  pour  l'individu,  l'office  spéculatif  dn  cerveau. 
A  ees  deux  éléments  nécessaires  du  pouvoir  modérateur,  la  ma- 
turité du  Grand-Être  en  joint  un  troisième,  qui  complète  cette 
organisation  et  constitue  la  principale  base  de  son  intervention 
politique»  en  disant  enfin  surgir  la  fonction  active  du  cerveau 
social,  l'influence  prolétaire. 

De  cet  élément  complémentaire,  dépend,  en  effet,  la  seule 
solution  possible  du  grand  problème  humain,  l'ascendant  de  la 
sociabilité  sur  la  personnalité.  Exclu  du  pouvoir  pratique,  par 
son  défaut  de  loisir  et  de  richesse,  il  y  est  pourtant  indispen- 
sable pour  l'exécution  des  travaux  d'où  émane  la  prépondé- 
rance temporelle.  Lié  au  pouvoir  théorique,  d'après  des  goûts 
semblables  et  des  situations  analogues,  il  en  attend  surtout  une 
éducation  systématique,  dont  il  éprouve  profondément  le  be- 
soin, comme  source  de  dignité  et  d'amélioration  autant  que  de 
bonheur  direct.  Malgré  le  temps  qu'ils  absorbent,  les  travaux 
populaires  laissent  une  grande  disponibilité  à  des  esprits  qui,  ne 
pouvant  se  restreindre  à  de  telles  spécialités,  aspirent  ordinai- 
rement aux  vues  générales,  en  y  demandant  toujours  le  con- 
cours de  l'utilité  avec  la  réalité.  En  même  temps,  les  cœurs 
prolétaires,  étrangers  à  d'ardentes  préoccupations  de  grandeur 
ou  de  richesse,  sont  mieux  disposés  à  l'essor  habituel  des  sen- 
timents généreux,  dont  leur  existence  manifeste  davantage  le 
charme  et  l'efficacité.  Ne  pouvant  prévaloir  que  par  le  nombre, 
le  peuple  tend  plus  à  l'union  que  ses  chefs  temporels,  dont 
chacun  possède  une  prépondérance  matérielle  qu'il  suppose 
irrésistible,  et  qui  pousse  à  l'isolement.  C'est  ainsi  que  le  pou- 
voir modérateur  trouve  naturellement,  auprès  des  puissances 
pratiques  dont  il  doit  modifier  l'ascendant  spontané,  un  éner- 
gique auxiliaire,  pleinement  accessible  à  l'influence  morale, 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        373 

dont  il  devient  le  plus  ferme  appui.  A  la  fois  spécial  et  général, 
actif  et  spéculatif,  sans  cesser  d'être  éminemment  affectif,  le 
peuple  constitue  l'intermédiaire  nécessaire  entre  l'autorité 
théorique  et  l'autorité  pratique ,  auxquelles  il  se  lie  presque 
également,  soit  pour  l'éducation  et  le  conseil,  soit  pour  le  tra- 
vail et  l'assistance.  Il  représente  l'énergie  du  Grand-Être, 
comme  les  femmes  sa  tendresse,  et  les  philosophes  sa 
raison. 

La  réaction  systématique  de  cette  triple  influence  cérébrale 
doit  d'abord  respecter  les  fonctions  indispensables  de  l'appa- 
reil nutritif,  avant  de  procéder  à  leur  moralisation.  Elle  ne 
doit  les  régler  qu'en  les  ennoblissant,  d'après  leur  saine  appré- 
ciation continue.  Sans  doute,  il  faut  surmonter  le  vain  orgueil, 
aussi  irrationnel  qu'immoral ,  qui  dispose  les  chefs  temporels 
de  la  société  moderne  à  se  regarder  comme  les  créateurs  et 
les  arbitres  de  la  puissance  matérielle  fondée  par  (l'ensemble 
de  leurs  contemporains  et  de  leurs  prédécesseurs.  Mais,  en  les 
érigeant  désormais  en  vrais  fonctionnaires  publics,  chargés  de 
l'administration  des  capitaux  et  de  la  direction  des  tra- 
vaux matériels,  il  faut  honorer  et  consolider  leur  précieux 
office,  au  lieu  de  le  dégrader  ou  de  le  comprimer.  La  sépara- 
tion normale  des  deux  puissances  y  conduit  aussitôt,  en  ren- 
dant surtout  morale  leur  responsabilité  habituelle,  qu'une 
métaphysique  subversive  conçoit  toujours  comme  politique. 
Quand  le  nouveau  sacerdoce  aura  épuisé ,  auprès  d'eux ,  les 
moyens  de  conviction  et  de  persuasion  résultés  de  l'éducation 
universelle,  il  pourra  recourir  au  blâme  systématique,  auquel 
l'adhésion  populaire  et  la  sanction  féminine  procureront,  dans 
chaque  cité,  et  autour  de  chaque  foyer,  une  redoutable  effica- 
cité. Pour  réprimer  les  déviations  extrêmes,  ce  moyen  normal 
pourra  s'étendre  jusqu'à  l'excommunication  sociale,  qui,  en  cas 
opportun,  deviendra,  par  ce  double  appui,  plus  décisive  qu'au 


374  êrtfttMÈ  h  MunQiTB  roanrtB. 

moyea  âge,  où  le  pouvoir  modérateur  n'était  qu'ébauché.  Mai», 
même  alors,  la  répression  doit  rester  purement  morale.  Si, 
par  une  exception  qui  deviendra  de  plus  en  plus  me,  l'abus 
exige  quelques  mesures  politiques,  le  pouvoir  temporel  en  sent 
seul  juge. 

Malgré  h»  récriminations  métaphysiques  contre  la  transmis 
sien  héréditaire  des  richesses  matérielles,  cette  disciplina  mo- 
rale contiendra  presque  toujours  les  principaux  abus  de  ea 
mode  naturel.  En  substituant  les  devoirs  aux  droits,  on  s'inquiète 
peu  [des  possesseurs  actuels  d'une  force  quelconque ,  pourvu 
que  l'exercice  en  soit  bien  réglé*  Le  positivisme  fera  d'ailleura 
ressortir  les  avantagea  sociaux  d'un  tel  mode,  envers  des  fonc- 
tions qui,  n'exigeant  aucune  rare  capacité,  comportent  mieux  le 
simple  apprentissage  domestique.  Surtout  sous  l'aspect  mont, 
les  hommes  toujours  habitués  à  la  richesse  sont  plus  suscep- 
tibles de  générosité  que  ceux  qui  l'ont  lentement  amassée', 
même  avec  loyauté.  Ainsi,  le  mode  qui,  au  début,  s'appliquait 
à  toutes  les  fonctions,  peut  indéfiniment  convenir  à  celles 
qui  supposent  le  moins  d'habileté  spéciale,  quand  elles  s* 
bornent  à  la  conservation  des  capitaux ,  sans  participer  à  leur 
emploi.  Si  on  instituait  d'autres  conservateurs,  le  service  public 
n'en  serait  pas  mieux  garanti.  L'industrie  moderne  a  déjà 
constaté  la  supériorité;administrative  des  directeurs  privés, 
auxquels  tendent  à  passer  tous  les  offices  sociaux  qui  compor» 
tent  une  telle  transformation ,  interdite  seulement  envers  le* 
fonctions  théoriques,  à  jamais  investies  du  caractère  collectif. 
D'envieuses  déclamations  contre  les  fortunes  héréditaires  ne 
sauraient  empêcher  leurs  possesseurs  de  devenir  souvent  les 
plus  utiles  organes  de  l'Humanité,  pourvu  qu'une  sage  éduca- 
tion, convenablement  assistée  par  l'opinion  universelle,  y  dis- 
pose au  bien  d'heureux  naturels.  Malgré  la  pauvreté  propre 
aux  trois  éléments  nécessaires  du  pouvoir  modérateur,  ce  n'est 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        375 

point  dans  leur  sein  que  surgiront  ces  vaines  récriminations,  à 
moins  que  quelques  membres  n'y  méconnaissent  la  dignité  et 
les  conditions  de  leur  commun  office,  affectif,  spéculatif,  ou  actif. 
Les  seuls  intérêts  matériels  que  la  force  morale  doive  dé- 
battre avec  la  puissance  politique  se  trouvent  réglés  par  deux 
principes  généraux,  résultés  d'une  exacte  appréciation  de 
l'ordre  naturel.  D'une  part,  [homme  doit  nourrir  la  femme; 
d'une  autre  part,  la  classe  active  doit  nourrir  la  classe  contem- 
plative. Telles  sont  les  deux  conditions  fondamentales  qu'im- 
pose, évidemment,  la  nature  du  Grand-Être,  afin  que  ses 
fonctions  affectives  ou  spéculatives  puissent  dignement  s'ac- 
complir. Le  bonheur  privé  et  le  bien  public  dépendent  tant  de 
la  prépondérance  du  sentiment  sur  la  raison  et  sur  l'activité, 
qu'elle  ne  sera  jamais  trop  achetée,  au  prix  de  l'inaction  in- 
dustrielle d'une  moitié  de  notre  espèce.  Chez  les  moindres 
tribus,  le  sexe  actif  accepte,  à  cet  égard,  une  obligation  con- 
tinue, qui  distingue  toujours  l'amour  humain,  même  le  plus 
grossier,  du  simple  appétit  animal.  A  mesure  que  le  Grand- 
Être  se  développe,  cette  condition  d'existence  s'y  prononce 
davantage  et  s'y  satisfait  mieux.  Le  culte  final  l'érigé  en  devoir 
fondamental,  dont  rien  ne  saurait  habituellement  dispenser,  ni 
l'individu,  ni  l'espèce.  Quant  à  l'autre  condition,  l'ancien  sa- 
cerdoce l'a  depuis  longtemps  consacrée;  et  l'anarchie  ac- 
tuelle la  respecte  essentiellement ,  là  du  moins  où  le  protes- 
tantisme n'a  pas  trop  laissé  prévaloir  l'individualité.  En  la 
systématisant  comme  indispensable  aux  fonctions  théoriques 
de  l'Humanité,  on  devra  plutôt  la  restreindre  que  l'étendre, 
surtout  par  comparaison  au  régime  antérieur,  où  la  richesse 
seconda  beaucoup  la  dégénération  spontanée  du  catholicisme. 
Pour  que  la  séparation  normale  des  deux  puissances  soit  pleine- 
ment établie ,  il  importe  que  les  nouveaux  philosophes  restent 
toujours  aussi  étrangers  à  la  fortune  qu'à  la  domination.  Si  les 


Illfin  MB  FOUIKHJB  POSMIS. 

piètres  de  l'Humanité  doivent  être  autant  exclut  que  les  femmes 
de  toute  autorité  pratique.  Ut  ne  doivent  pat  être  plus  riches 
que  les  prolétaires,  en  proportion  des  convenances  propres  à 
leur  office  social.  C'est  à  ce  double  titre  qu'ils  pourront  pro- 
clamer dignement  des  opinions  et  des  conseils  dont  la  pureté 
ne  sera  jamais  douteuse. 

Dans  leur  administration  normale  de  la  commune  richesse, 
les  chefs  temporels  devront  donc  satisfaire  à  ces  deux  conditions 
nécessaires,  pour  le  règlement  privé  des  salaires  industriels  et 
la  rétribution  publique  des  travaux  théoriques.  Quelque  diffi- 
cile que  puisse  aujourd'hui  sembler  leur  accomplissement  ha- 
bituel, c'est  à  ce  prix  légitime  que  l'équilibre  pratique  de- 
viendra stable.  Les  possesseurs  actuels  d'une  prééminence  qui 
ne  peut  plus  reposer  sur  de  vains  droits  personnels  pourront 
déclarer  inacceptable  un  tel  programme.  En  ce  cas  f  leurs 
fonctions  passeront,  d'une  manière  quelconque,  à  de  nou- 
veaux organes,  jusqu'à  ce  que  le  Grand-Être  ait  trouvé  des 
serviteurs  qui  ne  reculent  pas  devant  leur  office  fondamental , 
condition  nécessaire  de  la  prééminence  qu'ils  poursuivent. 
Mais,  entre  ces  justes  limites,  leur  salutaire  prépondérance 
sera  chérie  et  respectée,  comme  indispensable  à  la  suprême 
existence.  L'esprit  et  le  cœur  s'accorderont  pour  dissiper  par- 
tout lejB  ignobles  passions  et  les  doctrines  subversives  que  sus- 
cite aujourd'hui  une  puissance  qui,  depuis  le  déclin  de  la  dis- 
cipline catholique,  prétend  rejeter  toute  véritable  obligation 
morale,  au  nom  de  ses  titres  chimériques.  Elle  sentira  bientôt 
que  de  telles  prescriptions,  qui  laissent  à  chacun  le  mérite 
d'une  exécution  volontaire,  permettent  seules  aux  riches  d'évi- 
ter la  tyrannie  politique  qui  les  menace  aujourd'hui.  Alors  la 
libre  concentration  des  fortunes  sera  généralement  appréciée 
comme  indispensable  à  leur  pleine  efficacité,  surtout  sociale; 
car  de  grands  devoirs  supposent  de  grandes  forces. 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        377 

C'est  ainsi  que  les  prêtres  de  rHumanité.accompliront  la  ré- 
génération morale  de  la  puissance  matérielle,  afin  que  l'appareil 
nutritif  fonctionne  convenablement  pour  tous  les  organes  du 
Grand-Être.  Renonçant  alors  à  des  luttes  trop  légitimes,  mais 
passagères,  le  peuple  développera  dignement  ses  dispositions 
naturelles  à  la  vénération,  en  devenant  d'ordinaire  aussi  su- 
bordonné à  ses  chefs  temporels  que  confiant  envers  ses  chefs 
spirituels.  Les  prolétaires  sentiront  que  le  vrai  bonheur,  nulle- 
ment propre  à  la  richesse,  dépend  surtout  des  satisfactions 
intellectuelles,  morales,  et  sociales,  auxquelles  ils  sont  mieux 
appelés  que  leurs  supérieurs.  Il  renonceront  sans  regret  aux 
jouissances  de  cupidité  et  de  domination ,  qui  constituent  la 
récompense  naturelle  des  instincts  d'où  émane  la  stimulation 
pratique.  Après  le  consciencieux  accomplissement  de  son  office 
spécial,  chacun  d'eux  n'aura  d'autre  ambition  que  de  remplir 
dignement  sa  fonction  générale  comme  auxiliaire  actif  du  pou- 
voir théorique ,  en  concourant,  par  de  sages  discussions  jour- 
nalières, à  former  la  véritable  opinion  publique.  Éclairé  sur 
les  vraies  conditions  du  gouvernement  spirituel,  le  peuple 
n'accordera  sa  confiance  qu'à  un  sacerdoce  toujours  disposé  à 
subordonner  l'esprit  au  cœur,  en  garantissant  la  moralité  de  la 
science  réelle  par  une  constante  abnégation  temporelle.  Si  une 
vicieuse  ambition  entraînait  quelques  philosophes  à  de  vaines 
prétentions  politiques ,  les  prolétaires  sauraient  leur  appliquer 
énergiquement  la  doctrine  universelle  pour  maintenir  le  juste 
ascendant  de  l'autorité  pratique.  Quoique  l'art  doive  toujours 
subordonner  à  la  science  ses  inspirations  générales ,  lui  seul 
doit  pourtant  diriger  l'application  quelconque  des  théories  po- 
sitives. L'incapacité  pratique  des  théoriciens,  déjà  reconnue 
envers  les  moindres  arts,  sera  dès  lors  systématiquement  pro- 
clamée, surtout  pour  les  fonctions  politiques.  Aux  philosophes, 
l'éducation,  et,  par  suite,  le  conseil;  aux  chefs  industriels, 


faction,  et  d'cbord  le  nne— anlwnnnt  :  telle 


indispensable  à  l'harmonie  du  Grand-fitre. 
Le  cnlte  actif  de  lHamanité,  complétant  ton  culte 
platif  etoCKtif,  fi»  donc  le  mi  caractère  général  de  1» 
réorganissfion  politique  qui  puisse  terminer  le  grande 
tien  occidentale»  Mois  cette  vénération  finale  de  tentes  lea 

StJtntîftnf  fT^W  mi  pitt  Àtrm*âmt»*aiL  aammiiiM1  anjn—id^M^ 

pnisnTollo  exige  le  reconstruction  prtolihhi  des  opinions  et 
m»,  qni  demande  en  moins  une  génération,  d'epnès  les 

intervalle,  le  pelîtiqne  doit  donc  rester  essentiellement  prarvi* 
oofae,  quoique  dominée  per  le  couidéntion  de  l'état  finaL  11 
■fy*  maintenant  de  lecomm  que  le  principe  affectif  dn  nouesan 
fégpne,  la  subordination  continne  de  le  politique  à  la  moral*. 
BUe  constitue,  en  effet,  le  vrai  sons  organique  de  le  psodora»- 
tienf  désonnais  irrévocable ,  de  la  république  française,  con- 
sacrant toutes  les  existences  quelconques  au  service  de  l'Hu- 
manité. Quant  à  la  systématisation  qui  peut  seule  réaliser  ce 
principe  fondamental,  le  positivisme  en  a  posé  les  bases,  maie 
la  raison  publique  ne  les  a  pas  encore  adoptées.  Toutefois,  on 
doit  espérer  la  prochaine  consécration,  surtout  spontanée ,  de 
le  devise  qui  caractérise  cette  nouvelle  philosophie  politique. 

Destinée  à  manifester  une  irrévocable  renonciation  au  régime 
ancien ,  mais  sans  pouvoir  aucunement  indiquer  la  nature  de 
l'état  final ,  la  partie  négative  de  la  révolution  se  résuma  tout 
entière  dans  une  devise  profondément  contradictoire,  Liberté, 
Égalité,  qui  repoussait  toute  organisation  réelle.  Car  un  libre 
essor  développe  nécessairement  les  différences  quelconques, 
surtout  mentales  et  morales;  en  sorte  que,  pour  maintenir  le 
niveau ,  il  faut  toujours  comprimer  l'évolution.  Mais  cette  in- 
cohérence radicale  n'altérait  point  l'énergie  négative  de  cette 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        379 

formule  initiale,  où  la  haine  du  passé  suppléait  à  la  conception 
de  l'avenir.  Sa  tendance  progressive  modérait  alors  sa  nature 
anarchique,  au  point  d'inspirer  la  première  tentative  directe 
pour  fonder  la  vraie  politique  sur  l'ensemble  de  l'histoire,  dans 
Tébauche  immortelle,  quoique  avortée,  qu'essaya  mon  émi- 
nent  précurseur  Condorcet.  Ainsi,  la  prépondérance  finale  de 
l'esprit  historique  s'annonçait  déjà  sous  le  principal  ascendant 
d'un  esprit  anti-historique. 

La  longue  rétrogradation  qui  dut  suivre  cet  ébranlement  dé- 
cisif ne  comporta  jamais  de  véritable  devise,  d'après  la  secrète 
antipathie  qu'elle  inspira  toujours  aux  tètes  pensantes  et  aux 
cœurs  énergiques.  Elle  ne  pouvait  laisser  d'autres  résultats  du- 
rables que  l'universelle  conviction,  d'abord  expérimentale,  puis 
systématique,  de  l'impuissance  organique  de  la  métaphysique 
révolutionnaire,  et  l'élaboration  historique  qui  concourut  à 
préparer  le  positivisme  par  une  première  appréciation  du 
moyen  âge. 

Quand  une  mémorable  secousse  eut  terminé  cette  réaction 
rétrograde,  commencée  par  Robespierre,  développée  par  Bo- 
naparte, et  prolongée  par  les  Bourbons,  la  halte  équivoque  qui 
vient  de  finir  fit  surgir  une  nouvelle  devise  passagère»  La  ce* 
lèbre  formule  Liberté,  Ordre  public y  qui  prévalut  ainsi  pendant 
une  demi- génération,  caractérisa  fidèlement  le  milieu  social 
d'où  elle  émanait.  Sa  signification  fut  d'autant  plus  réelle  que 
sa  source  fut  purement  spontanée,  sans  jamais  susciter  aucune 
sanction  solennelle.  Me  indiquait  une  raison  publique  qui,  ne 
voyant  sur  aucun  drapeau  la  vraie  formule  de  l'avenir  social, 
se  bornait  à  prescrire  la  conciliation  des  deux  conditions  indis- 
pensables à  sa  préparation.  Cette  seconde  devise  se  rapprocha 
davantage  que  la  première  du  but  organique  de  la  révolution. 
On  y  élimina  la  notion  antisociale  d'égalité,  dont  tous  les  avan- 
tages moraux  se  retrouvent,  sans  aucun  danger  politique,  dans 


380  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

le  sentiment  indestructible  de  la  fraternité  universelle,  qui,  en 
Occident,  n'a  plus  besoin,  depuis  le  moyen  âge,  d'être  distinc- 
tement formulé.  La  grande  notion  de  Tordre  s'y  trouvait  em- 
piriquement  introduite,  avec  la  réserve  propre  à  un  temps  où 
l'anarchie  des  esprits  et  des  cœurs  prescrivait  de  se  borner  à 
Tordre  matériel,  intérieur  et  extérieur. 

Cette  devise  provisoire  ne  pouvait  suffire  depuis  que  l'ascen- 
dant politique  du  principe  républicain  nous  ouvre  directement 
la  partie  positive  de  la  révolution,  déjà  commencée,  pour  les 
vrais  philosophes,  quand  je  fondai  la  véritable  science  sociale. 
Mais,  en  abandonnant  une  telle  formule,  la  raison  publique  ne 
saurait  la  remplacer  par  une  consécration  rétrograde  de  celle 
qui  ne  convenait  qu'à  Tébranlement  initial.  Quoique  le  défaut 
total  de  convictions  sociales  explique  maintenant  cette  sorte  de 
résurrection  officielle,  elle  n'empêchera  point  les  bons  esprits 
et  les  cœurs  honnêtes  d'adopter  spontanément  la  devise  systé- 
matique de  l'avenir,  Ordre  et  Progrès.  Son  caractère,  à  la  fois 
philosophique  et  politique,  a  été  assez  expliqué,  dans  la  seconde 
partie  de  ce  discours,  pour  que  je  doive  ici  me  borner  à  indi- 
quer sa  filiation  et  son  avènement.  Elle  se  rattache  à  la  précé- 
dente, ainsi  que  celle-ci  se  liait  à  la  première,  par  Tun  des  élé- 
ments de  cette  combinaison  sociale,  nécessairement  binaire 
comme  toute  autre  quelconque,  même  inorganique.  D'ailleurs, 
elle  consacre  aussi,  à  sa  manière,  la  notion  commune  aux  deux 
autres,  puisque  tout  progrès  suppose  la  liberté.    Mais  elle 
accorde  directement  à  Tordre  la  prééminence  qui  lui  convient, 
et  sans  laquelle  il  ne  peut  embrasser  l'ensemble  de  son  do- 
maine naturel,  à  la  fois  public  et  privé,  théorique  et  pratique, 
'  moral  et  politique.  En  y  associant  le  progrès,  comme  but  et 
manifestation  de  Tordre,  elle  proclame  une  notion  qui,  pré- 
parée par  Tébranlement  initial,  dominera  la  terminaison  orga- 
nique de  la  révolution  occidentale.  La  conciliation,  jusqu'alors 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        381 

impossible,  de  ces  deux  grands  attributs,  est  déjà  systématisée 
pour  tous  les  esprits  avancés.  Quoique  la  raison  publique  ne 
Tait  pas  encore  sanctionnée,  tous  les  vœux  spontanés  s'y  rap- 
portent depuis  la  dernière  phase  de  la  rétrogradation.  Un  con- 
traste décisif  annonce  son  prochain  avènement,  d'après  la 
coïncidence  croissantequi  se  manifeste  maintenant  entre  les  ten- 
dances rétrogrades  et  les  tendances  anarchiques,  de  plus  en 
plus  liées  aux  mêmes  inspirations. 

Mais  en  supposant  accompli,  à  cet  égard,  ce  qui  n'est  encore 
que  présumé,  une  telle  combinaison  de  la  devise  systématique 
de  l'avenir  avec  son  principe  fondamental  ne  saurait  suffire  pour 
commencer  aujourd'hui  la  politique  définitive,  qui  suppose  la 
terminaison  préalable  de  l'interrègne  spirituel.  Pendant  la  gé- 
nération qu'exige  cette  grande  élaboration,  où  tous  les  esprits 
et  tous  les  cœurs,  surtout  prolétaires  et  féminins,  doivent  assister 
le  sacerdoce  philosophique,  il  faut  donc  instituer  une  politique 
ouvertement  provisoire,  destinée  à  maintenir,  au  dedans  et  au 
dehors,  l'ordre  indispensable  à  la  transition  occidentale.  Le 
positivisme  suffit  aussi  à  cet  office  exceptionnel,  d'après  son 
exacte  appréciation  historique  des  deux  états  entre  lesquels  il 
doit  ménager  un  intermédiaire  passager. 

Sa  solution  consiste  à  ériger  aujourd'hui  un  nouveau  gouver- 
nement révolutionnaire,  aussi  adapté  à  la  partie  positive  de  la 
révolution  que  le  fut,  pour  la  partie  négative,  l'admirable  créa- 
tion politique  de  la  Convention.  Il  est  caractérisé  par  une  in- 
time conciliation  entre  le  plein  essor  de  la  liberté  d'exposition 
ou  de  discussion  et  la  prépondérance  pratique  du  pouvoir  cen- 
tral, dignement  régénéré.  L'examen,  oral  ou  écrit,  y  devient 
complètement  libre,  soit  en  supprimant  une  oppressive  législa- 
tion, fiscale  ou  pénale,  réduite  désormais  à  l'obligation  de  tout 
signer  ;  soit  en  brisant  l'ignoble  mur  élevé  par  les  psychologues 
contre  l'appréciation  privée  des  hommes  publics  ;  soit  surtout 

29 


382  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

en  détruisant  le  double  budget  officiel,  théologique  ou  méta- 
physique, qui  seul  empêche  aujourd'hui  la  vraie  liberté  d'ensei- 
gnement. D'après  cette  garantie  fondamentale,  le  pouvoir  central 
ne  pouvant  plus  inspirer  de  sérieuses  inquiétudes  de  rétro- 
gradation, sa  prépondérance  nécessaire  sur  le  pouvoir  local  ac- 
querra,sansdanger,  l'intensité  qu'exige  aujourd'hui  le  maintien 
de  Tordre  matériel  au  milieu  de  l'anarchie  mentale  et  morale. 
C'est  pourquoi  l'assemblée  française,  réduite  à  environ  deux 
cents  membres,  ne  conserverait  d'autres  attributions  que  le 
vote  annuel  de  l'impôt  proposé  par  le  comité  gouvernant,  et 
l'appréciation  des  comptes  antérieurs.  Toutes  les  mesures  poli- 
tiques, tant  législatives  qu'executives,  appartiendraient  au  pou- 
voir central,  assujetti  seulement  à  les  soumettre  d'avance  à  la 
libre  discussion  des  journaux,  des  réunions  populaires,  et  des 
penseurs  tsdés,eans  que  cette  universelle  consultation  lui  im- 
posât jamais  aucune  entrave.  Ayant  ainsi  garanti  la  tendance 
toujours  progressive  du  comité  directeur,  il  reste  à  le  composer 
de  façon  à  y  assurer  un  caractère  toujours  pratique,  indispen- 
sable à  sa  destination  transitoire.  C'est  ce  qu'indique  aussi  la 
théorie  positive,  en  choisissant,  parmi  les  prolétaires,  les  seuls 
hommes  d'État  qui  puissent  aujourd'hui  succéder  dignement  à 
ceux  de  la  Convention.  Le  pouvoir  central  serait  donc  con- 
féré à  trois  gouverneurs  populaires,  qui  réuniraient  toutes  les 
attributions  ministérielles  aux  fonctions  royales,  en  dirigeant, 
l'un  le  dedans,  l'autre  le  dehors,  et  le  troisième  les  finances. 
Ils  convoqueraient  et  dissoudraient,  sous  leur  responsabilité 
morale,  l'assemblée  locale,  où,  sans  aucune  prescription 
formelle,  prévaudraient  bientôt  les  chefs  industriels,  pour 
un  office  gratuit,  toujours  conforme  à  leurs  occupations 
journalières.  Bans  les  mutations  personnelles  propres  à  cette 
transition,  ce  petit  nombre  de  directeurs  maintiendrait  assez 
la  eontinuité,  en  permettant  de  représenter  distinctement 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.         383 

la  phase  antérieure,  la  tendance  prochaine,  et  la  situation 
présente. 

L  Quoique  nécessairement  révolutionnaire,  ce  gpuvernBmeqt 
provisoire  se  rapproche  autant  qq£  possible  de  l'état  nor? 
mal.  La  suprématie  purement  temporelle  qui  le  caractérise, 
n'offre  de  vraiment  exceptionnel  que  le  choix  de  sas  Drgaaes, 
ainsi  émanés  d'une  classe  régulièrement  étrangers  au  pouvpir 
pratique,  finalement  réservé  à  ses  chefs  industriels.  Mais  la 
nécessité  de  cette  unique  anomalie  ressort  tellement  de  Jaques^ 
tion  actuelle  que  son  application,  d'ailleurg  très-ciiconscrite, 
ne  saurait  susciter  aucune  dégénératipn  céçlta  des  mœurs  po- 
pulaires. Puisqu'il  s'agit  surtout  de  moraliser  la  me  active,  il 
faut  bien  accorder  la  prépondérance  politique  à  l'élément  pra- 
tique, le  mieux  accessible,  d'esprit  et  de  cœur,  à  l'influence 
morale.  Son  ascendant  politique,  en  laissant  un  libre  essor  à 
ses  chefs  civils,  préparera  leur  avènement  normal,  en  Leur 
faisant  sentir  le  besoin  d'une  intime  régénération,  privée  et 
publique,  sans  laquelle  ils  resteraient  indignes  de  leur  supré- 
matie finale.  Ea  même  temps,  l'influence  consultative  ce  trouve 
ainsi  introduite  régulièrement  dans  le  gouvernement  moderne. 
Purement  spontanée  d'abord,  elle  y  deviendra  de  plus  ep  plus 
systématique,  à  mesure  que  s'accomplira  la  libre  rénovation 
philosophique  sur  laquelle  reposera  le  régime  définitif. 

.Cette  nouvelle  politique  provisoire  est  d'autant  plus  con* 
forme  à  sa  destination  que,  quoique  inspirée  par  l'urgence  de 
la  situation  française,  elle  convient  aussi  à  toutes  les  popula- 
tions assez  avancées  pour  que  la  grande  crise  s'y  soit  déjà  ca- 
ractérisée. Ainsi,  dès  son  début,  la  seconde  partie  de  la  ré- 
volution se  montre  ouvertement  occidentale,  tandis  que  la 
première  devait  être  seulement  nationale.  La  nature  prolétaire, 
du  nouveau  pouvoir  central  indiquera  partout  un  tel  caractère, 
puisque  cette  suprématie  révolutionnaire  appartiendra  à  la 


384  SYSTÈME  0B  POLITIQUE  POSITIVE. 

classe  la  mieux  affranchie  de  toute  antipathie  locale,  et  la  plus 
disposée,  d'esprit  comme  de  cœur,  à  l'union  universelle.  Même 
quand  ce  régime  se  bornerait  à  la  France  pendant  quelques 
années,  il  aura  bientôt  régénéré,  dans  tout  l'Occident,  l'an- 
cienne diplomatie. 

Tels  sont  les  avantages  essentiels  qu'une  fondation  systéma- 
tique doit  procurer  au  second  gouvernement  révolutionnaire, 
tandis  que  le  premier  ne  put  émaner  que  d'une  appréciation 
empirique,  rectifiée  par  l'instinct  progressif  de  la  Convention. 

On  trouvera  déjà,  sur  ce  sujet,  des  indications  plus  corn- 
plètes  dans  le  Rapport  spécial  que  publia,  en  août  1848,  laSo- 
ciete  Positiviste. 

Le  calme  intérieur  étant  ainsi  assuré  autant  que  la  paix  ex* 
térieure,  malgré  le  prolongement  de  l'anarchie  mentale  et 
morale,  l'immense  élaboration  régénératrice  pourra  s'accom- 
plir activement,  d'après  une  liberté  philosophique  désormais 
inaltérable.  Pour  y  mieux  procéder,  il  importera  que  son  essor 
soit  assisté  par  l'Association,  à  la  fois  philosophique  et  poli- 
tique, que  le  dernier  volume  de  mon  ouvrage  fondamental 
annonça,  en  1843,  sous  le  titre  caractéristique  de  Comité 
poritif  occidental.  Siégeant  surtout  à  Paris,  il  se  compose, 
dans  son  noyau  primitif,  de  huit  Français,  sept  Anglais,  six 
Allemands,  cinq  Italiens,  et  quatre  Espagnols.  Ce  nombre 
initial  suffit  pour  que  tous  les  éléments  principaux  de  chaque 
population  occidentale  s'y  trouvent  représentés.  Ainsi,  sa 
partie  germanique  admettrait  un  Hollandais,  un  Prussien,  un 
Suédois,  un  Danois,  un  Bavarois,  et  un  Autrichien.  De  même, 
le  Piémont,  la  Lombardie,  la  Toscane,  l'État  Romain,  et  le 
pays  Napolitain,  y  fourniraient  les  organes  de  l'Italie.  Enfin, 
la  Catalogne,  la  Cas  tille,  l'Andalousie,  et  le  Portugal,  y  ca- 
ractériseraient assez  la  population  ibérique. 

Cette  sorte  de  concile  permanent  de  la  nouvelle  Église  doit 


à 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.       385 

admettre  tous  les  éléments  nécesaires  du  pouvoir  modérateur, 
et  même  il  doit  s'adjoindre  ceux  des  organes  du  pouvoir  direc- 
teur dont  la  régénération  personnelle  est  assez  avancée  pour 
seconder  dignement  la  rénovation  universelle.  Dès  son  début, 
il  comprendra  donc  des  praticiens  comme  des  théoriciens.  La 
coalition  fondamentale  entre  les  philosophes  et  les  prolétaires 
s'y  manifestera  surtout,  sans  exclure  les  autres  adhésions  sin- 
cères, même  émanées  des  classes  en  décadence.  Pour  corres- 
pondre dignement  à  sa  destination  principale,  il  admet,  à  plus 
forte  raison,  le  troisième  élément  général  du  pouvoir  modéra- 
teur, le  mieux  apte  à  y  représenter  la  prépondérance  fondamen- 
tale du  cœur  sur  l'esprit.  Aux  trente  membres  précédents,  il 
faut  donc  joindre  six  dames  d'élite,  deux  françaises  et  une  de 
chaque  autre  branche  occidentale.  Outre  leur  influence  nor- 
male, leur  participation  spéciale  y  devient  indispensable  pour 
faire  convenablement  pénétrer  le  positivisme  chez  nos  frères 
méridionaux,  suivant  le  noble  office  que  je  réservais  à  ma 
sainte  collègue,  ravie  d'avance  au  comité  rénovateur  où  elle 
eût  si  dignement  siégé. 

Pendant  que  les  divers  gouvernements  nationaux  maintien- 
dront partout  l'ordre  matériel,  ces  libres  précurseurs  du  ré- 
gime final  présideront  à  l'élaboration  occidentale  qui  dissipera 
graduellement  l'interrègne  spirituel,  seul  obstacle  essentiel  à  la 
régénération  sociale.  Ils  devront  donc  seconder  le  développe- 
ment et  la  propagation  du  positivisme,  ainsi  que  son  application 
croissante,  par  tous  les  moyens  honorables  dont  ils  pourront 
disposer.  Outre  l'enseignement,  oral  et  écrit,  populaire  et  phi- 
losophique, ils  s'efforceront  surtout  d'inaugurer  autant  que 
possible  le  culte  final  de  l'Humanité,  déjà  susceptible  d'ébauche 
immédiate,  au  moins  quant  au  système  de  commémoration. 
Leur  influence  politique  pourra  même  indiquer  directement 
l'occidentalité  caractéristique  du  nouveau  régime,  en  faisant 


386  fetSfÈHE  t)E  tOLITIQtiE  *OHTIVE. 

partout  adopter  Quelques  mesures  communes,  dont  Futilité  est 
reconnue  depuis  longtemps,  mais  qui  n'ont  jamais  prévalu, 
faute  d'un  organe  central,  supérieur  aux  rivalités  nationales. 

Telle  serait  surtout  ri&stitution  d'une  marine  occidentale, 
noblement  destinée,  soit  à  l'universelle  police  des  mers,  soit 
aut  explorations  théorique*  Wi  pratiques.  Libtetnênt  recrutée  et 
dotée  dans  ltt  ciriq  branches  de  là  gfande  famille,  elle  remplace- 
rait dignement  ufte  admirable  ch étaler ie  maritime,  tombée  avec 
le  Catholicité.  Son  pavillon  Constituerait  naturellement  la  pre- 
mière manifestation  solennelle  de  la  èommune  devise  positiviste* 

Cette  première  mesure  caractéristique  en  susciterait  naturel^ 
lômeût  une  Seconde,  dont  l'importance  n'est  pas  plus  contestée, 
et  qui  {Militant  ti'à  pu  encote  se  réaliser,  d'après  l'anarchie 
occidentale  résultée  de  la  décadence  politique  du  catholicisme < 
Elle  consisterait  à  faire  sanctionner,  parles  divers  pouvoirs  tfcm* 
porëls,  la  monnaie  commune  destinée  à  faciliter,  danà  tout 
l'Occident,  lès  transactions  industrielles.  Trois  sphères,  pesant 
chacune  cinquante  grammes,  respectivement  formées  d'ot,  d'ar* 
gent,  et  de  platine,  offriraient  assez  de  variété  pour  Utte  6em-> 
blable  destination.  Le  gfrand  cercle  parallèle  à  la  petite  base 
plate  y  reproduirait  la  devise  fondamentale.  A  son  pôle,  flgri-» 
rerait  l'immortel  Charlemagûe,  comme  fondateur  historique 
de  la  république  occidentale,  dont  le  nom  entourerait  cette 
vénérable  image.  Une  telle  mémoire,  également  chère  à  tout 
l'Occident,  fournirait,  dans  l'ancienne  langue  commune,  la 
dénomination  usuelle  de  la  monnaie  universelle. 

À  cette  double  indication  d'un  service  qui  populariserait 
bientôt  le  comité  rénovateur,  il  serait  ici  superflu  d'ajouter 
aucune  mention  spéciale  deâ  diverses  opérations  qui  se  rap- 
portent directement  à  sa  principale  destination.  J'y  dois  pour- 
tant signaler  la  libre  fondation  d'un  collège  occidental  propre 
à  constituer  le  novau  systématique  d'une  véritable  classe  con- 


N 


CONCLUSION  OKWfclLALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        387 

téniplative.  Destinés  au  sacerdoce  final,  ces  nouveaux  philo-* 
sophes  devraient  surtout  se  recruter  parmi  les  prolétaires,  suis 
toutefois  exclure  aucune  vocation  réelle.  Ils  introduiraient  l'en» 
saignement  septénaire  du  positivisme  dans  toutes  les  localités 
disposées  à  l'accueillir.  En  outre,  ils  fourniraient  de  libres  mi»* 
sidimaires  qui  prêcheraient  partout  la  doctrine  universelle, 
même  hors  des  limites  occidentales,  suivant  la  marche  indiquée 
ci* dessous.  Un  tel  office  serait  beaucoup  secondé  par  les 
voyages  habituels  des  prolétaires  positivistes. 

Pour  mieux  concevoir  cet  enseignement  transitoire,  on  peut 
déjà  consulter  la  seconde  édition  du  Rapport  sur  l'École  Poei* 
tivey  publié,  dès  1849,  par  la  Société  Positiviste. 

Outre  ces  diverses  mesures  spéciales,  je  dois  ici  indiquer 
davantage  une  institution  générale,  également  relative  au  ré- 
gime normal  et  à  la  transition  finale.  Elle  concerne  le  drapeau 
systématique,  à  la  fois  occidental  et  national,  dont  la  nécessité 
se  fait  déjà  sentir  instinctivement  pour  remplacer  partout  des 
emblèmes  rétrogrades  sans  adopter  aucune  bannière  anar- 
chiqué.  La  transition  organique  ne  serait  pas  dignement  inau- 
gurée si,  dès  sou  début,  on  n'y  voyait  point  prévaloir  les  cou- 
leurs et  les  devises  propres  à  l'état  définitif. 

Pour  déterminer  le  drapeau  politique,  il  faut  d'abord  conce- 
voir la  bannière  religieuse.  Tendue  en  tableau,  elle  représen- 
tera, sur  sa  face  blanche,  le  symbole  de  l'Humanité,  personni- 
fiée par  une  femme  de  trente  ans,  tenant  son  fils  entre  ses  bras. 
L'autre  faoô  contiendra  la  formule  sacrée  des  positivistes  : 
L'Amour  pour  principe,  t  Ordre  pour  bote,  et  le  Progrk  pour 
but,  sur  un  fond  vert,  couleur  naturelle  de  l'espérance,  propre 
aux  emblèmes  de  l'avenir. 

Cette  même  couleur  convient  seule  au  drapeau  politique 
commun  à  tout  l'Occident.  Devant  flotter  en  pavillon,  il  ne 
comporte  aucune  peinture,  alors  remplacée  par  la  statuette  de 


388  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

l'Humanité,  au  sommet  de  son  axe.  La  formule  fondamentale 
9*y  décompose,  sur  les  deux  faces  vertes,  dans  les  deux  devises 
qui  caractérisent  le  positivisme  :  l'une  politique  et  scientifique, 
Ordre  et  Progrès;  l'autre  morale  et  esthétique,  Vivre  pour 
autrui.  Si  la  première  doit  être  préférée  par  les  hommes,  la 
seconde  convient  seule  aux  femmes,  qui  pourront  ainsi  prendre 
enfin  une  digne  part  à  nos  manifestations  sociales. 

De  ce  drapeau  occidental,  on  déduit  aisément  celui  qui  dis- 
tinguera chaque  nationalité,  en  y  ajoutant  une  simple  bordure, 
aux  couleurs  actuelles  de  la  population  correspondante.  En 
France,  où  doit  surgir  l'initiative  décisive  d'une  telle  innova- 
tion, cette  bordure  offrirait  donc  nos  trois  couleurs,  dans 
Tordre  maintenant  usité,  mais  avec  prépondérance  du  milieu 
blanc,  pour  honorer  notre  ancien  drapeau.  L'uniformité  et  la 
variété  se  trouvant  ainsi  combinées  heureusement,  la  nouvelle 
occidentalité  annoncerait  dignement  son  aptitude  nécessaire  à 
respecter  scrupuleusement  jusqu'aux  moindres  nationalités, 
dont  chacune  conserverait  ses  emblèmes  propres  sans  altérer  le 
symbole  commun.  Tous  les  signes  accessoires,  qui  partout  dé- 
rivent du  drapeau  principal,  subiraient  naturellement  la  même 
transformation. 

En  proposant  une  telle  symbolisation,  proclamée,  depuis 
deux  ans,  dans  mon  cours  hebdomadaire,  j'indique  ici  la  fonc- 
tion la  plus  immédiate  du  comité  positif,  celle  qui  annoncerait 
le  mieux  l'ensemble  de  sa  libre  intervention. 

Quoique  cette  association  régénératrice  doive  acquérir  gra- 
duellement une  immense  extension,  il  importe  que  son  noyau 
central  reste  toujours  borné  à  ces  trente-six  membres  primitifs, 
sauf  le  double  complément  signalé  ci-après.  Chacun  d'eux  pour- 
rait ensuite  fonder,  chez  ses  compatriotes,  une  corporation  plus 
nombreuse,  susceptible  elle-même  d'un  pareil  mode  d'accrois- 
sement. Par  ces  affiliations  successives,  dont  les  degrés  sont 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.         389 

presque  illimités,  on  assurerait  mieux  l'unité  et  l'homogénéité 
de  l'Église  positive,  sans  nuire  à  sa  consistance  ni  à  son  activité. 
La  régénération  finale  serait  assurée,  quand  cette  adhésion 
volontaire  comprendrait  la  partie  prépondérante  de  chaque 
élément  occidental. 

Dans  cette  marche  graduelle,  les  nombres  assignés  ici  aux 
diverses  nationalités  n'y  représentent  que  le  concours  plus  ou 
moins  prochain  de  leurs  organes  d'élite.  Ce  traité  expliquera 
l'ordre,  un  peu  différent,  suivant  lequel,  d'après 'l'ensemble  du 
passé,  les  cinq  masses  occidentales  participeront  au  mouvement 
positiviste.  Il  se  distingue  du  précédent  en  ce  que  l'Italie  s'y 
élève  au  second  rang,  et  l'Espagne  au  troisième;  l'Angleterre 
descendant  au  dernier.  La  troisième  édition  de  mon  Calendrier 
Positiviste  motive  déjà  cette  importante  modification,  dont  la 
pleine  justification  appartient  naturellement  au  quatrième  vo- 
lume de  ce  traité. 

Ge  mouvement  décisif,  qui  doit  finalement  embrasser  toute 
notre  espèce,  recevra  spontanément  une  première  extension 
normale,  en  passant,  de  l'Occident,  aux  populations  dont  il 
fut  la  source  moderne,  et  chez  lesquelles  l'indépendance  poli* 
tique  n'a  pu  dénaturer  la  filiation  sociale.  A  ce  titre,  le  comité 
occidental  proprement  dit  s'adjoindra  bientôt  douze  membres 
coloniaux,  quatre  pour  chacune  des  deux  Amériques,  deux  pour 
l'Inde,  et  deux  pour  l'Océanie,  soit  hollandaise,  soit  espagnole. 

Ainsi  parvenu  à  quarante-huit  membres,  le  comité  positif 
complétera  ensuite  sa  composition  normale  en  s'incorporant 
peu  à  peu  douze  associés  extérieurs,  destinés  à  y  représenter 
les  diverses  populations  retardées.  Chacune  d'elles  doit  subir,  à 
son  tour,  la  régénération  finale,  dont  l'Occident  prendra  seu- 
lement, sous  la  présidence  française,  l'initiative  nécessaire.  Il 
importe  beaucoup  de  ne  point  introduire  trop  tôt  une  telle 
expansion,  qui,  mal  conçue,  altérerait  la  netteté  et  l'énergie 


990  éWfiiËË  ttf  MUfflQtftt  MMlv£. 

dé  l'impulsion  rénovatrice.  Maie  il  ne  faut  pas  oublier  {Ut  lé 
Grand-Être  ne  sef*  pléineuiettt  formé  que  d'après  l'uitittAéUé 
assimilation  dé  00»  organe*  quelconques.  Entre  le  Simple  natio- 
nalité, que  le  génie  sodal  de  l'antiquité  ne  dépassa  jamais,  «l 
l'Humanité  définitive,  le  moyen  âge  a  institué  un  ifltermédtaâte 
tttp  méconnu  ftfajodttd'hui,  èh  fondant  une  libre  oeridenfrHié. 
HMNI  premier  devoir  politisé  constate  maintenant  à  la  féCOtt* 
MtaflM  waf  dé*  base*  inébranlable*,  en  repaient  l'anarehie  eu* 
eKéê  par  l'extinction  du  régime  catholique  et  féodal.  A  nMèofe 
que  eef  te  systématisation  s'aeeottfplirfr,  elle  indiquera  partout 
que  rocridenlalité  constitué  seulement  une  dernière  préparation 
ftl*  véritable  Humanité,  toujours  pressentie  dès  notre  berceau* 
mais  impossible  jusqu'ici,  même  en  idée,  tant  que  le  ttféoto* 
gîsmô  et  la  guetté  ont  prévalu.  Les  lois  fondamentales  de  PéW- 
lution  humaine,  qui  posent  la  base  philosophique  du  régime 
final,  conviennent  nécessairement  à  tous  les  climats  et  I  toutes 
lé*  racés,  sauf  de  simples  inégalités  dé  vitesse.  Gés  retards 
explicables  doitent  se  compenser  désormais  par  un  essor  mieux 
aystématisé,  exempt  des  dangers  et  des  oscillations  propres  à 
la  marche  originale,  laquelle  ne  pouvait  être  qu'empirique, 
puisque  son  appréciation  a  seule  indiqué  la  loi  commune.  Bn 
exerçant  désormais,  envers  nos  frères  arriérés,  cette  sage  et 
généreuse  intervention,  l'Occident  ouvrira  le  plus  noble  champ 
à  l'art  social,  dignement  fondé  sur  la  science  réelle,  toujours 
relatives  sans  être  arbitraires,  et  jamais  indiscrètes  quoique 
zélées,  ces  réactions  naturelles,  à  la  fois  privées  et  publiques, 
nationales  et  occidentales,  constitueront  un  système  moral  et 
politique  très-supérieur  au  prosélytisme  théologique  ou  mili- 
taire. Elles  susciteront  un  jour  la  principale  occupation  du 
comité  positif,  quoiqu'il  ne  doive  leur  accorder  d'abord  qu'une 
attention  secondaire. 
Cette  extension  graduelle  commencera  nécessairement  par  le 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  ftj  DfcCOtmS  PRÉLIMINAIRE.        99t 

reste  de  la  race  blanche,  partout  supérieure  au*  dent  autres. 
Son  incorporation  finale  au  Grand-Être  offrira  trois  phases  es- 
sentielles, deux  monôthéiques  et  une  pôlythéique,  dont  cha- 
cune facilitera  la  suivante,  et  qui  représenteront  d'ailleurs  k 
propagation  orientale  du  mouvement  rénovateur. 

Quoique  l'immense  agrégation  russe  soit  restée  étrangère  à 
l'initiation  catholique  et  féodale  que  nous  devons  au  môyeâ  âgtf, 
son  christianisme,  malgré  la  confusion  fondamentale  de  deUX 
puissances,  l'érigé  aujourd'hui  efi  avant-garde  dé  l'Orient  mo- 
nothéique.  Le  mouvement  occidental  y  recevra  sft  première 
extension  décisive  suivant  deux  intermédiaires  naturel*,  l'un 
religieux,  l'autre  politique,  la  Grèce,  et  surtout  la  Pologne. 
Cette  propagation  ne  pourrait  être  gravement  retardée  que  par 
Une  véritable  séparation  de  ces  appendices  hétérogènes. 

Après  Une  telle  expansion,  la  rénovation  finale  s'étendra  AUX 
monothéistes  musulmans,  d'abord  en  Turquie,  pute  en  Perde. 
Le  positivisme  y  trouvera  naturellement  des  sympathies  que  le 
catholicisme  ne  comportait  pas,  et  qui  sont  déjà  trèSH&ènsibléi. 
Par  une  honorable  transmission  de  la  Science  grecque,  la  civi- 
lisation arabe  figurera  toujours  parmi  les  éléments  essentiels  de 
notre  grande  préparation  au  moyen  âge. 

Une  dernière  extension,  dont  les  racines  spontanées  existent 
déjà,  incorporera  au  Grand-Être  l'immense  population  poly- 
thèiquë  qui  complète  la  race  blanche.  La  persistance  exception* 
nelle  du  régime  théocfatique  n'empêchera  pas  le  pasitivième  de 
trouver,  dans  l'Inde,  sous  l'assistance  naturelle  de  la  Perse,  de 
véritables  points  de  contact.  C'est  le  privilège  nécessaire  d'une 
doctrine  qui,  toujours  attentive  à  l'ensemble  de  l'évolution 
humaine ,  sait  apprécier  dignement  lefe  plus  antiques  Systèmes 
de  sociabilité. 

En  ébauchant  cefe  trois  degrés  de  propagation,  le  Comité 
positif  s'adjoindra  la  première  moitié  de  ses  associés  exté- 


392.  amfan  de  politique  positive. 

rieurs,  par  l'admission  successive  d'un  Grec,  d'un  Russe,  d'an 
Égyptien,  d'un  Turc,  d'un  Persan,  et  enfin  d'un  Hindou. 

Malgré  son  polythéisme  opiniâtre,  la  race  jaune  est  partout 
modifiée  maintenant  sous  l'influence  monothéique,  soit  chré- 
tienne, soit  surtout  musulmane.  D'après  cette  préparation  spon- 
tanée, le  comité  positif  y  pourra  bientôt  trouver  asses  d'adhé- 
sion pour  s'associer,  presque  à  la  fois,  un  Tatar,  un  Chinois,  un 
Japonais,  et  un  Malais. 

Il  complétera  enfin  son  organisation  fondamentale  en  s'adjoi- 
gnent deux  représentants  de  la  race  noire,  l'un  émané  de  la 
portion  qui  sut  énergiquement  briser  un  monstrueux  esclavage, 
l'autre  de  celle  restée  encore  étrangère  à  l'ascendant  occiden- 
tal. Quoique  notre  orgueil  suppose  celle-ci  condamnée  à  une 
irrévocable  stagnation,  sa  spontanéité  la  disposera  mieux  à 
accueillir  la  seule  philosophie  qui  puisse  apprécier  le  fétichisme, 
origine  nécessaire  de  toute  l'évolution  préparatoire. 

Le  Comité  positif  atteindra  probablement  cette  composition 
finale  de  soixante  membres  avant  la  terminaison  de  l'interrègne 
spirituel  au  centre  du  Grand-Être.  Mais,  quand  même  la  réor- 
ganisation temporelle  seconderait  ensuite,  autant  que  possible, 
cette  vaste  opération  philosophique,  les  cinq  phases  nécessaires, 
qu'offrira  successivement  une  telle  expansion,  ne  permettent 
pas  de  la  supposer  décisive  avant  deux  siècles.  Toutefois,  cet 
office  systématique  comportera  bientôt  une  efficacité  croissante, 
soit  pour  la  préparation  directe  des  populations  retardées,  soit 
surtout  en  confirmant  la  famille  d'élite  dans  sa  nouvelle  foi, 
ainsi  appelée  à  manifester  son  universalité  caractéristique. 

Sans  attendre  cette  active  comparaison  avec  toutes  les  phases 
diverses  du  régime  préliminaire,  le  régime  final  est  assez  carac- 
térisé maintenant  pour  permettre  à  nos  esprits  et  à  nos  cœurs 
de  commencer  l'entière  rénovation  énergiquement  préparée 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        393 

par  nos  précurseurs  révolutionnaires.  Leur  haine  du  passé  les 
empêchait  de  concevoir  l'avenir.  Désormais,  au  contraire, 
l'esprit  historique  et  le  sentiment  social  se  fortifient  mutuelle- 
ment. Toujours  dominés  par  l'instinct  de  la  continuité,  sans 
lequel  la  solidarité  reste  insuffisante,  nous  ne  nous  élançons 
vers  l'avenir  qu'en  nous  appuyant  sur  le  passé,  dont  notre  culte 
final  honore  toutes  les  phases.  Loin  de  restreindre  notre  énergie 
rénovatrice,  cette  sincère  et  complète  justice,  que  nous  seuls 
pouvons  rendre  sans  inconséquence,  achève  notre  émancipa- 
tion, en  nous  dispensant  de  toute  concession  actuelle  envers 
des  systèmes  épuisés.  Appréciant  mieux  leur  nature  et  leur 
destination  que  ne  peuvent  le  faire  leurs  empiriques  sectateurs, 
nous  voyons,  en  chacun  d'eux,  une  préparation,  indispensable 
mais  passagère,  au  système  définitif,  qui  doit  remplir  à  la  fois 
tous  ces  offices  partiels. 

Comparée  surtout  à  la  dernière  synthèse  qui  ait  régi  la  fa* 
mille  d'élite,  la  systématisation  nouvelle  se  présente  déjà, 
dans  ce  discours,  simple  prélude  d'un  grand  traité,  comme 
plus  réelle,  plus  complète,  et  plus  durable.  Toutes  les  qua- 
lités propres  à  l'admirable  régime  du  moyen  âge  sont  consoli- 
dées et  perfectionnées  par  le  positivisme,  qui  seul  conduit 
enfin  l'esprit  à  accepter  irrévocablement  la  juste  domination 
du  cœur.  Nos  pieux  et  chevaleresques  ancêtres  ont,  à  nos 
yeux,  appliqué  dignement  la  meilleure  doctrine  que  comportât 
leur  temps.  Ces  éminents  prédécesseurs  se  trouveraient  aujour- 
d'hui dans  nos  rangs,  et  y  proclameraient  la  désuétude  finale 
de  leur  philosophie  provisoire,  graduellement  dégénérée  en 
symbole  de  rétrogradation  et  source  de  discorde. 

Parvenue  à  son  entière  unité,  aussi  spontanée  que  systéma- 
tique, notre  doctrine  comporte  maintenant  un  parallèle  direct 
qui  fera  sentir  aux  esprits  droits  et  aux  cœurs  purs  sa  supério- 
rité nécessaire  ,  autant  pour  l'affection  et  l'imagination  que 


9M  smtaui  u  pounQCB  positive. 


pour  1*  raison  et  l'activité.  L'ensemble  de  la  vie,  privée  ou 
publique,  devient  ainsi,  encore  davantage  que  sous  le  poly*- 
théisme,  nu  véritable  culte  continu,  toujours  inspiré  par 
l'amour  universel.  Toutea  las  pensées,  toua  lea  sentiments,  et 
tous  lea  aetea  s'y  rapportent  sans  effort  à  un  même  Grand-Ê^re, 
éminemment  réel,  accessible,  et  sympathique»  en  tant  que 
eojnposé  de  saa  propres  adorateurs,  quoique  évidemment  m+ 
périeur  à  chacun  d'au.  Sa  seule  notion  résume  l'ensemble  dm 
pape,  mental  et  social,  pomme  supposant  l'irrévocable  4éou- 
douce  dn.théologisme  et  4e  la  guerre,  incompatible  avee  tonte 
véritable  mlmnalité  théorique  et  tpute  activité  vraiment  cotn- 
jnne.  .Bn  fciaiuit  partout  Revaloir  la  monde  spontanée»  flatte 
raligian  finale,  ré  génère  directement  la  philosophie»  k  poésie,  et 
Je  politique»  .toujours  conjurées,  sabrant  leur  vraie  connanté* 
à  étudier»  célébrer,  et  servir  l'Humanité,  l'être  le  plus  relatif 
et  le  p||ie  perfectible.  Ainsi  devenue  synthétique,  la  science 
réette  se  senotifie  en  conatruiaant»  d'après  l'ensemble  des  tais 
extérieures  jsi  intérieures ,  la  base  objective  qui  seule  peut 
contenir  la  fluctuation  naturelle  de  noa  opinions,  la  versatilité 
de  noa  sentiments,  et  l'irrésolution  de  nos  desseins.  Invertie 
enfin  de  son  office  social,  la  poésie  devient  à  jamais  l'occupa* 
tkm  favorite  de  toutes  les  intelligences,  en  idéalisapt  toua  les 
aspects  du  Orandr&tre  popr  lui  exprimer  dignement  une  gra- 
titude publique  et  privée  d'où  nous  retirons  une  intime  amé- 
lioration. 

Mais,  en  développant  tout  le  charme  propre  à  cette  étude  et 
à  cette  célébration,  la  nouvelle  religion,  toujours  caractérisée 
par  la  réalité  et  l'utilité,  ne  comportera  aucune  dégénération 
ascétique  ni  quiétiste.  L'amour  qui  y  préside  ne  saurait  être 
passif  :  il  ne  stimule  la  raison,  et  surtout  l'imagination,  jqne 
pour  pûeux  diriger  l'activité,  d'où  émana  la  positivité,  étendue 
«qraite  an  4omaiue  eontemplatif  et  enfin  à  la  vie  affective. 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOUB6  MUÉ  LIMINAIRE.        390 

Notre  existence  est  ainsi  vouée  au  perfectionnement  continu  de 
Tordre  naturel,  d'abord  quant  i  notre  condition  matérielle; 
puis  quant  à  notre  propre  nature,  physique,  intellectuelle,  et 
morale.  Son  but  caractéristique  consiste  dès  lors  dans  le  pro- 
grès moral,  à  la  Cois  personnel,  domestique,  et  social,  comme 
principale  source  du  bonheur  privé  et  du  bien  publie.  Enfin 
subordonnée  à  la  morale,  la  politique  devient  donc  cotre  art 
fondamental ,  pour  consacrer  tous  nos  efforts  au  service  du 
véritable  Être--Suprème,  suivant  l'ensemble  de  ses  propres  lois 
naturelles. 

Le  régime  de  l'antiquité ,  surtout  romaine ,  eut  pour  prin- 
cipal mérite  l'active  prépondérance  de  la  vie  publique,  d'après 
le  mode  et  le  degré  4*  coopération  convenables  à  cet  état 
initial  roù  l'existence  domestique  pe  pouvait  encore  se  régler 
digsament.  Au  moyen  âge,  le  catholicisme  commença  lo. systé- 
matisation directe  de  la  morale  universelle,  en  s'attaefaant  sur- 
tout à  la  vie  privée,  dont  toutes  les  affections  essentielles 
furent  soumises  à  une  admirable  discipline,  remontant  enfin 
jusqu'aux  sources  intimes  de  nos  vices  et  de  nos  vertus.  Hais  l'in* 
aptitude  sociale  de  la  doctrine  dirigeante  ne  permit  alors  qu'une 
solution  contradictoire,  où  l'on  s'efforçait  de  comprimer  la  per-* 
sonnalité ,  tout  en  détournant  les  hommes  de  la  vie  publique , 
pour  vouer  chaque  existence  h  .la  poursuite  égoïste  d'un  but 
chimérique.  Toute  l'efficacité  passagère  de  cette  grande  tenta- 
tive résulta  d'une  première  séparation  entre  le  pouvoir  moral  et 
le  pouvoir  politique,  toujours  confondus  ehes  les  anciens.  Or, 
une  telle  division,  résultat  empirique.de  l'ensemble  de  la  si* 
tuation,  dut  alors  avorter,  comme  aussi  contraire  à  l'esprit  de 
la  doctrine  qu'au  mode  de  sociabilité.  Malgré  les  sympathie* 
féminines,  le  régime  catholique ,  où  manquait  l'énergique  as- 
sistance des  prolétaires,  succomba  bientôt  sous  l'usurpation 
temporelle,  secondée  parla  dégénérafcoa  sacerdotale* 


396  SYSTÈME  DE  POUTIQUB,  POSITIVE. 

Cette  ébauché  prématurée  ne  peut  être  dignement  reprise  et 
pleinement  réalisée  que  dans  le  régime  positif,  qui  combine 
le  génie  social  de  l'antiquité  avec  celui  du  moyen  âge  pour 
-accomplir  le  grand  programme  politique  de  la  Convention. 

La  religion  finale  pose  directement  le  saint  problème  humain, 
la  prépondérance  habituelle  de  la  sociabilité  sur  la  personnalité. 
Autant  que  le  comporte  l'extrême  imperfection  de  notre  nature 
morale,  elle  le  résout  d'après  l'essor  général  et  continu  des  af- 
fections de  famille,  qui  constituent  la  seule  transition  réelle  des 
instincts  égoïstes  aux  sympathies  universelles.  Pour  consolider 
et  développer  cette  solution  radicale,  elle  établit  enfin  la  sépara- 
tion normale,  à  la  fois  intellectuelle  et  sociale,  entre  le  pouvoir 
théorique  et  le  pouvoir  pratique  :  l'un,  général  et  consultatif, 
ne  préside  qu'à  l'éducation  ;  l'autre,  spécial  et  impératif,  dirige 
toujours  l'action.  Tous  les  éléments  sociaux  qui  sont  naturelle- 
ment exclus  du  gouvernement  proprement  dit  deviennent  les 
garants  nécessaires  de  cette  constitution  fondamentale.  Organes 
systématiques  du  pouvoir  modérateur,  les  prêtres  de  l'Humanité 
pourront  toujours  compter  sur  l'adhésion  féminine  et  l'assis- 
tance populaire ,  dans  leurs  luttes  légitimes  contre  le  pouvoir 
directeur.  Mais  ce  double  appui  ne  sera  jamais  acquis  qu'à 
celui  qui,  aux  conditions  intellectuelles  prescrites  par  la  nature 
de  l'art  à  régénérer,  saura  joindre  les  qualités  morales  encore 
plus  indispensables,  en  prouvant  un  cœuir  aussi  sympathique  que 
celui  de  la  femme  et  aussi  énergique  que  celui  du  prolétaire.  La 
première  garantie  d'une  telle  aptitude  consiste  dans  une  sincère 
renonciation  au  commandement  et  même  à  la  richesse.  Alors 
la  religion  nouvelle  se  substituera  définitivement  à  l'ancienne, 
comme  remplissant  mieux  toute  sa  destination  réelle,  tant  so- 
ciale que  mentale.  Tombé  à  jamais  dans  le  simple  domaine  de 
l'histoire,  après  le  polythéisme  et  le  fétichisme,  le  monothéisme 
sera  incorporé  avec  eux  au  système  universel  de  commémoration 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        397 

• 

où  le  vrai  Grand-Être  rendra  toujours  un  juste  hommage  à  ses 
divers  précurseurs. 

Ce  n'est  donc  plus  seulement  au  nom  de  la  raison  développée 
que  les  positivistes  doivent  aujourd'hui  pousser  tous  les  sec* 
taires  équivoques  à  choisir  enfin  entre  l'absolu  et  le  relatif, 
entre  la  vaine  recherche  des  causes  et  l'étude  réelle  des  lois, 
entre  le  régime  des  volontés  arbitraires  et  celui  des  nécessités 
démontrables.  Désormais,  ce  sera  surtout  le  sentiment  qui  pro- 
noncera sur  une  concurrence  destinée  à  faire  prévaloir  la  vraie 
sociabilité. 

Le  monothéisme  se  trouve  aujourd'hui ,  en  Occident,  aussi 
épuisé  et  aussi  corrupteur  que  Tétait  le  polythéisme  quinie 
siècles  auparavant.  Depuis  l'irréparable  déclin  de  la  discipline 
qui  constitua  sa  principale  efficacité  morale,  sa  doctrine  si 
vantée  n'aboutit  plus  qu'à  souiller  le  cœur  par  une  immense 
cupidité,  et  à  dégrader  le  caractère  par  une  servile  ter- 
reur. Toujours  hostile  à  l'imagination,  il  la  força  de  rétrogra- 
der vers  le  polythéisme  et  le  fétichisme,  seules  bases  possi- 
bles de  la  poésie  théologique.  Il  ne  put  jamais  consacrer  sin- 
cèrement la  vie  active,  qui  n'a  surgi  qu'en  l'éludant  ou  en  le 
neutralisant.  Aujourd'hui ,  il  s'oppose  directement  à  la  plus 
noble  activité ,  celle  qui  nous  pousse  à  régénérer  l'état  social , 
où  sa  vaine  providence  empêche  de  concevoir  aucune  véritable 
loi,  susceptible  de  permettre  une  prévision  rationnelle,  pour  pré- 
sider à  une  sage  intervention. 

Ses  sectateurs  sincères  renonceront  bientôt  à  régir  un  monde 
où  ils  se  proclament  étrangers.  Le  nouvel  Être-Suprême  n'est 
pas  moins  jaloux  que  l'ancien  :  il  n'admet  point  des  serviteurs 
subordonnés  à  d'autres  maîtres.  Mais  les  plus  actifs  théologistes, 
monarchiques,  aristocratiques,  ou  même  démagogiques,  man- 
quent, depuis  longtemps,  de  bonne  foi.  Leur  Dieu  est  devenu 
le  chef  nominal  d'une  conspiration  hypocrite,  désormais  plus 

30 


398  SÏOTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

ridicule  qu'odieuse!  qui  s'efforce  de  détourner  le  peuple  de 
toutes  les  grandes  améliorations  sociales  en  lui  prêchant  une  chi- 
mérique compensation ,  déjà  discréditée  auprès  des  prolétaires 
occidentaux,  surtout  parisiens.  Chaque  tendance  théologique, 
catholique,  protestante,  ou  déiste,  concourt  règlement  à  pro- 
longer et  aggraver  l'anarchie  morale,  en  empêchant  l'ascendant 
décisif  du  sentiment  social  at.de  l'esprit  d'ensemble,  qui  seuls 
peuvent  reproduire  des  convictions  fixes  et  des  mœurs  pro- 
noncées. Il  n'y  a  pas  maintenant  d'utopie  subversive  qui  ne 
prenne  sa  base  ou  sa  sanction  dans  le  monothéisme.  Le  catho- 
licisme a  lui-même  perdu  le  pouvoir  de  contenir,  chez  ses  prin- 
cipaux oogones,  le  dévoloppen&ent  spontané  des  diverses  aber- 
rations révolutionnaires. 

C'est  donc  au  nom  de  l'ordre ,  encore  plus  que  du  progrès, 
que  nous  sommons  tous  ceux  qui  veulent  sortir  d'une  désastreuse 
fluctuation ,  mentato  et  momie ,  de  se  prononcer  nettement 
entre  le  théologiime  et  k  positivisme.  11  n'y  a  plus  aujourd'hui 
que  deux  camps  :  l'un,  rétrograde  et  anarchique,  où  Dieu  pré- 
side confusément;  l'autre,  organique  et  progressif,  systémati- 
quement dévoué  à  l'Humanité. 

En  concentrant  toute  notre  sollicitude  sur  l'existence  réelle, 
,  nous  lui  attribuerons  son  entière  extension,  non  .seulement  pré- 
sente, mais  aussi  passée,  et  même  future,  toujours  soumise  à  une 
seule  loi  fondamentale,qui  nous  permetd'en  saisir  familièrement 
l'ensemble.  Plaçant  notre  principal  bonheur  dans  l'amour  uni- 
versel, nous  vivrons  le  plus  possible  pour  autrui,  en  liant  pro- 
fondément la  vie  privée  à  la  vie  publique,  d'après  un  culte  es- 
thétique dignement  subordonné  au  dogme  scientifique.  Après 
avoir  ainsi  développé,  charmé,  .et  sanctifié  notre  existence  tem- 
poraire, npus  aurons  mérité  une  éternelle  incorporation  au 
ftrand^Être ,  qui  se  compose  nécessairement  de  tous  les  élé- 
ments honorables.  L'ensemble  de  pon  culte  nous  aura  fait  sentir 


CONCLUSION  GÉNÉRALE  DU  DISCOURS  PRÉLIMINAIRE.        399 

l'intime  réalité  et  la  douceur  incomparable  d'une  telle  identifi- 
cation ,  inconnue  à  tous  ceux  qu'un  théologisme  quelconque 
empêche  à  la  fois  de  concevoir  un  avenir  certain  et  d'apprécier 
une  sincère  abnégation. 


PIN  DU  DISCOURS  PRELIMINAIRE. 


I     V 


SYSTÈME 


DE 


POLITIQUE  POSITIVE 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE, 


A  LA  FOIS  SQEHTIFIQUB  R  LOGIQUE, 


CHAPITRE  PREMIER. 


AmÉGUTION  GÉRÉMLB  DB  CBTTB  MTlODCCTIOfV. 


D'après  [l'ensemble  du  Discours  précédent ,  l'élite  de  notre 
espèce  a  maintenant  achevé  son  initiation  nécessaire,  et  doit 
commencer  à  construire  son  régime  définitif,  dont  les  bases 
systématiques  sont  assez  déterminées.  L'épuisement  radical  du 
théologisme  et  de  la  guerre  permet,  et  même  exige,  l'avéne- 
ment  direct  de  l'état  rationnel  et  pacifique,  qui  seul  convient 
pleinement  à  la  nature  humaine ,  et  vers  lequel  convergèrent 
de  plus  en  plus  toutes  les  évolutions  antérieures.  Au  règne 


402  SYSTÈME  Df  W^rtQim  POSITIVE. 

provisoire  de  Dieu,  il  faut  enfin  substituer  le  règne  irrévocable 
de  l'Humanité,  unique  issue  de  la  crise  fatale  qui,  depuis  deux 
générations,  lait  toujours  osciller  l'Occident  entre  l'anarchie  et 
la  rétrogradation,  également  liées  désormais  au  principe 
théologique. 

Cette  intime  reconstruction  consiste  surtout  à  coordonner 
profondément  les  trois  modes  essentiels  de  notre  existence,  pu- 
blique ou  privée ,  qui  jamais  ne  furent  assez  combinés  après 
l'antique  rupture  de  l'unité  préliminaire,  bientôt  oppressive, 
instituée  par  la  théocratie  initiale.  La  vie  spéculative ,  la  vie 
active ,  et  là  vie  aftftfWe  *  dMihrrfùt  fcitt^Vs&ëiLt ,  chei  nos 
trois  séries  d'ancêtres  occidentaux,  une  prépondérance  trop 
exclusive,  d'abtttt  Itidis^etrtinMfc I  Ièu* ëssot  respectif,  mais 
ensuite  incompatible  avec  leur  harmonie  mutuelle.  D'après 
cette  triple  préparation,  il  est  temps  de  fonder  une  synthèse 
complète  et  définitive,  à  U  fôll  plQI  favorable  à  l'intelligence, 
à  l'activité ,  et  au  sentiment ,  que  ne  le  furent  séparément  la 
civilisation  grecque,  la  sociabilité  romaine,  et  la  discipline  ca- 
tholico-féodale.  Eri  côtlta&àilt  14  fcù£fénlàtie  que  l'antiquité 
accorda  finalement  à  l'action  sur  la  contemplation,  il  faut  sys- 
tématiser aussi  la  tendance  spontaûée  du  moyen  âge  à  les  sub- 
ordonner toutes  deux  à  l'affection,  seule  source  normale  de 
l'unité  humaine. 

Toutes  ces  conditions  fondamentales  sont  également  remplies 
par  la  feligîôù  démoàttéè  qui  Viéirf  aujourd'hui  frèrfiptaèetf  la 
religion  révélée,  de  même  qtiè  celle-ci  succéda,  quinze  «iêdeg 
auparavant,  à  la  religion  inspirée.  Gomme  la  religion  prélimi- 
naire et  la  religion  transitoire,  cette  religion  finale  comptetid 
à  la  fois  trois  parties  distinctes  quoique  solidaires ,  le  dogme , 
le  régime,  et  le  culte.  Elles  concernent  respectivement  ilos 
trois  ordres  connexes  d'attributs  fondamentaux,  pensées, 
actes,  et  sentiments.  Par  suite ,  elles  caractérisent  nos  trois 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE*  *-  OHAPlfU  PREMIER.         408 

grande»  constructions  continues,  la  philosophie,  la  politique,, 
et  la  poésie* 

Malgré  lent  eonnerfité  nécesèaire,  leur  systématisation  ne 
jaunit  être  simultanée.  Soit  pour  régler,  soit  pour  rallier, 
toute  religion  doit  subordonner  l'ensemble  do  notre  existence 
à  une  puissance  extérieure ,  Elle  doit  donc  apprécier  d'abord  ce 
maître  suprême ,  afin  de  déterminer  ensuite  la  conduite  qu'il 
prescrit  et  là  vénération  qu'il  comporte.  Ainsi,  le  régime  sup- 
pose le  dogme,  et  le  culte  résulte  de  tous  deux,  pour  consoli- 
der nos  croyances  et  nos  devoirs  par  leur  liaison  continue  avec 
lés  affections  (Jui  nous  dominent.  Cette  marche  naturelle  préva» 
lut  toujours,  même  quand  la  religion  se  rattachait  à  des  êtres 
purement  fictifs,  dont  les  premières  notions  furent  spontanées; 
À  plus  forte  raison,  oonvkot-elle  à  la  religion  finale,  relatifs 
à  Une  existence  profondément  réelle ,  mais  tràs«6ompliquée  et 
longtemps  inappréciable.  Si  donc  la  théocratie  et  la  théolatrie 
reposèrent  sur  la  tMàhgie1  la  sociologie  constitue  certainement 
la  base  systématique  de  la  tociocratà  (1)  et  de  la  socio  latrie. 

Quoique  l'élaboration  du  dogme  doive  d'abord  prévaloir, 


(!)  J'ai  d'abord  regretté  là  composition  hybride  de  ces  trois  termes  indispsn* 
ssHès,  Quoiqu'elle  soit  évidemment  motivée  par  l'insuffisance  spéciale  des 
racines  purement  grecques.  Mais  j'ai  ensuite  reoonnu  que  cette  imperfection 
grammaticale  trouve  une  heureuse  compensation  dans  l'aptitude  directe  d'une 
telle  structure  à  rappeler  toujours  le  concours  historique  des  deux  sources 
antiques,  l'une  sociale,  l'autre  mentale,  de  la  civilisation  moderne.  LTiybri- 
dité  n'a  point  empêché  d'admettre  plusieurs  termes  systématiques  dont  le 
besoin  se  faisait  sentir,  comme  minéralogie,  etc.  A  plus  forte  raison,  ne 
peut-elle  entraver  l'introduction  de  noms  ainsi  doués,  par  leur  formation 
même,  d'une  éminente  propriété  philosophique.  Déjà  tous  les  penseurs  oc- 
cidentaux ont  accepté,  d'après  mon  ouvrage  fondamental,  le  mot  de  sociolo- 
gie* «l'espère  obtenir  bientôt  un  pareil  accueil  pour  les  expressions  connexes 
de  sociocratie  et  socio latrie,  dont  l'usage  va  devenir  encore  plus  nécessaire,  et 
qu'adoptèrent  sans  difficulté  les  nombreux  auditeurs  de  mon  cours  philoso- 
phique sur  l'histoire  générale  de  l'humanité. 


404  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

elle  demeure  insuffisante  tant  qu'elle  ne  fournit  pas  spontané- 
ment des  indications  directes  envers  le  régime  et  même  le 
culte.  Nos  saines  conceptions  étant  finalement  destinées  à  ré- 
gler nos  actions  et  nos  sentiments,  «ette  aptitude  constitue 
toujours  le  meilleur  critérium  de  leur  propre  maturité.  Jusqu'à 
une  telle  épreuve,  notre  intelligence  persiste  encore  dans  l'é- 
tat scientifique  ou  philosophique,  qui,  chez  les  modernes  sur- 
tout, précède  et  prépare  le  véritable  état  religieux.  Mon 
second  traité  sera  donc  souvent  sociocratique ,  et  même  socio- 
latrique ,  sans  cesser  jamais  d'être  directement  consacré  à  la 
sociologie  proprement  dite.  Le  discours  préliminaire  caracté- 
rise assez  cette  application  décisive ,  qui  sera  spécialement  dé- 
veloppée dans  le  volume  final.  Quand  la  systématisation  du 
dogme  positiviste  aura  ainsi  fondé  la  religion  de  l'Humanité , 
le  régime  et  le  culte  deviendront,  à  leur  tour,  l'objet  direct  et 
principal  de  tous  les  travaux  ultérieurs,  qui  pourront  d'ailleurs 
susciter  accessoirement  de  nouvelles  élaborations  sociologi- 
ques. Mais  ils  ne  doivent  ici  figurer  qu'à  titre  d'épreuve  conti- 
nue pour  l'appréciation  essentielle  des  travaux  dogmatiques. 

Ces  réactions  spontanées  sur  le  régime  et  le  culte  ne  tendent 
pas  seulement  à  consolider  notre  construction  actuelle ,  en  la 
dirigeant  mieux  vers  sa  constante  destination;  elles  doivent 
aussi  la  seconder  beaucoup  par  la  puissante  stimulation  qu'elles 
impriment  à  l'intelligence,  ainsi  rappelée  souvent  au  noble  sen- 
timent direct  de  son  efficacité  morale  ou  sociale.  La  haute 
rationnante  de  tels  procédés  philosophiques  résulte  de  leur  évi- 
dente conformité  avec  le  génie  éminemment  synthétique  qui 
convient  à  toute  religion ,  et  qui  doit  surtout  caractériser  la 
religion  finale,  destinée  à  instituer,  entre  tous  les  modes  de 
notre  existence,  une  liaison  plus  complète  et  plus  homogène. 
Toute  manifestation  opportune  de  cette  intime  solidarité  ac- 
quiert aujourd'hui  une  nouvelle  importance,  afin  de  mieux 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  PREMIER.        405 

échapper  à  un  déplorable  régime  de  dispersion  empirique. 
Quoique  la  longue  insurrection  moderne  de  l'esprit  contre  le 
cœur  soit  essentiellement  terminée  par  la  récente  création  de 
la  vraie  science  sociale,  elle  a  partout  laissé  de  profondes  ha- 
bitudes, qui  ne  peuvent  céder  qu'à  un  suffisant  exercice  in- 
verse. Le  positivisme  doit  donc  s'attacher  maintenant  à  déve- 
lopper, autant  que  possible,  non-seulement  l'efficacité  morale 
de  l'intelligence,  mais  aussi  l'aptitude,  plus  méconnue  et  non 
moins  précieuse,  que  possède  le  sentiment  pour  exciter  et 
même  inspirer  la  raison.  Cette  sainte  réaction,  si  familière  au 
moyen  âge,  malgré  l'imperfection  des  croyances,  convient  en- 
core mieux  à  la  religion  démontrée,  où  l'ancien  domaine  de  la 
grâce  surnaturelle  se  trouve  assujetti,  comme  tous  les  autres 
phénomènes,  à  des  lois  appréciables,  qui  deviennent  le  princi- 
pal objet  de  la  vraie  philosophie. 

D'un  autre  côté,  l'urgence  actuelle  d'une  semblable  connexité 
coïncide  heureusement  avec  l'impulsion  fondamentale  qui  ré- 
sulte, à  cet  égard,  de  la  situation  occidentale.  Car,  le  nouveau 
règne  de  l'esprit  d'ensemble  surgit  aujourd'hui  sous  l'irrésistible 
ascendant  du  vrai  sentiment  social.  J'ai  assez  expliqué  déjà  la 
puissante  participation  de  cette  influence  politique  à  l'avéne- 
ment,  et  même  à  la  formation,  de  la  philosophie  positive.  Main- 
tenant que  cette  philosophie,  d'abord  émanée  de  la  science, 
s'élève  enfin  à  la  suprême  dignité  de  religion,  son  essor  habi- 
tuel comporte  encore  mieux  une  telle  impulsion,  qui  annoncera 
spontanément  la  subordination  normale  de  l'intelligence  à  la 
sociabilité.  Il  faut  donc  compter  beaucoup  sur  cette  énergique 
assistance  des  besoins  moraux  et  politiques  pour  prévenir  et 
rectifier,  dans  la  nouvelle  construction  dogmatique,  les  stériles 
divagations  et  l'orgueilleuse  inertie  où  tend  souvent  l'esprit 
théorique,  surtout  en  un  temps  aussi  anarchique.  Le  positivisme 
ne  peut  surmonter  l'immense  opposition  qu'il  éprouve  aujour- 


406  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

d'hui  que  par  le  concours  de  l'adhésion  prolétaire  avec  la  sanc- 
tion féminine.  Ûr,  ce  double  appui  décisif  ne  saurait  lui  être 
aéqtiis  et  maintenu  qbe  d'après  sa  constante  préoeoupation  de 
la  haute  mission  sociale  qui,  hors  de  la  disse  contemplative, 
doit  constituer  tout  son  mérite  réel. 

C'est  ainsi  qu'une  impérieuse  situation  pousse  de  plus  en  plus 
les  vrais  penseurs  occidentaux  à  systématiser  enfin  la  logique 
positive,  en  appliquant  à  la  solution  graduelle  des  plu»  grand* 
problèmes  la  combinaison  continué  des  divers  modes  rationnels 
consacrés  par  l'ensemble  du  passé  humain.  Pendant  les  trois  âges 
de  notre  longue  enfance,  le  fétichismey  le  polythéisme  et  le  mo- 
nothéisme ont  respectivement  développé,  pour  l'élaboration 
spontanée  dé  nos  spéculations  abstraites  et  générales,  la  puis* 
sancè  des  Sentiments,  l'efficacité  des  images,  et  l'aptitude  des 
signes  naturels  ou  artificiels.  Mais  cette  culture  partielle  fut  tou- 
jours trop  exclusive,  et  ne  pouvait  que  prépare*  spontanément 
l'état  normal  dé  la  raison  humaine.  Depuis  la  fin  du  moyen  âge, 
l'orgueil  métaphysique  ou  scientifique  a  même  restreint  le  titre 
de  Logique  au  dernier  de  ces  trois  modes  universels*  comme  le 
plus  propre  à  la  déduction,  quoiqu'il  convienne  moins  à  Tin* 
duction,  et  que  d'ailleurs  sa  popularité  soit  beaucoup  moindre. 
AU  lieu  de  cette  vaine  séparation  entre  la  logique  des  femmes 
ou  des  prolétaires,  celle  des  poètes,  et  celle  des  philosophes  ou 
des  savants,  la  religion  finale  vient  aujourd'hui  instituer  une 
irrévocable  combinaison  de  tous  les  moyens  réguliers  que  com- 
porte notre  nature  pour  découvrir  les  lois  extérieures.  Une  pro- 
fonde connaissance  de  l'homme  et  de  l'humanité  justifie  donc 
l'emploi  logique  du  sentiment,  qui  fut  le  principal  appui  spon- 
tané de  la  raison  naissante.  D'après  le  consensus  universel  qui 
caractérise  l'organisme,  un  grossier  matérialisme,  qui  domine 
encore  les  spéculations  occidentales,  a  souvent  prôné  l'efficacité 
des  saines  pratiques  corporelles  pour  seconder  le  travail  intel- 


INTRODUCTION  fttft&AMEFttÂLEl.  —  CHAPÎTRK  PREMIER,        407 

lectuel.  Mais  il  disposé  à  méconnaître  la  vertu  nécessairement 
supérieure  des  bonnes  impulsions  morales,  si  eoàmranément 
sentie  au  moyen  âge,  et  que  les  seuls  mystique*  ont  ensuite  api 
préciée  dignement.  L'influencé  mutuelle  des  divers  organes  cô« 
rébranx  doit  pourtant  être  plus  directe  et  plus  puissante  queceiter 
d'organes  appartenant  à  ded  appareils  différents.  Aussi  là  reli- 
gion démontrée,  toujours  attentive  à  l'ensemble  de  notre  exis* 
tence,  nous  familiarise*a*t-elle  bientôt,  encore  plus  «fu'au  moyen 
âgé,  avec  l'usage  intellectuel  dé  l'affection,  tout  en  dénratoppant 
beàuèôup  la  réaction  sentitùentale  dé  la  raison  k  Cette  doublé 
tendance  dévient  aujourd'hui  un  féiultat  naturel  et  croissant  dé 
l'assujettissement  des  phénomènes  sociaux  à  de  véritables  lent, 
combiné  avec  les  irrésistibles  exigences  d'une  situation  qui  ta- 
mèttô  sans  cesse  la  sollicitude  universelle  ver*  les  questions  les 
plùÉ  itopôïtàntes  et  les  plus  difficiles. 

L'ensemble  des  considérations  précédentes  semblé  d'ftbort 
ne  convenir  qu'à  l'élaboration  directe  dé  la  sociologie  ptopn»* 
ment  dite,  sans  être  déjà  applicable  à  l'introduétiotl  fénfataMn- 
tale  qu'il  s'agit  ici  dé  systématiser.  Mais  un  exafflén  plus  Réfléchi 
montre,  au  contraire,  que  ce  nouveau  régime  logique  est  sut" 
tout  nécessaire  pour  cet  indispensable  préambule  dé  ma  grande 
construction  dogmatique.  La  réaction  mentale  du  sentiment  n'A 
guère  besoin  d'être  spécialement  invoquée  dans  l'étude  finale 
de  la  sociologie,  où  la  nature  du  sujet  l'Introduit  nécessairement. 
Il  en  doit  être  autrement  envers  lès  sciences  préliminaires,  dont 
les  spéculations  plus  abstraites  et  moins  nobles  paraissent  re* 
pousser  un  tel  secours.  Cette  influence  universelle  y  devient 
pourtant  plus  indispensable,  surtout  aujourd'hui,  pouf  y  faire 
prévaloir  leur  vrai  caractère  et  leur  destination  réelle,  que  l'es* 
prit  théorique  y  est  plus  disposé  à  méconnaître  OU  à  négliger. 
Au  fond,  la  systématisation  qu'il  faut  ici  leur  appliquer  consiste 
surtout  à  y  ramener  dignement  l'intelligence  au  service  continu 


408  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

de  la  sociabilité,  dont  elle  s'est  tant  écartée  pendant  l'irréli- 
gieux interrègne  qui  nous  sépare  du  moyen  âge.  Rien  n'était 
donc  plus  opportun  que  d'y  recommander  d'abord,  au  nom  de 
la  religion  démontrée,  la  substitution  définitive  du  régime  con- 
vergent au  régime  divergent.  Par  là,  ce  grand  précepte  logique 
constitue  lui-même  un  exemple  décisif  de  la  réaction  normale 
du  sentiment  sur  l'intelligence. 

Après  cette  indispensable  explication  générale,  je  dois  traiter 
directement  le  sujet  propre  du  chapitre  actuel,  en  appréciant 
d'abord  la  destination  caractéristique,  ensuite  la  nature  spécu- 
lative, et  enfin  la  marche  systématique,  de  l'introduction  fon- 
damentale qui  convient  à  la  sociologie. 

La  religion  finale  exige  seule  un  tel  préambule,  dont  la  religion 
primitive  fut  dispensée  en  vertu  de  sa  spontanéité  nécessaire. 
Pour  en  apprécier  le  besoin,  et  par  suite  la  destination,  il  suffit 
de  caractériser  les  principales  différences  entre  le  nouveau 
Grand-Être  et  l'ancien. 

Celui-ci  fut  toujours  simple  et  absolu,  surtout  depuis  l'établis- 
sement de  l'unité  théologique.  Au  contraire,  le  véritable  Être- 
Suprême  est,  par  sa  nature,  relatif  et  composé.  De  là  résultent 
nécessairement  l'omnipotence  de  l'un  et  l'intime  dépendance  de 
l'autre,  sources  respectives  des  destinées,  provisoire  ou  défini- 
tive, propres  aux  deux  systèmes  religieux. 

En  effet,  cette  complète  autocratie  rendait  la  conception  de 
Dieu  profondément  contradictoire,  et  par  suite  temporaire.  Car, 
un  examen  approfondi  nous  interdit  de  concilier  une  telle  toute- 
puissance,  soit  avec  une  intelligence  sans  bornes,  soit  avec  une 
bonté  infinie.  Outre  que  nos  vraies  méditations  ne  constituent 
qu'un  prolongement  de  nos  observations,  elles  ne  sont  desti- 
nées qu'à  suppléer  à  leur  insuffisance.  Si  nous  pouvions  toujours 
nous  placer  dans  les  circonstances  les  plus  favorables  à  nos  re- 
cherches, nous  n'aurions  aucun  besoin  d'intelligence,  et  nous 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  PREMIER.        4#} 

apprécierions  tout  par  simple  inspection.  L'omnipotent  exclut 
donc  l'omniscience.  Son  incompatibilité  avec  une  parfaite  bonté 
est  encore  plus  directe  et  plus  évidente.  Tous  nos  desseins 
réels,  et  par  suite  tout  le  cours  de  nos  sentiments,  se  rappor- 
tent, en  effet,  à  nos  divers  obstacles  fondamentaux,  pour  nous 
adapter  aux  uns  et  modifier  les  autres.  Les  volontés  d'un  être 
qui  serait  vraiment  tout-puissant  se  réduiraient  donc  à  de  purs 
caprices,  qui  ne  comporteraient  aucune  véritable  sagesse,  tou- 
jours relative  à  une  nécessité  extérieure  d'approprier  les  moyens 
au  but. 

Ces  contradictions  radicales  furent  naturellement  dissimulées 
-  et  longtemps  contenues  sous  le  polythéisme,  qui  constitue,  à  tous 
égards,  le  principal  des  trois  états  théologiques.  Mais,  quand  le 
monothéisme  eut  prévalu,  elles  ne  tardèrent  point  à  tourmenter 
tous  les  penseurs  énergiques.  L'impossibilité  d'y  échapper  au- 
rait bientôt  discrédité  ces  dogmes  précaires,  si  leur  application 
morale  et  sociale  n'avait  justement  préoccupé  la  plupart  des  es- 
prits. D'un  autre  côté,  cette  application  même  tendait  à  foire 
mieux  ressortir  la  profonde  incohérence  de  la  doctrine  diri- 
geante. Car  le  type  divin,  que  la  logique  nous  poussait  ainsi  à 
caractériser  par  la  seule  omnipotence,  ne  pouvait  plus  repré- 
senter assez  le  type  humain,  si  nettement  distingué  par  la  com- 
binaison de  l'activité  avec  le  sentiment  et  la  raison.  Aussi  des 
doutes  insurmontables  surgirent-ils  aussitôt  que  l'examen  devint 
possible.  Le  monothéisme  pouvait  d'autant  moins  s'y  soustraire 
que,  dans  sa  lutte  initiale  contre  le  polythéisme,  il  avait  dû  in- 
voquer et  consacrer  l'usage  religieux  du  raisonnement,  qu'il  put, 
à  son  tour,  encore  moins  soutenir. 

Par  un  contraste  nécessaire,  la  supériorité  réelle  de  la  nou- 
velle religion  tient  surtout  à  la  dépendance  fondamentale  qu'on 
reproche  aujourd'hui  à  l'être  qui  en  devient  l'objet.  Elle  est  ainsi 
assurée  directement  d'une  durée  aussi  prolongée  que  celle  de 


\ 


\HQ  système  de  politique  positive. 

l'existence  correspondante.  La  suprématie  de  notre  vrai  Grand- 
Être  reste  purement  relative  à  nos  recherches  et  à  nos  besoins. 
On  peut,  sans  doute,  concevoir  que,  même  sans  sortir  de  notre 
monde,  il  existe,  sur  quelque  autre  planète,  un  organisme  en- 
core plus  éminent.  Mais,  outre  que  nous  n'en  pouvons  rien  sa- 
voir, cette  question  demeurera  toujours  aussi  oiseuse  qu'ina- 
bordable, puisqu'un  tel  être  n'affecterait  aucunement  nos 
destinées.  Si  nous  n'avons  pas  vraiment  besoin  de  toutes  les  no- 
tions qui  nous  sont  effectivement  accessibles,  nous  sommes,  au 
contraire,  certains  de  connaître  tôt  ou  tard  ce  qui  nous  inté- 
resse véritablement  comme  agissant  sur  nous,  cette  influence 
quelconque  nous  fournissant  dès  lors  une  base  d'appréciation. 
Écartant  donc  toute  vaine  comparaison  des  divers  Grands-Êtres 
qui  peuvent  exister,  il  nous  suffit  de  reconnaître  que  le  nôtre  est 
supérieur  à  toutes  les  existences  qui  nous  deviennent  apprécia- 
bles. Nous  sentons  d'ailleurs  que  nos  destinées  sont  néoessai- 
»  rement  subordonnées  à  la  sienne,  qui  constitue  ainsi  le  princi- 
pal objet  de  tous  nos  travaux. 

D'après  cette  double  conviction,  on  peut  aisément  constater 
qu'une  telle  restriction  de  puissance  devient  la  source  directe 
de  la  supériorité  générale,  surtout  morale  et  sociale,  du  règne 
de  l'Humanité  sur  celui  de  Dieu. 

L'harmonie  de  cette  suprême  existence  avec  celles  qu'elle 
doit  régir  n'a  pas  besoin  d'explication,  puisqu'elle  ressort  aus- 
sitôt de  sa  propre  composition.  Cette  première  condition  d'effi- 
cacité était,  au  contraire,  difficile  pour  le  théologisme,  qui  n'y 
put  satisfaire  qu'en  humanisant  ses  types,  même  sous  le  mono- 
théisme. Quant  à  la  prépondérance  qui  complète  cette  homo- 
généité, la  moindre  réflexion  la  démontre  spontanément  aux 
plus  orgueilleux  sujets.  En  considérant  combien  toutes  les  par- 
ties de  son  existence  réelle,  physique  ou  morale,  dépendent  des 
temps  et  des  lieux,  chacun  se  sent  irrésistiblement  dominé  par 


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INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  PREMIER.        4M 

le  vrai  Grand-Être,  dont  sa  réaction  personnelle  ne  jyjj^lBodi- 
fier  l'empire  qu'entre  des  limites  fort  étroites,  Maiscet  ascen- 
dant ne  se  borne  point  à  la  seule  supériorité  de  puissance  que 
procurent  l'étendue  et  la  durée.  Il  consiste  davantage  dans  la 
prééminence  intellectuelle  et  surtout  morale.  Car,  l'Humanité 
ne  se  compose  pas  réellement  4e  tous  les  individus  ou  groupes 
humains,  passés,  présents,  et  futurs,  indifféremment  agglomérés* 
Aucun  véritable  ensemble  ne  pouvant  résulter  que  d'éléments 
vraiment  associables,  le  nouveau  Grand -Être  ne  se  forme  que 
par  le  concours,  dans  le  «temps  ou  dans  l'espace,  des  existences 
suffisamment  assimilables,  enexcluant  celles  qui  ne  furent  qu'un 
fardeau  pçur  notre  espèce.  C'est  surtout  à  ce  titré  qp'il  est  es- 
sentiellement composé -de  morts,  qui,  d'ordinaire,  sont  les  seuls 
pleinement  -jugeablçs,  outre  leur  croissante  supériorité  numéri- 
que. L'admission  des  vivaats  n'y  sera  presque  jamais  que  pro- 
visoire^ afin  ^accomplir  l'épreuve  qui,  d'après  l'ensemble  de 
leur  vie  objeotive,  leur  procurera  ou  leur  interdira  une  irrévo- 
cable incorporation  subjective.  Tous  ses  vrais  éléments  sont 
donc  nécessairement  honorables.  Us  .ne  peuvent  d'ailleurs  se 
combiner  qne  par  leurs  nobles  aspects,  en  écartant,  du  souvenir 
final  de  chacun  d'eux,  toutes  les  imperfections  qui,  pendant  leur 
première  vie,  les  poussaient  à  la  discordance.  Quand  la  poésie 
régénérée  aura  fait  assez  sentir  cette  double  propriété,  la  supé- 
riorité nécessaire  du  nouveau  Grand-Être  envers  ses  propres 
adorateurs  deviendra  aussi  incontestable  par  l'intelligence  et 
d'amour  qu'elle  l'est  déjà  par  la  puissance.  Ainsi,  dans  sa  con- 
l.  struction  du  principal  type  religieux,  le  dogme  positiviste  réalise 
,  naturellement  cette  indispensable  combinaison  entre  l'homogé- 
'  néité  et  la  prépondérance  que  chercha  péniblement  le  dogme 
catholique  par  l'insuffisante  fiction  du  Christ. 
Gela  posé,  pour  mieux  apprécier  l'aptitude  religieuse  du  nou- 
f      veau  Grand-Être,  il  faut  d'abord  caractériser  la  dépendance 


V 

\ 


.* 


V 


SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 


d'où  eïter^sulte,  ce  qui  fera  directement  ressortir  k  destination 
générale  delfatroduction  fondamentale  qu'exige  k  sociologie 
systématique. 

L'Humanité  est  assujettie,  dans  sa  constitution  et  dus  son 
développement,  à  des  lois  naturelles  qui  lui  sont  propres,  et 
sur  lesquelles  repose  dogmatiquement  k  religion  finale.  Cet 
.lois,  vraiment  irréductibles  à  d'autres,  sont  les  plus  particulières 
et  les  plus  compliquées  de  toutes  les  lois  fondamentales*  Leur 
étude  rationnelle,  statique  et  dynamique,  forme  l'objet  direet 
et  essentiel  de  ce  Traité,  dont  les  second  et  troisième  volumes 
lui  seront  entièrement  consacrés.  Mais,  avant  d'y  prooédiK, 
il  finit  apprécier  ici  l'immense  préambule  systématique  sans  le- 
quel cette  construction  ne  composterait  aucune  constatants 
scientifique  ni  logique.  La  sociologie  ne  peut  jamais  devenir, 
comme  le  fut  d'abord  k  théologie,  une  doctrine  isolée  et  pri- 
mitive, indépendante  de  toute  autre.  Elle  sera  toujours  précédés 
et  préparée,  pour  l'initiation  méthodique  comme  dans  révéla- 
tion originale,  par  l'ensemble  des  notions  relatives  aux  divers 
phénomènes  plus  généraux  et  moins  compliqués.      y 

Outre  ses  lois  propres,  le  vrai  Grand-Être  subit,  te  effet, 
l'empire  nécessaire  des  lois  communes  à  toutes  les  exidtynesi 
connues,  même  inorganiques.  D'après  sa  réalité  caractâNi- 
que,  il  est  encore  plus  relatif  que  tous  les  êtres  moins  4* 
nents.  Gomme  tout  autre  organisme,  mais  à  un  degré  supéri< 
son  existence  reste  toujours  subordonnée  à  deux  sortes  de  ci 
ditions  essentielles  :  les  unes,  extérieures,  se  rapportent  au  m] 
lieu  où  il  se  développe  ;  les  autres,  intérieures,  concernent  le* 
éléments  dont  il  est  composé.  La  connaissance  du  théâtre  el 
celle  de  l'agent  ne  suffisent  pas,  sans  doute,  pour  dispenser] 
jamais  d'une  étude  directe  de  l'évolution  humaine  ;  mais  elles 
lui  préparent  des  bases  indispensables,  et  même  elles  en  con- 
tiennent les  germes  systématiques. 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  — -  CHAPITRE  PREMIER^     413 


Entre  ces  deux  ordres  de  conditions  prélimigjjlfes,  il  existe 
une  harmonie  nécessaire,  qui  sera  directement  appréciée  dans 
la  troisième  partie  de  ce  chapitre,  en  déterminant  la  marche 
rationnelle  des  sciences  correspondantes.  Nous  ne  devons,  en 
ce  moment,  considérer  que  leur  ensemble  total,  pour  carac- 
tériser! en  général,  son  efficacité  religieuse,  qui  sanctifiera  fi- 
nalement des  études  dépourvues  jusqu'à  présent  de  toute  mo- 
ralité propre. 

Il  serait  ici  superflu  de  considérer  l'intime  dépendance  ma- 
térielle qui  en  résulte  évidemment  chez  le  Grand-Être,  dont 
l'activité  continue  dérive  surtout  d'une  telle  nécessité.  L'exa- 
men actuel  doit  seulement  concerner  l'influence,  plus  éminente 
et  moins  comprise,  qu'exerce  cette  double  dépendance  sur  les 
fonctions  supérieures  de  l'Humanité,  envisagée  d'abord  quant 
à  l'intelligence  qui  guide  sa  marche,  et  ensuite  quant  à  la  so- 
ciabilité qui  maintient  son  existence.  On  appréciera  ainsi  la 
profonde  aptitude  religieuse  de  ces  dogmes  préliminaires, 
d'une  part  pour  régler,  d'une  autre  part  pour  rallier. 

Le  plus  grand  des  biologistes  se  formait  encore,  au  début  de 
ce  siècle,  des  idées  radicalement  fausses  sur  le  prétendu  anta- 
gonisme des  corps  vivants  envers  leurs  milieux  inorganiques, 
généraux  ou  spéciaux.  Mais,  au  lieu  de  ce  conflit,  on  a  reconnu 
bientôt  que  cette  relation  nécessaire  constitue  une  condition 
fondamentale  de  la  vie  réelle,  dont  la  notion  systématique 
consiste  dans  une  intime  conciliation  permanente  entre  la 
spontanéité  intérieure  et  la  fatalité  extérieure.  Néanmoins,  on 
est  encore  loin  de  concevoir  dignement  ce  grand  concours  qui 
domine  naturellement  l'ensemble  de  nos  spéculations  posi- 
tives. 

On  a  confusément  senti  que,  pour  notre  vie  intellectuelle 
comme  pour  la  simple  existence  matérielle,  notre  dépendance 

envers  le  monde  extérieur  devient  à  la  fois  une  source  d'ali- 

31 


SYSTDB  ME  VOUIKJHE  IHNHflVE* 

mentation  erïftéme  de  stimulation  envers  la  raison  et  l'activité- 
Mais  il  reste  à  caractériser  convenablement  sa  tendance,  «roi* 
pfais  directe  et  pins  indispensable  à  régler  nés  plus  hautes 
fonctions,  dont  le  cours  spontané  serait,  sans  cette  fetelHé, 
entièrement  désordonné* 

Tonte  notre  existcaee  réelle  repose  nécessairement  sur  1W- 
sojetâssement  devions  les  phénomènes  quelconques  à  des  Ma 
invariables.  Sans  cette  constance  des  diverses  relations  natu- 
relles, on  ne  saurait  concevoir  aucune  marche  suivie  dans  nos 
spéculations,  aucun  but  déterminé  pour  nos  actions,  ni  même 
aucun  caractère  fixe  dans  nos  inclinations.  Notre  propre  imegi- 
nation  ne  peut  s'affranchir  d'une  telle  dépendance,  d'où  résulte 
toujours  le  fond  primitif  de  ees  créations  les  plus  libres.  On  vé- 
rifie aisément  combien  cet  ordre  fondamental  nous  est  indis- 
pensable en  appréciant  le  trouble  et  la  terreur  que  nous  inspi- 
rent souvent  ses  suspensions  ou  altérations  apparentes,  quand 
elles  concernent  les  moindres  objets  qui  nous  intéressent.  La 
fatalité  correspondante  règle  toute  notre  carrière,  individuelle 
ou  collective,  afin  de  non*  adapter  à  ses  conditions  inflexibles, 
et  d'améliorer  ses  dispositions  modifiables.  Quoique  cette  do- 
mination générale  ne  semble  d'abord  relative  qu'à  l'activité, 
die  concerne  également  l'intelligence,  dont  le  principal  exer- 
cice consiste  à  éclairer  notre  résignation  ou  notre  intervention» 
Dans  notre  état  normal,  la  spéculation  doit  avoir  la  même 
sphère  essentielle  que  Faction,  qu'elle  est  destinée  à  préparer 
ou  à  juger  d'après  cet  ordre  universel  qu'elle  seule  apprécie* 

Ce  dogme  fondamental  du  positivisme  est  donc,  quant  à  ses 
premiers  rudiments  spontanés,  encore  plus  ancien  que  le  prin* 
cipe  théologiste,  sans  excepter  aucune  sorte  de  phénomènes* 
même  les  plus  éminents.  Tous  nous  offrirent  toujours,  à  quel- 
ques égards  partiels,  des  relations  naturelles  soustraites  aux 
volontés  divines.  Sans  une  telle  base  empirique,  notre  oonduite 


•PL 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  --  CHAPITRE  PREMIER.         415 

pratique  n'aurait  jamais  acquis  aucune  vraie  consistance.  U  faut 
même  noter  que  nos  observations  naissantes  se  rapportent  da- 
vantage aux  lois  morales  qu'aux  lois  physiques,  vu  leur  in- 
fluence plus  familière  et  plus  urgente.  Tandis  qu'on  attribuait 
à  certains  hommes  le  privilège  d'altérer,  presque  à  leur  gré,  le 
cours  des  astres,  on  ne  les  supposait  point  capables  de  changer 
ainsi  nos  propres  inclinations.  L'inflexibilité  radicale  des  prin- 
cipaux types  moraux  constituait  dès  lors  la  source  nécessaire 
de  l'intérêt  attaché  aux  diverses  compositions  poétiques,  dont 
les  plus  fantastiques  fictions  se  rapportèrent  toujours  aux 
phénomènes  matériels.  Au  fond,  la  philosophie  théologique 
n'est  d'abord  résultée  que  de  notre  tendance  initiale  à  expli- 
quer les  phénomènes  physiques  par  les  lois  morales,  que  la  vie 
réelle  dévoile  empiriquement.  La  marche  inverse  caractérise 
l'évolution  positive.  Mais  elle  n'a  pu  commencer  que  fort  tard 
à  prévaloir,  même  dans  les  plus  simples  cas,  quand  la  pratique 
suscita  le  besoin  de  systématiser,  pour  obtenir  des  prévisions 
efficaces.  Aujourd'hui,  que  ce  mode  systématique  embrasse 
enfin  les  plus  éminents  phénomènes,  l'invariabilité  des  rela- 
tions naturelles  acquiert  la  dignité  d'un  dogme  complet,  qui 
comprend  tout  dans  la  seule  conception  de  l'Humanité,  centre 
direct  ou  indirect  des  diverses  spéculations  réelles.  C'est  seule- 
ment alors  qu'il  développe  librement  son  aptitude  régulatrice* 
On  a  toujours  senti  que  l'extérieur  pouvait  seul  nous  fournir 
des  points  fixes  pour  contenir  la  fluctuation  de  nos  sentiments, 
la  divagation  de  nos  pensées,  et  l'inconstance  de  nos  desseins. 
Mais  le  théologisme  n'avait  pu  remplir  que  très-imparfaitement 
cette  condition  fondamentale  qui  constitua  longtemps  son  prin- 
cipal office  systématique.  Car  son  unité  absolue  n'était  au  fond 
que  subjective,  quoiqu'on  la  crût  objective.  Sa  notion  exté- 
rieure restait  nécessairement,  faute  d'une  base  réelle,  domi- 
née par  les  variations  intérieures  de  notre  intelligence  indivi- 


SYSTÈME  IMS  POLITIQUE  POSITIVE. 


duelle  et  collective.  Cette  discipline  devait  donc  manquer 
sa  destination  la  plus  importante  :  aussi  alternait-elle  presque 
toujours  entre  la  servilité  et  la  présomption.  Le  dogme  positi- 
viste institue,  au  contraire,  notre  vraie  dignité,  composée  d'une 
noble  résignation  et  d'une  sage  activité,  dont  le  cours  n'est 
jamais  arbitraire.  En  rapportant  directement  à  l'Humanité 
chaque  existence  partielle,  il  représente  cette  unité  relative 
comme  subordonnée  elle-même  à  un  ordre  universel,  évidem- 
ment objectif,  et  qui,  par  sa  prépondérance  nécessaire,  de* 
vient  notre  régulateur  fondamental. 

Dans  cette  appréciation  générale  de  l'aptitude  directe  des 
sciences  préliminaires  pour  discipliner  notre  intelligence,  je 
devais  plutôt  considérer  l'influence  des  doctrines  que  celle  des 
méthodes.  Malgré  l'importance  supérieure  de  celle-ci,  son  ef- 
ficacité régulatrice  est  tellement  comprise  depuis  mon  premier 
traité,  que  je  pouvais  ici  me  dispenser  d'y  avoir  distinctement 
égard.  Elle  sera  d'ailleurs  consacrée  spécialement  dans  les  deux 
autres  chapitres  de  cette  introduction.  C'est  surtout  par  la  for- 
mation graduelle  de  la  méthode  positive  que  l'évolution  théo- 
rique des  trois  derniers  siècles  a  secondé  notre  marche  fondamen- 
tale et  préparé  la  religion  démontrée.  Un  tel  préambule  restera 
toujours  indispensable  pour  instituer  des  convictions  vraiment 
inébranlables.  Les  meilleurs  esprits  ne  sauraient  jamais  obtenir 
cette  stabilité  quand  ils  abordent  directement  les  études  supé- 
rieures sans  s'y  être  assez  préparés  par  les  spéculations  moins 
compliquées  et  plus  générales.  Faute  d'une  telle  initiation,  de 
profonds  penseurs  ont  exagéré  la  réaction  mentale  des  pas- 
sions humaines  jusqu'à  croire  que  nos  intérêts  pourraient  même 
détruire  les  plus  simples  démonstrations  mathématiques.  Cette 
hérésie  traduit  naïvement  l'état  de  fluctuation  presque  indéfinie 
des  intelligences  modernes  qui  sont  restées  étrangères  aux 
études  positives. 


/ 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  PREMIER.        417 

Sans  insister  davantage  sur  un  principe  désonnais  incontesté, 
je  dois  maintenant  compléter  l'appréciation  de  l'aptitude  reli- 
gieuse directement  propre  aux  sciences  préliminaires,  en  la 
considérant  sons  son  second  aspect  fondamental,  qui  con- 
cerne la  sociabilité.  Après  avoir  indiqué  comment  elles  peu- 
vent régler  chaque  existence,  il  faut  caractériser  leur  tendance 
à  rallier  entre  elles  les  diverses  existences  partielles.  Du  pre- 
mier point  de  vue,  elles  servent  à  guider  la  marche  continue 
du  vrai  Grand-Être;  mais,  du  second,  elles  prennent  un  carac- 
tère encore  plus  sacré,  puisqu'elles  concourent  même  à  le 
former  et  à  le  maintenir. 

D'après  sa  nature  composée,  ce  nouvel  Être-Supréme  exige 
un  effort  permanent  pour  conserver  l'union  des  éléments  sépa- 
rables  qui  le  constituent.  Cette  condition  est  d'autant  plus  né- 
cessaire que  l'indépendance  de  ses  organes  devient  la  pre- 
mière source  de  la  suprématie  d'un  tel  organisme,  en  sorte 
que  leur  tendance  à  la  séparation  se  trouve  sans  cesse  exercée. 
Aussi  l'amour  constitue-t-il  le  principe  fondamental  de  l'exis- 
tence du  Grand-Être.  Mais  ce  lien  direct  et  universel,  que  rien 
ne  peut  remplacer,  se  trouve  puissamment  secondé  par  la  fa- 
talité commune,  à  la  fois  extérieure  et  intérieure,  à  laquelle 
se  rapportent  les  convictions  théoriques  dont  j'examine  l'effi- 
cacité religieuse. 

Cette  influence  générale  tend,  d'abord,  à  rallier  par  cela 
même  qu'elle  règle.  Il  n'est  pas,  au  fond,  plus  difficile  de 
concilier  les  hommes  entre  eux  que  d'accorder  chacun  avec  lui- 
même  dans  tous  ses  états  successifs.  En  établissant  des  convic- 
tions fixes,  cette  dépendance  élémentaire  détermine  nécessai- 
rement des  opinions  communes,  par  l'uniformité  spontanée  des 
spéculations  qu'elle  suscite.  Toutes  les  activités  individuelles  en 
reçoivent  aussi  une  semblable  destination,  pour  subir  et  modifier 
son  ascendant  universel.  Mais,  outre  cette  double  convergence 


\ 


418  atftfâftfe  be  poiinQirtf  ioerhvK. 

théorique  et  pratique,  il  en  résulte  encan  une  diédpliM  di- 
rectement affective,  qui  aide  toujours  la  sociabilité  à  contenir 
la  personnalité.  Cette  réaction  plus  iaeréc  et  moins  appréciée 
mérite  surtout  notre  examen  actuel. 

fla  principale  efficacité  morale  consiste  à  dierîpHnar  l'orgueil, 
qui,  par  son  insatiabflité,  nous  divise  encore  davantage  que  Un- 
téiét.  L'habftudede  la  Soumission  constitue  la  premiète  eofldWdn 
de  Tordre  humain.  Or,  cette  Irrésistible  fttaHté  nous  en  pré- 
pare te  seul  apprentissage  décisif.  Il  est  d'autant  plus  effiûftèe 
qu'il  s'étend  aussi  à  l'intelligence,  encore  moin*  doeHe  que 
l'activité.  Le  plus  orgueilleux  métaphysicien  n'a  jamais  mé- 
Connu  la  nécessité  de  Subordonner  tt  raison  aux  théorèmes 
mathématique*  otl  astronomiques,  lors  même  qu'il  concevait 
ses  phénomènes  moraui  comme  indépendants  de  toute  loi  in- 
variable. Quand  l'évolution  positive  aura  fait  asàei  prévaloir  un . 
digne  sentiment  de  cette  soumission  involontaire,  elle  deviendra 
sciemment  uù  puissant  moyen  de  discipline  morale,  en  déve- 
loppant la  véritable  humilité.  Notre  superbe  raison  fait  alors 
consister  son  principal  mérite  à  refléter  fidèlement  le  monde 
réel,  afin  que  nos  opérations  intérieures  puissent  suppléer 
aux  indications  extérieures,  suivant  le  spectacle,  trop  peu 
admiré,  que  nous  offre  la  prévision  scientifique.  Ce  mélange 
de  soumission  et  de  grandeur  constitue  Tune  de  nos  meil- 
leures gloires,  et  aussi  l'un  des  plus  puissants  auxiliaires  de 
notre  éducation  morale.  Heureusement  aidée  par  la  vanité, 
cette  discipline  indireote  a  quelquefois  préservé  les  plus  ser- 
viles  savants  d'une  dégradation  contraire  à  leurs  convic- 
tions. 

En  outre,  la  fatalité  extérieure  et  intérieure  concourt  aussi  à 
nous  unir  par  le  sentiment  continu  des  mêmes  misères  et  le 
besoin  correspondant  d'une  mutuelle  assistance.  Ce  commun 
assujettissement  aux  plus  tristes  nécessités  sera  toujours  propre 


INTRODUCTION  FONDAMENTÀUE.  —  CHAFfTBE  PREMIER.        419 

à  tempérer  les  discordances  développées  par  les  inégalités  so* 
ciales,  qui  elles-mêmes  sont  d'ailleurs  réglées  pareillement, 
liais  il  devient  surtout  un  puissant  moyen  d'union  en  ee  qu'il 
offre  de  modifiable,  d'où  résulte  le  but  continu  de  notre  acti- 
vité, tant  collective  qu'individuelle.  C'est  ainsi  que  l'amour 
universel  est  bientôt  apprécié  comme  notre  meilleure  ressource 
pour  améliorer  nos  destinées,  avant  que  l'on  sente  asses  son 
aptitude,  plus  pure  et  plus  directe,  à  constituer,  par  son  seul 
exercice,  notre  principal  bonheur. 

Quelque  sommaires  que  dussent  être  les  diverses  indications 
précédentes,  elles  suffisent  ici  pour  l'éclaircissement  préalable 
d'un  sujet  aussi  directement  lié  à  l'ensemble  de  ce  Traité.  Outre 
son  évidente  nécessité  comme  préambule  systématique  de  la  so- 
ciologie, la  science  proprement  dite,  organique  ou  inorganique, 
se  montre  ainsi  douée  déjà  d'une  haute  aptitude  religieuse,  tant 
pour  rallier  que  pour  régler.  L'influence  irréligieuse  qu'elle  dé- 
veloppa jusqu'ici,  et  qui  d'ailleurs  Ait  indispensable  à  notre 
émancipation,  était,  au  fond,  peu  conforme  à  sa  vraie  nature, 
qui  consiste  surtout  à  lier,  par  similitude  ou  par  succession.  A 
jamais  devenue  une  introduction  nécessaire  à  la  religion  finale, 
elle  acquiert,  dans  la  sociocratie  future,  une  consécration  plus 
complète  et  plus  durable  que  celle  dont  l'honora  indirecte- 
ment la  théocratie  initiale. 

Cette  auguste  mission  devient  aujourd'hui  l'unique  source 
possible  d'une  véritable  systématisation  des  sciences  prélimi- 
naires. Si  elles  précèdent  et  préparent  la  sociologie,  elles  ne 
peuvent,  à  leur  tour,  être  coordonnées  que  par  elle.  Leur 
déplorable  régime  actuel  ne  fait  que  trop  ressortir  le  besoin 
fondamental  d'un  tel  régulateur,  seul  capable  d'y  remplacer 
l'ancienne  discipline  théologico- métaphysique.  Faute  de  ce 
guide  universel,  les  savants,  même  consciencieux,  sont  déjà 
devenus  incapables  d'enseigner  dignement  et  d'apprécier  sage- 


t- 


,  * 
I 


I 
I  ■ 


* 

I 


4t0  STSTiMB  Dt  POUTIQOE  POSITIVE 

ment  leurs  théories  respectives,  qu'ils  ne  peuvent  plus  ratta- 
cher à  aucune  vue  d'ensemble. 

Isolément  conçue,  la  biologie  ne  comporte,  en  effet,  aucune 
rationnalité  complète  et  durable.  Car,  après  *voir  justement 
proclamé,  en  principe,  le  consensus  universel  de  l'organisme, 
elle  en  prétend  étudier  les  fonctions  physiques  séparément  des 
fonctions  morales,  qui  ne  se  développent  que  dans  l'évolution 
collective  de  l'humanité.  Une  telle  scission  ne  peut  subsister  que 
réinstituée  par  la  vraie  philosophie,  au  seul  titre  de  prépara- 
tion indispensable  à  l'état  normal  de  chaque  intelligence,  où 
toutes  les  études  réelles  deviendront  solidaires. 

La  science  inorganique  semblerait  comporter  une  consti- 
tution propre,  indépendante  de  la  sociologie,  puisque  son 
objet  théorique  pourrait  être  conçu  sans  aucune  relation  i 
l'homme,  autrement  que  comme  spectateur.  Mais,  outre  que 
la  sociabilité  réprouvera  de  plus  en  plus  cette  utopie  des  géo- 
mètres, sa  rationnalité  ne  serait  qu'apparente.  Car  ici  l'immen- 
sité naturelle  du  domaine  spéculatif  y  susciterait  des  divaga- 
tions indéfinies  qui,  outre  leur  profonde  stérilité,  deviendraient 
bientôt  contraires  à  toute  systématisation.  L'unité  objective  y 
est  nécessairement  impossible,  comme  l'ont  confirmé  les  vains 
efforts  des  deux  derniers  siècles.  Elles  ne  comportent,  par  leur 
nature,  qu'une  simple  unité  subjective,  par  la  commune  pré- 
pondérance du  point  de  vue  humain,  c'est-à-dire  social.  Ce 
seul  lien  universel  de  leurs  doctrines,  et  même  de  leurs  mé- 
thodes, constitue  l'unique  moyen  d'y  réduire  chaque  sujet, 
isolément  inépuisable,  à  ce  que  réclame  la  destination  sacrée  de 
tous  nos  efforts  quelconques  au  service  continu  du  Grand-Être. 

Mais  cette  restriction  normale  des  sciences  préliminaires  au 
simple  caractère  de  préambule  fondamental  de  la  science 
finale,  importe  encore  plus  au  sentiment  qu'à  la  raison  et  à 
l'activité.  Les  reproches  d'immoralité  tant  adressés,  chez  les 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE. — CHAPITRE  PREMIER.         421 

modernes,  à  la  culture  scientifique,  ne  sont  pas,  quoique  em- 
piriques, dépourvus  de  tout  fondement,  même  durable.  Mon 
discours  préliminaire  a  déjà  signalé  la  tendance  matérialiste . 
qui  s'attache  nécessairement  aux  spéculations  inférieures  dé- 
pourvues de  toute  discipline  supérieure.  Une  plus  profonde 
appréciation  montre,  en  outre,  que,  même  systématisée,  toute 
culture  théorique  dispose  à  l'immoralité  en  développant, 
non-seulement  la  sécheresse,  mais  aussi  l'orgueil.  Car  les 
grands  efforts  personnels  qu'elle  exige  suscitent  un  sentiment 
excessif  d'individualité,  qui  fait  oublier  ou  méconnaître 
l'universelle  solidarité  humaine,  aussi  réelle  à  cet  égard  qu'à 
tout  autre.  Partout  c'est  vraiment  le  Grand-Être  qui  pro- 
duit, mais  toujours  par  des  organes  individuels.  Cependant 
la  vie  pratique  tend  beaucoup  moins  à  nous  dissimuler  la  con- 
nexité,  puisque  elle-même  exige  habituellement  un  concours 
immédiat.  Jamais  la  suffisance  métaphysique  n'a  osé  y  étendre 
sa  vaine  fiction  de  l'individu  construisant  tout  par  ses  seuls 
efforts  personnels.  Mais  la  vie  théorique  est  toujours  exposée 
à  ces  déplorables  illusions  d'un  orgueil  insociable  ;  elle  n'en 
peut  être  préservée  que  d'après  une  constante  discipline  reli- 
gieuse, qui  la  ramène  dignement  à  son  office  sacré. 

Quelque  difficile  que  doive  aujourd'hui  sembler  l'institution 
durable  d'une  telle  règle,  sa  possibilité  n'est  déjà  plus  douteuse. 
Il  ne  faut  pas  exagérer  la  critique  morale  de  l'esprit  moderne  au 
point  de  le  croire  incapable  de  jamais  rentrer  librement  sous  la 
juste  domination  du  cœur.  Sa  fatale  insurrection  fut  longtemps 
motivée  par  le  besoin  de  briser  un  joug  oppressif.  Malgré  ses 
ravages  moraux,  elle  développa  toujours,  chez  les  nobles  types 
scientifiques,  un  pressentiment  confus  de  la  destination  sociale 
et  philosophique  qui  consacrerait  finalement  ces  constructions 
partielles  et  préparatoires.  Une  preuve  irrécusable  de  la  ten- 
dance du  véritable  esprit  moderne  vers  une  sage  discipline  ré- 


.nz  btotemb  de  pownçwt  pumhve. 

rahe  spontanément  de  la  formation  même  de  la  religion  finale. 
Car  l'ensemble  de  mon  ouvrage  fondamental  montre  clairement 
que  le  positivisme  émana  d'abord  de  l'intelligence,  quoique 
maintenant  il  soit  surtout  en  relation  dlreete  et  continue  atee  le 
Sentiment.  Sous  une  hante  impulsion  sociale,  l'orgueil  scienti- 
fique n'a  donc  pas  empêché  l'esprit  de  se  dégager  fibrenwrt 
d^mte  complète  anarchie  pour  reconstruire  volontairement  la 
prépondérance  normale  dn  cœur.  La  raison  moderne  ne  re- 
pousse  radicalement  qu'une  discipline  rétrograde  ;  elle  solttette, 
an  contraire,  celle  qui  ennoblit  son  domaine  et  consolide  sa 
marche,  en  l'appliquant  surtout  aux  éminentes  questions  mo- 
rales et  politiques  qu'elle  ne  pouvait  aborder  jusqu'ici  faute  des 
prineijpes  convenables.  Quant  aux  théoriciens  subalternes ,  qui 
seuls  persistent  aujourd'hui  dans  une  anarchie  intéressée,  la  re- 
ligion démontrée  commencera  bientôt  son  office  disciplinaire  en 
les  écartant  à  jamais,  au  nom  de  la  vraie  sociabilité.  La  situa- 
tion occidentale  les  place  aujourd'hui  dans  cette  irrésistible 
alternative  logique,  ou  d'accepter  la  domination  normale  du 
cœur  sur  l'esprit,  ou  de  s'avouer  incapables  d'en  comprendre 
la  démonstration  systématique.  Cette  nécessité  était  déjà  pres- 
sentie par  l'admirable  instinct  de  la  Convention,  quand  la  grande 
assemblée  osa  supprimer  les  académies.  Serait-elle  moins  effi- 
cace lorsqu'une  telle  condition  préalable  se  trouve  pleinement 
démontrée? 

Les  exigences  rationnelles  de  l'avenir,  d'accord  avee  les 
besoins  empiriques  du  passé,  érigent  donc  à  jamais  les  sciences 
préliminaires,  organique  et  inorganique,  en  indispensable  in- 
troduction, directe  ou  indirecte,  à  la  seule  science  finale,  fia 
outre,  ces  études  préparatoires  possèdent,  en  elles-mêmes,  de 
hautes  propriétés  religieuses,  pour  régulariser  et  maintenir  la 
suprême  existence.  Toute  leur  destination  normale  résulte  de 
cette  double  aptitude  générale,  sauf  les  diverses  applications 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE. -~- CHAPITRE  PREMIER.        423 

spéciales  aux  arts  correspondants.  C'est  ainsi  qu'elles  reçoivent 
à  la  fois  une  salutaire  discipline  et  une  auguste  consécration, 
qui  doit  y  faire  partout  pénétrer  le  sentiment  fondamental,  en 
sorte  que  les  plus  austères  méditations  puissent  devenir  des 
actes  d'amour.  Aimer,  et  par  suite  agir,  caractérisera  surtout 
la  vie  réelle,  même  chez  les  vrais  philosophes,  qui  d'ailleurs 
ne  constitueront  jamais  qu'une  imperceptible  minorité.  Leur 
félicité  privilégiée  devra  consister  à  penser  par  amour  f  vu  la 
sainte  nature  de  leurs  attributions,  directement  relatives  aux 
plus  hautes  fonctions  du  Grand-Être.  Si  ce  régime  religieux 
semble  d'abord  restreindre  l'essor  théorique,  ce  n'est  qu'afin 
de  mieux  développer  son  principal  domaine,  en  le  préservant 
des  oiseuses  divagations  auxquelles  il  tend  toujours.  Ces  abus, 
souvent  coupables,  d'un  esprit  scientifique  qui  prend  le  moyen 
pour  le  but,  seront  sévèrement  réprimés  par  la:  morale  pu- 
blique et  même  privée,  comme  consumant  en  d'orgueilleuses 
puérilités  les  forces  qu'il  faut  le  plus  ménager.  L'instinct  popu- 
laire, systématisé  par  la  religion,  exercera  cette  juste  cen- 
sure avec  d'autant  moins  de  scrupules  qu'il  sentira  mieux, 
sous  cette  prétendue  ardeur  contemplative,  une  secrète  im- 
puissance envers  les  plus  utiles  questions,  qui  sont  aussi  les 
plus  difficiles.  Quant  à  l'efficacité  logique  des  recherches  dé- 
pourvues de  tout  vrai  mérite  scientifique,  elle  ne  convenait  qu'à 
l'évolution  préparatoire.  La  méthode  positive  étant  désormais 
constituée  d'après  toutes  ses  ébauches  partielles,  et  la  science 
pouvant  toujours  reconnaître  sa  destination  générale,  rien  ne 
peut  plus  excuser  les  travaux  purement  académiques,  qui 
bientôt  cesseront,  en  Occident,  de  recevoir  aucun  encoura- 
gement continu. 

Pour  caractériser  assez  ce  régime  définitif  des  sciences  préli- 
minaires, je  dois  maintenant  consacrer  la  seconde  partie  de  ce 
chapitre  à  la  distinction  fondamentale  entre  les  spéculations 


424  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

abstraites  et  les  spéculations  concrètes,  sur  laquelle  repose 
toute  conception  vraiment  encyclopédique. 

Ces  deux  ordres  de  contemplations  diffèrent  tellement  qu'ils 
doivent,  à  mon  gré,  être  séparés  dans  notre  constitution  céré- 
brale, comme  je  l'expliquerai  à  la  fin  de  ce  volume.  D'après 
mon  discours  préliminaire,  l'observation  est  concrète  ou 
abstraite,  selon  qu'elle  concerne  les  êtres  ou  les  événements. 
Quoique  ces  deux  modes  concourent  dans  toutes  nos  con- 
structions intellectuelles,  le  premier,  essentiellement  synthé- 
tique, convient  davantage  à  l'art,  esthétique  ou  technique,  et 
le  second,  primitivement  analytique,  s'applique  surtout  à  la 
science  proprement  dite.  Tous  les  penseurs  avancés  se  sont 
maintenant  approprié  ces  diverses  notions  philosophiques, 
établies  par  mon  ouvrage  fondamental.  Je  dois  seulement  les 
appliquer  ici  à  restreindre  le  vrai  domaine  scientifique  aux 
limites  nécessaires  qui  peuvent  seules  consolider  sa  constitution 
rationnelle  et  assurer  sa  sainte  mission. 

Pour  cela,il  suffit  de  regarder  cette  distinction  générale  comme 
essentiellement  équivalente  à  celle  qui  existe  entre  les  spécula- 
tions composées,  ou  réductibles  à  d'autres,  et  les  spéculations 
simples  ou  irréductibles.  Les  premières  pourraient  être  entière- 
ment déductives,  si  tous  leurs  éléments  nous  étaient  assez  con- 
nus,et  si  notre  puissance  logique  devenait  assez  considérable.  Au 
contraire,  les  secondes  exigent  toujours  autant  de  bases  induc- 
tives  qui  leur  soient  propres,  quelque  prépondérance  qu'y  puisse 
ensuite  acquérir  la  déduction.  La  grande  construction  théorique 
qui  doit  fonder  la  religion  démontrée  peut  donc  se  borner  au 
système  des  conceptions  abstraites,  pourvu  qu'il  embrasse  tous 
les  genres  de  phénomènes.  Car,  ainsi  constituée,  elle  fournira 
une  base  rationnelle  à  l'ensemble  de  la  sagesse  humaine,  tou- 
jours assurée  dès  lors  de  posséder  d'exactes  notions  systématiques 
sur  les  lois  élémentaires  qui  coopèrent  à  chaque  résultat. 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  PREMIER.        425 

Quelque  difficile  que  soit  souvent  la  découverte  de  ces  lois 
fondamentales,  leur  petit  nombre  permet  d'en  espéter  une 
suffisante  appréciation,  déjà  fort  avancée  envers  les  phéno- 
mènes inorganiques.  Au  contraire,  il  n'y  a  aucun  espoir 
raisonnable  de  connaître  jamais  la  plupart  des  lois  concrètes 
résultées  des  leurs  innombrables  combinaisons.  Mais  aussi 
nous  n'en  avons,  au  fond,  aucun  vrai  besoin.  Pour  diriger 
notre  conduite  pratique,  même  envers  nos  plus  éminents  phé- 
nomènes, il  suffit  toujours  que  les  indications  générales  de 
la  science  abstraite  viennent  guider  et  coordonner  les  divers 
renseignements  directs  que  fournit,  en  chaque  cas,  un  judi- 
cieux empirisme.  Le  projet  de  soumettre  nos  actes  quelcon- 
ques à  une  discipline  purement  systématique,  indépendante 
de  toute  appréciation  spéciale,  n'est  qu'une  irrationnelle  uto- 
pie de  l'orgueil  spéculatif.  On  peut  assurer  qu'elle  ne  deviendra 
jamais  réalisable,  même  envers  les  arts  mathématiques  et  as- 
tronomiques, où  la  pratique  prévaudra  toujours,  quelque  pré- 
cieux usage  qu'elle  y  doive  faire  de  plus  en  plus  des  lumières 
théoriques. 

Il  n'y  a  donc  que  la  science  abstraite  qui  puisse  et  qui  doive 
être  systématisée,  par  la  coordination  religieuse  de  tous  ses 
éléments  sous  la  présidence  de  la  sociologie,  qui  en  est  le 
œntre  nécessaire.  Pour  mieux  établir  cette  réduction  fonda- 
mentale, sans  laquelle  la  construction  théorique  serait  impos- 
sible, il  faut  encore  la  regarder  comme  indispensable  à  la  gé- 
néralisation des  lois  réelles. 

La  sagesse  vulgaire  a  toujours  reconnu  qu'il  n'existe  point  de 
règle  sans  exception;  mais,  en  même  temps,  la  raison  philo- 
sophique n'a  cessé  d'aspirer  à  des  règles  invariables.  Ces  deux 
appréciations,  qui  semblent  incompatibles,  sont  pourtant  éga- 
lement saines,  en  se  plaçant  au  point  de  vue  convenable.  Leur 
conciliation  naturelle  résulte  toujours  de  la  distinction  précé* 


416  traita  k  PounQOT  posrive. 

dente,  entre  lee  lois  abstraites  ou  simple»  et  les  foie  concrètes 
on  composées.  Celles-ci  ne  peuvent  êtres  que  particulière*, 
tandis  que  las  antres  comportent  une  plaine  généralité,  qui 
constitue  leur  vrai  mérite.  Tous  les  divers  éléments  de  chaque 
cristann*  sont  respectivement  assujettis  à  d'invariables  lob, 
éasamunos  aux  êtres  quelconques  où  se  retrouve  le  même 
événement.  A.u  fond,  c'est  en  cela  que  consiste  surtout  l'ordre 
naturel,  dont  la  vraie  notion,  nullement  déductive,  résuma 
toujours  las  inductions  correspondantes,  assistées  des  anale» 
gies  convenables.  Si  les  loi&élémentaires  d'où  il  résulte  n'étaient 
pas  entièrement  générales,  nos  prévisions  rationnelles  ne  com- 
porteraient «ucune  sécurité.  Mais  cette  indispensable  générer 
ttté,  seule  source  d'une  précieuse  cohérence,  ne  s'obtient 
jamais  que  d'après  une  abstraction  qui  altère  plus  ou  moins 
la  réalité  de  nos  conceptions  théoriques.  Les  événements  ne 
pouvant  s'étudier  que  dans  des  êtres,  il  faut,  en  effet,  écarter 
les  circonstances  propres  à  chaque  cas  pour  y  saisir  la  loi  eom» 
mune.  d'est  ainsi,  par  exemple,  que  nous  ignorerions  encore 
les  lois  dynamiques  de  la  pesanteur,  si  nous  n'avions  pas  fait 
d'abord  abstraction  de  la  résistance  et  de  l'agitation  des  mi- 
lieux. Môme  envers  les  moindres  phénomènes,  nous  sommes 
donc  obligés,  de  décomposer  pour  abstraire  avant  de  pouvoir 
obtenir  cette  réduction  de  la  variété  à  la  constance  que  pour- 
suivent toujours  nos  saines  méditations.  Or  ces  simplifications 
préalables,  sans  lesquelles  la  vraie  science  n'existerait  jamais, 
exigent  partout  des  restitutions  correspondantes,  quand  il  s'agit 
de  prévisions  réelles.  Ce  passage  de  l'abstrait  au  concret  consti- 
tue la  principale  difficulté  des  applications  positives*  et  la  source 
nécessaire  des  restrictions  finales  que  comportent  toutes  les  in» 
dications  théoriques.  Alors  surgissent  d'énormes  déceptions, 
comme  celles  que  le  tir  effectif  des  projectiles  présente  aux  or- 
gueilleux calculs  des  purs  géomètres.  Voilà  d'où  provient,  dans 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  •— CHAMIK  HUUI1ER.        427 

la  vie  pratique,  l'alternative  habituelle  dee  meilleurs  esprit* 
théoriques  entre  l'hésitation  et  la  méprise.  C'est  l'un  des  motifs 
essentiels  de  leur  inaptitude  notoire  aux  affaires  temporelles. 

L'entière  généralité  est  donc  incompatible  avec  une  parfaite 
réalité.  Notre  vrai  régime  logique  exige  que  ces  deux  conditions 
également  indispensables  soient  d'abord  séparées  convenable* 
ment  pour  être  ensuite  sagement  combinées.Toute  notre  conduite 
normale  institue  ainsi  un  heureux  concours  final  entre  le  dog- 
matisme et  l'empirisme,  qui  seraient  également  incapables  de 
la  diriger  isolément,  l'un  par  illusion,  l'autre  par  imprévoyance» 
Des  lois  purement  empiriques  ne  conviendraient  qu'aux  casqui 
les  auraient  fournies,  et  elles  y  constitueraient  une  stérile  éru- 
dition, très-différente  de  la  vraie  science.  Quelque  complètes 
qu'elles  fussent,  la  diversité  nécessaire  des  circonstances  con- 
crètes empêcherait  d'en  déduire  de  nouvelles  prévisions,  où 
réside  toute  l'efficacité  de  nos  spéculations  positives.  Mais»  à 
son  tour,  le  pur  dogmatisme  abstrait  ne  nous  serait  pas  moins 
funeste,  quoique  d'une  autre  manière.  L'entière  généralité  et 
la  liaison  parfaite  de  ses  conceptions  ne  se  rapporteraient  qu'à 
une  stérile  existence  ascétique.  Dans  la  vie  réelle,  ses  pré- 
sompteuses  prévisions  nous  exposeraient  sans  cesse  aux  plus 
graves  aberrations. 

Cette  conciliation  normale  entre  le  .dogmatisme  et  l'empi- 
risme était  incompatible  avec  la  nature  absolue  du  théologisme, 
sous  lequel  ces  deux  marches  coexistèrent  forcément,  mais  sans 
aucune  harmonie.  La  source  divine  des  préceptes  théoriques 
ne  comportait  pas  d'exceptions,  et  l'indivisibilité  des  notions 
pratiques  interdisait  toute  généralisation  réelle.  Ge  conflit  lo- 
gique, propre  à  notre  enfance  mentale,  reste  encore  très-sen- 
sible envers  les  sujets,  surtout  moraux  et  politiques,  où  cette 
enfance  à  dû  persister  davantage.  On  y  flotte  souvent  entre 
l'évidente  nécessité  pratique  qui  impose  des  exceptions  et  l'im- 


ê 
428  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  P08RIVE. 

périeuse  exigence  théorique  qui  prescrit  l'inflexibilité  :  en 
sorte  que  les  règles  de  conduite  y  deviennent  presque  toujours 
ou  impraticables  par  sévérité  ou  impuissantes  par  concession* 

Il  en  sera  tout  autrement  sous  le  régime  positif,  comme 
l'indiquent  déjà  les  cas  préliminaires  où  il  a  pu  être  partielle- 
ment ébauché.  La  nature  toujours  relative  du  nouveau  dogma- 
tisme le  rend  aisément  conciiiable  avec  un  empirisme  qui,  de 
son  côté,  s'est  élevé.  D'une  part,  on  écarte  la  vaine  recherche 
des  causes;  de  l'autre,  on  ne  se  borne  plus  à  la  stérile  étude 
*  des  laits.  Le  génie  théorique  et  le  génie  pratique  se  sentent 
également  appelés  à  découvrir  les  lois,  c'est-à-dire  les  rela- 
tions! seules  conformes  à  nos  moyens  réels  et  aussi  à  nos  vrais 
besoins.  Ils  ne  diffèrent  plus  qu'en  ce  que  le  premier  cherche 
les  lois  générales  de  chaque  classe  d'événements  possibles  et  le 
seoond  les  lois  spéciales  de  chaque  être  existant.  Mais  cette  dis- 
tinction se  réduit,  au  fond,  à  une  simple  division  fondamentale» 
à  la  fois  spontanée  et  systématique,  de  l'ensemble  du  travail 
humain,  dont  la  nature  et  le  but  sont  partout  les  mêmes. 
Car,  nous  n'étudions  les  événements  qu'afin  d'améliorer  les 
êtres.  Notre  providence  ne  peut  devenir  rationnelle  que  par  une 
suffisante  prévision,  qui  exige  des  lois  générales.  Or  cette  gé- 
néralité suppose  toujours  la  décomposition  préalable  des  exis- 
tences particulières  en  phénomènes  universels,  seuls  suscepti- 
bles de  règles  invariables.  C'est  ainsi  que  la  saine  constitution 
logique  repose  sur  la  distinction  générale  entre  l'étude  abstraite 
et  l'étude  concrète. 

Voilà  comment  la  religion  finale  consacre  et  discipline  à  la 
fois  le  dogmatisme  et  l'empirisme,  par  leur  concours  continu 
à  l'harmonie  du  Grand-Être.  Tous  deux  ont  également  participé 
à  sa  conception  fondamentale  ;  car  toute  induction  réelle  est 
empirique  dans  sa  source  et  dogmatique  dans  son  terme. 
Quelque  éminent  que  soit  enfin  devenu  l'esprit  positif,  il  ne 


% 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  PREMIER.        429 

doit  jamais  oublier  qu'il  émana  partout  de  l'activité  pratique, 
substituant  graduellement  l'étude  des  lois  à  celle  des  causes.  Le 
principe  universel  de  l'invariabilité  des  relations  naturelles, 
sur  lequel  repose  toute  notre  rationalité,  est  une  acquisition 
essentiellement  empirique.  Au  lieu  d'être  inspirée  par  le  dogma- 
tisme primitif,  il  lui  était  directement  contraire,  ce  qui  ex- 
plique assez  sa  formation  lente  et  graduelle,  qui  n'est  complète 
que  depuis  la  récente  fondation  de  la  sociologie.  Mais,  d'un 
autre  côté,  la  science  abstraite  pouvait  seule  fournir  la  pre- 
mière conception  générale  de  l'Humanité.  Le  plus  tendre  em- 
pirisme s'arrête  à  la  considération  de  la  famille,  et  s'élève 
très-difficilement  à  celle  de  la  Patrie,  même  fort  restreinte  d'a- 
bord. Quelque  réel  que  soit  le  nouvel  Être-Suprême,  sa  nature 
collective  exige  beaucoup  d'abstractions  préalables.  Pour  com- 
prendre dignement  cette  immense  et  éternelle  existence,  l'ap- 
préciation, seule  directe,  de  ses  nombreux  éléments,  simulta- 
nés et  successifs,  doit  d'abord  être  purifiée  de  tous  leurs  conflits 
partiels. 

Cette  éminente  difficulté,  qui  exige  aujourd'hui  un  concours 
familier  entre  le  sentiment  et  la  raison,  ne  constitue  que  le 
plus  haut  degré  de  celle  qu'offre  partout  l'abstraction  théorique 
indispensable  à  la  généralité  de  nos  conceptions  positives.  Dans 
toute  la  hiérarchie  scientifique,  la  pensée  abstraite  diffère  da- 
vantage de  la  pensée  concrète  et  s'en  sépare  plus  péniblement, 
à  mesure  que  les  phénomènes  deviennent  moins  généraux  et 
plus  dépendants.  Cette  difficulté  augmente  tellement  qu'il  se- 
rait bientôt  impossible  de  la  surmonter  assez  par  l'étude  isolée 
des  effets  correspondants.  Mais  leur  propre  dépendance  envers 
les  phénomènes  antérieurs  fournit  naturellement  une  précieuse 
assistance  théorique,  sans  laquelle  on  ne  pourrait  distinguer 
suffisamment  entre  les  circonstances  à  écarter  et  celles  à  con- 
server. C'est  seulement  ainsi  qu'on  parvient,  envers  les  plus 

32 


»    • 


ISO  mute .»  pounow  jwmy*. 

éminents  aujeta,  *  instituer  dee  abstractions  tout  «Mai  posi- 
tives que  celles  dont  las  spéculations  .mathématiques  oeœpor- 
tajrt  aï  aisément  la  formation.  Il  j'agit  partout  d'éviter  à  la  feie 
leeantitée  purement  jmninal*  eties  réah  tés  entièrement  fcp- 
lias.  Or,  cela  a'aet  presque  jamais  possible  qu'autant  qp&im 
déductions  antériaorea  Cannent  convenablement  «giftar  j*e 
inHuf  rinp*  ÀirmeiAu.  t^aim»  aairit  ftniwmM  nermat  enfin  dediaoa^ 
j&er,  a»  milieu  des  circonstances  aoceeaoijpee  ou  mdUftiantaa, 
la  principal  phénomèns,,qui  devient  alors  la  baee  .fm*  mm* 
ahetnction. 

JKapate  me  Jelle  jg^pAeiatiou,  on  doit  tfetad  4n*m* 
étrange  que  JadistinctiongénéwJe  entre  la  wejM^ahateaita^t 
la.^uAfMm  ^mmiAfai  in  aoit  nasontifilkimont  réaliaéa  chas  kiito* 
damée,  me  avoir  pu  encore  être  nowate»€»tin»titoé^.jyUiaaa 
spontanéité  s'çxpUque  bientôt  par  ,1a  naturejataedi  cutteAla-* 
hawtiwpgfliinw 

la  poaHivité  rationnelle  des  divewee  théories  fandaiaeirtriea. 
Car,  la  science  concrète  ne  pouvait  commencer  avant  que  eette 
opération  initiale  ee  trouvât  .assez  accomplie  envers  toutes  les 
catégories  générales  de  phénomènes  élémentaires.  En  effet, 
l'existence  de  chaque  être  constitue  une  combinaison  particu- 
lière des  événements  communs  &  tnua.  Son  appréciation  eyeté- 
matique  exige  donc  l'étude  abstraite  de  tous  lea  .phénomènes 
généraux  qui  le  cpmposeni»  et  que  l'analyse  y  puisa  d'atafld. 
Dana  chaque  théorie  concrète,  il  faut,  comme  en  météorologie, 
combiner  Jes  cinq  points  de  vue  préliminaires,  mathématique, 
astronomique,  physique,  chimique,  et  même  biologique  *?** 
le  point  de  vue  sociologique,  seul  définitif.  Les  eix.ordree  d'in- 
fluences concourant  toujours  à  de  tels  résultats*  romisaian«d'uiia 
seule  ferait  avorter  la  construction,  ou  n'y  permettrait  gutane 
insuffisante  réalité.  Telle  est  .la  nécessité  logique  qui  Jfcwçça  Aaa 
théoriciens  modernes  de  se  borner  i  la  &iw#  .ftbatmtej.qwd» 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  PREMIER.         431 

que  aspirant  le  plus  souvent  à  la  science  concrète.  Les  nombreux 
travaux  sur  l'histoire  naturelle,  organique  ou  inorganique,  ont 
essentiellement  avorté,  faute  de  bases  rationnelles.  Mais  les 
diverses  recherches  chimiques  et  biologiques  qu'ils  suscitèrent 
concourront  toujours  à  la  systématisation  abstraite  sur  laquelle 
doit  reposer  l'ensemble  de  la  sagesse  humaine. 

Cette  explication  historique  conduit  naturellement  à  penser 
que  le  temps  est  enfin  venu  de  construire  la  science  concrète, 
puisque  les  six  ordres  de  théories  qui  doivent  y  concourir  se 
trouvent  maintenant  ébauchés,  Mais  cette  condition  coïncide 
aufBi  avec  l'avènement  systématique  de  la  religion  finale,  qui 
présidera  désormais  à  tous  les  travaux  scientifiques,  pour  y 
écarter,  au  nom  du  sentiment  et  de  la  raison,  toutes  le»  tenta- 
tives oiseuses  ou  chimériques,  en  ramenant  tout  au  service  con- 
tinu du  -Grand-Être.  .Or,  j'ose  aujourd'hui  garantir  que  les 
sciences  vraiment  concrètes  resteront  toujours  interdites  à  notre 
faible  intelligence  et  inutiles  h  notre  sage  activité.  Nos  besoins 
théoriques  n'exigent,  au  fond,  que  la  #cience  abstraite,  qui 
seule  nous  est  assez  accessible, 

Sans  une  telle  réduction,  la  synthèse  finale  deviendrait  im- 
possible. En  n'y  comprenant  que  les  théories  abstraites,  sa  con- 
struction est  déjà  fondée  essentiellement,  par  ma  découverte  des 
deux  grandes  lois  de  filiation  et  de  classement  qui  ont  constitué 
la  sociologie.  Quelque  incohérentes  que  parussent  jusqu'alors) 
les  diverses  conceptions  positives,  elles  ont  ainsi  manifesté  leurs 
rapports  mutuels  et  leur  commune  relation  à  leur  lien  universel. 
La  multiplicité  provisoire  des  sciences  abstraites  est  donc  rem- 
placée déjà,  pour  tous  les  vrais  penseurs,  par  leur  unité  défi- 
nitive. Mais  cette  construction  théorique  serait  profondément 
troublée  si  on  y  voulait  introduire  les  sciences  concrètes,  qui 
resteront  toujours  multiples,  vu  l'indépendance  et  la  diversité 
de  leurs  nombreux  objets. 


432  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Il  n'y  aura  jamais  lieu  de  construire  un  système  concret, 
même  comme  émanation  du  système  abstrait.  La  constitution 
rationnelle  d'une  seule  science  concrète,  comme  la  météoro- 
logie ou  la  géologie,  surpasserait  nos  vrais  moyens  inductife  et 
déductifs,  soit  par  la  difficulté  de  connaître  assez  toutes  les 
théories  qui  devraient  y  concourir,  soit  par  l'embarras  de  les 
combiner.  Mais  notre  impuissance  réelle  envers  ces  études, 
aussi  étendues  que  multiplées,  ne  doit  nous  inspirer  aucun  re- 
gret essentiel,  puisque  la  plupart  seraient  certainement  dépour- 
vues de  toute  haute  utilité,  même  logique.  Parmi  les  innom- 
brables existences  qui  nous  entourent,  il  y  en  a  fort  peu  qui 
méritent  notre  attention  spéciale  par  leur  relation  directe  au 
Grand-Être  que  nous  devons  avoir  toujours  en  vue.  Ces  stériles 
travaux  zoologiques,  géologiques,  etc.,  consumeraient  mal  à 
propos  des  forces  qu'il  importe  de  réserver  pour  leur  sainte 
destination,  depuis  que  nos  diverses  facultés  n'ont  plus  besoin 
d'un  exercice  purement  préparatoire.  Sans  aucun  profit  réel 
pour  notre  perfectionnement  matériel  et  physique,  ni  même 
intellectuel,  ils  nuisent  beaucoup  à  notre  perfectionnement 
moral  par  l'orgueil  et  la  sécheresse  qu'ils  développent.  La  reli- 
gion démontrée,  qui  fait  à  l'esprit  sa  digne  part,  sera  plus  ferme 
encore  que  la  religion  révélée  envers  ces  savantes  frivolités, 
qui  nous  éloignent  du  but  universel,  au  lieu  de  nous  en  rap- 
procher. Quand  la  science  abstraite  aura  enfin  construit  suffi- 
samment le  fond  général  de  la  sagesse  humaine,  les  seuls 
exercices  théoriques  qui  prévaudront  habituellement  seront 
esthétiques  et  non  scientifiques.  Outre  qu'ils  conviennent  davan- 
tage à  notre  intelligence,  ils  tendent  mieux  vers  notre  but 
principal.  AJors  le  sentiment  et  la  raison  réprouveront  d'accord 
des  spéculations  aussi  dépourvues  d'efficacité  mentale  que  de 
tendance  morale.  L'abstraction  ne  devient  recommandable 
qu'en  vertu  de  la  généralité  qu'elle  seule  procure.  De  même, 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  PREMIER.        433 

la  spécialité  des  vues  ne  peut  mériter  d'estime  que  d'après 
Futilité  des  résultats.  Mais  les  spéculations  abstraites  qui  ne 
sont  pas  générales  et  les  spéculations  concrètes  qui  ne  sont  pas 
utiles  seront  énergiquement  flétries  dans  le  régime  final,  où  le 
sacerdoce  et  le  public  surveilleront  toujours  l'ensemble  des 
opérations  humaines. 

Ces  réflexions  me  conduisent  naturellement  à  mieux  appré- 
cier la  distinction  réelle  entre  les  études  abstraites  et  les  études 
concrètes,  en  la  réduisant  finalement  à  la  division  fondamen- 
tale entre  la  théorie  et  la  pratique.  On  voit  ainsi  qu'il  n'existe 
point,  à  proprement  parler,  de  science  concrète.  Toute  science 
devient  nécessairement  abstraite,  quand  elle  se  dégage  assez  de 
l'art  qui  en  dépend  le  plus.  Les  seules  études  concrètes  qui 
doivent  subsister  sont  celles  qu'exigent  nos  divers  besoins  spé- 
ciaux, privés  ou  publics.  Mais  alors  elles  deviennent  essentiel- 
lement pratiques,  et  elles  gagneront  beaucoup  à  être  désor- 
mais conçues  et  cultivées  ainsi.  La  spécialité  y  prend  aussitôt 
son  vrai  caractère,  conformément  à  sa  véritable  destination, 
qui  concerne  l'exécution  et  non  la  conception.  Nous  devons  et 
pouvons  tout  concevoir  ;  mais  nous  ne  pouvons  ni  ne  devons 
tout  exécuter.  C'est  pourquoi  l'esprit  théorique  doit  toujours 
être  général  et  l'esprit  pratique  toujours  spécial.  Mais  cette 
indispensable  spécialisation  des  conceptions  pratiques  se  con- 
cilie pleinement  avec  le  caractère  synthétique  qu'y  exige  la 
diversité  des  aspects  élémentaires  qu'il  y  faut  combiner  sans 
cesse,  sous  peine  de  manquer  le  résultat  final. 

J'établirai  plus  tard  les  vraies  différences  entre  le  génie  théo- 
rique et  le  génie  pratique,  si  mal  conçues  jusqu'ici  par  l'orgueil 
spéculatif.  Elles  ne  consistent  ni  dans  la  nature  des  opérations 
mentales,  ni  dans  leur  marche,  mais  seulement  dans  le  degré 
et  la  destination  directe.  Le  régime  final  ne  comportera  d'autres 
savants  spéciaux  que  les  dignes  praticiens,  imparfaitement 


434 


SY9î£ÉE  DE  POLITIQUE  positive. 


annonce  aujourd'hui  par  la  classe  transitoire  des  ingéniera*. 
Tous  les  purs  théoriciens  seront  de  Trais  philosophes,  ou  plutôt 
des  prêtres,  voués  à  construire  et  appliquer  la  synthèse  fonda- 
mentale. A  cette  source  universelle,  les  praticiens  puiseront  les 
bases  rationnelles  de  leurs  synthèses  spéciales,  que  seuls  ils 
peuvent  sagement  constituer,  comme  seuls  capables  d'en  con- 
naître assez  la  nature  et  le  bnt.  Cette  attribution  ne  semble  au- 
jourd'hui surpasser  leurs  facultés  ordinaires  que  faute  d'une 
éducation  convenable.  Sous  le  régime  didactique  caractérisé 
déjà  dans  mon  discours  préliminaire,  ils  seront  asseï  ration- 
nellement préparés  pour  remplir,  à  cet  égard,  toutes  les  con- 
ditions essentielles.  Alors  la  saine  culture  des  conceptions  con- 
crêtes  acquerra  naturellement  l'importance  et  l'activité  qui  lui 
conviennent,  sans  eiicer  la  stérile  consécration  d'une  classe 
exclusive.  Dans  le  champ  indéfini  de  ces  spéculation*,  les  pra- 
ticiens peuvent  seuls  discerner  le  petit  nombre  de  celles  »jui  lenr 
son:  indispensables,  en  écartant  la  multitude  -le  celles  qzi  res- 
teront toujours  oiseuses.  Ce  discem^n:?:::.  s:  iii5::îe  wr  n« 
savants.  et  iru'xe  pour  s*-?  ïn^nifurs.  s"i-:c-?n:r":t  src^taaé- 

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DfTRODUCTIOlf  fGfWAMÊfftttff.  —  6HÀ**m  PREMIER.        435 

intermédiaires  entre  la  théorie  et  la  pratique,  qui  sont  encore 
ri  imparfaites,  comme  exigeant  le  concours  de  tous  les  élé- 
ments fondamentaux  systématisés  dans  la  science  abstraite. 
Mais  ces  précieuses  combinaisons  ne  peuvent  être  bien  con- 
struites qne  par  les  praticiens,  puisque  la  direction  de  tout  in- 
strument, intellectuel  ou  matériel,  appartient  à  celui  qui  rap- 
plique et  non  à  celui  qui  Ici  fournit  Ce  sage  régime  permet  seul 
d'éviter,  &  cet  égard,  des  divagations  aussi  stérilesjpour  l'esprit 
que  nuisibles  au  cœur. 

La  religion  finale  sera  d'autant  plus  inflexible  à  ce  sujet 
qu'elle  étendra  même  ces  restrictions  normales  aux  études  so- 
ciologiques, malgré  leur  juste  prépondérance.  Ce  n'est  point 
une  vaine  curiosité  qui  doit  présider  à  l'étude  directe  du  vrai 
Grand-Être  ;  comme  partout  ailleurs,  le  sentiment  y  doit  toujours 
dominer  l'intelligence,  sous  peine  de  compromettre  la  moralité 
fondamentale.  Sans  doute,  le  grand  phénomène  du  développe- 
ment social  constitue  le  plus  admirable  de  tous  les  spectacles 
réels,  et  même,  par  suite,  idéaux.  Mais  la  noble  satisfaction 
mentale  attachée  à  sa  pure  contemplation  ne  doit  jamais  faire 
méconnaître  ou  négliger  sa  sainte  destination.  Au  fond,  nous 
ne  devons  étudier  le  véritable  Être-Suprême  que  pour  le  mieux 
servir  et  l'aimer  davantage.  Notre  principale  récompense  per- 
sonnelle, dans  une  telle  étude,  résulte  des  nouveaux  perfec- 
tionnements de  tous  genres,  et  surtout  moraux,  qu'elle  nous 
procure  nécessairement.  Or,  sans  une  constante  discipline  reli- 
gieuse, où  le  public  assistera  le  sacerdoce,  l'élaboration  de 
cette  science  finale  pourrait  dégénérer  en  travaux  académiques, 
autant  qu'envers  les  sciences  préliminaires.  Quoique  ces  diva- 
gations offrissent  plus  d'intérêt  théorique,  elles  ne  comporte- 
raient guère  plus  d'efficacité  morale  ni  mentale.  Leur  danger 
deviendrait  même  supérieur,  parce  que  là  le  point  de  vue  con- 
cret diffère  davantage  de  l'abstrait,  de  manière  à  exiger  de 


4S6  .      SYSTEM  M  POLITIQUE  FOflTIVB. 

puissants  efforts,  dont  la  stérilité  nuirait  &  de  meilleurs  servîtes*. 
(Test  pourquoi  là,  plus  qu'ailleurs,  rélaboration  concrète,  doit: 
toujours  se  rapporter  aux  vraies  exigences  pratiquas,  en  com- 
primant tout  écart  théorique.  Il  n'y  a  ici  d'autre  différence  et», 
sentielle  avec  les  eu  ordinaires  sinon  que  les  philosophes  y  sont 
eux-mêmes  les  principaux  ingénieurs  de  l'art  correspondant,, 
dont  la  pratique  doit  être  universelle,  liais  cette  distinction 
n'influe  nullement  sur  la  nature  des  saines,  études  concrètes  ni 
sur  leur  sage  subordination  continue  aux  besoins  pratiques. 

Sans  doute,  il  faudra  enfin  prendre  en  haute  considération 
sociologique  les  conditions  de  climat  et  de  race  que  j'ai  dû  soi- 
gneusement écarter  en  fondant  la  sociologie  abstraite,  liais  ce 
sera  seulement  quand  le  moment  approchera  d'étendre  digne- 
ment la  réjgénération  occidentale  aux  diverses  populations  re- 
tardées. Alors  une  telle  destination  donnera  un  profond  attrait 
à  l'élaboration  concrète,  et  y  préviendra  toute  divagation  théo- 
rique, aussi  bien  que  toute  perturbation  morale.  Jusque-là, 
c'est  à  la  sociocratie  et  à  la  sociolAtrie  que  devront  se  vouer  les 
hautes  intelligences  sacerdotales  devenues  disponibles  par  une 
suffisante  installation  de  la  sociologie.  Ce  double  champ  pra- 
tique est  vraiment  inépuisable  pour  l'esprit,  et  toujours  pré- 
cieux au  cœur.  Le  perfectionnement  de  notre  conduite,  pu- 
blique ou  privée,  et  surtout  l'amélioration  des  sentiments  qui  la 
dominent,  constituent  des  recherches  accessibles  à  tous,  et  qui 
pourtant  comportent  l'emploi  des  plus  grandes  intelligences. 
Aucun  art  ne  saurait  être  ni  aussi  important  ni  aussi  difficile,  et 
aucun  n'admet  des  succès  aussi  étendus,  puisqu'il  concerne  les 
phénomènes  les  plus  modifiables,  d'après  leur  complication  supé- 
rieure. Depuis  que  leurs  propres  lois  commencent  à  se  dévoiler, 
ils  tendent  à  former  le  principal  objet  de  nos  spéculations,  tant 
pratiques  que  théoriques,  où  jusqu'alors  le  cœur  devait  rem- 
placer, et  souvent  rectifier,  l'esprit,  au  lieu  d'en  être  assisté. 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE. — CHAPITRE  PREMIER.         437 

Le  culte  privé  suffirait  seul  pour  susciter  partout  de  touchants 
et  ingénieux  artifices  esthétiques ,  qui  comportent  beaucoup 
plus  d'efficacité  morale,  et  même  intellectuelle,  que  la  plupart 
des  travaux  scientifiques.  Nous  en  pouvons  concevoir  déjà  l'im- 
portance, en  considérant  les  éminentes  productions  mystiques 
qui  honorèrent  le  déclin  du  catholicisme,  et  qui,  sans  contenir 
aucune  découverte  théorique ,  annoncent  autant  de  puissance 
spéculative  que  de  supériorité  affective. 

En  éliminant  ainsi  la  science  concrète ,  désormais  ramenée 
aux  généralités  pratiques,  on  simplifie  beaucoup  la  grande 
construction  encyclopédique ,  et ,  par  suite ,  l'ensemble  de  la 
synthèse  humaine.  La  séparation  nécessaire  entre  la  théorie  et 
la  pratique  devient  alors  la  seule  division  fondamentale  dont 
j'expliquerai  la  vraie  nature  dans  le  second  volume  de  ce  traité. 
On  évite  aussitôt  une  immense  élaboration  intermédiaire  qui, 
entravant  la  systématisation  finale ,  devait  retarder  l'état  nor- 
mal de  l'humanité.  En  même  temps,  on  caractérise  mieux  la 
constitution  générale  de  la  société  future,  où  dès  lors  le  pou- 
voir théorique  et  le  pouvoir  pratique  se  distinguent  aussi  net- 
tement par  la  généralité  ou  la  spécialité  de  leurs  vues  que  par 
la  diversité  de  leurs  attributions  modératrices  ou  directrices. 

Après  avoir  assez  déterminé  d'abord  la  destination  religieuse 
et  ensuite  la  nature  abstraite  de  l'introduction  fondamentale 
qu'exige  la  sociologie,  je  dois  compléter  cette  appréciation  gé- 
nérale en  examinant  la  marche  systématique  qui  convient  à  cet 
immense  préambule  scientifique  et  logique. 

Pour  faciliter  une  telle  explication,  je  crois  utile  d'y  em- 
ployer une  expression  collective,  propre  à  désigner  l'ensemble 
des  quatre  premières  sciences  préliminaires,  toutes  relatives  à 
la  philosophie  inorganique.  Déjà,  en  1844,  dans  mon  Discours 
sur  [esprit  positif,  je  les  groupai  en  deux  couples,  l'un  mathé- 
matico-astronomique,  l'autre  physico-chimique.  Je  dois  main- 


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439  SrVRn  us  VOaTmjoE  pomvi. 

Muant  frire  un  nouveau  pae  analogue  en  rétiniseent  te'dMpW 
niftial1  et  le  couple  intermédiaire  en  une  seul*  aelmeé  iaor- 
gUttique,  éotttle  n*tt,  6ÉteBtiélk(mèttt  disponible  eejotndnndv 
dé  coââ&togië.  ïs%Ên&GôAé'  aceeptidn  de  œ  leme^  eet  iflMfc 
totàbée  ézi détaéttidë peur 40*011  poisse  désormais rappliquer 
à  etrtté  desflfcatton  collectif,  trt*conforme  tu  véritable»  and» 
9  de  M  eéttitructtoti  primitive,  afin  d'éviter  la  créetkm  d'un*  mt 

plus  convenable.  Il  suffit  fetttatfefit  d'en  purifier  te  seaf  étpao* 
logique,  e* y  ftibetitoent  ridée  relative  de mourf*  ft  rMée*- 
eohië  tftfflttfcf*,  éditant  l'amendement  fondamental  établi 
fe'  traie  philosophie  atttroftomique.  Si  le  besoin  d't»  tel 
A*eet  pa*  eûëore  senti,  eeït  tient  surtout  à  la  culture  profonde- 
itfant  dispersit*  des  ideftce*  correspondantes,  dent  le*  emu-* 
téfetf  eomtouns  ont  éf étalement  indiquée  par  des  qualiflen- 
tiofDi  pufemént  négatives. 

La  philosophie  naturelle  proprement  dite,  qui  doit  préeéder 
et  prépare*  la  philosophie  sociale ,  se  compose  ainsi  de  deux 
grandes  sciences,  la  cosmologie  et  la  biologie,  qu'on  pareil  lan-» 
gage  fldt  mieux  contraster. 

Gelavposé9  il  faut  maintenant  déterminer  Tordre  suivant  le-* 
quel  doivent  se  succéder  l'étude  du  inonde  et  l'étude  de  la  vie, 
double  base  nécessaire  de  l'étude  prtfpre  de  l'humanité ,  seule 
tournent  finale.  Mais  je  dois  d'abord  apprécier  l'harmonie  fon- 
damentale de  ces  deux  introductions ,  Tune  générale  et  indi- 
recte, l'autre  spéciale  et  directe. 

Ni  leur  distinction  naturelle,  ni  leur  concours  nécessaire,  ne 
furent  assez  profondément  conçus  jusqu'ici.  Les  cosmblogietes 
s'efforcèrent  longtemps ,  comme  on  le  sent  encore ,  de  réduire 
la  biologie  à  une  simple  émanation  de  leur  propre  science. 
Depuis  que  les  vrais  biologistes  tentent  de  briser  ce  joug  op- 
pressif, ils  se  trouvent  entraînés  à  une  sorte  de  rétrogradation, 
en  voulant  constituer  l'étude  de  la  vie  sans  aucune  subordina- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE*  —*■  CHAïtTWB  PREMIER.        499 

tien  fondamentale  à  l'étude  du  monde.  Ces  deux  aberrations 
opposées  y  matérialiste  ou  spiritualiste ,  sont  également  con- 
traires au  Yrai  génie,  scientifique  et  logique,  dé  la  philosophie 
naturelle.  On  y  méconnaît  autant  le  gWnd  dualisme  qui  con- 
stitué le  véritable  sens  généra)  du  dogme  fondamental  du  posi- 
tivisme, l'invariabilité  des  relations  extérieures. 

La  seule  pentoée  de  telles  relations  supposé  totojourt,  comme 
Kant  l'a  dignement  senti,  un  objet  qui  les  subit  et  un  stajet  qui 
les  constate.  Même  celles  qui  existent  entre  deux  corps  inorga- 
niques, ne  peuvent  être  aperçues  que  par  la  liaîsoil  de  tous 
deux;  à  un  être  intelligent,  et  d'abord  vivant.  Atari ,  la  notion 
dé  v*  proprement  dite,  telle  que  l'ont  constituée  les  biologistes 
modernes ,  forme  un  élément  nécessaire  de  toute  conception 
réelle.  U  existe ,  sans  doute ,  beauooup  d'astres  incompatibles 
avec  tout  organisme,  animal  ou  même  végétal,  comme  le  soitt, 
dans  notre  monde,  les  corps  dépourvus  d'atmosphère.  Mais 
notre  planète  fût-elle,  contre  toute  vraisemblance,  la  seule 
habitée,  il  faut  bien  que  la  vie  et  la  pensée  se  développant  an 
moins  là  pour  concevoir  sans  contradiction  là  moindre  exis- 
tence réelle.  En  un  mot,  tout  phénomène  suppose  un  specta- 
teur ;  puisqu'il  consiste  toujours  en  une  relation  déterminée 
entre  un  objet  et  un  sujet. 

Hais ,  d'une  autre  part ,  la  vraie  notion  de  la  vie  est  encore 
moins  séparable  de  celle  du  monde.  Car,  elle  exige  sans  cesse 
une  certaine  harmonie,  à  la  fois  active  et  passive,  entre  un  or- 
ganisme quelconque  et  un  milieu  convenable.  Envers  les  êtres 
inférieurs ,  le  concours  n'est  jamais  contestable ,  parce  que  la 
dépendance  est  mieux  circonscrite.  Mais,  loin  que  cette  subor- 
dination soit  moins  développée  en  remontant  la  hiérarchie  bio- 
logique, elle  augmente  nécessairement  en  vertu  de  relations 
plus  multipliées,  quoique  chacune  d'elles  puisse  varier  davan- 
tage. Seulement,  cet  accroissement  graduel  affecte  autant  la 


440  mitant  ni  politique  posmvi. 

réaction  de  l'organisme  que  l'empire  du  milieu.  Le  plus  émî- 
ment  de  tons  les  êtres,  l'Humanité,  est  celui  qui  dépend  la  plus 
du  monde,  mais  aussi  celui  qui  le  modifie  le  plus.  Ainsi  s'unif- 
ient, dès  leur  source  élémentaire,  les  saines  idées  de  soumission 
et  de  pouvoir,  puisque  l'activité  croit  toujours  avec  la  dépen- 
dance. 

D'après  ce  double  éclaircissement  préalable,  la  religion  finale 
doit  à  la  fois  mieux  distinguer  et  mieux  combiner  les  concep- 
tion cosmologiques  et  les  conceptions  biologiques  que  ne  le 
permit  le  régime  préliminaire.  Nous  sommes,  au  fond,  eneore 
plus  incapables  de  concevoir  tous  les  corps  comme  vivants  que 
comme  inertes.  Car,  la  seule  notion  de  vie  suppose  nécessaire, 
ment  des  existences  qui  n'en  soient  pas  douées.  Il  y  a,  sansdoute, 
des  organismes  parasites,  qui  végètent  sur  des  êtres  supérieurs. 
Mais  ces  cas  exceptionnels  ne  sauraient  jamais  devenir  univer- 
sels. Finalement,  les  êtres  vivants  ne  peuvent  exister  que  dans 
des  milieux  inertes,  qui  leur  fournissent  à  la  fois  un  siège  et  un 
aliment,  d'ailleurs  direct  ou  indirect.  C'est  pourquoi  le  pan- 
théisme métaphysique  convient  encore  moins  à  notre  intelli- 
gence que  le  pur  fétichisme ,  dont  il  constitue,  à  vrai  dire,  une 
savante  parodie.  Tandis  que  l'un  guida  notre  pensée  naissante, 
l'autre  pousse  notre  raison  développée  vers  une  ténébreuse  ré- 
trogradation. 

Si  tout  vivait,  aucune  loi  naturelle  ne  serait  possible.  Car,  la 
variabilité,  toujours  inhérente  à  la  spontanéité  vitale, ne  se  trouve 
réellement  limitée  que  par  la  prépondérance  du  milieu  inerte. 
En  supprimant  cet  ascendant  continu,  les  variations  naturelles 
deviendraient  indéfinies,  et  toute  notion  de  loi  disparaîtrait  aus- 
sitôt, puisque  la  constance  des  relations  en  constitue  partout  le 
vrai  caractère.  Ceux  qui  voulaient  concevoir  notre  planète 
comme  un  immense  animal  ne  pouvaient  avoir  aucune  juste 
idée  générale  de  l'animalité;  autrement  ils  auraient  senti 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  PREMIER.        441 

qu'une  telle  hypothèse  est  profondément  contradictoire.  Les 
moindres  lois  physiques,  môme  celles  de  la  pesanteur,  devien- 
draient incompatibles  avec  une  terre  vivante,  outre  que  les  pro- 
jectiles participeraient  aussi  à  cette  vie  universelle.  Nos  prévi- 
sions quelconques,  rationnelles  ou  empiriques,  cesseraient  alors 
de  comporter  aucune  réalité ,  si  d'ailleurs  notre  propre  exis- 
tence pouvait  admettre  cette  absurde  supposition. 

Toutes  les  spéculations  positives  reposent  donc,  en  dernier 
ressort,  sur  un  concours  continu  entre  la  fatalité  et  la  sponta- 
néité, sources  respectives  de  constance  et  de  variation.  Le 
dogme  fondamental  du  positivisme  consiste  ainsi  dans  l'harmo- 
nie universelle  entre  deux  sortes  de  lois,  à  la  fois  antagonistes 
et  solidaires,  les  unes  extérieures  ou  physiques,  les  autres  in- 
térieures ou  logiques.  En  termes  plus  généraux ,  et  pourtant 
mieux  définis ,  la  constance  des  relations  naturelles  résulte  de 
la  conciliation  permanente  des  lois  biologiques  avec  les  lois 
cosmologiques. 

A  trave*3  les  nuages  métaphysiques,  les  vrais  penseurs  ont 
toujours  pressenti,  plus  ou  moins  confusément,  ce  grand  dua- 
lisme, base  nécessaire  de  toutes  nos  connaissances.  Surtout  de- 
puis Kant,  on  a  compris  que  les  lois  physiques  supposent  des  lois 
logiques,  comme  en  sens  inverse.  Mais  la  saine  philosophie 
biologique  pouvait  seule  procurer  une  vraie  consistance  à  ce 
premier  aperçu,  où  d'abord  les  fonctions  intellectuelles  se 
trouvaient  irrationnellement  isolées  des  autres  fonctions  vi- 
tales. On  a  dès  lors  reconnu  qu'une  telle  harmonie,  nullement 
absolue ,  est  toujours  doublement  relative  à  la  nature  de  l'or- 
ganisme et  à  celle  du  milieu.  Elle  varie  donc,  même  sur  nôtre 
planète,  entre  les  divers  modes  ou  degrés  d'animalité,  quoique 
ses  variations  ne  soient  jamais  arbitraires.  Les  spéculations  hu- 
maines se  présentent  ainsi  comme  consistant  surtout  à  conce- 
voir cet  ordre  relatif,  autant  que  le  comporte  notre  nature  et 


441  SffftaB  BB  *OUIfQIJB  rOSRIVB. 

que  l'exige  notre  situation.  Mais  ee  dogme  fondamental  ne  po* 
fait  être  pleinement  compris,  tai  mémo  purifié  de  touU  ten- 
dance absolue,  tant  que  la  notion  générale  des  lois  biologi- 
ques proprement  dites  n'était  pas  complétée  et  systématisée 
pir  eelb  des  lois  sociologiques.  Depuis  cette  fondation  déd- 
sfee,  lé  système  des  notions  humaines  se  trotfve  assujetti  t  «ne 
dernière  cl  usée  de  variations  régulières,  indépendantes  de.  nefee 
nature  comme  de  nette  situation,  et  seulement  relatives  trl'ê- 
velution  eoeiale.  -fia  conmltrstion  continue  est  tellement  indfe» 
penssMe  peur  concevoir  là  marche  véritable  de  nos  pensées, 
que,  tans  eHe,  on  ne  semait  expliquer  ni  leurs  catfaéMgse 
propres  ni  «leur  enchaînement  mutuel,  successif  ou  même  £-» 
multané.  Vun  antre  eôté ,  sî  les  lois  eorrespoiidaûteé  pou- 
vaient nous  être  asseï  connues,  elles  seules  safÉMient  pov 
remplacer  totftes  les  autres,  sauf  les  difficultés  de  dédfeètien. 
Gar  toutes  nos  découvertes,  quoique  accomplies  toujours  ""par 
des  organes  individuels,  sont,  au  fond,  des  actes  de  Hînina- 
nité,  et  dès  lors  régies  directement  par  les  lois  propres  iu 
Grand-Être ,  de  manière  à  comporter  des  prévisions  sociolo- 
giques. Mais,  d'une  autre  part,  ces  lois  suprêmes  de  la  philo* 
sophie  relative  se  ^trouvent  nécessairement  subordonnées  aux 
deux  ordres  de  lois  préliminaires ,  extérieures  et  intérieures. 
Ainsi ,  sans  insister  sur  des  hypothèses  où  il  ne  faut  voir  que 
d'utiles  artifices  didactiques,  le  système  définitif  de  nos  con- 
ceptions positives  consiste  à  lier  convenablement  la  notion  de 
l'Humanité  au  dualisme  préalable  entre  le  monde  et  la  vie. 

Les  deux  éléments  de  ce  grand  dualisme  sont  donc  à  la  fois 
plus  distincts  et  plus  inséparables  que  ne  l'indique  jusqu'ici 
leur  étude  respective.  Pour  se  mieux  représenter  leur  diversité 
et  leur  solidarité,  il  suffit  de  considérer  la  manière  dont  nous 
apprécierions  la  vie  dans  un  milieu  accessible  seulement  à  noire 
lointaine  mais  complète  exploration  visuelle.  Mous  n'y  aperce- 


INTRODUCTION  FOWAMENTAUS.  —  CHAPITRE  PREMIER.        443 

vrions  d'abord ,  comme  envers  nos  planètes  actuelles ,  que  m 
simple  existence  inorganique,  qui  absorberait  les  phénomènes 
biologiques.  Mais  leur  propre  réaction  sur  le  milieu  nous  ferait 
ensuite  distinguer  ces  événements  moins  prononcés,  apparte- 
nant à  des  êtres  plus  complexes  et  plus  variables.  L'étude  to- 
tale se  décomposerait  alors  en  deux,  Tune  inorganique,  l'autre 
organique ,  qui  deviendraient  également  indispensables  à  la 
vraie  conception  du  système  exploré.  C'est  à  peu  près  ainsi , 
quoique  à  un  degré  beaucoup  moindre,  que  nous  procédons  de 
loin  à  la  découverte  d'une  nouvelle  existence  animale,  ou 
même  humaine.  Le  milieu  seul  nous  frappe  d'abord,  et  peu  à 
peu  nous  en  distinguons  l'être  sans  cesser  de  l'y  subordonner. 

Ayant. ainsi  caractérisé  l'harmonie  nécessaire  entre  lesdpux 
parties  essentielles  de  la  philosophie  naturelle,  il  faut  apprécier 
l'ordre  fondamental, de  Jeur  succession,  destinée  surtout  à 
fournir  la  base  rationnelle  de  h  philosophie  sociale. 

Cette  commune  destination  détermine  aussitôt  la  marche  sys- 
tématique des  deux  études  préliminaires.  En  effet,  les  mêmes 
motifs  généraux,  soit  scientifiques,  soit  logiques,  qui  nous 
ont  d'abord  représenté  la  cosmologie  et  la  biologie  comme 
devant  précéder  la  sociologie ,  nous  conduisent  maintenant  à 
reconnaître  aussi  que  la  cosmologie  doit  préparer  la  bio- 
logie. 

Il  n'y  a  donc  aucune  hésitation  possible  aujourd'hui  entre  les 
deux  méthodes  opposées  que  semble  comporter  la  formation 
totale  de  la  philosophie  naturelle.  La  méthode  objective,  qui 
procède  du  dehors  au  dedans ,  du  monde  à  la  vie ,  peut  seule 
convenir  à  une  telle  élaboration,  tant  systématique  que  sponta- 
née. Mais  il  reste  pourtant  à  déterminer  aussi  la  participation 
finale  de  la  méthode  inverse  ou  subjective,  qui  va  du  dedans  au 
dehors,  de  la  vie  au  monde.  Puisque  l'Humanité  lui  dut  son 
premier  espor.mental,  il  .faut  bien  que,  régénérée  d'après  un 


444  système  de  politique  positive. 

autre  principe,  «Ile  concoure  à  fonder  l'état  normal  de  notre  in- 
telligence. Telles  font  les  deux  grandes  explications  qui  doivent 
compléter  ce  chapitre ,  suivant  l'ébauche  déjà  présentée  dans 
le  discours  préliminaire,  d'après  les  bases  posées  par  mon 
ouvrage  fondamental. 

Ce  premier  traité  a  tellement  établi  la  vraie  hiérarchie  des 
sciences  que  je  puis  ici  me  dispenser  de  revenir  sur  une  loi  en- 
cyclopédique maintenant  admise  partout.  On  sait  qu'elle  ré- 
sulte de  la  généralité  décroissante  et  de  la  dépendance  crois- 
sante des  phénomènes  correspondants.  Ces  deux  principes, 
nécessairement  équivalents,  déterminent  finalement  la  dignité 
graduelle  des  diverses  sciences  abstraites,  d'après  leur  relation 
plus  ou  moins  directe  avec  les  phénomènes  de  l'humanité,  moins 
généraux  et  plus  dépendants  que  tous  les  autres. 

Les  lois  cosmologiques  sont  essentiellement  indépendantes 
des  lois  biologiques ,  qui  n'y  apportent  que  des  modifications 
secondaires ,  presque  toujours  négligeables  envers  le  milieu 
inerte ,  quoique  indispensables  à  l'être  vivant.  Au  contraire , 
l'existence  organique  se  trouve  intimement  subordonnée  à  l'exis- 
tence inorganique ,  même  planétaire  ;  en  sorte  que  quelques 
changements  fort  simples  dans  la  constitution  d'un  astre  em- 
pêchent d'y  concevoir  la  vie.  La  généralité  supérieure  des  lois 
oosmologiques  est  encore  plus  évidente,  puisque  les  corps  qu'elles 
régissent  exclusivement  prédominent  au  point  de  sembler  ré- 
duire la  vitalité  à  une  sorte  d'exception.  Sur  notre  propre  pla- 
nète, la  seule  où  nous  puissions  connaître  les  lois  biologiques,  la 
vie  n'est  possible  que  dans  les  couches  superficielles;  et,  même 
là,  la  masse  totale  des  êtres  correspondants  ne  constitue  qu'une 
petite  fraction  de  la  masse  inerte. 

Ainsi,  sous  l'aspect  scientifique,  l'étude  positive  de  la  biologie 
exige  une  profonde  connaissance  générale  de  la  cosmologie, 
dont  les  principales  lois  dominent  toujours  les  diverses  fonctions 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  PREMIER.        445 

vitales.  La  subordination  logique  est  encore  moins  contestable, 
puisque  la  simplicité  des  phénomènes  inorganiques,  suite  né- 
cessaire de  leur  généralité,  les  rend  seuls  propres  à  l'élabora- 
tion fondamentale  de  la  méthode  universelle. 

Sous  ses  deux  faces  rationnelles,  la  coordination  systématique 
des  études  préliminaires  se  trouve  donc  conforme  à  leur  en- 
chaînement spontané,  en  vertu  des  mêmes  motifs  essentiels, 
dont  la  prépondérance  est  à  la  fois  dogmatique  et  historique. 
Cette  coïncidence  n'offre  rien  d'accidentel,  d'après  la  similitude 
inévitable  entre  l'initiation  individuelle  et  l'évolution  collec- 
tive. 

La  méthode  objective  doit  donc  prévaloir  autant  dans  l'ordre 
dogmatique  des  connaissances  réelles  que  dans  leur  filiation 
historique.  Elle  seule  peut  établir  solidement  le  dogme  fonda- 
mental des  lois  naturelles,  en  appréciant  d'abord  les  cas  les 
plus  aptes  à  manifester  l'invariabilité  des  relations.  Si,  au  con- 
traire, la  méthode  subjective  dut  présider  à  notre  enfance  in- 
tellectuelle, c'est  uniquement  d'après  sa  convenance  exclusive 
envers  la  conception  des  causes  proprement  dites,  sur  laquelle 
devaieni  se  concentrer  nos  premiers  efforts.  La  simple  opposi- 
tion de  ces  deux  marches,  suivant  leurs  destinations  caractéris- 
tiques, constitue  la  vraie  source  générale  de  l'antagonisme 
radical  entre  la  philosophie  positive  et  la  philosophie  théo- 
logique. 

Mais  cette  immense  lutte  préliminaire,  qui  domina  l'ensemble 
du  passé,  est  maintenant  terminée,  puisque  le  positivisme,  enfin 
complet,  constitue  irrévocablement  la  seule  religion  normale. 
Dès  lors,  il  faut  revenir  sur  l'exclusion  provisoire  de  la  méthode 
subjective  par  l'élaboration  scientifique.  Car  cette  marche  pos- 
sède, en  elle-même,  d'immuables  propriétés,  qui  peuvent 
seules  compenser  les  inconvénients  du  mode  objectif.  Notre 
constitution  logique  ne  saurait  être  complète  et  durable  que 

33 


446  «tarin  m  rounwa 

d'après  une  intime  combinsisoa  des  deux  méthodeo.  I*  passé 
m  nous  autorise  nullement  à  lai  regarder  oomme  radicalement 
imoneiliables,  pourvu  que  toutes  deux  soient  systématiquement 
régénérées,  suivant  leur  commune  destination,  à  la  fins  mentale 
al  eociele.  D  serait  tout  «uni  empirique  d'attribuer  à  la  théo- 
logie un  privilège  exclusif  «avère  la  méthode  subjective  que  d*y 
voir  la  seule  source  de  l'aptitude  vraiment  religieuse.  Si  déaor- 
maîs  la  sociologie  s'est  pleinement  emparée  de  ce  dernier  attri- 
but» aile  peut  également  s'approprier  l'autre,  d'après  leur  in- 
tima conneiiti. 

Pour  cela,  il  suffit  que  la  méthode  subjective,  renonçant  à  la 
vaine  recherche  des  causes,  tende  directement,  comme  la  mé- 
thode objective,  vers  la  seule  découverte  des  lois,  afin  d'amt- 
liorer  notre  condition  et  notre  nature.  En  un  mot,  il  fout  qu'elle 
devienne  sociologique,  au  lieu  de  rester  théologique.  Or,  cette 
transformation  finale,  auparavant  impossible,  résulte  spontané- 
ment de  la  récente  extension  des  théories  positives  à  l'évolution 
fondamentale  de  l'humanité. 

Bn  effet,  cette  conquête  décisive  termine  enfin  le  régime  pro- 
visoire de  notre  intelligence,  et  installe  aussitôt  son  régime 
définitif.  Jusqu'alors,  l'esprit  positif  n'avait  pu  qu'élaborer  ins- 
tinctivement des  matériaux,  sans  concevoir  l'ensemble  de  l'édi- 
fice correspondant.  Désormais,  en  reprenant,  pour  l'éducation 
dogmatique,  ce  préambule  indispensable  de  l'évolution  histo- 
rique, sa  marche  deviendra  pleinement  rationnelle,  d'après  une 
constante  appréciation  de  la  construction  finale  qu'il  doit  pré- 
parer, bu  fondation  de  la  sociologie  permet  à  la  méthode  sub* 
jective  d'acquérir  enfin  la  positivité  qui  lui  manquait,  en  nous 
plaçant  irrévocablement  au  point  de  vue  vraiment  universel» 
Ainsi  régénérée,  cette  méthode  doit  mieux  développer  son  émi- 
nente  aptitude  exclusive  à  foire  directement  prévaloir  la  consi- 
dération de  l'ensemble,  qui  seul  est  pleinement  réel.  Sans  oon 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  PREMIER.         447 

ascendant  normal  sur  la  méthode  objective,  celle-ci  ne  pourrait 
assez  éviter  les  aberrations  théoriques  qui  lui  sont  propres,  soit 
par  divagation,  soit  par  illusion. 

Notre  vraie  constitution  logique  résulte  donc  d'un  concours 
définitif  entre  la  méthode  subjective  et  la  méthode  objective, 
respectivement  consacrées  à  diriger  l'esprit  d'ensemble  et  l'es- 
prit de  détail ,  également  indispensables  à  nos  constructions 
réelles.  C'est  à  la  première  qu'il  appartient  désormais  d'instituer 
toujours  la  seconde,  qui,  en  retour,  améliorera  sans  cesse  ses 
matériaux  dogmatiques.  Leur  ensemble  fonde  la  logique  vrai- 
ment religieuse,  qui  consacre,  en  les  régénérant,  les  deux  voies 
opposées  que  suivirent  la  théologie  et  la  science  pour  préparer, 
chacune  à  sa  manière,  notre  état  définitif.  Dans  toute  recherche 
ultérieure,  le  Grand-Être,  enfin  dégagé  de  ses  divers  précur- 
seurs, posera  directement  chaque  question,  et  instituera  l'en- 
semble de  la  solution,  en  réservant  l'élaboration  à  ses  dignes 
organes  individuels. 

Je  ne  crains  pas  de  citer  ici  mon  exemple  personnel,  comme 
très-propre  à  éclaircir  cette  difficile  appréciation.  L'ensemble  de 
mes  travaux  philosophiques  confirme  directement  cette  pleine 
conciliation  finale  entre  la  méthode  objective  et  la  méthode 
subjective,  qui  auront  ainsi  dirigé  tour  à  tour  mes  deux  élabo- 
ration principales.  Dans  mon  traité  fondamental,  la  première 
domine  évidemment,  au  point  de  sembler  tendre  vers  une  pré- 
pondérance exclusive  et  irrévocable.  Mais  cet  ascendant  était 
alors  conforme  à  la  nature  d'une  opération  philosophique  où  la 
saine  analyse  posait  peu  à  peu  les  diverses  bases  essentielles 
d'une  vraie  synthèse.  Ce  premier  travail  aboutit  enfin  à  per- 
mettre la  régénération  directe  de  la  méthode  subjective,  par  la 
fondation  de  la  sociologie.  Ainsi  devenue  aussi  positive  que 
l'autre ,  cette  marche  plus  rationnelle  préside  maintenant  à 
mon  second  grand  ouvrage.  Je  l'y  ai  d^i*  employée  souvent* 


MB  smfem  de  rounomt  positive. 

soit  dans  le  discours  préliminaire,  toit  même  dans  ce  chapitre, 
pour  systématiser  davantage  de§  conceptions  dogmatiques  qui 
d'abord  émanèrent  de  la  méthode  objective.  Cette  explication 
directe  de  sa  prépondérance  normale  me  permettra  désormais 
d'en  mieux  ntiliaer  les  hantes  propriétés  intellectuelles  et 
mondes. 

L'accord  naturel  des  deux  méthodes  se  trouve  ici  constaté 
directement,  puisque  l'ordre  dogmatique  des  sciences,  déter* 
miné  d'abord  par  la  méthode  objective  d'après  leur  simple  en- 
chaînement rationnel,  vient  d'être  eonsacré  par  la  méthode 
subjective  au  nom  de  leur  destination  religieuse.  Cette  concor- 
dance décisive  deviendra  encore  plus  sensible  dans  les  deux 
chapitres  suivants,  oh  la  même  marche  synthétique  établira  la 
constitution  définitive  de  la  cosmologie  et  de  la  biologie,  que 
l'élaboration  analytique  put  seulement  ébaucher,  où  plutôt  pré- 
parer. Mon  ouvrage  fondamental  fit  graduellement  converger 
les  diverses  théories  positives  vers  un  ensemble  d'abord  confus. 
D'après  cette  construction,  le  traité  actuel  fera  directement 
réagir  cet  ensemble  pour  la  systématisation  finale  des  concep- 
tions préliminaires  qui  concoururent  à  le  former.  En  un  mot, 
l'un  a  tiré  de  la  science  une  philosophie,  que  l'autre  convertit 
en  religion  complète  et  définitive. 

C'est  ainsi  que  l'harmonie  fondamentale  des  deux  méthodes 
objective  et  subjective  constitue  enfin  la  vraie  logique  humaine, 
c'est-à-dire  l'ensemble  des  moyens  propres  à  nous  dévoiler 
les  vérités  qui  nous  conviennent.  Une  telle  construction  était 
impossible  jusqu'ici,  soit  faute  d'un  suffisant  développement 
des  divers  procédés  intellectuels,  soit  parce  que  leur  commune 
destination  sociale  restait  trop  peu  caractérisée.  Mais  par  l'irré- 
vocable substitution  de  la  sociologie  à  la  théologie  pour  le 
gouvernement  religieux  de  l'humanité,  l'esprit  d'ensemble  et 
l'esprit  de  détail,  convenablement  régénérés,  se  consacrent 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHANTRE  PREMIER.        449 

également  au  service  continu  du  vrai  Grand-Être,  La  longue 
antipathie  entre  l'analyse  et  la  synthèse  se  change  en  un  éternel 
concours,  où  chaque  méthode  suppléera,  suivant  sa  nature, 
aux  principales  imperfections  de  l'autre.  Isolément  employée, 
la  marche  objective,  même  systématisée,  ne  conviendrait  qu'à 
la  saine  élaboration  des  éléments,  mais  en  exposant  toujours  à 
méconnaître  l'ensemble,  ou  du  moins  en  plaçant  sa  conception 
générale  à  la  fin  d'une  immense  évolution,  qui  aurait  presque 
épuisé  l'essor  mental.  Réciproquement,  l'usage  exclusif  de  la 
marche  subjective  n'aboutirait  qu'à  faire  toujours  prévaloir  la 
considération  directe  du  système,  mais  sans  laisser  à  l'esprit 
assez  de  liberté  pour  préparer  dignement  les  matériaux  d'une 
construction  inébranlable.  L'heureux  concours  de  ces  deux 
voies  alternatives,  dont  chacune  commence  où  l'autre  finit, 
permet  seul  de  réparer  leur  épuisement  respectif,  afin  d'utiliser 
autant  que  possible  nos  chétives  forces  mentales,  naturellement 
si  inférieures  aux  difficultés  de  leur  destination  sociale.  Aucun 
dogme  de  la  religion  finale  ne  saurait  être  assez  établi  qu'après 
avoir  été  démontré  par  les  deux  méthodes,  quelle  que  soit  celle 
d'où  il  émane  d'abord.  Sans  cette  confirmation  décisive,  la  nou- 
velle foi  surmonterait  trop  peu  l'esprit  de  discussion  habituelle, 
inhérent  à  la  nature  des  convictions  qui  lui  sont  propres. 

Une  telle  harmonie  générale  devait  résulter  du  principe,  à  la 
fois  subjectif  et  objectif,  qui  constitue  l'unité  fondamentale  du 
positivisme.  Par  sa  construction  rationnelle,  la  conception  du 
vrai  Grand-Être  consacre  la  marche  objective,  en  subordon- 
nant cette  immense  et  éternelle  existence  à  l'ensemble  de  Tordre 
extérieur.  Mais,  dans  sa  source  affective,  le  sentiment  de  cet 
Être-Suprême  place  directement  sa  propre  destinée  avant  toutes 
les  autres  fatalités.  Si  l'existence  contemplative  devait  rester 
isolée,  elle  procéderait  sans  cesse  du  monde  vers  l'homme. 
Toujours  bornée,  au  contraire,  à  seconder  la  vie  active,  elle 


480  ttitii&MA  ns  PoUftQbfe  ♦ostHvé, 

rapporte  finalement  à  l'homme  toute  l'étude  du  monde.  I/ita- 
pulsion  affective,  seul  régulateur  commun  de  ces  dent  aria* 
tence*,  fait  alternativement  prévaloir  la  méthode  subjective  ou 
là  méthode  objective,  selon  que  l'exige  son  but  religieux. 

Ainsi  se  réalise  déjà  ISannottôe  placée  au  début  de  ce  chapitra 
quant  à  la  conciliation  normale  entre  la  logique  de  l'esprit, 
guidée  surtout  par  les  signes  artificiels,  et  la  logique  du  cœur, 
fondée  sur  la  connexitê  directe  des  émotions.  Quoique  celle-ci, 
essentiellement  subjective,  ne  semble  d'abord  convenir  qu'à  la 
talture  morale,  on  vient  de  reconnaître  combien  elle  peut 
S'adapter  à  l'élaboration  intellectuelle,  et  toute  la  suite  de  ce 
traité  le  constatera  de  plus  en  plus.  De  même,  l'autre,  principa- 
lement objective,  n'est  pas  nécessairement  bornée  à  sa  destina* 
ttôtt  rationnelle  ;  elle  comportera  désormais  une  haute  efficacité 
affective.  Chacun  peut  déjà  l'appliquer  au  culte  des  souvenir» 
intimes,  qui  deviennent  à  la  fois  plus  nets  et  plus  fixes  quand 
on  détermine  a**es  te  milieu  inerte  avant  d'y  placer  la  vivants 
image.  Ni  l'esprit  ni  le  cœur  ne  peuvent  développer  une  paisible 
activité  sans  ce  concours  continu,  instinctif  ou  systématique, 
entre  la  logique  du  sentiment  et  celle  de  la  raison.  J'ai  expli- 
qué, dans  la  préface  finale  de  mon  premier  traité,  comment 
j'eus  le  bonheur  d'obtenir,  dès  mon  début,  cette  harmonie 
décisive.  Elle  suivit  nécessairement  ma  découverte  initiale  des 
lois  sociologiques,  qui  fit  dès  lors  converger  toujours  mes  im- 
pulsions politiques  et  mes  tendances  scientifiques,  d'abord  indé- 
pendantes. C'est  d'un  tel  équilibre  primitif  que  j'ai  tiré  le  pri- 
vilège philosophique  de  consacrer  tour  à  tour  ma  jeunesse  et 
ma  maturité  à  deux  grandes  élaborations  réciproques,  dont 
chacune  semblait  réservée  à  l'autre  âge.  Ainsi  s'explique  aussi 
la  puissante  réaction  mentale  que  je  dus  à  ma  sainte  compagne 
éternelle,  et  qui  constitue  une  vérification  décisive  de  cette 
harmonie  nécessaire  entre  les  deux  méthodes  universelles. 


INTRODUCTION  FONDAMENTAL*.  —  CHAPITRE  PREMIER.        451 

Malgré  ces  divers  indices  de  son  aptitude  immédiate,  la 
vraie  logique  religieuse,  à  la  fois  objective  et  subjective,  ne  fait 
certainement  que  de  naître.  Tout  son  essor  caractéristique 
appartient  au  prochain  avenir.  Son  élément  rationnel,  seul 
cultivé  jusqu'ici,  ne  pouvait  être  dignement  conçu,  faute  d'une 
connaissance  réelle  des  lois  intellectuelles,  seulement  appré- 
ciables dans  l'évolution  scientifique  de  l'humanité.  Aussi  cette 

a 

élaboration  métaphysique  n'a-t-elle  jamais  abouti  qu'à  des 
préceptes  vagues  et  stériles,  même  quand  elle  ne  se  préoecu* 
pait  plus  de  formalités  puériles  ou  vicieuses.  Mais  la  logique 
affective  dut  encore  moins  avancer,  puisque  les  phénomènes 
correspondants  furent  toujours  regardés  comme  soustraits  à 
toute  loi.  Elle  ne  fut  sérieusement  cultivée  que  dans  le  moyen 
âge ,  sous  l'impulsion  catholique ,  dont  le  déclin  en  suscita 
encore  d'admirables  essais,  chez  les  principaux  mystiques.  À 
ces  premiers  rudiments  empiriques,  le  positivisme  peut  seul 
faire  succéder  un  vaste  essor  systématique,  puisqu'il  s'établit 
surtout  dans  l'ancien  domaine  de  la  grâce,  désormais  ramenée 
à  des  lois  appréciables,  sources  nécessaires  de  prévision  et 
d'action. 

Quelle  que  doive  être  l'aptitude  naturelle  du  nouveau  régime 
envers  la  logique  rationnelle,  principalement  destinée  aux  phi- 
losophes, il  est  donc  encore  plus  indispensable  pour  construire 
et  développer  la  logique  morale,  essentiellement  propre  aux 
femmes  et  aux  prolétaires.  Entre  ces  deux  voies  extrêmes,  la 
logique  des  vrais  poëtes,  qui  procède  surtout  par  images,  vient 
placer  un  lien  général  qui  complète  la  constitution,  à  la  fois 
spontanée  et  systématique,  de  la  méthode  humaine.  Jusqu'ici 
l'image  ne  fut  guère  employée  que  pour  perfectionner  la  mani- 
festation, soit  du  sentiment,  soit  de  la  pensée.  Désormais  elle 
secondera  surtout  leur  élaboration  respective,  d'après  leur 
réaction  mutuelle,  dont  elle  constitue  l'agent  naturel.  Tantôt 


■l      m   mm 


452.  surina  de  poumons  poanvi. 

limage,  rappelée  00m  le  signe,  fortifiera  la  pensée  par  le  réveil 
du  sentiment;  tantôt,  an  contraire,  l'effusion  suscitera  l'image 
pour  éelaircir  la  notion, 

Cette  double  aptitude  fondamentale  du  régime  final  repose 
entièrement  sur  le  caractère  positif  de  la  nouvelle  méthode  sub- 
jective. Par  cela  seul  que  l'ancienne  était  théologique,  ou 
même  métaphysique,  elle  restait  inconciliable  avec  la  méthode 
objective,  qui  dut  toujours  être  positive,  pour  fournir  des  pré* 
visions  réelles,  propres  à  guider  une  activité  efficace.  Tandis 
que  la  subjectivité  poussait  l'esprit  à  l'absolu,  l'objectivité  le 
ramenait  au  relatif.  Ce  tiraillement  continu  ne  permettait  aucun 
équilibre  logique.  La  cohérence  mentale  exigeait  d'abord  l'ho- 
riQogénéité  des  méthodes.  Or,  la  pratique  ne  pouvant  renoncer 
à  la  marche  objective,  il  fallait  bien  que  la  théorie  abandon- 
nât la  marche  subjective,  du  moins  tant  que  dura  révolution 
jypjtyeratoire.  Ce  préambule,  désormais  complet,  a  conduit 
f  essor  analytique  jusqu'à  fournir,  par  la  fondation  de  la  socio- 
logie, la  base  d'une  nouvelle  synthèse.  Dès  lors,  la  méthode 
subjective,  appuyée  sur  le  sentiment  direct  du  Grand-Être, 
devient  aussi  relative  que  la  méthode  objective,  coordonnée 
d'après  la  conception  générale  de  l'ordre  extérieur.  Ainsi  s'or- 
ganise notre  vrai  régime  intellectuel,  en  rapport  avec  notre 
véritable  destinée  sociale.  La  pleine  harmonie  mentale  n'aurait 
pu  surgir  auparavant,  que  si  la  philosophie  théèlogique  était 
devenue  réellement  objective  ;  ce  qui  fut  toujours  impossible, 
même  sous  le  polythéisme. 

Hais  la  supériorité  morale  de  la  nouvelle  logique  religieuse 
est  encore  plus  directe  et  plus  profonde  que  sa  prééminence 
intellectuelle;  car  la  subjectivité  positive  est  nécessairement 
sociale,  en  vertu  de  sa  réalité,  tandis  que  la  subjectivité  théo- 
logique fut  toujours  personnelle,  d'après  son  caractère  absolu. 
Celle-ci  concevait  l'ensemble  des  êtres  comme  créé  pour 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE. — CHAPITRE  PREMIER.         453 

l'homme,  tandis  que  celle-là  destine  l'humanité  à  perfectionner 
la  faible  portion  de  l'ordre  universel  qui  comporte  notre  inter- 
vention. Or,  si  cette  appréciation  finale  surpasse  l'autre  en  ra- 
tionalité, elle  lui  est  encore  plus  supérieure  en  moralité.  La 
première  nous  ayant  seule  gouvernés  jusqu'ici,  il  a  bien  fallu  y 
rattacher  la  culture  des  sentiments  comme  celle  des  pensées;  et 
même  son  règne  affectif  a  dû  se  prolonger  davantage  que  sa 
prépondérance  spéculative,  toujours  compromise  par  l'activité 
pratique.  Mais  le  privilège  de  sentimentalité  ainsi  attribué  à 
l'ancienne  logique  religieuse  ne  repose  que  sur  une  apprécia- 
tion empirique,  qui,  depuis  longtemps,  a  cessé  d'être  vraie. 
Le  déclin  politique  du  monothéisme  permit  de  sentir  partout 
que  sa  morale  tant  vantée  consistait  nécessairement  en  un  im- 
mense égoïsme,  directement  opposé  à  toute  vraie  sociabilité. 
Dans  la  nouvelle  logique  religieuse,  la  substitution  spéculative 
du  relatif  à  l'absolu  et  la  substitution  affective  de  l'humanité 
à  l'homme  sont  toujours  la  suite  naturelle  l'une  de  l'autre. 

Ayant  assez  établi  maintenant  tous  les  caractères  généraux 
de  l'introduction  scientifique  et  logique  sur  laquelle  repose  la 
sociologie,  il  faut  compléter  cette  appréciation  fondamentale 
en  la  spécifiant  davantage,  dans  les  deux  chapitres  suivants, 
envers  les  deux  éléments  nécessaires  de  ce  grand  dualisme 
préliminaire. 


4SI  SISfiMfc  M  MUnQOB  wsrnvx. 


t*U*mmmmmmmÊmm*mmimmMm0mmm0m0****m*m0BmA*r***00*mmm*mi*i*0Êm 


CHAPITRE  DEUXIÈME. 


ummtitotnn  omiicti,  «Mimianf  âtuvmn. 


La  philofophle  naturelle,  qui  prépare  la  philosophie  todak* 
a  pour  domaine  propre  lee  lois  générales  des  divers  phéno- 
mène* essentiels  qui  constituent  l'existence,  organique  on  in* 
organique,  de  tons  les  êtres  inférieurs  à  l'Humanité.  Quoique 
le  Grand-Être  soit  lui-même  soumis  à  ees  lois,  dont  la  princi- 
pale application  lui  est  destinée,  leur  étude  ne  doit  pas  s'ac- 
complir en  lui.  Pour  les  bien  connaître,  il  faut  les  apprécier 
dans  les  cas  les  plus  simples,  où  leur  exclusive  prépondérance 
se  trouve  dégagée  de  toute  modification  intime.  En  même 
temps,  cette  étude  préalable  permet  seule  d'élaborer  convena- 
blement la  méthode  fondamentale,  qui  doit  ensuite  diriger  des 
recherches  plus  nobles  mais  plus  difficiles.  C'est  ainsi  que  la 
philosophie  naturelle  comporte  indirectement  une  haute  desti- 
nation, à  la  fois  logique  et  scientifique,  indépendante  de  l'uti- 
lité  propre  des  connaissances  qu'elle  procure.  Mais,  en  outre, 
les  lois  correspondantes  font  directement  apprécier,  d'une  part 
le  milieu  inerte  sous  l'empire  duquel  subsiste  l'Humanité, 
d'une  autre  part  les  organes  vivants  dont  elle  se  compose.  En- 
fin, cette  double  détermination  fournit  aussi  la  base  systéma- 
tique de  l'activité  providentielle  par  laquelle  l'Etre-Supréme 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.     455 

pefectionne  sans  cesse  toutes  les  conditions,  extérieures  ou  in- 
térieures, de  l'existence  matérielle  et  physique  d'où  dépend 
sa  vie  intellectuelle  et  morale. 

Tels  sont,  d'après  le  chapitre  précédent,  les  divers  aspects 
généraux  sous  lesquels  la  religion  de  l'Humanité  s'incorpore 
définitivement  l'ensemble  de  la  philosophie  naturelle,  qui  con- 
stitua historiquement  son  préambule  dogmatique.  Mais  cette 
irrévocable  consécration  établit  aussi  une  inflexible  discipline, 
propre  à  rectifier,  et  même  à  prévenir,  les  déviations  sponta- 
nées des  études  correspondantes.  Par  l'indépendance  de  leur 
objet  direct  envers  le  but  final  de  toutes  nos  recherches, 
ces  spéculations  préliminaires  sont  naturellement  exposées  à 
dès  divagations  indéfinies,  qu'un  digne  rappel  continu  à  leur 
sainte  destination  peut  seul  contenir  sagement.  Le  sacerdoce 
et  le  public  y  devront  toujours  proscrire  les  études  qui  ne  ten- 
draient point,  soit  à  mieux  déterminer  les  lois  matérielles  ou 
physiques  de  l'existence  humaine,  soit  à  caractériser  davantage 
les  modifications  qu'elles  comportent,  soit,  au  moins,  à  per- 
fectionner réellement  la  méthode  universelle.  Ce  triple  champ 
sacré  est  asses  vaste  pour  que  la  nouvelle  discipline  religieuse 
ne  puisse  jamais  devenir  oppressive  envers  les  sciences  infé- 
rieures, comme  le  fut,  dans  son  déclin,  la  règle  théologique. 
Elle  ne  choquera  profondément  que  ceux  dont  la  vocation  ap- 
parente à  d'oiseuses  contemplations  résulte  d'une  secrète  inap- 
titude aux  spéculations  supérieures. 

Ces  considérations  générales  devaient  être  spécialement  rap- 
pelées au  début  d'un  chapitre  destiné  à  systématiser,  par  la 
méthode  subjective,  les  théories  où  la  méthode  objective  a  le 
plus  développé  les  déviations  qui  lui  sont  propres.  Plus  indé- 
pendantes que  toutes  les  autres,  moins  liées  à  l'Humanité,  et 
comportant,  avec  une  extension  indéfinie,  une  culture  plus 
facile  et  plus  parfaite,  les  études  cosmologiques  sont  à  la  fois 


discréditée.  Par  ne  étrange  iaverm,  b 
tfcode  snhjsctirc  est,  an  fond,  pies  lelstivo  qne  r 
mftbodr  nfcjiw  fi  m^  ipiî  dnit  liri  rmpmntrT  anjnnrdTini  m 
tère  d'abord  émané  «TeUe-méme.  Les  divagations 
da  la  cosmologie  aftnellf  coaaspondent  trop  exactenant  A  asi 
déviations  logiques.  Des  recherches  puériles  et  incohérentes, 
inspirées  par  dea  conceptions  antipositives,  ydénatimsrtdaph* 
an  pins  fontes  les  notions  usa* ntioltas,  qiif  celte  snairhio  awpaas 
même  à  nne  prochaine  décomposition.  C'est  là  surtout  qm  lé? 
side  l'athéisme  proprement  dit,  pins  hostile  aujourd'hui  A  k 
▼nie  philosophie  qu'aucun  antre  théologisme,  comme  l'expliqui 
mon  Discours  préliminaire.  Le  matérialisme  y  puise  auiai  ses 
principales  forces  intellectuelles,  quoique  la  biologie  développs 
davantage  ses  dangers  moraux.  C'est  donc  en  cosmologie  qas 
la  religion  démontrée  doit  accomplir  les  plus  vastes  élimina- 
tions et  les  rectifications  les  plus  difficiles  comme  les  plus  ur- 
gentes. La  biologie,  moins  dispersive,  mieux  liée  au  Grand- 
Etre,  et  récemment  formée  sous  de  meilleures  impulsions 
philosophiques,  n'a  pas  autant  besoin  de  cette  salutaire  disci- 
pline, quoique  sa  régénération  directe  comporte  plus  d'effica- 
cité logique  et  scientifique. 

Mais  les  hautes  difficultés  qu'offre  la  systématisation  subjeo- 
tive  de  la  cosmologie  ne  font  qu'augmenter  l'importance  de 
cette  indispensable  opération,  où  les  premiers  fondements  ra- 
tionnels de  la  vraie  religion  surgiront  d'études  qui  semblent 
radicalement  irréligieuses.  Quoique  leur  réaction  philosophique 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.     457 

ait  dû  jusqu'ici  être  surtout  négative,  leur  nature  les  a  pour- 
tant douées  d'éminentes  propriétés  positives,  qu'il  est  temps  de 
développer  pour  la  construction  dogmatique  du  régime  final. 

Notre  monde  proprement  dit,  c'est-à-dire  l'ensemble  des 
existences  inorganiques  qui  intéressent  l'Humanité,  présente 
deux  ordres  très-distincts  de  phénomènes  essentiels  :  les  uns, 
entièrement  inaccessibles  à  l'intervention  humaine;  les  autres, 
plus  ou  moins  modifiables  par  elle.  De  là  résulte  une  première 
décomposition  subjective  de  la  cosmologie  totale  en  deux 
grandes  sciences,  aussi  différentes  de  caractère  logique  que  de 
nature  objective.  Car  les  phénomènes  immodifiables  ont  néces- 
sairement plus  d'indépendance  et  de  généralité  que  les  autres, 
dont  l'accomplissement  leur  est  toujours  subordonné.  Ainsi,  ce 
classement  subjectif  reproduit  naturellement  la  division  objec- 
tive qui  dirigea  d'abord  ma  construction  encyclopédique. 

Pour  mieux  concevoir  ces  deux  sciences  inorganiques,  il  faut 
les  regarder  comme  ayant  un  objet  commun,  la  Terre,  dont  la 
première  apprécie  les  vraies  relations  générales  avec  les  autres 
astres,  tandis  que  la  seconde  étudie  son  existence  spéciale.  En 
attribuant  tour  à  tour  au  nom  systématique  de  monde  les  deux 
acceptions  positives  que  comporte  son  usage  actuel,  on  peut 
dès  lors  désigner  ces  deux  moitiés  de  la  cosmologie  par  les 
qualifications  respectives  de  céleste  et  terrestre.  La  cosmologie 
terrestre  se  trouve  donc  subordonnée  à  la  cosmologie  céleste, 
d'après  le  même  principe  fondamental  qui  d'abord  subordonne 
la  philosophie  sociale  à  la  philosophie  naturelle,  et  ensuite  la 
biologie  à  l'ensemble  de  la  cosmologie. 

De  cette  source  dérivent  aussi  les  différences  logiques  des 
deux  sciences  inorganiques.  Car  les  phénomènes  immodifiables 
ne  peuvent  être  explorés  que  par  l'observation  directe,  tandis 
que  les  autres  permettent  d'y  joindre  l'expérimentation  propre- 
ment dite.  La  simplicité  supérieure  des  premiers  comporte  la 


458  smftm  M  politique  wfcmvi. 

prépondérance  de  la  déduction  dans  l'élaboration  do  leurs 
théories,,  où  l'induction  a  pourtant  une  part  trop  méconnue. 
Envers  les  phénomènes  modifiables,  la  logique  rationnelle  doit, 
au  contraire,  être  surtout  inductive,  puisqu'ils  sont  plus  com- 
pliqués et  plus  variés. 

Ces  deux  sciences  diffèrent  aussi  quant  à  leurs  grands  résul- 
tats philosophiques,  qui,  ehes  Tune,  se  rapportent  davantage 
à  Tordre,  et,  ches  l'autre,  au  progrès.  Les  phénomènes  immo» 
diflables  fournissent,  à  l'individu  comme  à  l'espèce,  la  première 
notion  systématique  de  Tordre  naturel,  dont  les  lois  y  sont  à 
la  fois  mieux  saisissables  et  plus  irrécusables.  Au  contraire, 
ils  ne  nous  permettent  point  le  sentiment  direct  du  progrès 
matériel.  Quoique  leurs  théories  plus  parfaites  comportent  des 
prévisions  plus  lointaines  et  plus  précises,  elles  ne  nous  servent 
qu'à  nous  adapter  mieux  aux  fatalités  correspondantes,  sans 
pouvoir  jamais  les  améliorer.  C'est  envers  les  phénomènes  mo- 
difiables que  nous  commençons  à  sentir  cette  action  continue 
sur  le  monde  extérieur,  où  réside  le  progrès  matériel  de  THu* 
manité.  Aussi  les  arts  physico-chimiques,  qui  dépendent  sur- 
tout de  la  cosmologie  terrestre,  sont-ils  plus  variés,  plus 
développés,  et,  au  fond,  plus  importants  que  les  arts  mathéma- 
tieo-astronomiques,  qui  se  rattachent  principalement  à  la  co# 
mologie  céleste. 

Quant  à  l'aptitude  directement  religieuse,  la  supériorité  ap- 
partient naturellement,  comme  la  priorité,  à  la  science  la  plus 
générale  et  la  plus  simple.  C'est  envers  les  phénomènes  immo- 
difiables que  l'esprit  et  le  cœur  commenceront  toujours  l'ap- 
prentissage décisif  d'une  soumission  continue,  déterminée  par 
une  irrésistible  nécessité.  Tandis  que  le  double  orgueil  indivi- 
duel se  trouve  ainsi  comprimé,  la  sociabilité  est  aussi  fortifiée 
directement  par  le  sentiment  habituel  d'une  fatalité  commune  ft 
tous.  Mais,  quelle  que  doive  être,  sous  ces  divers  aspects*  la 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIEME.     459 

prééminence  religieuse  de  la  cosmologie  céleste,  son  efficacité 
réelle  a  besoin  du  précieux  complément  émané  de  la  cosmolo- 
gie terrestre.  Sans  celle-ci,  l'individu  et  l'espèce  tendraient 
d'abord  au  fatalisme  systématique.  Quand  le  sentiment  régulier 
de  l'ordre  extérieur  s'étend  enfin  des  cas  astronomiques  aux 
cas  chimiques,  il  se  perfectionne  autant  qu'il  se  développe  ;  car 
c'est  alors  seulement  qu'il  se  dégage  radicalement  du  caractère 
primitif  d'irrésistibilité,  non  moins  contraire  à  son  essor  ration- 
nel qu'à  son  efficacité  morale.  En  un  mol ,  l'une  de  ces  études 
cosmologiques  nous  inspire  la  résignation,  et  l'autre  l'activité. 

D'après  cette  sommaire  comparaison ,  la  première  moitié  de 
ce  chapitre  doit  donc  concerner  la  cosmologie  céleste. 

Son  ensemble  comprend  les  lois  les  plus  simples  et  les  plus 
générales  de  l'existence  inorganique,  réduite  aux  seuls  phéno- 
mènes d'étendue  et  de  mouvement,  sans  lesquels  aucun  corps 
ne  nous  deviendrait  appréciable.  Tous  les  autres  phénomènes 
quelconques,  même  les  plus  nobles,  dépendent  de  ces  phéno- 
mènes élémentaires,  qui,  au  contraire,  en  sont  indépendants. 
Mais  ce  degré  primitif  de  l'existence  réelle  comporte  deux 
études  générales  très-différentes ,  que  les  qualifications  d'ab- 
atroite  et  de  concrète  pourront  assez  caractériser  ici.  On  peut, 
d'abord,  l'apprécier  comme  un  attribut  universel  des  êtres 
même  les  plus  complexes,  en  faisant  alors  abstraction  des  divers 
phénomènes  supérieurs  qui  l'y  accompagnent,  En  second  lieu, 
cette  première  existence  matérielle,  géométrique  ou  méca- 
nique ,  peut  s'étudier  comme  propre  aux  corps  qui  ne  nous  eu 
offrent  pas  d'autre ,  parce  qu'ils  ne  sont  accessibles  qu'à  notre 
lointaine  exploration  visuelle.  De  là ,  résulte  la  décomposition 
objective  de  la  cosmologie  céleste  en  deux  sciences  fondamen- 
tales, la  mathématique  ou  cosmologie  abstraite,  et  l'astrono- 
mie ou  cosmologie  concrète. 

Leur  distinction  réelle  semble  moins  profonde  que  celle  des 


460  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

autres  parties  de  ma  hiérarchie  encyclopédique,  puisque  ici  les 
deux  études  concernent,  au  fond,  les  mêmes  phénomènes  élé- 
mentaires, envisagés  seulement  dans  des  cas  différents  et  sous 
des  aspects  divers.  Mais  cette  disparité  s'efface  par  l'apprécia- 
tion subjective,  qui  manifeste  aussitôt  l'indépendance  caracté- 
ristique de  la  première  science  et  la  subordination  nécessaire 
de  la  seconde.  Car ,  sans  une  telle  base ,  l'astronomie  ne  com- 
porterait aucun  essor  rationnel. 

En  effet,  quoique  les  phénomènes  mathématiques  soient  les 
plus  simples  de  tous ,  leur  entière  indépendance  à  l'égard  des 
autres  prive  nécessairement  leur  étude  des  puissants  secours 
déductifs  que  les  sciences  supérieures  tirent  de  leur  subordina- 
tion naturelle  envers  les  inférieures.  C'est  pourquoi,  la  géomé- 
trie elle-même ,  encore  moins  compliquée  que  la  mécanique, 
ne  pourrait  jamais  se  développer  si  elle  devait  exclusivement 
considérer  les  cas  célestes,  qui  constituent  pourtant  sa  princi- 
pale destination  scientifique.  Elle  a  besoin  de  s'y  préparer  gra- 
duellement par  une  longue  étude  abstraite  de  figures  plus 
simples  et  mieux  définies,  souvent  idéales,  où  les  inductions 
et  les  déductions  sont  plus  faciles.  D'ailleurs,  une  telle  géomé- 
trie s'applique  à  beaucoup  d'autres  cas  moins  importants  mais 
aussi  utiles,  comme  son  nom  même  l'indique.  En  outre,  ainsi 
isolée  de  l'astronomie ,  elle  peut  embrasser  des  formes  envers 
lesquelles  le  toucher  supplée  à  la  vue ,  de  manière  à  rester  la 
principale  science  des  intelligences  privées  de  vision.  Cette 
double  source  d'exploration  élémentaire  facilite,  beaucoup 
plus  qu'on  ne  croit,  nos  premières  spéculations  mathéma- 
tiques, comme  Diderot  l'a  très-bien  senti. 

Les  besoins  logiques  sont  donc  plus  décisifs  encore  que  les 
motifs  scientifiques  pour  nous  prescrire  une  telle  division,  sans 
laquelle  la  positivité  naissante  resterait  à  jamais  comprimée. 
Cette  séparation  vraiment  fondamentale  a  seule  permis  l'essor 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      461 

longtemps  isolé,  de  Tunique  science  qui  ne  repose  sur  aucune 
autre,  et  qui,  au  contraire,  doit  fournir  la  première  base  systé- 
matique de  toutes  les  théories  plus  éminentes.  Le  nom  de  ma- 
thématique caractérisera  toujours  son  aptitude,  autant  dogma- 
tique qu'historique,  à  constituer  le  type  spontané  du  véritable 
esprit  philosophique,  borné  d'abord  aux  plus  simples  spécula- 
tions. Elle  présidera  sans  cesse  à  la  construction  rationnelle  de 
la  logique  positive ,  qui  doit  longtemps  rester  surtout  déduo- 
tive,  jusqu'à  ce  que  l'essor  des  études  terrestres  vienne  y  dé- 
velopper l'induction ,  auparavant  trop  facile  pour  fixer  notre 
attention.  Sa  réaction  philosophique  nous  fournit  les  premières 
notions  d'ordre  et  d'harmonie,  qui  pourtant  ne  deviennent  dé- 
cisives qu'en  s'étendant  aux  phénomènes  célestes.  Mais  cette 
science  initiale  possède  directement  une  haute  efficacité  reli- 
gieuse ,  trop  dissimulée  aujourd'hui  par  les  tendances  anar- 
chiques  propres  à  sa  corruption  académique.  En  systématisant 
le  sentiment  d'une  irrésistible  évidence ,  elle  seule  fait  accep- 
ter, aux  plus  orgueilleux  esprits,  l'indispensable  joug  des 
vraies  démonstrations ,  de  façon  à  déterminer  des  convictions 
qui  survivent  à  tous  les  orages  des  passions.  La  religion  finale 
lui  doit  donc  le  premier  secours  fondamental  que  notre  raison 
puisse  fournir  pour  subordonner  la  personnalité  à  la  sociabilité. 
Quoique  cette  précieuse  aptitude  morale  soit  aujourd'hui  neu- 
tralisée par  le. vain  orgueil  qu'inspirent  des  découvertes  pué- 
riles, l'éducation  régénérée  pourra  bientôt  l'utiliser  beaucoup, 
de  manière  à  réconcilier  les  cœurs  tendres  avec  des  études  qui 
maintenant  leur  répugnent  justement. 

C'est  ainsi  que,  dans  sa  marche  descendante,  la  vraie  logique 
religieuse  institue,  à  tous  égards,  la  mathématique  comme  la 
première  base  systématique  du  dogme  final,  lié  parla  à  l'essor 
initial  du  génie  scientifique.  L'individu  y  trouvera  toujours, 
autant  que  l'espèce,  le  véritable  berceau  de  la  positivité  ration - 

34 


462  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

nelle,  qui  ne  peut  surgir  spontanément  qu'envers  des  phéno- 
mènes aussi  simples  et  aussi  universels.  Mais,  en  vertu  même 
de  leur  indépendance  et  de  leur  priorité,  ces  études  fondamen- 
tales ont  sans  cesse  été  viciées  plus  ou  moins  par  le  régime  in- 
tellectuel où  leur  essor  isolé  constitua  longtemps  une  inexpli- 
cable anomalie.  La  métaphysique ,  qui  en  tira  ses  principales 
forces  pour  dissoudre  et  modifier  la  théologie,  tendit  beaucoup 
k  dénaturer  leur  vraie  positivité ,  tout  en  leur  procurant  une 
consistance  apparente.  Cette  altération  fut  d'autant  moins  évi- 
table  que  ce  premier  essor  de  la  rationnalité  réelle  semblait 
s'accomplir  par  la  seule  déduction.  De  nos  jours  même,  les 
études  mathématiques  constituent  Tunique  refuge  sérieux  de 
l'esprit  absolu,  chez  tous  les  théoriciens  qui  s'y  sont  trop  bornés. 
.L'application  astronomique  procure  Seule  le  correctif  naturel  de 
cette  tendance  antiphilosophique.  Depuis  la  rupture  nécessaire 
de  leur  discipline  métaphysique,  ces  études,  livrées  à  un  em- 
pirisme de  plus  en  plus  anarchique,  et  bientôt  échues  surtout  à 
des  esprits  subalternes,  ont  été  rapidement  encombrées  de  re- 
cherches oiseuses ,  et  même  de  conceptions  vicieuses ,  qui  en 
cachent  le  vrai  fond.  Cette  dégradation  est  devenue  telle  qu'au- 
cun de  ceux  qui  les  cultivent  aujourd'hui  ne  peut  concevoir 
l'ensemble  d'une  science  qui  pourtant  ne  constitue  qu'une  pre- 
mière introduction  indirecte  à  la  seule  science  finale.  L'irra- 
tionnalité  de  l'enseignement  mathématique ,  et  l'impuissance 
des  géomètres  pour  apprécier  le  vrai  mérite  des  travaux  corres- 
pondants, fournissent  à  tous  les  penseurs  de  tristes  indices  jour- 
naliers de  la  prochaine  dissolution  qui  menace  ces  études  fon- 
damentales. 

Mais  l'excès  même  du  mal  indique  et  provoque  le  remède , 
en  discréditant  une  telle  culture,  à  laquelle  la  sagesse  publique 
refusera  bientôt  tout  encouragement  sérieux.  La  situation 
sociale  tend  surtout  à  seconder  cette  régénération ,  en  faisant 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.     463 

ressortir  l'immoralité  radicale  développée  par  ce  régime  aca- 
démique, et  la  profonde  incapacité  de  ces  prétendus  théori- 
ciens envers  les  immenses  questions  dont  l'Occident  sera  de 
plus  en  plus  préoccupé.  Ainsi,  la  discipline  positiviste  se  trouve 
déjà  motivée  et  préparée  pour  systématiser  enfin  les  études  qui 
fournirent  le  premier  élément  nécessaire  de  la  nouvelle  philo- 
sophie. 

Le  besoin  fondamental  de  cette  reconstruction,  et  les  hautes 
difficultés  qui  lui  sont  propres,  m'ont  déterminé  à  lui  consacrer 
un  traité  spécial,  promis  à  la  fin  de  mon  grand  ouvrage  philo- 
sophique, comme  devant  succéder  à  ma  composition  actuelle, 
si  ma  carrière  n'est  pas  trop  entravée.  En  renouvelant  cette 
promesse,  je  dois  ici  me  borner  à  caractériser  l'esprit  et  le  plan 
d'une  telle  systématisation,  qui,  outre  son  importance  directe, 
fournira  le  type,  et  même  la  base,  d'une  équivalente  opération 
envers  les  autres  sciences  cosmologiques. 

Malgré  le  nom  multiple  résulté  de  sa  culture  toujours  disper- 
sive,  la  science  mathématique  ne  comprend  réellement  que  trois 
éléments  essentiels,  le  calcul,  la  géométrie,  et  la  mécanique, 
dont  l'intime  connexité  fut  spontanément  sentie  par  les  anciens, 
quoique  les  modernes  l'aient  seuls  démontrée.  En  écartant  les 
vains  efforts  et  les  espérances  irrationnelles,  on  reconnaît  aisé- 
ment que  l'immense  progrès  accompli  depuis  Archimède  n'a 
vraiment  consisté,  comme  partout  ailleurs,  qu'à  développer  ce 
domaine  primitif,  qui  ne  saurait  être  jamais  dépassé. 

La  coordination  générale  de  ces  trois  éléments  mathéma- 
tiques constitue  une  série  partielle  entièrement  analogue  à  la 
grande  échelle  encyclopédique;  car  ils  diffèrent  entre  eux  par 
le  degré  d'indépendance,  d'universalité,  et  de  simplicité  des 
phénomènes  correspondants.  En  même  temps,  leur  succession 
caractérise  la  marche  initiale  des  conceptions  mathématiques 
et  leur  tendance  graduelle  vers  un  domaine  supérieur.  C'est  par 


464     •  bTSnbm  M  poUtique  positive. 

les  théories  géométriques  et  mécaniques  que  cette  première 
science  fondamentale  se  lie  à  la  suivante,  liais  son  propre  euot 
dépend  d'abord  des  spéculations  numériques,  seules  asses  sim- 
ples pour  que  leur  culture  abstraite  puisse  surgir  spontanément» 
Plus  universelles  et  plus  indépendantes  que  toutes  les  autres, 
les  idées  de  nombre  offriront  toujours ,  à  l'individu  comme  à 
l'espèce,  le  premier  domaine  de  la  positivité  rationnelle.  Quand 
le  véritable  esprit  philosophique  ne  comporte  pas  encore  d'autre 
Aliment  théorique ,  il  y  puise ,  même  envers  les  plus  grands 
sujets,  des  inductions  et  des  analogies  fort  précieuses,  quoique 
souvent  chimériques,  trop  dédaignées  ensuite.  L'extrême  faci- 
lité des  déductions  et  des  vérifications  y  «place  le  berceau 
naturel  de  la  logique  positive,  au  sein  du  plus  complet  théolo- 
gisme*  Quoique  l'induction  trop  aisée  y  reste  inaperçue,  elle  y 
trouve  néanmoins  un  exercice  inévitable.  C'est  même  dans  la 
science  du  calcul  que  naît  le  dogme  fondamental  de  la  saine 
philosophie,  l'invariabilité  des  relations  réelles,  tant  subjectives 
qu'objectives.  En  effet,  ce  dogme  est  tacitement  supposé  par  la 
moindre  opération  arithmétique ,  qui  nous  offre ,  comme  en 
tout  autre  cas  scientifique,  l'accord  d'une  prévision  intérieure 
avec  un  résultat  extérieur.  Un  tel  accord  serait  toujours  fortuit 
et  souvent  impossible,  si  l'esprit  et  le  monde  n'étaient  pas  assu- 
jettis à  des  lois  fixes ,  permettant  leur  harmonie  habituelle.  Il 
suffirait  même  d'attribuer  la  vie  au  milieu  inerte,  dès  lors  sus- 
ceptible de  variations  indéfinies,  pour  que  nos  prévisions  numé- 
riques se  trouvassent  dépourvues  de  réalité  constante.  Leur 
succès  exige,  encore  plus  clairement,  la  régularité  de  notre 
propre  marche  intellectuelle;  il  serait  incompatible  avec  la 
liberté  anarchique  rêvée  par  l'orgueil  métaphysique.  Dès  que 
nous  commençons  à  prévoir  réellement,  même  envers  les 
moindres  objets,  nous  sommes  forcés  de  concevoir  des  lois  dé» 
terminées,  à  la  fois  extérieures  et  intérieures,  au  lieu  des 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —•  CHAPITRE  DEUXIÈME.   465 

volontés  arbitraires  qui  prévalaient  auparavant.  C'est  ainsi  que 
le  calcul  proprement  dit  a  dû  susciter  le  premier  sentiment  sys* 
tématique,  non-seulement  des  lois  logiques,  mais  aussi  des  lois 
physiques,  quoique  la  déduction  abstraite  y  semble  seule 
exercée.  L'évolution  spontanée  de  l'individu  confirme  journelle* 
ment  cette  appréciation  philosophique. 

Il  faut  donc  consacrer  irrévocablement,  comme  autant  dog- 
matique qu'historique,  la  progression  naturelle  de  l'esprit  ma- 
thématique, surgi  d'abord  dans  les  spéculations  numériques, 
ensuite  mûri  surtout  par  les  conceptions  géométriques,  pour 
aboutir  enfin  aux'théories  mécaniques,  où  réside  sa  limite  né- 
cessaire. Toutefois,  cette  succession  fondamentale  ne  prescrit 
point  d'ériger  ces  trois  domaines  en  trois  sciences  distinctes, 
dont  chacune  exige  l'entière  construction  de  la  précédente  pour 
préparer  la  suivante.  Je  devais  procéder  ainsi  dans  mon  pre- 
mier traité,  afin  de  caractériser  davantage  chacun  de  ces  trois 
éléments,  de  manière  à  mieux  dégager  ses  propres  germes 
philosophiques.  Mais  la  marche  doit  changer  quand  la  vraie 
philosophie  générale,  enfin  construite  d'après  tous  les  préam- 
bules convenables,  réagit  sur  les  études  partielles  qui  l'ont 
préparée,  pour  procurer  à  chacune  sa  propre  constitution 
définitive.  11  faut  alors  que  l'ordre  dogmatique  se  conforme 
davantage  à  Tordre  historique,  qui  manifeste  nécessairement 
les  tendances  essentielles  de  notre  intelligence,  tant  indivi- 
duelle que  collective.  Sans  cela,  la  systématisation  des  sciences 
préliminaires  n'atteindrait  point  assez  son  but  principal,  consis- 
tant à  diriger  l'éducation  rationnelle. 

Une  sage  application  de  ce  grand  précepte  conduit  ici  à  com- 
biner profondément  la  géométrie  avec  le  calcul,  mais  en  évitant 
d'y  mêler  la  mécanique,  dont  le  domaine  distinct  et  indivis  doit 
succéder  à  un  tel  ensemble,  où  réside  essentiellement  le  véri-e 
table  esprit  mathématique. 


486  STfltU  K  POUTKH»  POSBIVI* 

£~  Cet  esprit  ne  fat  pleinement  caractérisé  que  quand  l'incompa- 
rable Descartee  fonda  l'admirable  harmonie  générale  entre  las 
conceptions  abstraites  et  les  conceptions  concrètes,  jusqu'ako 
fcaoohérentes,  malgré  leurs  réactions  partielles.  Philosophique* 
ment  envisagée,  cette  combinaison  décisive  prépare  déjà  la  con- 
struction directe  de  la  vraie  hiérarchie  encyclopédique,  en 
offrant  le  plus  complet  exemple  de  la  subordination  systéma- 
tique de  chaque  science  envers  les  spéculations  plus  simples  et 
plus  générales.  Hais  elle  a  manifesté  aussi  la  réaction,  plus  ca- 
chée et  non  moins  précieuse,  des  études  supérieures  sur  lac 
études  inférieures,  ainsi  dirigées  vers  leur  principale  destination 
immédiate.  En  effet,  les  grands  progrès  ultérieurs,  tant  du  cal- 
cul que  de  la  géométrie,  dérivèrent  toujours  de  cette  révolution 
vraiment  fondamentale.  Dans  l'ensemble  de  la  philosophie  na- 
turelle, l'harmonie  de  deux  sciences  consécutives  ne  peut  jamais 
devenir  aussi  complète  ni  aussi  efficace  qu'entre  ces  deux  pre- 
miers éléments,  les  plus  simples  et  les  plus  connexes  de  tous. 
Non-seulement  le  calcul  y  a  trouvé  une  féconde  destination, 
propre  à  contenir  ses  divagations  spontanées,  mais  aussi  il  y  a 
puisé  de  précieuses  conceptions  générales,  indiquant  déjà  com- 
bien la  logique  des  images  peut  perfectionner  celle  des  signes. 
Quoique  toutes  ces  inspirations  puissent  ensuite  être  dégagées 
de  leur  source  géométrique,  l'éducation  rationnelle  doit  con- 
server à  la  plupart  d'entre  elles  leur  filiation  historique,  qui 
tend  mieux  que  la  régularité  abstraite  à  développer  le  véritable 
esprit  mathématique.  Envers  la  géométrie,  j'ai  assez  expliqué 
ailleurs  l'efficacité  nécessaire  d'une  telle  combinaison,  sans  la- 
quelle cette  science  n'aurait  jamais  acquis  l'éminente  généra* 
lité,  et  par  suite  l'admirable  cohérence  qui  la  caractérisent 
chez  les  modernes.  Néanmoins,  elle  devra  toujours  commencer, 
à  la  manière  des  anciens,' par  un  certain  essor  spécial,  avant 
d'atteindre  directement  cet  état  définitif. 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      467 

Ainsi,  quand  on  a  séparément  ébauché  assez  le  calcul  et  U 
géométrie  d'après  leurs  sources  respectives,  il  faut  instituer 
bientôt  leur  intime  harmonie,  pour  diriger  alternativement  la 
formation  successive  de  l'un  et  l'extension  correspondante  de 
l'autre.  Mais  cette  combinaison  est  nécessairement  binaire 
comme  toutes  les  autres  quelconques,  physiques  ou  logiques  ; 
la  mécanique  ne  peut  réellement  y  entrer,  quoiqu'elle  doive 
l'utiliser  beaucoup. 

En  effet,  l'étude  rationnelle  du  mouvement  et  de  l'équilibre 
ne  comporte  aucun  essor  décisif  sans  le  secours  continu  du  cal- 
cul et  de  la  géométrie,  dont  le  besoin  a  tant  influé  sur  la  mé- 
morable lenteur  de  son  évolution  historique.  Mais  sa  réaction 
ne  peut,  au  contraire,  concourir  à  leur  progrès  qu'en  y  provo- 
quant de  nouvelles  recherches.  Jamais  elle  n'y  a  suggéré  des 
conceptions  originales  comme  celles  que  le  calcul  dut  souvent 
à  la  géométrie.  Quoiqu'une  équation  pût  être  autant  représen» 
tée  par  un  mouvement  que  par  une  figure,  cette  image  trop 
compliquée  ne  comporterait  aucune  efficacité  logique.  Ainsi,  la 
mathématique  caractérise  à  la  fois  les  avantages  et  les  limites 
de  cette  réaction  directe  d'une  science  sur  le  perfectionnement 
de  la  précédente,  réaction  qui  n'a  de  haute  valeur  qu'entre  des 
éléments  assez  simples  et  assez  voisins.  La  sociologie  est  la  seule 
science  qui  puisse  également  réagir  partout,  comme  l'unique 
lien  nécessaire  de  toutes  nos  conceptions  réelles. 

Il  faut  donc  que  la  mécanique  soit  intégralement  traitée  après 
le  calcul  et  la  géométrie,  qui,  au  contraire,  doivent  prompte- 
ment  contracter  une  intime  alliance,  dont  j'indiquerai  bientôt 
les  principales  phases.  Malgré  l'irrationnalité  actuelle  de  l'en- 
seignement mathématique,  l'enchaînement  historique  le  dirige 
involontairement  vers  une  telle  constitution,  qui  sera  systéma- 
tisée dans  l'ouvrage  annoncé  ci-dessus. 

Après  avoir  assez  défini  l'ensemble  du  domaine  mathéma* 


468  5T8TÙtt  DB  P0UT1QUK  POSITIVE. 

tique,  il  convient  d'apprécier  davantage  le  caractère 
la  composition  scientifique  de  ses  diverses  parties  fondamen- 
tales. Pour  mieux  diriger  cette  appréciation  spéciale,  je  dois 
d'abord  indiquer  quelques  réflexions  générales  sur  le  besoin  de 
restreindre  et  de  rectifier  les  études  mathématiques,  conformé* 
ipent  à  leur  destination  normale  dans  l'état  final  de  l'huma-» 
nité. 

Depuis  que  Descartes  les  a  coordonnées  en  y  organisant  la  re- 
lation élémentaire  entre  l'abstrait  et  le  concret,  elles  ont  réel- 
lement fait  plus  de  progrès  essentiels  que  pendant  tous  les  siè- 
cles antérieurs.  Mais  cet  immense  essor  a  été  bientôt  altéré  par 
le  développement  simultané  de  l'anarchie  scientifique,  d'après 
la  rupture  nécessaire  de  l'ancienne  discipline  philosophique.  En 
même  temps,  les  encouragements  naturels  émanés  de  l'admi- 
ration publique  et  de  la  munificence  sociale  y  ont  de  plus  en 
plus  écarté  les  vraies  vocations  théoriques,  en  y  suscitant  une 
culture  vulgaire,  où  le  prétendu  dévouement  à  la  science  couvre 
presque  toujours  un  orgueil  aveugle  et  une  ignoble  cupidité. 
Ces  études  intéressées  ont  d'ailleurs  tendu  graduellement  à  de- 
venir machinales,  d'après  une  vicieuse  appréciation  des  grands 
succès  dus  à  l'emploi  du  calcul.  La  géométrie  proprement  dite* 
qui  constitue  le  principal  domaine  mathématique,  comme  but 
du  calcul  et  base  de  la  mécanique,  a  été  bientôt  envahie  par 
les  spéculations  algébriques,  aspirant  aveuglément  à  un  essor 
indéfini.  Toutefois,  le  développement  de  la  mécanique  céleste  a 
longtemps  contenu  ces  aberrations  en  procurant  un  utile  em- 
ploi à  l'impulsion  analytique.  Mais  depuis  que  cette  construc- 
tion est  terminée,  le  titre  de  géomètre  a  été  le  plus  souvent 
usurpé  par  de  simples  algébristes,  presque  étrangers  à  toute 
vraie  méditation  géométrique.  Au  lieu  de  cultiver  le  calcul 
pour  la  géométrie  et  la  mécanique,  on  ne  voit  guère,  dans  ces 
deux  sciences,  que  des  sujets  d'exercice  pour  un  facile  essor 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.   469 

analytique,  où  les  signes  tiennent  fréquemment  lieu  d'idées. 

C'est  ainsi  que  l'absence  de  toute  discipline  philosophique  a 
radicalement  vicié  la  première  base  du  vrai  système  de  nos  con- 
naissances théoriques.  L'irrationnelle  consécration  accordée  au 
prétendu  calcul  des  chances  suffirait  à  caractériser,  pour  tous 
les  bons  esprits,  les  ravages  scientifiques  d'une  telle  anarchie 
mathématique.  Par  une  étrange  dégradation,  la  science  du 
calcul,  qui  fut  le  berceau  systématique  du  dogme  fondamental 
de  la  philosophie  naturelle,  semble  alors,  d'après  d'immenses 
progrès,  aboutir  à  des  spéculations  où  l'on  suppose  les  événe- 
ments dépourvus  de  toute  loi.  La  contradiction  est  d'autant  plus 
décisive  que  cependant  on  ne  ramène  point  ces  phénomènes 
sous  l'empire  des  anciennes  volontés,  en  sorte  qu'ils  ne  suivent 
aucun  régime,  sauf  l'académique.  Dans  les  plus  vaines  discussions 
scolastiques  du  moyen  âge,  il  n'y  a  peut-être  rien  d'aussi  creux, 
ni  même  d'aussi  absurde,  que  les  notions  officielles  de  nos  algé- 
bristes  sur  la  mesure  des  probabilités  et  surtout  des  espérances. 
Mais  le  reste  du  domaine  mathématique  n'est  guère  moins  en- 
combré aujourd'hui  de  spéculations  puériles  et  de  conceptions 
vicieuses,  offrant  à  l'esprit  un  exercice  beaucoup  moins  salutaire 
que  celui  résulté  des  énigmes  vulgaires.  On  a  peine  à  concevoir 
des  abus  intellectuels  aussi  dégradants,  par  exemple,  que  les 
efforts  relatifs  à  l'évaluation  de  stériles  intégrales,  qu'on  ne  sait 
plus  déterminer  entre  des  limites  autres  que  celles  du  thème 
factice. 

Les  ravages  logiques  du  régime  académique  correspondent 
trop  exactement  à  ses  résultats  scientifiques.  Il  a  profondément 
altéré  les  précieuses  propriétés  toujours  attribuées  aux  études 
mathématiques,  comme  sources  élémentaires  de  la  saine  mé- 
thode philosophique.  L'analyse,  où  Descartes  voyait  surtout  un 
puissant  moyen  de  généralisation,  fait  ainsi  prévaloir  un  misé- 
rable  esprit  de  détail,  qui  tend  à  détruire  toute  vue  d'ensemble. 


470  STnte  s»  rauRKm  positive. 

Sou*  l'usurpation  algébrique,  un  vain  ergotage  et  un  aveugle 
mécanisme  dénaturent  de  plus  en  plus  le  vrai  raisonnement  ma- 
thématique, qui  pourrait  offrir  les  premiers  germes  de  tous  1m 
prooédés  logiques  que  Ton  croit  exclusivement  propres  ans 
études  supérieures.  De  là  résulte  même  une  sorte  de  rétrogra- 
dation vers  le  régime  métaphysique,  par  une  tendance  involon* 
taire  à  rétablir  l'absolu  dans  les  théories  qui  s'en  affranchirent 
les  premières.  L'emploi  routinier  de  la  déduction  fait  totalement 
oublier  la  part  que  l'on  y  accordait  jadis  à  l'induction»  qui  y  fut 
encore  si  puissante  cbex  Descartes.  Aussi  les  notions  fondamen- 
tales de  géométrie  et  de  mécanique  ont-elles  pris  ainsi  un 
caractère  beaucoup  moins  philosophique  que  celui  qu'elles  of* 
fraient  au  dix-septième  siècle,  avant  l'invasion  analytique* 
Même  dans  la  science  du  calcul,  toutes  les  conceptions  qui  exi- 
gent des  vues  d'ensemble  sont  déjà  tombées  en  dissolution* 
L'importante  doctrine  des  séries,  si  heureusement  élaborée  par 
Euler  et  La  grange,  se  trouve  aujourd'hui  décomposée  radicale- 
ment sous  d'irrationnels  scrupules,  incompatibles  avec  son  effi- 
cacité analytique,  et  qui  tiennent  surtout  à  une  confusion  em- 
pirique entre  l'arithmétique  et  l'algèbre. 

Pour  bien  apprécier  cette  anarchie  mathématique,  il  faut  enfin 
considérer  que  ses  ravages  intellectuels,  tant  logiques  que  scien- 
tifiques, sont  toujours  accompagnés  de  graves  dangers  moraux. 
Si  le  régime  académique  rétrécit  la  raison  et  flétrit  l'imagina- 
tion, il  tend,  encore  davantage,  à  dessécher  le  cœur  et  à  dé- 
grader le  caractère.  Chez  les  occidentaux  qui,  préservés  du  pro- 
testantisme, ont  le  mieux  conservé  l'heureuse  culture  morale  du 
moyen  âge,  l'instinct  public  a  pressenti  et  contenu  cette  fatale 
tendance  de  nos  études  mathématiques,  tant  redoutées  surtout 
des  mères  espagnoles.  En  sanctionnant  cette  antipathie  spon- 
tanée, la  saine  philosophie  l'explique  et  la  circonscrit,  en  la 
rattachant,  non  à  la  vraie  nature  d'une  telle  science,  mais  à  sa 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.     475 

.  achevant  d'apprécier  une  telle  restriction  systématique 
aque  science  préliminaire  à  l'essor  nécessaire  pour  con- 
ir  la  suivante,  on  reconnaît  aisément  la  profonde  ration- 
i  de  cette  discipline.  Car,  l'étude  directe  d'une  science 
onque  ne  peut  jamais  être  que  provisoire,  même  envers 
ropres  conceptions.  Leur  principale  appréciation  résulte 
jure,  et  surtout  en  mathématique,  de  leurs  relations  ca- 
illes avec  les  théories  supérieures,  puisque  les  sciences 
missent  que  par  leurs  grandes  faces.  Il  faut  donc  hâter  le 
possible  ces  indispensables  préparations,  pour  s'établir  au 
poste  d'où  l'on  puisse  embrasser  réellement  tous  les 
ts  théoriques.  Ainsi,  la  discipline  sociologique  doit  être 
invoquée  au  nom  même  de  la  vraie  dignité  scientifique, 
seulement  en  statique  sociale,  que  l'on  commence  à  sentir 
i table  grandeur  des  diverses  théories  préliminaires  d'après 
relations  mutuelles,  qui  ne  pouvaient  assez  surgir  aupa- 
t.  Mais  cette  appréciation  ne  devient  même  complète  que 
la  sociologie  dynamique,  qui  les  caractérise  mieux  par 
liation  historique.  Aucune  science  ne  peut  être  dignement 
rise  sans  son  histoire  essentielle ,  et  aucune  véritable 
ce  spéciale  n'est  possible  que  d'après  l'histoire  générale. 
*ais  sociologistes  sont  donc  seuls  capables  de  bien  con- 
»  la  mathématique,  dont  les  meilleurs  géomètres  n'ont  pu 
voir  l'ensemble.  Lagrange  en  a  mieux  approché  qu'aucun 
,  parce  que  ses  principales  méditations  ont  été  aussi  pro- 
ment  historiques  que  son  temps  le  permettait.  Pour  sentir 
me  réalité  d'une  telle  maxime  philosophique,  il  suffit  de 
maître  qu'aucun  astronome  n'a  jamais  pu  s'expliquer 
quoi  Hipparque  ne  découvrit  point  les  lois  de  Kepler, 
que  simple  que  paraisse  une  telle  question,  la  sociologie 
seule  y  répondre,  parce  qu'elle  dépend  de  la  marche 
e  de  l'évolution  humaine,  tant  sociale  que  mentale. 


r 


472  svmtam  ut  folthoue  rosmvE. 


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Depuis  que  cette  préparation  est  suffisante,  que  la  construction 
philosophique  a  surgi,  et  que  la  situation  occidentale  en  réclame 
r  l'active  consécration,  toute  tendance  k  dominer  les  études  su- 

t  périeures  par  les  inférieures  doit  être  autant  flétrie  comme 

preuve  d'immoralité  que  comme  signe  d'incapacité. 
'  Sous  cet  aspect  décisif,  l'abus  du  calcul  en  mathématique 
constitue  réellement  la  première  phase  spéciale  du  matérialisme 
systématique,  assex  caractérisé,  en  général,  dans  mon  discours 
préliminaire.  L'usurpation  de  la  physique  par  les  géomètres,  de 
la  chimie  par  les  physiciens,  et  de  la  biologie  par  les  chimistes» 
f.  deviennent  ensuite  de  simples  prolongements  successifs  d'un  vi- 

cieux régime,  dont  le  principe  est  toujours  le  même,  et  qui  ne 
peut  être  radicalement  rectifié  qu'en  son  germe  inaperçu.  Il  dé- 
veloppe partout  un  pareil  abus  de  la  juste  influence  déductive 
que  chaque  science  préliminaire  exerce  nécessairement  sur  lasui- 
vante,  d'après  son  indépendance  et  sa  généralité  plus  grandes. 
Cette  appréciation  définitive  caractérise  à  la  fois  l'extrême 
importance  et  la  source  normale  de  la  rectification  mathémati- 
que dont  il  s'agit  ici.  Ainsi  liée  aux  plus  hautes  questions  phi- 
losophiques, et  même  aux  principaux  besoins  sociaux,  elle  ne 
peut  émaner  que  de  l'universelle  discipline  instituée  par  la  reli- 
gion sociologique.  La  science  finale  reposant  sur  l'ensemble  des 
sciences  préliminaires,  toutes  la  menacent  d'usurpations  analo- 
gues à  celle  que  chacune  d'elles  subit  de  la  précédente.  Mais  ici 
la  résistance  est  spontanément  assurée  par  la  difficulté  et  l'im- 
portance des  questions,  trop  évidemment  supérieures  à  de  telles 
vues  déductives,  quoiqu'elles  puissent  et  doivent  les  utiliser 
beaucoup.  La  sociologie  se  trouve  ainsi  conduite,  en  reconnais- 
sant le  besoin  des  diverses  études  préparatoires ,  à  se  réserver 
toujours  leur  usage  systématique,  qu'elle  seule  peut  apprécier. 
Par  là,  elle  écarte  irrévocablement  un  ténébreux  matérialisme, 
sans  recourir  à  un  vain  spiritualisme.  La  fluctuation,  logique  et 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      473 

scientifique,  de  toute  notre  philosophie  naturelle  entre  la  rétro* 
gradation  et  l'anarchie  se  résout  alors  par  l'application  conve- 
nable de  ce  principe  universel  :  chaque  science  doit  diriger 
l'emploi  normal  de  la  précédente  pour  sa  propre  constitution. 
En  puisant  ce  principe  incontestable  à  sa  vraie  source  sociolo- 
gique, on  lui  procure  partout  l'autorité  résultée  de  ses  autres 
vérifications.  Mais,  en  outre,  on  invoque  ainsi  le  sentiment  à 
l'appui  de  la  raison,  dont  les  scrupules  et  les  hésitations  dispa- 
raissent en  présence  des  graves  nécessités  morales  et  sociales 
qui  prescrivent  un  tel  régime  intellectuel.  C'est  là  un  nouvel 
exemple  décisif  de  l'intime  solidarité  finale  établie,  au  chapitre 
précédent,  entre  la  logique  du  cœur  et  celle  de  l'esprit. 

D'après  ce  principe  général,  il  faut  donc  que  les  vrais  géo- 
mètres, à  l'exclusion  des  purs  algébristes,  se  chargent  désor- 
mais d'appliquer  le  calcul  aux  questions  géométriques  et  mé- 
caniques, en  réduisant  son  domaine  à  ce  qui  est  indispensable 
pour  cette  destination.  Mais,  au  fond,  le  même  vice  renaîtrait 
sous  une  autre  forme,  si  les  géomètres  proprement  dits  de- 
vaient, à  leur  tour,  rester  exclusifs,  au  lieu  de  concevoir  leur 
science  comme  une  simple  préparation  à  la  suivante.  On  est 
ainsi  conduit,  de  proche  en  proche,  à  reconnaître  que  de  vé- 
ritables philosophes,  dignement  voués  au  sacerdoce  de  l'Huma- 
nité, peuvent  seuls  désormais  cultiver  sagement  les  sciences, 
môme  préliminaires,  qu'il  faut  enfin  ôter  aux  purs  savants,  en 
brisant  avec  énergie  le  régime  académique.  Il  n'y  a  pas  d'autre 
moyen  pour  que  les  travaux  de  détail  se  subordonnent  toujours 
aux  vues  d'ensemble,  comme  l'exigent  à  la  fois  le  bon  sens  et 
la  morale.  Loin  de  constituer  une  véritable  innovation,  cette 
indispensable  réforme  se  réduit,  au  fond,  à  reconstruire,  sur 
de  meilleures  bases,  la  discipline  scientifique  rompue  excep- 
tionnellement pendant  les  deux  derniers  siècles. 

Sa  salutaire  sévérité  dissipera,  sans  doute,  la  majeure  partie 


474  sTwrtm  ni  pounQut  posmvx. 

des  spéculations  actuelles,  et  rectifiera  presque  tontes  las 
autres,  liais,  loin  d'y  voir  un  inconvénient,  tous  les  vrais  pan* 
seurs  se  féliciteront,  autant  que  le  public,  de  ces  résultats  né» 
eessaires,  qui  ramèneront  k  de  dignes  travaux  des  forées  osa- 
sumées  aujourd'hui  en  divagations  stériles,  ou  plutôt  parafe 
deuses,  tant  à  l'esprit  qu'au  cœur.  A  la  vérité,  ce  régime 
normal  fera  quelquefois  négliger  d'utiles  recherches  théoriques, 
qui  n'auraient  aucune  relation,  directe  ou  indirecte,  avec  }as 
études  supérieures.  En  scrutant  davantage  ces  cas  exception^ 
nels,  on  reconnaît  qu'ils  ne  peuvent  vraiment  affecter  que  dep 
questions  susceptibles  d'applications  pratiques.  Dès  lors»  les 
dignes  praticiens  se  chargeront  eux-mêmes  d'une  élaboration 
dont  ils  doivent  seuls  comprendre  assez  le  but  et  l'esprit,  sauf 
à  provoquer,  s'il  y  a  lieu,  quelques  nouveaux  développements 
préalables  de  la  théorie  correspondante. 

Cet  état  normal  de  la  culture  scientifique  sera  solidement 
fondé  sur  le  système  complet  d'éducation  universelle,  déjà 
indiqué  au  discours  préliminaire.  Il  fait  précéder  et  diriger  l'ini- 
tiation théorique  par  un  essor  affectif  et  une  évolution  esthé- 
tique dont  l'irrésistible  ascendant  y  rappellera  toujours  la  raison 
au  service  ou  du  sentiment  ou  de  l'activité.  La  culture  scientifi- 
que n'est  moralement  justifiable  que  par  sa  nécessité  théorique 
et  pratique.  Car,  elle  n'exerce  point  sur  le  cœur  cette  pré- 
cieuse réaction  qui  procure  tant  de  valeur  directe  à  la  culture 
poétique,  seule  pleinement  adaptée  à  notre  nature.  Tout  en  lui 
conférant  sa  légitime  consécration,  la  vraie  religion,  toujours 
attentive  à  l'ensemble  des  rapports  humains,  restreindra  donc 
la  science  entre  ses  justes  limites,  spéciales  et  générales. 
Gomme  plus  ancienne  et  plus  dispersive ,  là  mathématique 
devra  subir  davantage  cette  indispensable  épuration  finale,  qui 
doit  d'ailleurs  commencer  là,  afin  de  s'étendre  ensuite  à  tous 
les  autres  cas  d'après  ce  type  fondamental. 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.     475 

En  achevant  d'apprécier  une  telle  restriction  systématique 
de  chaque  science  préliminaire  à  l'essor  nécessaire  pour  con- 
stituer la  suivante,  on  reconnaît  aisément  la  profonde  ration  - 
nalité  de  cette  discipline.  Car,  l'étude  directe  d'une  science 
quelconque  ne  peut  jamais  être  que  provisoire,  même  envers 
ses  propres  conceptions.  Leur  principale  appréciation  résulte 
toujours,  et  surtout  en  mathématique,  de  leurs  relations  es- 
sentielles avec  les  théories  supérieures,  puisque  les  sciences 
ne  s'unissent  que  par  leurs  grandes  faces.  Il  faut  donc  hâter  le 
plus  possible  ces  indispensables  préparations,  pour  s'établir  au 
seul  poste  d'où  l'on  puisse  embrasser  réellement  tous  les 
aspects  théoriques.  Ainsi,  la  discipline  sociologique  doit  être 
aussi  invoquée  au  nom  même  de  la  vraie  dignité  scientifique. 
C'est  seulement  en  statique  sociale,  que  l'on  commence  à  sentir 
la  véritable  grandeur  des  diverses  théories  préliminaires  d'après 
leurs  relations  mutuelles,  qui  ne  pouvaient  assez  surgir  aupa- 
ravant. Mais  cette  appréciation  ne  devient  même  complète  que 
dans  la  sociologie  dynamique,  qui  les  caractérise  mieux  par 
leur  filiation  historique.  Aucune  science  ne  peut  être  dignement 
comprise  sans  son  histoire  essentielle ,  et  aucune  véritable 
histoire  spéciale  n'est  possible  que  d'après  l'histoire  générale. 
De  vrais  sociologistes  sont  donc  seuls  capables  de  bien  con- 
naître la  mathématique,  dont  les  meilleurs  géomètres  n'ont  pu 
concevoir  l'ensemble.  La  grange  en  a  mieux  approché  qu'aucun 
autre,  parce  que  ses  principales  méditations  ont  été  aussi  pro- 
fondément historiques  que  son  temps  le  permettait.  Pour  sentir 
l'intime  réalité  d'une  telle  maxime  philosophique,  il  suffit  de 
reconnaître  qu'aucun  astronome  n'a  jamais  pu  s'expliquer 
pourquoi  Hipparque  ne  découvrit  point  les  lois  de  Kepler. 
Quelque  simple  que  paraisse  une  telle  question,  la  sociologie 
peut  seule  y  répondre,  parce  qu'elle  dépend  de  la  marche 
réelle  de  l'évolution  humaine,  tant  sociale  que  mentale. 


476  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Ces  diverses  réflexions  générales,  que  j'appliquerai 
sans  les  reproduire,  déterminent  comment  doit  être  régénérée 
une  étude  où  Ton  se  sent  bientôt  glacer  le  cœur  quand  on  y 
retourne  après  une  forte  préoccupation  supérieure.  La  science 
v  proprement  dite,  surtout  mathématique,  a  fini  par  devenir,  an 

y  fond,  presque  aussi  rétrograde  que  le  furent,  pendant  la  lon- 

•  gne  préparation  moderne,  d'abord  la  théologie,  et  ensuite  là 

Jv  métaphysique»  Sa  corruption  morale  se  trouve  maintenant  an 

^  niveau  de  sa  dégradation  intellectuelle.  Mais  quelque  pro- 

fondes que  soient  devenues  l'une  et  l'autre,  la  régénération  de 
la  science  est  possible,  et  même  prochaine,  tandis  que  le  déolin 
de  la  théologie  et  de  la  métaphysique  indique  leur  entière  et 
irrévocable  dissolution.  Car,  leur  décrépitude  actuelle,  loin  de 
constituer  une  déviation  exceptionnelle,  résulta  peu  à  peu  de 
leur  épuisement  spontané.  Leur  esprit  fondamental  s'éteignit 
graduellement,  quand  son  ascendant  provisoire  eut  assez  dirigé 
l'initiation  nécessaire  de  l'humanité.  Au  contraire,  la  science 
moderne  ne  s'est  dégradée  que  pour  avoir  méconnu  son  vrai 
caractère  et  sa  principale  destination ,  par  suite  d'une  culture 
anarchique.  Sa  réformation  consiste  donc  à  y  faire  dignement 
prévaloir  son  véritable  esprit,  qu'invoquent  toujours  ceux-là 
même  qui  l'altèrent  le  plus.  A  travers  les  spéculations  oiseuses 
et  les  fausses  conceptions,  ses  travaux  spéciaux  ont  produit, 
en  tous  genres,  d'inappréciables  notions,  qui  concourront 
aujourd'hui  à  la  construction  finale  de  la  philosophie  natu- 
relle, comme  base  nécessaire  de  la  philosophie  sociale.  En  un 
mot,  cette  évolution  empirique  des  sciences  préliminaires  a 
néanmoins  préparé  la  science  finale,  dont  la  fondation  con- 
duit aussitôt  à  la  vraie  religion,  qui  aura  bientôt  régénéré  tous 
ses  éléments  esentiels. 

Une  telle  systématisation  scientifique  parait  d'abord  incom- 
patible avec  l'intime  connexité  de  l'ensemble  aux  parties,  qui 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.     47? 

les  rend  mutuellement  indispensables.  Car,  si  les  théories  so- 
ciologiques reposent  sur  les  notions  cosmologiques  et  biolo- 
giques, celles-ci,  comme  on  vient  de  le  voir,  ne  peuvent 
jamais  devenir  complètes  qu'en  sociologie.  Ainsi,  l'ensemble 
des  conceptions  fondamentales  ne  comporterait  point  un  ordre 
pleinement  didactique,  où  chaque  partie  prépare  la  suivante 
sans  en  dépendre  à  son  tour.  Ce  cercle  n'admet  aucune  issue, 
en  effet,  quand  on  demande,  en  philosophie  naturelle,  des 
constructions  partielles,  dont  chacune  soit  pourtant  complète 
en  elle-même.  Il  n'y  a  de  rationnellement  possible  qu'une  syn- 
thèse totale,  en  concevant  la  sociologie  comme  la  science 
unique,  dont  les  prolégomènes  doivent  se  rapporter  aux  phé- 
nomènes plus  simples  et  plus  généraux.  La  constitution  propre 
à  chacun  de  ces  préambules  successifs  consiste,  d'une  part,  à 
le  restreindre  autant  que  l'exige  la  préparation  du  suivant,  et, 
d'une  autre  part,  à  lui  confier  l'emploi  systématique  du  précé- 
dent. Ce  double  précepte  convient  autant  à  l'ordre  intérieur  de 
chaque  science  partielle  qu'à  la  coordination  générale  des 
divers  prolégomènes  sociologiques.  Il  permet  seul  de  régu- 
lariser nettement  la  progression  continue  que  doit  offrir  l'en- 
semble de  l'éducation  positive ,  déjà  caractérisé  dans  mon 
discours  préliminaire. 

Pour  concevoir  ainsi  la  mathématique,  il  faut  d'abord  y  con- 
sidérer la  science  du  calcul  sous  ses  deux  faces  principales, 
auxquelles  conviennent  les  noms  d'arithmétique  et  d'algèbre, 
pris  suivant  leur  entière  acception  philosophique.  Ce  ne  sont 
proprement  que  les  deux  parties  successives  de  tout  calcul  com- 
plet, où,  avant  d'évaluer  les  nombres  cherchés,  on  doit  dé- 
terminer leur  relation  explicite  aux  nombres  donnés.  La  sépa- 
ration de  ces  deux  phases  ne  peut  même  se  trancher  nettement 
qu'envers  les  questions  assez  simples  pour  qu'on  y  découvre  la 
formule  sans  spécifier  aucune  valeur.  Partout  ailleurs,  les  deux 

35 


478   .  mteK  rounoot  nsuil 

calcul*  alternent  souvent»  mais  en  permettaat  toqjours  de  kîaa 
caractériser  chaque  opération  partielle,  qui  aéra  arithmétique 
p%  algébrique  selon  qu'elle  concernera  les  valeur»  ou  les  rela- 
tions. 

Le  calcul  arithmétique  se  manifeste  seul,  tant  qu'on  te  bon* 
à  dit  questions  esses  simples  pour  que  l'élaboration  algébrique 
y  soit  spontanée,  sans  exiger  aucune  règle  propre.  Mai*,  à 
mesure  que  les  problèmes  se  compliquent,  ce  travail  prélinû~ 
paire  tend  k  concentrer  les  principaux  efforts.  Au  contraire, 
l'évaluation  finale  ne  présente  qu'un  petit  nombre  de  cas  élé- 
mentaires, dont  la  combinaison  n'augmente  point  les  difficultés 
numériques,  quoiqu'elle  devienne  la  source  essentielle  des  em- 
barras analytiques.  C'est  pourquoi  le  calcul  moderne  consiste 
surtout  dans  l'algèbre,  tandis  que  le  calcul  ancien  se  bornait 
presque  à  l'arithmétique.  On  doit  même  envisager  finalement 
toutes  les  opérations  numériques  comme  de  simples  modifica- 
tions de  certaines  transformations  analytiques,  sans  que  cette 
appréciation  altère  leur  caractère  distinct,  toujours  relatif  à 
leur  propre  destination. 

Cet  essor  direct  de  l'algèbre  constitue  la  première  condition 
de  la  vraie  systématisation  mathématique,  en  tant  qu'indispen- 
sable à  la  corrélation  générale  entre  l'abstrait  et  le  concret,  où 
réside  le  nœud  essentiel  d'une  telle  synthèse.  En  effet,  le  calcul 
ne  peut  nullement  s'appliquer  à  la  géométrie  tant  qu'il  reste 
purement  numérique.  Les  valeurs  particulières  qu'il  considère 
exclusivement  ne  conviennent  alors  qu'à  l'expression  finale  des 
résultats  géométriques.  Pour  que  l'élaboration  des  nombres 
puisse  remplacer  celle  des  figures,  elle  doit  nécessairement 
concerner  des  quantités  -indéterminées.  Aussi  le  calcul  algé- 
brique trouve-t-il,  dans  la  géométrie,  une  seconde  source,  à 
la  fois  dogmatique  et  historique,  encore  plus  naturelle  que  son 
origine  arithmétique.  Des  relations  précises  s'y  présentent  bien- 


INTRODUCTION  FPWAMBWTALE.  —  ÇHÀPÏFEE  DEUXIÈME*     47$ 

tôt,  surtout  sous  la  forme  de  proportions;  et  leur  élaboration 
abstraite  ne  tarda  pas  à  être  distinctement  cultivée  par  les 
géomètres  grecs,  comme  un  puissant  moyen  de  faciliter  le* 
déductions  concrètes.  Le  développement  propre  de  cette  logi- 
que artificielle  dispose  ensuite  à  la  simplifier  et  à  la  généralises 
pn  y  réduisant  les  grandeurs  à  des  nombres  indéterminé*,  sajtf 
aucune  spécificatiqn  géométrique,  qui  ne  tendrait  qu'à  ralentir 
ses  opérations  et  restreindre  son  usage. 

Après  cette  condition  abstraite,  la  constitution  pa^thén^aT 
tique  exige  encore  une  condition  concrète,  plus  tardive  et  plq? 
difficile,  dont  la  combinaison  finale  avec  la  première  constitue, 
depuis  Descartes,  le  fondement  général  d'une  telle  synthèse. 
Elle  consiste  dans  l'essor  propre  de  la  géométrie  générale, 
émanée  enfin  de  la  géométrie  spéciale,  seule  accessible  aux 
anciens. 

Longtemps  borné  à  l'étude  successive  de  quelques  formes 
très-simples,  d'abord  naturelles,  puis  artificielles,  l'essor  géor 
métrique  ne  tarda  pas  à  manifester  l'uniformité  nécessaire  des 
principales  questions  relatives  à  chaque  figure  isolée.  Cette 
similitude  est  directement  sensible  dans  les  recherches  prépon- 
dérantes, qui  concernent  la  mesure  rationnelle  de  l'étendu?, 
consistant  toujours,  envers  une  forme  quelconque,  à  ramener 
les  comparaisons  de  longueur,  d'aire,  ou  de  volume,  à  de 
pures  comparaisons  de  lignes  droites.  Mais  la  ressemblance  se 
montre  ensuite  dans  les  études  plus  particulières  sur  les  pro- 
priétés, caractéristiques  des  différentes  figures,  où  la  diversité 
des  résultats  n'empêche  pas  de  saisir  l'analogie  des  spéculations. 
A  mesure  que  se  multiplient  les  types  géométriques,  la  géné- 
ralité naturelle  de  la  plupart  des  questions  forme  un  profond 
contraste  avec  la  spécialité  forcée  des  solutions  correspon- 
dantes. L'étude  de  chaque  ligne  se  trouve  ainsi  perdue  pour  la 
suivante,  sauf  l'exercice  logique,  quoique  la  seconde  devienne 


490     ■  8Y8TÉW  DE  POUTIQCK  POSITIVE. 

l'objet  des  mêmes  problèmes  que  la  première.  On  ne  peut  alors 
saisir  et  traiter  à  part  ee  que  chacun  d'eux  offre  de  commun  à 
toutes  les  figures. 

Ce  premier  régime  géométrique,  en  suscitant  des  études 
trop  restreintes ,  tend  à  multiplier  beaucoup  les  spéculations 
oiseuses,  auxquelles  dispose  naturellement  l'essor  théorique* 
liais  l'harmonie  avec  la  pratique  s'y  trouve  encore  plus  impar- 
faite. Car,  rien  ne  garantit  l'utile  réalisation  ultérieure  du 
petit  nombre  des  types  ainsi  étudiés,  qui,  nullement  choisis  à 
cette  fin ,  furent  préférés  d'abord  pour  la  seule  facilité  qu'of- 
frait leur  conception  rigoureuse,  d'après  leur  relation  aux  types 
antérieurs.  Si,  en  vue  d'une  telle  utilité,  on  puisait  direo* 
tement  chaque  figure  dans  le  domaine  pratique,  son  étude 
spéciale  serait  presque  toujours  au-dessus  des  préparations  ac- 
complies; et  souvent  même  le  type  ne  serait  pas  reconnais- 
sable,  surtout  envers  les  cas  célestes,  principale  application 
de  la  géométrie  abstraite. 

La  nature  et  la  destination  d'une  telle  science  concourent  donc 
à  exiger  son  entière  généralisation,  comme  caractère  essentiel  de 
sa  constitution  normale,  nécessairement  incompatible  avec  sa 
spécialité  initiale.  Au  lieu  d'un  certain  nombre  de  types  isolés, 
elle  doit  embrasser  à  la  fois  toutes  les  formes  rigoureuses,  afin 
de  traiter  uniformément  les  diverses  questions  qui  leur  sont 
communes,  en  ordonnant  ses  études,  non  selon  les  objets,  mais 
suivant  les  sujets.  Il  existe  alors  une  complète  harmonie  entre 
la  généralité  spontanée  des  principales  recherches  et  la  géné- 
ralité systématique  des  méthodes  correspondantes.  Toute  la 
géométrie  rationnelle  se  condense  sous  quelques  théories  uni- 
verselles, d'où  l'on  pourra  toujours  déduire  chaque  étude  spé- 
ciale, ainsi  ajournée  jusqu'au  besoin  effectif,  de  façon  à  mieux 
écarter  les  puérilités  académiques.  En  même  temps,  la  corres- 
pondance avec  la  pratique  ne  présente  plus  aucun  caractère 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      481 

fortuit.  Car,  on  est  assuré  d'avance  que  les  formes  extérieures 
tomberont  toujours  sous  la  compétence  de  théories  dont  cha- 
cune convient  à  une  figure  quelconque.il  ne  reste  ainsi  de  spé* 
cial  que  la  difficulté  secondaire  de  reconnaître,  ou  d'instituer 
au  besoin,  le  type  abstrait  qui  convient  à  chaque  cas  concret. 

Cet  état  normal  de  la  géométrie  fut  constitué  par  l'incompa- 
rable Descartes,  d'après  l'harmonie  fondamentale  qu'il  établit 
entre  les  figures  et  les  équations,  afin  de  convertir  toutes  les  con- 
ceptions géométriques  en  notions  algébriques.  Quoique  cette  ad- 
mirable construction  ait  déterminé  tous  les  autres  progrès  ma* 
thématiques,  elle  n'est  point  assez  appréciée  encore  comme  le 
principal  effort  scientifique  de  l'esprit  humain. 

Pour  coordonner  ainsi  la  géométrie  suivant  les  sujets,  et  non 
plus  quant  aux  objets,  il  suffisait  que  ceux-ci  fussent  ramenés  à 
des  définitions  uniformes,  comportant  une  facile  généralisation, 
en  remplaçant  chaque  figure  par  son  équation  caractéristique. 
Cette  constitution  finale  développe,  au  suprême  degré,  l'apti- 
tude logique  de  l'algèbre,  envers  toutes  les  recherches  qui  peu- 
vent être  transformées  en  questions  de  nombres. 

Malgré  les  subtilités  métaphysiques  sur  la  qualité  et  la  quan- 
tité, il  n'y  a  pas  de  phénomènes,  même  très-compliqués,  qui  re- 
poussent, en  principe,  une  telle  transformation,  sauf  la  difficulté 
de  l'y  réaliser.  Les  idées  géométriques,  de  forme  ou  de  situa- 
tion, ne  sont  pas  naturellement  plus  semblables  aux  notions  nu- 
mériques que  les  autres  conceptions  réelles.  C'est  pourquoi  la 
transformation  accomplie  à  leur  égard  peut  être  légitimement 
conçue  envers  une  science  quelconque  ;  ce  qui  érigerait  l'algèbre 
en  une  sorte  de  logique  universelle,  si  les  conditions  de  réali- 
sation ne  devaient  pas  restreindre  beaucoup  cette  utopie  mathé- 
matique. Tout  phénomène,  même  social,  aurait  certainement 
.  son  équation,  comme  une  figure  ou  un  mouvement,  si  sa  loi 
pouvait  nous  être  connue  avec  assez  de  précision.  Une  telle 


4qZ  stnÏÉK  ï)Ê  potrWjtoE  t*osrhvÉ. 

àjj^rédattoh  riiàthêmatiqtïe  hé  feoiistitue,  au  fond,  que  le  SètW 
le  |rfu&  Hgoureux  du  dogme  fondamental  du  positivisme  stif  Mtt- 
ftHaBilitê  des  relations  nattufëllës.  Lé  seul  tort  philosophie 
im  ^èôtnkres  à  cet  égard  consisté  à  méconnaître  les  condition 
rtèllès,  tant  objectivés  que  Subjectives,  qui  nous  interdisent  trii& 
jttfrëillè  transformation  envers  toiiô  les  phénomènes  qui  né  sont 
£à*  extrêmement  simples.  Car,  la  conversion  échoue  égaleniéilt, 
Soft  quand  lés  lois  précises  ou  équations  proprement  dites  se 
trouvent  être  trop  compliquées,  soit  lorsque  nous  ne  pouvéiii , 
]4àô  les  découvrir.  Envers  là  plupart  dés  phénomènes,  thfitiiè 
inorganiques,  ces  deux  motifs  concourent  à  rendre  nécefesaUtt- 
ment  illusoire  un  tel  perfectionnement  logique,  qui  ne  côn* 
viendra  jamais  qu'à  nos  moindres  spéculations.  Il  faut  donc  re- 
ïiôiicei  finalement  à  concevoir  l'algèbre  comme  un  tréséfe 
universel  de  déductions  et  d'inductions  accomplies  d'avanéè 
pour  tous  les  problèmes  possibles.  L'ensemble  dés  tentatives 
modernes  a  confirmé  la  restriction  essentielle  d'une  telle  logiqttè 
aux  seules  études  géométriques,  suivant  l'admirable  pressenti- 
ment du  grand  philosophe  qui  l'y  appliqua. 

t)ans  ce  simple  champ,  la  rationnalité  algébrique  offre  d'im- 
ihenses  avantages,  pourvu  qu'elle  y  reste  subordonnée  aux  con- 
ceptions concrètes.  Son  efficacité  n'y  est  communément  sentie 
qu'envers  les  déductions,  que  doit  faciliter  beaucoup  cette  sim- 
plification des  idées  aidée  par  la  concision  correspondante  dés 
signes.  Hais  l'aptitude  logique  de  l'algèbre  est  encore  plus  pro- 
fonde et  plus  heureuse  quant  aux  inductions  géométriques,  dont 
Dèscartes  fut  justement  préoccupé.  La  transformation  des  fi- 
gures en  équations  doit  surtout  faciliter  la  généralisation  des 
conceptions  concrètes,  en  permettant  de  saisir  et  de  suivre  ce 
que  chaque  sujet  offre  de  commun  envers  tous  les  objets  pos- 
sibles, où  les  spéculations  ne  se  rapprochent,  en  effet,  que  pat 
leur  côté  abstrait.  C'est  seulement  ainsi  que  la  géométrie  pott- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.     483 

vait  devenir  vraiment  générale.  Un  pas  ultérieur  dans  la  même 
voie  philosophique  y  permit  aussi  l'essor  rationnel  des  con- 
ceptions comparatives,  quand  Monge  ébaucha  la  saine  clas- 
sification des  surfaces,  en  introduisant  les  équations  collectives; 
ce  qui  complète  spontanément  la  constitution  géométrique,  sauf 
sa  systématisation  finale. 

Suivant  une  réaction  naturelle,  cette  harmonie  fondamentale 
devait  aussi  tendre  à  constituer  dignement  l'algèbre,  d'après 
son  irrévocable  incorporation  à  la  géométrie,  centre  essentiel 
du  vrai  domaine  mathématique.  Mais  cette  tendance  a  été  jus- 
qu'ici neutralisée  par  l'anarchie  scientifique,  qui  a  maintenu, 
et  même  beaucoup  exagéré,  l'indépendance  du  calcul,  surtout 
au  nom  de  sa  prétendue  universalité  logique.  Néanmoins,  une 
longue  expérience  concourt  maintenant  avec  la  saine  philoso- 
phie pour  dissiper  sans  retour  ces  orgueilleuses  illusions.  Sauf 
ses  usages  numériques,  le  calcul  constitue  désormais,  non  une 
véritable  science,  mais  une  simple  méthode,  essentiellement 
destinée  à  faciliter  les  spéculations  géométriques,  dont  il  doit 
donc  devenir  inséparable.  C'est  seulement  ainsi  que  le  calcul  ac- 
quiert une  vraie  dignité,  au  lieu  du  caractère  puéril  inhérent 
à  son  ambitieux  isolement.  En  même  temps,  il  y  trouve  une  sa* 
lutaire  discipline,  propre  à  contenir  les  vaines  divagations, 
d'autant  moins  inévitables  que  nos  études  deviennent  plus 
abstraites. 

Pour  ne  pas  augmenter  les  inconvénients  naturels  de  l'ab- 
straction au  delà  de  ce  qu'exige  la  vraie  généralité,  il  faut  donc 
réunir  systématiquement  le  calcul  à  la  géométrie,  au  titre  de 
méthode  fondamentale.  Son  essor  dogmatique  doit  suivre  celui 
de  la  doctrine  correspondante,  comme  dans  leur  commune  évo- 
lution historique.  Tel  est  l'esprit  général  de  la  constitution  propre 
au  début  mathématique  de  l'éducation  finale.  Il  faudra,  sans 
doute,  y  ébaucher  d'abord  le  calcul  isolément,  ainsi  que  le  fit 


4M    .  ftjrataoc  de  poutiquï  posrnvB. 

Humanité.  Mais  cet  essor  initial  sera  soigneusement  réduit  à 
ce  qu'exige  sa  première  application  à  la  géométrie,  dont  1# 
propre  développement  dirigera  ensuite  tous  les  autres  progrè* 
algébriques» 

Quant  à  ces  phases  ultérieures,  je  dois  ici  me  borner  à  carac- 
tériser  sommairement  la  principale,  relative  à  l'introduction  de 
l'analyse  transcendante,  qui  constitue  le  complément  nécessaire 
de  la  systématisation  mathématique. 

Sa  fondation  fut  nécessitée  par  la  création  de  la  géométrie 
.générale,  qui  eût  été  presque  illusoire  sans  une  telle  construc- 
tion algébrique»  La  révolution  cartésienne  ne  pouvait  immé* 
diatement  convenir  qu'aux  moindres  spéculations  géométriques, 
tant  que  le  calcul  conservait  lui-même  son  ancien  caractère. 
Elle  ne  s'adaptait  alors  qu'aux  études,  plutôt  préparatoires 
qu'essentielles,  qui  concernent  les  diverses  propriétés  ou  gêné* 
jetions  de  chaque  figure  quelconque.  Quoique  ces  théories 
géométriques  doivent  être  les  plus  multipliées,  vu  leur  variété 
presque  indéfinie,  elles  ne  sont  pas  les  plus  importantes.  Les 
questions  prépondérantes  concernent  directement  les  rectifica- 
tions, quadratures,  et  cubatures,  où  réside  le  principal  do- 
maine géométrique,  d'ailleurs  éminemment  général.  C'est 
pourquoi  Wallis,  premier  disciple  mathématique  de  Descartes, 
«'occupa  surtout  d'appliquer  la  nouvelle  méthode  à  de  telles 
recherches,  où  la  transformation  abstraite  des  conceptions  con- 
crètes devenait  à  la  fois  plus  naturelle  et  plus  efficace.  Ses  heu- 
reuses tentatives  indiquèrent  bientôt  que  la  nouvelle  géométrie 
exigeait  un  nouveau  calcul,  dont  elles  préparèrent  aussi  les 
bases  essentielles. 

.  Pour  aboutir  ainsi  à  la  fondation  de  Lèibnitz,  il  suffisait  de 
combiner  dignement  la  conception  cartésienne  avec  les  vues 
primitives  d'Archimède  sur  les  mesures  géométriques,  consis- 
tant à  réduire  les  figures  curvilignes  à  des  éléments  rectilignes» 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      485 

Car,  en  s'efforçant  d'appliquer  aussi  le  calcul  à  la  généralisa- 
tion de  ces  anciennes  théories  spéciales,  on  devait  être  bientôt 
conduit  à  introduire,  dans  les  équations,  ces  simples  éléments 
artificiels ,  au  lieu  des  grandeurs  naturelles  trop  compliquées. 
Non-seulement  les  relations  abstraites  comportaient  ainsi  une 
formation  et  une  élaboration  plus  faciles,  mais  aussi  elles  of- 
fraient spontanément  toute  la  généralité  désirable,  d'après 
l'uniformité  naturelle  de  ces  éléments  auxiliaires,  qui ,  ne  re- 
tenant plus  rien  de  spécial  à  chaque  objet,  ne  pouvaient  conve- 
nir qu'au  commun  sujet.  Or,  c'est  l'introduction  de  tels  élé- 
ments, pour  réduire  partout  les  cas  composés  aux  plus  simples, 
qui  caractérisa  toujours  la  méthode  transcendante,  dont  la  gé- 
néralisation moderne  exigeait  un  vaste  calcul  correspondant, 
destiné  à  régulariser  l'élimination  finale  des  grandeurs  artifi- 
cielles. 

C'est  ainsi  que  la  révolution  algébrique  due  à  Leibnitz  devint 
la  suite  nécessaire  et  l'indispensable  complément  de  la  révolu- 
tion géométrique  accomplie  par  Descartes.  La  construction 
dogmatique  doit  toujours  caractériser  profondément  cette  filia- 
tion historique,  que  la  méthode  sociologique  peut  seule  appré- 
cier assez.  Il  faut  même  que  l'enseignement  final  manifeste 
spontanément  la  manière  dont  les  divers  besoins  géométriques 
ont  successivement  nécessité,  et  souvent  inspiré,  les  différentes 
phases  principales  de  cette  algèbre  transcendante. 

L'intime  incorporation  du  calcul  à  la  géométrie  est  donc 
aussi  indispensable  à  la  vraie  systématisation  de  l'un  qu'à  celle 
de  l'autre.  C'est  seulement  ainsi  qu'on  peut  dignement  régler 
l'essor  vague  et  indéfini  des  spéculations  abstraites,  comme  gé- 
néraliser et  coordonner  les  théories  concrètes.  L'anarchie  ac- 
tuelle tend  à  prolonger  le  régime  absolu,  en  consacrant  la  cul- 
ture, essentiellement  métaphysique,  de  la  logique  séparée  de 
la  science.  En  tout  sujet ,  il  importe  beaucoup  que  l'étude  des 


486  BTRtafc  M  rainons  Hwwtvi. 

méthodes  se  combine  toujours  avec  telle  des  doctrines 
fondantes,  suivant  leur  double  essor  historiée.  Or,  ce  précepte» 
autant  conforme  à  la  morale  qu'au  bon  sens,  ne  saurait  être 
assez  respecté ,  si  l'éducation  scientifique  commence  par  l'ea* 
freindre,  en  isolant  le  calcul  de  la  géométrie.  C'est  surtout  an 
début  qu'il  en  fout  consacrer  la  stricte  observance  générale» 
Bans  une  telle  sagesse,  la  raison  individuelle  se  trouve  eotpoeéè 
Aux  dangereuses  illusions  que  subit  longtemps  l'esprit  humain» 
quand  l'essor  du  calcul  était  encore  essentiellement  isolé.  Les 
fehimères  primitives  sur  la  puissance  mystérieuse  des  nombvsft 
et  des  signes,  directement  transmises  jusqu'à  nous  par  la  cabale 
juive,  tendent  aujourd'hui  à  se  reproduire  dans  toute  éducatioat 
mathématique ,  d'après  ce  vicieux  isolement.  Ces  aberrations 
modernes  sont  beaucoup  moins  excusables  que  les  anciennes, 
et  au  fond  plus  nuisibles,  tant  au  cœur  qu'à  l'esprit,  depuis  que 
l'intime  alliance  entre  le  concret  et  l'abstrait  permet,  et  mime 
prescrit,  de  les  éviter.  Elles  ne  tiennent  plus  maintenant  qu'à 
une  irrationnelle  indiscipline,  inspirée  ou  consolidée  par  for» 
gueil  et  la  cupidité. 

'  Une  telle  incorporation  finale  du  calcul  à  la  géométrie  ne 
présente  d'autre  inconvénient  réel  que  de  tendre  à  dissimuler 
l'entière  généralité  propre  aux  théories  algébriques,  qui  sont 
aussi  destinées  à  la  mécanique,  quoiqu'elles  y  conviennent 
beaucoup  moins.  Mais,  quand  on  a  reconnu  l'inanité  de  l'utopie 
mathématique  relative  à  leur  universalité  nécessaire ,  on  peut 
aisément  régler  leur  étude  de  manière  à  diminuer  assez  cette 
unique  imperfection  accessoire  d'une  constitution  si  salutaire 
à  tous  égards.  Car  il  suffit  que  chaque  méthode  abstraite  soit 
toujours  conçue  et  exposée  dans  toute  sa  portée  naturelle, 
avant  de  la  spécifier  envers  les  doctrines  concrètes  qui  l'ont 
suscitée.  Or,  cette  condition  est  pleinement  conforme  à  la  ten- 
dance spontanée  de  tout  enseignement  rationnel.  En  appréciant 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.     487 

davantage  un  tel  danger ,  on  reconnaît  d'ailleurs  combien  peu 
il  est  à  craindre;  car  la  mécanique  n'a  jamais  exigé  spéciale* 
tnent  des  créations  algébriques  qui  ne  fussent  pas  déjà  com- 
mandées par  la  seule  géométrie,  ou  qui,  du  moins,  ne  vinssent 
pas  bientôt  s'y  rattacher  spontanément.  Ainsi ,  le  calcul  géo- 
métrique contient ,  au  fond ,  tout  ce  qu'il  y  a  d'essentiel  dans 
la  logique  mathématique,  dont  l'étude  isolée  reste  maintenant 
sans  excuse,  quand  on  écarte  les  puérilités  académiques,  prin- 
cipal domaine  de  l'anarchie  actuelle. 

La  vraie  systématisation  mathématique  étant  assez  fondée  ici 
sut  cette  incorporation  finale  du  calcul  à  la  géométrie ,  il  me 
reste  à  caractériser  son  complément  nécessaire  par  l'extension 
d'un  tel  domaine  aux  théories  mécaniques,  qui  en  constituent 
l'extrême  limite  naturelle. 

Dans  ce  dernier  champ ,  l'esprit  mathématique  se  consolide 
eti  achevant  d'apprécier  l'existence  la  plus  générale  et  la  plus 
simple;  car,  en  géométrie,  l'appréciation  reste  seulement  pas- 
sive. Or,  il  n'y  a  pas  d'existence  sans  activité.  Quoique  l'étude 
Statique  doive  partout  précéder  et  préparer  l'étude  dynamique, 
celle-ci  constitue  toujours  l'indispensable  complément  de  l'au- 
tre, même  envers  le  moindre  domaine.  Ainsi,  les  lois  du  mouve- 
ment achèvent  de  caractériser  l'existence  fondamentale  de  toute 
matière,  que  les  lois  de  l'étendue  ont  seulement  ébauchée. 
Sans  doute,  les  phénomènes  géométriques  doivent  être  regardés 
comme  étant  encore  plus  généraux,  et  par  suite  plus  simples, 
îque  les  phénomènes  mécaniques.  Mais  cette  différence  se  rap- 
porte uniquement  au  temps,  et  nullement  aux  êtres  eux-mêmes. 
Au  fond ,  la  mobilité  constitue  une  propriété  matérielle  non 
moins  universelle  que  l'étendue.  Seulement,  tous  les  corps  ne 
sont  pas  toujours  en  mouvement  actuel ,  tandis  qu'aucun  ne 
cesse  jamais  d'offrir  les  trois  attributs  géométriques,  grandeur, 
forme,  et  situation.  Une  meilleure  appréciation  de  l'immobilité 


488  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  P08RIVK. 

réelle  a  même  démontré  que  cet  état  consiste  partout  en  on 
simple  équilibre ,  où  divers  mouvements  se  neutralisent  exac- 
tement* Toutefois ,  cette  conclusion  incontestable  ne  détruit 
point  la  distinction  fondamentale  entre  la  géométrie  et  U  mé* 
canique  ;  car,  un  tel  équilibre  peut  être  étudié  quant  aux  ph^ 
nomènes  d'étendue  auxquels  se  trouve  alors  réduite  la  matériar 
lité  »  sans  aucun  égard  aux  mouvements  qui  s'y  compensent» 
Ainsi,  la  géométrie  ne  coïncide  pas  avec  la  statique  proprement 
dite,  où  ce  même  état  est  apprécié,  au  contraire,  quant  aux 
lois  de  cette  neutralisation,  en  écartant  la  forme  du  corps ,  à 
moins  qu'elle  n'influe  sur  les  conditions  correspondantes.  Néajfr 
moins,  la  mécanique  est  une  science  essentiellement  dynami* 
que,  puisque  l'équilibre  lui-même  suppose  toujours  le  mouve- 
ment ;  tandis  que  la  géométrie  est  d'une  nature  nécessairement 
statique,  quoiqu'elle  emploie  beaucoup  la  considération  dm 
mouvement,  mais  seulement  à  titre  d'image.  Ces  deux  sciences 
doivent  donc  être  finalement  conçues  comme  les  deux  éléments 
généraux  qui  constituent  l'étude  rationnelle  de  la  matérialité 
fondamentale,  appréciée  d'abord  quant  à  l'existence,  et  ensuite 
quant  à  l'activité.  Elles  pourraient  dès  lors  être  justement  qua- 
lifiées de  mathématique  statique  et  mathématique  dynamique, 
pourvu  que  ces  deux  adjectifs  fussent  toujours  pris  suivant 
l'exacte  acception  systématique  que  leur  attribuent  maintenant 
les  vrais  penseurs,  d'après  mon  traité  philosophique. 

Cette  appréciation  est  très-propre  à  manifester  combien  la 
science  mathématique  fut  loin  d'être  vraiment  constituée  ches 
les  anciens,  puisqu'ils  restèrent  toujours  étrangers  à  la  théorie 
du  mouvement,  dont  ils  méconnurent  toutes  les  lois  fondamen- 
tales. Archimède  ébaucha  pourtant  la  statique,  sans  connaître 
la  dynamique,  parce  que  son  admirable  génie  scientifique,  non 
moins  inductif  que  déductif,  sut  saisir  directement  les  vraies 
conditions  de  l'équilibre  dans  un  cas  fort  simple  et  cependant 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      489 

assez  fécond.  Mais,  quoique  les  modernes  aient  souvent  repris 
cette  marche  d'après  des  principes  plus  étendus,  la  théorie 
générale  de  l'équilibre  n'a  été  réellement  fondée  que  sur  celle 
du  mouvement.  L'indépendance  qu'on  s'efforce  encore  de  lui 
procurer  affecte  plutôt  l'exposition  didactique  que  la  concep- 
tion scientifique.  Aussi  contraire  à  l'enchaînement  rationnel  qu'à 
la  filiation  historique,  cet  isolement  de  la  statique  résulte,  au 
fond,  de  l'esprit  quasi  métaphysique  introduit,  en  mécanique 
plus  qu'en  géométrie,  par  l'abus  du  calcul,  depuis  environ  un 
siècle. 

La  vraie  nature  de  la  science  mécanique  surmonte,  même 
aujourd'hui,  cet  orgueilleux  empirisme  algébrique.  Quelque 
viciée  que  soit  son  étude,  l'esprit  mathématique  s'y  sent  appelé 
à  connaître  les  lois  physiques  après  avoir  développé  les  lois 
logiques.  Les  unes  et  les  autres  sont,  sans  doute,  inséparables, 
puisqu'elles  se  supposent  mutuellement.  Cette  solidarité  néces- 
saire a  été  ci-dessus  établie  spécialement  dans  le  cas  le  plus 
décisif,  envers  le  pur  calcul,  malgré  sa  prétendue  rationnalité 
absolue.  Il  existe  pourtant,  à  cet  égard,  une  distinction  essen- 
tielle entre  nos  diverses  études  positives,  quant  à  leur  tendance 
philosophique  la  plus  directe,  qui  manifeste,  de  préférence, 
les  lois  logiques  ou  les  lois  physiques,  selon  que  les  théories 
principales  y  sont  statiques  ou  dynamiques.  D'après  cette  règle 
générale,  la  géométrie,  qui  se  borne  à  étudier  l'existence,  fait 
surtout  ressortir  les  lois  intellectuelles,  ou  subjectives  ;  tandis 
que  la  mécanique,  appréciant  l'activité,  caractérise  essentielle- 
ment les  lois  matérielles,  ou  objectives.  Ainsi,  par  l'harmonie 
nécessaire  de  ses  deux  éléments  généraux,  la  mathématique 
fonde,  pour  la  double  étude  des  mêmes  êtres,  la  première 
ébauche  complète  du  sentiment  systématique  des  lois  naturelles, 
à  la  fois  logiques  et  physiques.  Les  plus  hostiles  penseurs  peu- 
vent ici  reconnaître  l'extrême  importance,  même  morale,  d'une 


4M)  svirtm  hk  Founow  potmvif 

telle  baie  d'éducation  rationnelle,  afin  de  procurer  b  la  grand* 
et  sainte  notion  de  Tordre  une  consistance  vraiment  jtyéhffB* 
laide. 

C'est  donc  par  sa  nature  scientifique,  et  nop  A'*!!***  ao§ 
caractère  logique,  que  la  jnéoeniqua  exerce  une  préciftijif 
réaction  philosophique  sur  l'ensemble  de  la  raison  hunuuftfc 
gea  méthodes  sont»  au  fond,  les  mêmes  que  celles  de  la  géfr 
métrie  ;  de  manière  à  ne  pouvoir  introduire  d'important*  affr 
flces  déduetifs  ou  inductifs.  Les  raisonnement*  géométriqw 
étant  plus  faciles,  ils  se  trouvent  plus  propres  à  développer 
l'éducation  logique  résultant  des  procédés  commun*  açvx  4fux 
sciences. 

Néanmoins,  l'ensemble  de  la  mécanique  nous  proqrçt  jp 
précieux  exercice  intellectuel,  en  nous  initiant  à  l'instHutiop 
rationnelle  des  saines  abstractions  théoriques,  partout  ia^** 
pensables  à  la  généralisation  positive.  Elles  étaient  trop  fcfrs 
en  géométrie,  pour  7  exiger  aucun  effort  systématique.  Méipa 
l'institution  de  l'espace,  qui  permet  de  penser  à  l'étendue  saqs 
considérer  les  corps  réels,  est  tellement  spontanée  qu'on  ne 
saurait  distinguer  sa  naissance,  ni  chez  l'individu,  ni  dans  l'es- 
pèce. Quant  à  l'autre  base  de  la  rationnalité  géométrique, 
c'est-à-dire  l'exacte  régularité  des  types,  elle  résulte  aussi  d'une 
tendance  très-naturelle,  qui  nous  pousse  partout  à  instituer  im 
limites  idéales  pour  diriger  nos  méditations  quelconques.  Les 
embarras  qu'elle  engendre  dans  le  passage  final  de  l'abstrait 
au  concret  sont  presque  toujours  faciles  à  surmonter  efl.  géo- 
métrie, sauf  envers  les  cas  célestes,  où  l'on  apprécie  difficile- 
ment les  approximations  convenables. 

Il  existe  d'abord,  en  mécanique,  des  difficultés  analogues» 
et  ordinairement  plus  prononcées,  quant  à  l'exacte  constitution 
statique  des  corps  considérés.  Soit  qu'on  attribue  &  leur  figpi* 
une  invariabilité  rigoureuse  ou  des  variations  régulières,  on  y 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE»  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.     491 

altère  davantage  la  réalité  qu'en  supposant  tout  à  fait  droite 
une  ligne,  même  naturelle.  Mais  là  ne  réside  point  la  principale 
difficulté  que  présente  l'institution  fondamentale  de  la  méca- 
nique abstraite,  ni  la  source  essentielle  des  embarras  et  des 
mécomptes  qu'éprouve  presque  toujours  son  application  con- 
crète. L'une  et  l'autre  résultent  surtout  de  l'appréciation  dyna- 
mique des  corps  proposés,  dont  l'activité  spontanée  doit  y  être 
entièrement  écartée  pour  y  permettre  des  généralisations  quel- 
conques. Car  l'ensemble  de  la  mécanique  rationnelle  repose 
nécessairement  sur  l'institution  de  Y  inertie,  qui  lui  est  aussi 
indispensable  que  celle  de  l'espace  à  la  géométrie»  sans  être, 
à  beaucoup  près,  autant  naturelle.  Son  difficile  avènement 
détermina  directement  le  principal  motif  de  la  mémorable 
lenteur  qu'offrit  l'essor  décisif  de  la  théorie  du  mouvement, 
comparée  à  celle  de  l'étendue.  D'épais  nuages  métaphysiques 
dénaturent  encore  cette  base  logique  de  toute  la  mécanique 
générale,  surtout  depuis  l'invasion  des  sophismes  algébriques» 
La  vraie  systématisation  de  cette  science  est  directement  in- 
diquée par  sa  nature,  consistant  toujours  dans  la  composition 
des  mouvements,  d'où  résulte,  au  besoin,  leur  décomposition. 
Ce  problème  fondamental  offre  successivement  deux  cas  très- 
distincts,  surtout  en  difficulté,  suivant  que  l'on  considère  un 
corps  isolé  ou  divers  corps  plus  ou  moins  connexes.  Envers  un 
seul  corps,  dont  tous  les  points  se  meuvent  identiquement,  et 
qui  dès  lors  est  réductible  à  l'un  d'eux,  on  cherche  le  mouve- 
ment total  résulté  de  la  coexistence  de  plusieurs  mouvements 
connus.  Le  mouvement  propre  de  chaque  corps  ou  point  se 
trouvant  ainsi  déterminé,  on  apprécie,  dans  le  second  cas, 
comment  le  modifie  sa  liaison  avec  le  reste  du  système.  Pour  la 
plus  simple  connezité,  seule  assez  accessible,  c'est-à-dire  l'en- 
tière invariabilité  de  l'ensemble,  cette  division  générale  revient 
à  distinguer  entre  l'étude  des  translations  et  celle  des  rotations. 


492  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Quelques  difficultés  que  présente  cette  double  théorie  mathé- 
matique, une  telle  possibilité  d'y  concevoir  nettement  un  pro- 
blème unique  suffit  à  constater  que  son  domaine  est  beaucoup 
moins  vaste  que  celui  de  la  géométrie,  qui,  quoique  plus 
simple,  ne  saurait  comporter  une  équivalente  circonscription. 
Sa  constitution  générale  doit  donc  être  plus  satisfaisante, 
puisque  la  culture  dispersive  ne  peut  ^  altérer  autant  le  senti- 
ment de  l'unité  scientifique  et  logique.  Malgré  le  développe* 
ment  de  l'anarchie  théorique,  le  dernier  siècle  présente,  à  cet 
égard,  un  mémorable  spectacle,  par  une  suite  de  tentatives, 
peut-être  exagérées,  pour  accomplir,  en  mécanique,  une  pleine 
systématisation,  si  bien  caractérisée  dans  l'incomparable  con- 
struction de  Lagrange. 

En  y  écartant  tous  préjugés  algébriques,  cette  coordination 
repose  sur  deux  bases  nécessaires,  l'une  logique,  l'autre  phy- 
sique, dont  il  faut  ici  apprécier  l'harmonie. 

La  première  consiste  dans  l'institution  de  l'inertie,  sans  la- 
quelle la  mécanique  abstraite  ne  pourrait  accomplir  aucune 
généralisation,  même  envers  ses  moindres  axiomes.  Sa  légiti- 
mité résulte  de  ce  que  les  mouvements  sont  alors  étudiés  quant 
aux  circonstances  de  leur  accomplissement  et  non  de  leur  pro- 
duction. Car,  on  est  ainsi  autorisé  à  remplacer  toujours  l'activité 
spontanée  d'un  corps  quelconque,  même  vivant,  par  une  équi- 
valente influence  extérieure.  On  peut  donc  poursuivre  les  spé- 
culations dynamiques  en  ne  pensant  qu'aux  divers  mouvements 
communiqués,  sans  considérer  jamais  la  réaction  inconnue  que 
le  corps  y  produira  d'après  ses  tendances  intérieures.  Seule- 
ment, quand  on  voudra  réaliser  ces  théories  générales  envers 
un  cas  déterminé,  il  faudra  comprendre,  parmi  les  forces  pro- 
posées, celles  qui  représentent  la  spontanéité  correspondante. 

De  cette  grande  institution  logique,  dérivent  à  la  fois  l'uni- 
versalité abstraite  et  l'insuffisance  concrète  de  la  mécanique  ra- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE*  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.   493 

tionnelle.  Ses  spéculations  se  bornant  ainsi  aux  circonstances 
extérieures  du  mouvement,  quelle  qu'en  soit  la  source  inté- 
rieure, leur  domaine  normal  embrasse  également  tous  les  mo- 
teurs possibles,  sans  excepter  les  influences  vitales,  malgré  de 
yains  sophismes  biologiques.  Mais  aussi  leur  application  spéciale 
doit  offrir,  par  cela  même,  de  profondes  difficultés,  dans  le 
passage  définitif  de  l'abstrait  au  concret,  pour  rétablir,  comme 
forces  extérieures,  les  diverses  conditions  intérieures  qu'il  fallut 
d'abord  écarter.  Cette  indispensable  restitution  ne  sera  jamais 
réalisable  qu'envers  les  plus  simples  cas  inorganiques,  surtout 
célestes,  où  d'ailleurs  elle  suscite  ordinairement  d'immenses 
embarras  algébriques. 

A  cette  base  logique  de  la  mécanique  rationnelle,  succède  sa 
base  physique,  qui  permet  aussitôt  d'instituer  ses  diverses  théo- 
ries élémentaires.  Elle  consiste  dans  l'ensemble  des  trois  lois 
générales  du  mouvement,  respectivement  découvertes  par 
Kepler,  Galilée,  et  Newton,  d'après  une  saine  J  interprétation 
des  phénomènes  les  plus  vulgaires,  où  elles  furent  enveloppées 
jusqu'à  eux,  faute  d'une  convenable  disposition  mentale. 

La  première  détermine  la  propre  nature  de  chaque  mouve- 
ment simple,  comme  étant  toujours  rectiligne  et  uniforme, 
quelle  que  soit  sa  source  extérieure.  Dans  la  seconde  loi,  on 
reconnaît  l'indépendance  totale  des  mouvements  relatifs  en- 
vers le  mouvement  commun  aux  diverses  parties  d'un  système 
quelconque.  Enfin,  la  troisième  proclame  l'égalité  constante 
entre  la  réaction  et  l'action,  pour  tous  les  modes  possibles 
d'influence  mutuelle. 

Combinées  avec  l'institution  de  l'inertie,  à  laquelle  leur  réa- 
lité est  subordonnée,  ces  trois  lois,  évidemment  irréductibles, 
fournissent  un  fondement  suffisant  à  toutes  les  théories  dynami- 
ques. La  première  ayant  caractérisé  les  divers  mouvements 
isolés,  les  deux  autres  posent  aussitôt  les  règles  élémentaires 

36 


4M  smta 

de  leur  composition  et  de  leur  communication,  objets 
tifs  des  deux  grands  problèmes  mécaniques.  Aucune  nouvelle 
base  induetive  ne  saurait  être  indispensable  dans  une  étude 
dont  l'ensemble  est  ainsi  saisi.  Tout  son  essor  systématique  dé- 
pend alors  d'une  construction  purement  rationnelle,  fondée  sur 
une  gradation  convenable  des  principales  difficultés.  Quelque 
lointaines  ou  détournées  qu'y  deviennent  les  déductions,  elles 
doivent  toujours  offrir  la  même  réalité  que  le  point  de  départ, 
dont  elles  peuvent,  à  leur  tour,  confirmer  la  légitimité. 

Outre  l'importance  propre  à  ces  conséquences,  générales  ou 
spéciales,  les  trois  lois  fondamentales  de  la  mécanique  offrent, 
en  elles-mêmes,  un  puissant  intérêt  philosophique,  au  titre  de 
première  manifestation  directe  du  sentiment  systématique  de 
Tordre  naturel.  Le  positivisme  représente  chacune  d'elles 
comme  le  germe  nécessaire  d'une  plus  grande  loi  qui  convient 
à  tous  les  phénomènes  d'activité,  quoique  d'abord  elle  ait 
semblé  bornée  à  ceux  du  mouvement.  Ainsi,  la  loi  de  Kepler 
devient  un  cas  particulier  de  la  loi  de  persistance  qui  règne 
partout,  et  d'où  dérivent,  par  exemple,  l'habitude  ches  les 
corps  vivants,  l'instinct  conservateur  dans  les  sociétés.  De 
même,  la  loi  de  Galilée  se  rattache  à  la  loi  générale  qui  con- 
cilie toujours  l'activité  des  parties  avec  l'existence  de  l'en- 
semble, et  d'où  résulte,  en  sociologie,  l'harmonie  fondamen- 
tale entre  l'ordre  et  le  progrès.  Enfin,  la  loi  de  Newton 
convient,  encore  plus  clairement,  à  toutes  les  mutations  possi- 
bles, sauf  la  juste  mesure  spéciale  des  actions  et  des  réactions. 
Son  entière  extension  mécanique  conduit  au  célèbre  principe 
construit  par  d'Alembert,  pour  ramener  l'étude  du  mouvement 
d'un  système  quelconque  à  celle  de  l'équilibre  correspondant. 
Or,  les  plus  nobles  phénomènes  permettent  aussi,  d'après  une 
marche  analogue,  une  équivalente  réduction  des  conceptions 
dynamiques  aux  notions  statiques.  C'est  ainsi  que  j'ai  construit 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHiffTIE  DEUXIÈME.      495 

le  grand  aphorisme  sociologique  (le  progrès  est  le  développe* 
ment  de  tordre)  sur  lequel  repose  tout  oe  traité. 

D'après  sa  double  base  logique  et  physique,  la  systématisa- 
tion de  la  mécanique  abstraite  comporte  maintenant  une  facile 
appréciation.  Car,  l'étude  des  translations  résulte  aussitôt  des 
deux  premières  lois,  quand  on  s'y  borne  aux  mouvements  uni- 
formes, dont  la  composition  est  ainsi  soumise  à  des  règles  géo- 
métriques. Or,  ce  premier  cas  suffit  pour  la  théorie  complète 
de  l'équilibre,  où  toute  force  peut  être  assimilée  à  une  simple 
impulsion.  En  dynamique,  où  il  n'est  que  préliminaire,  on  y 
ramène  l'étude  des  mouvements  variés  et  curvilignes,  dus  aux 
actions  graduelles,  d'après  la  même  méthode  transcendante 
qui,  en  géométrie,  réduit  la  théorie  des  courbes  à  celles  des 
polygones.  D'ailleurs,  les  divers  cas  de  gène  dérivent  ensuite 
de  l'état  libre,  en  remplaçant  chaque  obstacle  par  une  nou- 
velle force  extérieure,  dont  l'intensité  se  détermine,  d'après  sa 
direction,  avec  les  inconnues  primitives. 

Enfin,  un  semblable  artifice  logique,  plus  largement  conçu, 
permet  de  ramener  la  mécanique  d'un  système  quelconque  à 
celle  d'un  point,  laquelle  n'offre  presque  jamais  assez  de  réalité 
directe.  Car,  en  combinant  la  troisième  loi  fondamentale  avec  les 
deux  autres,  il  suffit  alors  de  joindre  aux  forces  extérieures  de 
chaque  corps  celles  qui  résultent  de  ses  diverses  relations  inté- 
rieures. Toute  la  difficulté  rationnelle  est  ainsi  réduite  à  mesu- 
rer ces  efforts  mutuels,  d'après  les  conditions,  algébriques  ou 
géométriques,  qui  définissent  les  liaisons  correspondantes.  Or, 
La  grange  a  établi  pour  cela  une  admirable  règle  universelle  , 
qui  seule  dévoile  le  vrai  sens  du  célèbre  principe  des  vitesses 
virtuelles. 

La  constitution  totale  de  la  mécanique  abstraite  est  donc  sa 
tisfaisante,  quant  aux  théories  générales,  qui  composent,  en 
effet,  son  domaine  essentiel.  A  part  toute  affectation  dogma- 


496  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

tique,  on  y  sent  régner  une  véritable  unité,  à  la  fois  scienti- 
fique et  logique.  Les  divers  cas  s'y  fondent  presque  les  uns  dans 
les  autres,  par  des  gradations  peu  sensibles,  suivant  la  nature 
d'une  étude  qui  consiste,  au  fond,  en  un  seul  problème. 

Hais  l'appréciation  spéciale  détruirait  cette  impression  géné- 
rale, si  celle-ci  ne  devait  point  prévaloir  envers  une  telle 
science,  nullement  destinée  aux  solutions  particulières.  Il  ne 
s'agit  pas  seulement  des  difficultés,  le  plus  souvent  insurmon- 
tables, que  suscite  le  passage  définitif  de  l'abstrait  au  concret, 
sauf  pour  les  astres,  où  toute  résistance  devient  négligeable. 
Envers  les  forces  les  mieux  connues,  le  mouvement  d'un  point 
conduit  presque  toujours  à  des  calculs  insolubles.  Quant  aux 
systèmes,  même  les  plus  simples,  on  ne  peut  achever  l'élabo- 
ration, dynamique  ou  statique,  que  dans  quelques  cas  hypo- 
thétiques. En  se  bornant  à  l'invariabilité,  on  n'y  complète  réel- 
lement que  l'étude  de  l'équilibre.  Celle  du  mouvement  exige 
alors  la  théorie  mathématique  des  rotations,  qui  restera  tou- 
jours fort  imparfaite,  môme  envers  les  seules  impulsions. 

Néanmoins,  toutes  ces  imperfections  nécessaires  ne  peuvent 
altérer  la  vraie  constitution  de  la  mécanique  abstraite.  Elles  n'af- 
fectent essentiellement  que  les  vicieuses  tentatives  où  l'on  a  voulu 
diriger  cette  science  vers  des  déterminations  précises  qui  ne 
convenaient  point  à  sa  nature.  On  ne  doit  lui  demander  que  de 
manifester  les  diverses  propriétés  générales  du  mouvement  ou 
de  l'équilibre,  et  alors  on  trouve  qu'elle  remplit  dignement 
son  véritable  office  rationnel. 

D'après  cette  appréciation  finale,  l'ensemble  d'une  telle  con- 
struction confirme  directement  les  indications  de  la  saine  philo- 
sophie sur  les  limites  nécessaires  de  l'esprit  mathématique.  Son 
principal  ascendant  se  bornera  toujours  à  la  géométrie,  seule 
science  assez  simple  pour  comporter  réellement  des  déductions 
précises  dans  les  recherches  spéciales.  En  passant  de  l'étendue 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      497 

au  mouvement,  on  sent  partout  que  la  faiblesse  de  notre  in- 
telligence et  la  complication  du  monde  effectif  interdisent  fine* 
lement  les  orgueilleuses  espérances  de  rationnalité  absolue 
propres  au  premier  essor  mathématique.  Mais,  restreinte  à  ses 
théorèmes  généraux,  la  mécanique  abstraite  conservera  sans 
cesse  une  haute  importance  pour  le  développement  systématique 
de  la  raison  humaine.  Elle  seule  lie  suffisamment  l'ensemble  de 
la  philosophie  naturelle  aux  premières  inspirations  spontanées 
du  vrai  génie  théorique.  Sans  suffire  presque  jamais  à  des  solu- 
tions spéciales,  elle  peut  fournir  partout,  même  en  biologie, 
de  précieuses  indications  générales,  qui  doivent  présider  à  l'in- 
stitution scientifique  des  études  correspondantes.  Cette  restric- 
tion normale  tend  d'ailleurs  à  simplifier  beaucoup  son  ensei- 
gnement systématique,  auquel  l'éducation  positiviste  pourvoira 
suffisamment  par  vingt  leçons  philosophiques,  tandis  qu'elle  en 
accordera  six  fois  plus  à  l'ensemble  des  autres  études  mathé- 
matiques. 

Telle  est,  enfin,  la  vraie  constitution  totale  de  la  première 
des  cinq  sciences  préliminaires.  L'harmonie  scientifique  y  cor- 
respond exactement  à  l'homogénéité  logique,  quand  on  y  écarte 
les  divagations  algébriques.  Elle  est  directement  vouée  à  l'étude 
abstraite  de  la  plus  simple  existence  inorganique,  qui  consiste 
seulement  en  étendue  et  en  mouvement.  Dès  lors  cette  science 
comprend  définitivement  :  1°  un  préambule  nécessaire,  pour 
l'essor  isolé  du  calcul,  strictement  réduit  à  ce  qu'exige  sa  pre- 
mière application  géométrique;  2°  un  domaine  essentiel,  où  la 
géométrie,  d'abord  spéciale,  puis  générale,  se  combine 
intimement  avec  le  développement  total  du  calcul ,  surtout  trans- 
cendant; 3°  un  complément  indispensable,  qui  termine  l'évo- 
lution mathématique  en  établissant  les  lois  générales  du  mou- 
vement et  de  l'équilibre.  Ainsi  construit,  ce  premier  degré  de 
positivité  ébauche  déjà  toutes  les  propriétés,  même  morales, 


488  smÉMK  ds  Numun  Foemvi. 

4e  la  saine  éducation  encyclopédique.  Eu  développant  surtout 
la  sentiment  des  lois  logiques,  il  commence  aussi  à  manifester 
les  lois  physiques.  Son  domaine  est  assez  étendu  pour  caracté- 
riser déjà  la  fraie  succession  des  théories  positives,  et  menas 
les  dangers  propres  à  l'usurpation  des  études  supérieures  par 
les  sciences  inférieures.  Ony  prépare  de  loin  les  bases  inétaaa- 
labies  de  la  morale  systématique,  par  une  première  apprécia*- 
tien  de  Tordre  universel.  Sagement  dirigée ,  cette  étude  ae- 
mondera  le  juste  ascendant  du  cœur,  en  assurant  la  digne 
aoumission  de  l'esprit.  Les  ravages  moraux  qu'on  lui  reproche 
ne  conviennent  qu'à  sa  vicieuse  prépondérance  ou  à  sa  consti- 
tution anarchique. 

•  J'ai  assez  caractérisé  maintenant  la  vraie  systématisation 
mathématique  pour  motiver  et  définir  le  traité  spécial  que  je 
lui  consacrerai  un  jour.  Ce  début  de  mon  appréciation  cosmo- 
logique  exigeait  ici  plus  d'explication  que  le  reste,  soit  d'épris 
son  importance  fondamentale  et  son  extension  supérieure,  soit 
en  vertu  des  aberrations  plus  graves  qu'y  produit  l'anarchie 
théorique.  Mais  une  telle  base  doit  rendre  plus  facile  et  plus 
lapide  une  équivalente  reconstruction  envers  les  trois  autres 
sciences  inorganiques. 

Considérons  d'abord  l'astronomie,  qui,  logiquement  rédue- 
tible  à  une  sorte  de  mathématique  concrète,  mérite  scientifi- 
quement de  conserver  toujours  une  place  distincte  dans  le  sys- 
tème général  des  études  préliminaires.  Sa  haute  importance 
pour  la  saine  éducation  prolétaire  m'a  déterminé  à  lui  consacrer 
gratuitement,  pendant  dix-sept  ans,  un  libre  enseignement 
spécial,  d'où  résulta  le  Traité  philosophique  d*  Astronomie  po- 
pulaire, que  je  publiai  en  1844.  Ce  petit  ouvrage  pourra  suf- 
fire aux  explications  que  laisserait  ici  désirer  mon  appréciation 
très-sommaire  de  la  vraie  constitution  finale  propre  à  cette  se- 
conde science  préliminaire. 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAMTBB  DEUXIÈME.     499 

Quoiqu'une  telle  science  doive  rationnellement  consister  sur- 
tout dans  une  convenable  application  de  la  mathématique  aux 
cas  célestes,  la  nature  de  cette  application,  indépendamment 
de  son  importance,  lui  imprime  un  nouveau  caractère  logiqup. 
Sans  doute,  on  s'y  borne  toujours  aux  phénomènes  géométri- 
ques ou  mécaniques,  déjà  ramenés  abstraitement  à  des  théories 
générales  par  la  science  précédente.  Toutes  les  tentatives  poqr 
franchir  ce  champ  naturel  sont  nécessairement  aussi  vaines 
qu'oiseuses,  même  quant  aux  températures.  Des  corps  que 
notre  vision  peut  seule  explorer  de  loin  ne  comporteront  jamais 
d'études  vraiment  positives  qu'envers  l'étendue  et  le  mouve- 
ment, qui  constituent,  à  notre  égard,  leur  unique  existence 
réelle.  Mais  les  difficultés  radicales  que  présente  alors  l'exacte 
appréciation  d'une  telle  existence  procurent  à  l'astronomie  une 
éminente  aptitude  logique.  Car,  elle  n'a  pu  surmonter  ces  ob- 
stacles naturels  qu'en  développant  et  perfectionnant  la  saine 
méthode  universelle  sous  plusieurs  aspects  essentiels,  qui 
n'avaient  pu  être  qu'imparfaitement  ébauchés  en  mathéma- 
tique. 

D'abord,  on  doit  à  l'astronomie  le  premier  essor  systéma- 
tique de  l'art  d'observer,  et,  par  suite,  de  la  véritable  induc- 
tion. Ni  l'un  ni  l'autre  ne  pouvaient  être  assez  caractérisés 
dans  la  géométrie  abstraite,  où  des  formes  pleinement  acces- 
sibles permettent  une  exploration  spontanée  à  la  vue  assistée 
du  toucher.  Les  observations  et  les  inductions  y  sont  si  faciles 
que  l'esprit  quasi  métaphysique  de  presque  tous  les  géomètres 
les  y  laisse  inaperçues,  en  y  exagérant  la  prépondérance  na- 
turelle des  déductions.  En  astronomie,  la  difficulté  est  trop 
prononcée  pour  comporter  ces  illusions  sophistiques.  Non-seu- 
lement le  besoin  de  l'observation  matérielle  y  devient  irrécu- 
sable; mais  on  y  distingue  aussi  l'élaboration  intellectuelle  qui 
l'accompagne  toujours,  et  qui  ailleurs  ne  saurait  autant  re*- 


800   -  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

*  sortir.  Il  n'existe  aucune  séparation  absolue  entre  observer  et 
raisonner.  Nulle  observation  ne  peut,  ni  ne  doit,  être  pure- 
ment objective.  En  tant  que  phénomène  humain,  cette  pie* 

-  mière  opération  mentale  est  en  même  temps  subjective,  dans 
un  cas  quelconque,  à  un  degré  proportionnel  à  sa  complica- 
tion. L'observation  astronomique  manifeste  clairement  cette 
nécessité  générale.  Toutes  nos  spéculations,  même  géomé- 
triques, s'y  rapportent  à  des  phénomènes  qui  ne  sauraient  être 
immédiatement  explorés.  On  n'y  peut  proprement  voir  que  des 
directions,  simultanées  ou  successives,  d'après  lesquelles  Fee- 
prit  doit  construire  la  forme  ou  le  mouvement  que  l'œil  n'a  pu 
embrasser.  Le  mélange  nécessaire  et  constant  entre  l'inspection 
et  la  prévision  ne  saurait  ailleurs  devenir  aussi  intime  ni  ausu 
évident,  puisqu'il  affecte  ici  jusqu'aux  opérations  élémentaires. 
C'est  de  là  que  résulte  la  seconde  propriété  logique  de  l'as- 
tronomie, son  aptitude  spontanée  à  caractériser  la  saine  insti- 
tution des  hypothèses  scientifiques.  En  aucun  autre  cas  on  ne 
peut  aussi  bien  sentir  à  la  fois  le  besoin  et  la  nature  de  ce 
puissant  procédé ,  qui  devra  toujours  être  d'abord  apprécié  à 
cette  source,  afin  de  devenir  sagement  applicable  partout 
ailleurs.  Dès  le  début,  dogmatique  ou  historique,  de  la  véri- 
table astronomie,  la  simple  ébauche  géométrique  du  mouve- 
ment diurne  resterait  impossible  sans  une  hypothèse  abstraite 
que  l'on  compare  au  spectacle  concret,  pour  lier  les  positions 
célestes.  L'esprit  sent  là  clairement,  ce  qui  ailleurs  demeure 
longtemps  équivoque,  que  le  domaine  normal  de  l'hypothèse 
coïncide  essentiellement  avec  celui  de  l'observation,  dont  elle 
est  partout  destinée  à  remplir  les  lacunes  nécessaires.  Aucune 
discussion  philosophique  ne  devint  jamais  indispensable  pour 
établir,  en  astronomie,  que  les  hypothèses  légitimes,  comme 
les  observations  elles-mêmes ,  concernent  seulement  lès  faits 
et  les  lois,  mais  non  les  causes.  Cette  précieuse  conviction  lo- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      $01 

gique  se  développe  spontanément  pendant  tout  le  cours  des 
études  célestes,  tant  mécaniques  que  géométriques.  Mais  une 
telle  sagesse  ne  témoigne  aucune  supériorité  philosophique 
chez  les  astronomes,  qui  furent  presque  toujours  dominés  par 
les  préjugés  contemporains  sur  la  vaine  recherche  des  causes. 
Elle  est  entièrement  due  aux  difficultés  spéciales  qui  ont  con- 
centré leurs  principaux  efforts  scientifiques  vers  l'appréciation 
des  faits  et  des  lois,  même  quand  leur  esprit  était  le  plus 
préoccupé  de  tentatives  chimériques. 

Il  faut,  en  troisième  et  dernier  lieu,  concevoir  logiquement 
l'astronomie  comme  une  école  spontanée  pour  l'institution 
abstraite  des  véritables  études  théoriques.  De  même  que  la 
précédente,  qui  s'y  lie  naturellement,  cette  propriété  se  dé- 
veloppe de  plus  en  plus  pendant  tout  le  cours  des  spécula- 
tions célestes,  depuis  leur  plus  antique  ébauche  jusqu'à  leur 
perfectionnement  final. 

L'abstraction  est  tellement  facile,  en  géométrie,  qu'elle 
s'y  accomplit  spontanément,  sans  exiger  aucun  effort  systéma- 
tique qui  puisse  assez  caractériser  ses  conditions  générales. 
Elle  y  repose  sur  la  double  institution  de  l'espace  universel  et 
des  types  réguliers,  que  les  moindres  intelligences  ébauchent  à 
leur  insu.  La  difficulté  augmente  beaucoup,  en  mécanique,  au 
sujet  de  l'inertie  et  des  lois  physiques  qui  la  supposent.  Aussi 
l'éducation  systématique  y  pourra  déjà  placer  un  premier  ap- 
prentissage de  ce  grand  procédé  logique.  Mais  le  développe- 
ment astronomique  en  fut  historiquement  très-antérieur,  et  ne 
cessera  jamais  de  convenir  le  mieux  à  son  appréciation  dogma- 
tique. 

Ici,  l'abstraction  consiste  surtout  à  écarter  d'abord  les  irré- 
gularités secondaires  qui  empêcheraient  de  saisir  la  loi  princi- 
pale, à  laquelle  on  s'efforce  ensuite  de  rattacher  les  moindres 
circonstances  du  phénomène.  Ce  besoin  se  manifeste  dès  le 


802  BTWTÈME  DE  POLITIQUE  FOSmTE. 

début  des  théories  astronomiques,  au  sujet  des  perturbation* 
subjectives,  dues  à  l'interposition  de  notre  milieu  fluide  ou  à 
l'agitation  inaperçue  4e  notre  observatoire  excentrique.  L'im- 
possibilité d'en  tenir  compte  avec  des  instrumente  trop  groeaiers 
•enduisit  involontairement  les  anciens  à  instituer  sans  effort 
cette  abstraction  initiale.  Mais,  dans  nos  études  dogmatiques, 
la  réflexion  philosophique  devient  indispensable  pour  ne  point 
y  introduire  trop  tôt  une  précision  inopportune,  qui  empêcherait 
d'y  saisir  aucune  loi.  La  règle  élémentaire  du  mouvement  diurne 
deviendrait  elle-même  incompatible  avec  une  exploration  trop 
précise,  où  elle  se  trouverait  dissimulée  par  les  modifications 
dues  à  la  seule  réfraction.  Une  pareille  nécessité  s'est  fait  sentir 
aux  modernes,  pour  la  fondation  de  la  mécanique  céleste.  Car, 
•a  loi  fondamentale  n'aurait  jamais  pu  être  découverte ,  ai 
Kepler  et  Newton  n'avaient  point  écarté  d'abord  les  perturba» 
tions  objectives,  que  leurs  successeurs  ont  rattachées  aux  gra- 
vitations secondaires.  Dans  ce  cas,  c'est  sciemment  que  l'ab- 
straction fut  instituée,  à  titre  de  condition  logique;  de  manière 
à  caractériser  nettement  ce  précepte  fondamental,  destiné 
surtout  aux  parties  supérieures  de  la  philosophie  positive. 

Malgré  toutes  ces  propriétés  logiques  de  l'astronomie,  sa  prin- 
cipale influence,  même  mentale,  résulte  directement  de  son  im- 
portance scientifique.  Son  étude  déterminera  toujours  notre  ini- 
tiation décisive  à  la  connaissance  systématique  de  Tordre  naturel 
qui  domine  l'humanité.  Cet  ordre  se  fait  d'abord  sentir  en  ma- 
thématique, déjà  même  par  les  simples  notions  numériques,  qui 
se  mêlent  spontanément  à  toute  notre  existence.  Les  lois  géo- 
métriques, et  surtout  mécaniques,  tendent  ensuite  à  le  mieux 
manifester.  Mais  ses  diverses  vérifications  mathématiques  sont 
-trop  abstraites  et  trop  indifférentes  pour  caractériser  asses  W 
dogme  aussi  contraire  aux  premières  inclinations  de  notre  intel- 
ligence, individuelle  ou  collective.  L'astronomie  commence 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE-  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.   503 

aeule  à  lui  procurer  une  pleine  consistance,  envers  d'imposants 
phénomènes  journaliers,  qui  attirent  nécessairement  l'attention 
universelle,  par  leur  évidente  influence  sur  toutes  nos  destinées. 
Mous  éprouvons  de  bonne  heure  le  besoin  d'apprécier  cet  ordre 
inflexible,  pour  y  subordonner  l'ensemble  de  notre  conduite,  et 
jusqu'à  nos  fêtes,  publiques  ou  privées.  Sa  simplicité  nous  permet 
aisément  d'en  saisir  la  régularité,  qui  nous  conduit  bientôt  à 
4'exactes  prévisions  rationnelles,  où  consiste  le  premier  essor 
irrévocable  du  véritable  esprit  scientifique. 

Le  sentiment  systématique  de  l'ordre  naturel  ne  pouvait  d'a- 
bord être  décîSif  qu'envers  ces  phénomènes  immodifiables,  dont 
l'appréciation  domina  toujours  les  révolutions  préliminaires  de 
notre  intelligence.  C'est  d'eux  que  dépendit  la  transformation 
fondamentale  du  fétichisme  en  polythéisme,  partout  due  à  l'as- 
trolatrie.  L'ébauche  initiale  de  leurs  lois  mathématiques  devint 
ensuite  la  première  source  théorique  de  la  réduction  finale  du 
polythéisme  au  monothéisme.  Enfin,  le  passage  définitif  de  l'as- 
tronomie absolue  à  l'astronomie  relative,  par  la  connaissance 
du  double  mouvement  terrestre,  a  poussé  la  raison  moderne 
vers  l'entière  élimination  d'un  théologisme  quelconque. 

Pendant  tout  le  cours  de  cette  longue  initiation  théorique,  le 
gentiment  graduel  des  lois  naturelles  n'a  pu  se  développer  qu'en 
reposant  sur  l'appréciation  antérieure  des  lois  célestes,  aux- 
quelles se  subordonnent  nécessairement  celles  des  divers  phé- 
nomènes plus  compliqués.  Tant  que  ces  autres  lois  ne  purent 
être  assez  distinctes,  on  dut  exagérer  beaucoup  une  telle  subor- 
dination, que  rien  ne  semblait  d'abord  limiter.  Ces  inévitables 
aberrations  furent  alors  excusables,  et  même  longtemps  utiles, 
pour  introduire  plus  promptement  l'esprit  positif  dans  les  études 
supérieures. 

Sous  le  régime  normal  de  la  raison  émancipée,  cette  étude, 
sans  comporter  une  pareille  prépondérance,  conservera  tou- 


604  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

jours  une  éminente  destination  scientifique,  quant  à  l'apprécia- 
tion la  plus  générale  du  milieu  où  se  développe  le  vrai  Grand- 
Être.  L'immuabilité  d'un  tel  ordre  constitue  la  première  base 
systématique  de  la  religion  finale,  pour  régler  et  rallier,  non- 
seulement  nos  opinions  et  nos  actions,  mais  aussi  nos  affections 
elles-mêmes.  Sans  méconnaître  ses  imperfections  réelles,  c'est  pat 
lui  que  nous  commencerons  toujours  à  sentir  le  besoin  d'une  né- 
cessité extérieure,  com  me  condition  fondamentale  de  toute  disci- 
pline humaine.  Ce  premier  apprentissage  de  la  soumission  offre 
pourtant  un  grave  danger,  tant  qu'il  se  borne  aux  phénomènes 
immodifiables,  où  la  résignation  dégénère  en  fatalisme.  Mais 
cette  tendance  initiale,  qui  troubla  beaucoup  l'évolution  origi- 
nale, devientaisémentévitabledans  une  éducation  systématique! 
qui  subordonne  toutes  les  études  préliminaires  à  des  vues  d'en- 
semble sur  leur  nature  et  leur  destination.  Un  tel  inconvénient 
n'altérera  point,  même  au  début,  la  salutaire  influence,  autant 
morale  que  mentale,  propre  au  sentiment  continu  de  cette  in- 
flexibilité extérieure,  sans  laquelle  rien  ne  pourrait  contenir 
les  discordances  de  notre  ofgueil  et  les  divagations  de  notre 
raison. 

On  doit  quelquefois  regretter  que  cet  ordre  immodifiable  soit 
si  imparfait.  Mais  aucun  homme  sage  ne  saurait  souhaiter  d'en 
être  affranchi  ;  puisque  notre  conduite  manquerait  aussitôt  de 
but  comme  de  règle.  Le  vœu  de  cette  vagabonde  indépendance 
résulta  toujours  du  délire  de  l'orgueil  métaphysique.  Nos  pro- 
pres imperfections  de  tous  genres  ne  nous  destinent  qu'à  modi- 
fier, dans  ses  dispositions  secondaires,  un  ordre  extérieur  dont 
les  lois  essentielles  sont  inaccessibles  à  notre  intervention  quel- 
conque. Là  même  où  nous  pouvons  le  plus,  l'initiative  ne  nous 
appartient  jamais,  et  nos  efforts  ne  deviennent  efficaces  qu'en 
s'adaptent  à  cette  nécessité  inflexible,  qu'il  faut  d'abord  con- 
naître pour  la  respecter  toujours.  S'il  nous  était  donné  de  con- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      505 

struire  librement  Tordre  total,  nous  deviendrions  aussitôt  inca- 
pables d'aucune  vraie  discipline,  personnelle  ou  sociale. 
.  Mais,  quelle  que  soit  l'intime  réalité  d'une  telle  appréciation, 
elle  est  trop  contraire  à  nos  tendances  primitives  pour  avoir  ja- 
mais pu  surgir  assez,  si  tous  les  phénomènes,  quoique  réglés, 
eussent  été  vraiment  modifiables.  On  sent  aujourd'hui  cette  im- 
possibilité par  les  grandes  difficultés  qu'éprouve  l'admission  des 
lois  naturelles  envers  les  événements,  surtout  sociaux,  que  leur 
complication  nous  permet  de  modifier  beaucoup.  Leur  vraie 
notion  ne  peut  prévaloir  qu'en  y  appliquant  convenablement  la 
conviction  préalable  résultée  des  lois,  plus  simples  et  moins 
flexibles,  relatives  aux  phénomènes  plus  généraux.  Cette  suc- 
cession conduit,  de  proche  en  proche,  à  fonder  le  sentiment  de 
Tordre  réel  sur  l'étude  des  événements  qui  ne  comportent  au- 
cune modification  volontaire.  L'astronomie  fournira  donc  tou- 
jours la  première  base  objective  de  notre  sagesse  systéma- 
tique. 

Elle  seule  aussi  commence  l'éducation  normale  de  la  raison 
humaine,  en  manifestant  la  véritable  nature  de  nos  saines  spé- 
culations. D'abord,  sa  simplicité  supérieure  la  rend  plus  propre 
qu'aucune  autre  science  à  faire  profondément  sentir  que  toutes 
nos  explications  réelles  se  réduisent  nécessairement  à  lier  les 
divers  phénomènes,  par  similitude  ou  par  succession,  afin  de 
prévoir  chacun  d'eux  d'après  sa  relation  à  d'autres.  Mais,  en 
outre,  c'est  l'astronomie  qui  seule  présida  longtemps  à  la  trans- 
formation décisive  des  conceptions  absolues  en  notions  rela- 
tives, complétée  ensuite  dans  tout  le  reste  de  l'évolution  scien- 
tifique. 

Ce  caractère  fondamental  de  l'esprit  positif  fut  nettement 
indiqué  dès  la  première  ébauche  mathématique  des  études  cé- 
lestes. Il  s'y  manifeste  nécessairement  par  la  rectification  théo- 
rique des  opinions  vulgaires  sur  les  jours  et  les  heures,  sur  les 


908  ST8T&KE  DE  POUlîOtfB  FOSRIfB. 

saisons,  sur  la  direction  de  la  pesanteur,  etc.  Quand  bob  aacê~ 
très  grecs  eurent  ainsi  rendu  relatives  ces  notions  d'abord  ah» 
solues,  on  sentit  bientôt  que  cependant  elles  n'étaient  pas  de» 
venues  arbitraires,  et  que,  au  contraire,  elles  avaient  akta 
acquis  leur  vraie  stabilité.  Ce  double  sentiment  se  développe 
ensuite,  à  un  degré  supérieur,  lorsqu'on  reconnaît  le  mouv»» 
ment  de  la  terre,  qui  remplace  à  jamais  l'idée  absolue  d'uni» 
vers  par  l'idée  relative  de  monde.  Enfin,  la  fondation  de  la  mi» 
canique  céleste  a  rendu  relative  la  notion  même  de  poids,  qui 
semblait  devoir  rester  toujours  absolue,  comme  inacccariMa 
aux  diverses  modifications  connues. 

Ainsi,  toute  l'astronomie  concourt  naturellement  à  consti- 
tuer l'esprit  relatif  dans  le  domaine  qui,  par  sa  simplicité  et 
son  indépendance,  paraissait  le  moins  l'admettre.  Envers  ht 
phénomènes  qui  concernent  l'homme,  on  n'a  jamais  pu  mécon- 
naître entièrement  les  variations  intérieures  qui  n'y  permettent 
pas  l'absolu.  Mais  cet  attribut  semblait  devoir  appartenir  tou- 
jours aux  événements  où  nous  ne  sommes  que  spectateurs.  Or, 
l'astronomie  l'élimine  spontanément  dans  l'étude  même  de 
ceux  qui  sont  inaccessibles  à  toute  modification  humaine.  Cette 
constitution  décisive  de  la  relativité,  au  début  de  l'initiation 
systématique,  doit  puissamment  influer  sur  son  extension  immé- 
diate aux  phénomènes  plus  compliqués,  avant  que  leur  propre 
appréciation  l'y  ait  directement  établie. 

Pour  mieux  sentir  une  telle  tendance  astronomique,  il  faut 
aussi  l'envisager  sous  l'aspect  moral.  Car  la  véritable  science 
céleste  étend  finalement  la  relativité  de  nos  idées  à  nos  espé- 
rances, et  par  suite  à  tous  nos  sentiments.  En  manifestant  les 
diverses  conditions  planétaires,  elle  dissipe  la  sécurité  absolue 
qui  nous  les  représentait  comme  exemptes  de  perturbations 
quelconques.  La  stabilité  essentielle,  tant  célébrée  envers  la 
terre,  par  les  géomètres  modernes,  ne  se  rapporte  qu'aux 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  GHAPITRK  DEUXIÈME.      507 

changements  graduels  dus  aux  gravitations  secondaires,  qui, 
en  effet,  ne  peuvent  y  produire  que  des  oscillations  presque 
indifférentes.  Mais,  outre  la  résistance  du  milieu,  qu'on  y  né* 
glige  toujours,  il  faut  surtout  considérer  les  changements  brus- 
ques, qui  ne  comportent  pas  de  prévision  réelle,  et  contre 
lesquels  nous  ne  possédons  aucune  garantie  scientifique.  Rien 
ne  peut,  psr  exemple,  démontrer,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  que 
notre  planète  est  à  l'abri  de  tout  choc  cométaire.  En  achevant 
ainsi  d'apprécier  notre  vraie  condition  astronomique,  on  con- 
stitue mieux  l'énergie  et  la  dignité  du  caractère  humain,  qui 
doit  trouver  en  lui-même  sa  principale  ressource  contre  l'en- 
semble de  nos  misères.  Sans  nous  préoccuper  de  vaines  ter- 
reurs, nous  tendons  alors  à  écarter  davantage  un  excès  de  pré- 
voyance et  de  présomption,  qui  altère  beaucoup  notre  véritable 
bonheur,  privé  et  public.  Les  affections  bienveillantes,  dont  il 
dépend  surtout,  acquièrent  ainsi  plus  de  prix  encore  que  lors- 
que chacun  se  confie  trop  aux  garanties  extérieures.  Quand 
même  la  terre  devrait  être  bientôt  bouleversée  par  un  choc 
céleste,  vivre  pour  autrui,  subordonner  la  personnalité  à  la 
sociabilité,  ne  cesseraient  pas  de  constituer  jusqu'au  bout  le 
bien  et  le  devoir  suprêmes.  Les  vrais  philosophes  sentiront  tou- 
jours, comme  les  francs  prolétaires,  que  de  telles  pensées  ten- 
dent plutôt  à  consolider  notre  bonheur  réel,  chez  ceux  du 
moins  qui  savent  en  utiliser  l'aptitude  morale. 

D'après  un  tel  ensemble  de  propriétés,  scientifiques  et  logi- 
ques, on  ne  saurait  méconnaître  les  titres  définitifs  de  l'astro- 
nomie à  constituer  un  élément  irréductible  dans  le  vrai  système 
des  études  préliminaires.  Quoique  subordonnée  nécessairement 
à  la  mathématique,  dont  le  domaine  total  est  d'ailleurs  beau- 
coup plus  vaste,  c'est  surtout  d'elle  que  dépendra  toujours 
le  principal  caractère  philosophique  du  premier  couple  des 
sciences  inorganiques.  On  serait  même  tenté  plutôt  de  conce- 


508  SYSTÈME  DB  POLITIQUE  POSITIVE. 

voir  finalement  la  mathématique  comme  une  sorte  d'astrono- 
mie abstraite,  puisque  son  essor  dépendit  essentiellement  des 
études  célestes,  auxquelles  on  doit  surtout  la  formation  de  la 
mécanique  rationnelle.  Mais  l'enseignement  dogmatique  in- 
terdit de  telles  fusions,  suggérées  par  l'exagération  des  rap- 
ports historiques;  elles  feraient  méconnaître  le  berceau  néces* 
saire  de  toute  positivité  systématique.  Quoique  l'astronomie, 
d'après  sa  préparation  mathématique,  n'exige  pas  plus  de 
vingt  leçons  dans  la  seconde  année  de  l'instruction  positiviste, 
son  propre  caractère  y  sera  nettement  prononcé,  sans  altérer 
aucunement  celui  de  la  science  précédente. 

Cette  appréciation  logique  et  scientifique  conduit  maintenant 
à  compléter  rapidement  la  systématisation  de  l'astronomie  par 
l'examen  direct  de  sa  vraie  constitution  finale. 

Une  telle  reconstruction  est  surtout  destinée  à  rendre  pleine- 
ment relative  la  science  céleste,  qui,  malgré  tous  ses  progrès 
partiels,  conserve  encore,  dans  son  ensemble,  un  caractère 
absolu,  désormais  contraire  à  ses  principales  notions.  Or,  cette 
transformation  exige  que  l'astronomie,  jusqu'ici  purement 
objective,  devienne  essentiellement  subjective.  Au  lieu  de  la 
vague  étude  du  ciel,  elle  doit  se  proposer  la  connaissance  de 
la  terre,  en  ne  considérant  les  autres  astres  que  d'après  leurs 
rapports  réels  avec  la  planète  humaine.  C'est  seulement  ainsi 
qu'elle  comporte  une  véritable  unité,  à  la  fois  logique  et  scien- 
tifique, nécessairement  conforme  à  sa  vraie  destination  philo- 
sophique et  sociale. 

Jusqu'à  l'admission  du  double  mouvement  terrestre,  cette 
unité  régna  naturellement  en  astronomie,  mais  avec  un  carac- 
tère absolu,  qui  alors  était  pleinement  légitime.  L'ensemble 
des  astres  y  formait  un  seul  système,  ayant  pour  centre  la  terre, 
à  laquelle  tous  les  autres  corps  se  rapportaient.  Quand  le  mou* 
vement  de  notre  planète  fut  enfin  reconnu,  il  fallait  seulement 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      509 

modifier  cette  ancienne  constitution  de  la  science  céleste,  en  y 
conservant  comme  subjectif  ce  centre  d'abord  supposé  objectif. 
Gela  suffisait  pour  changer  l'astronomie  absolue  en  une  astro- 
nomie relative,  où  Ton  étudiait  seulement  les  corps  liés  à  l'hu- 
manité, après  avoir  constaté  que  les  astres  extérieurs  à  notre 
monde  n'affectaient  nullement  ses  phénomènes  intérieurs. 

Mais  cette  grande  révolution,  seule  séparation  profonde  entre 
l'astronomie  ancienne  et  l'astronomie  moderne,  s'accomplit  en 
un  temps  où  la  discipline  scientifique  se  dissolvait  déjà,  par  la 
rupture  irrévocable  de  l'unité  scolastique.  Les  travaux  de  détail 
n'étant  plus  subordonnés  à  aucune  vue  d'ensemble,  la  culture 
devint  profondément  dispersive,  surtout  pour  l'astronomie, 
qui,  placée  à  l'avant-garde  encyclopédique,  commença  cette 
émancipation.  On  continua  d'y  avoir  en  vue  tous  les  corps 
célestes,  quoique  la  nouvelle  doctrine  eût  radicalement  détruit 
leur  unique  lien,  et  représentât  la  plupart  d'entre  eux  comme 
entièrement  étrangers  au  seul  système  à  la  fois  appréciable  et 
intéressant.  Si  d'abord  on  étudia  surtout  celui-ci,  ce  fut  comme 
mieux  accessible  à  nos  théories,  afin  d'y  trouver  le  fondement 
nécessaire  des  contemplations  sidérales.  Quand  cette  base  eut 
été  construite,  l'astronomie  extérieure  devint  le  principal  objet 
de  ces  spéculations  indéfinies,  désormais  aussi  dépourvues  de 
rationalité  que  d'utilité.  L'évidente  inanité  des  principaux  ef- 
forts qui  s'y  rapportent  depuis  près  d'un  siècle  n'a  pas  même 
détourné  les  astronomes  de  cette  oiseuse  routine,  dont  le  pu- 
blic commence  pourtant  à  soupçonner  la  frivolité. 

C'est  ainsi  que,  faute  de  direction  philosophique,  la  décou- 
verte qui  devait  reconstituer  l'astronomie  y  a  longtemps  pro- 
duit une  anarchie  croissante,  qui  maintenant  tendrait  à  décom- 
poser la  science,  si  la  discipline  finale  ne  devait  bientôt 
prévaloir.  Il  convenait  d'étudier  tous  les  astres  quand  on  les 
supposait  tous  liés,  ou  plutôt  subordonnés,  à  notre  planète. 

37 


BiO  SYSTÈME  DE  POUTIQOE  POSITIVE. 

Mais,  d'après  le  mouvement  de  la  terre,  il  Haut  éliminer  les 
étoiles,  sauf  leur  usage  pour  l'observation  intérieure,  et  réduire 
la  véritableastronomie  à  notre  seul  système  solaire.  Quand  même 
les  études  extérieures  nous  seraient  vraiment  accessibles,  elles 
devraient  être  écartées  comme  nécessairement  oiseuses,  depuis 
qu'on  a  bien  reconnu  qu'elles  ne  peuvent  aucunement  affecter 
les  théories  terrestres,  uniquement  dignes  de  l'attention  hu- 
maine. Cette  indépendance  foçdamentale  repose  spontanément 
sur  l'ensemble  de  la  géométrie  céleste  ;  d'après  l'accord  jour- 
nalier des  observations  précises  avec  des  prévisions  où  notre 
monde  est  conçu  isolé.  La  mécanique  l'explique  ensuite  par  la 
loi  générale  qui  rend  les  actions  intérieures  indépendantes  de 
toute  influence  commune. 

Pour  consolider  cette  constitution  subjective  de  l'astronomie 
relative,  U  faut  restreindre  la  vraie  science  céleste  non-seule- 
ment  à  l'étude  du  monde  humain,  mais  même  à  celle  de  la 
planète  humaine.  Quoique  les  autres  astres  intérieurs  soient 
tous  plus  ou  moins  liés  à  ce  centre  subjectif,  leurs  théories 
spéciales  ne  méritent  notre  attention  que  d  après  leur  efficacité, 
logique  et  scientifique,  envers  cet  unique  problème.  On  est 
ainsi  conduit  à  la  consécration  finale,  autant  pratique  que  théo- 
rique, de  la  juste  prépondérance  accordée  spontanément,  de- 
puis l'origine  de  l'astronomie,  au  soleil  et  à  la  lune,  l'un  comme 
centre,  l'autre  comme  annexe,  de  l'existence  terrestre.  L'ef- 
ficacité logique  que  possédèrent  longtemps  presque  tous  nos 
autres  astres  est  dissipée  sans  retour  depuis  que  toutes  les 
théories  sont  établies.  Cependant  leur  étude  conservera  toujours 
quelque  valeur  scientifique,  à  raison  de  leur  influence  indirecte 
sur  la  terre,  d'après  les  gravitations  secondaires,  qui  constituent 
partout  une  certaine  solidarité.  Mais  c'est  seulement  à  ce  titre 
que  ces  théories  accessoires  mériteront  un  encouragement  pro- 
portionné à  cette  réaction.  Or,  quand  on  se  borne  au  degré  de 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      511 

précision  qui  convient  à  nos  vrais  besoins ,  on  reconnaît  ainsi 
que  la  plupart  de  nos  astres  intérieurs,  trop  petits  ou  trop  loin- 
tains, doivent  nous  devenir  finalement  presque  aussi  indifférents 
que  les  étoiles  elles-mêmes.  Par  ces  réductions  successives , 
l'astronomie  normale  ne  joint  essentiellement  aux  trois  corps 
principaux  que  les  cinq  autres  planètes  connues  de  tout  temps, 
comme  visibles  à  l'œil  nu,  à  raison  de  leur  grosseur  ou  de  leur 
proximité ,  double  titre  d'influence  terrestre.  Sans  cette  sage 
restriction  continue,  les  divagations  planétaires  reproduiraient 
bientôt  les  principaux  inconvénients  des  divagations  sidérales, 
suivant  une  tendance  théorique  trop  sensible  déjà  chez  nos 
avides  recruteurs  de  planètes  insignifiantes  et  même  fictives.  On 
n'a  pas  encore  oublié  le  fol  engouement  qui  saisit,  il  y  a  quel- 
ques années,  non-seulement  le  public,  mais  surtout  l'ensemble 
des  astronomes  occidentaux ,  au  sujet  d'une  prétendue  décou- 
verte, qui,  si  elle  avait  pu  être  réelle,  n'aurait  vraiment  dû  inté- 
resser que  les  habitants  d'Uranus.L'esprit  absolu  continue  de  pré- 
valoir tellement  qu'une  sollicitude  universelle  s'est  alorsattachée 
aux  moindres  perturbations  d'une  planète  très-lointaine,  dont 
l'influence  terrestre  demeure  toujours  si  minimeque  son  existence 
resta  ignorée,  sans  aucun  inconvénient,  jusqu'au  siècle  dernier. 

Dans  leur  vrai  .domaine  fondamental ,  la  coordination  dog- 
matique des  études  célestes ,  conforme  à  leur  filiation  histori- 
que, résulte  de  leur  subordination  nécessaire  à  la  science  pré- 
cédente, d'abord  géométrique,  puis  mécanique. 

Avant  ces  deux  parties  essentielles  de  l'astronomie,  l'histoire 
doit  signaler  une  sorte  d'astronomie  numérique,  où  la  mathé- 
matique n'influe  que  par  le  simple  calcul ,  antérieur  à  toute 
géométrie.  Dès  l'institution  initiale  de  la  numération  régulière, 
on  voit  surgir  quelques  ébauches  astronomiques  sur  la  déter- 
mination de  l'année  et  de  plusieurs  autres  périodes  célestes , 
dont  l'observation  peut  d'abord  être  empirique.  Mais  cettcphase 


512  SYSTÈME  DR  POLITIQUE  P08ITIVR. 

préalable,  qui  dura  longtemps  pour  l'humanité,  doit  être  écar- 
tée dans  l'éducation  systématique,  où  l'esprit  n'aborde  l'astro- 
nomie qu'après  une  suffisante  initiation  mathématique.  Les 
questions  célestes,  qui,  en  effet,  exigent  seulement  l'arithméti- 
que, seront  mieux  placées  finalement  avec  les  diverses  études 
dont  elles  constituent  des  préambules  ou  des  résultats. 

Il  n'y  a  donc  pas  d'astronomie  réelle  sans  géométrie.  Avant 
les  deux  théorèmes  fondamentaux  de  Thaïes  sur  les  triangles, 
on  ne  pouvait  instituer  aucune  véritable  théorie  céleste,  même 
la  simple  ébauche  mathématique  du  mouvement  diurne,  malgré 
la  prétendue  science  des  antiques  théocraties.  Tout  l'essor  as- 
tronomique dépendit  ensuite  des  progrès  spéciaux  de  la  géo- 
métrie abstraite ,  d'abord  rectiligne ,  puis  circulaire ,  et  enfin 
conique.  La  géométrie  céleste,  finalement  constituée  par  les 
trois  lois  de  Kepler,  continuera  toujours  de  former  le  fond  es* 
sentiel  de  la  véritable  astronomie. 

À  cette  étude  fondamentale,  succède  nécessairement  la  mé- 
canique céleste,  qui,  impossible  sans  elle,  réagit  profondément 
sur  son  perfectionnement  scientifique  et  logique.  Quoique  les 
algébristes  aient  ainsi  usurpé  sur  les  astronomes  une  irration- 
nelle  prépondérance,  ces  abus  anarchiques  ne  doivent  pas  faire 
méconnaître  aujourd'hui  l'immense  progrès,  encore  plus  géné- 
ral que  spécial ,  résulté  de  la  théorie  de  la  gravitation.  Elle  a 
radicalement  lié  toutes  les  notions  célestes,  à  un  degré  dont  la 
sociologie  offre  seule  l'équivalent,  envers  des  études  plus  émi- 
nentes  mais  plus  synthétiques.  Dans  chaque  théorie  astronomi- 
que, elle  a  permis  des  prévisions  plus  lointaines  et  plus  préci- 
ses, en  systématisant  la  connaissance  des  perturbations,  dont 
l'appréciation  géométrique  demeure  pourtant  indispensable, 
malgré  les  prétentions  algébriques. 

Mais  la  principale  influence  philosophique  de  cette  admirable 
fondation  consiste  à  lier  profondément  l'astronomie  à  l'ensemble 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE. — CHAPITRE  DEUXIÈME.      513 

de  la  philosophie  naturelle,  comme  Newton  le  sentit  dignement, 
quoique  son  génie  fût  plus  spécial  que  général.  L'assimilation 
fondamentale  entre  la  gravitation  céleste  et  la  pesanteur  ter- 
restre rattacha  nettement  l'étude  totale  de  la  terre  à  la  con- 
naissance préalable  du  ciel ,  que  cette  identité  éclaire  beau- 
coup. En  constituant  ainsi  l'heureuse  théorie  des  marées,  cette 
grande  connexité  est  devenue  spécialement  sensible,  par  l'ex- 
plication purement  céleste  d'un  simple  phénomène  terrestre, 
dont  l'étude  reste  ainsi  adhérente  à  l'astronomie,  quoique  fina- 
lement réservée  à  la  physique.  La  réaction  philosophique  d'une 
telle  solidarité  conservera  toujours  une  importance  capitale, 
autant  dogmatique  qu'historique ,  pour  l'élaboration  décisive 
de  la  vraie  hiérarchie  des  sciences. 

J'ai  assez  caractérisé  maintenant  la  première  moitié  de  la 
cosmologie  relative  à  l'appréciation,  d'abord  abstraite,  puis 
concrète,  du  mode  le  plus  simple  et  le  plus  général  de  l'exis- 
tence inorganique.  Ce  début  de  la  philosophie  naturelle  en 
constitue  jusqu'ici  la  seule  partie  vraiment  satisfaisante,  où  les 
principales  imperfections  ne  tiennent  aujourd'hui  qu'à  l'anar- 
chie scientifique.  Sa  systématisation  positiviste  suffira  immédia- 
tement à  sa  régénération  finale ,  sans  attendre  de  nouveaux 
progrès  spéciaux,  et,  au  contraire,  en  élaguant  beaucoup  d'acqui- 
sitions oiseuses  ou  vicieuses.  Il  en  est  autrement  pour  toutes  les 
autres  sciences  préliminaires,  où  la  reconstruction  philoso- 
phique ne  signalera  pas  seulement  les  rectifications  indispen- 
sables, mais  aussi  les  lacunes  à  remplir  d'après  une  meilleure 
culture.  Ce  double  besoin  devient  très-sensible  envers  la  se- 
conde moitié  de  la  cosmologie ,  qui  complète  l'étude  de  l'exis- 
tence inorganique  en  appréciant  son  mode  le  plus  intime  et  le 
plus  spécial. 

Le  couple  scientifique  correspondant  constitue  le  nœud  es- 
sentiel de  la  philosophie  naturelle ,  'dont  l'unité  serait  impos- 


814  SYSTÈME  DK  POUTfQUB  POSITIVE. 

gible  sans  un  tel  intermédiaire  entre  l'astronomie  etla  biologie; 
Ces  deux  études  extrêmes  avaient  déjà  été  séparément  ébao»  • 
chéés  dans  l'antiquité,  d'après  leur  relation  spontanée*  aur 
principaux  besoins  pratiques.  Biais  aucun  lien  ne  pouvait  alort 
les  unir,  quoique  la  subordination  de  la  seconde  envers  la  pre- 
mière fût  confusément  sentie.  Au  moyen  âge,  la  naissance  dfa 
la  chimie,  à  l'état  alchimique,  commença  à  combler  l'immense 
lacune  qui  les  séparait.  Un  tel  intermédiaire ,  assex  rapproché 
d'une  extrémité ,  quoique  trop  éloigné  de  l'autre,  permit  déjà 
d'ébaucher  une  conception  vraiment  encyclopédique,  alors  fé- 
conde en  travaux  systématiques ,  trop  méconnus  aujourd'hui. 
Toutefois,  cette  constitution  scientifique  ne  pouvait  être  que* 
provisoire,  puisque,  à  défaut  de  relations  directes  entre  l'as- 
tronomie et  la  chimie ,  elle  avait  dû  lier  ces  deux  termes  par 
des  rapprochements  chimériques ,  d'après  les  croyances  astro- 
logiques. Néanmoins,  les  vices  de  la  conception  seolastique  ns- 
l'empéchèrent  point  de  satisfaire  à  nos  besoins  théoriques  pen- 
dant quatre  ou  cinq  siècles.  La  science  céleste,  que  les  anciens 
avaient  déjà  posée  sur  sa  base  mathématique,  s'y  liait  familtë- 
remen*  à  l'étude  des  corps  vivants,  par  l'entremise  de  la  chi- 
mie. Cette  ébauche  de  hiérarchie  encyclopédique  eût  été  cer- 
tainement, comme  état  durable,  très-préférable  à  l'anarchie 
scientifique  qui  prévaut  aujourd'hui.  Mais,  après  l'avoir  digne* 
ment  appréciée ,  il  faut  reconnaître  qu'un  dernier  avènement 
restait  indispensable  pour  permettre  de  constituer  enfin  la  vé- 
ritable échelle  élémentaire  de  nos  conceptions  abstraites.  Entre 
l'astronomie  et  la  chimie,  il  manquait  une  science  fondamentale 
propre  à  leur  fournir  un  lien  naturel,  qui  écarterait  tout  contact1 
chimérique.  Ce  besoin,  déjà  senti  par  Roger  Bacon,  ne  fut  di- 
gnement satisfait  que  trois  siècles  plus  tard,  d'après  l'essor 
décisif  delà  physique  proprement  dite,  sous  l'impulsion  de 
Galilée.  Une  telle  science  se  liait  assez  aux  deux  seules  études 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      519 

qui  fussent  auparavant  trop  distantes  ;  en  sorte  que  la  véritable 
unité  scientifique  commençait  dès  lors  à  devenir  appréciable.  La 
vraie  conception  encyclopédique  n'a  ensuite  été  si  tardive  que- 
d'après  la  prépondérance  simultanée  de  l'esprit  de  détail ,  qui 
détournait  les  savants  de  toute  vue  d'ensemble.  Ainsi,  l'évolu- 
tion historique  de  l'esprit  humain  confirme  nettement,  en  deux 
cas  essentiels,  la  grande  loi  logique  qui  place  l'avènement  de 
toute  doctrine  intermédiaire  après  celui  des  termes  extrêmes 
dont  elle  doit  organiser  la  vraie  liaison  finale. 

Quoique  la  physique  ait  donc  commencé  à  se  détacher  du 
tronc  théorique  plus  tard  que  la  chimie ,  le  motif  même  de  sa 
séparation  lui  assigne  nécessairement  un  rang  antérieur  dans  la 
constitution  dogmatique  de  la  philosophie  naturelle.  Cette  con- 
stitution dépend  surtout  d'une  telle  science ,  dont  l'essor  dis- 
tinct suggéra  d'abord  quelques  pensées  encyclopédiques,  même 
aux  esprits  les  plus  atteints  par  le  régime  dispersif.  Son  in- 
fluence spontanée  laissera  toujours  une  trace  notable  dans  le 
langage  scientifique,  où  le  nom  qui  lui  devint  propre  reste  en- 
core employé  souvent,  comme  dénomination  collective,  envers 
toute  science  positive. 

Cette  position  encyclopédique  de  la  physique  entre  l'astro- 
nomie et  la  chimie,  conformément  à  sa  principale  destination 
historique  et  dogmatique,  résume  heureusement  l'ensemble  de 
ses  vrais  caractères  essentiels,  tant  logiques  que  scientifiques. 
Parmi  ses  cinq  branches  nécessaires,  les  trois  premières  la  rat- 
tachent naturellement  aux  théories  célestes ,  pour  établir  suc- 
cessivement les  lois  générales  de  la  pesanteur,  de  la  chaleur, 
et  de  la  lumière.  Son  étude  finale  des  lois  électriques  la  lie  à  la 
chimie  par  une  relation  non  moins  spontanée.  Elle  commencer 
la  cosmologie  terrestre,  relative  aux  phénomènes  modifiables; 
mais  ceux  qu'elle  apprécie  sont  loin  d'offrir  ce  nouveau  carac- 
tère au  même  degré  que  les  événements  chimiques.  Sans  altérer 


916  fretin  ne  rajnon  puaihik. 

fumais  la  constitution  intime  des  corps,  ils  affectent 
leur  état  extérieur,  et,  tout  an  pins,  leur  génie  de 
L'activité  universelle  n'est  donc  pas,  en  physique,  étudiée  etv» 
cas  sous  les  aspects  qui  la  rapprochent  le  miens  de  la  sponta- 
néité vitale.  Cependant  cette  science  considère  un  mode  d'exis- 
tence inorganique  très-supérieur  aux  simples  propriétés  de 
retendue  et  du  mouvement,  seul  objet  de  la  cosmologie 
céleste.  Elle  fonde  l'étude  spéciale  du  milieu  terrestre,  en  dé- 
terminant ses  lois  les  plus  fixes.  Les  agents  qu'elle  étudie  de- 
viennent ensuite  les  principaux  moteurs  des  mutations  chimi- 
ques; mais  elle  se  borne  à  les  contempler  en  eux-mêmes,  indé- 
pendamment de  leur  réaction  moléculaire  toute  spécifique,  dans 
le  degré  normal  où  ils  ne  modifient  que  la  constitution  exté- 
rieure. Néanmoins,  les  variations  que  la  physique  apprécie 
fournissent  la  première  base  systématique  de  notre  pouvoir 
matériel.  Sa  relation  directe  à  la  biologie  est  déjà  prononcée, 
même  sans  l'interposition  de  la  chimie.  D'une  part,  elle  carac- 
térise les  premières  conditions  extérieures  de  l'existence  vitale, 
partout  subordonnée  aux  principaux  agents  physiques.  En  outre, 
elle  fournit  une  introduction  indispensable  à  l'étude  de  l'anima- 
lité, en  déterminant  les  propriétés  matérielles  auxquelles  se 
rapportent  les  divers  sens. 

Indépendamment  de  ses  relations  nécessaires  avec  les  deux 
sciences  adjacentes,  dont  elle  forme  le  lien  spontané ,  la  phy- 
sique constitue  donc,  par  elle-même,  un  élément  fondamental 
de  la  philosophie  naturelle.  Elle  accomplit  un  progrès  capital 
dans  la  connaissance  générale  du  milieu  inerte,  et  prépare  di- 
rectement la  biologie  tant  végétative  qu'animale,  de  manière  à 
permettre  l'étude  matérielle  de  l'humanité. 

Son  efficacité  logique  correspond  à  cette  importance  scienti- 
fique. On  lui  doit  surtout  l'essor  décisif  du  véritable  esprit 
d'induction,  ensuite  développé  et  complété  par  tout  le  reste  de 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      517 

la  philosophie  positive.  Quoiqu'il  naisse  d'abord  en  astronomie, 
et  déjà  même  en  mathématique,  ces  deux  sciences  sont  trop 
simples  pour  en  caractériser  assez  la  nature  et  la  destination. 
D'un  autre  côté,  les  sciences  suivantes  sont  tellement  compli- 
quées, qu'il  n'y  pourrait  être  nettement  apprécié,  si  la  physique 
ne  l'avait  préalablement  élaboré.  Elle  seule  offre  le  juste  degré 
de  difficulté  qui  convient  à  la  saine  manifestation  de  la  logique 
inductive.  Quoique  la  déduction  y  conserve  beaucoup  d'efficacité, 
déjà  elle  cesse  là  de  prévaloir,  parce  que  l'institution  des  vrais 
principes  commence  alors  à  devenir  plus  embarrassante  que  le 
développement  des  justes  conséquences. 

Pour  mieux  sentir  combien  la  physique  concourt  ainsi  à 
l'élaboration  fondamentale  de  la  méthode  positive,  il  faut  re- 
connaître que  le  véritable  esprit  philosophique  est  beaucoup 
plus  caractérisé  par  l'induction  que  par  la  déduction.  Celle-ci, 
d'après  son  uniformité  nécessaire,  s'adapte  indifféremment  à 
tout  régime  intellectuel.  Elle  était  déjà  très-active  sous  le 
règne  de  la  métaphysique.  Si  la  science  où  elle  prévaut  le  plus 
constitue  pourtant  le  vrai  berceau  de  la  positivité,  c'est 
uniquement  parce  que  l'extrême  simplicité  des  phénomènes 
mathématiques  permet  d'y  établir  sans  effort  des  principes  so- 
lides. Une  induction  facile,  et  souvent  inaperçue,  réduit  alors 
presque  tout  le  travail  logique  au  seul  enchaînement  des  con- 
séquences. Quoique  les  autres  sciences  fassent  nécessairement 
un  grand  usage  de  la  déduction,  la  complication  graduelle  des 
phénomènes  y  détermine  une  prépondérance  croissante  de  l'in- 
duction. Celle-ci  manifeste  mieux  le  principal  caractère  de 
l'esprit  positif,  la  subordination  normale  du  raisonnement  à 
l'observation.  On  peut  même  dire  que,  à  mesure  que  nos 
théories  quelconques  s'éloignent  davantage  de  l'état  métaphy- 
sique, l'induction  y  remplace  de  plus  en  plus  la  déduction,  qui 
d'abord  y  régnait  souverainement.  La  raison  moderne  est  donc 


518  8Y8TÉME  DE  POLmQUE  POSITIVE. 

caractérisée  surtout  par  la  construction  dé  la  logique  inductifre, 
à  peine  entrevue  dans  l'antiquité.  D'après  sa  nature  plus  objec- 
tive, cette  méthode  exige  une  longue  suite  d'élaboration» 
spéciales,  où  l'essor  de  chacun  de  ses  modes  essentiels  ressort 
de  l'étude  des  phénomènes  correspondants.  Toutefois,  sa  pré* 
ponde rance  exagérée  deviendrait  bientôt  pernicieuse,  en  con- 
sacrant le  pur  empirisme,  tendance  ordinaire  des  règles  indue- 
tives  qui  sont  abstraitement  conçues.  Hais  le  vrai  régime  positif 
écarte  naturellement  ce  danger,  par  cela  même  qu'il  ne  sépare 
jamais  la  logique  de  la  science.  Car,  en  n'étudiant  chaque 
partie  de  la  méthode  inductive  qu'avec  les  doctrines  qui  l'ont 
spécialement  suscitée,  on  sent  aussitôt  que  son  usage  doit  tou- 
jours être  conforme  aux  notions  fondamentales  que  cette 
science  reçoit  de  la  précédente.  A  mesure  que  les  phénomènes 
se- compliquent,  ces  dogmes  préalables  acquièrent  naturelle* 
ment  plus  de  poids  logique,  parce  que  les  antécédents  se  multi- 
plient. Quoiqu'ils  ne  suffisent  jamais  aux  solutions  effectives,  ils 
y  fournissent  toujours  des  indications  générales,  qui  servent  à 
diriger  convenablement  les  inductions  spéciales.  Ainsi,  par  sa 
constitution  encyclopédique,  la  vraie  culture  positive  évite 
également  les  deux  écueils  opposés,  le  mysticisme  et  l'empi- 
risme, entre  lesquels  flotte  nécessairement  toute  étude  où  la 
déduction  et  l'induction  ne  sont  pas  sagement  combinées. 

Malgré  les  graves  altérations  dues  à  l'anarchie  scientifique, 
la  physique  tend,  par  sa  nature,  b  la  manifestation  décisive  de 
ces  diverses  notions  logiques,  trop  dissimulées,  en  astronomie, 
sous  l'extrême  simplicité  des  phénomènes.  Cette  tendance  est 
déjà  sensible  chex  les  judicieux  physiciens  du  dix-septième 
siècle,  surtout  envers  les  études  de  la  pesanteur  et  du  son, 
avant  que  l'invasion  algébrique  les  eût  viciées.  Quoiqu'une 
aveugle  impulsion  mathématique  y  ait  ensuite  trop  disposé  i 
transformer  les  inductions  en  déductions,  l'essor  ultérieur 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      519 

d'une  telle  science  n'a  jamais  cessé  d'offrir  de  préeieux  mo- 
dèles de  la  vraie  logique  inductive.  C'est  ainsi  que  se  sont  ac- 
complis réellement  tous  les  grands  progrès  de  la  physique, 
d'après  les  travaux  des  esprits  les  moins  affectés  par  les  diverses 
aberrations.  Quand  l'éducation  encyclopédique  aura  systéma- 
tisé sa  culture,  cette  science  développera  pleinement  son  ap- 
titude naturelle  à  constituer  le  premier  type  décisif  de  la  saine 
harmonie  entre  l'induction  et  la  déduction,  suivant  une  sage1 
prépondérance  de  son  génie  propre  sur  celui  des  sciences  pré- 
cédentes. 

Outre  cette  efficacité  générale,  une  tendance  plus  spéciale, 
qui  s'y  trouve  directement  liée,  manifeste  davantage  la  haute 
participation  de  la  physique  à  la  fondation  de  la  logique  posi- 
tive. Le  même  degré  modéré  de  complication  objective  qui 
place  là  le  berceau  naturel  de  l'esprit  inductif,  y  fait  aussi 
surgir  la  méthode  expérimentale,  qui  forma  son  principal  ca- 
ractère jusqu'à  l'essor  de  la  philosophie  biologique.  Envers  les 
phénomènes  immodifiables,  ce  procédé  est  évidemment  impos- 
sible, et  leur  extrême  simplicité  l'y  rend  d'ailleurs  superflu  : 
son  équivalent  mental  n'y  sert  jamais  qu'à  vérifier  sans  décou- 
vrir. D'un  autre  côté,  si  les  phénomènes  se  compliquent  trop, 
leurs  modifications,  naturelles  ou  artificielles,  deviennent  telle- 
ment variées  que  Ton  peut  rarement  y  instituer  une  expéri- 
mentation vraiment  décisive.  Car,  elle  exige  toujours  la  compa- 
raison de  deux  cas  qui  n'offrent  aucune  autre  différence,  di- 
recte ou  indirecte,  que  celle  relative  à  l'influence  ainsi  étudiée. 
Or,  cette  suffisante  conformité  est  presque  toujours  impossible 
hors  de  l'existence  inorganique,  et  déjà  même  elle  se  réalise 
difficilement  dans  les  cas  chimiques.  L'essor  normal  de  l'expé-  ' 
rimentation  convient  donc  à  la  physique  seule,  dont  il  constitue 
la  principale  ressource.  On  ne  doit  l'appliquer  ailleurs  qu'après1 
l'avoir  assez  étudiée  dans  cette  origine  naturelle.  Ainsi,  en 


sisrtiju  de  pounQDB  positive» 

développant  beaucoup  l'observation  spontanée,  première  baie 
de  l'esprit  inductif,  la  physique  y  joint  déjà  on  puissant  artifice 
général,  qui  le  perfectionne  essentiellement. 

C'est  aussi  à  cette  science  qu'appartient  surtout  la  théorie 
corpusculaire  ou  atomistique,  qui  achève  de  fonder  sa  propre 
constitution  logique,  où  elle  convient  autant  que  l'inertie  en 
mécanique.  Notre  tendance  à  douer  d'une  existence  objective 
nos  constructions  subjectives  dénature  encore  Tune  et  l'autre 
conception,  en  y  supposant  une  exacte  représentation  de  la 
réalité  extérieure.  Quoique  la  saine  philosophie  dissipe  cette 
illusion  primitive,  elle  conserve,  en  les  rectifiant,  de  précieuses 
institutions  logiques,  qui  en  sont,  au  fond,  indépendantes. 

L'intime  structure  des  substances  réelles  nous  demeure  né- 
cessairement inconnue.  Mais,  en  étudiant  leurs  propriétés, 
nous  sommes  rationnellement  autorisés  à  introduire  envers  elle 
toutes  les  hypothèses  qui  pourront  faciliter  nos  pensées,  pourvu 
que  ces  artifices  soient  toujours  conformes  à  la  nature  des  phé- 
nomènes correspondants.  Or,  la  conception  moléculaire  remplit 
très-bien  cette  double  condition  fondamentale  dans  toutes  les 
spéculations  inorganiques,  et  surtout  en  physique,  où  elle  se 
lie  spontanément  à  l'essor  de  l'esprit  inductif  et  à  l'ascendant 
de  l'expérimentation.  Étudiant  alors  les  propriétés  générales 
de  l'existence  matérielle,  il  convient  de  les  attribuer  aux 
moindres  particules  que  nous  puissions  concevoir.  Ce  siège 
inaltérable  nous  représente  mieux  la  fixité  essentielle  de  ces 
divers  attributs  fondamentaux,  qui  n'offrent  jamais  que  des 
différences  de  degré.  Mais  une  telle  appréciation  philosophique, 
en  expliquant  la  légitimité  relative  de  l'hypothèse  atomistique, 
interdit  aussi  son  extension  absolue,  et  indique  même  les  li- 
mites nécessaires  de  son  usage  normal.  Une  aveugle  imitation 
fo  seule  transportée  en  biologie,  où  elle  devient  directement 
Opntraire  à  la  nature  profondément  synthétique  des  notions 


** . 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      521 

élémentaires.  Déjà  la  chimie  en  comporte  peu  la  juste  appli- 
cation habituelle,  envers  des  propriétés  trop  compliquées  et 
trop  variables  pour  devoir  être  utilement  attribuées  à  des 
atomes  inaltérables.  La  conception  corpusculaire,  irrévocable- 
ment réduite  à  un  simple  artifice  logique,  ne  convient  donc 
profondément,  comme  l'expérimentation  correspondante,  qu'à 
la  première  moitié  de  la  cosmologie  inductive,  où  son  office 
est  vraiment  indispensable. 

Outre  ces  diverses  conditions  fondamentales,  la  vraie  consti- 
tution logique  de  la  physique  exige  aujourd'hui  une  urgente  et 
difficile  épuration,  relative  à  deux  vices  intimes,  qui  s'y  trou- 
vent naturellement  connexes,  les  aberrations  métaphysiques  et 
les  usurpations  algébriques.  Cette  double  perturbation  résulte 
de  l'anarchie  scientifique,  qui,  suscitant  une  culture  dispersive, 
étrangère  à  toute  vue  d'ensemble,  empêche  la  physique  de 
prendre  un  caractère  suffisamment  relatif.  L'esprit  absolu,  qui 
altère  encore  la  mathématique,  et  même  l'astronomie,  continue 
à  troubler  beaucoup  la  physique,  quoique  née  sous  de  meilleurs 
auspices  philosophiques,  trop  oubliés  aujourd'hui.  De  vaines 
protestations  habituelles,  mal  empruntées^  Bacon,  semblent  y 
indiquer  une  sérieuse  renonciation  à  la  recherche  des  causes, 
pour  vouer  la  science  à  la  seule  découverte  des  lois.  Mais  ce 
langage,  môme  sincère,  n'y  sert,  le  plus  souvent,  qu'à  dissi- 
muler une  irrationnelle  tendance  aux  notions  absolues.  L'anar- 
chie ne  saurait  jamais  suffire  ni  durer,  en  science  guère  plus 
qu'ailleurs.  Quels  que  soient  ses  désirs  d'émancipation  totale, 
l'esprit  moderne  reviendra,  sous  de  nouvelles  formes,  au  ré- 
gime métaphysique,  tant  qu'il  n'aura  point  accepté  la  nouvelle 
discipline  philosophique  qui  surgit  aujourd'hui  de  toute  l'évo- 
lution positive. 

Cette  disposition  rétrograde  est  surtout  sensible  envers  les 
hypothèses  antiscientifiques  qui  vicient  la  physique  actuelle,  au 


JB22  smÈm  db  poutiqcb  posmvs. 

•sujet  des  divers  fluides  ou  éthers  fantastiques  qu'on  persifiteày 
rfaire  prévaloir.  Dès  l'année  1835,  j'ai  pleinement  démontré  l'ab- 
surdité ctledanger  de  ces  conceptions  quasi-métapbysiques,dans 
le  seoond  volume  de  mon  Traitôfondam  entai,  liais,  quoiquecette 
appréciation  philosophique  n'ait  jamais  été  sérieusement  contes- 
tée, les  préjugés  et  les  habitudes  scientifiques  n'en  ont  encore 
retiré  aucune  amélioration  effective.  Seulement,  on  insiste  da- 
vantage sur  les  déclarations  préalables,  où  ces  vicieuses  hypo- 
thèses sont  introduites,  à  titre  de  simples  artifices  logiques,  pour 
faciliter  la  découverte  des  lois,  sans  rien  décider  quant  aux 
causes.  Toutefois,  cette  prétendue  destination  n'empèeheipas 
que,  malgré  ce  prudent  langage,  on  ne  fasse,  comme  aupara- 
vant, consister  chaque  partie  de  la  physique  à  établir  surtout  la 
réalité  du  fluide  correspondant.  Ainsi,  on  continue,  au  fond,  à 
rechercher  la  cause,  en  ne  s'occupent  qu'accessoirement  de -la 
loi,  ou  en  n'y  voyant  qu'un  intermédiaire  indispensable.  Sans 
avancer  aucunement  une  recherche  chimérique,  ce  déplorable 
régime  nuit  beaucoup  à  la  seule  étude  réelle.  D'une  part,  il 
maintient  l'empirisme,  en  le  décorant  d'une  facile  apparence  de 
rationalité.  En  même  temps,  il  consacre  et  multiplie  les  spécula- 
tions oiseuses,  en  suscitant  des  débats  sans  issue,  sur  des  ques- 
tions qui  ne  sont  point  jugeables.  Aussi  ce  régime  tend-il  à 
prolonger  indéfiniment  la  culture  spéciale  de  cette  science 
préliminaire,  qu'il  détournée  la  fois  de  sa  constitution  normale 
et  de  sa  destination  finale.  Quoiqu'il  semble  spécialement  hos- 
tile à  l'esprit  théologique,  il  est,  au  fond,  encore  moins  favorable 
au  véritable  esprit  positif,  surtout  depuis  que  celui-ci  proclame 
ta,  prépondérance  théorique  de  la  science  sociale.  Une  secrète 
affinité  unitaujourd'hui,méme  involontairement,  tous  lesgenres 
de  rétrogradation.  Sous  quelques  bannières  sociales  que  parais- 
sent rangés  les  savants  dominés  par  ces  aberrations*  métaphy- 
siques, on  doit  compter  qu'ils  repousseront  toujours  L'essor  dé- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIEME.      523 

cisif  des  études  supérieures,  qui  discréditerait  bientôt  leurs 
discussions  scolastiques. 

Pour  apprécier  assez  cette  tendance  à  maintenir,  en  physique, 
le  règne  de  l'absolu,  il  y  faut  voir  ausei  le  principal  appui  des 
usurpations  algébriques.  Car  c'est  surtout  d'après  ces  hypo- 
thèses fantastiques  que  nos  géomètres  tentent  d'ériger  cette 
science  en  une  sorte  de  corollaire  général  des  théories  mathé- 
matiques, de  manière  à  réduire  sa  culture  directe  à  un  office 
purement  subalterne,  pour  y  déterminer  quelques  nombres* 
Ainsi,  ce  régime,' tant  favorable  à  l'empirisme,  consacre  aussi 
un  mysticisme  équivalent  à  celui  qu'inspire  la  pure  métaphy- 
sique. 

La  mécanique  abstraite  constitue  nécessairement  l'extrême 
limite  normale  du  véritable  esprit  mathématique,  qui  même  n'y 
convient  qu'envers  les  lois  générales,  sans  y  suffire  presque  ja- 
mais aux  solutions  spéciales,  sauf  pour  les  cas  célestes.  Partout 
ailleurs,  et  déjà  même  en  physique,  il  ne  peut  habituellement 
fournir  que  des  indications  fondamentales,  destinées  à  guider  ou 
à  juger  les  inductions  directes,  d'où  dépend  toujours  le  principal 
progrès  scientifique.  Son  usage  spécial  n'y  saurait  prévaloir 
qu'accessoirement ,  pour  mieux  développer  les  théories  physi- 
ques que  des  lois  précises  réduisent  à  de  pures  études  géomé- 
triques, comme,  par  exemple,  la  partie  de  l'optique  relative 
aux  effets  secondaires  de  la  réfraction.  Quand  les  solutions  exi- 
geraient la  mécanique,  au  lieu  de  la  seule  géométrie,  elles  de- 
meurent presque  toujours  inabordables,  et  deviennent  souvent 
illusoires,  excepté  envers  les  plus  simples  parties  de  la  barologie 
et  de  l'électrologie.  Même  en  acoustique,  où  la  marche  mathé- 
matique semble  si  satisfaisante,  parce  qu'elle  s'y  trouve  dégagée 
de  tout  fluide  métaphysique ,  les  principales  notions  de  détail 
ne  lui  sont  pas  réellement  dues.  En  jugeant  sans  prévention 
le  célèbre  calcul  des  cordes  vibrantes ,  on  y  reconnaît  bientôt 


524  STSTim  de  folitiqijk  positive. 

une  profonde  irrationalité,  née  du  besoin  de  faciliter,  à  tout 
prix ,  l'élaboration  algébrique ,  par  des  simplifications  arbi- 
traires, dont  la  portée  logique  n'est  nullement  appréciable.  SI 
les  lois  usuelles  eur  la  mesure  des  tons  n'étaient  point  résultée» 
déjà  d'une  heureuse  expérimentation,  cette  orgueilleuse  argu- 
mentation serait  peu  propre  à  démontrer  leur  réalité.  Pourtant, 
ce  cas  est  encore  cité  comme  un  exemple  décisif  de  l'efficacité 
spéciale  des  théories  mathématiques  dans  les  études  physiques. 
-  A  la  vérité,  outre  leur  transformation  en  questions  de  géomé- 
trie ou  de  mécanique,  le  calcul  y  peut  quelquefois  exercer  an 
office  plus  direct,  envers  les  phénomènes  assez  simples  pour 
comporter  immédiatement  de  vraies  équations.  Le  seul  cas  im- 
portant de  ce  genre  concerne  les  lois  de  l'équilibre  et  du  mou- 
vement des  températures ,  qu'un  véritable  géomètre  ramena 
si  bien  à  une  élaboration  algébrique,  instituée  et  poursuivie 
de  la  manière  la  plus  philosophique.  Hais  ces  questions  ne 
constituent ,  en  thertnologie ,  qu'un  domaine  secondaire ,  dont 
l'utile  extension  est  très-bornée.  Sous  les  prétendus  successeurs 
de  Fourier,  il  n'a  guère  servi  qu'à  multiplier  de  vains  exercices 
algébriques,  où  l'on  ne  trouve  point  ce  sentiment  profond  de 
la  vraie  subordination  de  l'abstrait  au  concret,  qui  caracté- 
risa surtout  l'immortel  fondateur  de  la  thermologie  mathéma- 
tique. 

Un  instinct  confus  de  ces  limites  normales  de  l'esprit  mathé- 
matique envers  les  moindres  phénomènes  terrestres,  détermine 
la  prédilection  opiniâtre  de  nos  algébristes  pour  les  fluides  mé- 
taphysiques, qui  semblent  les  autoriser  à  franchir,  en  physique, 
ces  bornes  naturelles.  Mais  leurs  fastueux  calculs  n'ont  d'autre 
résultat  ordinaire  que  de  dissimuler  l'absence  réelle  de  vues 
scientifiques  sous  un  spécieux  verbiage ,  devenu  maintenant  la 
principale  ressource  des  médiocrités  ambitieuses.  Cette  vaine 
brique,  si  nuisible  aux  vrais  progrès  de  la  physique, 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      525 

n'y  saurait  être  dissipée  que  d'après  une  énergique  applica- 
tion continue  du  précepte  incontestable  qui  réserve  à  chaque 
science  l'emploi  normal  de  la  précédente.  Mais  cette  règle  lo- 
gique, que  j'aiy  depuis  longtemps,  recommandée  sans  succès 
aux  physiciens  consciencieux,  ne  peut  prévaloir  que  quand 
l'entière  dissolution  du  régime  académique  laissera  librement 
surgir  la  culture  encyclopédique.  Tant  que  durera  la  présente 
anarchie ,  chaque  science ,  tendant  elle-même  à  de  semblables 
usurpations  envers  la  science  suivante,  demeure  impuissante  à 
repousser  les  envahissements  qu'elle  reproche  à  la  précédente. 

C'est  ainsi  que  la  simple  réorganisation  logique  de  la  physi- 
que actuelle  dépend  secrètement  d'une  entière  rénovation  men- 
tale, et  se  lie  dès  lors  à  la  grande  régénération  sociale.  Le  ré- 
gime préparatoire  de  l'humanité  est  maintenant  épuisé  partout. 
Après  avoir  dirigé  tous  les  progrès  qu'il  comportait,  il  devient, 
même  en  science ,  de  plus  en  plus  rétrograde ,  comme  le  vé- 
rifie ,  en  physique ,  la  déplorable  tendance  à  détruire  les  lois 
antérieures,  au  nom  d'une  vaine  précision  absolue.  Mais  ce  ré- 
gime caduc  n'admet  nulle  part  une  reconstruction  partielle , 
parce  que  ses  diverses  branches  sont  nécessairement  solidaires. 
Voilà  pourquoi  la  religion  sociologique,  quoique  ne  semblant 
convenir  qu'aux  besoins  moraux  et  politiques ,  constitue  aussi 
le  seul  ascendant  propre  à  surmonter  réellement  le  désordre 
scientifique. 

Ayant  assez  caractérisé  les  principales  conditions  logiques  de 
la  physique  régénérée,  il  me  reste  à  apprécier  sa  constitution 
directe,  d'après  d'équivalentes  indications  générales  d'abord 
sur  le  nombre  de  ses  branches  essentielles,  ensuite  sur  Tordre 
de  leur  succession,  et  enfin  sur  leur  extension  normale. 

La  multiplicité ,  qui  distingua  toujours  cette  science  depuis 

son  essor  positif,  est  aujourd'hui  regardée  comme  devant  faire 

place  à  une  entière  unité ,  quand  on  aura  mieux  concentré  ses 

38 


526  système:  Dfr  poufifun  rosrnv*. 

divers  fluides  hypothétiques.  Mai»  cette  vaine  utopie  de»  physi- 
ciens ne  repose  que  sur  une  vicieuse  appréciation  objective, 
toujours  due  à  la  secrète  prépondérance  que  conserve  encore 
l'esprit  absolu.  La  physique t  comme  toute  autre  science,  ne 
saurait  être  pleinement  positive  qu'en  devenant  profondément 
relative.  Or  cette  régénération  y  exige,  plus  clairement  qu'ail- 
leurs, que  la  méthode  objective  se>  subordonne  au  point  de  vue 
subjectif.  Cette  science-  étudie;  les  différents  modes  généraux 
suivant  lesquels  se  manifeste- à  noua  l'existence  du  milieu  ter- 
restre. La  diversité  de  ses  branches  doit  donc  se  rapporter  sur- 
tout à  celle  de  nos  propres,  sens ,  phttôt  qu'à  la  distinction 
correspondante  entre  les  propriétés  extérieures.  Ainsi,  leur 
multiplicité  résulte  nécessairement  de  notre:  constitution ,  au 
lieu  d'avoir  une  source*  objective. 

Deux  d'entre  elles  ne  concernent  chacune  qu'un  senl  sans; 
et,  par  suite,  leur  réunion  est  aussi  impossible  que  celle  de  la 
vue  avec  l'ouïe.  Ces  deux  sens  ne  font  qu'assister  plus  ou  moins 
le  toucher  envers  les  trois  autres  branches  delà  physique.  Mais 
cette  commune  prépondérance  du  toucher  ne  laisse  pourtant 
aucun  espoir  raisonnable  d'identifier  jamais  l'éleetrologie  et  la 
thermologie,  ni,  encore  moins,  Tune  ou  l'autre  avec  la  baro- 
logie. 

Pour  ces  trois  branches,  L'examen  philosophique  indique 
d'ailleurs  une  exacte  correspondance  entre  la  diversité  subjec- 
tive et  la  distinction  objective.  Car,  en  écartant  les  préjugés 
biologiques  sur  le  nombre  effectif  de  nos  différents  sens,  il  y  a 
tout  lieu  de  penser  que,  sous  le  non  de  toucher,  on  confond 
ici  trois  sens  vraiment  distincts,  quand  même  l'anatomie  ne 
pourrait  jamais  séparer  leurs  nerfs  respectifs.  Depais  que. la 
division  entre  les  nerfs  sensitifs  et  les  nerfs  moteurs  ébaucha 
la  spécialisation  directe  du  système  nerveux,  on  put  pré- 
sumer qu'un  seul  ordre  de  nerfs  ne  saurait  à  la  fois  apprécier 


% 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      527 

les  effets  barologiques,  thermologiques,  et  électriques.  Car 
l'analyse  physiologique  indique  souvent  un  défaut  de  corres- 
pondance entre  ces  trois  sortes  de  sensation,  soit  en  comparant 
les  divers  organismes,  ou  les  différents  états  de  chacun  d'eux. 
L'étude  statique  confirmera,  sans  doute,  ces  indications  dyna- 
miques ;  comme  elle  Ta  fait,  de  nos  jours,  pour  les  annonces 
analogues  envers  la  division  ci-dessus  mentionnée. 

Suivant  ces  prévisions  philosophiques,  la  physique  semblerait 
déjà  parvenue  à  l'harmonie  normale  qui  doit  régner  entre  les 
deux  modes,  objectif  et  subjectif,  qui  peuvent  déterminer  sa 
composition  nécessaire.  Mais  le  même  principe  signale  aussitôt 
une  grave  lacune,  relative  aux  deux  sens  qui  n'y  trouvent 
aucun  domaine.  Quant  au  goût,  la  lacune  est  peut-être  irrépro- 
chable, puisque  ce  sens  est  plutôt  chimique  que  physique» 
Toujours  lié  à  la  vie  de  nutrition,  il  ne  parait  point  comporter 
une  étude  purement  physique,  indépendante  de  l'action  des 
substances  sur  l'appareil  digestif.  II  en  est  autrement  de  l'odo- 
rat, qui,  dans  toute  la  série  animale,  se  rapporte  principale- 
ment à  la  vie  de  relation,  et  surtout  au  rapprochement  des 
sexes.  L'émission  des  particules  odorantes,  leur  trajet  direct, 
réfléchi,  ou  réfracté,  etc.,  doivent  suivre  des  lois  générales, 
aussi  déterminées,  en  elles-mêmes,  que  celles  des  influences 
sonores  ou  visuelles.  Notre  ignorance  actuelle  à  leur  égard  tient 
surtout  à  l'imperfection  de  ce  sens  chez  notre  espèce,  pour 
laquelle  l'optique  et  l'acoustique  n'existeraient  pas  davantage 
si  notre  vision  et  notre  audition  étaient  aussi  imparfaites  que 
notre  olfaction.  Mais  cette  évidente  lacune  ne  serait  vraiment 
insurmontable  que  si  l'odorat  nous  manquait  entièrement, 
comme  h  beaucoup  d'animaux  inférieurs»  Quelque  imparfait 
qu'il  soit  naturellement  dans  l'homme,  il  y  peut  être  assez 
développé  artificiellement  pour  permettre  un  essor  suffisant  de 
l'étude  physique  correspondante.  Outre  les  appareils  inorga- 


■.    i:  ".■  " 


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$28  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

niques,  comme  envers  la  lumière  et  le  son,  on  y  doit  surtout 
utiliser  l'heureuse  association  scientifique  qu'il  n'est  point  im- 
possible d'instituer  avec  des  animaux  mieux  organisés  que  nous 
i  sous  ce  rapport.  Ce  concours  tendrait  réciproquement  à  perfee- 

*  tionner  l'étude  de  ces  espèces,  dont  la  vie  intellectuelle  et 

l  '  morale  nous  reste  souvent  inappréciable,  faute  d'une  telle 

l  théorie  physique,  qui  peut  y  devenir  aussi  nécessaire  que  le 

sont,  en  d'autres  cas,  l'optique  et  l'acoustique. 

Ainsi  la  saine  philosophie,  loin  de  consacrer  le  rêve  de  nos 
physiciens  sur  l'unité  ultérieure  de  leur  science,  y  indique  fina- 
lement six  branches  irréductibles,  et  peut-être  sept,  au  lieu 
des  cinq  qui  la  composent  aujourd'hui.  Mais,  en  montrant  que 
cette  science  ne  comporte  point  encore  sa  vraie  constitution, 
une  telle  appréciation  indique  aussi  le  caractère  essentiel,  et 
même  le  prochain  avènement,  de  cet  état  normal,  sous  le  régime 
encyclopédique.  On  voit  par  là  qu'il  consiste  surtout  à  instituer, 
en  physique,  une  harmonie  continue  entre  ses  deux  composi- 
tions naturelles,  objective  et  subjective,  également  convenables 
à  son  génie  relatif.  Leur  convergence  n'exigera  plus  que  des 
*  travaux  d'épuration  et  de  rectification,  quand  aura  surgi  la 
nouvelle  branche  fondamentale  annoncée  ci-dessus. 

C'est  donc  en  physique  que  se  manifeste  le  mieux  la  nature 
essentiellement  analytique  de  la  cosmologie,  où  l'unité  ne  peut 
jamais  être  que  subjective.  Ses  cinq  branches,  qui  ont  surgi  et 
grandi  presque  toujours  à  la  fois,  sont  à  peu  près  indépen- 
dantes les  unes  des  autres,  comme  les  sens  correspondants. 
Leur  séparation  est  beaucoup  plus  profonde  que  celle  des  trois 
parties  essentielles  de  la  science  mathématique.  Envers  celle-ci, 
le  nom  ne  reste  multiple  que  par  suite  de  l'anarchie  scientifique  ; 
tandis  que,  sous  une  dénomination  simple,  la  physique  offrira 
toujours  une  vraie  multiplicité.  Mais  cette  unité  nominale  y  in* 
dique  pourtant  une  certaine  affinité  réelle  entre  toutes  ces 


i 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.   529 

branches,  qui  constituent  un  véritable  ensemble  sous  l'aspect 
subjectif.  En  effet,  elles  embrassent  toutes  les  qualités  exté- 
rieures relatives  à  notre  propre  appréciation  générale  de 
l'existence  inorganique. 

D'après  cette  indépendance  objective,  la  coordination  res- 
pective des  diverses  parties  essentielles  de  la  physique  a  beau- 
coup moins  d'importance,  surtout  didactique,  que  partout  ail- 
leurs. Mais  l'appréciation  subjective  n'y  laisse  pourtant  rien 
d'arbitraire,  d'après  le  concours  décisif  de  deux  conditions  na- 
turelles. Il  faut,  d'une  part,  que  cette  série  intérieure  soit  con- 
forme à  la  destination  totale  de  la  physique,  comme  transition 
encyclopédique  entre  l'astronomie  et  la  chimie.  En  outre,  elle 
doit  suivre  aussi  l'ordre  biologique  des  sens  correspondants» 
Or,  cet  ordre  résultant  de  leur  spécialité  croissante,  il  s'ac- 
corde spontanément  avec  le  décroissement  continu  de  généra- 
lité qu'exige  le  passage  graduel  des  spéculations  astronomiques 
aux  chimiques. 

Ces  deux  motifs,  d'égale  importance,  dissipent  d'abord  toute 
incertitude  envers  les  deux  extrémités  de  la  physique.  Il  faut 
que  cette  science  commence  par  la  barologie,  et  finisse  par  l'é- 
lectrologie,  pour  se  mieux  lier  à  l'astronomie  et  à  la  chimie. 
En  même  temps,  la  première  branche  se  rapporte  au  sens  le 
plus  général,  et  la  dernière  au  plus  spécial,  parmi  les  sept 
sens  que  semble  indiquer  finalement  la  saine  biologie.  Après 
avoir  posé  ces  deux  termes  extrêmes,  l'intercalition  des  autres 
devient  encore  moins  importante,  et  d'ailleurs  s'accomplit  ai- 
sément, sans  laisser  aucune  grave  hésitation.  Les  deux  modes 
concourent  évidemment  à  placer  la  thermologie  avant  l'optique. 
Il  ne  reste  donc  plus  à  déterminer  que  la  position  de  l'acous- 
tique. Or,  l'étude  du  son  est,  en  effet,  la  seule  envers  laquelle 
ce  classement  rationnel  puisse  varier,  parce  que  les  deux 
motifs  y  concourent  moins  qu'ailleurs.  Dans  mon  Traité  philoso- 


530  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

phique,  je  l'ai  fait  succéder  à  celle  de  la  chaleur,  mais  en  indi- 
quant qu'elle  pourrait  aussi  la  précéder  d'après  des  considéra- 
tions fort  plausibles,  qui,  eu  effet,  prévalurent  quelquefois 
chez  des  esprits  recommandables.  Ici,  je  orois  devoir  égale- 
ment rejeter  ces  deux  opinions,  et  classer  finalement  l'acous- 
tique entre  l'optique  et  l'électrologie*  Ge  dernier  parti  résulte 
surtout  de  la  considération  biologique,  qui  place  l'ouïe  après 
la  vue;,  comme  sens  plus  spécial  et  plus  élevé,  en  un  mot  plus 
social.  Mais  les  phénomènes  du  son  ont  aussi  plus  d'analogie 
que  ceux  de  la  lumière  avec  les  phénomènes  de  l'électricité, 
soit  en  tant  que  plus  particuliers,  soit  surtout  d'après  une  plus 
grande  similitude  avec  les  effets  chimiques.  L'agitation  inté- 
rieure qui  les  caractérise  ressemble  davantage  à  l'ébranlement 
électrique  que  ne  l'indique  aujourd'hui  l'irrationnelle  intarven- 
Jtion  des  fluides  métaphysiques,  qui  dissimule  la  véritable  acti- 
vité des  corps  sous  une  entité  matérialisée.  Dans  l'opinion  que 
je  rectiûe  maintenant,  j'avais  eu  trop  d'égard  à  l'altération  ao- 
tuelle  de  l'optique  par  ces  vicieuses  hypothèses,  dont  l'acous- 
tique fut  heureusement  préservée  toujours.  Mais,  en  concevant 
l'état  normal  de  la  physique,  il  faut  écarter  de  telles  perturba- 
tions, qui,  pour  la  prochaine  génération,  ne  seront  peut- être 
qu'historiques.  Tel  est  donc  l'ordre  final  des  cinq  parties  essen- 
tielles de  cette  science  ;  barologie ,  thermologie ,  optique, 
acoustique,  et  électrologie.  Quand  sa  sixième  branche  naturelle 
aura  suffisamment  surgi,  elle  viendra  se  placer  spontanément 
entre  la  thermologie  et  l'optique,  par  le  concours  direct  des 
deux  modes  de  classement. 

L'extension  normale  de  chaque  partie  est  philosophiquement 
déterminée,  en  physique,  d'après  sa  double  destination  scien- 
tifique, soit  pour  caractériser  le  milieu  terrestre  avec  ses  deux 
enveloppes  liquide  et  gazeuse,  soit  afin  de  préparer  la  chimie 
et  la  biologie.  Jamais  ne  convint  mieux,  le  précepte  religieux 


INTRODUCTION  *TOBAME*T^  DEUXIÈME.      B3tL 

qui,  au  imam  «dedaioaiflan  «e^A*  la.  «maie,  défait  toutes  les 
études  .mjérieureft  àfCftiqu'-eKige  d'élabooatiûn  rien,  «ttpérieiures. 
Car  cette  «eule  destination*  auffinit  pour,  autoriser  >et  régulari- 
ser touteaieB'tJiéoarîes-pbiuifuesif ui  méritent  d^tefrwonservées^ 
Une  telle  règle  ©'éliminera  que  les  .recherches  oiseuses  qui-en- 
corabrent  aujourd'hui  cette  belle  science,  quoiqu'elles  y  yré- 
vaillent  onoins  iqu'iea  flttathénatàque,  -et  marne  en  astronomie. 
En  concevant,  par  «maple,  l'optique  ou  llaooustiqne  -ooiome 
préparant  l'étude  ibîcfagique  de  la  vision  «u>de  l'-auditionat  de 
la  jfckooation,  on  y  consacre- (toute*  les  «péouliikaas  vraiment 
intéressantes,  et  même  on  y  provoque  y  à  .plusieurs  égards* 
d'importants  progrès.  D'ailleurs,:  ootte  culture  «encyclopédique 
dissipera  seule  de  .graves  illusions  actuelles,,  oil,  faute  de  ce 
point  de  we,  nos  physiciens  attribuent  une  réalité  objective  à 
des  pbéaomènee^aeatieUûHientsubjeestiitfs,  Telsjontpeutr&tre 
la  plupart  de  ceux  qwi  coftceaneat  Jes  prétendues  interférences 
optiques  ou  les  oreisameiitfl  analogues  en  acoustique.  Mieux  on 
appréciera  cette  discipline  philosophique,  plus  on  sentira  com- 
bien elle  est  .favorable,  «uxvvais  progresse  la  physique,  en  y 
écartant  seulement  les  puérilités  académiques?  désonmais  aussi 
dépourvues  d'efficacité  logique  que  d'utilité  scientifique.  C-est 
ainsi  que  cette  grande  «cienœ  peut  être  .dignement  exposée 
dans  les  quarante  leçons  philosophiques  que  lui  consacre  la 
troisième  année  de  l'éducation  positiviste. 

Son  importance  fdçgmaiique  ne,«aurait  pourtant  .rester. exac- 
tement au  niveau  de  son  office  historique.  Car,  elle  a  influé 
sur  l'ensemble  de  la  préparation  moderne  au  delà  de  sa  vraie- 
portée  encyclopédique.  J'ai  déjà  expliqué  la  marche  nécessaire 
qui  plaça  son  essor  distinct  4près  celui  de  toutes  les  autres 
sciences  préliminaires.  Dès  lors,  il  dut  coïncider  avec  la  pre- 
mière ébauche  des  vraies  vues  •  encyclopédiques,  qui,  aupara- 
vant impossibles,  fautade  bases.auQlsantes,  purentainsi.-surgir 


532  SYSTÈME  DE  F0U11QCE  POSITIVE. 

à  travers  la  culture  dispersée.  Cette  coïncidence  mal  appréciée 
fit  nécessairement  attribuer  à  la  physique  plus  d'aptitude  philo- 
sophique que  n'en  comporte  une  telle  science.  L'état  normal  de 
la  philosophie  naturelle  ne  saurait  conserver  aucune  trace  de 
ce  grand  incident  historique,  dû  seulement  à  une  situation  ex- 
ceptionnelle. 

Pour  achever  de  caractériser  la  systématisation  finale  de  la 
mologie,  il  me  reste  à  considérer  son  dernier  élément 
relatif  aux  divers  phénomènes  de  composition  et  de  décomposi- 
tion, qui  constituent  le  mode  le  plus  spécial  et  le  plus  compliqué 
de  l'existence  inorganique. 

L'importance  réelle  de  cette  étude,  inversement  à  la  précé- 
dente, est  moins  logique  que  scientifique.  Car  la  méthode  posi- 
tive n'y  fait  aucun  nouveau  pas  général,  et  se  borne  à  y  déve- 
lopper davantage  les  différents  procédés  inductifs  constitués  par 
la  physique.  Seulement,  la  complication  supérieure  des  spécu- 
lations chimiques  y  fait  mieux  ressortir  la  nature  et  la  destina- 
tion de  l'induction,  en  laissant  une  moindre  influence  à  la  déduc- 
tion, alorsdégagée  irrévocablement  deses formes  mathématiques 
initiales.  Dans  ce  passage  de  la  physique  à  la  chimie,  l'esprit 
sent  avec  plus  d'évidence  que  la  logique  pleinement  positive 
doit  être  moins  déductive  qu'inductive.  Car  on  n'induit  jamais 
que  pour  déduire;  tandis  que  la  déduction  prolongée  fait  sou- 
vent méconnaître  l'induction  d'où  elle  émane  toujours.  Le  con- 
traste actuel  entre  les  géomètres  et  les  chimistes  permet  même 
d'apprécier  la  réaction  morale  de  ces  diversités  intellec- 
tuelles. 

Outre  la  sécheresse  inhérente  à  toute  occupation  où  le  cœur 
a  trop  peu  de  part,  les  travaux  scientifiques  tendent  spéciale- 
ment à  développer  l'orgueil,  en  disposant  à  une  appréciation 
exagérée  du  mérite  individuel.  Ce  double  danger  naturel  ne 
peut  être  assez  contenu  que  par  une  vraie  discipline  religieuse, 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      533 

qui  fasse  toujours  prévaloir  dignement  l'esprit  d'ensemble  et  le 
sentiment  social.  Il  s'étend  et  s'aggrave  de  plus  en  plus  dans 
l'anarchie  actuelle.  Mais,  en  déployant  ces  ravages  moraux,  le 
régime  académique  manifeste  aussi  leur  inégale  influence  sur 
les  diverses  classes  de  savants,  qui  s'en  trouvent  d'autant  moins 
affectés  que  leurs  études  se  rapprochent  davantage  du  but  né- 
cessaire de  l'évolution  positive.  Or  cette  incontestable  diffé- 
rence, déjà  sensible  entre  les  diverses  sciences  cosmologiques, 
tient  à  la  fois  aux  méthodes  et  aux  doctrines.  D'abord,  les 
études  supérieures  font  mieux  sentir  que  les  inférieures  la  des- 
tination finalement  sociale  de  toutes  nos  saines  spéculations,  et 
même  le  seul  point  de  vue  vraiment  universel  que  comportent 
nos  conceptions  positives.  Mais,  par  une  réaction  plus  cachée, 
leur  propre  caractère  logique  restreint  davantage  ces  dangers 
moraux,  en  faisant  prévaloir  graduellement  l'induction  sur  la 
déduction.  En  effet,  c'est  surtout  celle-ci  qui  excite  l'orgueil 
scientifique,  par  des  conceptions  que  chaque  esprit  croit  tirées 
de  lui-même,  sans  apprécier  le  concours  extérieur.  Au  con- 
traire, l'induction  rappelle  toujours  une  source  objective,  et 
même  une  certaine  coopération  sociale.  C'est  principalement 
dans  les  études  déductives  que  règne  aujourd'hui  l'usage,  non 
moins  irrationnel  qu'immoral,  d'enseigner  chaque  science  sans 
aucune  indication  historique,  comme  si  celui  qui  l'expose  l'a- 
vait  entièrement  créée.  Tous  ces  vices  de  la  culture  académique 
seront  essentiellement  rectifiés  par  le  régime  encyclopédique. 
Mais  l'état  le  plus  normal  permettra  néanmoins  de  sentir  tou- 
jours que  les  dangers  moraux  du  travail  scientifique  tiennent 
davantage  à  la  déduction  qu'à  l'induction.  Quoique  cette  diffé- 
rence naturelle  se  manifeste  déjà  quand  on  aborde  la  cosmo- 
logie terrestre,  elle  se  trouve  aujourd'hui  trop  dissimulée,  en 
physique,  par  les  usurpations  algébriques.  C'était  donc  envers 
la  chimie  que  je  devais  en  indiquer  l'appréciation  générale, 


534  stoiAme  de  rournora  positive. 

rendue  maintenant  si  sensible  d'après  l'iroationneUe  dispersion 
des  travaux  scientifiques. 

Dans  sa  constitution  finale,  cette  science  ne  bornent  point 
son  efficacité  logique  à  mieux  développer  les  procédés  indue- 
tifs  propres  à  la  première  moitié  de  la  cosmologie  terrestre*  8a 
nature,  éminemment  intermédiaire  entre  l'étude  du  inonde  et 
celle  de  la  vie,  lui  permettra  aussi  d'ébaucher  ceux  qui  appar- 
tiennent à  la  biologie.  Le  troisième  volume  de  mon  Traité  phi* 
losophique  a,  depuis  longtemps,  indiqué  combien  la  vraie  phi- 
losophie chimique  peut  être  radicalement  perfectionnéepar  une 
heureuse  introduction  de  la  méthode  comparative  et  de  k 
théorie  taxonomique.  Ce  double  progrès  capital  de  la  logique 
positive,  quoique  essentiellement  dû  àJa  biologie,-convieataussi, 
à  un  moindre  degré,  envers  la  chimie  elle-même,  qui,  dans 
l'éducation  encyclopédique,  en  offrira  la  première  manifestation 
distincte.  Depuis  que  cette  science  a  pris  un  essor  caractéristi- 
que, elle  a  spontanément  réalisé  la  condition  objective  d'une 
telle  induction  supérieure,  en  présentant,  à  beaucoup  d'égards, 
des  groupes  vraiment  naturels,  surtout  pour  l'étude  des  sels. La 
chimie  ne  reste  encore  privée  de  cette  logique  comparative, 
malgré  une  formelle  invitation  philosophique,que  d'après  Tirra» 
tionnelle  préparation  des  chimistes  actuels,  non  moins  étran- 
gers aux  sciences  supérieures  qu'aux  inférieures.  Sa  culture  en- 
cyclopédique initiera  donc  l'esprit  positif  à  ce  troisième  mode 
inductif,  qui  déjà  convient  à  la  vraie  nature  de  ses  phénomènes, 
assez  compliqués  pour  en  exiger  l'emploi  essentiel,  et  cependant 
assez  simples  pour  en  comporter  l'institution  spontanée.  Mais, 
outre  que  l'origine  historique  d'un  tel  procédé  ne  pouvait  éma- 
ner de  la  chimie,  son  appréciation  dogmatique  ne  saurait  être 
complète  qu'en  biologie,  seule  science  où  ses  conditions  fonda- 
mentales deviennent  pleinement  appréciables.  La  chimie  en  of- 
frira seulement  l'ébauche  naturelle,  comme  l'astronomie  envers 


INTRODUCTION  TOtHUlOWXAtE.  r- CHAflIBE  DEUXIÈME.      635 

le  premier  mode  d'induction,  fui  .pourtant  ne  ce  développe 
assez  qu'en  physique. 

Ainsi,  les  principales  ressources  de  la  logique  chimique  ré- 
sultent nécessairement  de  ses  heureux  emprunts  aux  deux 
sciences  adjacentes.  Cependant,  elle  semble  avoir  spécialement 
participé  à  l'élaboration  fondamentale  de  la  méthode  positive, 
•en  suscitant  seule  l'essor  décisif  des  nomenclatures  systémati- 
ques. Les  phénomènes  plus  généraux  sont  à  la  fois  trop  uni- 
fermes  pour  comporter  un  tel  artifice  et  trop  simples  pour 
l'exiger.  Quelque  grossière  que  soit,  par  -exemple,  la  .nomen- 
clature astronomique,  encore  empreinte  de  polythéisme  et 
même  de  fétichisme,  on  ne  doit  attacher  aucune  haute  impor- 
tance à  sa  rectification  méthodique,  qui  d'ailleurs  serait  facile* 
Au  contraire,  les  analogies  chimiques  offrent  à  la  fois  assez  de 
variété  et  de  complication  pour  qu'un  tel  secours  y  devienne 
pleinement  convenable.  Il  a,  en  effet,  toujours  secondé  leur 
-évolution  caractéristique.  La  construction  systématique  «dont 
Guyton-Morveau  fut  le  principal  auteur  ne  fit,  à  cet  égard,  que 
rectifier  heureusement  et  mieux  développer  la  suite  naturdile 
des  usages  antérieurs,  en  utilisant  davantage  l'ensemble  des  no- 
tions acquises.  Comme  tout  autre  procédé  logique,  ce  mode 
auxiliaire  ne  peut  être  bien  apprécié  qu'en  l'étudiant  à  sa  source 
réelle.  Mais  cette  incontestable  propriété  des  études  chimiques 
ne  doit  pas  dissimuler  leur  faible  aptitude  à  perfectionner  l'en- 
aambie  de  la  méthode  positive.  Car  un  tel  procédé,  quoique 
-général  en  lui-même,  ne  comporte  une  haute  efficacité  qu'en- 
vers les  études  d'où  il  émane.  Si  la  simplicité  des  précédentes  l'y 
jrnnd  superflu,  la  complication  des  suivantes  l'y  laisserait  insuffi- 
eant.  Borné  à  caractériser  Ja  composition  des  substances,  unique 
ohj^essentieldesBpéculaiionschimiques^ilcdnvientpleinement 
A  leur  essor  rationnel,  que  presque  seul  il  préserve  aujourd'hui 
du  pur  empirisme.  Mais,  au  delà,  la  profonde  diversité, des 


536  SYSTÈME  DE  POUTIQCE  POSITIVE. 

aspects  scientifiques  interdit  d'en  espérer  ancon  succès  vraiment 
capital.  Les  principales  tentatives  biologiques  inspirées,  à  cet 
égard,  par  une  aveugle  imitation,  n'ont  guère  abouti  qu'à  pro- 
curer une  importance  factice  à  des  réformes  presque  puériles. 
On  peut,  du  moins,  assurer  que  la  chimie  ne  saurait  jamais 
rendre  ainsi  à  la  biologie  un  service  aucunement  équivalent  i 
celui  qu'elle  en  recevra  d'après  une  saine  importation  de  la  lo- 
gique comparative.  Les  mêmes  motifs  naturels  qui  procurent 
tant  d'importance  aux  nomenclatures  systématiques  envers  l'en- 
semble des  études  chimiques,  y  bornent  aussi  la  haute  efficacité 
d'un  tel  procédé.  Il  restera  toujours  encore  plus  limité  à  ce  do- 
maine initial  que  l'expérimentation  ne  l'est  à  sa  source  phy- 
sique. 

La  chimie  ne  put  donc  avoir  aucune  part  spéciale  à  l'essor 
fondamental  de  la  logique  inductive.  Quant  à  la  logique  déduc- 
tive,  son  principal  siège  se  trouve  nécessairement  dans  la 
science  mathématique,  qui  en  élabore  pleinement  tous  les  pro- 
cédés caractéristiques.  Leur  uniformité  naturelle  ne  permet,  à 
cet  égard,  aux  études  plus  élevées,  d'autre  participation  réelle 
que  de  faire  graduellement  apprécier  la  difficulté  de  déduire  à 
mesure  que  les  spéculations  se  compliquent.  Mais  la  marche  et 
le  mode  des  déductions  y  restent  toujours  les  mêmes,  comme 
tenant  seulement  à  notre  intelligence,  et  nullement  aux  objets 
quelconques  de  nos  méditations  continues.  Cet  accroissement 
nécessaire  des  difficultés  rationnelles  devient  déjà  très-sensible 
envers  les  conceptions  chimiques.  Aussi  y  procure-t-il  un  véri- 
table mérite  à  des  opérations  dcductives  qui,  dans  une  étude 
plus  simple,  auraient  peu  de  valeur  logique.  Par  exemple, 
Ritter  est  justement  immortalisé  pour  avoir  déduit,  de  la  per- 
manence de  neutralité  déjà  remarquée  après  les  doubles  dé- 
compositions salines,  l'heureuse  conséquence,  jusqu'alors 
inaperçue,  qui  devint  le  point  de  départ  de  toute  la  chimie 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      537 

numérique.  Outre  l'importance  scientifique  du  résultat,  une 
telle  opération  logique  tire  son  prix  essentiel  de  la  difficulté 
d'accomplir,  envers  des  notions  aussi  compliquées,  une  déduc- 
tion qui  serait  à  peine  notée  en  mathématique. 

Ces  divers  motifs  indiquent  assez  que  la  valeur  théorique  de 
la  chimie  concerne  réellement  les  doctrines  qu'elle  établit,  et 
non  les  méthodes  qu'elle  élabore.  Mais,  à  ce  titre,  elle  consti- 
tue certainement  la  moitié  la  plus  caractéristique,  et  même  la 
plus  importante,  de  la  cosmologie  terrestre. 

D'abord,  la  chimie  termine  l'appréciation  fondamentale  de 
l'existence  inorganique,  en  étudiant  son  mode  le  plus  intime 
et  le  plus  varié.  Le  premier  couple  des  sciences  cosmologiques 
réduit  l'activité  matérielle  à  ses  manifestations  les  plus  simples 
et  les  plus  universelles.  En  physique,  ces  changements  de  forme 
et  de  position  se  lient  à  des  mutations*  plus  profondes  et  plus 
spéciales  dans  la  constitution,  surtout  extérieure,  des  corps 
quelconques;  toutefois,  elles  n'y  affectent  jamais  que  l'état  et 
non  la  substance.  Celle-ci  est,  au  contraire,  toujours  altérée 
dans  les  événements  chimiques,  qui  nous  dévoilent  un  genre  et 
un  degré  d'énergie  que  rien  n'indiquait  auparavant.  L'activité 
inorganique  s'y  montre  la  plus  rapprochée  possible  de  la  spon- 
tanéité vitale,  dont  notre  raison  eut  tant  de  peine  à  la  distin- 
guer nettement.  En  même  temps  que  plus  profonde,  elle  y  de- 
vient aussi  plus  spéciale.  Tandis  que  les  propriétés  physiques 
n'offrent  jamais  que  des  différences  de  degré,  les  affections  chi- 
miques indiquent  toujours  la  diversité  matérielle,  que  la  méta- 
physique ne  put  y  dissimuler  longtemps.  Elles  offrent  pourtant 
ce  caractère  d'universalité  qui  sépare  profondément  la  cosmo- 
logie de  la  biologie.  Tous  les  corps,  en  effet,  y  participent  à 
un  degré  quelconque.  Mais,  outre  que  leur  manifestation  est 
toujours  spéciale  dans  chaque  substance,  elle  y  exige  aussi  un 
concours  de  conditions  extérieures,  qui  resterait  souvent  impos- 


538  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

sible  sans  l'intervention  humaine»  Aussi  l'activité  chimique, 
quoique  vraiment  générale,  ne  peut  jamais  être  permanente. 
Les  agents  physiques  la  secondent  puissamment  quand  leur  in- 
tensité dépasse  les  limites  qui  conviennent  à  la  science  précé- 
dente. Hais  ils  sont  loin  de  la  produire  ;  on  y  a  souvent  exagéré 
leur  influence,  même  celle  de  la  chaleur,  et  surtout  de  l'élec- 
tricité. Quand,  par  exemple,  une  simple  étincelle  semble  dé- 
terminer une  forte  combinaison  gazeuse,  ce  stimulant  secon- 
daire n'a  pu  réellement  que  faciliter  et  hâter  une  action 
essentiellement  due  aux  substances  correspondantes,  qui  l'au- 
raient plus  tard  développée  spontanément.  Quoique  nos  fluides 
métaphysiques  nous  fassent  encore  méconnaître  souvent  la  vé» 
ritable  activité  matérielle,  ses  effets  chimiques  sont  trop  pro- 
noncés pour  la  déguiser  longtemps  aux  intelligences  déjà  af- 
franchies du  pur  régime  des  entités. 

L'esprit  positif  fit  donc  un  pas  vraiment  capital  en  étendant 
à  de  tels  phénomènes  le  dogme  fondamental  des  lois  naturelles, 
borné  d'abord  à  l'existence  mathématique.  Ce  progrès  décisif 
fut  surtout  dû  à  la  nature  si  modifiable  des  événements  chimi- 
ques, mieux  accessibles  à  notre  intervention  que  tous  les  autres 
effets  inorganiques.  Sans  cette  coïncidence  nécessaire,  leur 
complication  supérieure  les  eût  laissés  beaucoup  plus  longtemps 
sous  l'empire  initial  des  volontés  surnaturelles.  On  commence 
à  sentir  là  que,  en  passant  à  de  plus  éminents  phénomènes, 
notre  raison  compense  la  difficulté  de  prévoir  par  la  facilité  de 
modifier,  qui  n'est  guère  moins  efficace  pour  nous  dégager  du 
joug  théologique  ou  métaphysique,  et  nous  préparer  au  régime 
positif.  Cette  aptitude  modificatrice  se  manifeste  nécessairement 
dans  les  études  chimiques,  puisque  la  plupart  des  phénomènes 
y  ont  une  source  artificielle,  qui  souvent  y  fait  exagérer  la  vraie 
part  logique  de  l'expérimentation. 

Toutefois,  l'importance  pratique  d'un  tel  pouvoir  surpasse 


INTRODUCTION  PONDàMBNVALB» — CHAWTaK  DEUXIÈME.      539 

beaucoup  son  efficacité  théorique;  car  la  chimie  constituera 
toujours,  et  **èmede  plus,  en  plus,  la  principale  base  mathé- 
mtéiquer  de  notre  providence  matérielle.  J'ai  déjà  caractérisé 
sa  tendance  à  perfeetiooner  ainsi  notre  éducation  normale,  en 
joignent  le  sentiment  du  progrès  à  celui  de  Pordre,  seul  déve- 
loppé d'abord  par  la  philosophie  naturelle.  Son  étude  trop  ex- 
clusive deviendrait  bientôt  dégradante,  en  faisant  prévaloir  nos 
{rites  grossier»  instinct*.  Mais*  la  culture  encyclopédique  corri- 
gera facilement  cette  disposition  académique,  en  représentant 
toujours' ee  progrès  matériel  comme  le  premier  degré  néces- 
saire du  perfectionnement  humain,  qui  consiste  surtout  dans  le 
progrès-  moral. 

.  Cette  eonnexité  naturelle  de  la.  chimie  avec  l'ensemble  de 
notre  industrie  lia  constamment  son  essor  historique  à  celui  de 
la  sociabilité.  Sous  la  théocratie  initiale,  qui  favorisa  surtout 
les  avt»  techniques,  leur  culture  empirique  fit  déjà  surgir  quel- 
ques essais  sacerdotaux  de  philosophie  hermétique.  Mais  ces 
premier*  germes  de  chimie  furent  ensuite  comprimés  longtemps 
par  la  prépondérance  nécessaire  de  l'activité  militaire,  qui  alors 
eacovurageait  seulement  les  inventions  mécaniques,  en  laissant 
aux  esclaves  l'élaboration  des  substances.  C'est  pourquoi  les 
études  chimiques  ne  purent  acquérir  une- vraie  consistance  qu'au 
moyen»  âge,  quand  lia  vie  industrielle  prévalut  enfin  chez  les 
serfs  affranchis.  Depuis  ce  réveil  décisif,  leur  essor  a  toujours 
suivi  et  secondé  celui  des  principale*  industries,  qui  ne  cessera 
jamais  d'y  régler  le  cours  des  travaux  spéciaux. 

La  destination  scientifique  de  la  chimie  ne  consiste  pas  seu- 
lement à  compléter  la  cosmologie,  en  appréciant  la  plus  intime 
existence  du  mifieu  terrestre.  Elle  n'offre  pas  moins  d'impor- 
tance pomr  préparer  la  biologie*  dont  les  notions  les  plus  fon- 
damentales resteraient  nécessairement  inintelligibles  sans  un 
tel  préambule. 


Tai  déjà  signalé,  à  ce  titre,  l'influence  hîstoriqne  do  U 
chimie  wr  la  mémorable  constitution  eneyclop  édiqns  fi  pré- 
valut dès  la  lin  do  moyen  âge.  Cette  nouvelle  sôencoen  fanait 
le  nond  principal,  enyétihlisssnt  unotransitîonijiléBBSliqno 
de  l'astronomie  à  la  biologie.  Elle  cunsertma  toujuniu  urne 
semblable  aptitude  dans  révolution  dogmatique.  Sea 
menée  y  earactériteront  ions  cesse  une  activité 
médiaire  entre  cdle  que  nous  manifestent  les 
qui  est  propre  aux  corps  vivants.  La  chimie  peut  senle 
mettre  nne  étude  rationndle  de  l'existence  végétative, 
quelle  repose  l'animalité,  et  même  l'humanité.  Son  intervention 
fondamentale  y  devient  doublement  indispensable,  soitpeo 
apprécier  le  milieu  correspondant,  soit  d'après  les  lois  géné- 
rales des  diverses  combinaisons.  En  outre,  l'influence  encyclo- 
pédique de  la  chimie  prépare  déjà  l'esprit  positif  ans  habi- 
tudes biologiques,  en  faisant  surgir  un  premier  sentmasnt 
systématique  de  la  hiérarchie  des  existences  naturelles.  Cette 
tendance  s'y  manifeste  aussitôt  que  Ton  considère  son  ensemble 
comme  succédant  à  l'astronomie  et  à  la  physique.  Une  telle 
succession  indique,  en  effet,  dans  l'activité  purement  inorga- 
nique, une  progression  analogue  à  celle  qui  doit  ensuite  ca- 
ractériser la  spontanéité  vitale,  d'abord  seulement  végétative 
ou  de  nutrition,  puis  animale  ou  de  relation,  et  enfin  humaine 
ou  sociale.  Sans  doute,  la  série  cosmologique  ne  comporte 
aucunement  les  nombreux  intermédiaires  qui  appartiennent  à 
chaque  mode  fondamental  de  l'existence  supérieure.  Mais,  en 
se  bornant  aux  trois  degrés  essentiels  de  l'existence  inférieure, 
d'abord  mathématique,  puis  physique,  et  enfin  chimique,  on 
ne  peut  y  méconnaître  une  gradation  hiérarchique  analogue  à 
celle  de  la  vie.  Car,  chacun  d'eux  modifie  le  précédent,  tout  en 
s'y  subordonnant,  comme  dans  les  divers  états  organiques. 

A  tous  les  titres  essentiels,  la  chimie  constitue  donc  une 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      541 

science  plus  élevée  que  la  physique,  dont  la  principale  desti- 
nation consiste,  au  fond,  à  lui  fournir  une  indispensable  intro- 
duction.  Mais  le  besoin  d'une  telle  base  suffit  pour  subordonner 
l'essor  rationnel  de  la  chimie  à  celui  de  la  physique.  La  diffi- 
culté, trop  oubliée  aujourd'hui,  de  séparer  assez  deux  études 
aussi  voisines  devint  la  principale  source  historique  du  long 
retard  qu'éprouva  l'évolution  des  théories  chimiques  depuis 
leur  naissance  scolastique*  Car,  leur  rationalité  ne  pouvait 
surgir,  même  à  l'état  métaphysique,  qu'après  l'avènement  dis- 
tinct des  principales  doctrines  physiques,  qui  dut  rester  insuffi- 
sant jusqu'au  siècle  dernier. 

Quoique  la  chimie  conserve  nécessairement,  comme  les 
autres  sciences  cosmologiques,  le  caractère  de  simple  intro- 
duction à  la  seule  science  finale,  l'esprit  y  sent  déjà  l'appro- 
che du  véritable  terme  général  de  nos  spéculations  positives. 
Cette  transition,  inhérente  à  la  nature  de  ses  recherches,  se 
manifeste  même  dans  leur  élaboration  logique.  Malgré  l'empi- 
risme académique,  le  calcul,  encore  trop  influent  en  phy- 
sique, n'exerce  aujourd'hui,  en  chimie,  qu'un  office  subal- 
terne. L'analyse,  qui  jusque-là  dominait,  accueille  ici  la 
synthèse,  qui  plus  loin  prévaudra.  Un  sentiment  continu  de  la 
destination  pratique  de  toute  saine  théorie  y  contient  mieux 
qu'ailleurs  l'orgueil  scientifique.  A  tous  égards,  la  religion 
finale  se  trouve  donc  plus  disposée  que  la  religion  initiale  à 
investir  la  chimie  d'un  caractère  sacré,  comme  directement 
liée  à  l'existence  et  à  l'activité  matérielles  du  Grand-Être.  Cette 
science  comporte  même  une  facile  subordination  au  principe 
d'amour  qui  doit  toujours  diriger  nos  travaux  quelconques.  Il 
suffit  d'y  attribuer  une  direction  sociale  à  la  puissance  maté- 
rielle qu'elle  développe,  et  qui  trop  longtemps  y  fut  rattachée 
aux  instincts  personnels. 

Avant  l'indication  directe  de  sa  constitution  normale,  je  dois 

39 


542     .  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  FOSTTIVE. 


compléter,  envers  ce  dernier  élément  de  la  cosmologie,  uae 
importante  explication  philosophique,  ci-dessus  introduite  peur 
le  premier. 

En  caractérisant  la  vraie  mathématique,  j'ai  posé  la  règle  en- 
cyclopédique qui  déterminera»  dans  le  régime  final,  l'extension 
dogmatique  de  chaque  science  préliminaire,  toujours  réduits  à 
préparer  la  science  suivante.  Le  lecteur  a  dû  sentir  ensuite 
qu'un  tel  champ  systématique  se  trouve  partout  aasex  large 
pour  embrasser  spontanément  toutes  les  grandes  notions  spé- 
ciales, tant  logiques  que  scientifiques.  On  a  pu  reconnaître 
aussi  que  cette  discipline  religieuse  n'est  pas  seulement  dfffitiaéft 
à  hâter  l'avènement  didactique  et  à  faciliter  l'ascendant  normal 
de  l'unique  science  qui  soit  vraiment  finale.  Elle  doit,  en  outre, 
anoblir  les  études  partielles  et  seconder  leurs  principaux  pro- 
grès, en  y  remplaçant  une  routine  diepersive  par  la  culture  en- 
cyclopédique. 

Quelque  rationnelle  que  devienne  l'initiation  dogmatique, 
elle  sera  toujours  assujettie  d'abord,  comme  l'évolution  histo- 
rique, à  un  régime  de  spécialité,  puisque  les  conceptions  régu- 
latrices n'y  surgiront  aussi  qu'à  la  fin.  Mais  ce  régime  néces- 
saire doit  être  encore  plus  provisoire  pour  l'individu  que  pour 
l'espèce.  Sa  prolongation  superflue  n'est  pas  moins  irrationnelle 
qu'immorale.  Car,  les  principales  théories  partielles  ne 
deviennent  pleinement  appréciables  que  dans  les  rapports  en- 
cyclopédiques. Même  en  mathématique,  l'étude  isolée  ne 
saurait  manifester,  par  exemple,  que  les  moindres  propriétés 
des  nombres.  Leurs  éminents  attributs  intellectuels  et  moraux, 
presque  oubliés  aujourd'hui,  sont  réservés  à  la  sociologie,  qui 
seule  doit,  à  cet  égard,  rectifier  et  compléter  les  anciens  pres- 
sentiments philosophiques.  En  général,  on  ne  peut  connaître 
profondément  chaque  science  que  d'après  ses  vraies  relations, 
statiques  et  dynamiques,  avec  l'ensemble  du  Grand-Être  d'où 


INTRODUCTION  POffDAtt&mUt.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      543 

elle  émane.  Les  véritables  théoriciens  doivent  donc  s'établir,  le 
plus  tôt  possible,  sur  ce  seul  domaine  normal,  tout  en  subis- 
sant la  nécessité,  logique  et  scientifique,  qui  le  place  à  l'extré- 
mité d'une  longue  et  pénible  avenue.  En  réservant  pour  cet 
état  définitif  tous  les  travaux,  cosmologiques  eu  biologique*,, 
qui  comportent  un  tel  ajournement,  on  traitera  chaque  grand-: 
problème  d'après  l'ensemble  de  nos  ressources  théoriques.  Où 
y  introduira  surtout  une  large  application  habituelle  de  la  mé- 
thode historique,  qui,  destinée  à  diriger  toutes  les  autres,  n'a» 
pu  encore  que  les  compléter  imparfaitement.  La  possibilité* 
d'employer  cette  logique  transcendante  marque  partout  le  vrai 
terme  philosophique  des  études  préparatoires.  Car,  ma  régie 
encyclopédique  équivaut  toujours  à  ne  cultiver  isolément  cha- 
que science  qu'autant  qu'il  le  font  pour  comprendre  son  his- 
toire. Dans  ce  régisse  final,  nos  théories  se  trouveront  mieux 
préservées,  non-seulement  des  divagations  oiseuses,  mais  aussi 
des  recherches  mal  conçues  ou  des  tentatives  prématurées,  qui 
absorbèrent  jusqu'ici  la  majeure  partie  des  grands  efforts  in- 
tellectuels. £n  effet,  ces  divers  avortements  proviennent  sur- 
tout de  ce  que  rien  ne  systématise  encore  le  choix  instinctif  de& 
travaux  scientifiques,  faute  de  connaître  les  lois  sociologiques 
qui  président  au  véritable  essor  de  nos  découvertes  quelcon- 
ques. Quand  la  culture  théorique  sera  ainsi  confiée  unique» 
ment  au  sacerdoce  de  l'Humanité,  les  développements  spéciaux 
s'y  trouveront  d'ailleurs  réduits  toujours  à  ce  qu'exigent  les- 
besoins  pratiques,  qu'on  s'abstiendra  sagement  de  trop  devancer,. 
même  en  sociologie.  Les  anticipations  indiscrètes  ou  hasardées 
qui  encombrent  les  sciences  actuelles  n'y  sont  réellement  dues 
qu'à  l'aveugle  ardeur  des  esprits  trop  exclusifs,  qu'une  irra- 
tionnelle préparation  empêche  de  varier  assez  leur  destination. 
En  comparant  les  trots  premières  applications  cosmologiques 
de  la  règle  précédente,  leur  succession  nous  indique  une  loi 


544  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

complémentaire,  aisément  explicable,  que  je  dois  ici  utiliser 
envers  la  chimie,  et  qui  ensuite  conviendra  surtout  à  la  biologie* 
On  aperçoit  ainsi  que  l'extension  proportionnelle  de  la  culture 
préparatoire  diminue  rapidement  à  mesure  qu'on  s'élève  dans 
la  hiérarchie  théorique,  d'après  la  généralité  décroissante  et 
la  complication  croissante  des  phénomènes  correspondants. 
Cette  diminution  résulte  nécessairement  du  concours  naturel 
de  deux  motifs  généraux,  l'un  scientifique,  l'autre  logique. 
Alors,  en  effet,  les  doctrines  se  rapprochent  davantage  du 
terme  commun  de  toutes  nos  spéculations  normales,  et  les 
méthodes  sont  mieux  élaborées  par  un  préambule  plus  complet» 
Pour  mesurer  la  rapidité  effective  d'un  tel  décroissement,  il 
faut  partout  regarder  le  régime  préliminaire  comme  terminé 
quand  il  commence  à  devenir  abusif,  au  point  de  contrarier  le 
véritable  progrès  théorique,  qu'il  fut  destiné  à  seconder.  On 
reconnaît  alors  que  cette  culture  provisoire  dut  persister,  en 
mathématique,  beaucoup  plus  longtemps  qu'ailleurs.  Car,  cette 
science  initiale  avait  à  construire  toute  la  vraie  logique  déduc- 
tive,  et  à  fonder  la  positivité  sous  l'ascendant  métaphysique; 
double  motif  de  s'isoler  davantage,  comme  le  permettait  l'in- 
dépendance de  son  domaine.  Sa  spécialisation  n'est  devenue 
vraiment  rétrograde  que  vers  le  milieu  du  siècle  dernier,  quand 
le  calcul  y  usurpa  une  prépondérance  indéfinie,  au  temps  même 
où  toutes  les  acquisitions  essentielles  s'y  trouvaient  accomplies. 
Il  faut  noter  que  la  méthode  historique  commença  dès  lors  à  s'y 
appliquer,  en  y  dirigeant  les  principales  méditations  de  l'incom- 
parable La  grange.  Cette  coïncidence,  qui,  d'après  ma  remarque 
antérieure,  n'est  aucunement  fortuite,  fournit  un  autre  moyen 
général  d'apprécier  la  durée  normale  de  l'évolution  prépara- 
toire. Les  deux  modes  concourent  à  montrer  combien  cette 
culture  indépendante  fut  moins  prononcée  et  moins  prolongée 
en  astronomie,  et  surtout  en  physique,  qu'elle  n'avait  dû  l'être 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      545 

en  mathématique.  Dans  ces  trois  sciences,  la  dégénération  aca- 
démique commença  presque  à  la  fois,  quand  toute  discipline 
philosophique  s'y  trouva  passagèrement  dissoute.-  Ainsi,  la 
grande  diversité  chronologique  de  leur  essor  distinct  y  mesure 
nettement  l'inégalité  de  l'âge  préliminaire. 

Sans  m'arrêter  davantage  à  ces  vérifications  décisives  d'une 
loi  incontestable,  je  dois  ici  rappliquer  surtout  à  la  chimie, 
qui  naturellement  la  manifeste  encore  mieux. 

Une  appréciation  exagérée  de  sa  principale  phase  fait  aujour- 
d'hui placer  trop  tard  la  naissance  systématique  de  cette  der- 
nière science  cosmologique.  Les  brillantes  découvertes  de 
Bergmann,  deLavoisier,  et  de  Gavendish,  font  trop  méconnaître 
Téminent  mérite  scientifique  et  la  haute  efficacité  logique  de 
l'impulsion  théorique  par  laquelle  Geoffroy,  Boêrhaave,  et 
Stahl  préparèrent  graduellement  ce  grand  résultat.  En  outre, 
on  exagère  beaucoup  la  vraie  supériorité  de  la  nouvelle  chimie, 
quand  on  lui  attribue  l'introduction  décisive  de  la  positivité 
rationnelle  dans  les  plus  hautes  études  inorganiques.  Le  calo- 
rique deLavoisier  n'est  guère  moins  métaphysique  que  le  phlo- 
gistique  de  Stahl.  Toute  l'amélioration  philosophique  consiste 
à  lui  avoir  assigné  un  moindre  office  en  le  réduisant  aux  acces- 
soires physiques  de  la  combustion,  dont  la  notion  chimique  est 
dès  lors  rapportée  à  l'oxygène;  tandis  que  l'ancien  fluide  gou- 
vernait indistinctement  les  deux  parties  de  ce  phénomène  fon- 
damental. Une  saine  appréciation  historique  montre  que  la 
chimie  systématique  naquit  réellement  quand  elle  devait  naître, 
c'est-à-dire  après  un  suffisant  essor  de  la  physique,  vers  la  fin 
de  la  première  génération  du  dix-huitième  siècle. 

Mais  cette  rectification  sociologique  n'altère  nullement  la 
vérification  frappante  que  fournit  la  chimie  envers  la  loi  ency- 
clopédique dont  il  s'agit  ici.  Quoique  son  état  scientifique  soit 
ainsi  reconnu  plus  ancien  qu'on  ne  le  croit  aujourd'hui,  il  est 


.'546  SYSTEM  DE  PÛU1KHTE  VOfHIWB. 

a9sez  récent  pour  constater  que  fa  dorée  normale  du  régime 
préparatoire  n'y  pot  mémo  atteindre  jusqu'à  xrn  «iècle  entier. 
Car,  il  y  a  maintenant  une  génération  que  cette  culture  spéciale, 
ai  admirable  pendant  la  génération  pnéoédente,  manifeste  de 
plus  en  plus  tous  les  symptômes  essentiel*,  tant  intellectuels 
que  moraux,  d'une  dégradation  académique  aussi  complète  que 
partout  ailleurs.  La  théorie  pneumatique  y  fut  détrônée  encore 
plus  rapidement  qu'elle  n'amaitdébruit  l'hypothèse phlogtstiq ne, 
mais  sans  y  engendrer,  comme  celle-ci,  un  autre  régime,  sauf 
le  règne  éphémère  de  l'électro-clnmie.  Son  mémorable  éclat 
•philosophique  ne  dora  point  au  delà  d'une  demi-génération. 
L'étude  directe  des  lois  fiandaaraatales  de  la  combinaison  y  dis- 
parut bientôt,  malgré  l'admirable  impulsion  de  Berthollet,  sons 
l'essor  exorbitant,  et  même  irrationnel  an  fond,  des  doctrines 
subalternes,  quoique  utiles,  relatives  à  la  composition  numé- 
rique. Cette  anarchie  y  fiât  de  plus  en  plus  prévaloir,  presque 
autant  qu'en  mathématique,  des  travaux  sans  but  et  sans  carac- 
tère, émanés  davantage  de  la  cupidité  que  de  l'orgueil.  La  noble 
.générosité  de  Cavendish  et  de  Levoisier  s'y  trouve  habituelle* 
ment  remplacée  par  une  avidité  presque  universelle,  plus  dé- 
gradante au  fond  que  les  mœurs  des  anciens  souffleurs,  faute 
•d'une  aussi  vaste  destination.  Quant  à  ht  dégénération  intellec- 
tuelle, elle  y  serait  assex  caractérisée  d'après  le  honteux 
abandon  où  s'y  trouve  passagèrement  tombé  l'ouvrage  vrai- 
ment fondamental  <Le  pi  as  grand  penseur  dont  la  chimie  puisée 
s'honorer.  Cette  prépondérance  philosophique  de  Berthollet 
n'est  guère  moins  méconnue  par  les  chimistes  que  celle  de 
La  grange  par  les  géomètres.  Son  juste  ascendant  n'a  pu  même 
régler  la  verve  empirique  des  nombreux  constructeurs  de  vaines 
formules  numériques.  La  seule  doctrine  qui  constitue  l'appa- 
rente systématisation  de  la  chimie  actuelle  se  trouve  ainsi  con- 
traire à  la  belle  théorie  de  ce  vrai  philosophe  sur  la  restriction 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      547 

nécessaire  des  proportions  définies  aux  coin  posés  exceptionnel- 
lement soustraits  à  la  continuité  naturelle  de  l'action  chimique. 
U  n'est  pas  inutile  d'ajouter  ici  que  le  facile  verbiage  hiérogly- 
phique ainsi  introduit  en  chimie  concourt  à  y  dégrader  le  ré- 
gime spéculatif,  en  y  secondant  le  charlatanisme  scientifique» 
Cette  dégradation  est  aujourd'hui  devenue  telle  que  la  plu- 
part des  chimistes  y  participent  sans  la  sentir,  faute  d'aucun 
véritable  type  théorique.  Ils  s'honorent  même  de  rester  étran- 
gers à  toute  vue  générale ,  pour  se  mieux  vouer  à  la  précision 
des  détails  ;  tandis  que  leurs  moindres  prédécesseurs  s'effor- 
çaient de  rattacher  tous  leurs  travaux  à  des  conceptions  philo- 
sophiques. 

D'après  cette  irrécusable  appréciation,  la  chimie  est  mainte* 
nant  la  partie  de  la  cosmologie  qui  exige  le  plus  une  vraie 
discipline  encyclopédique,  comme  manifestant  mieux  Tirration- 
nalité  définitive  de  la  culture  isolée,  qui  dut  y  moins  convenir 
qu'envers  les  autres  études  inorganiques.  Sa  constitution  nor- 
male ne  peut  se  développer  que  par  des  travaux  plus  difficiles 
et  plus  étendus,  destinés  à  y  construire  presque  toutes  les 
grandes  théories.  Mais  aussi  ce  début  actuel  de  doctrines  stables 
permet  d'assurer  que  cette  rénovation  y  sera  ensuite  accueillie 
sans  beaucoup  d'obstacles,  n'ayant  guère  à  y  surmonter  qu'un 
empirisme  peu  énergique,  dont  les  véritables  chimistes  vou- 
draient déjà  s'affranchir,  quoique  les  vrais  philosophes  puissent 
seuls  les  en  dégager. 

Ge  régime  philosophique  s'introduira  naturellement  en  chi- 
mie d'après  les  besoins  systématiques  qui  caractériseront,  plus 
qu'aucune  autre,  la  nouvelle  éducation  populaire.  Tout  ensei- 
gnement régulier  pousse  nécessairement  aux  vues  d'ensemble, 
et  fait  ressortir  les  lacunes  générales,  liais  cette  double  ten- 
dance conviendra  surtout  à  l'instruction  positiviste,  où  la  phi- 
losophie naturelle  sera  toujours  exposée  par  des  esprits  ency- 


548  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

clopédiques.  On  s'y  attachera  partout  à  concevoir  nettement 
l'ensemble  de  chaque  science  fondamentale,  le  caractère  propre 
et  l'enchaînement  rationnel  de  ses  diverses  parties  essentielles. 
Les  travaux  dispersifs  de  la  chimie  actuelle  n'y  trouveraient 
aucune  place.  Ils  y  devront  pourtant  fournir,  après  une  im- 
mense épuration  philosophique,  les  matériaux  nécessaires 
d'une  construction  normale.  Mais  celle-ci  pourra  seule  y  diriger 
ensuite  les  nouvelles  acquisitions  spéciales,  et  même  la  révision 
systématique  des  principales  études  antérieures.  Pour  qu'une 
telle  constitution  devint  possible,  il  suffisait  que  la  culture  pré- 
paratoire permit  aux  penseurs  d'apprécier  assez  la  nature  et  la 
composition  de  la  science  chimique.  Or,  cette  condition  préa- 
lable est  déjà  remplie  depuis  longtemps,  quand  on  sait  discerner 
les  notions  essentielles  au  milieu  des  travaux  irrationnels.  Les 
faits  spéciaux  sont  plus  multipliés  qu'il  ne  le  faut  pour  bien 
caractériser  l'ensemble  du  vrai  domaine  chimique,  et  même 
ses  principales  distributions.  Si  la  systématisation  n'a  point 
commencé  encore,  ce  n'est  pas  faute  de  matériaux  suffisants, 
mais  seulement  par  défaut  d'esprit  philosophique  et  d'impulsion 
sociale.  Comme  l'éducation  positiviste  va  naturellement  susciter 
bientôt  l'un  et  l'autre,  cette  importante  opération  ne  saurait 
tarder  beaucoup.  Les  lacunes  déterminées  qu'elle  devra  laisser 
d'abord  seront  ensuite  remplies  graduellement,  à  mesure  que 
l'exigeront  les  besoins  essentiels  de  la  biologie ,  et  môme  les 
grandes  applications  industrielles.  Cette  double  impulsion  per- 
mettra seule  aux  philosophes  de  bien  discerner,  parmi  les  dé- 
veloppements indéfinis  que  comporte  la  chimie  abstraite,  ceux 
qui  méritent  réellement  l'attention  humaine,  en  excluant  sans 
scrupule  les  divagations  oiseuses,  dont  le  domaine  y  est  néces- 
sairement beaucoup  plus  vaste.  Ainsi  conçue  et  cultivée,  cette 
grande  science  préliminaire  pourra  toujours  ôtre  dignement 
exposée  dans  les  quarante  leçons    hebdomadaires  que   lui 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      549 

consacre  le  programme  positiviste,  même  quand  de  sages 
spécialités  y  auront  assez  élaboré  les  diverses  théories  essen- 
tielles. 

Pour  diriger  une  telle  systématisation,  il  suffit  ici  de  caracté- 
riser rapidement,  d'abord  la  nature  scientifique  de  la  chimie, 
puis  son  institution  logique,  et  enfin  son  plan  général. 

L'irrationnalité  des  chimistes  actuels  est  d'autant  plus  frap- 
pante et  moins  excusable  qu'elle  forme  un  étrange  contraste 
avec  l'admirable  unité  que  comporte  spontanément  leur  science, 
dont  la  plusvulgaireexpositionnesaurait  dissimuler  la  tendance 
synthétique.  En  la  destinant  à  déterminer  les  propriétés  des 
composés  d'après  celles  des  composants ,  mon  Traité  philoso- 
phique lui  fournit,  depuis  longtemps,  une  définition  générale 
aussi  nette,  aussi  précise,  et  aussi  complète,  que  celle  de  la 
mécanique  abstraite,  qui  d'ailleurs  est  fort  analogue.  Car,  ce 
programme  fondamental  indique  aussitôt  la  vraie  nature  des 
problèmes  chimiques,  le  genre  de  succès  qu'ils  comportent,  et 
les  conditions  qu'ils  exigent.  11  y  caractérise  directement  la  pré- 
vision rationnelle,  qui  partout  constitue  l'attribut  décisif  du  vé- 
ritable esprit  scientifique.  Quand  même  ce  but  serait  rarement 
atteint,  sa  considération  habituelle  resterait  indispensable  pour 
diriger  la  pensée  chimique  et  apprécier  ses  vrais  progrès.  Le 
type  scientifique,  comme  l'idéal  esthétique  et  le  modèle  techni- 
que, remplirait  mal  son  principal  office,  s'il  n'était  point  assez 
supérieur  à  l'état  réel  ou  même  possible,  dont  pourtant  il  ne 
doit  pas  s'écarter  trop,  suivant  les  conditions  mathématiques  de 
toute  limite  proprement  dite.  Or,  une  telle  définition  de  la 
chimie  satisfait  certainement  à  ces  diverses  prescriptions  géné- 
rales. D'une  part ,  elle  est  évidemment  conforme  à  la  nature 
d'une  science  vouée  à  l'étude  rationnelle  des  phénomènes  de 
composition  et  de  décomposition.  En  même  temps ,  elle  n'y 
suppose  point  une  perfection  exagérée ,  puisque  son  but  s'y 


550  SYSTÈME  DE   POUTKJÏIK  POSITIVE. 

trouve  atteint  déjà  dans  quelques  eu  importants  ;  surtout  d'a- 
près la  belle  loi  de  Berthollet  sur  les  échangea  salins. 

Quant  à  l'institution  logique  de  la  chimie,  elle  exige  deux 
conditions  fondamentales,  naturellement  connexe  s, qui,  quoique 
méconnues  encore,  résultent  directement  de  sa  définition  systé- 
matique. Gomme  l'établit  mon  Traité  philosophique ,  ï)  faut, 
d'une  part,  que  la  chimie  forme  un  tout  homogène;  et,  d'une 
autre  part,  que  le  dualisme  y  préraille  toujours.  Mais,  quelque 
naturelles  que  doivent  ici  sembler  ees  conditions  indispensables, 
le  régime  encyclopédique  peut  seul  y  satisfaire,  et  la  culture 
académique  continuera  d'y  répugner,  même  en  reconnaissant 
leur  importance. 

Sous  le  premier  aspect,  il  n'y  a  plus  de  grave  difficulté  qu'en- 
vers la  prétendue  chimie  organique,  dont  la  dissolution  philoso- 
phique fera  prévaloir  aussitôt  l'homogénéité  spontanée  du  sys- 
tème chimique.  Cette  empirique  assemblage  de  recherches 
chimiques  et  d'études  biologiques  fournit  maintenant  le  prin- 
cipal aliment  du  charlatanisme  numérique.  Son  irrationnelle 
existence  n'offre  aujourd'hui  d'autre  compensation  involontaire 
que  de  faire  confusément  sentir  la  transition  encyclopédique 
propre  à  la  chimie ,  entre  la  cosmologie  et  la  biologie.  Haïs, 
malgré  cette  relation  philosophique,  l'instabilité  continue  des 
vraies  réactions  vitales  formera  toujours  un  contraste  fonda- 
mental avec  la  fixité  essentielle  des  simples  combinaisons  inertes, 
fui  constituent  le  seul  domaine  de  la  véritable  chimie.  L'indis- 
ueosnUe  réparation  normale  de  tels  désordres  scientifiques  s'é- 
tablira naturellement  sous  le  régime  encyclopédique,  pour  que 
U  vie  végétative  soit  convenablement  étudiée.  Car,  ce  domaine 
»  gotradidoirc  s'est  surtout  formé  parles  usurpations  graduelles 

icfctmiMes  sur  l'analyse  dos  fonctions  nutritives,  que  les  bîo- 

i  avaient  pu  i ns ti toerassea,  faute  d'une  suffisante pré- 

■  de  tels  empiétements,  il  se  réduî- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPRU  DEUXIÈME.      H51 

rait  à  des  composés  fixes,  dont  l'origine  quelconque  ne  saurait 
dissimuler  leur  analogie  essentielle  avec  les  substances  inorga- 
niques proprement  dites.  Mais  cette  irrationnelle  scission  chi- 
mique durera  jusqu'à  ce  que  la  véritable  science,  également  dé- 
livrée des  biologistes  et  des  cosmologistes,  passe  irrévocablement 
aux  mains  des  vrais  philosophes,  que  leur  caractère  encyclopé- 
dique préservera  de  toute  qualification  exclusive*  Néanmoins, 
la  plupart  des  chimistes  reconnaissent  déjà  qu'un  tel  schisme 
rompt  tous  les  rapprochements  principaux,  lion  premier  Traité 
en  a  d'ailleurs  écarté  directement  les  seuls  motifs  plausibles, 
en  prouvant  que  le  dualisme,  toujours  facultatif,  fournirait  un 
moyen  général  d'étendre  à  ces  composés  les  lois  numériques. 
C'est  pourtant  la  vicieuse  prépondérance  de  ces  lois  qui  déter- 
mine surtout  rattachement  involontaire  de  nos  chimistes  à  cette 
anarchique  division.  Mais  telle  est  la  puissance  secrète  des  con- 
ditions encyclopédiques  que  cette  simple  réforme  scientifique, 
quelque  urgente  qu'elle  soit,  ne  saurait  s'accomplir  sans  l'entière 
rénovation  de  notre  régime  intellectuel.  Dès  lors,  elle  se  trouve 
aussi  liée  à  la  prépondérance  universelle  du  vrai  sentiment  so- 
cial, seul' appui  suffisant  du  véritable  esprit  d'ensemble.  Tous  les 
lecteurs  judicieux  doivent  maintenant  sentir  cette  intime  soli- 
darité, qui  eût  semblé  paradoxale  si  je  l'avais  spécifiée  trop  tôt. 
La  seconde  condition  générale  de  la  saine  logique  chimique 
consiste  à  ramener  toutes  les  combinaisons  au  dualisme,  conçu 
désormais,  non  comme  une  loi  objective,  mais  comme  une  insti- 
tution subjective.  Depuis  que  mon  Traité  philosophique  à  direc- 
tement établi  cette  faculté  théorique,  aucune  objection  n'a 
et  pourtant  la  proposition  n'a  rien  produit,  quoique! 
tance  soit  évidente.  Cet  accueil  s'explique  aisément 
réforme  encore  plus  incompatible  que  la  précédais  amc  ia 
culture  préparatoire,  qui,  en  chimie,  est  moins  alnaànràr 
l'esprit  métaphysique  que  dans  le  reste  es  lacssasispa.  I»  s»- 


562  SYSTÈME  DE  F0UI1QUE  MOTIVE. 

gique  actuelle  des  chimistes  n'est  pleinement  positive  qu'au 
sujet  des  corps  simples,  qu'ils  se  bornent  à  déclarer  indécom- 
poeés,  sans  les  proclamer  indécomposables,  renonçant  ainsi  i 
toute  connaissance  absolue  sur  la  Traie  composition  des  sub- 
stances quelconques.  Mais»  malgré  ce  sage  début,  leurs  concep- 
tions habituelles  sont  encore  plus  affectées  de  métaphysique  que 
celles  de  nos  physiciens.  Il  est  vrai  que  l'aberration  des  fluides  ' 
ontologiques  semble  bornée  à  ceux-ci,  depuis  que  les  chimistes 
ont  écarté  le  phlogistique.  Mais  la  chimie  n'a  renoncé  à  la  quasi- 
entité  qui  lui  était  propre  qu'en  accordant  plus  d'ascendant  à 
celles  qui  lui  venaient  de  la  physique;  en  sorte  que  sa  logique 
y. a  peu  gagné.  Le  dernier  chimiste  éminent  attribuait  au  pré* 
tendu  fluide  électrique  une  prépondérance  plus  complète,  et  au 
fond  moins  excusable,  que  celle  de  l'ancien  phlogistique.  On  sait 
d'ailleurs  que  les  plus  grossières  entités  constituent  encore  le  fond 
journalier  des  explications  chimiques.  Les  physiciens  les  moins 
purgés  d'ontologie  n'offrent,  depuis  longtemps,  aucune  irra- 
tiohnalité  comparable  à  celle  de  l'affinité  prédisposante,  tant 
employée  en  chimie,  même  par  le  grand  Berthollet. 

De  telles  inconséquences  vérifient  combien  la  culture  spé- 
ciale est  incapable,  sans  impulsion  philosophique,  d'affranchir  ' 
irrévocablement  la  science  du  joug  métaphysique.  En  repous- 
sant aveuglément  toute  nouvelle  discipline  générale,  les  savants 
modernes  tendent  involontairement  à  rétablir  celle  qu'ils 
croyaient  avoir  brisée  à  jamais.  Car,  l'orgueilleuse  anarchie 
qu'ils  rêvaient  ne  saurait  être  durable.  Tous  leurs  efforts  par- 
tiels ne  comportaient  philosophiquement  qu'une  réaction  cri* 
tique  et  passagère,  discréditant  le  régime  métaphysique,  mais 
sans  pouvoir  le  remplacer,  ni,  par  conséquent,  l'abolir  entière- 
ment. Chaque  science  préliminaire,  ainsi  dégénérée  en  une 
vaine  et  incohérente  érudition,  ne  peut  plus  être  préservée 
d'une  dissolution  totale  que  par  l'universel  ascendant  de  la 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      553 

science  finale,  faisant  partout  prévaloir  définitivement  le  régime 
relatif  sur  le  régime  absolu,  dont  l'office  provisoire  est  terminé. 

Le  dualisme  chimique  rappelle  naturellement  ces  considéra- 
tions générales,  déjà  familières  à  mes  lecteurs.  Car,  la  chimie 
ne  peut  plus  faire  aucun  pas  essentiel  sans  cette  institution  fon- 
damentale, qui  pourtant  ne  peut  s'y  établir  que  par  la  culture 
encyclopédique.  La  répugnance  au  dualisme  universel  résulte 
surtout  de  ce  qu'on  y  voit  une  loi  naturelle  au  lieu  d'un  simple 
artifice  logique.  Or,  cette  tendance  à  prendre  le  subjectif  pour 
l'objectif  tient  ici,  comme  partout  ailleurs,  aux  prétentions 
absolues.  Quand  on  aura  pleinement  renoncé  à  connaître  l'in- 
time constitution  des  corps,  à  la  fois  impénétrable  et  oiseuse, 
on  sentira  directement  que  la  chimie  relative  est  toujours  auto- 
risée à  traiter  de  binaire  une  combinaison  quelconque.  Car,  il 
suffit  de  distinguer  assez,  soit  pour  l'analyse  ou  la  synthèse, 
les  deux  modes  naturels  de  composition,  l'un  immédiat,  l'autre 
élémentaire,  admis  par  tous  les  chimistes.  Une  substance  for- 
mée de  plus  de  deux  corps  simples  peut  toujours  être  conçue 
résulter  d'une  combinaison  purement  binaire,  dont  les  maté- 
riaux seraient  eux-mêmes  assujettis,  une  ou  plusieurs  fois,  à 
de  semblables  décompositions.  Déjà  les  chimistes  ont  introduit 
d'heureux  artifices,  surtout  numériques,  pour  représenter  ainsi 
la  composition  élémentaire  des  substances  réputées  ternaires  ou 
quaternaires.  Mais  on  peut  philosophiquement  garantir  que 
toutes  les  réactions  vraiment  appréciables  comportent  aussi  une 
telle  interprétation. 

Au  fond,  cette  manière  de  philosopher  ne  choque  fortement 
les  habitudes  actuelles  qu'en  obligeant  à  regarder  comme  igno- 
rée jusqu'ici  la  vraie  composition  immédiate  des  substances  qui 
ne  sont  pas  encore  dualisées.  Leur  dualisation  normale  susci- 
tera ainsi  un  nouvel  ordre  d'élaborations,  à  la  fois  rationnelles 
et  expérimentales,  pour  discerner  convenablement  entre  les  di- 


554  STSTÊME  DE  P0UT1QUR  POSITIVE. 

vers  modes,  souvent  très-nombreux,  que  comporterait,  à  cet 
égard,  leur  composition  élémentaire.  Mais  ces  nouveaux  pro- 
blèmes, même  avant  d'être  résolus,  seraient  certainement  plus 
profitables  à  la  chimie  que  les  incohérentes  recherches  qui  l'en- 
combrent aujourd'hui.  Ils  sont  d'autant  mieux  motivés  que  les 
anomalies  qu'Us  doivent  résoudre  se  rapportent  presque  tou- 
jours à  des  cas  où  la  violence  des  procédés  analytiques  conduit 
à  présumer  que  les  deux  principes  immédiats  ont  été  décom- 
posés au  lieu  d'être  seulement  séparés.  Cette  sage  conjecture 
chimique  est  surtout  fortifiée  par  l'origine  biologique  de  la  plu- 
part des  substances  équivoques.  La  vie  ne  pouvant  susciter  que 
de  faibles  combinaisons,  leure  vrais  matériaux  ne  sauraient 
consister  dans  les  éléments  que  fournit  une  analyse  brutale,  et 
qui  ne  pourraient  être  réunis  que  par  des  affinités  très-énergi- 
ques. On  doit  donc  regarder  la  doctrine  actuelle  comme  empê- 
chant toute  véritable  harmonie  générale  entre  la  chimie  et  la 
biologie.  Ce  vice  radical  devient  frappant  envers  les  substances 
réputées  isomères,  telles  que  la  gomme  et  le  sucre,  dont  l'in- 
fluence vitale  est  si  différente,  malgré  leur  prétendue  identité 
chimique.  Le  dualisme  fournirait  aussitôt  la  solution  normale 
d'un  semblable  paradoxe,  qui  autrement  resterait  inconciliable 
avec  les  résultats  certains  de  l'analyse  finale. 

Cette  réforme  logique  transporte  au  dehors,  dans  les  limites 
normales  de  la  relativité  théorique,  une  disposition  fondamen- 
tale de  notre  intelligence.  Quand  on  renonce  franchement  à 
l'absolu,  on  sent  que,  pour  nous,  la  vérité  consiste  toujours  à 
établir  une  suffisante  harmonie  entre  nos  conceptions  subjec- 
tives et  nos  impressions  objectives;  en  subordonnant  d'ailleurs 
un  tel  équilibre  à  l'ensemble  de  nos  besoins  privés  et  publics. 
Cet  accord,  graduellement  perfectionné  à  mesure  que  les  deux 
ordres  se  développent,  tend  constamment  à  préférer  les  plus 
simples  principes  qui  puissent  représenter  les  faits.  Une  prédi- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE  —  CHAHT1B  DEUXIÈME.     556 

leetion  spontanée  nous  entraine  donc  à  regarder  toute  combi- 
naison, et  par  suite  toute  décomposition ,  comme  étant  partout 
binaire.  C'est,  en  effet,  le  seul  mode  d'union  et  de  division  que 
nous  concevions  avec  une  pleine  facilité  ;  tandis  que  la  polyga- 
mie chimique  des  substances  exceptionnelles  ne  nous  offre 
qu'une  notion  confuse  et  pénible.  L'harmonie  mentale  n'existe, 
à  cet  égard ,  que  quand  nous  avons  constitué  l'état  binaire. 
Jusqu'alors,  nous  éprouvons  une  souffrance  intellectuelle  que 
la  vraie  science  doit  guérir  avant  de  poursuivre  des  progrès 
qui,  sans  cela,  seraient  indiscrets,  et  deviendraient  même  anar- 
chiques.  La  chimie  renoncerait  donc  à  sa  première  obligation 
philosophique  si  elle  persistait  à  repousser  le  dualisme  univer- 
sel, qui,  du  point  de  vue  relatif,  y  est  évidemment  facultatif. 
Elle  ne  comporterait  dès  1cm  qu'un  encombrement  graduel,  au 
lieu  d'un  développement  normal.  Car,  le  vrai  progrès  est  par- 
tout subordonné  k  l'ordre  essentiel. 

Une  telle  institution  doit  finalement  être  regardée,  en  chimie, 
comme  l'équivalent  de  l'inertie  en  mécanique  et  de  l'hypothèse 
corpusculaire  en  physique.  Ces  trois  grands  artifices  logiques 
conviennent  également  aux  parties  correspondantes  de  la  cos- 
mologie ,  soit  quant  au  légitime  usage  de  notre  liberté  théo- 
rique, soit  aussi  quant  au  besoin  fondamental  de  chaque 
science.  La  chimie  systématique  ne  peut  pas  plus  se  passer  du 
dualisme  que  la  mécanique  de  l'inertie  et  la  physique  des  molé- 
cules. Quant  à  la  réalité  objective ,  l'institution  mécanique  en 
est  certainement  dépourvue;  ce  qui  n'empêche  nullement  son 
office  rationnel ,  sous  les  conditions  convenables.  L'hypothèse 
physique  est  peut-être  non  moins  idéale;  car  nous  ne  saurons 
jamais ,  au  fond ,  s'il  y  a  continuité  ou  discontinuité  jdans  la 
structure  matérielle,  malgré  les  préjugés  actuels  pour  le  vide 
et  contre  le  plein.  Il  serait  donc  oiseux  de  discuter  la  vérité 
extérieure  du  dualisme  chimique.  Car,  cette  question,  d'ailleurs 


586  SYSTÈME  DE  FOUTIQUE  POSmVJL 

insoluble,  ne  saurait  altérer  l'évidente  légitimité  logique  d'une 
institution  indispensable  à  la  chimie  philosophique. 

Ainsi  constituée,  la  dernière  partie  de  la  cosmologie  dévelop- 
pera, comme  la  première,  l'aptitude  nécessaire  de  nos  grandes 
études  objectives,  pour  confirmer,  et  même  dévoiler  nos  prin- 
cipales lois  subjectives.  La  dualisation  chimique  achèvera  de 
satisfaire  le  besoin  logique  de  réduire  toute  comparaison  à 
deux  termes  seulement.  Ce  penchant  n'est  pas  moins  impérieux 
pour  notre  intelligence  que  ses  deux  autres  inclinations  numé- 
riques, qui  la  poussent  partout  à  concevoir  comme  ternaire 
toute  progression,  et  comme  unitaire  toute  systématisation.  Or, 
la  chimie  offrait  seule  un  puissant  obstacle  à  l'entière  généra- 
lisation du  dualisme ,  qui  semblait  y  contrarier  l'appréciation 
objective  envers  certaines  combinaisons.  Mais  la  saine  philoso- 
phie dissipe  cette  apparente  contradiction ,  en  faisant  mieux 
prévaloir  l'esprit  relatif  qui  représente  une  telle  institution 
comme  pleinement  facultative,  d'après  la  juste  liberté  théorique 
propre  aux  vraies  études  chimiques. 

Il  serait  maintenant  superflu  d'insister  sur  l'intime  solidarité 
de  cette  condition  logique  avec  celle  qui  prescrit  l'entière  ho- 
mogénéité de  la  chimie.  Car,  on  voit  ici  que  les  composés  qui 
semblent  se  refuser  au  dualisme  sont  précisément  ceux  qui  rom- 
pent aujourd'hui  l!unité  naturelle  du  système  chimique.  Une  ' 
telle  connexité,  qui  augmente  l'importance  directe  de  chacune 
des  deux  réformes,  en  fait  aussi  croître  la  propre  difficulté.  Elle 
achève  de  montrer  combien  le  régime  encyclopédique,  lié  à  la 
réorganisation  sociale,  peut  seul  tirer  la  chimie  de  sa  stagnation 
anarchique ,  qu'aggraverait  de  plus  en  plus  la  culture  acadé- 
mique. 

L'ensemble  des  explications  précédentes  permet  ici  de  com- 
pléter aisément  l'examen  philosophique  de  la  constitution  nor- 
male qui  convient  à  la  chimie,  en  caractérisant  brièvement  la 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      557 

distribution  systématique  qui  résulte  de  sa  vraie  nature  générale. 

Cette  science  doit  commencer,  comme  Berthollet  le  sentit 
admirablement,  par  des  notions  fondamentales  sur  la  combi- 
naison. Elles  ne  peuvent  être  assez  profondes  ni  assez  précises 
sans  une  élaboration  préliminaire,  jusqu'ici  insuffisante,  envers 
les  deux  modes  inférieurs  d'union  matérielle,  d'abord  le  simple 
mélange,  liquide  ou  gazeux,  et  surtout  ensuite  la  dissolution, 
dont  la  théorie  générale  est  si  imparfaite.  Ces  rudiments  de 
l'affinité  diffèrent  nettement  de  son  vrai  degré  chimique,  quant 
à  la  proportion  des  deux  substances.  Elle  ne  comporte  aucune 
limite  en  cas  de  mélange;  elle  admet  seulement  une  limite  su- 
périeure quand  il  y  a  dissolution  :  mais  elle  est  toujours  limitée 
dans  les  deux  sens  pour  la  combinaison.  Toutes  les  autres  dis- 
tinctions entre  ces  trois  unions  manquent  de  généralité  ;  mais 
celle-là  les  sépare  assez  pour  fournir  une  base  scientifique  à 
leur  comparaison  abstraite. 

Après  ce  préambule  universel,  la  définition  philosophique  de 
la  chimie  semble  prescrire  de  placer  immédiatement  l'étude 
fondamentale  des  diverses  substances  élémentaires.  Mais  un 
examen  mieux  approfondi  indique  la  nécessité  d'expliquer  au- 
paravant l'analyse  générale  du  milieu  terrestre,  du  moins  quant 
à  ses  deux  enveloppes  fluides. 

L'évolution  historique  éclaire  ici,  comme  partout  ailleurs,  la 
marche  dogmatique,  en  faisant  résulter  de  cette  grande  élabo- 
ration la  séparation  décisive  entre  la  chimie  ancienne  et  la  chi- 
mie moderne.  En  effet,  l'analyse  de  l'air  et  de  l'eau  constitue, 
en  chimie,  une  époque  tout  aussi  importante  que  le  mouvement 
de  la  terre  en  astronomie,  puisqu'elle  changea  également  la 
constitution  de  la  science.  Les  réactions  philosophiques  ont 
d'ailleurs  presque  autant  de  gravité  dans  les  deux  cas.  Une  telle 
notion  doit  donc  inaugurer  l'exposition  systématique  de  la  chi- 
mie,  en  y  précédant  même  l'étude  des  corps  simples. 

40 


SSB  nsrin  me  foutiqui  werrmt. 

Outre  l'importance  directe  de  cette  double  analyse ,  «Ha  eit 
ttftieunellement  indispensable  à  toute  satne  appréciation  «hi- 
wqne.  Car,  les  phénomènes  quelconques  de  oomporithm  iet  de 
décomposition,  même  quand  Us  sont  purement  artifteids,  sV 
yèrent  presque  toujours  sous  l'intervention  de  Vtàr,  et  mûri,  le 
fins  souvent,  de  l'eau.  La  plupart  des  notiouschimiques  doivent 
doue  rester  trèe-confuses,  tant  que  la  constitution  réeHe  de  ce 
Arable  milieu  n'est  pas  directement  appréciée. 

Quant  à  placer  cette  étude  avant  celle  des  éléments»  la  théo- 
rie historique  me  semble  maintenant  dissiper  toute  incertitude 
tfur  cette  disposition  décisive.  Car,  c'est  surtout  de  l'analyse  de 
Pair  et  de  l'eau  que  résultent  nos  principales  notions  sur  les 
substances  élémentaires.  L'ancienne  constitution  de  la  chimie 
était ,  pour  l'époque ,  éminemment  philosophique,  comme  di- 
rigeant toujours  l'attention  essentielle  vers  les  plus  importants 
de  tous  les  corps.  Elle  n'avait  un  vrai  caractère  métaphysique 
•qu'à  l'égard  du  feu,  dont  la  notion  actuelle  n'est  pas,  au  fond, 
moins  ontologique.  Sous  tout  autre  aspect,  la  doctrine  des  quatre 
éléments,  tant  méconnue  aujourd'hui,  demeura  très-rationnelle 
jusqu'à  l'avant-dernier  siècle.  C'est  à  ce  titre  quej'ai  dû  représen- 
ter Aristote  comme  le  premier  fondateur  de  la  chimie  théorique, 
auparavant  incompatible  avec  l'unité  matérielle  proclamée  par 
la  philosophie.  Une  telle  conception  n'eut  d'autre  tort,  d'ail- 
leurs inévitable,  que  son  caractère  absolu,  alors  commun  à  la 
plupart  des  notions  générales.  Sa  juste  prépondérance  explique 
naturellement  les  infatigables  tentatives  qu'elle  inspira  si  long- 
temps pour  des  transmutations  presque  universelles,  qui,  mal- 
gré notre  aveugle  dédain,  n'étaient  pas  moins  rationnelles  que 
celles  qu'on  poursuit  aujourd'hui. 

La  spontanéité  d'une  telle  doctrine,  autant  convenable  à  l'in- 
dividu qu'à  l'espèce,  ne  permet  pas  d'en  ajourner  l'apprécia- 
tion. Car,  si  l'enseignement  dogmatique  évite  de  se  prononce 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.     559 

d'abord  envers  une  question  aussi  naturelle,  il  sera  devancé  et 
troublé  par  la  pensée  originale ,  qui  ne  peut  se  subordonner  à 
de  vains  scrupules  classiques.  L'exposition  directe  des  vrais  élé- 
ments ne  saurait  être  pleinement  rationnelle,  si  d'abord  on  n'a 
pas  expliqué  soigneusement  la  composition  effective  des  sub- 
stances que  chacun  est  disposé  à  supposer  simples. 

En  ouvrant  la  chimie  systématique  par  cette  étude  du  milieu 
fluide ,  on  transporte  heureusement  à  sa  constitution  relative 
les  précieux  avantages  subjectifs  qui  caractérisaient  sa  consti- 
tution absolue.  C'est  le  seul  moyen  de  faire  assez  ressortir  les 
notions  qui  resteront  toujours  les  plus  fondamentales ,  soit  «n 
elles-mêmes,  soit  d'après  leurs  applications  théoriques  ou  pra- 
tiques. On  complète  cette  aptitude  d'un  tel  plan,  en  y  joignant, 
comme  appendice  naturel ,  l'analyse  élémentaire  des  matières 
organiques  en  général.  En  effet,  tout  corps  vivant  doit  être  sur- 
tout composé  finalement  des  éléments  de  l'air  et  de  l'eau.  'Car 
ces  fluides  forment  toujours  une  base  essentielle  de  sa  nutrition 
continue  ;  et  d'ailleurs  ils  constituent  l'aliment  presque  unique 
des  végétaux,  d'où  les  animaux  tirent,  directement  ou  indirecte- 
ment, leur  nourriture  solide.  Ainsi  se  concentre,  au  début  de  la 
chimie  dogmatique,  l'éclatante  lumière  que  son  essor  historique 
répandit  sur  l'ensemble  de  la  matérialité. 

Cette  inauguration  décisive  constitue  aussitôt  une  introduc- 
tion naturelle,  à  la  fois  logique  et  scientifique,  à  l'étude  fonda- 
mentale des  vrais  éléments.  Leur  exposition  peut  même  être 
dirigée  de  manière  à  former  une  transition  presque  insensible 
envers  l'étude  précédente.  Car,  si  nos  principaux  corps  simples 
émanent  des  deux  éléments  fluides  de  l'ancienne  chimie,  la 
plupart  des  autres  résultent  de  son  prétendu  élément  solide , 
dont  la  pluralité  effective  était  déjà  soupçonnée  par  Bêcher. 

Dans  cette  étude  des  corps  simples,  la  philosophie  chimique 
ne  doit  trouver  qu'une  seule  difficulté  capitale ,  que  mon  pre- 


560  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE.    . 

mier  Traité  caractérise  assez.  Elle  concerne  leur  saine  classifi- 
cation, qui  suscita  jusqu'ici  plusieurs  tentatives  estimables 
mais  insuffisantes,  même  pour  marquer  le  vrai  but.  Il  faut  re- 
garder ce  problème  philosophique  comme  le  plus  difficile  de 
tous  ceux  que  comporte  la  régénération  de  la  chimie.  Car,  il 
exige  de  fortes  méditations  sur  l'ensemble  des  phénomènes 
chimiques;  puisqu'une  telle  classification,  outre  sa  propre  effi- 
cacité, doit  surtout  fournir  la  base  générale  du  classement  ra- 
tionnel des  composés  quelconques.  Mais  cette  grande  destina- 
tion fait  aussi  ressortir  l'importance  vraiment  fondamentale  de 
cet  immense  travail.  Sa  nature  indique  assez  qu'il  ne  peut  être 
heureusement  entrepris  que  par  des  esprits  réellement  ency- 
clopédiques. 

Quand  il  sera  dignement  [accompli ,  tout  le  plan  systéma- 
tique de  la  chimie  s'établira  sans  difficulté.  Car ,  le  principe 
général  de  cette  vaste  coordination  résulte  déjà  de  la  double 
institution  logique  assez  expliquée  ci-dessus.  En  concevant 
désormais  la  chimie  comme  un  système  homogène,  toujours 
assujetti  au  dualisme,  elle  ne  peut  être  distribuée  que  d'après 
le  degré  de  la  composition  binaire  plus  ou  moins  redoublée. 
Les  substances  devenant  d'autant  moins  combinables  que  leur 
composition  est  plus  élevée ,  il  parait  suffisant ,  même  envers 
les  produits  organiques,  d'admettre,  en  général,  trois  classes 
de  composés,  dont  les  plus  compliqués  et  les  moins  tenaces  ré- 
sultent de  trois  dualisations  successives.  Ainsi  naissent,  après 
les  deux  études  fondamentales  du  milieu  terrestre  et  de  la  série 
élémentaire,  les  trois  parties  essentielles  du  système  chimique, 
pour  établir  surtout  les  lois  abstraites  des  trois  degrés  respectifs 
de  la  combinaison  binaire.  Leur  succession  générale  constitue, 
en  chimie,  une  progression  analogue  à  celle  indiquée  ci-dessus 
envers  l'ensemble  de  la  cosmologie.  Elle  repose  sur  ma  grande 
loi  encyclopédique  du  classement  universel  d'après  la  compli- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      561 

cation  et  la  spécialité  croissantes  des  phénomènes  considérés. 
11  en  résulte,  enfin,  la  meilleure  transition  possible  de  la  chimie 
k  la  biologie,  puisque  les  derniers  composés  proviennent  sur- 
tout des  sources  vraiment  organiques. 

Lorsque  ces  lois  générales  de  la  combinaison  seront  assez 
établies  pour  chacun  des  trois  ordres  décomposition,  la  chimie 
se  trouvera  philosophiquementyonstituée,  suivant  le  noble  vœu 
de  Berthollet,  de  Guyton-Morveau,  et  de  Lavoisier,  trop  mé- 
connu chez  leurs  successeurs.  Elle  ne  comportera  plus  de  dignes 
élaborations  spéciales  que  celles  qui  seront  graduellement  de- 
mandées par  les  besoins  biologiques  et  les  applications  indus- 
trielles. Si  cet  immense  domaine  abstrait  devait  être  entière- 
ment cultivé  ,  les  travaux  deviendraient  d'autant  moins 
terminables  que  chacun  de  ces  nombreux  composés ,  qui  se 
multiplient  rapidement  à  mesure  que  Tordre  s'élève,  exigerait 
un  triple  examen.  En  effet,  parmi  les  proportions  indéfinies 
de  chaque  combinaison,  il  faudrait  toujours  étudier  spéciale- 
ment trois  cas  principaux ,  relatifs  à  l'étatjneutre  et  aux  deux 
limites  de  saturation.  Hais  la  presque  totalité  de  ces  innom- 
brables composés  ne  méritera  finalement  aucune  attention 
scientifique.  Quelques  séries  bien  choisies  pourront  même  suffire 
aux  besoins  logiques  de  la  chimie  pour  la  découverte  des  lois 
abstraites  propres  à  chaque  ordre  de  composition.  La  vaine 
extension  des  travaux  actuels  tient  beaucoup  moins  à  la  nature 
de  cette  science  qu'à  la  vicieuse  institution  des  recherches  et 
au  défaut  de  vues  philosophiques.  Il  serait  superflu  d'expli- 
quer que  son  état  présent  ne  peut  donner  aucune  idée  suffi- 
sante d'une  telle  constitution  normale,  sauf  d'après  l'étude 
subalterne  des  lois  numériques,  qui,  malgré  sa  base  irration- 
nelle ,  indique  faiblement  la  systématisation  future. 

Cette  appréciation  générale  de  l'état  final  propre  à  la  der- 
nière science  inorganique  complète  l'ensemble  d'indications 


aWfflB  SE  rOUTlQ^JI  V08RTVB. 

que  je  ferai*  exposer  ici  pour  caractériser  tassez  ht  vrai»  eae- 
mologio.  8a  base  mathématique  étudie  l'existence  fondaroen- 
taie  du  milieu  terrestre,  abstraitement  réduite  à  aea  attributs 
les  plus  simples  et  les  plus  universels,  retendue  et  le  meuve- 
ment.  En  poursuivant  cette  recherche  des  lois  géométrique  et 
mécaniques ,  elle  éhboit  néceasairement  toutes  les  méthodes 
essentielles  de  la  logique  détective.  D'après  un  tel  fondement, 
l'astronomie  commence  h  constituer  la  logique  induefcrvo,  pour 
découvrir  les  vraies  relations  planétaires  de  l'astre  humain.  La 
physique  ouvre  ensuite  Fétude  spéciale  de  ce  milieu  en  ap- 
préciant sa  constitution  extérieure ,  dont  l'examen  suscite  lé 
plein  essor  de  l'induction  cosnrologique ,  caractérisée  surtout 
par  l'expérimentation.  Enfin ,  les  loi*  chimiques  règlent  la 
propriétés  les  plus  intimes  et  les  plus  émmentes  de  la  maté- 
rialité. Mais  ce  grand  pas  scientifique  ne  détermine  aucun 
autre  progrès  logique- que  Fhnnonce  graduelle  do  l'esprit  syn- 
thétique et  dola  mareie  comparative  qui  compléteront  aillera* 
l'éducation  préliminaire  de  notre  intelligence. 

Pair  1  ensemblo  de  ces  trois  étudea  cosmologiques  ,  r  exis- 
tence et  l'activité  matérielles  du  Srand-fttre  se  trouvent  aaset 
appréciées  dans  leurs  principales  conditions  inorganiques, 
d'abord  immodifiables,  puis  modifiables.  Le  sentiment  mteHec» 
tue!  et  moral  de  l'ordre  fondamental  est  irrévocablement  sys- 
tématisé, et  déjà  il  se  combine  de  plus  en  phts  avec  celui  da 
progrés  normal.  Bn  même  temps,  tous  les  prolégomènes  es- 
sentiels de  l'étude  vitale  se  trouvent  nécessairement  établis. 

Ayant  ainsi  accompli  tonte  Pélaboration,  scientifique  et  logi- 
que, relative  au  milieu  terrestre,  Fesprft  positif  n'a  point  en» 
core  achevé  la  longue  initiation  qui  doit  lui  permettre  dé- 
border dignement  l'étude  directe  du  véritahto  fere-Supréme, 
oft  se  condensent  spontanément  toutes  Isa  conceptions  réetfes. 
H  lui  reste  encore  *  s'incorporer  lé  second  élément  ndoossai» 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE,  —  CHAPITRE  DEUXIÈME.      563 

du  grand  dualisme  philosophique,  en  déterminant  la  vraie 
constitution  normale  de  la  science  générale  des  corps  vivants* 
à  laquelle  je  vais  consacrer  le  dernier  et  principal  chapitre  de 
cette  indispensable  introduction  encyclopédique.  Après  avoir 
assez  caractérisé  les  trois  degrés  essentiel*  de  l'existence  ma- 
térielle, d'abord  mathématique,  puis  physique,  et  enfin  chi- 
mique, U  faut  apprécier,  encore  plus  soigneusement,  l'existence 
vitale,  dont  la  gradation  naturelle  aboutit  à  l'existence  sociale, 
seul  objet  final  de  nos  saines  contemplations. 


564  système  de  tournois  positive. 


«MMMMMMflIMMMMMVMMMMMWMMMMiMMMMM^^ 


CHAPITRE  TROISIÈME. 

•NTMMGTIOll  MUGTB,  MTUMBLUnMT  mTBtfim, 

OU  M5L0CHB. 


Cette  dernière  moitié  de  la  philosophie  naturelle  en  constitue, 
à  tous  égards,  la  principale  partie.  Au  fond,  l'office  théorique 
de  la  cosmologie  consiste  surtout  à  construire,  pour  la  biologie, 
une  base  indispensable,  tant  logique  que  scientifique.  C'est  par 
l'étude  de  la  vie  que  l'ensemble  des  sciences  préliminaires  se  lie 
directement  à  la  science  finale. 

Dans  l'antiquité ,  l'essor  fondamental  de  l'esprit  positif  dut 
principalement  résulter  des  notions  astronomiques.  Au  moyen 
âge,  ses  nouveaux  progrès  émanèrent  surtout  des  spéculations 
chimiques.  Mais,  chez  les  modernes,  sa  dernière  préparation 
devait  essentiellement  dépendre  des  études  biologiques.  Par 
une  inversion  aisément  explicable ,  la  substitution  du  relatif  à 
l'absolu,  quoique  ayant  commencé  en  cosmologie,  trouve  main- 
tenant en  biologie  son  principal  fondement. 

Tant  que  la  recherche  des  causes  demeura  prépondérante, 
l'esprit  absolu  dut  avoir  un  caractère  subjectif,  et  s'appuya  di- 
rectement sur  les  conceptions  vitales;  pendant  que  les  contem- 
plations inorganiques  suscitèrent  la  relativité.  Mais,  depuis  que 
l'étude  des  lois  commence  à  prévaloir,  les  tendances  scientifi- 
ques sont  devenues  inverses,  d'après  les  vices  inhérents  au  ré- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      565 

gime  préliminaire  de  spécialité  exclusive.  Vu  l'indépendance  et 
la  priorité  des  théories  cosmologiques,  leur  culture  dispersive 
et  exagérée  les  entraîne  à  rétablir  l'absolu  avec  un  caractère 
objectif;  tandis  que  la  nouvelle  subjectivité  se  montre  profon- 
dément relative.  Cette  intime  dégénération  des  sciences  infé- 
rieures s*y  prononce  d'autant  plus  que  leur  domaine  est  plus  isolé 
et  leur  essor  plus  antique,  comme  concernant  des  phénomènes 
plus  simples  et  plus  généraux.  Elles  ne  pouvaient  nullement 
compléter  l'évolution  préparatoire  de  la  positivité  systématique, 
dont  elles  avaient  déterminé  le  début.  La  biologie  devait  seule 
achever  ce  noviciat  nécessaire,  d'après  lequel  la  raison  humaine 
se  vouerait  dignement  à  l'étude  directe  du  vrai  Grand-Être. 
Depuis  environ  un  siècle,  l'irrévocable  dissolution  de  l'esprit 
théologique  et  la  prépondérance  normale  de  la  relativité  ont 
de  plus  en  plus  dépendu  des  divers  travaux  biologiques,  jusqu'à 
ce  que  la  sociologie  se  soit  ainsi  trouvée  assez  préparée.  Pen- 
dant cette  extrême  phase  du  régime  préliminaire ,  la  réaction 
philosophique  de  la  cosmologie  fut,  au  contraire,  plutôt  rétro- 
grade que  progressive.  Tandis  que  les  géomètres,  fiers  d'avoir 
construit  la  mécanique  céleste,  rêvaient,  sous  forme  objective, 
la  science  absolue,  les  biologistes  démontraient  subjectivement 
l'inévitable  relativité  des  conceptions  humaines,  en  dévoilant  les 
conditions  organiques  des  manifestations  vitales.  En  même 
temps,  l'ensemble  des  études  biologiques  posait  nécessairement 
les  bases  directes  et  spontanées  des  méthodes  et  des  doctrines 
propres  à  la  sociologie.  Il  tendait  surtout  à  régénérer  le  régime 
scientifique,  en  y  faisant  naturellement  prévaloir  l'esprit  synthé- 
tique, qui  seul  pouvait  diriger  l'élaboration  de  la  science  finale. 
En  retour  de  ces  éminents  services,  la  saine  philosophie  doit 
aujourd'hui  rendre  à  la  biologie  au  delà  de  ce  qu'elle  en  reçut. 
Si  cette  dernière  science  préliminaire  assista  mieux  qu'aucune 
autre  l'avènement  de  la  science  finale,  elle  est  maintenant  ap- 


886  STSlfett  K  POUIUQUC  FOOIIVE. 


pelée  à  profiter  davantage  de  ion  universel  ascendant.  Car»  la 
biologie  doit  être  la  première  science  qui  reçoive,  ée  la  socio- 
logie, sa  constitution  définitive,  suivant  la  marche  propre  à  la 
méthode  subjective,  qui  réorganisera  graduellement  toutes  Isa 
spéculations  réelles,  en  sens  inverse  de  leur  succession  initiale. 
Une  telle  systématisation  s9;  trouve  à  la  fois  plus  urgente  al 
mieux  préparée,  d'après  la  loi ,  expliquée  au  chapitre  précé- 
dent, sur  la  durée  comparative  du  régime  préliminaire  dans  les 
diverses  parties  de  la  philosophie  naturelle. 

Si  le  court  éclat  de  ce  régime  fut  bientôt  suivi ,  en  «hknie, 
d'uneprofonde  dégradatkm^une  semblable  destinée  doit  snceeo 
plue  convenir  à  la  biologie,  dont  la  vraie  nature  repenses  de* 
vantage  la  culture  académique.  Pendant  la  seconde  gtaératie* 
du  dix-huitième  siècle,  son  essor  positif  se  trouve  directement 
préparé  par  le  concoure  spontané  de  plusieurs  impulsions  in* 
dépendantes,  émanées  surtout  de  Linaé,  de  Buffoa,  et  de  Halle?» 
Mais  il  dut  encore  attendre  que  ht  chimie  fût  assea  constituée. 
D'après  cet  indispensable  préambule,  les  immortels  efforts  es 
Bichat,  de  Lamarck,  de  Cabanis,  de  Gall,  et  de  Broussuis*  firent 
enfin  surgir  le  véritable  esprit  de  l'étude  des  corps  vivante  Une 
demi- génération  condensa  ces  éminente  travaux,  destinée  à  se» 
mctértser  la  dernière  splendeur  du  génie  scientifique  propre-* 
ment  ditt  avant  sa  transformation  définitive  en  génie  philos*» 
phique. 

À  ce  brillant  début,  source  naturelle  de  nobles  espérances, 
succéda  bientôt  une  situation  à  la  fois  anarchique  et  rétro» 
grade,  indiquant  déjà  lea  dangers  nécessaires  de  la  culture 
isolée  envers  la  science  qui  exige  le  plus  le  régime  encyclopé» 
dique.  Quoique  moins  étroits  que  les  géomètres,  les  biologistes 
sont  maintenant  plus  irrationnels,  puisque  leuréducation  altère 
autant  la  base  que  le  but  de  leurs  études  propre».  On  ne  peut 
contester  ht  subordination  objective  de  la  biologie  envers  l'en* 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      567 


semble  de  la  cosmologie.  Pourtant,  les  biologistes  restent 
sentiellement  étrangers  aux  méthodes  et  aux  doctrines  mathé- 
matiques, astronomiques,  physiques,  et  même  chimiques.  Dès 
lors,  l'application  nécessaire  de  la  cosmologie  à  l'étude  des 
corps  vivants  échoit  forcément  aux  purs  cosmologistes,  natu- 
rellement incapables  de  la  diriger.  Aucun  autre  cas  ne  vérifie 
autant  la  règle  encyclopédique  qjui  réserve  à  chaque  science 
remploi  des  précédentes  pour  sa  propre  élaboration.  Mais, 
faute  de  remplir  tes  conditioss  correspondantes,  les  biologistes 
se  bornent  ainsi  à  de  vaines  protestations  contre  l'anarehique  in* 
vasion  du  matérialisme  cosmologique.  La  biologie  ne  peut 
échapper  fr  l'usurpation  objective  de  la  cosmologie  que  d'après 
sa  vraie  subordination  subjective  envers  la  sociologie.  Or,  d'un 
autre  côté,  ceux  qui  cultivent  l'étude  de  la  vie  refusent  de  la 
concevoir  comme  destinée  à  préparer  la  science  sociale,  qu'ils 
tentent,  au  contraire,  d'ériger  en  corollaire  ou  appendice  de  la 
leur.  Ainsi  conduits  à  des  empiétements  non  moins  vicieux  que 
ceux  dont  ils  se  plaignent,  ils  sont  sans  force  pour  maintenir 
réellement  l'indépendance  et  la  dignité  de  leur  domaine.  En 
méconnaissant  cette  destination  principale  de  la  biologie,  ils 
restreignent  son  utilité  à  diriger  l'art  médical,  dont  ils  n'ont  pu 
encore  rompre  assea  l'adhérence.  Quoiqu'il  entrave  trop  leurs 
spéculations,  il  peut  seul  y  contenir  les  divagations  oiseuses , 
jusqu'à  ce  qu'y  prévaille  la  discipline  encyclopédique.  D'ail- 
leurs, l'application  médicale,  si  elle  était  mieux  conçue,  réprou- 
verait elle-même  cet  empirique  isolement  de  la  biologie  entre 
h  cosmologie  et  la  sociologie.  Car,  l'étude  des  maladies  céré- 
brales, soit  mentales,  soit  surtout  morales,  indique  directement 
Pirnrtkmnalité  nécessaire  des  conception»  relatives  k  l'homme 
individuel,  tant  qu'elles  ne  sont  pas  étendues  systématiquement 
jusqu'il  la  vie  sociale,  qui  seule  est  pleinement  réelle.  Aussi  oette 
partie  transcendante  de  Fart  médical,  plus  empirique  qu'aucune 


smtatt  m  polriqoi  positive. 

autre,  se  trouve-t-elle  ordinairement  abandonnée  aux  esprits  les 
plus  médiocres  unis  au  cœurs  les  plus  vulgaires.  Les  motifs  pra- 
tiques concourent  donc  avec  l'appréciation  théorique  pour  jus- 
tifier la  décision  positiviste  qui  place  le  salut  de  la  biologie  dans 
sa  juste  subordination  encyclopédique,  objectivement  envers  la 
cosmologie,  et  subjectivement  envers  la  sociologie. 

Cette  discipline  philosophique  est  déjà  devenue  profondément 
urgente.  Après  l'admirable  élan  qui,  au  début  de  notre  siècle, 
signala  son  vrai  génie,  la  biologie  est  aussitôt  retombée,  comme 
aux  temps  de  Boêrhaave  et  de  Stahl,  dans  sa  déplorable  os- 
cillation entre  un  matérialisme  corrosif  et  un  impuissant  spi- 
ritualisme. L'anarchie  et  la  rétrogradation  compromettent  éga- 

i 

lement  ses  doctrines  principales  et  ses  méthodes  essentielles. 
Son  caractère  synthétique,  toujours  senti  depuis  Hippocrate,  et 
dignement  apprécié  encore  par  Barthez,  Cabanis,  et  Bichat, 
s'altère  de  plus  en  plus  sous  un  régime  académique  qui ,  dans 
sa  phase  légitime,  ne  convint  jamais  qu'à  l'ébauche  de  la  cos- 
mologie. L'influence  métaphysique,  qui  d'abord  y  contint  la 
dispersion  empirique,  y  augmente  aujourd'hui  le  morcellement 
et  la  divagation,  là  surtout  où  les  théories  biologiques  sont  le 
plus  cultivées.  Toutes  les  vues  d'ensemble,  scientifiques  ou  lo- 
giques, y  ont  déjà  reçu  d'intimes  atteintes,  sous  la  prépondé- 
rance croissante  de  la  médiocrité  et  du  charlatanisme,  dont 
elles  gênent  les  prétentions. 

On  avait  dû  croire  inébranlable  la  grande  construction  hié- 
rarchique qui  forme  la  base  générale  de  la  biologie,  et  constitue 
sa  principale  gloire.  Mais  l'irrationnelle  opposition  des  esprits 
insuffisants  et  mal  préparés,  auxquels  l'anarchie  actuelle  livre 
la  science  vitale,  a  bientôt  confirmé  la  fragilité  nécessaire  de 
toute  fondation  théorique  qui  demeure  isolée.  Les  objections 
superficielles  d'un  célèbre  académicien,  qui  fut  plutôt  un  écri- 
vain qu'un  penseur,  prévalent  aujourd'hui  sur  les  conceptions 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      569 

philosophiques  de  Lamarck,  d'Oken,  et  de  Blainville.  Des  deux 
principes  logiques  qui  président  à  la  formation  de  la  série  or- 
ganique, le  plus  difficile  et  le  plus  décisif,  relatif  à  la  coordina- 
tion mutuelle  des  divers  groupes  naturels,  se  trouve  déjà  radica- 
lement méconnu.  Quoiqu'on  respecte  encore  le  rapprochement 
des  espèces  suivant  l'ensemble  de  leurs  vraies  affinités,  l'anar- 
chie ne  tarderait  point  à  s'étendre  jusque-là,  d'après  la  liaison 
spontanée  de  cette  seconde  condition  avec  la  première,  en  vertu 
de  leur  commune  base  systématique.  Mais  la  discipline  sociolo- 
gique surgit  à  temps  pour  prévenir  ce  dernier  degré  de  décom- 
position biotaxique. 

Envers  des  études  plus  spéciales,  on  peut  aussi  constater  di- 
rectement que  la  biologie  se  trouve  aujourd'hui  moins  rappro- 
chée de  son  état  normal  qu'elle  ne  l'était  à  l'ouverture  de  ce 
siècle.  Sa  partie  transcendante,  préparée  par  Cabanis  et  fondée 
par  Gall,  se  trouve,  depuis  longtemps,  atteinte  d'une  honteuse 
stagnation.  Faute  d'une  direction  vraiment  systématique,  elle 
est  redevenue  un  théâtre  habituel  de  stériles  débats  entre  un 
matérialisme  empirique  et  un  ténébreux  spiritualisme,  idéolo- 
gique ou  psychologique.  À  l'autre  extrémité,  l'étude  de  la  vie 
végétative  subit,  davantage  qu'au  siècle  dernier ,  l'aveugle  do- 
mination des  chimistes,  devenus  eux-mêmes  plus  irrationnels. 
C'étaient  surtout  des  médecins  qui  cultivaient  alors  la  chimie  : 
maintenant,  au  contraire,  la  biologie  est  envahie  par  de  simples 
chimistes,  étrangers  à  toute  conception  vitale.  Dans  son  éclatant 
début,  la  chimie  moderne  élevait  à  peine  ses  prétentions  biolo- 
giques jusqu'à  sa  prétendue  explication  de  la  chaleur  animale, 
bientôt  réfutée  par  Barthez  et  Bichat.  Malgré  sa  propre  dégra- 
dation, elle  aspire  aujourd'hui  à  expliquer  l'ensemble  delà  nu- 
trition, sans  qu'aucun  biologiste  repousse  dignement  une  telle 
usurpation.  Quant  à  la  partie  moyenne  de  la  biologie,  relative 
à  l'animalité  proprement  dite,  la  vaine  accumulation  des  faits 


870  8Y8TÉK  DE  fOUIKK»  POSITIVE. 

n'y  dissimule  point  la  continuation  d'une  équivalenteftppnHMffl 
ooemologique,  soit  pour  les  sensations  ou  pour  les  moumoMttta. 
Lsnrs  théories  spéciales  restent  essentiellement  livrées  «vx,  irra- 
tionnelles tentatives  des  physiciens,  plus  passives  seulement 
que  celles  des  chimistes,  mais  autant  oontraires  aux  vrais  pro- 
grès de  la  science  vitale. 

Moins  enoouragée,  en  France,  que  la  cosmologie,  soit  pur 
la  faveur  publique,  soit  par  les  succès  officiels,  la  hkJefjg  y 
dissimule,  sous  sa  langueur  actuelle,  les  ravages  effectifs  de 
l'anarchie  rétrograde.  Pour  les  mieux  apprécier,  il  faut  surtout 
considérer  l'Allemagne,  où  la  multiplicité  des  centres  «osenti- 
flques  développe  trop  les  travaux  biologiques.  Le  récent  dis- 
crédit de  la  métaphysique  n'y  aboutit  jusqu'ici  qu'à  dissoftdre 
la  dernière  discipline  philosophique  qui  contint  un  présomp- 
tueux empirisme  en  conservant  quelques  vues  générâtes»  Sons 
les  extrêmes  inspirations  du  panthéisme,  les  spécialités  oiseuses 
s'y  décorent,  à  peu  de  frais,  d'une  apparence  systématifue. 
C'est  là  qu'on  constate  le  mieux  que  les  biologistes  sont  de- 
venus presque  aussi  incapables  que  les  géomètres  de  concevoir 
et  d'exposer  l'ensemble  de  leur  science,  comme  de  juger  les 
travaux  correspondants.  La  nature  et  la  marche  de  la  biologie 
y  sont  tellement  méconnues  que  sa  décomposition  actuelle  y 
reste  inaperçue.  Son  histoire  n'y  suscite  qu'une  vaine  érudi- 
tion, où  pénètre  rarement  un  vrai  sentiment  de  la  filiation  né- 
cessaire. Dédaignant  tous  les  travaux  antérieurs,  un  orgueil 
empirique  y  conduit  à  placer  la  naissanoe  de  la  saine  biologie 
au  temps  même  de  sa  dégradation.  Mais  il  ne  faut  jamais  ou- 
blier que,  si  cette  anarchie  est  moins  sensible  ailleurs,  cela  tient 
seulement  à  une  culture  moins  active,  d'après  un  moindre  en- 
couragement. Les  mêmes  vices  logiques  et  scientifiques  s'éten- 
dent aujourd'hui  à  tout  l'Occident,  comme  l'interrègne  philo- 
sophique d'où  ils  émanent.  On  en  peut  aisément  juger  par 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      571 

l'unanime  admiration  qu'excitent  les  innovations  éphémères  des 
biologistes  germaniques. 

Parmi  les  nombreux  symptômes  de  cette  brusque  décadence, 
la  postérité  distinguera  la  triste  chute  du  dernier  penseur  vrai- 
ment éminent  dont  la  biologie  doive  s'honorer.  Mon  traité  phi* 
fosophique  a  tant  célébré  le  digne  successeur  de  Lamarck,  que 
je  puis  ici  déplorer  librement  sa  profonde  rétrogradation,  qui, 
longtemps  bornée  à  la  politique,  s'étendit  enfin  jusqu'à  la 
science.  Quoique  j'aie  surtout  jugé  Blainville  d'après  les  hautes 
constructions  dont  je  le  savais  capable,  ses  services  effectifs 
motivent  assez  l'immortalité  que  j'osai  lui  décerner.  Mais  sa 
glorification  finale  doit,  comme  celle  de  Pascal,  rester  accom- 
pagnée du  souvenir  d'une  dégénération  plus  complète  et  moins 
excusable.  En  l'opposant  à  la  noble  persistance  philosophique 
de  Lamarck  octogénaire  et  aveuglé,  l'impartiale  histoire  y  si- 
gnalera une  éclatante  confirmation  de  la  fatale  affinité  qui 
existe,  surtout  aujourd'hui,  entre  tous  les  genres  de  rétrogra- 
dation. Celui  qui  systématisa  le  mieux  la  hiérarchie  organique 
finit  sa  carrière  scientifique  par  placer  cette  conception  fonda- 
mentale sous  le  désastreux  patronage  d'une  théologie  qui,  de- 
puis longtemps,  compromet  tout  ce  qu'elle  prétend  protéger. 
Mais  la  chute  de  cet  illustre  biologiste  se  manifeste  davantage 
dans  le  seul  ouvrage  qu'il  ait  achevé,  sous  une  assistance  trop 
caractéristique.  Son  exemple  a  tristement  vérifié  l'impuissance 
nécessaire  du  simple  esprit  scientifique  envers  l'histoire  de  la 
biologie,  qui,  liée  à  l'ensemble  de  l'évolution  humaine,  appar- 
tient exclusivement  au  véritable  esprit  philosophique.  Car,  un 
tel  échec  ne  doit  pas  être  surtout  imputé  à  l'influence  théolo- 
gique, responsable  seulement  des  détails  et  des  formes.  Au 
fond,  cette  composition  n'offre,  comme  les  autres  livres  analo- 
gues, qu'une  irrationnelle  succession  de  notices  biographiques 
et  bibliographiques,  où  l'on  ne  sent  presque  jamais  la  filiation 


57S  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSTOTE. 

historique,  et  qui  d'ailleurs  aboutissent  souvent  à  des  apprécia- 
tions radicalement  vicieuses.  L'universelle  altération  de  la  phi- 
losophie biologique  ne  pouvait  ici  être  mieux  caractérisée 
qu'en  la  personnifiant  chas  l'un  des  immortels  penseurs  qui 
concoururent  à  l'essor  fondamental  de  la  biologie.  Je  devais 
d'ailleurs  compléter  ainsi  le  jugement  trop  exclusif  que  je  portai 
sur  lui  avant  qu'il  eût  subi  toute  sa  destinée  théorique.  Pour 
caractériser  davantage  cette  appréciation  décisive,  j'ai  même 
cru  devoir  spécialement  reproduire,  à  la  suite  de  ee  chapitre, 
le  discours  funèbre  où  je  jugeai  finalement  ce  grand  biologiste 
d'après  l'ensemble  de  sa  nature  intellectuelle  et  morale. 

On  voit  donc  que  l'interrègne  philosophique  altère  surtout  la 
science  dont  l'ébauche  décisive  prépara  le  mieux  sa  termi- 
naison nécessaire.  Le  régime  analytique,  qui  dut  diriger  l'essor 
successif  des  diverses  études  préliminaires,  est  aujourd'hui  de- 
venu partout  contraire  à  leurs  vrais  progrès.  Mais  la  biologie 
souffre  davantage  de  son  empirique  prolongation,  directement 
incompatible  avec  la  nature  synthétique  des  spéculations  vi- 
tales. La  culture  isolée  ne  pouvait  convenir  à  une  telle  science 
qu'autant  que  l'exigeait  la  stricte  préparation  de  la  science  sui- 
vante. Or,  l'intervalle  encyclopédique  se  trouve  naturellement 
moindre  ici  que  partout  ailleurs,  et  en  même  temps  il  aboutit 
aussitôt  au  terme  nécessaire  du  grand  préambule.  Par  ce  double 
motif,  l'élaboration  spéciale  de  la  biologie  devait  se  borner  à 
y  ébaucher  assez  les  questions  principales  pour  que  toutes  les 
conceptions  essentielles,  tant  logiques  que  scientifiques,  y  de- 
vinssent suffisamment  appréciables.  Tel  est,  au  fond,  le  seul, 
résultat  durable  qu'il  faut  retirer  de  ces  travaux  préparatoires, 
en  le  dégageant  des  tentatives  vicieuses  ou  prématurées.  Sans 
qu'aucune  doctrine  biologique  soit  réellement  établie,  ces  con- 
ditions fondamentales  se  trouvent,  depuis  longtemps,  assex 
remplies  pour  avoir  laissé  enfin  surgir  la  sociologie.  Avec  elle 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      573 

naît  aussitôt  la  nouvelle  discipline  philosophique,  ou  plutôt  re- 
ligieuse, qui  doit  partout  régénérer  l'esprit  scientifique,  dont 
le  régime  préliminaire  est  radicalement  épuisé.  Un  tel  ascen- 
dant peut  seul  consolider  et  perfectionner  la  biologie,  désor- 
mais confiée  exclusivement  à  des  penseurs  encyclopédiques, 
qui  reprendront  systématiquement  tous  les  travaux  antérieurs, 
pour  satisfaire  aux  exigences  normales  de  l'éducation  positi- 
viste. Aucun  autre  régime  ne  pourrait  arrêter  l'entière  dissolu- 
tion qui  menace  aujourd'hui  cette  principale  partie  de  la  phi- 
losophie naturelle.  On  doit  donc  espérer  que  les  vrais  biolo- 
gistes ne  repousseront  pas  une  salutaire  discipline  philoso- 
phique, qui  d'ailleurs,  sous  une  irrésistible  impulsion  sociale, 
surmontera  bientôt  toute  opposition.  L'interrègne  spirituel 
choque,  au  fond,  la  plupart  des  véritables  savants,  en  leur 
imposant  d'en  bas  une  oppression  nullement  compensée  par 
celle  qu'ils  exercent  en  haut.  Mais  cette  anarchie  nuit  surtout 
aux  biologistes,  qui,  d'après  leur  position  encyclopédique, 
subissent  à  la  fois  toutes  les  usurpations,  sans  pouvoir  les 
rendre  autrement  qu'aux  études  sociales,  trop  appuyées  sur  la 
faveur  publique  pour  craindre  une  telle  réaction.  Il  n'y  a  de 
vraiment  incurables,  parmi  les  savants  actuels,  que  les  purs 
géomètres,  qui,  préservés  de  toute  invasion  par  l'indépendance 
naturelle  de  leur  domaine,  usurpent  partout  impunément,  sans 
pouvoir  attendre  d'autre  fruit  du  nouveau  régime  qu'une  con- 
sécration  réservée  à  leurs  prochains  successeurs.  Mais  la  reli- 
gion sociologique  saura  bien  leur  faire  aussi  accepter  une  disci- 
pline nécessaire,  dont  la  légitimité  est  autant  démontrable 
envers  eux  qu'à  tout  autre  égard. 

Cette  anarchie  n'a  vraiment  respecté,  dans  l'étude  de  la  vie, 
que  la  notion  la  plus  générale,  sur  le  contraste  fondamental 
entre  la  biologie  et  la  cosmologie.  Depuis  que  Bichat  acheva  de 
l'établir,  ce  grand  dualisme,  quoique  rarement  senti  assez,  ne 

41 


574,  6tbt*w  di  pounoni  posrnvi. 

tkrt  jamais  méconnu,  même  par.  lu  biologistes  qui  réiistent-le 
moins  au  usurpations  cosmologiques.  Tel  est  le  sm\  Mjnf 
d'appui  scientifique  qui  reste  maintenant  à  la  naine  pMlosojibie 
pour  seconder  sa  systématisation  définitive  de  la  biologie. 

On  ne  peut  bien,  apprécier  cette  notion  moderne  qu'en  l)on- 
poaant  convenablement  à  la  conception  ancienne,  qui  prévalut 
essentiellement  depuis  Hippocrate  et  Aristote  jusqu'à  fiùhq^et 
Lamarck.  Avant  l'avènement  de  la  philosophie  positive,  il  et&jt 
impossible  de  sentir  asaei  la  portée  d'un  tel  changement,  quj 
caractérise  la  plus  profonde  révolution  de  l'esprit  scientifique 
proprement  dit. 

La  constitution  primitive  de  la  philosophie  naturelle  dut  être 
longtemps  binaire,  d'après  l'essor  presque  simultané  des  deux 
extrémités,  qui,  également  liées  aux  besoins  universels,  durent 
toujours  attirer  l'attention  systématique  des  castes  sacerdotales 
d'où  procède  tout  le  savoir  humain.  D'une  part,  on  voit  par- 
tout surgir  d'abord  l'astronomie,  avec  la  base  mathématique 
qui  eu  était  alors  inséparable.  Mais,  à  peu  près  en  même  temps, 
naissent  aussi  quelques  conceptions  biologiques,  suscitées  pu 
l'art  médical.  Entre  ces  deux  germes  scientifiques,  la  seule  dif- 
férence essentielle  consistait  en  ce  que  le  premier,  déjà  placé, 
à  son  vrai  rang  encyclopédique,  pouvait  aussitôt  produire  cer- 
tains résultats  définitifs  ;  tandis  que  le  second,  ainsi  privé  de  sa 
préparation  rationnelle,  ne  comportait  que  des  fruits  provi- 
soires. Thaïes  a  pu  construire  des  notions  astronomiques  qui 
subsistent  encore  ;  mais  les  aperçus  biologiques  d 'Hippocrate 
ont  exigé  d'immenses  rectifications.  Les  conceptions  statiques 
d'Aristote  devaient  seules  survivre  à  l'indispensable  rénovation 
de  la  biologie  primitive. 

En  tant  que  binaire,  cette  première  constitution  scientifique 
put  tous  les  caractères  essentiels  d'une  véritable  combinai- 
.'.".  ;  ;;■■:.:  conforme  au  génie  synthétique  de  l'antiquité. 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      575 

La  subordination  objective  du  second  élément  envers  le  premier 
y  était  déjà  sentie  dignement.  Mais  leur  immense  intervalle  n'a- 
vait pu  être  alors  comblé  que  par  les  hypothèses  astrologiques, 
qui,  exagérant  leurs  relations  directes,  instituaient  entre  eux 
une  liaison  intime  et  complète ,  quoique  .essentiellement  chi- 
mérique. 

A  cette  constitution  objective  de  la  science  abstraite,  corres- 
pondit une  vaste  conception  concrète,  dont  le  vrai  sens  philo- 
sophique n'a  jamais  été  bien  compris,  malgré  sa  longue 
domination,  à  peine  éteinte  aujourd'hui.  C'est  la  célèbre  dé- 
composition de  l'ensemble  des  êtres  naturels  en  trois  règnes 
généraux ,  envisagés  comme  presque  équidistants.  Présidant 
partout  aux  plus  antiques  encyclopédies,  cette  division  sponta- 
née n'a  vraiment  cessé  de  prévaloir,  en  Occident,  que  depuis 
le  récent  essor  de  la  biologie  systématique.  Elle  résulta  néces- 
sairement de  notre  première  tendance  scientifique  vers  l'unité 
objective,  par  contraste  à  l'unité  subjective  de  la  théologie. 
Nous  sommes  alors  conduits  à  concevoir  la  nature  comme  un 
tout,  où  la  vie  émane  du  monde;  pour  combattre  la  disposi- 
tion initiale  à  expliquer,  au  contraire,  le  monde  d'après  la  vie, 
suivant  l'esprit  fondamental  de  la  philosophie  surnaturelle.  Or, 
notre  intelligence  éprouve  toujours  le  besoin  de  réduire  à  trois 
termes  une  progression  quelconque,  en  étendant  à  l'espace  une 
habitude  spontanément  suscitée  par  le  temps.  C'est  ainsi  que 
la  conception  des  trois  règnes  naturels,  quoique  fondée  sur  une 
imparfaite  appréciation  de  la  vitalité,  établit  l'unité  objective, 
en  instituant  une  certaine  continuité  dans  la  succession  géné- 
rale des  êtres  réels.  Son  vrai  caractère  philosophique  ressort 
surtout  de  sa  liaison  constante  avec  le  dogme  commun  des  di- 
verses théologies  sur  la  chaîne  absolue  qui  devait  unir  tous  les 
êtres  quelconques,  même  surnaturels. 

J'ai  assez  expliqué ,  au  chapitre  précédent,  la  profonde  mo- 


876  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

diflcation  que  subit ,  au  moyen  âge ,  cette  constitution  objec- 
tive, quand  la  chimie  vint  s'installer  entre  l'astronomie  et  la 
biologie,  dont  l'éloignement  spontané  surmontait  alors  la  com- 
binaison initiale.  L'ancienne  harmonie  scientifique  fut  ainsi 
rompue ,  en  faisant  cesser  la  subordination  directe  de  l'étude 
de  la  vie  envers  celle  du  monde.  Mais,  en  même  temps,  la  bio- 
logie tendit  davantage  à  manifester  son  vrai  caractère.  Ge  pre- 
mier pas  dans  la  construction  de  la  véritable  échelle  encyclopé- 
dique rapprocha  la  philosophie  naturelle  d'une  constitution 
subjective,  seule  capable  d'y  établir  une  unité  durable.  Néan- 
moins ,  il  ne  put  développer  cette  tendance  rénovatrice  qu'a- 
près avoir  été  complété,  quelques  siècles  après,  par  l'avènement 
décisif  de  la  physique,  qui  rendit  superflus  les  deux  ordres  de 
conceptions  chimériques  auparavant  destinés  à  lier  l'astronomie 
et  la  chimie.  Une  continuité  réelle  étant  ainsi  fondée  entre  les 
diverses  sciences  préliminaires ,  leurs  progrès  caractéristiques 
firent  dès  lors  sentir  l'impossibilité  croissante  d'y  établir  l'unité 
objective,  même  en  la  bornant  à  la  cosmologie.  Mais  l'harmo- 
nie subjective,  quoique  seule  possible,  ne  pouvait  encore  sur- 
gir, tant  que  notre  intelligence  resterait  dominée  par  le  prin- 
cipe théologique,  qui,  nécessairement  voué  à  la  science  absolue, 
entravait  de  plus  en  plus  cet  essor  décisif  de  la  science  relative. 
L'unité  mentale  ne  devait  donc  se  réaliser  que  de  nos  jours,  où 
la  fondation  de  la  sociologie ,  complétant  l'élimination  gra- 
duelle de  la  théologie ,  permet  enfin  au  mode  subjectif  de  de- 
venir pleinement  compatible  avec  le  mode  objectif,  d'après 
leur  commune  consécration  à  l'étude  des  lois ,  en  renonçant 
toujours  aux  causes. 

Cette  constitution  positive  de  l'encyclopédie  abstraite  doit,  en 
effet,  être  à  la  fois  objective  et  subjective,  comme  la  notion 
de  l'Humanité  qui  en  forme  le  lien  fondamental.  Mais  la  nature 
même  d'un  tel  principe  indique  assez  que  le  mode  objectif  se 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      577 

subordonnera  toujours  au  mode  subjectif,  ainsi  devenu  le  plus 
relatif,  suivant  mes  diverses  explications  antérieures.  Le  déve- 
loppement normal  de  cette  harmonie  finale  y  manifestera  bien- 
tôt la  conciliation  spontanée  des  avantages,  logiques  et  scienti- 
fiques, respectivement  propres  à  la  constitution  binaire  de 
l'antiquité  et  à  la  constitution  ternaire  du  moyen  âge. 

Sans  altérer  jamais  son  unité  caractéristique,  la  philosophie 
positive  peut  affecter  également  ces  deux  formes,  alternative- 
ment convenables  à  ses  diverses  applications  essentielles.  Dans 
l'éducation,  individuelle  ou  collective,  sa  constitution  doit  être 
surtout  binaire ,  en  y  concevant  la  philosophie  sociale  comme 
précédée  et  préparée  par  la  philosophie  naturelle.  Alors  la 
biologie  se  détache  de  la  sociologie  pour  se  rapprocher  de  la 
cosmologie,  à  ce  titre  commun  de  préambule  nécessaire.  Mais 
le  point  de  vue  change  pour  un  esprit  pleinement  mûri,  qui, 
d'après  une  suffisante  formation  de  l'encyclopédie  abstraite,  en 
développe  directement  l'usage  régulier.  Cette  nouvelle  appré- 
ciation exige,  en  effet,  que  la  biologie  soit,  au  contraire;  réu- 
nie à  la  sociologie,  comme  premier  degré  de  l'étude  humaine. 
Si ,  en  même  temps ,  on  se  borne  à  concevoir  la  cosmologie 
dans  son  ensemble ,  la  constitution  encyclopédique  reste  bi- 
naire, quoique  sous  une  autre  forme  qu'auparavant.  Mais,  le 
plus  souvent,  le  besoin  de  continuité  obligera  de  décomposer 
l'étude  du  monde  en  ses  deux  couples  principaux,  l'un  immo- 
difiable et  déductif ,  l'autre  modifiable  et  inductif ,  conformé- 
ment au  chapitre  précédent.  En  ce  cas ,  la  constitution  ency- 
clopédique devient  ternaire.  Ce  mode  est  le  seul  convenable  à 
une  échelle,  ascendante  ou  descendante.  Il  prévaut  aussi,  mais 
d'une  autre  manière,  dans  l'éducation,  où  la  philosophie  na- 
turelle doit  être  fréquemment  décomposée  en  cosmologie  et 
biologie.  Quant  à  la  décomposition  propre  à  chaque  couple 
cosmologique,  elle  convient  également  pour  initier  et  pour  ap- 


578  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

pliquer,  lorsqu'il  faut  préciser  davantage  les  spéculations  ency- 
clopédiques. De  là  résultent  diverses  formes,  aisément  appré- 
ciables, dont  chacune  mérite  quelquefois  la  préférence.  La  phis 
développée,  et  aussi  la  plus  usuelle,  du  moins  envers  le  passé, 
consiste  dans  l'échelle  fondamentale  des  six  sciences  abstraites, 
qui  ne  doit  être  subdivisée  que  pour  les  travaux  spéciaux.  Mais, 
sous  tous  ses  modes,  la  vraie  constitution  encyclopédique  reste 
évidemment  unitaire,  d'après  la  prépondérance  nécessaire 
toujours  reconnue  à  la  sociologie,  comme  seul  lien  scientifique 
et  logique  de  nos  diverses  conceptions  réelles. 

En  opposant  cette  harmonie  subjective  de  la  science  moderne 
à  l'harmonie  objective  de  la  science  ancienne,  on  sent  bientôt 
que  leur  succession  abstraite  correspond  naturellement  à  une 
transformation  concrète  qui  en  est  inséparable.  La  coordination 
principale  des  phénomènes  ne  pouvait  point  changer  sans  une 
équivalente  rénovation  dans  l'ordre  général  des  êtres.  De  même 
que  l'ancienne  constitution  abstraite  reposait  sur  la  conception 
des  trois  règnes  naturels,  la  nouvelle  exige  la  division  fonda- 
mentale du  domaine  concret  entre  deux  empires  seulement, 
l*un  organique,  l'autre  inorganique. 

Cette  notion  définitive  dut  graduellement  résulter  d'une  meil- 
leure appréciation  de  la  vie  végétative.  A  mesure  que  les  spécu- 
lations biologiques  devenaient  plus  rationnelles,  on  sentait 
davantage  que  la  distinction  réelle  entre  les  animaux  et  les 
végétaux  n'est  aucunement  comparable  à  la  séparation  radicale 
de  ceux-ci  envers  les  corps  inertes.  Une  étude  plus  attentive 
des  vrais  rapports  naturels  devait  donc  aboutir  à  faire  absorber 
le  règne  moyen  par  le  supérieur,  de  manière  à  changer  l'en- 
chaînement en  conflit. 

J'ai  déjà  représenté  ce  grand  dualisme  comme  la  base  néces- 
saire d'une  synthèse  positive,  en  tant  qu'indispensable  au  dogme 
fondamental  de  la  saine  philosophie,  l'invariabilité  des  relations 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  — -  CHAPITRE  TROISIÈME.   •  579 

naturelles.  Mais  je  dois  ici  caractériser  davantage  son  influente 
spontanée  sur  l'ascendant  final  de  la  constitution  subjective. 

La  division  de  la  nature  en  trois  règnes  convenait  à  l'unité 
objective,  comme  permettant  une  transition  graduelle  entre 
tous  les  êtres.  Au  contraire,  ce  genre  d'unité  est  incompatible 
avec  le  contraste  radical  de  la  vie  à  la  mort.  L'ensemble  des 
corps  naturels  cesse  alors  de  former  un  tout  absolu.  Car,  les 
êtres  organisés  ne  peuvent  pas  résulter  davantage  des  êtres 
inertes  que  ceux-ci  de  ceux-là.  Il  faut  ainsi  concevoir  deux 
ordres  radicalement  distincts ,  qui  restent  irréductibles  à  un 
seul ,  tant  que  la  nature  est  considérée  en  elle-même ,  sans  la 
rapporter  à  l'Humanité.  Nous  ne  devons  les  juger  inséparables 
l'un  de  l'autre  que  dans  notre  monde,  ou  plutôt  sur  notre  pla- 
nète. Partout  ailleurs,  l'existence  inorganique  peut  être  conçue 
sans  l'existence  organique ,  quoique  l'inverse  nous  soit  impos- 
sible. 

Gela  posé,  il  n'y  a  plus  de  véritable  unité  que  par  la  méthode 
subjective,  en  rapportant  au  vrai  Grand-Être  toutes  lès  études 
réelles,  tant  abstraites  que  concrètes.  Mais  cette  harmonie 
relative  suppose  que  la  recherche  des  causes  est  irrévocablement 
remplacée  par  la  détermination  des  lois,  c'est-à-dire  des  faits 
généraux.  Il  faut  même  qu'une  telle  étude  ne  soit  pas  instituée 
pour  une  destination  purement  objective,  qui  tendrait  bientôt 
à  reproduire  l'absolu ,  comme  dans  l'anarchie  actuelle.  Elle 
doit  sans  cesse  avoir  un  but  aussi  subjectif  que  son  principe  et 
sa  base,  en  y  voyant  seulement  une  source  de  prévision  ration- 
nelle, toujours  destinée  à  diriger  l'action  providentielle  du  véri- 
table Être-Suprême. 

On  comprend  ainsi  comment  la  substitution  des  deux  empires 
aux  trois  règnes  détruirait  l'ancienne  harmonie  théorique  sans 
pouvoir  la  remplacer ,  si  la  marche  nécessaire  de  l'évolution 
humaine  n'en  avait  point  rendu  l'avènement  très-voisin  de  celui 


580  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

de  la  science  finale.  Mais  il  est  également  aisé  de  sentir  qu'il 
n'y  eut  rien  de  fortuit  dans  la  coïncidence  historique  qui  réduisit 
à  une  seule  génération  l'intervalle  effectif  entre  la  prépondé- 
rance d'un  tel  dualisme  et  la  fondation  de  la  sociologie.  Car, 
cette  nouvelle  conception  concrète  se  lie  nécessairement  à 
l'essor  décisif  de  la  biologie  abstraite,  qui  dut  bientôt  conduire 
à  créer  enfin  la  science  sociale,  vainement  cherchée  jusqu'alors, 
quoique  l'urgence  en  fût  depuis  longtemps  sentie  par  tous  les 
vrais  penseurs. 

Une  telle  connexité  devient  évidente ,  quand  on  apprécie  la 
doctrine  des  trois  règnes  comme  incompatible  avec  toute  juste 
appréciation  générale  de  l'état  vital.  En  effet,  la  vitalité  ne 
peut  être  abstraitement  conçue  sans  un  préalable  rapproche- 
ment concret  entre  les  végétaux  et  les  animaux.  Aussi  les  prin- 
cipaux naturalistes  insistèrent-ils  de  plus  en  plus,  un  siècle 
avant  Bichat,  sur  les  ressemblances  essentielles  de  ces  deux 
règnes ,  opposées  à  leurs  communes  différences  avec  le  règne 
minéral.  Ceux  même  qui,  comme  Linné  et  Buffon,  continuaient 
d'embrasser  toute  la  science  concrète,  tendaient  à  y  faire  pré- 
valoir l'uniforme  considération  de  la  vie  sur  celle  de  l'existence 
inorganique.  Malgré  l'anarchie  rétrograde  qui  décompose  au- 
jourd'hui la  biologie,  en  attendant  le  régime  encyclopédique, 
les  plus  empiriques  novateurs  respectent  essentiellement  l'argu- 
mentation décisive  de  Bichat  sur  le  contraste  fondamental  entre 
la  nature  morte  et  la  nature  vivante.  Chacun  sent ,  quoique 
confusément,  que  la  science  vitale  ne  saurait  exister  sans 
ce  dualisme  irréductible.  L'explication  difficile  que  j'achève 
montre  combien  il  est  indispensable  à  l'avènement  de  la  so- 
ciologie ,  et  à  la  seule  unité  que  comporte  désormais  la  raison 
humaine. 

En  regard  de  la  constitution  subjective  émanée  spontané- 
ment de  la  théologie  initiale ,  la  philosophie  proprement  dite, 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      581 

depuis  son  essor  grec  jusqu'à  son  moderne  divorce  avec  la 
science ,  tenta  toujours  de  fonder  une  constitution  essentielle- 
ment objective,  dont  l'astronomie  serait  le  point  de  départ. 
Mais  vingt  siècles  d'infructueux  efforts  ont  déterminé  tous  les 
bons  esprits  à  renoncer  à  une  telle  unité.  Aucun  véritable  pen- 
seur n'aspire  même  à  faire  coïncider  les  trois  degrés  essentiels 
de  l'existence  inorganique,  d'abord  mathématique ,  puis  phy- 
sique, et  enfin  chimique.  Toutefois,  malgré  tous  les  avorte- 
ments  antérieurs,  ces  vaines  tentatives  n'ont  été  radicalement 
écartées  que  par  l'avènement  décisif  de  la  biologie.  Alors  surgit, 
à  l'extrémité  supérieure  de  la  philosophie  naturelle ,  un  élé- 
mentfondamentalévidemmentirréductible  aux  précédents.  Son 
essor  caractéristique  n'a  plus  permis  d'espérer  une  véritable 
unité  théorique  autrement  que  par  la  voie  subjective ,  dont  il 
prépare  d'ailleurs  la  reconstruction  finale,  en  poussant  à  former 
la  sociologie  ,  pour  y  remplacer  la  théologie. 

Mieux  on  médite  sur  la  marche  primitive  de  notre  intelli- 
gence, plus  on  reconnaît  qu'elle  n'exigeait  d'autre  rectification 
radicale  que  de  substituer  l'étude  des  lois  à  la  recherche  des 
causes.  Son  vice  fondamental ,  d'ailleurs  inévitable  et  même 
indispensable,  ne  consistait  point  dans  son  caractère  subjectif, 
mais  dans  sa  nature  absolue.  La  longue  coexistence  de  ces  deux 
attributs  n'a  point  empêché  la  subjectivité  de  manifester  ses 
hautes  propriétés,  intellectuelles  et  surtout  morales.  Toute 
synthèse  doit  être  subjective ,  puisque  l'objectivité  reste  tou- 
jours analytique.  Mais  la  prépondérance  de  la  subjectivité  est 
encore  plus  indispensable  à  la  subordination  fondamentale  de 
l'esprit  envers  le  cœur.  Cette  double  nécessité ,  qui  jusqu'ici 
prévalut  sans  être  aperçue ,  a  été  confusément  sentie  par  les 
principaux  métaphysiciens  modernes,  depuis  l'avortement  dé- 
cisif des  nombreuses  tentatives  de  systématisation  objective. 
Ainsi  poussés  vers  l'unité  subjective,  ils  ne  l'ont  manquée  que 


S82  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

pour  Tavoir  restreinte  à  l'homme  individuel,  au  lieu  do  la  fonder 
sur  l'humanité. 

La  subjectivité  initiale  n'avait  donc  besoin  que  de  devenir 
relative;  mais  cette  transformation  radicale  a  exigé  tout  le 
préambule  objectif  accompli  graduellement  depuis  Thaïes  jus- 
qu'à Bichat.  Car  il  fallait  pour  cela  faire  universellement  pré- 
valoir l'étude  des  lois  naturelles ,  qui  ne  pouvait  commencer 
qu'envers  les  moindres  phénomènes,  d'où  elle  s'est  ensuite 
étendue  lentement  aux  plus  éminents.  L'achèvement  de  cette 
immense  préparation  conduit  maintenant  à  fonder  la  vraie  sub- 
jectivité, en  substituant  la  sociologie  à  la  théologie.  Ainsi  rendue 
relative ,  la  prépondérance  du  véritable  point  de  vue  humain 
devient  beaucoup  plus  directe,  et  même  plus  complète  que  lors- 
qu'elle présidait  implicitement  au  régime  absolu.  Cette  trans- 
formation définitive  est  encore  plus  salutaire  au  cœur  qu'à  l'es- 
prit, d'après  l'harmonie  durable  qu'elle  institue  entre  eux. 
L'objectivité,  qui  ne  put  rien  systématiser,  prend  enfin  son  of- 
fice caractéristique,  de  fournir  partout  les  matériaux  des 
constructions  réservées  à  la  subjectivité. 

On  peut  ainsi  réduire  l'immense  préambule  scientifique  qui 
vient  de  finir  à  renverser  l'ordre  primitif  entre  les  deux  parties 
essentielles  de  la  philosophie  naturelle.  Pour  les  anciens,  l'as- 
tronomie dut  être  la  science  prépondérante ,  et  la  biologie  s'y 
subordonnait  comme  secondaire,  parce  que  la  logique  objec- 
tive dirigeait  alors  le  progrès  mental.  Chez  les  modernes,  la 
biologie  prévaut  irrévocablement,  en  se  rattachant  la  cosmolo- 
gie à  titre  d'introduction  nécessaire,  conformément  à  la  supré- 
matie finale  de  la  subjectivité  régénérée.  L'accomplissement  de 
cette  révolution  est  devenu  irrécusable,  puisque  l'esprit  relatif 
émane  maintenant  ;  des  sciences  supérieures ,  et  l'absolu  ne 
trouve  plus  d'appui  dangereux  que  dans  les  sciences  inférieures. 
Ainsi,  l'étude  du  monde  dut  prévaloir  pendant  presque  toute  la 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.     $83 

durée  au  régime  préliminaire.  Quand  il  se  développe  assez 
pour  faire  irrévocablement  surgir  l'étude  systématique  de  la 
vie,  il  touche  à  son  terme  nécessaire,  comme  ayant  atteint  son 
but  essentiel,  en  étendant  la  positivité  jusqu'aux  plus  nobles 
phénomènes.  Dès  lors,  la  sociologie,  prenant  à  jamais  la  su- 
prématie mentale,  la  biologie  devient  spontanément  son  prin- 
cipal auxiliaire.  La  constitution  primitive  de  la  philosophie 
naturelle  se  trouve  nécessairement  intervertie  par  la  prépon- 
dérance normale  de  la  subjectivité  sur  l'objectivité. 

Cette  marche  générale  de  l'espèce  sera  toujours  reproduite 
essentiellement  dans  l'initiation  systématique  de  l'individu.  La 
cosmologie  occupe  seule  quatre  années  sur  les  cinq  que  l'édu- 
cation positiviste  consacre  aux  sciences  préliminaires.  Mais 
l'avènement  de  la  biologie  indique  ensuite  la  terminaison  du 
préambule  objectif,  et  le  prochain  essor  de  l'état  normal,  qui 
doit  faire  toujours  prévaloir  lvétude  dePhumanité,  directement 
appuyée  sur  celle  de  la  vie.  Un  grand  exemple  personnel  an- 
nonce depuis  longtemps  cette  marche  ultérieure  de  toute  édu- 
cation régulière,  d'après  les  ^vicissitudes  philosophiques  du 
penseur  qui  jusqu'ici  refléta  le  mieux  l'ensemble  de  nos  desti- 
nées mentales.  Descartes  entreprit  d*abord  la  plus  forte  con- 
struction objective  qui  ait  jamais  été  conçue.  L'impossibilité  d'y 
comprendre  les  plus  nobles  phénomènes  le  détermina  ensuite 
à  tenter  de  constituer  l'unité  intellectuelle  par  la  voie  subjec- 
tive, d'où  résulta  la  transformation  qui  caractérise  la  métaphy- 
sique moderne.  Vers  la  fin  de  son  incomparable  carrière, 
l'avortement  de  ces  deux  tentatives  le  conduisit  à  se  préoccu- 
per surtout  d'études  biologiques,  dont  il  sentait  déjà  la  prépon- 
dérance normale  sur  les  spéculations  cosmologiques.  Quoiqu'il 
se  fût  interdit  les  théories  sociales,  son  génie  concevait  sans 
doute  la  science  vitale  comme  la  première  source  d'une  subjec- 
tivité positive,seule  capable  d'instituer  enfin  l'harmonie  mentale. 


584  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Je  devais  ici  expliquer  avec  soin  l'importance  philosophique, 
très-peu  comprise  encore,  de  la  grande  révolution  scientifique 
qui,  sous  l'impulsion  de  Bichat,  transporta  de  l'astronomie  à  la 
biologie  la  présidence  générale  de  la  philosophie  naturelle.  Le 
lecteur  sent  maintenant  que  cette  transformation  abstraite  exi- 
geait le  remplacement  préalable  de  la  conception  concrète  des 
trois  règnes  par  celle  des  deux  empires.  Ce  double  changement 
est  déjà  devenu  irrévocable,  malgré  l'unanime  résistance  des 
cosmologistes,  d'après  l'assentiment  spontané  de  tous  les  bio- 
logistes, prolongé  au  milieu  de  leurs  luttes  les  plus  anarchi- 
ques,  et  soutenu  par  la  faveur  publique.  Il  annonce  clairement 
l 'entière  terminaison  du  ré  gi  me  prélim  i  naire  ,soit  en  consommant 
li  ruine  de  l'harmonie  objective,  soit  en  ouvrant  la  voie  de  l'u- 
nité subjective,  qui  peut  seule  rallier  toutes  les  théories  réelles. 

L'ensemble  des  considérations  précédentes  démontre  assez 
que  l'anarchie  rétrograde  de  la  biologie  actuelle,  loin  d'indi- 
quer son  irrévocable  dissolution,  annonce  le  prochain  avène- 
ment de  la  systématisation  finale.  Tant  que  cette  principale 
partie  de  la  philosophie  naturelle  resta  isolée  sans  préparation 
cosmologique  et  sans  destinatioù  sociologique,  sa  culture  irra- 
tionnelle ne  comportait  que  des  résultats  purement  provisoires, 
soit  scientifiques,  soit  môme  logiques.  Ils  ne  pouvaient  abou- 
tir qu'à  permettre  l'essor  systématique  de  la  science  sociale, 
seule  apte  à  régénérer  toutes  les  études  préliminaires,  en 
commençant  par  celle  de  la  vie.  La  décomposition  actuelle  de 
ces  dogmes  prématurés  inspire  de  justes  regrets,  puisqu'elle 
enveloppe  indistinctement,  parmi  beaucoup  de  notions  hasar- 
dées, quelques  précieuses  conceptions.  Mais  elle  offre  aussi 
l'avantage  de  faciliter  une  prochaine  reconstruction,  ainsi  pré- 
servée d'avance  de  toute  opposition  vraiment  consistante.  Les 
véritables  biologistes  doivent  aujourd'hui  se  rassurer  quant  à 
l'avenir  de  leur  science,  en  voyant  persister,  malgré  ses  déchi- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      585 

rements  intimes,  l'ascendant  décisif  qu'elle  obtint,  au  début 
de  ce  siècle,  sur  l'ensemble  de  la  cosmologie.  Dès  qu'ils  auront 
compris  la  salutaire  prépondérance  de  la  sociologie,  ils  ac- 
cueilleront avec  reconnaissance  son  régime  encyclopédique, 
qui  relèvera  nécessairement  leur  dignité  théorique,  en  même' 
temps  qu'il  les  délivrera  de  toute  usurpation  cosmologique. 
C'est  seulement  parmi  nos  géomètres  que  la  nouvelle  discipline 
philosophique  doit  trouver  une  intraitable  résistance,  parce 
qu'elle  leur  ôte  radicalement  une  irrationnelle  domination, 
peu  compensée  à  leurs  yeux  par  une  consécration  religieuse 
qui  n'appartiendra  qu'à  de  vrais  penseurs. 

Après  cette  suite  d'explications  préalables,  je  dois  caracté- 
riser sommairement  la  systématisation  finale  de  la  biologie,  en 
appréciant  d'abord  sa  nature  fondamentale,  ensuite  ses  condi- 
tions essentielles,  et  enfin  sa  marche  normale.  Quoiqu'une  telle 
opération  ne  puisse  jamais  dispenser  mes  successeurs  d'une 
construction  plus  spéciale,  je  suis  ici  obligé  de  l'ébaucher  da- 
vantage qu'envers  aucune  partie  de  la  cosmologie.  Car,  il  faut 
ainsi  manifester  la  puissance  régénératrice  de  la  nouvelle  phi- 
losophie par  sa  plus  urgente  application  scientifique,  tout  en 
posant  une  base  dogmatique  indispensable  à  l'objet  direct  et 
principal  de  ce  Traité. 

L'institution  logique  de  la  saine  biologie  et  son  élaboration 
scientifique  doivent  également  dériver  d'une  appréciation  systé- 
matique de  sa  nature  générale  et  de  son  vrai  domaine.  Cette 
principale  partie  de  la  philosophie  naturelle  possède  déjà  un 
avantage  éminent  sur  toutes  les  autres,  comme  ayant  seule  ob- 
tenu enfin  un  nom  pleinement  convenable  à  l'ensemble  de  ses 
attributions.  Un  tel  privilège  indique  aussitôt  le  génie  essentiel- 
lement synthétique  d'une  science  où  tous  les  aspects  généraux 
convergent  spontanément  vers  un  but  unique,  ainsi  proclamé 
dignement,  la  théorie  abstraite  de  la  vie. 


JIS6  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Cette  sommaire  définition  n'a  besoin  que  d'être  développée 
et  approfondie  pour  caractériser  assez  l'objet  et  le  sujet  delà 
biologie.  Une  telle  explication  se  réduit  à  bien  concevoir  la  na- 
ture générale  de  la  vie  et  de  ses  principaux  degrés  ou  modes. 

La  vitalité  fondamentale,  seule  commune  à  tous  les  êtres  or- 
ganisés, consiste  dans  leur  continuelle  rénovation  matérielle, 
unique  attribut  qui  les  sépare  universellement  des  corps  inertes, 
où  la  composition  est  toujours  fixe.  Toutes  les  autres  pro- 
priétés vitales,  même  l'intelligence  et  la  moralité,  reposent  d'a- 
bord sur  cette  existence  nutritive,  résultée  d'un  suffisant  conflit 
entre  l'absorption  et  l'exhalation  que  chaque  masse  vivante  exerce 
sans  cesse  sur  le  milieu  correspondant.  Néanmoins,  on  tenterait 
vainement  d'expliquer  cette  inflexible  connexité  qui  fait  toujours 
dépendre  les  plus  nobles  attributs  des  plus  grossières  fonctions. 
Car,  aucune  contradiction  nécessaire  ne  nous  empêche  de  rêver 
la  pensée  et  la  sociabilité  chez  des  êtres  dont  la  substance  res- 
terait inaltérable.  Toutes  les  utopies  théologiques  sur  la  vie  fu- 
ture commencent,  en  effet,  par  affranchir  l'homme  d'une  telle 
obligation,  en  transportant  à  des  corps  incorruptibles  nos  pri- 
vilèges intellectuels  et  moraux.  En  remontant  davantage  notre 
passé,  on  trouve  même  que  le  fétichisme  initial  étendait  ces 
éminentes  aptitudes  aux  substances  les  plus  fixes  et  les  plus 
inertes.  Mais  l'observation  ne  confirma  jamais  une  seule  de  ces 
suppositions.  Partout  où  la  composition  matérielle  demeure  in- 
variable, il  n'existe  aucune  trace  de  pensée  ou  d'affection,  ni 
seulement  le  moindre  rudiment  de  sensibilité  ou  de  contractilité. 
A  la  vérité,  la  rénovation  continue  a  lieu  chez  beaucoup  de 
substances  qui  ne  manifestent  pas  davantage  ces  phénomènes 
supérieurs.  Cela  prouve  assez  que  les  plus  hautes  propriétés  vi- 
talesnerésultentpasnécessairementdesmoindres.Pourtantelles 
en  dépendent  certainement,  puisqu'elles  ne  surgissent  jamais 
qu'avec  une  telle  base,  dont  toute  altération  suffisante  les  fait 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      587 

d'ailleurs  cesser  aussitôt.  En  un  mot,  on  voit  souvent  des  corps 
sans  âme  ;  mais  on  ne  voit  aucune  âme  sans  corps. 

Ainsi,  la  vie  n'est  pas  seulement  particulière  à  certaines  sub- 
stances, organisées  sous  certains  modes*  De  plus,  elle  ne  se 
montre  jamais  que  temppraire  chez  les  molécules  qui  la  com- 
portent;  en  sorte  que  tout  organisme  devient  inerte  et  bientôt 
se  dissout  si  ses  matériaux  ne  sont  point  assez  renouvelés.  Nous 
ne  pouvons  pas  plus  expliquer  cette  instabilité  que  cette  spécia- 
lité. Il  faut  concevoir  Tune  et  l'autre  comme  de  simples  faits  géné- 
raux, dont  la  réalité  est  incontestable,  mais  qui  resteront  irré- 
ductibles à  d'autres.  Nous  ne  saurons  jamais  pourquoi  l'oxygène; 
l'hydrogène,  l'azote,  et  le  carbone  sont  susceptibles  de  vivre, 
tandis  que  le  chlore,  le  soufre,  l'iode,  ne  vivent  aucunement. 
De  même,  nous  nepouvons  savoir  pourquoi  la  vitalité  ne  persiste 
pas  indéfiniment  chez  les  matériaux  susceptibles  de  l'acquérir. 
Hais  ces  deux  mystères  sont  heureusement  aussi  oiseux  qu'im- 
pénétrables. Il  suffit  ici  d'apprécier  ce  double  fait  primordial 
comme  la  garantie  dogmatique  de  l'indépendance  des  notions 
biologiques,  lesquelles  ne  sauraient  ainsi  émaner  jamais  des 
théories  cosmologiques  qui  en  préparent  l'élaboration  directe. 

En  poursuivant  les  plus  hautes  conséquences  de  cette  grande 
loi  biologique,  la  philosophie  positive  y  doit  annoncer  déjà  la 
première  condition  générale  de  la  véritable  existence  sociale. 
Car,  il  en  résulte  directement,  chez  les  organes  indépendants  qui 
composent  le  Grand-Être,  la  personnalité  fondamentale  qui  in- 
spire sans  cesse  à  chacun  d'eux  une  active  sollicitude  pour  sa 
propre  conservation.  De  là  naît  le  principal  problème  de  la  vie 
humaine,  où  d'énergiques  impulsions  individuelles  doivent  se 
subordonner  toujours  à  de  faibles  inclinations  sociales.  Telle 
est  aussi  la  source  de  l'activité  providentielle  de  l'Être-Suprême, 
autant  assujetti  que  les  organismes  inférieurs  à  l'obligation  per- 
manente du  renouvellement  matériel.  En  outre,  cette  nécessité 


588  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

développe  les  affections  bienveillantes,  en  leur  procurant  un 
but  pratique  qui  combat  toujours  leur  inertie  spontanée.  Toutes 
ces  conditions  élémentaires  manqueraient  radicalement,  si 
l'Humanité  se  composait  d'organes  incorruptibles,  dispensés  de 
pourvoir  à  leur  propre  rénovation.  Quoique  je  ne  doive  point 
insister  ici  sur  une  explication  sociologique  réservée  au  volume 
suivant,  il  fallait  maintenant  indiquer  sa  source  biologique. 

Cette  rénovation  matérielle  détermine  les  deux  autres  attri- 
buts connexes  de  la  vie  universelle  :  d'une  part,  le  développe- 
ment, qui  aboutit  à  la  mort  individuelle  ;  d'une  autre  part,  la 
reproduction  qui  perpétue  l'espèce.  Tout  corps  vivant  s'accroît 
tant  que  le  mouvement  d'absorption  y  prévaut  sur  celui  d'exha- 
lation; il  décroît  ensuite,  dès  que  leur  relation  devient  inverse  : 
enfin,  il  meurt,  quand  leur  harmonie  fondamentale  se  trouve 
assez  rompue. 

La  constante  nécessité  de  ces  trois  phases  successives  semble 
résulter  de  l'antagonisme  naturel  entre  les  solides  et  les  fluides, 
dont  le  concours  peut  seul  permettre  une  recomposition  con- 
tinue, tandis  que  leur  équilibre  ne  parait  point  susceptible  de 
persister  toujours.  Mais  il  faut,  dans  les  sciences  supérieures,  se 
défier  beaucoup  de  ces  déductions  vagues,  et  d'ailleurs  oiseuses, 
qui  n'ont  presque  jamais  de  validité  réelle  qu'en  vertu  d'induc- 
tions inaperçues,  que  l'abstraction  ne  saurait  écarter  entière- 
ment. De  tels  rapprochements  sont  inspirés  par  des  habitudes 
théoriques  émanées  d'abord  du  régime  métaphysique,  qui  sup- 
posait partout  des  liaisons  confuses.  Ces  vaines  tendances  ont 
ensuite  été  maintenues,  et  môme  développées,  sous  la  prési- 
dence scientifique  longtemps  échue  à  l'esprit  mathématique, 
toujours  disposé  à  faire  prévaloir  la  déduction  sur  l'induction. 
Elles  pourraient  troubler  gravement  les  plus  hautes  spécula- 
tions de  la  biologie  et  de  la  sociologie.  Les  relations  exté- 
rieures sont  beaucoup  plus  contingentes  qu'il  ne  convient  à 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      589 

notre  aveugle  instinct  de  liaison  universelle.  Notre  émancipa* 
tion  systématique  ne  sera  vraiment  complète  qu'après  une 
pleine  renonciation  à  l'unité  objective,  qui,  devenue  partout 
aussi  perturbatrice  que  chimérique,  tend  désormais  à  repro- 
duire, sous  une  autre  forme,  le  régime  absolu.  Il  n'y  a  de 
vraiment  possible  que  l'unité  subj  ective,  seule  é  gaiement  adaptée 
à  nos  moyens  et  à  nos  besoins. 

Ainsi,  le  véritable  esprit  positif  ne  tente  point  d'expliquer  la 
mort  comme  conséquence  nécessaire  de  la  vie.  Leur  vraie  con- 
necté est  tellement  contingente  que,  pendant  notre  longue 
enfance,  individuelle  ou  collective,  nous  supposons  volontiers 
l'éternité  d'existence.  Sous  le  régime  normal,  l'obligation  de 
mourir  ne  sera  le  plus  souvent  reconnue  personnellement  que 
par  confiance  ou  par  analogie,  jusqu'à  ce  que  le  déclin  se  pro- 
nonce assez  pour  la  faire  directement  sentir.  Elle  doit  donc  être 
finalement  regardée  comme  une  seconde  loi  biologique,  aussi 
universelle  que  la  première,  qu'elle  suppose  sans  en  résulter. 
Leur  liaison  constante  fournit  même  l'un  des  caractères  géné- 
raux de  l'existence  organique,  vu  la  perpétuité  ordinaire  de 
l'existence  inorganique.  Mais  la  difficulté  que  nous  éprouvons 
souvent  à  bien  distinguer  ces  deux  existences  confirme  assez 
notre  peu  d'inclination  à  supposer  toujours  nécessaire  pour 
Tune  la  loi  qui  ne  convient  presque  jamais  à  l'autre.  De  la  ré- 
novation continue  qui  caractérise  la  vie  universelle,  il  ne  ré- 
sulte réellement  que  l'obligation  de  croître  d'abord  et  de 
décroître  ensuite,  à  moins  d'un  parfait  équilibre  entre  l'ab- 
sorption et  l'exhalation.  Aucune  contradiction  théorique  ne 
nous  empêcherait  de  concevoir  cette  alternative  comme  in- 
définiment répétée  chez  le  même  être,  sans  y  interrompre 
jamais  la  continuité  vitale.  La  théorie  générale  de  la  mort, 
quoique  nécessairement  fondée  sur  celle  de  la  vie,  en  est  donc, 
au  fond,  entièrement  distincte.  Elle  se  trouve  jusqu'ici  encore 

42 


590  SYSTÈME.  DI  P6LIIIQUE  POSOIXE» 

moins  «tancée,  n'ayant  proBçuajamai&inspiri  directement  des 
méditations  systématiques..  On  an  peut  aisément  juger  d'apréi 
l'extrême  imperfection  des  règles  positives  sur  la  longévité  dan» 
remeuble  de  la  hiérarchie,  biologique. 

Cette  seconde  loi  fondamentale  de  la  vie  universelle  n'i»- 
porte  pas  moins  que  la  première  aux  conceptions  soeiologiqaer/ 
comme  je  l'expliquerai  spécialement  dans  le  volume  suivant  j 
Sous  son  influence  directe,  le  Grand-Être  se  trouve  autant  as- 
sujetti que  les  êtres  inférieur»  à  fat  nécessita  permanente  du  m 
nouvellement  élémentaire.  Par  unei  réaction  indirecte,  déflu 
appréciée  dans  mon  traité  philosophique,  elle  y  constitue  *«mk 
Tune  dea  conditions-  essentielles  duprogrèa  continu  del'espèaq 
qui  deviendrait  incompatible  avec  l'éternité  des  individus. 

La.  troisième  loi  biologique  comporte,  à.  tous  égard*}  des» 
remarques  philosophiques  analogues  à  eettes  que  vient  d'exiger' 
la  second*.  Cette  faculté  de  se  reproduire  semble,  il  est  vrai,  • 
résulter  davantage  de  l'obligation  de  mourir  que  celle-ci  as 
suit  de  l'instabilité  matérielle*  En  effet,  sans  ane-teUe- compen- 
sation, chaque  espèce  vitale  disparaîtrait:  bientôt.  De  nombreux 
exemples  de  stérilité  individuelle,  surtout  chez  les  animaux 
supérieurs,  autorisent  même  à  supposer  que  certaines  races  as 
sont  peut-être  perdues  ainsi,  sous  l'impuissance  génératrice  dt 
tous  leurs  membres.  Interdites  par  l'optimisme  théologique, 
de  pareilles  conjectures  doivent  désormais  trouver-  place  dans1 
le  champ  normal  des  méditations,  biologiques.  Aucune  espèce 
ne  semble  donc  pouvoir  persister  qu'autant  que  la  reproduc- 
tion y  compense  la  mort.  Mais  cette. nécessité  est  loin  d'expli- 
quer radmirableprivilégequipermetàtout  être  vivant  d'en  faire 
naître  un  autre  essentiellement  semblable  à  lui.  Car  aucune  con- 
tradiction n'empêcherait  de  concevoir  autrement  la  conservation 
des  espèces,  si  les  corps  organisés  émanaient  directement  des 
matériaux  inorganiques.  Pendant  la  longue  enfance  de  l'huma- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  *—  CHAfCTRB  TROISIÈME.     5#ï 

nité,  de  telles  suppositions  ne  coûtaient  rien  à  la  naïve  im&gt* 
nation  des  populations  fétichiste*,  et  même  polythéiste*. 
Quoique  l'oppressive  rigueur  de  la  discipline  monothéique  les 
ait  ensuite  proscrites,  de  hardis  penseurs  ont  systématiquement! 
perpétué  ces  hypothèses  spontanées.  Mais,  sans  qu'elles  Soient 
radicalement  contraires  à  aucune  loi  objective,  l'obseïtatîett 
scientifique  ne  les  a  jamais  confirmées ,  malgré  de  fréquenté! 
espérances,  bientôt  détruites  par  un  examen  approfondi.  Ééatf» 
tant  toute  vaine  discussion  sur  les  origines  absolues ,  il  faut 
donc  reconnaître,  comme  une  notion  essentielle  de  philosophie 
relative,  que  chaque  être  vivant  émane  toujours  d'un  autre 
semblable.  Ce  fait  général  ne  résulté  d'aucune  déduction,  et  né 
repose  que  sur  une  immense  induction,  désormais  inattaquable* 
Il  constitue  une  troisième  loi  biologique,  aussi  distincte  de  la 
seconde  que  celle-ci  Test  de  la  première.  Seulement  chacune 
de  ces  lois  suppose  la  précédente,  quoiqu'elle  n'en  dérive 
point.  Car ,  si  des  êtres  étaient  immortels ,  leur  reproduction 
serait  inutile  ;  elle  deviendrait  même  contradictoire ,  d'aptèé 
les  difficultés  résultées  d'unemultiplication  indéfinie.  Voilà  tout 
ce  qu'il  y  a  de  nécessaire  dans  la  connexité  réelle  entre  la  gé* 
nération  et  la  mort. 

Ainsi,  le  grand  aphorisme  dUarvey,  omne  vwuin  et  àvo, 
n'est  imparfait  qu'en  ce  qu'il  spécifie  tin  mode  d'émanation, 
souvent  étranger  aux  organismes  inférieurs.  Sous  une  meilleure 
rédaction,  omnevivum  ex  vivo,  il  constituera  toujours  l'un* 
des  principales  bases  de  la  biologie  systématique.  Cette  dernière 
loi  fondamentale  de  la  vie  universelle  achève  de  séparer  raffi* 
calement  la  moindre  existence  organique  de  toute  existence 
inorganique.  Malgré,  dé  vains  r&pptfocbetoents  scientifique* 
entre  la  cristallisation  et  la  naissance,  le  Véritable  esprit  philo- 
sophique ne  permet  point  de  regarder  un  cristal  comme  nahmmt 
d'un  autre.  Le  vrai  sens  biologique  de  ce  terme  indispensable 


592  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

ne  peut  convenir  à  des  corps  susceptibles  de  durer  toujours  et 
de  croître  sans  cesse  ;  car,  ils  proviennent  le  plus  souvent  d'une 
combinaison  directe  entre  leurs  éléments  chimiques ,  indiffé- 
remment émanés  de  composés  quelconques.  En  un  mot,  la 
propriété  de  naître  est  aussi  particulière  aux  êtres  vivants  que 
celle  de  mourir.  La  biologie  y  trouve  la  source  d'une  nouvelle 
garantie  générale  contre  l'usurpation  cosmologique.  Mieux  on 
systématise  les  études  vitales,  plus  on  sent  combien  sont  irra- 
tionnelles et  oppressives  toutes  les  tentatives  pour  constituer 
l'unité  objective,  en  concevant  la  nature  comme  un  tout  ab- 
solu, indépendamment  de  sa  relation  à  l'humanité,  seule  source 
possible  d'une  véritable  unité. 

Pleinement  appréciée,  cette  troisième  loi  biologique  termine 
la  célèbre  controverse,  encore  essentiellement  pendante,  sur 
la  perpétuité  des  espèces.  Car,  une  telle  loi,  assurant  l'hérédité 
organique  à  chaque  génération,  la  prolonge  aussi  après  une 
succession  nouvelle.  Elle  consiste,  au  fond,  à  maintenir  spon- 
tanément l'intégrité  du  type,  quel  que  soit  le  nombre  des 
transmissions.  C'est  pourquoi  tous  ceux  qui  ont  supposé  la 
variabilité  indéfinie  des  espèces  se  sont  trouvés  bientôt  con- 
duits à  concevoir  les  corps  vivants  comme  pouvant  se  former, 
de  toutes  pièces  ,  par  de  simples  actions  chimiques,  au  moins 
chez  les  êtres  inférieurs.  De  tels  paradoxes  doivent  peu  sur- 
prendre dans  un  ordre  de  spéculations  où  la  positivité  n'a  pu 
jusqu'ici  surgir  que  d'en  bas.  Maintenant  que  la  sociologie 
permet  enfin  de  l'y  faire  aussi  pénétrer  d'en  haut,  la  révision 
systématique  de  toutes  les  études  provisoires  écartera  définiti- 
vement ces  vains  débats.  Us  offrirent  d'abord  une  utilité  indi- 
recte, surtout  logique,  pour  poser  quelques  questions  et  sus- 
citer certaines  conceptions.  Désormais,  le  même  office  sera 
mieux  rempli  par  la  culture  encyclopédique,  qui  disposera 
toujours  à  saisir  l'ensemble  des  aspects  biologiques.  On  sentira 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      593 

alors  que  l'opinion  de  l'instabilité  des  espèces  est  une  dange- 
reuse émanation  du  matérialisme  cosmologique,  d'après  une 
irrationnelle  exagération  de  la  réaction  vitale  des  milieux 
inertes,  qui  n'a  jamais  été  bien  conçue.  Cette  aberration  serait 
directement  contraire  à  l'indépendance  normale  de  la  biologie, 
qu'il  faut  aujourd'hui  consolider  avant  tout.  Quand  la  spon- 
tanéité vitale  aura  été  dignement  appréciée,  il  conviendra  de 
compléter  sa  théorie  fondamentale  par  celle  des  modifications 
dues  au  milieu.  Mais  l'introduction  prématurée  de  ces  ques- 
tions complémentaires  ne  peut  aujourd'hui  susciter  que  des 
débats  anarchiques,  plutôt  contraires  que  favorables  au  vrai 
progrès  de  la  biologie. 

Il  serait  ici  superflu  de  signaler  expressément  l'importance 
sociologique ,  encore  plus  évidente  pour  cette  dernière  loi 
biologique  qu'envers  les  deux  autres.  On  y  sent  aussitôt  le 
germe  direct  de  la  continuité  historique,  qui  constitue  le  prin- 
cipal caractère  du  grand  organisme.  Dans  l'ordre  pratique, 
l'hérédité  vitale  n'a  pas  moins  de  prix,  comme  première  source 
naturelle  de  l'hérédité  sociale. 

En  ramenant  au  dualisme,  suivant  la  règle  de  toute  combi- 
naison ,  l'ensemble  de  ces  trois  lois  fondamentales  de  la  vie 
universelle,  on  voit  qu'elles  caractérisent  :  d'une  part,  l'exis- 
tence actuelle  ;  de  l'autre,  le  développement  successif.  Celui-ci 
aboutit  à  deux  résultats  généraux ,  dont  le  second  suppose  le 
premier1,  sans  en  émaner  :  d'un  côté,  la  mort;  de  l'autre,  la 
reproduction.  La  succession  normale  de  ces  deux  appréciations 
forme  le  système  des  trois  grandes  lois  biologiques,  sur  la  ré- 
novation matérielle ,  la  destruction  individuelle ,  et  la  conser- 
vation spécifique.  Quoique  chacune  soit  subordonnée  à  la 
précédente,  elle  n'en  résulte  pas  davantage  que  les  trois  lois  as- 
tronomiques de  Kepler  ne  dérivent  l'une  de  l'autre.  Telle  est 
la  première  base  dogmatique  de  la  vraie  philosophie  biolo- 


894  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

gique.  Son  intime  connezité  ayec  l'ensemble  de  la  sociologie 
en  augmente  à  la  fois  l'importance  et  la  stabilité ,  par  une  in- 
corporation directe  au  système  élémentaire  de  la  religion  finale. 

Cette  vie  universelle,  quoique  bornée  à  la  seule  matérialité, 
constitue  le  premier  fondement  des  plus  hautes  fonctions,  même 
humaines.  Par  elle  aussi  l'organisme  commence  ses  relations 
nécessaires,  à  la  fois  actives  et  passives,  avec  le  milieu  corres- 
pondant, qui  fournit  les  matériaux  absorbés  et  reçoit  les  pro- 
duits exhalés.  On  ne  peut  l'apprécier  convenablement  qu'en 
l'étudiant  d'abord  chez  les  êtres  qui  ne  vivent  pas  autrement. 
Partout  ailleurs,  l'influence  des  fonctions  supérieures  empêche 
de  concevoir  nettement  cette  vie  fondamentale ,  quoique  leur 
réaction  nutritive  mérite  ensuite  un  soigneux  examen.  C'est 
ainsi  que  la  théorie  de  la  végétation  devient  la  base  objective 
de  la  biologie  systématique.  Les  êtres  correspondants  ne  sont 
pas  moins  précieux  pour  nos  spéculations  positives  que  pour 
notre  existence  matérielle.  Us  développent  les  fonctions  nutri- 
tives, non-seulement  isolées  de  toutes  les  autres,  mais  aussi 
dans  leur  principale  énergie.  En  effet ,  les  végétaux  sont  les 
seuls  êtres  organisés  qui  vivent  directement  aux  dépens  du  mi- 
lieu inerte.  Tous  les  autres  restent  impuissants  à  vivifier  la  ma- 
tière inorganique ,  î  qu'ils  ne  peuvent  jamais  s'approprier 
qu'après  son  élaboration  végétale.  La  séparation  abstraite,  ad- 
mirablement établie  par  Bichat,  entre  les  fonctions  inférieures 
et  les  fonctions  supérieures,  se  trouve  donc  complétée  par 
l'appréciation  concrète  d'une  immense  classe  d'êtres  qui  offrent 
seulement  l'existence  nutritive,  avec  ses  deux  suites  générales, 
la  mort  et  la  reproduction. 

Objectivement  considérés,  ces  êtres  composent  le  premier 
échelon  de  la  hiérarchie  biologique,  qui  ne  saurait  devenir 
vraiment  systématique  tant  qu'ils  n'y  seront  pas  régulièrement 
incorporés.  Envisagés  subjectivement,  ils  acquièrent  une  noble 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      895 


destination,  comme  f(mdem«ttt<défia»tif.delîexifltaiK»«é4é«Mn- 
tait e  de  l'Humanité.  A  oc  titre*  ibdewennent  lasininistresr»é- 
jsassmres  da  Grand-iÊtre*  qui  respecte  >en>  eii'  keipnoipuac 
-agents  de  sa  providence  matérielle,  il  leur  devra  teujomosila 
^possibilité  d'unir  de  .plus  en  plus  'tente  le  nature  vivants  jpenr 
fana  immense  luttapermanante  contre  l'ensemble  du  mmdndn- 
'Organique.  L'instinct  confus  d'une  telle  coopération  ocnstitaBa/la 
isonrce  spontanée  du  culte  que  l'homme  rendit  ai'  longtemps 
nux  végétaux.  Trop  méconnue  après  la  chute  du  fétichisme, 
.cette  naïve  i  adoration  sera  dignement  roconstraite'' par  Je.  posi- 
tivisme, qui  doit  ^approprier  tous  les  offiœaieasentiels  4e»  «di- 
verses synthèses. antérieures..  Pour  1'inœrperer  au  culte  Anal, 
il  suffira  d'y  rendre. subjective  l'appréciation  qui  fui-  dîabetd 
objective,  Ainsi  transformées^  ses  touchantes:  pratiques  pour- 
tant de  nouusan  ennoUir^  mieu*  qu'auparavant, nospkisfres- 
jaèras- fonctions. 

.  Malgré  ees  relations  fondamentales  avec  le  <Grand^ÊtMf née 
premier  mode  de  «vitalité  nst  trop  éloigné  du  type  humain  pour 
>que  les  plus  synthétifuesiDédiU  tiens  fuissent  jamais  Dranchir 
-entre  toux  le  degré  .général  qui  peut  aeul  les  uni*,  fie  dà  vésntte 
l'interposition  subjective  4c  l'animalité  entre  la 'végétalfté<et 
.l'humanité. 

L'étttde.mètte<de  rtrisÉenoe» nutritive,  introduit  mufeureUa- 
nsent.cet  immense  interatédiake,  qui  «emporte  ensuite ^ tant  «le 
nuances  graduelles,  propres  à  compléter  cette  transition  â»- 
damentale.  Gar.kvthéorie  tfénépaàedek  jénowlion  vitakrfflé- 
taente  nécessairement  deux ;oa». essentiels,  suivant  que  A'tkhe» 
ssék»  matérielkiestidmsctenn  indiceete. 

•  Tout  être-  'vivant accomplit  «directement  son  alimentation 
•fluide,  soit  gaienee,  soit  fsdme  :  liquide,  ■  «dent  les  matériaux 
-émanent  toujours  >du  milieu  ioeitouiNul«ppainil  vital,  natale 
aeégétal,  ne  possède,  assez  dSénergie  chimique  pour  produire 


186  amtoot  m  rounooi  vosrivk. 

immédiatement  ce  premier  genre-  d'alimenté  :  quoiqu'on  ait 
fouvent  annoncé  la  formation  biologique  de  l'eau,  l'examma 
toujours  démenti  cette  irrationnelle  assertion.  C'est  surtout 
•ainsi  que  la  vie  ne  saurait  exister  dans  aucune  planète  dé- 
pourvue d'une  double  enveloppe  fluide.  Mais  cette  première 
alimentation,  quoique  indispensable  à  tous  les  organisasse,»  ne 
suffit  qu'aux  plus  inférieurs.  Les  végétaux  ont  seule  assex  es 
puissance  asdmilatrice  pour  composer  directement  leure  tissas 
avec  des  matériaux  liquides  et  gaieux,  secondés  par  quelquss 
particules  terreuses,  empruntées  aussi  au  monde  inorganique. 
Doua  les  organismes  plus  élevés,  outre  cette  alimentation  fluide, 
exigent  une  nourriture  solide,  d'où  dépend  leur  principale 
structure.  Or  les  substances  inertes,  vu  leur  composition  trop 
étrangère,  ne  peuvent,  à  cet  égard,  procurer  jamais  que  jdes 
ressources  purement  accessoires,  propres  à  faciliter  l'élaboca- 
tbn,  ou,  tout  au  plus,  à  augmenter  la  consistance  de  oertaiai 
tissus.  C'est  pourquoi  l'organisme  végétal  fournit  seul  à  tous  les 
antres  la  base  essentielle,  d'ailleurs  directe  ou  indirecte,  de 
leur  alimentation  solide.  Les  êtres  correspondants  constituent 
d'énergiques  appareils  nutritifs,  qui  compensent  la  faible  puis- 
sance assimilatrice  des  natures  plus  éminentes,  en  leur  procu- 
rant des  matériaux  déjà  doués  d'un  premier  degré  de  vitalité. 
Une  telle  relation  devient  la  condition  nécessaire  du  dévelop- 
pement des  fonctions  supérieures  chei  les  organismes  conve- 
nables, qui,  sans  cela,  ou  périraient  par  insuffisance  d'alimen- 
tation, ou  œnsumeraient  toute  leur  activité  vitale  en  opérations 
chimiques.  Pour  éviter  cette  alternative,  il  faudrait  que  csi 
hautes  facultés  se  trouvassent  combinées  avee  la  plus  grande 
force  d'assimilation.  Or,  quoiqu'un  pareil  concours  ne  soit 
point,  en  lui-même,  contradictoire,  l'ensemble  des  observa- 
tions prouve  clairement  qu'il  n'a  jamais  lieu.  L'induction  bio- 
logique représente  partout  l'essor  des  fonctions  supérieures 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      597 

comme  uni  au  peu  d'énergie  des  fonctions  inférieures.  C'est 
ainsi  que  la  théorie  générale  de  la  vitalité  conduit  à  distinguer 
deux  grandes  classes  d'êtres  organisés  :  les  uns,  moins  élevés, 
mais  plus  indépendants,  se  suffisent  à  eux-mêmes  dans  les  mi- 
lieux convenables;  les  autres,  plus  nobles  et  plus  rares,  ne 
peuvent  subsister  qu'à  l'aide  des  premiers.  On  doit  rattacher 
cette  notion  biologique  à  la  loi  encyclopédique  qui,  envers 
l'ensemble  des  phénomènes  naturels,  diminue  l'indépendance 
à  mesure  que  croit  la  dignité. 

Ainsi,  le  second  mode  général  de  vitalité  se  distingue  d'a- 
bord du  premier  par  un  système  de  nutrition  qui  l'éloigné  da- 
vantage de  l'existence  inorganique.  La  rénovation  fondamen- 
tale exige  alors  des  aliments  qui  soient  eux-mêmes  vivants,  au 
lieu  de  se  borner,  comme  auparavant,  à  des  matériaux  inertes. 
C'est  pourquoi,  dans  la  grande  hiérarchie  positive  qui  coor- 
donne à  la  fois  les  êtres  et  les  phénomènes,  les  animaux  s'élè- 
vent au-dessus  des  végétaux,  en  tant  que  plus  particuliers  et 
plus  compliqués.  En  ce  sens,  l'ancienne  conception  concrète 
des  trois  règnes  naturels  offrait  une  première  ébauche  de  la 
vraie  classification  universelle,  quoiqu'une  simple  subdivision  y 
fût  vicieusement  érigée  en  division  principale.  L'animalité  sup- 
pose la  végétalité,  tandis  que  celle-ci  est  indépendante  de 
l'autre.  Si  l'on  conçoit  aisément  des  astres  constitués  de  ma- 
nière à  ne  comporter  que  la  seule  existence  inorganique,  il  y 
en  a  peut-être  aussi  où  la  vie  se  borne  à  la  simple  végétalité. 
La  même  condition  se  reproduit  dans  les  conjectures  sur  les 
états  successifs  de  notre  planète,  où  Ton  suppose  aujourd'hui 
que  les  végétaux  ont  longtemps  subsisté  sans  les  animaux,  dont 
ils  préparaient  l'avènement.  Quoique  ces  diverses  hypothèses 
•oient  peut-être  également  hasardées,  et,  du  moins,  pareille- 
ment oiseuses,  elles  font  mieux  ressortir  cette  subordination 
objective  de  l'animalité  envers  la  végétalité.  La  succession  gé- 


698  SYSTÈME  DE  PQUnQUS  fQSKtyVE. 

nénle  de  ces  deux  systèmes  de  vitalité  institue  une  progression 
biologique  qui,  dani  ce  début  décisif,  se  lie  à  la  progression 
cosmologique  établie  par  le  chapitre  précédent.  Au  point  de.  vue 
encyclopédique,  le  passage  de  l'existence  végétale  à  l'existenu 
animale  ouvre  une  série  vitale,  à  la  fois  abstraite  et  concrète, 
essentiellement  analogue,  tant  pour  la  dignité  que  .pour  la -dé- 
pendance, à  celle  que  forment  les  trois  modes  .essentiels  de 
l'existence  inorganique.  Mais  celle-ci  reste  nécessairement 
bornée  à  ses  trois  termes  naturels,  mathématique,  physique  et 
chimique;  tandis  que  l'autre  comporte,  et  même  exige,  un 
vaste  développement. 

Cette  notion  fondamentale  de  l'animalité  détermine  aussitét 
les  deux  attributs  généraux  qui  la  caractérisent  directement 
En  effet,  l'obligation  de  se  nourrir  de  corps  vivants  auppese, 
d'une  part,  la  faculté  de  les  discerner,  et*  de  l'autre,  le  pouvoir 
.de  les  saisir.  Ainsi,  Ja  sensibilité  et  la  contractilité  deviennent 
les  conditions  nécessaires  du  mode  d'alimentation  qui  défiait 
l'animalité.  Sans  cette  double  aptitude  à  connaître  et  à  modi- 
fier les  corps  extérieurs,  l'existence  animale  serait  directement 
contradictoire.  Par  là  l'être  vivant,  jusqu'alors  entièrement 
solitaire,  ouvre  naturellement  des  rapports  habituels  avec  tost 
ce  qui  l'entoure.  Mais  cette  vie  de  relation  n'offre  d'abord  qu'un 
caractère  purement  individuel,  comme  ayant  pour  but  essentiel 
la  vie  de  nutrition,  qui  demeure  l'attrihut  fondamental  de  l'en- 
sembje  des  êtres  organisés. 

Entre  ces  deux  vies,  le  lumineux  génie  de  Bichat  a  digne- 
ment saisi  une  différence  capitale,  en  opposant  l'intermittence 
des  fonctions  animales  à  la  continuité  des  fonctions  végéjtalei, 
dont  la  prépondérance  matérielle  ressort  .ainsi  davantage.  Pour 
compléter  cette  irrécusable  appréciation,. il  importe  d'y  ratta- 
cher, comme  conséquence  nécessaire,  i^  double  loi  de  l'exer- 
cice, qui  n'appartient  qu'à  l'animalité.  D'abord,  la  continuité 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.     599 

des  fonctions  végétatives  exclut  toute  satisfaction,  quand  même 
l'être  serait  pourvu  de  nerfs  sensitifs,  puisque  tout  plaisir  exige 
une  comparaison  alors  impossible.  C'est  en  vertu  de  son  inter- 
mittence caractéristique  que  la  double  propriété  animale,  soit 
passive,  soit  active,  comporte  le  sentiment  de  son  exercice, 
et,  par  suite,  inspire  le  besoin  de  le  répéter.  En  second  lieu, 
cette  répétition,  réglée  surtout  d'après  les  conditions  nutritives, 
développe  un  autre  attribut  animal,  qui  ne  saurait  davantage 
convenir  à  des  fonctions  continues.  C'est  la  faculté  de  l'habi- 
tude, qui,  philosophiquement  appréciée,  se  lie  à  la  grande  loi 
cosmologique  de  la  persistance  universelle,  modifiée,  dans 
Tordre  vital,  par  l'intermittence  des  phénomènes.  Elle  constitue 
la  base  nécessaire  du  perfectionnement  individuel,  qui  suppose 
plus  ou  moins,  chez  tout  animal,  un  système  4e  nutrition  où 
le  succès  dépend  naturellement  d'une  certaine  éducation,  à  la 
fois  théorique  et  pratique,  c!est-à-dire  de.  connaissance  et  de 
réaction. 

Voilà  par  quel  enchaînement  général  le  mode,  alimentaire 
propre  à  l'animalité  fait  naître  de  nouvelles  lois  illogiques, 
qui  règlent  une  existence  supérieure,  dont .  la  nutrition  n'est 
plus  le  but  direct.  Quoique  se  rapportant  toujours  à  ,1a  satisfac- 
tion individuelle,  ces  impressions  et  ces  besoins  offrent  un  ca- 
ractère moins  intéressé  que  les  purs  instincts  végétatifs.  L'être 
commence  ainsi  à  se  rapprocher  du  type  humain,  en  .dévelop- 
pant une  existence  qui  n'est  plus  bornée  à  la  simple  matérialité. 
Il  ne  se  contente  pas  seulement  .de  matériaux,  qui  sont  néces- 
sairement personnels;  il  lui  faut  aussi  des  sensations  et  des 
mouvements,  où  plusieurs  peuvent  participer  sans  conflit.  Dans 
les  intervalles  propres  à  l'alimentation  solide,  ;<#s  besoin*  supé- 
rieurs peuvent  acquérir  un  grand  essor  ai  l'organisation  le  com- 
porte, et  devenir  même  une  source  4e  rapprochement  entre  les 
animaux  semblables.  Ainsi,  cette  vie  de  relation,  qui  surgit  au- 


600  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

dessus  de  la  vie  dénutrition,  suscite  spontanément  les  premiers 
germes  de  la  sociabilité,  partout  où  la  nature  morale  n'est  pas 
trop  vicieuse. 

Pour  achever  de  concevoir  l'animalité  fondamentale,  il  dut 
reconnaître  entre  ses  deux  attributs  connexes,  l'un  passif,  l'autre 
actif,  un  troisième  attribut  non  moins  général,  indispensable  à 
leur  vraie  liaison.  Suivant  une  loi  logique  dont  j'ai  souvent  fait 
usage,  cette  notion  intermédiaire  n'a  été  éclaircie  qu'après  les 
deux  extrêmes  qu'elle  devait  unir.  Malgré  la  lumineuse  impul- 
sion de  Gall,  les  biologistes  continuent  trop  à  borner  les  fonc- 
tions animales  à  la  sensibilité  et  à  la  contractai  té,  même  envers 
des  organismes  assez  élevés  pour  qu'elles  se  concentrent  dans 
un  véritable  cerveau.  Il  faut,  néanmoins,  reconnaître,  jusque 
chez  les  moindres  animaux,  que  la  liaison  de  ces  deux  fonctions 
extérieures  ne  peut  jamais  être  vraiment  directe.  Elle  suppose 
toujours,  au  sein  de  l'organe  central,  une  vitalité  intermédiaire, 
qui  caractérise  mieux  qu'aucune  autre  la  spontanéité  animale. 
Affectée  par  les  sensations,  elle  inspire  les  mouvements.  Quoique 
sa  principale  nature  soit  toujours  morale,  il  s'y  mêle  partout  un 
certain  degré  d'intelligence,  indispensable  pour  apprécier  les 
impressions  reçues  et  les  réactions  convenables.  Mais  cette 
double  appréciation  se  rapporte  nécessairement  aux  instincts 
essentiels,  sans  lesquels  sa  marche  serait  vague  et  illusoire.  La 
seule  de  ces  impulsions  intérieures  qui  soit  strictement  univer- 
selle, concerne  la  personnalité  fondamentale,  constamment 
stimulée  par  le  retour  périodique  des  besoins  nutritifs.  Néan- 
moins, jusqu'envers  la  moindre  animalité,  cet  égoïsme  néces- 
saire se  trouve  plus  ou  moins  modifié  d'après  l'exercice  même 
des  fonctions  qu'il  développe.  C'est  ainsi  que  l'existence  phy- 
sique des  animaux,  supérieure  à  l'existence  purement  matérielle 
des  végétaux,  s'accompagne  toujours  d'une  certaine  existence 
morale,  dont  le  développement  caractérise  la  nature  humaine. 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      601 

Outre  ce9  attributs  universels  de  l'animalité,  les  cas  les  plus 
intéressants,  et  même  les  plus  nombreux,  manifestent  des 
instincts  moins  personnels,  qui,  chez  les  organismes  supérieurs, 
comportent  un  admirable  essor.  Ils  concernent  le  besoin  de 
reproduction,  toujours  lié  à  la  rénovation  fondamentale.  Dans 
tous  les  animaux  assez  élevés  pour  que  les  sexes  y  soient  plei- 
nement séparés,  la  conservation  de  l'espèce  exige  des  rappro- 
chements au  moins  temporaires,  qui  non-seulement  étendent 
la  vie  de  relation,  mais  surtout  ennoblissent  son  caractère  moral, 
en  la  dégageant  de  la  pure  personnalité.  Les  espèces  même  les 
plus  égoïstes  se  trouvent  alors  modifiées  par  une  satisfaction 
qui,  quoique  individuelle,  suppose  ailleurs  quelque  assentiment 
volontaire.  On  voit  ainsi  la  vie  de  relation  se  rapprocher  davan- 
tage de  la  sociabilité,  d'après  un  but  qui  n'est  plus  exclusive- 
ment personnel.  Cette  tendance  devient  plus  prononcée  sous 
l'influence  d'un  autre  instinct  inhérent  aussi  à  la  fonction  repro- 
ductrice, et  toutefois  plus  rare  que  le  précédent.  Quand  le  pro- 
duit de  la  génération  animale  ne  peut  se  développer  sans  des 
soins  assidus  et  spéciaux,  l'instinct  maternel  vient  compléter  et 
ennoblir  l'instinct  sexuel.  Ce  double  penchant,  relatif  à  la  con- 
servation de  l'espèce,  modifie  plus  ou  moins  profondément  la 
personnalité  fondamentale,  chez  la  plupart  des  natures  animales. 
Il  y  suscite  une  ébauche,  toujours  touchante  et  souvent  admi- 
rable, de  la  vie  de  famille,  première  base  de  la  vie  sociale. 
L'intelligence  propre  à  chaque  organisme  se  trouve  excitée  par 
une  destination  qui  n'est  plus  purement  individuelle.  Ses  calculs 
sont  même  poussés  ainsi  au  delà  du  besoin  actuel,  de  manière 
à  ébaucher  la  liaison  de  l'avenir  au  passé*  Cessant  d'être  en- 
tièrement dominée  par  les  instincts  personnels,  l'existence  de- 
vient susceptible  d'une  certaine  discipline  morale,  en  s'adap- 
tantà  un  ordre  extérieur,  envers  lequel  l'affection  commence  à 
tempérer  la  nécessité. 


602  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Tous  les  principaux  caractères  que  l'orgueil  et  l'ignonfice 
érigent  en  privilèges  aWolus  de  notre  espèce  se  montrent  doue 
aussi,  à  l'état  plus  ou  moins  rudimentaire,  ehes  la  plupart  des 
animaui  supérieurs.  Là  même  où  ils  sont  le  moins  développés, 
leur  appréciation  normale,  quoique  souvent  difficile,  devient 
indispensable  pour  systématiser  la  vraie  conception  de  l'anima- 
lité. Sans  ces  divers  attributs  intérieurs,  dont  l'ensemble  con- 
stitue la  vague  iiotion  d'mstôtcl,  nous  ne  pourrions  comprendra 
aucune  existence  animale.  Car  il  faudrait  alors  supposer  ton* 
jours  directe  la  relation  entre  les  impressions  extérieures  et  les 
réactions  musculaires.  Or,  cette  hypothèse  détruirait  essentiel- 
lement la  spontanéité  animale,  qui  consiste  surtout  à  être  dé- 
terminé par  des  motifs  intérieurs.  Ge  serait,  au  fond,  rétablir 
l'automatisme  cartésien,  qui,  exclu  par  les  faits,  vicie  encore, 
sous  d'autres  formes,  les  hautes  théories  xoologiques,  faute 
d'avoir  été  systématiquement  discuté.  Le  régime  encyclopédique 
émané  de  la  nouvelle  religion  pourra  seul  rectifier  définitive- 
ment ces  graves  aberrations,  qui  troublent  à  la  fois  nos  senti- 
ments et  nos  pensées.  Dans  l'ordre  intellectuel,  elles  briserit  à 
son  origine  la  chaîne  fondamentale  qui  unit  l'humanité  <i  l'en- 
semble des  existences  réelles.  Mais  leur  influence  morale  est 
encore  plus  nuisible,  en  justifiant  le  mépris,  l'ingratitude,  et 
même  la  cruauté,  envers  les  compagnons  de  nos  misères  et 
aussi  de  nos  travaux.  La  vraie  religion  devra  donc  réparer 
soigneusement  ces  funestes  résultats  du  régime  théologico-mé- 
taphysique  depuis  la  chute  du  polythéisme.  Plus  réel  et  plus 
complet  que  le  fétichisme,  le  positivisme  saura  encore  mieux 
que  lui  relever  la  dignité  animale. 

Afin  d'apprécier  assez  ces  divers  attributs,  il  faut  ici  caracté- 
riser l'influence  qu'ils  reçoivent  de  la  principale  modification 
propre  au  système  d'alimentation  d'après  lequel  j'ai  défini  l'ani- 
malité. Quoique  tous  les  animaux  se  nourrissent  de  substances 


INTRODUCTION  FONDAHENf Àtll  —  CHAPTTRE  TROISIÈME.      603* 

organisées,  toas  ne  vivent  pas  diretfrtetffëht  de  végétaux.  La  phî- 
part  des  classes  zoologiques' renferment  beaucoup  d'espèces' où 
ceni-ci  ne  forment  qu'indirectement  la  base  de  là  nourriture, 
alors  immédiatement  tirée  d'autres  rades  animale».  Une  moin- 
dre puissance  assimilatriee  exige  ainsi  que  lefe  matériau  alibitesr 
subissent  ailleurs  une  seconde  élaboration  vitale,  avant  de  pou- 
voir être  incorporés  à  des  organismes  plus  éloignés  de  1*  végè~ 
talité,  et  mieux  douéfc ,  en  effet ,  des  principaux  attributs  de 
l'animalité.  Eux-mêmes  remplissent  quelquefois  un  pareil  of- 
fice envers  d'autres  animaux,  encore  plus-  carnassiers,  qui 
n'admettent  l'aliment  solide  qu'aprWurie  troisième'  préparation 
dans  ces  laboratoires  vitants.  Mais  te  cas  reste  trop  exception- 
nel pour  intéresser  la  biologie  générale.  Le  cas  des  carnassiers? 
au  premier  degré ,  outre  qu'il  est  seul  normal,  mérité  beau 
coup  d'attention  philosophique,  puisque  notre  espèce  s*y  trouva 
comprise,  par  une  coïncidence  qui  d'est  nullement  fortuite, 
comme  je  l'expliquerai  ci-dessous. 

On  n'aperçoit  jusqu'ici  aucune  loi  générale,  dans  l'ensemble 
de  la  série  animale,  sur  la  répartition  effective  entre  les  carnas- 
siers et  les  herbivores,  partout  mêlés  confusément.  Ce  mélange 
doit  tenir  à  l'imperfection  actuelle  de  cette  immense  hiérarchie; 
mais  il  indique  aussi  qu'une  telle  distinction ,  malgré  sa  haute 
importance,  reste  toujours  subordonnée  au  degré  essentiel 
d'animalité.  Sa  saine  appréciation  est  encore  prématurée ,  et 
même  l'influence  tbéologico-métaphysiquey  maintient  une  po- 
sition vicieuse  de  la  question.  L'optimisme  surnaturel  disposait 
à  penser  que  chaque  espèce  se  nourrit  suivant  le  mode  le  plus 
convenable.  Mais  cette  harmonie  n'est  pas,  au  fond,  moins  im- 
parfaite que  toutes  les  autres ,  qui ,  en  réalité ,  rentrent  tou- 
jours dans  le  principe  nécessaire  des  conditions  d'existence, 
lequel  ici  prescrit  seulement  lé  système  de  nourriture  dont 
l'animal  ne  saurait  se  passer  sans  périr.  On  conçoit  ainsi  que 


604  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

l'organisation  carnassière  interdise  les  aliments  végétaux,  faute 
de  pouvoir  les  assimiler.  Mais,  comme  Buffon  l'a  bien  senti,  la 
relation  inverse  ne  peut  être  autant  déterminée.  Si  les  herbi- 
vores étaient  plus  énergiques  et  mieux  armés ,  ils  ne  préfère» 
raient  point  la  nourriture  dont  l'assimilation  exige  le  plus 
d'efforts.  Dans  cette  hypothèse,  leur  vaste  appareil  digestif  s'a- 
moindrirait, par  désuétude,  après  un  certain  nombre  de  géné- 
rations. Malgré  leur  prétendue* aversion  pour  la  chair,  les 
vaches  norvégiennes  digèrent  très-bien  le  poisson  sec  que  le 
manque  de  pâturages  oblige  à  leur  donner  en  hiver,  et  qui  seu- 
lement modifie  leur  lait.  Ainsi,  le  système  d'alimentation  n'est 
point  aussi  fixe  ni  aussi  spontané  qu'on  le  suppose  communé- 
ment, ce  qui  d'ailleurs  confirme  sa  faible  importance  zoolo- 
gique. Toutefois  ces  variations,  même  idéales,  pourraient  au 
plus  changer  les  herbivores  en  carnassiers,  sans  comporter  jamais 
la  transformation  inverse  ;  puisqu'un  appareil  quelconque,  sur- 
tout digestif,  est  beaucoup  moins  susceptible  d'augmentation 
que  de  diminution.  Dans  l'étude  statique  de  cette  question,  il 
faut  toujours  considérer  l'ensemble  de  l'organisme,  sans  s'y 
bornera  aucune  structure  partielle.  Mais  son  appréciation  dy- 
namique, qui  doit  finalement  prévaloir,  exige,  en  outre,  que 
Ton  ait  aussi  égard  à  la  situation  extérieure,  qui  peut  modifier 
beaucoup  le  système  naturel  d'alimentation. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  loi  zoologique,  on  ne  saurait  mé- 
connaître, envers  chaque  degré  d'organisation,  l'importance 
spéciale  d'une  distinction  qui  affecte  directement  la  définition 
générale  de  l'animalité.  L'obligation  de  se  nourrir  d'une  proie 
qu'il  faut  atteindre  et  vaincre,  perfectionne  à  la  fois  tous  les 
attributs  animaux,  tant  intérieurs  qu'extérieurs.  Son  influence 
envers  les  sens  et  les  muscles  est  trop  évidente  pour  exiger  ici 
aucun  examen.  Par  sa  réaction  habituelle  sur  les  plus  hautes 
fonctions  du  cerveau ,  elle  développe  également  l'intelligence 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      605 

et  l'activité,  dont  le  premier  essor  lui  est  toujours  dû,  même 
chez  notre  espèce.  A.  tous  ces  titres,  cette  nécessité  modifie  aussi 
les  races  qui  en  sont  victimes ,  d'après  les  efforts  moins  éner- 
giques, mais  plus  continus,  qu'elle  y  provoque  pour  leur  dé- 
fense. Dans  les  deux  cas,  et  surtout  quant  à  l'attaque,  elle  dé- 
termine même  les  premières  habitudes  de  coopération  active, 
au  moins  temporaire.  Bornées  à  la  simple  famille  chez  les  es- 
pèces insociables,  ces  ligues  peuvent  ailleurs  embrasser  quel- 
quefois de  nombreuses  troupes.  Ainsi  commencent ,  parmi  les 
animaux ,  des  impulsions  et  des  aptitudes  qui  ne  pouvaient  se 
développer  que  d'après  la  continuité  propre  à  la  race  la  plus  so- 
ciable et  la  plus  intelligente.  Enfin,  la  condition  carnassière  doit 
aussi  être  appréciée  dans  sa  réaction  organique.  Une  plus  forte 
excitation,  une  digestion  moins  laborieuse  et  plus  rapide,  une 
assimilation  plus  complète  produisant  un  sang  plus  stimulant: 
telles  sont  ses  propriétés  physiologiques.  Toutes  concourent  à 
développer  les  fonctions  supérieures ,  soit  en  augmentant  l'é- 
nergie de  leurs  organe?,  soit  en  procurant  plus  de  temps  pour 
leur  exercice. 

Ces  indications  complètent  ici  la  sommaire  appréciation  du 
second  mode  fondamental  de  vitalité ,  qui ,  quoique  toujours 
subordonné  au  premier,  constitue  le  principal  domaine  biolo- 
gique. Son  étude  systématique  repose  sur  un  autre  groupe  de 
trois  lois  générales,  directement  relatives  à  l'animalité,  pour 
régler  la  marche  caractéristique  des  fonctions  intermittentes. 

La  première  de  ces  nouvelles  lois  biologiques  concerne  le 
besoin  alternatif  d'activité  et  de  repos,  non  moins  essentiel  à 
la  vie  animale  que  ne  Test,  dans  la  vie  organique ,  celui  de  la 
rénovation  matérielle.  Il  appartient  également  à  tous  les  or- 
ganes de  relation,  tant  intérieurs  qu'extérieurs.  De  sa  juste  sa* 
tisfaction  dépend  le  plaisir  proprement  dit,  tandis  que  la  santé 
se  rapporte  surtout  à  l'état  continu  des  organes  nutritifs.  La 

43 


606  système  m  rouiunn  positive. 

spontanéité  vitale  se  manifeste  davantage  dans  ces  actes  inter- 
mittents, où  le  plus  complet  matérialisme  ne  Ta  jamais  mé- 
connue entièrement*  Cependant,  le  monde  extérieur  constitue 
encore  la  base  nécessaire  de  cette  existence  supérieure,  en 
fournissant  aux  fonctions  passives  des  stimulants,  et  aux  fonc- 
tions actives  des  points  d'appui,  également  indispensables  à 
leur  exercice.  Même  envers  les  plus  nobles  organes  9  la  médi- 
tation  ne  s'exerce  que  sur  des  données  émanées  de  l'observa- 
tion; et  les  inclinations,  quoique  moins  dépendantes f  ne  te 
caractérisent  que  d'après  les  impressions  correspondantes* 
Toutefois,  la  participation  du  milieu  n'est  point  aussi  circon- 
scrite envers  cette  vie  animale  que  pour  la  vie  organique*  Car, 
il  n'y  fournit  presque  plus  de  matériaux  proprement  dits,  mais 
seulement  des  rapports,  qui,  n'étant  pas  nécessairement  indi- 
viduels, comportent  des  satisfactions  collectives.  Le  second 
degré  général  de  vitalité  s'annonce  ainsi  comme  devant  con- 
duire à  l'existence  sociale ,  quoique  ce  terme  naturel  de  la  vie 
de  relation  ne  soit  pleinement  développable  que  chex  une  seule 
espèce.  Dans  l'immense  essor  que  l'humanité  procure  à  toutes 
les  fonctions  vitales ,  la  production  matérielle  et  la  propriété 
personnelle  se  rapportent  surtout  aux  besoins  continus  de  la 
vie  organique,  tandis  que  les  nécessités  intermittentes  de  la  vie 
animale  se  satisfont  à  peu  de  frais  et  en  commun. 

Cette  intermittence  caractéristique  conduit  naturellement  à 
la  seconde  loi  générale  de  l'animalité,  celle  de  l'habitude,  si 
lumineusement  fondée  par  Bichat.  J'ai,  depuis  longtemps, 
établi  qu'une  telle  aptitude  à  la  reproduction  spontanée  des 
fonctions  périodiques  n'est  point  exclusivement  propre  aux 
êtres  vivants.  La  philosophie  positive  y  voit  un  simple  cas  par- 
ticulier de  la  loi  universelle  de  persistance,  dont  la  manifesta- 
tion objective  commence  envers  l'existence  mathématique ,  où 
elle  constitue  la  première  loi  du  mouvement.  En  effet,  la  ten- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      807 

dance  à  reproduire  spontanément  certains  phénomènes  vitaux, 
sans  le  concours  de  leurs  sources  primitives,  est  essentiellement 
analogue  à  la  disposition  qui  fait  partout  persister  dans  un  état 
quelconque  après  la  cessation  de  l'impulsion  correspondante. 
L'unique  différence  des  deux  propriétés  résulte  de  la  disconti- 
nuité des  fonctions  envers  lesquelles  la  persistance  universelle 
devient  l'habitude  spéciale.  Or,  cette  transformation  n'est  point 
strictement  bornée  aux  corps  vivants.  Elle  se  manifeste  aussi  en 
cosmologie,  surtout  quant  aux  phénomènes  du  son,  dans  les  ap- 
pareils dont  l'action  s'interrompt,  et  qui  reproduisent  mieux  les 
effets  assez  réitérés»  Mais  cette  aptitude  ne  peut  (dors  être  qu'é- 
bauchée, et  son  vrai  développement  appartient  nécessairement 
à  la  biologie,  comme  l'ensemble  des  conditions  correspondantes. 
Toutefois,  il  ne  s'y  réalise  point  envers  la  vie  organique,  où  il  y 
a  persistance  sans  habitude ,  vu  la  continuité  des  fonctions. 
Cette  loi  doit  caractériser  la  vie  animale,  d'après  sa  discontinuité 
régulièrement  périodique,  dans  tous  les  appareils  assez  souples 
pour  manifester  aisément  la  tendance  spontanée  à  reproduire 
les  phénomènes  intérieurs  malgré  l'interruption  des  influences 
extérieures.  Sans  une  telle  aptitude,  l'animalité  deviendrait  inin- 
telligible, puisque  sa  suspension  journftlièrependant  le  sommeil 
ne  permettrait  plus  de  lier  entre  elles  ses  diverses  périodes  d'ac- 
tivité quotidienne. 

Au  sujet  de  cette  seconde  loi  animale,  je  dois  ici  noter  le  pré- 
cieux complément  général  que  Cabanis  y  a  joint,  en  rattachant 
l'imitation  à  l'habitude.  Un  tel  rapprochement,  aussi  profond 
que  lumineux,  exige  pourtant  une  restriction  que  cet  éminent 
penseur  est  excusable  d'avoir  négligée,  parce  qu'il  considérait 
peu  les  cas  où  elle  convient.  Cette  relation  ne  s'applique ,  en 
effet,  qu'aux  espèces  sociables,  où,  suivant  l'heureuse  expres- 
sion de  Cabanis,  la  faculté  d'imiter  autrui  tient  à  celle  de  s'imi- 
ter soi-même.  Partout  ailleurs,  le  début  de  sympathie  empêche 


808  SYSTÈME  DE  POLITIQCJE  POSITIVE. 

l'essor  naturel  d'une  pareille  connexité.  La  théorie  délimitation, 
quoique  devenue  ainsi  inséparable  de  celle  de  l'habitude,  com- 
porte donc  une  moindre  généralité  biologique.  Mais  Tune  et 
l'autre  s'appliquent  également  à  notre  espèce,  ce  qui  était  sur- 
tout important. 

De  la  seconde  loi  propre  à  la  biologie  animale,  on  passe  spon- 
tanément à  la  troisième ,  qui  représente  le  perfectionnement 
comme  la  suite  universelle  de  l'habitude.  Cette  dernière  loi,  au- 
tant que  les  deux  autres,  convient  indistinctement  à  tous  les  at- 
tributs de  l'animalité,  actifs  ou  passifs,  intérieurs  ou  extérieurs. 
Il  faut  toujours  l'appliquer  à  la  fois  aux  organes  et  aux  fonctions, 
suivant  les  différences  correspondantes.  S  ta  tiquement  envisagée, 
elle  consiste  en  ce  que  tout  appareil  animal  se  développe  par 
l'exercice  habituel,  et  s'amoindrit,  ou  même  s'atrophie,  d'après 
la  désuétude  prolongée.  Dans  son  interprétation  dynamique, 
elle  établit  que  la  répétition,  surtout  périodique,  facilite  chaque 
fonction  intermittente,  qui  tend  ainsi  à  devenir  inaperçue  ou  in- 
volontaire. 

La  connexité  directe  de  ces  deux  notions  biologiques  repré- 
sente l'existence  animale  comme  la  première  source  objective 
de  l'identité  naturelle  que  l'existence  sociale  fait  tant  ressortir 
entre  le  développement  et  le  perfectionnement.  En  les  combi- 
nant, on  forme  la  vraie  conception  du  progrès,  privilège  néces- 
saire de  ces  deux  vitalités  supérieures.  Les  phénomènes  mo- 
difiables de  la  cosmologie  terrestre  semblent  fournir  l'origine 
primitive  d'un  tel  attribut.  Mais  une  meilleure  appréciation  fait 
bientôt  reconnaître  que,  sans  l'intervention  animale,  ces  muta- 
tions, physiques  ou  chimiques,  au  lieu  de  constituer  un  véri- 
table progrès  matériel ,  n'aboutiraient  qu'à  une  succession  in- 
cohérente de  stériles  vicissitudes.  Ce  sont  les  êtres  animés,  et 
surtout  le  plus  grand  d'entre  eux,  qui,  pour  améliorer  leur  con- 
dition extérieure,  impriment  un  caractère  déterminé  et  une 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      609 

marche  continue  à  ces  modifications  naturelles,  dont  la  produc- 
tion est  d'ailleurs  due  souvent  à  leurs  artifices.  Ainsi,  la  notion 
du  progrès  matériel,  quoiqu'elle  paraisse  née  en  cosmologie, 
appartient  réellement  à  la  biologie,  comme  un  résultat  néces- 
saire de  la  troisième  loi  animale.  Il  serait  superflu  d'expliquer 
ici  que  cette  loi  constitue  Tunique  source  du  progrès  supérieur, 
où  l'être  améliore,  non  plus  sa  seule  situation,  mais  sa  propre 
nature.  Quoiqu'une  telle  étude  ne  convienne  qu'à  la  sociologie, 
la  biologie  en  offre  pourtant  la  première  ébauche,  envers  le 
moindre  des  trois  degrés  correspondants.  Car,  les  plus  nobles 
animaux  tendent,  en  effet,  sous  divers  aspects,  à  perfectionner 
leur  nature  physique,  surtout  par  la  propreté,  comme  je  l'ai 
noté  dans  mon  discours  préliminaire.  Leur  insuffisance  à  cet 
égard  résulte  moins  de  leur  infériorité  spéciale  que  du  défaut 
de  concert  mutuel  et  de  l'absence  d'instruments  convenables* 
Il  n'y  a  que  le  progrès  intellectuel ,  et  surtout  moral ,  qu'on 
doive  regarder  comme  l'apanage  exclusif  de  notre  espèce,  où 
il  est  uniquement  dû  à  l'existence  sociale. 

Pour  compléter  la  troisième  loi  de  l'animalité,  il  faut  consi- 
dérer sa  relation  normale  avec  la  troisième  loi  de  la  végéta- 
nte. De  leur  combinaison  générale,  résulte  nécessairement  la 
perfectibilité  vitale.  Car,  les  progrès  quelconques,  à  la  %  fois 
statiques  et  dynamiques,  réalisés  chez  l'individu,  d'après  un 

ê 

suffisant  exercice,  tendent  ainsi  à  se  perpétuer  dans  l'espèce 
par  la  génération.  L'hérédité  rend  alors  naturelles  les  modi* 
fications  qui  furent  d'abord  artificielles.  Quoique  le  dévelop- 
pement de  cette  heureuse  aptitude  soit  nécessairement  réservé 
à  notre  espèce,  il  importe  d'en  reconnaître  la  source  biolo- 
gique ,  appréciable  envers  tous  les  animaux  supérieurs. 

Telles  sont  les  trois  lois  fondamentales  de  l'animalité.  Leur 
petit  nombre  et  leur  intime  connexité  tendent  directement  à 
établir,  dans  l'étude  qu'elles  dominent,  une  liaison  conforme 


610  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

à  sa  nature  synthétique.  Mais  les  fonctions  et  les  organes  offrent 
alors  tant  de  variété  et  de  complication  qu'il  convient  ici  de 
caractériser  distinctement  le  mode  général  suivant  lequel  s'é- 
tablit Tharmonie  totale  de  l'existence  correspondante.  Cette 
importante  appréciation  est  nécessairement  propre  à  la  vie 
animale.  En  effet ,  la  végétabilité  se  réduit ,  au  fond ,  à  une 
double  fonction ,  essentiellement  liée  à  un  tissu  uniforme;  en 
sorte  que  le  consensus  individuel  s'y  maintient  aisément  et  s'y 
conçoit  sans  peine.  Il  en  est  tout  autrement  pour  l'animalité, 
où  l'unité  statique  et  dynamique  devient  difficile  à  conserver  et 
à  comprendre,  sous  le  concours  nécessaire  de  tant  de  phéno- 
mènes intermittents,  actifs  ou  passifs,  extérieurs  ou  inté- 
rieurs. 

Cette  indispensable  harmonie  repose  toujours  sur  l'inévitable 
subordination,  d*ailleurs  directe  ou  indirecte,  de  toute  la  vie 
animale  envers  la  vie  organique.  Les  divers  appareils  animaux, 
soit  sensitifs  et  locomoteurs,  soit  même  intellectuels  et  mo- 
raux, ne  fonctionnent  habituellement  que  pour  conserver  la 
vitalité  fondamentale.  Quoique  leur  exercice  modéré  procure, 
par  lui-même,  une  satisfaction  spéciale  et  immédiate,  indépen- 
dante de  ce  but  commun  et  final,  il  ne  devient  régulier  et  sou- 
tenu que  d'après  cette  destination  naturelle.  Lorsqu'il  n'y  tend 
pas  directement,  il  s'y  prépare  spontanément,  suivant  une  vé- 
ritable éducation,  individuelle  ou  domestique.  Mais  la  relation 
nécessaire  entre  les  deux  modes  essentiels  de  vitalité  produit 
deux  genres  d'unité  très-différents,  selon  que  l'élaboration 
conservatrice  est  personnelle  ou  sociale.  En  un  mot,  l'être 
animé  n'agit  habituellement  que  sollicité  par  une  affection 
quelconque ,  et  il  ne  pense  qu'a  fin  de  mieux  agir  :  en  sorte  que 
toute  son  existence  se  conforme  à  l'inclination  prépondérante. 
Or,  ce  moteur  affectif  peut  être  égoïste  ou  sympathique.  Quoi- 
que ne  devant  se  développer  pleinement  que  chez  notre  espèce, 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  — -  CHAPITRE  TROISIÈME.      611 

le  second  mode  commence  nécessairement  parmi  les  animaux. 
Le  premier  convient  seul  à  toute  la  partie  inférieure  de  la 
hiérarchie  zoologique,  jusqu'au  degré  d'organisation  où  les 
*éxes  se  trouvent  entièrement  séparés.  Chez  de  tels  animaux, 
l'harmonie  vitale  n'exige  guère  plus  d'efforts  que  parmi  les  vé- 
gétaux ;  puisque  aucun  conflit  n'y  vient  jamais  troubler  la  pré- 
pondérance naturelle  de  l'instinct  qui  conserve  à  la  fois  l'indi- 
vidu et  l'espèce.  Peut-être  y  existe-t-il  quelquefois  des  germes 
de  sociabilité,  comme  nous  en  offrent  plusieurs  espèces  peu 
supérieures  à  celle-là  :  mais  alors  ils  ne  peuvent  s'y  dévelop- 
per, faute  d'un  but  normal.  L'animal  ne  commence  à  vivre  pour 
autrui,  au  moins  passagèrement,  que  quand  les  besoins  relatifs 
à.  la  conservation  de  l'espèce  viennent  suspendre  les  soins 
qu'exige  habituellement  la  conservation  de  l'individu.  Cette 
nouvelle  existence  suppose  donc  l'entière  séparation  des  sexes, 
•et  même  la  nécessité  d'une  certaine  éducation  des  petits. 

Quand  l'instinct  sexuel  et  l'instinct  maternel  ont  ainsi  surgi, 
ils  modifient  nécessairement  l'instinct  nutritif,  surtout  chez  la 
femelle,  en  produisant  partout  un  véritable  état  domestique, 
au  moins  temporaire.  Tant  qu'il  dure,  l'harmonie  vitale  s'élève 
au  second  mode,  en  consacrant  toute  l'existence  à  la  famille, 
au  lieu  de  la  concentrer  sur  l'individu.  L'animal,  même  mâle, 
y  offre  souvent  d'admirables  exemples  de  la  plus  touchante 
abnégation  personnelle  pour  mieux  assurer  la  conservation  des 
siens.  Son  activité  et  son  intelligence  se  vouent  alors  au  service 
exclusif  de  sa  tendresse  domestique.  L'infériorité  mentale  y  em- 
pêche d'ailleurs,  entre  l'esprit  et  le  cœur,  ce  fatal  divorce  qui 
constitue  la  principale  difficulté  de  l'unité  humaine. 

Tous  les  animaux  vertébrés,  et  même  la  plupart  des  arti- 
culés, participent  plus  ou  moins  à  cette  vie  de  famille.  Mais 
«es  résultats  généraux  diffèrent  beaucoup,  suivant  que  les 
«espèces  sont  sociables  ou  insociables.  Dans  ce  dernier  cas,  qui 


612  8T8TKME  M  P0UT1QDK  POSITIVE. 

est  le  plus  fréquent,  l'existence  domestique  reste  purement 
temporaire,  sans  comporter  aucune  influence  continue.  Alors 
l'unité  anitoale  présente  habituellement  le  caractère  égoïste 
qu'elle  offrait  toujours  chéries  êtres  inférieurs.  L'intelligence 
et  l'activité  ne  se-  développent  que  pour  la  conservation  per- 
sonnelle, par  voie  de  défense  ou  d'attaque,  suivant  le  genre 
d'alimentation.  Cher  les  carnassiers;  cet  égoïsme  habituel  est 
souvent  poussé  jusqu'à  là  cruauté,  sans  qu'aucun  conflit  affec- 
tif vienne  troubler  une  telle  harmonie.  Hors  les  époques  du  rut 
et  des  soins  maternels,  un  tigré,  ou  même  une  ti grosso,  et,  4 
plus  forte  raison,  un  crocodile  et  un  boa,  sont  entièrement 
occupés  d'eux-mêmes,  et  retombent  dans  la  torpeur,  de*  corps 
comme  d'esprit,  aussitôt  que  cessent  les  nécessités  indivi- 
duelles: La  vie  animale  s'y  montre  uniquement  destinée  k  mieux 
satisfaire  la  vie  organique. .    • 

Il  en  est  autrement  chei  les  espèces  sociables.  Ce  second  ces 
ne  peut  se  manifester  complètement  que  dans  la  race  humaine, 
d'après  un  ensemble  de  motifs  qui  sera  ci- dessous  apprécié. 
Néanmoins,  le  bonheur  de  vivre  pour  autrui  ne  constitue  point 
un  privilège  exclusif  de  notre  nature.  Il  appartient  également 
à  beaucoup  d'animaux,  où  même  l'instinct  sympathique  se 
trouve  quelquefois  mieux  prononcé,  quoiqu'il  n'y  produise 
point  d'aussi  grands  résultats  que  parmi  nous.  Envers  ces 
nobles  espèces,  on  doit  distinguer  avec  soin  l'inclination  .sociale 
et  l'affection  domestique  ;  comme  le  prouvent  pi  usieurs  exemples 
non  moins  décicifs  que  le  contraste  du  chien  au  chevreuil,  si 
bien  caractérisé  par  Georges  Leroy.  Quand  la  seconde  pré- 
vaut, la  première  n'aboutit  réellement  qu'à  rendre  perma- 
nente la  vie  de  famille,  qui,  sans  un  tel  attrait,  serait  seule- 
ment passagère;  Le  charme  propre  à  cette  simple  existence,  et 
l'impossibilité  d'exercer  beaucoup  l'instinct  social,  réduisent 
alors  celui-ci  au  degré  secondaire  ou  il  se  borne  h  consolider 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      613 

l'instinct  domestique.  La  sociabilité  ne  modifie  profondément 
les  animaux  que  chez  les  espèces  analogues  à  la  canine,  où  sa 
grande  énergie  coïncide  avec  de  faibles  affections  conjugales  et 
paternelles* 

Dans  ce  dernier  cas,  l'animal  ne  peut  satisfaire  convenable- 
ment ses  vives  inclinations  sympathiques  qu'en  se  vouant  libre- 
ment au  service  continu  d'une  race  supérieure.  Mais  alors  le 
lien  ne  comporte  une  pleine  efficacité  qu'en  devenant  indi- 
viduel, sans  aucune  liaison  collective  entre  les  deux  espèces. 
Si  le  subordonné  est  un  carnassier,  il  peut  ainsi  fournir  une 
assistance  militaire,  même  contre  les  semblables  du  maître 
qu'il  a  choisi.  D'après  divers  motifs  aisément  appréciables, 
notre  espèce  se  trouve  toujours  préférée  pour  ce  genre  d'asso- 
ciation, par  tous  les  animaux  qui  en  sont  susceptibles.  Cette 
prédilection  naturelle  nous  devient  souvent  incommode,  chez 
ceux  dont  nous  n'agréons  pas  le  concours.  Malgré  les  préjugés 
actuels,  une  telle  association  est  certainement  volontaire  ;  puis- 
que la  plupart  des  espèces  qui  nous  l'offrent  pourraient  facile- 
ment s'y  soustraire,  si,  en  effet,  elle  contrariait  leur  principale 
inclination.  Loin  que  cette  libre  soumission  indique  chez  elles 
aucune  dégradation,  elle  y  prouve  une  sagesse  analogue  à  celle 
qui,  parmi  nous,  dispose  chacun  à  préférer  le  commerce  habi- 
tuel de  ses  vrais  supérieurs.  Sous  le  régime  théologique,  chaque 
homme  aspirait  surtout  à  vivre  enfin  avec  les  dieux  ou  les  anges  : 
pourquoi  un  chien  ou  un  cheval  ne  rechercheraient-ils  point 
une  société  plus  éminente  que  celle  de  leurs  semblables?  L'or- 
gueil personnel  peut  seul  détourner  un  être  quelconque  de  la 
liaison  la  plus  propre  à  satisfaire  l'ensemble  de  ses  meilleurs 
instincts.  C'est  ainsi  que  l'animalité  ébauche  spontanément  le 
grand  principe  sociologique  qui  représente  l'amour  comme  la 
base  nécessaire  de  toute  union  durable  entre  des  êtres  indépen- 
dants. 


614  SYSTEM  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Quoiquerimitéaniinderepose  presque  toujourisorrégoteme, 
beaucoup  d'espèces  trouvent  donc  dans  raltruimie  h  sonne 
d'une  harmonie,  non-seulement  plui  douée  et  plus  noble,  mais 
aussi  plus  complète  et  plus  durable.  Malgré  sa  nature  excep- 
tionnelle, ce  cas,  si  bien  apprécié  par  Buffon,  mérite  uns  pro- 
fonde attention  philosophique  et  même  sociale,  indépendam- 
ment de  son  importance  théorique.  Car,  de  tels  animaux  doivent 
désormais  s'incorporer  accessoirement  au  vrai  Grand-Être,  à 
meilleur  titre  que  tant  de  vains  personnages  qui  ne  furent  jamais 
qu'un  fardeau  pour  lui.  On  dissiperait  toute  incertitude  à  est 
égard  en  considérant  quelle  privation  l'humanité  éprouverait, 
même  aujourd'hui,  si  elle  perdait  ces  organes  secondaires. 

En  un  temps  oh  leurs  services  étaient  plus  récents  et  mieux 
sentis,  le  fétichisme  d'abord,  et  ensuite  le  polythéisme,  appré- 
cièrent dignement,  k  leur  manière,  cette  importante  associa* 
tion,  comme  l'une  des  sources  essentielles  de  notre  grandeur. 
Mais  le  monothéisme  et  la  métaphysique  ont  remplacé  ces 
naïves  inspirations  par  d'orgueilleuses  rêveries,  aussi  nuisibles 
au  cœur  qu'à  l'esprit.  La  religion  finale  rectifiera  soigneusement 
cette  longue  aberration,  d'après  une  consécration,  i  la  fois 
spontanée  et  systématique,  de  la  vraie  dignité  animale.  Égale- 
ment poussé  par  la  réalité  et  l'utilité  qui  le  caractérisent,  le 
positivisme  étendra  convenablement  le  sentiment  fondamental 
de  la  fraternité  universelle  à  tous  les  êtres  qui  méritent  l'inves- 
titure humaine.  Cette  juste  adjonction  peut  nous  améliorer  au* 
tant  qu'eux,  en  rendant  plus  pures  et  plus  vives  les  affections 
qui  doivent  prévaloir.  A  cet  égard,  le  nouveau  sacerdoce  sers 
bientôt  secondé  par  les  tendances  populaires,  qui,  même  chef 
les  chrétiens,  luttèrent  toujours  contre  des  croyances  absurdes 
et  égoïstes.  L'éducation  régénérée  aura  donc  peu  de  peine  à 
faire  dignement  apprécier  les  animaux  associables  comme  des 
auxiliaires  indispensables  à  nos  études  et  à  nos  travaux.  Tant 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      615 

que  la  biologie  reste  isolée,  elle  doit  redouter  les  déclamations 
théologiques  ou  métaphysiques  au  sujet  de  son  rapprochement 
systématique  entre  l'humanité  et  l'animalité.  Mais,  sous  la  dis- 
cipline sociologique,  elle  représentera  directement  cette  com- 
paraison fondamentale  comme  l'explication  de  notre  vraie 
grandeur.  En  étendant  la  naïve  sentence  d'un  héros  qui  se 
connaissait  en  ambition,  il  vaut  mieux  être  le  premier  des  ani- 
maux que  le  dernier  des  anges. 

Ces  ministres  inférieurs  de  l'humanité  seront  traités,  par  la 
morale  positive,  d'après  les  mêmes  principes  que  les  principaux 
organes,  en  appréciant  toujours,  outre  l'office  effectif,  la  valeur 
propre,  physique,  intellectuelle,  et  surtout  affective.  Le  dé- 
vouement des  forts  aux  faibles  doit  s'étendre  jusqu'aux  moindres 
êtres  susceptibles  de  sympathiser  avec  nos  affections  et  de  con- 
courir à  nos  travaux.  Sans  cette  plénitude  normale,  le  senti- 
ment moral  ne  pourrait  acquérir,  même  envers  nous,  toute 
l'énergie  qu'exige  sa  destination  ordinaire.  Dans  une  nature 
aussi  disposée  que  la  nôtre  à  la  prépondérance  de  l'égoïsme, 
les  actes  de  cruauté  et  les  habitudes  d'indifférence  à  l'égard  des 
animaux  exposent  toujours  à  une  entière  démoralisation, 
commelepressentirentdignementnosplus antiques  instituteurs. 
Notre  existence  carnassière  exige  surtout  qu'une  scrupuleuse 
discipline  écarte  sans  cesse  tout  ce  qui  tend  à  ranimer  l'instinct 
sanguinaire  qui  sommeille  constamment  chez  nos  meilleurs 
types. 

L'ensemble  de  cette  association  entre  l'humanité  et  les 
espèces  disciplinables  fournit  la  base  systématique  du  point  de 
vue  le  plus  complet  et  le  plus  durable  que  puisse  comporter  la 
politique  positive,  ainsi  appelée  à  diriger  toute  la  nature  vivante 
contre  la  nature  morte,  afin  d'exploiter  le  domaine  terrestre. 
Alors  le  Grand-Être,  intégralement  considéré,  devient  le  chef 
de  cette  immense  ligue,  avec  ces  animaux  pour  agents  volon- 


616  SrarifcMB  DB  POLITIQUE  POSITIVE. 

taires,  et  les  végétaux  pour  instruments  matériels  :  les  forces 
inorganiques  s'y  joignent  ensuite  comme  auxiliaires  aveugles,  à 
mesure  qu'elles  se  trouvent  conquises.  L'organisation  d'une 
telle  réaction  continue  de  la  volonté  sur  la  nécessité  caracté- 
risera l'avènement  général  de  notre  sociabilité  finale  ;  de  même 
que  sa  préparation  croissante  suivit  toujours  l'essor  graduel  de 
notre  régime  préliminaire.  Chaque  espèce  animale  tend,  en 
effet,  à  l'empire  exclusif  de  la  terre,  comme  chaque  population 
humaine  à  la  domination  sur  toutes  les  autres.  Mais  ces  deux 
luttes  simultanées  cessent  nécessairement  à  la  fois.  Quand  le 
vrai  Grand-Être  est  asses  constitué,  d'après  l'harmonie,  morale 
et  mentale,  de  ses  divers  organes  essentiels,  sa  prépondérance 
universelle  pose  un  terme  irrévocable  aux  conquêtes  spéciales 
de  toute  autre  race.  L'unité  animale  tend  ainsi  à  s'établir  de  la 
même  manière  que  l'unité  humaine,  par  l'extension  des  mem- 
bres susceptibles  de  se  rallier  à  l'organe  central  et  l'extinction 
des  parties  indisciplinables. 

Quoique  notre  ascendant  animal  n'ait  encore  été  que  spon- 
tané, il  a  déjà  détruit  beaucoup  d'espèces  antagonistes.  Toutes 
celles  dont  la  concurrence  nous  offre  de  véritables  dangers  sont 
certainement  destinées  à  disparaître  bientôt  sous  nos  efforts 
sagement  concertés.  Il  ne  restera  finalement  que  les  espèces 
inoffensives,  et  surtout  les  races  qui  nous  présentent  une  utilité 
quelconque,  matérielle,  physique,  intellectuelle,  ou  morale. 
Celles-ci  se  trouveront  alors  très- propagées,  et  même  perfec- 
tionnées, par  l'active  providence  du  Grand -Être,  qui  seul  a 
déjà  préservé  plusieurs  d'entre  elles  d'une  entière  destruction. 
Une  semblable  influence  réduira  aussi  le  règne  végétal  aux 
espèces  susceptibles  de  servir,  d'une  manière  quelconque,  à 
notre  propre  usage,  ou  de  nourrir  les  compagnons  de  nos  des- 
tinées, les  auxiliaires  de  nos  travaux,  et  les  laboratoires  de 
notre  alimentation. 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      617 

Alors  la  nature  vivante,  entièrement  unie  sous  un  seul  chef, 
constituera  réellement  une  immense  hiérarchie,  dont  l'activité 
permanente  modifiera  de  plus  en  plus  la  constitution  spéciale 
de  la  planète  humaine.  Ces  modifications  sont,  il  est  vraj, 
limitées  par  l'ensemble  des  lois  cosmologiques,  auxquelles  les 
lois  biologiques  se*  trouvent  objectivement  subordonnées.  Ja- 
mais la  véritable  providence  ne  pourra  développer  assez  d'éner- 
gie mécanique  pour  changer  aucune  de  nos  conditions  astro- 
nomiques, soit  dynamiques,  soit  même  statiques.  Toujours 
bornés  à  l'ordre  physico-chimique,  ses  efforts  quelconques  n'y 
«auraient  d'ailleurs  produire  que  des  améliorations  très-secon- 
daires, insensibles  envers  les  deux  enveloppes  fluides  de  lu 
terre,  et  peu  prononcées  sur  son  écorce  solide.  Quelque  puis- 
sante que  devienne  la  nature  vivante  d'après  sa  pleine  conver- 
gence, l'énorme  prépondérance  de  la  masse  inerte  surmontera 
sans  cesse  l'ensemble  de  son  activité,  dont  tous  les  résultats 
demeureront  imperceptibles  à  une  faible  distance  de  la  surface 
terrestre.  L'appréciation  familière  de  ces  invincibles  limites 
offrira  toujours  une  grande  importance  intellectuelle,  et  môme 
morale,  pour  mieux  diriger  nos  efforts  et  contenir  notre 
orgueil.  En  nous  affranchissant  des  terreurs  oppressives  et  des 
scrupules  chimériques,  ie  régime  final  nous  exposerait  aux 
projets  extravagants  et  aux  folles  présomptions,  si  l'éducation 
systématique  n'y  devait  ainsi  corriger  aisément  ces  vaines  ten- 
dances. Mais  cette  discipline  nécessaire  ne  devra  jamais  en- 
traver l'essor  naturel  des  sages  espérances,  dont  la  principale 
appréciation  sera  toujours  subjective  et  non  objective.  Quelque 
faible  que  soit  l'influence  totale  du  Grand-Être  envers  sa  pla- 
nète, c'est  à  sa  propre  destinée  qu'il  faut  la  rapporter  finale- 
ment, et  alors  on  estime  mieux  des  modifications  qui  d'abord 
semblaient  négligeables.  D'après  l'irrationnel  isolement  de  la 
biologie  actuelle,  ses  éminents  fondateurs  ont  été,  sous  ce  rap- 


618  STtTiltt  DB  P0UT1QCE  POSITfTK. 

port»  conduits  quelquefois  à  de*  aberrations  qu'une  éducatif* 
•ocydopédique  eût  aisément  prérenues.  C'est  ainsi  que  la  nalTt 
imagination  de  Lamarck  exagéra  beaucoup  l'influence  géolo- 
gique des  végétaux,  et  surtout  celle  des  animaux  inférieurs: 
Néanmoins,  les  effets  déjà  réalisés  sous  un  régime  défavorable 
doivent  nous  donner  une  haute  idée  de  la  ptovidence  humaine, 
quant  aux  améliorations  terrestres  qui  nous  importent  vérita- 
blement. On  relira  toujours,  à  cet  égard,  les  admirables  ta- 
bleaux dus  au  génie  éminemment  synthétique  du  naturaliste  le 
mieux  placé  au  vrai  point  de  vue  subjectif. 

Cette  vaste  biocratie,  où  les  animaux  disciplinablea  aont  nos 
prinoipajK  ministres,  ne  put  jusqu'ici  se  constituer  pleinemoat, 
parce  que  Hmuffiiantri  formation  de  notre  propre  sodooratis 
ne  lui  permettait  pe*  d'avoir  un  véritable  chef.  Tant  que  k 
théologisme  et  la  guerre  consumèrent  presque  tous  nos  efforts, 
théoriques  et  pratiques,  pour  d'absurdes  spéculations  et  des 
luttes  coupables,  le  monde  vivant  manqua  d'unité,  et  sa  réao» 
tion  inorganique  fut  beaucoup  altérée  par  les  conflits  partiels 
de  ses  éléments  spontanés.  Devenue  enfin  convergente  et  systé- 
matique, cette  influence  biologique  comporte  certainement  des 
résultats  très-supérieurs  à  tous  ceux  qu'elle  a  déjà  produit 
Ainsi  concentrée,  elle  constitue,  envers  la  commune  patrie, 
Tunique  source  réelle  du  progrès  continu,  tandis  que  Tordre 
matériel  y  repose  principalement  sur  l'inaltérable  empire  de  la 
nature  morte. 

Le  régime  intérieur  de  cette  biocratie  finale  n'est  pas  moins 
lié  que  sa  puissance  extérieure  à  l'évolution  fondamentale  de 
l'humanité.  Des  hommes  qui  se  croyaient  exilés  sur  la  terre  ne 
pouvaient  fournir  de  dignes  chefs  aux  animaux  qui  leur  en  ef- 
fraient les  éternels  habitants.  En  même  temps,  ceux  qui  déve- 
loppaient habituellement  une  activité  fratricide  n'auraient  pu 
contracter  des  sentiments  et  des  mœurs  convenables  envers  les 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      6l9 

races  subordonnées.  Mais,  sous  le  régime  positif,  une  coopéra* 
tion  normale  et  une  juste  fraternité  établiront,  entre  tous  les 
organes  biocratiques ,  une  solidarité  conforme  à  leur  commun 
service  du  vrai  Grand-Être.  En  un  mot,  la  biocratie  et  la  socio- 
cratie  seront  également  régies  par  l'altruisme,  tandis  que  l'é- 
golsme  prévalut  des  deux  côtés  pendant  tout  le  cours  de  notre 
préparation  théologique  et  militaire» 

Voilà  commest  la  biologie  systématisée  nous  place  enta  a» 
meilleur  point  de  vue  de  la  politique  humaine,  ou  plutôt  ani- 
male, qui  intéresse  l'ensemble  du  monde  vivant  à  la  régénéra- 
tion  sociale  de  notre  espèce,  dès  lors  destinée  à  gouverner  di- 
gnement toutes  les  autres.  D'après  la  nature  de  son  génie  et  le 
cours  général  de  ses  méditations,  on  peut  assurer  que  le  grand 
Buffon  était  dans  la  direction  qui  aboutit  à  une  telle  apprécia- 
tion. Il  en  approcha  autant  que  le  permettaient  alors  la  pré- 
pondérance apparente  du  vieux  régime  humain  et  l'absence 
totale  de  conceptions  sociologiques. 

Cette  suite  d'aperçus  systématiques  complète  ici  l'apprécia- 
tion philosophique  du  second  mode  fondamental  de  vitalité. 
Par  sa  connexité  nécessaire  avec  le  premier,  il  constitue  le 
domaine  propre  de  la  biologie,  que  j'ai  ainsi  caractérisé  suffi- 
samment. Mais  leur  succession  naturelle  ouvre  une  progression 
organique  qui  ne  peut  être  assez  définie  tant  qu'on  ne  conçoit 
pas  directement  son  dernier  terme.  Quoiqu'il  appartienne  à  une 
science  supérieure,  la  biologie  en  doit  déjà  ébaucher  la  no- 
tion générale,  afin  d'en  préparer  l'étude  immédiate.  En  faisant 
succéder  l'humanité  à  l'animalité,  comme  celle-ci  à  la  végéta- 
nte, on  institue  synthétiquement  la  hiérarchie  biologique,  dont 
la  composition  spéciale  doit  ensuite  être  analytiquement  rap- 
portée à  ce  triple  fondement  général.  On  ne  saurait,  à  cet 
égard,  éviter  les  spéculations  vagues  et  oiseuses,  ni  les  débats 
interminables ,  quand ,  au  contraire ,  on  veut  construire  la  se- 


STSTfaU  DE  POUTIQOK  WSfTIVR. 

rie  tnimale  indépendamment  du  terme  d'où  elle  procède  et  et 
eelui  où  elle  aboutit.  C'est  alors  bâtir  à  la  fois  sans  base  et  «h 
but. 

m 

Tai  asses  expliqué  comment  la  définition  générale  de  la  vis 
conduit  de  la  végétalité  i  l'animalité,  en  modifiant  étalement 
le  système  d'alimentation.  Le  passage  de  l'animalité  à  rhums- 
nité  on  socialité  s'accomplit  d'une  manière  encore  plus  directe 
et  plus  nette,  en  se  bornant  i  développer  les  fonctions  inté- 
rieures  du  cerveau.  Ces  hautes  fonctions,  tant  mondes  qu'in- 
tellectuelles ,  constituent  partout  le  centre  nécessaire  de  la  vis 
de  relation,  comme  terme  des  impressions  extérieures  et  soom 
des  réactions  volontaires.  Mais  y  chex  la  plupart  des  animais  « 
leur  exercice  reste  essentiellement  personnel,  en  se  rapportent 
'  toujours  aux  besoins  organiques,  pour  assurer  habituellement!* 
"  conservation  de  l'individu  et  péridioquement  celle  de  l'espèce. 
Quoique  beaucoup  de  races  soient  douées  de  la  sociabiKti, 
cette  éminente  aptitude  ne  se  développe  réellement  que  dans  le 
genre  humain.  Là  seulement  elle  offre  ses  deux  attributs  carac- 
téristique», une  entière  solidarité,  et  surtout  une  continuité 
éternelle.  Telle  est  pourtant  la  tendance  naturelle  des  facultés 
d'appréciation  et  d'action  où  consiste  partout  la  vie  antmak 
proprement  dite.  Même  les  fonctions  extérieures  du  cerveau 
comportent  spontanément  une  plus  noble  destination  que  cdb 
de  discerner  et  de  saisir  la  nourriture ,  que  les  végétaux  s'ap- 
proprient sans  exiger  aucun  de  ces  pouvoirs  supérieurs.  Les 
sens  et  les  muscles  conviennent  surtout  à  chacun  pour  connaître 
et  servir  les  êtres  semblables  qu'il  doit  aimer.  C'est  seulement 
ainsi  que  tous  les  organes  de  relation,  tant  extérieurs  quinte» 
rieurs,  peuvent  se  développer  complètement,  d'après  un  btt 
continu,  aussi  vaste  qu'attrayant.  En  un  mot,  la  tendance  finale 
de  toute  vie  animale  consisterait  à  former  un  Grand-Être,  plus 
ou  moins  analogue  à  l'Humanité ,  caractérisée  dans  mon  Do- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE. — CHANTRE  TROISIÈME.      621 

cours  préliminaire.  Mais  cette  commune  disposition  ne  pou- 
vait, comme  je  vais  l'expliquer,  prévaloir  que  chez  une  seule 
espèce.  Partout  ailleurs,  l'animalité  avorte  nécessairement  en- 
vers sa  principale  production,  dont  elle  fournit  seulement 
quelques  ébauches  éparses.  Réduite  à  seconder  l'existence  vé- 
gétative, elle  retombe  sous  l'empire  presque  universel  de Té- 
golsme,  sauf  l'essor  discontinu  des  affections  domestiques.  Le 
régime  complet  de  l'altruisme  est  particulier  à  notre  race,  où 
même  il  exige  d'abord  une  longue  préparation,  à  peine  termi- 
née aujourd'hui  chez  les  populations  d'élite.  Sa  prépondérance 
normale  se  trouve  seulement  annoncée,  dans  quelques  espèces 
supérieures,  par  une  existence  admirablement  sympathique, 
mais  bornée  au  dévouement  individuel. 

Ainsi,  la  suprême  vitalité,  particulière  au  Grand-Être,  se  lie 
encore  mieux  à  la  vitalité  intermédiaire  des  animaux  que  celle- 
ci  à  la  vitalité  fondamentale  des  végétaux.  Cette  progression  né- 
cessaire complète  le  dualisme  élémentaire  de  la  philosophie  na- 
turelle entre  le  monde  et  la  vie,  en  le  rattachant  étroitement  à 
la  seule  source  possible  d'une  synthèse  réelle.  Mais,  malgré 
l'intime  connexité  de  notre  existence  sociale  avec  la  simple  exis- 
tence animale,  son  étude  directe  exige  une  science  radicalement 
distincte.  Ayant  pour  base  objective  l'ensemble  hiérarchique 
des  autres  théories  abstraites,  elle  constitue,  au  point  de  vue 
subjectif,  l'unique  régulateur  commun  de  leurs  méthodes  et  de 
leurs  doctrines.  Le  concours  général ,  dans  l'espace  et  dans  le 
temps,  des  organes  qui  composent  l'être  immense  et  éternel,  de- 
mande une  appréciation  spéciale,  à  la  fois  statique  et  dynami- 
que, à  laquelle  la  biologie  ne  peut  davantage  suppléer  que  la 
cosmologie,  quoique  toutes  deux  lui  fournissent  un  préambule 
nécessaire.  C'est,  au  contraire,  à  la  sociologie  que  la  biologie 
doit  demander  la  véritable  théorie  des  plus  hautes  fonctions  de 
l'animalité.  Il  faut,  en  effet,  que  chaque  classe  de  phénomènes 

44 


622  SYSTÈME  DE  POLTTIQUE  FO0R1V1. 

s'étudie  surtout  dans  les  êtres  où  elle  s»  développe  le  mieux/ 
et  d'où  Ton  passe  ensuite  aux  cas  moins  prononcés.  Or,  cet 
attributs  supérieurs ,  soit  intellectuels ,  soit  moraux ,  quoique 
plus  complets  cbex  notre  espèce,  ne  s'y  caractérisent  assex  que 
par  l'existence  sociale.  Sans  la  solidarité,  etsurtout  la  continuité, 
qui  la  rendent  si  supérieure  à  toute  autre,  ses  principales  ajffi- 
tudeay  seraient  presque  aussi  équivoques  que  dans  les  races  voi- 
sines, où  Ton  tenta  de  les  rapporter  au  pur  automatisme.  Antii, 
les  mêmes  motifs,  logiques  et  scientifiques,  qui  réservent  à  h 
végétalité  l'étude  fondamentale  de  ht  vie  de  nutrition ,  repré- 
sentent notre  sockHté  comme  pouvant  seule  manifester  les  plus 
nobles  lois  de  la  vie  de  relation.  Cette  nécessité  philosophique 
explique  l'extrême  imperfection  de  la  théorie  générale  des  folio- 
tions intellectuelles  et  morales ,  même  depuis  que  Gall  et  Ca- 
banis ont  tenté  d'en  exclure  toute  métaphysique  en  la  rattachai! 
à  l'ensemble  de  la  biologie.  Leurs  lois  réelles  ne  peuvent  être 
découvertes  et  établies  que  par  la  sociologie ,  quoique  sa  propre 
fondation  ait  d'abord  exigé  l'usage  provisoire  des  meilleures 
ébauches  antérieures.  Quelque  utile  que  doive  devenir ,  à  cet 
égard,  l'étude  positive  des  animaux,  elle  ne  comportera  jamais 
qu'un  office  secondaire,  à  titre  de  contrôle  naturel  des  concep- 
tions sociologiques  dont  elle  ne  saurait  dispenser.  Son  efficacité 
ultérieure  restera  donc  essentiellement  analogue  à  la  précieuse 
réaction  critique  qu'elle  exerça  récemment  contre  les  hypo- 
thèses théologico-métaphysiques.  En  un  mot,  la  biologie  ne  peut 
cultiver  dignement  ce  grand  sujet  qu'en  s'y  subordonnant  i  la 
sociologie,  qui  seule  y  est  vraiment  compétente. 

C'est  par  là  que  l'on  sent  le  mieux  l'impossibilité  radicale  de 
toute  constitution  isolée  pour  l'étude  de  la  vie ,  dont  la  pins 
haute  partie  appartient  à  une  science  distincte.  Vainement  ten- 
terait-on de  composer  un  pur  domaine  biologique  en  combinant 
les  deux  modes  inférieurs  de  vitalité,  abstraction  faite  du  mode 


WTR0DUCT10M  ffONMMlHfUa»'«^«HIfifM  TROISIÈME.      WS 

suprême,  Oiip0at«B^tb^tuer>ii»«  tét«de-pi^«ratoir«,  ^ui 
convient  à  la-marthe  ob)ec<m  dt  ilééuoalKm  potitit»*e.  Mftk 
vu  tel  régime  théorique  devieiidirit  irrationnel  si  on  le  suppo- 
sait définitif.  Car,  l'ensemble -de  la  =vie*nkn*le  resterait  iûhi* 
télligible  Base  lee  attribut*  eopéneorsque  la  sociologie  peut 
seule  apprécier.  Si  4*éeheHe'tiiéwrëhiqaet<des  petite  4tres  ait 
d'abord  indispensable  pot»  tf  élever  eelideaiuft à  la  conception 
systématique  du  Grand-Être,  oetype  suprême  «constitue  enfin  le 
principe  exclusif  de  l'unité  biologique,  non-seulement  «objec- 
tive ,  mais  même  objective.  Un  tel  organisme  présente  seul  le 
plein  développement  de  toutes  les  fcnotàens,  actives  ou  passives, 
extérieures  ou  intérieures,  que  les  autres  races  ébauchent  gra- 
duellement. Sons  les  principaux  aspects,  chaque  espèce  animale 
se  réduit,  an  fond,  à  unGran<WÊtre  plusou  moins  averté.  L'en- 
semble de  la  race  n'y  offre  «qu'une  existence  abstraite,  ou 
plutôt  nominale,  ceueUririte  seulement  par  nos  artiâoes  spécu- 
latifs ;  il  n'y  «là  de  réel  que  l'individu,  et quelquefois  la  famille  : 
c'est  précisément  l'inverse  du  cas  humain.  Ainsi,  l'appréciation 
définitive  des  diversergaetsmes  animaux  résultera soulementde 
leur  comparaison  générale  avec  le  type  suprême  construit  par 
la  sociologie.  L'étude  fondamentale  de  la  végétalité  constitue 
réellement  ia  seule  partiel  la  biologie  qui,  sous  l'aspect  ob- 
jectif, se  trouve  pleinement  indépendante  de  la  soienoe  de  l'Hu- 
manité, quoiqu'elle  doive  y  être  rattachée  dans  l'ordre  subjec- 
tif, qui  finalement  prévaudra.  Elle  se  rapproche  ainsi  de  lé 
cosmologie,  mais  en  vérifiant  encore  mieux  l'obligation  de 
fonder  toute  unité  théorique  tor  l'ascendant  systématique  du 
vrai  point  de  vue  humain.  Survint  k  régie  eiioyetopédiqueap 
pliquée  an  débutdeee  ckapiti«eron^t'done<|ue  la  biologie 
comporte  moins  qu'aeeaneeutgc  etfcueepuMiminairs  une*on* 
ttitution  «spéciale,  parseb nsêmeiqn^eHe tonne 4e dernier éAe- 
len  nécessaire  à  la  construction  de  4a  sciewe  mniveieene. 


624  smfau  de  politique  positive. 

Quoique  le  troisième  mode  de  vitalité  appartienne  essentiel- 
lement à  la  sociologie,  la  pure  biologie  remplira  toujours,  envers 
les  lois  correspondantes,  un  office  secondaire  mais  précieux,  en 
fournissant  à  la  fois  un  contrôle  pour  leur  découverte  et  un 
préambule  pour  leur  enseignement.  C'est  surtout  quanta  l'étude 
statique  des  fonctions  intérieures  du  cerveau  que  les  conceptions 
sociologiques  exigent  cette  confirmation  et  cette  préparation 
biologiques.  En  effet,  l'humanité  ne  développe  aucun  attribut 
intellectuel  ou  moral  qui  ne  se  retrouve,  à  de  moindres  degrés, 
chez  tous  les  animaux  supérieurs.  Sans  qu'il  y  soit  aussi  pro- 
noncé, on  l'y  sépare  mieux  des  fonctions  analogues,  et  surtout 
on  l'y  distingue  davantage  des  résultats  composés  dus  à  l'état 
social.  Un  tel  critérium  peut  seul  garantir  rentière  positivité  des 
notions  rudimentaires  de  la  statique  sociale,  en  y  signalant  la 
confusion  et  la  surabondance  qui  altèrent  presque  toujours 
l'étude  directe  des  hautes  fonctions  cérébrales.  Cet  office  biolo- 
gique m'a  semblé  assez  important  pour  mériter  ici  une  appré- 
ciation spéciale,  en  terminant  ce  chapitre  final  par  ma  systéma- 
tisation subjective,  à  la  fois  anatomique  et  physiologique,  de  ces 
éminents  attributs,  dont  la  théorie  positive  est  d'ailleurs  in- 
dispensable au  volume  suivant. 

Pour  mieux  concevoir  une  telle  transition  de  la  biologie  à  la 
sociologie,  il  faut  ajouter  que  même  les  lois  dynamiques  de  l'hu- 
manité doivent  aussi,  quoique  à  un  degré  beaucoup  moindre, 
se  vérifier  dans  l'animalité.  Le  vrai  progrès  n'étant  jamais  que 
le  développement  graduel  de  l'ordre  fondamental,  l'identité  ru- 
dimentaire  de  l'un  s'étend  nécessairement  à  l'autre.  Mais  cette 
extension  naturelle  doit  être  peu  prononcée  chez  les  animaux, 
puisque  l'évolution  humaine  résulte  surtout  de  la  société.  Néan- 
moins, quand  les  lois  générales  de  la  dynamique  sociale  sont  bien 
établies,  on  en  peut  retrouver  le  germe  parmi  les  êtres  inférieurs. 
C'est  même  seulement  ainsi  que  ces  lois  deviennent  un  prolon- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.     625 

gement  spécial  de  celles  qui  président  à  la  grande  progression 
animale  résultée,  non  des  états  trop  peu  distincts  de  chaque  or- 
ganisme, mais  de  la  succession  normale  des  divers  types  zoolo- 
giques. Mon  Traité  philosophique  a,  depuis  longtemps,  posé  et 
appliqué  ce  principe  nécessaire.  Je  puis  ici  indiquer  sa  vérifica- 
tion directe  envers  chacune  des  trois  grandes  lois  sociologiques 
mentionnées  dans  la  première  partie  de  ce  volume. 

Cette  confirmation  naturelle  est  surtout  sensible  pour  la  loi 
principale,  qui  règle  révolution  fondamentale  de  l'intelligence, 
d'après  la  succession  générale  des  trois  états  théoriques,  théolo- 
gique ,  métaphysique ,  et  positif.  Tous  les  animaux  supérieurs 
commencent  cette  grande  progression  de  la  même  manière  que 
nous.  Mais  aucun  ne  la  pousse  au  delà  du  début  théologique; 
ce  qui  doit  être  davantage  imputé  au  défaut  de  vraie  société 
qu'à  la  seule  infériorité  mentale.  La  plupart  des  races  ne  sor- 
tent jamais  d'un  fétichisme  essentiellement  analogue  à  celui  qui 
constitua  spontanément  notre  point  dedépartnécessaire.  Gomme 
au  pareil  âge  de  l'humanité,  il  s'y  mêle  toujours  quelques  ger- 
mes de  notions  positives,  poussées  jusqu'à  une  faible  ébauche 
des  plus  simples  lois  naturelles.  Mais  ces  rudiments  y  restent  sans 
cesse  concrets,  partiels,  et  incohérents.  En  un  mot,  la  culture 
scientifique,  du  moins  spontanée,  n'y  dépasse  jamais  le  degré 
indispensable  à  la  conduite  pratique  de  l'animal.  L'imagination 
ne  s'y  développe  point  assez  pour  y  remplacer  le  fétichisme  fon- 
damental par  un  véritable  polythéisme.  Ainsi ,  l'esprit  méta- 
physique, qui  surgit  en  présidant  à  cette  première  transition, 
n'y  peut  aucunement  exister.  Toutefois,  les  plus  intelligentes 
des  espèces  qui  ont  de  fréquentes  relations  avec  la  nôtre  doi- 
vent, indépendamment  de  l'éducation  qu'elles  en  reçoivent  sou- 
vent, tirer  de  ces  rapports  une  source  naturelle  de  transforma- 
tion envers  leur  propre  fétichisme.  Car,  ce  spectacle  journalier 
des  grands  effets  de  l'industrie  humaine  les  conduit  bientôt  à 


688  swiftus  dk  pei/riQUE  posmvB. 

prendre  les  hommea  pour  auteur»  des  principaux  phénomènes, 
en  cessant  de  les  attribuer  à  lai  vitalité  directe  de*  carpe  corres- 
pondants. De  là  résulte  une  nouvelle  sorte  de  polythéisme,  qui 
trouverait,  sans  doute,  le  même  crédit  parmi  nows  ai  nous  occu- 
pions le  second  rang  animal  au  lieu  du  premier.  Hais,  par  cela 
même  que  cette  croyance  est  moins  chimérique ,  elle  a  une 
moindre  efficacité  pour  le  progrès  intellectuel,  puisqu'elle  n*cx- 
cjte  pas  autant  l'imagination  que  l'hypothèse  suscitée  en  nous 
par  l'impossibilité  d'observer  une  espèce  supérieure  à  la  nôtre. 
En  même  temps*  ce  polythéisme  propre  à  certains  animaux  est 
de  nature  à  succéder  à  leur  fétichisme  initial  sans  exiger  aucune 
intervention  de  l'esprit  métaphysique ,  qui  reste  ainsi ,  encore 
plus  que  le  pur  esprit  théologique,  un  attribut  caractéristique, 
quoique  passager»  de  la  race  prépondérante. 

La  seconde  loi  sociologique  complète  la  première,  en  réglant 
la  hiérarchie,  autant  historique  que  dogmatique,  de  nos  diverses 
conceptions  abstraites,  .d'après  la  généralité  décroissante  et  1s 
complication  croissante  des  phénomènes  correspondants.  Mais, 
L'évolution  mentale  des  animaux  se  trouvant  bornée  à  l'esser 
initial,  elle  ne  saurait  manifester  cet  ogdre  de  succession,  sauf 
peut-être  chez  les  espèces  qui  s'élèvent  à  l'anthropolatrie,  et 
où  cette  vérification  difficile  n'a  point  encore  été  instituée.  Ce- 
pendant, une  telle  loi  trouve  partout  une  certaine  confirmation, 
puisque  les  seules  conceptions  abstraites  ébauchées  par  l'esprit 
animal  se  rapportent  aux  idées  de  nombre ,  qui  constituent 
notre  propre  début  encyclopédique.  Le  judicieux  Georges  Leroy 
a  clairement  démontré  qu'une  foule  d'animaux  comptent  distinc- 
tement jusqu'à  trois,  sous  une  suffisante  stimulation.  Or,  ce  nom- 
bre constitue  réellement,  même  parmi  nous,  le  terme  naturel 
detoutenumération  dépourvue  de  signes  quelconques.  Plusieurs 
vocabulaires  sauvages  n'offrent  pas  d'autre  mot  que  beaucoup 
pour  désigner  indiiléremineat  les  nombres  supérieurs  à  cette 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE. —  CHAPITRE  TROISIÈME.      627 

limite.  Nos  vrai»  progrès,  même  à  cet  égard,  sont  essentielle- 
ment dus  à  l'état  social,  d'où  émane  certainement  l'institution 
des  signesartificiels.  Si  donc  l'intelligence  animale  s'arrête  sppn- 
tanément  sur  le  seuil  de  notre  premier  degré  encyclopédique, 
cela  tient  souvent  moins  à-sa  propre  infériorité  qu'au  défaut  de 
société  convenable. 

Quant  à  la  troisième  et  dernière  loi  sociologique,  c'est  celle 
qui  doit  le  mieux  se  vérifier  parmi  les  animaux,  puisqu'elle  règle 
la  marche  générale  de  l'activité  pratique,  d'abord  conquérante, 
puis  défensive,  et  enfin  industrielle.  Chacun  de  ces  trois  modes 
peut,  en  effet,  y  être  nettement  apprécié,  mais  seulement  chez 
des  espèces  différentes,  quoique  aucune  ne  puisse  manifester  leur 
succession  spontanée»  Une  telle  activité  devant  partout  se  su- 
bordonner au  système  naturel  d'alimentation,  elle  sera  le  plus 
souvent  militaire,  et  tantôt  conquérante,  tantôt  défensive,  sui- 
vant qu'il  s'agira  de  carnassiers  ou  d'herbivores,  sauf  les  con- 
flits uniformément dusà  l'instinct  sexuel.  Chez  quelques  espèces, 
même  carnivores,  l'instinct  constructeur  peut  se  trouver  assez 
prononcé  pour  déterminer  une  véritable  activité  industrielle, 
quand  une  situation  favorable  y  excite  peu  l'instinct  destructeur. 
Mais,  ce  cas  ne  saurait  être,  bien  caractérisé  que  chez  des  races 
sociables.  Si  le  passage  successif  par  les  trois  modes  pratiques 
est  réellement  propre  à  notre  espèce,  ce  privilège  y  constitue, 
encore  plus  que  les  précédents,  une  suite  évidente  de  l'état  so- 
cial, malgré  lequel  cette  progression  y  reste  ordinairement 
très-lente. 

D'après  une  telle  appréciation,  l'étude  intellectuelle  et  mo- 
nde des  animaux,  systématisée  par  la  philosophie  positive, 
comporte  donc  une  utile  confirmation  des  trois  lois  relatives  à 
l'évolution  naturelle  de  la  vitalité  supérieure.  Quoique  ces  lois 
n'eussent  jamais  été  découvertes  dans  des  cas  aussi  peu  carac- 
térisés, la  biologie  doit  en  ébaucher  l'exposition  dogmatique, 


628  SYSTÈME  DE  POUTIQUB  POSITIVE. 

afin  que  les  conceptions  sociologiques  puissent  ensuite  s'ap- 
puyer directement  sur  l'ensemble  des  êtres  animés.  Cette  con- 
clusion dynamique  sera  complétée  ci-dessous  par  celle  qui 
résultera  de  l'examen  plus  spécial  de  la  théorie  statique  cor- 
respondante* La  combinaison  normale  de  ces  deux  doctrines 
biologiques  doit  habituellement  aboutir  à  représenter  le  règne 
animal  comme  formant  le  fond  naturel  du  grand  tableau  socio- 
logique, qui,  sans  un  tel  contraste,  ne  serait  pas  assex  nettement 
saisi,  ni  même  conçu. 

Outre  ce  précieux  office  accessoire,  qui  convient  à  l'ensemble 
de  la  sociologie,  son  début  comporte  une  application  plus  fon- 
damentale de  l'étude  directe  du  troisième  mode  essentiel  de 
vitalité.  En  effet,  la  transition  immédiate  de  la  biologie  à  la 
science  finale  doit  se  faire  par  une  saine  explication  générale 
du  privilège  naturel  qui  réserve  à  notre  espèce  le  seul  essor 
caractéristique  de  ces  éminents  attributs.  C'est  la  plus  haute 
question  qui  appartienne  au  vrai  domaine  biologique,  puis- 
qu'elle exige  une  comparaison  directe  entre  les  divers  or- 
ganismes animaux.  Mais  l'esprit  sociologique  y  doit  pourtant 
prévaloir  encore  davantage  que  dans  tout  autre  sujet  de  phi- 
losophie naturelle.  Son  importance  spéciale  envers  l'ensemble 
de  ce  Traité  me  détermine  à  placer  ici  quelques  indications  ca- 
ractéristiques sur  ce  difficile  éclaircissement. 

Pour  que  cet  examen  soit  net  et  décisif,  il  faut  y  distinguer 
deux  parties  :  l'une  principale,  qui  est  essentiellement  socio- 
logique ;  l'autre  complémentaire,  qui  seule  appartient  à  la 
biologie.  Car,  on  doit  d'abord  établir,  en  général,  la  restric- 
tion nécessaire  du  vrai  développement  social  à  une  espèce 
unique,  sans  déterminer  laquelle.  Il  devient  ensuite  facile  d'as- 
signer les  titres  naturels  de  la  race  humaine  à  ce  monopolefon- 
d  ara  entai. 

Quoique  toute  espèce  sociable  tende  spontanément  à  former 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.     819 

un  Grand-Être,  une  saule  peut  réellement  y  parvenir.  Cette 
unité  sociocratique  résulte  directement  des  deux  attributs  d'Im- 
mensité et  d'éternité  qui  caractérisent  l'organisme  collectif.  À 
chacun  de  ces  titres,  les  divers  Grands-Êtres  ainsi  possibles 
deviennent  nécessairement  incompatibles.  Le  plus  puissant 
d'entre  eux  doit  donc  subjuguer  bientôt  tous  les  autres,  ou 
même  détruire  les  plus  indisciplinablës.Ce  conflit  est  d'autant 
moins  évitable  que,  comme  je  vais  l'indiquer,  l'espèce  pré- 
pondérante est  naturellement  carnassière.  Elle  se  trouve  ainsi 
forcée  de  soumettre  les  herbivores  qui  doivent  assurer  sa  nu* 
trition,  et  de  surmonter  la  concurrence  des  autres  carnivores. 
La  multiplicité  des  Grands-Êtres  ne  deviendrait  vraiment  intel- 
ligible qu'en  supposant  aux  principales  espèces  sociables  une 
puissance  presque  égale,  soit  d'après  leur  organisation  propre, 
soit  en  vertu  de  leur  situation  respective.  Cette  hypothèse, 
quoique  peu  vraisemblable,  n'est  point,  sans  doute,  stricte- 
ment contradictoire,  et  peut-être  se  réalise-t-elle  sur  quelque 
autre  planète.  Mais,  même  alors,  elle  ne  semble  devoir  affecter 
définitivement  que  le  temps  propre  au  développement  d'une 
prépondérance  exclusive,  à  moins  de  supposer  aussi  que  cette 
égalité,  déjà  difficile  à  concevoir  au  début,  se  trouve  indéfi- 
niment préservée  de  toute  grave  altération.  Enfin,  pour  ne 
laisser  aucune  incertitude  sur  ce  dogme  initial,  il  faut  recon- 
naître qu'une  telle  accumulation  d'hypothèses  invraisemblables 
n'aboutirait  point  à  prouver  réellement  la  multiplicité  sociolo- 
gique. Car,  dans  le  cas  supposé,  ces  divers  Grands-Êtres  presque 
équivalentsarrêteraientmutuellementleuressorrespectif.Ainsi, 
les  attributs  d'immensité  et  d'éternité,  au  lieu  d'appartenir  à  plu- 
sieurs, ne  se  combineraient  assez  chez  aucun. 

Cet  avortement  nécessaire  de  toutes  les  espèces  sociables, 
hors  une  seule,  envers  leurs  organismes  collectifs,  est  essen- 
tiellement analogue  à  celui  de  la  plupart  des  populations  ha- 


430  ttçriiiq  de  pquhqqb  matnvE. 

jpeines  envers  notre  .propre  unité.  Quoique  tcbaque  nation 
tende  4  devenir»  le  noyau  «entrai  de  l'Huiiw?ité»  uaeeeuley 
«si  réellement  appelée,  à  l'encluaien  de  toutes  ta  au  très*  des- 
tinées à  se  grouper  convenablement  autour  d'+lb»  Si  4fpc 
cette  loi  ae  manifeste  -entre  les  divers  germes  d'un,  màine 
Grand-Être*  à  pies  forte  nkon  4e&*elle  régir  rkcomooic-^jé- 
nérale-des  différentes  espèces.  Par  mite  d'eue  toile  nécessité, 
la  prépondérance  humaine»  ayant  dû  surmonter  dfebor^iA* 
oppositions  eolleetivec,  ne  rencontre  plus,  depuis  longtemps, 
que  des  résistances  individuelles,  d'où  Ton  a  peuft-Atre  aiçté 
trop  légèrement  l'insociabilité  radicale  de  toutes  les  races  cor- 
respondantes. Mais,  quand  la  saine  -érudition  pourra  miejx 
explorer  les  temps  dépourvus  de  monunteats  directs  r  elle 
constaterai, sans  doute,  de  mémorables  luttes  générales  centre 
plusieurs  espèces  alors  puissantes,  et  aujourd'hui  déchues  çu 
même  détruites,  comme  l'indiquent  déjà  des  traditions  oea- 
iuses  et  des  fables  équivoques.  Quelques  voyages  sociologiques 
dans  les  pays  favorables  aux  sociétés  de  grands  singes  devraient 
surtout  éclairer  cette  difficile  appréciation,  qui  intéresse  direc- 
tement la  religion  finale  en  y  confirmant  le  dogme  fonda- 
mental de  l'unité  nécessaire  du  véritable  Être-Suprême. 

Le  privilège  ;biocratique  repose  donc  sur  les  mêxpe&  motifs 
naturels  que  le  privilège  sociocratique.  Seulement  ils  ont  beau- 
coup plus  d'énergie  dans  le  premier  cas  que  dans  le  second, 
en  vertu  d'inégalités  mieux  caractérisées.  C'est  pourquoi  la 
biocratie  s'est  spontanément  établie,  par  la  prépondérance  hu- 
maine, longtemps  avant  que  notre  propre  soeiocratie  fut 
assez  constituée.  Mais  cette  priorité  naturelle  n'altère  peint  la 
connexité  nécessaire  remarquée  ci -dessus  entre  ces  deux  grands 
phénomènes.  Car,  le  développement  normal  de  l'unité  biocra- 
tique  ne  pourra  être  pleinement  systématisé  que  quand  l'unité 
sociocratique  sera  devenue  irrévocable. 


INTRODUCTION  FQNBAVKNTALE.  — .CHAPITRE  TROISIÈME.      031 

D'après  cette  appréciation  sociologique,  la,  biologie  expli- 
quera facilement  à  quels  titres,  naturels  notre .  espèce,  powède 
c*  monopole  fandamentaLde  la?  sociabilité  complète. 

Une  considération  préliminaire  doit  ^beaucoup  simplifier  mie 
telle  diaqussion,;  en  restreignant  aux  races  carnassières  la  lutte 
réelle  pour  l'empire  hiocratique.  Cette  restriction  résulte  di- 
rectement de  l'aptitude  naturelle  que  j>ai  attribuée  ci-dess.visrà 
ty*  pareil  «node.d'alimentation  envers  ^développement  gÂuéçal 
des  divers  caractères  de  l'animalité,  sans  excepter  le*  plu» 
nobles  fonction*.  La  vie  active. et  la  vie  contemplative : ré- 
crivent ainsi  une  telle  stimulation  permanente,  et  leurs  or- 
ganes intérieurs  en  retirent  tant  d'énergie  sanguine,  qu'une 
grande  infériorité  statique  peut  seule  neutraliser,  chex  quel- 
ques* espèces,  ces  avantages  dynamique?., Il  faudrait  que  la 
prééminence  cérébrale  de  la  race  prépondérante   surpassât 
tçut  ceque  nous  pouvons  concevoir  pour  que  son»  ascendant 
effectif  devint  conciliable  avec  une  existence  frugivore.  A  la 
vérité,  la  vie  affective,  seule  source  possible  du  principe  #o- 
ciecBatique,  se  trouve  défavorablement  excitée  par ^  l'alimenta- 
tion «carnassière.  Quoiqu'un  tel  mode  nutritif  ne  crée ,  pft» 
réellement  l'instinct  destructeur,  qui  appartient  plus  ou  moips 
à  tout  animal,,  il  contribue,  certainement  à  le  tdéyelopper  beau- 
coup. C'est  pourquoi  tant  de  nobles  utopies  antiques  recom- 
mandèrent l'alimentation  végétale  pour  mieux  assurer  l'essor 
sympathique  d'où  dépend  notre  sociabilité.  Mais  leur  avorte- 
ment  habituel  confirme  la  triste  fatalité  qçi  place  l'existence 
Carnivore  parmi  les  conditions  essentielles  de  notre  prépondé- 
rance. Cette  nécessité  exige  seulement  une  constante  disci- 
pline morale,  à  la  fois  individuelle  et  collective,  pour  que 
l'instinct  social  n'en  reçoive  pas  une-, atteinte  trop  profonde. 
Plusieurs  cas  anin^aux  constatent  pleinement. la  possibilité  4e 
concilier  assez  ces  deux  conditions  opposées.  On  doit  surtout 


632  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

citer,  à  cet  égard,  l'espèce  canine,  où  une  alimentation  plus 
carnassière  que  la  nôtre  coexiste  activement  avec  une  admi- 
rable supériorité  affective.  Une  telle  conciliation  se  conçoit 
aisément  depuis  que  Gall  a  rectifié  la  vicieuse  unité  supposée 
dans  la  nature  morale  par  les  écoles  métaphysiques.  Ainsi,  pour 
la  question  actuelle,  cette  opposition  nécessaire  n'aboutit  fina- 
lement qu'à  faciliter  l'explication  biologique,  en  restreignant 
davantage  le  choix  naturel  entre  les  espèces  susceptibles  d'as- 
cendant biocratique. 

Mes  indications  antérieures  doivent  d'ailleurs  empêcher  d'at- 
tribuer à  cette  condition  préliminaire  une  influence  exagérée, 
qui  en  ferait  dériver  les  aptitudes  et  les  penchants  dont  elle 
se  borne  à  mieux  stimuler  l'essor  spontané.  J'ai  assez  expli- 
qué comment  le  système  d'alimentation  dépend  autant  delà 
situation  que  de  l'organisation,  de  manière  à  varier  avec  l'une 
sans  que  l'autre  ait  changé.  L'espèce  humaine  est,  à  cet  égard, 
beaucoup  plus  modifiable  que  les  purs  carnassiers,  puisqu'elle 
abonde  en  exemples,  même  collectifs,  de  nourriture  entière- 
ment végétale.  Ainsi,  la  considération  précédente  doit  être 
finalement  réduite  à  restreindre  le  choix  biocratique  entre  les 
races  susceptibles  de  devenir  carnassières.  Celles  qui  se  trouve- 
raient trop  exclusivement  assujetties  à  ce  régime  pourraient 
même  en  recevoir  une  influence  plus  nuisible  qu'utile  à  leur 
essor  collectif,  puisque  la  difficulté  de  subsister  indifféremment 
en  tous  lieux  tendrait  à  gêner  leur  extension  sociale,  surtout 
au  début.  Sous  cet  aspect  préalable,  notre  espèce  est  donc 
mieux  organisée  qu'aucune  autre,  puisqu'elle  peut  varier  da- 
vantage sa  nourriture,  sans  perdre  jamais  les  propriétés  inhé- 
rentes à  la  tendance  Carnivore. 

Quelle  que  soit  l'influence  indirecte  de  ces  conditions  rela- 
tives aux  fonctions  végétatives,  c'est  de  la  vie  animale  que  doit 
directement  dépendre  le  privilège  fondamental  du  développe- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      633 

• 

ment  collectif.  Le  plus  noble  résultat  de  l'animalité  repose  né- 
cessairement sur  l'ensemble  de  ses  principaux  attributs.  H 
faut  donc  le  rapporter  surtout  aux  fonctions  intérieures  du  cer- 
veau, mais  sans  les  isoler  des  fonctions  extérieures,  tant  pas- 
sives qu'actives,  indispensables  à  leur  efficacité  sociale. 

Cette  importante  appréciation  ne  peut  être  ici  qu'indiquée. 
Je  dois  pourtant  y  caractériser  sommairement  la  participation 
générale  de  chacun  des  trois  ordres  d'existence  cérébrale  à 
l'établissement  du  lien  le  plus  direct  entre  la  biologie  et  la 
sociologie. 

La  vie  affective  fournit  nécessairement  la  principale  des  con- 
ditions qui  déterminent  une  aptitude  décisive  au  développement 
collectif.  Car,  il  exige,  avant  tout,  une  suffisante  sociabilité.  On 
ignore  encore  les  véritables  lois  naturelles  de  cet  attribut  fon- 
damental, quoique  Oall  ait  démontré  sa  relation  directe  avec 
l'organisation  du  cerveau.  Presque  tous  les  types  zoologiques 
supérieurs  aux  mollusques  renferment  des  espèces  sociable?» 
Mais  elles  s'y  trouvent  tellement  mêlées  aux  races  insociables 
qu'on  n'a  pu  jusqu'ici  rattacher  cette  distinction  à  aucune  autre. 
Toutefois,  ce  sujet  difficile  a  été  peu  et  mal  étudié.  Faute  de 
direction  philosophique,  on  y  a  souvent  pris  le  défaut  de  société 
effective  pour  une  preuve  suffisante  d'insociabilité  radicale;  en 
procédant  comme  ces  voyageurs  qui,  n'apercevant  aucun  culte 
régulier,  concluent  à  l'absence  de  toute  croyance.  Mais  la  loi 
que  je  viens  d'établir  sur  la  restriction  nécessaire  du  plein  essor 
social  à  une  espèce  unique  conduira,  sans  doute,  à  rectifier  la 
plupart  de  ces  jugements  prématurés.  Pour  que  cette  théorie 
biologique  devint  vraiment  normale,  il  faudrait,  ce  me  semble, 
y  concevoir  la  sociabilité  comme  appartenant,  avec  des  degrés 
très-inégaux,  à  toutes  les  espèces  où  les  sexes  sont  entière- 
ment séparés.  L'avortement  social  de  la  plupart  des  cas  y 
devrait  ensuite  être  convenablement  rattaché  à  l'ensemble 


634  SYtifÈttr  Mt  NCfflQUB  fUSl'llIK.' 

des  obstacles  naturels,  et  surtout  à**J*ép<mdéran^ha«tatafr; 

liai  gré  son  obscurité  -actuelle,  c*  gtaafl  ra(}ét  sembfedéjl 
purgé  de  toute  grate  incertitude  quant  i*fc  Mpériorité^esén- 
tielle  de  notre  race.  Trusteurs  anîmatnt,  et  wrftotft  quelques 
variétés  du  chien,  n&ùs  surpassent  peut-iétre  en  âHidh— rtt 
privé.  Néanmoins,  aucune  espèce  ne  comporte  autant  que  le 
nôtre  une  tendresse  coîtectite,  source  directe  de  la  vraieeoda- 
bilité.  Il  en  est  à  peu  près  de  même  pour  le  sentiment  intermé- 
diaire, ou  la  vénération  proprement  dite,  Tieo  *  dignement 
érigé  le  culte  des  morts  en  privilège  essentiel  de  l'humanité. 
Partout  ailleurë,  on  ne  retrouve  jamais  l'inhumation  des  êtres 
les  plus  chéris,  quoique  leur  tendre  souvenir  s'y  conserve  quel- 
quefois. Tous  ces  nobles  attributs  forent  vicieusement  rap- 
portés à  l'intelligence,  chez  les  diverses  écoles  métaphysiques 
qui  ne  s'accordent  qu'à  exagérer  son  influence.  Hais,  quoique 
l'esprit  ait  ici  une  plus  grande  part,  c'est  seulement,  oomme 
envers  les  autres  sentiments,  pour  éclairer  l'application  spé- 
ciale des  affections  spontanées.  Les  penchants  dérivent  toujours 
d'un  instinct  direct,  indépendant  de  toute  réflexion. 

A  cette  condition  fondamentale,  se  rattachent  immédiate- 
ment diverses  influences  accessoires,  que  les  naturalistes  anté- 
rieurs à  Gall  envisageaient  irrationnellement  comme  les  princi- 
pales sources  de  notre  sociabilité.  La  plus  importante  dfentre 
elles  consiste  dans  la  longue  durée  de  notre  enfance,  qui, 
prolongeant  les  soins  assidus  des  parents  et  la  dépendance  des 
petits,  tend  à  consolider  l'union  domestique,  et  par  suite 
l'existence  sociale. 

Quant  à  la  vie  spéculative,  il  serait  superflu  d'insister  ici  sur 
un  genre  de  supériorité  humaine  aussi  évident,  à  moins  que  ce 
ne  fût  pour  diminuer  l'importance  sociale  qu'on  y  attache  en- 
core. La  nécessité  d'une  telle  prééminence  demeure  néanmoins 
incontestable,  puisque  la  sociabilité  de  beaucoup  d'espèces 


INTR0DUCC20II  »OW»AMEHT*Llv^  CHAFlOtt  TROISIÈME.      689 


reete  stérile  ffaprès  leurseule  infériorité,  me»!*)*  €ar,  l'Ê 
ganoe  n'est  peseeulenent  iodispemaMepow  éclaireç  i'aetnaté^ 
surtout  collectif.  Elle  assiste  directement  Jaijîouiabilitéy  e&  lai 
faisant  mieu*  connaître  ta  principal»  dsslinaflenmQuoiqae  im 
simples  élections  de  famille  poissent '8»<dé*eleypef  eaaa  eBe», 
son  secoura  -est  indispensable  au  plein  «  tmm  **det  >  émotion* 
sociale*  proprement  dites.  Tout  attachement  cotteotif,  mêm+ 
envertJa- moindre  peupi*dev  demeurerait- Yagti**et  insuffisant* 
si  l'esprit  ne  Tendait  point  l'existence  composée  ami  appré- 
ciaMe  que  ftndmdualité.  C'est  &  le  p*w  noble  :  offiqe  de  fin* 
telhgenee  y  quoiqu'elle  n'y  mai  pas  prépoodérenéev  Une  teëo 
supériorité  constitue  d'aftleur*  l»*i*intt  contestable  des  prm^ 
légas  humains.  'Néanmoins*  on  a  beaucoup  exagéré  iïnférioriftcv 
mentale  de*  animaux,  faute  de  distinguer  aeeerontro  les  apti- 
tudes individuelles  et  les  résultats  sociaux  Par  exemple,  l'insti- 
tution du  langage,  d'abord  naturel,  puis  *rtiiciqj ,  q*i  a  tant 
influé  sur  notre  essor  intellectuel ,  doit  être  surtout  rapportée 
à  la  société,  comme  l'indique  leur  marche  simultanée.  L'infé-> 
riorité  intellectuelle  de  plusieurs  races  peut  donc  tenir  moins  à 
leur  imperfection  cérébrale  qu'à  l'impossibilité  de  leur  déve- 
loppement'collectif.  Nos  moindres  peuplade*  ae  montrent  trop 
pan  «upérieuree  aux  plue  énrinenie  animaux  'pour  qu'on  no 
donre  pas  attribuera  l'état  social  le  principal  perfectionnement 
des  fonctions  et  des  organes  tes  mieux  tueeeptiMse  de  s'étendre 
par  l'exercice  héréditaire.  Ba  sene  inTene,  une  judicieuse 
comparaison  entre*  de»  espèces  très-voisines,  mais  inégalement 
sociables ,  montre  directement  que  l'infériorité  mentale  pool 
être  heureusement  compensée  d%près  un*  plus  grande  soda-* 
b*Wté.  Quoique  le  abat  soit,  au  fond;  phi*  Intelligent  que  1* 
drieoj  leurcomnwné  intimité  atéc  Tbomme  développe  damu« 
tage  l'esprit  de  celui-ci. 
Cette  seconde  appréciation  sodocrutique  doit  être,  cornm* 


636  système  de  pounouB  positive. 

la  première,  complétée  par  plusieurs  considérations  accessoires, 
qui  s'y  rapportent  spécialement.  Il  y  faut  principalement  noter 
l'influence  de  la  plus  noble  partie  de  l'appareil  musculaire, 
relative  à  l'ensemble  des  moyens  d'expression,  surtout  vocale. 
Notre  supériorité  organique  à  cet  égard,  du  moins  parmi  les 
mammifères ,  seconda  beaucoup  notre  prééminence  cérébrale. 
L'organe  intérieur  qui  préside  à  l'institution  des  signes  volon- 
taires doit,  en  effet,  être  assisté  de  moyens  suffisants  d'exécu- 
tion extérieure  pour  comporter  une  efficacité  décisive.  Or, 
malgré  l'optimisme  théologico-métaphysique,cette  harmonie  est 
souvent  très-imparfaite  ;  ce  qui  conduit  à  supposer  une  inapti- 
tude radicale  au  langage  artificiel  là  où  l'on  devrait  seulement 
déplorer  l'imperfection  vocale.  Le  grand  Cervantes,  dans  son 
ingénieux  Coloquio  de  lot  perros,  fait  très-bien  sentir  la  dou- 
loureuse condition  d'un  animal  qui  ne  peut  assez  transmettre 
ses  émotions  et  ses  pensées. 

Pour  concevoir  l'ensemble  des  bases  naturelles  de  la  supré- 
matie humaine,  il  faut  enfin  apprécier  les  principaux  attributs 
qui  concernent  directement  la  vie  active.  Sans  un  tel  complé- 
ment, la  sociabilité  qui  fonde  notre  union  et  l'intelligence  qui 
en  éclaire  l'exercice  n'établiraient  point  notre  prépondérance 
réelle,  surtout  en  concurrence  avec  les  plus  puissants  carnas- 
siers. A  ce  titre  décisif,  la  supériorité  effective  exige  un  con- 
cours, plus  indispensable  qu'à  tout  autre  ég^rd,  entre  les  qua- 
lités morales  et  les  conditions  physiques.  Sous  le  premier  aspect, 
notre  organisation  cérébrale  parait  la  mieux  douée  des  trois 
grands  attributs  pratiques,  courage,  prudence,  et  persévé- 
rance. Chacun  d'eux  se  trouve  peut-être  mieux  prononcé  ches 
quelques  autres  espèces  :  mais  aucune  ne  nous  est  comparable 
quant  à  leur  combinaison,  principale  source  d'une  suprématie 
durable,  surtout  collective.  Le  dernier,  qui  devient  finalement 
le  plus  efficace,  semble  même  nous  appartenir  davantage,  in- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  — CHAPITRE  TROISIÈME.     637 

dépendamment  de  toute  réaction  mentale  ou  affective.  Néan- 
moins, cet  ensemble  moral  n'assurerait  point  la  prépondé- 
rance pratique,  et,  par  suite,  il  serait  difficilement  appréciable, 
si  l'organisation  physique  ne  le  secondait  pas.  Aux  qualités 
essentielles  d'une  activité  soutenue ,  tant  militaire  qu'indu»* 
trielle,  doivent  correspondre,  sous  peine  d'inefficacité,  des 
conditions  musculaires  et  sensoriales,  qui  peut-être  n'y  sont  pas 
toujours  jointes,  surtout  chez  les  petits  carnassiers.  Faute  d'une 
telle  harmonie,  quelques  malheureuses  espèces  se  trouvent 
condamnées  à  une  existence  peu  digne  de  leur  principale 
valeur ,  sans  pouvoir  même  amortir  par  désuétude  une  vaine 
supériorité,  dès  lors  perdue  dans  de  misérables  luttes  journa- 
lières. Parmi  les  grands  carnassiers,  l'homme  est  aussi  le  mieux 
doué  à  cet  égard.  Quoique  inférieur  à  plusieurs  autres  pour  la 
vue  et  même  l'ouïe ,  il  les  surpasse  tous  en  aptitude  physique 
d'après  deux  privilèges  connexes,  sa  station  bipède,  et  la 
structure  de  sa  main ,  dont  les  plus  anciens  physiologistes ,  et 
surtout  Galien,  célébrèrent  justement  l'efficacité  pratique.  Ces 
deux  avantages  assistent  aussi  la  vie  spéculative,  en  y  perfec- 
tionnant l'exploration  :  mais  leur  principale  influence  se  rap- 
porte à  la  vie  active.  De  tels  moyens  d'action  sont  d'autant  plus 
indispensables  que  l'art  social  n'y  peut  suppléer  qu'en  appa- 
rence. Quant  à  la  main ,  par  exemple ,  presque  toutes  nos  in- 
dustries la  supposent,  même  celles  qui  en  dispensent  dans  les 
cas  exceptionnels.  On  sentirait  aisément  l'importance  sociale 
de  ces  conditions  physiques  en  concevant  une  peuplade  qui  n'y 
satisferait  point,  quoique  offrant  d'ailleurs  tous  les  grands  attri- 
buts humains.  Ses  hautes  aptitudes  lui  deviendraient  presque 
mutiles ,  et  la  race  serait  bientôt  détruite  par  des  carnassiers 
mieux  armés.  Il  fallait,  sans  doute,  rectifier  les  aberrations 
matérialistes  qui,  dans  le  siècle  dernier,  tentèrent  d'ériger  cet 
attributs  physiques  en  sources  principales,  et  même  uniques» 

45 


dada  prépondâzanas  ImÉa*  Hais  la  lumineuse 
QalL,  an friamtdraévor iWwmt  psévaloir  4  «et*  égard  l'< 
nistittan  aérébaale,  ;a  ftrop  négligé  ^appréciation  4ee 
mnnts  naturels  ^ai  eat-amusnt  l'ffftirurité  -hfiMtiiffHt „  anrlfrol 
pntiique. 

Ces  oanditions  manies  et  physiques  de  notae  rsaprémsti* 
aotive  tout  seocndéea  aussi  çsr  plnaiouse  partieularfcés  saga~ 
niques  propres  èetxnuécr  r«meiae'4es  feuMés  [iwipi1t.ll 
y 'faut  surtout  distingua  «eliniiinBlIfactPopt^^ 
son  inflnenoe  ait  étéiirretionnr lhmwmt  nxagégée ,  en  ni  pest 
douter  ficelle  ns  ooncoure  à  tfeeser  'humain ,  ouatant  qxmaià 
l'ensemble  dos  arts  preloc  Iwus.  Mais  «  f  encore  mieux  qofen 
anicma  au  taperas,  on  apprécie  k -véritable  aouroa  -de  ^efficacité 
propre  ara  motifs  accessoires,  trop  murent  érigea  an  oondt- 
tknsesesntielles.^Gair,  oette  nndslé»Betituerait,  an  aUe-méme, 
un  grev^ofcatacleamdéveioppeMiaotcolieeÊf  é'uneespèce  doit 
Inorganisation  oérébmkae  serait  poifltaasaadaùneufte,  m4'eii~ 
lenn-asees  bien  assistée,  penrtrecmrattniietruiaeèeejnoyaas 
d'y  remédier.  La  principale  influence  d'un  toi  caractère  hucnia 
consiste  dans aa  hauteTéaotion  morale,  comme  première  soaass 
de  l'institution  des  vêtements,  qui  a  tant  contribué  à  purifior 
notre  nature.  Son  appréciation,  jusqu'ici  dominée  par  un  aveu* 
gie  matérialisme,  appartient  donc  on  volume  suivant,  où  eHa 
sera  soigneusement  exposée* 

'Tel  est,  en  aperçu,  l'ensemble  de*  titrée  naturels  de  notre 
espèce  au  monopole 'de  keocialHé,  et,  par  suite,  au  privilège 
fondamental  de  constitneran  véritable  0rand*£tre,4  l'eadusioa 
nécessaire  de  toutes  ke  autres  raoestemefree  qui  tendent  vers 
ce  résultat  Usai  dei'aninwlité.On  voit  que  cette  explication,  vai- 
nement «cherchée  dans  quelques  considérations  partielles,  exige 
toeoneouTS  de  ki  plupart  des  fondions,  depuis  les  pins  nobhs 
jusqu'au*  plus  grossières,  sans  même  excepter  la  vie  végétative. 


INTRODUCTION  rOWn*MfPltX,~-  <  Il  IISSUE  TROISIÈME.     CM> 

Llnflnenee  inflisls  de  ces  frrois  metifcpe  <kft  pas  être  «usai  es 
exprès  leur  4éaoioppam«nit  aotaei,  4A  «urtaut  à  tf eristeneo  ae» 
eisfequ^oiit  permise.  Butant  ma  ieî  prtliniinaîre  snrlaaan- 
friction  4e  k  sotfàtM  4  unanspèee  «unique,  chacune  deaea 
prééminences  peut  «voir  été  d'abord  très-peu  prononcée,  unus 
empêcher  le  jraprémaiie  finale,  eauf  lé  tempe  «qu'elle  érige- 
rait, fous  ces  attribut»  étant  émineuiment  déueloppables  par 
Peaeceîeo  at  ^hérédité,  ile  ont  M  -crcrttse  «eonstamasant,  f» 
ooanolidant  toujours  l'ascendant  qirïlaa^  Se  m6ms, 

kur  désuétude  forcée  «  continuetteiMrt  amoindri  leur  tu» 
tenMté  priaûfare  ehét  ke  espèces  rivales,  4omt  noue  sommen 
ainsi  conduits  doublement  à  ingérer  Fîuftrierité  naluwilla» 
Gemme,  «a  hiu  et  l'autre  «ene,  tee-erfanossent  beaucoup 
moins  <modtâables  que  les  fonctions,  cette  appréciation  §4» 
nérale  explique  l'évidente  disproportion  qui  exacte  entre  Vkn* 
menée  euprématîc  dynamîqiiade  In  race  humshss  et  m  faiMe 
supériorité  «talîfne. 

Lee  diverses  ioAeatiene  précédentes  caractérisent  asses  In 
hante  participation  de  ta  Mekgio  à  l'étude  initiale  du  (treistèm* 
mode  fondamental  de  vitalité.  QaQiqueee4omainatraneeendaat 
appartienne  esaentiellement  à  la  sociologie,  k*eieaee'vitale4eit 
l'ébaucher  sous  tous  ces  aspects  élémentaires,  y  compris  même 
la  ^complément  que  j'ai  à-dessus  annoncé  tpeur  la  étatique  mo- 
mie, traitée  à  la  fin  de  oe  chapitre. 

Ainei  se  termine  mon  appréciation  systématique  des  trois 
grands  modes  ou  degrés  propres  à  4a  «vitalité,  végétalité,  ani- 
malité, et  aocklité.  Leur  -ensemble  déânhà  la  fois  l'objet  et  la 
sujet  d'un  traité  général  delà  vio»*-  ■"  mp  kooaçoit  d'une 
manière  concrète  ou  abstraite  iesaion  nécessaire 

natt  une  eérie  fondamental?  jfctosauarétreacl 

au  phénomènes,  en  plei  **  - 1  mon  grand  pria» 

cipe  encyclopédique  sur  jrsel  d'après  la  g^  ' 

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dada  .prépondézanas  fenaaine*  Hais  la  lumineuse - 
QaH,  en fciamtdiitvflf iWwmt  patasloiràaetégasd Y 
nînriêau  oéséhsala,  ;a  ftrop  négligé  l'appréciation  >ése 
manu  nataaels  foi  an  iiwiail  lîefflmrité  «hahstaudla  ,n— tout 
pntiique* 

Ces  oonditions  monta  at  physiques  de  aotaa  mpitimslin 
active  tout  seeoadéea  aussi  ysr  plnsionio  partieularfcés<eKga~ 
niques -propres  àatîmalar  a'eacssice'dee  facultés  piînripalaa,  H 
y  faut  surtout  dtefengfwr<wtiainudiléjecpef^ttaaih.  QniiifM 
sa»  influence  ait  été'inationne  limitant  nxayégée ,  an  na  pcnt 
douter  qu'elle  neooncoare  à  fooser  'humain ,  wrtamt  quanta 
r<ensomble  des  arts  protecteuu.  Mais  ici,  encore  mieux  qakm 
anean  autos  >ces,  on  appnéeie  la -véritable  aenree  de  ^efficacité 
propre  aux  motifs  accessoires ,  trop  aouveni  érigés  an  condi- 
tions esasntielies.'Car,  oatta  awttlé«oBstituerait,  eneUc-tnéine, 
un  gmvaofcstaclaaadévsloppeaiODtfioUeaâf  dfnne«spèce  doit 
^organisation  cérébndene  aearait  pointasses  éminnrrte,  md'aii~ 
langeasses  bien  assistée,  poer  tresser  atiamatruioe  tes  xnayeof 
d'y  remédier.  La  principale  influence  d'un  tsi  caractère  hucnia 
consiste  dans  sa  hantoTéaotion  monde ,  comme  première  soasss 
de  l'institution  des  vêtements,  qui  a  tant  contribué  à  parifier 
notre  nature.  Son  appréciation,  jusqu'ici  dominée  par  un  aven» 
gie  matérialisme,  appartient  donc  an  volume  suivant  voù  eHs 
sera  soigneusement  exposée. 

'Tel  est,  on  aperçu,  l'ensemble  des  titres  naturels  de  notas 
espèce  au  monopole  de  la  socialîté,  et,  par  suite,  an  privilège 
fondamental  deconstitueran  véritable  Grand-Être, a  l'endonoa 
nécessaire  de  toutes  4es  autres  nses^enaatres  qui  tendent  vers 
ce  résultat  final  de  l'&nimalité.Onvrit  que  cette  explication,  vai- 
nement cherchée  dans  quelques  considérations  partielles,  exige 
Hfeomours  de  toi  plupart  des  fonctions,  depuis  les  plue  nobles 
jusqu'ana  plus  grossières,,  sans  même  excepter  la  vie  vi 


INTRODUCTION  FM— iM—MI  ■  —  <  H  !■■■«  TROISIÈME. 


Mnflnence  inflislc  de  ces  JfroismQtifc  ne  doit  pas  Mro  munies 
dfrprès  leur  dévolopfusmqflt  «A tel,  dft  «urtsnt  à  feriotenee  §>■ 
date^is  4M*  permise,  fuitant  ma  tel  préliminaire  strias**- 
trfetionde  k  eoriàtM  4  uneospèec  «rique,  ehaenne  deoca 
prééaainences  peut  «voir  été  d'abord  trèe-peu  prononcée,  mns 
empêcher  la  suprématie  finale,  cauf  lé  temps  qu'elle  taïga» 
ratt.  To»t  ces  attribut*  étant  éminemment  déreloppablet  ptr 
Peaeceîeeot  l'hérédité,  ile  ont  M  crcrttEC  <eo**tanMnefit,  f» 
oowoUdaMioujo«wl'«fieeûd*nt^rtto«f«eirt  fondé.  Se  méms, 
leur  désuétude  forcée  *  «manuellement  amoindri  leur  in* 
tenrfté  primitive  chfealce  espace»  rivales,  don*  noue  sommet 
ainsi  conduits  doublement  à  ingérer  Knttrierité  nalurtlla» 
Gemmo,  en  hin  et  l'autre  tant,  tee  «organes  sent  beaucoup 
moins  modifiables  que  les  fonction*,  cette  appréciation  §4» 
nérale  explique  l'-éridearte  disproportion  qui  eoiete  entre  lïmK 
monta  anprématie  dynamique  de  la  race  humains  et  ml  faille 
supériorité  *tatiqne. 

Ijee  diverses  kidieaticne  précédente*  oaraetériseot  aeset  la 
hanta  participation  4e  fa  Melegie  à  l'étude  initiale  du  (troisième 
mode  fondamental  de  vitalité.  (froiqueeedoinainettattseendant 
appartienne  essentiellement  à  la  sociologie,  kadettecvitaleleit 
l'ébaucher  sous  tous  ces  aspects  élémentaires,  y  compris  mette 
le  ♦complément  que  j'ai  ci-dessus  asmonoé  peur  la  statique  mo- 
mie, traitée  à  la  fin  de  ce  chapitre. 

Ainsi  se  termine  mon  appréciation  systématique  des  trait 
grande  modee  ou  degrés  propres  à  4a  «vitalité,  végétalité,  ani- 
malité, et  eocialité.  f-eur  -ensemble  déônk  à  la  foi»  l'objet  et  la 
sujet  d'un  traité  général  de  la  vie,  suivaat  qu'en  leconçoit  d'une 
manière  conciftte  ou  abstraite.  De  leur  succession  nécessaire 
aattuneeérie  fonéajnentafe,qirf  convient  è  la  fois  auK4tret4t 
au  phénomènes,  en  pleine  conformité  awse  mon  grand  pria» 
eîpo  encyclopédique  sur  le  classement  universel  d'après  la  g/"9 


640  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Moralité  décroissante  et  la  complication  croissante.  Telle  sera 
désormais  la  première  source  philosophique  de  la  vraie  hié- 
rarchie biologique,  qui  n'aura  plus  à  construire  que  dea  inter- 
oalations  suffisantes  entre  des  ternies  inébranlables.  Dans  cette 
ébaucha  systématique,  l'échelle  organique  se  présente  comme 
le  prolongement  général  de  la  seule  progression  que  comporta 
l'ensemble  de  la  cosmologie.  A  l'existence,  d'abord  mathéma- 
tique, puis  physique,  et  enfin  chimique,  des  êtres  inertes,  suc- 
cède naturellement  l'existence,  d'abord  végétale,  pois  animale,' 
et  enfin  sociale,  des  êtres  vivants.  L'enchaînement  successif  de 
oes  six  modes  essentiels  d'existence  constitue  la  hiérarchie  fon- 
damentale, à  la  fois  concrète  et  abstraite ,  par  laquelle  la  phi- 
losophie positive  remplace  finalement  les  aperçus  primitifs  sur  la 
coordination  universelle.  Car,  le  contraste  nécessaire  entre  la  vie 
et  la  mort  ne  comporte  aucun  autre  lien  réel. 

Une  telle  élaboration  formait  ici  la  partie  la  plus  difficile  et  la 
plus  étendue  de  ma  systématisation  biologique.  Ayant  donc 
posé  toutes  les  bases  essentielles  d'un  véritable  traité  abstrait  de 
la  vie,  je  pourrai  compléter  aisément  ce  travail  philosophique, 
en  caractérisant  d'abord  l'esprit  et  ensuite  le  plan  de  cette 
immense  construction  scientifique ,  dont  l'exécution  ne  m'ap- 
partient pas. 

Toutes  les  conceptions  biologiques  reposent  nécessairement 
sur  une  double  harmonie,  entre  l'organisme  et  le  milieu,  puis 
entre  les  organes  et  les  fonctions,  ou  plutôt  entre  les  agents  et 
les  actes.  De  ces  deux  relations  continues,  la  première  est  gé- 
nérale, puisqu'elle  considère  l'ensemble  île  l'existence  :  la  M 
conde  est  spéciale ,  vu  qu'elle  apprécie  les  divers  modes  i 
tivité.  En  tant  qu'analytique,  ce  dernier  point  de  ' 
toujours  être  subordonné  à  l'autre,  seul  conforme  an  c 
synthétique  de  la  science  vitale.  La  biologie  systé 

et  comme  vraiment  complètes  qu< 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      641 


ports  élémentaires  ont  été  bien  combinés.  Jusqu'à  ce  qu'une  telle 
fusion  se  trouve  assez  établie,  l'élaboration  théorique  demeure 
purement  préparatoire. 

Sous  la  nouvelle  discipline  philosophique,  on  cessera  donc 
de  définir  un  être  vivant  par  l'assemblage  de  ses  organes, 
comme  si  ceux-ci  pouvaient  exister  isolés.  Les  biologistes  n'ont 
contracté  ces  irrationnelles  habitudes  que  d'après  une  servile 
imitation  du  régime  logique  propre  à  la  culture  préliminaire  de 
la  cosmologie.  Dans  cette  première  moitié  de  la  philosophie 
naturelle,  on  ne  peut  d'abord  connaître  que  les  parties,  et 
même  l'appréciation  objective  du  tout  inorganique  n'y  sauraft 
jamais  devenir  complète.  Mais  la  marche  est  nécessairemert 
inverse  pour  la  saine  biologie,  où  la  notion  générale  de  lv4tat 
précède  toujours  celle  des  parties  quelconques.  L'impalÛB 
synthétique  de  la  vraie  religion  y  fera  naturellement pritwtr 
cette  tendance  normale.  En  sociologie,  où  les 
partielles  sont  moins  intimes  quoique  plus 
désormais  une  grave  hérésie,  autant  irrationnelle 
que  de  définir  l'humanité  par  l'homme,  an  lin  ê*'~ 
l'homme  à  l'humanité.  Dès  lors,  comment 
concevoir  le  tout  d'après  ses  parties,  là  ai  h 
poussée  jusqu'à  la  stricte  indivisibilité? 
systématique  de  la  vie  se  développe» 
tif  de  la  sociologie,  au  lieu  de  suivis  < 
la  cosmologie,  sa  culture 
jours  l'analyse  à  la  synthèse, 


bitaelle  du  mot  orgamtme  témoigna  la 


pemée  MskflfN»«ttli  Mttea  é\ 

tmnàr  U  ht  4e  l«r  aff  tfciaMttSi 
tOttMfropreèlsedÉEefeiVMiear^AMrtàkJ^ 
»  «a  tort,  jumlinurti  0* 
itaritaul oittai*  UwHH 
«jfticationt  JwidMkttilrii»fB|itrtoidf>iàitBi  m  tersejeUt 
mjet  de  la  biologie  i^tfMrtàf*o«Jfrséasffs*tAi»ocittbgli 
Wtude  complète  an  UuJMèmttmoéB  de  vitalité,  topardwiaia» 
kiMoffiquê  embrasée  hnmkk  des  lenx  premiers*  Lewi  c— n> 
Hnaieofi  ntfta«*l#caJtct^l»»Mae*tDi««t  la  rrtrtiom  néceeeâm, 
tattttt  végétale,  tamtot  a«É^e,e^l\*gaaismeetle 
Cktstm  do  cetdeux  medes  d'iaflvea**  vitale  est  aOTrjettiè 
loi*  générale*  dewt  rasstadirt  tkéeriqne  doit  fnder  dés*- 
mafo  toutes  les  mheveke*  spécial-.  Seule  ceafonse  m  gém» 
synthétise  de  h  Motegîe,  cette  mêmkm  ei 
qui  continue  de  prévaloir*  qaotqa'eilem  a 
tton  préparatoire.  Aient  ne  pesîtMtt  en 
aveuglément  les  notions  de  dértail,  se»  les  rapporter 
lenent  à  ma  ensemble  eaoot*  sente,  dont  la  Jatfe  pvépaodé» 
nmce  n'était  représentée  qie  par  «ne  ontologie  arriérée,  pte 
propre  à  rentier  ftf'èeosràtii**  Mifii  nssftnmïpïlllmiaifrsi 


INTRODUCTION  anittÉMTMtÉLa».— -CiWMafc.  TROISIEME. 

ont  enfin  permît  d'apprécier  aases  L'oiyaniacna  pear  (gaee&i 
eep lion  générale,  à  1»  £m*  ilahfncet  dfnaaritpLe,  pûidiâgar 
toute»  Ida  étude*  partiealièreei.Dàe' lors  aetmneaea  la  ouïtes* 
normale  de  k  biologie»,  eà  de»  jaugeas*  encyclopédiqueeiie 
traiteront  ka<détaikqa?aftn  d*rendr&fl«rfiie  ou  pins,  nette  la 
notion  de  l'ensemble,  aeak-  pleinement,  positive,  e'esfc-è»4ke 
êo  même  tempe- eéelle  etutiier  (frend.imeasicncepsoifrlriaaft 
faHnémenévàic*vade  natuie^ee*priJ^pakartbéoflîe*a'<ji'pea> 
lestent  né«aiaiianen^k*piafmèeaa,  et  tontes,  aea  antrasapé» 
«dations  as  tesedient  ça'à  ntmmiliém  eu.peafeatisnner  oaacna» 
eeption*  prinntûresb  C'eetœ  frféproavea*  hientàt  k  biologie^ 
devenue en&a.  synthétîqeeseas  Vescendesit  sockleeifue.  les 
six  Ion  générales  que  jftri  poafea  oMessus  pous  k  ▼ôgôtahtérat 
l'animalité  oomtitnentya*iisad*  ksafetaacereseentislle  d'aae 
théorie  abetiaitaaelB.Tie.  Tante  éludé  epécialetpri  ne  tendrait 
point  à  tenp  piotater.  plae  de  prôtieiott  on  steonsittante  éait 
1ère  écartée  oomaeo  aieense  etnième  irrationnelle.  Une  taMe 
disoîpHn***.  devenir  la  suite  iiéoessaMre<  de  l'ascendant  tbée» 
aiqve  résenaâ  partout  k  \m  aecklogie,  oii  l'on  reconnaîtra  tt» 
niqne  base  systématisa*  de  k  ratie  religiom  La  sciera*  eaeisle 
Tient  de  ae  eenstitaer  cd  pfeeédanétdes.kiepisacipakeetmhM 
secondaire*,  eeilaB~c*  n'y  étant  jamaia  destinées  qu'à-déveto]*- 
perceiles-là.Seue  l'impulsion  d'un  pareiktype,  la  mes»  manche 
e'étendra  natureUcnsent  à<  L'étad*  ht  plna  mue,  eà  eaiégùne 
pont  seul  arrêter  me  anarchie  rétrograde.  Àprè*  cette  sorte»» 
sion- dérrisir  e  v  il  ne  aéra  pae  difficile,  de  -propager  «ae  laite  lé» 
génération  jne^n'h  k  cosmologie,  deat  1*  constitution»  finale 
doit  aaaei  être  sprthétiqaej,  f  ueîqae  l'assesriapt  préparatoire 
de  l'analyse- 1  ni  ait  convenu  plas*kngteaips« 

Peua  mien»  concevait  cet  état,  systématique  de  k  biologjat 
il  y  bat  regarder  chafua  fenethHL  comme  le  résultat  spécial 
d'une  relation  déterminée  ente*  k  milieu  et  l'organisme^ûes 


644  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

deux  éléments  et  ce  produit  constituent,  en  effet,  les  trois  as- 
pects essentiels  de  toute  notion  biologique.  L'organe  y  domine 
toujours,  comme  lien  nécessaire  entre  le  milieu  inerte  et  la 
fonction  vitale,  laquelle  n'en  peut  dépendre  que  par  un  tel  in- 
termédiaire. A  la  vérité,  ni  Tune  ni  l'autre  partie  de  cet  en- 
chaînement n'appartient  exclusivement  à  la  biologie,  qui  en 
offre  seulement  une  manifestation  plus  profonde.  Car,  toute 
existence  étant  relative,  il  faut  bien  que,  même  en  cosmologie, 
chaque  phénomène  soit  conçu  en  rapport  avec  le  milieu  où  il 
t'accomplit.  Mais  cette  dépendance  inorganique  est  beaucoup 
moins  déterminée  que  la  dépendance  organique.  Tout  corps 
inerte  subsiste,  quoique  sous  divers  modes,  dans  la  plupart 
des  milieux  réels,  et  même  idéaux.  Il  faut,  au  contraire,  à 
chaque  être  vivant  un  milieu  convenable,  qui  ne  saurait,  à  au- 
cun égard,  varier  au  delà  d'étroites  limites  sans  susciter  l'in- 
compatibilité. En  second  lieu,  tout  phénomène  ayant  un  siège, 
chaque  notion  d'activité,  même  inorganique,  doit  toujours  ss 
rattacher  à  une  substance  quelconque.  Mais  la  correspondance 
entre  la  structure  statique  et  la  manifestation  dynamique  se 
prononce  bien  davantage  en  biologie  qu'en  cosmologie.  L'exis- 
tence inorganique  appartenant  à  toute  matière,  avec  de  simples 
différences  de  degré,  chacun  de  ses  modes  rappelle  peu  la 
pensée  d'un  siège  propre.  Elle  ne  commence  à  y  disposer 
qu'envers  sa  plus  grande  complication,  quand  elle  se  rapproche 
de  l'état  vital,  dans  les  effets  chimiques,  où  elle  devient  vrai- 
ment spécifique.  Néanmoins,  les  phénomènes  de  la  vie  étant 
beaucoup  plus  compliqués  encore,  la  correspondance  entre  la 
structure  et  le  résultat  y  acquiert  une  précision  et  une  consis- 
tance incomparables.  C'est  pourquoi  le  caractère  vague  qu'of- 
frent jusqu'ici  toutes  les  vues  générales  pousse  à  regarder 
comme  essentiellement  biologique  la  relation  entre  l'état  sta- 
tique et  l'état  dynamique,  quoique,  par  sa  nature,  cette  notioi 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      645 


soit  pleinement  encyclopédique.  Ainsi,  la  double  liaison  dé 
l'être  au  milieu,  et  de  l'ipte  à  l'agent,  doit  seulement  se  conce- 
voir comme  beaucoup  plus  prononcée  en  biologie  qu'en  cosmo- 
logie. Mais,  si  Ton  prolonge  autant  que  possible  les  mêmes 
motifs  naturels,  on  reconnaît  finalement  que  cet  enchaînement 
se  développe  encore  mieux  en  sociologie.  Plus  compliqué  et 
plus  spécial  qu'aucun  autre,  le  Grand-Être  doit  manifester  da- 
vantage la  double  dépendance  de  la  constitution  envers  la  si- 
tuation et  du  progrès  envers  Tordre. 

Les  relations  spéciales  entre  les  organes  et  les  fonctions  étant 
désormais  conçues  comme  développant  la  relation  générale 
entre  l'organisme  et  le  milieu,  l'esprit  scientifique  de  la  bio- 
logie comporte  donc  une  pleine  unité.  Ses  recherches  quelcon- 
ques tendront  toujours,  directement  ou  indirectement,  à  faire 
mieux  concorder  l'état  dynamique  avec  l'état  statique,  en  dé- 
terminant les  fonctions  de  tous  les  organes  et  les  organes  de 
toutes  les  fonctions.  Mais  cette  double  détermination  n'engen- 
drera plus  de  spéculations  oiseuses  ou  incohérentes,  parce 
qu'elle  sera  sans  cesse  rapportée  à  son  but  normal,  le  perfec- 
tionnement des  lois  générales  de  la  végétalité  ou  de  l'anima- 
lité. 

On  peut  ainsi  poser  le  problème  biologique  sans  y  formuler 
la  participation  du  milieu,  trop  fondamentale  et  trop  uniforme 
pour  exiger  aucune  mention  explicite.  Ce  langage  convient 
d'autant  mieux  que,  dans  toutes  les  questions  réelles,  le  milieu 
doit  être  censé  connu,  d'après  l'ensemble  des  études  inorgani- 
ques qui  précèdent  et  préparent  la  biologie,  où  il  s'agit  donc 
toujours  de  passer  de  l'agent  à  l'acte  ou  réciproquement.  Sans 
doute,  il  existe  logiquement  un  troisième  problème  général, 
qui  concernerait  le  milieu  lui-même,  en  cherchant  le  système 
d'influences  extérieures  propre  à  foire  émaner  d'une  organisa- 
tion donnée  une  existence  aussi  donnée.  Mais,  outre  que  les 


ST8IÉU  M-  POURQBB.  rOSawlB» 

Mb  biologiques  ne  seront  jamais  aeaes  précité»  peur  comporter 
ma*  telle  ûraersiott,  je  ne  crains  par  d'asauxsr  que»  quaaoi 
même  elle  deviendrait  accessible,  elle  resterait  taujouareiaeoMt 
sauf  envers  certains  eieraeee  didaetiquee,  destinés  à  meus  car 
raetériser  lea  miKenar*  Qnanf  àk  réaction- nécessaire  qu*eubit 
le  milieu  dans  «enta  opération  vitale^  elle  doit  oertameaieat 
igunr  en  Malegie.  Mûi  elle  »'y  trouva  naturellement  ce» 
prias  4a»  la  fouetta*  on  acte,  à  lîtr*  d'élément  essentiel  de 
chaque  résultat  organique*.  C'est  seulement  ainsi  qu'une  telle 
réaction  acquiert  «ne  véritaMe  importance.  Envers  le  milieu 
teri-méme,  elle  reste  presque  toujours»  négligeable,  sanssn 
eepter  la<  plupart  de»  cas  d'action  collective.  Le  plue-  grani  de 
tous  k»  êtres  n'exeiee»  qu'une  bible  influença  kioFganiqpsfc 
foi  nintétosee  réellement  fa*  a*-  propre  esiaftsnca  :  pour  peu 
qti*on  s'élève  dans  l'atmosphère,  tout  la  travail*  matériel  de 
l'humanité  dcviaotinseneibie.  liais,  au  pehitdevue  biologique^ 
la  modification  quelconque  du  milieu  par  l'être  est,  au.  ceu* 
traire,  toujours  notable,  soit  comme  signe  de  l'acte  vital,  sait 
d'après  sa  réaetion  ultérieure  sur  l'organisme- 

Cette  institution  systématique  des  recherche»  propre»  à  k 
biologie  paraît  d'abord  écarter  des  études  qui,  quoique  in- 
complètes, comportent  un  haut  intérêt  direct.  On  semble,  en 
effet,  exclure  ainsi  les  spéculations'  pumment  statiques  <* 
purement  dynamique»,  qui  jusqu'ici  composerait  la*  majeur» 
partie  de  la  science  vitale.  Mai»  il  est  aisé  de  sentir  que,  ea 
faisant  toujours  prévaloir,  dans  la  biologie  finale,,  la  relation 
de  l'acte  à  l'agent,  on  maintient  le»  offices  respectifs  dol'i 
tonne  et  de  la  physiologie.  Seulement,  leur  participatioa 
n'est  plus  admise  que  somme  préparatoire,, puisqu'il  faut  estâa 
étudier  l'organe  pour  ht  fonction  et  réciproquement. 

Loin  d'interdire  les  études  purement  statiques,  ce  régime  ea 
augmente  à  la  fois  l'efficacité  scientifique  et  la  dignité  logique; 


INTRODUCTION  fOflnUBEIITMX. -~~CttAJH»  TROISIÈME.     64(7 


Il  n'y  condamne  fus  lea  obsenrotiene  empiriqoee  et  les  spécu- 
la tktfii  efeeusee  m  iaoehéreatee,  dont  la  léprarion  perma- 
nente importe  autant  h  l'extension  fu'à  le  consietanee  des  vraies 
théorie»  biologique*.  Ba  étudiant  eanvawftlement  k*?elatieas 
anâtomiqe*»  des  organes,  «tmétne  lent  atnmture  partielle, 
an  pont  eentribwnr  beaeeonfràpecfectioimeckceukneieiancede 
latin  fonctions,  «Bel  d'apré*  lai  analogie  forrospondenitae, 
tfsît  par  indication  direct^  Maie,  fc  tom  temr, 1*  saiaa  appjé- 
entàon  pàysWogMfeeeet  anssî  propre  à  faire  mienu  connaître 
la  structure  or ganiçee,  jaosqne  «ai  oflflfen  inverse  soit  aujour- 
d'hui nÉi  senti,  Tc]utcfoia,dane  l'un  ai  l'autre  caa,  l'élabo- 
ration théorique  demouro  purement  préparatoire,  jusqu'à  en 
qu'as  ait  assez  combiné  tea  deux  aspects  élémentaire»  de  la 
biologie.  L'intime  harmonie  astre  la  conception  statique  et  fei 
conception  dynamique  caractérise  toujours  la  vraie  matante 
4ee  iainea  notion»  étalée. 

Quoique  ht  détermination  daa  organe*  ne  panasse  d'abord 
indispensable  que  pour  certain*  images  spéciaux*  l'éducation 
pccitive  an  far»  tcejour*  apprécier  l'importance  universelle, 
même  envor»  lea  fonctioni  qui  peuvent  être  le  mien*  oennuaa 
aina  aucune  basa  anetoanfua»  Car,  il  n'y  a  pae  d'autre  moyen 
de  pracurer  asse*  de  netteté  et  de  fuite  au  principales  ne- 
troua  dynamique»*  Rien  n'oet  pin»  évident  envm  l'étude  daa 
maladies,  où  la  pensée  doit  toujours  atteindre  jwqu'à  l'or- 
gane, wit  pour  juger,  toit  pour  guérir,  sans  ae  borner  jamais 
à  la  fonction.  Même  avant  tonte  détermination  rigoureuse,  lea 
plus  hardie*  supputions  ont  souvent  rendu,  à  «et  égard, 
d'immenses  serviceev  q  nand  ellea  ont  été*  eomnm  lee  hypo- 
thèses de  Bf  oussaiSy  instituées  de  manière  à  bien  diriger  lea 
méditations  pathologiques,  Sane  être  aussi  senti  envare  l'état 
normal,  ee  besoin  logique  n'y  eat  pae  moinaréel»  Lee  meilleures 
études  dynamiques  ne  produiront  jamais  que  dea  notions  flot- 


648  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

tantes,  tant  qu'elles  ne  seront  pas  poussées  jusqu'à  leur  terme 
statique,  d'ailleurs  effectif  ou  hypothétique.  Plus  les  phéno- 
mènes se  compliquent,  moins  notre  esprit  peut  les  séparer  d'un 
siège  quelconque.  Déjà  sensible  dans  la  dernière  moitié  de  la 
cosmologie,  cette  nécessité  logique  devient  irrésistible  en  bio- 
logie, surtout  envers  les  plus  nobles  fonctions.  Toutes  les 
études  directes  sur  notre  nature  intellectuelle  et  morale  n'ont 
abouti  qu'à  des  doutes  indéfinis,  jusqu'à  ce  que  le  génie  de 
Gall  y  ait  heureusement  fixé  certaines  notions  fondamentales, 
à  l'aide  d'une  hypothèse  très-hasardée  sur  l'appareil  cérébral. 
Ainsi,  quand  la  considération  des  organes  ne  deviendrait  point 
indispensable  pour  diriger  l'action,  et  même  l'éducation,  elle 
serait  déjà  nécessaire  afin  de  guider  la  pure  spéculation.  Ce 
besoin  est  tel  que,  faute  d'hypothèses  propres  à  devancer  las 
vraies  déterminations,  il  peut  être  utilement  satisfait,  d'une 
manière  encore  plus  provisoire,  par  l'usage  de  sièges  indéter- 
minés, dont  l'emploi,  quoique  très-imparfait,  rendra  moins 
vagues  les  pensées  physiologiques. 

L'incomparable  Bichat  a  permis  de  systématiser,  en  biologie, 
cette  harmonie  des  deux  ordres  statique  et  dynamique,  par  son 
admirable  création  de  l'anatomie  générale  ou  plutôt  abstraite, 
dont  les  penseurs  encyclopédiques  peuvent  seuls  apprécier 
assez  la  portée  fondamentale.  Jamais  le  génie  analytique  ne 
prépara  aussi  heureusement  l'élaboration  synthétique.  En  dé- 
composant de  nombreux  organes  en  quelques  tissus  uniformes, 
partout  doués  d'attributions  fixes  en  rapport  avec  leur  struc- 
ture, on  pousse  jusqu'aux  éléments  biologiques  l'harmonie  né- 
cessaire entre  l'acte  et  l'agent.  Le  consensus  vital  tend  aussi  à 
mieux  ressortir  par  cette  considération  habituelle  et  directe  des 
conditions  anatomiques  communes  à  toutes  les  parties  et  à 
tous  les  êtres.  Enfin,  l'harmonie  générale  entre  l'organisme  et 
le  milieu  devient  ainsi  pleinement  appréciable,  puisque  chacun 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      649 

de  «es  modes  essentiels  se  trouve  désormais  caractérisé  par  un 
tissu  convenable.  Sous  les  principaux  successeurs  deBichat, 
cette  idée  mère  acquit  non-seulement  plus  d'extension  et  de 
netteté,  mais  aussi  plus  de  rationalité.  Elle  est  maintenant 
en  pleine  harmonie  avec  l'autre  grande  pensée  du  même  fon- 
dateur sur  la  corrélation  des  deux  premiers  modes  de  vitalité. 
À  la  vie  végétative,  seule  universelle,  correspond  le  tissu  cel- 
lulaire, unique  base  de  toute  structure  organique.  Sur  cette 
trame  fondamentale ,  se  forment  ensuite,  par  l'interposition 
de  deux  éléments  convenables,  les  deux  tissus  propres  aux 
deux  attributs  caractéristiques  de  l'animalité.  La  grave  lacune 
que  signalait  à  cet  égard  mon  Traité  philosophique  a  été 
depuis  comblée  suffisamment,  surtout  d'après  les  démonstra- 
tions comparatives  de  M.  Schwann.  Cette  doctrine  est  main- 
tenant la  mieux  élaborée  de  toutes  celles  que  comportait 
l'essor  isolé  de  la  biologie,  et  la  mieux  adaptée  à  sa  culture 
encyclopédique. 

Après  avoir  assez  caractérisé  le  véritable  esprit  scientifique 
des  études  vitales,  je  dois  en  indiquer  aussi  l'esprit  logique,  sui- 
vant l'ensemble  des  méthodes  qui  leur  sont  propres. 

Quant  à  la  logique  déductive,  l'éducation  encyclopédique 
familiarisera  les  vrais  biologistes  avec  tous  ses  artifices  es- 
sentiels, puisés  d'abord  à  leur  source  mathématique.  Il  serait 
superflu  d'insister  ici  sur  un  besoin  aussi  évident.  D'après 
l'abstraction  et  la  généralité  des  hautes  théories  vitales,  leur 
culture  ne  peut  prospérer  que  chez  des  penseurs  éprouvés  et 
préparés  par  de  fortes  habitudes  de  rationalité  envers  les  spé- 
culations plus  simples.  Ce  motif  logique  suffirait  pour  y  pres- 
crire d'abord  l'initiation  mathématique,  quand  même  elle  n'y 
serait  pas  scientifiquement  indispensable.  L'insuffisance  des  bio- 
logistes actuels  à  cet  égard  aggrave  beaucoup  leur  état  d'anar- 
chie rétrograde,  eu  appelant  aux  recherches  les  plus  difficiles 


650  STSfim  de  rounoug  powtite. 

des  usfuits  impuissants  an,  mal  préparés,  4ont  n.  marche  jus»- 
tifie  trop  souvent  It  dispeaiffea  4m  géomètres  è'usîr  en  eux  4e 
purs  empiriques.  Jusqu'à  notes  siècle,  rédacation  mathéuit» 
tique  avait  toujours  été  regardée  comme  une  condition  petit 
minaire  de  la  culture  biologique  :  BuJTon  et  Lemutck  fanent 
les  derniers  à  y  satisfaire  dignement.  Les  émanent*  fondatsou 
de  la  science  vitale  ee  trouvèrent  ensuite  eatrafnéa  à  mécon- 
naître on  flt  négligence  besoin  logique,  en  «'efforçastd'afficanehir 
la  biologie  de  l'oppression  eoemelogique.  On  peut  uaoîns  es- 
cuser  leurs  suecessours  de  n'avoir  pas  sert  que  le  seul  moyeu 
radical  d'assurer  la  juste  indépendance  de  leurs  études  oonsisls 
à  y  remplir  convenablement  les  conditions  préparatoire  pro- 
pres à  leur  situation  encyclopédique.  La  biologie  ne  eaurjpt 
échapper  aux  usurpations  des  ooemologistes  que  qunad  etts 
sera  cultivée  par  des  esprits  capables  <Fy  -appliquer  4igneuMUÉ 
les  doctrines  et  les  méthodes  inorganiques.  Même  lu  dégnt» 
dation  actuelle  de  l'enseignement  mathématique  ne  justiie 
point  nos  biologistes  de  négliger  une  préparation  familière  à 
tous  leurs  prédécesseurs.  Il  est  vrai  que ,  depuis  finva&m  al» 
gébrique ,  une  telle  initiation  développe  très-mal  son  aptitude 
naturelle  aux  bons  exercices  déductifr.  «Car,  les  raisonnements 
n'y  étant  poursuivis  qu'à  l'aide  des  signes  spéciaux,  on  n'y  cul- 
tive point  la  faculté  générale  de  déduire  indépendamment  d'un 
tel  langage,  qui  ne  convient  qu'aux  moindres  spéculations.  Mais 
cette  marche  machinale  pourrait  être,  dès  aujourd'hui,  recti- 
fiée, et  même  évitée ,  par  des  esprits  qui  entreprendraient  les 
études  mathématiques  comme  un  premier  échelon  encyclopé- 
dique pour  s'élever  dignement  à  la  principale  partie  de  la  ph> 
losophie  naturelle.  Rien  ne  dispense  donc  nos  biologiste! 
d'une  telle  initiation  déductive,  sans  laquelle  ils  ne  sauraitot 
surmonter  les  hautes  difficultés  logiques  de  leur  propre  de* 
maine. 


INTRODUCTION  ItmiSIIIIWUII  <!■  !■■■■■  TROISIÈME.      tiBtt 


-  fcesatftres  études  «semokgiq**8  dofimt  aussi  faur 
fetiiliftse  l'dtalmato 

par«banrvatiaa  directe,  soitokéms  par  «apérimentation.  Touto- 
foÉB,  ce  second  inode  ne  eoaaéent  pldnemintqa!aiixi«Q]Machti 
inorganiques,  *t  «ortout  physiques,  dfapsès  les  amatifi  .rappelé» 
aa  chapitre  présentant  in  4empëcati*n  des  <eas  biologiques  m 
perme*  presque  jamais  d'y  instituer  .des  -eayépeocea  vraiment 
déciérvesw  Aussi  l'usage  «trop  fréquent  d'autel  psacédé,  qui  pse- 
mttàU«>édtocriiéd>g^u(^8piMiiyBtiBiaiifari^  a*tdJ<ooa- 
tsftuémtablemeurtè  la  iégénéntion  actnalle  de  la  aeâease  to- 
tale. Cependant,  la  biologie  ne  doit  pas  renoncer  «aAiàremnnt 
à«n«eyoa  d*eaidQmticn4pn,  segasasnl  appliqua,  peut  quel- 
quefois j  seœnéer  <cs  naines  méfitations,  sans  jamais  en  dis- 


ici,  î*aprtitude<ie.joetta  tenues  à  pecfoetisansr  radicalemeai 
la  méthode  inductiv ose  frit  déjà  sentir  par  ffnkoduetion  wéb* 
ioUo  d'en  nouveau  mode  «général  d'expérimentation ,  dont  Ja 
spontanéité  augaionte  rafficadté.  La  j  udieieuae  observation  des 
maladies  institue ,  envers  lss  êtres  vivants,  une  suite  d'mpé 
neaees  indirectes,  besnoeup  plos  propres  que  la  plupart  des 
eapërienceaâireetesé<éelaircir  les  notions  dynaaûques  et  môme 
statiques.  Mon  Traité  philosophique  a  faitassez  apprécier  la  na- 
ture et  fat  poitéed'ua  tel  procédé,  d'où  émanent  réellement  las 
principales  acquisitions  bîelogiques.  U  repose  sur  le  grand  pria- 
dp©  dont  je  dus  attribuer  la  découverte  à  Broussais  parce  qu'd 
ressort  de  l'ensemble  de  ses  travaux,  quoique  j 'on  aie  seul  con- 
struit la  formule  générale  et  directe.  L'état  pathologique  dtaift 
jusqu'alors  rapporté  à  des  lois  toutes  différentes  de  celles  qui 
régissent  fétat  normal  :  an  sorte  que  l'eaploratiou  de  l'an  na 
pouvait  rien  décider  pour  l'autre.  Brouasak  établit  que  les  phé- 
nomènes de  la  maladie  coïncident  essentiellement  avec  ceux  de 
la  santé,  dont  ils  ne  diffèrent  jamais  que  par  l'intensité.  Ga  ta» 


652  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

mioeux  principe  est  devenu  la  base  systématique  de  la  patho- 
logie, ainsi  subordonnée  à  l'ensemble  de  la  biologie.  Appliqué 
en  sens  inverse ,  il  explique  et  perfectionne  la  haute  aptitude 
de  l'analyse  pathologique  pour  éclairer  les  spéculations  biolo- 
giques. Un  usage  plus  étendu  et  mieux  approfondi  de  ce  puis- 
sant moyen  d'exploration  pourra  dispenser  presque  entièrement 
des  expériences  proprement  dites.  C'est  ainsi,  par  exemple,  que 
l'observation  des  maladies  aurait  dû  conduire  à  l'importante 
distinction  entre  les  nerfs  sentitifs  et  les  nerfs  moteurs,  long- 
temps  avant  les  cruelles  tortures  qui  ont  directement  constaté» 
réalité  anatomique. 

Un  tel  procédé  exige,  plus  qu'aucun  autre,  une  forte  direction 
théorique,  fondée  sur  une  suffisante  connaissance  de  l'état  nor- 
mal, sans  lequel  l'état  pathologique  ne  serait  point  assez  appré* 
ciable.  Aussi  les  lumières  qu'on  lui  doit  déjà  ne  peuvent-elles 
donner  qu'une  faible  idée  de  son  efficacité  ultérieure.  Le  régime 
encyclopédique  l'étendra  surtout  aux  fonctions  intellectuelles 
et  morales,  auxquelles  le  principe  de  Broussais  n'a  pas  encore 
été  dignement  appliqué,  en  sorte  que  leurs  maladies  nous  éton- 
nent ou  nous  émeuvent  sans  nous  éclairer.  Il  faut  d'autant  plus 
compter  désormais  sur  l'assistance  systématique  de  l'analyse 
pathologique  que  la  profession  médicale  est  certainement  des- 
tinée à  devenir  bientôt  un  accessoire  régulier  du  sacerdoce  so- 
ciologique, comme  elle  émana  jadis  du  sacerdoce  théologique. 
Ce  précieux  moyen  d'exploration  se  trouvera  dès  lors  appar- 
tenir naturellement  aux  penseurs  les  mieux  disposés  à  l'utiliser* 
Outre  son  efficacité  directe  pour  les  questions  biologiques,  il 
constituera ,  dans  le  système  général  de  l'éducation  positive, 
une  heureuse  préparation  logique  aux  procédés  analogues  en- 
vers la  science  finale.  Car,  l'organisme  collectif,  en  vertu  de  sa 
complication  supérieure,  comporte  des  troubles  encore  plus 
graves,  plus  variés,  et  plus  Tréquonts  que  ceux  do  l'organisme 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      653 

individuel.  Je  ne  crains  pas  d'assurer  que  le  principe  de  Brous- 
sais  doit  être  étendu  jusque-là,  et  je  l'y  ai  souvent  appliqué 
pour  confirmer  ou  perfectionner  les  lois  sociologiques*  Mais 
l'analyse  des  révolutions  ne  saurait  éclairer  l'étude  positive  de 
la  société,  sans  l'initiation  logique  résultée,  à  cet  égard,  des  cas 
plus  simples  que  présente  la  biologie. 

L'art  général  de  l'induction  ferait  donc  un  pas  capital  dans 
la  principale  partie  de  da  philosophie  naturelle,  quand  même  il 
n'y  acquerrait  que  ce  mode  indirect  d'expérimentation.  Mais 
la  biologie  perfectionne  encore  davantage  l'ensemble  de  la 
méthode  positive  par  l'essor  caractéristique  de  la  logique  com- 
parative, et  de  la  théorie  des  classifications  qui  en  devient  in- 
séparable. Elle  constitue  ainsi  un  troisième  mode  fondamental 
d'induction,  plus  différent  de  l'expérimentation  que  celle-ci 
ne  Test  de  la  simple  observation.  Il  y  faut  voir  la  plus  forte  éla- 
boration préparatoire  que  comporte  la  logique  inductive,  dont 
le  complément  transcendant  doit  ensuite  résulter  de  la  science 
finale,  par  le  développement  de  la  méthode  historique,  seule 
propre  à  rallier  et  à  régler  toutes  les  autres. 

Cette  admirable  construction ,  graduellement  surgie  depuis 
Aristote  jusqu'à  Bichat,  constitue  jusqu'ici  le  principal  résultat 
de  l'ensemble  des  études  biologiques.  Son  appréciation  directe 
et  spéciale  ne  saurait  convenir  à  cet  ouvrage;  et  d'ailleurs  je 
l'ai  assez  accomplie  dans  le  tome  troisième  de  mon  Traité  phi- 
losophique, auquel  je  renvoie  envers  ce  grand  sujet.  Je  dois 
seulement  y  joindre  ici  quelques  indications  générales  sur  le 
caractère  propre  et  la  vraie  relation  des  deux  parties  essen- 
tielles de  cette  principale  méthode  biologique. 

La  logique  comparative  appartient  nécessairement  à  l'étude 
de  la  vie,  qui  seule  commence  à  lui  présenter  une  suite  suffi- 
sante de  cas  analogues  et  pourtant  distincts,  première  condition 
naturelle  d'un  tel  art,  auquel  la  cosmologie  ne  saurait  fournir 

46 


654  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

aucun  fondement  décisif.  Aussi  la  biologie  en  fit-elle  toujours 
un  usage  spontané,  même  dans  ses  plus  anciennes  ébauches, 
statiques  ou  dynamiques.  Cette  méthode  est  vicieusement  jugée 
récente,  parce  qu'on  a  trop  dédaigné  son  essor  direct,  en  ac- 
cordant une  attention  trop  exclusive  au  mode  indirect  qui  en 
constitue  seulement  la  principale  perfection. 

Pour  rectifier  ces  irrationnelles  exagérations,  il  suffît  de  bien 
distinguer  les  trois  degrés  nécessaires  de  la  comparaison  biolo- 
gique, d'abord  relative  aux  différentes  parties  d'un  même  orga- 
nisme, puis  aux  âges  successifs  de  chacune  d'elles,  et  enfin  aux 
divers  êtres  vivants.  Loin  que  la  méthode  comparative  consiste 
uniquement  dans  ce  dernier  mode,  ses  principaux  résultats  ont 
réellement  émané  jusqu'ici  des  deux  premiers.  On  voit  encore 
Bichatfondcr,  presqueautantqu'Aristote,  ses  meilleures  concep- 
tions, statiques  et  même  dynamiques,  sur  le  plus  ancien  de 
ceux-ci,  comme  étant  plus  direct  qu'aucun  autre.  C'est  surtout 
ainsi,  par  exemple,  qu'il  découvrit  son  admirable  analogie  entre 
les  deux  enveloppes,  extérieure  et  intérieure,  de  chaque  orga- 
nisme animal,  d'où  surgirent  tant  de  précieuses  lumières  pour 
la  théorie  positive  de  l'animalité. 

Mais ,  quelque  haute  importance  que  les  esprits  philosophi- 
ques doivent  toujours  attacher  à  ces  deux  modes  spontanés,  il 
faut  néanmoins  reconnaître  que  la  comparaison  biologique  n'ac- 
quiert une  pleine  efficacité  que  d'après  son  entière  extension 
finale  à  l'ensemble  des  êtres  vivants.  Alors  elle  se  lie  irrévoca- 
blement à  la  théorie  générale  des  classifications ,  dont  l'essor 
fondamental  devait  aussi  appartenir  à  la  biologie.  Cette  partie 
supérieure  de  la  logique  préliminaire  consiste  essentiellement 
dans  la  juste  combinaison  de  deux  principes  successifs  :  la  for- 
mation des  groupes  naturels,  et  leur  coordination  hiérarchique; 
émanées  l'une  et  l'autre  d'un  même  attribut  prépondérant,  qui 
établit  l'unité  du  système.  La  subordination  des  caractères  con- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPTTRB  TROISIÈME.      635 

stitueson  principal  artifice.  Son  complément  usuel  résulte  d'une 
convenable  substitution  finale  des  distinctions  extérieure»  aux 
différences  intérieures.  A  chacun  de  ces  quatre  titres  généraux, 
les  études  cosmologiques  comporteraient,  sans  doute,  une  utile 
application  de  cette  grande  théorie  logique,  dont  j'ai  étendu 
l'empire  universel  jusqu'au  domaine  mathématique.  Mais,  quoi* 
que  propres  à  vérifier  les  règles  taxonomiques,  et  même  à  pré- 
parer leur  appréciation  didactique,  de  tels  usages  sont  trop  peu 
caractéristiques  pour  en  avoir  jamais  déterminé  l'essor  décisif. 
Chaque  procédé  logique  ne  peut  vraiment  surgir  que  là  06  sa 
difficulté  et  son  importance  concourent  à  déterminer  sa  suffi- 
sante élaboration.  Telle  fut  l'aptitude  naturelle  de  la  biologie 
enver»  la  théorie  taxonomique,  qu'il  faudra  toujours  puiser  & 
celte  source  initiale,  quoique  la  sociologie  doive  ensuite  hri 
offrir  sa  principale  destination. 

Cette  partie  transcendante  de  le  logique  organique  est  désert 
mais  caractérisée  surtout  par  la  construction  hiérarebiquequi  es 
dériva  graduellement  depuis  Linné  et  Jussieu  jusqu'à  Lamarck 
etBlainville.  Mais,  quelque  admiration  que  mérite  ce  grand  ré- 
sultat, il  ne  faut  pas  le  regarder  aujourd'hui  comme  plue  défi- 
nitif que  les  autres  acquisitions  de  la  biologie  sous  la  culture 
isolée  qui  dut  constituer  son  régime  provisoire.  Tout  ce  qui  fat 
alors  obtenu  exige  désormais  une  révision  fondamentale,  où  ces 
travaux,  nécessairement  irrationnels,  seront  employés  comme 
de  simples  ébauches ,  pour  construire  le  système  final  de  la 
science  vitale.  Je  ne  crains  pas  ici  d'étendre  expressément  cette 
prescription  philosophique  jusqu'à  la  série  animale,  où  tant  de 
penseurs  recommandables  voient  maintenant  une  doctrine  irré- 
vocable, qui  ne  comporte  plus  que  des  améliorations  secondaires. 
Les  attaques  radicales  qu'elle  subit  souvent  indiquent  ainsi  son 
imparfaite  stabilité.  Car  elles  ne  doivent  pas  être  seulement  im- 
putées» en  général,  à  l'anarchie  rétrograde  qui  altère  auj<mr- 


656  SYSTÈME  DE  POLTnQOE  POSITIVE. 

d'hui  toutes  les  sciences  préliminaires,  et  surtout  la  biologie, 
en  attendant  la  discipline  philosophique  qu'établira  bientôt  l'as- 
cendant universel  delà  science  finale.  L'extension  et  les  succès 
d'un  tel  désordre  théorique  ne  peuvent  jamais  tenir  qu'aux  la- 
cunes, et  même  aux  vices,  des  constructions  provisoires  surgi» 
sous  l'impulsion  préparatoire  d'une  spécialité  empirique.  Cette 
réflexion  générale  comporterait  aisément  une  vérification  di- 
recte envers  la  série  animale,  si  je  pouvais  ici  développer  asses 
un  tel  examen. 

En  me  bornant  à  l'indiquer ,  je  dois  pourtant  apprécier  la 
profonde  irrationnalité  des  conceptions  actuelles  sur  cette  grande 
construction,  afin  de  mieux  caractériser  la  vraie  solution  philo- 
sophique des  difficultés  qui  s'y  rapportent.  Ces  deux  indications 
émanent  simultanémentdes  explications  fondamentales  établies 
ci-dessus  envers  la  théorie  abstraite  de  la  vie,  désormais  ré- 
sultée d'une  coordination  systématique  entre  les  trois  modes 
essentiels  de  vitalité. 

Les  deux  vices  principaux  de  la  série  animale  consistent  au- 
jourd'hui, même  chez  ses  meilleurs  interprètes ,  dans  son  in- 
stitution objective  et  dans  sa  composition  incomplète. 

Sous  le  premier  aspect,  on  suscitera  des  débats  sans  issue 
tant  qu'on  représentera  cette  construction  comme  une  expres- 
sion absolue  de  la  réalité  extérieure,  au  lieu  d'y  voir  surtout 
une  fondation  subjective,  destinée  au  perfectionnement  logique 
des  hautes  spéculations  vitales.  En  effet,  les  habitudes  actuelles 
ne  la  mettraient  hors  d'atteinte  que  si  tous  les  animaux  pou- 
vaient y  rentrer,  ce  qui  restera  certainement  impossible,  et 
même  de  plus  en  plus.  Des  exceptions  nombreuses  et  irrécu- 
sables suffisent  alors  pour  renverser  un  tel  édifice.  Il  n'en  est 
plus  ainsi  quand  on  y  apprécie  une  indispensable  institution 
logique,  qui  doit ,  sans  doute ,  reposer  d'abord  sur  un  juste 
ensemble  de  relations  naturelles,  mais  qui  n'exige  nullement 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      657 

une  entière  universalité.  A  ce  point  de  vue  subjectif,  on  ne 
saurait  méconnaître  la  nature  linéaire  d'une  telle  hiérarchie, 
qui  ne  pourrait  autrement  remplir  son  principal  office  théo- 
rique. La  seule  notion  d'échelle  dissipe  aussitôt  les  irrationnelles 
tentatives  où  l'on  s'efforce  de  lui  substituer  des  groupements  à 
deux  ou  à  trois  dimensions,  directement  contraires  au  véritable 
esprit  tazonômique.  Quant  à  l'extension  réelle  de  la  série  ani- 
male, il  est  aisé  de  sentir  ainsi  que,  même  en  s'y  bornant  aux 
cas  incontestables,  elle  renferme  aujourd'hui  beaucoup  plus 
d'espèces  que  n'en  exigera  jamais  son  usage  biologique.  Elle  a 
donc  besoin  d'être  convenablement  réduite,  plutôt  que  soi- 
gneusement développée.  Toutefois,  je  dois  ici  rappeler  la  pro- 
position directe  que  j'osai  faire,  dans  mon  traité  philosophique, 
d'y  intercaler  dignement  quelques  espèces  fictives,  directement 
adaptées  aux  transitions  les  plus  difficiles.  Leur  introduction , 
très-légitime  à  un  tel  point  de  vue,  comporterait  plus  d'efficacité 
logique  que  celle  tant  vantée  envers  les  animaux  perdus,  dont 
la  notion  n'est  peut-être  pas  moins  chimérique  ordinairement. 
En  remplaçant  partout  une  vaine  providence  surnaturelle  par  la 
vraie  providence  humaine ,  nous  ne  devons  jamais  craindre 
d'instituer  un  ordre  idéal  supérieur  à  l'ordre  réel,  quoique 
celui-ci ,  malgré  ses  imperfections,  fournisse  toujours  la  base 
nécessaire  de  nos  constructions  les  plus  hardies. 

Quant  à  la  composition  actuelle  de  la  hiérarchie  biologique, 
j'en  ai  déjà  signalé  le  vice  essentiel,  consistant  à  être  exclusive- 
ment animale.  On  développe  ainsi  le  mode  intermédiaire  de 
vitalité  sans  aucun  égard  aux  deux  modes  extrêmes  entre  les- 
quels il  doit  instituer  une  transition  nécessaire.  Sans  doute, 
l'animalité  comporte ,  par  sa  nature,  de  nombreuses  grada- 
tions, que  ne  saurait  admettre  la  végétalité,  susceptible  seule- 
ment d'un  variation  d'intensité.  D'un  autre  côté ,  quoique  la 
socialité  doive  aussi  donner  lieu  à  une  longue  succession  de 


658  SYSTÈME  DE  POLIT**»  MOTIVE. 

modes,  leur  appréciation  n'appartient  qu'à  (la  science  finale. 
La  série  biologique  proprement  dite  est  donc  principalement 
animale,  mais  non  pas  uniquement.  Quelques  penseurs  ont 
déjà  tenté  de  la  prolonger  en  dessous  jusqu'à  sa  source  végétale, 
mais  nul  n'a  conçu  son  prolongement  au-dessus  jusqu'à  son 
terme  social.  Celui-ci  est  pourtant  encore  plus  nécessaire  que 
l'autre;  car  il  concerne  directement  le  type  fondamental  de 
la  construction  totale.  La  vague  et  irrationnelle  notion  de 
l'Homme  continue  à  servir  d'unité  loologi  que,  quoique  personne 
n'ose  contester  que  notre  vraie  nature  se  caractérise  seulement 
dans  Y  Humanité.  Toute  espace  animale  ne  pouvant  constituer, 
au  fond,  qu'un  Grand-Être  plus  ou  moins  avorté,  la  sociologie 
est  seule  apte  à  fournir  le  véritable  type  de  la  hiérarchie  biolo- 
gique. Cette  construction  sera  donc  entièrement  reprise  bous  la 
nouvelle  impulsion  philosophique,  ou  plutôt  religieuse.  Aie» 
seulement  elle  acquerra  toute  sa  grandeur  et  une  consistance 
inébranlable,  d'après  sa  liaison  systématique  avec  l'ensemble 
du  classement  social,  comme  l'expliquera  la  suite  de  ce  traité. 
Placée  ainsi  sous  la  garantie  simultanée  de  la  sagesse  sacer- 
dotale et  de  l'instinct  public,  elle  surmontera  sans  effort  les 
attaques  anarchiques  qui  la  rendent  maintenant  impuissante. 

Dans  l'appréciation  finale  de  la  logique  comparative,  directe 
et  indirecte,  il  faut  donc  regarder  la  biologie  comme  la  source 
naturelle  d'une  institution  fondamentale,  dont  le  plus  vaste 
essor  et  la  destination  principale  appartiennent  toujours  à  la 
sociologie.  C'est  surtout  ainsi  que  la  plus  haute  science  préli- 
minaire achève  de  perfectionner  assez  la  méthode  positive  pour 
la  préparer  dignement  à  l'élaboration  immédiate  de  la  science 
finale. 

Afin  d'achever  mes  indications  essentielles  sur  la  systémati- 
sation définitive  de  la  biologie,  il  ne  me  reste  maintenant  qu'à 
en  caractériser  le  plan  dogmatique ,  puisque  son  esprit,  tant 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      659 

logique  que  scientifique ,  vient  d'être  suffisamment  apprécié. 

La  forme  la  plus  nette  et  la  plus  rapide  d'une  telle  exposition 
consiste  à  expliquer  ici  la  répartition  normale  des  quarante 
leçons  philosophiques  qui  composent  le  cours  de  biologie 
propre  à  la  cinquième  année  de  l'enseignement  positiviste, 
décrit  dans  mon  discours  préliminaire. 

Ce  cours  doit  comprendre  trois  parties  bien  distinctes  :  un 
préambule  fondamental,  essentiellement  statique;  une  doctrine 
principale,  qui  sera  surtout  dynamique ,  et  une  conclusion 
générale,essentiellementsynthétique.Les  deux  parties  extrêmes 
auront  chacune  douze  leçons ,  tandis  que  Ton  en  consacrera 
seize  à  la  partie  centrale. 

Quant  au  préambule,  ses  trois  premières  leçons  expliqueront  : 
d'abord  la  nature,  la  destination,  et  le  plan  général  de  la  bio- 
logie systématique  ;  ensuite  les  perfectionnements  qu'elle  ap- 
porte aux  méthodes  fournies  par  la  cosmologie;  enfin  l'en- 
semble des  procédés  logiques  qui  lui  sont  propres.  Sa  seconde 
partie  concernera  la  philosophie  anatomique ,  en  consacrant 
deux  leçons  à  l'étude  abstraite  des  tissus  élémentaires,  une  aux 
organes ,  et  une  quatrième  aux  appareils.  U  se  terminera  par 
cinq  leçons  de  philosophie  biotaxique  ;  la  première  exposant 
l'ensemble  de  la  théorie  taxonomique  ;  la  seconde  sur  la  vraie 
constitution  générale  de  la  hiérarchie  biologique  d'après  les 
trois  modes  fondamentaux  de  vitalité,  et  les  trois  autres  expli- 
quant l'ascension  animale.  En  réduisant  cette  échelle  suivant  sa 
principale  destination ,  son  exposition  systématique  peut ,  en 
effet,  s'accomplir  en  trois  leçons,  qui  concerneront  successive- 
ment les  animaux  inférieurs,  surtout  rayonnes,  les  animaux 
intermédiaires ,  mollusques  et  articulés ,  et  les  animaux  supé- 
rieurs ou  vertébrés.  'Traités  par  de  vrais  philosophes,  qui 
s'adresseront  à  des  esprits  bien  préparés,  les  dogmes  ainsi 
contractés  pourront  acquérir  plus  de  netteté,  et  même  de  pré- 


660  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

cision,  mais  surtout  plus  de  force,  que  n'en  comporte  aujour- 
d'hui leur  diffusion  académique.  Si  d'autres  développements 
biotaxiques  deviennent  convenables,  il  vaudra  mieux  les  opérer 
dans  l'étude  directe  de  la  vie,  à  mesure  que  le  besoin  s'en  fera 
sentir,  et  après  un  prolongement  spécial  des  notions  déjà 
posées.  La  même  réflexion  s'applique  aux  quatre  leçons  ana- 
tomiques,  qui  devront,  en  effet,  recevoir  là  leurs  divers  com- 
pléments particuliers.  Il  importe  d'ailleurs  de  restreindre  beau- 
coup l'extension  actuelle  des  études  purement  statiques  ,  afin 
d'aborder  le  plus  tôt  possible  l'harmonie  fondamentale  entre 
l'organisation  et  la  vie,  où  réside  directement  le  vrai  sujet  de 
la  biologie.  Au  reste,  on  sait,  en  général,  que  l'enseignement 
positiviste  est  seulement  destiné  à  diriger  les  lectures  et  les 
méditations,  sans  tenter  jamais  d'en  dispenser.  L'éducation 
scientifique  n'ayant  pu  jusqu'ici  devenir  vraiment  rationnelle, 
faute  des  principes  convenables,  son  empirisme  actuel  ne  peut 
donner  aucune  idée  de  la  salutaire  condensation  que  lui  pro- 
curera bientôt  le  régime  encyclopédique  émané  de  la  nouvelle 
religion. 

En  caractérisant  directement  les  plus  hautes  notions  anato- 
miques  et  zoologiques,  ce  préambule  concis  fera  toujours  sentir 
dignement  leur  relation  nécessaire  avec  les  théories  dynamiques, 
et  même  leur  destination  finale  pour  préparer  l'étude  immé- 
diate du  Grand-Être. 

Il  ne  faut  connaître  l'organisation,  soit  isolée,  soit  comparée, 
qu'afin  d'apprécier  la  vie.  On  pourra  d'autant  mieux  étudier 
toujours  l'organe  pour  la  fonction,  que  la  pensée  biologique  se 
trouvera  désormais  affranchie  irrévocablement  des  tendances 
rétrogrades  qui  altèrent  encore  le  sentiment  habituel  d'une  telle 
harmonie.  La  biologie  positive  ne  peut  pas  admettre  davantage 
des  agents  inactifs  que  des  actes  sans  agent.  Elle  doit  donc  tendre 
partout  à  établir  convenablement  une  liaison  spéciale  entre 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      661 

ces  deux  faces  inséparables  d'une  même  existence,  de  manière 
à  prévoir  chacune  d'après  l'autre.  Mais,  libre  de  toute  supersti- 
tion, elle  ne  conçoit  jamais,  ni  l'activité  de  chaque  organe 
comme  pleinement  salutaire,  ni  la  structure  de  chaque  fonction 
comme  la  mieux  adaptée  à  son  accomplissement.  Du  dogme 
absolu  des  causes  finales,  elle  ne  conserve  que  le  mode  qui 
équivaut  au  principe  relatif  des  conditions  d'existence,  dont 
l'usage  scientifique  comporte  à  la  fois  beaucoup  plus  d'extension 
et  d'efficacité.  L'harmonie  nécessaire  entre  la  fonction  et  l'or- 
gane s'y  trouvera  donc  réduite  toujours  à  ce  qu'exige  la  vie 
réelle.  En  développant  cette  relation  fondamentale,  il  faudra 
d'ailleurs  apprécier  dignement  ses  inévitables  imperfections, 
sans  y  rattacher  cependant  aucune  tendance  antithéologique, 
devenue  alors  inutile.  C'est  surtout  en  biologie  qu'il  importe 
d'établir  spécialement  que  l'ordre  naturel,  toujours  imparfait, 
l'est  d'autant  plus  qu'il  concerne  des  phénomènes  plus  compli- 
qués. On  dispose  alors  le  cœur  et  l'esprit  à  une  digne  appré- 
ciation des  vices,  même  irréparables,  que  présente,  encore 
davantage,  la  plus  complexe  de  toutes  les  existences  réelles. 
En  outre,  on  fait  ainsi  pressentir  la  supériorité  nécessaire  de 
nos  constructions  artificielles,  dirigées  par  l'amour  assisté 
de  l'intelligence,  sur  les  résultats  naturels  des  fatalités  exté- 
rieures. 

Sous  un  second  aspect  général,  ce  préambule  caractéristique 
de  la  biologie  doit  déjà  représenter  la  connaissance  des  divers 
organismes  animaux  comme  une  simple  préparation  à  l'étude 
du  Grand-Être  émané  du  plus  noble  d'entre  eux.  Cette  tendance 
constante  distinguera  spécialement  les  cinq  leçons  biotaxiques, 
puisqu'on  y  construira  l'échelle  animale  afin  de  monter  systé- 
matiquement de  la  végétalité  à  la  socialité,  par  une  intercala- 
tion  assez  développée  pour  constituer  une  transition  familière. 
La  hiérarchie  biologique  étant  d'ailleurs  liée  ainsi  à  la  progrès- 


682  SYSTÈME  DE  POUÏTOUB  POSITIVE. 

«ion  oosmologique,  le  Grand-Être  se  trouvera  d'avance  en  in- 
time connexité  avec  l'ensemble  des  existences  dont  il  doit  per- 
fectionner Tordre  fondamental,.  Bn  même  temps,  sa  propre  évo- 
lution s'annoncera  comme  une  continuation  transcendante  de 
la  succession  générale  entre  les  principaux  degrés  d'animalité. 
Bon  étude  statique  ne  sera  pas  moine  pressentie  dans  les  leçons 
anartomiques  que  sa  conception  dynamique  d'après  les  leçons 
taxonomiques.  Car  l'organisme  composé  doit  offrir,  comme  les 
structures  simples,  la  subordination  générale  entre  les  tissus, 
les  organes,  et  les  appareils.  Bn  appréciant  d'abord  cette  gra- 
dation dans  les  cas  les  plus  propres  à  la  caractériser,  on  peut 
déjà  signaler  sa  principale  extension  ultérieure,  dont  le  pressen- 
timent direct  ennoblira  ces  études  préparatoires,  de  manière  à 
les  mieux  préserver  de  toute  divagation.  Dans  cette  instruction 
fondamentale,  les  grandes  notions  biologiques  seront  donc  éri- 
gées toujours  en  ébauches  nécessaires  des  conceptions  élémen- 
taires de  la  sociologie. 

Je  devais  ici  développer  spécialement  le  vrai  caractère  propre 
au  préambule  dogmatique  de  la  biologie  systématisée.  Mais  une 
équivalente  explication  serait  superflue  envers  la  doctrine  cen- 
trale qui  constitue  le  corps  principal  d'un  tel  enseignement.  Car 
elle  se  trouve  d'avance  caractérisée  suffisamment  d'après  mes 
indications  directes  sur  les  trois  modes  essentiels  de  la  vitalité. 
Suivant  cette  théorie  fondamentale,  les  seize  leçons  moyennes  du 
cours  biologique  formeront  naturellement  trois  groupes  succes- 
sifs, dont  chacun  développera  convenablement  les  trois  lois  cor- 
respondantes. La  construction  d'un  Traité  abstrait  de  la  vie  doit, 
en  effet,  consister  à  rendre  ces  neuf  lois  générales  aussi  nettes 
et  aussi  précises  que  l'exige  l'ensemble  de  leurs  usages  réels, 
soit  théoriques,  soit  pratiques.  Toute  autre  spécialisation  dégé- 
nérerait bientôt  en  puérilités  académiques, interdites  par  la  vraie 
religion,  au  nom  commun  de  la  raison  et  de  la  morale.  Quant 


INTRODUCTION  TtNDABRTAUB.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      663 

4  la  proportion  de  ces  trois  parties  dynamiques,  cinq  leçons 
suffiraient  pour  la  végétalité  ;  les  sept  suivantes  caractériseraient 
.assez  l'animalité,  qui  constitua  le  principal  domaine  de  la  bio- 
logie; enfin,  les  qnatre  autres  compléteraient  la  théorie  de  fa. 
fia,  en  ébauchant  l'étude  de  la  socialité.  D'après  mes  explica- 
tions antérieures,  le  lecteur  tien  préparé  pourrait  aisément  spé- 
cifier la  destination  normale  de  chacune  des  eeiie  leçons  phy- 
siologiques, comme  je  viens  de  le  (faire  envers  les  douze  leçens 
statiques,  dette  étude  générale  de  la  haute  physiologie  fut  réel- 
lement fondée  par  le  géniB  de  Biehat,  dans  cet  admirable  Tnlté 
de  la  vie,  si  méconnu  aujourd'hui,  où  le  créateur  de  la  véritable 
analyse  anatonriqne  témoigna  tant  d'aptitude  à  la  saine  syn- 
thèse biologique.  Maïs  un  effort  ansi  prématuré  ne  pouvait  alors 
surmonter  1  entraînement  universel  vnrs  le  régime  académique, 
qui  étendait  de  plus  en  plus  à  la  ecience  vitale  l'esprit  de  spé- 
cialité dispersive  développé  par  les  spéculations  inorganiques. 
Cette  construction  initiale  dut  bientôt  rester  isolée,  au  milieu 
des  incohérentes  recherches  sur  les  détails  des  fonctions.  Elle 
ne  peut  être  achevée  et  consolidée  que  sous  le  régime  encyclo- 
pédique institué  par  la  philosophie  positive  au  nom  de  la  vraie 
religion. 

Quant  au  complément  synthétiquede  mon  cours  systématique 
de  biologie,  je  destine  cette  troisième  partie  à  faire  directement 
apprécier  la  convergence  définitive  de  toutes  les  études  vitales 
-vers  l'exacte  connaissance  de  l'harmonie  nécessaire,  tant  active 
que  passive,  entre  l'être  et  le  milieu.  Ces  douze  leçons  finales 
forment  naturellement,  comme  celles  du  -préambule,  trois  grou- 
pes successifs,  destinés  à  caractériser:  d'abord,  en  trois  leçons, 
l'unité  générale  de  l'être;  puis,  en  quatre  leçons,  sa  subordina- 
tion totale  envers  le  milieu;  et  enfin,  en  cinq  leçons,  l'ensemble 
de  sa  réaction  conservatrice.  Une  telle  conclusion  s'écartant  du 
régime  scientifique  actuel  encore  davantage  que  les  deux  par- 


664  nmteE  M  Mumoi  KMRifB. 


ties  précédentes,  je  doit,  pour  éviter  tonte  méprise,  miras  dé- 
finir sa  nature. 

Ses  trois  leçons  initiales  sériant  surtout  consacrées  à  corriger 
la  tendance  analytique  qui  altère  pins  on  moins  l'étude  ab- 
straite de  la  vie,  quelque  réelle  et  prof  onde  qu'en  soit  l'insti- 
tution synthétique.  Car  l'obligatibn  d'étudier  à  part  des  fonc- 
tions qui  s'accomplissent  à  la  fois  doit  toujours  entnmr 
l'appréciation  directe  et  habituelle  de  leur  véritable  — »— »frut 
malgré  les  plus  sages  précautions  de  renseignement  philoso- 
phique. Néanmoins,  ce  besoin  didactique  est  asses  oonriliabk 
avec  le  caractère  synthétique  de  k  biologie  normale*  Bn  effet, 
la  hiérarchie  générale  des  êtres  Tirants  offre  nécessairement 
une  suite  de  degrés  principaux  où  l'existence  fondamentale' se 
complique  peu  à  peu  par  la  spécialisation  croissante  de  nou- 
Tellet  fonctions,  qui  deviennent  de  plus  en  plus  élevées  et  de 
moins  en  moins  indispensables.  Chaque  étude  dynamique  Mm 
instituée  peut  donc,  en  suivant  toujours  cette  ascension  natu- 
relle, conserver  un  caractère  vraiment  synthétique,  envers  les 
êtres  où  le  degré  correspondant  de  vitalité  s'ajoute  seul  aux 
fonctions  déjà  appréciées.  11  suffit,  en  un  mot,  que  l'analyse 
physiologique  se  conforme  sans  cesse,  comme  l'analyse  aneto- 
mique,  au  principe  fondamental  de  généralité  décroissants  et 
complication  croissante,  que  j'ai,  depuis  longtemps,  érigé  en 
universelle  du  classement  positif.  D'après  cette  marche,  le 
timent  systématique  de  l'unité  vitale,  borné  d'abord  aux  êtres 
les  plus  simples,  s'étend  graduellement  aux  autres,  à  mesure 
qu'avance  l'appréciation  dynamique.  Mais,  par  cela  même,  0 
reste  naturellement  incomplet  quand  elle  se  trouve  achevée, 
du  moins  envers  les  plus  nobles  êtres.  Or,  ce  sont,  en  effet, 
ceux-là  où  le  consensus  est  le  plus  parfait,  quoique  moins  facile 
à  saisir.  Rien  ne  dispense  donc  de  faire  succéder  aux  leçons 
physiologiques  une  étude  directe  de  cette  convergence  totale, 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      665 

alors  appréciée  surtout  chez  les  animaux  supérieurs,  sans  ex- 
cepter l'homme,  quoiqu'il  n'appartienne  point  au  vrai  domaine 
biologique.  C'est  ainsi  que  les  trois  premières  leçons  de  la  con- 
clusion que  je  définis  seront  consacrées  à  caractériser  :  d'abord 
l'ensemble  de  la  vie  végétative,  avec  toutes  les  réactions  qui  la 
modifient  ;  ensuite  celui  de  la  vie  animale,  y  compris  l'influence 
des  deux  autres;  et  enfin  l'existence  totale  de  l'être  intellectuel 
et  moral,  liée  à  ces  deux  modes  inférieurs.  Dans  cette  dernière 
explication,  la  biologie  monte  le  plus  près  possible  du  type  qui 
doit  fournir  l'élément  naturel  de  la  sociologie. 

L'être  étant  alors  apprécié  quant  à  son  propre  ensemble,  la 
seconde  partie  de  la  conclusion  normale  caractérisera  directe- 
ment sa  subordination  totale  envers  le  milieu,  étudié,  d'avance 
par  la  cosmologie.  On  construira  ainsi  la  théorie  générale  des 
milieux  organiques,  qui  forme,  en  biologie,  une  branche  toute 
moderne,  dont  il  faut  regarder  Lamarck  comme  le  vrai  créa- 
teur, quoiqu'il  Tait  trop  liée  à  ses  irrationnelles  hypothèses  sur 
la  variabilité  indéfinie  des  espèces. 

Envers  cette  étude  capitale,  je  dois  ici  rectifier  d'abord  une 
faute  encyclopédique  où  je  fus  entraîné,  dans  mon  traité  philo- 
sophique, par  une  déférence  exagérée  pour  la  juste  autorité  de 
Blainville.  D'après  cet  éminent  biologiste,  je  la  plaçai  avant  la 
physiologie,  et  à  la  suite  de  l'anatomie  générale.  Cette  erreur 
était  chez  moi  d'autant  plus  grave  qu'elle  choquait  directement 
ma  règle  constante  de  n'apprécier  les  notions  intermédiaires 
qu'après  les  deux  extrêmes  dont  elles  doivent  instituer  la  liai* 
son.  Au  cas  actuel,  on  reconnaît  surtout  que,  faute  d'une  juste 
connaissance  préalable  de  l'être  vivant,  sa  relation  avec  le  mi- 
lieu ne  peut  susciter  que  des  [spéculations  vagues  et  incohé- 
rentes, qui  ne  sauraient  aboutir  à  aucune  doctrine  décisive  sans 
une  révision  ultérieure,  fondée  sur  l'ensemble  de  la  physiologie. 
Mais,  quelque  spontanée  que  fût,  à  cet  égard,  ma  rectification 


dogmatique,  ausaîttôqee  je  imendms  libres 
jt  deî*  ni  déclarer  franchement  qu'elle  Tient  d'être  accomplie, 
avant  moi*  par  un  nouveau  biologiste,  M.  le  docteur  Segoad*. 
Son  début  très-philosophique  parait  déjà  conârraerme* 
espéraneeesorle  prochaine  régénération  de  la>prineipalei 
prtMmina&»sone»gimpnlsion  directe  de  kuriepoo  finale.  Ortco* 
poffow  semble  d'autant  m»«rfendéqu*fcne  pareille temdaaaeee  • 
manifefle  déjà  panai  quetquooautese  jcunealjîologiBteB  dfdlitoi 
Elle  caractérise*  surtout  ha  tenraui  naissaatede  IL  CJaurleaU» 
Un,  qui,  comme  )L8egoad,  a*pMnesnetf  umupté  le  régiin»ei» 
cfclopédique,  et  dfgjmneat  apfeéaJéMmpuitemei  anentfflqaa 
de  la  réaction  du  cosur  surTtaeprib    ■ 

D'après  aa  dépendance  legiquemss»  Itasembt»  é*  1»  php* 
Bwdcpe,  il  faut  peu  s'étonner  que  h  théorie  g  é»  Étale  des  n»- 
lieu  mgamquea»  eoit  enoeas  si,  peu  a^uqcéet,  puiaquuanl 
draeouqiieiieVaatpoManaa.OMadocttiaeœacipM] 
ne  consiste  vraiment  jusqtfiei  que  dune  lee~précteux  aperçus  pri^ 
mitifs  dus  au  génie  hardi  de  Lamarcfc,  Son  essor  normal  oonsti- 
tuera  l'un  des  principaux  résultats  de  1»  systématisation  bieto- 
gique  émanée  de  la  Traie  religion.  Autant  affranchie  de  tonte 
métaphysique  que  de  tonte  théologie»,  la  nonvaUe  biologie 
pourra  seule  déterminer  la  véritable  influence,  générale  et 
ciale,  du  milieu  sur  l'organisme*  y  compris  même  lea 
trémee  où  cette  action  devient  perturbatrice.  En  respectant  tan* 
joua  le  principe  nécessaire  de  la  fixité  essentielle  des  espèces, 
on  appréciera  ainsi  les  limitée  naturelles  de  leurs  variatioiinfusk 
conques.  Ceet  alors  qu'on  pourra  traiter  directement  la  question 
réservée  ci-dessus  quant  aux  modifications  essentielle»  d« 
tème  d'alimentation,  d'après  l'exercice  individuel  et  la 
mission  héréditaire.  Sema  cette  double  influence,  la  vraie 
vidence  me  semble  pouvoir  étendre  la  variation  normale  dm 
espèce*  jusqu'à  la  transformation  complète  des  herbivore*  « 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      667 

carnivores.  Mais  un  examen  direct  peut  seul  démontrer  la  réa»- 
lité  d'une  telle  limite  générale,  qui,  une  fois  reconnue  envers, 
les  cas  artificiels,  conviendrait. davantage  aux  situations  natu- 
relles. On  expliquerait  ainsi,  la  répartition  confuse  que  présente, 
encore  chaque  degré  d'organisation  entre  les  deux  modes  d'ali- 
mentation. En  poursuivant  ces  sommaires  indications,  le  lec- 
teur sentira  bientôt  que  ces  quatre  leçons  complémentaires  abour 
tissent  naturellement  à  la  grande  étude  de  l'amélioration  orgar- 
nique,  d  abord  dans  les  végétaux,  ensuite  parmi  les  animaux,, 
et  enfin  chez  l'homme,  en  tant  qu'il  appartient  à  la  biologie.. 
Cette  dernière  recherche,  dont  Y  hygiène  actuelle  ne  peut, 
donner  qu'une  très-faible  idée,  terminera  dignement  le  cours, 
positiviste  que  je  caractérise,  puisqu'elle  constitue  le  résultat 
le  plus  complexe  et  le  plus  important  de  l'ensemble  de  la  bio- 
logie. Tel  est,  en  effet,  le  but  propre  et  direct  assigné  ci-des&uA. 
aux  cinq  leçons  extrêmes»  Car  elles  ne  doivent  étudier  la  réa&r 
tion  totale  de  l'être  sur  le  milieu  qu'en  vue  des  perfectionner 
ments  que  comporte  ainsi  sa  condition  extérieure,  et  même  sa. 
propre  nature.  A  ce  sujet  plus  qu'à  aucun  autre,  on  reconnaît 
spécialement  que  la  biologie  doit  seulement  ébaucher  les  no- 
tions dont  le  plein  essor  appartient  à  la  sociologie.  Les  spé- 
culations biologiques  ne  peuvent  convenablement  embrasser,, 
à  cet  égard,  le  cas  principal,  qui.  consiste  dans  l'action  totale 
du  Grand-Être  sur  l'ordre  extérieur,  qu'il  doit  améliorer.  Non- 
seulement  la  sociologie  est  seule  compétente,  envers  ce  vaste 
sujet  :  mais,  d'après  les  motifs  logiques  que  je  viens  d'indiquer, 
il  n'y  peut  même  figurer  que  parmi  ses  conclusions  générales, 
qui  exigent  l'ensemble  de  ses  notions  statiques  et  dynamiques. 
Son  extrême  importance  m'a  toujours  disposé  à  lui  consacrer 
un  traité  spécial,  directement  promis  à  la.  fin  de  mon  ouvrage 
fondamental.  Quand  même  mes  entraves  personnelles  m'em- 
pêcheraient d'accomplir  ce  travail,  ses  vues,  principales  seront 


668  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

naturellement  indiquées  déjà  en  terminant  le  traité  actuel 
Mais,  quoique  la  biologie  doive  s'interdire  un  tel  cas,  elle  en 
doit  préparer  l'étude  propre,  en  appréciant  une  semblable 
réaction  chez  les  animaux.  Sans  un  tel  complément,  leur  exis- 
tence réelle  ne  serait  point  asses  connue.  Car  tous  tendent 
plus  ou  moins  à  améliorer  leur  condition  matérielle  ;  quelques- 
uns  même  s'élèvent  jusqu'au  perfectionnement  de  leur  nature 
physique,  en  ne  nous  réservant  que  le  progrès  intellectuel  et 
moral.  D'après  une  judicieuse  extension,  qui  respectera  tou- 
jours le  domaine  sociologique,  cette  doctrine  biologique  pré- 
parera  dignement  la  véritable  hygiène,  tant  publique  que  pri- 
vée. Elle  commencera  ainsi  à  systématiser  les  nobles  projets 
de  Bacon  et  de  Descartes,  qui  cherchaient,  dan3  la  médecine, 
une  base  positive  pour  notre  perfectionnement  physique.  Hais, 
quelque  précieuse  que  devienne  une  telle  préparation,  il  im- 
porte de  n'y  jamais  prétendre  à  établir  directement  aucuns 
règle  définitive  sur  la  conduite  humaine,  même  dans  les  moin- 
dres cas.  Gomme  le  progrès  moral  doit  seul  diriger  tous  les 
autres,  les  meilleures  théories  biologiques  sont  radicalement 
incompétentes  envers  de  tels  préceptes  pratiques,  qu'il  faut 
toujours  subordonner  à  l'ensemble  des  notions  sociologiques, 
sous  peine  de  tendre  à  l'immoralité  en  stimulant  l'égoïsme  qu'ils 
devraient  contenir.  J'ai  déjà  indiqué,  au  discours  préliminaire, 
et  je  démontrerai  ensuite  de  plus  en  plus,  que  les  moindres 
prescriptions  hygiéniques  ne  peuvent  solidement  reposer  que 
sur  des  motifs  sociaux,  conformément  à  l'expérience  journa- 
lière. Les  lois  biologiques  ne  sont  vraiment  compétentes,  à  cet 
égard,  qu'envers  les  animaux,  et  même  sous  l'impulsion  de  la 
sociologie,  comme  à  tout  autre  titre.  Mais  les  notions  qu'elles 
fournissent  ainsi  doivent  ensuite  figurer  convenablement  parmi 
les  éléments  nécessaires  des  décisions  finales  qui  appartiennent 
à  la  morale  sociologique. 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      669 

J'ai  maintenant  achevé  d'indiquer  assez  la  systématisation 
définitive  de  la  biologie,  dont  il  fallait  surtout  caractériser 
d'abord  la  nature  fondamentale,  d'où  j'ai  déduit  son  véritable 
esprit  et  jusqu'à  son  enseignement  dogmatique.  L'importance 
et  la  difficulté  d'un  tel  travail  expliquent  ici  son  extension  spé- 
ciale envers  la  principale  partie  de  la  philosophie  naturelle,  où 
je  devais  d'ailleurs  poser  directement  des  bases  indispensables 
au  sujet  propre  de  ce  traité.  Une  semblable  construction  permet 
déjà  d'apprécier  l'aptitude  nécessaire  de  la  science  finale  à  dé- 
terminer bientôt  la  régénération  totale  de  chaque  science  pré- 
liminaire. Mais,  à  ces  divers  titres,  je  ne  dois  pas  terminer  ce 
long  chapitre  sans  y  avoir  accompli  une  rénovation  plus  parti- 
culière, ci-dessus  annoncée,  quant  à  la  théorie  positive,  à  la 
fois  statique  et  dynamique,  des  fonctions  intérieures  du  cer- 
veau, qui  constituent  l'existence  intellectuelle  et  morale.  Le 
besoin  scientifique  d'une  telle  doctrine  pour  le  volume  suivant 
justifierait  assez  le  soin  spécial  dont  elle  est  ici  l'objet.  Sa  réac- 
tion logique  achèvera,  en  outre,  de  constater  nettement  l'effi- 
cacité théorique  de  la  nouvelle  religion.  Puisque  la  régénération 
des  sciences  préliminaires  doit  commencer  dans  celle  qui  ap- 
proche le  plus  de  la  science  finale,  les  mêmes  motifs  essentiels 
indiquent  que  la  rénovation  propre  à  la  biologie  doit  aussi 
s'accomplir  de  haut  en  bas.  J'aurai  donc  achevé  de  la  carac- 
tériserautant  que  le  comporte  ce  Traité,  en  terminant  le  volume 
actuel  par  cette  indispensable  appréciation,  que  le  génie  bio- 
logique de  Gall  prépara  si  heureusement,  mais  dont  l'ac- 
complissement décisif  attendait  l'inspiration  sociologique.  La 
théorie  que  je  vais  exposer  constitue  l'objet  propre  des  trei- 
zième et  quatorzième  leçons  physiologiques  du  cours  général 
de  biologie  dont  je  viens  d'expliquer  le  plan  systématique. 

En  abordant  ce  grand  sujet,  j'éprouve  le  besoin  spécial  de 
rendre  un  juste  hommage  à  mon  principal  guide.  Dès  la  nais- 

47 


670  smftUS  DE  POLITIQUE  FOSIftVE. 

tance  de  la  vraie  biologie,  Gall  tenta  d'en  étendre  aussitôt  le 
domaine  normal  jusqu'aux  études  les  plus  nobles  et  les  moins 
accessibles,  en  brisant  avec  énergie  le  dernier  lien  qui  subor- 
donnât la  philosophie  naturelle  au  régime  théologico-métaphy- 
sique.  Il  réalisa  ce  hardi  projet  au  delà  de  tout  ce  qui  était 
alors  jugé  possible  par  les  penseurs  les  mieux  préparés.  Quand 
toutes  les  écoles  réduisaient  les  attributs  humains  à  la  seule  in- 
telligence, malgré  leurs  vaines  disputes  sur  sa  source  extérieure 
ou  intérieure,  Gall  osa  proclamer,  à  sa  manière,  la  prépondé- 
rance positive  du  cœur  sur  l'esprit,  jusqu'alors  inconnue  à  la 
science  moderne,  quoique  indiquée  par  l'instinct  universel. 
D'une  part,  il  détruisit  la  ténébreuse  unité  des  psychologues  et 
idéologues,  en  établissant  la  pluralité  nécessaire  des  organes 
intellectuels  et  moraux.  En  même  temps,  il  rectifia  une  antique 
aberration  biologique,  en  attribuant  l'ensemble  des  fonctions 
supérieures  au  seul  appareil  cérébral.  Pour  apprécier  l'impor- 
tance et  la  difficulté  de  ce  dernier  service,  il  suffit  de  rappeler 
que  les  passions  étaient  encore  rapportées  aux  viscères  végéta- 
tifs, non-seulement  par  Bichat,  qui  n'eut  pas  le  temps  de  mé- 
diter assez  un  tel  sujet,  mais  même  par  Cabanis,  qui  s'en  occupa 
si  profondément.  Quand  tous  les  naturalistes  s'accordaient  à 
n'étudier  réellement  que  les  animaux  morts,  Gall  fondait  la 
principale  analyse  des  penchants  et  des  facultés  sur  une  admi- 
rable observation  des  actes  vitaux.  Sans  doute,  il  ne  put  ac- 
complir une  construction  théorique  nécessairement  réservée  au 
principe  sociologique;  mais  il  l'a  assez  ébauchée  pour  permettre 
enfin  d'aborder  directement  la  science  universelle,  à  laquelle 
manquait  seulement  une  telle  préparation.  Gomme  fondateur 
de  la  sociologie,  je  devais  cet  hommage  particulier  à  celui  do 
tous  les  biologistes  qui  m'a  le  mieux  disposé  à  construire  une 
philosophie  aussi  purifiée  de  toute  ontologie  que  de  toute 
théologie.  Quoique  je  sois  ici  forcé  de  rectifier  entièrement  la 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      671 

plupart  de  ses  conceptions,  sans  excepter  les  principales,  je  ne 
cesserai  jamais  d'utiliser  son  impulsion  générale,  et  môme  ses 
travaux  spéciaux.  Un  génie  aussi  progressif  avait  certainement 
pressenti,  mieux  que  ses  prétendus  juges  ou  disciples,  la  des- 
tination purement  provisoire  de  la  construction  qu'il  dut  ha- 
sarder. Sans  Tavoir  personnellement  connu,  j'ose  avancer  qu'il 
appréciait,  à  sa  manière,  l'intime  connexité  d'un  tel  effort 
théorique  avec  l'immense  régénération,  mentale  et  même  so- 
ciale, réservée  au  siècle  actuel.  Il  sentirait  aujourd'hui  que  Ja 
philosophie  capable  de  présider  à  cette  rénovation  totale  doit 
seule  construire  aussi  la  véritable  doctrine  cérébrale.  Si  je 4a 
manquais  maintenant,  sous  de  meilleurs  auspices  que  Gallje 
persisterais  néanmoins  dans  ma  ferme  conviction  qu'il  n'y  a 
pas  d'autre  matière  de  l'établir,  sauf  à  mieux  reprendre  une 
semblable  élaboration. 

Le  vrai  principe  logique  de  cette  construction  consiste,  pour 
moi,  dans  son  institution  subjective.  J'y  subordonne  systémati- 
quement l'anatomie  à  la  physiologie;  en  concevant  toujours  la 
détermination  des  organes  cérébraux  comme  le  complément, 
et  même  le  résultat,  de  l'étude  positive  des  fonctions  mentales 
et  morales.  Cette  marche  a  été  directement  érigée  ci-dessus  en 
type  général  de  la  saine  méthode  biologique,  dont  je  me  bor- 
nerai ici  à  développer  l'application  la  plus  caractéristique.  Si  la 
structure  d'un  appareil  quelconque  indique  rarement  ses  fonc- 
tions,  cela  est  surtout  vrai  du  cerveau,  envers  lequel  l'analyse 
étatique  conduira  toujours  à  des  opinions  inconciliables,  tant 
qu'elle  ne  sera  point  dirigée  par  une  vraie  théorie  dynamique. 
A.u  fond,  ce  sujet  n'a  jamais  comporté  que  la  méthode  subjec- 
tive, bien  ou  mal  employée.  Préférée  chez  les  disciples  deGall, 
elle  inspira  également  ses  adversaires,  même  ceux  qui  furent 
animés  de  sentiments  rétrogrades.  Les  localisations  tentées 
jusqu'ici  ne  sont,  pour  la  plupart,  insoutenables  que  faute  d'une 


672  SYSTÈME  DE  P0UT1QUE  POSITIVE. 

appréciation  assez  approfondie  de  l'existence  intellectuelle  et 
morale.  C'est  surtout  ainsi  qu'on  reconnaît  spécialement  l'im- 
possibilité de  bien  traiter  un  tel  problème  biologique  autrement 
que  d'après  la  sociologie,  seule  compétente  envers  ces  nobles 
fonctions.  La  nature  et  la  marche  des  facultés  et  des  penchants 
devant  être,  au  fond,  les  mêmes  chez  l'individu  que  dans  l'es- 
pèce, ce  dernier  cas  est  seul  assez  réel  et  assez  développé  pour 
les  caractériser.  On  ne  peut  ensuite  demander  à  la  saine  ob- 
servation personnelle  que  de  vérifier  les  lois  ainsi  dévoilées  par 
l'évolution  sociale.  Mais  cette  précieuse  confirmation  ne  saurait 
être  bien  instituée  qu'envers  les  animaux,  seul  cas  où  les  dis- 
positions innées  se  trouvent  assez  isolées  des  modifications 
acquises.  C'est  pourquoi  ce  sujet,  quoique  dominé  par  les  in- 
spirations sociologiques,  doit  être  ébauché  en  biologie,  afin 
d'y  mieux  assurer  la  juste  influence  des  notions  zoologiques. 
Quelque  peu  avancée  que  soit  encore  l'étude  intellectuelle  et 
morale  des  animaux,  elle  a  déjà  démontré  l'insuffisance  des 
théories  théologiques  sur  la  nature  humaine,  et  même  l'inanité 
des  diverses  hypothèses  métaphysiques  qu'on  tenta  d'y  sub- 
stituer. Elle  doit  aujourd'hui  seconder  la  construction  d'une 
doctrine  positive;  car  elle  est  aussi  propre  à  signaler  une  mul- 
tiplicité exagérée  qu'une  vicieuse  unité.  Dans  une  étude  où 
l'excitation  passionnée  vient  aggraver  la  complication  théorique, 
on  ne  saurait  prendre  trop  de  précautions  pour  consolider  à  la 
fois  l'impartialité  des  sentiments  et  la  rationalité  des  pensées. 
La  pleine  compétence  d'un  tel  critérium  repose  sur  ce  que  toutes 
nos  dispositions  vraiment  fondamentales  appartiennent  aussi 
aux  autres  animaux  supérieurs,  quelque  variés  qu'y  soient  leurs 
degrés.  Si  donc  l'appréciation  humaine  semblait  indiquer  des 
fonctions  élémentaires,  morales  ou  même  mentales,  auxquelles 
ces  types  zoologiques  ne  participeraient  aucunement,  on  de- 
vrait, par  cela  seul,  reconnaître  qu'on  a  vicieusement  traité 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      673 

comme  irréductibles  des  résultats  vraiment  composés.  Je  ne 
crains  pas  d'assurer  qu'une  meilleure  étude  directe  confirmerait 
toujours  la  justesse  spéciale  de  cette  rectification  indirecte.  C'est 
surtout  ainsi  que  j'ai  graduellement  amélioré  ma  théorie  céré- 
brale, pendant  les  trois  années  qui  ont  précédé  la  composition 
de  ce  Traité.  L'inspiration  sociologique,  contrôlée  par  l'appré- 
ciation zoologique  :  tel  est  donc  le  principe  général  de  cette 
construction  biologique. 

Quant  à  son  vrai  domaine,  il  importe  de  sentir  que  le  cerveau 
n'y  doit  jamais  être  considéré  isolément  de  l'ensemble  de  l'or- 
ganisme. A  cet  égard,  le  génie  trop  analytique  de  Gall  mérite 
de  justes  reproches,  qui  ne  sont  point  assez  atténués  par  un 
entraînement  naturel  à  exagérer  des  fonctions  méconnues  avant 
lui.  Vers  le  même  temps,  l'esprit  plus  synthétique  de  Cabanis 
maintenait,  dans  des  travaux  analogues,  l'intégrité  nécessaire 
des  conceptions  vitales,  alors  représentée  surtout  par  les  tra- 
ditions propres  à  l'école  de  Montpellier.  L'autorité  de  Gall 
ayant  beaucoup  accrédité  cette  déviation  logique,  trop  conforme 
d'ailleurs  aux  tendances  scientifiques  qui  prévalent  encore,  il 
faut  ici  la  rectifier  spécialement.  J'y  vais  donc  consacrer  un 
autre  éclaircissement  préparatoire  avant  de  procéder  à  l'expo- 
sition directe  de  ma  théorie  cérébrale,  résumée,  à  la  fin  de  ce 
volume,  par  un  tableau  systématique. 

Antérieurement  à  Gall,  les  physiologistes  n'étudiaient,  dans 
le  cerveau,  que  les  fonctions  immédiatement  liées  aux  deux 
ordres  élémentaires  de  relations  extérieures,  passives  pour 
sentir,  et  actives  pour  mouvoir.  Ils  méconnaissaient  ou  négli- 
geaient les  opérations  intermédiaires,  soit  intellectuelles,  soit 
affectives,  qui,  succédant  aux  sensations  ou  précédant  les  mou- 
vements, constituent  leur  lien  nécessaire.  Elles  étaient  encore 
niées  souvent  envers  les  animaux,  et  rapportées,  chez  l'homme, 
à  de  pures  entités,  ou  attribuées,  en  majeure  partie,  aux  vis- 


674  SYSTÈME  M  POLITIQUE  POSITIVE. 

cères  végétatifs.  Quelque*  naturalistes  judicieux,  et  surtout 
Georges  Leroy,  avaient  seuls,  d'après  une  observation  assidue, 
reconnu  l'égale  inanité  de  ces  diverses  hypothèses,  mais  sans 
pouvoir  y  substituer  aucune  conception  systématique.  Ges  fonc- 
tions intérieures  absorbèrent  les  méditations  du  fondateur  de 
la  vraie  physiologie  du  cerveau.  Il  sentit  dignement  le  double 
besoin  de  les  bien  distinguer  entre  elles  et  de  réunir  leur  en- 
semble dans  un  même  appareil.  Ces  deux  conditions  opposées, 
également  nécessaires  pour  constituer  la  véritable  unité  vitale, 
furent  enfin  conciliées  admirablement  par  la  décomposition 
fondamentale  du  cerveau  en  plusieurs  organes  intellectuels  et 
surtout  affectifs.  Mais  l'esprit  de  ce  grand  biologiste  n'était 
point  assez  synthétique,  ni  convenablement  préparé  par  uns 
forte  éducation  scientifique.  Il  accorda  une  attention  trop  ex- 
clusive aux  nobles  fonctions  qu'il  avait  irrévocablement  placées- 
au  sommet  de  l'organisme.  Sa  préoccupation  habituelle  alla 
même  jusqu'à  négliger  leur  relation  nécessaire  avec  les  fonc- 
tions extérieures  du  cerveau,  dont  il  réduisit  les  attributions 
directes  fort  au  delà  de  ce  qu'exigeait  la  juste  rectification  des 
exagérations  antérieures,  surtout  quant  aux  sens.  Il  dut  encore 
davantage  se  trouver  ainsi  entraîné  à  isoler  les  organes  intel- 
lectuels et  moraux  de  presque  tout  le  reste  de  l'organisme.  L'évi- 
dente réaction  mentale  et  affective  des  viscères  végétatifs,  con- 
sacrée par  d'antiques  notions ,   vagues   et  confuses ,  mais 
synthétiques,  se  trouva  donc  essentiellement  négligée,  même 
envers  le  cœur,  aussi  bien  que  l'influence  inverse.  Ce  double 
vice  souleva  contre  une  telle  théorie  de  nombreuses  et  actives 
réclamations,  dont  l'irrationnelle  exagération  n'altérait  pas  la 
légitimité  spontanée.  Suivant  une  coutume  trop  naturelle,  la 
plupart  des  disciples   de  Gall  n'imitèrent  que  ses  défauts. 
D'après  une  fâcheuse  dénomination,  qu'il  avait  soigneusement 
évitée,  ils  tentèrent  d'ériger  une  doctrine  cérébrale  entière- 


INTRODUCTION  FONDAMENTAUX  -r-  QfU^SJ^  TROISIÈME.      679» 

ment  séparée  de  la  physiologie  générale,  et  dès  lors  échue»  eu 
effet,  à  des  adeptes  spéciaux, .souvent  étrangers  à  toute  sé- 
rieuse préparation  scientifique,  k  xnéfflq  biologique.  C'est  sous 
cette  forme  qu'a  finalement  avogté.une  admirable  tentative,, 
qui  n'avait  pas  pu  être  d'abord»  instituée  suivant  ses  vraies  con- 
ditions fondamentales.  Mais,  saqs  avoir  réellement  fondé  au- 
cune théorie  spéciale,  elle  a  produit  une  puissante  impulsion 
générale,  qui,  dignement  systématisée,  conduira  bientôt  aune 
construction  inaltérable. 

D'après  une  telle  appréciation,  la  nouvelle  théorie  cérébrale 
doit  donc  être  essentiellement  synthétique,  en  ayant  toujours 
en  vue  l'ensemble  de  l'organisme.  Sa  subjectivité  directe  et 
avouée  la  rendra  naturellement  propre  h  bien  remplir  cette 
condition  fondamentale,  sans  laquelle  une  conception  destinée 
surtout  à  systématiser  l'unité  vitalç.  tendrait,  au  contraire^  à 
augmenter  la  dispersion  actuelle  des  notions  biologiques.  I<e 
contrôle  objectif  émané  dç  l'observation  géologique  assurera 
d'ailleurs  la  réalité  définitive  de  cette  construction  contre  les 
altérations  qu'y  pourrait  sugcijter  la  préoccupation  trop  exçlu: 
sive  d'une  telle  destination^  Il  faudra  y  constituer  d'abord  1* 
relation  immédiate  des  organes  moraux,et.  intellectuels  avec  les 
appareils  sensitifs  et  moteurs:  Mais  on  devra  y  réserver  ensuite 
un  mode  normal  pour  la  double  liaison  entre  le  cerveau  et  les 
viscères  végétatifs,  d'après  les  différents*  nerfe.  intermédiaires. 

L'ensemble  de  ces  indications  définit  asse*  les  principale? 
conditions  dynamiques  de  la  théorie  cérébrale  dont  j'avejs 
d'aoord  caractérisé  le  principe  logique*  Cependant,  son  institu- 
tion générale  ne  serait  pas  complètement  appréciée  si  je  n'y 
joignais  pas  sommairement  une  dernière  explication  préalable, 
spécialement  relative  à  sa  vraie  nature  statique*   « 

Quoique  les  anciens,  presque  dépourvus  d'anatomie,  aient 
souvent  deviné  les  agents  d'après  les  actes,  toute  tendance 


676  SYSTÈME  M  POUHQOB  F08RIVK. 

semblable  effraye  les  biologistes  modernes»  dont  la  marche 
trop  timide  repose  encore  sur  une  servile  imitation  de  la  mé- 
thode cosmologiqae.  Mais  l'impulsion  sociologique  relèraa 
leur  caractère  positif»  en  faisant  partent  prévaloir  dignement 
le  génie  subjectif,  sans  altérer  jamais  la  juste  influence  de  l'es- 
prit objectif.  La  tendance  à  déterminer  les  organes  d'après  les 
fonctions  est  tellement  conforme  à  la  nature  générale  de  la 
question  cérébrale  qu'elle  dirige  toujours  les  opérations  fan* 
tialee  de  tous  ceux  qui  traitent  un  tel  sujet,  quelles  que  soient 
ensuite  leurs  dissidences  logiques  et  scientifiques.  En  effet,  per- 
sonne ne  tenta  jamais  de  résoudre  autrement  le  premier  pro- 
blème positif»  qui  consiste  à  fixer  le  nombre  réel  des  organes. 
Dans  un  appareil  aussi  confus  que  l'est  le  carreau,  la  liaison  et 
même  l'homogénéité  des  parties  sont  plus  complétée  que  par- 
tout ailleurs,  comme  l'exige»  au  reste,  leur  plus  grande  ton» 
nexhé  dynamique.  C'est  pourquoi  sa  décomposition  généfab 
enorganesn^uraitjamaisétéKCoimuesisonétudeftttoiqoufi 
restée  purement  anatomique.  L'analyse  directe  des  fonctions 
correspondantes  a  pu  seule  indiquer,  et  même  établir»  ce  prin- 
cipe fondamental  de  la  vraie  théorie  cérébrale.  En  prolongeant 
davantage  ces  motifs  naturels,  on  explique  aisément  l'impossi- 
bilité constatée  de  déterminer  autrement  le  véritable  nombre 
de  ces  organes.  Toutes  lee  tentatives  pour  leur  dénombrement 
direct  n'ont  jamais  abouti  qu'à  des  débats  interminables,  dont 
la  seule  issue  résulte  d'une  juste  appréciation  des  actes  intellec- 
tuels et  moraux.  Si  Gall,  et  surtout  ses  disciples,  ont  trop  mul- 
tiplié les  organes  cérébraux,  c'est  foute  d'avoir  assex  profon- 
dément analysé  leurs  fonctions.  On  ne  peut  donc  élever  aucun 
doute  sérieux  sur  la  marche  qui  convient  à  cette  première  par- 
tie du  problème. 

Mais  un  tel  début  logique  engage  plus  que  ne  l'ont  pensé  jus- 
qu'ici tous  ceux  qui,  après  avoir  admis  ce  principe»  en  rejet- 


j 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      677 

tent  vainement  les  suites  nécessaires.  L'incompétence  reconnue 
de  la  pure  anatomie  envers  le  dénombrement  effectif  des  or- 
ganes cérébraux  doit  bientôt  conduire  à  sentir  aussi  son  im- 
puissance pour  la  seconde  partie  du  problème,  consistant  à 
déterminer  leur  situation  respective.  Suivant  le  lumineux  prin- 
cipe de  Gall ,  cette  disposition  doit  être  conforme  aux  vraies 
relations  des  fonctions  correspondantes,  afin  de  permettre 
l'harmonie  générale  du  cerveau.  De  là  résulte  la  pleine  légiti- 
mité de  la  méthode  subjective  en  un  tel  sujet,  qui ,  au  fond, 
ne  saurait  être  abordé  autrement;  car,  dans  cet  état  de  la 
question ,  la  méthode  objective  ne  trouverait  encore  aucune 
base.  A  la  vérité,  Gall  lui-même  semble  avoir  découvert  ces 
sièges  par  la  voie  anatomique,  quoiqu'il  déclare  l'y  avoir  em- 
ployée d'une  manière  purement  empirique.  Mais  je  ne  crains 
pas  d'assurer  qu'un  tel  récit  constitue  seulement  un  artifice 
didactique ,  pour  mieux  trancher  les  doutes  immédiats.  Sans 
examiner  ni  la  validité,  ni  même  l'opportunité,  de  ce  motif  se- 
cret, je  n'hésite  point  à  regarder  l'étude  directe  des  fonctions 
comme  ayant  autant  dirigé ,  chez  Gall ,  la  détermination  des 
sièges  que  le  dénombrement  des  organes.  D'après  ces  premières 
bases,  ses  disciples  ont  pu  quelquefois  procéder  objectivement 
envers  les  nouvelles  localisations  qu'ils  ont,  bien  ou  mal,  ajou- 
tées. Mais  cette  marche  était  évidemment  impossible  au  début, 
qui  ne  pouvait  être  que  subjectif.  Ainsi,  en  rectifiant  souvent 
les  opinions  de  Gall  à  ce  sujet,  je  ne  ferai,  au  fond,  que  mieux 
appliquer  le  mode  nécessaire  qui  dirigea  ses  méditations  origi- 
nales, quelles  que  furent  ensuite  les  formes  préférées  dans  son 
exposition  didactique. 

Cette  double  détermination  du  nombre  et  du  siège  des  or- 
ganes cérébraux  constitue,  à  mon  gré,  la  limite  naturelle  de 
la  méthode  subjective  en  un  tel  sujet,  du  moins  aujourd'hui. 
On  n'y  peut,  ce  me  semble,  immédiatement  ajouter  ainsi  que 


678.  éventa*  m  pour***  nmmt* 

quelques  indication*  générales  aur  tara  volumes  relatifs»  cefr 
fermement  A  l'énergie  reqpeetivedeefpj^ 
liait ces,  vagues aperçai ne  miraifeit  suffire  pou*  déteanftjiee 
réellement  le forme, ni  même  la grandeur  de  cee  organevl* 
méthode  objective»  qui  die  km  trouye  un©  base  rattonpiHfc 
détient  aeulo  compétents  envers  cette  taverne,  parti»  du  pwh 
UAma  général,  et,  *  plue,  forte  nriien,.  qnent  à  1*  ptructum 
préparaient  dite.  Héemnoin%  o^  gré  l'importance  réeH*  de** 
notéons  complémentaires*  nllns  .ne-  sert  i^lftffî^f  indienttn 
sables  ètl'applicetion  ofiisctive,  ta*  pratique  que  théorique,  de 
k  vraie  doctrine  cérébrale.  Je  vai*  ki  le,  construire,,  eam^ 
humant  aux  limitée  ectueUeida»  positivité  propre*  à  k  #e«ie 
méthode  qui  puisse  1*  fonder,  et  enlaisesnfà  mes  successm 
l'emploi  ultérieur  damai*  objectif  «vend  il  sert  devenu  eeftr 
vanaUe.  llaie  l'ensemble  de  ee  Traité  constatera  clairement* 
dès  le  volume  minai,  enver*las>plas  haute*  questionna  aarife 
logiques,,  le  puissance  immédiate; de. cette,  théorie  puteumt 
subjective  du  cerveau,  qui  déjà  m'a  souvent  guidé  aecrètemeet 
dans. le  discoure  préliminaire» 

Plus  synthétique  qu'aueun  autre,. ce. grand  problème  hiebh 
gîque  est  doue  caractérisé  par  une  intime  subordination  du 
conceptions  statiques  au  notions  dynamiques.  Ce*  deux  détfe 
minutions  graduelles  doivent  ici  s'accomplir  à  la  foie.,  hm 
principale  difficulté  commune  consiste  à  bien  classer  les  fou* 
tiens  intellectuelles  et  morales,  d'après  une  saine  appréciation 
de  l'ensemble  de  la  nature  humaine  et  animale.  Si  ce  classe- 
ment est  vraiment  positif,  il  tendra  bientôt  à  déterminer  à;la 
fois  le  nombre  et  le  siège  des  organes  cérébraux,  ûanamoe 
traité  philosophique,  je  signalai  déjà  l'importance  fondamen- 
tale de  cette  opération  initiale,  en  regrettant  que  Gall  l'ety 
trop  négligée.  Mais  alors  aucun  sujet  préliminaire»  menu 
celui-là ,  ne  devait  m'arrèter  qu'autant  que  l'exigeait  mog  s*y 


INTRODUCTION  POWUtfBNTAlE.  —  CHAPFIBE  TROISIÈME.      679. 

censton  graduelle  vers  lascieoce  finale,  qu'il  fallait  fonder 
avant  de  revenir  sur  les,  .systématisations  spéciales  qui  en  éma- 
neraient. Je  me  bornai  donc  à  l'appréciation  philosophique  des 
principaux  résultats  obtenus  par  Gall,  en  y  indiquant  quelque» 
rectifications  immédiates*  et  caractérisant  la  nature  générale  des, 
perfectionnements  essentiel»  qu'exigeait  encore  la  doctrine  cé- 
rébrale; Après  avoir  fondé  la  sociologie ,  et  constitué  ainsi  le 
positivisme ,  je  me  sentis  enfin  placé  irrévocablement  au  vrai, 
point  es  vue  systématique  envers  tous  les  sujets  scientifiques, 
dont  j'annonçai  même  la  révision  ultérieure,  en  terminant 
mon  ouvrage  fondamental.  Cette  révision  nécessaire  devait  na- 
turellement commencer  par  la  partie  supérieure  de  la  bio- 
logie ,  vu  son  intime  liaison  avec  le  Traité  actuel  »  promis  dès 
loors  comme  destiné  à  construira  dogmatiquement  la  science 
universelle,  dont  je  venais  de  poser- les  vrais  fondements.  Mais 
la  prépondérance  du  cœur  saut  l'esprit,  graduellement  émanée 
dans  ma  longue  élaboration»,  et  d^jà. érigée  en  principe  unique 
de  k  nouvelle  synthèse,  devait  d'abord  s'étabLir  complètement 
dans  ma.  propre  nature.  D  après  cette  longue  préparation,  une, 
sainte  affection  privée  détermina  bientôt  mon.  intime  régé- 
nération, par  une  influence,  hélas  1  trop  rapide,  mais  inal- 
térable. Ainsi  dégagé ,  le  premier ,  de  toute  tendance  révolu- 
tionnaire, je  me  sentis  désormais  appelé  k.  suivre  directement 
ma  mission  fondamentale  pour  la  reconstruction  systématique 
de  Tordre  intellectuel  et  moral.  C'est  alors  que  je  reconnus 
l'impossibilité  d'écrire  convenablement  œ  Traité  avant  d'avoir. 
assez  systématisé  la  grande  théorie  créée  par  Qall.  Après  l'essor 
nécessaire  de  la  plus  juste  douleur,  le  premier  résultat  philoso- 
phique de  ma  rénovation  finale  consista»  le  2  novembre  1846, 
dans  le  tableau  cérébral  placé  ci-dessous,  et  d'où  date  le 
cours  non  interrompu  de  ma  seconde  carrière  publique.  Cette 
classification  positive  des  fonctions  centrales  du  cerveau  n'a 


680  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

jamais  cessé  de  m 'occuper  ensuite,  soit  en  écrivant  mon  dis- 
cours préliminaire,  soit  pendant  les  deux  cours  positivistes, 
l'un  dogmatique,  l'autre  historique,  qui  l'ont  précédé  et  suivi. 
Dans  ces  trois  années,  j'ai  graduellement  perfectionné  ce 
tableau  systématique,  par  dix  rédactions  successives,  dont  la 
dernière  (du  4  janvier  1850)  me  semble  l'avoir  enfin  amené  i 
son  état  normal ,  d'après  lequel  je  vais  exposer  ma  théorie 
cérébrale. 

Toutes  ses  différences  essentielles  avec  la  doctrine  de  Oall 
résultent  d'un  tel  classement,  jusqu'alors  entièrement  inconnu, 
et  qui  ne  pouvait,  en  effet,  émaner  que  de  l'inspiration  socio- 
logique. Gall  n'avait  réellement  attaché  d'importance  qu'à  sa 
division  fondamentale  des  fonctions  centrales  en  affectives  et 
intellectuelles,  toujours  indiquée  par  l'instinct  universel,  et 
envers  laquelle  il  n'eut  d'autre  mérite  que  de  surmonter  les 
diverses  aberrations  théoriques  qui  neutralisaient  la  sagesse 
vulgaire.  Mais  ses  autres  distributions  furent  presque  arbitraires, 
soit  pour  les  aptitudes  mentales,  soit  même  quant  aux  ten- 
dances morales.  Sous  ce  dernier  aspect ,  je  dois  ici  spécifier 
sa  principale  erreur,  qui  m'a  longtemps  arrêté,  d'après  la 
juste  autorité  d'un  tel  penseur,  dont  je  n'avais  point  assez  ré- 
duit l'ascendant  dans  mon  traité  philosophique,  quand  j'y 
adoptai  sa  vaine  division  entre  les  penchants  et  les  sentiments. 
L'inanité  de  cette  distinction  se  manifeste  par  l'impossibilité  de 
l'appliquer  nettement  aux  diverses  fonctions  affectives.  Chacune 
d'elles,  en  effet,  constitue  un  vrai  penchant  quand  elle  devient 
active  et  un  simple  sentiment  tant  qu'elle  reste  passive.  Il  n'y  a 
donc  là  de  réel  que  la  distinction  nécessaire  entre  les  deux 
modes  alternatifs  de  toute  force  positive ,  principalement  vi- 
tale, et  surtout  animale.  Ces  deux  états  alternent  aussi  dans 
les  fonctions  mentales,  mais  sans  y  susciter  des  noms  caracté- 
ristiques, qui  conviennent  seulement  envers  les  fonctions  mo- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      681 

raies,  d'après  leur  énergie  supérieure»  d'où  résultent  entre 
eux  des  différences  plus  sensibles. 

Une  telle  distinction  rendait  impossible  le  vrai  classement 
cérébral.  Quand  je  l'eus  pleinement  écartée,  je  ne  conservai 
de  Gall  que  la  division  fondamentale»  en  sanctionnant,  encore 
plus  systématiquement  que  lui»  la  différence  vulgaire  entre 
Yesprit  et  le  cœur.  A  cet  .égard,  mon  propre  travail  ne  com- 
porte d'autre  mérite  que  de  consolider  et  développer  le  ser- 
vice, trop  peu  apprécié,  que  rendit  ce  philosophe  en  procu- 
rant, le  premier,  une  haute  consistance  théorique  à  cette  grande 
notion  pratique.  La  prépondérance  du  cœur  sur  l'esprit  devint 
ainsi  un  dogme  positif  de  la  science  moderne,  de  manière  à  ne 
plus  redouter  les  discussions  sophistiques.  Sans  doute,  la  so- 
ciologie peut  seule  l'établir  pleinement,  comme  base  néces- 
saire de  la  vraie  religion.  Mais  ce  dogme  fondamental  doit 
d'abord  être  ébauché  en  biologie ,  où  l'ensemble  de  l'anima- 
lité le  manifeste  spontanément,  sans  qu'une  telle  source  per- 
mette de  soupçonner  aucune  affectation  morale.  Cette  pré- 
pondérance est  nettement  représentée,  dans  ma  classification 
cérébrale,  par  le  nombre  respectif  des  fonctions  élémentaires 
ou  de  leurs  organes  propres.  En  effet,  le  cœur  y  fournit  treize 
éléments,  statiques  ou  dynamiques,  et  l'esprit  cinq  seulement» 
On  doit  même  reconnaître  que  les  organes  moraux  sont,  en 
général,  plus  volumineux  que  les  organes  intellectuels  ;  ce  qui 
achève  de  caractériser  anatomiquement  l'énergie  supérieure 
des  attributs  correspondants. 

En  adoptant  cette  principale  division  dynamique  de  Gall,  on 
est  bientôt  conduit  à  admettre  aussi  la  répartition  statique  par 
laquelle  il  Ta  complétée  et  consolidée.  Sa  démonstration  à  cet 
égard  sera  jugée  irrécusable  par  quiconque  en  appréciera  l'en- 
semble ,  sans  s'y  arrêter  à  aucune  localisation  spéciale.  J'y 
dois  seulement  ajouter  que  ma  méthode  subjective  aurait  con- 


682  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

duit  plus  directement  au  même  résultat.  En  effet,  cette  marche 
ne  constitue  jamais,  au  fond,  que  Inapplication  logique  du  ré- 
gime relatif,  qui  permet,  ou  plutôt  prescrit,  de  construire 
toujours  la  plus  simple  hypothèse  compatible  avec  l'ensemble 
des  phénomènes.  C'est  surtout  en  cela  que  j'ai  fait  consister 
partout  le  véritable  esprit  scientifique,  même  en  mathématique. 
Or,  dans  ce  premier  état  du  problème  cérébral,  il  n'y  a  encore 
de  connus  que  les  deux  appareils  extérieurs,  l'un  sensitif, 
l'autre  moteur,  entre  lesquels  le  cerveau  central  doit  instituer 
une  liaison  statique,  en  harmonie  avec  les  fonctions  corres- 
pondantes. A  ces  deux  termes  extrêmes  de  la  constitution  cé- 
rébrale, doivent  donc  se  subordonner  les  deux  parties  géné- 
rales de  l'appareil  moyen.  On  est  ainsi  conduit  à  placer  en  awrt 
les  organes  intellectuels,  pour  être  mieux  liés  aux  principiix 
appareils  sensitife,  dont  leur  office  intérieur  ne  fait  que  con- 
centrer et  compléter  les  opérations  extérieures.  Tout  le  reste  du 
cerveau  échoit  ainsi  aux  fonctions  affectives,  qui  ne  produisent 
immédiatement  que  des  instincts,  sans  aucune  connaissance 
directe  du  dehors.  Cette  double  détermination  se  trouve  con- 
firmée par  l'obligation  inverse  de  placer  surtout  en  arrière  les 
organes  moraux,  afin  de  faciliter  leur  influence  sur  les  princi- 
paux appareils  moteurs,  loin  desquels  doivent  siéger  les  opé- 
rations mentales,  qui  ne  commandent,  par  elles-mêmes,  aucun 
mouvement.  Le  plein  concours  spontané  de  ces  deux  condi- 
tions fondamentales  me  semble  dissiper  toute  incertitude  envers 
ce  début  de  la  démonstration  subjective. 

Tel  est  donc  le  point  de  départ  commun  à  la  nouvelle  théorie 
cérébrale  et  à  l'ancienne.  Au  delà,  elles  divergent  essentielle- 
ment, sauf  des  coïncidences  partielles;  puisque  je  viens  d'écarter 
la  principale  division  à  laquelle  Gall  assujettissait  les  fonctions 
affectives  :  sa  distribution  intellectuelle  se  trouve  d'ailleurs 
encore  plus  vicieuse,  comme  je  le  ferai  bientôt  sentir.  Je  dois 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAWTRE  TROISIÈME.      683 

ici  expliquer  davantage  l'importance  de  cette  base  commune, 
où  la  méthode  sociologique  se  borne  à  systématiser  le  résultat 
général  de  l'induction  biologique.  Gar  il  y  faut  déjà  caracté- 
riser l'harmonie  vraiment  fondamentale  entre  Y  esprit  et  le 
cctur,  dont  l'ensemble  peut  être  utilement  désigné  sous  le  nom 
A9 âme;  en  adaptant  à  la  raison  moderne  ce  vieux  terme,  aussi 
précieux  que  les  deux  autres,  et  non  moins  purifié  aujourd'hui 
de  toute  acception  mystique.  Hais,  auparavant,  il  convient 
d'établir  la  vraie  division  principale  des  fonctions  morales  en 
affectives  proprement  dites,  et  actives  ou  pratiques.  En  effet, 
les  unes  précèdent  et  les  autres  suivent  l'office  intellectuel, dans 
la  marche  normale  des  opérations  humaines  ou  animales  ;  en 
sorte  que  la  relation  naturelle  entre  le  cœur  et  l'esprit  ne  peut 
être  bien  appréciée  sans  une  telle  distinction  préalable. 

Mon  traité  philosophique  a  souvent  insisté,  même  envers 
les  notions  cosmologiques,  sur  le  besoin  rationnel  de  ratta- 
cher toujours  les  grandes  conceptions  théoriques  aux  inspi- 
rations unanimes  de  la  sagesse  pratique,  dont  la  véritable 
science  ne  constitue  jamais  qu'un  prolongement  systématique. 
Cette  maxime  universelle  doit  surtout  convenir  aux  études 
morales,  à  l'égard  desquelles  la  raison  commune  est  mieux 
exercée,  tandis  que  l'esprit  dogmatique  s'y  trouve  moins  pré- 
paré jusqu'ici.  Aucun  penseur  ne  sentit  autant  que  Gall  la  valeur 
d'une  telle  assistance  scientifique  :  néanmoins,  il  n'y  recourut 
pas  assez.  En  la  consultant  davantage,  il  aurait  évité  sa  vicieuse 
opposition  des  penchants  aux  sentiments,  et  reconnu  déjà  la 
division  que  j'y  substitue  ici,  d'après  cette  respectable  source 
spontanée  de  toute  vraie  notion  scientifique.  Gar  la  sagesse 
vulgaire  a,  depuis  longtemps,  prononcé  à  cet  égard  par  son 
interprète  naturel,  le  langage,  dont  l'évolution  émane  essen- 
tiellement du  peuple.  La  distinction  proposée  s'y  trouve  nette- 
ment indiquée  sous  deux  formes  équivalentes,  chacune  fort 


684  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

usitée,  surtout  en  français  :  le  double  sens  moral  du  mot  cœur, 
et  la  principale  acception  du  mot  caractère.  En  effet,  le  premier 
nous  désigne,  moralement,  tantôt  l'affection  qui  dispose  à  agir, 
et  tantôt  la  force  qui  dirige  l'action  réelle  ;  le  motif  métapho- 
rique convient  également  aux  deux  cas,  suivant  que  Ton  con- 
sidère l'intention  ou  l'exécution.  Cette  distinction  se  manifeste 
surtout  dans  la  comparaison  morale  des  deux  sexes,  où  le  mot 
cosur  désigne  alternativement  tendresse  et  énergie.  D'une  autre 
part,  l'acception  morale  qui  convient  le  mieux  au  mot  caractère, 
celle  qu'il  offre  quand  il  se  trouve  isolé,  se  rapporte  certaine- 
ment à  l'ensemble  des  qualités  pratiques,  d'où  dépend  immé- 
diatement tout  résultat  effectif,  même  chez  les  penseurs.  Par 
une  telle  métaphore,  la  raison  publique  proclame  dignement 
que  chaque  individualité  se  trouve  finalement  constituée  par  les 
conditions  d'activité,  sans  lesquelles  tous  les  autres  attributs, 
intellectuels  et  même  moraux,  deviendraient  inutiles  à  l'homme 
ou  à  l'animal. 

On  ne  saurait  donc  méconnaître  l'intime  réalité  de  la  divi- 
sion spontanée  que  j'introduis  systématiquement  dans  la  phy- 
siologie cérébrale.  Elle  y  désignera  toujours  la  distinction  in- 
dispensable entre  les  tendances  qui  déterminent  les  motifs 
d'action,  et  les  aptitudes  à  exécuter  les1  desseins  arrêtés.  Les 
premières,  plus  spontanées,  n'admettent  la  consultation  spé- 
culative qu'afin  d'apprécier  la  convenance  des  désirs  :  les  autres 
ont  toujours  besoin  de  connaître  le  but  extérieur,  pour  accom- 
plir l'acte  voulu.  Celles-ci  sont  donc  plus  liées  aux  fonctions 
intellectuelles.  Ainsi,  leur  siège  cérébral  doit  être  essentielle- 
ment moyen,  et  même  plus  rapproché  de  la  région  frontale 
que  du  cervelet.  Cette  disposition  générale  va  devenir  plus  pré- 
cise, quand  j'aurai  déterminé  les  éléments  respectifs  de  chaque 
groupe. 

Voilà  donc  un  second  pas  essentiel  dans  la  construction  du 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      685 

traité  positif,  à  la  fois  statique  et  dynamique,  de  l'âme  hu- 
maine ou  animale.  Composée  d'abord  de  cœur  et  d'esprit,  elle 
nous  offre  maintenant  la  succession  normale  du  cœur  propre- 
ment dit,  de  l'esprit,  et  du  caractère,  d'après  la  division  natu- 
relle des  fonctions  morales  en  moteurs  affectifs  et  aptitudes 
actives.  Dans  cette  décomposition  nouvelle,  le  nom  principal 
reste  aux  attributs  les  plus  essentiels,  suivant  les  règles  ordi- 
naires du  langage.  La  conception  théorique  demeure  binaire, 
tant  qu'on  n'y  considère  que  l'économie  totale,  qui  constitue 
alors  une  combinaison  irréductible.  Mais  elle  devient  ternaire, 
quand  on  veut  s'y  représenter  la  marche  générale  d'un  tel  en- 
semble, comme  l'exige  toute  progression  logique.  Sous  ce 
dernier  mode,  qui  est  le  plus  usuel,  la  théorie  statique  consiste 
à  répartir  le  cerveau  entre  les  trois  groupes  de  fonctions  inté- 
rieures, en  assignant  sa  principale  masse,  surtout  postérieure, 
au  sentiment,  son  extrémité  antérieure  à  l'intelligence,  et  sa 
partie  moyenne  à  l'activité.  Pour  préciser  déjà  cet  aperçu 
général,  je  dois  annoncer,  par  anticipation,  que,  dans  mes  dix- 
huit  éléments  de  l'âme,  dix  appartiennent  au  cœur,  cinq  à  l'es- 
prit, et  trois  au  caractère. 

Cet  état  synthétique  de  la  doctrine  cérébrale  permet  de  mieux 
apprécier  la  constitution  fondamentale  de  l'âme,  sans  s'y  préoc- 
cuper d'aucun  détail  statique,  ni  même  dynamique.  Il  caracté- 
rise directement  l'harmonie  générale  entre  la  vie  affective,  la 
vie  spéculative,  et  la  vie  active,  en  ce  qu'elle  offre  de  commun 
à  toutes  les  natures  animales.  Le  sentiment  ou  instinct  y  ressort 
aussitôt  comme  le  centre  essentiel  de  l'existence  morale,  qui 
sans  lui  ne  comporterait  aucune  unité.  Par  l'intelligence  et  l'ac- 
tivité, l'être  animé  se  trouve  en  relation  directe  avec  les  corps 
extérieurs,  soit  pour  les  connaître,  soit  pour  les  modifier.  A 
cet  effet,  les  deux  régions  correspondantes  du  cerveau  sont 
respectivement  liées  aux  appareils  sensitifs  et  locomoteurs.  Je 

48 


686  SYSTÈME  DE.  POUTIQCR  PÛSmVC. 

conçois,  au  contraire,  sa  région  affective  comme  habituellement 
dépourvue  de  relations  immédiates  avec  ces  instruments  exté- 
rieurs d'appréciation  ou  d'action.  Elle  ne  communique  directe- 
ment qu'aux  deux  autres  régions  cérébrales,  qui  seules  la  ratta- 
chent indirectement  au  dehors.  C'est  ainsi  qu'elle  reçoit  les  un- 
pressions  d'où  dépendent  ses  propres  émotions,  et  qu'elle 
transmet  les  impulsions  émanées  de  ses  désirs  spontanés.  Las 
mêmes  moyens  de  communication  doivent  aussi  lui  servir  en 
sens  inverse,  soit  pour  stimuler  les  fonctions  spéculatives,  soit 
pour  être  réexcitée  par  les  actes  pratiques.  On  ignorera  proba- 
blement toujours  en  quoi  consistent  ces  deux  ordres  de  liant 
cérébraux,  qui  ne  sont  pas  des  nerib  proprement  dits  avec  enve- 
loppes fibreuses;  mais  il  importe  peu.  de.  les  connaître  spécia* 
lement. 

La  spontanéité  animale  on  humaine  réside  donc  surtout  dj«s 
la  région  affective  du  cerveau,  la  moins  dépendante  de  tous  rap- 
ports extérieurs.  A.  la  vérité,  chacune  des  deux  autres  a  aaan 
des  tendances  nécessaires  qui  lui  sont  propres,  comme  l'exige  h 
première  loi  d'animalité.  Gela  n'est  point  douteux  même  envers 
la  région  spéculative,  quoiqu'elle  soit  la  moins  énergique. 
Elle  éprouve  certainement  la  besoin  d'un  exercice  direct,  qui 
lui  procure  une  satisfaction  immédiate,  indépendante  de  toute 
destination.  Tous  les  animaux  supérieurs  en  offrent  des  preuves 
irrécusables,  quand  leur  existence  matérielle  se  trouve  assez  ga- 
rantie pour  ne  pas  les  préoccuper  constamment.  Il  serait  super- 
flu d'y  démontrer  une  telle  spontanéité  envers  les  fonctions 
actives,  dont  l'exercice  propre  y  suscite  des  besoins  beaucoup 
plus  prononcés.  C'est  surtout  à  leur  insuffisante  satisfaction  que 
s'y  rapporte  l'important  phénomène  de  Y  ennui,  bien  plus  qu'aux 
tendances  spéculatives,  comme  Georges  Leroy  l'a  judicieuse* 
ment  reconnu.  A  mesure  que  l'animalité  s'élève  davantage,  ces 
besoins  directs  de  l'intelligence  et  de  l'activité  acquièrent 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHANTRE  TROISIÈME.      687 

aussi  plus  d'importance,  même  dans  l'existence  solitaire. 
Néanmoins,  en  aucun  cas,  sans  excepter  notre  espèce,  ils  ne 
sauraient  devenir  habituellement  les  moteurs  essentiels  de 
l'être,  dont  l'unité  réelle  dépend  toujours  d'une  affection 
quelconque. 

Cette  notion  fondamentale  ne  fût  jamais  contestée  sérieuse- 
ment quant  à  l'activité,  qui  ne  produirait  qu'une  agitation  dés- 
ordonnée, entraînant  bientôt  une  profonde  lassitude,  si  son 
principal  exercice  était  purement  spontané,  sans  aucun  but 
affectif.  Mais,  par  un  contraste  qui  d'abord  semble  paradoxal, 
on  a  souvent  méconnu  la  nécessité  humaine  d'une  semblable 
impulsion  morale  envers  l'intelligence ,,  malgré  son  énergie 
beaucoup  moindre.  On  explique  aisément  cette  apparente  con- 
tradiction, en  remarquant  que  la  transmission  sociale,  princi- 
pale distinction  de  notre  espèce,  dépend  surtout  de  l'esprit,  qui 
se  trouve  ainsi  appelé  à  un  fréquent  exercice  spécial.  Chea  les 
animaux,  où  cet  office  ne  se  développe  pas,  personne  n'hésite 
à  regarder  k  spéculation  comme  essentiellement  subordonné* 
à  l'affection,  qui  d'ailleurs  s'y  trouve  plus  circonscrite  et  dès' 
lors  mieux  appréciable»  Ainsi  guidée  par  fa  biologie,  l'étude 
générale  de  l'âme  peut  reprendre  l'appréciation  du  cas  social 
sans  y  commettre  aucune  méprise.  On  reconnaît  alors  que 
l'exercice  intellectuel  n'aboutirait  qu'à  de  vagues  et  incohé- 
rentes contemplations,  devenues  bientôt  fatigantes,  s'il  n'était 
point  habituellement  subordonné  à  une  destination  affective.  Il 
n'y  a  de  variété  réelle,  à  cet  égard,  que  quant  à  la  nature 
du  moteur  moral,  tantôt  personnel,  tantôt  social.  Son  im^ 
pulsion  continue  n'est  pas  seulement  indispensable  pour  diriger 
et  coordonner  l'exercice  intellectuel.  C'est  d'elle  aussi  que  dé-* 
pend  toujours  l'attention  ou  contention  qu'il  exige,  même  dans 
ses  moindres  opérations.  Le  langage  usuel,  fidèle  dépositaire 
spontané  de  la  sagesse  universelle,  manifeste  souvent  cette  M- 


688  SYSTÈME  DS  POLITIQUE  POSITIVE. 

lation  nécessaire,  par  beaucoup  de  formules  familières,  rela- 
tives surtout  au  besoin  naturel  d'aimer,  soi  ou  autrui,  pour  con- 
templer et  méditer  avec  fruit.  Cet  arrêt  populaire  a  toujours 
surmonté  les  orgueilleuses  rêveries  des  théoriciens  sur  la  sponta- 
néité de  nos  principales  spéculations.  Sans  méconnaître  l'attrait 
direct  des  opérations  mentales,  on  reconnaît  ainsi  que  leur 
essor  énergique  et  soutenu  ne  se  développe  jamais  que  pour 
éclairer  l'activité  commandée  par  une  passion  quelconque.  En 
un  mot,  l'harmonie  fondamentale  de  l'âme,  tant  humaine  qu'a- 
nimale, se  trouve  toujours  caractérisée  exactement  dans  le  vers 
systématique  qui  borde  ici  mon  tableau  final  : 

Agir  par  affection,  et  penser  pour  agir. 

Au  point  de  vue  biologique,  cette  grande  notion  ne  comporte 
aucune  incertitude,  vu  le  faible  développement  de  l'intelligence 
solitaire  et  la  haute  prépondérance  des  appétits  animaux.  Mais 
son  principal  essor  appartient  néanmoins  à  la  sociologie,  quoi- 
que son  appréciation  s'y  trouve  moins  facile.  Puisque  le  progrès 
ne  saurait  jamais  consister  que  dans  l'évolution  de  Tordre,  il 
faut  bien  que  le  besoin  de  l'affection,  pour  diriger  à  la  fois  la 
spéculation  et  l'action,  augmente  en  s'élevant  à  une  plus  noble 
espèce,  et  se  développe  en  même  temps  qu'elle.  Sans  un  tel 
concours,  le  principe  d'unité  aurait  moins  d'énergie  à  mesure 
que  le  consensus  devient  plus  difficile  et  plus  urgent,  par  suite 
de  tendances  plus  diverses  et  plus  vives.  Or,  au  contraire,  l'u- 
nité vitale  so  perfectionne  tandis  que  l'existence  s'ennoblit.  C'est 
pourquoi  la  principale  explication  de  cette  harmonie  fondamen- 
tale de  l'âme  est  naturellement  réservée  au  volume  suivant, 
quoique  sa  première  ébauche  dût  se  trouver  ici.  On  peut  déjà 
apprécier  aisément  combien  la  sociologie  procure  seule  une 
consistance  décisive  à  de  telles  notions  biologiqnes,  en  remar- 
quant leur  faible  efficacité  chez  Gall.  Malgré  son  appréciation 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      689 

réelle  de  l'harmonie  animale,  il  n'a  pu  rectifier,  à  cet  égard,  de 
graves  aberrations  théoriques,  et  lui-même  a  trop  peu  senti  la 
portée  d'une  semblable  notion.  Elle  ne  devient  pleinement  ap- 
préciable qu'envers  l'existence  sociale,  où  un  plus  grand  be- 
soin de  l'unité  fait  seul  ressortir  assez  l'unique  source  de  tout 
consensus  moral. 

Pour  achever  de  comprendre  cette  prépondérance  naturelle 
de  l'affection  sur  la  spéculation  et  l'action,  il  suffit  ici  de  les 
comparer  aussi  quant  à  l'intermittence  nécessaire  qui  caracté- 
rise tous  les  attributs  d'animalité.  Les  trois  ordres  de  fonctions 
centrales  du  cerveau  sont  certainement  assujettis  à  cette  loi 
universelle,  comme  ses  deux  classes  de  fonctions  extérieures. 
On  éprouve  d'abord  un  grand  embarras  à  concilier  cette  alter- 
native nécessaire  d'action  et  de  repos  avec  la  continuité,  du 
moins  partielle  ou  temporaire,  qu'exige  l'efficacité  des  opéra- 
tions quelconquee.  Mais  la  symétrie  constante  des  organes  cor- 
respondants vient  bientôt  résoudre  cette  difficulté  générale,  en 
étendant  au  dedans  l'alternance,  évidente  au  dehors,  entre  les 
deux  moitiés,  droite  et  gauche,  de  chaque  appareil  animal. 
Bichat,  le  premier,  érigea  cette  symétrie  en  caractère  statique 
de  l'animalité,  sans  toutefois  apprécier  assez  sa  liaison  naturelle 
avec  la  loi  de  l'intermittence.  Gall  commença  seul  à  sentir  di- 
gnement cette  connexité,  dont  je  complète  ici  l'appréciation 
dogmatique.  Je  dois,  à  cet  effet,  signaler  une  distinction  essen- 
tielle entre  la  région  affective  du  cerveau  et  les  deux  autres. 
La  relation  directe  de  celles-ci  avec  les  appareils  extérieurs,  de 
sensation  ou  demouvement,  les  assujettit,  presqu'au tant  qu'eux, 
à  la  loi  d'intermittence.  Mais,  le  consensus  total  dépendant  sur- 
tout de  la  vie  affective,  son  siège  cérébral  exige  une  activité 
plus  soutenue.  Je  le  regarde,  en  effet,  comme  ne  se  reposant 
jamais  en  totalité,  sauf  l'alternance  des  parties  symétriques.  En 
suspendant  les  impressions  extérieures  et  les  mouvements  qui 


<HW  SYSfÉME  DE  POUTIQeB  POSHIV*. 

•Y  rapportent,  le  sommeil  doit  périodiquement  engourdir  les 
deux  autres  régions  du  cerveau.  Mais  «a  masse  affective  veille 
toujours,  pour  maintenir  l'unité  et  la  continuité  de  chaque  exis- 
tence animale.  Il  faut,  en  outre,  conserver  alors  l'assistance  cé- 
rébrale propre  aux  fonctions  végétatives,  qui  sont  en  relation 
directe  et  spéciale  avec  les  principaux  instincts.  A  ce  double 
titre,  cette  région  du  cerveau  peut  même  fonctionner  davantage 
dans  le  sommeil  que  pendant  la  veille*  d'après  le  repos  des 
deux  autres.  Seulement,  l'inertie  de  celles-ci  permet  rarement 
la  manifestation  de  telles  opérations  affectives,  qui  ne  laissent 
presque  jamais  de  traces  distinctes  et  durables.  Dans  les  rêves 
ou  délires  qui  comportent  cette  appréciation,  elle  fournit  k 
meilleur  indice  des  inclinations  dominantes,  alors  libres  de  toute 
contrainte  extérieur^. 

Ainsi,  une  étude  systématique  confirme  enfin  la  maxime 
spontanée  que  le  cœur  m'inspira  pour  l'épigraphe  particulière 
de  mon  discours  préliminaire  :  on  se  lasse  de  penser,  et  même 
d'agir  ;  jamais  on  ne  se  lasse  d'aimer.  Telle  est  la  solution  na» 
torelle  que  la  théorie  positive  de  l'Ame  fournit  envers  la  célèbre 
question  si  vainement  agitée  entre  les  métaphysiciens,  sur  l'in- 
termittence ou  la  continuité  des  plus  hautes  fonctions  vitales. 
Il  y  a,  en  effet,  suspension  périodique,  d'ailleurs  partielle  ou 
totale,  dans  les  fonctions  spéculatives  et  actives  du  cerveau, 
d'après  leur  liaison  constante  avec  les  appareils  extérieurs,  de 
sensation  ou  de  mouvement,  directement  soumis  à  la  discon- 
tinuité. Mais,  immédiatement  isolée  du  dehors,  la  région  céré- 
brale prépondérante  peut  et  doit  fonctionner  sans  cesse,  par 
alternance  symétrique.  La  vie  affective  constitue  donc  double- 
ment l'unité  de  l'âme  humaine  ou  animale,  soit  comme  prin- 
cipe du  consensus,  soit  comme  source  de  la  continuité. 

D'après  cette  appréciation  fondamentale,  il  faut  maintenant 
poursuivre  la  construction  directe  de  ma  théorie  cérébrale,  en 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  • —  CHAPITRE  TROISIÈME.     601 

y  spécifiant  peu  à  peu  ces  fonctions  prépondérantes,  dont  j'ai 
seulement  caractérisé  l'ensemble.  Leur  analyse  positive  doit 
précéder,  et  même  diriger,  celles  de  l'intelligence  et  de  l'ac- 
tivité. 

Cette  vie  affective,  qui  domine  et  coordonne  toute  l'exis- 
tence, se  décompose  d'abord  en  personnalité  et  sociabilité.  À 
la  vérité,  la  première  anime  seule  les  êtres  inférieurs,  jusqu'au 
degré  zoologique  où  commence  l'entière  séparation  des  sexes. 
Mais  la  seconde  s'y  joint  toujours  chez  la  plupart  des  animaux 
supérieurs,  tout  comme  dans  l'homme,  quoique  avec  un  moin- 
dre développement.  J'ai  déjà  remarqué  qu'il  en  résulte  deux 
modes  très-distincts  pour  l'unité  de  chaque  être,  par  égoïsme 
ou  par  altruisme;  et  j'ai  expliqué  comment  le  plein  essor  de 
ce  dernier  régime  appartient  à  notre  seule  espèce.  Malgré  ce 
privilège  nécessaire,  la  lutte  élémentaire  des  deux  moteurs  af- 
fectifs, tant  célébrée  envers  la  nature  humaine,  ne  lui  est  point 
particulière.  Elle  existe  aussi  sans  équivoque,  quoique  avec 
moins  d'intensité,  et  surtout  de  continuité,  chez  tous  les  prin- 
cipaux types  d'animalité.  La  biologie  doit  donc  en  ébaucher 
l'étude  scientifique,  mais  en  réservant  à  la  sociologie  sa  théo- 
rie systématique,  qui  s'y  fonde  sur  l'appréciation  directe  du  cas 
le  plus  prononcé. 

Un  tel  dualisme  affectif  ne  comporte  jamais  une  véritable 
équivalence  entre  ces  deux  éléments  généraux,  dont  l'un  pré- 
vaut nécessairement,  de  manière  à  constituer  l'unité  totale,  qui 
ne  saurait  s'établir  autrement.  Sans  détruire  ni  neutraliser  la 
sociabilité,  la  personnalité  tend  ordinairement  à  la  dominer, 
même  chez  notre  espèce,  quand  l'être  puise  en  lui  seul  ses 
principes  de  conduite.  Cette  prépondérance  est,  en  effet,  né- 
cessaire pour  que  la  vie  animale  atteigne  assez  sa  destination 
individuelle,  toujours  relative  à  l'existence  végétative,  dont  les 
besoins  continus  et  irrésistibles  impriment  seuls  une  direction 


692  SYSTÈME  DR  POUIfQUS  POSITIVE. 

fixe  aux  fonctions  supérieures.  Au  fond,  ees  mêmes  exigences 
inférieures  continuent  à  dominer  notre  propre  espèce,  mais 
suivant  un  mode  indirect,  qui  tend  au  régime  opposé,  lorsque 
chacun  vit  surtout  pour  les  autres.  Car,  si  la  conservation  fon- 
damentale ne  suscitait  aucuns  besoins  personnel»,  notre  exis- 
tence collective  serait  autant  dépourvue  de  direction  fixe  et  de 
caractère  déterminé  que  chaque  vie  individuelle.  De  là  résulte 
le  grand  problème  humain,  déjà  posé  par  mon  discours  préli- 
minaire, et  auquel  est  consacré  l'ensemble  de  ce  traité  :  subor- 
donner, autant  que  possible,  la  personnalité  à  la  sociabilité,  en 
rapportant  tout  à  l'Humanité.  L'état  social  tend  toujours  vers 
cette  inversion  radicale  de  l'économie  individuelle,  parce  qu'il 
développe  nécessairement  le  plus  faible  instinct  et  comprime  le 
plus  énergique.  Quoiqu'une  telle  tendance  ne  puisse  devenir  et 
ficaoe  que  dans  notre  espèce,  d'après  les  motifs  que  j'ai  expli- 
qués, j'ai  aussi  démontré  qu'elle  appartient  à  toutes  les  rscsi 
supérieures,  dont  chacune  formerait  spontanément  un  Grand- 
Être,  si  sa  situation  totale  le  permettait.  Il  faut  donc  conce- 
voir ce  conflit  permanent  entre  la  sociabilité  et  la  personnalité 
comme  la  base  naturelle  d'une  vraie  théorie  générale  de  la  vie 
affective,  dont  l'ébauche  appartient  à  la  biologie  et  l'essor  dé- 
cisif à  la  science  finale. 

Tel  est  le  début  fondamental  du  classement  positif  des  divers 
penchants  élémentaires,  suivant  leur  énergie  décroissante  et 
leur  dignité  croissante.  On  reconnaît  déjà  que  son  principe  coïn- 
cide essentiellement  avec  la  lot  universelle  à  laquelle  j'ai  ra- 
mené toutes  les  classifications  réelles,  en  commençant  parcelle 
des  différentes  sciences  abstraites,  d'après  la  moindre  généralité 
et  la  complication  graduelle.  Dans  cette  nouvelle  application  de 
ma  règle  taxonomique,  il  s'agit  de  décomposer  peu  à  peu, 
d'abord  la  personnalité,  puis  la  sociabilité,  en  penchants  vrai- 
ment irréductibles,  dont  la  succession  totale  développe  entière- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      693 

ment  la  progression  ou  je  viens  de  poser  les  deux  termes  ex- 
trêmes. Entre  l'égoïsme  complet  et  le  pur  altruisme,  il  faut 
intercaler  les  diverses  affections  intermédiaires,  en  procédant 
toujours  par  décomposition  binaire.  Suivant  l'esprit  général  de 
notre  méthode  subjective,  l'appréciation  continuera  d'être  dy- 
namique au  début  pour  devenir  enfin  statique. 

Ce  précepte  logique  m'oblige  d'abord  à  compléter  l'indica- 
tion générale  de  la  progression  affective,  en  déterminant  les 
sièges  collectifs  dos  deux  états  extrêmes.  Mais  l'ensemble  de 
cette  détermination  n'offre  ici  aucune  grave  difficulté  d'après 
les  notions  précédentes  sur  l'harmonie  fondamentale  de  l'âme. 
D'ailleurs,  le  résultat  mérite  d'autant  plus  de  confiance  qu'il 
s'accorde  essentiellement  avec  les  inspirationsprimitives  de  Gall, 
dont  le  génie  surmonta  si  souvent  les  vices  de  sa  méthode.  Nous 
avons  déjà  reconnu  que  les  fonctions  cérébrales  deviennent  plus 
élevées  et  moins  énergiques  en  procédant  d'arrière  en  avant. 
Par  ce  seul  motif,  on  est  donc  conduit  à  réserver  l'extrémité 
antérieure  de  la  région  affective  aux  sentiments  sociaux,  en 
consacrant  sa  principale  masse  aux  instincts  personnels,  les 
sièges  les  plus  postérieurs  appartenant  toujours  aux  moins  no- 
bles penchants.  Cette  répartition  générale  se  trouve  confirmée 
par  l'obligation  normale  de  placer  les  inclinations  bienveillantes 
auprès  des  organes  intellectuels.  U  existe,  en  effet,  une  har- 
monie intime  et  spéciale  entre  ces  deux  ordres  d'attributs  su- 
périeurs. L'altruisme,  quand  il  est  énergique,  semontre  toujours 
plus  propre  que  l'égoïsme  à  diriger  et  stimuler  l'intelligence, 
même  chez  les  animaux.  Il  lui  fournit  un  champ  plus  vaste,  un 
but  plus  difficile,  et  même  une  participation  plus  indispensable. 
Sous  ce  dernier  aspect  surtout,  on  ne  sent  point  assez  que 
l'égoïsme  n'a  besoin  d'aucune  intelligence  pour  apprécier  l'ob- 
jet de  son  affection,  mais  seulement  pour  découvrir  les  moyens 
d'y  satisfaire.  Au  contraire,  l'altruisme  exige,  en  outre,  une 


694  8TOTÉH  DE  FOUTIQOE  MMRIfl. 

assistance  mentale  afin  de  connaître  même  l'être  extérieur  vers 
lequel  il  tend  toujours.  L'existence  sociale  ne  fait  que  déve- 
lopper davantage:  celte  solidarité  naturelle,  d'aptes  la  difficulté 
supérieure  de  comprendre  l'objet  collectif  de  la  sympathie. 
Mais  déjà  la  vie  domestique  <einnanife*te  nettement  la  nécessité 
constante,  chex  toutes  les  espèces  bien  organisées. 

Le  fondement  général  de  la  théorie  affective  étant  ainsi 
devenu  autant  statique  que  dynamique,  je  dois  encore,  avant 
de  la  spécialiser  davantage,  y  ^transformer  la  combinaison  fct* 
flaire  en  une  progression  -ternaire,  par  l'introduction  des  pen- 
chants intermédiaire!.  Cette  opération  complémentaire  ne  pré- 
lente  aucune  difficulté,  paa  plu*  anatdmique  que  physiologique, 
lu  effet,  entre  l'intérêt  direct,  propre  à  l'individu  ierié>  et  1s 
nui  sentiment  social,  il  existe  un  intérêt  indirect,  tpiï,  caas 
cesser  d'être  personnel,  ee  rapporte  aux  liaisons  de  chacun 
avec  les  autres,  pour  eh  tirer  des  satisfactions  individuelles^ 
petit  groupe  intercalaire-  doit  donc  siéger  dans  le  haut  de  k 
région  postérieure  du  cerveau.  Sa  division  spéciale  se  trouvera 
naturellement  déterminée  ci-dessous,  entre  celles  du  plein 
égoïsme  et  du  pur  altruisme.  Je  puis  ainsi  construire  immédia- 
tement la  progression  finale  de  la  vie  affective,  en  y  procédant 
toujours  par  décomposition  binaire  et  succession  ternaire. 

Cet  intérêt  propre  et  direct,  qui  constitue  Tégoïsme  fonda- 
mental, se  divise  d'abord  en  instinct  de  la  conservation  et 
instinct  du  perfectionnement.  Le  premier  est  certainement  le 
plus  énergique  et  le  plus  universel,  comme  étant  le  plus  indis- 
pensable, quoique  le  moins  noble.  Il  existe,  sous  un  mode 
quelconque,  chez  les  moindres  animaux,  qui  sans  lui  dispa- 
raîtraient bientôt.  Mais  cet  instinct  prépondérant  n'est  presque 
jamais  simple.  On  ne  peut  s'en  former  que  des  notions  vagues 
et  confuses  en  le  concevant  comme  unique.  Son  appréciation 
positive  exige  qu'on  y  distingue  ce  qui  concerne  la  conservation 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      695 

de  l'individu  et  ce  qui  se  rapporte  à  celle  de  l'espèce.  Au  point 
de  vue  biologique,  la  séparation  de  ces  deux  instincts  devient 
évidente,  puisque  te  second  ne  peut  se  prononcer  dans  toute 
la  partie  inférieure  de  la  série  animale,  où  les  sexes  ne  sont 
point  assez  séparés.  Mon  tableau  final  qualifie  le  premier  de 
nutritif,  d'après  sa  principale  attribution  :  mais  on  ne  doit 
jamais  oublier  qu'il  en  a  d'autres,  devant  comprendre,  en 
général,  tout  ce  qui  intéresse  immédiatement  la  conservation 
matérielle  de  l'individu.  C'est  le  seul  instinct  qui  soit  pleinement 
universel,  aucun  animal  ne  pouvant  subsister  sans  lui.  Il  de- 
meure partout  le  plus  fondamental,  même  chez  notre  espèce. 
L'incomparable  Dante  caractérise  profondément  sa  prépondé- 
rance nécessaire  dans  le  vers  si  '  philosophique  qui  termine 
l'admirable  récit  d'Ugolin,  en  opposant  les  besoins  nutritifs  aux 
angoisses  paternelles  :  Poscia,  più  ckël  d&lor  potè'l  digiuno* 

Un  tel  instinct  a  pourtant  été  oublié  par  Gall,  peut-être  en 
vertu  même  de  son  ascendant,  qui  semblait  incompatible  avec 
un  siège  spécial,  suivant  les  anciens  préjugés  physiologiques. 
L'absence  d'organe  propre  n'y  conviendrait  qu'envers  la  plus 
infime  animalité,  là  où  une  entière  homogénéité  paraît  inter- 
dire toute  distinction  anatomique.  Partout  ailleurs,  ce  siège 
spécial  doit  exister,  et  son  importance  augmente  même  avec  la 
dignité  animale,  qui  suscite  des  penchants  plus  variés,  dont  les 
différentes  impulsions  détourneraient  la  sollicitude  conserva- 
trice, si  elle  n'avait  point  d'organe  distinct.  On  l'a  cherché 
depuis  Gall,  mais  d'une  manière  confuse  et  empirique.  Les 
principes  précédents  me  semblent  ne  laisser  aucun  doute  sur  sa 
situation,  chez  quiconque  aura  bien  saisi  l'esprit  de  la  théorie 
subjective.  Cet  instinct  nutritif  doit  ainsi  occuper  le  siège  céré- 
bral le  plus  inférieur,  aussi  près  que  possible  de  l'appareil 
moteur  et  des  viscères  végétatifs.  Je  le  place  donc  dans  la  partie 
médiane  du  cervelet,  dont  le  reste  demeure  consacré  à  l'instinct 


696  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

reproducteur,  auquel  Gall  accordait  la  totalité  de  cette  vaste 
région  cérébrale. 

Quant  à  la  conservation  de  l'espèce,  elle  exige  nécessaire* 
ment  deux  instincts  différents,  l'un  sexuel,  l'autre  maternel, 
dont  le  premier  est  plus  énergique  et  moins  noble  que  le  second. 
Leur  distinction  est  notoire  dans  l'échelle  animale,  qui  montre 
quelquefois  les  sexes  pleinement  séparés,  sans  aucune  sollici-. 
tude  pour  les  petits.  Envers  tous  deux,  l'opinion  de  Gall  me 
semble  démontrée,  sauf  l'amendement  que  je  viens  d'y  ap- 
porter. Ces  sièges  sont  évidemment  conformes  à  la  méthode 
subjective,  qui  les  aurait  aisément  indiqués  au  besoin. 

Telle  est  donc  la  progression  spéciale  des  trois  premiers 
termes  de  la  série  affective,  comprenant  les  trois  instincts  con- 
servateurs, d'abord  nutritif,  puis  sexuel,  et  enfin  maternel. 
L'accroissement  de  dignité  et  le  décroissement  d'énergie,  d'où 
dépend  une  telle  coordination;  s'y  trouvent  déjà  très-prononcés. 
Cette  gradation  dynamique  se  traduit  fidèlement  dans  la  com- 
paraison statique,  entre  le  milieu  du  cervelet,  ses  côtés,  et  la 
partie  médio-postérieure  du  cerveau  inférieur.  La  continuité 
d'action,  que  j'ai  ci- dessus  attribuée  à  l'ensemble  de  la  région 
affective,  est  incontestable  ici  envers  le  premier  instinct,  qui 
doit  sans  cesse  veiller  à  la  conservation  personnelle.  Quant  aux 
deux  autres,  leur  intermittence  supposée  sera  jugée  seulement 
apparente,  par  quiconque  considérera  les  cas  où  leur  impul- 
sion n'éprouve  aucune  contrainte  extérieure.  Lorsqu'ils  se 
trouvent  privés  de  leurs  satisfactions  naturelles,  comme  il  ar- 
rive souvent,  leur  sollicitude  change  de  direction,  mais  sans 
cesser  de  se  manifester,  du  moins  chez  les  principales  espèces. 

A  cette  progression  conservatrice,  succède  une  combinaison, 
plus  élevée  et  moins  universelle,  entre  les  deux  instincts  du 
perfectionnement,  que  mon  tableau  final  qualifie  de  militaire 
et  industriel,  par  une  extension  systématique  des  termes  usités 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      697 

envers  l'espèce  humaine.  Plus  élevés  et  moins  énergiques  que 
les  précédent? ,  ils  se  rapportent  directement  à  l'animalité, 
tandis  que  ceux-ci  concernent,  au  fond,  la  vie  végétative. 
Néanmoins,  ils  '.continuent  d'appartenir,  comme  eux,  à  [Yè- 
goïsme  fondamental,  puisqu'ils  ne  poussent  l'être  à  améliorer 
sa  condition  que  pour  sa  seule  satisfaction  personnelle.  Cette 
amélioration  s'obtient  de  deux  manières  très-différentes,  quoi- 
que souvent  coexistantes,  par  la  destruction  des  obstacles  et 
par  la  construction  des  moyens.  Loin  que  le  premier  mode  soit 
particulier  aux  carnassiers,  il  est,  au  contraire,  plus  universel 
que  le  second,  comme  étant  à  la  fois  plus  indispensable  et  plus 
facile.  Aucun  animal,  même  herbivore,  ne  saurait  subsister 
sans  détruire  beaucoup  d'objets,  et  spuvent  d'autres  êtres 
animés,  sans  excepter  ses  semblables,  surtout  dans  les  luttes 
sexuelles.  Spurzheim  a  judicieusement  généralisé  la  notion 
d'un  tel  instinct,  que  Gall  restreignait  trop  aux  attributions  les 
plus  saillantes.  Quant  à  l'instinct  industriel,  quoique  plus  rare 
et  moins  prononcé,  il  appartient  assez  à  l'animalité  pour  que 
la  biologie  doive  en  ébaucher  la  théorie  naturelle.  S'il  ne  se  dé- 
veloppe pleinement  que  dans  la  race  humaine,  on  peut,  au 
fond,  en  dire  autant  de  l'autre;  puisque,  partout  ailleurs,  la 
guerre  n'aboutit  jamais  à  la  conquête  permanente,  même  indi- 
viduelle. On  a  trop  borné  l'instinct  constructeur,  comme  la  so- 
cialité,  à  quelques  espèces  exceptionnelles,  qui  semblent  arbi- 
trairement réparties.  11  doit  exister,  sous  un  mode  quelconque, 
partout  où  les  instincts  conservateurs,  principalement  la  ma- 
ternité, exigent  des  travaux  spéciaux.  Sa  notion  actuelle  est 
aussi  trop  restreinte,  puisqu'elle  n'embrasse  point  l'ensemble 
des  tendances  relatives  à  l'amélioration ,  qu'il  faut  souvent 
juger  indépendamment  des  résultats  effectifs,  à  l'égard  des- 
quels la  plupart  des  animaux  constructeurs  éprouvent  beaucoup 
d'entraves,  surtout  humaines.  Cette  confusion  dynamique  a 


698  SYSTÈME  M  P0UT1QBE  FOStOTB. 

gravement  affecté  le  siège  assigné  à  l'instinct  industriel,  que 
Gall  plaçait  auprès  des  organes  intellectuels.  Il  réussit  mieux 
pour  l'instinct  militaire.  Dans  la  théorie  subjective,  tous  deux 
doivent  résider  en  arrière,  mais  celui-ci  davantage.  Toutes  fcs 
conditions  essentielles  me  semblent  concourir  à  les  faire  sîégsr^ 
l'un  aux  côtés,  l'autre  au-dessus,  de  l'organe  maternel. 

Les  cinq  instincts  égoïstes  étant  ainsi  classés  et  logés,  il  d* 
vient  aisé  d'étendre  k  série  affective  aux  penchants  interné* 
diaires,  qui  préparent  graduellement  sa  terminaison  socials. 
Cette  transition  s'accomplit  par  deux  inclinations  très-distinct^ 
quoique  souvent  confondues,  l'orgueil,  ou  le  besoin  de  domina* 
tion,  et  la  vanité,  ou  le  besoin  d'approbation.  Toutes  deux  soat 
essentiellement  personnelles,  d'après  leur  source  et  leur  but 
Mais  elles  deviennent  sociales,  quant  à  leurs  moyens  de  satit* 
faction,  qui,  en  effet,  rendent  leurs  tendances  beaucoup  pi* 
modifiables  que  les  précédentes,  même  hors  de  notre  espèce. 
Néanmoins,  il  existe  entre  elles,  à  cet  égard,  une  grave  diffé- 
rence, qui  place  la  vanité  au-dessus  dé  l'orgueil,  comme  Gall 
Ta  bien  senti.  Son  aptitude  à  être  modifiée  par  les  influences 
sociales  est  assez  prononcée  pour  que  d'irrationnels  penserai 
lui  aient  attribué  la  sociabilité,  qu'elle  suppose,  au  contraire. 
Un  coup  d'œil  philosophique  sur  les  animaux  rectifie  aussitôt 
cette  erreur  grossière,  dont  les  suites  morales  sont  si  dange- 
reuses. On  doit  d'ailleurs  regarder,  pour  l'espèce  humains, 
cette  distinction  entre  les  deux  penchants  intermédiaires  comme 
la  première  source  naturelle  de  la  division  des  deux  pouvoifl 
élémentaires,  ainsi  rattachée  à  notre  organisme  cérébral.  Car, 
chacun  d'eux  aspire  également  à  l'ascendant  personnel  ;  ma» 
l'un  y  prétend  surtout  par  la  force,  et  l'autre  par  l'opinion. 
L'orgueil  pousse  dono  à  commander,  et  la  vanité  à  conseiller, 
en  persuadant  ou  convainquant.  Or,  le  lecteur  sait  déjà,  d'aprèi 
l'ensemble  de  mon  discours  préliminaire,  que  telle  est,  au  fond, 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPtTBE  TROISIÈME.      697 

envers  l'espèce  humaine.  Plus  élevés  et  moins  énergiques  que 
les  précédents ,  ils  se  rapportent  directement  à  l'animalité, 
tandis  que  ceux-ci  concernent,  au  fond,  la  vie  végétative. 
Néanmoins,  ils  .continuent  d'appartenir,  comme  eux,  à  ^l'é- 
goîsme  fondamental,  puisqu'ils  ne  poussent  l'être  à  améliorer 
sa  condition  que  pour  sa  seule  satisfaction  personnelle.  Cette 
amélioration  s'obtient  de  deux  manières  très-différentes,  quoi* 

• 

que  souvent  coexistantes,  par  la  destruction  des  obstacles  et 
par  la  construction  des  moyens.  Loin  que  le  premier  mode  soit 
particulier  aux  carnassiers,  il  est,  au  contraire,  plus  universel 
que  le  second,  comme  étant  à  la  fois  plus  indispensable  et  plus 
facile.  Aucun  animal,  même  herbivore,  ne  saurait  subsister 
sans  détruire  beaucoup  d'objets,  et  cuvent  d'autres  êtres 
animés,  sans  excepter  ses  semblables,  surtout  dans  les  luttes 
sexuelles.  Spurzheim  a  judicieusement  généralisé  la  notion 
d'un  tel  instinct,  que  Gall  restreignait  trop  aux  attributions  les 
plus  saillantes.  Quant  à  l'instinct  industriel,  quoique  plus  rare 
et  moins  prononcé,  il  appartient  assez  à  l'animalité  pour  que 
la  biologie  doive  en  ébaucher  la  théorie  naturelle.  S'il  ne  se  dé- 
veloppe pleinement  que  dans  la  race  humaine,  on  peut,  au 
fond,  en  dire  autant  de  l'autre;  puisque,  partout  ailleurs,  la 
guerre  n'aboutit  jamais  à  la  conquête  permanente,  même  indi- 
viduelle. On  a  trop  borné  l'instinct  constructeur,  comme  la  so- 
cialité,  à  quelques  espèces  exceptionnelles,  qui  semblent  arbi- 
trairement réparties.  Il  doit  exister,  sous  un  mode  quelconque, 
partout  où  les  instincts  conservateurs,  principalement  la  ma- 
ternité, exigent  des  travaux  spéciaux.  Sa  notion  actuelle  est 
aussi  trop  restreinte,  puisqu'elle  n'embrasse  point  l'ensemble 
des  tendances  relatives  à  l'amélioration,  qu'il  faut  souvent 
juger  indépendamment  des  résultats  effectifs ,  à  l'égard  des- 
quels la  plupart  des  animaux  constructeurs  éprouvent  beaucoup 
d'entraves,  surtout  humaines.  Cette  confusion  dynamique  a 


700  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

repousser  systématiquement  les  funestes  sophismes  delà  théo- 
logie et  de  l'ontologie  contre  l'existence  propre  des  instincts 
sympathiques,  encore  méconnus  par  les  esprits  qui  rejettent  une 
telle  autorité. 

La  principale  tendance  de  ces  penchants  supérieurs  consiste 
à  changer  la  constitution  fondamentale  de  l'unité  vitale.  Dans 
chaque  existence  complexe,  l'harmonie  générale  ne  peut  ré- 
sulter que  d'une  suffisante  subordination  de  toutes  les  impul- 
sions spontanées  à  un  seul  moteur  prépondérant.  Or,  ee  pen- 
chant dominateur  est  égoïste  ou  altruiste  :  d'où  dérive  mt 
distinction  antérieure  entre  les  deux  modes  que  comporte  le 
consensus  vital.  Non-seulement  le  second  régime  surpasse  le 
premier  comme  seul  compatible  avec  l'état  social.  Hais,  en 
outre,  il  constitue,  même  chez  l'individu,  une  unité  plus  com- 
plète, plus  facile,  et  plus  durable.  Les  instincts  inférieurs  diri- 
gent la  conduite  d'après  des  motifs  purement  internes,  dont  la 
multiplicité  et  la  variation  ne  lui  permettent  aucune  marche 
fixe,  ni  même  aucun  caractère  habituel,  sauf  pendant  les  exi- 
gences périodiques  des  principaux  appétits.  Il  faut  que  l'être 
se  subordonne  à  une  existence  extérieure  afin  d'y  trouver  la 
source  de  sa  propre  stabilité.  Or,  cette  condition  ne  peut  se 
réaliser  assez  que  sous  l'empire  des  penchants  qui  disposent 
chacun  à  vivre  surtout  pour  autrui.  Tout  individu,  homme  ou 
animal,  qui,  n'aimant  rien  au  dehors,  ne  vit  réellement  que  pour 
lui-même,  se  trouve,  par  cela  seul,  habituellement  condamné 
à  une  malheureuse  alternative  d'ignoble  torpeur  et  d'agitation 
déréglée.  Le  principal  progrès  de  chaque  être  vivant  doit,  sans 
doute,  consister  à  perfectionner  ce  consensus  universel  où  ré- 
side l'attribut  essentiel  delà  vitalité.  C'est  pourquoi  le  bonheur 
et  le  mérite,  même  personnels,  dépendent  partout  d'un  ju3te 
ascendant  des  instincts  sympathiques.  Vivre  pour  autiwi,  de- 
vient ainsi  le  résumé  naturel  de  toute  la  morale  positive,  dont 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      701 

la  biologie  doit  déjà  ébaucher  le  principe  universel,  mieux  dé- 
gagé alors  des  diverses  influences  perturbatrices. 

Notre  espèce  est  seule  destinée,  comme  je  l'ai  expliqué,  à 
développer  entièrement  Un  tel  régime,  en  constituant  sasocio- 
cratie  d'après  une  longue  initiation,  assez  accomplie  maintenant 
chez  son  élite.  Mais  beaucoup  d'autres  races  pourraient  y  par- 
venir aussi,  à  leur  manière,  en  échangeant  une  farouche  indé- 
pendance contre  une  subordination  volontaire,  acceptée  déjà 
par  celles  que  leur  organisation  y  dispose  le  mieux. 'L'extension 
graduelle  de  cette  vaste  biocratie  à  toutes  les  espèces  discipli- 
nâmes deviendra  l'un  des  principaux  résultats  de  notre  propre 
régénération,  morale  et  mentale.  Mais  une  telle  affiliation  sup- 
pose partout  les  mêmes  penchants  qui,  à  un  degré  supérieur, 
ou  sous  de  meilleures  conditions,  déterminent  la  sociabilité  hu- 
maine. Ainsi,  ces  nobles  instincts  tendent  nécessairement  à  pré- 
valoir chez  tous  les  animaux  susceptibles  de  se  subordonner  à 
nous,  quoique  cette  soumission  ait  été  souvent  attribuée  à  une 
servilité  chimérique. 

Ces  penchants  supérieurs  sont  peu  nombreux  :  mais  on  ne 
pourrait  les  réduire  à  un  seul,  sans  retomber  aussitôt  dans  la 
confusion  métaphysique  d'où  Gall  nous  a  retirés.  Il  y  distingua 
judicieusement  trois  instincts,  envers  lesquels  il  suffit  ici  de 
mieux  systématiser  son  appréciation  dynamique  :  d'abord  l'at- 
tachement, puis  la  vénération,  et  enfin  l'instinct  suprême,  la 
bonté,  ou  l'amour  universel,  dont  la  charité  des  chrétiens  con- 
stituait l'ébauche  théologique.  Leur  gradation  naturelle  termine 
la  série  affective  par  une  progression  partielle,  évidemment 
conforme  au  principe  général  de  ma  coordination  morale. 
Gomme  les  précédents,  elle  résulte  aussi  d'une  décomposition 
toujours  binaire.  En  effet,  on  doit  d'abord  diviser  les  affections 
sympathiques  suivant  que  leur  destination  est  spéciale  ou  géné- 
rale. Dans  le  premier  cas,  elles  sont  plus  intenses,  mais  moins 

49 


700  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

repousser  systématiquement  les  funestes  sophismes  de  la  théo- 
logie et  de  l'ontologie  contre  l'existence  propre  des  instincts 
sympathiques,  encore  méconnus  par  les  esprits  qui  rejettent  une 
telle  autorité. 

La  principale  tendance  de  ces  penchants  supérieurs  consiste 
à  changer  la  constitution  fondamentale  de  l'unité  vitale.  Dans 
chaque  existence  complexe,  l'harmonie  générale  ne  peut  ré- 
sulter que  d'une  suffisante  subordination  de  toutes  les  impul- 
sions spontanées  à  un  seul  moteur  prépondérant.  Or,  ce  pen- 
chant dominateur  est  égoïste  ou  altruiste  :  d'où  dérive  mt 
distinction  antérieure  entre  les  deux  modes  que  comporte  le 
consensus  vital.  Non-seulement  le  second  régime  surpasse  le 
premier  comme  seul  compatible  avec  l'état  social.  Mais,  en 
outre,  il  constitue,  même  chez  l'individu,  une  unité  plus  com- 
plète, plus  facile,  et  plus  durable.  Les  instincts  inférieurs  diri- 
gent la  conduite  d'après  des  motifs  purement  internes,  dont  la 
multiplicité  et  la  variation  ne  lui  permettent  aucune  marche 
fixe,  ni  même  aucun  caractère  habituel,  sauf  pendant  les  exi- 
gences périodiques  des  principaux  appétits.  Il  faut  que  l'être 
se  subordonne  à  une  existence  extérieure  afin  d'y  trouver  la 
source  de  sa  propre  stabilité.  Or,  cette  condition  ne  peut  se 
réaliser  assez  que  sous  l'empire  des  penchants  qui  disposent 
chacun  à  vivre  surtout  pour  autrui.  Tout  individu,  homme  ou 
animal,  qui,  n'aimant  rien  au  dehors,  ne  vit  réellement  que  pour 
lui-même,  se  trouve,  par  cela  seul,  habituellement  condamné 
à  une  malheureuse  alternative  d'ignoble  torpeur  et  d'agitation 
déréglée.  Le  principal  progrès  de  chaque  être  vivant  doit,  sans 
doute,  consister  à  perfectionner  ce  consensus  universel  où  ré- 
side l'attribut  essentiel  delà  vitalité.  C'est  pourquoi  le  bonheur 
et  le  mérite,  même  personnels,  dépendent  partout  d'un  juste 
ascendant  des  instincts  sympathiques.  Vivre  pour  autrui,  de- 
vient ainsi  le  résumé  naturel  de  toute  la  morale  positive,  dont 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      701 

la  biologie  doit  déjà  ébaucher  le  principe  universel,  mieux  dé- 
gagé alors  des  diverses  influences  perturbatrices. 

Notre  espèce  est  seule  destinée,  comme  je  l'ai  expliqué,  à 
développer  entièrement  Un  tel  régime,  en  constituant  sasocio- 
cratie  d'après  une  longue  initiation,  assez  accomplie  maintenant 
chez  son  élite.  Mais  beaucoup  d'autres  races  pourraient  y  par- 
venir aussi,  à  leur  manière,  en  échangeant  une  farouche  indé- 
pendance contre  une  subordination  volontaire,  acceptée  déjà 
par  celles  que  leur  organisation  y  dispose  le  mieux.1  L'extension 
graduelle  de  cette  vaste  biocratie  à  toutes  les  espèces  discipli- 
nables  deviendra  l'un  des  principaux  résultats  de  notre  propre 
régénération,  morale  et  mentale.  Mais  une  telle  affiliation  sup- 
pose partout  les  mêmes  penchants  qui,  à  un  degré  supérieur, 
ou  sous  de  meilleures  conditions,  déterminent  la  sociabilité  hu- 
maine. Ainsi,  ces  nobles  instincts  tendent  nécessairement  à  pré- 
valoir chez  tous  les  animaux  susceptibles  de  se  subordonner  à 
nous,  quoique  cette  soumission  ait  été  souvent  attribuée  à  une 
servilité  chimérique. 

Ces  penchants  supérieurs  sont  peu  nombreux  :  mais  on  ne 
pourrait  les  réduire  à  un  seul,  sans  retomber  aussitôt  dans  la 
confusion  métaphysique  d'où  Gall  nous  a  retirés.  Il  y  distingua 
judicieusement  trois  instincts,  envers  lesquels  il  suffit  ici  de 
mieux  systématiser  son  appréciation  dynamique  :  d'abord  l'at- 
tachement, puis  la  vénération,  et  enfin  l'instinct  suprême,  la 
bonté,  ou  l'amour  universel,  dont  la  charité  des  chrétiens  con- 
stituait l'ébauche  théologique.  Leur  gradation  naturelle  termine 
la  série  affective  par  une  progression  partielle,  évidemment 
conforme  au  principe  général  de  ma  coordination  morale. 
Gomme  les  précédents,  elle  résulte  aussi  d'une  décomposition 
toujours  binaire.  En  effet,  on  doit  d'abord  diviser  les  affections 
sympathiques  suivant  que  leur  destination  est  spéciale  ou  géné- 
rale. Dans  le  premier  cas,  elles  sont  plus  intenses,  mais  moins 

49 


702  SYSTÈME  DE  TOUT1QUE  MKUIH1. 

nobles.  Aussi  les  a-ton  taxées  souvent  d'égolsme  collectif, 
quoique  cette  irrationnelle  exagération  méconnaisse  radicale- 
ment leur  vraie  nature,  toujours  caractérisée  par  la  tendance 
à  vivre  pour  autrui.  Mais  ee  cas  initial  comprend  réellement 
deux  penchants,  qu'il  importe  de  bien  distinguer,  d'après  leur 
inégale  spécialité.  La  sagesse  populaire  a  heureusement  qua- 
lifié le  premier  sous  le  nom  Rattachement,  qui  indique  l'énergie 
supérieure  des  affections  les  plus  circonscrites.  D  ne  lie  profon- 
dément que  deux  êtres  à  la  fois.  La  vie  domestique  lui  suffit, 
et  même  lui  convient  mieux.  Aussi  se  développe- t-il  beaucoup 
chex  les  animaux,  et  souvent  davantage  que  parmi  nous.  0  y 
produit  surtout  la  monogamie,  poussée  quelquefois  jusqu'au 
veuvage  complet.  Quant  à  l'autre  sympathie  spéciale,  elle  con- 
siste dans  la  vénération  proprement  dite,  dont  la  destination, 
quoique  toujours  déterminée,  comporte  une  extension  très- 
supérieure  à  celle  du  pur  attachement.  La  soumission  volon- 
taire constitue  son  caractère  essentiel.  C'est  pourquoi  elle  Rap- 
plique surtout  aux  chefs,  tandis  que  le  penchant  précédent 
préfère  l'égalité.  Cette  noble  affection  appartient  encore  à 
beaucoup  d  animaux,  quoique  plus  rarement  que  la  pure  ten- 
dresse. Quelques-uns  la  poussent  même  jusqu'à  honorer  les 
morts,  comme  le  chien  l'a  souvent  montré  envers  son  maître. 
La  vraie  nature  d'un  tel  penchant  fut  peu  sentie  chez  Gai],  que 
sa  destinée  militante  disposait  mal  au  respect.  Elle  fut  mieoi 
appréciée  par  Spurzheim,  et  surtout  par  Brouesais,  qui  termina 
si  dignement  sa  noble  carrière  en  étudiant  et  proclamant,  avec 
une  consciencieuse  énergie,  une  doctrine  qu'il  avait  méconnue 
jusqu'alors.  Ce  grand  sentiment  constitue  une  transition  natu- 
relle entre  la  tendresse  particulière  et  l'amour  universel.  Quant 
à  cette  dernière  inclination,  terme  suprême  de  la  progression 
affective,  elle  comporte  beaucoup  de  degrés,  mais  sans  admettre 
aucune  division.  Son  caractère  consiste,  en  effet,  dans  une 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      703 

destination  collective,  quelle  que  soit  l'étendue  de  la  collection. 
Depuis  l'amour  de  la  tribu  ou  de  la  peuplade,  jusqu'au  plus 
'vaste  patriotisme,  et  même  jusqu'à  ht  sympathie  envers  tous 
les  êtres  assimilables,  le  sentiment  ne  change  jamais  de  nature. 
Seulement,  il  s'affaiblit  et  s'ennoblit  à  mesure  qu'il  s'étend, 
suivant  la  loi  commune  de  ma  série  affective.  Quoique  les  ani- 
maux y  participent  moins  qu'aux  deux  antres  penchants  sympa- 
thiques, on  ne  saurait  l'ériger  en  privilège  exclusif  de  notre 
espèce,  dont  il  constitue  pourtant  la  principale  propriété.  Une 
admirable  équivoque  consacre,  en  effet,  la  même  expression 
pour  désigner  à  la  fois  la  plus  vaste  extension  habituelle  de 
cette  suprême  affection  et  l'ensemble  de  la  Tace  où  elle  se  dé- 
veloppe le  mieux.  Comme  une  telle  expansion  est  réellement 
incompatible  avec  la  haine  envers  les  autres  espèces,  il  y  a  peu 
d'inconvénients  à  seeervir  de  ce  terme  usuel  pour  caractériser 
davantage  la  sympathie  vraiment  universelle.  Le  lecteur  doit 
donc  -sentir  comment  j'ai  été  conduit  à  désigner  ainsi,  dans 
mon  tableau  cérébral,  le  meilleur  type  de  l'unité  vitale,  qui 
"tend  toujours  à  dériver  d'un  tel  principe,  d'après  l'ensemble 
des  notions  précédentes. 

En  terminant  cette  explication  spéciale  de  la  progression  par- 
tielle qui  complète  la  série  affective,  je  ne  saurais  néghjwr 
d'indiquer  sa  haute  importance  morale.  Il  est,  sans  duafc. 
moins  dangereux  de  confondre  en  un  seul  tous  les 
sociaux  que  d'en  méconnaître  l'existence  distincte, 
vague  appréciation,  insuffisante  pour  la  théorie,  nuh 
la  pratique.  Elle  y  devient  même  profondéuMil* 
comme  le  témoigne  trop  l'état  présent  de  sofiv 
l'élite  tend  ainsi  aux  plus  désastreuses  abarmua» 
que  publiques.  Cette  indication  sonuBÛA. «uiw  ^  tannai*»  :au: 
développement  serait  ici  déplacé,  snfitt  wnrafiBiacsâr  *"-«nir- 
nent  service  que  rendra  la  biotofâ*  ih  t  f  min  ira* .  g  3ru:r-ai» 


704  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

la  source  naturelle  de  cette  éducation  sympathique,  d'où  dé- 
pend toute  notre  vraie  discipline.  Dans  son  origine  animale, 
une  telle  progression  devient  irrécusable  pour  les  plus  rebelles 
métaphysiciens.  Non-seulement  on  y  reconnaît  la  distinction 
des  termes,  mais  aussi  leur  gradation  de  noblesse  ou  d'énergie, 
et  enfin  leur  succession  normale,  dont  rien  ne  saurait  dispenser. 
Un  tel  fondement  permet  ensuite  à  la  sociologie  de  Cure  mieux 
apprécier  l'inanité  et  le  danger  des  tendances  qui,  aspirant  tout 
k  coup  au  sentiment  suprême,  font  essentiellement  avorter 
toute  l'éducation  affective,  où  il  ne  doit  jamais  constituer  que 
le  terme  final. 

Quant  aux  sièges  de  ces  trois  nobles  instincts,  la  solution  de 
Gall  n'a  besoin  d'être  rectifiée  qu'envers  le  premier,  et  Ton  doit 
d'ailleurs  admirer  sa  profonde  sagacité,  autant  statique  que 
dynamique,  à  l'égard  du  dernier.  Le  défaut  radical  de  méthode 
systématique  conduisit  cet  éminent  fondateur  de  la  physiologie 
cérébrale  à  placer  l'attachement  auprès  des  organes  égoïstes  et 
loin  des  deux  autres  instincts  sympathiques.  Mais,  en  partant 
de  son  heureuse  détermination  pour  la  bienveillance,  on  ca- 
ractérise convenablement  l'ensemble  de  cette  partie  supérieure 
de  la  région  affective.  La  bonté  étant  ainsi  placée  dans  la  plus 
haute  portion  médiane  du  cerveau  frontal,  il  faut  d'abord  con- 
cevoir l'organe  de  la  vénération  immédiatement  derrière  celui- 
là,  suivant  l'opinion  de  Gall,  complétée  par  Spurzheim.  Mais, 
entre  ces  deux  sièges  et  celui  du  plus  noble  penchant  personnel, 
je  laisse  un  vide,  destiné  ci-après  à  Tune  des  trois  fonctions 
actives.  L'attachement  réside  aux  côtés  de  la  vénération;  son 
organe,  incliné  d'avant  en  arrière,  vient  se  lier  en  dessous  à 
celui  de  la  vanité;  de  manière  à  maintenir  la  continuité  totale 
de  la  région  affective,  malgré  cette  lacune  médiane.  On  sentira 
bientôt,  d'après  la  région  active,  que  cette  disposition  excep- 
tionnelle est  prescrite  par  l'ensemble  de  ma  construction  sub- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      705 

jective.  Elle  y  sert  d'ailleurs  à  mieux  distinguer  la  plus  noble 
partie  de  la  région  affective.  La  supériorité  générale  justement 
attribuée  par  Oall  aux  organes  médians  sur  leurs  voisins  laté- 
raux, concourt  aussi  à  marquer  davantage  la  prééminence  de 
cette  portion  sociale,  qui  comprend  deux  organes  impairs  et 
un  seul  pair  ;  tandis  que  la  portion  personnelle  renferme  qua- 
tre des  uns  et  trois  des  autres.  En  outre,  ce  sommet  de  La  région 
affective,  directement  lié  à  la  région  spéculative,  doit  avoir 
moins  de  rapports  que  tout  le  reste,  soit  avec  l'appareil  moteur, 
soit  avec  les  viscères  végétatifs.  Mais  ce  voisinage  des  organes 
intellectuels  ne  le  fait  point  participer  à  l'intermittence  qui  leur 
est  propre,  puisqu'il  n'y  introduit  aucune  relation  extérieure* 
La  perpétuité  de  fonction,  que  j'ai  attribuée  à  toute  la  région 
affective,  s'étend  aussi  à  ses  organes  sociaux,  du  moins  en  pro- 
portion de  leur  énergie.  Quand  ils  sont  assez  développés,  ils 
doivent  naturellement  veiller  sans  cesse,  sauf  l'alternance  symé- 
trique, chez  toutes  les  espèces  qui  vivent  en  société,  ou  même 
en  famille. 

En  achevant  ainsi  la  première  des  trois  parties  de  ma  théo- 
rie cérébrale,  son  appréciation  totale  me  suggère  une  impor- 
tante application,  dont  l'étude  propre  appartient  à  la  sociolo- 
gie, mais  que  la  biologie  doit  ébaucher,  comme  étant  commune 
aux  animaux  et  à  l'homme. 

De  l'ensemble  de  sa  doctrine,  Gall  déduisit  une  classifica- 
tion, remarquable  quoique  vague,  complétée  par  Broussais, 
entre  les  différentes  natures  humaines.  Mais,  ayant  mal  classé 
les  fonctions  affectives,  et  mal  apprécié  les  fonctions  intellec- 
tuelles, il  dut  manquer  une  telle  opération,  sauf  comme  indice 
d'une  des  plus  utiles  conséquences  de  la  saine  théorie  céré- 
brale. Le  classement  normal  constituant,  au  contraire,  la 
principale  valeur  de  ma  construction  actuelle,  j'y  dois  signa- 
ler sommairement  cette  application  naturelle.  Pour  la  mieux 


706  SYSTÈME  DE  POLEEIQTJI.  POSITIVE. 


accomplir,  il  faut  df abord  la  réduire  aux.  moteurs  affectifs,  et 
c'est  pourquoi j*  la  place  iei,  Ge  classement  pratique  des-  divan 
types  d'unamème  espèce  doit  surtout  dépendre  de*  impulsion* 
qui  dirigent  la  conduite  habituel**,  quels  que  soient  lea  moyens 
intellectuels  que  Gall  y  mêla  mal  à  propos.  En  outre,  quand 
même  on  le  destinerait  seulement  à.  notre  race,  on  aurait  toit 
de*  le  fonder,  comme  lui,  sur  aucune  distinction  absolue  entra 
l'humanité  et  l'animalité,  dont  nous  Tenons;  de  vérifier,  sou* 
chaque  aspect,  l'identité  radicale*  sauf  les  inégalités  de  degré. 
Gela  posé*  considérons  l'ensemble  des  dix  penchants  élémen- 
taires, cinq  purement  personnels,,  trois  pleinement  sociaux^  ei 
deux  intermédiaires,  égoïstes;  par  le  but  et  la  source,  maïs 
altruistes  quant  aux  moyens.  Leur  répartition  statique  repré- 
sente leur  comparaison  dynamique,  dont  elle  peut  ainsi  devenir 
un  précieux  équivalent  logique»  Àm  seul  aspect  de  cette  grande 
progression  affective,  commune  à  toutes  les  espèces  importai* 
tes,  on  -  voit  surgir  une:  classification  naturelle  entre  lea  dif- 
férents types  de  chaque  race,  suivant  le  genre  des  penchants 
qui  dominent  la  conduite  ordinaire.  Elle  mérite  d'autant  plus 
de  confiance  qu'elle  aboutit  à  systématiser  la  sagesse  populaire, 
dont  la  compétence  spontanée  n'y  saurait  être  contestée*  Ainsi 
nttft  d'abord  la  distinction  générale  entre  les  bons  et  lea  mé- 
chants, tous  dominés  par  des  inclinations  tranchées,  respecti- 
vement altruistes  et.  égoïstes.  Mais  ces  deux  classes  extrêmes, 
seules  nettement  oaractérisahles,  sont  toujours  peu  nom- 
breuses, et  d'ailleurs  inégalement  :  leur  proportion  mutuelle 
détermine  l'opinion  que  mérite  l'espèce  correspondante.  Dans 
toutes  les  races,  une  majorité  teès-prononcée,  quoique  à  divers 
degrés,  flotte  entre  ces  deux  constitutions  principales,  sans 
manifester  aucune  tendance  spéciale.  Il  y  faut  pourtant  distin- 
guer, un  troisième)  type,  dirigé  surtout  par  les  deux  penchants 
intermédiaires.  Cette  classe  abonda  chez  les  espèces  sociables, 


INTRODUCTION  FONDAMKKTAUL.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      707 

où  elle  fournit  la  plupart  des  chef»  ordinaires.  Parmi  nous,  elle 
pousse  au  commandement  ou  au  conseil,  selon  que  prévaut  le 
plus  personnel  ou  le  plus  social  de  ces  deux  instincts  ambigus. 

Tel  est  le  classement  naturel  que  suscite ,  chez  une  espèce 
quelconque,la  principale  des  trois  régions  cérébrales.  Onpourm 
le  développer,  autant  que  la  pratique  l'exigera,  en  y  décompo- 
sant davantage  la  progression  affective,  comme  je  viens  de  l'in- 
diquer pour  les  penchants  intermédiaires.  En  n'y  faisant  partici- 
per que  les  sentiments,  je  l'ai  rendue  plus  appréciable  et  mieux 
applicable.  Mais  les  âmes  ainsi  définies  d'après  le  cœur  ne  peu- 
vent se  développer  assez  si  l'esprit  et  le  caractère  ne  leur  four- 
nissent point  les  moyens  convenables.  Quand  ces  types  affectifs 
se  trouvent  dissimulés  par  le  défaut  d'aptitude ,  théorique  ou 
pratique,  une  appréciation  approfondie  peut  néanmoins  mani- 
fester toujours  leur  vraie  nature,  chez  les  animaux  comme 
parmi  nous» 

Après  avoir  construit  cette  partie  fondamentale  de  ma  théo- 
rie cérébrale ,  l'élaboration  des  deux  autres  doit  devenir  plus 
facile  et  plus  rapide.  Il  faut  d'abord  traiter  la  région  spécula- 
tive, qui  découvre  les  moyens  propres  à  satisfaire  les  divers 
besoins  affectifs ,  et  ensuite  la  région  active,  qui  dirige  l'exé- 
cution des  projets  ainsi  formés» 

Envers  les  fonctions  intellectuelles,  je  diffère  presque  au- 
tant de  Gall  que  lui-même  de  ses  prédécesseurs  métaphysi- 
ques. Mais  cette  discordance  plus  profonde  tend  d'ailleurs  à 
me  dispenser  davantage  des  discussions  spéciales ,  de  manière 
à  simplifier  mon  exposition.  Toutefois,  elle  m'oblige  d'abord 
à  caractériser  ensemble  le  vice  nécessaire  de  la  marche  suivie 
par  Gall  et  la  nature  propre  de  celle  que  la  sociologie  m'a  in- 
spirée. L'appréciation  sommaire  de  nos  principales  dissidences 
achèvera  ensuite  d'indiquer  l'esprit  général  de  ma  doctrine, 
dont  l'exposition  directe  deviendra  dès  lors  courte  et  nette. 


708  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Privé  de  toute  méthode  systématique,  Gall  oscilla  toujours 
entre  l'inspiration  subjective  et  les  tendances  objectives,  sans 
jamais  adopter  aucun  plan  général.  Mais  cette  fluctuation  em- 
pirique, qui  était  alors  inévitable,  altéra  peu  l'élaboration  ori- 
ginale de  la  physiologie  du  cerveau,  en  ce  qui  concerne  les  pen- 
chants. Envers  eux,  son  insuffisance  logique  se  trouvait 
naturellement  compensée  par  l'irrésistible  concours  de  deux 
impulsions  décisives,  la  sagesse  vulgaire  et  l'observation  des 
animaux.  Dans  un  tel  sujet,  il  n'y  avait  de  radicalement  vicieux 
que  les  opinions  des  philosophes,  dont  les  nombreuses  dissi- 
dences ne  tendaient  qu'à  y  mieux  cacher  la  vérité.  A  cet  égard, 
le  principal  succès  de  Gall  résulta  davantage  de  la  hardiesse 
de  son  caractère  que  de  la  supériorité  de  son  esprit  ;  comme 
je  l'ai  jadis  remarqué  pour  Kepler,  au  sujet  de  sa  seconde  loi. 
Quand  il  eut  franchement  répudié  les  rêveries  métaphysiques 
sur  la  souveraineté  de  l'intelligence,  l'instinct  populaire  le  con- 
duisit bientôt  à  ériger  le  cœur  en  principal  arbitre  de  la  vie 
réelle.  Pour  en  mieux  apprécier  la  prépondérance,  il  dut  dès 
lors  employer  l'observation  des  animaux,  où  elle  se  trouve  dé- 
gagée des  influences  mentales  et  des  résultats  sociaux.  Aussi 
son  étude  spéciale  des  divers  penchants  fut-elle  ordinairement 
très-heureuse.  Je  n'ai  eu  à  y  opérer  que  certaines  rectifications 
secondaires  et  quelques  éliminations  indispensables.  Elle  ne 
m'a  d'ailleurs  réservé  que  la  grande  élaboration  accomplie  ci- 
dessus  envers  l'ensemble  des  penchants ,  pour  y  découvrir  la 
vraie  série  affective,  que  Gall  n'avait  pas  même  cherchée.  A 
cela  près ,  mon  appréciation  confirme  ses  principales  inspira- 
tions, tant  statiques  que  dynamiques. 

Mais  il  en  doit  être  tout  autrement  quant  aux  fonctions  intel- 
lectuelles. Là,  Gall  se  trouva  privé  des  indications  animales; 
et  la  sagesse  populaire  ne  lui  fournit  plus  que  des  lumières  trop 
confuses,  susceptibles  seulement  d'être  utilisées  par  une  théo- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      709 

rie  qu'il  ne  pouvait  avoir.  Néanmoins,  il  y  brisa  vigoureusement 
le  joug  nébuleux  de  la  métaphysique.  Quoiqu'il  n'ait  ainsi 
abouti  qu'à  une  doctrine  superficielle,  essentiellement  indigne 
de  lui,  cette  construction  éphémère  fut  cependant  assez  rappro- 
chée de  la  réalité  pour  me  permettre  de  monter  enfin  au  vrai 
point  de  vue  encyclopédique  en  fondant  la  science  sociale. 
Cette  ascension  décisive  pouvait  seule  conduire  aux  véritables 
lois  sur  la  nature  et  la  marche  des  fonctions  intellectuelles. 
Écartant  irrévocablement  une  vaine  exploration  personnelle, 
elle  a  directement  subordonné  la  théorie  mentale  à  l'étude  po- 
sitive de  l'évolution  collective,  sans  laquelle  de  tels  phéno- 
mènes ne  sauraient  être  assez  caractérisés.  Telle  est  la  source 
nécessaire  des  graves  dissidences  que  je  vais  indiquer,  entre 
Gall  et  moi ,  sur  ce  grand  sujet ,  dont  la  véritable  élaboration 
restait  impossible  avant  mon  ouvrage  fondamental. 

Il  serait  superflu  de  signaler  ici  aucune  erreur  spéciale  de 
Gall  envers  les  différentes  fonctions  intellectuelles.  En  dissipant 
les  ténèbres  résultées  d'une  vicieuse  généralisation,  il  fut  con- 
duit, faute  d'une  vraie  théorie  encyclopédique,  à  trop  multi- 
plier les  distinctions,  qu'il  rendit  souvent  frivoles.  Aspirant 
aveuglément  à  la  réalité,  son  analyse  devint  empirique  et  inco- 
hérente. D'une  autre  part,  en  combattant  les  aberrations  mé- 
taphysiques sur  la  suprématie  intellectuelle  des  sens  extérieurs, 
Gall  fut  entraîné  à  trop  restreindre  leur  vrai  domaine,  en 
transportant  à  autant  d'organes  cérébraux  les  principales  attri- 
butions de  la  vue  et  de  l'ouïe.  Sans  m'arrèter  à  ces  critiques 
particulières,  je  dois  seulement  caractériser  ses  erreurs,  plus 
excusables  et  moins  reconnues,  envers  les  phénomènes  géné- 
raux de  l'intelligence. 

Dans  l'immortelle  élaboration  de  Gall  sur  les  doctrines  des 
psychologues  et  des  idéologues,  il  n'y  a  de  vraiment  décisif 
que  sa  discussion  négative.  Il  a  pleinement  démontré  l'inanité 


710  SYSTÈME.  DE  POLmQBfi  PÛ8WIVE. 

radicale  de  leurs  explication*  logiques ,  en  appréciant  les  va- 
gues facultés  d'attentipn,  mémoire ,  volonté  f  etc.,  qu'ils  éri- 
gent en  attributs  élémentaires*  lfai& il  nefutpointauasi heureux 
dans  la  conception  qu'il  s'efforça  de  substituer  à  ces  puérilités 
doctorales,  en  représentant  ces  phénomènes  généraux  comme 
autant  de  modes  d'action  communs  à  toutes  les  vraies  fou* 
tione  cérébrales,  même  affectives»  Le  peu  de  succès  d'une  telh 
théorie  constitue  déjeune  présomption  défavoraMe,en  un  temgi 
d'émancipation  où  cetavortement  ne  saurait  être  toujours  im» 
puté  à  la  routine»  Cependant»  la  sociologie  m'a  seule  permis  de 
la  juger  et  de  la  remplacer,  sans  revenir  aux  aberrations  anté- 
rieures. Avant  d'exposer  ma  propre  doctrine  sur  les  fonctions 
élémentaires  de  l'esprit ,  je  dois  indiquer  comment  j'apprécie 
ces  états  généraux  qui  ne  résultent,  à  mon  gré,  ni  de  facultés 
propres,  ni  de  modes  communs,  mais  du  concours  des  diverse 
opérations  mentales-. 

Il  faut  d'abord  les  restreindre  aux  organes  intellectuels,  en 
abandonnant,  malgré  les  amendements  de  Spurzheim,  l'opinion 
de  Gall  qui  les  attribuait  aussi  aux  or  ganes  affectifs.  Non-seule- 
ment on  ne  peut  accorder  à  ceux-ci  ni  la  mémoire,  ni  le  juge- 
ment, ni  l'imagination;  mais  on  doit  encore  leur  refuser, 
malgré  leur  vive  sensibilité ,  la  sensation  proprement  dite.  I* 
sagesse  universelle  a,  depuis  longtemps,  justement  qualifié 
d'aveugles  tous  les  penchants  quelconques.  Sentir  et  désirer, 
telles  sont  leurs  fonctions  propres  et  exclusives ,  tant  actives 
que  passives.  Ainsi,  leur  nature  consiste  en  émotions,  d'où  ré- 
sultent des  impulsions;  mais  sans  comporter  jamais  la  notion, 
ni,  par  suite,  le  jugement.  Dans  leur  plus  haute  énergie,  même 
maladive,  ils  ignorent  entièrement  leur  propre  état,  qui  ne  peut 
être  connu  que  des  organes  intellectuels,  si  ceux-ci  restent 
assez  libres  pour  procéder  à  cette  appréciation  intérieure 
comme  envers  un  spectacle  extérieur.  L'opinion  de  Gall  ren- 


INTRODUCTION  FUKD&HEITALI. — GHAKT1Œ  TROISIÈME.      711 

drait  inexplicable  la  croyance,  erronée,  mais  très-prolongée, 
qui  rapportait  les  penchants  aux  viscères  végétatifs,  évidem- 
ment étrangers  à  tonte  connaissance.  Dépourvus  de  notion  et 
de  jugement,  les  organes  affectifs  ne  peuvent  donc  être  douée 
ni  de  mémoire,  ni  d'imagination.  Toute  leur  apparente  effica- 
cité à  cet  égard  résulte,  au  fond,  da  leur  réaction  nécessaire 
sur  k  région  intellectuelle,  dont  ils  dirigent  et  stimulent  l'exar» 
cke.  Leur  impuissance  pampre  ne  s'y  vérifie  que  trop  dans  les 
cas  douloureux  ou,  malgré  les  plus  vifs  désirs,  noua  ne  pou- 
vons reproduire  d'intimes  émotionaantériBurea,  si  elles  ne  lai* 
seront  aucune  traça  qui  permette  à  l*esprit  de  rappeler  les 
images  ou  les  signes  convenables.  Parmi  les  anciens  attributs 
intellectuels,  un  seul  a  été  justement  appliqué  par  Gall  aux 
organes  affectifs;  c'est  h.  volonté,  qu'il  aurait  dû  mémo  leur 
rapporter  exclusivement.  Car,  la.  volonté  proprement  dite  ne 
constitue  que  le  dernier  état  du  désir,  quand  la  délibération 
mentale  a  reconnu  la  convenance  d*una  impulsion  dominante. 
Il  est  vrai  que  les  organes  intellectuels  inspirent  aussi  des  dé» 
s»  spéciaux,  relatifs,  comme,  en  tout  antre  cas,  au  besoin  ds 
leur  propre  exercice^  suivant  la  première  loi  d'animalité.  Mais 
leur  énergie  est  trop  faible  pour  qu'il  en  résulte  jamais  une 
véritable  volontér  capable  de  déterminer  la  conduite,  laquelle 
se  dirige  toujours  par  des  impulsions  affectives. 

La  mémoire  et  l'imagination  sont  donc,  autant  que  la  con- 
naissance et  le  jugement,  des  attributs  purement  intellectuels* 
comme  on  l'avait  toujours  pensé.  Mais  il  n'y  faut  pas  voir  da- 
vantage des  fonctions  propres  que  des  fonctions  communes*  Ils 
constituent  seulement  divers  résultats  composés,  dus  au  con- 
cours  des  vraies  fonctions  élémentaires  ds  l'esprit,  qui  seront 
définies  ci-dessous* 

Toutes  les  études  positives,  tant  spontanées  que  systémati- 
quesy  montrent  l'inanité-  radicale  da  la  séparation  classique 


712  SYSTÈME  DE   POUTIQUË   POSITIVE. 

entre  l'observation  et  le  raisonnement.  Nos  opérations  inté- 
rieures ne  sont  jamais  que  le  prolongement,  direct  ou  indirect, 
de  nos  impressions  extérieures  :  réciproquement,  celles-ci  M 
compliquent  toujours  des  autres,  même  dans  les  moindres  eu. 
Comme  Kant  l'a  bien  senti,  chacune  de  nos  opinions  estais 
fois  subjective  et  objective,  notre  esprit  y  étant  à  la  fois  actif  et 
passif.  Au  fond,  cette  grande  notion  logique  revient,  dans  U 
doctrine  positive,  à  étendre  convenablement  aux  fonctions  in- 
tellectuelles le  principe  fondamental  de  la  biologie  sur  le  con- 
cours nécessaire  entre  l'organisme  et  le  milieu  pour  tout  phé- 
nomène vital.  Longtemps  avant  les  philosophes,  les  poHet 
avaient  reconnu  avec  le  publie,  dont  ils  sont  les  meilleurs  in- 
terprètes, que  la  plus  vulgaire  appréciation  extérieure  résulta 
souvent  d'une  combinaison  très-complexe  entre  les  facultés 
d'observation  et  de  raisonnement  que  sépare  vainement  l'ana- 
lyse métaphysique.  Ce  mélange  serait,  au  besoin,  assex  con- 
staté par  une  seule  réflexion  aisément  vérifiahle:iln'yajamaii 
de  notions  efficaces  que  d'après  une  suffisante  réitération  des 
impressions  extérieures.  Or,  l'esprit  ne  pourrait  étro  purement 
passif  que  dans  la  première  perception.  Dès  la  seconde,  il  se 
trouve  déjà  préparé  par  la  précédente,  combinée  avec  l'en- 
semble des  notions  antérieures.  Même  au  début,  il  n'offre  ja- 
mais l'isolement  contemplatif  des  docteurs  métaphysiques  qui 
négligeaient  entièrement  la  réaction  mentale  du  cœur,  princi- 
pale source  de  l'activité  intellectuelle.  L'admirable  composition 
de  Cervantes  caractérise  profondément  la  manière  dont  nos 
émotions  modifient  nos  sensations,  ébauchant  ainsi  la  vraie 
théorie  de  la  folie  avant  aucun  biologiste.  Ses  tableaux  heureo- 
igérés  indiquent  auex  le  véritable  état  normal  aw 
penseur  qui  applique  convenablement  le  prinap» 
tal  de  Broussaissurla  relation  générale  de  la  malais 
ité.  Il  n'existe  aucune  séparation  tranchée  entre  le  «V 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      713 

maine  systématique  de  la  science  réelle  et  le  champ  spontané 
de  la  raison  commune.  Le  premier  n'offrant  jamais  qu'un  pro- 
longement spécial  du  second,  sa  culture  logique,  mieux  carac- 
térisée, peut  éclairer  la  marche  vulgaire.  Or,  elle  consiste  sur- 
tout, comme  je  lai  si  souvent  montré,  à  construire  toujours  la 
meilleure  hypothèse  propre  à  représenter  les  phénomènes  con- 
statés. Ce  principe  universel  de  la  logique  positive  trouve  jour- 
nellement son  application  spontanée  dans  les  appréciations 
pratiques,  première  source  de  nos  saines  théories  quelcon- 
ques. La  moindre  détermination  extérieure  pourrait  être  for- 
mulée comme  un  problème  scientifique,  où  l'esprit  s'efforce  de 
produire  une  conception  en  harmonie  avec  l'ensemble  des  im- 
pressions du  dehors.  Moins  celles-ci  sont  nettes,  plus  il  tente 
d'y  suppléer  par  ses  propres  combinaisons,  souvent  très-fines 
ou  fort  indirectes.  Quand  le  jugement  est  assez  désiré,  le  défaut 
de  documents  extérieurs  pousse  quelquefois  à  le  prononcer 
d'après  des  opinions  purement  intérieures,  uniquement  dues 
à  une  énergique  réaction  du  cœur  sur  l'esprit.  Toujours  placée 
entre  les  impressions  du  dehors  et  les  impulsions  du  dedans, 
il  faut  bien  que  l'intelligence  se  décide  d'après  ces  dernières 
influences  quand  les  autres  sont  insuffisantes,  à  moins  qu'elle 
ne  s'abstienne  d'apprécier,  ce  qui  est  souvent  impossible.  Cet 
état  logique,  où  l'esprit,  au  lieu  d'être  le  simple  ministre  du 
cœur,  devient  son  pur  esclave,  se  réalise  fréquemment  chez 
les  animaux.  Mais  il  ne  leur  appartient  pas  exclusivement.  On 
l'observe  aussi  dans  l'homme,  même  sain.  Il  y  fut  normal  tant 
que  dura  la  longue  enfance  théologique  de  notre  espèce,  comme 
l'expliquera  la  suite  de  ce  traité. 

En  insistant  ainsi  sur  la  participation  habituelle  du  raisonne- 
ment dans  les  opérations  attribuées  à  la  seule  sensation,  je  me 
trouve  dispensé  d'une  équivalente  appréciation  envers  la  mé- 
moire et  surtout  l'imagination.  Car,  leur  difficulté  supérieure 


714  STSTÈME  DE   POLITIQUE   POSITIVE. 

permet  encore  moins  de  les  regarder  comme  des  fonctions 
vraiment  élémentaires,  d'ailleurs  propres  ou  communes.  Vu 
souvenir  intérieur  exige  nouvent  la  même  élaboration  intellec- 
tuelle qu'une  découverte  extérieure,  par  une  suite  d'induc- 
tions et  de  déductions  fondées  sur  les  relations  mutuelles.  H  n'y 
a  de  vraiment  spontanée  que  la  reproduction  immédiate  de 
chaque  impression,  suivant  la  seconde  ni  d'animalité.  Or,  ce 
phénomène  général  de  la  vie  animale  diffère  beaucoup  de  la 
mémoire  proprement  dite,  qui  constitue  toujours  une  opéra- 
tion intellectuelle.  A  plus  forte  raison,  le  concours  habituel  de 
tontes  les  fonctions  spéculatives  existe-t-il  dans  l'imagination, 
dont  les  tableaux  supposent  fréquemment  des  combinaisons 
aussi  profondes,  quoique  moins  abstraites,  que  les  méditation! 
scientifiques.  Tous  les  penseurs  ont  déjà  reconnu  l'inanité  des 
divisions  encyclopédiques  fondées  sur  ces  prétendues  facultés, 
qui  ne  président  pas  davantage  au  vrai  classement  individuel. 
Cette  double  épreuve  devrait  suffire  pour  y  montrer  des  ré- 
sultats composés  de  l'ensemble  des  fonctions  mentales.  Qnut 
à  la  célèbre  argumentation  de  Gall  sur  les  mémoires  particu- 
lières, elle  est  plus  spécieuse  que  solide.  Une  analyse  mieu 
approfondie  vérifiera  toujours  que  cette  prétendue  spécialité 
résulte  des  diversités  de  préparation  et  de  situation,  combinées 
avec  la  seule  différence  organique  qui  concerne  l'énergie  indi- 
viduelle dea  fonction»  oniver8eUBi.il  n'y  a  de  vraiment  spéciale, 
soit  pour  la  aaémoire,  soit  pour  l'imagination,  que  la  faculté 
du  langage,  appréciée  ei -dessous.  | 

L'ensemble  de  cette  explication  éearted' avance  la  principale 

difficulté  ■■ ":-.-i  i  c  ici  l'exposition  directe  de  ma  propre  théorie 

^enaai  t/ilii(sniiii[iiiii  des  cinq  font- 

HJMftflr  Wmtm,  des  cinq  organe! 

jJ0|mti*aar  tout  lecteur  déjàfl»- 

-JlWinHBjMM  consistent  seulement  en 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      717 

point  la  distinction  fondamentale.  Chez  l'homme,  la  première 
est  qualifiée  de  contemplation,  et  la  seconde  de  méditation. 
Par  Tune,  l'esprit  reçoit  du  dehors  les  matériaux  primitifs  de 
toutes  les  constructions,  d'après  les  fonctions  perceptives  que 
remplissent  les  ganglions  sensitifs.  Dès  lors,  il  construit,  dans 
l'autre,  les  combinaisons  plus  ou  moins  générales  qui  doivent 
éclairer  la  conduite  habituelle.  Les  idées  proprement  dites, 
c'est-à-dire  les  images,  ne  peuvent  appartenir  qu'à  la  contem- 
plation, tandis  que  la  méditation  produit  seulement  des  pensées. 
Malgré  les  préjugés  théologico-métaphysiques  qui  érigent  ces 
facultés  en  privilège  exclusif  de  notre  race,  toutes  deux  exis- 
tent certainement,  à  divers  degrés  d'infériorité,  dans  la  meil- 
leure partie  du  règne  animal.  Car  elles  y  sont,  comme  pour 
nous,  plus  ou  moins  nécessaires  à  la  vie  personnelle,  domes- 
tique, et  surtout  sociale,  non-seulement  chez  les  carnassiers, 
mais  aussi  parmi  les  herbivores.  Les  besoins  nutritifs,  les  rap- 
ports sexuels,  et  les  soins  des  petits,  y  suscitent  journellement 
beaucoup  d'observations  et  de  réflexions,  trop  méconnues  par 
notre  sot  orgueil.  Dans  ces  diverses  épreuves  habituelles,  plu- 
sieurs animaux  se  montrent  plus  inventifs  que  la  plupart  des 
lettrés  qui  les  dédaignent,  au  nom  d'une  instruction  presque 
toujours  réduite,  suivant  le  grand  Molière,  à  savoir  ce  qu'ont 
dit  les  autres  avant  eux.  Ce  n'est  pas  seulement  en  tendresse  et 
en  courage,  mais  aussi  en  sagacité  et  en  prévoyance,  qu'un 
malheureux  renard  se  montre  souvent  supérieur  à  la  cohue 
aristocratique  ameutée  contre  lui. 

Pour  faire  ici  marcher  de  pair,  comme  auparavant,  l'appré- 
ciation statique  et  l'analyse  dynamique,  il  suffit  de  noter  que  la 
contemplation  doit  siéger  dans  la  partie  inférieure  du  cerveau 
frontal,  dont  la  région  supérieure  convient  à  la  méditation.  Cette 
répartition  résulte  d'abord  du  besoin  de  rapprocher  le  plus  pos- 
sible des  organes  sensitifs  la  fonction  cérébrale  qui  seule  se  lie 

50 


716  SYSTEM*  DR  POLITIQUE  POSITIVE, 

offre  uo  phénomène  très-fréquent,  quoique  à  peine  connu,  où 
chacun  peut  sentir  directement  la  distinction  entre  ces  deux 
opérations  cérébrales,  d'après  leur  inégale  vitesse.  J'ai  souvent 
éprouvé,  dans  mes  compositions,  que  l'expression  précède 
quelquefois  la  conception,  jusqu'à  un  intervalle  de  deux  on 
trois  phrases,  de  manière  à  me  permettre  de  véritables  prévi- 
sions sur  l'instant  et  le  mode  précis  de  leur  concours  définitif. 
Enfin,  la  comparaison  des  divers  types  humains,  confirmé» 
par  celle  des  différentes  races  animales,  montre  clairement  que 
les  deux  sortes  d'aptitude  sont  loin  de  se  correspondre  toujours. 
Même  quand  ces  distinctions  se  bornent  à  l'instruction  commu- 
niquée, sans  s'étendre  jusqu'à  la  production  spontanée,  les  ni 
ne  sont  pas  moins  décisifs,  puisque  apprendre  et  inventer  ré- 
sultent d'opérations  semblables,  avec  des  degrés  différents.  D 
faut  donc  adopter  irrévocablement  l'opinion  de  Gall  sur  la  né- 
cessité d'un  organe  spécial  pour  le  langage,  non-seulement 
dans  notre  espèce,  mais  aussi  chez  tous  les  animaux  supé- 
rieurs. Le  degré  zoologique  où  commence  la  pleine  séparation 
des  sexes  marque  naturellement  le  début  de  cette  fonction 
cérébrale,  dès  lors  plus  ou  moins  nécessaire  aux  relations  pri- 
vées qu'exige  ainsi  la  reproduction. 

Quand  ces  rapporta  sont  faibles  et  fugitifs,  le  cerveau  w 
contient  probablement  que  deux  organes  spéculatifs,  l'un  it 
conception,  l'autre  d'expression,  outre  les  ganglions  ordinaire 
pour  les  divers  sens  extérieurs.  Mais,  aussitôt  que  lus  so 
latifs  à  l'éducation  des  petits  suscitent  un  véritable  < 
famille,  souvent  lié  à  une  certaine  s 
se  complique  nécessairement,  par  la  < 
principale,  quoique  la  seconde  i 
dans  notre  espèce. 

11  existe  dès  lors,  en  effet,  .' 
passive,  l'autre  active.  JM 


T18  sfWtau/UE  potintOK  touiîivb. 

directement  à  leurs  opérations.  On  ht  confirmé  £ar  rdbligation 
de  faire  immédiatement  succéder  à  *a  région  affective  l'organe 
intellectuel  qui,  d'après  les*nibrinations  extérieures, apprécie 
ta  convenance  finale  des  impulsions  émanées  des  divers  pen- 
chants. Le  concours  spontané  de  «ces  deux  considérations  sub- 
jectives semble  ne  permettre  aucun  doute  sur  une  telle  déter- 
mination générale. 

D'après  cette  seconde  analyse  de  l'esprit,  sa  combinaison  fon- 
damentale ,  entre  la  conception  et  -l'expression ,  devient  une 
progression  normale,  qui  manifeste  mieux  sa  marche  naturelle, 
d%bord  contemplative,  puisméditative,  et  enfin  commumcative. 
Mais,  pour  aboutir  à  des  fonctions  vraiment  élémentaires,  ctst- 
A-dire  irréductibles,  il  fautencofre  décomposer  la  contempla- 
tion et  la  méditation,  <foù^  par  suite,  leurs  sièges  respectifs.  Je 
n*ai  pas  besoin  d'expliquer  ici  que  cette  divisiota.  finale  doit 
offrir,  comme  toutes  les  précédentes,  une  nouvelle  application 
du  principe  universel  des  classifications,  d'après  la  spécialité 
Croissante  et  l'importance  décroissante. 

Cette  double  règle  conduit  d'abord  à  distinguer  deux  modes 
de  contemplation  :  l'un,  essentiellement  synthétique,  se  rap- 
porte aux  êtrfes,  et  par  conséquent  il  offre  un  caractère  concret; 
loutre,  toujours  analytique,  apprécie  les  événements,  en  sorte 
que  sa  nature  est  abstraite.  Le  premier  procure  donc  des  no- 
tions réelles,  mais  particulières;  du  second  seul  émanent  les  con- 
ceptions générales,  mais  plus  ou  moins  artificielles.  Cette  der- 
nière contemplation  convient  surtout  à  la  science,  tandis  que 
l'autre  se  rapporte  davantage  à  l'art,  tant  esthétique  que  tech- 
nique, sans  toutefois  altérer  jamais  l'unité  fondamentale  de  la 
marche  intellectuelle.  On  voit  ainsi  confirmée,  en  biologie,  la 
coïncidence  philosophique  établie,  au  premier  chapitre  de  cette 
Introduction,  entre  le  contraste  du  concret  à  l'abstrait  et  celui 
de  la  pratique  à  la  théorie.  Leur  double  opposition  va  dès  lors 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      719 

.recevoir  une  consécration  anatomique,  en  sousxdi  visant  la 
partie  inférieure  du  cerveau  au  frontal. 

U  suffit,  pour  cela,,  de  regarder  l'observation  concrète  comme 
plus  liée  aux  impressions  extérieures  que  l'observation  abstraite. 
Quoique  celle-ci  y  ait  souvent  recours,  elle  s'opère  quelquefois 
d'une  manière  indirecte,  d'après  une  décomposition  intérieure 
des  images  fournies  par  l'autre.  Toute  véritable  image  repré- 
sente un  être  quelconque,  et  jamais  un  pur  phénomène.  Ainsi, 
les  idées  proprement  dites  émanent  seulement  de  la  contem- 
plation concrète.  L'organe  de  l'observation  abstraite  doit  donc 
être  surtout  en  relation  avec  l'autre  organe  contemplatif,  et 
.moins  rapproché  que  lui  des  sens  extérieurs*  Il  siège,  par  con- 
séquent, dans  la  ligne  médiane^  comme  l'exige  d'ailleurs  la  so- 
lidarité plus  intime  de  ses  deux  moitiés.  La  contemplation  con- 
crète demande,  au  contraire,  un  organe  pair,  dont  chaque 
partie,  placée  au-dessus  de  l'œil  correspondant,  tende  vers 
l'oreille  voisine. 

Quant  à  la  méditation,  sa  décomposition  normale  est  déjà 
préparée  chez  tous  les  vrais  penseurs,  qui  ont  assez  apprécié  la 
distinction  positive  entre  l'induction  et  la  déduction.  On  mé- 
dite, en  effet,  de  deux  manières  très-distinctes,  mais  également 
nécessaires,  en  posant  des  principes,  et  en  tirant  des  consé- 
quences. D'une  part,  on  compare;  de  l'autre,  on  coordonne. 
Le  premier  mode  aboutit  à  généraliser,  et  le  second  à  systéma- 
tiser. Tout  classement  régulier  manifeste  nettement  leur  diffé- 
rence, en  exigeant  d'abord  l'appréciation  des  rapports  propres 
à  former  les  groupes,  et  ensuite  la  détermination  de  Tordre  hié- 
rarchique. Sous  un  aspect  plus  étendu,  on  doit  surtout  rattacher 
à  la  méditation  inductive  l'étude  des  relations  statiques  ou  de 
similitude,  et  "a  la  déductive  celle  des  relations  dynamiques  ou 
de  succession.  Ainsi,  la  région  cérébrale  qui  découvre  les  lois 
se  divise  aussi  nettement  que  celle  qui  observe  les  faits. 


780  SYSTEMS  DE  POLITIQUE  POSRIVZ. 

* 

D'après  cela,  la  logique  déductive,  plus  élevée  et  plus  inté- 
rieure, mais  moins  indispensable  et  moins  directe,  doit  avoir 
un  organe  impair,  an  milieu  de  la  partie  supérieure  du  cerveau. 
Gomme  la  principale  prévoyance  dépend  surtout  d'elle,  sou 
siège  a  besoin  d'un  meilleur  contact  avec  celui  des  nobles  peu* 
chants  dont  la  satisfaction  habituelle 'constitue  sa  destination 
prépondérante.  Il  but  bien  que  l'organe  coordinateur  réside 
auprès  de  l'instinct  qui  rallie.  La  logique  inductive  exige,  an 
contraire,  un  organe  pair,  dont  chaque  moitié,  plus  extérieurs, 
soit  en  contact  plus  direct  avec  l'organe  observateur  d'où  dé- 
pendent davantage  ses  données  habituelles. 

Telle  est  donc  la  constitution  subjective,  à  la  fois  statique  et 
dynamique,  de  la  région  cérébrale  consacrée  à  la  conception. 
Par  ces  deux  analyses  correspondantes,  ce  grand  office  spécu- 
latif offre  quatre  opérations  successives,  émanées  d'autant  d'or- 
ganes, pairs  ou  médiaux  :  l'observation  des  êtres,  puis  celle  des 
événements;  l'élaboration  des  principes,  et  ensuite  celle  des 
conséquences.  Cette  marche  générale  de  l'esprit  positif  consti- 
tue une  progression  pleinement  normale,  aboutissant  à  la  pie- 
vision  systématique,  destinée  à  éclairer  une  sage  intervention. 
Quoique  je  n'aie  point  spécialement  étendu  aux  animaux  la  der» 
nière  décomposition ,  on  ne  peut  douter  qu'elle  convienne  à 
tous  les  cas  où  se  manifeste  l'activité  calculée  à  laquelle  pré- 
pare tout  cet  appareil  cérébral.  Il  faut  être  fasciné  par  la  théo- 
logie ou  l'ontologie  pour  refuser  aux  divers  types  zoologiqoes 
une  aptitude  déductive  indispensable  à  leur  conduite  journa- 
lière. Les  principes  généraux  de  l'appréciation  subjective  que 
je  viens  d'accomplir  sont  d'ailleurs  tellement  naturels  qu'on  en 
démêle  une  certaine  application,  statique  et  dynamique,  dans 
l'analyse  empirique  qui  caractérise  la  confuse  élaboration  de 
Gall  et  Spurzheim  sur  la  région  intellectuelle. 
Pour  compléter  la  série  spéculative,  il  me  reste  à  déterminer 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      721 

spécialement  la  fonction  qui  en  constitue  l'aboutissant  néces- 
saire, du  moins  dans  l'existence  sociale  ou  domestique.  Chez  les 
espèces  inférieures,  dont  la  vie  est  toujours  personnelle,  Fez- 
pression  résulte  seulement  des  actes  eux-mêmes,  qui  témoignent 
involontairement  les  impulsions  d'où  ils  émanent.  Mais,  partout 
ailleurs,  le  concert  habituel  de  divers  individus  exige,  en  outre, 
une  transmission  plus  claire  et  plus  directe  des  sentiments  et 
des  pensées.  Il  faut,  avant  d'agir,  que  chacun  fasse  distincte- 
ment connaître  ses  émotions  ou  ses  projets,  afin  d'obtenir  la 
sympathie  ou  l'assistance  d'autrui.  L'organe  cérébral  de  ces 
communications  se  borne  d'abord  à  y  employer  une  simple 
imitation  des  signes  naturels  qu'indique  l'accomplissement  or- 
dinaire  de  chaque  fonction.  Quand  des  relations  plus  complexes 
et  plus  fréquentes  en  constatent  l'insuffisance,  il  y  joint  un  lan- 
gage plus  ou  moins  artificiel,  dont  les  premiers  éléments  résul- 
tent de  la  décomposition  des  cris  ou  des  gestes  spontanés.  Chez 
les  espèces  sociables,  et  surtout  parmi  nous,  cette  institution  s'é- 
tend et  se  consolide,  à  mesure  que  se  développent  les  notions 
et  les  rapports.  Le  langage  devient  ainsi  le  dépositaire  continu 
de  la  sagesse  collective.  Sa  transmission  domestique  constitue 
partout,  même  dans  notre  race,  la  plus  précieuse  partie  de 
chaque  héritage,  et  la  première  base  d'une  instruction  quel- 
conque. 

Tous  les  mouvements  volontaires  peuvent  servir  au  langage, 
dont  l'organe  cérébral  ne  change  pas  avec  les  instruments  em- 
ployés. Dans  les  relations  simples,  il  préfère  d'abord,  comme 
plus  faciles,  et  même  moins  équivoques,  les  moyens  d'expres- 
sion qui  se  lient  directement  aux  actes  et  aux  passions.  Mais  les 
sons  vocaux  deviennent  bientôt,  chez  tous  les  animaux  supé- 
rieurs, la  principale  base  de  l'institution  des  signes.  Outre  les 
motifs  connus  de  ce  choix  naturel,  il  repose  aussi  sur  une  pro- 
priété inaperçue,  qui  pourtant  contribue  beaucoup  à  son  uni- 


722  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

versalité.  Elle  résulte  de  la  correspondance  spontanée  entre  ta 
voix  et  l'ouïe,  qui  permet'  à  chacun  de  s'adresser  à  lui-même, 
et,  par  suite,  de  développer  directement  sa  propre  éducation. 
L'expression  mimique  neparticipe  nullement  à  ce  privilège  na*» 
turel  de  l'expression  orale,  qui  rend  celle-ci  bien  plus  suscep- 
tible d'un  perfectionnement  continu. 

Quoique  toutes  deux  soient  principalement  destinée»  aux  re- 
lations mutuelles;  elles  servent  aussi  à  l'existence  personnelle; 
soit  pour  l'exercice  direct  des  muscles  correspondants,  soi* 
même  pour  l'expansion  solitaire  des  émotions.  Beaucoup  d'ea- 
pèces  supérieures  ont  remarqué- la  tendance  de  l'expression  à- 
réagir  sur  les  sentiments  «qu'elle  manifeste.  Le  chant  et  la  mi- 
mique, eu  plutôt  les  cris  et  lesgestes  $  y  sont  6ouvent  employés» 
comme  parmi  nous,  non-seulement  à  soulager  les  passions,  mak 
encore  à  les  exciter  davantage.  Gela  est  surtout  sensible  envi» 
la  colère,  chez  tout  carnassier. 

L'expression  constitue  toujours  une  fonotion  intellectuelle, 
mais  plus  liée  qu'aucune  autre  aux  fonctions  affectives,  et  même 
aux  fonctions  actives  :  en  sorte  qu'elle  représente  le  mieur 
l'ensemble  de  chaque  existence.  Toutefois,  l'office  propre  de 
son  organe  cérébral  se  borne  à  apprendre  et  inventer  des  si- 
gnes quelconques.  Pour  qu'ils  constituent  un  véritable  langage, 
il  faut  que  cette  cinquième  fonction  mentale  soit  convenable- 
ment subordonnée  aux  quatre  autres,  qui  contrôlent  ou  diri- 
gent ses  diverses  opérations.  Quand  une  telle  harmonie  n'existe 
pas,  cet  organe  complémentaire  ne  produit  qu'un  vain  verbiage, 
au  lieu  d'un  vrai  discours,  propre  à  manifester  le  sentiment* 
développer  la  pensée,  et  assister  1  activité.  Il  lui  faut  d'abord 
des  relations  spéciales  avec  les  deux  parties  de  l'appareil  con- 
templatif, pour  les  noms  respectifs  des  substances  et  des  pro- 
priétés. Mais  la  double  région  méditative  doit  aussi  lui  fournir 
ensuite  des  moyens  de  comparaison  et  enfin  des  procédés  de 


i 


INTRODUCTION:  FONDÀMfiNTAJLE. — CHAPITRE  TROISIÈME.      72$ 

coordination.  Le  langage  proprement 4it  exige  donc  le  concours 
de  toutes  les.  fonctions  intellectuelle*, avec  Inactivité  directe  dft 
son  organe  spécial,  auquel  appartien&seulement  l'initiative  dçuf 
signes,  mais  nullement,  leur  appréciation  finale.  On  expliqua 
ainsi  les  cas  maladifs  où  l'altération  du  discours  se  borneàoex^ 
tains  éléments  grammaticaux,  sans  qu'il  faille  créer  des  stnjfr* 
tures  partielles  envers  les  différentes  classes  de  mots. 

Nos  déterminations  antérieures  assignent,  par  exclusion,  la 
place  de  ce  cinquième  organe  ii#elrectuel,tà  chaque  extrémité 
latérale  de  la  région  spéculative,  dont,  tout  le  reste  appartiflig 
déjà  aux  appareils  contemplatif  et,  méditatif,  sauf  les  siégas 
préalables  des  ganglions  senMtifs.  U  doit  donc  commencer  an 
milieu  des  bords  antérieurs  die  la  région  frontale,  et  s'étendre 
epsuijte  vers  les  tempes,  à  peu  près  au  lien  où  Gall  avait  logé 
rigptinct  constructeur.  Mais  cette  splutipn  indirecte  est  coor 
fixmée  par  un  examen  spécial  des  convenances  subjectives., Car 
cet.  organe  se  trouve  ainsi  équidistant  de  l'œil  et  de  l'oreille,,  qjii 
constituent  ses  principaux  auxiliaires,  D'ailleurs,  un  tel  siège  la 
rend  contigu  à  la  région  active*  qu'il  4pit  spécialement  secon- 
der, et  dont  il  forme  le  seul  lien  immédiat  avec  l'ensemble  dp 
l'appareil  mental. 

Ayant  ainsi  complété  la  seconde  partie  essentielle  de  ma 
théorie  cérébrale,  je  vais  terminer  la  constitution  subjective 
du  cerveau  par  une  rapide  indication  de  ses  fonctions  pra- 
tiques. Dans  l'ensemble  de  l'existence  morale,  j'ai  asses  dé- 
terminé d'abord  le  principe  d'impulsion,  toujours  émané  dji 
cœur,  et  ensuite  le  moyen  consultatif,  qui  appartient  exclusi- 
vement à  l'esprit.  Le  traité  positif  de  l'âme  n'exige  donc  pins 
que  l'examen  spécial  du  caractère  proprement  dit,  d'où  dépend 
immédiatement  la  réalisation  finale  de  chaque  résultat  voujji 
et  préparé. 

Ce*  aptitudes  pratiques  sont  tellement  nettes  que  leur  a#*~ 


724  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

lyse  dynamique  ne  présente  aucune  grave  difficulté  en  biologie, 
où  elles  se  montrent  aussitôt  dégagées  des  complications  men- 
tales et  sociales.  Tout  être  actif  doit  se  trouver  doué  de  cou- 
rage pour  entreprendre,  de  prudence  pour  exécuter,  et  de 
fermeté  pour  accomplir.  Il  n'y  a  jamais  de  succès  pratique 
sans  un  suffisant  concours  de  ces  trois  qualités.  Réciproque- 
ment, leur  saine  coopération  suffit  à  la  réalisation  de  tout  pro- 
jet dignement  inspiré  et  sagement  conçu,  dans  une  situation 
assez  favorable.  Chacun  de  ces  attributs  est,  en  lui-même, 
aussi  indépendant  du  cœur  proprement  dit  que  de  l'esprit, 
quoique  son  efficacité  pratique  dépende  beaucoup  de  tous 
deux.  Son  exercice  direct  est  essentiellement  aveugle,  et  non 
moins  disposé  à  assister  les  mauvais  desseins  que  les  bons,  sous 
l'impulsion  d'une  suffisante  volonté.  Aussi  beaucoup  d'animaux 
nous  surpassent-ils  en  énergie,  en  circonspection,  ou  en  per- 
sévérance, et  peut-être  même  pour  l'ensemble  de  ces  qualités, 
sans  toutefois  les  utiliser  autant  que  le  permet  notre  préémi- 
nence intellectuelle  et  affective,  surtout  socialement. 

Une  telle  appréciation  dynamique  conduit  aisément  aux  sièges 
correspondants.  Dans  un  cas  aussi  prononcé,  la  marche  empi- 
rique du  fondateur  de  la  physiologie  cérébrale  ne  pouvait  ex- 
poser sa  sagacité  naturelle  à  aucune  grave  méprise.  Il  assigna 
très-judicieusement  à  la  fermeté  un  organe  médian,  derrière 
celui  de  la  vénération  et  devant  le  siège  que  j'attribue  au  plus 
noble  penchant  personnel.  A  ses  deux  côtés,  réside  la  circon- 
spection, inclinée  en  avant  jusqu'à  la  région  intellectuelle,  et 
croisant  au  début  l'organe  de  l'attachement,  qui  penche  en 
sens  inverse.  Son  étude,  surtout  dynamique,  fut  mieux  ac- 
complie par  Spurzheim  que  par  Gall.  Quant  au  courage,  leur 
commune  opinion  n'exige  qu'une  faible  rectification,  consis- 
tant à  élever  un  peu  son  siège,  en  le  plaçant  aux  côtés  de 
l'organe  impair  de  la  vanité.  Le  lecteur  qui  aura  suivi  l'en- 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      725 

semble  de  ma  construction  cérébrale  reconnaîtra  sans  peine 
que  ces  trois  déterminations'statiques  deviennent  la  suite  forcée 
de  toutes  les  précédentes,  qui  n'ont  pas  laissé  d'autres  places 
admissibles.  Mais  la  méthode  subjective  les  aurait  d'ailleurs  in- 
diquées directement,  quand  même  je  ne  les  eusse  point  trouvées 
établies.  Car  ces  sièges  sont  indispensables  pour  que  la  région 
active  confine  à  la  fois  avec  la  région  affective  et  avec  la  région 
spéculative,  d'où  dépend  l'efficacité  de  son  office  propre,  éga- 
lement lié  à  la  volonté  et  au  conseil.  Il  fallait  même  que  ses 
trois  organes  fussent  placés  entre  les  trois  sortes  de  penchants, 
supérieurs,  moyens,  et  inférieurs,  dont  ils  doivent  alternative- 
ment subir  les  impulsions. 
Ce  dernier  ordre  de  fonctions  cérébrales  est  trop  clairement 

caractérisé,  dans  chaque  existence  animale,  pour  exiger  ici  un 

< 

examen  plus  développé.  Il  constitue  d'abord  une  combinaison 
nécessaire  entre  l'activité  d'où  émanent  les  opérations  quelcon- 
ques et  la  persistance  qui  seule  assure  leur  succès.  Mais  on  y 
reconnaît  bientôt  que  l'aptitude  fondamentale  résulte  du  con- 
cours de  deux  forces  distinctes,  dont  l'une  pousse  et  l'autre  re- 
tient. De  là  naît  enfin  une  progression  pleinement  normale,  qui 
représente  nettement  la  vie  active,  en  appréciant  les  trois 
phases  successives  de  toute  élaboration  pratique.  Ainsi,  la  der- 
nière partie  essentielle  du  traité  positif  de  l'âme  aboutit  au  type 
le  plus  simple  et  le  plus  net  d'une  véritable  série  vitale,  par  la 
transformation  la  plus  régulière  d'une  combinaison  binaire  en 
une  succession  ternaire.  Cette  série  active  se  trouve  entière- 
ment conforme  au  principe  universel  de  coordination  qui  déjà 
préside  à  la  série  affective  et  à  la  série  spéculative.  Le  décais- 
sement de  généralité  et  l'accroissement  de  dignité  sont,  en 
effet,  irrécusables  en  passant  d'abord  du  courage  à  la  prudence, 
et  puis  de  celle-ci  à  la  fermeté  ;  soit  que  l'on  compare  les  diffé- 
rentes espèces  animales,ou  seulement  les  divers  types  humains. 


726  s Ysriatt  de  politique  positive. 

Gomme  dans  les  deux,  autres,  parties  de  ma  constitution  céré- 
brale, cette  gradation  dynamique  reçoit  naturellement  unf 
fidèle  représentation. statique  d'après  l'ordre  de*  organes  res^ 
pectifs,  toujours  plus  nobles  et:  plus  spéciaux  à  mesura  qu'ils 
sont  plus  supérieurs  .ou  plus  antérieurs. 

Ma  théorie  subjective  du  cerceau  se  trouvant  ainsi  construite 
entièrement,  je  dois  placer  ici  le  tableau  systématique  (voir  à* 
contre) ,  qui  en  offrira  désormais,  le  résumé  caractéristique* 
après  en  avoir  d'abord  fermé  l'ébauche  originale,  ainsi  que.  je 
l'ai  déclaré  au  début  do  cette  explication,  spéciale. 

La  nature  profondément  synthétique  de  la  construction  que 
je  viens  d'achever  me  dispense  d'insister  sur  l'intime  connerité 
de  toutes  ses  parties,  dont  aucune  ne  doit  jamais  être  conçue 
isolément.  Déjà  le  fondateur  de  la  physiologie  cérébrale  avait 
senti  et  proclamé  cette  solidarité  nécessaire,  quoique  l'irratio* 
nalité  de  sa  marche  l'en  ait  trop  détourné.  Si,  comme  on  la 
sait  depuis  le  grand  Hippocrate,  la  vie  est  surtout  caractérisée 
par  le  consensus  universel,  il  doit  principalement  régner  dam 
l'appareil  spécialement  destiné  à  le  régulariser  partout.  En  au- 
cun autre  système,  les  organes  ne  sont  ni  aussi  homogènes  ni 
autant  rapprochés,  conformément  à  l'affinité  plus  complète  des 
fonctions  respectives.  Quoique  chacune  des  dix-huit  forces 
cérébrales  soit  susceptible  d'agir  à  part,  la  plupart  des  actes 
réels  exigent  le  concours  de  plusieurs  facultés.  L'harmonie 
générale  que  j'ai  d'abord  expliquée  entre  les  trois  régions  affeo» 
tive,  spéculative  et  active,  se  trouve  maintenant  confirmée  par 
leur  examen  spécial. 

Ce  concours  nécessaire  n'est  aujourd'hui  méconnu  gravement 
qu'envers  la  vie  contemplative,  que  l'orgueil  doctoral  prétend 
isoler  des  deux  autres.  Mais  la  source  même  de  cette  aherra**» 
tion,  également  anarchique  et  rétrograde,  manifeste  involon* 
tairement  la  dépendance  contestée.  Toute  la  suite  de  ce  traité 


"RTBAU, 


VIVRE  POUR  AUTRUI. 


Avis.  Li  ™*Tnrtriti(m,  et,  d'une  autre  part,  coordonne  la  vie  de  relation 
en  liant  ses  «««gion  active  avec  les  nerfs  moteur».  Mais  m  région  affective 
n  a  de  oonneiL  .  no  (tj  ^  ^^  y^e  ^m  (jenl  sutres  régions.  Ce  centre 
essentiel  M  tou  |  cnlonD  ,je  ggg  organes.  Envers  le  reste  du  cerveau,  i'In- 
ttrmitlenoe  Pe"Uon  oérébrile,  sons  l'impulsion  de  laquelle  les  deux  antres 


"nutritif.  .  .  . 

sexuel 

~  '^maternel .  . 

|  _r.t  militaire.  . 

|  àwf  industriel.  .  .  (5). 


831,  démon  Système  de  politique  positive.  Il 
Gall. 

Amm  COMTE, 

(10,  rue  Monsieur-le-Prinoe.) 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE. — iCHÀPOTK  TROISIÈME.      72Ï 

démontrera  de  plu» en  plus  la  maxime  fondamentale  déjà  posée, 
dans  mon  discours  préliminaire*:  l'esprit-  na  peut  jamais  choisie 
qu'entee  deux  sortes  de  maîtres,,  les  penchants  personnels  et  les 
penchants  sociaux.  Quand  il  se  croit  libre»,  il  obéit  seulement  k 
l'égoïsme,  dont  l'ascendanlyplus  énergique  et  plus  habituel, 
est  plus  spontané  et  moinssentique  celui  de  L'altruisme.  Nonr> 
seulement  l'impulsion  morale  détermine  chaque  office  intellect 
tnel,  mais  elle  en  stimule  toutes  les  opérations  spéciales  ;  connue 
raTait  très-bien  reconnu  Broussaisavant  mêpae  qu'il  eût  adopté, 
la  doctrine  de  Gall.  La  moindre  attention»  dépend  toujours 
d'une  affection  quelconque,  encore  plus  indispensable  à  la  mé* 
ditaftion  proprement  dite*.  D'immenses  éYénements,  surtout  ce-» 
lestes,  s'accomplissent  souvent  sans  attirer  les, regards  d  aucun 
être  vivant r  même  humain^  quand,  ils  a'offrent  aucune  relation* 
directe  ou  indirecte,  avec  sa-  vie  céelle^  Au  contraire,  chacun 
se  sent  profondément  troublé. par  toute  suspension  apparente 
de  Tordre  natureL  qui  règle  s*  conduite  habituelle*.  En  second, 
lieu,,  l'esprit  ne  dépend  pas  .moins,  du  caractère  que  du  cœur. 
Car,  le  courage*  la  prudence,  et .  la  fermeté  sont  tout  autant 
indispensables,  quoique  sous  d'autres  modes,  au  vrai  théorie 
cien  qu'au  pur  praticien*  Je  ferai  souvent  sentir,  en  sociologie, 
que  l'avortement  de  l'esprit  est  presque  toujours  dû  au  dérégie-* 
ment  du  cœur  ou  à  l'impuissance  du  caractère,  encore  davan- 
tage qu'à  l'insuffisance,  mentale.  Tandis  qu'on  reconnaît  la  réac- 
tion, favorable  ou  funeste,  que  les  fonctions  purement  végé- 
tatives exercent  habituellement  sur*  l'intelligence,  il  serait 
étrange  que  la  région  spéculative  du  cerveau  fût  jamais  indé- 
pendante des  deux  autres. 

Néanmoins,  quoique  cette  synergie  cérébrale  soit  la  plus 
complète  et  la  plus  importante  de  toutes,  on  ne  doit  pas  lui 
accorder,  comme  le  fit  Gall,  une  attention  exclusive.  C'est 
pourquoi  ma  théorie  subjective,  an  lieu  d'isoler  le  cerveau  de. 


728  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

l'ensemble  de  l'organisme,  tend  à  mieux  spécifier  ses  rapports 
nécessaires  aux  principaux  appareils,  outre  la  commune  in- 
fluence du  double  système  vasculaire.  Sa  région  spéculative  et 
sa  région  active  lui  fournissent  respectivement  des  liens  directs 
avec  les  organes  sensitifs  et  les  organes  moteurs.  Loin  d'offrir 
aucun  caractère  fortuit,  ces  deux  relations  spéciales  expliquent, 
dans  la  théorie  que  je  viens  d'établir,  l'intermittence  qui  dis- 
tingue ces  deux  ordres  de  fonctions  cérébrales.  Ainsi  rattachées 
au  monde  extérieur,  soit  pour  l'apprécier,  ou  pour  le  modifier, 
l'intelligence  et  l'activité  participent  nécessairement  aux  vicis- 
situdes périodiques  qu'éprouvent  les  appareils  externes  de  la 
vie  animale.  Le  sentiment,  au  contraire,  constituant  le  vrai 
centre  de  l'existence  vitale  et  l'unique  source  du  plein  con- 
sensus, n'a  que  des  organes  purement  intérieurs,  sauf  leurs 
réactions  directes  mais  exceptionnelles  sur  les  principaux  mus- 
cles. Il  devient  ainsi  susceptible  de  la  perpétuité  qui  distingue 
cette  existence  centrale,  d'où  dépend  la  continuité  totale  de  la 
vie  cérébrale,  malgré  l'intermittence  nécessaire  des  autres  fonc- 
tions de  l'âme.  Ge  caractère  rapproche  la  vie  affective  de  la  vie 
végétative,  conformément  à  leur  commune  importance.  Aussi 
la  nouvelle  théorie  du  cerveau  régularise-t-elle  leurs  liens 
directs,  en  faisant  spécialement  aboutir  à  la  région  instinctive 
les  nerfs  nutritifs,  conducteurs  naturels  de  ces  influences  réci- 
proques. D'après  ces  trois  ordres  de  relations  étrangères,  com- 
binés avec  les  rapports  mutuels  des  trois  appareils  cérébraux, 
cette  construction  subjective  semble  donc  satisfaire  à  toutes  les 
conditions  essentielles  d'un  tel  problème,  qui  ne  doit  pas  ici 
nous  occuper  davantage. 

Mes  premières  méditations  philosophiques  avaient  profondé- 
ment senti  à  la  fois  la  portée  et  l'insuffisance  de  la  fondation 
scientifique  de  Gall,  comme  de  la  tentative  historique  de  Gon- 
dorcet.  Depuis  une  génération,  j'ai  toujours  poursuivi  leur 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      729 

commune  refonte,  mais  d'abord  sans  reconnaître  assez  leur  in- 
time connexité,  qui  m'était  encore  trop  confuse,  quand  j'écrivis, 
en  1837,  le  chapitre  qui  concerne  la  physiologie  cérébrale  dans 
mon  ouvrage  fondamental.  L'entière  terminaison  de  ce  grand 
traité,  par  l'irrévocable  réalisation  du  projet  de  Condorcet, 
attira  seule  mpn  attention  systématique  vers  sa  vraie  relation 
avec  l'entreprise,  presque  autant  avortée,  quoique  sous  d'au- 
tres formes,  de  mon  second  précurseur  nécessaire.  Quand 
j'eus  fondé  la  sociologie,  je  compris  enfin  que  le  génie  de  Gall 
n'avait  pu  construire  une  véritable  physiologie  du  cerveau, 
faute  de  connaître  les  lois  de  l'évolution  collective  qui  seule  en 
doit  fournir  à  la  fois  le  principe  et  le  but.  Je  sentis  dès  lors  que 
cette  tâche,  que  jjattendais  auparavant  des  biologistes,  appar- 
tenait à  la  seconde  partie  de  ma  propre  carrière  philosophique. 
Bientôt  je  reconnus  même  que  son  principal  accomplissement 
devait  précéder  et  préparer  mon  traité  actuel,  souvent  promis 
déjà  pour  la  systématisation  directe  de  la  science  universelle. 
A  la  fin  de  1846,  je  commençai  cette  construction  difficile  par  la 
composition  décisive  du  tableau  précédent,  qui  n'a  reçu  ensuite 
que  des  améliorations  secondaires,  tendant  surtout  à  y  mieux 
distinguer  l'étude  biologique  de  l'inspiration  sociologique.  Dès 
ce  début,  je  ne  cessai  d'espérer  que  je  parviendrais  à  fonder 
une  théorie  subjective  du  cerveau,  quand  le  cours  normal  de 
mes  travaux  me  conduirait  à  la  partie  de  ce  traité  où  elle  devait 
être  placée.  Je  suis  maintenant  convaincu  que  cet  espoir  est  ici 
réalisé,  du  moins  pour  mon  propre  usage,  et  aussi  au  profit 
habituel  de  tous  les  penseurs  qui  s'établiront  au  même  point  de 
vue  encyclopédique,  après  en  avoir  assez  rempli  les  conditions 
naturelles. 

Pendant  tout  le  cours  de  cette  construction,  je  me  suis  efforcé 
de  ne  jamais  excéder  les  limites  normales  de  positivité  que  j'a- 
vais d'abord  assignées  à  ma  méthode  subjective.  Ma  théorie 


730 

statique  du  cerveau  se  trouve  autoi  moins  précise,  et  même 
moins  convaincantiyque  k  théorie  dynamique  d'efc eHeémane. 
Sans  ce  premier  état,  elle  ne  comporterait  aucune  représenta- 
tion graphique,  puisque  k  forme  et  k  grandeur  deoheque  siège 
y  restent  encore  indéterminées.  Cette  taetasiott  des  figures, 
«loin  de  m'offirir  d'ailleurs  aucun  inconvénient  grave,  taesembk 
propre  à  mieux  écarter  le  charlatanisme  et  k  taédmerité,  en 
concentrant  davantage  une  telle  étude  shei  les  seuk  penseurs 
capables  dç  k  suivre  aisément  sansofe  secours  fallacieux.  H  ap- 
partient maintenant*»  aotftomistes  quisattront  renoncer  systé- 
matiquement è  leur*  dissections  arbitraires,  dectompléter  àpes- 
4eriori  mes  solutions  et  mes  preuves,  en  réalisant  le.  eépara&m 
nécessaire  dee  dîxvhuit  éléments  que  je  vieqji  d'établi*  è  priari 
dans  l'appareil  cérébral.  L'existence  de  ces  organe*  tnè  pesait 
«usai  démontrée  déjà-que  kcomporte  k  seuk  méthode^repe 
à  instituer  une  teUe  doctrine^  Savers^eux,  jome  àuk  unique  - 
ment  servi  du  principe  de  k  position, «qoe  l'ensemble  de  Upkh 
losophie  anatomique  représente,  depuis  longtemps,  comme  h 
meilleure  base  de  toute  construction  statique.  Je  ne  cafcins  pas 
que  les  travaux  ultérieurs  changent  gravement  aucune  de  ose 
déterminations  des  sites  cérébraux.  Mais,  dans  un:  sujet  quel- 
conque, la  plénitude  de  la  démonstration  ne  peut  jamais  ré- 
sulter que  d'un  suffisant  concours  entre  k  méthode  subjective 
et  la  méthode  objective.  La  première  devait  ici  prendre  l'ini- 
tiative, et  je  dois  attendre  une  convenable  intervention  de 
l'autre,  dont  l'emploi  ne  m'appartient  pas.  Il  ne  fout  point  d'ail- 
leurs attacher  une  importance  exagérée  à  ce  complément  ana- 
tomique. Quoique  la  structure  du  foie  soit  maintenant  connue 
avec  une  minutieuse  exactitude,  sa  fonction  végétative  n'est 
guère  moins  obscure  qu'auparavant.  L'étude  totale  du  cerveau 
est  au  fond,  plus  avancée  déjà,  malgré  l'extrême  imperfection 
de  son  anatomie  spéciale. 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      731 

Je  crois  avoir  ici  atteint,  à  cet  égard,  mon  but  essentiel,  con- 
sistante instituer  enfin  la  théorie  positive  de  l'âme,  d'après  une 
oombinaison  normale  entre  le  point  de  vue  biologique  et  le 
peint  de  vue  sociologique.  Désormais  liée  irrévocablement  à 
l'ensemble  delà  science  finale»  cette  grande  étude  ne  peut  plus 
être  entravée  par  une  ténébreuse  théologie,  ni  par  une  nébu- 
leuse  métaphysique.  La  vraie  connaissance  de  l'homme  intellec- 
tuel, et  surtout  moral,  n'a  fait  aucun  pas  capital  depuis  la  fin  du 
moyen  âge  :  elle  s'est  même  altérée  gravement,  à  beaucoup 
d'égards,  sauf  che*  les  principaux  mystiques,  qui  seuls  nous  en 
ont,  à  leur  manière,  dignement  transmis  l'ensemble.  Sous  l'ad- 
mirable impulsion  de  Gall,  cette  doctrine  a  prie  enfin  un  carac- 
tère systématique,  par  une  conciliation  provisoire  entre  les  con- 
oeptions  statiques  et  les  notions  dynamiques.  Quelque  éphé- 
mère que  dût  être  cette  construction  originale,  elle  me  permit 
4e  fonder  la  sociologie.  Maintenant  la  science  finale  vient  de 
xéagir  sur  la  -dernière  théorie  préliminaire  d'où  avait  dépendu 
son  avènement.  Cette  réaction  normale  systématise  définitive- 
ment une  conception  d'abord  empirique,  dont  tout  le  succès 
était  dû  au  génie  de  son  fondateur,  qui  ne  pouvait  avoir  de  suo- 
.  «esseur  spécial.  Ainsi  constituée,  la  physiologie  du  cerveau  sor- 
tira bientôt  de  la  stagnation  où  elle  se  trouve  depuis  sa  première 
ébauche,  malgré  les  efforts  accessoires  de  Spurzheim,  et  même 
de  Broussais.  L'ensemble  de  ce  Traité  la  liera  profondément  au 
système  entier  de  la  vraie  religion,  et,  par  suite,  à  l'intime  ré- 
génération de  l'humanité.  Son  étude  va  donc  échoir  dignement 
à  des  penseurs  encyclopédiques,  sous  l'impulsion  continue  des 
plus  grands  intérêts  sociaux. 

Les  principales  applications  de  la  théorie  cérébrale  ne  seront 
pas  entravées  gravement  par  l'indétermination  secondaire  que 
je  devais  y  laisser.  En  s'y  bornant  au  nombre  et  à  la  situation 
des  organes,  sans  spécifier  leur  forme  et  leur  grandeur,  on  n'ai- 


732  SYSTEMS  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

tère  nullement  son  efficacité  logique,  comme  moyen  général  de 
résumer  et  de  coordonner  toutes  les  saines  études  dynamiques, 
toujours  dirigées  vers  des  conclusions  statiques.  Cet  office  fon- 
damental ressemble  beaucoup  à  celui  que  les  géomètres  reti- 
rent des  courbes  pour  mieux  penser  aux  équations,  dont  la  dis- 
cussion directe  resterait  incohérente  sans  la  condensation 
graphique  admirablement  instituée  par  Descartes.  Toutes  les 
études  propres  à  chaque  fonction  de  l'âme  se  concentrent  de 
même  sur  l'organe  correspondant,  ainsi  devenu  l'équivalent  lo- 
gique de  leur  ensemble,  qui  né  comporte  aucune  autre  repré- 
sentation naturelle.  Ce  service  habituel  n'exige  point  que  la 
détermination  statique  soit  poussée  plus  loin  qu'elle  ne  l'est  ici 
La  courbe  perfectionne  souvent  l'étude  générale  de  l'équation 
quand  son  ébauche  se  borne  encore  à  l'appréciation-  initiale, 
quoique  sa  figure  ne  puisse  alors  être  tracée  sans  hypothèse. 
Pareillement,  la  situation  et  le  nombre  des  organes  cérébraux 
pourront  suffire  aux  penseurs  bien  préparés  pour  mieux  com- 
parer et  caractériser  les  fonctions  de  l'âme.  Envers  les  princi- 
pales, il  faut  déjà  remarquer  que  les  mêmes  expressions,  infé- 
rieurs, moyens,  et  supérieurs,  qualifient  à  la  fois  les  penchants 
et  leurs  sièges,  jusque  dans  le  langage  usuel.  Gela  suffit  pour 
indiquer  combien  la  situation  est  apte  à  représenter  la  fonc- 
tion. 

Une  telle  harmonie  entre  le  cerveau  et  l'âme  peut  seule  sys- 
tématiser les  observations  journalières  sur  le  cœur,  l'esprit,  et 
le  caractère,  des  animaux,  des  hommes,  et  des  peuples;  de  ma- 
nière à  utiliser  des  appréciations  qui  se  perdent  faute  de  lien. 
Après  avoir  construit  mon  classement  fondamental,  j'en  ai  sou- 
vent fait,  avec  beaucoup  de  fruit,  cette  application  pratique,  en 
même  temps  qu'il  servait  de  guide  général  à  mes  méditations 
nouvelles.  Cette  construction  publique  de  ma  théorie  céré- 
brale me  permettra  d'augmenter  son  efficacité  philosophique,  et 


INTRODUCTION  FONDAMENTALE.  —  CHAPITRE  TROISIÈME.      733 

même  personnelle.  Tous  les  vrais  penseurs  s'habitueront  ainsi, 
dans  ce  grand  sujet,  à  passer  sans  effort  de  l'acte  à  l'agent,  ou 
réciproquement,  mieux  qu'envers  les  autres  études  vitales,  qui 
ne  comportent  ni  n'exigent  autant  de  précision.  La  connais- 
sance, et  par  suite  le  traitement,  des  maladies  mentales  et  mo- 
rales pourront  alors  se  dégager  enfin  d'un  désastreux  empirisme* 
qui  livre  trop  souvent  le  plus  difficile  des  offices  médicaux  aux 
esprits  et  aux  cœurs  les  moins  dignes.  En  outre,  l'étude  intellec- 
tuelle et  morale  des  animaux,  bornée  encore  à  des  travaux 
isolés,  prendra  bientôt  un  caractère  normal  et  une  marche  con- 
tinue, de  manière  à  perfectionner  graduellement  la  théorie 
positive  de  la  nature  humaine,  ainsi  liée  à  tous  les  types  de 
vitalité. 

Mais  l'application  la  plus  directe,  la  plus  étendue,  et  la  plus 
décisive  d'une  telle  construction  biologique  doit  concerner  la 
sociologie  d'où  elle  émane.  Déjà  mon  discours  préliminaire  en 
a  souvent  fait  un  usage  implicite,  qui,  devenu  désormais  expli- 
cite, prendra,  dès  le  volume  suivant,  plus  de  consistance  et  de 
netteté.  Je  dois  ici  me  bornera  signaler  la  manière  dont  cette 
théorie  du  cerveau  perfectionne  aussitôt  la  position  fondamen- 
tale du  grand  problème  humain,  subordonner  l'égoïsme  à  l'al- 
truisme. La  question  consiste  alors  à  faire  que  les  trois  instincts 
sociaux,  assistés  des  cinq  organes  intellectuels,  surmontent  ha- 
bituellement l'impulsion  résultée  des  sept  penchants  personnels, 
en  réduisant  ceux-ci  aux  satisfactions  indispensables,  pour  con- 
sacrer les  trois  organes  actifs  au  service  de  la  sociabilité.  Ainsi, 
la  biologie  aboutit  à  poser  le  problème  général  que  la  sociologie 
peut  seule  aborder,  puisque  son  unique  solution  normale  ré- 
sulte de  l'aptitude  nécessaire  de  l'état  social  à  développer  nos 
attributs  supérieurs  et  comprimer  les  inférieurs. 

Cette  conclusion  scientifique  justifierait  assez  l'extension  spé- 
ciale que  je  viens  d'accorder  à  ma  théorie  simultanée  du  cer- 

51 


734  SYSTEME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

veau  et  de  l'âme.  Hais,  en  appréciant  une  telle  construction 
sous  le  simple  aspect  logique,  elle  peut  ici  servir,  comme  type 
fondamental,  pour  mieux  caractériser  la  systématisation  finale 
de  toute  la  biologie,  but  essentiel  de  l'ensemble  de  ce  cha- 
pitre. En  effet,  chaque  partie  principale  de  l'étude  abstraite  de 
la  vie  doit,  à  son  tour,  comporter  une  équivalente  régénéra- 
tion,  d'après  une  semblable  prépondérance  de  la  méthode  sub- 
jective, convenablement  assistée  par  l'esprit  objectif,  suivant  le 
plan  général  que  j'ai  expliqué.  Ce  type  spontané  est  surtout 
propre  à  bien  caractériser  l'institution  fondamentale  des  hypo- 
thèses, dont  la  biologie  ose  à  peine  s'aider,  quoiqu'elle  en  ait 
plus  besoin  qu'aucune  autre  science  préliminaire.  La  nature  du 
problème  cérébral  m'obligeait  ici  à  faire  l'usage  à  la  fois  le 
plus  hardi  et  le  mieux  motivé  de  ce  principal  artifice  logique, 
si  familier  à  la  cosmologie.  Son  véritable  esprit,  expression  di- 
recte du  régime  relatif,  consiste  partout  à  instituer  toujours  h 
meilleure  hypothèse  compatible  avec  l'ensemble  des  documents 
obtenus.  Ce  mérite,  naturellement  variable  avec  la  destination, 
est  ordinairement  caractérisé  par  la  simplicité,  la  beauté,  ou 
l'utilité ,  suivant  que  les  conceptions  doivent  être  scientifiques, 
esthétiques,  ou  pratiques.  Ici,  où  les  trois  ordres  de  spéculations 
concourent  nécessairement  envers  leur  source  commune,  il 
faut  que  l'hypothèse  proposée  sort  à  la  fois  la  plus  simple,  la 
plus  belle,  et  la  plus  utile.  Ce  cas  était  donc  le  plus  propre  de 
tous  à  caractériser  une  telle  institution  logique. 

J'ai  assez  apprécié  maintenant,  sous  tous  ses  aspects  essen- 
tiels, la  systématisation  finale  que  le  principe  sociologique 
peut  seul  procurer  à  la  biologie.  En  comparant  ce  chapitre  au 
précédent,  son  extension  supérieure  se  trouve  conforme  k  h 
prépondérance  que  doit  acquérir  l'étude  de  la  vie  dans  Je  ré- 
gime définitif  de  la  philosophie  naturelle.  La  marche  didactique, 
nécessairement  subordonnée  à  l'initiation  collective,  fait  d'à- 


INTRODUCTION  FOND  AU  ENTA  IK,  — -  CHABOTS  TROISIÈME.      7  35 

bord  prévaloir  l'étude  du  monde  commet  première  source  des, 
lois  et  des  méthodes  positives.  Mais  ce  régime  préparatoire  est; 
autant  restreint  à  l'enfance  de  l'individu  qu'à  celle  de  l'espèce* 
En  le  régularisant  dans  ce  volume  préliminaire,  je  n'y  devais 
point  oublier  que  l'ensemble  de  ce  Traité  se  trouve  directement 
consacré  à  systématiser  l'état  final  de  pleine  maturité,  mentale 
et  morale.  Or,  sous  ce  régime  normal,  l'étude  de  la  vie,  im- 
médiatement liée  au  service,  théorique  et  pratique,  du  vrai 
Grand-Être,  prévaudra  nécessairement  sur  celle  du  monde,  qui 
ne  s'y  rattache  qu'indirectement. 

D'après  l'ensemble  de  cette  Introduction,  la  philosophie 
positive  se  décompose  d'abord  en  philosophie  sociale  et  phi- 
losophie naturelle,  dont  la  seconde  sert  de  préambule  fonda- 
mental à  la  première,  seul  objet  définitif,  de  nos  spéculations 
réelles.  Cette  indispensable  préparation,  scientifique  et  logi- 
que, exige  que  la  philosophie  naturelle  se  divise,  à  son  tour, 
en  deux  grandes  sciences,  la  cosmologie  et  la  biologie,  suc- 
cessivement destinées  à  étudier  abstraitement  le  monde  et  la 
vie.  Les  deux  termes  généraux  de  ce  dualisme  théorique  ne 
peuvent  jamais  rentrer  l'un  dans  l'autre,  puisque  l'organisme 
ne  résulte  point  du  milieu,quoiqu'il  le  suppose.  Ainsi  la  seconde 
étude  repose  sur  la  première,  comme  leur  ensemble  sert  de 
base,  d'abord  indirecte,  puis  directe,  à  la  science  universelle. 
Dès  lors,  le  dogme  positif,  d'où  résulte  la  vraie  religion,  passe 
de  l'état  primitif  de  combinaison  binaire  à  l'état  définitif  de  suc- 
cession ternaire.  La  raison  publique  doit  habituellement  l'em- 
ployer sous  cette  dernière  forme,  sans  le  décomposer  davan- 
tage, quoique  l'office  sacerdotal  exige  une  série  encyclopédique 
plus  développée,  surtout  pour  l'éducation.  Il  faut  donc  conce- 
voir enfin  l'ensemble  de  la  philosophie  positive  comme  consti- 
tuant une  progression  systématique,  commençant  à  la  cosmo- 


736  8YOTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

logie,  cheminant  par  la  biologie,  et  aboutissant  à  la  sociologie. 
Ses  deux  premiers  termes  développent  séparément,  l'un  la  no- 
tion d'ordre,  l'autre  celle  de  progrès,  dont  son  terme  final  in* 
stitue  seul  la  combinaison  générale,  sous  l'impulsion  continue 
du  sentiment  fondamental  qui  dispose  chacun  à  vivre  pour 
autrui. 


FIN  DU  TOME  PREMIER. 


POLITIQUE  POSITIVE. 


APPENDICE  DU  TOME  PREMIER. 


(iiMooé  à  la  page  I7S.) 


DISCOURS 

PRONONCE  AUX  FUNÉRAILLES  DE  BLAETflLLE, 

Par  l'auteur  do  Système  de  Philosophie  poeitwe,  le  15  César  61  (mardi  7  mai  ISSO), 
rédigé  le  surlendemain  avec  plus  de  développement,  et  publié  au  nom  de  la 
Société  Positiviste. 


Messieurs, 

Après  ces  divers  hommages  officiels,  peut-être  serez-votis  peu  disposés  à 
écouter  enfin  un  simple  philosophe  qui,  sans  aucun  caractère  légal,  vient 
exercer  spontanément  le  sacerdoce  de  l'Humanité  sur  la  tombe  du  dernier 
penseur  vraiment  éminent  que  comportât  la  biologie  préliminaire.  Vingt- 
cinq  ans  de  liaison  m'autorisent  spécialement  à  élever  ici,  au  nom  du  passé 
et  de  l'avenir,  une  voix  systématique,  dont  l'illustre  défunt  a  souvent  re- 
connu la  libre  compétence.  Quelques  semaines  avant  cette  fin  si  imprévue, 


738  SYSTÈME  DE  fcOLÎTïQÛfc  POSITIVE. 

il  accepta  pleinement  le  rang  modeste  que  j'osai  lai  assigner  dans  le  nou- 
veau calendrier  occidental. 

La  juste  appréciation  finale  de  presque  tous  les  hommes  d'élite  se  trouve 
beaucoup  entravée  par  une  fatale  opposition  entre  leur  propre  nature  et 
l'ensemble  des  impulsions  qui  dominèrent  leur  «xlstence.  Ce  conflit  s'ag- 
grave quelquefois  jusqu'à  imposer  même  une  carrière  directement  contraire 
à  la  principale  vocation  de  certains  penseurs,  dont  le  vrai  génie  ne  peut 
alors  être  dignement  senti  que  d'après  une  exacte  théorie  historique.  Tel 
fut  surtout  le  grand  Diderot,  que  son  siècle  condamna  irrésistiblement  à 
seconder  une  pure  démolition,  tandis  qu'il  était  né  pour  les  plus  sublimes 
constructions. 

Quoique  la  destinée  théorique  de  Blainville  soit  loin  d'offrir  un  contraste 
aussi  déplorable,  elle  présente  cependant  une  insuffisante  harmonie  entre 
l'aptitude  .intellectuelle  et  la  disposition  sociale.  L'ayant  essentiellement 
jugé  d'après  ce  qu'il  pouvait  faire,  je  me  suis  toujours  expliqué  ainsi  l'ir- 
récusable imperfection  de  son  développement  effectif.  Une  telle  réaction 
personnelle  de  la  rétrogradation  politique  sur  l'évolution  scientifique  peut 
montrer  fortement  combien  il  importe  aux  grands  esprits  de  se  lier  pro- 
fondément au  mouvement  général  de  l'humanité.  C'est  principalement  pour 
signaler  a  la  jeunesse  ce  salutaire  enseignement  que  j'ai  cru  devoir  inter- 
venir dans  cette  funèbre  solennité. 

L'essor  décisif  de  la  biologie  fut  immédiatement  préparé,  au  dix-huitième 
siècle,  par  le  concours  spontané  de  plusieurs  impulsions  originales,  succes- 
sivement dues  d'abord  à  Bernard  de  Jussieu  et  à  Linné,  puis  à  ButTon, 
enfin  a  Haller  et  à  Vicq-d'Azyr.  D'après  cet  immortel  préambule,  l'étude 
générale  de  la  vie  acquit  un  vrai  caractère  scientifique,  dès  que  la  chimie 
put  lui  fournir  une  base  suffisante.  La  positivité  rationnelle  s'introduisit 
alors  dans  les  principales  conceptions  biologiques,  surtout  quant  a  l'exis- 
tence végétative  et  animale,  d'où  elle  pénétra  bientôt  jusqu'au  domaine  in- 
tellectuel et  moral.  Bichat  et  Lamarck,  ensuite  Cabanis  et  Gall,  furent  les 
organes  essentiels  de  cette  double  fondation,  à  laquelle  Broussais  ne  tarda 
point  à  procurer  un  complément  indispensable,  en  subordonnant  irrévoca- 
blement la  pathologie  à  la  biologie.  Ainsi  s'ouvrit  glorieusement  le  dix- 
neuvième  siècle,  par  la  dernière  construction  réservée  à  la  science  propre- 
ment dite,  alors  parvenue  à  permettre  enfin  l'élaboration  directe  de  la  saine 
philosophie,  conduisant  aussitôt  à  la  vraie  religion. 

Dans  cet  extrême  office  scientifique,  la  part  de  Blainville  résultait  nette- 
ment d'une  pleine  concordance  entre  sa  propre  nature  intellectuelle  et  les 
nouveaux  besoins  de  l'esprit  humain.  Chacun  des  trois  grands  aspects  de 
la  vie  individuelle,  tant  morale  que  physique,  se  trouvait  alors  ébauché 
1  suffisamment,  y  compris  môme  l'existence  anomale.  Mais  les  diverses  cou- 


APPENDICE  DU  TOME  PREMIER.  739 

ceptions  fondamentales,  statiques,  dynamiques,  et  taxonomiques ,  avaient 
ainsi  surgi  séparément,  sans  que  leur  harmonie  générale  eût  encore  suscité 
des  méditations  caractéristiques.  Cette  systématisation  était  alors  devenue  le 
principal  besoin  de  la  partie  la  plus  synthétique  de  la  philosophie  naturelle. 
Elle  convenait  donc  à  l'esprit  le  plus  coordinateur  qui  ait  cultivé  la  biologie 
depuis  Aristote,  si  Ton  excepte  le  génie  de  Biohai,  dont  l'universelle  préémi- 
nence, autant  déductive  qu'induotive,  exclut  Aoute  comparaison. 

Blainville  sentit  à  temps  sa  belle  mission,  et  la  poursuivit  toujours,  mais 
sans  l'avoir  jamais  accomplie  comme  il  le  pouvait.  Il  a  successivement  testé 
de  coordonner  les  conceptions  sur  la  structure,  l'exisLence,  et  la  classifica- 
tion des  corps  vivants.  Néanmoins,  il  n'acheva  réellement  aucune  de  ces 
trois  grandes  constructions.  Quoiqu'il  ait,  mieux  que  personne,  embrassé 
l'ensemble  de  chacune  d'elles,  et  caractérisé  leurs  vraies  relations  mutuelles, 
,  nul  traité  complet  n'a  finalement  dévoilé  toute  sa  puissance  dogmatique. 
.Peut-être  ne  sera-t-elle  jamais  appréciée  assez  que  dans  mon  ouvrage  fon- 
damental, où  d'ailleurs  je  jugeai  impartialement  ses  services  scientifiques, 
surtout  envers  la  hiérarchie  animale.  Son  aptitude  systématique  ne  se  ca- 
ractérisa pleinement  que  par  ce  degré  initial  d'élaboration  qui  suffit  à  l'ex- 
position orale.  Aussi  la  principale  supériorité  de  Blainville  ne  put-elle  être 
dignement  sentie  que  de  ceux  qui  eurent  le  bonheur  de  suivre  convenable- 
ment une  série  complète  de  ses  admirables  leçons.  En  un  temps  où,  faute 
de  direction  philosophique,  les  savants  sont  devenus  étrangers  à  tout  vrai 
talent  didactique,  l'enseignement  d'un  tel  penseur  laissera  de  profonds  sou- 
venirs. Mais,  s'ils  parviennent,  comme  ceux  de  Boërhaave,  jusqu'à  la  pos- 
térité, ils  ne  pourront  qu'y  augmenter  les  regrets  mêlés  de  blâme  que  m'in- 
spire aujourd'hui  le  déplorable  avortement  d'une  carrière  évidemment  ré- 
servée aux  grandes  constructions  biologiques. 

Ce  fatal  résultat  ne  s'explique  point  assez  par  une  insuffisante  éducation, 
privée  de  cette  base  mathématique  qui,  indispensable  au  plein  essor  de 
toute  rationalité,  convient  spécialement  aux  esprits  systématiques.  Une 
telle  lacune,  malheureusement  universelle  chez  les  biologistes  actuels,  n'em- 
pêcha pas  les  constructions  de  Bichat,  ni  même  celles  de  Cabanis,  de  Gall, 
et  de  Broussais.  Quoiqu'elle  dût  entraver  davantage  la  mission  échue  à 
Blainville,  elle  était  loin  de  pouvoir  produire  son  avortement.  D'ailleurs, 
sans  ses  perturbations  politiques  et  morales,  ce  puissant  penseur  aurait 
bientôt  apprécié  l'importance  de  cette  préparation,  qu'il  se  serait  aisément 
appropriée. 

Il  faut  donc  sortir  des  conditions  intellectuelles  pour  découvrir  comment 

une  telle  existence  scientifique  est  restée  au-dessous  de  sa  nature  et  de  sa 

destination.  Cette  triste  discordance  doit  être  directement  attribuée  à  la 

tendance  rétrograde  qui  empêcha  toujours  ce  grand  esprit  de  participer 

rancnement  au  mouvement  général  de  eon  siècle. 


740  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 

Les  cinq  fondateurs  de  la  biologis  avaient  tous  subi  profondément  l'im- 
pulsion révolutionnaire ,  et  dignement  secondé,  chacun  à  sa  manière,  la 
régénération  totale  où  elle  doit  aboutir.  En  poursuivant  leur  office  scienti- 
fique, Blainville  seul  eut  le  malheur  de  rejeter  leur  direction  philosophique 
et  leur  destination  sociale.  De  là  provint  l'inévitable  avortement  de  ses 
principaux  efforts  théoriques,  ainsi  privés  de  la  noble  stimulation  continue 
qu'exige  tout  essor  abstrait  de  notre  chétive  intelligence. 

Ses  premières  impressions  politiques  se  lient  aux  sanguinaires  aberrations 
qui  accompagnèrent  notre  ébranlement  initial.  La  longue  rétrogradation 
qui  s'ensuivit  fut  d'autant  mieux  accueillie  par  sa  raison  naissante  que  les 
préjugés  de  sa  caste,  et  même  les  malheurs  de  sa  famille,  l'y  disposaient 
spécialement.  Toutefois,  ses  inclinations  politiques  ne  purent  jamais  empê- 
cher la  pleine  émancipation  mentale  inhérente  à  son  essor  scientifique.  Un 
tel  cerveau  ne  pouvait,  de  nos  jours,  éprouver,  à  ce  titre,  l'affreuse  fluctua- 
tion qui  écrasa  le  faible  caractère  de  Pascal.  Cet  antagonisme  le  priva  seu- 
lement des  puissantes  ressources  intellectuelles  que  procure  le  sentiment 
habituel  d'une  intime  liaison  des  efforts  de  chacun  avec  les  tendances  de 
tous.  Ses  concessions  théologiques  se  bornèrent  toujours  à  proclamer  la 
nécessité  sociale  des  croyances  chrétiennes,  sans  reconnaître  leur  réalité 
dogmatique.  L'indépendance  de  son  âme  le  détourna  sans  cesse  de  toute 
pratique  catholique,  malgré  de  vives  obsessions. 

Pour  mieux  comprendre  comment  ce  conflit  intérieur  ne  troubla  pas  da- 
vantage un  esprit  aussi  conséquent,  il  faut  même  noter  que  ses  propres 
sympathies  politiques  tendirent  longtemps  à  le  préserver  spécialement  de 
la  rétrogradation  philosophique.  Tant  que  dura  l'apparente  restauration  de 
la  royauté,  Blainville  sentit,  avec  tous  les  hommes  clairvoyants,  que  l'al- 
liance théologique  compromettrait  gravement  ce  pouvoir  précaire,  auquel 
fi  vouait  un  attachement  désintéressé. 

C'est  ainsi  que  l'influence  catholique  se  trouva  naturellement  contenue 
chez  lui  pendant  sa  principale  carrière,  depuis  son  mémorable  début  scien- 
tifique jusqu'à  l'entière  terminaison  de  son  cours  exceptionnel  de  biologie 
dynamique.  Dans  ces  vingt  années  de  pleine  vigueur,  cette  haute  intelli- 
gence fut  essentiellement  progressive,  malgré  ses  velléités  rétrogrades.  On 
n'oubliera  jamais  que  ses  premiers  travaux  rendirent  enfin  une  éclatante 
justice  à  la  grande  fondation  de  Gall,  que  poursuivait  encore  une  oppres- 
sion officielle,  indignement  secondée  par  les  divers  organes  apparents  de 
l'opinion  publique.  Dix  ans  après,  Blainville  accueillit  noblement  mon 
ébauche  initiale  de 'la  vraie  science  sociale,  d'après  l'ensemble  de  la  phi- 
losophie naturelle.  Telle  fut  même  l'origine  de  notre  longue  liaison,  ja- 
mais troublée  par  notre  pleine  liberté  habituelle,  qui  eût  été,  chez  lui, 
incompatible  avec  de  véritables  convictions  théologiques.  Je  me  souvien- 
drai toujours  combien  il  se  sentait  honoré  de  se  trouver  associé  au  dernier 


APPENDICE  DU  TOME  PREMIER.  741 

géomètre  vraiment  éminent  dans  la  dédicace  publique  de  mon  ouvrage 
fondamental. 

Mais  cette  heureuse  inconséquence  dut  eeaaer  à  la  chute  de  son  parti 
politique.  Dès  lors  passé  irrévocablement  de  l'attitude  dirigeante  au  simple 
rôle  d'opposant,  ce  parti  fut  nécessairement  conduit  à  s'appuyer  de  plus  en 
plus  sur  les  doctrines  arriérées  dont  ses  meilleurs  chefs  avaient  redouté 
l'impopularité  tandis  qu'ils  gouvernaient  C'est  ainsi  qu'une  rétrogradation, 
longtemps  bornée  à  la  politique,  s'étendit  alors  à  la  philosophie,  et  même 
envahit  enfin  jusqu'à  la  science,  pendant  la  seconde  carrière  de  Blainville, 
guère  moins  prolongée  que  la  première.  La  postérité  remarquera  cette  dé» 
génération  graduelle  d'un  esprit  qui  pourtant  avait  alors  produit  tous  ses 
vrais  titres  d'immortalité.  En  effet,  ce  fatal  déclin,  outre  des  résultats  pas- 
sagers- qui  seront  bientôt  oubliés,  a  laissé  des  témoignages  durables,  que 
le  nom  de  Blainville  fera  malheureusement  survivre.  Celui  qui  systématisa 
le  mieux  la  hiérarchie  animale  finit  ainsi  par  la  placer  sous  le  désastreux 
patronage  de  la  théologie.  Le  seul  traité  que  Blainville  ait  achevé  est  essen- 
tiellement indigne  de  lui,  tant  pour  le  fond  que  pour  la  forme.  Mes  infruc- 
tueuses remontrances  contre  une  telle  publication  me  prouvèrent  même 
qu'il  avait  déjà  perdu  jusqu'au  sentiment  des  conditions  propres  à  une 
véritable  histoire  de  la  biologie. 

En  méditant  sur  cette  chute,  on  se  demande  comment  les  infiuenoes  so- 
ciales que  j'ai  signalées  ont  pu  exercer  de  pareils  ravages.  Des  esprits  moins 
puissants  subirent  alors  de  semblables  impulsions  rétrogrades,  tant  privées 
que  publiques,  sans  eu  recevoir  d'égales  atteintes.  Je  dois  dono  scruter 
davantage  la  vraie  nature  de  ce  grand  biologiste. 

La  sagesse  catholique  reconnut  jadis  que  l'imperfection  mentale  résulte 
surtout  de  l'insuffisance  morale.  Ce  précieux  aperçu  du  moyen  âge  se  trouve 
déjà  systématisé  par  la  vraie  philosophie  moderne,  qui  démontre  l'ascen- 
dant nécessaire  du  cœur  sur  l'esprit,  tant  pour  le  mal  que  pour  le  bien.  En 
rappliquant  convenablement  à  l'appréciation  personnelle  dont  je  dois  com- 
pléter l'ébauche,  on  voit  la  dégénération  intellectuelle  de  Blainville  émaner 
surtout  des  graves  lacunes  de  son  organisation  morale. 

Sa  haute  valeur  spéculative  fut  pourtant  accompagnée  des  qualités  que 
rappelle  l'acception  roasouline  du  mot  cœur.  Le  courage  et  la  fermeté  de 
Blainville  formaient  un  mémorable  contraste  avec  le  caractère  dégradé  de 
presque  tous  les  savants  actuels.  Dès  son  début,  il  utilisa  dignement  ce 
noble  privilège,  en  brisant  avec  énergie  l'habile  oppression  exercée  sur  lui 
par  une  célébrité  usurpée,  dont  le  temps  a  déjà  fait  justice.  Aux  grands 
attributs  intellectuels,  cette  nature  exceptionnelle  joignit  dono  les  principales 
qualités  de  la  vie  active,  y  compris  même  la  prudence,  qui  seule  en  assure 
l'efficacité  directe.  Mais  ce  rare  concours  ne  fut  point  complété  par  une 
suffisante  évolution  affective.  Telle  est  la  vraie  source  d'un  avortement  qu'il 


742  SYSTÈME  DB  POUTTOUK  POSITIVE. 

Importa  ici  d'expliquer,  pour  apprendre  à  la  jennene  nommant  la  supério» 
rite  réunie  de  l'esprit  et  du  caractère  n'obtient  un  plein  succès  que  «nu 
l'impulsion  du  oœur,  en  bornant  même  ce  mot  à  son  sens  féminin. 

Cette  condition  n'étonnera  point  oeux  qui  savent  que  nos  affections  eoasti- 
taent  à  la  fois  le  principe  et  le  but  de  toute  notre  existence,  où  l'intelU- 
fcsnee  etraotivité  ne  fonctionnent  essentiellement  que  comme  moyens.  Or, 
oe  moteur  universel  comporte  deux  régimes  très-diflérents,  suivant  que  la 
prépondérance  y  appartient  à  la  personnalité  on  à  la  sociabilité*  Quelle  que 
soit  la  puissance  réelle  des  Impulsions  égoïstes,  tous  les  grands  efforts  in- 
teUeotuels  émanent  exclusivement  des  instincts  sympathiques.  Ceux-ci  dé- 
veloppent seuls  le  charme  inhérent  à  la  destination  sociale  des  travaux 
abstraits.  Seuls,  ils  dirlgentconvenablement  les  méditations  scientifiques,  et 
soutiennent  la  eonstanoe  indispensable  aux  constructions  théoriques» 

Mais  les  mobiles  habituels  de  Blsin  ville  résultèrent  surtout  des  penchants 
personnels,  et  son  organisation  cérébrale  le  détourna  trop  des  affections 
bienveillantes,  d'abord  privées,  puis  publiques.  Toutefois,  son  égolsme  fat 
4e  la  plus  noble  sorte,  exempt  de  la  cupidité  vulgaire,  et  même  de  la  puérile 
-ambition  temporelle»  qui  animent  aujourd'hui  la  plupart  des  savants.  II 
n'eut  jamais  en  vue  que  l'ascendant  spirituel»  mais  sans  le  rapporter  s 
l'évolution  fondamentale  de  l'humanité.  Aucun  savant  ne  comprit  aussi 
bien  que  lui  la  division  nécessaire  entre  le  pouvoir  philosophique  et  le  pou- 
voir politique.  Il  flétrissait  sans  pitié  tous  ceux  qui  passaient  de  la  science 
an  commandement  Cette  déviation  lui  semblait,  et  avec  raison,  témoigner 
un  secret  sentiment  de  rinsufflsanoe  théorique.  Pendant  la  longue  domi- 
nation de  ses  amis  politiques,  il  repoussa  toujours  les  hautes  invitatioas 
qui  le  poussaient  au  pouvoir  temporel.  Son  orédit  auprès  d'eux  ne  résulta. 
jamais  d'aucune  fréquentation  régulière.  D'ailleurs,  il  ne  l'employa  qu'au 
profil  d'autrui,  contre  des  iniquités  scientifiques,  déguisées  sous  des  pré- 
textes politiques  qu'il  savait  dignement  écarter.  Quoique  son  énergie  l'ait 
heureusement  éloigné  de  toute  coterie  académique,  aucun  savant  ne  fit  en- 
tant que  lui  respecter  partout  l'indépendance  des  théoriciens.  Mais  cette 
tendance  de  son  orgueil  scientifique  n'était  point  réglée  par  de  vrais  motifs 
sociaux.  Eilo  le  poussa  souvent  à  procurer  aux  corps  savants  une  autorité 
dont  ils  sont  maintenant  indignes. 

Cette  prépondérance  des  meilleurs  instincts  égoïstes  ne  pouvait  aucune- 
ment remplacer,  chez  Blainvilie,  l'imperfection  naturelle  des  impulsions 
vraiment  sympathiques.  Sa  haute  raison  lui  fit  souvent  proclamer  la  mo- 
ralité comme  la  première  condition  de  tout  essor  théorique.  Même,  il 
surmontait  assez  son  orgueil  pour  comprendre  sincèrement  l'importance  de 
la  fraternité  universelle.  Néanmoins,  son  cœur  fut  essentiellement  dépourvu 
de  cette  spontanéité  habituelle  dont  ne  dispense  aucune  réflexion.  Vivre 
pour  autrui  lui  semblait  la  loi  du  devoir,  sans  lui  offrir  le  type  du  bon- 


APPENDICE  DU  TOME  PREMIER.  743 

heur.  Il  ne  sentit  dono  qu'à  moitié  la  vraie  morale  humaine.  Blainville 
manqua  du  feu  sacré  qui  partout  pousse  directement  à  l'active  poursuite 
tiu  bien,  à  la  fois  sans  relâche  et  sans  effort,  dans  la  seule  vue  d'une  iné- 
vitable satisfaction  intérieure.  Envers  cette  source  exclusive  de  notre 
véritable  unité,  la  moindre  femme  digne  de  son  sexe  surpasse  nécessai- 
rement le  plue  puissant  penseur  privé  de  tendresse.  La  bonté  du  cœur 
importe  davantage  que  la  force  du  caractère  au  plein  essor  d'une  oarriôre 
purement  théorique.  Blainville  put  s'en  convaincre  à  temps  ohex  immi- 
nent géomètre  mentionné  ci-dessus,  et  qui,  vraiment  doué  de  tendresse, 
ne  vit  point  son  évolution  scientifique  gravement  altérée  par  son  défaut  réel 
!d¥nergie. 

Telle  est  l'explication  fondamentale  des  lacunes  et  des  discordances  pro- 
pres à  cette  imparfaite  oarrière.  Des  impulsions  trop  personnelles  privèrent 
Blainville  de  l'ardeur  et  de  la  constance  oonvenables  à  sa  mission  théori- 
que, et  faute  desquelles  sa  valeur  mentale  ne  put  se  développer  assex.  Mal- 
gré ses  convictions  hiérarchiques,  il  manquait,  au  fond,  du  prinoipe  affectif 
de  la  vraie  subordination.  Il  ne  voyait  jamais  que  des  concurrents  la  ou  il 
-devait  sentir  des  collègues,  et  quelquefois  des  supérieurs.  Toujours  injuste 
envers  Broussais,  il  ne  sut  pas  même  s'incliner  devant  Biobat.  Quand  la 
personnalité  prend  un  tel  ascendant,  elle  trouble  autant  l'essor  habituel  des 
vues  générales  que  celui  des  sentiments  généreux. 

-  U  faut  ainsi  scruter  Blainville  pour  comprendre  l'opiniâtreté  de  ses  ten- 
dances rétrogrades,  envers  lesquelles  sa  haute  raison  eût,  sans  cela,  sur- 
monté facilement  ses  impressions  d'enfoncé  et  même  ses  préjugés  aristo- 
cratiques. Une  telle  nature  ne  pouvait  accueillir  une  révolution  destinée 

-principalement  à  faire  enfin  prévaloir  la  vraie  sociabilité  sur  toute  per- 
sonnalité. C'est  aussi  ce  qui  l'empêcha  d'adopter  franchement  la  philoso- 
phie positive,  vers  laquelle  son  esprit  l'entraînait  fortement,  mais  dont  il 

-  repoussait  la  destination  morale  et  politique.  Même  l'étude  approfondie 
du  catholicisme  ne  put  ainsi  lui  faire  assez  apprécier  cette  intime  culture 
habituelle  du  cœur  qui  constitua  le  principal  mérite  du  vrai  régime  chré- 
tien. Les  âmes  vulgaires  lui  semblaient  seules  assujetties  à  une  telle  né- 

•  eessité.  Il  ne  se  la  serait  jamais  appliquée,  que  s'il  avait  pu  en  comprendre 
l'efficacité  théorique.  Mais  cette  réaction  systématique  du  cœur  sur  l'es- 
prit constitue  l'un  des  plus  précieux  résultats  du  positivisme,  que  Blain- 
•ville  étudia  trop  peu  et  trop  tard  pour  l'utiliser  ainsi.  Son  horreur  de  la 
'révolution  ne  l'empêcha  dono  pas  de  participer  profondément  au  vrai  ca- 
ractère essentiel  de  l'état  anarehique,  l'insurrection  de  l'esprit  contre  le 
cœur,  à  laquelle  tous  les  occidentaux  sont  de  pins  en  plus  livrés  depuis  la 
fin  du  moyen  âge. 
Une  meilleure  organisation  morale  eût  fait  sentir  à  Blainville  les  divers 

«tangers  de  la  fatale  séoheressc  qui  atceompegne,  surtout  aujourd'hui,  la 


744  SYSTÈME  DE  POUTT.QIJE  POSITIVE. 

culture  scientifique.  5oa  heureuse  éducation  esthétique  lui  aurait,  k  cet 
égard,  fourni  de  salutaire»  diversion»  hibituolles;  tandis  que,  malgré  cette 
préparation  exceptionnelle,  il  est  ainsi  resté  trop  étranger  an  vrai  goût  de* 
différents  beaux-arts.  Il  eût  aussi  trouvé  des  ressources  encore  plus  efficaces 
dans  les  principales  affections  de  famille,  seule  garantie  normale  du  véri- 
table essor  moral.  Maïs  son  égolame  l'en  détourna  trop,  quoiqu'il  m'ait  en- 
suite avoué  souvent  combien  il  regrettait  son  triste  célibat. 

Voila  comment  la  seule  insuffisance  morale  altéra  profondément  une  des 
plus  forte*  intelligences  qui  aient  jamais  existé.  Ainsi  entraîné  k  s'isoler 
du  généreui  mouvement  de  son  siècle,  Blalnville  ne  put  finalement  méri- 
ter de  la  postérité  qu'un  rang  très-inférieur  à  sa  valeur  intrinsèque.  Suif 
l'incomparable  Biohat,  il  était,  au  fond,  l'égal,  et  peut-être  le  supérieur, 
dea  immortels  fondateurs  de  la  biologie.  Cependant  il  ne  sera  point  cuusi 
k  leur  niveau .  Spécialement  analogue  au  respectable  Cabanis,  pour  la  pro- 
fondeur des  vues  et  l'aptitude  systématique,  il  restera  toujours  au-dessous 
de  lui  par  l'ensemble  de  sa  carrière,  quoique  plus  prolongée  et  même  plus 
laborieuse.  D'après  sa  principale  construction,  je  l'a]  déDnitivement  érigé 
en  adjointde  Lamarck,  dans  mon  système  général  de  commémoration  occi- 
dentale. Malgré  son  intraitable  fierté,  sa  consciencieuse  raison  a  aussitôt 
ratifié  cet  humble  rang,  quoique  Blainvllle  dût  se  sentir  virtuellement  m- 
périeur  ace  grand  zoologiste. 

Les  imperfections  du  «sur  troublent  moins  le  caractère  que  l'esprit.  Ce- 
pendant, l'insuffisance  affective  se  manifeste  aussi  dans  la  vie  active  de 
Blainville.  L'activité,  comme  l'intelligence,  ne  se  développe  pleinement 
que  sous  les  impulsions  sympathiques,  et  jamais  par  des  molifs  personnel», 
quoique  ceux-ci  aient  ordinairement  l'initiative  de  ce  double  essor.  Malgré 
ea  rare  fermeté,  Blainville  manqua  réellement  d'énergie  en  plusieurs  griits 
occasions  de  sa  vie  publique,  soit  civique,  soit  même  académique.  Je  le  lui 
ai  assez  reproché  alors  pour  être  ici  autorisé  h  signaler  l'importante  mort- 
Lie  qui  ressort  spontanément  d'un  tel  contraste. 

Cette  sommaire  appréciation  dispense  tout  connaisseur  de  rechercher  si 
cet  éminent  penseur  fut  vraiment  heureux,  même  après  avoir  réuni  les 
extérieures  du  bonheur  humiin.  Malgré  ses  efforts  jour- 
>  gaieté  apparente  ne  pouvait 
tromper  que  des  observateurs  superficiel.?  :  aucune  femme  ne  dut  jamais  i^ 
méprendre.  Blainville  ne  fut  pas  heureux,  psroe  qu'il  n'aima  point  asMs, 
quoiqu'il  ait  été  sincèrement  aimé.  Sa  triste  Qn  représente  trop  l'ensemble 
de  sa  vie.  Cette  mort  imprévue  et  sans  douleur  ne  non  vient  qu'aux  égoïstes, 
u  de  recevoir  aucun  adieu. 

morale  que  je  devais  faire  sortir  de 
opportun  que  des» 


APPENCICE  DU  TOME  PREMIER.  745 

Les  véritables  temples  de  l'Humanité  se  placeront  naturellement  au  milieu 
des  tombes  d'élite  ;  car  le  vrai  Grand-Être  se  compose  surtout  des  morts 
dignes  de  survivre.  Ce  lieu  funèbre  convient  donc,  mieux  qu'aucun  autre, 
à  l'enseignement  sacré  de  la  morale  positive,  qui  doit  surtout  nous  ap- 
prendre à  lier  de  plus  en  plus  chaque  existence  personnelle  à  l'éternelle 
évolution  sociale. 

Afin  de  caractériser  davantage  ma  principale  intention,  j'ajouterai  que 
l'insuffisant  essor  de  Blainville  fut  nécessairement  plus  funeste  à  sa  propre 
gloire  qu'au  progrès  général  de  la  biologie.  L'état  correspondant  de  l'es- 
prit humain  ne  comportait  point  une  systématisation  finale  des  études  vi- 
tales. Cette  grande  tache,  réservée  aujourd'hui  aux  jeunes  biologistes  qui 
en  seront  dignes,  ne  devait  s'accomplir  que  sous  l'impulsion  directe  de  la 
sociologie,  unique  source  normale  de  toute  construction  encyclopédique. 
Blainville  n'a  donc  manqué  qu'une  systématisation  purement  provisoire, 
dont  l'achèvement  eût  toutefois  facilité  beaucoup  le  travail  définitif,  même 
quand  elle  se  serait  bornée  à  l'un  des  trois  aspects  biologiques. 

Ce  qu'il  n'a  point  exécuté  ne  saurait  être  tenté  de  nouveau.  Privés  d'un 
tel  préambule,  les  biologistes  encyclopédiques  devront  seulement  faire  plus 
d'efforts  pour  construire  directement  la  vraie  théorie  abstraite  de  la  vie, 
mais  sans  s'arrêter  à  une  préparation  désormais  inopportune.  La  science 
universelle  et  la  religion  définitive  ont  déjà  surgi.  Tous  les  véritables  théo- 
riciens doivent  y  rattacher  intimement  leurs  travaux  propres,  sous  peine 
d'un  avortement  plus  complet  et  moins  excusable  que  celui  de  Blainville. 

Ce  triste  cercueil  du  dernier  savant  qui  ait  dignement  cultivé  la  dernière 
science  préliminaire  marque  nettement  la  clôture  nécessaire  du  régime  pro- 
visoire de  la  raison  moderne.  A  l'essor  épuisé  de  la  spécialité,  il  faut  enfin 
substituer  la  culture  encyclopédique,  seule  au  niveau  des  besoins  actuels 
de  l'Occident  bouleversé.  Elle  peut  seule,  d'ailleurs,  agrandir  le  vrai  do- 
maine théorique,  et  même  consolider  les  acquisitions  antérieures.  Les  dis- 
cours que  vous  avez  d'abord  entendus  suffiraient  pour  rappeler  la  tendance 
dominante  à  dépecer  la  biologie,  sous  le  patronage  des  fausses  célébrités. 
Cet  empirisme  dissolvant  va  prendre  un  plus  libre  cours,  par  l'extinction 
de  la  seule  autorité  scientifique  qui  le  contrariât.  La  hiérarchie  biologique, 
principal  domaine  de  Blainville,  est  déjà  menacée  d  une  entière  décom- 
position, d'après  la  désastreuse  activité  des  savants  incapables  d'apprécier 
une  telle  fondation.  Elle  ne  peut  être  sauvée  que  d'en  haut,  sous  l'univer- 
selle discipline  qui,  émanée  de  la  vraie  science  sociale,  réservera  toute  culture 
théorique  à  des  penseurs  encyclopédiques.  Ceux-là  seuls  seront  toujours 
disposés,  de  cœur  et  d'esprit,  à  généraliser  convenablement  leurs  concep- 
tions spéciales.  Dans  son  instinct  rétrograde  mais  organique,  Blainville 
finit  par  sentir  confusément  le  besoin  de  subordonner  la  biologie  à  l'en- 
semble des  dogmes  humains  :  il  ne  te  trompa  que  sur  le  choix  du  système. 


746  SYSTÈME  DE  POUTIQUB  POOBOL 


Si  la  science  fat,  an  moyen  âge,  essentiellement  soumise  à  1»  religion  de 
Dieu,  elle  doit  désormais,  au  nom  de  la  raison  et  de  la  morale,  servir, 
beaucoup  plus  complètement,  la  religion  de  rHumanité. 

Auguste  COMTE, 
11,  ru  laiataa^fr-Frâca. 

Publié,  in-4*.  le  S  Saint-Paul  68  (Jeudi  »S  mai  18SI). 


P.  S.  Pour  mieux  comprendre  ce  discours,  il  faut  noter  que  son  débat 
avait  déterminé  le  brusque  départ  de  tous  les  représentants  officiels  des  di- 
verses classes  en  décadence,  théologiques  et  académiques.  Ce  champ  ainsi 
resté  aux  esprits  positifs  indique  assez  où  siégera  finalement  la  renommée 
de  Blainville.  Quoique  revendiquée  aujourd'hui  par  des  corporations  qu'il 
méprisait,  et  qui  troublèrent  toute  sa  vie,  sa  gloire  appartiendra  bientôt  s 
la  seule  école  qui  Tait  vraiment  apprécié,  et  qui  a  déjà  flétri  son  célèbre 
oppresseur.  Blainville  passera  définitivement  dans  le  camp  où  Ton  conso- 
lide ses  titres,  sans  adhérer  au  milieu  qui  dégrade  ses  résultats. 

Si  l'humanité  ne  se  compose  que  des  personnages  dignes  d'incorpora- 
tion, elle  n'admet  aussi,  de  chacun  d'eux,  que  les  tendances  conformes  à 
l'évolution  générale,  en  écartant  toute  divergence  passagère.  Dans  le  nou- 
veau calendrier  occidental,  je  ne  fis  que  systématiser  le  jugement  spontané 
de  la  postérité  quand  j'érigeai  Tycho-Brahé  en  adjoint  de  Copernic.  Or, 
malgré  leur  opposition  scientifique,  tous  deux  concoururent  involontaire- 
ment à  l'essor  décisif  de  l'astronomie  moderne.  De  môme,  une  reconnais- 
sance éternelle  rangera  le  digne  successeur  de  Lamarck  parmi  ceux  qui, 
en  fondant  la  biologie,  préparèrent  la  sociologie,  quoiqu'il  ait  moins  senti 
que  son  chef  la  tendance  nécessaire  de  ses  principaux  efforts. 


FIN  DE  L'APPENDICE  DU  TOME  PREMIER. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CONTENUES 


DANS  LE  TOME  PREMIER  DU  SYSTÈME  DE  POLITIQUE  POSITIVE. 


Paget. 
t 

Dédicace i 

11°  Lucie,  nouvelle xxm 
2°  Lettre  philosophique  sur  la  com- 
...           .  . 

memoration  sociale xxxnr 

3°  Les  pensées  d'une  Heur,  canzone.  xl 

DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 

sur  l'ensemble  du  Positivisme. 

Préambule  général 2 

Première  partie.  —  Esprit  fondamental  du  positivisme 8 

Seconde  partie.  —  Destination  sociale  du  positivisme 59 

Troisième  partie.  —  Efficacité  populaire  du  positivisme 128 

Quatrième  partie.  —  Influence  féminine  du  positivisme 204 

Cinquième  partie.  —  Aptitude  esthétique  du  positivisme 274 

Conclusion  générale  du  discours  préliminaire.  —  Religion  de 

l'Humanité 321 

INTRODUCTION  FONDAMENTALE, 

à  la  fois  scientifique  et  logique. 

Chapitre  premier.  —  Appréciation  générale  de  cette  introduction.  401 


748  TABLE  DBS  MATIÈRES. 

Chapitre  deuxième.  —  Introduction  indirecte,  essentiellement  ana- 
lytique, ou  Cosmologie •        454 

Chapitre  troisième.  —  Introduction  directe,  naturellement  syn- 
thétique, ou  Biologie 564 

Appendice  du  tome  premier.  —  Discours  funèbre  sur  Blain ville.       717 


PIN  DE  LA  TABLE  DES  MATIERES  DU  TOME  PREMIER. 


.Pari».  —  Imprimerie  V?«  P.  La&oumi  et  C*«,  rue  MontpanMM,  lt. 


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