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SYSTEME
DE
POLITIQUE POSITIVE.
i
PREFACE.
Qu'est-ce qu'une grande *ie ?
Une pensée de la jeunesse, exécutée par l'âge m$r.
{Alfrtd de Vigny.)
Le principal titre de ce traité coïncide avec le titre général
que je choisis, en 1824, pour la seconde édition de l'opuscule
fondamental qui, sous un titre spécial, avait, deux ans aupa-
ravant, caractérisé irrévocablement mon début philosophique.
Cette conformité spontanée indique la pleine homogénéité d'une
longue carrière systématique où, dès l'ouverture, le but était
nettement signalé. Pour la mieux manifester, je terminerai le
quatrième et dernier volume du traité actuel parla fidèle réim-
pression de tous mes travaux primitifs, depuis longtemps sous-r
traits à la circulation, ou enfouis dans des recueils justement
oubliés.
Mais, d'un autre côté, un tel intervalle entre la conception et
la construction de ma philosophie politique, montre aussi que
je n'eus pas d'abord un sentiment assez précis des conditions
intellectuelles qu'exigeait cette grande rénovation. Je crois donc
devoir ici compléter, envers cette marche générale, l'insuffisante
explication ébauchée dans la préface du tome sixième et dernier
de mon Système de philosophie positive.
J'y ai assez indiqué comment, en 1822, ma découverte fon-
damentale des lois sociologiques me procura, dès l'âge de vingt-
4 SYSTÈME DB POLITIQUE POSITIVE.
assez la prééminence morale de la vraie religion. Le nouveau
sacerdoce occidental ne pouvait dignement terminer la fatale
insurrection de l'intelligence contre le sentiment qu'en procu-
rant d'abord à la raison moderne une pleine satisfaction nor-
male. Mais, d'après ce préambule nécessaire, les besoins mo-
raux devaient ensuite reprendre directement leur juste prépon-
dérance, pour construire une synthèse vraiment complète, où
l'amour constitue naturellement le seul principe universel.
La diversité normale de ces deux élaborations successives y
affecte même le mode d'exposition. Pour tirer d'une science
dispersive les bases élémentaires de la saine philosophie, mon
ouvrage fondamental dut offrir surtout un caractère de recherche
et de discussion. En systématisant ici la religion universelle
d'après des principes déjà construits, mon exposition dogma-
tique se rapproche davantage du vrai régime rationnel, où la
conviction résulte beaucoup plus d'une réflexion solitaire que
d'aucune controverse. Au vif attrait qu'inspira d'abord une fé-
conde originalité, succède maintenant l'imposante régularité
d'une construction bien définie et assez préparée.
Toutes ces différences de forme se rattachent à la profonde
diversité logique qui constitue le principal contraste intellectuel
entre mes deux traités, conformément à leur nature et à leur
destination respectives. Dans le premier, où il fallait prolonger
l'initiation scientifique jusqu'à son dernier terme normal, j'ai
dû scrupuleusement persister à préférer la méthode objective,
qui convient seule à cet immense préambule, s'élevant toujours
du monde à l'homme. Mais le succès même de cette marche
préliminaire, qui m'a finalement conduit au vrai point de vue
universel, doit faire ici prévaloir la méthode subjective, source
exclusive de toute systématisation complète, où l'on descend
constamment de l'homme au monde. Ainsi régénérée par le
positivisme, la logique supérieure qui guida nos constructions
PRÉFACE. 5
initiales convient encore davantage à nos synthèses finales. Sa
prépondérance normale correspond naturellement à l'ascendant
nécessaire du cœur sur l'esprit.
Quand ma grande élaboration objective me conduisit,
en 1836, de la cosmologie à la biologie, je sentis aussitôt que
l'exclusion scientifique de la méthode subjective ne pouvait être
que provisoire, et mon premier chapitre biologique fit entre-
voir déjà l'accord final des deux logiques. En constituant la
présidence systématique du point de vue social, mon ouvrage
fondamental prépara nécessairement leur concordance posi-
tive, directement établie dans le présent volume.
Ce résultat général de mon travail philosophique devient ici
la source directe de ma construction religieuse, qui commence
par régénérer ainsi les conceptions scientifiques d'où elle sur-
git d'abord. Tel est l'objet propre de ce volume préliminaire,
après le discours fondamental qui caractérise l'ensemble du
traité. L'unité encyclopédique étant alors organisée, le tome
second, consacré à la statique sociale, accomplit directement
la principale synthèse, en établissant la théorie abstraite de
Tordre humain, résumé nécessaire de l'ordre universel. D'a-
près cela, le volume suivant, relatif à la sociologie dynamique,
détermine la marche totale de notre progrès, toujours réduc-
tible au développement graduel de cet ordre fondamental.
Enfin, le tome quatrième, réservé aux applications décisives de
la doctrine sociologique, institue spécialement la religion po-
sitive, ainsi résultée de notre nature dans l'ensemble du passé ;
il en complète l'avènement normal par l'organisation générale
de la transition extrême.
Quant aux trois autres ouvrages qui doivent suivre celui-ci,
d'après l'annonce finale de mon premier traité, les dix années
de pleine vigueur cérébrale qui me séparent encore d'une sage
retraite suffiront, j'ose l'assurer, à leur entière exécution, si
6 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
ma situation matérielle devient assez calme. Mais l'infatigable
persécution que la pédantocratie fait peser sur moi depuis sept
ans, pouvant m'interdire cette terminaison, je me suis déter-
miné à développer ici les relations naturelles de ces trois
compositions accessoires avec ma construction essentielle,
sans altérer d'ailleurs leur propre accomplissement ultérieur.
S'il me reste possible, j'écrirai d'abord les deux volumes de
ma philosophie mathématique, ensuite le volume spécialement
relatif à l'éducation universelle, et enfin celui qui systématisera
l'action totale de l'homme sur le monde.
Après avoir assez indiqué la nature et la marche de ce nou-
veau traité, sa subordination nécessaire envers le précédent, et
même ses liaisons générales avec les ouvrages suivants, il faut
ici caractériser surtout l'heureuse exception personnelle qui
m'a successivement procuré deux vies philosophiques aussi dif-
férentes. Elle résulte essentiellement de deux influences intel-
lectuelles, Tune involontaire, l'autre volontaire, complétées,
en temps opportun, par l'incomparable régénération morale
que je dus à ma sainte passion.
Cette possibilité exceptionnelle d'accomplir successivement
deux élaborations, dont chacune semble devoir absorber une
carrière spéciale, dépendit d'abord de la précocité de mes
travaux. Émancipé de toute théologie avant la fin de mon en-
fance, et promptement initié aux études positives, j'accomplis
bientôt la transition métaphysique. Dès l'âge de vingt-deux ans,
mon premier travail public sur la coordination historique an-
nonça nettement l'ensemble de ma carrière philosophique, ir-
révocablement fixée, deux ans après, par ma découverte des
lois sociologiques.
Mais cette précocité n'aurait pas suffi pour me procurer une
seconde vie sans l'énergique résolution qui me fit sacrifier toute
vanité littéraire au besoin majeur de terminer à temps mon im-
PRÉFACE. 7
mense tâche objective. Son exécution , qui dura douze ans,
en eût exigé au moins six de plus, si je m'étais assujetti ,
comme je l'avais fait auparavant, à récrire mon manuscrit, au
lien de toujours livrer à la presse ma première rédaction, ja-
mais suivie d'aucune correction importante. Cette seule pré-
caution m'aurait préservé des principaux reproches littéraires
adressés à mon ouvrage fondamental, par des juges trop peu
attentifs aux explications spéciales de sa dernière préface. Mes
premiers opuscules, réimprimés à la fin du présent traité, in-
diqueront si le talent d'écrire m'est réellement interdit quand
je me conforme aux usages qu'exige toujours le perfectionne-
ment du style. Si j'avais ainsi procédé, ma seconde carrière
n'aurait pu commencer qu'à un âge trop avancé pour compor-
ter un digne cours. En même temps, l'admirable impulsion
morale que je vais indiquer eût alors manqué d'opportunité.
Ma rénovation exceptionnelle, directement vouée à la grande
réorganisation occidentale, exigeait donc ce dédain apparent
des éloges littéraires. Toutefois, je sais assez combien les con-
ceptions philosophiques peuvent gagner par le mérite de l'ex-
pression pour m'efforcer de procurer cette nouvelle efficacité
à mon livre fondamental, si les loisirs de ma retraite me permet-
tent un jour de le récrire paisiblement, mais en respectant son
originalité. Sans adopter davantage une coutume inopportune,
j'ai mieux soigné la rédaction du présent traité, où les conditions
de rapidité sont naturellement devenues moins impérieuses.
Ainsi pourvu du temps nécessaire à ma seconde carrière,
il me manquait surtout l'impulsion profonde et permanente
qui pouvait seule utiliser dignement cette disponibilité céré-
brale. Fatigué de son immense course objective, mon esprit
ne suffisait pas pour régénérer subjectivement ma force systé-
matique, dont la principale destination était alors redevenue,
comme dans mon début, plus sociale qu'intellectuelle. Cette
8 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
indispensable renaissance, qui devait émaner du cœur, me fut
procurée, il y a six ans, par l'ange incomparable que l'ensem-
ble des destinées humaines chargea de me transmettre digne-
ment le résultat général du perfectionnement graduel de notre
nature morale.
Pour comprendre assez sa sainte influence, il faut d'abord
considérer la fatalité exceptionnelle qui m'avait jusqu'alors
privé d'une suffisante culture affective, malgré l'organisation
sympathique que je reçus d'une excellente mère. Soustrait,
dès l'enfance, au cours ordinaire des émotions domestiques,
par une funeste claustration scolastique, je fus ensuite poussé
artificiellement vers l'existence spéculative, où ma nature ne
m'entraînait que trop. Au début de ma virilité, le principal
obstacle à ma tardive évolution morale surgit bientôt de la
situation même que je choisis alors pour réparer mes lacunes
involontaires, dont je sentais déjà la gravité. Tant que persista
cette situation déplorable, qui ne devait point cesser par moi,
elle m'interdit nécessairement toute digne satisfaction de cœur.
Quand elle finit irrévocablement, au moment même où j'ache-
vais mon traité fondamental, je pus enfin, après avoir goûté
deux ans un calme indispensable, tendre librement vers un
bonheur moins négatif, devenu d'ailleurs nécessaire à maçon*
struction principale.
Mais cette intime tendance, dont l'énergie dut être propor-
tionnée à sa compression exceptionnelle, ne m'aurait point
assez régénéré si elle eût abouti à un type trop peu éminent.
Victime, plus malheureuse, et surtout plus irréprochable,
d'une équivalente fatalité, d'où résultait, encore plus digne-
ment, une pareille liberté morale, Madame Clotilde de Yaux
dirigea spontanément ma tardive initiation aux meilleurs senti-
ments humains. Une inaltérable pureté consolida notre ten-
dresse, et devint la principale source de ma résurrection
PREFACE. 9
morale, pendant une incomparable année d'union objective.
Mon adoration subjective ne diffère ainsi du premier culte
que par un exercice plus assidu et plus touchant, quoique
moins vif. Ce mode final d'identification me fait journellement
sentir la réalité de cette profonde sentence, familièrement
échappée à la plume de ma sainte compagne : a II n'y a, dans
la vie, d'irrévocable que la mort. »
Le temps n'est point encore venu de rendre directement
appréciable la supériorité complète de ce type féminin sur tous
ceux que m'offrent l'étude du passé, l'observation du présent,
et même la conception de l'avenir. Cinq ans de séparation ob-
jective ne suffisent pas pour garantir au public l'impartialité
d'un jugement dont les vrais éléments lui sont inconnus. Le
touchant début que je vais reproduire devra cependant faire
entrevoir combien ce vertueux talent aurait servi et honoré
l'humanité. Je regrette de ne pouvoir publier aussi un manus-
crit plus étendu, unique legs de ma mourante collègue, qui me
fut ravi par sa famille, malgré les ordres formels d'un père con-
sciencieux. L'excellence, intellectuelle et morale, de cette
admirable nature ne peut donc être assez sentie qu'en appré-
ciant son éternelle réaction sur ma grande mission. Tous ceux
qui ont sainement jugé les progrès récents du positivisme com-
prennent déjà, par une comparaison décisive, combien cette
impulsion spontanée facilita le plein essor de mon vrai caractère
philosophique, l'entière systématisation de l'existence humaine
d'après la prépondérance du cœur sur l'esprit. Mes nouveaux ser-
vices peuvent seuls obtenir que ce nom chéri devienne insépara-
ble du mien dans les plus lointains souvenirs de l'humanité re-
connaissante. Le doux devoir que Dante remplit admirablement
envers sa Béatrice résulte encore mieux pour moi d'obligations
très -supérieures.
Quand je l'aurai assez accompli, par une digne exécution de
10 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
mes nobles travaux, il sera peut-être permis à ma paisible vieil-
lesse de faire personnellement apprécier l'ange inspirateur de
mon active maturité. Pour compléter alors une explication ainsi
préparée, il suffira, j'espère, de publier fidèlement notre cor-
respondance caractéristique. Cette longue suite d'intimes effu-
sions offre partout la prépondérance spontanée d'un même sen-
timent : d'un côté la gratitude toujours nouvelle due à ma
régénération graduelle; de l'autre, la préoccupation naïve du
trouble qu'une telle affection semblait apporter dans nies tra-
vaux. Malgré toutes mes explications, sa dernière lettre indi-
quait encore ce touchant scrupule : « Je me demande si quelque
i) jour vous ne me demanderez pas compte de ces distractions
)> violentes jetées au milieu de votre vie publique.» Aussi mon
principal regret résultera- 1- il toujours de l'impossibilité où elle
fut d'assister au développement décisif des immenses progrès
que le positivisme dut à son immortel ascendant. Ils surgirent
pourtant au milieu même de ma juste exaltation initiale, comme
le témoigne déjà ma lettre philosophique du 2 juin 1845, dont
la publication va montrer la première source privée des nou-
velles inspirations positivistes.
Depuis ce début caractéristique, mes conceptions et mes for-
mules les mieux accueillies émanèrent toujours de mon culte
intime. Cette sainte harmonie entre la vie privée et la vie pu-
blique, qui deviendra le privilège pratique du positivisme, de-
vait d'abord se développer chez moi. Avant la fin de mon
deuil, elle domina mon cours décisif de 1847, où la nouvelle
philosophie acquit la dignité finale d'une religion réelle et
complète. Le volume systématique qui en résulta, l'année sui-
vante, a déterminé tous les autres progrès du positivisme reli-
gieux. Sa principale théorie émana de la séance caractéristique
où j'avais osé solenniser le premier anniversaire de mon éter-
nel veuvage, en produisant la vraie doctrine féminine.
PRÉFACE. 11
Ces faibles indications suffisent ici pour faire sentir combien
est méritée la dédicace exceptionnelle qui va suivre cette pré-
face. Quoique ma reconnaissance puisse encore y sembler trop
exaltée à des cœurs mal disposés, je dois craindre qu'elle ne
reste, au contraire, trop inférieure à l'immensité du bienfait.
Car ce juste hommage public, seule issue que laissât ma dou-
leur au digne cours de mes nouveaux travaux, précéda les
principaux résultats philosophiques de ma régénération morale.
Or, ces fruits ayant heureusement dépassé toutes les espérances
que m'inspiraient alors leurs saints germes, peut-être ma gra-
titude demeura -t- elle, il y a cinq ans, au-dessous de celle que
j'exprimerais aujourd'hui. Néanmoins, j'ai dû scrupuleusement
respecter la spontanéité d'un tel monument, où le lecteur bien
préparé trouvera le premier état des meilleures inspirations po-
sitivistes. Ce qu'une telle expansion laisserait encore à désirer
sur la juste appréciation de l'influence religieuse émanée de
ma sainte Glotilde, sera facilement suppléé chez quiconque
comparera dignement l'ensemble de ma seconde carrière à celui
de la première. Leur parallèle se trouve exactement résumé
par le contraste des dédicaces. Ma fondation philosophique fut
jadis dédiée aux deux savants qui dominaient alors en cosmo-
logie et en biologie ; tandis que ma construction religieuse s'ac-
complit aujourd'hui sous les seuls auspices d'une jeune dame
inconnue, morte, cinq ans auparavant, dans une oppressive
pauvreté.
Pour caractériser assez cette rénovation morale, il faut mainte-
nant prévenir ou rectifier la supposition, très-naturelle aujour-
d'hui, d'une direction trop exclusive ainsi donnée à ma culture
affective. Tous ceux qui connaissent la connexité spontanée des
divers sentiments généreux apprendront sans surprise que cette
éminente adoration, loin d'affaiblir mes autres tendresses, les
a ranimées et consolidées, en les ralliant à un digne centre.
12 SYSTÈME DE POLITIQUE POSTOTE.
H suffit kâ de spécifier les deux cas principaux, Fun antérieur,
l'autre postérieur, à ma régénération.
Ma noble et tendre mère, que j'ai perdue depuis quatorze
ans, fut réellement la première source de toutes mes qualités
essentielles, non-seulement de cœur, mais aussi de caractère,
et même d'esprit. Néanmoins, j'avoue humblement ici que je
ne l'ai jamais autant aimée que l'exigeaient ses vertus et ses
malheurs. Cette insuffisante tendresse ne lui fut pas même assez
témoignée, d'après la mauvaise honte de paraître trop sensible
qu'inspire l'éducation actuelle. Or, le culte de ma sainte com-
pagne a seul ranimé celui de ma digne mère. La vénérable
image de Rosalie Boyer s'est de plus en plus combinée avec
l'aimable présence de Clotilde de Vaux, d'abord dans ma visite
hebdomadaire à la tombe chérie, et ensuite pendant mes
prières quotidiennes. Ces deux anges si concordants, qui pré-
sidèrent aux deux phases extrêmes de mon initiation morale,
seront, j'espère, à jamais réunis par la reconnaissance de l'hu-
manité envers l'ensemble de mes services. Leur commune ado-
ration indique l'heureuse tendance de mon culte principal à se
répandre naturellement sur tous les êtres dignes d'une telle
adjonction. Je ne pouvais puiser ailleurs cette tardive compensa-
tion de mes torts filiaux, ni la force de les avouer publiquement.
Cette double garde subjective se trouve complétée par la
sainte influence objective que mon cœur reçoit journellement
de l'éminente prolétaire qui daigna se vouera mon service ma-
tériel sans soupçonner qu'elle m'offrirait aussi un admirable
type moral. Son heureuse impuissance de lire fait mieux res-
sortir, non-seulement sa supériorité affective, mais encore la
rectitude et la pénétration de son esprit, qui a spontanément
utilisé toutes les leçons d'une sage expérience féminine. Une
telle providence ranime, à son insu, l'impulsion morale de mes
deux autres anges, par le doux spectacle permanent de notre état
PRÉFACE. 13
normal, l'activité et l'intelligence librement subordonnées au
sentiment. Si l'adoption légale était moins entravée, dix années
d'une appréciation décisive me permettraient aujourd'hui de
proclamer Sophie Bliot comme la fille de mon choix. Quoique
cette satisfaction me soit interdite, tous les bons esprits unis à
des cœurs honnêtes m'en accorderont l'équivalent moral, et la
postérité sanctionnera ma juste reconnaissance. Celle que ma
sainte compagne chérissait comme une excellente sœur aurait
aussi gagné le cœur de ma pieuse mère. Le vertueux ensemble
de ces trois admirables types féminins m'excite spécialement
à cultiver chacun des trois instincts sympathiques, l'attachement
entre les égaux, la vénération pour les supérieurs, et la bonté
envers les inférieurs . Mes affections j ournalières confirment ainsi
l'intime réalité de ma conception générale du véritable état so
cial, où Tordre normal résultera surtout d'une double combi-
naison des philosophes avec les femmes et avec les prolétaires.
Si j'exposais ici mon histoire, j'y devrais apprécier aussi les
influences, moins directes ou plus abstraites, qui, sous cette
triple impulsion morale, disposent davantage mon âme au ré-
gime synthétique qu'exige ma seconde carrière. Il faudrait
alors faire la part des goûts esthétiques qui, engourdis après
mon cœur, se réveillèrent avant lui, quand ma première élabo-
ration atteignit le domaine sociologique, où je sentis d'abord
l'influence réelle des divers beaux-arts, puis celle des émotions
qu'ils expriment. Mais mon explication actuelle doit se borner
à indiquer la source du nouveau caractère propre à ma vie
publique, afin de rassurer sur sa conservation, et surtout pour
motiver la douce reconnaissance que m'impose cette précieuse
transformation. En un temps où Ton exagère beaucoup l'effi-
cacité de l'intelligence, je devais loyalement empêcher qu'on
attribuât a mon esprit une régénération due principalement à
mon cœur. Il me reste donc à honorer aussi les influences de
2
14 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
caractère, qui concourent au résultat général, en augmentant
spécialement mon énergie, ma persévérance, et même ma pru-
dence. Elles émanent surtout du noble appui que m'accorde enfin
la partie avancée du public occidental, et de la pleine confiance
que m'inspire la phase actuelle de notre grande révolution.
11 y a dix ans, le cinquième volume de mon ouvrage fonda-
mental contenait incidemment une déclaration naïve où je
représentais l'école positive comme étant encore essentielle-
ment réduite à moi seul. Depuis cette époque, la situation du
positivisme a radicalement changé, dans tout l'Occident, où il
préoccupe de plus en plus les esprits et les cœurs, malgré les
puissantes entraves qu'une indigne presse oppose journellement
à nos divers contacts populaires. Ceux qui, dépourvus de toute
conception propre, ne pourraient se rendre utiles qu'en facilitant
la communication nécessaire des vrais philosophes avec les pro-
létaires, s'efforcent, au contraire, de l'intercepter, pour prolon-
ger lanarchique prépondérance des parleurs sur les penseurs.
Mais cette oppression, à la fois spontanée et concertée, se
trouve irrévocablement brisée, depuis six ans, par l'adhésion
décisive d'un éminent écrivain (M. Littré), dont le noble ca-
ractère est encore mieux apprécié que son admirable talent (1).
Devenu mon principal collègue, sa vie fut autant vouée que la
mienne au digne triomphe, philosophique et politique, du posi-
tivisme, où nous voyons tous deux la seule issue possible de
l'anarchie moderne. Une telle confraternité m'interdit ici d'in-
sister davantage sur cette inappréciable sanction, qu'il fallait
(1) Un juge très-compétent de la vraie valeur morale, réminent Carrel.
dont nous sentons de plus en plus la privation anticipée, me confia qu'il
admirait surtout, chex M. LiUré, alors inconnu pour moi, sa telle âme.
D'heureuses relations personnelles m'ont ensuite permis de reconnaître la
profonde justesse d'une telle appréciation, d'après des épreuves pleinement
décisives, à la fois privées et publiques.
PRÉFACE. 15
pourtant signaler comme la source essentielle de la justice que
ma constance a fini par obtenir après vingt-quatre ans d'isole-
ment, ainsi terminés au même instant que mon cœur renaissait.
Cette impulsion dominante ne me fera jamais oublier les
sympathies spontanées qui la précédèrent chez les meilleurs
esprits de l'Angleterre. Elles suscitèrent même, dans trois no-
bles âmes, le glorieux patronage qui retarda d'un an l'oppres-
sion matérielle résultée de ma spoliation polytechnique. Mais,
quoique la nouvelle philosophie soit plus répandue et mieux
appréciée en Angleterre que partout ailleurs, les positivistes
anglais sont jusqu'ici très-rares, parce que ces adhésions de-
meurent presque toujours intellectuelles, sans s'étendre assez
aux conséquences morales et sociales.
Il en est tout autrement chez la nation, aussi modeste qu'ho-
norable, qui, depuis le moyen âge, forma toujours l'avant-garde
des populations germaniques. L'éminent foyer qui surgit de-
puis cinq ans, en Hollande, ne sépara jamais la sociabilité de
l'intelligence dans son appréciation du positivisme. Il sentit aus-
sitôt que la principale destination de la nouvelle philosophie
consiste à fournir la base d'une synthèse universelle, seule ca-
pable de diriger la terminaison organique de la révolution oc-
cidentale. Ce noble noyau positiviste a malheureuseihent perdu
l'un de ses meilleurs organes, qui, également distingué de cœur
et d'esprit, vient de nous être ravi à l'âge de Vauvenargues et
de Bichat.
Malgré ces diverses adhésions d'élite, le positivisme ne sau-
rait immédiatement obtenir au Nord de vraies sympathies col-
lectives. Son principal appui doit reposer sur les populations
qui, préservées du protestantisme, sont mieux disposées à une
véritable réorganisation. Quoique la religion de l'Humanité ait
encore peu pénétré en Italie et en Espagne, quelques cas dé-
cisifs annoncent déjà l'accueil réservé à la doctrine des femmes
16- SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
et des prolétaires là où ces deux bases sociales ont le mieux
développé leur vrai caractère.
Toute cette propagation du positivisme a pris une impor-
tance capitale et une extension inespérée depuis que la situa-
tion républicaine, écartant à jamais les mensonges constitu-
tionnels, met en pleine évidence l'impossibilité de terminer la
révolution autrement que par une conciliation fondamentale
entre Tordre et le progrès. Ce programme irrécusable appelle
directement la seule doctrine qui puisse aujourd'hui détermi-
ner des convictions fixes et communes. L'impuissance des di-
verses opinions antérieures devient ainsi de plus en plus
sensible, et chacune a même perdu déjà son principal caractère.
Pour prolonger son privilège transitoire de maintenir Tordre
matériel au milieu du désordre spirituel, Técole rétrograde
achève de se dégrader en acceptant officiellement la souverai-
neté populaire. De même, la métaphysique négative, voulant
conserver la direction du progrès en un temps où il consiste
surtout à construire, rejette le programme du dix-huitième
siècle, et prétend régénérer la société d'après le principe théo-
logique, en la privant de toutes les institutions indispensables
à sa consistance.
La situation qui discrédite et décompose toutes les autres
écoles, désormais également anarchiques et rétrogrades, accroît
rapidement l'activité et l'autorité de Técole positive, qui seule
offre maintenant des garanties systématiques à Tordre comme
au progrès. Dès l'irrévocable proclamation de la république
française, je fondai, sous le nom de Société Positiviste, une
fraternelle association de praticiens et de théoriciens, dont les
paisibles soirées hebdomadaires ont toujours été respectées.
Aspirant ouvertement à diriger la terminaison organique de la
tivolution occidentale, elle a pris pour base directe mon Bis-
sur f ensemble du positivisme, publié en juillet 1848,
PRÉFACE. 17
comme résumé de mon cours de 1847 et prélude systématique
du présent traité.
Pendant cette année décisive, une telle anticipation générale
de ma construction actuelle a été complétée par trois pu-
blications partielles, destinées à organiser déjà la transition
normale, à la fois temporelle et spirituelle, vers le régime
final ainsi caractérisé. Ces opuscules décisifs ont successivement
institué le nouveau gouvernement révolutionnaire, l'école
propre à fournit de vrais philosophes en régénérant les méde-
cins , et enfin le calendrier historique convenable à la commé-
moration occidentale. Ayant ainsi régularisé le présent, préparé
l'avenir, et glorifié le passé, nous avons assez fondé notre poli-
tique de transition, qui n'avait pu se développer sous les fic-
tions monarchiques. C'était la seule condition qui manquât au
positivisme pour organiser un parti occidental capable d'écarter
enfin tous les partis existants, en se ralliant, au nom de l'ordre
et du progrès , les classes correspondantes. Je me félicite donc
d'avoir alors anticipé sur les conclusions normales du présent
traité en exposant, au sein de la Société Positiviste, ces trois
séries de mesures transitoires. Quand elles se présenteront à
leur place naturelle, dans mon quatrième volume, leur avène-
ment dogmatique se trouvera ainsi consolidé par les actives
sympathies qu'excitent déjà ces aperçus partiels, dont la liai-
son ne peut encore être assez sentie. L'urgence qui m'a prescrit
ces anticipations en a tellement confirmé l'opportunité que,
sous leur influence, d'autres foyers positivistes ont bientôt surgi
à Madrid, à Aberdeen, à Gènes, et à Bruxelles.
Une plus haute efficacité commença, l'année suivante, pour le
nouveau pouvoir spirituel, d'après la réaction involontaire que le
gouvernement français a reçue de la même situation générale qui
désormais pousse, en tous sens, vers le positivisme. Le précé-
dent régime ne m'avait jamais permis qu'une indication indi-
18 SYSTÈME DE POLITIQTE POSITIVE.
recte et limitée, finalement insuffisante quoique provisoirement
utile, de la nouvelle philosophie, comme simple préambule du
cours public d'astronomie que je professai gratuitement pen-
dant dix-sept ans. Au contraire, dès 1849, j'ai pu exécuter ou-
vertement, chaque année, dans un local officiel du Palais-Car-
dinal, une exposition libre et complète du positivisme, sous le
titre deGours philosophique sur l'histoire générale de l'humanité.
Ce nouveau pas est dû surtout au noble patronage de M. Vieil-
lard, qui, depuis ving-cinq ans, a toujours suivi, avec une
sollicitude vraiment civique, l'évolution continue d'une philo-
sophie qu'il regarda, dès mon début, comme seule capable de
surmonter l'anarchie moderne (1). Les prolétaires, encore trop
préoccupés d'utopies, n'ont point assez profité de cette libérale
autorisation pour s'élever enfin au point de vue historique,
sans lequel leur socialisme restera insuffisant, et même pertur-
bateur, faute de sentir convenablement la continuité humaine.
Néanmoins, un digne auditoire des deux sexes, soutenu par
l'importance et l'opportunité du sujet, suivit scrupuleusement
cette longue série de séances de quatre ou cinq heures, qui
ont naturellement anticipé sur toutes les parties du traité ac-
tuel. De telles sympathies me poussèrent, en 1849, à dévelop-
per spécialement, et même à perfectionner essentiellement, la
Religion de l'Humanité, directement fondée, l'année précédente,
dans mon discours ci-dessus mentionné. J'y systématisai le culte
intime d'après ma théorie des véritables anges-gardiens, éma-
née de mes propres effusions journalières, et je le liai solennel-
lement au culte public en instituant ma série normale des
neuf sacrements sociaux.
Ces deux institutions étaient tellement opportunes que, dès
( 1 ) Je dois témoigner ici notre juste reconnaissance pour le zèle et la fermeté
de M. Bineau, qui, comme ministre des travaux publics, autorisa dignement
mon cours, accompli dans un local placé sous sa dépendance officielle.
PRÉFACE. 19
Tannée suivante, elles ont suscité plusieurs pratiques décisives.
Tous les esprits émancipés sentiront bientôt le besoin de reve-
nir à la culture du cœur, ainsi purifiée des chimères intéressées
qui l'altéraient profondément chez les meilleurs types catho-
liques. Le développement direct et normal de la vie subjective
était nécessairement réservé au positivisme, qui déjà l'érigé en
source habituelle de perfectionnement moral, de progrès in-
tellectuel, et même d'amélioration physique, comme garant de
la santé cérébrale , tant liée à toute l'harmonie vitale. Par un
tel ensemble d'institutions, la religion démontrée devient main-
tenant capable de remplacer, à tous égards, la religion révélée,
désormais aussi dépourvue de puissance affective que d'effica-
cité politique. Outre les saintes pratiques quotidiennes secrète-
ment adoptées par plusieurs positivistes, j'ai solennellement
conféré, en 1850, comme Prêtre de l'Humanité, les trois prin-
cipaux sacrements sociaux, en systématisant dignement la
naissance, le mariage, et la mort. Go dernier acte, accompli
sur un illustre cercueil , a seul donné lieu à une publication
décisive , reproduite à la fin de ce volume. Ainsi , la nouvelle
religion s'exerce déjà d'après des théories encore inédites,
dont l'exposition, purement orale jusqu'ici, appartient au tome
final du traité actuel. Môme, afin de compléter cette indica-
tion anticipée, je dois annoncer ici l'heureux essai d'un jeune
positiviste, dont l'esprit sera bientôt au niveau du cœur. M. Lon-
champt a dignement composé, pour tous les jours de la semaine
positiviste, déjà conçue par M. Leblais, un précieux système de
touchantes prières, qui achèvera de rattacher le culte intime au
culte public, en dirigeant le culte domestique proprement dit.
Ainsi, la quatrième année républicaine trouve le parti posi-
tiviste assez pourvu des divers germes essentiels (1) qu'exigeait
(l) Une seule fondation importante nous manque encore, celle de l'organe
20 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
sa grande et difficile mission, systématiser la marche spon-
tanée de TOccident vers la régénération finale sans craindre
désormais aucune halte rétrograde ou anarchique. Les deux
forces générales qui peuvent seules consolider un tel plan sont
déjà profondément atteintes, quoique nos contacts y restent
encore insuffisants. Malgré la déplorable routine révolution-
naire qui continue à ranger les prolétaires sous des chefs in-
dignes ou incapables, de nobles types populaires se trouvent
profondément incorporés au parti constructeur. La première pu-
blication de notre Société Positiviste émana, en juin 1848, d'un
éminent ouvrier-menuisier, M. Magnin, que je n'hésite point à
signaler au prolétariat occidental comme offrant aujourd'hui,
par le cœur et l'esprit, comme par le caractère, le meilleur
modèle du véritable homme d'état. On sent de plus en plus que
le but pratique de la grande révolution consiste surtout à in-
corporer dignement le peuple à la société moderne, suivant
l'irrésistible programme que nous légua le moyen Age. Mais les
procédés empiriques et subversifs qu'on tente d'appliquer à
cette immense question montreront bientôt que sa seule solu-
tion réelle appartient au positivisme, qui la fait essentiellement
résulter d'une réorganisation systématique des opinions et des
mœurs. Ainsi conçue, une telle construction se lio directement
hebdomadaire que je proposais, en octobre 1848, sous le nom de Revue Occi-
dentale, pour développer régulièrement l'application continue de la philoso-
phie positive au cours naturel des événements, intellectuels et sociaux. Toute-
fois, cet indispensable enseignement, qui peut seul délivrer l'Occident d'une
presse désastreuse, est déjà réalisable quant à sa condition principale. Car, je
suis maintenant assuré d'un nombre suffisant de dignes collaborateurs, non-
seulement dan s le centre français, mais aussi parmi les quatre autres popula-
tions occidentales. Nous n'attendons, pour commencer cette fonction complé-
mentaire, que d'avoir obtenu l'appui matériel sans lequel son indépendance et
sa dignité ne seraient point assez garanties. Trop peu nombreux et trop peu
richesses positivistes n'ont pu jusqu'ici remplir suffisamment cette condition
finale, envers laquelle ils ne doivent jamais compter que sur eux-mêmes,
comme dans tous leurs autres besoins.
\
PRÉPAGE. 21
à la destination féminine qui fournira finalement le principal
caractère social du positivisme. Car les prolétaires ne sauraient
assez goûter la vie domestique, d'où doit émaner leur meilleure
satisfaction , si les femmes ne peuvent se consacrer dignement
à leurs offices naturels, en étant partout préservées du travail
extérieur. Les immenses améliorations que le positivisme vient
spontanément apporter dans la condition féminine, notre haute
appréciation du sexe aimant comme principale personnification
du vrai Grand-Être, et notre développement systématique de
la culture affective, excitent déjà des sympathies décisives. Un
mois après la publication de mon Discours sur r ensemble du
positivisme, une dame anglaise, dont les vertus domestiques
sont aussi connues à Londres que les talents littéraires , sanc-
tionnait pleinement ma théorie de la femme. « Je n'ai pas eu
» le temps, m'écrivait-elle en français, de lire votre livre
» comme je le lirai, mais j'ai été enchaînée par quelques pages
» sur mon sexe. Sur ce sujet, il n'y a que vous. Les autres, ou
» donnent à la femme une position subalterne , subordonnée
» aux besoins matériels de l'homme , ou lui en assignent une
» en dehors de sa nature et de ses instincts. Vous seul , Mon-
» sieur, vous savez combiner sa dignité morale et intellectuelle
» comme compagne avec sa nature physiquement et morale-
» ment dépendante. Enfin, vous concevez le lien conjugal, qui
» renferme soumission et ascendant, pureté et tendresse. »
En considérant l'ensemble de ces résultats, je suis heureux
de revenir sur la modicité de mes espérances primitives. Après
avoir publié le premier volume de mon ouvrage fondamental,
je confiais à mes amis, il y a vingt ans, que tous mes vœux se
bornaient à obtenir un jour cinquante adhésions profondes dans
le monde entier, et alors je n'en avais pas une seule. Toutefois,
pendant la majeure partie de mon isolement, ma constance fut
ensuite soutenue par l'admirable conversion d'un énergique
22 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
révolutionnaire, digne ami du grand Garnot. Charles Bonnin,
qui aurait pu être mon père, s'honora, pendant sa noble
vieillesse, de devenir mon premier disciple, en dédaignant trop
ses propres écrits. Garnot lui-même , quelques mois avant de
mourir en exil , m'avait déjà fait parvenir, de la manière la
plus touchante, les augustes encouragements que lui inspirait
ma découverte toute récente des lois sociologiques. Par ce digne
testament civique, le plus pur représentant de la révolution né-
gative transmit au fondateur de la révolution positive la conti-
nuation systématique de l'immense régénération que commença
la sagesse empirique de notre glorieuse assemblée. C'est aux
yrais républicains à juger maintenant si l'ensemble de ma car-
rière réalise assez l'espoir initial que le vertueux instinct de ce
grand citoyen sut ainsi tirer d'un opuscule alors ignoré.
La consistance morale du parti positiviste a bientôt subi
spontanément une épreuve irrécusable , par suite de l'ignoble
persécution polytechnique qui acheva de détruire, en 1848,
mes principales ressources matérielles. Des deux sortes de
sympathies que j'invoquai alors, celles dont je devais attendre
le plus d'efficacité n'ont aucunement répondu à l'appel final
de mon Discours sur V ensemble du positivisme. Mon éminent
collègue, M. Littré, spontanément assisté de nos dignes con-
frères, a noblement institué une souscription annuelle, ouver-
tement destinée à neutraliser ma spoliation , sans m'assujettir
à des occupations subalternes qui entraveraient mes travaux
essentiels. Or aucun des nombreux élèves et camarades que je
compte dans le public polytechnique , tous spécialement ren-
seignés sur l'attentat commis envers moi, n'a participé jusqu'ici
au subside réparateur. Il n'est encore alimenté que par de vrais
positivistes , dont la rareté et la pauvreté expliquent naturel-
lement son insuffisance actuelle. En fournissant un trait de plus
t
PRÉFACE. 23
au tableau général d'un égoïsrae trop conforme à notre anar-
chie , cette épreuve permanente montre heureusement la sin-
cérité des nouvelles convictions morales qui déjà modifient
sérieusement la conduite habituelle. Je devais ici témoigner
directement ma juste reconnaissance envers cette honorable
sauvegarde, qui, sans suffire encore, m'inspire déjà une pleine
confiance dans la paisible activité du peu d'années qui me reste
pour le service fondamental de l'Humanité (1).
Un nouveau constrate décisif vient de faire mieux ressor-
tir la force naissante des vraies convictions positivistes, au su-
jet des difficutés exceptionnelles qu'éprouva, pendant plus
d'un an, la publication du présent volume. L'ayant achevé le
24 février 1850, je me décidai bientôt, contre ma résolution
primitive, à le publier séparément des trois autres. Pour faci-
liter l'édition totale, je proclamai immédiatement la décision
systématique, à laquelle venaient de me conduire les principes
positivistes, sur mon entière renonciation aux profits matériels
résultés de mes livres quelconques. Mais cette résolution, qui
me semble indispensable à la dignité morale du nouveau sacer-
doce occidental , ne détermina cependant aucun éditeur à ga-
rantir l'impression de ces quatre volumes. Alors je me suis décidé
à décomposer la vente ; en sorte que , sans altérer la parfaite
unité d'un tel traité, chaque tome puisse être acquis isolé-
ment. Cette dernière concession aux difficultés de la situation
(1) La préface finale de mon Système de philosophie positive doit naturel-
lement faire désirer ici des explications spéciales sur la persécution qui s'y
trouva prévue et caractérisée. Mais, en 4 848, je les ai promises pour le dernier
volume du traité actuel. Quand je les y accomplirai, ma réconciliation solennelle
avec mon principal ennemi m'a heureusement interdit d'avance de beaucoup
développer cette pénible histoire. Je devrai concentrer alors la flétrissure pu-
blique sur le vil traître qui, abusant de sa position officielle, fit seul avorter, en
1848, une réparation généralement attendue, pour satisfaire à la fois sa vieille
envie et l'égoïsme précoce de son digne neveu.
M SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
n'aurait pas même assuré la publication de ce volume , si le
jaune positiviste signalé ci -dessus (M. Lonchampt) n'avait
spontanément offert à l'imprimeur sa garantie personnelle des
frais typographiques. La modique fortune territoriale de ce
noble disciple augmente le prix d'un tel dévouement , qui ,
néanmoins» j'espère, ne lui deviendra point onéreux. Cette
digne conduite doit rappeler la générosité spontanée qui dé-
termina, en 1848, la publication partielle du discours prélimr-
naire de ce traité. Les deux cas sont d'ailleurs assez recom-
mandâmes pour se passer du contraste naturel qu'offrirait encore
ici une comparaison spéciale entre les pauvres et les riches.
D après une telle suite d'actes, le parti positiviste se présente
aujourd'hui comme déjà capable, sur une modeste échelle, de
suffire à tous ses besoins moraux, intellectuels, et même ma-
tériels, par ses seules ressources propres. Pendant ma longue
évolution » je n'ai jamais obtenu la moindre assistance réelle
d aucun* personne indifférente à mes principes. Ce phénomène,
sans exemple dans toute l'histoire humaine, me semble propre
à mieux caractériser la parfaite cohérence qui distingue le po-
sftmsme des diverses synthèses antérieures. àtw plus de sou-
plesse, il eût excité bientôt des sympathies hétérogènes, du-
pris son aptitude nécessaire à combiner suis iuamséquence les
affotaat»** les plus opposées. Mais «s facilités
amusant çtawEueat ahéiè la plénitude nocnale de sou
<à*ttt final* auquel ritu ne saurait échapper, parte que tout s'y
tmt ttrvtttt&euU Ls relipou qui appelie notre espèce à se
fe* wu|& sentent pur u*fe* {**•«* pttfùlcuxe, inuît
HPArifare.
A LA SAINTS MÉMOIRE
DE MON ÉTERNELLE AMIE,
Madame CLOTILDE DE VAUX (née MARIE),
Morte, sous mes yeux, le 5 avril 1846,
au commencement do sa trente-deuxième année !
Oh, nostra ri ta, ch' è si bella in vis ta,
Com perde agevolmente in un mattino
Quel che'n molt' anni a gran pena s 'acquis ta I
{Petrarea).
RECONNAISSANCE, REGRETS, RÉSIGNATION-
-C^OC/»©-
Paris, le dimanche 4 octobre 1846.
NOBLE ET TENDRE VICTIME,
La constante pureté de notre affection me permet aujour-
d'hui de publier ce funèbre hommage sans y dissimuler aucu-
nement l'auguste intimité propre à nos dernières semaines.
Notre douloureuse destinée nous a du moins laissé toujours
goûter la pleine conviction que tout loyal examen de notre
conduite mutuelle augmenterait beaucoup nos droits respectifs
H SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
à la cordiale vénération des Ames honnêtes. Quand l'humanité
recherchera, dans une scrupuleuse appréciation de ma vie
privée, ces justes garanties morales qu'elle doit surtout exiger
des vrais philosophes, l'ensemble de notre correspondance
suffirait, au besoin, pour attester la sainteté continue d'un lien
exceptionnel, également honorable à nos deux cœurs. Cette
irréprochable conduite se trouve déjà récompensée dignement
par ma profonde satisfaction de pouvoir ici proclamer mes plus
intimes sentiments avec l'entière sincérité qui dirigea toujours
la manifestation dermes pensées quelconques.
Ton admirable modestie, cédant enfin à mon affectueuse in-
sistance, avait franchement accepté la juste dédicace de ma
seconde élaboration philosophique, commencée, Tan dernier,
sous la naissante stimulation de la noble tendresse qui, malgré
la mort, continuera d'embellir tout le reste de ma mélanco-
lique existence. Que ta mémoire sacrée reçoive donc cet hom-
mage solennel d'une reconnaissance convenablement motivée,
qui n'est plus contenue par tes touchants scrupules !
4. Une anomalie involontaire, trop aisément explicable, a
beaucoup retardé le plein essor des dispositions profondément
affectueuses que me transmit une très-tendre mère, si propre
hélas! à devenir la tienne. D'après l'ensemble de ma fatale si-
tuation, mon cœur paraissait irrévocablement condamné à ne
trouver habituellement une digne alimentation que dans l'exer-
cice spécial, insuffisant quoique précieux, que ma carrière
philosophique offre à l'amour universel. Sans notre tardive
liaison, je n'eusse jamais apprécié assez l'énergique netteté
qu'une juste application individuelle peut seule procurer aux
principales affections.
Cette relation décisive de deux cœurs disposés à la plus pure
harmonie avait été précédée, chez l'un et l'autre, par l'accom-
DÉDICACE. m
plissement spontané des diverses conditions indispensables à sa
pleine efficacité. Avant notre première entrevue, j'avais entiè-
rement recouvré, depuis plusieurs années, une irréprochable
liberté morale, dans une crise d'autant plus définitive qu'elle
fut, de ma part, involontaire; et môme je sentais déjà la pro-
fonde insuffisance du paisible isolement qui me parut d'abord
si précieux. L'heureux essor simultané de mes goûts esthé-
tiques, surtout envers le plus affectueux des beaux-arts, ne
pouvait qu'indiquer, sans les satisfaire, les besoins exception-
nels de mon cœur. Mais ces dispositions personnelles ne m'au-
raient pas suffi si je n'eusse trouvé en toi une équivalente
liberté et une pareille tendance. Longtemps avant notre con-
tact, l'incomplète protection des lois t'avait spontanément af-
franchie de Tindigne lien imposé à ta vertueuse obéissance. Tu
te trouvais ainsi replacée sous une pénible dépendance, qui
n'était point habituellement adoucie par une juste appréciation
de ton éminente nature, ni même par la respectueuse sollici-
tude due à tes malheurs exceptionnels.
Diversement poussés et autorisés tous deux à chercher enfin
une affection complète, nos sympathies naturelles étaient donc
fortifiées d'avance par Ja triste conformité de nos destinées do-
mestiques, sans que mon infortune fût d'ailleurs équivalente à
la tienne. Malgré sa récente origine, une intimité aussi pré-
parée dut bientôt acquérir la consistance familière d'un ancien
attachement , depuis que tu me connus assez pour oser
m'écrire : Je vous confie mon reste de vie. Combien nous étions
loin de prévoir alors la prochaine impuissance de cette pré-
cieuse mission !
À toi seule, ma Clotilde, j'ai dû ainsi, pendant une année
sans pareille, l'expansion tardive mais décisive des plus doux
sentiments humains. Une sainte intimité, à la fois paternelle et
fraternelle, compatible avec nos justes convenances respec-
IV SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
tives, m'a permis de bien apprécier en toi, parmi tous les
charmes personnels, cette merveilleuse combinaison de ten-
dresse et de noblesse que peut-être aucun autre cœur ne
réalisa jamais à un tel degré. Cette excellence morale, conve-
nablement assistée des plus hautes facultés de l'esprit féminin,
était si heureusement complétée par la candeur et la dignité du
caractère! La contemplation familière d'une pareille perfection
devait accroître, même à mon insu, mon ardeur systématique
pour ce perfectionnement universel où nous placions tous dqux
le but général de la vie humaine, soit publique, soit privée.
Ceux qui savent que l'essor continu des instincts sympa-
thiques constitue la principale source du vrai bonheur, person-
nel ou social, respecteront ici ma solennelle gratitude pour
l'ineffable félicité que tu m'as dévoilée, et qui devait exercer
une réaction durable sur mon amélioration morale. Suivant la
tendance ordinaire des inclinations bien placées, ta salutaire
influence m'a spontanément rendu plus affectueux envers mes
amis, et plus indulgent pour mes ennemis, plus doux avec mes
inférieurs, et mieux subordonné à mes supérieurs. Loin d'a-
mortir mon énergie antérieure, elle en a beaucoup augmenté
l'efficacité : à la vigueur persévérante que j'avais assez exercée,
j'ai su dès lors joindre une patiente modération qui m'était
trop peu familière. Je te dois ainsi, en grande partie, d'avoir
supporté, sans aucun vain murmure, une infâme persécution,
qui jadis m'eût poussé peut-être à une ardente explosion,
inopportune quoique légitime.
Une sollicitude trop empirique a fait craindre que cet éveil
inespéré de ma vie privée n'entravât ma vie publique. Ton ex-
trême délicatesse était surtout préoccupée d'une telle opposi-
tion, qui, malgré mes fréquentes explications, t'inspira de si
touchantes inquiétudes, jusque dans la dernière de tes inap-
préciables lettres. C'est pourtant sous cet aspect que je te suis,
DEDICACE. V
au fond, le plus redevable; car, j'ai pu enfin, grâce à toi, réa-
liser, en un temps d'anarchie morale, cette pleine harmonie
entre l'existence privée et l'existence publique, si indispen-
sable à la fois au bonheur et à la dignité des âmes d'élite. Jus-
qu'alors, en effet, ma mission sociale m'avait seule fait suppor-
ter la profonde amertume de ma situation domestique. Sous
ton impulsion spontanée, j'ai, au contraire, senti avec délices
que , par une tardive réciprocité , ma vie privée tendrait
désormais à mieux développer ma vie publique.
Toute ma philosophie m'avait déjà disposé à cette grande
réaction, en faisant dignement ressortir la juste prépondérance
des affections domestiques dans l'ensemble du véritable essor
moral. Nul n'a mieux apprécié que moi le principal danger des
utopies actuelles, qui, rétrogradant vers le type antique par
une folle ardeur de progrès, s'accordent à prescrire au cœur
humain de s'élever, sans aucune transition, de sa personnalité
primitive à une bienveillance directement universelle, dès lors
dégénérée en une vague et stérile philanthropie, trop souvent
perturbatrice. Rectifiant ces aberrations méthaphysiques, la
nouvelle philosophie place surtout la supériorité fondamentale
de la morale moderne dans sa juste préoccupation de la vie
privée comme source indispensable de l'éducation sympa-
thique. Quand ce caractère du positivisme t'aurait été mieux
connu, il eût bientôt dissipé les alarmes de ta consciencieuse
affection sur un prétendu conflit de ma tendresse personnelle
avec ma destination sociale.
Mais cette convergence spontanée des deux impulsions de-
vait surtout distinguer la seconde moitié de ma carrière phi-
losophique, où je dois désormais m'adresser au cœur encore
plus qu'à l'esprit, par la nature môme du dernier effort fonda-
mental qu'exige l'ensemble de ma mission. J'ose ainsi assurer
que, indépendamment de toute inclination privée, jamais dé-
3
VI SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
dicace ne fut mieux méritée que celle-ci, puisqu'elle repose
sur une participation réelle et puissante, quoique indirecte et
involontaire.
En un temps où l'orgueil intellectuel constitue, au fond, le
principal obstacle à une vraie régénération, nous fûmes tous
deux assez heureusement organisés pour remettre l'esprit à sa
juste place, en le ramenant envers le cœur à cette sage subor-
dination qui constitue la base nécessaire d'une harmonie réelle
et durable, individuelle ou collective. L'unité personnelle sup-
pose l'ascendant du seul genre de dispositions qui puisse ral-
lier tous les autres, et la solidarité sociale exige la prépondé-
rance systématique de Tunique impulsion propre à faire
converger toutes les invidualités. Par elle-même, la supré-
matie du cœur ne tend point à étouffer le juste essor de l'es-
prit, mais à lui procurer une indispensable destination : au
contraire, depuis la fin du moyen âge, le règne exceptionnel
de l'esprit a trop souvent altéré l'essor moral, pour satisfaire
une curiosité stérile, en développant une insociable vanité.
C'est pourquoi le premier régime constitue seul l'état normal
de notre économie, personnelle ou sociale, l'autre ne conve-
nant qu'à la transition révolutionnaire, dont il forme le princi-
pal caractère. Telle est la conclusion nécessaire delà saine phi-
losophie, quand sa marche naturelle l'élève enfin jusqu'au vrai
point de vue social, essentiellement inaccessible à tous mes
prédécesseurs.
Mon ouvrage fondamental a surtout consisté à établir ce
grand principe, de façon à préparer sa juste application con-
tinue, en constituant l'irrévocable prépondérance, logique et
scientifique, des conceptions sociales sur tous les autres ordres
de spéculations réelles. C'est d'après une telle base que, sui-
vant la destination essentielle de la vraie philosophie, le traité
actuel procède directement à la systématisation finale de toute
DEDICACE. fil
l'existence humaine, par la subordination nécessaire de l'esprit
envers le cœur. A la vérité, ma principale tâche doit s'y bor-
ner à faire librement accepter à l'esprit lui-même un tel empire,
dont l'avènement normal ne peut se passer de cette ratification
volontaire. Mais pouvais-je espérer de jamais produire chez
les autres une rénovation aussi difficile, si d'abord elle ne m'é-
tait pas devenue profondément familière? C'est ainsi, ma
bien- aimée, que je devais spécialement éprouver la précieuse
réaction philosophique d'une vertueuse passion privée.
Par une heureuse coïncidence, cette inclination décisive sur-
git aussitôt que ma nouvelle élaboration exigea vivement un
digne essor personnel des affections tendres. Dès notre pre-
mière expansion, je te signalai naïvement la solidarité que déjà
je sentais s'établir entre le cours de mes plus hautes pensées et
celui de mes plus chers sentiments. Après avoir noblement con-
sacré la première moitié de ma vie publique à développer le
cœur par l'esprit, je voyais sa seconde partie vouée surtout à
éclairer l'esprit par le cœur, sans les inspirations duquel les
grandes notions sociales ne peuvent acquérir leur vrai carac-
tère. Mais pouvais-je aspirer à ces nouvelles lumières si je
n'eusse dignement subi l'énergique ascendant du sentiment le
mieux propre à dégager l'homme de sa personnalité fonda-
mentale, en faisant dépendre d'autrui sa principale satisfac-
tion? Combien j'ai chéri alors l'exception involontaire qui ré-
servait à ma pleine maturité l'unique épreuve de ce suprême
sentiment, dont un tel retard augmente l'efficacité morale,
quand il comporte la sanction systématique d'une raison exer-
cée. Si, d'abord, je déplorai l'inégalité de nos âges, ta supé-
riorité me rassura bientôt sur une condition qui rendait notre
intimité encore plus conforme à sa haute destination.
Toi seule m'as donc permis de développer convenablement
cette réaction du cœur sur l'esprit devenue indispensable à l'en-
TTII SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
semble de ma mission! Sans ton doux ascendant, ma grande
préparation philosophique, quoique secondée par mes prédi-
lections esthétiques, ne pouvait me rendre assez familière la
Traie prépondérance systématique de l'amour universel ,
principal caractère définitif du positivisme, dont aucun autre
attribut ne secondera mieux l'avènement social. A chaque
phase de la nouvelle composition qu'interrompit la fatale ma-
ladie, je me plaisais à te témoigner ma juste reconnaissance
pour l'assistance involontaire qui facilitait mes meilleures inspi-
rations 1 Jamais je n'avais aussi nettement senti la profonde réa-
lité de la maxime fondamentale due à ce noble Vauvenargues,
qui, seul parmi les penseurs du dernier siècle, parla digne-
ment du cœur, et dont la valeur intellectuelle et morale m'of-
frait avec la tienne une éclatante analogie, bientôt complétée,
hélas ! par une égale précocité de mort!
2. Notre vertueuse intimité était donc, à tous égards, aussi
précieuse à ma vie publique qu'à ma vie privée. Mais, quelle
que soit, à ce double titre, ma légitime reconnaissance de
notre court passé, elle ne saurait équivaloir à mes éternels re-
grets pour l'incomparable avenir qui s'ouvrait à nous quand je
t'ai perdue. L'indépendance personnelle que tu allais enfin
conquérir, et la parfaite confiance mutuelle constatée par nos
dernières épreuves, permettaient désormais le libre cours de
nos rares sympathies. Outre l'heureuse concordance de nos
opinions, et môme de nos goûts, nous étions surtout réunis
par une égale tendance, encore moins commune aujourd'hui,
à subordonner au cœur l'ensemble de la vie humaine. Nous
nous sommes si souvent dit : On se lasse de penser, et même
d'agir; jamais on ne se lasse d'aimer! Chacun de nous recon-
naissait d'ailleurs que la complète amitié n'est vraiment pos-
sible que d'un sexe à l'autre, parce que là seulement elle
peut être assez dégagée de toute rivalité perturbatrice.
DÉDICACE. IX
Quoique cette entière harmonie m'ait été sitôt ravie, il me
suffit de l'avoir sentie pour ne pouvoir plus me contenter d'au-
cune moindre sympathie. Ainsi moi-même j'atteindrai la tombe
suis avoir jamais connu, sauf un court instant, cette pleine
identification qui convient tant à mon cœur 1 Jamais à moi ces
chastes caresses, ces affectueux regards, qui dissipent aussitôt la
fatigue des longues méditations pour ne laisser sentir que le
charme d'une existence agrandie et ennoblie par elles ! Au
débat de cette lente et douloureuse agonie, qui n'altéra nulle-
ment ta raison dans une maladie presque toujours accompagnée
de violents délires, tu caractérisais toute ma destinée intime
par cette touchante exclamation d'une âme sans cesse préoc-
cupée d'autrui : Vous n'aurez pas eu une compagne longtemps!
Mais je ne puis espérer ici d'associer à mes regrets person-
nels quelques sympathies publiques qu'en expliquant surtout la
perte inappréciable que l'humanité vient de subir en toi. Hélas !
il n'y a pas encore un an, je te chargeais, au contraire, de
faire un jour rendre à mon cœur une exacte justice. Ce phi-
losophe austère, qu'on ne croit accessible qu'aux préoccupa-
tions mentales, tu l'avais, dès l'origine, apprécié surtout comme
le plus aimant des hommes à toi connus. Ton irrécusable suf-
frage, dans une décision réservée essentiellement auf femmes,
aurait peut-être assez protégé ma mémoire morale contre les
haineux sophismes et les superficielles préventions qui pour-
suivent d'ordinaire les rénovateurs intellectuels. Pourquoi faut-
il que, malgré l'ordre naturel des âges, ce soit moi qui doive
aujourd'hui révéler ta supériorité méconnue?
Ce qui m'autorise ici à réclamer dignement l'attention pu-
blique pour ce devoir sacré, c'est que je ne voyais pas seule-
ment en toi ma noble compagne et ma précieuse conseillère,
mais aussi mon éminente collègue dans l'immense régénération
réservée à notre siècle. La nouvelle philosophie, comme le
X SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
prouvera ce second traité, est maintenant parvenue au point do
demander à ton sexe, outre une intime sympathie, une active
et puissante coopération, que ton cœur et ton esprit avaient
également pressentie. Aucune rénovation mentale ne peut
vraiment régénérer la société que lorsque la systématisation
des idées conduit à celle des sentiments, seule socialement
décisive, et sans laquelle la philosophie ne remplacerait jamais
la religion. Si la première élaboration, où l'esprit doit préva-
loir, était naturellement réservée à mon sexe, c'est surtout
au tien qu'appartient la seconde, où le cœur devra dominer.
Or, toi seule encore, parmi les femmes d'élite, avais digne-
ment compris cette progression et ce concours, que déjà tu
sentais, à ta manière, presque aussi profondément que moi-
même.
Les préjugea vulgaires sur la prétendue sécheresse du vrai
positivisme se dissipèrent promptement chez toi, quand tu dis-
tinguas cette philosophie d'avec les spécialités successives qui
ont dû la préparer. Tout ce que j'ai conçu jusqu'ici, tout ce
que je concevrai jamais, pour développer en tous sens la gran-
deur de l'homme, j'étais certain de pouvoir le soumettre uti-
lement à ta cordiale sagesse ; auprès de toi seulement je ne
craignais plus d'être jamais soupçonné d'une affectation senti-
mentale contraire a l'ensemble de mon caractère intellectuel et
moral. La profonde impression qu'une Aine comme la tienne
dut recevoir d'abord du catholicisme, avait heureusement pré-
serve ton émancipation finale de toute halte sérieuse dans le
vain déisme du siècle dernier: d'ailleurs ton esprit, malgré sa
douce gaieté, ne pouvait se contenter d'une attitude essentiel-
i 'iijin-, qui ne convient plus qu'aux écrivains subal-
! ce que l'admirable régime du moyen âge offrit de
audre, tu comprenais que la vraie sociabilité mo-
se l'approprier pleinement, avec la supério-
DÉDICACE. XI
rite naturelle à un système dont tous les principes sont discu-
tables et où les meilleurs sentiments ne sont plus corrompus
par un irrésistible égoïsme.
Déjà tu regardais cette vaste construction comme devant
offrir aux femmes vraiment éminentes une digne carrière,
indice spontané de l'extension fondamentale prochainement
réservée à la juste influence féminine. Ton esprit, assez familier
avec les principales productions de ton sexe, aurait bientôt
complété son indispensable préparation! Malgré ta rare mo-
destie, j'étais d'ailleurs parvenu à te faire bien apprécier le
grand avantage résulté de ta pureté exceptionnelle pour mieux
utiliser le concours naturel entre le cœur et l'esprit. Déjà tu
t'étais créé, dans la réorganisation morale, une première
tâche littéraire, heureusement liée à tes justes plans d'indé-
pendance personnelle. Je regrette beaucoup de ne pouvoir joindre
ici aucun fragment de cette naissante Willelmtne, à laquelle
avaient dès lors participé mes affectueux avis, et même mon
indirecte collaboration, par la lettre philosophique que j'écri-
vis, à ta prière, en janvier dernier, sur la vraie théorie du ma-
riage. La secrète oppresssion qui pesa sur toute ta vie ne s'est
pas arrêtée devant ta tombe : le précieux manuscrit que tu
m'avais ouvertement légué m'a été finalement refusé, au mé-
pris des plus formelles promesses, et malgré les ordres spé-
ciaux d'un noble chef de famille, dont la loyauté guerrière fut
bientôt révoltée d'une telle violation, due peut-être à une dou-
loureuse rivalité littéraire.
L'esprit et le but de cette ébauche doivent cependant être
indiqués ici, non seulement pour ta juste glorification, mais
surtout pour l'exemple caractéristique qui en ressort sponta-
nément du digne emploi actuel des talents féminins. En un
siècle où tant de têtes, même fortes ou exercées, se préoc-
cupent d'utopies anarchiques sur l'économie fondamentale de
XII SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
la famille humaine, il importe de noter qu'une jeune femme
éminente, mûrie par le malheur, consacrait librement sa belle
carrière littéraire à l'active défense des lois inviolables de la
sociabilité élémentaire. Si ta fatale histoire est un jour connue,
chacun sentira que personne n'eût été plus excusable que toi
de concevoir une éternelle amertume contre l'institution du
mariage. Mais» comme tu l'as si bien dit dans ta touchante
Lucie : II est indigne des grands cœurs de répandre le trouble
qu'ils ressentent Cette admirable maxime était la devise spon-
tanée de toute ta conduite.
Victime innocente d'un sort exceptionnel, tu reconnus digne-
ment que l'indispensable généralité des règles sociales ne doit
pas être jugée d'après leurs douloureuses anomalies. Malgré
te» injustes souffrances, ta haute raison apprécia bientôt les
déclamations frivoles ou sophistiques qui, exclusivement atten-
tives à quelques maux incontestables mais accessoires ou for-
tuit*, entraînent aujourd'hui à altérer radicalement la pureté
et la consistance des principaux sentiments humains. Sous la
seule inspiration de ta belle âme, tu destinas ta WMel-
mme à la réfutation, décisive quoique indirecte, des dangereux
paradoxes rajeunis par une éloquente contemporaine, avec
laquelle tou talent n aurait pas redoute une êqur ible compa-
raison*
Tta MNine excentrique devait successivement traverser les
principales aberrations artuelle^ mats toujours préservée par
sa puietè et $v>n élévation naturelles* 4e manière à iKmàr à la
vraie fiikàtè AxMStique* «ns awir jamais sskwceW £*k ses
crises préalable*. Le tableau pcrçieasrifdecesdiveise
4* <nnut frmiain* habitatent anahrsêe* w u»e iaae
cfeaMe* *&t tcfltpiMté un vif intérêt e: use fcuc*e itiiite^ A la
gktt* èe a» sexe* j'ai i*swffe* n&? o?s ^:î>îw!5 xx^-
DEDICACE. Xm
cial, y ont jusqu'ici trouvé fort peu d'honorables adhésions. Les
femmes, jugeant surtout par le coeur, sont bientôt révoltées
d'une telle anarchie morale, tandis que notre superbe esprit
masculin, égaré aujourd'hui sans principes dans ces difficiles
spéculations, y aboutit trop souvent à de funestes chimères,
qu'une moindre délicatesse rend alors plus graves et plus
durables. Suivant, ce contraste, ton noble essai tendait à
dissiper ces dangereuses controverses sous la suprême inter-
vention du vrai sentiment, naturellement réservée aux plumes
féminines.
Quoique la mort ait étouffé cette sainte composition, pour-
suivie avec persévérance au milieu des troubles physiques,
j'espère que mon imparfaite indication et mon faible té-
moignage suffiront ici pour inspirer quelques regrets sin-
cères, et peut-être pour susciter d'autres tentatives. Le poids
de ta douloureuse destinée doit d'ailleurs disposer d'avance
à respecter des principes susceptibles de produire de telles
convictions chez ceux-là même qui ont le plus souffert de
leur application absolue. Si j'osais ici rapprocher mon exemple
du tien, sans que nos malheurs soient assez comparables,
je noterais que nous seuls aujourd'hui, dans le camp pro-
gressif, avons énergiquement justifié le mariage, malgré nos
injustes douleurs personnelles. Outre le nouveau respect ainsi
suggéré pour la base nécessaire de toute sociabilité, cette re-
marque concourrait à dissiper des préventions banales contre
l'aptitude morale de l'unique philosophie qui puisse désormais
offrir des garanties systématiques à l'ordre fondamental, de plus
en plus compromis par l'impuissance théologique et l'anarchie
métaphysique.
Notre convergence spontanée sur de tels sujets indique assez
aux juges compétents la haute efficacité philosophique de notre
heureuse association, d'ailleurs exempte de toute vaine dépen-
XIV SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
dance dogmatique. Tous ceux qui prennent un intérêt sérieux à
la nouvelle doctrine générale regretteront ainsi la précieuse
coopération d'un esprit, qui sans jamais manquer aux moindres
convenances féminines, pouvait, à sa manière, s'approprier
entièrement les plus éminentes conceptions sociales. Le prin-
cipe du positivisme sur l'harmonie fondamentale des deux
sexes, comme destinée surtout à leur mutuel perfectionnement
avait été avidement accueilli par une âme si bien disposée à
sa sage application. Puisque les qualités prépondérantes de
chaque sexe sont, en général, trop peu prononcées chez
l'autre, ce n'est pas seulement sous l'aspect matériel que leur
union est indispensable pour constituer le véritable élément
humain.
Si, dans les œuvres individuelles, rien de grand n'est possi-
ble sans un digne concours entre le cœur et l'esprit, de même
toute rénovation sociale exige l'active coopération des deux
sexes. Tant que les femmes regretteront, au fond, le régime
catholique et féodal, surtout d'après les immortels souvenirs
d'une admirable chevalerie, la révolution moderne n'aura pas
encore acquis son caractère définitif, et la rétrogradation poli-
tique continuera à sembler possible. Or, Tunique moyen
de les associer irrévocablement à cet immense mouvement con-
siste à leur présenter enfin une philosophie aussi propre à
satisfaire aux besoins essentiels du cœur qu'à ceux de l'esprit.
Quoique le positivisme remplisse certainement cette condi-
tion fondamentale, une femme peut seule en convaincre son
sexe*
Moi-même, sans doute, je dois viser finalement au cœur;
mais je n'y puis atteindre qu'indirectement, par l'esprit, en
faisant prévaloir les idées qui correspondent aux nobles senti-
ments. A toi je réservais l'office inverse, plus facile et non moins
efficace, qui, par l'excitation directe des émotions sympathi-
DÉDICACE. XV
ques, dispose l'intelligence à l'admission presque irrésistible
des doctrines vraiment générales. Chacune de ces deux grandes
opérations est socialement insuffisante sans l'autre : en se bor-
nant à la première, l'inertie des sentiments empêcherait bien-
tôt toute active application, môme privée, des principes phi-
losophiques ; si la seconde s'accomplissait seule, les sentiments
restant dépourvus de toute consistance systématique, une agita-
tion mystique entraînerait l'homme et l'humanité à d'éternelles
fluctuations ou à des divagations indéfinies.
Nous concevions dignement tous deux cette belle harmonie
entre des fonctions solidaires mais indépendantes , aussi dis-
tinctes dans leurs moyens que dans leur principe et leur desti-
nation : l'une tendant à établir, par la voie scientifique, d'ac-
tivés convictions masculines; l'autre à développer, par la voie
esthétique, de profonds sentiments féminins. Deux offices pa-
reillement indispensables ne comportaient d'ailleurs aucune
préséance, et leur succession nécessaire ne saurait susciter
aucun débat sérieux depuis qu'ils peuvent et doivent se fortifier
mutuellement. Notre vertueuse intimité eût seulement embelli
et facilité un concours sans exemple , de manière à manifester
spontanément la tendance caractéristique de la vraie philoso-
phie à concilier enfin les exigences, encore opposées, de l'es-
prit et du cœur.
3. Telle fut la sainte union qui m'autorise aujourd'hui à as-
socier hautement un pubiir. d'élite à. mou éternelle aftliction
privée : car la mort seule a brisé ce noble plan, dont les prin-
cipales conditions se trouvaient déjà remplies, et auquel nos
âges promettaient une suffisante réalisation. Ah 1 si ma raison
pouvait jamais rétrograder jusqu'à cet état théologique qui ne
convient qu'à l'enfance de l'humanité, cette catastrophe suffi-
rait pour me faire rejeter avec indignation l'optimisme provi-
dentiel qui prétend consoler nos misères en nous prescrivant la
XVI SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
stupide admiration des plus affreux désordres. Toi, victime tou-
jours innocente, qui presque jamais ne connus de la vie que ses
plus intimes douleurs, tu es frappée au moment où commençait
enfin ton digne bonheur personnel, étroitement lié à une haute
mission sociale ! Et moi-même, quoique moins pur, méritais-je,
après tant d'injustes souffrances, d'être ainsi frustré de la tar-
dive félicité réservée à une existence solitaire, constamment
vouée, dès le début, au service fondamental de l'humanité?
Ce double désastre privé ne constitue-t-il pas d'ailleurs une
perte publique , de manière à exclure toute idée de compen-
sation?
Mais la saine philosophie, en écartant sans retour des
croyances chimériques et dérisoires, autant nuisibles désormais
qu'elles furent d'abord utiles, interdit aussi les récriminations
correspondantes. Elle n'exige point que, par de dangereux so-
phismes, on méconnaisse l'extrême imperfection de l'ordre
réel. Seule néanmoins elle inspire une vraie résignation, con-
sistant à subir avec courage les maux inaccessibles à l'interven-
tion humaine, en réagissant le plus possible contre les fatalités
extérieures par le perfectionnement intérieur. Mon malheur ne
comporte ni consolation ni diversion , et je n'en dois chercher
aucunes. Gomme le dit Vauvenargues, en déplorant aussi une
perte prématurée : Qui s'est consolé n'aime plus; mais fut
n'aime plus est léger et ingrat. Loin de t'oublier, je dois m'ef-
forcer de te supposer vivante, pour continuer à nous identifier
de plus en plus. Notre incomparable année de vertueuse ten-
dresse réciproque m'a laissé beaucoup de purs et nobles sou-
venirs, fortifiés par une correspondance caractéristique. Je les
ranimerai davantage, comme je le fais depuis six mois, par un
culte continu, à la fois quotidien, hebdomadaire, et bientôt
annuel. Ce trésor d'affections constitue la principale ressource
de mu vie intime.
DÉDICACE. XVII
Si, malgré mes efforts, toutes tes images sont encore domi-
nées par l'image finale , ce douloureux tableau me rappelle
aussi les témoignages extrêmes de ta sainte tendresse. A moi
aeul s'adressèrent tes dernières paroles, en Tunique présence
de ma noble domestique, cette incomparable Sophie, que ta
grande âme se plaisait à traiter en soeur, et dont l'actif dévoue-
ment à tes longues souffrances méritera toujours notre intime
reconnaissance. Pourrais -je oublier jamais cette prescription
suprême, solennellement répétée cinq fois, quand tu cessais
déjà de voir et d'entendre, mais non d'aimer et de penser,
quelques minutes avant d'expirer : Comte, souviens-toi que je
souffre sans ravoir mérité/...
Cette auguste recommandation, résumé trop fidèle de ta vie
entière, réglera ma plus intime existence. Elle consacre notre
inaltérable solidarité, presque également exclusive des deux
parts : dans l'ordre privé, chacun de nous était tout pour l'au-
tre. La mort ne reproduit pas mon isolement antérieur, car
rien ne peut plus me priver ni me dégager de ma seule union
véritable. Plus qu'aucun autre régime, le positivisme tend à dé-
velopper le culte de tous les souvenirs, personnels et sociaux,
en les systématisant mieux et davantage : je dois donc nous
appliquer d'abord cette précieuse propriété de la nouvelle
philosophie. Combien d'âmes tendres se soutinrent longtemps
par cette mélancolique alimentation, sans avoir autant de res-
sources pour l'instituer dignement !
Notre union étant surtout destinée à perfectionner nos cœurs,
un tel but peut encore offrir beaucoup de charme , môme
quand le commerce moral n'est plus actif que d'un seul <<Mé.
La vraie connaissance de la nature humaine, individuelle ou
collective, prescrit, en général, l'indissolubilité des liens in-
times. Mais, par une extension plus délicate, les mêmes motifs
fondamentaux imposent aussi la loi universelle du veuvage. Ce
XTin SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
«devoir moral, toujours honoré et recommandé, devient, chez
les deux sexes, une grande source d'améliorations profondes
et de nobles satisfactions. Si la vie entière suffit à peine pour
que deux êtres puissent se bien connaître et s'aimer dignement,
si donc la parfaite constance peut seule permettre l'intime dé*
veloppement des affections humaines, pourquoi la mort inter-
romprait-elle cette continuité d'appréciation ? Quand survient
la fatale viduité, l'obligation n'est-elle pas toujours également
décisive, soit que l'intimité ait duré pendant quelques mois ou
quelques années? Ou plutôt, ne doit-on pas s'efforcer davan-
tage de prolonger ce qui a le moins duré? Tout oubli résulte
alors d'un frivole égoïsme qui, faute d'une douce persévérance,
perd aussitôt le fruit principal des germes antérieurs. A plus
forte raison, l'inconstance des affections tend-elle à dégrader
profondément celui qui, privé d'une éminente tendresse, accepte
quelque intimité vulgaire, suivant l'énergique réprobation pro-
clamée par Calderon (1).
Six mois d'intimes méditations sur la plus douloureuse crise
de ma vie privée ont ainsi confirmé pleinement les solennelles
promesses qui adoucirent tes derniers jours. Le soin continu
de mon principal perfectionnement fortifiera sans cesse ce de-
voir sacré. C'est pourquoi, chaque jour, devant ton autel do-
mestique, je te répète, avec une conviction croissante, que ta
mort même consolide à jamais le lien fondé sur mon affection,
mon estime, et mon respect.
L'âge des passions privées vient donc en moi de finir digne-
(t) Es hombre vil, es infâme,
El que, solamente atento
A lo bruto del deseo,
Viendo perdido lo mas,
Se contenta con lo méoos.
DÉDICACE. XIX
ment par notre irrévocable identification. Je dois désormais me
livrer exclusivement à la noble passion publique qui, dès ma
première jeunesse, voua l'ensemble de ma vie à la grande ré-
génération. C'est là surtout que les précieux germes dévelop-
pés sous ton ascendant trouveront, malgré la mort, une haute
destination. Quoique privé de ton active coopération, rien ne
me ravira du moins ton assistance passive. Pendant notre sainte
année, ta douce impulsion a concouru, beaucoup plus que tu
n'as pu le croire, à mes meilleures inspirations philosophiques.
Depuis six mois, ta précieuse influence n'a pas cessé de facili-
ter les nouveaux progrès accomplis au milieu des larmes. Sa-
gement cultivée, elle continuera, je le sens, d'épurer et d'ani-
mer mes principales conceptions. Elle consolide et ennoblit,
d'ailleurs, tous les goûts esthétiques qui nous étaient communs,
et dont l'essor familier, outre son importance propre, peut
seul neutraliser aujourd'hui l'oppressive sécheresse des habi-
tudes scientifiques.
Directement consacré désormais à la reconstruction sociale
fondée sur ma rénovation philosophique, j'y retirerai une utilité
plus étendue et plus immédiate du tardif complément d'éduca-
tion morale que je dois à toi seule. En tout ce qui concerne la
vraie condition des femmes et leur participation croissante au
mouvement universel, j'éprouverai déplus en plus le besoin de
confirmer et d'améliorer mon appréciation systématique par
un vif souvenir de notre parfaite concordance sur le sujet
où les conceptions d'un sexe peuvent le moins se passer de la
libre sanction de l'autre. Ton éminente pénétration avait déjà
saisi la tendance naturelle du positivisme à développer, par
une systématisation à la fois privée et publique, le culte habi-
tuel de la femme, que le moyen âge put seulement ébaucher.
Laissant désormais un libre cours à ce bel ordre de pensées et
de sentiments, j'y serai sans cesse encouragé par l'intime attrait
XX SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
d'une digne application individuelle, dont la sincérité et la
maturité ne seront pas contestables.
En achevant une dédicace aussi méritée, je sens déjà la haute
efficacité toujours propre à notre éternelle union. Le doux ac-
complissement d'un tel devoir me ramène sans effort à la grande
composition interrompue par notre catastrophe ; en même temps,
l'heureuse réaction morale ainsi obtenue va, j'espère, me ren-
dre toutes mes forces antérieures. L'exposition, surtout solen-
nolle, procure aux sentiments, au moins autant qu'aux pensées,
à la fois plus de précision et de consistance. Cette considération
excusera peut-être, auprès des juges compétents, la nature et
l'extension inusitées de cet hommage exceptionnel. Tous les
penseurs qui savent apprécier la réaction mentale des affections
sympathiques respecteront le temps employé à retracer et à ra-
nimer des émotions pures. Mais j'adresse surtout cette naïve
expansion aux esprits les mieux disposes à subir l'impulsion du
cœur, soit parmi les femmes, le peuple, ou la jeunesse.
Adieu, mon immuable compagne Adieu, ma sainte Clotilde,
toi qui me tenais lieu à la fois d'épouse, de sœur, et de fille!
Adieu mon élève chérie, et ma digne collègue 1 Ton angélique
inspiration dominera tout Le reste de ma vie, tant publique que
privée, pour présider encore à mon inépuisable perfectionne-
ment, en épurant mes sentiments, agrandissant mes pensées,
et ennoblissant ma conduite. Puisse cette solennelle assimilation
à l'ensemble de mon existence révéler dignement ta supériorité
méconnue! Ton salutaire ascendant ne peut plus être ap-
précié qu'en me disposant toujours à mieux remplir ma
grande mission. Gomme principale récompense personnelle
des nobles travaux qui me restent à accomplir sous ta puis-
sante invocation, j'obtiendrai peut-être que ton nom devienne
à
DEDICACE. XXI
enfin inséparable du mien dans les plus lointains souvenirs de
l'humanité reconnaissante.
La pierre du cercueil est ton premier autel !
[Élisa Mercosur.)
Donna, se' tanto grande e tanto vali,
Che quai vuol grazia e a te non ricorre,
Sua disianza vuol volar senz' ali.
La tua beuignità non pur soccorre
A chi dimanda, ma moite fiate
Liberamente al dimandar precorre.
In te misericordia, in te pietate,
In te raagniftcenza, in te s'aduna
Quantunque in creatura è di bontate !
(Dante.)
Auguste COMTE.
XXD SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
COMPLEMENT DE LA DEDICACE.
Paris, le 12 Dante 62 (samedi 27 juillet 1851.)
Pour compléter cette dédicace exceptionnelle, je crois devoir y joindre la
seule composition publiée par ma sainte collègue. Cette touchante nouvelle,
dont la principale situation caractérise essentiellement la fatalité conjugale
de l'infortunée Clo tilde, fut insérée au feuilleton du National les 20 et
21 juin 1845. En la reproduisant ici, j'espère fournir aux juges compétents
un témoignage direct de l'éminente nature, intellectuelle et morale, de
Tange méconnu qui préside à ma seconde vie.
A la suite de cette production caractéristique, je publie ma lettre inédite
sur la commémoration sociale, qui aurait paru avec la Lucie sans la cou-
pable malveillance d'un célèbre journaliste, aujourd'hui discrédité. Cette
petite composition offre un certain intérêt historique à tous ceux qui con-
naissent maintenant la Religion de l'Humanité. Ils y verront les premiers
germes distincts et directs d'une immense synthèse morale et sociale sur-
gir spontanément d'une pure effusion privée. Ma réaction normale du cœur
sur l'esprit se trouvait ainsi manifestée plusieurs années avant que j'en
eusse construit la théorie définitive.
Je termine ce complément naturel de ma dédicace par une canzone iné-
dite, que Madame de Vaux voulait placer dans sa Wiitelmine, quoiqu'elle
l'eût composée en 1843. Ces gracieuses strophes, dont Pétrarque aurait
peut-être envié la suavité, pourront indiquer la souplesse et la variété d'un
talent appelé d'ailleurs aux plus hautes attributions. La tendance poétique
de cette ame d'élite se prononçait involontairement dans ses moindres inspi-
rations. Elle serait, par exemple, assez caractérisée d'après cette mélanco-
lique inscription, secrètement placée, à vingt-deux ans, sur une ancienne
Journée du Chrétien, que je conserve religieusement : « Souvenir précieux
» de ma jeunesse, compagnon et guide des heures saintes qui ont sonné
» pour moi, rappelle toujours à mon cœur les cérémonies grandes et suaves
» de la chapelle du couvent!... »
COMPLÉMENT DE LA DÉDICACE. XXDI
1°. Lucie.
Il y a quelques années, un crime, compliqué de circonstance» extraordi-
naires, vint frapper de stupeur la petite ville de ***.
Un jeune homme, appartenant à une famille distinguée, avait disparu
sous une prévention terrible : on l'accusait d'avoir assassiné un banquier
son associé, en lui soustrayant des valeurs considérables. Ce double forfait
fut attribué à la funeste passion du jeu. Le coupable abandonnait, après
quelques mois de mariage, une jeune femme douée d'une grande beauté et
des qualités les plus éminentes. Orpheline, elle restait, à vingt ans, livrée
à l'isolement, à la misère, et à une position sans espérance.
Les lois lui accordèrent spontanément la séparation de corps et de biens,
c'est-à-dire de tout ce qui lui échappait. La famille de son mari lui prêta
un abri et une paire de souliers. Comme elle était généralement admirée,
des protections puissantes l'environnèrent de toutes parts.
C'était heureusement une de ces nobles femmes qui acceptent le malheur
plus facilement qu'une transaction honteuse. Son intelligence élevée lui
montra sans voiles sa situation : elle comprit qu'elle ne devrait l'intérêt
des hommes qu'à sa beauté; elle pressentit les périls que couvrent de douces
sympathies, et voulut tirer d'elle seule tout adoucissement à son sort. Cette
courageuse résolution étant prise, la jeune femme ne pensa plus qu'à l'exé-
cuter. Possédant un talent remarquable, elle se rendit à Paris pour l'uti-
liser. Après quelques épreuves, elle fut admise, comme institutrice, dans
la maison de l'Abbaye-aux-Bois, où elle trouva un asile honorable.
Pendant ce temps, la justice suivait son cours ; des démarches actives
cherchaient partout la trace du fugitif. Déjà les créanciers irrités s'étaient
partagé la dépouille de sa malheureuse victime, dont les vêtements, les
bijoux, et jusqu'aux petits trésors de jeune fille, avaient été vendus à la
criée. Elle inspirait tant d'intérêt que quelques personnes rachetèrent plu-
sieurs de ces objets et les lui renvoyèrent.
Une jeune fille voulut avoir un médaillon qui renfermait le portrait de
l'héroïne, et le curé du lieu acheta sa robe nuptiale pour en parer l'autel
de la Vierge.
Ces détails touchèrent vivement l'infortunée. Une noble fierté se joignait
dans son cœur à une sensibilité profonde : elle se sentit soutenue par les
témoignages d'intérêt qui lui venaient de toutes parts. Remplie d'effroi au
souvenir de son premier amour, elle n'envisagea sa chaîne que comme une
barrière qu'elle eût volontairement placée entre les hommes et elle. L'hor-
reur et les périls de sa situation échappèrent ainsi à ses regards, et elle
accepta sans révolte l'arrêt injuste des lois.
Un sentiment indestructible, une douce et sainte amitié d'enfance sauva
d'abord à ce noble cœur les amères douleurs de l'isolement. La philosophie,
si mesquine et si aride dans les âmes égoïstes, développa ses magnifiques
XXIV SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
proportions dans celle de la jeune femme. Pauvre, elle trouvait le moyen
de faire le bien : elle allait rarement dans les églises, où la frivolité a établi
ses comptoirs; mais on la rencontrait souvent dans les mansardes, où le
malheur est fréquemment réduit à se cacher comme la honte.
Deux années s'écoulèrent sans qu'aucun événement vînt changer cette
situation étrange et malheureuse. Le temps, qui ne fait qu'accroître les
grandes douleurs, avait ruiné peu à peu l'organisation brillante de l'orphe-
line. A son courage héroïque, à ses efforts persévérants pour rester dans
le rude chemin qui lui était tracé, commençait à succéder un abattement
profond. Treize lettres qui sont tombées entre mes mains peindront mieux
que moi les douleurs de ce cœur malade. Je demande la permission de les
reproduire et de terminer ainsi cette histoire.
ire lettre. — Lucie à madame M.
Je t'écris de Malzéville, où je vais passer quelques mois, ma bien-aimée.
Ma poitrine avait besoin d'air et de lait; nos dignes amis ont saisi ce pré-
texte pour m'offrir de partager leur jolie solitude. Combien j'aime ces
excellentes gens ! Que ne puis-je leur ressembler ou faire passer dans mon
cœur un peu de la paix qui règne au fond des leurs ! Je me sens pourtant
mieux ici : rien n'est sain comme le spectacle d'une belle nature et de
cette vie laborieuse et uniforme qui force l'esprit à se régler.
Le général attend prochainement l'arrivée de son voisin, qui passe pour le
bienfaiteur de toute cette petite contrée. C'est un jeune homme de vingt-
six ans, possesseur d'une belle fortune, et disciple sincère des idées libérales.
Il a avec lui sa mère, qu'il adore, et dont on dit aussi beaucoup de bien.
Tu m'engages à cultiver les fleurs pour me sevrer un peu de musique
et de lecture. Hélas! ma bien-aimée, ne sont-ce pas là les seuls plaisirs
qui me restent? Quand j'ai payé mon faible tribu à l'amitié, quand je viens
de lire au général quelques passages de ses mémoires, quand nous avons
évoqué ensemble de grands et sévères souvenirs, ou quand j'ai partagé avec
notre amie ses petits soins d'intérieur, je me trouve de nouveau en proie
à ce besoin de sentir et de penser qui est devenu le principal ressort de
mon existence ; et pourtant nulle femme plus que moi n'aima la vie pai-
sible et simple. Quels plaisirs brillants n'aurais-je pas sacrifiés avec joie
aux devoirs et au bonheur de la famille! Quels succès ne m'auraient paru
fades auprès des caresses de mes enfants! 0 mon amie, la maternité, c'est
là le sentiment dont le fantôme se dresse, si jeune et si impétueux, dans
mon cœur. Cet amour, qui survit à tous les autres, n'est-il pas donné à la
femme pour se régénérer dans ses douleurs?
2e lettre. — Maurice à Roger.
Roger, j'ai enfin vu cette femme, si grande et si malheureuse, dont tu me
parlais avec orgueil. Ne dis pas que le sort en est jeté si je t'avoue l'im-
COMPLÉMENT DE LA DÉDICACE. XXV
pression profonde que j'ai ressentie à l'aspect de cette jeune et belle mar-
tyre des injustices sociales. Les touchantes vertus de Lucie, son esprit, ses
grâces, tout en elle porte à jamais l'empreinte d'un profond chagrin. On
sent, en la voyant, qu'elle aura besoin de générosité pour aimer. Pourtant,
n'est-elle pas libre devant l'honneur et la raison? Par quelle étonnante
imprévoyance des lois l'être pur et respecté peut-il se trouver enchaîné, par
la société même, à l'être flétri qu'elle repousse de son sein?
Qu'appelle-t-on mort civile? Est-ce un simulacre ? Dans quel but la
société laisse-t-elle une épouse à l'homme qui ne peut plus donner le jour
qu'à des bâtards?
De quel droit imposerait-elle l'isolement et le célibat à l'un de ses
membres? Pour quelle (In le pousserait-elle au désordre?
Mais j'ai l'air d'être devant des juges. Roger, mon sang est près de s'al-
lumer quand je vois comment l'apathie des hommes enfante souvent le
malheur et l'oppression.
Je viens de faire construire un belvédère en vue de Malxéville : de là,
avec une lunette, je découvre entièrement la jolie maison du général. Hier,
j'ai aperçu Lucie qui était assise au bord de la pièce d'eau ; son attitude
était mélancolique et accablée. Te le dirai-je, ses regards me semblaient se
diriger souvent vers le sud. Hélas ! en la voyant si gracieuse et si brisée,
je me demandais avec dégoût le secret de certaines influences sur notre
cœur. Pourquoi voit-on des femmes vulgaires fasciner des intelligences
supérieures et devenir l'objet d'un véritable culte? Comment arrive-t-il
aussi que la générosité et la noblesse de certaines femmes se voient si sou-
vent aux prises avec l'égoïsme et la grossièreté? Il faut renoncer à expli-
quer cette énigme.
Puisque tu veux une description nouvelle d'Oneil, je te dirai, mon cher
Roger, que j'en ai fait une des plus jolies propriétés du département. On
me racontait ces jours-ci une récente contestation à mon sujet entre les
habitants de la commune voisine et un vieux gentilhomme ruiné. Il ne
s'agissait de rien moins que de décider si l'on devait le titre de château à
Oneil et le premier morceau de pain bénit à son propriétaire. J'ai tranché
la question en n'allant pas à la messe et en appelant tout le pays ma vallée.
3« lettre. — Maurice à Roger.
Non jamais, Roger, jamais une autre femme ne fera naître en moi ces
sentiments généreux et élevés que m'inspire la seule vue de Lucie. Ami, tu
as dit vrai : c'est en vain que les lois, l'opinion, et le monde élèvent entre
nous leur triple barrière ; l'amour nous réunira, je le sens. Qui mieux que
toi connaît les besoins de mon cœur et son insurmontable répulsion pour
les bonheurs vulgaires? Hélas ! avant de rencontrer Lucie, je l'ai souvent
senti, c'est un danger de raffiner ses sensations.
Tantôt ma mère a fait sa visite à Malzéville. J'étais curieux, je te l'avoue,
de connaître l'impression que Lucie produirait sur elle.En arrivant devant
la grille du petit parc, nous l'ayons aperçue qui greffait un rosier. Elle était
XXVI SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
vêtue de blanc; un grand chapeau de jardin couvrait négligemment sa tête,
un simple ruban vert dessinait sa taille fine et élégante. On eût dit, à la
voir, le plus suave idéal de la Galatée. Je fus surpris de n'apercevoir aucune
émotion sur le visage de ma mère, elle ordinairement si bienveillante, et
qui trouve tant de plaisir à admirer : elle fut imposante et froide pendant
toute la durée de notre visite; les mots devoir et honneur trouvaient place
dans toutes ses phrases. Pour la première fois j'entrevis ce qu'il y a d'amer
et d'implacable dans les rivalités féminines. Guidée par ce tact délicat que
donne l'habitude de la souffrance, Lucie se retira avant nous sous un léger
prétexte. Que n'ai-je osé la suivre et me jeter à ses pieds' pour protester
contre les paroles de ma mère!
Roger, ce moment fixe à jamais mon sort. J'ai compris qu'il n'appartenait
qu'à moi d'arracher cette douoe victime au malheur. Périssent les chimères
qui se dressent entre nous! Je me sens fort oontre la mauvaise foi de l'opi-
nion et contre le blâme des envieux : puissé-je l'être contre la générosité
et la grandeur de Luoie!
4« lettre. — Maurice à Roger.
On maudirait volontiers la civilisation et les lumières, quand on voit le
petit nombre d'esprits justes et de cœurs droits qu'il y a dans le monde. Je
ne saurais te dire combien d'insinuations mesquines et odieuses j'ai à subir
chaque jour au sujet de Lucie. Mais, ce qui n'est pas le moins choquant,
tout l'honneur reste à ces corrupteurs de morale, qui se dressent orgueil-
leusement sur leurs monceaux de sophismes. Il semble, en vérité, que le
succès n'accompagne que les guerres honteuses.
Je viens d'avoir avec ma mère une conversation pénible, qui n'a que trop
confirmé mes idées sur le dévouement. C'est une magnifique vertu, mais
qui vit bien plus volontiers de jouissances que de sacrifices. J'ai derniè-
rement rencontré, dans le monde, la jeune comtesse de ***, dont le mari
est au bagne. Elle avait vingt-quatre ans quand cette fatalité l'a frappée :
elle était remarquablement jolie et aimable. Le digne L... en est devenu
amoureux, et ils se sont unis. Eh bien ! elle me racontait que ce qu'elle a
eu à souffrir de sa propre famille est incalculable. Gomme je lui en témoi-
gnais mon étonnement, vu leurs idées avancées à tous, elle me répondit :
En êtes- vous donc a votre catéchisme de l'homme? Ils m'autorisent bien à
être athée, mais non pas a me passer des sacrements.
Tant il y a, mon digne Roger, que cette admirable humanité n'est pas
encore bien quitte de sa dette envers les singes, dont quelques docteurs
assurent qu'elle descend directement.
5« lettre. — Maurice à Lucie.
Qu'avez- vous (ait, Luoie? A quelle funeste pensée avez-vous obéi en vous
éloignant de moi? Hélas! c'est en vain que je cherche à justifier votre
COMPLÉMENT DE LA DÉDICACÇ. XXVII
silence ; il accable mon cœur comme un fardeau glacé. Et pourtant, hier
encore vous m'avez fait chérir* la vie. Votre âme semblait s'ouvrir a l'espé-
rance. Quand un faible danger m'a menacé sur les bords du lac, vous vous
êtes élancée à mon secours sans paraître redouter la présence de ceux qui
nous entouraient. Que vous étiez belle à cet instant, et que le dévouement
vous rendait imposante ! N'avez-vous donc pas lu dans tous les regards
l'enthousiasme dont vous étiez l'objet? 0 Lucie, quand il ne fallait peut-
être que tous montrer ce que vous êtes pour attendrir le cœur de ma mère,
par quel inconcevable malheur nous trouvons-nous séparés ? Mais peut-
être n'êtea-vous pas la femme angélique que j'avais cru entrevoir ; peut-
être un amour généreux est-il au-dessus de vos forces? Peut-être.... Mais à
quoi bon tous ces doutes? Vous seule pouvez me rendre le repos que vous
m'avez ôté : j'attends une ligne de vous, un mot qui m'apprenne quels sont
vos desseins. Songez-y ! je ne réponds pas de moi si vous continuez à m'ap-
cabler de votre silence. Manuel va courir & franc étrier jusqu'à Paris :
daua dix heures, je puis avoir votre réponse.
Çe lettre. — Maurice à Roger»
Fallait-il donc que cela fût ainsi ? Roger, l'avoir connue, savoir ce que
renferme ce cœur élevé, cet esprit délicat, et peut-être, dans quelques
heures, avoir à déplorer sa perte ! Que mon malheur retombe à jamais sur
ceux qui l'ont causé ! Hélas ! quand je l'accusais de ce que j'ai souffert, elle
succombait à la violence de ses combats et de son amour. J'erre comme un
fou autour de 1a maison du général, interrogeant sans cesse ses gens, et ne
recevant d'eux que des réponses vagues ou effrayantes. Heureusement le
médecin ignore qui je suis, et il me plonge trois fois par jour la vérité
dans le cœur. Je viens de le quitter à l'instant ; son regard était si triste,
il semblait si accablé que je l'ai conjuré de ne pas me cacher le dernier
malheur. Il m'a assuré qu'elle existe encore ; mais il est dans l'attente d'une
crise terrible et inévitable....
P. S. Elle est sauvée! Il faut aimer comme j'aime pour comprendre la
magie d'un tel mot. Je me suis prosterné aux pieds du médecin ; je lui ai
demandé son amitié. En vain il conserve un air grave, je me sens prêt à
faire des folies en sa présence. C'est un homme distingué, il parle de Lucie
avec un enthousiasme presque égal au mien. Mais une chose m'a frappé :
il m'observe souvent avec étonnemeut, et semble prêt à me confier un
secret J'ai vainement essayé plusieurs fois de lui faire dire sa pensée. H
termine toujours nos entretiens sur Lucie par cette phrase : La société est
bien coupable.
J'ai souvent remarqué que la prudence est le vice des hommes de cette
profession, que leurs profondes connaissances rendraient si propres à secon-
der le mouvement social. Que d'importantes modifications pourraient être
produites dans les lois par la seule autorité de certains faits scientifiques qui
demeurent éternellement cachés au vulgaire! Je voudrais qu'un bon médecin
publiât ses mémoires; ce serait, à mon gré, un livre fort utile à l'humanité.
XX Vin SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
7e lettre. — Maurice à Roger.
Ami, je l'ai revue! Hélas! on n'ose croire qu'elle appartienne encore à la
terre, tant sa beauté a revêtu un caractère idéal et céleste. Elle a consenti à
faire sa première promenade appuyée sur mon bras, et j'ai été étonné de la
simplicité avec laquelle elle m'a dépeint ses souffrances. Si je ne me trompe,
une lueur d'espoir s'est glissée dans mon cœur : mais je n'ai pu m'expliquer
le sens de plusieurs de ses paroles. Comme nous nous reposions à l'ombre
d'une petite chapelle en ruines, une noce de villageois est venue à passer
devant nous. Il y avait tant de bonheur et d'insouciance sur toutes ces phy-
sionomies ouvertes, que je n'ai pu retenir une réflexion amère en comparant
nos sorts. Lucie a tressailli en m'entendant. « 0 mon ami, s'est-elle écriée,
» ils sont heureux ; mais c'est parce que leur bonheur n'afflige et n'offense
» personne. • Je l'ai regardée avec stupeur; son visage était légèrement
coloré ; elle a posé ma main sur son cœur ; puis elle a repris d'une voix
grave et émue : « Maurice, c'est en vain que notre malheur nous pousserait
» à nous élever contre la société ; ses institutions sont grandes et respec-
» tables comme le labeur des temps; il est indigne des grands cœurs de ré-
» pandre le trouble qu'ils ressentent. » J'ai voulu lui répondre, mais elle
m'a fait un signe de la main pour m'indiquer qu'elle se sentait faible. Il
commençait à se faire tard. Le digne docteur, qui déjà s'inquiétait de ne pas
voir rentrer Lucie, est venu à notre rencontre, et il m'a aidé à la soutenir
jusqu'à l'entrée du parc de Malzéville, où il a fallu nous séparer.
Roger, ce qui m'effraye, c'est moins l'ensemble des obstacles qui m'en-
tourent que la grandeur naturelle de Lucie. Ce n'est pas à de vains préju-
gés, je le sens, qu'une telle femme a du jusqu'ici immoler les plus doux
penchants de son cœur.
8e lettre. — Lucie à madame M.
Mon amie chérie, l'espérance m'a accueillie à mon retour à la vie : Mau-
rice consent à élever sa grande voix pour protester contre l'abus terrible
qui nous sépare. Sa mère m'a pressée sur son cœur; je n'oublierai jamais
les sensations délicieuses que ce moment a mêlées à l'amertume de mes sou-
venirs.
0 ma bien-aimée! l'amour d'un homme pur et délicat est un sentiment
plein de puissance. Combien j'ai besoin de force et de courage pour y résis-
ter! Mais l'intérêt et la gloire de Maurice me sont plus chers que mon repos
peut-être : aussi suis-je soutenue par l'orgueil de lui voir tenter une noble
entreprise; car il me semble que j'ai accompli la mienne en véritable héroïne.
C'est hier seulement que notre sort a été décidé. Nous avions passé la
soirée avec le digne docteur, dont la morale est à la fois si douce et si éle-
vée. A peine nous eut-il quittés, Maurice saisit impétueusement ma main ;
et, la pressant sur son cœur, il jura de me protéger malgré le monde et de
ne plus permettre que je m'éloignasse de lui. Je rassemblai mes forces pour
lutter contre ces émotions délicieuses et terribles. Je représentai à Maurice
COMPLÉMENT DE LA DÉDICACE. XXIX
que le devoir lui commandait d'essayer de m 'affranchir de mes liens, en
réclamant une loi juste et sage. J'employai pour le toucher les arguments
qui ont le plus de prise sur son grand cœur. Je lui dépeignis avec feu les
avantages que la société pouvait retirer de cette tentative glorieuse. Pour
lui, il ne fut pas difficile de l'intéresser au sort de ces êtres jeunes, faibles,
désarmés, qu'un lien odieux peut pousser au désespoir. Il convint que les
abus des lois résultent le plus souvent de l'apathie des hommes, et qu'il est
toujours honorable et utile de lutter contre l'oppression.
Noos envisageâmes ensuite notre situation sous tous les points de vue.
Maurice assurait qu'un lien comme celui qu'il m'engageait à contracter
suffisait au bonheur, et qu'il renoncerait, sans le moindre regret, à ce monde
qui sacrifie le véritable honneur à des préjugés fièrement décorés du nom de
convenances. Je lui avouai que je ne me sentais ni assez haut ni assez bas
pour braver l'opinion, et qu'il me serait doux de pouvoir entourer notre
amour du respect des familles honnêtes. Il combattit doucement mes idées ;
mais le souvenir de sa mère se joignit dans son cœur à tous les sentiments
élevés qui lui sont propres. Il finit par me promettre d'adresser une péti-
tion à la chambre, et d'en attendre dignement le résultat.
Je me précipitai aux pieds de cet homme si cher, en versant des larmes
de reconnaissance et d'amour. Les efforts que j'avais faits pour me contraindre
avaient tellement épuisé mes forces qu'il me sembla que la vie allait m'a-
bandonner. Je n'en ai jamais tant senti le prix que dans cet instant.
0 mon amie ! toi qui vis calme et heureuse auprès de l'homme de ton
choix, tu comprendras tout ce qui se passe dans mon pauvre cœur. Tu sais
si je partage le ridicule de ces femmes qui trépignent à l'idée de n'être
jamais député, et qui montent à cheval pour démontrer qu'elles seraient au
besoin d'excellents colonels de dragons. Mais tu sais aussi si je sens vivement
l'oppression là où elle est réelle. C'est en portant atteinte au bonheur modeste
et vrai de la femme que les lois la poussent en dehors de sa sphère et lui
foDt parfois méconnaître sa destinée sublime. Henriette, quels plaisirs
peuvent l'emporter sur ceux du dévouement? Entourer de bien-être l'homme
qu'on aime, être bonne et simple dans la famille, digne et affable au dehors,
n'est-ce pas là notre plus doux rôle et celui qui nous va le mieux? Il me
semble que le cercle de la famille peut se modeler, à certains égards, sur les
cercles du monde; et n'est-ce pas la femme qui en fait les honneurs?
9° lettre. — Maurice à Roger.
Une nouvelle douleur vient de fondre sur elle : le monstre qui l'enchaîne
à lui a été arrêté sur la frontière et conduit au bagne de Toulon, où il va
subir sa peine.
Cet événement, qui donne une si grande portée à nos réclamations, semble
cependant avoir abattu le courage de Lucie. Ce cœur si tendre a défailli
d'épouvante devant l'horrible dénoûmcnt auquel l'associent les lois. Le nom
qu'elle porte encore retentit en elle chargé d'infamie et de lugubres souve-
nirs. Son impérissable bonté est venue ajouter la compassion à tous ses
JXTL SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
maux. Puissent ses forces ne pas s'épuiser dans cette cruelle lutte! Non, je
le «en s, les lois ne peuvent pas être volontairement immorales et absurdes.
L'évidence frappe les hommes ; ils briseront ce lien odieux qui enchaîne
l'être le plus pur à un forçat
Luqie, telle que je la connais, souffrira beaucoup encore : mais diverse»
circonstances m'ont éclairé sur ses sentiments, et je n'en sacrifierai aucun
à l'amour. Cette noble femme sera mère comme elle est amante. Les sacri-
fices qu'elle accepterait vaillamment pour elle-même, elle souffre de la pen-
sée de les léguer à ses enfants. Puisse-t-elle trouver enfin le prix de ses
douces vertus 1 Je rassemblerai mes forces et mon courage pour dompter
mon impatience. 0 Roger, la vie a de rudes épreuves 1
Je t'envoie une copie de ma pétition à la chambre.
« Messieurs les députés,
» Il existe au sein des lois un abus dont la portée est effrayante; permettei-
» moi de vous le signaler par un exemple frappant.
» Une femme de vingt-deux ans, dont le cœur est pur et plein d'hon-
» neur, se trouve enchaînée par le mariage à un forçat.
» Quinze années de détention, l'infamie, le mépris, tout ce qui sépare la
» vertu du vioe, annule matériellement cet odieux lien.
» L'homme est mort civilement; la femme, déclarée libre par les tribu-
» naux, rentre en possession de sa fortune, qu'elle gère déjà;. Tous ses
» droits sont évidents ; et pourtant il lui faut renoncer au plus précieux de
» tous, celui d'user de la liberté de son cœur.
» Par une inconcevable imprévoyance des lois, cette femme se trouve
» expulsée de leur protection, et placée par elles entre deux abîmes, le
» malheur et le désordre.
» Quel choix oserait-on lui assigner? Pour se parer d'un stérile héroïsme,
» renoncera-t-elle à l'amour et à la maternité, ces beaux et nobles fiefs de
» l'épouse?
» Si l'isolement pèse comme une loi de mort sur son âme, et la pousse
» à contracter uu lien hostile à la société, qui la protégera contre la mau-
» vaiae foi de l'opinion et contre tous les dangers attachés à une situation
» fausse?
» Entre ces deux écueils, il y en a un troisième où tombe tout être
» opprimé et faible, c'est la lâcheté.
» Messieurs les députés, j'appelle votre attention sur cette question de
» haute morale, et je sollicite une loi qui constitue le divorce par le seul
» fait d'une peine infamante. »
10e lettre. — Maurice à Roger.
Nos cœurs sont plus oalmes. Lucie semble heureuse de me voir faire acte
de soumission envers cette pauvre société. Puiase-t-elle recueillir le fruit de
ma patience!
Peut-être ai-je véritablement accompli un devoir. J'ai tant souffert depuis
COMPLÉMENT DE LA DÉDICACE. XXXI
quelque temps, que je ne peux plus être très-bon juge eu matière de sagesse .
Les abus me révoltent, et l'oppression m'inspire une telle horreur que je
fuirais volontiers devant elle au lieu de la combattre. Il se peut que Lucie,
avec son héroïsme, soit beaucoup plus près que moi de la simple momie.
Peu de femmes unissent comme elle la pénétration à la sensibilité ; elle est
éminemment loyale et spirituelle. Mieux je connais ce cœur ai tendre, et
plus je sens que je ne saurais trop payer son amour.
Avec quelle lenteur je vois arriver chaque jour le moment qui doit nous
réunir! J'aime à la surprendre au milieu des occupations qu'elle s'est
créées pour savoir m'attendre, me dit-elle. Hier, je la trouvai très occupée
à copier un gros cahier de musique insignifiante destinée aux écoles.
Gomme je lui en témoignais mon étonnement avec assez d'insistance, elle
finit par m 'avouer qu'elle se faisait une ressource de ce travail. Je ne sau-
rais te dire, Roger, l'impression pénible que cette découverte me Ût éprou-
ver. Le véritable rôle de la femme n'est-il pas de donner à l'homme les
soins et les douceurs du foyer domestique, et de recevoir de lui en échange
tous les moyens d'existence que procure le travail? J'aime mieux voir une
mère de famille peu fortunée laver le linge de ses enfants, que de la voir
consumer sa vie pour répandre au dehors les produits de son intelligence.
J'excepte, bien entendu, la femme éminente que son génie pousse hors des
sphères de la famille. Celle-là doit trouver dans la société son libre essor;
car la manifestation est le véritable flambeau des intelligences supérieures.
Je voudrais non-seulement que les femmes trouvassent dans leurs pères,
leurs frères, et leurs époux des appuis naturels; mais que, ces appuis venant
à leur manquer, elles fussent soutenues par les gouvernements. Ils fonde-
raient, je suppose, des établissements pour les réunir et utiliser leurs
talents divers. Il y a des travaux délicats qui ne peuvent être faits que par
les femmes. Ils seraient produits dans ces établissements où l'on assurerait
an moins à des êtres isolés et faibles une ressource contre tous les maux qui
les menacent en dehors de la vie de communauté .
Nos villes auraient alors de vastes bazars où la femme opulente se don-
nerait la peine d'aller choisir ses parures. On ne verrait plus de pauvres
ûlks, exténuées par un travail forcé, obligées de courir souvent tout le jour
pour en trouver le placement. Ces moyens, ou d'autres analogues, établi-
raient déjà un peu de proportion entre les forces et les devoirs des femmes,
qui sont souvent si peu en harmonie.
11e lettre. — Maurice à Roger.
Où trouver un reste de chaleur dans cette société lasse et démonétisée?
L'argent ! voilà la clef de leur dictionnaire, le mot qu'il faut absolument
sai#ir pour les comprendre. J'avais fait part au comte de J de notre
situation actuelle et de ma démarche envers la chambre. Il crut me faire
fête en me réunissant à quelques-uns'de ces hommes que l'on appelle sensés,
sans doute parce qu'ils ont fini de démeubler le cœur au profit de la tête.
Je ne croyais pas que la sécheresse put aller aussi loin. La conversation
XXXII SYSTEME DE POLITIQUE P.OS1TIVE.
générale de ces gens-ci ressemble à une véritable opération de bourse.
Quand ils se disputent la conversion d'un naïf, c'est une chose curieuse à
voir,
La manière obligeante dont le comte de J avait fait mes honneurs à
son cercle me mit, malgré moi, en évidence. Forcé de parler de mes opi-
nions et de mes sentiments, je devins aussitôt le point de mire de toute
rassemblée. Elle me battit en philosophie et en morale. Elle allait me dé-
créter sublime pour se débarrasser de moi, quand un des hommes les plus
influents de l'époque me prit à part. « Vous ressemblez, me dit-il, à une
» corneille qui abat des noix. Ne vous fourvoyez pas ainsi. Vous venez de
» heurter des hommes qui pouvaient et qui voulaient vous servir. Réta-
» blissez promptement vos affaires ; et croyez qu'un héros à quinze mille
» livres de rente n'est pas assez robuste pour marcher seul. »
Ce langage m' étonna tellement que je laissai à la puissance tout le loisir
de s'étendre, «r Vous venez, continua -t-elle, de demander le divorce ; vous
» vous êtes autorisé d'un exemple assez frappant. Certes, la justice et la
» raison sont pour vous. Une loi restreinte, comme celle que vous deman-
» dez, passerait sans la moindre difficulté, et serait un véritable bienfait.
» Eh bien ! pourtant, cette loi, il y a cent à parier contre un que vous ne
» l'obtiendrez pas.
» C'est ma conviction, ajouta-t-il, pendant que je réprimais avec effort
» une douloureuse impatience. La faute en est à vous, bien à vous. Vou-
» loir jouer au géant, mépriser follement la hiérarchie, lui refuser la défé-
» rence, et explorer, pour tout appui, l'arsenal des vieux mots, n'est-ce
» pas prendre volontairement un rôle de dupe et courir la dague au poing
» dans un tir aux pigeons ? Tenez, dit-il, si vous n'étiez pas jeune, vous
» seriez fou. Mais cette infirmité-là fait tout excuser. Je vous offre donc
» ma protection auprès de l'ambassadeur de***. Vous avez du monde, une
» figure noble : vous pourrez vous pousser auprès de lui. Vous aimez une
» femme remarquable : vous lui donnerez un rang digne d'elle ; et, croyes-
» moi, l'amour se passe très bien du mariage. »
En finissant sa période, mon digne mentor me jeta un regard significatif
et s'éloigna de moi. J'allai serrer la main au comte de J , si supérieur
aux hommes dont il s'entoure, et je revins à Oneil la 'rage dans le cœur.
Roger, j'éclaircirai promptement ce que m'a dit cet homme, et s'il est
vrai qu'il n'y ait plus trace de justice et d'honneur au sein de la société
actuelle. Lucie est trop grande et trop pure pour s'incliner devant elle.
12° lettre. — Lucie à Maurice.
Maurice, vous êtes noble et grand. Quel cœur peut être plus digne que le
vôtre de comprendre la justice et la raison? 0 le meilleur et le plus généreux
des hommes, vous à qui j'aurais sacrifié avec joie le repos de ma vie entière,
puissiez-vous reconnaître à quel point le vôtre m'a été cher et sacré ! Mon
bien-aimé, c'est en vain que nous tenterions de lutter plus longtemps contre
le sort : mon âme a achevé de se briser sous ses coups. Hélas! quand je me
COMPLÉMENT DE LA DÉDICACE. XXXHI
toit laissée aller au bonheur de vous aimer, j'ai cru pouvoir , à mon tour, répan-
dre du charme dans votre vie. Laissez-moi puiser mes dernières forces dans une
grande et consolante pensée, en espérant que vous reverserez sur la société
les flots de dévouement et d'amour qui sont en vous. Que de fois n'ai-je
pts va votre belle intelligence s'enflammer à l'aspect des plaies qui couvrent
le monde! O Maurice! tous les sentiments généreux sont délicieux à éprou-
ver. Quelle destinée est à la fois plus grande et plus douce que celle de
rhomme utile? Ne vous souvient-il pas d'avoir souvent envié à de pauvres
artisans la gloire d'une petite découverte? Vous qui pouvez bien plus qu'eux,
resteriex-vous oisif? Cher et bien cher ami, vivez pour imprimer sur la
terre votre noble trace. Quand un homme tel que vous apparaît au milieu
de la société, il faut qu'il lui apporte son tribut de lumières et de vertus, ou
qnlî te condamne au silence et à la froideur de l'égoïste. Je connais votre
ftme; elle est riche et orageuse comme les nues d'un beau ciel : jamais vous
n'auriez trouvé le bonheur dans l'isolement. Ne renoncez pas aux joies de
le famille; des enfants répandront un grand intérêt sur votre existence.
Vous vous plairez à développer en eux les nobles germes qu'ils tiendront
te vous. Vous ferez de leurs jeunes cœurs autant de foyers où s'épanchera
la flamme du vôtre, lis vous entoureront de respect et d'amour. O Maurice !
toutes les félicités de la vie ne se résument-elles pas dans ce seul mot?
Derniers lettre. — Le docteur L... au docteur B...
Mon vieil ami, j'approuve beaucoup le parti que vous prenez de vous soi-
gner à votre tour. Pour nous, qui croyons au bien , c'est un douloureux
spectacle que celui de cette société en désordre, où rien de ce qui est noble
et grand ne peut plus se faire jour. Je viens encore d'être témoin d'un de
ces sacrifices qui révoltent le cœur et la raison. L'infortunée jeune femme
dont je vous ai écrit l'histoire s'est éteinte hier entre mes bras, brisée par
des douleurs que je renonce à vous peindre. L'homme qu'elle aimait ne lui
a survécu que quelques instants : il semble qu'il ait voulu savourer son
désespoir. En vain, j'ai tenté de le ramener à la raison et au calme; il s'est
brûlé la cervelle auprès du lit funèbre, avant que j'aie pu prévenir son fu-
neste dessein.
Ceux qui ont connu la femme intéressante et malheureuse dont je dé-
plore la perte comprendront la fatale passion qu'elle inspira. C'était une de
ces organisations si rares où le cœur et l'esprit ont part égale. Nulle femme
ne sentait mieux qu'elle la grandeur de son rôle. Elle eût été une mère et
une épouse accomplie. Hélas! en la voyant s'éteindre entre mes bras dans
l'âge où l'on doit vivre, j'ai douloureusement apprécié le peu de pouvoir qui
est donné à l'homme pour réparer le mal qu'il produit.
Clotiloe de VAUX.
XXXII SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE
générale de cas gens-cï ressemble a une véritable opération de bourse.
Quand ils se disputent la conversion d'un naïf, c'est une chose curieuse &
La manière obligeante dont le comte de J avait fait mes honneurs a
son cercle me mit, malgré moi, en évidence. Forcé de parler de mes opi-
nions et de mes sentiments, je devins aussitôt le point de mire de tonte
l'assemblée. Elle me battit en philosophie et en morale. Elle allait me dé-
créter sublime pour se débarrasser de moi, quand un des hommes les pins
influents de l'époque me prit & part. « Vous ressemblez, me dit-il, a une
a corneille qui abat des noix. Me vous fourvoyés pas ainsi. Vous venez de
a heurter des hommes qui pouvaient el qui voulaient vous servir. Héta-
■ Misses promptement vos affaires; et croyez qu'un héros h quinze mille
■ livres de rente n'est pas assez robuste pour marcher seul. »
Ce langage m'élonna tellement que je laissai a la puissance tout le loisir
de s'étendre, <r Vous venez, continua -t- elle, de demander le divorce ; vous
s vous êtes autorisé d'un exemple assez frappant. Certes, la justice et la
» raison sont pour voos. Une loi restreinte, comme celle que vous deman-
■ des, passerait sans la moindre difficulté, el serait un véritable bienfait,
s Eh bien ! pourtant, cette loi, il y a cent à parier contre un que vous ne
s l'obtiendrez pas.
a C'est ma conviction, ajoula-l-il, pendant que je réprimais avec effort
■ une douloureuse impatience. La faute en est a vous, bien a vous. Von-
• loir jouer au géant, mépriser follement la hiérarchie, lui refuser la défé-
» rence, et explorer, pour tout appui, l'arsenal des vieux mots, n'est-oe
■ pas prendre volontairement un rôle de dupe et courir la dague au poing
a dans un tir aux pigeons ? Tenez, dit-il, si vous n'étiez paa jeune, vous
h seriez fou. Mais celte infirmité- la fait tout excuser. Je vous offre donc
» ma protection auprès de l'ambassadeur de"*. Vous aves du monde, une
• figure noble : vous pourrez vous pousser auprès de lui. Vons aimez une
• femme remarquable : voua lui donnerez un rang digne d'elle; et, croyez-
» moi, l'amour se passe très bien du mariage, a
En finissant sa période, mon digne mentor me jeta un regard significatif
et s'éloigna de moi. J'allai serrer la main au comte de J , si supérieur
aux hommes dont il s'entoure, et je revins a Oneil la 'rage dans le coeur.
Roger, j'éclaircirai promptement ce que m'a dit cet homme, et s'il est
vrai qu'il n'y ait plus trace de justice et d'honneur au sein de la société
actuelle. Lucie est trop grande et trop pure poar s'incliner devant elle,
12* lettre. — Lucie à Maurice.
Maurice, voua êtes noble el grand. Quel cœur peut être plus digne que le
votre de comprendre la justice et la raison T 0 le meilleur et le plus généreux
des hommes, voua a. qui j'aurais sacriDé avec joie le repas de ma vie entière,
puissiez- vous reconnaître a quel point le votre m'a été oher et sacré ! Mon
blen-aimé, c'est eu vain que nous tenterions de lutter plus longtemps contre
ri : mon Ame a achevé de se briser sons ses coups. Hélas! quand je me
COMPLEMENT DE LA DEDICACE. XXXffl
sois laissée aJ 1er au bonheur de vous aimer, j'ai cru pouvoir, à mon tour, répan-
dre du charme dans votre vie. Laissez-moi puiser mes dernières forces dans une
grande et consolante pensée, en espérant que vous reverserez sur la société
les flots de dévouement et d'amour qui sont en vous. Que de fois n'ai- je
pas va votre belle intelligence s'enflammer à l'aspect des plaies qui couvrent
le monde! 0 Maurice! tous les sentiments généreux sont délicieux à éprou-
ver. Quelle destinée est à la fois plus grande et plus douce que celle de
l'homme utile? Ne vous souvient-il pas d'avoir souvent envié à de pauvres
artisans la gloire d'une petite découverte? Vous qui pouvez bien plus qu'eux,
resteriez-vous oisif? Cher et bien cher ami, vivez pour imprimer sur la
terre votre noble trace. Quand un homme tel que vous apparaît au milieu
de la société, il faut qu'il lui apporte son tribut de lumières et de vertus, ou
qu'if se condamne au silence et à la froideur de l'égoïste. Je connais votre
âme ; elle est riche et orageuse comme les nues d'un beau ciel : jamais vous
n'auriez trouvé le bonheur dans l'isolement. Ne renoncez pas aux joies de
la famille; des enfants répandront un grand intérêt sur votre existence.
Vous tous plairez à développer en eux les nobles germes qu'ils tiendront
de vous. Vous ferez de leurs jeunes cœurs autant de foyers où s'épanchera
la flamme du vôtre. Us vous entoureront de respect et d'amour. 0 Maurice!
toutes les félicités de la vie ne se résument-elles pas dans ce seul mot?
Dernière lettre. — Le docteur £... au docteur B...
Mon vieil ami, j'approuve beaucoup le parti que vous prenez de vous soi-
gner à votre tour. Pour nous, qui croyons au bien , c'est un douloureux
spectacle que celui de cette société en désordre, où rien de ce qui est noble
et grand ne peut plus se faire jour. Je viens encore d'être témoin d'un de
ces sacrifices qui révoltent le cœur et la raison. L'infortunée jeune femme
dont je vous ai écrit l'histoire s'est éteinte hier entre mes bras, brisée par
des douleurs que je renonce à vous peindre. L'homme qu'elle aimait ne lui
a survécu que quelques instants : il semble qu'il ait voulu savourer son
désespoir. En vain, j'ai tenté de le ramener à la raison et au calme; il s'est
brûlé la cervelle auprès du lit funèbre, avant que j'aie pu prévenir son fu-
neste dessein.
Ceux qui ont connu la femme intéressante et malheureuse dont je dé-
plore la perte comprendront la fatale passion qu'elle inspira. C'était une de
ces organisations si rares où le cœur et l'esprit ont part égale. Nulle femme
ne sentait mieux qu'elle la grandeur de son rôle. Elle eût été une mère et
une épouse accomplie. Hélas! en la voyant s'éteindre entre mes bras dans
l'âge où l'on doit vivre, j'ai douloureusement apprécié le peu de pouvoir qui
est donné à l'homme pour réparer le mal qu'il produit.
Clotildk de VAUX.
XXXVI SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
long et paisible veuvage ne fut pas moins noblement employé à tempérer
les sauvages dissensions de ses (ils. Une consécration méritée par tant d'é-
minentes qualités, plutôt morales que mentales, constitue, à mes yeux, l'un
des types les plus propres à caractériser l'intervention sociale des femmes,
habituellement destinée à moraliser d'après le sentiment la domination
spontanée de la force matérielle. Ne soyez donc pas surprise, Madame, que
je puisse cordialement m'aesocier, à ma manière, à tous ceux qui demain
célébreront, sous des formes quelconques, cet intéressant souvenir, que per-
sonne, j'ose le dire, n'appréciera mieux que moi. Quand la nouvelle école
accomplira la révision éclairée et la rectification systématique du calendrier
théologique, votre chère patronne y conservera ses justes droits personnels
à l'éternelle reconnaissance de l'humanité.
En général, Madame, soyez bien convaincue que la philosophie essentiel-
lement positive qui caractérisera le dix-neuvième siècle ne vient pas pour
détruire, comme dut d'abord le faire la philosophie purement négative propre
au siècle dernier. Son but consiste toujours à construire, en résultat final de
tous les travaux antérieurs, l'ordre, à la fois stable et progressif, le mieux
conforme à l'ensemble de notre nature personnelle et sociale. Quand vous
connaîtrez assez son esprit relatif et sa tendance organique, vous compren-
drez cet admirable privilège qui lui permet, pour la première fois, de com-
biner, sans aucune inconséquence, dans une seule doctrine homogène, tout
ce que les divers états antérieurs ont pu jamais offrir de grand ou d'utile.
Elle sépare partout l'office continu qui déterminait la destination fondamen-
tale do chaque institution, d'avec les formes provisoires qui durent successi-
vement correspondre aux différents âges de l'humanité, de manière à mani-
fester toujours le mode final qui désormais prévaudra directement. Seule, en
un mot, cette nouvelle philosophie représente réellement la vie collective de
notre espèce, dont la marche nécessaire constitue surtout son sujet propre,
que nulle théologie ne put embrasser, et encore moins aucune métaphysique.
Les religions, en effet, ne pouvaient jusqu'ici proposer à chacun qu'un but
purement personnel, le salut éternel, où la société ne saurait intervenir que
comme moyen, et tout au plus comme condition , sans aucune destination
progressive qui lui appartienne collectivement. Pendant la longue enfance
de l'humanité, la sagesse sacerdotale, heureux organe de l'instinct universel,
a du néanmoins retirer de ces constructions imparfaites une précieuse effi-
cacité sociale, que le positivisme explique et circonscrit. Mais cet indispen-
sable office provisoire ne pouvait les préserver toujours de la déchéance
irrévocable qu'elles ont graduellement encourue , à mesure que l'évolution
humaine ruinait à la fois leur crédit intellectuel et leur influence morale.
Les dénominations usuelles, qui rappellent encore cette aptitude primitive
à rallier nos idées et nos sentiments, semblent aujourd'hui ne plus conve-
nir aux croyances théologiques que par une sorte d'amère ironie. Car, de-
puis trois siècles au moins, bien loin de tendre à nous unir, elles ont évi-
demment dégénéré de plus en plus en sources fécondes de désordres publics
et même privés. Cette dégradation résulte d'abord de leur impuissance crois-
COMPLEMENT DE LA DEDICACE. XXXVII
santé à protéger les notions sociales qui s'y trouvaient confusément for-
mulées, et ensuite de leur propre tendance à susciter des divagations pres-
que indéfinies, désormais incompatibles «avec aucun système fixe de convic-
tions actives.
Ne doutez donc pas, Madame, que, lorsque les conceptions réelles seront
enfin devenues assez générales, ce qui s'accomplit aujourd'hui sous vos
yeux, elles ne conviennent mieux que des chimères quelconques à toutes les
nobles destinations humaines. Pour l'important sujet ébauché dans cette
lettre, on reconnaît surtout la tendance spontanée du positivisme à consa-
crer dignement les diverses gloires, en appréciant sainement leurs partici-
pations respectives à l'évolution fondamentale de l'humanité. Quand les
mœurs modernes auront pu acquérir à cet égard leur développement propre
d'après les principes convenables, le système de commémoration recevra un
perfectionnement général au moins équivalent à celui qui résulta de la sub-
stitution du catholicisme au polythéisme. Car le régime catholique était à la
fois trop absolu et trop étroit pour avoir jamais pu remplir suffisamment ce
grand office social. Tout ce qui avait existé avant lui, et tout ce qui vi-
vait hors de son sein, lui inspirait naturellement une aveugle réprobation.
Sans sortir même de sa propre enceinte, il n'a pu envelopper les gloires que
ne prévoyaient pas ses formules immobiles. N'avez- vous point, par exemple,
remarqué avec surprise et indignation l'étrange lacune de nos calendriers
théologiques envers l'héroïque vierge qui sauva la France au quinzi ème siècle ?
Mieux vous scruterez ce grand sujet, plus vous reconnaîtrez, Madame, que
le nouveau régime philosophique peut seul glorifier à la fois tous les temps,
tous les lieux, toutes les conditions sociales, et tous les genres de coopération,
soit publics, soit même privés. En consolidant l'actif sentiment de la con-
tinuité humaine, il en agrandira la portée et en ennoblira le caractère ; car
il y comprendra la considération familière de l'avenir, que le régime anté-
rieur ne pouvait embrasser, faute de connaître la loi générale du progrès
.social. Il popularisera le culte des souvenirs encore davantage que sous le
catholicisme, en étendant aux plus humbles coopérateurs le sentiment habi-
tuel de la convergence universelle, sans aucune vaine distinction entre l'or-
dre public et l'ordre privé. Toute existence vraiment honorable pourra lé-
gitimement aspirer à quelque consécration solennelle, soit au sein même
de la famille, soit dans la cité, la province, la nation, et enfin la race entière.
A tous égards, Madame, quel esprit pourrait être aussi social que celui
du vrai positivisme, qui seul embrasse réellement l'ensemble de la vie hu-
maine, individuelle et collective? Les trois modes simultanés de notre exis-
tence, penser, aimer, agir, y sont directement combinés, dan9 toute leur
extension possible, par un principe également applicable a l'individu et à
l'espèce. Ils y deviennent les sujets respectifs de nos trois grandes créations
continues, la philosophie, la poésie et la politique. La première systématise
directement la vie humaine, en établissant, entre toutes nos pensées quel-
conques, une connexité fondamentale, première base de l'ordre social. Le
génie esthétique embellit et ennoblit toute notre existence en idéalisant di-
5
XXXVUI SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
gnement nos divers sentiments. Enfin, l'art social, dont la morale constitue
la principale branche, régit immédiatement tous nos actes, publics ou pri-
vés. Telle est l'intime solidarité que représente le positivisme entre les trois
grands aspects, spéculatif, sentimental et actif, propres à la vie humaine.
Notre existence y est envisagée, soit dans l'individu, soit dans l'espèce,
comme ayant pour but continu le perfectionnement universel, d'abord relatif
à notre condition extérieure, et ensuite à notre nature intérieure, physique,
intellectueUle, et surtout morale.
Quoique cette épltre soit déjà bien longue, je voudrais, Madame, ne pas
la terminer sans vous y signaler l'attrait spécial que la nouvelle philosophie
doit offrir à votre sexe, quaud elle en sera mieux connue.
Écartant une stérile agitation politique, l'école positive vient aujourd'hui
placer au principal ordre du jour la réorganisation spirituelle. Désormais
elle fera prévaloir la régénération directe des opinions et des mœurs sur
celle des institutions proprement dites, qui ne peuvent être convenable-
ment élaborées qu'en dernier lieu. Or cette transformation radicale des
vains débats actuels serait assurément très-favorable à l'influence sociale des
femmes, suivant les vraies lois de leur nature propre et de Tordre universel.
L'intervention féminine, si noblement surgie au moyen âge, sous le spiri-
tualisme catholique, semble presque s'être éteinte avec lui. Or les insurrec-
tions personnelles que notre temps suscite contre une économie vraiment
fondamentale sont peu propres à ranimer cette indispensable influence, que
maintenant le spiritualisme positif peut seul développer convenablement.
Loin que les prédilections spéciales de votre sexe dussent vainement se
rattacher au passé, elles ne devraient y voir qu'une sorte d'indice historique
de la participation supérieure que lui réserve nécessairement le véritable
avenir social. Car, suivant la marche invariable du progrès humain, les in-
fluences morales tendent de plus en plus à prévaloir sur les puissances ma-
térielles. Une telle connexité excita toujours les sympathies féminines pour
les diverses rénovations mentales de l'humanité. Elle s'est, a vrai dire, ma-
nifestée déjà lors de la première apparition systématique de la philosophie
positive, sous la grande impulsion de Descartes, qui trouva tant d'accueil
chez votre sexe. Les dames du xix° siècle ne sauraient, à cet égard, rester
au-dessous de leurs devancières, quand cette philosophie, qui ne pouvait
alors être aucunement sociale, parvient enfin à sa pleine maturité. Son
principal domaine consiste désormais dans les sujets qui, par leur nature,
fourniront toujours l'aliment essentiel des sentiments de votre sexe et des
pensées du notre.
Une organisation éminemment affective dispose habituellement les femmes
à seconder l'influence morale de la force spéculative sur la puissance active
dans l'antagonisme journalier qui dirige les affaires humaines. Leur propre
position sociale, extérieure sans être indifférente, au milieu du mouvement
pratique, les érige spontanément en intimes auxiliaires de tout pouvoir
spirituel contre le pouvoir temporel correspondant. Or le nouveau régime
COMPLEMENT DE LA DÉDICACE. XXXIX
moral vers lequel tendent les sociétés modernes développera davantage que
l'ancien cette affinité naturelle. Gomment votre sexe ne finirait-il point par
préférer une doctrine qui fera nécessairement prévaloir l'adoration des
femmes? L'admirable chevalerie du moyen Age, comprimée sous les
croyances théologiques, n'avait jamais pu élever oe culte qu'au second
rang. Quand la sociabilité moderne aura pris son vrai caractère, le genou
de l'homme ne fléchira plus que devant la femme.
Votre esprit et votre cœur excuseront, j'espère, l'extension de ces diverses
indications générales en faveur de leur importance. Elles atteindront du
moins leur but principal en vous dispensant, Madame, de recourir à d'im-
menses traités pour mieux apprécier désormais la nouvelle école, a la fois
philosophique et sociale. Quoique réellement émanée de la révolution fran-
çaise, vous voyez qu'elle diffère profondément de toutes les écoles purement
révolutionnaires. Celles-ci tendent encore à détruire sans construire, quand
le déblai préalable est depuis longtemps assez accompli. Mieux qu'aucune
influence métaphysique, la doctrine positive s'oppose radicalement à toute
rétrogradation théologique. Or elle ne poursuit jamais cette lutte accessoire
qu'en satisfaisant davantage que le régime primitif à tous les besoins, in-
tellectuels et sociaux, qui motivèrent son ascendant, dont elle explique éga-
lement l'origine et le déclin.
Le souvenir de votre douce patronne me deviendra désormais plus cher.
11 m'aura ainsi fourni une précieuse occasion de vous faire sentir l'aptitude
morale du positivisme. Vous voyez que, sans aucun vain éclectisme, ce nou-
veau régime universel s'approprie naturellement tout ce que les autres états
de l'humanité offrirent jamais do noble ou de salutaire. Mais il en écarte
sagement des formes passagères qui, d'abord indispensables aux fondations
correspondantes, altérèrent ensuite leur efficacité sociale, que l'école nou-
velle tend toujours à consolider et à perfectionner.
Daignez, Madame, agréer avec bonté les vœux sincères que ce jour
rappelle plus vivement à
votre respectueux ami,
Auguste COMTE.
XL SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
3°. Les pensées d'une fleur.
Jo nais pour être aimée: oh! merci, bon destin!
Que les puissants mortels contre toi se déchaînent!
Aux pieds de tes autels que les vents les entraînent,
J'ai mes parfums et mon matin.
J'ai le premier regard du roi de la nature,
J'ai son baiser de feu, sa splendeur pour parure :
J 'ai de la jeune Aurore un sourire de soeur ;
J'ai la brise naissante et la douce saveur
De la goutte penchée au bord de mon calice.
J'ai le rayon qui joue au seuil du précipice;
J'ai le tableau magique, en grandeur sans pareil,
De l'univers s'ouvrant les portes du réveil.
Jamais le froid mortel ne doit tarir ma vie ;
Au sein des voluptés doucement je m'endors :
La nature me garde et me rend ses trésors ;
A son banquet d'amour je m'éveille ravie.
J'ai bien souvent embelli la beauté ;
Sur un cœur pur mon pur éclat rayonne :
Le plaisir me tresse en couronne,
Et le bonheur m'attache à son côté.
Quand le rossignol s'inspire
Sur ma tige en se jouant,
Pour laisser résonner son chant
La nature entière expire.
L'amour me dit tous ses secrets;
J'abrite ses douces prières,
J'aide au bonheur de ses mystères ;
Je suis la clef des coeurs discrets.
0 doux destin, si les soupirs profanes
De tes décrets pouvaient changer le cours,
Seule ici-bas, dans mes langes diaphanes,
Je renaîtrais au souffle des amours.
Des sombres tempêtes
Sauve-moi l'horreur;
Que toujours la fleur
Sourie à tes fêtes!
Clotilde DE VAUX.
FIN DE LA DÉDICACE.
SYSTÈME
DE
POLITIQUE POSITIVE.
Discours préliminaire
SUK
L'ENSEMBLE DU POSITIVISME.
On se lasse de penser, et môme d'agir ;
jamais on ne se lasse d'aimer.
(Dédicace.)
Dans cette série d'aperçus systématiques sur le positivisme, je
caractériserai d'abord ses éléments fondamentaux, ensuite
ses appuis nécessaires, et enfin son complément essentiel.
Quelque sommaire que doive être ici cette triple appréciation,
elle suffira, j'espère, pour surmonter définitivement des pré-
ventions excusables, mais empiriques. Tout lecteur bien pré-
paré pourra constater ainsi que la nouvelle doctrine générale,
qui semble encore ne pouvoir satisfaire que la raison, n'est pas,
au fond, moins favorable au sentiment, et même à l'imagina-
tion.
SYSTÈME DE fOlïTlQUZ POSITIVE.
PRÉAMBULE GÉNÉRAL.
Le positivisme se compose essentiellement d'une philosophie
et d'une politique, qui sont nécessairement inséparables, comme
constituant Tune la base et l'autre le but d'un même système
universel, où l'intelligence et la sociabilité se trouvent intime-
ment combinées. D'une part, en effet, la science sociale n'est
pas seulement la plus importante de toutes ; mais elle fournit
surtout l'unique lien, à la fois logique et scientifique, que com-
porte désormais l'ensemble de nos contemplations réelles (1).
Or, cette science finale, encore plus que chacune des sciences
préliminaires, ne peut développer son vrai caractère sans une
exacte harmonie générale avec l'art correspondant. Mais, par
une coïncidence nullement fortuite, sa fondation théorique
trouve aussitôt une immense destination pratique, pour présider
aujourd'hui à l'entière régénération de l'Europe Occidentale.
Car, d'une autre part, à mesure que le cours naturel des évé-
nements caractérise la grande crise moderne, la réorganisation
politique se présente de plue en plus comme nécessairement im-
possible sans la reconstruction préalable des opinions et des
mœurs. Une systématisation réelle de toutes les pensées hu-
maines constitue donc notre premier besoin social, également
(1) L'établissement de ce grand principe constitue le résultat le plus es-
sentiel de mon Système de philosophie positive. Quoique les six volumes de
cet ouvrage aient tous paru, de 1830 à 1842, sous le titre de Cours (suggéré
par l'élaboration orale qui prépara, en 1826 et 1829, ce traité fondamental),
je l'ai ensuite qualifié toujours de Système pour mieux marquer son vrai
caractère. En attendant qu'une seconde édition régularise cette rectification,
cet avis spécial préviendra, j'espère, toute méprise à ce sujet;
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 3
relatif à l'ordre et au progrès. L'accomplissement graduel de
cette vaste élaboration philosophique fera spontanément surgir
dans tout l'Occident une nouvelle autorité morale, dont l'inévi-
table ascendant posera la base directe de la réorganisation
finale, en liant les diverses populations avancées par une même
éducation générale, qui fournira partout, pour la vie publique
comme pour la vie privée, des principes fixes de jugement et
de conduite. C'est ainsi que le mouvement intellectuel et Té-
branlemçnt social, de plus en plus solidaires, conduisent dé-
sormais l'élite de l'humanité à l'avènement décisif d'un véritable
pouvoir spirituel, à la fois plus consistant et plus progressif que
celui dont le moyen âge tenta prématurément l'admirable
ébauche.
Telle est donc la mission fondamentale du positivisme, géné-
raliser la science réelle et systématiser l'art social. Ces deux
faces inséparables d'une même conception seront successive-
ment caractérisées dans les deux premières parties de ce Dis-
cours, en indiquant d'abord l'esprit général de la nouvelle
philosophie, et ensuite sa connexité nécessaire avec l'ensemble
de la grande révolution dont elle vient diriger la terminaison
organique.
A cette double appréciation, succédera naturellement celle des
principaux appuis qui sont propres à la doctrine régénératrice.
Cette indispensable adhésion ne saurait aujourd'hui, sauf de
précieuses exceptions individuelles, émaner d'aucune des clas-
ses dirigeantes, qui, toutes plus ou moins dominées par l'em-
pirisme métaphysique et Tégoïsme aristocratique, ne peuvent
tendre, dans leur aveugle agitation politique, qu'à prolonger
indéfiniment la situation révolutionnaire, en se disputant tou-
jours les vains débris du régime théologique et militaire, sans
conduire jamais à une véritable rénovation.
La nature intellectuelle du positivisme et sa destination so-
4 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
ciale ne lui permettent un succès vraiment décisif cfue dans le
milieu où le bon sens, préservé d'une vicieuse culture, laisse
le mieux prévaloir les vues d'ensemble, et où les sentiments
généreux sont d'ordinaire le moins comprimés. A ce double ti-
tre, les prolétaires et les femmes constituent nécessairement les
auxiliaires essentiels de la nouvelle doctrine générale, qui,
quoique destinée à toutes les classes modernes, n'obtiendra un
véritable ascendant dans les rangs supérieurs que lorsqu'elle y
reparaîtra sous cet irrésistible patronage. La réorganisation spi-
rituelle ne peut commencer qu'avec le concours des mêmes
éléments sociaux qui ensuite doivent le mieux seconder son
essor régulier. D'après leur moindre participation au gouver-
nement politique, ils sont plus propres à sentir le besoin et
les conditions du gouvernement moral, destiné surtout à les
garantir de l'oppression temporelle.
Je consacrerai donc la troisième partie de ce discours à ca-
ractériser sommairement la coalition fondamentale entre les
philosophes et les prolétaires, qui, préparée des deux côtés par
l'ensemble du passé moderne, peut seule produire aujourd'hui
une impulsion vraiment décisive. On sentira ainsi que, en s'ap-
pliquant à rectifier et à développer les tendances populaires, le
positivisme perfectionnera et consolidera beaucoup sa propre
nature, même intellectuelle.
Néanmoins, cette doctrine ne montrera toute sa puissance
organique et ne manifestera pleinement son vrai caractère qu'en
acquérant l'appui le moins prévu pour prix de son aptitude né-
cessaire à régler et à améliorer la condition sociale des femmes,
comme l'indiquera spécialement la quatrième partie de ce dis-
cours. Le point de vue féminin permet seul à la philosophie
positive d'embrasser le véritable ensemble de l'existence hu-
maine, à la fois individuelle et collective. Car cette existence
ne peut être dignement systématisée qu'en prenant pour base
DISCOURS PRELIMINAIRE. 5
la subordination continue de l'intelligence à la sociabilité,
directement représentée par la vraie nature, personnelle et
sociale, de la femme.
Quoique ce discours doive simplement ébaucher ces deux
grandes explications, il fera, j'espère, assez sentir combien le
positivisme est plus propre que le catholicisme à utiliser pro-
fondément les tendances spontanées du peuple et des femmes
dans l'institution finale du pouvoir spirituel. Or la doctrine
nouvelle ne peut obtenir ce double appui que d'après son
aptitude exclusive à dissiper radicalement les diverses utopies
anarchiques qui menacent de plus en plus toute l'existence
domestique et sociale. En même temps, de part et d'autre, elle
ennoblira beaucoup le caractère fondamental et sanctionnera
activement tous les vœux légitimes.
C'est ainsi qu'une philosophie, d'abord émanée des plus
hautes spéculations, se montre déjà capable d'embrasser sans
effort, non-seulement la plénitude de la vie active, mais aussi
l'ensemble de la vie affective. Toutefois, pour manifester en-
tièrement son universalité caractéristique, je devrai encore y
signaler un complément indispensable, en indiquant enfin, mal-
gré des préjugés très-plausibles, sa profonde aptitude à fécon-
der aussi ces brillantes facultés qui représentent le mieux l'unité
humaine, en ce que, contemplatives par leur nature, elles se
rattachent au sentiment par leur principal domaine, et à l'acti-
vité par leur influence générale. Cette appréciation esthétique
du positivisme sera directement ébauchée dans la cinquième
partie de ce discours, comme suite naturelle de l'explication
relative aux femmes. J'y ferai, j'espère, entrevoir comment la
doctrine nouvelle, par cela même qu'elle embrasse réelle-
ment l'ensemble des rapports humains, peut seule combler
une grande lacune spéculative en constituant bientôt une vraie
théorie générale des beaux-arts, dont le principe consiste à
6 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
placer l'idéalisation poétique entre la conception philosophique
et la réalisation politique, dans la coordination positive des
fonctions fondamentales de l'humanité . Cette théorie expli-
quera pourquoi l'efficacité esthétique du positivisme ne pourra
se manifester par des productions caractéristiques que quand
la régénération intellectuelle et morale se trouvera assez avancée
pour avoir déjà éveillé les principales sympathies qui lui sont
propres et sur lesquelles devra reposer le nouvel essor de l'art.
Mais, après ce premier ébranlement mental et social, la poésie
moderne, investie enfin de sa vraie dignité, viendra, à son tour,
entraîner l'humanité vers un avenir qui ne sera plus ni vague
ni chimérique, tout en rendant familière la saine appréciation
des divers états antérieurs. Un système, qui érige directement
le perfectionnement universel en but fondamental de toute
notre existence personnelle et sociale, assigne nécessairement
un office capital aux facultés destinées surtout à cultiver en
nous l'instinct de la perfection en tous 'genres. Les étroites li-
mites de ce discours ne m'empêcheront pas d'ailleurs d'y indi-
quer que, tout en ouvrant à l'art moderne une immense car-
rière, le positivisme lui fournira, non moins spontanément, de
nouveaux moyens généraux.
J'aurai ainsi pleinement esquissé le vrai caractère de la doc-
trine régénératrice, successivement appréciée sous tous les
aspects principaux, en passant, d'après un enchaînement tou-
jours naturel, d'abord de sa fondation philosophique à sa
destination politique, de là à son efficacité populaire, puis à
son influence féminine, et enfin à son aptitude esthétique. Pour
conclure ce long discours, simple prélude d'un grand traité, il
ne me restera plus qu'à indiquer comment toutes ces diverses
appréciations, spontanément résumées par une devise décisive,
viennent se condenser activement dans la conception réelle de
l'Humanité, qui, dignement systématisée, constitue finalement
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 7
Tentière unité du positivisme. En formulant ces conclusions
caractéristiques, je serai naturellement conduit aussi à signaler,
en général, d'après l'ensemble du passé, la marche ultérieure
de la régénération humaine, qui, bornée d'abord, sous l'initia-
tive française, à la grande famille occidentale, devra s'étendre
ensuite, selon des lois assignables, à tout le reste de la race
blanche, et même enfin aux deux autres races principales.
8 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
^MMKWWWVWWVWWywwWWWWWWMW^WMVWWWWWWMW^WWWWWWWWWWWWWWWWWWWVW^WWMMW»
PREMIERE PARTIE.
. BSPRIT FONDAMENTAL DU POSITIVISME.
La vraie philosophie se propose de systématiser, autant que
possible, toute l'existence humaine, individuelle et surtout
collective, contemplée à la fois dans les trois ordres de phé-
nomènes qui la caractérisent, pensées, sentiments, et actes.
Sous tous ces aspects, l'évolution fondamentale de l'humanité
est nécessairement spontanée, et l'exacte appréciation de sa
marche naturelle peut seule nous fournir la base générale d'une
sage intervention. Mais les modifications systématiques que nous
y pouvons introduire ont néanmoins une extrême importance,
pour diminuer beaucoup les déviations partielles, les funestes
retards, et les graves incohérences, propres à un essor aussi com-
plexe, s'il restait entièrement abandonné à lui-même. La réa-
lisation continue de cette indispensable intervention constitue
le domaine essentiel de la politique. Toutefois, sa vraie concep-
tion ne peut jamais émaner que de la philosophie, qui en per-
fectionne sans cesse la détermination générale. Pour cette com-
mune destination fondamentale, l'office propre de la philosophie
consiste à coordonner entre elles toutes les parties de l'existence
humaine, afin d'en ramener la notion théorique à une complète
unité. Une telle synthèse ne saurait être réelle qu'autant qu'elle
représente exactement l'ensemble des rapports naturels, dont la
judicieuse étude devient ainsi la condition préalable de cette con-
DISCOURS PRELIMINAIRE. — PREMIERE PARTIE. 9
stmction. Si la philosophie tentait d'influer directement sur la vie
active autrement que par cette systématisation, elle usurperait
vicieusement la mission nécessaire de la politique, seule arbitre
légitime de toute évolution pratique. Entre ces deux fonctions
principales du grand organisme, le lien continu et la séparation
normale résident à la fois dans la morale systématique, qui con-
stitue naturellement l'application caractéristique de la philoso-
phie et le guide général de la politique. J'expliquerai d'ailleurs
comment la morale spontanée, c'est-à-dire l'ensemble des sen-
timents qui l'inspirent, doit toujours dominer les recherches de
l'une et les entreprises de l'autre, comme l'a déjà indiqué mon
ouvrage fondamental.
Cette grande coordination, qui caractérise l'office social de la
philosophie, ne saurait être réelle et durable qu'en embrassant
l'ensemble de son triple domaine, spéculatif, affectif, et actif.
D'après les réactions naturelles qui unissent intimement ces trois
ordres de phénomènes, toute systématisation partielle serait
nécessairement chimérique et insuffisante. Toutefois, c'est au-
jourd'hui seulement que la philosophie, en parvenant à l'état
positif, peut enfin concevoir dignement la vraie plénitude de sa
mission fondamentale.
La systématisation théologique émana spontanément de la
vie affective, et dut également à cette unique origine sa pré-
pondérance initiale et sa dissolution finale. Elle domina long-
temps les principales spéculations, surtout pendant l'âge poly-
théique, où le raisonnement restreignait encore fort peu l'em-
pire primitif de l'imagination et du sentiment. Mais, même à
cette époque de son plus grand essor mental et social , la vie
active lui échappa essentiellement, sauf d'inévitables réactions,
plus relatives d'ordinaire à la forme qu'au fond. Cette scis-
sion naturelle, quoique d'abord insensible, tendit ensuite, par
son accroissement continu, à dissoudre radicalement la con-
10 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
struction initiale. Une coordination purement subjective ne pou-
vait s'accorder avec la destination nécessairement objective qui
caractérise existence pratique , d'après son invincible réalité.
Tandis que l'une représentait tous les phénomènes comme ré-
gis par des volontés plus ou moins arbitraires, l'autre poussait
de plus en plus à les concevoir assujettis à des lois invariables,
sans lesquelles notre activité continue n'aurait pu comporter
aucune règle. D'après cette impuissance radicale à embrasser
réellement la vie active, la systématisation théologique dut
aussi rester toujours très-incomplète quant à la vie spéculative
et même affective, dont l'essor général se subordonne nécessaire-
ment aux principales exigences pratiques. L'existence humaine
ne pouvait donc être pleinement systématisée tant que le régime
théologique a prévalu, puisque nos sentiments et nos actes im-
primaient alors à nos pensées deux impulsions essentiellement
inconciliables. Il serait d'ailleurs superflu d'apprécier ici l'i-
nanité nécessaire de la coordination métaphysique, qui, malgré
ses prétentions absolues , ne put jamais enlever à la théologie
le domaine affectif, et fut toujours moins propre à embrasser la
vie active. Au temps de sa plus grande splendeur scolastique,
la systématisation ontologique ne sortit point du domaine spé-
culatif, réduit même à la vaine contemplation abstraite d'une
évolution purement individuelle , l'esprit métaphysique étant
radicalement incompatible avec le point de vue social. J'ai
assez démontré, dans mon ouvrage fondamental, que cet esprit
transitoire fut toujours impropre à rien construire réellement.
Sa domination exceptionnelle comportait seulement une desti-
nation révolutionnaire, pour seconder l'évolution prélimi-
naire de l'humanité en décomposant peu à peu le régime théo-
logique, qui, après avoir seul dirigé l'essor initial, avait dû
devenir, à tous égards, irrévocablement rétrograde.
Par cela même que toutes les spéculations positives émané-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 11
•
rent d'abord de la vie active, elles manifestèrent toujours plus
ou moins leur aptitude caractéristique à systématiser l'existence
pratique, que la coordination primitive ne pouvait embrasser.
Quoique leur défaut de généralité et de liaison entrave beau-
coup encore le développement de cette propriété, il n'en a
point empêché le sentiment universel. Des théories directement
relatives aux lois des phénomènes et destinées à fournir des
prévisions réelles , sont aujourd'hui appréciées surtout comme
seules capables de régulariser notre action spontanée sur
le monde extérieur. C'est pourquoi l'esprit positif a pu devenir
de plus en plus théorique et tendre à s'emparer peu à peu
de tout le domaine* spéculatif, sans perdre jamais l'aptitude
pratique inhérente à son origine, même quand il poursuivait
des recherches vraiment oiseuses, excusables seulement à titre
d'exercices logiques. Dès son premier essor mathématique et
astronomique, il a montré sa tendance à systématiser l'ensemble
de nos conceptions, suivant l'extension continue de son principe
fondamental. Ce nouveau principe philosophique, après avoir
longtemps modifié de plus en plus le principe théologico-méta-
physique, s'efforce évidemment, depuis Descartes £t Bacon,
de le remplacer irrévocablement. Ayant ainsi pris graduelle-
ment possession de toutes les études préliminaires , désormais
affranchies du régime ancien, il lui restait à compléter sa gé-
néralisation en s'emparant aussi de l'étude finale des phéno-
mènes sociaux. Interdite à l'esprit métaphysique , cette étude
n'avait jamais pu être saisie par l'esprit théologique que d'une
manière indirecte et empirique , comme condition de gouver-
nement. Or ce complément décisif a été, j'ose le dire, assez
réalisé, dans mon élaboration fondamentale, pour rendre
déjà incontestable l'aptitude du principe positif à coordonner
toute l'existence spéculative sans cesser de développer, et même
d'affermir, sa tendance initiale à régulariser aussi la vie active.
12 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
La coordination positive de tout le domaine intellectuel se
trouve ainsi d'autant mieux assurée que cette création de la
science sociale, en complétant l'essor de nos contemplations
réelles, leur imprime aussitôt le caractère systématique qui
leur manquait encore , en offrant nécessairement le seul lien
universel qu'elles comportent.
Cette conception est assez adoptée déjà pour qu'aucun véri-
table penseur méconnaisse désormais la tendance nécessaire de
l'esprit positif vers une systématisation durable, comprenant à
la fois l'existence spéculative et l'existence active. Mais une
telle coordination serait encore loin de présenter l'entière uni-
versalité sans laquelle le positivisme resterait impropre à rem-
placer entièrement le théologisme dans le gouvernement spi-
rituel de l'humanité. Car elle n'embrasserait point la partie
vraiment prépondérante de toute existence humaine, la vie
affective. Seule celle-ci fournit aux deux autres une impulsion
et une direction continues, à défaut desquelles leur propre
essor se consumerait bientôt en des contemplations vicieuses
ou du moins oiseuses et en une agitation stérile ou même per-
turbatrice. La persistance de cette immense lacune rendrait
d'ailleurs illusoire la double coordination théorique et prati-
que, en la privant de l'unique principe qui puisse lui procurer
une consistance réelle et durable. Une telle impuissance serait
encore plus grave que l'insuffisance nécessaire du régime théo-
logique envers la vie active; car, ni la raison, ni même
l'activité, ne peuvent constituer la véritable unité humaine.
Dans l'économie individuelle et surtout collective , l'harmonie
ne reposera jamais que sur le sentiment, comme l'indiquera
spécialement la quatrième partie de ce discours. C'est à sa
source spontanément affective que la théologie a toujours dû
son empire essentiel. Malgré son évidente caducité, elle conser-
vera ainsi , du moins en principe , quelques légitimes préten-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 13
tions à la prépondérance sociale , tant que la nouvelle philoso-
phie ne l'aura point dépouillée aussi de ce privilège fonda-
mental. Telle est donc la condition finale dont rien ne peut
dispenser la grande évolution moderne : la coordination posi-
tive, sans cesser d'être théorique et pratique, doit aussi de-
venir morale, et puiser même dans le sentiment son vrai prin-
cipe d'universalité. Alors seulement elle pourra enfin écarter
toutes les prétentions théologiques , en réalisant mieux que le
régime ancien la destination décisive de toute doctrine géné-
rale. Car , elle aura ainsi coordonné, pour la première fois
depuis le début de l'essor humain, tous les aspects fondamen-
taux de notre triple existence. Si le positivisme ne pouvait, en
effet, remplir cette inévitable condition, aucune systématisa*
tion ne serait désormais possible; le principe positif se trou-
vant, d'un côté, assez développé pour neutraliser le principe
théologique, et, d'un autre côté, restant toujours incapable
d'une équivalente suprématie. C'est pourquoi tant d'obser-
vateurs consciencieux sont aujourd'hui entraînés à désespé-
rer de l'avenir social, en reconnaissant l'impuissance finale
des anciens principes du gouvernement humain, sans aperce-
voir l'avènement graduel de nouvelles bases morales, faute
d'une théorie assez réelle et assez complète pour leur avoir
manifesté la vraie tendance définitive de la situation moderne.
Le caractère actuel du principe positif semble justifier une telle
opinion ; car son inaptitude à s'emparer jamais du domaine af-
fectif doit maintenant paraître aussi constatée que sa prochaine
prépondérance dans l'ordre actif et môme spéculatif.
Mais un examen plus approfondi rectifiera pleinement cette
première appréciation, en montrant que la sécheresse juste-
ment reprochée jusqu'ici aux inspirations positives tient seule-
ment à la spécialité empirique de leur essor préliminaire, sans
être aucunement inhérente à leur véritable nature. Surgie
6
14 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
d'abord des impulsions matérielles , et longtemps bornée aux
études inorganiques, la positivité ne reste, d'ordinaire, anti-
pathique au sentiment que faute d'être encore devenue assez
complète et assez systématique. En s'étendant aux spécula-
tions sociales , qui doivent former son principal domaine , elle
y perd nécessairement les divers vices propres à sa longue en-
fance. Par suite même de sa réalité caractéristique , la nou-
velle philosophie se trouve entraînée à devenir encore plus mo-
rale qu'intellectuelle, et à placer dans la vie affective le centre
de sa propre systématisation, pour représenter exactement les
droits respectifs de l'esprit et du cœur dans la véritable écono-
mie de la nature humaine , soit individuelle , soit collective.
L'élaboration des questions sociales la conduit aujourd'hui à
dissiper radicalement les orgueilleuses illusions inhérentes à sa
préparation scientifique , quant à la prétendue suprématie de
l'intelligence. Sanctionnant l'expérience universelle, encore
mieux que ne put le faire le catholicisme, le positivisme expli-
que pourquoi le bonheur privé et le bien public dépendent
beaucoup plus du cœur que de l'esprit. Mais, en outre, l'examen
direct de la question de systématisation le conduit à proclamer
que l'unité humaine ne peut résulter que d'une juste prépon-
dérance du sentiment sur la raison et même sur l'activité.
Notre nature étant caractérisée à la fois par l'intelligence
et par la sociabilité, l'unité semble d'abord pouvoir s'y établir
d'après deux modes différents, selon que la suprématie y appar-
tient à l'un ou à l'autre attribut. Il n'existe pourtant qu'un seul
mode de systématisation , parce que les deux attributs ne sont
point, à beaucoup près , également susceptibles de prévaloir.
Soit que Ton considère la nature propre de chacun d'eux ou
que l'on compare leurs énergies respectives, on peut clairement
reconnaître que l'intelligence ne comporte réellement d'autre
destination durable que de servir la sociabilité. Quand, au lieu
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 15
de s'en constituer dignement le principal mintstre, elle aspire à
la domination , elle ne parvient jamais à réaliser ses orgueil-
leuses prétentions, qui ne peuvent aboutir qu'à une désastreuse
anarchie.
Même dans la vie privée, il ne peut régner entre nos diverses
tendances une harmonie continue que par l'universelle prépon-
dérance du sentiment qui nous inspire la volonté sincère et
habituelle de faire le bien. Ce penchant est, sans doute, comme
tout autre, essentiellement aveugle, et il a besoin du secours
de la raison pour connaître les vrais moyens de se satisfaire , de
même que l'activité lui devient ensuite indispensable pour les
appliquer. Mais l'expérience journalière prouve néanmoins
qu'une telle impulsion constitue, on effet, la principale condi-
tion du bien , parce que , d'après le degré ordinaire d'intelli-
gence et d'énergie que présente notre nature, cette stimulation
soutenue suffit pour diriger avec fruit les recherches de Tune
et les entreprises de l'autre. Privées d'un tel mobile habituel,
toutes deux s'épuiseraient nécessairement en tentatives stériles
ou incohérentes , et retomberaient bientôt dans leur torpeur
initiale. Notre existence morale ne comporte donc une véri-
table unité qu'autant que l'affection domine à la fois la spécu-
lation et l'action.
Quoique ce principe fondamental convienne beaucoup à la
vie individuelle, c'est la vie publique qui en manifeste le
mieux l'irrécusable nécessité. Ce n'est pas que la difficulté y
change réellement de nature , ni qu'elle y exige de nouvelles
solutions ; mais elle y parvient à un degré bien plus appré-
ciable, qui ne permet aucune incertitude sur les moyens. L'in-
dépendance mutuelle des divers êtres qu'il faut alors rallier
montre clairement que la première condition de leur concours
habituel consiste dans leur propre disposition à l'amour uni-
versel. Il n'y a pas de calculs personnels qui puissent ordinai-
16 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
rement remplacer cet instinct social, ni pour la soudaineté et
l'étendue des inspirations, ni pour la hardiesse et la persistance
des résolutions. A la vérité, ces affections bienveillantes doi-
vent être le plus souvent moins énergiques, en elles-mêmes, que
les affections égoïstes. Mais elles possèdent nécessairement cette
admirable propriété que l'existence sociale permet et provoque
leur essor presque illimité, tandis qu'elle comprime sans cesse
leurs antagonistes; aussi est-ce surtout d'après la tendance
croissante des premières à prévaloir sur les secondes qu'on doit
mesurer le principal progrès de l'humanité. Leur ascendant
spontané peut être beaucoup secondé par l'intelligence, quand
elle s'applique à consolider la sociabilité en appréciant mieux
les vrais rapports naturels, et à la développer en éclairant son
exercice à l'aide des indications du passé sur l'avenir. C'est
dans ce noble service que la nouvelle philosophie fait consister
la principale destination de l'esprit, auquel ainsi elle fournit à
la fois une incomparable consécration et un champ inépuisable,
bien plus propre à le satisfaire profondément que ses vains
triomphes académiques et ses puériles investigations actuelles.
Au fond, les superbes aspirations de l'intelligence à la domi-
nation universelle, depuis que la grande unité théologique s'est
irrévocablement rompue, n'ont jamais pu comporter aucune
réalisation, et n'étaient susceptibles que d'une efficacité insur-
rectionnelle contre un régime devenu rétrograde. L'esprit n'est
pas destiné à régner, mais à servir : quand il croit dominer, il
rentre au service de la personnalité, au lieu de seconder la so-
ciabilité, sans qu'il puisse nullement se dispenser d'assister une
passion quelconque. En effet, le commandement réel exige, par-
dessus tout, de la force, et la raison n'a jamais que de la lu-
mière ; il faut que l'impulsion lui vienne d'ailleurs. Les utopies
métaphysiques, trop accueillies chez les savants modernes, sur
la prétendue perfection d'une vie purement contemplative, ne
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 17
constituent que d'orgueilleuses illusions, quand elles ne cou-
vient pas de coupables artifices. Quelque réelle que soit, sans
doute, la satisfaction attachée à la seule découverte de la vé-
rité, elle n'a jamais assea d'intensité pour diriger la conduite
habituelle ; l'impulsion d'une passion quelconque est même
indispensable à notre chétive intelligence pour déterminer et
soutenir presque tous ses efforts. Si cette inspiration émane
d'une affection bienveillante, on la remarque comme étant
à la fois plus rare et plus estimable; sa vulgarité empêche, au
contraire, de la distinguer quand elle est due aux motifs per-
sonnels de gloire, d'ambition, ou de Cupidité : telle est, au
fond, la seule différence ordinaire. Lors môme que l'impulsion
mentale résulterait, en effet, d'une sorte de passion exception»
nelle pour la pure vérité, sans aucun mélange d'orgueil ou de
vanité, cet exercice idéal, dégagé de toute destination sociale,
ne cesserait pas d'être profondément égoïste» J'aurai bientôt
lieu d'indiquer comment le positivisme, encore plus sévère que
le catholicisme, imprime nécessairement une énergique flétris-
sure sur un tel type métaphysique ou scientifique, dans lequel
le vrai point de vue philosophique fait hautement reconnaître
un coupable abus des facilités que la civilisation procure, pour
une tout autre fin, à l'existence contemplative.
C'est ainsi que le prinoipe positif, spontanément émané de
la vie active, et successivement étendu à toutes les parties es-
sentielles du domaine spéculatif, se. trouve, dans sa pleine ma-
turité, inévitablement conduit, par une suite naturelle de sa
réalité caractéristique, à embrasser aussi l'ensemble de la vie
affective, où il place aussitôt l'unique centre de sa systématisa-
tion finale. Le positivisme érige donc désormais en dogme fon-
damental, à la fois philosophique et politique, la prépondérance
continue du cœur sur l'esprit.
Sans doute, cette indispensable subordination, seule base
18 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
possible de l'unité humaine, avait été organisée, quoique em-
piriquement, par le régime théologique, comme je l'ai remar-
qué ci-dessus. Mais, d'après une fatalité propre à l'état initial,
cette première organisation se trouvait nécessairement affectée
d'un vice radical qui ne lui permettait qu'une destinée provi-
soire. Car, elle devait bientôt devenir profondément oppressive
pour l'intelligence, qui n'a pu s'y faire jour qu'en la modifiant
de plus en plus, de manière à finir par la dissoudre, en résul-
tat général de cette inévitable insurrection de vingt siècles, la-
quelle d'ailleurs a naturellement développé les anarchiques
utopies de l'orgueil métaphysique et scientifique. En effet, si
le cœur doit toujours poser les questions, c'est toujours à l'es-
prit qu'il appartient de les résoudre : tel est le vrai sens que le
positivisme vient établir en systématisant à jamais le principe
nécessaire de toute économie individuelle ou collective. Or
l'impuissance primitive de l'esprit, qui ne pouvait remplir di-
gnement son office qu'après une longue et difficile préparation,
a d'abord obligé le coeur de l'y remplacer, en suppléant au dé-
faut de notions objectives par l'essor spontané de ses inspirations
subjectives, sans lesquelles toute l'évolution humaine, tant
mentale que sociale, serait restée indéfiniment impossible,
comme l'explique mon Système de philosophie positive. Mais cet
empire absolu, longtemps indispensable, ne pouvait ensuite
éviter de devenir hostile au développement propre de la raison, à
mesure que celle-ci parvenait à ébaucher des conceptions fondées
sur une appréciation plus ou moins réelle du monde extérieur.
Telle est, en général, la principale source directe des grandes
modifications successivement survenues dans l'ensemble des
croyances théologiques. Depuis que ce système a subi tous les
amendements compatibles avec sa nature fondamentale, le con-
flit intellectuel, devenu plus grave et plus rapide par l'essor
décisif des connaissances positives, a pris un caractère de plus
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 19
en plus rétrograde d'un côté et révolutionnaire de l'autre,
d'après l'impossibilité, de plus en plus sentie, de concilier deux
régimes aussi opposés. Tel est surtout le caractère de la situa-
tion actuelle, où l'ancienne domination de la théologie, si elle
était susceptible de restauration, constituerait directement une
profonde dégradation intellectuelle, et même par suite morale,
en réglant uniquement d'après nos désirs et nos convenances
toutes nos opinions sur la vérité extérieure. Aussi l'humanité
ne peut-elle plus faire aucun pas décisif sans renoncer totale-
ment au principe théologique, qui déjà ne conserve, en Occi-
dent, d'autre efficacité essentielle que de maintenir, par sa ré-
sistance nécessaire, la vraie position de la question principale.
Il oblige ainsi la systématisation nouvelle à se concentrer en-
fin dans la vie affective, malgré les préjugés et les habitudes
propres à l'immense transition révolutionnaire qui dure depuis
la fin du moyen âge. Mais le positivisme, en remplissant, encore
mieux qu'aucun théelogisme, cette condition fondamentale de
toute organisation, termine nécessairement la longue insur-
rection de l'esprit contre le cœur. Car, par une décision à la
fois spontanée et systématique, il accorde à l'intelligence la
libre participation totale qui lui appartient dans l'ensemble de
la vie humaine. D'après l'interprétation positive du grand prin-
cipe organique, l'esprit ne doit essentiellement traiter que les
questions posées par le cœur pour la juste satisfaction finale de
nos divers besoins. L'expérience a déjà trop démontré que,
sans cette règle indispensable, l'esprit suivrait presque toujours
sa pente involontaire vers les spéculations oiseuses ou chimé-
riques, qui sont en même temps les plus nombreuses et les
plus faciles. Mais, dans son élaboration quelconque de chaque
sujet ainsi proposé, l'esprit doit rester seul juge, soit de la con-
venance des moyens, soit de la réalité des résultats. C'est uni-
quement à lui qu'il appartient d'apprécier ce qui esl pour pré-
20 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
voir ce qui sera, et de découvrir les procédés d'amélioration»
En un mot, l'esprit doit toujours être le ministre du cœur
et jamais son esclave. Telles sont les conditions corrélatives de
l'harmonie finale instituée par le principe positif. On doit peu
craindre qu'elles soient gravement troublées, puisque les deux
éléments de ce grand équilibre se trouveront bientôt disposés
naturellement à le maintenir, comme également favorable à
chacun d'eux. Les habitudes insurrectionnelles delà raison mo-
derne n'autorisent point à lui supposer un caractère indéfini-
ment révolutionnaire , une fois que ses légitimes réclamations
se trouveront largement satisfaites. D'ailleurs, au besoin, les
moyens ne manqueraient pas au nouveau régime pour réprimer
assez des prétentions subversives, ainsi que j'aurai bientôt Toc*
casion de le faire sentir. D'un autre côté, la nouvelle domination
du cœur ne saurait jamais devenir, comme l'ancienne, sérieu-
sement hostile envers l'esprit. Car, le véritable amour demande
toujours à s'éclairer sur les moyens réels d'atteindre le but
qu'il poursuit : le règne du vrai sentiment doit être habituel-
lement aussi favorable à la saine raison qu'à la sage activité.
Voilà comment une doctrine, qui ne comporte pas plus l'hy-
pocrisie que l'oppression, vient aujourd'hui, en résultat général
des diverses évolutions antérieures, régénérer à la fois l'ordre
public et Tordre privé , de plus en plus compromis par une si-
tuation radicalement anarchique. Elle rallie à jamais la vraie
philosophie et la saine politique sous un même principe fonda-
mental, non moins susceptible d'être senti que d'être démontré,
et qui est autant propre à tout systématiser qu'à tout régir. Ge
grand dogme positiviste de l'universelle prépondérance du cœur
sur l'esprit sera d'ailleurs représenté, dans la cinquième partie
de ce Discours, comme aussi capable d'aptitude esthétique que
de puissance philosophique et d'efficacité sociale. On achèvera
ainsi de comprendre la possibilité de tout concentrer désormais
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 21
autour d'un principe unique, à la fois moral, rationnel et
poétique, seul propre à terminer réellement la plus profonde
révolution de l'humanité. Chacun peut déjà constater ici que
la force, essentiellement moderne, de la démonstration, encore
restée, à tant d'égards, dissolvante, se sanctifie nécessaire-
ment, lors de sa pleine maturité, en recevant irrévocablement,
de la nouvelle impulsion générale, une importante destination
organique, qu'un prochain avenir développera beaucoup. Je
puis donc, sans aucune exagération, conclure, de l'ensemble
des indications précédentes, que, malgré son origine purement
théorique, désormais le positivisme convient autant aux âmes
tendres qu'aux esprits méditatifs et aux caractères énergiques.
Ayant ainsi déterminé la nature et le principe de la systé-
matisation totale que doivent maintenant construire les vrais
philosophes, il me reste à en caractériser la marche nécessaire
et ensuite le nœud fondamental.
Quoique cette construction ne puisse convenir à sa destina-
tion qu'en embrassant l'ensemble de son triple domaine, spécu-
latif, affectif, et actif, ses trois parties essentielles ne sauraient
pourtant s'accomplir à la fois, sans que néanmoins leur inévi-
table succession altère aucunement leur solidarité spontanée,
puisqu'elle résulte, au contraire, d'une juste appréciation de
leur mutuelle dépendance. Il importe de reconnaître, eu effet,
que les pensées doivent être systématisées avant les sentiments,
et ceux-ci avant les actes. C'est sans doute par l'instinct con-
fus de cet ordre nécessaire que les philosophes avaient jus-
qu'ici borné à la seule existence contemplative le domaine gé-
néral de la systématisation humaine.
L'inévitable obligation de coordonner avant tout les idées
ne résulte pas seulement de ce que leur liaison est plus facile
et comporte plus de perfection, de manière à constituer une
utile préparation logique au reste de la grande synthèse. En
22 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
creusant davantage ce sujet, on découvre un motif plus décisif
et moins saillant, qui représente ce préambule, pourvu qu'il
soit complet, comme la base nécessaire de l'ensemble de la
construction, qui heureusement ne peut plus offrir ensuite au-
cune difficulté du premier ordre, du moins en s'y bornant avec
sagesse au degré de coordination qu'exige réellement sa desti-
nation finale.
Cette importance prépondérante de la simple systématisation
intellectuelle semble d'abord contraire à la faible énergie des
fonctions correspondantes dans l'économie totale de notre véri-
table nature, où le sentiment et l'activité contribuent certaine-
ment beaucoup plus que la pure raison à chaque résultat ha-
bituel. Si l'on tente de résoudre cette sorte de paradoxe, on
est conduit à discerner enfin en quoi consiste le nœud fonda-
mental du grand problème de l'unité humaine.
En effet, une telle unité exige d'abord un principe nécessai-
rement subjectif, qui a été posé ci-dessus, dans la prépondé-
rance continue du cœur sur l'esprit, sans laquelle ni l'existence
collective, ni même la simple existence individuelle, ne com-
porteraient aucune harmonie durable, faute d'une impulsion
assez énergique pour faire habituellement converger les nom-
breuses tendances, hétérogènes et souvent opposées, d'un or-
ganisme aussi complexe. Mais cette indispensable condition
intérieure serait loin de suffire, si, en même temps, le monde
extérieur ne nous offrait pas spontanément une base objective,
indépendante de nous, dans l'ordre général des divers phéno-
mènes qui régissent l'humanité, et dont l'évidente prépondé-
rance peut permettre au sentiment d'amour de discipliner les
inclinations discordantes, quand l'intelligence nous a dévoilé
le véritable ensemble de notre destinée. Telle est la principale
mission de l'esprit, dignement consacré désormais au service
du cœur par la théorie positive de la systématisation humaine.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 23
Si, au début de ce discours, j'ai représenté cette construc-
tion comme inévitablement insuffisante, et même chimérique,
tant qu'elle resterait partielle, je dois maintenant ajouter,
pour compléter le grand programme philosophique, qu'elle ne
doit pas davantage rester isolée, et même que l'harmonie sub-
jective serait impossible sans un lien objectif. D'abord, cette
coordination purement intérieure, en la supposant accomplie à
part, ne comporterait évidemment presque aucune efficacité
habituelle pour notre vrai bonheur privé ou public, qui dépend
beaucoup des relations de chacun de nous avec l'ensemble des
êtres réels. Mais, en outre, par l'extrême imperfection de notre
nature, les tendances discordantes de l'égoïsme fondamental
sont en elles-mêmes tellement supérieures aux dispositions
sympathiques de la sociabilité, que celles-ci ne pourraient jamais
prévaloir sans le point d'appui qu'elles trouvent dans une éco-
nomie extérieure qui nécessairement provoque leur essor con-
tinu, tandis qu'elle comprime l'ascendant de leurs antago-
nistes.
Pour apprécier assez cette réaction indispensable, il faut
concevoir cet ordre extérieur comme embrassant, avec le
monde proprement dit, l'ensemble de nos propres phénomènes,
qui, quoique les plus modifiables de tous, sont néanmoins assu-
jettis aussi à d'invariables lois naturelles, principal objet de nos
contemplations positives. Or nos affections bienveillantes se
trouvent spontanément conformes à celles de ces lois qui ré-
gissent directement la sociabilité, et nous disposent d'ailleurs à
respecter toutes les autres, aussitôt que notre intelligence en
a découvert l'empire. L'harmonie affective, même privée, et
surtout publique, n'est donc possible que par l'évidente néces-
sité de subordonner l'existence humaine à cet ascendant exté-
rieur qui seul rend disciplinables nos instincts égoïstes, dont
la prépondérance neutraliserait aisément nos impulsions sym-
22 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
creusant davantage ce sujet, on découvre un motif plus décisif
et moins saillant, qui représente ce préambule, pourvu qu'il
soit complet, comme la base nécessaire de l'ensemble de la
construction, qui heureusement ne peut plus offrir ensuite au-
cune difficulté du premier ordre, du moins en s'y bornant avec
sagesse au degré de coordination qu'exige réellement sa desti-
nation finale.
Cette importance prépondérante de la simple systématisation
intellectuelle semble d'abord contraire à la faible énergie des
fonctions correspondantes dans Péconomie totale de notre véri-
table nature, où le sentiment et l'activité contribuent certaine-
ment beaucoup plus que la pure raison à chaque résultat ha-
bituel. Si Ton tente de résoudre cette sorte de paradoxe, on
est conduit à discerner enfin en quoi consiste le nœud fonda-
mental du grand problème de l'unité humaine.
En effet, une telle unité exige d'abord un principe nécessai-
rement subjectif, qui a été posé ci-dessus, dans la prépondé-
rance continue du cœur sur l'esprit, sans laquelle ni l'existence
collective, ni même la simple existence individuelle, ne com-
porteraient aucune harmonie durable, faute d'une impulsion
assez énergique pour faire habituellement converger les nom-
breuses tendances, hétérogènes et souvent opposées, d'un or-
ganisme aussi complexe. Mais cette indispensable condition
intérieure serait loin de suffire, si, en même temps, le monde
extérieur ne nous offrait pas spontanément une base objective,
indépendante de nous, dans l'ordre général des divers phéno-
mènes qui régissent l'humanité, et dont l'évidente prépondé-
rance peut permettre au sentiment d'amour de discipliner les
inclinations discordantes, quand l'intelligence nous a dévoilé
le véritable ensemble de notre destinée. Telle est la principale
mission de l'esprit, dignement consacré désormais au service
du cœur par la théorie positive de la systématisation humaine.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 23
Si, au début de ce discours, j'ai représenté cette construc-
tion comme inévitablement insuffisante, et même chimérique,
tant qu'elle resterait partielle, je dois maintenant ajouter,
pour compléter le grand programme philosophique, qu'elle ne
doit pas davantage rester isolée, et même que l'harmonie sub-
jective serait impossible sans un lien objectif. D'abord, cette
coordination purement intérieure, en la supposant accomplie à
part, ne comporterait évidemment presque aucune efficacité
habituelle pour notre vrai bonheur privé ou public, qui dépend
beaucoup des relations de chacun de nous avec l'ensemble des
êtres réels. Mais, en outre, par l'extrême imperfection de notre
nature, les tendances discordantes de l'égoïsme fondamental
sont en elles-mêmes tellement supérieures aux dispositions
sympathiques de la sociabilité, que celles-ci ne pourraient jamais
prévaloir sans le point d'appui qu'elles trouvent dans une éco-
nomie extérieure qui nécessairement provoque leur essor con-
tinu, tandis qu'elle comprime l'ascendant de leurs antago-
nistes.
Pour apprécier assez cette réaction indispensable, il faut
concevoir cet ordre extérieur comme embrassant, avec le
monde proprement dit, l'ensemble de nos propres phénomènes,
qui, quoique les plus modifiables de tous, sont néanmoins assu-
jettis aussi à d'invariables lois naturelles, principal objet de nos
contemplations positives. Or nos affections bienveillantes se
trouvent spontanément conformes à celles de ces lois qui ré-
gissent directement la sociabilité, et nous disposent d'ailleurs à
respecter toutes les autres, aussitôt que notre intelligence en
a découvert l'empire. L'harmonie affective, même privée, et
surtout publique, n'est donc possible que par l'évidente néces-
sité de subordonner l'existence humaine à cet ascendant exté-
rieur qui seul rend disciplinables nos instincts égoïstes, dont
la prépondérance neutraliserait aisément nos impulsions sym-
16 SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
rement remplacer cet instinct social, ni pour la soudaineté et
l'étendue des inspirations, ni pour la hardiesse et la persistance
des résolutions. A la vérité, ces affections bienveillantes doi-
vent être le plus souvent moins énergiques, en elles-mêmes, que
les affections égoïstes. Mais elles possèdent nécessairement cette
admirable propriété que l'existence sociale permet et provoque
leur essor presque illimité, tandis qu'elle comprime sans cesse
leurs antagonistes; aussi est-ce surtout d'après la tendance
croissante des premières à prévaloir sur les secondes qu'on doit
mesurer le principal progrès de l'humanité. Leur ascendant
spontané peut être beaucoup secondé par l'intelligence, quand
elle s'applique à consolider la sociabilité en appréciant mieux
les vrais rapports naturels, et à la développer en éclairant son
exercice à l'aide des indications du passé sur l'avenir. C'est
dans ce noble service que la nouvelle philosophie fait consister
la principale destination de l'esprit, auquel ainsi elle fournit à
la fois une incomparable consécration et un champ inépuisable,
bien plus propre à le satisfaire profondément que ses vains
triomphes académiques et ses puériles investigations actuelles.
Au fond, les superbes aspirations de l'intelligence à la domi-
nation universelle, depuis que la grande unité théologique s'est
irrévocablement rompue, n'ont jamais pu comporter aucune
réalisation, et n'étaient susceptibles que d'une efficacité insur-
rectionnelle contre un régime devenu rétrograde. L'esprit n'est
pas destiné à régner, mais à servir : quand il croit dominer, il
rentre au service de la personnalité, au lieu de seconder la so-
ciabilité, sans qu'il puisse nullement se dispenser d'assister une
passion quelconque. En effet, le commandement réel exige, par-
dessus tout, de la force, et la raison n'a jamais que de la lu-
mière ; il faut que l'impulsion lui vienne d'ailleurs. Les utopies
métaphysiques, trop accueillies chez les savants modernes, sur
la prétendue perfection d'une vie purement contemplative, ne
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 17
constituent que d'orgueilleuses illusions, quand elles ne cou-
vrent pas de coupables artifices. Quelque réelle que soit, sans
doute, la satisfaction attachée à la seule découverte de la vé-
rité, elle n'a jamais assea d'intensité pour diriger la conduite
habituelle ; l'impulsion d'une passion quelconque est même
indispensable à notre chétive intelligence pour déterminer et
soutenir presque tou6 ses efforts. Si cette inspiration émane
d'une affection bienveillante, on la remarque comme étant
à la fois plus rare et plus estimable; sa vulgarité empêche, au
contraire, de la distinguer quand elle est due aux motifs per-
sonnels de gloire, d'ambition, ou de Cupidité : telle est, au
fond, la seule différence ordinaire. Lors même que l'impulsion
mentale résulterait, en effet, d'une sorte de passion exception»
nelle pour la pure vérité, sans aucun mélange d'orgueil ou de
vanité) cet exercice idéal, dégagé de toute destination sociale,
ne cesserait pas d'être profondément égoïste» J'aurai bientôt
lieu d'indiquer comment le positivisme, encore plus sévère que
le catholicisme, imprime nécessairement une énergique flétris-
sure sur un tel type métaphysique ou scientifique, dans lequel
le vrai point de vue philosophique fait hautement reconnaître
un coupable abus des facilités que la civilisation procure, pour
une tout autre fin, à l'existence contemplative.
C'est ainsi que le principe positif, spontanément émané de
la vie active, et successivement étendu à toutes les parties es-
sentielles du domaine spéculatif, Be. trouve, dans sa pleine ma-
turité, inévitablement conduit, par une suite naturelle de sa
réalité caractéristique, à embrasser aussi l'ensemble de la vie
affective, où il place aussitôt l'unique centre de sa systématisa-
tion finale. Le positivisme érige donc désormais en dogme fon-
damental, à la fois philosophique et politique, la prépondérance
continue du cœur sur l'esprit.
Sans doute, cette indispensable subordination, seule base
18 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
possible de l'unité humaine, avait été organisée, quoique em-
piriquement, par le régime théologique, comme je l'ai remar-
qué ci-dessus. Mais, d'après une fatalité propre à l'état initial,
cette première organisation se trouvait nécessairement affectée
d'un vice radical qui ne lui permettait qu'une destinée provi-
soire. Car, elle devait bientôt devenir profondément oppressive
pour l'intelligence, qui n'a pu s'y faire jour qu'en la modifiant
de plus en plus, de manière à finir par la dissoudre, en résul-
tat général de cette inévitable insurrection de vingt siècles, la-
quelle d'ailleurs a naturellement développé les anarchiques
utopies de l'orgueil métaphysique et scientifique. En effet, si
le cœur doit toujours poser les questions, c'est toujours à l'es-
prit qu'il appartient de les résoudre : tel est le vrai sens que le
positivisme vient établir en systématisant à jamais le principe
nécessaire de toute économie individuelle ou collective. Or
l'impuissance primitive de l'esprit, qui ne pouvait remplir di-
gnement son office qu'après une longue et difficile préparation,
a d'abord obligé le cœur de l'y remplacer, en suppléant au dé-
faut de notions objectives par l'essor spontané de ses inspirations
subjectives, sans lesquelles toute révolution humaine, tant
mentale que sociale, serait restée indéfiniment impossible,
comme l'explique mon Système de philosophie positive. Mais cet
empire absolu, longtemps indispensable, ne pouvait ensuite
éviter de devenir hostile au développement propre de la raison, à
mesure que celle-ci parvenait à ébaucher des conceptions fondées
sur une appréciation plus ou moins réelle du monde extérieur.
Telle est, en général, la principale source directe des grandes
modifications successivement survenues dans l'ensemble des
croyances théologiques. Depuis que ce système a subi tous les
amendements compatibles avec sa nature fondamentale, le con-
flit intellectuel, devenu plus grave et plus rapide par l'essor
décisif des connaissances positives, a pris un caractère de plus
DISCOURS PRELIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 19
en plus rétrograde d'un côté et révolutionnaire de l'autre,
d'après l'impossibilité, de plus en plus sentie, de concilier deux
régimes aussi opposés. Tel est surtout le caractère de la situa-
tion actuelle, où l'ancienne domination de la théologie, si elle
était susceptible de restauration, constituerait directement une
profonde dégradation intellectuelle, et même par suite morale,
en réglant uniquement d'après nos désirs et nos convenances
toutes nos opinions sur la vérité extérieure. Aussi l'humanité
ne peut-elle plus faire aucun pas décisif sans renoncer totale-
ment au principe théologique, qui déjà ne conserve, en Occi-
dent, d'autre efficacité essentielle que de maintenir, par sa ré-
sistance nécessaire, la vraie position de la question principale.
Il oblige ainsi la systématisation nouvelle à se concentrer en-
fin dans la vie affective, malgré les préjugés et les habitudes
propres à l'immense transition révolutionnaire qui dure depuis
la fin du moyen âge. Mais le positivisme, en remplissant, encore
mieux qu'aucun théelogisme, cette condition fondamentale de
toute organisation, termine nécessairement la longue insur-
rection de l'esprit contre le cœur. Car, par une décision à la
fois spontanée et systématique, il accorde à l'intelligence la
libre participation totale qui lui appartient dans l'ensemble de
la vie humaine. D'après l'interprétation positive du grand prin-
cipe organique, l'esprit ne doit essentiellement traiter que les
questions posées par le cœur pour la juste satisfaction finale de
nos divers besoins. L'expérience a déjà trop démontré que,
sans cette règle indispensable, l'esprit suivrait presque toujours
sa pente involontaire vers les spéculations oiseuses ou chimé-
riques, qui sont en même temps les plus nombreuses et les
plus faciles. Mais, dans son élaboration quelconque de chaque
sujet ainsi proposé, l'esprit doit rester seul juge, soit de la con-
venance des moyens, soit de la réalité des résultats. C'est uni-
quement à lui qu'il appartient d'apprécier ce qui esl pour pré-
20 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
voir ee qui sera, et de découvrir les procédés d'amélioration.
En un mot, l'esprit doit toujours être le ministre du cœur
et jamais son esclave. Telles sont les conditions corrélatives de
l'harmonie finale instituée par le principe positif. On doit peu
craindre qu'elles soient gravement troublée», puisque les deux
éléments de ce grand équilibre se trouveront bientôt disposés
naturellement à le maintenir, comme également favorable à
chacun d'eux. Les habitudes insurrectionnelles de la raison mo-
derne n 'autorisent point à lui supposer un caractère indéfini-
ment révolutionnaire , une fois que ses légitimes réclamations
se trouveront largement satisfaites. D'ailleurs, au besoin, les
moyens ne manqueraient pas au nouveau régime pour réprimer
assez des prétentions subversives, ainsi que j 'aurai bientôt Toc*
casion de le faire sentir. D'un autre côté, la nouvelle domination
du cœur ne saurait jamais devenir, comme l'ancienne, sérieu-
sement hostile envers l'esprit. Car, le véritable amour demande
toujours à s'éclairer sur les moyens réels d'atteindre le but
qu'il poursuit : le règne du vrai sentiment doit être habituel-
lement aussi favorable à la saine raison qu'à la sage activité.
Voilà comment une doctrine, qui ne comporte pas plus l'hy-
pocrisie que l'oppression, vient aujourd'hui, en résultat général
des diverses évolutions antérieures', régénérer à la fois l'ordre
public et l'ordre privé , de plus en plus compromis par une si-
tuation radicalement anarchique. Elle rallie à jamais la vraie
philosophie et la saine politique sous un même principe fonda-
mental, non moins susceptible d'être senti que d'être démontré,
et qui est autant propre à tout systématiser qu'à tout régir. Ge
grand dogme positiviste de l'universelle prépondérance du cœur
sur l'esprit sera d'ailleurs représenté, dans la cinquième partie
de ce Discours, comme aussi capable d'aptitude esthétique que
de puissance philosophique et d'efficacité sociale. On achèvera
ainsi de comprendre la possibilité de tout concentrer désormais
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 21
autour d'un principe unique, à la fois moral, rationnel et
poétique, seul propre à terminer réellement la plus profonde
révolution de l'humanité. Chacun peut déjà constater ici que
la force, essentiellement moderne, de la démonstration, encore
restée, à tant d'égards, dissolvante, se sanctifie nécessaire-
ment, lors de sa pleine maturité, en recevant irrévocablement,
de la nouvelle impulsion générale, une importante destination
organique, qu'un prochain avenir développera beaucoup. Je
puis donc, sans aucune exagération, conclure, de l'ensemble
des indications précédentes, que, malgré son origine purement
théorique, désormais le positivisme convient autant aux âmes
tendres qu'aux esprits méditatifs et aux caractères énergiques.
Ayant ainsi déterminé la nature et le principe de la systé-
matisation totale que doivent maintenant construire les vrais
philosophes, il me reste à en caractériser la marche nécessaire
et ensuite le nœud fondamental.
Quoique cette construction ne puisse convenir à sa destina-
tion qu'en embrassant l'ensemble de son triple domaine, spécu-
latif, affectif, et actif, ses trois parties essentielles ne sauraient
pourtant s'accomplir à la fois, sans que néanmoins leur inévi-
table succession altère aucunement leur solidarité spontanée,
puisqu'elle résulte, au contraire, d'une juste appréciation de
leur mutuelle dépendance. Il importe de reconnaître, en effet,
que les pensées doivent être systématisées avant les sentiments,
et ceux-ci avant les actes. C'est sans doute par l'instinct con-
fus de cet ordre nécessaire que les philosophes avaient jus-
qu'ici borné à la seule existence contemplative le domaine gé-
néral de la systématisation humaine.
L'inévitable obligation de coordonner avant tout les idées
ne résulte pas seulement de ce que leur liaison est plus facile
et comporte plus de perfection, de manière à constituer une
utile préparation logique au reste de la grande synthèse. En
22 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
creusant davantage ce sujet, on découvre un motif plus décisif
et moins saillant, qui représente ce préambule, pourvu qu'il
soit complet, comme la base nécessaire de l'ensemble de la
construction, qui heureusement ne peut plus offrir ensuite au-
cune difficulté du premier ordre, du moins en s'y bornant avec
sagesse au degré de coordination qu'exige réellement sa desti-
nation finale.
Cette importance prépondérante de la simple systématisation
intellectuelle semble d'abord contraire à la faible énergie des
fonctions correspondantes dans l'économie totale de notre véri-
table nature, où le sentiment et l'activité contribuent certaine-
ment beaucoup plus que la pure raison à chaque résultat ha-
bituel. Si l'on tente de résoudre cette sorte de paradoxe, on
est conduit à discerner enfin en quoi consiste le nœud fonda-
mental du grand problème de l'unité humaine.
En effet, une telle unité exige d'abord un principe nécessai-
rement subjectif, qui a été posé ci-dessus, dans la prépondé-
rance continue du cœur sur l'esprit, sans laquelle ni l'existence
collective, ni même la simple existence individuelle, ne com-
porteraient aucune harmonie durable, faute d'une impulsion
assez énergique pour faire habituellement converger les nom-
breuses tendances, hétérogènes et souvent opposées, d'un or-
ganisme aussi complexe. Mais cette indispensable condition
intérieure serait loin de suffire, si, en même temps, le monde
extérieur ne nous offrait pas spontanément une base objective,
indépendante de nous, dans l'ordre général des divers phéno-
mènes qui régissent l'humanité, et dont l'évidente prépondé-
rance peut permettre au sentiment d'amour de discipliner les
inclinations discordantes, quand l'intelligence nous a dévoilé
le véritable ensemble de notre destinée. Telle est la principale
mission de l'esprit, dignement consacré désormais au service
du cœur par la théorie positive de la systématisation humaine.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 23
Si, au début de ce discours, j'ai représenté cette construc-
tion comme inévitablement insuffisante, et même chimérique,
tant qu'elle resterait partielle, je dois maintenant ajouter,
pour compléter le grand programme philosophique, qu'elle ne
doit pas davantage rester isolée, et même que l'harmonie sub-
jective serait impossible sans un lien objectif. D'abord, cette
coordination purement intérieure, en la supposant accomplie à
part, ne comporterait évidemment presque aucune efficacité
habituelle pour notre vrai bonheur privé ou public, qui dépend
beaucoup des relations de chacun de nous avec l'ensemble des
êtres réels. Mais, en outre, par l'extrême imperfection de notre
nature, les tendances discordantes de Tégoïsme fondamental
sont en elles-mêmes tellement supérieures aux dispositions
sympathiques de la sociabilité, que celles-ci ne pourraient jamais
prévaloir sans le point d'appui qu'elles trouvent dans une éco-
nomie extérieure qui nécessairement provoque leur essor con-
tinu, tandis qu'elle comprime l'ascendant de leurs antago-
nistes*
Pour apprécier assez cette réaction indispensable, il faut
concevoir cet ordre extérieur comme embrassant, avec le
monde proprement dit, l'ensemble de nos propres phénomènes,
qui, quoique les plus modifiables de tous, sont néanmoins assu-
jettis aussi à d'invariables lois naturelles, principal objet de nos
contemplations positives. Or nos affections bienveillantes se
trouvent spontanément conformes à celles de ces lois qui ré-
gissent directement la sociabilité, et nous disposent d'ailleurs à
respecter toutes les autres, aussitôt que notre intelligence en
a découvert l'empire. L'harmonie affective, même privée, et
surtout publique, n'est donc possible que par l'évidente néces-
sité de subordonner l'existence humaine à cet ascendant exté-
rieur qui seul rend disciplinaires nos instincts égoïstes, dont
la prépondérance neutraliserait aisément nos impulsions sym-
24 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
pathiques, si celles-ci ne trouvaient en dehors cet appui fonda-
mental, que la raison peut seule mettre au service du senti-
ment pour régler l'activité.
C'est ainsi que la systématisation intellectuelle, essentielle-
ment relative à ce grand spectacle naturel, acquiert nécessaire-
ment une importance très-supérieure à ses propres exigences
théoriques, ordinairement si faibles , même chez les plus con-
templatifs. En ce sens , la synthèse spéculative résout aussitôt
la principale difficulté que présente la synthèse affective, en
associant à nos meilleures impulsions intérieures une puissante
stimulation extérieure, qui leur permet de contenir assez nos
penchants discordants pour établir l'harmonie habituelle
qu'elles poursuivent toujours, mais qu'elles ne pourraient ja-
mais réaliser sans un tel secours continu. On sait d'ailleurs que
cette conception générale de l'ordre naturel constitue directe-
ment la base indispensable de toute systématisation réelle des
actes humains, qui ne comportent d'efficacité qu'en vertu de
leur conformité permanente à l'ensemble de cette irrésistible
économie : cette partie de notre grande démonstration se trouve
aujourd'hui devenue si familière que je suis ici dispensé de l'in-
diquer davantage. Quand la synthèse spéculative aura permis
d'accomplir la synthèse affective, il est clair que la synthèse ac-
tive ne pourra plus offrir de nouvelles difficultés majeures,
puisque l'unité d'impulsion achèvera d'instituer une unité
d'action déjà préparée par l'unité de conception. Voilà com-
ment toute la systématisation humaine dépend finalement de la
simple coordination mentale , qui doit d'abord sembler en
elle-même si peu décisive.
A don principe subjectif, la prépondérance du sentiment,
le positivisme associe donc une base objective, l'immuable né-
cessité extérieure, qui seule permet réellement de subordonner
à la sociabilité l'ensemble de notre existence. La supériorité de
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 25
la nouvelle systématisation sur l'ancienne est encore plus évi-
dente sous ce second aspect que sous le premier. Car, ce lien
objectif ne résultait, dans le théologisme, que de la croyance
spontanée aux volontés surnaturelles. Or, quelque réalité qu'on
attribuât alors à cette fiction, sa source restait pourtant sub-
jective en effet, ce qui devait rendre fort confuse et très-mo-
bile son efficacité habituelle. La discipline correspondante ne
pouvait être comparable, ni en évidence, ni en énergie, ni en
stabilité, à celle que comporte la notion continue d'un ordre
vraiment extérieur, confirmé, malgré nous, par toute notre
existence*
Ce dogme fondamental du positivisme doit être conçu, non
comme le produit instantané d'une inspiration générale, mais
comme le résultat graduel d'une immense élaboration spéciale,
qui a commencé avec le premier exercice de la raison humaine,
et qui est à peine achevée aujourd'hui chez ses organes les plus
avancés. Il constitue la plus précieuse acquisition intellectuelle
de l'ensemble de l'humanité, préparant avec effort, pendant sa
longue enfance, le seul régime qni convienne finalement à sa
vraie nature. Dans tous les cas fondamentaux, il n'est réelle-
ment démontrable que par l'observation, sauf l'extension par
analogie. Jamais il ne comporte de preuves déductives qu'envers
les phénomènes évidemment composés de ceux où il est déjà
constaté. C'est ainsi, par exemple, que nous sommes logique-
ment autorisés à admettre, en général, des lois météorolo-
giques, quoique la plupart soient encore ignorées, et doivent
peut-être rester toujours inconnues : car, de tels événements
ne résultent certainement que d'un concours d'influences natu-
relles, astronomiques, physiques, chimiques, etc., dont cha-
cune a été reconnue assujettie à un ordre invariable. Mais,
envers tous les phénomènes vraiment irréductibles à d'autres,
une induction spéciale peut seule déterminer, à cet égard,
26 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
notre conviction : comment pourrait être déduit un principe
nécessairement destiné à fournir la base tacite de toute dé-
duction réelle? Voilà pourquoi ce dogme, si étranger à notre
régime initial, a exigé une si longue préparation, dont les plus
éminents penseurs ne pouvaient eux-mêmes se dispenser. Quand
les conceptions métaphysiques ont semblé anticiper à ce sujet
sur les vérifications indispensables, leur efficacité n'est résultée,
au fond, que de leur aptitude provisoire à généraliser, d'une
manière plus ou moins confuse, les analogies spontanément
suscitées par la découverte effective des lois naturelles envers
les plus simples phénomènes. Ces anticipations dogmatiques
sont même restées toujours fort équivoques, et surtout très-
stériles, tant qu'elles n'ont pu se rattacher à aucune ébauche
spéciale de théorie vraiment positive. Aussi, malgré la puis-
sance apparente de telles argumentations, si familières à la
raison moderne, le vrai sentiment de l'ordre extérieur se
trouve-t-il encore profondément insuffisant chez les meilleurs
esprits, faute d'une convenable vérification envers les phéno-
mènes les plus compliqués et les plus importants, sauf le
très-petit nombre des penseurs qui admettent déjà comme défini-
tive ma découverte fondamentale des principales lois sociologi-
ques. L'incertitude qui subsiste ainsi pour une étude intime-
ment liée à toutes les autres, exerce d'ailleurs sur celles-ci une
ténébreuse réaction, qui altère gravement la notion de l'inva-
riabilité jusque dans les plus simples sujets ; comme le té-
moigne, par exemple, l'aberration radicale de presque tous
les géomètres actuels quant au prétendu calcul des chances, où
l'on suppose nécessairement que les faits correspondants ne
suivent aucune loi. Ce grand dogme ne pouvait donc être, en
un cas quelconque, solidement établi qu'autaut que sa vérifi-
cation spéciale s'étendait à toutes les catégories essentielles de
phénomènes élémentaires. Mais cette difficile condition se trou-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 27
vant assez remplie aujourd'hui, chez les penseurs vraiment au
niveau de leur siècle, nous pouvons enfin constituer directe-
ment l'unité humaine sur cette base objective, désormais
inébranlable : tous les événements réels, y compris ceux de
notre propre existence individuelle et collective, sont toujours
assujettis à des relations naturelles de succession et de simili-
tude, essentiellement indépendantes de notre intervention.
Tel est donc le fondement extérieur de la grande synthèse,
aussi bien affective et active que purement spéculative, con-
stamment relative à cet ordre immuable. Son appréciation
réelle constitue le principal objet de nos contemplations, sa
prépondérance nécessaire règle l'essor général de nos senti-
ments, et son amélioration graduelle détermine le but continu
de nos actions. Pour en mieux saisir l'influence, il suffirait de
supposer un moment sa cessation effective : alors notre intelli-
gence se consumerait en divagations effrénées, bientôt suivies
d'une incurable torpeur; nos meilleurs penchants ne contien-
draient plus l'ascendant spontané des moins nobles instincts ;
et notre activité n'aboutirait qu'à une incohérente agitation.
Quoique cet ordre ait été longtemps ignoré, son inévitable em-
pire n'en a par moins tendu toujours à régler, à notre insu,
toute notre existence, d'abord active, et par suite contempla-
tive ou même affective. A mesure que nous l'avons connu, nos
conceptions sont devenues moins vagues, nos inclinations moins
capricieuses, et notre conduite moins arbitraire. Depuis que
nous en saisissons l'ensemble, il tend à régulariser, en tous
genres, la sagesse humaine, en représentant toujours notre
économie artificielle comme un judicieux prolongement de
cette irrésistible économie naturelle, qu'il faut d'abord étudier
et respecter pour parvenir à l'améliorer. Môme en ce qu'il nous
offre de vraiment fatal, c'est-à-dire d'immodiûable, cet ordre
extérieur est indispensable à la direction de notre existence,
28 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
malgré les superficielles récriminations de tant d'orgueilleuses
intelligences. Si, par exemple, on suppose l'homme soustrait
à la nécessité de résider sur la terre, et libre de changer à vo-
lonté son séjour planétaire, toute notion de société se trouve
aussitôt détruite par les tendances vagabondes et inconciliables
auxquelles se livreraient ainsi les diverses individualités. L'ir-
résolution et l'inconséquence, inhérentes à la multiplicité et
à la médiocrité de nos penchants, ne nous permettent une con-
duite suivie et unanime qu'en vertu de ces insurmontables
exigences, sans lesquelles notre chétive raison, malgré ses
vains murmures, ne parviendrait jamais à terminer ses con-
fuses délibérations. Impropres à rien créer, nous ne savons que
modifier à notre avantage un ordre essentiellement supérieur
à notre influence. En supposant possible l'indépendance ab-
solue, tant rêvée par l'orgueil métaphysique, on sent bientôt
que, loin d'améliorer notre destinée, elle empêcherait tout
essor réel de notre existence, même privée. Le principal arti-
fice du perfectionnement humain consiste, au contraire, à
diminuer l'indécision, l'inconséquence, et la divergence de nos
desseins quelconques en rattachant à des motifs extérieurs
celles de nos habitudes intellectuelles, morales, et pratiques
qui émanèrent d'abord de sources purement intérieures. Car
tous les liens mutuels de nos diverses tendances sont incapables
d'en assurer la fixité, jusqu'à ce qu'ils trouvent au dehors un
point d'appui inaccessible à nos variations spontanées.
Mais, quelle que soit déjà l'heureuse efficacité du dogme posi-
tiviste, même en ce que l'ordre naturel nous offre d'immuable,
nous devons surtout considérer les modifications artificielles
dont cette économie fondamentale est à tant d'égards suscep-
tible, puisqu'elles fournissent la principale destination de toute
notre activité. Les plus simples de tous les phénomènes, ceux de
notre existence planétaire, sont, en effet, les seuls que nous ne
i
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 29
puissions aucunement modifier. Quoique, depuis que nous en
connaissons les lois, nous y concevions aisément diverses
améliorations, notre puissance physique, à quelque extension
qu'elle parvienne jamais, restera toujours incapable d'y rien
changer. C'est à nous, au contraire, à disposer notre exis-
tence pour subir le mieux possible ces irrésistibles conditions
générales, dont la simplicité supérieure nous permet des prévi-
sions plus précises et plus lointaines. Leur appréciation posi-
tive, de laquelle a surtout dépendu la longue évolution pré-
paratoire de notre intelligence, nous fournira toujours la source
la plus nette et la plus décisive du vrai sentiment de l'immuabi-
lité. Si leur étude trop exclusive tend encore à nous pousser au
fatalisme, cette influence, désormais réglée par une éducation
plus philosophique, peut aisément concourir à notre propre
amélioration morale, en nous disposant mieux à une sage rési-
gnation envers tous les maux vraiment insurmontables.
Dans tout le reste de Tordre extérieur, son invariabilité fon-
damentale se concilie toujours avec ses modifications secon-
daires. Elles deviennent plus profondes et plus multipliées à
mesure que la complication croissante des phénomènes permet
à notre faible intervention de mieux altérer des résultats dus au
concours d'influences plus diverses et plus accessibles, comme
Ta tant expliqué mon Système de philosophie positive. Suivant
l'esprit de ce môme ouvrage, notre intervention acquiert ainsi
d'autant plus d'efficacité que les lois naturelles se rapportent
davantage à notre propre existence, soit individuelle, soit col-
lective. Envers celle-ci surtout, les modifications comportent
une telle extension qu'elles contribuent beaucoup à maintenir
encore l'erreur vulgaire qui représente ces phénomènes comme
affranchis de toute règle immuable.
Pour compléter une telle appréciation générale du dogme
positiviste, il importe d'ajouter que cette aptitude croissante
7
30 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
de l'ordre extérieur à subir l'intervention humaine se combine
nécessairement avec son imperfection plus grande, dont elle
constitue ainsi une sorte de compensation spontanée, très-pré-
cieuse quoique fort insuffisante. Car ces deux caractères résul-
tent également de la complication graduelle de l'économie na-
turelle. Le régime astronomique est lui-même très-imparfait
malgré sa simplicité supérieure, qui d'ailleurs nous rend plus
irrécusables ses divers inconvénients, dont la sommaire considé-
ration mérite une attention sérieuse. Quoique nous ne puis-
sions y apporter aucun remède, cette vue nous préserve d'une
stùpide admiration, et peut utilement concourir à fixer l'atti-
tude définitive de l'humanité en présence des difficultés de tous
gcntos qui caractérisent sa vraie destinée. Surtout elle tend à
écarter radicalement la vaine recherche du bien absolu, qui
entrave tant la sage poursuite des améliorations réelles.
Envers tous les autres phénomènes, l'imperfection croissante
de l'économie naturelle détermine sans cesse une active stimu-
lation de toute notre existence positive, aussi bien morale et
mentale que purement pratique, en nous appelant toujours à
soulager des maux que nous pouvons en effet adoucir beaucoup
par le judicieux concours de nos efforts continus. C'est surtout
ainsi que l'humanité peut développer un caractère de fermeté
et de dignité toujours étranger à sa longue enfance théolo-
gique. Pour quiconque s'élève aujourd'hui au vrai point de
vue de l'avenir social, la conception de l'homme devenu, sans
scrupule et sans jactance, l'unique arbitre, entre certaines
limites, de l'ensemble de sa destinée, constitue assurément une
notion beaucoup plus satisfaisante, à tous égards, que l'antique
fiction providentielle qui nous supposait toujours passifs. Une
telle appréciation habituelle tend directement à fortifier le lien
social, où chacun est ainsi conduit à voir sa principale ressource
privée contre les misères générales de la condition humaine. En
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIERE PARTIE. 31
excitant nos meilleurs sentiments, elle nous fait aussi mieux
saisir l'importance de la principale culture intellectuelle, di-
rigée par là vers sa véritable destination. Quoique cette heu-
reuse influence ait toujours augmenté chez les modernes, elle a
été jusqu'ici trop restreinte et trop empirique pour qu'on puisse
s'en former une juste idée, autrement qu'en anticipant sur l'a-
venir humain, d'après une saine théorie historique. Car, notre
art systématique ne comprend point encore cette partie de l'é-
conomie fondamentale qui, étant à la fois la plus modifiable et
la plus imparfaite comme la plus importante, doit constituer,
à tous égards, le principal objet de notre sollicitude perma-
nente. L'art médical proprement dit commence à peine à sortir
de sa routine initiale. Quant à l'art social, soit moral, soit po-
litique, il y demeure tellement plongé, que la plupart des
hommes d'état contestent même la possibilité de l'en dégager
jamais, quoiqu'il comporte plus qu'aucun autre une systé-
matisation réelle, qui permettra seule de rationaliser tout le
reste de notre existence pratique. Mais ces vues bornées ne
tiennent aujourd'hui qu'au sentiment trop incomplet de la réa-
lité des lois naturelles envers les plus éminents phénomènes.
Quand Tordre fondamental est dignement reconnu dans son
véritable ensemble, la conception habituelle de l'art devient
nécessairement aussi étendue et aussi homogène que celle de la
science ; aucun bon esprit ne peut alors contester que notre
existence sociale constitue désormais le principal domaine de
tous deux.
Le service général de l'intelligence envers la sociabilité ne se
borne donc pas à lui faire connaître l'économie naturelle dont
elle doit accepter l'inévitable empire. Pour que cette détermi-
nation théorique puisse guider notre activité, il y faut joindre
l'exacte appréciation des diverses limites de variation propres à
cet ordre extérieur, et aussi celle de ses principales imperfec-
32 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
tions : ces deux données générales permettent seules de caracté-
riser et de circonscrire notre sage intervention. La critique po-
sitive de la nature constituera donc toujours une importante
attribution de la saine philosophie, quoique l'intention anti-
théologique qui l'inspira d'abord ait déjà cessé d'offrir aucun
intérêt majeur, par suite même de son irrévocable efficacité.
Sans s'occuper d'une lutte quelconque, on concevra désormais
un tel examen comme destiné à mieux poser l'ensemble de la
question humaine. Il se lie directement au but continu de toute
notre existence dans le régime positif, puisque le perfection-
nement suppose d'abord l'imperfection. Cette connexité géné-
rale devient surtout nécessaire envers notre propre nature; car
la vraie moralité exige un profond sentiment habituel de nos
vices spontanés.
Toutes ces indications caractérisent assez la condition fon-
damentale d'après laquelle la grande systématisation humaine,
sans cesser d'être essentiellement affective par son principe
subjectif, doit finalement dépendre d'une opération spécu-
lative, seule capable de lui fournir une base objective, en la
liant à l'ensemble de l'économie extérieure dont l'humanité
subit et modifie l'empire. Malgré les difficultés propres à une
telle explication, elle suffit au but de ce discours, simple
-prélude d'un traité complet. Elle fait directement apprécier
le nœud essentiel de la synthèse positiviste, comme consis-
tant à découvrir la vraie théorie de l'évolution humaine, à la
fois individuelle et collective. Car, toute ébauche décisive sur ce
sujet final complète aussitôt la notion générale de l'ordre na-
turel, et l'érigé nécessairement en dogme fondamental d'uno
systématisation universelle, graduellement préparée par l'en-
semble du mouvement moderne. Le concours spontané des
travaux scientifiques propres aux trois derniers siècles ne lais-
sait, à cet égard, de lacune capitale qu'envers les phénomènes
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 33
moraux et surtout sociaux. En y démontrant aussi l'existence
de lois invariables, par une première coordination totale du
passé humain, la raison moderne termine sa laborieuse initia-
tion, et dès lors elle construit son régime final, en s'élevant
ainsi au seul point de vue qui puisse tout embrasser.
Tel fut le double but de l'élaboration fondamentale par la-
quelle, de l'aveu des principaux penseurs actuels, j'ai complété
et coordonné l'ensemble de la philosophie naturelle, en établis-
sant la loi générale de l'évolution humaine, tant sociale qu'in-
tellectuelle. Je ne dois pas revenir ici sur cette grande loi, qui
déjà n'est plus contestée, et qui d'ailleurs trouvera sa place
dogmatique dans le troisième volume de ce nouveau traité. Elle
proclame, comme on sait, le passage nécessaire de toutes nos
spéculations quelconques par trois états successifs : d'abord,
l'état théologique, où dominent franchement des fictions spon-
tanées, qui ne comportent aucune preuve ; ensuite, l'état mé-
taphysique, que caractérise surtout la prépondérance habituelle
des abstractions personnifiées ou entités; et enfin, l'état po-
sitif, toujours fondé sur une exacte appréciation de la réalité
extérieure. Le premier régime, quoique purement provisoire,
constitue partout notre unique point de départ; le troisième,
seul définitif, représente notre existence normale; quant au se-
cond, il ne comporte qu'une influence modificatrice ou plutôt
dissolvante, qui le destine seulement à diriger la transition de
l'une à l'autre constitution. Tout commence, en effet, sous
l'inspiration théologique, pour aboutir à la démonstration po-
sitive, en passant par l'argumentation métaphysique. C'est ainsi
qu'une même loi générale nous permet désormais d'embrasser
à la fois le passé, le présent, et l'avenir de l'humanité.
A cette loi de filiation, mon Système de philosophie positives
toujours associé la loi de classement dont l'application dynamique
fournit le second élément indispensable de ma théorie d'évo-
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DISCOUHS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 35
fort la seule conception historique qui soit spontanément sanc-
tionnée par la raison publique, c'est-à-dire la distinction gé-
nérale entre l'antiquité, le moyen âge, et l'état moderne.
Pour fonder enfin la vraie science sociale, il suffisait donc
d'établir irrévocablement cette théorie d'évolution, en combi-
nant, avec la loi dynamique qui la caractérise, d'abord le prin-
cipe statique qui la consolide, et ensuite l'extension temporelle
qui la complète. Cette fondation décisive achève de constituer
l'ensemble de la philosophie naturelle, en écartant à jamais la
distinction provisoire qui, depuis Aristote et Platon, la séparait
profondément de la philosophie morale. L'esprit positif, si
longtemps borné aux plus simples phénomènes inorganiques,
termine alors sa difficile initiation, en s'étendant jusqu'aux
spéculations les plus compliquées et les plus importantes, désor-
mais affranchies de tout régime théologique ou métaphysique.
Toutes nos conceptions réelles étant ainsi devenues homogènes,
l'unité spéculative tend aussitôt à s'établir spontanément, de
manière à fournir une solide base objective à la systématisation
totale qui constitue le but caractéristique de la vraie philoso-
phie, jusqu'ici restée impossible faute d'éléments suffisants.
On sentira comment la principale difficulté de cette synthèse
définitive, consistait, j'ose le dire, dans la découverte de ma
théorie fondamentale de l'évolution humaine, si l'on considère
qu'une telle théorie, en même temps qu'elle complète et coor-
donne cette base objective, la subordonne spontanément au
principe subjectif, qui doit toujours diriger l'ensemble de la
construction philosophique. En appréciant ainsi l'ordre uni-
versel, l'intelligence, trop fière d'un office indispensable qu'elle
seule peut remplir, est souvent disposée à méconnaître sa des-
tination nécessaire au service continu de la sociabilité; elle
tend à suivre librement sa pente naturelle vers les divagations
spéculatives, tant fortifiées aujourd'hui par les habitudes em-
36 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
piriques propres à l'essor préliminaire des spécialités positives.
Il faut donc que l'inspiration subjective la ramène sans cesse à
sa vraie vocation, en empêchant ses contemplations de prendre
un caractère absolu et mne extension illimitée, qui reprodui-
raient, sous la forme scientifique, les principaux inconvénients
du régime théologico-métaphysique. L'univers doit être étudié,
non pour lui-même, mais pour l'homme, ou plutôt pour l'hu-
manité. Tout autre dessein serait, au fond, aussi peu rationnel
que peu moral. Car, c'est seulement en tant que subjectives,
et jamais comme purement objectives, que nos spéculations
réelles peuvent être vraiment satisfaisantes, quand elles se bor-
nent à découvrir, dans l'économie extérieure, les lois qui,
d'une manière plus ou moins directe, influent en effet sur nos
destinées. Hors de ce domaine, déterminé par la sociabilité,
nos connaissances resteront toujours autant imparfaites qu'oi-
seuses, même envers les plus simples phénomènes, témoin l'as-
tronomie. Sans cette constante prépondérance du sentiment,
l'esprit positif retournerait bientôt aux prédilections spontanées
de sa longue enfance, pour les contemplations les plus éloignées
de l'homme, qui sont aussi les plus faciles. Tant que son ini-
tiation est restée incomplète, cette tendance naturelle à pour-
suivre indistinctement toutes les recherches vraiment accessibles,
a pu se justifier par l'efficacité logique que comportaient la plu-
part de celles qui étaient dépourvues de toute utilité scienti-
fique. Mais, depuis que la méthode positive est assez développée
pour devoir être directement vouée à sa véritable destination,
ces exercices oiseux prolongent vicieusement le régime prélimi-
naire. Cette vague anarchie spéculative prend même un carac-
tère de plus en plus rétrograde, en tendant à détruire les prin-
cipaux résultats obtenus par l'esprit de détail, tant qu'il
demeura vraiment progressif.
La construction de la base objective indispensable à la grande
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 37
synthèse humaine suscite donc une difficulté très-grave, pour
y concilier la liberté habituelle, sans laquelle l'intelligence n'y
pourrait procéder convenablement, avec la discipline continue
qu'exige sa tendance spontanée aux divagations indéfinies. Cette
conciliation était essentiellement impossible, tant que l'étude de
l'ordre naturel ne s'étendait point jusqu'aux lois sociologiques.
Mais, aussitôt que l'esprit positif embrasse réellement cette at-
tribution finale, la suprématie nécessaire de telles spéculations
le soumet sans effort au joug légitime du sentiment. Dans sa
marche générale du dehors au dedans, l'appréciation objective
vient alors se rattacher spontanément à l'impulsion subjective,
dont elle avait si longtemps entravé l'empire fondamental. Au-
cun véritable penseur ne peut plus refuser d'admettre les dé-
monstrations décisives qui, môme sous le simple aspect spécu-
latif, établissent désormais la prépondérance logique et scien-
tifique du point de vue social, comme seul lien possible de
toutes nos contemplations réelles. Son ascendant nécessaire ne
saurait jamais devenir oppressif envers les autres études posi-
tives qui constitueront toujours, soit pour la méthode, soit
pour la doctrine, le préambule indispensable de cette science
finale. Ce régime définitif imprime, au contraire, à chaque
science préparatoire, à la fois une consécration précieuse et
une féconde stimulation, en la liant directement à l'ensemble
de l'humanité.
Tel est le mode naturel suivant lequel, comme je l'annonçais
au début de ce discours, l'esprit positif vient aujourd'hui, par
la fondation de la sociologie, se replacer à jamais sous la juste
domination du coeur, de manière à permettre enfin la systéma-
tisation totale, d'après la subordination continue de la base ob-
jective envers le principe subjectif. En dissipant sans retour
l'antagonisme exceptionnel qui, depuis la fin du moyen âge,
dut se développer entre la raison et le sentiment, cette opéra-
38 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
tion philosophique appelle immédiatement l'humanité au seul
régime, individuel ou collectif, qui convienne pleinement à sa
nature. Tant que ces deux nobles influences sont restées con-
traires, la sociabilité ne pouvait parvenir à modifier profondé-
ment l'empire pratique de la personnalité. Mais, malgré leur
faible énergie spontanée dans notre imparfaite organisation,
leur concours intime et continu, susceptible d'un essor immense,
pourra désormais, sans altérer le caractère essentiellement
égoïste de la vie active, lui imprimer un degré habituel de mo-
ralité dont le passé ne saurait fournir aucune idée, vu l'insuf-
fisante harmonie que comportaient jusqu'ici ces deux modéra-
teurs nécessaires de tous nos instincts prépondérants.
Je n'aurais point assez défini la synthèse théorique sur la-
quelle doit reposer toute la systématisation humaine, si main-
tenant je n'indiquais la restriction générale de cette construc-
tion objective à ce qu'elle offre de vraiment indispensable pour
permettre l'élaboration directe du régime final. Sans une telle
appréciation, l'intelligence, entraînée par ses habitudes ac-
tuelles d'orgueilleuse divagation, tendrait à exagérer son office
nécessaire, de manière à éluder le joug continu de la sociabi-
lité, en ajournant la régénération morale et politique au delà
de ce qu'exige ce préambule philosophique. Cette dernière dé-
termination manifestera une nouvelle propriété de ma théorie
d'évolution, ainsi représentée comme plaçant déjà la coordina-
tion spéculative au point de pouvoir aujourd'hui commencer la
systématisation affective et même active, au moins quant à sa
partie la plus éminente et la plus décisive, la morale propre-
ment dite.
Pour restreindre convenablement la construction de notre
base objective, nous devons d'abord distinguer, dans l'ordre
extérieur, deux classes générales de lois naturelles, les unes
simples ou abstraites, les autres composées ou concrètes. Mon
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 39
ouvrage fondamental a tellement établi et appliqué cette indis-
pensable distinction, désormais incontestable, qu'il me suffit
ici d'en caractériser la source et l'usage.
Elle résulte, en principe, de ce que nos études positives peu-
vent toujours concerner ou les êtres existants, ou seulement
leurs divers phénomènes. Quoique les corps réels ne nous de-
viennent appréciables que par l'ensemble des phénomènes qu'ils
nous offrent, nous pouvons contempler abstraitement chaque
tarte de phénomènes sous un aspect commun à tous les êtres
qui nous la présentent, ou faire l'examen concret du groupe
particulier de phénomènes qui caractérise chacun d'eux. Dans
ce dernier cas, nous étudions les différents systèmes d'existence :
dans l'autre, nous déterminons les divers modes d'activité.
L'exemple, indiqué ci-dessus, des études météorologiques,
constitue le meilleur type de cette distinction générale ; car
les événements qu'on y considère ne sont jamais que d'évidentes
combinaisons de phénomènes astronomiques, physiques, chi-
miques, biologiques, et même sociaux, dont les lois propres
comportent et exigent autant de théories différentes. Si toutes
ces lois abstraites nous étaient assez connues, la question con-
crète ne nous offrirait d'autre difficulté capitale que celle de les
combiner assez pour en déduire l'ordre nécessaire de ces effets
composés, quoiqu'une telle construction me semble d'ailleurs
tant excéder nos faibles facultés déductives que nous ne pour-
rions encore abandonner, à cet égard, la marche purement
inductive.
D'après une telle distinction, notre étude fondamentale de
l'économie naturelle doit certainement concerner d'abord son
appréciation abstraite, décomposée en autant de cas généraux
qu'il existe de phénomènes vraiment élémentaires, c'est-à-dire
irréductibles à d'autres, et dès lors exigeant, malgré leur
connexité nécessaire, autant d'inductions diverses, sans que
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DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 41
contemplations. Disciplinée par le vrai sentiment, la raison
moderne saura désormais régler sagement une curiosité indé-
finie, qui consumerait en recherches oiseuses les faibles puis-
sances spéculatives d'où l'humanité tire ses plus précieuses res-
sources dans sa lutte si difficile contre les vices de Tordre na-
turel. La découverte des principales lois concrètes pourrait,
sans doute, contribuer beaucoup à l'amélioration de nos des-
tinées, extérieures et même intérieures ; c'est surtout dans ce
ehamp que notre avenir scientifique comporte une ample mois-
son, liais leur connaissance n'est nullement indispensable pour
permettre aujourd'hui la systématisation totale qui doit rem-
plir, envers le régime final de l'humanité, l'office fondamental
qu'accomplit jadis la coordination théologique envers le ré-
gime initial. Cette inévitable condition n'exige certainement que
la simple philosophie abstraite ; en sorte que la régénération
resterait possible, quand même la philosophie concrète ne
devrait jamais devenir satisfaisante.
Ainsi réduite, la construction de l'unité spéculative se trouve
déjà tellement élaborée, en Occcident, que tous les vrais
penseurs qui se sentent assez sympathiques peuvent y com-
mencer, sans aucun délai, la réorganisation morale qui doit pré-
parer et diriger une véritable réorganisation politique. Car la
théorie d'évolution mentionnée ci-dessus constitue, sous un
autre aspect, une systématisation directe de toutes nos concep-
tions abstraites sur l'ensemble de l'ordre naturel.
Pour le sentir, il suffit d'envisager nos diverses connaissances
réelles comme composant, au fond, une science unique, celle
de l'humanité, dont nos autres spéculations positives sont à
la fois le préambule et le développement. Or son élaboration
directe exige, évidemment, une double préparation fonda-
mentale, relative d'abord à l'étude de notre condition exté-
rieure, et ensuite à celle de notre nature intérieure. Car, la
3*2 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
tions : ces deux données générales permettent seules de caracté-
riser et de circonscrire notre sage intervention. La critique po-
sitive de la nature constituera donc toujours une importante
attribution de la saine philosophie, quoique l'intention anti-
théologique qui l'inspira d'abord ait déjà cessé d'offrir aucun
intérêt majeur, par suite même de son irrévocable efficacité.
Sans s'occuper d'une lutte quelconque, on concevra désormais
un tel examen comme destiné à mieux poser l'ensemble de la
question humaine. Il se lie directement au but continu de toute
notre existence dans le régime positif, puisque le perfection-
nement suppose d'abord l'imperfection. Cette connexité géné-
rale devient surtout nécessaire envers notre propre nature; car
la vraie moralité exige un profond sentiment habituel de nos
vices spontanés.
Toutes ces indications caractérisent assez la condition fon-
damentale d'après laquelle la grande systématisation humaine,
sans cesser d'être essentiellement affective par son principe
subjectif, doit finalement dépendre d'une opération spécu-
lative, seule capable de lui fournir une base objective, en la
liant à l'ensemble de l'économie extérieure dont l'humanité
subit et modifie l'empire. Malgré les difficultés propres à une
telle explication, elle suffit au but de ce discours, simple
.prélude d'un traité complet. Elle fait directement apprécier
le nœud essentiel de la synthèse positiviste, comme consis-
tant à découvrir la vraie théorie de l'évolution humaine, à la
fois individuelle et collective. Car, toute ébauche décisive sur ce
sujet final complète aussitôt la notion générale de l'ordre na-
turel, et l'érigé nécessairement en dogme fondamental d'une
systématisation universelle, graduellement préparée par l'en-
semble du mouvement moderne. Le concours spontané des
travaux scientifiques propres aux trois derniers siècles ne lais-
sait, à cet égard, de lacune capitale qu'envers les phénomènes
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 33
moraux et surtout sociaux. En y démontrant aussi l'existence
de lois invariables, par une première coordination totale du
passé humain, la raison moderne termine sa laborieuse initia-
tion, et dès lors elle construit son régime final, en s'élevant
ainsi au seul point de vue qui puisse tout embrasser.
Tel fut le double but de l'élaboration fondamentale par la-
quelle, de l'aveu dés principaux penseurs actuels, j'ai complété
et coordonné l'ensemble de la philosophie naturelle, en établis-
sant la loi générale de l'évolution humaine, tant sociale qu'in-
tellectuelle. Je ne dois pas revenir ici sur cette grande loi, qui
déjà n'est plus contestée, et qui d'ailleurs trouvera sa place
dogmatique dans le troisième volume de ce nouveau traité. Elle
proclame, comme on sait, le passage nécessaire de toutes nos
spéculations quelconques par trois états successifs : d'abord,
l'état théologique, où dominent franchement des fictions spon-
tanées, qui ne comportent aucune preuve ; ensuite, l'état mé-
taphysique, que caractérise surtout la prépondérance habituelle
des abstractions personnifiées ou entités; et enfin, l'état po-
sitif, toujours fondé sur une exacte appréciation de la réalité
extérieure* Le premier régime, quoique purement provisoire,
constitue partout notre unique point de départ; le troisième,
seul définitif, représente notre existence normale; quant au se-
cond, il ne comporte qu'une influence modificatrice ou plutôt
dissolvante, qui le destine seulement à diriger la transition de
Tune à l'autre constitution. Tout commence, en effet, sous
l'inspiration théologique, pour aboutir à la démonstration po-
sitive, en passant par l'argumentation métaphysique. C'est ainsi
qu'une même loi générale nous permet désormais d'embrasser
à la fois le passé, le présent, et l'avenir de l'humanité.
A cette loi de filiation, mon Système de philosophie positivez
toujours associé la loi de classement dont l'application dynamique
fournit le second élément indispensable de ma théorie d'évo-
34 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
lution, on déterminant l'ordre nécessaire suivant lequel nos
diverses conceptions participent à chaque phase successive. On
sait que cet ordre est réglé par la généralité décroissante des
phénomènes correspondants, ou, ce qui revient au môme, par
leur complication croissante : de là résulte leur dépendance
spontanée envers tous ceux qui sont plus simples et moins spé-
ciaux. La hiérarchie fondamentale de nos spéculations réelles
consiste ainsi dans -leur classement naturel en six catégories
élémentaires : mathématique, astronomique, physique, chi-
mique, biologique, et enfin sociologique, dont chacune subit
avant la suivante les différents degrés essentiels de l'évolution
totale, laquelle ne pourrait offrir qu'un caractère vague et
confus sans l'usage continu d'une telle classification.
Une théorie formée par l'intime combinaison de cette loi sta-
tique avec la loi dynamique semble d'abord ne concerner que le
. mouvement intellectuel de l'humanité. Mais les explications
indiquées ci-dessus nous garantissent d'avance son aptitude né-
cessaire à embrasser aussi le développement social, dont la
marche générale a dû toujours dépendre de celle de nos con-
ceptions élémentaires sur l'ensemble de l'économie naturelle.
La partie historique de mon grand ouvrage a démontré, en
effet, la correspondance continue entre l'évolution active et
l'évolution spéculative, dont le concours naturel devait régler
l'évolution affective. Cette extension décisive de la théorie fon-
damentale exige seulement qu'on y joigne un dernier complé-
ment essentiel, directement relatif à l'essor temporel de l'huma-
nité. Il consiste, comme on sait, dans la succession nécessaire
des divers caractères principaux de l'activité humaine, d'abord
conquérante, ensuite défensive, et enfin industrielle. Leur so-
lidarité naturelle avec la prépondérance respective de l'esprit
théologique, de l'esprit métaphysique, et de l'esprit positif,
explique aussitôt l'ensemble du passé, en systématisant sans ef-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 35
fort la seule conception historique qui soit spontanément sanc-
tionnée par la raison publique, c'est-à-dire la distinction gé-
nérale entre l'antiquité, le moyen âge, et l'état moderne.
Pour fonder enfin la vraie science sociale, il suffisait donc
d'établir irrévocablement cette théorie d'évolution, en combi-
nant, avec la loi dynamique qui la caractérise, d'abord le prin-
cipe statique qui la consolide, et ensuite l'extension temporelle
qui la complète. Cette fondation décisive achève de constituer
l'ensemble de la philosophie naturelle, en écartant à jamais la
distinction provisoire qui, depuis Aristote et Platon, la séparait
profondément de la philosophie morale. L'esprit positif, si
longtemps borné aux plus simples phénomènes inorganiques,
termine alors sa difficile initiation, en s'étendant jusqu'aux
spéculations les plus compliquées et les plus importantes, désor-
mais affranchies de tout régime théologique ou métaphysique.
Toutes nos conceptions réelles étant ainsi devenues homogènes,
l'unité spéculative tend aussitôt à s'établir spontanément, de
manière à fournir une solide base objective à la systématisation
totale qui constitue le but caractéristique de la vraie philoso-
phie, jusqu'ici restée impossible faute d'éléments suffisants.
On sentira comment la principale difficulté de cette synthèse
définitive, consistait, j'ose le dire, dans la découverte de ma
théorie fondamentale de l'évolution humaine, si l'on considère
qu'une telle théorie, en même temps qu'elle complète et coor-
donne cette base objective, la subordonne spontanément au
principe subjectif, qui doit toujours diriger l'ensemble de la
construction philosophique. En appréciant ainsi Tordre uni-
versel, l'intelligence, trop fière d'un office indispensable qu'elle
seule peut remplir, est souvent disposée à méconnaître sa des-
tination nécessaire au service continu de la sociabilité; elle
tend à suivre librement sa pente naturelle vers les divagations
spéculatives, tant fortifiées aujourd'hui par les habitudes em-
36 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
piriques propres à l'essor préliminaire des spécialités positives.
Il faut donc que l'inspiration subjective la ramène sans cesse à
sa vraie vocation, en empêchant ses contemplations de prendre
un caractère absolu et mne extension illimitée, qui reproduis
raient, sous la forme scientifique, les principaux inconvénients
du régime théologico-métaphysique. L'univers doit être étudié,
non pouf lui-même, mais pour l'homme, ou plutôt pour l'hu-
manité. Tout autre dessein serait, au fond, aussi peu rationnel
que peu moral. Car, c'est seulement en tant que subjectives,
et jamais comme purement objectives, que nos spéculations
réelles peuvent être vraiment satisfaisantes, quand elles se bor-
nent à découvrir, dans l'économie extérieure, les lois qui,
d'une manière plus ou moins directe, influent en effet sur nos
destinées. Hors de ce domaine, déterminé par la sociabilité,
nos connaissances resteront toujours autant imparfaites qu'oi-
seuses, même envers les plus simples phénomènes, témoin l'as-
tronomie. Sans cette constante prépondérance du sentiment,
l'esprit positif retournerait bientôt aux prédilections spontanées
de sa longue enfance, pour les contemplations les plus éloignées
de l'homme, qui sont aussi les plus faciles. Tant que son ini-
tiation est restée incomplète, cette tendance naturelle à pour-
suivre indistinctement toutes les recherches vraimentaccessibles,
a pu se justifier par l'efficacité logique que comportaient la plu-
part de celles qui étaient dépourvues de toute utilité scienti-
fique. Mais, depuis que la méthode positive est assez développée
pour devoir être directement vouée à sa véritable destination,
ces exercices oiseux prolongent vicieusement le régime prélimi-
naire. Cette vague anarchie spéculative prend même un carac-
tère de plus en plus rétrograde, en tendant à détruire les prin-
cipaux résultats obtenus par l'esprit de détail, tant qu'il
demeura vraiment progressif.
La construction de la base objective indispensable à la grande
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 37
synthèse humaine suscite donc une difficulté très-grave, pour
y concilier la liberté habituelle, sans laquelle l'intelligence n'y
pourrait procéder convenablement, avec la discipline continue
qu'exige sa tendance spontanée aux divagations indéfinies. Cette
conciliation était essentiellement impossible, tant que l'étude de
Tordre naturel ne s'étendait point jusqu'aux lois sociologiques.
Mais, aussitôt que l'esprit positif embrasse réellement cette at-
tribution finale, la suprématie nécessaire de telles spéculations
le soumet sans effort au joug légitime du sentiment. Dans sa
marche générale du dehors au dedans, l'appréciation objective
vient alors se rattacher spontanément à l'impulsion subjective,
dont elle avait si longtemps entravé l'empire fondamental. Au-
cun véritable penseur ne peut plus refuser d'admettre les dé-
monstrations décisives qui, môme sous le simple aspect spécu-
latif, établissent désormais la prépondérance logique et scien-
tifique du point de vue social, comme seul lien possible de
toutes nos contemplations réelles. Son ascendant nécessaire ne
saurait jamais devenir oppressif envers les autres études posi-
tives qui constitueront toujours, soit pour la méthode, soit
pour la doctrine, le préambule indispensable de cette science
finale. Ce régime définitif imprime, au contraire, à chaque
science préparatoire, à la fois une consécration précieuse et
une féconde stimulation, en la liant directement a l'ensemble
de l'humanité.
Tel est le mode naturel suivant lequel, comme je l'annonçais
au début de ce discours, l'esprit positif vient aujourd'hui, par
la fondation de la sociologie, se replacer à jamais sous la juste
domination du cœur, de manière à permettre enfin la systéma-
tisation totale, d'après la subordination continue de la base ob-
jective envers le principe subjectif. En dissipant sans retour
l'antagonisme exceptionnel qui, depuis la fin du moyen âge,
dut se développer entre la raison et le sentiment, cette opéra-
38 SYSTÈME DE POLITIQUE P06ITIVE.
tion philosophique appelle immédiatement l'humanité au seul
régime, individuel ou collectif, qui convienne pleinement à sa
nature. Tant que ces deux nobles influences sont restées con-
traires, la sociabilité ne pouvait parvenir à modifier profondé-
ment l'empire pratique de la personnalité. Mais, malgré leur
faible énergie spontanée dans notre imparfaite organisation,
leur concours intime et continu, susceptible d'un essor immense,
pourra désormais, sans altérer le caractère essentiellement
égoïste de la vie active, lui imprimer un degré habituel de mo-
ralité dont le passé ne saurait fournir aucune idée, vu l'insuf-
fisante harmonie que comportaient jusqu'ici ces deux modéra-
teurs nécessaires de tous nos instincts prépondérants.
Je n'aurais point assez défini la synthèse théorique sur la-
quelle doit reposer toute la systématisation humaine, si main-
tenant je n'indiquais la restriction générale de cette construc-
tion objective à ce qu'elle offre de vraiment indispensable pour
permettre l'élaboration directe du régime final. Sans une telle
appréciation, l'intelligence, entraînée par ses habitudes ac-
tuelles d'orgueilleuse divagation, tendrait à exagérer son office
nécessaire, de manière à éluder le joug continu de la sociabi-
lité, en ajournant la régénération morale et politique au delà
de ce qu'exige ce préambule philosophique. Cette dernière dé-
termination manifestera une nouvelle propriété de ma théorie
d'évolution, ainsi représentée comme plaçant déjà la coordina-
tion spéculative au point de pouvoir aujourd'hui commencer la
systématisation affective et même active, au moins quant à sa
partie la plus éminente et la plus décisive, la morale propre-
ment dite.
Pour restreindre convenablement la construction de notre
base objective, nous devons d'abord distinguer, dans l'ordre
extérieur, deux classes générales de lois naturelles, les unes
simples ou abstraites, les autres composées ou concrètes. Mon
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIERE PARTIE. 39
ouvrage fondamental a tellement établi et appliqué cette indis-
pensable distinction, désormais incontestable, qu'il me suffit
ici d'en caractériser la source et l'usage.
Elle résulte, en principe, de ce que nos études positives peu-
vent toujours concerner ou les êtres existants, ou seulement
leurs divers phénomènes. Quoique les corps réels ne nous de-
viennent appréciables que par l'ensemble des phénomènes qu'ils
nous offrent, nous pouvons contempler abstraitement chaque
sorte de phénomènes sous un aspect commun à tous les êtres
qui nous la présentent, ou faire l'examen concret du groupe
particulier de phénomènes qui caractérise chacun d'eux. Dans
ce dernier cas, nous étudions les différents systèmes d'existence :
dans l'autre, nous déterminons les divers modes d'activité.
L'exemple, indiqué ci-dessus, des études météorologiques,
constitue le meilleur type de cette distinction générale ; car
les événements qu'on y considère ne sont jamais que d'évidentes
combinaisons de phénomènes astronomiques, physiques, chi-
miques, biologiques, et même sociaux, dont les lois propres
comportent et exigent autant de théories différentes. Si toutes
ces lois abstraites nous étaient assez connues, la question con-
crète ne nous offrirait d'autre difficulté capitale que celle de les
combiner assez pour en déduire l'ordre nécessaire de ces effets
composés, quoiqu'une telle construction me semble d'ailleurs
tant excéder nos faibles facultés déductives que nou6 ne pour-
rions encore abandonner, à cet égard, la marche purement
inductive.
D'après une telle distinction, notre étude fondamentale de
l'économie naturelle doit certainement concerner d'abord son
appréciation abstraite, décomposée en autant de cas généraux
qu'il existe de phénomènes vraiment élémentaires, c'est-à-dire
irréductibles à d'autres, et dès lors exigeant, malgré leur
connexité nécessaire, autant d'inductions diverses, sans que
40 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
leur théorie pût jamais s'établir par la seule déduction. La
systématisation spéculative ne peut directement embrasser que
ces contemplations simples, qui deviendront ensuite le fonde-
ment rationnel des contemplations composées. Quand même
celles-ci, par leur complication supérieure, ne comporteraient
jamais une pleine coordination, l'unité théorique pourrait se
borner aux premières, sans rester au-dessous de sa vraie des-
tination, comme base objective de la grande synthèse hu-
maine. Car ce fondement abstrait nous permettrait déjà d'in-
troduire partout, à un certain degré, la marche déductive, de
manière à lier assez toutes nos pensées quelconques pour rendre
possible une suffisante systématisation habituelle de nos sen-
timents et de nos actes, suivant le but de la saine philosophie.
L'étude abstraite de l'ordre extérieur nous offre donc la seule
synthèse qui soit vraiment indispensable à l'élaboration directe
de l'unité totale. Elle constitue, en elle-même, un fondement
suffisant de l'ensemble de notre sagesse, qui y trouve cette
philosophie première, si confusément demandée par Bacon
comme base nécessaire du régime normal de l'humanité.
Quand nous avons coordonné toutes les lois abstraites des
divers modes généraux d'activité réelle, l'appréciation effec-
tive de chaque système particulier d'existence cesse aussitôt
d'être purement empirique, quoique la plupart des lois con-
crètes nous restent encore inconnues. Gela est surtout sensible
envers le cas le plus difficile et le plus important : car il nous
suffit, évidemment, de connaître les principales lois, statiques
et dynamiques, de la sociabilité, pour systématiser convena-
blement toute notre existence publique et privée, de manière
à perfectionner beaucoup l'ensemble de nos destinées. Si la
philosophie atteint un tel but, ce qui déjà n'est plus douteux,
on devra peu regretter qu'elle ne puisse assez expliquer tous
les régimes sociaux que le temps et l'espace présentent à nos
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 4t
contemplations. Disciplinée par le vrai sentiment, la raison
moderne saura désormais régler sagement une curiosité indé-
finie, qui consumerait en recherches oiseuses les faibles puis-
sances spéculatives d'où l'humanité tire ses plus précieuses res-
sources dans sa lutte si difficile contre les vices de Tordre na-
turel. La découverte des principales lois concrètes pourrait,
sans doute, contribuer beaucoup à l'amélioration de nos des-
tinées, extérieures et même intérieures ; c'est surtout dans ce
champ que notre avenir scientifique comporte une ample mois-
son. Mais leur connaissance n'est nullement indispensable pour
permettre aujourd'hui la systématisation totale qui doit rem-
plir, envers le régime final de l'humanité, l'office fondamental
qu'accomplit jadis la coordination théologique envers le ré-
gime initial. Cette inévitable condition n'exige certainement que
la simple philosophie abstraite ; en sorte que la régénération
resterait possible, quand même la philosophie concrète ne
devrait jamais devenir satisfaisante.
Ainsi réduite, la construction de l'unité spéculative se trouve
déjà tellement élaborée, en Occcident, que tous les vrais
penseurs qui se sentent assez sympathiques peuvent y com-
mencer, sans aucun délai, la réorganisation morale qui doit pré-
parer et diriger une véritable réorganisation politique. Car la
théorie d'évolution mentionnée ci-dessus constitue, sous un
autre aspect, une systématisation directe de toutes nos concep-
tions abstraites sur l'ensemble de Tordre naturel.
Pour le sentir, il suffit d'envisager nos diverses connaissances
réelles comme composant, au fond, une science unique, celle
de Thumanité, dont nos autres spéculations positives sont à
la fois le préambule et le développement. Or son élaboration
directe exige, évidemment, une double préparation fonda-
mentale, relative d'abord ù l'étude de notre condition exté-
rieure, et ensuite à celle de notre nature intérieure. Car, la
42 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
sociabilité ne saurait être comprise sans une suffisante appré-
ciation préalable du milieu où elle se développe et de l'agent
qui la manifeste. Avant d'aborder la science finale, il faut donc
avoir assez ébauché la théorie abstraite du monde extérieur et
celle de la vie individuelle pour déterminer l'influence con-
tinue des lois correspondantes sur celles qui sont propres aux
phénomènes sociaux. Cette préparation n'est pas moins indis-
pensable sous le rapport logique que sous le simple aspect scien-
tifique, afin d'adapter notre chétive intelligence aux spécula-
tions les plus difficiles par une suffisante habitude des plus
faciles. Enfin, dans cette initiation doublement nécessaire,
l'ordre inorganique doit nous occuper avant l'ordre organique,
soit en vertu de l'influence prépondérante des lois relatives à
l'existence la plus universelle sur les phénomènes propres à la
plus spéciale, soit d'après l'évidente obligation d'étudier
d'abord la méthode positive dans ses applications les plus
simples et les plus caractéristiques. Il serait ici superflu de rap-
peler davantage des principes que mon ouvrage fondamental a
tant établis.
La philosophie sociale doit donc, à tous égards, être pré-
parée par la philosophie naturelle proprement dite, d'abord
inorganique, puis organique. Cette indispensable préparation
d'une construction réservée à notre siècle remonte ainsi jusqu'à
la création de l'astronomie dans l'antiquité. Les modernes l'ont
complétée en ébauchant la biologie, dont les notions statiques
furent seules accessibles aux anciens. Mais, malgré la subordi-
nation nécessaire de ces deux sciences, leur diversité trop pro-
noncée et leur enchaînement trop indirect empêcheraient de
concevoir l'ensemble du préambule fondamental, si, par une
condensation exagérée, on tentait de le réduire à ces termes
extrêmes. Entre eux, la chimie est venue, au moyen âge, con-
stituer un lien indispensable, qui déjà permettait d'entrevoir
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 43
la véritable unité spéculative, par la succession naturelle de ces
trois sciences préliminaires, conduisant graduellement à la
science finale. Toutefois, cet intermédiaire ne pouvait suffire,
quoique assez rapproché du terme biologique, parce qu'il est
trop éloigné du terme astronomique, dont l'ascendant direct y
exigeait l'emploi de conceptions factices et même chimériques,
susceptibles seulement d'une efficacité passagère. La vraie hié-
rarchie des spéculations élémentaires n'a donc pu commencer
à se manifester que dans l'avant-dernier siècle, quand la phy-
sique proprement dite a fait surgir une classe de contemplations
inorganiques, qui touche à l'astronomie par sa branche la plus
générale, et à la chimie par la plus spéciale. Pour concevoir
cette hiérarchie d'une manière conforme à sa destination, il
suffit dès lors de la rattacher à son origine nécessaire, en re-
montant jusqu'à des spéculations tellement simples et univer-
selles que leur positivité puisse être directe et spontanée. Tel
est l'éminent caractère des conceptions purement mathémati-
ques, sans lesquelles l'astronomie ne pouvait naître. Elles seules
constitueront toujours, dans l'éducation individuelle, comme
elles l'ont fait dans notre évolution collective, le véritable point
de départ de l'initiation positive, en tant que relatives à des
spéculations qui, sous la plus complète domination de l'esprit
théologique, suscitent nécessairement un certain essor systéma-
tique de l'esprit positif, ensuite étendu de proche en proche
jusqu'aux sujets qui lui étaient d'abord le plus interdits.
D'après ces sommaires indications, la série naturelle des spé-
culations fondamentales se constitue d'elle-même, quand on
range, selon leur généralité décroissante et leur complication
croissante, les six termes essentiels dont l'introduction y est
ainsi motivée, et cette disposition fait aussitôt ressortir leurs
vrais rapports mutuels. Or, cette opération coïncide évidem-
ment avec le classement propre à la théorie d'évolution ci-des-
44 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
sus rappelée. Cette théorie peut donc être conçue, sous l'aspect
statique, comme offrant une base directe à la systématisation
abstraite, d'où Ton vient de voir dépendre l'ensemble de la
synthèse humaine. La coordination usuelle ainsi établie entre
les éléments nécessaires de .toutes nos conceptions réelles con-
stitue déjà une véritable unité spéculative, par l'accomplisse-
, ment du vœu confus de Bacon, sur la construction d'une scala
intellectuty permettant à nos pensées habituelles de passer sans
effort des moindres sujets aux plus éminents, ou, en sens in-
verse, avec un sentiment continu de leur intime solidarité na-
turelle. Chacune de ces six branches essentielles de la philoso-
phie abstraite, quoique très-distincte des deux adjacentes dans
sa partie centrale, adhère profondément à la précédente par son
origine, et à la suivante par sa fin. L'homogénéité et la conti-
nuité d'une telle construction sont d'autant plus complètes que
le même principe de classement, appliqué d'une manière plus
spéciale, détermine aussi la vraie distribution intérieure des
diverses théories qui composent chaque branche. Par exemple,
les trois grandes classes de spéculations mathématiques, d'abord
numériques, puis géométriques, et enfin mécaniques, se suc-
cèdent et se coordonnent entre elles d'après la même loi qui
préside à la formation de l'échelle fondamentale. Mon traité
philosophique a pleinement démontré qu'une pareille harmonie
intérieure existe partout. La série générale constitue ainsi le
résumé le plus concis des plus vastes méditations abstraites; et,
réciproquement, toutes les saines études spéciales aboutissent
à autant de développements partiels de cette hiérarchie univer-
selle. Quoique chaque partie exige des inductions distinctes,
chacune reçoit de la précédente une influence déductive, qui
restera toujours aussi indispensable à sa constitution dogma-
tique qu'elle le fut d'abord à son essor historique. Toutes les
études préliminaires préparent ainsi la science finale, laquelle
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 45
désormais réagira sans cesse sur leur culture systématique, pour
y faire enfin prévaloir le véritable esprit d'ensemble, toujours
lié au vrai sentiment social. Cette indispensable discipline ne
saurait devenir oppressive, puisque son principe concilie spon-
tanément les conditions permanentes d'une sage indépendance
avec celles d'un concours réel. En subordonnant, par 6a
propre composition, l'intelligence à la sociabilité, une telle for-
mule encyclopédique, éminemment susceptible de devenir
populaire, place d'ailleurs tout le système spéculatif sous la sur-
veillance, comme sous la protection, d'un public ordinairement
disposé à contenir, chez les philosophes, les divers abus inhé-
rents à l'état continu d'abstraction qu'exige leur ofûce.
La même théorie qui explique l'évolution mentale de l'huma-
nité établit donc la vraie coordination finale de nos pensées élé-
mentaires, de manière à concilier radicalement les conditions,
jusqu'ici plus ou moins opposées, de l'harmonie et du mouve-
ment. Son aptitude historique et sa valeur dogmatique se forti-
fient mutuellement; puisque la véritable liaison de nos concep-
tions doit surtout ressortir de leurs transformations successives,
qui, à leur tour , resteraient inexplicables sans elle, l'histoire
et la philosophie devenant ainsi inséparables pour tous les bons
esprits.
Une théorie, à la fois statique et dynamique, qui remplit de
telles conditions, peut certainement être appréciée aujourd'hui
comme constituant déjà l'unité spéculative sur sa véritable base
objective, quoique cette unité ait besoin de se développer et
de se consolider à mesure que cette base sera mieux étudiée.
Mais ce double essor doit réellement dépendre de la destination
sociale de cette construction, beaucoup plus que d'une vaine
tendance à la perfection scientifique. C'est en dirigeant la réor-
ganisation spirituelle des populations d'élite, que la philosophie
abstraite devra surtout sentir le besoin d'une extension nou-
8
46 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
velle ou d'une meilleure liaison, quand les exigences morales
et politiques y provoqueront l'étude de nouveaux rapports na-
turels, sans que jamais la conception y#doive trop devancer
l'application . Il suffît que cette coordination naissante de toutes
nos contemplations réelles soit assez élaborée aujourd'hui pour
permettre déjà d'aborder la synthèse affective et même active,
en commençant à systématiser la morale positive qui doit pré-
sider à la régénération finale de l'humanité. Or j'ose assurer
que mon ouvrage fondamental ne laisse aucun doute sur la
possibilité immédiate d'une telle entreprise, dont l'opportunité
sera directement manifestée par l'ensemble de ce discours.
Ayant assez caractérisé l'esprit général du positivisme, je dois
maintenant ajouter, à cet égard, quelques explications complé-
mentaires, destinées à prévenir ou à rectifier de graves mé-
prises, trop fréquentes et trop dangereuses pour que je puisse
les négliger, sans cependant m'occuper jamais des attaques de
mauvaise foi.
L'entière émancipation théologique devant constituer aujour-
d'hui une indispensable préparation à l'état pleinement positif,
cette condition préalable entraîne souvent des observateurs su-
perficiels à confondre sincèrement ce régime final avec une
situation purement négative, qui présentait, même dans le
siècle dernier, un caractère vraiment progressif, mais qui dés-,
ormais dégénère, chez ceux où elle devient vicieusement per-
manente, en obstacle essentiel à toute véritable organisation
sociale et même mentale. Quoique j'aie, depuis longtemps,
repoussé formellement toute solidarité, soit dogmatique, soit
historique, entre le vrai positivisme et ce qu'on nomme l'a-
théisme, je dois ici indiquer encore, sur cette fausse apprécia-
tion, quelques éclaircissements sommaires, mais directs.
Même sous l'aspect intellectuel, l'athéisme ne constitue
<juf une émancipation très insuffisante, puisqu'il tend à prolon-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 47
ger indéfiniment l'état métaphysique en poursuivant sans cesse
de nouvelles solutions des problèmes théologiques, au lieu d'é-
carter comme radicalement vaines toutes les recherches inao
cessibles. Le véritable esprit positif consiste surtout à substituer
toujours l'étude des lois invariables des phénomènes à celle de
leurs causes proprement dites, premières ou finales, en un
mot la détermination du comment à celle du pourquoi. Il est
donc incompatible avec les orgueilleuses rêveries d'un ténébreux
athéisme sur la formation de l'univers, l'origine des ani-
maux, etc. Dans son appréciation générale de nos divers états
spéculatifs, le positivisme n'hésite point à regarder ces chi-
mères doctorales comme fort inférieures, même en rationalité,
aux inspirations spontanées de l'humanité. Car le principe théo-
logique, consistant à tout expliquer par des volontés, ne peut
être pleinement écarté que quand, ayant reconnu inaccessible
toute recherche des causes, on se borne à connaître les lois.
Tant qu'on persiste à résoudre les questions qui caractérisèrent
notre enfance, on est très-mal fondé à rejeter le mode naïf
qu'y appliqua notre imagination, et qui seul convient, en effet,
à leur nature. Ces croyances spontanées ne pouvaient radicale-
ment s'éteindre qu'à mesure que l'humanité, mieux éclairée sur
ses moyens et ses besoins, changeait irrévocablement la direc-
tion générale de ses recherches continues. Quand on veut péné-
trer le mystère inaccessible de la production essentielle des
phénomènes, on ne peut rien supposer de plus satisfaisant que
de les attribuer à des volontée intérieures ou extérieures, puis-
qu'on les assimile ainsi aux effets journaliers des affections qui
nous animent. L'orgueil métaphysique ou scientifique a pu seul
persuader aux athées, anciens ou modernes, que leurs vagues
hypothèses sur un tel sujet sont vraiment supérieures à cette
assimilation directe, qui devait exclusivement satisfaire notre
intelligence jusqu'à ce qu'on eût reconnu l'inanité radicale et
48 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Tentière inutilité de toute recherche absolue. Quoique l'ordre
naturel soit, à tous égards, très-imparfait, sa production se
concilierait beaucoup mieux avec la supposition d'une volonté
intelligente qu'avec celle d'un aveugle mécanisme. Les athées
persistants peuvent donc être regardés comme les plus incon*
séquents des théologiens, puisqu'ils poursuivent les mêmes ques-
tions en rejetant Tunique méthode qui s'y adapte. Aussi le pur
athéisme est-il, même aujourd'hui, fort exceptionnel. Le plus
souvent on qualifie ainsi un état de panthéisme, qui n'est, au
fond, qu'une rétrogradation doctorale vers un fétichisme vague
et abstrait, d'où peuvent renaître, sous de nouvelles formes,
toutes les phases théologiques, quand l'ensemble de la situation
moderne cesse de contenir le libre essor des aberrations méta-
physiques. Un tel régime indique d'ailleurs, chez ceux qui l'a-
doptent comme définitif, une appréciation très - exagérée ,
ou même vicieuse, des besoins intellectuels, et un sentiment
trop imparfait des besoins moraux ou sociaux. Il se corn*
bine le plus souvent avec les dangereuses utopies de l'or-
gueil spéculatif quant au prétendu règne de l'esprit. Dans la
morale proprement dite, il procure une sorte de consécration
dogmatique aux ignobles sophismes de la métaphysique mo-
derne sur la domination absolue de l'égoïsme. En politique, il
tend directement à rendre indéfinie la situation révolutionnaire,
par la haine aveugle qu'il inspire envers l'ensemble du passé,
dont il empêche toute explication vraiment positive, propre à
nous dévoiler l'avenir humain. L'athéisme ne peut donc dis-
poser aujourd'hui à la vraie positivité que ceux chez lesquels il
constitue seulement une situation très-passagère, la dernière et
la moins durable de toutes les phases métaphysiques. Gomme la
propagation actuelle de l'esprit scientifique facilite beaucoup
cette extrême transition, ceux qui parviennent à l'âge mûr sans
l'avoir spontanément accomplie annoncent ainsi une sorte d'im-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 40
puissance mentale, souvent liée à l'insuffisance morale, et peu
conciliable avec le positivisme. Les affinités purement négatives
étant toujours faibles ou précaires, la véritable philosophie mo-
derne ne peut pas se contenter davantage de la non-admission du
monothéisme que de celle du polythéisme ou du fétichisme, que
personne ne j ugerait suffisantes pour motiver des rapprochements
sympathiques. Une semblable préparation n'avait, au fond, d'im-
portance que pour ceux qui durent prendre l'initiative dans la
tendance directe de l'humanité à une rénovation radicale. Elle a
déjà cessé d'être vraiment indispensable, puisque la caducité du
régime ancien ne laisse plus aucun doute essentiel sur l'ur-
gence de la régénération. La persistance anarchique, carac-
térisée surtout par l'athéisme, constitue désormais une disposi-
tion plus défavorable à l'esprit organique, qui devrait déjà
prévaloir, que ne peut l'être une sincère prolongation des an-
ciennes habitudes. Car ce dernier obstacle n'empêche plus la
vraie position directe de la question fondamentale, et même il
tend beaucoup à la provoquer, en obligeant la philosophie nou-
velle à ne combattre les croyances arriérées que d'après son
aptitude générale à mieux satisfaire tous les besoins moraux et
sociaux. Au lieu de cette salutaire émulation, le positivisme
ne pourra recevoir qu'une stérile réaction de l'opposition spon-
tanée que lui présente aujourd'hui l'athéisme chez tant de mé-
taphysiciens et de savants, dont les dispositions anti-théolo-
giques n'aboutissent plus qu'à entraver, par une répugnance
absolue, la régénération qu'elles préparèrent, à certains égards,
dans le siècle précédent. Loin de compter sur l'appui des
athées actuels, le positivisme doit donc y trouver des adver-
saires naturels, quoique le peu de consistance de leurs opinions
permette d'ailleurs de ramener aisément ceux dont les erreurs
ne sont pas essentiellement dues à l'orgueil.
Il importe davantage à la nouvelle philosophie d'éclaircir la
50 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
grave imputation de matérialisme que lui attire nécessairement
son indispensable préambule scientifique. En écartant toute
vaine discussion sur des mystères impénétrables, ma théorie
fondamentale de l'évolution humaine me permet de caractéri-
ser nettement ce qu'il y a de réel au fond de ces débats si
confus.
L'esprit positif, longtemps borné aux plus simples études,
n'ayant pu s'étendre aux plus éminentes que par une succes-
sion spontanée de degrés intermédiaires, chacune de ses nou-
velles acquisitions a dû s'accomplir d'abord sous l'ascendant
exagéré des méthodes et des doctrines propres au domaine an-
térieur. C'est dans une telle exagération que consiste, à mes
yeux, l'aberration scientifique à laquelle l'instinct public ap-
plique sans injustice la qualification de matérialisme , parce
.qu'elle tend, en effet, à dégrader toujours les plus nobles spé-
culations en les assimilant aux plus grossières. Une semblable
usurpation était d'autant plus inévitable, que partout elle re-
pose sur la dépendance nécessaire des phénomènes les moins
généraux envers les plus généraux, d'où résulte une légitime
influence déductive par laquelle chaque science participe à l'é-
volution continue de la science suivante, dont les inductions
spéciales ne pourraient autrement acquérir une suffisante ra-
tionalité. Aussi toute science a-t-elle dû longtemps lutter
contre les envahissements de la précédente ; et ces conflits sub-
sistent encore, même envers les plus anciennes études. Ils ne
peuvent entièrement cesser que sous l'universelle discipline de
la saine philosophie, qui fera partout prévaloir un juste senti-
ment habituel des vrais rapports encyclopédiques, si mal appré-
ciés par l'empirisme actuel. En ce sens, le matérialisme con-
stitue un danger inhérent à l'initiation scientifique, telle que
jusqu'ici elle dut s'accomplir, chaque science tendant à absor-
ber la suivante au nom d'une positivité plus ancienne et mieux
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 51
établie. Le mal est donc plus profond et plus étendu que ne le
supposent la plupart de ceux qui le déplorent. On ne le re-
marque aujourd'hui qu'envers les plus hautes spéculations, qui,
en effet, y participent davantage comme subissant les empiéte-
ments de toutes les autres ; mais il existe aussi, à divers degrés,
pour un élément quelconque de notre hiérarchie scientifique,
sans même excepter sa base mathématique, qui semblerait d'a-
bord en être naturellement préservée. Un vrai philosophe re-
connaît autant le matérialisme dans la tendance du vulgaire des
mathématiciens actuels à absorber la géométrie ou la méca-
nique par le calcul, que dans l'usurpation plus prononcée de la
physique par l'ensemble de la mathématique, ou de la chimie
par la physique, surtout de la biologie par la chimie, et enfin
dans la disposition constante des plus éminents biologistes à
concevoir la science sociale comme un simple corollaire ou ap-
pendice de la leur. C'est partout le même vice radical, l'abus
de la logique déductive ; et le même résultat nécessaire, l'immi-
nente désorganisation des études supérieures sous l'aveugle do-
mination des inférieures. Tous les savants proprement dits sont
donc aujourd'hui plus ou moins matérialistes, suivant la sim-
plicité et la généralité plus ou moins prononcées des phéno-
mènes correspondants. Les géomètres se trouvent ainsi le plus
exposés à cette aberration, d'après leur tendance involontaire à
constituer l'unité spéculative par l'ascendant universel des plus
grossières contemplations, numériques, géométriques, ou méca-
niques. Mais les biologistes qui réclament le mieux contre une
telle usurpation méritent, à leur tournes mêmes reproches, quand
ils prétendent, par exemple, tout expliquer en sociologie par
des influences purement secondaires de climat ou de race, puis-
qu'ils méconnaissent alors les lois fondamentales que peut
seule dévoiler une combinaison directe des inductions histo-
riques.
52 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Cette appréciation philosophique du matérialisme explique à
la fois la source naturelle et la profonde injustice de la grave
méprise dont j'indique ici la rectification décisive. Loin que le
vrai positivisme soit aucunement favorable à ces dangereuses
aberrations, on voit, au contraire, qu'il peut seul les dissiper
irrévocablement d'après son aptitude exclusive à procurer une
juste satisfaction aux tendances très-légitimes dont elles n'of-
frent qu'une empirique exagération. Jusqu'ici le mal n'a été con-
tenu que par la résistance spontanée de l'esprit théologico-mé-
taphysique; et cet office provisoire a constitué la destination,
indispensable quoique insuffisante, du spiritualisme proprement
dit. Mais de tels obstacles ne pouvaient empêcher l'énergique
ascension du matérialisme, ainsi investi, aux yeux de la raison
moderne, d'un certain caractère progressif, par sa liaison pro-
longée avec la juste insurrection de l'humanité contre un régime
devenu rétrograde. Aussi, malgré ces impuissantes protesta-
tions, l'oppressive domination des théories inférieures compro-
met-elle beaucoup aujourd'hui l'indépendance et la dignité des
études supérieures. En satisfaisant, au delà de toute possibilité
antérieure, à ce qu'il y a de légitime dans les prétentions op-
posées du matérialisme et du spiritualisme, le positivisme les
écarte irrévocablement à la fois, l'un comme anarchique, l'au-
tre comme rétrograde. Ce double service résulte spontanément
de la simple fondation de la vraie hiérarchie encyclopédique, qui
assure à chaque étude élémentaire son libre essor inductif, sans
altérer sa subordination déductive. Mais cette conciliation fon-
damentale sera surtout due à l'universelle prépondérance, lo-
gique et scientifique, que la nouvelle philosophie pouvait seule
procurer au point de vue social. En faisant ainsi prévaloir les
plus nobles spéculations, où la tendance matérialiste est la plus
dangereuse et aussi la plus imminente, on la représente directe-
ment comme non moins arriérée désormais que son antagoniste,
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 53
puisqu'elles entravent également l'élaboration de la science
finale. Par là, cette double élimination se trouve même liée à
l'ensemble de la régénération sociale, que peut seule diriger
une exacte connaissance des lois naturelles propres aux phéno-
mènes moraux et politiques. J'aurai bientôt lieu de faire aussi
sentir combien le matérialisme sociologique nuit aujourd'hui
au véritable art social, comme disposant à méconnaître son
principe le plus fondamental, la division systématique des deux
puissances spirituelle et temporelle, qu'il s'agit surtout de ren-
dre maintenant inaltérable, en reprenant, sur de meilleures
bases, l'admirable construction du moyen âge. On reconnaîtra
ainsi que le positivisme n'est pas moins radicalement opposé
au matérialisme par sa destination politique que par son carac-
tère philosophique.
Afin de rendre cette sommaire appréciation à la fois plus im-
partiale et plus décisive, j'y ai écarté à dessein les graves in-
culpations morales que suscite ordinairement une telle accusa-
tion. Même quand elles sont sincères, ces imputations, sisouvent
démenties par l'expérience, se trouvent, en effet, contraires à la
vraie théorie de la nature humaine, puisque nos opinions,
saines ou vicieuses, sont heureusement incapables d'exercer
sur nos sentiments et notre conduite l'empire absolu qu'on leur
attribue communément. D'après leur relation provisoire avec
l'ensemble du mouvement d'émancipation, les aberrations
matérialistes furent, au contraire, souvent liées, chez les
modernes, aux plus généreuses inspirations. Mais, outre que
cette solidarité passagère a déjà cessé, il faut aujourd'hui re-
connaître que, même dans les meilleurs cas, une telle ten-
dance intellectuelle a toujours altéré, à un certain degré,
l'essor spontané de nos plus nobles instincts, en disposant à
écarter ou à méconnaître des phénomènes affectifs que ces gros-
sières hypothèses ne pouvaient représenter. On en voit un
54 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
exemple trop décisif, dans le déplorable arrêt prononcé pat
Téminent Cabanis contre l'admirable chevalerie du moyen âge.
Quoique le cœur de ce philosophe fût aussi pur, et même aussi
tendre, que son esprit était élevé et étendu, le matérialisme
contemporain l'a essentiellement empêché d'apprécier l'heu-
reuse organisation du culte habituel de la femme chez nos
énergiques ancêtres.
Cette rectification décisive des deux principales inculpations
naturellement adressées aujourd'hui au positivisme systéma-
tique, par suite de sa solidarité initiale avec le positivisme em-
pirique, me dispense d'insister autant sur les fréquentes accu-
sations de fatalisme et d'optimisme, dont l'injustice est
beaucoup plus facile à caractériser.
Quant à la première, il faut peu s'étonner que, depuis la
naissance des théories réelles, elle ait toujours accompagné
chaque extension nouvelle du domaine positif. Lorsque des
phénomènes quelconques passent du régime des volontés, même
modifiées par les entités, au régime des lois, le contraste de
leur régularité finale avec leur instabilité primitive doit, en effet,
présenter d'abord un caractère de fatalité, qui ne peut disparaître
ensuite que par une appréciation très-approfondie du véritable
esprit scientifique. Cette méprise est d'autant plus inévitable
que notre type initial des lois naturelles se rapporte à des phéno-
mènes immodifiables pour nous, ceux des mouvements célestes,
qui nous rappelleront toujours une nécessité absolue, qu'on ne
peut s'empêcher d'étendre aux événements plus complexes, à
mesure qu'on y introduit la méthode positive. Il faut même re-
connaître que le dogme positiviste suppose partout une stricte
invariabilité dans l'ordre fondamental, dont les variations,
spontanées ou artificielles, ne sont jamais que secondaires et
passagères. Les concevoir dépourvues de toutes limites équi-
vaudrait, en effet, à l'entière négation des lois naturelles.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIÈRE PARTIE. 55
Mais, en expliquant ainsi l'inévitable imputation de fatalisme
qui s'adressa toujours aux nouvelles théories positives, on voit
également que l'aveugle persistance d'un tel reproche indique
aujourd'hui une très-superficielle appréciation du vrai positi-
visme. Car si, pour tous les phénomènes, Tordre naturel est
immodifiable dans ses dispositions principales, pour tous aussi,
sauf ceux du ciel, ses dispositions secondaire^ sont d'autant
plus modifiables qu'il s'agit d'effets plus compliqués. L'esprit
.positif, qui dut être fataliste tant qu'il se borna aux études
mathématico-astronomiques, perdit nécessairement ce premier
caractère en s'étendant aux recherches physico-chimiques, et
surtout aux spéculations biologiques, où les variations de-
viennent si considérables. En s'élevant enfin jusqu'au domaine
sociologique, il doit aujourd'hui cesser d'encourir le reproche
que mérita son enfance, puisque son principal exercice se rap-
portera désormais aux phénomènes les plus modifiables, sur-
tout par notre intervention. Il est donc évident que, loin de
nous inviter à la torpeur, le dogme positiviste nous pousse à
l'activité, surtout sociale, beaucoup plus que ne le comporta
jamais le dogme théologiste. Dissipant tout vain scrupule et
tout recours chimérique, il ne nous détourne d'intervenir qu'en
cas d'impossibilité constatée.
L'accusation d'optimisme est encore moins fondée que la
précédente ; car, cette tendance n'offre point, comme l'autre,
une certaine solidarité initiale avec l'esprit positif. Sa source
est, au contraire, purement théologique ; son influence décroît
toujours à mesure que la positivité se développe. Quoique les
phénomènes immodifiables du ciel nous suggèrent naturelle-
ment l'idée de perfection autant que celle de nécessité, leur
simplicité y manifeste tellement les vices de Tordre réel que
jamais l'optimisme n'y aurait cherché ses principaux argu-
ments, si la première ébauche de leurs théories n'avait pas dû
56 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
s'accomplir sous le régime monothéique, qui nécessairement y
faisait supposer une sagesse absolue. D'après la théorie d'évolu-
tion sur laquelle repose aujourd'hui le positivisme systéma-
tique, la philosophie nouvelle s'oppose spontanément de plus
en plus à l'optimisme, comme au fatalisme, à mesure qu'elle
embrasse des spéculations plus compliquées, où les imperfec-
tions de l'économie naturelle se prononcent davantage, comme
ses modifications. C'est donc envers les études sociales que
cette imputation, ainsi que l'autre, doit être le moins méritée*
Si elle y semble encore motivée, cela n'y tient aujourd'hui qu'à
une insuffisante introduction du véritable esprit scientifique,
par des penseurs qui n'en pouvaient assez connaître la nature
et les conditions. Faute d'une convenable préparation logique,
on a, de nos jours, souvent abusé, en effet, d'un caractère
propre aux phénomènes sociaux pour y représenter comme
absolue une sagesse spontanée qui est seulement supérieure à
ce que comporterait leur degré de complication. En tant que
dus à des êtres intelligents, qui tendent toujours à corriger les
imperfections de leur économie collective, ces phénomènes
doivent offrir un ordre moins imparfait que si, avec une égale
complication, leurs agents pouvaient être aveugles. La vraie
notion du bien s'y rapportant toujours à l'état social corres-
pondant, il est impossible que chaque situation et chaque
changement quelconques n'y soient pas, à certains égards,
justifiables, sans quoi ils deviendraient aussitôt inexplicables,
comme contraires à la nature des êtres et à celle des événe-
ments. Tels sont les motifs naturels qui maintiennent aujour-
d'hui une dangereuse tendance à l'optimisme politique chez les
penseurs, même éminents, qu'une sévère éducation scientifi-
que n'a point préparés à s'affranchir assez des habitudes théo*
logico-métaphysiques envers les plus hautes spéculations. Dans
l'harmonie spontanée de chaque régime avec la civilisation
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — PREMIERE PARTIE. 57
correspondante, leur vague appréciation suppose une perfec-
tion chimérique. Mais il serait injuste d'attribuer au positi-
visme des aberrations évidemment contraires à son véritable
esprit, et dues seulement à l'insuffisante préparation logique et
scientifique de ceux qui ont jusqu'ici abordé les contempla-
tions sociales. L'obligation de tout expliquer ne conduit à tout
justifier que ceux qui ne savent point, en sociologie, distinguer
l'influence des personnes de celle des situations.
En considérant dans son ensemble cette sommaire appré-
ciation de l'esprit fondamental du positivisme, on doit mainte-
nant sentir que tous les caractères essentiels de la nouvelle phi-
losophie se résument spontanément par la qualification que je
lui ai appliquée dès sa naissance. Toutes nos langues occiden-
tales s'accordent, en effet, à indiquer, par le mot positif et ses
dérivés, les deux attributs de réalité et d'utilité, dont la com-
binaison suffirait seule pour définir désormais le véritable es-
prit philosophique, qui ne peut être, au fond, que le bon sens
généralisé et systématisé. Ce même terme rappelle aussi, dans
tout rOccident, les qualités de certitude et de précision, par
lesquelles la raison moderne se distingue profondément de l'an-
cienne. Une dernière acception universelle caractérise surtout la
tendance directement organique de l'esprit positif, de manière
à le séparer, malgré l'alliance préliminaire, du simple esprit
métaphysique, qui jamais ne put être que critique : ainsi s'an-
nonce la destination sociale du positivisme, pour remplacer le
théologisme dans le gouvernement spirituel de l'humanité.
Cette cinquième signification du titre essentiel de la saine
philosophie conduit naturellement au caractère toujours relatif
du nouveau régime intellectuel, puisque la raison moderne ne
peut cesser d'être critique envers le passé qu'en renonçant à tout
principe absolu. Quand le public occidental aura senti cette
dernière connexité, non moins réelle que les précédentes quoi-
58 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
que plus cachée, positif deviendra partout inséparable de re-
latif, comme il l'est aujourd'hui d'organique, de précis, de cer-
tain, d'utile, et de réel. Dans cette condensation graduelle des
principaux titres de la vraie sagesse humaine autour d'une heu-
reuse dénomination , il ne restera bientôt à désirer que la
réunion, nécessairement plus tardive, des attributs moraux
aux simples caractères intellectuels. Quoique ceux-ci soient
seuls rappelés jusqu'ici par cette formule décisive, la marche
naturelle du mouvement moderne permet d'assurer que le mot
positif prendra finalement une destination encore plus relative
an cœur qu'à l'esprit. Cette dernière extension s'accomplira
lorsqu'on aura dignement apprécié comment, en vertu de cette
réalité qui seule la caractérise d'abord, l'impulsion positive
conduit aujourd'hui à faire systématiquement prévaloir le sen-
timent sur la raison, comme sur l'activité. Par une telle trans-
formation, le nom de philosophie ne fera, d'ailleurs, que re-
prendre à jamais la noble destination initiale que rappela
toujours son étymologie, et qui n'est devenue pleinement
réalisable que depuis la récente conciliation des conditions mo-
rales avec les conditions mentales, d'après la fondation défini-
tive de la vraie science sociale.
MSC0DR9 PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE.
SECONDE PARTIE.
•BSTIHATION SOCIAJLJ3 BC POSITIVISME,
DAPBES SA CONNKUTÉ NÉCESSAIRE AVEC l'eNÏÏKXBLE DE I.A GRANDE
REVOLUTION OCCI DENIA LE.
La philosophie positive étant surtout caractérisée par l'uni-
verselle prépondérance mentale du point de vue social, Bon
aptitude pratique résulte naturellement de sa propre constitu-
tion théorique, qui n'a besoin que d'être bien comprise pour
tendre sans effort à systématiser la vie réelle, au lieu de rester
bornée à nous procurer de vaines satisfactions contemplatives.
Réciproquement, cette application spontanée fortifiera beau-
coup son vrai caractère spéculatif, en rappelant toujours la
concentration nécessaire de tous les efforts scientifiques vers
leur but définitif, de manière à contenir, autant que possible,
la disposition ordinaire des recherches abstraites à dégénérer en
oiseuses divagations. Hais cette liaison générale ne serait point
•Mes efficace pour faire aujourd'hui prévaloir un régime mental
aussi nouveau et aussi difficile, si l'ensemble de la situation
moderne n'imposait désormais à la philosophie le devoir plus
déterminé de satisfaire un immense besoin social, qui intéres-
sera directement la sollicitude publique au succès continu de
l'élaboration philosophique, dont la consistance se trouvera
h uon moins garantie que sa dignité. Après avoir assez ap-
60 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
précié le positivisme comme produit nécessaire du mouvement
intellectuel, je dois donc indiquer maintenant sa destination
politique, sans laquelle il ne saurait être convenablement jugé.
Pour la caractériser nettement, il suffit, dans ce discours,
de faire convenablement sentir l'intime connexité de la nou-
velle philosophie avec l'ensemble de la grande révolution qui,
depuis plus de soixante ans, agite profondément l'élite de l'hu-
manité, en résultat final de la transition décisive qui s'était
graduellement opérée pendant les cinq siècles antérieurs.
Cette crise radicale devait naturellement offrir deux phases
principales : Tune essentiellement négative, seule achevée jus-
qu'ici, qui consommerait l'irrévocable extinction du système
ancien, mais sans indiquer encore aucune notion fixe et dis-
tincte du nouvel état social ; l'autre, directement positive, qui
vient enfin de commencer, où s'accomplirait l'élaboration fon-
damentale du système nouveau. La saine philosophie a dû être
le dernier produit de la première partie, et doit désormais
présider à la seconde ; tel est le double enchaînement qu'il faut
ici caractériser.
Sans la réaction intellectuelle du grand ébranlement initial,
la raison moderne ne pouvait même s'élancer, avec une énergie
soutenue, à la poursuite directe du nouveau système, dont la
véritable nature se trouvait dissimulée, pour les plus éminents
penseurs du dix-huitième siècle, par les vains débris de l'ordre
ancien. Cette impulsion décisive était surtout indispensable à la
fondation de la science sociale, aûn de mettre en évidence la
vraie notion générale du progrès humain, qui lui sert de base
nécessaire, et qui ne pouvait autrement prévaloir.
En concevant l'ordre comme immobile, sa théorie prélimi-
naire a pu surgir dans l'antiquité, et le grand Aristote l'ébaucha
admirablement; de même que, en biologie, les spéculations
purement statiques y naquirent sans aucune conception dyna-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 61
mique. Hais toute idée réelle de progrès social était nécessaire-
ment étrangère aux philosophes anciens, faute d'une suffisante
manifestation historique du mouvement continu de l'humanité.
Ce mouvement a commencé à devenir, au moyen âge, assez
prononcé pour susciter un premier instinct réel de notre per-
fectibilité, par l'universelle persuasion de la supériorité du ca-
tholicisme sur le polythéisme et le judaïsme, même avant que
la substitution du régime féodal au régime romain complétât
cette appréciation spirituelle par une indispensable confirmation
temporelle. Quelque confus que dût être ce sentiment primitif
du progrès humain, il présentait déjà un haut degré d'énergie
et de popularité, trop amorti ensuite dans les luttes théologico-
métaphysiques. Il faudra toujours remonter j usque-là pour com-
prendre la véritable origine de cette ardeur progressive qui dis-
tingue l'ensemble de la grande famille occidentale, et qui y a
spontanément contenu tant d'aberrations doctorales, là surtout
où la métaphysique protestante ou déiste a le moins altéré les
nobles inspirations du moyen âge.
Mais ce sentiment initial, quelque indispensable qu'il dût
être, ne pouvait aucunement suffire pour constituer la notion
fondamentale du progrès humain. Car il faut au moins trois
termes pour caractériser une progression quelconque. Or on
ne pouvait alors en concevoir que deux, en comparant le moyen
âge à l'antiquité. La nature absolue de la philosophie théolo-
gique, qui présidait à cette première comparaison, empêchait
même de supposer l'existence ultérieure d'aucun terme nou-
veau, puisqu'elle représentait le régime catholico-féodal comme
doué d'une perfection définitive, au delà de laquelle on plaçait
seulement l'utopie chrétienne sur la vie future. Quand la théo-
logie eut assez déchu pour ne plus entraver, à cet égard, l'ima-
gination moderne, il se trouva d'abord que cette déchéance
entraîna une sorte de réaction mentale longtemps défavorable
9
62 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
à la première ébauche de la notion du progrès, en déterminant
contre le moyen âge une aveugle animosité. En haine des
croyances qui avaient alors prévalu, presque tous les penseurs
furent saisis d'une irrationnelle admiration de l'antiquité, au
point de méconnaître totalement la supériorité sociale du moyen
âge, dont la masse illettrée conserva seule quelque sentiment
réel, surtout chez les populations préservées du protestantisme.
La notion du progrès ne commença à préoccuper l'esprit mo-
derne que lorsqu'elle renaquit, avec un nouveau caractère, au
milieu du dix-septième siècle, d'après le spectacle décisif de
révolution élémentaire déjà accomplie par l'élite de l'humanité
dans les sciences et dans l'industrie, et même, d'une manière
moins irrécusable, dans les beaux-arts. Mais, quoique ces ap-
préciations partielles aient en effet fourni la première source
directe des notions systématiques de notre siècle sur le progrès
humain, elles ne pouvaient aucunement caractériser la pro-
gression, qui restait même plus douteuse qu'au moyen âge
sous l'aspect social, plus important que tous ces points de vue
spéciaux.
L'ébranlement révolutionnaire qui poussa définitivement la
France, centre normal de l'Occident, à la recherche d'une ré-
génération totale, était donc indispensable pour constituer
cette progression, en lui fournissant, au moins dans une per-
spective lointaine et confuse, un troisième terme essentiel, type
du vrai régime moderne, dont la comparaison avec le moyen
âge annonçât un pas général aussi prononcé que celui qui in-
spirait à nos ancêtres chevaleresques un juste sentiment de leur
supériorité sociale sur leurs antiques prédécesseurs. Tant que
le régime catholico- féodal n'était pas ouvertement détruit, ses
vains débris dissimulaient l'avenir politique au point de ne per-
mettre aucun sentiment décisif du progrès continu de la socia-
bilité. Par une exception propre aux phénomènes sociaux, le
DISCOURS P8ÉLIMNAIHE. — SECONDE PARTIE. 63
spectacle doit s'y développer en même temps que l'observateur.
Jusqu'à l'explosion de la grande crise, on peut dire que l'évo-
lution politique propre à fournir la base expérimentale de la
théorie du progrés restait encore autant incomplète que l'esprit
demeurait incapable de l'apprécier. Les plus éminents penseurs
ne pouvaient, eu effet, concevoir réellement, il y a un siècle,
une progression continue, et l'humanité leur semblait condam-
née au mouvement circulaire ou oscillatoire. Mais, sous
l'impulsion révolutionnaire, le véritable instinct du mouve-
ment humain a spontanément surgi d'une manière plus ou
moins décisive chez les moindres intelligences, d'abord en
France, et déjà même dans tout l'Occident. C'est donc à ce
salutaire ébranlement que nous devons à la fois la force et l'au-
dace de concevoir une notion sur laquelle repose nécessaire-
ment la vrain science sociale, et par suite toute la philosophie
positive, dont cette science finale pouvait seule constituer l'unité
générale. Sane la théorie du progrès, celle de l'ordre resterait
insuffisante, même quand on la supposerait possible, pour fon-
der la sociologie, qui ne peut résulter que de leur intime com-
binaison. Par cela même que le progrès ne constitue, à tous
égards, que le développement de l'ordre, seul il en offre aussi
la manifestation décisive. Ou conçoit donc comment la philo-
sophie positive devait directement émaner de la révolution
française, outre la coïncidence nullement fortuite qui fixait à
cette époque le suffisant accomplissement de son préambule
xreTrtifique.
liais, pour compléter cette appréciation, il faut maintenant
reconnaître que cette heureuse réaction mentale du grand ébran-
lement social ne pouvait commencera se réaliser que quand l'es-
prit purement révolutionnaire se trouverait tellement amorti que
l'éclair ainsi jeté sur l'avenir n'empêchât plus de voir l'ensemble
4u passé. Si, d'un côté, cette énergique impulsion commençait
64 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
à nous dévoiler, quoique vaguement, le troisième terme de la
progression sociale, elle nous interdisait, d'une autre part, la
j uste appréciation du second, tant que durerait la haine aveugle
que l'émancipation moderne avait dû nous inspirer contre tout
le moyen âge, et sans laquelle nous n'aurions pu sortir irrévo-
cablement du régime ancien. L'extinction de ce degré intermé-
diaire ne troublait pas moins la conception totale que l'absence
du degré final, trop différent du degré initial pour lui être im-
médiatement comparable. U était donc impossible de former la
vraie théorie du progrès humain, sans avoir d'abord rendu une
exacte justice au moyen âge, par lequel l'état ancien et l'état
moderne se trouvent à la fois réunis et séparés. Or cette équi-
table appréciation se trouvait certainement incompatible avec
la prépondérance initiale de l'esprit révolutionnaire proprement
dit. En ce sens, l'énergique réaction philosophique organisée,
au début de notre siècle, par l'éminent De Maistre, a profondé-
ment concouru à préparer la vraie théorie du progrès. Malgré
l'intention évidemment rétrograde qui anima cette école pas-
sagère, ses travaux figureront toujours parmi les antécédents
nécessaires du positivisme systématique, quoique l'essor décisif
de la nouvelle philosophie les ait ensuite écartés à jamais, en
s'incorporant d'une manière plus complète tous leurs résultats
essentiels.
La vraie science sociale et la vraie philosophie ne pouvaient
donc surgir que quand une jeune intelligence, imbue de l'ar-
deur révolutionnaire, s'approprierait spontanément tout ce
qu'une telle élaboration renfermait de précieux sur l'appré-
ciation historique de l'ensemble du moyen âge. C'est seulement
alors qu'a pu naître le véritable esprit de l'histoire, l'instinct
général de la continuité humaine, auparavant inconnu, même
à mon principal précurseur, l'illustre et malheureux Gondorcet.
A la même époque, le génie de Gall complétait la récente
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 65
ébauche systématique de la biologie, en créant l'étude scienti-
fique des fonctions intérieures du cerveau, autant du moins que
l'évolution purement individuelle permet de les apprécier. On
achève ainsi de comprendre l'ensemble de conditions sociales
et mentales qui dut placer la découverte des lois sociologiques,
et par suite la fondation du positivisme, au temps précis où je
commençai à philosopher, une génération après la dictature
progressive de la Convention, ou presque dès la chute de la
tyrannie rétrograde de Bonaparte.
C'est ainsi que le grand ébranlement révolutionnaire, et même
la longue rétrogradation qui lui succéda, devaient précéder
et préparer la conception systématique d'une nouvelle doctrine
générale. Or si l'élaboration philosophique du positivisme exi-
geait une telle préparation, cette condition était encore plus
indispensable à son avènement social, soit pour lui assurer une
suffisante liberté d'exposition et de discussion, soit surtout
pour disposer le public à y voir le vrai germe de la solution
finale. Il serait ici superflu d'insister sur une nécessité aussi
évidente.
Après avoir reconnu comment le positivisme résulta de la
première partie de la révolution, il faut, réciproquement, le
concevoir comme devant présider à la seconde.
Loin que la révolution ait déterjniné la démolition du régime
ancien, une saine appréciation historique démontre, au con-
traire, que cette grande crise provint de l'intime décomposi-
tion, d'abord spontanée, puis systématique, que le système po-
litique du moyen âge subit de plus en plus dans tout l'Occident,
et surtout en France, à partir du quatorzième siècle. Au lieu
de prolonger le mouvement négatif des cinq siècles antérieurs,
elle y mit d'abord un terme nécessaire, en manifestant, par un
dernier ébranlement, l'irrévocable résolution d'abandonner en-
tièrement l'ordre déchu, pour procéder directement à une ré-
66 SYSTEMS DE POLITIQUE POSITIVE*
génération totale. Cette indispensable manifestation fat surtout
caractérisée par l'entière abolition de la royauté, à laquelle
s'étaient successivement ralliés tous les débris spirituels et tem-
porels de l'ancienne constitution française. Mais, sauf ce préam-
bule nécessaire, qui n'occupa que la séance initiale de la prin-
cipale assemblée révolutionnaire, l'ensemble du mouvement
avait, dès le début, une destination essentiellement organique,
surtout marquée depuis la prépondérance de l'esprit républi-
cain. Il est clair néanmoins que, malgré cette tendance fonda-
mentale, la première partie de la révolution fut, en effet,
éminemment négative. Cet avôrtement initial ne tint pas seu-
lement aux impérieuses exigences de la lutte, aussi difficile
que glorieuse, par laquelle la France maintint son indispen-
sable indépendance contre les formidables attaques de la coali-
tion rétrograde. On doit surtout l'attribuer au caractère pure-
ment critique des doctrines métaphysiques qui pouvaient seules
diriger alors l'esprit révolutionnaire.
Malgré la solidarité naturelle des deux progressions, néga-
tive et positive, qui s'accomplissaient depuis la fin du moyen
âge, la première se trouvait nécessairement plus avancée que
la seconde. La caducité du régime ancien devait donc susciter
le vœu d'une entière rénovation, avant que la préparation élé-
mentaire du régime final fût assez complète pour manifester sa
vraie nature générale. On vient même de reconnaître que l'éla-
boration décisive de la doctrine régénératrice, loin de pouvoir
précéder l'ébranlement révolutionnaire, n'était devenue pos-
sible que sous son impulsion. Il est donc aisé de concevoir l'in-
surmontable fatalité qui alors obligea d'employer, comme prin-
cipes organiques, les doctrines purement critiques qui avaient
dû présider aux luttes antérieures. Quoique cette métaphysique
négative devint réellement sans objet dès qu'on renonçait fran-
chement au régime ancien, ses dogmes étaient seuls familiers,
DISCOUBS PRÉLIMINAIRE. — SECONDS PARUE. 67
et contenaient Tunique formule que comportât d'abord le pro-
grès social. Le mouvement initial dut donc s'accomplir sous
l'inspiration d'une doctrine vraiment arriérée, qui ne pouvait
suffire à cette nouvelle destination.
Nécessairement impuissante à rien construire, une telle phi-
losophie ne comportait d'autre efficacité organique que de for-
muler vaguement le programme, plutôt sentimental que ra-
tionnel, de l'avenir politique, sans indiquer aucunement la
marche convenable à sa préparation. Ainsi érigés en principes
organiques, les dogmes critiques durent bientôt, d'après leur
caractère absolu, développer une tendance radicalement anar-
chique, aussi hostile aux éléments de Tordre nouveau qu'aux
débris du régime ancien. Une expérience décisive, dont le sou-
venir est ineffaçable, et qui, par cela même, n'est susceptible
d'aucun renouvellement sérieux, mit donc hors de doute l'inap-
titude organique de la doctrine qui dirigea d'abord l'esprit ré-
volutionnaire, lequel ne put alors aboutir qu'à démontrer l'ur-
gence d'une rénovation totale, mais sans en indiquer la nature.
Dans une telle situation philosophique et politique, le be-
soin d'ordre, devenu prépondérant, dut déterminer une longue
réaction rétrograde, qui, commencée par le déisme légal de Ro-
bespierre, se développa surtout d'après le système de conquêtes
de Bonaparte, et se prolongea faiblement, malgré la paix, sous
ses chétifs successeurs. Elle n'a laissé d'autre résultat durable
que la démonstration historique et dogmatique de l'école de De
Maistre sur Tinanité sociale de la métaphisyque moderne, dont
l'insuffisance mentale ressortait alors de l'extension décisive de
l'esprit positif aux plus hautes études biologiques, sous les heu-
reux efforts de Cabanis et surtout de Gall. Au reste, cette la-
borieuse opposition à l'émancipation finale de l'humanité, loin
d'atteindre son but politique, n'aboutit qu'à ranimer l'instinct
du progrès, d'après les invincibles répugnances qu'inspirait par-
68 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
tout la vaine reconstruction d'un régime tellement déchu que
sa nature et ses conditions n'étaient plus comprises par ceux
mêmes qui s'efforçaient de le rétablir.
Cet inévitable réveil de l'esprit révolutionnaire se manifesta
dès que la paix vint supprimer le principal appui du système
de rétrogradation. Mais ce rajeunissement de la métaphysique
négative ne s'accompagnait plus d'aucune illusion sérieuse sur
son aptitude organique. Ses dogmes ne furent essentiellement
accueillis, faute d'une meilleure doctrine, que comme moyens
de repousser les principes rétrogrades, de même que ceux-ci
n'avaient dû leur faveur apparente qu'au besoin de contenir les
tendances anarchiques. Dans ces nouveaux débats sur des sujets
usés, le public sentit bientôt que le vrai germe de la solution
finale n'existait encore nulle part : aussi n'attacha-t-il d'impor-
tance réelle qu'aux conditions d'ordre et de liberté, devenues
non moins indispensables à l'élaboration philosophique qu'à la
prospérité matérielle. Une telle situation se trouvait très-favo-
rable à la construction d'une doctrine définitive, dont le prin-
cipe fondamental surgit, en effet, pendant cette dernière phase
du mouvement rétrograde, quand je découvris, en 1822, la
double loi générale de l'évolution théorique.
L'indifférence apparente d'un public qui ne voyait sur aucun
drapeau la vraie formule de l'avenir social fut enfin prise par
un pouvoir aveugle pour une adhésion tacite à ses vains pro-
jets. Aussitôt que les garanties du progrès se trouvèrent sérieu-
sement menacées, la mémorable secousse de 4830 vint mettre
un terme irrévocable au système de rétrogradation introduit
trente-six ans auparavant. Les convictions qu'il inspirait étaient
déjà si peu profondes que ses partisans furent alors conduits
spontanément à désavouer leurs propres doctrines, pour dé-
velopper, à leur manière, les principaux dogmes révolution-
naires. Ceux-ci, à leur tour, se trouvèrent ouvertement aban-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARUE. 69
donnés par leurs anciens organes, à mesure qu'ils parvenaient
au gouvernement. Rien ne caractérisera mieux, pour l'histoire,
cette double subversion décisive, que les débats relatifs à la
liberté d'enseignement, alternativement demandée et refusée,
à vingt ans d'intervalle, au nom des mômes prétendus prin-
cipes, qui ne représentaient plus, des deux parts, que des in-
térêts.
Cette décomposition radicale de toutes les convictions anté-
rieures laissa directement surgir l'instinct public, qui désormais
réclamait surtout la conciliation fondamentale entre l'esprit
d'ordre et l'esprit de progrès. Mais cette position finale de la
grande question ne rendit que plus sensible l'absence totale
d'une solution réelle, dont le positivisme naissant contenait
seul le principe. Toutes les opinions actives se trouvaient,
au contraire, irrévocablement devenues à la fois anarchiques
et rétrogrades. Quant à celle qui entreprenait de les concilier,
son inanité organique ne lui permettait d'autre efficacité théo-
rique que d'encourager également l'anarchie et la rétrograda-
tion, afin de pouvoir toujours les neutraliser l'une par l'autre.
Personne, au fond, ne sentait un dénoùment sérieux de la
grande révolution dans la prétendue fondation d'une mo-
narchie constitutionnelle, qui, contraire à l'ensemble du passé
français, ne pouvait nous offrir qu'une vaine imitation empi-
rique d'une anomalie politique essentiellement propre à l'An-
gleterre.
Il faut donc envisager cette dernière demi-génération comme
une halte naturelle, où le défaut de doctrine dominante empê-
chait de commencer la terminaison organique de la révolution,
malgré l'irrévocable cessation de la réaction rétrograde qui
avait dû suivre l'ébranlement initial. Les vrais philosophes se
trouvaient seuls entrés déjà dans la nouvelle voie révolution-
naire, depuis que la fondation décisive de la science sociale
70 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
permettait enfin de déterminer sans utopie le caractère général
de l'avenir humain, encore inconnu à mon principal précur-
seur. Mais, pour que la doctrine régénératrice tendît libre-
ment vers son paisible avènement social, il fallait écarter ou-
vertement le mensonge officiel qui représentait la révolution
comme terminée par un vain régime parlementaire, et livrer
désormais la réorganisation spirituelle à la concurrence directe
des penseurs indépendants. Telle sera nécessairement la double
réaction philosophique de notre dernière transformation poli-
tique.
Grâce à l'admirable instinct de nos énergiques prolétaires,
les velléités rétrogrades d'un pouvoir devenu contraire à sa
destination primitive ont enfin déterminé l'irrévocable abolition
de la royauté française, qui, depuis longtemps privée de tout
prestige, ne constituait plus qu'un obstacle général au progrès,
sans aucun véritable profit pour Tordre. Sa vaine suprématie
entravait directement la réorganisation spirituelle, tandis que
son ascendant réel ne pouvait empêcher la misérable agita-
tion politique entretenue par des rivalités essentiellement per-
sonnelles.
Dans sa signification négative, le principe républicain résume
définitivement la première partie de la révolution, en interdi-
sant tout retour d'une royauté qui, depuis la seconde moitié du
règne de Louis XIV, ralliait naturellement toutes les tendances
rétrogrades. Par son interprétation positive, il commence di-
rectement la régénération finale, en proclamant la subordina-
tion fondamentale de la politique à la morale, d'après la consé-
cration permanente de toutes les forces quelconques au service
de la communauté. Sans doute ce principe n'existe encore qu'à
l'état de sentiment ; mais c'était ainsi qu'il devait surgir, et
c'est même ainsi qu'il prévaudra toujours après son indispen-
sable systématisation, comme l'établit la première partie de ce
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 71
discours. En ce sens, la population française, digne avant*
garde de la grande famille occidentale, vient, au fond, d'ou-
vrir déjà l'ère normale. Car, elle a proclamé, sans aucune in-
tervention théologique, le vrai principe social, surgi d'abord,
au moyen âge, sous l'inspiration catholique, mais ne pouvant
prévaloir que d'après une meilleure philosophie et dans un mi-
lieu mieux préparé. La république française tend donc à consa-
crer directement la doctrine fondamentale du positivisme, quant
à l'universelle prépondérance du sentiment sur la raison et sur
l'activité. Un tel point de départ doit bientôt conduire l'opinion
publique à concevoir la nouvelle philosophie comme seule
vraiment apte à systématiser ce régime définitif.
L'ensemble de cette situation fait mieux ressortir la question
fondamentale posée pendant la phase précédente, la concilia-
tion nécessaire entre Tordre et le progrès. En même temps,
l'impuissance radicale de toutes les écoles actuelles envers cet
irrécusable programme devient ainsi plus évidente. Car, l'irré-
vocable abolition de la royauté dissout à la fois la seule entrave
essentielle qu'éprouvât encore le progrès social et l'unique ga-
rantie régulière qui restât à Tordre public. Ainsi poussées
doublement à construire, toutes les opinions demeurent pour-
tant bornées à une simple efficacité négative, consistant, pour
chacune, à contenir, et même très-imparfaitement, l'aberra-
tion opposée. Dans une situation qui garantit le progrès et
compromet Tordre, celui-ci inspire naturellement des sollici-
tudes prépondérantes, qui manquent encore d'un digne organe
systématique. Une expérience décisive a cependant prouvé
Textrême fragilité de tout régime purement matériel, fondé sur
les seuls intérêts, sans affections ni convictions. Mais, d'un
autre côté, faute de doctrines vraiment dominantes, Tordre
spirituel reste impossible. On ne peut pas même compter sur
l'efficacité politique du sentiment social, qui, dépourvu de
72 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
principes, devient souvent perturbateur. De là résulte la pro-
longation forcée du régime matériel, quoique son insuffisance
soit généralement reconnue. La situation républicaine en inter-
dit cependant le mode le plus durable, la corruption propre-
ment dite, alors remplacée par une compression plus ou moins
passagère, chaque fois que l'anarchie devient trop imminente.
Mais ces ressources temporaires se proportionnent spontané-
ment aux exigences correspondantes. Tandis que l'ordre se
trouve ainsi plus exposé, son maintien comporte aussi des
moyens plus énergiques. Peu de temps après la composition
initiale de ce discours, une commotion sans exemple conduisit
à constater que la république permet d'employer, et même
avec excès, à la défense de Tordre public, des forces très-supé-
rieures à celles dont pouvait disposer la monarchie. La royauté
perdit ainsi le seul privilège qui lui conservât sincèrement
quelques adhésions réfléchies, et désormais son seul attribut
politique consiste à représenter la rétrogradation. Cependant,
d'après une autre réaction de la même situation contradic-
toire, le parti correspondant semble aujourd'hui devenu l'or-
gane des résistances qui maintiennent Tordre matériel. Ses
doctrines étant encore les seules qui offrent un certain carac-
tère organique, quoique rétrograde, les instincts conservateurs
s'y rallient empiriquement, sans aucune forte opposition des
instincts progressistes, qui sentent confusément leur insuffi-
sance actuelle. Mais, en même temps, ces principes se montrent
radicalement dissous chez leurs propres partisans, dont la pré-
pondérance officielle repose sur une libre adoption des dogmes
révolutionnaires, ainsi destinés à expirer dans le camp rétro-
grade. Telle est donc la puissance actuelle des besoins d'ordre
qu'ils font momentanément prévaloir un parti dépourvu de ses
vieilles convictions, et qui semblait éteint avant Tavénement de
notre république. Le positivisme peut seul expliquer et termi-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 73
ner une telle anomalie, fondée sur cette loi évidente : Tordre
restera rétrograde, tant que le progrès restera anarchique.
Hais, au fond, la rétrogradation ne se réalise jamais, et même
ses principes sont toujours neutralisés par d'incohérentes con-
cessions. Pendant que la jactance de ses chefs semble détruire
le régime républicain, il persiste spontanément d'après sa
seule opportunité, que rend plus sensible la puérile opposi-
tion de presque tous les pouvoirs officiels. Quand l'instinct
du perfectionnement se trouvera systématisé, son irrésis-
tible essor montrera bientôt la vraie source de sa stagnation
actuelle.
Préparant, à son insu, cette issue normale, l'apparente do-
mination du théologisme fournit au positivisme l'attitude que
je souhaitais, il va dix ans, une lutte devenue directe entre les
deux systèmes organiques, en écartant toute intervention cri-
tique. Une métaphysique toujours inconséquente trouve au-
jourd'hui sa ruine définitive dans ce même régime qu'elle dé*
sirait pour prévaloir. Quand il faut construire, on sent bientôt
la profonde inanité de toutes ces écoles qui se bornent à protes-
ter sans cesse contre les institutions théologiques, en admet-
tant néanmoins leurs principes fondamentaux. Elles sont même
tellement annulées qu'elles ne peuvent plus remplir assez leur
ancien office négatif, désormais échu accessoirement au posi-
tivisme, seul garant systématique contre la rétrogradation
comme contre l'anarchie. Déjà les psychologues proprement
dits ont essentiellement succombé avec la royauté constitu-
tionnelle, d'après l'intime affinité de ces deux importations
protestantes. Mais leurs rivaux naturels, les idéologues, qui
semblaient ainsi reprendre leur ascendant national, n'ont pu
recouvrer l'ancien crédit révolutionnaire de leurs doctrines ir-
révocablement usées. Les plus avancés d'entre eux, indignes
héritiers de l'école voltairienne et dan tonienne, se sont montrés
74 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
profondément impropres, de cœur et d'esprit, à diriger la se-
conde partie de la révolution, qu'ils distinguent à peine de la
première. Je les avais d'abord jugés d'après un type trop émi-
nent, purement exceptionnel parmi eux, le noble Armand
Carrel, si malheureusement ravi d'avance à notre république.
De vraies convictions républicaines étaient impossibles chez
ceux qui, élevés dans les intrigues parlementaires, avaient di-
rigé ou secondé la longue conspiration de la presse française
pour réhabiliter Bonaparte. Leur vaine domination n'a su
maintenir Tordre matériel qu'en invoquant le parti rétrograde,
dont ils sont bientôt devenus les simples auxiliaires, après avoir
honteusement renié leur foi philosophique. Cette monstrueuse
alliance laissera toujours un témoignage caractéristique, quoi-
que épisodique, dans une expédition, aussi méprisable qu'o-
dieuse, dont tous les libres coopérateurs recevront bientôt une
juste punition temporelle, en attendant la flétrissure historique.
Mais des indices décisifs ont déjà montré la même tendance à
l'hypocrisie rétrograde chez l'autre classe de déistes, disciples
de Rousseau et imitateurs de Robespierrre. Quoique moins dis-
crédités auprès du peuple, comme ayant moins régné, ils ont
maintenant perdu toute consistance réelle. Leur sauvage anar-
chie est directement incompatible avec les dispositions univer-
selles qu'entretiennent toujours l'activité industrielle, l'esprit
scientifique, et les goûts esthétiques, propres à l'existence mo-
derne. Ces docteurs en guillotine y dont les vains sophismes
avaient systématisé de sang-froid des fureurs exceptionnelles,
se sont vus bientôt forcés, pour conserver leur popularité, de
sanctionner l'heureuse abolition provisoire de l'échafaud po-
litique. La même nécessité les conduit aujourd'hui à désavouer
la seule acception réelle du sanguinaire emblème qui sert à dé-
signer un parti trop vague pour comporter un autre nom. Ils
n'ont pas mieux compris les vraies tendances du prolétariat
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 75
dans leur aveugle préoccupation des droits métaphysiques,
que le peuple s'est paisiblement laissé ravir quand l'ordre a
paru l'exiger, et où ils persistent machinalement à placer la
solution républicaine. Aspirant toujours à comprimer au nom
du progrès, ils prennent pour type politique une courte ano-
malie, qui ne se reproduira jamais. Seuls partisans réels de la
guerre au milieu d'une paix inaltérable, et bornant la régulari-
sation du travail à détruire la hiérarchie industrielle fondée au
moyen âge, ces déclamateurs anarchiques sont, à tous égards,
profondément repoussés par leur siècle. Quoique les prolétaires
accordent encore quelque confiance à des chefs indignes ou in-
capables, ce crédit rapidement décroissant ne saurait devenir
vraiment dangereux , en un temps où l'enthousiasme politique ne
s'attachera jamais à des préjugés métaphysiques. L'influence
réelle de ce parti anarchique consiste surtout à servir d'épou-
vantail au parti rétrograde pour conserver artificiellement, chez
les classes moyennes, une adhésion officielle toujours contraire
à leur nature et à leurs habitudes. Si, contre toute vraisem-
blance, ces vains niveleurs prévalaient légalement, leur règne
éphémère aboutirait bientôt à leur irrévocable élimination, en
prouvant au peuple leur profonde inaptitude à diriger la ré-
génération occidentale. Ainsi, sous l'impulsion continue d'une
lumineuse situation, la raison publique se montre de plus en
plus opposée à toute métaphysique, comme elle l'était déjà à
toute théologie. Ce discrédit final de toutes les écoles anté-
rieures prépare donc l'universel ascendant du positivisme, seul
aussi conforme aux vraies tendances du dix-neuvième siècle
qu'à ses besoins essentiels.
Pour compléter cette indication des tendances propres à la
nouvelle situation française, il suffit de noter que la marche gé-
nérale des débats, et surtout des événements, en faisant mieux
ressortir qu'auparavant le besoin fondamental d'une véritable
76 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
doctrine universelle, propre à contenir les divagations et à évi-
ter ou corriger les perturbations, manifeste aussi la nécessité
spéciale de l'autorité spirituelle, qui peut seule assurer l'effi-
cacité pratique d'une telle philosophie. Au milieu de leurs in-
nombrables divergences, toutes nos sectes métaphysiques s'ac-
cordent spontanément sur cette intime confusion des deux
puissances élémentaires, qui, depuis le quatorzième siècle,
constitua de plus en plus, surtout sous l'impulsion protestante,
le principal dogme révolutionnaire, en haine du régime propre
au moyen âge. Gomme leurs pères grecs, les prétendus philo-
sophes modernes, psycholognes ou idéologues, ont toujours
convoité la suprême Concentration des divers pouvoirs hu-
mains; ils ont même propagé cette aberration chez les savants
spéciaux. Le positivisme systématique fait seul apprécier au-
jourd'hui l'admirable instinct qui poussa tous les hommes émi-
nents du moyen âge à introduire, entre la puissance morale
et la puissance politique, une division fondamentale, chef-
d'œuvre social de la sagesse humaine, et seulement trop pré-
maturée alors pour comporter un succès irrévocable, soit
d'après la nature théologique des principes dirigeants, soit par
le caractère militaire de l'existence active. Cette séparation né-
cessaire, principale base du régime final, n'est maintenant com-
prise et respectée que dans la nouvelle école philosophique, sauf
les sympathies spontanées que conservent encore, sans aucune
formule, les populations préservées du protestantisme. Dès le
début de la révolution, l'orgueil doctoral a directement tendu
vers l'omnipotence sociale qu'il avait toujours rêvée comme le
type idéal de la perfection politique. Quoique les progrès natu-
rels de la raison publique interdisent déjà tout dangereux essor
•
à cette utopie rétrograde, ils sont encore trop peu systématiques
pour empêcher, à cet égard, des tentatives caractéristiques.
Tous les novateurs métaphysiques aspirent donc plus que jamais
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 77
à la suprématie pratique et théorique, maintenant que la situa-
tion ne borne plus leur ambition aux simples existences minis-
térielles. La profonde divergence de leurs opinions respectives,
et leur commune discordance avec le milieu actuel, empêchent
de craindre qu'ils parviennent jamais à entraver sérieusement
la liberté de discussion, en nous imposant la vraie consécra-
tion légale d'une doctrine quelconque. Mais ils l'ont assez tenté
déjà pour éclairer l'esprit public sur le caractère nécessaire-
ment oppressif de toute théorie sociale contraire au vrai prin-
cipe fondamental de la politique moderne, la séparation nor-
male des deux pouvoirs essentiels. Cet essor perturbateur des
ambitions métaphysiques tendra donc à faire spécialement
apprécier les démonstrations décisives de la nouvelle philoso-
phie, qui de plus en plus représentera cette division comme
également indispensable à l'ordre et au progrès. Si les penseurs
positivistes continuent d'éviter toute séduction contraire à leurs
convictions, leur paisible attitude spéculative, au milieu de
cette vaine agitation politique, achèvera de réconcilier le pu-
blic impartial avec cette grande notion, entièrement affranchie
désormais des croyances qui durent présider à sa première
ébauche historique. Ce contraste involontaire fera de plus en
plus sentir que la vraie liberté, comme la convergence réelle,
ne peuvent aujourd'hui émaner que des doctrines positives,
seules capables de supporter une discussion complète, parce
que seules elles reposent sur de véritables démonstrations. Mû-
rie par une situation décisive, la sagesse vulgaire imposera
bientôt aux philosophes, avec une irrésistible énergie, l'obliga-
tion continue de concentrer tous. leurs efforts vers le gouver-
nement direct des esprits et des cœurs, sans aucune tendance à
la domination temporelle, dont la poursuite sera dès lors éri-
gée chez eux en symptôme irrécusable de l'impuissance men-
tale et même de l'insuffisance morale. L'abolition de la royauté
10
78 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
assure d'ailleurs aux vrais penseurs une pleine liberté d'exa-
men, et même d'exposition, tant qu'ils sauront assez respecter
les conditions d'ordre. Car l'émancipation théologique se
trouve ainsi complétée par l'extinction de ce dernier reste du
régime des castes, qui jusqu'alors concentrait chez une famille
exceptionnelle la décision régulière des hautes questions so-
ciales. Quelles que puissent devenir les velléités oppressives
des magistratures républicaines, cet attribut royal ne saurait
passer sérieusement à des pouvoirs purement temporaires, qui,
même individualisés, émanent toujours de suffrages incompé-
tents. La philosophie positive démontrera sans difficulté que de
tels mandataires sont presque aussi étrangers que leurs com-
mettants aux conditions logiques et scientifiques qu'exige au-
jourd'hui toute élaboration systématique des doctrines morales
et sociales. Ces autorités, dépourvues de sanction spirituelle,
peuvent bien déterminer l'obéissance au nom de Tordre; mais
elles ne sauraient obtenir un vrai respect qu'en se renfermant
scrupuleusement dans leurs attributions temporelles, sans cher-
cher aucune suprématie mentale. Avant même que le pou-
voir central parvienne à ses vrais organes pratiques, la situa-
tion républicaine aura fait assez ressortir cette conséquence
nécessaire chez une population déjà purgée de tout fanatisme
rétrograde ou anarchique. Uue telle réaction s'y développera
d'autant mieux que les sollicitudes croissantes relatives à l'or-
dre matériel détourneront davantage les autorités actives de
toute prétention envers Tordre spirituel, dont la reconstruction
se trouve ainsi pleinement réservée aux libres penseurs. Il n'y a
rien de fortuit, ni même de personnel, dans le pas immense
que l'ensemble de ma carrière a déjà réalisé envers la liberté
d'exposition, d'abord écrite, puis orale, sous divers régimes
oppressifs. Tout vrai philosophe obtiendra désormais une équi-
valente faculté, en offrant, comme moi, les justes garanties,
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 79
intellectuelles et morales, que le public et le magistrat doivent
exiger des organes systématiques de l'Humanité. Quelques vio-
lences que puisse jamais inspirer un besoin empirique de com*
primer les niveleurs, j'ose assurer que les constructeurs seront
toujours respectés, et bientôt invoqués au secours d'un ordre
public qui ne peut plus se passer longtemps d'une sanction
rationnelle.
Par l'importante modification politique survenue en France,
la seconde partie de la grande révolution, ainsi commencée
pour le public comme elle Tétait déjà pour les vrais philoso-
phes, tend donc, d'une manière plus directe et plus rapide, à
développer son véritable caractère général en appelant la nou-
velle doctrine universelle à diriger la réorganisation finale
des opinions et des mœurs, seule base solide de la régéné-
ration graduelle des institutions sociales. Mais, après avoir
indiqué comment le positivisme reçoit aujourd'hui cette haute
mission en vertu des changements spontanément accomplis au
centre même de l'ébranlement initial, il faut compléter une
telle appréciation en attribuant à la réorganisation spirituelle
toute son extension caractéristique, qui, suivant la saine théo-
rie historique, doit certainement comprendre lensemble de
l'Occident européen.
L'immense transition révolutionnaire qui nous sépare du
moyen âge a trop fait oublier la communauté fondamentale qui,
préparée par l'incorporation romaine, s'organisa directement
sous l'incomparable Charleniagne, entre les diverses populations
occidentales, uniformément parvenues déjà à l'état catholique
et féodal. Malgré les diversités nationales, aggravées ensuite par
les dissidences théologiques, cette vaste république a partout
offert, pendant les cinq derniers siècles, un développement in-
tellectuel et social, à la fois positif et négatif, dont le reste de
l'humanité n'offre point encore, môme en Europe, un véritable
80 SYSTÈME DE POLITIQUE l'OSlTlVK.
équivalent. Si la rupture du lien catholique et la désuétude
des mœurs chevaleresques ont beaucoup altéré d'abord le sen-
timent général d'une telle confraternité, H a tendu à se réta-
blir sous de nouvelles formes d'après les affinités partielles ré-
sultées d'une commune prépondérance do la vie industrielle,
d'une semblable évolution esthétique, et d'une évidente solida-
rité scientifique. Quand la décomposition politique a été assez
prononcée pour annoncer partout une entière rénovation, cette
similitude de civilisation a de plus en plus développé l'instinct
universel de la participation collective à un même mouvement
social, borné jusqu'ici à une telle famille. Cependant l'iuitative
de la grande crise se trouvait nécessairement réservée à la po-
pulation française, mieux préparée qu'aucune autre branche
occidentale, soit quant à l'extinction radicale du régime ancien,
soit par l'élaboration élémentaire du nouveau système. Mais les
actives sympathies qu'excita dans tout l'Occident le début de
notre révolution, indiquèrent que nos frères occidentaux nous
accordaient seulement le périlleux honneur de commencer une
régénération commune & toute l'élite de l'humanité, comme
le proclama, même au milieu de la guerre défensive, notre
grande assemblée républicaine. Les aberrations militaires qui
ensuite caractérisèrent chez nous la principale phase de la
réaction rétrograde durent sans doute suspendre des deux
parts le sentiment habituel de cette solidarité nécessaire. Tou-
tefois, il était si enraciné partout, d'après l'ensemble des anté-
cédents modernes, que la paix lui rendit bientôt une nouvelle
activité, malgré les efforts continus des divers partis intéresses à
perpétuer cette division exceptionnelle. L'uniforme décadence
des diverses convictions théologies facilita beaucoup cette
tendance naturelle, on dissipant la principale source des dissen —
■■ ■" ■■ ■ :,'!■'■! . !'"i.;aiu II dernière phase de larétrogra
i halte qui lui succéda —
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 81
chaque élément occidental s'efforça plus ou moins de suivre
une marche révolutionnaire équivalente à celle du centre fran-
çais. Notre dernière transformation politique ne peut que forti-
fier encore cette commune disposition, qui pourtant ne saurait
aussitôt produire des modifications analogues chez des popu-
lations moins préparées. Chacun sent d'ailleurs qu'une telle
uniformité d'agitation intérieure tend de plus en plus à conso-
lider la paix qui en favorisa la propagation. Malgré l'absence
de liens systématiques équivalents à ceux du moyen âge, le
commun ascendant des véritables mœurs modernes, à la fois pa-
cifiques et rationnelles, a déjà réalisé, entre tous les éléments
occidentaux, une confraternité spontanée jusqu'alors impos-
sible, et qui ne permet plus d'envisager nulle part la régéné-
ration finale comme purement nationale.
Un tel point de vue est plus propre qu'aucun autre à indi-
quer nettement le vrai caractère général qui convient à la se-
conde partie de la révolution. La première, quoique finalement
profitable à tout l'Occident, devait se développer comme es-
sentiellement française, parce que notre population était seule
mûre pour l'ébranlement initial, qui même dut exalter sa na-
tionalité afin de résister à la coalition rétrograde. Au contraire,
la terminaison organique, commençant après que la crise com-
mune a pris toute son extension naturelle, doit toujours être
conçue désormais comme directement occidentale. Elle consiste
surtout dans une réorganisation spirituelle qui déjà se montre
presque également urgente, sous diverses formes, chez les
cinq populations dont se compose la grande famille moderne.
Réciproquement, l'occidentalité de plus en plus prononcée du
mouvement rénovateur est très-propre à y faire prévaloir la
régénération intellectuelle et morale sur une régénération tem-
porelle qui présentera nécessairement de profondes variétés
nationales. Une doctrine commune et des mœurs semblables,
82 8Y8TfcMË DE POLITIQUE POSITIVE.
d'après un système uniforme d'éducation générale, dirigé et
appliqué par un même pouvoir spirituel, voilà ce qui, dans tout
l'Occident, constitue maintenant le premier besoin social. A
mesure qu'il sera satisfait, la réorganisation temporelle s'ac-
complira partout suivant les convenances de chaque nationa-
lité, sans que cette juste diversité altère nullement l'unité fon-
damentale de la grande république positiviste, dont le lien
systématique sera plus complet et plus durable que celui de la
république catholique propre au moyen âge.
L'ensemble de la situation occidentale ne tend donc pas seu-
lement à faire partout prévaloir désormais le mouvement phi-
losophique sur l'agitation politique. En outre, il provoque
spécialement l'avènement décisif de l'autorité spirituelle, qui
seule peut conduire cette libre rénovation systématique des
opinions et des mœurs avec toute la grandeur et l'uniformité
convenables. L'antique préjugé révolutionnaire sur la confusion
finale des deux puissances devient ainsi directement contraire
aujourd'hui à la régénération sociale qu'il prépara jadis. D'une
part, il fait prévaloir des habitudes de nationalité qui déjà de-
vraient se subordonner aux inspirations d'occidentalité. En
même temps, l'identité réelle de la crise exigeant partout une
solution commune, il pousse à remplir cette condition d'ho-
mogénéité par une assimilation temporelle aussi perturbatrice
que chimérique.
Quoique mon ouvrage fondamental ait soigneusement défini,
d'après l'ensemble du passé, la composition de cette immense
famille, l'extrême importance qu'acquiert aujourd'hui une telle
notion me détermine ici à motiver directement l'énumération
méthodique de ses éléments essentiels.
Depuis la chute de la domination romaine, la France a tou-
jours constitué le centre nécessaire, non moins social que
géographique, de ce noyau de l'Humanité, surtout à partir de
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 83
Gharlemagne. La seule opération capitale que l'Occident ait ja-
mais accomplie de concert s'exécuta évidemment sous l'im-
pulsion française, dans les mémorables expéditions qui carac-
térisèrent la principale phase du moyen âge. A la vérité, quand
la décomposition commune du régime catholique et féodal
commença à devenir systématique, le centre de l'ébranlement
occidental se trouva déplacé pendant deux siècles. La métaphy-
sique négative surgit d'abord en Allemagne ; ensuite sa pre-
mière application temporelle se réalisa en Hollande et en An-
gleterre par deux révolutions caractéristiques, qui, quoique
incomplètes en vertu d'une insuffisante préparation mentale,
servirent de prélude à la grande crise finale. Mais, après ce
double préambule nécessaire, qui manifesta la vraie destina-
tion sociale des dogmes critiques, leur entière coordination et
leur propagation décisive s'accomplirent en France, où revint
le principal siège de la commune élaboration politique et mo-
rale. La prépondérance ainsi acquise à l'initiative française, et
qui maintenant se consolidera de plus en plus, n'est donc, au
fond, qu'un retour spontané à l'économie normale de l'Occi-
dent, longtemps altérée par des besoins exceptionnels. On ne
peut prévoir de nouveaux déplacements du centre de mouve-
ment social que dans un avenir trop éloigné pour devoir nous
occuper; ils ne pourront provenir, en effet, que d'une large
extension de la civilisation principale hors des limites occiden-
tales, comme je l'indiquerai à la fin de ce discours.
Au nord et au sud de ce centre naturel, se trouvent les deux
couples d'éléments occidentaux dont la France continuera de
former le principal lien, autant par les mœurs et le langage
que par la situation géographique. Dans le premier couple,
essentiellement protestant, il faut d'abord placer la vaste po-
pulation germanique, avec ses diverses annexes réelles, surtout
la Hollande, qui, depuis le moyen Age, en constitue, à tous
84 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
égards, la portion la plus avancée ; ensuite vient la population
britannique, y compris même son expansion américaine, malgré
leur rivalité actuelle. Le second couple, éminemment catho-
lique, comprend : à l'est, la grande population italienne, tou-
jours si nettement caractérisée, malgré sa décomposition tem-
porelle ; à l'ouest, l'ensemble de la population espagnole, d'où
la science sociale ne doit pas séparer son appendice portugais,
et qui a tant étendu la famille occidentale par ses immenses co-
lonisations. Pour compléter la définition sociologique du groupe
d'élite, il faut y joindre les deux éléments accessoires qui,
occidentaux par l'histoire, ancienne chez l'un, moderne chez
l'autre, et orientaux par leur siège, constituent, à tous égards,
d'après leur état réel, une transition naturelle entre l'orient et
l'occident : ce sont, au sud, la population grecque, et, au
nord, la population polonaise. Il ne convient pas, d'ailleurs,
de signaler ici les divers intermédiaires qui rapprochent ou sé-
parent les principales branches de la grande famille.
Telle est l'immense république dont la nouvelle philosophie
doit maintenant diriger la régénération intellectuelle et morale,
en combinant l'initiative propre au centre français avec les
réactions naturelles par lesquelles chacun des quatre autres
éléments doit perfectionner cette impulsion générale. Rien ne
tend mieux qu'une semblable tâche à caractériser irrévocable-
ment l'aptitude sociale du positivisme, seul au niveau d'une
pareille mission, à laquelle l'esprit métaphysique ne convient
pas davantage que l'esprit théologique lui-même. Si la caducité
de celui-ci détermina la rupture de l'unité occidentale propre
au moyen âge, l'activité dissolvante de l'autre en devint l'agent
direct. Aucun d'eux ne peut donc prétendre à réassocier les élé-
ments dont la séparation antérieure reste surtout entretenue par
les inspirations théologico-métaphysiques. C'est uniquement au
positivisme spontané, à la fois industriel, esthétique, et scienti-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 85
fique, que sont dus les nouveaux rapports partiels qui, depuis
la fin du moyen âge, préparent de plus en plus la reconstruc-
tion du lien occidental. L'esprit positif, enfin complet et systé-
matique, est donc seul apte à y présider. Il n'appartient qu'à
lui de dissiper radicalement les antipathies que conservent
encore les diverses nationalités, sans altérer pourtant les qua-
lités naturelles de chacune d'elles, afin de constituer, d'après
leur sage combinaison, le génie commun de la nouvelle occi-
dentalité.
C'est ainsi que l'extension totale de la grande crise met en
pleine évidence le vrai caractère général déjà signalé par l'exa-
men direct de sa nature centrale. Toutes les hautes considéra-
tions sociales, tant extérieures qu'intérieures, concourent donc
à prouver que la seconde partie de la révolution doit surtout
consister à reconstruire, dans tout l'Occident, les principes et
les mœurs, de manière à constituer une opinion publique dont
l'irrésistible prépondérance détermine ensuite la formation
graduelle des institutions politiques convenables à chaque na-
tionalité, sous la commune présidence du pouvoir spirituel
qui aura dignement élaboré la doctrine fondamentale. L'esprit
général de cette doctrine est principalement historique, tandis
que la partie négative de la révolution dut faire prévaloir un es-
prit anti-historique. Une haine aveugle envers le passé était alors
indispensable pour sortir éuergiquement de l'ancien régime.
Désormais, au contraire, notre entière émancipation exige
d'abord que nous rendions à tout le passé une complète jus-
tice, qui deviendra le tribut le plus caractéristique du véri-
table esprit positif, seul susceptible aujourd'hui d'une telle
aptitude, d'après sa nature toujours relative. Le meilleur signe
de la vraie supériorité consiste, sans doute, pour les doctrines
comme pour les personnes, à bien apprécier tous ses adver-
saires. Telle est la tendance nécessaire de la véritable science
86 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
sociale qui vient aujourd'hui fonder la détermination de l'ave-
nir sur la contemplation systématique du passé. C'est la seule
marche qui puisse faire librement prévaloir partout une même
conception de la régénération finale, toujours rattachée exac-
tement à l'ensemble de l'évolution humaine, en dissipant à ja-
mais les images confuses et discordantes suggérées par des in-
spirations arbitraires. La prépondérance croissante du sentiment
social concourt d'ailleurs avec le progrès naturel de la raison
publique, pour imprimer à la dernière partie de la révolution
cet esprit historique qui la distinguera profondément de la pre-
mière, comme l'indiquent déjà tant de prédilections spontanées.
D'après une telle disposition générale, le positivisme ne doit
jamais dissimuler la relation fondamentale de la réorganisation
spirituelle qu'il vient accomplir avec l'admirable ébauche qui
constitue le principal caractère du moyen Age. Loin de proposer
à l'humanité une régénération dépourvue de tous antécédents,
nous nous honorerons toujours d'appeler aujourd'hui sa matu-
rité à réaliser enfin la noble tentative que conçut son adoles-
cence avant que les conditions mentales et sociales permissent
un succès décisif. Nous sommes trop pleins de l'avenir pour
craindre jamais d'être sérieusement taxés de retour au passé.
Cette imputation serait surtout étrange chez ceux de nos adver-
saires qui font aujourd'hui consister la perfection politique dans
la confusion primitive, soit théocratique, soit militaire, des
deux puissances élémentaires.
Leur séparation au moyen âge constitue le plus grand pas
qu'ait pu faire jusqu'ici la théorie générale de l'ordre social.
Quoique sa réalisation finale fût réservée à de meilleurs temps,
cette tentative caractéristique n'en a pas moins marqué le but
essentiel, et même ébauché les principaux résultats. C'est là
que remonte ce dogme fondamental de la subordination con-
tinue de la politique envers la morale, qui distingue la socia-
DISCOURS PHÉLIMIKÀIRE. — SECONDE PARTIE. 87
bilité moderne, et qui, malgré de graves et fréquentes at-
teintes, a toujours survécu, même à la chute des croyances qui
d'abord le proclamèrent, comme le montre aujourd'hui sa
unction républicaine chez la nation la mieux émancipée. De là
dite, par suite, cet actif sentiment de la dignité personnelle com-
binée avec la fraternité universelle, qui caractérise les popula-
tions occidentales, surtout celles qui ont échappé au protestan-
tisme. Il faut y rapporter aussi cette unanime tendance à estimer
les hommes suivant leur propre mérite intellectuel et moral,
indépendamment de leur office social, tout en respectant l'in-
dispensable classement résulté d'une inévitable prépondérance
pratique. On y doit donc rattacher les habitudes populaires de
libre discussion moralo et môme politique, d'après le droit et
le devoir de chacun d'appliquer au jugement des actes et des
personnes la doctrine universelle établie dans l'éducation com-
mune. Enfin, il serait superflu d'indiquer la tendance directe
de cette grande institution à organiser l'unité occidentale, qui
n'avait point d'autre lien systématique. Tous ces effets sociaux,
mlgairement attribués à l'excellence de la doctrine chrétienne,
sont ramenés, par une saine appréciation historique, à leur vé-
ritable source principale, la séparation catholique des deux
puissances. Ils sont demeurés propres aux seuls pays où ce ré-
gime a pu prévaloir, quoiqu'une morale équivalente, ou
même une foi identique, régnât aussi ailleurs. La décomposi-
tion de l'organisme catholique les a, du reste, notablement al-
térés, malgré leur consécration spontanée par l'ensemble des
mœurs modernes, là surtout où Ton s'efforçait de rendre à la
doctrine sa pureté et son autorité primitives.
Sous tous ces aspects, le positivisme adéj\ renduau catholicisme
une plus complète justice qu'aucun de ses propres défenseurs,
sans excepter l'éminent De Maistre, comme l'ont d'ailleurs re-
connu quelques organes sincères dp l'école rétrograde. Mais cette
88 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
équitable appréciation ne repose pas seulement sur la grandeur
de la tâche ainsi destinée au moyen âge dans l'évolution totale de
l'Humanité. Elle résulte aussi d'une exacte démonstration histo-
rique de la précocité d'une telle entreprise, dont l'avortement
politique dépendit surtout de l'imperfection des doctrines diri-
geantes et de l'opposition du milieu correspondant. Quoique le
monothéisme répugne beaucoup moins que le polythéisme à la
séparation continue des deux puissances, la nature nécessaire-
ment absolue de tout esprit théologique tendait toujours à faire
dégénérer ce régime en une pure théocratie. Sa chute fut mémo
déterminée par la prépondérance finale de cette inévitable ten-
dance, contre laquelle les rois devinrent, au quatorzième siècle,
les organes spontanés de la réprobation générale. De même,
quoiqu'une telle division se concilie davantage avec les guerres
essentiellement défensives du moyen âge qu'avec le système
de conquêtes de l'antiquité, cependant tout véritable esprit mi-
litaire la repousse radicalement, comme contraire à la con-
centration d'autorité qu'il exige pour durer. Aussi cette sépa-
ration n'a-t-elle pu alors devenir vraiment systématique, sauf
dans la pensée de quelques éminents personnages, spirituels et
temporels. Sa réalisation passagère fut surtout le résultat né-
cessaire de l'ensemble de la situation mentale et sociale. Elle ne
consista presque jamais qu'en une sorte d'équilibre très-précaire,
flottant toujours entre la théocratie et l'empire.
C'est uniquement à la civilisation positive de l'Occident mo-
derne qu'il appartient d'accomplir aujourd'hui ce qui alors ne
put être que tenté, en utilisant d'ailleurs, non-seulement cette
admirable ébauche, mais aussi l'indispensable préparation qu'elle
a déterminée. L'esprit scientifique de la nouvelle philosophie et
le caractère industriel de la nouvelle activité concourent natu-
rellement à rendre désormais inévitable, et même vulgaire, une
séparation continue, à la fois spontanée et systématique, qui
DISCOURS PRELIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 89
ne pouvait, au moyen âge, être que confusément pressentie,
sous les plus heureuses inspirations d'un ardent instinct de pro-
grès. Mentalement envisagée, elle se réduit, en effet, à la di-
vision nécessaire entre la théorie et la pratique, déjà admise,
quoique empiriquement, dans tout l'Occident, envers les moin-
dres sujets, et qu'il serait étrange de repousser pour l'art et la
science les plus difficiles. Sous l'aspect social, elle proclame sur-
tout la distinction naturelle entre l'éducation et l'action, ou entre
la morale et la politique, dont personne aujourd'hui n'oserait
directement méconnaître l'essor continu comme l'un des princi-
paux bienfaits d'une civilisation progressive. La moralité réelle
et la vraie liberté s'y trouvent profondément intéressées, afin
que la conduite et le jugement puissent comporter de véritables
principes, dont l'application, même la mieux démontrable,
serait presque toujours insuffisante, si elle restait livrée à l'im-
pulsion spéciale et directe du commandement ou de l'obéis-
sance. Pour l'harmonie générale des forces politiques, il est
clair que les deux pouvoirs théorique et pratique ont des sources
et des voies tellement différentes, quant au cœur, à l'esprit, et
au caractère, que l'influence consultative et l'influence irapé-
rative ne sauraient désormais appartenir aux mêmes organes
essentiels. Toute tendance sérieuse à réaliser cette utopie rétro-
grade ne pourrait aboutir qu'à l'intolérable domination de mé-
diocrités également incapables dans les deux genres. La suite
de ce discours montrera d'ailleurs que cette division fonda-
mentale se trouvera de plus en plus placée naturellement sous
l'irrésistible protection spéciale des deux éléments sociaux où
résident surtout le bon sens et la moralité.
Nos mœurs sont déjà si favorables à ce principe essentiel de
toute la vraie politique moderne, que les répugnances qu'il
excite proviennent presque uniquement de son adhérence pri-
mitive à des croyances justement déchues. Mais ces préventions
90 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
révolutionnaires ne sauraient persister quand le public impar-
tial verra cette grande notion directement incorporée désormais
à la seule doctrine qui soit dégagée de toute théologie. Chaque
conception humaine, et même chaque amélioration sociale, a dû
surgir d'abord sous l'inspiration théologique, comme l'ensemble
des faits le témoigne clairement, jusque dans les moindres cas.
Néanmoins, cette introduction nécessaire n'a jamais empêché
l'humanité de s'approprier définitivement des progrès dus à la
présidence initiale des croyances qu'elle abandonnait. Il en sera
de même pour ce grand principe politique, qui déjà n'est plus
compris réellement que par des esprits positifs, sous l'induction
spontanée de ses vérifications partielles. La seule opposition di-
recte qu'il rencontre aujourd'hui provient encore de l'ambition
métaphysique dont il choque les prétentions caractéristiques
à une domination absolue. C'est elle surtout qui inspire le
reproche, toujours étrange et souvent menteur, par lequel on
tente quelquefois de flétrir, comme théocrates, des philosophes
ouvertement affranchis de toutes les croyances qui servent à
leurs adversaires pour éluder une discussion décisive. Mais les
graves perturbations sociales que suscitera bientôt une vaine
obstination pédantocratique à régler par les lois ce qui doit être
discipliné par les mœurs, éclaireront l'opinion publique quanta
la haute opportunité du dogme positiviste sur la séparation sys-
tématique entre le gouvernement moral et le gouvernement
politique. L'un, n'ayant d'autre force que la conviction ou la
persuasion, se borne toujours, dans la vie active, au simple
conseil, tandis que l'autre commande directement la conduite
d'après un ascendant matériel.
L'ensemble des indications précédentes aboutit à représenter
l'esprit organique qui doit caractériser la seconde partie de la
révolution comme alliant Téminent génie social propre au
moyen âge avec l'admirable instinct politique de la Convention.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 91
Entre ces deux époques, l'élite de l'humanité s'est trouvée
réellement dépourvue de toute organisation systématique, et
livrée à la double transition qui décomposait Tordre ancien et
préparait le nouveau. Ces deux préambules sont assez accom-
plis aujourd'hui ; puisque, d'une part, le vœu d'une régénéra-
tion sociale est devenu irrésistible, tandis que, d'une autre
part, la philosophie destinée à la diriger est déj'i constituée.
Nous sommes donc appelés désormais à reprendre directement,
sur de meilleures bases mentales et sociales, la grande entre-
prise tentée au moyen âge pour fonder, dans tout l'Occident,
un régime pacifique et rationnel, en systématisant la prépondé-
rance continue de l'amour universel, dominant à la fois la spé-
culation et l'action. La marche générale de cette reconstruc-
tion sera la même que celle de la démolition préalable. Celle-ci
commença, au quatorzième siècle, en neutralisant les fonctions
occidentales de l'organisme ancien. Pareillement, la régénéra-
tion finale s'annonce aujourd'hui par la satisfaction directe des
besoins intellectuels et moraux communs aux cinq populations
avancées.
Afin de mieux caractériser la destination sociale du positi-
visme, je me trouve ainsi conduit à indiquer sommairement
son aptitude nécessaire à systématiser définitivement la morale
universelle, ce qui constitue le but de la philosophie et le point
de départ de la politique. Tout pouvoir spirituel devant surtout
dire jugé d'après une telle attribution, rien ne peut mieux ma-
nifester la supériorité naturelle de la spiritualité positiviste sur
la spiritualité catholique.
Le positivisme conçoit directement l'art moral comme con-
sistant à faire, autant que possible, prévaloir les instincts sym-
pathiques sur les impulsions égoïstes, la sociabilité sur la per-
sonnalité. Cette manière d'envisager l'ensemble de la morale
est propre à la nouvelle philosophie, qui seule systématise les
92 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
progrès accomplis chez les modernes dans la vraie théorie de la
nature humaine, si imparfaitement représentée par le catholi-
cisme.
D'après le principe nécessaire de la biologie quant à la pré-
pondérance fondamentale de la vie organique sur toute vie
animale, la sociologie explique aussitôt l'ascendant spontané
des sentiments personnels, toujours plus ou moins relatifs à
l'instinct conservateur. Mais elle concilie directement cette iné-
vitable suprématie avec l'existence continue des affections bien-
veillantes, que la théorie catholique représentait comme étran-
gères à notre constitution, et seulement inspirées par une grâce
surhumaine qui ne comportait aucune loi. Le grand problème
consiste donc à investir artificiellement la sociabilité de la pré-
pondérance que possède naturellement la personnalité. Sa solu-
tion repose sur un autre principe biologique, le développement
des fonctions et des organes par l'exercice habituel, et leur
tendance à s'atrophier par l'inaction prolongée. Or, notre exis-
tence sociale provoque nécessairement l'essor continu des in-
stincts sympathiques,tandis qu'ellecomprime celui despenchants
personnels, dont la libre activité empêcherait bientôt tous les
contacts mutuels. Les premiers compensent donc, à un certain
degré, leur infériorité native par leur aptitude spontanée à une
extension presque indéfinie; et l'ascendant naturel des seconds
se trouve plus ou moins contenu d'après une inévitable résis-
tance. Ces deux tendances permanentes s'accroissent naturelle-
ment à mesure que l'humanité se développe, et leur double
progrès fournit la principale appréciation de notre perfection-
nement graduel. Une sage intervention systématique, à la fois
privée et publique, peut améliorer beaucoup cet ordre spon-
tané, en augmentant les influences favorables et diminuant leurs
antagonistes. Tel est le but de l'art moral, qui d'ailleurs a,
comme tout autre, d'inévitables limites, quoique les siennes
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 93
doivent être moins étroites, puisque les phénomènes y sont plus
modifiables, en vertu de leur complication supérieure.
Ainsi, la morale positive se distingue, non seulement de la
morale métaphysique, mais aussi de la morale théologique, en
prenant pour principe universel la prépondérance directe du sen-
timent social. Elle représente le bonheur humain, tant privé
que public, comme consistant surtout dans le plus grand essor
possible des affections bienveillantes, qui sont à la fois les plus
douces à éprouver et les seules dont l'expansion puisse être si-
multanée chez tous les individus. Cette doctrine, aussi profonde
et pure qu'elle est simple et vraie, ne pouvait émaner que d'une
philosophie déjà conduite, en vertu de sa réalité caractéristique, à
systématiser enfin la prépondérance mentale du point de vue so-
cial, seul susceptible de rallier toutes nos spéculations positives.
D'après sa méthode intuitive, la métaphysique n'a jamais pu
sortir rationnellement de la sphère individuelle. La théologie,
surtout chrétienne, ne pouvait s'élever aux conceptions sociales
que d'une manière indirecte, sous l'impulsion empirique de son
office pratique. Son esprit propre était nécessairement personnel,
soit quant au but proposé à l'ensemble de chaque existence,
soit pour l'affection représentée comme dominante. Quoique nos
sentiments généreux aient dû surgir d'abord sous un tel régime,
son efficacité morale doit surtout être attribuée à la sagesse
sacerdotale, corrigeant les vices essentiels de la seule doctrine
qu'elle pût alors employer, d'après les ressources sociales que lui
offrait l'antagonisme spontané entre les intérêts imaginaires et les
intérêts réels. Dans l'état positif, au contraire, l'aptitude morale
est directement inhérente à la doctrine, et peut se développer
beaucoup aussitôt que les convictions s'établissent, avant qu'au-
cune discipline spirituelle se trouve instituée, sans toutefois que
cette propriété doive dispenser d'une telle organisation. Tandis
que la morale systématique acquiert ainsi une consistance jus-
11
94 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
qu'alors impossible en se liant profondément à l'ensemble des
connaissances réelles, la morale spontanée tend directement à
dominer toute l'existence humaine, individuelle ou collective,
sous l'impulsion immédiate et continue du sentiment social.
Pour mieux caractériser la parfaite unité que procure à la
morale positive son principe unique de l'amour universel, il
faut le concevoir comme présidant, soit à la coordination na-
turelle de ses diverses parties, soit aussi à l'élaboration spéciale
de chacune d'elles.
Leur succession générale d'après les trois degrés essentiels
de notre existence, d'abord personnelle, puis domestique, et
enfin sociale, représente spontanément l'éducation graduelle
du sentiment fondamental, développé peu à peu par des affec-
tions de moins en moins énergiques, mais de plus en plus émi-
nentes. Cette progression naturelle constitue réellement notre
principale ressource pour parvenir, autant que possible, à la
prépondérance normale de la sociabilité sur la personnalité.
Entre ces deux états extrêmes du cœur humain, il existe, en
effet, un état intermédiaire, propre à déterminer une transi-
tion spontanée, sur laquelle repose la vraie solution habituelle
du grand problème moral. C'est surtout par les affections de
famille que l'homme sort de sa personnalité primitive, et qu'il
peut s'élever convenablement à la sociabilité finale. Toute ten-
tative pour diriger l'éducation morale vers l'essor direct de
celle-ci en franchissant ce degré moyen, doit être jugée radi-
calement chimérique et profondément désastreuse. Une telle
utopie, trop accréditée aujourd'hui, loin de constituer un véri-
table progrès social, ne représente, au fond, qu'une immense
rétrogradation fondée sur une fausse appréciation de l'antiquité.
D'après cette destination fondamentale de la vie domestique
comme lien naturel de la personnalité à la sociabilité, sa coor»
dination nécessaire suffira ici pour caractériser le plan général
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 96
de la morale positive, toujours conforme à Tordre des rela-
tions réelles.
L'évolution individuelle du sentiment social commence, dans
la famille, par l'inévitable essor de l'affection filiale, pre-
mière source de notre éducation morale, où surgit l'instinct
de la continuité, et, par suite, la% vénération des prédéces-
seurs : c'est ainsi que chaque nouvel être se rattache d'abord
à l'ensemble du passé humain. Bientôt après, l'affection fra-
ternelle vient compléter cette ébauche initiale de la socia-
bilité, en y joignant l'instinct direct de la solidarité actuelle.
L'âge viril ouvre ensuite une nouvelle évolution domestique,
en introduisant des relations éminemment volontaires, et dès
lors encore plus sociales que les liaisons volontaires du pre-
mier âge. Cette seconde époque de l'éducation morale com-
mence par l'affection conjugale, la plus fondamentale de
toutes, où la mutualité et l'indissolubilité du lien assurent la
plénitude du dévouement. Type suprême de tous les instincts
sympathiques, son nom est le seul qui n'exige aucune qualifi-
cation. De cette union par excellence résulte naturellement la
dernière affection domestique, la paternité, qui termine notre
initiation spontanée à la sociabilité universelle, en nous appre-
nant à chérir nos successeurs : nous sommes ainsi liés à l'avenir
comme nous Tétions d'abord au passé.
J'ai du placer le groupe de sentiments domestiques qui se
rapporte aux relations volontaires après celui qui concerne les
liens involontaires, afin de suivre le cours individuel de l'évo-
lution affective, pour caractériser la vie de famille comme in-
termédiaire nécessaire entre l'existence personnelle et l'exis-
tence sociale. Mais la disposition doit être inverse quand on
établit directement la théorie propre de la famille, à titre
d'élément naturel de la société proprement dite. Alors il faut
considérer d'abord le sentiment qui constitue essentiellement
96 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
la famille, en introduisant une nouvelle unité sociale, souvent
réduite, en effet, au couple élémentaire. Une fois créée par
l'union conjugale, la famille se perpétue par l'affection pater-
nelle suivie de l'amour filial, et s'étend ensuite par le lien
fraternel, seul apte à rapprocher immédiatement les diverses
familles Dans cette autre coordination, les sentiments domes-
tiques se trouvent rangés suivant leur énergie décroissante et
leur extension croissante. Quoique le dernier soit, d'ordi-
naire, le moins puissant de tous, il acquiert une importance
fondamentale, quand on y voit la transition directe des affec-
tions purement domestiques aux affections proprement so-
ciales, dont la fraternité constitue partout le type spontané.
Toutefois, pour compléter cette sommaire esquisse d'une telle
théorie, la sociologie doit encore placer, entre ces deux ordres
de sentiments, un intermédiaire- trop peu apprécié jusqu'ici,
relatif à la simple domesticité, où les relations de la famille
viennent se fondre avec celles de la société. Le nom seul d'un
tel lien devrait aujourd'hui suffire, malgré nos mœurs anar-
chiques, pour nous rappeler que, dans tout état normal de
l'humanité, il constitue un complément naturel des affections
privées, destiné à terminer l'éducation spontanée du senti-
ment social, par l'apprentissage spécial de l'obéissance et du
commandement, tous deux subordonnés au principe universel
d'amour mutuel.
Cette rapide indication de la principale théorie morale ca-
ractérise assez l'aptitude fondamentale de la systématisation
positive, dont l'appréciation doit ensuite ressortir de l'en-
semble du traité auquel ce discours ne sert que de prélude
général. Je crois pourtant devoir encore signaler ici la régéné-
ration totale de la morale personnelle, où le positivisme seul
fait enfin prévaloir dignement le principe unique de toute la
doctrine nouvelle, en y rattachant directement à l'amour ce
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 97
qui n'a été essentiellement rapporté qu'à l'égoïsme, même dans
la philosophie catholique.
Les sentiments n'étant développables que par un exercice
continu, d'autant plus indispensable qu'ils ont moins d'énergie
native, on procède directement contre le véritable esprit de
l'éducation affective quand on abuse de la facilité d'appréciation
qui distingue cette première partie de la morale universelle
pour y réduire les devoirs à de simples calculs de prudence
individuelle. Quelque réelle que puisse être Futilité person-
nelle des prescriptions ainsi recommandées, une telle marche
cultive nécessairement des inclinations intéressées, qui, déjà
trop prépondérantes, devraient, au contraire, tomber autant
que possible en désuétude systématique. D'ailleurs, le but
spécial que l'on a en vue se trouve ainsi manqué souvent, par
cela même qu'on a laissé la décision morale à l'arbitrage indi-
viduel, dont les variations naturelles sont dès lors sanctionnées
d'avance, lorsque, sous sa responsabilité des suites personnelles
que seul il peut bien juger, il change la règle proposée. En
vertu de sa réalité caractéristique, le positivisme régénère
entièrement ces prescriptions initiales, en y faisant directe-
ment prévaloir la sociabilité sur la personnalité, puisqu'il s'agit
de pratiques où d'individu est loin d'être seul intéressé. Ce n'est
point, par exemple, d'après les avantages personnels de la
tempérance, de la chasteté, etc., que la morale positive re-
commande ces vertus élémentaires. Sans méconnaître leur vé-
ritable utilité individuelle, elle évite d'y trop insister, de peur
d'entretenir l'habitude des calculs personnels. Jamais surtout
elle n'en fait la base réelle de ses préceptes, toujours ratta-
chés à la sociabilité. Quand même une constitution exception-
nelle préserverait l'individu des suites funestes de l'intempé-
rance ou du libertinage, la sobriété et la continence lui seraient
ainsi prescrites avec autant de rigueur, comme indispensables
96 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
à l'accomplissement habituel de ses devoirs sociaux. La plus
vulgaire de toutes les vertus personnelles, l'habitude de la pu-
rification physique, ne doit pas être exempte de cette salu-
taire transformation, qui ennoblit un simple précepte hygié-
nique par le sentiment qui l'impose à chacun pour se rendre
mieux apte à servir les autres. C'est seulement ainsi que l'édu-
cation morale peut prendre, dès le début, son vrai caractère
général, en habituant l'homme à se subordonner à l'humanité
jusque dans ses moindres actes, où il apprend d'abord à sur-
monter ses mauvais penchants, dont l'appréciation est alors
plus facile.
Une telle régénération de la morale personnelle confirme
assez la supériorité nécessaire du positivisme, déjà indiquée
envers la morale domestique, qui constitua pourtant le prin-
cipal mérite du catholicisme, première base de sa digne systé-
matisation. Il serait ici superflu d'insister spécialement sur la
morale sociale proprement dite, où la nouvelle philosophie
doit manifester une aptitude encore plus directe et plus com-
plète, comme seule susceptible de se placer convenablement
à ce point de vue. Soit pour l'exacte détermination de tous les
devoirs mutuels résultés des diverses relations réelles, soit
quant à la consolidation et à l'extension du sentiment fonda-
mental de fraternité universelle, aucune morale métaphysico-
théologique ne saurait être comparable à la morale positive,
dont les prescriptions, toujours conformes aux lois générales de
notre nature individuelle ou collective, s'adaptent spontané-
ment aux convenances spéciales de chaque cas. A ces différents
titres, la suite de ce discours me fournira plusieurs occasions
essentielles de caractériser une aptitude aussi naturelle, sans
que je doive ici m'y arrêter davantage.
Cette rapide indication de la nouvelle systématisation morale
exige maintenant un aperçu équivalent des moyens généraux
DISCOURS PRÉUMMAIRB. — SECONDE PARTIE. 99
propres à établir et à appliquer une telle doctrine. Ils sont de
deux sortes : les uns, fondamentaux, directement relatifs à
chaque initiation morale, posent les principes et règlent les
sentiments ; les autres, complémentaires, en consolident l'ap-
plication réelle dans la vie active. Cette double fonction com-
mence par être spontanée, sous la seule impulsion, même in-
directe, de la doctrine générale et. de l'instinct social : mais
elle ne comporte une pleine efficacité qu'en devenant l'attribu-
tion systématique du pouvoir spirituel correspondant.
Quant à l'éducation morale proprement dite, le régime posi-
tif la fonde à la fois sur la raison et sur le sentiment, mais en y
accordant toujours à celui-ci la prépondérance conforme au
principe fondamental de la nouvelle philosophie.
Sous le premier aspect, les préceptes moraux se trouveront
tinsi ramenés enfin à de véritables démonstrations, suscepti-
bles de surmonter toute discussion, d'après la vraie connais-
sance de notre nature personnelle et sociale, dont les lois per-
mettent d'apprécier exactement, dans la vie réelle, privée ou
publique, l'influence quelconque, directe ou indirecte, spé-
ciale ou générale, de chaque affection, pensée, action, et habi-
tude. Les convictions correspondantes peuvent devenir aussi
profondes que celles qu'inspirent aujourd'hui les meilleures
preuves scientifiques, avec ce surcroît naturel d'intensité qui
doit résulter de leur importance supérieure et de leur intime
corrélation à nos plus nobles instincts. On n'en saurait borner
l'efficacité à ceux qui auront pu sentir pleinement la validité
logique de ces démonstrations. De nombreux exemples ont
déjà constaté, envers tous les autres sujets positifs, que les no-
tions admises seulement par confiance peuvent être adoptées
et appliquées avec autant d'ardeur et de fermeté que celles
dont on a le mieux pesé tous les motifs. Il suffit que les con-
ditions mentales et morales de cette foi nécessaire se trouvent
100 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
convenablement remplies; et souvent l'esprit moderne, malgré
sa prétendue indocilité, s'est soumis trop aisément. Cet assen-
timent volontaire que nous voyons accorder chaque jour aux
règles quelconques des arts mathématiques, astronomiques,
physiques, chimiques, et biologiques, même quand les plus
grands intérêts s'y trouvent affectés, s'étendra certainement
aux règles morales, quand elles seront reconnues susceptibles
aussi de preuves irrécusables.
Mais en développant, à un degré jusqu'alors impossible, la
puissance de la démonstration, la nouvelle philosophie évitera
toujours d'exagérer son importance pour l'éducation morale,
qui doit surtout dépendre du sentiment, même quand elle de-
vient systématique, comme l'indique ci-dessus la simple posi-
tion générale du grand problème humain. Quelque saines que
soient désormais de telles études, leur point de vue ne saurait
être directement moral, puisque chacun y appréciera nécessai-
rement la conduite d'autrui plutôt que la sienne, suivant les
conditions d'impartialité et de netteté propres à la contempla-
tion vraiment scientifique, qui doit toujours rester objective et
non subjective. Or, une telle appréciation extérieure, sans au-
cun retour immédiat sur soi-même, peut déterminer des con-
victions réelles; mais elle ne tend point à développer de vrais
sentiments, dont, au contraire, elle troublerait ou suspendrait
l'exercice spontané, si elle prenait trop d'ascendant habituel.
Mais cet excès ne saurait jamais être redouté chez les nouveaux
directeurs moraux de l'humanité, par cela même qu'il se trouve
directement contraire à cette connaissance approfondie de la
vraie nature humaine qui déjà place le positivisme fort au-
dessus du catholicisme. Ainsi, le régime positif verra toujours,
mieux qu'aucun autre, la principale source de la morale
réelle dans l'essor direct, à la fois spontané et systématique,
du sentiment social, qu'il s'efforcera de développer autant que
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 101
possible, dès l'âge même le plus tendre, par tous les artifices
que peut indiquer la saine philosophie. C'est en un tel exercice
continu que consistera surtout l'éducation morale, soit privée,
soit publique, à laquelle l'éducation mentale sera constamment
subordonnée. Je compléterai naturellement cette indication gé-
nérale, en caractérisant ci-dessous l'ensemble de l'éducation
populaire.
Une telle initiation, quelque parfaite qu'elle pût être, ne
dirigerait point assez la conduite, au milieu des énergiques
perturbations de la vie active, si le même pouvoir qui y présida
n'en consolidait l'efficacité en prolongeant sa sollicitude systé-
matique sur tout le cours de notre existence, tant privée que
publique, pour y rappeler convenablement aux individus et
aux classes, ou même aux nations, soit le vrai sens des prin-
cipes oubliés ou méconnus, soit surtout leur sage application
à chaque cas. Mais ici, encore davantage que dans l'éducation
proprement dite, l'autorité spirituelle doit moins s'adresser à
la raison pure qu'au sentiment direct. Sa principale force ré-
sultera d'une puissante organisation de l'opinion publique,
appliquant une irrésistible sanction à sa juste distribution de
l'éloge et du blâme, comme l'indiquera spécialement la troi-
sième partie de ce discours. Cette réaction morale de l'huma-
nité sur chacun de ses membres, suite nécessaire de toute vraie
communion de principes et de sentiments, doit être développée
par le régime positif au delà de toute possibilité antérieure. La
réalité supérieure de la doctrine dominante et la sociabilité
plus complète du milieu correspondant procurent, sous cet
aspect, à la nouvelle spiritualité des avantages moraux que ne
comportait point la spiritualité catholique.
Cette supériorité naturelle se manifestera surtout dans le sys-
tème de commémoration dont l'institution régulière fournit à
tout pouvoir spirituel le plus précieux complément de l'édu-
lOt SYSTÈME BE POLITIQUE POSITIVE.
cation morale. La nature absolue de sa doctrine, encore plus
que l'imperfection de son milieu social, fit essentiellement avor-
ter les nobles tendances du catholicisme vers une véritable uni-
versalité. Malgré tous ses efforts, sa consécration systématique
n'a jamais pu embrassser qu'une portion très-circonscrite du
temps et de l'espace, hors de laquelle son appréciation fut tou-
jours aussi aveugle et aussi injuste qu'il le reproche aujour-
d'hui à ses propres ennemis. Seule la glorification positive peut
s'étendre, sans faiblesse et sans inconséquence, à toutes les
époques et à tous les lieux. Fondée sur une vraie théorie de
révolution humaine, elle en célébrera dignement chaque mode
et chaque phase quelconques, de manière à évoquer naturel-
lement la postérité à l'appui de toutes les prescriptions morales,
môme privées, en étendant jusqu'aux moindres cas son sys-
tème général de commémoration, dont l'esprit sera toujours
identique dans ses diverses ramifications.
Sans anticiper ici sur des indications spéciales réservées au
traité que ce discours prépare, je crois pourtant devoir y ca-
ractériser cette aptitude nécessaire du positivisme par un seul
exemple, qui fournira probablement la première ébauche de
mi réalisation. Il consiste à introduire à la fois la célébration an-
nuelle, aux dates convenables, dans tout l'Occident, des trois
principales mémoires que nous offre l'ensemble de nos prédéoes-
aeiiri» Hociaux, celles de César, desaint Paul, et de Charlemagne,
rnhrttituunt les meilleurs types respectifs de l'antiquité, du
moyen Atfn, et de lour lien catholique. Aucune de ces éminentes
riuturftH n'a pu jusqu'ici être dignement appréciée, faute d'une
«aine théorie historique, qui seule peut caractériser leur admi-
rable participation a l'évolution fondamentale. Cette lacune
«ut même neiuible envers saint Paul, malgré son apothéose
tliéulo|jiqui\ que le positivisme surpassera naturellement en
l'MpnWnluii! hintoriquoment ce grand homme comme le vrai
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 103
fondateur de ce qu'on nomme improprement le christianisme.
A plus forte raison, la nouvelle doctrine universelle est-elle seule
ipte à bien apprécier César, presque également méconnu par
l'esprit théologique et par l'esprit métaphysique, ainsi que
Charlemagne, dont le catholicisme n'a pu qu'ébaucher très-im-
parfaitement la consécration. Malgré cette insuffisance des ju-
gements systématiques, la reconnaissance publique a spontané-
ment maintenu assez le culte de ces trois grands noms pour
indiquer combien serait accueillie aujourd'hui, chez toute la
famille occidentale, leur digne célébration positiviste.
Pour compléter cet exemple caractéristique, il convient d'y
joindre l'indication d'une double manifestation inverse, égale-
ment fondée sur une saine appréciation historique, qui doit
autant présider à la réprobation qu'à la consécration. Quoique
le blâme doive se développer beaucoup moins que l'éloge, de
peur de trop cultiver des affections pénibles et même funestes,
il faut pourtant savoir quelquefois flétrir avec énergie, afin de
mieux caractériser l'approbation, et par suite de fortifier da-
vantage les principes et les sentiments sociaux. Ainsi, en intro-
duisant le culte systématique des trois grands hommes qui ont
le plus accéléré l'évolution humaine, je proposerais d'y joindre
la solennelle réprobation simultanée des deux principaux ré-
trogradateurs que nous offre l'ensemble de l'histoire, Julien et
Bonaparte, l'un plus insensé, l'autre plus coupable. L'influence
réelle des deux réprouvés fut d'ailleurs assez étendue pour que
leur juste flétrissure périodique puisse devenir également po-
pulaire dans toutes les parties de l'Occident.
Ces diverses fonctions relatives à l'appréciation du passé con-
stituent à la fois une suite inévitable et un complément indis-
pensable de l'attribution fondamentale de l'organisme spirituel
quant à la préparation de l'avenir par l'éducation proprement
dite. Mais cotte destination caractéristique donne encore lieu à
104 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
un autre genre de fonctions complémentaires, pour modifier
directement le présent, d'après la juste influence consultative
que tout véritable pouvoir éducateur exerce naturellement sur
chaque partie quelconque de l'existence active, soit privée,
soit publique. Quoique ces conseils doivent toujours être libre-
ment reçus par les praticiens, ils comportent néanmoins beau-
coup d'efficacité quand ils émanent sagement d'une digne
autorité théorique. Ils se rapportent surtout à la conduite res-
9
pective des différentes classes ou populations, pour pacifier
autant que possible les divers conflits, intérieurs ou extérieurs,
dans toute l'étendue du milieu social qui, admettant la même
doctrine et participant à la même éducation, reconnaît volon-
tairement les mêmes directeurs intellectuels et moraux. La troi-
sième partie de ce discours va me conduire à définir le princi-
pal exercice de ce second ordre de fonctions complémentaires,
qui achève ici l'indication systématique des attributions nor-
males propres au nouveau pouvoir spirituel.
Tous ces aperçus permettent maintenant d'apprécier com-
ment l'ensemble des caractères qui doivent distinguer cette
puissance régénératrice se résume spontanément par sa devise
fondamentale, à la fois philosophique et politique {Ordre et
Progrès), que je m'honorerai toujours d'avoir créée et procla-
mée.
D'abord, le positivisme peut seul constituer solidement char
cune de ces deux grandes notions, conçues en même temps
comme scientifiques et comme sociales. Cette aptitude exclu-
sive est évidente quant au progrès, dont aucune autre doctrine
ne saurait fournir une définition claire et complète. Mais, quoi-
que moins sensible envers l'ordre, elle n'y est pas moins réelle
ni moins profonde, d'après les explications propres à la première
partie de ce discours. Nulle philosophie antérieure n'a pu con-
cevoir l'ordre autrement que comme immobile; ce qui rend
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 105
une telle conception entièrement inapplicable à la politique
moderne. Seul apte à toujours écarter l'absolu sans jamais in-
troduire l'arbitraire, l'esprit positif doit donc fournir l'unique
notion de l'ordre qui convienne à notre civilisation progressive.
D lui procure un fondement inébranlable en lui donnant un
caractère objectif, d'après le dogme universel de l'invariabilité
des lois naturelles, qui interdit à cet égard toute divagation
subjective. Pour la nouvelle philosophie, l'ordre artificiel,
dans les phénomènes sociaux comme dans tous les autres, re-
pose nécessairement sur l'ordre naturel, résulté partout de
l'ensemble des lois réelles.
Mais la conciliation fondamentale entre l'ordre et le progrès
constitue, d'une manière encore plus irrécusable, le privi-
lège caractéristique du positivisme. Aucune autre doctrine
n'a même tenté cette indispensable fusion, qu'il établit spon-
tanément, en passant, d'après son échelle encyclopédique, des
moindres cas scientifiques aux plus éminents sujets politiques.
Mentalement envisagée, il la réduit à la corrélation nécessaire
entre l'existence et le mouvement, d'abord ébauchée envers les
plus simples phénomènes inorganiques, et ensuite complétée
dans les conceptions biologiques. Après cette double prépara-
tion, qui procure à cette combinaison une imposante autorité
scientifique, il établit son caractère définitif en l'étendant aux
saines spéculations sociales, d'où résulte aussitôt son efficacité
pratique, inhérente à cette entière systématisation. L'ordre dé-
tient alors la condition permanente du progrès, tandis que le
progrès constitue le but continu de l'ordre. Enfin, par une
plus profonde appréciation, le positivisme représente directe-
ment le progrès humain comme consistant toujours dans le
simple développement de l'ordre fondamental, qui contient
nécessairement le germe de tous les progrès possibles. La saine
théorie de notre nature, individuelle ou collective, démontre
106 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
que le cours de nos transformations quelconques ne peut ja-
mais constituer qu'une évolution, sans comporter aucune créa-
tion. Ce principe général est pleinement confirmé par l'en-
semble de l'appréciation historique, qui dévoile toujours les
racines antérieures de chaque mutation accomplie, jusqu'à in-
diquer le plus grossier état primitif comme l'ébauche rudimen-
taire de tous les perfectionnements ultérieurs.
D'après cette identité fondamentale, le progrès devient à son
tour la manifestation de Tordre. Son analyse propre peut donc,
caractériser assez la double notion sur laquelle reposent à la
fois la science et l'art de la sociabilité. Ainsi conçue, cette ap-
préciation devient mieux saisissable, surtout en un temps où. la
nouveauté et l'importance de la théorie du progrès préoc-
cupent davantage l'attention publique, qui sent, à sa manière,
l'immense portée d'une telle conception, comme base néces-
saire de toute saine doctrine morale et politique.
Sous cet aspect, le positivisme assigne pour but continu à
toute notre existence, personnelle et sociale, le perfectionne*
ment universel, d'abord de notre condition extérieure, et en-
suite surtout de notre nature intérieure. Le premier genre de
progrès nous est commun avec tous les animaux un peu élevés,
dont chacun tend plus ou moins à améliorer sa situation maté-
rielle. Malgré son infériorité propre, il constitue chez nous,
d'après sa facilité plus grande, le début nécessaire du perfec-
tionnement, qui ne saurait être vraiment goûté dans ses plus
éminents degrés par des populations restées étrangères à son
mode le plus grossier. C'est ce qui motive le vif attrait qu'in-
spire aujourd'hui ce progrès matériel, où l'élite de l'humanité
sent d'ailleurs une impulsion spontanée vers de plus nobles
améliorations, dont les adversaires systématiques n'osent ja-
mais repousser cette involontaire séduction initiale. Au reste,
notre anarchie mentale et morale, qui nous empêche d'orga-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 107
niser réellement aucun autre perfectionnement essentiel, ex-
plique, sans la justifier, l'importance exorbitante qu'on y
attache maintenant. Quoi qu'il en soit, il n'est pas douteux
que le second genre de progrès constitue seul le principal ca-
ractère de l'humanité, sauf la faible initiative qu'en offrent
plusieurs animaux supérieurs, qui tendent en effet à améliorer
aussi leur propre nature sous les plus simples aspects.
Ce perfectionnement vraiment humain embrasse à la fois
trois sortes d'améliorations, dont la difficulté croit avec leur
dignité et leur étendue, selon qu'elle concerne notre nature
physique, intellectuelle, ou morale. Le premier degré, d'ailleurs
très-6iificeptible d'être décomposé suivant le même principe, se
confond presque, à son début, avec le simple progrès matériel.
Hais, dans son ensemble, il offre beaucoup plus d'importance
et aussi de difficulté, d'après son influence supérieure sur notre
vrai bonheur. Nous gagnerions davantage, par exemple, au
moindre accroissement de notre longévité, ou à une consolida-
tion quelconque de notre santé, qu'au plus laborieux perfec-
tionnement de nos rivières ou de nos véhicules artificiels,
jamais équivalent aux avantages naturels de l'organisation des
oiseaux. Toutefois, ce premier genre de progrès intérieur ne
saurait être envisagé comme rigoureusement particulier à
l'homme, puisque certains animaux en présentent des ves-
tiges spontanés, surtout quant à la propreté, début naturel
d'une telle série de perfectionnements.
L'humanité, n'est donc bien caractérisée que par le progrès
intellectuel et le progrès moral, dont l'animalité ne com-
porte qu'une certaine réalisation individuelle, sans aucun
antre essor collectif que celui qui résulte de notre interven-
tion continue. Ces deux degrés suprêmes du perfectionne-
ment total présentent entre eux une inégalité de prix, d'ex-
tension, et de difficulté, analogue à celle qui règne entre les
108 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
deux degrés inférieurs, en les appréciant toujours d'après
leur influence réelle sur le bonheur humain, privé ou public*
Notre amélioration mentale, scientifique ou esthétique, soit
quant à la capacité d'observation, soit pour l'aptitude in-
ductive ou déductive, quand l'état social permet de l'utiliser
dignement, importe davantage à nos destinées, et d'ailleurs
comporte un plus vaste essor, que toutes les améliorations phy-
siques, et, à plus forte raison, matérielles. Mais, d'après l'ex-
plication fondamentale indiquée au début de ce discours, il est
certain que la vraie félicité humaine dépend encore plus du
progrès moral, sur lequel nous avons aussi plus d'empire,
quoiqu'il soit plus difficile. Il n'y a pas d'amélioration intellec-
tuelle qui pût, à cet égard, équivaloir, par exemple, à un
accroissement réel de bonté ou de courage. Pour simplifier la
conception précise de l'ensemble de notre existence personnelle
ou sociale, on peut donc se borner à le représenter comme
voué surtout au perfectionnement moral, qui participe à notre
vrai bonheur d'une manière plus directe, plus complète, et
plus certaine qu'aucun autre quelconque. Quoiqu'il ne puisse
dispenser des précédents, qui doivent même lui servir de prépa-
ration graduelle, il est d'autant plus propre à une telle con-
densation que, par suite de cette connexité, il rappelle spon-
tanément et stimule directement tous ceux-ci. Ainsi concentré,
notre perfectionnement se rapporte surtout aux deux qualités
morales qui importent le plus à la vie réelle, pour l'impulsion .
affective et la décision active, c'est-à-dire la tendresse et
l'énergie, comme l'indique, dans toutes nos langues occiden-
tales, l'heureuse ambiguïté du mot cœur chez les deux sexes.
Le régime positif tend nécessairement à les développer d'une
manière plus directe, plus féconde, et plus soutenue, qu'au-
cune discipline antérieure. Son ensemble pousse fortement à la .
tendresse, en subordonnant à la sociabilité toutes nos pensées
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 109
et nos affections, comme tous nos actes. Quant à l'énergie, il
la suppose partout et l'inspire toujours, par l'élimination ra-
dicale de toute chimère oppressive, par le sentiment familier
de notre vraie dignité, et par l'excitation continue de notre ac-
tivité, individuelle ou collective. Notre propre initiation à cette
existence finale constitue, sous cet aspect, une preuve déci-
sive, en obligeant chacun de nous à surmonter des terreurs
qui jadis ébranlaient les plus fiers courages.
Telle est donc l'échelle fondamentale du perfectionnement
humain, d'abord matériel, puis physique, ensuite intellec-
tuel, enfin et surtout moral. Ces quatre degrés essentiels com-
porteraient tous, d'après la même règle, des décompositions
secondaires, d'où résulteraient entre eux beaucoup de transi-
tions normales. Quoiqu'il faille les écarter ici, il importe d'y
concevoir le principe philosophique de toute cette analyse
comme identique à celui de la vraie hiérarchie encyclopé-,
dique, d'après la généralité et la complication des phéno-
mènes. Les deux ordres se correspondraient avec exactitude
s'ils étaient développés de la môme manière. Us ne semblent
différer que d'après l'obligation de spécifier davantage leur
partie inférieure pour le but scientifique, et leur partie su-
périeure pour l'usage social. Mais cette double échelle du
vrai et du bon aboutit toujours à la même conclusion, soit en
' plaçant le point de vue social au-dessus de tous les autres,
soit en faisant consister le souverain bien dans l'amour uni-
versel.
Cette appréciation systématique de la devise fondamentale
résume l'indication directe par laquelle je devais ici caracté-
riser la réorganisation spirituelle qui constitue la principale
destination de la nouvelle philosophie. On peut ainsi sentir
comment le positivisme réalise à la fois les plus nobles tenta-
tives sociales du catholicisme au moyen âge et les plus émi-
12
110 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
nentes conditions du grand programme de la Convention. En
s'appropriant définitivement les mérites opposés qui appar-
tinrent d'abord à l'esprit catholique et à l'esprit révolution-
naire, il assure la désuétude simultanée de la théologie et de
la métaphysique, qui peuvent s'éteindre sans danger, quand
leurs offices contraires se trouvent mieux remplis par une
même doctrine finale. La séparation normale des deux puis-
sances élémentaires devait surtout déterminer cette fusion et
cette épuration indispensables, puisqu'elle fut le principal ob-
jet de ce long antagonisme préparatoire.
Ayant assez défini la régénération mentale et morale qui
doit caractériser, dans tout l'Occident, la seconde partie de la
grande révolution, il me reste à indiquer les relations néces-
saires de ce mouvement philosophique avec l'ensemble de la
politique actuelle. Quoique l'évolution du positivisme soit,
au fond, indépendante des tendances sociales représentées
aujourd'hui par les débris des doctrines antérieures, la
marche générale des événements peut exercer sur elle une
réaction qu'il. importe de prévoir. Réciproquement, sans que
la nouvelle doctrine puisse encore modifier beaucoup le
milieu correspondant, elle y peut déjà réaliser des améliora-
tions qu'il faut signaler. Sous ces deux aspects, ce traité con-
tiendra un soigneux examen du caractère qui convient à la
transition finale pour faciliter autant que possible l'avènement
de l'avenir normal déterminé par la vraie science sociale*
Cette seconde partie de mon introduction générale serait donc
incomplète si je n'y joignais enfin la suffisante indication
d'une telle politique provisoire, qui doit durer jusqu'à ce
que la doctrine rénovatrice ait librement obtenu un ascendant
décisif.
Le principal caractère de cette politique est aussitôt déter-
miné par sa destination temporaire. Aucune institution finale
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 111
ne saurait surgir tant que persistera l'anarchie actuelle des
opinions et des mœurs. Jusqu'à ce que de fortes convictions et
des habitudes systématiques aient librement prévalu envers
tous les cas essentiels de la vie sociale, il n'y aura de véritable
avenir que pour les diverses mesures propres à faciliter cette
reconstruction fondamentale. Toutes les autres tentatives res-
teront nécessairement éphémères, comme l'expérience l'a déjà
tant confirmé, malgré le vain espoir de leurs auteurs, même
appuyé d'un premier entraînement populaire.
Cette inévitable condition de notre situation révolutionnaire
n'a encore été dignement sentie que par l'admirable assemblée
qui dirigea l'ébranlement républicain. *De tous les pouvoirs
qui, depuis deux générations, s'efforcent de guider nos des-
tinées, la Convention a seule su éviter l'orgueilleuse illusion
politique de bâtir directement pour l'éternité, sans attendre
aucune fondation intellectuelle et morale. Aussi elle seule a
laissé des traces vraiment profondes, dans les esprits comme
dans les cœurs. Par cela même que ses grandes mesures furent
ouvertement provisoires, sans excepter celles qui concernaient
plutôt l'avenir que le présent, elles se trouvèrent en harmonie
spontanée avec le milieu qu'elles devaient modifier. Tout vrai
philosophe éprouvera toujours une respectueuse admiration
pour cette sagesse instinctive, qui non-seulement n'était se-
condée par aucune théorie réelle, mais avait à combattre sans
cesse la métaphysique décevante à travers laquelle devaient
penser les seuls hommes d'État vraiment éminents dont l'Occi-
dent puisse s'honorer depuis la mort du grand Frédéric. Cette
supériorité serait d'ailleurs inexplicable si les impérieuses né-
GQgsités qui l'exigèrent n'en avaient aussi secondé beaucoup
l'essor, soit en manifestant mieux l'impossibilité actuelle
d'aucun régime définitif, soit en contenant les anarchiques
illusion* de la doctrine officielle par l'énergique concentration
112 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
politique qui pouvait seule empêcher une invasion rétrograde.
Quand ce besoin salutaire cessa de prévaloir, la grande assemblée
subit, à son tour, quoique beaucoup moins que sa devancière,
le vulgaire entraînement métaphysique vers la constitution
abstraite et totale d'un prétendu état final, dont la durée ne
s'étendit pas même jusqu'au terme assigné d'abord au régime
provisoire qui immortalise la première moitié de son règne.
D'après son institution primitive, ce gouvernement révolu-
tionnaire ne devait cesser qu'au moment de la paix générale.
Mais, s'il avait pu fournir une telle carrière, on eût proba-
blement été conduit à le prolonger davantage, en reconnais-
sant l'impossibilité réelle d'établir alors un régime définitif.
Cette politique exceptionnelle ne fut, sans doute, motivée que
par l'urgence de la situation, comme indispensable à notre
grande défense nationale. Néanmoins, outre cette nécessité
temporaire, qui devait absorber toute autre considération, il
existait un motif plus profond et plus durable, qu'aurait pu
seule manifester une théorie historique alors impossible. Il
consistait dans la nature purement négative de la métaphysique
dominante, d'où résultait le manque total des bases intellec-
tuelles et morales qu'exigeait une vraie reconstruction poli-
tique. Quoique méconnue, cette immense lacune fut, au
fond, la principale source de l'ajournement nécessaire du ré-
gime définitif. L'avènement de la paix l'aurait bientôt signalée,
puisqu'elle était déjà appréciée, dans le camp opposé, par des
esprits étrangers aux justes préoccupations de la lutte répu-
blicaine. Elle se trouva surtout dissimulée sous l'inévitable il-
lusion initiale qui attribuait une véritable aptitude organique
aux doctrines purement critiques élaborées pendant la généra-
tion précédente. Quand ce triomphe même de la métaphy-
sique révolutionnaire rendit évidente sa nature essentiellement
anarchique, la tendance aux constructions finales devint l'ori-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 113
gine nécessaire de la grande rétrogradation dont les diverses
phases remplirent toute la génération suivante. Car l'absence
de principes appropriés à une véritable réorganisation obligea
de fonder ces vaines tentatives sur les principes du régime
ancien, comme formulant les seules notions d'ordre réel qui
fassent alors systématisables.
Un tel caractère persiste encore assez pour que notre situa-
tion révolutionnaire continue aujourd'hui à interdire toute
immédiate réorganisation temporelle, sous peine de sembla-
bles tendances rétrogrades, qui désormais se trouveraient en
même temps anarchiques. Quoique le positivisme ait déjà posé
les bases philosophiques du vrai régime final, ces nouveaux
principes sont encore si peu développés, et surtout si mal
appréciés, qu'ils ne peuvent nullement diriger la vie politique
proprement dite. Jusqu'à ce qu'ils aient librement prévalu
dans les esprits et dans les cœurs, ce qui exige au moins une
génération, ils ne sauraient présider à l'avènement graduel
des institutions finales. On ne peut aujourd'hui élaborer direc-
tement que la réorganisation spirituelle, qui, malgré ses
hautes difficultés, est devenue enfin aussi possible qu'elle était
déjà urgente. Quand elle sera assez avancée, elle déterminera
peu à peu une véritable régénération temporelle, qui, tentée
trop tôt, ne pourrait aboutir qu'à de nouvelles perturbations.
Sans doute, ces troubles ne comportent plus autant de gravité
politique qu'auparavant, par suite même de notre profonde
anarchie spirituelle, qui empêche la prépondérance de toutes
véritables convictions, à la fois fixes et communes. Les seules
doctrines qui en aient suscité d'énergiques sont irrévocable-
ment énervées, depuis qu'une irrécusable expérience, suivie
d'une discussion décisive, a démontré partout l'impuissance
organique et la tendance subversive de la métaphysique révo-
lutionnaire. Affaiblie par les concessions théologiques que lui
114 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
arrache l'irrésistible obligation de construire, elle ne peut plus
inspirer qu'une politique toujours flottante entre la rétrogra-
dation et l'anarchie, ou plutôt devenue à la fois oppressive et
subversive, par le besoin de comprimer un milieu social de-
venu presque aussi antipathique au règne de la métaphysique
qu'à celui de la théologie. Mais, quoique cette discordance
radicale doive dissiper aujourd'hui toute inquiétude sérieuse
de profondes perturbations politiques, désormais impossibles
faute de passions suffisantes, les tendances empiriques vers la
construction immédiate d'un régime définitif peuvent encore,
outre leur stérilité nécessaire, susciter de fâcheux désordres,
surtout partiels. Le calme intérieur ne repose maintenant,
comme la paix extérieure, que sur l'insuffisance des forces
perturbatrices, par une suite naturelle de l'extension même du
mouvement de décomposition, sans qu'il existe d'ailleurs, en
l'un ou l'autre cas, aucune garantie directe et normale. Cette
étrange situation persistera nécessairement autant que l'inter-
règne intellectuel et moral, qui interdit encore toute véritable
communion de principes et même de sentiments, seule propre à
fonder, sous ce double aspect, une sécurité réelle et complète.
Quoique la spontanéité de cet équilibre passager le rende
moins précaire qu'il ne doit le sembler, il suscite naturelle-
ment, au dedans et même au dehors, de fréquentes alarmes,
qui, toujours pénibles, entrainent souvent de funestes réac-
tions pratiques. Or toute tentative d'immédiate reconstruction
temporelle, loin de pouvoir améliorer une telle situation, ne
tend jamais qu'à l'aggraver beaucoup, en ranimant artificielle-
ment des doctrines épuisées, qu'il faudrait abandonner à leur
extinction spontanée. Leur vain réveil officiel ne saurait aboutir
qu'à altérer, chez le public et même parmi les penseurs, la
liberté d'esprit indispensable au paisible avènement des vrais
principes définitifs.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 115
Ainsi, malgré la paix, notre nouvelle politique républicaine
doit être, autant que l'ancienne, essentiellement provisoire,
vu la persistance de l'interrègne spirituel. Ce caractère tem-
poraire doit même s'y marquer davantage, puisqu'il n'existe
plus aucune grave illusion sur la valeur organique de la
métaphysique officielle, à laquelle le besoin de formules quel-
conques procure seul aujourd'hui, faute d'une véritable doc-
trine sociale, une apparente résurrection, qui forme un con-
traste décisif avec l'absence totale de convictions systématiques
chez la plupart des esprits actifs. L'illusion, d'abord inévitable,
qui fit employer comme organiques des principes purement
critiques, ne comporte pas de renouvellement sérieux. Il suf-
firait, pour se rassurer à cet égard, de considérer l'universel
ascendant des mœurs industrielles, des goûts esthétiques, et des
tendances scientifiques, dont la triple influence spontanée est
inconciliable avec la prépondérance sociale des dogmes méta-
physiques, tant idéologiques que psychologiques. On doit peu
craindre l'entraînement naturel qui nous ramène aujourd'hui
vers la première partie de la révolution, afin de retremper le
sentiment familier de notre marche républicaine, en nous
hâtant d'oublier la longue réaction rétrograde et la halte
équivoque qui nous séparent de l'ébranlement initial, auquel
se lieront, d'une manière de plus en plus directe, les sou-
venirs définitifs de l'humanité. Tout en satisfaisant ce juste
besoin, l'instinct public ne tardera pas à sentir que, dans cette
grande époque, nous ne devons voir d'autre objet essentiel
d'imitation actuelle que l'admirable sagesse par laquelle la
Convention, pendant sa phase progressive, apprécia la néces-
sité d'une politique éminemment provisoire, en réservant à de
meilleurs temps la reconstruction définitive. Il y a lieu d'es-
pérer que toute nouvelle tentative solennelle de constitution
abstraite déterminera bientôt, en France, et par suite dans
116 SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
tout l'Occident, une irrévocable conviction générale de la
profonde inanité de tels essais. Ce dernier effort d'une méta-
physique expirante s'accomplira d'ailleurs sous le paisible as-
cendant d'une pleine liberté de discussion, chez une popu-
lation non moins sceptique envers les entités politiques que
pour les mystères chrétiens. Aucun des essais antérieurs n'avait
pu rencontrer une situation aussi défavorable à des doctrines
qui ne comportent pas de vraies démonstrations, seule source
désormais possible d'une foi durable. Si donc une nouvelle
élaboration constitutionnelle s'accomplit avec toute la matu-
rité convenable, la raison publique l'aura peut-être discré-
ditée avant même qu'elle soit achevée, sans permettre seulement
à son règne officiel la courte durée moyenne des constitu-
tions précédentes. Toute tentative légale pour restreindre, à
ce sujet, la liberté de discussion, n'aboutirait qu'à mieux as-
surer cette conséquence naturelle de notre situation mentale
et sociale.
La nécessité qui nous prescrit une politique purement pro-
visoire, tant que durera l'interrègne spirituel, détermine aussi
la vraie nature de ce régime transitoire. Si le gouvernement
révolutionnaire de la Convention s'était prolongé jusqu'à la paix
générale, on l'eût sans doute maintenu encore, mais en chan-
geant son principal caractère, d'après le nouveau besoin qui
l'exigeait. Tant que la lutte nationale avait persisté, il dut con-
sister en une énergique dictature, à la fois spirituelle et tem-
porelle, qui ne différait de celle propre à la royauté déchue
que par l'intensité supérieure résultée de son génie éminem-
ment progressif, qui seul la distinguait d'une véritable tyrannie.
Mais la paix eût fait inévitablement cesser cette entière con-
centration politique, sans laquelle aurait avorté notre défense
républicaine. Le régime provisoire n'étant plus prescrit que par
l'absence des vrais principes sociaux, il aurait dû se concilier
i
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 117
avec une pleine liberté d'exposition et de discussion, jusqu'alors
impossible et même dangereuse, mais devenue ainsi la condi-
tion nécessaire de l'élaboration et de l'installation d'une nou-
velle doctrine universelle, seule base solide de la régénération
filiale.
Cette hypothétique transformation du gouvernement révolu-
tionnaire proprement dit doit aujourd'hui se réaliser dans la
politique exceptionnelle qui convient à la république française,
renaissant au milieu d'une paix générale désormais inaltérable,
et au sein d'une profonde anarchie spirituelle. Les indignes hé-
ritiers de la Convention firent dégénérer en une tyrannie rétro-
grade la dictature progressive que l'ensemble de la situation
lui avait conférée. Sous la dernière phase de la longue rétro-
gradation, cette concentration totale fut radicalement énervée
par l'opposition légale du pouvoir local. Quoique le pouvoir
central prétendît toujours à l'omnipotence officielle, l'inévitable
essor de la liberté d'examen neutralisait de plus en plus sa vaine
domination spirituelle, en lui laissant seulement la prépondé-
rance temporelle qu'exigeait Tordre public. Pendant la halte
qui suivit la réaction rétrograde, la dictature, même tempo-
relle, fut légalement dissoute par le démembrement du pou-
voir central au profit du pouvoir local. Tous deux renoncèrent
tacitement à diriger la réorganisation spirituelle, pour se con-
sacrer surtout au maintien de plus en plus difficile de Tordre
matériel, au milieu d'une pleine anarchie mentale, qu'aggra-
vait alors le honteux empirisme d'après lequel on prétendait
fonder, sur les intérêts seuls, un régime dépourvu de toute
base morale. Le caractère progressif nécessairement propre à
notre république procure sans doute à ses deux éléments tem-
porels un surcroît naturel d'intensité qui naguère eût soulevé
d'insurmontables répugnances. Mais chacun d'eux commettrait
une faute immense, s'il tentait aujourd'hui de reconstruire.
118 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
sous une forme quelconque, la dictature passagère de la Con-
vention. Quoique cette tentative ne comportât aucun succès
réel, elle pourrait susciter de graves perturbations, qui dés-
ormais seraient à la fois anarchiques et rétrogrades, comme
Test irrévocablement la métaphysique discréditée qu'on y ap-
pliquerait.
L'absence totale de convictions fixes et communes ne permet
donc maintenant qu'une politique purement provisoire, essen-
tiellement bornée à l'ordre matériel : en même temps, l'heu-
reuse nature de la situation, intérieure et extérieure, n'exige
pas davantage, pour seconder la grande rénovation mentale et
morale qui doit caractériser le régime définitif. En écartant à
jamais le mensonge officiel par lequel la monarchie constitu-
tionnelle prétendait s'ériger en dénoûment final de la grande
révolution, notre république ne peut proclamer, comme irré-
vocable, que son seul principe moral, l'entière prépondérance
continue du sentiment social, vouant directement au bien
commun toutes les forces réelles. Telle est aujourd'hui Tunique
maxime vraiment définitive, sans qu'on ait aucun besoin de
l'imposer, parce qu'elle résulte spontanément des tendances
universelles, qui ne permettent à personne de la contester,
depuis que tous les préjugés contraires sont radicalement dé-
truits. Mais, quant aux doctrines, et par suite aux institutions,
propres à organiser ce règne direct de la sociabilité universelle,
notre république reste essentiellement indéterminée, et corn*
porte beaucoup de régimes différents. Il n'y a de politiquement
irrévocable que l'entière abolition de la royauté, qui, sous une
forme quelconque, constituait depuis longtemps en France, et
même, à de moindres degrés, dans tout l'Occident, le symbole
de la rétrogradation.
Cette solennelle prépondérance du sentiment social, principal
mérite de l'état républicain, repousse directement aujourd'hui
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 119
toute prétention immédiate au régime définitif, comme con-
traire à la consciencieuse recherche d'une solution réelle, qui
suppose d'abord des conditions systématiques, dont les débris
actuels des doctrines antérieures ne sauraient deviner la source.
En demandant que la réorganisation intellectuelle et morale
soit désormais livrée sincèrement à la libre concurrence de tous
les penseurs, les vrais philosophes parleront ainsi au nom
même de la république , profondément intéressée aujourd'hui
i empêcher l'oppressive consécration d'aucune croyance offi-
cielle. Un tel appui sera beaucoup plus efficace pour garantir
la pleine liberté philosophique contre la vicieuse exagération
du mouvement politique, que ne pouvait l'être, pendant la
halte, la résistance instinctive d'un pouvoir rétrograde. Cette
répugnance, énergique mais aveugle, à l'élaboration immé-
diate des institutions, se trouvera désormais remplacée très-
heureusement par l'accroissement naturel d'une sage indiffé-
rence publique, d'après l'inévitable avortement des tentatives
discordantes propres aux diverses utopies métaphysiques. La
nouvelle situation n'offrirait de vrai danger philosophique que
par sa tendance à détourner le public, et même les penseurs,
de toute méditation forte et prolongée, pour se livrer aussi-
tôt à des essais pratiques, fondés seulement sur une appré-
ciation superficielle et précipitée. Il faut avouer que notre
disposition actuelle serait radicalement incompatible avec l'éla-
boration primitive de la doctrine régénératrice, si cette fonda-
tion ne s'était déjà accomplie sous l'équilibre compressif, qui
seul y vouait profondément notre faible intelligence, depuis
que la rétrogradation politique n'était plus assez intense pour
empêcher l'essor philosophique. Mais la conception originale a
définitivement surgi sous la dernière phase rétrograde; elle
s'est ensuite développée, et même propagée, pendant la
halte parlementaire. La nouvelle philosophie se présente au-
120 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
jourd'hui pour guider le progrès social, à jamais redevenu pré-
pondérant. Ces dispositions passagères, qui eussent entravé sa
création, sont loin d'être défavorables à son appréciation,
pourvu que ses organes essentiels sachent toujours éviter di-
gnement la séduction vulgaire qui entraîne aujourd'hui tant
de penseurs vers la carrière temporelle. Seule apte à bien
apprécier l'inanité nécessaire et le danger radical des diverses
utopies qui se disputent la présidence de la réorganisation
finale, la philosophie positive aura bientôt détourné le public
de cette vaine agitation politique, pour concentrer l'attention
universelle vers la rénovation totale des opinions et des
mœurs.
Pendant que la situation républicaine assure au positivisme
la pleine liberté qu'exige son office actuel, elle peut être con-
çue, sous un autre aspect, comme commençant déjà l'état
normal, en déterminant peu à peu l'indépendance fondamen-
tale du nouveau pouvoir spirituel envers tout pouvoir temporel,
local ou central. Non-seulement le gouvernement proprement
dit sera bientôt forcé d'avouer son impuissance à prononcer
sur une doctrine générale qui exige un ensemble de hautes
études scientifiques auxquelles nos hommes d'état sont naturel-
lement étrangers. Mais, en outre, les perturbations suscitées par
ies ambitieuses illusions d'une métaphysique incapable d'appré-
cier la société actuelle, détermineront le public à ne plus ac-
corder sa confiance qu'aux penseurs qui renonceront à toute
élévation politique pour se vouer solennellement à leur desti-
nation philosophique. Ainsi, la séparation normale des deux
puissances élémentaires, systématisée dans le positivisme, éma-
nera de plus en plus de notre situation républicaine, qui semble
d'abord nous en détourner d'après la séduisante facilité des
applications immédiates. Quoiquenospréjugés révolutionnaires
paraissent encore nous éloigner beaucoup de ce grand principe
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 121
social, l'expérience y conduira bientôt le gouvernement et le
public pour garantir à la fois Tordre et le progrès , également
menacés désormais par toutes les utopies métaphysiques.Tous les
penseurs sincères seront même entraînés à surmonter l'aveugle
répugnance qu'il leur inspire, en reconnaissant que, s'il con-
damne leur vaine ambition politique, il leur ouvre une im-
mense carrière de noble ascendant moral. Outre sa haute des-
tination sociale , cette nouvelle voie peut seule réaliser les
justes prétentions personnelles de la vraie dignité philoso-
phique, souvent compromise aujourd'hui dans leurs triomphes
temporels.
• Le vrai caractère de notre politique provisoire est tellement
déterminé par la situation générale que l'instinct pratique a
devancé à ce sujet les saines indications théoriques, comme le
prouve l'heureuse devise (liberté, ordre public) spontanément
surgie, chez la classe moyenne, au début de la longue halte.
Cette devise, dont on ignore l'auteur, n'avait aucune soli-
darité réelle avec les velléités rétrogrades de la royauté dé-
chue. Quoique empirique, sa spontanéité la rend plus propre
qu'aucune maxime métaphysique à formuler les deux condi-
tions essentielles du milieu social d'où elle émana. En systé-
matisant une telle inspiration de la sagesse publique, la saine
philosophie doit aujourd'hui la consolider par un double com-
plément indispensable à sa première destination, mais trop
contraire aux préjugés actuels pour venir d'aucune source pra-
tique. Il consiste à développer à la fois les deux termes de la
formule, en proclamant la vraie liberté d'enseignement et la
prépondérance du pouvoir central sur le pouvoir local. La ra-
pidité de ce discours ne saurait m'empêcher d'y placer déjà,
sous l'un et l'autre aspect, une indication caractéristique, quoi-
que très-sommaire, des explications réservées au quatrième
volume du présent traité.
122 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Désormais le positivisme constitue réellement le seul organe
systématique d'une véritable liberté d'exposition et d'examen,
que ne peuvent franchement proclamer des doctrines incapa-
bles de résister à une discussion approfondie, comme étrangères
à toute démonstration décisive. Cette liberté, depuis longtemps
assurée quant à l'expression écrite, doit s'étendre maintenant à
l'expression orale, et se compléter par la renouciation du pou-
voir temporel à tout monopole didactique. Le libre enseigne-
ment* <jue le positivisme seul peut invoquer avec une pleine
sincérité, est devenu indispensable à notre situation, soit
comme mesure transitoire, soit même comme annonce de
l'avenir normal. Sous le premier aspect, il constitue une con-
dition d'avènement de toute doctrine propre à déterminer,
d'après une vraie discussion, des convictions fixes et communes,
que supposerait tout système légal d'instruction publique, loin
de pouvoir les produire. Appréciée sous le second rapport, la
liberté d'enseignement ébauche déjà le véritable état final, en
proclamant l'incompétence radicale de toute autorité tempo-
relle pour organiser l'éducation. Le positivisme est donc loin
de nier jamais que l'enseignement doive être réglé. Mais il
établit que cette organisation n'est point encore possible, tant
que durera l'interrègne spirituel; et que, quand elle deviendra
réalisable, d'après le libre ascendant d'une doctrine universelle,
elle appartiendra exclusivement au nouveau pouvoir intellec-
tuel et moral. Jusque-là, l'État doit renoncer à tout système
complet d'éducation générale, sauf de sages encouragements
aux branches les plus exposées à être négligées dans les entre-
prises privées, surtout l'instruction primaire. Toutefois, il faut
maintenir avec soin, en les perfectionnant autaut que le per-
mettentnos lumières actuelles, les divers établissements publics,
fondés ou régénérés par la Convention, pour la haute instruc-
tion spéciale ; car ils contiennent de précieux germes spontanés
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 123
pour la réorganisation ultérieure de l'éducation générale. Mais
tout ce que la grande assemblée avait détruit doit être aujour-
d'hui supprimé définitivement, sans excepter les académies,
même scientifiques, dont la funeste influence mentale et mo-
rale a tant justifié, depuis leur restauration, la sage abolition
initiale. La juste surveillance permanente du goutememeni
sur les établissements particuliers doit se rapporter, non à la
doctrine, mais aux mœurs , honteusement délaissées par la
légalité actuelle. Voilà le seul office général que doive con-
server à cet égard notre régime provisoire. A cela près, il
doit livrer l'éducation aux libres tentatives des associations
particulières, afin de laisser surgir un système définitif, dont
la supposition actuelle ne constituerait qu'un mensonge op-
pressif. La principale condition d'une telle liberté consiste
aujourd'hui à supprimer à la fois tout budget théologique et
tout budget métaphysique, en laissant à chacun l'entretien
du culte et de l'instruction qu'il préfère. Cette double sup-
pression doit d'ailleurs s'accomplir avec la justice et la gé-
nérosité qui conviennent à une véritable régénération, supé-
rieure à toute rivalité haineuse; il faudra donc indemniser
dignement les personnes, ecclésiastiques ou universitaires, ainsi
atteintes par une mesure qu'elles n'avaient pu prévoir. Une
telle marche facilitera beaucoup cette conséquence nécessaire
d'une situation qui, dans l'absence de toute doctrine libre-
ment dominante, interdit, comme rétrograde, la consécra-
tion légale d'aucun des systèmes épuisés qui jadis se dispu-
tèrent l'ascendant spirituel. Nos mœurs républicaines sont déjà
très-favorables à ce régime, malgré la tendance des idéolo-
gues à succéder aux psychologues pour les bénéfices métaphy-
siques.
Quant aux conditions de l'ordre public, la sanction systé-
matique du positivisme doit aussi les consolider beaucoup, en
124 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
surmontant les préjugés révolutionnaires contre la prépondé-
rance directe du pouvoir central. La division métaphysique
entre la puissance executive et la puissance législative ne con-
stitue qu'un vicieux reflet empirique de la grande séparation
ébauchée au moyen âge entre les deux éléments nécessaires
du gouvernement humain. Malgré leurs vaines démarcations
constitutionnelles, le pouvoir local et le pouvoir central se
disputeront toujours l'ensemble de l'autorité temporelle, ir-
rationellement dispersée entre eux par des nécessités passa-
gères. Tout le passé français ayant été favorable à la prépon-
dérance du pouvoir central jusqu'à sa dégénération rétrograde
vers la fin du dix-septième siècle, nos prédilections actuelles
envers le pouvoir local constituent donc une véritable anomalie
historique, qui tend toujours à cesser avec les inquiétudes
de rétrogadation. En nous offrant , à cet égard , une éner-
gique garantie, la situation républicaine changera bientôt
la direction habituelle de nos sympathies politiques. Outre sa
responsabilité seule réelle, le pouvoir central présente aujour-
d'hui un caractère mieux adapté à nos besoins essentiels, par
l'esprit pratique qui nécessairement y prévaudra de plus en
plus, et qui le dispose davantage à abdiquer franchement toute
prétention à la suprématie spirituelle. L'assemblée ou réside
le pouvoir local se trouve, au contraire, souvent entraînée, par
son caractère équivoque, vers une domination théorique, dont
elle ne remplit néanmoins aucune condition essentielle. Sa pré-
pondérance serait donc ordinairement funeste à la vraie liberté
d'examen, que son instinct doit lui représenter comme la source
naturelle d'une autorité spirituelle destinée à restreindre la
sienne. Le positivisme, qui maintenant seul peut apprécier ces
diverses tendances, ose seul aussi proclamer sans détour la
prédilection systématique qu'elles doivent inspirer envers le
pouvoir central, dans la plupart de ses luttes avec le pouvoir
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 125
local. Supérieurs à tout soupçon de rétrogradation et de servi-
lité, les philosophes qui, renonçant à toute position poli-
tique, se vouent aujourd'hui à la réorganisation spirituelle, ne
craindront pas de recommander avec énergie la prépondérance
directe du pouvoir central, et la réduction du pouvoir local à
ses attributions indispensables. Notre situation républicaine,
malgré les apparences contraires, favorisera bientôt cette salu-
taire transformation de nos premières habitudes révolution-
naires, soit en dissipant la juste défiance qu'inspirait l'esprit
rétrograde inhérent à la royauté, soit en facilitant la répression
exceptionnelle de toute dégénération' ultérieure, sans qu'il
faille troubler d'avance notre politique habituelle en vue d'une
éventualité désormais peu redoutable. Quand le pouvoir cen-
tral aura assez manifesté un vrai caractère progressif, il trou-
vera l'opinion française fort disposée à restreindre beaucoup le
pouvoir local, soit en réduisant l'assemblée représentative au
tiers du nombre exorbitant qui prévaut aujourd'hui, soit
même en bornant ses attributions essentielles au vote pério-
dique de l'impôt. La dernière phase rétrograde et la longue
halte parlementaire ont introduit, à cet égard, pendant une
génération, des dispositions exceptionnelles, que la marche
d'un sage gouvernement et les démonstrations d'une saine phi-
losophie transformeront aisément. Contraires à l'ensemble de
notre passé, elles n'offrent à nos mœurs politiques qu'une vaine
imitation d'un régime essentiellement propre à la transition
anglaise. Par suite même de sa récente extension, le mode re-
présentatif sera sans doute bientôt discrédité en France, quand
cet extrême essor aura manifesté l'insuffisance radicale et la
tendance perturbatrice que lui reproche la vraie philosophie.
Outre ce perfectionnement essentiel de chacune des deux
grandes conditions propres à notre régime provisoire, le posi-
tivisme systématise et consolide leur intime connexité natu-
13
126 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
relie. D'une part, il fait sentir que la véritable liberté exige
aujourd'hui l'énergique prépondérance d'un pouvoir central
vraiment progressif, convenablement réduit à sa destination
pratique, par une sage renonciation à la suprématie spiri-
tuelle. Cet ascendant habituel est maintenant indispensable
pour contenir les tendances oppressives des diverses doctrines
actuelles qui, toutes plus ou moins incompatibles avec la
séparation des deux puissances sociales, poussent à fonder la
communion mentale sur une compression matérielle. Sans cette
autorité tutélaire, la pleine liberté philosophique conforme à
nos mœurs actuelles serait d'ailleurs menacée aussi par les
dispositions anarchiques inhérentes à l'interrègne spirituel.
D'une autre part, l'essor de cette liberté peut seul permettre
au pouvoir central d'obtenir sur le pouvoir local une prépon-
dérance permanente, nécessaire pour la consolidation réelle de
Tordre public; car, le respect sincère d'une telle garantie jour-
nalière dissipe aussitôt toutes les craintes de rétrogradation qui
empêchent aujourd'hui ce salutaire ascendant. Quelque empi-
riques que soient ces inquiétudes, jusqu'ici trop naturelles,
elles cesseraient certainement d'après l'avènement officiel de la
liberté d'enseignement et d'association, qui ôterait au pouvoir
temporel tout espoir, et même toute pensée, de faire matériel-
lement prévaloir une doctrine quelconque envers le régime
définitif de notre société républicaine.
L'ensemble des indications propres à cette seconde partie ca-
ractérise déjà l'aptitude sociale du positivisme, non-seulement
pour déterminer et préparer l'avenir, mais aussi pour conseiller
et améliorer le présent, toujours d'après l'exacte appréciation
systématique du passé, suivant la saine théorie fondamentale
de l'évolution humaine. Aucune autre philosophie ne peut
aborder l'irrévocable question que l'élite de l'humanité pose
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — SECONDE PARTIE. 127
désormais à tous ses directeurs spirituels : réorganiser sans
dieu ni roi, sous la seule prépondérance normale, à la fois
privée et publique, du sentiment social, convenablement assisté
de la raison positive et de l'activité réelle.
128 SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
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TROISIEME PARTIE.
EFFICACITÉ POPULAIftE DU POSITIVISME.
D'après la nature philosophique et la destination sociale du
positivisme, il doit chercher son appui fondamental en dehors
de toutes les classes, spirituelles ou temporelles, qui jusqu'ici
ont plus ou moins participé au gouvernement de l'humanité.
Sauf de précieuses exceptions individuelles, qui bientôt se
multiplieront beaucoup, chacune d'elles présente naturelle-
ment, dans ses préjugés et dans ses passions, divers obstacles
essentiels à la réorganisation intellectuelle et morale qui doit ca-
ractériser la seconde partie de la grande révolution occidentale.
Leur vicieuse éducation et leurs habitudes empiriques repous-
sent l'esprit d'ensemble auquel il faut désormais subordonner
toutes les conceptions spéciales. Un actif égoïsme aristocratique
y entrave ordinairement la prépondérance réelle du sentiment
social, principe suprême de notre régénération. Non-seulement
il ne faut pas compter sur les classes dont la domination fut à
jamais détruite au début de la crise révolutionnaire ; mais nous
devons attendre une répugnance presque aussi réelle, quoique
mieux dissimulée, chez celles qui obtinrent ainsi l'ascendant so-
cial qu'elles convoitaient depuis longtemps. Leurs conceptions
politiques se rapportent surtout à la possession du pouvoir, au
lieu de concerner sa destination et son exercice. Elles avaient
sérieusement regardé la révolution comme terminée par le
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 129
régime parlementaire propre à la halte équivoque qui vient de
finir. Cette phase stationnaire leur inspirera de longs regrets,
en tant que spécialement favorable à leur active ambition. Une
complète régénération sociale est presque autant redoutée par
ces diverses classes moyennes que chez les anciennes classes
supérieures. Les unes et les autres s'accorderaient surtout à
prolonger, autant que possible, sous de nouvelles formes;
même républicaines, le système d'hypocrisie théologique qui
constitue maintenant le seul reste effectif du régime rétrograde.
Ce honteux système leur offre le double attrait d'assurer la
respectueuse soumission des masses sans prescrire aux chefs
aucun devoir rigoureux. Si leurs préjugés critiques et métaphy-
siques tendent à perpétuer l'interrègne spirituel qui empêche
la régénération finale, leurs passions ne craignent pas moins
l'avènement d'une nouvelle autorité morale, qui nécessaire*
ment se ferait surtout sentir aux puissants. Au dix-huitième
siècle, la plupart des grands, et même les rois, purent accueillir
une philosophie purement négative, qui, en leur ôtant beau-
coup d'entraves, leur procurait une célébrité facile, sans leur
imposer aucun sacrifice essentiel. Mais ce précédent ne doit pas
faire espérer, chez nos riches et nos lettrés, un accueil aussi
favorable pour la philosophie positive, qui vient aujourd'hui
discipliner les intelligences afin de reconstruire les mœurs.
À ce double titre, le positivisme ne peut obtenir de profondes
adhésions collectives qu'au sein des classes qui, étrangères à
toute vicieuse instruction de mots ou d'entités, et naturellement
animées d'une active sociabilité, constituent désormais les meil-
leurs appuis du bon sens et de la morale. En un mot, nos pro-
létaires sont seuls susceptibles de devenir les auxiliaires décisifs
des nouveaux philosophes. L'impulsion régénératrice dépend
rartout d'une intime alliance entre ces deux éléments extrêmes
de Tordre final. Malgré leur diversité naturelle, toutefois bien
130 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
plus apparente que réelle, ils comportent, au fond, beaucoup
d'affinité intellectuelle et morale. Les deux genres d'esprit pré-
senteront de plus en plus le même instinct de la réalité, une
semblable prédilection pour l'utilité, et une égale tendance à
subordonner les pensées de détail aux yues d'ensemble. De part
et d'autre, se développeront aussi les généreuses habitudes
d'une sage imprévoyance naturelle, et un pareil dédain des
grandeurs temporelles; du moins quand les vrais philosophes
auront formé, par le commerce des dignes prolétaires, leur
propre caractère définitif. Lorsque ces sympathies fondamen-
tales pourront assez éclater, on sentira que chaque prolétaire
constitue, à beaucoup d'égards, un philosophe spontané,
comme tout philosophe représente, sous divers aspects, un
prolétaire systématique. Ces deux classes extrêmes offriront
d'ailleurs des dispositions équivalentes envers la classe intermé-
diaire, qui, siège nécessaire de la prépondérance temporelle,
tient sous sa dépendance normale leur commune existence pé-
cuniaire.
Toutes ces affinités résultent naturellement des positions et
des destinations respectives. Si elles sont encore peu prononcées,
cela tient surtout à l'absence actuelle d'une véritable classe
philosophique, dont à peine il existe déjà quelques types isolés.
Quoique les vrais prolétaires soient heureusement beaucoup
moins rares, c'est seulement en France, ou plutôt à Paris,
qu'ils ont pu jusqu'ici surgir dignement, affranchis de toute
croyance chimérique et de tout vain prestige social. C'est uni-
quement là qu'on peut sentir l'intime réalité de l'appréciation
indiquée ci-dessus.
On voit alors que les occupations journalières du prolétaire
sont beaucoup plus favorables à l'exercice philosophique que
celles des classes moyennes, parce qu'elles n'absorbent point
assez pour empêcher des contemplations suivies, même peu-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 131
dant le travail pratique. Ce loisir mental est moralement faci-
lité par l'absence naturelle de responsabilité ultérieure : la
position du travailleur le préserve spontanément des ambitieux
ttkuli qui inquiètent sans cesse l'entrepreneur. Le caractère
propre des méditations respectives résulte même de cette double
diversité, qui invite l'un aux conceptions générales et l'autre
auk vues spéciales. Pour le digne prolétaire, le régime de la
spécialité dispersive, tant prôné maintenant, se présente directe-
ment sous son vrai jour, c'est-à-dire comme abrutissant, parce
qu'il condamnerait son esprit à un exercice tellement miséra-
ble qu'il ne prévaudra jamais chez nous, malgré les empiriques
instances de nos économistes anglomanes. Au contraire, cette
spécialisation exclusive et continue doit sembler beaucoup
soins dégradante, ou plutôt elle parait devenir indispensable
chez l'entrepreneur, et même chez le savant, en s'appliquant à
te sujets qui absorbent davantage les médiocres intelligences,
à moins qu'une saine éducation n'y ait développé le goût et
l'habitude des généralités abstraites.
Mais le contraste moral entre les deux modes d'existence pra-
tique est encore plus décisif que leur contraste intellectuel. La
fierté qu'inspirent ordinairement les succès temporels est, au
fond, peu justifiée par le genre de mérite que suppose réelle-
ment l'acquisition, même pleinement légitime, de la grandeur
ou de la richesse. Ceux qui font plus de cas des qualités intrin-
sèques que des résultats effectifs, reconnaissent aisément que
les triomphes pratiques, industriels comme militaires, dépen-
dent surtout du caractère, et non de l'esprit ni du cœur. Us exi-
gent principalement la combinaison d'un certain degré d'éner-
gie avec beaucoup de prudence et une suffisante persévérance.
Quand ces conditions sont remplies, la médiocrité intellectuelle
et l'imperfection morale n'empêchent nullement d'utiliser ainsi
les circonstances favorables, habituellement indispensables à de
132 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
tels succès. On peut même assurer, sans aucune exagération,
que la mesquinerie des pensées et des sentiments contribue
souvent à susciter et à maintenir les dispositions convenables.
Lorsqu'il faut un grand essor des trois qualités actives, il est
plutôt déterminé par les impulsions personnelles d'avidité,
d'ambition, ou de gloire, que par les instincts supérieurs. Ainsi,
quelque respect que mérite toute élévation légitime, la philo-
sophie, encore plus clairvoyante que ne put l'être la religion,
n'en saurait conclure, en faveur des grands ou des riches, une
supériorité morale que n'indique nullement la vraie théorie de
la nature humaine.
L'existence habituelle du prolétaire est beaucoup plus propre
à développer spontanément nos meilleurs instincts. Même quant
aux trois qualités actives, d'où dépendent surtout les succès
temporels, la prudence est la seule qui s'y trouve ordinaire-
ment insuffisante, de manière à empêcher l'efficacité personnelle
des deux autres, mais sans altérer leur application sociale.
Toutefois, la supériorité morale du type prolétaire se rapporte
surtout à l'essor direct des divers instincts supérieurs. Quand
la systématisation finale des opinions et des mœurs aura fixé le
vrai caractère propre à cette immense base de la société mo-
derne, on sentira que les différentes affections domestiques doi-
vent naturellement s'y développer davantage que chez les classes
intermédiaires, trop préoccupées de calculs personnels pour
goûter dignement de tels liens. Mais la principale efficacité
morale de la vie prolétaire concerne les sentiments sociaux
proprement dits, qui tous y reçoivent spontanément une active
culture journalière, même dès la première enfance. C'est là
qu'on trouve, d'ordinaire, les meilleurs modèles du véritable
attachement, jusque chez ceux qu'une dépendance continua,
trop souvent dégradée par nos mœurs aristocratiques, semble
condamner à une moindre élévation morale. Une vénération
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 133
sincère, pure de toute servilité, s'y développe naïvement envers
les supériorités quelconques, sans être neutralisée par l'orgueil
doctoral, ni troublée par la rivalité temporelle. Les impulsions
généreuses y sont tou j ours entretenues par d'activés sympathies,
involontairement résultées d'une expérience personnelle des
maux inhérents à l'humanité. Partout ailleurs, le sentiment
social ne saurait trouver autant d'excitation spontanée, du
moins quant à la solidarité actuelle, qui s'y présente à chacun
comme sa principale ressource, sans altérer pourtant une éner-
gique individualité. Si l'instinct de la continuité humaine n'y est
point encore assez développé, cela tient surtout au défaut de
culture systématique, seule efficace à cet égard. Il serait désor-
mais superflu de prouver qu'aucune autre classe ne comporte
des exemples aussi fréquents ni aussi décisifs d'une franche et
modeste abnégation, en chaque vrai besoin public. Enfin, il
importe de noter, à ce sujet, que, d'après l'absence totale
d'éducation régulière, toutes ces hautes qualités morales doi-
vent être regardées comme propres au prolétariat, depuis que
l'émancipation radicale des esprits populaires interdit de rap-
porter ces résultats à l'influence théologique. Quoique ce type si
méconnu ne soit encore essentiellement réalisable qu'à Paris,
sa manifestation initiale dans le foyer occidental doit annoncer
assez à tous les vrais observateurs l'entière extension finale d'un
caractère aussi conforme aux indications de la saine théorie de
l'homme, surtout quand le positivisme aura pu systématiser
convenablement ces tendances spontanées.
D'après cette sommaire appréciation, on explique aisément
l'admirable instinct social qui avait poussé la Convention à cher-
cher parmi nos prolétaires son principal appui, non-seule-
ment contre ses dangers exceptionnels, mais pour la régénéra-
tion finale qu'elle poursuivait avec ardeur sans pouvoir en
déterminer la nature. Toutefois, faute d'une vraie doctrine gé-
■
134 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
nérale, et tu l'anarchique impulsion de la métaphysique domi-
nante, cette alliance fondamentale était alors conçue dans un
esprit contraire à son but principal, puisqu'elle appelait le
peuple & l'exercice habituel de l'autorité politique. Une telle
direction convenait beaucoup, sans doute, aux nécessités
temporaires de la situation correspondante, où la défense ré-
publicaine dépendait surtout des prolétaires, seuls dévoués
et inébranlables. MaiB, représentée comme définitive par l'es-
prit absolu de la théorie officielle, elle devint bientôt incom-
patible avec les conditions essentielles de la société moderne.
Ce n'est pas que le peuple ne doive habituellement, quand le
eas l'exige, prêter son assistance, même matérielle, à l'exer-
cice spécial de l'autorité temporelle. Loin d'être aucunement
anarchique, cette intervention subalterne, tant au dedans
qu'au dehors, constitue évidemment une garantie indispen-
sable à tout régime normal. On doit même reconnaître que,
sous ce rapport, les mœurs françaises sont encore très-impar-
faites, puisqu'elles disposent trop souvent notre population
à rester au moins spectatrice dans les actes journaliers d'une
police tutélaire. Mais toute participation directe du peuple au
gouvernement politique, pour la décision suprême des me-
sures sociales, ne peut convenir, chex les modernes, qu'a la
situation révolutionnaire. Étendue à l'état final, elle y devien-
drait nécessairement anarchique, à moins de s'y trouver es-
sentiellement illusoire.
Sans admettre le dogme métaphysique de la souveraineté
populaire, le positivisme s'approprie systématiquement tout ce
qctâl renferme de vraiment salutaire, soit pour les cas excep-
tionnels, soit surtout envers l'existence normale, en écartant
les immenses dangers inhérents à son application absolue. Dans
l'usage révolutionnaire, sa principale efficacité consista à justi-
dîrectement le droit d'insurrection. Or, la politique posi-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 135
tive représente un tel droit comme une ressource extrême,
indispensable à toute société, afin de ne pas succomber à la
tyrannie qui résulterait d'une soumission absolue, trop prêchée
par le catholicisme moderne. Au point de vue scientifique, on
y doit voir une crise réparatrice, encore plus nécessaire à la
fie collective qu'à la vie individuelle, suivant cette loi biolo-
gique évidente que l'état pathologique devient plus fréquent
et plus grave à mesure que l'organisme est plus compliqué et
plus éminent. Personne ne saurait donc craindre sérieusement
que le prochain ascendant du positivisme dispose jamais à
Fobéissance passive, en tant qu'il éteindra l'esprit révolution-
atire proprement dit, qui équivaut désormais à prendre la
maladie pour le type définitif de la santé. Le caractère profon-
dément relatif de la nouvelle doctrine sociale la rend, au con-
traire, seule apte à concilier radicalement la subordination
habituelle avec la révolte exceptionnelle, comme l'exigent à
k fois le bon sens et la dignité humaine. En réservant ce dan-
gereux remède pour les cas vraiment extrêmes, elle n'hésitera
jamais à l'approuver, ni même à le recommander, quand il
lera devenu réellement indispensable. Mais elle accomplira cet
office passager sans soumettre habituellement les questions et
les choix politiques à des juges évidemment incompétents,
qu'il saura d'ailleurs disposer à la libre abdication de leurs droits
anarchiques.
Quant à la prescription normale que contient réellement,
quoique sous une forme très-confuse, la théorie métaphysique
de la souveraineté populaire, le positivisme est encore plus
propre à la dégager d'un dangereux alliage, de manière à
augmenter son efficacité sociale, loin de l'énerver. Il y dis-
tingue deux notions très-différentes, jusqu'ici confondues, Tune
politique, pour certains cas assignables, l'autre morale, envers
toute application quelconque.
136 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
La première consiste à proclamer, au nom de la masse so-
ciale, les décisions spéciales dont tous les citoyens peuvent
ordinairement apprécier assez les motifs essentiels, et qui in-
téressent directement l'existence pratique de toute la commu-
nauté, comme les jugements des tribunaux, les déclarations
de guerre, etc. Sous le régime positif, ces nobles formules,
inspirées par l'instinct familier de la solidarité universelle, de-
viendront encore plus imposantes, en invoquant l'ensemble de
l'humanité, au lieu d'un peuple particulier. Mais il serait ab-
surde d'étendre le même usage aux cas plus nombreux où la
population, incapable de prononcer, doit adopter les résolu-
tions des supérieurs qui ont obtenu sa confiance. Cette nécessité
sociale tient, soit à la difficulté de la question, soit à l'influence
trop indirecte ou trop restreinte de la mesure. On peut citer,
comme types, les décisions, souvent capitales néanmoins, qui
concernent les notions scientifiques, ou même la plupart des
règles pratiques, industrielles, médicales, etc. Dans tous ces
cas, le positivisme aura peu de peine aujourd'hui à préserver
la rectitude populaire des aberrations subversives qui ne s'ag-
gravent que sous l'impulsion d'un orgueil métaphysique, pres-
que inconnu à nos prolétaires illettrés.
Sous le second aspect, l'interprétation normale de la pré-
tendue souveraineté du peuple se réduit à l'obligation fonda-
mentale de diriger toute l'existence sociale vers le bien com-
mun, doublement relatif, d'ordinaire, à la masse prolétaire,
soit en vertu de son immense supériorité numérique, soit sur-
tout d'après les difficultés propres à sa destinée naturelle, qui
exige une sollicitude artificielle, peu nécessaire ailleurs. Mais,
ainsi conçue, cette notion, essentiellement républicaine, se
confond avec la base universelle de la vraie morale, la prépon-
dérance directe et continue de la sociabilité sur toute personna-
lité. Le positivisme est tellement apte à se l'incorporer, qu'elle
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 137
y devient, comme ce discours Ta déjà prouvé, le principe
unique de sa systématisation totale, même spéculative. En
s'appropriant à jamais ce grand précepte social, dont l'esprit
métaphysique dut être, depuis la décadence du catholicisme,
l'organe provisoire, il le purifie définitivement de toute inspi~
ration anarchique. Car il transporte à Tordre moral ce que la
doctrine révolutionnaire place si dangereusement dans Tordre
politique, d'après son préjugé caractéristique sur la confusion
permanente des deux puissances élémentaires. J'aurai bientôt
lieu d'indiquer spécialement combien cette salutaire transfor-
mation, loin d'affaiblir ce principe républicain, augmentera
ion efficacité continue, sans exposer aux déceptions ni aux
perturbations que le mode métaphysique tend toujours à sus-
citer.
Nous sommes ainsi conduits à caractériser directement la
principale participation collective qui doit habituellement ap-
partenir aux prolétaires dans le régime final de l'humanité.
Elle résulte de leur aptitude naturelle à devenir les auxiliaires
indispensables du pouvoir spirituel pour son triple office social
d'appréciation, de conseil, et même de préparation. Toutes
les propriétés intellectuelles et morales que nous venons de
reconnaître au prolétariat concourent à lui conférer une telle
attribution continue. Sauf la classe philosophique, principal
organe de Tesprit d'ensemble, aucune autre partie do la so-
ciété moderne ne saurait être aussi disposée que les prolétaires
à se tenir convenablement au point de vue général. Leur su-
périorité est encore plus évidente quant au sentiment social,
pour lequel ils doivent, d'ordinaire, Temporter même sur les
vrais philosophes, dont les tendances trop abstraites gagneront
beaucoup au contact journalier d'une noble spontanéité popu-
laire. Ainsi, la classe prolétaire est naturellement plus propre
qu'aucune autre à comprendre, et surtout à sentir, la morale
138 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
réelle, quoiqu'elle fût incapable de la systématiser. Cette ap-
titude spontanée se manifeste principalement envers la morale
sociale proprement dite, la plus éminente et la plus décisive des
trois parties essentielles de la morale universelle. Enfin, outre
ces dispositions naturelles de l'esprit et du cœur, les besoins col-
lectifs propres au prolétariat l'appellent nécessairement au se-
cours des principales règles morales, ordinairement destinées à
le protéger. Pour faire prévaloir ces règles dans la vie active, le
pouvoir spirituel doit peu compter sur Fassistance des classes
intermédiaires, siège naturel de la prépondérance temporelle,
dont ses prescriptions doivent surtout contenir et rectifier les
abus. Les tendances ordinaires des grands et des riches vert
l'égolsme et l'oppression nuisent principalement aux prolétaires.
C'est donc l'adhésion de ceux-ci qu'il faut surtout invoquer à l'ap-
pui des règles morales. Ils se trouvent d'autant mieux disposés à
les sanctionner par leur énergique approbation, qu'ils doivent
rester étrangers au gouvernement politique proprement dit.
Toute participation habituelle au pouvoir temporel tend, outre
son caractère anarchique, à les détourner du principal remède
que la nature de l'ordre social offre à l'ensemble des maux qui1
leur sont propres. La sagesse populaire appréciera bientôt
l'inanité nécessaire des solutions immédiates que l'on prône
aujourd'hui. Elle ne tardera point à sentir combien ses légitimes
réclamations se lient surtout aux moyens moraux que le posi-
tivisme présente au prolétariat, quoiqu'il l'invite aussi à abdi-
quer une autorité illusoire ou perturbatrice.
Cette tendance fondamentale du peuple à seconder le pou-
voir spirituel dans son principal office social est tellement
naturelle qu'elle s'est déjà manifestée, au moyen âge, envers fat
spiritualité catholique. 11 faut même rapporter à une semblable
affinité les sympathies qu'excite encore le catholicisme, malgré
sa décadence universelle, chez les populations préservées du
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. iSt
protestantisme. Les observateurs empiriques prennent souvent
ces affections pour de vraies adhésions à des croyances qui, au
fond, sont là plus éteintes qu'ailleurs. Mais cette illusion his-
torique se dissipera d'après l'accueil que ces populations, mal
à propos taxées d'arriérées, feront bientôt au positivisme,
quand elles sentiront son aptitude à mieux satisfaire que le
catholicisme au besoin fondamental qui préoccupe si justement
leur instinct social.
Quoi qu'il en soit, cette affinité spontanée du prolétariat en-
vers le pouvoir spirituel ne pouvait, au moyen âge, se déve-
lopper beaucoup, puisque l'élément populaire se dégageait à
peine des restes du servage quand le catholicisme obtenait son
principal ascendant. La saine théorie historique représente
même ce défaut d'appui comme l'une des sources spéciales de
l'inévitable avortement de la noble tentative catholique. Cette
spiritualité prématurée était déjà dissoute essentiellement, par
la désuétude nécessaire des croyances correspondantes, et
aussi d'après le caractère rétrograde de l'autorité théologique,
quand le prolétariat eut acquis assez d'importance sociale pour
lui fournir un soutien décisif, si elle avait pu le mériter.
L'ensemble de l'évolution moderne réservait donc au positi-
visme la réalisation totale d'une telle combinaison, d'après
l'alliance fondamentale qu'il va organiser entre les philosophes
et les prolétaires, également préparés à cette coalition finale
par la transition positive et négative accomplie pendant les cinq
derniers siècles.
Directement appréciée, cette association régénératrice est sur-
tout destinée à constituer enfin l'empire de l'opinion publique,
que tous les pressentiments, instinctifs ou systématiques, s'ac-
cordent, depuis la fin du moyen âge, à concevoir comme le
principal caractère du régime final de l'humanité.
Ce salutaire ascendant doit devenir le principal appui de la
140 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
morale, non-seulement sociale, mais aussi privée, et même
personnelle, parmi des populations où chacun sera de plus en
plus poussé à vivre au grand jour, de manière à permettre au
public le contrôle efficace de toute existence quelconque. La
chute irrévocable des illusions théologiques rend cette force
spécialement indispensable, pour compenser, chez la plupart
des hommes, l'insuffisance de la moralité naturelle, même sa-
gement cultivée. Après l'incomparable satisfaction directement
inhérente à l'exercice continu du sentiment social, l'approba-
tion commune constituera la meilleure récompense de la bonne
conduite. Vivre dignement dans la mémoire des autres, fut
toujours le vœu principal de chacun, même sous le régime
théologique. Dans l'état positif, cette noble ambition acquiert
encore plus d'importance, comme seule satisfaction que com-
porte désormais notre intime besoin d'éterniser l'existence. En
même temps que plus nécessaire au nouveau régime moral, la
force de l'opinion publique s'y développe davantage. La réalité
caractéristique d'une doctrine toujours conforme à l'ensemble
des faits y assure mieux l'autorité des règles et l'efficacité de
leur application, que ne peuvent plus éluder les subterfuges
suggérés par la nature vague et absolue des prescriptions théo-
logiques ou métaphysiques. D'un autre côté, l'invocation di-
recte et continue de la sociabilité, comme principe unique de
la morale positive, y provoque aussitôt l'intervention perma-
nente de l'opinion publique, seul juge naturel de toute con-
duite ainsi destinée au bien commun. Le but nécessairement
personnel de chaque existence, d'après la doctrine théologico-
métaphysique, ne pouvait autant comporter un tel appel.
Appréciée ensuite dans l'ordre politique proprement dit, il
est superflu de prouver que la force de l'opinion publique doit
en devenir le principal régulateur. Sa prépondérance s'y réalise
déjà, malgré notre anarchie mentale, toutes les fois qu'une
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 141
impulsion décisive vient contenir les divergences radicales qui
la neutralisent ordinairement. Cet ascendant spontané se mani-
feste même quand l'esprit public prend une direction vicieuse,
à laquelle nos gouvernements ne peuvent presque jamais ré-
sister assez. Qu'on juge, d'après ce double genre d'épreuvres,
quelle suprématie doit acquérir le légitime usage d'une telle
force, quand elle résultera, non d'un concours précaire et pas-
sager, mais d'une communion systématique de principes uni-
versels. C'est ainsi qu'on peut clairement reconnaître combien
la régénération finale des institutions sociales dépend surtout
de la réorganisation préalable des opinions et des mœurs. Une
telle base spirituelle n'est pas seulement indispensable pour
déterminer en quoi doit consister la reconstruction temporelle;
elle seule aussi fournira la principale force qui doive en réali-
ser l'accomplissement. A mesure que l'unité mentale et morale
se rétablira, elle présidera nécessairement à l'essor graduel du
nouveau système] politique. Les principales améliorations so-
ciales peuvent donc être réalisées longtemps avant que la réor-
ganisation spirituelle soit terminée. Au moyen âge, on voit le
régime catholique modifier beaucoup la société renaissante
pendant que sa propre constitution était peu avancée. Il en doit
être encore plus ainsi dans notre régénération.
Cette double destination fondamentale de l'opinion publique
détermine aussitôt les conditions essentielles de son organisa-
tion normale. Un tel office moral et politique exige d'abord de
véritables principes sociaux, ensuite un public qui, les ayant
adoptés, en sanctionne l'application spéciale, et enfin un organe
systématique qui, après avoir établi la doctrine universelle, en
dirige l'usage journalier. Malgré son évidence naturelle, cette
analyse de l'opinion publique est encore si méconnue que quel-
ques indications directes sont ici indispensables pour caracté-
riser chacune des trois conditions générales.
14
142 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
La première équivaut, au fond, à étendre jusqu'à l'art social
la division fondamentale entre la théorie et la pratique, dont
personne ne conteste plus la nécessité envers les moindres cas.
C'est surtout à ce titre que la nouvelle spiritualité sera bientôt
jugée supérieure à l'ancienne. Au moyen âge, les principes
généraux de la conduite morale et politique ne pouvaient avoir
qu'un caractère empirique, sanctionné seulement par la consé-
cration religieuse. Toute la supériorité de ce régime sur celui
de l'antiquité se bornait donc, sous ce rapport, à séparer ces
règles d'avec leur application particulière, pour en faire l'objet
direct d'une étude préalable, ainsi préservée des passions jour-
nalières. Malgré l'importance d'une telle séparation, le défaut
de rationalité y laissait au simple bon sens le soin d'éclairer, en
chaque cas, l'application des principes, d'abord vagues et ab-
solus d'après la nature des croyances correspondantes. Aussi
l'efficacité de ce premier spiritualisme résulta-t-elle surtout de
son aptitude indirecte à cultiver le sentiment social, suivant le
seul mode qui fût alors possible. Le spiritualisme positif se pré-
sente aujourd'hui avec un caractère beaucoup plus satisfaisant,
comme fondé sur une entière systématisation, à la fois objec-
tive et subjective. Sans rien perdre de leur valeur expérimen-
tale, les principes sociaux y acquièrent une imposante autorité
théorique, et surtout une consistance inébranlable, d'après
leur relation nécessaire avec l'ensemble des lois réelles de notre
nature individuelle et collective. Ces lois confirmeront du moins
tous ceux qui n'en seront pas immédiatements déduits. Toujours
rattachées ainsi à la sociabilité fondamentale, les règles pratiques
comporteront, en chaque cas, une interprétation nette et homo-
gène, propre à écarter les sophismes passionnés. Ces principes
rationnels, qui rendent notre conduite indépendante des im-
pulsions du moment, peuvent seuls assurer l'efficacité habituelle
du sentiment social, et nous préserver des aberrations que sue*
DISCOURS PRELIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 143
citent souvent ses inspirations spontanées. Sa culture directe et
continue constitue, sans doute, dans la vie réelle, publique ou
privée, la première source de notre moralité. Mais cette condi-
tion nécessaire ne saurait habituellement suffire pour contenir
la prépondérance naturelle de l'égoîsme, si la conduite pra-
tique n'est point tracée d'avance, en chaque cas important,
d'après des règles démontrables, adoptées d'abord* de con-
fiance et ensuite par conviction.
Dans aucun art, le désir sincère et ardent de réussir ne sau-
rait dispenser de connaître la nature et les conditions du bien.
La pratique morale, et politique ne peut être affranchie d'une
telle obligation, quoique les inspirations directes du sentiment
y soient beaucoup plus efficaces que partout ailleurs. Trop
d'exemples publics et privés ont déjà manifesté pleinement
combien il peut nous égarer quand son impulsion n'est point
éclairée par des principes convenables. C'est ainsi que, faute
de convictions systématiques, les généreuses tendances initiales
de la France républicaine envers le reste de l'Occident dégéné-
rèrent bientôt en une violente oppression, quand un chef rétro-
grade vint faire un appel facile à la personnalité. Les cas inverses
sont encore plus communs, et d'ailleurs aussi propres à carac-
tériser cette solidarité naturelle entre les sentiments et les
principes. Une vicieuse doctrine sociale a souvent secondé la
prépondance spontanée de l'égoîsme, en faussant la notion
du bien public. L'histoire contemporaine en fournit un exemple
trop décisif, dans le déplorable crédit qu'obtint, en Angleterre,
la théorie sophistique de Malthus sur la population. Malgré le
peu d'accueil qu'elle a trouvé chez tous les autres occidentaux,
et quoique réfutée déjà par de généreux penseurs nationaux,
cette immorale aberration procure encore une apparente sanc-
tion scientifique à la coupable antipathie des classes dirigeantes
envers toute profonde régénération britannique.
144 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Après l'établissement d'une doctrine générale, la principale
condition pour constituer l'empire de l'opinon publique con-
siste dans l'existence d'un milieu social propre à faire habituel-
lement prévaloir les principes fondamentaux. Voilà ce qui
manquait surtout au spiritualisme catholique, dont l'avorte-
ment était ainsi inévitable, même quand les croyances eussent
été moins fragiles. l'ai assez indiqué déjà comment le prolétariat
moderne offre, au contraire, un immense point d'appui naturel
ii la nouvelle spiritualité. Le besoin en est aussi peu contestable
que la spontanéité. Quoique la doctrine positive soit, en elle-
même, beaucoup plus efficace que ne pouvaient l'être des pré-
ceptes non démontrables, il ne faut pas compter que les con-
victions qu'elle inspire dispensent jamais de cette énergique
assistance. La raison est loin de comporter une telle autorité
directe dans notre imparfaite constitution. Même le sentiment
social, malgré son efficacité très-supérieure, ne saurait habi-
tuellement suffire pourdiriger convenablement la vie active, si
l'opinion publique ne venait sans cesse fortifier les bonnes ten- -
dances individuelles. Le difficile triomphe de la sociabilité sur
la personnalité n'exige pas seulement l'intervention continue de
véritables principes généraux, aptes à dissiper toute incertitude
quant à la conduite propre à chaque cas. Il réclame aussi la
réaction permanente de tous sur chacun, soit pour comprimer
les impulsions égoïstes, soit pour stimuler les affections sympa-
thiques. Sans cette universelle coopération, le sentiment et la.
raison se trouveraient presque toujours insuffisants, tant notre
chêtive nature tend à faire prévaloir les instincts personnels.
On a vu ci-dessus les prolétaires constituer spontanément, à cet
ard, la principale source de l'opinion publique, non-seule-
i vertu de leur supériorité numérique, mais surtout
s l'ensemble de leurs caractères intellectuels et moraux,
l'influence directe de leur position sociale. C'est
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 145
ainsi que, posant enfin le problème fondamental de la vie hu-
maine, le positivisme fait seul ressortir, de la nature même du
grand organisme, les diverses bases essentielles d'une solution
réelle.
Rien ne peut désormais empêcher nos prolétaires, soit isolés,
Boit surtout réunis, déjuger librement l'application journalière,
et même les principes généraux, d'un régime social qui les af-
fecte nécessairement plus qu'aucune autre classe. Le mémo-
rable empressement de notre population à former partout des
clubs, sans aucune excitation spéciale, et malgré l'absence de tout
véritable enthousiasme, prouva récemment combien était con-
traire à nos mœurs la compression matérielle qu'éprouvaient
auparavant ces dispositions spontanées. Au lieu de décroître,
ces tendances ne pourront que s'enraciner et se développer de
plus en plus, parce qu'elles sont pleinement conformes aux
habitudes, aux sentiments, et aux besoins des prolétaires qui
forment la principale base de telles réunions. Une véritable doc-
trine sociale doit les consolider beaucoup, en leur donnant un
caractère plus régulier et un but plus important. Loin d'être
aucunement anarchiques, elles constituent, au fond, une faible
ébauche spontanée des mœurs finales de l'humanité régénérée.
En se réunissant ainsi, on entretient le sentiment social par une
heureuse excitation journalière. L'opinion publique s'élabore
d'une manière à la fois plus rapide et plus complète, du moins
après une suffisante préparation individuelle. Personne aujour-
d'hui ne soupçonne la grande et heureuse influence qu'acquer-
ront ces tendances spontanées, quand une doctrine vraiment
universelle les aura dignement systématisées. Elles fourniront
alors le principal point d'appui de la réorganisation spirituelle,
ainsi assurée d'une active adhésion populaire, d'autant plus
décisive qu'elle sera toujours libre et pacifique. Les craintes
d'agitation matérielle que réveillent aujourd'hui ces réunions ne
146 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
sont dues qu'à une empirique appréciation de notre passé révo-
lutionnaire. Au lieu de propager le goût et de développer l'exer-
cice de ce qu'on nomme les droits politiques, nos clubs tendront
bientôt à détourner profondément d'une vaine intervention tem-
porelle, en appelant nos prolétaires à leur principal office social,
comme auxiliaires essentiels du nouveau pouvoir spirituel. Par
cette noble perspective normale, le positivisme leur offrira un
attrait bien supérieur à celui que comportent maintenant les
illusions métaphysiques. Au fond, le club est surtout destiné à
remplacer provisoirement l'église, ou plutôt, à préparer le
temple nouveau, sous l'impulsion graduelle de la doctrine
régénératrice, qui peu à peu y fera prévaloir le culte final de
l'Humanité, comme je l'indiquerai spécialement à la fin de ce
discours. En permettant le libre essor de toutes les tendances
progressives, notre situation républicaine ne tardera pas à
manifester la disposition spontanée de notre population à
donner désormais cette nouvelle issue aux diverses émotions
sociales dont le catholicisme fut longtemps le seul régulateur*
Pour achever d'indiquer la vraie théorie de l'opinion publi-
que, il ne reste plus à caractériser ici que la nécessité, trop
méconnue aujourd'hui, qui, entre une doctrine et son public,
exige un organe philosophique, sans lequel leur relation avor-
terait presque toujours. D'abord, cette dernière condition est
encore plus inévitable que la seconde; et, en fait, elle n'a
jamais manqué, car toute doctrine suppose des fondateurs
primitifs, et même des docteurs habituels. Il y aurait une
évidente contradiction à concevoir des principes moraux et
politiques comme investis d'un haut ascendant social, tandis
que ceux qui les posent ou les enseignent seraient dépourvus
de toute autorité spirituelle. La métaphysique négative, d'abord
protestante, puis déiste, a bien pu faire temporairement pré-
valoir une telle incohérence, quand la raison publique se
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 147
préoccupait surtout du besoin d'échapper à la rétrogradation
catholique. Pendant cette longue insurrection, chacun se trou-
vait transformé en une sorte de prêtre, interprétant, à son gré,
une doctrine qui pouvait se passer d'organes propres, parce
que sa destination était essentiellement critique. Nos diverses
constitutions métaphysiques ont directement consacré un tel
régime, par leurs déclarations préalables, qui semblent offrir
à tout citoyen un moyen général d'appréciation sociale, d'après
lequel il serait dispensé de recourir à des interprètes spéciaux.
Je ne dois pas discuter ici cette empirique extension à l'état
organique d'une disposition qui ne pouvait convenir qu'à la
transition révolutionnaire.
Envers les moindres arts, on n'oserait prétendre que les
préceptes généraux pussent exister sans culture théorique, ni
que leur interprétation spéciale dût rester livrée au simple
instinct du praticien. Comment en serait-il autrement pour
l'art le plus difficile et le plus important, où des règles moins
simples et moins précises exigent davantage une explication
propre à chaque cas? Quelque satisfaisantes que doivent deve-
nir les démonstrations des principes sociaux, il ne faut pas
croire que la doctrine positive puisse jamais dispenser, même
après la meilleure éducation, de recourir, dans la vie réelle,
publique ou privée, à de fréquentes consultations philosophi-
ques. Les motifs moraux sont encore plus décisifs que les con-
sidérations intellectuelles pour indiquer la nécessité d'un tel
intermédiaire continu entre la règle et l'usage. Si, d'un côté,
l'organe philosophique peut seul connaître assez le véritable
esprit de la doctrine dirigeante, il est, d'une autre part, seul
susceptible de présenter habituellement les garanties de pureté,
d'élévation, et d'impartialité, sans lesquelles ses conseils n'au-
raient presque aucune efficacité pour réformer la conduite indi-
vid uelle ou collective. C'est surtout par lui que doit s'accomplir,
148 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
d'ordinaire, cette réaction de tous sur chacun, reconnue ci-
dessus indispensable à la moralité réelle. 11 n'est point, à la
vérité, la principale source de l'opinion publique, comme l'or-
gueil théorique dispose trop souvent à le croire. Mais, quoique
cette force résulte essentiellement d'une libre sanctiqn popu-
laire, ce concours spontané ne devient pleinement efficace que
par la proclamation systématique des jugements unanimes, sauf
les cas exceptionnels où suffit l'expression directe. L'élément
prolétaire et l'élément philosophique sont donc solidaires dans
l'élaboration spéciale, et même dans la manifestation habi-
tuelle, de la véritable opinion publique. Sans l'un, la doctrine
la mieux établie manquerait ordinairement d'énergie; sans
l'autre, elle n'aurait presque jamais assez de consistance pour
surmonter les obstacles permanents que notre nature person-
nelle et sociale oppose à la prépondérance pratique des règles
fondamentales.
Au fond, ce besoin d'organes systématiques pour guider et
proclamer l'opinion publique se fait toujours sentir, môme au
milieu de notre anarchie spirituelle, chaque fois que survient
une manifestation réelle, qui ne pourrait avoir lieu si personne
n'en prenait l'initiative ou la responsabilité. Dans la vie privée *
où cette intervention manque souvent, on peut aujourd'hui
vérifier, par contraste, une telle nécessité, en observant l'in-
suffisance pratique des règles les moins contestées, mais dont
l'application spéciale n'émane d'aucune autorité régulière. Une
appréciation plus facile et des sentiments plus actifs tendent
alors à compenser imparfaitement cette grave lacune. Les con-
ditions plus difficiles et les exigences supérieures de la vie pu-
blique n'ont jamais permis qu'elle restât aussi dépourvue d'in-
tervention systématique. Chacun de ses actes manifeste, même
aujourd'hui, l'indispensable participation d'une certaine auto-
rité spirituelle, dont les organes, quoique très-mobiles, sor-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 149
tent le plus souvent du journalisme métaphysique et littéraire.
Notre anarchie mentale et morale ne dispense donc pas l'opi-
nion publique de directeurs et d'interprètes. Elle l'oblige seu-
lement à se contenter de ceux qui ne peuvent lui offrir que
des garanties personnelles, sans aucun gage régulier de la
fixité de leurs convictions et de la pureté de leurs sentiments.
Ainsi posée par le positivisme, la question de l'organisation de
l'esprit public ne saurait longtemps rester indécise. On voit
qu'elle se réduit, au fond, à la séparation normale des deux
puissances sociales, comme la condition de doctrine a été ci-
dessus ramenée à la division correspondante entre la théorie et
la pratique. D'une part, il est clair que la saine interprétation
des règles morales et politiques ne peut émaner, de même
qu'envers tout autre art, que des philosophes voués à l'étude
des lois naturelles sur lesquelles elles reposent. Or, pour se
maintenir au point de vue d'ensemble qui fait seul leur mé-
rite intellectuel, ces philosophes doivent s'abstenir avec soin
de toute participation habituelle à la vie active, surtout pu-
blique, dont l'influence spéciale altérerait bientôt leur aptitude
spéculative. Cette condition ne leur est pas moins indispensable,
dune autre part, afin de conserver la pureté de leurs senti-
ments et l'impartialité de leur caractère, double garantie mo-
rale de leur autorité, publique ou privée.
Telle est, en aperçu, la théorie positive de l'opinion pu-
blique. Dans ses trois éléments nécessaires, la doctrine, la force,
et l'organe, elle se trouve ainsi rattachée profondément à l'en-
semble de la réorganisation spirituelle ; ou plutôt, elle ne
constitue que l'appréciation la plus usuelle de ce sujet fonda-
mental. Toutes ses parties essentielles offrent entre elles une
intime solidarité naturelle. Si les principes positifs ne peuvent
compter beaucoup que sur l'appui des prolétaires, ceux-ci, à
leur tour, ne sauraient désormais sympathiser habituellement
150 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
avec aucune autre doctrine. Il en est de môme quant aux or-
ganes philosophiques, dont le peuple peut seul établir et main-
tenir l'indépendance nécessaire. Nos lettrés repoussent instinc-
tivement la division des deux puissances, qui poserait des bornes
systématiques à leur vaine ambition actuelle. Cette séparation
est aussi redoutée par nos riches, qui craindraient de voir ainsi
surgir une autorité morale capable d'imposer à leur égoïsme
un frein irrésistible. Les prolétaires seuls peuvent aujourd'hui
la comprendre et l'aimer, d'après leur aptitude plus prononcée
à l'esprit d'ensemble et au sentiment social. Mieux préservés,
surtout en France, des sophismes métaphysiques et des pres-
tiges aristocratiques, leur esprit et leur cœur accueilleront ai-
sément les maximes du positivisme sur cette condition fonda-
mentale de notre vraie régénération.
Cette théorie de l'opinion indique nettement où en est déjà
l'organisation de ce grand régulateur moderne, et ce qui lui
manque encore essentiellement. La doctrine existe enfin, sur-
tout la force, et même l'organe, mais sans combinaison mu-
tuelle. Toute l'impulsion régénératrice dépend donc, en der-
nier ressort, de l'intime alliance entre les philosophes et les
prolétaires.
Pour achever de caractériser cette coalition décisive, il me
reste à indiquer les avantages généraux qu'elle offre au peuple
quant à la satisfaction normale de ses réclamations légitimes.
La principale amélioration, celle qui doit bientôt développer
et consolider toutes les autres, consiste dans le noble office so-
cial ainsi conféré directement aux prolétaires, désormais érigés
en auxiliaires indispensables de la puissance spirituelle. Cette
immense classe, qui, depuis sa naissance au moyen âge, était
restée extérieure à Tordre moderne, y prend alors la vraie po-
sition qui convient à sa nature propre et au bien commun. A
leurs fonctions spéciales, tous ses membres joignent enfin une
DISCOURS MIÉUMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 151
haute participation habituelle à la vie publique, destinée à com-
penser les inconvénients inévitables de leur situation privée.
Loin de troubler Tordre fondamental, une telle coopération
populaire en constituera la plus ferme garantie, par cela même
qu'elle ne sera point politique, mais morale. Telle est donc la
transformation ûnale que le positivisme opère dans la manière
dont l'esprit révolutionnaire a conçu jusqu'ici l'intervention
sociale des prolétaires. A l'orageuse discussion des droits, nous
substituons la paisible détermination des devoirs. Les vains dé-
bats sur la possession du pouvoir sont remplacés par l'examen
des règles relatives à son sage exercice.
Une superficielle appréciation de la situation actuelle repré-
sente d'abord nos prolétaires comme très-éloignés encore d'une
semblable disposition. Mais, d'après une étude mieux approfon-
die, on peut assurer que l'expérience même qu'ils accomplissent
aujourd'hui sur l'extension des droits politiques, achèvera bientôt
de leur manifester l'inanité d'un remède aussi peu conforme à
leurs vœux naturels. Sans faire une abdication formelle, qui
semblerait contraire à leur dignité sociale, leur sagesse instinc-
tive ne tardera pas à déterminer une désuétude encore plus
décisive. Le positivisme les convaincra aisément que, si le pou-
voir spirituel doit se ramifier partout pour atteindre pleinement
son but social, le bon ordre exige, au contraire, la concentra-
tion habituelle du pouvoir temporel. Cette conviction résultera
surtout d'une saine appréciation de la nature essentiellement
morale des difficultés fondamentales qui préoccupent si juste-
ment nos prolétaires.
Ds ont déjà fait, à cet égard, un pas spontané, dont l'impor-
tance est encore trop peu sentie. Une célèbre utopie, qui s'y
propage rapidement, leur sert, faute d'une meilleure doctrine,
à formuler aujourd'hui leur manière propre de concevoir la
principale question sociale. Quoique l'expérience résultée de la
152 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
première partie de la révolution ne les ait point désabusés en-
tièrement des illusions politiques, elle les a conduits à sentir
que la propriété leur importait davantage que le pouvoir pro-
prement dit. En étendant jusque-là le grand problème social, le
communisme rend aujourd'hui un service fondamental, qui
n'est pas neutralisé par les dangers temporaires inhérents à ses
formes métaphysiques. Aussi cette utopie doit-elle être soigneu-
sement distinguée des nombreuses aberrations que fait éclore
notre anarchie spirituelle, en appelant aux plus difficiles spécu-
lations des esprits incapables ou mal préparés. Ces vaines théo-
ries sont si peu caractérisées, qu'on est conduit à les désigner
par les noms de leurs auteurs. Le communisme, qui ne porte le
nom de personne, n'est point un produit accessoire d'une situa-
tion exceptionnelle. Il y faut voir le progrès spontané, plutôt
affectif que rationnel, du véritable esprit révolutionnaire, ten-
dant aujourd'hui à se préoccuper surtout des questions morales,
en rejetant au second rang les questions politiques proprement
dites. Sans doute, la solution actuelle des communistes reste
encore essentiellement politique, comme chez leurs prédéces-
seurs, puisque c'est aussi par le mode de possession qu'ils pré-
tendent régler l'exercice. Mais la question qu'ils ont enfin posée
exige tellement une solution morale, sa solution politique serait
à la fois si insuffisante et si subversive, qu'elle ne peut rester
à l'ordre du jour sans faire bientôt prévaloir l'issue décisive
que le positivisme vient ouvrir à ce besoin fondamental, en pré-
sidant à la régénération finale des opinions et des mœurs.
Pour rendre justice au communisme, on doit surtout y ap-
précier les nobles sentiments qui le caractérisent, et non les
vaines théories qui leur servent d'organes provisoires, dans un
milieu où ils ne peuvent encore se formuler autrement. En s'at-
tachant à une telle utopie, nos prolétaires, très-peu métaphy-
siques, sont loin d'accorder à ces doctrines autant d'importance
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 153
que les lettrés. Aussitôt qu'ils connaîtront une meilleure expres-
sion de leurs vœux légitimes, ils n'hésiteront pas à préférer
des notions claires et réelles, susceptibles d'une efficacité pai-
sible et durable, à de vagues et confuses chimères, dont leur
instinct sentira bientôt la tendance anarchique. Jusque-là, ils
doivent adhérer au communisme, comme au seul organe qui
puisse aujourd'hui poser et maintenir, avec une irrésistible
énergie, la question la plus fondamentale. Les dangers mêmes
que fait craindre leur solution actuelle concourent à provoquer
et à fixer l'attention générale sur ce grand sujet, que l'empirisme
métaphysique et Tégoïsme aristocratique des classes dirigeantes
feraient écarter ou dédaigner sans un tel appel continu. Quand
nos communistes auront rectifié leurs idées, rien ne les oblige-
rait d'ailleurs d'abandonner un nom qui n'indique directement
que la prépondérance fondamentale du sentiment social. Mais
notre salutaire transformation républicaine les dispensera même
d'une telle qualification, en leur offrant une désignation équi-
valente, d'ailleurs exempte de pareils dangers. Loin de redouter
le communisme, la nouvelle philosophie espère donc des succès
prochains chez la plupart des prolétaires qui l'ont adopté, sur-
tout en France, où les abstractions ont peu d'ascendant sur des
esprits pleinement émancipés. Ce résultat s'accomplira néces-
sairement à mesure que le peuple reconnaîtra l'aptitude fon-
damentale du positivisme à mieux résoudre que le communisme
le principal problème social.
Une telle tendance s'est déjà manifestée clairement, depuis
la publication initiale de ce discours, par la nouvelle formule
qui a spontanément prévalu chez nos prolétaires. En adoptant
l'heureuse expression de socialisme, ils ont à la fois accepté le
problème des communistes et repoussé leur solution, qu'un
exil volontaire semble écarter irrévocablement. Mais les socia-
listes actuels n'évitent réellement le communisme qu'en restant
154 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
passifs ou critiques. S'ils obtenaient l'ascendant politique avant
que leurs idées se trouvent au niveau de leurs sentiments, ils
seraient nécessairement conduits bientôt aux anarchiques abe>
rations que réprouve aujourd'hui leur instinct confus. C'est
pourquoi la rapide propagation du socialisme inspire de justes
alarmes aux classes dont la résistance empirique constitue main-
tenant l'unique garantie légale de l'ordre matériel. En effet, le
problème posé par les communistes n'admet aucune autre solu-
tion que la leur, tant que persiste la confusion révolutionnaire
entre les deux puissances spirituelle et temporelle. Ainsi, l'una-
nime réprobation qu'inspirent ces utopies doit partout disposer
au positivisme, qui désormais peut seul préserver l'Occident de
toute grave tentative communiste. Fondant enfin la politique
moderne sur une digne systématisation de l'admirable division
ébauchée au moyen âge, le parti constructeur vient aujourd'hui
satisfaire les pauvres tout en rassurant les riches. Sa solution
normale rendra bientôt inutiles ces dénominations passagères.
Définitivement purifiée, l'antique qualification de républicains
suffira toujours pour désigner les vrais sentiments régénérateurs,
tandis que le titre de positivistes caractérisera seul les opi-
nions, les mœurs, et même les institutions correspondantes.
Également poussé par sa réalité caractéristique et sa tendance
constante à consacrer la raison au service du sentiment, le po-
sitivisme est doublement entraîné à systématiser le principe
spontané du communisme sur la nature sociale de la propriété
et sur la nécessité de la régler.
Les vrais philosophes n'hésitent point à sanctionner directe-
ment les réclamations instinctives des prolétaires envers la vi-
cieuse définition adoptée par la plupart des juristes modernes,
qui attribuent à la propriété une individualité absolue, comme
droit d'user et d'abuser. Cette théorie antisociale, historique-
ment due à une réaction exagérée contre des oppressions ex-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. J55
ceptionnelles, est autant dépourvue de justice que de réalité»
Aucune propriété ne pouvant être créée, ni même transmise,
par son seul possesseur, sans une indispensable coopération pu-
blique, à la fois spéciale et générale, son exercice ne doit ja-
mais être purement individuel. Toujours et partout, la com-
munauté y est plus ou moins intervenue, pour le subordonner
aux besoins sociaux. L'impôt associe réellement le public à
chaque fortune particulière ; et la marche générale de la civi-
lisation, loin de diminuer cette participation, l'augmente con-
tinuellement, surtout chez les modernes, en développant da-
vantage la liaison de chacun à tous. Un autre usage universel
prouve que, dans certains cas extrêmes, la communauté se
croit même autorisée à s'emparer de la propriété tout entière.
Quoique la confiscation ait été provisoirement abolie en France,
cette unique exception, due à l'abus récent de ce droit incon-
testable, ne saurait longtemps survivre aux souvenirs qui l'ins-
pirèrent et au pouvoir qui l'introduisit. Nos communistes ont
donc très-bien réfuté les juristes quant à la nature générale de
la propriété.
Il faut admettre aussi leur critique fondamentale des écono-
mistes, dont les maximes métaphysiques interdisent toute ré-
gularisation sociale des fortunes personnelles. Cette aberration
dogmatique, suscitée, comme la précédente, par de vicieuses
interventions, est directement contraire à la saine philosophie,
quoiqu'elle semble s'en rapprocher en reconnaissant l'existence
des lois naturelles dans les phénomènes sociaux. Les écono-
mistes ne paraissent adhérer à ce principe fondamental que pour
constater aussitôt combien ils sont incapables de le comprendre,
faute de l'avoir d'abord apprécié envers les moindres phéno-
mènes avant de l'étendre aux plus élevés. Car ils ont ainsi mé-
connu radicalement la tendance de l'ordre naturel à devenir de
plu» en plus modifiable, à mesure qu'il se complique davantage.
156 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Toutes nos destinées actives reposant sur une telle notion, rien
ne peut excuser le blâme doctoral que la métaphysique écono-
mique oppose à l'intervention continue de la sagesse humaine
dans les diverses parties du mouvement social. Les lois natu-
relles auxquelles ce mouvement est, en effet, assujetti, loin de
nous détourner de le modifier sans cesse, doivent, au contraire,
nous servir à y mieux appliquer notre activité, qui s'y trouve à
la fois plus efficace et plus urgente qu'envers tous les autres
phénomènes.
Sous ces divers aspects, le principe fondamental du commu-
nisme est donc nécessairement absorbé par le positivisme. En
le fortifiant beaucoup, la nouvelle philosophie l'étend davan-
tage, puisqu'elle l'applique aussi à tous les modes quelconques
de l'existence humaine, indistinctement voués au service con-
tinu de la communauté, suivant le véritable esprit républicain.
Les sentiments d'individualisme comme les vues de détail ont
dû prévaloir pendant la longue transition révolutionnaire qui
nous sépare du moyen âge. Mais les uns conviennent encore
moins que les autres à l'ordre final de la société moderne. Dans
tout état normal de l'humanité, chaque citoyen quelconque
constitue réellement un fonctionnaire public, dont les attribu-
tions plus ou moins définies déterminent à la fois les obligations
et les prétentions. Ce principe universel doit certainement s'é-
tendre jusqu'à la propriété, où le positivisme voit surtout une
indispensable fonction sociale, destinée à former et à adminis-
trer les capitaux par lesquels chaque génération prépare les tra-
vaux de la suivante. Sagement conçue, cette appréciation nor-
male ennoblit sa possession, sans restreindre sa juste liberté, et
même en la faisant mieux respecter.
Mais c'est là que cesse toute concordance réelle entre les
saines théories sociologiques et les inspirations spontanées de
la sagesse populaire. En acceptant l'énoncé communiste, et
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIEME PARTIE. 157
même en l'agrandissant beaucoup, les positivistes écartent radi-
calement une solution aussi insuffisante que subversive. Celle
que nous lui substituons s'en distingue surtout par l'introduc-
tion des moyens moraux au lieu des moyens politiques. Ainsi,
la principale différence sociale entre le* positivisme et le com-
munisme se rapporte finalement à cette séparation normale des
deux puissances élémentaires, qui, méconnue jusqu'ici dans
toutes les conceptions rénovatrices, se retrouve toujours, au
fond de chaque grand problème moderne, comme seule issue
finale de l'humanité. En caractérisant mieux l'aberration com-
muniste, cette appréciation l'excuse davantage, d'après sa simi-
litude essentielle avec toutes les autres doctrines maintenant
accréditées. Quand presque tous les esprits cultivés méconnais-
sent ainsi le principe fondamental de la politique moderne,
pourrait-on blâmer l'instinct populaire d'avoir subi jusqu'à pré-
sent cette influence universelle de l'empirisme révolutionnaire?
le ne dois pas entreprendre, surtout ici, l'examen spécial
d'une antique utopie, solidement réfutée, depuis vingt-deux
siècles, par le grand Aristote, qui annonçait ainsi le caractère
organique de l'esprit positif, même dès sa première ébauche.
Une inconséquence décisive suffirait d'ailleurs pour manifester
à la fois la complète irrationalité et l'honorable source senti-
mentale du communisme moderne. Car il diffère essentiellement
de l'ancien, représenté surtout par les rêveries de Platon, en ce
que celui-ci joignait à la communauté des biens celle des femmes
et des enfants, qui en constituerait, en effet, une suite indis-
pensable. Quelque connexes que soient ces deux erreurs,
l'utopie n'est plus comprise ainsi que chez un petit nombre de
lettrés, dont l'esprit mal cultivé trouble le cœur trop peu
actif. Noblement inconséquents, nos prolétaires illettrés, seuls
communistes dignes d'attention, n'adoptent, dans cette indi-
visible aberration, que la partie relative à leurs besoins sociaux,
15
158 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
en repoussant avec énergie celle qui choque nos meilleurs in-
stincts.
Sans discuter ces illusions, il importe de caractériser les vices
essentiels de la méthode correspondante, parce que, hors du
positivisme, ils sont aujourd'hui plus ou moins communs à
toutes les écoles rénovatrices. Us consistent, d'une part, à mé-
connaître ou même à nier les lois naturelles des phénomènes
sociaux ; et, d'autre part, à recourir aux moyens politiques là
où doivent prévaloir les moyens moraux. De ces deux fautes,
connexes, résultent, en effet, l'insuffisance et le danger des
diverses utopies qui se disputent vainement la présidence de
notre régénération. Pour mieux éclaircir cette appréciation, je
continue à l'appliquer surtout à l'aberration la plus prononcée,
d'où chacun retendra aisément à toutes les autres.
L'ignorance des lois réelles de la sociabilité se manifeste
d'abord dans la dangereuse tendance du communisme à com-
primer toute individualité. Outre qu'on oublie ainsi la prépon-
dérance naturelle de l'instinct personnel, on méconnaît l'un des
deux caractères fondamentaux de l'organisme collectif, où la
séparation des fonctions n'est pas moins nécessaire que leur
concours. Si Ton supposait entre tous les hommes une telle soli-
darité qu'ils devinssent matériellement inséparables, comme le
montrent certains cas superficiels de monstruosité binaire»
toute société cesserait aussitôt. Cette hypothèse extrême aide à
comprendre combien Pindividualilé est indispensable à notre
.nature sociale, afin d'y permettre la variété d'efforts simultanés
qui la rend si supérieure à toute existence personnelle. Le
grand problème humain consiste à concilier, autant que pos-
sible, cette libre division avec une convergence non moins ur-
gente. Une préoccupation exclusive de cette dernière condition
tendrait à détruire toute activité réelle, et même toute vraie
dignité, en supprimant toute responsabilité. Malgré les conso-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 159
lations domestiques, le seul défaut d'indépendance rend sou-
vent intolérables ces destinées exceptionnelles qui se consument
sous le patronage forcé de la famille. Que serait-ce donc si
chacun se trouvait dans une situation analogue envers une com-
munauté indifférente? Tel est l'immense danger de toutes les
utopies qui sacrifient la vraie liberté à une égalité anarchique,
ou même à une fraternité exagérée. En ce sens, le positivisme
ratifie essentiellement, quoique d'après un principe contraire,
la critique décisive dont le communisme a été l'objet chez nos
économistes, surtout dans l'estimable traité du plus avancé
d'entre eux (M. Dunoyer).
Cette utopie n'est pas moins opposée aux lois sociologiques
en ce qu'elle méconnaît la constitution naturelle de l'industrie
moderne, d'où elle voudrait écarter des chefs indispensables.
Il n'y a pas plus d'armée sans officiers que sans soldats; cette
notion élémentaire convient tout autant à Tordre industriel qu'à
l'ordre militaire. Quoique l'industrie moderne n'ait pu encore
être systématisée, la division spontanée qui s'y est graduelle-
ment accomplie entre les entrepreneurs et les travailleurs con-
stitue certainement le germe nécessaire de son organisation
finale. Aucune grande opération ne serait possible, si chaque
exécutant devait aussi être administrateur, ou si la direction était
vaguement confiée à une communauté inerte et irresponsable.
L'industrie moderne tend évidemment à agrandir sans cesse ses
entreprises, toute extension accomplie suscitant aussitôt une
expansion supérieure. Or, cette tendance naturelle, loin d'être
défavorable aux prolétaires, permettra seule la systématisation
réelle de la vie matérielle, quand elle sera dignement réglée
par une autorité morale. Car, c'est uniquement à des chefs
puissants que le pouvoir philosophique imposera de vrais de-
voirs habituels en faveur de leurs subordonnés. Si la prépon-
dérance temporelle était trop peu concentrée, il n'existerait
160 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
point assez de forces pour accomplir les grandes prescriptions
morales, à moins d'exiger d'exorbitants sacrifices, bientôt in-
compatibles avec tout mouvement industriel. Tel est le vice né-
cessaire de toute réformation qui se borne au mode d'acquisi-
tion du pouvoir, public ou privé, au lieu d'en régler l'exercice,
en quelques mains qu'il réside. On tend ainsi à annuler des
forces dont le bon usage constitue notre principale ressource
contre les hautes difficultés sociales.
Le respectable sentiment qui inspire le communisme moderne
est donc très-contraire jusqu'à présent à la nature du mal et à
celle du remède, faute d'une véritable assistance scientifique.
On peut même faire à nos communistes un reproche plus grave,
sur l'insuffisance directe de leur instinct social. Car, cette socia-
bilité, dont ils sont si fiers, se borne à sentir seulement la soli-
darité actuelle, sans aller jusqu'à la continuité historique, qui
constitue pourtant le principal caractère de l'humanité. Quand
ils auront complété leur essor moral, en suivant dans le temps
la connexité qu'ils voient uniquement dans l'espace, ils aperce-
vront aussitôt la nécessité des conditions universelles qu'ils mé-
connaissent aujourd'hui. Ils apprécieront alors l'importance
de l'hérédité, comme mode naturel suivant lequel chaque gé-
nération transmet à la suivante les travaux déjà accomplis et
les moyens de les perfectionner. L'extension de ce mode à l'or-
dre individuel n'est qu'une suite de son évidente nécessité en-
vers l'ordre collectif. Mais les reproches que méritent, à cet
égard, les sentiments de nos communistes, conviennent égale-
ment à toutes les autres sectes rénovatrices, dont l'esprit anti-
historique suppose toujours une société sans ancêtres, même en
s'occupant surtout des descendants.
Tous ces vices incontestables ne sauraient empêcher la saine
philosophie de juger avec indulgence le vrai communisme ac-
tuel, en le rapportant soit à sa source réelle, soit à sa destina-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 161
tion effective. Il serait fort injuste de discuter en elle-même une
doctrine qui n'a de sens et de valeur qu'envers le milieu où
elle surgit. Elle y remplit, à sa manière, un office indispensable,
en posant directement le principal problème social, que le
positivisme naissant a seul mieux formulé. Vainement penserait-
on, à cet égard, que le simple énoncé suffirait, sans la dange-
reuse solution qui l'accompagne aujourd'hui. Ce serait mécon-
naître les exigences réelles de notre faible intelligence, qui,
même envers les moindres sujets, ne peut longtemps s'attacher
à des questions dépourvues de toute réponse. Si, par exemple,
Gall et Broussais s'étaient bornés à poser les grands problèmes
qu'ils ont osé résoudre, leurs principes eussent été incontesta-
bles, mais stériles, faute d'une impulsion rénovatrice, qui ne
pouvait émaner que d'une solution systématique, quelque ha-
sardée qu'elle dût être d'abord. Gomment une telle nécessité
mentale pourrait-elle être éludée envers les sujets les plusdif-
ciles et aussi les plus passionnés ? Au reste, quand les aberra-
tions communistes seront sagement comparées aux autres doc-
trines sociales qui ont obtenu, de nos jours, un véritable
ascendant, même officiel, on se sentira mieux disposé à les ex-
cuser. Sont-elles par exemple, plus vaines, et, au fond, plus
dangereuses, que l'empirique utopie qui, pendant toute une
génération, prévalut en France, et domine encore chez tant de
docteurs, sur la terminaison de la grande révolution par l'in-
stallation du régime parlementaire propre à la transition an-
glaise? D'ailleurs, nos prétendus conservateurs n'évitent réelle-
ment les aberrations communistes qu'en écartant ou éludant
les questions correspondantes, qui pourtant deviennent de plu3
en plus irrésistibles. Quand ils s'efforcent de les traiter, ils tom-
bent, à leur tour, dans les mêmes dangers, nécessairement
communs à toutes les écoles qui, repoussant la division des deux
pouvoirs, tendent toujours à suppléer aux mœurs par les lois.
162 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
C'est ainsi que les doctrines officielles prônent aujourd'hui des
institutions essentiellement communistes, les salles d'asile, les
crèches, etc. ; tandis que l'instinct populaire les flétrit juste-
ment comme contraires au digne essor universel des affections
domestiques.
Outre son antagonisme passager avec d'autres doctrines vi-
cieuses, le communisme n'a donc de valeur fondamentale que
d'après le sentiment qui l'inspire, sans qu'on puisse jamais ad-
mettre sa solution illusoire et subversive. Mais cette noble
source morale suffira seule pour lui conserver une influence
croissante, jusqu'à ce que nos prolétaires aient reconnu que les
mêmes besoins peuvent être mieux satisfaits par des moyens
plus doux et plus réels. Notre régime républicain, qui d'abord
semble si favorable à cette utopie, doit pourtant diminuer bien-
tôt son importance, puisqu'il tend à consacrer directement le
principe social d'où elle tire son mérite essentiel, en le déga-
geant des dangereuses illusions qui l'altèrent aujourd'hui. Sur-
tout en France, où la facilité d'acquérir développe partout le
goût naturel de la propriété, on doit peu redouter les ravages
pratiques d'une telle aberration, dont la salutaire réaction y
déterminera seulement une attention sérieuse aux justes récla-
mations populaires. Le danger deviendra beaucoup plus grave
dans les parties de l'Occident où, l'aristocratie ayant moins
déchu, les prolétaires sont à la fois moins avancés et plus op-
primés, principalement en Angleterre. Même chez les popu-
lations catholiques, où la vraie fraternité a mieux résisté à l'é-
golsme anarchique, les perturbations communistes ne sont
finalement évitables que d'après l'ascendant plus rapide du po-
sitivisme, destiné à dissiper toutes les aberrations sociales, en
faisant prévaloir la vraie solution des questions qui les susci-
tent.
La nature du mal indique aussitôt que le remède en doit être
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 163
surtout moral, et l'instinct populaire ne tardera pas à sentir
cette nécessité, fondée sur la connaissance réelle de l'humanité.
En ce sens, le communisme prépare, à son insu, l'ascendant
pratique du positivisme, en posant, avec une irrésistible éner-
gie, un problème que la nouvelle philosophie peut seule ré-
soudre sans illusion et sans perturbation.
Dissipant toute discussion vaine et orageuse sur l'origine et
l'étendue des possessions, elle établit directement les règles mo-
rales relatives à leur destination sociale. La répartition des
forces réelles, surtout temporelles, est tellement supérieure à
notre intervention, que nous consumerions notre courte vie en
débats stériles et interminables si notre principale sollicitude
s'appliquait à rectifier, sous ce rapport, les imperfections de
l'ordre naturel. En quelques mains que réside un pouvoir quel-
conque, ce qui intéresse essentiellement le public c'est son
utile exercice ; et, à cet égard, nos efforts comportent beau-
coup plus d'efficacité. D'ailleurs, en réglant la destination, on
réagit indirectement sur la possession, qui l'affecte accessoire-
ment.
Ces règles indispensables doivent être, quant à leur source,
morales et non politiques : dans leur application, générales et
non spéciales. Tous ceux qui les subiront les auront volontaire-
ment adoptées par l'éducation, et leur observance habituelle
conservera le mérite de la liberté, comme Aristote le sentait
déjà. L'assimilation morale des propriétés privées aux fonctions
publiques ne les assujettira point à des prescriptions tyranni-
ques, qui tendraient à dégrader profondément le caractère hu-
main, en détruisant la spontanéité et la responsabilité. Cette
appréciation normale sera appliquée môme souvent en sens in-
verse, pour consolider les fonctionnaires au lieu d'ébranler les
propriétaires. Le vrai principe républicain consiste à faire tou-
jours concourir au bien commun toutes les forces quelconques.
164 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Pour cela, il faut, d'une part, déterminer exactement ce
qu'exige, en chaque cas, l'utilité générale, et, d'une autre
part, développer partout les dispositions correspondantes.
Ce double office continu réclame surtout une doctrine fonda-
mentale, une éducation convenable, un esprit public bien
dirigé. Il doit donc dépendre principalement de l'autorité phi-
losophique que le positivisme vient installer au sommet de la
société moderne. À cette direction toute morale, la faiblesse
humaine continuera, sans doute, d'exiger que la législation
proprement dite joigne la répression matérielle des violations
les plus directes et les plus dangereuses. Mais cet inévitable
complément deviendra beaucoup plus accessoire qu'il ne le fut,
au moyen âge, sous la prépondérance sociale du catholicisme.
Les peines et les récompenses spirituelles prévalent davantage
sur les temporelles à mesure que l'évolution humaine déve-
loppe mieux la liaison de chacun à tous, par la triple voie na-
turelle du sentiment, de la raison, et de l'activité.
Plus paisible et plus efficace que le communisme parce qu'il
est plus vrai, le positivisme présente aussi une solution plus
large et plus complète des hautes difficultés sociales. Quant à
la propriété, on doit regarder comme non moins étroite que
perturbatrice la superficielle appréciation, d'ailleurs trop sou-
vent envieuse, qui condamne l'hérédité, en tant que condui-
sant à posséder sans travail. Du point de vue moral, on aper-
çoit aussitôt le vice radical de ces récriminations empiriques,
qui méconnaissent l'aptitude fondamentale d'un tel mode de
transmission à mieux développer qu'aucun autre les disposi-
tions favorables au bon emploi de la fortune. Car, l'esprit et le
cœur évitent ainsi les habitudes mesquines ou sordides que sus-
cite ordinairement une lente accumulation des capitaux. La
possession initiale de la richesse nous fait mieux sentir le besoin
de la considération. Ainsi, ceux qu'on voudrait flétrir comme
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 165
oisifs peuvent aisément devenir les plus utiles de tous les riches,
d'après une sage réorganisation des opinions et des mœurs. On
sait d'ailleurs que de telles existences deviennent de plus en
plus exceptionnelles,|à mesure que la civilisation accroît la
difficulté de vivre sans industrie. C'est donc, à tous égards,
une aberration très-blâmable que de vouloir bouleverser la so-
ciété pour des abus qui tendent à disparaître, et qui même
comportent la plus heureuse transformation morale.
Enfin, la solution positiviste l'emporte directement sur la
communiste par sa plénitude caractéristique. Le communisme
se préoccupe exclusivement des richesses, comme si c'étaient
les seules forces sociales qui fussent aujourd'hui mal réparties
et mal administrées. Il existe pourtant encore plus d'abus réels
envers la plupart des autres facultés humaines, surtout quant
aux talents intellectuels, que nos utopistes n'osent nullement
régler. Seul apte à concevoir l'ensemble de notre existence, le
positivisme peut seul instituer la juste prépondérance du senti-
ment social, en l'étendant à tous les modes quelconques de
notre activité réelle. L'assimilation morale des fonctions pri-
vées aux offices publics convient encore davantage au savant,
à l'artiste, etc., qu'au simple propriétaire, soit pour la source
des facultés, soit pour leur destination. Néanmoins, en vou-
lant rendre communs les biens matériels, seuls pleinement
susceptibles d'appropriation personnelle, on n'étend point
cette utopie aux biens spirituels, qui la comporteraient beau-
coup mieux. Souvent même les apôtres du communisme se
montrent zélés partisans de la prétendue propriété littéraire.
De telles inconséquences confirment l'inanité d'une doctrine
sociale ainsi conduite à constater son impuissance envers les
cas les plus conformes à sa destination. Car, une semblable
extension caractériserait aussitôt l'inconvenance des prescrip-
tions politiques et la nécessité des règles morales, seules éga-
166 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
lement propres à garantir le bon emploi de toutes les forces
réelles. La spontanéité qu'exige l'essor intellectuel, sous peine
d'avortement, empêche, sans doute, l'instinct communiste de
le soumettre aussi à son utopie réglementaire. Au contraire,
le positivisme n'éprouve aucun embarras, et ne suscite au-
cune perturbation, en étendant son office moral jusqu'aux
forces qui ont le plus besoin d'être sagement dirigées. En
respectant leur juste liberté, il consolide aussi celle des fa-
cultés moins éminentes, dont la compression offre presque
autant de dangers réels. Quand la vraie morale garantit la
tendance sociale de toutes les activités partielles, leur libre
essor augftnente certainement leur efficacité publique. Loin de
gêner l'industrie privée, la civilisation moderne lui transmet
de plus en plus des fonctions, surtout matérielles, confiées
d'abord au gouvernement proprement dit. Cette irrécusable
tendance conduit mal à propos les économistes à méconnaître
le besoin de toute vraie systématisation. Elle indique seulement
la prépondérance croissante des prescriptions morales sur les
règlement politiques.
Cette aptitude caractéristique du positivisme à résoudre mo-
ralement les principales difficultés sociales doit aussi satisfaire
aux justes réclamations populaires que suscitent les divers con-
flits industriels. Ainsi purifiés de toute tendance anarchique, les
vœux légitimes du prolétariat acquerront une force irrésistible,
surtout quand ils seront proclamés, au nom d'une doctrine
librement dominante, par une autorité philosophique aussi
impartiale qu'éclairée. En inspirant au peuple le respect habi-
tuel de ses chefs temporels, cette puissance spirituelle saura
prescrire à ceux-ci des devoirs qu'ils ne pourront éluder.
Toutes les classes ayant accepté, dans l'éducation universelle,
les bases générales des obligations spéciales qui leur seront
ainsi imposées, les seules armes du sentiment et de la raison,
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 167
uniquement secondées par l'opinion, obtiendront une efficacité
pratique dont rien ne peut aujourd'hui suggérer l'idée. Même
en remontant au moyen âge, on s'en forme difficilement une
juste notion, parce qu'on attribue alors aux terreurs ou espé-
rances chimériques ce qui résultait surtout d'une énergique
répartition de l'éloge et du blâme. Nécessairement réduite à ce
damier secours, la spiritualité positive lui procurera une ex-
tension et une consistance que ne comportait point la spiri-
tualité catholique, comme je l'ai indiqué dans la seconde
partie.
Telle est Tunique solution normale qui convienne réellement
aux débats habituels entre les travailleurs et les entrepreneurs,
sous la suprême intervention d'une autorité philosophique
librement respectée de tous. Pour achever d'en sentir l'effica-
cité, il faut la pousser jusqu'à la systématisation de l'antago-
nisme matériel entre les deux classes actives. Ce conflit de la
richesse et du nombre n'a pu encore se développer beaucoup,
farce que la coalition, qui seule le rend important, n'était
jusqu'ici possible que d'un côté. Quoique, en Angleterre, la
législation ne l'interdise pas aux prolétaires, leur défaut d'é-
mancipation mentale et morale les empêche davantage de
l'utiliser. Dès que les travailleurs français se concerteront
aussi librement que leurs chefs, l'antagonisme matériel se
défeloppera de manière à faire bientôt sentir des deux parts
le besoin d'un régulateur spirituel. Néanmoins, la conciliation
philosophique ne saurait prétendre à bannir entièrement les
moyens extrêmes; mais elle en restreindra beaucoup l'usage,
et aussi elle l'adoucira* Ces moyens se réduisent, de part et
d'autre, au refus de concours, qui doit partout être réservé à
chaque libre agent, sous sa juste responsabilité des suites, pour
iaire exceptionnellement sentir l'importance méconnue de sa
fonction habituelle. L'ouvrier ne peut pas plus être contraint à
168 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
travailler que l'entrepreneur à administrer. Seulement la puis-
sance morale blâmera tout abus que ferait l'un ou l'autre de
cette extrême protestation, toujours réservée aux divers élé-
ments de l'organisme collectif, d'après leur indépendance na-
turelle. Dans les temps les plus réguliers, tout fonctionnaire a
pu suspendre exceptionnellement son office, comme le firent sou-
vent, au moyen âge, les prêtres, les professeurs, les juges, etc.
Il faut donc se borner à régler une telle faculté. Sa systémati-
sation industrielle constituera Tune des attributions secondaires
du pouvoir philosophique, qui sera naturellement consulté
presque toujours sur de semblables mesures, comme en toute
autre grave occurrence, publique ou privée. Quand il aura
approuvé la suspension ou l'interdit, cette haute sanction pro-
curera à un tel mode une efficacité qu'il ne peut comporter
aujourd'hui. C'est seulement ainsi qu'une mesure partielle
pourra s'étendre, d'abord à tous les membres d'une même pro-
fession, ensuite d'une industrie à d'autres, et même passer
enfin à toutes les populations occidentales qui reconnaîtront
librement les mêmes directeurs spirituels. A la vérité, la désap-
probation philosophique ne saurait empêcher des agents qui se
croiraient lésés d'employer, sous leur responsabilité, ce mode
extrême. Car, le vrai pouvoir théorique se borne toujours à con-
seiller, sans commander jamais. Mais, en ce cas, à moins que
les philosophes n'aient blâmé à tort, la mesure ne comportera
point l'extension et l'importance ordinairement indispensables
à sa pleine efficacité.
Cette théorie des coalitions revient, au fond, à systématiser,
dans les relations industrielles, la faculté d'insurrection, ci-
dessus indiquée, envers les plus hautes fonctions sociales,
comme une ressource extrême de tout organisme collectif. Sa
marche essentielle est, en effet, la même quant aux applica-
tions les plus simples et les plus fréquentes que pour les cas
>J
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 169
les plus rares ou les plus importants. Toujours l'intervention
philosophique, provoquée ou spontanée, influera beaucoup
sur le résultat, soit qu'elle systématise des tendances légitimes
mais empiriques, soit qu'elle en blâme l'essor spécial.
L'ensemble des indications précédentes conduit à définir
exactement la principale différence pratique entre la politique
des positivistes et celle des communistes ou des socialistes.
Toutes les écoles rénovatrices s'accordent aujourd'hui à s'oc-
cuper surtout du peuple, pour l'incorporer dignement à la so-
ciété moderne, qui, depuis la fin du moyen âge, prépare sa
constitution finale. Elles coïncident aussi quant à la nature des
grands besoins sociaux propres aux prolétaires, d'une part,
l'éducation normale, de l'autre, le travail régulier, également
dignes de systématisation. Voilà tout ce que le positivisme
offre de vraiment commun avec nos diverses doctrines progres-
sives. Hais il se distingue profondément de toutes par sa ma-
nière de concevoir et d'accomplir cette double organisation. Il
regarde la seconde systématisation comme nécessairement fon-
dée sur la première, tandis que jusqu'ici on les suppose simul-
tanées, ou plutôt on s'efforce de régler le travail avant de
constituer l'éducation. Quoique cette différence d'ordre semble
d'abord peu décisive, elle suffit pour changer radicalement le
caractère et la marche de notre régénération. Car le mode qui
prévaut encore revient, au fond, à tenter la réorganisation
temporelle indépendamment de la spirituelle ; c'est-à-dire, à
construire l'édifice social sans bases intellectuelles et morales.
De là résulte, pour satisfaire aux justes exigences populaires,
la préférence stérile et subversive accordée aux mesures politi-
ques proprement dites, dont l'efficacité semble immédiate. Au
contraire, le positivisme est pareillement conduit à faire pré-
valoir l'influence paisible et certaine, mais indirecte ou gra-
duelle, du sentiment et de la raison, secondée par une sage
170 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
opinion publique, sous l'impulsion systématique des vrais phi-
losophes, assistés d'une libre adhésion populaire. En un mot,
la double solution du commun problème social sera toujours
empirique et révolutionnaire, de manière à rester purement
nationale, ou bien elle deviendra rationnelle et pacifique, avec
un vrai caractère occidental, selon que l'organisation du travail
précédera ou suivra celle de l'éducation* «
D'après cette conclusion, je n'aurais point assez caractérisé
ici l'efficacité populaire du positivisme, si je n'indiquais pas
sommairement le système d'éducation générale qui doit consti-
tuer à la fois le principal office et le plus puissant moyen du
nouveau pouvoir spirituel pour satisfaire dignement aux vœux
légitimes des prolétaires.
Le mérite social du catholicisme consista surtout à établir,
pour la première fois, autant que le comportait le moyen âge,
une éducation systématique, indistinctement commune à toutes
les classes, sans même excepter ceux qui étaient encore esclaves.
Cet immense service se liait nécessairement à la fondation ini-
tiale d'un pouvoir spirituel indépendant du pouvoir temporel.
Outre ses bienfaits passagers, nous lui devons un principe im-
périssable, la prépondérance de la morale sur la science dans
toute véritable éducation. Mais cette première ébauche dut
être fort incomplète, soit par l'imperfection du milieu où elle
s'accomplissait, soit d'après les vices de la doctrine qui y pré-
sidait. Destinée surtout à des populations opprimées, une telle
éducation devait pricipalement inspirer une résignation pres-
que passive, sauf les devoirs imposés aux chefs, sans aucune
vraie culture intellectuelle. Cette double tendance convenait à
une doctrine qui plaçait en dehors de toute vie sociale le but
essentiel de chaque existence, et qui représentait tous les phé-
nomènes comme soumis à une volonté impénétrable. Sous ces
divers aspects, l'éducation catholique ne pouvait réellement
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 171
s'appliquer qu'au moyen âge, pendant que l'élite de l'humanité
se dégageait peu à peu de l'esclavage antique, d'abord en le
transformant en servage, pour parvenir ensuite à l'entière libé-
ration personnelle. Dans Tordre ancien, elle eût été subversive;
dans l'ordre moderne, elle serait servile et insuffisante. Elle ne
devait diriger que la longue et difficile transition de l'une à
l'autre sociabilité. Après l'émancipation individuelle, les pro-
létaires, développant leur activité progressive pour s'élever à
leur vraie position collective, ont bientôt éprouvé des besoins
intellectuels et sociaux qu'un tel mode ne pouvait aucunement
satisfaire*
Voilà pourtant le seul système véritable d'éducation univer-
selle qui ait existé jusqu'à présent; car on ne saurait accorder
ce titre à la prétendue éducation universitaire que les métaphy-
siciens ont fait graduellement prévaloir, dans tout l'Occident,
depuis la fin du moyen âge. Elle ne fut qu'une extension de
l'instruction spéciale que recevaient auparavant les prêtres, et
qui se réduisait surtout à l'étude de leur langue sacrée, plus la
culture dialectique nécessaire à la défense de leurs dogmes.
Mais la morale restait adhérente à la seule éducation théolo-
gique. Au fond, cette instruction métaphysique et littéraire n'a
beaucoup secondé la transition moderne que par son efficacité
critique, quoiqu'elle ait aussi assisté accessoirement l'évolu-
tion organique, surtout esthétique. Son insuffisance et son
irrationalité se sont de plus en plus manifestées, à mesure
qu'elle s'est étendue aux classes nouvelles, dont la vraie desti-
nation, soit active, soit même spéculative, exigeait une tout
autre préparation. Aussi ce prétendu système universel n'a-
t-il jamais embrassé les prolétaires, même chez les populations
protestantes, quoique chaque croyant y devînt une sorte de
prêtre.
Par la décrépitude du mode théologique et l'impuissance du
172 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
mode métaphysique, la fondation d'un vrai système d'éducation
populaire ne convient donc qu'au positivisme, seul apte au-
jourd'hui à y concilier dignement les deux ordres de conditions
également indispensables, les unes mentales, les autres morales
toujours opposées depuis la fin du moyen Age. La prépondé-
rance du cœur sur l'esprit y sera plus solidement constituée
que sous le régime catholique, sans comprimer jamais le véri-
table essor spéculatif. Car la raison s'y consacrera toujours,
comme dans la vie active, à systématiser le sentiment, dont la
culture spontanée, commencée dès la naissance, s'y dévelop-
pera constamment, par un triple exercice habituel, personnel,
domestique, et social.
J'ai directement indiqué déjà la coordination finale de la mo-
rale universelle, pour caractériser le principal office du nou-
veau pouvoir spirituel. C'est pourquoi je dois ici me borner à
signaler sa haute prépondérance, d'abord spontanée, puis sys-
tématique, dans tout le cours de l'éducation positive, et la ma-
nière dont elle s'y trouve spontanément liée au système entier
des connaissances réelles.
Une telle éducation, comme l'existence qu'elle doit préparer;
subordonnera toujours l'intelligence à la sociabilité, en prenant
celle-ci pour but et l'autre pour moyen. Elle est surtout des-
tinée à disposer nos prolétaires à leur noble office social de
principaux auxiliaires du pouvoir philosophique, et aussi à leur
faire mieux remplir leurs fonctions spéciales.
Depuis la naissance jusqu'à la majorité, son ensemble com-
prend deux parties générales : l'une essentiellement spontanée,
finissant à la puberté ou au début de l'apprentissage industriel,
doit s'accomplir, autant que possible, au sein de la famille,
sans exiger d'autres études que celles relatives à la culture
esthétique; l'autre, directement systématique, consistera prin-
cipalement en une suite publique de cours scientifiques sur les
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 173
lois essentielles des divers ordres de phénomènes, servant de
hase à la coordination morale, qui fera converger toutes les pré-
parations antérieures vers leur commune destination sociale*
Au temps indiqué par une longue expérience pour l'époque de
l'émancipation légale, et où nos mœurs tendent à fixer le terme
de l'apprentissage pratique , chaque prolétaire se trouvera
ainsi préparé, d'esprit et de cœur, à son office public et
privé.
La première moitié de la partie spontanée doit être consacrée,
sous la présidence des parents, et surtout des mères, à l'éduca-
tion physique, jusqu'à la fin de la seconde dentition. Ce préam-
bule, borné jusqu'ici à un grossier exercice musculaire, consis-
tera davantage à cultiver à la fois nos sens et notre adresse, en
nous préparant déjà à l'observation et à l'action. Il ne comporte
aucune étude proprement dite, pas même de lecture ou d'écri-
ture ; l'instruction acquise s'y réduit aux faits de tous genres qui
attireront spontanément l'attention naissante. La philosophie
de l'individu, comme celle de l'espèce à pareil âge, se borne
alors au pur fétichisme, dont aucune vaine intervention ne doit
troubler le cours naturel. Toute la sollicitude des parents con-
siste à inspirer les préjugés et susciter les habitudes que jus-
tifiera plus tard l'éducation systématique. L'active culture des
bons sentiments y pose sans cesse les meilleures bases de la
vraie moralité.
Dans les sept années environ comprises entre la dentition et
la puberté, cette éducation spontanée commence à devenir sys-
tématique, mais seulement quant aux beaux-arts, quoiqu'il im-
porte beaucoup, surtout moralement, qu'elle s'accomplisse en-
core sans quitter jamais la famille. Les vraies études esthétiques
se réduisent toujours à des exercices plus ou moins réglés, qui
n'exigent ancunes leçons formelles, du moins pour l'éducation
générale, sauf les besoins propres à certaines professions. Rien
16
174 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
n'empêchera donc de les accomplir au sein de la famille, dès
la seconde génération positiviste, quand le goût mieux cul-
tivé permettra aux parents d'y présider assez. Elles compren-
dront surtout : d'une part, la poésie, comme l'art fondamen-
tal; d'une autre part, les deux arts spéciaux les plus essentiels,
la musique et le dessin. Sous le premier aspect, cet âge
sera donc consacré à la culture familière de nos principales
langues occidentales, sans lesquelles la poésie moderne ne sau-
rait être assez appréciée. Outre leur destination esthétique, ces
exercices comportent une haute efficacité morale, pour dissiper
les préventions nationales, afin d'occidentaliser nos mœurs po-
sitivistes. La saine philosophie impose à chaque population l'o-
bligation sociale de connaître toutes les langues limitrophes.
Selon ce principe incontestable, la France se trouve forcée,
d'après sa position centrale, qui lui procure d'ailleurs tant
d'avantages, d'étudier à la fois les quatre autres idiomes occi-
dentaux. Quand toutes les affinités naturelles des cinq popula-
tions avancées seront complétées par l'universelle pratique
d'une telle règle, une commune langue occidentale ne tardera
pas à surgir spontanément, sans aucune assistance des utopies
métaphysiques sur l'unité absolue du langage humain.
Pendant cette dernière moitié de la première éducation, où
prévaudra la culture de l'imagination, l'individu poursuivrasa
propre évolution philosophique en s'élevant du simple féti-
chisme initial au vrai polythéisme, comme le fit avant lui l'es-
pèce au môme état. Cette inévitable similitude entre l'essor
personnel et la progression sociale s'est toujours manifestée plus
ou moins, malgré les précautions de l'empirisme chrétien, qui
ne put jamais détourner l'enfant des naïves compositions
adaptées à une telle phase. L'éducation positive respectera cette
tendance nécessaire, sans toutefois exiger des parents aucune
hypocrisie, ni susciter aucune contradiction ultérieure. Pour
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 175
tout concilier, il suffira d'être vrai, en avertissant l'enfant que
«es croyances spontanées conviennent seulement à son âge, et
doivent finir par le conduire à d'autres, suivant la loi fonda-
mentale de toute évolution humaine. Outre l'avantage scienti-
fique de lui rendre ainsi familier ce grand dogme positiviste,
une telle sagesse réagira naturellement sur la sociabilité nais-
santé, en disposant d'avance à sympathiser avec les nombreuses
populations qui restent encore à ce degré de la vie intellectuelle.
La seconde éducation positive ne saurait demeurer purement
domestique, puisqu'elle exige des leçons publiques, où la plu-
part des parents n'auront jamais qu'une participation acces-
soire. Mais cette nécessité ne doit pas conduire cependant à
priver l'enfant de la vie de famille, qui ne cesse point alors
d'être indispensable à son évolution morale, dont les exigences
doivent toujours prévaloir. Il peut aisément suivre les meil-
leurs m ai très, sans exposer sa moralité personnelle et domes-
tique aux altérations presque inévitables que déterminent nos
cloîtres scolastiques. Les contacts sociaux qui semblent com-
penser les dangers privés de ce régime peuvent résulter mieux
des libres relations extérieures, où les sympathies sont plus
consultées. Cette appréciation, qui rend à la fois plus facile et
plus parfaite l'éducation populaire, ne peut cesser de convenir
qu'envers certaines professions, dont l'éducation spéciale con-
tinuera peut-être d'exiger la clôture collective. Je doute même
que cette obligation reste finalement indispensable pour ces
cas exceptionnnels.
Quant à la marche générale de l'éducation systématique, elle
est déjà tracée, sans aucune incertitude, par la loi encyclopé-
dique qui constitue le second élément nécessaire de ma théorie
d'évolution. Car les études scientifiques du prolétaire doivent
se rapporter, comme celles du philosophe, d'abord à notre con-
dition inorganique, ensuite à notre propre nature, personnelle
176 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
et sociale, pour constituer la double base rationnelle de notre
conduite réelle. On sait que la première classe comprend deux
couples de sciences préliminaires, l'un mathématicQ-astrono-
mique, l'autre physico-chimique. A chacun d'eux, l'initiation
positive consacrera deux années. Mais l'extension supérieure et
la prépondérance logique du premier obligeront alors à deux
leçons hebdomadaires, tandis qu'une seule suffira réellement
pour tout le reste de l'éducation prolétaire. Les exigences
beaucoup moindres de l'apprentissage industriel, à ce début,
permettront naturellement ce surcroît initial d'occupations spé-
culatives. A cette préparation inorganique, succédera l'étude
biologique, aisément susceptible alors d'être condensée en une
cinquième année, dans un cours de quarante leçons vraiment
philosophiques et populaires. D'après tout ce préambule in-
dispensable, une sixième année, de même durée didactique,
systématisera définitivement toutes les spéculations réelles par
l'étude directe de la sociologie, statique et dynamique, qui
rendra familières les vraies notions sur la structure et le mou-
vement des sociétés humaines, surtout modernes. Un tel fonde-
ment permettra à la dernière de ces sept années du noviciat
positif de diriger immédiatement l'ensemble de cette éducation
vers sa principale destination sociale, par l'exposition métho-
dique de la morale, dont chaque démonstration essentielle de-
viendra alors pleinement appréciable, suivant la saine théorie
du monde, de la vie, et de l'humanité.
Pendant tout ce cours d'études, le trimestre libre de chaque
année sera partiellement consacré aux examens publics destinés
à constater l'assimilation de toutes les connaissances antérieures.
Les exercices esthétiques de la première éducation se prolon-
geront volontairement au milieu des travaux scientifiques de la
seconde, pour peu que les goûts naturels s'y trouvent sagement
encouragés. Ils feront naître accessoirement, dans les deux der-
DISCOURS PRELIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 177
nières années de l'initiation philosophique, l'étude spontanée
de nos deux principales langues anciennes, à titre de complé-
ment poétique, lié d'ailleurs aux théories historiques et mo-
rales dont le prolétaire sera alors préoccupé. Si l'habitude du
grec intéresse surtout nos origines esthétiques, celle du latin est
encore plus utile au plein sentiment de notre filiation sociale.
L'évolution philosophique de l'individu subira graduelle-
ment, comme celle de l'espèce, sa dernière préparation, pen-
dant ces sept années d'essor rationnel, en passant du poly-
théisme antérieur à un monothéisme non moins spontané, par
la réaction croissante de l'esprit de discussion sur la prépondé-
rance primitive de l'imagination. Il faudra respecter aussi cette
libre transition métaphysique, où chacun rendra naïvement un
dernier hommage aux conditions essentielles de l'initiation
humaine. On doit reconnaître que ce régime provisoire cou-
viendra toujours à la nature abstraite et indépendante des
études mathématiques, qui absorberont les deux premières an-
nées d'un tel noviciat. Tant que la déduction prévaut sur l'in-
duction, l'esprit demeure nécessairement enclin aux théories
métaphysiques. Leur essor spontané conduira bientôt chacun à
réduire sa théologie primitive à un déisme plus ou moins vague,
qui, pendant les études physico-chimiques, dégénérera, sans
doute, en une sorte d'athéisme, finalement remplacé, sous la
lumineuse impulsion des conceptions biologiques, et surtout
sociologiques, par le vrai positivisme. C'est ainsi que la systé-
matisation définitive de la morale coïncidera avec un plein
sentiment personnel de la filiation humaine, qui permettra au
nouveau membre de l'humanité de sympathiser dignement avec
tous ses ancêtres et ses contemporains, sans cesser de travailler
pour ses successeurs quelconques.
Un tel plan d'éducation populaire semble d'abord peu com-
patible avec la précieuse pratique spontanément émanée de la
178 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
sagesse prolétaire, qui consacre les dernières années de l'appren-
tissage industriel à de libres voyages, aussi utiles à l'esprit et au
cœur que leur sont ordinairement nuisibles les vagues excur-
sions de nos riches oisifs. Mais cet heureux usage ne contrarie
nullement des études sédentaires, puisqu'il donne toujours lieu
à de longs séjours dans les principaux centres de production,
où l'ouvrier retrouvera naturellement l'équivalent de chaque
cours annuel qu'il aurait suivi au pays natal. L'homogénéité de
la corporation philosophique, et son uniforme extension terri-
toriale,.préviendront assez les inconvénients propres à de telles
mutations. Chaque système de cours n'exigeant en tout que sept
professeurs, dont chacun parcourrait successivement tous les
degrés encyclopédiques, le nombre total de ces fonctionnaires
resterait assez petit pour qu'ils pussent partout être d'un mérite
équivalent, et trouver aussi une égale assistance temporelle.
Loin de gêner les voyages prolétaires, le régime positif leur
imprimera un nouveau caractère intellectuel et social, eu les
étendant à tout l'Occident, dont la surface entière offrira aisé-
ment à l'ouvrier positiviste les moyens de poursuivre son édu-
cation, sans être même arrêté par le langage. Ces sages dépla-
cements, où se développera la fraternité occidentale, complé-
teront d'ailleurs les études esthétiques, soit en familiarisant
davantage avec les idiomes appris pendant la seconde enfance,
soit surtout en faisant mieux goûter les productions musicales,
pittoresques, ou monumentales, qui ne peuvent s'apprécier qu'à
leur source locale.
On doit craindre aujourd'hui que les trois cent soixante leçons
de cet enseignement septennaire ne permettent point d'y em-
brasser convenablement un tel ensemble d'études fondamen-
tales. Mais il n'en faut pas juger par l'extension actuelle des
cours correspondants, qui tient à leur spécialité habituelle, et
surtout à l'empirisme dispersif de la plupart des professeurs,
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 179
d'après notre déplorable régime scientifique. Quand la saine
philosophie aura régénéré nos diverses études positives, en y
faisant dignement prévaloir l'esprit d'ensemble au nom du sen-
timent social, la condensation familière des conceptions pro-
duira des leçons beaucoup plus substantielles, toujours des-
tinées à diriger, au lieu de remplacer, des efforts spontanés,
dont dépend toute véritable efficacité didactique. Un exemple
exceptionnel, trop oublié maintenant, permet de se former
quelque idée d'une telle rénovation, d'après ces célèbres cours,
si heureusement nommés révolutionnaires, qui, au début de
l'École Polytechnique, concentrèrent en trois mois l'enseigne-
ment des trois années. Ce qui fut alors une admirable anomalie,
due surtout à l'exaltation républicaine, pourra devenir l'état
normal, quand une pareille puissance morale s'appuiera sur
une entière systématisation mentale, inconnue à nos éminents
précurseurs.
L'efficacité didactique du sentiment a été jusqu'ici ignorée,
parce que la culture de l'esprit coïncidait, depuis la fin du
moyen âge, avec l'inertie du cœur. Mais la subordination con-
tinue, à la fois spontanée et systématique, de l'intelligence à la
sociabilité, qui constitue le principal caractère du positivisme,
est aussi féconde en avantages théoriques qu'en propriétés mo-
rales. Dans tout le cours de l'éducation populaire, les parents
et les maîtres saisiront chaque occasion opportune de déve-
lopper le sentiment social, dont l'excitation familière char-
mera souvent les plus austères leçons. L'esprit sera toujours
consacré surtout à raffermir et à cultiver le cœur, qui, à son
tour, l'animera et le dirigera. Cette intime solidarité entre les
pensées générales et les sentiments généreux facilitera d'autant
mieux les études scientifiques du prolétaire qu'elles succéde-
ront à des études esthétiques qui auront déjà suscité d'heureuses
habitudes pour embellir la vie entière.
180 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
En destinant surtout au peuple une telle éducation, je n'ai
pas seulement voulu mieux caractériser son extension univer-
selle et sa nature philosophique. A mes yeux, il ne doit finale-
ment exister aucun autre enseignement organisé, du moins
général. La dette sacrée ainsi acquittée par la république en-
vers les prolétaires ne s'étend nullement aux classes qui peu-
vent aisément acquérir l'instruction qu'elles désirent. Cette
instruction spéciale ne peut être d'ailleurs qu'un développe-
ment partiel, ou tout au plus une application déterminée, de
la saine instruction générale, d'après laquelle chacun deviendra
même susceptible ordinairement d'accomplir seul cette initia-
tion secondaire. Quant à l'apprentissage professionnel, il doit
surtout résulter ensuite de l'exercice, jusque dans les plus
grands arts, sans comporter jamais aucun véritable enseigne-
ment. La fausse appréciation qui prévaut aujourd'hui à ce sujet
tient à la déplorable absence de toute éducation générale,
depuis la désuétude du régime catholique. Car les précieux
établissements spéciaux, créés pendant les trois derniers
siècles, dans tout l'Occident, et dignement régénérés, en
France, par la Convention, ne constituent, au fond, que
divers germes scientifiques indispensables pour la rénovation
finale de l'éducation générale. Autant leur efficacité théorique
est incontestable, autant on peut mettre en doute l'utilité pra-
tique qui semble les avoir inspirés, et dont les arts correspon-
dants pourraient aisément se passer, sans môme excepter
l'École Polytechnique, le Muséum d'histoire naturelle, etc. Ils
n'ont une valeur capitale qu'à titre de moyens transitoires,
comme toutes les saines créations de notre temps anarchique.
En ce sens, ils peuvent aujourd'hui être utilement réorganisés
sous l'inspiration d'une philosophie qui, sans aucune illusion
sur leur durée, les adaptera mieux à leur éminente destina-
tion actuelle. A divers égards, elle en proposera même quel-
l
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 181
ques autres, surtout une haute école philologique, embras-
sant l'ensemble des langues humaines suivant leurs vraies
affinités, pour compenser l'indispensable suppression des chaires
gréco-latines. Mais tout cet échafaudage provisoire disparaîtra,
sans doute, avant la fin du dix-neuvième siècle, quand pré-
vaudra le système définitif d'une véritable éducation générale.
Sa présente nécessité ne doit pas faire méconnaître son carac-
tère et sa destinée. Au fond, l'État ne doit l'instruction qu'aux
prolétaires; et, en l'organisant sagement, elle dispense de
toute institution spéciale. Ces principes définitifs facilitent
beaucoup l'éducation populaire, en même temps qu'ils l'enno-
blissent. Ils conduiront les nations, les provinces, et les villes
à demander, à l'envi, au pouvoir occidental les plus éminents
professeurs pour des cours dont tout vrai philosophe s'hono-
rera toujours, quand on sentira partout que la popularité réelle
d'un digne enseignement coïncide nécessairement avec son élé-
vation systématique. Cet office habituel deviendra naturelle-
ment la principale fonction de la plupart des organes de la
nouvelle spiritualité, au moins dans une grande partie de leur
carrière active.
D'après les indications précédentes, une telle éducation gé-
nérale ne comporte aujourd'hui aucune organisation immé-
diate. Quelles que pussent ôtre, à cet égard, les dispositions
sincères des divers gouvernements actuels, leurs efforts empi-
riques nuiraient beaucoup à cette grande fondation en voulant
la hâter, surtout s'ils prétendaient la diriger. En effet, tout vé-
ritable système d'éducation suppose l'ascendant préalable d'une
vraie doctrine philosophique et sociale, qui en détermine la
nature et la destination. Les enfants ne sauraient être élevés
contrairement aux convictions paternelles, ni môme sans leur
assistance. Quoique l'éducation systématique doive ensuite con-
solider beaucoup les opinions et les mœurs qui ont déjà pré-
182 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
valu dans le milieu social, elle serait impossible si ces principes
de ralliement n'y avaient pas d'abord obtenu spontanément une
suffisante prépondérance. Jusque-là, la systématisation men-
tale et morale ne peut s'accomplir que chez des individus assez
préparés, dont chacun s'efforce de réparer, autant que pos-
sible, les vices et les lacunes de sa propre éducation, sous la
présidence d'une nouvelle doctrine universelle. Ces tardives
convictions personnelles dirigent l'initiation collective de la
génération suivante, si la doctrine doit vraiment prévaloir.
Telle est, à cet égard, la marche naturelle, dont aucune in-
fluence artificielle ne peut dispenser. Loin donc d'inviter les
gouvernements actuels à organiser déjà l'éducation générale, il
faut les exhorter à abandonner franchement les attributions
oiseuses ou perturbatrices qu'ils conservent encore à ce sujet,
surtout en France. J'ai ci-dessus indiqué la double exception
que comporte cette maxime actuelle, pour l'instruction pri-
maire et la haute instruction spéciale, qui doivent attirer de
plus en plus une sage sollicitude publique, comme germes
indispensables d'une vraie rénovation. À cela près, il importe
beaucoup que le pouvoir temporel, central ou local, abdique
son étrange suprématie didactique, en établissant la véritable
liberté d'enseignement, dont j'ai signalé les deux conditions
essentielles, par la suppression simultanée de tous les budgets
théologiques et métaphysiques. Tant qu'une doctrine univer-
selle n'aura pas librement prévalu, les efforts quelconques des
gouvernements actuels pour la régénération directe de l'instruc-
tion publique ne pourront être que rétrogrades, puisqu'ils
devront ainsi s'appuyer sur quelqu'une des diverses doctrines
arriérées qu'il s'agit aujourd'hui de remplacer entièrement.
C'est donc chez les adultes qu'il faut maintenant s'efforcer
surtout d'établir enfin des convictions systématiques, qui per-
mettront ensuite la vraie rénovation de l'éducation proprement
i
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 183
dite. Parmi les moyens essentiels que la presse et la parole per-
mettent d'appliquer à cet indispensable préambule, je dois
distinguer ici une suite plus ou moins méthodique de cours
populaires sur les diverses sciences positives, y compris l'his-
toire, désormais digne d'un tel rang. Mais ces cours ne peuvent
comporter une pleine efficacité que d'après un caractère
vraiment philosophique, et par conséquent social, même
envers les moindres études mathématiques. Ils doivent aussi
rester toujours indépendants d'un gouvernement quelconque,
afin d'éviter toute doctrine officielle. L'ensemble de ces condi-
tions se résume très-heureusement, en concevant ces cours
comme occidentaux, et non comme purement nationaux. On
y provoque ainsi l'active prépondérance d'une libre association
philosophique, résultée, dans tout l'Occident, du concours
volontaire de ceux qui peuvent dignement coopérer à ce grand
office transitoire, par une intervention essentiellement gra-
tuite. Le positivisme peut seul déterminer aujourd'hui une
telle formation. C'est surtout ainsi que se développera bientôt
la coalition fondamentale entre les philosophes et les prolé-
taires.
Suivant cette marche indépendante, les efforts destinés à
propager les convictions positivistes coïncideront naturellement
avec le libre essor de l'autorité spirituelle qui doit y puiser la
base de notre régénération. Le régime transitoire se rappro-
chera donc autant que possible de l'état normal, à mesure
que la solidarité spontanée des deux classes extrêmes de l'ordre
final se caractérisera davantage. Pour mieux sentir cette ten-
dance graduelle, les cours positivistes doivent être comparés
aux clubs correspondants. Tandis que les uns préparent direc-
tement l'avenir, les autres concourent au même but en jugeant
le passé et conseillant le présent, de manière à ébaucher à la
fois les trois modes essentiels du nouveau spiritualisme.
184 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
L'ensemble des indications précédentes caractérise assez le
système final de l'éducation populaire, et la transition immé-
diate qui doit le préparer. Pendant qu'elle s'accomplira, l'al-
liance des philosophes avec les prolétaires réalisera, des deux
parts, d'importants avantages, longtemps avant que l'état nor-
mal soit devenu possible en Occident. Cet énergique appui
permettra à la naissante spiritualité d'obtenir bientôt le res-
pect, et môme l'affection, des chefs temporels les plus disposés
aujourd'hui à dédaigner toute puissance qui n'est pas maté-
rielle. Leur vain orgueil sera souvent conduit à invoquer l'in-
tervention des philosophes contre la juste indignation des pro-
létaires. Quelque violente que semble toujours la force du
nombre, elle finit, d'ordinaire, par l'être, au fond, beau-
coup moins que celle de la richesse. Car elle dépend surtout
d'un concours qui, prolongé, exige une convergence intellec-
tuelle et morale, sur laquelle l'influence philosophique agit
davantage, soit pour former, soit pour dissoudre. Sans que
les philosophes puissent jamais disposer à leur gré de nos pro-
létaires, comme l'ont rêvé quelques roués, ils pourront en
modifier beaucoup les passions et la conduite, quand ils y
appliqueront dignement leur autorité morale, au profit réel,
tantôt do l'ordre, tantôt du progrès. Ce libre ascendant ne
peut résulter que d'un double sentiment habituel de confiance
et de reconnaissance, déterminé non-seulement par l'aptitude
présumée, mais surtout par les services rendus. Nul ne pou-
vant faire convenablement valoir ses propres réclamations,
c'est aux philosophes qu'il appartient de présenter noblement
aux classes dirigeantes les justes exigences des prolétaires, tan-
dis que ceux-ci obligeront les chefs temporels à respecter la
spiritualité nouvelle. D'après ce double échange habituel, les
vœux des uns seront purifiés de toute tendance anarchique, et
les prétentions des autres n'indiqueront plus aucune vaine
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 185
ambition. Loin de dégrader son propre caractère par des préoc-
cupations intéressées, chacune des deux classes obtiendra ainsi
sa principale satisfaction, en se bornant à la noble poursuite de
son office social.
Pour achever de caractériser la politique positiviste qui seule
convient aux prolétaires, il me reste à indiquer les dispositions
d'esprit et de cœur qu'elle suppose en eux, et d'où résultent
celles qu'ils doivent [exiger de leurs alliés philosophiques. Ces
diverses conditions habituelles se réduisent, au fond, à mieux
développer les tendances propres au peuple, et déjà prépon-
dérantes dans le centre du grand mouvement occidental.
Sous le rapport intellectuel, il y en a deux principales :
l'une négative, ou d'émancipation ; l'autre positive, ou de pré-
paration.
Quant à la première, elle est assez remplie déjà, du moins
à Paris, envers le régime théologique, plus radicalement déchu
chez nos prolétaires que partout ailleurs. Le vain déisme où
s'arrêtent encore tant de lettrés, a peu de crédit parmi le
peuple, heureusement étranger aux études de mots et d'entités
qui seules peuvent prolonger cette extrême halte de l'émanci-
pation moderne. Il faut seulement que les vraies tendances de
l'esprit populaire se prononcent davantage, afin d'éviter toute
illusion et tout mensonge sur le caractère intellectuel de notre
régénération. Or, cette manifestation décisive ne tardera pas
à s'accomplir, dans un millieu essentiellement libre, où la nou-
velle philosophie lui servira d'organe systématique. Nous de-
•
vons y compter d'autant plus qu'elle se lie intimement aux
besoins sociaux du peuple, puisque le vain système d'hypocrisie
théologiqme qu'il faut aujourd'hui briser ouvertement est surtout
institué, ou du moins appliqué, contre ses justes réclamations.
Cette immorale mystification suppose la soumission mentale
des prolétaires, et ne tend qu'à éluder leurs vœux légitimes
186 SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
d'amélioration réelle en les détournant vers un avenir chimé-
rique. Eux seuls peuvent donc et doivent rompre ce complot,
encore plus ridicule qu'odieux, en se bornant à témoigner sans
déguisement leur vraie situation intellectuelle, avec une énergie
qui ne permette aux classes dirigeantes aucune iu éprise. Ils seront
ainsi conduits à repousser tous les docteurs qui ne seraient point
assez émancipés, ou qui conserveraient une adhésion quel-
conque à cette dissimulation systématique, sur laquelle s'ap-
puient, depuis Robespierre, tous les rétrogrades, démagogi-
ques ou monarchiques. À ceux qui conçoivent sincèrement
notre vie sociale comme un exil passager, auquel chacun doit
participer le moins possible, l'énergique sagesse du peuple ré-
pondra bientôt en les invitant, d'après leur propre principe, à
abdiquer toute administration d'une économie étrangère à leur
unique but.
L'émancipation métaphysique de nos prolétaires est moins
avancée, et pourtant aussi indispensable, que leur affranchis-
sement théologique. Chez les populations préservées du pro-
testantisme, les subtiles divagations qui aujourd'hui entravent
tant l'esprit germanique ont, sans doute, obtenu peu de crédit.
Mais le peuple conserve partout, môme à Paris, un vicieux
préjugé en faveur de l'instruction correspondante, quoiqu'il en
soit heureusement dépourvu. Il importe beaucoup de recti-
fier maintenant cette dernière illusion de nos prolétaires, qui
seule gêne désormais leur essor social. Elle repose d'abord sur
une confusion trop fréquente entre l'instruction et l'intelli-
gence, d'où la modestie populaire conclut que les hommes
instruits sont seuls aptes à gouverner. Or, cette méprise, quoi-
que très-excusable, conduit souvent à choisir des guides inca-
pables. Une meilleure appréciation de notre société apprendra
au peuple que, malgré l'orgueil de nos lettrés et môme de nos
savants, c'est hors de leur sein que se trouvent aujoud'hui la
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 187
plupart des esprits vraiment puissants, parmi ces praticiens si
dédaignés, et quelquefois chez les plus illettrés prolétaires.
On jugeait mieux au moyen âge, ou, l'éducation l'emportant
sur l'instruction, on savait admirer et utiliser la profonde sa-
gesse réelle de chevaliers fort ignorants. La rectitude, la saga-
cité, et même la cohérence, sont, en général, des qualités
très-indépendantes de toute instruction, et leur culture résulte
jusqu'ici beaucoup plus de la vie pratique que de l'apprentissage
théorique. Quant à l'esprit d'ensemble, principale base de
toute aptitude politique, on peut garantir aujourd'hui qu'il
manque surtout aux classes lettrées.
Cette remarque conduit à apprécier, en second lieu, la prin-
cipale source du grave préjugé que je reproche à nos prolétaires
les plus émancipés. Il tient surtout, en effet, à leur confusion
vicieuse entre toutes les sortes d'instruction. La déplorable
confiance politique qu'ils accordent encore aux littérateurs et
aux avocats montre que le prestige pédantocratique survit chez
eux aux prestiges théologiques et monarchiques. Mais le cours
naturel de notre existence républicaine ne tardera point à le
dissiper aussi, d'accord avec l'influence systématique de la saine
philosophie. L'instinct populaire sentira bientôt que l'exercice
continu des talents d'expression, écrite ou orale, loin de con-
stituer une garantie réelle d'aptitude à la conception, tend, au
contraire, à nous rendre incapables de toute appréciation nette
et décisive. Reposant sur une instruction dépourvue de tous
véritables principes, il suppose ou entraîne presque toujours
l'absence totale de convictions fixes. Habiles à formuler les
pensées d'autrui, la plupart des esprits ainsi cultivés devien-
nent finalement incapables de discerner le vrai du faux, envers
les moindres sujets, même quand leur propre intérêt l'exige.
Le peuple doit donc renoncer aujourd'hui à l'aveugle vénéra-
tion q\\\ l'entraine trop souvent à leur confier ses destinées
188 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
sociales. Ce sentiment hiérarchique est sans doute indispensable
au bon ordre; mais il a besoin d'être mieux dirigé.
Ainsi conduits à examiner quelle doit être leur propre pré-
paration mentale, et dès lors celle de leurs vrais organes, les
prolétaires sentiront qu'elle consiste surtout à systématiser,
par de saines études scientifiques, leur culture spontanée de
l'esprit positif. Leurs travaux journaliers provoquent l'essor
rudimentaire de la véritable méthode philosophique, et di-
rigent leur attention vers les principales lois naturelles. Aussi
les prolétaires parisiens, type naturel du peuple occidental,
sentent-ils mieux que la plupart de nos savants cette intime
combinaison de la réalité avec Futilité qui caractérise l'esprit
positif. Leurs fonctions spéciales excitent beaucoup moins les
besoins de généralité et de liaison. Mais elles laissent un loisir
mental très-propre à développer, sous ce rapport, les inclina-
tions naturelles de tous les bons esprits. Toutefois, c'est surtout
l'impulsion sociale qui bientôt fera sentir au peuple combien il %
lui importe de compléter et de coordonner ses conceptions
réelles. Décidé maintenant à rectifier autant que possible un
ordre vicieux, il comprendra la nécessité d'en connaître d'abord
les véritables lois, comme envers toute autre économie exté-
rieure. 11 sentira ensuite qu'on ne peut bien apprécier ce qui
est sans le rattacher, d'une part, à ce qui a été, d'une autre, à
ce qui sera. Le besoin même de modifier le cours naturel des
phénomènes sociaux lui fera désirer de connaître la suite de
leurs antécédents et leurs tendances spontanées, afin d'y mieux
éviter toute intervention vicieuse ou superflue. Ayant ainsi
reconnu que l'art politique dépend, encore plus qu'aucun
autre, de la science correspondante, l'esprit populaire sentira
bientôt que cette science, loin d'être isolée, exige l'étude préa-
lable de l'homme individuel et du monde extérieur. Dès lors, il
aura remonté toute la hiérarchie élémentaire des conceptions
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 189
positives, et reviendra systématiquement à la source où le pla-
cent spontanément ses occupations spéciales, essentiellement
relatives à l'existence inorganique. Ce cours nécessaire de la
raison prolétaire lui représentera bientôt la philosophie posi-
tive comme la seule qui convienne au peuple, soit* pour la
théorie, soit pour la pratique, puisqu'elle embrasse le même
domaine avec la même destination, et qu'elle accorde la même
prépondérance aux considérations sociales. L'instinct populaire
sentira ainsi qu'une telle doctrine se borne à systématiser ce
qui en lui reste spontané, et que cette coordination augmente
beaucoup l'efficacité, publique et privée, de la morale et du
bon sens, double base commune des deux sagesses, spéculative
et active, désormais inséparables. Nos prolétaires rougiront
alors d'avoir jamais confié les plus difficiles recherches à des
esprits qui ne conçoivent pas même l'exacte différence entre
on centimètre cube et un décimètre cube. D'une autre part,
on doit peu craindre que les savants proprement dits, si
respectés des classes moyennes, acquièrent maintenant beau-
coup d'influence populaire. Ils sont antipathiques au peuple
par leur indifférence réelle pour les grandes questions sociales,
devant lesquelles s'effacent nécessairement leurs puérilités aca-
démiques. Leur empirique spécialité les rend incapables de
satisfaire les justes exigences de ces naïves intelligences, qui,
suivant la formule du grand Molière, aspirent toujours à
avoir des clartés de tout. A mesure que la vaine ambition des
savants actuels les pousse hors de leurs anciennes enceintes,
la raison vulgaire s'étonne de constater combien leur régime si
?anté a rétréci leur intelligence, sauf envers quelques questions
peu étendues et rarement importantes. La saine philosophie
dissipera cette surprise naturelle en expliquant comment cette
sorte d'idiotisme académique dut résulter de la vicieuse pro-
longation d'un mode transitoire. Progressif pendant les trois
17
190 8T9TÈME DE POLmQCE POSITIVE.
derniers siècle», pour élaborer le long préambule scientifique
de la rénovation philosophique projetée par Bacon et Descartes,
ee régime provisoire a dû devenir rétrograde depuis que l'ac-
complissement de cette préparation permet la construction
directe de la véritable science, nécessairement relative à l'Hu-
manité. Loin de seconder aujourd'hui le principal essor de
l'esprit moderne, il en entrave beaucoup, surtout en France,
l'extension et la coordination décisives, comme l'avait admi-
rablement pressenti la sagesse révolutionnaire de la Convention,
quand elle osa supprimer l'Académie des sciences. Nos prolé-
taires ne tarderont pas à comprendre combien l'instinct poli*
tique de la grande assemblée fut alors heureux. On doit donc
présumer qu'ils sauront retirer leur confiance aux esprits mé-
taphysiques ou littéraires sans se livrer au mauvais esprit
scientifique. Leur but social leur inspirera le besoin de géné-
ralité autant que celui de positivité. Tandis que la spécialité
propre aux chefs industriels continuera de leur faire admirer
nos savants, le peuple se trouvera politiquement entraîné vers
les vrais philosophes, dont le très-petit nombre actuel s'ac-
croîtra bientôt d'après l'appel et même le recrutement proie*
taires.
Quant aux conditions morales de l'essor populaire, elles ré-
sultent surtout d'un actif sentiment de la dignité fondamentale
du prolétariat combiné avec l'instinct de sa destination ac-
tuelle.
Sous le premier aspect, nos prolétaires peuvent se borner à
se considérer moralement comme de vrais fonctionnaires pu-
blics, à la lois spéciaux et généraux. Un tel caractère ne doit
d'ailleurs aucunement altérer leur mode actuel de rétribution
privée, naturellement propre à tout service assez immédiat et
assez circonscrit pour que son appréciation spéciale soit directe
et habituelle. Il faut seulement compléter cette récompense in*
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 191
dividuelle de chaque acte par une juste gratitude sociale envers
l'agent, comme nos mœurs le font déjà dans les professions dites
libérales, où le salaire ne dispense point de la reconnaissance.
C'est ainsi que la spontanéité républicaine de la Convention
avait empiriquement devancé les indications systématiques de
la saine philosophie pour caractériser la coopération popu-
laire. Afin de sentir la dignité réelle de leurs travaux propres,
il suffit aux divers prolétaires d'en supposer la suppression, ou
même la suspension, qui troublerait aussitôt tout l'ordre élé-
mentaire de l'existence moderne. Ils doivent aujourd'hui com-
prendre moins leur participation générale, principale source de
l'opinion publique, et dès lors appui essentiel de l'autorité mo-
rale. Mais, suivant mes explications antérieures, cet office normal
ressort tellement de leur nature et de leur situation, il est d'ail-
leurs si conforme à leurs besoins collectifs, que son appréciation
leur deviendra bientôt familière, à mesure que le cours des évé-
nements en permettra, et même en exigera, l'application carac-
téristique. Ce sentiment graduel ne pourrait être gravement al-
téré que par un vicieux exercice de ce que les métaphysiciens
nomment les droits politiques. Une telle préoccupation détour-
nerait le peuple des questions morales relatives à l'usage du
pouvoir pour le livrer aux vains débats qui en concernent la
possession habituelle. Mais ce danger est peu redoutable, surtout
en France, où l'instinct prolétaire n'est égaré par aucun fana-
tisme métaphysique. Les doctorales remontrances de nos idéo-
logues, même officiels, n'empêcheront pas la sagesse populaire
de sentir ailleurs sa vraie destination sociale. A la saturation ac-
tuelle de votes électoraux, succédera bientôt la désuétude vo-
lontaire d'une attribution illusoire, qui n'a plus même l'attrait
du privilège. D'impuissants efforts pour concentrer l'attention
du peuple sur les questions politiques proprement dites ne sau-
raient le détourner des véritables questions sociales, dont la
192 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
solution réelle est surtout morale. Il ne laissera jamais réduira
la grande révolution à de simples substitutions de personnes
ou de coteries, ni même à des modifications quelconques dans
la constitution du pouvoir central.
Ces dispositions du peuple en exigent d'équivalentes chez
ceux qui aspirent à sa confiance spirituelle. Us doivent, comme
lui, placer les questions sociales au-dessus des simples questions
politiques, et ils doivent, mieux que lui, apprécier la nature
essentiellement morale des solutions correspondantes. Au fond»
cela revient à prendre pour base normale de l'organisation mo-
derne la séparation systématique des deux puissances élémen-
taires. Ce principe est tellement conforme aux vrais besoins
populaires, que bientôt le peuple en exigera l'admission de tous
ses guides intellectuels. Pour mieux l'assurer, ils les obligera,
sans doute, à abdiquer formellement toute prétention person-
nelle au pouvoir temporel, soit central, soit même local. Ainsi
voués irrévocablement au sacerdoce de l'Humanité, les vrais
philosophes inspireront plus de confiance à leurs alliés prolé-
taires, et aussi aux classes dirigeantes. Dispensée de l'applica-
tion immédiate, la théorie sociale pourra prendre un libre essor,
qui, loin d'être perturbateur, préparera dignement l'avenir
normal, sans négliger la transition présente. En même temps,
dégagée de vaines prétentions doctorales, la pratique ne con-
servera plus aucune affinité rétrograde avec des doctrines épui-
sées, et s'adaptera graduellement aux indications rénovatrices
de l'esprit public, tout en accomplissant avec énergie son indis-
pensable office matériel.
Pour mieux convenir à leur destination, actuelle et finale,
les mœurs populaires doivent seulement développer davantage
leur caractère spontané. Cela exige surtout que l'instinct pro-
létaire se purifie de toute vaine ambition de grandeur ou de
richesse personnelle. L'empirisme métaphysique réduirait vo-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 193
lontiers la grande révolution à élargir au peuple l'accès habituel
du pouvoir, politique ou civil, au delà des anciennes limites.
Mais cette faculté, quoique indispensable à l'ordre final, est loin
de satisfaire aux vraies conditions populaires, puisqu'elle ne
comporte que des améliorations individuelles, qui ne changent
pas le sort de la masse sociale, ou plutôt qui tendent souvent
à l'empirer, par la désertion des membres les plus énergiques.
La Convention seule a su comprendre dignement une telle in-
fluence. Elle seule sut honorer les prolétaires en tant que tels,
dans leur office spécial, et dans leur participation générale à
la vie publique, principale compensation de leur condition
matérielle. Tous les chefs, rétrogrades ou stationnaires, qui
lui ont succédé, ont tenté, au contraire, de les détourner du
but social, en leur facilitant l'accès individuel des positions
supérieures. L'aveugle routine des classes moyennes les a invo-
lontairement associées à cette politique corruptrice, en leur
faisant prôner l'universelle imitation des habitudes d'épargne
qui ne conviennent qu'à elles. Ces habitudes sont indispensa-
bles pour accumuler et administrer les capitaux ; elles doivent
donc prévaloir dans la partie intermédiaire de l'organisme final.
Mais elles seraient déplacées, et même funestes, partout ail-
leurs, là où l'existence matérielle dépend surtout d'un salaire
quelconque. Les philosophes et les prolétaires doivent également
repousser des mœurs qui tendent à dégrader leur caractère
moral, sam améliorer ordinairement leur situation physique.
Chez les uns et les autres, l'absence de toute grave responsa-
bilité pratique, et le libre essor, tant public que privé, de la
vie spéculative et affective, constituent les principales condi-
tions du vrai bonheur. Malgré les publications de nos écono-
mistes sur l'efficacité sociale des caisses d'épargne, la saine phi-
losophie justifiera pleinement les répugnances décisives de
l'instinct populaire, qui y voit surtout une source continue de
194 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
corruption morale, par la compression habituelle des sentiments
généreux. Les empiriques déclamations contre les cabarets ne les
empêcheront pas d'être jusqu'ici les seuls salons du peuple, qui
va y cultiver une sociabilité beaucoup plus recommandable que
l'égoïste fréquentation des lieux de dépôt. Quant aux vrais dan-
gers personnels de cette sage imprévoyance, la civilisation les
diminue toujours, sans Ater au prolétaire le caractère qui con-
stitue à la fois son principal mérite et sa plus précieuse conso-
lation. Cette rectification résulte surtout d'un essor croissant
des affections et des pensées. En appelant dignement le peuple
à la vie publique, le régime positif saura faire du club le meil-
leur correctif du cabaret. Sous ce rapport, les mœurs philoso-
phiques ont aujourd'hui besoin de suivre les généreuses inspi-
rations de l'instinct populaire. Toute avidité pécuniaire, comme
toute ambition temporelle, deviendra bientôt une source légi-
. time de suspicion envers ceux qui, aspirant au gouvernement
spirituel de l'humanité, indiqueraient ainsi au peuple leur in-
suffisance morale, ordinairement liée à une secrète impuissance
mentale.
Le pouvoir moral des philosophes assistés des prolétaires est
surtout destiné, dans l'économie positive, à modifier sans cesse,
par une juste répartition de l'estime, le classement social, où.
doit toujours prévaloir la prépondérance matérielle. En respec-
tant la subordination des offices, on jugera ainsi chaque fonc-
tionnaire, suivant la valeur propre de son esprit et de son cœur,
en fuyant l'anarchie autant que la servilité. Rien ne saurait em-
pêcher le peuple de reconnaître même que les vraies qualités
indispensables aux divers postes pratiques sont fort au-dessous
de la prépondérance temporelle qu'ils procurent. 11 sentira de
plus en plus que la véritable félicité humaine n'y est point atta-
chée, et qu'elle peut appartenir davantage à sa modeste con-
dition, sauf chez les êtres exceptionnels qui doivent aspirer au
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 195
commandement, d'après une organisation, plutôt funeste que
favorable, que notre sagesse collective applique seule au bien
commun. Les vrais prolétaires, comme les vrais philosophes, ces-
seront bientôt d'envier une grandeur inévitablement assujettie
à une grave responsabilité. Quand cette compensation ne sera
plus illusoire, le peuple reconnaîtra que tout l'art social est di-
rigé vers sa juste satisfaction continue, d'après l'actif concours
de ses chefs spirituels avec ses chefs temporels. Dès lors, il ne
désirera ni la célébrité achetée par de pénibles méditations ha-
bituelles, ni la puissance chargée de constants soucis. En laissant
surgir librement d'indispensables vocations théoriques et prati-
ques, la masse sociale pourra se féliciter d'une situation con-
forme à notre constitution ordinaire, qui lie surtout le bonheur
réel à l'exercice modéré du sentiment, de la raison, et de l'ac-
tivité. L'urgence matérielle étant écartée, chacun cherchera la
juste rétribution de sa bonne conduite dans l'estime durable,
même posthume, de la portion de l'humanité qui a pu l'appré-
cier. En un mot, la qualification, conservée par une fausse mo-
destie, mais émanée d'un instinct anticipé de la réalité sociale,
caractérisera de plus en plus tous les fonctionnaires supérieurs
comme les serviteurs involontaires de leurs subordonnés volon-
taires. Sans aucune utopie, la société positive se trouvera telle-
ment organisée que ses chefs, théoriques ou pratiques, au mi-
lieu de leurs avantages personnels, regretteront souvent de
n'être pas nés ou restés prolétaires. Pour les grandes âmes, la
préémineuce temporelle ou spirituelle n'a jamais procuré de
solide satisfaction que par un essor plus complet du senti-
ment social, d'après une meilleure participation au bien com-
mun. Or, le principal mérite de Hordre final consistera à
rendre habituellement accessible à tous cette heureuse liaison
de la vie privée à la vie publique, en assurant au moindre
citoyen une influence sociale, non pas impérative, mais con-
196 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
sultative, toujours proportionnée à son zèle et à son mérite.
Tous les aperçus propres à cette troisième partie confirment
son indication initiale sur l'aptitude nécessaire du prolétariat à
constituer le principal appui, non-seulement du système défini-
tif, mais aussi de notre régime provisoire, qui, ainsi conçu,
différera le moins possible de l'état normal qu'il doit préparer.
Les principales conditions que j'ai assignées à cette politique de
transition, en terminant la seconde partie, trouvent leur meil-
leure garantie dans les dispositions naturelles du peuple occi-
dental, surtout en France. Nos chefs temporels doivent plutôt
suivre sagement les tendances populaires que prétendre à les di-
riger : car elles sont spontanément conformes à nos vrais be-
soins actuels, soit de liberté, soit d'ordre public.
La liberté d'examen et d'exposition, que la France possède
avec une plénitude ailleurs impossible, repose principalement
sur l'émancipation mentale de nos prolétaires, surtout parisiens.
Ils se sont affranchis de toute théologie, sans accepter aucune
métaphysique. Mais leur absence totale de convictions systéma-
tiques se concilie admirablement avec une soumission d'esprit
qui les dispose à accueillir celles où la réalité et l'utilité se trou-
veraient assez combinées. Toutes les autres classes actuelles se-
raient volontiers oppressives, pour imposer des doctrines inca-
pables de résister à la discussion. C'est du peuple seul que les
vrais philosophes doivent attendre la consolidation et l'exten-
sion d'une liberté indispensable à leur office. Mais aucune ga-
rantie légale ne saurait inspirer autant de sécurité que cette heu-
reuse garantie morale. Quelles que puissent jamais être les
velléités rétrogrades ou stationnaires de certains chefs ou partis,
nulle oppression réelle n'est possible avec une telle population.
C'est le titre le plus décisif pour confirmer à la France sa prési-
dence naturelle de la grande élaboration occidentale. Les disposi-
tions populaires surmonteront bientôt les répugnances qu'excite
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 197
encore l'indispensable extension de notre liberté à l'association
età l'enseignement. Une population aussi sociable ne se laissera
pas ôter définitivement les libres réunions' habituelles où elle
peut à la fois satisfaire ses goûts dominants et surveiller ses
principaux intérêts. Son besoin profondément senti d'une in-
struction réelle, que les métaphysiciens et les théologiens sont
également incapables de lui donner, la poussera de plus en
plus à seconder, avec une irrésistible énergie, la vraie liberté
d'enseignement, dont les conditions essentielles seraient long-
temps éludées sans un tel appui.
Quant à l'ordre public, la garantie populaire n'y est pas
moins nécessaire, au dedans comme au dehors. La paix dépend
autant que la liberté de la disposition fondamentale de nos
prolétaires.
C'est surtout à leur énergique répugnance pour la guerre que
l'Occident doit aujourd'hui son admirable tranquillité. Les vains
regrets des divers partis rétrogrades sur la décadence de l'esprit
militaire sont moins expressifs que l'institution indispensable,
d'abord française, puis occidentale, du recrutement forcé, qui
indique naïvement nos mœurs véritables. Malgré de factices dé-
clamations, il faut bien reconnaître ainsi que, dans nos armées,
les officiers sont seuls volontaires. Aucune classe, d'ailleurs, ne
participe moins que les prolétaires aux préventions nationales
qui, quoique très-affaiblies déjà, divisent encore le grande fa-
mille occidentale .Elles sont plus actives chez les classes moyennes
surtout à raison des rivalités industrielles qui s'y rattachent.
Aux yeux prolétaires, elles s'effacent partout devant la simili-
tude fondamentale des penchants et des situations. Cette heu-
reuse conformité prendra bientôt une consistance décisive par
l'essor universel de la grande question sociale que le peuple
soulève aujourd'hui pour! obtenir enfin sa digne incorporation
à l'ordre moderne. Nulle aberration, militaire ou industrielle,
198 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
n'empêchera plus un tel intérêt de maintenir, par son uniforme
prépondérance, l'harmonie générale de l'Occident.
A la vérité, ces puissantes émotions sociales sont moins favo-
rables à Tordre intérieur qu'à la paix extérieure. Mais les justes
alarmes propres à notre anarchie spirituelle ne doivent pas em-
pêcher de reconnaître aussi les garanties spontanées que nous
offrent, même à cet égard, les vraies tendances populaires. C'est
surtout du peuple qu'on doit attendre la prépondérance du pou-
voir central sur le pouvoir local, ci-dessus jugée indispensable
à l'ordre public. Sous la seule condition de ne susciter aucune
crainte de rétrogradation, le gouvernement proprement dit
obtiendra facilement son appui contre une assemblée où pré-
vaudront presque toujours des tendances anti-prolétaires. Entre
ces deux branches du pouvoir temporel, l'instinct populaire
préfère spontanément celle dont le caractère plus pratique et
l'efficacité moins équivoque correspondent mieux à ses vœux
essentiels. De vaines discussions constitutionnelles peuvent con-
venir aux ambitieux des classes moyennes, en facilitant leur
avènement politique. Mais cette stérile agitation inspire peu
d'intérêt, et souvent un juste mépris, au peuple qui n'en sau-
rait profiter, et dont elle tend à éluder les réclamations légi-
times, en augmentant l'instabilité du seul pouvoir capable d'y
satisfaire. La prédilection populaire est donc assurée à toute
administration qui saura la mériter, surtout en France, où les
passions politiques sont déjà effacées sous l'irrévocable ascen-
dant des questions sociales. En consolidant] le pouvoir central,
l'appui des prolétaires doit aussi en améliorer beaucoup le ca-
ractère habituel ; car il le dépouillera de toute vaine prétention
théorique, pour le réduire à sa vraie destination pratique. Sous
tous ces aspects, les vœux systématiques des philosophes seront
beaucoup secondés désormais par l'influence spontanée de leurs
alliés prolétaires.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 199
Pour mieux caractériser cette salutaire intervention du peuple
dans la politique actuelle, je dois ajouter une dernière indica-
tion sur la source propre à fournir un pouvoir central capable
de diriger la transition temporelle jusqu'à la cessation de l'in-
terrègne spirituel.
L'heureuse équivoque que présente, surtout en français, le
mot peuple, rappelle sans cesse que les prolétaire ne forment
point une véritable classe, mais constituent la masse sociale,
d'où émanent, comme autant d'organes nécessaires, les di-
verses classes spéciales. Depuis l'extinction des castes, dont la
royauté fut le dernier vestige, c'est parmi les prolétaires que se
recrutent essentiellement nos chefs temporels. L'état normal
exige seulement que ces nouvelles puissances ne deviennent pas
directement publiques, sans avoir exercé d'abord, dans les tra-
vaux privés, une autorité pratique indispensable à leur éduca-
tion politique. En tout régime régulier, le gouvernement pro-
prement dit ne peut être qu'une expansion de la prépondérance
civile. C'est pourquoi Tordre final des sociétés modernes assure
le pouvoir temporel aux principaux chefs des travaux indus-
triels. Quoiqu'ils y semblent encore impropres, il ne tarderont
pas à l'obtenir, à mesure que la réorganisation spirituelle les en
rendra plus dignes, et leur en facilitera d'ailleurs l'exercice en
simplifiant son caractère, dès lors purement pratique.
Néanmoins, aucune de ces deux conditions ne se trouve assez
remplie aujourd'hui pour permettre l'accès habituel du pouvoir
temporel à ceux qui en deviendront finalement les organes ré-
piliers. Ils peuvent y bien remplir déjà les divers offices spé-
ciaux, comme nous l'avons récemment vu, même envers les
fonctions qui paraissent les plus étrangères aux aptitudes in-
dustrielles. Mais, quant à remplacer la royauté dans son office
central, ces classes en sont maintenant incapables, sauf des
exceptions personnelles, que rien n'annonce aujourd'hui, et
200 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE»
dont ne doit pas dépendre notre régime provisoire,. L'élévation
des vues et des sentiments leur manquent trop jusqu'ici pour
leur permettre maintenant une telle ascension politique. D'ail-
leurs, hors de l'industrie, cette double condition de la supré-
matie pratique ne se trouve pas, en général, mieux remplie.
Elle l'est beaucoup moins chez les savants, principalement en
France, où le régime académique a tellement rétréci l'esprit, des-
séché le cœur, et énervé le caractère, que la plupart d'entre eux
sont inhabiles à la vie réelle, et surtout indignes du moindre
commandement, même scientifique.
Cette inaptitude sociale de nos diverses classes spéciales
oblige à satisfaire autrement une telle exigence révolutionnaire»
en s'adres«ant là où l'esprit d'ensemble se trouve moins com-
primé et le sentiment du devoir mieux cultivé. La saine théorie
historique me conduit à déclarer, sans hésitation, que nos pro-
létaires peuvent seuls fournir habituellement de dignes posses-
seurs du suprême pouvoir temporel, jusqu'à la terminaison de
l'interrègne spirituel, c'est-à-dire pendant une génération au
moins.
En écartant tout prestige pédantocratique ou aristocratique,
un examen rationnel montre aisément, d'après les indications
initiales de cette troisième partie, que, chez le peuple, la géné-
ralité des pensées et la générosité des sentiments sont plus faciles
et plus directes que partout ailleurs. Un défaut ordinaire déno-
tions et d'habitudes administratives rendrait nos prolétaires peu
propres aux divers offices spéciaux du gouvernement pratique.
Mais il n'en résulte aucune exclusion quant à l'autorité suprême,
ni envers toutes les hautes fonctions temporelles qui exigent
une vraie généralité sans supposer aucune spécialité. Quand ces
postes éminents seront occupés par de dignes prolétaires, leur
sage et modeste instinct saura bien trouver des organes conve-
nables, au sein des classes qui les ont fournis jusqu'ici. Leur
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 201
salutaire prépondérance assurant désormais le caractère prati-
que et l'esprit progressif du gouvernement, ils pourront utiliser
sans danger toutes les aptitudes spéciales, même celles qui, pla-
cées trop haut, répugneraient le plus au service républicain»
Tous les éléments temporels propres aux diverses phases mo-
dernes fourniront ainsi d'heureux auxiliaires de notre transition
finale, surtout parmi les militaires et les juges, aisément sus-
ceptibles d'une sincère transformation républicaine, sous cette
puissante impulsion prolétaire. Pendant qu'une telle suprématie
rassurera et calmera la masse populaire, sans exiger aucune
grave compression habituelle, elle réagira sur les chefs indus-
triels de manière à les rendre de plus en plus dignes de leur
finale élévation temporelle, à mesure que leurs sentiments s'é-
pureront et que leurs vues s'élargiront.
Ainsi, les conditions de la liberté et celles de Tordre public
vont concourir à transférer révolutionnairement le pouvoir cen-
tral à quelques éminents prolétaires, tant que durera l'interrè-
gne spirituel. Leur avènement nécessaire ne répandra point
chez leurs frères une ambition perturbatrice, comme celle qu'y
excite aujourd'hui l'ardeur des richesses ; car tous sentiront ai-
sément la nature exceptionnelle et les conditions indispensables
de cette rare grandeur.
La destination d'une telle anomalie politique détermine aussi
son mode d'accomplissement. Il faut, en effet, l'affranchir de
cette routine intéressée qui, pendant la dernière génération, fît
du pouvoir local une sorte d'apprentissage obligatoire pour le
pouvoir central, quoique celui-ci fut toujours le vrai but des
ambitions parlementaires. Une irrécusable expérience a trop
confirmé, sous ce rapport, les saines indications théoriques, qui
^présentent un tel mode comme ne pouvant laisser surgir que
de vains discoureurs, dépourvus de toute véritable aptitude po-
litique, suivant le type girondin. Outre que nos prolétaires se-
202 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
raient peu propres- à triompher ainsi, on doit assurer que, s'ils
avaient le malheur d'y parvenir, ils y perdraient la rectitude et
la spontanéité qui constituent aujourd'hui leurs vrais titres à ce
commandement exceptionnel.
C'est donc d'emblée, et sans aucun circuit parlementaire,
que nos chefs prolétaires devront monter au poste temporaire
que leur assigne le positivisme. Notre marche directe vers la ré-
génération finale pourra dès lors prendre nettement son vrai
caractère, autant paisible qu'énergique, par le concours, spon-
tané et systématique, de philosophes purs de toute ambition
temporelle avec des dictateurs étrangers à toute tyrannie spiri-
tuelle. La raison publique flétrira désormais, comme étant à la
fois perturbateur et arriéré, tout docteur qui prétendra com-
mander et tout gouverneur qui voudrait enseigner. En un mot,
notre gouvernement révolutionnaire aura subi l'intime transfor-
mation qu'eût exigée celui de la Convention, si cette admirable
création politique avait pu, suivant l'intention officielle, durer
jusqu'à la paix générale.
Tel est le pacte définitif entre les vrais philosophes et les vrais
prolétaires, pour diriger la terminaison organique de la grande
révolution, par un sage prolongement du régime propre à la
Convention, en s'efforçant d'oublier toutes les traditions em-
piriques de ses divers successeurs, rétrogrades ou stationnaires.
L'esprit d'ensemble et le sentiment social dominent également
les deux éléments de cette combinaison fondamentale, garantie
nécessaire de la présente transition, et gage certain de l'avenir
normal. Si l'un d'eux en constitue le représentant spontané,
l'autre en doit devenir l'organe systématique. Les lacunes théo-
riques de nos prolétaires seront aisément réparées par les phi-
losophes, qui, sous l'irrésistible invocation de la sociabilité,
leur imposeront l'étude de la saine théorie historique, sans
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — TROISIÈME PARTIE. 203
laquelle la solidarité humaine ne serait sentie que dépourvue
de sa perpétuité caractéristique. Quoique l'insuffisance morale
des philosophes actuels offre plus d'obstacles aux prolé-
taires, la réaction populaire s'y trouvera assistée de hautes
convictions sur l'universelle prépondérance du cœur, pro-
pres à surmonter le vain orgueil qui troublerait le concert réno-
vateur.
SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
QUATRIÈME PARTIE.
IHFLUBHCI FtiMIHINB DU POSITIVISME.
Quelque ascendant que l'active adhésion des prolétaires doive
procurer à l'influence sociale des philosophes, l'impulsion ré-
génératrice exige encore un troisième élément, indiqué par la
vraie théorie de la nature humaine, et confirmé par la saine
appréciation historique de la grande crise moderne.
Notre constitution morale ne se compose pas seulement de
la raison et de l'activité, que représentent respectivement les
deux éléments philosophique et populaire. Elle est aussi ca-
ractérisée par le sentiment, où réside même son principe pré-
pondérant, suivant la théorie exposée au début de ce dis-
cours. Or, ce moteur suprême, seule base réelle de l'unité
humaine, ne se trouve point représenté d'une manière assez
directe ni assez complète dans l'alliance fondamentale que
nous venons de caractériser entre les philosophes et les prolé-
taires.
Sans doute, le sentiment social dominera l'essor décisif de
chacune de ces deux puissances. Hais sa source n'y est point
.'tssez pure ni assez intime pour que son cflicasité pût y suffire
e inspiration plus spontanée et mieux
philosophes aura beaucoup de
convictious systématiques :
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 205
mais sa propre rationnalité amortirait trop son énergie, si une
impulsion moins réfléchie ne venait habituellement la ranimer.
Quoique leur noble office public doive bientôt imprimer à leurs
sentiments une activité inconnue aux penseurs abstraits, cette
excitation collective ne peut dispenser d'émotions privées.
Mime ce que leurs mœurs gagneront au commerce des prolé-
taires ne saurait suffire pour compenser les lacunes ordinaires
de l'organisation spéculative.
D'un autre côté, si les affections propres au peuple sont plus
spontanées et plus énergiques que celles des philosophes, elles
ont, en général, moins de persévérance et de pureté. Leur
destination active ne leur permet pas d'être assez désintéressées
ni assez fixes. Tous les avantages moraux inhérents à la systé-
matisation de l'élément populaire seraient incapables d'y com-
penser les stimulations égoïstes d'une situation exigeante, sans
l'assistance naturelle d'émotions plus douces et plus constantes.
Sn dispensant les prolétaires de formuler leurs griefs ou leurs
vœux, les philosophes n'en peuvent transformer l'inévitable
personnalité.
Ainsi, l'alliance nécessaire qui dirigera notre réorganisation
manque encore d'une suffisante représentation du suprême ré-
gulateur humain. 11 n'y peut dignement entrer que d'après un
élément qui lui soit directement propre, comme l'élément phi-
losophique l'est à la raison et l'élément populaire à l'activité.
Tel sera le motif fondamental de l'indispensable adjonction des
femmes à la coalition rénovatrice, aussitôt que ses tendances
tf ses besoins deviendront assez appréciables. Ce troisième élé-
ment permettra seul à l'impulsion organique de prendre son
*ïai caractère définitif, en y assurant spontanément la subor-
dination continue de la raison et de l'activité à l'amour uni-
TOsel, de manière à prévenir autant que possible les divaga-
tions de l'une et les perturbations de l'autre.
18
206 SYSTEM DE POLITIQUE POSITIVE*
Si son incorporation offre au positivisme un moyen indispen-
sable, elle lui présente aussi un devoir inévitable, pour com-
pléter l'ensemble du mouvement moderne, auquel les femmes
sont jusqu'ici restées trop étrangères.
La révolution n'a pu encore leur inspirer que des sympathies
individuelles, sans aucune adhésion collective, d'après le ca-
ractère essentiellement négatif propre à sa première partie.
C'est surtout au moyen âge qu'elles continuent à rapporter
leurs prédilections sociales. Or, cette préférence n'est pas seu-
lement due, comme on le croit, à leurs justes regrets sur la
décadence des mœurs chevaleresques. Sans doute, le moyen
âge leur offre Tunique époque où le culte de la femme ait été
dignement organisé. Mais un motif plus intime et moins inté-
ressé détermine surtout leur attrait spontané pour ces beaux
souvenirs. L'élément le plus moral de l'humanité doit préférer
à tout autre le seul régime qui érigea directement en principe
la prépondérance de la morale sur la politique. Telle est, j'ose
l'assurer, la source secrète des principaux regrets qu'inspire
encore aux femmes l'irrévocable décomposition du système so-
cial propre au moyen âge.
Sans qu'elles dédaignent les divers progrès spéciaux que
l'humanité doit au mouvement moderne, ils ne sauraient com-
penser, à leurs yeux, la rétrogradation générale que leur
semble indiquer une vicieuse tendance à rétablir l'antique su-
prématie de la politique sur la morale. La nécessité passagère
d'une telle aberration, correspondante à la dictature tem-
porelle qu'exigea l'imperfection de la spiritualité catholique,
doit être peu appréciée, faute d'une vraie théorie historique,
par des esprits presque étrangers à la vie active. C'est donc à
tort que les femmes ont été souvent taxées de tendance rétro-
grade, en vertu de ces nobles regrets. Elles seraient mieux
fondées à nous adresser un tel reproche, pour notre aveugle
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 207
admiration du régime grec ou romain, tant placé encore au-
dessus de l'organisation catholico-féodale. Mais une telle erreur
doit surtout sa persistance à une absurde éducation, dont les
femmes sont heureusement préservées.
Quoi qu'il en soit, ces dispositions féminines représentent
naïvement la principale condition de notre vraie régénération,
le besoin de rétablir la subordination systématique de la poli-
tique à la morale, sur une base plus directe, plus étendue,
et plus durable que celle du moyen âge. Le culte de la femme
constitue dès lors un résultat caractéristique d'un tel régime.
Voilà donc à quel prix le mouvement rénovateur obtiendra
l'intime adhésion des femmes. Un tel programme ne doit
sembler rétrograde qu'aux philosophes incapables d'y satis-
faire.
Les femmes ne repoussent donc pas la révolution, mais seu-
lement le sentiment anti-historique qui domina sa première
partie, où l'aveugle réprobation du moyen âge choquait leurs
principales sympathies. Pouvaient-elles accueillir un régime
métaphysique qui semblait placer surtout le bonheur humain
dans l'exercice habituel des droits politiques, pour lesquels
aucune utopie ne leur inspirera jamais un véritable attrait?
Hais elles sympathisent profondément avec les justes réclama-
tions populaires qui caractérisent le but essentiel de la grande
crise. Leurs vœux spontanés seconderont toujours les efforts
directs des philosophes et des prolétaires pour transformer
tnfin les débats politiques en transactions sociales, en faisant
dignement prévaloir les devoirs sur les droits. Si elles regrettent
leur douce influence antérieure, c'est surtout comme s'effaçant
aujourd'hui sous un grossier égoïsme, qui n'est plus modifié
par l'enthousiasme révolutionnaire. Toutes les répugnances
qu'on leur reproche concourent donc à faire mieux ressortir
la nécessité fondamentale de dissiper enfin l'intime anarchie
208 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
morale et mentale d'où émanent tous les sujets essentiels de
leurs justes récriminations.
Afin que les femmes s'associent pleinement à la révolution,
il suffit aujourd'hui qu'elle tende directement vers sa destina-
tion organique, sans prolonger vicieusement son préambule
négatif, dont elles ne pouvaient assez comprendre la nécessité
pour en excuser les aberrations. Il faut que cette crise finale,
loin de repousser toute solidarité avec le moyen âge, se pré-
sente, suivant son vrai caractère historique, comme venant
réaliser, sur de meilleures bases, l'universelle prépondérance
qui fut alors conférée à la morale. En un mot, le positivisme
doit leur faire aimer la seconde partie de la révolution, en
fondant nos mœurs républicaines sur le sentiment chevale-
resque.
C'est uniquement ainsi que se complétera l'impulsion régé-
nératrice, qui resterait insuffisante sans l'intime concours de
l'élément humain qui représente le mieux le principe fonda-
mental du régime définitif, la prépondérance de la sociabilité
sur la personnalité. Les philosophes peuvent seuls donnera ce
principe une consistance vraiment systématique, qui le préser-
vera de toute sophistique altération. Son énergique activité ne
saurait émaner que des prolétaires, sans lesquels son application
serait presque toujours éludée. Mais les femmes doivent seules
lui procurer une entière pureté, exempte à la fois de réflexion
et d'oppression. Ainsi instituée, l'alliance rénovatrice offrira
l'image anticipée de l'état normal de l'humanité, et le type vi-
vant de notre propre nature.
Si la nouvelle philosophie ne pouvait obtenir un tel appui,
elle devrait renoncer à remplacer totalement la théologie dans
son ancien office social. Mais la théorie fondamentale exposée au
début de ce discours garantit déjà l'aptitude féminine du posi-
tivisme, encore plus directement que son efficacité populaire.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 209
Car, son principe universel/* sa manière de concevoir et de
traiter le grand problème humain, n'offrent qu'une consécra-
tion systématique des dispositions qui caractérisent spontané-
ment les femmes. A ce sexe, comme au peuple, il ouvre une
noble carrière sociale, en môme temps qu'il assure de justes
satisfactions personnelles.
En l'un et l'autre cas, ces propriétés générales, loin d'être
aucunement accidentelles, constituent la suite nécessaire de la
réalité qui distingue la nouvelle philosophie, fondant toujours
'son libre ascendant sur l'exacte appréciation de ce qui est.
D'empiriques préventions ne sauraient longtemps empêcher les
femmes de sentir que le positivisme satisfera mieux que le ca-
tholicisme à tous les besoins, non-seulement intellectuels,
mais surtout moraux et sociaux, qui les rattachent encore à un
régime dont leur judicieuse sagacité ne se dissimule point
la décrépitude. Ces préjugés résultent aujourd'hui d'une con-
fusion très-excusable entre la saine philosophie et son préam-
bule scientifique. La sécheresse si justement reprochée aux
savants se trouve ainsi imputée aux nouveaux philosophes,
dont l'esprit a dû suivre d'abord un semblable régime. Mais
l'injustice de cette extension deviendra manifeste quand le con-
tact s'établira. Les femmes reconnaîtront alors que le danger
moral de nos études scientifiques tient surtout à leur spéciali-
sation dispersive et empirique, qui repousse toujours le point
de vue social. Elles sentiront ainsi qu'une telle influence ne sau-
rait s'étendre à l'initiation philosophique, môme spontanée, où
ces diverses études ne constituent qu'une suite indispensable
d'échelons préliminaires pour s'élever dignement aux théories
sociales, afin de mieux appliquer toute notre existence au per-
fectionnement universel. Une préparation toujours rapportée à
cet unique but ne sera plus confondue par le tact féminin avec
une vie entièrement vouée aux puérilités académiques. Au
210 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
reste, l'ensemble de ce discours suffirait pleinement pour dis-
penser, à cet égard, de toute explication préalable.
Dans le régime positif, la destination sociale des femmes de-
vient aussitôt une suite nécessaire de leur vraie nature.
Ce sexe est certainement supérieur au nôtre, quant à l'attri-
but le plus fondamental de l'espèce humaine, la tendance à
faire prévaloir la sociabilité sur la personnalité. Ace titre moral,
indépendant de toute destination matérielle, il mérite toujours
notre tendre vénération, comme le type le plus pur et le plus
direct de l'Humanité, qu'aucun emblème ne représentera digne*
ment sous forme masculine. Mais une telle prééminence natu-
relle ne saurait procurer aux femmes l'ascendant social qu'on
a quelquefois osé rêver pour elles, quoique sans leur aveu.
Car leur supériorité directe quant au but réel de toute l'exis-
tence humaine se combine avec une infériorité non moins cer-
taine quant aux divers moyens de l'atteindre. Pour tous les
genres de force, non-seulement de corps, mais aussi d'esprit
et de caractère, l'homme surpasse évidemment la femme, sui-
vant la loi ordinaire du règne animal. Or, la vie pratique est
nécessairement dominée par la force, et non par l'affection, en
tant qu'elle exige sans cesse une pénible activité. S'il ne fallait
qu'aimer, comme dans l'utopie chrétienne sur une vie future
affranchie de toute nécessité matérielle, la femme régne-
rait. Mais il faut surtout agir et penser, pour lutter contre
les rigueurs de notre vraie destinée; dès lors, l'homme doit
commander, malgré sa moindre moralité. Dans toute grande
opération, le succès dépend plus de l'énergie et du talent que
du zèle, quoique cette troisième condition réagisse beaucoup
sur les deux autres.
Tel est le défaut naturel d'harmonie générale entre les trois
parties de notre constitution morale, qui condamne les femmes
à modifier par l'affection le règne spontané de la force. Le juste
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 211
instinct de leur supériorité affective leur inspire ordinairement
des désirs de domination, qu'une critique superficielle attribue
trop souvent à des penchants égoïstes. Mais l'expérience leur
rappelle toujours que, dans un monde où les biens indispen-
sables sont rares et difficiles, l'empire appartient nécessaire-
ment au plus puissant, et non pas au plus aimant, qui pour-
tant en serait plus digne. Ce conflit continu aboutit seulement
à une modification permanente de la prépondérance masculine.
L'homme s'y prête d'autant mieux, indépendamment de toute
sensualité, qu'une secrète appréciation lui indique la supério-
rité naturelle de la femme quant au principal attribut de l'hu-
manité. Usent que son propre empire tient surtout aux exigences
de notre situation, qui nous impose toujours des opérations diffi-
ciles, où l'égoïsme agit davantage que la sociabilité. C'est ainsi
que, dans toutes les sociétés humaines, la vie publique appar-
tient aux hommes, et l'existence des femmes est essentielle-
ment domestique. Loin d'effacer cette diversité naturelle, la
civilisation la développe sans cesse, en la perfectionnant,
comme je l'indiquerai ci-dessous.
De là résulte la similitude fondamentale de la condition so-
ciale des femmes avec celles des philosophes et des prolétaires ;
de manière à expliquer la solidarité nécessaire entre ces trois
éléments indispensables du pouvoir modérateur.
Envers les philosophes, l'analogie provient de ce que la môme
fotalité, qui empoche les femmes de prévaloir eu vertu de leur
supériorité affective, prive encore plus les penseurs de la domi-
nation qu'ils croient due à leur prééminence théorique. Si nos
besoins matériels étaient plus faciles à satisfaire, la prépondé-
rance pratique entraverait moins la puissance intellectuelle.
Mais, dans cette hypothèse, la suprématie conviendrait davan-
tage à l'élément féminin. Car notre raison se développe surtout
pour éclairer l'activité ; son essor propre est peu sollicité par
212 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
notre constitution cérébrale. L'amour seul conserverait alors
son inaltérable spontanéité. Ainsi, l'empire du monde réel
appartient encore moins aux êtres pensants qu'aux êtres aimants,
quoique l'orgueil doctoral soit moins résigné que la vanité fé-
minine. Malgré ses prétentions, la force intellectuelle n'est pas,
au fond, plus morale que la force matérielle. Chacune d'elles
ne constitue qu'un moyen, dont la moralité dépend de son em-
ploi. Il n'y a de directement moral, dans notre nature, que l'a-
mour, qui seul tend immédiatement à faire prévaloir la sociabi-
lité sur la personnalité. Si donc l'amour ne peut dominer, à
quel titre l'esprit régnerait-il? Toute suprématie pratique
appartient à l'activité. La raison est ainsi réduite, encore
plus que le sentiment, à modifier la vie réelle. Voilà comment
l'élément philosophique se trouve exclu du pouvoir directeur,
au moins autant que l'élément féminin. Dans sa vaine lutte
pour régner, l'esprit n'aboutit jamais qu'à modifier. L'impossi-
bilité de prévaloir devient même la source de sa moralité indi-
recte, que corromprait sa chimérique domination. Il peut amé-
liorer beaucoup Tordre spontané, mais à la condition de le
respecter toujours. Son aptitude systématique le destine à lier
entre eux tous les éléments sociaux que leur nature dispose aussi
à modifier heureusement la prépondérance matérielle. C'est
ainsi que l'influence féminine devient l'auxiliaire indispensable
de tout pouvoir spirituel, comme le moyen âge Ta tant montré.
Sa solidarité naturelle avec l'élément populaire se caractéri-
sera en complétant cette analyse sociologique de la puissance
morale.
D'abord purement affective, la force modératrice devient en-
suite rationnelle, quand l'esprit s'y rallie, faute de pouvoir ré-
gner. Il ne lui reste alors qu'à devenir active, par l'accession
spontanée de la masse prolétaire. Or, ce complément indispen-
sable résulte de ce que le peuple, quoique formant la base né-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 213
cessaire du pouvoir pratique, demeure autant étranger que les
deux autres éléments au gouvernement politique.
La force proprement dite, celle qui régit les actes sans régler
les volontés, émane de deux sources très-distinctes, le nombre
et la richesse. Quoique réputé plus matériel que l'autre, le
jpremier élément comporte, au fond, plus de moralité, parce
«jue, résulté d'un concours, il suppose une certaine conver-
gence de sentiments et de pensées, moins compatible avec la
prépondérance de l'égoïsrae que le pouvoir immédiat de la for-
lune. Mais, à ce titre même, sa nature est trop indirecte et trop
précaire pour qu'il puisse habituellement prévaloir. Il se trouve
exclu du gouvernement politique et réduit à l'influence morale,
par une dernière conséquence de la nécessité matérielle qui
impose une pareille situation sociale aux femmes et aux philo-
sophes. La prépondérance fondamentale des besoins corporels
procure un ascendant immédiat à la richesse, entant qu'elle
fournit les moyens d'y satisfaire. Caries riches sont les déposi-
taires naturels des matériaux élaborés par chaque génération
pour faciliter l'existence et préparer les travaux de la suivante.
Ainsi, chacun d'eux condense spontanément un pouvoir pra-
tique contre lequel aucune multitude ne saurait prévaloir que
tans des cas exceptionnels. Cette nécessité se manifeste même
chez les peuples militaires, où l'influence numérique, quoique
plus directe, affecte seulement le mode d'acquisition. Mais l'état
industriel, où la violence cesse d'être une source habituelle de
richesse, rend surtout sensible une telle loi sociale. Loin de
diminuer par le progrès de la civilisation, son influence natu-
relle augmente nécessairement, à mesure que l'accroissement
continu des capitaux multiplie les moyens de faire subsister ceux
qui ne possèdent rien. C'est seulement en ce sens que restera tou-
jours vraie la maxime immorale de l'antiquité : Paucis nascitur
humanxtm genus. Ainsi privée de la puissance politique, la masse
214 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
prolétaire devient de plus en plus, chez les modernes, un élé-
ment indispensable de la puissance morale, comme l'a expliqué
la troisième. partie de ce discours. Sa moralité, encore plus
indirecte que celle de l'élément philosophique, suppose davan-
tage la subalternité pratique. Quand le gouvernement passe,
par exception, à la multitude, c'est la richesse qui prend, contre
sa nature, une sorte de moralité, d'après son aptitude à tempé-
rer une prépondérance alors violente. Nous avons ci-dessus
reconnu que les éminenles qualités, de cœur et d'esprit, pro-
pres aux prolétaires modernes, résultent surtout de leur posi-
tion sociale. Elles s'altéreraient beaucoup si l'autorité pratique
inhérente à la richesse se trouvait habituellement transférée au
nombre.
Telle est, en aperçu, la théorie positive de la force morale
destinée à modifier le règne spontané de la force matérielle,
par le concours nécessaire des trois éléments sociaux qui restent
extérieurs à l'ordre politique proprement dit. De cette combi-
naison fondamentale résulte notre principale ressource pour
résoudre, autant que possible, le grand problème humain, la
prépondérance habituelle de la sociabilité sur la personnalité.
Les trois éléments naturels de ce pouvoir modérateur lui pro-
curent chacun des qualités indispensables. Sans le premier, il
manquerait de pureté et de spontanéité ; sans le second, de con-
stance et de sagesse ; sans le dernier, d'énergie et d'activité.
Quoique l'élément philosophique ne soit ni le plus direct ni le plus
efficace, c'est pourtant lui qui caractérise un tel pouvoir, parce
que seul il en systématise la constitution et en éclaire l'exercice,
suivant les vraies lois de l'existence sociale. A ce titre d'organe
systématique de la force modératrice, la puissance spirituelle
lui a imposé son propre nom. Mais une telle dénomination tend
à suggérer une fausse idée de la nature d'un pouvoir encore
plus moral qu'intellectuel. En respectant une précieuse tradi-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 215
tion historique, le positivisme rectifiera pourtant cet usage,
émané d'un temps étranger à toute théorie sociale, et où l'es-
prit était supposé le centre de l'unité humaine.
Les femmes constituent donc, dans le régime positif, la source
domestique du pouvoir modérateur, dont les philosophes de-
viennent l'organe systématique, et les prolétaires la garantie po-
litique. Quoique l'institution de cette combinaison fondamentale
appartienne à l'élément rationnel, il ne doit jamais oublier
que sa propre participation est moins directe que celle de
l'élément affectif et moins efficace que celle de l'élément actif.
Son ascendant social n'est possible qu'à la condition de
s'appuyer toujours sur le sentiment féminin et l'énergie popu-
laire.
Ainsi, l'obligation d'associer aujourd'hui les femmes au grand
mouvement de régénération, loin de susciter aucune entrave à
la philosophie qui doit y présider, lui fournit, au contraire,
un puissant moyen, en manifestant la vraie constitution de la
force morale destinée à régler l'exercice de toutes les autres
puissances humaines. L'avenir normal se trouve alors inauguré
déjà autant que le permet la transition actuelle, puisque
l'impulsion rénovatrice résulte du môme concours fondamental
C[ui ensuite, plus développé et mieux ordonné, caractérisera
surtout le régime final. Cet état définitif de l'humanité s'an-
nonce ainsi comme pleinement conforme à notre propre na-
ture, où le sentiment, la raison, et l'activité correspondent
exactement, soit isolés, soit combinés, aux trois éléments né-
cessaires, féminin, philosophique, et populaire, de l'alliance ré-
génératrice.
Tous les âges sociaux permettent de vérifier, plus ou moins
distinctement, une telle théorie, dont les trois faces résultent
toujours de là même nécessité fondamentale, relative à la loi
biologique qui subordonne la vie de relation à la vie de nutri-
216 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
tion. Mais c'est surtout ici que convient le principe général (le
progrès est le développement de tordre) indiqué, dans la seconde
partie de ce discours, pour lier, en sociologie, chaque spécu-
lation dynamique à la conception statique correspondante. Car,
l'évolution humaine accroît toujours l'influence modératrice
de la force morale, soit par l'essor spécial de ses trois élé-
ments, soit en consolidant leurs concours. La belle observa-
tion historique de Robertson sur l'amélioration graduelle du
sort des femmes n'est qu'un cas particulier de cette loi socio-
logique. Tous ces progrès ont pour principe commun la loi
biologique qui diminue la prépondérance de la vie végétative
sur la vie animale à mesure que l'organisme s'élève et se déve-
loppe.
Dans les divers modes du régime polythéique de l'antiquité,
le pouvoir modérateur resta toujours réduit à l'influence do-
mestique de l'élément féminin, sans aucune assistance publique
de la force intellectuelle, qui était encore réunie constamment
à la prépondérance matérielle, d'abord comme source, puis
comme instrument. Au moyen âge, le catholicisme occidental
ébaucha la systématisation de la puissance morale, en superpo-
sant à l'ordre pratique une libre autorité spirituelle, habituelle-
ment secondée par les femmes. J'ai indiqué, dans la troisième-
partie de ce discours, comment l'évolution moderne a seule
permis de compléter l'organisation du pouvoir modérateur, en
faisant enfin surgir son élément le plus énergique, d'après l'in-
tervention sociale propre à nos prolétaires. La force morale,
d'abord réduite à sa source affective, et devenue ensuite ration-
nelle, peut ainsi se rendre active, sans perdre son caractère
fondamental, puisqu'elle reste uniquement composée d'in-
fluences extérieures à l'ordre politique proprement dit. Toutes
persuadent, conseillent, et jugent : mais aucune ne commande
jamais, sauf les cas exceptionnels. Dès lors, la mission sociale
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 217
du positivisme consiste surtout à systématiser la combinaison
spontanée de ces trois éléments nécessaires, en développant
la destination propre à chacun d'eux.
Malgré les préventions actuelles, la nouvelle philosophie
est de nature à remplir toutes les conditions de cet office fon-
damental. Une telle aptitude est assez constatée dans les pré-
cédentes parties de ce discours, envers l'élément philosophique
et l'élément populaire, soit séparés, soit combinés. Il ne me
reste ici qu'à la caractériser directement pour l'élément fé-
minin.
Cette explication résulte spontanément du principe affectif
posé, au début de ce discours, comme base universelle du po-
sitivisme. En fondant l'ensemble de la saine philosophie sur la
prépondérance systématique du cœur, on appelle aussitôt les
femmes à former une partie essentielle du nouveau pouvoir spi-
rituel. La spiritualité catholique ne pouvait voir en elles que de
précieux auxiliaires; parce que sa source directe était indépen-
dante de leur concours. Mais la spiritualité positive les apprécie
comme élément indispensable, puisqu'elles y constituent lare-
présentation la plus naturelle et la plus pure de son principe
fondamental. Outre leur influence domestique, elles y sont sur-
tout destinées à ramener les deux autres éléments à cette com-
mune unité, qui d'abord émana d'elles, et dont chacun d'eux
est souvent disposé à s'écarter.
Quelle que doive être, sur de vrais philosophes, la puissance
des démonstrations qui établissent la prépondérance logique et
scientifique du point de vue social, laquelle conduit ensuite à
faire systématiquement prévaloir le cœur sur l'esprit, un tel en-
chaînement ne saurait les dispenser d'une stimulation directe de
l'amour universel. Eux-mêmes connaissent tellement le peu
d'efficacité pratique des influences purement intellectuelles que,
dans l'intérêt de leur propre mission, ils n'éluderont jamais
218 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
cette douce nécessité. J'ose dire l'avoir dignement sentie, quand
j'écrivais, le II mars 1846, à celle qui, malgré la mort, sera
toujours mon immuable compagne : « Pour devenir un parfait
» philosophe, il me manquait surtout une passion, à la fois
» profonde et pure, qui me fit assez apprécier le côté affectif
» de l'humanité. » De telles émotions exercent une admirable
réaction philosophique, en plaçant aussitôt l'esprit au vrai point
de vue universel, où la voie scientifique ne peut l'élever que
par une longue et difficile élaboration, après laquelle sa verve
épuisée l'empêche de poursuivre activement les nouvelles con-
séquences du principe ainsi établi. L'essor direct du cœur sous
l'impulsion féminine n'est donc pas seulement indispensable à
l'ascendant social d'une philosophie qui ne pourrait jamais
devenir populaire si so» intime adoption devait exiger la sa-
vante initiation qui prépara sa formation originale. Cette
influence habituelle est même nécessaire aussi à tous ses or-
ganes systématiques, afin d'y contenir la tendance naturelle
des spéculations abstraites à dégénérer en d'oiseuses divaga-
tions, toujours plus faciles à poursuivre que les saines recher-
ches.
Pour sentir, à cet égard, la supériorité spontanée du nou-
veau spiritualisme , il suffirait de remarquer que l'ancien se
trouvait radicalement privé de cette salutaire impulsion, par
le célibat sacerdotal, d'ailleurs indispensable au système ca-
tholique. Car, Tinfluence féminine ne pouvait ainsi s'exercer
qu'en dehors de la corporation spirituelle, sans perfectionner
directement ses propres membres, comme l'énergique satire
d'Arioste la justement signalé. Sauf les cas exceptionnels, on
ne devait poiut compter sur l'efficacité morale des affections
contraires à la règle, puisque leur réaction sacerdotale était
nécessairement corruptrice, en suscitant une hypocrisie habi-
tuelle.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 219
Hais la comparaison directe des deux spiritualités, quant à
leur caractère fondamental, montre encore mieux combien la
nouvelle sera plus propre que l'ancienne à développer digne-
ment, dans toutes les classes, l'influence morale des fenuMS»
Xe principe affectif du positivisme est, en effet, nécessaire-
ment social, tandis que celui du catholicisme ne, put être
qu'essentiellement personnel. Chaque croyant y poursuivait tou-
jours un but purement individuel, dont l'incomparable pré-
pondérance tendait à comprimer toute affection qui ne s'y
rapportait pas. A la vérité, la sagesse sacerdotale, digne or-
gane de l'instinct public, y avait intimement rattaché les prin-
cipales obligations sociales, à titre de condition indispensable
du salut personnel. Mais cette excitation indirecte ne fournis-
sait une issue régulière à nos meilleurs sentiments qu'en alté-
rant beaucoup leur spontanéité, et même leur pureté. La
récompense infinie, promise ainsi à tous les sacrifices, ne pou-
vait jamais permettre une affection pleinement désintéressée,
qui eût exigé une renonciation impossible, et d'ailleurs sacri-
lège, à une inévitable perspective, dont la personnalité
nécessaire venait souiller tout dévouement spontané. C'est
d'un tel régime qu'est sortie une ignoble théorie morale, dé-
venue si dangereuse entre les mains des métaphysiciens, qui
conservèrent son vicieux principe, en annulant ses correctifs
théologiques. En appréciant même la plus parfaite pureté que
comportât réellement l'amour de Dieu, on reconnaît que ce
sentiment ne pouvait être social que d'une manière indirecte,
par l'identité du but ainsi assigné à tous les cœurs. Mais, au
fond, son caractère propre était tellement égoïste, que sa
prépondérance exigeait, comme type de la perfection, le sa-
crifice complet de toute autre affection quelconque. Cette ten-
dance est très-appréciable chez les plus éminents organes de
l'esprit et du sentiment chrétiens. Elle se manifeste surtout
220 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
dans l'admirable poésie de ce moine, aussi tendre que sublime,
qui a le mieux caractérisé l'idéal catholique. Ma méditation
journalière de cette composition sans pareille, si digne d'être
embellie par notre grand Corneille, m'a souvent conduit à sen-
tir combien un tel régime avait dénaturé la générosité natu-
relle d'un cœur qui, malgré tant d'entraves, s'élance parfois à
Ja plus pure ardeur. Il faut que la spontanéité de nos affec-
tions pleinement désintéressées soit beaucoup plus prononcée
qu'on ne l'a jamais supposé, puisqu'elles n'ont pas cessé de se
développer sous une discipline aussi oppressive, qui prévalut
pendant douze siècles.
D'après sa conformité nécessaire avec l'ensemble de notre
nature, le régime positif peut seul consacrer l'essor direct, à
la fois privé et public, de cet admirable attribut de l'humanité,
resté jusqu'ici à l'état rudimentaire, faute d'une digne culture
systématique. L'excitation catholique du cœur se trouvait es-
sentiellement hostile à l'esprit, qui, de son côté, tendait né-
cessairement à secouer un tel joug. Au contraire, la discipline
positive établit naturellement l'harmonie la plus complète et la
plus active entre le sentiment et la raison.
La réflexion y tend toujours à fortifier la sociabilité, en
rendant familière la liaison réelle de chacun à tous. Notre in-
telligence ne pouvant garder les impressions qui ne sont pas
systématisées, l'absence de théorie sociale l'empêche encore
d'apercevoir nettement cette solidarité habituelle, que les cas
exceptionnels peuvent seuls lui dévoiler. Mais l'éducation po-
sitive, où domine toujours le point de vue social, rendra na-
turellement une telle appréciation plus familière qu'aucune
autre, parce que toute notre existence réelle, tant individuelle
que collective, se lie sans cesse à ces phénomènes. La fascina-
tion théologique ou métaphysique peut seule inspirer et ac-
cueillir ces vaines explications doctorales où Ton attribue si
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 221
souvent à l'homme ce qui ne convient qu'à l'humanité. Quand
une saine théorie permettra de voir nettement ce qui est, cha-
cun n'aura qu'à contempler sa propre existence, physique 9
intellectuelle, ou morale, pour sentir continuellement ce qu'il
doit à l'ensemble de ses prédécesseurs et de ses contemporains.
Celui qui se croirait indépendant des autres, dans ses affec-
tions, ses pensées, ou ses actes, ne pourrait même formuler
on tel blasphème sans une contradiction immédiate, puisque
son langage ne lui appartient pas. La plus haute intelligence
est incapable isolément de construire la moindre langue, qui
exige toujours la coopération populaire de plusieurs générations.
H serait ici superflu de caractériser davantage l'évidente ten-
dance du véritable esprit positif à développer systématique-
ment la sociabilité, en nous rappelant toujours que l'ensemble
est seul réel, les parties ne pouvant avoir qu'une existence
abstraite.
Outre cette heureuse réaction continue de l'esprit sur le
cœur, l'état final de l'humanité doit procurer à nos meilleurs
sentiments une culture plus pure, plus directe, et plus active
que sous aucun régime antérieur. C'est uniquement ainsi que
les affections bienveillantes peuvent être enûn dégagées de tout
calcul personnel. Elles tendront à prévaloir, autant que le com-
porte notre imparfaite nature, comme étant à la fois plus satis-
faisantes et mieux développables que toutes les autres. Descœurs
étrangers aux terreurs et aux espérances théologiques peuvent
seuls goûter pleinement le vrai bonheur humain, l'amour pur
et désintéressé, dans lequel consiste réellement le souverain
bien, que cherchèrent si vainenent les diverses philosophies
antérieures. Sa prééminence nécessaire serait assez caractérisée
par cette unique observation, dont toute aine sensible trou-
vera aisément la confirmation personnelle : il est encore meil-
leur d'aimer que d'être aimé. Quoiqu'une telle appréciation
10
422 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
doive aujourd'hui sembler exaltée, elle est directement con-
forme à notre véritable nature, toujours mieux affectée comme
active que comme passive. Or, le bonheur d'être aimé ne pevf
jamais être exempt d'un retour égoïste : comment ne serions-
nous par fiers d'avoir obtenu l'attachement de la personne que
nous préférons à toute autre? Si donc aimer nous satisfait
mieux, cela constate la supériorité naturelle des affections
pleinement désintéressées. Notre infirmité radicale consiste sur-
tout en ce qu'elles sont spontanément beaucoup trop inférieures
aux penchants égoïstes, indispensables à notre conservation.
Mais, quand une fois elles ont été excitées, même d'après un
motifs d'abord personnel, elle tendent à se développer davan-
tage, en vertu de leur propre douceur. Chacun de nous y est
d'ailleurs invité et secondé par tous les autres, qui, au con-
traire, compriment nécessairement ses impulsions égoïstes. On
conçoit ainsi comment, sans aucune exaltation exceptionnelle,
le régime positif pourra systématiser ces tendances naturelles,
de manière à imprimer à nos instincts sympathiques une acti-
vite habituelle qu'ils ne pouvaient avoir jusqu'ici. Une fois
dégagé de l'oppression théologique et de la sécheresse métaphy-
sique, notre cœur sent aisément que le bonheur réel, tant privé
que public, consiste surtout à développer autant que possible la
sociabilité, en n'accordant à la personnalité que les satisfac-
tions indispensables, à titre d'infirmités inévitables. C'est ainsi
que le positivisme convient directement à tous les êtres et à
toutes les situation?. Dans les moindres relations, comme en-
vers les plus précieuses, l'humanité régénérée pratiquera bien-
tôt cette évidente maxime : donner vaut mieux que recevoir.
A son tour, cette excitation continue du cœur exercera sur
l'esprit une heureuse réaction, spécialement confiée aux
femmes. Je l'ai assez caractérisée déjà pour être ici dispensé d'y
insister davantage, puisque le sentiment m'a seul fourni le
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 223
Vrai principe de toute la systématisation positive, même men-
tale. L'unique remarque que je doive maintenant ajoutera ces
indications fondamentales, concerne l'admirable aptitude d'une
telle marche à surmonter aisément les plus hautes difficultés
philosophiques. Au nom du cœur, on peut imposer aussitôt à
l'esprit un régime scientifique dont il contesterait longtemps la
convenance, si elle ne lui était signalée que par un examen
rationnel. Qu'on tente, par exemple, de démontrer à un pur
géomètre, même éminent et consciencieux, la supériorité
logique et scientifique des spéculations sociales sur toutes les
autres contemplations réelles, on ne le convaincra qu'après de
longs efforts, qui auront épuisé ses facultés inductives et dé-
ductives. Au contraire, le sentiment indiquera directement, au
prolétaire ou à la femme sans culture, la vérité de ce grand
principe encyclopédique, dont leur raison fera aussitôt d'activés
applications familières. C'est seulement ainsi que les hautes
notions philosophiques peuvent vraiment prévaloir partout, et
qu'on peut obtenir de tous les études indispensables à leur
efficacité sociale. L'instinct sympathique est encore plus propre
à exciter activement l'esprit d'ensemble qu'à en subir dignement
la juste influence. Aussi, quand l'éducation positive aura pré-
valu, les conditions morales seront fréquemment invoquées
comme garanties de la véritable aptitude intellectuelle. La sa-
gesse révolutionnaire de la Convention pressentit, à sa manière,
nne telle solidarité, en osant placer quelquefois les titres répu-
blicains au-dessus des épreuves scientifiques. Quoiqu'une sem-
blable pratique devint aisément illusoire, et même abusive,
tant que la morale universelle n'est pas systématisée, le repro-
che de tendance rétrograde conviendrait davantage à l'usage
actuel, qui ne fait nullement concourir le cœur aux garanties
professionnelles, toujours demandées uniquement à l'esprit.
Mais ces aberrations s'expliquent historiquement, par la nature
224 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
oppressive des seules croyances qui aient pu jusqu'ici présider
à la culture directe du sentiment. Le fatal antagonisme qui
dure, depuis la fin du moyen âge, entre l'esprit et le cœur, ne
peut trouver d'issue que dans le régime positif; aucun autre
n'est capable de subordonner dignement la raison au sentiment,
sans nuire à leur propre essor, comme je l'ai établi au début de
ce discours. Dans sa vaine suprématie actuelle, l'esprit est, au
fond, notre principal perturbateur. Il ne peut devenir vraiment
organique qu'en abdiquant au profit du cœur. Mais cette abdi-
cation ne comporte d'efficacité qu'à la condition d'être parfai-
tement libre. Or, le positivisme est seul susceptible d'un tel
résultat, parce qu'il le fonde sur le principe môme que la raison
invoque à l'appui de ses prétentions, la démonstration réelle,
que l'esprit ne saurait récuser sans avouer sa personnalité. Tout
autre remède, théologique ou métaphysique, augmenterait né-
cessairement le mal, en provoquant aussitôt l'intelligence à de
nouvelles insurrections contre le sentiment.
Meilleurs juges que nous dans l'appréciation morale, les
femmes sentiront, à ces divers titres, que la supériorité affective
du positivisme, envers les autres philosophies quelconques, est
encore plus prononcée que sa prééminence spéculative, désor-
mais incontestable. Elles parviendront bientôt à cette conclu-
sion, quand elles auront cessé de confondre la nouvelle philo-
sophie avec son préambule scientifique.
Quoique leur esprit soit moins apte que le nôtre aux induc-
tions très-générales et aux déductions fort prolongées, en un
mot, à tous les efforts abstraits, il est, d'ordinaire, mieux dis-
posé à sentir cette combinaison de la réalité avec l'utilité qui
caractérise la positivité. Leur raison se rapproche beaucoup, à
cet égard, de celle des prolétaires, avec le commun avantage
d'être heureusement étrangère à notre absurde éducation ac-
tuelle. Mais elles ont de plus que le peuple une situation nor-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 225
maie très-favorable au juste essor spontané de la vie contem-
plative, d'après leur indépendance habituelle du mouvement
pratique. En ce sens, leur esprit se trouve naturellement dis-
posé à la saine philosophie, qui exige une attention désih*
téressée sans indifférence. Leur affinité mentale avec les vrais
philosophes est, au fond, très-supérieure à celle des savants
proprement dits, parce que la généralité y est autant goûtée
que la positivité, seule grossièrement appréciée chez ceux-ci.
C'est aux femmes que Molière d'estina l'admirable formule ra-
tionnelle que j'ai appliquée aux prolétaires. Aussi la première
ébauche systématique de la nouvelle philosophie, sous la grande
impulsion de Descartes, fut-elle avidement accueillie déjà par
l'esprit féminin. Cette affinité fondamentale s'est hautement
manifestée, quoique la synthèse positive dût s'interdire encore
toutes les hautes spéculations morales et sociales. Pourrait-elle
donc ne pas se développer beaucoup lorsque le positivisme,
enfin complet, a pour principal domaine le sujet le plus digne
des méditations des deux sexes?
Ia nouvelle philosophie peut ainsi compter l'esprit féminin
comme la raison populaire parmi les auxiliaires naturels sans
lesquels elle ne surmonterait jamais les profondes répugnances
do nos classes cultivées, surtout en France, où son essor dé-
cisif doit pourtant s'accomplir.
Mais cette indispensable assistance dépendra davantage des
sympathies morales que des affinités intellectuelles, aussitôt
(pie les femmes apprécieront directement le positivisme, d'après
sa supériorité affective sur le catholicisme du moyen âge. Le
cœur alors les poussera surtout vers la seule philosophie qui
systématise dignement l'universelle prépondérance du senti-
ment. Aucun régime ne peut leur inspirer autant d'attrait que
celui qui les représente comme la personnification spontanée du
vrai principe fondamental de l'unité humaine, ainsi placée sous
226 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
leur garantie spéciale. Si elles semblent aujourd'hui regretter
le passé, c'est uniquement faute de trouver ailleurs la juste
satisfaction de leurs précieux instincts sociaux. Le caractère
général du régime catholique convient, au fond, encore moins
au sentiment féminin qu'à la raison masculine, car il choque
directement l'attribut dominant du cœur de la femme. Dans la
prétendue perfection morale du christianisme, on a toujours
confondu la tendresse avec la pureté. A la vérité, l'amour ne
saurait être profond s'il n'est pas pur. Mais c'est en ce seul sens
que le régime catholique favorisa l'essor de la véritable passion,
tandis que le polythéisme consacrait surtout les appétits. Le
christianisme a d'ailleurs trop prouvé que la pureté, poussée
même jusqu'au fanatisme, peut exister sans aucune tendresse.
Telle est aujourd'hui sa principale efficacité féminine, depuis
que l'impulsion chevaleresque ne corrige plus l'austérité chré-
tienne. Au fond, le régime polythéique était beaucoup plus
favorable à la tendresse, quoiqu'elle y manquât de pureté. La
systématisation catholique des sentiments avait pour centre une
affection radicalement égoïste, qui choquait surtout les meil-
leurs penchants du cœur féminin. Outre que l'amour divin y
poussait chacun à l'isolement monastique, sa prépondérance
était directement opposée à la tendresse mutuelle. Forcé d'ai-
mer sa dame à travers son Dieu, le chevalier ne pouvait suivre
dignement, sans une contradiction sacrilège, les meilleures
inspirations de son cœur, toujours amorties par une telle inter-
position. Ainsi, loin d'être vraiment intéressées à la perpétuité
du régime ancien, les femmes se sentiront bientôt poussées
spécialement à son irrévocable désuétude, au nom même de
leurs sentiments caractéristiques. Cette inévitable tendance se
manifestera quand les conditions morales, naturellement placées
sous leur juste sollicitude, ne seront plus compromises par une
sociabilité toute matérielle. Or, le positivisme offre pleinement,
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 227
à leur cœur encore mieux qu'à leur esprit, cette indispensable
garantie. D'après une profonde connaissance de notre vraie na-
ture, il peut seul combiner dignement la naïve tendresse du
polythéisme avec la précieuse pureté du catholicisme, sans
craindre les diverses perturbations sophistiques propres à l'anar-
chie actuelle. En subordonnant Tune à l'autre ces ceux quali-
tés fondamentales du cœur féminin, il n'hésitera point à placer
la tendresse au-dessus de la pureté, comme se rapportant
mieux au vrai but général du perfectionnement humain, la pré-
pondérance de la sociabilité sur la personnalité. Toute femme
sans tendresse constitue une monstruosité sociale, encore plus
que tout homme sans courage. Eût-elle d'ailleurs beaucoup
d'intelligence, et même d'énergie, son mérite ne pourra dès lors
qu'aboutir, d'ordinaire, à son propre détriment et à celui
d'autrui, à moins d'être annulé par une discipline théologique.
Son caractère ne lui inspirera qu'une vaine insurrection contre
toute autorité réelle, et son esprit ne s'occupera qu'à forger
des sophismes subversifs, comme notre anarchie le montre trop
souvent.
D'après l'ensemble de la théorie précédente, le régime po-
sitif offre donc aux femmes une noble destination sociale, à la
fois publique et privée, pleinement conforme à leur vraie na-
ture. Sans sortir de la famille, elles doivent, à leur manière,
participer au pouvoir modérateur avec les philosophes et les
prolétaires, en renonçant, encore mieux qu'eux, à tout pou-
voir directeur, même domestique. Elles constituent, en un
mot, les prêtresses spontanées de l'Humanité, comme l'in-
diquera davantage la fin de ce discours. Leur office consiste
surtout à cultiver directement le principe affectif de l'unité
humaine, dont elles offrent spécialement la plus pure person-
nification.
A ce titre, leur influence publique doit s'étendre à toutes les
H8 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
classes, pour y rappeler toujours la prépondérance fonda-
mentale du sentiment sur la raison et sur l'activité. J*ai
assez indiqué comment elles réagiront ainsi envers les phi-
losophes, qui, à moins d'être indignes de leur propre mission,
sentiront le besoin personnel d'aller souvent retremper leur
Ame à cette source spontanée de la vraie sociabilité, afin de
mieux combattre la sécheresse et la divagation qui tendent
à résulter de leurs habitudes. Le sentiment, quand il est pur
et profond, rectifie de lui-même ses abus naturels, parce
qu'ils nuisent nécessairement au bien qu'il poursuit toujours.
Mais, au contraire, les abus de la raison et ceux de l'activité
ne peuvent être signalés, et surtout corrigés, que par l'amour,
qui seul en souffre directement. De là résulte un devoir naturel
de douce remontrance habituelle de l'élément féminin envers
les deux autres éléments du pouvoir modérateur, pour les ra-
mener au principe fondamental, confié à sa garde spéciale,
en redressant, chez chacun d'eux, les vices auxquels il est
enclin.
Quant aux prolétaires, cette influence féminine est donc
destinée surtout à combattre leur tendance spontanée à abuser
de leur énergie caractéristique afin d'obtenir par la violence ce
qu'ils devraient attendre d'un libre assentiment. Malgré les
difficultés d'une telle mission, les femmes y trouveront moins
d'obstacles qu'à rectifier chez les philosophes l'abus du raison-
nement. Il y a peu d'exemples jusqu'ici de philosophes ainsi
détournés d'argumenter quand il faut sentir. Au contraire,
quoique l'action féminine ne soit aujourd'hui nullement systé-
matisée, elle redresse fréquemment, dans le peuple, l'abus
de l'énergie. Cette différence tient, sans doute, à l'absence ac-
tuelle de vrais philosophes, puisqu'on ne peut qualifier ainsi
de vains sophistes et rhéteurs, psychologues ou idéologues,
incapables d'aucune méditation réelle. Ûais, en outre, il faut
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 229
surtout l'attribuer au caractère dominant de chaque classe.
L'orgueil doctoral sera toujours moins disposé que la violence
populaire à l'efficacité du correctif féminin ; car le prolétaire
est mieux animé que le philosphe par le principe affectif,
dont l'invocation directe constitue la seule arme des femmes.
Un sophisme leur offre beaucoup plus d'obstacles qu'une pas-
sion. L'influence féminine, dignement subie par l'instinct pro-
létaire, constitue réellement notre principale garantie contre
les immenses perturbations sociales que semble devoir sus-
citer l'anarchie actuelle des intelligences. Quoique l'esprit ne
puisse rectifier des sophismes subversifs, le cœur sait nous
préserver des désordres qu'ils provoquent. L'admirable incon-
séquence dont j'ai félicité nos communistes en offre une preuve
décisive; Au milieu d'aberrations théoriques qui tendent invo-
lontairement à dissoudre ou à paralyser la société, de nom-
breux prolétaires nous offrent ainsi le spectacle journalier d'une
tendre vénération pour les femmes, qui n'a d'équivalent chez
aucune autre classe actuelle. 11 importe d'insister sur ces heureux
exemples, non-seulement pour rendre justice à une secte mal
appréciée, mais surtout afin de sentir les grandes ressources
morales que nous promet l'avenir normal, d'après ces mani-
festations spontanées d'un état anarchique. Les prédications
doctorales n'ont eu, certes, aucune part à ce précieuxrésultat,
qu'elles tendent plutôt à empocher, en fortifiant, par d'absurdes
réfutations, les aberrations même qu'elles attaquent. Nous en
sommes entièrement redevables au sentiment populaire, digne-
ment excité sous l'impulsion spontanée des femmes. Les popu-
lations protestantes, où leur influence est moindre, sont
aujourd'hui plus exposées aux ravages pratiques du commu-
nisme métaphysique. Aux femmes surtout nous devons aussi
le peu d'atteintes réelles qu'éprouve la constitution de la fa-
mille humaine, malgré un républicanisme profondément ré-
230 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
trograde, quji rêve, comme type de la j sociabilité moderne,
l'absorption exceptionnelle de la famille par la patrie chez
quelques antiques peuplades.
Cette heureuse tendance à la rectification pratique de toutes
Jes aberrations morales est tellement propre aux femmes qu'elle
s'étend même à des séductions systématiques que la gros-
sièreté masculine juge irrésistibles. Les funestes effets du di-
vorce sont atténués, depuis trois siècles, dans l'Allemagne
protestante, par les répugnances spontanées de l'instinct fé-
minin. C'est ainsi que se trouvent contenues aujourd'hui les
atteintes encore plus profondes dont l'institution fondamentale
du mariage est menacée, d'après les facilités que notre anar-
chie offre à l'esprit métaphysique pour rajeunir ses antiques
divagations. Aucun de ces rêves n'a pu sérieusement réussir
parmi les femmes, quoique tous semblassent très-propres à les
séduire. Dans leur impuissance à réfuter de tels sophismes, que
la vrais science sociale peut seule résoudre, nos docteurs anar-
chiques se persuadent aisément que la raison féminine y devra
succomber. Mais heureusement les femmes, comme les prolé-
taires, ne jugent alors que par le sentiment, qui les guide
bien mieux qu'une intelligence dépourvue maintenant de tout
principe propre à prévenir ou à corriger ses imminentes aber-
rations.
Il serait ici superflu d'insister davantage sur de telles indica-
tions pour caractériser l'aptitude naturelle des femmes à recti-
fier partout les désordres moraux propres à chaque élément
social. Si cette précieuse influence est déjà très-efficace sous la
seule impulsion spontanée du cœur, elle doit acquérir beaucoup
plus de consistance, et même d'extension, avec l'assistance
systématique d'une philosophie réelle, qui écartera tous les
sophismes, et dissipera toutes les incohérences, dont le pur
instinct ne peut nous préserver assez.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 231
Ainsi, Tinfluence des femmes sur la vie publique ne doit pas
être uniquement passive, pour accorder leur indispensable con-
sécration à la véritable opinion commune, formulée par les
philosophes, et proclamée par les prolétaires. Outre cette par*
ticipation continue, individuelle ou collective, elles doivent
donc exercer une active intervention morale, afin de rappeler
partout le principe fondamental dont elles seront toujours les
meilleurs organes spontanés après en avoir fourni la source
initiale. Mais, pour achever de caractériser ce double office
public, il importe de remarquer sa conciliation naturelle avec
la condition nécessaire qui leur prescrit toujours une existence
essentiellement domestique.
La civilisation occidentale a trouvé, depuis longtemps, une
issue spontanée à cette apparente contradiction, que les anciens
devaient juger insoluble, et qui, en effet, subsiste encore par-
tout ailleurs. Quand les mœurs du moyen âge eurent assuré aux
femmes une juste liberté intérieure, l'Occident vit bientôt sur-
gir d'heureuses réunions volontaires, où la vie publique se mêla
intimement à la vie privée, sous la présidence féminine. Déve-
loppés, surtout en France, pendant la longue transition mo-
derne, ces laboratoires périodiques de l'opinion spontanée
semblent aujourd'hui fermés ou dénaturés, par suite de notre
anarchie mentale et morale, qui ne permet aucun libre échange
habituel des sentiments et des pensées. Mais un usage aussi
social, qui naguère seconda beaucoup le mouvement philoso-
phique d'où résulta la grande crise, ne saurait ainsi disparaître
dans un milieu où la vraie sociabilité tend, au contraire, à
mieux prévaloir. Il reprendra une extension plus vaste et plus
décisive, à mesure que la nouvelle philosophie ralliera les es-
prits et les cœurs.
Tel est le mode naturel qui convient seul à l'exercice public
de l'influence féminine, là dignement prépondérante, avec le
£32 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
plein assentiment de toutes les autres. Quand les salons seront
ainsi réorganisés, ils perdront leur ancien caractère aristocra-
tique, désormais devenu profondément rétrograde. Le salon
positiviste, toujours présidé par la femme, complétera le sys-
tème de réunions habituelles propre aux trois éléments géné-
raux du pouvoir modérateur]. Ils seront d'abord assemblés
solennellement dans les temples de l'Humanité, où président
nécessairement les philosophes, tandis que la participation des
femmes, comme celle des prolétaires, y doit surtout rester pas-
sive. Aux clubs, où l'élément populaire domine naturellement,
les deux autres viendront encore se joindre à lui, par une assis*
tance sympathique mais silencieuse. Enfin, les salons féminins
développeront une intimité plus active et plus familière entre
les trois puissances modératrices, qui d'ailleurs y accueilleront
cordialement les influences directrices dignes d'un tel ensemble.
C'est là surtout que les femmes feront librement prévaloir leur
douce discipline morale, pour réprimer, à l'état naissant, toutes
les impulsions vicieuses ou abusives. Un avis indirect, mais
opportun et affectueux, y détournera souvent le philosophe
d'une ambition fourvoyée ou d'une orgueilleuse divagation.
Les cœurs prolétaires s'y purifieront habituellement des germes
renaissants de violence ou d'envie, sous une irrésistible sollici-
tude, dont ils apprécieront la sainteté. D'après une délicate ré-
partition de l'éloge et du blâme les mieux appréciés, les grands
et les riches viendront y sentir sincèrement que toutes les supé-
riorités quelconques sont moralement destinées au service con-
tinu des infériorités.
Quelle que soit l'importance réelle de l'office public ainsi
réservé aux femmes dans le régime final de l'humanité, leur
noble destination sociale est surtout caractérisée par leur au-
guste vocation domestique, source naturelle de toute leur
influence comme premier élément nécessaire du pouvoir mode-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 233
rateur. Aucune philosophie actuelle né peut dignement consa-
crer cette base spontanée de notre vraie sociabilité. La méta-
physique a étendu jusque-là son analyse corrosive, sans que ses
ftophismes soient aujourd'hui rationnellement réfutables. Mais
les dogmes domestiques ne souffrent pas moins de l'empirisme
théologique, s'obstinant à les retenir sous la désastreuse protec-
tion de croyances déchues qui, depuis longtemps, compro-,
mettent tout ce qu'elles garantissaient jadis. Les chants licen-
cieux des troubadours nous attestent que, dès la un du moyen
âge, les vaines protestations du sacerdoce étaient impuissantes
contre les graves atteintes qu'une critique superficielle appor-
tait déjà à la sainteté du lien conjugal. Ces réclamations purent
encore moins empêcher ensuite le scandaleux accueil qu'ob-
tinrent partout ces frivoles maximes de l'immoralité privée,
publiquement applaudies, même devant les rois. Rien n'est donc
plus choquant que l'aveugle prétention de la théologie à con-
server la tutelle des dogmes domestiques, qu'elle n'a pu pré-
server d'une discussion anarchique, et qui ne sont vraiment
soutenus, chez les modernes, que par un heureux instinct pu-
blic, surtout féminin. Sans aucune autre sanction systématique
qu'une ridicule fiction sur l'origine physique de la femme,
comment auraient-ils résisté à de spécieux sophismes, quand
l'autorité qui les consacrait fut elle-même discréditée ? Désor-
mais la philosophie positive peut seule les garantir à la fois
contre la dissolution métaphysique et contre l'impuissance
théologique, par leur liaison inaltérable à l'ensemble des lois
réelles de notre nature, personnelle et sociale. Cette relation
sera dogmatiquement établie dans le second volume du nou-
veau traité dont ce discours est seulement le prélude systémati-
que. Forcé ici de me borner à une sommaire indication sur ce sujet
fondamental, j'espère du moins qu'elle caractérisera l'aptitude
décisive du positivisme à réorganiser enfin la vraie moralité.
234 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Une grossière appréciation, brutalement formulée par le
héros rétrograde, semble aujourd'hui ne reconnaître à la
femme d*autre vocation nécessaire que sa seule destination
animale, d'où beaucoup d'utopistes détacheraient même l'édu-
cation des petits, alors abandonnés à l'abstraite sollicitude de
la patrie. La théorie positive du mariage et de la famille
consiste surtout à rendre le principal office féminin pleine-
ment indépendant de toute fonction propagatrice, pour le
fonder directement sur les plus éminents attributs de notre
nature.
Malgré l'importance morale de la maternité, une équivoque
décisive témoigne que l'instinct public regarde la femme comme
essentiellement caractérisée par sa vocation d'épouse. Outre
que le mariage humain est souvent stérile, une indigne épouse
ne peut être presque jamais une bonne mère. C'est donc, à
tous égards, comme simple compagne de l'homme, que le po-
sitivisme doit surtout apprécier la femme, en écartant d'abord
toute fonction maternelle.
Ainsi conçu, le mariage constitue le degré le plus élémen-
taire et le plus parfait de la vraie sociabilité, qui ne peut par-
venir en aucun autre cas à une pleine identification. Dans cette
union, dont toutes les langues civilisées témoignent l'excel-
lence, le plus noble but de la vie humaine se trouve atteint
autant qu'il puisse l'être. Le positivisme représente notre exis-
tence comme vouée au perfectionnement universel, et il élève
au premier rang le perfectionnement moral, caractérisé sur-
tout par la subordination de la personnalité à la sociabilité.
Or, ce principe incontestable, spécialement indiqué dans la
seconde partie de ce discours, conduit aussitôt à la vraie théorie
du mariage, de manière à interdire toute aberration et toute
incertitude.
En effet, les différences naturelles des deux sexes, heureu-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 235
sèment complétées par leurs diversités sociales, rendent chacun
d'eux indispensable au perfectionnement moral de l'autre.
Chez l'homme, dominent évidemment les qualités propres à la
vie active, avec l'aptitude spéculative qui en est inséparable.
Au contraire, la femme est surtout vouée à la vie affective.
L'une est supérieure en tendresse, comme l'autre pour tous
les genres de forces. Nulle intimité ne peut se comparer à celle
de deux êtres aussi disposés à se servir et à s'améliorer mu-
tuellement, à l'abri de toute rivalité habituelle. La source
pleinement volontaire de leur union la fortifie par un nouvel
attrait, quand les choix sont heureusement faits et dignement
acceptés. Telle est donc, dans la théorie positive, la principale
destination du mariage : compléter et consolider l'éducation
du cœur, en développant les plus pures et les plus vives de
4 toutes les sympathies humaines.
Sans doute, le sentiment conjugal émane d'abord, surtout
chez l'homme, d'un instinct sexuel qui est purement égoïste,
et sans lequel, pourtant, l'affection mutuelle aurait, d'ordi-
naire, trop peu d'énergie. Mais le cœur plus aimant de la
femme a beaucoup moins besoin, en général, de cette gros-
sière excitation. Dès lors, sa pureté supérieure réagit heureu-
sement pour ennoblir l'attachement masculin. La tendresse est,
en elle-même, si douce à éprouver, que, quand elle a com-
mencé sous une impulsion quelconque, elle tend à persister
par son propre charme, après la cessation de la stimulation
initiale. Alors l'union conjugale devient le meilleur type de la
véritable amitié, qu'embellit une incomparable possession mu-
tuelle. Car l'amitié ne peut être complète que d'un sexe à
l'autre, parce que là seulement elle se trouve exempte de toute
concurrence actuelle ou possible. Aucune autre liaison volon-
taire ne comporte une pareille plénitude de confiance et d'a-
bandon. Telle est donc la seule source où nous puissions goûter
236 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
entièrement le vrai bonheur humain, consistant surtout à vivre
pour autrui.
Mais, outre sa propre valeur, cette sainte union prend une
nouvelle importance sociale, comme première base indispen-
sable de l'amour universel, but définitif de notre éducation
morale. J'ai indiqué, dans la seconde partie, combien est fausse
et dangereuse l'opposition que tant de prétendus socialistes
voient aujourd'hui entre ces deux termes extrêmes de révolu-
tion du cœur humain. Celui qui ne put s'attacher profondé*
ment à l'être qu'il avait choisi pour la plus intime association
paraîtra toujours fort suspect dans le dévouement qu'il étale
envers une foule inconnue. Notre cœur ne peut s'affranchir
dignement de sa personnalité primitive, que par la seule inti-
mité qui soit complète et durable, à raison même de sa desti-
nation exclusive. Quand il a fait ce pas décisif, il s'élève
graduellement à une sincère universalité d'affection habituelle,
propre à modifier activement la conduite, quoique avec une
énergie décroissante à mesure que le lien s'étend. L'instinct
public sent déjà cette solidarité nécessaire, clairement indi-
quée par la vraie théorie de la nature humaine, qui la mettra
définitivement à l'abri de toute atteinte métaphysique. Plus
l'empire moral de la femme deviendra systématique, d'après
l'impulsion positiviste, mieux on appréciera la profonde sagesse
de l'usage vulgaire qui chercha toujours dans la vie privée les
meilleures garanties de la vie publique. L'un des signes les moins
équivoques de l'universelle décomposition morale inhérente à
notre anarchie mentale ressort de la honteuse législation,
non abrogée encore, suivant laquelle, il y a trente ans, toute
vie privée fut murée en France, par des psychologues qui, sans
doute, avaient besoin d'un tel mur.
Il suffit d'avoir satsi la principale destination du lien conjugal
pour comprendre aussitôt ses conditions nécessaires, où Tin-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 237
tervention sociale ne tend, en général, qu'à consolider et à per-
fectionner Tordre naturel.
D'abord, cette union fondamentale ne peut atteindre son but
essentiel qu'en étant à la fois exclusive et indissoluble. Ces deux
caractères lui sont tellement propres que les liaisons illégales
tendent elles-mêmes à les manifester. L'absence actuelle de
tous principes moraux et sociaux permet seule de comprendre
qu'on ait osé ériger doctoralement l'inconstance et la frivolité
des affections en garanties essentielles du bonheur humain. Au-
cune intimité ne peut être profonde sans concentration et sans
perpétuité ; car la seule idée du changement y provoque. Entre
deux êtres aussi divers que l'homme et la femme, est-ce trop
de notre courte vie pour se bien connaître et s'aimer dignement?
Pourtant , les cœurs sont , d'ordinaire , si versatiles que la so-
ciété doit intervenir afin d'éviter des irrésolutions ou des varia-
tions dont le libre cours tendrait à faire dégénérer l'existence
humaine en une déplorable suite d'essais , sans issue comme
sans dignité. L'instinct sexuel ne peut devenir un puissant
moyen de perfectionnement que sous une constante et sévère
discipline, dont la nécessité serait assez confirmée en contem-
plant, hors de la grande république occidentale, les nombreuses
populations qui n'ont pu encore l'instituer suffisamment. Vaine-
ment a-t-on prétendu réduire à une simple condition de climat
le choix entre la polygamie et la monogamie. Cette frivole hy-
pothèse est aussi contraire à l'observation universelle qu'à la
saine théorie de l'humanité. Perfectionnant toujours l'institu-
tion du mariage, ainsi que toute autre, partout notre espèce
part de la plus complète polygamie et tend à la plus parfaite
monogamie. Au nord , comme au sud , on retrouve l'état
polygame, en remontant assez le cours des âges sociaux : au
midi , comme au nord , l'état monogame prévaut à mesure
que la sociabilité se développe; l'Orient lui-même y touche
20
\
S
238 SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
aujourd'hui, chez ses populations les plus occidentalisées.
La monogamie occidentale constitue donc une des plus pré-
cieuses institutions que nous devions au moyen âge. Elle a peut-
être plus contribué qu'aucune autre à l'éclatante supériorité
sociale de la grande famille moderne. Quoique le divorce Tait
gravement altérée chez les populations protestantes, cette aber-
ration temporaire y est beaucoup contenue par les saintes ré-
pugnances du sentiment féminin et de l'instinct prolétaire, qui
bornent ses ravages aux classes privilégiées. La recrudescence
empirique de la métaphysique officielle peut aujourd'hui sus-
citer quelques craintes sérieuses sur l'extension française d'un tel
fléau. Mais la saine philosophie arrive à temps pour contenir
essentiellement ces tendances éphémères et factices , radicale-
ment contraires à l'ensemble des mœurs modernes. Cette lutte
peut être dirigée de manière à hâter l'avènement de la saine
théorie conjugale. Le positivisme a d'autant plus lieu d'y
compter que son esprit, toujours sagement relatif, lui permet
d'accorder, sans aucune inconséquence énervante, des conces-
sions exceptionnelles, qu'interdisait le caractère nécessairement
absolu de toute doctrine théologique. Un telle philosophie
peut seule concilier l'indispensable généralité des diverses rè-
gles morales avec les exceptions motivées qu'exigent toutes les
prescriptions pratiques.
Mais, loin de rien céder ainsi aux tendances anarchiques, elle
perfectionnera l'unité fondamentale du mariage humain, en
faisant consacrer par nos mœurs, quoique sans aucune vaine in-
jonction légale, le devoir du veuvage éternel, complément
final de la vraie monogamie. L'instinct vulgaire a toujours ho-
noré, même chez l'homme, cette scrupuleuse concentration du
cœur. Nulle doctrine n'a pourtant été assez pure jusqu'ici, ou
assez énergique, pour l'imposer. D'après l'ascendant supé-
rieur que procure une pleine systématisation, toujours disposée
DI8C0UBS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIS. 239
à motiver ses décisions sur l'ensemble des lois réelles, le posi-
tivisme prescrira aisément à toutes les âmes délicates une obli-
gation complémentaire qui découle du même principe que la
règle fondamentale. Car, si le mariage positiviste est surtout
destiné à perfectionner le cœur humain, le veuvage devient une
suite naturelle de l'unité du lien. L'oubli de toute moralité sys-
tématique empêche aujourdhui de sentir la grandeur morale in-
hérente à cette constance posthume, que tant de femmes ont jadis
pratiquée dignement. Mais une profonde connaissance de notre
vraie nature représente une telle considération comme une pré-
cieuse source de perfectionnement, aisément réalisable, même
dans la jeunesse , chez tous les hommes noblement organisés.
En effet, le veuvage volontaire offre, à l'esprit et au corps au-
tant qu'au cœur, tous les avantages essentiels de la chasteté, sans
exposer aux graves dangers moraux du célibat. Cette éternelle
adoration d'une mémoire que la mort rend plus touchante et
plus fixe permet à toute grande âme, surtout philosophique,
de se mieux vouer au service actif de l'Humanité, en y utilisant
la précieuse réaction publique d'une digne affection privée.
Ainsi, le vrai bonheur individuel concourt avec le bien commun
pour prescrire un tel devoir à tous ceux qui apprécient saine-
ment l'un et l'autre.
Cette sainte prolongation du plus parfait des liens, outre l'in-
time satisfaction qu'elle procure toujours, trouvera d'ailleurs
une récompense naturelle dans une extension encore supé-
rieure. Si la liaison survécut à l'un, pourquoi la gratitude pu-
blique ne la garantirait-elle pas aussi après l'autre, en enve-
loppant d'un même cercueil ces cœurs que la mort ne put
disjoindre? Cette solennelle éternisation d'un digne mariage
pourrait quelquefois être décernée d'avance, quand les vrais or-
ganes du sentiment public la jugeraient assez méritée. Elle ex-
citerait alors à de nouveaux services celui qui y verrait le gage
240 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
assuré de la pleine identification finale des deux mémoires. Le
passé nous offre déjà quelques exemples spontanés d'une telle
solidarité, comme entre Dante et Béatrice, ou Laure et Pétrar-
que. Mais ces cas exceptionnels ne peuvent donner une juste
idée de cette nouvelle institution , qui semblerait ainsi bornée
à d'éminentes anomalies. En liant partout la vie privée à la vie
publique, au delà de toute possibilité antérieure, la régénéra-
tion finale permettra d'appliquer la même récompense à tous
les cœurs qui l'auront méritée, entre les limites locales de leur
propre appréciation.
Voilà comment la tendresse positiviste trouvera naturelle-
ment de précieuses consolations , sans regretter des chimères
qui désormais dégradent autant le cœur que l'esprit. La supé-
riorité morale du nouveau régime se manifeste, même à cet
égard, en ce qu'il ne console qu'en fortifiant le lien. Car, les
consolations chrétiennes si vantées disposent à d'autres unions,
qui altèrent la principale efficacité du mariage , et qui même
suscitent une ambiguïté d'affection peu compatible avec la vague
utopie théologique. Jusqu'au positivisme, aucune doctrine n'a-
vait dogmatiquement prescrit le veuvage, ni institué la commu-
nauté de cercueil, comme double complément extrême de la
monogamie humaine. C'est en perfectionnant ainsi notre gran-
deur morale que la nouvelle philosophie doit toujours répondre
à des préventions stupides ou à d'infâmes calomnies.
Le positivisme rend donc la théorie du mariage indépendante
de toute destination physique, en représentant ce lien fonda-
mental comme la principale source du perfectionnement moral,
et, par suite, comme la base essentielle du vrai bonheur humain,
tant public que privé. Cette épuration systématique a d'autant
plus de prix, que, sans supposer aucune exaltation excep-
tionnelle, elle résulte seulement d'une étude approfondie de
l'humanité. Toute l'efficacité personnelle et sociale du mariage
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 241
serait ainsi réalisable dans une union qui, quoique plus tendre,
resterait toujours aussi chaste que le lien fraternel. Malgré que
l'instinct sexuel soit ordinairement indispensable, surtout chef
l'homme, à la tendresse initiale, l'affection peut se développer
sans qu'il se satisfasse. Pourvu que la renonciation se trouve,
des deux parts, assez motivée, elle stimule davantage ratta-
chement mutuel.
Après avoir ainsi apprécié la destination propre du mariage,
indépendamment de toute maternité, la théorie sociologique
de la femme doit se compléter en concevant l'office maternel
comme une extension nécessaire de la mission morale qui ca-
ractérise l'épouse.
Sous ce nouvel aspect, le positivisme relève encore la dignité
féminine, en attribuant à la mère la principale direction de
l'ensemble de l'éducation domestique, dont l'éducation pu-
blique ne constitue ensuite que le complément systématique,
suivant les indications de la troisième partie.
Cette décision philosophique résulte du principe fondamen-
tal qui, dans l'état normal de la société générale, confie néces-
sairement l'éducation au pouvoir spirituel, que la femme
représente naturellement au sein de chaque famille. Une telle
règle ne choque les préjugés actuels que d'après la tendance
révolutionnaire de l'esprit à prévaloir sur le cœur, depuis
la fin du moyen âge. Les modernes ont été ainsi conduits
à négliger de plus en plus la partie morale de l'éducation,
pour se préoccuper outre mesure de sa partie intellectuelle,
liais, en terminant l'état révolutionnaire par la prépondé-
rance systématique du cœur sur l'esprit, le positivisme rend
à l'éducation morale sa prééminence naturelle, comme je
l'ai ci-dessus indiqué. Dès lors, les femmes, qui seraient, en
effet, peu propres à diriger l'instruction actuelle, repren-
dront, mieux qu'au moyen âge, la présidence générale d'une
va
éducation oà la morale dominera toujours, et où, jusqu'à la
poberté, les seules étndes suivies se réduiront à des exercices
esthétiques* Hos chevaleresques ancêtres étaient, d'ordinaire,
élevés ainsi soos l'ascendant féminin, et certes sans en être
amollis. Si donc une telle préparation convint à des guerriers,
comment pourraitron la craindre envers une société pacifique?
Les hommes ne sont indispensables que pour l'instruction,
tant théorique que pratique. Quant à l'éducation morale, les
philosophes ne devront s'en emparer, comme je l'ai indiqué,
qu'à l'âge ou elle devient systématique, c'est-à-dire pendant
les dernières années qui précèdent la majorité. Même leur prin-
cipale influence morale s'exercera sur les hommes faits pour
les amener dans l'existence réelle, soit privée, soit publique, à
une juste application spéciale des principes inculqués à la jeu-
nesse. Toute la morale spontanée, c'est-à-dire l'éducation des
sentiments, celle qui, au fond, affecte le plus l'ensemble dé la
vie, doit dépendre essentiellement des mères. C'est surtout à
ce titre qu'il importe de laisser toujours l'élève au sein de sa
famille, en supprimant les cloîtres scolastiques, comme je l'ai
proposé.
La prééminence naturelle des femmes pour cet office fonda-
mental sera toujours respectée profondément par les vrais phi-
losophes. Ils n'oublieront jamais que les êtres les plus sympa-
thiques sont nécessairement les plus propres à développer en
autrui les affections qui doivent prévaloir. Consacrant la sagesse
vulgaire, la philosophie positive représentera toujours la culture
du cœur comme plus importante que celle de l'esprit. Sa réa-
lité caractéristique l'empêche de s'exagérer jamais l'efficacité de
la systématisation, et d'eu méconnaître les conditions essen-
tielles. On ne peut vraiment systématiser, surtout en morale,
que ce qui préexiste spontanément. Ainsi, rien ne dispense
d'un essor propre et direct des divers sentiments humains, an-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 243
teneur à toute discipline philosophique. Cet office fondamental,
qui commence avec la vie, et qui dure pendant tout le cours
du développement physique , appartient nécessairement aux
femmes. Leur aptitude est telle, à cet égard, que, à défaut de
la mère, une étrangère bien choisie y conviendrait mieux,
d'ordinaire, que le père lui-même, si elle pouvait assez s'incor-
porer à la famille. Des âmes où le sentiment domine peuvent
seules en comprendre dignement l'importance. Elles seules
savent réellement que la plupart des actes humains, surtout
dans le jeune âge, doivent beaucoup moins être appréciés en
eux-mêmes que par les tendances qu'ils manifestent et les habi-
tudes qu'ils suscitent. Sous le rapport du sentiment, il n'y a
pas d'actions indifférentes. Ainsi jugés, les moindres actes de
l'enfant peuvent assister le double précepte fondamental de
toute l'éducation positive, tant spontanée que systématique :
développer la sociabilité, et amortir la personnalité. Les actions
peu importantes sont même les plus propres à permettre d'abord
la saine appréciation des sentiments correspondants, sur lesquels
l'observation peut alors se mieux concentrer, sans être distraite
par des circonstances spéciales. En outre, c'est seulement d'après
ces petits efforts que l'enfant peut commencer le difficile ap-
prentissage de la lutte intérieure qui dominera toute sa vie,
pour subordonner graduellement les impulsions égoïstes aux
instincts sympathiques. Sous ces divers aspects, le précepteur
le plus éminent, même par le cœur, sera toujours au-dessous
de toute digne mère. Quoique celle-ci fût souvent incapable de
formuler ou de motiver ses décisions habituelles, l'efficacité
finale fera ordinairement ressortir la supériorité réelle de sa dis-
cipline morale. Aucun autre régime ne pourrait autant saisir les
occasions propres à caractériser, sans affectation, le charme na-
turel des bons sentiments et l'inquiétude attachée aux inspira-
tions égoïstes.
244 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Cette théorie sociologique de la mère vient naturellement se
lier à celle de l'épouse, puisque la prépondérance maternelle,
malgré son décaissement spontané, continue à diriger l'essor
du cœur jusqu'à l'âge ordinaire du mariage. Alors l'homme,
gouverné involontairement par la femme, contracte envers elle,
pour tout le reste de sa carrière, une subordination volontaire,
qui complète son éducation morale. Cet être destiné à l'action
vient faire consister son principal bonheur à subir dignement le
salutaire ascendant de l'être voué à l'affection.
L'office fondamental, à la fois privé et public, assigné à la
femme dans le régime positif, ne constitue donc, à tous égards,
qu'un vaste développement systématique de sa propre nature.
Une vocation aussi homogène et aussi déterminée ne peut laisser
aucune grave incertitude sur la position sociale correspondante.
Nul autre cas essentiel ne saurait mieux confirmer ce principe
universel de l'art humain : l'ordre artificiel consiste toujours à
consolider et améliorer l'ordre naturel.
Tous les âges de transition ont suscité, comme le nôtre, des
aberrations sophistiques sur la condition sociale des femmes.
Mais la loi naturelle qui assigne au sexe affectif une existence
essentiellement domestique n'a jamais été gravement altérée.
Cette loi est tellement réelle, qu'elle a toujours prévalu sponta-
nément, quoique les sophismes contraires restassent sans réfu-
tation suffisante. L'ordre domestique a résisté aux subtiles at-
taques de la métaphysique grecque, alors animée d'une verve
juvénile, et agissant sur des esprits incapables d'aucune dé-
fense systématique. On ne peut donc concevoir aujourd'hui des
craintes sérieuses, en voyant surgir, de notre profonde anarchie
mentale, quelques vaines reproductions des utopies subversives
contre lesquelles l'énergique satire d'Aristophane soulevait assez
l'instinct public. Quoique l'absence de tous véritables principes
sociaux soit maintenant plus complète que pendant la transition
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 245
du polythéisme au monothéisme, la raison humaine est aussi
beaucoup mieux développée, et surtout le sentiment Test bien
davantage. Les femmes étaient alors trop abaissées pour re-
pousser dignement, même par leur silence, les doctorales aber-
rations de leurs prétendus défenseurs, qui n'avaient donc à
lutter que contre la raison. Mais, chez les modernes, l'heureuse
liberté des femmes occidentales leur permet de manifester des
répugnances décisives, qui suffisent, à défaut de rectification
rationnelle, pour neutraliser ces divagations de l'esprit inspirées
parle dérèglement du cœur. C'est le sentiment féminin qui seul
contient aujourd'hui les ravages pratiques que sembleraient
devoir produire ces tendances anarchiques. L'oisiveté aggrave
ce danger chez nos classes privilégiées, où la richesse exerce
d'ailleurs une funeste influence sur la constitution morale des
femmes. Néanmoins, même là, le mal est réellement peu pro-
fondoutrës-restreint. On n'a jamais séduit beaucoup les hommes,
et encore moins les femmes, en caressant leurs mauvaises incli-
nations. Il n'y a de vraiment redoutables que les séductions qui
s'adressent à nos bons penchants, pour en dénaturer la direc-
tion. Des rêveries qui choquent directement toutes les délica-
tesses féminines ne pouvaient donc obtenir aucun ascendant
réel, même dans les rangs les mieux disposés à les accueillir.
Mais, chez le peuple, où leurs ravages seraient si désastreux,
la répulsion est beaucoup plus décisive, parce que l'existence
prolétaire indique davantage aux deux sexes leur vraie situation
respective. Ainsi, là surtout où il importe le plus de consolider
te dogmes domestiques, le positivisme trouvera peu d'obsta-
cles à l'admission complète de sa théorie naturelle sur la con-
dition sociale des femmes d'après la double destination fonda-
mentale que je viens de leur assigner.
Bans sa plus systématique appréciation, cette théorie découle
to grand principe relatif à la séparation normale des deux
i
246 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
puissances élémentaires, qui domine toutes les autres questions
sociales. Car les motifs qui concentrent l'existence féminine au
sein de la famille, sans aucune participation au commandement,
même domestique, ne sont, au fond, qu'une plus complète ap-
plication de ceux qui interdisent, en général, au pouvoir mo-
dérateur tout exercice du pouvoir directeur. Puisque les femmes
m
constituent l'élément le plus pur et le plus spontané de la force
morale, elles doivent mieux remplir les conditions qui lui sont
propres. L'influence affective qui les caractérise exige, encore
plus que l'aptitude spéculative, une stricte renonciation à l'ac-
tivité habituelle du sexe dirigeant. Si donc les philosophes doi-
vent s'abstenir des affaires pratiques, les femmes y devraient, à
plus forte raison, renoncer, quand même l'ordre naturel de la
société leur laisserait le choix. Car la délicatesse du sentiment, qui
constitue leur mérite essentiel et la source de leur véritable ascen-
dant, est encore plus altérable par la vie active que la netteté et
la généralité des principes théoriques. L'exercice de l'autorité
pratique ne peut se concilier avec l'essor habituel de l'esprit d'en-
semble, parce qu'il préoccupe l'intelligence de questions spé-
ciales. Mais il nuit beaucoup plus à la pureté des affections, en dé-
veloppant les impulsions égoïstes. Ce danger serait d'autant moins
évitable pour les femmes, que leur âme éminemment tendre
manque ordinairement d'énergie, de manière à ne pouvoir lutter
assez contre les inûuences corruptrices. Mieux on approfondira ce
sujet fondamental, plus on sentira que, loin de nuire à leur
vraie vocation, leur situation sociale est très-propre à dévelop-
per, et même à perfectionner, leurs qualités principales. L'ordre
naturel des sociétés humaines est, à tous égards, beaucoup
moins vicieux que ne l'indiquent aujourd'hui d'aveugles décla-
mations. Sans le règne spontané de la prépondérance matérielle,
la force morale serait dénaturée, comme perdant sa destination
caractéristique. Les philosophes et les prolétaires altéreraient
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 247
bientôt leurs hautes qualités d'esprit et de cœur s'ils obtenaient
l'ascendant temporel. Mais l'exercice du commandement cor-
romprait encore davantage la nature féminine. Cette tendance
n'est que trop appréciable chez les classes supérieures, où la
richesse procure souvent aux femmes une funeste indépen-
dance, et même un pouvoir abusif. Voilà surtout ce qui oblige
à chercher, parmi les prolétaires, le meilleur type féminin, parce
que la tendresse s'y développe mieux et y obtient davantage
son juste ascendant. La richesse contribue encore plus que
l'oisiveté et la dissipation à la dégradation morale des femmes
privilégiées.
A cet égard, comme à tout autre, le progrès continu de l'hu-
manité ne fait que mieux développer l'ordre fondamental. Loin
que la situation respective des deux sexes tende aucunement
vers l'égalité qu'interdit leur nature, l'ensemble du passé con-
firme nettement la tendance constante de l'évolution humaine
à caractériser davantage leurs différences essentielles. Malgré
l'amélioration capitale que le moyen âge apporta dans la con-
dition sociale des femmes occidentales, il leur ôta les fonctions
sacerdotales qu'elles partageaient avec les hommes sous le ré-
gime polythéique, où le sacerdoce était plutôt esthétique que
scientifique. À mesure que le principe des castes a perdu, chez
les modernes, son antique ascendant, les femmes ont été ex-
clues de la royauté et de toute autre autorité politique. Les
moindres fonctions pratiques manifestent une tendance équiva-
lente à écarter de plus en plus les femmes des diverses profes-
sions industrielles, même de celles qui semblent devoir le mieux
leur convenir. Ainsi, l'existence féminine se concentre davan-
tage dans la famille, au lieu de s'en dégager, en même temps
qu'elle développe mieux un légitime ascendant moral. Loin de
se contrarier, ces deux tendances sont, au contraire, nécessai-
rement solidaires.
248 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Sans discuter de vaines utopies rétrogrades, il importe de
sentir, pour mieux apprécier Tordre réel, que, si les femmes
obtenaient jamais cette égalité temporelle que demandent, sans
leur aveu, leurs prétendus défenseurs, leurs garanties sociales
en souffriraient autant que leur caractère moral. Car elles se
trouveraient ainsi assujetties, dans la plupart des carrières, à
une active concurrence journalière, qu'elles ne pourraient sou-
tenir, en même temps que la rivalité pratique corromprait les
principales sources de l'affection mutuelle.
Au lieu de ces rêves subversifs, un principe naturel garantit
pleinement l'existence féminine, en fixant les devoirs temporels
du sexe actif envers le sexe affectif. Le positivisme peut seul,
en vertu de sa réalité caractéristique, systématiser ce principe,
de manière à le faire dignement prévaloir. Mais la nouvelle
philosophie n'a point créé la tendance universelle qu'elle pro-
clame ainsi, d'après une juste appréciation de l'ensemble du
mouvement humain. L'homme doit nourrir la femme : telle est
la loi naturelle de notre espèce, en harmonie avec l'existence
essentiellement domestique du sexe affectif. Cette règle, que
manifeste même la plus grossière sociabilité, se développe et se
perfectionne à mesure que l'évolution humaine s'accomplit.
Tous les progrès matériels que réclame la situation actuelle des
femmes se réduisent à mieux appliquer ce principe fondamental,
dont les conséquences doivent, réagir sur toutes les relations
sociales, surtout quant aux salaires industriels. Conforme à une
tendance spontanée, cette règle se lie à la noble destination
des femmes comme élément affectif du pouvoir modérateur.
L'obligation est alors analogue à celle qui prescrit à la classe
active de nourrir la classe spéculative, afin que celle-ci. puisse
vaquer dignement à son office fondamental. Seulement les Re-
voirs matériels du sexe actif envers le sexe affectif sont encore
plus sacrés, par suite même de la concentration domestique
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 249
qu'exige l'office féminin. À l'égard des penseurs, l'obligation
des praticiens n'est guère que collective; mais, envers les
femmes, elle est surtout individuelle. Toutefois, cette respon-
sabilité directe, qui pèse spécialement sur chaque homme pour
la compagne qu'il a choisie, ne dispense point l'ensemble du
sexe actif d'une pareille obligation indirecte à l'égard de tout le
sexe affectif. A défaut de l'époux, et des parents, la société doit
garantir l'existence matérielle de chaque femme, soit en com-
pensation d'une inévitable dépendance temporelle, soit surtout
en vue d'un indispensable office moral.
Tel est donc, à ce sujet, le vrai sens général de la progres-
sion humaine : rendre la vie féminine de plus en plus domesti-
que, et la dégager davantage de tout travail extérieur, afin de
mieux assurer sa destination affective. Les privilégiés ont déjà
reconnu que tout effort pénible doit être épargné aux femmes.
C'est presque le seul cas où nos prolétaires doivent imiter,
fiant aux relations des deux sexes , les mœurs de leurs chefs
temporels. À tout autre égard, le peuple occidental sent mieux
qu'eux les devoirs pratiques des hommes envers les femmes. Il
rougirait môme le plus souvent des barbares corvées imposées
encore à tant de femmes, si notre régime industriel permettait
déjà d'éviter une telle monstruosité. C'est surtout parmi nos
pands et nos riches qu'on voit ces vils marchés, d'ailleurs si
fréquemment frauduleux, où une immorale intervention déter-
mine à la fois la dégradation d'un sexe et la corruption de
l'antre. En faisant mieux ressortir la vraie vocation de la femme,
et en élargissant davantage le choix conjugal, les mœurs mo-
dernes éteignent rapidement la honteuse vénalité résultée ainsi
de l'usage des dots, déjà presque nul chez nos prolétaires. Le
principe positiviste sur les obligations matérielles de l'homme
envers la femme écartera systématiquement ce reste de bar-
barie, même parmi nos privilégiés. Pour y mieux parvenir, il
250 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
suffira de réaliser une dernière conséquence de la théorie socio-
logique du sexe affectif, en interdisant aux femmes tout hé-
ritage. Sans cette suppression , celle des dots serait éludée par
un escompte spontané. Dès que la femme est dispensée de
toute production matérielle, c'est à l'homme seul que doivent
revenir les instruments de travail que chaque génération pré-
pare pour la suivante. Loin de constituer aucun vicieux privi-
lège, un tel mode de transmission se lie naturellement à une
grave responsabilité. Ce n'est point parmi les femmes que cette
mesure complémentaire suscitera une sérieuse opposition. Une
saine éducation leur en fera d'ailleurs comprendre l'utilité
personnelle, pour les préserver d'indignes poursuivants. Cette
importante prescription ne doit même devenir légale qu'après
avoir librement prévalu dans les mœurs, par l'universelle con-
viction de son aptitude à consolider la nouvelle constitution do-
mestique.
Pour achever de caractériser la condition sociale des femmes
sous le régime positif, il suffit d'indiquer, d'après la même théo-
rie, la nature de leur éducation.
Leur office fondamental dissipe , à cet égard , toute incerti-
tude, en manifestant l'obligation d'étendre aux deux sexes,
d'une manière presque uniforme, le système d'éducation gé-
nérale ci-dessus destiné aux prolétaires. Ce système étant dé-
gagé de toute spécialité, convient autant à l'élément sympathi-
que du pouvoir modérateur qu'à l'élément synergique, même
quant aux études scientifiques. Si, envers les prolétaires,
nous avons reconnu combien est indispensable la saine théorie
historique, une pareille nécessité s'étend aussi aux femmes,
afin d'y développer dignement le sentiment social, toujours
imparfait tant que la continuité n'y complète pas la solidarité.
Or, en appliquant aux deux sexes le besoin d'une telle étude,
et de la systématisation morale qui en résulte , on n'y peut
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 251
méconnaître une égale urgence de la préparation scientifique
qu'elle suppose, et qui d'ailleurs offre directement à tous une
importance équivalente. Enfin, puisque les femmes doivent
présider à toute l'éducation spontanée, il faut qu'elles aient aussi
participé à l'éducation systématique qui en constitue l'indispen-
sable complément. Il n'y a de vraiment particulière aux hommes
que ce qu'on nomme l'éducation professionnelle, que nous
avons reconnue ne comporter finalement aucune organisation
propre, en tant qu'elle doit surtout résulter d'un judicieux
exercice, succédant à un sage essor théorique. Les femmes
auront donc, comme les philosophes, la même éducation que
les prolétaires.
Toutefois , en proclamant cette égale participation des deux
sexes, je suis loin de penser, avec mon illustre précurseur
Gondorcet, que leurs leçons publiques doivent être simultanées.
L'appréciation morale, qui doit toujours prévaloir, interdit
hautement un tel mélange, comme également funeste aux deux
sexes. C'est au temple, au club, et au salon, qu'ils devront se
joindre librement, pendant toute leur carrière. Mais, à l'école,
ces contacts prématurés empêcheraient chacun d'eux de déve-
lopper son propre caractère, outre l'évidente perturbation
qu'en éprouveraient leurs études. Jusqu'à ce que , de part et
d'autre, les sentiments soient assez formés, il importe beaucoup
que leurs relations restent partielles et circonscrites , sous la
constante surveillance des mères.
Néanmoins, cette obligation de séparer les leçons publiques
des deux sexes, quoique les études y soient les mêmes, ne doit
nullement conduire à instituer pour les femmes des professeurs
spéciaux. Une telle institution, outre ses inconvénients financiers,
tendrait surtout à dénaturer l'éducation féminine,en suscitant un
préjugé inévitable sur l'infériorité de ses organes propres. Pour
que l'instruction fondamentale soit vraiment la même chez les
252 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
deux sexes, il faut que les professeurs soient communs, malgré
la séparation des leçons. Le plan indiqué dans la troisièmi
partie de ce Discours concilie aisément ces deux conditions, ei
n'astreignant chaque philosophe qu'à une seule séance hebdo
madaire, ou quelquefois deux. Un tel service peut être facile-
ment doublé, sans atteindre encore aux misérables corvées des
maîtres actuels. Chaque philosophe y devant d'ailleurs parcouru
successivement les sept degrés annuels de l'enseignement positif
l'obligation d'enseigner séparément les deux sexes pourrait s']
régler de manière à dispenser le professeur de toute fastidieux
répétition. Au reste, les hommes distingués qu'on chargerai
toujours de ce double office seraient bientôt éclairés , par l'ex
périence , sur la diversité didactique correspondante à la diffé
rence naturelle des auditoires , sans cependant altérer jamai
l'homogénéité nécessaire des méthodes et des doctrines.
En rehaussant, aux yeux de tous, la dignité des étude
féminines, cette identité d'organes doit aussi exercer une heu
reuse réaction sur le caractère intellectuel et moral des fonc
tionnaires philosophiques. Ils seront ainsi mieux détournés de
spécialités oiseuses , et spontanément ramenés aux vues d'en
semble. La subordination fondamentale de l'esprit envers 1
cœur leur deviendra aussi plus familière, en fréquentant à 1.
fois les natures les plus rationnelles et les plus sentimentales
Cette égale destination aux deux sexes complétera l'universalit
encyclopédique des nouveaux philosophes. Ainsi forcés de traite
pareillement tous les divers ordres de conceptions réelles, e
d'intéresser également deux auditoires aussi différents, il faudr;
bien que leur mérite personnel soit au niveau de leur offio
social. Mais, en môme temps, l'ensemble de ces condition
tend tellement à diminuer leur nombre, qu'on pourra trouve
assez d'hommes distingués pour réaliser un tel plan, quan<
leur recrutement sera sagement institué et leur existence ma
s\
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIS. 253
térielle dignement garantie. N'oublions pas d'ailleurs que leur
corporation doit être occidentale, et nullement nationale; en
sorte que les fonctionnaires positivistes changeront encore plus
souvent leurs résidences que ne le firent, au moyen âge, les
dignitaires catholiques. En combinant toutes ces considéra-
tions , on reconnaîtra bientôt que l'éducation positive peut
être largement organisée, chez les deux sexes, pour tous les
habitants de l'Occident , sans exiger l'équivalent des dépenses
inutiles, ou plutôt nuisibles, qu'en traîne aujourd'hui le seul
clergé anglican. Chaque fonctionnaire philosophique trouverait
pourtant une digne existence matérielle, quoique aucun ne fût
jamais dégradé par la richesse. Un corps de vingt mille philo-
sophes sufliraitaujourd'hui, et probablement toujours,à tous les
besoins spirituels des cinq populations occidentales , puisqu'il
permettrait d'instituer, sur deux mille points du territoire
positiviste, le système complet de l'enseignement septennaire.
L'influence des femmes et celle des prolétaires ne peuvent jamais
devenir assez systématiques pour dispenser aucunement de l'in-
tervention philosophique. Cependant leur incorporation crois-
sante à l'ensemble du pouvoir modérateur diminuera l'extension
ultérieure de la classe purement spéculative, que le régime
théologique multiplia beaucoup trop. Le privilège de l'aisance
sans production sera dès lors assez rare et assez mérité pour ne
susciter aucune récrimination légitime. On sentira partout que
les frais consacrés à l'existence philosophique, comme à l'exis-
tence féminine, loin d'être onéreux à la société active, con-
stituent la plus précieuse source de son perfectionnement et de
son vrai bonheur, en assurant le juste essor des fonctions spé-
culatives et affectives qui caractérisent l'humanité.
Toutes les questions relatives à la théorie sociologique de la
femme se résolvent donc, sans incertitude, d'après le principe
fondamental posé , au début de cette quatrième partie , sur la
21
254 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
•
destination sociale du sexe affectif, en vertu de sa constitution
naturelle. Organes spontanés du sentiment qui seul préside à
Funité humaine, les femmes constituent l'élément le plus direct
et le plus pur du pouvoir modérateur, destiné à moraliser de
plus en plus l'empire nécessaire de la force matérielle. A ce
titre , elles sont chargées , d'abord comme mères, puis comme
épouses, de l'éducation morale de l'Humanité. De là résulte
leur existence de plus en plus domestique, et leur participation
de plus en plus complète à l'instruction générale, afin que leur
situation tende toujours à mieux développer leur vocation.
Il est maintenant facile de compléter cette appréciation som-
maire en caractérisant aussi la récompense naturelle d'une
telle destinée.
Aucune autre vocation ne fait autant sentir combien le
bonheur de chaque être consiste surtout à développer son
office spontané. Car les femmes n'ont toutes, au fond, qu'une
même mission, celle d'aimer. Mais c'est la seule qui admette
un nombre illimité d'organes, et qui, loin de redouter aucune
concurrence, s'étende par le concours. Chargées d'entretenir la
source affective de l'unité humaine, les femmes sont donc aussi
heureuses qu'elles puissent l'être quand elles sentent digne*
ment leur vraie vocation , et qu'elles peuvent la suivre libre-
ment. Leur office social a cela d'admirable qu'il les invite à
développer leur instinct naturel , et leur prescrit les émotions
que chacun préfère à toutes les autres. Ainsi, les femmes n'ont,
en général, à demander à la régénération finale que de mieux
adapter leur situation à leur destination, soit en les dispensant
de toute activité extérieure, soit en assurant leur juste in-
fluence morale. Or, le régime positif satisfera directement ce
double vœu, par l'ensemble des améliorations matérielles»
mentales, et morales, qu'il réalisera dans l'existence féminine.
Mais, outre cette récompense naturelle d'un heureux office,
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — • QUATRIÈME PARTIE. 255
le positivisme doit accomplir, envers les femmes, ce que le
moyen âge ne put qu'ébaucher, en systématisant la reconnais-
sance continue qu'inspirera de plus en plus leur salutaire as-
cendant moral. En un mot, la nouvelle doctrine universelle
peut seule instituer dignement le culte, à la fois public et
privé, de la Femme. Ce sera le premier degré permanent da
culte fondamental de l'Humanité, où la conclusion de ce dis-
cours placera finalement le centre général du positivisme, tant
philosophique que politique.
Nos chevaleresques ancêtres firent, à cet égard, d'admira-
bles tentatives, qui ne sont plus appréciées que par les femmes.
Mais leurs nobles efforts ne pouvaient suffire, soit à raison
d'une sociabilité trop militaire, soit d'après l'insuffisance so-
ciale de la doctrine dominante. Néanmoins, ils ont laissé des
souvenirs impérissables, et même nous leur devons encore la
meilleure partie de nos mœurs occidentales, quoique déjà très-
altérées par notre anarchie.
La philosophie négative du siècle dernier a représenté la
chevalerie comme ne pouvant jamais revivre , en tant que liée
à des croyances désormais rétrogrades. Mais cette solidarité était
plus apparente que réelle, et d'ailleurs purement temporaire.
Elle a été vicieusement exagérée par les modernes défenseurs
du catholicisme, qui ne pouvaient assez discerner la source
affective de cette admirable institution sous sa consécration
théologique. Le sentiment féodal constitua certainement l'ori-
gine directe et naturelle de la chevalerie, qui seulement de-
manda ensuite au catholicisme l'unique sanction systématique
qu'elle pût alors trouver. Au fond , le principe théologique
était peu conforme à l'impulsion chevaleresque; l'un concen-
trait la sollicitude humaine sur un avenir chimérique , tandis
que l'autre dirigeait toute notre énergie vers l'existence réelle.
Toujours placé entre son Dieu et sa dame, le chevalier du
\
25$ SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
moyen âge ne pouvait connaître cette pleine unité morale qui
seule aurait entièrement développé sa noble mission volon-
taire.
En touchant au terme de la transition révolutionnaire, nous
commençons à sentir que la chevalerie, loin de s'éteindre
finalement, doit mieux prévaloir dans le véritable régime mo-
derne, d'après une sociabilité plus pacifique et une doctrine
plus humaine. Car cette grande institution correspondit à un
besoin fondamental qui se développe davantage à mesure que
Khumanité se civilise, le protectorat volontaire envers tous les
fpiblés. Le passage de l'activité conquérante des anciens au ré-
gime défensif des guerriers féodaux dut en susciter la première
manifestation générale, alors sanctionnée par les croyances do-
minantes. Mais l'irrévocable prépondérance de la vie pacifique
doit lui procurer une meilleure extension, quand ce grand
caractère temporel de l'ordre moderne aura été dignement sys-
tématisé et moralisé. Seulement, le sentiment chevaleresque
transformera sa destination, d'après l'heureuse modification
que notre civilisation apporte de plus en plus à l'oppression
habituelle. La puissance matérielle ayant cessé d'être militaire
pour devenir industrielle, la persécution ne s'adresse plus à la
personne, mais surtout à la fortune. Cette transformation défi-
nitive offre beaucoup d'avantages, soit en diminuant la gravité
des dangers, soit en rendant la protection plus facile et plus
efficace; mais elle ne dispensera jamais du protectorat volon-
taire , même systématique. L'instinct destructeur se fera tou-
jours sentir vivement chez tous ceux qui auront, sous un mode
quelconque, la puissance de s'y livrer. Ainsi, le régime positif
doit naturellement offrir, comme supplément général de la
systématisation morale, l'essor régulier des mœurs chevale-
resques parmi les chefs temporels. Ceux d'entre eux qui se
sentiront animés d'une générosité équivalente à celle de leurs
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 28$
héroïques prédécesseurs, consacreront, non leur épée, mais
leur fortune, leur activité, et, au besoin, toute leur énergie*
à la libre défense de tous les opprimés. De même qu'au moyen
âge, cet office volontaire s'exercera surtout envers les classes
spécialement exposées aux persécutions temporelles, c'est-à-
dire les femmes, les philosophes, et les prolétaires. On ne
peut supposer que l'institution la mieux inspirée par le senti-
ment social doive rester étrangère au régime qui développera
le plus la sociabilité.
Sous ce premier aspect, la reconstruction finale des mœurs
chevaleresques n'offrira qu'une rénovation de la grande institu-
tion du moyen âge, suivant un mode adapté au nouvel état
mental et social. Aujourd'hui, comme alors, le dévouement
des forts aux faibles deviendra la suite naturelle de la subordi-
nation de la politique à la morale. C'est ainsi que le pouvoir
modérateur trouve de généreux patrons au sein même du pou-
voir directeur qu'il doit ramener dignement à de sévères de-
voirs sociaux. Mais, outre cet office général, la chevalerie
féodale présentait, envers les femmes, une destination plus spé-
ciale et plus intime, pour laquelle la supériorité du régime
positif sera plus complète et plus évidente.
En ébauchant le culte de la femme, le sentiment féodal fut
mal secondé, et môme, à beaucoup dégards, entravé, par le
principe catholique. Directement contraires à la vraie tendresse
mutuelle, les mœurs chrétiennes n'en ont assisté l'essor que par
une influence indirecte, en prescrivant la pureté habituelle,
indispensable au véritable amour. Sous tout autre aspect, les
sympathies chevaleresques ne purent surgir qu'en luttant tou-
jours contre l'égoïste austérité d'un régime qui jamais ne con-
sacra le mariage qu'à titre d'inévitable infirmité, défavorable
au salut personnel. La salutaire prescription de la pureté s'y
trouvait elle-même altérée par des motifs intéressés, qui com*
258 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
promettaient beaucoup sa principale efficacité morale. C'est
pourquoi, malgré l'admirable persévérance de nos généreux
ancêtres, le culte de la femme ne put être/ au moyen âge, qu'im-
parfaitement ébauché, surtout dans les mœurs publiques.
Malgré les empiriques prétentions du catholicisme, il y a tout
lieu de présumer, que, si la situation féodale avait pu se déve-
lopper sous le polythéisme, les sentiments chevaleresques y
eussent mieux prévalu.
Le régime positif permet seul le plein essor du culte des
femmes, par son entière systématisation, où les opinions se-
conderont toujours les mœurs. Érigeant la tendresse en prin-
cipal attribut féminin, le nouveau culte y fera pourtant appré-
cier dignement la pureté, en la rattachant enfin à sa véritable
source et à sa destination essentielle, comme condition capi-
tale du bonheur et du perfectionnement. Une étude appro-
fondie de la nature humaine écartera sans peine les vains
sopbismes que notre anarchie inspire, sur cet important sujet,
aux esprits superficiels unis à des cœurs grossiers. Même le
matérialisme scientifique présentera, sous ce rapport, peu
d'obstacles réels à la mission morale du positivisme. Le judi-
cieux médecin Hufeland a déjà remarqué que la vigueur notoire
des anciens chevaliers écartait d'avance toute objection sérieuse
sur les dangers physiques d'une continence habituelle. Sans
scinder les divers aspects d'une telle question, l'appréciation
positive établira facilement que la pureté, imposée d'abord
comme condition de toute profonde tendresse, n'importe pas
moins au perfectionnement matériel et intellectuel de l'homme
et de l'humanité qu'à leur progrès moral.
D'après l'ensemble des indications propres à cette quatrième
partie, le positivisme dispose autant l'esprit que le cœur à
organiser dignement, dans toute la vie réelle, soit privée, soit
publique, le culte, à la fois individuel et collectif, du sexe
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 259
.. ..
affectif par le sexe actif. Nées pour aimer et être aimées, af-
franchies de toute responsabilité pratique, librement retirées
au sanctuaire domestique, nos occidentales positivistes y rece-
vront le pur hommage habituel d'une gratitude pleinement
sentie. Prêtresses spontanées de l'Humanité, elles n'auront plus
à surmonter leurs propres scrupules, ni la terrible rivalité d'un
dieu vindicatif. Chacun de nous apprendra, dès l'enfance, à
voir, dans tout leur sexe, la principale source du bonheur et
du perfectionnement humains, tant publics que privés.
Tous ces trésors d'affection que nos ancêtres perdirent pour
un but mystique, et que nos mœurs révolutionnaires ont en-
suite méconnus, seront alors soigneusement recueillis, et ap-
pliqués à leur vraie destination, par des populations étrangères
à toute chimère dégradante. Des êtres nés pour l'action, et qui
se sentiront les chefs du monde connu, feront consister leur
principale félicité à subir dignement l'heureux ascendant moral
des êtres voués à l'affection. En un mot, le genou de l'homme
ne fléchira plus que devant la femme.
Ce culte continu dérive naturellement d'une intime recon-
naissance, déterminée par une exacte appréciation habituelle
des bienfaits réels du sexe affectif envers le sexe actif. Une
conviction familière fera profondément sentir à tout positiviste
que notre vrai bonheur, tant privé que public, dépend sur-
tout du perfectionnement moral, et que celui-ci résulte princi-
palement de l'influence de la femme sur l'homme, d'abord
comme mère, puis comme épouse. Il est impossible qu'un tel
sentiment habituel ne détermine pas une tendre vénération
active envers un sexe auquel sa position sociale interdit toute
concurrence intéressée. A mesure que la vocation féminine sera
mieux comprise et plus développée, chaque femme deviendra
pour chaque homme la meilleure personnification de l'Hu-
manité.
MO SIBlIflE K POLITIQUE PUHIIVE.
Mais ce culte, d'abord émané d'une raconnaisance spon-
tanée, sera consacré ensuite, d'après une appréciation systé-
matique, comme un nouveau moyen de bonheur et de per-
fectionnement. L'imperfection morale du sexe actif lui prescrit
de développer, par un exercice assidu, les affections tendres
qui sont chez lui trop inertes. Rien ne peut mieux remplir cette
importante condition qu'une pratique familière, à la fois privée
et publique, du culte féminin. C'est surtout ainsi que le posi-
tivisme retrouvera dignement la haute efficacité morale que le
catholicisme retirait de la prière.
Une grossière appréciation représente aujourd'hui cet usage
religieux comme inséparable des intérêts chimériques qui
l'inspirèrent aux premiers hommes. Mais la systématisation
catholique tendit toujours à l'en dégager, quoique le régime
théologique ne pût jamais le permettre entièrement. Depuis
saint Augustin , toutes les âmes pures ont de plus en plus
senti, à travers l'égoïsme chrétien, que prier peut n'être pas
demander. À mesure que prévaudra la vraie théorie de la
nature humaine, on concevra mieux cette haute fonction,
que le régime définitif doit développer davantage, d'après un
meilleur principe. Dans l'état normal de l'humanité, la prière,
purifiée de tout calcul personnel, deviendra, selon sa vraie
destination morale, une solennelle effusion, individuelle ou col-
lective, des sentiments généreux, toujours liés aux vues géné-
rales. Le positivisme en prescrira la pratique journalière comme
propre à combattre les impulsions égoïstes et les idées étroites
qu'inspire ordinairement la vie active. C'est surtout aux
hommes qu'elle sera recommandée, puisqu'ils ont plus besoin
d'être régulièrement ramenés vers les pensées d'ensemble et les
affections désintéressées, dont leur existence habituelle tend à
les écarter davantage.
Pour en mieux assurer l'efficacité, il importe que son objet
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 261
soit nettement déterminé. Or, cette condition est naturellement
remplie par le culte féminin, qui peut ainsi devenir beaucoup
pins salutaire que le culte divin. Sans doute, la prière hu-
maine doit finalement avoir surtout en vue l'Humanité, comme
je l'indiquerai spécialement à la fin de ce discours. Mais ce
but serait trop vague pour réaliser les heureux effets moraux
d'une telle coutume, si on voulait d'abord la centraliser ainsi.
Peut-être la tendresse féminine comporte-t-elle cette subite
extension directe. Quoi qu'il en soit, le sexe actif n'y saurait
prétendre, même chez la classe contemplative, mieux disposée
à tout généraliser. C'est donc le culte féminin, d'abord privé,
puis public, qui peut seul préparer l'homme au culte réel de
l'Humanité.
Nul n'est assez malheureux pour ne pas trouver, parmi les
femmes, soit comme épouse, soit comme mère, un digne objet
d'affection spéciale, qui puisse préserver son cœur de toute
divagation dans son adoration privée du sexe aimant. La
mort, qui semble devoir détruire ce culte individuel, doit, au
contraire, le consolider en l'épurant davantage, quand il est
bien institué. Ce n'est pas seulement dans l'existence collective
que le positivisme fera nettement sentir la liaison du présent
avec l'ensemble du passé, et même de l'avenir. En liant tous
les individus et toutes les générations, sa doctrine familière per-
mettra à chacun de mieux raviver ses plus chers souvenirs,
dans un régime où la vie privée se rattachera profondément à
la vie publique, jusque chez les moindres citoyens. Les esprits
bien cultivés sont déjà habitués à vivre avec leurs éminents pré-
décesseurs du moyen âge, et même de l'antiquité, presque
comme ils le feraient envers des amis absents. Pourquoi le
cœur, beaucoup plus énergique, ne compterait-il pas aussi
cette idéale résurrection? La vie publique nous offre déjà de
fréquents exemples de sympathies et d'antipathies développées,
262 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
à un haut degré, chez d'immenses populations, à l'égard des
principaux personnages historiques, surtout quand leur in-
*
fluence actuelle reste appréciable. Rien n'empêche d'étendre
aux destinations privées une telle aptitude affective, pour les re-
lations senties par chacun. Notre culture morale s'est accomplie
jusqu'ici sous un régime si peu convenable que nous ne pouvons
aujourd'hui concevoir assez l'efficacité habituelle que compor-
tera sa régénération positive, concentrant toujours, sur la vie
humaine, les affections comme les pensées. Vivre avec les morts
constitue l'un des plus précieux privilèges de l'humanité, qui le
développe davantage à mesure que ses idées s'étendent et que
ses sentiments s'épurent. Le positivisme doit lui procurer un
vaste essor, à la fois spontané et systématique, non-seulement
public, mais encore privé. Il l'étendra même à l'avenir, en nous
faisant vivre aussi avec ceux qui ne sont pas nés; ce qui n'était
auparavant impossible que faute d'une vraie théorie historique,
embrassant d'un seul regard l'ensemble des destinées hu-
maines. Une foule d'exemples nous indique l'aptitude du cœur
humain aux émotions dépourvues de tout fondement objectif,
si ce n'est idéal. Les visions familières du polythéiste, les mys-
tiques affections du monothéîste, signaient, dans le passé, une
tendance naturelle que l'avenir doit utiliser en lui procurant
une destination plus réelle et plus noble, d'après une meilleure
philosophie générale. Ainsi, ceux-là même qui seraient malheu-
reusement dépourvus d'un digne obj« t d'affection personnelle,
pourraient néanmoins instituer convenablement le culte privé
de la Femme, en choisissant, chez nos prédécesseurs, un type
adapté à leur propre nature. Les plus puissantes imaginations
s'ouvriraient aussi le domaine de l'avenir, en y construisant un
idéal encore plus parfait. Au fond, c'est ce que firent souvent
nos chevaleresques aïeux, malgré leur naïve ignorance. Pour-
quoi l'habitude d'une saine théorie historique n'augmente-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 263
rai t- elle pas, à cet égard, nos facultés naturelles? Envers
l'avenir, comme quant au passé, la doctrine positive étendra
d'autant mieux cette heureuse aptitude qu'elle pourra la pré-
server de toute divagation énervante, en lui imposant des lois
objectives propres à contenir la versatilité spontanée du cœur
humain.
J'ai dû insister sur cette institution, tantôt réelle, tantôt idéale,
du culte privé et individuel de la Femme, parce que son culte
public et collectif ne saurait autrement comporter une profonde
efficacité morale. La réunion des hommes fortifie et développe
beaucoup leurs sentiments propres, mais sans pouvoir les in-
spirer. Si donc chacun n'éprouvait isolément une tendre véné-
ration habituelle pour celles qui président à nos principales
affections, une multitude ainsi composée se bornerait à répéter,
dans les temples de l'Humanité, de vaines formules en l'hon-
neur des femmes. Mais ceux qui, tous les jours, leur adressent
sincèrement de secrets hommages, pourront, par leur con-
cours solennel, exalter souvent leurs nobles sentiments respec-
tifs jusqu'au plus salutaire enthousiasme. Dans ma dernière
lettre à mon éternelle compagne, je lui disais spontanément :
«Au milieu des plus graves tourments qui puissent résulter de
o l'affection, je n ai pas cessé de sentir que l'essentiel pour le
» bonheur c'est d'avoir toujours le cœur dignement rempli. »
Après notre fatale séparation objective, une expérience jour-
nalière a mieux confirmé cette appréciation, d'ailleurs si con-
forme à la vraie théorie de la nature humaine. C'est par de
telles habitudes individuelles qu'on peut convenablement pré-
parer de sincères pratiques collectives.
L'aptitude caractéristique du positivisme est encore plus irré-
cusable pour ce culte public de la Femme que pour le culte
privé. Car la prépondérance systématique du point de vue so-
cial permet seule de rendre un tel hommage à la destination
264 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
fondamentale du sexe aimant. Dans les grandes réunions du
moyen âge, les chevaliers manifestaient à la fois leurs divers sen-
timents individuels, mais sans jamais s'élever au-dessus d'un
simple prolongement collectif du culte privé. Quoique ce culte
doive rester le préambule de l'autre, celui-ci consistera surtout
à témoigner directement la reconnaissance du peuple pour l'of-
fice social du sexe affectif, comme organe spontané du principe
fondamental de l'unité humaine et premier élément du pouvoir
modérateur. Or, une telle appréciation était impossible, an
moyen âge, faute d'une véritable théorie sociale embrassant
l'ensemble des rapports réels. Elle y eût même été inconci-
liable avec la doctrine dominante, où Dieu usurpait la place dé
l'Humanité.
Cette glorification convient tellement au positivisme, qu'il
peut l'étendre jusqu'aux anomalies. Sans doute, le culte publie
de la Femme, comme son culte privé, doit se rapporter surtout
à la vocation affective qui la caractérise. Mais il faut au*si sa-
voir honorer dignement les natures exceptionnelles qui auront
rendu de vrais services à l'humanité, soit dans les carrières
spéculatives, soit môme par une activité pratique encore plus
étrangère au type féminin. Le caractère absolu de l'esprit
théologique lui interdisait une telle flexibilité, qui eût grave-
ment compromis ses principales prescriptions sociales. Aussi
le catholicisme fut-il contraint, malgré ses regrets d'abord sin-
cères, de laisser sans consécration d'augustes mémoires fémi-
nines, dont le culte eût, en effet, été alors encore plus nuisible
à la morale qu'utile à la politique. Rien ne caractérise mieux
cette impuissance nécessaire que l'admirable histoire de l'hé-
roïque viergo qui sauva la France au quinzième siècle. Une
canonisation si méritée fut noblement sollicitée par notre émi-
nent Louis XI, et dignement accordée par l'autorité pontifi-
cale. Cependant elle n'a jamais déterminé aucune consécration
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 265
pratique, et sa désuétude entraîna bientôt le clergé à une
sorte d'éloignement spontané pour cette grande mémoire, qui
lui rappelait surtout son impuissance sociale. Une telle con-
duite n'a rien d'accidentel, ni même de blâmable ; car elle fut
d'abord inspirée par des craintes, alors très-légitimes, sur les
dangers moraux d'une pareille célébration, qui eût tendu à
dénaturer les mœurs féminines. Mais l'incompatibilité n'existe
que pour une doctrine absolue, incapable de glorifier une ano-
malie sans compromettre la règle. Le positivisme réprouve en-
core davantage que le catholicisme l'existence guerrière des
femmes, comme plus éloignée qu'aucune autre de leur vraie
vocation. Il peut seul, néanmoins, honorer dignement l'incom-
parable vierge que délaissa l'impuissance théologique, et qu'osa
souiller, même en France, le cynisme métaphysique. Sa consé-
cration solennelle, à chaque anniversaire de son glorieux mar-
tyre, sera non-seulement nationale, mais occidentale, comme
cet immense bienfait, sans lequel le centre normal des popu-
lations d'élite perdait peut-être l'indépendance indispensable à
son office européen. Tout l'Occident ayant d'ailleurs participé
plus ou moins à la turpitude voltairienne, doit également con-
courir à la réparation positiviste. Loin de compromettre les
mœurs féminines, cette glorification exceptionnelle pourra les
consolider, en caractérisant l'anomalie et en manifestant les
conditions d'une telle apothéose. On y trouvera une nouvelle
confirmation des avantages moraux que procure l'esprit relatif
du positivisme, seul apte à apprécier les exceptions sans énerver
les règles.
Une telle indication du culte positiviste de la femme par
l'homme suscite finalement une question fort délicate, quant à
la manière de satisfaire un besoin analogue chez l'autre sexe.
Si les hommes ne peuvent s'élever directement au culte réel
de l'Humanité, sans s'y préparer par ce préambule naturel,
266 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
les femmes, quoique plus aimantes, sont peut-être assujet-
ties aussi à une préparation équivalente. Toutefois, elle
devrait certainement prendre une autre direction, afin de
mieux développer, chez chaque sexe, les qualités morales
que sa nature laisse insuffisantes. Car l'humanité est autant
caractérisée par l'énergie que par la tendresse, comme l'atteste
familièrement l'heureuse ambiguïté du mot cœur. L'hoiçme,
n'ayant pas naturellement assez de tendresse, exige, sous'
ce rapport, un exercice assidu, que lui procure spontané-
ment le culte de reconnaissance dû à la femme. .Au con-
traire, le sexe affectif, où l'énergie est insuffisante, doit
diriger sa préparation spéciale au [culte final de l'Humanité
de façon à développer plutôt le courage que l'amour. Mais
mon impuissance masculine m'interdit de scruter davantage
ces intimes besoins du cœur féminin. La lumière philosophi-
que me conduit à signaler cette lacune inaperçue, sans me
permettre de la remplir. À la femme seule appartient une
telle tâche, que j'eusse réservée à l'éminente collègue dont
je ferai, j'espère, universellement déplorer la perte préma-
turée.
L'ensemble de cette quatrième partie me fait profondément
sentir, comme philosophe, notre séparation objective. J'ai, sans
doute, constaté l'aptitude fondamentale du positivisme à incor-
porer dignement les femmes au grand mouvement moderne, en
réalisant, mieux que le catholicisme, tous leurs vœux domes-
tiques et sociaux, d'après leur noble office naturel dans le ré-
gime définitif. Pourtant je ne puis espérer de leur faire assez
goûter une telle appréciation pour obtenir leur active adhésion,
tant que cette exposition n'émanera point d'un organe féminin,
seul capable de l'adapter pleinement à leur nature et à leurs
habitudes. Jusqu'alors, on les supposera même impropres à
comprendre jamais la nouvelle philosophie, malgré leur affinité
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 267
spontanée pour le positivisme, d'après les diverses indications
précédentes.
Tous ces obstacles se trouvaient pleinement écartés par la
noble et tendre amie à laquelle j'ai dédié ce nouveau Traité.
Quoique cette dédicace exceptionnelle puisse sembler exa-
gérée, je crains aujourd'hui, cinq ans après ce funèbre hom-
mage, d'y avoir trop peu caractérisé l'intime reconnaissance
dont je me sens redevable à ce vertueux ascendant, sans le-
quel l'essor moral du positivisme eût été très-retardé.
Egalement éminente d'esprit et de cœur, Glotilde de Vaux
sentait déjà l'aptitude de la nouvelle philosophie à réorganiser
dignement l'influence féminine, tant altérée, depuis la fin du
moyen âge, par la transition révolutionnaire. Partout mécon-
nue, surtout dans sa propre famille, sa grande âme l'avait
pourtant préservée de toute aigreur. Malgré des malheurs aussi
étranges qu'immérités, sa pureté, encore plus exceptionnelle, la
garantissait assez de tous les sophismes anti-domestiques, avant
même que sa raison eût apprécié la vraie théorie conjugale.
La seule composition qu'elle ait publiée contient, à cet égard,
cette admirable maxime, que sa propre destinée rend si tou-
chante : « II est indigne des grands cœurs de répandre le trouble
» qu'ils ressentent. » Dans cette charmante nouvelle, qui pré-
céda son initiation au positivisme, on trouve, sur la vraie voca-
tion de la femme, cette opinion caractéristique, si décisive chez
un tel juge : a Le véritable rôle de la femme n'est-il pas de don-
» ner à l'homme les soins et les douceurs du foyer domestique,
» et de recevoir de lui, en échange, tous les moyens d'exis-
» tence que procure le travail? J'aime mieux voir une mère de
» famille peu fortunée laver le linge de ses enfants, que de la
» voir consumer sa vie pour répandre au dehors les produits de
» son intelligence. J'excepte, bien entendu, la femme éminente
» que son génie pousse hors des sphères de la famille. Celle-là
268 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
» doit trouver dans la société son libre essor, car la manifesta-
» tion est le véritable flambeau des intelligences supérieures. »
Une telle appréciation, émanée d'une jeune dame, aussi dis-
tinguée par sa beauté que par son mérite, réfutait déjà nos
utopies anafechiques. Mais, en outre, la composition plus
étendue que sa mort a laissée incomplète était directement
destinée à réparer les atteintes portées aux dogmes domes-
tiques par une éloquente contemporaine, au-dessus de la-
quelle le talent Télevait autant que la vertu. Noblement do-
minée par le sentiment, cette âme privilégiée savait pourtant
conserver à la raison toute sa juste influence. Au début de
ses études positivistes, elle m'écrivait : « J'ai compris mieux
» que personne la faiblesse de notre nature, quand elle n'est
» pas dirigée vers un but élevé et inaccessible aux passions. »
Peu de temps après, au milieu des plus gracieux épanche-
ments de l'amitié, sa plume féminine introduisait, presqu'à
son insu, cette profonde sentence morale : « Il faut à notre
» espèce, plus qu'aux autres, des devoirs pour faire des senti-
» méats. »
D'après cette préparation spontanée, on sera peu surpris que
ma sainte Glotilde ait dignement senti l'aptitude morale du
positivisme, quoique cette étude n'ait pu occuper que sa der-
nière année. Quelques mois avant sa mort, elle m'écrivait, à ce
sujet : « Si j'étais un homme, vous auriez en moi un disciple
» enthousiaste; je vous offre, en indemnité, une sincère ad-
» miratrice. » Cette môme lettre caractérise ainsi sa participa-
tion projetée à l'installation morale de la nouvelle philosophie :
« Une femme gagne toujours à marcher modestement derrière
» le convoi des novateurs , dût-elle y perdre un peu de son
» élan. » Elle y apprécie aussi notre anarchie mentale par cette
char riante image : a Nous avons tous encore un pied en l'air sur
» le seuil de la vérité. »
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 269
Une telle collègue, qui réunissait toutes les qualités éparses
jusqu'ici entre les diverses femmes d'élite, eût bientôt associé
son sexe à la régénération finale, en réalisant déjà la réaction
normale du sentiment sur la raison, qui doit ensuite constituer
le principal office féminin. Quand sa noble élaboration aurait
été terminée, je voulais assigner, à l'ensemble de sa coopéra-
tion positiviste , un but déterminé quoique vaste , pleinement
conforme à sa nature intellectuelle et morale. Je crois devoir
l'indiquer ici, pour mieux caractériser la participation spéciale
des femmes à l'avènement occidental du positivisme , suivant
un mode spontanément analogue à leur finale intervention
sociale. Il concerne surtout les deux grandes populations mé-
ridionales. Partout ailleurs, il se borne aux individus dont
l'affranchissement se trouve retardé aussi, quoique placés dans
un milieu émancipé. Mais les fréquents succès que j'ai déjà
constatés pour ce dernier cas me confirment d'avance l'efficacité
collective des moyens que je vais signaler.
L'émancipation mentale de l'Occident commença, chez ses
deux éléments septentrionaux, avec tous les dangers inhérents
à une originalité qui ne pouvait alors être qu'empirique. Par
l'ascendant légal du protestantisme, la halte métaphysique prit
là une consistance qui a beaucoup troublé les progrès ultérieurs,
et qui aujourd'hui y constitue le principal obstacle à une ré-
novation décisive. Heureusement préservé de cette prétendue
réformation, le centre normal de la république occidentale
compensa ensuite ce retard initial en passant d'emblée , sous
l'impulsion voltairienne , à une pleine émancipation, qui lui
jpermit de reprendre enfin sa présidence naturelle de la com-
anune régénération finale. Mais, en évitant ainsi l'inconsé-
cpience et la fluctuation protestantes, la population française
s'est trouvée exposée aux tendances anarchiques que devait
susciter l'entière prépondérance de la métaphysique révolu-
22
2*70 système Mi POLrrïOtte pomwve.
ïidnttafcre. Ûè négativisme Systématique constitué maintenant,
ftftr sa vicieuse pïolottjgation, ta principale entrave à la réofrga»-
hîsatioh définitive <fu'il prépara si utilement. On peut dès la»
espérer quo, dans son inévitable extension aux deux élément*
Méridionaux, l'émancipation occidentale s'accomplira aujouN
d"htii plus heutôUSëment chas des populations où le catho-
licisme a mieux résisté jusqu'ici , d'abord au protestantisme ,
puis au déisme. Si la France a franchi le calvinisme, pourquoi
l'Italie, et même l'Espagne, ne franchiraient-elles pas aussi le
Voltairianisme? En compensation naturelle de leur retard ap-
parent, les méridionaux passeraient directement du catholi-
cisme au positivisme, sans s'arrêter sérieusement à aucun né-
gativisme. Quoique la nouvelle philosophie ne pût naître chéfc
ces populations, d'après un tel défaut d'émancipation préalable,
elle y peut néanmoins prévaloir d'emblée, après avoir ététtsttefc
élaborée dans son foyer naturel. Il suffit que le positiviste»,
sans s'y préoccuper d'aucune critique directe, s'y présente
désormais en concurrence immédiate avec le catholicisme,
pour toutes ses fonctions sociales, actuelles ou même pas-
sées.
Tous les monuments, surtout poétiques, attestent, du motos
envers l'Italie, que, avant l'explosion luthérienne, les croyantes
occidentales étaient plus déchues au sud qu'au nord. La résis-
tance rétrograde du catholicisme n'a pu y ranimer profondé-
ment la foi chrétienne. Ges populations, qu'on taxe d'arriérées,
n'adhèrent vraiment au régime catholique que faute de -sentir
aucune autre satisfaction réelle de leurs besoins moraux et
sociaux. Le cœur y est mieux disposé qu'ailleurs au positivisme,
d'après une moindre altération des instincts de fraternité, tant
compromis dans l'essor industriel1 des septentrionaux protoa-
'tants. En môme temps, l'esprit s'y trouve moins éloigné du
principe fondamental de la nouvelle politique sur la séparation
DISCOURS PBéLlMmAffiï. — quamuéu partie. '271
normale des deux puissances. Ainsi, le positivisme y obtiendra
un ascendant décisif, aussitôt qu'on y reconnaîtra son aptitude
nécessaire à mieux remplir que le catholicisme toutes les condi-
tion qui caractérisaient le régime du moyen âge. Or, cette appré-
ciation appartient davantageau sentiment qu'à la raison, puisque
«es'conditions étaient principalement morales.Onetelle mission
propagatrice est donc pleinement conforme à la nature propre
du talent féminin. C'est par les femmes que 'le positivisme doit
pénétrer en Italie et en Espagne, tandis que les hommes yont
déjà initié l'Angleterre, et surtout la Hollande, avant-garde
'permanente, depuis le moyen âge, de toute la Germanie. Mais
cet appel positiviste aux Italiennes et aux Espagnoles ne saurait
émaner convenablement que d'une éminente Française, et non
«d'aucun Français , afin que le cœur y parle mieux au cœur,
fhnsae cette sommaire indication faire apprécier l'incomparable
collègue à laquelle je destinais un tel office, et lui préparer une
digne émule 1
Un premier exemple décisif confirme donc mon espoir na-
turel d'associer intimement les cœurs féminins au mouvement
philosophique qui leur assigne aujourd'hui une haute mission
sociale, prélude caractéristique de leur futur office normal.
Quelque exceptionnelle que doive sembler cette coopération
initiale, elle n'a pu qu'anticiper sur la commune adhésion. Car
les êtres privilégiés subissent seulement avant les autres les
transformations universelles, dont ils deviennent ainsi les meil-
leurs organes. Sauf son admirable nature, morale et mentale,
mûrie d'avance par le malheur, ma sainte collègue n'offrait
aucune disposition spécialement favorable à son initiation posi-
tiviste. Prolétaire ou illettrée, elle aurait peut-être saisi encore
plus facilement l'esprit fondamental et la destination sociale de
la nouvelle philosophie.
272 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
D'après l'ensemble de cette quatrième partie , l'élément le
plus systématique du pouvoir modérateur n'a pas moins d'affi-
nité avec l'élément le plus sympathique qu'avec le plus syner-
gique. Une telle adhésion féminine permet seule aux philo-
sophes de compléter l'organisation de la force morale , fondée
d'abord sur l'alliance populaire. En instituant aujourd'hui l'im-
pulsion régénératrice qui doit terminer la révolution , ce con-
cours décisif inaugurera déjà l'ordre final, puisque chaque élé-
ment modérateur y agira conformément à sa future destination
normale et à sa disposition naturelle envers le pouvoir direc-
teur f Celui qui doit rallier les deux autres trouvera ainsi , au
sein de chaque famille, une heureuse assistance privée pour sa
mission sociale, secondée déjà, dans chaque cité, par une puis-
sante coopération publique. Toutes les influences qui doivent
rester étrangères au gouvernement pratique concourront alors
à soumettre la politique spéciale aux règles constantes de la
morale universelle. Dans les cas exceptionnels , l'active parti-
cipation du peuple dispensera même les deux autres éléments
modérateurs de toute intervention directe tendant à dénaturer
leur caractère spéculatif ou affectif, qu'il importe de maintenir
inaltérable par une invariable exclusion de tout commande-
ment.
Mais ce double appui fondamental, en rendant la force mor-
rale plus efficace qu'au moyen âge, imposera de'difficiles con-
ditions à ses organes systématiques. Il faudra surtout que le
cœur du prêtre de l'Humanité corresponde toujours à son esprit
d'ensemble. L'adhésion du sexe affectif et l'alliance du peuple
ne lui seront acquises que quand il deviendra aussi sympathique
et aussi pur qu'une femme, et, en même temps, aussi énergique
et aussi insouciant qu'un prolétaire. Sans ce rare concours
moral, le nouveau pouvoir théorique n'obtiendrait jamais
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — QUATRIÈME PARTIE. 273
l'ascendant social que comporte la systématisation positive.
Malgré cet ensemble de moyens intérieurs et extérieurs, il sen-
tira bientôt que l'extrême imperfection de la nature humaine
oppose d'éternels obstacles à la mission caractéristique du posi-
tivisme, la prépondérance habituelle de la sociabilité sur la
personnalité.
274 8T9TBMK DE PGUTIGBI. POSITIVE.
CINQUIÈME PARTIE.
APTITUDE ESTHÉTIQUE DU POSITIVISME.
Après avoir caractérisé l'esprit fondamental et la destination
sociale de la seule philosophie qui puisse terminer la révolution,
j'ai assez expliqué comment cette impulsion systématique doit
obtenir un ascendant décisif par l'active coopération des prolé-
taires et l'intime adhésion des femmes. Mais la puissance régé-
nératrice fondée sur ce triple concours n'embrasserait pas plei-
nement l'ensemble des éléments humains, si elle ne remplissait
point une grande condition complémentaire, envers laquelle il
me reste à apprécier son aptitude nécessaire. La raison ne doit
pas seulement sesubordonnerau sentiment pour l'aider à diriger
l'activité ; il faut aussi que, sans se laisser dominer par l'imagi-
nation, elle la stimule en la réglant. Tel est l'état normal de
notre nature, où les fonctions esthétiques ont trop d'impor-
tance pour être négligées dans le régime final de l'humanité, et
par conséquent dans la systématisation qui doit le construire.
Mais le positivisme remplit tellement ces conditions complé-
mentaires, que, malgré d'empiriques préventions, je caracté-
riserai sans peine son aptitude directe à constituer dignement
l'art moderne, qui, depuis la fin du moyen âge, cherche si
vainement une direction générale et une haute destination.
DISCOURS JHràUHIKAflUL •— CINQUIÈME PARTIE. 2756
i*a nouvelle ;pihHeeciphie me semble -mériter les seprocbes or-
dinaires de tendance antHesAhétique «que quand an la confond
mec son préambade aotantififue, dont ai (peu de juges flânent
aujourd'hui la .distinguer. Car «cas aoeueations ne. contiennent
FéoUement à l'esprit positif .que pendant .son âge préliminaire
4e spécialité dieperaive, wiûieusemant prolongé îpar îles isavauts
actuels. Rien «a'eat plus contraire aux keaux-arte ique les vues
éteDÈtes, la maarahe trop analytique, ert l'abus An raisonnement,
fnwf nea à notre régius* seieniifiçue, 'd'ailleurs ai funeste mi
développement maoàl, première aauroe de doute disposUm
pathétique. Mais l'esprit positif perd nécessairement -ces vices
primitifs, à mesure qu'il s'étend et se coordonne, en pafisattt II
4e plus hautes études, suivant ma loi encyclopédique. Parvenu
jusqu'aux spéculations sociales, qui constituent sa ▼raie desti-
natioa finale, sa réalité caractéristique l'oblige d'embrasser les
conceptions esthétiques, comme les considérations affectives,
afin de représenter le véritable ensemble des phénomènes hu-
mains, même individuels, et surtout collectifs. Ainsi réconcilié
avec les deux ordres d'impressions qu'il repoussait d'abord,
leur charme naturel l'entraîne bientôt à s'y livrer directement,
et À reconnaître enfin leur destination normale dans notre con-
stitution personnelle ou sociale. Voilà comment une culture
plus complète et plus systématique dissipe naturellement le
long divorce préliminaire de la raison moderne avec le senti*
ment et l'imagination.
An point où ce discours est maintenant parvenu, tout lec-
teur attentif doit être spontanément rassuré sur les prétendues
tendances anti-esthétiques de la nouvelle philosophie. Quand
même le positivisme n'assignerait point directement aux beaux-
arts une destination capitale, son influence indirecte ne leur
serait pas moins favorable, d'après son principe fondamental,
son but caractéristique, çt ses moyens essentiels. La seule
\
276 SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
losophie qui puisse désormais subordonner l'esprit au cœur
doit développer nos facultés esthétiques, par cela même qu'elle
confère au sentiment, qui en est la vraie source, la présidence
' systématique de l'unité humaine. Une doctrine sociale qui vient
terminer l'état révolutionnaire, si contraire aux beaux-arts,
leur prépare dès lors un vaste domaine et un fondement solide,
en établissant des convictions fixes et des mœurs caractérisées,
sans lesquelles la poésie n'a rien de grand à retracer et à sti-
muler. En poussant nos prolétaires à chercher leur vrai bonheur
dans l'essor habituel de leurs facultés affectives et spéculatives,
le positivisme assure à l'art son auditoire naturel, d'après une
éducation dont la base est surtout esthétique.
Mais pour pressentir, à cet égard, l'aptitude nécessaire de
la nouvelle philosophie, il suffirait de considérer son efficacité
féminine, sa tendance à rehausser la dignité sociale du sexe
affectif, tout en fortifiant la constitution domestique. Car, de
tous les éléments sociaux, la femme est certainement le plus
esthétique, soit par sa nature, soit par sa situation, tant con-
solidées et développées dans le régime positif. Si notre instinct
du bien doit ordinairement aux femmes son premier essor,
elles nous initient encore mieux au sentiment du beau, étant
aussi propres à l'inspirer qu'à l'éprouver. Leur aspect nous in-
dique à la fois tous les genres de beauté, non-seulement phy-
sique, mais intellectuelle, et surtout morale. Tous leurs actes
sont embellis par la recherche spontanée d'une perfection idéale
envers chacune de leurs occupations, même involontaires. Leur
existence domestique, affranchie de l'activité extérieure, ne
fait, à cet égard, que développer davantage leurs inclinations
naturelles. Car, l'être voué à l'affection doit spontanément
chercher partout le mieux, d'abord réel, puis idéal. Ainsi, la
doctrine qui érige les femmes en élément primordial du pouvoir
modérateur, et qui leur confère la présidence de l'éducation
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 277
fondamentale, ne saurait mériter aucun soupçon de tendance
anti-esthétique.
Ces préventions étant écartées, il faut caractériser directe-
ment l'aptitude nécessaire du positivisme à incorporer l'art à
l'ensemble de Tordre moderne, en lui procurant une constitu-
tion systématique et une destination normale, d'où surgiront de
puissants moyens, et même de nouveaux organes. L'office final
de l'élément esthétique sera d'ailleurs inauguré déjà par sa par-
ticipation actuelle à l'impulsion régénératrice, comme pour l'é-
lément populaire et l'élément féminin.
Toutefois, avant d'ébaucher ici cette appréciation complémen-
taire, il importe de rectifier, à ce sujet, une grave aberration
temporaire, qui tend aujourd'hui à fausser toutes les notions gé-
nérales relatives à l'art, en exagérant sa puissance, d'après une
réaction trop naturelle de notre anarchie mentale et morale.
Depuis Homère jusqu'à Corneille, tous les éminents génies
esthétiques avaient toujours conçu l'art comme destiné surtout
à charmer la vie humaine, et dès lors à l'améliorer, mais sans
devoir jamais la diriger. Aucun esprit normal ne pouvait, en
effet, directement supposer que la suprématie intellectuelle ap-
partint jamais à l'imagination. Une telle opinion équivaudrait,
au fond, à ériger la folie en type mental, en faisant prévaloir
les inspirations subjectives sur les notions objectives. Nos fa-
cultés de représentation et d'expression sont nécessairement
subordonnées à nos fonctions de conception et de combinaison.
CSette loi statique est immuable, et n'a jamais souffert d'altéra-
tion réelle. On pourrait même la constater au milieu de nos
perturbations cérébrales, qui vicient nos relations extérieures,
sans troubler l'harmonie élémentaire de nos diverses opérations
i intérieures.
Quoique un vain orgueil ait déjà inspiré aux derniers poëtes
anciens quelques erreurs analogues aux prétentions actuelles,
278 SYSTÈME DE POLITIQUE DOSHtVE.
jamais l'art ne fut regardé comme le régulateur de la société'
polythéique, malgré l'aptitude esthétique des croyafl£es<domi«*
nantes. L'Iliade, et surtout. l'Odyssée, suffiraient, au beeein,
pour constater,, au contraire* combien était akrre subalterne;
l'influence sociale des beaux-arts* même dégagés de la tutelle
ttoocratique. Au déclin «ht peiythéieuee, l'utopie de Platon»*,
dupe la conception d'un état social systématiquement privé de
tonte intervention poétique. Le régime moaoihéiqufidn moyen,
âge repoussait encore davantage ces prétentions, esthétiques»,
quoique la vraie destination de l'art y fàt mieux goètée de teufc»
Mais, foaopd cet ordre commença à se décomposer, en vit bientôt
surgir, m6me<shez l'incomparable Dante, les germes, des ahemah
tûns que la transition révolutionnaire des cinq derniers Jtôeks &
toujours développées, et d'où résulte le délire actuel de l'orgueil
poétique. Parvenue aux limites réelles de l'état théologiqu»,
sans pouvoir encore pressentir assez l'état positif, k république
ocektettt&le s'est placée, à tous égards, daine une situation è*
plue en plus négative, jusqu'alors impossible. Un discrédit
croissant y neutralisa tontes les règles et les institutions qui
jadis contenaient les ambitions fourvoyées. D'après cette disso-
lution graduelle des principes sociaux, la naïve admiration par
laquelle des populations charmées récompensaient l'essor es-
thétique suscita de vicieuses prétentions politiques parmi les
divers artistes^ et surtout chez les poètes, leurs chefs natu-
rels. Quoique tout office purement critique répugne à la vrai»
poésie, l'art moderne, dès son début au quatorzième siècle,
prit une part de plus en plus active à la démolition générale
du régime ancien. Toutefois, tant que la doctrine négative ae
fut pas complètement formée et caractérisée par les révolu-
tions qui préludèrent à la grande crise, l'influence esthétique
resta simplement un libre auxiliaire du mouvement de décom-
position que dirigeaient les métaphysiciens et les légistes»
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 279
Mais cette attitude changea et les ambitions poétiques commen-
cèrent à devenir prépondérantes pendant le dix-huitième siècle,
réservé à la propagation décisive d'un négativisme déjà systé-
matisé. Alors les docteurs proprement dits furent de plus en
plus remplacés, dans la présidence spirituelle du mouvement
de décomposition, par de purs littérateurs, plutôt poètes que
philosophes, mais dépourvus de toute vraie vocation. L'avène-
ment de la grande crise procura naturellement à cette classe
équivoque les bénéfices politiques de sa suprématie révolution*
naire, qui persistera jusqu'à ce que la réorganisation directe
commence à prévaloir.
Telle est la filiation historique qui tout à la fois explique et
réfute les utopies anarchiquee de notre siècle sur une sorte de
pédantocratie esthétique. Ces rêves d'un orgueil sans foein ne
peuvent devenir spécieux que chez des esprits métaphysiques,
toujours enclins à la consécration absolue des cas exception-
nels. Si les philosophes doivent être exclus du commandement,
les poëtes y sont encore moins propres. Leur versatilité men-
tale et morale, qui les dispose à mieux refléter le milieu cor-
respondant, leur interdit davantage toute autorité directrice.
Une sévère éducation systématique peut seule contenir assez
leurs vices naturels, qui doivent donc être beaucoup développés
en un temps étranger à toute conviction profonde. Membres ac-
cessoires du pouvoir intellectuel, les poëtes n'y peuvent suivre
leur vocation normale qu'en renonçant à la suprématie tempo*
relie encore plus complètement que les membres principaux.
Les philosophes ne sont impropres qu'à l'action, mais la con-
sultation leur convient ; tandis que les poëtes ne doivent pas, en
général, prétendre davantage à l'une qu'à l'autre. Idéaliser et
stimuler, tel est leur double office naturel, qui ne s'accomplit
dignement que d'après une concentration exclusive. Cette fonc-
tion est assez noble et assez étendue pour absorber tous ceux
280 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
qui s'y trouvent vraiment destinés. Aussi ces égarements de
l'ambition esthétique n'ont-ils pleinement surgi que depuis l'a-
vénement passager d'une situation incompatible avec l'art vé-
ritable, faute de mœurs prononcées et de convictions réelles.
Tous ces poètes manques ou fourvoyés donneraient un autre
cours à leur vie publique si la vraie poésie était déjà redevenue
possible, par la prépondérance d'une doctrine universelle et
d'une direction sociale. Jusqu'à une telle issue, les natures es-
thétiques continueront à s'éteindre ou à se corrompre dans une
misérable agitation politique, plus favorable aux médiocrités
spécieuses qu'aux supériorités réelles.
L'état normal de la nature humaine subordonne autant l'ima-
gination à la raison que celle-ci au sentiment. Toute inversion
prolongée de cet ordre fondamental est également funeste au
cœur et à l'esprit. Le prétendu règne de l'imagination devien-
drait encore plus corrupteur que celui de la raison, s'il n'était
pas encore moins compatible avec les conditions réelles de
l'humanité. Mais, quoique chimérique, sa seule poursuite peut
troubler beaucoup l'existence privée, en substituant une exal-
tation factice, et trop souvent mensongère, aux émotions
spontanées et profondes. A plus forte raison, cette vicieuse
prépondérance de l'imagination doit-elle altérer la vie publique,
quand aucune barrière sociale ne contient plus les ambitions
esthétiques. L'art tend alors à perdre sa vraie destination de
charmer et améliorer l'humanité. Devenu le but de l'existence,
il se dégraderait bientôt, en démoralisant à la fois ses organes
et son public. Il se réduirait de plus en plus à ses agréments
sensuels, ou même aux difficultés techniques, sans aucune ten-
dance morale. Les inclinations esthétiques, qui, dignement su-
bordonnées, ont tant perfectionné les mœurs modernes, peu-
vent devenir profondément corruptrices par leur illégitime— =
ascendant. On sait à quelle atroce pratique l'Italie fut conduite,^
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 281
pendant plusieurs siècles, dans la seule vue d'embellir les voix
masculines. Ainsi dégénéré, l'art, si propre à développer les
instincts sympathiques, peut directement susciter le plus abject
égoïsme, en provoquant une entière indifférence sociale, chez
ceux qui ont mis leur principal bonheur à goûter des sons ou
des formes. Tel est l'intime danger, encore plus moral que
mental, inhérent à la prépondérance privée, et surtout publi-
que, des inclinations esthétiques, même quand elles sont
réelles. Mais il faut aussi reconnaitre que cette violation de
Tordre fondamental conduit bientôt à l'inévitable triomphe des
médiocrités, chez lesquelles un long exercice développe aisé-
ment l'habileté d'exécution.
C'est ainsi que nous sommes graduellement tombés sous la
honteuse domination, non moins funeste à l'art qu'à la philo-
sophie et à la morale, des influences évidemment vouées à la
subalternité sociale. Une déplorable aptitude à exprimer ce
qu'on ne sent ni ne croit, procure aujourd'hui un ascendant
éphémère à des talents aussi incapables de toute création esthé-
tique que de toute conception scientifique. Cette anomalie po-
litique, principal caractère de notre situation révolutionnaire,
doit devenir moralement désastreuse quand ces triomphes im-
anérités n'échoient pas, suivant une rare exception, à des âmes
hissez élevées pour en contenir souvent la vicieuse impulsion.
ID'après leur plus grande généralité, qui leur permet une plus
Jiaute ambition, les poètes sont davantage exposés à ces dangers
*3ue les artistes proprement dits. Mais la culture des arts spé-
ciaux reproduit ce mal sous une autre forme, encore plus dé-
bradante, par l'avidité pécuniaire qui souille aujourd'hui tant
e talents. C'est là surtout que l'absence de toute règle laisse
aïvement surgir une vanité puérile qui désormais applique le
ême titre habituel aux vrais créateurs esthétiques et aux sim-
les organes des productions d'autrui.
382 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Tels sont JesTésultatsinécassaiias de l'égarement graduel des
ambitions poétiques pendant ila longue transition moderne. Je
•devais ici caractériser Bans hésitation des aberrations qui em-
pêchent aujourd'hui tonte saine appréciation de la nature et
de la destination de Part, liais ce sévère préambule ne saurait
choquer les âmes vraiment esthétiques, déjà ipersannallement
disposées à sentir combien le régime actuel contrarie toute
vocation TÔelle. Malgré des 'déclamations intéressées, le véri-
table essor de l'art exige au moins autant la compression des
médiocrités que l'encouragement des supériorités. Le vrai goût
^existe jamais sans dégoût. Par cela même que Part doit sur-
tout développer en nous l'instinct familier de la perfection, ses
^sincères appréciateurs sont vivement choqués de (toute .faible
production. L'heureux privilège ides chefs-d'œuvre esthétiques
de susciter une admiration que îles siècles n'amortissent pas,
nous préserve du prétendu besoin d'entretenir le goùtavetdes
nouveautés qui l'altèrent. Si j'ose ici invoquer mes propres im-
pressions, je puis déclarer que, depuis treize ans, par ramm
autant que par inclination, je réduis mes lectures habituelles
aux grands poètes occidentaux, Bans éprouver la moindre cu-
riosité envers les produits journaliers d'une déplorable fécon-
dité.
Après cette rectification 'préalable, il faut caractériser direc-
tement l'aptitude esthétique du positivisme, en indiquant
d'abord comment il construit naturellement la vraie théorie
générale de l'art, bornée jusquïci à d'heureux aperçus partiels.
Cette systématisation esthétique résulte à la fois du principe
subjectif, du dogme objectif, et du but actif, assignés à la
nouvelle philosophie 'dans les deux premières parties de ce
discoure.
L'art consiste toujours en une représentation idéale de ce qui
est, destinée à cultiver notre instinct de la perfection.. Son do-
t
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 283
maint est donc aussi étendu quecekri de la science. Tous deux
embrassant, à leur manière, l'ensemble des réalités, que Tune
«pprécie, et l'autre embellit. Leurs contemplations respectives
mirent le même cours naturel, suivant ma loi encyclopédique,
4m «'élevant des spéculations les plus simples et plus exté-
rieures aux plus compliquées et plus humaines. Ainsi, cette
-échelle fondamentale du vrai, que nous avons reconnue, duos
la 'seconde partie, constituer aussi celle du bon, coïncide encore
avec 'celle du beau, de manière à établir la plus intime harmonie
entre les trois grandes créations de l'humanité, la philosophie,
ia politique, et la poésie. C'est, en effet, le spectacle inorga-
nique, surtout céleste, qui nous manifeste les premiers carac-
tères de la beauté, Tordre et ht grandeur, là mieux saisissables
qu'envers des phénomènes plus complexes et moins réguliers.
'Les degrés supérieurs du beau ne pourraient être vraiment
appréciés par des âmes insensibles à ce degré initial. Mais, si
'la philosophie n'envisage l'étude inorganique que comme un
indispensable préambule pour s'élever à sa destination hu-
maine, la poésie doit encore davantage procéder ainsi. Sa
tendance est même plus prononcée, à cet égard, que celle de
la politique, qui, bornée d'abord au perfectionnement maté-
riel, s'arrête longtemps au perfectionnement physique, et en-
suite intellectuel, avant de monter directement à son but prin-
cipal, le perfectionnement moral. La poésie parcourt plus
rapidement les trois degrés préliminaires, et s'élève avec moins
d'effort à la contemplation des beautés morales. Ainsi, le senti-
ment constitue naturellement son domaine essentiel. Elle y
trouve ses moyens autant que son but. Parmi tous les phéno-
mènes humains, les affections sont les plus modifiables, et dès
lors les mieux idéalisables, comme les plus perfectibles, en
Tertu de leur complication supérieure, qui détermine une plus
grande imperfection, suivant la loi positiviste. Or l'expression,
284 SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
même très-imparfaite, doit beaucoup réagir sur des fonction*
qui, par leur nature, tendent à s'épancher au dehors. Si soi
efficacité est reconnue envers les pensées, pourrait-elle ne pas
développer davantage les sentiments, mieux disposés à la mani-
festation? Toute culture esthétique, même bornée à la pure
imitation, peut donc devenir un utile exercice moral, quand
elle stimule dignement nos sympathies et nos antipathies. Mail
cette aptitude doit être beaucoup plus complète, si la repré-
sentation, au lieu d'une stricte fidélité, se trouve convenable-
ment idéalisée. Alors l'art s'élève à sa mission caractéristique,
la construction des types les mieux animés, dont la contem-
plation familière peut tant perfectionner nos sentiments e1
même nos pensées. L'exagération de ces images est une condi-
tion nécessaire de leur destination, puisqu'elles doivent dé-
passer la réalité afin de nous pousser à l'améliorer. Déjà très-
efficaces pour la vie privée, ces émotions artificielles deviennem
beacoup plus puissantes envers la vie publique, soit d'après
l'importance supérieure de leurs objets, soit par l'excitatioi
mutuelle résultée du concours des impressions personnelles.
C'est ainsi que le positivisme explique et consolide l'appré-
ciation universelle, en assignant à la poésie sa position systé-
matique entre la philosophie et la politique, comme émané*
de Tune et préparant l'autre.
Le sentiment lui-même, suprême principe de toute notre
existence, se subordonne au dogme objectif que construit h
philosophie sur l'ordre extérieur qui domine l'humanité. A
plus forte raison l'imagination doit-elle s'y soumettre. Il
faut bien que l'idéalité soit toujours subordonnée à la réa-
lité, sous peine d'impuissance autant que d'aberration. En se
proposant d'améliorer l'ordre naturel, la politique se trouve
d'abord obligée de le connaître. Mais la poésie ne peut da-
vantage s'en dispenser, quoiqu'elle se borne à imaginer les
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 285
améliorations sans jamais prétendre à les réaliser. Ses fictions
doivent, sans doute, aller au delà des possibilités que la poli-
tique a seules en vue; pourtant elles procèdent d'une même
source nécessaire, l'appréciation de ce qui est. Nos perfection-
nements artificiels ne peuvent [jamais consister qu'à modifier
sagement l'ordre naturel , qu'il faut avant tout respecter sans
cesse. Mais nos embellissements imaginaires, quoique plus
étendus, ne sont pas moins assujettis à cette loi fondamentale,
que la philosophie positive impose également à la poésie et à la
politique. Cette nécessité ne cessa jamais de régler notre ima-
gination, même aux âges les plus poétiques, où seulement on
se formait d'autres notions qu'aujourd'hui de la réalité exté-
rieure. L'évolution individuelle reproduit chaque jour cette
marche inévitable, en nous montrant l'enfant toujours disposé
à subordonner son idéal à ses conceptions successives du réel.
Mais si, d'un côté, la poésie dépend de la philosophie, pour
la construction de ses types, d'une autre part, elle influe sur
la politique , quant à leur destination. Dans toute opération
iumaine , l'exécution suppose l'imagination , comme celle-ci
la contemplation. L'homme ne peut jamais construire hors de
lui que ce qu'il a d'abord conçu en lui. Ce type intérieur, in-
dispensable même aux moindres travaux mécaniques ou géo-
métriques, est toujours supérieur à la réalité qu'il précède et
prépare. Or , pour tous ceux qui ne confondent pas la poésie
^►vecla versification, il n'est pas douteux qu'une telle invention
*M constitue l'idéalité esthétique, appréciée dans son office le
plus élémentaire et le plus universel. Directement étendue aux
phénomènes sociaux, auxquels l'art et la science sont surtout
destinés, cette fonction y est souvent méconnue et à peine
ébauchée, faute d'une vraie systématisation. Quand elle y sera
convenablement ordonnée, elle y consistera à régulariser les
utopies, en les subordonnant à l'ordre réel, tel que le passé
23
286 SYSTEM! DE POLITIQUE POSITIVE.
l'indique à l'avenir. Car les utopies sont, pour l'art social
proprement dit, ce que les types géométriques, mécanique*, etc.,
sont envers les atts correspondants. Reconnus indispensables
dans les moindres constructions, comment les éviterait -on à
l'égard des plus difficiles? Aussi, malgré l'état empirique de
l'art politique, toute grande mutation y est précédée, d'un
ou deux siècles , par une utopie analogue , qu'inspire au génie
esthétique de l'humanité un instinct confus de sa situation et
de ses besoins. Loin de proscrire les utopies , le positivisme
tend à les incorporer au régime normal , en facilitant à la fois
leur essor et leur influence, d'après leur constante subordina-
tion à l'ensemble des lois réelles, comme en tout autre cas
esthétique. Mais cette consécration systématique dissipera
aussi les principaux dangers d'une telle poésie politique, qui
n'est maintenant perturbatrice que faute d'une source vraiment
philosophique, dont l'absence doit nous disposer à l'indulgence
envers ces naïves divagations.
Toute cette théorie positiviste peut se résumer spontanément
d'après l'heureuse équivoque inhérente à la dénomination
usuelle de l'ensemble des fonctions esthétiques. En le quali-
fiant d'are par excellence, l'instinct populaire d'où émanent
nos langues , et qui est beaucoup plus éclairé que ne le sup-
pose l'orgueil cultivé , a vaguement pressenti la vraie position
encyclopédique de la poésie entre la philosophie et la politique,
mais plus près de celle-ci que de l'autre. Quoique les arts tech-
niques se proposent de réaliser des perfectionnements que
les arts esthétiques se bornent à imaginer, cependant la poésie
accomplit déjà une amélioration indirecte , mais capitale , en
modifiant nos sentiments. Si on n'en sépare pas l'éloquence,
qui n'en est, au fond, qu'une première ébauche, trop souvent
avortée, elle exerce spécialement l'action la plus difficile et la
plus décisive , pour exciter ou calmer nos passions , non pas à
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 287
son gré, mais suivant leurs lois naturelles. Elle devient alors
un puissant auxiliaire de la morale, comme on l'a toujours
senti. Rien n'est donc mieux motivé que son titre relatif à
l'action plutôt qu'à la spéculation, puisqu'elle a surtout en vue
le perfectionnement le plus étendu et le plus important , en-
vers lequel les arts matériels , physiques , et même intellec-
tuels, ne sont que secondaires ou préparatoires, malgré leur
efficacité propre. Au début de l'évolution moderne, elle fut
souvent qualifiée de science, dans tous nos idiomes occidentaux,
en un temps où la science proprement dite était à peine appré-
ciable. Mais, à mesure que le génie scientifique et le génie es-
thétique se sont librement développés , on a mieux 6enti leurs
différences caractéristiques, et partout le nom d'art a fini par
prévaloir envers l'ensemble de nos fonctions poétiques. Toute-
fois, cette mutation historique confirme davantage le caractère
positiviste de l'idéalisation, comme intermédiaire entre l'appré-
ciation et la réalisation.
On comprend ainsi comment l'art constitue la représentation
la plus complète, autant que la plus naturelle, de l'unité hu-
maine, puisqu'il se rattache directement aux trois ordres de nos
phénomènes caractéristiques, sentiments, pensées, et actes. Sa
source est dans le premier , encore plus évidemment que celle
de nos deux autres créations générales. Il a pour base le se-
cond, et pour but le troisième. De là résulte son heureuse apti-
tude à réagir indifféremment sur toutes les parties de notre
existence, personnelle ou sociale, et dès lors son privilège ex-
clusif de charmer également tous les rangs et tous les âges.
L'art ramène doucement à la réalité les contemplations trop
abstraites du théoricien, tandis qu'il pousse noblement le pra-
ticien aux spéculations désintéressées. Sa nature intermédiaire
le destine encore mieux à cultiver le commerce naturel entre
l'affection et la raison. 11 est également propre à stimuler le sen-
288 ftfsiÉJB de pouiiqcb haiiiil.
riment chez ceux qui exercent trop l'intelligence, et à déve-
lopper le goût de la contemplation dans les âmes les pins affec-
tueuses* Le célèbre adage qui le représente comme le reflet
naturel de l'humanité ne convient donc pas seulement à la vie
publique, qui devait le suggérer, en manifestant mieux sa réalité.
Il faut aussi retendre à toute notre existence , qu'il retrace et
modifie, parce qu'il en émane. En remontant jusqu'à la source
biologique de cette harmonie sociologique, on la voit résulter
de la liaison nécessaire entre le système musculaire et le sys-
tème nerveux. Nos mouvements, d'abord involontaires y puis
volontaires, traduisent nos impressions intérieures, surtout mo-
rales, et réagissent sur elles, parce qu'ils en découlent. Tel est
le premier germe de la vraie théorie de l'art. Dans l'ensemble
du règne animal, toute la représentation se borne à une mimi-
que plus ou moins expressive, qui constitue aussi, chez l'homme,
l'origine spontanée de l'évolution esthétique.
Cette détermination fondamentale conduitaussitôtàcompléter
la conception statique de l'art , en distinguant ses trois degrés
ou modes essentiels. Malgré de vaines distinctions métaphysi-
ques entre l'imitation et l'invention, tous les arts imitent, et tous
aussi idéalisent. La réalité fournissant toujours la source natu-
relle de l'idéalité , l'art est d'abord purement imitateur. Dans
notre enfance, individuelle ou collective, comme chez les ani-
maux, une servile imitation, bornée même aux moindres actes,
constitue la première manifestation de nos aptitudes esthétiques.
Mais, malgré les prétentions d'une vanité puérile, la représen-
tation ne reçoit maintenant le nom d'art qu'autant qu'elle est
embellie , c'est-à-dire perfectionnée , de manière à devenir, au
fond, plus fidèle, en faisant mieux ressortir les traits principaux,
qu'altérait d'abord un mélange empirique. C'est en cela que
consiste l'idéalisation, qui, depuis les premiers chefs-d'œuvre
de l'antiquité, caractérise de plus en plus l'élaboration esthéti-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 289
que. Toutefois, sans méconnaître la prééminence de ce second
degré, il ne faut jamais oublier la nécessité du premier, à dé-
faut duquel on ne saurait comprendre la vraie source de l'art,
ni même sa propre nature.
Ainsi caractérisée surtout par la création idéale, l'élabora-
tion esthétique se complète par une troisième fonction, qui
n'était pas indispensable au premier mode, mais qui le de-
vient au second, où manque l'expression proprement dite, faute
de laquelle la manifestation resterait impossible. Voilà com-
ment le langage, d'après les sons ou les formes, constitue natu-
rellement la dernière opération esthétique, qui n'est pas tou-
jours proportionnée à la précédente. Quand elle demeure trop
imparfaite, le poëte peut composer de sublimes créations sans
que sa supériorité devienne assez appréciable, parce que la com-
munication reste imcomplète. Au contraire, un grand talent de
style peut procurer une prééminence illégitime, mais alors pas-
sagère, comme celle que Racine usurpa trop longtemps sur
Corneille.
Tant que l'art se borne à l'imitation initiale, il n'éprouve pas
le besoin d'un langage spécial, dont elle tient lieu. Mais quand
la représentation a été idéalisée, en exaltant quelques traits et
écartant ou modifiant beaucoup d autres, le tableau n'est plus
directement intelligible que pour son créateur, qui ne peut le
manifester au dehors que d'après un travail complémentaire,
uniquement relatif à l'expression. Dans cette opération finale,
sans laquelle l'art avorte ou du moins échoue, le poëte con-
forme ses signes à son type intérieur, comme il les adaptait
d'abord à la nature extérieure. C'est seulement ainsi qu'on peut
admettre le principe de Grétry, étendu ensuite aux autres arts
spéciaux, que le chant dérive de la parole, par l'intermédiaire
de la déclamation. On pourrait l'appliquer aussi à l'art le plus
général, en regardant l'élocution oratoire comme liant la ver-
290 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
sification à la prose. Mais l'esprit historique qui caractérise la
nouvelle philosophie oblige à rectifier ces aperçus, en conce-
vant plutôt la relation en sens inverse, du moins envers les âges
où se forment k la fois les arts et les langues.
Nos facultés quelconques d'expression sont toujours d'origine
esthétique, puisque nous n'exprimons qu'après avoir fortement
éprouvé. Aussi concernent-elles davantage, surtout au début,
les sentiments que les pensées, vu l'énergie supérieure des pre-
miers, principaux stimulants de toute manifestation. Même
dans nos langues les plus élaborées, où l'intelligence a tant em-
piété sur l'affection, sous l'impulsion des besoins publics, on
peut encore constater chaque jour cette source nécessaire, en
appréciant la partie musicale du moindre discours. Qu'on exa-
mine soigneusement les intonations mêlées à la plus sèche,
exposition mathématique, on ne tardera pas à sentir qu'elles
viennent du cœur et non de l'esprit, au point qu'on y peut dis-*
cerner le caractère moral de l'orateur le moins spontané. La
biologie explique aisément cette loi, en rappelant que la réac-
tion musculaire, vocale ou mimique, d'où résulte l'expression,
est surtout commandée par la partie affective du cerveau, sa
partie spéculative étant trop inerte pour provoquer des contrac-
tions qui ne lui semblent pas indispensables. C'est pourquoi la
sociologie conçoit le fond de chaque langue comme recueillant
oe qu'il y a de spontané et d'universel dans l'évolution esthéti*
que de l'humanité, pour satisfaire aux besoins communs de ma-
nifestation. Des arts spéciaux exploitent d'abord ce domaine pu-
blic, et ensuite l'agrandissent. Mais l'opération ne change pas
dénature, soit qu'elle émane de l'instinct populaire ou d'un or-
gane particulier. Le résultat dépend toujours davantage du
sentiment que de la raison, même aujourd'hui, dans la plupart
des cas, malgré la moderne insurrection de l'esprit contre le
\ Ainsi, la parole dérive du chant, et l'écriture du dessin,
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 291
parce que nous exprimons d'abord ce qui nous affecte le plus.
Nos besoins sociaux ont ensuite augmenté l'usage, et môme
l'extension, de cette partie du chant ou du dessin qui concerne
la vie active et le degré correspondant dévie spéculative, sujets
essentiels des communications habituelles. Alors l'intention af-
fective qui avait d'abord inspiré le signe s'efface graduellement
sous cette destination pratique, qui rend l'expression plus ra-
pide et moins prononcée. On finit ainsi par attribuer son ori-
gine à une convention arbitraire, dont l'universalité spontanée
serait pourtant inexplicable. Telle est» en aperçu, la théorie
sociologique du langage humain, regardé comme lié à l'en-
semble des fonctions esthétiques, avec lequel il coïncide chez
les autres animaux, dont aucun n'embellit assez son chant ou
ea mimique pour s'élever à l'art proprement dit.
Afin que la philosophie de l'art soit ici caractérisée sous tous
ses aspects étatiques, il suffit maintenant d'indiquer la hiérar-
chie esthétique. Intermédiaire encyclopédique entre la hiérar-
chie théorique et la hiérarchie pratique, elle repose aussi sur
le même principe fondamental de généralité décroissante, que
j'ai depuis longtemps érigé en régulateur universel de toutes
les classifications positives. Déjà nous avons reconnu qu'il fournit
une échelle du beau essentiellement équivalente à celle qui,
d'abord établie pour le vrai, s'était ensuite étendue au bon.
Nous devons encore l'appliquer à ranger les divers beaux-arts
suivant un ordre, à la fois de conception et de succession,
analogue à celui qui convient au système scientifique et au sys-
tème industriel, d'après mon grand traité philosophique.
Cette classification procède, en effet, selon la généralité dé-
croissante et l'énergie croissante de nos divers moyens d'expres-
sion, qui en même temps deviennent de plus en plus techniques.
La série esthétique qui, dans son terme supérieur, se liait
directement à la série théorique, viendra ainsi, par son extré-
292 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
mité inférieure, se rattacher immédiatement à la série pra-
tique, conformément à la vraie position intellectuelle de l'art,
entre la science et l'industrie. En devenant moins général et
plus technique, l'art, quoique toujours relatif à l'homme, se
rapporte moins directement à nos plus éminents attributs, et
tend davantage vers la nature inorganique, de manière à ex*
primer de préférence la simple beauté matérielle.
Pour constituer une hiérarchie esthétique qui remplisse
toutes ces conditions de classement, il faut placer à sa tête,
comme servant de base à tous les autres l'art le plus général et
le moins technique, la poésie proprement dite. Quoique ses
impressions propres soient les moins énergiques, son domaine
est, évidemment, le plus étendu, puisqu'il embrasse toute
notre existence, personnelle, domestique, et sociale. Confine
les arts spéciaux, il retrace nos. actes, et surtout nos senti-
ments, de préférence à nos pensées : mais pourtant il peut
seul s'exercer aussi envers nos conceptions les plus abstraites,
sans se borner à les mieux formuler, et en se proposant de les
embellir. Il est, au fond, plus populaire qu'aucun autre,
d'abord en vertu de cette aptitude plus complète, et ensuite
par la nature de ses moyens d'expression, immédiatement
puisés dans le langage usuel, ce qui le rend aussitôt intelli-
gible à tous. La versification est, sans doute, indispensable à
toute vraie poésie : mais elle ne constitue nullement un art
spécial. Malgré sa forme distincte, la langue poétique n'est
jamais qu'un simple perfectionnement de l'idiome vulgaire,
dont elle ne diffère que par de meilleures formules. Sa partie
technique se réduit à la prosodie, que chacun peut aisément
apprendre en quelques jours d'exercice. Cette connexité avec
le langage universel est tellement intime que jamais le génie
poétique n'a pu parler avec succès une langue morte ou étran-
gère. Outre qu'il comporte plus de généralité, de spontanéité,
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 293
et de popularité, l'art par excellence est aussi supérieur à tout
autre, quant à leur commune fonction caractéristique, l'idéa-
lisation. C'est celui de tous qui idéalise le plus, en même tempe
quvil imite le moins. A ces divers titres, l'art poétique domina
toujours les autres arts, et sa prééminence ne fera que res-
sortir davantage, à mesure que les prédilections esthétiques
s'attacheront surtout à l'idéalisation, sans accorder trop d'im-
portance à l'expression. Les arts spéciaux ne le surpassent, en
effet, que sous ce dernier aspect, en rendant avec plus
d'énergie les sujets qui leur conviennent, mais qu'ils emprun-
tent presque toujours à la poésie.
Ce premier terme esthétique peut faciliter le classement des
autres, qui se rangent spontanément selon leur affinité propre
envers lui. Il faut d'abord les distinguer d'après le sens auquel
ils s'adressent, et l'ordre artistique se trouvera ainsi conforme
à celui que les biologistes ont consacré, depuis Gall, entre les
sens spéciaux, d'après leur sociabilité décroissante. Nous n'a-
vons que deux sens qui soient vraiment esthétiques, l'ouïe et
la vuer seuls susceptibles de nous élever à l'idéalisation. Quoi-
que l'odorat soit d'une nature assez synthétique, il se trouve
trop faible chez l'homme pour y comporter des effets d'art. Nos
deux sens esthétiques correspondent aux deux modes de notre
langage naturel, tantôt vocal, tantôt mimique. Le premier
sens ne fournit que l'art musical, tandis que le second, moins
esthétique pourtant, comprend les trois arts relatifs aux
formes. Ceux-ci sont plus techniques que l'autre, et leur do-
maine est moins étendu, en même temps qu'ils s'éloignent
davantage de la source poétique, avec laquelle la musique
reste longtemps confondue. On peut aussi distinguer le pre-
mier art comme s'adressant à un sens dont la fonction est in-
volontaire, ce qui contribue beaucoup à rendre les émotions
plus spontanées et plus profondes, quoique moins déterminées,
294 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
que quand on ne peut être affecté malgré soi. Enfin cette dif-
férence correspond encore à celle entre le temps et l'espace,
principaux champs respectifs de l'art des tons et des arts de la
forme, puisque l'un exprime surtout la succession et les autres
la coexistence. Sous tous ces aspects, la musique constitue
certainement le premier de6 arts spéciaux, et le second terme
de notre série esthétique. Quoique une pédanterie intéressée y
exagère beaucoup les besoins techniques, il exige moins que
les trois autres un apprentissage particulier, soit pour goûter,
soit même pour produire. Aussi est-il, à tous égards, plus
populaire et plus social.
Quant aux trois arts qui s'adressent, par les formes simul-
tanées, au sens dont l'office est surtout volontaire, le même
principe hiérarchique assigne le premier rang à la peinture, et
le dernier à l'architecture, en plaçant entre elles la sculpture.
La peinture développe seule tous les moyens d'expression vi-
suelle, en joignant la puissance du coloris à celle du dessin.
Son domaine, soit privé, soit public, est plus étendu que
celui des deux derniers arts. Elle se rapproche davantage de
la poésie, à laquelle on l'a tant comparée. Quoique l'habileté
technique y soit plus indispensable et plus difficile que dans la
musique, elle y comprime moins l'essor esthétique qu'envers
la sculpture et l'architecture. Aussi ces deux derniers arts sont-
ils ceux qui idéalisent le moins, en imitant davantage. Enfin,
l'architecture est encore moins esthétique que la sculpture. Las
procédés techniques y deviennent prépondérants, et la plupart
de ses productions doivent être plutôt regardées comme in-
dustrielles que comme artistiques. Presque bornée à la beauté
matérielle, elle n'exprime la beauté morale que par des arti-
fices souvent équivoques. Mais la permanence et l'énergie de
ses impressions propres la maintiendront toujours au rang des
beaux-arts, surtout envers les grandes constructions publiques,
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQOTÉMB PARTIE. 295
gui constituent la plus imposante formule de chaque phase
sociale. Rien n'a mieux caractérisé jusqu'ici cette haute desti-
nation que ces admirables cathédrales où, dans son idéalisa-
tion monumentale des sentiments propres au moyen âge, l'ar-
chitecture avait si dignement réalisé son aptitude naturelle à
combiner tous les beaux-arts par un siège commun.
Ces sommaires indications signalent assez la tendance de la
nouvelle philosophie à systématiser la théorie fondamentale de
l'art, considéré sous ses divers aspects statiques. Il faut main*
tenant apprécier surtout la haute destination sociale que le po-
sitivisme assigne au génie esthétique, soit dans le régime final
de l'humanité, soit dans l'élaboration qui doit y conduire.
D'après la théorie historique qui caractérise la nouvelle phi»
ksophie, on reconnaît d'abord que, malgré de puissants pré-*
jugés, l'évolution de l'art, comme celle de la science et de
l'industrie, ne put jamais être jusqu'ici que préparatoire, faute
d'un suffisant concours de toutes les conditions essentielles.
On a vicieusement exagéré les inclinations esthétiques de
l'antiquité, par suite de la prépondérance nécessaire de l'ima-
gination dans la construction des doctrines initiales. Le poly-
théisme a été ainsi regardé comme une œuvre d'art, depuis
qu'on a cessé de comprendre la foi correspondante. Mais le
long empire de ses croyances suffirait pour constater que, loin
de constituer des productions esthétiques, elles émanèrent tou-
jours du génie philosophique de l'humanité, suivant le mode
spontané qui seul convenait alors, d'après ma théorie d'évolu-
tion. La poésie n'y eut d'autre part que de les embellir, confor-
mément à sa destination constante. Seulement la nature de la
philosophie polythéique renditcet office beaucoup plus favorable
à l'essor de l'art que sous tout autre régime ultérieur. Aussi est*
ce à cet Age théologique que remontera toujours notre initia*
tion esthétique, individuelle ou collective. Mais l'art n'en
296 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
resta pas moins extérieur à Tordre antique. Il n'y put même
surgir librement qu'après avoir échappé à la théocratie qui,
par une incorporation subalterne, entravait toutes ses créa-
tions, en consacrant l'immobilité nécessaire des diverses
croyances. La nature de la sociabilité antique lui fut d'ailleurs
encore moins favorable. Pouvant à peine y retracer les affec-
tions domestiques ou personnelles, la vie publique lui offrait
seule un vaste domaine, d'après des mœurs à la fois énergiques
et persistantes. Mais on peut reconnaître, jusque chez Tin-
comparable Homère, que le génie esthétique ne s'exerçait déjà
qu'à regret sur cette existence guerrière, faute d'un plus digne
sujet d'idéalisation. Le seul grand aspect social qu'elle com-
portât, le système d'assimilation institué par la succession des
conquêtes, n'était point encore appréciable. Quand il le devint
assez, le régime antique touchait à sa fin, et cette noble poli-
tique ne put inspirer à Virgile que quelques vers admirables,
résumés par l'hémistiche caractéristique, pacis tmponere
morem.
Malgré d'empiriques préventions, le système social du
moyen âge eût été, par sa nature, beaucoup plus favorable
aux beaux-arts, s'il avait pu se prolonger davantage. Ce n'était
point, à la vérité, d'après les croyances dominantes, dont la
tendance anti-esthétique suscita l'étrange inconséquence qui,
à travers le christianisme, accordait une consécration factice
aux dogmes polythéiques. En imposant à chacun un but indivi-
duel et chimérique, la foi monothéique n'encourageait d'autre
poésie que celle qui concerne l'existence personnelle, alors
idéalisée dans ses plus intimes émotions, par d'amirables
compositions mystiques, où la langue seule fut insuffisante. A
tout autre égard, le catholicisme n'excita Tessor des beaux-
arts qu'en leur préparant un meilleur accueil, quand la con-
stitution sacerdotale put assez contenir les vices intellectuels
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 297
et moraux des croyances chrétiennes. Mais la sociabilité corres-
pondante était beaucoup plus esthétique que celle de l'anti-
quité. Quoique la vie publique fût restée militaire, elle avait
acquis une haute moralité, très-favorable à la poésie, en de-
venant surtout défensive. La juste émancipation des femmes
permettait enfin de développer toutes les émotions domestiques.
Un nouveau sentiment de la dignité personnelle, pleinement
compatible avec le dévouement social, rendait possible l'en-
tière idéalisation de l'existence individuelle. Aussi, l'admirable
institution de la chevalerie occidentale, qui résumait ces trois
attributs, suscita-t-elle partout un libre essor esthétique,
mieux accueilli qu'en aucun temps antérieur. Mais cette im-
pulsion générale, source trop méconnue de l'art moderne, ne
put assez persister, parce que le moyen âge ne dut constituer,
à tous égards, qu'une immense transition. Quand la langue et
la société furent tellement formées que l'aptitude esthétique
de ce régime put enfin aboutir à des productions durables, la
situation catholico-féodale se trouvait déjà radicalement altérée
par la prépondérance croissante du mouvement négatif. L'art
dut ainsi idéaliser des croyances et des mœurs dont le déclin
senti interdisait au poëte et au public les intimes convictions
qu'exige toute grande impression esthétique.
A cette impulsion décroissante, la longue période révolu-
tionnaire qui nous sépare du moyen âge associa bientôt l'exci-
tation indirecte résultée d'une active décomposition, à laquelle
participaient de plus en plus toutes les influences mentales ou
sociales. Quoiqu'une destination négative ne convienne jamais
à l'art, il éprouvait un tel besoin de se soustraire au joug
chrétien que, dès son début, il seconda beaucoup l'émancipa-
tion moderne. L'incomparable composition de Dante caractérise
nettement ce concours exceptionnel de deux impulsions con-
tradictoires. Cette situation anti-esthétique, où tout se trans-
298 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
formait, et même se dénaturait, avant d'avoir pu être idéalisé,
obligea l'art de s'ouvrir une issue factice, en cherchait, dans
les souvenirs du type antique! ces mœurs fixes et prononcées
qu'il ne pouvait trouver autour de lui. Le régime classique
fournit ainsi, pendant quelques siècles, le seul expédient qui
pût diriger l'essor des beaux-arts, sans lui permettre cependant
l'originalité et la popularité qui le caractérisaient au moyen
âge. Les éminents chefs-d'œuvre qu'a laissés surgir une direction
aussi défavorableconsti tuent la meilleure vérification de la spon-
tanéité de nos fonctions esthétiques. Depuis que cet artifice est
partout épuisé, l'entière consommation du mouvement négatif
n'a permis à l'art qu'une grande opération passagère, l'idéa-
lisation du doute lui-même* Cette extrême attribution, qui
ne comporte aucune culture prolongée, fut surtout destinée,
dans les admirables chants de Byron et de Goethe, à étendre an
milieu protestant la pleine émancipation émanée philosophi-
quement du centre occidental.
L'ensemble du passé montre donc que l'essor esthétique ré-
sulte davantage des tendances spontanées de l'humanité que
d'aucune impulsion systématique. Jamais les conditions men-
tales de cette impulsion n ont pu jusqu'ici être remplies en
nuUne temps que ses conditions sociales. Elles nous manquent
aujourd'hui à la fois. Cependant rien n'annonce le prétendu
déclin de nos facultés esthétiques. Non-seulement l'art a tou-
jours grandi malgré tous ces obstacles, mais il s'est incorporé
de plus en plus à l'existence universelle. Borné, chez les
anciens* à un puhlk exceptionnel, il y était tellement exté-
rieur ^ Tordre fondamental que ses jouissances ne figuraient
pas m&n* dans les utopies sur la vie future. Le moyen ige
fit partout surgir une naïve disposition à cuitîwr ces doux in-
stincts comme Tune de nos plus précieuses constthtkns. Cet
exercice fut alors ëri$é en principale occupât!** de la vie
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 299
leste. Toutes les classes occidentales ont ensuite goûté de plus
en plus ces nobles plaisirs, d'abord quant à la poésie, et puis
envers les arts spéciaux, surtout pour le plus social d'entre eux;
Leurs organes, même seulement présumés, ont alors acquis
une influence croissante, que l'anarchie actuelle pousse jus-
qu'à leur conférer une suprématie politique contraire à leur
nature.
Tous ces indices concourent donc à nous présenter l'avenir
comme la principale époque de l'essor esthétique de l'huma-
nité, à laquelle le passé n'a pu fournir, à cet égard comme à
tout autre, qu'une indispensable préparation. D'après ce pré-
lude spontané de notre longue enfance, notre virilité mentale
et morale systématisera dignement la culture esthétique, en
même temps que la culture scientifique et la culture indus-
trielle, pareillement désorganisées aujourd'hui. La régénéra-
tion finale ne peut s'accomplir sans une intime incorporation
de l'art à l'ensemble de l'ordre moderne, préparée par la suite
de nos antécédents. En reprenant, sur de meilleures bases
théoriques, la grande construction sociale tentée au moyen âge,
le positivisme renouvellera aussi l'admirable impulsion esthé-
tique que la réaction classique vint alors interrompre. Ainsi
rétablie, elle ne pourra ensuite que se développer de plus en
plus, d'après sa profonde solidarité, à la fois spontanée et sys-
tématique, avec tout le régime définitif. Voilà ce qui me reste
à indiquer directement pour avoir assez caractérisé ici l'aptitude
esthétique de la nouvelle philosophie.
Gomme seule source désormais possible de convictions fixes
et communes, servant de base à des mœurs prononcées et du-
rables, le positivisme serait déjà indispensable au développe-
ment ultérieur de l'art moderne. L'interprète et le spectateur
doivent également remplir cette condition préliminaire, pour
que notre existence, personnelle, domestique, ou sociale, de-
300 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Tienne vraiment idéalisable. Il n'y a d'esthétiques que les émo-
tions profondément senties et spontanément partagées. Quand
la société manque de tout caractère intellectuel et moral, Part
destiné à la retracer n'en saurait avoir non plus, et il se réduit
à la vague culture de facultés trop naturelles pour devoir ja-
mais rester inactives, même lorsqu'elles n'ont aucun grand but.
Ainsi, l'efficacité esthétique du positivisme résulterait d'abord
de son aptitude à terminer la révolution par la prépondérance
directe du mouvement organique.
Mais, outre cette incontestable influence, commune à toute
réorganisation quelconque, il faut ici faire sentir que le prin-
cipe de la reconstruction positiviste est principalement favorable
à l'essor des beaux-arts, en faisant prévaloir les opinions et les
mœurs qui leur conviennent le mieux.
On ne peut concevoir un régime plus esthétique que celui
qui érige le sentiment en base nécessaire de l'unité humaine,
et qui assigne pour unique but de toute notre existence le per-
fectionnement universel, surtout moral. Quoique la nouvelle
philosophie ne semble d'abord se proposer que de former des
hommes plus systématiques, on reconnaît bientôt qu'elle n'in-
stitue cette indispensable coordination qu'afin de nous rendre
plus sympathiques et plus synergiques, en fondant des mœurs
actives sur des convictions inébranlables. En faisant consister
la principale satisfaction de chacun à coopérer au bonheur
d'autrui, le positivisme appelle enfin l'art à sa meilleure desti-
nation, la culture des sentiments bienveillants, beaucoup plus
esthétiques que les instincts de haine et d'oppression, seuls
chantés jusqu'alors. Cette culture devenant notre but principal,
la poésie se trouve directement incorporée à l'ensemble du ré-
gime définitif, et acquiert ainsi une dignité auparavant impos-
sible. Malgré l'origine scientifique de la philosophie nouvelle,
la science y sera réduite à son véritable office, pour construire
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 301
la base objective de la sagesse humaine, afin de fournir un in*
dispensable fondement à l'art et à l'industrie, qui doivent sur*
tout attirer notre sollicitude continue. Substituant partout le
relatif à l'absolu, en rapportant tout à l'humanité, elle bornera
l'étude du vrai à ce qu'exige le développement du bon et du
beau. Au delà de cette destination, la culture scientifique sera
représentée comme détournant, par d'oiseuses contemplations,
du principal but de notre existence, individuelle ou collective.
La subordination nécessaire de l'idéalité à la réalité n'empê-
chera pas l'art d'exercer sur la science une heureuse réaction
systématique, qu'interdisait jusqu'ici l'empire de l'absolu. En-
vers les moindres phénomènes, quand on a atteint le degré
de vérité qui suffit à tous nos besoins, il reste toujours une
certaine liberté théorique , dont nous userons alors sans scru-
pule pour embellir nos conceptions scientifiques , afin d'aug-
menter leur utilité. Mais cette réaction du beau sur le vrai,
convient surtout aux plus éminentes études, directement rela-
tives à .l'humanité. La précision y étant à la fois moins possible
et moins importante , les convenances esthétiques y devront
modifier davantage les conceptions scientifiques, dans l'élabo-
ration fondamentale des principaux types historiques. Une
existence vouée au perfectionnement universel accordera une
prédilection naturelle au genre de culture intellectuelle le plus
propre à développer en nous l'instinct habituel de la perfection.
Cette disposition générale du positivisme en faveur de nos
facultés mentales les plus énergiques,et les mieux liées au prin-
cipe affectif se manifestera spécialement dans l'ensemble de
l'éducation nouvelle. D'après les indications de la troisième
partie, le lecteur sait déjà que cette éducation sera plus esthé-
tique que scientifique, comme l'exige la vraie théorie de l'é-
volution humaine. La science n'y interviendra que pour systé-
matiser définitivement ce que l'art aura spontanément ébauché
24
902 SVSTÈHB BE POLTÏVQKJE POSITIVE.
smis la présidente directe du sentiment. Puisque l'essor
esthétique de l'humanité a précédé Bon développement scie*-
tîfique, il doit en être de même dam l'éducation individuelle,
4o*t la «arche positiviste -consiste à reproduire l'initiation
«collective» Cette tendance à faire d'abord prévaloir rinstnaction
poétique «ooastitue aujourd'hui lèsent principe raisonnable qmt
renferme notre absurbe régime classique. On sait d'aiflem
combien reste illusoire une telle prétention, dans un coura
if études qui n'aboutit , d'ordinaire , qu'à développer «ne vi-
cieuse appréciation , et même un profond dégoût , de tous les
beaux-aits. Pour "Caractériser son inanité esthétique, il suffirait
4e rappeler que, pendant un siècle, une admiration officielle
y érigea en dieu des pédants français celui de nos habiles ver-
sificateurs qui fut peut-être le plus -étranger à tout vrai senti-
ment poétique. Réalisant ce qui fut jusqu'ici mal tenté , i 'in-
struction positiviste familiarisera , dès l'enfance , le moindre
prolétaire de chaque sexe avec toutes les beautés de la véritable
poésie, non-seulement nationale, mais aussi occidentale. L'es-
sor esthétique ne peut être sincère et efficace qu'en «'appliquant
d'abord aux productions qui retracent notre propre mode 'de
sociabilité* J'ai d'ailteurs indiqué comment le jeune positiviste
sera ensuite conduit à compléter son initiation poétique en
contemplant l'idéalisation originale de la vie antique. Son édu-
cation ne se bornera point à l'art fondamental ; elle s'étendra
aussi aux arts spéciaux qui, soit par les tons, soit par les
formes, expriment avec plus d'éaergie ses principales <rréatiens.
G*est *ainsi que la contemplation et la méditation esthétiques,
oratre leur propre charme , seront destinées , dans TernsemMe
des études positives, à préparer la eontemplation et la mé-
ditation scientifiques. Pour l'individu, oemme envers l'espèce,
la combinaison des images doit servir de base à celle dessignes,
qui tous furent d'abord des images affaiblies. Suivant l'aptitude
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 303
de l'art à reproduire tout ce qui peut nous intéresser, la partie
spontanée de l'éducation positiviste rendra naturellement fa-
milières les principales notions que devra systématiser sa partie
scientifique. Cette préparation naturelle sera surtout sensible
envers les études historiques, qui ne seront ainsi abordées que
par des intelligences déjà familiarisées avec la représentation
poétique des diverses phases sociales et de leurs promoteurs
essentiels.
D'après sa participation fondamentale à l'éducation posi-
tive , l'art n'aura pas moins de part à l'indispensable complé-
ment qu'elle nécessite, pour ramener les individus et les classes
aux sentiments et aux principes que l'activité pratique tend
toujours à altérer. Dans toutes les solennités , privées ou pu-
bliques, relatives à cet important office, le positivisme emploiera
davantage les impressions esthétiques que les explications scien-
tifiques. Cette prépondérance devra même y être encore plus
prononcée qu'envers l'éducation proprement dite. En effet, la
base universelle de la sagesse humaine étant alors systématisée,
il suffira d'y faire appel , et le sacerdoce philosophique s'occu-
pera moins de la conception que de l'exposition, dont la nature
est surtout esthétique.
L'empirisme révolutionnaire a déjà suscité un vague pressen-
timent de cette fonction sociale de l'art moderne, comme prin-
cipal régulateur des fêtes publiques. Mais l'inanité notoire de
toutes les tentatives entreprises à ce sujet depuis le début de
k révolution est très-propre à confirmer à la philosophie le
(rivilége exclusif d'un office que la politique ne saurait rem-
plir. Toute fête devant consister dans la manifestation solen-
nelle [de sentiments réels, la spontanéité constitue toujours sa
condition préliminaire. Le pouvoir qui commande y est donc
iMompétent, et celui qui conseillen'y doit même intervenir qu'à
4tae d'organe systématique des dispositions préexistantes. De-
304 SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
puis la décadence du catholicisme , nous n'avons plus de véri-
tables fêtes, et elles ne pourront renaître que sous le libre ascen-
dant du positivisme. Jusque-là le pouvoir temporel continuera
vainement d'ordonner des simulacres sans dignité , au milieu
d'un tumultueux concours, ou les spectateurs tiennent lieu de
spectacle. Ses empiriques prétentions deviennent même souvent
tyranniques , quand il impose des formules arbitraires à des
sentiments qui n'existent pas. Nulle opération sociale ne tombe
plus évidemment sous Tunique compétence du pouvoir spiri-
tuel, seul apte à régulariser les tendances d'où elle résulte. Or,
son office devient alors essentiellement esthétique. Car, toute
fête réelle, môme privée, et surtout publique, constitue, eu
fond, une œuvre d'art, en tant que destinée à l'idéalisation,
vocale ou mimique, des sentiments correspondants. Aucune
fonction ne saurait être aussi esthétique, puisque la manifesta-
tion exige , d'ordinaire , l'intime combinaison des quatre arts
spéciaux, sous la présidence de l'art fondamental. C'est pourquoi
la routine temporelle a toujours été conduite à subordonner,
sous ce rapport, sa suprématie officielle à de libres consultations
artistiques, même en invoquant de simples peintres ou sculp-
teurs, faute de véritables poètes.
Pour constater, à cet égard, l'aptitude esthétique du positi-
visme, il suffirait de rappeler le culte de la Femme, indiqué dans
la quatrième partie de ce discours, et le culte de l'Humanité,
qui sera spécialement annoncé par sa conclusion générale. Tous
deux constitueront , en effet , les principales sources des fêtes
positivistes, tant privées que publiques. Aucune indication di-
recte n'est donc nécessaire ici sur un sujet déjà ébauché et que
je compléterai bientôt , dans les limites propres à ce simple
prélude d'un traité spécial.
En assignant à l'art un office fondamental qui consolidera
sa dignité sociale, le régime positif doit aussi lui procurer de
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 305
nouveaux moyens généraux, surtout en lui livrant l'ensemble
du domaine historique , à peine abordé jusqu'ici.
Obligée, sous l'impulsion classique, de remonter aux types
antiques, faute d'inspirations contemporaines, la poésie mo-
derne fut déjà conduite à idéaliser les phases antérieures de
rhumanité. Tel fut le principal caractère de notre grand Cor*
neille, consacrant l'ensemble de ses drames à l'admirable pein-
ture des divers âges romains. La prépondérance croissante de
l'esprit historique a produit, de nos jours, dans les composi-
tions épiques, une suite analogue de tentatives moins parfaites
envers les temps postérieurs, par les éminents chefs-d'œuvre de
Walter Scott et de Manzoni. Mais ces manifestations partielles
ne pouvaient constituer que les indices spontanés de la nou-
velle carrière que le positivisme doit offrir au génie esthétique,
en lui ouvrant l'accès familier du passé , et même de l'avenir.
Ce domaine immense ne pouvait être livré à la poésie que quand
la philosophie en aurait d'abord embrassé l'ensemble. Or, l'es-
prit absolu de la théologie et de la métaphysique empêchait
jusqu'ici de comprendre les diverses phases sociales , surtout
assez pour les idéaliser dignement. Au contraire, le positivisme,
toujours relatif, est principalement caractérisé par une théorie
historique qui rendra familière l'intime contemplation de tous
les modes propres à l'existence humaine. Un monothéiste sin-
cère ne saurait bien comprendre et peindre avec succès les
mœurs polythéiquesou fétichiques. Le poète positiviste, habitué
à la filiation de tous les états antérieurs, peut s'identifier avec
un âge quelconque, au point de réveiller nos sympathies pour
une phase dont chacun de nous doit retrouver en lui-même
l'équivalent spontané. C'est ainsi que nous pouvons maintenir,
envers l'antiquité, les croyances du paganisme, sans affaiblir
leur admirable efficacité esthétique par les inévitables scrupules
qu'une telle obligation inspirait aux chrétiens. L'art nouveau se
306 MSIÉJtt DE POLÎTIQOE POSITIVE.
trouvera donc appelé à faire dignement revivre tons les âge»
antérieurs, dont quelques-uns seulement sont déjà assez idéa-
lisés, surtout par Homère et Corneille. Il comptera d'autant
mieux sur l'efficacité esthétique d'une telle source que le même
régime qui la lui ouvrira disposera aussi le public à la goèter.
Cette suite presque inépuisable d'heureuses créations, épiques
ou dramatiques, se liera profondément, d'une part, à l'ensem-
ble de l'éducation positive, d'une autre part, au culte systéma-
tique de l'Humanité , pour faciliter l'appréciation et seconder
la glorification de toutes les phases sociales.
Il faut, enfin, reconnaître que le régime final, en procurant
à l'art des moyens plus étendus, lui fournira aussi de meilleurs
organes, en faisant cesser une vicieuse spécialisation , directe-
ment contraire à la tendance synthétique quijcaractérise toujours
le véritable génie poétique.
Le positivisme développera nécessairement toutes les vraies
vocations esthétiques, par le système d'éducation générale qui,
institué pour les prolétaires , convient également aux autres
classes quelconques. Comme nous ne pouvons idéaliser et
peindre que ce qui nous est devenu familier , la poésie a tou-
jours reposé sur quelque philosophie, capable d'imprimer une
direction fixe à l'ensemble de nos pensées et de nos sentiments.
Aussi tous les vrais poètes ont-ils profondément participé, de-
puis Homère jusqu'à Corneille, à la plus forte éducation géné-
rale que comportât leur époque. Il faut que le génie esthétique
ait tout conçu avant de tout représenter. Même aujourd'hui,
quand notre anarchie fait partout prévaloir une spécialité em-
pirique, les prétendus poëtes qui se croient dispensés d'initia-
tion philosophique ne font réellement qu'emprunter cette base
indispensable à des systèmes arriérés, théologiques ou métaphy-
siques. Leur vaine éducation spéciale, bornée à cultiver le seul
talent de formuler, est aussi nuisible à leur esprit qu'à leur
DISCOURS PfUÉUMIKAlRB. — ONQC1RME, PARTIE. 307
cœur. En leur interdisant toute eonvktion profonde , elle ne
tend à développer qu'une habileté machinale pour la partis
technique de fart, sans leur laisser apprécier l'idéalisation qui
en constitue le principal caractère. Nous lui devons cette déplo*
rable multiplicité de versificateurs et de littérateurs étrangers
à tout vrai sentiment poétique, et seulement propres k trou-»
Mer h société par leur ambition déréglée. En tant que pha
technique , l'éducation actuelle peur les quatre arts spéciaux
est encore plus vicieuse, à tous égards^ chez ceux qui n'en re-
çoivent pas d'autre. Rien ne peut donc dispenser les diverses
vocations esthétiques de participer d'abord à l'éducation fon-
damentale commune à tous. Si nous l'avons reconnue indispeiK
sable aux femmes, les poètes et les artistes pourraient-ils n'en
avoir pas besoin?
Mais, par cela même qu'elle est profondément esthétique,
elle leur rend superflue toute éducation spéciale, sauf celle foi
résulte spontanément de l'exercice préparatoire. Aucun» autre
profession n'est autant dispensée d'un enseignement particulier,
qui ne tend qu'à y éteindre une indispensable originalité , en
étouffant l'élan esthétique sous le travail technique. Il ne Saut
pas même conserver l'éducation professionnelle envers les arts
spéciaux, qui doivent, comme pour l'industrie, s'apprendre par
un judicieux exercice, subordonné à une digne imitation. L*im~
puissance notoire de noe écoles publiques destinées & former
des musiciens ou des peintres dispense, à cet égard, de tout*
explication. Outre leurs graves dangers moraux, ces institutions
ne peuvent que contrarier toute vraie vocation esthétique. Ainsi
les poètes et les artistes n'ont réellement besoin que de l'éduca-
tion universelle, destinée à l'initiation du public dont ils doivent
représenter les émotions et les pensées. Son défaut do spécia-
lité ne la rendra que plus propre à préparer et à signaler les
véritables talents. Bile développera également le goût simuk
308 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
tané de tous les divers beaux-arts, dont l'intime connezité doit
rendre fort suspectes les vocations esthétiques qui se glorifient
de n'en sentir qu'un seul. Cette universalité d'appréciation a
toujours caractérisé les grands maîtres, même pendant les der-
niers siècles. Son extinction actuelle suffirait pour confirmer
l'absence nécessaire de toute supériorité esthétique, en un
temps où l'art est dépourvu de destination sociale et de direc-
tion philosophique. Les simples amateurs devant tout goûter,
comment les vrais compositeurs ne sentiraient-ils qu'un seul
mode d'idéalisation et d'expression?
En rendant l'éducation générale profondément esthétique,
le positivisme supprimera donc toute éducation spéciale con-
traire au véritable essor de l'art et seulement propre à faire pré-
valoir la médiocrité. Par une conséquence ultérieure de la
même tendance, le régime final dissipera les classes uniquement
vouées à la culture des beaux-arts , devenue alors une annexe
spontanée des fonctions qui caractérisent les trois éléments du
pouvoir modérateur , surtout quant à l'art général.
Sous le régime théocratique qui dut partout inaugurer l'évo-
lution humaine , l'activité pratique fut seule séparée de l'exis-
tence contemplative. Mais les diverses fonctions spéculatives
restaient réunies chez les mêmes organes, sans aucune distinction
entre les aptitudes qualifiées ensuite d'esthétiques et de scienti-
fiques. Quoique leur séparation ultérieure fût indispensable à
leur développement respectif , elle était pourtant contraire à
l'ordre fondamental, qui n'admet d'autre grande division sociale
qu'entre la théorie et la pratique. Elle doit donc aboutir à une
nouvelle combinaison, plus intime que la coexistence primitive,
de toutes les facultés théoriques, dont l'influence nécessaire sur
la vie active s'affaiblirait par leur dispersion. Seulement cette
fusion finale ne devait surgir qu'après un suffisant essor partie)
de ses divers éléments principaux. Or, ce préambule nécessaire
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 309
a exigé tout le temps qui nous sépare de l'état théocratique.
L'art dut se détacher du tronc commun avant la science, en
vertu de son essor plus rapide et de son caractère plus indé-
pendant. Au siècle d'Homère, le sacerdoce avait déjà cessé
d'être esthétique, mais il restait encore scientifique, jusqu'à
l'avènement des philosophes proprement dits, bientôt suivis des
purs savants. C'est ainsi que le régime de la spécialité, qui
n'est normal que pour l'industrie, a dû s'étendre d'abord à
l'art, et ensuite à la science. Mais, après avoir seul permis
l'essor décisif des divers éléments spéculatifs échappés à une
théocratie oppressive, ce régime préliminaire constitue mainte-
nant, par sa vicieuse prolongation, le principal obstacle à
l'ordre final vers lequel tendaient toutes ces préparations par-
tielles. Leur intime combinaison suivant un nouveau principe
devient désormais la condition fondamentale d'une vraie ré-
génération.
En appréciant les fonctions essentielles du pouvoir modéra-
teur, soit pour l'éducation, soit pour la consultation, on recon-
naît aisément qu'elles exigent un mélange habituel des dispo-
sitions esthétiques avec les aptitudes scientifiques. Si le public
doit participer à ces deux caractères, pourraient-ils être séparés
chez ses vrais directeurs spirituels? On continuera pourtant à
les nommer philosophes plutôt que poètes, parce que leurs at-
tributions ordinaires sont plus scientifiques qu'esthétiques :
mais ils devront autant sentir l'art que la science. Celle-ci exige
des leçons systématiques, tandis qu'une culture spontanée
suffit à l'autre, sauf pour la partie technique des arts spéciaux.
D'un autre côté, les hautes fonctions esthétiques ne comportent
pas d'organes permanents, puisque leur principale efficacité
suppose l'excellence des compositions, qui, une fois produites,
conservent une éternelle aptitude à fournir partout des moyens
d'idéaliser et de formuler nos sentiments privés ou publics. Il
J10 SYSTÈME M POUTWJB FOSRHE.
suffit qu'une éducation convenable ait également préparé les
interprètes et les auditeurs à goûter la perfection et k repousser
la médiocrité. Tous les rangs sociaux peuvent dès lors, cornu»
on Fa tu souvent, fournir de dignes organes exceptionnels aux
nouveaux besoins réels de manifestation affective. Mais cet
office doit naturellement convenir surtout à la clisse philoso-
phique, qui, lorsque son vrai caractère définitif aura prévalu»
sera autant sympathique que systématique.
11 n'existe, au fond, aucune incompatibilité organiquo
entre le génie eetlbôtique et le génie scientifique, qui ne se.dk**
tinguent réellement que par la diversité de leurs combinaisons,
concrètes et idéales chez l'un, abstraites et réelles oh ex l'autre**
Tous deux emploient le régime analytique pour leurs élabora-
tionspréliminaires,et poursuivent également une synthèse défini*
tive. Les vaines théories qui les supposent inconciliables n'offrent
que la vicieuse consécration d'un état passager, suivant kl ten-
dance absolue de toute doctrine métaphysique. S'il paraissent,
en effet, n'avoir jamais les mêmes organes, c'est seulement parce
que leurs offices caractéristiques ne sauraient être simultanés»
Toute situation sociale qui nécessite de grands efforts philoso-
phiques se trouve nécessairement impropre au véritable essor
poétique, puisqu'elle exige une nouvelle élaboration dans les
opinions fondamentales, dont la fixité est, au contraire, in-
dispensable à Fart. C'est pourquoi l'ensemble du passé montre
les révolutions de la poésie succédant à celles de la philosophie,
sans jamais coexister avec elles. En étudiant les types intellec-
tuels qui n'ont pu trouver un milieu convenable, on reconnaît
aisément que les mêmes esprits auraient cultivé avec un égal
succès la philosophie ou la poésie selon l'époque de leur appa-
rition. Diderot eût été, sans doute, un grand poëte, eu un
temps plus esthétique, comme Gœthe un éminent philosophe
sous une autre impulsion publique* Tous les savants qui ont
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 311
ptas induit que déduit offrent des signes évidents d'aptitude
poétique. Que l'invention soit abstraite ou concrète, qu'elle
s'applique à saisir la réalité ou à l'idéaliser, c'est toujours, au
fond, la même fonction cérébrale, avec des destinations diffé-
rentes, dont les principaux cas ne peuvent jamais coexister.
L'admirable génie synthétique de notre grand Buffon doit être
apprécié historiquement comme une annonce spontanée de
œtte fusion finale entre l'esprit scientifique et l'esprit esthé-
tique. Bossuet aurait déjà offert un exemple encore mieux dé-
cisif d'égale aptitude à la plus haute philosophie et à k plus
sublime poésie, si l'ensemble de la situation lui eût imprimé
«ne impulsion mieux caractérisée en l'un ou l'autre sens.
Ainsi, malgré les préjugés actuels, aucune incompatibilité
naturelle n'empêchera la classe habituellement livrée aux of-
fices philosophiques proprement dits de fournir aussi» quand il
7 aura lieu, les meilleurs organes poétiques. Il suffit alors
que les plus éminents penseurs passent de l'activité scienti-
fique à l'activité esthétique, suivant la pente naturelle de tous
les grands esprits vers les compositions les plus nécessaires à
leur siècle. C'est seulement pour les arts spéciaux que, d'après
leurs exigences techniques, une certaine consécration exclusive
restera indispensable chez quelques maîtres choisis, qui de-
viendront alors des membres accessoires du pouvoir spirituel,
en vertu de leur digne participation à l'éducation universelle.
Même dans ces cas exceptionnels, la spécialité actuelle sera
beaucoup modifiée, puisque cette rare élévation ne s'accor-
dera qu'à des natures assez esthétiques pour goûter également
tous les beaux-arts, au point de cultiver à la fois les trois
qui concernent la forme, comme en Italie au seizième
siècle.
Cette aptitude poétique des nouveaux philosophes ne se ma-
nifestera, d'ordinaire, que par leur disposition permanente à
312 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
sentir dignement et à faire bien, apprécier les divers modes
d'idéalisation. La fonction esthétique ne deviendra habituelle-
ment active chez eux que pour la composition des fêtes pu-
bliques. Mais, quand les besoins sociaux susciteront d'émi-
nentes créations épiques ou dramatiques, les principaux d'entre
eux deviendront des poëtes proprement dits, l'office purement
philosophique cessant alors d'exi ger les plus hautes intelligences.
Les grands travaux de systématisation et d'idéalisation devant
désormais alterner à de moindres intervalles que jadis, on
pourrait les concevoir successivement accomplis par les mêmes
organes, si la vie humaine durait davantage. Toutefois, notre
faible longévité, et la verve juvénile qu'exigent toutes les hautes
productions, n'autorisent une telle supposition qu'afin de mieux
caractériser l'identité fondamentale de deux aptitudes qu'on
juge maintenant incompatibles.
Envers des compositions moins difficiles et plus multipliées,
le pouvoir modérateur prouvera fréquemment sa compétence
esthétique par les travaux exceptionnels de son élément fémi-
nin. Les arts spéciaux, surtout ceux des formes, resteront,
sans doute, interdits aux femmes, comme exigeant une habi-
leté technique qui leur convient peu, et dont le lent appren-
tissage étoufferait leur admirable spontanéité. Mais les femmss
d'élite sont plus propres que les hommes à toutes les compo-
sitions poétiques qui ne demandent point une contention in-
tense et prolongée. G'est là qu'elles doivent voir leur partici-
pation habituelle aux travaux spéculatifs; car les succès scien-
tifiques sont incompatibles avec leur vraie nature. Quand la
nouvelle éducation générale aura systématiquement associé
les femmes au mouvement universel, elles perfectionneront
beaucoup tous les genres de poésie qui concernent l'existence
personnelle et la vie domestique. L'aptitude est, au fond, la
même pour goûter que pour produire, avec de simples diffé-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIEME PARTIE. 313
rences de degré, très-affectées par la culture. Pourquoi les
femmes ne deviendraienl-elles donc pas supérieures aux hommes
pour toutes les compositions qu'elles savent déjà mieux ap-
précier? Les grands poëmes, épiques ou dramatiques, des-
tinés à idéaliser la vie publique, me semblent seuls au-dessus
de leurs forces esthétiques. A tout autre égard, la culture
poétique leur appartient naturellement ; et elle se trouve en
harmonie avec leur situation sociale, quand la vocation ne
cesse pas d'être exceptionnelle. Nos affections privées ne sau-
raient être mieux retracées que par leurs plus purs organes,
chez lesquels le talent d'expression complète spontanément la
tendance à l'idéalisation. On doit donc regarder le régime esthé-
tique de l'humanité comme imparfaitement organisé, tant que
la plupart des. travaux poétiques, et peut-être aussi musicaux,
ne constituent pas l'apanage spéculatif du sexe aimant. Cette
intervention féminine est surtout indispensable pour donner à
la poésie privée la constante moralité dont elle est tant suscep-
tible, et que notre grossièreté masculine n'atteint jamais sans
des efforts contraires à la spontanéité esthétique. La grâce naïve
de Lafontaine et la suave délicatesse de Pétrarque se trouveront
ainsi combinées naturellement avec une tendresse plus pure et
plus profonde, de manière à procurer aux opuscules poétiques
une perfection jusqu'alors impossible.
Quant au troisième élément nécessaire du pouvoir modéra-
teur, son aptitude esthétique doit être moins prononcée, puis-
que sa destination active l'éloigné davantage de l'existence
spéculative que supposent de telles créations. Cependant toutes
les compositions peu étendues, où l'énergie et l'insouciance
constituent les principales sources de l'inspiration réelle, con-
viennent mieux aux prolétaires qu'aux femmes, et surtout
qu'aux philosophes. Lorsque l'éducation positiviste aura digne-
ment cultivé le peuple occidental, il offrira partout d'heureux
314 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
•
organes, poétiques ou même musicaux, des dispositions qui
lui sont propres, comme tant d'exemples spontanés l'indi-
quent déjà* Outre cette participation spéciale de quelques
prolétaires, l'ensemble du peuple prend indirectement une
part fondamentale à l'évolution esthétique, puisque le langage
hû est surtout dû.
Tel est donc, dans le régime positif, l'organisation finale
de l'art : plus de classes esthétiques proprement dites, sauf
quelques maîtres spéciaux; mais une éducation générale dispo-
sant à goûter profondément tous les modes d'idéalisation, et
faisant surgir leur culture ches les trois éléments modérateurs.
J)an8 la répartition fondamentale du travail poétique entre les
forces étrangères au gouvernement, les philosophes exercent
toutes les attributions relatives à la vie publique ; tandis que les
compositions privées et personnelles appartiennent aux femmes
ou aux prolétaires» selon qu'elles exigent surtout la tendresse
ou l'énergie. Ainsi, l'exeraee mental qui convient le mieux à
l'humanité se développera davantage chef les classes où notre
nature se caractérise le plus. «Cette douce coopération n'exclut
que ceux dont les constantes préoccupations de grandeur ou
4e richesse personnelles oondamnent l'existence esthétique à
des jouissances essentiellement passives, augmentées d'ailleurs
par l'universelle éducation positive. Intimement annexées à
de grands offices sociaux, nos fonctions d'idéalisation ten-
dront directement vers leur noble «destination affective, fin
perdant une spécialité qui altère son charme naturel, l'art
n'offrira plus les dangers moraux auxquels s'expose toute lie
exclusivement vouée à l'expression.
Après avoir caractérisé l'incorporation normale de l'art au
régime final de l'humanité, il ne me reste qu'à indiquer sa
participation fondamentale au mouvement actuel de régénéra-
tion positiviste. Envers les trois éléments nécessaires de cette
discours mÉuatmuÊKK. — onquièsib partie. 315
impulsion rénovatrice, nous avons déjà reconnu qne chacun
doit y concourir en exerçant aujourd'hui, à un degré pins pto-
nonoé, quoique dans un mode moins régulier, l'office essentiel
-que lui assigne l'organisation définitive. Gr, sioette marché
naturelle aux philosophes qui prennent l'initiative systéma-
tique de la reconstruction, oonvient Aussi aux prolétaires qni
la wnsolideront, et même aux femmes qui la sanctionneront,
eBe doit également s'étendre au complément esthétique de cette
triple fonction organique. Un examen «direct rend incontestable
etftte similitude nécessaire.
La principale fonction de l'art -consiste toujours è construire
les types dont la science lui fournit les bases. Or cette opéra*
tion est surtout indispensable à l'inauguration du nouveau
régime. Quand la philosophie en aura assez élaboré les diverses
conceptions essentielles, elles resteront encore trop indéter-
minées pour suffire à leur destination pratique. Gar l'étude
systématique du passé ne peut nous fournir directement qne
le -caredère général de l'avenir. Même envers les moindres
phénomènes, la détermination scientifique* ne sevrait deve-
nir complète sans dépasser les limites propres à la vraie dé-
monstration. Dans les recherches sociologiques, ses résultats
doivent donc rester davantage an-dessous du degré de pléni-
tude, de netteté, et de précision qu'exigent des notions desti-
nées à la plus familière universalité. C'est alors à la poésie
qu'il convient de combler les inévitables lacunes de la philoso-
phie pour inspiiw la politique. Au début du polythéisme ,
die remplit déjà cet office naturel envers les créations impar-
faites de la théologie systématique. Il lui appartient encore
phis de compléter une appréciation objective où l'imagination
participe moins. Dans la conclusion générale de ce discours,
je vais indiquer davantage cette indispensable fonction poétique
an sujet de la conception centrale du positivisme. Le lecteur
316 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
pourra dès lors étendre la même explication à tous les autres
cas principaux.
Pour accomplir ce grand office, l'art positiviste se trouvera
naturellement conduit à nous offrir des tableaux anticipés de
la régénération humaine, appréciée sous tous les aspects sus*
ceptibles d'idéalisation. Ce sera sa seconde coopération géné-
rale à l'impulsion rénovatrice, en développant sa participation
initiale. Au fond, ce nouvel office se réduit à régulariser les
utopies, en y subordonnant toujours l'idéalité à la réalité,
comme en toute autre composition poétique. La liberté spécu-
lative que semble leur procurer l'anarchie actuelle finit par
restreindre beaucoup leur essor effectif, d'après les craintes de
divagation qu'elle inspire même aux plus rêveurs, dont l'esprit
ne saurait devenir insensible aux besoins communs d'harmonie
mentale. Mais, quand le domaine de l'imagination se borne à
développer et vivifier celui de la raison, les plus austères
penseurs subissent volontiers un charme qui, loin d'altérer la
réalité, ne fait que mieux ressortir son principal caractère,
trop peu déterminé par la science. Ainsi, en assignant aux
utopies leur vraie destination, le positivisme stimulera beau-
coup ce genre moderne de compositions poétiques, qui, sous
l'inspiration sociologique, peut tant concourir à pousser l'en-
semble du peuple occidental vers l'état normal de l'humanité.
Les cinq modes esthétiques participeront tous à cette salu-
taire impulsion, en nous faisant d'avance apprécier, d'après
l'idéalisation propre à chacun d'eux, les charmes et la gran-
deur de la nouvelle existence, personnelle, domestique, et
sociale.
Cette seconde assistance générale de l'art dans la grande re-
construction en suscitera naturellement une troisième, dont le
besoin n'est pas moindre aujourd'hui, pour achever de déta-
cher les occidentaux des vains débris du passé qui empêchent
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 317
de sentir l'avenir. D suffira de donner une direction compara-
tive aux tableaux anticipés que je viens d'indiquer* Depuis le
début de la transition moderne, au quatorzième siècle, l'art
s'est surtout développé sous une intention critique, qui pour-
tant convient peu à sa nature éminemment synthétique. Son
essor organique peut donc se concilier pleinement avec la lutte
secondaire qu'exige encore la situation actuelle envers les opi-
nions, et surtout les mœurs, qui nous restent du régime déchu
ou de la phase transitoire. Cet ébranlement complémentaire,
relatif aux plus intimes racines du passé, altérera d'autant
moins la grande mission de l'art positiviste, qu'il s'accomplira
sans jamais exiger une critique directe. Ni envers la théologie,
ni seulement quant à la métaphysique, nous n'avons désormais
besoin d'aucune discussion, même philosophique, et, à plus
forte raison, poétique. Tout se réduit maintenant à une simple
concurrence, le plus souvent implicite, entre les modes opposés
suivant lesquels le catholicisme et le positivisme correspondent
aux mêmes besoins moraux et sociaux. Or cet office accessoire,
dont les bases scientifiques sont déjà posées, est surtout du
ressort de l'art, puisqu'il doit s'adresser davantage au senti-
ment qu'à la raison. J'en ai indiqué le cas le plus caractéris-
tique, à la fin de la quatrième partie, pour la noble coopéra-
tion que je réservais à ma sainte collègue envers l'initiation
positiviste (Je nos deux populations méridionales, principale-
ment dévolue à l'intervention esthétique des femmes.
Dans cette troisième fonction sociale, la nouvelle poésie rat-
tachera directement sa mission actuelle à son office final, en
idéalisant le passé, comme ci-dessus l'avenir. Car, Tavéne-
ment du positivisme exige, à tous égards, une scrupuleuse
justice envers le catholicisme. Loin d'atténuer le mérite moral
et politique du régime propre au moyen âge, la poésie, guidée
par la philosophie, devra d'abord le glorifier dignement, afin
25
318 SYOTÈMB 1US POLITIQUE POSITIVE.
de mieux caractériser la supériorité nécessaire de Tordre final.
Elle préludera ainsi à son devoir normal de ranimer le passé,
dont la liaison naturelle avec l'avenir doit devenir profondé-
ment familière, dans l'intérêt simultané de la raison systéma-
tique et du sentiment social.
Quoique prochain, ce triple office, par lequel l'art positi-
viste inaugurera son incorporation à Tordre final, ne saurait
être immédiat, puisqu'il exige une préparation philosophique
qui n'est point encore assez accomplie, ni chez le public occi-
dental, ni par ses organes esthétiques. La génération pacifique
qui vient de commencer, en France, la seconde partie de la
grande révolution, peut faire librement prévaloir le positivisme,
non-seulement parmi les vrais penseurs, mais aussi dans le
peuple parisien chargé des communes destinées de l'Occi-
dent, et même auprès des femmee les mieux disposées. Élevée
sous cette impulsion, la génération suivante pourra donc,
avant la fin du siècle ouvert par la Convention, compléter
spontanément cette inauguration mentale et morale en ma-
nifestant le nouveau caractère esthétique de l'humanité ré-
générée.
L'ensemble de cette cinquième et dernière partie représente
directement la philosophie positive comme plus favorable
qu'aucune autre à l'essor continu de tous les beaux -arts. Une
doctrine qui appelle l'humanité au perfectionnement universel
devait s'incorporer profondément les spéculations les plus
propres à développer notre instinct de la perfection. Elle ne les
subordonne à l'étude systématique de la réalité, que pour
fournir à l'idéalité une base objective, indispensable à sa con-
sistance et à sa dignité. Mais, ainsi constituées, les fonctions
esthétiques conviennent mieux que les fonctions scientifiques,
soit à la nature et à la portée de notre intelligence, soit surtout
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. — CINQUIÈME PARTIE. 319
à sa destination essentielle, l'organisa tion de l'unité hu-
maine ; car elles se rapportent immédiatement au principe
affectif de cette systématisation. Après la culture directe du
sentiment, c'est l'art qui peut habituellement fournir les meil-
leurs moyens de nous rendre à la fois plus tendres et plus
nobles.
Sa réaction logique doit même perfectionner notre aptitude
systématique, en nous familiarisant de bonne heure avec les
vrais caractères de toute construction humaine. La science a
pu longtemps préférer le régime analytique ; tandis que, même
au milieu de son anarchie actuelle, l'art vise toujours à la syn-
thèse, but nécessaire de toutes nos contemplations. Quand,
contre sa nature, il travaille à détruire, son œuvre quel-
conque ne s'accomplit encore qu'en construisant. Le goût
et l'habitude des constructions esthétiques doivent ainsi nous
disposer à mieux construire sur le sol plus réfractaire de la
réalité.
A tous ces titres, l'art, dirigé par le sentiment, devient, pour
le positivisme, la principale base de l'éducation universelle, où
la science ne préside ensuite qu'à une indispensable systéma-
tisation objective. La vie active complète cette prépondérance
initiale, en imprimant un caractère plus esthétique que scien-
tifique aux fonctions régulières du pouvoir modérateur. Les
trois éléments nécessaires de la force morale deviennent ainsi
les organes spontanés de l'idéalisation, désormais inséparable
de la systématisation.
Une telle fusion oblige les nouveaux philosophes à sentir
profondément tous les beaux-arts. Quoique habituellement
passive, cette aptitude devra pouvoir s'élever, chez les princi-
paux d'entre eux, jusqu'à la plus sublime activité, dans les
âges d'intermittence philosophique et de verve poétique. Sans
ce difficile complément, leur office ne saurait obtenir le libre
a»
etcendant moral que comporte a ntne et {m'exige a
tinstion, L* prêtre de lHoweirité ne développera a su-
périorité nécessaire sur le prêtre de Dieu que qaand a oison
systématique te combinera dignement aiee renthoonme
do poète comme avec la sympathie féminine et l'énergie pro-
létaire.
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 321
*MWAMAMnMMMMMMMMMMMAMMMMIMMMAMMWMMMMMMAWWMW«WWWMM(WWMMMWWM«WW«WWM«W<MWMW«M«««W«««M«HM
i r
CONCLUSION GENERALE
DU DISCOURS PRELIMINAIRE*
RBLIGION DE L'HUMANITÉ.
L'amour pour principe, Tordre pour base, et le progrès pour
but ; tel est, d'après ce long discours préliminaire, le caractère
fondamental du régime définitif que le positivisme vient inau-
gurer en systématisant toute notre existence, personnelle et
sociale, par une combinaison inaltérable entre le sentiment, la
raison, et l'activité. Cette systématisation finale remplit, au
delà d'aucune possibilité antérieure, les diverses conditions es-
sentielles, soit quant à l'essor spécial des différentes parties de
notre nature, soit quanta leur connexité générale. La suprématie
nécessaire de la vie affective s'y trouve mieux constituée qu'au-
paravant, d'après l'universelle prépondérance du sentiment so-
cial, qui peut directement charmer chaque pensée et chaque
acte quelconques.
Jamais oppressive envers l'esprit, une telle domination du
cœur sanctifie l'intelligence en la vouant désormais au service
continu de la sociabilité, dont elle doit consolider l'ascendant
et éclairer l'exercice. Dignement subordonnée au sentiment, la
raison acquiert ainsi une autorité qu'elle n'avait pu encore ob-
tenir, comme seule apte à dévoiler l'ordre fondamental qui
dirige nécessairement toute notre existence d'après l'ensemble
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 323
revient avec un surcroît d'énergie, quand, d'après sa longue
préparation spéculative, elle a pu remonter jusqu'à son prin-
cipe affectif, devenu désormais sa source directe. Loin de sus-
citer aucune langueur, cet amour fondamental nous poussera
toujours à la plus complète activité, en vouant toute notre
existence au perfectionnement universel. U ne nous oblige à
étudier Tordre naturel qu'afin de mieux appliquer nos forces
quelconques, individuelles ou collectives, à son amélioration
artificielle. A peine ébauchée jusqu'ici, même envers le monde
matériel, cette destination normale n'a pu encore occuper que
la moindre partie des efforts humains. Son essor ne pourrait
devenir dégradant que s'il restait borné aux degrés inférieurs
du perfectionnement* Dès que notre sagesse spéculative em-
brasse directement son principal domaine, notre sagesse active
-s'applique surtout aux plus éminents phénomènes, où l'ordre
naturel est à la fois plus imparfait et mieux modifiable. Ainsi
agrandie et systématisée, notre existence pratique poursuit de
préférence l'amélioration intellectuelle, et encore davantage
le perfectionnement moral, soit en tendresse, soit en courage.
La vie privée et la vie publique se trouvent désormais liées par
un même but principal, dont la vue familière vient ennoblir
tous leurs actes. Dès lors, la prépondérance nécessaire de la
pratique, loin d'étse jamais hostile à la théorie, lui prescrit
surtout les plus difficiles recherches, pour découvrir les vraies
lois de notre nature personnelle et sociale, dont la connais-
sance restera toujours inférieure à nos besoins réels. Au lieu de
disposer à la sécheresse morale, une telle activité habituelle nous
poussera sans cesse à mieux sentir que l'amour universel con-
stitue, non-seulement notre principal bonheur, mais aussi notre
plus puissant moyen,indispensableà l'efficacité de tous lesautres.
C'est ainsi que, dans l'existence positive, le cœur, l'esprit,
et le caractère se consolident et ee développent mutuellement,
324 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
d'après la systématisation habituelle de leur propre exercice
naturel. Jamais la vie publique et la vie privée n'avaient pu
être aussi pleinement liées que par cette égale consécration à
une même destination essentielle, où elles ne diffèrent que pour
l'étendue de leurs moyens respectifs* Vouées Tune et l'autre à
faire toujours prévaloir, autant que possible, la sociabilité sur
la personnalité, chacune y applique sans cesse, et à tous égards,
toutes nos puissances quelconques, affectives, spéculatives,
et actives.
D'après cette position finale du grand problème humain,
Fart social, directement consacré à sa solution générale, prend
désormais pour principe fondamental la séparation normale
entre les deux pouvoirs élémentaires, l'un moral, qui conseille,
l'autre politique, qui commande. La prépondérance nécessaire
de celui-ci, toujours fondée sur la force matérielle, représente
l'ascendant spontané de la personnalité dans notre imparfaite
nature, où les plus grossiers besoins se trouvent les plus urgents
et les plus continus. Sans cette irrésistible fatalité, notre vie
individuelle manquerait elle-même de consistance et de direc-
tion ; mais surtout notre existence collective ne comporterait ni
caractère, ni activité. C'est pourquoi le pouvoir moral, qui
repose sur la conviction et la persuasion, doit rester purement
modérateur, sans devenir jamais directeur.
Émané du sentiment et de la raison, il représente spéciale-
ment la sociabilité, que seul il cultive immédiatement. Mais,
par cela même qu'il correspond à nos plus éminents attributs,
il ne peut obtenir une prépondérance pratique qui appartient
aux plus énergiques. Inférieur en puissance, quoique supérieur
en dignité, il oppose toujours son classement virtuel des indi-
vidus selon leur mérite mental et moral à leur classement réel
suivant la richesse ou la grandeur. Sans jamais parvenir à faire
prévaloir ses principes d'appréciation, il aboutit ainsi à modi~
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRELIMINAIRE. 325
fier heureusement Tordre naturel de toute société, en y rap-
pelant dignement l'esprit d'ensemble et le sentiment du devoir,
que l'activité pratique tend à altérer.
Cet office fondamental, dont le besoin est partout senti, se
se systématise d'après l'attribution caractéristique de ce pouvoir
modérateur, pour nous préparer à la vie réelle par une saine
éducation générale, principalement relative à la morale, même
dans sa partie intellectuelle. Ainsi vouée à la spéculation et à
l'affection, cette puissance modificatrice ne peut constituer un
digne organe systématique de la sociabilité qu'en restant tou-
jours extérieure à l'action. Son premier devoir consiste donc à
combattre, dans son propre sein, nos vains instincts d'éléva-
tion temporelle, qui ne deviennent salutaires, malgré l'im-
pureté de leur source ordinaire, que chez les natures vraiment
destinées à un indispensable commandement. Cette renon-
ciation solennelle à la richesse et à la grandeur devient la base
primitive du véritable pouvoir théorique, et la condition initiale
de sa légitime résistance aux usurpations toujours imminentes
du pouvoir pratique. Il obtient ainsi ses principaux appuis habi-
tuels, en développant ses affinités naturelles avec les éléments
sociaux qui sont, comme lui, nécessairement étrangers au gou-
vernement politique.
Première source spontanée de l'influence modificatrice, d'a-
près leur nature éminemment affective, les femmes deviennent
alors, en vertu de leur situation passive, les auxiliaires domes-
tiques du vrai pouvoir spirituel. Il les associe intimement à son
office essentiel, en leur confiant toute l'éducation privée, dont
l'éducation publique ne constitue, dans le régime positif, qu'un
indispensable complément systématique. Comme épouses, elles
participent encore davantage à ses fonctions consultatives, .en
tempérant par la persuasion l'ascendant matériel qu'il modère
seulement par la conviction. Dans le genre de vie publique qui
326 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
convient à leur nature, elles l'assistent spontanément, pour
élaborer l'opinion commune dont il devient l'organe systéma-
tique, en appréciant les actes, et surtout les personnes, d'après
les principes qu'il leur a fournis* Cet intime concours se déve-
loppera mieux quand les femmes, dignement préservées par les
hommes de toute sollicitude matérielle, seront partout aussi
étrangères à la richesse qu'à la domination, comme on le voit
si souvent chez les prolétaires.
Quoique moins pure et moins directe, l'affinité du peuple
envers le pouvoir philosophique procure naturellement à celui-éi
une énergique assistance civile dans son inévitable antagonisme
avec le pouvoir politique. Privés à la fois de loisir matériel et
de puissance individuelle, les prolétaires ne sauraient habituel*
lement participer au gouvernement pratique, dont l'efficacité
dépend surtout de sa concentration. Au contraire, la force
morale, toujours émanée d'une libre convergence, comporte,
et même exige, des ramifications universelles. Or, dégagés de
toute grave responsabilité pratique, les prolétaires s'associent
naturellement au pouvoir théorique, d'après la disponibilité
d'esprit et l'insouciance personnelle qui les disposent mieux que
leurs chefs temporels aux vues d'ensemble et aux sentiments
généreux. Ils fourniront ainsi la principale base habituelle de
la véritable opinion publique, quand une éducation générale,
qui leur sera surtout destinée, leur permettra de bien caracté-
riser leurs vœux. Leurs besoins comme leurs inclinations les
rapprocheront toujours du sacerdoce philosophique, qui de-
viendra leur organe systématique envers les classes dirigeantes*
En retour de cet office naturel, il recevra d'eux une im-
posante assistance pour sa grande mission sociale de subor-
donner sans cesse le commandement à la moralité. Dans les
cas exceptionnels qui exigeraient l'intervention politique du
pouvoir modérateur, le caractère actif de son élément po-
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 327
pulaire dispensera son élément philosophique d'une anomalie
qui le dénaturerait presque autant que son élément féminin.
La faible influence de la raison sur notre imparfaite nature
interdirait directement au nouveau sacerdoce de faire asses
respecter la dignité sociale de la vraie théorie et sa juste rela-
tion avec la pratique. Mais cette double solidarité fondamentale
lui assurera de puissants appuis dans chaque cité, et même au
sein de chaque famille, pour organiser la légitime réaction mo-
rale des pauvres envers les riches. L'éducation universelle lui
procurera d'ailleurs, parmi les classes dirigeantes, une assis*
tance supplémentaire , par l'accession volontaire de leurs plus
nobles membres à une sorte de chevalerie nouvelle. Néanmoins,
malgré cette vaste organisation de la force morale, l'ascendant
spontané de notre personnalité se trouve tellement prononcé,
que la solution effective du grand problème humain restera tou-
jours fort inférieure à nos justes souhaits. Cette appréciation,
commune à tous les aspects de notre vraie destinée, doit seule-
ment nous encourager davantage à mieux concerter tous nos
-efforts pour améliorer Tordre naturel dans ses dispositions les
plus importantes , qui sont à la fois les plus modifiables et les
plus imparfaites.
Notre principal progrès, tant collectif qu'individuel, consiste
À développer toujours cet empire qui n'appartient qu'à t nous
sut nos propres imperfections, surtout morales. Cette tendance
caractéristique ne pouvait assez surgir dans l'antiquité, qui dut
seulement en préparer la manifestation par un indispensable
préambule, intellectuel et social. Sa destination fut même tel-
lement incompatible avec la position directe de la grande ques-
tion humaine, qu'elle exigea toujours, au contraire, l'intime
subordination de la morale à la politique. Mais ce noble but
convient tant à notre espèce, que, dès le moyen âge, elle y
tendit ouvertement, malgré les obstacles qu'offrait encore Tin-
328 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
suffisant accomplissement des deux conditions préliminaires. La
doctrine dominante n'était point assez réelle ni assez complète,
le caractère social restait trop militaire et trop aristocratique ,
pour permettre alors de constituer l'ascendant final de la mo-
rale sur politique. Cependant l'insuffisance nécessaire de cette
admirable tentative n'empêcha pas les populations occidentales
d'apprécier déjà ce principe fondamental, qui survécut ensuite
à l'irrévocable déclin des opinions et des mœurs d'où il avait
d'abord surgi. Pour lui procurer une prépondérance décisive,
il fallait que le véritable esprit philosophique, longtemps borné
aux plus simples études , embrassât graduellement tout le do-
maine spéculatif, jusqu'à devenir pleinement systématique,
d'après son extension finale aux contemplations sociales. En
même temps , il était indispensable que l'activité industrielle
prévalût irrévocablement sur l'existence militaire chez toutes
les populations préparées par l'incorporation romaine et par
l'initiation catholico-féodale. Ce double préambule élémentaire
s'est accompli, conjointement avec la décomposition générale
du régime ancien, pendant la longue transition qui nous sépare
du moyen âge. Un ébranlement décisif a dès lors poussé l'élite
de notre espèce à reprendre directement, sur de meilleures
bases mentales et sociales, le grand problème posé par nos pieux
et chevaleresques ancêtres, pour instituer enfin sa solution
radicale, que le positivisme vient aujourd'hui systématiser et
formuler.
Toutes les phases essentielles de cette préparation collective
en exigent d'équivalentes dans l'initiation individuelle, spon-
tanée ou systématique, sous peine d'insuffisance. Mais il faut en-
suite que ces divers modes et degrés de la régénération hu-
maine, outre leur intime connexité, viennent tous aboutir
naturellement à un même centre , propre à constituer directe-
ment l'unité fondamentale du régime définitif. Sans cette cou-
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 329
densation finale, la systématisation positive ne saurait entiè-
rement remplacer la systématisation théologique, malgré
l'homogénéité et la solidarité supérieures de ses éléments plus
réels et plus stables. A son principe affectif, à sa base rationnelle,
et à son but actif, le positivisme doit donc joindre un centre
unique, qui embrasse à la fois le sentiment, la raison, et l'acti-
vité. Telle est la dernière condition de son ascendant décisif,
tant privé que public.
Elle se trouve entièrement remplie par la convergence natu-
relle de tous les aspects positivistes vers la grande conception
de l'Humanité, qui vient éliminer irrévocablement celle de Dieu,
pour constituer une unité définitive plus complète et plus dura-
ble que l'unité provisoire du régime initial. L'extension et l'ap-
plication de la nouvelle doctrine générale deviennent ainsi acces-
sibles à tous les cœurs, et, par suite, à tous les esprits, en évitant
aujourd'hui un long et difficile préambule scientifique, qui reste
seulement indispensable à ses organes systématiques.
D'après sa nature encore plus morale que mentale, ce centre
-universel du positivisme représente aussitôt le principe affectif
de la systématisation finale. Car le caractère propre de ce nou-
veau Grand-Être consistant à être nécessairement composé d'é-
léments séparables, toute son existence repose sur l'amour mu-
tuel qui lie toujours ses diverses parties, sans qu'aucun calcul
puisse jamais tenir lieu d'un tel instinct.
A cette prépondérance directe du sentiment social corres-
pond l'essor continu de l'esprit d'ensemble, qui seul permet de
concevoir le concours spontané d'où résulte cet immense orga-
nisme , en faisant abstraction de tous les conflits partiels. La
raison participe donc comme l'amour à cette condensation fi-
nale. En outre, elle seule complète la notion du véritable Être-
Suprême, en dévoilant toutes les conditions, extérieures et in-
térieures, de son existence réelle.
330 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Mais l'activité n'est pas moins inhérente que le sentiment et
la raison à la nature de l'unité positiviste. Car l'organisme le
plus composé doit, plus qu'aucun autre, réagir sans cesse sur
le milieu correspondant, pour le modifier en s'y subordonnant.
De là résulte le progrès nécessaire, qui n'œt jamais que le dé*
veloppemant de l'ordre émané de l'amour.
L'Humanité condense donc directement les trois caractères
essentiels du positivisme, son moteur subjectif, son dogme ob-
jectif, et son but actif. A ce seul véritable Grand-Être, dont
nous sommes sciemment les membres nécessaires, se rapporte-
ront désormais tous les aspects de notre existence, individuelle
ou collective, nos contemplations pour le connaître, nos affec-
tions pour l'aimer, et nos actions pour le servir.
Voilà comment les positivistes peuvent, mieux que les tbôolo-
gistes quelconques, concevoir la vie comme un vrai culte, aussi
intime qu'usuel. Ce culte continu de l'Humanité exaltera et épu-
rera tous nos sentiments ; il agrandira et éclaircira toutes nos
pensées ; il anoblira et consolidera tous nos actes. Le grand pro-
blème du moyen âge s'y trouve directement résolu autant que
possible, puisque la subordination de la politique à la morale y
résulte nécessairement d'une prépondérance sacrée de la socia-
bilité sur la personnalité.
C'est ainsi que le positivisme devient enfin une véritable reli-
gion , seule complète et réelle , destinée à prévaloir sur toutes
les systématisations imparfaites et provisoires qui émanèrent du
théologisme initial.
L'unité des théocraties antiques fut elle-même insuffisante,
puisque sa nature purement subjective ne put jamais embrasser
pleinement l'existence pratique, toujours subordonnée à la
réalité objective. Bornée au sentiment et à la raison, cette
systématisation primitive perdit bientôt une notable partie
de son domaine intellectuel , quand l'esprit esthétique s'af-
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 331
franchit irrévocablement de la tutelle théocratique , pour
mieux s'adapter à la vie réelle, suivant sa vocation spontanée.
Restés encore seuls arbitres de la science comme de la morale,
les prêtres virent ensuite décroître beaucoup leur autorité théo-
rique, aussitôt que l'essor abstrait des moindres conceptions
positives eut donné naissance à la philosophie proprement dite.
Quoiqu'elle ne pût alors être que métaphysique, elle tenta déjà
une systématisation anti-sacerdotale, qui, sans comporter au-
cune efficacité organique, ruina le polythéisme, et finit par le
transformer en monothéisme. Dans ce mode extrême de la théo-
logie, l'autorité spéculative du sacerdoce fut aussi radicalement
altérée que le principe de sa doctrine. Les prêtres perdirent
alors l'ascendant scientifique, comme ils avaient d'abord perdu
l'ascendant esthétique. Ils conservèrent seulement une supré-
matie morale, bientôt compromise par l'émancipation intellec-
tuelle, dont l'esprit positif constitua la source réelle, quoique
l'esprit métaphysique lui servit encore d'organe systématique.
Quand la science eut assez grandi pour se séparer aussi de la
philosophie, elle ne tarda pas à manifester sa tendance néces-
saire vers une nouvelle unité spéculative, non moins contraire
à toute métaphysique qu'à toute théologie. Cette construction
finale, naturellement assujettie aune lente succession de préam-
bules que les deux autres n'exigeaient pas, conduisait d'ailleurs
l'esprit positif à systématiser la vie active, d'où il émana
spontanément, à mesure qu'il s'emparait du domaine spéculatif.
Mais ce double ascendant n'a pu se compléter que par la ré-
cente fondation de la vraie science sociale, constituée enfin par
ma théorie historique. Dès lors, les véritables savants, en s'éle-
vant à la dignité philosophique, tendent nécessairement vers le
caractère sacerdotal, parce que cette élaboration finale conduit
à la prépondérance systématique du principe affectif, d'où ré-
sulte aussitôt une construction complète autant qu'homogène.
322 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE»
des lois naturelles des divers phénomènes. Cette base objective
de la vraie sagesse humaine réagit profondément sur nos affec-
tions elles-mêmes, qui trouvent, dans l'obligation de s'y con-
former, une source de fixité propre à contenir leur versatilité
spontanée, et une stimulation directe à la prépondérance des
instincts sympathiques. Noblement appliqué à un office fonda-
mental qui le préserve de toute oiseuse divagation, le génie
scientifique trouve la plus vaste alimentation dans l'apprécia-
tion de toutes les lois réelles qui influent sur nos destinées, et
surtout dans l'étude de notre propre nature, individuelle et
collective. La prépondérance du point de vue sociologique, loin
d'étouffer les spéculations plus abstraites, augmente autant leur
consistance que leur dignité, en oonstituantla seule unité qu'elles
comportent.
En assurant à la raison sa juste influence but l'ensemble de
la vie humaine, ce régime final consolide et développe l'essor
habituel de l'imagination, désormais appliquée à sa destination
caractéristique, l'idéalisation continue de la réalité. Les fonc-
tions scientifiques ne sont indispensables que pour construire
la base extérieure de toutes nos conceptions. Mais, cet office
une fois accompli, les fonctions esthétiques conviennent mieux
à notre intelligence, pourvu que leur exercice respecte tou-
jours ce fondement nécessaire, d'ailleurs si propre à prévenir
leurs écarts. Sous cette unique condition générale, elles sont
directement encouragées par la systématisation positive, comme
étant à la fois les plus conformes à son principe affectif et les
plus rapprochées de son but actif. Profondément incorporées
à la nouvelle existence, elles y constituent, d'ordinaire, l'exer-
cice le plus doux et le plus salutaire de notre intelligence, qui
ne saurait tendre plus directement à cultiver l'affection et à
poursuivre le perfectionnement.
D'abord émanée de la vie active, la systématisation finale y
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 323
revient avec un surcroit d'énergie, quand, d'après sa longue
préparation spéculative, elle a pu remonter jusqu'à son prin-
cipe affectif, devenu désormais sa source directe. Loin de sus-
citer aucune langueur, cet amour fondamental nous poussera
toujours à la plus complète activité, en vouant toute notre
existence au perfectionnement universel. Il ne nous oblige à
étudier Tordre naturel qu'afin de mieux appliquer nos forces
quelconques, individuelles ou collectives, à son amélioration
artificielle. A peine ébauchée jusqu'ici, même envers le monde
matériel, oette destination normale n'a pu encore occuper que
Ja moindre partie des efforts humains. Son essor ne pourrait
devenir dégradant que s'il restait borné aux degrés inférieurs
du perfectionnement. Dès que notre sagesse spéculative em-
brasse directement son principal domaine, notre sagesse active
«'applique surtout aux plus éminents phénomènes, où Tordre
naturel est à la fois plus imparfait et mieux modifiable. Ainsi
agrandie et systématisée, notre existence pratique poursuit de
préférence l'amélioration intellectuelle, et encore davantage
le perfectionnement moral, soit en tendresse, soit en courage.
La vie privée et la vie publique se trouvent désormais liées par
un même but principal, dont la vue familière vient ennoblir
tous leurs actes. Dès lors, la prépondérance nécessaire de la
pratique, loin d'ètte jamais hostile à la théorie, lui prescrit
surtout les plus difficiles recherches, pour découvrir les vraies
lois de notre nature personnelle et sociale, dont la connais-
sance restera toujours inférieure à nos besoins réels. Au lieu de
disposer à la sécheresse morale, une telle activité habituelle nous
poussera sans cesse à mieux sentir que l'amour universel con-
stitue, non-seulement notre principal bonheur, mais aussi notre
pi us puissant moyen,indispensable à l'efficacité de tous les autres.
C'est ainsi que, dans l'existence positive, le cœur, l'esprit,
et le caractère se consolident et se développent mutuellement,
324 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
d'après la systématisation habituelle de leur propre exercice
naturel. Jamais la vie publique et la vie privée n'avaient pu
être aussi pleinement liées que par cette égale consécration à
une même destination essentielle, où elles ne diffèrent que pour
l'étendue de leurs moyens respectifs. Vouées Tune et l'autre à
faire toujours prévaloir, autant que possible, la sociabilité sur
la personnalité, chacune y applique sans cesse, et à tous égards,
toutes nos puissances quelconques, affectives, spéculatives,
et actives.
D'après cette position finale du grand problème humain,
l'art social, directement consacré à sa solution générale, prend
désormais pour principe fondamental la séparation normale
entre les deux pouvoirs élémentaires, l'un moral, qui conseille,
l'autre politique, qui commande. La prépondérance nécessaire
de celui-ci, toujours fondée sur la force matérielle, représente
l'ascendant spontané de la personnalité dans notre imparfaite
nature, où les plus grossiers besoins se trouvent les plus urgents
et les plus continus. Sans cette irrésistible fatalité, notre vie
individuelle manquerait elle-même de consistance et de direc-
tion; mais surtout notre existence collective ne comporterait ni
caractère, ni activité. C'est pourquoi le pouvoir moral, qui
repose sur la conviction et la persuasion, doit rester purement
modérateur, sans devenir jamais directeur.
Émané du sentiment et de la raison, il représente spéciale-
ment la sociabilité, que seul il cultive immédiatement. Mais,
par cela même qu'il correspond à nos plus éminents attributs,
il ne peut obtenir une prépondérance pratique qui appartient
aux plus énergiques. Inférieur en puissance, quoique supérieur
en dignité, il oppose toujours son classement virtuel des indi-
vidus selon leur mérite mental et moral à leur classement réel
suivant la richesse ou la grandeur. Sans jamais parvenir à faire
prévaloir ses principes d'appréciation, il aboutit ainsi à niôdi-
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 325
fier heureusement l'ordre naturel de toute société, en y rap-
pelant dignement l'esprit d'ensemble et le sentiment du devoir,
que l'activité pratique tend à altérer.
Cet office fondamental, dont le besoin est partout senti, se
se systématise d'après l'attribution caractéristique de ce pouvoir
modérateur, pour nous préparer à la vie réelle par une saine
éducation générale, principalement relative à la morale, même
dans sa partie intellectuelle. Ainsi vouée à la spéculation et à
l'affection, cette puissance modificatrice ne peut constituer un
digne organe systématique de la sociabilité qu'en restant tou-
jours extérieure à l'action. Son premier devoir consiste donc à
combattre, dans son propre sein, nos vains instincts d'éléva-
tion temporelle, qui ne deviennent salutaires, malgré l'im-
pureté de leur source ordinaire, que chez les natures vraiment
destinées à un indispensable commandement. Cette renon-
ciation solennelle à la richesse et à la grandeur devient la base
primitive du véritable pouvoir théorique, et la condition initiale
de sa légitime résistance aux usurpations toujours imminentes
du pouvoir pratique. Il obtient ainsi ses principaux appuis habi-
tuels, en développant ses affinités naturelles avec les éléments
sociaux qui sont, comme lui, nécessairement étrangers au gou-
vernement politique.
Première source spontanée de l'influence modificatrice, d'a-
près leur nature éminemment affective, les femmes deviennent
alors, en vertu de leur situation passive, les auxiliaires domes-
tiques du vrai pouvoir spirituel. Il les associe intimement à son
office essentiel, en leur confiant toute l'éducation privée, dont
l'éducation publique ne constitue, dans le régime positif, qu'un
indispensable complément systématique. Comme épouses, elles
participent encore davantage à ses fonctions consultatives,, en
tempérant par la persuasion l'ascendant matériel qu'il modère
seulement par la conviction. Dans le genre de vie publique qui
326 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
convient à leur nature, elles l'assistent spontanément, pour
élaborer l'opinion commune dont il devient l'organe systéma-
tique, en appréciant les actes, et surtout les personnes, d'après
les principes qu'il leur a fournis* Cet intime concours se déve-
loppera mieux quand les femmes, dignement préservées par les
hommes de toute sollicitude matérielle, seront partout aussi
étrangères à la richesse qu'à la domination, comme on le voit
si souvent ches les prolétaires*
Quoique moins pure et moins directe, l'affinité du peuple
envers le pouvoir philosophique procure naturellement à celui-ti
une énergique assistance civile dans son inévitable antagonisme
avec le pouvoir politique. Privés à la fois de loisir matériel et
de puissance individuelle, les prolétaires ne sauraient habituel-
lement participer au gouvernement pratique, dont l'efficacité
dépend surtout de sa concentration. Au contraire, la force
morale, toujours émanée d'une libre convergence, comporte,
et même exige, des ramifications universelles. Or, dégagés de
toute grave responsabilité pratique, les prolétaires s'associent
naturellement au pouvoir théorique, d'après la disponibilité
d'esprit et l'insouciance personnelle qui les disposent mieux que
leurs chefs temporels aux vues d'ensemble et aux sentiments
généreux. Ils fourniront ainsi la principale base habituelle de
la véritable opinion publique, quand une éducation générale,
qui leur sera surtout destinée, leur permettra de bien caracté-
riser leurs vœux. Leurs besoins comme leurs inclinations les
rapprocheront toujours du sacerdoce philosophique, qui de-
viendra leur organe systématique envers les classes dirigeantes.
En retour de cet office naturel, il recevra d'eux une im-
posante assistance pour sa grande mission sociale de subor-
donner sans cesse le commandement à la moralité. Dans les
cas exceptionnels qui exigeraient l'intervention politique du
pouvoir modérateur, le caractère actif de son élément po-
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 327
pulaire dispensera son élément philosophique d'une anomalie
qui le dénaturerait presque autant que son élément féminin.
La faible influence de la raison sur notre imparfaite nature
interdirait directement au nouveau sacerdoce de faire assex
respecter la dignité sociale de la vraie théorie et sa juste rela-
tion avec la pratique. Mais cette double solidarité fondamentale
lui assurera de puissants appuis dans chaque cité, et même an
sein de chaque famille, pour organiser la légitime réaction mo-
rale des pauvres envers les riches. L'éducation universelle lui
procurera d'ailleurs, parmi les classes dirigeantes, une assis-
tance supplémentaire , par l'aocession volontaire de leurs plui
nobles membres à une sorte de chevalerie nouvelle. Néanmoins,
malgré cette vaste organisation de la force morale, l'ascendant
spontané de notre personnalité se trouve tellement prononcé,
que la solution effective du grand problème humain restera tou-
jours fort inférieure à nos justes souhaits. Cette appréciation,
commune à tous les aspects de notre vraie destinée, doit seule-
ment nous encourager davantage à mieux concerter tous nos
efforts pour améliorer l'ordre naturel dans ses dispositions les
plus importantes , qui sont à la fois les plus modifiables et les
plus imparfaites.
Notre principal progrès, tant collectif qu'individuel, consiste
à développer toujours cet empire qui n'appartient qu'à k nous
sur nos propres imperfections, surtout morales. Cette tendance
caractéristique ne pouvait assez surgir dans l'antiquité, qui dut
seulement en préparer la manifestation par un indispensable
préambule, intellectuel et social. Sa destination fut même tel-
lement incompatible avec la position directe de la grande ques-
tion humaine, qu'elle exigea toujours, au contraire, l'intime
subordination de la morale à la politique. Mais ce noble but
convient tant à notre espèce, que, dès le moyen âge, elle y
tendit ouvertement, malgré les obstacles qu'offrait encore Tin-
328 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
suffisant accomplissement des deux conditions préliminaires. La
doctrine dominante n'était point assez réelle ni assez complète,
le caractère social restait trop militaire et trop aristocratique ,
pour permettre alors de constituer l'ascendant final de la mo-
rale sur politique. Cependant l'insuffisance nécessaire de cette
admirable tentative n'empêcha pas les populations occidentales
d'apprécier déjà ce principe fondamental, qui survécut ensuite
à l'irrévocable déclin des opinions et des mœurs d'où il avait
d'abord surgi. Pour lui procurer une prépondérance décisive ,
il fallait que le véritable esprit philosophique, longtemps borné
aux plus simples études , embrassât graduellement tout le do-
maine spéculatif, jusqu'à devenir pleinement systématique,
d'après son extension finale aux contemplations sociales. En
même temps , il était indispensable que l'activité industrielle
prévalût irrévocablement sur l'existence militaire chez toutes
les populations préparées par l'incorporation romaine et par
l'initiation catholico-féodale. Ce double préambule élémentaire
s'est accompli, conjointement avec la décomposition générale
du régime ancien, pendant la longue transition qui nous sépare
du moyen âge. Un ébranlement décisif a dès lors poussé l'élite
de notre espèce à reprendre directement, sur de meilleures
bases mentales et sociales, le grand problème posé par nos pieux
et chevaleresques ancêtres, pour instituer enfin sa solution
radicale , que le positivisme vient aujourd'hui systématiser et
formuler.
Toutes les phases essentielles de cette préparation collective
en exigent d'équivalentes dans l'initiation individuelle , spon-
tanée ou systématique, sous peine d'insuffisance. Mais il faut en-
suite que ces divers modes et degrés de la régénération hu-
maine, outre leur intime connexité, viennent tous aboutir
naturellement à un même centre , propre à constituer directe-
ment l'unité fondamentale du régime définitif. Sans cette con-
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 329
densation finale, la systématisation positive ne saurait entiè-
rement remplacer la systématisation théologique, malgré
l'homogénéité et la solidarité supérieures de ses éléments plus
réels et plus stables. A son principe affectif, à sa base rationnelle,
et à son but actif, le positivisme doit donc joindre un centre
unique, qui embrasse à la fois le sentiment, la raison, et l'acti-
vité. Telle est la dernière condition de son ascendant décisif,
tant privé que public.
Elle se trouve entièrement remplie par la convergence natu-
relle de tous les aspects positivistes vers la grande conception
de l'Humanité, qui vient éliminer irrévocablement celle de Dieu,
pour constituer une unité définitive plus complète et plus dura-
ble que l'unité provisoire du régime initial. L'extension et l'ap-
plication de la nouvelle doctrine générale deviennent ainsi acces-
sibles à tous les cœurs, et, par suite, à tous les esprits, en évitant
aujourd'hui un long et difficile préambule scientifique, qui reste
seulement indispensable à ses organes systématiques.
D'après sa nature encore plus morale que mentale, ce centre
universel du positivisme représente aussitôt le principe affectif
de la systématisation finale. Car le caractère propre de ce nou-
veau Grand-Être consistant à être nécessairement composé d'é-
léments séparables, toute son existence repose sur l'amour mu-
tuel qui lie toujours ses diverses parties, sans qu'aucun calcul
puisse jamais tenir lieu d'un tel instinct.
A cette prépondérance directe du sentiment social corres-
pond l'essor continu de l'esprit d'ensemble, qui seul permet de
concevoir le concours spontané d'où résulte cet immense orga-
nisme , en faisant abstraction de tous les conflits partiels. La
raison participe donc comme l'amour à cette condensation fi-
nale. En outre, elle seule complète la notion du véritable Être-
Suprême, en dévoilant toutes les conditions, extérieures et in-
térieures, de son existence réelle.
330 SYSTÈME DB POLITIQUE POSITIVE.
Mais l'activité n'est pas moins inhérente que le sentiment et
la raison à la nature de l'unité positiviste. Car l'organisme le
pins composé doit, plus qu'aucun autre, réagir sans cesse sur
le milieu correspondant, pour le modifier en s'y subordonnant.
De là résulte le progrès nécessaire, qui n'est jamais que le dé-
veloppement de l'ordre émané de l'amour.
L'Humanité condense donc directement les trois caractères
essentiels du positivisme, son moteur subjectif, son dogme ob-
jectif, et son but actif. A ce seul véritable Grand-Être, dont
nous sommes sciemment les membres nécessaires, se rapporte*
ront désormais tous les aspects de notre existence, individuelle
on collective, nos contemplations pour le connaître, nos affec-
tions pour l'aimer, et nos actions pour le servir.
Voilà comment les positivistes peuvent, mieux que les théolo-
gistes quelconques, concevoir la vie comme un vrai culte, aussi
intime qu'usuel. Ce culte continu de 1 Humanité exaltera et épu-
rera tous nos sentiments ; il agrandira et éclaircira toutes nos
pensées ; il anoblira et consolidera tous nos actes. Le grand pro-
blème du moyen âge s'y trouve directement résolu autant que
possible, puisque la subordination de la politique à la morale y
résulte nécessairement d'une prépondérance sacrée de la sociar
bilité sur la personnalité.
C'est ainsi que le positivisme devient enfin une véritable reli-
gion, seule complète et réelle, destinée à prévaloir sur toutes
les systématisations imparfaites et provisoires qui émanèrent du
théologisme initial.
L'unité des théocraties antiques fut elle-même insuffisante,
puisque sa nature purement subjective ne put jamais embrasser
pleinement l'existence pratique, toujours subordonnée à la
réalité objective. Bornée au sentiment et à la raison, cette
systématisation primitive perdit bientôt nne notable partie
de son domaine intellectuel , quand l'esprit esthétique s'af-
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 331
franchit irrévocablement de la tutelle théocratique , pour
mieux s'adapter à la vie réelle, suivant sa vocation spontanée.
Restés encore seuls arbitres de la science commode la morale,
les prêtres virent ensuite décroître beaucoup leur autorité théo-
rique , aussitôt que l'essor abstrait des moindres conceptions
positives eut donné naissance à la philosophie proprement dite.
Quoiqu'elle ne pût alors être que métaphysique, elle tenta déjà
une systématisation anti-sacerdotale, qui, sans comporter au-
cune efficacité organique, ruina le polythéisme, et finit par le
transformer en monothéisme. Dans ce mode extrême de la théo-
logie, l'autorité spéculative du sacerdoce fut aussi radicalement
altérée que le principe de sa doctrine. Les prêtres perdirent
alors l'ascendant scientifique, comme ils avaient d'abord perdu
l'ascendant esthétique. Us conservèrent seulement unr; supré-
matie morale, bientôt compromise par l'émancipation intellec-
tuelle, dont l'esprit positif constitua la source réelle, quoique
l'esprit métaphysique lui servit encore d'organe systématique.
Quand la science eut a3sez grandi pour se séparer ausëi de la
philosophie, die ne tarda pas à manifester sa tendance néces-
saire ver? une nouvelle unité spéculative, non moins contraire
à toute métaphysique qu'à toute théologie. Cette construction
ânaie. naturellement assujettie à une lente *ucc*s-ion de préam-
bule* q-:e ie* deux autres n'exigeaient pa-, conduisit d'ailleurs
l'esprit positif à systématiser la vie active, d'où jj émana
5>:3V5-^-.r:n:. a mesure qu'il s'emparait du domain': spécuJatîf,
Mi;- 'h ;;-ubi- amendant n'a pu -e 'Vsinpiéter que par la ré-
?j-.Z-mr :;i :s\-.r. :e .* vrsi-: •»:!*:.■*.* *>'.."*>. oon-V.viée enfin par
ma :;.-^r.- r-«»;-riq«. Des i-'.rs. les vêntar/ie* aavaaU, en *'é.e-
tu: i .i :.:i..:'5 pr..I j24pni7:Je, tçnieiin>>*uireiïi«r.t ver-, ie
earàr.*r' ^"-^riitai. par% qu.e î**V: tjaaoratj'j.? Lr^ue v*uî*û\
a _t :;*:•.:. :-:f%a:* syrÂtiA'i'ïMb d«j priiK.p> aifeoJ, éVj n&-
332 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Ainsi érigés en prêtres de l'Humanité , les nouveaux philoso-
phes doivent obtenir un ascendant, intellectuel et moral, plus
étendu et mieux enraciné que celui du sacerdoce antique. Leur
exclusion nécessaire de toute autorité temporelle devient la
condition fondamentale de cette suprématie spirituelle, pour
garantir la division systématique entre la théorie et la pratique.
Aucune dégénération théocratique n'est possible dans un ré-
gime où le conseil et le commandement ne peuvent jamais
émaner des mêmes organes.
D'après cette entière renonciation à la grandeur et à la
richesse, individuelles ou même collectives, les prêtres de
l'Humanité pourront obtenir une incomparable dignité, en
réunissant l'ascendant intellectuel , tant esthétique que scien-
tifique, et l'ascendant moral , toujours séparés depuis l'extinc-
tion des théocraties. La raison, l'imagination, et le sentiment se
combineront ainsi pour modifier profondément l'empire néces-
saire de l'activité pratique, suivant les véritables lois de la
morale universelle , dont il tend toujours à s'écarter. Ce nou-
veau pouvoir modérateur acquerra d'autant plus d'influence
que sa systématisation aura précédé et préparé l'essor direct du
régime définitif; tandis que le théologisme ne parvint à l'unité
qu'au temps de son déclin. Le sacerdoce positif doit donc régé-
nérer à la fois toutes les fonctions relatives à notre propre per-
fectionnement , en destinant la science à étudier l'Humanité ,
la poésie à la chanter, et la morale à l'aimer, afin que, d'après
cet irrésistible concours, la politique s'applique sans cesse à la
servir.
Une telle mission procure à la science réelle une grandeur
et une consistance qui n'eurent jamais d'égales , puisqu'elle
seule nous fait connaître la nature et la condition du véritable
Grand-Être, dont le culte complet doit caractériser toute notre
existence. Quoique cette détermination fondamentale ne semble
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 333
directement exiger que des études sociologiques, elle repose
nécessairement sur un double préambule logique et scienti-
fique, relatif, d'abord, au monde extérieur, et ensuite à
l'homme individuel, afin d'apprécier le milieu et l'agent de ces
éminents phénomènes.
Le culte des positivistes ne s'adresse point, comme celui des
théologistes, à un être absolu, isolé, incompréhensible, dont
l'existence ne comporte aucune démonstration, et repousse
toute comparaison réelle. Nul mystère ne doit altérer l'évidence
spontanée qui caractérise le nouvel Être-Suprême. Il ne sera
dignement chanté, aimé, et servi que d'après une suffisante
connaissance des diverses lois naturelles qui régissent son
existence, la plus compliquée que nous puissions contem-
pler.
D'après cette complication supérieure, il offre, encore da-
vantage qu'aucun autre organisme, ce double attribut de soli-
darité intérieure et de subordination extérieure qui appartient
à tout corps vivant. Malgré son immense extension dans le
temps et dans l'espace, l'exacte appréciation de chacun de ses
phénomènes nous manifeste son consensus universel. Son exis-
tence est aussi la plus dépendante de la nécessite extérieure,
résultée, envers chaque être réel, de l'ensemble des lois infé-
rieures. A toutes les fatalités ordinaires, mathématiques, astro-
nomiques, physiques, chimiques, et biologiques, viennent alors
se joindre les fatalités sociologiques, étrangères aux natures
9
moins éminentes. Mais, par une dernière conséquence gé-
nérale de sa complication caractéristique, ce grand organisme
réagit nécessairement plus qu'aucun autre sur l'ensemble du
monde réel, dont il est le vrai chef. Sa définition scientifique
semble donc se réduire à le concevoir comme l'être vérita-
blement suprême, qui manifeste le mieux tous les principaux
attributs de la vitalité.
26
330 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Mais l'activité n'est pas moins inhérente que le sentiment et
la raison à la nature de l'unité positiviste. Car l'organisme le
plus composé doit, plus qu'aucun autre, réagir sans cesse sur
le milieu correspondant, pour le modifier en s'y subordonnant.
De là résulte le progrès nécessaire, qui n'est jamais que le dé*
veloppement de l'ordre émané de l'amour.
L'Humanité condense donc directement les trois caractères
essentiels du positivisme, son moteur subjectif, son dogme ob-
jectif , et son but actif. A. ce seul véritable Grand-Être, dont
nous sommes sciemment les membres nécessaires, se rapporte-
ront désormais tous les aspects de notre existence, individuelle
ou collective, nos contemplations pour le connaître, nos affec-
tions pour l'aimer, et nos actions pour le servir.
Voilà comment les positivistes peuvent, mieux que les théolo-
gistes quelconques, concevoir la vie comme un vrai culte, aussi
intime qu'usuel. Ce culte continu de l'Humanité exaltera et épu-
rera tous nos sentiments ; il agrandira et éclaircira toutes nos
pensées ; il anoblira et consolidera tous nos actes. Le grand pro-
blème du moyen âge s'y trouve directement résolu autant que
possible, puisque la subordination de la politique à la morale y
résulte nécessairement d'une prépondérance sacrée de la socia-
bilité sur la personnalité.
C'est ainsi que le positivisme devient enfin une véritable reli-
gion , seule complète et réelle , destinée à prévaloir sur toutes
les systématisations imparfaites et provisoires qui émanèrent du
théologisme initial.
L'unité des théocraties antiques fut elle-même insuffisante,
puisque sa nature purement subjective ne put jamais embrasser
pleinement l'existence pratique, toujours subordonnée à la
réalité objective. Bornée au sentiment et à la raison , cette
systématisation primitive perdit bientôt une notable partie
de son domaine intellectuel, quand l'esprit esthétique s'af-
CONCLUSION GÉMÉKALE DU DISCOURS PHKMMINA1HE. 3Î5
s aeeiain. Le pouvoir temporel, seul directeur, émane
■la persenHeJSIé, et développe l'activité, d'où résulte l'ordre
il : tandis que le pouvoir spirituel, purement mo-
■r, représente immédiatement la sociabilité, et institua
i, qui détermine le progrès. Ainsi, dans In concep-
a Grand-Être, le premier correspond a l'appareil nutritif
h iecsnd A l'appareil nerveux de l'organisme individuel.
«de cette étude statique permet ensuite I la sentnee
r directement l'existeoee dynamique correspondante,
•théorie fondamentale de l'évolution humaine, comme
a le troisième volume- de ce traité. Notre Grand-Être
ips» plue immobile qu'absolu; ta nature relative le rend
ment deVeloppable : en un mot, il est le plue vivant des
nnnus. II s'étend et se compose de plus en plu» par li
a continue des générations humaines. Mai» set muta-
aires sont aussi assujetties que ses fonctions fonda-
i à des lois invariables. Lenr ensemble, désormais
constitue un spectacle plus imposant que la
i inertie de l'ancien Être- Suprême, dont l'existence
Tfc n'était suspendue que par d'inexplicables caprices.
% la science réelle peut seule nous faire apprécier cette
^6e prépondérante, qui domine et enveloppe toutes- les
%, Comme envers les moindres phénomènes, c'est à l'étude
Wtique du passé qu'il appartient d'y déterminer l'avenir
"«■aetémer le présent. De la conception normale du
LÊtre, nous passons donc a l'histoire de sa formation
■e, dont l'ensemble résume tons les progrès quelconques.
fou était incompatible, dans l'antiquité, soit avec l'as-
ti de l'esprit théologique, sort avec l'essor de l'activité
», fondi BZ l'esclavage des producteurs. La Patrie,
•és-restreinte d'abord, pouvait seule constituer alors k
léeessaire de l'Humanité. Su os celte nationalité pria»-
334 STSTàvr i» folitioot posittve.
Mais un dernier caractère essentiel, qui n'appartient qu'à
lai, doit compléter sa notion fondamentale, en appréciant sys-
tématiquement l'indépendance nécessaire de ses propres élé-
ments. Tandis que te? dhrerses parties d'aucun autre organisme
ne sauraient vivre isolément, la grande existence se compose
Se vies réellement séparablesr. Quoique cette indépendance
n'empêche point le consensus, elle est aussi indispensable que
le concours à la nature dtm tel être, qui perdrait toute sa su-
périorité si ses éléments devenaient inséparables. La difficulté
de concilier ces deux conditions également fondamentales ex-
plique assez la lenteur de cette suprême évolution. Néanmoins1,
le nouveau Grand-Être ne suppose point, comme Pancies, une
abstraction purement subjective. Sa notion résulte, au contraire,
d'une exacte appréciation objective; car l'homme, proprement
dit, n'existe que dans le cerveau trop abstrait de nos métaphy-
siciens. Il n'y a, au fond, de réel que l'humanité, quoique la
complication de sa nature nous ait interdit jusqu'ici d'en sys-
tématiser la notion, terme nécessaire de notre initiation scien-
tifique. Cette dernière appréciation conduit à compléter la
conception systématique de PÊtre-Suprème, en y distinguant
deux ordres de fonctions fondamentales, les unes d'activité, les
autres de liaison. En effet, il n'y a là de directement actif que
les parties séparables; mais l'efficacité de leurs opérations dé-
pend de leur concours, spontané ou concerté. Un tel organisme
suppose donc à la fois des fonctions extérieures, essentiellement
relatives à son existence matérielle, et des fonctions intérieures,
spécialement destinées à combiner ses éléments mobiles. Or,
cette indispensable division se réduit, au fond, à étendre jus-
qu'à l'organisme collectif la grande théorie de l'incomparable
Bichat sur la distincion des deux vies, de nutrition et de rela-
tion, dans tout organisme individuel. C'est là quli faut saisir
la vraie source systématique de la séparation normale des deux
CONCLUSION GfcfÉRAEB DIT DISCOURS PRÉLIMINAIRE. $96
pouvoirs soeiaui. Le pouvoir temporel, seul directeur j émue
de la personnalité, et développe F&ctivKé, d'où retraite Ponhre
fondamental r tandis que le pouvoir spirituel, pnremeaf mo-
dérateur, représente immédiatemeirt ht sociabilité, et imtit«B
le concours, qro détermine le progrès. Ainsi, dhns la concep-
tion eu Grand-Être, le premier correspond & Fappareil nutritif
et Le second à l'appareil nerveur de l'ergaonme individuel*.
I/ensemble de eette étude statique permet ensuite à la aôMMe
dfappréeier directement l'existence dynamique correspondante,
d^aprèenmthéoriefoiMlàmeBitalederéTrtiitioD humaine^ comme
l'exposera le troisième votante de ce traité. Hotre Grand-Être
tfèst pas plue mmoVBe qu'absolu ; sa nature relative Je rend
éminemment dévefoppable : en un mot, il est le plue vivant dto
êtres connus. Il détend et se compose de pins en plue par k
snesession continue dee générations humaine». Maie ses muta-
tions nécessaires sont aussi assujetties que ses fonctions foada-
mentales à des lois invariables. Leur ensemble, déson»»
appréciable, constitue un spectacle plus imposant que» h
sublime inertie de l'ancien Être^Suprômc, dont l'existence
passive n'était suspendue que par d'inexplicable» caprices.
Ainsi, la science réelle peut seule nous faire apprécier cette
destinée prépondérante, qui domine et enveloppe toute» les
nétres. Gomme envers les moindres phénomènes, e'eet à Fétide
systématique du passé' qu'il appartient d'y déterminer l'avenir
peur caractériser le présent. De la conception normale du
G*and~Ëtre, nous passera* donc à l'histoire de sa formation
continue, dont l'ensemble résume tous les progrès quelconques.
9a notion était incompatible, dans l'antiquité, soit avec l'a*-
cendant de l'esprit théologique, soit avec Feesor de l'activité
guerrière, fondé sur l'esclavage de» producteurs. La Patrie,
même très-restreinte d'abord, pouvait seule constituer atawfe
prélude nécessaire de l'Humanité. Soiwcette nationalité prmtf-
/
336 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
tive, surgit, au moyen âge, le sentiment de la fraternité uni-
verselle, d'après le caractère défensif de la nouvelle activité
militaire et la libre concentration des croyances surnaturelles
en un monothéisme commun à tout l'Occident. L'essor des
mœurs chevaleresques, et la première ébauche d'une sépara-
tion normale entre les deux puissances élémentaires, annon-
çaient déjà l'élaboration directe du grand organisme, en pro-
clamant la subordination de la politique à la morale. Mais la
nature chimérique et égoïste des croyances dominantes, ainsi
que le caractère militaire et aristocratique de ce régime transi-
toire, ne permettaient alors d'autre préparation immédiate
que l'indispensable abolition de tout esclavage personnel, prin-
cipal résultat de cette grande époque. Les mœurs industrielles
ayant ainsi commencé à prévaloir, le sentiment de fraternité a
pu s'appuyer sur une activité vraiment universelle. En même
temps, l'essor décisif de la positivité rationnelle a préparé l'éla-
boration finale de la science sociale, seule capable de systé-
matiser de telles préparations, pour construire directement la
notion du véritable Grand-Être. Cette conception est d'abord
devenue systématique quant aux fonctions spéculatives, surtout
scientifiques, qui suscitèrent, il y a deux siècles, la première
formule relative à cet immense et éternel organisme. A travers
l'indispensable dissolution du système théologique et militaire,
l'évolution moderne fit ensuite surgir, d'après ses diverses pré-
parations organiques, la notion réelle du progrès continu qui
caractérise cette vie collective. Mais la conception de l'Humanité
ne peut constituer une nouvelle unité fondamentale que depuis
l'ébranlement décisif qui a, d'une part, manifesté l'urgence
d'une régénération universelle, et, d'une autre part, suscité la
philosophie capable de la systématiser. C'est ainsi que la con-
templation du nouveau Grand-Être accompagna toujours sa
formation graduelle. Sa conception actuelle résume autant
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 337
l'ensemble de nos préparations sociales que celui de nos spécu-
lations positives.
En caractérisant ainsi la consécration directe de la science
régénérée, il serait ici superflu d'insister sur la dignité qu'elle
procure à son indispensable préambule inorganique et biolo-
gique, dès lors intimement annexé au dogme final. Les parties
les plus inférieures reçoivent par là une auguste destination
sociale, soit d'après leur supériorité logique, soit en vertu de
leur nécessité scientifique. Il est vrai que la religion de l'Huma-
nité exige aujourd'hui l'abolition radicale du régime acadé-
mique, comme étant à la fois immoral et irrationnel, surtout
en France. Ce double danger résulte, en effet, chez les géo-
mètres, de leur aveugle limitation au simple début de l'ini-
tiation positive; et, chez les biologistes, d'une empirique ten-
dance à instituer leurs études sans base et sans destination
systématiques. Le bon sens et la morale proscriront bientôt
toute spécialité théorique qui ne sera pas conçue et cultivée
d'après des vues encyclopédiques, propres à la rattacher tou-
jours à l'ensemble de notre existence. On ne peut autrement
contenir l'idiotisme et l'égoïsme, déjà trop développés, que
suscite nécessairement l'anarchie actuelle. Mais cette indispen-
sable épuration assurera ensuite la consécration publique de
tous les vrais travaux scientifiques, môme envers les moindres
sujets. Ainsi corrigées de leur désastreuse sécheresse, les études
mathématiques manifesteront toujours leur secrète aptitude
morale, comme seules bases réelles de convictions vraiment
inébranlables, que ne sauraient obtenir dans les hautes spécu-
lations ceux qui n'y peuvent atteindre pour les plus simples.
Quand l'intime connexité de toutes nos conceptions se trouvera
assez appréciée, le Grand-Être repoussera autant le publiciste
resté étranger à la géométrie que le géomètre dédaignant la
sociologie. De même, purifiées de leur dangereux matérialisme,
338 système jdk taumm positive.
les études biologiques acquerront dès lors l'imposante grandeur
due aux théories préliminaires les plus rapprochées de la science
finale, et les plus propres à préparer le dogme fondamental;
L'esprit qui aspirerait à comprendre f Être-Suprême sans «voir
d'abord apprécié les Titalités inférieures, ne serait pas moins
blâmable que celui qui refînerait de rattacher la biologie à son
unique destination normale- Devenues indispensables aux dé-
monstrations morales, et dignement subordonnées aux inspi-
rations du cœur, toutes les saines études scientifiques se
trouveront désormais liées profondément au sacerdoce de l'H*-
manité. Le règne du vrai sentiment développera l'essor de la
droite raison, qui, à 6on tour, le consolidera par une sanction
systématique. Outre son évidente nécessité pour régulariser
l'activité spontanée du Grand-Être, la philosophie naturelle
tend immédiatement à le perfectionner, en puisant au de*
hors la seule base de fixité que comporte l'ensemble de nos
affections.
Irrévocablement vouée à l'étude, directe ou indirecte, do
l'Humanité, la science prendra désormais un caractère vrai-
ment sacré, comme fondement systématique du culte uni-
versel. Elle seule peut nous faire bien connaître, non-seulement
la nature et la condition du Grand-Être, mais aussi ses desti-
nées et ses tendances successives. Dans ce saint office, dont
l'immense difficulté exige la combinaison habituelle de toutes
nos forces spéculatives, nos moindres procédés scientifiques
s'ennobliront par leur liaison permanente avec les plus hautes
fonctions. La précision scrupuleuse et l'austère circonspection
de la méthode positive, qui semblent si souvent puériles d'après
leur oiseuse application, seront alors respectées et recomman-
dées comme des garanties indispensables à l'efficacité d'une
élaboration relative à nos principaux besoins. On sentira que,
loin d'être incompatible avec le vrai sentiment, la véritable
CONCLUSION GÉNÉRALE MI DI9G0U18 PUÉLIJfINAIRE. 399
rationnante peut concourir beaucoup à le consolider et à le dé-
velopper, en manifestant mieux tous les rapports réels, surtout
sociaux.
Maïs, quelque imposante grandeur que la science régénérée
doive ainsi recevoir du nouveau culte, il -procurera nécessaire*
ment à. la poésie une consécration encore {dus directe et plus
eowplète, en lui assignant une destination plus active et plus
familière* Désormais viiiué à chanter l'Humanité, legénieesthé-
tique se sentiradirectementapfelé à sa mission naturelle, dont
tout -son essor antérieur ne •constitua que le prélude nécessaire^
fresque toujours accompli avec impatience par l'art, qui
échappa avant ia science au joug théocratique. Il n'accepta
franchement que le régime polytbéique, qui lui permit d'idéa-
liser librement tous nos sentiments élémentaires , pour repré-
senter des dieux naïvement oonibnnes au type humain. Se-
crètement rebelle à la concentration monothéique, qui ne lui
laissait qu'un essor trop subalterne, il tond , depuis la fin du
moyen âge, à s'emparer enfin de son vrai domaine, subor-
donné jusqu'alors à de ténébreuses chimères. Le culte du véri-
table Grand-Être lui ouvrira bientôt une carrière inépuisable,
en l'appelant surtout à idéaliser notre existence collective.,
dont l'antiquité ne put lui •offrir qu'une faible ébauche , peu
favorable à la haute poésie.
D'abord , l'art doit beaucoup participer à la construction
directe du type fondamental, sous la seule condition de 6e con-
former toujours aux grandes données scientifiques. Car la
science ne peut asseE déterminer la nature et la destinée du
nouvel Être-Suprême pour suffire aux besoins d'un culte dont
l'objet doit se concevoir nettement afin qu'on puisse l'aimer
sans effort et le servir avec ardeur. U appartient au génie esthé-
tique de remplir, à «cet égard, les inévitables lacunes que laisse
le génie scientifique, toujours contenu dans les étroites limites
340 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
de la réalité, surtout en un tel sujet. Son propre caractère le
dispose à mieux représenter celui de l'humanité , parce que
l'art y participe davantage que la science. L'indépendance et le
concours, dont la combinaison distingue le Grand-Être de
toutes les autres vitalités, constituent aussi les attributs spon-
tanés de la poésie. Quoique sa nature soit plus sympathique que
celle de la science, ses productions sont pourtant les plus indi-
viduelles de toutes, celles où le génie propre de chaque com-
positeur se trouve le mieux marqué , parce qu'il y doit moins
à ses prédécesseurs et à ses contemporains. Ainsi , la synthèse
fondamentale qui inaugurera le culte final convient davantage
à Fart qu'à la science, qui lui fournira seulement une base in-
dispensable. La poésie y prendra encore plus de part qu'à
l'élaboration primitive des types polythéiques , où sa coopéra-
tion si vantée fut plus apparente que réelle et se réduisit, au
fond, à orner les mythes construits par une ombrageuse théo-
cratie. Seule elle achèvera de nous placer au vrai point de vue
humaniste, en nous faisant sentir dignement tous les attributs
essentiels du Grand-Être que nous composons. Elle chantera
tour à tour sa puissance matérielle, son amélioration phy-
sique , son progrès intellectuel , et surtout son perfectionne-
ment moral. Antipathique à toute analyse , l'art nous expli-
quera la nature et la condition de l'Humanité en nous repré-
sentant sa vraie destinée, sa lutte continue contre une doulou-
reuse fatalité, devenue une source de bonheur et de gloire, sa
lente évolution préliminaire, et ses hautes espérances pro-
chaines. La seule histoire de l'amour universel, âme nécessaire
du nouveau Grand-Être, fournirait à la poésie régénérée un
sujet intarissable, pour représenter, dans l'individu, et surtout
dans l'espèce, l'admirable progression qui nous élève graduel-
lement à la plus pure tendresse , en partant néanmoins d'un
brutal appétit.
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 341
Ce grand office esthétique prendra souvent une forme com-
parative , qui caractérisera la supériorité du nouveau culte ,
sans exiger aucune critique spéciale de l'ancien. Pour mieux
signaler les principaux attributs du vrai Grand-Être, l'art sera
fréquemment conduit, surtout au début , à leur opposer l'im-
perfection nécessaire de ses divers précurseurs. La nature ab-
solue, indéfinie, et immuable des types théologiques n'a
jamais permis d'y concilier assez les conditions essentielles de
bonté , de sagesse , et de puissance , dont la combinaison ne
nous devient intelligible que dans une existence réelle, assu-
jettie à des lois insurmontables. A des dieux actifs et sympa-
thiques, mais sans dignité et sans moralité, le monothéisme
substitua une divinité tantôt inerte et impassible, tantôt impé-
nétrable et inflexible , quoique toujours majestueuse. D'après
la réalité qui caractérise le nouvel Être- Suprême, sa nature
relative et modifiable nous permet une appréciation plus com-
plète , et surtout plus apte à nous élever sans cesser de nous
dominer. Chacun y sent un supérieur, d'où dépend, à tous
égards, sa propre destinée, toujours subordonnée à l'évolution
collective. Mais cette domination ne nous annule point comme
l'ancienne omnipotence, parce que chaque digne individualité
se reconnaît , à son tour , indispensable au grand organisme.
Il n'est suprême que par notre concours, et son ascendant
n'est que supérieur aux autres existences connues. Aucune
terreur dégradante ne trouble notre amour envers lui, et
pourtant il nous inspire toujours une sincère vénération. Loin
de le supposer parfait, nous étudions avec soin ses imperfec-
tions naturelles, afin de les corriger autant que possible. Nous
l'aimons d'une affection aussi noble que tendre, qui, au lieu
d'une honteuse adulation, inspire une active sollicitude dé
perfectionnement. Mais tous ces avantages du nouveau culte,
indiqués d'abord par la philosophie, ne peuvent être assez dé-
342 JTSTÈM* OC fOLOTlOOE MOTIVE.
velop péB que par la poésie. Défà Gketbe, et surtout Byron, ont
pressenti la grandeur morale de l'homme aifranchi de toute
chimère oppressive. Cependant ils n'ont pm aboutir aiaai qu'à
des types insurrectionnels, conformes à leur -office révolution-
naire. Il faut sertir de l'état négatif où leur génie était retenu
par leur situation , et s'élever À la «ontemplation positive «de
l'ensemble des lois réelles, surtout sociologiques, pour chanter
dignement le nouvel homme en préseme du nouveau dieu.
Enfin, la mission sacerdotale de l'art régénéré se développe»
sous une troisième ferme générale, «n présidant au système de
fêtes, publiques ou privées, qui constituera la majeure partie
du eulfte proprement dit. Pour un tel office, les prêtres de
¥ Humanité devront, en effet, appliquer davantage leur aptitude
esthétique que leur talent scientifique. Car oette immense Émo-
tion doit, au fond, consister à mieux manifester la nature,
statique et dynamique, du grand organisme, par l'idéalisation
de ses divers caractères.
Il faudra donc instituer deux sortes de fêtes, relatives aux
deux attributs nécessaires de l'être fondamental , en y célé-
brant, tantôt l'existence, tantôt l'activité, de manière à déve-
lopper les deux éléments indispensables du vrai sentiment
social. Les fêtes statiques manifesteront Tordre, et stimuleront
■
l'instinct de solidarité : les fêtes dynamiques caractériseront le
progrès, pour faire mieux sentir la continuité. Dans <œ double
complément périodique de l'éducation universelle , tous les
principes qu'elle aura posés se trouveront développés et con-
solidés, quoique sans aucune intention didactique, toujours
contraire au vrai génie de l'art, qui ne doit instruire qu'en
charmant. Au reste, la fixité naturelle de telles solennités
n'empêchera jamais le sacerdoce positiviste d'y mêler avec
opportunité une application spéciale aux principaux incidents
de chaque situation réelle.
CONCLUSION GÉMÉaALB DU DISG0UB8 PHélUONAIRE. 343
Les fêtes de l'ordre seront néoeesaLnement moins concrètes
et plus austères que celles du progrès. Elles devront caracté-
riser la solidarité statique du grand organisme, d'après les di-
verses fonctions fondamentales de l'amour qui l'anime. La pins
générale et la pkis auguste serait donc celle de l'Humanité,
qni, dans tout l'Occident, inaugurerait dignement chaque
nouvelle année , en régularisant la seule tend—iut universel!*
qui charme encore notre prosaïque «existence. Cette solennité
imtàak concernerait «directement la phis vaste solidarité, de
manière à convenir un jour à toutes les branches de notre os-
pèce. Elle pourrait se empiéter, dans le «Berne mois, par trois
fêtes secondaires, relatives aux degrés inférieurs d'association,
la nation, la province, et la cité. A cette première célébration
dmecte du lien social , suceédearait , au début de chacun des
quatre mois suivants, celle des quatre relations de famille, le
mariage, la paternité, la filiation, et k fraternité , complé-
tées-, le mois d'après , par une juste glorification de la dames*
tieèté proprement .dite.
Ce système statique représenterait à la fois la vraie théorie
de notre nature, tant collective «qu'individuelle , et l'ensemble
correspondant de la saine morale. Les impulsions purement
personnelles, malgré leur prépondérance, n'y doivent pas
figurer distinctement, puisqu'un tel culte est surtout destiné à
les mieux subordonner aux instincts sympathiques. Quoique
l'éducation positive attache beaucoup d'importance aux vertus
correspondantes, elles ne méritent point une 'Célébration
spéciale , qui pousserait à l'égoïsme. Elles doivent seulement
être indirectement glorifiées, dans toutes les parties du culte
humaniste, d'après leur influence réelle sur les affections géné-
reuses. 11 n'en résulte donc aucune véritable lacune au tableau
esthétique de nos attributs et de nos dfevoirs. Ce tableau n'exige
pas davantage une manifestation spéciale de la subordination
344 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
nécessaire du Grand-Être à l'ensemble du monde extérieur. En
effet , cette nécessité fondamentale se fait partout sentir , soit
qu'on célèbre nos inclinations qu'elle règle , nos spéculations
qu'elle détermine , ou notre activité qu'elle impose. La seule
périodicité de nos solennités suivant les mouvements de l'astre
qui nous porte, y rappelle assez* notre invincible assujettisse-
ment aux fatalités extérieures.
Quant aux fêtes dynamiques, destinées à célébrer le progrès,
leur ensemble doit représenter l'histoire comme l'autre la mo-
rale. Le culte esthétique de l'Humanité y devient plus concret
et plus animé, consistant surtout à glorifier les meilleurs types
individuels des diverses phases de la grande évolution. Cepen-
dant il faut aussi que les principaux degrés de la progression
sociale soient abstraitement célébrés, indépendamment de toute
commémoration personnelle. En y consacrant les mois restés
étrangers au culte statique, quatre fêtes équidistantes glorifie-
raient les trois grandes phases du passé , fétichique , polythéi-
que et monothéique , pour aboutir à la fête de Ta venir , terme
normal d'une telle célébration.
La chaîne générale des temps étant alors constituée, chaque
mois serait consacré à l'un des principaux représentants des di-
verses évolutions du Grand-Être. Mais je ne dois pas reproduire
ici les indications spéciales que contenait, à cet égard, l'é-
dition partielle de ce discours, et où je n'avais pas encore
distingué suffisamment le culte concret du culte abstrait. Quel-
ques mois après, l'urgence de notre situation républicaine me
conduisit à instituer déjà, sous le nom de Calendrier positiviste,
un système complet de commémoration occidentale, dont l'ex-
position dogmatique appartiendra naturellement au dernier
volume du présent traité. Le succès de cet opuscule séparé a
pleinement confirmé l'opportunité d'une telle anticipation , à
laquelle je dois ici renvoyer le lecteur, en l'invitant à se fami-
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 345
liariser ainsi avec la constitution provisoire de la nouvelle an-
née occidentale, usitée maintenant chez la plupart des positi-
vistes.
Étendu ensuite aux divers degrés locaux, ce système occi-
dental de glorification individuelle aboutirait enfin à la vie
privée, dont les célébrations domestiques se rattacheraient aux
plus vastes manifestations publiques par une double institution,
que le positivisme s'honorera d'emprunter au catholicisme*
D'une part, une touchante fête, que j'ai transportée au dernier
jour de notre année, continuera d'inviter tous les occidentaux
à pleurer à la fois sur les tombes qu'ils chérissent, en soula-
geant leurs douleurs respectives par cette commune expansion*
Les nobles prolétaires parisiens prouvent annuellement que la
plus complète émancipation n'altère nullement le culte néces-
saire de la mort, même sans attendre sa nouvelle systématisa-
tion. En second lieu, la réorganisation finale saura maintenir
et perfectionner l'institution, trop peu appréciée, des noms de
baptême, par laquelle le régime antérieur lia si heureusement
la vie privée à l'existence publique, en appelant chacun à l'imi-
tation spéciale de l'un des types consacrés. Ce complément
individuel manifestera partout l'aptitude supérieure du nouveau
culte pour toute commémoration, d'où aucun temps ni aucun
lieu ne serait plus exclu ; tandis que l'esprit absolu du catholi-
cisme était incompatible avec ses intentions d'universalité, sur-
tout à cet égard.
Malgré ses limites nécessaires, l'indication précédente carac-
térise assez le double système de fêtes positivistes d'après lequel
chaque semaine appellera l'Occident régénéré à une nouvelle
célébration publique de l'ordre ou du progrès humain, intime-
ment liée au culte privé par une digne adoration de la Femme,
Toute cette partie esthétique du culte universel tendra directe-
ment à développer l'amour fondamental, en lui offrant une
9f6 STOTÈH W POLPTHJB¥ WSfTlVK.
«panwoH régulière, dignement inrtïtuée par fa» poésie, assistée
ensuite des divers artsspéciani relatifs anr sans ou an forme*
L'expression dominante sera toujours celle d'une sincère appré-
ciation motivant une profonde gratitude, sans mystère m affec-
tation. En s'effbrçairt de surpasser tous leurs ancêtres* les
populations régénérées sauront henerar leurs services quel-
conques et respecter leurs divers régimes. Des chimères, jadis
consolantes, maisaajonrd'Tra dégradantes, nedétournerontph»
chacun de se lier autant que possible an Grand-Être' dont il
aspire â ferre partie. Le système de commémoration sera sur-
tout destiné à développer chez tous le désir naturel d'éterniser
noire existence par ltnakrue voie qui nous appartienne réelto-»
ment. Quand une même loi fondamentale embrasse tamiSèrt»
ment l'ensemble des rapporta bumam^ chacun est appelé à
vivre, <ftme vfe véritable, dans le passé, et même dana l\m»
nir, interdits à ceux qui attribuent nos phénomènes à des
volontés impénétrables. La noble émwlotîen excitée par A» glo-
rification continue de nos divers prédécesseurs poussera chacmi
mériter aussi cette irrévocable incorporation à l'être immense et
éternel qui se eompese beaucoup plus2 de morts que de vivante*
Quand le système de commémoration sera pleinement déve-
loppé, aucun digne eoopérateurnes^en trenvera exclu, quelque
humble que soit sa participation, domestique, mnnicipale,
nationale, ou occidentale. La nouvelle éducation* générale aura
bientôt disposé tous les positivistes à sentir, dans une teMe
récompense de toute conduite honorable, un plein éqiHvalent
des vaines espéranctes qui animaient leurs précurseurs.
Subsister en autrui constitue un mode très-réel (Texistence,
puisque c'est ainsi que s'accomplît, au fond, la meilleure partie
de la nôtre. L'impuissance où nous étions jusqu'ici de nous placer
systématiquement au point de vue social nous empêchait d^ap^-
précier une telle vérité. Mais une synthèse complète, que le
CONCLUSION G&rèRÀLE D9 DISCOURS PHÉMMINAIRE. S47
culte esthétique de lTramanrté-doit rendre familière à Itoue, ma*
ouvrira bientôt les immenses satisfactions morales propres au
plein essor direct des sentiments de solidarité et surtout de
continuité. Cette faculté de prolonger lfbrementnotre vie dans
le passé et dans l'avenir, pour la mieux développer dans le pré-
sent, constitue le dédommagement nécessaire des puérilesïttu-
siens que nous avons irrévocablement perdues. Parvenue enfin»
à sa maturité, la même science qui noms ravit ces consolstiene
subjectives construit aujourd'hui la base objective d\rae com-
pensation auparavant impossible, en permettant à chacun d'es-
pérer une entière incorporation au Grand-Être, dont elle noue
révèle Tes lois statiques et dynamiques. Sur ce fondement iné-
branlable, la poésie peut seule organiser le culte publie et
privé qui nous associera intimement à cette universelle existence,
inintelligible aux esprits non émancipés. Ainsi éclairée par la
raison, l'imagination prendra un essor plus complet et plus
efficace qu'à son début polythéique. Les prêtres de rHamanrfé
sauront réduire la science à construire le domaine fondamental
de Fart, tant esthétique que technique. Mais, ainsi constituée,
ta. poésie deviendra, suivant notrenature, ht principale occupa-
tion, active ou passive, de nos facultés spéculatives. Directement
appelée à sa vraie destinée, elle charmera et ennoblira toute
notre existence, en nous faisant mieux sentir notre relation au
Grand-Être. C'est principalement parelle qne h nouveau saeer-
doce solennisera, encore mieux que l'ancien, toutes les grandes
époques individuelles, surtout la naissance, le mariage, et la
mort, pour y faire toujours prévaloir une saine appréciation de
cette connexité nécessaire, aussi convenable à la vie privée
qu'à la vie publique. Forcés désormais de concentrer sur
l'existence réelle tous nos vœux et tous nos efforts, nous sen-
tirons de plus en plus combien il nous importe d*y appliquer
autant que possible toutes les ressources de l'imagination
348 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
comme celles de la raison, du sentiment, et de l'activité.
Cette auguste consécration de l'art fondamental s'étendra
bientôt à tous les autres beaux-arts, qui lui empruntent les
créations auxquelles ils fournissent, par les sons ou par les
formes, une expression plus décisive. Appelés, après la poésie,
à célébrer le véritable Être-Supréme, ils acquerront ainsi un
domaine inépuisable, qui les détournera de regretter les chi-
mères usées que leur empirisme suppose encore indispensables.
La musique moderne, essentiellement bornée aux affections
privées, n'a pu pleinement aborder la vie publique que dans
l'admirable chant exceptionnel qui résumera toujours notre
grande impulsion révolutionnaire. C'est au culte de l'Humanité,
fondé sur l'éducation positive, et institué par la poésie, qu'il
appartient de consacrer le plus social des arts spéciaux à
chanter dignement les attributs et les destinées de notre espèce,
comme à glorifier tous nos types historiques. Dans cette com-
mune destination esthétique, la peinture et la sculpture utilise-
ront noblement leur aptitude caractéristique, en nous faisant
concevoir le Grand-Être avec plus de netteté et de précision
que ne l'aura pu la poésie, même assistée de la musique. Toutes
les admirables tentatives accomplies, depuis le moyen âge, par
des artistes presque émancipés, pour représenter le type chré-
tien de la Femme, ne seront plus senties que comme des pré-
parations spontanées à la symbolisation graphique de l'Huma-
nité sous la forme féminine, qui seule lui convient. Cette im-
pulsion sociale conduira la sculpture à surmonter les difficultés
techniques que lui offrent les représentations collectives, bien-
tôt devenues son champ principal. Elle ne figure encore des
groupes que dans les bas-reliefs, productions équivoques, où
le génie de la forme confond ses deux modes. D'admirables ex-
ceptions permettent d'entrevoir combien la sculpture s'étendra
et s'ennoblira, en s'élevant ainsi à son office final , par la création
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 349
des statues composées, soit adhérentes, soit surtout disjointes,
qui lui permettront d'aborder beaucoup de grands sujets, jus-
qu'ici étrangers à son domaine.
Quoique l'architecture doive s'incorporer la dernière au culte
final, sa participation normale n'y sera pas moindre que celle
des autres beaux-arts. Le nouvel Être-Suprême ne pourra pas
se contenter toujours des temples érigés à l'ancien, pas davan-
tage que le monothéisme ne se borna aux constructions poly-
théiques, qu'il dut d'abord utiliser, à mesure de leur désuétude*
Il ne faut pas chercher aujourd'hui quels édifices conviendront
finalement à un culte où les diverses fonctions d'enseignement
et de consécration se trouveront intimement régénérées. Moins
déterminée qu'aucune autre, cette manifestation monumentale
de la grande unité ne pourra devenir caractéristique que quand
l'Occident, déjà familiarisé avec la nouvelle éducation, accueil-
lera suffisamment le culte institué par la poésie, assistée de la
musique, et même complété par le double art graphique. Cet
empressement des populations d'élite sollicitera des construc-
tions appropriées à leurs convictions finales. Les véritables tem-
ples de l'Humanité ne commenceront donc à surgir qu'avec la
génération directement appelée à appliquer la rénovation mon-
iale et morale à une complète réorganisation politique. Jus-
qu'alors, le nouveau culte utilisera, autant que possible, les
édifices construits pour l'ancien, à mesure qu'ils se trouveront
librement abandonnés.
L'unité fondamentale que l'amour fournit spontanément à
l'ensemble du régime final est donc aussi propre à régénérer le
génie esthétique que le génie scientifique, en les appelant à
leur destination normale, étudier où célébrer le seul véritable
Grand-Être, pour l'aimer et le perfectionner de plus en plus.
Ainsi placé irrévocablement au service du cœur, l'esprit, loin
d'être jamais opprimé par cette subordination nécessaire, en
27
980 ototèw m folriqifb fosrive.
reçoit à la fois une alimentation mépwsaWe et une imposante
consécration. Dan» cet essor direct de toates nos fonctions con-
templatives, chacune d'elles tarare une mission pleinement
conforme à sa propre nature. Le coite systématique de L'Huma-
nité doit être construit par la poésie, mais sur b base inébran-
lable que la science peut seule tirer de l'ensemble de l'ordre
réel. Sans usurper l'office de la raison, l'imagination y déve-
loppe dignement sa prépondérance spontanée, que la nouvelle
philosophie sanctionne comme aussi salutaire que naturelle»
C'est ainsi que notre existence parvient enfin à l'harmonie com-
plète qu'elle a toujours poursuivie, par le véritable règne du
sentiment, dirigeant activement toutes nos facultés vers leur
vraie destination commune. Tous les efforts antérieurs de l'ima-
gination et de la raison, même les pins discordants, sont alors
appréciés comme ayant développé nos forces, indiqué les con-
ditions de leur équilibre, et manifesté leur aptitude h concourir
à notre bonheur d'après une sage systématisation. Nous sentons
surtout Timmense mérite de la noble tentative qui caractérise
le moyen âge, pour constituer directement une synthèse totale,
dont la préparation nécessaire n'était point encore asse* ac-
complie, malgré les résultats intellectuels et sociaux du régime
polythéique. En reprenant, sur de meilleures bases, cette ad-
mirable construction, qui maintenant ne peut plus avorter, la
diversité des temps et des moyens n'empêchera pas les fonda-
teurs du culte de l'Humanité de se regarder comme les vrais
successeurs des grands hommes du catholicisme progressif. La
succession mentale ou sociale appartient en effet à ceux qui con-
tinuent ou réalisent les entreprises antérieures, et nullement
aux empiriques sectateurs de doctrines épuisées, qui, devenues
contraires à leur destination initiale, seraient aujourd'hui désa-
vouées par leurs propres organes primitifs.
Mais le sentiment continu de cette indispensable filiation ne
i
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS MUÉLDUNAIRE. 3St
saurait pourtant interdire une comparaison propre à mieux ca-
ractériser la synthèse finale. Bn célébrant dignement les mérites
et les bienfaits du catholicisme, l'ensemble du culte positiviste
fera nettement apprécier combien l'unité fondée sur l'amour de
l'Humanité surpasse, à tous égards, celle que comportait l'amour
de Dieu.
La synthèse chrétienne n'embrassait réellement que la vie
affeetive : elle repoussait l'imagination, et craignait la raison ;
ce qui ne lui permettait qu'un ascendant contesté et passager.
Dans son propre domaine, son principe ne s'adapta jamais à la
direction sociale que tenta de lui imprimer l'admirable per*
sévérance du sacerdoce catholique. Un but chimérique et
égoïste ne pouvait convenir à une existence réelle et sympa*
thique. L'universalité de cette affection prépondérante ne
constituait un véritable lien indirect que lorsqu'elle n'était
point en conflit avec le vrai sentiment social. Or, par la nature
d'un tel régime, cette opposition caractérisait l'état normal,
et l'accord ne pouvait être qu'exceptionnel ; puisque l'amour
divin exigeait presque toujours l'entier sacrifice de toute autre
passion, même chez les meilleurs types. Une pareille synthèse
ne servait donc l'essor moral que comme instituant une disci-
pline quelconque, préférable à une anarchie qui eût laissé pré-
valoir nos plus grossiers instincts. D'ailleurs, malgré les ten-
dres efforts des principaux mystiques, l'affection suprême ne
comportait point une vraie réciprocité. Enfin, les terreurs op-
pressives et les récompenses exorbitantes attachées, par ce ré-
gime factice, à chaque prescription, tendaient à dégrader notre
caractère et à souiller nos meilleures impulsions. Le mérite fon-
damental d'une telle tentative consistait à coordonner, pour
la première fois, l'ensemble de nos sentiments ; tandis que la
discipline polythéique se bornait ordinairement aux actes, en
remontant quelquefois jusqu'aux habitudes, mais sans jamais
svmftuu on MunQOB nkiiivl
atteindre les affections qui en sont te sources. Quoique cette
synthèse chrétienne employât le seul principe qui fltt alorsap-
plkahle, die ne comportait d'entre snceès réel qne de
indirectement l'essor de nos meHIeors penchants. Sa natte
gne et aheolne ne lui a même permis nne telle efficacité
la sagesse sacerdotale qui contenait sans cesse les dangers m-
hérenti à ce régime arbitraire. Qnand ce sacerdoce, devenu ré-
tregrade, vers la fin dn moyen âge, perdit à la fois
et son indépendance, sa doctrine, hrrée à sa propre
dégénéra bientôt en nne source tronsanlf de dégradation et de
Far sa réalité caractéristique, la synthèse fondée sur n
de l'Humanité se trouve préservée d'une telle décadence, et a
ascendant ne pourra qu'augmenter tant que notre espèce
développera. Le nouveau Grand-fitre ne craint pas IV
et n'entrave point l'imagination. Tonte din iission
conduira nécessairement à mieux sentir son existence, etài
préber davantage l'ensemble de ses bienfaits, depuis qne
lois naturelles sont enfin connues. D provoque le plus
essor de l'imagination, pour frire, autant qne possible, participer
ihacnn de nous i sa vie universelle, dans le temps et i\
propres à nos saines contemplations. Son culte peut «ni
Wmstisfr i la fins tontes nos constructions spéculatives.
esthétiques que scientifiques, en constituant l'uniq» in dn-
rable que comportent nos pensées et nos sentiments. Aucun
antre régime ne saurait établir, sans artifice comme su» apprea-
shm, l'entière prépondérance de l'affection sur la coufempin*
tion et sur l'action. D érige directement la secôbtiitêenfcÈKifn
unique de la vraie morale, qui pourtant respecte ï
spontané de la personnalité. Vivre pour antnci dévies:
le bonheur suprême. S'incorporer intimement à rHmuitf,
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 353
ses destinées futures, en concourant activement à les préparer,
constituera le but familier de chaque existence* L'ensemble du
régime correspondant représente directement l'égoïsme comme
notre principale infirmité, que notre constante discipline, indi-
viduelle et collective, peut beaucoup atténuer, mais sans pou-
voir jamais la guérir radicalement. Cet empire croissant sur
notre propre nature devient la meilleure mesure du perfec-
tionnement, privé ou public, d'après sa relation immédiate
à l'existence du Grand-Être et au bonheur de ses éléments.
Inspiré par une reconnaissance réelle, que tout examen dé-
veloppe davantage, le nouveau culte peut seul écarter toute
demande intéressée, dont la réaction affective est toujours dé-
gradante. Nous ne prierons le véritable Être-Suprême que pour
lui témoigner notre sincère gratitude, d'après ses bienfaits ac-
•
tuels et antérieurs, qui nous annoncent ses progrès futurs.
Quoique les lois de notre nature nous assurent que cette mani-
festation habituelle procure nécessairement une intime amélio-
ration morale, cette noble récompense ne peut susciter aucun
calcul personnel, puisque son efficacité dépend de sa sponta-
néité. Notre bonheur consistera surtout à aimer; et nous senti-
rons que l'amour, plus qu'aucune autre affection, se développe
par un exercice qui, chez lui seul, peut également convenir à
tous les individus à la fois, en s'accroissant avec un tel con-
cours. Sans altérer notre vénération, le nouveau Grand-Être
nous deviendra plus familier que ne le furent jamais nos dieux
primitifs, môme en perdant leur dignité. Étranger à tout ca-
price, il se trouve aussi actif que nous dans le culte que nous
lui rendons, puisqu'il y honore tout ce qui concourt à sa gran-
deur. Tandis que l'ancien dieu ne pouvait agréer nos hommages
sans se dégrader lui-même par une vanité puérile, le nouveau
n'accueillera jamais que nos louanges méritées, qui l'améliore-
ront autant que nous. Cette pleine réciprocité d'affection et
354 SYSTÈME DB POLITIQUE tOSRIVE.
d'influence ne pouvait appartenir qu'au culte final, seul adressé
à un être relatif, modifiable, et perfectible, composé de ses
propres adorateurs, et mieux assujetti que chacun d'eux à des
lois assignables, qui permettent de prévoir ses vœux et ses
tendances.
La morale correspondants réunit tous les attributs de la
spontanéité à tous les avantages de la démonstration. Intime*
ment liée à l'ensemble de notre existence, elle ne comporte
aucun subterfuge qui puisse étouffer ou éluder les remords
propres à chaque infraction réelle. Dans tout phénomène indi-
viduel, elle nous manifeste sa vraie réaction sociale, directe
ou indirecte, qui nous oblige à nous juger sans condescen-
dance. Quoiqu'elle semble d'abord plus tendre qu'énergique,
l'amour qui l'inspire n'est jamais inerte, et pousse ardemment
à la plus complète activité que comporte la réalisation du bien
qu'il poursuit toujours. Éclairé par la véritable science, il sent
constamment que nous devons constituer, par notre activité
oontinue, l'unique providence qui puisse améliorer notre rigou-
reuse destinée. Quoique supérieur à tous les êtres connus, notre
grand organisme reconnaît que son existence, subordonnée à
d'immuables lois, ne comporte, sous aucun aspect, une satis-
faction, ni même une sécurité, absolues. Toutes nos conditions
réelles, extérieures ou intérieures, peuvent se trouver compro-
mises, sans excepter notre moralité et notre raison, d'où
émanent nos principales ressources. C'est au milieu de telles
éventualités, toujours possibles, qu'il faut trouver la force de
vivre dignement, c'est-à-dire, d'aimer, de penser, et d'agir,
pour le vrai Grand-Être, en écartant des inquiétudes oppres-
sives et de vaines récriminations. Mais le même régime qui
exige de nous ce courage et cette résignation nous en inspire
aussi l'essor continu. Car il suscite un sentiment familier de
notre vraie prééminence, et il dissipe toute erreur dégradante,
CONCLUSION GÉNÉRALE DU MSOOUBS «ÉLIMINA IRE. 355
de manière à foire surgir une vive satisfaction de notre lutte.,
même «suffisante, contre les rigueurs d>ane destinée qui n'est
pas toujours immediïalrie. La réac&oo affective dune telle né-
cnsûlé devient une uen wrfie sonnée d'intime perfectionnement,
en écartant une prévoyance exagérée ratant «qu'a ne stupide
indifférence, snrtouft quant à ht personnalité, que k morale
théeiogique on métaphysique invitait toujours à une sollicitude
flétrissante, jusque dans les sacrifioee impcmés. Se résigner no-
blement à tous les maux insurmontables, et intervenir , nvec
une sage énergie , dans tous las «as modifiables : tel -est le ca-
ractère pratique «de l'existence posttrasto, individuelle on
collective.
Malgré le vice radical de sa doctrine, la catholicisme, su-
bissant, à son insu, l'impulsion moderne, tendit, depuis la
fin du moyen ège, vers une aemblable transformation, dont la
«notion systématique était pourtant incompatible avec son
propre principe. Ces vaines tendances , où le sacerdoce lutte
contre «a théorie, ne restent eensiblesque chei tes populations
préservées du protestantisme. Leur Dieu y deviendrait de pins
en plus un vague et insuffisant symbole de l'Humanité , si la
dégradation sociale du cierge lui permettait de participer assac
à la spontanéité commune. Quoique cette modification graduelle
doive demeurer impuissante, elle offre pourtant un indice irré-
cusable de la nouvelle direction «que prennent involontairement
les cœurs et les esprits des occidentaux qu'on suppose les pins
étrangers à l'émancipation moderne. Ce symptôme spontané
devient surtout décisif quantau culte delà Femme, préambule
caractéristique du vrai culte de l'Humanité, Depuis le dou-
zième siècle, la Vierge obtient, surtout en Espagne et en
Italie, un ascendant croissant, contre loqael le sacerdoce a
souvent réclamé en vain, et qu'il a été quelquefois forcé «de
sanctionner, pour conserver sa propre popularité. Or, cette
856 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
suave création esthétique ne peut attirer une adoration directe
et privilégiée sans altérer radicalement le culte où elle surgit.
Ble est propre à servir d'intermédiaire entre le régime moral
de nos ancêtres et celui de nos descendants , en se transfor-
mant peu à peu en personnification de l'Humanité. Mais cette
heureuse transition ne saurait émaner du sacerdoce officiel,
même italien ou espagnol. Elle trouvera de plus purs organes
dans l'intervention féminine qui doit propager le positivisme
chez nos frères du Midi.
La supériorité nécessaire de la morale démontrée sur la mo-
rale révélée se résume donc par la substitution finale de l'amour
de l'Humanité à l'amour de Dieu. Ce nouveau principe n'exclut
pas moins la métaphysique que la théologie, puisqu'il repousse
tout calcul personnel, et place le bonheur, privé ou public,
dans l'essor direct et continu des affections bienveillantes. Aimer
l'Humanité constitue réellement toute la saine morale , quand
on comprend les vrais caractères d'un tel amour et les condi-
tions qu'exige son ascendant habituel. Cette active prépondé-
rance de la sociabilité sur notre personnalité fondamentale ne
peut résulter que d'une lente et difficile éducation du cœur
secondé par l'esprit. La principale préparation consiste dans la
tendresse mutuelle des deux sexes, précédée et suivie des au-
tres affections domestiques. Mais toutes les parties quelconques
de la morale, même personnelle, peuvent aussi se rattacher à
l'amour du Grand-Être, qui fournit la meilleure mesure de leur
importance réelle et le plus sûr moyen d'y établir des préceptes
incontestables. Le principe de la systématisation y coïncide
donc avec celui de la spontanéité, ce qui rend la doctrine uni-
verselle également accessible à tous.
Ainsi régénérées par une m ême religion, la science, la poésie,
et la morale tendent à former une combinaison inaltérable, sur
laquelle reposeront nos nouvelles destinées. Cette libre consé-
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 357
cration permanente de la raison et de l'imagination au service
du sentimentja toujours existé spontanément chez les femmes,
premiers organes naturels du pouvoir modérateur. Mais elle
ne comportait une haute efficacité sociale qu'après avoir été
systématisée par une doctrine générale. C'est ce que tenta le
moyen âge, d'après son unité théologique. Alors le pouvoir
modérateur commença à se composer de ses deux éléments
nécessaires, l'un sympathique et privé, l'autre systématique et
public. Malgré la salutaire influence qu'exerça longtemps cette
première ébauche, elle ne pouvait constituer qu'un simple
préambule, parce qu'elle reposait sur une synthèse insuffi-
sante et passagère. La doctrine et le culte catholiques n'embras-
saient réellement que la vie affective, et même d'après un
principe factice et précaire. Tout le domaine spéculatif, esthé-
tique ou scientifique , lui échappait presque autant que l'exis-
tence pratique, sauf les inclinations personnelles du sacerdoce,
qui ne pouvaient survivre à son indépendance sociale, toujours
menacée dans le milieu militaire où s'accomplissait cette tenta-
tive prématurée. Avant que la vie industrielle commençât à se
développer , l'essor esthétique et métaphysique du moyen âge
compromettait déjà cette frêle systématisation, bientôt incom-
patible avec le progrès qu'elle avait d'abord dirigé. Sans le con-
cours de la supériorité intellectuelle, l'ascendant moral ne
saurait constituer un véritable pouvoir spirituel, capable de
tempérer réellement l'énergique prépondérance de la force ma-
térielle. C'est pourquoi la condition fondamentale d'une vraie
réorganisation consistait à terminer l'insurrection radicale de
l'esprit contre le cœur, qui dure depuis la dernière phase du
moyen âge, et dont la source remonte même jusqu'à l'essor de
la métaphysique grecque. Le positivisme vient surmonter cette
immense difficulté en constituant la science sociale d'après
toutes les sciences préliminaires, de manière à établir l'unité
9S8 SYSTÈME DE tOUTIQUE POSITIVE.
spéculative. Son principe de coordination, qui embrassait déjà
l'activité, s'étend aussitôt au sentiment, et construit dès Ion
une synthèse totale, aussi spontanée que systématique, propre
à tout régénérer par le culte du vrai Grand-Être. Ainsi doit
surgir un nouveau pouvoir modérateur, homogène et complet,
non moins consistant que progressif, et mieux assuré que l'an-
cien du concours féminin indispensable à son efficacité sociale.
Sans les nécessités matérielles qui dominent notre existence,
cette double puissance suffirait à la régler entièrement. Die*
pensés alors d'une pénible activité , nous poursuivrions direc-
tement le souverain bien, l'amour universel, qui n'aurait plus
à commander que l'essor intellectuel propre à mieux déve-
lopper son ascendant, par un ?age exercice de la raison, et
surtout de l'imagination. Malgré sa nature imaginaire, cette
hypothèse peut devenir très-efficace , pour nous fournir une
limite idéale , d'où nous tenterons de rapprocher de plus en
plus la vie réelle. Quand une telle utopie aura été assez élabo-
rée par le génie esthétique , elle procurera au nouveau culte
des ressources supérieures à celles que l'ancien retirait de sa
vague et chimérique représentation du bonheur futur. C'est à
elle seule que convient le classement social fondé sur le mérite
intellectuel et moral, indépendamment de toute puissance
matérielle. En effet, les individus ne seraient alors appréciables
que d'après leur aptitude respective à aimer et à charmer
l'Humanité.
Quoiqu'un tel classement ne puisse jamais prévaloir, ni seule-
ment s'accomplir, on doit toujours le concevoir autant que pos-
sible, afin de l'opposer sagement à la hiérarchie réelle, où la
puissance , môme accidentelle , influe encore davantage que
le propre mérite. Les prêtres de l'Humanité, dignement assistés
des femmes, appliqueront cette opposition à modifier l'ordre
effectif, d'après un contraste irrécusable, dont l'autorité mo-
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉUMLNAIRE. 399
raie sera directement sanctionnée par révocation universelle ,
et souvent proclamée dans le culte correspondant. Sa réalité
îwdameutale, qui n'écarte que les exigences pratiques , doit
procurer à ce type abstrait une efficacité que ne comportait
point la critique fondée «w k classement confus «et vncertan
propre à l'avenir théotagique. Quand la société n'admettra
d'autre providence <qae k tienne , elle semblera , d'ordinaire ,
asBM disposée à réaliser une telle hiérarchie pour réagir sur
eaux qui «a sentent le mieux l'impossibilité. Toutefois , «ftte
réaction normale devra toujours Tespecter les lois naturelles t*-
ktives à la répartition de la grandeur et de k richesse , en
s 'efforçant d'améliorer leur ecercioe spontané, mais sans tron-
bkr leur destination pratique. Cette indispensable conciliation
exige que le classement abstrait se borne aux individus, en lais-
sant un libre cours k la subordinatMtL concrète des divers offices.
La vraie prééminence personnelle «est tellement rare qne la vie
sociale se consumerait en débats £*ériies<et interminables si l'on
prétendait conférer toujours chaque fonction à «on meilleur
organe, de manière à déposséder souvent le fonctionnaire pri-
mitif, sans égard aux conditions d'exercice. Une telle tendance
serait profondément perturbatrice , même dans la hiérarchie
spirituelle, où l'aptitude est mieux jugeabk. Mais il y a toujours
beaucoup d'avantages moraux, sans aucun danger politique, à
manifester, en chaque cas décisif, •combien diffèrent Tordre
de puissance et l'ordre «de mérite. L'estime ainsi accordée au
pins digne ne compromet point l'autorité du plus puissant.
Quoique saint Bernard fût plus considéré qu'aucun pape con-
temporain, il savait, comme simple abbé, respecter toujours la
hiérarchie ecclésiastique. Saint Paul avait «déjà caractérisé en-
core mieux un tel devoir, en reconnaissant k suprématie offi-
cielle d'un ap&tre dont il ne pouvait se dissimuler l'infériorité
d'-esprit cet de cœur. Toutes les corporations régulières, civiles
360 SYSTÈME DE POLR1QUE POSITIVE.
ou militaires, offrent, à un moindre degré, de fréquente exem-
ples d'une semblable conciliation entre Tordre abstrait des in-
dividus et Tordre concret des offices. Le contraste des deux
classements cesse alors d'être subversif, et concourt au perfec-
tionnement moral de tous, en même temps qu'il vérifie Timper-
féction nécessaire d'un organisme aussi compliqué.
Ainsi , la religion de l'Humanité suscite un pouvoir intel-
lectuel et moral qui suffirait pour nous gouverner si notre
existence se trouvait affranchie de toute grave nécessité maté-
rielle. Malgré l'imperfection réelle de notre nature, la sociabi-
lité y prévaudrait par son propre charme, si des besoins irré-
sistibles n'y venaient sans cesse stimuler la personnalité. Sous
leur impulsion prépondérante , notre existence est nécessaire-
ment dominée par une activité égoïste, à laquelle la raison,
l'imagination, et même le sentiment, doivent subordonner leur
essor direct. Dès lors, le double pouvoir qui semblait destiné à
diriger ne doit plus tendre qu'à modifier. Son élément affectif
subit aisément cette nécessité, parce que le cœur s'efforce tou-
jours de réaliser le bien , quand il en connaît les vraies condi-
tions. Mais l'esprit ne saurait être aussi sage , et il se résigne
difficilement à servir au lieu de régner. Sa vaine ambition trou-
ble davantage le monde que celle qu'il reproche tant à la gran-
deur et à la richesse. Notre principal embarras consiste aujour-
d'hui à la régler, en lui assurant une légitime satisfaction, pour
que le pouvoir théorique soit vraiment modérateur sans vouloir
jamais devenir directeur. Cette transformation fondamentale,
impossible à l'antiquité, où l'esprit fut toujours oppresseur ou
opprimé , dut avorter au moyen âge , sous un régime encore
théologique et militaire. Le positivisme peut l'accomplir, d'a-
près sa réalité caractéristique, dans un milieu où prévaut l'exis-
tence industrielle. Suivant son exacte appréciation de l'en-
semble de nos vraies destinées, il doit enfin régénérer la
k
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 361
politique en la réduisant au culte actif de l'Humanité, comme la
morale en constitue le culte affectif, et la science avec la poésie
le culte contemplatif. Telle sera la principale mission du nou-
veau sacerdoce occidental, convenablement assisté des femmes
et des prolétaires.
Cette régénération décisive consiste surtout à substituer tou-
jours les devoirs aux droits, pour mieux subordonner la per-
sonnalité à la sociabilité. Le mot droit doit être autant écarté
du vrai langage politique que le mot cat^e du vrai langage phi-
losophique. De ces deux notions théologico-métaphysiques,
l'une est désormais immorale et anarchique, comme l'autre ir-
rationnelle et sophistique. Également incompatibles avec l'état
final, elles ne convenaient, chez les modernes, qu'à la transi*
tion révolutionnaire, par leur action dissolvante sur le système
antérieur. Il ne put exister de droits véritables qu'autant que
les pouvoirs réguliers émanèrent de volontés surnaturelles. Pour
lutter contre ces autorités théocratiques, la métaphysique des
cinq derniers siècles introduisit de prétendus droit humains, qui
ne comportaient qu'un office négatif. Quand on a tenté de leur
donner une destination vraiment organique, ils ont bientôt ma-
nifesté leur nature anti-sociale, en tendant toujours à consacrer
l'individualité. Dans l'état positif, qui n'admet plus de titres cé-
lestes, Tidée de droit disparait irrévocablement. Chacun a des
devoirs, et envers tous ; mais personne n'a aucun droit propre-
ment dit. Les justes garanties individuelles résultent seulement
de cette universelle réciprocité d'obligations, qui reproduit l'é-
quivalent moral des droits antérieurs, sans offrir leurs graves
dangers politiques. En d'autres termes, nul ne possède plus
d'autre droit que celui de toujours faire son devoir. C'est
uniquement ainsi que la politique peut enfin se subordonner
réellement à la morale, suivant l'admirable programme du
moyen âge. Le catholicisme ne put que poser vaguement cette
362 système ne pounoim peevnns
imnoue question sociale, dont la solution, incompatible avec
tout principe théologique, appartient nécessairement an posi-
tivisme.
Pour y parvenir, il fait consister la politique à serffr l'Huma-
nité, c'est-à-dire à seconder artificiellement les diverses fonc-
tions^, d'ordre o* de progrès, que le Grand-Être accomplit na-
turellement. Celte destination finale du nouveau coite en
constitue la plue importante partie, sans laquelle toutes les- au-
tre» se trouveraient insuffisantes, et détiendraient bientôt illu-
soires»!* vâritableamour ne se borne pointa souhaiter le bien' ;
il pousse à le réaliser autant que possible. En noue prescrivant
d'étudier et de célébrer l'Humanité, ce n'est pas seulement
peur nous procurer les douces satisfactions inhérente» à la ceu»
tetoplition et à l'expansion. H a surtout en vue de nous dis-
poser à mieux servir cet Être-Suprême, dont la conservation
et le perfectionnement exigent de noue une activité continue.
Une telle destination forme le principal caractère du culte
final. Car l'ancien Grand-Être n'avait, au fond, aucun besoin
réel de nos services quelconques. Aussi le quiétisme constitua-
t-41 toujours l'imminente dégénération de toutcultetbéologique,
surtout depuis le monothéisme. Il ne put être contenu que
quand la sagesse sacerdotale, heureux organe de l'instinct uni-
versel, profita du vague de ces théories pour prescrire l'ac-
tivité. Or cette salutaire transformation ne comportait une haute
efficacité qu'autant que le sacerdoce conservait une pleine in-
dépendance sociale. Depuis que le catholicisme en est privé par
l'usurpation temporelle, les tendances quiétistes, qu'il ne pou-
vait contenir qu'artificiellement, ont repris leurs cours naturel
chez la plupart de ses vrais sectateurs. Au contraire, dans le
positivisme, la doctrine elle-même pousse directement à la
plus vaste activité, indépendamment de toute sollicitude sa-
cerdotale. Cette stimulation spontanée et continue résulte aus-
CONCLUSION GÉNKBMJS. IHJ NSCOUBS PEÉUMINAIRE. 363
sitôt de la nature relative et dépendante du nouveau Grand-
Être, composé de ses propres adorateurs.
Le principal caractère de ce servie» fondamental, qui saac-
tifiera toute notre existence, consiste dans une immense coopé-
ration dont aucun organisme moins compliqué ne peut sug-
gérer l'idée. Ge consensus, également relatif au temps et è
l'espace, suscite les deux degrés nécessaires du sentiment social,
appréciant d'abord la solidarité actuelle et ensuite la continuité
historique. L'étude approfondie de chaque phénomène social,
statique ou dynamique, y manifestera toujours le concours,
direct ou indirect, de toutes- les existences contemporaines et
de toutes les générations antérieures, entre certaines limites,
géographiques et chronologiques, qui s'écartent à mesure que
le Grand-Être se développe. Incontestable envers nos pensées
et nos affections, cette coopération nécessaire doit convenir
encore davantage à nos actions, dont les résultats exigent un
concours plus complet. C'est ce qui fait le mieux sentir com-
bien est fausse, autant qu'immorale, la notion iu droit propre-
ment dit, qui suppose toujours l'individualité absolue. La
subordination réelle de la politique à la morale résulte di-
rectement de ce que tous les hommes doivent être conçus, non
comme autant d'êtres séparés, mais comme les divers organes
d'un seul Grand-Être. Aussi, dans toute société régulière,
chaque citoyen fut-il toujours érigé en un fonctionnaire pu-
blic, remplissant, bien ou mal, son office, spontané ou systé-
matique. Ge principe fondamental n'a jamais été méconnu em-
piriquement que pendant la longue transition révolutionnaire
qui s'achève maintenant, et où les abus d'une organisation
devenue rétrograde suscitèrent une anarchie alors progressive,
mais aujourd'hui contraire à son but initial. Le positivisme le
mettra hors de toute atteinte en lui procurant une pleine
systématisation, d'après l'ensemble des connaissances réelles.
364 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Cette démonstration décisive deviendra la base rationnelle
de l'autorité morale du nouveau sacerdoce, seul apte à faire
exactement apprécier, en chaque cas, la vraie coopération,
pour déterminer nettement les devoirs correspondants. Sans
son intervention scientifique, complétée par son office esthé-
tique, le sentiment social ne pourrait jamais se développer
assez pour modifier profondément la conduite habituelle. Car
il resterait ainsi borné à la simple solidarité actuelle, qui n'en
constitue que l'essor rudimentaire. Nos plus purs socialistes
fournissent aujourd'hui trop d'exemples de cette déplorable
restriction, qui, laissant le présent sans racines antérieures,
nous précipiterait vers un avenir indéterminé. Dans chaque
phénomène social, surtout moderne, les prédécesseurs parti-
cipent davantage que les contemporains. Les travaux matériels,
dépendant d'un plus vaste concert, sont encore plus propres à
confirmer l'intime réalité d'une telle appréciation. Cette conti-
nuité nécessaire manifeste mieux que la simple solidarité com-
bien la vie collective est seule réelle, la vie individuelle ne
pouvant exister que par abstraction. Notre sociabilité en tire
son principal caractère : car beaucoup d'autres animaux sen-
tent la coopération simultanée, tandis que nous seuls appré-
cions et développons la coopération successive, première source
de notre évolution graduelle. Le sentiment social reste donc
très-imparfait, et fort stérile, ou même perturbateur, quand
il se borne aux relations actuelles. Toutes les aberrations hos-
tiles à une hérédité quelconque reposent aujourd'hui sur ce
vicieux dédain de la continuité historique. Car la science réelle
manque seule à nos utopistes sincères pour confesser et ap-
précier cette erreur radicale. L'hérédité collective, qu'on ne
peut sérieusement contester, les conduirait bientôt à mieux
juger l'hérédité individuelle, ou plutôt domestique. Mais, à
mesure que la pratique les poussera à se rapprocher de la
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 365
réalité, ils reconnaîtront que la solidarité ne peut pas même
être assez sentie sans la continuité. En effet, d'une part, l'ini-
tiation personnelle reproduit spontanément les principales
phases de révolution sociale, dont la marche générale est donc
indispensable à chacun pour comprendre sa propre histoire.
D'une autre part, tous les états successifs du Grand-Être se
retrouvent aujourd'hui chez les diverses populations qui n'y
sont pas encore incorporées; en sorte qu'on ne peut sympathi-
ser dignement avec elles, sans respecter d'abord la chaîne des
temps occidentaux. Nos généreux socialistes ou communistes,
surtout prolétaires, sentiront bientôt le vice et le danger de
cette double inconséquence, et ils s'efforceront de combler une
lacune mentale qui paralyse leurs efforts moraux. Les prêtres
de l'Humanité feront encore mieux accueillir l'ensemble des
études historiques chez l'élément le plus pur et le plus spontané
du pouvoir modérateur. Car les femmes sont naturellement
disposées à apprécier une continuité dont elles constituent la
première source.
Le vrai sentiment social, d'abord de solidarité, et puis sur-
tout de continuité, ne peut donc se raffermir et se développer
sans cette grande base scientifique, qui dépend nécessairement
de l'ensemble des spéculations positives. Tel est le premier fon-
dement, à la fois rationnel et affectif, de l'inévitable séparation
des deux puissances élémentaires dans le régime final. A mesure
que le perfectionnement social deviendra le principal but de
notre activité, on sentira davantage que l'on ne peut modifier
de tels phénomènes sans en connaître les lois naturelles. Or
leur étude ne saurait émaner que d'une classe éminemment
contemplative, vouée à cette difficile appréciation, et investie
de l'autorité consultative qui en résulte, comme de l'office di-
dactique indispensable à sa destination. Si, envers les moindres
arts, la raison occidentale a déjà reconnu que la théorie ne
28
366 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
peut être cultivée et enseignée que par des penseurs étrangers
à la pratique, elle ne saurait tarder à prescrire plus fortement
une semblable division pour l'art le plus difficile et le plus im-
portant. Une telle sagesse prévaudra nécessairement sur toutes
les tendances contraires, quand on concevra partout les phé-
nomènes correspondants comme assujettis à d'invariables lois,
dont la complication et la dépendance supérieures constituent
de nouveaux motifs d'en concentrer l'étude chez les vrais
philosophes.
Cette séparation systématique devient aussi la hase néces-
saire de la saine politique moderne sous un second aspect
fondamental, comme autant indispensable à la digne activité
personnelle qu'à la sage coopération sociale. En effet, le Grand-
Être n'est pas moins caractérisé par l'indépendance de ses di-
vers éléments, individuels ou plutôt domestiques, que par leur
concours universel. Si Tordre exige surtout cette dernière
condition, le progrès s'y rapporte davantage à l'autre. Or ces
deux nécessités, également impérieuses, se trouvaient incon-
ciliables dans l'antiquité, d'après la confusion radicale entre le
pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, toujours émanés des
marnes organes, sacerdotaux ou guerriers. L'indépendance y
était habituellement sacrifiée au concours, tant que l'état sub-
sistait. C'est pourquoi le sentiment du progrès y resta inconnu,
même aux utopistes. Aucune conciliation ne put surgir entre
oes deux conditions, jusqu'à ce que le moyen âge suscitât une
admirable tentative pour séparer la puissance modératrice
d'avec le pouvoir directeur, afin que la politique se subordon-
nât à la morale. Dès lors, le concours dépend surtout d'une libre
adhésion, du cœur et de l'esprit, à une doctrine universelle
qui impose, sans arbitraire, des règles générales de conduite,
autant relatives au commandement qu'à l'obéissance. C'est sur-
tout ainsi que, malgré son extrême imperfection mentale et
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 367
sociale, cette première ébauche comportait déjà de précieux
résultats, moraux et politiques. La plus énergique indépen-
dance put alors se combiner avec le plus entier dévouement,
chez tous les vrais types chevaleresques. Aucune classe occi-
dentale ne resta étrangère à ce nouveau mélange entre la di-
gnité personnelle et la fraternité universelle. Cette combinaison
est si conforme à notre nature, qu'elle se réalisa bientôt sous
la première systématisation qui put l'instituer. Sa conservation
empirique, malgré de graves altérations, survécut ensuite au
déclin nécessaire des croyances correspondantes, surtout cite*
les populations préservées du protestantisme. Par là, le moyen
âge rendit possible la théorie générale du grand organisme, en
dissipant l'opposition radicale qu'offraient jusqu'alors ces deux
attributs caractéristiques. Ainsi, la môme évolution qui réduisit
le théologisme à l'unité provisoire d'où date son déclin, prépara
de loin l'avènement nécessaire de l'unité plus complète et plus
réelle qui doit présider au régime final.
Mais, malgré le mérite, et même l'efficacité, de cette ébauche
prématurée, elle ne put instituer une solution décisive, incom-
patible avec l'esprit et le caractère d'un tel âge intermédiaire.
Le principe théologique et l'activité militaire repoussaient éga-
lement cette séparation normale des deux puissances théorique
et pratique. Elle ne put alors obtenir, pendant quelques siècles,
une existence précaire et insuffisante que d'après une sorte
d'équilibre spontané, toujours flottant entre la théocratie et
l'empire. Au contraire, l'esprit positif et le caractère indus-
triel tendent naturellement vers une telle division, qui, enfin
systématisée, garantit aux modernes la conciliation fonda-
mentale de l'indépendance avec le concours. D'abord, cet état
final présente, comme le régime catholique, et à un plus haut
degré, l'avantage de soumettre la conduite de tous à des règles
fondées sur la persuasion ou la conviction, sans aucune origine
968 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
oppressive. Mais la nature de la nouvelle foi, toujours suscep-
tible de démonstration, rendra cette spiritualité très-supé-
rieure à l'ancienne, autant en dignité qu'en stabilité. Car
la discipline catholique n'avait pu éviter l'arbitraire qu'en
substituant des volontés surnaturelles aux simples comman-
dements humains. Quelques ressources que comportât un tel
antagonisme, la vraie liberté n'y pouvait être assex garantie, puis-
qu'on devait ainsi obéir toujours à des ordres inexplicables,
dont la source était seule changée. Les efforts ultérieurs des
métaphysiciens pour fonder notre dignité sur la soumission aux
lois comportaient encore moins de succès. Car ils tendaient
finalement à rétablir l'antique empire des volontés arbitraires,
alors dépouillées seulement de la sanction théocratique qui les
avait rendues à la fois plus respectables et moins capricieuses.
Cette conciliation entre l'indépendance et le concours, qui con-
stitue la vraie liberté, ne peut se réaliser qu'en obéissant à des
lois objectives, dégagées de toute inspiration subjective, et dès
lors accessibles toujours à de véritables démonstrations. Tel
sera l'immense bienfait social du génie scientifique convenable-
ment étendu aux phénomènes les plus complexes et les plus
importants. L'homme n'est plus alors l'esclave de l'homme : il
ne cède qu'à une nécessité extérieure, que subissent aussi ceux
qui la proclament; ces ordres émanés du dehors ne nous dé-
gradent jamais, même quand ils sont inflexibles. Mais la nou-
velle sagesse nous apprend, d'ailleurs, qu'ils sont presque
toujours modifiables, surtout en ce qui concerne nos plus émi-
nents attributs. Alors notre dignité cesse d'être passive, et nous
vouons toute notre existence, individuelle ou collective, au
perfectionnement continu d'un système dont nous sommes les
chefs réels. Les lois naturelles qui le constituent deviennent la
base nécessaire de notre active intervention, soit en dirigeant
nos efforts, soit en fixant nos desseins. Mieux elles seront con-
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 369
nues, plus notre conduite s'affranchira de tout commande-
ment arbitraire et de toute obéissance servile. A la vérité, ces
règles extérieures peuvent rarement être assez déterminées
pour dispenser, en chaque cas, des prescriptions impératives.
C'est alors au cœur qu'il appartient de suppléer, de part et
d'autre, à l'insuffisance de l'esprit, en disposant à accomplir
par affection les injonctions trop peu motivées. Sans pouvoir
éviter toujours les volontés arbitraires, il suffit à notre dignité
qu'elles soient subordonnées à l'uniformité des lois extérieures,
et que la raison et le sentiment tendent constamment à en
réduire le domaine journalier. Or cette double condition çst
certainement remplie par l'ensemble du régime positif, où la
vie industrielle et l'esprit scientifique concourent à rendre
chacun de plus en plus indépendant de tout caprice individuel
en même temps que mieux adhérent à l'organisme universel.
Le positivisme garantit donc la liberté et la dignité en leur
donnant pour base inébranlable l'assujettissement des phéno-
mènes sociaux, comme de tous les autres, à des lois naturelles,
modifiables, entre certaines limites, par notre sage activité,
surtout collective. Il ne faut attendre, au contraire, qu'op-
pression et dégradation de toutes les utopies métaphysiques
où l'on suppose la société indéfiniment livrée, sans aucune im-
pulsion spontanée, aux volontés législatives, et où le concours
ne s'obtient qu'en étouffant l'indépendance, comme dans l'an-
tiquité.
C'est ainsi que le culte final systématise l'existence active du
Grand-Être, d'après l'ensemble de ses lois naturelles, soit en
y complétant l'instinct de la solidarité par le sentiment de la
continuité, soit en conciliant l'indépendance inévitable de ses
divers organes avec leur concours indispensable. Alors la poli-
tique peut enfin se subordonner réellement à la morale, parce
que le devoir remplace le droit. Le pouvoir théorique proclame
37U IflRB M FOUnOOK WjWWVI.
des régies irrécusables, où la raison et le sentiment concourait
toujours pour modifier l'activité. Quels que soient les organes du
pouvoir pratique, son exercice se trouve constamment moralisé.
Tous les systèmes métaphysiques se bornent, au contraire, à
fégtat l'accès ou l'étendue de chaque autorité, sans fournir
ensuite aueuà principe de conduite, ni d'appréciation.
De l'ensemble du culte actif de l'Humanité, il faut maintenant
passer à sa division essentielle, pour achever de caractériser la
séparation normale qui constitue le principe fondamental de k
politique positive.
L'activité continue du Grand-Être se rapporte ou à sa condi-
tion extérieure ou à sa propre nature. Quoique chacune de ces
deux grandes fonctions concerne à la fois Tordre et le progrès,
là première est surtout relative à la conservation, et la seconde
au perfectionnement. Cet immense organisme doit d'abord,
comme tout autre, agir sans cesse sur le milieu correspondant,
pour maintenir et étendre son existence matérielle. Sa vie pra-
tique est donc vouée surtout à satisfaire ces besoins irrésistibles,
qui exigent la reproduction permanente d'abondants maté-
riaux. Cette élaboration perpétuelle tend bientôt à dépendre
davantage du concours successif des générations que du concours
simultané des individus. Même dans ces fonctions grossières,
mais indispensables, nous travaillons surtout pour nos succes-
seurs, et nos principales satisfactions proviennent de nos pré-
décesseurs. Chaque génération produit, au delà de ses propres
besoins, des richesses matérielles destinées à faciliter le travail
et à préparer la subsistance de la suivante. Les organes de cette
transmission deviennent ainsi les chefs naturels de l'élabo-
ration industrielle, où les avantages attachés à la posses-
sion de ces instruments et provisions ne peuvent être com-
pensés que par une incapacité exceptionnelle. Cet ascendant
pratique s'établit d'autant mieux que les capitaux tendent na-
CONCLUSION' GÉftAlALfi DU DfSCOGti? PRÉLIMINAIRE. 371'
turellement à s'accumuler chez les administrateurs prudents et
habiles.
Tels sont les chefs temporels de la société moderne. Le culte
final doit les consacrer comme les organes nutritifs du Grand-
Être, soit qu'ils recueillent et préparent les matériaux assimila-
bles, soit qu'ils les distribuent partout, sous l'impulsion con-
tinue d'un appareil central. Fiers de leur importance directe et
journalière, poussés d'ailleurs par les instincts personnels qui
seuls peuvent, d'ordinaire, stimuler leur activité soutenue, ils
tendent naturellement à abuser de leur prépondérance pratique
pour imposer le joug d'une ignoble nécessité, inaccessible au
sentiment et à la raison. Leur impire spontané a donc besoin
d'être sans cesse modéré par le concours des forces morales.
Telle est la principale destination politique de la seconde fonc-
tion générale du Grand-Être.
Directement relative à son perfectionnement propre, même
physique, mais surtout intellectuel et moral, cette existence ce*
rébrale y semble d'abord réduite, comme dans les organisme»
inférieurs, à seconder l'élaboration nutritive. Néanmoins, elle
développe bientôt un charme qui lui est propre, et d'où résulte
notre principal bonheur. Alors nous concevrions, au contraire,
la vie humaine comme destinée au libre essor de la raison, de
l'imagination, et surtout du sentiment, si les exigences prati-
ques ne nous ramenaient sans cesse à une triste activité. Ne
pouvant jamais prévaloir, cette éminente fonction, outre ses sa*
tisfactions directes, devient notre principale ressource, d'abord
spontanée, puis systématique, pour régler l'action plus ou
moinB aveugle des organes nutritifs, par le concours habituel
de l'esprit avec e cœur. La source la plus pure et la plus natu-
relle de cette réaction morale consiste dans l'influence féminine,
qui représente l'existence affective du cerveau individuel. Mais
elle ne comporte une pleine efficacité que d'après sa combi-
S7î ifiiiitt m politique positive*
naison avec la puissance philosophique, laquelle; maigri sa
faible énergie directe, devient aussi indispensable à l'organisme
collectif que l'est, pour l'individu, l'office spéculatif dn cerveau.
A ees deux éléments nécessaires du pouvoir modérateur, la ma-
turité du Grand-Être en joint un troisième, qui complète cette
organisation et constitue la principale base de son intervention
politique» en disant enfin surgir la fonction active du cerveau
social, l'influence prolétaire.
De cet élément complémentaire, dépend, en effet, la seule
solution possible du grand problème humain, l'ascendant de la
sociabilité sur la personnalité. Exclu du pouvoir pratique, par
son défaut de loisir et de richesse, il y est pourtant indispen-
sable pour l'exécution des travaux d'où émane la prépondé-
rance temporelle. Lié au pouvoir théorique, d'après des goûts
semblables et des situations analogues, il en attend surtout une
éducation systématique, dont il éprouve profondément le be-
soin, comme source de dignité et d'amélioration autant que de
bonheur direct. Malgré le temps qu'ils absorbent, les travaux
populaires laissent une grande disponibilité à des esprits qui, ne
pouvant se restreindre à de telles spécialités, aspirent ordinai-
rement aux vues générales, en y demandant toujours le con-
cours de l'utilité avec la réalité. En même temps, les cœurs
prolétaires, étrangers à d'ardentes préoccupations de grandeur
ou de richesse, sont mieux disposés à l'essor habituel des sen-
timents généreux, dont leur existence manifeste davantage le
charme et l'efficacité. Ne pouvant prévaloir que par le nombre,
le peuple tend plus à l'union que ses chefs temporels, dont
chacun possède une prépondérance matérielle qu'il suppose
irrésistible, et qui pousse à l'isolement. C'est ainsi que le pou-
voir modérateur trouve naturellement, auprès des puissances
pratiques dont il doit modifier l'ascendant spontané, un éner-
gique auxiliaire, pleinement accessible à l'influence morale,
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 373
dont il devient le plus ferme appui. A la fois spécial et général,
actif et spéculatif, sans cesser d'être éminemment affectif, le
peuple constitue l'intermédiaire nécessaire entre l'autorité
théorique et l'autorité pratique , auxquelles il se lie presque
également, soit pour l'éducation et le conseil, soit pour le tra-
vail et l'assistance. Il représente l'énergie du Grand-Être,
comme les femmes sa tendresse, et les philosophes sa
raison.
La réaction systématique de cette triple influence cérébrale
doit d'abord respecter les fonctions indispensables de l'appa-
reil nutritif, avant de procéder à leur moralisation. Elle ne
doit les régler qu'en les ennoblissant, d'après leur saine appré-
ciation continue. Sans doute, il faut surmonter le vain orgueil,
aussi irrationnel qu'immoral , qui dispose les chefs temporels
de la société moderne à se regarder comme les créateurs et
les arbitres de la puissance matérielle fondée par (l'ensemble
de leurs contemporains et de leurs prédécesseurs. Mais, en les
érigeant désormais en vrais fonctionnaires publics, chargés de
l'administration des capitaux et de la direction des tra-
vaux matériels, il faut honorer et consolider leur précieux
office, au lieu de le dégrader ou de le comprimer. La sépara-
tion normale des deux puissances y conduit aussitôt, en ren-
dant surtout morale leur responsabilité habituelle, qu'une
métaphysique subversive conçoit toujours comme politique.
Quand le nouveau sacerdoce aura épuisé , auprès d'eux , les
moyens de conviction et de persuasion résultés de l'éducation
universelle, il pourra recourir au blâme systématique, auquel
l'adhésion populaire et la sanction féminine procureront, dans
chaque cité, et autour de chaque foyer, une redoutable effica-
cité. Pour réprimer les déviations extrêmes, ce moyen normal
pourra s'étendre jusqu'à l'excommunication sociale, qui, en cas
opportun, deviendra, par ce double appui, plus décisive qu'au
374 êrtfttMÈ h MunQiTB roanrtB.
moyea âge, où le pouvoir modérateur n'était qu'ébauché. Mai»,
même alors, la répression doit rester purement morale. Si,
par une exception qui deviendra de plus en plus me, l'abus
exige quelques mesures politiques, le pouvoir temporel en sent
seul juge.
Malgré h» récriminations métaphysiques contre la transmis
sien héréditaire des richesses matérielles, cette disciplina mo-
rale contiendra presque toujours les principaux abus de ea
mode naturel. En substituant les devoirs aux droits, on s'inquiète
peu [des possesseurs actuels d'une force quelconque , pourvu
que l'exercice en soit bien réglé* Le positivisme fera d'ailleura
ressortir les avantagea sociaux d'un tel mode, envers des fonc-
tions qui, n'exigeant aucune rare capacité, comportent mieux le
simple apprentissage domestique. Surtout sous l'aspect mont,
les hommes toujours habitués à la richesse sont plus suscep-
tibles de générosité que ceux qui l'ont lentement amassée',
même avec loyauté. Ainsi, le mode qui, au début, s'appliquait
à toutes les fonctions, peut indéfiniment convenir à celles
qui supposent le moins d'habileté spéciale, quand elles s*
bornent à la conservation des capitaux , sans participer à leur
emploi. Si on instituait d'autres conservateurs, le service public
n'en serait pas mieux garanti. L'industrie moderne a déjà
constaté la supériorité;administrative des directeurs privés,
auxquels tendent à passer tous les offices sociaux qui compor»
tent une telle transformation , interdite seulement envers le*
fonctions théoriques, à jamais investies du caractère collectif.
D'envieuses déclamations contre les fortunes héréditaires ne
sauraient empêcher leurs possesseurs de devenir souvent les
plus utiles organes de l'Humanité, pourvu qu'une sage éduca-
tion, convenablement assistée par l'opinion universelle, y dis-
pose au bien d'heureux naturels. Malgré la pauvreté propre
aux trois éléments nécessaires du pouvoir modérateur, ce n'est
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 375
point dans leur sein que surgiront ces vaines récriminations, à
moins que quelques membres n'y méconnaissent la dignité et
les conditions de leur commun office, affectif, spéculatif, ou actif.
Les seuls intérêts matériels que la force morale doive dé-
battre avec la puissance politique se trouvent réglés par deux
principes généraux, résultés d'une exacte appréciation de
l'ordre naturel. D'une part, [homme doit nourrir la femme;
d'une autre part, la classe active doit nourrir la classe contem-
plative. Telles sont les deux conditions fondamentales qu'im-
pose, évidemment, la nature du Grand-Être, afin que ses
fonctions affectives ou spéculatives puissent dignement s'ac-
complir. Le bonheur privé et le bien public dépendent tant de
la prépondérance du sentiment sur la raison et sur l'activité,
qu'elle ne sera jamais trop achetée, au prix de l'inaction in-
dustrielle d'une moitié de notre espèce. Chez les moindres
tribus, le sexe actif accepte, à cet égard, une obligation con-
tinue, qui distingue toujours l'amour humain, même le plus
grossier, du simple appétit animal. A mesure que le Grand-
Être se développe, cette condition d'existence s'y prononce
davantage et s'y satisfait mieux. Le culte final l'érigé en devoir
fondamental, dont rien ne saurait habituellement dispenser, ni
l'individu, ni l'espèce. Quant à l'autre condition, l'ancien sa-
cerdoce l'a depuis longtemps consacrée; et l'anarchie ac-
tuelle la respecte essentiellement , là du moins où le protes-
tantisme n'a pas trop laissé prévaloir l'individualité. En la
systématisant comme indispensable aux fonctions théoriques
de l'Humanité, on devra plutôt la restreindre que l'étendre,
surtout par comparaison au régime antérieur, où la richesse
seconda beaucoup la dégénération spontanée du catholicisme.
Pour que la séparation normale des deux puissances soit pleine-
ment établie , il importe que les nouveaux philosophes restent
toujours aussi étrangers à la fortune qu'à la domination. Si les
Illfin MB FOUIKHJB POSMIS.
piètres de l'Humanité doivent être autant exclut que les femmes
de toute autorité pratique. Ut ne doivent pat être plus riches
que les prolétaires, en proportion des convenances propres à
leur office social. C'est à ce double titre qu'ils pourront pro-
clamer dignement des opinions et des conseils dont la pureté
ne sera jamais douteuse.
Dans leur administration normale de la commune richesse,
les chefs temporels devront donc satisfaire à ces deux conditions
nécessaires, pour le règlement privé des salaires industriels et
la rétribution publique des travaux théoriques. Quelque diffi-
cile que puisse aujourd'hui sembler leur accomplissement ha-
bituel, c'est à ce prix légitime que l'équilibre pratique de-
viendra stable. Les possesseurs actuels d'une prééminence qui
ne peut plus reposer sur de vains droits personnels pourront
déclarer inacceptable un tel programme. En ce cas f leurs
fonctions passeront, d'une manière quelconque, à de nou-
veaux organes, jusqu'à ce que le Grand-Être ait trouvé des
serviteurs qui ne reculent pas devant leur office fondamental ,
condition nécessaire de la prééminence qu'ils poursuivent.
Mais, entre ces justes limites, leur salutaire prépondérance
sera chérie et respectée, comme indispensable à la suprême
existence. L'esprit et le cœur s'accorderont pour dissiper par-
tout lejB ignobles passions et les doctrines subversives que sus-
cite aujourd'hui une puissance qui, depuis le déclin de la dis-
cipline catholique, prétend rejeter toute véritable obligation
morale, au nom de ses titres chimériques. Elle sentira bientôt
que de telles prescriptions, qui laissent à chacun le mérite
d'une exécution volontaire, permettent seules aux riches d'évi-
ter la tyrannie politique qui les menace aujourd'hui. Alors la
libre concentration des fortunes sera généralement appréciée
comme indispensable à leur pleine efficacité, surtout sociale;
car de grands devoirs supposent de grandes forces.
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 377
C'est ainsi que les prêtres de rHumanité.accompliront la ré-
génération morale de la puissance matérielle, afin que l'appareil
nutritif fonctionne convenablement pour tous les organes du
Grand-Être. Renonçant alors à des luttes trop légitimes, mais
passagères, le peuple développera dignement ses dispositions
naturelles à la vénération, en devenant d'ordinaire aussi su-
bordonné à ses chefs temporels que confiant envers ses chefs
spirituels. Les prolétaires sentiront que le vrai bonheur, nulle-
ment propre à la richesse, dépend surtout des satisfactions
intellectuelles, morales, et sociales, auxquelles ils sont mieux
appelés que leurs supérieurs. Il renonceront sans regret aux
jouissances de cupidité et de domination , qui constituent la
récompense naturelle des instincts d'où émane la stimulation
pratique. Après le consciencieux accomplissement de son office
spécial, chacun d'eux n'aura d'autre ambition que de remplir
dignement sa fonction générale comme auxiliaire actif du pou-
voir théorique , en concourant, par de sages discussions jour-
nalières, à former la véritable opinion publique. Éclairé sur
les vraies conditions du gouvernement spirituel, le peuple
n'accordera sa confiance qu'à un sacerdoce toujours disposé à
subordonner l'esprit au cœur, en garantissant la moralité de la
science réelle par une constante abnégation temporelle. Si une
vicieuse ambition entraînait quelques philosophes à de vaines
prétentions politiques , les prolétaires sauraient leur appliquer
énergiquement la doctrine universelle pour maintenir le juste
ascendant de l'autorité pratique. Quoique l'art doive toujours
subordonner à la science ses inspirations générales , lui seul
doit pourtant diriger l'application quelconque des théories po-
sitives. L'incapacité pratique des théoriciens, déjà reconnue
envers les moindres arts, sera dès lors systématiquement pro-
clamée, surtout pour les fonctions politiques. Aux philosophes,
l'éducation, et, par suite, le conseil; aux chefs industriels,
faction, et d'cbord le nne— anlwnnnt : telle
indispensable à l'harmonie du Grand-fitre.
Le cnlte actif de lHamanité, complétant ton culte
platif etoCKtif, fi» donc le mi caractère général de 1»
réorganissfion politique qui puisse terminer le grande
tien occidentale» Mois cette vénération finale de tentes lea
StJtntîftnf fT^W mi pitt Àtrm*âmt»*aiL aammiiiM1 anjn—id^M^
pnisnTollo exige le reconstruction prtolihhi des opinions et
m», qni demande en moins une génération, d'epnès les
intervalle, le pelîtiqne doit donc rester essentiellement prarvi*
oofae, quoique dominée per le couidéntion de l'état finaL 11
■fy* maintenant de lecomm que le principe affectif dn nouesan
fégpne, la subordination continne de le politique à la moral*.
BUe constitue, en effet, le vrai sons organique de le psodora»-
tienf désonnais irrévocable , de la république française, con-
sacrant toutes les existences quelconques au service de l'Hu-
manité. Quant à la systématisation qui peut seule réaliser ce
principe fondamental, le positivisme en a posé les bases, maie
la raison publique ne les a pas encore adoptées. Toutefois, on
doit espérer la prochaine consécration, surtout spontanée , de
le devise qui caractérise cette nouvelle philosophie politique.
Destinée à manifester une irrévocable renonciation au régime
ancien , mais sans pouvoir aucunement indiquer la nature de
l'état final , la partie négative de la révolution se résuma tout
entière dans une devise profondément contradictoire, Liberté,
Égalité, qui repoussait toute organisation réelle. Car un libre
essor développe nécessairement les différences quelconques,
surtout mentales et morales; en sorte que, pour maintenir le
niveau , il faut toujours comprimer l'évolution. Mais cette in-
cohérence radicale n'altérait point l'énergie négative de cette
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 379
formule initiale, où la haine du passé suppléait à la conception
de l'avenir. Sa tendance progressive modérait alors sa nature
anarchique, au point d'inspirer la première tentative directe
pour fonder la vraie politique sur l'ensemble de l'histoire, dans
Tébauche immortelle, quoique avortée, qu'essaya mon émi-
nent précurseur Condorcet. Ainsi, la prépondérance finale de
l'esprit historique s'annonçait déjà sous le principal ascendant
d'un esprit anti-historique.
La longue rétrogradation qui dut suivre cet ébranlement dé-
cisif ne comporta jamais de véritable devise, d'après la secrète
antipathie qu'elle inspira toujours aux tètes pensantes et aux
cœurs énergiques. Elle ne pouvait laisser d'autres résultats du-
rables que l'universelle conviction, d'abord expérimentale, puis
systématique, de l'impuissance organique de la métaphysique
révolutionnaire, et l'élaboration historique qui concourut à
préparer le positivisme par une première appréciation du
moyen âge.
Quand une mémorable secousse eut terminé cette réaction
rétrograde, commencée par Robespierre, développée par Bo-
naparte, et prolongée par les Bourbons, la halte équivoque qui
vient de finir fit surgir une nouvelle devise passagère» La ce*
lèbre formule Liberté, Ordre public y qui prévalut ainsi pendant
une demi- génération, caractérisa fidèlement le milieu social
d'où elle émanait. Sa signification fut d'autant plus réelle que
sa source fut purement spontanée, sans jamais susciter aucune
sanction solennelle. Me indiquait une raison publique qui, ne
voyant sur aucun drapeau la vraie formule de l'avenir social,
se bornait à prescrire la conciliation des deux conditions indis-
pensables à sa préparation. Cette seconde devise se rapprocha
davantage que la première du but organique de la révolution.
On y élimina la notion antisociale d'égalité, dont tous les avan-
tages moraux se retrouvent, sans aucun danger politique, dans
380 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
le sentiment indestructible de la fraternité universelle, qui, en
Occident, n'a plus besoin, depuis le moyen âge, d'être distinc-
tement formulé. La grande notion de Tordre s'y trouvait em-
piriquement introduite, avec la réserve propre à un temps où
l'anarchie des esprits et des cœurs prescrivait de se borner à
Tordre matériel, intérieur et extérieur.
Cette devise provisoire ne pouvait suffire depuis que l'ascen-
dant politique du principe républicain nous ouvre directement
la partie positive de la révolution, déjà commencée, pour les
vrais philosophes, quand je fondai la véritable science sociale.
Mais, en abandonnant une telle formule, la raison publique ne
saurait la remplacer par une consécration rétrograde de celle
qui ne convenait qu'à Tébranlement initial. Quoique le défaut
total de convictions sociales explique maintenant cette sorte de
résurrection officielle, elle n'empêchera point les bons esprits
et les cœurs honnêtes d'adopter spontanément la devise systé-
matique de l'avenir, Ordre et Progrès. Son caractère, à la fois
philosophique et politique, a été assez expliqué, dans la seconde
partie de ce discours, pour que je doive ici me borner à indi-
quer sa filiation et son avènement. Elle se rattache à la précé-
dente, ainsi que celle-ci se liait à la première, par Tun des élé-
ments de cette combinaison sociale, nécessairement binaire
comme toute autre quelconque, même inorganique. D'ailleurs,
elle consacre aussi, à sa manière, la notion commune aux deux
autres, puisque tout progrès suppose la liberté. Mais elle
accorde directement à Tordre la prééminence qui lui convient,
et sans laquelle il ne peut embrasser l'ensemble de son do-
maine naturel, à la fois public et privé, théorique et pratique,
' moral et politique. En y associant le progrès, comme but et
manifestation de Tordre, elle proclame une notion qui, pré-
parée par Tébranlement initial, dominera la terminaison orga-
nique de la révolution occidentale. La conciliation, jusqu'alors
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 381
impossible, de ces deux grands attributs, est déjà systématisée
pour tous les esprits avancés. Quoique la raison publique ne
Tait pas encore sanctionnée, tous les vœux spontanés s'y rap-
portent depuis la dernière phase de la rétrogradation. Un con-
traste décisif annonce son prochain avènement, d'après la
coïncidence croissantequi se manifeste maintenant entre les ten-
dances rétrogrades et les tendances anarchiques, de plus en
plus liées aux mêmes inspirations.
Mais en supposant accompli, à cet égard, ce qui n'est encore
que présumé, une telle combinaison de la devise systématique
de l'avenir avec son principe fondamental ne saurait suffire pour
commencer aujourd'hui la politique définitive, qui suppose la
terminaison préalable de l'interrègne spirituel. Pendant la gé-
nération qu'exige cette grande élaboration, où tous les esprits
et tous les cœurs, surtout prolétaires et féminins, doivent assister
le sacerdoce philosophique, il faut donc instituer une politique
ouvertement provisoire, destinée à maintenir, au dedans et au
dehors, l'ordre indispensable à la transition occidentale. Le
positivisme suffit aussi à cet office exceptionnel, d'après son
exacte appréciation historique des deux états entre lesquels il
doit ménager un intermédiaire passager.
Sa solution consiste à ériger aujourd'hui un nouveau gouver-
nement révolutionnaire, aussi adapté à la partie positive de la
révolution que le fut, pour la partie négative, l'admirable créa-
tion politique de la Convention. Il est caractérisé par une in-
time conciliation entre le plein essor de la liberté d'exposition
ou de discussion et la prépondérance pratique du pouvoir cen-
tral, dignement régénéré. L'examen, oral ou écrit, y devient
complètement libre, soit en supprimant une oppressive législa-
tion, fiscale ou pénale, réduite désormais à l'obligation de tout
signer ; soit en brisant l'ignoble mur élevé par les psychologues
contre l'appréciation privée des hommes publics ; soit surtout
29
382 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
en détruisant le double budget officiel, théologique ou méta-
physique, qui seul empêche aujourd'hui la vraie liberté d'ensei-
gnement. D'après cette garantie fondamentale, le pouvoir central
ne pouvant plus inspirer de sérieuses inquiétudes de rétro-
gradation, sa prépondérance nécessaire sur le pouvoir local ac-
querra,sansdanger, l'intensité qu'exige aujourd'hui le maintien
de Tordre matériel au milieu de l'anarchie mentale et morale.
C'est pourquoi l'assemblée française, réduite à environ deux
cents membres, ne conserverait d'autres attributions que le
vote annuel de l'impôt proposé par le comité gouvernant, et
l'appréciation des comptes antérieurs. Toutes les mesures poli-
tiques, tant législatives qu'executives, appartiendraient au pou-
voir central, assujetti seulement à les soumettre d'avance à la
libre discussion des journaux, des réunions populaires, et des
penseurs tsdés,eans que cette universelle consultation lui im-
posât jamais aucune entrave. Ayant ainsi garanti la tendance
toujours progressive du comité directeur, il reste à le composer
de façon à y assurer un caractère toujours pratique, indispen-
sable à sa destination transitoire. C'est ce qu'indique aussi la
théorie positive, en choisissant, parmi les prolétaires, les seuls
hommes d'État qui puissent aujourd'hui succéder dignement à
ceux de la Convention. Le pouvoir central serait donc con-
féré à trois gouverneurs populaires, qui réuniraient toutes les
attributions ministérielles aux fonctions royales, en dirigeant,
l'un le dedans, l'autre le dehors, et le troisième les finances.
Ils convoqueraient et dissoudraient, sous leur responsabilité
morale, l'assemblée locale, où, sans aucune prescription
formelle, prévaudraient bientôt les chefs industriels, pour
un office gratuit, toujours conforme à leurs occupations
journalières. Bans les mutations personnelles propres à cette
transition, ce petit nombre de directeurs maintiendrait assez
la eontinuité, en permettant de représenter distinctement
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 383
la phase antérieure, la tendance prochaine, et la situation
présente.
L Quoique nécessairement révolutionnaire, ce gpuvernBmeqt
provisoire se rapproche autant qq£ possible de l'état nor?
mal. La suprématie purement temporelle qui le caractérise,
n'offre de vraiment exceptionnel que le choix de sas Drgaaes,
ainsi émanés d'une classe régulièrement étrangers au pouvpir
pratique, finalement réservé à ses chefs industriels. Mais la
nécessité de cette unique anomalie ressort tellement de Jaques^
tion actuelle que son application, d'ailleurg très-ciiconscrite,
ne saurait susciter aucune dégénératipn céçlta des mœurs po-
pulaires. Puisqu'il s'agit surtout de moraliser la me active, il
faut bien accorder la prépondérance politique à l'élément pra-
tique, le mieux accessible, d'esprit et de cœur, à l'influence
morale. Son ascendant politique, en laissant un libre essor à
ses chefs civils, préparera leur avènement normal, en Leur
faisant sentir le besoin d'une intime régénération, privée et
publique, sans laquelle ils resteraient indignes de leur supré-
matie finale. Ea même temps, l'influence consultative ce trouve
ainsi introduite régulièrement dans le gouvernement moderne.
Purement spontanée d'abord, elle y deviendra de plus ep plus
systématique, à mesure que s'accomplira la libre rénovation
philosophique sur laquelle reposera le régime définitif.
.Cette nouvelle politique provisoire est d'autant plus con*
forme à sa destination que, quoique inspirée par l'urgence de
la situation française, elle convient aussi à toutes les popula-
tions assez avancées pour que la grande crise s'y soit déjà ca-
ractérisée. Ainsi, dès son début, la seconde partie de la ré-
volution se montre ouvertement occidentale, tandis que la
première devait être seulement nationale. La nature prolétaire,
du nouveau pouvoir central indiquera partout un tel caractère,
puisque cette suprématie révolutionnaire appartiendra à la
384 SYSTÈME 0B POLITIQUE POSITIVE.
classe la mieux affranchie de toute antipathie locale, et la plus
disposée, d'esprit comme de cœur, à l'union universelle. Même
quand ce régime se bornerait à la France pendant quelques
années, il aura bientôt régénéré, dans tout l'Occident, l'an-
cienne diplomatie.
Tels sont les avantages essentiels qu'une fondation systéma-
tique doit procurer au second gouvernement révolutionnaire,
tandis que le premier ne put émaner que d'une appréciation
empirique, rectifiée par l'instinct progressif de la Convention.
On trouvera déjà, sur ce sujet, des indications plus corn-
plètes dans le Rapport spécial que publia, en août 1848, laSo-
ciete Positiviste.
Le calme intérieur étant ainsi assuré autant que la paix ex*
térieure, malgré le prolongement de l'anarchie mentale et
morale, l'immense élaboration régénératrice pourra s'accom-
plir activement, d'après une liberté philosophique désormais
inaltérable. Pour y mieux procéder, il importera que son essor
soit assisté par l'Association, à la fois philosophique et poli-
tique, que le dernier volume de mon ouvrage fondamental
annonça, en 1843, sous le titre caractéristique de Comité
poritif occidental. Siégeant surtout à Paris, il se compose,
dans son noyau primitif, de huit Français, sept Anglais, six
Allemands, cinq Italiens, et quatre Espagnols. Ce nombre
initial suffit pour que tous les éléments principaux de chaque
population occidentale s'y trouvent représentés. Ainsi, sa
partie germanique admettrait un Hollandais, un Prussien, un
Suédois, un Danois, un Bavarois, et un Autrichien. De même,
le Piémont, la Lombardie, la Toscane, l'État Romain, et le
pays Napolitain, y fourniraient les organes de l'Italie. Enfin,
la Catalogne, la Cas tille, l'Andalousie, et le Portugal, y ca-
ractériseraient assez la population ibérique.
Cette sorte de concile permanent de la nouvelle Église doit
à
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 385
admettre tous les éléments nécesaires du pouvoir modérateur,
et même il doit s'adjoindre ceux des organes du pouvoir direc-
teur dont la régénération personnelle est assez avancée pour
seconder dignement la rénovation universelle. Dès son début,
il comprendra donc des praticiens comme des théoriciens. La
coalition fondamentale entre les philosophes et les prolétaires
s'y manifestera surtout, sans exclure les autres adhésions sin-
cères, même émanées des classes en décadence. Pour corres-
pondre dignement à sa destination principale, il admet, à plus
forte raison, le troisième élément général du pouvoir modéra-
teur, le mieux apte à y représenter la prépondérance fondamen-
tale du cœur sur l'esprit. Aux trente membres précédents, il
faut donc joindre six dames d'élite, deux françaises et une de
chaque autre branche occidentale. Outre leur influence nor-
male, leur participation spéciale y devient indispensable pour
faire convenablement pénétrer le positivisme chez nos frères
méridionaux, suivant le noble office que je réservais à ma
sainte collègue, ravie d'avance au comité rénovateur où elle
eût si dignement siégé.
Pendant que les divers gouvernements nationaux maintien-
dront partout l'ordre matériel, ces libres précurseurs du ré-
gime final présideront à l'élaboration occidentale qui dissipera
graduellement l'interrègne spirituel, seul obstacle essentiel à la
régénération sociale. Ils devront donc seconder le développe-
ment et la propagation du positivisme, ainsi que son application
croissante, par tous les moyens honorables dont ils pourront
disposer. Outre l'enseignement, oral et écrit, populaire et phi-
losophique, ils s'efforceront surtout d'inaugurer autant que
possible le culte final de l'Humanité, déjà susceptible d'ébauche
immédiate, au moins quant au système de commémoration.
Leur influence politique pourra même indiquer directement
l'occidentalité caractéristique du nouveau régime, en faisant
386 fetSfÈHE t)E tOLITIQtiE *OHTIVE.
partout adopter Quelques mesures communes, dont Futilité est
reconnue depuis longtemps, mais qui n'ont jamais prévalu,
faute d'un organe central, supérieur aux rivalités nationales.
Telle serait surtout ri&stitution d'une marine occidentale,
noblement destinée, soit à l'universelle police des mers, soit
aut explorations théorique* Wi pratiques. Libtetnênt recrutée et
dotée dans ltt ciriq branches de là gfande famille, elle remplace-
rait dignement ufte admirable ch étaler ie maritime, tombée avec
le Catholicité. Son pavillon Constituerait naturellement la pre-
mière manifestation solennelle de la èommune devise positiviste*
Cette première mesure caractéristique en susciterait naturel^
lômeût une Seconde, dont l'importance n'est pas plus contestée,
et qui {Militant ti'à pu encote se réaliser, d'après l'anarchie
occidentale résultée de la décadence politique du catholicisme <
Elle consisterait à faire sanctionner, parles divers pouvoirs tfcm*
porëls, la monnaie commune destinée à faciliter, danà tout
l'Occident, lès transactions industrielles. Trois sphères, pesant
chacune cinquante grammes, respectivement formées d'ot, d'ar*
gent, et de platine, offriraient assez de variété pour Utte 6em->
blable destination. Le gfrand cercle parallèle à la petite base
plate y reproduirait la devise fondamentale. A son pôle, flgri-»
rerait l'immortel Charlemagûe, comme fondateur historique
de la république occidentale, dont le nom entourerait cette
vénérable image. Une telle mémoire, également chère à tout
l'Occident, fournirait, dans l'ancienne langue commune, la
dénomination usuelle de la monnaie universelle.
À cette double indication d'un service qui populariserait
bientôt le comité rénovateur, il serait ici superflu d'ajouter
aucune mention spéciale deâ diverses opérations qui se rap-
portent directement à sa principale destination. J'y dois pour-
tant signaler la libre fondation d'un collège occidental propre
à constituer le novau systématique d'une véritable classe con-
N
CONCLUSION OKWfclLALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 387
téniplative. Destinés au sacerdoce final, ces nouveaux philo-*
sophes devraient surtout se recruter parmi les prolétaires, suis
toutefois exclure aucune vocation réelle. Ils introduiraient l'en»
saignement septénaire du positivisme dans toutes les localités
disposées à l'accueillir. En outre, ils fourniraient de libres mi»*
sidimaires qui prêcheraient partout la doctrine universelle,
même hors des limites occidentales, suivant la marche indiquée
ci* dessous. Un tel office serait beaucoup secondé par les
voyages habituels des prolétaires positivistes.
Pour mieux concevoir cet enseignement transitoire, on peut
déjà consulter la seconde édition du Rapport sur l'École Poei*
tivey publié, dès 1849, par la Société Positiviste.
Outre ces diverses mesures spéciales, je dois ici indiquer
davantage une institution générale, également relative au ré-
gime normal et à la transition finale. Elle concerne le drapeau
systématique, à la fois occidental et national, dont la nécessité
se fait déjà sentir instinctivement pour remplacer partout des
emblèmes rétrogrades sans adopter aucune bannière anar-
chiqué. La transition organique ne serait pas dignement inau-
gurée si, dès sou début, on n'y voyait point prévaloir les cou-
leurs et les devises propres à l'état définitif.
Pour déterminer le drapeau politique, il faut d'abord conce-
voir la bannière religieuse. Tendue en tableau, elle représen-
tera, sur sa face blanche, le symbole de l'Humanité, personni-
fiée par une femme de trente ans, tenant son fils entre ses bras.
L'autre faoô contiendra la formule sacrée des positivistes :
L'Amour pour principe, t Ordre pour bote, et le Progrk pour
but, sur un fond vert, couleur naturelle de l'espérance, propre
aux emblèmes de l'avenir.
Cette même couleur convient seule au drapeau politique
commun à tout l'Occident. Devant flotter en pavillon, il ne
comporte aucune peinture, alors remplacée par la statuette de
388 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
l'Humanité, au sommet de son axe. La formule fondamentale
9*y décompose, sur les deux faces vertes, dans les deux devises
qui caractérisent le positivisme : l'une politique et scientifique,
Ordre et Progrès; l'autre morale et esthétique, Vivre pour
autrui. Si la première doit être préférée par les hommes, la
seconde convient seule aux femmes, qui pourront ainsi prendre
enfin une digne part à nos manifestations sociales.
De ce drapeau occidental, on déduit aisément celui qui dis-
tinguera chaque nationalité, en y ajoutant une simple bordure,
aux couleurs actuelles de la population correspondante. En
France, où doit surgir l'initiative décisive d'une telle innova-
tion, cette bordure offrirait donc nos trois couleurs, dans
Tordre maintenant usité, mais avec prépondérance du milieu
blanc, pour honorer notre ancien drapeau. L'uniformité et la
variété se trouvant ainsi combinées heureusement, la nouvelle
occidentalité annoncerait dignement son aptitude nécessaire à
respecter scrupuleusement jusqu'aux moindres nationalités,
dont chacune conserverait ses emblèmes propres sans altérer le
symbole commun. Tous les signes accessoires, qui partout dé-
rivent du drapeau principal, subiraient naturellement la même
transformation.
En proposant une telle symbolisation, proclamée, depuis
deux ans, dans mon cours hebdomadaire, j'indique ici la fonc-
tion la plus immédiate du comité positif, celle qui annoncerait
le mieux l'ensemble de sa libre intervention.
Quoique cette association régénératrice doive acquérir gra-
duellement une immense extension, il importe que son noyau
central reste toujours borné à ces trente-six membres primitifs,
sauf le double complément signalé ci-après. Chacun d'eux pour-
rait ensuite fonder, chez ses compatriotes, une corporation plus
nombreuse, susceptible elle-même d'un pareil mode d'accrois-
sement. Par ces affiliations successives, dont les degrés sont
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 389
presque illimités, on assurerait mieux l'unité et l'homogénéité
de l'Église positive, sans nuire à sa consistance ni à son activité.
La régénération finale serait assurée, quand cette adhésion
volontaire comprendrait la partie prépondérante de chaque
élément occidental.
Dans cette marche graduelle, les nombres assignés ici aux
diverses nationalités n'y représentent que le concours plus ou
moins prochain de leurs organes d'élite. Ce traité expliquera
l'ordre, un peu différent, suivant lequel, d'après 'l'ensemble du
passé, les cinq masses occidentales participeront au mouvement
positiviste. Il se distingue du précédent en ce que l'Italie s'y
élève au second rang, et l'Espagne au troisième; l'Angleterre
descendant au dernier. La troisième édition de mon Calendrier
Positiviste motive déjà cette importante modification, dont la
pleine justification appartient naturellement au quatrième vo-
lume de ce traité.
Ge mouvement décisif, qui doit finalement embrasser toute
notre espèce, recevra spontanément une première extension
normale, en passant, de l'Occident, aux populations dont il
fut la source moderne, et chez lesquelles l'indépendance poli*
tique n'a pu dénaturer la filiation sociale. A ce titre, le comité
occidental proprement dit s'adjoindra bientôt douze membres
coloniaux, quatre pour chacune des deux Amériques, deux pour
l'Inde, et deux pour l'Océanie, soit hollandaise, soit espagnole.
Ainsi parvenu à quarante-huit membres, le comité positif
complétera ensuite sa composition normale en s'incorporant
peu à peu douze associés extérieurs, destinés à y représenter
les diverses populations retardées. Chacune d'elles doit subir, à
son tour, la régénération finale, dont l'Occident prendra seu-
lement, sous la présidence française, l'initiative nécessaire. Il
importe beaucoup de ne point introduire trop tôt une telle
expansion, qui, mal conçue, altérerait la netteté et l'énergie
990 éWfiiËË ttf MUfflQtftt MMlv£.
dé l'impulsion rénovatrice. Maie il ne faut pas oublier {Ut lé
Grand-Être ne sef* pléineuiettt formé que d'après l'uitittAéUé
assimilation dé 00» organe* quelconques. Entre le Simple natio-
nalité, que le génie sodal de l'antiquité ne dépassa jamais, «l
l'Humanité définitive, le moyen âge a institué un ifltermédtaâte
tttp méconnu ftfajodttd'hui, èh fondant une libre oeridenfrHié.
HMNI premier devoir politisé constate maintenant à la féCOtt*
MtaflM waf dé* base* inébranlable*, en repaient l'anarehie eu*
eKéê par l'extinction du régime catholique et féodal. A nMèofe
que eef te systématisation s'aeeottfplirfr, elle indiquera partout
que rocridenlalité constitué seulement une dernière préparation
ftl* véritable Humanité, toujours pressentie dès notre berceau*
mais impossible jusqu'ici, même en idée, tant que le ttféoto*
gîsmô et la guetté ont prévalu. Les lois fondamentales de PéW-
lution humaine, qui posent la base philosophique du régime
final, conviennent nécessairement à tous les climats et I toutes
lé* racés, sauf de simples inégalités dé vitesse. Gés retards
explicables doitent se compenser désormais par un essor mieux
aystématisé, exempt des dangers et des oscillations propres à
la marche originale, laquelle ne pouvait être qu'empirique,
puisque son appréciation a seule indiqué la loi commune. Bn
exerçant désormais, envers nos frères arriérés, cette sage et
généreuse intervention, l'Occident ouvrira le plus noble champ
à l'art social, dignement fondé sur la science réelle, toujours
relatives sans être arbitraires, et jamais indiscrètes quoique
zélées, ces réactions naturelles, à la fois privées et publiques,
nationales et occidentales, constitueront un système moral et
politique très-supérieur au prosélytisme théologique ou mili-
taire. Elles susciteront un jour la principale occupation du
comité positif, quoiqu'il ne doive leur accorder d'abord qu'une
attention secondaire.
Cette extension graduelle commencera nécessairement par le
CONCLUSION GÉNÉRALE ftj DfcCOtmS PRÉLIMINAIRE. 99t
reste de la race blanche, partout supérieure au* dent autres.
Son incorporation finale au Grand-Être offrira trois phases es-
sentielles, deux monôthéiques et une pôlythéique, dont cha-
cune facilitera la suivante, et qui représenteront d'ailleurs k
propagation orientale du mouvement rénovateur.
Quoique l'immense agrégation russe soit restée étrangère à
l'initiation catholique et féodale que nous devons au môyeâ âgtf,
son christianisme, malgré la confusion fondamentale de deUX
puissances, l'érigé aujourd'hui efi avant-garde dé l'Orient mo-
nothéique. Le mouvement occidental y recevra sft première
extension décisive suivant deux intermédiaires naturel*, l'un
religieux, l'autre politique, la Grèce, et surtout la Pologne.
Cette propagation ne pourrait être gravement retardée que par
Une véritable séparation de ces appendices hétérogènes.
Après Une telle expansion, la rénovation finale s'étendra AUX
monothéistes musulmans, d'abord en Turquie, pute en Perde.
Le positivisme y trouvera naturellement des sympathies que le
catholicisme ne comportait pas, et qui sont déjà trèSH&ènsibléi.
Par une honorable transmission de la Science grecque, la civi-
lisation arabe figurera toujours parmi les éléments essentiels de
notre grande préparation au moyen âge.
Une dernière extension, dont les racines spontanées existent
déjà, incorporera au Grand-Être l'immense population poly-
thèiquë qui complète la race blanche. La persistance exception*
nelle du régime théocfatique n'empêchera pas le pasitivième de
trouver, dans l'Inde, sous l'assistance naturelle de la Perse, de
véritables points de contact. C'est le privilège nécessaire d'une
doctrine qui, toujours attentive à l'ensemble de l'évolution
humaine , sait apprécier dignement lefe plus antiques Systèmes
de sociabilité.
En ébauchant cefe trois degrés de propagation, le Comité
positif s'adjoindra la première moitié de ses associés exté-
392. amfan de politique positive.
rieurs, par l'admission successive d'un Grec, d'un Russe, d'an
Égyptien, d'un Turc, d'un Persan, et enfin d'un Hindou.
Malgré son polythéisme opiniâtre, la race jaune est partout
modifiée maintenant sous l'influence monothéique, soit chré-
tienne, soit surtout musulmane. D'après cette préparation spon-
tanée, le comité positif y pourra bientôt trouver asses d'adhé-
sion pour s'associer, presque à la fois, un Tatar, un Chinois, un
Japonais, et un Malais.
Il complétera enfin son organisation fondamentale en s'adjoi-
gnent deux représentants de la race noire, l'un émané de la
portion qui sut énergiquement briser un monstrueux esclavage,
l'autre de celle restée encore étrangère à l'ascendant occiden-
tal. Quoique notre orgueil suppose celle-ci condamnée à une
irrévocable stagnation, sa spontanéité la disposera mieux à
accueillir la seule philosophie qui puisse apprécier le fétichisme,
origine nécessaire de toute l'évolution préparatoire.
Le Comité positif atteindra probablement cette composition
finale de soixante membres avant la terminaison de l'interrègne
spirituel au centre du Grand-Être. Mais, quand même la réor-
ganisation temporelle seconderait ensuite, autant que possible,
cette vaste opération philosophique, les cinq phases nécessaires,
qu'offrira successivement une telle expansion, ne permettent
pas de la supposer décisive avant deux siècles. Toutefois, cet
office systématique comportera bientôt une efficacité croissante,
soit pour la préparation directe des populations retardées, soit
surtout en confirmant la famille d'élite dans sa nouvelle foi,
ainsi appelée à manifester son universalité caractéristique.
Sans attendre cette active comparaison avec toutes les phases
diverses du régime préliminaire, le régime final est assez carac-
térisé maintenant pour permettre à nos esprits et à nos cœurs
de commencer l'entière rénovation énergiquement préparée
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 393
par nos précurseurs révolutionnaires. Leur haine du passé les
empêchait de concevoir l'avenir. Désormais, au contraire,
l'esprit historique et le sentiment social se fortifient mutuelle-
ment. Toujours dominés par l'instinct de la continuité, sans
lequel la solidarité reste insuffisante, nous ne nous élançons
vers l'avenir qu'en nous appuyant sur le passé, dont notre culte
final honore toutes les phases. Loin de restreindre notre énergie
rénovatrice, cette sincère et complète justice, que nous seuls
pouvons rendre sans inconséquence, achève notre émancipa-
tion, en nous dispensant de toute concession actuelle envers
des systèmes épuisés. Appréciant mieux leur nature et leur
destination que ne peuvent le faire leurs empiriques sectateurs,
nous voyons, en chacun d'eux, une préparation, indispensable
mais passagère, au système définitif, qui doit remplir à la fois
tous ces offices partiels.
Comparée surtout à la dernière synthèse qui ait régi la fa*
mille d'élite, la systématisation nouvelle se présente déjà,
dans ce discours, simple prélude d'un grand traité, comme
plus réelle, plus complète, et plus durable. Toutes les qua-
lités propres à l'admirable régime du moyen âge sont consoli-
dées et perfectionnées par le positivisme, qui seul conduit
enfin l'esprit à accepter irrévocablement la juste domination
du cœur. Nos pieux et chevaleresques ancêtres ont, à nos
yeux, appliqué dignement la meilleure doctrine que comportât
leur temps. Ces éminents prédécesseurs se trouveraient aujour-
d'hui dans nos rangs, et y proclameraient la désuétude finale
de leur philosophie provisoire, graduellement dégénérée en
symbole de rétrogradation et source de discorde.
Parvenue à son entière unité, aussi spontanée que systéma-
tique, notre doctrine comporte maintenant un parallèle direct
qui fera sentir aux esprits droits et aux cœurs purs sa supério-
rité nécessaire , autant pour l'affection et l'imagination que
9M smtaui u pounQCB positive.
pour 1* raison et l'activité. L'ensemble de la vie, privée ou
publique, devient ainsi, encore davantage que sous le poly*-
théisme, nu véritable culte continu, toujours inspiré par
l'amour universel. Toutea las pensées, toua lea sentiments, et
tous lea aetea s'y rapportent sans effort à un même Grand-Ê^re,
éminemment réel, accessible, et sympathique» en tant que
eojnposé de saa propres adorateurs, quoique évidemment m+
périeur à chacun d'au. Sa seule notion résume l'ensemble dm
pape, mental et social, pomme supposant l'irrévocable 4éou-
douce dn.théologisme et 4e la guerre, incompatible avee tonte
véritable mlmnalité théorique et tpute activité vraiment cotn-
jnne. .Bn fciaiuit partout Revaloir la monde spontanée» flatte
raligian finale, ré génère directement la philosophie» k poésie, et
Je politique» .toujours conjurées, sabrant leur vraie connanté*
à étudier» célébrer, et servir l'Humanité, l'être le plus relatif
et le p||ie perfectible. Ainsi devenue synthétique, la science
réette se senotifie en conatruiaant» d'après l'ensemble des tais
extérieures jsi intérieures , la base objective qui seule peut
contenir la fluctuation naturelle de noa opinions, la versatilité
de noa sentiments, et l'irrésolution de nos desseins. Invertie
enfin de son office social, la poésie devient à jamais l'occupa*
tkm favorite de toutes les intelligences, en idéalisapt toua les
aspects du Orandr&tre popr lui exprimer dignement une gra-
titude publique et privée d'où nous retirons une intime amé-
lioration.
Mais, en développant tout le charme propre à cette étude et
à cette célébration, la nouvelle religion, toujours caractérisée
par la réalité et l'utilité, ne comportera aucune dégénération
ascétique ni quiétiste. L'amour qui y préside ne saurait être
passif : il ne stimule la raison, et surtout l'imagination, jqne
pour pûeux diriger l'activité, d'où émana la positivité, étendue
«qraite an 4omaiue eontemplatif et enfin à la vie affective.
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOUB6 MUÉ LIMINAIRE. 390
Notre existence est ainsi vouée au perfectionnement continu de
Tordre naturel, d'abord quant i notre condition matérielle;
puis quant à notre propre nature, physique, intellectuelle, et
morale. Son but caractéristique consiste dès lors dans le pro-
grès moral, à la Cois personnel, domestique, et social, comme
principale source du bonheur privé et du bien publie. Enfin
subordonnée à la morale, la politique devient donc cotre art
fondamental , pour consacrer tous nos efforts au service du
véritable Être--Suprème, suivant l'ensemble de ses propres lois
naturelles.
Le régime de l'antiquité , surtout romaine , eut pour prin-
cipal mérite l'active prépondérance de la vie publique, d'après
le mode et le degré 4* coopération convenables à cet état
initial roù l'existence domestique pe pouvait encore se régler
digsament. Au moyen âge, le catholicisme commença lo. systé-
matisation directe de la morale universelle, en s'attaefaant sur-
tout à la vie privée, dont toutes les affections essentielles
furent soumises à une admirable discipline, remontant enfin
jusqu'aux sources intimes de nos vices et de nos vertus. Hais l'in*
aptitude sociale de la doctrine dirigeante ne permit alors qu'une
solution contradictoire, où l'on s'efforçait de comprimer la per-*
sonnalité , tout en détournant les hommes de la vie publique ,
pour vouer chaque existence h .la poursuite égoïste d'un but
chimérique. Toute l'efficacité passagère de cette grande tenta-
tive résulta d'une première séparation entre le pouvoir moral et
le pouvoir politique, toujours confondus ehes les anciens. Or,
une telle division, résultat empirique.de l'ensemble de la si*
tuation, dut alors avorter, comme aussi contraire à l'esprit de
la doctrine qu'au mode de sociabilité. Malgré les sympathie*
féminines, le régime catholique , où manquait l'énergique as-
sistance des prolétaires, succomba bientôt sous l'usurpation
temporelle, secondée parla dégénérafcoa sacerdotale*
396 SYSTÈME DE POUTIQUB, POSITIVE.
Cette ébauché prématurée ne peut être dignement reprise et
pleinement réalisée que dans le régime positif, qui combine
le génie social de l'antiquité avec celui du moyen âge pour
-accomplir le grand programme politique de la Convention.
La religion finale pose directement le saint problème humain,
la prépondérance habituelle de la sociabilité sur la personnalité.
Autant que le comporte l'extrême imperfection de notre nature
morale, elle le résout d'après l'essor général et continu des af-
fections de famille, qui constituent la seule transition réelle des
instincts égoïstes aux sympathies universelles. Pour consolider
et développer cette solution radicale, elle établit enfin la sépara-
tion normale, à la fois intellectuelle et sociale, entre le pouvoir
théorique et le pouvoir pratique : l'un, général et consultatif,
ne préside qu'à l'éducation ; l'autre, spécial et impératif, dirige
toujours l'action. Tous les éléments sociaux qui sont naturelle-
ment exclus du gouvernement proprement dit deviennent les
garants nécessaires de cette constitution fondamentale. Organes
systématiques du pouvoir modérateur, les prêtres de l'Humanité
pourront toujours compter sur l'adhésion féminine et l'assis-
tance populaire , dans leurs luttes légitimes contre le pouvoir
directeur. Mais ce double appui ne sera jamais acquis qu'à
celui qui, aux conditions intellectuelles prescrites par la nature
de l'art à régénérer, saura joindre les qualités morales encore
plus indispensables, en prouvant un cœuir aussi sympathique que
celui de la femme et aussi énergique que celui du prolétaire. La
première garantie d'une telle aptitude consiste dans une sincère
renonciation au commandement et même à la richesse. Alors
la religion nouvelle se substituera définitivement à l'ancienne,
comme remplissant mieux toute sa destination réelle, tant so-
ciale que mentale. Tombé à jamais dans le simple domaine de
l'histoire, après le polythéisme et le fétichisme, le monothéisme
sera incorporé avec eux au système universel de commémoration
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 397
•
où le vrai Grand-Être rendra toujours un juste hommage à ses
divers précurseurs.
Ce n'est donc plus seulement au nom de la raison développée
que les positivistes doivent aujourd'hui pousser tous les sec*
taires équivoques à choisir enfin entre l'absolu et le relatif,
entre la vaine recherche des causes et l'étude réelle des lois,
entre le régime des volontés arbitraires et celui des nécessités
démontrables. Désormais, ce sera surtout le sentiment qui pro-
noncera sur une concurrence destinée à faire prévaloir la vraie
sociabilité.
Le monothéisme se trouve aujourd'hui , en Occident, aussi
épuisé et aussi corrupteur que Tétait le polythéisme quinie
siècles auparavant. Depuis l'irréparable déclin de la discipline
qui constitua sa principale efficacité morale, sa doctrine si
vantée n'aboutit plus qu'à souiller le cœur par une immense
cupidité, et à dégrader le caractère par une servile ter-
reur. Toujours hostile à l'imagination, il la força de rétrogra-
der vers le polythéisme et le fétichisme, seules bases possi-
bles de la poésie théologique. Il ne put jamais consacrer sin-
cèrement la vie active, qui n'a surgi qu'en l'éludant ou en le
neutralisant. Aujourd'hui , il s'oppose directement à la plus
noble activité , celle qui nous pousse à régénérer l'état social ,
où sa vaine providence empêche de concevoir aucune véritable
loi, susceptible de permettre une prévision rationnelle, pour pré-
sider à une sage intervention.
Ses sectateurs sincères renonceront bientôt à régir un monde
où ils se proclament étrangers. Le nouvel Être-Suprême n'est
pas moins jaloux que l'ancien : il n'admet point des serviteurs
subordonnés à d'autres maîtres. Mais les plus actifs théologistes,
monarchiques, aristocratiques, ou même démagogiques, man-
quent, depuis longtemps, de bonne foi. Leur Dieu est devenu
le chef nominal d'une conspiration hypocrite, désormais plus
30
398 SÏOTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
ridicule qu'odieuse! qui s'efforce de détourner le peuple de
toutes les grandes améliorations sociales en lui prêchant une chi-
mérique compensation , déjà discréditée auprès des prolétaires
occidentaux, surtout parisiens. Chaque tendance théologique,
catholique, protestante, ou déiste, concourt règlement à pro-
longer et aggraver l'anarchie morale, en empêchant l'ascendant
décisif du sentiment social at.de l'esprit d'ensemble, qui seuls
peuvent reproduire des convictions fixes et des mœurs pro-
noncées. Il n'y a pas maintenant d'utopie subversive qui ne
prenne sa base ou sa sanction dans le monothéisme. Le catho-
licisme a lui-même perdu le pouvoir de contenir, chez ses prin-
cipaux oogones, le dévoloppen&ent spontané des diverses aber-
rations révolutionnaires.
C'est donc au nom de l'ordre , encore plus que du progrès,
que nous sommons tous ceux qui veulent sortir d'une désastreuse
fluctuation , mentato et momie , de se prononcer nettement
entre le théologiime et k positivisme. 11 n'y a plus aujourd'hui
que deux camps : l'un, rétrograde et anarchique, où Dieu pré-
side confusément; l'autre, organique et progressif, systémati-
quement dévoué à l'Humanité.
En concentrant toute notre sollicitude sur l'existence réelle,
, nous lui attribuerons son entière extension, non .seulement pré-
sente, mais aussi passée, et même future, toujours soumise à une
seule loi fondamentale,qui nous permetd'en saisir familièrement
l'ensemble. Plaçant notre principal bonheur dans l'amour uni-
versel, nous vivrons le plus possible pour autrui, en liant pro-
fondément la vie privée à la vie publique, d'après un culte es-
thétique dignement subordonné au dogme scientifique. Après
avoir ainsi développé, charmé, .et sanctifié notre existence tem-
poraire, npus aurons mérité une éternelle incorporation au
ftrand^Être , qui se compose nécessairement de tous les élé-
ments honorables. L'ensemble de pon culte nous aura fait sentir
CONCLUSION GÉNÉRALE DU DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 399
l'intime réalité et la douceur incomparable d'une telle identifi-
cation , inconnue à tous ceux qu'un théologisme quelconque
empêche à la fois de concevoir un avenir certain et d'apprécier
une sincère abnégation.
PIN DU DISCOURS PRELIMINAIRE.
I V
SYSTÈME
DE
POLITIQUE POSITIVE
INTRODUCTION FONDAMENTALE,
A LA FOIS SQEHTIFIQUB R LOGIQUE,
CHAPITRE PREMIER.
AmÉGUTION GÉRÉMLB DB CBTTB MTlODCCTIOfV.
D'après [l'ensemble du Discours précédent , l'élite de notre
espèce a maintenant achevé son initiation nécessaire, et doit
commencer à construire son régime définitif, dont les bases
systématiques sont assez déterminées. L'épuisement radical du
théologisme et de la guerre permet, et même exige, l'avéne-
ment direct de l'état rationnel et pacifique, qui seul convient
pleinement à la nature humaine , et vers lequel convergèrent
de plus en plus toutes les évolutions antérieures. Au règne
402 SYSTÈME Df W^rtQim POSITIVE.
provisoire de Dieu, il faut enfin substituer le règne irrévocable
de l'Humanité, unique issue de la crise fatale qui, depuis deux
générations, lait toujours osciller l'Occident entre l'anarchie et
la rétrogradation, également liées désormais au principe
théologique.
Cette intime reconstruction consiste surtout à coordonner
profondément les trois modes essentiels de notre existence, pu-
blique ou privée , qui jamais ne furent assez combinés après
l'antique rupture de l'unité préliminaire, bientôt oppressive,
instituée par la théocratie initiale. La vie spéculative , la vie
active , et là vie aftftfWe * dMihrrfùt fcitt^Vs&ëiLt , chei nos
trois séries d'ancêtres occidentaux, une prépondérance trop
exclusive, d'abtttt Itidis^etrtinMfc I Ièu* ëssot respectif, mais
ensuite incompatible avec leur harmonie mutuelle. D'après
cette triple préparation, il est temps de fonder une synthèse
complète et définitive, à U fôll plQI favorable à l'intelligence,
à l'activité , et au sentiment , que ne le furent séparément la
civilisation grecque, la sociabilité romaine, et la discipline ca-
tholico-féodale. Eri côtlta&àilt 14 fcù£fénlàtie que l'antiquité
accorda finalement à l'action sur la contemplation, il faut sys-
tématiser aussi la tendance spontaûée du moyen âge à les sub-
ordonner toutes deux à l'affection, seule source normale de
l'unité humaine.
Toutes ces conditions fondamentales sont également remplies
par la feligîôù démoàttéè qui Viéirf aujourd'hui frèrfiptaèetf la
religion révélée, de même qtiè celle-ci succéda, quinze «iêdeg
auparavant, à la religion inspirée. Gomme la religion prélimi-
naire et la religion transitoire, cette religion finale comptetid
à la fois trois parties distinctes quoique solidaires , le dogme ,
le régime, et le culte. Elles concernent respectivement ilos
trois ordres connexes d'attributs fondamentaux, pensées,
actes, et sentiments. Par suite , elles caractérisent nos trois
INTRODUCTION FONDAMENTALE* *- OHAPlfU PREMIER. 408
grande» constructions continues, la philosophie, la politique,,
et la poésie*
Malgré lent eonnerfité nécesèaire, leur systématisation ne
jaunit être simultanée. Soit pour régler, soit pour rallier,
toute religion doit subordonner l'ensemble do notre existence
à une puissance extérieure , Elle doit donc apprécier d'abord ce
maître suprême , afin de déterminer ensuite la conduite qu'il
prescrit et là vénération qu'il comporte. Ainsi, le régime sup-
pose le dogme, et le culte résulte de tous deux, pour consoli-
der nos croyances et nos devoirs par leur liaison continue avec
lés affections (Jui nous dominent. Cette marche naturelle préva»
lut toujours, même quand la religion se rattachait à des êtres
purement fictifs, dont les premières notions furent spontanées;
À plus forte raison, oonvkot-elle à la religion finale, relatifs
à Une existence profondément réelle , mais tràs«6ompliquée et
longtemps inappréciable. Si donc la théocratie et la théolatrie
reposèrent sur la tMàhgie1 la sociologie constitue certainement
la base systématique de la tociocratà (1) et de la socio latrie.
Quoique l'élaboration du dogme doive d'abord prévaloir,
(!) J'ai d'abord regretté là composition hybride de ces trois termes indispsn*
ssHès, Quoiqu'elle soit évidemment motivée par l'insuffisance spéciale des
racines purement grecques. Mais j'ai ensuite reoonnu que cette imperfection
grammaticale trouve une heureuse compensation dans l'aptitude directe d'une
telle structure à rappeler toujours le concours historique des deux sources
antiques, l'une sociale, l'autre mentale, de la civilisation moderne. LTiybri-
dité n'a point empêché d'admettre plusieurs termes systématiques dont le
besoin se faisait sentir, comme minéralogie, etc. A plus forte raison, ne
peut-elle entraver l'introduction de noms ainsi doués, par leur formation
même, d'une éminente propriété philosophique. Déjà tous les penseurs oc-
cidentaux ont accepté, d'après mon ouvrage fondamental, le mot de sociolo-
gie* «l'espère obtenir bientôt un pareil accueil pour les expressions connexes
de sociocratie et socio latrie, dont l'usage va devenir encore plus nécessaire, et
qu'adoptèrent sans difficulté les nombreux auditeurs de mon cours philoso-
phique sur l'histoire générale de l'humanité.
404 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
elle demeure insuffisante tant qu'elle ne fournit pas spontané-
ment des indications directes envers le régime et même le
culte. Nos saines conceptions étant finalement destinées à ré-
gler nos actions et nos sentiments, «ette aptitude constitue
toujours le meilleur critérium de leur propre maturité. Jusqu'à
une telle épreuve, notre intelligence persiste encore dans l'é-
tat scientifique ou philosophique, qui, chez les modernes sur-
tout, précède et prépare le véritable état religieux. Mon
second traité sera donc souvent sociocratique , et même socio-
latrique , sans cesser jamais d'être directement consacré à la
sociologie proprement dite. Le discours préliminaire caracté-
rise assez cette application décisive , qui sera spécialement dé-
veloppée dans le volume final. Quand la systématisation du
dogme positiviste aura ainsi fondé la religion de l'Humanité ,
le régime et le culte deviendront, à leur tour, l'objet direct et
principal de tous les travaux ultérieurs, qui pourront d'ailleurs
susciter accessoirement de nouvelles élaborations sociologi-
ques. Mais ils ne doivent ici figurer qu'à titre d'épreuve conti-
nue pour l'appréciation essentielle des travaux dogmatiques.
Ces réactions spontanées sur le régime et le culte ne tendent
pas seulement à consolider notre construction actuelle , en la
dirigeant mieux vers sa constante destination; elles doivent
aussi la seconder beaucoup par la puissante stimulation qu'elles
impriment à l'intelligence, ainsi rappelée souvent au noble sen-
timent direct de son efficacité morale ou sociale. La haute
rationnante de tels procédés philosophiques résulte de leur évi-
dente conformité avec le génie éminemment synthétique qui
convient à toute religion , et qui doit surtout caractériser la
religion finale, destinée à instituer, entre tous les modes de
notre existence, une liaison plus complète et plus homogène.
Toute manifestation opportune de cette intime solidarité ac-
quiert aujourd'hui une nouvelle importance, afin de mieux
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE PREMIER. 405
échapper à un déplorable régime de dispersion empirique.
Quoique la longue insurrection moderne de l'esprit contre le
cœur soit essentiellement terminée par la récente création de
la vraie science sociale, elle a partout laissé de profondes ha-
bitudes, qui ne peuvent céder qu'à un suffisant exercice in-
verse. Le positivisme doit donc s'attacher maintenant à déve-
lopper, autant que possible, non-seulement l'efficacité morale
de l'intelligence, mais aussi l'aptitude, plus méconnue et non
moins précieuse, que possède le sentiment pour exciter et
même inspirer la raison. Cette sainte réaction, si familière au
moyen âge, malgré l'imperfection des croyances, convient en-
core mieux à la religion démontrée, où l'ancien domaine de la
grâce surnaturelle se trouve assujetti, comme tous les autres
phénomènes, à des lois appréciables, qui deviennent le princi-
pal objet de la vraie philosophie.
D'un autre côté, l'urgence actuelle d'une semblable connexité
coïncide heureusement avec l'impulsion fondamentale qui ré-
sulte, à cet égard, de la situation occidentale. Car, le nouveau
règne de l'esprit d'ensemble surgit aujourd'hui sous l'irrésistible
ascendant du vrai sentiment social. J'ai assez expliqué déjà la
puissante participation de cette influence politique à l'avéne-
ment, et même à la formation, de la philosophie positive. Main-
tenant que cette philosophie, d'abord émanée de la science,
s'élève enfin à la suprême dignité de religion, son essor habi-
tuel comporte encore mieux une telle impulsion, qui annoncera
spontanément la subordination normale de l'intelligence à la
sociabilité. Il faut donc compter beaucoup sur cette énergique
assistance des besoins moraux et politiques pour prévenir et
rectifier, dans la nouvelle construction dogmatique, les stériles
divagations et l'orgueilleuse inertie où tend souvent l'esprit
théorique, surtout en un temps aussi anarchique. Le positivisme
ne peut surmonter l'immense opposition qu'il éprouve aujour-
406 SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
d'hui que par le concours de l'adhésion prolétaire avec la sanc-
tion féminine. Ûr, ce double appui décisif ne saurait lui être
aéqtiis et maintenu qbe d'après sa constante préoeoupation de
la haute mission sociale qui, hors de la disse contemplative,
doit constituer tout son mérite réel.
C'est ainsi qu'une impérieuse situation pousse de plus en plus
les vrais penseurs occidentaux à systématiser enfin la logique
positive, en appliquant à la solution graduelle des plu» grand*
problèmes la combinaison continué des divers modes rationnels
consacrés par l'ensemble du passé humain. Pendant les trois âges
de notre longue enfance, le fétichismey le polythéisme et le mo-
nothéisme ont respectivement développé, pour l'élaboration
spontanée dé nos spéculations abstraites et générales, la puis*
sancè des Sentiments, l'efficacité des images, et l'aptitude des
signes naturels ou artificiels. Mais cette culture partielle fut tou-
jours trop exclusive, et ne pouvait que prépare* spontanément
l'état normal dé la raison humaine. Depuis la fin du moyen âge,
l'orgueil métaphysique ou scientifique a même restreint le titre
de Logique au dernier de ces trois modes universels* comme le
plus propre à la déduction, quoiqu'il convienne moins à Tin*
duction, et que d'ailleurs sa popularité soit beaucoup moindre.
AU lieu de cette vaine séparation entre la logique des femmes
ou des prolétaires, celle des poètes, et celle des philosophes ou
des savants, la religion finale vient aujourd'hui instituer une
irrévocable combinaison de tous les moyens réguliers que com-
porte notre nature pour découvrir les lois extérieures. Une pro-
fonde connaissance de l'homme et de l'humanité justifie donc
l'emploi logique du sentiment, qui fut le principal appui spon-
tané de la raison naissante. D'après le consensus universel qui
caractérise l'organisme, un grossier matérialisme, qui domine
encore les spéculations occidentales, a souvent prôné l'efficacité
des saines pratiques corporelles pour seconder le travail intel-
INTRODUCTION fttft&AMEFttÂLEl. — CHAPÎTRK PREMIER, 407
lectuel. Mais il disposé à méconnaître la vertu nécessairement
supérieure des bonnes impulsions morales, si eoàmranément
sentie au moyen âge, et que les seuls mystique* ont ensuite api
préciée dignement. L'influencé mutuelle des divers organes cô«
rébranx doit pourtant être plus directe et plus puissante queceiter
d'organes appartenant à ded appareils différents. Aussi là reli-
gion démontrée, toujours attentive à l'ensemble de notre exis*
tence, nous familiarise*a*t-elle bientôt, encore plus «fu'au moyen
âgé, avec l'usage intellectuel dé l'affection, tout en dénratoppant
beàuèôup la réaction sentitùentale dé la raison k Cette doublé
tendance dévient aujourd'hui un féiultat naturel et croissant dé
l'assujettissement des phénomènes sociaux à de véritables lent,
combiné avec les irrésistibles exigences d'une situation qui ta-
mèttô sans cesse la sollicitude universelle ver* les questions les
plùÉ itopôïtàntes et les plus difficiles.
L'ensemble des considérations précédentes semblé d'ftbort
ne convenir qu'à l'élaboration directe dé la sociologie ptopn»*
ment dite, sans être déjà applicable à l'introduétiotl fénfataMn-
tale qu'il s'agit ici dé systématiser. Mais un exafflén plus Réfléchi
montre, au contraire, que ce nouveau régime logique est sut"
tout nécessaire pour cet indispensable préambule dé ma grande
construction dogmatique. La réaction mentale du sentiment n'A
guère besoin d'être spécialement invoquée dans l'étude finale
de la sociologie, où la nature du sujet l'Introduit nécessairement.
Il en doit être autrement envers lès sciences préliminaires, dont
les spéculations plus abstraites et moins nobles paraissent re*
pousser un tel secours. Cette influence universelle y devient
pourtant plus indispensable, surtout aujourd'hui, pouf y faire
prévaloir leur vrai caractère et leur destination réelle, que l'es*
prit théorique y est plus disposé à méconnaître OU à négliger.
Au fond, la systématisation qu'il faut ici leur appliquer consiste
surtout à y ramener dignement l'intelligence au service continu
408 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
de la sociabilité, dont elle s'est tant écartée pendant l'irréli-
gieux interrègne qui nous sépare du moyen âge. Rien n'était
donc plus opportun que d'y recommander d'abord, au nom de
la religion démontrée, la substitution définitive du régime con-
vergent au régime divergent. Par là, ce grand précepte logique
constitue lui-même un exemple décisif de la réaction normale
du sentiment sur l'intelligence.
Après cette indispensable explication générale, je dois traiter
directement le sujet propre du chapitre actuel, en appréciant
d'abord la destination caractéristique, ensuite la nature spécu-
lative, et enfin la marche systématique, de l'introduction fon-
damentale qui convient à la sociologie.
La religion finale exige seule un tel préambule, dont la religion
primitive fut dispensée en vertu de sa spontanéité nécessaire.
Pour en apprécier le besoin, et par suite la destination, il suffit
de caractériser les principales différences entre le nouveau
Grand-Être et l'ancien.
Celui-ci fut toujours simple et absolu, surtout depuis l'établis-
sement de l'unité théologique. Au contraire, le véritable Être-
Suprême est, par sa nature, relatif et composé. De là résultent
nécessairement l'omnipotence de l'un et l'intime dépendance de
l'autre, sources respectives des destinées, provisoire ou défini-
tive, propres aux deux systèmes religieux.
En effet, cette complète autocratie rendait la conception de
Dieu profondément contradictoire, et par suite temporaire. Car,
un examen approfondi nous interdit de concilier une telle toute-
puissance, soit avec une intelligence sans bornes, soit avec une
bonté infinie. Outre que nos vraies méditations ne constituent
qu'un prolongement de nos observations, elles ne sont desti-
nées qu'à suppléer à leur insuffisance. Si nous pouvions toujours
nous placer dans les circonstances les plus favorables à nos re-
cherches, nous n'aurions aucun besoin d'intelligence, et nous
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE PREMIER. 4#}
apprécierions tout par simple inspection. L'omnipotent exclut
donc l'omniscience. Son incompatibilité avec une parfaite bonté
est encore plus directe et plus évidente. Tous nos desseins
réels, et par suite tout le cours de nos sentiments, se rappor-
tent, en effet, à nos divers obstacles fondamentaux, pour nous
adapter aux uns et modifier les autres. Les volontés d'un être
qui serait vraiment tout-puissant se réduiraient donc à de purs
caprices, qui ne comporteraient aucune véritable sagesse, tou-
jours relative à une nécessité extérieure d'approprier les moyens
au but.
Ces contradictions radicales furent naturellement dissimulées
- et longtemps contenues sous le polythéisme, qui constitue, à tous
égards, le principal des trois états théologiques. Mais, quand le
monothéisme eut prévalu, elles ne tardèrent point à tourmenter
tous les penseurs énergiques. L'impossibilité d'y échapper au-
rait bientôt discrédité ces dogmes précaires, si leur application
morale et sociale n'avait justement préoccupé la plupart des es-
prits. D'un autre côté, cette application même tendait à foire
mieux ressortir la profonde incohérence de la doctrine diri-
geante. Car le type divin, que la logique nous poussait ainsi à
caractériser par la seule omnipotence, ne pouvait plus repré-
senter assez le type humain, si nettement distingué par la com-
binaison de l'activité avec le sentiment et la raison. Aussi des
doutes insurmontables surgirent-ils aussitôt que l'examen devint
possible. Le monothéisme pouvait d'autant moins s'y soustraire
que, dans sa lutte initiale contre le polythéisme, il avait dû in-
voquer et consacrer l'usage religieux du raisonnement, qu'il put,
à son tour, encore moins soutenir.
Par un contraste nécessaire, la supériorité réelle de la nou-
velle religion tient surtout à la dépendance fondamentale qu'on
reproche aujourd'hui à l'être qui en devient l'objet. Elle est ainsi
assurée directement d'une durée aussi prolongée que celle de
\
\HQ système de politique positive.
l'existence correspondante. La suprématie de notre vrai Grand-
Être reste purement relative à nos recherches et à nos besoins.
On peut, sans doute, concevoir que, même sans sortir de notre
monde, il existe, sur quelque autre planète, un organisme en-
core plus éminent. Mais, outre que nous n'en pouvons rien sa-
voir, cette question demeurera toujours aussi oiseuse qu'ina-
bordable, puisqu'un tel être n'affecterait aucunement nos
destinées. Si nous n'avons pas vraiment besoin de toutes les no-
tions qui nous sont effectivement accessibles, nous sommes, au
contraire, certains de connaître tôt ou tard ce qui nous inté-
resse véritablement comme agissant sur nous, cette influence
quelconque nous fournissant dès lors une base d'appréciation.
Écartant donc toute vaine comparaison des divers Grands-Êtres
qui peuvent exister, il nous suffit de reconnaître que le nôtre est
supérieur à toutes les existences qui nous deviennent apprécia-
bles. Nous sentons d'ailleurs que nos destinées sont néoessai-
» rement subordonnées à la sienne, qui constitue ainsi le princi-
pal objet de tous nos travaux.
D'après cette double conviction, on peut aisément constater
qu'une telle restriction de puissance devient la source directe
de la supériorité générale, surtout morale et sociale, du règne
de l'Humanité sur celui de Dieu.
L'harmonie de cette suprême existence avec celles qu'elle
doit régir n'a pas besoin d'explication, puisqu'elle ressort aus-
sitôt de sa propre composition. Cette première condition d'effi-
cacité était, au contraire, difficile pour le théologisme, qui n'y
put satisfaire qu'en humanisant ses types, même sous le mono-
théisme. Quant à la prépondérance qui complète cette homo-
généité, la moindre réflexion la démontre spontanément aux
plus orgueilleux sujets. En considérant combien toutes les par-
ties de son existence réelle, physique ou morale, dépendent des
temps et des lieux, chacun se sent irrésistiblement dominé par
/
f
/
(
f
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE PREMIER. 4M
le vrai Grand-Être, dont sa réaction personnelle ne jyjj^lBodi-
fier l'empire qu'entre des limites fort étroites, Maiscet ascen-
dant ne se borne point à la seule supériorité de puissance que
procurent l'étendue et la durée. Il consiste davantage dans la
prééminence intellectuelle et surtout morale. Car, l'Humanité
ne se compose pas réellement 4e tous les individus ou groupes
humains, passés, présents, et futurs, indifféremment agglomérés*
Aucun véritable ensemble ne pouvant résulter que d'éléments
vraiment associables, le nouveau Grand -Être ne se forme que
par le concours, dans le «temps ou dans l'espace, des existences
suffisamment assimilables, enexcluant celles qui ne furent qu'un
fardeau pçur notre espèce. C'est surtout à ce titré qp'il est es-
sentiellement composé -de morts, qui, d'ordinaire, sont les seuls
pleinement -jugeablçs, outre leur croissante supériorité numéri-
que. L'admission des vivaats n'y sera presque jamais que pro-
visoire^ afin ^accomplir l'épreuve qui, d'après l'ensemble de
leur vie objeotive, leur procurera ou leur interdira une irrévo-
cable incorporation subjective. Tous ses vrais éléments sont
donc nécessairement honorables. Us .ne peuvent d'ailleurs se
combiner qne par leurs nobles aspects, en écartant, du souvenir
final de chacun d'eux, toutes les imperfections qui, pendant leur
première vie, les poussaient à la discordance. Quand la poésie
régénérée aura fait assez sentir cette double propriété, la supé-
riorité nécessaire du nouveau Grand-Être envers ses propres
adorateurs deviendra aussi incontestable par l'intelligence et
d'amour qu'elle l'est déjà par la puissance. Ainsi, dans sa con-
l. struction du principal type religieux, le dogme positiviste réalise
, naturellement cette indispensable combinaison entre l'homogé-
' néité et la prépondérance que chercha péniblement le dogme
catholique par l'insuffisante fiction du Christ.
Gela posé, pour mieux apprécier l'aptitude religieuse du nou-
f veau Grand-Être, il faut d'abord caractériser la dépendance
V
\
.*
V
SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
d'où eïter^sulte, ce qui fera directement ressortir k destination
générale delfatroduction fondamentale qu'exige k sociologie
systématique.
L'Humanité est assujettie, dans sa constitution et dus son
développement, à des lois naturelles qui lui sont propres, et
sur lesquelles repose dogmatiquement k religion finale. Cet
.lois, vraiment irréductibles à d'autres, sont les plus particulières
et les plus compliquées de toutes les lois fondamentales* Leur
étude rationnelle, statique et dynamique, forme l'objet direet
et essentiel de ce Traité, dont les second et troisième volumes
lui seront entièrement consacrés. Mais, avant d'y prooédiK,
il finit apprécier ici l'immense préambule systématique sans le-
quel cette construction ne composterait aucune constatants
scientifique ni logique. La sociologie ne peut jamais devenir,
comme le fut d'abord k théologie, une doctrine isolée et pri-
mitive, indépendante de toute autre. Elle sera toujours précédés
et préparée, pour l'initiation méthodique comme dans révéla-
tion originale, par l'ensemble des notions relatives aux divers
phénomènes plus généraux et moins compliqués. y
Outre ses lois propres, le vrai Grand-Être subit, te effet,
l'empire nécessaire des lois communes à toutes les exidtynesi
connues, même inorganiques. D'après sa réalité caractâNi-
que, il est encore plus relatif que tous les êtres moins 4*
nents. Gomme tout autre organisme, mais à un degré supéri<
son existence reste toujours subordonnée à deux sortes de ci
ditions essentielles : les unes, extérieures, se rapportent au m]
lieu où il se développe ; les autres, intérieures, concernent le*
éléments dont il est composé. La connaissance du théâtre el
celle de l'agent ne suffisent pas, sans doute, pour dispenser]
jamais d'une étude directe de l'évolution humaine ; mais elles
lui préparent des bases indispensables, et même elles en con-
tiennent les germes systématiques.
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — - CHAPITRE PREMIER^ 413
Entre ces deux ordres de conditions prélimigjjlfes, il existe
une harmonie nécessaire, qui sera directement appréciée dans
la troisième partie de ce chapitre, en déterminant la marche
rationnelle des sciences correspondantes. Nous ne devons, en
ce moment, considérer que leur ensemble total, pour carac-
tériser! en général, son efficacité religieuse, qui sanctifiera fi-
nalement des études dépourvues jusqu'à présent de toute mo-
ralité propre.
Il serait ici superflu de considérer l'intime dépendance ma-
térielle qui en résulte évidemment chez le Grand-Être, dont
l'activité continue dérive surtout d'une telle nécessité. L'exa-
men actuel doit seulement concerner l'influence, plus éminente
et moins comprise, qu'exerce cette double dépendance sur les
fonctions supérieures de l'Humanité, envisagée d'abord quant
à l'intelligence qui guide sa marche, et ensuite quant à la so-
ciabilité qui maintient son existence. On appréciera ainsi la
profonde aptitude religieuse de ces dogmes préliminaires,
d'une part pour régler, d'une autre part pour rallier.
Le plus grand des biologistes se formait encore, au début de
ce siècle, des idées radicalement fausses sur le prétendu anta-
gonisme des corps vivants envers leurs milieux inorganiques,
généraux ou spéciaux. Mais, au lieu de ce conflit, on a reconnu
bientôt que cette relation nécessaire constitue une condition
fondamentale de la vie réelle, dont la notion systématique
consiste dans une intime conciliation permanente entre la
spontanéité intérieure et la fatalité extérieure. Néanmoins, on
est encore loin de concevoir dignement ce grand concours qui
domine naturellement l'ensemble de nos spéculations posi-
tives.
On a confusément senti que, pour notre vie intellectuelle
comme pour la simple existence matérielle, notre dépendance
envers le monde extérieur devient à la fois une source d'ali-
31
SYSTDB ME VOUIKJHE IHNHflVE*
mentation erïftéme de stimulation envers la raison et l'activité-
Mais il reste à caractériser convenablement sa tendance, «roi*
pfais directe et pins indispensable à régler nés plus hautes
fonctions, dont le cours spontané serait, sans cette fetelHé,
entièrement désordonné*
Tonte notre existcaee réelle repose nécessairement sur 1W-
sojetâssement devions les phénomènes quelconques à des Ma
invariables. Sans cette constance des diverses relations natu-
relles, on ne saurait concevoir aucune marche suivie dans nos
spéculations, aucun but déterminé pour nos actions, ni même
aucun caractère fixe dans nos inclinations. Notre propre imegi-
nation ne peut s'affranchir d'une telle dépendance, d'où résulte
toujours le fond primitif de ees créations les plus libres. On vé-
rifie aisément combien cet ordre fondamental nous est indis-
pensable en appréciant le trouble et la terreur que nous inspi-
rent souvent ses suspensions ou altérations apparentes, quand
elles concernent les moindres objets qui nous intéressent. La
fatalité correspondante règle toute notre carrière, individuelle
ou collective, afin de non* adapter à ses conditions inflexibles,
et d'améliorer ses dispositions modifiables. Quoique cette do-
mination générale ne semble d'abord relative qu'à l'activité,
die concerne également l'intelligence, dont le principal exer-
cice consiste à éclairer notre résignation ou notre intervention»
Dans notre état normal, la spéculation doit avoir la même
sphère essentielle que Faction, qu'elle est destinée à préparer
ou à juger d'après cet ordre universel qu'elle seule apprécie*
Ce dogme fondamental du positivisme est donc, quant à ses
premiers rudiments spontanés, encore plus ancien que le prin*
cipe théologiste, sans excepter aucune sorte de phénomènes*
même les plus éminents. Tous nous offrirent toujours, à quel-
ques égards partiels, des relations naturelles soustraites aux
volontés divines. Sans une telle base empirique, notre oonduite
•PL
INTRODUCTION FONDAMENTALE. -- CHAPITRE PREMIER. 415
pratique n'aurait jamais acquis aucune vraie consistance. U faut
même noter que nos observations naissantes se rapportent da-
vantage aux lois morales qu'aux lois physiques, vu leur in-
fluence plus familière et plus urgente. Tandis qu'on attribuait
à certains hommes le privilège d'altérer, presque à leur gré, le
cours des astres, on ne les supposait point capables de changer
ainsi nos propres inclinations. L'inflexibilité radicale des prin-
cipaux types moraux constituait dès lors la source nécessaire
de l'intérêt attaché aux diverses compositions poétiques, dont
les plus fantastiques fictions se rapportèrent toujours aux
phénomènes matériels. Au fond, la philosophie théologique
n'est d'abord résultée que de notre tendance initiale à expli-
quer les phénomènes physiques par les lois morales, que la vie
réelle dévoile empiriquement. La marche inverse caractérise
l'évolution positive. Mais elle n'a pu commencer que fort tard
à prévaloir, même dans les plus simples cas, quand la pratique
suscita le besoin de systématiser, pour obtenir des prévisions
efficaces. Aujourd'hui, que ce mode systématique embrasse
enfin les plus éminents phénomènes, l'invariabilité des rela-
tions naturelles acquiert la dignité d'un dogme complet, qui
comprend tout dans la seule conception de l'Humanité, centre
direct ou indirect des diverses spéculations réelles. C'est seule-
ment alors qu'il développe librement son aptitude régulatrice*
On a toujours senti que l'extérieur pouvait seul nous fournir
des points fixes pour contenir la fluctuation de nos sentiments,
la divagation de nos pensées, et l'inconstance de nos desseins.
Mais le théologisme n'avait pu remplir que très-imparfaitement
cette condition fondamentale qui constitua longtemps son prin-
cipal office systématique. Car son unité absolue n'était au fond
que subjective, quoiqu'on la crût objective. Sa notion exté-
rieure restait nécessairement, faute d'une base réelle, domi-
née par les variations intérieures de notre intelligence indivi-
SYSTÈME IMS POLITIQUE POSITIVE.
duelle et collective. Cette discipline devait donc manquer
sa destination la plus importante : aussi alternait-elle presque
toujours entre la servilité et la présomption. Le dogme positi-
viste institue, au contraire, notre vraie dignité, composée d'une
noble résignation et d'une sage activité, dont le cours n'est
jamais arbitraire. En rapportant directement à l'Humanité
chaque existence partielle, il représente cette unité relative
comme subordonnée elle-même à un ordre universel, évidem-
ment objectif, et qui, par sa prépondérance nécessaire, de*
vient notre régulateur fondamental.
Dans cette appréciation générale de l'aptitude directe des
sciences préliminaires pour discipliner notre intelligence, je
devais plutôt considérer l'influence des doctrines que celle des
méthodes. Malgré l'importance supérieure de celle-ci, son ef-
ficacité régulatrice est tellement comprise depuis mon premier
traité, que je pouvais ici me dispenser d'y avoir distinctement
égard. Elle sera d'ailleurs consacrée spécialement dans les deux
autres chapitres de cette introduction. C'est surtout par la for-
mation graduelle de la méthode positive que l'évolution théo-
rique des trois derniers siècles a secondé notre marche fondamen-
tale et préparé la religion démontrée. Un tel préambule restera
toujours indispensable pour instituer des convictions vraiment
inébranlables. Les meilleurs esprits ne sauraient jamais obtenir
cette stabilité quand ils abordent directement les études supé-
rieures sans s'y être assez préparés par les spéculations moins
compliquées et plus générales. Faute d'une telle initiation, de
profonds penseurs ont exagéré la réaction mentale des pas-
sions humaines jusqu'à croire que nos intérêts pourraient même
détruire les plus simples démonstrations mathématiques. Cette
hérésie traduit naïvement l'état de fluctuation presque indéfinie
des intelligences modernes qui sont restées étrangères aux
études positives.
/
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE PREMIER. 417
Sans insister davantage sur un principe désonnais incontesté,
je dois maintenant compléter l'appréciation de l'aptitude reli-
gieuse directement propre aux sciences préliminaires, en la
considérant sons son second aspect fondamental, qui con-
cerne la sociabilité. Après avoir indiqué comment elles peu-
vent régler chaque existence, il faut caractériser leur tendance
à rallier entre elles les diverses existences partielles. Du pre-
mier point de vue, elles servent à guider la marche continue
du vrai Grand-Être; mais, du second, elles prennent un carac-
tère encore plus sacré, puisqu'elles concourent même à le
former et à le maintenir.
D'après sa nature composée, ce nouvel Être-Supréme exige
un effort permanent pour conserver l'union des éléments sépa-
rables qui le constituent. Cette condition est d'autant plus né-
cessaire que l'indépendance de ses organes devient la pre-
mière source de la suprématie d'un tel organisme, en sorte
que leur tendance à la séparation se trouve sans cesse exercée.
Aussi l'amour constitue-t-il le principe fondamental de l'exis-
tence du Grand-Être. Mais ce lien direct et universel, que rien
ne peut remplacer, se trouve puissamment secondé par la fa-
talité commune, à la fois extérieure et intérieure, à laquelle
se rapportent les convictions théoriques dont j'examine l'effi-
cacité religieuse.
Cette influence générale tend, d'abord, à rallier par cela
même qu'elle règle. Il n'est pas, au fond, plus difficile de
concilier les hommes entre eux que d'accorder chacun avec lui-
même dans tous ses états successifs. En établissant des convic-
tions fixes, cette dépendance élémentaire détermine nécessai-
rement des opinions communes, par l'uniformité spontanée des
spéculations qu'elle suscite. Toutes les activités individuelles en
reçoivent aussi une semblable destination, pour subir et modifier
son ascendant universel. Mais, outre cette double convergence
\
418 atftfâftfe be poiinQirtf ioerhvK.
théorique et pratique, il en résulte encan une diédpliM di-
rectement affective, qui aide toujours la sociabilité à contenir
la personnalité. Cette réaction plus iaeréc et moins appréciée
mérite surtout notre examen actuel.
fla principale efficacité morale consiste à dierîpHnar l'orgueil,
qui, par son insatiabflité, nous divise encore davantage que Un-
téiét. L'habftudede la Soumission constitue la premiète eofldWdn
de Tordre humain. Or, cette Irrésistible fttaHté nous en pré-
pare te seul apprentissage décisif. Il est d'autant plus effiûftèe
qu'il s'étend aussi à l'intelligence, encore moin* doeHe que
l'activité. Le plus orgueilleux métaphysicien n'a jamais mé-
Connu la nécessité de Subordonner tt raison aux théorèmes
mathématique* otl astronomiques, lors même qu'il concevait
ses phénomènes moraui comme indépendants de toute loi in-
variable. Quand l'évolution positive aura fait asàei prévaloir un .
digne sentiment de cette soumission involontaire, elle deviendra
sciemment uù puissant moyen de discipline morale, en déve-
loppant la véritable humilité. Notre superbe raison fait alors
consister son principal mérite à refléter fidèlement le monde
réel, afin que nos opérations intérieures puissent suppléer
aux indications extérieures, suivant le spectacle, trop peu
admiré, que nous offre la prévision scientifique. Ce mélange
de soumission et de grandeur constitue Tune de nos meil-
leures gloires, et aussi l'un des plus puissants auxiliaires de
notre éducation morale. Heureusement aidée par la vanité,
cette discipline indireote a quelquefois préservé les plus ser-
viles savants d'une dégradation contraire à leurs convic-
tions.
En outre, la fatalité extérieure et intérieure concourt aussi à
nous unir par le sentiment continu des mêmes misères et le
besoin correspondant d'une mutuelle assistance. Ce commun
assujettissement aux plus tristes nécessités sera toujours propre
INTRODUCTION FONDAMENTÀUE. — CHAFfTBE PREMIER. 419
à tempérer les discordances développées par les inégalités so*
ciales, qui elles-mêmes sont d'ailleurs réglées pareillement,
liais il devient surtout un puissant moyen d'union en ee qu'il
offre de modifiable, d'où résulte le but continu de notre acti-
vité, tant collective qu'individuelle. C'est ainsi que l'amour
universel est bientôt apprécié comme notre meilleure ressource
pour améliorer nos destinées, avant que l'on sente asses son
aptitude, plus pure et plus directe, à constituer, par son seul
exercice, notre principal bonheur.
Quelque sommaires que dussent être les diverses indications
précédentes, elles suffisent ici pour l'éclaircissement préalable
d'un sujet aussi directement lié à l'ensemble de ce Traité. Outre
son évidente nécessité comme préambule systématique de la so-
ciologie, la science proprement dite, organique ou inorganique,
se montre ainsi douée déjà d'une haute aptitude religieuse, tant
pour rallier que pour régler. L'influence irréligieuse qu'elle dé-
veloppa jusqu'ici, et qui d'ailleurs Ait indispensable à notre
émancipation, était, au fond, peu conforme à sa vraie nature,
qui consiste surtout à lier, par similitude ou par succession. A
jamais devenue une introduction nécessaire à la religion finale,
elle acquiert, dans la sociocratie future, une consécration plus
complète et plus durable que celle dont l'honora indirecte-
ment la théocratie initiale.
Cette auguste mission devient aujourd'hui l'unique source
possible d'une véritable systématisation des sciences prélimi-
naires. Si elles précèdent et préparent la sociologie, elles ne
peuvent, à leur tour, être coordonnées que par elle. Leur
déplorable régime actuel ne fait que trop ressortir le besoin
fondamental d'un tel régulateur, seul capable d'y remplacer
l'ancienne discipline théologico- métaphysique. Faute de ce
guide universel, les savants, même consciencieux, sont déjà
devenus incapables d'enseigner dignement et d'apprécier sage-
t-
, *
I
I
I ■
*
I
4t0 STSTiMB Dt POUTIQOE POSITIVE
ment leurs théories respectives, qu'ils ne peuvent plus ratta-
cher à aucune vue d'ensemble.
Isolément conçue, la biologie ne comporte, en effet, aucune
rationnalité complète et durable. Car, après *voir justement
proclamé, en principe, le consensus universel de l'organisme,
elle en prétend étudier les fonctions physiques séparément des
fonctions morales, qui ne se développent que dans l'évolution
collective de l'humanité. Une telle scission ne peut subsister que
réinstituée par la vraie philosophie, au seul titre de prépara-
tion indispensable à l'état normal de chaque intelligence, où
toutes les études réelles deviendront solidaires.
La science inorganique semblerait comporter une consti-
tution propre, indépendante de la sociologie, puisque son
objet théorique pourrait être conçu sans aucune relation i
l'homme, autrement que comme spectateur. Mais, outre que
la sociabilité réprouvera de plus en plus cette utopie des géo-
mètres, sa rationnalité ne serait qu'apparente. Car ici l'immen-
sité naturelle du domaine spéculatif y susciterait des divaga-
tions indéfinies qui, outre leur profonde stérilité, deviendraient
bientôt contraires à toute systématisation. L'unité objective y
est nécessairement impossible, comme l'ont confirmé les vains
efforts des deux derniers siècles. Elles ne comportent, par leur
nature, qu'une simple unité subjective, par la commune pré-
pondérance du point de vue humain, c'est-à-dire social. Ce
seul lien universel de leurs doctrines, et même de leurs mé-
thodes, constitue l'unique moyen d'y réduire chaque sujet,
isolément inépuisable, à ce que réclame la destination sacrée de
tous nos efforts quelconques au service continu du Grand-Être.
Mais cette restriction normale des sciences préliminaires au
simple caractère de préambule fondamental de la science
finale, importe encore plus au sentiment qu'à la raison et à
l'activité. Les reproches d'immoralité tant adressés, chez les
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE PREMIER. 421
modernes, à la culture scientifique, ne sont pas, quoique em-
piriques, dépourvus de tout fondement, même durable. Mon
discours préliminaire a déjà signalé la tendance matérialiste .
qui s'attache nécessairement aux spéculations inférieures dé-
pourvues de toute discipline supérieure. Une plus profonde
appréciation montre, en outre, que, même systématisée, toute
culture théorique dispose à l'immoralité en développant,
non-seulement la sécheresse, mais aussi l'orgueil. Car les
grands efforts personnels qu'elle exige suscitent un sentiment
excessif d'individualité, qui fait oublier ou méconnaître
l'universelle solidarité humaine, aussi réelle à cet égard qu'à
tout autre. Partout c'est vraiment le Grand-Être qui pro-
duit, mais toujours par des organes individuels. Cependant
la vie pratique tend beaucoup moins à nous dissimuler la con-
nexité, puisque elle-même exige habituellement un concours
immédiat. Jamais la suffisance métaphysique n'a osé y étendre
sa vaine fiction de l'individu construisant tout par ses seuls
efforts personnels. Mais la vie théorique est toujours exposée
à ces déplorables illusions d'un orgueil insociable ; elle n'en
peut être préservée que d'après une constante discipline reli-
gieuse, qui la ramène dignement à son office sacré.
Quelque difficile que doive aujourd'hui sembler l'institution
durable d'une telle règle, sa possibilité n'est déjà plus douteuse.
Il ne faut pas exagérer la critique morale de l'esprit moderne au
point de le croire incapable de jamais rentrer librement sous la
juste domination du cœur. Sa fatale insurrection fut longtemps
motivée par le besoin de briser un joug oppressif. Malgré ses
ravages moraux, elle développa toujours, chez les nobles types
scientifiques, un pressentiment confus de la destination sociale
et philosophique qui consacrerait finalement ces constructions
partielles et préparatoires. Une preuve irrécusable de la ten-
dance du véritable esprit moderne vers une sage discipline ré-
.nz btotemb de pownçwt pumhve.
rahe spontanément de la formation même de la religion finale.
Car l'ensemble de mon ouvrage fondamental montre clairement
que le positivisme émana d'abord de l'intelligence, quoique
maintenant il soit surtout en relation dlreete et continue atee le
Sentiment. Sous une hante impulsion sociale, l'orgueil scienti-
fique n'a donc pas empêché l'esprit de se dégager fibrenwrt
d^mte complète anarchie pour reconstruire volontairement la
prépondérance normale dn cœur. La raison moderne ne re-
pousse radicalement qu'une discipline rétrograde ; elle solttette,
an contraire, celle qui ennoblit son domaine et consolide sa
marche, en l'appliquant surtout aux éminentes questions mo-
rales et politiques qu'elle ne pouvait aborder jusqu'ici faute des
prineijpes convenables. Quant aux théoriciens subalternes , qui
seuls persistent aujourd'hui dans une anarchie intéressée, la re-
ligion démontrée commencera bientôt son office disciplinaire en
les écartant à jamais, au nom de la vraie sociabilité. La situa-
tion occidentale les place aujourd'hui dans cette irrésistible
alternative logique, ou d'accepter la domination normale du
cœur sur l'esprit, ou de s'avouer incapables d'en comprendre
la démonstration systématique. Cette nécessité était déjà pres-
sentie par l'admirable instinct de la Convention, quand la grande
assemblée osa supprimer les académies. Serait-elle moins effi-
cace lorsqu'une telle condition préalable se trouve pleinement
démontrée?
Les exigences rationnelles de l'avenir, d'accord avee les
besoins empiriques du passé, érigent donc à jamais les sciences
préliminaires, organique et inorganique, en indispensable in-
troduction, directe ou indirecte, à la seule science finale, fia
outre, ces études préparatoires possèdent, en elles-mêmes, de
hautes propriétés religieuses, pour régulariser et maintenir la
suprême existence. Toute leur destination normale résulte de
cette double aptitude générale, sauf les diverses applications
INTRODUCTION FONDAMENTALE. -~- CHAPITRE PREMIER. 423
spéciales aux arts correspondants. C'est ainsi qu'elles reçoivent
à la fois une salutaire discipline et une auguste consécration,
qui doit y faire partout pénétrer le sentiment fondamental, en
sorte que les plus austères méditations puissent devenir des
actes d'amour. Aimer, et par suite agir, caractérisera surtout
la vie réelle, même chez les vrais philosophes, qui d'ailleurs
ne constitueront jamais qu'une imperceptible minorité. Leur
félicité privilégiée devra consister à penser par amour f vu la
sainte nature de leurs attributions, directement relatives aux
plus hautes fonctions du Grand-Être. Si ce régime religieux
semble d'abord restreindre l'essor théorique, ce n'est qu'afin
de mieux développer son principal domaine, en le préservant
des oiseuses divagations auxquelles il tend toujours. Ces abus,
souvent coupables, d'un esprit scientifique qui prend le moyen
pour le but, seront sévèrement réprimés par la: morale pu-
blique et même privée, comme consumant en d'orgueilleuses
puérilités les forces qu'il faut le plus ménager. L'instinct popu-
laire, systématisé par la religion, exercera cette juste cen-
sure avec d'autant moins de scrupules qu'il sentira mieux,
sous cette prétendue ardeur contemplative, une secrète im-
puissance envers les plus utiles questions, qui sont aussi les
plus difficiles. Quant à l'efficacité logique des recherches dé-
pourvues de tout vrai mérite scientifique, elle ne convenait qu'à
l'évolution préparatoire. La méthode positive étant désormais
constituée d'après toutes ses ébauches partielles, et la science
pouvant toujours reconnaître sa destination générale, rien ne
peut plus excuser les travaux purement académiques, qui
bientôt cesseront, en Occident, de recevoir aucun encoura-
gement continu.
Pour caractériser assez ce régime définitif des sciences préli-
minaires, je dois maintenant consacrer la seconde partie de ce
chapitre à la distinction fondamentale entre les spéculations
424 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
abstraites et les spéculations concrètes, sur laquelle repose
toute conception vraiment encyclopédique.
Ces deux ordres de contemplations diffèrent tellement qu'ils
doivent, à mon gré, être séparés dans notre constitution céré-
brale, comme je l'expliquerai à la fin de ce volume. D'après
mon discours préliminaire, l'observation est concrète ou
abstraite, selon qu'elle concerne les êtres ou les événements.
Quoique ces deux modes concourent dans toutes nos con-
structions intellectuelles, le premier, essentiellement synthé-
tique, convient davantage à l'art, esthétique ou technique, et
le second, primitivement analytique, s'applique surtout à la
science proprement dite. Tous les penseurs avancés se sont
maintenant approprié ces diverses notions philosophiques,
établies par mon ouvrage fondamental. Je dois seulement les
appliquer ici à restreindre le vrai domaine scientifique aux
limites nécessaires qui peuvent seules consolider sa constitution
rationnelle et assurer sa sainte mission.
Pour cela,il suffit de regarder cette distinction générale comme
essentiellement équivalente à celle qui existe entre les spécula-
tions composées, ou réductibles à d'autres, et les spéculations
simples ou irréductibles. Les premières pourraient être entière-
ment déductives, si tous leurs éléments nous étaient assez con-
nus,et si notre puissance logique devenait assez considérable. Au
contraire, les secondes exigent toujours autant de bases induc-
tives qui leur soient propres, quelque prépondérance qu'y puisse
ensuite acquérir la déduction. La grande construction théorique
qui doit fonder la religion démontrée peut donc se borner au
système des conceptions abstraites, pourvu qu'il embrasse tous
les genres de phénomènes. Car, ainsi constituée, elle fournira
une base rationnelle à l'ensemble de la sagesse humaine, tou-
jours assurée dès lors de posséder d'exactes notions systématiques
sur les lois élémentaires qui coopèrent à chaque résultat.
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE PREMIER. 425
Quelque difficile que soit souvent la découverte de ces lois
fondamentales, leur petit nombre permet d'en espéter une
suffisante appréciation, déjà fort avancée envers les phéno-
mènes inorganiques. Au contraire, il n'y a aucun espoir
raisonnable de connaître jamais la plupart des lois concrètes
résultées des leurs innombrables combinaisons. Mais aussi
nous n'en avons, au fond, aucun vrai besoin. Pour diriger
notre conduite pratique, même envers nos plus éminents phé-
nomènes, il suffit toujours que les indications générales de
la science abstraite viennent guider et coordonner les divers
renseignements directs que fournit, en chaque cas, un judi-
cieux empirisme. Le projet de soumettre nos actes quelcon-
ques à une discipline purement systématique, indépendante
de toute appréciation spéciale, n'est qu'une irrationnelle uto-
pie de l'orgueil spéculatif. On peut assurer qu'elle ne deviendra
jamais réalisable, même envers les arts mathématiques et as-
tronomiques, où la pratique prévaudra toujours, quelque pré-
cieux usage qu'elle y doive faire de plus en plus des lumières
théoriques.
Il n'y a donc que la science abstraite qui puisse et qui doive
être systématisée, par la coordination religieuse de tous ses
éléments sous la présidence de la sociologie, qui en est le
œntre nécessaire. Pour mieux établir cette réduction fonda-
mentale, sans laquelle la construction théorique serait impos-
sible, il faut encore la regarder comme indispensable à la gé-
néralisation des lois réelles.
La sagesse vulgaire a toujours reconnu qu'il n'existe point de
règle sans exception; mais, en même temps, la raison philo-
sophique n'a cessé d'aspirer à des règles invariables. Ces deux
appréciations, qui semblent incompatibles, sont pourtant éga-
lement saines, en se plaçant au point de vue convenable. Leur
conciliation naturelle résulte toujours de la distinction précé*
416 traita k PounQOT posrive.
dente, entre lee lois abstraites ou simple» et les foie concrètes
on composées. Celles-ci ne peuvent êtres que particulière*,
tandis que las antres comportent une plaine généralité, qui
constitue leur vrai mérite. Tous les divers éléments de chaque
cristann* sont respectivement assujettis à d'invariables lob,
éasamunos aux êtres quelconques où se retrouve le même
événement. A.u fond, c'est en cela que consiste surtout l'ordre
naturel, dont la vraie notion, nullement déductive, résuma
toujours las inductions correspondantes, assistées des anale»
gies convenables. Si les loi&élémentaires d'où il résulte n'étaient
pas entièrement générales, nos prévisions rationnelles ne com-
porteraient «ucune sécurité. Mais cette indispensable générer
ttté, seule source d'une précieuse cohérence, ne s'obtient
jamais que d'après une abstraction qui altère plus ou moins
la réalité de nos conceptions théoriques. Les événements ne
pouvant s'étudier que dans des êtres, il faut, en effet, écarter
les circonstances propres à chaque cas pour y saisir la loi eom»
mune. d'est ainsi, par exemple, que nous ignorerions encore
les lois dynamiques de la pesanteur, si nous n'avions pas fait
d'abord abstraction de la résistance et de l'agitation des mi-
lieux. Môme envers les moindres phénomènes, nous sommes
donc obligés, de décomposer pour abstraire avant de pouvoir
obtenir cette réduction de la variété à la constance que pour-
suivent toujours nos saines méditations. Or ces simplifications
préalables, sans lesquelles la vraie science n'existerait jamais,
exigent partout des restitutions correspondantes, quand il s'agit
de prévisions réelles. Ce passage de l'abstrait au concret consti-
tue la principale difficulté des applications positives* et la source
nécessaire des restrictions finales que comportent toutes les in»
dications théoriques. Alors surgissent d'énormes déceptions,
comme celles que le tir effectif des projectiles présente aux or-
gueilleux calculs des purs géomètres. Voilà d'où provient, dans
INTRODUCTION FONDAMENTALE. •— CHAMIK HUUI1ER. 427
la vie pratique, l'alternative habituelle dee meilleurs esprit*
théoriques entre l'hésitation et la méprise. C'est l'un des motifs
essentiels de leur inaptitude notoire aux affaires temporelles.
L'entière généralité est donc incompatible avec une parfaite
réalité. Notre vrai régime logique exige que ces deux conditions
également indispensables soient d'abord séparées convenable*
ment pour être ensuite sagement combinées.Toute notre conduite
normale institue ainsi un heureux concours final entre le dog-
matisme et l'empirisme, qui seraient également incapables de
la diriger isolément, l'un par illusion, l'autre par imprévoyance»
Des lois purement empiriques ne conviendraient qu'aux casqui
les auraient fournies, et elles y constitueraient une stérile éru-
dition, très-différente de la vraie science. Quelque complètes
qu'elles fussent, la diversité nécessaire des circonstances con-
crètes empêcherait d'en déduire de nouvelles prévisions, où
réside toute l'efficacité de nos spéculations positives. Mais» à
son tour, le pur dogmatisme abstrait ne nous serait pas moins
funeste, quoique d'une autre manière. L'entière généralité et
la liaison parfaite de ses conceptions ne se rapporteraient qu'à
une stérile existence ascétique. Dans la vie réelle, ses pré-
sompteuses prévisions nous exposeraient sans cesse aux plus
graves aberrations.
Cette conciliation normale entre le .dogmatisme et l'empi-
risme était incompatible avec la nature absolue du théologisme,
sous lequel ces deux marches coexistèrent forcément, mais sans
aucune harmonie. La source divine des préceptes théoriques
ne comportait pas d'exceptions, et l'indivisibilité des notions
pratiques interdisait toute généralisation réelle. Ge conflit lo-
gique, propre à notre enfance mentale, reste encore très-sen-
sible envers les sujets, surtout moraux et politiques, où cette
enfance à dû persister davantage. On y flotte souvent entre
l'évidente nécessité pratique qui impose des exceptions et l'im-
ê
428 SYSTÈME DE POLITIQUE P08RIVE.
périeuse exigence théorique qui prescrit l'inflexibilité : en
sorte que les règles de conduite y deviennent presque toujours
ou impraticables par sévérité ou impuissantes par concession*
Il en sera tout autrement sous le régime positif, comme
l'indiquent déjà les cas préliminaires où il a pu être partielle-
ment ébauché. La nature toujours relative du nouveau dogma-
tisme le rend aisément conciiiable avec un empirisme qui, de
son côté, s'est élevé. D'une part, on écarte la vaine recherche
des causes; de l'autre, on ne se borne plus à la stérile étude
* des laits. Le génie théorique et le génie pratique se sentent
également appelés à découvrir les lois, c'est-à-dire les rela-
tions! seules conformes à nos moyens réels et aussi à nos vrais
besoins. Ils ne diffèrent plus qu'en ce que le premier cherche
les lois générales de chaque classe d'événements possibles et le
seoond les lois spéciales de chaque être existant. Mais cette dis-
tinction se réduit, au fond, à une simple division fondamentale»
à la fois spontanée et systématique, de l'ensemble du travail
humain, dont la nature et le but sont partout les mêmes.
Car, nous n'étudions les événements qu'afin d'améliorer les
êtres. Notre providence ne peut devenir rationnelle que par une
suffisante prévision, qui exige des lois générales. Or cette gé-
néralité suppose toujours la décomposition préalable des exis-
tences particulières en phénomènes universels, seuls suscepti-
bles de règles invariables. C'est ainsi que la saine constitution
logique repose sur la distinction générale entre l'étude abstraite
et l'étude concrète.
Voilà comment la religion finale consacre et discipline à la
fois le dogmatisme et l'empirisme, par leur concours continu
à l'harmonie du Grand-Être. Tous deux ont également participé
à sa conception fondamentale ; car toute induction réelle est
empirique dans sa source et dogmatique dans son terme.
Quelque éminent que soit enfin devenu l'esprit positif, il ne
%
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE PREMIER. 429
doit jamais oublier qu'il émana partout de l'activité pratique,
substituant graduellement l'étude des lois à celle des causes. Le
principe universel de l'invariabilité des relations naturelles,
sur lequel repose toute notre rationalité, est une acquisition
essentiellement empirique. Au lieu d'être inspirée par le dogma-
tisme primitif, il lui était directement contraire, ce qui ex-
plique assez sa formation lente et graduelle, qui n'est complète
que depuis la récente fondation de la sociologie. Mais, d'un
autre côté, la science abstraite pouvait seule fournir la pre-
mière conception générale de l'Humanité. Le plus tendre em-
pirisme s'arrête à la considération de la famille, et s'élève
très-difficilement à celle de la Patrie, même fort restreinte d'a-
bord. Quelque réel que soit le nouvel Être-Suprême, sa nature
collective exige beaucoup d'abstractions préalables. Pour com-
prendre dignement cette immense et éternelle existence, l'ap-
préciation, seule directe, de ses nombreux éléments, simulta-
nés et successifs, doit d'abord être purifiée de tous leurs conflits
partiels.
Cette éminente difficulté, qui exige aujourd'hui un concours
familier entre le sentiment et la raison, ne constitue que le
plus haut degré de celle qu'offre partout l'abstraction théorique
indispensable à la généralité de nos conceptions positives. Dans
toute la hiérarchie scientifique, la pensée abstraite diffère da-
vantage de la pensée concrète et s'en sépare plus péniblement,
à mesure que les phénomènes deviennent moins généraux et
plus dépendants. Cette difficulté augmente tellement qu'il se-
rait bientôt impossible de la surmonter assez par l'étude isolée
des effets correspondants. Mais leur propre dépendance envers
les phénomènes antérieurs fournit naturellement une précieuse
assistance théorique, sans laquelle on ne pourrait distinguer
suffisamment entre les circonstances à écarter et celles à con-
server. C'est seulement ainsi qu'on parvient, envers les plus
32
» •
ISO mute .» pounow jwmy*.
éminents aujeta, * instituer dee abstractions tout «Mai posi-
tives que celles dont las spéculations .mathématiques oeœpor-
tajrt aï aisément la formation. Il j'agit partout d'éviter à la feie
leeantitée purement jmninal* eties réah tés entièrement fcp-
lias. Or, cela a'aet presque jamais possible qu'autant qp&im
déductions antériaorea Cannent convenablement «giftar j*e
inHuf rinp* ÀirmeiAu. t^aim» aairit ftniwmM nermat enfin dediaoa^
j&er, a» milieu des circonstances aoceeaoijpee ou mdUftiantaa,
la principal phénomèns,,qui devient alors la baee .fm* mm*
ahetnction.
JKapate me Jelle jg^pAeiatiou, on doit tfetad 4n*m*
étrange que JadistinctiongénéwJe entre la wejM^ahateaita^t
la.^uAfMm ^mmiAfai in aoit nasontifilkimont réaliaéa chas kiito*
damée, me avoir pu encore être nowate»€»tin»titoé^.jyUiaaa
spontanéité s'çxpUque bientôt par ,1a naturejataedi cutteAla-*
hawtiwpgfliinw
la poaHivité rationnelle des divewee théories fandaiaeirtriea.
Car, la science concrète ne pouvait commencer avant que eette
opération initiale ee trouvât .assez accomplie envers toutes les
catégories générales de phénomènes élémentaires. En effet,
l'existence de chaque être constitue une combinaison particu-
lière des événements communs & tnua. Son appréciation eyeté-
matique exige donc l'étude abstraite de tous lea .phénomènes
généraux qui le cpmposeni» et que l'analyse y puisa d'atafld.
Dana chaque théorie concrète, il faut, comme en météorologie,
combiner Jes cinq points de vue préliminaires, mathématique,
astronomique, physique, chimique, et même biologique *?**
le point de vue sociologique, seul définitif. Les eix.ordree d'in-
fluences concourant toujours à de tels résultats* romisaian«d'uiia
seule ferait avorter la construction, ou n'y permettrait gutane
insuffisante réalité. Telle est .la nécessité logique qui Jfcwçça Aaa
théoriciens modernes de se borner i la &iw# .ftbatmtej.qwd»
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE PREMIER. 431
que aspirant le plus souvent à la science concrète. Les nombreux
travaux sur l'histoire naturelle, organique ou inorganique, ont
essentiellement avorté, faute de bases rationnelles. Mais les
diverses recherches chimiques et biologiques qu'ils suscitèrent
concourront toujours à la systématisation abstraite sur laquelle
doit reposer l'ensemble de la sagesse humaine.
Cette explication historique conduit naturellement à penser
que le temps est enfin venu de construire la science concrète,
puisque les six ordres de théories qui doivent y concourir se
trouvent maintenant ébauchés, Mais cette condition coïncide
aufBi avec l'avènement systématique de la religion finale, qui
présidera désormais à tous les travaux scientifiques, pour y
écarter, au nom du sentiment et de la raison, toutes le» tenta-
tives oiseuses ou chimériques, en ramenant tout au service con-
tinu du -Grand-Être. .Or, j'ose aujourd'hui garantir que les
sciences vraiment concrètes resteront toujours interdites à notre
faible intelligence et inutiles h notre sage activité. Nos besoins
théoriques n'exigent, au fond, que la #cience abstraite, qui
seule nous est assez accessible,
Sans une telle réduction, la synthèse finale deviendrait im-
possible. En n'y comprenant que les théories abstraites, sa con-
struction est déjà fondée essentiellement, par ma découverte des
deux grandes lois de filiation et de classement qui ont constitué
la sociologie. Quelque incohérentes que parussent jusqu'alors)
les diverses conceptions positives, elles ont ainsi manifesté leurs
rapports mutuels et leur commune relation à leur lien universel.
La multiplicité provisoire des sciences abstraites est donc rem-
placée déjà, pour tous les vrais penseurs, par leur unité défi-
nitive. Mais cette construction théorique serait profondément
troublée si on y voulait introduire les sciences concrètes, qui
resteront toujours multiples, vu l'indépendance et la diversité
de leurs nombreux objets.
432 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Il n'y aura jamais lieu de construire un système concret,
même comme émanation du système abstrait. La constitution
rationnelle d'une seule science concrète, comme la météoro-
logie ou la géologie, surpasserait nos vrais moyens inductife et
déductifs, soit par la difficulté de connaître assez toutes les
théories qui devraient y concourir, soit par l'embarras de les
combiner. Mais notre impuissance réelle envers ces études,
aussi étendues que multiplées, ne doit nous inspirer aucun re-
gret essentiel, puisque la plupart seraient certainement dépour-
vues de toute haute utilité, même logique. Parmi les innom-
brables existences qui nous entourent, il y en a fort peu qui
méritent notre attention spéciale par leur relation directe au
Grand-Être que nous devons avoir toujours en vue. Ces stériles
travaux zoologiques, géologiques, etc., consumeraient mal à
propos des forces qu'il importe de réserver pour leur sainte
destination, depuis que nos diverses facultés n'ont plus besoin
d'un exercice purement préparatoire. Sans aucun profit réel
pour notre perfectionnement matériel et physique, ni même
intellectuel, ils nuisent beaucoup à notre perfectionnement
moral par l'orgueil et la sécheresse qu'ils développent. La reli-
gion démontrée, qui fait à l'esprit sa digne part, sera plus ferme
encore que la religion révélée envers ces savantes frivolités,
qui nous éloignent du but universel, au lieu de nous en rap-
procher. Quand la science abstraite aura enfin construit suffi-
samment le fond général de la sagesse humaine, les seuls
exercices théoriques qui prévaudront habituellement seront
esthétiques et non scientifiques. Outre qu'ils conviennent davan-
tage à notre intelligence, ils tendent mieux vers notre but
principal. AJors le sentiment et la raison réprouveront d'accord
des spéculations aussi dépourvues d'efficacité mentale que de
tendance morale. L'abstraction ne devient recommandable
qu'en vertu de la généralité qu'elle seule procure. De même,
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE PREMIER. 433
la spécialité des vues ne peut mériter d'estime que d'après
Futilité des résultats. Mais les spéculations abstraites qui ne
sont pas générales et les spéculations concrètes qui ne sont pas
utiles seront énergiquement flétries dans le régime final, où le
sacerdoce et le public surveilleront toujours l'ensemble des
opérations humaines.
Ces réflexions me conduisent naturellement à mieux appré-
cier la distinction réelle entre les études abstraites et les études
concrètes, en la réduisant finalement à la division fondamen-
tale entre la théorie et la pratique. On voit ainsi qu'il n'existe
point, à proprement parler, de science concrète. Toute science
devient nécessairement abstraite, quand elle se dégage assez de
l'art qui en dépend le plus. Les seules études concrètes qui
doivent subsister sont celles qu'exigent nos divers besoins spé-
ciaux, privés ou publics. Mais alors elles deviennent essentiel-
lement pratiques, et elles gagneront beaucoup à être désor-
mais conçues et cultivées ainsi. La spécialité y prend aussitôt
son vrai caractère, conformément à sa véritable destination,
qui concerne l'exécution et non la conception. Nous devons et
pouvons tout concevoir ; mais nous ne pouvons ni ne devons
tout exécuter. C'est pourquoi l'esprit théorique doit toujours
être général et l'esprit pratique toujours spécial. Mais cette
indispensable spécialisation des conceptions pratiques se con-
cilie pleinement avec le caractère synthétique qu'y exige la
diversité des aspects élémentaires qu'il y faut combiner sans
cesse, sous peine de manquer le résultat final.
J'établirai plus tard les vraies différences entre le génie théo-
rique et le génie pratique, si mal conçues jusqu'ici par l'orgueil
spéculatif. Elles ne consistent ni dans la nature des opérations
mentales, ni dans leur marche, mais seulement dans le degré
et la destination directe. Le régime final ne comportera d'autres
savants spéciaux que les dignes praticiens, imparfaitement
434
SY9î£ÉE DE POLITIQUE positive.
annonce aujourd'hui par la classe transitoire des ingéniera*.
Tous les purs théoriciens seront de Trais philosophes, ou plutôt
des prêtres, voués à construire et appliquer la synthèse fonda-
mentale. A cette source universelle, les praticiens puiseront les
bases rationnelles de leurs synthèses spéciales, que seuls ils
peuvent sagement constituer, comme seuls capables d'en con-
naître assez la nature et le bnt. Cette attribution ne semble au-
jourd'hui surpasser leurs facultés ordinaires que faute d'une
éducation convenable. Sous le régime didactique caractérisé
déjà dans mon discours préliminaire, ils seront asseï ration-
nellement préparés pour remplir, à cet égard, toutes les con-
ditions essentielles. Alors la saine culture des conceptions con-
crêtes acquerra naturellement l'importance et l'activité qui lui
conviennent, sans eiicer la stérile consécration d'une classe
exclusive. Dans le champ indéfini de ces spéculation*, les pra-
ticiens peuvent seuls discerner le petit nombre de celles »jui lenr
son: indispensables, en écartant la multitude -le celles qzi res-
teront toujours oiseuses. Ce discem^n:?:::. s: iii5::îe wr n«
savants. et iru'xe pour s*-? ïn^nifurs. s"i-:c-?n:r":t src^taaé-
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DfTRODUCTIOlf fGfWAMÊfftttff. — 6HÀ**m PREMIER. 435
intermédiaires entre la théorie et la pratique, qui sont encore
ri imparfaites, comme exigeant le concours de tous les élé-
ments fondamentaux systématisés dans la science abstraite.
Mais ces précieuses combinaisons ne peuvent être bien con-
struites qne par les praticiens, puisque la direction de tout in-
strument, intellectuel ou matériel, appartient à celui qui rap-
plique et non à celui qui Ici fournit Ce sage régime permet seul
d'éviter, & cet égard, des divagations aussi stérilesjpour l'esprit
que nuisibles au cœur.
La religion finale sera d'autant plus inflexible à ce sujet
qu'elle étendra même ces restrictions normales aux études so-
ciologiques, malgré leur juste prépondérance. Ce n'est point
une vaine curiosité qui doit présider à l'étude directe du vrai
Grand-Être ; comme partout ailleurs, le sentiment y doit toujours
dominer l'intelligence, sous peine de compromettre la moralité
fondamentale. Sans doute, le grand phénomène du développe-
ment social constitue le plus admirable de tous les spectacles
réels, et même, par suite, idéaux. Mais la noble satisfaction
mentale attachée à sa pure contemplation ne doit jamais faire
méconnaître ou négliger sa sainte destination. Au fond, nous
ne devons étudier le véritable Être-Suprême que pour le mieux
servir et l'aimer davantage. Notre principale récompense per-
sonnelle, dans une telle étude, résulte des nouveaux perfec-
tionnements de tous genres, et surtout moraux, qu'elle nous
procure nécessairement. Or, sans une constante discipline reli-
gieuse, où le public assistera le sacerdoce, l'élaboration de
cette science finale pourrait dégénérer en travaux académiques,
autant qu'envers les sciences préliminaires. Quoique ces diva-
gations offrissent plus d'intérêt théorique, elles ne comporte-
raient guère plus d'efficacité morale ni mentale. Leur danger
deviendrait même supérieur, parce que là le point de vue con-
cret diffère davantage de l'abstrait, de manière à exiger de
4S6 . SYSTEM M POLITIQUE FOflTIVB.
puissants efforts, dont la stérilité nuirait & de meilleurs servîtes*.
(Test pourquoi là, plus qu'ailleurs, rélaboration concrète, doit:
toujours se rapporter aux vraies exigences pratiquas, en com-
primant tout écart théorique. Il n'y a ici d'autre différence et»,
sentielle avec les eu ordinaires sinon que les philosophes y sont
eux-mêmes les principaux ingénieurs de l'art correspondant,,
dont la pratique doit être universelle, liais cette distinction
n'influe nullement sur la nature des saines, études concrètes ni
sur leur sage subordination continue aux besoins pratiques.
Sans doute, il faudra enfin prendre en haute considération
sociologique les conditions de climat et de race que j'ai dû soi-
gneusement écarter en fondant la sociologie abstraite, liais ce
sera seulement quand le moment approchera d'étendre digne-
ment la réjgénération occidentale aux diverses populations re-
tardées. Alors une telle destination donnera un profond attrait
à l'élaboration concrète, et y préviendra toute divagation théo-
rique, aussi bien que toute perturbation morale. Jusque-là,
c'est à la sociocratie et à la sociolAtrie que devront se vouer les
hautes intelligences sacerdotales devenues disponibles par une
suffisante installation de la sociologie. Ce double champ pra-
tique est vraiment inépuisable pour l'esprit, et toujours pré-
cieux au cœur. Le perfectionnement de notre conduite, pu-
blique ou privée, et surtout l'amélioration des sentiments qui la
dominent, constituent des recherches accessibles à tous, et qui
pourtant comportent l'emploi des plus grandes intelligences.
Aucun art ne saurait être ni aussi important ni aussi difficile, et
aucun n'admet des succès aussi étendus, puisqu'il concerne les
phénomènes les plus modifiables, d'après leur complication supé-
rieure. Depuis que leurs propres lois commencent à se dévoiler,
ils tendent à former le principal objet de nos spéculations, tant
pratiques que théoriques, où jusqu'alors le cœur devait rem-
placer, et souvent rectifier, l'esprit, au lieu d'en être assisté.
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE PREMIER. 437
Le culte privé suffirait seul pour susciter partout de touchants
et ingénieux artifices esthétiques , qui comportent beaucoup
plus d'efficacité morale, et même intellectuelle, que la plupart
des travaux scientifiques. Nous en pouvons concevoir déjà l'im-
portance, en considérant les éminentes productions mystiques
qui honorèrent le déclin du catholicisme, et qui, sans contenir
aucune découverte théorique , annoncent autant de puissance
spéculative que de supériorité affective.
En éliminant ainsi la science concrète , désormais ramenée
aux généralités pratiques, on simplifie beaucoup la grande
construction encyclopédique , et , par suite , l'ensemble de la
synthèse humaine. La séparation nécessaire entre la théorie et
la pratique devient alors la seule division fondamentale dont
j'expliquerai la vraie nature dans le second volume de ce traité.
On évite aussitôt une immense élaboration intermédiaire qui,
entravant la systématisation finale , devait retarder l'état nor-
mal de l'humanité. En même temps, on caractérise mieux la
constitution générale de la société future, où dès lors le pou-
voir théorique et le pouvoir pratique se distinguent aussi net-
tement par la généralité ou la spécialité de leurs vues que par
la diversité de leurs attributions modératrices ou directrices.
Après avoir assez déterminé d'abord la destination religieuse
et ensuite la nature abstraite de l'introduction fondamentale
qu'exige la sociologie, je dois compléter cette appréciation gé-
nérale en examinant la marche systématique qui convient à cet
immense préambule scientifique et logique.
Pour faciliter une telle explication, je crois utile d'y em-
ployer une expression collective, propre à désigner l'ensemble
des quatre premières sciences préliminaires, toutes relatives à
la philosophie inorganique. Déjà, en 1844, dans mon Discours
sur [esprit positif, je les groupai en deux couples, l'un mathé-
matico-astronomique, l'autre physico-chimique. Je dois main-
I
r
ï
f
y .
439 SrVRn us VOaTmjoE pomvi.
Muant frire un nouveau pae analogue en rétiniseent te'dMpW
niftial1 et le couple intermédiaire en une seul* aelmeé iaor-
gUttique, éotttle n*tt, 6ÉteBtiélk(mèttt disponible eejotndnndv
dé coââ&togië. ïs%Ên&GôAé' aceeptidn de œ leme^ eet iflMfc
totàbée ézi détaéttidë peur 40*011 poisse désormais rappliquer
à etrtté desflfcatton collectif, trt*conforme tu véritable» and»
9 de M eéttitructtoti primitive, afin d'éviter la créetkm d'un* mt
plus convenable. Il suffit fetttatfefit d'en purifier te seaf étpao*
logique, e* y ftibetitoent ridée relative de mourf* ft rMée*-
eohië tftfflttfcf*, éditant l'amendement fondamental établi
fe' traie philosophie atttroftomique. Si le besoin d't» tel
A*eet pa* eûëore senti, eeït tient surtout à la culture profonde-
itfant dispersit* des ideftce* correspondantes, dent le* emu-*
téfetf eomtouns ont éf étalement indiquée par des qualiflen-
tiofDi pufemént négatives.
La philosophie naturelle proprement dite, qui doit préeéder
et prépare* la philosophie sociale , se compose ainsi de deux
grandes sciences, la cosmologie et la biologie, qu'on pareil lan-»
gage fldt mieux contraster.
Gelavposé9 il faut maintenant déterminer Tordre suivant le-*
quel doivent se succéder l'étude du inonde et l'étude de la vie,
double base nécessaire de l'étude prtfpre de l'humanité , seule
tournent finale. Mais je dois d'abord apprécier l'harmonie fon-
damentale de ces deux introductions , Tune générale et indi-
recte, l'autre spéciale et directe.
Ni leur distinction naturelle, ni leur concours nécessaire, ne
furent assez profondément conçus jusqu'ici. Les cosmblogietes
s'efforcèrent longtemps , comme on le sent encore , de réduire
la biologie à une simple émanation de leur propre science.
Depuis que les vrais biologistes tentent de briser ce joug op-
pressif, ils se trouvent entraînés à une sorte de rétrogradation,
en voulant constituer l'étude de la vie sans aucune subordina-
INTRODUCTION FONDAMENTALE* —*■ CHAïtTWB PREMIER. 499
tien fondamentale à l'étude du monde. Ces deux aberrations
opposées y matérialiste ou spiritualiste , sont également con-
traires au Yrai génie, scientifique et logique, dé la philosophie
naturelle. On y méconnaît autant le gWnd dualisme qui con-
stitué le véritable sens généra) du dogme fondamental du posi-
tivisme, l'invariabilité des relations extérieures.
La seule pentoée de telles relations supposé totojourt, comme
Kant l'a dignement senti, un objet qui les subit et un stajet qui
les constate. Même celles qui existent entre deux corps inorga-
niques, ne peuvent être aperçues que par la liaîsoil de tous
deux; à un être intelligent, et d'abord vivant. Atari , la notion
dé v* proprement dite, telle que l'ont constituée les biologistes
modernes , forme un élément nécessaire de toute conception
réelle. U existe , sans doute , beauooup d'astres incompatibles
avec tout organisme, animal ou même végétal, comme le soitt,
dans notre monde, les corps dépourvus d'atmosphère. Mais
notre planète fût-elle, contre toute vraisemblance, la seule
habitée, il faut bien que la vie et la pensée se développant an
moins là pour concevoir sans contradiction là moindre exis-
tence réelle. En un mot, tout phénomène suppose un specta-
teur ; puisqu'il consiste toujours en une relation déterminée
entre un objet et un sujet.
Hais , d'une autre part , la vraie notion de la vie est encore
moins séparable de celle du monde. Car, elle exige sans cesse
une certaine harmonie, à la fois active et passive, entre un or-
ganisme quelconque et un milieu convenable. Envers les êtres
inférieurs , le concours n'est jamais contestable , parce que la
dépendance est mieux circonscrite. Mais, loin que cette subor-
dination soit moins développée en remontant la hiérarchie bio-
logique, elle augmente nécessairement en vertu de relations
plus multipliées, quoique chacune d'elles puisse varier davan-
tage. Seulement, cet accroissement graduel affecte autant la
440 mitant ni politique posmvi.
réaction de l'organisme que l'empire du milieu. Le plus émî-
ment de tons les êtres, l'Humanité, est celui qui dépend la plus
du monde, mais aussi celui qui le modifie le plus. Ainsi s'unif-
ient, dès leur source élémentaire, les saines idées de soumission
et de pouvoir, puisque l'activité croit toujours avec la dépen-
dance.
D'après ce double éclaircissement préalable, la religion finale
doit à la fois mieux distinguer et mieux combiner les concep-
tion cosmologiques et les conceptions biologiques que ne le
permit le régime préliminaire. Nous sommes, au fond, eneore
plus incapables de concevoir tous les corps comme vivants que
comme inertes. Car, la seule notion de vie suppose nécessaire,
ment des existences qui n'en soient pas douées. Il y a, sansdoute,
des organismes parasites, qui végètent sur des êtres supérieurs.
Mais ces cas exceptionnels ne sauraient jamais devenir univer-
sels. Finalement, les êtres vivants ne peuvent exister que dans
des milieux inertes, qui leur fournissent à la fois un siège et un
aliment, d'ailleurs direct ou indirect. C'est pourquoi le pan-
théisme métaphysique convient encore moins à notre intelli-
gence que le pur fétichisme , dont il constitue, à vrai dire, une
savante parodie. Tandis que l'un guida notre pensée naissante,
l'autre pousse notre raison développée vers une ténébreuse ré-
trogradation.
Si tout vivait, aucune loi naturelle ne serait possible. Car, la
variabilité, toujours inhérente à la spontanéité vitale, ne se trouve
réellement limitée que par la prépondérance du milieu inerte.
En supprimant cet ascendant continu, les variations naturelles
deviendraient indéfinies, et toute notion de loi disparaîtrait aus-
sitôt, puisque la constance des relations en constitue partout le
vrai caractère. Ceux qui voulaient concevoir notre planète
comme un immense animal ne pouvaient avoir aucune juste
idée générale de l'animalité; autrement ils auraient senti
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE PREMIER. 441
qu'une telle hypothèse est profondément contradictoire. Les
moindres lois physiques, môme celles de la pesanteur, devien-
draient incompatibles avec une terre vivante, outre que les pro-
jectiles participeraient aussi à cette vie universelle. Nos prévi-
sions quelconques, rationnelles ou empiriques, cesseraient alors
de comporter aucune réalité , si d'ailleurs notre propre exis-
tence pouvait admettre cette absurde supposition.
Toutes les spéculations positives reposent donc, en dernier
ressort, sur un concours continu entre la fatalité et la sponta-
néité, sources respectives de constance et de variation. Le
dogme fondamental du positivisme consiste ainsi dans l'harmo-
nie universelle entre deux sortes de lois, à la fois antagonistes
et solidaires, les unes extérieures ou physiques, les autres in-
térieures ou logiques. En termes plus généraux , et pourtant
mieux définis , la constance des relations naturelles résulte de
la conciliation permanente des lois biologiques avec les lois
cosmologiques.
A trave*3 les nuages métaphysiques, les vrais penseurs ont
toujours pressenti, plus ou moins confusément, ce grand dua-
lisme, base nécessaire de toutes nos connaissances. Surtout de-
puis Kant, on a compris que les lois physiques supposent des lois
logiques, comme en sens inverse. Mais la saine philosophie
biologique pouvait seule procurer une vraie consistance à ce
premier aperçu, où d'abord les fonctions intellectuelles se
trouvaient irrationnellement isolées des autres fonctions vi-
tales. On a dès lors reconnu qu'une telle harmonie, nullement
absolue , est toujours doublement relative à la nature de l'or-
ganisme et à celle du milieu. Elle varie donc, même sur nôtre
planète, entre les divers modes ou degrés d'animalité, quoique
ses variations ne soient jamais arbitraires. Les spéculations hu-
maines se présentent ainsi comme consistant surtout à conce-
voir cet ordre relatif, autant que le comporte notre nature et
441 SffftaB BB *OUIfQIJB rOSRIVB.
que l'exige notre situation. Mais ee dogme fondamental ne po*
fait être pleinement compris, tai mémo purifié de touU ten-
dance absolue, tant que la notion générale des lois biologi-
ques proprement dites n'était pas complétée et systématisée
pir eelb des lois sociologiques. Depuis cette fondation déd-
sfee, lé système des notions humaines se trotfve assujetti t «ne
dernière cl usée de variations régulières, indépendantes de. nefee
nature comme de nette situation, et seulement relatives trl'ê-
velution eoeiale. -fia conmltrstion continue est tellement indfe»
penssMe peur concevoir là marche véritable de nos pensées,
que, tans eHe, on ne semait expliquer ni leurs catfaéMgse
propres ni «leur enchaînement mutuel, successif ou même £-»
multané. Vun antre eôté , sî les lois eorrespoiidaûteé pou-
vaient nous être asseï connues, elles seules safÉMient pov
remplacer totftes les autres, sauf les difficultés de dédfeètien.
Gar toutes nos découvertes, quoique accomplies toujours ""par
des organes individuels, sont, au fond, des actes de Hînina-
nité, et dès lors régies directement par les lois propres iu
Grand-Être , de manière à comporter des prévisions sociolo-
giques. Mais, d'une autre part, ces lois suprêmes de la philo*
sophie relative se ^trouvent nécessairement subordonnées aux
deux ordres de lois préliminaires , extérieures et intérieures.
Ainsi , sans insister sur des hypothèses où il ne faut voir que
d'utiles artifices didactiques, le système définitif de nos con-
ceptions positives consiste à lier convenablement la notion de
l'Humanité au dualisme préalable entre le monde et la vie.
Les deux éléments de ce grand dualisme sont donc à la fois
plus distincts et plus inséparables que ne l'indique jusqu'ici
leur étude respective. Pour se mieux représenter leur diversité
et leur solidarité, il suffit de considérer la manière dont nous
apprécierions la vie dans un milieu accessible seulement à noire
lointaine mais complète exploration visuelle. Mous n'y aperce-
INTRODUCTION FOWAMENTAUS. — CHAPITRE PREMIER. 443
vrions d'abord , comme envers nos planètes actuelles , que m
simple existence inorganique, qui absorberait les phénomènes
biologiques. Mais leur propre réaction sur le milieu nous ferait
ensuite distinguer ces événements moins prononcés, apparte-
nant à des êtres plus complexes et plus variables. L'étude to-
tale se décomposerait alors en deux, Tune inorganique, l'autre
organique , qui deviendraient également indispensables à la
vraie conception du système exploré. C'est à peu près ainsi ,
quoique à un degré beaucoup moindre, que nous procédons de
loin à la découverte d'une nouvelle existence animale, ou
même humaine. Le milieu seul nous frappe d'abord, et peu à
peu nous en distinguons l'être sans cesser de l'y subordonner.
Ayant. ainsi caractérisé l'harmonie nécessaire entre lesdpux
parties essentielles de la philosophie naturelle, il faut apprécier
l'ordre fondamental, de Jeur succession, destinée surtout à
fournir la base rationnelle de h philosophie sociale.
Cette commune destination détermine aussitôt la marche sys-
tématique des deux études préliminaires. En effet, les mêmes
motifs généraux, soit scientifiques, soit logiques, qui nous
ont d'abord représenté la cosmologie et la biologie comme
devant précéder la sociologie , nous conduisent maintenant à
reconnaître aussi que la cosmologie doit préparer la bio-
logie.
Il n'y a donc aucune hésitation possible aujourd'hui entre les
deux méthodes opposées que semble comporter la formation
totale de la philosophie naturelle. La méthode objective, qui
procède du dehors au dedans , du monde à la vie , peut seule
convenir à une telle élaboration, tant systématique que sponta-
née. Mais il reste pourtant à déterminer aussi la participation
finale de la méthode inverse ou subjective, qui va du dedans au
dehors, de la vie au monde. Puisque l'Humanité lui dut son
premier espor.mental, il .faut bien que, régénérée d'après un
444 système de politique positive.
autre principe, «Ile concoure à fonder l'état normal de notre in-
telligence. Telles font les deux grandes explications qui doivent
compléter ce chapitre , suivant l'ébauche déjà présentée dans
le discours préliminaire, d'après les bases posées par mon
ouvrage fondamental.
Ce premier traité a tellement établi la vraie hiérarchie des
sciences que je puis ici me dispenser de revenir sur une loi en-
cyclopédique maintenant admise partout. On sait qu'elle ré-
sulte de la généralité décroissante et de la dépendance crois-
sante des phénomènes correspondants. Ces deux principes,
nécessairement équivalents, déterminent finalement la dignité
graduelle des diverses sciences abstraites, d'après leur relation
plus ou moins directe avec les phénomènes de l'humanité, moins
généraux et plus dépendants que tous les autres.
Les lois cosmologiques sont essentiellement indépendantes
des lois biologiques , qui n'y apportent que des modifications
secondaires , presque toujours négligeables envers le milieu
inerte , quoique indispensables à l'être vivant. Au contraire ,
l'existence organique se trouve intimement subordonnée à l'exis-
tence inorganique , même planétaire ; en sorte que quelques
changements fort simples dans la constitution d'un astre em-
pêchent d'y concevoir la vie. La généralité supérieure des lois
oosmologiques est encore plus évidente, puisque les corps qu'elles
régissent exclusivement prédominent au point de sembler ré-
duire la vitalité à une sorte d'exception. Sur notre propre pla-
nète, la seule où nous puissions connaître les lois biologiques, la
vie n'est possible que dans les couches superficielles; et, même
là, la masse totale des êtres correspondants ne constitue qu'une
petite fraction de la masse inerte.
Ainsi, sous l'aspect scientifique, l'étude positive de la biologie
exige une profonde connaissance générale de la cosmologie,
dont les principales lois dominent toujours les diverses fonctions
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE PREMIER. 445
vitales. La subordination logique est encore moins contestable,
puisque la simplicité des phénomènes inorganiques, suite né-
cessaire de leur généralité, les rend seuls propres à l'élabora-
tion fondamentale de la méthode universelle.
Sous ses deux faces rationnelles, la coordination systématique
des études préliminaires se trouve donc conforme à leur en-
chaînement spontané, en vertu des mêmes motifs essentiels,
dont la prépondérance est à la fois dogmatique et historique.
Cette coïncidence n'offre rien d'accidentel, d'après la similitude
inévitable entre l'initiation individuelle et l'évolution collec-
tive.
La méthode objective doit donc prévaloir autant dans l'ordre
dogmatique des connaissances réelles que dans leur filiation
historique. Elle seule peut établir solidement le dogme fonda-
mental des lois naturelles, en appréciant d'abord les cas les
plus aptes à manifester l'invariabilité des relations. Si, au con-
traire, la méthode subjective dut présider à notre enfance in-
tellectuelle, c'est uniquement d'après sa convenance exclusive
envers la conception des causes proprement dites, sur laquelle
devaieni se concentrer nos premiers efforts. La simple opposi-
tion de ces deux marches, suivant leurs destinations caractéris-
tiques, constitue la vraie source générale de l'antagonisme
radical entre la philosophie positive et la philosophie théo-
logique.
Mais cette immense lutte préliminaire, qui domina l'ensemble
du passé, est maintenant terminée, puisque le positivisme, enfin
complet, constitue irrévocablement la seule religion normale.
Dès lors, il faut revenir sur l'exclusion provisoire de la méthode
subjective par l'élaboration scientifique. Car cette marche pos-
sède, en elle-même, d'immuables propriétés, qui peuvent
seules compenser les inconvénients du mode objectif. Notre
constitution logique ne saurait être complète et durable que
33
446 «tarin m rounwa
d'après une intime combinsisoa des deux méthodeo. I* passé
m nous autorise nullement à lai regarder oomme radicalement
imoneiliables, pourvu que toutes deux soient systématiquement
régénérées, suivant leur commune destination, à la fins mentale
al eociele. D serait tout «uni empirique d'attribuer à la théo-
logie un privilège exclusif «avère la méthode subjective que d*y
voir la seule source de l'aptitude vraiment religieuse. Si déaor-
maîs la sociologie s'est pleinement emparée de ce dernier attri-
but» aile peut également s'approprier l'autre, d'après leur in-
tima conneiiti.
Pour cela, il suffit que la méthode subjective, renonçant à la
vaine recherche des causes, tende directement, comme la mé-
thode objective, vers la seule découverte des lois, afin d'amt-
liorer notre condition et notre nature. En un mot, il fout qu'elle
devienne sociologique, au lieu de rester théologique. Or, cette
transformation finale, auparavant impossible, résulte spontané-
ment de la récente extension des théories positives à l'évolution
fondamentale de l'humanité.
Bn effet, cette conquête décisive termine enfin le régime pro-
visoire de notre intelligence, et installe aussitôt son régime
définitif. Jusqu'alors, l'esprit positif n'avait pu qu'élaborer ins-
tinctivement des matériaux, sans concevoir l'ensemble de l'édi-
fice correspondant. Désormais, en reprenant, pour l'éducation
dogmatique, ce préambule indispensable de l'évolution histo-
rique, sa marche deviendra pleinement rationnelle, d'après une
constante appréciation de la construction finale qu'il doit pré-
parer, bu fondation de la sociologie permet à la méthode sub*
jective d'acquérir enfin la positivité qui lui manquait, en nous
plaçant irrévocablement au point de vue vraiment universel»
Ainsi régénérée, cette méthode doit mieux développer son émi-
nente aptitude exclusive à foire directement prévaloir la consi-
dération de l'ensemble, qui seul est pleinement réel. Sans oon
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE PREMIER. 447
ascendant normal sur la méthode objective, celle-ci ne pourrait
assez éviter les aberrations théoriques qui lui sont propres, soit
par divagation, soit par illusion.
Notre vraie constitution logique résulte donc d'un concours
définitif entre la méthode subjective et la méthode objective,
respectivement consacrées à diriger l'esprit d'ensemble et l'es-
prit de détail , également indispensables à nos constructions
réelles. C'est à la première qu'il appartient désormais d'instituer
toujours la seconde, qui, en retour, améliorera sans cesse ses
matériaux dogmatiques. Leur ensemble fonde la logique vrai-
ment religieuse, qui consacre, en les régénérant, les deux voies
opposées que suivirent la théologie et la science pour préparer,
chacune à sa manière, notre état définitif. Dans toute recherche
ultérieure, le Grand-Être, enfin dégagé de ses divers précur-
seurs, posera directement chaque question, et instituera l'en-
semble de la solution, en réservant l'élaboration à ses dignes
organes individuels.
Je ne crains pas de citer ici mon exemple personnel, comme
très-propre à éclaircir cette difficile appréciation. L'ensemble de
mes travaux philosophiques confirme directement cette pleine
conciliation finale entre la méthode objective et la méthode
subjective, qui auront ainsi dirigé tour à tour mes deux élabo-
ration principales. Dans mon traité fondamental, la première
domine évidemment, au point de sembler tendre vers une pré-
pondérance exclusive et irrévocable. Mais cet ascendant était
alors conforme à la nature d'une opération philosophique où la
saine analyse posait peu à peu les diverses bases essentielles
d'une vraie synthèse. Ce premier travail aboutit enfin à per-
mettre la régénération directe de la méthode subjective, par la
fondation de la sociologie. Ainsi devenue aussi positive que
l'autre , cette marche plus rationnelle préside maintenant à
mon second grand ouvrage. Je l'y ai d^i* employée souvent*
MB smfem de rounomt positive.
soit dans le discours préliminaire, toit même dans ce chapitre,
pour systématiser davantage de§ conceptions dogmatiques qui
d'abord émanèrent de la méthode objective. Cette explication
directe de sa prépondérance normale me permettra désormais
d'en mieux ntiliaer les hantes propriétés intellectuelles et
mondes.
L'accord naturel des deux méthodes se trouve ici constaté
directement, puisque l'ordre dogmatique des sciences, déter*
miné d'abord par la méthode objective d'après leur simple en-
chaînement rationnel, vient d'être eonsacré par la méthode
subjective au nom de leur destination religieuse. Cette concor-
dance décisive deviendra encore plus sensible dans les deux
chapitres suivants, oh la même marche synthétique établira la
constitution définitive de la cosmologie et de la biologie, que
l'élaboration analytique put seulement ébaucher, où plutôt pré-
parer. Mon ouvrage fondamental fit graduellement converger
les diverses théories positives vers un ensemble d'abord confus.
D'après cette construction, le traité actuel fera directement
réagir cet ensemble pour la systématisation finale des concep-
tions préliminaires qui concoururent à le former. En un mot,
l'un a tiré de la science une philosophie, que l'autre convertit
en religion complète et définitive.
C'est ainsi que l'harmonie fondamentale des deux méthodes
objective et subjective constitue enfin la vraie logique humaine,
c'est-à-dire l'ensemble des moyens propres à nous dévoiler
les vérités qui nous conviennent. Une telle construction était
impossible jusqu'ici, soit faute d'un suffisant développement
des divers procédés intellectuels, soit parce que leur commune
destination sociale restait trop peu caractérisée. Mais par l'irré-
vocable substitution de la sociologie à la théologie pour le
gouvernement religieux de l'humanité, l'esprit d'ensemble et
l'esprit de détail, convenablement régénérés, se consacrent
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHANTRE PREMIER. 449
également au service continu du vrai Grand-Être, La longue
antipathie entre l'analyse et la synthèse se change en un éternel
concours, où chaque méthode suppléera, suivant sa nature,
aux principales imperfections de l'autre. Isolément employée,
la marche objective, même systématisée, ne conviendrait qu'à
la saine élaboration des éléments, mais en exposant toujours à
méconnaître l'ensemble, ou du moins en plaçant sa conception
générale à la fin d'une immense évolution, qui aurait presque
épuisé l'essor mental. Réciproquement, l'usage exclusif de la
marche subjective n'aboutirait qu'à faire toujours prévaloir la
considération directe du système, mais sans laisser à l'esprit
assez de liberté pour préparer dignement les matériaux d'une
construction inébranlable. L'heureux concours de ces deux
voies alternatives, dont chacune commence où l'autre finit,
permet seul de réparer leur épuisement respectif, afin d'utiliser
autant que possible nos chétives forces mentales, naturellement
si inférieures aux difficultés de leur destination sociale. Aucun
dogme de la religion finale ne saurait être assez établi qu'après
avoir été démontré par les deux méthodes, quelle que soit celle
d'où il émane d'abord. Sans cette confirmation décisive, la nou-
velle foi surmonterait trop peu l'esprit de discussion habituelle,
inhérent à la nature des convictions qui lui sont propres.
Une telle harmonie générale devait résulter du principe, à la
fois subjectif et objectif, qui constitue l'unité fondamentale du
positivisme. Par sa construction rationnelle, la conception du
vrai Grand-Être consacre la marche objective, en subordon-
nant cette immense et éternelle existence à l'ensemble de Tordre
extérieur. Mais, dans sa source affective, le sentiment de cet
Être-Suprême place directement sa propre destinée avant toutes
les autres fatalités. Si l'existence contemplative devait rester
isolée, elle procéderait sans cesse du monde vers l'homme.
Toujours bornée, au contraire, à seconder la vie active, elle
480 ttitii&MA ns PoUftQbfe ♦ostHvé,
rapporte finalement à l'homme toute l'étude du monde. I/ita-
pulsion affective, seul régulateur commun de ces dent aria*
tence*, fait alternativement prévaloir la méthode subjective ou
là méthode objective, selon que l'exige son but religieux.
Ainsi se réalise déjà ISannottôe placée au début de ce chapitra
quant à la conciliation normale entre la logique de l'esprit,
guidée surtout par les signes artificiels, et la logique du cœur,
fondée sur la connexitê directe des émotions. Quoique celle-ci,
essentiellement subjective, ne semble d'abord convenir qu'à la
talture morale, on vient de reconnaître combien elle peut
S'adapter à l'élaboration intellectuelle, et toute la suite de ce
traité le constatera de plus en plus. De même, l'autre, principa-
lement objective, n'est pas nécessairement bornée à sa destina*
ttôtt rationnelle ; elle comportera désormais une haute efficacité
affective. Chacun peut déjà l'appliquer au culte des souvenir»
intimes, qui deviennent à la fois plus nets et plus fixes quand
on détermine a**es te milieu inerte avant d'y placer la vivants
image. Ni l'esprit ni le cœur ne peuvent développer une paisible
activité sans ce concours continu, instinctif ou systématique,
entre la logique du sentiment et celle de la raison. J'ai expli-
qué, dans la préface finale de mon premier traité, comment
j'eus le bonheur d'obtenir, dès mon début, cette harmonie
décisive. Elle suivit nécessairement ma découverte initiale des
lois sociologiques, qui fit dès lors converger toujours mes im-
pulsions politiques et mes tendances scientifiques, d'abord indé-
pendantes. C'est d'un tel équilibre primitif que j'ai tiré le pri-
vilège philosophique de consacrer tour à tour ma jeunesse et
ma maturité à deux grandes élaborations réciproques, dont
chacune semblait réservée à l'autre âge. Ainsi s'explique aussi
la puissante réaction mentale que je dus à ma sainte compagne
éternelle, et qui constitue une vérification décisive de cette
harmonie nécessaire entre les deux méthodes universelles.
INTRODUCTION FONDAMENTAL*. — CHAPITRE PREMIER. 451
Malgré ces divers indices de son aptitude immédiate, la
vraie logique religieuse, à la fois objective et subjective, ne fait
certainement que de naître. Tout son essor caractéristique
appartient au prochain avenir. Son élément rationnel, seul
cultivé jusqu'ici, ne pouvait être dignement conçu, faute d'une
connaissance réelle des lois intellectuelles, seulement appré-
ciables dans l'évolution scientifique de l'humanité. Aussi cette
a
élaboration métaphysique n'a-t-elle jamais abouti qu'à des
préceptes vagues et stériles, même quand elle ne se préoecu*
pait plus de formalités puériles ou vicieuses. Mais la logique
affective dut encore moins avancer, puisque les phénomènes
correspondants furent toujours regardés comme soustraits à
toute loi. Elle ne fut sérieusement cultivée que dans le moyen
âge , sous l'impulsion catholique , dont le déclin en suscita
encore d'admirables essais, chez les principaux mystiques. À
ces premiers rudiments empiriques, le positivisme peut seul
faire succéder un vaste essor systématique, puisqu'il s'établit
surtout dans l'ancien domaine de la grâce, désormais ramenée
à des lois appréciables, sources nécessaires de prévision et
d'action.
Quelle que doive être l'aptitude naturelle du nouveau régime
envers la logique rationnelle, principalement destinée aux phi-
losophes, il est donc encore plus indispensable pour construire
et développer la logique morale, essentiellement propre aux
femmes et aux prolétaires. Entre ces deux voies extrêmes, la
logique des vrais poëtes, qui procède surtout par images, vient
placer un lien général qui complète la constitution, à la fois
spontanée et systématique, de la méthode humaine. Jusqu'ici
l'image ne fut guère employée que pour perfectionner la mani-
festation, soit du sentiment, soit de la pensée. Désormais elle
secondera surtout leur élaboration respective, d'après leur
réaction mutuelle, dont elle constitue l'agent naturel. Tantôt
■l m mm
452. surina de poumons poanvi.
limage, rappelée 00m le signe, fortifiera la pensée par le réveil
du sentiment; tantôt, an contraire, l'effusion suscitera l'image
pour éelaircir la notion,
Cette double aptitude fondamentale du régime final repose
entièrement sur le caractère positif de la nouvelle méthode sub-
jective. Par cela seul que l'ancienne était théologique, ou
même métaphysique, elle restait inconciliable avec la méthode
objective, qui dut toujours être positive, pour fournir des pré*
visions réelles, propres à guider une activité efficace. Tandis
que la subjectivité poussait l'esprit à l'absolu, l'objectivité le
ramenait au relatif. Ce tiraillement continu ne permettait aucun
équilibre logique. La cohérence mentale exigeait d'abord l'ho-
riQogénéité des méthodes. Or, la pratique ne pouvant renoncer
à la marche objective, il fallait bien que la théorie abandon-
nât la marche subjective, du moins tant que dura révolution
jypjtyeratoire. Ce préambule, désormais complet, a conduit
f essor analytique jusqu'à fournir, par la fondation de la socio-
logie, la base d'une nouvelle synthèse. Dès lors, la méthode
subjective, appuyée sur le sentiment direct du Grand-Être,
devient aussi relative que la méthode objective, coordonnée
d'après la conception générale de l'ordre extérieur. Ainsi s'or-
ganise notre vrai régime intellectuel, en rapport avec notre
véritable destinée sociale. La pleine harmonie mentale n'aurait
pu surgir auparavant, que si la philosophie théèlogique était
devenue réellement objective ; ce qui fut toujours impossible,
même sous le polythéisme.
Hais la supériorité morale de la nouvelle logique religieuse
est encore plus directe et plus profonde que sa prééminence
intellectuelle; car la subjectivité positive est nécessairement
sociale, en vertu de sa réalité, tandis que la subjectivité théo-
logique fut toujours personnelle, d'après son caractère absolu.
Celle-ci concevait l'ensemble des êtres comme créé pour
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE PREMIER. 453
l'homme, tandis que celle-là destine l'humanité à perfectionner
la faible portion de l'ordre universel qui comporte notre inter-
vention. Or, si cette appréciation finale surpasse l'autre en ra-
tionalité, elle lui est encore plus supérieure en moralité. La
première nous ayant seule gouvernés jusqu'ici, il a bien fallu y
rattacher la culture des sentiments comme celle des pensées; et
même son règne affectif a dû se prolonger davantage que sa
prépondérance spéculative, toujours compromise par l'activité
pratique. Mais le privilège de sentimentalité ainsi attribué à
l'ancienne logique religieuse ne repose que sur une apprécia-
tion empirique, qui, depuis longtemps, a cessé d'être vraie.
Le déclin politique du monothéisme permit de sentir partout
que sa morale tant vantée consistait nécessairement en un im-
mense égoïsme, directement opposé à toute vraie sociabilité.
Dans la nouvelle logique religieuse, la substitution spéculative
du relatif à l'absolu et la substitution affective de l'humanité
à l'homme sont toujours la suite naturelle l'une de l'autre.
Ayant assez établi maintenant tous les caractères généraux
de l'introduction scientifique et logique sur laquelle repose la
sociologie, il faut compléter cette appréciation fondamentale
en la spécifiant davantage, dans les deux chapitres suivants,
envers les deux éléments nécessaires de ce grand dualisme
préliminaire.
4SI SISfiMfc M MUnQOB wsrnvx.
t*U*mmmmmmmÊmm*mmimmMm0mmm0m0****m*m0BmA*r***00*mmm*mi*i*0Êm
CHAPITRE DEUXIÈME.
ummtitotnn omiicti, «Mimianf âtuvmn.
La philofophle naturelle, qui prépare la philosophie todak*
a pour domaine propre lee lois générales des divers phéno-
mène* essentiels qui constituent l'existence, organique on in*
organique, de tons les êtres inférieurs à l'Humanité. Quoique
le Grand-Être soit lui-même soumis à ees lois, dont la princi-
pale application lui est destinée, leur étude ne doit pas s'ac-
complir en lui. Pour les bien connaître, il faut les apprécier
dans les cas les plus simples, où leur exclusive prépondérance
se trouve dégagée de toute modification intime. En même
temps, cette étude préalable permet seule d'élaborer convena-
blement la méthode fondamentale, qui doit ensuite diriger des
recherches plus nobles mais plus difficiles. C'est ainsi que la
philosophie naturelle comporte indirectement une haute desti-
nation, à la fois logique et scientifique, indépendante de l'uti-
lité propre des connaissances qu'elle procure. Mais, en outre,
les lois correspondantes font directement apprécier, d'une part
le milieu inerte sous l'empire duquel subsiste l'Humanité,
d'une autre part les organes vivants dont elle se compose. En-
fin, cette double détermination fournit aussi la base systéma-
tique de l'activité providentielle par laquelle l'Etre-Supréme
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 455
pefectionne sans cesse toutes les conditions, extérieures ou in-
térieures, de l'existence matérielle et physique d'où dépend
sa vie intellectuelle et morale.
Tels sont, d'après le chapitre précédent, les divers aspects
généraux sous lesquels la religion de l'Humanité s'incorpore
définitivement l'ensemble de la philosophie naturelle, qui con-
stitua historiquement son préambule dogmatique. Mais cette
irrévocable consécration établit aussi une inflexible discipline,
propre à rectifier, et même à prévenir, les déviations sponta-
nées des études correspondantes. Par l'indépendance de leur
objet direct envers le but final de toutes nos recherches,
ces spéculations préliminaires sont naturellement exposées à
dès divagations indéfinies, qu'un digne rappel continu à leur
sainte destination peut seul contenir sagement. Le sacerdoce
et le public y devront toujours proscrire les études qui ne ten-
draient point, soit à mieux déterminer les lois matérielles ou
physiques de l'existence humaine, soit à caractériser davantage
les modifications qu'elles comportent, soit, au moins, à per-
fectionner réellement la méthode universelle. Ce triple champ
sacré est asses vaste pour que la nouvelle discipline religieuse
ne puisse jamais devenir oppressive envers les sciences infé-
rieures, comme le fut, dans son déclin, la règle théologique.
Elle ne choquera profondément que ceux dont la vocation ap-
parente à d'oiseuses contemplations résulte d'une secrète inap-
titude aux spéculations supérieures.
Ces considérations générales devaient être spécialement rap-
pelées au début d'un chapitre destiné à systématiser, par la
méthode subjective, les théories où la méthode objective a le
plus développé les déviations qui lui sont propres. Plus indé-
pendantes que toutes les autres, moins liées à l'Humanité, et
comportant, avec une extension indéfinie, une culture plus
facile et plus parfaite, les études cosmologiques sont à la fois
discréditée. Par ne étrange iaverm, b
tfcode snhjsctirc est, an fond, pies lelstivo qne r
mftbodr nfcjiw fi m^ ipiî dnit liri rmpmntrT anjnnrdTini m
tère d'abord émané «TeUe-méme. Les divagations
da la cosmologie aftnellf coaaspondent trop exactenant A asi
déviations logiques. Des recherches puériles et incohérentes,
inspirées par dea conceptions antipositives, ydénatimsrtdaph*
an pins fontes les notions usa* ntioltas, qiif celte snairhio awpaas
même à nne prochaine décomposition. C'est là surtout qm lé?
side l'athéisme proprement dit, pins hostile aujourd'hui A k
▼nie philosophie qu'aucun antre théologisme, comme l'expliqui
mon Discours préliminaire. Le matérialisme y puise auiai ses
principales forces intellectuelles, quoique la biologie développs
davantage ses dangers moraux. C'est donc en cosmologie qas
la religion démontrée doit accomplir les plus vastes élimina-
tions et les rectifications les plus difficiles comme les plus ur-
gentes. La biologie, moins dispersive, mieux liée au Grand-
Etre, et récemment formée sous de meilleures impulsions
philosophiques, n'a pas autant besoin de cette salutaire disci-
pline, quoique sa régénération directe comporte plus d'effica-
cité logique et scientifique.
Mais les hautes difficultés qu'offre la systématisation subjeo-
tive de la cosmologie ne font qu'augmenter l'importance de
cette indispensable opération, où les premiers fondements ra-
tionnels de la vraie religion surgiront d'études qui semblent
radicalement irréligieuses. Quoique leur réaction philosophique
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 457
ait dû jusqu'ici être surtout négative, leur nature les a pour-
tant douées d'éminentes propriétés positives, qu'il est temps de
développer pour la construction dogmatique du régime final.
Notre monde proprement dit, c'est-à-dire l'ensemble des
existences inorganiques qui intéressent l'Humanité, présente
deux ordres très-distincts de phénomènes essentiels : les uns,
entièrement inaccessibles à l'intervention humaine; les autres,
plus ou moins modifiables par elle. De là résulte une première
décomposition subjective de la cosmologie totale en deux
grandes sciences, aussi différentes de caractère logique que de
nature objective. Car les phénomènes immodifiables ont néces-
sairement plus d'indépendance et de généralité que les autres,
dont l'accomplissement leur est toujours subordonné. Ainsi, ce
classement subjectif reproduit naturellement la division objec-
tive qui dirigea d'abord ma construction encyclopédique.
Pour mieux concevoir ces deux sciences inorganiques, il faut
les regarder comme ayant un objet commun, la Terre, dont la
première apprécie les vraies relations générales avec les autres
astres, tandis que la seconde étudie son existence spéciale. En
attribuant tour à tour au nom systématique de monde les deux
acceptions positives que comporte son usage actuel, on peut
dès lors désigner ces deux moitiés de la cosmologie par les
qualifications respectives de céleste et terrestre. La cosmologie
terrestre se trouve donc subordonnée à la cosmologie céleste,
d'après le même principe fondamental qui d'abord subordonne
la philosophie sociale à la philosophie naturelle, et ensuite la
biologie à l'ensemble de la cosmologie.
De cette source dérivent aussi les différences logiques des
deux sciences inorganiques. Car les phénomènes immodifiables
ne peuvent être explorés que par l'observation directe, tandis
que les autres permettent d'y joindre l'expérimentation propre-
ment dite. La simplicité supérieure des premiers comporte la
458 smftm M politique wfcmvi.
prépondérance de la déduction dans l'élaboration do leurs
théories,, où l'induction a pourtant une part trop méconnue.
Envers les phénomènes modifiables, la logique rationnelle doit,
au contraire, être surtout inductive, puisqu'ils sont plus com-
pliqués et plus variés.
Ces deux sciences diffèrent aussi quant à leurs grands résul-
tats philosophiques, qui, ehes Tune, se rapportent davantage
à Tordre, et, ches l'autre, au progrès. Les phénomènes immo»
diflables fournissent, à l'individu comme à l'espèce, la première
notion systématique de Tordre naturel, dont les lois y sont à
la fois mieux saisissables et plus irrécusables. Au contraire,
ils ne nous permettent point le sentiment direct du progrès
matériel. Quoique leurs théories plus parfaites comportent des
prévisions plus lointaines et plus précises, elles ne nous servent
qu'à nous adapter mieux aux fatalités correspondantes, sans
pouvoir jamais les améliorer. C'est envers les phénomènes mo-
difiables que nous commençons à sentir cette action continue
sur le monde extérieur, où réside le progrès matériel de THu*
manité. Aussi les arts physico-chimiques, qui dépendent sur-
tout de la cosmologie terrestre, sont-ils plus variés, plus
développés, et, au fond, plus importants que les arts mathéma-
tieo-astronomiques, qui se rattachent principalement à la co#
mologie céleste.
Quant à l'aptitude directement religieuse, la supériorité ap-
partient naturellement, comme la priorité, à la science la plus
générale et la plus simple. C'est envers les phénomènes immo-
difiables que l'esprit et le cœur commenceront toujours l'ap-
prentissage décisif d'une soumission continue, déterminée par
une irrésistible nécessité. Tandis que le double orgueil indivi-
duel se trouve ainsi comprimé, la sociabilité est aussi fortifiée
directement par le sentiment habituel d'une fatalité commune ft
tous. Mais, quelle que doive être, sous ces divers aspects* la
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIEME. 459
prééminence religieuse de la cosmologie céleste, son efficacité
réelle a besoin du précieux complément émané de la cosmolo-
gie terrestre. Sans celle-ci, l'individu et l'espèce tendraient
d'abord au fatalisme systématique. Quand le sentiment régulier
de l'ordre extérieur s'étend enfin des cas astronomiques aux
cas chimiques, il se perfectionne autant qu'il se développe ; car
c'est alors seulement qu'il se dégage radicalement du caractère
primitif d'irrésistibilité, non moins contraire à son essor ration-
nel qu'à son efficacité morale. En un mol , l'une de ces études
cosmologiques nous inspire la résignation, et l'autre l'activité.
D'après cette sommaire comparaison , la première moitié de
ce chapitre doit donc concerner la cosmologie céleste.
Son ensemble comprend les lois les plus simples et les plus
générales de l'existence inorganique, réduite aux seuls phéno-
mènes d'étendue et de mouvement, sans lesquels aucun corps
ne nous deviendrait appréciable. Tous les autres phénomènes
quelconques, même les plus nobles, dépendent de ces phéno-
mènes élémentaires, qui, au contraire, en sont indépendants.
Mais ce degré primitif de l'existence réelle comporte deux
études générales très-différentes , que les qualifications d'ab-
atroite et de concrète pourront assez caractériser ici. On peut,
d'abord, l'apprécier comme un attribut universel des êtres
même les plus complexes, en faisant alors abstraction des divers
phénomènes supérieurs qui l'y accompagnent, En second lieu,
cette première existence matérielle, géométrique ou méca-
nique , peut s'étudier comme propre aux corps qui ne nous eu
offrent pas d'autre , parce qu'ils ne sont accessibles qu'à notre
lointaine exploration visuelle. De là , résulte la décomposition
objective de la cosmologie céleste en deux sciences fondamen-
tales, la mathématique ou cosmologie abstraite, et l'astrono-
mie ou cosmologie concrète.
Leur distinction réelle semble moins profonde que celle des
460 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
autres parties de ma hiérarchie encyclopédique, puisque ici les
deux études concernent, au fond, les mêmes phénomènes élé-
mentaires, envisagés seulement dans des cas différents et sous
des aspects divers. Mais cette disparité s'efface par l'apprécia-
tion subjective, qui manifeste aussitôt l'indépendance caracté-
ristique de la première science et la subordination nécessaire
de la seconde. Car , sans une telle base , l'astronomie ne com-
porterait aucun essor rationnel.
En effet, quoique les phénomènes mathématiques soient les
plus simples de tous , leur entière indépendance à l'égard des
autres prive nécessairement leur étude des puissants secours
déductifs que les sciences supérieures tirent de leur subordina-
tion naturelle envers les inférieures. C'est pourquoi, la géomé-
trie elle-même , encore moins compliquée que la mécanique,
ne pourrait jamais se développer si elle devait exclusivement
considérer les cas célestes, qui constituent pourtant sa princi-
pale destination scientifique. Elle a besoin de s'y préparer gra-
duellement par une longue étude abstraite de figures plus
simples et mieux définies, souvent idéales, où les inductions
et les déductions sont plus faciles. D'ailleurs, une telle géomé-
trie s'applique à beaucoup d'autres cas moins importants mais
aussi utiles, comme son nom même l'indique. En outre, ainsi
isolée de l'astronomie , elle peut embrasser des formes envers
lesquelles le toucher supplée à la vue , de manière à rester la
principale science des intelligences privées de vision. Cette
double source d'exploration élémentaire facilite, beaucoup
plus qu'on ne croit, nos premières spéculations mathéma-
tiques, comme Diderot l'a très-bien senti.
Les besoins logiques sont donc plus décisifs encore que les
motifs scientifiques pour nous prescrire une telle division, sans
laquelle la positivité naissante resterait à jamais comprimée.
Cette séparation vraiment fondamentale a seule permis l'essor
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 461
longtemps isolé, de Tunique science qui ne repose sur aucune
autre, et qui, au contraire, doit fournir la première base systé-
matique de toutes les théories plus éminentes. Le nom de ma-
thématique caractérisera toujours son aptitude, autant dogma-
tique qu'historique, à constituer le type spontané du véritable
esprit philosophique, borné d'abord aux plus simples spécula-
tions. Elle présidera sans cesse à la construction rationnelle de
la logique positive , qui doit longtemps rester surtout déduo-
tive, jusqu'à ce que l'essor des études terrestres vienne y dé-
velopper l'induction , auparavant trop facile pour fixer notre
attention. Sa réaction philosophique nous fournit les premières
notions d'ordre et d'harmonie, qui pourtant ne deviennent dé-
cisives qu'en s'étendant aux phénomènes célestes. Mais cette
science initiale possède directement une haute efficacité reli-
gieuse , trop dissimulée aujourd'hui par les tendances anar-
chiques propres à sa corruption académique. En systématisant
le sentiment d'une irrésistible évidence , elle seule fait accep-
ter, aux plus orgueilleux esprits, l'indispensable joug des
vraies démonstrations , de façon à déterminer des convictions
qui survivent à tous les orages des passions. La religion finale
lui doit donc le premier secours fondamental que notre raison
puisse fournir pour subordonner la personnalité à la sociabilité.
Quoique cette précieuse aptitude morale soit aujourd'hui neu-
tralisée par le. vain orgueil qu'inspirent des découvertes pué-
riles, l'éducation régénérée pourra bientôt l'utiliser beaucoup,
de manière à réconcilier les cœurs tendres avec des études qui
maintenant leur répugnent justement.
C'est ainsi que, dans sa marche descendante, la vraie logique
religieuse institue, à tous égards, la mathématique comme la
première base systématique du dogme final, lié parla à l'essor
initial du génie scientifique. L'individu y trouvera toujours,
autant que l'espèce, le véritable berceau de la positivité ration -
34
462 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
nelle, qui ne peut surgir spontanément qu'envers des phéno-
mènes aussi simples et aussi universels. Mais, en vertu même
de leur indépendance et de leur priorité, ces études fondamen-
tales ont sans cesse été viciées plus ou moins par le régime in-
tellectuel où leur essor isolé constitua longtemps une inexpli-
cable anomalie. La métaphysique , qui en tira ses principales
forces pour dissoudre et modifier la théologie, tendit beaucoup
k dénaturer leur vraie positivité , tout en leur procurant une
consistance apparente. Cette altération fut d'autant moins évi-
table que ce premier essor de la rationnalité réelle semblait
s'accomplir par la seule déduction. De nos jours même, les
études mathématiques constituent Tunique refuge sérieux de
l'esprit absolu, chez tous les théoriciens qui s'y sont trop bornés.
.L'application astronomique procure Seule le correctif naturel de
cette tendance antiphilosophique. Depuis la rupture nécessaire
de leur discipline métaphysique, ces études, livrées à un em-
pirisme de plus en plus anarchique, et bientôt échues surtout à
des esprits subalternes, ont été rapidement encombrées de re-
cherches oiseuses , et même de conceptions vicieuses , qui en
cachent le vrai fond. Cette dégradation est devenue telle qu'au-
cun de ceux qui les cultivent aujourd'hui ne peut concevoir
l'ensemble d'une science qui pourtant ne constitue qu'une pre-
mière introduction indirecte à la seule science finale. L'irra-
tionnalité de l'enseignement mathématique , et l'impuissance
des géomètres pour apprécier le vrai mérite des travaux corres-
pondants, fournissent à tous les penseurs de tristes indices jour-
naliers de la prochaine dissolution qui menace ces études fon-
damentales.
Mais l'excès même du mal indique et provoque le remède ,
en discréditant une telle culture, à laquelle la sagesse publique
refusera bientôt tout encouragement sérieux. La situation
sociale tend surtout à seconder cette régénération , en faisant
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 463
ressortir l'immoralité radicale développée par ce régime aca-
démique, et la profonde incapacité de ces prétendus théori-
ciens envers les immenses questions dont l'Occident sera de
plus en plus préoccupé. Ainsi, la discipline positiviste se trouve
déjà motivée et préparée pour systématiser enfin les études qui
fournirent le premier élément nécessaire de la nouvelle philo-
sophie.
Le besoin fondamental de cette reconstruction, et les hautes
difficultés qui lui sont propres, m'ont déterminé à lui consacrer
un traité spécial, promis à la fin de mon grand ouvrage philo-
sophique, comme devant succéder à ma composition actuelle,
si ma carrière n'est pas trop entravée. En renouvelant cette
promesse, je dois ici me borner à caractériser l'esprit et le plan
d'une telle systématisation, qui, outre son importance directe,
fournira le type, et même la base, d'une équivalente opération
envers les autres sciences cosmologiques.
Malgré le nom multiple résulté de sa culture toujours disper-
sive, la science mathématique ne comprend réellement que trois
éléments essentiels, le calcul, la géométrie, et la mécanique,
dont l'intime connexité fut spontanément sentie par les anciens,
quoique les modernes l'aient seuls démontrée. En écartant les
vains efforts et les espérances irrationnelles, on reconnaît aisé-
ment que l'immense progrès accompli depuis Archimède n'a
vraiment consisté, comme partout ailleurs, qu'à développer ce
domaine primitif, qui ne saurait être jamais dépassé.
La coordination générale de ces trois éléments mathéma-
tiques constitue une série partielle entièrement analogue à la
grande échelle encyclopédique; car ils diffèrent entre eux par
le degré d'indépendance, d'universalité, et de simplicité des
phénomènes correspondants. En même temps, leur succession
caractérise la marche initiale des conceptions mathématiques
et leur tendance graduelle vers un domaine supérieur. C'est par
464 • bTSnbm M poUtique positive.
les théories géométriques et mécaniques que cette première
science fondamentale se lie à la suivante, liais son propre euot
dépend d'abord des spéculations numériques, seules asses sim-
ples pour que leur culture abstraite puisse surgir spontanément»
Plus universelles et plus indépendantes que toutes les autres,
les idées de nombre offriront toujours , à l'individu comme à
l'espèce, le premier domaine de la positivité rationnelle. Quand
le véritable esprit philosophique ne comporte pas encore d'autre
Aliment théorique , il y puise , même envers les plus grands
sujets, des inductions et des analogies fort précieuses, quoique
souvent chimériques, trop dédaignées ensuite. L'extrême faci-
lité des déductions et des vérifications y «place le berceau
naturel de la logique positive, au sein du plus complet théolo-
gisme* Quoique l'induction trop aisée y reste inaperçue, elle y
trouve néanmoins un exercice inévitable. C'est même dans la
science du calcul que naît le dogme fondamental de la saine
philosophie, l'invariabilité des relations réelles, tant subjectives
qu'objectives. En effet, ce dogme est tacitement supposé par la
moindre opération arithmétique , qui nous offre , comme en
tout autre cas scientifique, l'accord d'une prévision intérieure
avec un résultat extérieur. Un tel accord serait toujours fortuit
et souvent impossible, si l'esprit et le monde n'étaient pas assu-
jettis à des lois fixes , permettant leur harmonie habituelle. Il
suffirait même d'attribuer la vie au milieu inerte, dès lors sus-
ceptible de variations indéfinies, pour que nos prévisions numé-
riques se trouvassent dépourvues de réalité constante. Leur
succès exige, encore plus clairement, la régularité de notre
propre marche intellectuelle; il serait incompatible avec la
liberté anarchique rêvée par l'orgueil métaphysique. Dès que
nous commençons à prévoir réellement, même envers les
moindres objets, nous sommes forcés de concevoir des lois dé»
terminées, à la fois extérieures et intérieures, au lieu des
INTRODUCTION FONDAMENTALE. —• CHAPITRE DEUXIÈME. 465
volontés arbitraires qui prévalaient auparavant. C'est ainsi que
le calcul proprement dit a dû susciter le premier sentiment sys*
tématique, non-seulement des lois logiques, mais aussi des lois
physiques, quoique la déduction abstraite y semble seule
exercée. L'évolution spontanée de l'individu confirme journelle*
ment cette appréciation philosophique.
Il faut donc consacrer irrévocablement, comme autant dog-
matique qu'historique, la progression naturelle de l'esprit ma-
thématique, surgi d'abord dans les spéculations numériques,
ensuite mûri surtout par les conceptions géométriques, pour
aboutir enfin aux'théories mécaniques, où réside sa limite né-
cessaire. Toutefois, cette succession fondamentale ne prescrit
point d'ériger ces trois domaines en trois sciences distinctes,
dont chacune exige l'entière construction de la précédente pour
préparer la suivante. Je devais procéder ainsi dans mon pre-
mier traité, afin de caractériser davantage chacun de ces trois
éléments, de manière à mieux dégager ses propres germes
philosophiques. Mais la marche doit changer quand la vraie
philosophie générale, enfin construite d'après tous les préam-
bules convenables, réagit sur les études partielles qui l'ont
préparée, pour procurer à chacune sa propre constitution
définitive. 11 faut alors que l'ordre dogmatique se conforme
davantage à Tordre historique, qui manifeste nécessairement
les tendances essentielles de notre intelligence, tant indivi-
duelle que collective. Sans cela, la systématisation des sciences
préliminaires n'atteindrait point assez son but principal, consis-
tant à diriger l'éducation rationnelle.
Une sage application de ce grand précepte conduit ici à com-
biner profondément la géométrie avec le calcul, mais en évitant
d'y mêler la mécanique, dont le domaine distinct et indivis doit
succéder à un tel ensemble, où réside essentiellement le véri-e
table esprit mathématique.
486 STfltU K POUTKH» POSBIVI*
£~ Cet esprit ne fat pleinement caractérisé que quand l'incompa-
rable Descartee fonda l'admirable harmonie générale entre las
conceptions abstraites et les conceptions concrètes, jusqu'ako
fcaoohérentes, malgré leurs réactions partielles. Philosophique*
ment envisagée, cette combinaison décisive prépare déjà la con-
struction directe de la vraie hiérarchie encyclopédique, en
offrant le plus complet exemple de la subordination systéma-
tique de chaque science envers les spéculations plus simples et
plus générales. Hais elle a manifesté aussi la réaction, plus ca-
chée et non moins précieuse, des études supérieures sur lac
études inférieures, ainsi dirigées vers leur principale destination
immédiate. En effet, les grands progrès ultérieurs, tant du cal-
cul que de la géométrie, dérivèrent toujours de cette révolution
vraiment fondamentale. Dans l'ensemble de la philosophie na-
turelle, l'harmonie de deux sciences consécutives ne peut jamais
devenir aussi complète ni aussi efficace qu'entre ces deux pre-
miers éléments, les plus simples et les plus connexes de tous.
Non-seulement le calcul y a trouvé une féconde destination,
propre à contenir ses divagations spontanées, mais aussi il y a
puisé de précieuses conceptions générales, indiquant déjà com-
bien la logique des images peut perfectionner celle des signes.
Quoique toutes ces inspirations puissent ensuite être dégagées
de leur source géométrique, l'éducation rationnelle doit con-
server à la plupart d'entre elles leur filiation historique, qui
tend mieux que la régularité abstraite à développer le véritable
esprit mathématique. Envers la géométrie, j'ai assez expliqué
ailleurs l'efficacité nécessaire d'une telle combinaison, sans la-
quelle cette science n'aurait jamais acquis l'éminente généra*
lité, et par suite l'admirable cohérence qui la caractérisent
chez les modernes. Néanmoins, elle devra toujours commencer,
à la manière des anciens,' par un certain essor spécial, avant
d'atteindre directement cet état définitif.
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 467
Ainsi, quand on a séparément ébauché assez le calcul et U
géométrie d'après leurs sources respectives, il faut instituer
bientôt leur intime harmonie, pour diriger alternativement la
formation successive de l'un et l'extension correspondante de
l'autre. Mais cette combinaison est nécessairement binaire
comme toutes les autres quelconques, physiques ou logiques ;
la mécanique ne peut réellement y entrer, quoiqu'elle doive
l'utiliser beaucoup.
En effet, l'étude rationnelle du mouvement et de l'équilibre
ne comporte aucun essor décisif sans le secours continu du cal-
cul et de la géométrie, dont le besoin a tant influé sur la mé-
morable lenteur de son évolution historique. Mais sa réaction
ne peut, au contraire, concourir à leur progrès qu'en y provo-
quant de nouvelles recherches. Jamais elle n'y a suggéré des
conceptions originales comme celles que le calcul dut souvent
à la géométrie. Quoiqu'une équation pût être autant représen»
tée par un mouvement que par une figure, cette image trop
compliquée ne comporterait aucune efficacité logique. Ainsi, la
mathématique caractérise à la fois les avantages et les limites
de cette réaction directe d'une science sur le perfectionnement
de la précédente, réaction qui n'a de haute valeur qu'entre des
éléments assez simples et assez voisins. La sociologie est la seule
science qui puisse également réagir partout, comme l'unique
lien nécessaire de toutes nos conceptions réelles.
Il faut donc que la mécanique soit intégralement traitée après
le calcul et la géométrie, qui, au contraire, doivent prompte-
ment contracter une intime alliance, dont j'indiquerai bientôt
les principales phases. Malgré l'irrationnalité actuelle de l'en-
seignement mathématique, l'enchaînement historique le dirige
involontairement vers une telle constitution, qui sera systéma-
tisée dans l'ouvrage annoncé ci-dessus.
Après avoir assez défini l'ensemble du domaine mathéma*
468 5T8TÙtt DB P0UT1QUK POSITIVE.
tique, il convient d'apprécier davantage le caractère
la composition scientifique de ses diverses parties fondamen-
tales. Pour mieux diriger cette appréciation spéciale, je dois
d'abord indiquer quelques réflexions générales sur le besoin de
restreindre et de rectifier les études mathématiques, conformé*
ipent à leur destination normale dans l'état final de l'huma-»
nité.
Depuis que Descartes les a coordonnées en y organisant la re-
lation élémentaire entre l'abstrait et le concret, elles ont réel-
lement fait plus de progrès essentiels que pendant tous les siè-
cles antérieurs. Mais cet immense essor a été bientôt altéré par
le développement simultané de l'anarchie scientifique, d'après
la rupture nécessaire de l'ancienne discipline philosophique. En
même temps, les encouragements naturels émanés de l'admi-
ration publique et de la munificence sociale y ont de plus en
plus écarté les vraies vocations théoriques, en y suscitant une
culture vulgaire, où le prétendu dévouement à la science couvre
presque toujours un orgueil aveugle et une ignoble cupidité.
Ces études intéressées ont d'ailleurs tendu graduellement à de-
venir machinales, d'après une vicieuse appréciation des grands
succès dus à l'emploi du calcul. La géométrie proprement dite*
qui constitue le principal domaine mathématique, comme but
du calcul et base de la mécanique, a été bientôt envahie par
les spéculations algébriques, aspirant aveuglément à un essor
indéfini. Toutefois, le développement de la mécanique céleste a
longtemps contenu ces aberrations en procurant un utile em-
ploi à l'impulsion analytique. Mais depuis que cette construc-
tion est terminée, le titre de géomètre a été le plus souvent
usurpé par de simples algébristes, presque étrangers à toute
vraie méditation géométrique. Au lieu de cultiver le calcul
pour la géométrie et la mécanique, on ne voit guère, dans ces
deux sciences, que des sujets d'exercice pour un facile essor
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 469
analytique, où les signes tiennent fréquemment lieu d'idées.
C'est ainsi que l'absence de toute discipline philosophique a
radicalement vicié la première base du vrai système de nos con-
naissances théoriques. L'irrationnelle consécration accordée au
prétendu calcul des chances suffirait à caractériser, pour tous
les bons esprits, les ravages scientifiques d'une telle anarchie
mathématique. Par une étrange dégradation, la science du
calcul, qui fut le berceau systématique du dogme fondamental
de la philosophie naturelle, semble alors, d'après d'immenses
progrès, aboutir à des spéculations où l'on suppose les événe-
ments dépourvus de toute loi. La contradiction est d'autant plus
décisive que cependant on ne ramène point ces phénomènes
sous l'empire des anciennes volontés, en sorte qu'ils ne suivent
aucun régime, sauf l'académique. Dans les plus vaines discussions
scolastiques du moyen âge, il n'y a peut-être rien d'aussi creux,
ni même d'aussi absurde, que les notions officielles de nos algé-
bristes sur la mesure des probabilités et surtout des espérances.
Mais le reste du domaine mathématique n'est guère moins en-
combré aujourd'hui de spéculations puériles et de conceptions
vicieuses, offrant à l'esprit un exercice beaucoup moins salutaire
que celui résulté des énigmes vulgaires. On a peine à concevoir
des abus intellectuels aussi dégradants, par exemple, que les
efforts relatifs à l'évaluation de stériles intégrales, qu'on ne sait
plus déterminer entre des limites autres que celles du thème
factice.
Les ravages logiques du régime académique correspondent
trop exactement à ses résultats scientifiques. Il a profondément
altéré les précieuses propriétés toujours attribuées aux études
mathématiques, comme sources élémentaires de la saine mé-
thode philosophique. L'analyse, où Descartes voyait surtout un
puissant moyen de généralisation, fait ainsi prévaloir un misé-
rable esprit de détail, qui tend à détruire toute vue d'ensemble.
470 STnte s» rauRKm positive.
Sou* l'usurpation algébrique, un vain ergotage et un aveugle
mécanisme dénaturent de plus en plus le vrai raisonnement ma-
thématique, qui pourrait offrir les premiers germes de tous 1m
prooédés logiques que Ton croit exclusivement propres ans
études supérieures. De là résulte même une sorte de rétrogra-
dation vers le régime métaphysique, par une tendance involon*
taire à rétablir l'absolu dans les théories qui s'en affranchirent
les premières. L'emploi routinier de la déduction fait totalement
oublier la part que l'on y accordait jadis à l'induction» qui y fut
encore si puissante cbex Descartes. Aussi les notions fondamen-
tales de géométrie et de mécanique ont-elles pris ainsi un
caractère beaucoup moins philosophique que celui qu'elles of*
fraient au dix-septième siècle, avant l'invasion analytique*
Même dans la science du calcul, toutes les conceptions qui exi-
gent des vues d'ensemble sont déjà tombées en dissolution*
L'importante doctrine des séries, si heureusement élaborée par
Euler et La grange, se trouve aujourd'hui décomposée radicale-
ment sous d'irrationnels scrupules, incompatibles avec son effi-
cacité analytique, et qui tiennent surtout à une confusion em-
pirique entre l'arithmétique et l'algèbre.
Pour bien apprécier cette anarchie mathématique, il faut enfin
considérer que ses ravages intellectuels, tant logiques que scien-
tifiques, sont toujours accompagnés de graves dangers moraux.
Si le régime académique rétrécit la raison et flétrit l'imagina-
tion, il tend, encore davantage, à dessécher le cœur et à dé-
grader le caractère. Chez les occidentaux qui, préservés du pro-
testantisme, ont le mieux conservé l'heureuse culture morale du
moyen âge, l'instinct public a pressenti et contenu cette fatale
tendance de nos études mathématiques, tant redoutées surtout
des mères espagnoles. En sanctionnant cette antipathie spon-
tanée, la saine philosophie l'explique et la circonscrit, en la
rattachant, non à la vraie nature d'une telle science, mais à sa
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 475
. achevant d'apprécier une telle restriction systématique
aque science préliminaire à l'essor nécessaire pour con-
ir la suivante, on reconnaît aisément la profonde ration-
i de cette discipline. Car, l'étude directe d'une science
onque ne peut jamais être que provisoire, même envers
ropres conceptions. Leur principale appréciation résulte
jure, et surtout en mathématique, de leurs relations ca-
illes avec les théories supérieures, puisque les sciences
missent que par leurs grandes faces. Il faut donc hâter le
possible ces indispensables préparations, pour s'établir au
poste d'où l'on puisse embrasser réellement tous les
ts théoriques. Ainsi, la discipline sociologique doit être
invoquée au nom même de la vraie dignité scientifique,
seulement en statique sociale, que l'on commence à sentir
i table grandeur des diverses théories préliminaires d'après
relations mutuelles, qui ne pouvaient assez surgir aupa-
t. Mais cette appréciation ne devient même complète que
la sociologie dynamique, qui les caractérise mieux par
liation historique. Aucune science ne peut être dignement
rise sans son histoire essentielle , et aucune véritable
ce spéciale n'est possible que d'après l'histoire générale.
*ais sociologistes sont donc seuls capables de bien con-
» la mathématique, dont les meilleurs géomètres n'ont pu
voir l'ensemble. Lagrange en a mieux approché qu'aucun
, parce que ses principales méditations ont été aussi pro-
ment historiques que son temps le permettait. Pour sentir
me réalité d'une telle maxime philosophique, il suffit de
maître qu'aucun astronome n'a jamais pu s'expliquer
quoi Hipparque ne découvrit point les lois de Kepler,
que simple que paraisse une telle question, la sociologie
seule y répondre, parce qu'elle dépend de la marche
e de l'évolution humaine, tant sociale que mentale.
r
472 svmtam ut folthoue rosmvE.
*
t»
i
\
I
Depuis que cette préparation est suffisante, que la construction
philosophique a surgi, et que la situation occidentale en réclame
r l'active consécration, toute tendance k dominer les études su-
t périeures par les inférieures doit être autant flétrie comme
preuve d'immoralité que comme signe d'incapacité.
' Sous cet aspect décisif, l'abus du calcul en mathématique
constitue réellement la première phase spéciale du matérialisme
systématique, assex caractérisé, en général, dans mon discours
préliminaire. L'usurpation de la physique par les géomètres, de
la chimie par les physiciens, et de la biologie par les chimistes»
f. deviennent ensuite de simples prolongements successifs d'un vi-
cieux régime, dont le principe est toujours le même, et qui ne
peut être radicalement rectifié qu'en son germe inaperçu. Il dé-
veloppe partout un pareil abus de la juste influence déductive
que chaque science préliminaire exerce nécessairement sur lasui-
vante, d'après son indépendance et sa généralité plus grandes.
Cette appréciation définitive caractérise à la fois l'extrême
importance et la source normale de la rectification mathémati-
que dont il s'agit ici. Ainsi liée aux plus hautes questions phi-
losophiques, et même aux principaux besoins sociaux, elle ne
peut émaner que de l'universelle discipline instituée par la reli-
gion sociologique. La science finale reposant sur l'ensemble des
sciences préliminaires, toutes la menacent d'usurpations analo-
gues à celle que chacune d'elles subit de la précédente. Mais ici
la résistance est spontanément assurée par la difficulté et l'im-
portance des questions, trop évidemment supérieures à de telles
vues déductives, quoiqu'elles puissent et doivent les utiliser
beaucoup. La sociologie se trouve ainsi conduite, en reconnais-
sant le besoin des diverses études préparatoires , à se réserver
toujours leur usage systématique, qu'elle seule peut apprécier.
Par là, elle écarte irrévocablement un ténébreux matérialisme,
sans recourir à un vain spiritualisme. La fluctuation, logique et
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 473
scientifique, de toute notre philosophie naturelle entre la rétro*
gradation et l'anarchie se résout alors par l'application conve-
nable de ce principe universel : chaque science doit diriger
l'emploi normal de la précédente pour sa propre constitution.
En puisant ce principe incontestable à sa vraie source sociolo-
gique, on lui procure partout l'autorité résultée de ses autres
vérifications. Mais, en outre, on invoque ainsi le sentiment à
l'appui de la raison, dont les scrupules et les hésitations dispa-
raissent en présence des graves nécessités morales et sociales
qui prescrivent un tel régime intellectuel. C'est là un nouvel
exemple décisif de l'intime solidarité finale établie, au chapitre
précédent, entre la logique du cœur et celle de l'esprit.
D'après ce principe général, il faut donc que les vrais géo-
mètres, à l'exclusion des purs algébristes, se chargent désor-
mais d'appliquer le calcul aux questions géométriques et mé-
caniques, en réduisant son domaine à ce qui est indispensable
pour cette destination. Mais, au fond, le même vice renaîtrait
sous une autre forme, si les géomètres proprement dits de-
vaient, à leur tour, rester exclusifs, au lieu de concevoir leur
science comme une simple préparation à la suivante. On est
ainsi conduit, de proche en proche, à reconnaître que de vé-
ritables philosophes, dignement voués au sacerdoce de l'Huma-
nité, peuvent seuls désormais cultiver sagement les sciences,
môme préliminaires, qu'il faut enfin ôter aux purs savants, en
brisant avec énergie le régime académique. Il n'y a pas d'autre
moyen pour que les travaux de détail se subordonnent toujours
aux vues d'ensemble, comme l'exigent à la fois le bon sens et
la morale. Loin de constituer une véritable innovation, cette
indispensable réforme se réduit, au fond, à reconstruire, sur
de meilleures bases, la discipline scientifique rompue excep-
tionnellement pendant les deux derniers siècles.
Sa salutaire sévérité dissipera, sans doute, la majeure partie
474 sTwrtm ni pounQut posmvx.
des spéculations actuelles, et rectifiera presque tontes las
autres, liais, loin d'y voir un inconvénient, tous les vrais pan*
seurs se féliciteront, autant que le public, de ces résultats né»
eessaires, qui ramèneront k de dignes travaux des forées osa-
sumées aujourd'hui en divagations stériles, ou plutôt parafe
deuses, tant à l'esprit qu'au cœur. A la vérité, ce régime
normal fera quelquefois négliger d'utiles recherches théoriques,
qui n'auraient aucune relation, directe ou indirecte, avec }as
études supérieures. En scrutant davantage ces cas exception^
nels, on reconnaît qu'ils ne peuvent vraiment affecter que dep
questions susceptibles d'applications pratiques. Dès lors» les
dignes praticiens se chargeront eux-mêmes d'une élaboration
dont ils doivent seuls comprendre assez le but et l'esprit, sauf
à provoquer, s'il y a lieu, quelques nouveaux développements
préalables de la théorie correspondante.
Cet état normal de la culture scientifique sera solidement
fondé sur le système complet d'éducation universelle, déjà
indiqué au discours préliminaire. Il fait précéder et diriger l'ini-
tiation théorique par un essor affectif et une évolution esthé-
tique dont l'irrésistible ascendant y rappellera toujours la raison
au service ou du sentiment ou de l'activité. La culture scientifi-
que n'est moralement justifiable que par sa nécessité théorique
et pratique. Car, elle n'exerce point sur le cœur cette pré-
cieuse réaction qui procure tant de valeur directe à la culture
poétique, seule pleinement adaptée à notre nature. Tout en lui
conférant sa légitime consécration, la vraie religion, toujours
attentive à l'ensemble des rapports humains, restreindra donc
la science entre ses justes limites, spéciales et générales.
Gomme plus ancienne et plus dispersive , là mathématique
devra subir davantage cette indispensable épuration finale, qui
doit d'ailleurs commencer là, afin de s'étendre ensuite à tous
les autres cas d'après ce type fondamental.
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 475
En achevant d'apprécier une telle restriction systématique
de chaque science préliminaire à l'essor nécessaire pour con-
stituer la suivante, on reconnaît aisément la profonde ration -
nalité de cette discipline. Car, l'étude directe d'une science
quelconque ne peut jamais être que provisoire, même envers
ses propres conceptions. Leur principale appréciation résulte
toujours, et surtout en mathématique, de leurs relations es-
sentielles avec les théories supérieures, puisque les sciences
ne s'unissent que par leurs grandes faces. Il faut donc hâter le
plus possible ces indispensables préparations, pour s'établir au
seul poste d'où l'on puisse embrasser réellement tous les
aspects théoriques. Ainsi, la discipline sociologique doit être
aussi invoquée au nom même de la vraie dignité scientifique.
C'est seulement en statique sociale, que l'on commence à sentir
la véritable grandeur des diverses théories préliminaires d'après
leurs relations mutuelles, qui ne pouvaient assez surgir aupa-
ravant. Mais cette appréciation ne devient même complète que
dans la sociologie dynamique, qui les caractérise mieux par
leur filiation historique. Aucune science ne peut être dignement
comprise sans son histoire essentielle , et aucune véritable
histoire spéciale n'est possible que d'après l'histoire générale.
De vrais sociologistes sont donc seuls capables de bien con-
naître la mathématique, dont les meilleurs géomètres n'ont pu
concevoir l'ensemble. La grange en a mieux approché qu'aucun
autre, parce que ses principales méditations ont été aussi pro-
fondément historiques que son temps le permettait. Pour sentir
l'intime réalité d'une telle maxime philosophique, il suffit de
reconnaître qu'aucun astronome n'a jamais pu s'expliquer
pourquoi Hipparque ne découvrit point les lois de Kepler.
Quelque simple que paraisse une telle question, la sociologie
peut seule y répondre, parce qu'elle dépend de la marche
réelle de l'évolution humaine, tant sociale que mentale.
476 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Ces diverses réflexions générales, que j'appliquerai
sans les reproduire, déterminent comment doit être régénérée
une étude où Ton se sent bientôt glacer le cœur quand on y
retourne après une forte préoccupation supérieure. La science
v proprement dite, surtout mathématique, a fini par devenir, an
y fond, presque aussi rétrograde que le furent, pendant la lon-
• gne préparation moderne, d'abord la théologie, et ensuite là
Jv métaphysique» Sa corruption morale se trouve maintenant an
^ niveau de sa dégradation intellectuelle. Mais quelque pro-
fondes que soient devenues l'une et l'autre, la régénération de
la science est possible, et même prochaine, tandis que le déolin
de la théologie et de la métaphysique indique leur entière et
irrévocable dissolution. Car, leur décrépitude actuelle, loin de
constituer une déviation exceptionnelle, résulta peu à peu de
leur épuisement spontané. Leur esprit fondamental s'éteignit
graduellement, quand son ascendant provisoire eut assez dirigé
l'initiation nécessaire de l'humanité. Au contraire, la science
moderne ne s'est dégradée que pour avoir méconnu son vrai
caractère et sa principale destination , par suite d'une culture
anarchique. Sa réformation consiste donc à y faire dignement
prévaloir son véritable esprit, qu'invoquent toujours ceux-là
même qui l'altèrent le plus. A travers les spéculations oiseuses
et les fausses conceptions, ses travaux spéciaux ont produit,
en tous genres, d'inappréciables notions, qui concourront
aujourd'hui à la construction finale de la philosophie natu-
relle, comme base nécessaire de la philosophie sociale. En un
mot, cette évolution empirique des sciences préliminaires a
néanmoins préparé la science finale, dont la fondation con-
duit aussitôt à la vraie religion, qui aura bientôt régénéré tous
ses éléments esentiels.
Une telle systématisation scientifique parait d'abord incom-
patible avec l'intime connexité de l'ensemble aux parties, qui
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 47?
les rend mutuellement indispensables. Car, si les théories so-
ciologiques reposent sur les notions cosmologiques et biolo-
giques, celles-ci, comme on vient de le voir, ne peuvent
jamais devenir complètes qu'en sociologie. Ainsi, l'ensemble
des conceptions fondamentales ne comporterait point un ordre
pleinement didactique, où chaque partie prépare la suivante
sans en dépendre à son tour. Ce cercle n'admet aucune issue,
en effet, quand on demande, en philosophie naturelle, des
constructions partielles, dont chacune soit pourtant complète
en elle-même. Il n'y a de rationnellement possible qu'une syn-
thèse totale, en concevant la sociologie comme la science
unique, dont les prolégomènes doivent se rapporter aux phé-
nomènes plus simples et plus généraux. La constitution propre
à chacun de ces préambules successifs consiste, d'une part, à
le restreindre autant que l'exige la préparation du suivant, et,
d'une autre part, à lui confier l'emploi systématique du précé-
dent. Ce double précepte convient autant à l'ordre intérieur de
chaque science partielle qu'à la coordination générale des
divers prolégomènes sociologiques. Il permet seul de régu-
lariser nettement la progression continue que doit offrir l'en-
semble de l'éducation positive , déjà caractérisé dans mon
discours préliminaire.
Pour concevoir ainsi la mathématique, il faut d'abord y con-
sidérer la science du calcul sous ses deux faces principales,
auxquelles conviennent les noms d'arithmétique et d'algèbre,
pris suivant leur entière acception philosophique. Ce ne sont
proprement que les deux parties successives de tout calcul com-
plet, où, avant d'évaluer les nombres cherchés, on doit dé-
terminer leur relation explicite aux nombres donnés. La sépa-
ration de ces deux phases ne peut même se trancher nettement
qu'envers les questions assez simples pour qu'on y découvre la
formule sans spécifier aucune valeur. Partout ailleurs, les deux
35
478 . mteK rounoot nsuil
calcul* alternent souvent» mais en permettaat toqjours de kîaa
caractériser chaque opération partielle, qui aéra arithmétique
p% algébrique selon qu'elle concernera les valeur» ou les rela-
tions.
Le calcul arithmétique se manifeste seul, tant qu'on te bon*
à dit questions esses simples pour que l'élaboration algébrique
y soit spontanée, sans exiger aucune règle propre. Mai*, à
mesure que les problèmes se compliquent, ce travail prélinû~
paire tend k concentrer les principaux efforts. Au contraire,
l'évaluation finale ne présente qu'un petit nombre de cas élé-
mentaires, dont la combinaison n'augmente point les difficultés
numériques, quoiqu'elle devienne la source essentielle des em-
barras analytiques. C'est pourquoi le calcul moderne consiste
surtout dans l'algèbre, tandis que le calcul ancien se bornait
presque à l'arithmétique. On doit même envisager finalement
toutes les opérations numériques comme de simples modifica-
tions de certaines transformations analytiques, sans que cette
appréciation altère leur caractère distinct, toujours relatif à
leur propre destination.
Cet essor direct de l'algèbre constitue la première condition
de la vraie systématisation mathématique, en tant qu'indispen-
sable à la corrélation générale entre l'abstrait et le concret, où
réside le nœud essentiel d'une telle synthèse. En effet, le calcul
ne peut nullement s'appliquer à la géométrie tant qu'il reste
purement numérique. Les valeurs particulières qu'il considère
exclusivement ne conviennent alors qu'à l'expression finale des
résultats géométriques. Pour que l'élaboration des nombres
puisse remplacer celle des figures, elle doit nécessairement
concerner des quantités -indéterminées. Aussi le calcul algé-
brique trouve-t-il, dans la géométrie, une seconde source, à
la fois dogmatique et historique, encore plus naturelle que son
origine arithmétique. Des relations précises s'y présentent bien-
INTRODUCTION FPWAMBWTALE. — ÇHÀPÏFEE DEUXIÈME* 47$
tôt, surtout sous la forme de proportions; et leur élaboration
abstraite ne tarda pas à être distinctement cultivée par les
géomètres grecs, comme un puissant moyen de faciliter le*
déductions concrètes. Le développement propre de cette logi-
que artificielle dispose ensuite à la simplifier et à la généralises
pn y réduisant les grandeurs à des nombres indéterminé*, sajtf
aucune spécificatiqn géométrique, qui ne tendrait qu'à ralentir
ses opérations et restreindre son usage.
Après cette condition abstraite, la constitution pa^thén^aT
tique exige encore une condition concrète, plus tardive et plq?
difficile, dont la combinaison finale avec la première constitue,
depuis Descartes, le fondement général d'une telle synthèse.
Elle consiste dans l'essor propre de la géométrie générale,
émanée enfin de la géométrie spéciale, seule accessible aux
anciens.
Longtemps borné à l'étude successive de quelques formes
très-simples, d'abord naturelles, puis artificielles, l'essor géor
métrique ne tarda pas à manifester l'uniformité nécessaire des
principales questions relatives à chaque figure isolée. Cette
similitude est directement sensible dans les recherches prépon-
dérantes, qui concernent la mesure rationnelle de l'étendu?,
consistant toujours, envers une forme quelconque, à ramener
les comparaisons de longueur, d'aire, ou de volume, à de
pures comparaisons de lignes droites. Mais la ressemblance se
montre ensuite dans les études plus particulières sur les pro-
priétés, caractéristiques des différentes figures, où la diversité
des résultats n'empêche pas de saisir l'analogie des spéculations.
A mesure que se multiplient les types géométriques, la géné-
ralité naturelle de la plupart des questions forme un profond
contraste avec la spécialité forcée des solutions correspon-
dantes. L'étude de chaque ligne se trouve ainsi perdue pour la
suivante, sauf l'exercice logique, quoique la seconde devienne
490 ■ 8Y8TÉW DE POUTIQCK POSITIVE.
l'objet des mêmes problèmes que la première. On ne peut alors
saisir et traiter à part ee que chacun d'eux offre de commun à
toutes les figures.
Ce premier régime géométrique, en suscitant des études
trop restreintes , tend à multiplier beaucoup les spéculations
oiseuses, auxquelles dispose naturellement l'essor théorique*
liais l'harmonie avec la pratique s'y trouve encore plus impar-
faite. Car, rien ne garantit l'utile réalisation ultérieure du
petit nombre des types ainsi étudiés, qui, nullement choisis à
cette fin , furent préférés d'abord pour la seule facilité qu'of-
frait leur conception rigoureuse, d'après leur relation aux types
antérieurs. Si, en vue d'une telle utilité, on puisait direo*
tement chaque figure dans le domaine pratique, son étude
spéciale serait presque toujours au-dessus des préparations ac-
complies; et souvent même le type ne serait pas reconnais-
sable, surtout envers les cas célestes, principale application
de la géométrie abstraite.
La nature et la destination d'une telle science concourent donc
à exiger son entière généralisation, comme caractère essentiel de
sa constitution normale, nécessairement incompatible avec sa
spécialité initiale. Au lieu d'un certain nombre de types isolés,
elle doit embrasser à la fois toutes les formes rigoureuses, afin
de traiter uniformément les diverses questions qui leur sont
communes, en ordonnant ses études, non selon les objets, mais
suivant les sujets. Il existe alors une complète harmonie entre
la généralité spontanée des principales recherches et la géné-
ralité systématique des méthodes correspondantes. Toute la
géométrie rationnelle se condense sous quelques théories uni-
verselles, d'où l'on pourra toujours déduire chaque étude spé-
ciale, ainsi ajournée jusqu'au besoin effectif, de façon à mieux
écarter les puérilités académiques. En même temps, la corres-
pondance avec la pratique ne présente plus aucun caractère
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 481
fortuit. Car, on est assuré d'avance que les formes extérieures
tomberont toujours sous la compétence de théories dont cha-
cune convient à une figure quelconque.il ne reste ainsi de spé*
cial que la difficulté secondaire de reconnaître, ou d'instituer
au besoin, le type abstrait qui convient à chaque cas concret.
Cet état normal de la géométrie fut constitué par l'incompa-
rable Descartes, d'après l'harmonie fondamentale qu'il établit
entre les figures et les équations, afin de convertir toutes les con-
ceptions géométriques en notions algébriques. Quoique cette ad-
mirable construction ait déterminé tous les autres progrès ma*
thématiques, elle n'est point assez appréciée encore comme le
principal effort scientifique de l'esprit humain.
Pour coordonner ainsi la géométrie suivant les sujets, et non
plus quant aux objets, il suffisait que ceux-ci fussent ramenés à
des définitions uniformes, comportant une facile généralisation,
en remplaçant chaque figure par son équation caractéristique.
Cette constitution finale développe, au suprême degré, l'apti-
tude logique de l'algèbre, envers toutes les recherches qui peu-
vent être transformées en questions de nombres.
Malgré les subtilités métaphysiques sur la qualité et la quan-
tité, il n'y a pas de phénomènes, même très-compliqués, qui re-
poussent, en principe, une telle transformation, sauf la difficulté
de l'y réaliser. Les idées géométriques, de forme ou de situa-
tion, ne sont pas naturellement plus semblables aux notions nu-
mériques que les autres conceptions réelles. C'est pourquoi la
transformation accomplie à leur égard peut être légitimement
conçue envers une science quelconque ; ce qui érigerait l'algèbre
en une sorte de logique universelle, si les conditions de réali-
sation ne devaient pas restreindre beaucoup cette utopie mathé-
matique. Tout phénomène, même social, aurait certainement
. son équation, comme une figure ou un mouvement, si sa loi
pouvait nous être connue avec assez de précision. Une telle
4qZ stnÏÉK ï)Ê potrWjtoE t*osrhvÉ.
àjj^rédattoh riiàthêmatiqtïe hé feoiistitue, au fond, que le SètW
le |rfu& Hgoureux du dogme fondamental du positivisme stif Mtt-
ftHaBilitê des relations nattufëllës. Lé seul tort philosophie
im ^èôtnkres à cet égard consisté à méconnaître les condition
rtèllès, tant objectivés que Subjectives, qui nous interdisent trii&
jttfrëillè transformation envers toiiô les phénomènes qui né sont
£à* extrêmement simples. Car, la conversion échoue égaleniéilt,
Soft quand lés lois précises ou équations proprement dites se
trouvent être trop compliquées, soit lorsque nous ne pouvéiii ,
]4àô les découvrir. Envers là plupart dés phénomènes, thfitiiè
inorganiques, ces deux motifs concourent à rendre nécefesaUtt-
ment illusoire un tel perfectionnement logique, qui ne côn*
viendra jamais qu'à nos moindres spéculations. Il faut donc re-
ïiôiicei finalement à concevoir l'algèbre comme un tréséfe
universel de déductions et d'inductions accomplies d'avanéè
pour tous les problèmes possibles. L'ensemble dés tentatives
modernes a confirmé la restriction essentielle d'une telle logiqttè
aux seules études géométriques, suivant l'admirable pressenti-
ment du grand philosophe qui l'y appliqua.
t)ans ce simple champ, la rationnalité algébrique offre d'im-
ihenses avantages, pourvu qu'elle y reste subordonnée aux con-
ceptions concrètes. Son efficacité n'y est communément sentie
qu'envers les déductions, que doit faciliter beaucoup cette sim-
plification des idées aidée par la concision correspondante dés
signes. Hais l'aptitude logique de l'algèbre est encore plus pro-
fonde et plus heureuse quant aux inductions géométriques, dont
Dèscartes fut justement préoccupé. La transformation des fi-
gures en équations doit surtout faciliter la généralisation des
conceptions concrètes, en permettant de saisir et de suivre ce
que chaque sujet offre de commun envers tous les objets pos-
sibles, où les spéculations ne se rapprochent, en effet, que pat
leur côté abstrait. C'est seulement ainsi que la géométrie pott-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 483
vait devenir vraiment générale. Un pas ultérieur dans la même
voie philosophique y permit aussi l'essor rationnel des con-
ceptions comparatives, quand Monge ébaucha la saine clas-
sification des surfaces, en introduisant les équations collectives;
ce qui complète spontanément la constitution géométrique, sauf
sa systématisation finale.
Suivant une réaction naturelle, cette harmonie fondamentale
devait aussi tendre à constituer dignement l'algèbre, d'après
son irrévocable incorporation à la géométrie, centre essentiel
du vrai domaine mathématique. Mais cette tendance a été jus-
qu'ici neutralisée par l'anarchie scientifique, qui a maintenu,
et même beaucoup exagéré, l'indépendance du calcul, surtout
au nom de sa prétendue universalité logique. Néanmoins, une
longue expérience concourt maintenant avec la saine philoso-
phie pour dissiper sans retour ces orgueilleuses illusions. Sauf
ses usages numériques, le calcul constitue désormais, non une
véritable science, mais une simple méthode, essentiellement
destinée à faciliter les spéculations géométriques, dont il doit
donc devenir inséparable. C'est seulement ainsi que le calcul ac-
quiert une vraie dignité, au lieu du caractère puéril inhérent
à son ambitieux isolement. En même temps, il y trouve une sa*
lutaire discipline, propre à contenir les vaines divagations,
d'autant moins inévitables que nos études deviennent plus
abstraites.
Pour ne pas augmenter les inconvénients naturels de l'ab-
straction au delà de ce qu'exige la vraie généralité, il faut donc
réunir systématiquement le calcul à la géométrie, au titre de
méthode fondamentale. Son essor dogmatique doit suivre celui
de la doctrine correspondante, comme dans leur commune évo-
lution historique. Tel est l'esprit général de la constitution propre
au début mathématique de l'éducation finale. Il faudra, sans
doute, y ébaucher d'abord le calcul isolément, ainsi que le fit
4M . ftjrataoc de poutiquï posrnvB.
Humanité. Mais cet essor initial sera soigneusement réduit à
ce qu'exige sa première application à la géométrie, dont 1#
propre développement dirigera ensuite tous les autres progrè*
algébriques»
Quant à ces phases ultérieures, je dois ici me borner à carac-
tériser sommairement la principale, relative à l'introduction de
l'analyse transcendante, qui constitue le complément nécessaire
de la systématisation mathématique.
Sa fondation fut nécessitée par la création de la géométrie
.générale, qui eût été presque illusoire sans une telle construc-
tion algébrique» La révolution cartésienne ne pouvait immé*
diatement convenir qu'aux moindres spéculations géométriques,
tant que le calcul conservait lui-même son ancien caractère.
Elle ne s'adaptait alors qu'aux études, plutôt préparatoires
qu'essentielles, qui concernent les diverses propriétés ou gêné*
jetions de chaque figure quelconque. Quoique ces théories
géométriques doivent être les plus multipliées, vu leur variété
presque indéfinie, elles ne sont pas les plus importantes. Les
questions prépondérantes concernent directement les rectifica-
tions, quadratures, et cubatures, où réside le principal do-
maine géométrique, d'ailleurs éminemment général. C'est
pourquoi Wallis, premier disciple mathématique de Descartes,
«'occupa surtout d'appliquer la nouvelle méthode à de telles
recherches, où la transformation abstraite des conceptions con-
crètes devenait à la fois plus naturelle et plus efficace. Ses heu-
reuses tentatives indiquèrent bientôt que la nouvelle géométrie
exigeait un nouveau calcul, dont elles préparèrent aussi les
bases essentielles.
. Pour aboutir ainsi à la fondation de Lèibnitz, il suffisait de
combiner dignement la conception cartésienne avec les vues
primitives d'Archimède sur les mesures géométriques, consis-
tant à réduire les figures curvilignes à des éléments rectilignes»
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 485
Car, en s'efforçant d'appliquer aussi le calcul à la généralisa-
tion de ces anciennes théories spéciales, on devait être bientôt
conduit à introduire, dans les équations, ces simples éléments
artificiels , au lieu des grandeurs naturelles trop compliquées.
Non-seulement les relations abstraites comportaient ainsi une
formation et une élaboration plus faciles, mais aussi elles of-
fraient spontanément toute la généralité désirable, d'après
l'uniformité naturelle de ces éléments auxiliaires, qui , ne re-
tenant plus rien de spécial à chaque objet, ne pouvaient conve-
nir qu'au commun sujet. Or, c'est l'introduction de tels élé-
ments, pour réduire partout les cas composés aux plus simples,
qui caractérisa toujours la méthode transcendante, dont la gé-
néralisation moderne exigeait un vaste calcul correspondant,
destiné à régulariser l'élimination finale des grandeurs artifi-
cielles.
C'est ainsi que la révolution algébrique due à Leibnitz devint
la suite nécessaire et l'indispensable complément de la révolu-
tion géométrique accomplie par Descartes. La construction
dogmatique doit toujours caractériser profondément cette filia-
tion historique, que la méthode sociologique peut seule appré-
cier assez. Il faut même que l'enseignement final manifeste
spontanément la manière dont les divers besoins géométriques
ont successivement nécessité, et souvent inspiré, les différentes
phases principales de cette algèbre transcendante.
L'intime incorporation du calcul à la géométrie est donc
aussi indispensable à la vraie systématisation de l'un qu'à celle
de l'autre. C'est seulement ainsi qu'on peut dignement régler
l'essor vague et indéfini des spéculations abstraites, comme gé-
néraliser et coordonner les théories concrètes. L'anarchie ac-
tuelle tend à prolonger le régime absolu, en consacrant la cul-
ture, essentiellement métaphysique, de la logique séparée de
la science. En tout sujet , il importe beaucoup que l'étude des
486 BTRtafc M rainons Hwwtvi.
méthodes se combine toujours avec telle des doctrines
fondantes, suivant leur double essor historiée. Or, ce précepte»
autant conforme à la morale qu'au bon sens, ne saurait être
assez respecté , si l'éducation scientifique commence par l'ea*
freindre, en isolant le calcul de la géométrie. C'est surtout an
début qu'il en fout consacrer la stricte observance générale»
Bans une telle sagesse, la raison individuelle se trouve eotpoeéè
Aux dangereuses illusions que subit longtemps l'esprit humain»
quand l'essor du calcul était encore essentiellement isolé. Les
fehimères primitives sur la puissance mystérieuse des nombvsft
et des signes, directement transmises jusqu'à nous par la cabale
juive, tendent aujourd'hui à se reproduire dans toute éducatioat
mathématique , d'après ce vicieux isolement. Ces aberrations
modernes sont beaucoup moins excusables que les anciennes,
et au fond plus nuisibles, tant au cœur qu'à l'esprit, depuis que
l'intime alliance entre le concret et l'abstrait permet, et mime
prescrit, de les éviter. Elles ne tiennent plus maintenant qu'à
une irrationnelle indiscipline, inspirée ou consolidée par for»
gueil et la cupidité.
' Une telle incorporation finale du calcul à la géométrie ne
présente d'autre inconvénient réel que de tendre à dissimuler
l'entière généralité propre aux théories algébriques, qui sont
aussi destinées à la mécanique, quoiqu'elles y conviennent
beaucoup moins. Mais, quand on a reconnu l'inanité de l'utopie
mathématique relative à leur universalité nécessaire , on peut
aisément régler leur étude de manière à diminuer assez cette
unique imperfection accessoire d'une constitution si salutaire
à tous égards. Car il suffit que chaque méthode abstraite soit
toujours conçue et exposée dans toute sa portée naturelle,
avant de la spécifier envers les doctrines concrètes qui l'ont
suscitée. Or, cette condition est pleinement conforme à la ten-
dance spontanée de tout enseignement rationnel. En appréciant
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 487
davantage un tel danger , on reconnaît d'ailleurs combien peu
il est à craindre; car la mécanique n'a jamais exigé spéciale*
tnent des créations algébriques qui ne fussent pas déjà com-
mandées par la seule géométrie, ou qui, du moins, ne vinssent
pas bientôt s'y rattacher spontanément. Ainsi , le calcul géo-
métrique contient , au fond , tout ce qu'il y a d'essentiel dans
la logique mathématique, dont l'étude isolée reste maintenant
sans excuse, quand on écarte les puérilités académiques, prin-
cipal domaine de l'anarchie actuelle.
La vraie systématisation mathématique étant assez fondée ici
sut cette incorporation finale du calcul à la géométrie , il me
reste à caractériser son complément nécessaire par l'extension
d'un tel domaine aux théories mécaniques, qui en constituent
l'extrême limite naturelle.
Dans ce dernier champ , l'esprit mathématique se consolide
eti achevant d'apprécier l'existence la plus générale et la plus
simple; car, en géométrie, l'appréciation reste seulement pas-
sive. Or, il n'y a pas d'existence sans activité. Quoique l'étude
Statique doive partout précéder et préparer l'étude dynamique,
celle-ci constitue toujours l'indispensable complément de l'au-
tre, même envers le moindre domaine. Ainsi, les lois du mouve-
ment achèvent de caractériser l'existence fondamentale de toute
matière, que les lois de l'étendue ont seulement ébauchée.
Sans doute, les phénomènes géométriques doivent être regardés
comme étant encore plus généraux, et par suite plus simples,
îque les phénomènes mécaniques. Mais cette différence se rap-
porte uniquement au temps, et nullement aux êtres eux-mêmes.
Au fond , la mobilité constitue une propriété matérielle non
moins universelle que l'étendue. Seulement, tous les corps ne
sont pas toujours en mouvement actuel , tandis qu'aucun ne
cesse jamais d'offrir les trois attributs géométriques, grandeur,
forme, et situation. Une meilleure appréciation de l'immobilité
488 SYSTÈME DE POLITIQUE P08RIVK.
réelle a même démontré que cet état consiste partout en on
simple équilibre , où divers mouvements se neutralisent exac-
tement* Toutefois , cette conclusion incontestable ne détruit
point la distinction fondamentale entre la géométrie et U mé*
canique ; car, un tel équilibre peut être étudié quant aux ph^
nomènes d'étendue auxquels se trouve alors réduite la matériar
lité » sans aucun égard aux mouvements qui s'y compensent»
Ainsi, la géométrie ne coïncide pas avec la statique proprement
dite, où ce même état est apprécié, au contraire, quant aux
lois de cette neutralisation, en écartant la forme du corps , à
moins qu'elle n'influe sur les conditions correspondantes. Néajfr
moins, la mécanique est une science essentiellement dynami*
que, puisque l'équilibre lui-même suppose toujours le mouve-
ment ; tandis que la géométrie est d'une nature nécessairement
statique, quoiqu'elle emploie beaucoup la considération dm
mouvement, mais seulement à titre d'image. Ces deux sciences
doivent donc être finalement conçues comme les deux éléments
généraux qui constituent l'étude rationnelle de la matérialité
fondamentale, appréciée d'abord quant à l'existence, et ensuite
quant à l'activité. Elles pourraient dès lors être justement qua-
lifiées de mathématique statique et mathématique dynamique,
pourvu que ces deux adjectifs fussent toujours pris suivant
l'exacte acception systématique que leur attribuent maintenant
les vrais penseurs, d'après mon traité philosophique.
Cette appréciation est très-propre à manifester combien la
science mathématique fut loin d'être vraiment constituée ches
les anciens, puisqu'ils restèrent toujours étrangers à la théorie
du mouvement, dont ils méconnurent toutes les lois fondamen-
tales. Archimède ébaucha pourtant la statique, sans connaître
la dynamique, parce que son admirable génie scientifique, non
moins inductif que déductif, sut saisir directement les vraies
conditions de l'équilibre dans un cas fort simple et cependant
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 489
assez fécond. Mais, quoique les modernes aient souvent repris
cette marche d'après des principes plus étendus, la théorie
générale de l'équilibre n'a été réellement fondée que sur celle
du mouvement. L'indépendance qu'on s'efforce encore de lui
procurer affecte plutôt l'exposition didactique que la concep-
tion scientifique. Aussi contraire à l'enchaînement rationnel qu'à
la filiation historique, cet isolement de la statique résulte, au
fond, de l'esprit quasi métaphysique introduit, en mécanique
plus qu'en géométrie, par l'abus du calcul, depuis environ un
siècle.
La vraie nature de la science mécanique surmonte, même
aujourd'hui, cet orgueilleux empirisme algébrique. Quelque
viciée que soit son étude, l'esprit mathématique s'y sent appelé
à connaître les lois physiques après avoir développé les lois
logiques. Les unes et les autres sont, sans doute, inséparables,
puisqu'elles se supposent mutuellement. Cette solidarité néces-
saire a été ci-dessus établie spécialement dans le cas le plus
décisif, envers le pur calcul, malgré sa prétendue rationnalité
absolue. Il existe pourtant, à cet égard, une distinction essen-
tielle entre nos diverses études positives, quant à leur tendance
philosophique la plus directe, qui manifeste, de préférence,
les lois logiques ou les lois physiques, selon que les théories
principales y sont statiques ou dynamiques. D'après cette règle
générale, la géométrie, qui se borne à étudier l'existence, fait
surtout ressortir les lois intellectuelles, ou subjectives ; tandis
que la mécanique, appréciant l'activité, caractérise essentielle-
ment les lois matérielles, ou objectives. Ainsi, par l'harmonie
nécessaire de ses deux éléments généraux, la mathématique
fonde, pour la double étude des mêmes êtres, la première
ébauche complète du sentiment systématique des lois naturelles,
à la fois logiques et physiques. Les plus hostiles penseurs peu-
vent ici reconnaître l'extrême importance, même morale, d'une
4M) svirtm hk Founow potmvif
telle baie d'éducation rationnelle, afin de procurer b la grand*
et sainte notion de Tordre une consistance vraiment jtyéhffB*
laide.
C'est donc par sa nature scientifique, et nop A'*!!*** ao§
caractère logique, que la jnéoeniqua exerce une préciftijif
réaction philosophique sur l'ensemble de la raison hunuuftfc
gea méthodes sont» au fond, les mêmes que celles de la géfr
métrie ; de manière à ne pouvoir introduire d'important* affr
flces déduetifs ou inductifs. Les raisonnement* géométriqw
étant plus faciles, ils se trouvent plus propres à développer
l'éducation logique résultant des procédés commun* açvx 4fux
sciences.
Néanmoins, l'ensemble de la mécanique nous proqrçt jp
précieux exercice intellectuel, en nous initiant à l'instHutiop
rationnelle des saines abstractions théoriques, partout ia^**
pensables à la généralisation positive. Elles étaient trop fcfrs
en géométrie, pour 7 exiger aucun effort systématique. Méipa
l'institution de l'espace, qui permet de penser à l'étendue saqs
considérer les corps réels, est tellement spontanée qu'on ne
saurait distinguer sa naissance, ni chez l'individu, ni dans l'es-
pèce. Quant à l'autre base de la rationnalité géométrique,
c'est-à-dire l'exacte régularité des types, elle résulte aussi d'une
tendance très-naturelle, qui nous pousse partout à instituer im
limites idéales pour diriger nos méditations quelconques. Les
embarras qu'elle engendre dans le passage final de l'abstrait
au concret sont presque toujours faciles à surmonter efl. géo-
métrie, sauf envers les cas célestes, où l'on apprécie difficile-
ment les approximations convenables.
Il existe d'abord, en mécanique, des difficultés analogues»
et ordinairement plus prononcées, quant à l'exacte constitution
statique des corps considérés. Soit qu'on attribue & leur figpi*
une invariabilité rigoureuse ou des variations régulières, on y
INTRODUCTION FONDAMENTALE» — CHAPITRE DEUXIÈME. 491
altère davantage la réalité qu'en supposant tout à fait droite
une ligne, même naturelle. Mais là ne réside point la principale
difficulté que présente l'institution fondamentale de la méca-
nique abstraite, ni la source essentielle des embarras et des
mécomptes qu'éprouve presque toujours son application con-
crète. L'une et l'autre résultent surtout de l'appréciation dyna-
mique des corps proposés, dont l'activité spontanée doit y être
entièrement écartée pour y permettre des généralisations quel-
conques. Car l'ensemble de la mécanique rationnelle repose
nécessairement sur l'institution de Y inertie, qui lui est aussi
indispensable que celle de l'espace à la géométrie» sans être,
à beaucoup près, autant naturelle. Son difficile avènement
détermina directement le principal motif de la mémorable
lenteur qu'offrit l'essor décisif de la théorie du mouvement,
comparée à celle de l'étendue. D'épais nuages métaphysiques
dénaturent encore cette base logique de toute la mécanique
générale, surtout depuis l'invasion des sophismes algébriques»
La vraie systématisation de cette science est directement in-
diquée par sa nature, consistant toujours dans la composition
des mouvements, d'où résulte, au besoin, leur décomposition.
Ce problème fondamental offre successivement deux cas très-
distincts, surtout en difficulté, suivant que l'on considère un
corps isolé ou divers corps plus ou moins connexes. Envers un
seul corps, dont tous les points se meuvent identiquement, et
qui dès lors est réductible à l'un d'eux, on cherche le mouve-
ment total résulté de la coexistence de plusieurs mouvements
connus. Le mouvement propre de chaque corps ou point se
trouvant ainsi déterminé, on apprécie, dans le second cas,
comment le modifie sa liaison avec le reste du système. Pour la
plus simple connezité, seule assez accessible, c'est-à-dire l'en-
tière invariabilité de l'ensemble, cette division générale revient
à distinguer entre l'étude des translations et celle des rotations.
492 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Quelques difficultés que présente cette double théorie mathé-
matique, une telle possibilité d'y concevoir nettement un pro-
blème unique suffit à constater que son domaine est beaucoup
moins vaste que celui de la géométrie, qui, quoique plus
simple, ne saurait comporter une équivalente circonscription.
Sa constitution générale doit donc être plus satisfaisante,
puisque la culture dispersive ne peut ^ altérer autant le senti-
ment de l'unité scientifique et logique. Malgré le développe*
ment de l'anarchie théorique, le dernier siècle présente, à cet
égard, un mémorable spectacle, par une suite de tentatives,
peut-être exagérées, pour accomplir, en mécanique, une pleine
systématisation, si bien caractérisée dans l'incomparable con-
struction de Lagrange.
En y écartant tous préjugés algébriques, cette coordination
repose sur deux bases nécessaires, l'une logique, l'autre phy-
sique, dont il faut ici apprécier l'harmonie.
La première consiste dans l'institution de l'inertie, sans la-
quelle la mécanique abstraite ne pourrait accomplir aucune
généralisation, même envers ses moindres axiomes. Sa légiti-
mité résulte de ce que les mouvements sont alors étudiés quant
aux circonstances de leur accomplissement et non de leur pro-
duction. Car, on est ainsi autorisé à remplacer toujours l'activité
spontanée d'un corps quelconque, même vivant, par une équi-
valente influence extérieure. On peut donc poursuivre les spé-
culations dynamiques en ne pensant qu'aux divers mouvements
communiqués, sans considérer jamais la réaction inconnue que
le corps y produira d'après ses tendances intérieures. Seule-
ment, quand on voudra réaliser ces théories générales envers
un cas déterminé, il faudra comprendre, parmi les forces pro-
posées, celles qui représentent la spontanéité correspondante.
De cette grande institution logique, dérivent à la fois l'uni-
versalité abstraite et l'insuffisance concrète de la mécanique ra-
INTRODUCTION FONDAMENTALE* — CHAPITRE DEUXIÈME. 493
tionnelle. Ses spéculations se bornant ainsi aux circonstances
extérieures du mouvement, quelle qu'en soit la source inté-
rieure, leur domaine normal embrasse également tous les mo-
teurs possibles, sans excepter les influences vitales, malgré de
yains sophismes biologiques. Mais aussi leur application spéciale
doit offrir, par cela même, de profondes difficultés, dans le
passage définitif de l'abstrait au concret, pour rétablir, comme
forces extérieures, les diverses conditions intérieures qu'il fallut
d'abord écarter. Cette indispensable restitution ne sera jamais
réalisable qu'envers les plus simples cas inorganiques, surtout
célestes, où d'ailleurs elle suscite ordinairement d'immenses
embarras algébriques.
A cette base logique de la mécanique rationnelle, succède sa
base physique, qui permet aussitôt d'instituer ses diverses théo-
ries élémentaires. Elle consiste dans l'ensemble des trois lois
générales du mouvement, respectivement découvertes par
Kepler, Galilée, et Newton, d'après une saine J interprétation
des phénomènes les plus vulgaires, où elles furent enveloppées
jusqu'à eux, faute d'une convenable disposition mentale.
La première détermine la propre nature de chaque mouve-
ment simple, comme étant toujours rectiligne et uniforme,
quelle que soit sa source extérieure. Dans la seconde loi, on
reconnaît l'indépendance totale des mouvements relatifs en-
vers le mouvement commun aux diverses parties d'un système
quelconque. Enfin, la troisième proclame l'égalité constante
entre la réaction et l'action, pour tous les modes possibles
d'influence mutuelle.
Combinées avec l'institution de l'inertie, à laquelle leur réa-
lité est subordonnée, ces trois lois, évidemment irréductibles,
fournissent un fondement suffisant à toutes les théories dynami-
ques. La première ayant caractérisé les divers mouvements
isolés, les deux autres posent aussitôt les règles élémentaires
36
4M smta
de leur composition et de leur communication, objets
tifs des deux grands problèmes mécaniques. Aucune nouvelle
base induetive ne saurait être indispensable dans une étude
dont l'ensemble est ainsi saisi. Tout son essor systématique dé-
pend alors d'une construction purement rationnelle, fondée sur
une gradation convenable des principales difficultés. Quelque
lointaines ou détournées qu'y deviennent les déductions, elles
doivent toujours offrir la même réalité que le point de départ,
dont elles peuvent, à leur tour, confirmer la légitimité.
Outre l'importance propre à ces conséquences, générales ou
spéciales, les trois lois fondamentales de la mécanique offrent,
en elles-mêmes, un puissant intérêt philosophique, au titre de
première manifestation directe du sentiment systématique de
Tordre naturel. Le positivisme représente chacune d'elles
comme le germe nécessaire d'une plus grande loi qui convient
à tous les phénomènes d'activité, quoique d'abord elle ait
semblé bornée à ceux du mouvement. Ainsi, la loi de Kepler
devient un cas particulier de la loi de persistance qui règne
partout, et d'où dérivent, par exemple, l'habitude ches les
corps vivants, l'instinct conservateur dans les sociétés. De
même, la loi de Galilée se rattache à la loi générale qui con-
cilie toujours l'activité des parties avec l'existence de l'en-
semble, et d'où résulte, en sociologie, l'harmonie fondamen-
tale entre l'ordre et le progrès. Enfin, la loi de Newton
convient, encore plus clairement, à toutes les mutations possi-
bles, sauf la juste mesure spéciale des actions et des réactions.
Son entière extension mécanique conduit au célèbre principe
construit par d'Alembert, pour ramener l'étude du mouvement
d'un système quelconque à celle de l'équilibre correspondant.
Or, les plus nobles phénomènes permettent aussi, d'après une
marche analogue, une équivalente réduction des conceptions
dynamiques aux notions statiques. C'est ainsi que j'ai construit
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHiffTIE DEUXIÈME. 495
le grand aphorisme sociologique (le progrès est le développe*
ment de tordre) sur lequel repose tout oe traité.
D'après sa double base logique et physique, la systématisa-
tion de la mécanique abstraite comporte maintenant une facile
appréciation. Car, l'étude des translations résulte aussitôt des
deux premières lois, quand on s'y borne aux mouvements uni-
formes, dont la composition est ainsi soumise à des règles géo-
métriques. Or, ce premier cas suffit pour la théorie complète
de l'équilibre, où toute force peut être assimilée à une simple
impulsion. En dynamique, où il n'est que préliminaire, on y
ramène l'étude des mouvements variés et curvilignes, dus aux
actions graduelles, d'après la même méthode transcendante
qui, en géométrie, réduit la théorie des courbes à celles des
polygones. D'ailleurs, les divers cas de gène dérivent ensuite
de l'état libre, en remplaçant chaque obstacle par une nou-
velle force extérieure, dont l'intensité se détermine, d'après sa
direction, avec les inconnues primitives.
Enfin, un semblable artifice logique, plus largement conçu,
permet de ramener la mécanique d'un système quelconque à
celle d'un point, laquelle n'offre presque jamais assez de réalité
directe. Car, en combinant la troisième loi fondamentale avec les
deux autres, il suffit alors de joindre aux forces extérieures de
chaque corps celles qui résultent de ses diverses relations inté-
rieures. Toute la difficulté rationnelle est ainsi réduite à mesu-
rer ces efforts mutuels, d'après les conditions, algébriques ou
géométriques, qui définissent les liaisons correspondantes. Or,
La grange a établi pour cela une admirable règle universelle ,
qui seule dévoile le vrai sens du célèbre principe des vitesses
virtuelles.
La constitution totale de la mécanique abstraite est donc sa
tisfaisante, quant aux théories générales, qui composent, en
effet, son domaine essentiel. A part toute affectation dogma-
496 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
tique, on y sent régner une véritable unité, à la fois scienti-
fique et logique. Les divers cas s'y fondent presque les uns dans
les autres, par des gradations peu sensibles, suivant la nature
d'une étude qui consiste, au fond, en un seul problème.
Hais l'appréciation spéciale détruirait cette impression géné-
rale, si celle-ci ne devait point prévaloir envers une telle
science, nullement destinée aux solutions particulières. Il ne
s'agit pas seulement des difficultés, le plus souvent insurmon-
tables, que suscite le passage définitif de l'abstrait au concret,
sauf pour les astres, où toute résistance devient négligeable.
Envers les forces les mieux connues, le mouvement d'un point
conduit presque toujours à des calculs insolubles. Quant aux
systèmes, même les plus simples, on ne peut achever l'élabo-
ration, dynamique ou statique, que dans quelques cas hypo-
thétiques. En se bornant à l'invariabilité, on n'y complète réel-
lement que l'étude de l'équilibre. Celle du mouvement exige
alors la théorie mathématique des rotations, qui restera tou-
jours fort imparfaite, môme envers les seules impulsions.
Néanmoins, toutes ces imperfections nécessaires ne peuvent
altérer la vraie constitution de la mécanique abstraite. Elles n'af-
fectent essentiellement que les vicieuses tentatives où l'on a voulu
diriger cette science vers des déterminations précises qui ne
convenaient point à sa nature. On ne doit lui demander que de
manifester les diverses propriétés générales du mouvement ou
de l'équilibre, et alors on trouve qu'elle remplit dignement
son véritable office rationnel.
D'après cette appréciation finale, l'ensemble d'une telle con-
struction confirme directement les indications de la saine philo-
sophie sur les limites nécessaires de l'esprit mathématique. Son
principal ascendant se bornera toujours à la géométrie, seule
science assez simple pour comporter réellement des déductions
précises dans les recherches spéciales. En passant de l'étendue
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 497
au mouvement, on sent partout que la faiblesse de notre in-
telligence et la complication du monde effectif interdisent fine*
lement les orgueilleuses espérances de rationnalité absolue
propres au premier essor mathématique. Mais, restreinte à ses
théorèmes généraux, la mécanique abstraite conservera sans
cesse une haute importance pour le développement systématique
de la raison humaine. Elle seule lie suffisamment l'ensemble de
la philosophie naturelle aux premières inspirations spontanées
du vrai génie théorique. Sans suffire presque jamais à des solu-
tions spéciales, elle peut fournir partout, même en biologie,
de précieuses indications générales, qui doivent présider à l'in-
stitution scientifique des études correspondantes. Cette restric-
tion normale tend d'ailleurs à simplifier beaucoup son ensei-
gnement systématique, auquel l'éducation positiviste pourvoira
suffisamment par vingt leçons philosophiques, tandis qu'elle en
accordera six fois plus à l'ensemble des autres études mathé-
matiques.
Telle est, enfin, la vraie constitution totale de la première
des cinq sciences préliminaires. L'harmonie scientifique y cor-
respond exactement à l'homogénéité logique, quand on y écarte
les divagations algébriques. Elle est directement vouée à l'étude
abstraite de la plus simple existence inorganique, qui consiste
seulement en étendue et en mouvement. Dès lors cette science
comprend définitivement : 1° un préambule nécessaire, pour
l'essor isolé du calcul, strictement réduit à ce qu'exige sa pre-
mière application géométrique; 2° un domaine essentiel, où la
géométrie, d'abord spéciale, puis générale, se combine
intimement avec le développement total du calcul , surtout trans-
cendant; 3° un complément indispensable, qui termine l'évo-
lution mathématique en établissant les lois générales du mou-
vement et de l'équilibre. Ainsi construit, ce premier degré de
positivité ébauche déjà toutes les propriétés, même morales,
488 smÉMK ds Numun Foemvi.
4e la saine éducation encyclopédique. Eu développant surtout
la sentiment des lois logiques, il commence aussi à manifester
les lois physiques. Son domaine est assez étendu pour caracté-
riser déjà la fraie succession des théories positives, et menas
les dangers propres à l'usurpation des études supérieures par
les sciences inférieures. Ony prépare de loin les bases inétaaa-
labies de la morale systématique, par une première apprécia*-
tien de Tordre universel. Sagement dirigée , cette étude ae-
mondera le juste ascendant du cœur, en assurant la digne
aoumission de l'esprit. Les ravages moraux qu'on lui reproche
ne conviennent qu'à sa vicieuse prépondérance ou à sa consti-
tution anarchique.
• J'ai assez caractérisé maintenant la vraie systématisation
mathématique pour motiver et définir le traité spécial que je
lui consacrerai un jour. Ce début de mon appréciation cosmo-
logique exigeait ici plus d'explication que le reste, soit d'épris
son importance fondamentale et son extension supérieure, soit
en vertu des aberrations plus graves qu'y produit l'anarchie
théorique. Mais une telle base doit rendre plus facile et plus
lapide une équivalente reconstruction envers les trois autres
sciences inorganiques.
Considérons d'abord l'astronomie, qui, logiquement rédue-
tible à une sorte de mathématique concrète, mérite scientifi-
quement de conserver toujours une place distincte dans le sys-
tème général des études préliminaires. Sa haute importance
pour la saine éducation prolétaire m'a déterminé à lui consacrer
gratuitement, pendant dix-sept ans, un libre enseignement
spécial, d'où résulta le Traité philosophique d* Astronomie po-
pulaire, que je publiai en 1844. Ce petit ouvrage pourra suf-
fire aux explications que laisserait ici désirer mon appréciation
très-sommaire de la vraie constitution finale propre à cette se-
conde science préliminaire.
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAMTBB DEUXIÈME. 499
Quoiqu'une telle science doive rationnellement consister sur-
tout dans une convenable application de la mathématique aux
cas célestes, la nature de cette application, indépendamment
de son importance, lui imprime un nouveau caractère logiqup.
Sans doute, on s'y borne toujours aux phénomènes géométri-
ques ou mécaniques, déjà ramenés abstraitement à des théories
générales par la science précédente. Toutes les tentatives poqr
franchir ce champ naturel sont nécessairement aussi vaines
qu'oiseuses, même quant aux températures. Des corps que
notre vision peut seule explorer de loin ne comporteront jamais
d'études vraiment positives qu'envers l'étendue et le mouve-
ment, qui constituent, à notre égard, leur unique existence
réelle. Mais les difficultés radicales que présente alors l'exacte
appréciation d'une telle existence procurent à l'astronomie une
éminente aptitude logique. Car, elle n'a pu surmonter ces ob-
stacles naturels qu'en développant et perfectionnant la saine
méthode universelle sous plusieurs aspects essentiels, qui
n'avaient pu être qu'imparfaitement ébauchés en mathéma-
tique.
D'abord, on doit à l'astronomie le premier essor systéma-
tique de l'art d'observer, et, par suite, de la véritable induc-
tion. Ni l'un ni l'autre ne pouvaient être assez caractérisés
dans la géométrie abstraite, où des formes pleinement acces-
sibles permettent une exploration spontanée à la vue assistée
du toucher. Les observations et les inductions y sont si faciles
que l'esprit quasi métaphysique de presque tous les géomètres
les y laisse inaperçues, en y exagérant la prépondérance na-
turelle des déductions. En astronomie, la difficulté est trop
prononcée pour comporter ces illusions sophistiques. Non-seu-
lement le besoin de l'observation matérielle y devient irrécu-
sable; mais on y distingue aussi l'élaboration intellectuelle qui
l'accompagne toujours, et qui ailleurs ne saurait autant re*-
800 - SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
* sortir. Il n'existe aucune séparation absolue entre observer et
raisonner. Nulle observation ne peut, ni ne doit, être pure-
ment objective. En tant que phénomène humain, cette pie*
- mière opération mentale est en même temps subjective, dans
un cas quelconque, à un degré proportionnel à sa complica-
tion. L'observation astronomique manifeste clairement cette
nécessité générale. Toutes nos spéculations, même géomé-
triques, s'y rapportent à des phénomènes qui ne sauraient être
immédiatement explorés. On n'y peut proprement voir que des
directions, simultanées ou successives, d'après lesquelles Fee-
prit doit construire la forme ou le mouvement que l'œil n'a pu
embrasser. Le mélange nécessaire et constant entre l'inspection
et la prévision ne saurait ailleurs devenir aussi intime ni ausu
évident, puisqu'il affecte ici jusqu'aux opérations élémentaires.
C'est de là que résulte la seconde propriété logique de l'as-
tronomie, son aptitude spontanée à caractériser la saine insti-
tution des hypothèses scientifiques. En aucun autre cas on ne
peut aussi bien sentir à la fois le besoin et la nature de ce
puissant procédé , qui devra toujours être d'abord apprécié à
cette source, afin de devenir sagement applicable partout
ailleurs. Dès le début, dogmatique ou historique, de la véri-
table astronomie, la simple ébauche géométrique du mouve-
ment diurne resterait impossible sans une hypothèse abstraite
que l'on compare au spectacle concret, pour lier les positions
célestes. L'esprit sent là clairement, ce qui ailleurs demeure
longtemps équivoque, que le domaine normal de l'hypothèse
coïncide essentiellement avec celui de l'observation, dont elle
est partout destinée à remplir les lacunes nécessaires. Aucune
discussion philosophique ne devint jamais indispensable pour
établir, en astronomie, que les hypothèses légitimes, comme
les observations elles-mêmes , concernent seulement lès faits
et les lois, mais non les causes. Cette précieuse conviction lo-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. $01
gique se développe spontanément pendant tout le cours des
études célestes, tant mécaniques que géométriques. Mais une
telle sagesse ne témoigne aucune supériorité philosophique
chez les astronomes, qui furent presque toujours dominés par
les préjugés contemporains sur la vaine recherche des causes.
Elle est entièrement due aux difficultés spéciales qui ont con-
centré leurs principaux efforts scientifiques vers l'appréciation
des faits et des lois, même quand leur esprit était le plus
préoccupé de tentatives chimériques.
Il faut, en troisième et dernier lieu, concevoir logiquement
l'astronomie comme une école spontanée pour l'institution
abstraite des véritables études théoriques. De même que la
précédente, qui s'y lie naturellement, cette propriété se dé-
veloppe de plus en plus pendant tout le cours des spécula-
tions célestes, depuis leur plus antique ébauche jusqu'à leur
perfectionnement final.
L'abstraction est tellement facile, en géométrie, qu'elle
s'y accomplit spontanément, sans exiger aucun effort systéma-
tique qui puisse assez caractériser ses conditions générales.
Elle y repose sur la double institution de l'espace universel et
des types réguliers, que les moindres intelligences ébauchent à
leur insu. La difficulté augmente beaucoup, en mécanique, au
sujet de l'inertie et des lois physiques qui la supposent. Aussi
l'éducation systématique y pourra déjà placer un premier ap-
prentissage de ce grand procédé logique. Mais le développe-
ment astronomique en fut historiquement très-antérieur, et ne
cessera jamais de convenir le mieux à son appréciation dogma-
tique.
Ici, l'abstraction consiste surtout à écarter d'abord les irré-
gularités secondaires qui empêcheraient de saisir la loi princi-
pale, à laquelle on s'efforce ensuite de rattacher les moindres
circonstances du phénomène. Ce besoin se manifeste dès le
802 BTWTÈME DE POLITIQUE FOSmTE.
début des théories astronomiques, au sujet des perturbation*
subjectives, dues à l'interposition de notre milieu fluide ou à
l'agitation inaperçue 4e notre observatoire excentrique. L'im-
possibilité d'en tenir compte avec des instrumente trop groeaiers
•enduisit involontairement les anciens à instituer sans effort
cette abstraction initiale. Mais, dans nos études dogmatiques,
la réflexion philosophique devient indispensable pour ne point
y introduire trop tôt une précision inopportune, qui empêcherait
d'y saisir aucune loi. La règle élémentaire du mouvement diurne
deviendrait elle-même incompatible avec une exploration trop
précise, où elle se trouverait dissimulée par les modifications
dues à la seule réfraction. Une pareille nécessité s'est fait sentir
aux modernes, pour la fondation de la mécanique céleste. Car,
•a loi fondamentale n'aurait jamais pu être découverte , ai
Kepler et Newton n'avaient point écarté d'abord les perturba»
tions objectives, que leurs successeurs ont rattachées aux gra-
vitations secondaires. Dans ce cas, c'est sciemment que l'ab-
straction fut instituée, à titre de condition logique; de manière
à caractériser nettement ce précepte fondamental, destiné
surtout aux parties supérieures de la philosophie positive.
Malgré toutes ces propriétés logiques de l'astronomie, sa prin-
cipale influence, même mentale, résulte directement de son im-
portance scientifique. Son étude déterminera toujours notre ini-
tiation décisive à la connaissance systématique de Tordre naturel
qui domine l'humanité. Cet ordre se fait d'abord sentir en ma-
thématique, déjà même par les simples notions numériques, qui
se mêlent spontanément à toute notre existence. Les lois géo-
métriques, et surtout mécaniques, tendent ensuite à le mieux
manifester. Mais ses diverses vérifications mathématiques sont
-trop abstraites et trop indifférentes pour caractériser asses W
dogme aussi contraire aux premières inclinations de notre intel-
ligence, individuelle ou collective. L'astronomie commence
INTRODUCTION FONDAMENTALE- — CHAPITRE DEUXIÈME. 503
aeule à lui procurer une pleine consistance, envers d'imposants
phénomènes journaliers, qui attirent nécessairement l'attention
universelle, par leur évidente influence sur toutes nos destinées.
Mous éprouvons de bonne heure le besoin d'apprécier cet ordre
inflexible, pour y subordonner l'ensemble de notre conduite, et
jusqu'à nos fêtes, publiques ou privées. Sa simplicité nous permet
aisément d'en saisir la régularité, qui nous conduit bientôt à
4'exactes prévisions rationnelles, où consiste le premier essor
irrévocable du véritable esprit scientifique.
Le sentiment systématique de l'ordre naturel ne pouvait d'a-
bord être décîSif qu'envers ces phénomènes immodifiables, dont
l'appréciation domina toujours les révolutions préliminaires de
notre intelligence. C'est d'eux que dépendit la transformation
fondamentale du fétichisme en polythéisme, partout due à l'as-
trolatrie. L'ébauche initiale de leurs lois mathématiques devint
ensuite la première source théorique de la réduction finale du
polythéisme au monothéisme. Enfin, le passage définitif de l'as-
tronomie absolue à l'astronomie relative, par la connaissance
du double mouvement terrestre, a poussé la raison moderne
vers l'entière élimination d'un théologisme quelconque.
Pendant tout le cours de cette longue initiation théorique, le
gentiment graduel des lois naturelles n'a pu se développer qu'en
reposant sur l'appréciation antérieure des lois célestes, aux-
quelles se subordonnent nécessairement celles des divers phé-
nomènes plus compliqués. Tant que ces autres lois ne purent
être assez distinctes, on dut exagérer beaucoup une telle subor-
dination, que rien ne semblait d'abord limiter. Ces inévitables
aberrations furent alors excusables, et même longtemps utiles,
pour introduire plus promptement l'esprit positif dans les études
supérieures.
Sous le régime normal de la raison émancipée, cette étude,
sans comporter une pareille prépondérance, conservera tou-
604 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
jours une éminente destination scientifique, quant à l'apprécia-
tion la plus générale du milieu où se développe le vrai Grand-
Être. L'immuabilité d'un tel ordre constitue la première base
systématique de la religion finale, pour régler et rallier, non-
seulement nos opinions et nos actions, mais aussi nos affections
elles-mêmes. Sans méconnaître ses imperfections réelles, c'est pat
lui que nous commencerons toujours à sentir le besoin d'une né-
cessité extérieure, com me condition fondamentale de toute disci-
pline humaine. Ce premier apprentissage de la soumission offre
pourtant un grave danger, tant qu'il se borne aux phénomènes
immodifiables, où la résignation dégénère en fatalisme. Mais
cette tendance initiale, qui troubla beaucoup l'évolution origi-
nale, devientaisémentévitabledans une éducation systématique!
qui subordonne toutes les études préliminaires à des vues d'en-
semble sur leur nature et leur destination. Un tel inconvénient
n'altérera point, même au début, la salutaire influence, autant
morale que mentale, propre au sentiment continu de cette in-
flexibilité extérieure, sans laquelle rien ne pourrait contenir
les discordances de notre ofgueil et les divagations de notre
raison.
On doit quelquefois regretter que cet ordre immodifiable soit
si imparfait. Mais aucun homme sage ne saurait souhaiter d'en
être affranchi ; puisque notre conduite manquerait aussitôt de
but comme de règle. Le vœu de cette vagabonde indépendance
résulta toujours du délire de l'orgueil métaphysique. Nos pro-
pres imperfections de tous genres ne nous destinent qu'à modi-
fier, dans ses dispositions secondaires, un ordre extérieur dont
les lois essentielles sont inaccessibles à notre intervention quel-
conque. Là même où nous pouvons le plus, l'initiative ne nous
appartient jamais, et nos efforts ne deviennent efficaces qu'en
s'adaptent à cette nécessité inflexible, qu'il faut d'abord con-
naître pour la respecter toujours. S'il nous était donné de con-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 505
struire librement Tordre total, nous deviendrions aussitôt inca-
pables d'aucune vraie discipline, personnelle ou sociale.
. Mais, quelle que soit l'intime réalité d'une telle appréciation,
elle est trop contraire à nos tendances primitives pour avoir ja-
mais pu surgir assez, si tous les phénomènes, quoique réglés,
eussent été vraiment modifiables. On sent aujourd'hui cette im-
possibilité par les grandes difficultés qu'éprouve l'admission des
lois naturelles envers les événements, surtout sociaux, que leur
complication nous permet de modifier beaucoup. Leur vraie
notion ne peut prévaloir qu'en y appliquant convenablement la
conviction préalable résultée des lois, plus simples et moins
flexibles, relatives aux phénomènes plus généraux. Cette suc-
cession conduit, de proche en proche, à fonder le sentiment de
Tordre réel sur l'étude des événements qui ne comportent au-
cune modification volontaire. L'astronomie fournira donc tou-
jours la première base objective de notre sagesse systéma-
tique.
Elle seule aussi commence l'éducation normale de la raison
humaine, en manifestant la véritable nature de nos saines spé-
culations. D'abord, sa simplicité supérieure la rend plus propre
qu'aucune autre science à faire profondément sentir que toutes
nos explications réelles se réduisent nécessairement à lier les
divers phénomènes, par similitude ou par succession, afin de
prévoir chacun d'eux d'après sa relation à d'autres. Mais, en
outre, c'est l'astronomie qui seule présida longtemps à la trans-
formation décisive des conceptions absolues en notions rela-
tives, complétée ensuite dans tout le reste de l'évolution scien-
tifique.
Ce caractère fondamental de l'esprit positif fut nettement
indiqué dès la première ébauche mathématique des études cé-
lestes. Il s'y manifeste nécessairement par la rectification théo-
rique des opinions vulgaires sur les jours et les heures, sur les
908 ST8T&KE DE POUlîOtfB FOSRIfB.
saisons, sur la direction de la pesanteur, etc. Quand bob aacê~
très grecs eurent ainsi rendu relatives ces notions d'abord ah»
solues, on sentit bientôt que cependant elles n'étaient pas de»
venues arbitraires, et que, au contraire, elles avaient akta
acquis leur vraie stabilité. Ce double sentiment se développe
ensuite, à un degré supérieur, lorsqu'on reconnaît le mouv»»
ment de la terre, qui remplace à jamais l'idée absolue d'uni»
vers par l'idée relative de monde. Enfin, la fondation de la mi»
canique céleste a rendu relative la notion même de poids, qui
semblait devoir rester toujours absolue, comme inacccariMa
aux diverses modifications connues.
Ainsi, toute l'astronomie concourt naturellement à consti-
tuer l'esprit relatif dans le domaine qui, par sa simplicité et
son indépendance, paraissait le moins l'admettre. Envers ht
phénomènes qui concernent l'homme, on n'a jamais pu mécon-
naître entièrement les variations intérieures qui n'y permettent
pas l'absolu. Mais cet attribut semblait devoir appartenir tou-
jours aux événements où nous ne sommes que spectateurs. Or,
l'astronomie l'élimine spontanément dans l'étude même de
ceux qui sont inaccessibles à toute modification humaine. Cette
constitution décisive de la relativité, au début de l'initiation
systématique, doit puissamment influer sur son extension immé-
diate aux phénomènes plus compliqués, avant que leur propre
appréciation l'y ait directement établie.
Pour mieux sentir une telle tendance astronomique, il faut
aussi l'envisager sous l'aspect moral. Car la véritable science
céleste étend finalement la relativité de nos idées à nos espé-
rances, et par suite à tous nos sentiments. En manifestant les
diverses conditions planétaires, elle dissipe la sécurité absolue
qui nous les représentait comme exemptes de perturbations
quelconques. La stabilité essentielle, tant célébrée envers la
terre, par les géomètres modernes, ne se rapporte qu'aux
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — GHAPITRK DEUXIÈME. 507
changements graduels dus aux gravitations secondaires, qui,
en effet, ne peuvent y produire que des oscillations presque
indifférentes. Mais, outre la résistance du milieu, qu'on y né*
glige toujours, il faut surtout considérer les changements brus-
ques, qui ne comportent pas de prévision réelle, et contre
lesquels nous ne possédons aucune garantie scientifique. Rien
ne peut, psr exemple, démontrer, quoi qu'on en ait dit, que
notre planète est à l'abri de tout choc cométaire. En achevant
ainsi d'apprécier notre vraie condition astronomique, on con-
stitue mieux l'énergie et la dignité du caractère humain, qui
doit trouver en lui-même sa principale ressource contre l'en-
semble de nos misères. Sans nous préoccuper de vaines ter-
reurs, nous tendons alors à écarter davantage un excès de pré-
voyance et de présomption, qui altère beaucoup notre véritable
bonheur, privé et public. Les affections bienveillantes, dont il
dépend surtout, acquièrent ainsi plus de prix encore que lors-
que chacun se confie trop aux garanties extérieures. Quand
même la terre devrait être bientôt bouleversée par un choc
céleste, vivre pour autrui, subordonner la personnalité à la
sociabilité, ne cesseraient pas de constituer jusqu'au bout le
bien et le devoir suprêmes. Les vrais philosophes sentiront tou-
jours, comme les francs prolétaires, que de telles pensées ten-
dent plutôt à consolider notre bonheur réel, chez ceux du
moins qui savent en utiliser l'aptitude morale.
D'après un tel ensemble de propriétés, scientifiques et logi-
ques, on ne saurait méconnaître les titres définitifs de l'astro-
nomie à constituer un élément irréductible dans le vrai système
des études préliminaires. Quoique subordonnée nécessairement
à la mathématique, dont le domaine total est d'ailleurs beau-
coup plus vaste, c'est surtout d'elle que dépendra toujours
le principal caractère philosophique du premier couple des
sciences inorganiques. On serait même tenté plutôt de conce-
508 SYSTÈME DB POLITIQUE POSITIVE.
voir finalement la mathématique comme une sorte d'astrono-
mie abstraite, puisque son essor dépendit essentiellement des
études célestes, auxquelles on doit surtout la formation de la
mécanique rationnelle. Mais l'enseignement dogmatique in-
terdit de telles fusions, suggérées par l'exagération des rap-
ports historiques; elles feraient méconnaître le berceau néces*
saire de toute positivité systématique. Quoique l'astronomie,
d'après sa préparation mathématique, n'exige pas plus de
vingt leçons dans la seconde année de l'instruction positiviste,
son propre caractère y sera nettement prononcé, sans altérer
aucunement celui de la science précédente.
Cette appréciation logique et scientifique conduit maintenant
à compléter rapidement la systématisation de l'astronomie par
l'examen direct de sa vraie constitution finale.
Une telle reconstruction est surtout destinée à rendre pleine-
ment relative la science céleste, qui, malgré tous ses progrès
partiels, conserve encore, dans son ensemble, un caractère
absolu, désormais contraire à ses principales notions. Or, cette
transformation exige que l'astronomie, jusqu'ici purement
objective, devienne essentiellement subjective. Au lieu de la
vague étude du ciel, elle doit se proposer la connaissance de
la terre, en ne considérant les autres astres que d'après leurs
rapports réels avec la planète humaine. C'est seulement ainsi
qu'elle comporte une véritable unité, à la fois logique et scien-
tifique, nécessairement conforme à sa vraie destination philo-
sophique et sociale.
Jusqu'à l'admission du double mouvement terrestre, cette
unité régna naturellement en astronomie, mais avec un carac-
tère absolu, qui alors était pleinement légitime. L'ensemble
des astres y formait un seul système, ayant pour centre la terre,
à laquelle tous les autres corps se rapportaient. Quand le mou*
vement de notre planète fut enfin reconnu, il fallait seulement
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 509
modifier cette ancienne constitution de la science céleste, en y
conservant comme subjectif ce centre d'abord supposé objectif.
Gela suffisait pour changer l'astronomie absolue en une astro-
nomie relative, où Ton étudiait seulement les corps liés à l'hu-
manité, après avoir constaté que les astres extérieurs à notre
monde n'affectaient nullement ses phénomènes intérieurs.
Mais cette grande révolution, seule séparation profonde entre
l'astronomie ancienne et l'astronomie moderne, s'accomplit en
un temps où la discipline scientifique se dissolvait déjà, par la
rupture irrévocable de l'unité scolastique. Les travaux de détail
n'étant plus subordonnés à aucune vue d'ensemble, la culture
devint profondément dispersive, surtout pour l'astronomie,
qui, placée à l'avant-garde encyclopédique, commença cette
émancipation. On continua d'y avoir en vue tous les corps
célestes, quoique la nouvelle doctrine eût radicalement détruit
leur unique lien, et représentât la plupart d'entre eux comme
entièrement étrangers au seul système à la fois appréciable et
intéressant. Si d'abord on étudia surtout celui-ci, ce fut comme
mieux accessible à nos théories, afin d'y trouver le fondement
nécessaire des contemplations sidérales. Quand cette base eut
été construite, l'astronomie extérieure devint le principal objet
de ces spéculations indéfinies, désormais aussi dépourvues de
rationalité que d'utilité. L'évidente inanité des principaux ef-
forts qui s'y rapportent depuis près d'un siècle n'a pas même
détourné les astronomes de cette oiseuse routine, dont le pu-
blic commence pourtant à soupçonner la frivolité.
C'est ainsi que, faute de direction philosophique, la décou-
verte qui devait reconstituer l'astronomie y a longtemps pro-
duit une anarchie croissante, qui maintenant tendrait à décom-
poser la science, si la discipline finale ne devait bientôt
prévaloir. Il convenait d'étudier tous les astres quand on les
supposait tous liés, ou plutôt subordonnés, à notre planète.
37
BiO SYSTÈME DE POUTIQOE POSITIVE.
Mais, d'après le mouvement de la terre, il Haut éliminer les
étoiles, sauf leur usage pour l'observation intérieure, et réduire
la véritableastronomie à notre seul système solaire. Quand même
les études extérieures nous seraient vraiment accessibles, elles
devraient être écartées comme nécessairement oiseuses, depuis
qu'on a bien reconnu qu'elles ne peuvent aucunement affecter
les théories terrestres, uniquement dignes de l'attention hu-
maine. Cette indépendance foçdamentale repose spontanément
sur l'ensemble de la géométrie céleste ; d'après l'accord jour-
nalier des observations précises avec des prévisions où notre
monde est conçu isolé. La mécanique l'explique ensuite par la
loi générale qui rend les actions intérieures indépendantes de
toute influence commune.
Pour consolider cette constitution subjective de l'astronomie
relative, U faut restreindre la vraie science céleste non-seule-
ment à l'étude du monde humain, mais même à celle de la
planète humaine. Quoique les autres astres intérieurs soient
tous plus ou moins liés à ce centre subjectif, leurs théories
spéciales ne méritent notre attention que d après leur efficacité,
logique et scientifique, envers cet unique problème. On est
ainsi conduit à la consécration finale, autant pratique que théo-
rique, de la juste prépondérance accordée spontanément, de-
puis l'origine de l'astronomie, au soleil et à la lune, l'un comme
centre, l'autre comme annexe, de l'existence terrestre. L'ef-
ficacité logique que possédèrent longtemps presque tous nos
autres astres est dissipée sans retour depuis que toutes les
théories sont établies. Cependant leur étude conservera toujours
quelque valeur scientifique, à raison de leur influence indirecte
sur la terre, d'après les gravitations secondaires, qui constituent
partout une certaine solidarité. Mais c'est seulement à ce titre
que ces théories accessoires mériteront un encouragement pro-
portionné à cette réaction. Or, quand on se borne au degré de
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 511
précision qui convient à nos vrais besoins , on reconnaît ainsi
que la plupart de nos astres intérieurs, trop petits ou trop loin-
tains, doivent nous devenir finalement presque aussi indifférents
que les étoiles elles-mêmes. Par ces réductions successives ,
l'astronomie normale ne joint essentiellement aux trois corps
principaux que les cinq autres planètes connues de tout temps,
comme visibles à l'œil nu, à raison de leur grosseur ou de leur
proximité , double titre d'influence terrestre. Sans cette sage
restriction continue, les divagations planétaires reproduiraient
bientôt les principaux inconvénients des divagations sidérales,
suivant une tendance théorique trop sensible déjà chez nos
avides recruteurs de planètes insignifiantes et même fictives. On
n'a pas encore oublié le fol engouement qui saisit, il y a quel-
ques années, non-seulement le public, mais surtout l'ensemble
des astronomes occidentaux , au sujet d'une prétendue décou-
verte, qui, si elle avait pu être réelle, n'aurait vraiment dû inté-
resser que les habitants d'Uranus.L'esprit absolu continue de pré-
valoir tellement qu'une sollicitude universelle s'est alorsattachée
aux moindres perturbations d'une planète très-lointaine, dont
l'influence terrestre demeure toujours si minimeque son existence
resta ignorée, sans aucun inconvénient, jusqu'au siècle dernier.
Dans leur vrai .domaine fondamental , la coordination dog-
matique des études célestes , conforme à leur filiation histori-
que, résulte de leur subordination nécessaire à la science pré-
cédente, d'abord géométrique, puis mécanique.
Avant ces deux parties essentielles de l'astronomie, l'histoire
doit signaler une sorte d'astronomie numérique, où la mathé-
matique n'influe que par le simple calcul , antérieur à toute
géométrie. Dès l'institution initiale de la numération régulière,
on voit surgir quelques ébauches astronomiques sur la déter-
mination de l'année et de plusieurs autres périodes célestes ,
dont l'observation peut d'abord être empirique. Mais cettcphase
512 SYSTÈME DR POLITIQUE P08ITIVR.
préalable, qui dura longtemps pour l'humanité, doit être écar-
tée dans l'éducation systématique, où l'esprit n'aborde l'astro-
nomie qu'après une suffisante initiation mathématique. Les
questions célestes, qui, en effet, exigent seulement l'arithméti-
que, seront mieux placées finalement avec les diverses études
dont elles constituent des préambules ou des résultats.
Il n'y a donc pas d'astronomie réelle sans géométrie. Avant
les deux théorèmes fondamentaux de Thaïes sur les triangles,
on ne pouvait instituer aucune véritable théorie céleste, même
la simple ébauche mathématique du mouvement diurne, malgré
la prétendue science des antiques théocraties. Tout l'essor as-
tronomique dépendit ensuite des progrès spéciaux de la géo-
métrie abstraite , d'abord rectiligne , puis circulaire , et enfin
conique. La géométrie céleste, finalement constituée par les
trois lois de Kepler, continuera toujours de former le fond es*
sentiel de la véritable astronomie.
À cette étude fondamentale, succède nécessairement la mé-
canique céleste, qui, impossible sans elle, réagit profondément
sur son perfectionnement scientifique et logique. Quoique les
algébristes aient ainsi usurpé sur les astronomes une irration-
nelle prépondérance, ces abus anarchiques ne doivent pas faire
méconnaître aujourd'hui l'immense progrès, encore plus géné-
ral que spécial , résulté de la théorie de la gravitation. Elle a
radicalement lié toutes les notions célestes, à un degré dont la
sociologie offre seule l'équivalent, envers des études plus émi-
nentes mais plus synthétiques. Dans chaque théorie astronomi-
que, elle a permis des prévisions plus lointaines et plus préci-
ses, en systématisant la connaissance des perturbations, dont
l'appréciation géométrique demeure pourtant indispensable,
malgré les prétentions algébriques.
Mais la principale influence philosophique de cette admirable
fondation consiste à lier profondément l'astronomie à l'ensemble
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 513
de la philosophie naturelle, comme Newton le sentit dignement,
quoique son génie fût plus spécial que général. L'assimilation
fondamentale entre la gravitation céleste et la pesanteur ter-
restre rattacha nettement l'étude totale de la terre à la con-
naissance préalable du ciel , que cette identité éclaire beau-
coup. En constituant ainsi l'heureuse théorie des marées, cette
grande connexité est devenue spécialement sensible, par l'ex-
plication purement céleste d'un simple phénomène terrestre,
dont l'étude reste ainsi adhérente à l'astronomie, quoique fina-
lement réservée à la physique. La réaction philosophique d'une
telle solidarité conservera toujours une importance capitale,
autant dogmatique qu'historique , pour l'élaboration décisive
de la vraie hiérarchie des sciences.
J'ai assez caractérisé maintenant la première moitié de la
cosmologie relative à l'appréciation, d'abord abstraite, puis
concrète, du mode le plus simple et le plus général de l'exis-
tence inorganique. Ce début de la philosophie naturelle en
constitue jusqu'ici la seule partie vraiment satisfaisante, où les
principales imperfections ne tiennent aujourd'hui qu'à l'anar-
chie scientifique. Sa systématisation positiviste suffira immédia-
tement à sa régénération finale , sans attendre de nouveaux
progrès spéciaux, et, au contraire, en élaguant beaucoup d'acqui-
sitions oiseuses ou vicieuses. Il en est autrement pour toutes les
autres sciences préliminaires, où la reconstruction philoso-
phique ne signalera pas seulement les rectifications indispen-
sables, mais aussi les lacunes à remplir d'après une meilleure
culture. Ce double besoin devient très-sensible envers la se-
conde moitié de la cosmologie , qui complète l'étude de l'exis-
tence inorganique en appréciant son mode le plus intime et le
plus spécial.
Le couple scientifique correspondant constitue le nœud es-
sentiel de la philosophie naturelle , 'dont l'unité serait impos-
814 SYSTÈME DK POUTfQUB POSITIVE.
gible sans un tel intermédiaire entre l'astronomie etla biologie;
Ces deux études extrêmes avaient déjà été séparément ébao» •
chéés dans l'antiquité, d'après leur relation spontanée* aur
principaux besoins pratiques. Biais aucun lien ne pouvait alort
les unir, quoique la subordination de la seconde envers la pre-
mière fût confusément sentie. Au moyen âge, la naissance dfa
la chimie, à l'état alchimique, commença à combler l'immense
lacune qui les séparait. Un tel intermédiaire , assex rapproché
d'une extrémité , quoique trop éloigné de l'autre, permit déjà
d'ébaucher une conception vraiment encyclopédique, alors fé-
conde en travaux systématiques , trop méconnus aujourd'hui.
Toutefois, cette constitution scientifique ne pouvait être que*
provisoire, puisque, à défaut de relations directes entre l'as-
tronomie et la chimie , elle avait dû lier ces deux termes par
des rapprochements chimériques , d'après les croyances astro-
logiques. Néanmoins, les vices de la conception seolastique ns-
l'empéchèrent point de satisfaire à nos besoins théoriques pen-
dant quatre ou cinq siècles. La science céleste, que les anciens
avaient déjà posée sur sa base mathématique, s'y liait familtë-
remen* à l'étude des corps vivants, par l'entremise de la chi-
mie. Cette ébauche de hiérarchie encyclopédique eût été cer-
tainement, comme état durable, très-préférable à l'anarchie
scientifique qui prévaut aujourd'hui. Mais, après l'avoir digne*
ment appréciée , il faut reconnaître qu'un dernier avènement
restait indispensable pour permettre de constituer enfin la vé-
ritable échelle élémentaire de nos conceptions abstraites. Entre
l'astronomie et la chimie, il manquait une science fondamentale
propre à leur fournir un lien naturel, qui écarterait tout contact1
chimérique. Ce besoin, déjà senti par Roger Bacon, ne fut di-
gnement satisfait que trois siècles plus tard, d'après l'essor
décisif delà physique proprement dite, sous l'impulsion de
Galilée. Une telle science se liait assez aux deux seules études
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 519
qui fussent auparavant trop distantes ; en sorte que la véritable
unité scientifique commençait dès lors à devenir appréciable. La
vraie conception encyclopédique n'a ensuite été si tardive que-
d'après la prépondérance simultanée de l'esprit de détail , qui
détournait les savants de toute vue d'ensemble. Ainsi, l'évolu-
tion historique de l'esprit humain confirme nettement, en deux
cas essentiels, la grande loi logique qui place l'avènement de
toute doctrine intermédiaire après celui des termes extrêmes
dont elle doit organiser la vraie liaison finale.
Quoique la physique ait donc commencé à se détacher du
tronc théorique plus tard que la chimie , le motif même de sa
séparation lui assigne nécessairement un rang antérieur dans la
constitution dogmatique de la philosophie naturelle. Cette con-
stitution dépend surtout d'une telle science , dont l'essor dis-
tinct suggéra d'abord quelques pensées encyclopédiques, même
aux esprits les plus atteints par le régime dispersif. Son in-
fluence spontanée laissera toujours une trace notable dans le
langage scientifique, où le nom qui lui devint propre reste en-
core employé souvent, comme dénomination collective, envers
toute science positive.
Cette position encyclopédique de la physique entre l'astro-
nomie et la chimie, conformément à sa principale destination
historique et dogmatique, résume heureusement l'ensemble de
ses vrais caractères essentiels, tant logiques que scientifiques.
Parmi ses cinq branches nécessaires, les trois premières la rat-
tachent naturellement aux théories célestes , pour établir suc-
cessivement les lois générales de la pesanteur, de la chaleur,
et de la lumière. Son étude finale des lois électriques la lie à la
chimie par une relation non moins spontanée. Elle commencer
la cosmologie terrestre, relative aux phénomènes modifiables;
mais ceux qu'elle apprécie sont loin d'offrir ce nouveau carac-
tère au même degré que les événements chimiques. Sans altérer
916 fretin ne rajnon puaihik.
fumais la constitution intime des corps, ils affectent
leur état extérieur, et, tout an pins, leur génie de
L'activité universelle n'est donc pas, en physique, étudiée etv»
cas sous les aspects qui la rapprochent le miens de la sponta-
néité vitale. Cependant cette science considère un mode d'exis-
tence inorganique très-supérieur aux simples propriétés de
retendue et du mouvement, seul objet de la cosmologie
céleste. Elle fonde l'étude spéciale du milieu terrestre, en dé-
terminant ses lois les plus fixes. Les agents qu'elle étudie de-
viennent ensuite les principaux moteurs des mutations chimi-
ques; mais elle se borne à les contempler en eux-mêmes, indé-
pendamment de leur réaction moléculaire toute spécifique, dans
le degré normal où ils ne modifient que la constitution exté-
rieure. Néanmoins, les variations que la physique apprécie
fournissent la première base systématique de notre pouvoir
matériel. Sa relation directe à la biologie est déjà prononcée,
même sans l'interposition de la chimie. D'une part, elle carac-
térise les premières conditions extérieures de l'existence vitale,
partout subordonnée aux principaux agents physiques. En outre,
elle fournit une introduction indispensable à l'étude de l'anima-
lité, en déterminant les propriétés matérielles auxquelles se
rapportent les divers sens.
Indépendamment de ses relations nécessaires avec les deux
sciences adjacentes, dont elle forme le lien spontané , la phy-
sique constitue donc, par elle-même, un élément fondamental
de la philosophie naturelle. Elle accomplit un progrès capital
dans la connaissance générale du milieu inerte, et prépare di-
rectement la biologie tant végétative qu'animale, de manière à
permettre l'étude matérielle de l'humanité.
Son efficacité logique correspond à cette importance scienti-
fique. On lui doit surtout l'essor décisif du véritable esprit
d'induction, ensuite développé et complété par tout le reste de
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 517
la philosophie positive. Quoiqu'il naisse d'abord en astronomie,
et déjà même en mathématique, ces deux sciences sont trop
simples pour en caractériser assez la nature et la destination.
D'un autre côté, les sciences suivantes sont tellement compli-
quées, qu'il n'y pourrait être nettement apprécié, si la physique
ne l'avait préalablement élaboré. Elle seule offre le juste degré
de difficulté qui convient à la saine manifestation de la logique
inductive. Quoique la déduction y conserve beaucoup d'efficacité,
déjà elle cesse là de prévaloir, parce que l'institution des vrais
principes commence alors à devenir plus embarrassante que le
développement des justes conséquences.
Pour mieux sentir combien la physique concourt ainsi à
l'élaboration fondamentale de la méthode positive, il faut re-
connaître que le véritable esprit philosophique est beaucoup
plus caractérisé par l'induction que par la déduction. Celle-ci,
d'après son uniformité nécessaire, s'adapte indifféremment à
tout régime intellectuel. Elle était déjà très-active sous le
règne de la métaphysique. Si la science où elle prévaut le plus
constitue pourtant le vrai berceau de la positivité, c'est
uniquement parce que l'extrême simplicité des phénomènes
mathématiques permet d'y établir sans effort des principes so-
lides. Une induction facile, et souvent inaperçue, réduit alors
presque tout le travail logique au seul enchaînement des con-
séquences. Quoique les autres sciences fassent nécessairement
un grand usage de la déduction, la complication graduelle des
phénomènes y détermine une prépondérance croissante de l'in-
duction. Celle-ci manifeste mieux le principal caractère de
l'esprit positif, la subordination normale du raisonnement à
l'observation. On peut même dire que, à mesure que nos
théories quelconques s'éloignent davantage de l'état métaphy-
sique, l'induction y remplace de plus en plus la déduction, qui
d'abord y régnait souverainement. La raison moderne est donc
518 8Y8TÉME DE POLmQUE POSITIVE.
caractérisée surtout par la construction dé la logique inductifre,
à peine entrevue dans l'antiquité. D'après sa nature plus objec-
tive, cette méthode exige une longue suite d'élaboration»
spéciales, où l'essor de chacun de ses modes essentiels ressort
de l'étude des phénomènes correspondants. Toutefois, sa pré*
ponde rance exagérée deviendrait bientôt pernicieuse, en con-
sacrant le pur empirisme, tendance ordinaire des règles indue-
tives qui sont abstraitement conçues. Hais le vrai régime positif
écarte naturellement ce danger, par cela même qu'il ne sépare
jamais la logique de la science. Car, en n'étudiant chaque
partie de la méthode inductive qu'avec les doctrines qui l'ont
spécialement suscitée, on sent aussitôt que son usage doit tou-
jours être conforme aux notions fondamentales que cette
science reçoit de la précédente. A mesure que les phénomènes
se- compliquent, ces dogmes préalables acquièrent naturelle*
ment plus de poids logique, parce que les antécédents se multi-
plient. Quoiqu'ils ne suffisent jamais aux solutions effectives, ils
y fournissent toujours des indications générales, qui servent à
diriger convenablement les inductions spéciales. Ainsi, par sa
constitution encyclopédique, la vraie culture positive évite
également les deux écueils opposés, le mysticisme et l'empi-
risme, entre lesquels flotte nécessairement toute étude où la
déduction et l'induction ne sont pas sagement combinées.
Malgré les graves altérations dues à l'anarchie scientifique,
la physique tend, par sa nature, b la manifestation décisive de
ces diverses notions logiques, trop dissimulées, en astronomie,
sous l'extrême simplicité des phénomènes. Cette tendance est
déjà sensible chex les judicieux physiciens du dix-septième
siècle, surtout envers les études de la pesanteur et du son,
avant que l'invasion algébrique les eût viciées. Quoiqu'une
aveugle impulsion mathématique y ait ensuite trop disposé i
transformer les inductions en déductions, l'essor ultérieur
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 519
d'une telle science n'a jamais cessé d'offrir de préeieux mo-
dèles de la vraie logique inductive. C'est ainsi que se sont ac-
complis réellement tous les grands progrès de la physique,
d'après les travaux des esprits les moins affectés par les diverses
aberrations. Quand l'éducation encyclopédique aura systéma-
tisé sa culture, cette science développera pleinement son ap-
titude naturelle à constituer le premier type décisif de la saine
harmonie entre l'induction et la déduction, suivant une sage1
prépondérance de son génie propre sur celui des sciences pré-
cédentes.
Outre cette efficacité générale, une tendance plus spéciale,
qui s'y trouve directement liée, manifeste davantage la haute
participation de la physique à la fondation de la logique posi-
tive. Le même degré modéré de complication objective qui
place là le berceau naturel de l'esprit inductif, y fait aussi
surgir la méthode expérimentale, qui forma son principal ca-
ractère jusqu'à l'essor de la philosophie biologique. Envers les
phénomènes immodifiables, ce procédé est évidemment impos-
sible, et leur extrême simplicité l'y rend d'ailleurs superflu :
son équivalent mental n'y sert jamais qu'à vérifier sans décou-
vrir. D'un autre côté, si les phénomènes se compliquent trop,
leurs modifications, naturelles ou artificielles, deviennent telle-
ment variées que Ton peut rarement y instituer une expéri-
mentation vraiment décisive. Car, elle exige toujours la compa-
raison de deux cas qui n'offrent aucune autre différence, di-
recte ou indirecte, que celle relative à l'influence ainsi étudiée.
Or, cette suffisante conformité est presque toujours impossible
hors de l'existence inorganique, et déjà même elle se réalise
difficilement dans les cas chimiques. L'essor normal de l'expé- '
rimentation convient donc à la physique seule, dont il constitue
la principale ressource. On ne doit l'appliquer ailleurs qu'après1
l'avoir assez étudiée dans cette origine naturelle. Ainsi, en
sisrtiju de pounQDB positive»
développant beaucoup l'observation spontanée, première baie
de l'esprit inductif, la physique y joint déjà on puissant artifice
général, qui le perfectionne essentiellement.
C'est aussi à cette science qu'appartient surtout la théorie
corpusculaire ou atomistique, qui achève de fonder sa propre
constitution logique, où elle convient autant que l'inertie en
mécanique. Notre tendance à douer d'une existence objective
nos constructions subjectives dénature encore Tune et l'autre
conception, en y supposant une exacte représentation de la
réalité extérieure. Quoique la saine philosophie dissipe cette
illusion primitive, elle conserve, en les rectifiant, de précieuses
institutions logiques, qui en sont, au fond, indépendantes.
L'intime structure des substances réelles nous demeure né-
cessairement inconnue. Mais, en étudiant leurs propriétés,
nous sommes rationnellement autorisés à introduire envers elle
toutes les hypothèses qui pourront faciliter nos pensées, pourvu
que ces artifices soient toujours conformes à la nature des phé-
nomènes correspondants. Or, la conception moléculaire remplit
très-bien cette double condition fondamentale dans toutes les
spéculations inorganiques, et surtout en physique, où elle se
lie spontanément à l'essor de l'esprit inductif et à l'ascendant
de l'expérimentation. Étudiant alors les propriétés générales
de l'existence matérielle, il convient de les attribuer aux
moindres particules que nous puissions concevoir. Ce siège
inaltérable nous représente mieux la fixité essentielle de ces
divers attributs fondamentaux, qui n'offrent jamais que des
différences de degré. Mais une telle appréciation philosophique,
en expliquant la légitimité relative de l'hypothèse atomistique,
interdit aussi son extension absolue, et indique même les li-
mites nécessaires de son usage normal. Une aveugle imitation
fo seule transportée en biologie, où elle devient directement
Opntraire à la nature profondément synthétique des notions
** .
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 521
élémentaires. Déjà la chimie en comporte peu la juste appli-
cation habituelle, envers des propriétés trop compliquées et
trop variables pour devoir être utilement attribuées à des
atomes inaltérables. La conception corpusculaire, irrévocable-
ment réduite à un simple artifice logique, ne convient donc
profondément, comme l'expérimentation correspondante, qu'à
la première moitié de la cosmologie inductive, où son office
est vraiment indispensable.
Outre ces diverses conditions fondamentales, la vraie consti-
tution logique de la physique exige aujourd'hui une urgente et
difficile épuration, relative à deux vices intimes, qui s'y trou-
vent naturellement connexes, les aberrations métaphysiques et
les usurpations algébriques. Cette double perturbation résulte
de l'anarchie scientifique, qui, suscitant une culture dispersive,
étrangère à toute vue d'ensemble, empêche la physique de
prendre un caractère suffisamment relatif. L'esprit absolu, qui
altère encore la mathématique, et même l'astronomie, continue
à troubler beaucoup la physique, quoique née sous de meilleurs
auspices philosophiques, trop oubliés aujourd'hui. De vaines
protestations habituelles, mal empruntées^ Bacon, semblent y
indiquer une sérieuse renonciation à la recherche des causes,
pour vouer la science à la seule découverte des lois. Mais ce
langage, môme sincère, n'y sert, le plus souvent, qu'à dissi-
muler une irrationnelle tendance aux notions absolues. L'anar-
chie ne saurait jamais suffire ni durer, en science guère plus
qu'ailleurs. Quels que soient ses désirs d'émancipation totale,
l'esprit moderne reviendra, sous de nouvelles formes, au ré-
gime métaphysique, tant qu'il n'aura point accepté la nouvelle
discipline philosophique qui surgit aujourd'hui de toute l'évo-
lution positive.
Cette disposition rétrograde est surtout sensible envers les
hypothèses antiscientifiques qui vicient la physique actuelle, au
JB22 smÈm db poutiqcb posmvs.
•sujet des divers fluides ou éthers fantastiques qu'on persifiteày
rfaire prévaloir. Dès l'année 1835, j'ai pleinement démontré l'ab-
surdité ctledanger de ces conceptions quasi-métapbysiques,dans
le seoond volume de mon Traitôfondam entai, liais, quoiquecette
appréciation philosophique n'ait jamais été sérieusement contes-
tée, les préjugés et les habitudes scientifiques n'en ont encore
retiré aucune amélioration effective. Seulement, on insiste da-
vantage sur les déclarations préalables, où ces vicieuses hypo-
thèses sont introduites, à titre de simples artifices logiques, pour
faciliter la découverte des lois, sans rien décider quant aux
causes. Toutefois, cette prétendue destination n'empèeheipas
que, malgré ce prudent langage, on ne fasse, comme aupara-
vant, consister chaque partie de la physique à établir surtout la
réalité du fluide correspondant. Ainsi, on continue, au fond, à
rechercher la cause, en ne s'occupent qu'accessoirement de -la
loi, ou en n'y voyant qu'un intermédiaire indispensable. Sans
avancer aucunement une recherche chimérique, ce déplorable
régime nuit beaucoup à la seule étude réelle. D'une part, il
maintient l'empirisme, en le décorant d'une facile apparence de
rationalité. En même temps, il consacre et multiplie les spécula-
tions oiseuses, en suscitant des débats sans issue, sur des ques-
tions qui ne sont point jugeables. Aussi ce régime tend-il à
prolonger indéfiniment la culture spéciale de cette science
préliminaire, qu'il détournée la fois de sa constitution normale
et de sa destination finale. Quoiqu'il semble spécialement hos-
tile à l'esprit théologique, il est, au fond, encore moins favorable
au véritable esprit positif, surtout depuis que celui-ci proclame
ta, prépondérance théorique de la science sociale. Une secrète
affinité unitaujourd'hui,méme involontairement, tous lesgenres
de rétrogradation. Sous quelques bannières sociales que parais-
sent rangés les savants dominés par ces aberrations* métaphy-
siques, on doit compter qu'ils repousseront toujours L'essor dé-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIEME. 523
cisif des études supérieures, qui discréditerait bientôt leurs
discussions scolastiques.
Pour apprécier assez cette tendance à maintenir, en physique,
le règne de l'absolu, il y faut voir ausei le principal appui des
usurpations algébriques. Car c'est surtout d'après ces hypo-
thèses fantastiques que nos géomètres tentent d'ériger cette
science en une sorte de corollaire général des théories mathé-
matiques, de manière à réduire sa culture directe à un office
purement subalterne, pour y déterminer quelques nombres*
Ainsi, ce régime,' tant favorable à l'empirisme, consacre aussi
un mysticisme équivalent à celui qu'inspire la pure métaphy-
sique.
La mécanique abstraite constitue nécessairement l'extrême
limite normale du véritable esprit mathématique, qui même n'y
convient qu'envers les lois générales, sans y suffire presque ja-
mais aux solutions spéciales, sauf pour les cas célestes. Partout
ailleurs, et déjà même en physique, il ne peut habituellement
fournir que des indications fondamentales, destinées à guider ou
à juger les inductions directes, d'où dépend toujours le principal
progrès scientifique. Son usage spécial n'y saurait prévaloir
qu'accessoirement , pour mieux développer les théories physi-
ques que des lois précises réduisent à de pures études géomé-
triques, comme, par exemple, la partie de l'optique relative
aux effets secondaires de la réfraction. Quand les solutions exi-
geraient la mécanique, au lieu de la seule géométrie, elles de-
meurent presque toujours inabordables, et deviennent souvent
illusoires, excepté envers les plus simples parties de la barologie
et de l'électrologie. Même en acoustique, où la marche mathé-
matique semble si satisfaisante, parce qu'elle s'y trouve dégagée
de tout fluide métaphysique , les principales notions de détail
ne lui sont pas réellement dues. En jugeant sans prévention
le célèbre calcul des cordes vibrantes , on y reconnaît bientôt
524 STSTim de folitiqijk positive.
une profonde irrationalité, née du besoin de faciliter, à tout
prix , l'élaboration algébrique , par des simplifications arbi-
traires, dont la portée logique n'est nullement appréciable. SI
les lois usuelles eur la mesure des tons n'étaient point résultée»
déjà d'une heureuse expérimentation, cette orgueilleuse argu-
mentation serait peu propre à démontrer leur réalité. Pourtant,
ce cas est encore cité comme un exemple décisif de l'efficacité
spéciale des théories mathématiques dans les études physiques.
- A la vérité, outre leur transformation en questions de géomé-
trie ou de mécanique, le calcul y peut quelquefois exercer an
office plus direct, envers les phénomènes assez simples pour
comporter immédiatement de vraies équations. Le seul cas im-
portant de ce genre concerne les lois de l'équilibre et du mou-
vement des températures , qu'un véritable géomètre ramena
si bien à une élaboration algébrique, instituée et poursuivie
de la manière la plus philosophique. Hais ces questions ne
constituent , en thertnologie , qu'un domaine secondaire , dont
l'utile extension est très-bornée. Sous les prétendus successeurs
de Fourier, il n'a guère servi qu'à multiplier de vains exercices
algébriques, où l'on ne trouve point ce sentiment profond de
la vraie subordination de l'abstrait au concret, qui caracté-
risa surtout l'immortel fondateur de la thermologie mathéma-
tique.
Un instinct confus de ces limites normales de l'esprit mathé-
matique envers les moindres phénomènes terrestres, détermine
la prédilection opiniâtre de nos algébristes pour les fluides mé-
taphysiques, qui semblent les autoriser à franchir, en physique,
ces bornes naturelles. Mais leurs fastueux calculs n'ont d'autre
résultat ordinaire que de dissimuler l'absence réelle de vues
scientifiques sous un spécieux verbiage , devenu maintenant la
principale ressource des médiocrités ambitieuses. Cette vaine
brique, si nuisible aux vrais progrès de la physique,
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 525
n'y saurait être dissipée que d'après une énergique applica-
tion continue du précepte incontestable qui réserve à chaque
science l'emploi normal de la précédente. Mais cette règle lo-
gique, que j'aiy depuis longtemps, recommandée sans succès
aux physiciens consciencieux, ne peut prévaloir que quand
l'entière dissolution du régime académique laissera librement
surgir la culture encyclopédique. Tant que durera la présente
anarchie , chaque science , tendant elle-même à de semblables
usurpations envers la science suivante, demeure impuissante à
repousser les envahissements qu'elle reproche à la précédente.
C'est ainsi que la simple réorganisation logique de la physi-
que actuelle dépend secrètement d'une entière rénovation men-
tale, et se lie dès lors à la grande régénération sociale. Le ré-
gime préparatoire de l'humanité est maintenant épuisé partout.
Après avoir dirigé tous les progrès qu'il comportait, il devient,
même en science , de plus en plus rétrograde , comme le vé-
rifie , en physique , la déplorable tendance à détruire les lois
antérieures, au nom d'une vaine précision absolue. Mais ce ré-
gime caduc n'admet nulle part une reconstruction partielle ,
parce que ses diverses branches sont nécessairement solidaires.
Voilà pourquoi la religion sociologique, quoique ne semblant
convenir qu'aux besoins moraux et politiques , constitue aussi
le seul ascendant propre à surmonter réellement le désordre
scientifique.
Ayant assez caractérisé les principales conditions logiques de
la physique régénérée, il me reste à apprécier sa constitution
directe, d'après d'équivalentes indications générales d'abord
sur le nombre de ses branches essentielles, ensuite sur Tordre
de leur succession, et enfin sur leur extension normale.
La multiplicité , qui distingua toujours cette science depuis
son essor positif, est aujourd'hui regardée comme devant faire
place à une entière unité , quand on aura mieux concentré ses
38
526 système: Dfr poufifun rosrnv*.
divers fluides hypothétiques. Mai» cette vaine utopie de» physi-
ciens ne repose que sur une vicieuse appréciation objective,
toujours due à la secrète prépondérance que conserve encore
l'esprit absolu. La physique t comme toute autre science, ne
saurait être pleinement positive qu'en devenant profondément
relative. Or cette régénération y exige, plus clairement qu'ail-
leurs, que la méthode objective se> subordonne au point de vue
subjectif. Cette science- étudie; les différents modes généraux
suivant lesquels se manifeste- à noua l'existence du milieu ter-
restre. La diversité de ses branches doit donc se rapporter sur-
tout à celle de nos propres, sens , phttôt qu'à la distinction
correspondante entre les propriétés extérieures. Ainsi, leur
multiplicité résulte nécessairement de notre: constitution , au
lieu d'avoir une source* objective.
Deux d'entre elles ne concernent chacune qu'un senl sans;
et, par suite, leur réunion est aussi impossible que celle de la
vue avec l'ouïe. Ces deux sens ne font qu'assister plus ou moins
le toucher envers les trois autres branches delà physique. Mais
cette commune prépondérance du toucher ne laisse pourtant
aucun espoir raisonnable d'identifier jamais l'éleetrologie et la
thermologie, ni, encore moins, Tune ou l'autre avec la baro-
logie.
Pour ces trois branches, L'examen philosophique indique
d'ailleurs une exacte correspondance entre la diversité subjec-
tive et la distinction objective. Car, en écartant les préjugés
biologiques sur le nombre effectif de nos différents sens, il y a
tout lieu de penser que, sous le non de toucher, on confond
ici trois sens vraiment distincts, quand même l'anatomie ne
pourrait jamais séparer leurs nerfs respectifs. Depais que. la
division entre les nerfs sensitifs et les nerfs moteurs ébaucha
la spécialisation directe du système nerveux, on put pré-
sumer qu'un seul ordre de nerfs ne saurait à la fois apprécier
%
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 527
les effets barologiques, thermologiques, et électriques. Car
l'analyse physiologique indique souvent un défaut de corres-
pondance entre ces trois sortes de sensation, soit en comparant
les divers organismes, ou les différents états de chacun d'eux.
L'étude statique confirmera, sans doute, ces indications dyna-
miques ; comme elle Ta fait, de nos jours, pour les annonces
analogues envers la division ci-dessus mentionnée.
Suivant ces prévisions philosophiques, la physique semblerait
déjà parvenue à l'harmonie normale qui doit régner entre les
deux modes, objectif et subjectif, qui peuvent déterminer sa
composition nécessaire. Mais le même principe signale aussitôt
une grave lacune, relative aux deux sens qui n'y trouvent
aucun domaine. Quant au goût, la lacune est peut-être irrépro-
chable, puisque ce sens est plutôt chimique que physique»
Toujours lié à la vie de nutrition, il ne parait point comporter
une étude purement physique, indépendante de l'action des
substances sur l'appareil digestif. II en est autrement de l'odo-
rat, qui, dans toute la série animale, se rapporte principale-
ment à la vie de relation, et surtout au rapprochement des
sexes. L'émission des particules odorantes, leur trajet direct,
réfléchi, ou réfracté, etc., doivent suivre des lois générales,
aussi déterminées, en elles-mêmes, que celles des influences
sonores ou visuelles. Notre ignorance actuelle à leur égard tient
surtout à l'imperfection de ce sens chez notre espèce, pour
laquelle l'optique et l'acoustique n'existeraient pas davantage
si notre vision et notre audition étaient aussi imparfaites que
notre olfaction. Mais cette évidente lacune ne serait vraiment
insurmontable que si l'odorat nous manquait entièrement,
comme h beaucoup d'animaux inférieurs» Quelque imparfait
qu'il soit naturellement dans l'homme, il y peut être assez
développé artificiellement pour permettre un essor suffisant de
l'étude physique correspondante. Outre les appareils inorga-
■. i: ".■ "
t.:
Ç
1
h
i
$28 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
niques, comme envers la lumière et le son, on y doit surtout
utiliser l'heureuse association scientifique qu'il n'est point im-
possible d'instituer avec des animaux mieux organisés que nous
i sous ce rapport. Ce concours tendrait réciproquement à perfee-
* tionner l'étude de ces espèces, dont la vie intellectuelle et
l ' morale nous reste souvent inappréciable, faute d'une telle
l théorie physique, qui peut y devenir aussi nécessaire que le
sont, en d'autres cas, l'optique et l'acoustique.
Ainsi la saine philosophie, loin de consacrer le rêve de nos
physiciens sur l'unité ultérieure de leur science, y indique fina-
lement six branches irréductibles, et peut-être sept, au lieu
des cinq qui la composent aujourd'hui. Mais, en montrant que
cette science ne comporte point encore sa vraie constitution,
une telle appréciation indique aussi le caractère essentiel, et
même le prochain avènement, de cet état normal, sous le régime
encyclopédique. On voit par là qu'il consiste surtout à instituer,
en physique, une harmonie continue entre ses deux composi-
tions naturelles, objective et subjective, également convenables
à son génie relatif. Leur convergence n'exigera plus que des
* travaux d'épuration et de rectification, quand aura surgi la
nouvelle branche fondamentale annoncée ci-dessus.
C'est donc en physique que se manifeste le mieux la nature
essentiellement analytique de la cosmologie, où l'unité ne peut
jamais être que subjective. Ses cinq branches, qui ont surgi et
grandi presque toujours à la fois, sont à peu près indépen-
dantes les unes des autres, comme les sens correspondants.
Leur séparation est beaucoup plus profonde que celle des trois
parties essentielles de la science mathématique. Envers celle-ci,
le nom ne reste multiple que par suite de l'anarchie scientifique ;
tandis que, sous une dénomination simple, la physique offrira
toujours une vraie multiplicité. Mais cette unité nominale y in*
dique pourtant une certaine affinité réelle entre toutes ces
i
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 529
branches, qui constituent un véritable ensemble sous l'aspect
subjectif. En effet, elles embrassent toutes les qualités exté-
rieures relatives à notre propre appréciation générale de
l'existence inorganique.
D'après cette indépendance objective, la coordination res-
pective des diverses parties essentielles de la physique a beau-
coup moins d'importance, surtout didactique, que partout ail-
leurs. Mais l'appréciation subjective n'y laisse pourtant rien
d'arbitraire, d'après le concours décisif de deux conditions na-
turelles. Il faut, d'une part, que cette série intérieure soit con-
forme à la destination totale de la physique, comme transition
encyclopédique entre l'astronomie et la chimie. En outre, elle
doit suivre aussi l'ordre biologique des sens correspondants»
Or, cet ordre résultant de leur spécialité croissante, il s'ac-
corde spontanément avec le décroissement continu de généra-
lité qu'exige le passage graduel des spéculations astronomiques
aux chimiques.
Ces deux motifs, d'égale importance, dissipent d'abord toute
incertitude envers les deux extrémités de la physique. Il faut
que cette science commence par la barologie, et finisse par l'é-
lectrologie, pour se mieux lier à l'astronomie et à la chimie.
En même temps, la première branche se rapporte au sens le
plus général, et la dernière au plus spécial, parmi les sept
sens que semble indiquer finalement la saine biologie. Après
avoir posé ces deux termes extrêmes, l'intercalition des autres
devient encore moins importante, et d'ailleurs s'accomplit ai-
sément, sans laisser aucune grave hésitation. Les deux modes
concourent évidemment à placer la thermologie avant l'optique.
Il ne reste donc plus à déterminer que la position de l'acous-
tique. Or, l'étude du son est, en effet, la seule envers laquelle
ce classement rationnel puisse varier, parce que les deux
motifs y concourent moins qu'ailleurs. Dans mon Traité philoso-
530 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
phique, je l'ai fait succéder à celle de la chaleur, mais en indi-
quant qu'elle pourrait aussi la précéder d'après des considéra-
tions fort plausibles, qui, eu effet, prévalurent quelquefois
chez des esprits recommandables. Ici, je orois devoir égale-
ment rejeter ces deux opinions, et classer finalement l'acous-
tique entre l'optique et l'électrologie* Ge dernier parti résulte
surtout de la considération biologique, qui place l'ouïe après
la vue;, comme sens plus spécial et plus élevé, en un mot plus
social. Mais les phénomènes du son ont aussi plus d'analogie
que ceux de la lumière avec les phénomènes de l'électricité,
soit en tant que plus particuliers, soit surtout d'après une plus
grande similitude avec les effets chimiques. L'agitation inté-
rieure qui les caractérise ressemble davantage à l'ébranlement
électrique que ne l'indique aujourd'hui l'irrationnelle intarven-
Jtion des fluides métaphysiques, qui dissimule la véritable acti-
vité des corps sous une entité matérialisée. Dans l'opinion que
je rectiûe maintenant, j'avais eu trop d'égard à l'altération ao-
tuelle de l'optique par ces vicieuses hypothèses, dont l'acous-
tique fut heureusement préservée toujours. Mais, en concevant
l'état normal de la physique, il faut écarter de telles perturba-
tions, qui, pour la prochaine génération, ne seront peut- être
qu'historiques. Tel est donc l'ordre final des cinq parties essen-
tielles de cette science ; barologie , thermologie , optique,
acoustique, et électrologie. Quand sa sixième branche naturelle
aura suffisamment surgi, elle viendra se placer spontanément
entre la thermologie et l'optique, par le concours direct des
deux modes de classement.
L'extension normale de chaque partie est philosophiquement
déterminée, en physique, d'après sa double destination scien-
tifique, soit pour caractériser le milieu terrestre avec ses deux
enveloppes liquide et gazeuse, soit afin de préparer la chimie
et la biologie. Jamais ne convint mieux, le précepte religieux
INTRODUCTION *TOBAME*T^ DEUXIÈME. B3tL
qui, au imam «dedaioaiflan «e^A* la. «maie, défait toutes les
études .mjérieureft àfCftiqu'-eKige d'élabooatiûn rien, «ttpérieiures.
Car cette «eule destination* auffinit pour, autoriser >et régulari-
ser touteaieB'tJiéoarîes-pbiuifuesif ui méritent d^tefrwonservées^
Une telle règle ©'éliminera que les .recherches oiseuses qui-en-
corabrent aujourd'hui cette belle science, quoiqu'elles y yré-
vaillent onoins iqu'iea flttathénatàque, -et marne en astronomie.
En concevant, par «maple, l'optique ou llaooustiqne -ooiome
préparant l'étude ibîcfagique de la vision «u>de l'-auditionat de
la jfckooation, on y consacre- (toute* les «péouliikaas vraiment
intéressantes, et même on y provoque y à .plusieurs égards*
d'importants progrès. D'ailleurs,: ootte culture «encyclopédique
dissipera seule de .graves illusions actuelles,, oil, faute de ce
point de we, nos physiciens attribuent une réalité objective à
des pbéaomènee^aeatieUûHientsubjeestiitfs, Telsjontpeutr&tre
la plupart de ceux qwi coftceaneat Jes prétendues interférences
optiques ou les oreisameiitfl analogues en acoustique. Mieux on
appréciera cette discipline philosophique, plus on sentira com-
bien elle est .favorable, «uxvvais progresse la physique, en y
écartant seulement les puérilités académiques? désonmais aussi
dépourvues d'efficacité logique que d'utilité scientifique. C-est
ainsi que cette grande «cienœ peut être .dignement exposée
dans les quarante leçons philosophiques que lui consacre la
troisième année de l'éducation positiviste.
Son importance fdçgmaiique ne,«aurait pourtant .rester. exac-
tement au niveau de son office historique. Car, elle a influé
sur l'ensemble de la préparation moderne au delà de sa vraie-
portée encyclopédique. J'ai déjà expliqué la marche nécessaire
qui plaça son essor distinct 4près celui de toutes les autres
sciences préliminaires. Dès lors, il dut coïncider avec la pre-
mière ébauche des vraies vues • encyclopédiques, qui, aupara-
vant impossibles, fautade bases.auQlsantes, purentainsi.-surgir
532 SYSTÈME DE F0U11QCE POSITIVE.
à travers la culture dispersée. Cette coïncidence mal appréciée
fit nécessairement attribuer à la physique plus d'aptitude philo-
sophique que n'en comporte une telle science. L'état normal de
la philosophie naturelle ne saurait conserver aucune trace de
ce grand incident historique, dû seulement à une situation ex-
ceptionnelle.
Pour achever de caractériser la systématisation finale de la
mologie, il me reste à considérer son dernier élément
relatif aux divers phénomènes de composition et de décomposi-
tion, qui constituent le mode le plus spécial et le plus compliqué
de l'existence inorganique.
L'importance réelle de cette étude, inversement à la précé-
dente, est moins logique que scientifique. Car la méthode posi-
tive n'y fait aucun nouveau pas général, et se borne à y déve-
lopper davantage les différents procédés inductifs constitués par
la physique. Seulement, la complication supérieure des spécu-
lations chimiques y fait mieux ressortir la nature et la destina-
tion de l'induction, en laissant une moindre influence à la déduc-
tion, alorsdégagée irrévocablement deses formes mathématiques
initiales. Dans ce passage de la physique à la chimie, l'esprit
sent avec plus d'évidence que la logique pleinement positive
doit être moins déductive qu'inductive. Car on n'induit jamais
que pour déduire; tandis que la déduction prolongée fait sou-
vent méconnaître l'induction d'où elle émane toujours. Le con-
traste actuel entre les géomètres et les chimistes permet même
d'apprécier la réaction morale de ces diversités intellec-
tuelles.
Outre la sécheresse inhérente à toute occupation où le cœur
a trop peu de part, les travaux scientifiques tendent spéciale-
ment à développer l'orgueil, en disposant à une appréciation
exagérée du mérite individuel. Ce double danger naturel ne
peut être assez contenu que par une vraie discipline religieuse,
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 533
qui fasse toujours prévaloir dignement l'esprit d'ensemble et le
sentiment social. Il s'étend et s'aggrave de plus en plus dans
l'anarchie actuelle. Mais, en déployant ces ravages moraux, le
régime académique manifeste aussi leur inégale influence sur
les diverses classes de savants, qui s'en trouvent d'autant moins
affectés que leurs études se rapprochent davantage du but né-
cessaire de l'évolution positive. Or cette incontestable diffé-
rence, déjà sensible entre les diverses sciences cosmologiques,
tient à la fois aux méthodes et aux doctrines. D'abord, les
études supérieures font mieux sentir que les inférieures la des-
tination finalement sociale de toutes nos saines spéculations, et
même le seul point de vue vraiment universel que comportent
nos conceptions positives. Mais, par une réaction plus cachée,
leur propre caractère logique restreint davantage ces dangers
moraux, en faisant prévaloir graduellement l'induction sur la
déduction. En effet, c'est surtout celle-ci qui excite l'orgueil
scientifique, par des conceptions que chaque esprit croit tirées
de lui-même, sans apprécier le concours extérieur. Au con-
traire, l'induction rappelle toujours une source objective, et
même une certaine coopération sociale. C'est principalement
dans les études déductives que règne aujourd'hui l'usage, non
moins irrationnel qu'immoral, d'enseigner chaque science sans
aucune indication historique, comme si celui qui l'expose l'a-
vait entièrement créée. Tous ces vices de la culture académique
seront essentiellement rectifiés par le régime encyclopédique.
Mais l'état le plus normal permettra néanmoins de sentir tou-
jours que les dangers moraux du travail scientifique tiennent
davantage à la déduction qu'à l'induction. Quoique cette diffé-
rence naturelle se manifeste déjà quand on aborde la cosmo-
logie terrestre, elle se trouve aujourd'hui trop dissimulée, en
physique, par les usurpations algébriques. C'était donc envers
la chimie que je devais en indiquer l'appréciation générale,
534 stoiAme de rournora positive.
rendue maintenant si sensible d'après l'iroationneUe dispersion
des travaux scientifiques.
Dans sa constitution finale, cette science ne bornent point
son efficacité logique à mieux développer les procédés indue-
tifs propres à la première moitié de la cosmologie terrestre* 8a
nature, éminemment intermédiaire entre l'étude du inonde et
celle de la vie, lui permettra aussi d'ébaucher ceux qui appar-
tiennent à la biologie. Le troisième volume de mon Traité phi*
losophique a, depuis longtemps, indiqué combien la vraie phi-
losophie chimique peut être radicalement perfectionnéepar une
heureuse introduction de la méthode comparative et de k
théorie taxonomique. Ce double progrès capital de la logique
positive, quoique essentiellement dû àJa biologie,-convieataussi,
à un moindre degré, envers la chimie elle-même, qui, dans
l'éducation encyclopédique, en offrira la première manifestation
distincte. Depuis que cette science a pris un essor caractéristi-
que, elle a spontanément réalisé la condition objective d'une
telle induction supérieure, en présentant, à beaucoup d'égards,
des groupes vraiment naturels, surtout pour l'étude des sels. La
chimie ne reste encore privée de cette logique comparative,
malgré une formelle invitation philosophique,que d'après Tirra»
tionnelle préparation des chimistes actuels, non moins étran-
gers aux sciences supérieures qu'aux inférieures. Sa culture en-
cyclopédique initiera donc l'esprit positif à ce troisième mode
inductif, qui déjà convient à la vraie nature de ses phénomènes,
assez compliqués pour en exiger l'emploi essentiel, et cependant
assez simples pour en comporter l'institution spontanée. Mais,
outre que l'origine historique d'un tel procédé ne pouvait éma-
ner de la chimie, son appréciation dogmatique ne saurait être
complète qu'en biologie, seule science où ses conditions fonda-
mentales deviennent pleinement appréciables. La chimie en of-
frira seulement l'ébauche naturelle, comme l'astronomie envers
INTRODUCTION TOtHUlOWXAtE. r- CHAflIBE DEUXIÈME. 635
le premier mode d'induction, fui .pourtant ne ce développe
assez qu'en physique.
Ainsi, les principales ressources de la logique chimique ré-
sultent nécessairement de ses heureux emprunts aux deux
sciences adjacentes. Cependant, elle semble avoir spécialement
participé à l'élaboration fondamentale de la méthode positive,
•en suscitant seule l'essor décisif des nomenclatures systémati-
ques. Les phénomènes plus généraux sont à la fois trop uni-
fermes pour comporter un tel artifice et trop simples pour
l'exiger. Quelque grossière que soit, par -exemple, la .nomen-
clature astronomique, encore empreinte de polythéisme et
même de fétichisme, on ne doit attacher aucune haute impor-
tance à sa rectification méthodique, qui d'ailleurs serait facile*
Au contraire, les analogies chimiques offrent à la fois assez de
variété et de complication pour qu'un tel secours y devienne
pleinement convenable. Il a, en effet, toujours secondé leur
-évolution caractéristique. La construction systématique «dont
Guyton-Morveau fut le principal auteur ne fit, à cet égard, que
rectifier heureusement et mieux développer la suite naturdile
des usages antérieurs, en utilisant davantage l'ensemble des no-
tions acquises. Comme tout autre procédé logique, ce mode
auxiliaire ne peut être bien apprécié qu'en l'étudiant à sa source
réelle. Mais cette incontestable propriété des études chimiques
ne doit pas dissimuler leur faible aptitude à perfectionner l'en-
aambie de la méthode positive. Car un tel procédé, quoique
-général en lui-même, ne comporte une haute efficacité qu'en-
vers les études d'où il émane. Si la simplicité des précédentes l'y
jrnnd superflu, la complication des suivantes l'y laisserait insuffi-
eant. Borné à caractériser Ja composition des substances, unique
ohj^essentieldesBpéculaiionschimiques^ilcdnvientpleinement
A leur essor rationnel, que presque seul il préserve aujourd'hui
du pur empirisme. Mais, au delà, la profonde diversité, des
536 SYSTÈME DE POUTIQCE POSITIVE.
aspects scientifiques interdit d'en espérer ancon succès vraiment
capital. Les principales tentatives biologiques inspirées, à cet
égard, par une aveugle imitation, n'ont guère abouti qu'à pro-
curer une importance factice à des réformes presque puériles.
On peut, du moins, assurer que la chimie ne saurait jamais
rendre ainsi à la biologie un service aucunement équivalent i
celui qu'elle en recevra d'après une saine importation de la lo-
gique comparative. Les mêmes motifs naturels qui procurent
tant d'importance aux nomenclatures systématiques envers l'en-
semble des études chimiques, y bornent aussi la haute efficacité
d'un tel procédé. Il restera toujours encore plus limité à ce do-
maine initial que l'expérimentation ne l'est à sa source phy-
sique.
La chimie ne put donc avoir aucune part spéciale à l'essor
fondamental de la logique inductive. Quant à la logique déduc-
tive, son principal siège se trouve nécessairement dans la
science mathématique, qui en élabore pleinement tous les pro-
cédés caractéristiques. Leur uniformité naturelle ne permet, à
cet égard, aux études plus élevées, d'autre participation réelle
que de faire graduellement apprécier la difficulté de déduire à
mesure que les spéculations se compliquent. Mais la marche et
le mode des déductions y restent toujours les mêmes, comme
tenant seulement à notre intelligence, et nullement aux objets
quelconques de nos méditations continues. Cet accroissement
nécessaire des difficultés rationnelles devient déjà très-sensible
envers les conceptions chimiques. Aussi y procure-t-il un véri-
table mérite à des opérations dcductives qui, dans une étude
plus simple, auraient peu de valeur logique. Par exemple,
Ritter est justement immortalisé pour avoir déduit, de la per-
manence de neutralité déjà remarquée après les doubles dé-
compositions salines, l'heureuse conséquence, jusqu'alors
inaperçue, qui devint le point de départ de toute la chimie
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 537
numérique. Outre l'importance scientifique du résultat, une
telle opération logique tire son prix essentiel de la difficulté
d'accomplir, envers des notions aussi compliquées, une déduc-
tion qui serait à peine notée en mathématique.
Ces divers motifs indiquent assez que la valeur théorique de
la chimie concerne réellement les doctrines qu'elle établit, et
non les méthodes qu'elle élabore. Mais, à ce titre, elle consti-
tue certainement la moitié la plus caractéristique, et même la
plus importante, de la cosmologie terrestre.
D'abord, la chimie termine l'appréciation fondamentale de
l'existence inorganique, en étudiant son mode le plus intime
et le plus varié. Le premier couple des sciences cosmologiques
réduit l'activité matérielle à ses manifestations les plus simples
et les plus universelles. En physique, ces changements de forme
et de position se lient à des mutations* plus profondes et plus
spéciales dans la constitution, surtout extérieure, des corps
quelconques; toutefois, elles n'y affectent jamais que l'état et
non la substance. Celle-ci est, au contraire, toujours altérée
dans les événements chimiques, qui nous dévoilent un genre et
un degré d'énergie que rien n'indiquait auparavant. L'activité
inorganique s'y montre la plus rapprochée possible de la spon-
tanéité vitale, dont notre raison eut tant de peine à la distin-
guer nettement. En même temps que plus profonde, elle y de-
vient aussi plus spéciale. Tandis que les propriétés physiques
n'offrent jamais que des différences de degré, les affections chi-
miques indiquent toujours la diversité matérielle, que la méta-
physique ne put y dissimuler longtemps. Elles offrent pourtant
ce caractère d'universalité qui sépare profondément la cosmo-
logie de la biologie. Tous les corps, en effet, y participent à
un degré quelconque. Mais, outre que leur manifestation est
toujours spéciale dans chaque substance, elle y exige aussi un
concours de conditions extérieures, qui resterait souvent impos-
538 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
sible sans l'intervention humaine» Aussi l'activité chimique,
quoique vraiment générale, ne peut jamais être permanente.
Les agents physiques la secondent puissamment quand leur in-
tensité dépasse les limites qui conviennent à la science précé-
dente. Hais ils sont loin de la produire ; on y a souvent exagéré
leur influence, même celle de la chaleur, et surtout de l'élec-
tricité. Quand, par exemple, une simple étincelle semble dé-
terminer une forte combinaison gazeuse, ce stimulant secon-
daire n'a pu réellement que faciliter et hâter une action
essentiellement due aux substances correspondantes, qui l'au-
raient plus tard développée spontanément. Quoique nos fluides
métaphysiques nous fassent encore méconnaître souvent la vé»
ritable activité matérielle, ses effets chimiques sont trop pro-
noncés pour la déguiser longtemps aux intelligences déjà af-
franchies du pur régime des entités.
L'esprit positif fit donc un pas vraiment capital en étendant
à de tels phénomènes le dogme fondamental des lois naturelles,
borné d'abord à l'existence mathématique. Ce progrès décisif
fut surtout dû à la nature si modifiable des événements chimi-
ques, mieux accessibles à notre intervention que tous les autres
effets inorganiques. Sans cette coïncidence nécessaire, leur
complication supérieure les eût laissés beaucoup plus longtemps
sous l'empire initial des volontés surnaturelles. On commence
à sentir là que, en passant à de plus éminents phénomènes,
notre raison compense la difficulté de prévoir par la facilité de
modifier, qui n'est guère moins efficace pour nous dégager du
joug théologique ou métaphysique, et nous préparer au régime
positif. Cette aptitude modificatrice se manifeste nécessairement
dans les études chimiques, puisque la plupart des phénomènes
y ont une source artificielle, qui souvent y fait exagérer la vraie
part logique de l'expérimentation.
Toutefois, l'importance pratique d'un tel pouvoir surpasse
INTRODUCTION PONDàMBNVALB» — CHAWTaK DEUXIÈME. 539
beaucoup son efficacité théorique; car la chimie constituera
toujours, et **èmede plus, en plus, la principale base mathé-
mtéiquer de notre providence matérielle. J'ai déjà caractérisé
sa tendance à perfeetiooner ainsi notre éducation normale, en
joignent le sentiment du progrès à celui de Pordre, seul déve-
loppé d'abord par la philosophie naturelle. Son étude trop ex-
clusive deviendrait bientôt dégradante, en faisant prévaloir nos
{rites grossier» instinct*. Mais* la culture encyclopédique corri-
gera facilement cette disposition académique, en représentant
toujours' ee progrès matériel comme le premier degré néces-
saire du perfectionnement humain, qui consiste surtout dans le
progrès- moral.
. Cette eonnexité naturelle de la. chimie avec l'ensemble de
notre industrie lia constamment son essor historique à celui de
la sociabilité. Sous la théocratie initiale, qui favorisa surtout
les avt» techniques, leur culture empirique fit déjà surgir quel-
ques essais sacerdotaux de philosophie hermétique. Mais ces
premier* germes de chimie furent ensuite comprimés longtemps
par la prépondérance nécessaire de l'activité militaire, qui alors
eacovurageait seulement les inventions mécaniques, en laissant
aux esclaves l'élaboration des substances. C'est pourquoi les
études chimiques ne purent acquérir une- vraie consistance qu'au
moyen» âge, quand lia vie industrielle prévalut enfin chez les
serfs affranchis. Depuis ce réveil décisif, leur essor a toujours
suivi et secondé celui des principale* industries, qui ne cessera
jamais d'y régler le cours des travaux spéciaux.
La destination scientifique de la chimie ne consiste pas seu-
lement à compléter la cosmologie, en appréciant la plus intime
existence du mifieu terrestre. Elle n'offre pas moins d'impor-
tance pomr préparer la biologie* dont les notions les plus fon-
damentales resteraient nécessairement inintelligibles sans un
tel préambule.
Tai déjà signalé, à ce titre, l'influence hîstoriqne do U
chimie wr la mémorable constitution eneyclop édiqns fi pré-
valut dès la lin do moyen âge. Cette nouvelle sôencoen fanait
le nond principal, enyétihlisssnt unotransitîonijiléBBSliqno
de l'astronomie à la biologie. Elle cunsertma toujuniu urne
semblable aptitude dans révolution dogmatique. Sea
menée y earactériteront ions cesse une activité
médiaire entre cdle que nous manifestent les
qui est propre aux corps vivants. La chimie peut senle
mettre nne étude rationndle de l'existence végétative,
quelle repose l'animalité, et même l'humanité. Son intervention
fondamentale y devient doublement indispensable, soitpeo
apprécier le milieu correspondant, soit d'après les lois géné-
rales des diverses combinaisons. En outre, l'influence encyclo-
pédique de la chimie prépare déjà l'esprit positif ans habi-
tudes biologiques, en faisant surgir un premier sentmasnt
systématique de la hiérarchie des existences naturelles. Cette
tendance s'y manifeste aussitôt que Ton considère son ensemble
comme succédant à l'astronomie et à la physique. Une telle
succession indique, en effet, dans l'activité purement inorga-
nique, une progression analogue à celle qui doit ensuite ca-
ractériser la spontanéité vitale, d'abord seulement végétative
ou de nutrition, puis animale ou de relation, et enfin humaine
ou sociale. Sans doute, la série cosmologique ne comporte
aucunement les nombreux intermédiaires qui appartiennent à
chaque mode fondamental de l'existence supérieure. Mais, en
se bornant aux trois degrés essentiels de l'existence inférieure,
d'abord mathématique, puis physique, et enfin chimique, on
ne peut y méconnaître une gradation hiérarchique analogue à
celle de la vie. Car, chacun d'eux modifie le précédent, tout en
s'y subordonnant, comme dans les divers états organiques.
A tous les titres essentiels, la chimie constitue donc une
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 541
science plus élevée que la physique, dont la principale desti-
nation consiste, au fond, à lui fournir une indispensable intro-
duction. Mais le besoin d'une telle base suffit pour subordonner
l'essor rationnel de la chimie à celui de la physique. La diffi-
culté, trop oubliée aujourd'hui, de séparer assez deux études
aussi voisines devint la principale source historique du long
retard qu'éprouva l'évolution des théories chimiques depuis
leur naissance scolastique* Car, leur rationalité ne pouvait
surgir, même à l'état métaphysique, qu'après l'avènement dis-
tinct des principales doctrines physiques, qui dut rester insuffi-
sant jusqu'au siècle dernier.
Quoique la chimie conserve nécessairement, comme les
autres sciences cosmologiques, le caractère de simple intro-
duction à la seule science finale, l'esprit y sent déjà l'appro-
che du véritable terme général de nos spéculations positives.
Cette transition, inhérente à la nature de ses recherches, se
manifeste même dans leur élaboration logique. Malgré l'empi-
risme académique, le calcul, encore trop influent en phy-
sique, n'exerce aujourd'hui, en chimie, qu'un office subal-
terne. L'analyse, qui jusque-là dominait, accueille ici la
synthèse, qui plus loin prévaudra. Un sentiment continu de la
destination pratique de toute saine théorie y contient mieux
qu'ailleurs l'orgueil scientifique. A tous égards, la religion
finale se trouve donc plus disposée que la religion initiale à
investir la chimie d'un caractère sacré, comme directement
liée à l'existence et à l'activité matérielles du Grand-Être. Cette
science comporte même une facile subordination au principe
d'amour qui doit toujours diriger nos travaux quelconques. Il
suffit d'y attribuer une direction sociale à la puissance maté-
rielle qu'elle développe, et qui trop longtemps y fut rattachée
aux instincts personnels.
Avant l'indication directe de sa constitution normale, je dois
39
542 . SYSTÈME DE POLITIQUE FOSTTIVE.
compléter, envers ce dernier élément de la cosmologie, uae
importante explication philosophique, ci-dessus introduite peur
le premier.
En caractérisant la vraie mathématique, j'ai posé la règle en-
cyclopédique qui déterminera» dans le régime final, l'extension
dogmatique de chaque science préliminaire, toujours réduits à
préparer la science suivante. Le lecteur a dû sentir ensuite
qu'un tel champ systématique se trouve partout aasex large
pour embrasser spontanément toutes les grandes notions spé-
ciales, tant logiques que scientifiques. On a pu reconnaître
aussi que cette discipline religieuse n'est pas seulement dfffitiaéft
à hâter l'avènement didactique et à faciliter l'ascendant normal
de l'unique science qui soit vraiment finale. Elle doit, en outre,
anoblir les études partielles et seconder leurs principaux pro-
grès, en y remplaçant une routine diepersive par la culture en-
cyclopédique.
Quelque rationnelle que devienne l'initiation dogmatique,
elle sera toujours assujettie d'abord, comme l'évolution histo-
rique, à un régime de spécialité, puisque les conceptions régu-
latrices n'y surgiront aussi qu'à la fin. Mais ce régime néces-
saire doit être encore plus provisoire pour l'individu que pour
l'espèce. Sa prolongation superflue n'est pas moins irrationnelle
qu'immorale. Car, les principales théories partielles ne
deviennent pleinement appréciables que dans les rapports en-
cyclopédiques. Même en mathématique, l'étude isolée ne
saurait manifester, par exemple, que les moindres propriétés
des nombres. Leurs éminents attributs intellectuels et moraux,
presque oubliés aujourd'hui, sont réservés à la sociologie, qui
seule doit, à cet égard, rectifier et compléter les anciens pres-
sentiments philosophiques. En général, on ne peut connaître
profondément chaque science que d'après ses vraies relations,
statiques et dynamiques, avec l'ensemble du Grand-Être d'où
INTRODUCTION POffDAtt&mUt. — CHAPITRE DEUXIÈME. 543
elle émane. Les véritables théoriciens doivent donc s'établir, le
plus tôt possible, sur ce seul domaine normal, tout en subis-
sant la nécessité, logique et scientifique, qui le place à l'extré-
mité d'une longue et pénible avenue. En réservant pour cet
état définitif tous les travaux, cosmologiques eu biologique*,,
qui comportent un tel ajournement, on traitera chaque grand-:
problème d'après l'ensemble de nos ressources théoriques. Où
y introduira surtout une large application habituelle de la mé-
thode historique, qui, destinée à diriger toutes les autres, n'a»
pu encore que les compléter imparfaitement. La possibilité*
d'employer cette logique transcendante marque partout le vrai
terme philosophique des études préparatoires. Car, ma régie
encyclopédique équivaut toujours à ne cultiver isolément cha-
que science qu'autant qu'il le font pour comprendre son his-
toire. Dans ce régisse final, nos théories se trouveront mieux
préservées, non-seulement des divagations oiseuses, mais aussi
des recherches mal conçues ou des tentatives prématurées, qui
absorbèrent jusqu'ici la majeure partie des grands efforts in-
tellectuels. £n effet, ces divers avortements proviennent sur-
tout de ce que rien ne systématise encore le choix instinctif de&
travaux scientifiques, faute de connaître les lois sociologiques
qui président au véritable essor de nos découvertes quelcon-
ques. Quand la culture théorique sera ainsi confiée unique»
ment au sacerdoce de l'Humanité, les développements spéciaux
s'y trouveront d'ailleurs réduits toujours à ce qu'exigent les-
besoins pratiques, qu'on s'abstiendra sagement de trop devancer,.
même en sociologie. Les anticipations indiscrètes ou hasardées
qui encombrent les sciences actuelles n'y sont réellement dues
qu'à l'aveugle ardeur des esprits trop exclusifs, qu'une irra-
tionnelle préparation empêche de varier assez leur destination.
En comparant les trots premières applications cosmologiques
de la règle précédente, leur succession nous indique une loi
544 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
complémentaire, aisément explicable, que je dois ici utiliser
envers la chimie, et qui ensuite conviendra surtout à la biologie*
On aperçoit ainsi que l'extension proportionnelle de la culture
préparatoire diminue rapidement à mesure qu'on s'élève dans
la hiérarchie théorique, d'après la généralité décroissante et
la complication croissante des phénomènes correspondants.
Cette diminution résulte nécessairement du concours naturel
de deux motifs généraux, l'un scientifique, l'autre logique.
Alors, en effet, les doctrines se rapprochent davantage du
terme commun de toutes nos spéculations normales, et les
méthodes sont mieux élaborées par un préambule plus complet»
Pour mesurer la rapidité effective d'un tel décroissement, il
faut partout regarder le régime préliminaire comme terminé
quand il commence à devenir abusif, au point de contrarier le
véritable progrès théorique, qu'il fut destiné à seconder. On
reconnaît alors que cette culture provisoire dut persister, en
mathématique, beaucoup plus longtemps qu'ailleurs. Car, cette
science initiale avait à construire toute la vraie logique déduc-
tive, et à fonder la positivité sous l'ascendant métaphysique;
double motif de s'isoler davantage, comme le permettait l'in-
dépendance de son domaine. Sa spécialisation n'est devenue
vraiment rétrograde que vers le milieu du siècle dernier, quand
le calcul y usurpa une prépondérance indéfinie, au temps même
où toutes les acquisitions essentielles s'y trouvaient accomplies.
Il faut noter que la méthode historique commença dès lors à s'y
appliquer, en y dirigeant les principales méditations de l'incom-
parable La grange. Cette coïncidence, qui, d'après ma remarque
antérieure, n'est aucunement fortuite, fournit un autre moyen
général d'apprécier la durée normale de l'évolution prépara-
toire. Les deux modes concourent à montrer combien cette
culture indépendante fut moins prononcée et moins prolongée
en astronomie, et surtout en physique, qu'elle n'avait dû l'être
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 545
en mathématique. Dans ces trois sciences, la dégénération aca-
démique commença presque à la fois, quand toute discipline
philosophique s'y trouva passagèrement dissoute.- Ainsi, la
grande diversité chronologique de leur essor distinct y mesure
nettement l'inégalité de l'âge préliminaire.
Sans m'arrêter davantage à ces vérifications décisives d'une
loi incontestable, je dois ici rappliquer surtout à la chimie,
qui naturellement la manifeste encore mieux.
Une appréciation exagérée de sa principale phase fait aujour-
d'hui placer trop tard la naissance systématique de cette der-
nière science cosmologique. Les brillantes découvertes de
Bergmann, deLavoisier, et de Gavendish, font trop méconnaître
Téminent mérite scientifique et la haute efficacité logique de
l'impulsion théorique par laquelle Geoffroy, Boêrhaave, et
Stahl préparèrent graduellement ce grand résultat. En outre,
on exagère beaucoup la vraie supériorité de la nouvelle chimie,
quand on lui attribue l'introduction décisive de la positivité
rationnelle dans les plus hautes études inorganiques. Le calo-
rique deLavoisier n'est guère moins métaphysique que le phlo-
gistique de Stahl. Toute l'amélioration philosophique consiste
à lui avoir assigné un moindre office en le réduisant aux acces-
soires physiques de la combustion, dont la notion chimique est
dès lors rapportée à l'oxygène; tandis que l'ancien fluide gou-
vernait indistinctement les deux parties de ce phénomène fon-
damental. Une saine appréciation historique montre que la
chimie systématique naquit réellement quand elle devait naître,
c'est-à-dire après un suffisant essor de la physique, vers la fin
de la première génération du dix-huitième siècle.
Mais cette rectification sociologique n'altère nullement la
vérification frappante que fournit la chimie envers la loi ency-
clopédique dont il s'agit ici. Quoique son état scientifique soit
ainsi reconnu plus ancien qu'on ne le croit aujourd'hui, il est
.'546 SYSTEM DE PÛU1KHTE VOfHIWB.
a9sez récent pour constater que fa dorée normale du régime
préparatoire n'y pot mémo atteindre jusqu'à xrn «iècle entier.
Car, il y a maintenant une génération que cette culture spéciale,
ai admirable pendant la génération pnéoédente, manifeste de
plus en plus tous les symptômes essentiel*, tant intellectuels
que moraux, d'une dégradation académique aussi complète que
partout ailleurs. La théorie pneumatique y fut détrônée encore
plus rapidement qu'elle n'amaitdébruit l'hypothèse phlogtstiq ne,
mais sans y engendrer, comme celle-ci, un autre régime, sauf
le règne éphémère de l'électro-clnmie. Son mémorable éclat
•philosophique ne dora point au delà d'une demi-génération.
L'étude directe des lois fiandaaraatales de la combinaison y dis-
parut bientôt, malgré l'admirable impulsion de Berthollet, sons
l'essor exorbitant, et même irrationnel an fond, des doctrines
subalternes, quoique utiles, relatives à la composition numé-
rique. Cette anarchie y fiât de plus en plus prévaloir, presque
autant qu'en mathématique, des travaux sans but et sans carac-
tère, émanés davantage de la cupidité que de l'orgueil. La noble
.générosité de Cavendish et de Levoisier s'y trouve habituelle*
ment remplacée par une avidité presque universelle, plus dé-
gradante au fond que les mœurs des anciens souffleurs, faute
•d'une aussi vaste destination. Quant à ht dégénération intellec-
tuelle, elle y serait assex caractérisée d'après le honteux
abandon où s'y trouve passagèrement tombé l'ouvrage vrai-
ment fondamental <Le pi as grand penseur dont la chimie puisée
s'honorer. Cette prépondérance philosophique de Berthollet
n'est guère moins méconnue par les chimistes que celle de
La grange par les géomètres. Son juste ascendant n'a pu même
régler la verve empirique des nombreux constructeurs de vaines
formules numériques. La seule doctrine qui constitue l'appa-
rente systématisation de la chimie actuelle se trouve ainsi con-
traire à la belle théorie de ce vrai philosophe sur la restriction
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 547
nécessaire des proportions définies aux coin posés exceptionnel-
lement soustraits à la continuité naturelle de l'action chimique.
U n'est pas inutile d'ajouter ici que le facile verbiage hiérogly-
phique ainsi introduit en chimie concourt à y dégrader le ré-
gime spéculatif, en y secondant le charlatanisme scientifique»
Cette dégradation est aujourd'hui devenue telle que la plu-
part des chimistes y participent sans la sentir, faute d'aucun
véritable type théorique. Ils s'honorent même de rester étran-
gers à toute vue générale , pour se mieux vouer à la précision
des détails ; tandis que leurs moindres prédécesseurs s'effor-
çaient de rattacher tous leurs travaux à des conceptions philo-
sophiques.
D'après cette irrécusable appréciation, la chimie est mainte*
nant la partie de la cosmologie qui exige le plus une vraie
discipline encyclopédique, comme manifestant mieux Tirration-
nalité définitive de la culture isolée, qui dut y moins convenir
qu'envers les autres études inorganiques. Sa constitution nor-
male ne peut se développer que par des travaux plus difficiles
et plus étendus, destinés à y construire presque toutes les
grandes théories. Mais aussi ce début actuel de doctrines stables
permet d'assurer que cette rénovation y sera ensuite accueillie
sans beaucoup d'obstacles, n'ayant guère à y surmonter qu'un
empirisme peu énergique, dont les véritables chimistes vou-
draient déjà s'affranchir, quoique les vrais philosophes puissent
seuls les en dégager.
Ge régime philosophique s'introduira naturellement en chi-
mie d'après les besoins systématiques qui caractériseront, plus
qu'aucune autre, la nouvelle éducation populaire. Tout ensei-
gnement régulier pousse nécessairement aux vues d'ensemble,
et fait ressortir les lacunes générales, liais cette double ten-
dance conviendra surtout à l'instruction positiviste, où la phi-
losophie naturelle sera toujours exposée par des esprits ency-
548 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
clopédiques. On s'y attachera partout à concevoir nettement
l'ensemble de chaque science fondamentale, le caractère propre
et l'enchaînement rationnel de ses diverses parties essentielles.
Les travaux dispersifs de la chimie actuelle n'y trouveraient
aucune place. Ils y devront pourtant fournir, après une im-
mense épuration philosophique, les matériaux nécessaires
d'une construction normale. Mais celle-ci pourra seule y diriger
ensuite les nouvelles acquisitions spéciales, et même la révision
systématique des principales études antérieures. Pour qu'une
telle constitution devint possible, il suffisait que la culture pré-
paratoire permit aux penseurs d'apprécier assez la nature et la
composition de la science chimique. Or, cette condition préa-
lable est déjà remplie depuis longtemps, quand on sait discerner
les notions essentielles au milieu des travaux irrationnels. Les
faits spéciaux sont plus multipliés qu'il ne le faut pour bien
caractériser l'ensemble du vrai domaine chimique, et même
ses principales distributions. Si la systématisation n'a point
commencé encore, ce n'est pas faute de matériaux suffisants,
mais seulement par défaut d'esprit philosophique et d'impulsion
sociale. Comme l'éducation positiviste va naturellement susciter
bientôt l'un et l'autre, cette importante opération ne saurait
tarder beaucoup. Les lacunes déterminées qu'elle devra laisser
d'abord seront ensuite remplies graduellement, à mesure que
l'exigeront les besoins essentiels de la biologie , et môme les
grandes applications industrielles. Cette double impulsion per-
mettra seule aux philosophes de bien discerner, parmi les dé-
veloppements indéfinis que comporte la chimie abstraite, ceux
qui méritent réellement l'attention humaine, en excluant sans
scrupule les divagations oiseuses, dont le domaine y est néces-
sairement beaucoup plus vaste. Ainsi conçue et cultivée, cette
grande science préliminaire pourra toujours ôtre dignement
exposée dans les quarante leçons hebdomadaires que lui
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 549
consacre le programme positiviste, même quand de sages
spécialités y auront assez élaboré les diverses théories essen-
tielles.
Pour diriger une telle systématisation, il suffit ici de caracté-
riser rapidement, d'abord la nature scientifique de la chimie,
puis son institution logique, et enfin son plan général.
L'irrationnalité des chimistes actuels est d'autant plus frap-
pante et moins excusable qu'elle forme un étrange contraste
avec l'admirable unité que comporte spontanément leur science,
dont la plusvulgaireexpositionnesaurait dissimuler la tendance
synthétique. En la destinant à déterminer les propriétés des
composés d'après celles des composants , mon Traité philoso-
phique lui fournit, depuis longtemps, une définition générale
aussi nette, aussi précise, et aussi complète, que celle de la
mécanique abstraite, qui d'ailleurs est fort analogue. Car, ce
programme fondamental indique aussitôt la vraie nature des
problèmes chimiques, le genre de succès qu'ils comportent, et
les conditions qu'ils exigent. 11 y caractérise directement la pré-
vision rationnelle, qui partout constitue l'attribut décisif du vé-
ritable esprit scientifique. Quand même ce but serait rarement
atteint, sa considération habituelle resterait indispensable pour
diriger la pensée chimique et apprécier ses vrais progrès. Le
type scientifique, comme l'idéal esthétique et le modèle techni-
que, remplirait mal son principal office, s'il n'était point assez
supérieur à l'état réel ou même possible, dont pourtant il ne
doit pas s'écarter trop, suivant les conditions mathématiques de
toute limite proprement dite. Or, une telle définition de la
chimie satisfait certainement à ces diverses prescriptions géné-
rales. D'une part , elle est évidemment conforme à la nature
d'une science vouée à l'étude rationnelle des phénomènes de
composition et de décomposition. En même temps , elle n'y
suppose point une perfection exagérée , puisque son but s'y
550 SYSTÈME DE POUTKJÏIK POSITIVE.
trouve atteint déjà dans quelques eu importants ; surtout d'a-
près la belle loi de Berthollet sur les échangea salins.
Quant à l'institution logique de la chimie, elle exige deux
conditions fondamentales, naturellement connexe s, qui, quoique
méconnues encore, résultent directement de sa définition systé-
matique. Gomme l'établit mon Traité philosophique , ï) faut,
d'une part, que la chimie forme un tout homogène; et, d'une
autre part, que le dualisme y préraille toujours. Mais, quelque
naturelles que doivent ici sembler ees conditions indispensables,
le régime encyclopédique peut seul y satisfaire, et la culture
académique continuera d'y répugner, même en reconnaissant
leur importance.
Sous le premier aspect, il n'y a plus de grave difficulté qu'en-
vers la prétendue chimie organique, dont la dissolution philoso-
phique fera prévaloir aussitôt l'homogénéité spontanée du sys-
tème chimique. Cette empirique assemblage de recherches
chimiques et d'études biologiques fournit maintenant le prin-
cipal aliment du charlatanisme numérique. Son irrationnelle
existence n'offre aujourd'hui d'autre compensation involontaire
que de faire confusément sentir la transition encyclopédique
propre à la chimie , entre la cosmologie et la biologie. Haïs,
malgré cette relation philosophique, l'instabilité continue des
vraies réactions vitales formera toujours un contraste fonda-
mental avec la fixité essentielle des simples combinaisons inertes,
fui constituent le seul domaine de la véritable chimie. L'indis-
ueosnUe réparation normale de tels désordres scientifiques s'é-
tablira naturellement sous le régime encyclopédique, pour que
U vie végétative soit convenablement étudiée. Car, ce domaine
» gotradidoirc s'est surtout formé parles usurpations graduelles
icfctmiMes sur l'analyse dos fonctions nutritives, que les bîo-
i avaient pu i ns ti toerassea, faute d'une suffisante pré-
■ de tels empiétements, il se réduî-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPRU DEUXIÈME. H51
rait à des composés fixes, dont l'origine quelconque ne saurait
dissimuler leur analogie essentielle avec les substances inorga-
niques proprement dites. Mais cette irrationnelle scission chi-
mique durera jusqu'à ce que la véritable science, également dé-
livrée des biologistes et des cosmologistes, passe irrévocablement
aux mains des vrais philosophes, que leur caractère encyclopé-
dique préservera de toute qualification exclusive* Néanmoins,
la plupart des chimistes reconnaissent déjà qu'un tel schisme
rompt tous les rapprochements principaux, lion premier Traité
en a d'ailleurs écarté directement les seuls motifs plausibles,
en prouvant que le dualisme, toujours facultatif, fournirait un
moyen général d'étendre à ces composés les lois numériques.
C'est pourtant la vicieuse prépondérance de ces lois qui déter-
mine surtout rattachement involontaire de nos chimistes à cette
anarchique division. Mais telle est la puissance secrète des con-
ditions encyclopédiques que cette simple réforme scientifique,
quelque urgente qu'elle soit, ne saurait s'accomplir sans l'entière
rénovation de notre régime intellectuel. Dès lors, elle se trouve
aussi liée à la prépondérance universelle du vrai sentiment so-
cial, seul' appui suffisant du véritable esprit d'ensemble. Tous les
lecteurs judicieux doivent maintenant sentir cette intime soli-
darité, qui eût semblé paradoxale si je l'avais spécifiée trop tôt.
La seconde condition générale de la saine logique chimique
consiste à ramener toutes les combinaisons au dualisme, conçu
désormais, non comme une loi objective, mais comme une insti-
tution subjective. Depuis que mon Traité philosophique à direc-
tement établi cette faculté théorique, aucune objection n'a
et pourtant la proposition n'a rien produit, quoique!
tance soit évidente. Cet accueil s'explique aisément
réforme encore plus incompatible que la précédais amc ia
culture préparatoire, qui, en chimie, est moins alnaànràr
l'esprit métaphysique que dans le reste es lacssasispa. I» s»-
562 SYSTÈME DE F0UI1QUE MOTIVE.
gique actuelle des chimistes n'est pleinement positive qu'au
sujet des corps simples, qu'ils se bornent à déclarer indécom-
poeés, sans les proclamer indécomposables, renonçant ainsi i
toute connaissance absolue sur la Traie composition des sub-
stances quelconques. Mais» malgré ce sage début, leurs concep-
tions habituelles sont encore plus affectées de métaphysique que
celles de nos physiciens. Il est vrai que l'aberration des fluides '
ontologiques semble bornée à ceux-ci, depuis que les chimistes
ont écarté le phlogistique. Mais la chimie n'a renoncé à la quasi-
entité qui lui était propre qu'en accordant plus d'ascendant à
celles qui lui venaient de la physique; en sorte que sa logique
y. a peu gagné. Le dernier chimiste éminent attribuait au pré*
tendu fluide électrique une prépondérance plus complète, et au
fond moins excusable, que celle de l'ancien phlogistique. On sait
d'ailleurs que les plus grossières entités constituent encore le fond
journalier des explications chimiques. Les physiciens les moins
purgés d'ontologie n'offrent, depuis longtemps, aucune irra-
tiohnalité comparable à celle de l'affinité prédisposante, tant
employée en chimie, même par le grand Berthollet.
De telles inconséquences vérifient combien la culture spé-
ciale est incapable, sans impulsion philosophique, d'affranchir '
irrévocablement la science du joug métaphysique. En repous-
sant aveuglément toute nouvelle discipline générale, les savants
modernes tendent involontairement à rétablir celle qu'ils
croyaient avoir brisée à jamais. Car, l'orgueilleuse anarchie
qu'ils rêvaient ne saurait être durable. Tous leurs efforts par-
tiels ne comportaient philosophiquement qu'une réaction cri*
tique et passagère, discréditant le régime métaphysique, mais
sans pouvoir le remplacer, ni, par conséquent, l'abolir entière-
ment. Chaque science préliminaire, ainsi dégénérée en une
vaine et incohérente érudition, ne peut plus être préservée
d'une dissolution totale que par l'universel ascendant de la
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 553
science finale, faisant partout prévaloir définitivement le régime
relatif sur le régime absolu, dont l'office provisoire est terminé.
Le dualisme chimique rappelle naturellement ces considéra-
tions générales, déjà familières à mes lecteurs. Car, la chimie
ne peut plus faire aucun pas essentiel sans cette institution fon-
damentale, qui pourtant ne peut s'y établir que par la culture
encyclopédique. La répugnance au dualisme universel résulte
surtout de ce qu'on y voit une loi naturelle au lieu d'un simple
artifice logique. Or, cette tendance à prendre le subjectif pour
l'objectif tient ici, comme partout ailleurs, aux prétentions
absolues. Quand on aura pleinement renoncé à connaître l'in-
time constitution des corps, à la fois impénétrable et oiseuse,
on sentira directement que la chimie relative est toujours auto-
risée à traiter de binaire une combinaison quelconque. Car, il
suffit de distinguer assez, soit pour l'analyse ou la synthèse,
les deux modes naturels de composition, l'un immédiat, l'autre
élémentaire, admis par tous les chimistes. Une substance for-
mée de plus de deux corps simples peut toujours être conçue
résulter d'une combinaison purement binaire, dont les maté-
riaux seraient eux-mêmes assujettis, une ou plusieurs fois, à
de semblables décompositions. Déjà les chimistes ont introduit
d'heureux artifices, surtout numériques, pour représenter ainsi
la composition élémentaire des substances réputées ternaires ou
quaternaires. Mais on peut philosophiquement garantir que
toutes les réactions vraiment appréciables comportent aussi une
telle interprétation.
Au fond, cette manière de philosopher ne choque fortement
les habitudes actuelles qu'en obligeant à regarder comme igno-
rée jusqu'ici la vraie composition immédiate des substances qui
ne sont pas encore dualisées. Leur dualisation normale susci-
tera ainsi un nouvel ordre d'élaborations, à la fois rationnelles
et expérimentales, pour discerner convenablement entre les di-
554 STSTÊME DE P0UT1QUR POSITIVE.
vers modes, souvent très-nombreux, que comporterait, à cet
égard, leur composition élémentaire. Mais ces nouveaux pro-
blèmes, même avant d'être résolus, seraient certainement plus
profitables à la chimie que les incohérentes recherches qui l'en-
combrent aujourd'hui. Ils sont d'autant mieux motivés que les
anomalies qu'Us doivent résoudre se rapportent presque tou-
jours à des cas où la violence des procédés analytiques conduit
à présumer que les deux principes immédiats ont été décom-
posés au lieu d'être seulement séparés. Cette sage conjecture
chimique est surtout fortifiée par l'origine biologique de la plu-
part des substances équivoques. La vie ne pouvant susciter que
de faibles combinaisons, leure vrais matériaux ne sauraient
consister dans les éléments que fournit une analyse brutale, et
qui ne pourraient être réunis que par des affinités très-énergi-
ques. On doit donc regarder la doctrine actuelle comme empê-
chant toute véritable harmonie générale entre la chimie et la
biologie. Ce vice radical devient frappant envers les substances
réputées isomères, telles que la gomme et le sucre, dont l'in-
fluence vitale est si différente, malgré leur prétendue identité
chimique. Le dualisme fournirait aussitôt la solution normale
d'un semblable paradoxe, qui autrement resterait inconciliable
avec les résultats certains de l'analyse finale.
Cette réforme logique transporte au dehors, dans les limites
normales de la relativité théorique, une disposition fondamen-
tale de notre intelligence. Quand on renonce franchement à
l'absolu, on sent que, pour nous, la vérité consiste toujours à
établir une suffisante harmonie entre nos conceptions subjec-
tives et nos impressions objectives; en subordonnant d'ailleurs
un tel équilibre à l'ensemble de nos besoins privés et publics.
Cet accord, graduellement perfectionné à mesure que les deux
ordres se développent, tend constamment à préférer les plus
simples principes qui puissent représenter les faits. Une prédi-
INTRODUCTION FONDAMENTALE — CHAHT1B DEUXIÈME. 556
leetion spontanée nous entraine donc à regarder toute combi-
naison, et par suite toute décomposition , comme étant partout
binaire. C'est, en effet, le seul mode d'union et de division que
nous concevions avec une pleine facilité ; tandis que la polyga-
mie chimique des substances exceptionnelles ne nous offre
qu'une notion confuse et pénible. L'harmonie mentale n'existe,
à cet égard , que quand nous avons constitué l'état binaire.
Jusqu'alors, nous éprouvons une souffrance intellectuelle que
la vraie science doit guérir avant de poursuivre des progrès
qui, sans cela, seraient indiscrets, et deviendraient même anar-
chiques. La chimie renoncerait donc à sa première obligation
philosophique si elle persistait à repousser le dualisme univer-
sel, qui, du point de vue relatif, y est évidemment facultatif.
Elle ne comporterait dès 1cm qu'un encombrement graduel, au
lieu d'un développement normal. Car, le vrai progrès est par-
tout subordonné k l'ordre essentiel.
Une telle institution doit finalement être regardée, en chimie,
comme l'équivalent de l'inertie en mécanique et de l'hypothèse
corpusculaire en physique. Ces trois grands artifices logiques
conviennent également aux parties correspondantes de la cos-
mologie , soit quant au légitime usage de notre liberté théo-
rique, soit aussi quant au besoin fondamental de chaque
science. La chimie systématique ne peut pas plus se passer du
dualisme que la mécanique de l'inertie et la physique des molé-
cules. Quant à la réalité objective , l'institution mécanique en
est certainement dépourvue; ce qui n'empêche nullement son
office rationnel , sous les conditions convenables. L'hypothèse
physique est peut-être non moins idéale; car nous ne saurons
jamais , au fond , s'il y a continuité ou discontinuité jdans la
structure matérielle, malgré les préjugés actuels pour le vide
et contre le plein. Il serait donc oiseux de discuter la vérité
extérieure du dualisme chimique. Car, cette question, d'ailleurs
586 SYSTÈME DE FOUTIQUE POSmVJL
insoluble, ne saurait altérer l'évidente légitimité logique d'une
institution indispensable à la chimie philosophique.
Ainsi constituée, la dernière partie de la cosmologie dévelop-
pera, comme la première, l'aptitude nécessaire de nos grandes
études objectives, pour confirmer, et même dévoiler nos prin-
cipales lois subjectives. La dualisation chimique achèvera de
satisfaire le besoin logique de réduire toute comparaison à
deux termes seulement. Ce penchant n'est pas moins impérieux
pour notre intelligence que ses deux autres inclinations numé-
riques, qui la poussent partout à concevoir comme ternaire
toute progression, et comme unitaire toute systématisation. Or,
la chimie offrait seule un puissant obstacle à l'entière généra-
lisation du dualisme , qui semblait y contrarier l'appréciation
objective envers certaines combinaisons. Mais la saine philoso-
phie dissipe cette apparente contradiction , en faisant mieux
prévaloir l'esprit relatif qui représente une telle institution
comme pleinement facultative, d'après la juste liberté théorique
propre aux vraies études chimiques.
Il serait maintenant superflu d'insister sur l'intime solidarité
de cette condition logique avec celle qui prescrit l'entière ho-
mogénéité de la chimie. Car, on voit ici que les composés qui
semblent se refuser au dualisme sont précisément ceux qui rom-
pent aujourd'hui l!unité naturelle du système chimique. Une '
telle connexité, qui augmente l'importance directe de chacune
des deux réformes, en fait aussi croître la propre difficulté. Elle
achève de montrer combien le régime encyclopédique, lié à la
réorganisation sociale, peut seul tirer la chimie de sa stagnation
anarchique , qu'aggraverait de plus en plus la culture acadé-
mique.
L'ensemble des explications précédentes permet ici de com-
pléter aisément l'examen philosophique de la constitution nor-
male qui convient à la chimie, en caractérisant brièvement la
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 557
distribution systématique qui résulte de sa vraie nature générale.
Cette science doit commencer, comme Berthollet le sentit
admirablement, par des notions fondamentales sur la combi-
naison. Elles ne peuvent être assez profondes ni assez précises
sans une élaboration préliminaire, jusqu'ici insuffisante, envers
les deux modes inférieurs d'union matérielle, d'abord le simple
mélange, liquide ou gazeux, et surtout ensuite la dissolution,
dont la théorie générale est si imparfaite. Ces rudiments de
l'affinité diffèrent nettement de son vrai degré chimique, quant
à la proportion des deux substances. Elle ne comporte aucune
limite en cas de mélange; elle admet seulement une limite su-
périeure quand il y a dissolution : mais elle est toujours limitée
dans les deux sens pour la combinaison. Toutes les autres dis-
tinctions entre ces trois unions manquent de généralité ; mais
celle-là les sépare assez pour fournir une base scientifique à
leur comparaison abstraite.
Après ce préambule universel, la définition philosophique de
la chimie semble prescrire de placer immédiatement l'étude
fondamentale des diverses substances élémentaires. Mais un
examen mieux approfondi indique la nécessité d'expliquer au-
paravant l'analyse générale du milieu terrestre, du moins quant
à ses deux enveloppes fluides.
L'évolution historique éclaire ici, comme partout ailleurs, la
marche dogmatique, en faisant résulter de cette grande élabo-
ration la séparation décisive entre la chimie ancienne et la chi-
mie moderne. En effet, l'analyse de l'air et de l'eau constitue,
en chimie, une époque tout aussi importante que le mouvement
de la terre en astronomie, puisqu'elle changea également la
constitution de la science. Les réactions philosophiques ont
d'ailleurs presque autant de gravité dans les deux cas. Une telle
notion doit donc inaugurer l'exposition systématique de la chi-
mie, en y précédant même l'étude des corps simples.
40
SSB nsrin me foutiqui werrmt.
Outre l'importance directe de cette double analyse , «Ha eit
ttftieunellement indispensable à toute satne appréciation «hi-
wqne. Car, les phénomènes quelconques de oomporithm iet de
décomposition, même quand Us sont purement artifteids, sV
yèrent presque toujours sous l'intervention de Vtàr, et mûri, le
fins souvent, de l'eau. La plupart des notiouschimiques doivent
doue rester trèe-confuses, tant que la constitution réeHe de ce
Arable milieu n'est pas directement appréciée.
Quant à placer cette étude avant celle des éléments» la théo-
rie historique me semble maintenant dissiper toute incertitude
tfur cette disposition décisive. Car, c'est surtout de l'analyse de
Pair et de l'eau que résultent nos principales notions sur les
substances élémentaires. L'ancienne constitution de la chimie
était , pour l'époque , éminemment philosophique, comme di-
rigeant toujours l'attention essentielle vers les plus importants
de tous les corps. Elle n'avait un vrai caractère métaphysique
•qu'à l'égard du feu, dont la notion actuelle n'est pas, au fond,
moins ontologique. Sous tout autre aspect, la doctrine des quatre
éléments, tant méconnue aujourd'hui, demeura très-rationnelle
jusqu'à l'avant-dernier siècle. C'est à ce titre quej'ai dû représen-
ter Aristote comme le premier fondateur de la chimie théorique,
auparavant incompatible avec l'unité matérielle proclamée par
la philosophie. Une telle conception n'eut d'autre tort, d'ail-
leurs inévitable, que son caractère absolu, alors commun à la
plupart des notions générales. Sa juste prépondérance explique
naturellement les infatigables tentatives qu'elle inspira si long-
temps pour des transmutations presque universelles, qui, mal-
gré notre aveugle dédain, n'étaient pas moins rationnelles que
celles qu'on poursuit aujourd'hui.
La spontanéité d'une telle doctrine, autant convenable à l'in-
dividu qu'à l'espèce, ne permet pas d'en ajourner l'apprécia-
tion. Car, si l'enseignement dogmatique évite de se prononce
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 559
d'abord envers une question aussi naturelle, il sera devancé et
troublé par la pensée originale , qui ne peut se subordonner à
de vains scrupules classiques. L'exposition directe des vrais élé-
ments ne saurait être pleinement rationnelle, si d'abord on n'a
pas expliqué soigneusement la composition effective des sub-
stances que chacun est disposé à supposer simples.
En ouvrant la chimie systématique par cette étude du milieu
fluide , on transporte heureusement à sa constitution relative
les précieux avantages subjectifs qui caractérisaient sa consti-
tution absolue. C'est le seul moyen de faire assez ressortir les
notions qui resteront toujours les plus fondamentales , soit «n
elles-mêmes, soit d'après leurs applications théoriques ou pra-
tiques. On complète cette aptitude d'un tel plan, en y joignant,
comme appendice naturel , l'analyse élémentaire des matières
organiques en général. En effet, tout corps vivant doit être sur-
tout composé finalement des éléments de l'air et de l'eau. 'Car
ces fluides forment toujours une base essentielle de sa nutrition
continue ; et d'ailleurs ils constituent l'aliment presque unique
des végétaux, d'où les animaux tirent, directement ou indirecte-
ment, leur nourriture solide. Ainsi se concentre, au début de la
chimie dogmatique, l'éclatante lumière que son essor historique
répandit sur l'ensemble de la matérialité.
Cette inauguration décisive constitue aussitôt une introduc-
tion naturelle, à la fois logique et scientifique, à l'étude fonda-
mentale des vrais éléments. Leur exposition peut même être
dirigée de manière à former une transition presque insensible
envers l'étude précédente. Car, si nos principaux corps simples
émanent des deux éléments fluides de l'ancienne chimie, la
plupart des autres résultent de son prétendu élément solide ,
dont la pluralité effective était déjà soupçonnée par Bêcher.
Dans cette étude des corps simples, la philosophie chimique
ne doit trouver qu'une seule difficulté capitale , que mon pre-
560 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE. .
mier Traité caractérise assez. Elle concerne leur saine classifi-
cation, qui suscita jusqu'ici plusieurs tentatives estimables
mais insuffisantes, même pour marquer le vrai but. Il faut re-
garder ce problème philosophique comme le plus difficile de
tous ceux que comporte la régénération de la chimie. Car, il
exige de fortes méditations sur l'ensemble des phénomènes
chimiques; puisqu'une telle classification, outre sa propre effi-
cacité, doit surtout fournir la base générale du classement ra-
tionnel des composés quelconques. Mais cette grande destina-
tion fait aussi ressortir l'importance vraiment fondamentale de
cet immense travail. Sa nature indique assez qu'il ne peut être
heureusement entrepris que par des esprits réellement ency-
clopédiques.
Quand il sera dignement [accompli , tout le plan systéma-
tique de la chimie s'établira sans difficulté. Car , le principe
général de cette vaste coordination résulte déjà de la double
institution logique assez expliquée ci-dessus. En concevant
désormais la chimie comme un système homogène, toujours
assujetti au dualisme, elle ne peut être distribuée que d'après
le degré de la composition binaire plus ou moins redoublée.
Les substances devenant d'autant moins combinables que leur
composition est plus élevée , il parait suffisant , même envers
les produits organiques, d'admettre, en général, trois classes
de composés, dont les plus compliqués et les moins tenaces ré-
sultent de trois dualisations successives. Ainsi naissent, après
les deux études fondamentales du milieu terrestre et de la série
élémentaire, les trois parties essentielles du système chimique,
pour établir surtout les lois abstraites des trois degrés respectifs
de la combinaison binaire. Leur succession générale constitue,
en chimie, une progression analogue à celle indiquée ci-dessus
envers l'ensemble de la cosmologie. Elle repose sur ma grande
loi encyclopédique du classement universel d'après la compli-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE DEUXIÈME. 561
cation et la spécialité croissantes des phénomènes considérés.
11 en résulte, enfin, la meilleure transition possible de la chimie
k la biologie, puisque les derniers composés proviennent sur-
tout des sources vraiment organiques.
Lorsque ces lois générales de la combinaison seront assez
établies pour chacun des trois ordres décomposition, la chimie
se trouvera philosophiquementyonstituée, suivant le noble vœu
de Berthollet, de Guyton-Morveau, et de Lavoisier, trop mé-
connu chez leurs successeurs. Elle ne comportera plus de dignes
élaborations spéciales que celles qui seront graduellement de-
mandées par les besoins biologiques et les applications indus-
trielles. Si cet immense domaine abstrait devait être entière-
ment cultivé , les travaux deviendraient d'autant moins
terminables que chacun de ces nombreux composés , qui se
multiplient rapidement à mesure que Tordre s'élève, exigerait
un triple examen. En effet, parmi les proportions indéfinies
de chaque combinaison, il faudrait toujours étudier spéciale-
ment trois cas principaux , relatifs à l'étatjneutre et aux deux
limites de saturation. Hais la presque totalité de ces innom-
brables composés ne méritera finalement aucune attention
scientifique. Quelques séries bien choisies pourront même suffire
aux besoins logiques de la chimie pour la découverte des lois
abstraites propres à chaque ordre de composition. La vaine
extension des travaux actuels tient beaucoup moins à la nature
de cette science qu'à la vicieuse institution des recherches et
au défaut de vues philosophiques. Il serait superflu d'expli-
quer que son état présent ne peut donner aucune idée suffi-
sante d'une telle constitution normale, sauf d'après l'étude
subalterne des lois numériques, qui, malgré sa base irration-
nelle , indique faiblement la systématisation future.
Cette appréciation générale de l'état final propre à la der-
nière science inorganique complète l'ensemble d'indications
aWfflB SE rOUTlQ^JI V08RTVB.
que je ferai* exposer ici pour caractériser tassez ht vrai» eae-
mologio. 8a base mathématique étudie l'existence fondaroen-
taie du milieu terrestre, abstraitement réduite à aea attributs
les plus simples et les plus universels, retendue et le meuve-
ment. En poursuivant cette recherche des lois géométrique et
mécaniques , elle éhboit néceasairement toutes les méthodes
essentielles de la logique détective. D'après un tel fondement,
l'astronomie commence h constituer la logique induefcrvo, pour
découvrir les vraies relations planétaires de l'astre humain. La
physique ouvre ensuite Fétude spéciale de ce milieu en ap-
préciant sa constitution extérieure , dont l'examen suscite lé
plein essor de l'induction cosnrologique , caractérisée surtout
par l'expérimentation. Enfin , les loi* chimiques règlent la
propriétés les plus intimes et les plus émmentes de la maté-
rialité. Mais ce grand pas scientifique ne détermine aucun
autre progrès logique- que Fhnnonce graduelle do l'esprit syn-
thétique et dola mareie comparative qui compléteront aillera*
l'éducation préliminaire de notre intelligence.
Pair 1 ensemblo de ces trois étudea cosmologiques , r exis-
tence et l'activité matérielles du Srand-fttre se trouvent aaset
appréciées dans leurs principales conditions inorganiques,
d'abord immodifiables, puis modifiables. Le sentiment mteHec»
tue! et moral de l'ordre fondamental est irrévocablement sys-
tématisé, et déjà il se combine de plus en phts avec celui da
progrés normal. Bn même temps, tous les prolégomènes es-
sentiels de l'étude vitale se trouvent nécessairement établis.
Ayant ainsi accompli tonte Pélaboration, scientifique et logi-
que, relative au milieu terrestre, Fesprft positif n'a point en»
core achevé la longue initiation qui doit lui permettre dé-
border dignement l'étude directe du véritahto fere-Supréme,
oft se condensent spontanément toutes Isa conceptions réetfes.
H lui reste encore * s'incorporer lé second élément ndoossai»
INTRODUCTION FONDAMENTALE, — CHAPITRE DEUXIÈME. 563
du grand dualisme philosophique, en déterminant la vraie
constitution normale de la science générale des corps vivants*
à laquelle je vais consacrer le dernier et principal chapitre de
cette indispensable introduction encyclopédique. Après avoir
assez caractérisé les trois degrés essentiel* de l'existence ma-
térielle, d'abord mathématique, puis physique, et enfin chi-
mique, U faut apprécier, encore plus soigneusement, l'existence
vitale, dont la gradation naturelle aboutit à l'existence sociale,
seul objet final de nos saines contemplations.
564 système de tournois positive.
«MMMMMMflIMMMMMVMMMMMWMMMMiMMMMM^^
CHAPITRE TROISIÈME.
•NTMMGTIOll MUGTB, MTUMBLUnMT mTBtfim,
OU M5L0CHB.
Cette dernière moitié de la philosophie naturelle en constitue,
à tous égards, la principale partie. Au fond, l'office théorique
de la cosmologie consiste surtout à construire, pour la biologie,
une base indispensable, tant logique que scientifique. C'est par
l'étude de la vie que l'ensemble des sciences préliminaires se lie
directement à la science finale.
Dans l'antiquité , l'essor fondamental de l'esprit positif dut
principalement résulter des notions astronomiques. Au moyen
âge, ses nouveaux progrès émanèrent surtout des spéculations
chimiques. Mais, chez les modernes, sa dernière préparation
devait essentiellement dépendre des études biologiques. Par
une inversion aisément explicable , la substitution du relatif à
l'absolu, quoique ayant commencé en cosmologie, trouve main-
tenant en biologie son principal fondement.
Tant que la recherche des causes demeura prépondérante,
l'esprit absolu dut avoir un caractère subjectif, et s'appuya di-
rectement sur les conceptions vitales; pendant que les contem-
plations inorganiques suscitèrent la relativité. Mais, depuis que
l'étude des lois commence à prévaloir, les tendances scientifi-
ques sont devenues inverses, d'après les vices inhérents au ré-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 565
gime préliminaire de spécialité exclusive. Vu l'indépendance et
la priorité des théories cosmologiques, leur culture dispersive
et exagérée les entraîne à rétablir l'absolu avec un caractère
objectif; tandis que la nouvelle subjectivité se montre profon-
dément relative. Cette intime dégénération des sciences infé-
rieures s*y prononce d'autant plus que leur domaine est plus isolé
et leur essor plus antique, comme concernant des phénomènes
plus simples et plus généraux. Elles ne pouvaient nullement
compléter l'évolution préparatoire de la positivité systématique,
dont elles avaient déterminé le début. La biologie devait seule
achever ce noviciat nécessaire, d'après lequel la raison humaine
se vouerait dignement à l'étude directe du vrai Grand-Être.
Depuis environ un siècle, l'irrévocable dissolution de l'esprit
théologique et la prépondérance normale de la relativité ont
de plus en plus dépendu des divers travaux biologiques, jusqu'à
ce que la sociologie se soit ainsi trouvée assez préparée. Pen-
dant cette extrême phase du régime préliminaire , la réaction
philosophique de la cosmologie fut, au contraire, plutôt rétro-
grade que progressive. Tandis que les géomètres, fiers d'avoir
construit la mécanique céleste, rêvaient, sous forme objective,
la science absolue, les biologistes démontraient subjectivement
l'inévitable relativité des conceptions humaines, en dévoilant les
conditions organiques des manifestations vitales. En même
temps, l'ensemble des études biologiques posait nécessairement
les bases directes et spontanées des méthodes et des doctrines
propres à la sociologie. Il tendait surtout à régénérer le régime
scientifique, en y faisant naturellement prévaloir l'esprit synthé-
tique, qui seul pouvait diriger l'élaboration de la science finale.
En retour de ces éminents services, la saine philosophie doit
aujourd'hui rendre à la biologie au delà de ce qu'elle en reçut.
Si cette dernière science préliminaire assista mieux qu'aucune
autre l'avènement de la science finale, elle est maintenant ap-
886 STSlfett K POUIUQUC FOOIIVE.
pelée à profiter davantage de ion universel ascendant. Car» la
biologie doit être la première science qui reçoive, ée la socio-
logie, sa constitution définitive, suivant la marche propre à la
méthode subjective, qui réorganisera graduellement toutes Isa
spéculations réelles, en sens inverse de leur succession initiale.
Une telle systématisation s9; trouve à la fois plus urgente al
mieux préparée, d'après la loi , expliquée au chapitre précé-
dent, sur la durée comparative du régime préliminaire dans les
diverses parties de la philosophie naturelle.
Si le court éclat de ce régime fut bientôt suivi , en «hknie,
d'uneprofonde dégradatkm^une semblable destinée doit snceeo
plue convenir à la biologie, dont la vraie nature repenses de*
vantage la culture académique. Pendant la seconde gtaératie*
du dix-huitième siècle, son essor positif se trouve directement
préparé par le concoure spontané de plusieurs impulsions in*
dépendantes, émanées surtout de Linaé, de Buffoa, et de Halle?»
Mais il dut encore attendre que ht chimie fût assea constituée.
D'après cet indispensable préambule, les immortels efforts es
Bichat, de Lamarck, de Cabanis, de Gall, et de Broussuis* firent
enfin surgir le véritable esprit de l'étude des corps vivante Une
demi- génération condensa ces éminente travaux, destinée à se»
mctértser la dernière splendeur du génie scientifique propre-*
ment ditt avant sa transformation définitive en génie philos*»
phique.
À ce brillant début, source naturelle de nobles espérances,
succéda bientôt une situation à la fois anarchique et rétro»
grade, indiquant déjà lea dangers nécessaires de la culture
isolée envers la science qui exige le plus le régime encyclopé»
dique. Quoique moins étroits que les géomètres, les biologistes
sont maintenant plus irrationnels, puisque leuréducation altère
autant la base que le but de leurs études propre». On ne peut
contester ht subordination objective de la biologie envers l'en*
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 567
semble de la cosmologie. Pourtant, les biologistes restent
sentiellement étrangers aux méthodes et aux doctrines mathé-
matiques, astronomiques, physiques, et même chimiques. Dès
lors, l'application nécessaire de la cosmologie à l'étude des
corps vivants échoit forcément aux purs cosmologistes, natu-
rellement incapables de la diriger. Aucun autre cas ne vérifie
autant la règle encyclopédique qjui réserve à chaque science
remploi des précédentes pour sa propre élaboration. Mais,
faute de remplir tes conditioss correspondantes, les biologistes
se bornent ainsi à de vaines protestations contre l'anarehique in*
vasion du matérialisme cosmologique. La biologie ne peut
échapper fr l'usurpation objective de la cosmologie que d'après
sa vraie subordination subjective envers la sociologie. Or, d'un
autre côté, ceux qui cultivent l'étude de la vie refusent de la
concevoir comme destinée à préparer la science sociale, qu'ils
tentent, au contraire, d'ériger en corollaire ou appendice de la
leur. Ainsi conduits à des empiétements non moins vicieux que
ceux dont ils se plaignent, ils sont sans force pour maintenir
réellement l'indépendance et la dignité de leur domaine. En
méconnaissant cette destination principale de la biologie, ils
restreignent son utilité à diriger l'art médical, dont ils n'ont pu
encore rompre assea l'adhérence. Quoiqu'il entrave trop leurs
spéculations, il peut seul y contenir les divagations oiseuses ,
jusqu'à ce qu'y prévaille la discipline encyclopédique. D'ail-
leurs, l'application médicale, si elle était mieux conçue, réprou-
verait elle-même cet empirique isolement de la biologie entre
h cosmologie et la sociologie. Car, l'étude des maladies céré-
brales, soit mentales, soit surtout morales, indique directement
Pirnrtkmnalité nécessaire des conception» relatives k l'homme
individuel, tant qu'elles ne sont pas étendues systématiquement
jusqu'il la vie sociale, qui seule est pleinement réelle. Aussi oette
partie transcendante de Fart médical, plus empirique qu'aucune
smtatt m polriqoi positive.
autre, se trouve-t-elle ordinairement abandonnée aux esprits les
plus médiocres unis au cœurs les plus vulgaires. Les motifs pra-
tiques concourent donc avec l'appréciation théorique pour jus-
tifier la décision positiviste qui place le salut de la biologie dans
sa juste subordination encyclopédique, objectivement envers la
cosmologie, et subjectivement envers la sociologie.
Cette discipline philosophique est déjà devenue profondément
urgente. Après l'admirable élan qui, au début de notre siècle,
signala son vrai génie, la biologie est aussitôt retombée, comme
aux temps de Boêrhaave et de Stahl, dans sa déplorable os-
cillation entre un matérialisme corrosif et un impuissant spi-
ritualisme. L'anarchie et la rétrogradation compromettent éga-
i
lement ses doctrines principales et ses méthodes essentielles.
Son caractère synthétique, toujours senti depuis Hippocrate, et
dignement apprécié encore par Barthez, Cabanis, et Bichat,
s'altère de plus en plus sous un régime académique qui , dans
sa phase légitime, ne convint jamais qu'à l'ébauche de la cos-
mologie. L'influence métaphysique, qui d'abord y contint la
dispersion empirique, y augmente aujourd'hui le morcellement
et la divagation, là surtout où les théories biologiques sont le
plus cultivées. Toutes les vues d'ensemble, scientifiques ou lo-
giques, y ont déjà reçu d'intimes atteintes, sous la prépondé-
rance croissante de la médiocrité et du charlatanisme, dont
elles gênent les prétentions.
On avait dû croire inébranlable la grande construction hié-
rarchique qui forme la base générale de la biologie, et constitue
sa principale gloire. Mais l'irrationnelle opposition des esprits
insuffisants et mal préparés, auxquels l'anarchie actuelle livre
la science vitale, a bientôt confirmé la fragilité nécessaire de
toute fondation théorique qui demeure isolée. Les objections
superficielles d'un célèbre académicien, qui fut plutôt un écri-
vain qu'un penseur, prévalent aujourd'hui sur les conceptions
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 569
philosophiques de Lamarck, d'Oken, et de Blainville. Des deux
principes logiques qui président à la formation de la série or-
ganique, le plus difficile et le plus décisif, relatif à la coordina-
tion mutuelle des divers groupes naturels, se trouve déjà radica-
lement méconnu. Quoiqu'on respecte encore le rapprochement
des espèces suivant l'ensemble de leurs vraies affinités, l'anar-
chie ne tarderait point à s'étendre jusque-là, d'après la liaison
spontanée de cette seconde condition avec la première, en vertu
de leur commune base systématique. Mais la discipline sociolo-
gique surgit à temps pour prévenir ce dernier degré de décom-
position biotaxique.
Envers des études plus spéciales, on peut aussi constater di-
rectement que la biologie se trouve aujourd'hui moins rappro-
chée de son état normal qu'elle ne l'était à l'ouverture de ce
siècle. Sa partie transcendante, préparée par Cabanis et fondée
par Gall, se trouve, depuis longtemps, atteinte d'une honteuse
stagnation. Faute d'une direction vraiment systématique, elle
est redevenue un théâtre habituel de stériles débats entre un
matérialisme empirique et un ténébreux spiritualisme, idéolo-
gique ou psychologique. À l'autre extrémité, l'étude de la vie
végétative subit, davantage qu'au siècle dernier , l'aveugle do-
mination des chimistes, devenus eux-mêmes plus irrationnels.
C'étaient surtout des médecins qui cultivaient alors la chimie :
maintenant, au contraire, la biologie est envahie par de simples
chimistes, étrangers à toute conception vitale. Dans son éclatant
début, la chimie moderne élevait à peine ses prétentions biolo-
giques jusqu'à sa prétendue explication de la chaleur animale,
bientôt réfutée par Barthez et Bichat. Malgré sa propre dégra-
dation, elle aspire aujourd'hui à expliquer l'ensemble delà nu-
trition, sans qu'aucun biologiste repousse dignement une telle
usurpation. Quant à la partie moyenne de la biologie, relative
à l'animalité proprement dite, la vaine accumulation des faits
870 8Y8TÉK DE fOUIKK» POSITIVE.
n'y dissimule point la continuation d'une équivalenteftppnHMffl
ooemologique, soit pour les sensations ou pour les moumoMttta.
Lsnrs théories spéciales restent essentiellement livrées «vx, irra-
tionnelles tentatives des physiciens, plus passives seulement
que celles des chimistes, mais autant oontraires aux vrais pro-
grès de la science vitale.
Moins enoouragée, en France, que la cosmologie, soit pur
la faveur publique, soit par les succès officiels, la hkJefjg y
dissimule, sous sa langueur actuelle, les ravages effectifs de
l'anarchie rétrograde. Pour les mieux apprécier, il faut surtout
considérer l'Allemagne, où la multiplicité des centres «osenti-
flques développe trop les travaux biologiques. Le récent dis-
crédit de la métaphysique n'y aboutit jusqu'ici qu'à dissoftdre
la dernière discipline philosophique qui contint un présomp-
tueux empirisme en conservant quelques vues générâtes» Sons
les extrêmes inspirations du panthéisme, les spécialités oiseuses
s'y décorent, à peu de frais, d'une apparence systématifue.
C'est là qu'on constate le mieux que les biologistes sont de-
venus presque aussi incapables que les géomètres de concevoir
et d'exposer l'ensemble de leur science, comme de juger les
travaux correspondants. La nature et la marche de la biologie
y sont tellement méconnues que sa décomposition actuelle y
reste inaperçue. Son histoire n'y suscite qu'une vaine érudi-
tion, où pénètre rarement un vrai sentiment de la filiation né-
cessaire. Dédaignant tous les travaux antérieurs, un orgueil
empirique y conduit à placer la naissanoe de la saine biologie
au temps même de sa dégradation. Mais il ne faut jamais ou-
blier que, si cette anarchie est moins sensible ailleurs, cela tient
seulement à une culture moins active, d'après un moindre en-
couragement. Les mêmes vices logiques et scientifiques s'éten-
dent aujourd'hui à tout l'Occident, comme l'interrègne philo-
sophique d'où ils émanent. On en peut aisément juger par
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 571
l'unanime admiration qu'excitent les innovations éphémères des
biologistes germaniques.
Parmi les nombreux symptômes de cette brusque décadence,
la postérité distinguera la triste chute du dernier penseur vrai-
ment éminent dont la biologie doive s'honorer. Mon traité phi*
fosophique a tant célébré le digne successeur de Lamarck, que
je puis ici déplorer librement sa profonde rétrogradation, qui,
longtemps bornée à la politique, s'étendit enfin jusqu'à la
science. Quoique j'aie surtout jugé Blainville d'après les hautes
constructions dont je le savais capable, ses services effectifs
motivent assez l'immortalité que j'osai lui décerner. Mais sa
glorification finale doit, comme celle de Pascal, rester accom-
pagnée du souvenir d'une dégénération plus complète et moins
excusable. En l'opposant à la noble persistance philosophique
de Lamarck octogénaire et aveuglé, l'impartiale histoire y si-
gnalera une éclatante confirmation de la fatale affinité qui
existe, surtout aujourd'hui, entre tous les genres de rétrogra-
dation. Celui qui systématisa le mieux la hiérarchie organique
finit sa carrière scientifique par placer cette conception fonda-
mentale sous le désastreux patronage d'une théologie qui, de-
puis longtemps, compromet tout ce qu'elle prétend protéger.
Mais la chute de cet illustre biologiste se manifeste davantage
dans le seul ouvrage qu'il ait achevé, sous une assistance trop
caractéristique. Son exemple a tristement vérifié l'impuissance
nécessaire du simple esprit scientifique envers l'histoire de la
biologie, qui, liée à l'ensemble de l'évolution humaine, appar-
tient exclusivement au véritable esprit philosophique. Car, un
tel échec ne doit pas être surtout imputé à l'influence théolo-
gique, responsable seulement des détails et des formes. Au
fond, cette composition n'offre, comme les autres livres analo-
gues, qu'une irrationnelle succession de notices biographiques
et bibliographiques, où l'on ne sent presque jamais la filiation
57S SYSTÈME DE POLITIQUE POSTOTE.
historique, et qui d'ailleurs aboutissent souvent à des apprécia-
tions radicalement vicieuses. L'universelle altération de la phi-
losophie biologique ne pouvait ici être mieux caractérisée
qu'en la personnifiant chas l'un des immortels penseurs qui
concoururent à l'essor fondamental de la biologie. Je devais
d'ailleurs compléter ainsi le jugement trop exclusif que je portai
sur lui avant qu'il eût subi toute sa destinée théorique. Pour
caractériser davantage cette appréciation décisive, j'ai même
cru devoir spécialement reproduire, à la suite de ee chapitre,
le discours funèbre où je jugeai finalement ce grand biologiste
d'après l'ensemble de sa nature intellectuelle et morale.
On voit donc que l'interrègne philosophique altère surtout la
science dont l'ébauche décisive prépara le mieux sa termi-
naison nécessaire. Le régime analytique, qui dut diriger l'essor
successif des diverses études préliminaires, est aujourd'hui de-
venu partout contraire à leurs vrais progrès. Mais la biologie
souffre davantage de son empirique prolongation, directement
incompatible avec la nature synthétique des spéculations vi-
tales. La culture isolée ne pouvait convenir à une telle science
qu'autant que l'exigeait la stricte préparation de la science sui-
vante. Or, l'intervalle encyclopédique se trouve naturellement
moindre ici que partout ailleurs, et en même temps il aboutit
aussitôt au terme nécessaire du grand préambule. Par ce double
motif, l'élaboration spéciale de la biologie devait se borner à
y ébaucher assez les questions principales pour que toutes les
conceptions essentielles, tant logiques que scientifiques, y de-
vinssent suffisamment appréciables. Tel est, au fond, le seul,
résultat durable qu'il faut retirer de ces travaux préparatoires,
en le dégageant des tentatives vicieuses ou prématurées. Sans
qu'aucune doctrine biologique soit réellement établie, ces con-
ditions fondamentales se trouvent, depuis longtemps, assex
remplies pour avoir laissé enfin surgir la sociologie. Avec elle
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 573
naît aussitôt la nouvelle discipline philosophique, ou plutôt re-
ligieuse, qui doit partout régénérer l'esprit scientifique, dont
le régime préliminaire est radicalement épuisé. Un tel ascen-
dant peut seul consolider et perfectionner la biologie, désor-
mais confiée exclusivement à des penseurs encyclopédiques,
qui reprendront systématiquement tous les travaux antérieurs,
pour satisfaire aux exigences normales de l'éducation positi-
viste. Aucun autre régime ne pourrait arrêter l'entière dissolu-
tion qui menace aujourd'hui cette principale partie de la phi-
losophie naturelle. On doit donc espérer que les vrais biolo-
gistes ne repousseront pas une salutaire discipline philoso-
phique, qui d'ailleurs, sous une irrésistible impulsion sociale,
surmontera bientôt toute opposition. L'interrègne spirituel
choque, au fond, la plupart des véritables savants, en leur
imposant d'en bas une oppression nullement compensée par
celle qu'ils exercent en haut. Mais cette anarchie nuit surtout
aux biologistes, qui, d'après leur position encyclopédique,
subissent à la fois toutes les usurpations, sans pouvoir les
rendre autrement qu'aux études sociales, trop appuyées sur la
faveur publique pour craindre une telle réaction. Il n'y a de
vraiment incurables, parmi les savants actuels, que les purs
géomètres, qui, préservés de toute invasion par l'indépendance
naturelle de leur domaine, usurpent partout impunément, sans
pouvoir attendre d'autre fruit du nouveau régime qu'une con-
sécration réservée à leurs prochains successeurs. Mais la reli-
gion sociologique saura bien leur faire aussi accepter une disci-
pline nécessaire, dont la légitimité est autant démontrable
envers eux qu'à tout autre égard.
Cette anarchie n'a vraiment respecté, dans l'étude de la vie,
que la notion la plus générale, sur le contraste fondamental
entre la biologie et la cosmologie. Depuis que Bichat acheva de
l'établir, ce grand dualisme, quoique rarement senti assez, ne
41
574, 6tbt*w di pounoni posrnvi.
tkrt jamais méconnu, même par. lu biologistes qui réiistent-le
moins au usurpations cosmologiques. Tel est le sm\ Mjnf
d'appui scientifique qui reste maintenant à la naine pMlosojibie
pour seconder sa systématisation définitive de la biologie.
On ne peut bien, apprécier cette notion moderne qu'en l)on-
poaant convenablement à la conception ancienne, qui prévalut
essentiellement depuis Hippocrate et Aristote jusqu'à fiùhq^et
Lamarck. Avant l'avènement de la philosophie positive, il et&jt
impossible de sentir asaei la portée d'un tel changement, quj
caractérise la plus profonde révolution de l'esprit scientifique
proprement dit.
La constitution primitive de la philosophie naturelle dut être
longtemps binaire, d'après l'essor presque simultané des deux
extrémités, qui, également liées aux besoins universels, durent
toujours attirer l'attention systématique des castes sacerdotales
d'où procède tout le savoir humain. D'une part, on voit par-
tout surgir d'abord l'astronomie, avec la base mathématique
qui eu était alors inséparable. Mais, à peu près en même temps,
naissent aussi quelques conceptions biologiques, suscitées pu
l'art médical. Entre ces deux germes scientifiques, la seule dif-
férence essentielle consistait en ce que le premier, déjà placé,
à son vrai rang encyclopédique, pouvait aussitôt produire cer-
tains résultats définitifs ; tandis que le second, ainsi privé de sa
préparation rationnelle, ne comportait que des fruits provi-
soires. Thaïes a pu construire des notions astronomiques qui
subsistent encore ; mais les aperçus biologiques d 'Hippocrate
ont exigé d'immenses rectifications. Les conceptions statiques
d'Aristote devaient seules survivre à l'indispensable rénovation
de la biologie primitive.
En tant que binaire, cette première constitution scientifique
put tous les caractères essentiels d'une véritable combinai-
.'.". ; ;;■■:.: conforme au génie synthétique de l'antiquité.
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 575
La subordination objective du second élément envers le premier
y était déjà sentie dignement. Mais leur immense intervalle n'a-
vait pu être alors comblé que par les hypothèses astrologiques,
qui, exagérant leurs relations directes, instituaient entre eux
une liaison intime et complète , quoique .essentiellement chi-
mérique.
A cette constitution objective de la science abstraite, corres-
pondit une vaste conception concrète, dont le vrai sens philo-
sophique n'a jamais été bien compris, malgré sa longue
domination, à peine éteinte aujourd'hui. C'est la célèbre dé-
composition de l'ensemble des êtres naturels en trois règnes
généraux , envisagés comme presque équidistants. Présidant
partout aux plus antiques encyclopédies, cette division sponta-
née n'a vraiment cessé de prévaloir, en Occident, que depuis
le récent essor de la biologie systématique. Elle résulta néces-
sairement de notre première tendance scientifique vers l'unité
objective, par contraste à l'unité subjective de la théologie.
Nous sommes alors conduits à concevoir la nature comme un
tout, où la vie émane du monde; pour combattre la disposi-
tion initiale à expliquer, au contraire, le monde d'après la vie,
suivant l'esprit fondamental de la philosophie surnaturelle. Or,
notre intelligence éprouve toujours le besoin de réduire à trois
termes une progression quelconque, en étendant à l'espace une
habitude spontanément suscitée par le temps. C'est ainsi que
la conception des trois règnes naturels, quoique fondée sur une
imparfaite appréciation de la vitalité, établit l'unité objective,
en instituant une certaine continuité dans la succession géné-
rale des êtres réels. Son vrai caractère philosophique ressort
surtout de sa liaison constante avec le dogme commun des di-
verses théologies sur la chaîne absolue qui devait unir tous les
êtres quelconques, même surnaturels.
J'ai assez expliqué , au chapitre précédent, la profonde mo-
876 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
diflcation que subit , au moyen âge , cette constitution objec-
tive, quand la chimie vint s'installer entre l'astronomie et la
biologie, dont l'éloignement spontané surmontait alors la com-
binaison initiale. L'ancienne harmonie scientifique fut ainsi
rompue , en faisant cesser la subordination directe de l'étude
de la vie envers celle du monde. Mais, en même temps, la bio-
logie tendit davantage à manifester son vrai caractère. Ge pre-
mier pas dans la construction de la véritable échelle encyclopé-
dique rapprocha la philosophie naturelle d'une constitution
subjective, seule capable d'y établir une unité durable. Néan-
moins , il ne put développer cette tendance rénovatrice qu'a-
près avoir été complété, quelques siècles après, par l'avènement
décisif de la physique, qui rendit superflus les deux ordres de
conceptions chimériques auparavant destinés à lier l'astronomie
et la chimie. Une continuité réelle étant ainsi fondée entre les
diverses sciences préliminaires , leurs progrès caractéristiques
firent dès lors sentir l'impossibilité croissante d'y établir l'unité
objective, même en la bornant à la cosmologie. Mais l'harmo-
nie subjective, quoique seule possible, ne pouvait encore sur-
gir, tant que notre intelligence resterait dominée par le prin-
cipe théologique, qui, nécessairement voué à la science absolue,
entravait de plus en plus cet essor décisif de la science relative.
L'unité mentale ne devait donc se réaliser que de nos jours, où
la fondation de la sociologie , complétant l'élimination gra-
duelle de la théologie , permet enfin au mode subjectif de de-
venir pleinement compatible avec le mode objectif, d'après
leur commune consécration à l'étude des lois , en renonçant
toujours aux causes.
Cette constitution positive de l'encyclopédie abstraite doit, en
effet, être à la fois objective et subjective, comme la notion
de l'Humanité qui en forme le lien fondamental. Mais la nature
même d'un tel principe indique assez que le mode objectif se
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 577
subordonnera toujours au mode subjectif, ainsi devenu le plus
relatif, suivant mes diverses explications antérieures. Le déve-
loppement normal de cette harmonie finale y manifestera bien-
tôt la conciliation spontanée des avantages, logiques et scienti-
fiques, respectivement propres à la constitution binaire de
l'antiquité et à la constitution ternaire du moyen âge.
Sans altérer jamais son unité caractéristique, la philosophie
positive peut affecter également ces deux formes, alternative-
ment convenables à ses diverses applications essentielles. Dans
l'éducation, individuelle ou collective, sa constitution doit être
surtout binaire , en y concevant la philosophie sociale comme
précédée et préparée par la philosophie naturelle. Alors la
biologie se détache de la sociologie pour se rapprocher de la
cosmologie, à ce titre commun de préambule nécessaire. Mais
le point de vue change pour un esprit pleinement mûri, qui,
d'après une suffisante formation de l'encyclopédie abstraite, en
développe directement l'usage régulier. Cette nouvelle appré-
ciation exige, en effet, que la biologie soit, au contraire; réu-
nie à la sociologie, comme premier degré de l'étude humaine.
Si , en même temps , on se borne à concevoir la cosmologie
dans son ensemble , la constitution encyclopédique reste bi-
naire, quoique sous une autre forme qu'auparavant. Mais, le
plus souvent, le besoin de continuité obligera de décomposer
l'étude du monde en ses deux couples principaux, l'un immo-
difiable et déductif , l'autre modifiable et inductif , conformé-
ment au chapitre précédent. En ce cas , la constitution ency-
clopédique devient ternaire. Ce mode est le seul convenable à
une échelle, ascendante ou descendante. Il prévaut aussi, mais
d'une autre manière, dans l'éducation, où la philosophie na-
turelle doit être fréquemment décomposée en cosmologie et
biologie. Quant à la décomposition propre à chaque couple
cosmologique, elle convient également pour initier et pour ap-
578 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
pliquer, lorsqu'il faut préciser davantage les spéculations ency-
clopédiques. De là résultent diverses formes, aisément appré-
ciables, dont chacune mérite quelquefois la préférence. La phis
développée, et aussi la plus usuelle, du moins envers le passé,
consiste dans l'échelle fondamentale des six sciences abstraites,
qui ne doit être subdivisée que pour les travaux spéciaux. Mais,
sous tous ses modes, la vraie constitution encyclopédique reste
évidemment unitaire, d'après la prépondérance nécessaire
toujours reconnue à la sociologie, comme seul lien scientifique
et logique de nos diverses conceptions réelles.
En opposant cette harmonie subjective de la science moderne
à l'harmonie objective de la science ancienne, on sent bientôt
que leur succession abstraite correspond naturellement à une
transformation concrète qui en est inséparable. La coordination
principale des phénomènes ne pouvait point changer sans une
équivalente rénovation dans l'ordre général des êtres. De même
que l'ancienne constitution abstraite reposait sur la conception
des trois règnes naturels, la nouvelle exige la division fonda-
mentale du domaine concret entre deux empires seulement,
l*un organique, l'autre inorganique.
Cette notion définitive dut graduellement résulter d'une meil-
leure appréciation de la vie végétative. A mesure que les spécu-
lations biologiques devenaient plus rationnelles, on sentait
davantage que la distinction réelle entre les animaux et les
végétaux n'est aucunement comparable à la séparation radicale
de ceux-ci envers les corps inertes. Une étude plus attentive
des vrais rapports naturels devait donc aboutir à faire absorber
le règne moyen par le supérieur, de manière à changer l'en-
chaînement en conflit.
J'ai déjà représenté ce grand dualisme comme la base néces-
saire d'une synthèse positive, en tant qu'indispensable au dogme
fondamental de la saine philosophie, l'invariabilité des relations
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — - CHAPITRE TROISIÈME. • 579
naturelles. Mais je dois ici caractériser davantage son influente
spontanée sur l'ascendant final de la constitution subjective.
La division de la nature en trois règnes convenait à l'unité
objective, comme permettant une transition graduelle entre
tous les êtres. Au contraire, ce genre d'unité est incompatible
avec le contraste radical de la vie à la mort. L'ensemble des
corps naturels cesse alors de former un tout absolu. Car, les
êtres organisés ne peuvent pas résulter davantage des êtres
inertes que ceux-ci de ceux-là. Il faut ainsi concevoir deux
ordres radicalement distincts , qui restent irréductibles à un
seul , tant que la nature est considérée en elle-même , sans la
rapporter à l'Humanité. Nous ne devons les juger inséparables
l'un de l'autre que dans notre monde, ou plutôt sur notre pla-
nète. Partout ailleurs, l'existence inorganique peut être conçue
sans l'existence organique , quoique l'inverse nous soit impos-
sible.
Gela posé, il n'y a plus de véritable unité que par la méthode
subjective, en rapportant au vrai Grand-Être toutes lès études
réelles, tant abstraites que concrètes. Mais cette harmonie
relative suppose que la recherche des causes est irrévocablement
remplacée par la détermination des lois, c'est-à-dire des faits
généraux. Il faut même qu'une telle étude ne soit pas instituée
pour une destination purement objective, qui tendrait bientôt
à reproduire l'absolu , comme dans l'anarchie actuelle. Elle
doit sans cesse avoir un but aussi subjectif que son principe et
sa base, en y voyant seulement une source de prévision ration-
nelle, toujours destinée à diriger l'action providentielle du véri-
table Être-Suprême.
On comprend ainsi comment la substitution des deux empires
aux trois règnes détruirait l'ancienne harmonie théorique sans
pouvoir la remplacer , si la marche nécessaire de l'évolution
humaine n'en avait point rendu l'avènement très-voisin de celui
580 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
de la science finale. Mais il est également aisé de sentir qu'il
n'y eut rien de fortuit dans la coïncidence historique qui réduisit
à une seule génération l'intervalle effectif entre la prépondé-
rance d'un tel dualisme et la fondation de la sociologie. Car,
cette nouvelle conception concrète se lie nécessairement à
l'essor décisif de la biologie abstraite, qui dut bientôt conduire
à créer enfin la science sociale, vainement cherchée jusqu'alors,
quoique l'urgence en fût depuis longtemps sentie par tous les
vrais penseurs.
Une telle connexité devient évidente , quand on apprécie la
doctrine des trois règnes comme incompatible avec toute juste
appréciation générale de l'état vital. En effet, la vitalité ne
peut être abstraitement conçue sans un préalable rapproche-
ment concret entre les végétaux et les animaux. Aussi les prin-
cipaux naturalistes insistèrent-ils de plus en plus, un siècle
avant Bichat, sur les ressemblances essentielles de ces deux
règnes , opposées à leurs communes différences avec le règne
minéral. Ceux même qui, comme Linné et Buffon, continuaient
d'embrasser toute la science concrète, tendaient à y faire pré-
valoir l'uniforme considération de la vie sur celle de l'existence
inorganique. Malgré l'anarchie rétrograde qui décompose au-
jourd'hui la biologie, en attendant le régime encyclopédique,
les plus empiriques novateurs respectent essentiellement l'argu-
mentation décisive de Bichat sur le contraste fondamental entre
la nature morte et la nature vivante. Chacun sent , quoique
confusément, que la science vitale ne saurait exister sans
ce dualisme irréductible. L'explication difficile que j'achève
montre combien il est indispensable à l'avènement de la so-
ciologie , et à la seule unité que comporte désormais la raison
humaine.
En regard de la constitution subjective émanée spontané-
ment de la théologie initiale , la philosophie proprement dite,
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 581
depuis son essor grec jusqu'à son moderne divorce avec la
science , tenta toujours de fonder une constitution essentielle-
ment objective, dont l'astronomie serait le point de départ.
Mais vingt siècles d'infructueux efforts ont déterminé tous les
bons esprits à renoncer à une telle unité. Aucun véritable pen-
seur n'aspire même à faire coïncider les trois degrés essentiels
de l'existence inorganique, d'abord mathématique , puis phy-
sique, et enfin chimique. Toutefois, malgré tous les avorte-
ments antérieurs, ces vaines tentatives n'ont été radicalement
écartées que par l'avènement décisif de la biologie. Alors surgit,
à l'extrémité supérieure de la philosophie naturelle , un élé-
mentfondamentalévidemmentirréductible aux précédents. Son
essor caractéristique n'a plus permis d'espérer une véritable
unité théorique autrement que par la voie subjective , dont il
prépare d'ailleurs la reconstruction finale, en poussant à former
la sociologie , pour y remplacer la théologie.
Mieux on médite sur la marche primitive de notre intelli-
gence, plus on reconnaît qu'elle n'exigeait d'autre rectification
radicale que de substituer l'étude des lois à la recherche des
causes. Son vice fondamental , d'ailleurs inévitable et même
indispensable, ne consistait point dans son caractère subjectif,
mais dans sa nature absolue. La longue coexistence de ces deux
attributs n'a point empêché la subjectivité de manifester ses
hautes propriétés, intellectuelles et surtout morales. Toute
synthèse doit être subjective , puisque l'objectivité reste tou-
jours analytique. Mais la prépondérance de la subjectivité est
encore plus indispensable à la subordination fondamentale de
l'esprit envers le cœur. Cette double nécessité , qui jusqu'ici
prévalut sans être aperçue , a été confusément sentie par les
principaux métaphysiciens modernes, depuis l'avortement dé-
cisif des nombreuses tentatives de systématisation objective.
Ainsi poussés vers l'unité subjective, ils ne l'ont manquée que
S82 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
pour Tavoir restreinte à l'homme individuel, au lieu do la fonder
sur l'humanité.
La subjectivité initiale n'avait donc besoin que de devenir
relative; mais cette transformation radicale a exigé tout le
préambule objectif accompli graduellement depuis Thaïes jus-
qu'à Bichat. Car il fallait pour cela faire universellement pré-
valoir l'étude des lois naturelles , qui ne pouvait commencer
qu'envers les moindres phénomènes, d'où elle s'est ensuite
étendue lentement aux plus éminents. L'achèvement de cette
immense préparation conduit maintenant à fonder la vraie sub-
jectivité, en substituant la sociologie à la théologie. Ainsi rendue
relative , la prépondérance du véritable point de vue humain
devient beaucoup plus directe, et même plus complète que lors-
qu'elle présidait implicitement au régime absolu. Cette trans-
formation définitive est encore plus salutaire au cœur qu'à l'es-
prit, d'après l'harmonie durable qu'elle institue entre eux.
L'objectivité, qui ne put rien systématiser, prend enfin son of-
fice caractéristique, de fournir partout les matériaux des
constructions réservées à la subjectivité.
On peut ainsi réduire l'immense préambule scientifique qui
vient de finir à renverser l'ordre primitif entre les deux parties
essentielles de la philosophie naturelle. Pour les anciens, l'as-
tronomie dut être la science prépondérante , et la biologie s'y
subordonnait comme secondaire, parce que la logique objec-
tive dirigeait alors le progrès mental. Chez les modernes, la
biologie prévaut irrévocablement, en se rattachant la cosmolo-
gie à titre d'introduction nécessaire, conformément à la supré-
matie finale de la subjectivité régénérée. L'accomplissement de
cette révolution est devenu irrécusable, puisque l'esprit relatif
émane maintenant ; des sciences supérieures , et l'absolu ne
trouve plus d'appui dangereux que dans les sciences inférieures.
Ainsi, l'étude du monde dut prévaloir pendant presque toute la
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. $83
durée au régime préliminaire. Quand il se développe assez
pour faire irrévocablement surgir l'étude systématique de la
vie, il touche à son terme nécessaire, comme ayant atteint son
but essentiel, en étendant la positivité jusqu'aux plus nobles
phénomènes. Dès lors, la sociologie, prenant à jamais la su-
prématie mentale, la biologie devient spontanément son prin-
cipal auxiliaire. La constitution primitive de la philosophie
naturelle se trouve nécessairement intervertie par la prépon-
dérance normale de la subjectivité sur l'objectivité.
Cette marche générale de l'espèce sera toujours reproduite
essentiellement dans l'initiation systématique de l'individu. La
cosmologie occupe seule quatre années sur les cinq que l'édu-
cation positiviste consacre aux sciences préliminaires. Mais
l'avènement de la biologie indique ensuite la terminaison du
préambule objectif, et le prochain essor de l'état normal, qui
doit faire toujours prévaloir lvétude dePhumanité, directement
appuyée sur celle de la vie. Un grand exemple personnel an-
nonce depuis longtemps cette marche ultérieure de toute édu-
cation régulière, d'après les ^vicissitudes philosophiques du
penseur qui jusqu'ici refléta le mieux l'ensemble de nos desti-
nées mentales. Descartes entreprit d*abord la plus forte con-
struction objective qui ait jamais été conçue. L'impossibilité d'y
comprendre les plus nobles phénomènes le détermina ensuite
à tenter de constituer l'unité intellectuelle par la voie subjec-
tive, d'où résulta la transformation qui caractérise la métaphy-
sique moderne. Vers la fin de son incomparable carrière,
l'avortement de ces deux tentatives le conduisit à se préoccu-
per surtout d'études biologiques, dont il sentait déjà la prépon-
dérance normale sur les spéculations cosmologiques. Quoiqu'il
se fût interdit les théories sociales, son génie concevait sans
doute la science vitale comme la première source d'une subjec-
tivité positive,seule capable d'instituer enfin l'harmonie mentale.
584 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Je devais ici expliquer avec soin l'importance philosophique,
très-peu comprise encore, de la grande révolution scientifique
qui, sous l'impulsion de Bichat, transporta de l'astronomie à la
biologie la présidence générale de la philosophie naturelle. Le
lecteur sent maintenant que cette transformation abstraite exi-
geait le remplacement préalable de la conception concrète des
trois règnes par celle des deux empires. Ce double changement
est déjà devenu irrévocable, malgré l'unanime résistance des
cosmologistes, d'après l'assentiment spontané de tous les bio-
logistes, prolongé au milieu de leurs luttes les plus anarchi-
ques, et soutenu par la faveur publique. Il annonce clairement
l 'entière terminaison du ré gi me prélim i naire ,soit en consommant
li ruine de l'harmonie objective, soit en ouvrant la voie de l'u-
nité subjective, qui peut seule rallier toutes les théories réelles.
L'ensemble des considérations précédentes démontre assez
que l'anarchie rétrograde de la biologie actuelle, loin d'indi-
quer son irrévocable dissolution, annonce le prochain avène-
ment de la systématisation finale. Tant que cette principale
partie de la philosophie naturelle resta isolée sans préparation
cosmologique et sans destinatioù sociologique, sa culture irra-
tionnelle ne comportait que des résultats purement provisoires,
soit scientifiques, soit môme logiques. Ils ne pouvaient abou-
tir qu'à permettre l'essor systématique de la science sociale,
seule apte à régénérer toutes les études préliminaires, en
commençant par celle de la vie. La décomposition actuelle de
ces dogmes prématurés inspire de justes regrets, puisqu'elle
enveloppe indistinctement, parmi beaucoup de notions hasar-
dées, quelques précieuses conceptions. Mais elle offre aussi
l'avantage de faciliter une prochaine reconstruction, ainsi pré-
servée d'avance de toute opposition vraiment consistante. Les
véritables biologistes doivent aujourd'hui se rassurer quant à
l'avenir de leur science, en voyant persister, malgré ses déchi-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 585
rements intimes, l'ascendant décisif qu'elle obtint, au début
de ce siècle, sur l'ensemble de la cosmologie. Dès qu'ils auront
compris la salutaire prépondérance de la sociologie, ils ac-
cueilleront avec reconnaissance son régime encyclopédique,
qui relèvera nécessairement leur dignité théorique, en même'
temps qu'il les délivrera de toute usurpation cosmologique.
C'est seulement parmi nos géomètres que la nouvelle discipline
philosophique doit trouver une intraitable résistance, parce
qu'elle leur ôte radicalement une irrationnelle domination,
peu compensée à leurs yeux par une consécration religieuse
qui n'appartiendra qu'à de vrais penseurs.
Après cette suite d'explications préalables, je dois caracté-
riser sommairement la systématisation finale de la biologie, en
appréciant d'abord sa nature fondamentale, ensuite ses condi-
tions essentielles, et enfin sa marche normale. Quoiqu'une telle
opération ne puisse jamais dispenser mes successeurs d'une
construction plus spéciale, je suis ici obligé de l'ébaucher da-
vantage qu'envers aucune partie de la cosmologie. Car, il faut
ainsi manifester la puissance régénératrice de la nouvelle phi-
losophie par sa plus urgente application scientifique, tout en
posant une base dogmatique indispensable à l'objet direct et
principal de ce Traité.
L'institution logique de la saine biologie et son élaboration
scientifique doivent également dériver d'une appréciation systé-
matique de sa nature générale et de son vrai domaine. Cette
principale partie de la philosophie naturelle possède déjà un
avantage éminent sur toutes les autres, comme ayant seule ob-
tenu enfin un nom pleinement convenable à l'ensemble de ses
attributions. Un tel privilège indique aussitôt le génie essentiel-
lement synthétique d'une science où tous les aspects généraux
convergent spontanément vers un but unique, ainsi proclamé
dignement, la théorie abstraite de la vie.
JIS6 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Cette sommaire définition n'a besoin que d'être développée
et approfondie pour caractériser assez l'objet et le sujet delà
biologie. Une telle explication se réduit à bien concevoir la na-
ture générale de la vie et de ses principaux degrés ou modes.
La vitalité fondamentale, seule commune à tous les êtres or-
ganisés, consiste dans leur continuelle rénovation matérielle,
unique attribut qui les sépare universellement des corps inertes,
où la composition est toujours fixe. Toutes les autres pro-
priétés vitales, même l'intelligence et la moralité, reposent d'a-
bord sur cette existence nutritive, résultée d'un suffisant conflit
entre l'absorption et l'exhalation que chaque masse vivante exerce
sans cesse sur le milieu correspondant. Néanmoins, on tenterait
vainement d'expliquer cette inflexible connexité qui fait toujours
dépendre les plus nobles attributs des plus grossières fonctions.
Car, aucune contradiction nécessaire ne nous empêche de rêver
la pensée et la sociabilité chez des êtres dont la substance res-
terait inaltérable. Toutes les utopies théologiques sur la vie fu-
ture commencent, en effet, par affranchir l'homme d'une telle
obligation, en transportant à des corps incorruptibles nos pri-
vilèges intellectuels et moraux. En remontant davantage notre
passé, on trouve même que le fétichisme initial étendait ces
éminentes aptitudes aux substances les plus fixes et les plus
inertes. Mais l'observation ne confirma jamais une seule de ces
suppositions. Partout où la composition matérielle demeure in-
variable, il n'existe aucune trace de pensée ou d'affection, ni
seulement le moindre rudiment de sensibilité ou de contractilité.
A la vérité, la rénovation continue a lieu chez beaucoup de
substances qui ne manifestent pas davantage ces phénomènes
supérieurs. Cela prouve assez que les plus hautes propriétés vi-
talesnerésultentpasnécessairementdesmoindres.Pourtantelles
en dépendent certainement, puisqu'elles ne surgissent jamais
qu'avec une telle base, dont toute altération suffisante les fait
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 587
d'ailleurs cesser aussitôt. En un mot, on voit souvent des corps
sans âme ; mais on ne voit aucune âme sans corps.
Ainsi, la vie n'est pas seulement particulière à certaines sub-
stances, organisées sous certains modes* De plus, elle ne se
montre jamais que temppraire chez les molécules qui la com-
portent; en sorte que tout organisme devient inerte et bientôt
se dissout si ses matériaux ne sont point assez renouvelés. Nous
ne pouvons pas plus expliquer cette instabilité que cette spécia-
lité. Il faut concevoir Tune et l'autre comme de simples faits géné-
raux, dont la réalité est incontestable, mais qui resteront irré-
ductibles à d'autres. Nous ne saurons jamais pourquoi l'oxygène;
l'hydrogène, l'azote, et le carbone sont susceptibles de vivre,
tandis que le chlore, le soufre, l'iode, ne vivent aucunement.
De même, nous nepouvons savoir pourquoi la vitalité ne persiste
pas indéfiniment chez les matériaux susceptibles de l'acquérir.
Hais ces deux mystères sont heureusement aussi oiseux qu'im-
pénétrables. Il suffit ici d'apprécier ce double fait primordial
comme la garantie dogmatique de l'indépendance des notions
biologiques, lesquelles ne sauraient ainsi émaner jamais des
théories cosmologiques qui en préparent l'élaboration directe.
En poursuivant les plus hautes conséquences de cette grande
loi biologique, la philosophie positive y doit annoncer déjà la
première condition générale de la véritable existence sociale.
Car, il en résulte directement, chez les organes indépendants qui
composent le Grand-Être, la personnalité fondamentale qui in-
spire sans cesse à chacun d'eux une active sollicitude pour sa
propre conservation. De là naît le principal problème de la vie
humaine, où d'énergiques impulsions individuelles doivent se
subordonner toujours à de faibles inclinations sociales. Telle
est aussi la source de l'activité providentielle de l'Être-Suprême,
autant assujetti que les organismes inférieurs à l'obligation per-
manente du renouvellement matériel. En outre, cette nécessité
588 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
développe les affections bienveillantes, en leur procurant un
but pratique qui combat toujours leur inertie spontanée. Toutes
ces conditions élémentaires manqueraient radicalement, si
l'Humanité se composait d'organes incorruptibles, dispensés de
pourvoir à leur propre rénovation. Quoique je ne doive point
insister ici sur une explication sociologique réservée au volume
suivant, il fallait maintenant indiquer sa source biologique.
Cette rénovation matérielle détermine les deux autres attri-
buts connexes de la vie universelle : d'une part, le développe-
ment, qui aboutit à la mort individuelle ; d'une autre part, la
reproduction qui perpétue l'espèce. Tout corps vivant s'accroît
tant que le mouvement d'absorption y prévaut sur celui d'exha-
lation; il décroît ensuite, dès que leur relation devient inverse :
enfin, il meurt, quand leur harmonie fondamentale se trouve
assez rompue.
La constante nécessité de ces trois phases successives semble
résulter de l'antagonisme naturel entre les solides et les fluides,
dont le concours peut seul permettre une recomposition con-
tinue, tandis que leur équilibre ne parait point susceptible de
persister toujours. Mais il faut, dans les sciences supérieures, se
défier beaucoup de ces déductions vagues, et d'ailleurs oiseuses,
qui n'ont presque jamais de validité réelle qu'en vertu d'induc-
tions inaperçues, que l'abstraction ne saurait écarter entière-
ment. De tels rapprochements sont inspirés par des habitudes
théoriques émanées d'abord du régime métaphysique, qui sup-
posait partout des liaisons confuses. Ces vaines tendances ont
ensuite été maintenues, et môme développées, sous la prési-
dence scientifique longtemps échue à l'esprit mathématique,
toujours disposé à faire prévaloir la déduction sur l'induction.
Elles pourraient troubler gravement les plus hautes spécula-
tions de la biologie et de la sociologie. Les relations exté-
rieures sont beaucoup plus contingentes qu'il ne convient à
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 589
notre aveugle instinct de liaison universelle. Notre émancipa*
tion systématique ne sera vraiment complète qu'après une
pleine renonciation à l'unité objective, qui, devenue partout
aussi perturbatrice que chimérique, tend désormais à repro-
duire, sous une autre forme, le régime absolu. Il n'y a de
vraiment possible que l'unité subj ective, seule é gaiement adaptée
à nos moyens et à nos besoins.
Ainsi, le véritable esprit positif ne tente point d'expliquer la
mort comme conséquence nécessaire de la vie. Leur vraie con-
necté est tellement contingente que, pendant notre longue
enfance, individuelle ou collective, nous supposons volontiers
l'éternité d'existence. Sous le régime normal, l'obligation de
mourir ne sera le plus souvent reconnue personnellement que
par confiance ou par analogie, jusqu'à ce que le déclin se pro-
nonce assez pour la faire directement sentir. Elle doit donc être
finalement regardée comme une seconde loi biologique, aussi
universelle que la première, qu'elle suppose sans en résulter.
Leur liaison constante fournit même l'un des caractères géné-
raux de l'existence organique, vu la perpétuité ordinaire de
l'existence inorganique. Mais la difficulté que nous éprouvons
souvent à bien distinguer ces deux existences confirme assez
notre peu d'inclination à supposer toujours nécessaire pour
Tune la loi qui ne convient presque jamais à l'autre. De la ré-
novation continue qui caractérise la vie universelle, il ne ré-
sulte réellement que l'obligation de croître d'abord et de
décroître ensuite, à moins d'un parfait équilibre entre l'ab-
sorption et l'exhalation. Aucune contradiction théorique ne
nous empêcherait de concevoir cette alternative comme in-
définiment répétée chez le même être, sans y interrompre
jamais la continuité vitale. La théorie générale de la mort,
quoique nécessairement fondée sur celle de la vie, en est donc,
au fond, entièrement distincte. Elle se trouve jusqu'ici encore
42
590 SYSTÈME. DI P6LIIIQUE POSOIXE»
moins «tancée, n'ayant proBçuajamai&inspiri directement des
méditations systématiques.. On an peut aisément juger d'apréi
l'extrême imperfection des règles positives sur la longévité dan»
remeuble de la hiérarchie, biologique.
Cette seconde loi fondamentale de la vie universelle n'i»-
porte pas moins que la première aux conceptions soeiologiqaer/
comme je l'expliquerai spécialement dans le volume suivant j
Sous son influence directe, le Grand-Être se trouve autant as-
sujetti que les êtres inférieur» à fat nécessita permanente du m
nouvellement élémentaire. Par unei réaction indirecte, déflu
appréciée dans mon traité philosophique, elle y constitue *«mk
Tune dea conditions- essentielles duprogrèa continu del'espèaq
qui deviendrait incompatible avec l'éternité des individus.
La. troisième loi biologique comporte, à. tous égard*} des»
remarques philosophiques analogues à eettes que vient d'exiger'
la second*. Cette faculté de se reproduire semble, il est vrai, •
résulter davantage de l'obligation de mourir que celle-ci as
suit de l'instabilité matérielle* En effet, sans ane-teUe- compen-
sation, chaque espèce vitale disparaîtrait: bientôt. De nombreux
exemples de stérilité individuelle, surtout chez les animaux
supérieurs, autorisent même à supposer que certaines races as
sont peut-être perdues ainsi, sous l'impuissance génératrice dt
tous leurs membres. Interdites par l'optimisme théologique,
de pareilles conjectures doivent désormais trouver- place dans1
le champ normal des méditations, biologiques. Aucune espèce
ne semble donc pouvoir persister qu'autant que la reproduc-
tion y compense la mort. Mais cette. nécessité est loin d'expli-
quer radmirableprivilégequipermetàtout être vivant d'en faire
naître un autre essentiellement semblable à lui. Car aucune con-
tradiction n'empêcherait de concevoir autrement la conservation
des espèces, si les corps organisés émanaient directement des
matériaux inorganiques. Pendant la longue enfance de l'huma-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. *— CHAfCTRB TROISIÈME. 5#ï
nité, de telles suppositions ne coûtaient rien à la naïve im>*
nation des populations fétichiste*, et même polythéiste*.
Quoique l'oppressive rigueur de la discipline monothéique les
ait ensuite proscrites, de hardis penseurs ont systématiquement!
perpétué ces hypothèses spontanées. Mais, sans qu'elles Soient
radicalement contraires à aucune loi objective, l'obseïtatîett
scientifique ne les a jamais confirmées , malgré de fréquenté!
espérances, bientôt détruites par un examen approfondi. Ééatf»
tant toute vaine discussion sur les origines absolues , il faut
donc reconnaître, comme une notion essentielle de philosophie
relative, que chaque être vivant émane toujours d'un autre
semblable. Ce fait général ne résulté d'aucune déduction, et né
repose que sur une immense induction, désormais inattaquable*
Il constitue une troisième loi biologique, aussi distincte de la
seconde que celle-ci Test de la première. Seulement chacune
de ces lois suppose la précédente, quoiqu'elle n'en dérive
point. Car , si des êtres étaient immortels , leur reproduction
serait inutile ; elle deviendrait même contradictoire , d'aptèé
les difficultés résultées d'unemultiplication indéfinie. Voilà tout
ce qu'il y a de nécessaire dans la connexité réelle entre la gé*
nération et la mort.
Ainsi, le grand aphorisme dUarvey, omne vwuin et àvo,
n'est imparfait qu'en ce qu'il spécifie tin mode d'émanation,
souvent étranger aux organismes inférieurs. Sous une meilleure
rédaction, omnevivum ex vivo, il constituera toujours l'un*
des principales bases de la biologie systématique. Cette dernière
loi fondamentale de la vie universelle achève de séparer raffi*
calement la moindre existence organique de toute existence
inorganique. Malgré, dé vains r&pptfocbetoents scientifique*
entre la cristallisation et la naissance, le Véritable esprit philo-
sophique ne permet point de regarder un cristal comme nahmmt
d'un autre. Le vrai sens biologique de ce terme indispensable
592 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
ne peut convenir à des corps susceptibles de durer toujours et
de croître sans cesse ; car, ils proviennent le plus souvent d'une
combinaison directe entre leurs éléments chimiques , indiffé-
remment émanés de composés quelconques. En un mot, la
propriété de naître est aussi particulière aux êtres vivants que
celle de mourir. La biologie y trouve la source d'une nouvelle
garantie générale contre l'usurpation cosmologique. Mieux on
systématise les études vitales, plus on sent combien sont irra-
tionnelles et oppressives toutes les tentatives pour constituer
l'unité objective, en concevant la nature comme un tout ab-
solu, indépendamment de sa relation à l'humanité, seule source
possible d'une véritable unité.
Pleinement appréciée, cette troisième loi biologique termine
la célèbre controverse, encore essentiellement pendante, sur
la perpétuité des espèces. Car, une telle loi, assurant l'hérédité
organique à chaque génération, la prolonge aussi après une
succession nouvelle. Elle consiste, au fond, à maintenir spon-
tanément l'intégrité du type, quel que soit le nombre des
transmissions. C'est pourquoi tous ceux qui ont supposé la
variabilité indéfinie des espèces se sont trouvés bientôt con-
duits à concevoir les corps vivants comme pouvant se former,
de toutes pièces , par de simples actions chimiques, au moins
chez les êtres inférieurs. De tels paradoxes doivent peu sur-
prendre dans un ordre de spéculations où la positivité n'a pu
jusqu'ici surgir que d'en bas. Maintenant que la sociologie
permet enfin de l'y faire aussi pénétrer d'en haut, la révision
systématique de toutes les études provisoires écartera définiti-
vement ces vains débats. Us offrirent d'abord une utilité indi-
recte, surtout logique, pour poser quelques questions et sus-
citer certaines conceptions. Désormais, le même office sera
mieux rempli par la culture encyclopédique, qui disposera
toujours à saisir l'ensemble des aspects biologiques. On sentira
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 593
alors que l'opinion de l'instabilité des espèces est une dange-
reuse émanation du matérialisme cosmologique, d'après une
irrationnelle exagération de la réaction vitale des milieux
inertes, qui n'a jamais été bien conçue. Cette aberration serait
directement contraire à l'indépendance normale de la biologie,
qu'il faut aujourd'hui consolider avant tout. Quand la spon-
tanéité vitale aura été dignement appréciée, il conviendra de
compléter sa théorie fondamentale par celle des modifications
dues au milieu. Mais l'introduction prématurée de ces ques-
tions complémentaires ne peut aujourd'hui susciter que des
débats anarchiques, plutôt contraires que favorables au vrai
progrès de la biologie.
Il serait ici superflu de signaler expressément l'importance
sociologique , encore plus évidente pour cette dernière loi
biologique qu'envers les deux autres. On y sent aussitôt le
germe direct de la continuité historique, qui constitue le prin-
cipal caractère du grand organisme. Dans l'ordre pratique,
l'hérédité vitale n'a pas moins de prix, comme première source
naturelle de l'hérédité sociale.
En ramenant au dualisme, suivant la règle de toute combi-
naison , l'ensemble de ces trois lois fondamentales de la vie
universelle, on voit qu'elles caractérisent : d'une part, l'exis-
tence actuelle ; de l'autre, le développement successif. Celui-ci
aboutit à deux résultats généraux , dont le second suppose le
premier1, sans en émaner : d'un côté, la mort; de l'autre, la
reproduction. La succession normale de ces deux appréciations
forme le système des trois grandes lois biologiques, sur la ré-
novation matérielle , la destruction individuelle , et la conser-
vation spécifique. Quoique chacune soit subordonnée à la
précédente, elle n'en résulte pas davantage que les trois lois as-
tronomiques de Kepler ne dérivent l'une de l'autre. Telle est
la première base dogmatique de la vraie philosophie biolo-
894 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
gique. Son intime connezité ayec l'ensemble de la sociologie
en augmente à la fois l'importance et la stabilité , par une in-
corporation directe au système élémentaire de la religion finale.
Cette vie universelle, quoique bornée à la seule matérialité,
constitue le premier fondement des plus hautes fonctions, même
humaines. Par elle aussi l'organisme commence ses relations
nécessaires, à la fois actives et passives, avec le milieu corres-
pondant, qui fournit les matériaux absorbés et reçoit les pro-
duits exhalés. On ne peut l'apprécier convenablement qu'en
l'étudiant d'abord chez les êtres qui ne vivent pas autrement.
Partout ailleurs, l'influence des fonctions supérieures empêche
de concevoir nettement cette vie fondamentale , quoique leur
réaction nutritive mérite ensuite un soigneux examen. C'est
ainsi que la théorie de la végétation devient la base objective
de la biologie systématique. Les êtres correspondants ne sont
pas moins précieux pour nos spéculations positives que pour
notre existence matérielle. Us développent les fonctions nutri-
tives, non-seulement isolées de toutes les autres, mais aussi
dans leur principale énergie. En effet , les végétaux sont les
seuls êtres organisés qui vivent directement aux dépens du mi-
lieu inerte. Tous les autres restent impuissants à vivifier la ma-
tière inorganique , î qu'ils ne peuvent jamais s'approprier
qu'après son élaboration végétale. La séparation abstraite, ad-
mirablement établie par Bichat, entre les fonctions inférieures
et les fonctions supérieures, se trouve donc complétée par
l'appréciation concrète d'une immense classe d'êtres qui offrent
seulement l'existence nutritive, avec ses deux suites générales,
la mort et la reproduction.
Objectivement considérés, ces êtres composent le premier
échelon de la hiérarchie biologique, qui ne saurait devenir
vraiment systématique tant qu'ils n'y seront pas régulièrement
incorporés. Envisagés subjectivement, ils acquièrent une noble
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 895
destination, comme f(mdem«ttt<défia»tif.delîexifltaiK»«é4é«Mn-
tait e de l'Humanité. A oc titre* ibdewennent lasininistresr»é-
jsassmres da Grand-iÊtre* qui respecte >en> eii' keipnoipuac
-agents de sa providence matérielle, il leur devra teujomosila
^possibilité d'unir de .plus en plus 'tente le nature vivants jpenr
fana immense luttapermanante contre l'ensemble du mmdndn-
'Organique. L'instinct confus d'une telle coopération ocnstitaBa/la
isonrce spontanée du culte que l'homme rendit ai' longtemps
nux végétaux. Trop méconnue après la chute du fétichisme,
.cette naïve i adoration sera dignement roconstraite'' par Je. posi-
tivisme, qui doit ^approprier tous les offiœaieasentiels 4e» «di-
verses synthèses. antérieures.. Pour 1'inœrperer au culte Anal,
il suffira d'y rendre. subjective l'appréciation qui fui- dîabetd
objective, Ainsi transformées^ ses touchantes: pratiques pour-
tant de nouusan ennoUir^ mieu* qu'auparavant, nospkisfres-
jaèras- fonctions.
. Malgré ees relations fondamentales avec le <Grand^ÊtMf née
premier mode de «vitalité nst trop éloigné du type humain pour
>que les plus synthétifuesiDédiU tiens fuissent jamais Dranchir
-entre toux le degré .général qui peut aeul les uni*, fie dà vésntte
l'interposition subjective 4c l'animalité entre la 'végétalfté<et
.l'humanité.
L'étttde.mètte<de rtrisÉenoe» nutritive, introduit mufeureUa-
nsent.cet immense interatédiake, qui «emporte ensuite ^ tant «le
nuances graduelles, propres à compléter cette transition â»-
damentale. Gar.kvthéorie tfénépaàedek jénowlion vitakrfflé-
taente nécessairement deux ;oa». essentiels, suivant que A'tkhe»
ssék» matérielkiestidmsctenn indiceete.
• Tout être- 'vivant accomplit «directement son alimentation
•fluide, soit gaienee, soit fsdme : liquide, ■ «dent les matériaux
-émanent toujours >du milieu ioeitouiNul«ppainil vital, natale
aeégétal, ne possède, assez dSénergie chimique pour produire
186 amtoot m rounooi vosrivk.
immédiatement ce premier genre- d'alimenté : quoiqu'on ait
fouvent annoncé la formation biologique de l'eau, l'examma
toujours démenti cette irrationnelle assertion. C'est surtout
•ainsi que la vie ne saurait exister dans aucune planète dé-
pourvue d'une double enveloppe fluide. Mais cette première
alimentation, quoique indispensable à tous les organisasse,» ne
suffit qu'aux plus inférieurs. Les végétaux ont seule assex es
puissance asdmilatrice pour composer directement leure tissas
avec des matériaux liquides et gaieux, secondés par quelquss
particules terreuses, empruntées aussi au monde inorganique.
Doua les organismes plus élevés, outre cette alimentation fluide,
exigent une nourriture solide, d'où dépend leur principale
structure. Or les substances inertes, vu leur composition trop
étrangère, ne peuvent, à cet égard, procurer jamais que jdes
ressources purement accessoires, propres à faciliter l'élaboca-
tbn, ou, tout au plus, à augmenter la consistance de oertaiai
tissus. C'est pourquoi l'organisme végétal fournit seul à tous les
antres la base essentielle, d'ailleurs directe ou indirecte, de
leur alimentation solide. Les êtres correspondants constituent
d'énergiques appareils nutritifs, qui compensent la faible puis-
sance assimilatrice des natures plus éminentes, en leur procu-
rant des matériaux déjà doués d'un premier degré de vitalité.
Une telle relation devient la condition nécessaire du dévelop-
pement des fonctions supérieures chei les organismes conve-
nables, qui, sans cela, ou périraient par insuffisance d'alimen-
tation, ou œnsumeraient toute leur activité vitale en opérations
chimiques. Pour éviter cette alternative, il faudrait que csi
hautes facultés se trouvassent combinées avee la plus grande
force d'assimilation. Or, quoiqu'un pareil concours ne soit
point, en lui-même, contradictoire, l'ensemble des observa-
tions prouve clairement qu'il n'a jamais lieu. L'induction bio-
logique représente partout l'essor des fonctions supérieures
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 597
comme uni au peu d'énergie des fonctions inférieures. C'est
ainsi que la théorie générale de la vitalité conduit à distinguer
deux grandes classes d'êtres organisés : les uns, moins élevés,
mais plus indépendants, se suffisent à eux-mêmes dans les mi-
lieux convenables; les autres, plus nobles et plus rares, ne
peuvent subsister qu'à l'aide des premiers. On doit rattacher
cette notion biologique à la loi encyclopédique qui, envers
l'ensemble des phénomènes naturels, diminue l'indépendance
à mesure que croit la dignité.
Ainsi, le second mode général de vitalité se distingue d'a-
bord du premier par un système de nutrition qui l'éloigné da-
vantage de l'existence inorganique. La rénovation fondamen-
tale exige alors des aliments qui soient eux-mêmes vivants, au
lieu de se borner, comme auparavant, à des matériaux inertes.
C'est pourquoi, dans la grande hiérarchie positive qui coor-
donne à la fois les êtres et les phénomènes, les animaux s'élè-
vent au-dessus des végétaux, en tant que plus particuliers et
plus compliqués. En ce sens, l'ancienne conception concrète
des trois règnes naturels offrait une première ébauche de la
vraie classification universelle, quoiqu'une simple subdivision y
fût vicieusement érigée en division principale. L'animalité sup-
pose la végétalité, tandis que celle-ci est indépendante de
l'autre. Si l'on conçoit aisément des astres constitués de ma-
nière à ne comporter que la seule existence inorganique, il y
en a peut-être aussi où la vie se borne à la simple végétalité.
La même condition se reproduit dans les conjectures sur les
états successifs de notre planète, où Ton suppose aujourd'hui
que les végétaux ont longtemps subsisté sans les animaux, dont
ils préparaient l'avènement. Quoique ces diverses hypothèses
•oient peut-être également hasardées, et, du moins, pareille-
ment oiseuses, elles font mieux ressortir cette subordination
objective de l'animalité envers la végétalité. La succession gé-
698 SYSTÈME DE PQUnQUS fQSKtyVE.
nénle de ces deux systèmes de vitalité institue une progression
biologique qui, dani ce début décisif, se lie à la progression
cosmologique établie par le chapitre précédent. Au point de. vue
encyclopédique, le passage de l'existence végétale à l'existenu
animale ouvre une série vitale, à la fois abstraite et concrète,
essentiellement analogue, tant pour la dignité que .pour la -dé-
pendance, à celle que forment les trois modes .essentiels de
l'existence inorganique. Mais celle-ci reste nécessairement
bornée à ses trois termes naturels, mathématique, physique et
chimique; tandis que l'autre comporte, et même exige, un
vaste développement.
Cette notion fondamentale de l'animalité détermine aussitét
les deux attributs généraux qui la caractérisent directement
En effet, l'obligation de se nourrir de corps vivants auppese,
d'une part, la faculté de les discerner, et* de l'autre, le pouvoir
.de les saisir. Ainsi, Ja sensibilité et la contractilité deviennent
les conditions nécessaires du mode d'alimentation qui défiait
l'animalité. Sans cette double aptitude à connaître et à modi-
fier les corps extérieurs, l'existence animale serait directement
contradictoire. Par là l'être vivant, jusqu'alors entièrement
solitaire, ouvre naturellement des rapports habituels avec tost
ce qui l'entoure. Mais cette vie de relation n'offre d'abord qu'un
caractère purement individuel, comme ayant pour but essentiel
la vie de nutrition, qui demeure l'attrihut fondamental de l'en-
sembje des êtres organisés.
Entre ces deux vies, le lumineux génie de Bichat a digne-
ment saisi une différence capitale, en opposant l'intermittence
des fonctions animales à la continuité des fonctions végéjtalei,
dont la prépondérance matérielle ressort .ainsi davantage. Pour
compléter cette irrécusable appréciation,. il importe d'y ratta-
cher, comme conséquence nécessaire, i^ double loi de l'exer-
cice, qui n'appartient qu'à l'animalité. D'abord, la continuité
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 599
des fonctions végétatives exclut toute satisfaction, quand même
l'être serait pourvu de nerfs sensitifs, puisque tout plaisir exige
une comparaison alors impossible. C'est en vertu de son inter-
mittence caractéristique que la double propriété animale, soit
passive, soit active, comporte le sentiment de son exercice,
et, par suite, inspire le besoin de le répéter. En second lieu,
cette répétition, réglée surtout d'après les conditions nutritives,
développe un autre attribut animal, qui ne saurait davantage
convenir à des fonctions continues. C'est la faculté de l'habi-
tude, qui, philosophiquement appréciée, se lie à la grande loi
cosmologique de la persistance universelle, modifiée, dans
Tordre vital, par l'intermittence des phénomènes. Elle constitue
la base nécessaire du perfectionnement individuel, qui suppose
plus ou moins, chez tout animal, un système 4e nutrition où
le succès dépend naturellement d'une certaine éducation, à la
fois théorique et pratique, c!est-à-dire de. connaissance et de
réaction.
Voilà par quel enchaînement général le mode, alimentaire
propre à l'animalité fait naître de nouvelles lois illogiques,
qui règlent une existence supérieure, dont . la nutrition n'est
plus le but direct. Quoique se rapportant toujours à ,1a satisfac-
tion individuelle, ces impressions et ces besoins offrent un ca-
ractère moins intéressé que les purs instincts végétatifs. L'être
commence ainsi à se rapprocher du type humain, en .dévelop-
pant une existence qui n'est plus bornée à la simple matérialité.
Il ne se contente pas seulement .de matériaux, qui sont néces-
sairement personnels; il lui faut aussi des sensations et des
mouvements, où plusieurs peuvent participer sans conflit. Dans
les intervalles propres à l'alimentation solide, ;<#s besoin* supé-
rieurs peuvent acquérir un grand essor ai l'organisation le com-
porte, et devenir même une source 4e rapprochement entre les
animaux semblables. Ainsi, cette vie de relation, qui surgit au-
600 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
dessus de la vie dénutrition, suscite spontanément les premiers
germes de la sociabilité, partout où la nature morale n'est pas
trop vicieuse.
Pour achever de concevoir l'animalité fondamentale, il dut
reconnaître entre ses deux attributs connexes, l'un passif, l'autre
actif, un troisième attribut non moins général, indispensable à
leur vraie liaison. Suivant une loi logique dont j'ai souvent fait
usage, cette notion intermédiaire n'a été éclaircie qu'après les
deux extrêmes qu'elle devait unir. Malgré la lumineuse impul-
sion de Gall, les biologistes continuent trop à borner les fonc-
tions animales à la sensibilité et à la contractai té, même envers
des organismes assez élevés pour qu'elles se concentrent dans
un véritable cerveau. Il faut, néanmoins, reconnaître, jusque
chez les moindres animaux, que la liaison de ces deux fonctions
extérieures ne peut jamais être vraiment directe. Elle suppose
toujours, au sein de l'organe central, une vitalité intermédiaire,
qui caractérise mieux qu'aucune autre la spontanéité animale.
Affectée par les sensations, elle inspire les mouvements. Quoique
sa principale nature soit toujours morale, il s'y mêle partout un
certain degré d'intelligence, indispensable pour apprécier les
impressions reçues et les réactions convenables. Mais cette
double appréciation se rapporte nécessairement aux instincts
essentiels, sans lesquels sa marche serait vague et illusoire. La
seule de ces impulsions intérieures qui soit strictement univer-
selle, concerne la personnalité fondamentale, constamment
stimulée par le retour périodique des besoins nutritifs. Néan-
moins, jusqu'envers la moindre animalité, cet égoïsme néces-
saire se trouve plus ou moins modifié d'après l'exercice même
des fonctions qu'il développe. C'est ainsi que l'existence phy-
sique des animaux, supérieure à l'existence purement matérielle
des végétaux, s'accompagne toujours d'une certaine existence
morale, dont le développement caractérise la nature humaine.
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 601
Outre ce9 attributs universels de l'animalité, les cas les plus
intéressants, et même les plus nombreux, manifestent des
instincts moins personnels, qui, chez les organismes supérieurs,
comportent un admirable essor. Ils concernent le besoin de
reproduction, toujours lié à la rénovation fondamentale. Dans
tous les animaux assez élevés pour que les sexes y soient plei-
nement séparés, la conservation de l'espèce exige des rappro-
chements au moins temporaires, qui non-seulement étendent
la vie de relation, mais surtout ennoblissent son caractère moral,
en la dégageant de la pure personnalité. Les espèces même les
plus égoïstes se trouvent alors modifiées par une satisfaction
qui, quoique individuelle, suppose ailleurs quelque assentiment
volontaire. On voit ainsi la vie de relation se rapprocher davan-
tage de la sociabilité, d'après un but qui n'est plus exclusive-
ment personnel. Cette tendance devient plus prononcée sous
l'influence d'un autre instinct inhérent aussi à la fonction repro-
ductrice, et toutefois plus rare que le précédent. Quand le pro-
duit de la génération animale ne peut se développer sans des
soins assidus et spéciaux, l'instinct maternel vient compléter et
ennoblir l'instinct sexuel. Ce double penchant, relatif à la con-
servation de l'espèce, modifie plus ou moins profondément la
personnalité fondamentale, chez la plupart des natures animales.
Il y suscite une ébauche, toujours touchante et souvent admi-
rable, de la vie de famille, première base de la vie sociale.
L'intelligence propre à chaque organisme se trouve excitée par
une destination qui n'est plus purement individuelle. Ses calculs
sont même poussés ainsi au delà du besoin actuel, de manière
à ébaucher la liaison de l'avenir au passé* Cessant d'être en-
tièrement dominée par les instincts personnels, l'existence de-
vient susceptible d'une certaine discipline morale, en s'adap-
tantà un ordre extérieur, envers lequel l'affection commence à
tempérer la nécessité.
602 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Tous les principaux caractères que l'orgueil et l'ignonfice
érigent en privilèges aWolus de notre espèce se montrent doue
aussi, à l'état plus ou moins rudimentaire, ehes la plupart des
animaui supérieurs. Là même où ils sont le moins développés,
leur appréciation normale, quoique souvent difficile, devient
indispensable pour systématiser la vraie conception de l'anima-
lité. Sans ces divers attributs intérieurs, dont l'ensemble con-
stitue la vague iiotion d'mstôtcl, nous ne pourrions comprendra
aucune existence animale. Car il faudrait alors supposer ton*
jours directe la relation entre les impressions extérieures et les
réactions musculaires. Or, cette hypothèse détruirait essentiel-
lement la spontanéité animale, qui consiste surtout à être dé-
terminé par des motifs intérieurs. Ge serait, au fond, rétablir
l'automatisme cartésien, qui, exclu par les faits, vicie encore,
sous d'autres formes, les hautes théories xoologiques, faute
d'avoir été systématiquement discuté. Le régime encyclopédique
émané de la nouvelle religion pourra seul rectifier définitive-
ment ces graves aberrations, qui troublent à la fois nos senti-
ments et nos pensées. Dans l'ordre intellectuel, elles briserit à
son origine la chaîne fondamentale qui unit l'humanité <i l'en-
semble des existences réelles. Mais leur influence morale est
encore plus nuisible, en justifiant le mépris, l'ingratitude, et
même la cruauté, envers les compagnons de nos misères et
aussi de nos travaux. La vraie religion devra donc réparer
soigneusement ces funestes résultats du régime théologico-mé-
taphysique depuis la chute du polythéisme. Plus réel et plus
complet que le fétichisme, le positivisme saura encore mieux
que lui relever la dignité animale.
Afin d'apprécier assez ces divers attributs, il faut ici caracté-
riser l'influence qu'ils reçoivent de la principale modification
propre au système d'alimentation d'après lequel j'ai défini l'ani-
malité. Quoique tous les animaux se nourrissent de substances
INTRODUCTION FONDAHENf Àtll — CHAPTTRE TROISIÈME. 603*
organisées, toas ne vivent pas diretfrtetffëht de végétaux. La phî-
part des classes zoologiques' renferment beaucoup d'espèces' où
ceni-ci ne forment qu'indirectement la base de là nourriture,
alors immédiatement tirée d'autres rades animale». Une moin-
dre puissance assimilatriee exige ainsi que lefe matériau alibitesr
subissent ailleurs une seconde élaboration vitale, avant de pou-
voir être incorporés à des organismes plus éloignés de 1* végè~
talité, et mieux douéfc , en effet , des principaux attributs de
l'animalité. Eux-mêmes remplissent quelquefois un pareil of-
fice envers d'autres animaux, encore plus- carnassiers, qui
n'admettent l'aliment solide qu'aprWurie troisième' préparation
dans ces laboratoires vitants. Mais te cas reste trop exception-
nel pour intéresser la biologie générale. Le cas des carnassiers?
au premier degré , outre qu'il est seul normal, mérité beau
coup d'attention philosophique, puisque notre espèce s*y trouva
comprise, par une coïncidence qui d'est nullement fortuite,
comme je l'expliquerai ci-dessous.
On n'aperçoit jusqu'ici aucune loi générale, dans l'ensemble
de la série animale, sur la répartition effective entre les carnas-
siers et les herbivores, partout mêlés confusément. Ce mélange
doit tenir à l'imperfection actuelle de cette immense hiérarchie;
mais il indique aussi qu'une telle distinction , malgré sa haute
importance, reste toujours subordonnée au degré essentiel
d'animalité. Sa saine appréciation est encore prématurée , et
même l'influence tbéologico-métaphysiquey maintient une po-
sition vicieuse de la question. L'optimisme surnaturel disposait
à penser que chaque espèce se nourrit suivant le mode le plus
convenable. Mais cette harmonie n'est pas, au fond, moins im-
parfaite que toutes les autres , qui , en réalité , rentrent tou-
jours dans le principe nécessaire des conditions d'existence,
lequel ici prescrit seulement lé système de nourriture dont
l'animal ne saurait se passer sans périr. On conçoit ainsi que
604 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
l'organisation carnassière interdise les aliments végétaux, faute
de pouvoir les assimiler. Mais, comme Buffon l'a bien senti, la
relation inverse ne peut être autant déterminée. Si les herbi-
vores étaient plus énergiques et mieux armés , ils ne préfère»
raient point la nourriture dont l'assimilation exige le plus
d'efforts. Dans cette hypothèse, leur vaste appareil digestif s'a-
moindrirait, par désuétude, après un certain nombre de géné-
rations. Malgré leur prétendue* aversion pour la chair, les
vaches norvégiennes digèrent très-bien le poisson sec que le
manque de pâturages oblige à leur donner en hiver, et qui seu-
lement modifie leur lait. Ainsi, le système d'alimentation n'est
point aussi fixe ni aussi spontané qu'on le suppose communé-
ment, ce qui d'ailleurs confirme sa faible importance zoolo-
gique. Toutefois ces variations, même idéales, pourraient au
plus changer les herbivores en carnassiers, sans comporter jamais
la transformation inverse ; puisqu'un appareil quelconque, sur-
tout digestif, est beaucoup moins susceptible d'augmentation
que de diminution. Dans l'étude statique de cette question, il
faut toujours considérer l'ensemble de l'organisme, sans s'y
bornera aucune structure partielle. Mais son appréciation dy-
namique, qui doit finalement prévaloir, exige, en outre, que
Ton ait aussi égard à la situation extérieure, qui peut modifier
beaucoup le système naturel d'alimentation.
Quoi qu'il en soit de cette loi zoologique, on ne saurait mé-
connaître, envers chaque degré d'organisation, l'importance
spéciale d'une distinction qui affecte directement la définition
générale de l'animalité. L'obligation de se nourrir d'une proie
qu'il faut atteindre et vaincre, perfectionne à la fois tous les
attributs animaux, tant intérieurs qu'extérieurs. Son influence
envers les sens et les muscles est trop évidente pour exiger ici
aucun examen. Par sa réaction habituelle sur les plus hautes
fonctions du cerveau , elle développe également l'intelligence
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 605
et l'activité, dont le premier essor lui est toujours dû, même
chez notre espèce. A. tous ces titres, cette nécessité modifie aussi
les races qui en sont victimes , d'après les efforts moins éner-
giques, mais plus continus, qu'elle y provoque pour leur dé-
fense. Dans les deux cas, et surtout quant à l'attaque, elle dé-
termine même les premières habitudes de coopération active,
au moins temporaire. Bornées à la simple famille chez les es-
pèces insociables, ces ligues peuvent ailleurs embrasser quel-
quefois de nombreuses troupes. Ainsi commencent , parmi les
animaux , des impulsions et des aptitudes qui ne pouvaient se
développer que d'après la continuité propre à la race la plus so-
ciable et la plus intelligente. Enfin, la condition carnassière doit
aussi être appréciée dans sa réaction organique. Une plus forte
excitation, une digestion moins laborieuse et plus rapide, une
assimilation plus complète produisant un sang plus stimulant:
telles sont ses propriétés physiologiques. Toutes concourent à
développer les fonctions supérieures , soit en augmentant l'é-
nergie de leurs organe?, soit en procurant plus de temps pour
leur exercice.
Ces indications complètent ici la sommaire appréciation du
second mode fondamental de vitalité , qui , quoique toujours
subordonné au premier, constitue le principal domaine biolo-
gique. Son étude systématique repose sur un autre groupe de
trois lois générales, directement relatives à l'animalité, pour
régler la marche caractéristique des fonctions intermittentes.
La première de ces nouvelles lois biologiques concerne le
besoin alternatif d'activité et de repos, non moins essentiel à
la vie animale que ne Test, dans la vie organique , celui de la
rénovation matérielle. Il appartient également à tous les or-
ganes de relation, tant intérieurs qu'extérieurs. De sa juste sa*
tisfaction dépend le plaisir proprement dit, tandis que la santé
se rapporte surtout à l'état continu des organes nutritifs. La
43
606 système m rouiunn positive.
spontanéité vitale se manifeste davantage dans ces actes inter-
mittents, où le plus complet matérialisme ne Ta jamais mé-
connue entièrement* Cependant, le monde extérieur constitue
encore la base nécessaire de cette existence supérieure, en
fournissant aux fonctions passives des stimulants, et aux fonc-
tions actives des points d'appui, également indispensables à
leur exercice. Même envers les plus nobles organes 9 la médi-
tation ne s'exerce que sur des données émanées de l'observa-
tion; et les inclinations, quoique moins dépendantes f ne te
caractérisent que d'après les impressions correspondantes*
Toutefois, la participation du milieu n'est point aussi circon-
scrite envers cette vie animale que pour la vie organique* Car,
il n'y fournit presque plus de matériaux proprement dits, mais
seulement des rapports, qui, n'étant pas nécessairement indi-
viduels, comportent des satisfactions collectives. Le second
degré général de vitalité s'annonce ainsi comme devant con-
duire à l'existence sociale , quoique ce terme naturel de la vie
de relation ne soit pleinement développable que chex une seule
espèce. Dans l'immense essor que l'humanité procure à toutes
les fonctions vitales , la production matérielle et la propriété
personnelle se rapportent surtout aux besoins continus de la
vie organique, tandis que les nécessités intermittentes de la vie
animale se satisfont à peu de frais et en commun.
Cette intermittence caractéristique conduit naturellement à
la seconde loi générale de l'animalité, celle de l'habitude, si
lumineusement fondée par Bichat. J'ai, depuis longtemps,
établi qu'une telle aptitude à la reproduction spontanée des
fonctions périodiques n'est point exclusivement propre aux
êtres vivants. La philosophie positive y voit un simple cas par-
ticulier de la loi universelle de persistance, dont la manifesta-
tion objective commence envers l'existence mathématique , où
elle constitue la première loi du mouvement. En effet, la ten-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 807
dance à reproduire spontanément certains phénomènes vitaux,
sans le concours de leurs sources primitives, est essentiellement
analogue à la disposition qui fait partout persister dans un état
quelconque après la cessation de l'impulsion correspondante.
L'unique différence des deux propriétés résulte de la disconti-
nuité des fonctions envers lesquelles la persistance universelle
devient l'habitude spéciale. Or, cette transformation n'est point
strictement bornée aux corps vivants. Elle se manifeste aussi en
cosmologie, surtout quant aux phénomènes du son, dans les ap-
pareils dont l'action s'interrompt, et qui reproduisent mieux les
effets assez réitérés» Mais cette aptitude ne peut (dors être qu'é-
bauchée, et son vrai développement appartient nécessairement
à la biologie, comme l'ensemble des conditions correspondantes.
Toutefois, il ne s'y réalise point envers la vie organique, où il y
a persistance sans habitude , vu la continuité des fonctions.
Cette loi doit caractériser la vie animale, d'après sa discontinuité
régulièrement périodique, dans tous les appareils assez souples
pour manifester aisément la tendance spontanée à reproduire
les phénomènes intérieurs malgré l'interruption des influences
extérieures. Sans une telle aptitude, l'animalité deviendrait inin-
telligible, puisque sa suspension journftlièrependant le sommeil
ne permettrait plus de lier entre elles ses diverses périodes d'ac-
tivité quotidienne.
Au sujet de cette seconde loi animale, je dois ici noter le pré-
cieux complément général que Cabanis y a joint, en rattachant
l'imitation à l'habitude. Un tel rapprochement, aussi profond
que lumineux, exige pourtant une restriction que cet éminent
penseur est excusable d'avoir négligée, parce qu'il considérait
peu les cas où elle convient. Cette relation ne s'applique , en
effet, qu'aux espèces sociables, où, suivant l'heureuse expres-
sion de Cabanis, la faculté d'imiter autrui tient à celle de s'imi-
ter soi-même. Partout ailleurs, le début de sympathie empêche
808 SYSTÈME DE POLITIQCJE POSITIVE.
l'essor naturel d'une pareille connexité. La théorie délimitation,
quoique devenue ainsi inséparable de celle de l'habitude, com-
porte donc une moindre généralité biologique. Mais Tune et
l'autre s'appliquent également à notre espèce, ce qui était sur-
tout important.
De la seconde loi propre à la biologie animale, on passe spon-
tanément à la troisième , qui représente le perfectionnement
comme la suite universelle de l'habitude. Cette dernière loi, au-
tant que les deux autres, convient indistinctement à tous les at-
tributs de l'animalité, actifs ou passifs, intérieurs ou extérieurs.
Il faut toujours l'appliquer à la fois aux organes et aux fonctions,
suivant les différences correspondantes. S ta tiquement envisagée,
elle consiste en ce que tout appareil animal se développe par
l'exercice habituel, et s'amoindrit, ou même s'atrophie, d'après
la désuétude prolongée. Dans son interprétation dynamique,
elle établit que la répétition, surtout périodique, facilite chaque
fonction intermittente, qui tend ainsi à devenir inaperçue ou in-
volontaire.
La connexité directe de ces deux notions biologiques repré-
sente l'existence animale comme la première source objective
de l'identité naturelle que l'existence sociale fait tant ressortir
entre le développement et le perfectionnement. En les combi-
nant, on forme la vraie conception du progrès, privilège néces-
saire de ces deux vitalités supérieures. Les phénomènes mo-
difiables de la cosmologie terrestre semblent fournir l'origine
primitive d'un tel attribut. Mais une meilleure appréciation fait
bientôt reconnaître que, sans l'intervention animale, ces muta-
tions, physiques ou chimiques, au lieu de constituer un véri-
table progrès matériel , n'aboutiraient qu'à une succession in-
cohérente de stériles vicissitudes. Ce sont les êtres animés, et
surtout le plus grand d'entre eux, qui, pour améliorer leur con-
dition extérieure, impriment un caractère déterminé et une
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 609
marche continue à ces modifications naturelles, dont la produc-
tion est d'ailleurs due souvent à leurs artifices. Ainsi, la notion
du progrès matériel, quoiqu'elle paraisse née en cosmologie,
appartient réellement à la biologie, comme un résultat néces-
saire de la troisième loi animale. Il serait superflu d'expliquer
ici que cette loi constitue Tunique source du progrès supérieur,
où l'être améliore, non plus sa seule situation, mais sa propre
nature. Quoiqu'une telle étude ne convienne qu'à la sociologie,
la biologie en offre pourtant la première ébauche, envers le
moindre des trois degrés correspondants. Car, les plus nobles
animaux tendent, en effet, sous divers aspects, à perfectionner
leur nature physique, surtout par la propreté, comme je l'ai
noté dans mon discours préliminaire. Leur insuffisance à cet
égard résulte moins de leur infériorité spéciale que du défaut
de concert mutuel et de l'absence d'instruments convenables*
Il n'y a que le progrès intellectuel , et surtout moral , qu'on
doive regarder comme l'apanage exclusif de notre espèce, où
il est uniquement dû à l'existence sociale.
Pour compléter la troisième loi de l'animalité, il faut consi-
dérer sa relation normale avec la troisième loi de la végéta-
nte. De leur combinaison générale, résulte nécessairement la
perfectibilité vitale. Car, les progrès quelconques, à la % fois
statiques et dynamiques, réalisés chez l'individu, d'après un
ê
suffisant exercice, tendent ainsi à se perpétuer dans l'espèce
par la génération. L'hérédité rend alors naturelles les modi*
fications qui furent d'abord artificielles. Quoique le dévelop-
pement de cette heureuse aptitude soit nécessairement réservé
à notre espèce, il importe d'en reconnaître la source biolo-
gique , appréciable envers tous les animaux supérieurs.
Telles sont les trois lois fondamentales de l'animalité. Leur
petit nombre et leur intime connexité tendent directement à
établir, dans l'étude qu'elles dominent, une liaison conforme
610 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
à sa nature synthétique. Mais les fonctions et les organes offrent
alors tant de variété et de complication qu'il convient ici de
caractériser distinctement le mode général suivant lequel s'é-
tablit Tharmonie totale de l'existence correspondante. Cette
importante appréciation est nécessairement propre à la vie
animale. En effet , la végétabilité se réduit , au fond , à une
double fonction , essentiellement liée à un tissu uniforme; en
sorte que le consensus individuel s'y maintient aisément et s'y
conçoit sans peine. Il en est tout autrement pour l'animalité,
où l'unité statique et dynamique devient difficile à conserver et
à comprendre, sous le concours nécessaire de tant de phéno-
mènes intermittents, actifs ou passifs, extérieurs ou inté-
rieurs.
Cette indispensable harmonie repose toujours sur l'inévitable
subordination, d*ailleurs directe ou indirecte, de toute la vie
animale envers la vie organique. Les divers appareils animaux,
soit sensitifs et locomoteurs, soit même intellectuels et mo-
raux, ne fonctionnent habituellement que pour conserver la
vitalité fondamentale. Quoique leur exercice modéré procure,
par lui-même, une satisfaction spéciale et immédiate, indépen-
dante de ce but commun et final, il ne devient régulier et sou-
tenu que d'après cette destination naturelle. Lorsqu'il n'y tend
pas directement, il s'y prépare spontanément, suivant une vé-
ritable éducation, individuelle ou domestique. Mais la relation
nécessaire entre les deux modes essentiels de vitalité produit
deux genres d'unité très-différents, selon que l'élaboration
conservatrice est personnelle ou sociale. En un mot, l'être
animé n'agit habituellement que sollicité par une affection
quelconque , et il ne pense qu'a fin de mieux agir : en sorte que
toute son existence se conforme à l'inclination prépondérante.
Or, ce moteur affectif peut être égoïste ou sympathique. Quoi-
que ne devant se développer pleinement que chez notre espèce,
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — - CHAPITRE TROISIÈME. 611
le second mode commence nécessairement parmi les animaux.
Le premier convient seul à toute la partie inférieure de la
hiérarchie zoologique, jusqu'au degré d'organisation où les
*éxes se trouvent entièrement séparés. Chez de tels animaux,
l'harmonie vitale n'exige guère plus d'efforts que parmi les vé-
gétaux ; puisque aucun conflit n'y vient jamais troubler la pré-
pondérance naturelle de l'instinct qui conserve à la fois l'indi-
vidu et l'espèce. Peut-être y existe-t-il quelquefois des germes
de sociabilité, comme nous en offrent plusieurs espèces peu
supérieures à celle-là : mais alors ils ne peuvent s'y dévelop-
per, faute d'un but normal. L'animal ne commence à vivre pour
autrui, au moins passagèrement, que quand les besoins relatifs
à. la conservation de l'espèce viennent suspendre les soins
qu'exige habituellement la conservation de l'individu. Cette
nouvelle existence suppose donc l'entière séparation des sexes,
•et même la nécessité d'une certaine éducation des petits.
Quand l'instinct sexuel et l'instinct maternel ont ainsi surgi,
ils modifient nécessairement l'instinct nutritif, surtout chez la
femelle, en produisant partout un véritable état domestique,
au moins temporaire. Tant qu'il dure, l'harmonie vitale s'élève
au second mode, en consacrant toute l'existence à la famille,
au lieu de la concentrer sur l'individu. L'animal, même mâle,
y offre souvent d'admirables exemples de la plus touchante
abnégation personnelle pour mieux assurer la conservation des
siens. Son activité et son intelligence se vouent alors au service
exclusif de sa tendresse domestique. L'infériorité mentale y em-
pêche d'ailleurs, entre l'esprit et le cœur, ce fatal divorce qui
constitue la principale difficulté de l'unité humaine.
Tous les animaux vertébrés, et même la plupart des arti-
culés, participent plus ou moins à cette vie de famille. Mais
«es résultats généraux diffèrent beaucoup, suivant que les
«espèces sont sociables ou insociables. Dans ce dernier cas, qui
612 8T8TKME M P0UT1QDK POSITIVE.
est le plus fréquent, l'existence domestique reste purement
temporaire, sans comporter aucune influence continue. Alors
l'unité anitoale présente habituellement le caractère égoïste
qu'elle offrait toujours chéries êtres inférieurs. L'intelligence
et l'activité ne se- développent que pour la conservation per-
sonnelle, par voie de défense ou d'attaque, suivant le genre
d'alimentation. Cher les carnassiers; cet égoïsme habituel est
souvent poussé jusqu'à là cruauté, sans qu'aucun conflit affec-
tif vienne troubler une telle harmonie. Hors les époques du rut
et des soins maternels, un tigré, ou même une ti grosso, et, 4
plus forte raison, un crocodile et un boa, sont entièrement
occupés d'eux-mêmes, et retombent dans la torpeur, de* corps
comme d'esprit, aussitôt que cessent les nécessités indivi-
duelles: La vie animale s'y montre uniquement destinée k mieux
satisfaire la vie organique. . •
Il en est autrement chei les espèces sociables. Ce second ces
ne peut se manifester complètement que dans la race humaine,
d'après un ensemble de motifs qui sera ci- dessous apprécié.
Néanmoins, le bonheur de vivre pour autrui ne constitue point
un privilège exclusif de notre nature. Il appartient également
à beaucoup d'animaux, où même l'instinct sympathique se
trouve quelquefois mieux prononcé, quoiqu'il n'y produise
point d'aussi grands résultats que parmi nous. Envers ces
nobles espèces, on doit distinguer avec soin l'inclination .sociale
et l'affection domestique ; comme le prouvent pi usieurs exemples
non moins décicifs que le contraste du chien au chevreuil, si
bien caractérisé par Georges Leroy. Quand la seconde pré-
vaut, la première n'aboutit réellement qu'à rendre perma-
nente la vie de famille, qui, sans un tel attrait, serait seule-
ment passagère; Le charme propre à cette simple existence, et
l'impossibilité d'exercer beaucoup l'instinct social, réduisent
alors celui-ci au degré secondaire ou il se borne h consolider
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 613
l'instinct domestique. La sociabilité ne modifie profondément
les animaux que chez les espèces analogues à la canine, où sa
grande énergie coïncide avec de faibles affections conjugales et
paternelles*
Dans ce dernier cas, l'animal ne peut satisfaire convenable-
ment ses vives inclinations sympathiques qu'en se vouant libre-
ment au service continu d'une race supérieure. Mais alors le
lien ne comporte une pleine efficacité qu'en devenant indi-
viduel, sans aucune liaison collective entre les deux espèces.
Si le subordonné est un carnassier, il peut ainsi fournir une
assistance militaire, même contre les semblables du maître
qu'il a choisi. D'après divers motifs aisément appréciables,
notre espèce se trouve toujours préférée pour ce genre d'asso-
ciation, par tous les animaux qui en sont susceptibles. Cette
prédilection naturelle nous devient souvent incommode, chez
ceux dont nous n'agréons pas le concours. Malgré les préjugés
actuels, une telle association est certainement volontaire ; puis-
que la plupart des espèces qui nous l'offrent pourraient facile-
ment s'y soustraire, si, en effet, elle contrariait leur principale
inclination. Loin que cette libre soumission indique chez elles
aucune dégradation, elle y prouve une sagesse analogue à celle
qui, parmi nous, dispose chacun à préférer le commerce habi-
tuel de ses vrais supérieurs. Sous le régime théologique, chaque
homme aspirait surtout à vivre enfin avec les dieux ou les anges :
pourquoi un chien ou un cheval ne rechercheraient-ils point
une société plus éminente que celle de leurs semblables? L'or-
gueil personnel peut seul détourner un être quelconque de la
liaison la plus propre à satisfaire l'ensemble de ses meilleurs
instincts. C'est ainsi que l'animalité ébauche spontanément le
grand principe sociologique qui représente l'amour comme la
base nécessaire de toute union durable entre des êtres indépen-
dants.
614 SYSTEM DE POLITIQUE POSITIVE.
Quoiquerimitéaniinderepose presque toujourisorrégoteme,
beaucoup d'espèces trouvent donc dans raltruimie h sonne
d'une harmonie, non-seulement plui douée et plus noble, mais
aussi plus complète et plus durable. Malgré sa nature excep-
tionnelle, ce cas, si bien apprécié par Buffon, mérite uns pro-
fonde attention philosophique et même sociale, indépendam-
ment de son importance théorique. Car, de tels animaux doivent
désormais s'incorporer accessoirement au vrai Grand-Être, à
meilleur titre que tant de vains personnages qui ne furent jamais
qu'un fardeau pour lui. On dissiperait toute incertitude à est
égard en considérant quelle privation l'humanité éprouverait,
même aujourd'hui, si elle perdait ces organes secondaires.
En un temps oh leurs services étaient plus récents et mieux
sentis, le fétichisme d'abord, et ensuite le polythéisme, appré-
cièrent dignement, k leur manière, cette importante associa*
tion, comme l'une des sources essentielles de notre grandeur.
Mais le monothéisme et la métaphysique ont remplacé ces
naïves inspirations par d'orgueilleuses rêveries, aussi nuisibles
au cœur qu'à l'esprit. La religion finale rectifiera soigneusement
cette longue aberration, d'après une consécration, i la fois
spontanée et systématique, de la vraie dignité animale. Égale-
ment poussé par la réalité et l'utilité qui le caractérisent, le
positivisme étendra convenablement le sentiment fondamental
de la fraternité universelle à tous les êtres qui méritent l'inves-
titure humaine. Cette juste adjonction peut nous améliorer au*
tant qu'eux, en rendant plus pures et plus vives les affections
qui doivent prévaloir. A cet égard, le nouveau sacerdoce sers
bientôt secondé par les tendances populaires, qui, même chef
les chrétiens, luttèrent toujours contre des croyances absurdes
et égoïstes. L'éducation régénérée aura donc peu de peine à
faire dignement apprécier les animaux associables comme des
auxiliaires indispensables à nos études et à nos travaux. Tant
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 615
que la biologie reste isolée, elle doit redouter les déclamations
théologiques ou métaphysiques au sujet de son rapprochement
systématique entre l'humanité et l'animalité. Mais, sous la dis-
cipline sociologique, elle représentera directement cette com-
paraison fondamentale comme l'explication de notre vraie
grandeur. En étendant la naïve sentence d'un héros qui se
connaissait en ambition, il vaut mieux être le premier des ani-
maux que le dernier des anges.
Ces ministres inférieurs de l'humanité seront traités, par la
morale positive, d'après les mêmes principes que les principaux
organes, en appréciant toujours, outre l'office effectif, la valeur
propre, physique, intellectuelle, et surtout affective. Le dé-
vouement des forts aux faibles doit s'étendre jusqu'aux moindres
êtres susceptibles de sympathiser avec nos affections et de con-
courir à nos travaux. Sans cette plénitude normale, le senti-
ment moral ne pourrait acquérir, même envers nous, toute
l'énergie qu'exige sa destination ordinaire. Dans une nature
aussi disposée que la nôtre à la prépondérance de l'égoïsme,
les actes de cruauté et les habitudes d'indifférence à l'égard des
animaux exposent toujours à une entière démoralisation,
commelepressentirentdignementnosplus antiques instituteurs.
Notre existence carnassière exige surtout qu'une scrupuleuse
discipline écarte sans cesse tout ce qui tend à ranimer l'instinct
sanguinaire qui sommeille constamment chez nos meilleurs
types.
L'ensemble de cette association entre l'humanité et les
espèces disciplinables fournit la base systématique du point de
vue le plus complet et le plus durable que puisse comporter la
politique positive, ainsi appelée à diriger toute la nature vivante
contre la nature morte, afin d'exploiter le domaine terrestre.
Alors le Grand-Être, intégralement considéré, devient le chef
de cette immense ligue, avec ces animaux pour agents volon-
616 SrarifcMB DB POLITIQUE POSITIVE.
taires, et les végétaux pour instruments matériels : les forces
inorganiques s'y joignent ensuite comme auxiliaires aveugles, à
mesure qu'elles se trouvent conquises. L'organisation d'une
telle réaction continue de la volonté sur la nécessité caracté-
risera l'avènement général de notre sociabilité finale ; de même
que sa préparation croissante suivit toujours l'essor graduel de
notre régime préliminaire. Chaque espèce animale tend, en
effet, à l'empire exclusif de la terre, comme chaque population
humaine à la domination sur toutes les autres. Mais ces deux
luttes simultanées cessent nécessairement à la fois. Quand le
vrai Grand-Être est asses constitué, d'après l'harmonie, morale
et mentale, de ses divers organes essentiels, sa prépondérance
universelle pose un terme irrévocable aux conquêtes spéciales
de toute autre race. L'unité animale tend ainsi à s'établir de la
même manière que l'unité humaine, par l'extension des mem-
bres susceptibles de se rallier à l'organe central et l'extinction
des parties indisciplinables.
Quoique notre ascendant animal n'ait encore été que spon-
tané, il a déjà détruit beaucoup d'espèces antagonistes. Toutes
celles dont la concurrence nous offre de véritables dangers sont
certainement destinées à disparaître bientôt sous nos efforts
sagement concertés. Il ne restera finalement que les espèces
inoffensives, et surtout les races qui nous présentent une utilité
quelconque, matérielle, physique, intellectuelle, ou morale.
Celles-ci se trouveront alors très- propagées, et même perfec-
tionnées, par l'active providence du Grand -Être, qui seul a
déjà préservé plusieurs d'entre elles d'une entière destruction.
Une semblable influence réduira aussi le règne végétal aux
espèces susceptibles de servir, d'une manière quelconque, à
notre propre usage, ou de nourrir les compagnons de nos des-
tinées, les auxiliaires de nos travaux, et les laboratoires de
notre alimentation.
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 617
Alors la nature vivante, entièrement unie sous un seul chef,
constituera réellement une immense hiérarchie, dont l'activité
permanente modifiera de plus en plus la constitution spéciale
de la planète humaine. Ces modifications sont, il est vraj,
limitées par l'ensemble des lois cosmologiques, auxquelles les
lois biologiques se* trouvent objectivement subordonnées. Ja-
mais la véritable providence ne pourra développer assez d'éner-
gie mécanique pour changer aucune de nos conditions astro-
nomiques, soit dynamiques, soit même statiques. Toujours
bornés à l'ordre physico-chimique, ses efforts quelconques n'y
«auraient d'ailleurs produire que des améliorations très-secon-
daires, insensibles envers les deux enveloppes fluides de lu
terre, et peu prononcées sur son écorce solide. Quelque puis-
sante que devienne la nature vivante d'après sa pleine conver-
gence, l'énorme prépondérance de la masse inerte surmontera
sans cesse l'ensemble de son activité, dont tous les résultats
demeureront imperceptibles à une faible distance de la surface
terrestre. L'appréciation familière de ces invincibles limites
offrira toujours une grande importance intellectuelle, et môme
morale, pour mieux diriger nos efforts et contenir notre
orgueil. En nous affranchissant des terreurs oppressives et des
scrupules chimériques, ie régime final nous exposerait aux
projets extravagants et aux folles présomptions, si l'éducation
systématique n'y devait ainsi corriger aisément ces vaines ten-
dances. Mais cette discipline nécessaire ne devra jamais en-
traver l'essor naturel des sages espérances, dont la principale
appréciation sera toujours subjective et non objective. Quelque
faible que soit l'influence totale du Grand-Être envers sa pla-
nète, c'est à sa propre destinée qu'il faut la rapporter finale-
ment, et alors on estime mieux des modifications qui d'abord
semblaient négligeables. D'après l'irrationnel isolement de la
biologie actuelle, ses éminents fondateurs ont été, sous ce rap-
618 STtTiltt DB P0UT1QCE POSITfTK.
port» conduits quelquefois à de* aberrations qu'une éducatif*
•ocydopédique eût aisément prérenues. C'est ainsi que la nalTt
imagination de Lamarck exagéra beaucoup l'influence géolo-
gique des végétaux, et surtout celle des animaux inférieurs:
Néanmoins, les effets déjà réalisés sous un régime défavorable
doivent nous donner une haute idée de la ptovidence humaine,
quant aux améliorations terrestres qui nous importent vérita-
blement. On relira toujours, à cet égard, les admirables ta-
bleaux dus au génie éminemment synthétique du naturaliste le
mieux placé au vrai point de vue subjectif.
Cette vaste biocratie, où les animaux disciplinablea aont nos
prinoipajK ministres, ne put jusqu'ici se constituer pleinemoat,
parce que Hmuffiiantri formation de notre propre sodooratis
ne lui permettait pe* d'avoir un véritable chef. Tant que k
théologisme et la guerre consumèrent presque tous nos efforts,
théoriques et pratiques, pour d'absurdes spéculations et des
luttes coupables, le monde vivant manqua d'unité, et sa réao»
tion inorganique fut beaucoup altérée par les conflits partiels
de ses éléments spontanés. Devenue enfin convergente et systé-
matique, cette influence biologique comporte certainement des
résultats très-supérieurs à tous ceux qu'elle a déjà produit
Ainsi concentrée, elle constitue, envers la commune patrie,
Tunique source réelle du progrès continu, tandis que Tordre
matériel y repose principalement sur l'inaltérable empire de la
nature morte.
Le régime intérieur de cette biocratie finale n'est pas moins
lié que sa puissance extérieure à l'évolution fondamentale de
l'humanité. Des hommes qui se croyaient exilés sur la terre ne
pouvaient fournir de dignes chefs aux animaux qui leur en ef-
fraient les éternels habitants. En même temps, ceux qui déve-
loppaient habituellement une activité fratricide n'auraient pu
contracter des sentiments et des mœurs convenables envers les
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 6l9
races subordonnées. Mais, sous le régime positif, une coopéra*
tion normale et une juste fraternité établiront, entre tous les
organes biocratiques , une solidarité conforme à leur commun
service du vrai Grand-Être. En un mot, la biocratie et la socio-
cratie seront également régies par l'altruisme, tandis que l'é-
golsme prévalut des deux côtés pendant tout le cours de notre
préparation théologique et militaire»
Voilà commest la biologie systématisée nous place enta a»
meilleur point de vue de la politique humaine, ou plutôt ani-
male, qui intéresse l'ensemble du monde vivant à la régénéra-
tion sociale de notre espèce, dès lors destinée à gouverner di-
gnement toutes les autres. D'après la nature de son génie et le
cours général de ses méditations, on peut assurer que le grand
Buffon était dans la direction qui aboutit à une telle apprécia-
tion. Il en approcha autant que le permettaient alors la pré-
pondérance apparente du vieux régime humain et l'absence
totale de conceptions sociologiques.
Cette suite d'aperçus systématiques complète ici l'apprécia-
tion philosophique du second mode fondamental de vitalité.
Par sa connexité nécessaire avec le premier, il constitue le
domaine propre de la biologie, que j'ai ainsi caractérisé suffi-
samment. Mais leur succession naturelle ouvre une progression
organique qui ne peut être assez définie tant qu'on ne conçoit
pas directement son dernier terme. Quoiqu'il appartienne à une
science supérieure, la biologie en doit déjà ébaucher la no-
tion générale, afin d'en préparer l'étude immédiate. En faisant
succéder l'humanité à l'animalité, comme celle-ci à la végéta-
nte, on institue synthétiquement la hiérarchie biologique, dont
la composition spéciale doit ensuite être analytiquement rap-
portée à ce triple fondement général. On ne saurait, à cet
égard, éviter les spéculations vagues et oiseuses, ni les débats
interminables , quand , au contraire , on veut construire la se-
STSTfaU DE POUTIQOK WSfTIVR.
rie tnimale indépendamment du terme d'où elle procède et et
eelui où elle aboutit. C'est alors bâtir à la fois sans base et «h
but.
m
Tai asses expliqué comment la définition générale de la vis
conduit de la végétalité i l'animalité, en modifiant étalement
le système d'alimentation. Le passage de l'animalité à rhums-
nité on socialité s'accomplit d'une manière encore plus directe
et plus nette, en se bornant i développer les fonctions inté-
rieures du cerveau. Ces hautes fonctions, tant mondes qu'in-
tellectuelles , constituent partout le centre nécessaire de la vis
de relation, comme terme des impressions extérieures et soom
des réactions volontaires. Mais y chex la plupart des animais «
leur exercice reste essentiellement personnel, en se rapportent
' toujours aux besoins organiques, pour assurer habituellement!*
" conservation de l'individu et péridioquement celle de l'espèce.
Quoique beaucoup de races soient douées de la sociabiKti,
cette éminente aptitude ne se développe réellement que dans le
genre humain. Là seulement elle offre ses deux attributs carac-
téristique», une entière solidarité, et surtout une continuité
éternelle. Telle est pourtant la tendance naturelle des facultés
d'appréciation et d'action où consiste partout la vie antmak
proprement dite. Même les fonctions extérieures du cerveau
comportent spontanément une plus noble destination que cdb
de discerner et de saisir la nourriture , que les végétaux s'ap-
proprient sans exiger aucun de ces pouvoirs supérieurs. Les
sens et les muscles conviennent surtout à chacun pour connaître
et servir les êtres semblables qu'il doit aimer. C'est seulement
ainsi que tous les organes de relation, tant extérieurs quinte»
rieurs, peuvent se développer complètement, d'après un btt
continu, aussi vaste qu'attrayant. En un mot, la tendance finale
de toute vie animale consisterait à former un Grand-Être, plus
ou moins analogue à l'Humanité , caractérisée dans mon Do-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHANTRE TROISIÈME. 621
cours préliminaire. Mais cette commune disposition ne pou-
vait, comme je vais l'expliquer, prévaloir que chez une seule
espèce. Partout ailleurs, l'animalité avorte nécessairement en-
vers sa principale production, dont elle fournit seulement
quelques ébauches éparses. Réduite à seconder l'existence vé-
gétative, elle retombe sous l'empire presque universel de Té-
golsme, sauf l'essor discontinu des affections domestiques. Le
régime complet de l'altruisme est particulier à notre race, où
même il exige d'abord une longue préparation, à peine termi-
née aujourd'hui chez les populations d'élite. Sa prépondérance
normale se trouve seulement annoncée, dans quelques espèces
supérieures, par une existence admirablement sympathique,
mais bornée au dévouement individuel.
Ainsi, la suprême vitalité, particulière au Grand-Être, se lie
encore mieux à la vitalité intermédiaire des animaux que celle-
ci à la vitalité fondamentale des végétaux. Cette progression né-
cessaire complète le dualisme élémentaire de la philosophie na-
turelle entre le monde et la vie, en le rattachant étroitement à
la seule source possible d'une synthèse réelle. Mais, malgré
l'intime connexité de notre existence sociale avec la simple exis-
tence animale, son étude directe exige une science radicalement
distincte. Ayant pour base objective l'ensemble hiérarchique
des autres théories abstraites, elle constitue, au point de vue
subjectif, l'unique régulateur commun de leurs méthodes et de
leurs doctrines. Le concours général , dans l'espace et dans le
temps, des organes qui composent l'être immense et éternel, de-
mande une appréciation spéciale, à la fois statique et dynami-
que, à laquelle la biologie ne peut davantage suppléer que la
cosmologie, quoique toutes deux lui fournissent un préambule
nécessaire. C'est, au contraire, à la sociologie que la biologie
doit demander la véritable théorie des plus hautes fonctions de
l'animalité. Il faut, en effet, que chaque classe de phénomènes
44
622 SYSTÈME DE POLTTIQUE FO0R1V1.
s'étudie surtout dans les êtres où elle s» développe le mieux/
et d'où Ton passe ensuite aux cas moins prononcés. Or, cet
attributs supérieurs , soit intellectuels , soit moraux , quoique
plus complets cbex notre espèce, ne s'y caractérisent assex que
par l'existence sociale. Sans la solidarité, etsurtout la continuité,
qui la rendent si supérieure à toute autre, ses principales ajffi-
tudeay seraient presque aussi équivoques que dans les races voi-
sines, où Ton tenta de les rapporter au pur automatisme. Antii,
les mêmes motifs, logiques et scientifiques, qui réservent à h
végétalité l'étude fondamentale de ht vie de nutrition , repré-
sentent notre sockHté comme pouvant seule manifester les plus
nobles lois de la vie de relation. Cette nécessité philosophique
explique l'extrême imperfection de la théorie générale des folio-
tions intellectuelles et morales , même depuis que Gall et Ca-
banis ont tenté d'en exclure toute métaphysique en la rattachai!
à l'ensemble de la biologie. Leurs lois réelles ne peuvent être
découvertes et établies que par la sociologie , quoique sa propre
fondation ait d'abord exigé l'usage provisoire des meilleures
ébauches antérieures. Quelque utile que doive devenir , à cet
égard, l'étude positive des animaux, elle ne comportera jamais
qu'un office secondaire, à titre de contrôle naturel des concep-
tions sociologiques dont elle ne saurait dispenser. Son efficacité
ultérieure restera donc essentiellement analogue à la précieuse
réaction critique qu'elle exerça récemment contre les hypo-
thèses théologico-métaphysiques. En un mot, la biologie ne peut
cultiver dignement ce grand sujet qu'en s'y subordonnant i la
sociologie, qui seule y est vraiment compétente.
C'est par là que l'on sent le mieux l'impossibilité radicale de
toute constitution isolée pour l'étude de la vie , dont la pins
haute partie appartient à une science distincte. Vainement ten-
terait-on de composer un pur domaine biologique en combinant
les deux modes inférieurs de vitalité, abstraction faite du mode
WTR0DUCT10M ffONMMlHfUa»'«^«HIfifM TROISIÈME. WS
suprême, Oiip0at«B^tb^tuer>ii»« tét«de-pi^«ratoir«, ^ui
convient à la-marthe ob)ec<m dt ilééuoalKm potitit»*e. Mftk
vu tel régime théorique devieiidirit irrationnel si on le suppo-
sait définitif. Car, l'ensemble -de la =vie*nkn*le resterait iûhi*
télligible Base lee attribut* eopéneorsque la sociologie peut
seule apprécier. Si 4*éeheHe'tiiéwrëhiqaet<des petite 4tres ait
d'abord indispensable pot» tf élever eelideaiuft à la conception
systématique du Grand-Être, oetype suprême «constitue enfin le
principe exclusif de l'unité biologique, non-seulement «objec-
tive , mais même objective. Un tel organisme présente seul le
plein développement de toutes les fcnotàens, actives ou passives,
extérieures ou intérieures, que les autres races ébauchent gra-
duellement. Sons les principaux aspects, chaque espèce animale
se réduit, an fond, à unGran<WÊtre plusou moins averté. L'en-
semble de la race n'y offre «qu'une existence abstraite, ou
plutôt nominale, ceueUririte seulement par nos artiâoes spécu-
latifs ; il n'y «là de réel que l'individu, et quelquefois la famille :
c'est précisément l'inverse du cas humain. Ainsi, l'appréciation
définitive des diversergaetsmes animaux résultera soulementde
leur comparaison générale avec le type suprême construit par
la sociologie. L'étude fondamentale de la végétalité constitue
réellement ia seule partiel la biologie qui, sous l'aspect ob-
jectif, se trouve pleinement indépendante de la soienoe de l'Hu-
manité, quoiqu'elle doive y être rattachée dans l'ordre subjec-
tif, qui finalement prévaudra. Elle se rapproche ainsi de lé
cosmologie, mais en vérifiant encore mieux l'obligation de
fonder toute unité théorique tor l'ascendant systématique du
vrai point de vue humain. Survint k régie eiioyetopédiqueap
pliquée an débutdeee ckapiti«eron^t'done<|ue la biologie
comporte moins qu'aeeaneeutgc etfcueepuMiminairs une*on*
ttitution «spéciale, parseb nsêmeiqn^eHe tonne 4e dernier éAe-
len nécessaire à la construction de 4a sciewe mniveieene.
624 smfau de politique positive.
Quoique le troisième mode de vitalité appartienne essentiel-
lement à la sociologie, la pure biologie remplira toujours, envers
les lois correspondantes, un office secondaire mais précieux, en
fournissant à la fois un contrôle pour leur découverte et un
préambule pour leur enseignement. C'est surtout quanta l'étude
statique des fonctions intérieures du cerveau que les conceptions
sociologiques exigent cette confirmation et cette préparation
biologiques. En effet, l'humanité ne développe aucun attribut
intellectuel ou moral qui ne se retrouve, à de moindres degrés,
chez tous les animaux supérieurs. Sans qu'il y soit aussi pro-
noncé, on l'y sépare mieux des fonctions analogues, et surtout
on l'y distingue davantage des résultats composés dus à l'état
social. Un tel critérium peut seul garantir rentière positivité des
notions rudimentaires de la statique sociale, en y signalant la
confusion et la surabondance qui altèrent presque toujours
l'étude directe des hautes fonctions cérébrales. Cet office biolo-
gique m'a semblé assez important pour mériter ici une appré-
ciation spéciale, en terminant ce chapitre final par ma systéma-
tisation subjective, à la fois anatomique et physiologique, de ces
éminents attributs, dont la théorie positive est d'ailleurs in-
dispensable au volume suivant.
Pour mieux concevoir une telle transition de la biologie à la
sociologie, il faut ajouter que même les lois dynamiques de l'hu-
manité doivent aussi, quoique à un degré beaucoup moindre,
se vérifier dans l'animalité. Le vrai progrès n'étant jamais que
le développement graduel de l'ordre fondamental, l'identité ru-
dimentaire de l'un s'étend nécessairement à l'autre. Mais cette
extension naturelle doit être peu prononcée chez les animaux,
puisque l'évolution humaine résulte surtout de la société. Néan-
moins, quand les lois générales de la dynamique sociale sont bien
établies, on en peut retrouver le germe parmi les êtres inférieurs.
C'est même seulement ainsi que ces lois deviennent un prolon-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 625
gement spécial de celles qui président à la grande progression
animale résultée, non des états trop peu distincts de chaque or-
ganisme, mais de la succession normale des divers types zoolo-
giques. Mon Traité philosophique a, depuis longtemps, posé et
appliqué ce principe nécessaire. Je puis ici indiquer sa vérifica-
tion directe envers chacune des trois grandes lois sociologiques
mentionnées dans la première partie de ce volume.
Cette confirmation naturelle est surtout sensible pour la loi
principale, qui règle révolution fondamentale de l'intelligence,
d'après la succession générale des trois états théoriques, théolo-
gique , métaphysique , et positif. Tous les animaux supérieurs
commencent cette grande progression de la même manière que
nous. Mais aucun ne la pousse au delà du début théologique;
ce qui doit être davantage imputé au défaut de vraie société
qu'à la seule infériorité mentale. La plupart des races ne sor-
tent jamais d'un fétichisme essentiellement analogue à celui qui
constitua spontanément notre point dedépartnécessaire. Gomme
au pareil âge de l'humanité, il s'y mêle toujours quelques ger-
mes de notions positives, poussées jusqu'à une faible ébauche
des plus simples lois naturelles. Mais ces rudiments y restent sans
cesse concrets, partiels, et incohérents. En un mot, la culture
scientifique, du moins spontanée, n'y dépasse jamais le degré
indispensable à la conduite pratique de l'animal. L'imagination
ne s'y développe point assez pour y remplacer le fétichisme fon-
damental par un véritable polythéisme. Ainsi , l'esprit méta-
physique, qui surgit en présidant à cette première transition,
n'y peut aucunement exister. Toutefois, les plus intelligentes
des espèces qui ont de fréquentes relations avec la nôtre doi-
vent, indépendamment de l'éducation qu'elles en reçoivent sou-
vent, tirer de ces rapports une source naturelle de transforma-
tion envers leur propre fétichisme. Car, ce spectacle journalier
des grands effets de l'industrie humaine les conduit bientôt à
688 swiftus dk pei/riQUE posmvB.
prendre les hommea pour auteur» des principaux phénomènes,
en cessant de les attribuer à lai vitalité directe de* carpe corres-
pondants. De là résulte une nouvelle sorte de polythéisme, qui
trouverait, sans doute, le même crédit parmi nows ai nous occu-
pions le second rang animal au lieu du premier. Hais, par cela
même que cette croyance est moins chimérique , elle a une
moindre efficacité pour le progrès intellectuel, puisqu'elle n*cx-
cjte pas autant l'imagination que l'hypothèse suscitée en nous
par l'impossibilité d'observer une espèce supérieure à la nôtre.
En même temps* ce polythéisme propre à certains animaux est
de nature à succéder à leur fétichisme initial sans exiger aucune
intervention de l'esprit métaphysique , qui reste ainsi , encore
plus que le pur esprit théologique, un attribut caractéristique,
quoique passager» de la race prépondérante.
La seconde loi sociologique complète la première, en réglant
la hiérarchie, autant historique que dogmatique, de nos diverses
conceptions abstraites, .d'après la généralité décroissante et 1s
complication croissante des phénomènes correspondants. Mais,
L'évolution mentale des animaux se trouvant bornée à l'esser
initial, elle ne saurait manifester cet ogdre de succession, sauf
peut-être chez les espèces qui s'élèvent à l'anthropolatrie, et
où cette vérification difficile n'a point encore été instituée. Ce-
pendant, une telle loi trouve partout une certaine confirmation,
puisque les seules conceptions abstraites ébauchées par l'esprit
animal se rapportent aux idées de nombre , qui constituent
notre propre début encyclopédique. Le judicieux Georges Leroy
a clairement démontré qu'une foule d'animaux comptent distinc-
tement jusqu'à trois, sous une suffisante stimulation. Or, ce nom-
bre constitue réellement, même parmi nous, le terme naturel
detoutenumération dépourvue de signes quelconques. Plusieurs
vocabulaires sauvages n'offrent pas d'autre mot que beaucoup
pour désigner indiiléremineat les nombres supérieurs à cette
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 627
limite. Nos vrai» progrès, même à cet égard, sont essentielle-
ment dus à l'état social, d'où émane certainement l'institution
des signesartificiels. Si donc l'intelligence animale s'arrête sppn-
tanément sur le seuil de notre premier degré encyclopédique,
cela tient souvent moins à-sa propre infériorité qu'au défaut de
société convenable.
Quant à la troisième et dernière loi sociologique, c'est celle
qui doit le mieux se vérifier parmi les animaux, puisqu'elle règle
la marche générale de l'activité pratique, d'abord conquérante,
puis défensive, et enfin industrielle. Chacun de ces trois modes
peut, en effet, y être nettement apprécié, mais seulement chez
des espèces différentes, quoique aucune ne puisse manifester leur
succession spontanée» Une telle activité devant partout se su-
bordonner au système naturel d'alimentation, elle sera le plus
souvent militaire, et tantôt conquérante, tantôt défensive, sui-
vant qu'il s'agira de carnassiers ou d'herbivores, sauf les con-
flits uniformément dusà l'instinct sexuel. Chez quelques espèces,
même carnivores, l'instinct constructeur peut se trouver assez
prononcé pour déterminer une véritable activité industrielle,
quand une situation favorable y excite peu l'instinct destructeur.
Mais, ce cas ne saurait être, bien caractérisé que chez des races
sociables. Si le passage successif par les trois modes pratiques
est réellement propre à notre espèce, ce privilège y constitue,
encore plus que les précédents, une suite évidente de l'état so-
cial, malgré lequel cette progression y reste ordinairement
très-lente.
D'après une telle appréciation, l'étude intellectuelle et mo-
nde des animaux, systématisée par la philosophie positive,
comporte donc une utile confirmation des trois lois relatives à
l'évolution naturelle de la vitalité supérieure. Quoique ces lois
n'eussent jamais été découvertes dans des cas aussi peu carac-
térisés, la biologie doit en ébaucher l'exposition dogmatique,
628 SYSTÈME DE POUTIQUB POSITIVE.
afin que les conceptions sociologiques puissent ensuite s'ap-
puyer directement sur l'ensemble des êtres animés. Cette con-
clusion dynamique sera complétée ci-dessous par celle qui
résultera de l'examen plus spécial de la théorie statique cor-
respondante* La combinaison normale de ces deux doctrines
biologiques doit habituellement aboutir à représenter le règne
animal comme formant le fond naturel du grand tableau socio-
logique, qui, sans un tel contraste, ne serait pas assex nettement
saisi, ni même conçu.
Outre ce précieux office accessoire, qui convient à l'ensemble
de la sociologie, son début comporte une application plus fon-
damentale de l'étude directe du troisième mode essentiel de
vitalité. En effet, la transition immédiate de la biologie à la
science finale doit se faire par une saine explication générale
du privilège naturel qui réserve à notre espèce le seul essor
caractéristique de ces éminents attributs. C'est la plus haute
question qui appartienne au vrai domaine biologique, puis-
qu'elle exige une comparaison directe entre les divers or-
ganismes animaux. Mais l'esprit sociologique y doit pourtant
prévaloir encore davantage que dans tout autre sujet de phi-
losophie naturelle. Son importance spéciale envers l'ensemble
de ce Traité me détermine à placer ici quelques indications ca-
ractéristiques sur ce difficile éclaircissement.
Pour que cet examen soit net et décisif, il faut y distinguer
deux parties : l'une principale, qui est essentiellement socio-
logique ; l'autre complémentaire, qui seule appartient à la
biologie. Car, on doit d'abord établir, en général, la restric-
tion nécessaire du vrai développement social à une espèce
unique, sans déterminer laquelle. Il devient ensuite facile d'as-
signer les titres naturels de la race humaine à ce monopolefon-
d ara entai.
Quoique toute espèce sociable tende spontanément à former
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 819
un Grand-Être, une saule peut réellement y parvenir. Cette
unité sociocratique résulte directement des deux attributs d'Im-
mensité et d'éternité qui caractérisent l'organisme collectif. À
chacun de ces titres, les divers Grands-Êtres ainsi possibles
deviennent nécessairement incompatibles. Le plus puissant
d'entre eux doit donc subjuguer bientôt tous les autres, ou
même détruire les plus indisciplinablës.Ce conflit est d'autant
moins évitable que, comme je vais l'indiquer, l'espèce pré-
pondérante est naturellement carnassière. Elle se trouve ainsi
forcée de soumettre les herbivores qui doivent assurer sa nu*
trition, et de surmonter la concurrence des autres carnivores.
La multiplicité des Grands-Êtres ne deviendrait vraiment intel-
ligible qu'en supposant aux principales espèces sociables une
puissance presque égale, soit d'après leur organisation propre,
soit en vertu de leur situation respective. Cette hypothèse,
quoique peu vraisemblable, n'est point, sans doute, stricte-
ment contradictoire, et peut-être se réalise-t-elle sur quelque
autre planète. Mais, même alors, elle ne semble devoir affecter
définitivement que le temps propre au développement d'une
prépondérance exclusive, à moins de supposer aussi que cette
égalité, déjà difficile à concevoir au début, se trouve indéfi-
niment préservée de toute grave altération. Enfin, pour ne
laisser aucune incertitude sur ce dogme initial, il faut recon-
naître qu'une telle accumulation d'hypothèses invraisemblables
n'aboutirait point à prouver réellement la multiplicité sociolo-
gique. Car, dans le cas supposé, ces divers Grands-Êtres presque
équivalentsarrêteraientmutuellementleuressorrespectif.Ainsi,
les attributs d'immensité et d'éternité, au lieu d'appartenir à plu-
sieurs, ne se combineraient assez chez aucun.
Cet avortement nécessaire de toutes les espèces sociables,
hors une seule, envers leurs organismes collectifs, est essen-
tiellement analogue à celui de la plupart des populations ha-
430 ttçriiiq de pquhqqb matnvE.
jpeines envers notre .propre unité. Quoique tcbaque nation
tende 4 devenir» le noyau «entrai de l'Huiiw?ité» uaeeeuley
«si réellement appelée, à l'encluaien de toutes ta au très* des-
tinées à se grouper convenablement autour d'+lb» Si 4fpc
cette loi ae manifeste -entre les divers germes d'un, màine
Grand-Être* à pies forte nkon 4e&*elle régir rkcomooic-^jé-
nérale-des différentes espèces. Par mite d'eue toile nécessité,
la prépondérance humaine» ayant dû surmonter dfebor^iA*
oppositions eolleetivec, ne rencontre plus, depuis longtemps,
que des résistances individuelles, d'où Ton a peuft-Atre aiçté
trop légèrement l'insociabilité radicale de toutes les races cor-
respondantes. Mais, quand la saine -érudition pourra miejx
explorer les temps dépourvus de monunteats directs r elle
constaterai, sans doute, de mémorables luttes générales centre
plusieurs espèces alors puissantes, et aujourd'hui déchues çu
même détruites, comme l'indiquent déjà des traditions oea-
iuses et des fables équivoques. Quelques voyages sociologiques
dans les pays favorables aux sociétés de grands singes devraient
surtout éclairer cette difficile appréciation, qui intéresse direc-
tement la religion finale en y confirmant le dogme fonda-
mental de l'unité nécessaire du véritable Être-Suprême.
Le privilège ;biocratique repose donc sur les mêxpe& motifs
naturels que le privilège sociocratique. Seulement ils ont beau-
coup plus d'énergie dans le premier cas que dans le second,
en vertu d'inégalités mieux caractérisées. C'est pourquoi la
biocratie s'est spontanément établie, par la prépondérance hu-
maine, longtemps avant que notre propre soeiocratie fut
assez constituée. Mais cette priorité naturelle n'altère peint la
connexité nécessaire remarquée ci -dessus entre ces deux grands
phénomènes. Car, le développement normal de l'unité biocra-
tique ne pourra être pleinement systématisé que quand l'unité
sociocratique sera devenue irrévocable.
INTRODUCTION FQNBAVKNTALE. — .CHAPITRE TROISIÈME. 031
D'après cette appréciation sociologique, la, biologie expli-
quera facilement à quels titres, naturels notre . espèce, powède
c* monopole fandamentaLde la? sociabilité complète.
Une considération préliminaire doit ^beaucoup simplifier mie
telle diaqussion,; en restreignant aux races carnassières la lutte
réelle pour l'empire hiocratique. Cette restriction résulte di-
rectement de l'aptitude naturelle que j>ai attribuée ci-dess.visrà
ty* pareil «node.d'alimentation envers ^développement gÂuéçal
des divers caractères de l'animalité, sans excepter le* plu»
nobles fonction*. La vie active. et la vie contemplative : ré-
crivent ainsi une telle stimulation permanente, et leurs or-
ganes intérieurs en retirent tant d'énergie sanguine, qu'une
grande infériorité statique peut seule neutraliser, chex quel-
ques* espèces, ces avantages dynamique?., Il faudrait que la
prééminence cérébrale de la race prépondérante surpassât
tçut ceque nous pouvons concevoir pour que son» ascendant
effectif devint conciliable avec une existence frugivore. A la
vérité, la vie affective, seule source possible du principe #o-
ciecBatique, se trouve défavorablement excitée par ^ l'alimenta-
tion «carnassière. Quoiqu'un tel mode nutritif ne crée , pft»
réellement l'instinct destructeur, qui appartient plus ou moips
à tout animal,, il contribue, certainement à le tdéyelopper beau-
coup. C'est pourquoi tant de nobles utopies antiques recom-
mandèrent l'alimentation végétale pour mieux assurer l'essor
sympathique d'où dépend notre sociabilité. Mais leur avorte-
ment habituel confirme la triste fatalité qçi place l'existence
Carnivore parmi les conditions essentielles de notre prépondé-
rance. Cette nécessité exige seulement une constante disci-
pline morale, à la fois individuelle et collective, pour que
l'instinct social n'en reçoive pas une-, atteinte trop profonde.
Plusieurs cas anin^aux constatent pleinement. la possibilité 4e
concilier assez ces deux conditions opposées. On doit surtout
632 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
citer, à cet égard, l'espèce canine, où une alimentation plus
carnassière que la nôtre coexiste activement avec une admi-
rable supériorité affective. Une telle conciliation se conçoit
aisément depuis que Gall a rectifié la vicieuse unité supposée
dans la nature morale par les écoles métaphysiques. Ainsi, pour
la question actuelle, cette opposition nécessaire n'aboutit fina-
lement qu'à faciliter l'explication biologique, en restreignant
davantage le choix naturel entre les espèces susceptibles d'as-
cendant biocratique.
Mes indications antérieures doivent d'ailleurs empêcher d'at-
tribuer à cette condition préliminaire une influence exagérée,
qui en ferait dériver les aptitudes et les penchants dont elle
se borne à mieux stimuler l'essor spontané. J'ai assez expli-
qué comment le système d'alimentation dépend autant delà
situation que de l'organisation, de manière à varier avec l'une
sans que l'autre ait changé. L'espèce humaine est, à cet égard,
beaucoup plus modifiable que les purs carnassiers, puisqu'elle
abonde en exemples, même collectifs, de nourriture entière-
ment végétale. Ainsi, la considération précédente doit être
finalement réduite à restreindre le choix biocratique entre les
races susceptibles de devenir carnassières. Celles qui se trouve-
raient trop exclusivement assujetties à ce régime pourraient
même en recevoir une influence plus nuisible qu'utile à leur
essor collectif, puisque la difficulté de subsister indifféremment
en tous lieux tendrait à gêner leur extension sociale, surtout
au début. Sous cet aspect préalable, notre espèce est donc
mieux organisée qu'aucune autre, puisqu'elle peut varier da-
vantage sa nourriture, sans perdre jamais les propriétés inhé-
rentes à la tendance Carnivore.
Quelle que soit l'influence indirecte de ces conditions rela-
tives aux fonctions végétatives, c'est de la vie animale que doit
directement dépendre le privilège fondamental du développe-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 633
•
ment collectif. Le plus noble résultat de l'animalité repose né-
cessairement sur l'ensemble de ses principaux attributs. H
faut donc le rapporter surtout aux fonctions intérieures du cer-
veau, mais sans les isoler des fonctions extérieures, tant pas-
sives qu'actives, indispensables à leur efficacité sociale.
Cette importante appréciation ne peut être ici qu'indiquée.
Je dois pourtant y caractériser sommairement la participation
générale de chacun des trois ordres d'existence cérébrale à
l'établissement du lien le plus direct entre la biologie et la
sociologie.
La vie affective fournit nécessairement la principale des con-
ditions qui déterminent une aptitude décisive au développement
collectif. Car, il exige, avant tout, une suffisante sociabilité. On
ignore encore les véritables lois naturelles de cet attribut fon-
damental, quoique Oall ait démontré sa relation directe avec
l'organisation du cerveau. Presque tous les types zoologiques
supérieurs aux mollusques renferment des espèces sociable?»
Mais elles s'y trouvent tellement mêlées aux races insociables
qu'on n'a pu jusqu'ici rattacher cette distinction à aucune autre.
Toutefois, ce sujet difficile a été peu et mal étudié. Faute de
direction philosophique, on y a souvent pris le défaut de société
effective pour une preuve suffisante d'insociabilité radicale; en
procédant comme ces voyageurs qui, n'apercevant aucun culte
régulier, concluent à l'absence de toute croyance. Mais la loi
que je viens d'établir sur la restriction nécessaire du plein essor
social à une espèce unique conduira, sans doute, à rectifier la
plupart de ces jugements prématurés. Pour que cette théorie
biologique devint vraiment normale, il faudrait, ce me semble,
y concevoir la sociabilité comme appartenant, avec des degrés
très-inégaux, à toutes les espèces où les sexes sont entière-
ment séparés. L'avortement social de la plupart des cas y
devrait ensuite être convenablement rattaché à l'ensemble
634 SYtifÈttr Mt NCfflQUB fUSl'llIK.'
des obstacles naturels, et surtout à**J*ép<mdéran^ha«tatafr;
liai gré son obscurité -actuelle, c* gtaafl ra(}ét sembfedéjl
purgé de toute grate incertitude quant i*fc Mpériorité^esén-
tielle de notre race. Trusteurs anîmatnt, et wrftotft quelques
variétés du chien, n&ùs surpassent peut-iétre en âHidh— rtt
privé. Néanmoins, aucune espèce ne comporte autant que le
nôtre une tendresse coîtectite, source directe de la vraieeoda-
bilité. Il en est à peu près de même pour le sentiment intermé-
diaire, ou la vénération proprement dite, Tieo * dignement
érigé le culte des morts en privilège essentiel de l'humanité.
Partout ailleurë, on ne retrouve jamais l'inhumation des êtres
les plus chéris, quoique leur tendre souvenir s'y conserve quel-
quefois. Tous ces nobles attributs forent vicieusement rap-
portés à l'intelligence, chez les diverses écoles métaphysiques
qui ne s'accordent qu'à exagérer son influence. Hais, quoique
l'esprit ait ici une plus grande part, c'est seulement, oomme
envers les autres sentiments, pour éclairer l'application spé-
ciale des affections spontanées. Les penchants dérivent toujours
d'un instinct direct, indépendant de toute réflexion.
A cette condition fondamentale, se rattachent immédiate-
ment diverses influences accessoires, que les naturalistes anté-
rieurs à Gall envisageaient irrationnellement comme les princi-
pales sources de notre sociabilité. La plus importante dfentre
elles consiste dans la longue durée de notre enfance, qui,
prolongeant les soins assidus des parents et la dépendance des
petits, tend à consolider l'union domestique, et par suite
l'existence sociale.
Quant à la vie spéculative, il serait superflu d'insister ici sur
un genre de supériorité humaine aussi évident, à moins que ce
ne fût pour diminuer l'importance sociale qu'on y attache en-
core. La nécessité d'une telle prééminence demeure néanmoins
incontestable, puisque la sociabilité de beaucoup d'espèces
INTR0DUCC20II »OW»AMEHT*Llv^ CHAFlOtt TROISIÈME. 689
reete stérile ffaprès leurseule infériorité, me»!*)* €ar, l'Ê
ganoe n'est peseeulenent iodispemaMepow éclaireç i'aetnaté^
surtout collectif. Elle assiste directement Jaijîouiabilitéy e& lai
faisant mieu* connaître ta principal» dsslinaflenmQuoiqae im
simples élections de famille poissent '8»<dé*eleypef eaaa eBe»,
son secoura -est indispensable au plein « tmm **det > émotion*
sociale* proprement dites. Tout attachement cotteotif, mêm+
envertJa- moindre peupi*dev demeurerait- Yagti**et insuffisant*
si l'esprit ne Tendait point l'existence composée ami appré-
ciaMe que ftndmdualité. C'est & le p*w noble : offiqe de fin*
telhgenee y quoiqu'elle n'y mai pas prépoodérenéev Une teëo
supériorité constitue d'aftleur* l»*i*intt contestable des prm^
légas humains. 'Néanmoins* on a beaucoup exagéré iïnférioriftcv
mentale de* animaux, faute de distinguer aeeerontro les apti-
tudes individuelles et les résultats sociaux Par exemple, l'insti-
tution du langage, d'abord naturel, puis *rtiiciqj , q*i a tant
influé sur notre essor intellectuel , doit être surtout rapportée
à la société, comme l'indique leur marche simultanée. L'infé->
riorité intellectuelle de plusieurs races peut donc tenir moins à
leur imperfection cérébrale qu'à l'impossibilité de leur déve-
loppement'collectif. Nos moindres peuplade* ae montrent trop
pan «upérieuree aux plue énrinenie animaux 'pour qu'on no
donre pas attribuera l'état social le principal perfectionnement
des fonctions et des organes tes mieux tueeeptiMse de s'étendre
par l'exercice héréditaire. Ba sene inTene, une judicieuse
comparaison entre* de» espèces très-voisines, mais inégalement
sociables , montre directement que l'infériorité mentale pool
être heureusement compensée d%près un* plus grande soda-*
b*Wté. Quoique le abat soit, au fond; phi* Intelligent que 1*
drieoj leurcomnwné intimité atéc Tbomme développe damu«
tage l'esprit de celui-ci.
Cette seconde appréciation sodocrutique doit être, cornm*
636 système de pounouB positive.
la première, complétée par plusieurs considérations accessoires,
qui s'y rapportent spécialement. Il y faut principalement noter
l'influence de la plus noble partie de l'appareil musculaire,
relative à l'ensemble des moyens d'expression, surtout vocale.
Notre supériorité organique à cet égard, du moins parmi les
mammifères , seconda beaucoup notre prééminence cérébrale.
L'organe intérieur qui préside à l'institution des signes volon-
taires doit, en effet, être assisté de moyens suffisants d'exécu-
tion extérieure pour comporter une efficacité décisive. Or,
malgré l'optimisme théologico-métaphysique,cette harmonie est
souvent très-imparfaite ; ce qui conduit à supposer une inapti-
tude radicale au langage artificiel là où l'on devrait seulement
déplorer l'imperfection vocale. Le grand Cervantes, dans son
ingénieux Coloquio de lot perros, fait très-bien sentir la dou-
loureuse condition d'un animal qui ne peut assez transmettre
ses émotions et ses pensées.
Pour concevoir l'ensemble des bases naturelles de la supré-
matie humaine, il faut enfin apprécier les principaux attributs
qui concernent directement la vie active. Sans un tel complé-
ment, la sociabilité qui fonde notre union et l'intelligence qui
en éclaire l'exercice n'établiraient point notre prépondérance
réelle, surtout en concurrence avec les plus puissants carnas-
siers. A ce titre décisif, la supériorité effective exige un con-
cours, plus indispensable qu'à tout autre ég^rd, entre les qua-
lités morales et les conditions physiques. Sous le premier aspect,
notre organisation cérébrale parait la mieux douée des trois
grands attributs pratiques, courage, prudence, et persévé-
rance. Chacun d'eux se trouve peut-être mieux prononcé ches
quelques autres espèces : mais aucune ne nous est comparable
quant à leur combinaison, principale source d'une suprématie
durable, surtout collective. Le dernier, qui devient finalement
le plus efficace, semble même nous appartenir davantage, in-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 637
dépendamment de toute réaction mentale ou affective. Néan-
moins, cet ensemble moral n'assurerait point la prépondé-
rance pratique, et, par suite, il serait difficilement appréciable,
si l'organisation physique ne le secondait pas. Aux qualités
essentielles d'une activité soutenue , tant militaire qu'indu»*
trielle, doivent correspondre, sous peine d'inefficacité, des
conditions musculaires et sensoriales, qui peut-être n'y sont pas
toujours jointes, surtout chez les petits carnassiers. Faute d'une
telle harmonie, quelques malheureuses espèces se trouvent
condamnées à une existence peu digne de leur principale
valeur , sans pouvoir même amortir par désuétude une vaine
supériorité, dès lors perdue dans de misérables luttes journa-
lières. Parmi les grands carnassiers, l'homme est aussi le mieux
doué à cet égard. Quoique inférieur à plusieurs autres pour la
vue et même l'ouïe , il les surpasse tous en aptitude physique
d'après deux privilèges connexes, sa station bipède, et la
structure de sa main , dont les plus anciens physiologistes , et
surtout Galien, célébrèrent justement l'efficacité pratique. Ces
deux avantages assistent aussi la vie spéculative, en y perfec-
tionnant l'exploration : mais leur principale influence se rap-
porte à la vie active. De tels moyens d'action sont d'autant plus
indispensables que l'art social n'y peut suppléer qu'en appa-
rence. Quant à la main , par exemple , presque toutes nos in-
dustries la supposent, même celles qui en dispensent dans les
cas exceptionnels. On sentirait aisément l'importance sociale
de ces conditions physiques en concevant une peuplade qui n'y
satisferait point, quoique offrant d'ailleurs tous les grands attri-
buts humains. Ses hautes aptitudes lui deviendraient presque
mutiles , et la race serait bientôt détruite par des carnassiers
mieux armés. Il fallait, sans doute, rectifier les aberrations
matérialistes qui, dans le siècle dernier, tentèrent d'ériger cet
attributs physiques en sources principales, et même uniques»
45
dada prépondâzanas ImÉa* Hais la lumineuse
QalL, an friamtdraévor iWwmt psévaloir 4 «et* égard l'<
nistittan aérébaale, ;a ftrop négligé ^appréciation 4ee
mnnts naturels ^ai eat-amusnt l'ffftirurité -hfiMtiiffHt „ anrlfrol
pntiique.
Ces oanditions manies et physiques de notae rsaprémsti*
aotive tout seocndéea aussi çsr plnaiouse partieularfcés saga~
niques propres èetxnuécr r«meiae'4es feuMés [iwipi1t.ll
y 'faut surtout distingua «eliniiinBlIfactPopt^^
son inflnenoe ait étéiirretionnr lhmwmt nxagégée , en ni pest
douter ficelle ns ooncoure à tfeeser 'humain , ouatant qxmaià
l'ensemble dos arts preloc Iwus. Mais « f encore mieux qofen
anicma au taperas, on apprécie k -véritable aouroa -de ^efficacité
propre ara motifs accessoires, trop murent érigea an oondt-
tknsesesntielles.^Gair, oette nndslé»Betituerait, an aUe-méme,
un grev^ofcatacleamdéveioppeMiaotcolieeÊf é'uneespèce doit
Inorganisation oérébmkae serait poifltaasaadaùneufte, m4'eii~
lenn-asees bien assistée, penrtrecmrattniietruiaeèeejnoyaas
d'y remédier. La principale influence d'un toi caractère hucnia
consiste dans aa hauteTéaotion morale, comme première soaass
de l'institution des vêtements, qui a tant contribué à purifior
notre nature. Son appréciation, jusqu'ici dominée par un aveu*
gie matérialisme, appartient donc on volume suivant, où eHa
sera soigneusement exposée*
'Tel est, en aperçu, l'ensemble de* titrée naturels de notre
espèce au monopole 'de keocialHé, et, par suite, au privilège
fondamental de constitneran véritable 0rand*£tre,4 l'eadusioa
nécessaire de toutes ke autres raoestemefree qui tendent vers
ce résultat Usai dei'aninwlité.On voit que cette explication, vai-
nement «cherchée dans quelques considérations partielles, exige
toeoneouTS de ki plupart des fondions, depuis les pins nobhs
jusqu'au* plus grossières, sans même excepter la vie végétative.
INTRODUCTION rOWn*MfPltX,~- < Il IISSUE TROISIÈME. CM>
Llnflnenee inflisls de ces frrois metifcpe <kft pas être «usai es
exprès leur 4éaoioppam«nit aotaei, 4A «urtaut à tf eristeneo ae»
eisfequ^oiit permise. Butant ma ieî prtliniinaîre snrlaaan-
friction 4e k sotfàtM 4 unanspèee «unique, chacune deaea
prééminences peut «voir été d'abord très-peu prononcée, unus
empêcher le jraprémaiie finale, eauf lé tempe «qu'elle érige-
rait, fous ces attribut» étant émineuiment déueloppables par
Peaeceîeo at ^hérédité, ile ont M -crcrttse «eonstamasant, f»
ooanolidant toujours l'ascendant qirïlaa^ Se m6ms,
kur désuétude forcée « continuetteiMrt amoindri leur tu»
tenMté priaûfare ehét ke espèces rivales, 4omt noue sommen
ainsi conduits doublement à ingérer Fîuftrierité naluwilla»
Gemme, «a hiu et l'autre «ene, tee-erfanossent beaucoup
moins <modtâables que les fonctions, cette appréciation §4»
nérale explique l'évidente disproportion qui exacte entre Vkn*
menée euprématîc dynamîqiiade In race humshss et m faiMe
supériorité «talîfne.
Lee diverses ioAeatiene précédentes caractérisent asses In
hante participation de ta Mekgio à l'étude initiale du (treistèm*
mode fondamental de vitalité. QaQiqueee4omainatraneeendaat
appartienne esaentiellement à la sociologie, k*eieaee'vitale4eit
l'ébaucher sous tous ces aspects élémentaires, y compris même
la ^complément que j'ai à-dessus annoncé tpeur la étatique mo-
mie, traitée à la fin de oe chapitre.
Ainei se termine mon appréciation systématique des trois
grands modes ou degrés propres à 4a «vitalité, végétalité, ani-
malité, et aocklité. Leur -ensemble déânhà la fois l'objet et la
sujet d'un traité général delà vio»*- ■" mp kooaçoit d'une
manière concrète ou abstraite iesaion nécessaire
natt une eérie fondamental? jfctosauarétreacl
au phénomènes, en plei ** - 1 mon grand pria»
cipe encyclopédique sur jrsel d'après la g^ '
ï
i
i
dada .prépondézanas fenaaine* Hais la lumineuse -
QaH, en fciamtdiitvflf iWwmt patasloiràaetégasd Y
nînriêau oéséhsala, ;a ftrop négligé l'appréciation >ése
manu nataaels foi an iiwiail lîefflmrité «hahstaudla ,n— tout
pntiique*
Ces oonditions monta at physiques de aotaa mpitimslin
active tout seeoadéea aussi ysr plnsionio partieularfcés<eKga~
niques -propres àatîmalar a'eacssice'dee facultés piînripalaa, H
y faut surtout dtefengfwr<wtiainudiléjecpef^ttaaih. QniiifM
sa» influence ait été'inationne limitant nxayégée , an na pcnt
douter qu'elle neooncoare à fooser 'humain , wrtamt quanta
r<ensomble des arts protecteuu. Mais ici, encore mieux qakm
anean autos >ces, on appnéeie la -véritable aenree de ^efficacité
propre aux motifs accessoires , trop aouveni érigés an condi-
tions esasntielies.'Car, oatta awttlé«oBstituerait, eneUc-tnéine,
un gmvaofcstaclaaadévsloppeaiODtfioUeaâf dfnne«spèce doit
^organisation cérébndene aearait pointasses éminnrrte, md'aii~
langeasses bien assistée, poer tresser atiamatruioe tes xnayeof
d'y remédier. La principale influence d'un tsi caractère hucnia
consiste dans sa hantoTéaotion monde , comme première soasss
de l'institution des vêtements, qui a tant contribué à parifier
notre nature. Son appréciation, jusqu'ici dominée par un aven»
gie matérialisme, appartient donc an volume suivant voù eHs
sera soigneusement exposée.
'Tel est, on aperçu, l'ensemble des titres naturels de notas
espèce au monopole de la socialîté, et, par suite, an privilège
fondamental deconstitueran véritable Grand-Être, a l'endonoa
nécessaire de toutes 4es autres nses^enaatres qui tendent vers
ce résultat final de l'&nimalité.Onvrit que cette explication, vai-
nement cherchée dans quelques considérations partielles, exige
Hfeomours de toi plupart des fonctions, depuis les plue nobles
jusqu'ana plus grossières,, sans même excepter la vie vi
INTRODUCTION FM— iM—MI ■ — < H !■■■« TROISIÈME.
Mnflnence inflislc de ces JfroismQtifc ne doit pas Mro munies
dfrprès leur dévolopfusmqflt «A tel, dft «urtsnt à feriotenee §>■
date^is 4M* permise, fuitant ma tel préliminaire strias**-
trfetionde k eoriàtM 4 uneospèec «rique, ehaenne deoca
prééaainences peut «voir été d'abord trèe-peu prononcée, mns
empêcher la suprématie finale, cauf lé temps qu'elle taïga»
ratt. To»t ces attribut* étant éminemment déreloppablet ptr
Peaeceîeeot l'hérédité, ile ont M crcrttEC <eo**tanMnefit, f»
oowoUdaMioujo«wl'«fieeûd*nt^rtto«f«eirt fondé. Se méms,
leur désuétude forcée * «manuellement amoindri leur in*
tenrfté primitive chfealce espace» rivales, don* noue sommet
ainsi conduits doublement à ingérer Knttrierité nalurtlla»
Gemmo, en hin et l'autre tant, tee «organes sent beaucoup
moins modifiables que les fonction*, cette appréciation §4»
nérale explique l'-éridearte disproportion qui eoiete entre lïmK
monta anprématie dynamique de la race humains et ml faille
supériorité *tatiqne.
Ijee diverses kidieaticne précédente* oaraetériseot aeset la
hanta participation 4e fa Melegie à l'étude initiale du (troisième
mode fondamental de vitalité. (froiqueeedoinainettattseendant
appartienne essentiellement à la sociologie, kadettecvitaleleit
l'ébaucher sous tous ces aspects élémentaires, y compris mette
le ♦complément que j'ai ci-dessus asmonoé peur la statique mo-
mie, traitée à la fin de ce chapitre.
Ainsi se termine mon appréciation systématique des trait
grande modee ou degrés propres à 4a «vitalité, végétalité, ani-
malité, et eocialité. f-eur -ensemble déônk à la foi» l'objet et la
sujet d'un traité général de la vie, suivaat qu'en leconçoit d'une
manière conciftte ou abstraite. De leur succession nécessaire
aattuneeérie fonéajnentafe,qirf convient è la fois auK4tret4t
au phénomènes, en pleine conformité awse mon grand pria»
eîpo encyclopédique sur le classement universel d'après la g/"9
640 SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
Moralité décroissante et la complication croissante. Telle sera
désormais la première source philosophique de la vraie hié-
rarchie biologique, qui n'aura plus à construire que dea inter-
oalations suffisantes entre des ternies inébranlables. Dans cette
ébaucha systématique, l'échelle organique se présente comme
le prolongement général de la seule progression que comporta
l'ensemble de la cosmologie. A l'existence, d'abord mathéma-
tique, puis physique, et enfin chimique, des êtres inertes, suc-
cède naturellement l'existence, d'abord végétale, pois animale,'
et enfin sociale, des êtres vivants. L'enchaînement successif de
oes six modes essentiels d'existence constitue la hiérarchie fon-
damentale, à la fois concrète et abstraite , par laquelle la phi-
losophie positive remplace finalement les aperçus primitifs sur la
coordination universelle. Car, le contraste nécessaire entre la vie
et la mort ne comporte aucun autre lien réel.
Une telle élaboration formait ici la partie la plus difficile et la
plus étendue de ma systématisation biologique. Ayant donc
posé toutes les bases essentielles d'un véritable traité abstrait de
la vie, je pourrai compléter aisément ce travail philosophique,
en caractérisant d'abord l'esprit et ensuite le plan de cette
immense construction scientifique , dont l'exécution ne m'ap-
partient pas.
Toutes les conceptions biologiques reposent nécessairement
sur une double harmonie, entre l'organisme et le milieu, puis
entre les organes et les fonctions, ou plutôt entre les agents et
les actes. De ces deux relations continues, la première est gé-
nérale, puisqu'elle considère l'ensemble île l'existence : la M
conde est spéciale , vu qu'elle apprécie les divers modes i
tivité. En tant qu'analytique, ce dernier point de '
toujours être subordonné à l'autre, seul conforme an c
synthétique de la science vitale. La biologie systé
et comme vraiment complètes qu<
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 641
ports élémentaires ont été bien combinés. Jusqu'à ce qu'une telle
fusion se trouve assez établie, l'élaboration théorique demeure
purement préparatoire.
Sous la nouvelle discipline philosophique, on cessera donc
de définir un être vivant par l'assemblage de ses organes,
comme si ceux-ci pouvaient exister isolés. Les biologistes n'ont
contracté ces irrationnelles habitudes que d'après une servile
imitation du régime logique propre à la culture préliminaire de
la cosmologie. Dans cette première moitié de la philosophie
naturelle, on ne peut d'abord connaître que les parties, et
même l'appréciation objective du tout inorganique n'y sauraft
jamais devenir complète. Mais la marche est nécessairemert
inverse pour la saine biologie, où la notion générale de lv4tat
précède toujours celle des parties quelconques. L'impalÛB
synthétique de la vraie religion y fera naturellement pritwtr
cette tendance normale. En sociologie, où les
partielles sont moins intimes quoique plus
désormais une grave hérésie, autant irrationnelle
que de définir l'humanité par l'homme, an lin ê*'~
l'homme à l'humanité. Dès lors, comment
concevoir le tout d'après ses parties, là ai h
poussée jusqu'à la stricte indivisibilité?
systématique de la vie se développe»
tif de la sociologie, au lieu de suivis <
la cosmologie, sa culture
jours l'analyse à la synthèse,
bitaelle du mot orgamtme témoigna la
pemée MskflfN»«ttli Mttea é\
tmnàr U ht 4e l«r aff tfciaMttSi
tOttMfropreèlsedÉEefeiVMiear^AMrtàkJ^
» «a tort, jumlinurti 0*
itaritaul oittai* UwHH
«jfticationt JwidMkttilrii»fB|itrtoidf>iàitBi m tersejeUt
mjet de la biologie i^tfMrtàf*o«Jfrséasffs*tAi»ocittbgli
Wtude complète an UuJMèmttmoéB de vitalité, topardwiaia»
kiMoffiquê embrasée hnmkk des lenx premiers* Lewi c— n>
Hnaieofi ntfta«*l#caJtct^l»»Mae*tDi««t la rrtrtiom néceeeâm,
tattttt végétale, tamtot a«É^e,e^l\*gaaismeetle
Cktstm do cetdeux medes d'iaflvea** vitale est aOTrjettiè
loi* générale* dewt rasstadirt tkéeriqne doit fnder dés*-
mafo toutes les mheveke* spécial-. Seule ceafonse m gém»
synthétise de h Motegîe, cette mêmkm ei
qui continue de prévaloir* qaotqa'eilem a
tton préparatoire. Aient ne pesîtMtt en
aveuglément les notions de dértail, se» les rapporter
lenent à ma ensemble eaoot* sente, dont la Jatfe pvépaodé»
nmce n'était représentée qie par «ne ontologie arriérée, pte
propre à rentier ftf'èeosràtii** Mifii nssftnmïpïlllmiaifrsi
INTRODUCTION anittÉMTMtÉLa».— -CiWMafc. TROISIEME.
ont enfin permît d'apprécier aases L'oiyaniacna pear (gaee&i
eep lion générale, à 1» £m* ilahfncet dfnaaritpLe, pûidiâgar
toute» Ida étude* partiealièreei.Dàe' lors aetmneaea la ouïtes*
normale de k biologie», eà de» jaugeas* encyclopédiqueeiie
traiteront ka<détaikqa?aftn d*rendr&fl«rfiie ou pins, nette la
notion de l'ensemble, aeak- pleinement, positive, e'esfc-è»4ke
êo même tempe- eéelle etutiier (frend.imeasicncepsoifrlriaaft
faHnémenévàic*vade natuie^ee*priJ^pakartbéoflîe*a'<ji'pea>
lestent né«aiaiianen^k*piafmèeaa, et tontes, aea antrasapé»
«dations as tesedient ça'à ntmmiliém eu.peafeatisnner oaacna»
eeption* prinntûresb C'eetœ frféproavea* hientàt k biologie^
devenue en&a. synthétîqeeseas Vescendesit sockleeifue. les
six Ion générales que jftri poafea oMessus pous k ▼ôgôtahtérat
l'animalité oomtitnentya*iisad* ksafetaacereseentislle d'aae
théorie abetiaitaaelB.Tie. Tante éludé epécialetpri ne tendrait
point à tenp piotater. plae de prôtieiott on steonsittante éait
1ère écartée oomaeo aieense etnième irrationnelle. Une taMe
disoîpHn***. devenir la suite iiéoessaMre< de l'ascendant tbée»
aiqve résenaâ partout k \m aecklogie, oii l'on reconnaîtra tt»
niqne base systématisa* de k ratie religiom La sciera* eaeisle
Tient de ae eenstitaer cd pfeeédanétdes.kiepisacipakeetmhM
secondaire*, eeilaB~c* n'y étant jamaia destinées qu'à-déveto]*-
perceiles-là.Seue l'impulsion d'un pareiktype, la mes» manche
e'étendra natureUcnsent à< L'étad* ht plna mue, eà eaiégùne
pont seul arrêter me anarchie rétrograde. Àprè* cette sorte»»
sion- dérrisir e v il ne aéra pae difficile, de -propager «ae laite lé»
génération jne^n'h k cosmologie, deat 1* constitution» finale
doit aaaei être sprthétiqaej, f ueîqae l'assesriapt préparatoire
de l'analyse- 1 ni ait convenu plas*kngteaips«
Peua mien» concevait cet état, systématique de k biologjat
il y bat regarder chafua fenethHL comme le résultat spécial
d'une relation déterminée ente* k milieu et l'organisme^ûes
644 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
deux éléments et ce produit constituent, en effet, les trois as-
pects essentiels de toute notion biologique. L'organe y domine
toujours, comme lien nécessaire entre le milieu inerte et la
fonction vitale, laquelle n'en peut dépendre que par un tel in-
termédiaire. A la vérité, ni Tune ni l'autre partie de cet en-
chaînement n'appartient exclusivement à la biologie, qui en
offre seulement une manifestation plus profonde. Car, toute
existence étant relative, il faut bien que, même en cosmologie,
chaque phénomène soit conçu en rapport avec le milieu où il
t'accomplit. Mais cette dépendance inorganique est beaucoup
moins déterminée que la dépendance organique. Tout corps
inerte subsiste, quoique sous divers modes, dans la plupart
des milieux réels, et même idéaux. Il faut, au contraire, à
chaque être vivant un milieu convenable, qui ne saurait, à au-
cun égard, varier au delà d'étroites limites sans susciter l'in-
compatibilité. En second lieu, tout phénomène ayant un siège,
chaque notion d'activité, même inorganique, doit toujours ss
rattacher à une substance quelconque. Mais la correspondance
entre la structure statique et la manifestation dynamique se
prononce bien davantage en biologie qu'en cosmologie. L'exis-
tence inorganique appartenant à toute matière, avec de simples
différences de degré, chacun de ses modes rappelle peu la
pensée d'un siège propre. Elle ne commence à y disposer
qu'envers sa plus grande complication, quand elle se rapproche
de l'état vital, dans les effets chimiques, où elle devient vrai-
ment spécifique. Néanmoins, les phénomènes de la vie étant
beaucoup plus compliqués encore, la correspondance entre la
structure et le résultat y acquiert une précision et une consis-
tance incomparables. C'est pourquoi le caractère vague qu'of-
frent jusqu'ici toutes les vues générales pousse à regarder
comme essentiellement biologique la relation entre l'état sta-
tique et l'état dynamique, quoique, par sa nature, cette notioi
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 645
soit pleinement encyclopédique. Ainsi, la double liaison dé
l'être au milieu, et de l'ipte à l'agent, doit seulement se conce-
voir comme beaucoup plus prononcée en biologie qu'en cosmo-
logie. Mais, si Ton prolonge autant que possible les mêmes
motifs naturels, on reconnaît finalement que cet enchaînement
se développe encore mieux en sociologie. Plus compliqué et
plus spécial qu'aucun autre, le Grand-Être doit manifester da-
vantage la double dépendance de la constitution envers la si-
tuation et du progrès envers Tordre.
Les relations spéciales entre les organes et les fonctions étant
désormais conçues comme développant la relation générale
entre l'organisme et le milieu, l'esprit scientifique de la bio-
logie comporte donc une pleine unité. Ses recherches quelcon-
ques tendront toujours, directement ou indirectement, à faire
mieux concorder l'état dynamique avec l'état statique, en dé-
terminant les fonctions de tous les organes et les organes de
toutes les fonctions. Mais cette double détermination n'engen-
drera plus de spéculations oiseuses ou incohérentes, parce
qu'elle sera sans cesse rapportée à son but normal, le perfec-
tionnement des lois générales de la végétalité ou de l'anima-
lité.
On peut ainsi poser le problème biologique sans y formuler
la participation du milieu, trop fondamentale et trop uniforme
pour exiger aucune mention explicite. Ce langage convient
d'autant mieux que, dans toutes les questions réelles, le milieu
doit être censé connu, d'après l'ensemble des études inorgani-
ques qui précèdent et préparent la biologie, où il s'agit donc
toujours de passer de l'agent à l'acte ou réciproquement. Sans
doute, il existe logiquement un troisième problème général,
qui concernerait le milieu lui-même, en cherchant le système
d'influences extérieures propre à foire émaner d'une organisa-
tion donnée une existence aussi donnée. Mais, outre que les
ST8IÉU M- POURQBB. rOSawlB»
Mb biologiques ne seront jamais aeaes précité» peur comporter
ma* telle ûraersiott, je ne crains par d'asauxsr que» quaaoi
même elle deviendrait accessible, elle resterait taujouareiaeoMt
sauf envers certains eieraeee didaetiquee, destinés à meus car
raetériser lea miKenar* Qnanf àk réaction- nécessaire qu*eubit
le milieu dans «enta opération vitale^ elle doit oertameaieat
igunr en Malegie. Mûi elle »'y trouva naturellement ce»
prias 4a» la fouetta* on acte, à lîtr* d'élément essentiel de
chaque résultat organique*. C'est seulement ainsi qu'une telle
réaction acquiert «ne véritaMe importance. Envers le milieu
teri-méme, elle reste presque toujours» négligeable, sanssn
eepter la< plupart de» cas d'action collective. Le plue- grani de
tous k» êtres n'exeiee» qu'une bible influença kioFganiqpsfc
foi nintétosee réellement fa* a*- propre esiaftsnca : pour peu
qti*on s'élève dans l'atmosphère, tout la travail* matériel de
l'humanité dcviaotinseneibie. liais, au pehitdevue biologique^
la modification quelconque du milieu par l'être est, au. ceu*
traire, toujours notable, soit comme signe de l'acte vital, sait
d'après sa réaetion ultérieure sur l'organisme-
Cette institution systématique des recherche» propre» à k
biologie paraît d'abord écarter des études qui, quoique in-
complètes, comportent un haut intérêt direct. On semble, en
effet, exclure ainsi les spéculations' pumment statiques <*
purement dynamique», qui jusqu'ici composerait la* majeur»
partie de la science vitale. Mai» il est aisé de sentir que, ea
faisant toujours prévaloir, dans la biologie finale,, la relation
de l'acte à l'agent, on maintient le» offices respectifs dol'i
tonne et de la physiologie. Seulement, leur participatioa
n'est plus admise que somme préparatoire,, puisqu'il faut estâa
étudier l'organe pour ht fonction et réciproquement.
Loin d'interdire les études purement statiques, ce régime ea
augmente à la fois l'efficacité scientifique et la dignité logique;
INTRODUCTION fOflnUBEIITMX. -~~CttAJH» TROISIÈME. 64(7
Il n'y condamne fus lea obsenrotiene empiriqoee et les spécu-
la tktfii efeeusee m iaoehéreatee, dont la léprarion perma-
nente importe autant h l'extension fu'à le consietanee des vraies
théorie» biologique*. Ba étudiant eanvawftlement k*?elatieas
anâtomiqe*» des organes, «tmétne lent atnmture partielle,
an pont eentribwnr beaeeonfràpecfectioimeckceukneieiancede
latin fonctions, «Bel d'apré* lai analogie forrospondenitae,
tfsît par indication direct^ Maie, fc tom temr, 1* saiaa appjé-
entàon pàysWogMfeeeet anssî propre à faire mienu connaître
la structure or ganiçee, jaosqne «ai oflflfen inverse soit aujour-
d'hui nÉi senti, Tc]utcfoia,dane l'un ai l'autre caa, l'élabo-
ration théorique demouro purement préparatoire, jusqu'à en
qu'as ait assez combiné tea deux aspects élémentaire» de la
biologie. L'intime harmonie astre la conception statique et fei
conception dynamique caractérise toujours la vraie matante
4ee iainea notion» étalée.
Quoique ht détermination daa organe* ne panasse d'abord
indispensable que pour certain* images spéciaux* l'éducation
pccitive an far» tcejour* apprécier l'importance universelle,
même envor» lea fonctioni qui peuvent être le mien* oennuaa
aina aucune basa anetoanfua» Car, il n'y a pae d'autre moyen
de pracurer asse* de netteté et de fuite au principales ne-
troua dynamique»* Rien n'oet pin» évident envm l'étude daa
maladies, où la pensée doit toujours atteindre jwqu'à l'or-
gane, wit pour juger, toit pour guérir, sans ae borner jamais
à la fonction. Même avant tonte détermination rigoureuse, lea
plus hardie* supputions ont souvent rendu, à «et égard,
d'immenses serviceev q nand ellea ont été* eomnm lee hypo-
thèses de Bf oussaiSy instituées de manière à bien diriger lea
méditations pathologiques, Sane être aussi senti envare l'état
normal, ee besoin logique n'y eat pae moinaréel» Lee meilleures
études dynamiques ne produiront jamais que dea notions flot-
648 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
tantes, tant qu'elles ne seront pas poussées jusqu'à leur terme
statique, d'ailleurs effectif ou hypothétique. Plus les phéno-
mènes se compliquent, moins notre esprit peut les séparer d'un
siège quelconque. Déjà sensible dans la dernière moitié de la
cosmologie, cette nécessité logique devient irrésistible en bio-
logie, surtout envers les plus nobles fonctions. Toutes les
études directes sur notre nature intellectuelle et morale n'ont
abouti qu'à des doutes indéfinis, jusqu'à ce que le génie de
Gall y ait heureusement fixé certaines notions fondamentales,
à l'aide d'une hypothèse très-hasardée sur l'appareil cérébral.
Ainsi, quand la considération des organes ne deviendrait point
indispensable pour diriger l'action, et même l'éducation, elle
serait déjà nécessaire afin de guider la pure spéculation. Ce
besoin est tel que, faute d'hypothèses propres à devancer las
vraies déterminations, il peut être utilement satisfait, d'une
manière encore plus provisoire, par l'usage de sièges indéter-
minés, dont l'emploi, quoique très-imparfait, rendra moins
vagues les pensées physiologiques.
L'incomparable Bichat a permis de systématiser, en biologie,
cette harmonie des deux ordres statique et dynamique, par son
admirable création de l'anatomie générale ou plutôt abstraite,
dont les penseurs encyclopédiques peuvent seuls apprécier
assez la portée fondamentale. Jamais le génie analytique ne
prépara aussi heureusement l'élaboration synthétique. En dé-
composant de nombreux organes en quelques tissus uniformes,
partout doués d'attributions fixes en rapport avec leur struc-
ture, on pousse jusqu'aux éléments biologiques l'harmonie né-
cessaire entre l'acte et l'agent. Le consensus vital tend aussi à
mieux ressortir par cette considération habituelle et directe des
conditions anatomiques communes à toutes les parties et à
tous les êtres. Enfin, l'harmonie générale entre l'organisme et
le milieu devient ainsi pleinement appréciable, puisque chacun
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 649
de «es modes essentiels se trouve désormais caractérisé par un
tissu convenable. Sous les principaux successeurs deBichat,
cette idée mère acquit non-seulement plus d'extension et de
netteté, mais aussi plus de rationalité. Elle est maintenant
en pleine harmonie avec l'autre grande pensée du même fon-
dateur sur la corrélation des deux premiers modes de vitalité.
À la vie végétative, seule universelle, correspond le tissu cel-
lulaire, unique base de toute structure organique. Sur cette
trame fondamentale , se forment ensuite, par l'interposition
de deux éléments convenables, les deux tissus propres aux
deux attributs caractéristiques de l'animalité. La grave lacune
que signalait à cet égard mon Traité philosophique a été
depuis comblée suffisamment, surtout d'après les démonstra-
tions comparatives de M. Schwann. Cette doctrine est main-
tenant la mieux élaborée de toutes celles que comportait
l'essor isolé de la biologie, et la mieux adaptée à sa culture
encyclopédique.
Après avoir assez caractérisé le véritable esprit scientifique
des études vitales, je dois en indiquer aussi l'esprit logique, sui-
vant l'ensemble des méthodes qui leur sont propres.
Quant à la logique déductive, l'éducation encyclopédique
familiarisera les vrais biologistes avec tous ses artifices es-
sentiels, puisés d'abord à leur source mathématique. Il serait
superflu d'insister ici sur un besoin aussi évident. D'après
l'abstraction et la généralité des hautes théories vitales, leur
culture ne peut prospérer que chez des penseurs éprouvés et
préparés par de fortes habitudes de rationalité envers les spé-
culations plus simples. Ce motif logique suffirait pour y pres-
crire d'abord l'initiation mathématique, quand même elle n'y
serait pas scientifiquement indispensable. L'insuffisance des bio-
logistes actuels à cet égard aggrave beaucoup leur état d'anar-
chie rétrograde, eu appelant aux recherches les plus difficiles
650 STSfim de rounoug powtite.
des usfuits impuissants an, mal préparés, 4ont n. marche jus»-
tifie trop souvent It dispeaiffea 4m géomètres è'usîr en eux 4e
purs empiriques. Jusqu'à notes siècle, rédacation mathéuit»
tique avait toujours été regardée comme une condition petit
minaire de la culture biologique : BuJTon et Lemutck fanent
les derniers à y satisfaire dignement. Les émanent* fondatsou
de la science vitale ee trouvèrent ensuite eatrafnéa à mécon-
naître on flt négligence besoin logique, en «'efforçastd'afficanehir
la biologie de l'oppression eoemelogique. On peut uaoîns es-
cuser leurs suecessours de n'avoir pas sert que le seul moyeu
radical d'assurer la juste indépendance de leurs études oonsisls
à y remplir convenablement les conditions préparatoire pro-
pres à leur situation encyclopédique. La biologie ne eaurjpt
échapper aux usurpations des ooemologistes que qunad etts
sera cultivée par des esprits capables <Fy -appliquer 4igneuMUÉ
les doctrines et les méthodes inorganiques. Même lu dégnt»
dation actuelle de l'enseignement mathématique ne justiie
point nos biologistes de négliger une préparation familière à
tous leurs prédécesseurs. Il est vrai que , depuis finva&m al»
gébrique , une telle initiation développe très-mal son aptitude
naturelle aux bons exercices déductifr. «Car, les raisonnements
n'y étant poursuivis qu'à l'aide des signes spéciaux, on n'y cul-
tive point la faculté générale de déduire indépendamment d'un
tel langage, qui ne convient qu'aux moindres spéculations. Mais
cette marche machinale pourrait être, dès aujourd'hui, recti-
fiée, et même évitée , par des esprits qui entreprendraient les
études mathématiques comme un premier échelon encyclopé-
dique pour s'élever dignement à la principale partie de la ph>
losophie naturelle. Rien ne dispense donc nos biologiste!
d'une telle initiation déductive, sans laquelle ils ne sauraitot
surmonter les hautes difficultés logiques de leur propre de*
maine.
INTRODUCTION ItmiSIIIIWUII <!■ !■■■■■ TROISIÈME. tiBtt
- fcesatftres études «semokgiq**8 dofimt aussi faur
fetiiliftse l'dtalmato
par«banrvatiaa directe, soitokéms par «apérimentation. Touto-
foÉB, ce second inode ne eoaaéent pldnemintqa!aiixi«Q]Machti
inorganiques, *t «ortout physiques, dfapsès les amatifi .rappelé»
aa chapitre présentant in 4empëcati*n des <eas biologiques m
perme* presque jamais d'y instituer .des -eayépeocea vraiment
déciérvesw Aussi l'usage «trop fréquent d'autel psacédé, qui pse-
mttàU«>édtocriiéd>g^u(^8piMiiyBtiBiaiifari^ a*tdJ<ooa-
tsftuémtablemeurtè la iégénéntion actnalle de la aeâease to-
tale. Cependant, la biologie ne doit pas renoncer «aAiàremnnt
à«n«eyoa d*eaidQmticn4pn, segasasnl appliqua, peut quel-
quefois j seœnéer <cs naines méfitations, sans jamais en dis-
ici, î*aprtitude<ie.joetta tenues à pecfoetisansr radicalemeai
la méthode inductiv ose frit déjà sentir par ffnkoduetion wéb*
ioUo d'en nouveau mode «général d'expérimentation , dont Ja
spontanéité augaionte rafficadté. La j udieieuae observation des
maladies institue , envers lss êtres vivants, une suite d'mpé
neaees indirectes, besnoeup plos propres que la plupart des
eapërienceaâireetesé<éelaircir les notions dynaaûques et môme
statiques. Mon Traité philosophique a faitassez apprécier la na-
ture et fat poitéed'ua tel procédé, d'où émanent réellement las
principales acquisitions bîelogiques. U repose sur le grand pria-
dp© dont je dus attribuer la découverte à Broussais parce qu'd
ressort de l'ensemble de ses travaux, quoique j 'on aie seul con-
struit la formule générale et directe. L'état pathologique dtaift
jusqu'alors rapporté à des lois toutes différentes de celles qui
régissent fétat normal : an sorte que l'eaploratiou de l'an na
pouvait rien décider pour l'autre. Brouasak établit que les phé-
nomènes de la maladie coïncident essentiellement avec ceux de
la santé, dont ils ne diffèrent jamais que par l'intensité. Ga ta»
652 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
mioeux principe est devenu la base systématique de la patho-
logie, ainsi subordonnée à l'ensemble de la biologie. Appliqué
en sens inverse , il explique et perfectionne la haute aptitude
de l'analyse pathologique pour éclairer les spéculations biolo-
giques. Un usage plus étendu et mieux approfondi de ce puis-
sant moyen d'exploration pourra dispenser presque entièrement
des expériences proprement dites. C'est ainsi, par exemple, que
l'observation des maladies aurait dû conduire à l'importante
distinction entre les nerfs sentitifs et les nerfs moteurs, long-
temps avant les cruelles tortures qui ont directement constaté»
réalité anatomique.
Un tel procédé exige, plus qu'aucun autre, une forte direction
théorique, fondée sur une suffisante connaissance de l'état nor-
mal, sans lequel l'état pathologique ne serait point assez appré*
ciable. Aussi les lumières qu'on lui doit déjà ne peuvent-elles
donner qu'une faible idée de son efficacité ultérieure. Le régime
encyclopédique l'étendra surtout aux fonctions intellectuelles
et morales, auxquelles le principe de Broussais n'a pas encore
été dignement appliqué, en sorte que leurs maladies nous éton-
nent ou nous émeuvent sans nous éclairer. Il faut d'autant plus
compter désormais sur l'assistance systématique de l'analyse
pathologique que la profession médicale est certainement des-
tinée à devenir bientôt un accessoire régulier du sacerdoce so-
ciologique, comme elle émana jadis du sacerdoce théologique.
Ce précieux moyen d'exploration se trouvera dès lors appar-
tenir naturellement aux penseurs les mieux disposés à l'utiliser*
Outre son efficacité directe pour les questions biologiques, il
constituera , dans le système général de l'éducation positive,
une heureuse préparation logique aux procédés analogues en-
vers la science finale. Car, l'organisme collectif, en vertu de sa
complication supérieure, comporte des troubles encore plus
graves, plus variés, et plus Tréquonts que ceux do l'organisme
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 653
individuel. Je ne crains pas d'assurer que le principe de Brous-
sais doit être étendu jusque-là, et je l'y ai souvent appliqué
pour confirmer ou perfectionner les lois sociologiques* Mais
l'analyse des révolutions ne saurait éclairer l'étude positive de
la société, sans l'initiation logique résultée, à cet égard, des cas
plus simples que présente la biologie.
L'art général de l'induction ferait donc un pas capital dans
la principale partie de da philosophie naturelle, quand même il
n'y acquerrait que ce mode indirect d'expérimentation. Mais
la biologie perfectionne encore davantage l'ensemble de la
méthode positive par l'essor caractéristique de la logique com-
parative, et de la théorie des classifications qui en devient in-
séparable. Elle constitue ainsi un troisième mode fondamental
d'induction, plus différent de l'expérimentation que celle-ci
ne Test de la simple observation. Il y faut voir la plus forte éla-
boration préparatoire que comporte la logique inductive, dont
le complément transcendant doit ensuite résulter de la science
finale, par le développement de la méthode historique, seule
propre à rallier et à régler toutes les autres.
Cette admirable construction , graduellement surgie depuis
Aristote jusqu'à Bichat, constitue jusqu'ici le principal résultat
de l'ensemble des études biologiques. Son appréciation directe
et spéciale ne saurait convenir à cet ouvrage; et d'ailleurs je
l'ai assez accomplie dans le tome troisième de mon Traité phi-
losophique, auquel je renvoie envers ce grand sujet. Je dois
seulement y joindre ici quelques indications générales sur le
caractère propre et la vraie relation des deux parties essen-
tielles de cette principale méthode biologique.
La logique comparative appartient nécessairement à l'étude
de la vie, qui seule commence à lui présenter une suite suffi-
sante de cas analogues et pourtant distincts, première condition
naturelle d'un tel art, auquel la cosmologie ne saurait fournir
46
654 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
aucun fondement décisif. Aussi la biologie en fit-elle toujours
un usage spontané, même dans ses plus anciennes ébauches,
statiques ou dynamiques. Cette méthode est vicieusement jugée
récente, parce qu'on a trop dédaigné son essor direct, en ac-
cordant une attention trop exclusive au mode indirect qui en
constitue seulement la principale perfection.
Pour rectifier ces irrationnelles exagérations, il suffît de bien
distinguer les trois degrés nécessaires de la comparaison biolo-
gique, d'abord relative aux différentes parties d'un même orga-
nisme, puis aux âges successifs de chacune d'elles, et enfin aux
divers êtres vivants. Loin que la méthode comparative consiste
uniquement dans ce dernier mode, ses principaux résultats ont
réellement émané jusqu'ici des deux premiers. On voit encore
Bichatfondcr, presqueautantqu'Aristote, ses meilleures concep-
tions, statiques et même dynamiques, sur le plus ancien de
ceux-ci, comme étant plus direct qu'aucun autre. C'est surtout
ainsi, par exemple, qu'il découvrit son admirable analogie entre
les deux enveloppes, extérieure et intérieure, de chaque orga-
nisme animal, d'où surgirent tant de précieuses lumières pour
la théorie positive de l'animalité.
Mais , quelque haute importance que les esprits philosophi-
ques doivent toujours attacher à ces deux modes spontanés, il
faut néanmoins reconnaître que la comparaison biologique n'ac-
quiert une pleine efficacité que d'après son entière extension
finale à l'ensemble des êtres vivants. Alors elle se lie irrévoca-
blement à la théorie générale des classifications , dont l'essor
fondamental devait aussi appartenir à la biologie. Cette partie
supérieure de la logique préliminaire consiste essentiellement
dans la juste combinaison de deux principes successifs : la for-
mation des groupes naturels, et leur coordination hiérarchique;
émanées l'une et l'autre d'un même attribut prépondérant, qui
établit l'unité du système. La subordination des caractères con-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPTTRB TROISIÈME. 635
stitueson principal artifice. Son complément usuel résulte d'une
convenable substitution finale des distinctions extérieure» aux
différences intérieures. A chacun de ces quatre titres généraux,
les études cosmologiques comporteraient, sans doute, une utile
application de cette grande théorie logique, dont j'ai étendu
l'empire universel jusqu'au domaine mathématique. Mais, quoi*
que propres à vérifier les règles taxonomiques, et même à pré-
parer leur appréciation didactique, de tels usages sont trop peu
caractéristiques pour en avoir jamais déterminé l'essor décisif.
Chaque procédé logique ne peut vraiment surgir que là 06 sa
difficulté et son importance concourent à déterminer sa suffi-
sante élaboration. Telle fut l'aptitude naturelle de la biologie
enver» la théorie taxonomique, qu'il faudra toujours puiser &
celte source initiale, quoique la sociologie doive ensuite hri
offrir sa principale destination.
Cette partie transcendante de le logique organique est désert
mais caractérisée surtout par la construction hiérarebiquequi es
dériva graduellement depuis Linné et Jussieu jusqu'à Lamarck
etBlainville. Mais, quelque admiration que mérite ce grand ré-
sultat, il ne faut pas le regarder aujourd'hui comme plue défi-
nitif que les autres acquisitions de la biologie sous la culture
isolée qui dut constituer son régime provisoire. Tout ce qui fat
alors obtenu exige désormais une révision fondamentale, où ces
travaux, nécessairement irrationnels, seront employés comme
de simples ébauches , pour construire le système final de la
science vitale. Je ne crains pas ici d'étendre expressément cette
prescription philosophique jusqu'à la série animale, où tant de
penseurs recommandables voient maintenant une doctrine irré-
vocable, qui ne comporte plus que des améliorations secondaires.
Les attaques radicales qu'elle subit souvent indiquent ainsi son
imparfaite stabilité. Car elles ne doivent pas être seulement im-
putées» en général, à l'anarchie rétrograde qui altère auj<mr-
656 SYSTÈME DE POLTnQOE POSITIVE.
d'hui toutes les sciences préliminaires, et surtout la biologie,
en attendant la discipline philosophique qu'établira bientôt l'as-
cendant universel delà science finale. L'extension et les succès
d'un tel désordre théorique ne peuvent jamais tenir qu'aux la-
cunes, et même aux vices, des constructions provisoires surgi»
sous l'impulsion préparatoire d'une spécialité empirique. Cette
réflexion générale comporterait aisément une vérification di-
recte envers la série animale, si je pouvais ici développer asses
un tel examen.
En me bornant à l'indiquer , je dois pourtant apprécier la
profonde irrationnalité des conceptions actuelles sur cette grande
construction, afin de mieux caractériser la vraie solution philo-
sophique des difficultés qui s'y rapportent. Ces deux indications
émanent simultanémentdes explications fondamentales établies
ci-dessus envers la théorie abstraite de la vie, désormais ré-
sultée d'une coordination systématique entre les trois modes
essentiels de vitalité.
Les deux vices principaux de la série animale consistent au-
jourd'hui, même chez ses meilleurs interprètes , dans son in-
stitution objective et dans sa composition incomplète.
Sous le premier aspect, on suscitera des débats sans issue
tant qu'on représentera cette construction comme une expres-
sion absolue de la réalité extérieure, au lieu d'y voir surtout
une fondation subjective, destinée au perfectionnement logique
des hautes spéculations vitales. En effet, les habitudes actuelles
ne la mettraient hors d'atteinte que si tous les animaux pou-
vaient y rentrer, ce qui restera certainement impossible, et
même de plus en plus. Des exceptions nombreuses et irrécu-
sables suffisent alors pour renverser un tel édifice. Il n'en est
plus ainsi quand on y apprécie une indispensable institution
logique, qui doit , sans doute , reposer d'abord sur un juste
ensemble de relations naturelles, mais qui n'exige nullement
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 657
une entière universalité. A ce point de vue subjectif, on ne
saurait méconnaître la nature linéaire d'une telle hiérarchie,
qui ne pourrait autrement remplir son principal office théo-
rique. La seule notion d'échelle dissipe aussitôt les irrationnelles
tentatives où l'on s'efforce de lui substituer des groupements à
deux ou à trois dimensions, directement contraires au véritable
esprit tazonômique. Quant à l'extension réelle de la série ani-
male, il est aisé de sentir ainsi que, même en s'y bornant aux
cas incontestables, elle renferme aujourd'hui beaucoup plus
d'espèces que n'en exigera jamais son usage biologique. Elle a
donc besoin d'être convenablement réduite, plutôt que soi-
gneusement développée. Toutefois, je dois ici rappeler la pro-
position directe que j'osai faire, dans mon traité philosophique,
d'y intercaler dignement quelques espèces fictives, directement
adaptées aux transitions les plus difficiles. Leur introduction ,
très-légitime à un tel point de vue, comporterait plus d'efficacité
logique que celle tant vantée envers les animaux perdus, dont
la notion n'est peut-être pas moins chimérique ordinairement.
En remplaçant partout une vaine providence surnaturelle par la
vraie providence humaine , nous ne devons jamais craindre
d'instituer un ordre idéal supérieur à l'ordre réel, quoique
celui-ci , malgré ses imperfections, fournisse toujours la base
nécessaire de nos constructions les plus hardies.
Quant à la composition actuelle de la hiérarchie biologique,
j'en ai déjà signalé le vice essentiel, consistant à être exclusive-
ment animale. On développe ainsi le mode intermédiaire de
vitalité sans aucun égard aux deux modes extrêmes entre les-
quels il doit instituer une transition nécessaire. Sans doute,
l'animalité comporte , par sa nature, de nombreuses grada-
tions, que ne saurait admettre la végétalité, susceptible seule-
ment d'un variation d'intensité. D'un autre côté , quoique la
socialité doive aussi donner lieu à une longue succession de
658 SYSTÈME DE POLIT**» MOTIVE.
modes, leur appréciation n'appartient qu'à (la science finale.
La série biologique proprement dite est donc principalement
animale, mais non pas uniquement. Quelques penseurs ont
déjà tenté de la prolonger en dessous jusqu'à sa source végétale,
mais nul n'a conçu son prolongement au-dessus jusqu'à son
terme social. Celui-ci est pourtant encore plus nécessaire que
l'autre; car il concerne directement le type fondamental de
la construction totale. La vague et irrationnelle notion de
l'Homme continue à servir d'unité loologi que, quoique personne
n'ose contester que notre vraie nature se caractérise seulement
dans Y Humanité. Toute espace animale ne pouvant constituer,
au fond, qu'un Grand-Être plus ou moins avorté, la sociologie
est seule apte à fournir le véritable type de la hiérarchie biolo-
gique. Cette construction sera donc entièrement reprise bous la
nouvelle impulsion philosophique, ou plutôt religieuse. Aie»
seulement elle acquerra toute sa grandeur et une consistance
inébranlable, d'après sa liaison systématique avec l'ensemble
du classement social, comme l'expliquera la suite de ce traité.
Placée ainsi sous la garantie simultanée de la sagesse sacer-
dotale et de l'instinct public, elle surmontera sans effort les
attaques anarchiques qui la rendent maintenant impuissante.
Dans l'appréciation finale de la logique comparative, directe
et indirecte, il faut donc regarder la biologie comme la source
naturelle d'une institution fondamentale, dont le plus vaste
essor et la destination principale appartiennent toujours à la
sociologie. C'est surtout ainsi que la plus haute science préli-
minaire achève de perfectionner assez la méthode positive pour
la préparer dignement à l'élaboration immédiate de la science
finale.
Afin d'achever mes indications essentielles sur la systémati-
sation définitive de la biologie, il ne me reste maintenant qu'à
en caractériser le plan dogmatique , puisque son esprit, tant
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 659
logique que scientifique , vient d'être suffisamment apprécié.
La forme la plus nette et la plus rapide d'une telle exposition
consiste à expliquer ici la répartition normale des quarante
leçons philosophiques qui composent le cours de biologie
propre à la cinquième année de l'enseignement positiviste,
décrit dans mon discours préliminaire.
Ce cours doit comprendre trois parties bien distinctes : un
préambule fondamental, essentiellement statique; une doctrine
principale, qui sera surtout dynamique , et une conclusion
générale,essentiellementsynthétique.Les deux parties extrêmes
auront chacune douze leçons , tandis que Ton en consacrera
seize à la partie centrale.
Quant au préambule, ses trois premières leçons expliqueront :
d'abord la nature, la destination, et le plan général de la bio-
logie systématique ; ensuite les perfectionnements qu'elle ap-
porte aux méthodes fournies par la cosmologie; enfin l'en-
semble des procédés logiques qui lui sont propres. Sa seconde
partie concernera la philosophie anatomique , en consacrant
deux leçons à l'étude abstraite des tissus élémentaires, une aux
organes , et une quatrième aux appareils. U se terminera par
cinq leçons de philosophie biotaxique ; la première exposant
l'ensemble de la théorie taxonomique ; la seconde sur la vraie
constitution générale de la hiérarchie biologique d'après les
trois modes fondamentaux de vitalité, et les trois autres expli-
quant l'ascension animale. En réduisant cette échelle suivant sa
principale destination , son exposition systématique peut , en
effet, s'accomplir en trois leçons, qui concerneront successive-
ment les animaux inférieurs, surtout rayonnes, les animaux
intermédiaires , mollusques et articulés , et les animaux supé-
rieurs ou vertébrés. 'Traités par de vrais philosophes, qui
s'adresseront à des esprits bien préparés, les dogmes ainsi
contractés pourront acquérir plus de netteté, et même de pré-
660 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
cision, mais surtout plus de force, que n'en comporte aujour-
d'hui leur diffusion académique. Si d'autres développements
biotaxiques deviennent convenables, il vaudra mieux les opérer
dans l'étude directe de la vie, à mesure que le besoin s'en fera
sentir, et après un prolongement spécial des notions déjà
posées. La même réflexion s'applique aux quatre leçons ana-
tomiques, qui devront, en effet, recevoir là leurs divers com-
pléments particuliers. Il importe d'ailleurs de restreindre beau-
coup l'extension actuelle des études purement statiques , afin
d'aborder le plus tôt possible l'harmonie fondamentale entre
l'organisation et la vie, où réside directement le vrai sujet de
la biologie. Au reste, on sait, en général, que l'enseignement
positiviste est seulement destiné à diriger les lectures et les
méditations, sans tenter jamais d'en dispenser. L'éducation
scientifique n'ayant pu jusqu'ici devenir vraiment rationnelle,
faute des principes convenables, son empirisme actuel ne peut
donner aucune idée de la salutaire condensation que lui pro-
curera bientôt le régime encyclopédique émané de la nouvelle
religion.
En caractérisant directement les plus hautes notions anato-
miques et zoologiques, ce préambule concis fera toujours sentir
dignement leur relation nécessaire avec les théories dynamiques,
et même leur destination finale pour préparer l'étude immé-
diate du Grand-Être.
Il ne faut connaître l'organisation, soit isolée, soit comparée,
qu'afin d'apprécier la vie. On pourra d'autant mieux étudier
toujours l'organe pour la fonction, que la pensée biologique se
trouvera désormais affranchie irrévocablement des tendances
rétrogrades qui altèrent encore le sentiment habituel d'une telle
harmonie. La biologie positive ne peut pas admettre davantage
des agents inactifs que des actes sans agent. Elle doit donc tendre
partout à établir convenablement une liaison spéciale entre
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 661
ces deux faces inséparables d'une même existence, de manière
à prévoir chacune d'après l'autre. Mais, libre de toute supersti-
tion, elle ne conçoit jamais, ni l'activité de chaque organe
comme pleinement salutaire, ni la structure de chaque fonction
comme la mieux adaptée à son accomplissement. Du dogme
absolu des causes finales, elle ne conserve que le mode qui
équivaut au principe relatif des conditions d'existence, dont
l'usage scientifique comporte à la fois beaucoup plus d'extension
et d'efficacité. L'harmonie nécessaire entre la fonction et l'or-
gane s'y trouvera donc réduite toujours à ce qu'exige la vie
réelle. En développant cette relation fondamentale, il faudra
d'ailleurs apprécier dignement ses inévitables imperfections,
sans y rattacher cependant aucune tendance antithéologique,
devenue alors inutile. C'est surtout en biologie qu'il importe
d'établir spécialement que l'ordre naturel, toujours imparfait,
l'est d'autant plus qu'il concerne des phénomènes plus compli-
qués. On dispose alors le cœur et l'esprit à une digne appré-
ciation des vices, même irréparables, que présente, encore
davantage, la plus complexe de toutes les existences réelles.
En outre, on fait ainsi pressentir la supériorité nécessaire de
nos constructions artificielles, dirigées par l'amour assisté
de l'intelligence, sur les résultats naturels des fatalités exté-
rieures.
Sous un second aspect général, ce préambule caractéristique
de la biologie doit déjà représenter la connaissance des divers
organismes animaux comme une simple préparation à l'étude
du Grand-Être émané du plus noble d'entre eux. Cette tendance
constante distinguera spécialement les cinq leçons biotaxiques,
puisqu'on y construira l'échelle animale afin de monter systé-
matiquement de la végétalité à la socialité, par une intercala-
tion assez développée pour constituer une transition familière.
La hiérarchie biologique étant d'ailleurs liée ainsi à la progrès-
682 SYSTÈME DE POUÏTOUB POSITIVE.
«ion oosmologique, le Grand-Être se trouvera d'avance en in-
time connexité avec l'ensemble des existences dont il doit per-
fectionner Tordre fondamental,. Bn même temps, sa propre évo-
lution s'annoncera comme une continuation transcendante de
la succession générale entre les principaux degrés d'animalité.
Bon étude statique ne sera pas moine pressentie dans les leçons
anartomiques que sa conception dynamique d'après les leçons
taxonomiques. Car l'organisme composé doit offrir, comme les
structures simples, la subordination générale entre les tissus,
les organes, et les appareils. Bn appréciant d'abord cette gra-
dation dans les cas les plus propres à la caractériser, on peut
déjà signaler sa principale extension ultérieure, dont le pressen-
timent direct ennoblira ces études préparatoires, de manière à
les mieux préserver de toute divagation. Dans cette instruction
fondamentale, les grandes notions biologiques seront donc éri-
gées toujours en ébauches nécessaires des conceptions élémen-
taires de la sociologie.
Je devais ici développer spécialement le vrai caractère propre
au préambule dogmatique de la biologie systématisée. Mais une
équivalente explication serait superflue envers la doctrine cen-
trale qui constitue le corps principal d'un tel enseignement. Car
elle se trouve d'avance caractérisée suffisamment d'après mes
indications directes sur les trois modes essentiels de la vitalité.
Suivant cette théorie fondamentale, les seize leçons moyennes du
cours biologique formeront naturellement trois groupes succes-
sifs, dont chacun développera convenablement les trois lois cor-
respondantes. La construction d'un Traité abstrait de la vie doit,
en effet, consister à rendre ces neuf lois générales aussi nettes
et aussi précises que l'exige l'ensemble de leurs usages réels,
soit théoriques, soit pratiques. Toute autre spécialisation dégé-
nérerait bientôt en puérilités académiques, interdites par la vraie
religion, au nom commun de la raison et de la morale. Quant
INTRODUCTION TtNDABRTAUB. — CHAPITRE TROISIÈME. 663
4 la proportion de ces trois parties dynamiques, cinq leçons
suffiraient pour la végétalité ; les sept suivantes caractériseraient
.assez l'animalité, qui constitua le principal domaine de la bio-
logie; enfin, les qnatre autres compléteraient la théorie de fa.
fia, en ébauchant l'étude de la socialité. D'après mes explica-
tions antérieures, le lecteur tien préparé pourrait aisément spé-
cifier la destination normale de chacune des eeiie leçons phy-
siologiques, comme je viens de le (faire envers les douze leçens
statiques, dette étude générale de la haute physiologie fut réel-
lement fondée par le géniB de Biehat, dans cet admirable Tnlté
de la vie, si méconnu aujourd'hui, où le créateur de la véritable
analyse anatonriqne témoigna tant d'aptitude à la saine syn-
thèse biologique. Maïs un effort ansi prématuré ne pouvait alors
surmonter 1 entraînement universel vnrs le régime académique,
qui étendait de plus en plus à la ecience vitale l'esprit de spé-
cialité dispersive développé par les spéculations inorganiques.
Cette construction initiale dut bientôt rester isolée, au milieu
des incohérentes recherches sur les détails des fonctions. Elle
ne peut être achevée et consolidée que sous le régime encyclo-
pédique institué par la philosophie positive au nom de la vraie
religion.
Quant au complément synthétiquede mon cours systématique
de biologie, je destine cette troisième partie à faire directement
apprécier la convergence définitive de toutes les études vitales
-vers l'exacte connaissance de l'harmonie nécessaire, tant active
que passive, entre l'être et le milieu. Ces douze leçons finales
forment naturellement, comme celles du -préambule, trois grou-
pes successifs, destinés à caractériser: d'abord, en trois leçons,
l'unité générale de l'être; puis, en quatre leçons, sa subordina-
tion totale envers le milieu; et enfin, en cinq leçons, l'ensemble
de sa réaction conservatrice. Une telle conclusion s'écartant du
régime scientifique actuel encore davantage que les deux par-
664 nmteE M Mumoi KMRifB.
ties précédentes, je doit, pour éviter tonte méprise, miras dé-
finir sa nature.
Ses trois leçons initiales sériant surtout consacrées à corriger
la tendance analytique qui altère pins on moins l'étude ab-
straite de la vie, quelque réelle et prof onde qu'en soit l'insti-
tution synthétique. Car l'obligatibn d'étudier à part des fonc-
tions qui s'accomplissent à la fois doit toujours entnmr
l'appréciation directe et habituelle de leur véritable — »— »frut
malgré les plus sages précautions de renseignement philoso-
phique. Néanmoins, ce besoin didactique est asses oonriliabk
avec le caractère synthétique de k biologie normale* Bn effet,
la hiérarchie générale des êtres Tirants offre nécessairement
une suite de degrés principaux où l'existence fondamentale' se
complique peu à peu par la spécialisation croissante de nou-
Tellet fonctions, qui deviennent de plus en plus élevées et de
moins en moins indispensables. Chaque étude dynamique Mm
instituée peut donc, en suivant toujours cette ascension natu-
relle, conserver un caractère vraiment synthétique, envers les
êtres où le degré correspondant de vitalité s'ajoute seul aux
fonctions déjà appréciées. 11 suffit, en un mot, que l'analyse
physiologique se conforme sans cesse, comme l'analyse aneto-
mique, au principe fondamental de généralité décroissants et
complication croissante, que j'ai, depuis longtemps, érigé en
universelle du classement positif. D'après cette marche, le
timent systématique de l'unité vitale, borné d'abord aux êtres
les plus simples, s'étend graduellement aux autres, à mesure
qu'avance l'appréciation dynamique. Mais, par cela même, 0
reste naturellement incomplet quand elle se trouve achevée,
du moins envers les plus nobles êtres. Or, ce sont, en effet,
ceux-là où le consensus est le plus parfait, quoique moins facile
à saisir. Rien ne dispense donc de faire succéder aux leçons
physiologiques une étude directe de cette convergence totale,
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 665
alors appréciée surtout chez les animaux supérieurs, sans ex-
cepter l'homme, quoiqu'il n'appartienne point au vrai domaine
biologique. C'est ainsi que les trois premières leçons de la con-
clusion que je définis seront consacrées à caractériser : d'abord
l'ensemble de la vie végétative, avec toutes les réactions qui la
modifient ; ensuite celui de la vie animale, y compris l'influence
des deux autres; et enfin l'existence totale de l'être intellectuel
et moral, liée à ces deux modes inférieurs. Dans cette dernière
explication, la biologie monte le plus près possible du type qui
doit fournir l'élément naturel de la sociologie.
L'être étant alors apprécié quant à son propre ensemble, la
seconde partie de la conclusion normale caractérisera directe-
ment sa subordination totale envers le milieu, étudié, d'avance
par la cosmologie. On construira ainsi la théorie générale des
milieux organiques, qui forme, en biologie, une branche toute
moderne, dont il faut regarder Lamarck comme le vrai créa-
teur, quoiqu'il Tait trop liée à ses irrationnelles hypothèses sur
la variabilité indéfinie des espèces.
Envers cette étude capitale, je dois ici rectifier d'abord une
faute encyclopédique où je fus entraîné, dans mon traité philo-
sophique, par une déférence exagérée pour la juste autorité de
Blainville. D'après cet éminent biologiste, je la plaçai avant la
physiologie, et à la suite de l'anatomie générale. Cette erreur
était chez moi d'autant plus grave qu'elle choquait directement
ma règle constante de n'apprécier les notions intermédiaires
qu'après les deux extrêmes dont elles doivent instituer la liai*
son. Au cas actuel, on reconnaît surtout que, faute d'une juste
connaissance préalable de l'être vivant, sa relation avec le mi-
lieu ne peut susciter que des [spéculations vagues et incohé-
rentes, qui ne sauraient aboutir à aucune doctrine décisive sans
une révision ultérieure, fondée sur l'ensemble de la physiologie.
Mais, quelque spontanée que fût, à cet égard, ma rectification
dogmatique, ausaîttôqee je imendms libres
jt deî* ni déclarer franchement qu'elle Tient d'être accomplie,
avant moi* par un nouveau biologiste, M. le docteur Segoad*.
Son début très-philosophique parait déjà conârraerme*
espéraneeesorle prochaine régénération de la>prineipalei
prtMmina&»sone»gimpnlsion directe de kuriepoo finale. Ortco*
poffow semble d'autant m»«rfendéqu*fcne pareille temdaaaeee •
manifefle déjà panai quetquooautese jcunealjîologiBteB dfdlitoi
Elle caractérise* surtout ha tenraui naissaatede IL CJaurleaU»
Un, qui, comme )L8egoad, a*pMnesnetf umupté le régiin»ei»
cfclopédique, et dfgjmneat apfeéaJéMmpuitemei anentfflqaa
de la réaction du cosur surTtaeprib ■
D'après aa dépendance legiquemss» Itasembt» é* 1» php*
Bwdcpe, il faut peu s'étonner que h théorie g é» Étale des n»-
lieu mgamquea» eoit enoeas si, peu a^uqcéet, puiaquuanl
draeouqiieiieVaatpoManaa.OMadocttiaeœacipM]
ne consiste vraiment jusqtfiei que dune lee~précteux aperçus pri^
mitifs dus au génie hardi de Lamarcfc, Son essor normal oonsti-
tuera l'un des principaux résultats de 1» systématisation bieto-
gique émanée de la Traie religion. Autant affranchie de tonte
métaphysique que de tonte théologie», la nonvaUe biologie
pourra seule déterminer la véritable influence, générale et
ciale, du milieu sur l'organisme* y compris même lea
trémee où cette action devient perturbatrice. En respectant tan*
joua le principe nécessaire de la fixité essentielle des espèces,
on appréciera ainsi les limitée naturelles de leurs variatioiinfusk
conques. Ceet alors qu'on pourra traiter directement la question
réservée ci-dessus quant aux modifications essentielle» d«
tème d'alimentation, d'après l'exercice individuel et la
mission héréditaire. Sema cette double influence, la vraie
vidence me semble pouvoir étendre la variation normale dm
espèce* jusqu'à la transformation complète des herbivore* «
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 667
carnivores. Mais un examen direct peut seul démontrer la réa»-
lité d'une telle limite générale, qui, une fois reconnue envers,
les cas artificiels, conviendrait. davantage aux situations natu-
relles. On expliquerait ainsi, la répartition confuse que présente,
encore chaque degré d'organisation entre les deux modes d'ali-
mentation. En poursuivant ces sommaires indications, le lec-
teur sentira bientôt que ces quatre leçons complémentaires abour
tissent naturellement à la grande étude de l'amélioration orgar-
nique, d abord dans les végétaux, ensuite parmi les animaux,,
et enfin chez l'homme, en tant qu'il appartient à la biologie..
Cette dernière recherche, dont Y hygiène actuelle ne peut,
donner qu'une très-faible idée, terminera dignement le cours,
positiviste que je caractérise, puisqu'elle constitue le résultat
le plus complexe et le plus important de l'ensemble de la bio-
logie. Tel est, en effet, le but propre et direct assigné ci-des&uA.
aux cinq leçons extrêmes» Car elles ne doivent étudier la réa&r
tion totale de l'être sur le milieu qu'en vue des perfectionner
ments que comporte ainsi sa condition extérieure, et même sa.
propre nature. A ce sujet plus qu'à aucun autre, on reconnaît
spécialement que la biologie doit seulement ébaucher les no-
tions dont le plein essor appartient à la sociologie. Les spé-
culations biologiques ne peuvent convenablement embrasser,,
à cet égard, le cas principal, qui. consiste dans l'action totale
du Grand-Être sur l'ordre extérieur, qu'il doit améliorer. Non-
seulement la sociologie est seule compétente, envers ce vaste
sujet : mais, d'après les motifs logiques que je viens d'indiquer,
il n'y peut même figurer que parmi ses conclusions générales,
qui exigent l'ensemble de ses notions statiques et dynamiques.
Son extrême importance m'a toujours disposé à lui consacrer
un traité spécial, directement promis à la. fin de mon ouvrage
fondamental. Quand même mes entraves personnelles m'em-
pêcheraient d'accomplir ce travail, ses vues, principales seront
668 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
naturellement indiquées déjà en terminant le traité actuel
Mais, quoique la biologie doive s'interdire un tel cas, elle en
doit préparer l'étude propre, en appréciant une semblable
réaction chez les animaux. Sans un tel complément, leur exis-
tence réelle ne serait point asses connue. Car tous tendent
plus ou moins à améliorer leur condition matérielle ; quelques-
uns même s'élèvent jusqu'au perfectionnement de leur nature
physique, en ne nous réservant que le progrès intellectuel et
moral. D'après une judicieuse extension, qui respectera tou-
jours le domaine sociologique, cette doctrine biologique pré-
parera dignement la véritable hygiène, tant publique que pri-
vée. Elle commencera ainsi à systématiser les nobles projets
de Bacon et de Descartes, qui cherchaient, dan3 la médecine,
une base positive pour notre perfectionnement physique. Hais,
quelque précieuse que devienne une telle préparation, il im-
porte de n'y jamais prétendre à établir directement aucuns
règle définitive sur la conduite humaine, même dans les moin-
dres cas. Gomme le progrès moral doit seul diriger tous les
autres, les meilleures théories biologiques sont radicalement
incompétentes envers de tels préceptes pratiques, qu'il faut
toujours subordonner à l'ensemble des notions sociologiques,
sous peine de tendre à l'immoralité en stimulant l'égoïsme qu'ils
devraient contenir. J'ai déjà indiqué, au discours préliminaire,
et je démontrerai ensuite de plus en plus, que les moindres
prescriptions hygiéniques ne peuvent solidement reposer que
sur des motifs sociaux, conformément à l'expérience journa-
lière. Les lois biologiques ne sont vraiment compétentes, à cet
égard, qu'envers les animaux, et même sous l'impulsion de la
sociologie, comme à tout autre titre. Mais les notions qu'elles
fournissent ainsi doivent ensuite figurer convenablement parmi
les éléments nécessaires des décisions finales qui appartiennent
à la morale sociologique.
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 669
J'ai maintenant achevé d'indiquer assez la systématisation
définitive de la biologie, dont il fallait surtout caractériser
d'abord la nature fondamentale, d'où j'ai déduit son véritable
esprit et jusqu'à son enseignement dogmatique. L'importance
et la difficulté d'un tel travail expliquent ici son extension spé-
ciale envers la principale partie de la philosophie naturelle, où
je devais d'ailleurs poser directement des bases indispensables
au sujet propre de ce traité. Une semblable construction permet
déjà d'apprécier l'aptitude nécessaire de la science finale à dé-
terminer bientôt la régénération totale de chaque science pré-
liminaire. Mais, à ces divers titres, je ne dois pas terminer ce
long chapitre sans y avoir accompli une rénovation plus parti-
culière, ci-dessus annoncée, quant à la théorie positive, à la
fois statique et dynamique, des fonctions intérieures du cer-
veau, qui constituent l'existence intellectuelle et morale. Le
besoin scientifique d'une telle doctrine pour le volume suivant
justifierait assez le soin spécial dont elle est ici l'objet. Sa réac-
tion logique achèvera, en outre, de constater nettement l'effi-
cacité théorique de la nouvelle religion. Puisque la régénération
des sciences préliminaires doit commencer dans celle qui ap-
proche le plus de la science finale, les mêmes motifs essentiels
indiquent que la rénovation propre à la biologie doit aussi
s'accomplir de haut en bas. J'aurai donc achevé de la carac-
tériserautant que le comporte ce Traité, en terminant le volume
actuel par cette indispensable appréciation, que le génie bio-
logique de Gall prépara si heureusement, mais dont l'ac-
complissement décisif attendait l'inspiration sociologique. La
théorie que je vais exposer constitue l'objet propre des trei-
zième et quatorzième leçons physiologiques du cours général
de biologie dont je viens d'expliquer le plan systématique.
En abordant ce grand sujet, j'éprouve le besoin spécial de
rendre un juste hommage à mon principal guide. Dès la nais-
47
670 smftUS DE POLITIQUE FOSIftVE.
tance de la vraie biologie, Gall tenta d'en étendre aussitôt le
domaine normal jusqu'aux études les plus nobles et les moins
accessibles, en brisant avec énergie le dernier lien qui subor-
donnât la philosophie naturelle au régime théologico-métaphy-
sique. Il réalisa ce hardi projet au delà de tout ce qui était
alors jugé possible par les penseurs les mieux préparés. Quand
toutes les écoles réduisaient les attributs humains à la seule in-
telligence, malgré leurs vaines disputes sur sa source extérieure
ou intérieure, Gall osa proclamer, à sa manière, la prépondé-
rance positive du cœur sur l'esprit, jusqu'alors inconnue à la
science moderne, quoique indiquée par l'instinct universel.
D'une part, il détruisit la ténébreuse unité des psychologues et
idéologues, en établissant la pluralité nécessaire des organes
intellectuels et moraux. En même temps, il rectifia une antique
aberration biologique, en attribuant l'ensemble des fonctions
supérieures au seul appareil cérébral. Pour apprécier l'impor-
tance et la difficulté de ce dernier service, il suffit de rappeler
que les passions étaient encore rapportées aux viscères végéta-
tifs, non-seulement par Bichat, qui n'eut pas le temps de mé-
diter assez un tel sujet, mais même par Cabanis, qui s'en occupa
si profondément. Quand tous les naturalistes s'accordaient à
n'étudier réellement que les animaux morts, Gall fondait la
principale analyse des penchants et des facultés sur une admi-
rable observation des actes vitaux. Sans doute, il ne put ac-
complir une construction théorique nécessairement réservée au
principe sociologique; mais il l'a assez ébauchée pour permettre
enfin d'aborder directement la science universelle, à laquelle
manquait seulement une telle préparation. Gomme fondateur
de la sociologie, je devais cet hommage particulier à celui do
tous les biologistes qui m'a le mieux disposé à construire une
philosophie aussi purifiée de toute ontologie que de toute
théologie. Quoique je sois ici forcé de rectifier entièrement la
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 671
plupart de ses conceptions, sans excepter les principales, je ne
cesserai jamais d'utiliser son impulsion générale, et môme ses
travaux spéciaux. Un génie aussi progressif avait certainement
pressenti, mieux que ses prétendus juges ou disciples, la des-
tination purement provisoire de la construction qu'il dut ha-
sarder. Sans Tavoir personnellement connu, j'ose avancer qu'il
appréciait, à sa manière, l'intime connexité d'un tel effort
théorique avec l'immense régénération, mentale et même so-
ciale, réservée au siècle actuel. Il sentirait aujourd'hui que Ja
philosophie capable de présider à cette rénovation totale doit
seule construire aussi la véritable doctrine cérébrale. Si je 4a
manquais maintenant, sous de meilleurs auspices que Gallje
persisterais néanmoins dans ma ferme conviction qu'il n'y a
pas d'autre matière de l'établir, sauf à mieux reprendre une
semblable élaboration.
Le vrai principe logique de cette construction consiste, pour
moi, dans son institution subjective. J'y subordonne systémati-
quement l'anatomie à la physiologie; en concevant toujours la
détermination des organes cérébraux comme le complément,
et même le résultat, de l'étude positive des fonctions mentales
et morales. Cette marche a été directement érigée ci-dessus en
type général de la saine méthode biologique, dont je me bor-
nerai ici à développer l'application la plus caractéristique. Si la
structure d'un appareil quelconque indique rarement ses fonc-
tions, cela est surtout vrai du cerveau, envers lequel l'analyse
étatique conduira toujours à des opinions inconciliables, tant
qu'elle ne sera point dirigée par une vraie théorie dynamique.
A.u fond, ce sujet n'a jamais comporté que la méthode subjec-
tive, bien ou mal employée. Préférée chez les disciples deGall,
elle inspira également ses adversaires, même ceux qui furent
animés de sentiments rétrogrades. Les localisations tentées
jusqu'ici ne sont, pour la plupart, insoutenables que faute d'une
672 SYSTÈME DE P0UT1QUE POSITIVE.
appréciation assez approfondie de l'existence intellectuelle et
morale. C'est surtout ainsi qu'on reconnaît spécialement l'im-
possibilité de bien traiter un tel problème biologique autrement
que d'après la sociologie, seule compétente envers ces nobles
fonctions. La nature et la marche des facultés et des penchants
devant être, au fond, les mêmes chez l'individu que dans l'es-
pèce, ce dernier cas est seul assez réel et assez développé pour
les caractériser. On ne peut ensuite demander à la saine ob-
servation personnelle que de vérifier les lois ainsi dévoilées par
l'évolution sociale. Mais cette précieuse confirmation ne saurait
être bien instituée qu'envers les animaux, seul cas où les dis-
positions innées se trouvent assez isolées des modifications
acquises. C'est pourquoi ce sujet, quoique dominé par les in-
spirations sociologiques, doit être ébauché en biologie, afin
d'y mieux assurer la juste influence des notions zoologiques.
Quelque peu avancée que soit encore l'étude intellectuelle et
morale des animaux, elle a déjà démontré l'insuffisance des
théories théologiques sur la nature humaine, et même l'inanité
des diverses hypothèses métaphysiques qu'on tenta d'y sub-
stituer. Elle doit aujourd'hui seconder la construction d'une
doctrine positive; car elle est aussi propre à signaler une mul-
tiplicité exagérée qu'une vicieuse unité. Dans une étude où
l'excitation passionnée vient aggraver la complication théorique,
on ne saurait prendre trop de précautions pour consolider à la
fois l'impartialité des sentiments et la rationalité des pensées.
La pleine compétence d'un tel critérium repose sur ce que toutes
nos dispositions vraiment fondamentales appartiennent aussi
aux autres animaux supérieurs, quelque variés qu'y soient leurs
degrés. Si donc l'appréciation humaine semblait indiquer des
fonctions élémentaires, morales ou même mentales, auxquelles
ces types zoologiques ne participeraient aucunement, on de-
vrait, par cela seul, reconnaître qu'on a vicieusement traité
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 673
comme irréductibles des résultats vraiment composés. Je ne
crains pas d'assurer qu'une meilleure étude directe confirmerait
toujours la justesse spéciale de cette rectification indirecte. C'est
surtout ainsi que j'ai graduellement amélioré ma théorie céré-
brale, pendant les trois années qui ont précédé la composition
de ce Traité. L'inspiration sociologique, contrôlée par l'appré-
ciation zoologique : tel est donc le principe général de cette
construction biologique.
Quant à son vrai domaine, il importe de sentir que le cerveau
n'y doit jamais être considéré isolément de l'ensemble de l'or-
ganisme. A cet égard, le génie trop analytique de Gall mérite
de justes reproches, qui ne sont point assez atténués par un
entraînement naturel à exagérer des fonctions méconnues avant
lui. Vers le même temps, l'esprit plus synthétique de Cabanis
maintenait, dans des travaux analogues, l'intégrité nécessaire
des conceptions vitales, alors représentée surtout par les tra-
ditions propres à l'école de Montpellier. L'autorité de Gall
ayant beaucoup accrédité cette déviation logique, trop conforme
d'ailleurs aux tendances scientifiques qui prévalent encore, il
faut ici la rectifier spécialement. J'y vais donc consacrer un
autre éclaircissement préparatoire avant de procéder à l'expo-
sition directe de ma théorie cérébrale, résumée, à la fin de ce
volume, par un tableau systématique.
Antérieurement à Gall, les physiologistes n'étudiaient, dans
le cerveau, que les fonctions immédiatement liées aux deux
ordres élémentaires de relations extérieures, passives pour
sentir, et actives pour mouvoir. Ils méconnaissaient ou négli-
geaient les opérations intermédiaires, soit intellectuelles, soit
affectives, qui, succédant aux sensations ou précédant les mou-
vements, constituent leur lien nécessaire. Elles étaient encore
niées souvent envers les animaux, et rapportées, chez l'homme,
à de pures entités, ou attribuées, en majeure partie, aux vis-
674 SYSTÈME M POLITIQUE POSITIVE.
cères végétatifs. Quelque* naturalistes judicieux, et surtout
Georges Leroy, avaient seuls, d'après une observation assidue,
reconnu l'égale inanité de ces diverses hypothèses, mais sans
pouvoir y substituer aucune conception systématique. Ges fonc-
tions intérieures absorbèrent les méditations du fondateur de
la vraie physiologie du cerveau. Il sentit dignement le double
besoin de les bien distinguer entre elles et de réunir leur en-
semble dans un même appareil. Ces deux conditions opposées,
également nécessaires pour constituer la véritable unité vitale,
furent enfin conciliées admirablement par la décomposition
fondamentale du cerveau en plusieurs organes intellectuels et
surtout affectifs. Mais l'esprit de ce grand biologiste n'était
point assez synthétique, ni convenablement préparé par uns
forte éducation scientifique. Il accorda une attention trop ex-
clusive aux nobles fonctions qu'il avait irrévocablement placées-
au sommet de l'organisme. Sa préoccupation habituelle alla
même jusqu'à négliger leur relation nécessaire avec les fonc-
tions extérieures du cerveau, dont il réduisit les attributions
directes fort au delà de ce qu'exigeait la juste rectification des
exagérations antérieures, surtout quant aux sens. Il dut encore
davantage se trouver ainsi entraîné à isoler les organes intel-
lectuels et moraux de presque tout le reste de l'organisme. L'évi-
dente réaction mentale et affective des viscères végétatifs, con-
sacrée par d'antiques notions , vagues et confuses , mais
synthétiques, se trouva donc essentiellement négligée, même
envers le cœur, aussi bien que l'influence inverse. Ce double
vice souleva contre une telle théorie de nombreuses et actives
réclamations, dont l'irrationnelle exagération n'altérait pas la
légitimité spontanée. Suivant une coutume trop naturelle, la
plupart des disciples de Gall n'imitèrent que ses défauts.
D'après une fâcheuse dénomination, qu'il avait soigneusement
évitée, ils tentèrent d'ériger une doctrine cérébrale entière-
INTRODUCTION FONDAMENTAUX -r- QfU^SJ^ TROISIÈME. 679»
ment séparée de la physiologie générale, et dès lors échue» eu
effet, à des adeptes spéciaux, .souvent étrangers à toute sé-
rieuse préparation scientifique, k xnéfflq biologique. C'est sous
cette forme qu'a finalement avogté.une admirable tentative,,
qui n'avait pas pu être d'abord» instituée suivant ses vraies con-
ditions fondamentales. Mais, saqs avoir réellement fondé au-
cune théorie spéciale, elle a produit une puissante impulsion
générale, qui, dignement systématisée, conduira bientôt aune
construction inaltérable.
D'après une telle appréciation, la nouvelle théorie cérébrale
doit donc être essentiellement synthétique, en ayant toujours
en vue l'ensemble de l'organisme. Sa subjectivité directe et
avouée la rendra naturellement propre h bien remplir cette
condition fondamentale, sans laquelle une conception destinée
surtout à systématiser l'unité vitalç. tendrait, au contraire^ à
augmenter la dispersion actuelle des notions biologiques. I<e
contrôle objectif émané dç l'observation géologique assurera
d'ailleurs la réalité définitive de cette construction contre les
altérations qu'y pourrait sugcijter la préoccupation trop exçlu:
sive d'une telle destination^ Il faudra y constituer d'abord 1*
relation immédiate des organes moraux,et. intellectuels avec les
appareils sensitifs et moteurs: Mais on devra y réserver ensuite
un mode normal pour la double liaison entre le cerveau et les
viscères végétatifs, d'après les différents* nerfe. intermédiaires.
L'ensemble de ces indications définit asse* les principale?
conditions dynamiques de la théorie cérébrale dont j'avejs
d'aoord caractérisé le principe logique* Cependant, son institu-
tion générale ne serait pas complètement appréciée si je n'y
joignais pas sommairement une dernière explication préalable,
spécialement relative à sa vraie nature statique* «
Quoique les anciens, presque dépourvus d'anatomie, aient
souvent deviné les agents d'après les actes, toute tendance
676 SYSTÈME M POUHQOB F08RIVK.
semblable effraye les biologistes modernes» dont la marche
trop timide repose encore sur une servile imitation de la mé-
thode cosmologiqae. Mais l'impulsion sociologique relèraa
leur caractère positif» en faisant partent prévaloir dignement
le génie subjectif, sans altérer jamais la juste influence de l'es-
prit objectif. La tendance à déterminer les organes d'après les
fonctions est tellement conforme à la nature générale de la
question cérébrale qu'elle dirige toujours les opérations fan*
tialee de tous ceux qui traitent un tel sujet, quelles que soient
ensuite leurs dissidences logiques et scientifiques. En effet, per-
sonne ne tenta jamais de résoudre autrement le premier pro-
blème positif» qui consiste à fixer le nombre réel des organes.
Dans un appareil aussi confus que l'est le carreau, la liaison et
même l'homogénéité des parties sont plus complétée que par-
tout ailleurs, comme l'exige» au reste, leur plus grande ton»
nexhé dynamique. C'est pourquoi sa décomposition généfab
enorganesn^uraitjamaisétéKCoimuesisonétudeftttoiqoufi
restée purement anatomique. L'analyse directe des fonctions
correspondantes a pu seule indiquer, et même établir» ce prin-
cipe fondamental de la vraie théorie cérébrale. En prolongeant
davantage ces motifs naturels, on explique aisément l'impossi-
bilité constatée de déterminer autrement le véritable nombre
de ces organes. Toutes lee tentatives pour leur dénombrement
direct n'ont jamais abouti qu'à des débats interminables, dont
la seule issue résulte d'une juste appréciation des actes intellec-
tuels et moraux. Si Gall, et surtout ses disciples, ont trop mul-
tiplié les organes cérébraux, c'est foute d'avoir assex profon-
dément analysé leurs fonctions. On ne peut donc élever aucun
doute sérieux sur la marche qui convient à cette première par-
tie du problème.
Mais un tel début logique engage plus que ne l'ont pensé jus-
qu'ici tous ceux qui, après avoir admis ce principe» en rejet-
j
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 677
tent vainement les suites nécessaires. L'incompétence reconnue
de la pure anatomie envers le dénombrement effectif des or-
ganes cérébraux doit bientôt conduire à sentir aussi son im-
puissance pour la seconde partie du problème, consistant à
déterminer leur situation respective. Suivant le lumineux prin-
cipe de Gall , cette disposition doit être conforme aux vraies
relations des fonctions correspondantes, afin de permettre
l'harmonie générale du cerveau. De là résulte la pleine légiti-
mité de la méthode subjective en un tel sujet, qui , au fond,
ne saurait être abordé autrement; car, dans cet état de la
question , la méthode objective ne trouverait encore aucune
base. A la vérité, Gall lui-même semble avoir découvert ces
sièges par la voie anatomique, quoiqu'il déclare l'y avoir em-
ployée d'une manière purement empirique. Mais je ne crains
pas d'assurer qu'un tel récit constitue seulement un artifice
didactique , pour mieux trancher les doutes immédiats. Sans
examiner ni la validité, ni même l'opportunité, de ce motif se-
cret, je n'hésite point à regarder l'étude directe des fonctions
comme ayant autant dirigé , chez Gall , la détermination des
sièges que le dénombrement des organes. D'après ces premières
bases, ses disciples ont pu quelquefois procéder objectivement
envers les nouvelles localisations qu'ils ont, bien ou mal, ajou-
tées. Mais cette marche était évidemment impossible au début,
qui ne pouvait être que subjectif. Ainsi, en rectifiant souvent
les opinions de Gall à ce sujet, je ne ferai, au fond, que mieux
appliquer le mode nécessaire qui dirigea ses méditations origi-
nales, quelles que furent ensuite les formes préférées dans son
exposition didactique.
Cette double détermination du nombre et du siège des or-
ganes cérébraux constitue, à mon gré, la limite naturelle de
la méthode subjective en un tel sujet, du moins aujourd'hui.
On n'y peut, ce me semble, immédiatement ajouter ainsi que
678. éventa* m pour*** nmmt*
quelques indication* générales aur tara volumes relatifs» cefr
fermement A l'énergie reqpeetivedeefpj^
liait ces, vagues aperçai ne miraifeit suffire pou* déteanftjiee
réellement le forme, ni même la grandeur de cee organevl*
méthode objective» qui die km trouye un© base rattonpiHfc
détient aeulo compétents envers cette taverne, parti» du pwh
UAma général, et, * plue, forte nriien,. qnent à 1* ptructum
préparaient dite. Héemnoin% o^ gré l'importance réeH* de**
notéons complémentaires* nllns .ne- sert i^lftffî^f indienttn
sables ètl'applicetion ofiisctive, ta* pratique que théorique, de
k vraie doctrine cérébrale. Je vai* ki le, construire,, eam^
humant aux limitée ectueUeida» positivité propre* à k #e«ie
méthode qui puisse 1* fonder, et enlaisesnfà mes successm
l'emploi ultérieur damai* objectif «vend il sert devenu eeftr
vanaUe. llaie l'ensemble de ee Traité constatera clairement*
dès le volume minai, enver*las>plas haute* questionna aarife
logiques,, le puissance immédiate; de. cette, théorie puteumt
subjective du cerveau, qui déjà m'a souvent guidé aecrètemeet
dans. le discoure préliminaire»
Plus synthétique qu'aueun autre,. ce. grand problème hiebh
gîque est doue caractérisé par une intime subordination du
conceptions statiques au notions dynamiques. Ce* deux détfe
minutions graduelles doivent ici s'accomplir à la foie., hm
principale difficulté commune consiste à bien classer les fou*
tiens intellectuelles et morales, d'après une saine appréciation
de l'ensemble de la nature humaine et animale. Si ce classe-
ment est vraiment positif, il tendra bientôt à déterminer à;la
fois le nombre et le siège des organes cérébraux, ûanamoe
traité philosophique, je signalai déjà l'importance fondamen-
tale de cette opération initiale, en regrettant que Gall l'ety
trop négligée. Mais alors aucun sujet préliminaire» menu
celui-là , ne devait m'arrèter qu'autant que l'exigeait mog s*y
INTRODUCTION POWUtfBNTAlE. — CHAPFIBE TROISIÈME. 679.
censton graduelle vers lascieoce finale, qu'il fallait fonder
avant de revenir sur les, .systématisations spéciales qui en éma-
neraient. Je me bornai donc à l'appréciation philosophique des
principaux résultats obtenus par Gall, en y indiquant quelque»
rectifications immédiates* et caractérisant la nature générale des,
perfectionnements essentiel» qu'exigeait encore la doctrine cé-
rébrale; Après avoir fondé la sociologie , et constitué ainsi le
positivisme , je me sentis enfin placé irrévocablement au vrai,
point es vue systématique envers tous les sujets scientifiques,
dont j'annonçai même la révision ultérieure, en terminant
mon ouvrage fondamental. Cette révision nécessaire devait na-
turellement commencer par la partie supérieure de la bio-
logie , vu son intime liaison avec le Traité actuel » promis dès
loors comme destiné à construira dogmatiquement la science
universelle, dont je venais de poser- les vrais fondements. Mais
la prépondérance du cœur saut l'esprit, graduellement émanée
dans ma longue élaboration», et d^jà. érigée en principe unique
de k nouvelle synthèse, devait d'abord s'étabLir complètement
dans ma. propre nature. D après cette longue préparation, une,
sainte affection privée détermina bientôt mon. intime régé-
nération, par une influence, hélas 1 trop rapide, mais inal-
térable. Ainsi dégagé , le premier , de toute tendance révolu-
tionnaire, je me sentis désormais appelé k. suivre directement
ma mission fondamentale pour la reconstruction systématique
de Tordre intellectuel et moral. C'est alors que je reconnus
l'impossibilité d'écrire convenablement œ Traité avant d'avoir.
assez systématisé la grande théorie créée par Qall. Après l'essor
nécessaire de la plus juste douleur, le premier résultat philoso-
phique de ma rénovation finale consista» le 2 novembre 1846,
dans le tableau cérébral placé ci-dessous, et d'où date le
cours non interrompu de ma seconde carrière publique. Cette
classification positive des fonctions centrales du cerveau n'a
680 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
jamais cessé de m 'occuper ensuite, soit en écrivant mon dis-
cours préliminaire, soit pendant les deux cours positivistes,
l'un dogmatique, l'autre historique, qui l'ont précédé et suivi.
Dans ces trois années, j'ai graduellement perfectionné ce
tableau systématique, par dix rédactions successives, dont la
dernière (du 4 janvier 1850) me semble l'avoir enfin amené i
son état normal , d'après lequel je vais exposer ma théorie
cérébrale.
Toutes ses différences essentielles avec la doctrine de Oall
résultent d'un tel classement, jusqu'alors entièrement inconnu,
et qui ne pouvait, en effet, émaner que de l'inspiration socio-
logique. Gall n'avait réellement attaché d'importance qu'à sa
division fondamentale des fonctions centrales en affectives et
intellectuelles, toujours indiquée par l'instinct universel, et
envers laquelle il n'eut d'autre mérite que de surmonter les
diverses aberrations théoriques qui neutralisaient la sagesse
vulgaire. Mais ses autres distributions furent presque arbitraires,
soit pour les aptitudes mentales, soit même quant aux ten-
dances morales. Sous ce dernier aspect , je dois ici spécifier
sa principale erreur, qui m'a longtemps arrêté, d'après la
juste autorité d'un tel penseur, dont je n'avais point assez ré-
duit l'ascendant dans mon traité philosophique, quand j'y
adoptai sa vaine division entre les penchants et les sentiments.
L'inanité de cette distinction se manifeste par l'impossibilité de
l'appliquer nettement aux diverses fonctions affectives. Chacune
d'elles, en effet, constitue un vrai penchant quand elle devient
active et un simple sentiment tant qu'elle reste passive. Il n'y a
donc là de réel que la distinction nécessaire entre les deux
modes alternatifs de toute force positive , principalement vi-
tale, et surtout animale. Ces deux états alternent aussi dans
les fonctions mentales, mais sans y susciter des noms caracté-
ristiques, qui conviennent seulement envers les fonctions mo-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 681
raies, d'après leur énergie supérieure» d'où résultent entre
eux des différences plus sensibles.
Une telle distinction rendait impossible le vrai classement
cérébral. Quand je l'eus pleinement écartée, je ne conservai
de Gall que la division fondamentale» en sanctionnant, encore
plus systématiquement que lui» la différence vulgaire entre
Yesprit et le cœur. A cet .égard, mon propre travail ne com-
porte d'autre mérite que de consolider et développer le ser-
vice, trop peu apprécié, que rendit ce philosophe en procu-
rant, le premier, une haute consistance théorique à cette grande
notion pratique. La prépondérance du cœur sur l'esprit devint
ainsi un dogme positif de la science moderne, de manière à ne
plus redouter les discussions sophistiques. Sans doute, la so-
ciologie peut seule l'établir pleinement, comme base néces-
saire de la vraie religion. Mais ce dogme fondamental doit
d'abord être ébauché en biologie , où l'ensemble de l'anima-
lité le manifeste spontanément, sans qu'une telle source per-
mette de soupçonner aucune affectation morale. Cette pré-
pondérance est nettement représentée, dans ma classification
cérébrale, par le nombre respectif des fonctions élémentaires
ou de leurs organes propres. En effet, le cœur y fournit treize
éléments, statiques ou dynamiques, et l'esprit cinq seulement»
On doit même reconnaître que les organes moraux sont, en
général, plus volumineux que les organes intellectuels ; ce qui
achève de caractériser anatomiquement l'énergie supérieure
des attributs correspondants.
En adoptant cette principale division dynamique de Gall, on
est bientôt conduit à admettre aussi la répartition statique par
laquelle il Ta complétée et consolidée. Sa démonstration à cet
égard sera jugée irrécusable par quiconque en appréciera l'en-
semble , sans s'y arrêter à aucune localisation spéciale. J'y
dois seulement ajouter que ma méthode subjective aurait con-
682 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
duit plus directement au même résultat. En effet, cette marche
ne constitue jamais, au fond, que Inapplication logique du ré-
gime relatif, qui permet, ou plutôt prescrit, de construire
toujours la plus simple hypothèse compatible avec l'ensemble
des phénomènes. C'est surtout en cela que j'ai fait consister
partout le véritable esprit scientifique, même en mathématique.
Or, dans ce premier état du problème cérébral, il n'y a encore
de connus que les deux appareils extérieurs, l'un sensitif,
l'autre moteur, entre lesquels le cerveau central doit instituer
une liaison statique, en harmonie avec les fonctions corres-
pondantes. A ces deux termes extrêmes de la constitution cé-
rébrale, doivent donc se subordonner les deux parties géné-
rales de l'appareil moyen. On est ainsi conduit à placer en awrt
les organes intellectuels, pour être mieux liés aux principiix
appareils sensitife, dont leur office intérieur ne fait que con-
centrer et compléter les opérations extérieures. Tout le reste du
cerveau échoit ainsi aux fonctions affectives, qui ne produisent
immédiatement que des instincts, sans aucune connaissance
directe du dehors. Cette double détermination se trouve con-
firmée par l'obligation inverse de placer surtout en arrière les
organes moraux, afin de faciliter leur influence sur les princi-
paux appareils moteurs, loin desquels doivent siéger les opé-
rations mentales, qui ne commandent, par elles-mêmes, aucun
mouvement. Le plein concours spontané de ces deux condi-
tions fondamentales me semble dissiper toute incertitude envers
ce début de la démonstration subjective.
Tel est donc le point de départ commun à la nouvelle théorie
cérébrale et à l'ancienne. Au delà, elles divergent essentielle-
ment, sauf des coïncidences partielles; puisque je viens d'écarter
la principale division à laquelle Gall assujettissait les fonctions
affectives : sa distribution intellectuelle se trouve d'ailleurs
encore plus vicieuse, comme je le ferai bientôt sentir. Je dois
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAWTRE TROISIÈME. 683
ici expliquer davantage l'importance de cette base commune,
où la méthode sociologique se borne à systématiser le résultat
général de l'induction biologique. Gar il y faut déjà caracté-
riser l'harmonie vraiment fondamentale entre Y esprit et le
cctur, dont l'ensemble peut être utilement désigné sous le nom
A9 âme; en adaptant à la raison moderne ce vieux terme, aussi
précieux que les deux autres, et non moins purifié aujourd'hui
de toute acception mystique. Hais, auparavant, il convient
d'établir la vraie division principale des fonctions morales en
affectives proprement dites, et actives ou pratiques. En effet,
les unes précèdent et les autres suivent l'office intellectuel, dans
la marche normale des opérations humaines ou animales ; en
sorte que la relation naturelle entre le cœur et l'esprit ne peut
être bien appréciée sans une telle distinction préalable.
Mon traité philosophique a souvent insisté, même envers
les notions cosmologiques, sur le besoin rationnel de ratta-
cher toujours les grandes conceptions théoriques aux inspi-
rations unanimes de la sagesse pratique, dont la véritable
science ne constitue jamais qu'un prolongement systématique.
Cette maxime universelle doit surtout convenir aux études
morales, à l'égard desquelles la raison commune est mieux
exercée, tandis que l'esprit dogmatique s'y trouve moins pré-
paré jusqu'ici. Aucun penseur ne sentit autant que Gall la valeur
d'une telle assistance scientifique : néanmoins, il n'y recourut
pas assez. En la consultant davantage, il aurait évité sa vicieuse
opposition des penchants aux sentiments, et reconnu déjà la
division que j'y substitue ici, d'après cette respectable source
spontanée de toute vraie notion scientifique. Gar la sagesse
vulgaire a, depuis longtemps, prononcé à cet égard par son
interprète naturel, le langage, dont l'évolution émane essen-
tiellement du peuple. La distinction proposée s'y trouve nette-
ment indiquée sous deux formes équivalentes, chacune fort
684 SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
usitée, surtout en français : le double sens moral du mot cœur,
et la principale acception du mot caractère. En effet, le premier
nous désigne, moralement, tantôt l'affection qui dispose à agir,
et tantôt la force qui dirige l'action réelle ; le motif métapho-
rique convient également aux deux cas, suivant que Ton con-
sidère l'intention ou l'exécution. Cette distinction se manifeste
surtout dans la comparaison morale des deux sexes, où le mot
cosur désigne alternativement tendresse et énergie. D'une autre
part, l'acception morale qui convient le mieux au mot caractère,
celle qu'il offre quand il se trouve isolé, se rapporte certaine-
ment à l'ensemble des qualités pratiques, d'où dépend immé-
diatement tout résultat effectif, même chez les penseurs. Par
une telle métaphore, la raison publique proclame dignement
que chaque individualité se trouve finalement constituée par les
conditions d'activité, sans lesquelles tous les autres attributs,
intellectuels et même moraux, deviendraient inutiles à l'homme
ou à l'animal.
On ne saurait donc méconnaître l'intime réalité de la divi-
sion spontanée que j'introduis systématiquement dans la phy-
siologie cérébrale. Elle y désignera toujours la distinction in-
dispensable entre les tendances qui déterminent les motifs
d'action, et les aptitudes à exécuter les1 desseins arrêtés. Les
premières, plus spontanées, n'admettent la consultation spé-
culative qu'afin d'apprécier la convenance des désirs : les autres
ont toujours besoin de connaître le but extérieur, pour accom-
plir l'acte voulu. Celles-ci sont donc plus liées aux fonctions
intellectuelles. Ainsi, leur siège cérébral doit être essentielle-
ment moyen, et même plus rapproché de la région frontale
que du cervelet. Cette disposition générale va devenir plus pré-
cise, quand j'aurai déterminé les éléments respectifs de chaque
groupe.
Voilà donc un second pas essentiel dans la construction du
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 685
traité positif, à la fois statique et dynamique, de l'âme hu-
maine ou animale. Composée d'abord de cœur et d'esprit, elle
nous offre maintenant la succession normale du cœur propre-
ment dit, de l'esprit, et du caractère, d'après la division natu-
relle des fonctions morales en moteurs affectifs et aptitudes
actives. Dans cette décomposition nouvelle, le nom principal
reste aux attributs les plus essentiels, suivant les règles ordi-
naires du langage. La conception théorique demeure binaire,
tant qu'on n'y considère que l'économie totale, qui constitue
alors une combinaison irréductible. Mais elle devient ternaire,
quand on veut s'y représenter la marche générale d'un tel en-
semble, comme l'exige toute progression logique. Sous ce
dernier mode, qui est le plus usuel, la théorie statique consiste
à répartir le cerveau entre les trois groupes de fonctions inté-
rieures, en assignant sa principale masse, surtout postérieure,
au sentiment, son extrémité antérieure à l'intelligence, et sa
partie moyenne à l'activité. Pour préciser déjà cet aperçu
général, je dois annoncer, par anticipation, que, dans mes dix-
huit éléments de l'âme, dix appartiennent au cœur, cinq à l'es-
prit, et trois au caractère.
Cet état synthétique de la doctrine cérébrale permet de mieux
apprécier la constitution fondamentale de l'âme, sans s'y préoc-
cuper d'aucun détail statique, ni même dynamique. Il caracté-
rise directement l'harmonie générale entre la vie affective, la
vie spéculative, et la vie active, en ce qu'elle offre de commun
à toutes les natures animales. Le sentiment ou instinct y ressort
aussitôt comme le centre essentiel de l'existence morale, qui
sans lui ne comporterait aucune unité. Par l'intelligence et l'ac-
tivité, l'être animé se trouve en relation directe avec les corps
extérieurs, soit pour les connaître, soit pour les modifier. A
cet effet, les deux régions correspondantes du cerveau sont
respectivement liées aux appareils sensitifs et locomoteurs. Je
48
686 SYSTÈME DE. POUTIQCR PÛSmVC.
conçois, au contraire, sa région affective comme habituellement
dépourvue de relations immédiates avec ces instruments exté-
rieurs d'appréciation ou d'action. Elle ne communique directe-
ment qu'aux deux autres régions cérébrales, qui seules la ratta-
chent indirectement au dehors. C'est ainsi qu'elle reçoit les un-
pressions d'où dépendent ses propres émotions, et qu'elle
transmet les impulsions émanées de ses désirs spontanés. Las
mêmes moyens de communication doivent aussi lui servir en
sens inverse, soit pour stimuler les fonctions spéculatives, soit
pour être réexcitée par les actes pratiques. On ignorera proba-
blement toujours en quoi consistent ces deux ordres de liant
cérébraux, qui ne sont pas des nerib proprement dits avec enve-
loppes fibreuses; mais il importe peu. de. les connaître spécia*
lement.
La spontanéité animale on humaine réside donc surtout dj«s
la région affective du cerveau, la moins dépendante de tous rap-
ports extérieurs. A. la vérité, chacune des deux autres a aaan
des tendances nécessaires qui lui sont propres, comme l'exige h
première loi d'animalité. Gela n'est point douteux même envers
la région spéculative, quoiqu'elle soit la moins énergique.
Elle éprouve certainement la besoin d'un exercice direct, qui
lui procure une satisfaction immédiate, indépendante de toute
destination. Tous les animaux supérieurs en offrent des preuves
irrécusables, quand leur existence matérielle se trouve assez ga-
rantie pour ne pas les préoccuper constamment. Il serait super-
flu d'y démontrer une telle spontanéité envers les fonctions
actives, dont l'exercice propre y suscite des besoins beaucoup
plus prononcés. C'est surtout à leur insuffisante satisfaction que
s'y rapporte l'important phénomène de Y ennui, bien plus qu'aux
tendances spéculatives, comme Georges Leroy l'a judicieuse*
ment reconnu. A mesure que l'animalité s'élève davantage, ces
besoins directs de l'intelligence et de l'activité acquièrent
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHANTRE TROISIÈME. 687
aussi plus d'importance, même dans l'existence solitaire.
Néanmoins, en aucun cas, sans excepter notre espèce, ils ne
sauraient devenir habituellement les moteurs essentiels de
l'être, dont l'unité réelle dépend toujours d'une affection
quelconque.
Cette notion fondamentale ne fût jamais contestée sérieuse-
ment quant à l'activité, qui ne produirait qu'une agitation dés-
ordonnée, entraînant bientôt une profonde lassitude, si son
principal exercice était purement spontané, sans aucun but
affectif. Mais, par un contraste qui d'abord semble paradoxal,
on a souvent méconnu la nécessité humaine d'une semblable
impulsion morale envers l'intelligence ,, malgré son énergie
beaucoup moindre. On explique aisément cette apparente con-
tradiction, en remarquant que la transmission sociale, princi-
pale distinction de notre espèce, dépend surtout de l'esprit, qui
se trouve ainsi appelé à un fréquent exercice spécial. Chea les
animaux, où cet office ne se développe pas, personne n'hésite
à regarder k spéculation comme essentiellement subordonné*
à l'affection, qui d'ailleurs s'y trouve plus circonscrite et dès'
lors mieux appréciable» Ainsi guidée par fa biologie, l'étude
générale de l'âme peut reprendre l'appréciation du cas social
sans y commettre aucune méprise. On reconnaît alors que
l'exercice intellectuel n'aboutirait qu'à de vagues et incohé-
rentes contemplations, devenues bientôt fatigantes, s'il n'était
point habituellement subordonné à une destination affective. Il
n'y a de variété réelle, à cet égard, que quant à la nature
du moteur moral, tantôt personnel, tantôt social. Son im^
pulsion continue n'est pas seulement indispensable pour diriger
et coordonner l'exercice intellectuel. C'est d'elle aussi que dé-*
pend toujours l'attention ou contention qu'il exige, même dans
ses moindres opérations. Le langage usuel, fidèle dépositaire
spontané de la sagesse universelle, manifeste souvent cette M-
688 SYSTÈME DS POLITIQUE POSITIVE.
lation nécessaire, par beaucoup de formules familières, rela-
tives surtout au besoin naturel d'aimer, soi ou autrui, pour con-
templer et méditer avec fruit. Cet arrêt populaire a toujours
surmonté les orgueilleuses rêveries des théoriciens sur la sponta-
néité de nos principales spéculations. Sans méconnaître l'attrait
direct des opérations mentales, on reconnaît ainsi que leur
essor énergique et soutenu ne se développe jamais que pour
éclairer l'activité commandée par une passion quelconque. En
un mot, l'harmonie fondamentale de l'âme, tant humaine qu'a-
nimale, se trouve toujours caractérisée exactement dans le vers
systématique qui borde ici mon tableau final :
Agir par affection, et penser pour agir.
Au point de vue biologique, cette grande notion ne comporte
aucune incertitude, vu le faible développement de l'intelligence
solitaire et la haute prépondérance des appétits animaux. Mais
son principal essor appartient néanmoins à la sociologie, quoi-
que son appréciation s'y trouve moins facile. Puisque le progrès
ne saurait jamais consister que dans l'évolution de Tordre, il
faut bien que le besoin de l'affection, pour diriger à la fois la
spéculation et l'action, augmente en s'élevant à une plus noble
espèce, et se développe en même temps qu'elle. Sans un tel
concours, le principe d'unité aurait moins d'énergie à mesure
que le consensus devient plus difficile et plus urgent, par suite
de tendances plus diverses et plus vives. Or, au contraire, l'u-
nité vitale so perfectionne tandis que l'existence s'ennoblit. C'est
pourquoi la principale explication de cette harmonie fondamen-
tale de l'âme est naturellement réservée au volume suivant,
quoique sa première ébauche dût se trouver ici. On peut déjà
apprécier aisément combien la sociologie procure seule une
consistance décisive à de telles notions biologiqnes, en remar-
quant leur faible efficacité chez Gall. Malgré son appréciation
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 689
réelle de l'harmonie animale, il n'a pu rectifier, à cet égard, de
graves aberrations théoriques, et lui-même a trop peu senti la
portée d'une semblable notion. Elle ne devient pleinement ap-
préciable qu'envers l'existence sociale, où un plus grand be-
soin de l'unité fait seul ressortir assez l'unique source de tout
consensus moral.
Pour achever de comprendre cette prépondérance naturelle
de l'affection sur la spéculation et l'action, il suffit ici de les
comparer aussi quant à l'intermittence nécessaire qui caracté-
rise tous les attributs d'animalité. Les trois ordres de fonctions
centrales du cerveau sont certainement assujettis à cette loi
universelle, comme ses deux classes de fonctions extérieures.
On éprouve d'abord un grand embarras à concilier cette alter-
native nécessaire d'action et de repos avec la continuité, du
moins partielle ou temporaire, qu'exige l'efficacité des opéra-
tions quelconquee. Mais la symétrie constante des organes cor-
respondants vient bientôt résoudre cette difficulté générale, en
étendant au dedans l'alternance, évidente au dehors, entre les
deux moitiés, droite et gauche, de chaque appareil animal.
Bichat, le premier, érigea cette symétrie en caractère statique
de l'animalité, sans toutefois apprécier assez sa liaison naturelle
avec la loi de l'intermittence. Gall commença seul à sentir di-
gnement cette connexité, dont je complète ici l'appréciation
dogmatique. Je dois, à cet effet, signaler une distinction essen-
tielle entre la région affective du cerveau et les deux autres.
La relation directe de celles-ci avec les appareils extérieurs, de
sensation ou demouvement, les assujettit, presqu'au tant qu'eux,
à la loi d'intermittence. Mais, le consensus total dépendant sur-
tout de la vie affective, son siège cérébral exige une activité
plus soutenue. Je le regarde, en effet, comme ne se reposant
jamais en totalité, sauf l'alternance des parties symétriques. En
suspendant les impressions extérieures et les mouvements qui
<HW SYSfÉME DE POUTIQeB POSHIV*.
•Y rapportent, le sommeil doit périodiquement engourdir les
deux autres régions du cerveau. Mais «a masse affective veille
toujours, pour maintenir l'unité et la continuité de chaque exis-
tence animale. Il faut, en outre, conserver alors l'assistance cé-
rébrale propre aux fonctions végétatives, qui sont en relation
directe et spéciale avec les principaux instincts. A ce double
titre, cette région du cerveau peut même fonctionner davantage
dans le sommeil que pendant la veille* d'après le repos des
deux autres. Seulement, l'inertie de celles-ci permet rarement
la manifestation de telles opérations affectives, qui ne laissent
presque jamais de traces distinctes et durables. Dans les rêves
ou délires qui comportent cette appréciation, elle fournit k
meilleur indice des inclinations dominantes, alors libres de toute
contrainte extérieur^.
Ainsi, une étude systématique confirme enfin la maxime
spontanée que le cœur m'inspira pour l'épigraphe particulière
de mon discours préliminaire : on se lasse de penser, et même
d'agir ; jamais on ne se lasse d'aimer. Telle est la solution na»
torelle que la théorie positive de l'Ame fournit envers la célèbre
question si vainement agitée entre les métaphysiciens, sur l'in-
termittence ou la continuité des plus hautes fonctions vitales.
Il y a, en effet, suspension périodique, d'ailleurs partielle ou
totale, dans les fonctions spéculatives et actives du cerveau,
d'après leur liaison constante avec les appareils extérieurs, de
sensation ou de mouvement, directement soumis à la discon-
tinuité. Mais, immédiatement isolée du dehors, la région céré-
brale prépondérante peut et doit fonctionner sans cesse, par
alternance symétrique. La vie affective constitue donc double-
ment l'unité de l'âme humaine ou animale, soit comme prin-
cipe du consensus, soit comme source de la continuité.
D'après cette appréciation fondamentale, il faut maintenant
poursuivre la construction directe de ma théorie cérébrale, en
INTRODUCTION FONDAMENTALE. • — CHAPITRE TROISIÈME. 601
y spécifiant peu à peu ces fonctions prépondérantes, dont j'ai
seulement caractérisé l'ensemble. Leur analyse positive doit
précéder, et même diriger, celles de l'intelligence et de l'ac-
tivité.
Cette vie affective, qui domine et coordonne toute l'exis-
tence, se décompose d'abord en personnalité et sociabilité. À
la vérité, la première anime seule les êtres inférieurs, jusqu'au
degré zoologique où commence l'entière séparation des sexes.
Mais la seconde s'y joint toujours chez la plupart des animaux
supérieurs, tout comme dans l'homme, quoique avec un moin-
dre développement. J'ai déjà remarqué qu'il en résulte deux
modes très-distincts pour l'unité de chaque être, par égoïsme
ou par altruisme; et j'ai expliqué comment le plein essor de
ce dernier régime appartient à notre seule espèce. Malgré ce
privilège nécessaire, la lutte élémentaire des deux moteurs af-
fectifs, tant célébrée envers la nature humaine, ne lui est point
particulière. Elle existe aussi sans équivoque, quoique avec
moins d'intensité, et surtout de continuité, chez tous les prin-
cipaux types d'animalité. La biologie doit donc en ébaucher
l'étude scientifique, mais en réservant à la sociologie sa théo-
rie systématique, qui s'y fonde sur l'appréciation directe du cas
le plus prononcé.
Un tel dualisme affectif ne comporte jamais une véritable
équivalence entre ces deux éléments généraux, dont l'un pré-
vaut nécessairement, de manière à constituer l'unité totale, qui
ne saurait s'établir autrement. Sans détruire ni neutraliser la
sociabilité, la personnalité tend ordinairement à la dominer,
même chez notre espèce, quand l'être puise en lui seul ses
principes de conduite. Cette prépondérance est, en effet, né-
cessaire pour que la vie animale atteigne assez sa destination
individuelle, toujours relative à l'existence végétative, dont les
besoins continus et irrésistibles impriment seuls une direction
692 SYSTÈME DR POUIfQUS POSITIVE.
fixe aux fonctions supérieures. Au fond, ees mêmes exigences
inférieures continuent à dominer notre propre espèce, mais
suivant un mode indirect, qui tend au régime opposé, lorsque
chacun vit surtout pour les autres. Car, si la conservation fon-
damentale ne suscitait aucuns besoins personnel», notre exis-
tence collective serait autant dépourvue de direction fixe et de
caractère déterminé que chaque vie individuelle. De là résulte
le grand problème humain, déjà posé par mon discours préli-
minaire, et auquel est consacré l'ensemble de ce traité : subor-
donner, autant que possible, la personnalité à la sociabilité, en
rapportant tout à l'Humanité. L'état social tend toujours vers
cette inversion radicale de l'économie individuelle, parce qu'il
développe nécessairement le plus faible instinct et comprime le
plus énergique. Quoiqu'une telle tendance ne puisse devenir et
ficaoe que dans notre espèce, d'après les motifs que j'ai expli-
qués, j'ai aussi démontré qu'elle appartient à toutes les rscsi
supérieures, dont chacune formerait spontanément un Grand-
Être, si sa situation totale le permettait. Il faut donc conce-
voir ce conflit permanent entre la sociabilité et la personnalité
comme la base naturelle d'une vraie théorie générale de la vie
affective, dont l'ébauche appartient à la biologie et l'essor dé-
cisif à la science finale.
Tel est le début fondamental du classement positif des divers
penchants élémentaires, suivant leur énergie décroissante et
leur dignité croissante. On reconnaît déjà que son principe coïn-
cide essentiellement avec la lot universelle à laquelle j'ai ra-
mené toutes les classifications réelles, en commençant parcelle
des différentes sciences abstraites, d'après la moindre généralité
et la complication graduelle. Dans cette nouvelle application de
ma règle taxonomique, il s'agit de décomposer peu à peu,
d'abord la personnalité, puis la sociabilité, en penchants vrai-
ment irréductibles, dont la succession totale développe entière-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 693
ment la progression ou je viens de poser les deux termes ex-
trêmes. Entre l'égoïsme complet et le pur altruisme, il faut
intercaler les diverses affections intermédiaires, en procédant
toujours par décomposition binaire. Suivant l'esprit général de
notre méthode subjective, l'appréciation continuera d'être dy-
namique au début pour devenir enfin statique.
Ce précepte logique m'oblige d'abord à compléter l'indica-
tion générale de la progression affective, en déterminant les
sièges collectifs dos deux états extrêmes. Mais l'ensemble de
cette détermination n'offre ici aucune grave difficulté d'après
les notions précédentes sur l'harmonie fondamentale de l'âme.
D'ailleurs, le résultat mérite d'autant plus de confiance qu'il
s'accorde essentiellement avec les inspirationsprimitives de Gall,
dont le génie surmonta si souvent les vices de sa méthode. Nous
avons déjà reconnu que les fonctions cérébrales deviennent plus
élevées et moins énergiques en procédant d'arrière en avant.
Par ce seul motif, on est donc conduit à réserver l'extrémité
antérieure de la région affective aux sentiments sociaux, en
consacrant sa principale masse aux instincts personnels, les
sièges les plus postérieurs appartenant toujours aux moins no-
bles penchants. Cette répartition générale se trouve confirmée
par l'obligation normale de placer les inclinations bienveillantes
auprès des organes intellectuels. U existe, en effet, une har-
monie intime et spéciale entre ces deux ordres d'attributs su-
périeurs. L'altruisme, quand il est énergique, semontre toujours
plus propre que l'égoïsme à diriger et stimuler l'intelligence,
même chez les animaux. Il lui fournit un champ plus vaste, un
but plus difficile, et même une participation plus indispensable.
Sous ce dernier aspect surtout, on ne sent point assez que
l'égoïsme n'a besoin d'aucune intelligence pour apprécier l'ob-
jet de son affection, mais seulement pour découvrir les moyens
d'y satisfaire. Au contraire, l'altruisme exige, en outre, une
694 8TOTÉH DE FOUTIQOE MMRIfl.
assistance mentale afin de connaître même l'être extérieur vers
lequel il tend toujours. L'existence sociale ne fait que déve-
lopper davantage: celte solidarité naturelle, d'aptes la difficulté
supérieure de comprendre l'objet collectif de la sympathie.
Mais déjà la vie domestique <einnanife*te nettement la nécessité
constante, chex toutes les espèces bien organisées.
Le fondement général de la théorie affective étant ainsi
devenu autant statique que dynamique, je dois encore, avant
de la spécialiser davantage, y ^transformer la combinaison fct*
flaire en une progression -ternaire, par l'introduction des pen-
chants intermédiaire!. Cette opération complémentaire ne pré-
lente aucune difficulté, paa plu* anatdmique que physiologique,
lu effet, entre l'intérêt direct, propre à l'individu ierié> et 1s
nui sentiment social, il existe un intérêt indirect, tpiï, caas
cesser d'être personnel, ee rapporte aux liaisons de chacun
avec les autres, pour eh tirer des satisfactions individuelles^
petit groupe intercalaire- doit donc siéger dans le haut de k
région postérieure du cerveau. Sa division spéciale se trouvera
naturellement déterminée ci-dessous, entre celles du plein
égoïsme et du pur altruisme. Je puis ainsi construire immédia-
tement la progression finale de la vie affective, en y procédant
toujours par décomposition binaire et succession ternaire.
Cet intérêt propre et direct, qui constitue Tégoïsme fonda-
mental, se divise d'abord en instinct de la conservation et
instinct du perfectionnement. Le premier est certainement le
plus énergique et le plus universel, comme étant le plus indis-
pensable, quoique le moins noble. Il existe, sous un mode
quelconque, chez les moindres animaux, qui sans lui dispa-
raîtraient bientôt. Mais cet instinct prépondérant n'est presque
jamais simple. On ne peut s'en former que des notions vagues
et confuses en le concevant comme unique. Son appréciation
positive exige qu'on y distingue ce qui concerne la conservation
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 695
de l'individu et ce qui se rapporte à celle de l'espèce. Au point
de vue biologique, la séparation de ces deux instincts devient
évidente, puisque te second ne peut se prononcer dans toute
la partie inférieure de la série animale, où les sexes ne sont
point assez séparés. Mon tableau final qualifie le premier de
nutritif, d'après sa principale attribution : mais on ne doit
jamais oublier qu'il en a d'autres, devant comprendre, en
général, tout ce qui intéresse immédiatement la conservation
matérielle de l'individu. C'est le seul instinct qui soit pleinement
universel, aucun animal ne pouvant subsister sans lui. Il de-
meure partout le plus fondamental, même chez notre espèce.
L'incomparable Dante caractérise profondément sa prépondé-
rance nécessaire dans le vers si ' philosophique qui termine
l'admirable récit d'Ugolin, en opposant les besoins nutritifs aux
angoisses paternelles : Poscia, più ckël d&lor potè'l digiuno*
Un tel instinct a pourtant été oublié par Gall, peut-être en
vertu même de son ascendant, qui semblait incompatible avec
un siège spécial, suivant les anciens préjugés physiologiques.
L'absence d'organe propre n'y conviendrait qu'envers la plus
infime animalité, là où une entière homogénéité paraît inter-
dire toute distinction anatomique. Partout ailleurs, ce siège
spécial doit exister, et son importance augmente même avec la
dignité animale, qui suscite des penchants plus variés, dont les
différentes impulsions détourneraient la sollicitude conserva-
trice, si elle n'avait point d'organe distinct. On l'a cherché
depuis Gall, mais d'une manière confuse et empirique. Les
principes précédents me semblent ne laisser aucun doute sur sa
situation, chez quiconque aura bien saisi l'esprit de la théorie
subjective. Cet instinct nutritif doit ainsi occuper le siège céré-
bral le plus inférieur, aussi près que possible de l'appareil
moteur et des viscères végétatifs. Je le place donc dans la partie
médiane du cervelet, dont le reste demeure consacré à l'instinct
696 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
reproducteur, auquel Gall accordait la totalité de cette vaste
région cérébrale.
Quant à la conservation de l'espèce, elle exige nécessaire*
ment deux instincts différents, l'un sexuel, l'autre maternel,
dont le premier est plus énergique et moins noble que le second.
Leur distinction est notoire dans l'échelle animale, qui montre
quelquefois les sexes pleinement séparés, sans aucune sollici-.
tude pour les petits. Envers tous deux, l'opinion de Gall me
semble démontrée, sauf l'amendement que je viens d'y ap-
porter. Ces sièges sont évidemment conformes à la méthode
subjective, qui les aurait aisément indiqués au besoin.
Telle est donc la progression spéciale des trois premiers
termes de la série affective, comprenant les trois instincts con-
servateurs, d'abord nutritif, puis sexuel, et enfin maternel.
L'accroissement de dignité et le décroissement d'énergie, d'où
dépend une telle coordination; s'y trouvent déjà très-prononcés.
Cette gradation dynamique se traduit fidèlement dans la com-
paraison statique, entre le milieu du cervelet, ses côtés, et la
partie médio-postérieure du cerveau inférieur. La continuité
d'action, que j'ai ci- dessus attribuée à l'ensemble de la région
affective, est incontestable ici envers le premier instinct, qui
doit sans cesse veiller à la conservation personnelle. Quant aux
deux autres, leur intermittence supposée sera jugée seulement
apparente, par quiconque considérera les cas où leur impul-
sion n'éprouve aucune contrainte extérieure. Lorsqu'ils se
trouvent privés de leurs satisfactions naturelles, comme il ar-
rive souvent, leur sollicitude change de direction, mais sans
cesser de se manifester, du moins chez les principales espèces.
A cette progression conservatrice, succède une combinaison,
plus élevée et moins universelle, entre les deux instincts du
perfectionnement, que mon tableau final qualifie de militaire
et industriel, par une extension systématique des termes usités
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 697
envers l'espèce humaine. Plus élevés et moins énergiques que
les précédent? , ils se rapportent directement à l'animalité,
tandis que ceux-ci concernent, au fond, la vie végétative.
Néanmoins, ils '.continuent d'appartenir, comme eux, à [Yè-
goïsme fondamental, puisqu'ils ne poussent l'être à améliorer
sa condition que pour sa seule satisfaction personnelle. Cette
amélioration s'obtient de deux manières très-différentes, quoi-
que souvent coexistantes, par la destruction des obstacles et
par la construction des moyens. Loin que le premier mode soit
particulier aux carnassiers, il est, au contraire, plus universel
que le second, comme étant à la fois plus indispensable et plus
facile. Aucun animal, même herbivore, ne saurait subsister
sans détruire beaucoup d'objets, et spuvent d'autres êtres
animés, sans excepter ses semblables, surtout dans les luttes
sexuelles. Spurzheim a judicieusement généralisé la notion
d'un tel instinct, que Gall restreignait trop aux attributions les
plus saillantes. Quant à l'instinct industriel, quoique plus rare
et moins prononcé, il appartient assez à l'animalité pour que
la biologie doive en ébaucher la théorie naturelle. S'il ne se dé-
veloppe pleinement que dans la race humaine, on peut, au
fond, en dire autant de l'autre; puisque, partout ailleurs, la
guerre n'aboutit jamais à la conquête permanente, même indi-
viduelle. On a trop borné l'instinct constructeur, comme la so-
cialité, à quelques espèces exceptionnelles, qui semblent arbi-
trairement réparties. 11 doit exister, sous un mode quelconque,
partout où les instincts conservateurs, principalement la ma-
ternité, exigent des travaux spéciaux. Sa notion actuelle est
aussi trop restreinte, puisqu'elle n'embrasse point l'ensemble
des tendances relatives à l'amélioration , qu'il faut souvent
juger indépendamment des résultats effectifs, à l'égard des-
quels la plupart des animaux constructeurs éprouvent beaucoup
d'entraves, surtout humaines. Cette confusion dynamique a
698 SYSTÈME M P0UT1QBE FOStOTB.
gravement affecté le siège assigné à l'instinct industriel, que
Gall plaçait auprès des organes intellectuels. Il réussit mieux
pour l'instinct militaire. Dans la théorie subjective, tous deux
doivent résider en arrière, mais celui-ci davantage. Toutes fcs
conditions essentielles me semblent concourir à les faire sîégsr^
l'un aux côtés, l'autre au-dessus, de l'organe maternel.
Les cinq instincts égoïstes étant ainsi classés et logés, il d*
vient aisé d'étendre k série affective aux penchants interné*
diaires, qui préparent graduellement sa terminaison socials.
Cette transition s'accomplit par deux inclinations très-distinct^
quoique souvent confondues, l'orgueil, ou le besoin de domina*
tion, et la vanité, ou le besoin d'approbation. Toutes deux soat
essentiellement personnelles, d'après leur source et leur but
Mais elles deviennent sociales, quant à leurs moyens de satit*
faction, qui, en effet, rendent leurs tendances beaucoup pi*
modifiables que les précédentes, même hors de notre espèce.
Néanmoins, il existe entre elles, à cet égard, une grave diffé-
rence, qui place la vanité au-dessus dé l'orgueil, comme Gall
Ta bien senti. Son aptitude à être modifiée par les influences
sociales est assez prononcée pour que d'irrationnels penserai
lui aient attribué la sociabilité, qu'elle suppose, au contraire.
Un coup d'œil philosophique sur les animaux rectifie aussitôt
cette erreur grossière, dont les suites morales sont si dange-
reuses. On doit d'ailleurs regarder, pour l'espèce humains,
cette distinction entre les deux penchants intermédiaires comme
la première source naturelle de la division des deux pouvoifl
élémentaires, ainsi rattachée à notre organisme cérébral. Car,
chacun d'eux aspire également à l'ascendant personnel ; ma»
l'un y prétend surtout par la force, et l'autre par l'opinion.
L'orgueil pousse dono à commander, et la vanité à conseiller,
en persuadant ou convainquant. Or, le lecteur sait déjà, d'aprèi
l'ensemble de mon discours préliminaire, que telle est, au fond,
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPtTBE TROISIÈME. 697
envers l'espèce humaine. Plus élevés et moins énergiques que
les précédents , ils se rapportent directement à l'animalité,
tandis que ceux-ci concernent, au fond, la vie végétative.
Néanmoins, ils .continuent d'appartenir, comme eux, à ^l'é-
goîsme fondamental, puisqu'ils ne poussent l'être à améliorer
sa condition que pour sa seule satisfaction personnelle. Cette
amélioration s'obtient de deux manières très-différentes, quoi*
•
que souvent coexistantes, par la destruction des obstacles et
par la construction des moyens. Loin que le premier mode soit
particulier aux carnassiers, il est, au contraire, plus universel
que le second, comme étant à la fois plus indispensable et plus
facile. Aucun animal, même herbivore, ne saurait subsister
sans détruire beaucoup d'objets, et cuvent d'autres êtres
animés, sans excepter ses semblables, surtout dans les luttes
sexuelles. Spurzheim a judicieusement généralisé la notion
d'un tel instinct, que Gall restreignait trop aux attributions les
plus saillantes. Quant à l'instinct industriel, quoique plus rare
et moins prononcé, il appartient assez à l'animalité pour que
la biologie doive en ébaucher la théorie naturelle. S'il ne se dé-
veloppe pleinement que dans la race humaine, on peut, au
fond, en dire autant de l'autre; puisque, partout ailleurs, la
guerre n'aboutit jamais à la conquête permanente, même indi-
viduelle. On a trop borné l'instinct constructeur, comme la so-
cialité, à quelques espèces exceptionnelles, qui semblent arbi-
trairement réparties. Il doit exister, sous un mode quelconque,
partout où les instincts conservateurs, principalement la ma-
ternité, exigent des travaux spéciaux. Sa notion actuelle est
aussi trop restreinte, puisqu'elle n'embrasse point l'ensemble
des tendances relatives à l'amélioration, qu'il faut souvent
juger indépendamment des résultats effectifs , à l'égard des-
quels la plupart des animaux constructeurs éprouvent beaucoup
d'entraves, surtout humaines. Cette confusion dynamique a
700 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
repousser systématiquement les funestes sophismes delà théo-
logie et de l'ontologie contre l'existence propre des instincts
sympathiques, encore méconnus par les esprits qui rejettent une
telle autorité.
La principale tendance de ces penchants supérieurs consiste
à changer la constitution fondamentale de l'unité vitale. Dans
chaque existence complexe, l'harmonie générale ne peut ré-
sulter que d'une suffisante subordination de toutes les impul-
sions spontanées à un seul moteur prépondérant. Or, ee pen-
chant dominateur est égoïste ou altruiste : d'où dérive mt
distinction antérieure entre les deux modes que comporte le
consensus vital. Non-seulement le second régime surpasse le
premier comme seul compatible avec l'état social. Hais, en
outre, il constitue, même chez l'individu, une unité plus com-
plète, plus facile, et plus durable. Les instincts inférieurs diri-
gent la conduite d'après des motifs purement internes, dont la
multiplicité et la variation ne lui permettent aucune marche
fixe, ni même aucun caractère habituel, sauf pendant les exi-
gences périodiques des principaux appétits. Il faut que l'être
se subordonne à une existence extérieure afin d'y trouver la
source de sa propre stabilité. Or, cette condition ne peut se
réaliser assez que sous l'empire des penchants qui disposent
chacun à vivre surtout pour autrui. Tout individu, homme ou
animal, qui, n'aimant rien au dehors, ne vit réellement que pour
lui-même, se trouve, par cela seul, habituellement condamné
à une malheureuse alternative d'ignoble torpeur et d'agitation
déréglée. Le principal progrès de chaque être vivant doit, sans
doute, consister à perfectionner ce consensus universel où ré-
side l'attribut essentiel delà vitalité. C'est pourquoi le bonheur
et le mérite, même personnels, dépendent partout d'un ju3te
ascendant des instincts sympathiques. Vivre pour autiwi, de-
vient ainsi le résumé naturel de toute la morale positive, dont
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 701
la biologie doit déjà ébaucher le principe universel, mieux dé-
gagé alors des diverses influences perturbatrices.
Notre espèce est seule destinée, comme je l'ai expliqué, à
développer entièrement Un tel régime, en constituant sasocio-
cratie d'après une longue initiation, assez accomplie maintenant
chez son élite. Mais beaucoup d'autres races pourraient y par-
venir aussi, à leur manière, en échangeant une farouche indé-
pendance contre une subordination volontaire, acceptée déjà
par celles que leur organisation y dispose le mieux. 'L'extension
graduelle de cette vaste biocratie à toutes les espèces discipli-
nâmes deviendra l'un des principaux résultats de notre propre
régénération, morale et mentale. Mais une telle affiliation sup-
pose partout les mêmes penchants qui, à un degré supérieur,
ou sous de meilleures conditions, déterminent la sociabilité hu-
maine. Ainsi, ces nobles instincts tendent nécessairement à pré-
valoir chez tous les animaux susceptibles de se subordonner à
nous, quoique cette soumission ait été souvent attribuée à une
servilité chimérique.
Ces penchants supérieurs sont peu nombreux : mais on ne
pourrait les réduire à un seul, sans retomber aussitôt dans la
confusion métaphysique d'où Gall nous a retirés. Il y distingua
judicieusement trois instincts, envers lesquels il suffit ici de
mieux systématiser son appréciation dynamique : d'abord l'at-
tachement, puis la vénération, et enfin l'instinct suprême, la
bonté, ou l'amour universel, dont la charité des chrétiens con-
stituait l'ébauche théologique. Leur gradation naturelle termine
la série affective par une progression partielle, évidemment
conforme au principe général de ma coordination morale.
Gomme les précédents, elle résulte aussi d'une décomposition
toujours binaire. En effet, on doit d'abord diviser les affections
sympathiques suivant que leur destination est spéciale ou géné-
rale. Dans le premier cas, elles sont plus intenses, mais moins
49
700 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
repousser systématiquement les funestes sophismes de la théo-
logie et de l'ontologie contre l'existence propre des instincts
sympathiques, encore méconnus par les esprits qui rejettent une
telle autorité.
La principale tendance de ces penchants supérieurs consiste
à changer la constitution fondamentale de l'unité vitale. Dans
chaque existence complexe, l'harmonie générale ne peut ré-
sulter que d'une suffisante subordination de toutes les impul-
sions spontanées à un seul moteur prépondérant. Or, ce pen-
chant dominateur est égoïste ou altruiste : d'où dérive mt
distinction antérieure entre les deux modes que comporte le
consensus vital. Non-seulement le second régime surpasse le
premier comme seul compatible avec l'état social. Mais, en
outre, il constitue, même chez l'individu, une unité plus com-
plète, plus facile, et plus durable. Les instincts inférieurs diri-
gent la conduite d'après des motifs purement internes, dont la
multiplicité et la variation ne lui permettent aucune marche
fixe, ni même aucun caractère habituel, sauf pendant les exi-
gences périodiques des principaux appétits. Il faut que l'être
se subordonne à une existence extérieure afin d'y trouver la
source de sa propre stabilité. Or, cette condition ne peut se
réaliser assez que sous l'empire des penchants qui disposent
chacun à vivre surtout pour autrui. Tout individu, homme ou
animal, qui, n'aimant rien au dehors, ne vit réellement que pour
lui-même, se trouve, par cela seul, habituellement condamné
à une malheureuse alternative d'ignoble torpeur et d'agitation
déréglée. Le principal progrès de chaque être vivant doit, sans
doute, consister à perfectionner ce consensus universel où ré-
side l'attribut essentiel delà vitalité. C'est pourquoi le bonheur
et le mérite, même personnels, dépendent partout d'un juste
ascendant des instincts sympathiques. Vivre pour autrui, de-
vient ainsi le résumé naturel de toute la morale positive, dont
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 701
la biologie doit déjà ébaucher le principe universel, mieux dé-
gagé alors des diverses influences perturbatrices.
Notre espèce est seule destinée, comme je l'ai expliqué, à
développer entièrement Un tel régime, en constituant sasocio-
cratie d'après une longue initiation, assez accomplie maintenant
chez son élite. Mais beaucoup d'autres races pourraient y par-
venir aussi, à leur manière, en échangeant une farouche indé-
pendance contre une subordination volontaire, acceptée déjà
par celles que leur organisation y dispose le mieux.1 L'extension
graduelle de cette vaste biocratie à toutes les espèces discipli-
nables deviendra l'un des principaux résultats de notre propre
régénération, morale et mentale. Mais une telle affiliation sup-
pose partout les mêmes penchants qui, à un degré supérieur,
ou sous de meilleures conditions, déterminent la sociabilité hu-
maine. Ainsi, ces nobles instincts tendent nécessairement à pré-
valoir chez tous les animaux susceptibles de se subordonner à
nous, quoique cette soumission ait été souvent attribuée à une
servilité chimérique.
Ces penchants supérieurs sont peu nombreux : mais on ne
pourrait les réduire à un seul, sans retomber aussitôt dans la
confusion métaphysique d'où Gall nous a retirés. Il y distingua
judicieusement trois instincts, envers lesquels il suffit ici de
mieux systématiser son appréciation dynamique : d'abord l'at-
tachement, puis la vénération, et enfin l'instinct suprême, la
bonté, ou l'amour universel, dont la charité des chrétiens con-
stituait l'ébauche théologique. Leur gradation naturelle termine
la série affective par une progression partielle, évidemment
conforme au principe général de ma coordination morale.
Gomme les précédents, elle résulte aussi d'une décomposition
toujours binaire. En effet, on doit d'abord diviser les affections
sympathiques suivant que leur destination est spéciale ou géné-
rale. Dans le premier cas, elles sont plus intenses, mais moins
49
702 SYSTÈME DE TOUT1QUE MKUIH1.
nobles. Aussi les a-ton taxées souvent d'égolsme collectif,
quoique cette irrationnelle exagération méconnaisse radicale-
ment leur vraie nature, toujours caractérisée par la tendance
à vivre pour autrui. Mais ee cas initial comprend réellement
deux penchants, qu'il importe de bien distinguer, d'après leur
inégale spécialité. La sagesse populaire a heureusement qua-
lifié le premier sous le nom Rattachement, qui indique l'énergie
supérieure des affections les plus circonscrites. D ne lie profon-
dément que deux êtres à la fois. La vie domestique lui suffit,
et même lui convient mieux. Aussi se développe- t-il beaucoup
chex les animaux, et souvent davantage que parmi nous. 0 y
produit surtout la monogamie, poussée quelquefois jusqu'au
veuvage complet. Quant à l'autre sympathie spéciale, elle con-
siste dans la vénération proprement dite, dont la destination,
quoique toujours déterminée, comporte une extension très-
supérieure à celle du pur attachement. La soumission volon-
taire constitue son caractère essentiel. C'est pourquoi elle Rap-
plique surtout aux chefs, tandis que le penchant précédent
préfère l'égalité. Cette noble affection appartient encore à
beaucoup d animaux, quoique plus rarement que la pure ten-
dresse. Quelques-uns la poussent même jusqu'à honorer les
morts, comme le chien l'a souvent montré envers son maître.
La vraie nature d'un tel penchant fut peu sentie chez Gai], que
sa destinée militante disposait mal au respect. Elle fut mieoi
appréciée par Spurzheim, et surtout par Brouesais, qui termina
si dignement sa noble carrière en étudiant et proclamant, avec
une consciencieuse énergie, une doctrine qu'il avait méconnue
jusqu'alors. Ce grand sentiment constitue une transition natu-
relle entre la tendresse particulière et l'amour universel. Quant
à cette dernière inclination, terme suprême de la progression
affective, elle comporte beaucoup de degrés, mais sans admettre
aucune division. Son caractère consiste, en effet, dans une
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 703
destination collective, quelle que soit l'étendue de la collection.
Depuis l'amour de la tribu ou de la peuplade, jusqu'au plus
'vaste patriotisme, et même jusqu'à ht sympathie envers tous
les êtres assimilables, le sentiment ne change jamais de nature.
Seulement, il s'affaiblit et s'ennoblit à mesure qu'il s'étend,
suivant la loi commune de ma série affective. Quoique les ani-
maux y participent moins qu'aux deux antres penchants sympa-
thiques, on ne saurait l'ériger en privilège exclusif de notre
espèce, dont il constitue pourtant la principale propriété. Une
admirable équivoque consacre, en effet, la même expression
pour désigner à la fois la plus vaste extension habituelle de
cette suprême affection et l'ensemble de la Tace où elle se dé-
veloppe le mieux. Comme une telle expansion est réellement
incompatible avec la haine envers les autres espèces, il y a peu
d'inconvénients à seeervir de ce terme usuel pour caractériser
davantage la sympathie vraiment universelle. Le lecteur doit
donc -sentir comment j'ai été conduit à désigner ainsi, dans
mon tableau cérébral, le meilleur type de l'unité vitale, qui
"tend toujours à dériver d'un tel principe, d'après l'ensemble
des notions précédentes.
En terminant cette explication spéciale de la progression par-
tielle qui complète la série affective, je ne saurais néghjwr
d'indiquer sa haute importance morale. Il est, sans duafc.
moins dangereux de confondre en un seul tous les
sociaux que d'en méconnaître l'existence distincte,
vague appréciation, insuffisante pour la théorie, nuh
la pratique. Elle y devient même profondéuMil*
comme le témoigne trop l'état présent de sofiv
l'élite tend ainsi aux plus désastreuses abarmua»
que publiques. Cette indication sonuBÛA. «uiw ^ tannai*» :au:
développement serait ici déplacé, snfitt wnrafiBiacsâr *"-«nir-
nent service que rendra la biotofâ* ih t f min ira* . g 3ru:r-ai»
704 SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
la source naturelle de cette éducation sympathique, d'où dé-
pend toute notre vraie discipline. Dans son origine animale,
une telle progression devient irrécusable pour les plus rebelles
métaphysiciens. Non-seulement on y reconnaît la distinction
des termes, mais aussi leur gradation de noblesse ou d'énergie,
et enfin leur succession normale, dont rien ne saurait dispenser.
Un tel fondement permet ensuite à la sociologie de Cure mieux
apprécier l'inanité et le danger des tendances qui, aspirant tout
k coup au sentiment suprême, font essentiellement avorter
toute l'éducation affective, où il ne doit jamais constituer que
le terme final.
Quant aux sièges de ces trois nobles instincts, la solution de
Gall n'a besoin d'être rectifiée qu'envers le premier, et Ton doit
d'ailleurs admirer sa profonde sagacité, autant statique que
dynamique, à l'égard du dernier. Le défaut radical de méthode
systématique conduisit cet éminent fondateur de la physiologie
cérébrale à placer l'attachement auprès des organes égoïstes et
loin des deux autres instincts sympathiques. Mais, en partant
de son heureuse détermination pour la bienveillance, on ca-
ractérise convenablement l'ensemble de cette partie supérieure
de la région affective. La bonté étant ainsi placée dans la plus
haute portion médiane du cerveau frontal, il faut d'abord con-
cevoir l'organe de la vénération immédiatement derrière celui-
là, suivant l'opinion de Gall, complétée par Spurzheim. Mais,
entre ces deux sièges et celui du plus noble penchant personnel,
je laisse un vide, destiné ci-après à Tune des trois fonctions
actives. L'attachement réside aux côtés de la vénération; son
organe, incliné d'avant en arrière, vient se lier en dessous à
celui de la vanité; de manière à maintenir la continuité totale
de la région affective, malgré cette lacune médiane. On sentira
bientôt, d'après la région active, que cette disposition excep-
tionnelle est prescrite par l'ensemble de ma construction sub-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 705
jective. Elle y sert d'ailleurs à mieux distinguer la plus noble
partie de la région affective. La supériorité générale justement
attribuée par Oall aux organes médians sur leurs voisins laté-
raux, concourt aussi à marquer davantage la prééminence de
cette portion sociale, qui comprend deux organes impairs et
un seul pair ; tandis que la portion personnelle renferme qua-
tre des uns et trois des autres. En outre, ce sommet de La région
affective, directement lié à la région spéculative, doit avoir
moins de rapports que tout le reste, soit avec l'appareil moteur,
soit avec les viscères végétatifs. Mais ce voisinage des organes
intellectuels ne le fait point participer à l'intermittence qui leur
est propre, puisqu'il n'y introduit aucune relation extérieure*
La perpétuité de fonction, que j'ai attribuée à toute la région
affective, s'étend aussi à ses organes sociaux, du moins en pro-
portion de leur énergie. Quand ils sont assez développés, ils
doivent naturellement veiller sans cesse, sauf l'alternance symé-
trique, chez toutes les espèces qui vivent en société, ou même
en famille.
En achevant ainsi la première des trois parties de ma théo-
rie cérébrale, son appréciation totale me suggère une impor-
tante application, dont l'étude propre appartient à la sociolo-
gie, mais que la biologie doit ébaucher, comme étant commune
aux animaux et à l'homme.
De l'ensemble de sa doctrine, Gall déduisit une classifica-
tion, remarquable quoique vague, complétée par Broussais,
entre les différentes natures humaines. Mais, ayant mal classé
les fonctions affectives, et mal apprécié les fonctions intellec-
tuelles, il dut manquer une telle opération, sauf comme indice
d'une des plus utiles conséquences de la saine théorie céré-
brale. Le classement normal constituant, au contraire, la
principale valeur de ma construction actuelle, j'y dois signa-
ler sommairement cette application naturelle. Pour la mieux
706 SYSTÈME DE POLEEIQTJI. POSITIVE.
accomplir, il faut df abord la réduire aux. moteurs affectifs, et
c'est pourquoi j* la place iei, Ge classement pratique des- divan
types d'unamème espèce doit surtout dépendre de* impulsion*
qui dirigent la conduite habituel**, quels que soient lea moyens
intellectuels que Gall y mêla mal à propos. En outre, quand
même on le destinerait seulement à. notre race, on aurait toit
de* le fonder, comme lui, sur aucune distinction absolue entra
l'humanité et l'animalité, dont nous Tenons; de vérifier, sou*
chaque aspect, l'identité radicale* sauf les inégalités de degré.
Gela posé* considérons l'ensemble des dix penchants élémen-
taires, cinq purement personnels,, trois pleinement sociaux^ ei
deux intermédiaires, égoïstes; par le but et la source, maïs
altruistes quant aux moyens. Leur répartition statique repré-
sente leur comparaison dynamique, dont elle peut ainsi devenir
un précieux équivalent logique» Àm seul aspect de cette grande
progression affective, commune à toutes les espèces importai*
tes, on - voit surgir une: classification naturelle entre lea dif-
férents types de chaque race, suivant le genre des penchants
qui dominent la conduite ordinaire. Elle mérite d'autant plus
de confiance qu'elle aboutit à systématiser la sagesse populaire,
dont la compétence spontanée n'y saurait être contestée* Ainsi
nttft d'abord la distinction générale entre les bons et lea mé-
chants, tous dominés par des inclinations tranchées, respecti-
vement altruistes et. égoïstes. Mais ces deux classes extrêmes,
seules nettement oaractérisahles, sont toujours peu nom-
breuses, et d'ailleurs inégalement : leur proportion mutuelle
détermine l'opinion que mérite l'espèce correspondante. Dans
toutes les races, une majorité teès-prononcée, quoique à divers
degrés, flotte entre ces deux constitutions principales, sans
manifester aucune tendance spéciale. Il y faut pourtant distin-
guer, un troisième) type, dirigé surtout par les deux penchants
intermédiaires. Cette classe abonda chez les espèces sociables,
INTRODUCTION FONDAMKKTAUL. — CHAPITRE TROISIÈME. 707
où elle fournit la plupart des chef» ordinaires. Parmi nous, elle
pousse au commandement ou au conseil, selon que prévaut le
plus personnel ou le plus social de ces deux instincts ambigus.
Tel est le classement naturel que suscite , chez une espèce
quelconque,la principale des trois régions cérébrales. Onpourm
le développer, autant que la pratique l'exigera, en y décompo-
sant davantage la progression affective, comme je viens de l'in-
diquer pour les penchants intermédiaires. En n'y faisant partici-
per que les sentiments, je l'ai rendue plus appréciable et mieux
applicable. Mais les âmes ainsi définies d'après le cœur ne peu-
vent se développer assez si l'esprit et le caractère ne leur four-
nissent point les moyens convenables. Quand ces types affectifs
se trouvent dissimulés par le défaut d'aptitude , théorique ou
pratique, une appréciation approfondie peut néanmoins mani-
fester toujours leur vraie nature, chez les animaux comme
parmi nous»
Après avoir construit cette partie fondamentale de ma théo-
rie cérébrale , l'élaboration des deux autres doit devenir plus
facile et plus rapide. Il faut d'abord traiter la région spécula-
tive, qui découvre les moyens propres à satisfaire les divers
besoins affectifs , et ensuite la région active, qui dirige l'exé-
cution des projets ainsi formés»
Envers les fonctions intellectuelles, je diffère presque au-
tant de Gall que lui-même de ses prédécesseurs métaphysi-
ques. Mais cette discordance plus profonde tend d'ailleurs à
me dispenser davantage des discussions spéciales , de manière
à simplifier mon exposition. Toutefois, elle m'oblige d'abord
à caractériser ensemble le vice nécessaire de la marche suivie
par Gall et la nature propre de celle que la sociologie m'a in-
spirée. L'appréciation sommaire de nos principales dissidences
achèvera ensuite d'indiquer l'esprit général de ma doctrine,
dont l'exposition directe deviendra dès lors courte et nette.
708 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Privé de toute méthode systématique, Gall oscilla toujours
entre l'inspiration subjective et les tendances objectives, sans
jamais adopter aucun plan général. Mais cette fluctuation em-
pirique, qui était alors inévitable, altéra peu l'élaboration ori-
ginale de la physiologie du cerveau, en ce qui concerne les pen-
chants. Envers eux, son insuffisance logique se trouvait
naturellement compensée par l'irrésistible concours de deux
impulsions décisives, la sagesse vulgaire et l'observation des
animaux. Dans un tel sujet, il n'y avait de radicalement vicieux
que les opinions des philosophes, dont les nombreuses dissi-
dences ne tendaient qu'à y mieux cacher la vérité. A cet égard,
le principal succès de Gall résulta davantage de la hardiesse
de son caractère que de la supériorité de son esprit ; comme
je l'ai jadis remarqué pour Kepler, au sujet de sa seconde loi.
Quand il eut franchement répudié les rêveries métaphysiques
sur la souveraineté de l'intelligence, l'instinct populaire le con-
duisit bientôt à ériger le cœur en principal arbitre de la vie
réelle. Pour en mieux apprécier la prépondérance, il dut dès
lors employer l'observation des animaux, où elle se trouve dé-
gagée des influences mentales et des résultats sociaux. Aussi
son étude spéciale des divers penchants fut-elle ordinairement
très-heureuse. Je n'ai eu à y opérer que certaines rectifications
secondaires et quelques éliminations indispensables. Elle ne
m'a d'ailleurs réservé que la grande élaboration accomplie ci-
dessus envers l'ensemble des penchants , pour y découvrir la
vraie série affective, que Gall n'avait pas même cherchée. A
cela près , mon appréciation confirme ses principales inspira-
tions, tant statiques que dynamiques.
Mais il en doit être tout autrement quant aux fonctions intel-
lectuelles. Là, Gall se trouva privé des indications animales;
et la sagesse populaire ne lui fournit plus que des lumières trop
confuses, susceptibles seulement d'être utilisées par une théo-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 709
rie qu'il ne pouvait avoir. Néanmoins, il y brisa vigoureusement
le joug nébuleux de la métaphysique. Quoiqu'il n'ait ainsi
abouti qu'à une doctrine superficielle, essentiellement indigne
de lui, cette construction éphémère fut cependant assez rappro-
chée de la réalité pour me permettre de monter enfin au vrai
point de vue encyclopédique en fondant la science sociale.
Cette ascension décisive pouvait seule conduire aux véritables
lois sur la nature et la marche des fonctions intellectuelles.
Écartant irrévocablement une vaine exploration personnelle,
elle a directement subordonné la théorie mentale à l'étude po-
sitive de l'évolution collective, sans laquelle de tels phéno-
mènes ne sauraient être assez caractérisés. Telle est la source
nécessaire des graves dissidences que je vais indiquer, entre
Gall et moi , sur ce grand sujet , dont la véritable élaboration
restait impossible avant mon ouvrage fondamental.
Il serait superflu de signaler ici aucune erreur spéciale de
Gall envers les différentes fonctions intellectuelles. En dissipant
les ténèbres résultées d'une vicieuse généralisation, il fut con-
duit, faute d'une vraie théorie encyclopédique, à trop multi-
plier les distinctions, qu'il rendit souvent frivoles. Aspirant
aveuglément à la réalité, son analyse devint empirique et inco-
hérente. D'une autre part, en combattant les aberrations mé-
taphysiques sur la suprématie intellectuelle des sens extérieurs,
Gall fut entraîné à trop restreindre leur vrai domaine, en
transportant à autant d'organes cérébraux les principales attri-
butions de la vue et de l'ouïe. Sans m'arrèter à ces critiques
particulières, je dois seulement caractériser ses erreurs, plus
excusables et moins reconnues, envers les phénomènes géné-
raux de l'intelligence.
Dans l'immortelle élaboration de Gall sur les doctrines des
psychologues et des idéologues, il n'y a de vraiment décisif
que sa discussion négative. Il a pleinement démontré l'inanité
710 SYSTÈME. DE POLmQBfi PÛ8WIVE.
radicale de leurs explication* logiques , en appréciant les va-
gues facultés d'attentipn, mémoire , volonté f etc., qu'ils éri-
gent en attributs élémentaires* lfai& il nefutpointauasi heureux
dans la conception qu'il s'efforça de substituer à ces puérilités
doctorales, en représentant ces phénomènes généraux comme
autant de modes d'action communs à toutes les vraies fou*
tione cérébrales, même affectives» Le peu de succès d'une telh
théorie constitue déjeune présomption défavoraMe,en un temgi
d'émancipation où cetavortement ne saurait être toujours im»
puté à la routine» Cependant» la sociologie m'a seule permis de
la juger et de la remplacer, sans revenir aux aberrations anté-
rieures. Avant d'exposer ma propre doctrine sur les fonctions
élémentaires de l'esprit , je dois indiquer comment j'apprécie
ces états généraux qui ne résultent, à mon gré, ni de facultés
propres, ni de modes communs, mais du concours des diverse
opérations mentales-.
Il faut d'abord les restreindre aux organes intellectuels, en
abandonnant, malgré les amendements de Spurzheim, l'opinion
de Gall qui les attribuait aussi aux or ganes affectifs. Non-seule-
ment on ne peut accorder à ceux-ci ni la mémoire, ni le juge-
ment, ni l'imagination; mais on doit encore leur refuser,
malgré leur vive sensibilité , la sensation proprement dite. I*
sagesse universelle a, depuis longtemps, justement qualifié
d'aveugles tous les penchants quelconques. Sentir et désirer,
telles sont leurs fonctions propres et exclusives , tant actives
que passives. Ainsi, leur nature consiste en émotions, d'où ré-
sultent des impulsions; mais sans comporter jamais la notion,
ni, par suite, le jugement. Dans leur plus haute énergie, même
maladive, ils ignorent entièrement leur propre état, qui ne peut
être connu que des organes intellectuels, si ceux-ci restent
assez libres pour procéder à cette appréciation intérieure
comme envers un spectacle extérieur. L'opinion de Gall ren-
INTRODUCTION FUKD&HEITALI. — GHAKT1Œ TROISIÈME. 711
drait inexplicable la croyance, erronée, mais très-prolongée,
qui rapportait les penchants aux viscères végétatifs, évidem-
ment étrangers à tonte connaissance. Dépourvus de notion et
de jugement, les organes affectifs ne peuvent donc être douée
ni de mémoire, ni d'imagination. Toute leur apparente effica-
cité à cet égard résulte, au fond, da leur réaction nécessaire
sur k région intellectuelle, dont ils dirigent et stimulent l'exar»
cke. Leur impuissance pampre ne s'y vérifie que trop dans les
cas douloureux ou, malgré les plus vifs désirs, noua ne pou-
vons reproduire d'intimes émotionaantériBurea, si elles ne lai*
seront aucune traça qui permette à l*esprit de rappeler les
images ou les signes convenables. Parmi les anciens attributs
intellectuels, un seul a été justement appliqué par Gall aux
organes affectifs; c'est h. volonté, qu'il aurait dû mémo leur
rapporter exclusivement. Car, la. volonté proprement dite ne
constitue que le dernier état du désir, quand la délibération
mentale a reconnu la convenance d*una impulsion dominante.
Il est vrai que les organes intellectuels inspirent aussi des dé»
s» spéciaux, relatifs, comme, en tout antre cas, au besoin ds
leur propre exercice^ suivant la première loi d'animalité. Mais
leur énergie est trop faible pour qu'il en résulte jamais une
véritable volontér capable de déterminer la conduite, laquelle
se dirige toujours par des impulsions affectives.
La mémoire et l'imagination sont donc, autant que la con-
naissance et le jugement, des attributs purement intellectuels*
comme on l'avait toujours pensé. Mais il n'y faut pas voir da-
vantage des fonctions propres que des fonctions communes* Ils
constituent seulement divers résultats composés, dus au con-
cours des vraies fonctions élémentaires ds l'esprit, qui seront
définies ci-dessous*
Toutes les études positives, tant spontanées que systémati-
quesy montrent l'inanité- radicale da la séparation classique
712 SYSTÈME DE POUTIQUË POSITIVE.
entre l'observation et le raisonnement. Nos opérations inté-
rieures ne sont jamais que le prolongement, direct ou indirect,
de nos impressions extérieures : réciproquement, celles-ci M
compliquent toujours des autres, même dans les moindres eu.
Comme Kant l'a bien senti, chacune de nos opinions estais
fois subjective et objective, notre esprit y étant à la fois actif et
passif. Au fond, cette grande notion logique revient, dans U
doctrine positive, à étendre convenablement aux fonctions in-
tellectuelles le principe fondamental de la biologie sur le con-
cours nécessaire entre l'organisme et le milieu pour tout phé-
nomène vital. Longtemps avant les philosophes, les poHet
avaient reconnu avec le publie, dont ils sont les meilleurs in-
terprètes, que la plus vulgaire appréciation extérieure résulta
souvent d'une combinaison très-complexe entre les facultés
d'observation et de raisonnement que sépare vainement l'ana-
lyse métaphysique. Ce mélange serait, au besoin, assex con-
staté par une seule réflexion aisément vérifiahle:iln'yajamaii
de notions efficaces que d'après une suffisante réitération des
impressions extérieures. Or, l'esprit ne pourrait étro purement
passif que dans la première perception. Dès la seconde, il se
trouve déjà préparé par la précédente, combinée avec l'en-
semble des notions antérieures. Même au début, il n'offre ja-
mais l'isolement contemplatif des docteurs métaphysiques qui
négligeaient entièrement la réaction mentale du cœur, princi-
pale source de l'activité intellectuelle. L'admirable composition
de Cervantes caractérise profondément la manière dont nos
émotions modifient nos sensations, ébauchant ainsi la vraie
théorie de la folie avant aucun biologiste. Ses tableaux heureo-
igérés indiquent auex le véritable état normal aw
penseur qui applique convenablement le prinap»
tal de Broussaissurla relation générale de la malais
ité. Il n'existe aucune séparation tranchée entre le «V
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 713
maine systématique de la science réelle et le champ spontané
de la raison commune. Le premier n'offrant jamais qu'un pro-
longement spécial du second, sa culture logique, mieux carac-
térisée, peut éclairer la marche vulgaire. Or, elle consiste sur-
tout, comme je lai si souvent montré, à construire toujours la
meilleure hypothèse propre à représenter les phénomènes con-
statés. Ce principe universel de la logique positive trouve jour-
nellement son application spontanée dans les appréciations
pratiques, première source de nos saines théories quelcon-
ques. La moindre détermination extérieure pourrait être for-
mulée comme un problème scientifique, où l'esprit s'efforce de
produire une conception en harmonie avec l'ensemble des im-
pressions du dehors. Moins celles-ci sont nettes, plus il tente
d'y suppléer par ses propres combinaisons, souvent très-fines
ou fort indirectes. Quand le jugement est assez désiré, le défaut
de documents extérieurs pousse quelquefois à le prononcer
d'après des opinions purement intérieures, uniquement dues
à une énergique réaction du cœur sur l'esprit. Toujours placée
entre les impressions du dehors et les impulsions du dedans,
il faut bien que l'intelligence se décide d'après ces dernières
influences quand les autres sont insuffisantes, à moins qu'elle
ne s'abstienne d'apprécier, ce qui est souvent impossible. Cet
état logique, où l'esprit, au lieu d'être le simple ministre du
cœur, devient son pur esclave, se réalise fréquemment chez
les animaux. Mais il ne leur appartient pas exclusivement. On
l'observe aussi dans l'homme, même sain. Il y fut normal tant
que dura la longue enfance théologique de notre espèce, comme
l'expliquera la suite de ce traité.
En insistant ainsi sur la participation habituelle du raisonne-
ment dans les opérations attribuées à la seule sensation, je me
trouve dispensé d'une équivalente appréciation envers la mé-
moire et surtout l'imagination. Car, leur difficulté supérieure
714 STSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
permet encore moins de les regarder comme des fonctions
vraiment élémentaires, d'ailleurs propres ou communes. Vu
souvenir intérieur exige nouvent la même élaboration intellec-
tuelle qu'une découverte extérieure, par une suite d'induc-
tions et de déductions fondées sur les relations mutuelles. H n'y
a de vraiment spontanée que la reproduction immédiate de
chaque impression, suivant la seconde ni d'animalité. Or, ce
phénomène général de la vie animale diffère beaucoup de la
mémoire proprement dite, qui constitue toujours une opéra-
tion intellectuelle. A plus forte raison, le concours habituel de
tontes les fonctions spéculatives existe-t-il dans l'imagination,
dont les tableaux supposent fréquemment des combinaisons
aussi profondes, quoique moins abstraites, que les méditation!
scientifiques. Tous les penseurs ont déjà reconnu l'inanité des
divisions encyclopédiques fondées sur ces prétendues facultés,
qui ne président pas davantage au vrai classement individuel.
Cette double épreuve devrait suffire pour y montrer des ré-
sultats composés de l'ensemble des fonctions mentales. Qnut
à la célèbre argumentation de Gall sur les mémoires particu-
lières, elle est plus spécieuse que solide. Une analyse mieu
approfondie vérifiera toujours que cette prétendue spécialité
résulte des diversités de préparation et de situation, combinées
avec la seule différence organique qui concerne l'énergie indi-
viduelle dea fonction» oniver8eUBi.il n'y a de vraiment spéciale,
soit pour la aaémoire, soit pour l'imagination, que la faculté
du langage, appréciée ei -dessous. |
L'ensemble de cette explication éearted' avance la principale
difficulté ■■ ":-.-i i c ici l'exposition directe de ma propre théorie
^enaai t/ilii(sniiii[iiiii des cinq font-
HJMftflr Wmtm, des cinq organe!
jJ0|mti*aar tout lecteur déjàfl»-
-JlWinHBjMM consistent seulement en
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 717
point la distinction fondamentale. Chez l'homme, la première
est qualifiée de contemplation, et la seconde de méditation.
Par Tune, l'esprit reçoit du dehors les matériaux primitifs de
toutes les constructions, d'après les fonctions perceptives que
remplissent les ganglions sensitifs. Dès lors, il construit, dans
l'autre, les combinaisons plus ou moins générales qui doivent
éclairer la conduite habituelle. Les idées proprement dites,
c'est-à-dire les images, ne peuvent appartenir qu'à la contem-
plation, tandis que la méditation produit seulement des pensées.
Malgré les préjugés théologico-métaphysiques qui érigent ces
facultés en privilège exclusif de notre race, toutes deux exis-
tent certainement, à divers degrés d'infériorité, dans la meil-
leure partie du règne animal. Car elles y sont, comme pour
nous, plus ou moins nécessaires à la vie personnelle, domes-
tique, et surtout sociale, non-seulement chez les carnassiers,
mais aussi parmi les herbivores. Les besoins nutritifs, les rap-
ports sexuels, et les soins des petits, y suscitent journellement
beaucoup d'observations et de réflexions, trop méconnues par
notre sot orgueil. Dans ces diverses épreuves habituelles, plu-
sieurs animaux se montrent plus inventifs que la plupart des
lettrés qui les dédaignent, au nom d'une instruction presque
toujours réduite, suivant le grand Molière, à savoir ce qu'ont
dit les autres avant eux. Ce n'est pas seulement en tendresse et
en courage, mais aussi en sagacité et en prévoyance, qu'un
malheureux renard se montre souvent supérieur à la cohue
aristocratique ameutée contre lui.
Pour faire ici marcher de pair, comme auparavant, l'appré-
ciation statique et l'analyse dynamique, il suffit de noter que la
contemplation doit siéger dans la partie inférieure du cerveau
frontal, dont la région supérieure convient à la méditation. Cette
répartition résulte d'abord du besoin de rapprocher le plus pos-
sible des organes sensitifs la fonction cérébrale qui seule se lie
50
716 SYSTEM* DR POLITIQUE POSITIVE,
offre uo phénomène très-fréquent, quoique à peine connu, où
chacun peut sentir directement la distinction entre ces deux
opérations cérébrales, d'après leur inégale vitesse. J'ai souvent
éprouvé, dans mes compositions, que l'expression précède
quelquefois la conception, jusqu'à un intervalle de deux on
trois phrases, de manière à me permettre de véritables prévi-
sions sur l'instant et le mode précis de leur concours définitif.
Enfin, la comparaison des divers types humains, confirmé»
par celle des différentes races animales, montre clairement que
les deux sortes d'aptitude sont loin de se correspondre toujours.
Même quand ces distinctions se bornent à l'instruction commu-
niquée, sans s'étendre jusqu'à la production spontanée, les ni
ne sont pas moins décisifs, puisque apprendre et inventer ré-
sultent d'opérations semblables, avec des degrés différents. D
faut donc adopter irrévocablement l'opinion de Gall sur la né-
cessité d'un organe spécial pour le langage, non-seulement
dans notre espèce, mais aussi chez tous les animaux supé-
rieurs. Le degré zoologique où commence la pleine séparation
des sexes marque naturellement le début de cette fonction
cérébrale, dès lors plus ou moins nécessaire aux relations pri-
vées qu'exige ainsi la reproduction.
Quand ces rapporta sont faibles et fugitifs, le cerveau w
contient probablement que deux organes spéculatifs, l'un it
conception, l'autre d'expression, outre les ganglions ordinaire
pour les divers sens extérieurs. Mais, aussitôt que lus so
latifs à l'éducation des petits suscitent un véritable <
famille, souvent lié à une certaine s
se complique nécessairement, par la <
principale, quoique la seconde i
dans notre espèce.
11 existe dès lors, en effet, .'
passive, l'autre active. JM
T18 sfWtau/UE potintOK touiîivb.
directement à leurs opérations. On ht confirmé £ar rdbligation
de faire immédiatement succéder à *a région affective l'organe
intellectuel qui, d'après les*nibrinations extérieures, apprécie
ta convenance finale des impulsions émanées des divers pen-
chants. Le concours spontané de «ces deux considérations sub-
jectives semble ne permettre aucun doute sur une telle déter-
mination générale.
D'après cette seconde analyse de l'esprit, sa combinaison fon-
damentale , entre la conception et -l'expression , devient une
progression normale, qui manifeste mieux sa marche naturelle,
d%bord contemplative, puisméditative, et enfin commumcative.
Mais, pour aboutir à des fonctions vraiment élémentaires, ctst-
A-dire irréductibles, il fautencofre décomposer la contempla-
tion et la méditation, <foù^ par suite, leurs sièges respectifs. Je
n*ai pas besoin d'expliquer ici que cette divisiota. finale doit
offrir, comme toutes les précédentes, une nouvelle application
du principe universel des classifications, d'après la spécialité
Croissante et l'importance décroissante.
Cette double règle conduit d'abord à distinguer deux modes
de contemplation : l'un, essentiellement synthétique, se rap-
porte aux êtrfes, et par conséquent il offre un caractère concret;
loutre, toujours analytique, apprécie les événements, en sorte
que sa nature est abstraite. Le premier procure donc des no-
tions réelles, mais particulières; du second seul émanent les con-
ceptions générales, mais plus ou moins artificielles. Cette der-
nière contemplation convient surtout à la science, tandis que
l'autre se rapporte davantage à l'art, tant esthétique que tech-
nique, sans toutefois altérer jamais l'unité fondamentale de la
marche intellectuelle. On voit ainsi confirmée, en biologie, la
coïncidence philosophique établie, au premier chapitre de cette
Introduction, entre le contraste du concret à l'abstrait et celui
de la pratique à la théorie. Leur double opposition va dès lors
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 719
.recevoir une consécration anatomique, en sousxdi visant la
partie inférieure du cerveau au frontal.
U suffit, pour cela,, de regarder l'observation concrète comme
plus liée aux impressions extérieures que l'observation abstraite.
Quoique celle-ci y ait souvent recours, elle s'opère quelquefois
d'une manière indirecte, d'après une décomposition intérieure
des images fournies par l'autre. Toute véritable image repré-
sente un être quelconque, et jamais un pur phénomène. Ainsi,
les idées proprement dites émanent seulement de la contem-
plation concrète. L'organe de l'observation abstraite doit donc
être surtout en relation avec l'autre organe contemplatif, et
.moins rapproché que lui des sens extérieurs* Il siège, par con-
séquent, dans la ligne médiane^ comme l'exige d'ailleurs la so-
lidarité plus intime de ses deux moitiés. La contemplation con-
crète demande, au contraire, un organe pair, dont chaque
partie, placée au-dessus de l'œil correspondant, tende vers
l'oreille voisine.
Quant à la méditation, sa décomposition normale est déjà
préparée chez tous les vrais penseurs, qui ont assez apprécié la
distinction positive entre l'induction et la déduction. On mé-
dite, en effet, de deux manières très-distinctes, mais également
nécessaires, en posant des principes, et en tirant des consé-
quences. D'une part, on compare; de l'autre, on coordonne.
Le premier mode aboutit à généraliser, et le second à systéma-
tiser. Tout classement régulier manifeste nettement leur diffé-
rence, en exigeant d'abord l'appréciation des rapports propres
à former les groupes, et ensuite la détermination de Tordre hié-
rarchique. Sous un aspect plus étendu, on doit surtout rattacher
à la méditation inductive l'étude des relations statiques ou de
similitude, et "a la déductive celle des relations dynamiques ou
de succession. Ainsi, la région cérébrale qui découvre les lois
se divise aussi nettement que celle qui observe les faits.
780 SYSTEMS DE POLITIQUE POSRIVZ.
*
D'après cela, la logique déductive, plus élevée et plus inté-
rieure, mais moins indispensable et moins directe, doit avoir
un organe impair, an milieu de la partie supérieure du cerveau.
Gomme la principale prévoyance dépend surtout d'elle, sou
siège a besoin d'un meilleur contact avec celui des nobles peu*
chants dont la satisfaction habituelle 'constitue sa destination
prépondérante. Il but bien que l'organe coordinateur réside
auprès de l'instinct qui rallie. La logique inductive exige, an
contraire, un organe pair, dont chaque moitié, plus extérieurs,
soit en contact plus direct avec l'organe observateur d'où dé-
pendent davantage ses données habituelles.
Telle est donc la constitution subjective, à la fois statique et
dynamique, de la région cérébrale consacrée à la conception.
Par ces deux analyses correspondantes, ce grand office spécu-
latif offre quatre opérations successives, émanées d'autant d'or-
ganes, pairs ou médiaux : l'observation des êtres, puis celle des
événements; l'élaboration des principes, et ensuite celle des
conséquences. Cette marche générale de l'esprit positif consti-
tue une progression pleinement normale, aboutissant à la pie-
vision systématique, destinée à éclairer une sage intervention.
Quoique je n'aie point spécialement étendu aux animaux la der»
nière décomposition , on ne peut douter qu'elle convienne à
tous les cas où se manifeste l'activité calculée à laquelle pré-
pare tout cet appareil cérébral. Il faut être fasciné par la théo-
logie ou l'ontologie pour refuser aux divers types zoologiqoes
une aptitude déductive indispensable à leur conduite journa-
lière. Les principes généraux de l'appréciation subjective que
je viens d'accomplir sont d'ailleurs tellement naturels qu'on en
démêle une certaine application, statique et dynamique, dans
l'analyse empirique qui caractérise la confuse élaboration de
Gall et Spurzheim sur la région intellectuelle.
Pour compléter la série spéculative, il me reste à déterminer
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 721
spécialement la fonction qui en constitue l'aboutissant néces-
saire, du moins dans l'existence sociale ou domestique. Chez les
espèces inférieures, dont la vie est toujours personnelle, Fez-
pression résulte seulement des actes eux-mêmes, qui témoignent
involontairement les impulsions d'où ils émanent. Mais, partout
ailleurs, le concert habituel de divers individus exige, en outre,
une transmission plus claire et plus directe des sentiments et
des pensées. Il faut, avant d'agir, que chacun fasse distincte-
ment connaître ses émotions ou ses projets, afin d'obtenir la
sympathie ou l'assistance d'autrui. L'organe cérébral de ces
communications se borne d'abord à y employer une simple
imitation des signes naturels qu'indique l'accomplissement or-
dinaire de chaque fonction. Quand des relations plus complexes
et plus fréquentes en constatent l'insuffisance, il y joint un lan-
gage plus ou moins artificiel, dont les premiers éléments résul-
tent de la décomposition des cris ou des gestes spontanés. Chez
les espèces sociables, et surtout parmi nous, cette institution s'é-
tend et se consolide, à mesure que se développent les notions
et les rapports. Le langage devient ainsi le dépositaire continu
de la sagesse collective. Sa transmission domestique constitue
partout, même dans notre race, la plus précieuse partie de
chaque héritage, et la première base d'une instruction quel-
conque.
Tous les mouvements volontaires peuvent servir au langage,
dont l'organe cérébral ne change pas avec les instruments em-
ployés. Dans les relations simples, il préfère d'abord, comme
plus faciles, et même moins équivoques, les moyens d'expres-
sion qui se lient directement aux actes et aux passions. Mais les
sons vocaux deviennent bientôt, chez tous les animaux supé-
rieurs, la principale base de l'institution des signes. Outre les
motifs connus de ce choix naturel, il repose aussi sur une pro-
priété inaperçue, qui pourtant contribue beaucoup à son uni-
722 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
versalité. Elle résulte de la correspondance spontanée entre ta
voix et l'ouïe, qui permet' à chacun de s'adresser à lui-même,
et, par suite, de développer directement sa propre éducation.
L'expression mimique neparticipe nullement à ce privilège na*»
turel de l'expression orale, qui rend celle-ci bien plus suscep-
tible d'un perfectionnement continu.
Quoique toutes deux soient principalement destinée» aux re-
lations mutuelles; elles servent aussi à l'existence personnelle;
soit pour l'exercice direct des muscles correspondants, soi*
même pour l'expansion solitaire des émotions. Beaucoup d'ea-
pèces supérieures ont remarqué- la tendance de l'expression à-
réagir sur les sentiments «qu'elle manifeste. Le chant et la mi-
mique, eu plutôt les cris et lesgestes $ y sont 6ouvent employés»
comme parmi nous, non-seulement à soulager les passions, mak
encore à les exciter davantage. Gela est surtout sensible envi»
la colère, chez tout carnassier.
L'expression constitue toujours une fonotion intellectuelle,
mais plus liée qu'aucune autre aux fonctions affectives, et même
aux fonctions actives : en sorte qu'elle représente le mieur
l'ensemble de chaque existence. Toutefois, l'office propre de
son organe cérébral se borne à apprendre et inventer des si-
gnes quelconques. Pour qu'ils constituent un véritable langage,
il faut que cette cinquième fonction mentale soit convenable-
ment subordonnée aux quatre autres, qui contrôlent ou diri-
gent ses diverses opérations. Quand une telle harmonie n'existe
pas, cet organe complémentaire ne produit qu'un vain verbiage,
au lieu d'un vrai discours, propre à manifester le sentiment*
développer la pensée, et assister 1 activité. Il lui faut d'abord
des relations spéciales avec les deux parties de l'appareil con-
templatif, pour les noms respectifs des substances et des pro-
priétés. Mais la double région méditative doit aussi lui fournir
ensuite des moyens de comparaison et enfin des procédés de
i
INTRODUCTION: FONDÀMfiNTAJLE. — CHAPITRE TROISIÈME. 72$
coordination. Le langage proprement 4it exige donc le concours
de toutes les. fonctions intellectuelle*, avec Inactivité directe dft
son organe spécial, auquel appartien&seulement l'initiative dçuf
signes, mais nullement, leur appréciation finale. On expliqua
ainsi les cas maladifs où l'altération du discours se borneàoex^
tains éléments grammaticaux, sans qu'il faille créer des stnjfr*
tures partielles envers les différentes classes de mots.
Nos déterminations antérieures assignent, par exclusion, la
place de ce cinquième organe ii#elrectuel,tà chaque extrémité
latérale de la région spéculative, dont, tout le reste appartiflig
déjà aux appareils contemplatif et, méditatif, sauf les siégas
préalables des ganglions senMtifs. U doit donc commencer an
milieu des bords antérieurs die la région frontale, et s'étendre
epsuijte vers les tempes, à peu près au lien où Gall avait logé
rigptinct constructeur. Mais cette splutipn indirecte est coor
fixmée par un examen spécial des convenances subjectives., Car
cet. organe se trouve ainsi équidistant de l'œil et de l'oreille,, qjii
constituent ses principaux auxiliaires, D'ailleurs, un tel siège la
rend contigu à la région active* qu'il 4pit spécialement secon-
der, et dont il forme le seul lien immédiat avec l'ensemble dp
l'appareil mental.
Ayant ainsi complété la seconde partie essentielle de ma
théorie cérébrale, je vais terminer la constitution subjective
du cerveau par une rapide indication de ses fonctions pra-
tiques. Dans l'ensemble de l'existence morale, j'ai asses dé-
terminé d'abord le principe d'impulsion, toujours émané dji
cœur, et ensuite le moyen consultatif, qui appartient exclusi-
vement à l'esprit. Le traité positif de l'âme n'exige donc pins
que l'examen spécial du caractère proprement dit, d'où dépend
immédiatement la réalisation finale de chaque résultat voujji
et préparé.
Ce* aptitudes pratiques sont tellement nettes que leur a#*~
724 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
lyse dynamique ne présente aucune grave difficulté en biologie,
où elles se montrent aussitôt dégagées des complications men-
tales et sociales. Tout être actif doit se trouver doué de cou-
rage pour entreprendre, de prudence pour exécuter, et de
fermeté pour accomplir. Il n'y a jamais de succès pratique
sans un suffisant concours de ces trois qualités. Réciproque-
ment, leur saine coopération suffit à la réalisation de tout pro-
jet dignement inspiré et sagement conçu, dans une situation
assez favorable. Chacun de ces attributs est, en lui-même,
aussi indépendant du cœur proprement dit que de l'esprit,
quoique son efficacité pratique dépende beaucoup de tous
deux. Son exercice direct est essentiellement aveugle, et non
moins disposé à assister les mauvais desseins que les bons, sous
l'impulsion d'une suffisante volonté. Aussi beaucoup d'animaux
nous surpassent-ils en énergie, en circonspection, ou en per-
sévérance, et peut-être même pour l'ensemble de ces qualités,
sans toutefois les utiliser autant que le permet notre préémi-
nence intellectuelle et affective, surtout socialement.
Une telle appréciation dynamique conduit aisément aux sièges
correspondants. Dans un cas aussi prononcé, la marche empi-
rique du fondateur de la physiologie cérébrale ne pouvait ex-
poser sa sagacité naturelle à aucune grave méprise. Il assigna
très-judicieusement à la fermeté un organe médian, derrière
celui de la vénération et devant le siège que j'attribue au plus
noble penchant personnel. A ses deux côtés, réside la circon-
spection, inclinée en avant jusqu'à la région intellectuelle, et
croisant au début l'organe de l'attachement, qui penche en
sens inverse. Son étude, surtout dynamique, fut mieux ac-
complie par Spurzheim que par Gall. Quant au courage, leur
commune opinion n'exige qu'une faible rectification, consis-
tant à élever un peu son siège, en le plaçant aux côtés de
l'organe impair de la vanité. Le lecteur qui aura suivi l'en-
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 725
semble de ma construction cérébrale reconnaîtra sans peine
que ces trois déterminations'statiques deviennent la suite forcée
de toutes les précédentes, qui n'ont pas laissé d'autres places
admissibles. Mais la méthode subjective les aurait d'ailleurs in-
diquées directement, quand même je ne les eusse point trouvées
établies. Car ces sièges sont indispensables pour que la région
active confine à la fois avec la région affective et avec la région
spéculative, d'où dépend l'efficacité de son office propre, éga-
lement lié à la volonté et au conseil. Il fallait même que ses
trois organes fussent placés entre les trois sortes de penchants,
supérieurs, moyens, et inférieurs, dont ils doivent alternative-
ment subir les impulsions.
Ce dernier ordre de fonctions cérébrales est trop clairement
caractérisé, dans chaque existence animale, pour exiger ici un
<
examen plus développé. Il constitue d'abord une combinaison
nécessaire entre l'activité d'où émanent les opérations quelcon-
ques et la persistance qui seule assure leur succès. Mais on y
reconnaît bientôt que l'aptitude fondamentale résulte du con-
cours de deux forces distinctes, dont l'une pousse et l'autre re-
tient. De là naît enfin une progression pleinement normale, qui
représente nettement la vie active, en appréciant les trois
phases successives de toute élaboration pratique. Ainsi, la der-
nière partie essentielle du traité positif de l'âme aboutit au type
le plus simple et le plus net d'une véritable série vitale, par la
transformation la plus régulière d'une combinaison binaire en
une succession ternaire. Cette série active se trouve entière-
ment conforme au principe universel de coordination qui déjà
préside à la série affective et à la série spéculative. Le décais-
sement de généralité et l'accroissement de dignité sont, en
effet, irrécusables en passant d'abord du courage à la prudence,
et puis de celle-ci à la fermeté ; soit que l'on compare les diffé-
rentes espèces animales,ou seulement les divers types humains.
726 s Ysriatt de politique positive.
Gomme dans les deux, autres, parties de ma constitution céré-
brale, cette gradation dynamique reçoit naturellement unf
fidèle représentation. statique d'après l'ordre de* organes res^
pectifs, toujours plus nobles et: plus spéciaux à mesura qu'ils
sont plus supérieurs .ou plus antérieurs.
Ma théorie subjective du cerceau se trouvant ainsi construite
entièrement, je dois placer ici le tableau systématique (voir à*
contre) , qui en offrira désormais, le résumé caractéristique*
après en avoir d'abord fermé l'ébauche originale, ainsi que. je
l'ai déclaré au début do cette explication, spéciale.
La nature profondément synthétique de la construction que
je viens d'achever me dispense d'insister sur l'intime connerité
de toutes ses parties, dont aucune ne doit jamais être conçue
isolément. Déjà le fondateur de la physiologie cérébrale avait
senti et proclamé cette solidarité nécessaire, quoique l'irratio*
nalité de sa marche l'en ait trop détourné. Si, comme on la
sait depuis le grand Hippocrate, la vie est surtout caractérisée
par le consensus universel, il doit principalement régner dam
l'appareil spécialement destiné à le régulariser partout. En au-
cun autre système, les organes ne sont ni aussi homogènes ni
autant rapprochés, conformément à l'affinité plus complète des
fonctions respectives. Quoique chacune des dix-huit forces
cérébrales soit susceptible d'agir à part, la plupart des actes
réels exigent le concours de plusieurs facultés. L'harmonie
générale que j'ai d'abord expliquée entre les trois régions affeo»
tive, spéculative et active, se trouve maintenant confirmée par
leur examen spécial.
Ce concours nécessaire n'est aujourd'hui méconnu gravement
qu'envers la vie contemplative, que l'orgueil doctoral prétend
isoler des deux autres. Mais la source même de cette aherra**»
tion, également anarchique et rétrograde, manifeste involon*
tairement la dépendance contestée. Toute la suite de ce traité
"RTBAU,
VIVRE POUR AUTRUI.
Avis. Li ™*Tnrtriti(m, et, d'une autre part, coordonne la vie de relation
en liant ses «««gion active avec les nerfs moteur». Mais m région affective
n a de oonneiL . no (tj ^ ^^ y^e ^m (jenl sutres régions. Ce centre
essentiel M tou | cnlonD ,je ggg organes. Envers le reste du cerveau, i'In-
ttrmitlenoe Pe"Uon oérébrile, sons l'impulsion de laquelle les deux antres
"nutritif. . . .
sexuel
~ '^maternel . .
| _r.t militaire. .
| àwf industriel. . . (5).
831, démon Système de politique positive. Il
Gall.
Amm COMTE,
(10, rue Monsieur-le-Prinoe.)
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — iCHÀPOTK TROISIÈME. 72Ï
démontrera de plu» en plus la maxime fondamentale déjà posée,
dans mon discours préliminaire*: l'esprit- na peut jamais choisie
qu'entee deux sortes de maîtres,, les penchants personnels et les
penchants sociaux. Quand il se croit libre», il obéit seulement k
l'égoïsme, dont l'ascendanlyplus énergique et plus habituel,
est plus spontané et moinssentique celui de L'altruisme. Nonr>
seulement l'impulsion morale détermine chaque office intellect
tnel, mais elle en stimule toutes les opérations spéciales ; connue
raTait très-bien reconnu Broussaisavant mêpae qu'il eût adopté,
la doctrine de Gall. La moindre attention» dépend toujours
d'une affection quelconque, encore plus indispensable à la mé*
ditaftion proprement dite*. D'immenses éYénements, surtout ce-»
lestes, s'accomplissent souvent sans attirer les, regards d aucun
être vivant r même humain^ quand, ils a'offrent aucune relation*
directe ou indirecte, avec sa- vie céelle^ Au contraire, chacun
se sent profondément troublé. par toute suspension apparente
de Tordre natureL qui règle s* conduite habituelle*. En second,
lieu,, l'esprit ne dépend pas .moins, du caractère que du cœur.
Car, le courage* la prudence, et . la fermeté sont tout autant
indispensables, quoique sous d'autres modes, au vrai théorie
cien qu'au pur praticien* Je ferai souvent sentir, en sociologie,
que l'avortement de l'esprit est presque toujours dû au dérégie-*
ment du cœur ou à l'impuissance du caractère, encore davan-
tage qu'à l'insuffisance, mentale. Tandis qu'on reconnaît la réac-
tion, favorable ou funeste, que les fonctions purement végé-
tatives exercent habituellement sur* l'intelligence, il serait
étrange que la région spéculative du cerveau fût jamais indé-
pendante des deux autres.
Néanmoins, quoique cette synergie cérébrale soit la plus
complète et la plus importante de toutes, on ne doit pas lui
accorder, comme le fit Gall, une attention exclusive. C'est
pourquoi ma théorie subjective, an lieu d'isoler le cerveau de.
728 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
l'ensemble de l'organisme, tend à mieux spécifier ses rapports
nécessaires aux principaux appareils, outre la commune in-
fluence du double système vasculaire. Sa région spéculative et
sa région active lui fournissent respectivement des liens directs
avec les organes sensitifs et les organes moteurs. Loin d'offrir
aucun caractère fortuit, ces deux relations spéciales expliquent,
dans la théorie que je viens d'établir, l'intermittence qui dis-
tingue ces deux ordres de fonctions cérébrales. Ainsi rattachées
au monde extérieur, soit pour l'apprécier, ou pour le modifier,
l'intelligence et l'activité participent nécessairement aux vicis-
situdes périodiques qu'éprouvent les appareils externes de la
vie animale. Le sentiment, au contraire, constituant le vrai
centre de l'existence vitale et l'unique source du plein con-
sensus, n'a que des organes purement intérieurs, sauf leurs
réactions directes mais exceptionnelles sur les principaux mus-
cles. Il devient ainsi susceptible de la perpétuité qui distingue
cette existence centrale, d'où dépend la continuité totale de la
vie cérébrale, malgré l'intermittence nécessaire des autres fonc-
tions de l'âme. Ge caractère rapproche la vie affective de la vie
végétative, conformément à leur commune importance. Aussi
la nouvelle théorie du cerveau régularise-t-elle leurs liens
directs, en faisant spécialement aboutir à la région instinctive
les nerfs nutritifs, conducteurs naturels de ces influences réci-
proques. D'après ces trois ordres de relations étrangères, com-
binés avec les rapports mutuels des trois appareils cérébraux,
cette construction subjective semble donc satisfaire à toutes les
conditions essentielles d'un tel problème, qui ne doit pas ici
nous occuper davantage.
Mes premières méditations philosophiques avaient profondé-
ment senti à la fois la portée et l'insuffisance de la fondation
scientifique de Gall, comme de la tentative historique de Gon-
dorcet. Depuis une génération, j'ai toujours poursuivi leur
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 729
commune refonte, mais d'abord sans reconnaître assez leur in-
time connexité, qui m'était encore trop confuse, quand j'écrivis,
en 1837, le chapitre qui concerne la physiologie cérébrale dans
mon ouvrage fondamental. L'entière terminaison de ce grand
traité, par l'irrévocable réalisation du projet de Condorcet,
attira seule mpn attention systématique vers sa vraie relation
avec l'entreprise, presque autant avortée, quoique sous d'au-
tres formes, de mon second précurseur nécessaire. Quand
j'eus fondé la sociologie, je compris enfin que le génie de Gall
n'avait pu construire une véritable physiologie du cerveau,
faute de connaître les lois de l'évolution collective qui seule en
doit fournir à la fois le principe et le but. Je sentis dès lors que
cette tâche, que jjattendais auparavant des biologistes, appar-
tenait à la seconde partie de ma propre carrière philosophique.
Bientôt je reconnus même que son principal accomplissement
devait précéder et préparer mon traité actuel, souvent promis
déjà pour la systématisation directe de la science universelle.
A la fin de 1846, je commençai cette construction difficile par la
composition décisive du tableau précédent, qui n'a reçu ensuite
que des améliorations secondaires, tendant surtout à y mieux
distinguer l'étude biologique de l'inspiration sociologique. Dès
ce début, je ne cessai d'espérer que je parviendrais à fonder
une théorie subjective du cerveau, quand le cours normal de
mes travaux me conduirait à la partie de ce traité où elle devait
être placée. Je suis maintenant convaincu que cet espoir est ici
réalisé, du moins pour mon propre usage, et aussi au profit
habituel de tous les penseurs qui s'établiront au même point de
vue encyclopédique, après en avoir assez rempli les conditions
naturelles.
Pendant tout le cours de cette construction, je me suis efforcé
de ne jamais excéder les limites normales de positivité que j'a-
vais d'abord assignées à ma méthode subjective. Ma théorie
730
statique du cerveau se trouve autoi moins précise, et même
moins convaincantiyque k théorie dynamique d'efc eHeémane.
Sans ce premier état, elle ne comporterait aucune représenta-
tion graphique, puisque k forme et k grandeur deoheque siège
y restent encore indéterminées. Cette taetasiott des figures,
«loin de m'offirir d'ailleurs aucun inconvénient grave, taesembk
propre à mieux écarter le charlatanisme et k taédmerité, en
concentrant davantage une telle étude shei les seuk penseurs
capables dç k suivre aisément sansofe secours fallacieux. H ap-
partient maintenant*» aotftomistes quisattront renoncer systé-
matiquement è leur* dissections arbitraires, dectompléter àpes-
4eriori mes solutions et mes preuves, en réalisant le. eépara&m
nécessaire dee dîxvhuit éléments que je vieqji d'établi* è priari
dans l'appareil cérébral. L'existence de ces organe* tnè pesait
«usai démontrée déjà-que kcomporte k seuk méthode^repe
à instituer une teUe doctrine^ Savers^eux, jome àuk unique -
ment servi du principe de k position, «qoe l'ensemble de Upkh
losophie anatomique représente, depuis longtemps, comme h
meilleure base de toute construction statique. Je ne cafcins pas
que les travaux ultérieurs changent gravement aucune de ose
déterminations des sites cérébraux. Mais, dans un: sujet quel-
conque, la plénitude de la démonstration ne peut jamais ré-
sulter que d'un suffisant concours entre k méthode subjective
et la méthode objective. La première devait ici prendre l'ini-
tiative, et je dois attendre une convenable intervention de
l'autre, dont l'emploi ne m'appartient pas. Il ne fout point d'ail-
leurs attacher une importance exagérée à ce complément ana-
tomique. Quoique la structure du foie soit maintenant connue
avec une minutieuse exactitude, sa fonction végétative n'est
guère moins obscure qu'auparavant. L'étude totale du cerveau
est au fond, plus avancée déjà, malgré l'extrême imperfection
de son anatomie spéciale.
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 731
Je crois avoir ici atteint, à cet égard, mon but essentiel, con-
sistante instituer enfin la théorie positive de l'âme, d'après une
oombinaison normale entre le point de vue biologique et le
peint de vue sociologique. Désormais liée irrévocablement à
l'ensemble delà science finale» cette grande étude ne peut plus
être entravée par une ténébreuse théologie, ni par une nébu-
leuse métaphysique. La vraie connaissance de l'homme intellec-
tuel, et surtout moral, n'a fait aucun pas capital depuis la fin du
moyen âge : elle s'est même altérée gravement, à beaucoup
d'égards, sauf che* les principaux mystiques, qui seuls nous en
ont, à leur manière, dignement transmis l'ensemble. Sous l'ad-
mirable impulsion de Gall, cette doctrine a prie enfin un carac-
tère systématique, par une conciliation provisoire entre les con-
oeptions statiques et les notions dynamiques. Quelque éphé-
mère que dût être cette construction originale, elle me permit
4e fonder la sociologie. Maintenant la science finale vient de
xéagir sur la -dernière théorie préliminaire d'où avait dépendu
son avènement. Cette réaction normale systématise définitive-
ment une conception d'abord empirique, dont tout le succès
était dû au génie de son fondateur, qui ne pouvait avoir de suo-
. «esseur spécial. Ainsi constituée, la physiologie du cerveau sor-
tira bientôt de la stagnation où elle se trouve depuis sa première
ébauche, malgré les efforts accessoires de Spurzheim, et même
de Broussais. L'ensemble de ce Traité la liera profondément au
système entier de la vraie religion, et, par suite, à l'intime ré-
génération de l'humanité. Son étude va donc échoir dignement
à des penseurs encyclopédiques, sous l'impulsion continue des
plus grands intérêts sociaux.
Les principales applications de la théorie cérébrale ne seront
pas entravées gravement par l'indétermination secondaire que
je devais y laisser. En s'y bornant au nombre et à la situation
des organes, sans spécifier leur forme et leur grandeur, on n'ai-
732 SYSTEMS DE POLITIQUE POSITIVE.
tère nullement son efficacité logique, comme moyen général de
résumer et de coordonner toutes les saines études dynamiques,
toujours dirigées vers des conclusions statiques. Cet office fon-
damental ressemble beaucoup à celui que les géomètres reti-
rent des courbes pour mieux penser aux équations, dont la dis-
cussion directe resterait incohérente sans la condensation
graphique admirablement instituée par Descartes. Toutes les
études propres à chaque fonction de l'âme se concentrent de
même sur l'organe correspondant, ainsi devenu l'équivalent lo-
gique de leur ensemble, qui né comporte aucune autre repré-
sentation naturelle. Ce service habituel n'exige point que la
détermination statique soit poussée plus loin qu'elle ne l'est ici
La courbe perfectionne souvent l'étude générale de l'équation
quand son ébauche se borne encore à l'appréciation- initiale,
quoique sa figure ne puisse alors être tracée sans hypothèse.
Pareillement, la situation et le nombre des organes cérébraux
pourront suffire aux penseurs bien préparés pour mieux com-
parer et caractériser les fonctions de l'âme. Envers les princi-
pales, il faut déjà remarquer que les mêmes expressions, infé-
rieurs, moyens, et supérieurs, qualifient à la fois les penchants
et leurs sièges, jusque dans le langage usuel. Gela suffit pour
indiquer combien la situation est apte à représenter la fonc-
tion.
Une telle harmonie entre le cerveau et l'âme peut seule sys-
tématiser les observations journalières sur le cœur, l'esprit, et
le caractère, des animaux, des hommes, et des peuples; de ma-
nière à utiliser des appréciations qui se perdent faute de lien.
Après avoir construit mon classement fondamental, j'en ai sou-
vent fait, avec beaucoup de fruit, cette application pratique, en
même temps qu'il servait de guide général à mes méditations
nouvelles. Cette construction publique de ma théorie céré-
brale me permettra d'augmenter son efficacité philosophique, et
INTRODUCTION FONDAMENTALE. — CHAPITRE TROISIÈME. 733
même personnelle. Tous les vrais penseurs s'habitueront ainsi,
dans ce grand sujet, à passer sans effort de l'acte à l'agent, ou
réciproquement, mieux qu'envers les autres études vitales, qui
ne comportent ni n'exigent autant de précision. La connais-
sance, et par suite le traitement, des maladies mentales et mo-
rales pourront alors se dégager enfin d'un désastreux empirisme*
qui livre trop souvent le plus difficile des offices médicaux aux
esprits et aux cœurs les moins dignes. En outre, l'étude intellec-
tuelle et morale des animaux, bornée encore à des travaux
isolés, prendra bientôt un caractère normal et une marche con-
tinue, de manière à perfectionner graduellement la théorie
positive de la nature humaine, ainsi liée à tous les types de
vitalité.
Mais l'application la plus directe, la plus étendue, et la plus
décisive d'une telle construction biologique doit concerner la
sociologie d'où elle émane. Déjà mon discours préliminaire en
a souvent fait un usage implicite, qui, devenu désormais expli-
cite, prendra, dès le volume suivant, plus de consistance et de
netteté. Je dois ici me bornera signaler la manière dont cette
théorie du cerveau perfectionne aussitôt la position fondamen-
tale du grand problème humain, subordonner l'égoïsme à l'al-
truisme. La question consiste alors à faire que les trois instincts
sociaux, assistés des cinq organes intellectuels, surmontent ha-
bituellement l'impulsion résultée des sept penchants personnels,
en réduisant ceux-ci aux satisfactions indispensables, pour con-
sacrer les trois organes actifs au service de la sociabilité. Ainsi,
la biologie aboutit à poser le problème général que la sociologie
peut seule aborder, puisque son unique solution normale ré-
sulte de l'aptitude nécessaire de l'état social à développer nos
attributs supérieurs et comprimer les inférieurs.
Cette conclusion scientifique justifierait assez l'extension spé-
ciale que je viens d'accorder à ma théorie simultanée du cer-
51
734 SYSTEME DE POLITIQUE POSITIVE.
veau et de l'âme. Hais, en appréciant une telle construction
sous le simple aspect logique, elle peut ici servir, comme type
fondamental, pour mieux caractériser la systématisation finale
de toute la biologie, but essentiel de l'ensemble de ce cha-
pitre. En effet, chaque partie principale de l'étude abstraite de
la vie doit, à son tour, comporter une équivalente régénéra-
tion, d'après une semblable prépondérance de la méthode sub-
jective, convenablement assistée par l'esprit objectif, suivant le
plan général que j'ai expliqué. Ce type spontané est surtout
propre à bien caractériser l'institution fondamentale des hypo-
thèses, dont la biologie ose à peine s'aider, quoiqu'elle en ait
plus besoin qu'aucune autre science préliminaire. La nature du
problème cérébral m'obligeait ici à faire l'usage à la fois le
plus hardi et le mieux motivé de ce principal artifice logique,
si familier à la cosmologie. Son véritable esprit, expression di-
recte du régime relatif, consiste partout à instituer toujours h
meilleure hypothèse compatible avec l'ensemble des documents
obtenus. Ce mérite, naturellement variable avec la destination,
est ordinairement caractérisé par la simplicité, la beauté, ou
l'utilité , suivant que les conceptions doivent être scientifiques,
esthétiques, ou pratiques. Ici, où les trois ordres de spéculations
concourent nécessairement envers leur source commune, il
faut que l'hypothèse proposée sort à la fois la plus simple, la
plus belle, et la plus utile. Ce cas était donc le plus propre de
tous à caractériser une telle institution logique.
J'ai assez apprécié maintenant, sous tous ses aspects essen-
tiels, la systématisation finale que le principe sociologique
peut seul procurer à la biologie. En comparant ce chapitre au
précédent, son extension supérieure se trouve conforme k h
prépondérance que doit acquérir l'étude de la vie dans Je ré-
gime définitif de la philosophie naturelle. La marche didactique,
nécessairement subordonnée à l'initiation collective, fait d'à-
INTRODUCTION FOND AU ENTA IK, — - CHABOTS TROISIÈME. 7 35
bord prévaloir l'étude du monde commet première source des,
lois et des méthodes positives. Mais ce régime préparatoire est;
autant restreint à l'enfance de l'individu qu'à celle de l'espèce*
En le régularisant dans ce volume préliminaire, je n'y devais
point oublier que l'ensemble de ce Traité se trouve directement
consacré à systématiser l'état final de pleine maturité, mentale
et morale. Or, sous ce régime normal, l'étude de la vie, im-
médiatement liée au service, théorique et pratique, du vrai
Grand-Être, prévaudra nécessairement sur celle du monde, qui
ne s'y rattache qu'indirectement.
D'après l'ensemble de cette Introduction, la philosophie
positive se décompose d'abord en philosophie sociale et phi-
losophie naturelle, dont la seconde sert de préambule fonda-
mental à la première, seul objet définitif, de nos spéculations
réelles. Cette indispensable préparation, scientifique et logi-
que, exige que la philosophie naturelle se divise, à son tour,
en deux grandes sciences, la cosmologie et la biologie, suc-
cessivement destinées à étudier abstraitement le monde et la
vie. Les deux termes généraux de ce dualisme théorique ne
peuvent jamais rentrer l'un dans l'autre, puisque l'organisme
ne résulte point du milieu,quoiqu'il le suppose. Ainsi la seconde
étude repose sur la première, comme leur ensemble sert de
base, d'abord indirecte, puis directe, à la science universelle.
Dès lors, le dogme positif, d'où résulte la vraie religion, passe
de l'état primitif de combinaison binaire à l'état définitif de suc-
cession ternaire. La raison publique doit habituellement l'em-
ployer sous cette dernière forme, sans le décomposer davan-
tage, quoique l'office sacerdotal exige une série encyclopédique
plus développée, surtout pour l'éducation. Il faut donc conce-
voir enfin l'ensemble de la philosophie positive comme consti-
tuant une progression systématique, commençant à la cosmo-
736 8YOTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
logie, cheminant par la biologie, et aboutissant à la sociologie.
Ses deux premiers termes développent séparément, l'un la no-
tion d'ordre, l'autre celle de progrès, dont son terme final in*
stitue seul la combinaison générale, sous l'impulsion continue
du sentiment fondamental qui dispose chacun à vivre pour
autrui.
FIN DU TOME PREMIER.
POLITIQUE POSITIVE.
APPENDICE DU TOME PREMIER.
(iiMooé à la page I7S.)
DISCOURS
PRONONCE AUX FUNÉRAILLES DE BLAETflLLE,
Par l'auteur do Système de Philosophie poeitwe, le 15 César 61 (mardi 7 mai ISSO),
rédigé le surlendemain avec plus de développement, et publié au nom de la
Société Positiviste.
Messieurs,
Après ces divers hommages officiels, peut-être serez-votis peu disposés à
écouter enfin un simple philosophe qui, sans aucun caractère légal, vient
exercer spontanément le sacerdoce de l'Humanité sur la tombe du dernier
penseur vraiment éminent que comportât la biologie préliminaire. Vingt-
cinq ans de liaison m'autorisent spécialement à élever ici, au nom du passé
et de l'avenir, une voix systématique, dont l'illustre défunt a souvent re-
connu la libre compétence. Quelques semaines avant cette fin si imprévue,
738 SYSTÈME DE fcOLÎTïQÛfc POSITIVE.
il accepta pleinement le rang modeste que j'osai lai assigner dans le nou-
veau calendrier occidental.
La juste appréciation finale de presque tous les hommes d'élite se trouve
beaucoup entravée par une fatale opposition entre leur propre nature et
l'ensemble des impulsions qui dominèrent leur «xlstence. Ce conflit s'ag-
grave quelquefois jusqu'à imposer même une carrière directement contraire
à la principale vocation de certains penseurs, dont le vrai génie ne peut
alors être dignement senti que d'après une exacte théorie historique. Tel
fut surtout le grand Diderot, que son siècle condamna irrésistiblement à
seconder une pure démolition, tandis qu'il était né pour les plus sublimes
constructions.
Quoique la destinée théorique de Blainville soit loin d'offrir un contraste
aussi déplorable, elle présente cependant une insuffisante harmonie entre
l'aptitude .intellectuelle et la disposition sociale. L'ayant essentiellement
jugé d'après ce qu'il pouvait faire, je me suis toujours expliqué ainsi l'ir-
récusable imperfection de son développement effectif. Une telle réaction
personnelle de la rétrogradation politique sur l'évolution scientifique peut
montrer fortement combien il importe aux grands esprits de se lier pro-
fondément au mouvement général de l'humanité. C'est principalement pour
signaler a la jeunesse ce salutaire enseignement que j'ai cru devoir inter-
venir dans cette funèbre solennité.
L'essor décisif de la biologie fut immédiatement préparé, au dix-huitième
siècle, par le concours spontané de plusieurs impulsions originales, succes-
sivement dues d'abord à Bernard de Jussieu et à Linné, puis à ButTon,
enfin a Haller et à Vicq-d'Azyr. D'après cet immortel préambule, l'étude
générale de la vie acquit un vrai caractère scientifique, dès que la chimie
put lui fournir une base suffisante. La positivité rationnelle s'introduisit
alors dans les principales conceptions biologiques, surtout quant a l'exis-
tence végétative et animale, d'où elle pénétra bientôt jusqu'au domaine in-
tellectuel et moral. Bichat et Lamarck, ensuite Cabanis et Gall, furent les
organes essentiels de cette double fondation, à laquelle Broussais ne tarda
point à procurer un complément indispensable, en subordonnant irrévoca-
blement la pathologie à la biologie. Ainsi s'ouvrit glorieusement le dix-
neuvième siècle, par la dernière construction réservée à la science propre-
ment dite, alors parvenue à permettre enfin l'élaboration directe de la saine
philosophie, conduisant aussitôt à la vraie religion.
Dans cet extrême office scientifique, la part de Blainville résultait nette-
ment d'une pleine concordance entre sa propre nature intellectuelle et les
nouveaux besoins de l'esprit humain. Chacun des trois grands aspects de
la vie individuelle, tant morale que physique, se trouvait alors ébauché
1 suffisamment, y compris môme l'existence anomale. Mais les diverses cou-
APPENDICE DU TOME PREMIER. 739
ceptions fondamentales, statiques, dynamiques, et taxonomiques , avaient
ainsi surgi séparément, sans que leur harmonie générale eût encore suscité
des méditations caractéristiques. Cette systématisation était alors devenue le
principal besoin de la partie la plus synthétique de la philosophie naturelle.
Elle convenait donc à l'esprit le plus coordinateur qui ait cultivé la biologie
depuis Aristote, si Ton excepte le génie de Biohai, dont l'universelle préémi-
nence, autant déductive qu'induotive, exclut Aoute comparaison.
Blainville sentit à temps sa belle mission, et la poursuivit toujours, mais
sans l'avoir jamais accomplie comme il le pouvait. Il a successivement testé
de coordonner les conceptions sur la structure, l'exisLence, et la classifica-
tion des corps vivants. Néanmoins, il n'acheva réellement aucune de ces
trois grandes constructions. Quoiqu'il ait, mieux que personne, embrassé
l'ensemble de chacune d'elles, et caractérisé leurs vraies relations mutuelles,
, nul traité complet n'a finalement dévoilé toute sa puissance dogmatique.
.Peut-être ne sera-t-elle jamais appréciée assez que dans mon ouvrage fon-
damental, où d'ailleurs je jugeai impartialement ses services scientifiques,
surtout envers la hiérarchie animale. Son aptitude systématique ne se ca-
ractérisa pleinement que par ce degré initial d'élaboration qui suffit à l'ex-
position orale. Aussi la principale supériorité de Blainville ne put-elle être
dignement sentie que de ceux qui eurent le bonheur de suivre convenable-
ment une série complète de ses admirables leçons. En un temps où, faute
de direction philosophique, les savants sont devenus étrangers à tout vrai
talent didactique, l'enseignement d'un tel penseur laissera de profonds sou-
venirs. Mais, s'ils parviennent, comme ceux de Boërhaave, jusqu'à la pos-
térité, ils ne pourront qu'y augmenter les regrets mêlés de blâme que m'in-
spire aujourd'hui le déplorable avortement d'une carrière évidemment ré-
servée aux grandes constructions biologiques.
Ce fatal résultat ne s'explique point assez par une insuffisante éducation,
privée de cette base mathématique qui, indispensable au plein essor de
toute rationalité, convient spécialement aux esprits systématiques. Une
telle lacune, malheureusement universelle chez les biologistes actuels, n'em-
pêcha pas les constructions de Bichat, ni même celles de Cabanis, de Gall,
et de Broussais. Quoiqu'elle dût entraver davantage la mission échue à
Blainville, elle était loin de pouvoir produire son avortement. D'ailleurs,
sans ses perturbations politiques et morales, ce puissant penseur aurait
bientôt apprécié l'importance de cette préparation, qu'il se serait aisément
appropriée.
Il faut donc sortir des conditions intellectuelles pour découvrir comment
une telle existence scientifique est restée au-dessous de sa nature et de sa
destination. Cette triste discordance doit être directement attribuée à la
tendance rétrograde qui empêcha toujours ce grand esprit de participer
rancnement au mouvement général de eon siècle.
740 SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Les cinq fondateurs de la biologis avaient tous subi profondément l'im-
pulsion révolutionnaire , et dignement secondé, chacun à sa manière, la
régénération totale où elle doit aboutir. En poursuivant leur office scienti-
fique, Blainville seul eut le malheur de rejeter leur direction philosophique
et leur destination sociale. De là provint l'inévitable avortement de ses
principaux efforts théoriques, ainsi privés de la noble stimulation continue
qu'exige tout essor abstrait de notre chétive intelligence.
Ses premières impressions politiques se lient aux sanguinaires aberrations
qui accompagnèrent notre ébranlement initial. La longue rétrogradation
qui s'ensuivit fut d'autant mieux accueillie par sa raison naissante que les
préjugés de sa caste, et même les malheurs de sa famille, l'y disposaient
spécialement. Toutefois, ses inclinations politiques ne purent jamais empê-
cher la pleine émancipation mentale inhérente à son essor scientifique. Un
tel cerveau ne pouvait, de nos jours, éprouver, à ce titre, l'affreuse fluctua-
tion qui écrasa le faible caractère de Pascal. Cet antagonisme le priva seu-
lement des puissantes ressources intellectuelles que procure le sentiment
habituel d'une intime liaison des efforts de chacun avec les tendances de
tous. Ses concessions théologiques se bornèrent toujours à proclamer la
nécessité sociale des croyances chrétiennes, sans reconnaître leur réalité
dogmatique. L'indépendance de son âme le détourna sans cesse de toute
pratique catholique, malgré de vives obsessions.
Pour mieux comprendre comment ce conflit intérieur ne troubla pas da-
vantage un esprit aussi conséquent, il faut même noter que ses propres
sympathies politiques tendirent longtemps à le préserver spécialement de
la rétrogradation philosophique. Tant que dura l'apparente restauration de
la royauté, Blainville sentit, avec tous les hommes clairvoyants, que l'al-
liance théologique compromettrait gravement ce pouvoir précaire, auquel
fi vouait un attachement désintéressé.
C'est ainsi que l'influence catholique se trouva naturellement contenue
chez lui pendant sa principale carrière, depuis son mémorable début scien-
tifique jusqu'à l'entière terminaison de son cours exceptionnel de biologie
dynamique. Dans ces vingt années de pleine vigueur, cette haute intelli-
gence fut essentiellement progressive, malgré ses velléités rétrogrades. On
n'oubliera jamais que ses premiers travaux rendirent enfin une éclatante
justice à la grande fondation de Gall, que poursuivait encore une oppres-
sion officielle, indignement secondée par les divers organes apparents de
l'opinion publique. Dix ans après, Blainville accueillit noblement mon
ébauche initiale de 'la vraie science sociale, d'après l'ensemble de la phi-
losophie naturelle. Telle fut même l'origine de notre longue liaison, ja-
mais troublée par notre pleine liberté habituelle, qui eût été, chez lui,
incompatible avec de véritables convictions théologiques. Je me souvien-
drai toujours combien il se sentait honoré de se trouver associé au dernier
APPENDICE DU TOME PREMIER. 741
géomètre vraiment éminent dans la dédicace publique de mon ouvrage
fondamental.
Mais cette heureuse inconséquence dut eeaaer à la chute de son parti
politique. Dès lors passé irrévocablement de l'attitude dirigeante au simple
rôle d'opposant, ce parti fut nécessairement conduit à s'appuyer de plus en
plus sur les doctrines arriérées dont ses meilleurs chefs avaient redouté
l'impopularité tandis qu'ils gouvernaient C'est ainsi qu'une rétrogradation,
longtemps bornée à la politique, s'étendit alors à la philosophie, et même
envahit enfin jusqu'à la science, pendant la seconde carrière de Blainville,
guère moins prolongée que la première. La postérité remarquera cette dé»
génération graduelle d'un esprit qui pourtant avait alors produit tous ses
vrais titres d'immortalité. En effet, ce fatal déclin, outre des résultats pas-
sagers- qui seront bientôt oubliés, a laissé des témoignages durables, que
le nom de Blainville fera malheureusement survivre. Celui qui systématisa
le mieux la hiérarchie animale finit ainsi par la placer sous le désastreux
patronage de la théologie. Le seul traité que Blainville ait achevé est essen-
tiellement indigne de lui, tant pour le fond que pour la forme. Mes infruc-
tueuses remontrances contre une telle publication me prouvèrent même
qu'il avait déjà perdu jusqu'au sentiment des conditions propres à une
véritable histoire de la biologie.
En méditant sur cette chute, on se demande comment les infiuenoes so-
ciales que j'ai signalées ont pu exercer de pareils ravages. Des esprits moins
puissants subirent alors de semblables impulsions rétrogrades, tant privées
que publiques, sans eu recevoir d'égales atteintes. Je dois dono scruter
davantage la vraie nature de ce grand biologiste.
La sagesse catholique reconnut jadis que l'imperfection mentale résulte
surtout de l'insuffisance morale. Ce précieux aperçu du moyen âge se trouve
déjà systématisé par la vraie philosophie moderne, qui démontre l'ascen-
dant nécessaire du cœur sur l'esprit, tant pour le mal que pour le bien. En
rappliquant convenablement à l'appréciation personnelle dont je dois com-
pléter l'ébauche, on voit la dégénération intellectuelle de Blainville émaner
surtout des graves lacunes de son organisation morale.
Sa haute valeur spéculative fut pourtant accompagnée des qualités que
rappelle l'acception roasouline du mot cœur. Le courage et la fermeté de
Blainville formaient un mémorable contraste avec le caractère dégradé de
presque tous les savants actuels. Dès son début, il utilisa dignement ce
noble privilège, en brisant avec énergie l'habile oppression exercée sur lui
par une célébrité usurpée, dont le temps a déjà fait justice. Aux grands
attributs intellectuels, cette nature exceptionnelle joignit dono les principales
qualités de la vie active, y compris même la prudence, qui seule en assure
l'efficacité directe. Mais ce rare concours ne fut point complété par une
suffisante évolution affective. Telle est la vraie source d'un avortement qu'il
742 SYSTÈME DB POUTTOUK POSITIVE.
Importa ici d'expliquer, pour apprendre à la jennene nommant la supério»
rite réunie de l'esprit et du caractère n'obtient un plein succès que «nu
l'impulsion du oœur, en bornant même ce mot à son sens féminin.
Cette condition n'étonnera point oeux qui savent que nos affections eoasti-
taent à la fois le principe et le but de toute notre existence, où l'intelU-
fcsnee etraotivité ne fonctionnent essentiellement que comme moyens. Or,
oe moteur universel comporte deux régimes très-diflérents, suivant que la
prépondérance y appartient à la personnalité on à la sociabilité* Quelle que
soit la puissance réelle des Impulsions égoïstes, tous les grands efforts in-
teUeotuels émanent exclusivement des instincts sympathiques. Ceux-ci dé-
veloppent seuls le charme inhérent à la destination sociale des travaux
abstraits. Seuls, ils dirlgentconvenablement les méditations scientifiques, et
soutiennent la eonstanoe indispensable aux constructions théoriques»
Mais les mobiles habituels de Blsin ville résultèrent surtout des penchants
personnels, et son organisation cérébrale le détourna trop des affections
bienveillantes, d'abord privées, puis publiques. Toutefois, son égolsme fat
4e la plus noble sorte, exempt de la cupidité vulgaire, et même de la puérile
-ambition temporelle» qui animent aujourd'hui la plupart des savants. II
n'eut jamais en vue que l'ascendant spirituel» mais sans le rapporter s
l'évolution fondamentale de l'humanité. Aucun savant ne comprit aussi
bien que lui la division nécessaire entre le pouvoir philosophique et le pou-
voir politique. Il flétrissait sans pitié tous ceux qui passaient de la science
an commandement Cette déviation lui semblait, et avec raison, témoigner
un secret sentiment de rinsufflsanoe théorique. Pendant la longue domi-
nation de ses amis politiques, il repoussa toujours les hautes invitatioas
qui le poussaient au pouvoir temporel. Son orédit auprès d'eux ne résulta.
jamais d'aucune fréquentation régulière. D'ailleurs, il ne l'employa qu'au
profil d'autrui, contre des iniquités scientifiques, déguisées sous des pré-
textes politiques qu'il savait dignement écarter. Quoique son énergie l'ait
heureusement éloigné de toute coterie académique, aucun savant ne fit en-
tant que lui respecter partout l'indépendance des théoriciens. Mais cette
tendance de son orgueil scientifique n'était point réglée par de vrais motifs
sociaux. Eilo le poussa souvent à procurer aux corps savants une autorité
dont ils sont maintenant indignes.
Cette prépondérance des meilleurs instincts égoïstes ne pouvait aucune-
ment remplacer, chez Blainvilie, l'imperfection naturelle des impulsions
vraiment sympathiques. Sa haute raison lui fit souvent proclamer la mo-
ralité comme la première condition de tout essor théorique. Même, il
surmontait assez son orgueil pour comprendre sincèrement l'importance de
la fraternité universelle. Néanmoins, son cœur fut essentiellement dépourvu
de cette spontanéité habituelle dont ne dispense aucune réflexion. Vivre
pour autrui lui semblait la loi du devoir, sans lui offrir le type du bon-
APPENDICE DU TOME PREMIER. 743
heur. Il ne sentit dono qu'à moitié la vraie morale humaine. Blainville
manqua du feu sacré qui partout pousse directement à l'active poursuite
tiu bien, à la fois sans relâche et sans effort, dans la seule vue d'une iné-
vitable satisfaction intérieure. Envers cette source exclusive de notre
véritable unité, la moindre femme digne de son sexe surpasse nécessai-
rement le plue puissant penseur privé de tendresse. La bonté du cœur
importe davantage que la force du caractère au plein essor d'une oarriôre
purement théorique. Blainville put s'en convaincre à temps ohex immi-
nent géomètre mentionné ci-dessus, et qui, vraiment doué de tendresse,
ne vit point son évolution scientifique gravement altérée par son défaut réel
!d¥nergie.
Telle est l'explication fondamentale des lacunes et des discordances pro-
pres à cette imparfaite oarrière. Des impulsions trop personnelles privèrent
Blainville de l'ardeur et de la constance oonvenables à sa mission théori-
que, et faute desquelles sa valeur mentale ne put se développer assex. Mal-
gré ses convictions hiérarchiques, il manquait, au fond, du prinoipe affectif
de la vraie subordination. Il ne voyait jamais que des concurrents la ou il
-devait sentir des collègues, et quelquefois des supérieurs. Toujours injuste
envers Broussais, il ne sut pas même s'incliner devant Biobat. Quand la
personnalité prend un tel ascendant, elle trouble autant l'essor habituel des
vues générales que celui des sentiments généreux.
- U faut ainsi scruter Blainville pour comprendre l'opiniâtreté de ses ten-
dances rétrogrades, envers lesquelles sa haute raison eût, sans cela, sur-
monté facilement ses impressions d'enfoncé et même ses préjugés aristo-
cratiques. Une telle nature ne pouvait accueillir une révolution destinée
-principalement à faire enfin prévaloir la vraie sociabilité sur toute per-
sonnalité. C'est aussi ce qui l'empêcha d'adopter franchement la philoso-
phie positive, vers laquelle son esprit l'entraînait fortement, mais dont il
- repoussait la destination morale et politique. Même l'étude approfondie
du catholicisme ne put ainsi lui faire assez apprécier cette intime culture
habituelle du cœur qui constitua le principal mérite du vrai régime chré-
tien. Les âmes vulgaires lui semblaient seules assujetties à une telle né-
• eessité. Il ne se la serait jamais appliquée, que s'il avait pu en comprendre
l'efficacité théorique. Mais cette réaction systématique du cœur sur l'es-
prit constitue l'un des plus précieux résultats du positivisme, que Blain-
•ville étudia trop peu et trop tard pour l'utiliser ainsi. Son horreur de la
'révolution ne l'empêcha dono pas de participer profondément au vrai ca-
ractère essentiel de l'état anarehique, l'insurrection de l'esprit contre le
cœur, à laquelle tous les occidentaux sont de pins en plus livrés depuis la
fin du moyen âge.
Une meilleure organisation morale eût fait sentir à Blainville les divers
«tangers de la fatale séoheressc qui atceompegne, surtout aujourd'hui, la
744 SYSTÈME DE POUTT.QIJE POSITIVE.
culture scientifique. 5oa heureuse éducation esthétique lui aurait, k cet
égard, fourni de salutaire» diversion» hibituolles; tandis que, malgré cette
préparation exceptionnelle, il est ainsi resté trop étranger an vrai goût de*
différents beaux-arts. Il eût aussi trouvé des ressources encore plus efficaces
dans les principales affections de famille, seule garantie normale du véri-
table essor moral. Maïs son égolame l'en détourna trop, quoiqu'il m'ait en-
suite avoué souvent combien il regrettait son triste célibat.
Voila comment la seule insuffisance morale altéra profondément une des
plus forte* intelligences qui aient jamais existé. Ainsi entraîné k s'isoler
du généreui mouvement de son siècle, Blalnville ne put finalement méri-
ter de la postérité qu'un rang très-inférieur à sa valeur intrinsèque. Suif
l'incomparable Biohat, il était, au fond, l'égal, et peut-être le supérieur,
dea immortels fondateurs de la biologie. Cependant il ne sera point cuusi
k leur niveau . Spécialement analogue au respectable Cabanis, pour la pro-
fondeur des vues et l'aptitude systématique, il restera toujours au-dessous
de lui par l'ensemble de sa carrière, quoique plus prolongée et même plus
laborieuse. D'après sa principale construction, je l'a] déDnitivement érigé
en adjointde Lamarck, dans mon système général de commémoration occi-
dentale. Malgré son intraitable fierté, sa consciencieuse raison a aussitôt
ratifié cet humble rang, quoique Blainvllle dût se sentir virtuellement m-
périeur ace grand zoologiste.
Les imperfections du «sur troublent moins le caractère que l'esprit. Ce-
pendant, l'insuffisance affective se manifeste aussi dans la vie active de
Blainville. L'activité, comme l'intelligence, ne se développe pleinement
que sous les impulsions sympathiques, et jamais par des molifs personnel»,
quoique ceux-ci aient ordinairement l'initiative de ce double essor. Malgré
ea rare fermeté, Blainville manqua réellement d'énergie en plusieurs griits
occasions de sa vie publique, soit civique, soit même académique. Je le lui
ai assez reproché alors pour être ici autorisé h signaler l'importante mort-
Lie qui ressort spontanément d'un tel contraste.
Cette sommaire appréciation dispense tout connaisseur de rechercher si
cet éminent penseur fut vraiment heureux, même après avoir réuni les
extérieures du bonheur humiin. Malgré ses efforts jour-
> gaieté apparente ne pouvait
tromper que des observateurs superficiel.? : aucune femme ne dut jamais i^
méprendre. Blainville ne fut pas heureux, psroe qu'il n'aima point asMs,
quoiqu'il ait été sincèrement aimé. Sa triste Qn représente trop l'ensemble
de sa vie. Cette mort imprévue et sans douleur ne non vient qu'aux égoïstes,
u de recevoir aucun adieu.
morale que je devais faire sortir de
opportun que des»
APPENCICE DU TOME PREMIER. 745
Les véritables temples de l'Humanité se placeront naturellement au milieu
des tombes d'élite ; car le vrai Grand-Être se compose surtout des morts
dignes de survivre. Ce lieu funèbre convient donc, mieux qu'aucun autre,
à l'enseignement sacré de la morale positive, qui doit surtout nous ap-
prendre à lier de plus en plus chaque existence personnelle à l'éternelle
évolution sociale.
Afin de caractériser davantage ma principale intention, j'ajouterai que
l'insuffisant essor de Blainville fut nécessairement plus funeste à sa propre
gloire qu'au progrès général de la biologie. L'état correspondant de l'es-
prit humain ne comportait point une systématisation finale des études vi-
tales. Cette grande tache, réservée aujourd'hui aux jeunes biologistes qui
en seront dignes, ne devait s'accomplir que sous l'impulsion directe de la
sociologie, unique source normale de toute construction encyclopédique.
Blainville n'a donc manqué qu'une systématisation purement provisoire,
dont l'achèvement eût toutefois facilité beaucoup le travail définitif, même
quand elle se serait bornée à l'un des trois aspects biologiques.
Ce qu'il n'a point exécuté ne saurait être tenté de nouveau. Privés d'un
tel préambule, les biologistes encyclopédiques devront seulement faire plus
d'efforts pour construire directement la vraie théorie abstraite de la vie,
mais sans s'arrêter à une préparation désormais inopportune. La science
universelle et la religion définitive ont déjà surgi. Tous les véritables théo-
riciens doivent y rattacher intimement leurs travaux propres, sous peine
d'un avortement plus complet et moins excusable que celui de Blainville.
Ce triste cercueil du dernier savant qui ait dignement cultivé la dernière
science préliminaire marque nettement la clôture nécessaire du régime pro-
visoire de la raison moderne. A l'essor épuisé de la spécialité, il faut enfin
substituer la culture encyclopédique, seule au niveau des besoins actuels
de l'Occident bouleversé. Elle peut seule, d'ailleurs, agrandir le vrai do-
maine théorique, et même consolider les acquisitions antérieures. Les dis-
cours que vous avez d'abord entendus suffiraient pour rappeler la tendance
dominante à dépecer la biologie, sous le patronage des fausses célébrités.
Cet empirisme dissolvant va prendre un plus libre cours, par l'extinction
de la seule autorité scientifique qui le contrariât. La hiérarchie biologique,
principal domaine de Blainville, est déjà menacée d une entière décom-
position, d'après la désastreuse activité des savants incapables d'apprécier
une telle fondation. Elle ne peut être sauvée que d'en haut, sous l'univer-
selle discipline qui, émanée de la vraie science sociale, réservera toute culture
théorique à des penseurs encyclopédiques. Ceux-là seuls seront toujours
disposés, de cœur et d'esprit, à généraliser convenablement leurs concep-
tions spéciales. Dans son instinct rétrograde mais organique, Blainville
finit par sentir confusément le besoin de subordonner la biologie à l'en-
semble des dogmes humains : il ne te trompa que sur le choix du système.
746 SYSTÈME DE POUTIQUB POOBOL
Si la science fat, an moyen âge, essentiellement soumise à 1» religion de
Dieu, elle doit désormais, au nom de la raison et de la morale, servir,
beaucoup plus complètement, la religion de rHumanité.
Auguste COMTE,
11, ru laiataa^fr-Frâca.
Publié, in-4*. le S Saint-Paul 68 (Jeudi »S mai 18SI).
P. S. Pour mieux comprendre ce discours, il faut noter que son débat
avait déterminé le brusque départ de tous les représentants officiels des di-
verses classes en décadence, théologiques et académiques. Ce champ ainsi
resté aux esprits positifs indique assez où siégera finalement la renommée
de Blainville. Quoique revendiquée aujourd'hui par des corporations qu'il
méprisait, et qui troublèrent toute sa vie, sa gloire appartiendra bientôt s
la seule école qui Tait vraiment apprécié, et qui a déjà flétri son célèbre
oppresseur. Blainville passera définitivement dans le camp où Ton conso-
lide ses titres, sans adhérer au milieu qui dégrade ses résultats.
Si l'humanité ne se compose que des personnages dignes d'incorpora-
tion, elle n'admet aussi, de chacun d'eux, que les tendances conformes à
l'évolution générale, en écartant toute divergence passagère. Dans le nou-
veau calendrier occidental, je ne fis que systématiser le jugement spontané
de la postérité quand j'érigeai Tycho-Brahé en adjoint de Copernic. Or,
malgré leur opposition scientifique, tous deux concoururent involontaire-
ment à l'essor décisif de l'astronomie moderne. De môme, une reconnais-
sance éternelle rangera le digne successeur de Lamarck parmi ceux qui,
en fondant la biologie, préparèrent la sociologie, quoiqu'il ait moins senti
que son chef la tendance nécessaire de ses principaux efforts.
FIN DE L'APPENDICE DU TOME PREMIER.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES
DANS LE TOME PREMIER DU SYSTÈME DE POLITIQUE POSITIVE.
Paget.
t
Dédicace i
11° Lucie, nouvelle xxm
2° Lettre philosophique sur la com-
... . .
memoration sociale xxxnr
3° Les pensées d'une Heur, canzone. xl
DISCOURS PRÉLIMINAIRE
sur l'ensemble du Positivisme.
Préambule général 2
Première partie. — Esprit fondamental du positivisme 8
Seconde partie. — Destination sociale du positivisme 59
Troisième partie. — Efficacité populaire du positivisme 128
Quatrième partie. — Influence féminine du positivisme 204
Cinquième partie. — Aptitude esthétique du positivisme 274
Conclusion générale du discours préliminaire. — Religion de
l'Humanité 321
INTRODUCTION FONDAMENTALE,
à la fois scientifique et logique.
Chapitre premier. — Appréciation générale de cette introduction. 401
748 TABLE DBS MATIÈRES.
Chapitre deuxième. — Introduction indirecte, essentiellement ana-
lytique, ou Cosmologie • 454
Chapitre troisième. — Introduction directe, naturellement syn-
thétique, ou Biologie 564
Appendice du tome premier. — Discours funèbre sur Blain ville. 717
PIN DE LA TABLE DES MATIERES DU TOME PREMIER.
.Pari». — Imprimerie V?« P. La&oumi et C*«, rue MontpanMM, lt.
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